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Philosophie(s) & géopolitique(s)

2019, Diplômées

La philosophie commence lorsque les hommes s’étonnent de ce que les choses sont ce qu’elles sont (Aristote, Métaphysique, 983a13). Qu’est-ce donc qu’un philosophe alors ? Au sens le plus courant, est philosophe celui ou celle qui accepte les évènements de l’existence avec résignation, sans amertume pourrions-nous dire (soit selon l’expression commune « avec philosophie »). Cette acception évidente peut être considérée comme la vertu première prônée par les stoïciens afin de ne pas être esclave des circonstances, de nos limites.

Diplômées La Revue Diplômées est une revue de l’Association Française des Femmes diplômées de l’Université. Revue scientifique à comité de rédaction, elle a pour vocation de promouvoir la recherche et la visibilité des femmes chercheuses en Europe. D’inspiration généraliste et interdisciplinaire, libre à l’égard de toute école de pensée et des modes intellectuelles. Sa périodicité est de quatre numéros par an, elle accueille ainsi des textes théoriques et de recherches. Ont participé à ce numéro : Sylvie Aguire, Jacqueline Andoche, Jean Michel Belorgey, Sonia Bressler, Yvette Cagan, AnneSophie Coppin, Simonella Tanguy -Domingos, Angelina DurandVallot, Renée Gérard, Béatrice Giblin, Carole Gomez, MarieClaire Hamard, Martine Lévy, Sylvie Matelly, Claude Mesmin, Anne Nègre, Mélanie Place-Mezzapesa, Francine Rosenbaum ISBN :979-10-97042-20-2 www.laroutedelasoie-editions.com 18€ Diplômées N°266-267-Femmes & Géopolitique(s) Dans ce numéro, nous avons souhaité interroger la thématique « femmes et géopolitiue(s) ». Quels sont leurs liens ? Là, nous pourrions très rapidement nous entendre dire que les femmes (en tant que nombre) font partie des variables des stratégies géopolitiques Combien sont-elles ? Manquons-nous de femmes ? Pourrions-nous dire si, à l’échelle planétaire ou d’un pays, les femmes sont désirantes (avec la variable du nombre d’enfants par femmes) ? Les femmes ont été pendant des siècles considérées comme des variables d’ajustement, c’est ce que l’archéologue et préhistorienne Marija Gimbutas a démontré dans ses travaux. En mettant en avant que l’emprise du discours masculin sur les sciences humaines avait considérablement orienté notre construction mentale et sociétale. Il nous faut donc aborder le lien entre les femmes et les géopolitiques de façon plus ouverte, plus holistique sans doute. Vous l’aurez remarqué, nous ne parlons pas d’une « géopolitique » unique. C’est impossible mais bien de géopolitique(s) plurielles. Il y a, en effet, autant de territoires que d’êtres humains. N°266-267 Femmes & Géopolitique(s) La Route de la Soie - Éditions Diplômées N°266-267 — Femmes & Géopolitique(s) Femmes & Géopolitique(s) Sous la direction de : Claude Mesmin & Sonia Bressler 1 Diplômées N°266-267 — Femmes & Géopolitique(s) La Revue Diplômées est une revue de l’Association Française des Femmes diplômées de l’Université (AFFDU). Revue scientifique à comité de rédaction, elle a pour vocation de promouvoir la recherche et la visibilité des femmes chercheuses en Europe. Rédactrice en chef : Dr.Claude Mesmin Comité de rédaction : Jean-Michel Bellorgey Dr. Sonia Bressler Dr. Marguerite Cocude Dr. Claude Mesmin Dr. Anne Nègre Comité de lecture : Yvette Cagan Françoise Caillard Marguerite Cocude ISBN : 979-10-97042-20-2 Commission Paritaire n°00117G82531- ISSN : 1965-0566 « Dépôt légal mars 2019 » ©La Route de la Soie - Editions « Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. » 2 Diplômées N°266-267 — Femmes & Géopolitique(s) Philosophie(s) & géopolitique(s) Par Sonia Bressler1 La philosophie commence lorsque les hommes s’étonnent de ce que les choses sont ce qu’elles sont (Aristote, Métaphysique, 983a13). Qu’est-ce donc qu’un philosophe alors ? Au sens le plus courant, est philosophe celui ou celle qui accepte les évènements de l’existence avec résignation, sans amertume pourrions-nous dire (soit selon l’expression commune « avec philosophie »). Cette acception évidente peut être considérée comme la vertu première prônée par les stoïciens afin de ne pas être esclave des circonstances, de nos limites. Née en Occident, ayant grandi en Europe, j’ai appris qu’au sens propre du terme la philosophie est une forme culturelle apparue en Grèce vers le Ve siècle avant J.-C. Dès sa naissance, la philosophie est opposition, elle marque une rupture avec les formes archaïques de la pensée (fondées principalement sur les mythes). La philosophie se définit alors comme compréhension globale du monde et élaboration d’une sagesse dans la conduite de l’existence. Je ne reviens pas sur la définition de la « géopolitique » dont l’apparition est assez tardive. Cependant en relisant l’introduction à ce numéro de Diplômées, j’ai immédiatement repensé à mon malaise en entendant que seule la pensée née en Grèce peut être qualifiée de philosophie. Il y a pourtant bien des penseurs dans toutes les civilisations, pourquoi tous ne pourraient-ils pas entrer dans la philosophie ? Il y a donc bien un lien entre la philosophie et la géopolitique. Il y a un territoire de la pensée (les barbares par exemple) et un autre de la philosophie (les sages). Étonnement, le grand public ne retient de la philosophie qu’un exercice de salon ou d’éloquence. Cependant la philosophie n’est Sonia Bressler docteure en philosophie et épistémologie - enseignante consultante - Présidente de l’AFFDU - soniabressler@gmail.com 1 279 Diplômées N°266-267 — Femmes & Géopolitique(s) pas figée, elle est un mouvement permanent entre une intériorité (celle du philosophe1) et une extériorité (celle du monde - ou du réel). Par le questionnement de la diversité des opinions et du conflit qui les anime, la philosophie devient un exercice. Ce dernier correspond à la mise en œuvre d’un questionnement : celui du doute. Par l’usage du doute, la philosophie réfléchit sur les normes, les constructions hâtives. C’est pour cette raison que Kant estime que la philosophie ne s’enseigne pas, elle s’apprend par la pratique. Nous ne pouvons pas conclure cette introduction sur la notion de philosophie sans préciser que l’exercice du doute a pour objectif la création de concepts et le développement de nouveaux systèmes de compréhension. Il y a donc bien un lien intrinsèque entre la philosophie et la géopolitique. Il remonte bien plus loin que la Carte de Tendre. Nous le voyons dès son origine, il y a une notion de territoire. N’est-il pas ici paradoxal de considérer la philosophie comme ayant une origine géographique alors qu’elle prétend apporter des éléments universels de compréhension de notre humanité ? Penser la démocratie, la république, la guerre sont des thématiques qui ont nourri des siècles de réflexion. La cartographie sociale y est bien définie, la cité est un territoire circonscrit, délimité par des ceintures de protection (humaine, puis architecturale). Le développement des sciences et plus exactement des techniques a réorienté la philosophie. À partir du XVIIIe siècle, elle ne peut plus être la totalité des savoirs, la philosophie a désormais pour mission de penser le réel dans sa globalité. Comme le souligne Husserl2 l’entreprise philosophique inaugurée en Grèce « bien qu’inachevée demeure une tâche pleine de sens, ouverte sur l’infini ; cette infinité a pour corrélât l’homme nouveau aux buts infinis ». La philosophie est inséparable des questions de territoires tant réels qu’imaginaires. 1 Dans plusieurs articles, je parle de corps-situé. Le corps situé se fonde sur la prise en compte de la situation sociale, économique, etc. du philosophe. Toute pensée s’origine dans l’interaction avec le réel, avec les contradictions d’une époque. 2 Cf. Husserl, la Crise de l’humanité européenne et la philosophie 280 Diplômées N°266-267 — Femmes & Géopolitique(s) Comme le souligne André Malraux le mouvement philosophique depuis Socrate peut se définir ainsi « Pour détruire Dieu, et après l’avoir détruit, l’esprit européen a anéanti tout ce qui pouvait s’opposer à l’homme »1. Il y a donc bien à l’œuvre une géopolitique de la pensée. Une délimitation des territoires sans doute pour mieux les protéger. Dans cet article, je vais essayer de faire comprendre la nécessité du changement de paradigme philosophique. Dans une première partie, je vais présenter ce que j’appelle une philosophie du corps-situé, une philosophie de terrain. Dans une seconde partie, je vais évoquer la dimension géopolitique de la philosophie en me basant sur l’exemple de Confucius et de la géographie établie par Kant. A- Une philosophie du corps-situé : une philosophie de terrain Ma réflexion est déjà ancienne, déjà je m’agitais sur les bancs de l’université entre synthèse de la récognition dans le concept et mon côté irrévérencieuse envers l’académisme du savoir. Pourquoi cette étiquette me direz-vous ? Simplement parce que j’allais chercher hors de l’Europe mes références, ou du moins j’aimais confronter les penseurs d’une même époque sans regarder leur géographie. Pourquoi avais-je cette tentation si incompréhensible aux yeux de mes professeurs ? C’est assez simple, cela correspond à une situation temporelle. Née en 1976, mon territoire géographique est plus vaste que celui de mes parents : les transports sont développés, plus accessibles, la pensée politique est tournée vers la construction d’une Europe unifiée… Mon réel correspond à celui de la fin de la Guerre Froide et à l’émergence d’un monde multipolaire, où les flux d’informations vont devenir le nouvel or. La pensée se technicise au point d’en oublier l’environnement premier de l’humanité : les ressources naturelles. 1 Cf. André Malraux, La tentation de l’Occident, Grasset, page 215 281 Diplômées N°266-267 — Femmes & Géopolitique(s) Dans ce contexte, impossible pour moi, de circoncire la philosophie à l’application de la pensée conceptuelle antique. Je la comprends mais j’ai besoin de la confronter aux nouveaux mythes. Encercler la philosophie, son histoire, c’est la faire disparaître. la philosophie, pour moi, a toujours été mouvante. Elle se transmet par la parole, les récits d’expériences, les confrontations ridicules, les erreurs de situation, les rires, etc. Ce que je désigne aujourd’hui par philosophie de terrain. Ce n’est pas une philosophie pratique qui s’opposerait simplement à une philosophie pure. Non, la philosophie de terrain c’est celle qui va au cœur même des civilisations, elle s’invite à table, dans la jungle sous la mousson, sur les bords d’une rivière folle, au milieu des musées, etc. Elle se confronte. Les années ont passé et mon intuition est toujours là. J’affirme cette philosophie de terrain. Elle se confronte au réel (dans sa globalité). Ce réel du corps-situé dans son époque, dans sa confrontation aux autres, aux cultures anciennes, aux cultures émergentes. Que ce soit sur le terrain des guerres (au Kosovo), sur les hauteurs himalayenne (Népal, Tibet), dans la rue (manifestations), dans les zones d’éducation prioritaire, au cœur de la mousson indienne, au fin fond de l’Indonésie, j’ai décidé d’écouter, d’entendre les pensées des autres. Cette philosophie oblige à un certain relativisme, mais c’est dans cette confrontation permanente que nous pouvons recréer des concepts (oserais-je dire des universaux qualitatifs ?). Sans cette dimension constituante du relativisme de la confrontation, nous sommes incapables de répondre à la question : « de quelle(s) philosophie(s) parlons-nous ? » Parlons-nous de celle qui a un sens profond originel et original ? Ou bien de celle dont on a besoin pour conduire un propos ? Nous pourrions ici prendre le cas de Confucius. Au cours de mes études de philosophie, je n’avais pas le droit de l’étudier, car il n’était qu’un penseur… Mais d’où vient donc cette idée ? Comment en sommes-nous venus à séparer la philosophie de la pensée ? Y aurait-il d’un côté les penseurs et de l’autre des philosophes ? Le professeur Anne Cheng du Collège de France souligne le fait qu’il nous faut aller plus loin. Car derrière chaque penseur de l’ouest donc chinois, il y a aussi un problème de lecture, et donc de traduction. Il nous faut donc savoir de quel Confucius nous parlons « On peut distinguer sommairement deux 282 Diplômées N°266-267 — Femmes & Géopolitique(s) Confucius qui correspondent à deux grands moments universalistes de l’histoire occidentale : le Confucius hérité des Lumières, puis le Confucius réinventé par le monde issu des deux conflits mondiaux du siècle dernier » (cf. Histoire Intellectuelle de la Chine). Quand on s’intéresse à l’histoire des idées, on se doit de lire l’arrivée des courants des idées, à travers ceux qui l’ont apportée. Ils sont souvent commerçants, voyageurs, mendiants, mais aussi et surtout religieux. Et concernant la rencontre de la pensée française avec la pensée de Confucius, c’est en effet les missionnaires chrétiens et particulièrement les jésuites qui ont introduit la pensée chinoise au XVII° siècle. Les « philosophes des lumières » ont donc pris connaissance d’une autre pensée, où tout semble se fonder sur le rapport à autrui avant de construire une morale. En d’autres termes, nous devons nous poser la question de l’altérité comme base de la construction sociale. Mais les traductions ont accommodé les textes de Confucius à la pensée européenne du moment. Cet écart de pensée ne doit donc pas figurer. Au contraire, il faut lisser la pensée de Confucius pour conforter des positions politiques et sociales européennes. Ainsi Confucius devient rationaliste et même agnostique. Mais une chose demeurera inchangée : c’est la quête du perfectionnement de soi. Et si nous suivons ce fil, alors nous pouvons voir comment la philosophie anglaise avec John Locke, ou David Hume, a été finalement très inspirée par Confucius. Tous leurs écrits partent de l’individu pour en revenir à une construction sociale. Sans comprendre l’humain, toute société est impossible. En d’autres termes, ce changement de repère est bien de source chinoise. Il faudrait relire l’histoire de la philosophie européenne avec ce prisme. Nous verrions à quel point ce changement de conception fait naître deux grandes écoles. Ceux qui vont résister à cette prise en considération de l’humain en quête de lui-même dans le monde et ceux qui vont ouvrir une brèche considérable dans la pensée philosophique. Je pense ici à Hegel qui va faire naître la phénoménologie. L’humain est dans le monde, il y incarne à la fois l’histoire individuelle mais aussi celle collective. L’humain est une partie d’un tout - mais l’un ne peut exister sans l’autre. L’univers traverse l’humain, le transperce, il est un tout et en même temps une articulation d’un tout. 283 Diplômées N°266-267 — Femmes & Géopolitique(s) B- une philosophie géopolitique : le rejet de la pensée et de la Chine Nous avons regardé le mouvement opéré en occident, maintenant nous devons faire l’inverse. Car ce qui s’opère dans un sens, s’opère également dans l’autre, en Chine, les Jésuites, sont investis d’une mission de conversion des Chinois à la foi chrétienne selon les dogmes de la Contre-Réforme. Ils appliquent alors une pratique « d’accommodement ». C’est-à-dire qu’ils cherchent à évangéliser la Chine. Comme le souligne Anne Cheng : « La grande idée des savants de la Renaissance du XVIe siècle, reprise par Ricci, est qu’il doit y avoir une « prisca (ou primaeva) theologia (ou philosophia) », théologie ou philosophie première ou naturelle, pas encore altérée et éloignée de la source divine, et relayée par les philosophes grecs » (cf. Histoire Intellectuelle de la Chine). Mais les Jésuites vont se heurter au fait que les chinois remontent bien plus loin que les européens. Leur pensée s’enracine dans le Déluge, soit la création du monde et de l’univers. Il va s’en suivre tout un jeu de traduction de la langue chinoise au latin (puis plus tard du latin vers la langue dite « vulgaire » qu’était le vieux français). C’est là que se joue toute la transmission du savoir. En 1687 apparaît la traduction de Ruggieri des quatre livres de Confucius sous le titre Confucius Sinarum Philosophus. Il est extrêmement intéressant de voir combien cette traduction a induit une introduction de Confucius dans notre pensée matinée de chrétienté. Confucius est présenté comme un Saint cherchant à établir une morale. Cette vision est d’ailleurs encore très présente dans certains manuels de philosophie. Ce livre connaît un réel succès et un abrégé d’une centaine de pages paraît en français dès l’année suivante, en 1688, sous le titre La Morale de Confucius, Philosophe de la Chine. À son tour, il est traduit en anglais en 1691 sous le titre The Morals of Confucius, a Chinese Philosopher. De traduction en traduction, les débats vont se succéder et donner lieu à des débats entre les intellectuels européens. Mais comment ne pas voir que chacun va tenter de faire correspondre Confucius à son propre système d’appartenance ? Nous pouvons citer ici Fénelon (dans son septième Dialogue des morts) ou encore Malebranche dans son texte intitulé Entretiens d’un philosophe chrétien et d’un philosophe chinois sur l’existence et la nature de dieu. 284 Diplômées N°266-267 — Femmes & Géopolitique(s) Quand on plonge dans les relations entre la France et la Chine, il faut donc remonter à cette rencontre primordiale : l’introduction des textes en France par le biais des prêtres Jésuites. Et si nous poursuivons sur ce fil, alors nous devons évoquer Voltaire. Ce dernier remarque le contraste entre l’édit de tolérance promulgué en 1692 par Kang Xi (qui autorise le déploiement du christianisme en Chine) et la révocation de l’édit de Nantes par Louis XIV en 1685. En d’autres termes, Voltaire souligne la différence entre la Chine qui semble s’ouvrir, accepter l’autre dans ses différences et la France avec son arbitraire royal. Il dénonce ainsi les guerres civiles et religieuses qui sévissent en Europe. Dans le même temps, il érige en France Confucius comme un idéal. Il faudrait s’attarder des années sur cette jonction philosophicoreligieuse et les représentations culturelles qui s’en suivirent. Il me faudrait ici citer Leibniz qui fonde l’espoir d’une unification religieuse de l’humanité tout entière, dont l’Empire sinomandchou est un élément essentiel. Il pose cela au nom de l’universalité de la raison. Après un enthousiasme des intellectuels des lumières, l’amour de la Chine se transforme en une peur de la Chine. Vers 1750, les intellectuels français reculent. Pourquoi ? Simplement parce qu’ils ont déplacé leur champ d’investigation. L’humain n’est plus au centre, non c’est le politique. De là naît le « désenchantement » français. La Chine apparaît alors négativement dans les ouvrages de Montesquieu. Il fait apparaître un doute dans L’esprit des lois (chapitre 21 du livre VIII) où il qualifie de « despotique » l’Empire chinois. Puis il finira par écrire qu’il s’agit davantage « d’un despotisme oriental ». Cette vision va donc remettre en question la vision idéaliste Jésuite. Elle va d’ailleurs rencontrer un immense écho dans la pensée écossaise. Ainsi naît le schisme entre la pensée européenne (qui considère la philosophie comme une matière stricto-sensu européenne) et la pensée de Confucius (entendue non comme philosophie mais comme une pensée). Et c’est à Emmanuel Kant que l’on doit l’affirmation de cette séparation en 1756, dans le cadre de son cours de Königsberg sur la « géographie physique », où il évoque l’Asie. Il décrète que Confucius n’avait aucune notion de philosophie morale : « Leur maître Confucius n’enseigne rien dans ses écrits hors une doctrine 285 Diplômées N°266-267 — Femmes & Géopolitique(s) morale destinée aux princes ». Il conclut alors : « le concept de vertu et de moralité n’a jamais pénétré dans la tête des Chinois ». Comme évoqué plus haut c’est Hegel qui reposera la question de la philosophie en Orient et qui même scellera la séparation officielle. Il écrit dans les notes de ses cours, publiées sous le titre Leçons sur l’histoire de la philosophie, une section consacrée à « La philosophie orientale ». Il y écrit « Nous avons deux philosophies : 1° la philosophie grecque ; 2° la philosophie germanique ». Il s’ensuit que « ce qui est oriental doit donc s’exclure de l’histoire de la philosophie ». En d’autres termes, la philosophie ne peut venir de Chine. Le débat est clos. Ainsi, comme le souligne Anne Cheng, « dans l’Europe du XIXe siècle en pleine expansion industrielle et coloniale, on voit donc apparaître de manière concomitante, d’une part, la philosophie comme discipline professionnelle et institutionnalisée dans le cadre universitaire et, de l’autre, la sinologie comme science dévolue à un savoir spécialisé sur une Chine désormais exclue de la philosophie (au singulier). » Mais grâce à cette séparation, il se poursuit tout un travail d’expertise au point même de faire évoluer la pensée de Hegel. Dans ses Leçons sur l’histoire de la philosophie consacrée à la pensée chinoise, Hegel mentionne ce qui lui est présenté, comme étant ses grandes sources d’inspiration : le Y-King (Yijing, ou Livre des Mutations), Confucius et Laozi. Nous pouvons remarquer que ce sont aussi ces ouvrages qui nous sont toujours accessibles et recommandés en premier lieu aujourd’hui pour comprendre la pensée chinoise. N’y en aurait-il pas d’autres ? Comment conclure ? Prendre cet exemple, c’est montrer combien nous devons être attentifs à l’histoire des idées. Les siècles passent et nous ne sortons pas de la remarque de Rousseau qui pose que la guerre est un phénomène social. La guerre notait Clausewitz est une finalité politique, c’est selon lui « un acte de violence destiné à contraindre l’adversaire à exécuter notre volonté ». Nous sommes à une époque où le terrorisme est mondialisé. Comme le souligne Frédéric Gros, dans un mouvement étonnant, la guerre s’est professionnalisée mais son terrain est moins le champ de bataille que les villes ou les zones urbaines. Par voie de conséquence, ce sont les civils qui sont désormais les victimes (et 286 Diplômées N°266-267 — Femmes & Géopolitique(s) moins les soldats). Depuis quelques années, j’ai transmuté mon concept de « philosophie de terrain » en « philosophie de guerre ». Nous sommes en 2015, et les éditions E-fraction me demande d’écrire sur ma vie. Au départ, j’avais écrit une fiction, comme pour extraire mon corps de la situation. Celle de l’émotion violente et injuste d’une balle qui fauche un ami dans une salle de rédaction. Dans un mouvement de l’histoire, il y a le cri intérieur et puis il y a la mesure du temps. Les chars, les cris, les violences, les bombes, je connais, j’ai vu. Mais alors pourquoi avoir titré ainsi ce livre ? Pourquoi ne pas avoir affirmé « la philosophie de terrain » ? À cet instant, j’ai repensé aux enjeux géopolitiques, à l’absolue nécessité de questionner non mon territoire premier mais celui du monde. Et précisément, à cet instant, j’ai pris conscience d’une chose que j’avais pourtant noté, dans un article en 19951, c’est le contrecoup d’une pensée fondée à la fin de la seconde guerre mondiale : la cybernétique associée à l’ingénierie du consentement. Cette association couplée à la surconsommation n’aboutit pas à une démocratie mais à une nouvelle forme de domination des populations (et donc de servitude). Nous sommes en plein cœur de ce contrecoup : avec des soulèvements, des tensions, etc. Cette évidence du réel qui se disloque peut tourner encore à l’avantage de l’humanité, mais cela signifie faire la guerre aux idées reçues de toute part, aux fausses informations, aux lois précipités et surtout redonner de l’espace mental aux nouvelles générations. Cette philosophie de guerre n’a d’autre objectif que la pacification par la compréhension des enjeux qui sous-tendent notre société située. La philosophie est géopolitique. Et la pensée géopolitique n’a jamais eu autant besoin de la philosophie pour tendre à son but : le maintien de la paix. 1 Cf. Sonia Bressler, « La cinétique cybernétique » in Res Publica Philosophie & sciences humaines n° 18 ; 287 Diplômées N°266-267 — Femmes & Géopolitique(s) 288 Revue Européenne des Diplômées - Les artistes empêchées La Route de la Soie - Éditions www.laroutedelasoie-editions.com 291