Sous la direction de
Mohamed Almoubaker et François Pouillon
Pratiquer les sciences sociales
au Maghreb
Textes pour Driss Mansouri
avec un choix de ses articles
Cet ouvrage a été publié grâce au soutien des institutions suivantes :
la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines, Agdal – Rabat
et le Centre Jacques Berque
Dépôt légal 2014 MO 0580
ISBN 978 – 9954 – 0 – 3614 – 3
© Fondation du Roi Abdul-Aziz Al Saoud
pour les Études Islamiques et les Sciences Humaines
(Collection Essais) Casablanca, 2014
Rue du Corail, Ain Diab, Anfa – Casablanca
Tél. : (212) 05 22 39 10 27/30 – Fax : (212) 05 22 39 10 31
secretariat@fondation.org.ma – http://www.fondation.org.ma
Table des matières
Remerciements......................................................................................... 5
Introduction ............................................................................................ 11
Mohamed Almoubaker et François Pouillon
Arrêts sur enquêtes
Savoir local : éloge d’un « informateur » .............................................. 27
Dominique Casajus
Au seuil de la recherche ethnologique : initiation au Maroc ................. 39
Claire Nicholas
Figurations et hiérarchies de la violence dans le Haut Atlas (Maroc) ... 47
Matthew Carey
En Kabylie : un savoir anthropologique à l’épreuve du terrain ............. 63
Michèle Sellès Lefranc
Dans l’Atlas central :
une doctorante française sur le terrain marocain ................................... 85
Annabelle Charbonnier
Enquêter sur les avocats dans la Tunisie de Ben Ali :
les arts de faire et leurs limites ............................................................... 99
Éric Gobe
Une semaine à Tunis (journal d’enquête, septembre 2012) ................. 111
Alain Messaoudi
ItInérAIres et récApItulAtIons
La cité antique et nous : retour sur un enseignement ........................... 131
Mohamed Almoubaker
L’enseignement de l’archéologie à l’université marocaine.
Le cas de l’université de Fès (partie arabe / p. 27)
Ali Ouahidi et Said El Bouzidi
A propos de la naissance d’un champ nouveau d’études historiques au
Maroc : les études ottomanes et iraniennes.
Dificultés et opportunités (partie arabe / p. 35)
Abderrahmane El Moudden
Du récit au manuscrit :
éléments pour une auto-ethnographie historienne ............................... 149
Mabrouk Jebahi
Writing the History of Jews in Morocco: A Call to Arms .................... 163
Jessica M. Marglin
Histoire, entre mémoire orale et mémoire écrite :
le parcours sinueux d’un projet de recherche ...................................... 169
Abdelahad Sebti
Écrire autrement l’histoire économique du Maroc du XXe siècle
(partie arabe / p. 43)
Tayeb Biad
Dernière séance : retour sur un séminaire ............................................ 179
François Pouillon
trAvAIller sur des documents non clAssIques
Parties de chasse (et sciences sociales) au Maghreb ............................ 209
Jean-Philippe Bras
Histoire et mémoire :
retours sur la guerre d’indépendance de l’Algérie ............................... 229
Daniel Rivet
De la connaissance de l’autre. Exemples de récits de voyage de
musulmans en pays étrangers (partie arabe / p. 57)
Abderrahim Benhadda
Paper Worlds. A Nesrani Ethnographer Entering the Manuscript
Trade in Morocco ................................................................................. 239
Léon Buskens
New Perspectives on the Voyage of Eugène Delacroix to North Africa:
Jews and Arabs Together...................................................................... 267
Shaw Smith
Indiana Jones et les manuscrits de Tombouctou :
effets de manche et d’autorité dans le reportage télévisé et la pratique
anthropologique ................................................................................... 293
Baudouin Dupret
Que peuvent dire des cartes postales sur la conquête du Maroc ? ....... 307
Bernard Rosenberger
enquêter sur des sujets « sensIbles »
L’esclavage en terre d’Islam : sujet « tabou » ? (partie arabe / p. 71)
Abdelilah Benmlih
Approches méthodologiques du souisme : remarques à propos de la
Tijania (partie arabe / p. 77)
Ahmed Azami
Travailler sur la darija (arabe marocain) ............................................. 335
Dominique Caubet
Travailler sur la prostitution au Maroc :
pour les mots, quelle cuisson s’il vous plaît ?...................................... 349
Hinde Maghnouji
Des Berbères dans l’Extrême-Sud tunisien ?
Excursions à Tamezret, Jbel Matmata.................................................. 367
Sonia Ben Meriem
Archéologues au bord de la crise de nerfs :
pratiques archéologiques en Algérie .................................................... 381
Kahina Mazari
De la dynamique d’une recherche en sciences sociales :
entre inquiétudes et convictions ........................................................... 393
Clémentine Gutron
elArgIssements
Sociologie des religions et paradigme de la sécularisation
(partie arabe p. 91)
Mohamed Sghir Janjar
Une sociologie ethnique existe-t-elle ? ................................................ 415
Zakaria Rhani
De Geertz à Rabinow : questions de méthode ..................................... 425
Corinne Cauvin Verner
Qu’est-ce qu’une recherche collective ? .............................................. 437
Daniel Nordman
choIx de textes de drIss mAnsourI
Publications de Driss Mansouri ........................................................... 449
•
Sur la situation des sciences sociales au Maroc
Au prisme d’Ibn Khaldūn : nation et communauté au Maroc ............. 453
La nation : de l’histoire à la iction ...................................................... 473
De l’individu à la personne.
Actualité de la pensée de M. A. Lahbabi ............................................. 489
Laroui ou l’obsession de la modernité ................................................. 505
La référence absente : Paul Pascon et Robert Montagne ..................... 533
Manifestations festives et expressions du sacré au Maghreb............... 555
•
Textes philosophiques
Être et essence chez Avicenne : lecture de Driss Mansouri ................. 573
Azelarabe Lahkim Bennani
Référence et signiication :
les limites de l’«analyse du discours».................................................. 583
Philosophie et liberté (partie arabe / p. 109)
Introduction (partie arabe / p. 11)
Mohamed Almoubaker et François Pouillon
Table des matières (partie arabe / p. 7)
Savoir local : éloge d’un « informateur »
Dominique cAsAjus1
En 1992, Moussa Albaka et moi avons publié Poésies et chants
touaregs de l’Ayr, collection de pièces en vers recueillies entre 1976
et 1979. Le livre reprenait dans une large mesure l’agencement
typographique d’un grand classique des études berbères, Poésies
touarègues (dialecte de l’Ahaggar). Nous marquions ainsi que ce
maître ouvrage, dont les deux tomes avaient paru posthumément
en 1925 et 1930 grâce aux soins d’André Basset, nous avait servi
de modèle. Sur un point cependant, la présentation de notre livre
différait de celle du modèle : il se donnait comme l’œuvre de deux
auteurs alors que Poésies touarègues a paru sous le seul nom de
Charles de Foucauld. Celui-ci n’y cachait pas sa dette à l’égard de
son collaborateur arabo-touareg Ba-Hammou, mais il n’était pas
alors d’usage que ceux qu’on appelait les informateurs indigènes
igurassent sur la page de titre, trop heureux quand d’aventure leur
nom apparaissait dans la tabula gratulatoria. Bien entendu, cette
différence ne me crédite nullement de vertus dont un Bienheureux
de l’Église romaine aurait été exempt. Sur la balance des vertus, le
plateau penche de toute façon de son côté. S’il n’avait tenu qu’à lui,
ses travaux scientiiques auraient paru sous le nom de l’interprète
militaire Alexandre Motylinski, qui n’avait que très brièvement
collaboré avec lui en 1906 avant d’être emporté par le typhus sur le
chemin du retour : Foucauld voulait bien œuvrer pour la science et
pour la mémoire de son ami, mais lui-même n’aspirait qu’au néant
1
CNRS, Paris.
28
PrAtiquer les sciences sociAles Au mAghreb
et à l’oubli. Sur ce point, il était inlexible. En 1908, René Basset
–le père d’André– dut accepter de faire paraître sous le seul nom
de Motylinski un petit opuscule, intitulé Grammaire, dialogues et
dictionnaire touaregs, que l’ermite avait complètement remanié à
partir de la très médiocre esquisse laissée par le défunt. Après la
mort de Foucauld en 1916, René et André se tinrent pour déliés de
leurs engagements, mais de là à mettre le nom d’un informateur sur
la couverture d’un livre, il y avait un pas qu’ils ne se fussent pas
avisés de franchir. Nous ne sommes pas plus vertueux aujourd’hui
mais nous vivons dans des temps différents : c’est de ne pas franchir
ce pas qui m’eût paru impensable. D’autant plus que Moussa Albaka
aura été pour moi bien plus qu’un simple « informateur ». Qu’a-t-il
été, qu’est-il encore pour moi ? Je vais essayer de le dire.
Disons d’abord qu’il emploie assez rarement l’appellation de
« Moussa Albaka » qui igure à sa demande sur la couverture de
notre livre. C’est seulement dans les circonstances un peu formelles
qu’un Touareg se désigne comme Untel ils d’Untel ou, en omettant
le ag (« ils de »), Untel Untel. Albaka est en effet le nom de son
père, ou plutôt une forme altérée de ce nom car celui-ci s’appelait en
réalité Albarka. C’est la forme Albarka qui apparaît sur les papiers
d’identité de Moussa, où, selon l’usage administratif nigérien, le nom
de son père tient lieu de patronyme. Par ailleurs, s’il s’est présenté
à moi comme s’appelant Moussa quand nous nous sommes connus,
j’appris assez vite que les siens lui donnaient aussi le nom de Barka
– probablement en souvenir de son père. Il est en effet fréquent
qu’un Touareg ait plusieurs noms, auxquels peuvent s’ajouter des
sobriquets durables ou éphémères. Albarka était mort quelques
années avant mon arrivée au Niger, et Moussa avait dû, encore
adolescent, pourvoir aux besoins de sa mère Juwa, de son frère
Khamadan et de sa sœur Assalo, laquelle était encore une enfant,
du moins à mes yeux. Il avait deux autres sœurs : Khawa, qui était
élevée par sa tante paternelle Mama, et Akammaya, qui vivait avec
son mari et dont je n’ai fait la connaissance que plus tard. Toutes
trois étaient rieuses, gracieuses et malicieuses. Seule Khawa est en
vie aujourd’hui. Moussa était un forgeron. L’universelle estime dont
avait joui son père – une estime dont j’ai eu maints témoignages –,
ainsi que ce qu’il faut bien appeler une grâce personnelle à laquelle
peu étaient insensibles, l’avaient préservé, lui et les siens, du mépris
que les Touaregs vouent ordinairement à leurs artisans.
sAvoir locAl : éloge d’un « informAteur »
29
Ma première rencontre avec lui date du 26 septembre 1976. J’avais
commencé des études d’ethnologie un an plus tôt, avec l’intention
de me consacrer à l’ethnographie des Berbères. D’abord vague, mon
objectif berbère s’était peu à peu précisé. La situation politique en
Algérie excluait la Kabylie. Après avoir songé un temps aux Touaregs
Kel-Azdjer des conins algéro-libyens auxquels l’explorateur Henri
Duveyrier avait consacré en 1864 un livre mémorable, Les Touaregs
du Nord, je dus y renoncer aussi : ni au sud ni au nord, il ne fallait
compter séjourner parmi des Berbères algériens. Ecology and culture
of the pastoral Tuaregs, la monumentale monographie publiée en
1963 par Johannes Nicolaisen, m’orienta vers les Touaregs Kel-Ewey.
L’ethnographe danois avait séjourné en Algérie chez les Touaregs du
Hoggar et aux alentours d’Agadez chez les Touaregs Kel-Ferwan.
Les Kel-Ewey vivent dans le massif de l’Ayr, qui s’étend d’Agadez
à la frontière algéro-nigérienne. C’est-à-dire qu’ils sont installés
entre le Hoggar et le pays Kel-Ferwan. Et le peu qu’on savait d’eux
semblait indiquer que leur vie familiale et sociale les situait, elle
aussi, à mi-chemin entre les deux groupes étudiés par Nicolaisen. Je
me mis donc en route, avec un sac à dos qu’alourdissaient le Lexique
français-touareg de Jean-Marie Cortade, les deux tomes des Poésies
touarègues de Foucauld et les quatre tomes de son Dictionnaire
touareg-français. J’ai quitté Paris le soir du 16 septembre 1976,
devant prendre au matin un bateau pour Alger. J’ai atteint Agadez
dans le courant du mois d’octobre. Un premier car m’avait conduit
d’Alger à Ghardaïa, un second de Ghardaïa à El-Goléa, un troisième
d’El-Goléa à Tamanrasset. Le camion d’un groupe de routards
allemands m’avait ensuite fait atteindre la ville minière d’Arlit où
j’avais passé quelques jours. Et j’avais joint Arlit à Agadez dans la
benne d’un camion nigérien.
Moussa était à côté de moi dans la benne. J’avais fait sa
connaissance à mon arrivée à Arlit. À cette époque, l’arrivée
d’un camion venant d’Algérie était toujours un petit événement.
Quelques jeunes gens irent cercle autour du nôtre quand nous nous
arrêtâmes. Il était l’un d’eux. Je me souviens encore qu’il avait une
main contre sa joue, le coude replié et posé dans son autre main.
Mensongère exactitude de la mémoire : l’image me paraît nette,
mais je suis incapable de dire si la main qu’il tenait contre sa joue
était la droite ou la gauche ; ce souvenir auquel je tiens tant n’est
donc que le souvenir d’un souvenir. Je crois que lorsque je descendis
30
PrAtiquer les sciences sociAles Au mAghreb
du camion, il me dit qu’il trouvait que c’était une bonne machine.
Lui ai-je demandé s’il était touareg ? Toujours est-il que je l’ai salué
dans le peu de tamacheq que je connaissais. Surpris et amusé, il me
posa une question que j’entendis comme misennäk. Je ne compris
pas, il dut me traduire : « Quel est ton nom ? » Dans les parlers que
j’avais étudiés à l’Institut des langues orientales avant mon départ, la
question aurait pris la forme : Ma yemos isem en näk (quoi/est/nom/
de/toi). Ici, le verbe « être » (yemos) disparaissait et isem devenait
isen ; du coup, le a de ma s’élidait devait le i qui suivait, le n inal de
isen absorbait le n de en, dont la voyelle, centrale, disparaissait, et
le mot ne faisait plus avec näk qu’une seule entité phonique : m[a]
isen [e]n näk. Bien que je comprisse tout cela quand il me traduisit la
question en français, toutes ces transformations me l’avaient d’abord
rendue totalement incompréhensible. Je frémis intérieurement.
J’avais beau m’attendre à des variations dialectales, la tamacheq de
la région s’annonçait vraiment différente des parlers que j’avais un
peu pratiqués, ce qui me laissait prévoir d’innombrables souffrances
linguistiques pour les mois à venir. En fait, la joie d’apprendre aidant,
mon apprentissage ne fut pas aussi douloureux que je l’avais craint.
Je crois que c’est au bout de quelques mois que mes conversations
avec Moussa passèrent déinitivement du français à la tamacheq.
Mes débuts d’ethnographe furent dificiles. Nous mîmes deux
ou trois semaines, Moussa et moi, à nous équiper, puis nous prîmes
la route vers le pays kel-ewey avec son frère Khamadan. J’avais
fait l’acquisition de trois dromadaires. Le surlendemain, nous
installâmes notre tente auprès du village d’Atri. Alors que nous
allions abreuver nos montures au puits, les illettes qui étaient là
s’enfuirent. C’est à cause de ta barbe, me dit Khamadan. Ma barbe
post-soixante-huitarde ne survécut pas longtemps à l’épisode. Nous
passâmes là plusieurs jours. La plupart des hommes étaient partis
pour la caravane. Je me souviens que le seul homme qui consentit
à nous rendre visite eut une exclamation que Moussa me traduisit :
« Jamais je n’aurais cru que Dieu (Ameqqar) me permette de voir
cette chose incroyable, un Européen dormant ainsi sous un arbre. »
Le seul mot que je saisis dans sa phrase est Ameqqar, auquel je ne
connaissais jusque-là que le sens de « grand-frère ». Quant à celui
que je traduis par « Européen », j’en parlerai plus loin. L’homme
revint chaque jour passer quelques instants auprès de nous, mu par
la curiosité plus que par la bienveillance.
sAvoir locAl : éloge d’un « informAteur »
31
Les choses se présentaient décidément mal. « Écoute, init par me
dire Moussa, je sais que tu veux visiter les Kel-Ewey. Mon défunt
père était Kel-Ferwan mais ma mère est Kel-Ewey, et c’est pour cela
que j’ai accepté de t’accompagner. Mais vois ce qu’il en est : ces
hommes ne parleront pas à un non-musulman. Je comprends mieux
maintenant pourquoi tu es venu ici : tu veux parler avec les vieux.
Alors, viens dans la famille de mon père, il y a des vieux là-bas aussi,
tu parleras avec eux. » Le problème était que Nicolaisen me paraissait
avoir tout dit sur les Kel-Ferwan. Qu’aurais-je de plus à trouver ? Et
le préfet d’Agadez m’autoriserait-il à séjourner parmi eux, alors que
les autorisations de recherche que m’avait accordées le ministère
nigérien de l’Intérieur portaient sur un séjour chez les Kel-Ewey.
Sur ce point, il n’y eut aucun problème : faire la distinction entre
un Kel-Ferwan et un Kel-Ewey, c’est ce dont cet ancien adjudant
de l’armée française n’aurait pas eu l’idée. On m’avait autorisé à
séjourner parmi les Touaregs, peu lui importait lesquels. Je passai
donc trois ans en pays kel-ferwan.
Je séjournai surtout dans la tribu roturière des Iberdiyanan,
ainsi que chez les forgerons de la famille de Moussa. Je is aussi
quelques séjours chez les nobles Irawatan, qui vivent à une centaine
de kilomètres au sud d’Agadez, tout au souvenir mélancolique de
leur grandeur enfuie. Aux côtés de données sur la vie familiale,
j’entrepris très tôt de collecter des textes oraux, contes et poèmes.
Le premier poème que j’aie recueilli, à la in de 1976, me fut dicté
par Bengeno, un vieil homme originaire de la ville d’In-Gall et
installé chez les Iberdiyanan depuis son mariage avec une femme du
pays. Ma tamasheq était trop rudimentaire à l’époque pour que mes
transcriptions ne fussent pas entachées d’innombrables fautes, et je
ne l’ai jamais publié. Il commençait par ce vers : « Zenäynu tära
nnäm tekûfer y äkāfer (Zenaynu, ton amour se refuse à l’Inidèle) ».
Tekûfer et äkāfer dérivent de la même racine d’origine arabe KFR,
qui porte l’idée de refus ou de rébellion. L’äkāfer (kāir en arabe) est
d’abord celui qui refuse d’entendre la révélation coranique, qui se
rebelle contre l’appel de Dieu. On pourrait rendre l’homéotéleute de
l’original touareg par quelque chose comme « Zenaynu, ton amour
est rebelle au rebelle », ou, « Zenaynu, ton amour n’a pas foi dans
l’homme sans foi. » Mais ici, il y a de fortes chances que äkāfer
signiie aussi, tout simplement, « Européen ». Les Touaregs, pour qui
nous sommes tous des mécréants, n’ont pas d’autre mot que äkāfer
32
PrAtiquer les sciences sociAles Au mAghreb
pour nous désigner. La belle Zenaynu ne se laisserait pas prendre
dans les rets d’un étranger, et c’est ce dont le poète lui fait louange.
Je pus conduire mes recherches, tout mécréant que j’étais.
L’amitié de Moussa et le souvenir de son père me furent souvent un
viatique. Il est arrivé au moins une fois qu’un vieillard me dise, en
montrant Moussa : « Je n’ai guère envie de répondre aux questions
d’un äkāfer, mais au nom de l’amitié indéfectible qui me liait au
père de ce garçon, je ferai une exception pour toi. » Allämana, le
terme d’origine arabe que je traduis par « amitié indéfectible »
désigne un lien que rien ici-bas ne peut jamais défaire. Quand deux
personnes sont liées par un tel lien, elles ne peuvent rien se refuser
l’une à l’autre et, si l’une d’elles est dans l’embarras ou le danger,
elle sait que l’autre accourra aussitôt. Je pense que c’est le mot qui
convient pour désigner ce qui me lie à Moussa. En tout cas, ceux
qui nous connaissaient parlaient volontiers, les uns en souriant, les
autres avec gravité, de « l’amitié indéfectible qu’il y a entre Moussa
et Dominique » (allämana wa ihän gér Moussa de Dominik).
Pour certains, il eût été logique que je concrétise ce lien en
devenant le beau-frère de Moussa. J’ai été fort surpris quand on m’a
dit cela, car j’ai toujours vu Assalo comme une petite sœur, et elle
jouait d’ailleurs fort bien du faible que j’avais pour elle, au point
que la vieille Juwa s’amusait à l’appeler tamghart en Dominik, la
« patronne de Dominique ». Cependant, si je ne l’ai pas épousée,
je l’ai tout de même mariée, ou ai du moins contribué à la marier.
La chose s’est passée en août 1980. Elle était alors considérée
comme en âge de prendre époux. J’étais bien le seul, en effet, à
voir encore en elle une enfant. Deux prétendants s’étaient mis sur
les rangs, forgerons comme il se devait. Le premier, Kanso, était
un parent éloigné, assez hâbleur, qui travaillait alors dans une des
entreprises minières d’Arlit. Le second, Shedo, proche cousin de
Moussa, était un garçon très doux pour qui j’avais une grande amitié.
Les discussions allaient bon train dans le campement de Moussa.
Vaquant à ses occupations, Assalo faisait mine de ne rien entendre
mais n’en perdait évidemment pas un mot. Shedo init par me prendre
à part pour me dire : « Il y a déjà un moment que Moussa sait que je
veux épouser sa sœur. Assalo et moi nous nous connaissons depuis
l’enfance, et je crois que je pourrai être un bon époux. Mais Moussa
ne me dit rien, ou s’en tient à des réponses dilatoires. Toi, il t’écoute.
Essaie de défendre ma cause auprès de lui. Et s’il ne veut pas de
sAvoir locAl : éloge d’un « informAteur »
33
moi, qu’il le dise une bonne fois pour toutes, je saurai au moins à
quoi m’en tenir. » Je parlai donc à Moussa, à qui je is valoir un
argument me paraissant devoir peser en faveur de Shedo : « Kanso,
lui dis-je, ne connaît pas le métier de la forge. Son travail à Arlit
peut s’interrompre d’un moment à l’autre, et il se retrouvera dans
l’incapacité de nourrir une famille. » Moussa ne me répondit ni oui
ni non, et Shedo dut encore attendre plusieurs mois avant que les
choses se décident en sa faveur. Au moment de ces conciliabules,
j’étais accompagné d’un vieil ami venu passer quelques semaines
de vacances au Niger et auquel j’expliquai la gravité de l’enjeu. Il
s’écria en reculant d’horreur : « Comment ? Vous ne demandez pas
son avis à la gamine ? » Je n’y avais pas pensé un instant ; avec
les années, j’avais ini par réagir sur ces matières comme mes hôtes
touaregs. Assalo aurait été fort surprise qu’on lui pose la question
et l’aurait trouvée saugrenue sinon même indécente. Du reste, la
connaissant, je ne doutais pas que, si le parti qu’on lui proposait ne
lui convenait pas, elle ne se gênerait pas pour le faire savoir. Pour
peu qu’elles aient du caractère, les illes du cru ne se laissent pas
imposer un époux qui ne leur convient pas. L’une d’entre elles, la
belle Tima, m’avait ainsi raconté que, mariée contre son gré à un
Arabe d’Agadez, elle avait attendu la nuit des noces pour lui dire :
« Tu n’es ici que parce que je crains et respecte mon père ; toi, tu ne
m’inspires ni crainte ni respect. Ne t’avise donc pas de me toucher. »
C’est du moins ce qu’elle m’a raconté, mais je la crois tout à fait
capable d’une telle superbe. Et l’infortuné marié, un brave homme
que j’ai eu l’occasion de connaître par la suite, quitta la tente nuptiale
et ne revint jamais.
J’ai certes connu des maumariées en pays touareg mais Assalo
n’était pas du genre à accepter d’en être une, et elle ne le fut pas. Le
destin voulait cependant que son mariage fût de courte durée. Elle
mourut peu après d’un mal qui la rongeait depuis longtemps et avait
déjà failli l’emporter en 1979 : on meurt encore de phtisie en pays
touareg. Je l’ai vue pour la dernière fois en décembre 1984, mère
d’une petite ille qu’elle allaitait. Elle a gentiment posé devant mon
appareil photo, et son portrait igure dans la monographie que j’ai
publiée trois ans plus tard. Peu après mon retour en France, Shedo
m’écrivit pour m’apprendre la mort de sa femme et de sa ille. Il était
comme fou, ajoutait-il, et ses parents s’employaient à lui trouver une
nouvelle épouse dans l’espoir de lui faire oublier Assalo. Il était
34
PrAtiquer les sciences sociAles Au mAghreb
remarié quand je l’ai revu en décembre 1987. J’ai appris sa mort
quelques années plus tard.
Faute d’être le beau-frère de Moussa, j’ai été son garçon d’honneur
(émiji n enesduban : « ami du marié ») quand il s’est marié. Un
mariage où on m’a demandé là encore de jouer un rôle. Il s’était épris
d’une lointaine cousine, Ghaïsha, divorcée après un premier mariage.
Sa mère Juwa et sa tante Mama désapprouvaient cette dilection,
jugeant peu convenable que sa première femme fût une divorcée.
Elles lui destinaient une très jeune ille dont il ne serait effectivement
devenu l’époux que plusieurs années après que le mariage eût été
conclu. Lui s’obstinait, soutenu dans sa détermination par un de ses
cousins, Khaydara, beaucoup plus âgé que lui et considéré par tous
comme un homme avisé. Il me demanda de l’appuyer auprès de sa
mère, ce que je is sans trop me faire d’illusions sur l’eficacité de
ma plaidoirie. La vieille Juwa m’écouta, et répondit : « Quelle pitié
de voir un garçon sérieux comme toi se laisser entraîner dans les
manigances de mon garnement de ils ! » Elle init tout de même par
céder à l’obstination de Moussa, et les épousailles eurent lieu le 11
février 1979.
On ne s’étonnera pas que mes publications des années 1980 issent
une grande place au mariage. Parallèlement, je publiai en 1985
un recueil de neuf contes dont le premier rappelait étonnamment
notre Peau d’Âne. Si j’avais été assez vite en mesure de transcrire
et traduire acceptablement de la prose –du moins la prose un peu
hiératique des contes–, pour la poésie, c’était une autre affaire.
Comme je l’ai dit, j’ai commencé très tôt à recueillir des poèmes,
ému que j’étais par la psalmodie monotone et plaintive à laquelle ils
donnent lieu. J’ai aussi recueilli des épithalames, notamment auprès
de Mattafa Koumama, un cousin de Moussa qui, comme beaucoup
de forgerons, avait l’habitude d’oficier dans les cérémonies de
mariage. Ils étaient composés dans une langue plus simple que celle
des poèmes semblables à celui que m’avait dicté Bengeno, et je pus
faire igurer la traduction et le commentaire de quelques-uns d’entre
eux dans ma monographie, avant de les intégrer avec d’autres chants
de fête dans Poésies et chants touaregs de l’Ayr. Dans ce recueil, les
poèmes proprement dits sont tous dus à Kourman Elselisu, un grand
poète qui a vécu les dernières années de sa vie à l’extrême occident
du pays kel-ferwan. Ghoubayd Alawjaly, animateur des émissions
en langue touarègue de Radio-Niger et auteur de plusieurs ouvrages
sAvoir locAl : éloge d’un « informAteur »
35
publiés en collaboration avec le linguiste danois Karl Prasse, en
avait fait peu de temps avant mon arrivée au Niger un excellent
enregistrement qu’il mit à ma disposition dès ma première entrevue
avec lui. Mon premier collaborateur dans le traitement de l’œuvre
de Kourman ne fut pas Moussa mais Makhmoud Khawad, un sien
ami avec lequel il m’avait mis en relation à la in de 1976 et qui
s’est fait connaître par la suite comme poète sous le nom de Hawad.
Je m’aperçus très vite que les « traductions » qu’il me proposait
devaient plus à son imagination qu’au texte original de Kourman.
L’épisode m’apprit au moins qu’il est illusoire de prétendre éditer
des textes vernaculaires si l’on n’est pas en mesure d’en comprendre
par soi-même le sens au moins approximatif. Le problème était
que, en matière de poésie, la distance peut être grande entre le sens
approximatif et le sens exact. J’ai donc employé tous mes séjours
au Niger de 1980 à 1990 à parcourir cette distance. Mes hôtes, le
plus souvent Moussa et les siens, voulurent bien accepter d’écouter
et réécouter mes enregistrements, répéter pour moi les passages peu
audibles sur la bande, commenter les métaphores que je trouvais
obscures et qui parfois n’étaient pas très claires pour eux non plus.
D’où, dans leurs interprétations, des divergences dont l’appareil
critique du livre fait état à l’occasion. L’idéal aurait été que je pusse
questionner Kourman lui-même, mais les militaires alors au pouvoir
ne m’auraient jamais permis de me rendre dans la région, assez
éloignée, où il vivait. Il est mort en 1989, au moment où l’agonie de
la dictature me laissait espérer que j’allais enin pouvoir lui rendre
visite.
Tous les cousins de Moussa ont donc participé peu ou prou à
l’élaboration de notre recueil. Mais la part de Moussa est la plus
importante. En 1985, grâce à des crédits que je lui is obtenir, il est
venu à Paris et nous avons travaillé longuement à l’établissement du
texte ainsi qu’à la mise au point de l’appareil critique. Le fragment
dont la traduction suit donnera une idée des raisons pour lesquelles
l’assistance d’un locuteur touareg m’était indispensable. Le narrateur
chapitre un interlocuteur imaginaire à qui il adresse des conseils de
morale amoureuse :
Surtout ne daigne pas calomnier ton rival,
Celui qui avec toi court au pourchas des illes,
Car ce serait, mon frère, une grande bassesse !
Tu n’en as nul besoin si tu as en partage
36
PrAtiquer les sciences sociAles Au mAghreb
Le pouvoir de séduire, ce don que Dieu accorde
À certains jeunes gens pour en priver leurs frères.
Toi qui n’as pas reçu la grâce de ce don,
Quand tu serais l’objet de l’estime publique,
Quand tu posséderais des chameaux par milliers,
Quand tu te parerais de toutes les étoffes
De la riche Kano, tandis qu’à tes côtés,
Celui qui l’a reçue ceindrait ses reins de cuir,
Sache que c’est à lui qu’iraient tous les suffrages :
Il aurait le tabac, tu aurais le natron
Et il t’en chargerait comme un chameau de bât.
« Recevoir le natron » signiie ici « avoir dû céder le pas à un
rival » : lorsqu’on chique du tabac, on croque en même temps un
petit morceau de natron pour en atténuer l’acidité ; dans la chique,
le tabac seul a de la saveur, le natron n’étant qu’un complément peu
sapide quoique indispensable ; n’avoir que du natron tandis qu’un
autre reçoit du tabac, c’est donc se retrouver avec bien peu en partage
tandis que l’autre reçoit un don plus appréciable. Ne connaissant
pas cette expression, j’aurais peut-être pu rendre grosso modo le
passage en français, mais les deux derniers vers me seraient restés
énigmatiques.
Moussa a fait plusieurs séjours en France, qu’il n’a pas tous
employés à travailler avec moi. Il était déjà venu en 1984 pour
démarcher des boutiques où placer les bijoux qu’il fabriquait ou
faisait fabriquer par son frère et ses cousins. Ses créations, très
originales, renouvelaient avec bonheur les thèmes iconographiques
traditionnels. Au début, je l’accompagnais dans ses démarches mais il
put très vite se passer de mon aide. Les bijoux touaregs commençaient
à connaître une grande vogue à Paris, et la qualité de ses productions
était très supérieure à celle de ses concurrents nigériens ou maliens.
Plusieurs années de suite, il tint un stand à la foire de Paris, puis dut
y renoncer lorsque les organisateurs multiplièrent par deux le prix de
la location, ce qui dépeupla d’une année sur l’autre le hall « Artisans
du monde » où lui et d’autres créateurs africains exposaient leurs
produits. Quand le marché français commença à se saturer, il alla
chercher des clients en Suisse, en Allemagne, au Canada, aux ÉtatsUnis. Nous continuâmes à nous voir jusqu’au début des années 2000,
et il me faisait aussi parvenir de ses nouvelles par des forgerons de
passage à Paris. Puis je cessai d’en avoir. Je savais seulement qu’il
sAvoir locAl : éloge d’un « informAteur »
37
était aux États-Unis. Son silence dura plusieurs années, sans que
j’en comprisse la raison. C’est seulement en 2004 qu’un article de
l’ethnologue Susan Rasmussen, que je connaissais depuis l’époque
où elle avait travaillé à Agadez comme volontaire du Peace Corps,
me permit de reprendre contact avec lui. Elle y traitait du guignon
(togershét) que, selon les Touaregs, l’envie d’autrui peut vous attirer.
Bien qu’elle eût changé le nom de Moussa, ce qu’elle en disait ne me
laissait aucun doute sur la personne dont elle parlait :
“This man, whom I shall call Mounkaila, was born to the west
of Agadez in a small nomadic camp, where he began the work
of the forge for nobles at an early age, as is customary. Later
on he attended school in Agadez and eventually married there.
He was bright and talented, and for several years was assistant
to a French ethnographer in the Agadez region. Eventually,
the two collaborated on a book. Mounkaila continued to
manufacture beautiful Tuareg silver jewellery as well and went
to France where he participated in NGO-sponsored artisan
fairs and was awarded a prize for a necklace he had made.
He creatively combined old and new designs in his jewellery,
and worked in gold as well. His jewellery became popular
with both Tuareg and Europeans, and he established a store
in Niamey, the capital city. He acted as a liaison in arranging
for a fashion show to come to Agadez. In 1999, Mounkaila
and a business partner began travelling further aield : they
came to the United States, visiting New York, Washington,
Philadelphia, Atlanta and Houston. They sold their jewellery
and their wives’ leatherwork at international fairs and to local
jewellers, African art dealers and art museums”.2
Hormis quelques erreurs de détail (Moussa n’est jamais allé à
l’école, et les Touaregs parmi lesquels il avait exercé son métier de
forgeron sont des roturiers), c’était un exact portrait de Moussa. La
suite, qui conirmait mes pressentiments, me navra :
“Later, however, Mounkaila experienced dificulty creating
jewellery. He felt depressed and his work declined. A marabout
Mounkaila consulted indicated that Mounkaila was suffering
from togerchet activated by the jealous gossip of some other
Susan Rasmussen, 2004, « Relections on Witchcraft, Danger, and Modernity
among the Tuareg », Africa : Journal of the International African Institute, 74 (3),
315-340
2
38
PrAtiquer les sciences sociAles Au mAghreb
smiths over his extraordinary success.”
De fait, à Agadez comme à Niamey, j’avais entendu plus d’une fois
des forgerons murmurer contre son succès, incapables qu’ils étaient
de comprendre que son talent et sa conscience professionnelle en
étaient la seule cause. L’auteur ajoutait que les remèdes du marabout
consulté inirent par écarter la mauvaise chance qui s’était abattue
sur lui. Par son intermédiaire, j’envoyais un message à Moussa, qui
vint me voir à Paris quelques mois plus tard. Il était toujours souriant
et élégant, mais c’était un homme qui avait beaucoup souffert. Nous
étions en train de deviser quand il mit soudain sa tête dans les mains
et pleura. « C’est de voir tes enfants », put-il seulement me dire.
Éprouvait-il en voyant mes ils, l’un (dont le deuxième prénom
est Moussa) presque adolescent, l’autre déjà grandet, combien le
temps avait passé depuis l’époque où, encore heureux et favorisé
par la fortune, il les avait tenus dans ses bras, un temps fait pour lui
d’amertume et qu’il avait passé loin de ses propres enfants ? Je n’ai
pas revu Moussa depuis, mais j’ai régulièrement de ses nouvelles, et
il me téléphone de temps à autre. Au téléphone, il a invariablement
l’élégance d’être enjoué. Je me souviens d’un échange téléphonique
avec lui, peu après l’élection de Barack Obama. « Ton homonyme l’a
emporté ! (Ememerghu nnäk a ichan) », lui avais-je dit (n’oublions
pas qu’il s’appelle aussi Barka, ce qui n’est jamais qu’une variante
de Barack). Il rit, mais ne parut pas aussi enthousiaste que moi. Sur
la photographie de sa page facebook3, il a le bon sourire que je lui ai
connu autrefois.
Tel est l’homme que la Providence a mis sur mon chemin il y a
maintenant plus de trente-cinq ans. Puisse-t-elle à l’avenir avoir pour
lui la bienveillance qu’elle a eue pour moi.
3
http://www.facebook.com/pages/Moussa-Albaka-TuaregSilversmith/209498335776418