”Les Amoureux des bancs publics”. Histoire d’une
rencontre en banlieue dans les années 1950
Sandra Brée
To cite this version:
Sandra Brée. ”Les Amoureux des bancs publics”. Histoire d’une rencontre en banlieue dans les années
1950. Revue historique, Presses Universitaires de France, 2022, pp.115-145. 10.3917/rhis.221.0115.
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« Les Amoureux des bancs publics.
Histoire d’une rencontre en banlieue dans les années 1950
Sandra BRÉE
Ils se tiennent par la main, parlent du lendemain, du papier bleu d'azur
Que revêtiront les murs de leur chambre à coucher
Ils se voient déjà doucement elle cousant, lui fumant dans un bien-être sûr
Et choisissent les prénoms de leur premier bébé
(« Les amoureux des bancs publics », G. Brassens, 1953) 1
D. rencontre J. au bal du 14 juillet 1950 de Noisy-le-Sec, en banlieue parisienne2. Pour les 23
ans de J., il lui offre un livret de poèmes intitulé « Nous Deux et… notre Ange. Poèmes », qui
décrit l’histoire de leur rencontre jusqu’au consentement de leurs parents (non sans mal !) à leur
mariage. Ce livret est accompagné d’une lettre introductive, d’un long poème et de
photographies.
C’est l’histoire de cette rencontre, cette période de 135 jours, 4 mois et 12 jours, qui est retracée
ici. Les détails sont si nombreux qu’ils permettent de dépeindre heure par heure, lieu par lieu,
les premiers jours de la vie amoureuse de D. et J. Ces deux jeunes gens, il a 18 ans et demi et
elle a 20 ans et demi – vivant dans une ville qui a été particulièrement touchée par les
bombardements alliés3 et qui se relève à peine, se rencontrent, se revoient, se retrouvent sur un
banc public, « leur banc ». Ils appartiennent à l’une des dernières générations de couples s’étant
rencontrés avant les bouleversements des années 1960 et 1970. Ils sont nés pendant la crise
économique des années 1930, sont allés à l’école pendant la Seconde guerre mondiale et avaient
14 et 16 ans à la fin de celle-ci. C’est à partir des années 1950 que l’explosion scolaire créé une
culture commune aux adolescents, favorisant des relations de plus en plus confiantes entre filles
et garçons4. D. et J. appartiennent à la génération précédente qui avait, cependant, déjà conquis
le droit de se voir hors de la présence des adultes, et tissé une sociabilité juvénile fondée sur
1
Je voudrais remercier François-Joseph Ruggiu, Clyde Plumauzille et Caroline Muller ainsi que les relecteurs ou
relectrices anonymes pour leurs conseils et leur bienveillance.
2
Ville actuellement située en Seine-Saint-Denis.
3. Noisy-le-Sec est situé sur le réseau de la Compagnie de l'Est qui gère le réseau ferré sur cette zone géographique.
Ses voies ferrées sont d'une haute valeur stratégique puisqu'y transitent tous les trains en direction de l'Allemagne
: convois de Déportés, convois de militaires Allemands blessés, convois d'œuvres d'art françaises spoliées, mais
aussi dans le sens inverse, tous les convois de matériels militaires pour renforcer les positions Allemandes en
France. La surface bombardée fait six kilomètres de long sur trois de large. 750 maisons sont détruites, 2 000 plus
ou moins endommagées. On va dénombrer 464 morts et 370 blessés. De nombreuses bombes à retardement aux
alentours de deux cents vont exploser pendant une semaine sur la zone. Le triage de Noisy-le-Sec est une immense
ruine. Tout est dévasté et il faudra six années de travaux pour que son activité redevienne normale. Le
gouvernement de Vichy déclare Noisy « ville morte » : « Il est interdit, jusqu’à nouvel ordre, à toute personne de
résider à titre temporaire ou permanent sur le territoire de la commune de Noisy-le-Sec ». Le rassemblement de
près de 200 femmes à la mairie firent que cet arrêté ne fut jamais appliqué. (http://www.noisylesechistoire.fr/2013/04/18-avril-1944-2/ ; http://www.noisylesec-histoire.fr/2011/04/18-avril-1944/).
4. Anne-Marie Sohn, « Les “relations filles-garçons” : Du chaperonnage à la mixité (1870-1970) », Travail, genre
et sociétés, n° 9(1), 2003, p. 91-109.
1
des distractions comme le cinéma ou le bal5. La période, s’étendant de 1945 à 1965 est
également souvent présentée comme un temps où s’amorcent des transformations qui
deviennent plus visibles au milieu des années 1960, ainsi le féminisme qui est alors au « creux
de la vague »6. Cette période subit pourtant un creux historiographique, coincée entre l’Entredeux-guerres et les bouleversements majeurs des années 1960 et 19707.
C’est l’histoire d’une rencontre dans un milieu populaire de banlieue dans les années 1950 que
permettent d’écrire ces sources ; la micro-histoire d’une rencontre particulière, qui n’est que la
leur, mais qui peut éclairer l’histoire de l’intime par la quotidienneté que nous offre à voir le
document.
SOURCES DE L’INTIME
Les archives du for privé
L’expression « écriture du for privé » a été forgée par Madeleine Foisil8 pour désigner les
mémoires, journaux et livres de raison, selon les définitions qu’en donnaient les contemporains.
Depuis les années 2000, il existe un renouvellement de l’intérêt pour l’analyse des écrits du for
privé, suite, notamment, aux différentes publications du groupe de recherche dirigé par JeanPierre Bardet et François-Joseph Ruggiu entre 2003 et 20149. Les écrits du for privé sont alors
désignés comme « les textes produits hors institutions, témoignant d'une prise de parole
personnelle d'un individu, sur lui-même, les siens ou sa communauté »10. Comme le précise
Antonio Castillo Gomez11, les siècles passant, les échanges de lettres concernent de plus en plus
de couches différentes de la société ; on parle même de « boulimie épistolaire » des couches
populaires de l’époque contemporaine. Cela aurait pu amener un grand nombre de recherches
sur ces sources foisonnantes ; il n’en est rien. En effet, si les correspondances de l’époque
contemporaine ont été utilisées pour accéder à l’histoire intime des individus12, les écrits des
5. Idem.
6. Mathilde Dubesset, « Les figures du féminin à travers deux revues féminines, l’une catholique, l’autre
protestante, La Femme dans la Vie Sociale et Jeunes Femmes, dans les années 1950-1960 », Le Mouvement Social,
n° 198(1), 2002, p. 9-34.
7. Simonetta Piccone Stella, « Pour une étude sur la vie des femmes dans les années 1950 », Memoria, 2/1981.
Clio. Femmes, Genre, Histoire, 16, 2002, p. 245-269, https://doi.org/10.4000/clio.182
8. Madeleine Foisil, « L’écriture du for privé », in Philippe Ariès et Georges Duby (dir.), Histoire de la vie privée
: Vol. De la Renaissance aux Lumières, 1987, p. 319-357.
9. L’attention de ce groupe de recherche s’est portée sur une longue période, du Moyen Age à l’époque
contemporaine, mais s’arrêtait initialement en 1914, pour finalement aller au-delà dans le dernier ouvrage. JeanPierre Bardet, Michel Cassan et François-Joseph Ruggiu (dir.), Les Écrits du For privé. Objets matériels, objets
édités. Presses Universitaires de Limoges, 2007 ; Jean-Pierre Bardet et François-Joseph Ruggiu (dir.), Au plus près
du secret des cœurs ? Nouvelles lectures historiques des écrits du for privé, Paris, PUPS, 2005 ; Jean-Pierre Bardet,
François-Joseph Ruggiu et Elisabeth Arnoult (dir.), Les écrits du for privé en Europe ; du Moyen-Âge à l’époque
contemporaine, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, 2010 ; Sylvie Mouysset, Jean-Pierre Bardet et
François-Joseph Ruggiu (dir.), Car c’est moy que je peins : Écritures de soi, individu et liens sociaux (Europe,
XVe-XXe siècle), Toulouse, Presses universitaires du Midi, 2010. http://books.openedition.org/pumi/39261
10. http://ecritsduforprive.huma-num.fr/
11. Antonio Castillo Gomez, « Les écrits du for privé en Espagne de la fin du Moyen Age à l’époque
contemporaine. Bilan et perspectives », in Jean-Pierre Bardet et François-Joseph Ruggiu (dir.), Les écrits du for
privé en Europe ; du Moyen-Âge à l’époque contemporaine, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, 2010,
p. 31-47.
12. Pauline Mortas, Une rose épineuse La défloration au XIXe siècle en France, Rennes, Presses Universitaires de
Rennes, 2010 ; Caroline Muller, Au plus près des âmes et des corps. Une histoire intime des catholiques au XIXe
siècle, Paris, PUF, 2019.
2
classes populaires ont rarement été analysés, à l’exception notable des travaux portant sur la
correspondance des poilus à leurs familles13. La rareté des analyses qui portent sur des egodocuments du XXe siècle et, en particulier après la Première guerre mondiale, s’explique
probablement par le peu de dépôt de ce type de documents aux archives (même si les textes du
XXe siècle sont de plus en plus nombreux à être conservés à l’Association Pour
l’Autobiographie14).
C’est l’intérêt des archives familiales qui, une fois rassemblées, offrent des histoires et des
parcours de vie qui peuvent être particulièrement riches. C’est le cas de D. et J. qui ont conservé
de nombreux documents les concernant personnellement mais aussi leurs aïeux et bisaïeux. Ces
archives ont pu être entièrement récupérés à leurs décès et nous permettent une incursion dans
l’histoire de leurs vies15. Le fait que les documents qui sont l’objet de cet article soient conservés
avec beaucoup d’autres (comme des CV, des diplômes, des photographies, des faire-part de
mariage, de décès) permet de reconstituer une histoire de vie plus large qui nourrit la
compréhension de la vie des deux protagonistes et donc l’analyse. Je m’appuierai donc sur
l’ensemble de ces documents pour nourrir le récit, mais aussi sur de longues recherches
généalogiques, ainsi que des entretiens réalisés avec la jeune sœur de D., le frère et la bellesœur de J. et l’un des fils de J. et D. Si le fait que ces archives viennent de ma propre famille
me permet d’avoir accès à un nombre important de document et de témoignages, cela demande
aussi une distanciation par rapport aux acteurs du récit, que j’ai essayé de conserver pendant
l’analyse.
Le « livre de notre vie »
Parmi ces archives, précieusement conservées, un classeur noir de format A5 contenant 53
feuillets sur lesquels est écrit un long poème composé de près de 400 quatrains en vers, ainsi
qu’une lettre introductive précisant que ce cadeau est pour l’anniversaire de J., un poème
érotique intitulé « Voguer au fil du rêve » (deux pages recto-verso) et un carnet de petits formats
en plastique contenant des photographies, des fleurs séchées et des cheveux que D. appelle le
« livre de notre vie » :
Tu trouveras aussi le livre de notre vie
Où se trouve toute une partie de nos souvenirs
Et c’est pour te prouver à quel point je t’aime ma Chérie
Que de tout cela j’ai essayé de me souvenir.
Signé : Ton grand fou D.
Les photographies que D. et J. se sont envoyées pendant la séparation estivale sont intéressantes
car elles donnent voix à J. qui écrit derrière les photos alors que les lettres elles-mêmes ont
Martha Hanna, « “So Absent and So Present”: Marriage by Correspondence in France During the Great War»
in Sandra Brée et Saskia Hin (dir.), The Impact of World War I on Marriages, Divorces, and Gender Relations in
Europe, Cambridge, Routledge, 2019, p. 31–49 ; Clémentine Vidal-Naquet, Correspondances Conjugales 19141918. Dans l’intimité de la Grande Guerre, Paris, Robert Laffont, collection Bouquins, 2014 ; Clémentine VidalNaquet, Couples dans la Grande Guerre. Le tragique et l’ordinaire du lien conjugal, Paris, Belles Lettres, 2014.
14
http://autobiographie.sitapa.org/spip.php?.
15
Ces archives familiales viennent, en effet, de ma propre famille ; ce qui explique également comment j’ai pu
réaliser des entretiens avec les membres de la famille encore vivants.
13
3
disparu (même si D. mentionne un peu leur contenu dans le récit). En dehors de ces petits textes,
c’est principalement par la voix de D. et son prisme masculin que nous aborderons l’histoire de
cette rencontre, en essayant d’entendre J. lorsque cela sera possible. Le livret est également
accompagné d’un long poème signé « Ton fol amant » qui décrit un rêve amoureux et érotique
auquel nous reviendrons. Revenons au poème principal intitulé « Nous Deux et… notre Ange.
Poèmes ». Il est inscrit au verso de la page de titre16 :
Ce livre que je te dédis
N’est pas écrit en alexandrins
Mais c’est en gage de notre Amour ma Chérie
Que je te le signe de ma main
Ton grand D. (signature)
La forme du récit est originale. Les écrits du for privé sont souvent des correspondances, des
journaux intimes, des mémoires, mais les poèmes sont rares, en particulier pour les classes
populaires. Il en existe cependant (comme l’épopée de Jean Conan pour la période
révolutionnaire17) mais c'est un choix particulier et dont la forme est difficile. Bien sûr, l’écriture
n’est pas exceptionnelle pour les classes populaires des années 1950 (contrairement à la
Bretagne de la fin de l’Ancien Régime de Jean Conan) mais D. n’a pas non plus suivi une
scolarité longue. Il a son Diplôme d’Études Primaires Préparatoires18 en 1943. Sa famille se
réfugie ensuite en Haute Marne chez la tante de D. en raison des menaces de bombardements19
Au sortir de la guerre, il devient apprenti puis compagnon menuisier et suit trois années de cours
du soir de dessin industriel. Pas d’études spécifiquement littéraires donc, pas d’études
supérieures, mais sans doute un attrait particulier pour la littérature et la poésie (qu’il a
également eu le temps de découvrir largement pendant ses études primaires). J. a fait davantage
d’études. Après avoir obtenu son DEPP en juillet 1942, elle passe son certificat de fin d’études
complémentaires (enseignement primaire supérieur20) qu’elle obtient 4 ans plus tard, en juillet
1946. Elle passe également un brevet élémentaire de capacité pour l’enseignement primaire21,
qui permet de devenir institutrice, en janvier 1947, puis son diplôme de puériculture du centre
d’études de la fondation d’Heuqueville, en octobre 1947. J. a donc suivi des études primaires
supérieures et il est possible que D. ait voulu, consciemment ou pas, l’impressionner avec des
poèmes. Le fait qu’il précise que le poème « n’est pas en alexandrins » montre la position
d’humilité dans laquelle il se met par rapport à la forme poétique.
La décision d’écrire cette rencontre en vers est également sans doute liée au fait qu’il s’agit
d’un cadeau qu’il souhaite faire à sa femme pour se rappeler leurs premiers moments. Il ne
16. L’orthographe des textes a été corrigée.
17. Collectif, Les Aventures du citoyen Jean Conan de Guingamp, Morlaix, Skol Vreizh, 1990.
18
Le DEPP équivalait au certificat d’études qui sanctionnait la fin des études primaires durant l'Occupation, de
1941 à la Libération (Philippe Savoie, « Quelle histoire pour le certificat d’études ? », Histoire de l’éducation, 85,
2000, p. 49-72. https://doi.org/10.4000/histoire-education.1234.
19. Ils sont donc absents au moment du bombardement de Noisy-le-Sec en juin 1944. La famille de J. reste en
revanche et sera très marquée par cet événement.
20. Contrairement à l'enseignement secondaire de l'époque, l'enseignement y est gratuit et ne comprend pas l'étude
du latin (Jean-Pierre Briand et Jean-Michel Chapoulie, Les collèges du peuple : l'enseignement primaire supérieur
et le développement de la scolarisation prolongée sous la Troisième République, Rennes, Presses universitaires de
Rennes, 2011).
21. Il existait le brevet élémentaire passé à seize ans et le brevet supérieur passé à dix-huit ans.
4
s’agit pas seulement d’une description, comme on pourrait faire dans une lettre ou un journal
intime, mais d’une mise en forme stylisée de leurs premiers émois. Ainsi, on peut se demander
à quel point le récit est romancé, notamment lorsqu’il s’agit de décrire l’amour immédiat, le
coup de foudre.
Le premier chapitre est intitulé « Connaissance » et retrace la rencontre de D. et J. au bal du 14
juillet. Après cette première soirée, les rendez-vous suivants sont décrits dans les chapitres 2 à
5 : « chapitre II. Ton premier rendez-vous d’Amour » ; « chapitre III. Premier Dimanche » ;
« chapitre IV. Premier Baiser d’Amour » et le « chapitre V. Cher vieux banc ». Mais, alors que
les jeunes gens semblent filer le parfait amour, J. doit partir pour les vacances d’été. D. décrit
la « Veille de [s]on départ » dans le chapitre VI, son « Triste départ » dans le chapitre VII et
son « Retour » dans le chapitre VIII. C’est pendant cette période que les deux jeunes gens
s’envoient des lettres et des photographies derrières lesquelles J. a écrit quelques mots. Le
chapitre IX « Double souffrance » est consacré à une nouvelle séparation que doivent subir D.
et J. Alors que J. vient de rentrer de vacances, D. est désespéré car il doit se faire opérer d’une
double hernie qui implique une nouvelle séparation22. Enfin, dans le dernier chapitre « X.
Consentement » est abordée la question du mariage de J. et D. et donc du consentement de leurs
parents.
L’histoire de cette rencontre permet d’examiner différentes thématiques qui seront abordées
dans trois parties différentes. Tout d’abord 1. la rencontre elle-même, qui montre l’importance
du bal et de la danse ; puis les premiers rendez-vous, sur « leur » banc et au cinéma qui
autorisent une incursion un peu plus intime, des premiers baisers « chastes » aux baisers
« pleins », du tutoiement au vouvoiement, de la poignée de main au rapprochement des corps.
2. On plonge un peu plus dans leur intimité, l’intensité amoureuse et la douleur de la séparation
estivale qui offre une correspondance épistolaire nous permettant d’entendre la voix de J. Ces
échanges, associés au récit et au poème érotique qui accompagnent le livret fournissent de
nouvelles indications sur l’intimité et la sexualité des jeunes gens, entre leur rencontre et le
temps du récit (ils sont alors déjà mariés et parents d’un premier enfant). 3. Enfin, ce sont les
représentations de la rencontre, du coup de foudre, au choix du conjoint et la place des parents
que le récit permet de questionner.
RENCONTRE ET SOCIABILISATION
Aller danser au bal
Le 1er chapitre du récit commence ainsi :
C’est le 14 juillet
Partout ce n’est que bals
Les gens sont guillerets
Et l’Amour les emballe
22. Ce chapitre ne sera pas décrit en détail dans l’analyse car il est un peu à la marge du récit. D. y décrit l’hôpital
dans lequel il se fait opérer (sans le nommer) et on y apprend notamment qu’il n’a pas de chambre individuelle
mais séjourne dans une grande salle commune. Sur cette question du passage des salles communes aux chambres
individuelles entre 1945 et les années 1970, voir Isabelle Duhau, Pierre-louis Laget et Claude Laroche, L'hôpital
en France, du Moyen Age à nos jours. Histoire et architecture, Lieux dits, Cahiers du patrimoine, n° 116, 2017.
5
Les bals étaient des événements importants pour les habitants des villes de banlieue après la
Seconde guerre mondiale. Dans un recueil de témoignages, une habitante de Noisy-le-Sec se
souvient d’un des bals de Noisy (celui de Merlan) : « C’était un événement, se souvient[-elle].
[La fête] avait lieu sur la place. Il y avait l’élection de miss Merlan et le soir un bal avec un
orchestre sur une estrade. »23
Les jeunes gens sont, quant à eux, au bal du vendredi 14 juillet 1950 alors « monté » devant la
gare et la rencontre a lieu :
De ci de là Cupidon
Crible la foule de ces flèches
Et c’est comme un aiguillon
Qui traverse tout mon être
Lorsque pour la première fois
Dans mes bras serrée
L’Amour de la danse à chaque pas
Dans mes bras t’as resserrée
Comme dans le « Petit bal perdu » de Bourvil, dans leur ville encore en reconstruction, ils
dansent un « premier Tango, le gentil Pampéro »24 et ce n’est qu’après plusieurs danses, qu’ils
se disent leurs prénoms. Ils font ensuite des allers-retours entre les deux bals de la communes
(celui de la gare et celui de Merlan, situés à moins de dix minutes à pied l’un de l’autre), en
s’arrêtant boire des rafraichissements au café. Il lui pose alors « mille questions » pour essayer
de la connaître. Elle lui répond « d’un air si mignon » que cela l’encourage à lui offrir de le
fréquenter. Se rapprochant un peu plus, il lui demande timidement d’accepter qu’il vînt déposer
un « baiser plein » alors même qu’elle ne le connaît pas, « foi de notre Amour nouveau mais si
grand déjà ». Elle accepte et vient se blottir dans ses bras et échange avec lui un « baiser chaste »
qui la fait rougir.
Ainsi nous venions de sceller
Notre pacte d’Amour
Par un merveilleux baiser
Qui durera toujours
Ils repartent alors danser en s’enlaçant. Ils terminent cette nuit dans les bras l’un de l’autre et
ne repartent qu’à l’aurore. Il la raccompagne alors à son domicile et lui donne rendez-vous le
soir même.
Il ressort bien du récit que D. considère le bal comme un lieu où l’on peut chercher et trouver
l’amour. Les rencontres dans les bals représentent, en effet, 17 % des couples formés entre 1914
et 195925 et les classes populaires des milieux urbains26, et notamment les ouvriers, sont
23. La cité expérimentale de Merlan, livret des journées du patrimoine, Noisy-le-Sec, 2008.
24
Pampero est une chanson de 1948, interprétée par Patrice et Mario (qui ont également chanté « Étoile des
neiges).
25. Alain Girard, Le Choix du conjoint, Paris, Éditions de l’INED, 1964.
26. Même si le bal devient un lieu de rencontre de plus en plus rural après la Seconde guerre mondiale (Michel
Bozon et François Héran, « La découverte du conjoint. I. Évolution et morphologie des scènes de rencontre »,
Population, 42(6), 1987, p. 943-985, https://doi.org/10.2307/1532737) que Pierre Bourdieu a illustré pour la
6
particulièrement représentées parmi les couples qui s’y sont rencontrés. Pour Girard27, le bal,
sous toutes ses formes, apparaît comme une institution spécifique destinée à favoriser des
mariages, sous la vigilance et presque avec la complicité des adultes. Ici, dans le récit, nulle
trace des adultes. D’ailleurs, comme le précise Piccone Stella28 pour l’Italie des années 1950,
« ces rencontres n'étaient pas domestiquées ni présélectionnées par des connaissances
communes, des rites, des pratiques, des milieux partagés ». D. dit clairement qu’il est seul et J.
semble l’être également (D. ne précise nulle part si son frère ou ses parents l’accompagnent ou
si elle est avec des amies). J. a alors 20 ans et 6 mois et peut, visiblement, rester dehors jusqu’à
l’aube. Il faut dire qu’elle aura 21 ans quelques mois plus tard et qu’elle travaille déjà (elle est
infirmière puéricultrice). Comme le précise Anne-Marie Sohn, il semble que, dans les années
1950, on laisse davantage les filles rentrer tard à partir de leurs 19 ans : « Désormais, c’est l’âge
plus que le sexe qui va guider autorisations et interdits. »29.
Le bal favorise le flirt, fait de « de jeux de regard, d’échanges de paroles et d’effleurements
équivoques », qui se développe depuis le début du XXe siècle et s’impose réellement dans les
années 1950-196030. Et, « la danse sert de prolégomène au flirt au point qu’elle permet à certains
de se dispenser de toute conversation avant de passer à l’acte ! »31. La danse est un loisir ritualisé
pratiqué dans un lieu public et apparait donc comme un cadre idéal d'observation et de parade,
dans lequel on peut soigner son apparence. Bozon et Héran précisent que la danse offre aux
garçons et aux filles « l'occasion inespérée de s'apparier pour un temps, [elle] a le mérite
d'apporter aux deux parties une solution toute faite, un langage commun »32. Ils expliquent
encore que « la danse réussit ce tour de force qu'elle peut rapprocher les corps et échauffer les
sentiments pour ainsi dire « à l'essai », sans que cela n’engage à rien : jeu sans enjeu »33. Ainsi,
l’enquête menée par Alain Girard en 195934 montre que la danse a joué un rôle important dans
20 % des rencontres des années 1950 et l’enquête de Bozon et Héran qui lui fait suite (pour les
rencontres à partir des années 1960) précise que dans les classes populaires, près d’un tiers des
rencontres passe par la danse35.
Les premiers rendez-vous
À la suite de cette première rencontre, D. et J. se donnent rendez-vous dès le lendemain de leur
rencontre, au rond-point de Merlan à neuf heures et demie. J. arrive au rendez-vous
accompagnée de ses parents qui les laissent seuls visiblement assez rapidement. La fête semble
société béarnaise (Pierre Bourdieu, Le bal des célibataires. Crise de la société paysanne en Béarn Paris, Le Seuil,
2002 [1962]).
27. Alain Girard, Le Choix du conjoint, op. cit., (n. 25).
28. Simonetta Piccone Stella, « Pour une étude », op. cit., (n. 7).
29. Anne-Marie Sohn, « Les “relations filles-garçons” », op. cit., (n. 4).
30
Scarlett Beauvalet-Boutouyrie et Emmanuelle Berthiaud, La fabrique du féminin et du masculin. Cinq siècles
d'histoire, Paris, Belin, 2016, p. 325. Voir aussi Fabienne Casta-Rosaz, Histoire du flirt, Les Jeux de l’innocence
et de la perversité, Paris, Grasset, 2000.
31
Anne-Marie Sohn, « Les “relations filles-garçons” (n. 4), p. 26.
32. Michel Bozon et François Héran, « La découverte du conjoint. II. Les scènes de rencontre dans l’espace
social ». Population, 43(1), 1988, p. 121-150, https://doi.org/10.2307/1533112, p. 130.
33
Ibidem, p. 129.
34. Alain Girard, Le Choix du conjoint, op. cit. (n. 25).
35. Michel Bozon et François Héran, « La découverte du conjoint. II. », op. cit. (n. 32)
7
continuer à Noisy en ce samedi 15 juillet 1950 puisque D. évoque les rumbas, valses, et tangos
dans le 2e chapitre du récit. Ce n’est que le dimanche suivant qu’ils se voient à nouveau. Il est
très excité de la revoir. Lorsque l’heure est enfin arrivée, il va sonner chez elle, un bouquet de
fleurs à la main et lui offre également
[…] un livre relié
‘La Mort pour Nick Romano’ 36
Mais je ne savais pas que tu préférais
Les romans d’aventure que tu trouves plus beaux
Deuxième cadeau un peu raté mais les deux jeunes gens se connaissent bien peu. Plus tard dans
le récit, il revient sur son choix, apparemment inconvenant pour une jeune femme :
Je t’avais donné sans avoir pensé avant
Que tu étais une jeune fille sage
Un livre de peu de moral
Dégoutant pour une fiancée
Ensuite j’ai pensé au mal
Que cela aurait pu te procurer
Plusieurs rendez-vous ont lieu les jours suivants, parfois dans la rue, sur « un vieux banc du
boulevard » :
Que de baisers a-t-il entendu
Que d’Amour, que de promesses
Et lorsque dix heures étaient venues
Et qu’il fallait qu’on le laisse
D. décrit avec précision ces rendez-vous. Souvent, c’est lui qui vient la chercher chez ses
parents. Il décrit les poignées de main hésitantes, les frôlements des corps, nous y reviendrons.
Il explique également les nombreux allers-retours dans la ville : il va la chercher chez ses
parents, ils se rendent chez ses parents à lui, puis au cinéma, puis chez une tante, puis dans un
nouveau quartier de la ville. Ces pérégrinations dans la ville sont très détaillées et on se balade
avec eux.
Le cinéma
Le cinéma est très présent dans le récit de la rencontre que fait D. Les années 1950 et 1960 sont
une période d’âge d’or des salles de cinéma, notamment pour les plus jeunes37. A Paris, il y en
a dans chaque quartier, presque dans chaque rue. Il y a également plusieurs salles de cinéma à
Noisy. Le Trianon38 existait déjà39 mais il est détruit par le bombardement d’avril 1944 et ne
réouvrira qu’en 1953. D’autres cinémas existent alors à Noisy, notamment l’Eden40, au 64bis
36. Ce roman de Willard Mottley a été traduit en français en 1950 ; il a ensuite été adapté au cinéma sous le titre
« Les Ruelles du Malheur (Knock on any Door) ».
37
Joffre Dumazedier et Aline Ripert, Le loisir et la ville. Tome 1. Loisir et culture, Paris, Le Seuil, 1966.
38
Cinéma bien connu puisqu’il servait notamment de décor à l’émission « La dernière séance » présenté par Eddy
Mitchell à partir de 1982
39
. Le cinéma a officiellement été ouvert le 11 juin 1929 même si des témoignages indiquent des projections dès
la fin des années 1900 (https://www.cinematrianon.fr/le-trianon).
40
. https://www.noisylesec-histoire.fr/2018/01/etude-de-cas-n2-du-62-au-82-rue-jean-jaures/
8
rue Jean Jaurès. Un autre cinéma, le Casino, se situaient également rue Jean Jaurès, au 30 (au
niveau de l’actuelle place des découvertes).
C’est pour leur 2e rendez-vous qu’ils s’y rendent pour la première fois. Ils vont voir jouer
« Tragique décision ». C’est un « film de guerre »41 qui porte sur la Seconde guerre mondiale.
Choix que l’on peut trouver étonnant pour un premier rendez-vous au cinéma. Il est possible
que ce soit le seul film à l’affiche ce jour à Noisy-le-Sec.
D. raconte :
Sitôt que l’obscurité se fit dans le cinéma
J’aurai voulu pouvoir te serrer dans mes bras
Et t’embrasser tout près de moi
Mais je n’osai encore pas
Le lendemain, ils retournent une nouvelle fois au cinéma, voir un film suggéré par J.
« Singoalla ». C’est un film d’amour de Christian-Jaque, qui se déroule en Suède au XIVe siècle.
Choix de film bien différent du précédent donc et qui ne passait visiblement à Noisy puisque
les jeunes gens se rendent à Paris. D. décrit le chemin vers les Champs-Élysées puisque le film
joue au Balzac : à pied jusqu’à la rue des Pyrénées, dans le 20e arrondissement de Paris, puis
en taxi jusqu’aux Champs-Élysées. Ce trajet en taxi, vécu comme bien trop court, est l’objet de
longs enlacements. C’est lui qui prend les places puis elle se blottit contre lui. C’est alors que
le premier « baiser d’amour » advient :
Puis je m’enhardi dans mes décisions
J’approchais mes lèvres des tiennes
Alors ce fut si brusque et si doux cette sensation
Que tu t’abandonnais déjà mienne
Tu venais de me donner
Notre premier baiser d’Amour
Et nous étions émerveillés
De penser que nous pourrions le faire toujours
Dans le noir de la salle de cinéma, bien plus que dans la rue, et encore moins chez leurs parents,
ils peuvent se rapprocher, s’enlacer et s’embrasser. Après le bal qui permet un premier
rapprochement des corps, on voit bien l’importance de la salle obscure du cinéma, « ce loisir
public qui mélange les sexes mais au su de tous, ne suscite pas d’opposition de la part des
parents »42. Alors qu’ils se rendent à une autre séance pour voir « Monsieur Joë » (un film
d’aventures américain, sorti en 1949) qui se joue au « Casino » (à Noisy), D. trouve :
Que rien n’était plus idéal
Pour deux jeunes amoureux
Que d’aller non pas au bal
Mais au cinéma c’est bien mieux
S’AIMER, S’EMBRASSER, SE RAPPROCHER
41
42
. Film américain avec Clark Gable, réalisé par Sam Wood et sorti en 1948.
Anne-Marie Sohn, « Les “relations filles-garçons” », op. cit, (n. 4).
9
Rapprochement des corps et premiers émois
Tout au long du récit, D. décrit leurs émotions. Ainsi, leur émoi lorsqu’ils se revoient pour la
première fois et que leurs corps se touchent de nouveau :
Pire que la veille
Contre moi tu te plaquais
Et c’était le pays des merveilles
Quand nos deux corps se frôlaient
Mais après, et surtout devant les adultes, ils ne savent pas comment se saluer ou se dire au
revoir : une simple poignée de main, un baiser ? Ce sont donc les espaces clos, à l’abri des
regards qui permettent à D. et J. de se toucher, de s’embrasser. Mais, là encore, il faut du temps.
À propos de leur première sortie au cinéma, il dit :
J’aurai voulu pouvoir te serrer dans mes bras
Et t’embrasser tout près de moi
Mais je n’osai encore pas
D’autant plus qu’ils y sont avec le frère de D. qui « avait voulu être [leur] chaperon ». Cet
accompagnant est étonnant car D. est le garçon le plus âgé de la fratrie43. Il a une sœur ainée et
deux petits frères. D. et J. sont donc accompagnés d’un des jeunes frères de D. alors âgé, au
plus, de 16 ans. Il est difficile de savoir si c’est une demande des parents de D. ou bien si c’est
le petit frère qui s’est imposé. Ce terme de « chaperon » est d’ailleurs employé pour rimer avec
le titre du film « Tragique décision ». D. avait auparavant inscrit qu’ils étaient allés voir
« Monsieur Joë », se trompant visiblement et biffant le nom de ce film44. Son frère voulait alors
les « accompagner », pour rimer avec Joë. Le mot est moins fort que chaperon. Malgré tout, la
présence de ce jeune frère est étonnante.
Le rapprochement est encore plus évident lorsqu’ils vont voir un film d’amour à Paris. Le trajet
en taxi, vécu comme bien trop court, est déjà l’objet de longs enlacements, suivis de nouvelles
étreintes dans la salle de cinéma puis de leur « premier baiser d’amour ».D. emploie différents
termes pour les baisers et il n’est pas toujours évident de se figurer ce dont il parle. Le 1er soir,
il lui donne un « baiser plein » et elle lui rend un « baiser chaste » ; mais pour décrire leur
« premier baiser d’amour », il explique :
Puis je m’enhardi dans mes décisions
J’approchais mes lèvres des tiennes
Alors ce fut si brusque et si doux cette sensation
Que tu t’abandonnais déjà mienne
Tu venais de me donner
Notre premier baiser d’Amour
Et nous étions émerveillés
De penser que nous pourrions le faire toujours
43. Il a une sœur, née en 1927, de quatre ans son aînée donc et déjà mariée depuis 1946. Deux enfants sont ensuite
nés mais sont morts en bas âge en 1928 et en 1930 ; suivis de la naissance de D. en 1931, de ses frères en 1934 et
1936 et, beaucoup plus tard, d’une dernière petite sœur en 1946.
44. Il est possible que cette erreur ait été corrigée après que D. a remis le cadeau à J. et qu’elle ait mentionné une
erreur car les autres pages ne comportent aucune rature.
10
Cette description du « premier baiser d’amour » laisse penser que les baisers précédents
n’étaient pas sur la bouche. Ce n’est d’ailleurs qu’à partir de l’entre-deux-guerres que le simple
baiser, et plus encore le baiser profond, commence à entrer dans les mœurs45, qu’il n’est plus
associé à « une pratique obscène comme par le passé46 ». C’est donc dix jours après leur
rencontre que le premier baiser sur les lèvres est échangé. Et, alors qu’il l’a raccompagné chez
elle, c’est elle cette fois qui l’embrasse : « ce n’était déjà plus ces au revoir froids où l’on se
donnait une poignée de main ».
Intimité et sentiments amoureux
Dès le 1er soir, D. parle « d’un amour qui enflamme, [leurs] deux corps passionnés », et lui jure
déjà de l’ « aimer toujours ».
Le 2e soir, il précise : « déjà l’on s’aimait » même si « bien sûr on ne se l’était ; pas dis encore ».
On lit son émotion lorsqu’elle a quelques minutes de retard au rendez-vous et qu’il craint qu’elle
ne vienne pas ; puis son cœur qui bat et tout son être qui tremble lorsqu’elle apparaît enfin.
Lorsque c’est la première fois
Que dans sa vie l’on s’aime
On n’en revient pas
Puis, alors que les jeunes gens semblent filer le parfait amour, J. doit partir en vacances. D. vit
très mal l’idée de cette séparation de deux semaines.
Ça y est, ce triste jour est arrivé
Oh ! mon Dieu ayez pitié de moi
Mon cœur de chagrin est brisé
Et à l’intérieur sonne le glas
Vous Seigneur du haut des Cieux
N’avez-vous plus pitié de vos enfants
Cupidon ! Toi qui nous avais rendu si heureux
Nous laisses-tu donc maintenant
D. accompagne J. à la gare de la gare de l’est (située à 9 km et deux stations de train de Noisyle-Sec) avec ses parents. L’arrivée à la gare est très triste et morose. Il va avec elle jusqu’à sa
place, et ils se promettent alors de s’écrire. Il lui offre un livre et un petit calepin. C’est l’heure
du départ.
Le lugubre coup de sifflet retentit
Nos deux gorges se sont serrées
Nos yeux de larmes s’embuent ma Chérie
Le train vient de démarrer
D. rentre avec les parents de J. à Noisy qui lui font promettre de passer les voir. Une fois chez
lui et « pleure comme un enfant ». Puis, il écrit longuement à J. pour lui raconter son « grand
bouleversement ». Il explique qu’il doit attendre le lendemain pour avoir des nouvelles fraiches
45. Anne-Marie Sohn, Du premier baiser à l’alcôve. La sexualité des Français au quotidien (1850-1950), Paris,
Aubier, 1996.
46. Fabienne Casta-Rosaz, Histoire du flirt, op. cit., (n. 30).
11
de son voyage par le train et on imagine donc que J., à peine arrivée, a également rédigé une
lettre à sa destination. Ils s’envoient de nombreuses lettres pendant ces quinze jours.
Souviens-toi mon chez Trésor
Ces douces lettres que nous nous envoyions
Parfois accompagnées de quelques fleurs
Et de tout le détail de nos occupations
Il m’est ici possible d’utiliser comme autre source, les photographies que D. et J. s’envoient et
qui accompagnaient les lettres, elles perdues. Quatre photos sont datées du jour de la séparation
et il est possible qu’ils les aient échangées à la gare. Deux représentent le banc, avec J. assise
dessus sur l’une d’elles. Elle avait écrit au verso : « Ce banc dont je me souviendrai toujours
est le gardien de notre Bel Amour ». Sur les deux autres, on voit D., puis J., photographiés au
même endroit. Il s’agit probablement des photos prises dans le jardin des parents de J. un peu
avant le départ. Trois autres sont datées du 31 juillet. Deux figurent J. seule ; une autre J. avec
sa famille en vacances. Au verso de l’un des portraits, D. a écrit : « Douloureuse séparation »,
il a signé et J. également. Au verso de l’autre portait, J. a inscrit : « A celui qui fut et sera
toujours mon premier et unique Amour ». Ils se sont également échangés d’anciennes photos
d’eux. Un portrait de D. pris chez le photographe de Noisy date du 12 janvier 1947. Il a écrit
« Moi non plus je ne te connaissais pas. Mais maintenant mon cœur n’est plein que de toi ». Au
dos d’une photographie de J. en 1947, elle a inscrit : « Rien que nous deux, c’est merveilleux.
Avec l’amour et pour toujours ». D’autres photos non datées sont envoyées par J. Derrière l’une
d’entre-elles, on lit : « Que mes baisers te parviennent ; et te consolent de tes peines ; Avec cette
simple photo ; Reçois mon amour toujours plus beau »
Cette partie du récit, la « douloureuse séparation », nous permet surtout de lire J. à l’arrière des
photographies qu’elle envoie ou donne à D. Le ton est proche de celui de D. tout comme la
forme : des quatrains en vers. Elle évoque elle aussi la séparation difficile et, malheureusement
les textes sont trop courts pour que l’on puisse vraiment percevoir sa vision de la rencontre
même s’ils permettent cependant de voir que l’amour semble partagé. Elle écrit :
J’aimerais pouvoir ouvrir mon cœur
Pour que voies la profondeur
De l’amour qui le remplit
Et qui est toute ma vie
Et encore :
Que mes baisers te parviennent
Et te consolent de tes peines
Avec cette simple photo
Reçois mon amour toujours plus beau
Puis J. revient enfin. Une nouvelle fois, c’est avec les parents de J. qu’il va la chercher à la gare.
Il se souvient alors que, dans l’une de leurs dernières lettres, ils avaient convenu « Que le
vouvoiement naguère ; Entre nous n’existerais plus ». Après les premières indications sur le
passage des poignées de main aux baisers (sur la joue) puis aux « baisers pleins » ou « baisers
d’amour », le récit indique ici le passage du vouvoiement au tutoiement. C’est au cours de leurs
échanges épistolaires que les deux jeunes gens décident qu’au retour de vacances de J. – et donc
un mois après leur rencontre et bien après les premiers baisers –, ils se tutoieront. L’habitude
12
du vouvoiement est déjà prise et « le tutoiement est moins facile qu’on le croit ». Ce passage
au tutoiement semble par ailleurs s’accompagner assez logiquement pour eux d’une possibilité
de s’embrasser désormais devant leurs parents, et de ne plus s’en tenir uniquement à une
poignée de main pour se saluer. Le récit montre également la rapidité à laquelle les jeunes gens
se promettent l’un à l’autre – dès le premier soir quasiment – alors que cela les engage pour la
vie, et qu’ils en sont très conscients (D. le montre dans le récit et J. dans les textes à l’arrière
des photos). En quelques mois (et même jours dans leur esprit), ils passent de jeunes gens qui
vivent chez leurs parents à jeune couple, ayant pour projet de se marier, de vivre ensemble et
d’avoir des enfants.
Elle écrit, dès le 31 juillet (arrière d’une photographie la représentant) : « A celui qui fut et sera
toujours ; Mon premier et unique Amour » ; et encore :
Rien que nous deux
C’est merveilleux
Avec l’amour
Et pour toujours
L’idée de se donner l’un à l’autre pour la vie revient très souvent. Il écrit : « À Ma petite J.
chérie ; pour la vie » ; ou encore :
Comme les gentilhommes disaient aux dames
Je t’offre mon honneur et mon âme
Et je donnerais pour toi ma vie
Sans aucun regret Ma Chérie
On voit ici que la représentation qu’ils ont du mariage et de son engagement pour la vie est lié
au sentiment amoureux et au fait de se plaire, et correspond à une nouvelle vision qui ferait
« coïncider l’alliance et l’amour, le mariage et le bonheur »47 de plus en plus admise depuis les
années 1920.
Sexualité
Le rapprochement des corps et les baisers ne permettent tout de même pas à J. d’envisager de
montrer ses jambes à D., ne serait-ce qu’en photo. En effet, sur l’une des photographies qu’elle
ramène de ses vacances, elle est en short et elle hésite à lui donner car elle a les jambes nues.
Après avoir décrit ce souvenir, D. ajoute, d’une manière assez triviale qui ressemble plus au ton
du poème accompagnant le livret qu’à celui-ci :
Et pourtant depuis bien autre chose tu m’as donné
Ton corps, ta virginité que maintenant tu n’as plus
J. attend, en effet, le mariage pour avoir des relations sexuelles avec D.48 comme elle le dit
clairement dans le texte écrit au verso d’une photographie d’elle en robe de mariée :
47. Michelle Perrot, « Figures et rôles », in Geneviève Fraisse et Michelle Perrot (dir.), Histoire de la vie privée,
Le XIXe siècle, Paris, Perrin, 1992, p. 125.
48. Pour indication, en France, vers 1955, environ 18 % des naissances ont été conçues avant le mariage (Guy
Desplanques et Michel de Saboulin, « Première naissance et mariage de 1950 à nos jours », Espace Populations
Sociétés, 4(2), p. 47-55, 1986, https://doi.org/10.3406/espos.1986.1103 ; France Prioux-Marchal, « Les
conceptions prénuptiales en Europe occidentale depuis 1955 », Population, 29(1), p. 61-88.
https://doi.org/10.2307/1530530).
13
Le jour où, de blanc parée,
Je me donnais enfin à toi
Mon corps tremblant et comblé,
Ployait d’amour sous ta loi.
L’amour jusqu’à ce jour ignoré
Fut la base de toutes mes joies
Et suffocante sous tes baisers
Ta femme devint une maîtresse sous toi
Signature
Ta compagne qui t’adore
Ta maîtresse qui te veut encore
Ton enfant qui près de toi s’endort
Leur nuit de noce semble s’être plutôt bien passée (même s’il est bien entendu très difficile de
tirer une telle conclusion à partir de quelques lignes). Si les jeunes femmes étaient souvent
ignorantes et si la nuit de noce pouvait être douloureuse à bien des égards, au XIXe siècle et
pendant le premier XXe49, depuis l’entre-deux-guerres, les jeunes femmes semblent un peu
mieux informées et savent au moins ce qu’il est supposé se passer50. Anne-Marie Sohn estime
d’ailleurs la part des jeunes filles arrivant vierge au mariage à la moitié dans les années 1950
(contre un cinquième à la Belle Époque). J. fait donc partie de celles-ci, ce qui n’est pas étonnant
étant donné son âge assez jeune au mariage, et surtout de l’importance de la religion catholique
pour sa famille. Les lettres à l’abbé Violet montrent en effet que, même pendant l’entre-deuxguerres, certaines jeunes filles catholiques sont encore très ignorantes de la sexualité51.
Si elle semble avoir bien vécu cette première nuit et désirer que les relations sexuelles se
poursuivent (« ta maîtresse qui te veut encore ») ; elle décrit cependant une certaine soumission
à son époux : « sous ta loi ». On note également que, malgré ses un an et demi de plus que lui,
elle se nomme « ton enfant », indiquant ici que, même lorsque la femme est plus âgée, elle reste
l’enfant, la mineure, la soumise.
Cela dit, ils semblent ensuite parler et s’écrire ouvertement de sexualité, comme le montre la
lettre accompagnant le livret (pour rappel, ils sont alors mariés et ont déjà un enfant). Après
avoir décrit un très beau paysage, et un bateau voguant au milieu, il écrit :
« Tu es presque entièrement dévêtue
Et tu rêves dans mes bras
Le courant doucement nous entraîne
Nous dérivons autant que la barque
De mes bras je t’enchaîne
Et de baisers fous je te marque
Tu es heureuse à la folie
Tes yeux brillent d’un plaisir fou
Je caresse tes seins chéris
Ainsi que ta toute petite Minouche
Tu es là, étendue sous moi
Elle est toute baignée par Phébus
Le sable en est brûlant
Dans mes bras je prends ton corps de Muse
Et sur la grève je le pose doucement
Ton délire est à son comble
Tu veux être à moi
Et dans l’Amour tu sombres
Lorsque je te prends dans mes bras
J’enlève ton soutien-gorge
Et ton adorable petit slip
Je dépose mille baisers sur ta blanche gorge
Et j’embrasse ta Minouche chérie
49. Pauline Mortas, Une rose épineuse, op. cit., (n. 12) ; Aïcha Salmon, La nuit de noces. Une histoire sociale et
culturelle de l'intimité conjugale (France, années 1800-années 1920), Thèse de doctorat réalisée sous la direction
de Dominique Kalifa, puis de Philippe Boutry, Université Paris 1, 2021.
50. Anne-Marie Sohn, Du premier baiser à l’alcôve, op. cit., (n. 45).
51. Martine Sevegrand, L’Amour en toutes lettres. Questions à l’abbé Viollet sur la sexualité (1924-1943), Paris,
Albin Michel Histoire, 1996.
14
L’Amour te tient en extase
Mais tout à coup que vois-je
Nous avons échoué sur une petite plage
Tu délires complètement
Et tu fermes tes beaux yeux de biche
Follement je te prends
Et ensuite près de moi tu te niches »
S’il conclut que tout ceci n’est qu’un rêve qu’il « espère [lui] faire vivre un jour » ; il n’empêche
qu’il peut se permettre de lui narrer. On observe que symétriquement au vocabulaire employé
par J., il se pose en dominant en employant des expressions telles que « je te marque » ou « je
t’enchaine ».
On n’en sait pas plus concernant D. qui parle très concrètement de la virginité de J. qu’il lui a
prise mais pas du tout de la sienne. Il existe ici un déséquilibre dans l’insistance sur les
premières fois de J. (rendez-vous, baiser, relation sexuelle) alors que celles de D. ne sont pas
du tout évoquées sans doute parce qu’elles sont antérieures aux récits (ou qu’il veut le laisser
croire), ce qui est très probable : en ville et surtout dans les milieux populaires, « on se gausse
du ‘pucelage’ que l’on ‘perd’ pour ne pas passer pour demeuré »52.
Un déséquilibre apparaît également à propos de la supposée appartenance de l’un à l’autre, il
dit : « voilà déjà plus de 4 mois que nous nous fréquentions et que tu étais à moi ». De même,
même s’il fait état souvent de ses sentiments et de son trouble, il souligne tout de même plutôt
les siens « qu’avec beaucoup de douceur, tu venais de me reconnaître comme l’élu de ton
cœur ».
CHOIX CONJUGAUX ET STRATÉGIES FAMILIALES
Ce récit permet de questionner les représentations de la rencontre, notamment du coup de
foudre, et de s’interroger sur le choix du conjoint et la place des parents dans ce processus au
début des années 1950.
Coup de foudre ?
Dès le début du récit, D. explique
Il est dix heures du soir
Et je suis seul
Cherchant à avoir
Une cavalière qui veuille
Avec moi pour toute la nuit
Danser jusqu’à l’enivrement
Avec l’Amour qui suit
Les êtres en s’amusant
D. semble chercher ouvertement une cavalière et cela pose la question du choix de celle-ci.
Cherchait-il à tout prix une compagne, et cela le plus rapidement possible ? Ou bien aurait-il
attendu une autre occasion si personne ne lui avait plu, et qu’il n’avait plu à personne, ce soirlà ?
52. Anne-Marie Sohn, « Concubinage et illégitimité », Encyclopedia of European Social History, 4, Charles
Scribner’s Sons, 2001, p. 259-267.
15
Pour Bozon et Héran53, il semble y avoir deux attitudes des jeunes gens au bal, relatives à leurs
âges : les plus jeunes qui ne pensent qu’à s’amuser avec des partenaires qui peuvent changer
rapidement ; les plus âgés, et notamment ceux qui sont plus installés dans leur vie
professionnelle, qui se mettent à envisager plus sérieusement une relation durable. D., pourtant
alors âgé de seulement 18 ans et 9 mois et alors compagnon menuisier54, semble avoir l’attitude
des plus âgés. Quelques jours après la rencontre, le 25 juillet 1950, il est embauché comme
ouvrier spécialisé et entre donc vraiment dans la vie active. La concomitance des deux
événements interpelle. Est-ce que, plus ou moins consciemment, D. souhaitait associer son
entrée dans une vie professionnelle plus stable à une relation amoureuse stable elle aussi ? Il
choisit d’ailleurs, mais sans le savoir au départ, une jeune femme qui travaille déjà et qui est
plus âgée que lui (j’y reviendrai). J., quant à elle, travaille déjà depuis près de 3 ans au moment
de la rencontre. Était-ce également un moment opportun pour elle ? Difficile à dire. En tout cas,
c’est moins évident que pour D.
Même si D. cherchait une compagne (comme c’est peut-être également le cas pour J.), il
présente la rencontre avec J. comme un coup de foudre ; les deux n’étant d’ailleurs pas
antinomiques. Le « souffle de l’Amour » revient fréquemment et, s’il n’emploie pas
l’expression « coup de foudre » (même s’il fait référence aux flèches de cupidon), il dit
clairement qu’ils se sont aimés quasiment instantanément, ou du moins après quelques danses.
Il est intéressant de noter qu’il ne précise jamais ce qui l’a attiré chez elle, ne mentionne pas de
traits particuliers qui ont pu lui plaire.
L’enquête de Bozon et Héran55 révèle que 13 % des Français qui se sont rencontrés dans les
années 1960 et 1970 attribuent leur rencontre à un coup de foudre (17% parmi ceux qui se sont
rencontrés au bal). Pour Bologne, c’est la plus grande liberté accordée aux jeunes gens dans le
choix de leur conjoint qui permet le coup de foudre. « L’exode rural a séparé de leur famille
tout un prolétariat urbain constitué d’ouvriers, de domestiques, de vendeuses, de demoiselles
des PTT… Loin des parents et des marieurs de village, ils sont livrés à eux-mêmes pour la
constitution du couple » 56. Le coup de foudre, de plus en plus fréquent à mesure que les jeunes
gens sont plus libres, devient un fait social, avec ses normes et ses régularités 57.
Ici, D. et J. sont effectivement loin des socialisations villageoises et leurs parents ne semblent
pas dans les parages au moment de la rencontre. Parmi les possibles rencontres (réduite
socialement, j’y reviendrai), D. et J. ont effectivement l’air libres de choisir avec qui ils dansent.
Même si la suite du récit montre que les deux jeunes gens se sont visiblement plu rapidement
puisqu’ils se sont vite revus (et mariés !), il ne faut pas exclure la romantisation du récit. Le
recueil de poèmes est écrit par D. pour l’anniversaire de J. Ce cadeau vise à écrire le « livre de
53. Michel Bozon et François Héran, « La découverte du conjoint. II », op. cit., (n. 32)
54. Son Curriculum Vitae (1976) est conservé dans les archives familiales et indique que D. est, du 22/10/1945 au
20/07/1950, apprenti puis compagnon menuisier avec 3 années de cours du soir de dessin industriel. À partir du
25 juillet 1950 (quelques jours après la rencontre donc mais il ne le mentionne à aucun moment du récit), il devient
ouvrier spécialisé.
55. Michel Bozon et François Héran, « La découverte du conjoint. I », op. cit., (n. 26).
56. Jean-Claude Bologne, Le modèle historique du coup de foudre dans la constitution du couple. Le Divan
familial, N° 41(2), 2018, p. 11-32, p.23.
57. Marie-Noëlle Schurmans et Loraine Dominicé, Le coup de foudre amoureux : Essai de sociologie
compréhensive, Paris, PUF, 1997.
16
[leur] vie » et se souvenir de leur rencontre et il est donc possible que le récit soit quelque peu
enjolivé ou, du moins, romancé (le forme que prend le récit, en vers, peut soutenir cette
hypothèse). Il ne faut pas oublier l’importance des romans et du cinéma pour ces jeunes gens
des années 1950 (le cinéma notamment apparaît souvent dans le récit comme je le montrerai
plus loin). Les films d’amour de l’après seconde guerre mettent en avant l’amour romantique,
le coup de foudre – mais aussi une conception assez libérale de l’amour qui percute parfois
l’éducation morale des jeunes des années 195058– ce qui peut avoir exercé une influence
importante sur la manière de se représenter et d’envisager les rencontres amoureuses 59. Les deux
jeunes gens se sont donc visiblement plu, mais ils étaient vraisemblablement également à un
moment de leurs vies et dans des conditions conjoncturelles (le bal) et possiblement psychiques
et intellectuelles (influence des romans, du cinéma sur les rencontres romantiques) pour que le
coup de foudre se fasse.
Le choix du conjoint
Si la rencontre de D. et J. est un coup de foudre, elle se fait dans un espace normé et défini. Le
bal remplit une double fonction : permettre à des jeunes des deux sexes, appartenant aux mêmes
milieux, de se rencontrer et de se connaître, et permettre à d'autres qui se connaissent déjà de
loin, de s'approcher, voire de se plaire et de se le dire60. Comme le rappellent Bozon et Héran,
« n’importe qui n’épouse pas n’importe qui » car on ne choisit pas non plus n’importe quel lieu
pour rencontrer ou « découvrir »61 un conjoint. Le récit ne laisse pas penser que D. et J. se
connaissait déjà. En revanche, ils vivent dans la même ville et viennent de milieux assez
proches.
Si le choix individuel de la rencontre amoureuse semble libre (dans un espace contraint ou, du
moins spécifique), le choix du conjoint répond à des normes sociales et démographiques. Dans
son enquête menée auprès de couples formés entre 1914 et 1959, Alain Girard62 montre que
l’homogamie géographique et sociale est la norme : au moment de l’enquête les futurs conjoints
habitaient dans près de 6 cas sur 10 la même localité, et dans près de 9 cas sur 10 le même
département ou la même région. Par ailleurs, en 1959, dans 45% des cas les unions étaient
contractées entre personnes dont les parents appartenaient au même groupe socioprofessionnel.
D. et J. font bien partie de la majorité des couples qui résident dans la même localité (et même
la même rue, qui est cependant assez longue puisqu’elle mesure 850 mètres). Socialement, ils
viennent de milieux similaires : leurs deux pères sont employés (même si le père de D.
58. Delphine Chedaleux, « Se faire du cinéma” : jeunesse, culture cinématographique et écriture de soi dans la
France d’après-guerre. Genre en séries : cinéma, télévision, médias », Bordeaux, Presses universitaires de
Bordeaux, 2018, p. 19-41.
59. Du point de vue des femmes, voir Annette Kuhn, « “I wanted life to be romantic, and I wanted to be thin”.
Girls Growing Up with Cinema in the 1930s », in Vicky Callahan (dir.), Reclaiming the Archive, Feminism and
Film History, Detroit, Wayne State University Press, 2010, p. 58-73. Sur les rapports de genre dans le cinéma
d’après-guerre, voir : Noël Burch et Geneviève Sellier, La Drôle de guerre des sexes du cinéma français : 19301956, Paris, Nathan Université, 1996 ; Noël Burch et Geneviève Sellier, Le cinéma au prisme des rapports de sexe,
Paris, Vrin, 2009.
60. Alain Girard, Le Choix du conjoint, op. cit., (n. 25).
61. Bozon et Héran parlent d’ailleurs de « découverte » plutôt que de choix du conjoint (Michel Bozon et François
Héran, « La découverte du conjoint. I », op. cit., (n. 26)).
62. Alain Girard, Le Choix du conjoint, op. cit., (n. 25).
17
travaillera également à l’usine comme manœuvre ou ajusteur) ; et leurs deux mères sont
inscrites « sans profession ». Ils viennent également de familles qui ont migré vers Paris ou la
banlieue plus ou moins récemment de l’étranger (Belgique et Allemagne) ou d’autres régions
françaises, souvent dans les années 1870 (leurs arrière-grands-parents), parfois plus récemment.
D. comme J. ont chacun un parent né à Paris ou en banlieue parisienne (issus d’une famille
d’immigrés) et un parent né en province. L’ancrage banlieusard est donc, en partie récent.
Du point de vue des normes sociodémographiques, par rapport à l’âge au mariage moyen dans
leurs classes d’âge, D. et J. se marient particulièrement tôt – à respectivement 19 ans et 8 mois
et 20 ans et 6 mois – dans des générations où le mariage est déjà précoce en comparaison des
précédentes63. L’âge au premier mariage pour cette génération est de 25 ans et demi pour
hommes et 23 ans pour les femmes64. Un quart des hommes nés en 1930 avaient formé une
première union avant l’âge de 23 ans, la moitié avant 25,3 ans, et les trois quarts avant 29 ans65.
Pour les femmes, la vie en couple débute près de trois ans plus tôt que pour les hommes : un
quart des femmes nées en 1930 ont déjà vécu en couple peu après 20 ans (20,3 ans), la moitié
à 22 ans et demi, et les trois quarts à 25,8 ans. L’âge au mariage et à la première union
coïncidaient puisque très peu de couples cohabitaient avant de se marier. Ici n’ont plus, pas de
vie en couple avant le mariage qui est suivi d’une première naissance à de jeunes âges66 pour la
période.
Ils ont une autre particularité puisque que J. est plus âgée que D., ce qui est rare en
1950 (environ 10 % des mariages qui ont eu lieu en 1950), et l’est toujours d’ailleurs67. L’écart
d’âge au profit du mari est une constante presque universelle68 qui participe à la domination
masculine69. Il répondrait avant tout à « l’asymétrie des capitaux féminins et masculins : dans
la négociation matrimoniale, statut social et revenus masculins viendraient explicitement en
échange de la jeunesse et du physique féminin »70 ; ce qui explique qu’il tend à être d’autant
plus élevé que l’homme détient une position sociale plus élevée, du moins jusque dans les
années 195071. Les familles de D. et J. semblent avoir des revenus assez similaires. Cependant,
le père de J. doit subvenir aux besoins d’une famille de quatre (deux adultes et deux enfants)
lorsque celui de D. doit nourrir trois adultes (sa femme, sa mère, qui réside avec eux depuis le
décès de son mari en 1937, et lui-même) et quatre enfants (D., ses frères de 14 et 16 ans et une
63. Jean-Claude Chasteland et Roland Pressat, « La nuptialité des générations françaises depuis un siècle »,
Population, 17(2), 1962, p. 215-240, https://doi.org/10.2307/1527066.
64. Patrick Festy, « Évolution de la nuptialité en Europe occidentale depuis la guerre », Population, 26(2), 1971,
p. 331-379. https://doi.org/10.2307/1529457 ; Francisco Munoz-Perez, « L’évolution récente des premiers
mariages dans quelques pays européens », Population, 34(3), 1979, p. 649–694.
65. France Prioux, « L’âge à la première union en France : Une évolution en deux temps », Population, 58(4),
2003, p. 623-644.
66. L’âge moyen à la première maternité est de 24,6 ans en 1952. (source : Insee, bilan démographique, tableaux
rétrospectifs). J. en a alors 22 ans et 5 mois.
67. Fabienne Daguet, « De plus en plus de couples dans lesquels l’homme est plus jeune que la femme », Insee
Première, n°1613, septembre 2016.
68. Jean-François Mignot, « L’écart d’âge entre conjoints », Revue française de sociologie, 51(2), 2010, p. 281320.
69. Michel Bozon, « Les femmes et l’écart d’âge entre conjoints : une domination consentie. I. Types d’union et
attentes en matière d’écart d’âge », Population 45(2), 1990, p. 327‑360,
70. Idem, p. 328.
71. Jean-François Mignot, « L’écart d’âge entre conjoints », op. cit. (n. 68).
18
petite dernière âgée de 4 ans en 1950).72. Dans ces familles populaires, on ne peut sans doute
pas expliquer l’écart d’âge par une différence de revenus « inversée » par rapport à la norme ;
en revanche, le niveau de diplôme de J. peut avoir joué. Elle a, en effet, un niveau d’étude
supérieur à D. et les enquêtes montrent que les femmes les plus diplômées ont moins
fréquemment un conjoint plus âgé que les autres73. Enfin, il faut ajouter que D. vient d’une
famille très déchristianisée, dans laquelle les enfants ne sont pas baptisés depuis plusieurs
générations, alors que la religion catholique est très importante dans la famille de J. ; à tel point
que D. se fera baptiser avant leur mariage (civil et religieux). Le choix de ce conjoint pour J.,
aux dires de sa famille, vient de sa possibilité de « tirer D. hors de sa famille » qui a plutôt
« mauvaise réputation dans la ville ». Son niveau de diplôme et la « qualité » de sa famille
peuvent expliquer son âge plus élevé ; tout comme la volonté de D. de quitter rapidement sa
famille avec laquelle il s’entend mal (en particulier son père, sa sœur ainée et ses frères). À
aucun moment, D. ne mentionne cet écart d’âge, sans que l’on sache si c’est parce que ce n’est
pas important pour lui, ou bien qu’il souhaiterait plutôt le gommer. On peut noter cependant
qu’il signe souvent « ton grand », peut-être pour compenser cet écart d’âge.
Si l’écart d’âge en faveur des hommes est souvent envisagé comme participant à la domination
masculine, il semble ici que le fait que J. soit plus âgée et que sa famille semble plus
« respectable » la mette dans une certaine position de supériorité qui semble lui permettre de
demander à D. de se faire baptiser avant leur mariage mais aussi qu’il arrête la boxe qu’il
pratiquait pourtant beaucoup.
Les parents
Les parents apparaissent rapidement dans le récit : dès le deuxième soir, J. se rend au rendezvous en compagnie des siens, qui semblent cependant rester peu de temps. Le lendemain,
lorsque D. passe la chercher, il a un entretien avec le père de J. – en l’absence de J. et de sa
mère – qui semble assez formel. Le père de J. questionne D. sur ses occupations et lui fait des
compliments sur sa fille. Il fixe ensuite D. qui se demande ce qu’il se passe, s’il a « une tache
ou quelque chose qui ne va pas ». Mais c’est son médaillon de boxe qu’il regarde. Est-ce un
indice que ce sont les parents de J. qui l’ont exigé ? Il est intéressant d’ajouter ici que le père
de J. faisait de la course à pied à un haut niveau et qu’il a dû, lui aussi, arrêter ce sport à la
demande de son épouse.
On observe également des allers-retours continuels entre les deux maisons, séparées de 250
mètres, soit 3 minutes à pied (numéros 8 et 42 de la même rue). Mais, si les parents de J. sont
très présents et que les deux jeunes restent avec eux pour boire le café ou cueillir des légumes,
ceux de D. sont rarement mentionnés. D. et J. passent les voir, elle est présentée, mais ils restent
dans la cour et ne s’attardent pas. On peut penser qu’il s’agit d’un rapport de genre différencié :
on surveille davantage les fréquentations d’une jeune fille. Cependant, l’histoire de la famille
de D. peut expliquer un détachement plus grand de sa part. D. s’entend mal avec ses deux jeunes
72. La grande sœur de D. vit au dernier étage de la maison familiale avec son mari et ses deux enfants. Elle et son
mari participent cependant très probablement au loyer ; elle travaille probablement en tout cas puisqu’elle est
inscrite comme manutentionnaire au recensement de 1946 (le recensement datant de mars et le mariage ayant eu
lieu en septembre, son mari n’habite pas encore dans la maison).
73. Fabienne Daguet, « De plus en plus de couples », op. cit., (n. 67).
19
frères et sa grande sœur et a un certain mépris pour son père. Il ne souhaite sans doute pas
s’attarder chez lui plus que nécessaire. La manière dont il parle (très peu) de ses parents et
(beaucoup) de ceux de J. est très révélatrice.
Ainsi, lors de l’une de leurs visites chez J., « Marraine nous attendais », écrit-il. J’ai mis du
temps à comprendre de qui il parlait. En réalité, ce n’est pas la marraine de J. qu’il appelle ainsi
mais sa propre marraine, qui n’est autre que la mère de J. En effet, comme il a déjà été précisé,
en préalable au mariage, qui a lieu en juin 1951, J. (ou sa famille) va demander (exiger ?) à D.
de se faire baptiser. Le livret de la famille chrétienne, conservé par la famille, indique que D.
s’est fait baptiser en février 1951, à 20 ans donc. Les baptêmes si tardifs ne devaient pas être
nombreux74 car le curé note 1951 au lieu de 1931 comme date de naissance pour D. Ses parrain
et marraine sont donc le père et la mère de sa future épouse et il nomme donc ainsi ses beauxparents dans le livret qu’il écrit en décembre 1952.
Le consentement des parents
Dans le dernier chapitre du récit est abordée la question du consentement au mariage des
parents75 de J. et D. Ce mariage semble évident pour eux dès les premiers jours. D. écrit :
Voilà déjà plus de quatre mois
Que nous nous fréquentions
Que tu étais à moi
Autant que nous pouvions
Mais il y a une ombre au tableau. Le père de D. refuse de donner son consentement.
Souviens-toi ma petite Chérie
Combien de fois me suis-je disputé avec mon père
Pour que vive le bonheur de notre vie
Car à cette idée il ne voulait pas s’y faire
D. et J. décident qu’ils ne peuvent plus attendre. Le matin du dimanche 26 novembre, D.
demande à nouveau, fermement, à son père son consentement mais celui-ci trouve « mille
prétextes » pour refuser catégoriquement. D. réitère sa demande à midi et obtient la même
réponse. Alors, il se dit que la seule solution est que J. vienne avec lui voir son père.
C’étaient les rôles renversés
La jeune fille venant demander la main
De son futur fiancé
A des beaux-parents sans entrain
Je me souviens que tu lui causas
À toi il répondit posément
Que de prétexte il inventa
Avant d’être consentant
Il alla même jusqu’à te dire
74. Sur la déchristianisation très forte de la banlieue parisienne dès le milieu du XIXe siècle, voir Jacques-Olivier
Boudon, « L’État religieux du diocèse de Paris au milieu du XIXe siècle. Réflexions du vicaire général Meignan ».
Histoire, économie & société, 17(4), 1998, p. 725-744. https://doi.org/10.3406/hes.1998.2010; Fernand Boulard,
Matériaux pour l’histoire religieuse du peuple français, XIX-XXe siècles (Vol. 1–III), Paris, Presses de Sciences
Po, 1982.
75. Depuis la loi du 21 juin 1907, et jusqu’à celle du 5 juillet 1974 qui abaissera la majorité civile et matrimoniale
à 18 ans) l'âge de la majorité matrimoniale se confond de nouveau avec celui de la majorité civile (21 ans).
20
Et figurez-vous que la guerre éclata
Cela briserait votre avenir
Il se pourrait même qu’il n’en revienne pas
Et cela fonctionne ; le père de D. accepte. Les jeunes gens sont fous de joie et courent annoncer
la bonne nouvelle aux parents de J. qui décident alors de rencontrer les parents de D. Les parents
expliquent aux futurs époux qu’ils ne veulent pas d’eux pour leur discussion et, dès lors, nous
ne savons pas ce qu’ils se sont dit. Finalement, ils prennent tous ensemble l’apéritif et trinquent
au bonheur à venir. Le livret se termine sur une nouvelle soirée au cinéma.
Et notre joie était infinie
En pensant à l’avenir qui nous était réservé
Ah ! quelle douce soirée
L’on passa ce jour-là tous les deux
Car pour nous tout était éclairci
Sur le chemin de notre vie que l’on trouvait radieux
Dans les années 1950, l’intervention des parents dans le choix du conjoint est encore
déterminante76. Plus de 70 % des unions bénéficient d’un avis favorable des deux familles et
l’avis est d’autant plus favorable que les départements de naissance, la religion et le niveau de
diplôme sont similaires77. Ici, si les jeunes gens sont prompts à se promettre l’un à l’autre pour
toujours, ce n’est pas le cas des parents ; en particulier du père de D. On voit ici que nulle
mention n’est faite des mères, tant lors de la première discussion du père de J. avec D., que du
refus du consentement du père de celui-ci, mis à part qu’elles semblent se réjouir de la décision
(mais ont-elles le choix ?). Malheureusement, D. dit peu de choses des raisons de cette réticence,
à part des motifs qu’il juge fumeux comme un éventuel retour de la guerre (ce qui nous rappelle
cependant l’importance de celle-ci dans cette ville encore en partie en ruine). Alors que la
famille de D. a plutôt mauvaise réputation et que J. a l’impression de « sauver » D. de sa famille,
c’est pourtant le père de D. qui refuse le mariage.
Comment expliquer ce refus de consentement ? Est-ce parce que la famille de J. est très
catholique alors que celle de D. est déchristianisée (avec des accointances communistes78) ? Le
passage obligatoire par l’église pourrait effectivement avoir été un motif important pour que le
père de D. refuse de consentir au mariage79. Le fils de D. et J. se souvient également que son
grand-père paternel voyait ses grands-parents maternels comme des « bourgeois ». Les deux
familles venaient pourtant de milieux économiquement proches (voire mêmes plus pauvres du
76. Françoise Hongre De Verdilhac, La demande en mariage ; un siècle de rencontres, 1880-1980, Paris,
L’Harmattan, 2007.
77. Milan Bouchet-Valat et Sébastien Grobon, « L’avis des parents sur le conjoint choisi par leur enfant : quelles
évolutions en un siècle ? », Population et Sociétés n° 588, avril 2021.
78. Noisy-le-Sec fait partie de la « ceinture rouge » ou « banlieue rouge », expressions qui désignent l'ensemble
des villes à mairie communiste (PCF principalement) entourant Paris depuis les années 1920. Sur ce sujet, voir par
exemple, Jean-Paul Brunet, Saint-Denis, la ville rouge (1890-1939), Paris, Hachette, 1980 ; Annie Fourcaut,
Bobigny, banlieue rouge, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1986.
79. La jeune sœur de D. que j’ai pu interroger ne connaît pas les raisons de ce refus ; elle ignorait même que son
père avait refusé le consentement dans un premier temps. Elle se souvient, au contraire, d’un très beau mariage, le
plus beau de la fratrie, dans lequel leurs parents ont mis beaucoup d’argent (beaucoup plus que dans ceux des
frères et sœurs de D.). En effet, si la famille est modeste, le père de D. a trouvé un emploi intéressant et bien
rémunéré après-guerre et fréquente « des belles dames et des beaux messieurs » devant qui il « parade beaucoup
» (selon sa fille). Ce « beau monde » est d’ailleurs présent au mariage de D. et J.
21
côté de J.), mais les parents et grands-parents de J. avaient acheté leur maison alors que ceux
de D. la louait. Ce refus de consentement pourrait également être lié à l’âge de D., mais sa
grande sœur s’est mariée elle aussi à 19 ans. Il est également possible que son salaire manque
à la maisonnée une fois parti. Pour rappel, seul le père de D. travaille pour louer cette grande
maison où réside une famille nombreuse (voir plus haut). Enfin, la mésentente entre D. et son
père, déjà décrite, pourrait être à l’origine de ce refus. Quoi qu’il en soit, malgré ce
consentement laborieux à obtenir, le mariage est décrit dans les entretiens avec la jeune sœur
de D. comme « un très beau mariage »
CONCLUSION
Ces écrits de D. à J., originaux sur la forme et précieux sur le fond, nous permettent de suivre
la rencontre de deux jeunes gens au bal du 14 juillet 1950 d’une ville de banlieue, quelques
années après la Seconde guerre mondiale mais avant les bouleversements des années 1960 et
1970. Cette génération née dans les années 1930 apparaît effectivement attachée aux mêmes
normes et mœurs que leurs ainés80 : au mariage, à la famille, au consentement des parents. On
note également le poids de l’église catholique (au moins pour la famille de J.) et de la réputation
des familles. On sent pourtant déjà les prémices des changements des années à venir81. Si les
jeunes gens se vouvoient pendant un mois (même après s’être embrassés pleinement) et n’osent
se toucher ou s’embrasser dans la rue, le bal, dans un premier temps, puis le cinéma leur
permettent des moments intimes pendant lesquels leurs corps se rapprochent. Leurs parents
semblent les laisser sortir seuls tard le soir, jusqu’à l’aube, pendant les deux bals du 14 et du 15
juillet et les sorties diurnes et nocturnes ne paraissent pas non plus poser de problème, même
lorsqu’il s’agit d’aller jusqu’à Paris. Ces jeunes gens ne sont déjà plus des enfants et ils semblent
visiblement assez âgés pour aller librement.
J. est présentée et se présente comme plus douce, plus soumise, avec un « air si mignon »,
davantage dans l’attente lorsqu’il est celui qui entreprend : il cherche une cavalière, il propose
son bras, de prolonger la soirée dans un second bal, de se fréquenter etc. Plus tard, elle n’ose
que des baisers « chastes » lorsque, après quelques hésitations tout de même, c’est lui qui se
lance pour le « premier baiser d’amour ». Les récits plus intimes le montrent également en
position dominante par rapport à elle (pourtant plus âgée). Cependant, les sentiments amoureux
semblent partagés. Lui décrit autant les tremblements de J. quand il la prend dans ses bras, que
ses émotions propres. Si les postures et les comportements lors de la rencontre, des premiers
rendez-vous et dans l’intimité sont genrés, avec une claire domination masculine, les sentiments
eux sont décrits comme équivalents, présentés sur un même niveau.
Le récit montre également la rapidité à laquelle ils se promettent l’un à l’autre pour la vie, dès
lors que cela semble clair entre eux qu’ils se plaisent, le premier soir donc. Comme la plupart
des jeunes gens de leur génération qui ne cohabitent pas avant de se marier ; ils ne semblent pas
envisager de « période d’essai », ni même de se fréquenter un peu avant de se promettre le
mariage. Les parents entrent d’ailleurs rapidement dans le récit, officialisant d’autant plus la
Bantigny Ludivine, Le plus bel âge ? Jeunes et jeunesse en France de l’aube des « Trente Glorieuses » à la
guerre d’Algérie, Paris, Fayard, 2007.
81. Anne-Marie Sohn, op. cit., (n. 45).
80
22
« rencontre-fiançailles ». Cependant, si les parents reviennent souvent dans le récit, et que leur
consentement semble indispensable, D. se permet de revenir questionner plusieurs fois son père
sur son refus et demande à J. de venir elle-même parler à son père ; mais, les rôles sont alors
« inversés » : « La jeune fille venant demander la main ; De son futur fiancé ».
NOTICE
Sandra Brée est chargée de recherche au CNRS et affiliée au LARHRA (UMR 5190). Elle est
historienne et démographe, spécialisée en démographie historique et notamment sur les
populations de Paris et de sa banlieue. Sa thèse de doctorat, parue sous forme d’ouvrage,
Paris l'inféconde, portait sur la baisse de la fécondité à Paris et en banlieue au cours du XIXe
siècle. À la suite de ses travaux sur la fécondité et l'infécondité, ses recherches les plus
récentes portent sur le mariage et le divorce. Sur ces thèmes, elle a codirigé un ouvrage, The
Impact of World War I on Marriages, Divorces, and Gender Relations in Europe (Brée &
Hin, 2020), et le numéro 2020/2 des Annales de Démographie Historique sur les séparations
et les divorces (avec Guy Brunet).
sandra.bree@cnrs.fr n° ORCID : 0000-0002-2802-5563
RÉSUMÉ
Cet article retrace l’histoire de la rencontre de deux jeunes gens dans une ville de banlieue
parisienne en 1950. La source est composée d’un ensemble de documents exceptionnels, et
notamment un poème d’une cinquantaine de pages qui raconte heure par heure cette rencontre
et les premiers rendez-vous, jusqu’au consentement arraché aux parents. La précision du récit
permet d’aborder de nombreux thèmes concernant ces jeunes adultes qui appartiennent à l’une
des dernières générations de couples s’étant rencontrés avant les bouleversements des années
1960 et 1970 : l’importance du bal et de la danse dans le processus de séduction, des bancs
publics et du cinéma pour les rendez-vous qui suivent ; le choix du conjoint et la place des
parents dans le consentement au mariage ; mais aussi la manière dont on se vouvoie,
s’embrasse, se rapproche lentement, tout en se promettant tout de suite d’être à l’autre pour la
vie.
MOTS-CLÉS
XXe
siècle, Banlieue Parisienne, rencontre, choix du conjoint, écrits du for privé
ABSTRACT
This article traces the story of the encounter of two young people in a Parisian suburb in 1950.
The source is composed of a set of exceptional documents, and in particular a poem of about
fifty pages which tells hour by hour this meeting and the first appointments, until the consent
torn from the parents. The precision of the narrative allows us to address many themes
concerning these young adults who belong to one of the last generations of couples who met
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before the upheavals of the 1960s and 1970s: the importance of the ball and the dance in the
process of seduction, of public benches and the cinema for the appointments that follow; the
choice of spouse and the place of the parents in the consent to marriage; but also how one kisses,
slowly gets closer, while promising to be with the other for life.
KEY WORDS
20th century, Suburb of Paris, love encounter, choice of spouse, Private writings
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