Bernard Ducret, Alexis Krauss
La franc-maçonnerie et fondation de la Grèce.
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C’est Alexandros Krauss, ancien archiviste à la Banque Nationale de Grèce, qui a eu l’intuition de ce
sujet qui demeure largement tabou en Grèce. Ce travail entamé en 2014 a été en partie amendé
grâce aux remarques de Julia Chatzipanagioti-Sangmeister que je tiens à remercier1. J’espère que
cette nouvelle version complétée suscitera le même intérêt. Dans un pays pétri par l’hellénisme et
l’orthodoxie, toute allusion à une influence étrangère sur l’esprit des combattants de l’indépendance
grecque peut prendre la forme d’une insulte nationale. La question mérite pourtant d’être posée et
doit s’engager en précisant l’enjeu. Il n’est pas certain que les Grecs sachent que la franc-maçonnerie
du début du 19ème siècle n’est pas assimilable à la franc-maçonnerie des fondateurs de la 3ème
république française fondamentalement anticléricale. La franc-maçonnerie est née en Angleterre peu
après l’acte d’Union avec l’Ecosse et était un lieu où les élites dirigeantes pouvaient se rencontrer en
dépassant le clivage national et religieux, regroupant Ecossais, Anglais, Anglo-Irlandais, Anglicans,
dissidents, épiscopaliens… C’est donc un lieu de tolérance et de liberté d’expression où s’expriment
des individus prêts à s’écouter, sans se laisser emporter par une appartenance religieuse. En ce sens,
l’influence franc-maçonne est un élément important pour orienter le régime grec naissant vers plus
ou moins de libéralisme, en marge de la tutelle ecclésiastique. En revanche, la répression contre le
libéralisme sur le continent européen après le congrès de Vienne a contraint les francs-maçons à la
discrétion sinon au secret… et cela ne facilite pas les recherches de l’historien.
Les premières loges maçonniques grecques côté Adriatique2…
La première allusion à la franc-maçonnerie grecque est tirée d’un manuscrit du patriarche
œcuménique Kallinikos III datant de 17573. Il décrit une initiation avec de nombreux termes
italianisants. On connait aussi l’existence d’un atelier franc-maçon lié à la Grande Loge de Marseille
et répondant au nom évocateur des Nations Réunies ayant fonctionné à Smyrne, pendant quelques
mois, dès 1786. Est également signalée, vers 1800, l’existence d’une loge française nommée l’Amitié
à Salonique. Ces loges installées dans l’empire ottoman ne regroupent en fait que des Français, des
Italiens ou des Britanniques. Peu de Grecs y ont été repérés. « Au total, fort peu de chose4 ».
Le cas le mieux documenté est celui de loge maçonnique de Corfou. A cette date, l’île est sous
domination vénitienne alors que le reste de la population grecque est sous régime ottoman. De ce
fait, cette île ionienne est la fenêtre grecque sur l’Occident ce qui permet à Eugène Voulgaris
(Elefterios Vulgares) d’être un des principaux acteurs de la renaissance culturelle grecque du 18ème
siècle ou Diafotismos. Né à Corfou en 1716, ce religieux orthodoxe est parti étudier la philosophie et
1
Je tiens à remercier grandement Julia Hatzipanagioti-Sangmeister pour ses critiques et son apport
fondamental sur les francs-maçons grecs dans le monde germanique, Ο τεκτονισμός στην ελληνική κοινωνία
και γραμμα-τεία του 18ου αιώνα: Οι γερμανόφωνες μαρτυρίες, Εκδόσεις Περίπλους, Αθήνα 2010
2
Je dois beaucoup à Andréas Rizopoulos, Activités maçonniques avec arrière-plan politique – et
réciproquement – en Grèce au 19ème siècle, Cahiers de la Méditerranée, 72 – 2006.
3 Γιώργος Κουτζακιώτης, H «Είδησις των τάξεων των μουρατόρων» και η πρόσληψη του τεκτονισμού από τον
οικουμενικό πατριάρχη Καλλίνικο Γ΄, Greek society for the 18th century studies, 2011
4
Paul Dumont, Une langue et des idées pour changer le monde : les franc-maçonneries d'obédience française
dans l'Empire ottoman, Département d’études turques, Strasbourg.
1
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la théologie à Padoue, centre universitaire de la Sérénissime. Il en est revenu porteur des idées de
l’Europe des Lumières qu’il a essayé de transmettre dans les monastères grecs à travers des
traductions de John Locke, Voltaire et Christian Wolff. Rencontrant beaucoup d’hostilité auprès des
moines du mont Athos, il a été appelé par la tsarine Catherine II et finit sa vie en Russie.
C’est grâce à cette ouverture sur l’Italie qu’une loge maçonnique aurait été fondée à Corfou vers
1740 avec le gouverneur vénitien ou Provedidor del Mar comme Vénérable. Cependant, la seule
documentation existante concerne une autre loge fondée en 1781 sous la dénomination italienne de
Beneficenza dépendant de la grande loge de Vérone, basée à Padoue en Italie. Une autre aurait
existé à la même époque à Zante. La franc-maçonnerie vénitienne est relativement précoce en
Europe puisque l’on date la première loge de 1746 avec Casanova, Griselli, et Goldoni comme
membres les plus illustres. D’autres loges sont créées dans les possessions vénitiennes de Terre
Ferme à Vicence et à Padoue. Très peu de Grecs vivaient ou étudiaient alors en Italie du Nord comme
le corfiote Ioannis Kapodistria ou Nicolas Savov Hadziilev plus connu sous son surnom de Piccolos
mais ils furent parmi les premiers Grecs francs-maçons du monde hellénique. L’activité de
Beneficenza a été tributaire de la législation maçonnique vénitienne : interdiction en 1755, tolérance
en 1772, interdiction en 1777.
L’île de Corfou passe sous domination française en 1797 par le traité de Campo Formio ; cette
présence dura jusqu’en 1799 pour se renouveler de 1807 à 1814. La présence militaire fut un temps
caractérisée par le passage du bataillon de Chasseurs d’Orient issu de Grecs engagés lors de la
campagne d’Egypte et dirigé par Nicolas Papas Oglou. Ils purent y échanger avec des officiers français
largement rattachés à une loge. A titre d’exemple, sous l’Empire, on comptait 400 généraux francsmaçons et 18 maréchaux (sur 26). En 1810, 42 loges existaient dans les 90 régiments français
d’infanterie, 18 dans les 26 régiments d’infanterie légère, le quart des officiers d’état-major est francmaçon5. Pour certains, ce fut le début du philhellénisme. L’ancien officier d’empire franc-maçon
Jean-Pons Viennet devenu (médiocre) poète gardera son attachement à la liberté grecque lorsqu’il
rédigera bien plus tard en 1820, une pièce Aspasie et Périclès et en 1821, une Ode à la Grèce. Du fait
de cette osmose militaire franco-grecque et de cette prégnance franc-maçonne, aucune gêne ne fut
apportée à la loge Beneficenza qui reprend son activité dans l’île.
C’est ce moment d’ouverture libérale que choisit le jeune (21 ans) Kapodistria, originaire de Corfou,
étudiant en médecine à Padoue, une des facultés les plus réputées d’Europe et, on l’a vu, foyer francmaçon, pour revenir s’installer dans son île d’origine. Le comte Dionysos Romas profite de cette
renaissance pour réunir en 1810 Beneficenza (Agathoergia) et une loge assoupie Filogenia dans la
dépendance du Grand Orient de France. Cette nouvelle loge Bienfaisance et Philogénie réunies va
essaimer dans les îles ioniennes : Zante, Lefkas, Céphalonie mais aussi en territoire ottoman proche,
à Patras et en Epire où il est possible qu’elle inspira Nikolaos Skoufas natif d’Arta et Athanasios
Tsakalov (Tekelis), également originaire de l’Epire que l’on retrouvera tous deux plus tard comme
fondateurs de la société secrète Philiki Etaireia. Sous l’occupation française, il existe également une
loge Saint Napoléon qui manifestement recrute dans le milieu militaire et administratif impérial mais
compte aussi plusieurs Grecs comme membres dont Dionysos Romas déjà évoqué. A Lefkas, au
5
Jean-Luc Quoy-Bedin, Le militaire en maçonnerie (XVIIIème- XIXème siècle), Histoire, économie, société, 1983 :
2-4.
2
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début de l'année 1813, une autre loge française l'Union de l’Orient initie également un marchand
grec nommé Emmanuel Xanthos que l’on va retrouver également à l’origine de la Philiki Etaireia.
…et côté danubien6.
De l’autre côté du Pinde, les Grecs ont connu la franc-maçonnerie par l’intermédiaire du monde
germanique. Leur circulation y est facilitée depuis que les Habsbourg ont accepté de nouer des
relations commerciales avec l’empire ottoman ce dont ont profité les marchands grecs. La villed’Hermannstadt (Sibiu) en Transylvanie a pleinement joué son rôle de carrefour et c’est
vraisemblablement là que de nombreux commerçants thessaliens et macédoniens ont connu la
franc-maçonnerie. D’ici, ils ont diffusé dans la sphère danubienne et au-delà, particulièrement à
Vienne ou à Leipzig. Pour ces Grecs, c’était à la fois un moyen de s’intégrer dans le milieu d’accueil
dominant, un intérêt de resserrer entre eux des relations professionnelles et le besoin de participer
au souffle libéral qui parcourait l’Europe. Vienne est alors le centre européen du commerce avec
l’empire ottoman en grande partie aux mains de Grecs, pour beaucoup originaires de Thessalie,
travaillant dans le cadre de « compagnies » familiales ou de voisinage. L’élite marchande grecque
peut côtoyer dans une des six loges maçonniques viennoises ayant des filiales dans tout l’empire7,
des membres très influents de l’entourage gouvernemental. Le grec Daniel Zepharovich (-vic),
originaire de Salonique en est membre8. Sa fortune est immense et il œuvre à sa façon à la
renaissance hellénique en finançant des écoles ainsi que les publications d’érudits qui font de Vienne
le plus grand centre d’édition grecque au tournant du siècle. A Vienne, Zheparovich ne peut pas
rivaliser financièrement avec un autre richissime financier grec, Georges Sinas. Sur ce dernier, nous
n’avons aucun indice d’engagement maçonnique ; il fut cependant un des financiers du premier état
grec aux côtés du franc-maçon Eynard, consul général de Grèce à Vienne et mécène d’un mausolée
en l’honneur d’Ypsilanti, héros grec de l’indépendance, également franc-maçon. En 1790, c’est dans
ce milieu viennois de négociants grecs que se fonde avec des intellectuels une loge dénommée
Confrérie des Bons cousins. Elle est fréquentée par Rigas Feraios9 (ou Pheraios connu aussi comme
Rigas Velestinlis), ancien secrétaire d’Alexandre Ypsilanti. Rigas Feraios peut circuler dans tout
l’empire en profitant des réseaux commerciaux et de sociabilité de ses compatriotes ; il aide à la
fondation de loges à Bucarest, Budapest, Belgrade et vraisemblablement à Semlin (aujourd’hui
Zemoun). Il aurait fondé (mais c’est très discuté) un équivalent de la Philiki Etaireia dans l’empire
autrichien. Pour la période 1776- 1806, dans cette sphère germanique, Julia ChatzipanagiotiSangmeister a retrouvé 46 Grecs francs-maçons, surtout des petits commerçants. La menace
révolutionnaire française va entrainer l’Autriche vers l’interdiction de la franc-maçonnerie, la
surveillance des sociétés secrètes et l’arrestation à Trieste de Feraios en 1798. Ce franc-maçon
comptait s’y embarquer avec six camarades dans l’idée de préparer une insurrection en Grèce (avec
L’apport de Julia Hatzipanagioti-Sangmeister est ici décisif et novateur.
Helmt Reinalter, La maçonnerie en Autriche, 18ème siècle, 1987, 19 pp43 sqq
8
Anna Maria Seibel Angestrebter, Die Bedeutung der Griechen für das wirtschaftliche und kulturelle Leben in
Wien. Am Beispiel der Familie Zepharovich, akademischer Grad Magistra der Philosophie (Mag. phil.) Wien,
2008
9
Aristote Manessis, L’activité et les projets politiques d’un patriote grec dans les Balkans, Balkan studies, 1962,
p65
6
7
3
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carte, manuel militaire)10. Il fut livré aux Turcs avant son départ pour Corfou où la nouvelle présence
française lui avait peut-être laissé espérer un soutien politique et militaire.
Il semble bien que lorsque Joseph II, en 1785, a voulu reprendre le contrôle de la franc-maçonnerie à
Vienne, les initiés grecs soient partis pour la Prusse rivale et se soient concentrés à Leipzig où l’on
note l’inscription de nombreux Ambelakiotes à la loge Balduin. C’est d’ailleurs dans cette dernière
ville que, plus tard, Kapodistria fait halte pour assister à une réunion de loge avant de rejoindre son
poste en Russie11 Au pays, les marchands Thessaliens dupliquent en retour des loges à Rapsani ou à
Ambelakia, où Ioannis Papatheodorou, fonde la première loge d’initiative entièrement grecque en
1803. On peut penser que cette loge qui institutionnalise l’entraide maçonnique recouvre des
aspects autant idéologiques et de sociabilité que d’intérêts économiques puisque cette dernière ville
est le foyer du coopérativisme en Grèce. En 1795 y a été fondée une confrérie tournée vers
l’agriculture et l’activité textile orientée vers la production de fil vendu dans toute l’Europe centrale
et orientale qui permet d’assurer la fourniture de repas aux nécessiteux et le financement d’écoles12.
Sans trop solliciter les sources, on peut penser que l’esprit mutualiste né de cette confrérie a facilité
l’entrée en loges.
Ce fut une facilité que de séparer les francs-maçons « danubiens » et les francs-maçons
« adriatiques » mais la réalité est plus complexe. D’une part parce qu’avec la destruction de la
République de Venise, Padoue et Trieste passent sous influence viennoise. D’autre part, les Epirotes
que l’on retrouve souvent à Corfou fréquentent aussi la Thessalie. Enfin, le propre de ces individus
est la mobilité ; ce sont souvent des employés de maisons de commerce, des étudiants. On déjà vu
Rigas Feraios parcourir tout l’espace danubien avant de se faire arrêter à Trieste. Le meilleur exemple
de ce nomadisme est peut-être celui d’un certain Nicolas Savos Piccolos (Savov Hadziilev), d’origine
bulgare, passant par Bucarest faire des études tant qu’elles furent autorisées en grec, avant de les
poursuivre à Padoue où il a pu connaitre Kapodistria. Il traduit Rousseau en grec, revient à Bucarest
faire le professeur de français puis part à Chios enseigner en 1816-1817. En 1818, on le retrouve à
Odessa où il traduit une pièce de Sophocle en grec moderne et fréquente la Philiki Hetaira avant de
repartir à Paris étudier la médecine et militer pour l’indépendance grecque. Il est reçu dans une loge
des Sophisiens où il côtoie Monge, Saint-Hilaire et où il a dû avoir un grade suffisant pour accueillir
un auteur dramatique fort connu à l’époque, Jean Cuvelier de Trie. Il fut l’ami et collaborateur
d’Adamantios Korais qui l’utilise pour entrer en relation avec les philhellènes de Londres en 1821.
C’est le seul événement qui peut relier fugacement le grand érudit grec à la franc-maçonnerie bien
que de nombreux francs-maçons grecs le réclament comme leur13. Sa notoriété est suffisante pour
qu’un autre franc-maçon Prosper Guerrier du Mast traduise en français un de ses hymnes (Chios, la
Grèce et l’Europe, 1822). En 1825, Piccolos part pour Corfou enseigner la philosophie puis on le
retrouve à Bologne ; il obtient son doctorat de médecine à Pise en 1829, exerce à Bucarest et revient
à Paris où il meurt en 186514.
Enracinement de la franc-maçonnerie à Corfou
10
Jan-Yves Guiomar, Marie-Thérèse Lorain, La carte de la Grèce de Rigas et le nom de la Grèce, Annales
historiques de la Révolution française, 2000, 319, pp101-125
11
Hélène. Koukou, Ioannis A. Kapodistrias: The European Diplomat and Statesman of the 19th Century.
Roxandra S. Stourdza: A Famous Woman of her Time, Εταιρεία Μελέτης Ελληνικής Ιστορίας
12
Nicholas Gianaris, Geopolitical and economic changes in Balkan countries, Praeger, Londres , 1996
13
Sotiris Nikolakoupoulos, Λογοτεχνία και Τεκτονισμός sl sd
14
Darius Spieth, Napoleon Sorcerers, the Sophisians, university of Delaware, 2007
4
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A Corfou, il n’y a pas de raison de penser que le message des officiers français, pour partie francsmaçons, soit différent de ce qu’il fut en Italie, Allemagne… « Paix aux peuples, mort aux tyrans ». Le
général Gentili, nommé gouverneur de l’île par le Directoire et secondé par Antoine-Vincent Arnault,
membre en 1780 à Versailles de la loge Le Patriotisme. Dès leur arrivée, tous deux cherchent à se
rallier la population en utilisant la fibre nationale15 «Je suis venu pour rendre à la Grèce esclave
depuis si longtemps, la liberté et l’égalité. Les vertus des Miltiade et des Thémistocle ressurgiront
bientôt et la Grèce sera réintégrée dans la splendeur des temps anciens ». C’est le discours
traditionnel français tenu en Egypte, en Pologne… afin de se rallier la population. Ils comptent
récupérer l’hostilité grecque envers la tutelle vénitienne ; l’utilisation des figures des guerres
médiques permet aussi de viser les Ottomans tout proches. Comme Chateaubriand plus tard, ils
croient que la Grèce est restée immuable depuis l’antiquité. Le général Gentili, malade, est vite
remplacé à Corfou par le général Chabot, ouvertement franc-maçon. Pour faire connaître et aimer la
Révolution par les habitants qui doivent être régénérés au nom de la liberté et de l’égalité, ce
gouverneur impose un conseil mêlant catholique, orthodoxe et juif ; l’inclusion de ces derniers est
peu appréciée par les locaux.
Emmené avec Chabot et Arnault, le mathématicien Charles Dupin, élève du franc-maçon Monge,
fonde l’Académie ionienne, première institution universitaire du monde grec. De son long discours
d’inauguration, ampoulé, rempli de références à l’antiquité, on retient l’engagement pressant en
faveur de la langue grecque (jusqu’ici interdite dans l’administration) et de la formation de cadres
« Elevez des écoles pour les fils de l’indigent, élevez-en d’autres pour vos successeurs. Qu’on ne
dise pas seulement de vous : ils sont probes. Qu’on ne puisse plus dire que les successeurs des
Cyrille, des Basyle et des Chrysostome16 ont oublié des exemples et qu’ils n’entendent plus les
sublimes accents des pères de leur église. Instituez des écoles où soient enseignés les préceptes
et soit développée l’éloquence de ces hommes vénérables. Qu’il ne soit pas dit que vous le cédiez
à ceux qui relèveront les écoles où les Pythagore, les Socrate et les Platon développaient leur
morale si pure, dans un si beau langage. Au contraire, qu’une noble rivalité s’établisse entre eux
et vous. Commencez par être vous-mêmes instruits ; qu’on ne puisse plus être revêtu de votre
sacré caractère, sans avoir fait preuve de lumières. Vous apprendrez alors à vos peuples ce qu’ils
gagneront eux-mêmes à s’éclairer. C’est l’éducation, et l’éducation publique seule, qui pourra
vous conduire aux destinées qui vous attendent. Vous devez tout faire, tout sacrifier pour
elle. »17.
Le droit est réformé en vue de produire une justice impartiale et de dégager les tribunaux des conflits
de luttes d’influence. L’idée nationale de ces officiers est donc un attachement à des valeurs et à un
passé transcendant les appartenances religieuses. Quoi qu’il en soit, la société corfiote, qui au début
était satisfaite de l’éviction vénitienne, montre une désaffection croissante envers ces nouveaux
dominateurs qui visent à la laïcisation et refusent l’auto-administration. Choqués que les troupes
françaises aient brocardé publiquement et impunément le culte des reliques de Saint Spiridon, «la
vieille carcasse », les Corfiotes accueillent avec joie l’arrivée des troupes russes lors du siège de 1798.
15 Pour l’étude de la présence française
voir : Tefano Solimano, Bonaparte et les îles ioniennes, françisation
juridique en difficulté, Forum historiae juris, fortrhistiur.de / zitat / 1103solimano.htm
C’est la seule référence religieuse que j’ai pu repérer encore les personnages évoqués ne sont pas précédés
du qualificatif de « saint ».
17
Charles Dupin, Sur les avantages de l’instruction, discours d’inauguration de l’Académie ionienne, le 15 août
1809.
16
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C’est le même genre de regard supérieur que celui posé par les officiers francs-maçons français
lorsqu’ils tiennent leur première réunion dès le 15 juin 1830 en Algérie prenant ainsi «possession de
la terre barbaresque au nom de la civilisation, de la tolérance et du progrès». Au retour des Français,
si la franc-maçonnerie locale, peut-être choquée par l’agnosticisme, voire l’irréligion des troupes du
Directoire, elle a aussi profité d’une certaine liberté d’action laissée par l’indifférence française
envers les interdits pontificaux. C’est ainsi qu’à Livourne, chef-lieu du département napoléonien de
Méditerranée, dans la loge Napoléon homonyme de celle de Corfou, des francs-maçons corfiotes,
surtout des marins, se retrouvent autour de Marco Carburi, professeur de chimie (et occultiste ?) de
Padoue18.
En 1799, l’île passe sous la domination russe incarnée par l’amiral russe Ouchakov avec la tutelle
nominale du commandant turc Kadir Bey. C’est un succès magnifique pour le tsar Alexandre I et la
Russie qui obtient pour la première (et unique) fois une possession en Méditerranée. En 1803, il
accorde une constitution aux îles ioniennes très éloignée du régime en vigueur en Russie. On peut en
attribuer la paternité au libéralisme revendiqué du tsar et / ou à la nécessité de réduire
l’insubordination des îles de Céphalonie et Zante et / ou à sa volonté de se concilier la population
grecque pour faire de ce protectorat russe un centre de propagande. Il est dit aussi que le francmaçon Kapodistria, nommé directeur de l’hôpital de Corfou par le pouvoir russe, participa à la
rédaction de cette constitution, l’intérêt est donc d’y deviner les traces d’influence franc-maçonne.
Cette constitution connue sous le nom de « byzantine» était selon son article 1 «une et
aristocratique» La Repubblica delle Sette Isole Unite è una ed aristocratica. En réalité, il existe peu de
différences avec les institutions de l’ancienne république de Venise: la citoyenneté est réservée aux
hommes, chrétiens, de naissance légitime, sachant lire et écrire, ne pratiquant pas d’activité
manuelle et ayant un revenu supérieur à 1800 ducats à Corfou (315 à Ithaque). Tous ces électeurs
étaient réputés nobles et envoyaient des représentants à un sénat de 12 membres élisant un princeprésident. Il s’agit d’une oligarchie marchande très éloignée des aspirations de la soldatesque
française. Par rapport au modèle originel vénitien, l’influence de la franc-maçonnerie est faiblement
perceptible. L’affirmation libérale (et donc nationale dans le cas ionien) se perçoit dans le rôle du
grec devenu langue officielle au côté de l’italien et dans le rôle de l’orthodoxie détrônant le
catholicisme italien ; le clergé n’exerce qu’une autorité morale sur le pays.
Dans la conduite politique de cette « République des Sept Iles » que Kapodistria dirigea de 1802 à
1807, on peut retenir comme autre éventuel marqueur de la franc-maçonnerie : la liberté laissée aux
réunions des loges maçonniques et l’établissement d’écoles. La fibre nationale (donc libérale) de ce
bref gouvernement intercalé entre l’administration française du Directoire et celle de l’Empire se
marque aussi par les faveurs envers l’enseignement de la langue hellénique et l’accueil des quelques
survivants Souliotes, un clan issu des montagnes d’Epire révolté contre Ali Pacha qui les fit
massacrer.
En 1815, Corfou passe sous protectorat britannique et Dionysos Romas demande l’affiliation de
Bienfaisance et Philogénie au rang de Grand Orient auprès de la Grande Loge Unie d'Angleterre en lui
donnant le titre de Sérénissime Grand Orient de Grèce ; la demande est acceptée par le duc de
Sussex, Grand Maître de la Grande Loge Unie d'Angleterre ce qui aboutit à la reconnaissance par la
franc-maçonnerie d’un pays qui n’a pas encore d’existence légale. Dionysos Romas obtient ainsi la
première reconnaissance internationale de la Grèce alors que toutes les grandes puissances s’y
18
Yves Hivert-Messeca, La loge Napoléon sise à Livourne (1808-1814), Cahiers de la Méditerranée, 72/ 2006
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refusent. La franc-maçonnerie corfiote sous sa direction exprime bien une volonté d’émancipation
nationale ; elle a joué avec les différents tuteurs, français, russes, britanniques dans le seul but de
faire reconnaitre l’identité nationale hellénique. Cette franc-maçonnerie corfiote est différente de
celle qui peut exister ailleurs. Le recrutement y est plus élitiste grâce à ses relations anciennes avec
Venise, puis nouvelles avec la France, la Russie et le Royaume-Uni alors que les Thessaliens ou les
Epirotes sont surtout des marchands. Sa démarche est aussi plus institutionnelle, moins clandestine,
par un accès récent aux responsabilités et la nécessité de s’entretenir avec un occupant étranger, pas
forcément malveillant, tandis que la Thessalie est sous l’autorité sans partage de l’empire ottoman
où les Grecs sont sous la responsabilité du patriarche de Constantinople.
Contenu idéologique de la franc-maçonnerie grecque
Quel message pouvait alors contenir la franc-maçonnerie ? Lui reprochant son secret, son caractère
multiconfessionnel, la papauté avait demandé l’interdiction de la franc-maçonnerie par la bulle In
Eminenti en 1738. En réalité, cette demande fut diversement appliquée en dehors des états
pontificaux. Ce n’est qu’avec le développement de la Révolution française que l’interdiction fut plus
strictement appliquée de peur d’une contamination jacobine dans les états catholiques dont
l’Autriche et Corfou, territoire de Venise. La franc-maçonnerie n’est d’ailleurs pas forcément
révolutionnaire contrairement à ce que certains ont voulu croire longtemps19. Ses caractéristiques de
tolérance, d’écoute et d’effacement des barrières sociales, sont beaucoup plus un symptôme de
l’évolution générale de la bourgeoisie et de l’aristocratie de la seconde moitié du XVIIIe siècle qu’une
des causes de la Révolution.
Dans la sphère germanique, les adhérents grecs bénéficient d’une liberté, d’une entraide et d’une
égalité de considération qui n’existent pas pour les sujets chrétiens du sultan qu’ils sont ; le vendeur
de fez d’Ambelakia peut côtoyer l’aristocrate local d’Hermannstadt, le banquier grec viennois peut
fréquenter un ministre. Julia Chatzipanagioti-Sangmeister insiste beaucoup sur l’aspect
philanthropique de ces loges avec leurs actions caritatives. Pour sa démonstration, elle se fonde
entre autres sur l’anthologie du thessalien Zisis Daoutis publiée à Vienne qui collecte des chansons
de la loge Minerva de Leipzig, dissidente de la loge Balduin. Radicalement différente de la poésie
traditionnelle phanariote, son contenu définit la philanthropie comme moteur du bien commun, du
patriotisme et de la noblesse d’esprit.
A Corfou, la franc-maçonnerie française que les Grecs ont côtoyée après 1797 se reconstitue après la
tourmente de la Terreur et se transforme20. Elle a perdu nombre de ses membres aristocratiques.
Éric Saunier remarque trois accentuations : une neutralité religieuse de plus en plus forte (voire une
indifférence marquée chez les militaires français) qui n’est pas signalée du côté thessalien ou épirote,
un engagement de plus en plus marqué pour le libéralisme politique et un geste philanthropique de
plus en plus organisé. Autrement dit, pour des Grecs, cela signifie plusieurs attitudes : d’une part,
une entraide et une solidarité entre compatriotes pour défendre leur appartenance à l’hellénisme
(trait d’union de la diaspora) ce qui aboutit forcément à s’opposer au sultan et d’autre part se tenir
en en marge du clergé orthodoxe (de toutes les personnalités remarquées, aucune n’est religieuse,
aucun texte n’est de nature religieuse). Cela ne signifie pas de l’irréligion. Kapodistria est assassiné en
19
20
Roger Dachez, Histoire de la franc-maçonnerie française, Que sais-je ? PUF
Eric Saunier, Franc-maçonnerie et Révolution française : vers une nouvelle orientation historiographique,
Cahiers d'histoire. Revue d'histoire critique, 87- 2002, 121-136.
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allant assister à la messe à Saint-Spiridon et a toujours montré une foi profonde dans l’orthodoxie. Le
cas le plus exemplaire est celui de Théodore Rakos : ce natif de Trikala en Thessalie, ancien Chasseur
d’Orient (des Grecs incorporés lors de l’expédition d’Egypte) est démobilisé à Marseille en 1814, fait
le commis chez un négociant, fonde son entreprise avec un Zantiote, intègre comme beaucoup
d’anciens militaires grecs une loge maçonnique qu’il fréquente avec assiduité, militant de la
Révolution grecque, membre du comité philhellénique de la ville et surtout fervent orthodoxe et
fortement engagé dans l’installation du culte dans la ville et membre fondateur de la
Confraternité.21.
Une franc-maçonnerie grecque émigrée dans l’empire russe.
A l’issue du traité de Tilsit, la domination russe sur Corfou cède le pas à une nouvelle tutelle
française. Ioannis Kapodistria, apprécié pour son administration locale est invité par le tsar à
rejoindre Moscou en 1808 pour devenir plus tard avec Axelrode, son ministre des affaires étrangères.
Il devient un proche du tsar Alexandre I, un monarque alors très accessible aux idées libérales de la
franc-maçonnerie. Ce souverain entreprit la construction d’écoles de district et de lycées, laissa
entrer les livres étrangers, réforma les écoles de théologie… Sous son règne, les loges se
développent22 malgré leur interdiction montrant ainsi le souci de certaines élites de penser l’avenir
dans un cadre libéral. A Saint-Pétersbourg, deux loges suivaient le rite français et utilisaient la langue
française « Les Amis réunis » et « De la Palestine », trois autres utilisaient le rite suédois et
s’exprimaient en français, allemand et russe : « Alexandre le pélican couronné », « Elisabeth la
vertu », « Pierre la vérité ». D’abord secrètes, elles furent officialisées en 1810 pour dépasser la
trentaine réparties dans toute les grandes villes. Les francs-maçons russes comptaient une partie de
l’élite impériale, l’essentiel des officiers de régiments les plus prestigieux, les ministres Rasumovski et
Balasheff, le prince Lobanoff… ainsi que le prince grec Ypsilanti. Ce dernier était membre la loge « De
la Palestine » (voire pour certains le fondateur). Il est grec, aide de camp du tsar, proche du grec et
ministre des affaires du tsar Ioannis Kapodistria, lui-même fondateur en 1812 de la « loge du
phénix ». Plus tard, à Vienne en 1814, tous deux fréquentent la loge « Philomuse », jamais
révolutionnaire, jamais antireligieuse, soucieuse d'équilibre23. Le trésorier en est Ioannis Dombolis,
gestionnaire de fortune de Kapodistria, franc-maçon qu’il connut à Moscou en 1809.
C’est dans ce cadre que cette franc-maçonnerie de Grecs installés dans la capitale russe rencontre
celle des marchands thessaliens ou épirotes disséminés en Ukraine et les bords de la mer Noire. Dans
ces régions nouvellement conquises sur les Ottomans, l’orthodoxie conquérante et l’hellénisme ont
été vivifiés grâce au compatriote et mentor corfiote de Kapodistria, Eugène Voulgaris, nommé
évêque dans le nouveau diocèse de Slaviansk et Cherson. Il réside à Poltawa, siège d’une loge
maçonnique, et y a invité en 1779 un autre religieux corfiote, Nicéphore Theotokis dont la famille
dirige l’Heptanèse, foyer de la franc-maçonnerie grecque. C’est dans son entourage qu’eut lieu une
partie du débat sur la langue grecque : fallait-il enseigner un grec vernaculaire éclaté en de
nombreux dialectes, métissé d’italien, turc, bulgare… ou bien un grec unifié inspiré du grec ancien et
du grec liturgique ? Au milieu de cette fermentation nationale naît la plus grande société secrète
grecque, la Philiki Etaireia ou Société des Amis (un des parents de Nicéphore Theotokis, JeanBaptiste, en sera membre) réutilisant l’emblème du phénix de la loge moscovite de Kapodistria,
21
Michel Calapodis, La communauté grecque à Marseille au XIXeS, Cahiers balkaniques, 38-39/ 2011
Ernest Friedrichs, Freemasonry in Russia and Poland, Büchler, Berne, 1908.
23
Robert Munder, Auf den Spuren der Freimaurer in Wien, Löcker, Vienne, 2018
22
8
Bernard Ducret, Alexis Krauss
reprenant au modèle de la franc-maçonnerie son secret, ses idées libérales jusqu’au rappel dans son
nom des valeurs célébrées dans l’anthologie de Zisis Daoutis 24.
Cette Philiki Etaireia établie le 14 septembre 1814 à Odessa était une sorte d’annexe de la loge
moscovite dirigée par deux épirotes Nikolaos Skoufas et Athanasios Tsakalov ainsi que par Emmanuel
Xanthos. Skoufas a été initié à Corfou dans la loge « Athena », filiale moscovite de la loge du Phénix.
Tsakalov aurait été initié à Paris. Xanthos, ancien membre de la loge de Lefkada a renouvelé sa
participation en mai 1820 à la loge « Les Amis Réunis » sous l’obédience de la Grande Loge « Astrée »
de Saint-Pétersbourg. Travaillant dans une compagnie locale de négoce à Odessa, il recrute des
collègues dont Nikolaos Spiliadis, franc-maçon et futur ministre de Kapodistria. Xanthos transpose
dans la Philiki Etaireia l’organisation maçonnique de rite français : structure pyramidale, rites
d’initiation, des « frères », des « prêtres et des « bergers », respect du secret. Dans cette
« fraternité » se retrouve nombre de marchands épirotes installés à Moscou qui apportent le soutien
financier, comme les frères Mantos et Georgios Rizaris, Nikolaos Zozimas…. Le but est de soulever la
population grecque contre l’empire ottoman. C’est dans le milieu grec et franc-maçon de SaintPétersbourg que Xanthos propose en 1818 à Kapodistria, alors ministre russe des affaires étrangères,
de prendre la tête de l’organisation. Devant son refus, ce fut un autre franc-maçon grec, Alexandros
Ypsilanti, officier de l’armée russe, qui accepta l’offre. « Le cas de la Philiki Etaireia est un cas où la
franc maçonnerie n’est pas directement impliquée mais beaucoup de membres sont inspirés par ses
idéaux et son organisation, pour une cause nationale et non politique25. Pour Xanthos, la situation
était très claire : la franc-maçonnerie lui a donné au début le plan pour élaborer la structure d’une
société révolutionnaire et à une étape ultérieure lui a donné les moyens d’approcher des
personnalités importantes afin de les enrôler pour la cause nationale, en utilisant la francmaçonnerie comme point d’entrée »26.
Alarmés par les activités des sociétés secrètes en Italie, les Carbonari, en France, au Portugal…,
poussé aussi par Metternich, Alexandre I demande la fermeture des loges franc-maçonnes russes le 6
août 1822, au moment où Kapodistria quitte son poste pour Genève, leur enlevant de fait une
certaine protection. En ce qui concerne l’influence sur les indépendantistes grecs, cette
condamnation a peu d’effet puisqu’à cette date ils entament déjà sur place la guerre
d’indépendance.
Francs-maçons et comités philhellènes.
La lutte des révoltés grecs contre la domination ottomane est largement relayée en Europe occidentale
par le mouvement philhellène éclaté en une quantité de comités. Normalement, les loges
maçonniques peuplées de notables jusqu’en 1850 n’auraient pas dû y participer car elles évitent un
engagement politique fort pour se concentrer sur des œuvres de bienfaisance. Le philhellénisme est
l’exception ! La loge des Frères artistes à Paris édite un texte en claire opposition à la politique française
pro-ottomane :
24
Pour les liens entre franc-maçonnerie et la Philiki Etairea, on peut consulter Nicholas Rimikis, Filiki Etairea :
the rise of a secret society in the making of the greek revolution, Digitalcommons.bard.senproj_s2017/317
25
Pour les différences entre franc-maçonnerie et Philiki Etaireia, voir Yves Hivert-Messeca, L’Europe sous
l’acacia, Dervy, 2014
26
Andréas Rizopoulos, Activités maçonniques avec arrière-plan politique – et réciproquement – en Grèce au
19ème siècle, Cahiers de la Méditerranée, 72 – 2006.
9
Bernard Ducret, Alexis Krauss
« La conduite de nos Frères a toujours montré que l’égoïsme leur était étranger et que la plus
ardente philanthropie les inspirait. Nous en avons des milliers de preuves ; l’année dernière
répondant à un appel au nom de la religion et de l’humanité, toutes les loges de France ont mêlé
leur hommage aux enfants et aux veuves dans le besoin par une contribution philhellénique. Elles
montrent que dans le cœur des maçons, il y a toujours une cloche pour sonner l’appel à la noblesse
et à la générosité. Mais si, il y a une année, nous partagions les malheurs d’un peuple luttant contre
la plus terrible des tyrannies, pouvons-nous désormais rester maintenant insensibles à leurs
malheurs ? Discuter ne suffit plus : il faut agir. Il est nécessaire que ceux qui détestent les crimes
de ces renégats contribuent à envoyer aux Grecs de quoi se défendre contre les attaques lancées
par ces ordures. Si les fusils utilisés par les Turcs proviennent de fabricants français, il est nécessaire
que ces ateliers en livrent aussi aux Grecs. Si quelques-uns de nos compatriotes se voient parmi les
barbares, il y en a bien plus qui qui se tiennent aux côtés des Hellènes »27.
Cet appel national a été bien reçu puisqu’à Perpignan, par exemple, un rapport de police confirme que
« « la loge maçonnique l’Union […] a ouvert une souscription en faveur des Grecs, et qu’une
commission qu’elle a nommée, parcourt la ville ». La célébration de la Saint-Jean d’Hiver, la fête
traditionnelle du Grand Orient de France s’accompagne d’une brochure où le soutien à l’indépendance
grecque est très claire :
« Les Francs-Maçons avaient un grand intérêt dans la délivrance des Grecs ; là est le berceau de
l’initiation, là sont les chrétiens nos coreligionnaires, qui depuis plusieurs siècles sont torturés par
de stupides pachas et imposés suivant le caprice de la despotique avarice Oui, nous désirons que
la terre sacrée qui produisit tout ce qu’il y eut jamais dans l’univers de plus parfait, de plus sublime
dans les arts et les sciences, dans l’éloquence et la poésie, ne gémisse plus ignominieusement sous
le sceptre du fatalisme et de l’arbitraire, du plus brut de tous les despotismes… et nos désirs seront
accomplis 28».
C’est ainsi qu’une proportion anormalement élevée d’officiers napoléoniens francs-maçons part
combattre en Grèce29. Le plus connu (et discuté) est peut-être le général Charles Fabvier, chanté par
Hugo.
Dissensions internes au sein de la franc-maçonnerie grecque.
Dans le même temps, les insurgés grecs utilisent les réseaux maçonniques auxquels ils appartiennent
pour mieux défendre leur cause. A Paris, on connait la présence de Nicolas Sava Piccolos, proche de
Korais, et de Démétrios Photilas, tous deux originaires du collège saint-Sava de Bucarest où
l’enseignement du grec vient d’être interdit. Theocharis Kefalas, originaire de Thessalie, passé par la
Russie, la Hesse et Bâle, envoie dès 1822, avant de quitter Marseille pour rejoindre Hydra, une lettre
circulaire aux loges allemandes les exhortant à soutenir financièrement les insurgés. Dans ce même
port, nous disposons aussi du cas de deux réfugiés chypriotes : Hagi Petrakis et Vassilis Papasavas, tous
deux négociants, l’un beau-père de l’autre30. Ils se déclarent sans fortune, implorent des moyens de
subsistance auprès des autorités ou de Grecs déjà installés. L’indigent Papasavas est signalé à Lyon,
Les FF Artistes de l’Or. De Paris, Dondey-Dupré, 1826
.repris dans Mathieu Grenet, La fabrique communautaire, 2010, p 421.
29
Walter Bruyère-Ostells, Réseaux maçonniques et para-maçonniques des officiers de la Grande Armée
engagés dans les mouvements nationaux et libéraux, Cahiers de la Méditerranée, 72/ 2006
30
Mathieu Grenet, La Fabrique communautaire, Les Grecs à Venise, Livourne, Marseille (c1170-1830), thèse
European University Institute, 2010.
27
28
10
Bernard Ducret, Alexis Krauss
Genève, Paris, Le Havre puis Londres où il retrouve son beau-père, également sans ressources ( ?), qui
lui est passé par Amsterdam. On retrouve l’année suivante Papasavas à Bordeaux avant de perdre sa
trace. Papasavas a été initié franc-maçon en décembre 1826, puis reçu compagnon en janvier 1827.
Cette rapide ascension fait dire à Mathieu Grenet qu’il s’agit de complaisance. Celle-ci ne peut provenir
que des maçons de la loge de « La Parfaite Sincérité » afin de lui faciliter les contacts dans l’Europe
entière afin de réunir de promouvoir la cause grecque.
Une des premières villes visitée par Papasava est Genève où siège un comité philhellénique très
important pour organiser et aider les soldats, surtout allemands, à s’embarquer à Marseille ou
Livourne afin d’aller combattre en Grèce31. Les rapports de police de 1824 évoquent six loges
maçonniques dans la ville et la présence du célèbre carbonaro Philippe Buonarotti et le passage du
poète Andreas Calvos, originaire de Zante, une île voisine de Corfou et venu s’installer dans la cité
lémanique après son expulsion de Toscane. Le nationalisme de ce dernier se retrouve dans un recueil
d’odes, La Lyre, écrit en grec moderne avec en exergue « Ô Grecs ! Ressemblez à vos pères/ Soyez
libres comme eux ou mourez en héros / Jadis vous combattiez vos frères / Et vous combattez vos
bourreaux »et dans son travail sur un Dictionnaire complet de la langue grecque alors que cette
langue n’est pas encore uniformisée et normalisée.
Dans la petite ville qu’est Genève, Calvos a fréquenté Buonarotti et a été initié en 1823 dans la loge
des « Amis Sincères », couverture légale de sa société secrète, la loge des « Sublimes Maîtres
parfaits ». Buonarotti est le seul survivant de la conspiration de Babeuf et forme le lien entre les
révolutionnaires de 1793 et la génération de 1830-1848 ; il joue un rôle majeur dans les loges
maçonniques genevoises et accueille tous les insurgés italiens en fuite dont le carbonaro Gioacchino
Prati, qui repart dès 1822 combattre aux côtés des insurgés grecs. Manifestement, le groupe formé
autour des loges maçonniques genevoises apporte un soutien militant aux insurrections libérales du
temps, dont l’insurrection grecque.
Tous les francs-maçons ne se retrouvent pas aux côtés de ces militants révolutionnaires. A Genève,
on retrouve aussi Ioannis Kapodistria. Il a été nommé citoyen d’honneur de la ville pour être à
l’origine de la réunion de Genève à la Confédération helvétique qu’il a contribué à créer au congrès
de Vienne. Il est en cheville avec Frédéric de la Harpe, ancien précepteur du tsar Alexandre I,
admirateur des idées jacobines, favorable aux carbonari, également franc-maçon, philhellène et
notable de Lausanne. Ils entretiennent une longue et confiante correspondance où Kapodistria lui
demande d’apporter son soutien à de nombreux réfugiés grecs dont un certain Scouffo, rescapé de
l’expédition d’Ypsilanti ainsi qu’à Andreas Calvos. Ce qui frappe Michèle Bouvier-Bron est l’extrême
réserve de cette dernière lettre de recommandation. Pourtant, tous deux sont grecs, originaires des
îles ioniennes, italianisants, francophones et francs-maçons ; ils ont dû se rencontrer dans la Société
de lecture de la ville. Manifestement, Kapodistria connait le militantisme révolutionnaire de Calvos et
tient à s’en distancier. Ancien ministre des affaires étrangères du tsar, négociateur du traité de
Vienne, un des créateurs de la Confédération Helvétique, Kapodistria a ses entrées dans la bonne
société genevoise, c’est un intime depuis 1813 du banquier genevois Eynard, lui-même initié francmaçon dès 1802. Il n’est pas du même milieu que Calvos, vivant de traductions et de cours
particuliers et qui ne conçoit d’autres solutions que les moyens insurrectionnels des sociétés
secrètes ; Kapodistria se place plus dans une logique institutionnelle puisqu’il aurait financé à la
31
Michelle Bouvier-Bron, Le séjour du poète grec André Calvos à Genève, Colloque André Calvos, Genève,
1992. The Historical Review La Revue Historique, 4-2007.
11
Bernard Ducret, Alexis Krauss
même date la traduction en grec vulgaire par un autre Grec réfugié, Christ Nicolaides, du Règlement
concernant l’exercice et les manœuvres de l’infanterie française du 1er Aoust. Il adopte la même
attitude qu’une ancienne connaissance de Saint-Pétersbourg, Jacob-David Duval, frère du consul de
Suisse de la ville, ancien joailler du tsar et responsable du premier comité philhellène fondé à Genève
pour accueillir des volontaires en partance pour la Grèce. Après être entré en conflit avec Calvos,
Duval fonde, en 1825, un second comité philhellène à Genève avec Kapodistria et le banquier JeanGabriel Eynard. Il y a eu manifestement chez eux la volonté de couper tous les ponts entre le
carbonarisme et le philhellénisme. Entre les deux francs-maçons grecs, Kapodistria et Calvos, existent
à la fois une différence de milieu social et une différence de tactique politique. Cette opposition
rejoint l’ancienne différence d’appréciation avec Ypsilanti lors du lancement de la Philiki Etaireia ;
l’un croyant à la force de l’insurrection, Kapodistria considérant tout mouvement révolutionnaire
prématuré sans l’appui d’une puissance étrangère. Ce débat anime toute la diaspora grecque. Ainsi,
Athananasios Tsakalov, arrive en 1812 à Paris ; c’est là qu’il aurait été initié à la franc-maçonnerie. Il
s’inscrit à l’Hellenoglosso Xenodocheio, association philhellène œuvrant pour le développement de la
langue grecque et clandestinement pour l’indépendance. Celle-ci est fondée par Gregorios Salykis,
érudit, diplomate, aidé de Marie-Gabriel de Choiseul-Gouffier, longtemps ambassadeur à
Constantinople et proche de Talleyrand. Koraïs a coupé les ponts avec cette organisation32 et
Tsakalov, fils de marchand de fourrure moscovite, choisira de partir à Odessa pour fonder avec
d’autres la Philiki Etaireia.
Depuis que Venise et Trieste sont passées sous domination autrichienne, la porte grecque d’accès à
l’Occident s’est déplacée à Livourne et Marseille. Il existe là un philhellénisme de facture classique
orienté vers l’envoi d’armes et de matériel aux insurgés, le financement d’œuvres de charité
destinées à secourir des orphelins de guerre33. Structuré autour d’une Association en faveur des
Grecs et d’un Comité grec, ce mouvement philhellène compte alors dans ses rangs quelques-uns des
plus grands notables de la cité phocéenne, qui se trouvent souvent être francs-maçons, d’ailleurs en
janvier 1826, une loge de Marseille choisit de s’intituler « Les enfants adoptifs de Sparte et
Athènes ».
A partir d’archives maçonniques, Mathieu Grenet trouve la présence grecque dans les loges
marseillaises, faible, sporadique et de faible durée. Engagement non massif, puisque sur la centaine
de Grecs présents à Marseille vers 1815, moins d’un quart y fréquentent ou y ont fréquenté une loge.
« Présence peu durable, car la grande majorité des maçons grecs ne figurent sur les tableaux de leurs
loges que durant une ou deux années consécutives, et seuls deux d’entre eux ont ainsi fréquenté un
atelier marseillais durant plus de quatre années. Engagement peu intense, enfin, puisque les Grecs
ne se distinguent pas par leur assiduité aux tenues des loges qu’ils fréquentent. » C’est oublier
comme il le dit lui-même qu’il s’agit essentiellement de marins et de commerçants dont la présence
dans le port est forcément épisodique : « Socialement, le recrutement maçonnique parmi les Grecs
de Marseille se fait au niveau d’une sorte de middle class composée de marchands, d’anciens
militaires et de capitaines marins, et ne semble pas concerner les quelques grands noms du
commerce hellénique de l’époque que sont les Badetty, Giustiniani et autre Calovolo. ». On peut
donc considérer que la faible implication grecque dans l’engagement maçonnique n’est donc pas tant
idéologique que professionnelle. Elle n’est sûrement pas « massive » mais affirmer en même temps
32
Maria Stassinopoulou, Weltgeschichte im Denken eines griechischen Aufklärers, Peter Lang, 1992
33 Mathieu Grenet, La loge et l‘étranger : les Grecs dans la franc-maçonnerie marseillaise au début du 19ème
siècle, Cahiers de la Méditerranée, 72/2006
12
Bernard Ducret, Alexis Krauss
que près d’un quart des Grecs marseillais sont francs-maçons rend quand même cette participation
hautement significative. De toute évidence, les idées libérales maçonniques ont pris racine dans la
population grecque, du moins dans le milieu du négoce. La conséquence de cette particularité
professionnelle est qu’il est évident que, par eux, le virus libéral de la franc-maçonnerie pénétrait,
même de façon limitée, les ports grecs.
La diversité politique que l’on a pu percevoir dans la communauté grecque franc-maçonne de
Genève se retrouve dans le grand port français. Mathieu Grenet met en évidence des
comportements très divers. Il signale la conscience politique du négociant (et maçon) smyrniote
Georges-Emmanuel d’Isay qui frappe le consul grec de l’Empire ottoman, estimant que celui-ci avait
trahi la « cause nationale » en ne défendant pas un Grec qu’un différend opposait à un Turc. « Mais
pour un d’Isay prêt à en venir aux mains pour la cause hellénique, nos tableaux de loges marseillais
offrent un grand nombre d’exemples où la cohabitation entre frères Grecs et Turcs semble se passer
sans encombre ». Les Grecs assistent aux séances d’initiation des Turcs, voire même en présentent
certains ce qui correspond parfaitement à l’esprit de tolérance de la franc-maçonnerie. « Si
l’engagement philhellène des loges marseillaises reste assez mal connu, un trait frappant semble
cependant le caractériser, qui est la faible participation des Grecs eux-mêmes à ce mouvement,
auquel seuls semblent prendre une part active les négociants Homère, Pétrocochino, Thésée et
Racke (qui est franc-maçon), ainsi que l’archimandrite Arsénios. ». Afin d’expliquer cette attitude,
l’auteur évoque les vives tensions qui traversent la communauté hellénique de Marseille. « Une
explication possible de cette faible participation des Grecs – comme d’ailleurs de la désaffection dont
témoignent les grands négociants chiotes arrivés après 1815 vis-à-vis de la Franc-maçonnerie
marseillaise – pourrait bien être une certaine « concurrence » que des sociétés secrètes grecques
comme la Philiki Etaireia et plus encore l’Ellinogloso Xenodocheio livrent au philhellénisme marseillais
sur le terrain de la lutte politique, parvenant à enrôler dans leur combat quelques-uns des plus
grands noms de la colonie grecque de Marseille, qui n’apparaissent alors pas sur les tableaux des
ateliers phocéens ». Comme à Paris ou Genève, on retrouve donc là une opposition entre des Grecs
francs-maçons proches de l’establishment et des adeptes de solutions plus violentes, ayant quitté la
franc-maçonnerie tout en gardant le modèle pour créer des associations plus radicales.
La faible implication des Grecs dans l’activité philhellénique des loges marseillaise pourrait-elle
revêtir aussi une rivalité régionale ? Il est peut-être anodin de noter que la désaffection évoquée
envers le philhellénisme institutionnel et franc-maçon de Marseille provienne de Chiotes. A Marseille
déjà, en 1825, trois ans après les massacres de Chios, en plein milieu de la guerre d’indépendance,
les partisans du très patriote archimandrite Arsénios Janukos s’opposent aux frères Zizinia riches
armateurs de cette île chargés par le pacha d’Egypte de faire construire des bâtiments de guerre
destinés à mater la révolution grecque, et à ce titre accusés de collaborer avec l’ennemi ottoman ; le
gouvernement d’Othon les nommera pourtant consul de Grèce en 1836 pour faciliter les contacts
avec l’Egypte. Déjà en 1811, l’ionien Kapodistria, émettait cette méfiance reprochant aux armateurs
chiotes un égoïsme financier peu patriote « la passion des richesses et celle particulièrement de l’or
étouffe dans l’âme toute autre passion. C’est à ce principe qu’il faut attribuer le peu de patriotisme
de quelques-uns parmi les négociants grecs34 ».
L’influence maçonnique dans le premier gouvernement grec.
34
Capodistria, Mémoire sur l’état des Grecs, 1811.
13
Bernard Ducret, Alexis Krauss
Savoir si la franc-maçonnerie, élément de l’irrédentisme grec, a pu également jouer un rôle dans les
premières années du pays suppose de connaitre son contenu idéologique. Mais les réalités de la
guerre contre les Turcs, les conflits internes, un manque cruel de moyens financiers (au moins 70%
du budget sont consacrés aux dépenses militaires), le besoin absolu d’aide extérieure font que le
premier gouvernement grec a plus dû composer avec les contraintes du moment qu’appliquer une
idéologie préétablie.
La franc-maçonnerie grecque est d’origine vénitienne, s’est épanchée dans l’espace danubien, a été
favorisée un temps par la franc-maçonnerie française et a pu s’épanouir en Russie, pays où le principe
maçonnique veut que la politique ne soit pas abordée lors des tenues. Les notables, qui constituent
encore la majorité des rangs des loges jusqu'en 1850, s'impliquent surtout dans les œuvres de
bienfaisance et évite tout engagement politique fort. La franc-maçonnerie est fidèle à la dimension
libérale issue de la pensée des lumières, en Grèce, cela signifie entrer en lutte contre la domination du
sultan.
La pensée maçonnique est également inséparable de la notion de rationalité et de progrès. La
composition élitiste des loges : des armateurs, des négociants, des médecins, des officiers… fait que
le projet politique, s’il est assurément libéral et dégagé de l’immobilisme de la Sainte-Alliance, n’est
sûrement pas démocratique et populaire. Dans le même temps, la défiance envers la France jacobine
et ce qu’elle peut représenter au début du 19ème siècle comme atteinte au clergé, voire à la religion,
demeure très présente chez les francs-maçons grecs. A cet égard, la réaction de Capodistria dans une
lettre de 1809 est assez claire35. Alors responsable de l’administration de Corfou, il exprime la
nécessité d’élever le niveau d’instruction pour améliorer le sort des Grecs, le consul de France
s’attriste qu’il est question « d'une organisation dont le but est l'éducation morale et littéraire de la
Grèce; rôle majeur confié à l'Église; apprentissage des jeunes à l'étranger: en Russie pour le
sentiment religieux, en Suisse, Angleterre [alors en guerre contre la France qui domine Corfou !] et
Amérique pour la science et l'art de la liberté». Aucune mention n’est faite de la France, alors
puissance politique, démographique et scientifique largement dominante en Europe ; est-ce
l‘autocratisme napoléonien qui irrite ce franc-maçon, lui qui a été installé par le pouvoir tsariste ? On
peut aussi penser que le débraillé et l’irréligion des militaires français n’ont pas laissé que de bons
souvenirs dans la bourgeoisie corfiote.
La franc-maçonnerie grecque est donc une association fraternelle se réclamant de la liberté (contre
les Turcs), de la modernité (vue à l’étranger) sans rejeter aucunement l’apport historique et religieux
de l’orthodoxie. En cela, elle est très proche de la franc-maçonnerie russe sous les débuts du règne
d’Alexandre ou de la franc-maçonnerie britannique.
La franc-maçonnerie est bien présente parmi les premiers dirigeants grecs. Ioannis Kapodistria, choisi
en 1827 comme premier gouverneur de la Grèce a été franc-maçon. Georgios Stavros qui fait partie
du comité économique, ancien membre de la même loge que Kapodistria à Saint-Pétersbourg avant
de rejoindre la Philiki Etaireia et futur gouverneur de la Banque Nationale de Grèce (sur proposition
d’Eynard), Ioannis Dombolis, compagnon de Kapodistria, venu de la loge « Philomuse » de Vienne est
nommé ministre des finances à Egine dès 1828. A tous ceux qui pensent que la franc-maçonnerie
J. A. Nicopoulos, Inventaire du fonds grec au Quai d’Orsay. Correspondance politique 1707-1833, Mémoires
et documents 1821-1862. Centre de recherches néo-hellénistiques de la Fondation Nationale de recherche
scientifique, 1975.
35
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Bernard Ducret, Alexis Krauss
n’est qu’une association d’intrigants cherchant à s’emparer des meilleurs postes, signalons que
Dombolis est reparti très vite pour Moscou (il léguera plus tard toute sa fortune à l’Université
Capodistrienne d’Athènes), qu’Andreas Calvos est reparti vers la Corfou britannique, déçu de
l’ambiance de Nauplie et attristé de l’indifférence à son égard (souvenirs de Genève mal éteints ?),
Pour sa part, Tsakalov, fondateur de la Philiki Etaireia, responsable de l’intendance du général
britannique et franc-maçon Thomas Gordon et mandataire de l’Epire à la première assemblée
nationale, préféra aller finir ses jours à Moscou que de vivre dans la Grèce d’Othon.
La guerre d’indépendance s’est également accompagnée de la fondation de loges sur le continent
comme à Nauplie, la nouvelle capitale de Kapodistria. Elles étaient essentiellement fréquentées par
des étrangers philhellènes venus combattre aux côtés des insurgés. Leur participation massive aux
opérations militaires n’est plus à démontrer comme celle du général Karl von Normann qui débarque
en Grèce à Navarin avec 40 francs-maçons allemands, français, suisses et néerlandais avant de
fonder à Corinthe la loge « les frères d’Apollon » liée au Grand Orient de France. Le franc-maçon Le
franc-maçon Theocharis Kefalas conduit jusqu’à Hydra, avant de mourir à Tripolitzza, un contingent
de plus d’une centaine de combattants originaires surtout d’Allemagne (de Coblence à Stettin, de
Bade à Hambourg) mais aussi de Suisse, France, Pays-Bas, Pologne, Hongrie, Autriche. On connait
aussi le rapport d’un diplomate français qui déclare que « sous le nom de Grecs, on trouve beaucoup
d’étrangers qui portent les insignes francs-maçons, la déploration de la loge française « Trinosophe »
le 20 août 1824 à propos des 70 frères tués lors de la dévastation de l’île de Psara36 .
Cet engagement d’étrangers pour la cause grecque a entrainé un malaise chez les dirigeants du jeune
pays parce que la révolution grecque est qualifiée de « cosmopolite qui est un mot très connoté en
ce temps regroupant la franc-maçonnerie, le carbonarisme, l‘athéisme et toute espèce de références
négatives. »37 Cette odeur de soufre est largement dénoncée par Friedrich von Thiersch, un auteur,
largement hostile au courant libéral et chargé de préparer la venue du bavarois Othon sur le trône. Il
soutient que Kapodistria est entouré « d’hommes remarquables venus d’une société secrète »38. Le
propos est suffisamment répandu pour qu’un contradicteur de Thiersch éprouve le besoin de le
réfuter « l’élection [de Kapodistria] ne fut pas l’œuvre d’une société secrète, ce fut celui d’une
assemblée nationale et ce furent les députés assemblés dans une campagne près de Trézène qui le
proclamèrent président 39». Ces années qui voient les attentats contre le duc de Berry en février
1820, les émeutes parisiennes de juin 1820, les conspirations des sociétés secrètes en Italie, en
France ou en Allemagne, l’agitation « radicale » en Angleterre, les mouvements révolutionnaires
imposant des constitutions à Turin ou Naples…, le nouveau régime constitutionnel en Espagne...
effraient beaucoup les gouvernements d’Autriche, de France et de Russie. Pour ne pas perdre le
soutien de ces puissances anti-libérales dans la guerre contre les Turcs, il est bien possible que
Kapodistria ait quitté la franc-maçonnerie, trop proche du carbonarisme aux yeux de la SainteAlliance ; en tous cas, il a interdit la « la vieille société fraternelle » dans les régions nouvellement
libérées. Ses adversaires ne manquent pas d’y voir une preuve supplémentaire de son autocratisme.
S’il est facile de voir derrière cette accusation les féodaux du Péloponnèse craignant l’installation
36
Tom Goeller, Freimuer, Aufklärung eines Mythos, Berlin, 2006.
Andreas Rizopoulos, Activités maçonniques avec arrière-plan politique - et réciproquement – en Grèce au
19ème siècle, Cahiers de la Méditerranée, 72, 2006.
38
Friedrich von Thiersch, De l'état actuel de la Grèce et des moyens d'arriver à sa restauration, Leipzig, 1833,
p.7.
39
Anonyme, Examen critique de l’ouvrage « De l’état actuel de la Grèce… », Leipzig, 1835
37
15
Bernard Ducret, Alexis Krauss
d’un état moderne ou bien les Phanariotes estimant mieux représenter l’hellénisme qu’un dirigeant
qui n’a pratiquement jamais mis les pieds en Grèce avant 1828, il n’en demeure pas moins que la
frange la plus libérale des Grecs de la diaspora comme Koraïs (originaire de Chio) ainsi que de
nombreux étudiants grecs installés à Paris reprennent l’argument. Le Dialogues de deux Grecs publié
par Koraïs en 1830 et 1831 se dresse ouvertement contre le «despote Capodistrias » tout en
appelant à demander l’aide des Français pour doter la Grèce d’institutions républicaines. Cette
hostilité semble bien être le cas de Simon Piccolos, franc-maçon proche de Korais, nationaliste grec
et véritable nomade, qui a manifestement refusé de s’installer dans la Grèce de Kapodistria pour
fréquenter Bologne, Pise, Bucarest, Corfou et finalement revenir mourir à Paris. Il semble certain que
l’ambition de Kapodistria de « combiner le pouvoir paternaliste du gouvernement à un code civil
français : c’est-à-dire une société démocratique mais pas un état démocratique »40 ne convient pas à
des Grecs qui ont à la fois le plus côtoyé les idéaux de la Révolution française et vécu loin des réalités
sociales et politiques du pays. Il n’empêche que l’action de Kapodistria tranche avec les politiques
menées par les gouvernements de la Sainte Alliance.
Cette interdiction ne signifie pas la disparition de la franc-maçonnerie grecque qui poursuit son
existence officielle dans son berceau des iles ioniennes demeurées britanniques jusqu’en 1864. Elle
ne signifie pas non plus le bannissement de l’entourage franc-maçon de Kapodistria. Il est donc
loisible de chercher dans l’action de ce premier gouvernement tout ce qui peut être associé à un
modernisme libéral et rationaliste d’inspiration maçonnique en négligeant le fait anecdotique que le
phénix, symbole de la loge grecque de Saint-Pétersbourg devienne l’emblème des premières pièces
de monnaie de l’état grec.
Un trait significatif de la qualité d’écoute et du libéralisme traditionnel de la franc-maçonnerie se
marque dans la première traduction en grec opérée à Egine des Traités de législation du fervent
franc-maçon Jeremy Bentham. On retrouve surtout l’octroi à la population juive d’une égalité de
statut juridique ce qui n’était pas forcément attendu de la part d’un Kapodistria très religieux et venu
du monde russe.
Enfin, dans ce premier gouvernement d’un pays en guerre, à court de ressources et réfugié dans l’île
d’Egine, le plus frappant est l’aspect novateur de certains engagements.
Un aspect particulièrement moderniste et méconnu de l’attitude kapodistrienne est la fondation, sur
proposition du financier suisse et franc-maçon Eynard, d’une institution financière proprement
nationale en 1828. Elle est dirigée par le franc-maçon Georgios Stavros et abondée au début par
Eynard. Parmi les actionnaires initiaux, on compte Nikolaos Zozimas, originaire de Ioannina comme
Stavros, commerçant enrichi dans le commerce de poisson salé, tabac, laine… et mécène de l’édition
d’ouvrages grecs dont ceux de Koraïs. Installé à Moscou, il y a rencontré Kapodistria et a été initié à
la Philiki Etaireia.
Certes, on s’irritera à juste titre de voir accoler philanthropie maçonnique et le mot de banque. Que
l’on considère bien cependant qu’à l’époque de l’affairisme triomphant, l’institution voulue par
Eynard n’est pas strictement capitaliste : il n’existe pas de primauté entre les actionnaires et la
véritable direction est tenue par le gouverneur (franc-maçon) et son comité. A l’instar des
combattants, le but de ces financiers est aussi l’indépendance de la Grèce. Dans les statuts, cette
Douglas Dakin 1989 L’unification de la Grèce, 1770-1923, éditions de la Fondation éducative de la Banque
Nationale MIET, 1989.
40
16
Bernard Ducret, Alexis Krauss
banque n’est pas partie intégrante du nouvel état grec ; celui-ci est absolument sans ressource et n’a
plus aucun accès à un financement international. C’est donc la toute nouvelle banque dirigée par
Stavros qui a la charge de trouver des capitaux. Toujours selon son statut initial, elle ne devait pas
prêter plus de 80% de son capital en prêts hypothécaires, son expansion était ainsi liée à
l’augmentation de celui-ci. Elle y parvint en faisant jouer la fibre patriotique auprès de la diaspora
comme Sinas de Vienne, Theodoros Rallis, un Chiote installé à Syros, de nombreux Epirotes… Pour
bon nombre d’entre eux, il ne s’agit pas d’une prise de participation mais de dons : Michael Tositsas,
un Epirote installé à Alexandrie dépose ainsi 100'000 drachmes. La BNG devient la tirelire de la
diaspora.
Cela lui permet une certaine indépendance et de dégager les Grecs des réseaux informels d'usure (le
taux d’intérêt habituel pouvait allant de 15 à 45%) en fournissant des prêts de 8 - 10%, d’aider au
financement de l’économie rurale, du commerce et même de la guerre. « Lorsque l’on considère les
statuts et que l’on se rend compte des opérations de la banque, on voit bien vite que son action la
plus importante est dirigée dans le sens des intérêts agricoles, et que le commerce proprement dit
n’y a joué qu’un rôle secondaire »41. La vérité oblige à dire qu’elle n’est cependant pour rien dans la
résurrection de la flotte grecque et la production du raisin sec, elle s’est cependant implantée dans
les villes essentielles pour le commerce extérieur du nouvel état.
L’institution voulue par Kapodistria et Eynard, conçue comme un véritable projet bancaire au service
de l’essor économique du nouveau pays et de sa société42, prend en 1841, le titre de Banque
Nationale de Grèce, dans le but de contrer l’influence britannique. C’est le moment où la Grèce
d’Othon fait banqueroute à la suite de l’exigence britannique du remboursement des emprunts de
guerre et où le Colonial Office permet à l’Ionian Bank installée à Corfou, filiale de la London Bank of
John Wright & Co d’émettre des billets et d’ouvrir une agence à Athènes43. En face, la BNG avec
désormais le privilège d’émission, dirigée par Stavros est donc engagée dans un véritable projet
national. Il s’agit de fournir un financement purement grec au nouvel état et de contraindre la
banque Wright à se cantonner au protectorat britannique de Corfou. « Il est certain que les efforts de
la Banque Nationale de Grèce pour diffuser le billet de banque dans l’ensemble du pays a été une
contribution au processus de transformation économique de la Grèce 44».
Un autre aspect de la politique kapodistrienne, où l’influence franc-maçonne est décelable, concerne
sa politique éducative. Déjà en 1809, Kapodistria avait vu dans le développement de l’éducation un
ferment de rénovation de la Grèce. «La régénération du pays doit être fondée sur l’éducation
primaire et le travail » écrit-il à son ami et financier genevois Jean-Gabriel Eynard45. Pendant les trois
ans de sa présidence, l’effort éducatif est énorme pour un pays en guerre. L’intérêt porté à
l’éducation est souvent prioritaire sur le reste. Un Comité des affaires éducatives est créé avec
Ioannis Kokkonis, Neophytos Nikitoplos, et Henry-Auguste Dutrône. Installé à Egine, un des premiers
soucis du gouvernement est de faire construire une Ecole Normale pour former des enseignants et
un gigantesque internat pour les orphelins de guerre dans le but de leur apprendre un métier. En
41
Casimir Leconte, Etude économique de la Grèce, de sa position actuelle et de son avenir, 1847.
Alexandros. Krauss, Aiginea, 2013
43
John Orbell, British banking, a guide to historical records, Routledge, 2001
44
Kostas Kostis, Privilège d’émission et développement économique en Grèce (1842-1914), Politiques et
pratiques des banques d'émission en Europe (XVIIe-XXe siècle), Albin Michel, 2003
45
Lettre citée dans Ιστορία του Ελληνικού Έθνους (Histoire de la nation hellénique), t. XII
42
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Bernard Ducret, Alexis Krauss
1830, on peut désormais compter 71 écoles primaires et 7000 élèves en Grèce. Le personnel
pressenti, puisé dans la diaspora, est de très haute valeur.
Parmi eux, certains méritent attention. Ioannis Karandinos est invité à enseigner à Egine. De quinze
ans plus jeune que Kapodistria, il est possible qu’il l’ait aperçu dans la loge maçonnique de Corfou. A
sa différence, il a suivi le reflux français et est entré à l’Ecole Polytechnique. Il devient l’élève de
Fourier et de Monge, deux hauts dignitaires francs-maçons qui parrainent son initiation ; c’est un
proche de Dupin. Ses recherches portent sur le calcul infinitésimal mais il se distingue surtout par
des travaux jugés remarquables sur le calcul différentiel. Fidèle à ses origines, il revient à Corfou
(britannique) en 1823 pour diriger à la fois le premier département de mathématiques du pays à
l’Académie ionienne fondée par Dupin et des classes préparatoires conçues sur le modèle français.
Ce franc-maçon refuse cependant de venir dans la Grèce de Kapodistria (trop autocrate selon son
goût ? poste de Corfou plus prestigieux ?f) qui, cependant, fait imprimer et distribuer ses traductions
et ses ouvrages, contribuant à la renaissance des mathématiques en Grèce. Un autre invité de
prestige est Constantinos Schinas46 venu en 1828 au service du nouvel état. Il a fait des études de
droit, lettres et histoire à Berlin, a fréquenté Jacob Grimm, franc-maçon, le franc-maçon Humboldt,
Clemens Brentano et sa soeur Bettina von Arnim dont le mari est franc-maçon, le vieux Goethe… Il a
épousé Bettina von Savigny, la fille unique du fondateur de l’école historique du droit à Berlin et
autre franc-maçon. Il a aussi étudié à Paris où il a pu fréquenter Koraïs. L’indépendance grecque
reconnue, il deviendra le premier recteur de l’université d’Athènes. Ioannis Kokkonis, étudiant en
médecine à Paris et Montpellier, disciple de Lamarck, également proche de Koraïs, est chargé par
Kapodistria du poste d’inspecteur des écoles élémentaires et fait adopter la méthode pédagogique
des écoles mutuelles du français Charles Sarasin.
La modernité revendiquée du premier gouvernement grec fait souvent de la Grèce un pays pionnier.
Kapodistria demande à son secrétaire particulier Henry-Auguste Dutrône de participer au comité des
affaires éducatives. Ce dernier, anti-esclavagiste, partisan de l’enseignement mutuel, veut imposer
l’apprentissage d’une langue étrangère. En 1822, l’enseignement du français dans les écoles est
déclaré obligatoire par le Sénat Péloponnésien et les premiers cours sont donnés dans la capitale
Égine dès 182947. Un autre aspect innovant est l’intérêt porté à l’éducation des filles porté par le
troisième membre du comité, Neophytos Nikitoplos qui a déjà une expérience en ce domaine48. En
1829, Kapodistria accorde d’ailleurs son soutien à Ludwig Korck de la Church Missionary Society à
ouvrir une école à Syros dont 170 des 529 élèves sont des filles. L’expérience sera sans lendemain car
l’église orthodoxe craint une concurrence missionnaire. Toujours dans le domaine de la diffusion des
connaissances, Grégoire Palaiologue, entreprend la rénovation des pratiques agricoles. Cet originaire
de Constantinople, fondateur à Paris de la Société philanthropique en faveur des Grecs et boursier de
la célèbre école d’agronomie de Mathieu de Dombasle, est nommé directeur d’une ferme modèle à
46
Marie-Lise Mistou, Le philhellénisme bavarois et la « Grande Idée », Revue internationale germanique, 12/2005.
47
Despina Provata, Construction identitaire et enseignement du français en Grèce au XIXe siècle, Ευρωπαϊκή
Εταιρεία Νεοελληνικών Σπουδών Αθήνα 2011.
48
Athina Kagiadaki, L’école maternelle grecque et les théories pédagogiques européennes (1830-1936),
Université de Rouen, 2009.
18
Bernard Ducret, Alexis Krauss
Tirynthe accompagnée des haras de Nea Kios ; il rédige des opuscules de vulgarisation agronomique
en grec vernaculaire et introduit la culture de la pomme de terre49.
L’autre visage moderniste et rationalisant de la politique du premier gouvernement grec concerne
l’urbanisme50. Les combats dans le Péloponnèse ont laissé maintes villes en ruines. L’un des premiers
soucis de Kapodistria fut de se lancer un programme de reconstruction selon des principes
d’urbanisme moderne. Il voulut des plans directeurs pour un grand nombre de villes comme Nauplie,
Patras, Argos, Tripoli, Pylos, Methoni, Corinthe, Aigion, Itea, Lidoriki. Dans ce but, il fit appel à la
mission scientifique qui accompagnait le corps expéditionnaire français en Morée dirigé par le
général Maison. Celui-ci est un ancien général d’Empire (corps à 23% franc-maçon), rallié à la
monarchie (76% % des généraux francs-maçons l’ont fait). La connaissance du pays lui est apportée
par le colonel franc-maçon Charles-Nicolas Fabvier. L’individu désormais le plus connu de l’expédition
est sûrement le franc-maçon Edgar Quinet apprécié pour son ouvrage De la Grèce moderne et de ses
rapports avec l’antiquité publié à son retour. Le chargé de l’expédition scientifique est le franc-maçon
et botaniste Bory de Saint-Vincent accompagné du franc-maçon et archéologue Charles Benoit Hase.
Kapodistria sollicita les chefs du corps du génie militaire (un corps de polytechniciens ayant presque
tous, à un moment donné, fréquenté la franc-maçonnerie). L’acteur est essentiel est Stamatis
Bulgaris (ou Voulgaris). Comme les francs-maçons Kapodistria et Karandinos, il est originaire de
Corfou, comme Karandinos il est parti se former à Paris. Devenu capitaine dans l’armée française,
ayant suivi des cours de dessin chez David, très vraisemblable franc-maçon, il est choisi par
Kapodistria pour dresser les différents plans directeurs avec des consignes claires d’essence
rationaliste :
« La ville d'Argos a fait des progrès notables et satisfaisants dans sa restauration. Pour peu que
les habitants suivent un plan régulier, en rétablissant leurs maisons, Argos deviendra […] une
belle ville du département. C'est dans la vue de préparer les voies à ce résultat, que vous
profiterez de l'assistance que M. Stamatis Bulgaris est disposé à vous donner. Il se rendra avec
vous à Argos, y lèvera le plan de la ville telle qu'elle existe actuellement, et il se bornera
seulement à en rectifier le plan, en alignant les rues, et en donnant aux places une forme et un
espace convenablement proportionné. 51»
Dans ces plans, l'archaïsme irrégulier cède la place à une géométrie rigoureuse à l'esthétique simple
et au fonctionnalisme austère. L'architecture des rares édifices publics érigés au cours des trois
années du gouvernorat se caractérise par la sobriété et la pureté des lignes. Le premier plan d’Argos,
commandé en 1828, repense tout le centre-ville. C’est à cette époque qu’y sont érigés les premiers
bâtiments publics, d’un aspect parfois imposant mais d’une architecture toujours très sobre comme
la caserne de la cavalerie, le Palais du gouverneur, le bâtiment des Tribunaux et de la Démogérontie;
l’école mutuelle. L’église Saint-Jean-Baptiste est le seul édifice religieux d’Argos daté de cette période
et achevée grâce à l’aide financière de Kapodistria pour servir de cathédrale.
49
Henri Tonnet, Grégoire Palaiologue, l’homme aux mille mésaventures, L’Harmattan, 2000
Marcel Piérart, Gilles Touchais, Naissance d’une ville moderne (1821-1975), Argos, une ville grecque de 6000
ans, CNRS Éditions, 1996 ainsi que Alexandra Yerolympos, Extension territoriale et stratégies de
réappropriation des espaces urbains : l'État grec à la recherche d'une identité urbaine de 1828 à la première
moitié du XXe siècle, Villes rattachées, villes reconfigurées, PU François Rabelais, 2003 ainsi que Vassilis
Dorovinis, Capodistria et la planification d’Argos, Bulletin de correspondance hellénique, 6 – 1980.
51
Kapodistria à Calergis, commissaire extraordinaire en Argolide, 17 avril 1828.
50
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En guise de conclusion
L’influence maçonnique sur la fondation de la Grèce a longtemps été tue, voire niée. Sa
condamnation par le patriarche de Constantinople et surtout par l’Eglise grecque en 1933, une
réputation d’anticléricalisme, ses nombreux liens avec l’extérieur ont fait qu’elle a été ignorée par un
hellénisme qui associe étroitement le passé antique, la langue et l’orthodoxie et veut faire croire que
l’essence du nationalisme grec ne doit rien à l’étranger. Il n’en demeure pas moins que nombre des
premiers patriotes grecs sont passés par ou ont côtoyé la franc-maçonnerie, qu’une part de la Grèce
moderne avec son système scolaire, sa banque, son urbanisme a été fondée par des francs-maçons,
souvent des Grecs de la diaspora. La monarchie bavaroise qui s’installe après l’assassinat du premier
gouverneur de la Grèce va conserver une partie des hommes choisis par Kapodistria prolongeant
ainsi l’influence maçonnique que l’on peut sûrement retrouver encore agissante chez les partisans de
la Megali Idea.
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