Annelies Schulte Nordholt
Blanchot, Proust et le livre à venir
Revue d’études proustiennes 2017, no. 6, « Proust et le livre à venir. Hommage à Philippe
Chardin », Luc Fraisse éd., Classiques Garnier, pp. 435-450
Maurice Blanchot est certainement parmi les premiers de sa génération, en France, à lire
Proust, et ce dès le début des années 1920, quand il fait ses études à Strasbourg. Quelques
années plus tard, entre 1925 et 1930, il fait découvrir Proust à Emmanuel Levinas, son
condisciple et ami1. Dans l’immense œuvre critique de Blanchot, seuls deux essais sont
explicitement consacrés à Proust (dans Faux pas et dans Le livre à venir) mais ce n’est là que
le proverbial sommet de l’iceberg, car la Recherche – bien que le plus souvent tue - irrigue
profondément l’œuvre entière de Blanchot et en oriente le questionnement principal. Cet
impact de Proust, peu de commentateurs l’ont signalé, et le rapport à la Recherche n’est pas
des plus débattus parmi les blanchotiens2. C’est un critique anglo-saxon, angliciste de surcroît,
William Flesh, qui a observé que « Blanchot [is] one of Proust’s major disciples » et que
Proust est « his most important precursor »3.
A une génération de distance, Maurice Blanchot a pu se reconnaître en Proust, ne fûtce qu’au niveau élémentaire de la biographie. Comme Proust, Blanchot est, dès sa prime
jeunesse, un grand malade : souffrant d’asthme, de tuberculose, d’affections nerveuses et
d’insomnie4, il connaît la souffrance physique et est confronté plus d’une fois à la mort
imminente. En même temps, comme Proust, il est doué d’une grande énergie et ténacité
quand il s’agit de son œuvre : c’est un « survivant »5. Cette expérience de la maladie et de la
mort s’avère déterminante pour son œuvre critique et elle est fortement mise en scène dans ses
récits, comme dans L’Arrêt de mort. Mais restons-en un instant encore au niveau de la
biographie : Proust et Blanchot ont en partage leur santé fragile et par la même, leur
réputation de solitaire et de reclus de la société. Je dis bien réputation, car il s’agit bien
évidemment d’un mythe, qu’ils ont eux-mêmes contribué à créer : celui de Proust qui
s’enferme dans sa chambre tapissée de liège et celui de Blanchot vivant longuement si à
l’écart de la société que, de son vivant, le public ne connaissait guère ses traits physiques. Audelà de ce mythe un peu simpliste, chez les deux écrivains, on trouve une existence à la fois
passionnément vouée au ‘monde’ (jeunesse mondaine de Proust, engagement politique du
jeune Blanchot) et se détournant à un certain moment de lui pour se vouer entièrement à
l’écriture, mais à une écriture qu’il serait trop facile de considérer comme tournant le dos au
‘monde’ puisqu’elle est, par son essence même de langage, communication intense avec
celui-ci.
Avec ce paradoxe, nous sommes au cœur du questionnement de Blanchot tel qu’il se
pose dans Faux pas, son premier volume d’essais : « comment la littérature est-elle
1
François Poirié, Qui êtes-vous Emmanuel Levinas, Lyon, La Manufacture, 1987, p. 71.
Dans « Lire et commenter selon Maurice Blanchot et Emmanuel Levinas », Matthieu Dubost fait une analyse
comparée de leurs respectives lectures de Proust (dans Eric Hoppenot & Alain Milon eds., Emmanuel LevinasMaurice Blanchot, penser la différence, Presses Universitaires de Paris Ouest, 2008, pp. 449-460. Dans mon
ouvrage Le moi créateur dans A la recherche du temps perdu (Paris, L’Harmattan, 2002), j’avais fait une lecture
de Proust dans une perspective souvent blanchotienne et constaté bien des analogies, mais non posé la question
de leur origine, qui est (parmi d’autres œuvres) la Recherche elle-même.
3
W. Flesh, “Anonymity and unhappiness in Proust and Wittgenstein”, Criticism. A Quarterly for Literature and
the Arts, 29-4, Fall 1987, 459-476.
4
Christophe Bident, Maurice Blanchot.Partenaire invisible, Seyssel, Champ Vallon, 1998, p. 26.
5
Ibidem p. 27.
2
1
possible ? »6 Comment l’écriture peut-elle naître de son apparent contraire, ce que Blanchot
appelle ici « l’angoisse » c’est-à-dire le silence, la stérilité, l’impuissance, le sentiment de
« n’avoir rien à dire » ? Or cette question semble nourrie par la lecture de Proust, de la
Recherche où le héros fait la même expérience du renversement de la stérilité en inspiration,
depuis le long apprentissage de l’écriture et de l’art jusqu’à la révélation finale. De manière
plus radicale et plus théorique que Proust, Blanchot posera la question de la naissance ou de
l’origine de l’œuvre. Or plus qu’une œuvre, qu’un livre réel, cette ‘œuvre’ paraît être le désir
d’une œuvre toujours différée, et pour cela éternellement « à venir ». Dans cette perspective,
on peut se demander ce que Blanchot eût répondu à la question qui est au cœur du présent
volume : l’œuvre à écrire à laquelle le héros proustien fait allusion dans Le temps retrouvé
est-elle celle que nous venons de lire ? Ou bien est-elle l’œuvre comme un « livre à venir »,
toujours encore à écrire ? Cette question, j’essaierai de l’approcher en examinant
successivement les moments forts du ‘frayage’ de Blanchot avec Proust.
Il s’agira d’abord de Faux pas où, dans l’essai initial et celui sur Proust, Blanchot
montre que l’angoisse n’est pas la ruine de l’écriture, mais la voie royale qui y mène, et qui
confronte l’écrivain avec l’œuvre à écrire. Le Livre à venir (1959) constituera un deuxième
moment, où Blanchot met en rapport le « temps pur » du Temps retrouvé avec la temporalité
spécifique à l’espace littéraire qu’est ‘l’absence de temps’. Enfin, nous nous tournerons vers
certains passages de L’espace littéraire (1955) pour éclaircir les notions de livre, d’œuvre et
de désœuvrement, dans leurs rapports mutuels – instruments indispensables afin de poser la
question du statut de l’œuvre projetée par le héros dans Le temps retrouvé.
1. Proust dans Faux pas
L’essai sur Proust parut le 12 mai 1943 dans la série hebdomadaire de chroniques littéraires
tenue par Blanchot dans Le Journal des Débats. Dans Faux pas, son premier ouvrage critique,
publié fin 1943, cet essai apparaît dans la première section, intitulée ‘De l’angoisse au
langage’, immédiatement après un compte rendu de L’expérience intérieure de Bataille (qui
vient alors de paraître), ce qui n’est pas indifférent, on le verra. L’intitulé de ces deux essais
souligne leur parenté thématique : après « L’expérience de Bataille », vient « L’expérience de
Proust ». Le terme d’expérience renvoie ici à l’expérience mystique, interrogée tout au long
de cette section, qui comprend entre autre des essais consacrés à Kierkegaard, Maître Eckhart,
Blake, la pensée hindoue et Rilke. Dans ces œuvres très diverses, Blanchot tente de cerner le
mouvement d’une expérience paradoxale où l’extase mystique va de pair avec la spéculation
rationnelle, avec le discours. C’est ce paradoxe qu’il faut saisir pour comprendre le contexte
de cette lecture de Proust. Il apparaît le plus clairement dans l’essai sur Maître Eckhart. Ce
que Blanchot retient de son œuvre, c’est que la quête d’une « union complète avec l’âme de
Dieu » - qui est la définition même du mysticisme - , quête qui va vers le « non-savoir » et le
silence, qui va au-delà de la raison, ne peut pourtant se faire que par la raison, par les facultés
spéculatives de l’intellect. Il n’a de cesse de souligner ce paradoxe : d’un côté, l’union
mystique exige « l’écroulement de la logique », de l’autre elle « maintient jusqu’au bout
l’exercice de la raison » (32)7 , exigeant « un emploi rigoureux de la pensée » (ibid.). De telle
manière, « la raison porte son propre anéantissement » (ibid.) et inversement. Ce paradoxe se
prolonge au niveau de la question du langage : si l’extase mystique appartient d’une part à un
au-delà (ou à un en deçà) du langage, au silence, d’autre part elle n’existe que par le langage,
dans la mesure où elle est communiquée. Or toute communication peut également être
C’est le titre de l’essai sur Paulhan et Les fleurs de Tarbes, dans Faux pas.
Dans ce paragraphe, les citations entre parenthèses dans le texte proviennent de Faux pas, Paris, Gallimard,
1983.
6
7
2
considérée comme une trahison de l’extase mystique, qui reste du domaine du secret et du
silence.
Dans son essai sur Proust, Blanchot n’hésite pas à qualifier l’expérience de La
Recherche de mystique, dans le sens où elle se situe à cette conjonction du non-savoir et du
savoir, du silence et du discours rationnel. Certes, cette expérience prend une autre forme que
chez Maître Eckhart. Blanchot montre comment, à la base, il y a une angoisse existentielle,
une expérience aigue du manque et de la perte, qui se traduit dans toute une série d’états, de
l’insomnie et du ‘drame du coucher’ à l’amour et à l’amitié (54). Angoisse mortelle qui se
révèle également dans les grandes scènes de la mort (de la grand-mère, d’Albertine), dans les
‘intermittences du cœur’ et dans la mort des moi successifs : « l’homme meurt
continuellement » (ibid.). Et qui plus est, cette mort est présente dans l’écriture même : dans
le sentiment paralysant de la stérilité littéraire, tout au long du roman, et dans la tâche même
de l’écrivain qui, « à mesure qu’il écrit, se met lui-même au tombeau. » (ibid.). Mais, et c’est
là la question qui intéresse Blanchot, cette angoisse ne serait rien, ne serait pas sans la raison
et le discours. Si la première condition de l’expérience mystique est cette « conscience
angoissée », la seconde est son contraire : « la présence d’un esprit qui tient par-dessus tout à
sa lucidité, observe ce qui le trompe, connaît ce qui l’obscurcit […] » (55) et, serait-on tenté
d’ajouter, l’exprime. Ainsi, en Proust, Blanchot voit l’union de « la sensibilité la plus tragique
et de la raison la plus claire » (ibid.).
Cependant, Blanchot est le premier à l’admettre, ce pouvoir d’analyse n’a pas de vertu
rédemptrice dans la Recherche ; au contraire, il ne fait qu’approfondir, aiguiser la souffrance.
Seules, les réminiscences sont à même d’arracher le héros à l’angoisse, en lui « rendant la
mort indifférente », et encore n’est-ce que temporaire. La présence de ces « extases » de la
mémoire involontaire est un autre élément, bien entendu, qui apparente Proust à l’expérience
mystique. Et pourtant, là aussi, c’est l’ambiguïté de l’expérience proustienne qui fascine
Blanchot. Car les réminiscences vont de pair, dès la madeleine, avec le désir impérieux de
savoir pourquoi elles provoquent cette joie démesurée, et ont cette vertu de mettre fin à
l’angoisse. C’est pourquoi c’est surtout sur Le temps retrouvé qu’il s’interroge ici, sur les
pages dites de « L’adoration perpétuelle », où Proust échafaude « une conception grandiose,
un mouvement intellectuel dont toute son œuvre est la réalisation » (56). Blanchot s’interroge
non pas tant sur le contenu de cette théorie que sur son statut par rapport à l’expérience de
Proust : tout en enrichissant immensément cette expérience, ne va-t-elle pas aussi à son
encontre, ne la rend-elle pas moins authentique ? La « connaissance discursive » a-t-elle « le
droit de prendre à son compte cette révélation qui est destinée à lui échapper » [celle des
réminiscences] ? (ibid.) La théorie du Temps retrouvé serait-elle, dans le pire des cas, « un
abus » ? (57) Oui, affirme Blanchot en soulignant que la théorie de l’extra-temporalité
« dépasse ce que son expérience proprement dite lui offrait dans sa pureté immédiate ». Elle
est « déformant[e] si on regarde le caractère de ces états » Mais s’il y a abus, c’est un « abus
infiniment fructueux » pour plusieurs raisons. Tout d’abord, cette théorie a été « la raison
d’être de l’œuvre de Proust » (ibid.) qui, si l’on s’en tient aux propos du héros dans Le temps
retrouvé, se met au travail afin de connaître les raisons profondes de la joie propre aux
souvenirs involontaires. Ensuite, si les théories du Temps retrouvé sont si fructueuses c’est
qu’elles ne trahissent pas l’expérience qui leur est sous-jacente, car elles maintiennent la
paradoxale tension entre ces « états mystiques » proches du non-savoir et le savoir qui seul,
est en état de les analyser et de les dire : « dans le flot d’images, d’événements, de théories, de
figures dont ils ont été, par abus, la source, ces états [i.e. les réminiscences] [ont] gardé la
valeur d’un secret, en continuant à paraître toujours plus mystérieux que l’œuvre elle-même
[…] » (58).
Au début de cette analyse, nous avons noté comment cet essai, par sa position dans le
recueil (juste après le compte rendu sur L’expérience intérieure) et son titre, renvoie à
3
Bataille. Comme on sait, ces années de l’Occupation sont une période de grande proximité
entre Blanchot et Bataille8 : leurs conversations sont parfois littéralement reprises par
Bataille9 . Aussi peut-on considérer l’essai de Blanchot comme une réponse aux pages
intitulées « Digression sur la poésie et Marcel Proust », à la fin de L’expérience intérieure.
Mais c’est une réponse a contrario, qui conteste la lecture de Bataille. En 1943, au plus
sombre de la Seconde Guerre Mondiale, Bataille et Blanchot ont donc un différend sur Proust
qui éclaircira leurs positions mutuelles sur la littérature. Dans ce texte, Bataille se demande si
la Poésie (la littérature), au même titre que l’Eros, le rire et la mort, peut être une des formes
ou des voies de l’expérience intérieure. La Poésie est-elle, elle aussi, sacrifice, perte de soi,
confrontation à l’angoisse de l’inconnu et du non-savoir ? La Poésie, Bataille le concède, est
« le sacrifice où les mots sont victimes »10 : dans le prolongement de Mallarmé, il est sensible,
comme Blanchot, au fait que les mots, intégrés à un texte littéraire, perdent leur sens
instrumental, se libèrent de tout souci intéressé11. Mais ce sacrifice n’est que relatif,
incomplet, car il n’a lieu que « sur le plan idéal du langage »12 , c’est un « simple holocauste
de mots »13. Le pouvoir de contestation, de mise en cause des mots n’est qu’une « expérience
intérieure limitée »14. C’est ce qu’il illustre par l’exemple de Proust. Pour Bataille, les
réminiscences de la mémoire involontaire sont potentiellement des moments de sacrifice, de
perte de soi, car ils sont « insaisissables »15 . La joie démesurée qui leur est liée s’explique par
le fait que ce sont des moments de perte absolue de soi : « nous n’en jouissons que dans la
mesure où nous communiquons16, où nous sommes perdus, inattentifs. »17 Or, « si nous
cherchons à comprendre, à capter le plaisir, il nous échappe. » 18 Et c’est précisément ce que
fait Proust/le narrateur, selon Bataille, par les théories du Temps retrouvé, mais également dès
la madeleine, lorsqu’il tente de remonter à la cause de sa joie. Alors, le ‘je’ refait surface :
« un sentiment de propriétaire, la persistance d’un ‘je’ rapportant tout à lui. »19 Aussi, dans la
Recherche, Bataille préfère-t-il les réminiscences non expliquées, comme l’épisode des trois
arbres, qu’il cite in extenso, en se demandant si l’angoisse, si « l’absence de satisfaction n’est
pas plus profonde que le sentiment de triomphe à la fin de l’œuvre » 20. C’est cette « absence
dernière de satisfaction » qui, pour Bataille, est le « ressort et la raison d’être de l’œuvre » 21.
Il est plus clair à présent comment la lecture proustienne de Blanchot se conjugue à
celle de Bataille tout en s’y opposant. Tous deux, ils sont sensibles à l’extrême angoisse qui
est le soubassement de la Recherche, et au caractère non-rationnel des réminiscences. Mais
chez Bataille, l’angoisse implique le sacrifice de soi et celui des mots, du langage. Toute mise
en mots ne saurait que trahir l’extase, qui est l’expérience du silence (ou du rire ou du cri,
mais non du langage articulé). Blanchot par contre, et c’est le propos de « De l’angoisse au
langage », l’essai qui coiffe cette première partie de Faux pas et qui la justifie, insiste sur le
paradoxe qui est inhérent à l’angoisse : d’une part, l’angoisse n’existe que dans la solitude,
dans le repli sur soi, l’impuissance de communiquer, qui est sentiment de n’avoir rien à dire,
8
Cf. Christophe Bident, op. cit. , pp. 167-180.
Voir par exemple Bataille, L’expérience intérieure, Paris, Gallimard-Tel, s.d., p. 67.
10
Bataille, op. cit. p. 156
11
Ibid. p. 157.
12
Ibid.
13
Bataille, op. cit. p. 158.
14
Ibid. p. 171.
15
Ibid. p. 161.
16
Communiquer, chez Bataille, ne signifie pas communiquer avec les autres, s’exprimer, mais être en
communication, communier avec le tout autre de l’expérience intérieure, avec le non-savoir.
17
Ibid.
18
Ibid.
19
Bataille, op. cit. p. 165.
20
Op. cit. p. 168.
21
Ibid.
9
4
la stérilité. De l’autre, l’angoisse est paradoxalement une force qui rejette l’écrivain hors de
soi, qui l’oblige à communiquer son angoisse. Car cette angoisse n’existe qu’en tant qu’elle
est exprimée, qu’elle accède au langage. L’angoisse et le langage sont donc inséparablement
liées et s’excluent mutuellement. La Recherche illustre merveilleusement ce paradoxe, selon
Blanchot.
2. Proust dans Le livre à venir
Une dizaine d’années après Faux pas, Blanchot publie, dans Le livre à venir, un nouvel essai
sur Proust. De manière surprenante, cet essai porte exactement le même titre que celui de
Faux pas : « L’expérience de Proust ». Cela montre la constance presque obsessionnelle du
questionnement de Blanchot, mais aussi que cet essai se situe dans le prolongement du
premier. Comme dans Faux pas encore, cet essai occupe une place éminente dans le volume.
Dans la première partie du volume, « Le chant des sirènes », il se trouve en seconde position,
tout de suite après l’essai d’ouverture, « La rencontre de l’imaginaire », qui est une lecture de
l’histoire d’Ulysse et des Sirènes. Il est donc inséparable de cette histoire, dont il constitue
une première ‘illustration’. Or dans « La rencontre de l’imaginaire », cette histoire est lue
comme une fable sur l’origine de l’écriture, sur son essence. Quelle est cette fable ? Selon
Homère, on le sait, le chant des Sirènes était si beau, si séducteur, mais aussi si dangereux
qu’Ulysse s’était fait attacher au mât de son navire afin de pouvoir l’écouter impunément et
échapper à leur enchantement maléfique. Pour Blanchot, ce chant est l’image de l’écriture, de
la littérature. Il en conteste la splendeur, car le chant des Sirènes n’est jamais qu’un « chant à
venir » (9)22, renvoyant à un au-delà du chant, aux « sources du chant » donc à l’origine de
l’écriture et de l’art. Chanter, écrire, c’est, pour l’écrivain, s’ouvrir à un mouvement qui le
mène à la confrontation avec l’extrême, avec cette origine. Or cette origine, et c’est là
l’originalité de la vision de Blanchot, cette « région-mère de la musique », « cette région de
source et d’origine » de l’art et de l’écriture est elle-même « un désert », c’est « le seul endroit
tout à fait privé de musique » (11), il y règne un silence profond. Ce silence – et avec lui
l’impuissance, la stérilité - n’est pas étranger à l’écriture, il n’est pas son contraire, mais il en
fait intrinsèquement partie. C’est là le paradoxe que, dans Le Livre à venir, Blanchot va
développer successivement à propos de Proust, d’Artaud, de Mallarmé et d’autres auteurs.
L’écrivain est celui qui s’ouvre à la rencontre des Sirènes, non en se bouchant les oreilles
comme Ulysse – dont Blanchot dénonce la lâcheté - mais en s’exposant au danger qu’elles
représentent. L’écriture devient alors l’espace qui mène à sa propre origine.
Dans ce mouvement de quête de l’origine, Blanchot fait une distinction entre le récit et
le roman. Le premier – dans son dépouillement linéaire - a un rôle privilégié pour Blanchot :
il est récit « de la rencontre d’Ulysse et du chant insuffisant des Sirènes » (13). Le roman, lui,
est « la navigation préalable, qui porte Ulysse jusqu’au point de la rencontre » (12). Mais cette
« navigation préalable », le foisonnement du roman, peut envelopper un récit, qui s’y
dissimule, ce qui est le cas de la Recherche du temps perdu (20). Cependant, et c’est la
question que Blanchot va poser à propos de Proust : si dans la Recherche, l’écriture est la
« navigation préalable » qui mène en fin de compte le narrateur aux épiphanies du temps
retrouvé et à la révélation de l’œuvre, ne s’agit-il pas là d’une temporalité ambiguë, puisque,
pour écrire son roman, il doit aussi déjà avoir éprouvé les impressions de la mémoire
involontaire ? C’est ce qui amène Blanchot à voir l’écriture, chez Proust, comme une
expérience qui « bouleverse les rapports du temps », instaurant une autre temporalité, qu’il
appellera « l’absence de temps ». Par «l’absence de temps » - notion qui avait déjà été
22
Dans ce paragraphe, les citations entre parenthèses dans le texte proviennent de Maurice Blanchot Le livre à
venir, Paris, Gallimard / Idées, 1971.
5
amplement développée quelques années auparavant dans L’espace littéraire – Blanchot
n’entend pas la suspension du temps ou l’éternité, mais « un temps autre » (38). Ce n’est pas
le temps où l’homme agit, produit, selon les trois extases du temps (passé, présent, avenir), ce
n’est pas le temps des possibilités, où les choses et les êtres peuvent mourir, mais une
temporalité vide, où rien ne se produit, temps sans présent et donc sans présence, où rien
n’arrive, rien ne naît et donc rien ne meurt23. Or on le verra, Blanchot va assimiler cette
« absence de temps » au temps pur de « L’adoration perpétuelle ».
Reprenons la question qui occupe Blanchot : si on considère la Recherche comme la
« navigation préalable » menant en fin de compte au « point fabuleux où [Proust] rencontre
l’événement qui rend possible tout récit » (20), alors « comment peut-il ‘en venir là’ s’il lui
faut précisément être déjà là, pour que la stérile migration antérieure devienne le mouvement
réel et vrai capable d’y conduire ? » (21) Dans L’espace littéraire, Blanchot exprime plus
simplement ce paradoxe : « pour écrire il faut déjà écrire. »24 Dans l’essai du Livre à venir, il
l’explique en première instance par une analyse des multiples manifestations du temps chez
Proust. Il en distingue quatre. Le premier est le temps réel, destructeur, qui se manifeste dans
la mort des êtres et des moi successifs ainsi que dans la mort des souvenirs et des affects.
Ensuite, il y a le temps des souvenirs spontanés : résurgence heureuse, émouvante d’une
sensation ou d’un moment du passé, mais ce n’est pas encore la mémoire involontaire, car il
manque la coïncidence bouleversante du présent et du passé. En troisième lieu, la temporalité
miraculeuse du souvenir involontaire : pavé, cuiller, serviette, où pendant un bref instant, une
sensation est vécue en même temps dans le présent et dans le passé. Instant miraculeux
puisqu’il nous mène « hors du temps », en lui le temps est un instant aboli : « Oui, affirme-t-il
[Proust], le temps est aboli puisque, à la fois, dans une saisie réelle, fugitive mais irréfutable,
je tiens l’instant de Venise et l’instant de Guermantes, non pas un passé et un présent, mais
une même présence qui fait coïncider en une simultanéité sensible des moments
incompatibles, séparés par tout le cours de la durée. » (22). Cependant, et Blanchot est un des
premiers critiques à y être sensible, cette abolition du temps est immédiatement suivie, dans le
célèbre passage25, du constat que le souvenir involontaire ne projette pas le sujet hors du
temps, vers l’éternité, mais lui révèle au contraire l’essence du temps : « un peu de temps à
l’état pur ». Cette apparente contradiction du texte proustien, Blanchot va tenter de la
résoudre en montrant que, dans le souvenir involontaire, toutes les « extases » du temps –
présent, passé mais aussi avenir – se superposent dans une conjonction, une simultanéité qui
permet « de parcourir toute la réalité du temps » (23). Avec le terme « parcourir », il
rapproche la temporalité proustienne de sa propre conception du temps de l’écriture comme
« espace et lieu vide », comme l’expérience d’un temps qui se retourne en l’autre du temps,
qui « s’éprouve comme dehors, sous la forme d’un espace »(23). Cet espace est « l’espace
littéraire », où l’écriture est en contact avec son origine ou sa « possibilité ».
L’expérience du temps pur, dans Le temps retrouvé, est donc pour Blanchot la
découverte des « conditions de possibilité » de l’écriture : « cette structure originale du temps
[…] se rapporte à la possibilité d’écrire » (24), c’est pour cela que Proust a alors le sentiment
d’avoir découvert « le secret de l’écriture » (c’est là le titre de la première partie de l’essai de
Blanchot). Il demeure pourtant une question importante : qui a vécu cette expérience, et
quand ? Là, Blanchot coupe court à toutes les interprétations biographiques des années ’30 et
’40 en soutenant que le ‘Je’, « ce n’est plus le Proust réel, ni le Proust écrivain […], mais leur
métamorphose en cette ombre qu’est le narrateur devenu ‘personnage’ du livre » (27).
Formule très juste dans la mesure où elle montre que, par rapport à Proust, le Je proustien
L’espace littéraire, Paris, Gallimard, Idées, 1982, pp. 145-147. Pour une analyse de cette ‘absence de temps’,
voir mon Maurice Blanchot. L’écriture comme expérience du dehors, Genève, Droz, 1995, ch. 6 et 7.
24
Blanchot, L’espace littéraire, op. cit. p. 234.
25
Proust, A la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1989, vol. IV, p. 451.
23
6
n’est « ni tout à fait [lui]-même ni tout à fait un autre » (pour paraphraser Verlaine), il est
plutôt un double, une image26. L’argument qu’il allègue est que la révélation de la mémoire
involontaire n’a lieu que pendant la matinée chez les Guermantes, située pendant la Première
Guerre Mondiale, alors que celle de Proust aurait eu lieu bien avant. Et encore, en 1953,
Blanchot ignorait tout de la genèse de la Recherche, et ne pouvait savoir que les pages de
« L’adoration perpétuelle » ont été écrites en même temps que Du côté de chez Swann.
Pour Blanchot, le lien intrinsèque entre la révélation du temps retrouvé et la vocation
d’écrivain s’impose donc. Il résume ce lien de la manière suivante : « cette révélation par
laquelle, d’un seul coup quoique peu à peu, par cette saisie du temps autre, il est introduit
dans l’intimité transformée du temps, là où il dispose du temps pur comme principe des
métamorphoses et de l’imaginaire, comme d’un espace qui est déjà la réalité du pouvoir
d’écrire. » (28) Ce qui frappe dans ce type de récapitulation, c’est que, tout en se présentant
comme une traduction de l’essence de l’expérience proustienne, une telle phrase est
également un raccourci saisissant de l’expérience de l’écriture telle que la pense Blanchot :
l’écriture ouvre à un temps autre ou à l’autre du temps (« l’absence de temps »), ce temps
autre est l’extériorisation ou une spatialisation du temps qui, se déployant au dehors, prend la
forme d’une image c’est-à-dire d’un double du réel (double qui selon Blanchot, est premier
par rapport à la réalité représentée27). Et c’est cette expérience de l’imaginaire qui est aux
origines de l’écriture, de la littérature.
Afin de mettre en valeur cette dimension du Temps retrouvé comme révélation de
l’espace de l’œuvre, ou de l’œuvre comme l’espace où elle est en quête de sa propre origine,
Blanchot assimile le roman proustien à une figure spatiale, celle de la sphère (35-36). Cette
image désigne d’abord la Recherche comme un univers indépendant ; comme une planète, cet
univers est en perpétuel mouvement, par sa giration ; elle est une double hémisphère, tantôt
infernale, tantôt céleste (36). Cependant, ce qui importe surtout, c’est le rapport de la sphère à
son centre : le « centre imaginaire et secret de la sphère, à partir de quoi celle-ci semble à
nouveau s’engendrer quand elle s’achève. » (36) Pour en revenir au comparé, c’est-à-dire à
l’œuvre de Proust : celle-ci naît, croît et se développe à partir de ce centre, par un mouvement
qui tourne « par cercles toujours plus rapprochés autour du point central » (je souligne), qui
est « l’uniquement et le souverainement réel, l’instant […] » (36-37). Ce centre, ce sont les
réminiscences du Temps retrouvé, comme on a vu. Si j’ai souligné l’expression « le point
central », c’est que Blanchot reprend là une notion importante, qu’il a développée dans
L’espace littéraire à propos de Mallarmé28. Dans cet essai et ailleurs, il cerne de près le
mouvement de négation qui le propre du langage poétique chez Mallarmé, mouvement qui va
vers le silence et l’absence de tout29. Et il en retient la double exigence à laquelle ce
mouvement confronte l’écrivain : le point central de l’œuvre, dit Blanchot, « est l’œuvre
comme origine, celui qu’on ne peut atteindre, le seul qui vaille la peine d’être atteint. »30.
D’une part, l’écrivain doit donc se tenir devant ce point, qui est « le point profondément
obscur vers lequel l’art, le désir, la mort, la nuit semble tendre »31, mais ce point central, tout
en étant la « région-mère de toute musique », l’origine du mouvement d’écrire, est lui-même
« le seul endroit tout à fait privé de musique », comme nous l’avons vu (10). En lui,
« l’accomplissement du langage coïncide avec sa disparition »32, avec la ruine de l’œuvre.
Dans « Les deux versions de l’imaginaire (L’espace littéraire, op. cit. pp. 345-360), Blanchot a élaboré une
complexe théorie de l’imaginaire comme double. Voir aussi mon Maurice Blanchot. L’écriture comme
expérience du dehors, op. cit. ch. 8.
27
Voir “Les deux versions de l’imaginaire », dans L’espace littéraire, op. cit.
28
“L’expérience de Mallarmé”, L’espace littéraire, op. cit. pp. 29-48.
29
Voir mon Maurice Blanchot, op. cit., ch. 2.
30
L’espace littéraire, op. cit. p. 56.
31
Ibid. p. 227.
32
Ibid., p. 42.
26
7
Apparaît alors l’autre exigence posée par le point central : c’est celle de s’en détourner, de
s’arracher à sa fascination, bref de se faire attacher au mât, comme Ulysse. Ou d’envelopper
le récit de la rencontre du point central dans la « sphère », l’univers autonome qu’est la
Recherche du temps perdu.
Pourtant, ce qui rend exceptionnelle l’expérience de Proust, aux yeux de Blanchot,
c’est en fin de compte cette révélation momentanée de « l’uniquement et souverainement réel,
[de] l’instant » (36-37), c’est pourquoi, dans Le livre à venir comme dans Faux pas, Blanchot
parle dans le cas de Proust d’une « vérité mystique » (37). Comme Bataille, aux épiphanies
du Temps retrouvé, il préfère les impressions qui restent sans explication, pures
confrontations à l’inconnu, comme celle des trois arbres : là, Proust « accède à l’étrangeté de
ce qu’il ne pourra jamais ressaisir, qui est pourtant là, en lui, autour de lui, mais qu’il
n’accueille que par un mouvement infini d’ignorance. » (30).
3. Le livre, l’œuvre, le désœuvrement
Ce qui retient Blanchot dans l’expérience des trois arbres c’est qu’elle achoppe : le héros se
trouve désarmé devant cette vision, incapable de la déchiffrer, alors qu’il la sent essentielle,
déterminante pour son avenir d’écrivain. Devant les trois arbres, il reste littéralement
désœuvré : sans ouvrage, oisif mais aussi avide d’écrire et de faire œuvre. Au début de
L’espace littéraire, Blanchot introduit une distinction entre le livre et l’œuvre : « L’écrivain
écrit un livre, mais le livre n’est pas encore l’œuvre, l’œuvre n’est œuvre que lorsque se
prononce par elle, dans la violence du commencement qui lui est propre, le mot être […] »33 .
Si le mot ‘livre’ désigne les livres réels, empiriques, le mot ‘œuvre’ pointe vers un au-delà (ou
un en deçà) du livre, vers un point où le livre est en contact avec sa propre origine. L’exigence
que pose l’œuvre, c’est de se tenir devant ce point, que Blanchot désigne tantôt comme
l’extrême, tantôt comme le point central, l’essence ou l’origine. C’est vers lui que l’écrivain
est tourné, par lui qu’il est attiré ; chaque livre qu’il écrit est une tentative d’approcher, de
traduire (comme dit Proust) cette exigence, mais en même temps chaque livre ne saurait être
que la trahison de cette exigence, il n’est qu’un « amas muet de mots stériles, ce qu’il y a de
plus insignifiant au monde »34. L’écrivain serait donc voué, incité à éternellement écrire en
vue de l’œuvre, sans jamais y parvenir, ce qui s’exprime clairement dans des formules
typiquement blanchotiennes comme « l’entretien infini », l’écriture comme « l’incessant »,
comme le « ressassement éternel » etc. D’un certain côté, le décalage entre le livre et l’œuvre
débouche sur une aporie reprise sous toutes ses coutures, dans L’espace littéraire : « Qui
n’appartient pas à l’œuvre comme origine, qui n’appartient pas à ce temps autre où l’œuvre
est en souci de son essence, ne fera jamais œuvre. Mais qui appartient à ce temps autre,
appartient aussi à la profondeur vide du désœuvrement où de l’être il n’est jamais rien fait. »35
Cependant, c’est une aporie qui se trouve brisée, renversée à tout instant par l’écriture
elle-même car, nous l’avons vu, « pour écrire il faut déjà écrire »36 , l’écriture passe forcément
par le livre, même si elle s’y accomplit en « y disparaissant »37. Le livre, à son tour, peut
laisser transparaître l’œuvre, et même se muer en œuvre lorsqu’il se fait communication avec
le lecteur, « intimité de quelqu’un qui écrit et de quelqu’un qui lit ». Dans L’entretien infini,
une dizaine d’années après Le livre à venir, Blanchot reprendra, et radicalisera cette question
L’espace littéraire, op. cit. p. 11.
Ibid. p. 12.
35
Ibid. p. 47.
36
Ibid. p. 234.
37
L’entretien infini, Paris, Gallimard, 1983, p. 623.
33
34
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du livre et de l’œuvre comme « absence de livre »38 Notamment dans la Note initiale, il
s’interroge sur l’échec structurel du Livre mallarméen, qui pour lui est aussi l’échec du Livre
comme expression de l’Un, la rupture de l’exigence de totalité de la métaphysique
occidentale. L’écriture se situe alors en rupture avec le Livre, car elle est expérience-limite,
transgression, désœuvrement.
Même si, dans L’espace littéraire et dans L’entretien infini, il n’y aucune allusion directe
à Proust, les notions de livre, d’œuvre et de désœuvrement amènent à s’interroger sur le statut
que Blanchot accorderait à l’œuvre projetée par le héros dans Le temps retrouvé, dans son
rapport à la Recherche elle-même. Dans l’optique de Blanchot, les pages de « L’adoration
perpétuelle » – auxquelles, dans ses deux essais sur Proust, il accorde plus d’importance qu’à
la Recherche entière - offrent la vision d’une œuvre future qui présente peut-être des
parallélismes avec la Recherche réelle, mais qui ne saurait d’aucune façon coïncider avec elle.
Dans cette optique, la Recherche, quelle que soit sa grandeur, n’est autre que le livre, qu’un
livre empirique qui est une des nombreuses tentatives, de la part de Proust, de réaliser
l’œuvre, elle-même toujours à venir. On pourrait alléguer à l’appui de cette thèse le fait que,
par sa genèse aussi (et cela, Blanchot ne pouvait le savoir), le roman est tout autre chose
qu’une œuvre achevée, mais qu’elle fut toujours en devenir, par les infinies variations et
amplifications que son auteur lui apporta. Dans Le livre à venir, Blanchot compare la
Recherche à une sphère, nous l’avons vu, et non à un cercle : image de clôture qui convient
mal à l’œuvre proustienne.
A relire les deux essais que Blanchot consacra à Proust, quelques remarques s’imposent pour
finir. Leur titre identique montre déjà ce qui est en jeu chez Proust, pour Blanchot : c’est
l’expérience de la mémoire involontaire et des réminiscences, sur laquelle il s’interroge
inlassablement. Dans Faux pas, il qualifie encore cette expérience de mystique et sa lecture
s’inscrit dans le débat qu’il mène avec Georges Bataille sur « l’expérience intérieure » dans
son rapport au langage. Dans l’essai du Livre à venir, un des livres de la maturité, Blanchot
s’attache plus particulièrement aux pages de « L’adoration perpétuelle », proposant une
interprétation qui les inscrit au cœur de sa propre conception de l’écriture comme expérience
de l’origine de l’œuvre et comme ouverture à une temporalité autre. Conception paradoxale
de l’écriture, car elle obéit à une double exigence : celle du désœuvrement, de la confrontation
à l’extrême mais aussi celle du faire œuvre, même si c’est pour aboutir à un livre imparfait. La
Recherche est alors pour Blanchot une œuvre exemplaire où cette double exigence est
thématisée et vécue jusqu’au bout, dans la dualité entre le caractère irréductible des
réminiscences d’une part, et de l’autre la confiance finale en la possibilité de faire œuvre.
Dans ces deux essais sur Proust, Blanchot adopte son approche habituelle qui est de se
glisser dans la peau d’un texte, de le repenser de l’intérieur, jusqu’à sa limite extrême, où
celui-ci se métamorphose en une figure de sa propre pensée. Cependant, dans le cas de
Proust, on peut se demander si ce n’est pas le contraire qui est le cas : si ce n’est pas la
dialectique proustienne entre l’impuissance et de la révélation finale de l’œuvre qui a pu
mener Blanchot à sa double vision de l’écriture. Au-delà de cette question de l’origine de
l’œuvre, il faudrait, afin de cerner l’impact de Proust sur Blanchot, examiner au moins deux
autres thèmes blanchotiens qui semblent plonger leurs racines dans la Recherche : celui de
l’ écriture comme une expérience nocturne, ayant maille à partir avec l’insomnie et le rêve et
dans son prolongement, celui de l’œuvre comme rencontre de la mort – mort pensée non
comme fin mais comme mort toujours imminente : c’est elle qui menace le narrateur dans Le
temps retrouvé et qui informe la Recherche tout entière. Dans la Préface à Totalité et infini,
38
Tel est le titre de l’essai final de L’entretien infini.
9
Levinas dit que dans son ouvrage, Rosenzweig est « trop souvent présent pour être cité »39 .
Ne pourrait-on dire la même chose du rapport de Blanchot à Proust, malgré le nombre
restreint d’essais qu’il lui a consacrés ?
39
Emmanuel Levinas, Totalité et infini, La Haye, Martinus Nijhoff, 1980, p. XVI.
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