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Blanchot, Proust et le livre à venir

2017, Revue d'études proustiennes

Maurice Blanchot est certainement parmi les premiers de sa génération, en France, à lire Proust, et ce dès le début des années 1920, quand il fait ses études à Strasbourg. Quelques années plus tard, entre 1925 et 1930, il fait découvrir Proust à Emmanuel Levinas, son condisciple et ami 1. Dans l'immense oeuvre critique de Blanchot, seuls deux essais sont explicitement consacrés à Proust (dans Faux pas et dans Le livre à venir) mais ce n'est là que le proverbial sommet de l'iceberg, car la Recherchebien que le plus souvent tue-irrigue profondément l'oeuvre entière de Blanchot et en oriente le questionnement principal. Cet impact de Proust, peu de commentateurs l'ont signalé, et le rapport à la Recherche n'est pas des plus débattus parmi les blanchotiens 2. C'est un critique anglo-saxon, angliciste de surcroît, William Flesh, qui a observé que « Blanchot [is] one of Proust's major disciples » et que Proust est « his most important precursor » 3. A une génération de distance, Maurice Blanchot a pu se reconnaître en Proust, ne fûtce qu'au niveau élémentaire de la biographie. Comme Proust, Blanchot est, dès sa prime jeunesse, un grand malade : souffrant d'asthme, de tuberculose, d'affections nerveuses et d'insomnie 4 , il connaît la souffrance physique et est confronté plus d'une fois à la mort imminente. En même temps, comme Proust, il est doué d'une grande énergie et ténacité quand il s'agit de son oeuvre : c'est un « survivant » 5. Cette expérience de la maladie et de la mort s'avère déterminante pour son oeuvre critique et elle est fortement mise en scène dans ses récits, comme dans L'Arrêt de mort. Mais restons-en un instant encore au niveau de la biographie : Proust et Blanchot ont en partage leur santé fragile et par la même, leur réputation de solitaire et de reclus de la société. Je dis bien réputation, car il s'agit bien évidemment d'un mythe, qu'ils ont eux-mêmes contribué à créer : celui de Proust qui s'enferme dans sa chambre tapissée de liège et celui de Blanchot vivant longuement si à l'écart de la société que, de son vivant, le public ne connaissait guère ses traits physiques. Audelà de ce mythe un peu simpliste, chez les deux écrivains, on trouve une existence à la fois passionnément vouée au 'monde' (jeunesse mondaine de Proust, engagement politique du jeune Blanchot) et se détournant à un certain moment de lui pour se vouer entièrement à l'écriture, mais à une écriture qu'il serait trop facile de considérer comme tournant le dos au 'monde' puisqu'elle est, par son essence même de langage, communication intense avec celui-ci. Avec ce paradoxe, nous sommes au coeur du questionnement de Blanchot tel qu'il se pose dans Faux pas, son premier volume d'essais : « comment la littérature est-elle

Annelies Schulte Nordholt Blanchot, Proust et le livre à venir Revue d’études proustiennes 2017, no. 6, « Proust et le livre à venir. Hommage à Philippe Chardin », Luc Fraisse éd., Classiques Garnier, pp. 435-450 Maurice Blanchot est certainement parmi les premiers de sa génération, en France, à lire Proust, et ce dès le début des années 1920, quand il fait ses études à Strasbourg. Quelques années plus tard, entre 1925 et 1930, il fait découvrir Proust à Emmanuel Levinas, son condisciple et ami1. Dans l’immense œuvre critique de Blanchot, seuls deux essais sont explicitement consacrés à Proust (dans Faux pas et dans Le livre à venir) mais ce n’est là que le proverbial sommet de l’iceberg, car la Recherche – bien que le plus souvent tue - irrigue profondément l’œuvre entière de Blanchot et en oriente le questionnement principal. Cet impact de Proust, peu de commentateurs l’ont signalé, et le rapport à la Recherche n’est pas des plus débattus parmi les blanchotiens2. C’est un critique anglo-saxon, angliciste de surcroît, William Flesh, qui a observé que « Blanchot [is] one of Proust’s major disciples » et que Proust est « his most important precursor »3. A une génération de distance, Maurice Blanchot a pu se reconnaître en Proust, ne fûtce qu’au niveau élémentaire de la biographie. Comme Proust, Blanchot est, dès sa prime jeunesse, un grand malade : souffrant d’asthme, de tuberculose, d’affections nerveuses et d’insomnie4, il connaît la souffrance physique et est confronté plus d’une fois à la mort imminente. En même temps, comme Proust, il est doué d’une grande énergie et ténacité quand il s’agit de son œuvre : c’est un « survivant »5. Cette expérience de la maladie et de la mort s’avère déterminante pour son œuvre critique et elle est fortement mise en scène dans ses récits, comme dans L’Arrêt de mort. Mais restons-en un instant encore au niveau de la biographie : Proust et Blanchot ont en partage leur santé fragile et par la même, leur réputation de solitaire et de reclus de la société. Je dis bien réputation, car il s’agit bien évidemment d’un mythe, qu’ils ont eux-mêmes contribué à créer : celui de Proust qui s’enferme dans sa chambre tapissée de liège et celui de Blanchot vivant longuement si à l’écart de la société que, de son vivant, le public ne connaissait guère ses traits physiques. Audelà de ce mythe un peu simpliste, chez les deux écrivains, on trouve une existence à la fois passionnément vouée au ‘monde’ (jeunesse mondaine de Proust, engagement politique du jeune Blanchot) et se détournant à un certain moment de lui pour se vouer entièrement à l’écriture, mais à une écriture qu’il serait trop facile de considérer comme tournant le dos au ‘monde’ puisqu’elle est, par son essence même de langage, communication intense avec celui-ci. Avec ce paradoxe, nous sommes au cœur du questionnement de Blanchot tel qu’il se pose dans Faux pas, son premier volume d’essais : « comment la littérature est-elle 1 François Poirié, Qui êtes-vous Emmanuel Levinas, Lyon, La Manufacture, 1987, p. 71. Dans « Lire et commenter selon Maurice Blanchot et Emmanuel Levinas », Matthieu Dubost fait une analyse comparée de leurs respectives lectures de Proust (dans Eric Hoppenot & Alain Milon eds., Emmanuel LevinasMaurice Blanchot, penser la différence, Presses Universitaires de Paris Ouest, 2008, pp. 449-460. Dans mon ouvrage Le moi créateur dans A la recherche du temps perdu (Paris, L’Harmattan, 2002), j’avais fait une lecture de Proust dans une perspective souvent blanchotienne et constaté bien des analogies, mais non posé la question de leur origine, qui est (parmi d’autres œuvres) la Recherche elle-même. 3 W. Flesh, “Anonymity and unhappiness in Proust and Wittgenstein”, Criticism. A Quarterly for Literature and the Arts, 29-4, Fall 1987, 459-476. 4 Christophe Bident, Maurice Blanchot.Partenaire invisible, Seyssel, Champ Vallon, 1998, p. 26. 5 Ibidem p. 27. 2 1 possible ? »6 Comment l’écriture peut-elle naître de son apparent contraire, ce que Blanchot appelle ici « l’angoisse » c’est-à-dire le silence, la stérilité, l’impuissance, le sentiment de « n’avoir rien à dire » ? Or cette question semble nourrie par la lecture de Proust, de la Recherche où le héros fait la même expérience du renversement de la stérilité en inspiration, depuis le long apprentissage de l’écriture et de l’art jusqu’à la révélation finale. De manière plus radicale et plus théorique que Proust, Blanchot posera la question de la naissance ou de l’origine de l’œuvre. Or plus qu’une œuvre, qu’un livre réel, cette ‘œuvre’ paraît être le désir d’une œuvre toujours différée, et pour cela éternellement « à venir ». Dans cette perspective, on peut se demander ce que Blanchot eût répondu à la question qui est au cœur du présent volume : l’œuvre à écrire à laquelle le héros proustien fait allusion dans Le temps retrouvé est-elle celle que nous venons de lire ? Ou bien est-elle l’œuvre comme un « livre à venir », toujours encore à écrire ? Cette question, j’essaierai de l’approcher en examinant successivement les moments forts du ‘frayage’ de Blanchot avec Proust. Il s’agira d’abord de Faux pas où, dans l’essai initial et celui sur Proust, Blanchot montre que l’angoisse n’est pas la ruine de l’écriture, mais la voie royale qui y mène, et qui confronte l’écrivain avec l’œuvre à écrire. Le Livre à venir (1959) constituera un deuxième moment, où Blanchot met en rapport le « temps pur » du Temps retrouvé avec la temporalité spécifique à l’espace littéraire qu’est ‘l’absence de temps’. Enfin, nous nous tournerons vers certains passages de L’espace littéraire (1955) pour éclaircir les notions de livre, d’œuvre et de désœuvrement, dans leurs rapports mutuels – instruments indispensables afin de poser la question du statut de l’œuvre projetée par le héros dans Le temps retrouvé. 1. Proust dans Faux pas L’essai sur Proust parut le 12 mai 1943 dans la série hebdomadaire de chroniques littéraires tenue par Blanchot dans Le Journal des Débats. Dans Faux pas, son premier ouvrage critique, publié fin 1943, cet essai apparaît dans la première section, intitulée ‘De l’angoisse au langage’, immédiatement après un compte rendu de L’expérience intérieure de Bataille (qui vient alors de paraître), ce qui n’est pas indifférent, on le verra. L’intitulé de ces deux essais souligne leur parenté thématique : après « L’expérience de Bataille », vient « L’expérience de Proust ». Le terme d’expérience renvoie ici à l’expérience mystique, interrogée tout au long de cette section, qui comprend entre autre des essais consacrés à Kierkegaard, Maître Eckhart, Blake, la pensée hindoue et Rilke. Dans ces œuvres très diverses, Blanchot tente de cerner le mouvement d’une expérience paradoxale où l’extase mystique va de pair avec la spéculation rationnelle, avec le discours. C’est ce paradoxe qu’il faut saisir pour comprendre le contexte de cette lecture de Proust. Il apparaît le plus clairement dans l’essai sur Maître Eckhart. Ce que Blanchot retient de son œuvre, c’est que la quête d’une « union complète avec l’âme de Dieu » - qui est la définition même du mysticisme - , quête qui va vers le « non-savoir » et le silence, qui va au-delà de la raison, ne peut pourtant se faire que par la raison, par les facultés spéculatives de l’intellect. Il n’a de cesse de souligner ce paradoxe : d’un côté, l’union mystique exige « l’écroulement de la logique », de l’autre elle « maintient jusqu’au bout l’exercice de la raison » (32)7 , exigeant « un emploi rigoureux de la pensée » (ibid.). De telle manière, « la raison porte son propre anéantissement » (ibid.) et inversement. Ce paradoxe se prolonge au niveau de la question du langage : si l’extase mystique appartient d’une part à un au-delà (ou à un en deçà) du langage, au silence, d’autre part elle n’existe que par le langage, dans la mesure où elle est communiquée. Or toute communication peut également être C’est le titre de l’essai sur Paulhan et Les fleurs de Tarbes, dans Faux pas. Dans ce paragraphe, les citations entre parenthèses dans le texte proviennent de Faux pas, Paris, Gallimard, 1983. 6 7 2 considérée comme une trahison de l’extase mystique, qui reste du domaine du secret et du silence. Dans son essai sur Proust, Blanchot n’hésite pas à qualifier l’expérience de La Recherche de mystique, dans le sens où elle se situe à cette conjonction du non-savoir et du savoir, du silence et du discours rationnel. Certes, cette expérience prend une autre forme que chez Maître Eckhart. Blanchot montre comment, à la base, il y a une angoisse existentielle, une expérience aigue du manque et de la perte, qui se traduit dans toute une série d’états, de l’insomnie et du ‘drame du coucher’ à l’amour et à l’amitié (54). Angoisse mortelle qui se révèle également dans les grandes scènes de la mort (de la grand-mère, d’Albertine), dans les ‘intermittences du cœur’ et dans la mort des moi successifs : « l’homme meurt continuellement » (ibid.). Et qui plus est, cette mort est présente dans l’écriture même : dans le sentiment paralysant de la stérilité littéraire, tout au long du roman, et dans la tâche même de l’écrivain qui, « à mesure qu’il écrit, se met lui-même au tombeau. » (ibid.). Mais, et c’est là la question qui intéresse Blanchot, cette angoisse ne serait rien, ne serait pas sans la raison et le discours. Si la première condition de l’expérience mystique est cette « conscience angoissée », la seconde est son contraire : « la présence d’un esprit qui tient par-dessus tout à sa lucidité, observe ce qui le trompe, connaît ce qui l’obscurcit […] » (55) et, serait-on tenté d’ajouter, l’exprime. Ainsi, en Proust, Blanchot voit l’union de « la sensibilité la plus tragique et de la raison la plus claire » (ibid.). Cependant, Blanchot est le premier à l’admettre, ce pouvoir d’analyse n’a pas de vertu rédemptrice dans la Recherche ; au contraire, il ne fait qu’approfondir, aiguiser la souffrance. Seules, les réminiscences sont à même d’arracher le héros à l’angoisse, en lui « rendant la mort indifférente », et encore n’est-ce que temporaire. La présence de ces « extases » de la mémoire involontaire est un autre élément, bien entendu, qui apparente Proust à l’expérience mystique. Et pourtant, là aussi, c’est l’ambiguïté de l’expérience proustienne qui fascine Blanchot. Car les réminiscences vont de pair, dès la madeleine, avec le désir impérieux de savoir pourquoi elles provoquent cette joie démesurée, et ont cette vertu de mettre fin à l’angoisse. C’est pourquoi c’est surtout sur Le temps retrouvé qu’il s’interroge ici, sur les pages dites de « L’adoration perpétuelle », où Proust échafaude « une conception grandiose, un mouvement intellectuel dont toute son œuvre est la réalisation » (56). Blanchot s’interroge non pas tant sur le contenu de cette théorie que sur son statut par rapport à l’expérience de Proust : tout en enrichissant immensément cette expérience, ne va-t-elle pas aussi à son encontre, ne la rend-elle pas moins authentique ? La « connaissance discursive » a-t-elle « le droit de prendre à son compte cette révélation qui est destinée à lui échapper » [celle des réminiscences] ? (ibid.) La théorie du Temps retrouvé serait-elle, dans le pire des cas, « un abus » ? (57) Oui, affirme Blanchot en soulignant que la théorie de l’extra-temporalité « dépasse ce que son expérience proprement dite lui offrait dans sa pureté immédiate ». Elle est « déformant[e] si on regarde le caractère de ces états » Mais s’il y a abus, c’est un « abus infiniment fructueux » pour plusieurs raisons. Tout d’abord, cette théorie a été « la raison d’être de l’œuvre de Proust » (ibid.) qui, si l’on s’en tient aux propos du héros dans Le temps retrouvé, se met au travail afin de connaître les raisons profondes de la joie propre aux souvenirs involontaires. Ensuite, si les théories du Temps retrouvé sont si fructueuses c’est qu’elles ne trahissent pas l’expérience qui leur est sous-jacente, car elles maintiennent la paradoxale tension entre ces « états mystiques » proches du non-savoir et le savoir qui seul, est en état de les analyser et de les dire : « dans le flot d’images, d’événements, de théories, de figures dont ils ont été, par abus, la source, ces états [i.e. les réminiscences] [ont] gardé la valeur d’un secret, en continuant à paraître toujours plus mystérieux que l’œuvre elle-même […] » (58). Au début de cette analyse, nous avons noté comment cet essai, par sa position dans le recueil (juste après le compte rendu sur L’expérience intérieure) et son titre, renvoie à 3 Bataille. Comme on sait, ces années de l’Occupation sont une période de grande proximité entre Blanchot et Bataille8 : leurs conversations sont parfois littéralement reprises par Bataille9 . Aussi peut-on considérer l’essai de Blanchot comme une réponse aux pages intitulées « Digression sur la poésie et Marcel Proust », à la fin de L’expérience intérieure. Mais c’est une réponse a contrario, qui conteste la lecture de Bataille. En 1943, au plus sombre de la Seconde Guerre Mondiale, Bataille et Blanchot ont donc un différend sur Proust qui éclaircira leurs positions mutuelles sur la littérature. Dans ce texte, Bataille se demande si la Poésie (la littérature), au même titre que l’Eros, le rire et la mort, peut être une des formes ou des voies de l’expérience intérieure. La Poésie est-elle, elle aussi, sacrifice, perte de soi, confrontation à l’angoisse de l’inconnu et du non-savoir ? La Poésie, Bataille le concède, est « le sacrifice où les mots sont victimes »10 : dans le prolongement de Mallarmé, il est sensible, comme Blanchot, au fait que les mots, intégrés à un texte littéraire, perdent leur sens instrumental, se libèrent de tout souci intéressé11. Mais ce sacrifice n’est que relatif, incomplet, car il n’a lieu que « sur le plan idéal du langage »12 , c’est un « simple holocauste de mots »13. Le pouvoir de contestation, de mise en cause des mots n’est qu’une « expérience intérieure limitée »14. C’est ce qu’il illustre par l’exemple de Proust. Pour Bataille, les réminiscences de la mémoire involontaire sont potentiellement des moments de sacrifice, de perte de soi, car ils sont « insaisissables »15 . La joie démesurée qui leur est liée s’explique par le fait que ce sont des moments de perte absolue de soi : « nous n’en jouissons que dans la mesure où nous communiquons16, où nous sommes perdus, inattentifs. »17 Or, « si nous cherchons à comprendre, à capter le plaisir, il nous échappe. » 18 Et c’est précisément ce que fait Proust/le narrateur, selon Bataille, par les théories du Temps retrouvé, mais également dès la madeleine, lorsqu’il tente de remonter à la cause de sa joie. Alors, le ‘je’ refait surface : « un sentiment de propriétaire, la persistance d’un ‘je’ rapportant tout à lui. »19 Aussi, dans la Recherche, Bataille préfère-t-il les réminiscences non expliquées, comme l’épisode des trois arbres, qu’il cite in extenso, en se demandant si l’angoisse, si « l’absence de satisfaction n’est pas plus profonde que le sentiment de triomphe à la fin de l’œuvre » 20. C’est cette « absence dernière de satisfaction » qui, pour Bataille, est le « ressort et la raison d’être de l’œuvre » 21. Il est plus clair à présent comment la lecture proustienne de Blanchot se conjugue à celle de Bataille tout en s’y opposant. Tous deux, ils sont sensibles à l’extrême angoisse qui est le soubassement de la Recherche, et au caractère non-rationnel des réminiscences. Mais chez Bataille, l’angoisse implique le sacrifice de soi et celui des mots, du langage. Toute mise en mots ne saurait que trahir l’extase, qui est l’expérience du silence (ou du rire ou du cri, mais non du langage articulé). Blanchot par contre, et c’est le propos de « De l’angoisse au langage », l’essai qui coiffe cette première partie de Faux pas et qui la justifie, insiste sur le paradoxe qui est inhérent à l’angoisse : d’une part, l’angoisse n’existe que dans la solitude, dans le repli sur soi, l’impuissance de communiquer, qui est sentiment de n’avoir rien à dire, 8 Cf. Christophe Bident, op. cit. , pp. 167-180. Voir par exemple Bataille, L’expérience intérieure, Paris, Gallimard-Tel, s.d., p. 67. 10 Bataille, op. cit. p. 156 11 Ibid. p. 157. 12 Ibid. 13 Bataille, op. cit. p. 158. 14 Ibid. p. 171. 15 Ibid. p. 161. 16 Communiquer, chez Bataille, ne signifie pas communiquer avec les autres, s’exprimer, mais être en communication, communier avec le tout autre de l’expérience intérieure, avec le non-savoir. 17 Ibid. 18 Ibid. 19 Bataille, op. cit. p. 165. 20 Op. cit. p. 168. 21 Ibid. 9 4 la stérilité. De l’autre, l’angoisse est paradoxalement une force qui rejette l’écrivain hors de soi, qui l’oblige à communiquer son angoisse. Car cette angoisse n’existe qu’en tant qu’elle est exprimée, qu’elle accède au langage. L’angoisse et le langage sont donc inséparablement liées et s’excluent mutuellement. La Recherche illustre merveilleusement ce paradoxe, selon Blanchot. 2. Proust dans Le livre à venir Une dizaine d’années après Faux pas, Blanchot publie, dans Le livre à venir, un nouvel essai sur Proust. De manière surprenante, cet essai porte exactement le même titre que celui de Faux pas : « L’expérience de Proust ». Cela montre la constance presque obsessionnelle du questionnement de Blanchot, mais aussi que cet essai se situe dans le prolongement du premier. Comme dans Faux pas encore, cet essai occupe une place éminente dans le volume. Dans la première partie du volume, « Le chant des sirènes », il se trouve en seconde position, tout de suite après l’essai d’ouverture, « La rencontre de l’imaginaire », qui est une lecture de l’histoire d’Ulysse et des Sirènes. Il est donc inséparable de cette histoire, dont il constitue une première ‘illustration’. Or dans « La rencontre de l’imaginaire », cette histoire est lue comme une fable sur l’origine de l’écriture, sur son essence. Quelle est cette fable ? Selon Homère, on le sait, le chant des Sirènes était si beau, si séducteur, mais aussi si dangereux qu’Ulysse s’était fait attacher au mât de son navire afin de pouvoir l’écouter impunément et échapper à leur enchantement maléfique. Pour Blanchot, ce chant est l’image de l’écriture, de la littérature. Il en conteste la splendeur, car le chant des Sirènes n’est jamais qu’un « chant à venir » (9)22, renvoyant à un au-delà du chant, aux « sources du chant » donc à l’origine de l’écriture et de l’art. Chanter, écrire, c’est, pour l’écrivain, s’ouvrir à un mouvement qui le mène à la confrontation avec l’extrême, avec cette origine. Or cette origine, et c’est là l’originalité de la vision de Blanchot, cette « région-mère de la musique », « cette région de source et d’origine » de l’art et de l’écriture est elle-même « un désert », c’est « le seul endroit tout à fait privé de musique » (11), il y règne un silence profond. Ce silence – et avec lui l’impuissance, la stérilité - n’est pas étranger à l’écriture, il n’est pas son contraire, mais il en fait intrinsèquement partie. C’est là le paradoxe que, dans Le Livre à venir, Blanchot va développer successivement à propos de Proust, d’Artaud, de Mallarmé et d’autres auteurs. L’écrivain est celui qui s’ouvre à la rencontre des Sirènes, non en se bouchant les oreilles comme Ulysse – dont Blanchot dénonce la lâcheté - mais en s’exposant au danger qu’elles représentent. L’écriture devient alors l’espace qui mène à sa propre origine. Dans ce mouvement de quête de l’origine, Blanchot fait une distinction entre le récit et le roman. Le premier – dans son dépouillement linéaire - a un rôle privilégié pour Blanchot : il est récit « de la rencontre d’Ulysse et du chant insuffisant des Sirènes » (13). Le roman, lui, est « la navigation préalable, qui porte Ulysse jusqu’au point de la rencontre » (12). Mais cette « navigation préalable », le foisonnement du roman, peut envelopper un récit, qui s’y dissimule, ce qui est le cas de la Recherche du temps perdu (20). Cependant, et c’est la question que Blanchot va poser à propos de Proust : si dans la Recherche, l’écriture est la « navigation préalable » qui mène en fin de compte le narrateur aux épiphanies du temps retrouvé et à la révélation de l’œuvre, ne s’agit-il pas là d’une temporalité ambiguë, puisque, pour écrire son roman, il doit aussi déjà avoir éprouvé les impressions de la mémoire involontaire ? C’est ce qui amène Blanchot à voir l’écriture, chez Proust, comme une expérience qui « bouleverse les rapports du temps », instaurant une autre temporalité, qu’il appellera « l’absence de temps ». Par «l’absence de temps » - notion qui avait déjà été 22 Dans ce paragraphe, les citations entre parenthèses dans le texte proviennent de Maurice Blanchot Le livre à venir, Paris, Gallimard / Idées, 1971. 5 amplement développée quelques années auparavant dans L’espace littéraire – Blanchot n’entend pas la suspension du temps ou l’éternité, mais « un temps autre » (38). Ce n’est pas le temps où l’homme agit, produit, selon les trois extases du temps (passé, présent, avenir), ce n’est pas le temps des possibilités, où les choses et les êtres peuvent mourir, mais une temporalité vide, où rien ne se produit, temps sans présent et donc sans présence, où rien n’arrive, rien ne naît et donc rien ne meurt23. Or on le verra, Blanchot va assimiler cette « absence de temps » au temps pur de « L’adoration perpétuelle ». Reprenons la question qui occupe Blanchot : si on considère la Recherche comme la « navigation préalable » menant en fin de compte au « point fabuleux où [Proust] rencontre l’événement qui rend possible tout récit » (20), alors « comment peut-il ‘en venir là’ s’il lui faut précisément être déjà là, pour que la stérile migration antérieure devienne le mouvement réel et vrai capable d’y conduire ? » (21) Dans L’espace littéraire, Blanchot exprime plus simplement ce paradoxe : « pour écrire il faut déjà écrire. »24 Dans l’essai du Livre à venir, il l’explique en première instance par une analyse des multiples manifestations du temps chez Proust. Il en distingue quatre. Le premier est le temps réel, destructeur, qui se manifeste dans la mort des êtres et des moi successifs ainsi que dans la mort des souvenirs et des affects. Ensuite, il y a le temps des souvenirs spontanés : résurgence heureuse, émouvante d’une sensation ou d’un moment du passé, mais ce n’est pas encore la mémoire involontaire, car il manque la coïncidence bouleversante du présent et du passé. En troisième lieu, la temporalité miraculeuse du souvenir involontaire : pavé, cuiller, serviette, où pendant un bref instant, une sensation est vécue en même temps dans le présent et dans le passé. Instant miraculeux puisqu’il nous mène « hors du temps », en lui le temps est un instant aboli : « Oui, affirme-t-il [Proust], le temps est aboli puisque, à la fois, dans une saisie réelle, fugitive mais irréfutable, je tiens l’instant de Venise et l’instant de Guermantes, non pas un passé et un présent, mais une même présence qui fait coïncider en une simultanéité sensible des moments incompatibles, séparés par tout le cours de la durée. » (22). Cependant, et Blanchot est un des premiers critiques à y être sensible, cette abolition du temps est immédiatement suivie, dans le célèbre passage25, du constat que le souvenir involontaire ne projette pas le sujet hors du temps, vers l’éternité, mais lui révèle au contraire l’essence du temps : « un peu de temps à l’état pur ». Cette apparente contradiction du texte proustien, Blanchot va tenter de la résoudre en montrant que, dans le souvenir involontaire, toutes les « extases » du temps – présent, passé mais aussi avenir – se superposent dans une conjonction, une simultanéité qui permet « de parcourir toute la réalité du temps » (23). Avec le terme « parcourir », il rapproche la temporalité proustienne de sa propre conception du temps de l’écriture comme « espace et lieu vide », comme l’expérience d’un temps qui se retourne en l’autre du temps, qui « s’éprouve comme dehors, sous la forme d’un espace »(23). Cet espace est « l’espace littéraire », où l’écriture est en contact avec son origine ou sa « possibilité ». L’expérience du temps pur, dans Le temps retrouvé, est donc pour Blanchot la découverte des « conditions de possibilité » de l’écriture : « cette structure originale du temps […] se rapporte à la possibilité d’écrire » (24), c’est pour cela que Proust a alors le sentiment d’avoir découvert « le secret de l’écriture » (c’est là le titre de la première partie de l’essai de Blanchot). Il demeure pourtant une question importante : qui a vécu cette expérience, et quand ? Là, Blanchot coupe court à toutes les interprétations biographiques des années ’30 et ’40 en soutenant que le ‘Je’, « ce n’est plus le Proust réel, ni le Proust écrivain […], mais leur métamorphose en cette ombre qu’est le narrateur devenu ‘personnage’ du livre » (27). Formule très juste dans la mesure où elle montre que, par rapport à Proust, le Je proustien L’espace littéraire, Paris, Gallimard, Idées, 1982, pp. 145-147. Pour une analyse de cette ‘absence de temps’, voir mon Maurice Blanchot. L’écriture comme expérience du dehors, Genève, Droz, 1995, ch. 6 et 7. 24 Blanchot, L’espace littéraire, op. cit. p. 234. 25 Proust, A la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1989, vol. IV, p. 451. 23 6 n’est « ni tout à fait [lui]-même ni tout à fait un autre » (pour paraphraser Verlaine), il est plutôt un double, une image26. L’argument qu’il allègue est que la révélation de la mémoire involontaire n’a lieu que pendant la matinée chez les Guermantes, située pendant la Première Guerre Mondiale, alors que celle de Proust aurait eu lieu bien avant. Et encore, en 1953, Blanchot ignorait tout de la genèse de la Recherche, et ne pouvait savoir que les pages de « L’adoration perpétuelle » ont été écrites en même temps que Du côté de chez Swann. Pour Blanchot, le lien intrinsèque entre la révélation du temps retrouvé et la vocation d’écrivain s’impose donc. Il résume ce lien de la manière suivante : « cette révélation par laquelle, d’un seul coup quoique peu à peu, par cette saisie du temps autre, il est introduit dans l’intimité transformée du temps, là où il dispose du temps pur comme principe des métamorphoses et de l’imaginaire, comme d’un espace qui est déjà la réalité du pouvoir d’écrire. » (28) Ce qui frappe dans ce type de récapitulation, c’est que, tout en se présentant comme une traduction de l’essence de l’expérience proustienne, une telle phrase est également un raccourci saisissant de l’expérience de l’écriture telle que la pense Blanchot : l’écriture ouvre à un temps autre ou à l’autre du temps (« l’absence de temps »), ce temps autre est l’extériorisation ou une spatialisation du temps qui, se déployant au dehors, prend la forme d’une image c’est-à-dire d’un double du réel (double qui selon Blanchot, est premier par rapport à la réalité représentée27). Et c’est cette expérience de l’imaginaire qui est aux origines de l’écriture, de la littérature. Afin de mettre en valeur cette dimension du Temps retrouvé comme révélation de l’espace de l’œuvre, ou de l’œuvre comme l’espace où elle est en quête de sa propre origine, Blanchot assimile le roman proustien à une figure spatiale, celle de la sphère (35-36). Cette image désigne d’abord la Recherche comme un univers indépendant ; comme une planète, cet univers est en perpétuel mouvement, par sa giration ; elle est une double hémisphère, tantôt infernale, tantôt céleste (36). Cependant, ce qui importe surtout, c’est le rapport de la sphère à son centre : le « centre imaginaire et secret de la sphère, à partir de quoi celle-ci semble à nouveau s’engendrer quand elle s’achève. » (36) Pour en revenir au comparé, c’est-à-dire à l’œuvre de Proust : celle-ci naît, croît et se développe à partir de ce centre, par un mouvement qui tourne « par cercles toujours plus rapprochés autour du point central » (je souligne), qui est « l’uniquement et le souverainement réel, l’instant […] » (36-37). Ce centre, ce sont les réminiscences du Temps retrouvé, comme on a vu. Si j’ai souligné l’expression « le point central », c’est que Blanchot reprend là une notion importante, qu’il a développée dans L’espace littéraire à propos de Mallarmé28. Dans cet essai et ailleurs, il cerne de près le mouvement de négation qui le propre du langage poétique chez Mallarmé, mouvement qui va vers le silence et l’absence de tout29. Et il en retient la double exigence à laquelle ce mouvement confronte l’écrivain : le point central de l’œuvre, dit Blanchot, « est l’œuvre comme origine, celui qu’on ne peut atteindre, le seul qui vaille la peine d’être atteint. »30. D’une part, l’écrivain doit donc se tenir devant ce point, qui est « le point profondément obscur vers lequel l’art, le désir, la mort, la nuit semble tendre »31, mais ce point central, tout en étant la « région-mère de toute musique », l’origine du mouvement d’écrire, est lui-même « le seul endroit tout à fait privé de musique », comme nous l’avons vu (10). En lui, « l’accomplissement du langage coïncide avec sa disparition »32, avec la ruine de l’œuvre. Dans « Les deux versions de l’imaginaire (L’espace littéraire, op. cit. pp. 345-360), Blanchot a élaboré une complexe théorie de l’imaginaire comme double. Voir aussi mon Maurice Blanchot. L’écriture comme expérience du dehors, op. cit. ch. 8. 27 Voir “Les deux versions de l’imaginaire », dans L’espace littéraire, op. cit. 28 “L’expérience de Mallarmé”, L’espace littéraire, op. cit. pp. 29-48. 29 Voir mon Maurice Blanchot, op. cit., ch. 2. 30 L’espace littéraire, op. cit. p. 56. 31 Ibid. p. 227. 32 Ibid., p. 42. 26 7 Apparaît alors l’autre exigence posée par le point central : c’est celle de s’en détourner, de s’arracher à sa fascination, bref de se faire attacher au mât, comme Ulysse. Ou d’envelopper le récit de la rencontre du point central dans la « sphère », l’univers autonome qu’est la Recherche du temps perdu. Pourtant, ce qui rend exceptionnelle l’expérience de Proust, aux yeux de Blanchot, c’est en fin de compte cette révélation momentanée de « l’uniquement et souverainement réel, [de] l’instant » (36-37), c’est pourquoi, dans Le livre à venir comme dans Faux pas, Blanchot parle dans le cas de Proust d’une « vérité mystique » (37). Comme Bataille, aux épiphanies du Temps retrouvé, il préfère les impressions qui restent sans explication, pures confrontations à l’inconnu, comme celle des trois arbres : là, Proust « accède à l’étrangeté de ce qu’il ne pourra jamais ressaisir, qui est pourtant là, en lui, autour de lui, mais qu’il n’accueille que par un mouvement infini d’ignorance. » (30). 3. Le livre, l’œuvre, le désœuvrement Ce qui retient Blanchot dans l’expérience des trois arbres c’est qu’elle achoppe : le héros se trouve désarmé devant cette vision, incapable de la déchiffrer, alors qu’il la sent essentielle, déterminante pour son avenir d’écrivain. Devant les trois arbres, il reste littéralement désœuvré : sans ouvrage, oisif mais aussi avide d’écrire et de faire œuvre. Au début de L’espace littéraire, Blanchot introduit une distinction entre le livre et l’œuvre : « L’écrivain écrit un livre, mais le livre n’est pas encore l’œuvre, l’œuvre n’est œuvre que lorsque se prononce par elle, dans la violence du commencement qui lui est propre, le mot être […] »33 . Si le mot ‘livre’ désigne les livres réels, empiriques, le mot ‘œuvre’ pointe vers un au-delà (ou un en deçà) du livre, vers un point où le livre est en contact avec sa propre origine. L’exigence que pose l’œuvre, c’est de se tenir devant ce point, que Blanchot désigne tantôt comme l’extrême, tantôt comme le point central, l’essence ou l’origine. C’est vers lui que l’écrivain est tourné, par lui qu’il est attiré ; chaque livre qu’il écrit est une tentative d’approcher, de traduire (comme dit Proust) cette exigence, mais en même temps chaque livre ne saurait être que la trahison de cette exigence, il n’est qu’un « amas muet de mots stériles, ce qu’il y a de plus insignifiant au monde »34. L’écrivain serait donc voué, incité à éternellement écrire en vue de l’œuvre, sans jamais y parvenir, ce qui s’exprime clairement dans des formules typiquement blanchotiennes comme « l’entretien infini », l’écriture comme « l’incessant », comme le « ressassement éternel » etc. D’un certain côté, le décalage entre le livre et l’œuvre débouche sur une aporie reprise sous toutes ses coutures, dans L’espace littéraire : « Qui n’appartient pas à l’œuvre comme origine, qui n’appartient pas à ce temps autre où l’œuvre est en souci de son essence, ne fera jamais œuvre. Mais qui appartient à ce temps autre, appartient aussi à la profondeur vide du désœuvrement où de l’être il n’est jamais rien fait. »35 Cependant, c’est une aporie qui se trouve brisée, renversée à tout instant par l’écriture elle-même car, nous l’avons vu, « pour écrire il faut déjà écrire »36 , l’écriture passe forcément par le livre, même si elle s’y accomplit en « y disparaissant »37. Le livre, à son tour, peut laisser transparaître l’œuvre, et même se muer en œuvre lorsqu’il se fait communication avec le lecteur, « intimité de quelqu’un qui écrit et de quelqu’un qui lit ». Dans L’entretien infini, une dizaine d’années après Le livre à venir, Blanchot reprendra, et radicalisera cette question L’espace littéraire, op. cit. p. 11. Ibid. p. 12. 35 Ibid. p. 47. 36 Ibid. p. 234. 37 L’entretien infini, Paris, Gallimard, 1983, p. 623. 33 34 8 du livre et de l’œuvre comme « absence de livre »38 Notamment dans la Note initiale, il s’interroge sur l’échec structurel du Livre mallarméen, qui pour lui est aussi l’échec du Livre comme expression de l’Un, la rupture de l’exigence de totalité de la métaphysique occidentale. L’écriture se situe alors en rupture avec le Livre, car elle est expérience-limite, transgression, désœuvrement. Même si, dans L’espace littéraire et dans L’entretien infini, il n’y aucune allusion directe à Proust, les notions de livre, d’œuvre et de désœuvrement amènent à s’interroger sur le statut que Blanchot accorderait à l’œuvre projetée par le héros dans Le temps retrouvé, dans son rapport à la Recherche elle-même. Dans l’optique de Blanchot, les pages de « L’adoration perpétuelle » – auxquelles, dans ses deux essais sur Proust, il accorde plus d’importance qu’à la Recherche entière - offrent la vision d’une œuvre future qui présente peut-être des parallélismes avec la Recherche réelle, mais qui ne saurait d’aucune façon coïncider avec elle. Dans cette optique, la Recherche, quelle que soit sa grandeur, n’est autre que le livre, qu’un livre empirique qui est une des nombreuses tentatives, de la part de Proust, de réaliser l’œuvre, elle-même toujours à venir. On pourrait alléguer à l’appui de cette thèse le fait que, par sa genèse aussi (et cela, Blanchot ne pouvait le savoir), le roman est tout autre chose qu’une œuvre achevée, mais qu’elle fut toujours en devenir, par les infinies variations et amplifications que son auteur lui apporta. Dans Le livre à venir, Blanchot compare la Recherche à une sphère, nous l’avons vu, et non à un cercle : image de clôture qui convient mal à l’œuvre proustienne. A relire les deux essais que Blanchot consacra à Proust, quelques remarques s’imposent pour finir. Leur titre identique montre déjà ce qui est en jeu chez Proust, pour Blanchot : c’est l’expérience de la mémoire involontaire et des réminiscences, sur laquelle il s’interroge inlassablement. Dans Faux pas, il qualifie encore cette expérience de mystique et sa lecture s’inscrit dans le débat qu’il mène avec Georges Bataille sur « l’expérience intérieure » dans son rapport au langage. Dans l’essai du Livre à venir, un des livres de la maturité, Blanchot s’attache plus particulièrement aux pages de « L’adoration perpétuelle », proposant une interprétation qui les inscrit au cœur de sa propre conception de l’écriture comme expérience de l’origine de l’œuvre et comme ouverture à une temporalité autre. Conception paradoxale de l’écriture, car elle obéit à une double exigence : celle du désœuvrement, de la confrontation à l’extrême mais aussi celle du faire œuvre, même si c’est pour aboutir à un livre imparfait. La Recherche est alors pour Blanchot une œuvre exemplaire où cette double exigence est thématisée et vécue jusqu’au bout, dans la dualité entre le caractère irréductible des réminiscences d’une part, et de l’autre la confiance finale en la possibilité de faire œuvre. Dans ces deux essais sur Proust, Blanchot adopte son approche habituelle qui est de se glisser dans la peau d’un texte, de le repenser de l’intérieur, jusqu’à sa limite extrême, où celui-ci se métamorphose en une figure de sa propre pensée. Cependant, dans le cas de Proust, on peut se demander si ce n’est pas le contraire qui est le cas : si ce n’est pas la dialectique proustienne entre l’impuissance et de la révélation finale de l’œuvre qui a pu mener Blanchot à sa double vision de l’écriture. Au-delà de cette question de l’origine de l’œuvre, il faudrait, afin de cerner l’impact de Proust sur Blanchot, examiner au moins deux autres thèmes blanchotiens qui semblent plonger leurs racines dans la Recherche : celui de l’ écriture comme une expérience nocturne, ayant maille à partir avec l’insomnie et le rêve et dans son prolongement, celui de l’œuvre comme rencontre de la mort – mort pensée non comme fin mais comme mort toujours imminente : c’est elle qui menace le narrateur dans Le temps retrouvé et qui informe la Recherche tout entière. Dans la Préface à Totalité et infini, 38 Tel est le titre de l’essai final de L’entretien infini. 9 Levinas dit que dans son ouvrage, Rosenzweig est « trop souvent présent pour être cité »39 . Ne pourrait-on dire la même chose du rapport de Blanchot à Proust, malgré le nombre restreint d’essais qu’il lui a consacrés ? 39 Emmanuel Levinas, Totalité et infini, La Haye, Martinus Nijhoff, 1980, p. XVI. 10