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Apprendre à être désagréable

2019, Liberté

Retour sur le chantier féministe du Théâtre ESPACE GO.

Document généré le 15 nov. 2019 12:18 Liberté Apprendre à être désagréable Marie-Claude Garneau 60 ans de luttes et d’idées. 1. Une révolution fragile Numéro 325, automne 2019 URI : https://id.erudit.org/iderudit/91841ac Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Collectif Liberté ISSN 0024-2020 (imprimé) 1923-0915 (numérique) Découvrir la revue Citer ce compte rendu Garneau, M.-C. (2019). Compte rendu de [Apprendre à être désagréable]. Liberté, (325), 79–81. Tous droits réservés © Marie-Claude Garneau, 2019 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ SCÈNES Apprendre à être désagréable Marie-Claude Garneau e montrer obstinée, c’est volontairement faire état de son désaccord, c’est se positionner en fonction d’un désaccord. Et rendre public ce désaccord amène parfois à se montrer désagréable. Le féminisme, pourrait-on dire, est une création de femmes plutôt désagréables. » Ces mots sont ceux de Sara Ahmed, dans « Les rabat-joie féministes (et autres sujets obstinés) », texte publié en français en 2012 et tiré de son ouvrage The Promise of Happiness (2010). Les femmes et les féministes ont si peu d’espace, il me semble, pour exprimer leurs colères, leurs insatisfactions et leurs désespoirs, si peu d’espace pour être désagréables en toute liberté. Nous sommes bien souvent les premières à réprimer nos envies de hurler, à nous auto-surveiller et à bien peser les mots que nous employons pour exprimer un désaccord. J’espérais secrètement trouver au chantier féministe du théâtre Espace Go, un événement de six jours qui s’est tenu en avril dernier, un espace de colère bouillante, un lieu où les idées de rébellion seraient affichées en grande pompe et où les voix des femmes, autrices, metteuses en scène et comédiennes féministes s’élèveraient enfin pour hurler leur désir de justice et de reconnaissance. Je me doutais bien que je rêvais, mais ce léger espoir me donnait confiance. Surtout, ça calmait la rabat-joie féministe (killjoy feminist, l’expression est de Ahmed) en moi, ne serait-ce que quelques instants. « S’engager dans l’activisme politique, toujours selon Ahmed, revient […] à engager un combat contre le bonheur. » Et puisque « le bonheur a pour fondement l’effacement des signes de mésentente », il faut le déstabiliser. Lui opposer une résistance constante, pour qu’un dialogue constructif advienne. Le chantier féministe, avec ses tables rondes et ses conférences portant sur le sexisme de la langue, l’histoire de la prise de pa- «S Dessin : Youloune La place des femmes en théâtre Chantier féministe : tables rondes, dîners-causeries et ateliers collaboratifs À l’Espace Go du 8 au 13 avril 2019 Sara Ahmed Les rabat-joie féministes (et autres sujets obstinés) Traduit de l’anglais par Oristelle Bonis Cahiers du genre, vol. 2, no 53, 2012 role des femmes, les réflexions sur le déboulonnement des mythes et la représentation des femmes dans les médias, entre autres, avait le potentiel de combattre le bonheur. C’était le moment adéquat pour fracasser les apparences trompeuses, celles qui nous font miroiter l’engagement et l’ouverture de cette communauté d’artistes plutôt tissée serré. Le moment de révéler les failles de ce bonheur qui invisibilise les femmes. Le bonheur tranquille de ceux qui décident. Il est construit sur une loi tacite, que personne n’énonce tout haut, mais que chacun et chacune a depuis longtemps intériorisée : le milieu théâtral repose sur le travail collectif et sur « les bonnes connexions ». Si nous souhaitons obtenir des contrats, nous avons intérêt à savoir plaire et à nous faire aimer. À effacer les signes de mésentente, donc. Et malgré l’effervescence féministe des dernières années, les personnes qui mettent en pratique des revendications féministes ne se font pas particulièrement aimer dans le milieu théâtral. Partant de ce constat, on comprend pourquoi les femmes n’ont pas envie de fesser à grand coup de militance dans la façade consensuelle de ce petit écosystème et pourquoi on n’a entendu que de faibles rugissements tout au long de ce chantier. Le problème avec « l’injonction au bonheur » On comprend aussi pourquoi l’objectif central de l’événement consistait à chercher « comment être des allié·es ». Qui doit être l’allié·e de qui ici ? N’étionsnous pas là pour entendre les principales intéressées – les femmes – nous parler de leurs conditions de travail, par exemple, et, surtout, des obstacles systémiques et personnels auxquels elles font face ? Pourquoi chercher d’abord à être une alliée quand on ne peut même pas faire son métier de manière juste et équitable ? À Liberté 325 — Automne 2019 79 salaire égal, sans préjugé, sans se faire ramener constamment à des considérations physiques et esthétiques ? Ce qui paraissait également incongru était l’absence d’une parole réellement politisée. Allait-on parler d’inégalités, d’injustices, autres que celles qu’impose la langue française et celles que révèlent les statistiques ? Si les questions posées pour structurer les midis-conférences Qui profite de ce féminisme joyeux et poli ? et les tables rondes ouvertes au public portaient indéniablement sur des enjeux touchant les femmes, en quoi étaient-elles directement abordées d’un point de vue situé comme féministe ? En quoi engageaient-elles les femmes, en quoi étaient-elles porteuses de colère et d’insatisfaction, en quoi ouvraient-elles un espace de discussion critique ? On me répondra peut-être que ce n’était pas l’endroit approprié pour discuter d’enjeux considérés comme « privés » – c’est-à-dire l’effacement des femmes artistes et les conditions matérielles de leurs pratiques –, que ça ne devrait concerner que les professionnelles du milieu. Cela dit, certaines intervenantes ont su nous atteindre jusque dans nos retranchements, il faut le mentionner. Elles ont su révéler le malaise en nous, cette part d’ombre qui nous empêche d’être réellement politisées dans ce contexte de travail. Zab Maboungou, empruntant les mots puissants de la militante féministe afro-américaine Angela Davis, nous a demandé si c’était vraiment cela que nous voulions, « être égales [à ce que nous contestons] » ? Émilie Nicolas, pour sa part, nous a fait voir ce à quoi certaines personnes racisées font face lorsqu’elles ont enfin un travail digne de ce nom dans le métier : « Si j’ose critiquer, est-ce que je vais perdre ma job ? » Et Stéphane Martelly a rappelé les rapports de pouvoir qui sont constamment rejoués, dans notre société patriarcale et colonialiste comme au théâtre, nous enjoignant à « renoncer à l’innocence ». Ces trois femmes nous ont montré ce que voulait dire « être obstinée ». Malgré cela, la plupart des discussions étaient traversées par un optimisme bon enfant. Certaines personnes s’exprimaient à demi-mot, d’autres exposaient des faits accablants, mais sans pour autant nous inciter à plonger dans la colère salvatrice. Aborder en surface des questions aussi fondamentales nous évite la mésentente, pour reprendre les mots de Sara Ahmed. Et l’injonction au bonheur apparaît dans la répétition des mêmes questions et des mêmes approches : 80 Liberté 325 — Automne 2019 l’approche quantitative qui ne cesse de rebrasser les mêmes statistiques aberrantes, confirmant que les femmes artistes restent minoritaires dans les postes d’autrices et de metteuses en scène dans les institutions théâtrales. Finalement, le chantier féministe d’Espace Go s’est gardé une petite gêne, comme on dit, de peur d’être considéré comme trop émotif et, par extension, trop féminin… Pourtant, quand on voit à quel point le travail des femmes et leurs créations sont méprisées – les chiffres le disent ! –, on s’attendrait, avec raison, à des cris et à de la colère non contenue. On s’attendrait à des revendications et à des prises de parole féministes. Militantes. Désobéir : pour en finir avec le désir de plaire Selon Sara Ahmed, « être identifiée comme féministe, c’est être assignée à une catégorie difficile […]. Vous vous dites “féministe”, et tout de suite on vous voit comme quelqu’un avec qui il n’est pas facile de s’entendre. Vous devez montrer que non, vous n’êtes pas difficile, en affichant des signes de bonne volonté et de bonheur ». Ce qui semble délicat avec la posture féministe dans le milieu théâtral (et, bien sûr, dans la société en général), c’est qu’elle jette d’abord de l’ombre sur la personne qui ose l’assumer et la mettre en pratique, puis elle génère une peur chez autrui. Elle souligne les biais, les préjugés et la complaisance. Parfois, il suffit que le mot « féminisme » circule dans une conversation au sortir d’un spectacle pour voir les sourires se crisper, entendre les ventres se tordre et les mansplainers sauter sur l’occasion d’étaler leur savoir. Lors du dévoilement de son étude sur l’analyse des discours médiatiques dans le milieu théâtral pendant le chantier féministe, par exemple, la chercheuse Stéfany Boisvert s’est vu couper la parole lorsqu’elle a tenté d’aborder le malaise que suscite le mot chez des critiques de théâtre. J’en étais à la fois désolée et révoltée, parce que c’était justement ce genre d’intervention dont nous avions besoin : une posture féministe revendiquée, une critique des rapports de pouvoir et des biais androcentrés. Voilà une féministe qui souhaitait nommer directement les problèmes. Au lieu de cela, on nous a offert une discussion molle et consensuelle sur la situation des femmes journalistes – principalement blanches, encore une fois, parce que l’animatrice de la discussion a failli à donner suffisamment la parole à la seule femme racisée présente. Se dire féministe, c’est donc troubler l’environnement. Et ce chantier, parce qu’il se questionnait sur le rôle des allié·es, ne pouvait pas se permettre d’être repoussant ni embarrassant. Il se devait d’être « ouvert ». Ce chantier devait plaire. Alors l’usage du terme féministe, il fallait y faire bien attention. Certaines représentations de « la féministe » plaisent, cependant. Généralement, la jeune femme blanche, hétérosexuelle, intelligente et belle, qui souhaite l’égalité pour toutes et qui voudrait bien qu’on inclue davantage les hommes dans nos discussions réussit à se faire entendre. Elle apporte souvent des arguments dignes d’être écoutés. Loin de moi l’idée ici de créer une fausse distinction entre les « bonnes » et les « mauvaises » féministes (distinction que certaines trouveront peut-être simpliste ou grossière), mais force est de constater que c’est le milieu théâtral lui-même qui génère cette fracture entre celles qui ont droit à la parole et les autres : des femmes – souvent, mais pas nécessairement – racisées, non hétérosexuelles, plus âgées, moins visibles, moins populaires, dont les arguments et le ton généralement plus critiques ne visent pas l’égalité mais bien le renversement des structures existantes et la recomposition de l’écosystème théâtral afin qu’il soit plus juste et engagé. Ces féministes plaisent moins. Malgré cela, toutes semblent avoir compris une chose fondamentale au sein de cette communauté : il ne s’agit pas seulement d’un milieu culturel, mais également d’un contexte économique. Parler en tant que féministe nous privera-t-il d’un prochain contrat ? I bet que certaines connaissent déjà la réponse (savoir plaire, vous vous souvenez ?). Choisir, donc, de rendre visibles les contributions des femmes, dans une perspective positive et festive, reste, dans ce contexte de grande incertitude financière, une action pertinente… et moins dommageable. Sara Ahmed donne l’exemple, à plusieurs reprises, de la femme noire en colère qui doit cesser de ramener le sujet du racisme sur la table, de peur de provoquer des soupirs exaspérés de la part de ses interlocuteurs. Elle décrit l’injonction au bonheur à laquelle ces femmes doivent se soumettre pour montrer la militance sous un jour rayonnant, c’est-à-dire celui du « privilège » de parler de « diversité ». Cet enseignement tiré de l’expérience des femmes racisées peut nous servir pour comprendre la situation des féministes engagées du milieu théâtral. Parce que, pendant que les femmes surveillent, pondèrent et négocient chaque jour ce qu’elles disent, par peur de déplaire, tout autant que dans l’espoir qu’on reconnaisse enfin leur travail à sa juste valeur, il faut se demander à qui cela bénéficie qu’elles soient encore en train de comptabiliser des statistiques (qui ne changent que très peu de choses, il faut le mentionner) au lieu de se rebeller. Qui profite de ce féminisme joyeux et poli ? Faire la bataille « Sans doute faut-il repenser l’obstination pour la poser en style politique, nous dit Ahmed : un refus de détourner le regard de ce sur quoi trop souvent on ne s’arrête pas. » Elle poursuit : « Celles qui insistent sur la réalité du racisme, du sexisme et de l’hétérosexisme sont accusées d’entêtement : elles refusent qu’on ferme les yeux sur ces réalités. Dans un monde où le “bonheur de la diversité” est employé comme technologie de description du social, le simple fait de parler d’injustices, de violence, de pouvoir, de subordination peut signifier faire obstacle, “se mettre en travers” du bonheur des autres. » Mais comment les femmes artistes peuventelles trouver le courage, l’énergie et le temps de crier leurs revendications alors qu’elles doivent encore lutter pour obtenir la reconnaissance de leur travail et le salaire qui vient avec ? Certaines devront donc faire la bataille. J’emprunte cette expression à Micheline Chevrier, d’Imago Théâtre, une intervenante du chantier féministe. Faire la bataille signifie que les privilégiées de ce milieu devront utiliser le pouvoir qu’elles détiennent pour dénoncer les injustices. Pour dire tout haut ce que nous sommes plusieurs à penser tout bas. Reconnaître le travail de toutes les femmes et de toutes les féministes, de toutes les postures. S’intéresser à leur parole. Admettre leur apport dans la prise de conscience des biais et des rapports de pouvoir reconduits. Accepter le fait que le mouvement des Femmes pour l’équité en théâtre a bousculé les idées préconçues au point d’agir comme un impératif dans les programmations. Comme le soulignait Emmanuelle Sirois lors de son intervention durant le chantier d’Espace Go, « le féminisme ne dédouane pas ». Les directions artistiques ne peuvent, en effet, légitimer leurs programmations non paritaires par la présence de nombreuses femmes dans leur comité de lecture, leur conseil d’administration ou parce qu’elles accomplissent diverses tâches connexes au sein de leur institution. De toute façon, révéler ces lieux invisibles dans lesquels œuvrent les femmes, c’est confirmer que leur travail fait fonctionner ce milieu sans pour autant qu’elles aient accès aux postes de responsabilité et de création. C’est confirmer l’importance de la lutte féministe. Nous devons exiger une zone paritaire chaque année, chaque saison, pour les autrices, les metteuses en scène. Il est temps qu’elles accèdent aux grands plateaux. Cessons de nous servir du corps des femmes et collaborons avec leur intelligence ! Il faut mettre en place des auditions qui visent à diversifier les distributions et à rencontrer d’autres personnes. Il est primordial de débloquer des fonds pour permettre la recherche à plus long terme, pour ouvrir des espaces de recherchecréation en dehors des milieux universitaires et pour que l’esprit critique envahisse davantage la scène théâtrale. Soyons rabat-joie en tant que spectatrices aussi. Indignons-nous et réclamons plus de représentativité. En tant que spectatrices, nous devons nous servir de ce mince pouvoir qui nous est octroyé, notre pouvoir économique, pour refuser de fréquenter des théâtres qui ne sont pas paritaires, pour encourager plutôt une petite compagnie féministe, un collectif queer et racisé, et pour visiter des lieux de création méconnus et moins valorisés. Je termine en citant Guérilla de l’ordinaire, du Théâtre de l’Affamée, pour réaffirmer ce qu’il faut, à mon sens, garder en tête : Mais j’abandonnerai pas. Malgré les camarades qui tombent une à une, un à un. Malgré les proches qui n’y croient pas ou pire qui n’y croient plus. Aujourd’hui, il y a la fulgurance du soulèvement qui me tient. Lis-moi dans le désordre. Et recommence. Il faudra toujours recommencer. Liberté 325 — Automne 2019 81