Christophe Darmangeat, Justice et guerre en Australie aborigène
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Revue française d’anthropologie
241 | 2022 :
Varia
Comptes rendus
Christophe Darmangeat,
Justice et guerre en Australie
aborigène
JEAN-MARC PÉTILLON
p. 161-163
Référence(s) :
Christophe Darmangeat, Justice et guerre en Australie aborigène. Préf. de Jean-Paul Demoule. Toulouse,
Smolny, 2021, 350 p., bibl., index, ill., fig., tabl., cartes.
Texte intégral
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« Quatre-vingt-quinze pour cent de la vie sociale est invisible en archéologie » :
pris au pied de la lettre, ce constat aurait de quoi décourager tous ceux qui
cherchent à reconstituer le passé ancien de l’humanité ; surtout lorsque l’on sait
que la citation est d’Alain Testart, précisément l’un des anthropologues français
qui ont le plus prêté attention aux données produites par les archéologues1. Fin
connaisseur de l’œuvre de Testart, Christophe Darmangeat semble, au contraire,
avoir fait de cette phrase un stimulant point de départ pour un ambitieux
programme de recherche. Économiste et anthropologue, il avait déjà effectué, il y a
une douzaine d’années2, un travail rigoureux et novateur sur la question des
origines de la domination masculine – un sujet sur lequel tous s’accordent à dire
que les périodes les plus anciennes de l’histoire humaine ne fournissent pourtant
que des indices très ténus, propices à alimenter de vives controverses3.
Il récidive dans le présent ouvrage en abordant cette fois le problème de
l’ancienneté des guerres. Ce sujet aussi divise les préhistoriens depuis longtemps.
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Schématiquement, on oppose généralement les « faucons », partisans d’une
origine très reculée des conflits armés, enracinés dans notre supposée nature
guerrière, peut-être même antérieure à la forme actuelle de l’humanité, et les
« colombes », tenants d’une apparition bien plus récente, liée à l’accumulation de
richesses et de surplus, qu’ils situent au plus tôt au Néolithique. Il ne faut pas
oublier les rangs assez fournis d’un troisième camp, ceux qui pensent qu’aucune
réponse satisfaisante ne pourra être trouvée, et pour lesquels aucun nom d’oiseau
n’a encore été proposé.
Christophe Darmangeat apporte à ce débat une contribution majeure, via un
détour par l’ethnographie de chasseurs-collecteurs sans richesse : les Aborigènes
d’Australie. Issu d’un mémoire d’HDR, son ouvrage expose en effet les résultats
d’une enquête minutieuse menée sur un corpus de sources variées (témoignages
d’ethnologues, de voyageurs, d’explorateurs, de colons, de journalistes,
d’Aborigènes eux-mêmes), jamais réunies jusqu’ici et décrivant 215 conflits armés
collectifs entre groupes aborigènes, survenus du début du XIXe siècle au milieu du
XXe. Après les avoir répertoriés dans une base de données accessible en ligne4,
l’auteur décortique les motifs, l’organisation, les moyens matériels et le bilan
humain de tous ces conflits. Présenté en ces termes, l’ouvrage pourrait sembler
aride, mais il n’en est rien : on se plonge sans difficulté dans la lecture d’un texte
vivant et fluide, servi par un style qui reste toujours d’une extrême clarté malgré la
technicité de certaines discussions et en dépit des incertitudes que l’auteur ne
cherche en rien à minimiser.
En huit chapitres, Christophe Darmangeat analyse toutes ces données et en tire
plusieurs conclusions : l’existence chez les Aborigènes de véritables guerres
– suivant la définition donnée à ce terme par Bruno Boulestin5 –, qui ne sont ni
des événements exceptionnels ni une conséquence de l’influence des Européens,
est une réalité incontestable ; ces conflits peuvent être très meurtriers, avec des
bilans parfois très lourds si on les rapporte à la taille des groupes concernés ; ils
impliquent l’usage d’un équipement spécialisé, rassemblant notamment les armes
les plus létales connues dans les sociétés en question ; et la plupart de ces
engagements martiaux ne présentent qu’une très faible visibilité archéologique. À
eux seuls, ces résultats remettent déjà fortement en cause l’idée selon laquelle la
guerre serait inenvisageable chez des chasseurs-collecteurs nomades sans
richesse, et constituent une invitation pressante à repenser le caractère supposé
« paisible » de la préhistoire paléo- et mésolithique6 – non pas que les Aborigènes
représentent une image fossilisée de cette préhistoire, mais parce que, selon la
perspective matérialiste assumée par l’auteur, on est en droit de soupçonner que
de similaires conditions concrètes d’existence ont pu entraîner les mêmes
dynamiques sociales.
Mais la proposition la plus intéressante et féconde de cette étude concerne les
motivations de ces expéditions guerrières aborigènes. Christophe Darmangeat
montre en effet que, en Australie, on ne fait pas la guerre pour conquérir des
territoires ni piller des ressources, mais pour se venger d’un tort qu’on a subi,
souvent un homicide ou un litige lié aux droits sur les femmes : « l’action armée
collective aborigène se caractérise par sa nature avant tout judiciaire et, plus
précisément, vindicatoire » (p. 105) ; elle est « une forme particulière de justice ;
[…] la continuation de la justice par d’autres moyens » (p. 115). En s’éloignant
ainsi des postulats usuels sur les causes d’émergence des conflits, l’auteur met en
relief l’ethnocentrisme implicite qui imprègne souvent toute discussion sur la
« guerre primitive » : puisque chez nous les conflits armés obéissent
essentiellement à des motifs économiques et puisque dans des sociétés sans
richesse ces motifs sont par définition absents, ces dernières auraient
nécessairement ignoré la guerre – oubliant que des causes « autres que les
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nôtres » peuvent parfaitement exister.
En outre, ne se contentant pas de relever ce lien entre la guerre et la justice,
Christophe Darmangeat se livre à une analyse détaillée des formes et du
fonctionnement du système judiciaire aborigène. Or, il s’agit d’un sujet lui aussi
rarement abordé, peut-être là encore en raison de cet ethnocentrisme qui, dans
nos sociétés, fait inconsciemment associer le droit à l’écrit, voire à l’État.
Passionnante à lire mais difficile à résumer en quelques lignes, cette analyse
montre au contraire la diversité et la structuration complexe des procédures
judiciaires sur le continent australien, procédures dont la guerre n’est qu’une
sous-catégorie. Organisé selon une classification rigoureuse dont la portée dépasse
son cas d’étude, un tel tableau de la justice aborigène ouvre la voie à de nouvelles
réflexions de droit comparé intégrant les sociétés non étatiques, renouant ainsi
avec une perspective ambitieuse d’anthropologie générale.
Notes
1 Alain Testart, Avant l’histoire. L’évolution des sociétés, de Lascaux à Carnac, Paris,
Gallimard, 2012 (« Bibliothèque des sciences humaines ») : 161.
2 Cf. Christophe Darmangeat, Le communisme primitif n’est plus ce qu’il était. Aux
origines de l’oppression des femmes, Toulouse, Smolny, 2009.
3 Cf. Anne Augereau, Fanny Bocquentin, Bruno Boulestin, Christophe Darmangeat,
Dominique Henry-Gambier, Jean-Loïc Le Quellec, Catherine Perlès, Nicolas Teyssandier &
Priscille Touraille, « Lady Sapiens : les femmes préhistoriques, d’un stéréotype à l’autre ? »,
publié le 11 octobre 2021 sur le site Le Monde.fr (https://www.lemonde.fr/blog/huet
/2021/10/11/lady-sapiens-stereotype-feminin-prehistorique-conteste/) et le 28 octobre
2021 sur le site The Conversation (https://theconversation.com/debat-lady-sapiens-unnouveau-stereotype-des-femmes-prehistoriques-170313).
4 Cf. The Aboriginal Collective Conflicts Database (https://cdarmangeat.ghes.univparis-diderot.fr/australia/table.php).
5 Cf. Bruno Boulestin, « Ceci n’est pas une guerre (mais ça y ressemble) : entre doctrine
et sémantique, comment aborder la question de la guerre préhistorique ? », PALEO, 2020,
30 (2) : 36-56 (en libre accès : https://journals.openedition.org/paleo/5073).
6 En ce sens, cf. Bruno Boulestin & Dominique Henry-Gambier, Les Restes humains
badegouliens de la grotte du Placard. Cannibalisme et guerre il y a 20 000 ans, Oxford,
Archaeopress, 2019. Voir aussi le compte rendu de cet ouvrage par Christophe Darmangeat,
dans L’Homme, 2020, 236 : 225-227 (en libre accès : https://journals.openedition.org
/lhomme/38356).
Pour citer ce document
Référence papier
Jean-Marc Pétillon, « Christophe Darmangeat, Justice et guerre en Australie aborigène »,
L’Homme, 241 | 2022, 161-163.
Référence électronique
Jean-Marc Pétillon, « Christophe Darmangeat, Justice et guerre en Australie aborigène »,
L’Homme [En ligne], 241 | 2022, mis en ligne le 30 mars 2022, consulté le 13 avril 2022.
URL : http://journals.openedition.org/lhomme/42478
Auteur
Jean-Marc Pétillon
Droits d’auteur
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