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Chauvet néandertalienne

1958, Bulletin de la Société d'études et de recherches préhistoriques des Eyzies n° 58

Attribution de Chauvet aux Néandertaliens, contre l'attribution aux Sapiens sapiens

Jean DURIN, stéréolinguiste Au Morbier 70250 RONCHAMP durinje@wanadoo.fr Bulletin n° 58 (2009) de la Société d’études et de recherches préhistoriques des Eyzies (pages 1011133) …Comme on voit quelquefois quand la mort les appelle, Arrangés flanc à flanc parmi l’herbe nouvelle, Bien loin sur un étang trois cygnes lamenter Joachim du Bellay Pour cette étude nous allons nous appuyer essentiellement sur Les Néandertaliens. Biologie et cultures, recueil d’articles important dirigé par Bernard Vandermeersch et Bruno Maureille et paru en 2007 (nous le citerons ainsi : V. et M. 2007), sur le beau livre de Michel Lorblanchet intitulé La naissance de l’art. Genèse de l’art préhistorique (LORBLANCHET 1999) et sur la grande monographie La grotte Chauvet. L’art des origines publiée sous la direction de Jean Clottes en 1999 aux éditions du Seuil (CLOTTES 1999). Certes, les choses évoluent extrêmement vite à l’heure actuelle dans le domaine de la préhistoire, et certaines découvertes remettent en question beaucoup de ce qui semblait acquis, mais il nous faut bien faire un choix et prendre appui sur les travaux sérieux les plus récents. Ce n’est pas pour rien que nous parlons de « travaux sérieux », car nous, nous allons nous aventurer, au contraire, vers un champ d’idées lié au concept de « pierre1 figure », concept auquel les préhistoriens professionnels à peu près unanimes contestent toute « pertinence scientifique », pour reprendre une expression de B. Groenen. Voici la phrase complète : Les éolithes et les pierres#figures n’ont plus aucune pertinence scientifique aujourd’hui, pourtant ce couple conceptuel n’a pas quitté le terrain de la préhistoire ; nous le retrouverons en filigrane dans les recherches sur l’homme fossile (GROENEN 1994, p.246). Nous ne sommes pas préhistorien, nous sommes simplement linguiste, et ce qui nous a peu à peu attiré sur le terrain de la préhistoire, c’est l’idée que seule une réflexion approfondie sur l’origine du langage humain (c’est1à1dire, pour faire vite, du langage non pas « articulé », mais « à double articulation ») permettrait de remettre en état de marche une linguistique en proie à une indéniable crise. Nous avons fait référence à cette crise dans certains de nos articles publiés soit dans le Bulletin de la Société de préhistoire des Eyzies, soit dans d’autres revues. Au début de leur chapitre Les technocomplexes du Paléolithique moyen en Europe occidentale dans leur cadre diachronique et géographique, Anne Delagnes, Jacques Jaubert et Liliane Meignen écrivent : L’étude du Paléolithique moyen, souvent décrit comme une période de stabilité, voire de monotonie en termes d’innovations techniques, révèle en fait un foisonnement de savoirs et de moyens techniques dont l’ampleur ne cesse de croître au fur et à mesure que les recherches progressent et s’intensifient. Cette diversité apporte un éclairage nouveau, tant sur l’éventail des compétences et habiletés techniques des populations néandertaliennes que sur les processus qui ont pu conduire aux changements perceptibles à la fin du Paléolithique moyen et contemporains de l’arrivée des Hommes anatomiquement modernes en Europe occidentale (V. et M. 2007, p. 213). Au début de leur apparition au Moyen Orient, ces Hommes anatomiquement modernes (nous les appellerons dorénavant Sap sap, terme simple et commode qui fait partie du jargon des préhistoriens) semblent avoir eu la même culture, le même degré de développement que les Néandertaliens, leurs contemporains et voisins sur cette zone : Dans ces sites, la sépulture est associée non à tel type biologique d’hominidés, de Qafzeh et de Skhul ou Néandertaliens de Tabun, Shanidar ou Kebara, mais à ce qu’on peut appeler la culture moustérienne, qui leur est commune (Claudine COHEN in V. et M. 2007, p. 23). A rapprocher l’une de l’autre les deux citations qui précèdent, on se dit : ils se ressemblaient beaucoup au départ, et ils se ressemblent aussi beaucoup à l’arrivée, si on peut appeler « arrivée », pour les Néandertaliens, ce qui marque leur extinction. Pour expliquer cette extinction, les 102 préhistoriens auront en général tendance à creuser les différences entre les deux espèces sur le terrain du langage et de la production de ce qu’ils appellent des « symboles » ou des « objets symboliques » ; mais c’est un terrain glissant, car on ne sait pas où mettre les taquets ! Ian Tatersall écrit : Comment , au départ une créature sans langage et sans symboles, devint un être avec langage et symboles est une question complexe que j’ai discutée ailleurs (I. T. 2004, What appened in the origin of human consciousness ? Anat. Rec. [New Anat.] 2678, p. 19#26) et qui n’entre pas directement dans notre sujet. Ce qui est significatif, c’est l’absolue discontinuité entre les formes de comportements, presque certainement sans langage, des Néandertaliens avant le « contact », et les Aurignaciens qui leur succédèrent (V. et M. 2007, p. 124). Tatersall cite son propre article sur langage et symboles, qui fait sept pages. Cela semble bien peu pour une question effectivement aussi complexe ! Et comment l’auteur peut1il affirmer, d’une part, que ni les Néandertaliens, ni Sap sap n’avaient de langage il y a 100 000 ans, et que, d’autre part, au moment de leur extinction, les Néandertaliens n’avaient toujours pas de langage, ou n’avaient que celui de leurs éventuels contacts avec Sap sap, comme si l’on pouvait « attraper » un langage ainsi qu’on attrape une maladie ? Notons au passage que notre recueil de référence, Les Néandertaliens. Biologie et cultures, n’a pas accordé à ce problème du langage le chapitre qu’on aurait pu s’attendre à y trouver. Nous ne reviendrons pas ici sur les deux longs articles que nous avons consacrés, dans les Bulletins 53 (2004) et 54 (2005) de la SERPE, aux questions de langage et au langage probable des Néandertaliens (voir la bibliographie), nous préférons nous attacher à la question des « objets symboliques ». Nous remarquerons d’ailleurs que les préhistoriens se donnent rarement la peine de définir ce qu’ils entendent par « symbolique », et que ce mot nous paraît employé un peu trop souvent à la place d’autres, moins obscurs. Dans son livre de 1999 Les derniers Néandertaliens. Les Châtelperroniens, Dominique Baffier faisait des Néandertaliens un portrait plus positif que celui que brosse pour nous, dix ans après, Ian Tatersall. A propos de l’abondance de l’ocre à Arcy, elle évoquait (p. 82183) son utilisation pour le tannage des peaux, mais elle ajoutait : …on peut également envisager, bien que cela ne puisse pas être directement prouvé, un usage à des fins esthétiques : peintures corporelles ou décor des peaux constituant les vêtements ou la couverture des abris, ce qui rapprocherait beaucoup les Châtelperroniens des Indiens d’Amérique du Nord. Après avoir parlé des incisions sur os/ivoire, ou « marques de chasse », Dominique Baffier évoque en ces termes le cheval de Combe1Capelle : A Combe#Capelle, gisement éminemment suspect, un bloc calcaire attribué à l’époque de la fouille à l’Aurignacien « ancien », c’est#à#dire au Châtelperronien, est gravé d’une tête de cheval. Si ce bloc, maintenant disparu, est véritablement châtelperronien, ce qui est loin d’être prouvé, ce cheval serait alors la première œuvre figurative du Paléolithique supérieur et l’unique représentation naturaliste de cette culture (BAFFIER 1998, p. 90). Encore une histoire de copiage ? Ou la création ex abrupto, par un individu surdoué, d’une figuration alors unique au monde ? Si le « masque » composite de la Roche1Cotard peut par son caractère unique être assimilé effectivement à un coup de génie, la chose paraît plus choquante quand il s’agit d’une simple gravure sur bloc calcaire. On préfèrerait penser que ce cheval a été le seul à avoir franchi sans encombre les millénaires, mais qu’il était à son époque accompagné de centaines d’autres sur les supports les plus variés, œuvres de Châtelperroniens partageant la même culture de la figuration. Ce n’était pas l’opinion de Dominique Baffier, qui écrivait plus loin : Pendeloques, incisions sur l’os ou la pierre : l’avancée de l’imaginaire et la création symbolique de l’homme de Néandertal semblent se limiter à ces deux éléments. Il ne paraît pas en effet avoir participé à la grande éclosion artistique qui caractérise le Paléolithique supérieur. L’art figuratif n’est connu qu’aux alentours de 33 000 ans dans nos régions et n’est jusqu’à présent associé qu’à des gisements aurignaciens. Des créations artistiques particulièrement élaborées voient alors le jour et différencient alors pleinement le groupe des hommes modernes de celui des Néandertaliens (BAFFIER 1998, p. 95). On peut craindre la pétition de principe. Dans (V. et M. 2007), ce sont Marie Soressi et Francesco d’Errico qui se sont chargés du chapitre concernant les capacités de « symbolisation » des Néandertaliens. Ce chapitre s’intitule Pigments, gravures, parures : les comportements symboliques controversés des Néandertaliens. Les paragraphes concernant les pigments sont remarquables, avec de belles illustrations photographiques montrant l’expérimentation moderne sur ces matières. On évoque de possibles peintures corporelles, comme le faisait Dominique Baffier, mais celle1ci allait jusqu’à imaginer la décoration de peaux tannées, ce qu’on ne fait plus ici. Nulle part n’est évoquée la possibilité de gravures ou peintures pariétales d’auteurs néandertaliens. On est donc, sur ce sujet, dans la même situation qu’en 1999. De même que nous contestons que les Néandertaliens n’aient pas eu accès au langage (simplement, il faut imaginer avec assez de précision et avec assez de crédibilité quel pouvait être ce langage), de même nous contesterons ici qu’ils n’aient pas eu accès à la figuration – car si l’on ne veut pas se payer de mots, et vu que les dessins abstraits du genre points, amas de points, courbes, chevrons, encoches, etc, n’ont toujours pas 103 livré leurs mystères, « objets symboliques » signifie presque toujours, chez les préhistoriens parlant de Sap sap, « figurations d’humains ou d’animaux ». Les objets de parure se voient dotés également très facilement du statut d’« objets symboliques ». Lisons ces phrases lyriques de Ian Tatersall à propos de Sap sap, phrases qui, par soustraction, font des Néandertaliens des stakhanovistes demeurés, uniquement appliqués à fabriquer des outils pour s’adonner aux joies d’un travail quotidien seul capable de les soustraire à l’ennui (en effet, bien entendu, ils ne chantaient ni ne dansaient !) : Car la vie des Aurignaciens était baignée de symboles. Ils peignaient et gravaient de puissantes images sur les parois des cavernes, faisaient de délicates sculptures, décoraient régulièrement des objets, faisaient des observations sur des plaquettes osseuses ; ils ornaient leurs corps, jouaient de la musique sur des flûtes en os et, sans doute aussi, chantaient et dansaient. Ce que les Aurignaciens ont laissé derrière eux montre, sans aucun doute, qu’ils étaient comme nous, avec toute la complexité et toutes les subtilités de la conscience humaine moderne (V. et M. 2007, p. 124). Les Néandertaliens, comme « Hominidés non symboliques », n’auraient donc rien su faire de tout cela, sinon par raccroc, en copiant sur Sap sap à l’époque châtelperronienne. Pourtant, certaines recherches actuelles tendent à montrer une sorte d’antériorité de la musique (voix chantée, accompagnée ou non de percussions) sur le langage. Ainsi, on peut lire dans le numéro d’avril 2009 de Sciences et avenir : Jouer d’un instrument sculpte le cerveau des émotions ! Une étude menée à l’université Northwestern (Etats#Unis) vient de démontrer qu’un cerveau de musicien réagit davantage aux émotions que celui d’un non musicien. Et plus loin : Nous avons trouvé dans une autre étude que des enfants autistes ne parviennent pas à retranscrire fidèlement le contenu émotionnel d’un discours. L’entraînement musical peut donc être une stratégie pour améliorer la communication avec eux (p. 26) Dans un article paru dans le Bulletin n° 52 (2003) de la SERPE, nous avions émis l’hypothèse que la psychologie des Néandertaliens avait pu présenter certains traits autistiques. Le chant et les percussions sur stalactites, stalagmites et draperies ont peut1être joué un rôle dans l’amélioration des interactions vocales1corporelles au sein des groupes moustériens, puis châtelperroniens, par le biais d’une discrimination plus fine des différentes variétés d’émotions qui sont à la base des « phrases boulées » telles que les décrit notre théorie stéréolinguistique du langage (DURIN 2004). Beaucoup de préhistoriens, comme ceux que nous citons tout au début de cet article, consentent à reconnaître aux Néandertaliens un admirable « éventail de compétences et habiletés techniques », mais il n’est pas question de leur attribuer quelque compétence que ce soit dans la figuration (représentation) d’un Lion, d’un Mammouth ou d’un Bison. On en reste peu ou prou à la phrase d’anthologie de Bordes rapportée par Randall White : Ils fabriquaient bêtement de beaux outils (WHITE 1993, p. 13). Résultat : les plus anciennes de ces figurations (celles de la grotte Chauvet, par exemple) semblent surgir du néant et renvoyer à une théorie de la génération spontanée. Nous allons essayer de (dé)montrer que la tabouisation obstinée et sans faille, par le milieu des préhistoriens, de ce qu’on appellera par commodité les « pierres1figures » conduit à toute sorte de contradictions et se révèle finalement extrêmement contre1productive. Il s’agira pour nous de (re)construire tout un cheminement de façon à rendre plausible une attribution aux Châtelperroniens des plus anciennes gravures et peintures pariétales. Par soustraction, ce sont les nouveaux arrivants qui apparaîtront dans le rôle de « copieurs » en ce domaine, même si leur(s) langue(s), leurs vêtements, leurs équipements dépassaient de loin, par ailleurs, tout ce qu’avaient produit les Néandertaliens. La grotte Chauvet (avec celle d’Arcy1sur1Cure) présente les plus anciennes peintures pariétales (correctement datées) du monde. Quand nous ferons référence à Chauvet dans cet article, nous ne prendrons en compte que les peintures les plus reculées dans le temps (autour de 32 000 ans BP), et nous l’indiquerons en parlant de !. Les autres documents présentés par cette grotte et de dates plus proches de nous seront regroupés en cas de besoin sous la mention Chauvet II, même s’il ne s’agit que de mouchages de torches. Côté sculptures, c’est vers le Jura souabe qu’il faut se tourner, mais nous ne traiterons pas ici de l’attribution de ces objets soit aux Néandertaliens (l’hypothèse en a été faite – cf. BENZ 2006, p. 7) , soit à Sap sap.. Pour ce qui est des gravures (aux Combarelles, par exemple), on ne sait guère quoi penser de leur datation… Ce sont donc les peintures datées d’environ 32 000 ans BP de la grotte Chauvet que nous prendrons dans notre collimateur. 1) Disons d’abord qu’il n’y a pas d’impossibilité " # à les attribuer aux Châtelperroniens comme derniers représentants de l’espèce néandertalienne. En effet, ceux1ci n’ont pas disparu vers 32 000 ans (voire 35 000) BP, comme s’obstinent à le répéter les auteurs d’ouvrages de vulgarisation, et pas seulement eux. On trouve encore les traces de leur existence vers 28 000 ans, ou 26 000 ans, voire 24 000 ans, même si ces dates sont discutées (V. et M. 2007, p. 113). Il s’agit là de milliers d’années, et non de quelques siècles ! Ces plages temporelles sont immenses, surtout quand on les compare au rapide défilement des siècles historiques. Il a dû s’en passer, des choses ! 104 Pour prêter moins le flanc à la critique, nous retiendrons ici ce qu’écrivent B. Vandermeersch et J.1J. Hublin à propos des couches moustériennes de Vindija : Des datations directes ont été réalisées à partir des restes de Néandertaliens de G1. Elles ont donné un âge de 32/33 000 ans BP. Ce sont donc les restes bien attestés les plus récents ; ils sont contemporains des plus anciens Hommes modernes européens (V. et M. 2007, p. 113). Donc, la chronologie en tant que telle permet d’attribuer Chauvet I aussi bien aux Néandertaliens qu’à Sap sap. Et cette chronologie permet même d’attribuer sans contresens flagrant aux derniers Néandertaliens tel ou tel document daté d’avant la limite extrême, semble1t1il, de 24 000 ans BP. 2) Y aurait1il une impossibilité $ # ? La question est tout simplement oiseuse, car on ne peut pas comparer un style « Aurignac » à un style « Châtelperron », puisque avant Chauvet I il n’y a, aux yeux des préhistoriens, qu’un « désert artistique », pourrait1on dire, du Moyen Orient au Portugal. Mise à part l’énigmatique et peu roborative plaquette de Hayonim, on n’a pas grand chose à se mettre sous la dent même du côté de la Palestine ! 3) Y aurait1il une impossibilité " # ? L’article de Marie Soressi et Francesco d’Errico montre bien que les Néandertaliens utilisaient couramment l’ocre et le dioxyde de manganèse comme colorants, mais, bien sûr, seule est évoquée par ces auteurs la possibilité de peintures corporelles ou de dessins sur peau tannée : L’abrasion des pigments sur des plaquettes de grès, également trouvées au cours des fouilles [au Pech de l’Azé I, 43 000 ans – JD], semble avoir été réalisée par les Néandertaliens avec l’objectif de créer des facettes allongées à fort pouvoir colorant qui pouvaient être utilisées pour marquer, comme avec des fusains, différents matériaux souples, y compris la peau humaine, pour réaliser des peintures corporelles. Les modalités d’usage des blocs à Pech IV [niveaux néandertaliens plus récents – JD] ne semblent pas très différentes. Certaines pièces portent cependant des sillons produits en raclant la surface avec des éclats ou des outils retouchés. Cela indique qu’en parallèle à une utilisation en fusain, les Néandertaliens produisaient de la poudre colorante pour l’utiliser en tant que telle ou, plus probablement, mélangée à un lien (V. et M. 2007, p. 306). Tout ceci donne cependant à penser que, du point de vue strictement technique, les Néandertaliens auraient pu réaliser aussi bien les dessins de Chauvet I que les grandes peintures de Bisons de Font1de1Gaume ou les Mégacéros de Cougnac. Regrettons au passage que dans le chapitre sur les colorants ne soit pas mentionné le passage du noir au rose mauve du dioxyde de manganèse quand il est calciné. Nous citerons Norbert Aujoulat, qui écrit à propos du manganèse : Très tôt exploité, ce matériau, dénommé « savon des verriers », servait à purifier le verre. Il fut surtout employé au XIXème siècle dans la fonte du fer, ainsi que dans la fabrication du chlore et de produits antiseptiques. Calciné, il change de couleur. On observe alors (souligné par nous – JD), propriété utilisée pour le décor des émaux et des céramiques. (AUJOULAT 2004, p.199). Nous possédons de nombreux objets (coupelles et godets naturels en silex, retouchés ou non, pierres1figures) ainsi colorés en mauve, ce qui nous donne à penser que les Néandertaliens des bords de la Vézère, et sans doute d’autres bords, n’ignoraient pas les effets de la calcination. Ils ont pu couvrir de dioxyde de manganèse certains objets et les exposer volontairement au feu, comme ce Poisson que nous avons un jour retiré du sable et de l’eau, ou, dans d’autres cas, un godet ayant contenu de ce pigment a pu connaître l’exposition au feu par le fait du hasard ; nous en avons plusieurs exemples, tel ce « masque » de grandes dimensions dont la bouche et/ou l’œil ont pu recevoir une pâte à base de dioxyde de manganèse. Dans CLOTTES 1999, la calcination du dioxyde de manganèse n’est, semble1t1il, pas mentionnée, mais on indique qu’un colorant a été parfois employé, aussi parcimonieusement que le colorant jaune des Petits chevaux : A proximité, deux bâtonnets très courts et un point effectué au pinceau se distinguent par leur couleur violine, différente de celle des empreintes de paumes (p. 70), ou encore : Devant le poitrail du premier ours, une petite tête d’ours a été esquissée. Le colorant employé pour celle#ci apparaît plus « sec » et d’une couleur violine, matière première que l’on retrouve également sur certains segments corporels du second ours (p. 72). Effectivement, le mauve du dioxyde calciné peut devenir plus sombre, et carrément violet pourpre – nous avons des zoomorphes des Eyzies qui présentent cette couleur. 105 Les « segments corporels » du second ours avaient1ils été effacés, abîmés, et le colorant violine, plus « sec » et déposé au pinceau, était1il venu combler les manques, du fait qu’il était considéré comme meilleur, plus stable que l’ocre rouge ? A propos de celle1ci, les auteurs notent que dans l’alcôve des Chevaux jaunes l’exécution des peintures paraît rapide et faite sans grand soin avec un colorant rouge, trop fluide, qui a coulé par endroits (CLOTTES 1999, p. 70). 4) Y aurait1il une impossibilité simplement # ? De quelles contradictions souffrirait l’attribution que nous proposons ? Nous allons essayer de montrer que c’est l’attribution opposée, c’est1à1dire l’attribution à des Aurignaciens, eux1mêmes très mal cernés (voir BON 2003, p. 183, par exemple), qui est logiquement parlant la plus difficile à admettre pour un esprit non prévenu. Premier illogisme : Chauvet I arrive comme un cheveu sur la soupe ! Avant sa découverte, les figurations (pour ne parler que d’elles) qu’on attribuait aux Aurignaciens se résumaient, pendant assez longtemps, à quelques vulves et à quelques profils d’animaux grossièrement gravés au pic. Breuil avait tendu une sorte de grand sac temporel allant de 40 000 à 28 000 ans (WHITE 1993, p. 23), et tout ce qui tombait dedans était rattaché à l’Aurignacien. La récolte, au début, était bien maigre et hasardeuse. Et tout à coup, ô merveille, voilà que tombaient dans ce sac, après les mains et le signe ovale de Cosquer I, datés d’environ 28 000 ans, mais trop « simples » pour poser beaucoup de problèmes, les prodigieuses figurations animalières de Chauvet I. Beaucoup de choses dites avant ces découvertes devenaient périmées, mais au fond les préhistoriens ont admis sans difficulté que Chauvet I devait être rondement classée comme aurignacienne. Le hic, c’est qu’avant elle rien n’annonçait cette perfection presque académique des peintures et dessins, et qu’on pouvait se demander d’où avaient surgi ces grands « artistes aurignaciens ». Nous citons ici Jean1Paul Jouary : On peut bien sûr supprimer la question en admettant comme Henri de Lumley que la grotte Chauvet « démontre que dès l’origine l’Homme moderne a été au sommet de son art » ( LUMLEY 1998, p. 164 – L’Homme premier. Préhistoire, évolution, culture. Ed. Odile Jacob (c’est nous qui soulignons – JD) A moins d’en revenir au mythe d’un don esthétique inné et éternel, force est de rechercher quel antérieur a rendu possibles (et sans doute vitales) les œuvres que l’on vient de découvrir. Autrement dit, quelle qu’en soit l’origine géographique – et peut#être enfin pour la trouver – il convient de poser comme question centrale le problème de la genèse culturelle de l’art paléolithique (JOUARY 2001, p. 39140). Mais comme Jouary reprend totalement à son compte la tabouisation des pierres1 figures et attribue toutes les figurations aux seuls Sap sap, nous ne nous étonnons pas de le voir ensuite accepter les thèses extrêmement douteuses d’Anati et d’écrire ce qui suit, p. 159 : Il faut rendre hommage à Emmanuel Anati d’avoir perçu cette donnée fondamentale qui invite à voir dans l’éclosion de l’art paléolithique la véritable genèse de l’esprit humain dans son ensemble. Pour lui, d’ailleurs, les grands signes et pictogrammes eux#mêmes ne furent guère des « intellectualisations », mais eurent le « pouvoir de troubler les sens et l’esprit » et furent la « quintessence de quelque chose qu’on ne parvient pas à définir consciemment, mais qui est profondément enraciné en nous », des « explosions de l’esprit traduites en formules graphiques d’une immense efficacité » (ANATI 1989, p. 101, 102, 103 et 104). Comprenne qui pourra ! Second illogisme : assimiler la genèse de l’ « art paléolithique » (grottes ornées et « art » mobilier) à la genèse de l’esprit humain dans son ensemble nous paraît aller contre la théorie évolutionniste elle1même. Les Hommes modernes les plus anciens (apparemment, des Africains) n’auraient donc pas été des hommes ? Et ceux qui cohabitaient avec les Néandertaliens au Moyen Orient il y a plus de 100 000 ans – non plus ? Et ceux qui hantaient l’Europe juste avant les premières œuvres datées ? N’y a1t1il pas dans les propos d’Anati une nette hypertrophie du rôle de ces productions pariétales et mobilières ? Anati, en insistant sur l’idée d’« explosions de l’esprit », ne nous offre1t1il pas à contempler la même montagne que de Lumley ? Dans un autre recueil d’articles récent consacré à la « naissance de l’art » et portant ce titre, Randall White change de braquet, mais pour aller encore plus vite qu’Anati. Dans sa contribution intitulée Un big#bang de l’esprit, il écrit : On imagine généralement que l’origine de l’art est un long et lent processus évolutif (darwinien). Toutefois, l’une des caractéristiques déterminantes des hommes modernes est leur capacité à trouver rapidement des solutions complexes aux problèmes de survie. Ces solutions comprennent non seulement les avancées technologiques, les stratégies de subsistance, mais aussi les nouvelles formes d’organisation sociale et les nouvelles façons d’appréhender le monde social et matériel. Selon moi, l’explosion artistique du Paléolithique supérieur ne nécessite aucune étape préalable. Les techniques et les systèmes de représentation employés à la grotte Chauvet et sur le site de Castel#Merle ont pu facilement apparaître en un petit siècle (WHITE 2006, p.35). 106 Ici, l’attaque anti1évolutionniste semble explicite. Et par rapport à Anati, R. White minore nettement le rôle de l’« art » : celui1ci n’apparaît que comme une solution parmi d’autres aux problèmes de survie – on ne comprend pas très bien comment… Les idées que développe ici R. White étaient d’ailleurs formulées à peu près de la même façon par Steven Mithen quinze ans plus tôt (on n’avance guère !) : Pourquoi cette première expression de l’art, peut#être la plus belle, s’est#elle épanouie dans le sud#ouest de l’Europe ? Il me semble que la cause de cette explosion artistique est à chercher du côté des conditions écologiques et économiques qui ont marqué la vie des chasseurs paléolithiques. Au maximum de la période glaciaire, et pour les cinq millénaires qui ont suivi, ces populations ont affronté un environnement difficile et changeant et il se peut que l’art, les rites et la mythologie, qui y sont associés, aient joué un rôle particulier dans leur survie. L’art devait avoir une fonction utilitaire autant qu’esthétique. (MITHEN 1991, p.859) Michel Lorblanchet occupe une position diamétralement opposée, et sans doute beaucoup plus juste, quand, dans son sous1chapitre sur les colorants, il fait une synthèse remarquable de ce qu’on peut dire sur ces matières. A le lire à partir de nos positions (attribution de Chauvet I aux Néandertaliens), on a cependant l’impression que la logique entraîne à voir dans les dessins noirs des grottes ornées faits soit avec du dioxyde de manganèse, soit avec de l’os brûlé, soit avec du charbon de bois (cette dernière matière est très majoritaire à Chauvet I) non pas une invention apportée par des Sap sap venus de l’Est, mais un développement normal de la culture moustérienne occidentale : L’utilisation du noir par les Moustériens mérite d’être soulignée : les inventaires réalisés par C. San#Juan (1985, 1990) et Y. Demars (1992) et les résultats généraux de notre enquête personnelle se complètent pour montrer qu’il s’agit d’un phénomène culturel parfaitement circonscrit dans l’espace et le temps. Ce sont principalement les Moustériens de type Quina et de Tradition Acheuléenne du Périgord qui sont spécialisés dans l’utilisation des colorants noirs. Les listes établies pour cette région et ces cultures montrent en effet que 90 à 99 % des colorants trouvés dans les gisements de la deuxième moitié du Paléolithique moyen du Périgord sont des colorants (c’est M. B. qui souligne – J. D.), alors que, dans la même région, ce pourcentage s’inverse en faveur de l’ocre rouge dès le Châtelperronien et l’Aurignacien. A l’extérieur de cette zone, notamment dans le Moustérien de l’Europe orientale, c’est l’ocre rouge qui domine, tandis qu’aucune manifestation de l’usage des colorants n’a été remarquée dans le Paléolithique moyen germanique. Dans l’ensemble du Moustérien ibérique, y compris dans les phases les plus récentes, l’usage des colorants semble avoir été assez modeste (Cantabrie) ou exceptionnel, ou totalement absent (Portugal et Sud de l’Espagne). En outre, lorsqu’ils ont été utilisés par des groupes humains ibériques, ce sont des colorants rouges qui l’ont été, comme dans le reste de l’Europe et du monde. ! ! (souligné par nous – JD) (LORBLANCHET 1999, p. 112). N’y a1t1il pas là une nouvelle forme d’illogisme ? La lecture de ce passage n’entraîne1t1elle pas comme déduction que les dessins noirs les plus anciennement datés sont plutôt à attribuer aux Moustériens qu’aux assez inconsistants « Aurignaciens », qu’on devrait d’ailleurs plutôt appeler « les premiers Gravettiens » ? La conclusion ne coule1t1elle pas de source ? Bien que quinze mille ans environ se soient écoulés entre Chauvet I et Lascaux et qu’on distingue l’Aurignacien du Gravettien, le Gravettien du Solutréen, etc, la perfection des figurations animalières de Chauvet I est telle qu’on doit définitivement renoncer aux oppositions de style que Leroi1Gourhan avait tenté de mettre en place (style I, style II, etc). Les préhistoriens ont pris l’habitude de parler, à propos des figurations peintes, sculptées ou gravées, de « l’art paléolithique en général » ; le fait qu’il ne soit attribué qu’à Sap sap renforce encore l’impression de continuité, l’absence de contrastes d’une grotte à l’autre. En outre, on peut assez facilement imaginer que les premières œuvres (souvent les plus belles, comme à Chauvet I) ont servi de modèles pour les suivantes, ce qui expliquerait certaines ressemblances impressionnantes masquant un peu les différences d’un site à l’autre, d’une date à l’autre. Un exemple de ce traitement du genre « fourre1tout » est donné par Christian Jeunesse, professeur de préhistoire à l’université Marc Bloch de Strasbourg. Dans un article encore récent (La Recherche n° 418, avril 2008) intitulé Une théorie de l’invention préhistorique, il écrit : En Europe, le dénominateur commun entre les figurines de Dolni Vestonice et les colorants des grottes ornées est l’art. Or, même si le débat sur sa fonction et sa signification précises demeure très ouvert, " ! ! (c’est nous qui soulignons – JD). Les œuvres, peut#être même l’acte qui préside à leur création, sont parties prenantes de rituels destinés à faciliter la médiation entre l’univers et les mondes invisibles. Les procédés mis au point pour enrichir le répertoire technique des artistes ont donc pour objectif premier d’améliorer l’efficacité du rituel. Ils émergent dans un contexte que l’on peut qualifier de magico#religieux (JEUNESSE 2008, p. 49). Quand on voit les immenses Taureaux de Lascaux (17 000 ans BP), on imagine bien qu’ils ne sont pas une simple représentation naturaliste de l’animal. Mais 107 doit1on obligatoirement penser la même chose des Lionnes (ou Lions) de Chauvet I (32 000 ans BP) ? Et comment peut1on avancer qu’il existe en préhistoire des vues théoriques # % " ? La logique semble exiger une attitude plus discriminante face aux œuvres dont nous parlons. Et tant qu’à discriminer, nous proposerons ici une différence entre Chauvet I et Chauvet II beaucoup plus grande, beaucoup plus radicale que ce qu’on lit un peu partout. On verra plus loin que Chauvet I n’est pas, bien sûr, la seule grotte ornée à figurer comme premier terme de l’opposition ; nous rapprocherons de Chauvet I, par exemple, les cas d’Arcy, de Villars, de Cougnac. Des Combarelles aussi, où l’on a trouvé des traces de . Nous proposons de voir en Chauvet I non pas un début « en big1bang », mais un aboutissement – et nous alignerons ici, comme nous l’avions proposé dans un article paru dans le Bulletin de la Société d’études et de recherches préhistoriques des Eyzies (DURIN 2003), les étapes successives, et à première vue assez « logiques », de la , de la , de la et enfin de la %% # . Au début de la préhistoire, c’est Boucher de Perthes lui1même qui, s’étonnant de l’abondance des pièces zoomorphes et anthropomorphes parmi les silex ouvrés que ses ouvriers mettaient au jour dans les carrières de la Somme, a dessiné les contours du problème qui nous occupe, celui des « pierres1figures ». Alors que les fouilles, aujourd’hui, ne représentent qu’un faible volume de dépôts étudiés, sauf dans le cas des opérations « de sauvetage » liées aux grands chantiers de construction (autoroutes, immenses parkings, grandes surfaces commerciales), la création sur une vaste échelle de sablières et ballastières et l’ouverture d’immenses carrières au XIXème siècle et au début du XXème remuaient souvent des masses de terre colossales, et c’est par milliers qu’étaient mis au jour les témoins des époques lointaines. Il en était aussi passé des milliers entre les mains de Boucher de Perthes. Est1il simplement logique de tenir pour nulles et non avenues, sans autre forme de procès, les conclusions qu’il avait tirées de leur examen ? L’étudiant qui entreprend des études en préhistoire affiche très vite et sans complexe une morgue extraordinaire à l’égard de ce pauvre Boucher de Perthes et de ses élucubrations concernant les fameuses « pierres1figures ». Et cette attitude, nous l’avons constaté, il la conservera toute sa vie ! Ni lui, ni ses maîtres n’ont d’ailleurs pu former leur verdict sur pièces : on connaît les malheurs qui ont frappé l’héritage (les collections) du père de la préhistoire. Il paraît que Malraux avait projeté une grande exposition Boucher de Perthes, mais qu’il est mort juste à ce moment1là. Encore un mauvais coup du sort ! Les « figuristes » qui ont repris les voies ouvertes par Boucher de Perthes (Adrien Thieullen, le docteur Ballet, plus tard Isaïe Dharvent, etc) insistent souvent sur l’idée que nos prédécesseurs nous ont laissé un héritage de pierres ouvrées (outils, armes, parures, pierres figuratives en tant que telles) si vaste qu’il doit être étudié sans préjugés d’école. Leurs opposants « anti1figuristes », en effet, avaient très tôt défini des critères (un " , comme dit Thieullen) en dehors desquels il n’y avait point de salut. Thieullen objecte : Les plus beaux instruments de pierre, reconnus intentionnellement travaillés, sont précisément ceux qui ne portent généralement aucun des signes obligatoires : ni bulbe, ni conchoïde, ni plan de frappe sur la plupart de ces belles pièces qui, affectées de nombreux éclats, sont taillées soit en amande, en feuille de laurier ou de saule, flèches barbelées, avec ou sans pédoncules, etc., et l’on exigerait le criterium en question sur des silex plus grossièrement travaillés. Mais alors il faudrait décréter le genre de faciès et le nombre d’éclats exigibles pour qu’une pierre soit reconnue intentionnellement taillée. (THIEULLEN 1890, p. 17118) Et cette tradition du " dure jusqu’à aujourd’hui, renforcée sur bien des points par des typologies de plus en plus sophistiquées, nonobstant l’étroitesse de leur champ. Quelques propositions sont faites, par Sophie de Beaune, par exemple, pour élargir l’éventail, mais elles restent, selon nous, sous le signe de la fermeture ; il est question, comme toujours, de la technologie, de l’outillage ; jamais on n’envisage la figuration. Il faudrait donc reprendre tout le problème à nouveaux frais, et consacrer enfin une étude sérieuse à ce qui pourrait jeter un nouvel éclairage, décisif, sur la genèse de l’« art préhistorique ». Reprenons l’examen de la suite « logique » proposée un peu plus haut, qui fait se succéder dans le temps figuration naturelle, figuration dérivée, figuration libre, figuration appliquée. & Il arrive que dans la nature on rencontre des objets qui semblent en (en % ) d’autres. Des millions d’années de co1évolution ont fait que, par exemple, une Orchidée se soit 108 mise à ressembler à une Abeille ou un Frelon : on regarde la fleur, et l’on croit voir sur la tige l’insecte butineur, ce qui ne laisse pas d’étonner. Le mimétisme animal nous donnerait cent exemples de cet apparent auquel se livre la nature. Quelquefois, il ne s’agit pas d’un organisme entier, mais d’une de ses parties ; ainsi des ocellures qui, figurant comme de grands yeux à la surface des ailes de certains insectes, effraient des prédateurs possibles. En dehors de ces cas explicables par l’évolution, on peut aussi rencontrer des figurations naturelles dues simplement au hasard, par exemple, des racines dénudées qui ressemblent à des serpents, des éclats de bois qui évoquent des gueules menaçantes, des rochers qui font penser à de grands animaux couchés, etc. On peut trouver sur un chemin un caillou naturellement zoomorphe, ou anthropomorphe. Buffon écrivait : L’art se lasse plus vite d’inventer que la nature de produire. Inlassablement, la nature offre des formes, certaines semblant en singer d’autres, et nous appellerons donc ces « jeux de la nature » des . « Figuration » a un sens actif (action de figurer) et un sens résultatif (produit de cette action). Rencontres de hasard, les figurations naturelles échappent à toute typologie. Quelqu’un qui collectionnerait des racines évocatrices pourrait, certes, les classer, les regrouper en fonction de ce qu’elles suggèrent (racines1serpents, racines1 poissons, racines1oiseaux, par exemple), mais le fait qu’elles sont dues au hasard ne permettrait pas d’établir de critères formels un tant soit peu précis auxquels chacune, dans sa série, devrait correspondre. On verra donc, à côté de telle racine exceptionnelle ressemblant effectivement, à s’y tromper, à un serpent, à un poisson ou à un oiseau, des tas d’autres racines ressemblant à des serpents pourvus d’ailes, à des poissons dotés d’une gueule énorme, à des oiseaux perchés sur des pattes interminables… Les figurations naturelles offrent des espaces infinis à l’imagination, et à partir du moment où le Préhistorique a recherché ces ressemblances dans son environnement pour s’en esbaudir, pour les examiner telles quelles ou pour créer de ses mains, par des retouches de tout ordre, des figurations que nous appelons , des processus mentaux se sont enclenchés, auxquels l’animal est totalement étranger. Ce que l’Homme s’est mis à rechercher, c’est ce que Margaret Conkey appelle, d’un terme savant, des « résonances iconiques ». Par exemple, une pierre ramassée sur le sol entrait en résonance, par son aspect, avec la représentation mentale d’un croissant de lune, ou d’une tête de rapace, ou d’un mammouth couché, et se voyait éventuellement retouchée au percuteur de façon adéquate pour que la ressemblance s’accentue encore. C’est à partir de là qu’on pourra esquisser non seulement une classification des formes naturelles à l’origine du travail de retouche (lune, rapace, mammouth…), mais aussi une typologie des matériaux utilisés (silex, calcaire, pierre volcanique, poudingue…), une typologie des techniques déployées dans un but de figuration (détachement, à partir d’un bloc plus grand, du fragment « sémiotisé », c’est1à1dire porteur de sens, porteur de résonance ; creusement ou surcreusement d’un trou ; mise en évidence d’une cavité au départ peu apparente…), une typologie des outils employés, une typologie des pigments, etc. Une des les plus célèbres en préhistoire est le ' ( % , galet, donc, non retouché, évoquant irrésistiblement la face saisissante soit d’un Hominidé, soit d’un Primate, avec sa large bouche aux reliefs compliqués et ses deux yeux très rapprochés l’un de l’autre, profondément enfoncés dans les orbites. Michel Lorblanchet le cite dans son livre Les origines de l’art et en donne deux excellentes photographies en couleur, recto et verso (LORBLANCHET 1999, p. 137). Ce galet qui a été trouvé dans un site daté de trois millions d’années, à plusieurs kilomètres du gisement où l’on pouvait en trouver de semblables, de couleur apparemment plutôt brun rouge que rouge, est de la jaspilite, c’est#à#dire une variété de jaspe zoné à lits ferrugineux (ibidem, p.103). Le commentaire de Lorblanchet est assez succinct (une douzaine de lignes) et trouve sa place non dans un sous1chapitre consacré aux formes, mais dans le sous1chapitre L’usage des colorants au Paléolithique ancien et moyen. Délibérément, l’accent est mis sur la couleur du galet, et non sur sa forme, peut1être parce qu’on frôlerait là le thème des pierres1figures. La forme n’est évoquée – avec beaucoup de précaution – que dans une seule phrase (deux lignes sur douze) : Ce galet a dû attirer l’attention non seulement par sa couleur, mais également pas sa forme étrange, évoquant une ou plusieurs faces humaines (ibidem). Mais on revient à la couleur en fin de paragraphe : Il est donc possible que l’attirance pour les minéraux rouges soit inscrite dans les comportements biologiques de l’humanité et qu’elle se manifeste chez divers primates avant même peut# être l’émergence de l’homme véritable (ibidem). A vrai dire, l’attirance pour le rouge est encore plus ancienne, les comportementalistes/éthologistes la découvrent déjà, par exemple, chez les poissons, les oiseaux. 109 Nous avons nous1même consacré au galet de Makapansgat un commentaire beaucoup plus long (sur plusieurs pages) dans le Bulletin n° 56 (2006) de la SERPE. C’est surtout sur la forme de l’objet, plutôt que sur sa couleur, que nous avons mis l’accent, et nous avons essayé de tirer de sa présence dans la grotte africaine un certain nombre de conclusions : Le galet de Makapansgat a [comme « manuport »] trois millions d’années et démontre que ceux qui l’ont rapporté dans leur grotte recherchaient activement des pierres de jet congruentes avec la paume de la main. Dans cette recherche, ils sont tombés sur ce galet de couleur rouge figurant naturellement une face avec deux orbites profondes et une bouche, et si cette pierre#figure a retenu leur attention, c’est parce que le jet de pierre était sans doute devenu une pratique courante d’attaque et de défense et qu’il supposait une discrimination intentionnelle entre les différents projectiles qui se présentaient, la recherche des plus convenables et leur mise en réserve, à disposition, quand il n’en traînait pas un peu partout. Cette pratique de recherche discriminante n’est pas le cas chez les Singes, utilisateurs, eux aussi, mais occasionnels, de projectiles de toute sorte (DURIN 2003, p. 79) En insistant sur le fait que c’est surtout la couleur qui a entraîné le choix du galet, M. Lorblanchet estompe un peu, à notre avis, la signification de ce dernier. Des galets rouges plus ou moins sphériques, on peut en trouver à barbouille, mais on mettra sans doute beaucoup de temps et d’efforts pour trouver un galet figuratif (ou « figurant ») aussi hallucinant que celui de Makapansgat. Un galet de bonne grosseur avait du sens pour l’Homme d’il y a trois millions d’années : il allait lui permettre de gagner ou de sauver sa vie face à une proie ou un prédateur. Si le galet était en pierre de couleur vive, il avait un surcroît de sens : on pouvait le repérer plus facilement, le retrouver plus commodément s’il était question de s’en servir à nouveau. Mais le galet de Makapansgat a un autre intérêt, qui n’est plus d’ordre pratique, il présente une « sur1sémiotisation » qui transforme clairement celui qui l’a ramassé en véritable , non pas engagé dans la préparation d’une action à venir, mais « retiré » au contraire de cette action. On a là, en germe, l’attitude du scientifique, même s’il est difficile d’imaginer, il y a trois millions d’années, le « regard froid » du savant. Nous avons insisté, dans notre article de 2006, sur ce qu’avaient pu être les réactions des habitants de la grotte à la vue du galet : Horreur au moment de la trouvaille ? Curiosité apaisée une fois qu’il fut intégré à la # !$ (voir DURIN 1999) de son/ses propriétaire(s) ? Curiosité ravivée pour d’autres spectateurs, terreur toujours prête à renaître ? Jeux avec le galet parmi les adultes, parmi les enfants ? On doute, en tout cas, qu’il ait pu à nouveau servir d’arme ou d’outil comme une autre vulgaire pierre de jet / percuteur (DURIN 2006, p. 84). Nous avons eu la chance de trouver aux Eyzies, près d’une fouille faite pour une canalisation d’eau, un galet figuratif qui, sans aucune retouche, suggère fortement une tête humaine, une bouche ouverte sur un cri et un œil blessé. Avait1il, lui aussi, été remarqué par quelque amateur néandertalien de pierres1figures ? Peut1on dire qu’avec le galet de Makapansgat, la chasse aux pierres1figures commençait, qui devait se poursuivre pendant des millions d’années ? Pourquoi pas ? Il n’y a pas là de contradiction, logique ou biologique. Peut1on imaginer que les populations préhistoriques n’avaient qu’un unique ressort pour leurs activités : la simple envie de survivre ? Ce serait trop beau ! Ou trop triste… Nous reprendrons ici assez librement quelques pages (EYOT 1978, p. 35137) du très beau livre d’Yves Eyot intitulé Genèse des phénomènes esthétiques, paru en 1978 aux Editions sociales et depuis longtemps épuisé. L’auteur indique lui1même au début que les difficultés de l’édition, après avoir retardé de longs mois la parution de ce travail ont exigé l’amputation de certains chapitres. Des sommaires entre crochets ou résumés colmatent comme faire se peut les brèches (EYOT 1978, p. 8). C’est pour cela que nos citations ne reprennent pas textuellement les passages choisis et que les références pour Piéron et Le Ny ne sont pas complètes. Les psychologues et les éthologistes parlent depuis longtemps d’une action rythmique spontanée, non finalisée (on l’appelle « cinèse fondamentale ») qui s’observe dès les premiers stades animaux, amibes, vers, etc, qui s’exerce même en dehors, semble1t1il, de tout besoin physique, mais qui est exacerbée par l’état de besoin. La matière, même « inanimée », n’est pas séparable du mouvement, on le sait, mais dans l’organisme animal elle présente des aspects spécifiques qui font qu’on est amené à parler d’une « pulsion d’activité ». Henri Piéron écrivait à son sujet : Cette « pulsion » sera décelable à titre de composante plus ou moins intégrée dans une multitude de comportements (ou de conduites), et nous la retrouverons, au stade des vertébrés supérieurs (et donc de l’homme), classée parmi les « besoins primaires » et affectée d’un rôle essentiel (PIERON 1970, p. 40 et suivantes) Un autre psychologue écrit : Nous ne rangeons donc pas l’activité parmi les besoins primaires ; mais c’est pour lui conférer un statut plus fondamental, puisque nous la 110 regardons, d’une certaine façon, comme plus primitive qu’eux. Et il poursuit : C’est […] l’activité qui constitue la caractéristique essentielle et normale d’un organisme animal, et surtout la propriété fondamentale de l’existence humaine. Il est clair que l’on se trouve à ce point devant une option qui a une grande importance philosophique et dont les incidences sont considérables sur l’idée qu’on peut se faire des fins de la vie humaine (LE NY 1967, p. 46161). Il est possible de traiter la question un peu autrement que ne le font Yves Eyot et les auteurs qu’il cite. Si l’organisme animal est constamment actif, c’est parce que l’exploration de son environnement lui permet de découvrir les moyens de sa survie, qu’il s’agisse d’un micro1organisme ou, à un autre bout de la chaîne, de l’homme lui1même. Des comportements « bruts » qui semblent « ne pas entrer dans le cadre établi des conduites motivées » sont donc en fin de compte explicables par ce que Mélanie Klein appelle, dans le cadre du comportement de l’enfant, la % % % # 1 plus simplement, le " . Le Ny indique encore que l’individu peut avoir à sa disposition un surplus d’activité « spontanée » débordant les exigences de ses motivations primaires et susceptible de se cristalliser autour de motivations secondaires forgées par lui#même (ibidem). La recherche de projectiles convenables (motivation primaire) peut encore laisser largement la place à la recherche de nouveaux « galets figuratifs » (motivation secondaire), étant données les marges de temps libre dont on imagine que disposaient les Préhistoriques il y a trois millions d’années ! Loin de nous l’idée, cependant, de nous arc1bouter sur cette seule hypothèse. Le galet de Makapansgate est un phénomène trop isolé pour qu’on puisse asseoir sur lui une théorie conséquente ; Lorblanchet non plus ne s’est pas engagé dans cette voie. D’autre part, on n’est pas certain qu’à cette époque se pratiquait déjà la taille des pierres au percuteur. Jusqu’à plus ample informé, les premiers outils taillés datent de deux millions cinq cent mille ou six cent mille ans, et les premiers bifaces d’un million cinq cent mille ans. Or, c’est autour de la fabrication des bifaces (très ancienne aussi, mais revêtant un caractère de masse, et non pas un caractère occasionnel comme le galet de Makapansgat) que nous aimerions développer l’idée de la , c’est1à1dire d’ % " )% % . Une question qui a empoisonné la querelle entre « figuristes » et « antifiguristes » concernait la différence entre les pierres1figures comme « jeux de la nature », c’est1à1dire sans intervention visible de l’homme, et les pierres1figures comme « jeux de la nature intentionnellement retouchés ». Les figuristes disaient : « Cette pierre figurant un animal a été retouchée volontairement », les antifiguristes disaient : « Je ne vois là aucune retouche », ou « Cette apparente retouche est accidentelle », ou encore : « Je ne vois là nul animal ». Nous ne reviendrons pas sur cette querelle, nous avons tant de pierres1figures zoomorphes, anthropomorphes ou autres, retouchées ou non, tellement parlantes, tellement irréfutables en tant que figurations, qu’en nous plaçant plutôt du point de vue des Préhistoriques eux1mêmes que du point de vue des préhistoriens, nous dirons : « Cette pierre représente un Poisson, une Tortue, un Mammouth ». Qu’elle ait été retouchée ou non, qu’elle ait été trouvée en stratification ou non, qu’elle ait l’approbation des préhistoriens (ou « de l’Ecole », comme disaient les figuristes) ou non, au fond, ça nous importe peu : c’est de son rôle dans l’évolution cognitive de l’homme que nous voulons parler, et seulement de cela. En étudiant avec sérieux la question, en refusant de l’ignorer ou de la traiter avec légèreté et ironie, nous sommes certain d’arriver à des conclusions qui pourront faire changer considérablement des opinions communément admises. & M. Lorblanchet écrit : Depuis plusieurs centaines de millénaires, l’intérêt des hommes est sollicité par les pierres d’aspect étrange que leur fournit la nature, particulièrement par les fossiles qui présentent des formes animales pétrifiées parfois identifiables par les premiers hommes – les coquillages par exemple – et des formes géométriques étonnantes par leur structure symétrique (LORBLANCHET 1999, p. 89). On remarquera la prudence avec laquelle Lorblanchet écarte l’idée d’une pierre qui s’identifierait à autre chose qu’à un coquillage, par exemple, à un Poisson ou à un protomé de Cheval.Dans la suite de son sous1chapitre intitulé Collecte de fossiles (le chapitre s’appelle Les premiers collectionneurs), l’auteur, après avoir cité tous les cas connus de ramassage de fossiles et de minerais, conclut de la façon suivante : En définitive, cette liste est étonnamment brève pour une durée de temps et une étendue immenses. Il est permis de se demander si ces pierres curieuses, tout comme les minerais et diverses roches exogènes, ont bien toujours bénéficié de l’attention des archéologues au cours des fouilles et des publications, car les éléments recueillis sur le terrain ne semblent pas avoir toujours été intégralement publiés. Il est possible que la liste eût été plus riche si la totalité des données avait été enregistrée et publiée. Elle est cependant suffisante pour montrer qu’au moins dès le stade erectus, il y a des centaines de millénaires, l’homme, intrigué par leur étrangeté, s’est approprié 111 des fossiles, les a ramenés dans son habitat et les a parfois transformés en outils (ibidem, p. 93). Obstinément revient le thème de l’ , alors que nous pensons que si les singularités offertes par ces fossiles ont été mises à profit, c’est souvent pour la création de pierres1figures anthropomorphes ou zoomorphes, et nous pouvons en donner beaucoup exemples à titre d’illustrations. Mais d’autres singularités ont aussi été mises à profit lors de la taille des bifaces et de l’examen des éclats de débitage, plus tard, lors de la mise en œuvre de la taille Levallois en particulier : changements de couleur du matériau de base, inclusions diverses, reliefs ou dépressions, cavités dont la section habilement calculée suggérait une gueule, un naseau, un œil… Nous pouvons en donner, là aussi, de très nombreux exemples, découverts par nous surtout en Périgord, en Franche1Comté, dans la région de Paris ou dans celle de Moscou. Mais nous pourrions recourir également aux matériaux reproduits dans des comptes rendus de fouilles ou dans des livres illustrés écrits par des préhistoriens reconnus, afin que soient ajoutés quelques éléments de datation irréfutables. Ainsi, nous pourrions recruter comme figuration dérivée représentant une tête de (petit) Mammifère l’objet qu’on voit dans LORBLANCHET 1999, page 90, et que l’auteur décrit « simplement » comme biface de l’Acheuléen moyen de %$ & (Angleterre) portant un fossile d’oursin du Crétacé (cornylus sp.). Malgré une hypertrophie évidente, l’œil est bien à la place qu’il doit occuper, entre l’oreille et le museau. L’animal pourrait être soit un Rongeur, soit un Cervidé (Biche). Autre exemple possible : la pierre1 figure du Moustérien à bifaces de * (PRADEL 1971). Ou dans les Travaux 7 (2007) de la SPF sur + les figures 81 (avec œil – ci1 contre)) et 82. A propos des bifaces, M. Lorblanchet écrit : Ils apparaissent dans l’Acheuléen ancien de l’Afrique orientale, dans le site d’Oldowai (BedII) vers I,4 millions d’années. Cependant, quelques formes très frustes, baptisées « protobifaces », ont été signalées dans des industries oldowayennes à une date plus ancienne […] les bifaces s’ajoutent aux industries à éclats et galets aménagés sans les faire disparaître. La proportion de bifaces varie énormément d’un site à l’autre : à Isernia (Kenya), ils étaient si nombreux, d’après J. Tixier, que plus d’une trentaine par mètre carré ont été localement découverts au moment des fouilles ; d’autres ensembles, par contre, en sont même totalement dépourvus (LORBLANCHET 1999, p. 120). On trouvera dans la suite du chapitre les dates et lieux pour l’apparition du biface, « pièce symbole de l’Acheuléen » selon Chavaillon : au Proche1Orient (avant un million d’années), en Inde, en Europe occidentale (vers 700 000 ans). Le biface persiste jusqu’à la fin du Paléolithique moyen (Moustérien de tradition acheuléenne et Micoquien oriental). Les premiers bifaces sont grossiers, avec des bords sinueux marqués de larges entames, ils ont été fabriqués avec un percuteur dur ; puis les retouches se font plus nombreuses et plus légères, à partir des environs de 500 000 ans au moins le percuteur utilisé est en bois ou en os (percuteur tendre), les formes ont tendance à devenir plus symétriques (cordiformes ou ovales souvent, avec cortex préservé ou non sur la partie proximale). On est souvent frappé par le fait que de nombreux bifaces ont une allure de tête animale : oiseau, serpent, mammifère… Cela provient du fait que le matériau de départ (galet, gros éclat, plaquette, etc) présentait une singularité (inclusion, fossile apparent, tache de couleur naturelle, bosse ou creux, cavité, etc) qui a comme servi de principe organisateur au cours de la fabrication de l’outil, de sorte que le résultat final est nettement zoomorphe. C’est ainsi, à notre avis, qu’a pu s’enclencher l’activité de figuration dérivée chez les Préhistoriques, et ceci à une époque très ancienne. Quand la singularité en question était un fossile, le préhistorien qui découvrait un outil ainsi marqué avait sans doute moins tendance à le rejeter dans l’anonymat des « bifaces sans œil », mais il paraît bien que lorsqu’il s’agissait d’une singularité moins spectaculaire, 112 l’aspect zoomorphe du biface était tout simplement ignoré. Certainement, la tabouisation des pierres1 figures, qui date, répétons1le, des débuts mêmes de la préhistoire, n’était pas sans jouer son rôle ici ! Nous avons déjà présenté une carte postale mise en vente par le Musée de préhistoire des Eyzies (l’ancien musée), carte qui présente un ensemble de cinq bifaces de ses collections (DURIN 2006, p. 114). Il est pour nous réjouissant de voir que sur ces cinq bifaces, deux ont nettement été taillés de façon à suggérer l’un une tête d’oiseau, l’autre la tête d’un animal moins déterminé du fait que la partie distale du biface est moins pointue qu’un bec. Entre parenthèses, nous n’avons pas pu retrouver ces bifaces parmi les pièces exposées dans le nouveau Musée. On a pu penser que la symétrie de nombreux bifaces très anciens était recherchée d’emblée par leur auteur. M. Lorblanchet écrit ainsi, comme d’autres préhistoriens : Sculpture qui tend vers le dessin, le biface témoigne des capacités d’abstraction d’Homo erectus ; il montre également que l’abstraction se trouve à l’origine de l’art (ibidem, p. 123). C’est beaucoup prêter à Homo erectus ! Un automate réglé sur le principe des fractales arriverait au même résultat si, à partir d’une forme pas trop biscornue (à partir d’un galet ou d’une plaquette ovale, par exemple), on lui donnait l’ordre de faire toujours sauter un éclat , % " , cet éclat devant être % % que les précédents. A partir d’une règle aussi simple, on passerait de la même façon du chopper au chopping tool, du chopping tool au polyèdre, du polyèdre à la sphère. ./ 0 " 1 # " 2 Et nous ne parlons pas de la « théorie » de R. R. Schmidt (1936) évoquée (et révoquée) par Lorblanchet, selon laquelle le biface aurait été basé sur le modèle de la main humaine ! Pendant longtemps, les bifaces témoigneront à nos yeux plutôt d’une activité de taille presque " % (nous en avons déjà traité de cette façon dans DURIN 2003, p. 83), mais il n’est pas exclu, il est même très probable que dans la suite des temps, au fil des générations, les unes retrouvant, reprenant, réutilisant les productions des autres 1 pourquoi pas ? – ces bifaces aient acquis un autre statut et qu’ils aient été conçus selon un autre mode de pensée. Yves Eyot écrit à propos de l’activité d’Homo habilis : Notons cependant que le comportement fabricateur, marginal chez les anthropoïdes, est devenu habituel et . Le seul fait de devoir aller chercher la pierre et, une fois l’outil taillé, de le conserver, tend, d’une part, à accroître le champ temporel de la conscience, comme organisatrice du comportement général et de la personnalité, d’autre part, à reporter une partie de l’intérêt de l’utilisation de l’outil (chasse) sur l’outil lui#même en tant qu’objet, qui se trouve être la première « propriété » (EYOT 1978, p. 89). On songe, par exemple, aux merveilleux petits bifaces de Fontmaure exposés au musée du Grand1Pressigny, qui ressemblent plutôt à des bijoux qu’à autre chose. Il n’empêche qu’on devrait, à ce stade ancien, parler plutôt d’ préhistorique que d’ préhistorique. Bizarrement, il y a une véritable inflation du mot « art » et une ignorance presque totale du mot « artisanat », alors que très longtemps, par exemple à l’époque des corporations et guildes de peintres, ceux1ci se voyaient plutôt comme des artisans travaillant à la commande, chacun avec sa spécialité de portraitiste, ou de paysagiste, ou de fabricant de natures mortes avec fleurs et fruits. Yves Eyot écrit dans le livre que nous avons cité : La seule définition que j’aie pu trouver (mais si quelqu’un en connaît une autre, qu’il la propose !) est celle de Mauss : « Un objet d’art est un objet reconnu comme tel par le groupe » (EYOT 1978, p. 12). Que pensaient les Préhistoriques de Chauvet I ? En quel langage ? Notre hypothèse est qu’ils se libéraient enfin des contraintes et suggestions du support et recherchaient fiévreusement à fixer, sur une surface neutre ou rendue neutre à nouveau par raclage, les " " % 3 de Lion, de Cheval, de Bison, de Rhinocéros. Une fois ces concepts fixés plastiquement/graphiquement (et ils l’avaient été auparavant des millions de fois sous les formes imparfaites et contraintes des pierres1figures, au fil des millénaires), ils auraient pu servir de support pour la non seulement de l’animal lui1même, mais de chacune de 113 ses parties… si on avait laissé vivre les Néandertaliens. C’est la position inverse que prenait Leroi1Gourhan : il pensait que pour dessiner, il fallait d’abord parler, c’est1à1dire, sans doute, disposer du langage à double articulation et des dénominations des objets figurés. Si nous pouvons avancer la proposition opposée, c’est parce que nous pensons que les derniers Néandertaliens n’en étaient encore qu’à se rapprocher de l’invention du langage tel que toutes les ethnies du monde le connaissent actuellement, alors que sur la Terre Sap sap en disposait déjà, l’ayant inventé plus tôt là où la masse critique nécessaire (un concours d’individus suffisamment nombreux au même endroit et pendant un temps assez long) l’avait rendu possible. C’est une hypothèse comme une autre. Darwin disait avec simplicité : Mieux vaut une hypothèse erronée que pas d’hypothèse du tout, ou encore : Les thèses erronées ne font pas grand mal, si elles sont étayées par quelques preuves, car tout le monde prend plaisir à démasquer l’erreur, ce qui est salutaire. Le chemin de l’erreur est alors barré, et celui de la vérité s’en trouve souvent dégagé. Mais revenons à nos bifaces. Dans les gisements acheuléens de Syrie étudiés par des chercheurs syriens, suisses et français, on trouve des bifaces parfaits dans les niveaux les plus anciens (entre 500 000 et 400 000 ans), et puis, fait paradoxal, cette perfection disparaît, les bifaces perdent leur symétrie et leurs contours raffinés dans les niveaux plus proches du présent. Les chercheurs se posent des questions, et ces questions se placent naturellement dans le cadre de leur conception des phénomènes esthétiques et religieux. Voici ce qu’écrit l’un des chercheurs, d’abord à propos des bifaces « parfaits » (nous serions presque tenté de les appeler des « bifaces sans œil » !) : Ces bifaces, remarquablement standardisés, présentent des formes parfaitement symétriques et d’une très grande pureté, leur finition est particulièrement soignée. Or, l’outil n’a pas besoin d’être « beau » pour être efficace. Il y a indiscutablement dans ces pièces un souci d’esthétisme […] la forte symétrie du biface et son allongement caractéristique nous rappellent immanquablement la forme de l’homme lui#même. Y aurait#il une sorte d’anthropomorphisation de la matière ? L’homme aurait#il, consciemment ou inconsciemment, projeté son image et son ego dans l’outil qui deviendrait alors une sorte de lien entre l’homme et la nature ; pourrait#il y avoir une transmission du pouvoir de l’homme par l’intermédiaire de son outil ? Les débuts de la communication symbolique et donc de la créativité artistique seraient#ils une tentative d’humanisation de l’inerte, l’homme aurait#il fait 0 ) ? (LE TENSORER 1998, p. 332) Passant aux bifaces des niveaux supérieurs, l’auteur écrit : Le deuxième problème soulevé par les observations faites à Nadouiyeh est celui de l’évolution apparemment paradoxale des bifaces qui, superbes dans les niveaux inférieurs, deviennent peu à peu irréguliers et plus grossiers au cours du temps. Devons#nous y voir un affaiblissement de la fonction symbolique de l’outil au profit de l’efficacité fonctionnelle ? Il nous semble que la question se pose. Si c’était le cas, on assisterait à une sorte de « désacralisation » de l’outil. Le message symbolique indispensable à la cohésion du groupe serait alors contenu et exprimé par d’autres supports qui ne se fossilisent pas, comme le geste, la parole ou le rite (ibidem). Nous avions déjà parlé de ces problèmes posés par les bifaces syriens dans notre article Hypothèses sur le langage des Néandertaliens paru dans le Bulletin n° 54 (2005) de la SERPE. Commentant les réponses avancées par J.1M. Le Tensorer, nous écrivions : Il y a, certes, de la logique dans ce qui vient d’être cité, mais nous pensons qu’il y a aussi un certain anachronisme dans le fait de penser qu’un langage déjà passablement élaboré aurait pu exister il y a des centaines de milliers d’années. Nous avons eu la chance de pouvoir examiner un nombre important des bifaces du désert syrien, et nous avons été frappé par la présence parmi eux de ce que nous appelons une zoomorphe, en l’occurrence un superbe protomé de Camélidé, exceptionnellement ressemblant ; nous avons même demandé à celui qui nous faisait voir cette collection de le photographier avant qu’il ne retombe dans l’anonymat des réserves syriennes. La photo a#t#elle été faite ? Nous n’en savons rien. Mais notre hypothèse est que & signifie que s’est instaurée une nouvelle pratique – ! ! ! ' ! ! ! ( ! ! ) " " . C’est ici que l’on retrouve le thème qui nous est cher des …(DURIN 2005, p. 95) Au lieu d’une perte, il faudrait donc voir là un gain, et même une fabuleuse sortie vers le grand large, une libération de l’imagination, un progrès cognitif décisif qui nous amènera, d’une certaine façon, jusqu’à Chauvet I pour ce qui est de l’évolution de la branche néandertalienne, jusqu’à l’invention du langage à double articulation pour ce qui est de la branche Sap sap. La recherche des résonances iconiques offertes par l’apparence de certains objets lithiques est en effet devenue au fil du temps préhistorique une sorte de passion – c’est là notre conviction profonde. Le Japonais Hokousaï se nommait lui1même « le vieillard fou de dessin » ; chez les Inuit, tous les individus, hommes et femmes, s’adonnaient à la sculpture sur pierre, sur os et sur ivoire, n’accordant d’ailleurs guère 114 d’importance, jusqu’à des temps proches de nous, à l’objet créé ; dans bien des ethnies, les activités que nous dirons plutôt « de figuration » qu’« artistiques » sont également le fait de tout un chacun. Il n’y a donc pas grand scandale à avancer l’idée que la figuration dérivée fut une passion qui traversa les millénaires et produisit Mammouths, Bison, Tortues, Hérissons, etc, # qu’il n’est pas étonnant qu’en certains lieux, sur certains sites, on en rencontre littéralement à chaque pas… si l’on garde les yeux ouverts. Les procédés que l’on observe quand on dispose d’un assez grand nombre de figurations dérivées (pierres1figures « ouvrées », c’est1à1dire avec retouches intentionnelles) sont extrêmement variés. Nous en énumérerons quelques1uns, avec des illustrations idoines. Armand Ruisseau, qui a lui aussi publié dans le Bulletin de la SERPE et qui continue d’enrichir sa collection, a systématisé ses observations concernant la technique de taille. Nous renvoyons notre lecteur à cet article (RUISSEAU 2004). Ce qui nous frappe, c’est l’extrême habileté du Moustérien/Châtelperronien à découvrir sur une pierre (d’un ordre de grandeur qui va de 2 à 20 cm environ) ou à la surface d’un bloc plus important dont il s’agira de détacher le fragment , porteur de sens, la fameuse " " # de Margaret W. Conkey (CONKEY 1981). On pourrait parler d’un œil . Nous donnerons comme premier exemple une figuration d’Equidé que nous avons trouvée sur un site de plein air de Haute1Saône non répertorié par les préhistoriens. Cette tête fait 8 cm dans sa plus grande dimension et pèse 140 grammes. Elle a été détachée d’un bloc plus grand dont nous ignorons les proportions (pas de remontage) et qui n’est pas du silex. Quand nous avons demandé à la direction régionale de l’archéologie si ce site avait été repéré, on nous a répondu : « Non, car on n’y a trouvé qu’un seul silex ». Visiblement, le mot « préhistoire » est encore trop souvent étroitement rattaché aux mots « outil » et « silex » ! Pourtant, le site de Mutzig en Alsace, maintenant bien connu, montre quel usage les Néandertaliens faisaient, faute de silex, des pierres dures de leur environnement immédiat. Pour souligner la ressemblance de notre pierre1figure avec un Cheval, nous avons placé dans son orbite un petit morceau de pâte à modeler noire. A ce propos, nous ferons la réflexion suivante : les Moustériens, disposant, nous l’avons vu plus haut, de crayons de dioxyde de manganèse, n’ont1ils pas parfois accentué par ce moyen la ressemblance d’un zoomorphe ou d’un anthropomorphe avec son modèle ? Nous ne verrions là, si c’était avéré, aucun motif d’étonnement. Nous avons de cette même façon souligné l’aspect zoomorphe d’une tête en silex (profil gauche) trouvée sur la pelouse au1dessous du Palais de Chaillot, à Paris. Le blanc de la pierre sur le vert du gazon avait attiré notre regard. En nettoyant cet objet, nous y avons reconnu sans surprise une pierre1figure à la figurativité caractéristique. A la place de l’œil de ce profil gauche, on remarque une tache sombre. Nous avons par jeu accentué celle1ci. C’est par la même démarche, peut1être, qu’un Néandertalien a fait sortir du néant, d’un trait noir très assuré, à partir des sollicitations ou injonctions du support pariétal, le fameux Bison d’Ekaïn De même que les Inuit maîtrisent à la perfection le travail de l’os et de l’ivoire, de même les Néandertaliens étaient1ils devenus, à notre avis, la pratique sur des millénaires aidant, de véritables virtuoses dans la mise au jour, à partir d’une observation minutieuse du support, des figures zoomorphes ou anthropomorphes que celui1ci pouvait suggérer. Nous avons été frappé, un jour, par l’aspect brillamment patiné d’un petit objet qui traînait au pied d’un arbre sur un trottoir de Villejuif. Débarrassé de la terre qui le ternissait un peu, l’objet s’avéra être une sorte de bijou figurant un Mammouth. Nous le reproduisons ici avec un dessin sur calque qui met en évidence l’anatomie si reconnaissable de cet animal, très éloigné de nous dans 115 le temps. N’est1il pas stupéfiant, ce regard néandertalien capable de déceler et de détourer une silhouette aussi minuscule ? L’objet ne fait, en effet, que 2,5 cm sur 3,5 cm. Quelle en est la matière ? Nous sommes un piètre minéralogiste, nous n’avons pas eu le temps de nous initier à cette science, mais un ami qui s’y connaît nous a dit que c’était, semblait1il, une calcédoine. Ici, le dessin était naturellement présent, et il a suffi de le détourer, mais on peut se demander comment ce détourage a été obtenu. L’épaisseur de l’objet va de 5 à 7 mm., ce qui n’est pas mince. Nous n’avons jamais essayé de tailler du silex ou toute autre matière utilisée par les Hommes préhistoriques, mais il existe, en France ou ailleurs, bien des tailleurs de grand talent (souvent contestés, à cause des risques de pollution que peuvent constituer leur production de bifaces et autres pointes de flèches). Nous serions curieux de connaître leur opinion au sujet de cette pièce unique. Est1ce un hasard si nous avons trouvé à Moscou, non loin des berges de la Moskowa, parmi les vallonnements sablonneux de Stroguino, trois figurations d’Ours – deux têtes et un animal complet ? L’une de ces têtes, d’un naturalisme fascinant, est d’autant plus remarquable qu’elle se lit de la même façon recto et verso, cas assez rare, et qu’une perforation (naturelle ?) au niveau de l’œil permet de la porter en pendeloque. Elle est faite d’un beau silex orange à peu près uniformément noir en surface, sauf sur les deux tranches à angle droit. Elle mesure 6,5 cm sur 4 cm et pèse 60 grammes. Qu’en dire encore ? Existe1t1il au monde un seul objet qui lui ressemble ? Ici encore, le Moustérien n’a fait que la repérer d’un œil infaillible sur une plaque de silex peut1être beaucoup plus grosse et la détourer on ne sait de quelle façon Nous pourrions présenter des dizaines, peut1être des centaines de pierres1figures plus ou moins curieuses, plus ou moins parfaites, plus ou moins remarquables par les enseignements qu’elles apportent sur la technique des Néandertaliens, mais aussi sur leur psychologie. La place nous manque, bien sûr, pour les accompagner d’un commentaire convenable. Ce qui devrait paraître en fin de compte assez évident, c’est que 0 %% " 0 " " # " % , si souvent remarquées et si souvent citées, tant à propos des gravures des Combarelles, par exemple, que des peintures d’Arcy ou de Roucadour, 0 %% " 0 " " " 4 % . La seule chose qui les distingue, c’est l’utilisation, dans le premier cas, du trait gravé et/ou peint qui, dans un premier temps, souligne des effets de volume ou de relief (trois dimensions) et qui, par la suite, s’autonomisera peu à peu, s’ouvrant ainsi les espaces du dessin et de la peinture en deux dimensions. C’est à ce stade1là qu’on pourra parler de . Et c’est peut1être Chauvet I qui nous donne l’exemple le plus extraordinaire de cette figuration. Pourquoi attribuons1nous aux Néandertaliens les figurations sur pierre que nous avons découvertes ici ou là, mais toujours hors stratification ? Tout simplement parce que les préhistoriens n’en ont jamais trouvé parmi l’industrie Sap sap. Du moins ne reconnaissent1ils pas ouvertement en avoir trouvé. Car dans des conversations privées, il arrive que l’aveu perce, aussitôt gommé ! Le seul cas récent d’une discussion à propos des pierres1figures que nous connaissions concerne le « cheval » trouvé à Etiolles et publié dans la monographie de Nicole Pigeot et alii intitulée Les derniers Magdaléniens d’Etiolles. Perspectives culturelles et paléontologiques.(L’unité d’habitation Q31). Il s’agit d’un grand éclat cortical retouché (16,3 cm x 6,4 cm x 2,1 cm) retrouvé aux abords du foyer S27 de l’unité d’habitation (PIGEOT et alii 2004, p. 172). Une cassure naturelle (en forme de « croupe ») aurait fourni le point de départ, la motivation pour susciter chez le tailleur l’envie de compléter le travail de la [c’est l’auteur du passage, Gilles Tosello, qui souligne – JD] en suggérant par des 116 retouches un ventre, des amorces de membres, l’encolure et la tête d’un quadrupède. Un tel scénario s’enracine dans les innombrables exemples d’utilisation de reliefs naturels, attestés dans l’art pariétal et (moins fréquemment) dans l’art mobilier. L’objet ne devrait donc guère surprendre, s’il n’était façonné en silex. Les sculptures magdaléniennes en silex (ou autres roches siliceuses) sont rarissimes (un cas au Cap#Blanc à Marquay, Dordogne ; autant dire que l’on manque cruellement de points de comparaison) (ibidem, p. 175). Nous ferons remarquer ici que nous sommes d’accord avec Gilles Tosello, et aussi avec Yvette Tabourin, qui dit la même chose : Ici je ne vois rien qui puisse rappeler une figure magdalénienne. Le silex n’a pratiquement jamais constitué un support d’œuvre d’art. Pourtant, il a fait partie du milieu intime, quotidien, des occupants. Ils ont eu la joie de trouver des gîtes riches, où les rognons pouvaient les exalter par leurs dimensions. Dans d’autres gisements, ils ont ramassé des jaspes, des silex veinés de belles couleurs, et l’idée de les tailler en animal n’est pas née (p. 1741175). Nous nous en remettons complètement à l’opinion des préhistoriens : Sap Sap, à les en croire, n’a jamais fait de sculptures sur silex. Ni sur d’autres pierres dures, ajouterons1nous. Donc, si l’on en trouve, c’est aux Néandertaliens qu’il faut les attribuer. Réponse des préhistoriens : on n’en trouve pas, on n’en a jamais trouvé, et Boucher de Perthes n’a fait qu’extravaguer ! C’est ici que nous sommes en désaccord complet avec eux, et les preuves nombreuses que nous donnons de figurations zoomorphes et anthropomorphes devraient emporter l’adhésion du lecteur non prévenu contre elles. Mais que disent Nicole Pigeot, Monique Olive, Marianne Christensen et leur invité et collègue Boris Valentin, qui s’opposent à Yvette Tabourin et à Gilles Tosello ? Ils considèrent que le « cheval », ayant été trouvé dans des couches magdaléniennes incontestables, est lui aussi magdalénien. Le raisonnement est1il sans faille ? Mille exemples montrent bien qu’on peut trouver en surface des objets de la plus haute antiquité, que les objets voyagent à leur façon, qu’ils sont tantôt enfouis, tantôt à découvert, le cas de Toumaï du Tchad étant sans doute un des plus fameux. On peut même imaginer que les Magdaléniens d’Etiolles, ayant ramassé cette pierre1figure à notre avis , et non magdalénienne, l’ont rapportée dans leur campement et s’en sont un moment amusés, comme nous nous amusons nous1même des Ours, des Mammouths et des Bisons que nous ramassons ici ou là. De cette façon, la contradiction est résolue : "0 % 5 (accord avec le « deuxième camp »), 0 % (accord avec le « premier camp »). Quels autres arguments pourrions1nous encore donner en faveur de l’existence à d’innombrables exemplaires des pierres1figures, et en faveur de leur attribution uniquement aux Néandertaliens ? La nouvelle (tentative de) preuve que nous apporterons maintenant apparaîtra sans doute bien inattendue ! On peut voir au Musée national de préhistoire des Eyzies, entre autre, les moulages de deux sols d’occupation : l’atelier de taille châtelperronien de , fouilles J. Guichard, et l’atelier de taille aurignacien de % , Bergerac, fouilles J.1P. Chadelle. La comparaison des deux ateliers n’a pas à être très approfondie pour que saute aux yeux l’extraordinaire diversité des silex du premier, et la morne uniformité (deux sortes de silex seulement, un beige et un noir) du second. En outre, les silex de toute couleur du premier présentent des irrégularités de détail, plus sombres ou plus claires, qui suggèrent très souvent des particularités anatomiques, des oreilles, des museaux, et en particulier des yeux (Boucher de Perthes attachait une importance toute spéciale aux « yeux » de ses pierres1figures). On n’est pas en présence des merveilleux jaspes de Fontmaure, mais pour la diversité on n’en est pas loin. Ce que recherchaient les producteurs de l’atelier de Canaule II, ce n’était visiblement pas un silex à lamelles d’une qualité éprouvée et reconnue, un silex sans inclusions, sans traîtrise (cas de Champarel III), mais au contraire un matériau bigarré porteur de résonances iconiques immédiatement mises à profit. On nous dira : « Mais où sont les pierres1figures de cet atelier ? ». Nous en avons repéré quelques1unes sur ce moulage en couleurs naturelles, simplement en le regardant avec beaucoup d’attention, mais, bien sûr, un moulage est un moulage, et ce qu’il faudrait, c’est pouvoir aller à Canaule II et avoir accès aux fouilles et aux collections, chose impossible pour nous pour trente1six raisons. Le silex offre par excellence une incomparable diversité de couleurs et de formes, mais dans les régions sans silex il existe à peu près toujours d’autres ressources en pierres dures offrant des suggestions à la figuration. L’œil exercé des Néandertaliens savait très bien les repérer. Ils s’entendaient, par exemple, à exploiter les possibilités offertes par les cavités présentes dans la pierre et qui, sectionnées, suggéraient des gueules ouvertes, des yeux écarquillés, des narines, etc. Nous en donnons un exemple trouvé au Bassin de Champagney. 117 Plusieurs fois nous avons eu l’occasion d’inspecter un grand terrain vague sablonneux à Stroguino, dans la banlieue de Moscou, et nous y avons facilement trouvé des pierres1figures. En plus de la tête d’Ours figurée à la page 115, c’était un tronc féminin sans tête, ni bras, ni jambes, révélant une anatomie plantureuse comparable à celle de certaines « Vénus » d’Europe de l’Ouest (nous l’avons reproduite dans le Bulletin de la SERPE n° 51 – cf. DURIN 2002, p. 123). Ailleurs, le hasard nous a donné une figuration d’Ours dont le silex brun orange avait un cortex brun suggérant assez bien la fourrure de cet animal (ci1contre). Dans tous les cas, ces pierres1figures se trouvaient en surface, nous n’avons eu nul besoin de fouiller le sol pour les trouver. L’Ours entier, nous l’avons tout simplement ramassé par terre sur le boulevard Lomonossov, près de l’université de Moscou. Nous étions d’ailleurs assez embarrassé, car des préhistoriens russes nous avaient dit en 2006 qu’il n’y avait jamais eu de Néandertaliens dans la région de Moscou. Et tout à coup, à la veille de notre retour en France, on nous annonce qu’on avait découvert des vestiges certainement néandertaliens lors de fouilles préparatoires à la construction d’une datcha près de la capitale. Cette annonce nous a renforcé dans la conviction que l’attribution des pierres1figures aux Néandertaliens était la plus valable. Enfin, en 2007, la revue Nature publiait en ligne le 30 septembre une étude signée par une équipe internationale dirigée par Svante Pääbo, du Max Planck Institut de Leipzig : les restes humains mis au jour dans la caverne Okladnikov, dans les monts Altaï (Sibérie), montraient que les Néandertaliens, qu’on savait avoir vécu en Ouzbékistan, s’étaient aventurés deux mille kilomètres plus à l’Est. L’équipe de Svante Pääbo émet d’ailleurs l’hypothèse que les Néandertaliens ont pu aller jusqu’en Mongolie, voire en Chine. Nous pourrions produire et commenter des dizaines et des dizaines de pierres1figures d’origine diverse, si nous avions le temps et la place pour ça. Mais nous devons maintenant passer à l’étape suivante de notre « suite logique » et examiner la question de la figuration libre, ou du passage de la figuration dérivée à la figuration libre. On pourra appeler , d’un point de vue technique, une figuration qui ne dépend pas des suggestions portées par son support. Ainsi, une sculpture réalisée à partir d’une masse d’argile ou d’un bloc de pierre quelconque et figurant de façon plus ou moins réaliste, plus ou moins fantasmée même, un objet quelconque, réel ou imaginaire/imaginé lui servant de % $% , sera rattachée à la figuration libre. De même un dessin, une gravure, une peinture réalisés sur un support laissant toute liberté d’action à celui qui l’a choisi justement pour sa neutralité initiale. Quid, alors, de la %% # ? Le mot dit bien ce qu’il veut dire : la figuration aura un autre but qu’elle1même, elle sera appliquée sur son support soit pour décorer celui1ci (outil, instrument de musique, meuble, paroi d’habitation, arme, etc), soit pour illustrer une légende, un mythe, pour initialiser ou terminer un épisode de chasse ou de pêche, etc, accompagnant souvent ainsi le langage, tel ou tel discours… La figuration ne pourra être appelée libre que quand elle ne poursuivra aucun autre but qu’elle1même. On voit donc apparaître ici une deuxième signification de l’expression : elle n’est plus une question de support, mais une question de but à atteindre, elle est une émanation de la % % % # (M. Klein) dont nous avons parlé dans DURIN 2006, p. 1251126, une recherche de sens, de connaissance, non illustrative, non rattachée à autre chose qu’elle1même. Ainsi, on pourra appeler figuration libre, dans cette optique, celle qui permet à l’enfant, par ses dessins aux caractéristiques si particulières et si troublantes, d’explorer le monde, d’en cerner, puis d’en articuler les uns sur les autres les éléments. On pourra appeler figuration libre celle qu’on trouve chez un peintre sur les carnets préparatoires à un tableau et qui est destinée, en principe, à disparaître une fois le tableau réalisé… sauf que ces carnets peuvent prendre par la suite une immense valeur pour leurs auteurs eux1mêmes y scrutant les jalons de leur propre évolution, pour les historiens de l’art, ou, de façon plus mercantile, pour les pilleurs de musées. Un des plus récents hauts faits de ces derniers est le vol, en juin 2009, dans le musée de l’hôtel Salé, d’un carnet d’études de Picasso estimé trois millions d’euros ! La figuration libre des carnets d’études diffère de la figuration appliquée des tableaux, fresques, mosaïques, 118 sculptures, etc, parvenus à leur point d’achèvement : dès les Gravettiens, avec leurs sagaies et bâtons percés décorés, leurs fresques sculptées dans le roc destinées à scander des paysages, leurs peintures faites pour historier les parois rocheuses et pour illustrer des histoires, la figuration est devenue figuration appliquée, sans espoir de retour. Nous avons essayé de montrer dans nos analyses précédentes des bulletins de la SERPE qu’il pouvait exister des concepts bien formés, en tout cas efficaces, concepts de proies, de prédateurs, par exemple, aussi bien chez les animaux que chez les premiers Hominidés, mais que le Rubicon à franchir pour accéder au langage à double articulation était l’attribution de à ces concepts, c’est1à1dire la . Or, c’est peut1être ce Rubicon1là que n’ont pas pu franchir les Néandertaliens, alors qu’ils ont vécu des centaines de milliers d’années en Afrique, en Asie et en Europe – ce que Sap sap ne pourra peut1être pas faire malgré (ou à cause de) toute sa science. Il n’est absolument pas absurde d’avancer l’idée que les Moustériens dessinaient des Bisons, des Mammouths, des Mégacéros, sans que ceux1ci portent une dénomination, flottante ou fixée. Chauvet I, pour nous, c’est ce moment unique où les concepts de Mammouth, de Lion, de Rhinocéros, etc, existent parfaitement dans la pensée des auteurs des dessins et des peintures, mais où ils sont encore . Cela signifie que la pensée des Moustériens était une % , et nous avons assez longuement décrit ce qu’était cette pensée, surtout à travers les écrits de l’Américaine Temple Grandin, Ma vie d’autiste, 1994, et Penser en images, 1997, pour ne pas y revenir ici ; nous renvoyons le lecteur à DURIN 1999, 2002, 2003 et 2005. Certains linguistes disent que le langage à double articulation est apparu d’un seul coup (sans trop préciser quand !), ce qui nous semble exclu vu la complexité des aires du cerveau qui entrent en jeu quand on parle, complexité mise de plus en plus en évidence par l’imagerie moderne. D’autres linguistes tentent d’imaginer les étapes successives qui ont permis d’accéder au langage humain tel qu’on l’entend en linguistique. Pour nous, le moment décisif est celui de la dénomination, et ce moment se place sous le signe du . Ou bien on a l’idée que toute entité bien constituée porte (doit porter) un nom, ou bien on n’a même pas été effleuré par cette idée. Un des meilleurs exemples à produire pour illustrer la soudaineté avec laquelle 0 peut surgir et s’imposer à quelqu’un est le cas célèbre d’Helen Keller, sourde, aveugle et muette dans son enfance, mais sortie de son état de quasi animalité par le dévouement et le talent pédagogique de sa gouvernante. Celle1ci inscrivait avec son doigt dans la paume de la main de son élève des noms, des noms, des noms… mais Helen , bien que sachant de façon virtuose répéter les signes perçus, ne leur associait aucune entité. Ce fut en avril que Helen comprit, pour la toute première fois de sa vie, le sens d'un mot. Annie, tout en versant de l'eau froide dans la main de son élève, épela sur la paume de cette dernière le code alphabétique « water » (eau). Helen comprit enfin que ce code nommait la chose froide qui coulait entre ses doigts : le « no world » venait de voler en éclats. A la suite de cette « renaissance », Helen se révéla si douée qu’elle posséda rapidement l’alphabet manuel et put bientôt apprendre à écrire. Six mois plus tard elle connaissait plus de six cents mots. A l’âge de dix ans elle maîtrisait le braille et savait même se servir d’une machine à écrire. Elle exprima alors son désir d’apprendre à parler. (WIKIPEDIA) Remarquons que la formule « Helen comprit pour la première fois de sa vie le sens d’un mot » est assez impropre. Il faudrait dire « Helen comprit pour la première fois de sa vie que chaque entité de son environnement pouvait recevoir une dénomination ». Elle connaissait beaucoup de ces entités, une tasse, un verre, une assiette, un parent, un animal familier… mais ce monde autour d’elle ressemblait pour une personne « normale » à un « non monde » (« no world »), puisque c’était un monde innommé. Pour Helen, c’était un monde auquel l’absence de ses sens lui refusait un accès facile, apaisé. Qu’en était1il, dans notre hypothèse, des Néandertaliens de Chauvet I ? Est1il absurde de penser qu’ils peignaient et dessinaient ces fabuleuses figurations sans savoir encore leur donner un nom ? Ils disposaient de tous leurs sens, et même, peut1être, d’une vue, d’une ouïe et d’un odorat plus performants que les nôtres, ils avaient des choses qui les entouraient une connaissance et une compréhension infiniment plus grandes qu’Helen Keller, mais ces choses étaient, pensons1nous, 0 . Ici, à Chauvet I, se jouait le drame entre ces trois notions capitales qui concernent la cognition, l’origine et la structuration du savoir : le 6 7 , le 8 et le 7 . On peut lire les pages toujours actuelles d’Engels sur ce sujet et sur la théorie du concept de Hegel ; un paragraphe commence ainsi : Singularité, particularité, universalité, telles sont les trois déterminations dans lesquelles se meut toute la « théorie du concept » (ENGELS 1952, p. 2251228). Nous avons déjà évoqué ces notions dans notre article du Bulletin n° 43 (1993) de la SERPE intitulé Entité / Substrat / Propriétés (Comportement animal et comportement humain). Si, d’après Hegel, une entité est faite d’un substrat (toujours concret), des propriétés attachées à ce substrat (toujours abstraites quand elles ont reçu une dénomination dans un langage humain : le 119 rouge, le vivant, le malodorant, le couvert d’écailles, le courageux) et de l’ensemble « substrat + propriétés », car l’entité est plus que le substrat seul et que les propriétés seules. Si vous tenez une grenouille dans votre main, vous avez affaire à un individu, une entité ici déterminée et concrète, avec pour substrat le corps matériel de la grenouille, pour propriétés qu’elle est verte, humide, vivante, inquiète, musclée, etc, une entité qui est elle1même la somme « substrat + propriétés ». Elle est aussi un objet au sens philosophique, alors que, quand je dis Les grenouilles de cette mare me dérangent beaucoup, les grenouilles de la mare sont prises dans un sens (on perd de vue le caractère concret de chacune d’entre elles, et aussi tel ou tel instant x de leur existence, on n’est pas dans un temps directement indexable sur une horloge). Quand je dis La Grenouille est un Batracien, je m’élève encore d’un niveau dans la généralité, je suis dans la catégorie de l’ . La grenouille évoquée ici n’a plus pour substrat concret que son nom quand je le pense ou que je le pense et le prononce, les lettres de son nom quand je le lis sur le papier ; et à ce substrat concret (mes neurones organisés d’une certaine façon) sont associées, dans mon encéphale, au moins les propriétés nécessaires et suffisantes pour que l’objet théorique « grenouille » soit reconnu, d’abord par moi1même, ensuite, par mon auditeur ou mon lecteur. Le Rhinocéros que dessinait il y a trente1deux mille ans l’occupant de Chauvet I n’était pas l’un des rhinocéros singuliers qu’il avait pu voir, piéger, manger, etc, en dehors de la grotte. Il y a eu là métaphore, c’est1à1dire passage des propriétés des rhinocéros concrets sur un autre substrat que leur corps matériel, en l’occurrence, sur le substrat neuronal, puis sur le substrat pariétal. Mais l’auteur de la peinture tenait1il là le Rhinocéros de la phrase Le Rhinocéros est un Mammifère ? Travaillait1il dans l’universel ? Hegel écrit dans son Encyclopédie des sciences philosophiques, 40141 : L’homme n’est pas satisfait de la simple connaissance, du phénomène purement sensible ; il veut éclaircir la chose, il veut savoir ce qu’il est, il veut le concevoir […] La nature nous montre une foule infinie de formes et de phénomènes singuliers ; nous avons le besoin de mettre de l’unité dans cette multiplicité ; c’est pourquoi nous comparons et cherchons à connaître ce qu’il y a d’universel en chacun (cité dans ENGELS 1952, p. 206) La différence entre l’image d’un Rhinocéros 1 serait1elle vue dans le Larousse illustré ou dans un traité sur les Rhinocéros 1, et le mot Rhinocéros, est que la première accueille, expose certaines des propriétés du Rhinocéros (corps, tête, yeux, peau, corne unique ou double, etc), en gros, ses propriétés visibles, alors que le mot Rhinocéros, sans exposer d’emblée aucune de ces propriétés visibles, ni aucune des autres, les recèle, en fait, absolument toutes, il est comme un site d’accueil pour elles, et on peut étendre indéfiniment leur nombre (formule sanguine, lieux d’habitation, comportement dans un zoo, génome complet, etc). Dans la théorie du sémioticien américain Charles Sanders Peirce, le nom est un $ , l’image figurée est un , (ou " ), et il faudrait réserver le nom d’ "9 proprement dite à l’ : qui, dans l’encéphale de tel ou tel individu, humain ou animal, est associé, par exemple, au concept de Rhinocéros. Peirce est ainsi amené à dire que l’icône n’existe que dans la conscience, même si, par facilité, l’on étend le nom d’icône à des objets externes produisant une icône dans la conscience (4. 447). De sorte qu’appeler icône une photographie est une pure métaphore : l’icône est à proprement parler l’image mentale que cette photographie suscite. (Bien plus, Peirce dit aussi qu’une photographie est un index attirant notre attention sur le fragment de réalité qu’elle reproduit iconiquement…) (ECO 1971, p. 223). Cet : (Changeux dirait : cette image mentale) a inventorié toutes les propriétés du Rhinocéros auxquelles a été exposé dans sa vie l’individu en question, mais il est prêt à intégrer toute sorte de nouvelles propriétés en fonction d’expériences nouvelles mettant en jeu un Rhinocéros. Nous avons appelé cet objet neuronal, dans nos écrits antérieurs, un (reflet intérieur d’une entité du monde). L’entitème n’est donc pas un objet neuronal figé (cela n’existe d’ailleurs probablement pas !), il apparaît plutôt comme un ; capable de s’élargir indéfiniment. On se rend compte alors que le nom est comme l’entitème lui1même, en ce sens qu’il est capable de fournir à celui qui le comprend un certain nombre de propriétés de l’entité nommée, mais qu’il peut s’enrichir indéfiniment de nouvelles propriétés. Du Rhinocéros, je peux ne " < que les quelques propriétés (surtout visibles) qui suffisent pour que je le " , mais je peux aussi enrichir le sens de ce mot en allant au zoo examiner de près des rhinocéros concrets, en regardant un documentaire, en lisant une encyclopédie… Ainsi, le nom (le symbole au sens de 120 Peirce), l’entitème et l’entité elle1même apparaissent tous les trois comme des horizons pour la connaissance, sans aucune limitation. La figuration (l’index), elle, apparaîtra toujours comme appauvrie, comme % " par rapport à l’ auquel le nom est parvenu à atteindre. Mais elle a quand même d’immenses avantages, sa lisibilité immédiate surtout, ce qui fait qu’elle a souvent accompagné l’écrit quand celui1ci n’était accessible qu’à une partie de la population (cas des sculptures dans et sur les églises, par exemple). Nous avons déjà dit que les images auxquelles on pouvait le plus spontanément associer les peintures et dessins de Chauvet I, c’étaient celles qu’on trouve dans les carnets de croquis préparatoires des peintres (nous avions donné l’exemple d’une page d’études de mains et de visages de Millet, nous donnerons ici des études de chats de Géricault). Faute d’avoir inventé la dénomination, le Moustérien de Chauvet I cherchait à donner à ses images de Rhinocéros, de Chevaux, de Lions, les traits les plus conformes à la réalité, les propriétés visuelles les plus proches du prototype. Longtemps, il avait été soumis aux fantaisies du support (bloc de pierre ou paroi de grotte), et voici qu’il pouvait maintenant développer son sens de l’observation sur un support tout à lui, voici qu’il avait maintenant accès à la ! En oeuvrant, en captant de la façon la plus réaliste possible les propriétés visibles des entités de son environnement, il se rapprochait de l’universel, mais l’index (l’image, la figuration d’une apparence) est par définition condamné au particulier, seul le symbole (la dénomination) pouvait ouvrir devant l’Homme les espaces sans limites auxquels il aspirait en quelque sorte par nature. A la fin de L’homme et la matière, André Leroi1Gourhan parle de la pente que suivent dans tout le monde vivant les besoins d’une survie aux modalités de plus en plus complexes (LEROI1GOURHAN 1971, p. 326). La pente en question a conduit les Néandertaliens jusqu’à ce sommet que constitue à nos yeux Chauvet I. Pour nous, ce qu’on peut voir dans cette grotte a un caractère non pas inaugural, comme le suggèrent de Lumley ou Randall White, par exemple, mais au contraire, le caractère d’une apothéose. Comme celle1ci, hélas ! sera suivie de l’extinction de l’espèce, on devra plutôt parler d’un " "$ … Et c’est ainsi que, dans notre hypothèse, nous définirons les merveilles de Chauvet I et de quelques autres grottes lui ressemblant peu ou prou. C’est un contresens majeur que de voir dans les images doublées, triplées ou plus encore, la figuration du mouvement. Un contresens et un anachronisme, car on fait comme si les images fournies par la photographie et le cinéma avaient toujours existé. Ce que dévoilent les fameux sept Rhinocéros accolés, ce n’est ni l’invention de la perspective, ni la représentation du mouvement : c’est la tentative passionnée (on sent comme une ivresse, comme une perte de contrôle de soi de l’auteur) de passer du particulier au général, à l’universel, par la multiplication du particulier. On a là une sorte d’expérience de pensée, heureusement concrétisée sous nos yeux, qui matérialise le mur de verre séparant l’index du symbole. On peut donc à bon droit considérer Chauvet I comme un vaste # (science du sens) (science des signes), à rapprocher plutôt, cette fois, des quatre1vingt dix1neuf autoportraits de Rembrandt ou des Demoiselles d’Avignon de Picasso, qui sont, elles aussi, la matérialisation d’une des plus audacieuses expériences de pensée de notre temps. Hegel dit que penser, c’est envisager tout sujet particulier sous le rapport de l’universel (FLEISCHMANN 1964, p. 376). A ce propos, nous dirons 1 que la pensée n’est pas le propre de l’Homme, et que nous la voyons sous des formes embryonnaires même chez les organismes vivants situés au plus bas de l’échelle de l’évolution, voire au niveau des cellules ; 1 que si l’Homme peut envisager tout sujet particulier sous le rapport de l’universel, c’est parce qu’il est parvenu à se doter de la dénomination et du langage à double articulation, seuls moyens possibles de penser l’universel. Chauvet I semble démontrer, selon nous, que les Néandertaliens n’étaient pas encore en mesure de penser l’universel, mais qu’ils en étaient tout près, et parfaitement capables des pensées les plus riches, les plus raffinées. Tout est dans la définition de penser. 121 %% # Plutôt que de parler de la figuration appliquée (nous n’avons pas la place convenable, mais le lecteur aura compris de quoi il s’agit), nous laisserons la parole aux pierres1figures néandertaliennes, degrés émouvants conduisant vers la figuration libre. . 6 ANDRÉ D. et CHABAUD M., 2000 « Le plus grand Mammouth totémique de la préhistoire ? Le Pont1 d’Arc et son possible rapport avec l’ornementation de la grotte Chauvet (Vallon1Pont1d’Arc, Ardèche) ». Bulletin Préhistoire du Sud#Ouest n° 7 de l’association Préhistoire quercinoise et du Sud# Ouest, p. 19137 AUJOULAT N. 1994 Lascaux. Le geste, l’espace et le temps. 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E 6 6 FG 6 = >? @ABBCD 8 6 6 6& & &8& & &&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&! 0 6& & &8& & 5 , ABB?H&& &&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&A 6& & &8& & I 6 " ' " 8 &&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&& HHH&&HHHHHHHHHHHHHHHHHH&&&> + K 8 I % MK * + . HHHHHHHHHHH &&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&L % K 0 5 7 '+ 8 " % K 7 K &HHHH&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&!B 7. , ABB?& &&H&HJN HHHHH&&HO? HHHHHHHHHHHHHHHHHH& &&&&&&&&&&&&>? HHHHHHHHHHHHH& &&&&&&&&&&&&LL " & : 0 HHHHHHHH&?B ( @' "DHHHHHHHHHH&&&&CA )" + I ' DK " % ) F # % K % P 7 % # 1' $ 5 " MK . # " 5 6K '. 1 % @ ' ABBC &&HHHHHH&HHHHHHH&&&&&&&&&&&&&&J &&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&!B! - HHH&&HHHHHHHHHHHHHHHHHHH&HHHH&HHHHH&!JO