Diplômées
La Revue Diplômées est une revue de l’Association Française des Femmes
diplômées de l’Université. Revue scientifique à comité de rédaction, elle a pour
vocation de promouvoir la recherche et la visibilité des femmes chercheuses
en Europe. D’inspiration généraliste et interdisciplinaire, libre à l’égard de
toute école de pensée et des modes intellectuelles. Sa périodicité est de quatre
numéros par an, elle accueille ainsi des textes théoriques et de recherches.
Ont participé à ce numéro : Sylvie Aguire, Jacqueline Andoche,
Jean Michel Belorgey, Sonia Bressler, Yvette Cagan, AnneSophie Coppin, Simonella Tanguy -Domingos, Angelina DurandVallot, Renée Gérard, Béatrice Giblin, Carole Gomez, MarieClaire Hamard, Martine Lévy, Sylvie Matelly, Claude Mesmin,
Anne Nègre, Mélanie Place-Mezzapesa, Francine Rosenbaum
ISBN :979-10-97042-20-2
www.laroutedelasoie-editions.com
18€
Diplômées N°266-267-Femmes & Géopolitique(s)
Dans ce numéro, nous avons souhaité interroger la thématique « femmes
et géopolitiue(s) ». Quels sont leurs liens ? Là, nous pourrions très
rapidement nous entendre dire que les femmes (en tant que
nombre) font partie des variables des stratégies géopolitiques
Combien
sont-elles
?
Manquons-nous
de
femmes
?
Pourrions-nous dire si, à l’échelle planétaire ou d’un pays, les femmes
sont désirantes (avec la variable du nombre d’enfants par femmes) ?
Les femmes ont été pendant des siècles considérées comme des
variables
d’ajustement,
c’est
ce
que
l’archéologue
et
préhistorienne Marija Gimbutas a démontré dans ses travaux.
En mettant en avant que l’emprise du discours masculin sur les
sciences humaines avait considérablement orienté notre construction
mentale et sociétale. Il nous faut donc aborder le lien entre les
femmes et les géopolitiques de façon plus ouverte, plus holistique
sans doute. Vous l’aurez remarqué, nous ne parlons pas d’une «
géopolitique » unique. C’est impossible mais bien de géopolitique(s)
plurielles. Il y a, en effet, autant de territoires que d’êtres humains.
N°266-267
Femmes &
Géopolitique(s)
La Route de la Soie - Éditions
Diplômées N°266-267 — Femmes & Géopolitique(s)
Femmes &
Géopolitique(s)
Sous la direction de :
Claude Mesmin
& Sonia Bressler
1
Diplômées N°266-267 — Femmes & Géopolitique(s)
La Revue Diplômées est une revue de l’Association Française
des Femmes diplômées de l’Université (AFFDU). Revue
scientifique à comité de rédaction, elle a pour vocation de
promouvoir la recherche et la visibilité des femmes chercheuses en
Europe.
Rédactrice en chef :
Dr.Claude Mesmin
Comité de rédaction :
Jean-Michel Bellorgey
Dr. Sonia Bressler
Dr. Marguerite Cocude
Dr. Claude Mesmin
Dr. Anne Nègre
Comité de lecture :
Yvette Cagan
Françoise Caillard
Marguerite Cocude
ISBN : 979-10-97042-20-2
Commission Paritaire n°00117G82531- ISSN : 1965-0566
« Dépôt légal mars 2019 »
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2
Diplômées N°266-267 — Femmes & Géopolitique(s)
Philosophie(s) & géopolitique(s)
Par Sonia Bressler1
La philosophie commence lorsque les hommes s’étonnent de ce
que les choses sont ce qu’elles sont (Aristote, Métaphysique,
983a13). Qu’est-ce donc qu’un philosophe alors ? Au sens le plus
courant, est philosophe celui ou celle qui accepte les évènements
de l’existence avec résignation, sans amertume pourrions-nous
dire (soit selon l’expression commune « avec philosophie »). Cette
acception évidente peut être considérée comme la vertu première
prônée par les stoïciens afin de ne pas être esclave des
circonstances, de nos limites.
Née en Occident, ayant grandi en Europe, j’ai appris qu’au sens
propre du terme la philosophie est une forme culturelle apparue en
Grèce vers le Ve siècle avant J.-C. Dès sa naissance, la philosophie
est opposition, elle marque une rupture avec les formes archaïques
de la pensée (fondées principalement sur les mythes). La
philosophie se définit alors comme compréhension globale du
monde et élaboration d’une sagesse dans la conduite de
l’existence.
Je ne reviens pas sur la définition de la « géopolitique » dont
l’apparition est assez tardive. Cependant en relisant l’introduction
à ce numéro de Diplômées, j’ai immédiatement repensé à mon
malaise en entendant que seule la pensée née en Grèce peut être
qualifiée de philosophie. Il y a pourtant bien des penseurs dans
toutes les civilisations, pourquoi tous ne pourraient-ils pas entrer
dans la philosophie ?
Il y a donc bien un lien entre la philosophie et la géopolitique.
Il y a un territoire de la pensée (les barbares par exemple) et un
autre de la philosophie (les sages).
Étonnement, le grand public ne retient de la philosophie qu’un
exercice de salon ou d’éloquence. Cependant la philosophie n’est
Sonia Bressler docteure en philosophie et épistémologie - enseignante consultante - Présidente de l’AFFDU - soniabressler@gmail.com
1
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Diplômées N°266-267 — Femmes & Géopolitique(s)
pas figée, elle est un mouvement permanent entre une intériorité
(celle du philosophe1) et une extériorité (celle du monde - ou du
réel). Par le questionnement de la diversité des opinions et du
conflit qui les anime, la philosophie devient un exercice. Ce
dernier correspond à la mise en œuvre d’un questionnement : celui
du doute. Par l’usage du doute, la philosophie réfléchit sur les
normes, les constructions hâtives. C’est pour cette raison que Kant
estime que la philosophie ne s’enseigne pas, elle s’apprend par la
pratique.
Nous ne pouvons pas conclure cette introduction sur la notion
de philosophie sans préciser que l’exercice du doute a pour
objectif la création de concepts et le développement de nouveaux
systèmes de compréhension.
Il y a donc bien un lien intrinsèque entre la philosophie et la
géopolitique. Il remonte bien plus loin que la Carte de Tendre.
Nous le voyons dès son origine, il y a une notion de territoire.
N’est-il pas ici paradoxal de considérer la philosophie comme
ayant une origine géographique alors qu’elle prétend apporter des
éléments universels de compréhension de notre humanité ?
Penser la démocratie, la république, la guerre sont des
thématiques qui ont nourri des siècles de réflexion. La
cartographie sociale y est bien définie, la cité est un territoire
circonscrit, délimité par des ceintures de protection (humaine, puis
architecturale). Le développement des sciences et plus exactement
des techniques a réorienté la philosophie. À partir du XVIIIe
siècle, elle ne peut plus être la totalité des savoirs, la philosophie a
désormais pour mission de penser le réel dans sa globalité.
Comme le souligne Husserl2 l’entreprise philosophique
inaugurée en Grèce « bien qu’inachevée demeure une tâche pleine
de sens, ouverte sur l’infini ; cette infinité a pour corrélât l’homme
nouveau aux buts infinis ». La philosophie est inséparable des
questions de territoires tant réels qu’imaginaires.
1 Dans plusieurs articles, je parle de corps-situé. Le corps situé se fonde
sur la prise en compte de la situation sociale, économique, etc. du
philosophe. Toute pensée s’origine dans l’interaction avec le réel, avec les
contradictions d’une époque.
2 Cf. Husserl, la Crise de l’humanité européenne et la philosophie
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Diplômées N°266-267 — Femmes & Géopolitique(s)
Comme le souligne André Malraux le mouvement
philosophique depuis Socrate peut se définir ainsi « Pour détruire
Dieu, et après l’avoir détruit, l’esprit européen a anéanti tout ce
qui pouvait s’opposer à l’homme »1. Il y a donc bien à l’œuvre une
géopolitique de la pensée. Une délimitation des territoires sans
doute pour mieux les protéger.
Dans cet article, je vais essayer de faire comprendre la
nécessité du changement de paradigme philosophique. Dans une
première partie, je vais présenter ce que j’appelle une philosophie
du corps-situé, une philosophie de terrain. Dans une seconde
partie, je vais évoquer la dimension géopolitique de la philosophie
en me basant sur l’exemple de Confucius et de la géographie
établie par Kant.
A- Une philosophie du corps-situé : une philosophie de
terrain
Ma réflexion est déjà ancienne, déjà je m’agitais sur les bancs
de l’université entre synthèse de la récognition dans le concept et
mon côté irrévérencieuse envers l’académisme du savoir. Pourquoi
cette étiquette me direz-vous ? Simplement parce que j’allais
chercher hors de l’Europe mes références, ou du moins j’aimais
confronter les penseurs d’une même époque sans regarder leur
géographie. Pourquoi avais-je cette tentation si incompréhensible
aux yeux de mes professeurs ?
C’est assez simple, cela correspond à une situation temporelle.
Née en 1976, mon territoire géographique est plus vaste que celui
de mes parents : les transports sont développés, plus accessibles, la
pensée politique est tournée vers la construction d’une Europe
unifiée… Mon réel correspond à celui de la fin de la Guerre
Froide et à l’émergence d’un monde multipolaire, où les flux
d’informations vont devenir le nouvel or. La pensée se technicise
au point d’en oublier l’environnement premier de l’humanité : les
ressources naturelles.
1 Cf. André Malraux, La tentation de l’Occident, Grasset, page 215
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Diplômées N°266-267 — Femmes & Géopolitique(s)
Dans ce contexte, impossible pour moi, de circoncire la
philosophie à l’application de la pensée conceptuelle antique. Je la
comprends mais j’ai besoin de la confronter aux nouveaux mythes.
Encercler la philosophie, son histoire, c’est la faire disparaître.
la philosophie, pour moi, a toujours été mouvante. Elle se transmet
par la parole, les récits d’expériences, les confrontations ridicules,
les erreurs de situation, les rires, etc. Ce que je désigne aujourd’hui
par philosophie de terrain. Ce n’est pas une philosophie pratique
qui s’opposerait simplement à une philosophie pure. Non, la
philosophie de terrain c’est celle qui va au cœur même des
civilisations, elle s’invite à table, dans la jungle sous la mousson,
sur les bords d’une rivière folle, au milieu des musées, etc. Elle se
confronte.
Les années ont passé et mon intuition est toujours là. J’affirme
cette philosophie de terrain. Elle se confronte au réel (dans sa
globalité). Ce réel du corps-situé dans son époque, dans sa
confrontation aux autres, aux cultures anciennes, aux cultures
émergentes. Que ce soit sur le terrain des guerres (au Kosovo), sur
les hauteurs himalayenne (Népal, Tibet), dans la rue
(manifestations), dans les zones d’éducation prioritaire, au cœur de
la mousson indienne, au fin fond de l’Indonésie, j’ai décidé
d’écouter, d’entendre les pensées des autres. Cette philosophie
oblige à un certain relativisme, mais c’est dans cette confrontation
permanente que nous pouvons recréer des concepts (oserais-je dire
des universaux qualitatifs ?).
Sans cette dimension constituante du relativisme de la
confrontation, nous sommes incapables de répondre à la question :
« de quelle(s) philosophie(s) parlons-nous ? » Parlons-nous de
celle qui a un sens profond originel et original ? Ou bien de celle
dont on a besoin pour conduire un propos ? Nous pourrions ici
prendre le cas de Confucius. Au cours de mes études de
philosophie, je n’avais pas le droit de l’étudier, car il n’était qu’un
penseur… Mais d’où vient donc cette idée ?
Comment en sommes-nous venus à séparer la philosophie de la
pensée ? Y aurait-il d’un côté les penseurs et de l’autre des
philosophes ? Le professeur Anne Cheng du Collège de France
souligne le fait qu’il nous faut aller plus loin. Car derrière chaque
penseur de l’ouest donc chinois, il y a aussi un problème de
lecture, et donc de traduction. Il nous faut donc savoir de quel
Confucius nous parlons « On peut distinguer sommairement deux
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Diplômées N°266-267 — Femmes & Géopolitique(s)
Confucius qui correspondent à deux grands moments
universalistes de l’histoire occidentale : le Confucius hérité des
Lumières, puis le Confucius réinventé par le monde issu des deux
conflits mondiaux du siècle dernier » (cf. Histoire Intellectuelle de
la Chine). Quand on s’intéresse à l’histoire des idées, on se doit de
lire l’arrivée des courants des idées, à travers ceux qui l’ont
apportée. Ils sont souvent commerçants, voyageurs, mendiants,
mais aussi et surtout religieux. Et concernant la rencontre de la
pensée française avec la pensée de Confucius, c’est en effet les
missionnaires chrétiens et particulièrement les jésuites qui ont
introduit la pensée chinoise au XVII° siècle. Les « philosophes des
lumières » ont donc pris connaissance d’une autre pensée, où tout
semble se fonder sur le rapport à autrui avant de construire une
morale. En d’autres termes, nous devons nous poser la question de
l’altérité comme base de la construction sociale. Mais les
traductions ont accommodé les textes de Confucius à la pensée
européenne du moment. Cet écart de pensée ne doit donc pas
figurer. Au contraire, il faut lisser la pensée de Confucius pour
conforter des positions politiques et sociales européennes. Ainsi
Confucius devient rationaliste et même agnostique. Mais une
chose demeurera inchangée : c’est la quête du perfectionnement de
soi. Et si nous suivons ce fil, alors nous pouvons voir comment la
philosophie anglaise avec John Locke, ou David Hume, a été
finalement très inspirée par Confucius. Tous leurs écrits partent de
l’individu pour en revenir à une construction sociale. Sans
comprendre l’humain, toute société est impossible. En d’autres
termes, ce changement de repère est bien de source chinoise. Il
faudrait relire l’histoire de la philosophie européenne avec ce
prisme. Nous verrions à quel point ce changement de conception
fait naître deux grandes écoles. Ceux qui vont résister à cette prise
en considération de l’humain en quête de lui-même dans le monde
et ceux qui vont ouvrir une brèche considérable dans la pensée
philosophique. Je pense ici à Hegel qui va faire naître la
phénoménologie. L’humain est dans le monde, il y incarne à la fois
l’histoire individuelle mais aussi celle collective. L’humain est une
partie d’un tout - mais l’un ne peut exister sans l’autre. L’univers
traverse l’humain, le transperce, il est un tout et en même temps
une articulation d’un tout.
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Diplômées N°266-267 — Femmes & Géopolitique(s)
B- une philosophie géopolitique : le rejet de la pensée et
de la Chine
Nous avons regardé le mouvement opéré en occident,
maintenant nous devons faire l’inverse. Car ce qui s’opère dans un
sens, s’opère également dans l’autre, en Chine, les Jésuites, sont
investis d’une mission de conversion des Chinois à la foi
chrétienne selon les dogmes de la Contre-Réforme. Ils appliquent
alors une pratique « d’accommodement ». C’est-à-dire qu’ils
cherchent à évangéliser la Chine. Comme le souligne Anne
Cheng : « La grande idée des savants de la Renaissance du XVIe
siècle, reprise par Ricci, est qu’il doit y avoir une « prisca (ou
primaeva) theologia (ou philosophia) », théologie ou philosophie
première ou naturelle, pas encore altérée et éloignée de la source
divine, et relayée par les philosophes grecs » (cf. Histoire
Intellectuelle de la Chine). Mais les Jésuites vont se heurter au fait
que les chinois remontent bien plus loin que les européens. Leur
pensée s’enracine dans le Déluge, soit la création du monde et de
l’univers. Il va s’en suivre tout un jeu de traduction de la langue
chinoise au latin (puis plus tard du latin vers la langue dite «
vulgaire » qu’était le vieux français). C’est là que se joue toute la
transmission du savoir. En 1687 apparaît la traduction de Ruggieri
des quatre livres de Confucius sous le titre Confucius Sinarum
Philosophus. Il est extrêmement intéressant de voir combien cette
traduction a induit une introduction de Confucius dans notre
pensée matinée de chrétienté. Confucius est présenté comme un
Saint cherchant à établir une morale. Cette vision est d’ailleurs
encore très présente dans certains manuels de philosophie.
Ce livre connaît un réel succès et un abrégé d’une centaine de
pages paraît en français dès l’année suivante, en 1688, sous le titre
La Morale de Confucius, Philosophe de la Chine. À son tour, il est
traduit en anglais en 1691 sous le titre The Morals of Confucius, a
Chinese Philosopher. De traduction en traduction, les débats vont
se succéder et donner lieu à des débats entre les intellectuels
européens. Mais comment ne pas voir que chacun va tenter de
faire correspondre Confucius à son propre système
d’appartenance ? Nous pouvons citer ici Fénelon (dans son
septième Dialogue des morts) ou encore Malebranche dans son
texte intitulé Entretiens d’un philosophe chrétien et d’un
philosophe chinois sur l’existence et la nature de dieu.
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Diplômées N°266-267 — Femmes & Géopolitique(s)
Quand on plonge dans les relations entre la France et la Chine,
il faut donc remonter à cette rencontre primordiale : l’introduction
des textes en France par le biais des prêtres Jésuites. Et si nous
poursuivons sur ce fil, alors nous devons évoquer Voltaire. Ce
dernier remarque le contraste entre l’édit de tolérance promulgué
en 1692 par Kang Xi (qui autorise le déploiement du christianisme
en Chine) et la révocation de l’édit de Nantes par Louis XIV en
1685. En d’autres termes, Voltaire souligne la différence entre la
Chine qui semble s’ouvrir, accepter l’autre dans ses différences et
la France avec son arbitraire royal. Il dénonce ainsi les guerres
civiles et religieuses qui sévissent en Europe. Dans le même
temps, il érige en France Confucius comme un idéal.
Il faudrait s’attarder des années sur cette jonction philosophicoreligieuse et les représentations culturelles qui s’en suivirent. Il me
faudrait ici citer Leibniz qui fonde l’espoir d’une unification
religieuse de l’humanité tout entière, dont l’Empire sinomandchou est un élément essentiel. Il pose cela au nom de
l’universalité de la raison.
Après un enthousiasme des intellectuels des lumières, l’amour
de la Chine se transforme en une peur de la Chine. Vers 1750, les
intellectuels français reculent. Pourquoi ? Simplement parce qu’ils
ont déplacé leur champ d’investigation. L’humain n’est plus au
centre, non c’est le politique. De là naît le « désenchantement »
français.
La Chine apparaît alors négativement dans les ouvrages de
Montesquieu. Il fait apparaître un doute dans L’esprit des lois
(chapitre 21 du livre VIII) où il qualifie de « despotique »
l’Empire chinois. Puis il finira par écrire qu’il s’agit davantage
« d’un despotisme oriental ». Cette vision va donc remettre en
question la vision idéaliste Jésuite. Elle va d’ailleurs rencontrer un
immense écho dans la pensée écossaise.
Ainsi naît le schisme entre la pensée européenne (qui considère
la philosophie comme une matière stricto-sensu européenne) et la
pensée de Confucius (entendue non comme philosophie mais
comme une pensée).
Et c’est à Emmanuel Kant que l’on doit l’affirmation de cette
séparation en 1756, dans le cadre de son cours de Königsberg sur
la « géographie physique », où il évoque l’Asie. Il décrète que
Confucius n’avait aucune notion de philosophie morale : « Leur
maître Confucius n’enseigne rien dans ses écrits hors une doctrine
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Diplômées N°266-267 — Femmes & Géopolitique(s)
morale destinée aux princes ». Il conclut alors : « le concept de
vertu et de moralité n’a jamais pénétré dans la tête des Chinois ».
Comme évoqué plus haut c’est Hegel qui reposera la question
de la philosophie en Orient et qui même scellera la séparation
officielle. Il écrit dans les notes de ses cours, publiées sous le titre
Leçons sur l’histoire de la philosophie, une section consacrée à
« La philosophie orientale ». Il y écrit « Nous avons deux
philosophies : 1° la philosophie grecque ; 2° la philosophie
germanique ». Il s’ensuit que « ce qui est oriental doit donc
s’exclure de l’histoire de la philosophie ». En d’autres termes, la
philosophie ne peut venir de Chine. Le débat est clos.
Ainsi, comme le souligne Anne Cheng, « dans l’Europe du
XIXe siècle en pleine expansion industrielle et coloniale, on voit
donc apparaître de manière concomitante, d’une part, la
philosophie comme discipline professionnelle et institutionnalisée
dans le cadre universitaire et, de l’autre, la sinologie comme
science dévolue à un savoir spécialisé sur une Chine désormais
exclue de la philosophie (au singulier). »
Mais grâce à cette séparation, il se poursuit tout un travail
d’expertise au point même de faire évoluer la pensée de Hegel.
Dans ses Leçons sur l’histoire de la philosophie consacrée à la
pensée chinoise, Hegel mentionne ce qui lui est présenté, comme
étant ses grandes sources d’inspiration : le Y-King (Yijing, ou
Livre des Mutations), Confucius et Laozi. Nous pouvons
remarquer que ce sont aussi ces ouvrages qui nous sont toujours
accessibles et recommandés en premier lieu aujourd’hui pour
comprendre la pensée chinoise. N’y en aurait-il pas d’autres ?
Comment conclure ? Prendre cet exemple, c’est montrer
combien nous devons être attentifs à l’histoire des idées. Les
siècles passent et nous ne sortons pas de la remarque de Rousseau
qui pose que la guerre est un phénomène social. La guerre notait
Clausewitz est une finalité politique, c’est selon lui « un acte de
violence destiné à contraindre l’adversaire à exécuter notre
volonté ».
Nous sommes à une époque où le terrorisme est mondialisé.
Comme le souligne Frédéric Gros, dans un mouvement étonnant,
la guerre s’est professionnalisée mais son terrain est moins le
champ de bataille que les villes ou les zones urbaines. Par voie de
conséquence, ce sont les civils qui sont désormais les victimes (et
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Diplômées N°266-267 — Femmes & Géopolitique(s)
moins les soldats). Depuis quelques années, j’ai transmuté mon
concept de « philosophie de terrain » en « philosophie de guerre ».
Nous sommes en 2015, et les éditions E-fraction me demande
d’écrire sur ma vie. Au départ, j’avais écrit une fiction, comme
pour extraire mon corps de la situation. Celle de l’émotion
violente et injuste d’une balle qui fauche un ami dans une salle de
rédaction. Dans un mouvement de l’histoire, il y a le cri intérieur
et puis il y a la mesure du temps. Les chars, les cris, les violences,
les bombes, je connais, j’ai vu. Mais alors pourquoi avoir titré
ainsi ce livre ? Pourquoi ne pas avoir affirmé « la philosophie de
terrain » ? À cet instant, j’ai repensé aux enjeux géopolitiques, à
l’absolue nécessité de questionner non mon territoire premier mais
celui du monde.
Et précisément, à cet instant, j’ai pris conscience d’une chose
que j’avais pourtant noté, dans un article en 19951, c’est le
contrecoup d’une pensée fondée à la fin de la seconde guerre
mondiale : la cybernétique associée à l’ingénierie du
consentement. Cette association couplée à la surconsommation
n’aboutit pas à une démocratie mais à une nouvelle forme de
domination des populations (et donc de servitude). Nous sommes
en plein cœur de ce contrecoup : avec des soulèvements, des
tensions, etc. Cette évidence du réel qui se disloque peut tourner
encore à l’avantage de l’humanité, mais cela signifie faire la
guerre aux idées reçues de toute part, aux fausses informations,
aux lois précipités et surtout redonner de l’espace mental aux
nouvelles générations. Cette philosophie de guerre n’a d’autre
objectif que la pacification par la compréhension des enjeux qui
sous-tendent notre société située.
La philosophie est géopolitique. Et la pensée géopolitique n’a
jamais eu autant besoin de la philosophie pour tendre à son but : le
maintien de la paix.
1 Cf. Sonia Bressler, « La cinétique cybernétique » in Res Publica Philosophie & sciences humaines n° 18 ;
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Diplômées N°266-267 — Femmes & Géopolitique(s)
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Revue Européenne des Diplômées - Les artistes empêchées
La Route de la Soie - Éditions
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