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Liberté
Apprendre à être désagréable
Marie-Claude Garneau
60 ans de luttes et d’idées. 1. Une révolution fragile
Numéro 325, automne 2019
URI : https://id.erudit.org/iderudit/91841ac
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Éditeur(s)
Collectif Liberté
ISSN
0024-2020 (imprimé)
1923-0915 (numérique)
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Garneau, M.-C. (2019). Compte rendu de [Apprendre à être désagréable]. Liberté, (325),
79–81.
Tous droits réservés © Marie-Claude Garneau, 2019
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SCÈNES
Apprendre à être désagréable
Marie-Claude Garneau
e montrer obstinée, c’est volontairement faire
état de son désaccord, c’est se positionner en
fonction d’un désaccord. Et rendre public ce désaccord
amène parfois à se montrer désagréable. Le féminisme,
pourrait-on dire, est une création de femmes plutôt
désagréables. » Ces mots sont ceux de Sara Ahmed, dans
« Les rabat-joie féministes (et autres sujets obstinés) »,
texte publié en français en 2012 et tiré de son ouvrage
The Promise of Happiness (2010). Les femmes et les féministes ont si peu d’espace, il me semble, pour exprimer
leurs colères, leurs insatisfactions et leurs désespoirs, si
peu d’espace pour être désagréables en toute liberté.
Nous sommes bien souvent les premières à réprimer
nos envies de hurler, à nous auto-surveiller et à bien
peser les mots que nous employons pour exprimer un
désaccord.
J’espérais secrètement trouver au chantier féministe du théâtre Espace Go, un événement de six jours
qui s’est tenu en avril dernier, un espace de colère
bouillante, un lieu où les idées de rébellion seraient
affichées en grande pompe et où les voix des femmes,
autrices, metteuses en scène et comédiennes féministes
s’élèveraient enfin pour hurler leur désir de justice et de
reconnaissance. Je me doutais bien que je rêvais, mais ce
léger espoir me donnait confiance. Surtout, ça calmait
la rabat-joie féministe (killjoy feminist, l’expression est
de Ahmed) en moi, ne serait-ce que quelques instants.
« S’engager dans l’activisme politique, toujours selon
Ahmed, revient […] à engager un combat contre le
bonheur. » Et puisque « le bonheur a pour fondement
l’effacement des signes de mésentente », il faut le déstabiliser. Lui opposer une résistance constante, pour
qu’un dialogue constructif advienne. Le chantier féministe, avec ses tables rondes et ses conférences portant
sur le sexisme de la langue, l’histoire de la prise de pa-
«S
Dessin : Youloune
La place des femmes
en théâtre
Chantier féministe : tables rondes,
dîners-causeries et ateliers
collaboratifs
À l’Espace Go du 8 au 13 avril 2019
Sara Ahmed
Les rabat-joie féministes
(et autres sujets obstinés)
Traduit de l’anglais par Oristelle Bonis
Cahiers du genre,
vol. 2, no 53, 2012
role des femmes, les réflexions sur le déboulonnement
des mythes et la représentation des femmes dans les
médias, entre autres, avait le potentiel de combattre le
bonheur. C’était le moment adéquat pour fracasser les
apparences trompeuses, celles qui nous font miroiter
l’engagement et l’ouverture de cette communauté d’artistes plutôt tissée serré. Le moment de révéler les failles
de ce bonheur qui invisibilise les femmes. Le bonheur
tranquille de ceux qui décident. Il est construit sur une
loi tacite, que personne n’énonce tout haut, mais que
chacun et chacune a depuis longtemps intériorisée : le
milieu théâtral repose sur le travail collectif et sur « les
bonnes connexions ». Si nous souhaitons obtenir des
contrats, nous avons intérêt à savoir plaire et à nous
faire aimer. À effacer les signes de mésentente, donc. Et
malgré l’effervescence féministe des dernières années,
les personnes qui mettent en pratique des revendications féministes ne se font pas particulièrement aimer
dans le milieu théâtral. Partant de ce constat, on comprend pourquoi les femmes n’ont pas envie de fesser à
grand coup de militance dans la façade consensuelle de
ce petit écosystème et pourquoi on n’a entendu que de
faibles rugissements tout au long de ce chantier.
Le problème avec « l’injonction au bonheur »
On comprend aussi pourquoi l’objectif central de
l’événement consistait à chercher « comment être des
allié·es ». Qui doit être l’allié·e de qui ici ? N’étionsnous pas là pour entendre les principales intéressées
– les femmes – nous parler de leurs conditions de travail, par exemple, et, surtout, des obstacles systémiques
et personnels auxquels elles font face ? Pourquoi chercher d’abord à être une alliée quand on ne peut même
pas faire son métier de manière juste et équitable ? À
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salaire égal, sans préjugé, sans se faire ramener constamment à des considérations physiques et esthétiques ? Ce
qui paraissait également incongru était l’absence d’une
parole réellement politisée. Allait-on parler d’inégalités, d’injustices, autres que celles qu’impose la langue
française et celles que révèlent les statistiques ? Si les
questions posées pour structurer les midis-conférences
Qui profite de ce
féminisme joyeux
et poli ?
et les tables rondes ouvertes au public portaient indéniablement sur des enjeux touchant les femmes, en
quoi étaient-elles directement abordées d’un point de
vue situé comme féministe ? En quoi engageaient-elles
les femmes, en quoi étaient-elles porteuses de colère et
d’insatisfaction, en quoi ouvraient-elles un espace de
discussion critique ? On me répondra peut-être que ce
n’était pas l’endroit approprié pour discuter d’enjeux
considérés comme « privés » – c’est-à-dire l’effacement
des femmes artistes et les conditions matérielles de
leurs pratiques –, que ça ne devrait concerner que les
professionnelles du milieu.
Cela dit, certaines intervenantes ont su nous
atteindre jusque dans nos retranchements, il faut le
mentionner. Elles ont su révéler le malaise en nous,
cette part d’ombre qui nous empêche d’être réellement
politisées dans ce contexte de travail. Zab Maboungou,
empruntant les mots puissants de la militante féministe afro-américaine Angela Davis, nous a demandé si
c’était vraiment cela que nous voulions, « être égales [à
ce que nous contestons] » ? Émilie Nicolas, pour sa part,
nous a fait voir ce à quoi certaines personnes racisées
font face lorsqu’elles ont enfin un travail digne de ce
nom dans le métier : « Si j’ose critiquer, est-ce que je
vais perdre ma job ? » Et Stéphane Martelly a rappelé
les rapports de pouvoir qui sont constamment rejoués,
dans notre société patriarcale et colonialiste comme au
théâtre, nous enjoignant à « renoncer à l’innocence ».
Ces trois femmes nous ont montré ce que voulait dire
« être obstinée ».
Malgré cela, la plupart des discussions étaient traversées par un optimisme bon enfant. Certaines personnes s’exprimaient à demi-mot, d’autres exposaient
des faits accablants, mais sans pour autant nous inciter à plonger dans la colère salvatrice. Aborder en surface des questions aussi fondamentales nous évite la
mésentente, pour reprendre les mots de Sara Ahmed.
Et l’injonction au bonheur apparaît dans la répétition des mêmes questions et des mêmes approches :
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l’approche quantitative qui ne cesse de rebrasser les
mêmes statistiques aberrantes, confirmant que les
femmes artistes restent minoritaires dans les postes
d’autrices et de metteuses en scène dans les institutions théâtrales. Finalement, le chantier féministe
d’Espace Go s’est gardé une petite gêne, comme on
dit, de peur d’être considéré comme trop émotif et,
par extension, trop féminin… Pourtant, quand on
voit à quel point le travail des femmes et leurs créations sont méprisées – les chiffres le disent ! –, on
s’attendrait, avec raison, à des cris et à de la colère
non contenue. On s’attendrait à des revendications
et à des prises de parole féministes. Militantes.
Désobéir : pour en finir avec le désir de plaire
Selon Sara Ahmed, « être identifiée comme féministe, c’est être assignée à une catégorie difficile […].
Vous vous dites “féministe”, et tout de suite on vous
voit comme quelqu’un avec qui il n’est pas facile de
s’entendre. Vous devez montrer que non, vous n’êtes
pas difficile, en affichant des signes de bonne volonté
et de bonheur ». Ce qui semble délicat avec la posture féministe dans le milieu théâtral (et, bien sûr,
dans la société en général), c’est qu’elle jette d’abord
de l’ombre sur la personne qui ose l’assumer et la
mettre en pratique, puis elle génère une peur chez
autrui. Elle souligne les biais, les préjugés et la complaisance. Parfois, il suffit que le mot « féminisme »
circule dans une conversation au sortir d’un spectacle pour voir les sourires se crisper, entendre les
ventres se tordre et les mansplainers sauter sur l’occasion d’étaler leur savoir. Lors du dévoilement de son
étude sur l’analyse des discours médiatiques dans le
milieu théâtral pendant le chantier féministe, par
exemple, la chercheuse Stéfany Boisvert s’est vu couper la parole lorsqu’elle a tenté d’aborder le malaise
que suscite le mot chez des critiques de théâtre. J’en
étais à la fois désolée et révoltée, parce que c’était
justement ce genre d’intervention dont nous avions
besoin : une posture féministe revendiquée, une
critique des rapports de pouvoir et des biais androcentrés. Voilà une féministe qui souhaitait nommer
directement les problèmes. Au lieu de cela, on nous
a offert une discussion molle et consensuelle sur la
situation des femmes journalistes – principalement
blanches, encore une fois, parce que l’animatrice de
la discussion a failli à donner suffisamment la parole
à la seule femme racisée présente. Se dire féministe,
c’est donc troubler l’environnement. Et ce chantier,
parce qu’il se questionnait sur le rôle des allié·es, ne
pouvait pas se permettre d’être repoussant ni embarrassant. Il se devait d’être « ouvert ». Ce chantier
devait plaire. Alors l’usage du terme féministe, il fallait y faire bien attention.
Certaines représentations de « la féministe »
plaisent, cependant. Généralement, la jeune femme
blanche, hétérosexuelle, intelligente et belle, qui
souhaite l’égalité pour toutes et qui voudrait bien
qu’on inclue davantage les hommes dans nos discussions réussit à se faire entendre. Elle apporte
souvent des arguments dignes d’être écoutés. Loin de
moi l’idée ici de créer une fausse distinction entre les
« bonnes » et les « mauvaises » féministes (distinction
que certaines trouveront peut-être simpliste ou grossière), mais force est de constater que c’est le milieu
théâtral lui-même qui génère cette fracture entre celles
qui ont droit à la parole et les autres : des femmes – souvent, mais pas nécessairement – racisées, non hétérosexuelles, plus âgées, moins visibles, moins populaires,
dont les arguments et le ton généralement plus critiques ne visent pas l’égalité mais bien le renversement
des structures existantes et la recomposition de l’écosystème théâtral afin qu’il soit plus juste et engagé. Ces
féministes plaisent moins. Malgré cela, toutes semblent
avoir compris une chose fondamentale au sein de cette
communauté : il ne s’agit pas seulement d’un milieu
culturel, mais également d’un contexte économique.
Parler en tant que féministe nous privera-t-il d’un prochain contrat ? I bet que certaines connaissent déjà la
réponse (savoir plaire, vous vous souvenez ?). Choisir,
donc, de rendre visibles les contributions des femmes,
dans une perspective positive et festive, reste, dans ce
contexte de grande incertitude financière, une action
pertinente… et moins dommageable. Sara Ahmed
donne l’exemple, à plusieurs reprises, de la femme
noire en colère qui doit cesser de ramener le sujet du
racisme sur la table, de peur de provoquer des soupirs
exaspérés de la part de ses interlocuteurs. Elle décrit
l’injonction au bonheur à laquelle ces femmes doivent
se soumettre pour montrer la militance sous un jour
rayonnant, c’est-à-dire celui du « privilège » de parler
de « diversité ». Cet enseignement tiré de l’expérience
des femmes racisées peut nous servir pour comprendre
la situation des féministes engagées du milieu théâtral.
Parce que, pendant que les femmes surveillent, pondèrent et négocient chaque jour ce qu’elles disent, par
peur de déplaire, tout autant que dans l’espoir qu’on
reconnaisse enfin leur travail à sa juste valeur, il faut se
demander à qui cela bénéficie qu’elles soient encore en
train de comptabiliser des statistiques (qui ne changent
que très peu de choses, il faut le mentionner) au lieu de
se rebeller. Qui profite de ce féminisme joyeux et poli ?
Faire la bataille
« Sans doute faut-il repenser l’obstination pour la
poser en style politique, nous dit Ahmed : un refus de
détourner le regard de ce sur quoi trop souvent on ne s’arrête
pas. » Elle poursuit : « Celles qui insistent sur la réalité du racisme, du sexisme et de l’hétérosexisme sont
accusées d’entêtement : elles refusent qu’on ferme les
yeux sur ces réalités. Dans un monde où le “bonheur
de la diversité” est employé comme technologie de description du social, le simple fait de parler d’injustices,
de violence, de pouvoir, de subordination peut signifier
faire obstacle, “se mettre en travers” du bonheur des
autres. » Mais comment les femmes artistes peuventelles trouver le courage, l’énergie et le temps de crier
leurs revendications alors qu’elles doivent encore lutter pour obtenir la reconnaissance de leur travail et le
salaire qui vient avec ?
Certaines devront donc faire la bataille. J’emprunte
cette expression à Micheline Chevrier, d’Imago Théâtre,
une intervenante du chantier féministe. Faire la bataille
signifie que les privilégiées de ce milieu devront utiliser
le pouvoir qu’elles détiennent pour dénoncer les injustices. Pour dire tout haut ce que nous sommes plusieurs
à penser tout bas. Reconnaître le travail de toutes les
femmes et de toutes les féministes, de toutes les postures. S’intéresser à leur parole. Admettre leur apport
dans la prise de conscience des biais et des rapports
de pouvoir reconduits. Accepter le fait que le mouvement des Femmes pour l’équité en théâtre a bousculé
les idées préconçues au point d’agir comme un impératif dans les programmations. Comme le soulignait
Emmanuelle Sirois lors de son intervention durant
le chantier d’Espace Go, « le féminisme ne dédouane
pas ». Les directions artistiques ne peuvent, en effet,
légitimer leurs programmations non paritaires par la
présence de nombreuses femmes dans leur comité de
lecture, leur conseil d’administration ou parce qu’elles
accomplissent diverses tâches connexes au sein de leur
institution. De toute façon, révéler ces lieux invisibles
dans lesquels œuvrent les femmes, c’est confirmer que
leur travail fait fonctionner ce milieu sans pour autant
qu’elles aient accès aux postes de responsabilité et de
création. C’est confirmer l’importance de la lutte féministe.
Nous devons exiger une zone paritaire chaque
année, chaque saison, pour les autrices, les metteuses
en scène. Il est temps qu’elles accèdent aux grands plateaux. Cessons de nous servir du corps des femmes et
collaborons avec leur intelligence ! Il faut mettre en
place des auditions qui visent à diversifier les distributions et à rencontrer d’autres personnes. Il est primordial
de débloquer des fonds pour permettre la recherche à
plus long terme, pour ouvrir des espaces de recherchecréation en dehors des milieux universitaires et pour
que l’esprit critique envahisse davantage la scène théâtrale. Soyons rabat-joie en tant que spectatrices aussi.
Indignons-nous et réclamons plus de représentativité.
En tant que spectatrices, nous devons nous servir de
ce mince pouvoir qui nous est octroyé, notre pouvoir
économique, pour refuser de fréquenter des théâtres
qui ne sont pas paritaires, pour encourager plutôt une
petite compagnie féministe, un collectif queer et racisé,
et pour visiter des lieux de création méconnus et moins
valorisés.
Je termine en citant Guérilla de l’ordinaire, du
Théâtre de l’Affamée, pour réaffirmer ce qu’il faut, à
mon sens, garder en tête :
Mais j’abandonnerai pas.
Malgré les camarades qui tombent une à une, un
à un.
Malgré les proches qui n’y croient pas ou pire qui
n’y croient plus.
Aujourd’hui, il y a la fulgurance du soulèvement
qui me tient.
Lis-moi dans le désordre. Et recommence. Il faudra
toujours recommencer.
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