Marta Cichocka
« L’histoire, le roman, le genre »
SYNERGIES POLOGNE, N° 1, 2005
L'histoire, le roman, le genre
Marta Cichocka
Maître assistant, Institut de Lettres et de Langues Modernes
Université Pédagogique de Cracovie
Les genres littéraires ne sauraient donc être considérés comme des « procédés »
que l'auteur « utiliserait » comme bon lui semble pour « faire passer »
diversement un contenu stable, mais comme des dispositifs communicationnels où
l'énoncé et les circonstances de son énonciation sont impliqués pour accomplir un
macro-acte de langage spécifique. L'œuvre ne fait pas que représenter un réel
extérieur, elle définit un cadre d'activité. [Dominique Maingueneau]i
Tout au cours de mon travail de recherche concernant la poétique du roman historique
contemporain latino-américain, que j'appellerai volontiers nueva novela histórica, j'ai été
amenée à supposer que tout ce phénomène s'inscrivait non seulement dans l'évolution de
l'histoire en tant que discipline et du roman historique en tant que genre – mais aussi, dans une
perspective beaucoup plus vaste, dans l'évolution de la généricité comme façon d'approcher la
littérature. Les hypothèses inspirées de Fernando Aínsaii, l'effort admirable de Seymour
Mentoniii, la patience analytique de Celia Fernández Prietoiv, sans compter les analyses plus
récentes de María Christina Ponsv ou de Juan José Barrientosvi, mais aussi le refus d'autres
critiques à employer le terme de nueva novela históricavii – ne sont que des étapes de
l'évolution que l'histoire des genres a connue maintes fois. Cette hypothèse m'incite à présent
à réfléchir sur les normes et les paradoxes de la généricité – sans prétendre, bien entendu, à
épuiser le sujet, mais pour signaler quelques points qui me semblent importants.
Le développement de la circulation littéraire au cours de ces derniers siècles, dû à des
causes autant technologiques que sociales, a comme conséquence une multiplication extrême
des modèles génériques potentiels: l'activité générique très poussée des textes modernes
aboutit à une telle multiplication générique que les classifications sont très difficiles à établir.
On a trop souvent tendance à identifier la généricité à son régime de réduplication, alors que
le régime de la transformation poétique (donc l'écart générique) est tout aussi important pour
comprendre le fonctionnement de la généricité textuelle. Les deux régimes, apparemment
contradictoires, sont les deux faces d'une même fonction textuelle.
Le régime de la transformation générique est le meilleur terrain d'étude pour la
généricité. Dès qu'il y a transformation générique, la classification y voit soit le début d'un
genre nouveau, soit un texte a-générique (d'où la thèse que de grands textes ne seront jamais
génériques). L'étude de la généricité textuelle permet au contraire de montrer que les grands
textes se qualifient non pas par une absence de traits génériques, mais par leur multiplicité
extrême. Il y a généricité dès qu'il y a la confrontation d'un texte à son contexte littéraire, et
qu'elle fait surgir cette sorte de trame qui lie ensemble une classe textuelle, par rapport à
laquelle s'écrit le texte en question. L'un des critères à retenir est celui de la coprésence de
ressemblances à des niveaux textuels différents, par exemple au niveau modal, formel et
thématique.
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Robert Scholes, dont l'approche résolument pragmatique et pédagogique me séduit
particulièrement, part du principe que le processus de lecture tout comme celui de l'écriture
sont fondamentalement de nature générique – d'où sa définition du genre comme « patron »
ou « modèle » appliqué à la fois par les romanciers et les lecteurs:
What is a literary genre? It is a sort of template, used by both writers and readers, to allow for relatively
rapid composition and comprehension. That is, a writer composing a text in a recognized genre begins
with a template, preexisting form that leaves certain blanks to be filled inviii .
Le procès de l'écriture est générique dans le sens où tout écrivain conçoit sa tâche en fonction
de sa propre culture littéraire. Selon Scholes, chaque écrivain inscrit son travail dans une
tradition donnée :
Le plumitif ou le tâcheron – qu'ils écrivent des westerns télévisés en 1960 ou des romans élisabéthains en
1590 – tiennent pour un fait qu'ils se situent dans telle ou telle tradition et débitent des oeuvres (?) par
application des schémas formulaires. L'artiste de génie, pour sa part, enrichit la tradition d'une
contribution nouvelle parce qu'il prend conscience de possibilités qu'elle contenait mais qui étaient restées
jusque-là inaperçues, ou parce qu'il découvre de nouvelles manières de combiner des traditions
antérieures, ou de nouvelles manières d'adapter une tradition à la situation changeante du monde qui
l'entoure. Un écrivain peut bien prétendre [...] qu'il regarde dans son cœur et écrit, mais en réalité il ne
verra son cœur [...] qu'à travers des perspectives formelles dont il dispose.ix
Si l'écriture s'inscrit dans les limites de la tradition générique, il en va de même pour la
lecture. On peut donc supposer que la conception générique préliminaire que le lecteur se fait
d'un texte donné, est constitutive de tout ce qu'il comprend de ce texte par la suite. Dès qu'on
commence à lire, il apparaît une certaine hypothèse relative au genre, qui s'affine et se
reformule au fur et à mesure que la lecture avance. Tout en repérant les affinités que l'oeuvre
entretient avec d'autres qui utilisent le langage de la même manière, on cerne de plus en plus
près la nature unique de l'oeuvre en questionx. L'enfant doit d'abord apprendre ce que sont les
contes de fées avant de les écouter avec plaisir, tout comme il doit élaborer un sens de la
grammaire avant de pouvoir parlerxi. L'adulte doit savoir reconnaître le genre du texte à lire
afin de savoir le lire de la façon appropriée :
Dans le monde des adultes, des erreurs de lecture très graves, portant sur des textes littéraires, ainsi que la
plupart des erreurs de jugement critique, sont imputables à une mauvaise compréhension des genres chez
le lecteur ou le critique.xii
Scholes dit avoir tiré une leçon inoubliable d'un examen où un étudiant prié d'analyser
un poème anonyme lui a reproché un style fleuri et vieilli, mal adapté au monde contemporain
– or, il s'agissait en réalité d'un poème de William Shakespearexiii. Selon Scholes, une
fâcheuse tendance, fréquente chez les critiques, consiste à établir des normes peu appropriées
à l'appréciation des oeuvres littéraires. Reprocher à un poème de Shakespeare de mal s'adapter
au monde contemporain est aussi sensé que de reprocher à un nouveau roman historique de
s'éloigner de la « vérité historique ». Les raisons qui poussent à ce genre d'aberrations
critiques sont presque systématiquement liées à des manquements à la logique des genres et à
un monisme inconscient dans le domaine de l'appréciation littéraire, phénomène qui risque de
jeter le discrédit sur l'ensemble des efforts d'appréciation littéraire – ce qui correspond,
disons-le au passage, aux voeux des critiques conduits par Northrop Frye.
Rappelons que Frye cherche à définir la littérature et la critique littéraire en partant de
l'hypothèse que la littérature n'est pas plus le commentaire de la réalité que les mathématiques
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ne sont le commentaire numérique du monde extérieur – mais qu'elles contiennent leur propre
signification. Selon Frye, toute critique d'évaluation est sujette à distorsion à cause des
préjugés personnels et des modes changeantes du goût littéraire, et qu'elle est par conséquent
trompeuse et naïve. Il postule quatre types de critique qui doivent combiner leurs principes
afin de construire une anthropologie de l'imaginaire: une critique historique caractérise les
modes (tragique, comique, satirique), une critique éthologique s'attache aux symboles (mots,
phrases, images, motifs, signes); une critique rhétorique s'intéresse aux genres (épopée, prose,
drame ou poésie lyrique) et une critique archétypale débouche sur la théorie des mythes
littérairesxiv.
En partant des mêmes données et des mêmes prémisses que Northrop Frye, Robert
Scholes préfère tirer une conclusion différente : puisque même les meilleurs critiques de la
fiction littéraire sont sujets à l'erreur quand ils cherchent des principes d'appréciation qui
transcendent les barrières des genres, on devrait constamment essayer de se mettre à l'abri de
toute appréciation moniste et accorder une grande attention aux types génériques et à leurs
attributs respectifs. Scholes estime qu'une évaluation authentique, qui compare des oeuvres
ayant des affinités réelles dans leur forme et leur contenu, est tout à fait possible. L'invention
d'un nouveau terme générique est parfois utile, voire nécessaire :
I shall be arguing that by inventing a new generic notion, we can in fact read certain texts with greater
comprehension and appreciation, and also that these new filiations will help us to understand more
adequately the culture of the period. xv
Scholes fonde sa théorie de modes – types idéaux – sur l'idée que toutes les œuvres de fiction
son réductibles à trois tons fondamentaux, fondés sur trois rapports qui peuvent exister entre
un monde fictionnel et un monde de l'expérience. Or, un monde fictionnel peut être meilleur,
pire ou égal au monde de l'expérience. Cela implique des attitudes que nous pourrions
nommer romantiques, satiriques ou réalistes. La fiction peut nous livrer le monde déchu de la
satire, le monde héroïque de la romance, ou le monde mimétique de l'histoire.
Sur ce schéma: satire – histoire – romance, Scholes introduit ensuite une subdivision
suivante: satire – picaresque – comédie – histoire – sentiment – tragédie – romance. Ces
termes ne sont censés se rapporter ici qu'à la qualité du monde fictionnel. Du point de vue des
modes, ce qui importe n'est pas de savoir si une fiction s'achève par tel ou tel événement, mais
de savoir ce que cet événement nous dit sur le monde en question – et sur le nôtre.
Le monde « réel » (où nous vivons mais que nous ne comprenons jamais) est moralement neutre. Les
mondes fictionnels, au contraire, sont chargés de valeurs. Ils nous offrent un point de vue sur notre propre
situation, de sorte que en essayant de les situer, nous sommes engagés dans une quête de notre propre
situation. La romance nous propose des types de surhommes dans un monde idéal; la satire nous présente
des types de sous-hommes grotesques empêtrés dans le chaos; la tragédie nous offre des êtres héroïques
dans un monde qui donne un sens à leur héroïsme; dans la fiction picaresque, les protagonistes doivent
affronter un monde dont l'état chaotique va au-delà des limites de la tolérance humaine ordinaire, mais le
monde picaresque et le monde tragique nous offrent tous deux des personnages et des situations qui sont
plus proches du monde qui est le nôtre que ceux et celles de la romance et de la satire.xvi
Je m'arrêterai là: non parce que les suggestions de Scholes ne me séduisent pas, mais
parce que je crains d'omettre d'autres noms influents et d'autres idées significatives. En effet,
comme je l’évoquais précédemment, la question de généricité est particulièrement
intéressante dans sa dimension dynamique. Le processus de compréhension qu'est devenue la
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théorie des genres est en réalité une recherche incessante sur le contrat passé entre l'écrivain et
son lecteur, et sur la conséquence de ce contrat qui s'appelle genre littéraire. J'avoue
néanmoins avoir quelques réticences à me pencher sur la question des genres, dont
l’extraordinaire complexité surpasse mon modeste bagage d'érudition: d'autres l'ont fait avant
moi et ont pointé plusieurs aberrations.
Karl Viëtor remarque par exemple que le concept de « genre » n'a pas un emploi aussi
unifié qu'il le faudrait pour pouvoir progresser sur ce terrain difficile : en effet, on faisant une
allusion aux « genres » on pense à la fois soit à l'épopée, de la poésie et du drame, soit par
exemple au roman ou au roman historiquexvii. S'il en est ainsi, c'est parce que les genres
littéraires sont des produits artistiques dont l'origine historique est des plus obscures. D'autant
plus que la confusion théorique commence dès la fameuse théorie tripartite des trois genres
fondamentaux: épique, dramatique et lyrique, attribuée à Platon, voire Aristote, et laquelle –
Genette ne manque pas de le souligner – est une erreur historique que chaque critique
littéraire devrait garder à l'esprit comme leçon, comme un significatif accident de parcoursxviii .
Si l'on suit la terminologie proposée par Genette, la généricité (appelée architextualité)
n'est qu'un des aspects de la transtextualité qui comprend plusieurs catégories:
o la paratextualité – rapports d'un texte à son paratexte (titre, sous-titre, contexte
externe);
o l'intertextualité – citations, allusions etc.
o l'hypertextualité – rapports imitation/transformation entre deux textes ou entre un texte
et un style
o la métatextualité – rapports entre un texte et son commentaire
o l'architextualité – la généricité, les types de discours et les modes d'énonciationxix.
La différence entre l'architextualité et d'autres formes de la transtextualité se résume à une
lacune au niveau du texte de référence (pas d'architexte au sens propre) : or, chaque
hypertexte possède un hypotexte, chaque intertexte se réfère à un texte cité, chaque paratexte
a un texte qu'il enveloppe, chaque métatexte renvoie à son texte objetxx.
Selon Claudio Guillén, les genres sont, comme phénomène, aussi persistants que
transitoires : persistants, parce que leur fonctionnement a été testé et approuvé; transitoires –
car ils disparaissent ou se font remplacerxxi. Mais la multiplicité des genres le rend perplexe:
Ante la variedad de los estudios literarios, la multiplicidad de sus géneros o subgéneros, una primera
mirada de conjunto percibe un grado inquietante de indeterminación. ¿Cuáles son sus límites? [...] Se
vuelve indispensable algo como un mapa pedagógico del país, un Michelin de la disciplina, que oriente y
guíe los pasos del caminante inexperto, como también los del viajero experimentado.xxii
La réponse de Käte Hamburger est non pas un « Michelin de la discipline », mais sa Logique
des genres littéraires – qui s'apparente, selon Genette, à une linguistique élargiexxiii . La
question des genres littéraires nous renvoie, chez Hamburger, à la question de ce qu'est la
littérature. Elle remarque que le recours au critère esthétique (par exemple « poésie » égale
« ce qui est en vers ») est devenu hasardeux, laissant les textes, voire les « genres », entrer et
sortir du champ littéraire au gré des appréciations individuelles et collectives : selon les
critiques, selon les lecteurs, selon l'époque, la culture, le style – tel texte ou tel genre révèlera
du littéraire ou non.
A cette attitude subjective de l'esthétique littéraire s'oppose la logique des genres
littéraires selon Käte Hamburger, qui se propose de dresser une liste des genres, ou de types
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de production verbale, dont l'appartenance à la littérature soit incontestable, indépendamment
de toute évaluation esthétiquexxiv . Voilà pourquoi la littérature au sens fort se réduit à un
ensemble de genres – et sa logique de la littérature est la logique des genres littéraires. Son
critère est fondé sur une différenciation des types de fonction du langage : l'usage littéraire
versus l'usage courant qui en compte trois (historique, théorique et pragmatique). Voici les
conséquences de ces choix, qui ont d'ailleurs soulevé maintes controverses :
o l'exclusion hors du champ de la fiction du roman à la première personne – car c'est de
l'autobiographie
o la caractérisation du poème lyrique comme énoncé de la réalité, au même degré que
les énoncés de la vie quotidienne
o l'absence du narrateur dans le récit de fiction (car il est impossible d'étudier le récit de
fiction à la fois comme récit et comme fiction)
o la valeur atemporelle des temps grammaticaux en régime de fiction.
Wolf Dieter Stempel estime également que quiconque se penche sur le problème de la
définition d'un genre historique aura intérêt à se prononcer sur le statut du texte littéraire. Or,
dans la théorie de l'esthétique littéraire développée par l'école de Prague, à qui on doit des
réflexions profondes sur la fonction sémiotique de l'oeuvre littéraire, celle-ci se trouve divisée
en deux états:
o le texte-chose ou artefact représente l'oeuvre dans son aspect exclusivement matériel
et virtuel;
o l'objet esthétique est produit de la « concrétisation » de l'oeuvre par le lecteur qui lui
donne un sens conformément avec les normes ou codes de son époque.xxv
Quel que soit le changement, parfois déroutant pour le public, de la configuration sémiotique
du texte, son fonctionnement demande toujours à être sanctionné par la réception qui relie le
texte au monde de celui qui le lit. La théorie de la réception s'appuie sur la conviction que
toute concrétisation, qu'elle soit contemporaine de la production du texte ou postérieure, ne
saurait actualiser la totalité des ressources qu'un texte est supposé offrir. Sélection par rapport
au potentiel sémiotique de l'artefact, elle n'en est pas moins limitation dépendante du vaste
système des codes collectifs – linguistique, littéraire, socioculturel – qui définissent la
situation historique du récepteur.
Rien n'empêche de parler dans ce cas d'un conditionnement « générique » de la
concrétisation, puisque les données qui la commandent au départ articulent à un niveau plus
général ce qui s'introduit sous forme de conventions dans la constitution d'un genre historique.
Loin d'effacer le côté générique du signifié qu'elle produit, la concrétisation le met au
contraire en relief.
La réception d'un texte littéraire, si l'on accepte de l'identifier à la concrétisation et à l'actualisation, est
essentiellement un processus générique et en cela dans un double sens: par rapport aux conditions dont il
se réclame (conditions dont dépendent sa constitution aussi bien que son accomplissement) et par rapport
à son résultat, c'est-à-dire au modèle auquel il aboutit. [...] On peut donc avancer que la réception littéraire
est, en dernière analyse, l'expérience de la production sémiotique d'une nouvelle configuration générique.
C'est par l'intermédiaire de cette configuration que l'art, pour ainsi dire, rejoint la vie.xxvi
Le texte en tant qu'expression ne recevra son investissement qu'à la condition de se voir
attribuer un statut générique, c'est-à-dire de se constituer en modèle de la réalité: le
fonctionnement des modes se fait sur la base de ce modèle et non pas sur celle de l'expression.
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La réception n'est pas sans se répercuter sur l'expérience du récepteur.
Selon Tzvetan Todorov, la théorie traditionnelle des genres a deux facettes, qui sont en
réalité complémentaires:
o on réfère des oeuvres littéraires spécifiques à certains types idéaux, dans lesquels
résident les potentialités et l'essence de chaque genre;
o on construit, à partir des données fournies par l'expérience, une idée de types généraux
qui s'appuie sur des liaisons historiques entre des oeuvres spécifiques et des traditions
qu'il est possible d'identifierxxvii .
Une théorie idéale des genres devrait concilier ces deux méthodes. Mais Todorov remarque
par ailleurs la dissolution des genres:
Ce serait même un signe de modernité authentique chez un écrivain, qu'il n'obéisse plus à la séparation
des genres.xxviii
En réalité ce ne sont pas les genres qui ont disparu: mais les genres traditionnels, les genres du
passé. Que l'oeuvre désobéisse à son genre – pour prendre encore l'exemple du roman
historique – ne le rend pas inexistant. Non seulement, pour être une exception, l'œuvre a
besoin d'une règle, mais aussi, dès qu'elle est reconnue dans son statut exceptionnel, cette
oeuvre devient une règle à son tour.
Il n'y a jamais eu de littérature sans genres, c'est un système en continuelle transformation, et la question
des origines ne peut quitter, historiquement, le terrain des genres mêmes : dans le temps, il n'y a pas
d' « avant » genres.xxix
Sensible à la complexité du problème, Jean-Marie Schaeffer énumère et analyse
quelques paradoxes liés à la passionnante problématique du genre. Selon lui, la plupart de
théories génériques ne sont pas des théories littéraires mais des théories de la connaissance,
qui débouchent sur des discussions d'ordre ontologique. Par exemple, la question:
o « Qu'est ce qu'un genre? » (qui peut donner lieu, bien entendu, à des réponses
multiples) n'est souvent rien d'autre qu'un forme abrégée de la question suivante:
o « Quelle est la relation qui lie le texte au genre? » – ce qui signifie à la fois:
o « Quelle est la relation qui lie le texte concret à un genre en question? » mais aussi,
d'une façon plus générale:
o « Quelle est la relation qui lie les textes aux genres? »
Or, à ce moment-là Schaeffer entend résonner une question toute autre, plus philosophique
que littéraire, qui concerne les relations entre les phénomènes empiriques et les concepts. Car
à partir du moment où le débat sur la théorie générique devient une querelle des universaux,
l'enjeu de ce débat n'est plus littéraire ni même épistémologique, mais ontologique – et ses
principaux protagonistes sont le réalisme et l'idéalisme, ou encore le constructivisme, mais
plus tellement la littérature.
Et si les trois courants transforment le discours générique en un discours ontologique,
c'est parce qu'ils se concentrent autour de la construction d'une dichotomie entre textes et
genres:
Pour pouvoir se poser la question sur des rapports ontologiques entre textes et genres, il faut d'abord les
avoir constitués en une extériorité réciproque. Une telle extériorité réciproque à son tour ne s'impose que
si on réifie le texte, c'est-à-dire si on le considère comme un analogon d'objet physique, et si on voit dans
le genre un terme transcendant « portant sur » cet objet quasi physique. xxx
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Jean-Marie Schaeffer dénonce donc l'extériorité générique – une procédure qui est trop
souvent une projection rétrospective et qui consiste à produire la notion d'un genre non à
partir d'un réseau de ressemblances existant entre un ensemble de textes, mais en postulant un
texte idéal dont les textes réels ne seraient que des dérivés plus ou moins conformes.
Mais si nous en restons au niveau de la phénoménalité empirique, la théorie des genres
est tout simplement censée rendre compte d'un ensemble de ressemblances textuelles,
formelles et surtout thématiques: or, ces ressemblances peuvent parfaitement être expliquées
en définissant la généricité comme une composante textuelle, et les relations génériques –
comme un ensemble de réinvestissement, plus ou moins transformateur, de cette même
composante textuelle. La littérature est par définition institutionnelle et la généricité peut
parfaitement être expliquée par un jeu de répétitions, d'imitations, d'emprunts d'un texte par
rapport à d'autres textes.
Selon Schaeffer, la problématique générique peut être abordée sous deux angles
différents, complémentaires mais distincts – le genre en tant que catégorie de classification
rétrospective et la généricité en tant que fonction textuelle :
La constitution du genre est étroitement dépendante de la stratégie discursive du métatexte (du théoricien
de la littérature, donc): c'est lui qui choisit, du moins partiellement, les frontières du genre, c'est lui qui
choisit le niveau d'abstraction des traits qu'il retiendra comme pertinents, c'est lui enfin qui choisit le
modèle explicatif. [...] Il va de soi qu'au niveau de la classe de textes retenue on a affaire à de simples
ressemblances de famille – Familienähnlichkeiten, pour reprendre un terme de Wittgenstein. C'est sur
cette base que s'exerce la stratégie discursive du théoricien, c'est-à-dire, de nos jours du moins,
l'élaboration d'une matrice de compétence permettant de générer les invariants textuels. xxxi
L'emploi du terme « matrice des compétences » indique la tendance, assez répandue, à
projeter le texte idéal construit sur l'empiricité actuelle et à postuler que les textes ont été
générés à partir de cette matrice de compétence. Or, Schaeffer y voit une erreur logique et
propose immédiatement de distinguer la généricité du genre, considérée comme une pure
catégorie de la classification, et fondée toutefois sur la textualité puisqu'il s'exerce sur des
ressemblances textuelles.
Le genre appartient au champ des catégories de la lecture, il structure un certain type
de lecture, tandis que la généricité est un facteur productif de la construction de la textualité.
D'une part, le genre est une catégorie de la lecture, qui contient une composante prescriptive,
le genre est donc bien une norme – mais une norme de lecture. D'autre part, dans la plupart
des cas, la généricité ne résulte pas de l'application d'un algorithme métatextuel, mais d'une
reprise plus ou moins transformatrice de l'ossature de l'un ou plusieurs hypotextes. En tant que
modèle de lecture, la transtextualité permet une prise en compte de la dimension
institutionnelle de la littérature en tant qu'ensemble de réseaux textuels.
Le texte fonctionnant comme modèle générique est présent dans le texte par rapport
auquel il remplit cette fonction en tant qu'ossature formelle, narrative, thématique,
idéologique etc. Voilà pourquoi la relation architextuelle postulée par Genette est basée, selon
Schaeffer, sur une relation d'hypertextualité de fait. Si la norme de lecture se fonde toujours
sur des relations textuelles, la relation hypertextuelle spécifique de la généricité – dans la
mesure où elle implique en général plusieurs hypotextes – présuppose la constitution d'une
norme de lecture appliquée à ces hypotextes, donc la constitution d'un genre, norme
transformée en algorithme spécifique. Chaque texte a ainsi son propre genre.
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Si depuis des dizaines d'années aucune tentative n'a été entreprise pour intégrer les
genres littéraires d'une époque dans l'ensemble des manifestations synchroniques, cela tient
peut-être au fait que l'étude normative des genres est tombée dans un profond discrédit et que
toute systématisation a été qualifiée de simple spéculationxxxii . Le paradoxe principal du genre
consiste en ce que nous ne pouvons pas décider de ce qui appartient à un genre sans savoir
déjà ce qui est générique – or, si l’on se réfère à l'exemple des classifications du « nouveau
roman historique » proposées par Fernando Aínsa ou Seymour Menton, il est difficile de
déterminer ce qui est générique sans reconnaître les éléments qui appartiennent à un genre.
Comme l’écrivait Wilhelm Dilthey:
C'est à partir des mots séparés et de leurs liaisons que le tout d'une oeuvre doit se comprendre, et pourtant
la pleine compréhension de l'élément individuel présuppose déjà celle du tout. Ce cercle se reproduit dans
le rapport qui unit l'oeuvre individuelle à la forme d'esprit et à l'évolution de son auteur, et de même il fait
retour dans le rapport qui unit cette oeuvre au genre littéraire dont elle fait partie.xxxiii
Il est évident que l'histoire d'un genre ne peut avancer qu'en répétant le processus de
croissance, en le comprenant et en le représentant. Il s'agit de quelque chose de vivant qui se
transforme: et parfois c'est justement une nouvelle forme « impropre » sortie du genre
traditionnel qui, au cours de l'histoire, provoquera un mouvement de sens inverse et tendra à
ranimer les vertus créatrices d’un genre traditionnel refoulé.
Jauss estime néanmoins qu'aussi longtemps que l'on essaiera d'adapter l'histoire des
genres au schéma évolutionniste de l'ascension, de l'apogée et de la décadence, la variabilité
des manifestations historiques posera des difficultés à la théorie des genres. En remplaçant le
concept substantialiste de genre – en tant qu'idée apparaissant dans chaque individu et ne
pouvant que se répéter en tant que genre – par le concept historique de continuité, la relation
du texte singulier avec une série de textes qui constituent le genre apparaît comme un
processus de création et de modification continue d'un horizon:
Le nouveau texte évoque pour le lecteur (l'auditeur) l'horizon d'une attente et de règles qu'il connaît grâce
aux textes antérieurs, et qui subissent aussitôt des variations, des rectifications, des modifications ou bien
qui sont simplement reproduits. La variation et la rectification délimitent le champ, la modification et la
reproduction définissent les limites de la structure du genre. xxxiv
L'historicité d'un genre littéraire se manifeste alors dans le processus de création de la
structure, ses variations, son élargissement et les rectifications qui lui sont apportées, et cela
jusqu'à l'épuisement du genre ou à son remplacement par un genre nouveau.
La dernière étape d'une théorie des genres littéraires devrait permettre de constater
qu'un genre existe aussi peu pour lui seul qu'une oeuvre individuelle. Le postulat de Jauss
d'une historisation du concept de forme exige que l'on se débarrasse de l'idée d'une
juxtaposition de genres clos sur eux-mêmes et que l'on cherche leurs interrelations, qui
constituent le système littéraire à un moment historique donné. Du point de vue diachronique,
l'alternance historique concernant la phase de domination d'un genre se divise en trois phases
qui s'enchaînent:
o canonisation,
o création d'automatismes;
o changement de fonctions.
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Ou, selon Henri Focillon, qui propose aussi une théorie des différentes étapes de
l'évolution formelle : âge expérimental, classique, raffiné et baroquexxxv . Les genres à succès
d'une époque – comme le roman historique du 19e siècle – perdent leur efficacité parce qu'ils
sont continuellement reproduits. Ils sont alors supplantés par des genres nouveaux et
repoussés à la périphérie jusqu'à une modification structurelle, incertaine mais souvent
possible grâce à l'adoption de matériaux ou de fonctions empruntés à d'autres genres. Pour
terminer, j'ajouterai que la floraison incontestable du nouveau roman historique en Amérique
Latine en est la preuve.
_________
Notes bibliographiques
i
D. Maingueneau, Le contexte de l'œuvre littéraire. Enonciation, écrivain, société, Paris, Dunod,
1993, p. 66.
ii
F. Aínsa, Reescribir el pasado. Historia y ficción en América Latina, Mérida, CELARG & Ediciones
El otro, el mismo, 2003, 190 p.
iii
S. Menton, La Nueva Novela Histórica de la América Latina 1979 - 1992, México, Fondo de
Cultura Económica, 1993, 311 p.
iv
C. Fernández Prieto, Historia y novela: poética de la novela histórica, Pamplona, Ediciones
Universidad de Navarra S.A., 1998, 240 p.
v
M. C. Pons, Memorias del olvido. La nueva novela histórica de fines del siglo XX, México-Madrid,
Siglo Veintiuno Editores, 1996, 285 p.
vi
J. J. Barrientos, Ficción–historia. La nueva novela histórica hispanoamericana, México,
Universidad Nacional Autónoma de México, 2001, 218 p.
vii
P. ex. Ch. Singler dans son étude Le roman historique contemporain en Amérique latine. Entre
mythe et ironie (Paris, L'Harmattan, 1993, 208 p.), évite soigneusement d'employer le terme de
« nouveau roman historique ».
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Marta Cichocka
« L’histoire, le roman, le genre »
viii
SYNERGIES POLOGNE, N° 1, 2005
R. Scholes, The Crafty Reader, New Heaven & London, Yale University Press, 2001, p. 143.
« Template » est employé dans le sens de « gabarit, modèle, patron » (Cf. Le Robert & Collins Grand
dictionnaire anglais – français, Glasgow & Paris, 2000.)
ix
R. Scholes, « Les modes de la fiction », in Théorie des genres, G. Genette & T. Todorov, (dir.) Paris,
Seuil, 1986, p. 78. Il s'agit d'un extrait de « Towards a structuralist Poetics of Fiction », in
Structuralism in Litterature, an Introduction, Yale University Press, 1974, p. 129-138.
x
E. D. Hirsch, Validity of Interpretation, New Haven & London, Yale University Press, 1967, p. 74.
xi
U. Eco tient un discours semblable : « Un enfant parle très bien sa langue maternelle et pourtant il ne
saurait en écrire la grammaire. Mais le grammairien n'est pas le seul à connaître les règles de la langue
parce que l'enfant, ans le savoir, les connaît très bien aussi: le grammairien est celui qui sait pourquoi
et comment l'enfant connaît la langue. » (U. Eco, « Apostille au Nom de la rose » (trad. M. Bouzaher),
in Le nom de la rose (trad. J.-N. Schifano), Paris, Grasset & Fasquelle, 1985, p. 513-514.)
xii
R. Scholes, « Les modes de la fiction », in Théorie des genres, op. cit., p. 79.
xiii
Cf. R. Scholes, « Light Reading. The Private-Eye Novel as a Genre» in The Crafty Reader, New
Heaven & London, Yale University Press, 2001, p. 138-182.
xiv
N. Frye, Anatomie de la critique (1957), (trad. G. Durand), Paris, Gallimard, 1969, 454 p.
xv
R. Scholes, The Crafty Reader, op. cit., p. 107.
xvi
R. Scholes, « Les modes de la fiction », in Théorie des genres, op. cit., p. 82-83.
xvii
Cf. K. Viëtor, « L'histoire des genres littéraires », in Théorie des genres, op. cit., p. 10.
xviii
Cf. G. Genette, « Introduction à l'architexte », in Théorie des genres, op. cit., p. 89-159. La mise en
forme de la théorie tripartite ne serait en effet que le fruit de travail de l'abbé Batteux et publiée sous le
titre éloquent: « Que cette doctrine est conforme à celle d'Aristote », in Beaux Arts réduits à un même
principe, à Paris, chez Durand, 1746, 291 p.
xix
G. Genette, ibidem, 89-159.
xx
Cf. J.-M. Schaeffer, « Du texte au genre » in Théorie des genres, op. cit., p. 195-196.
xxi
C. Guillén, « On the Uses of Literary Genre» in Literature as System, Princeton, Princeton
University Press, 1971, p. 107-134.
xxii
C. Guillén, Entre el saber y el conocer. Moradas del estudio literario, Valladolid, Universidad de
Valladolid, 2001, p. 39.
xxiii
G. Genette, « Préface » in K. Hamburger, Logique des genres littéraires (1977), (trad. P. Cadiot),
Paris, Seuil, 1986, p. 14.
xxiv
K. Hamburger, Logique des genres littéraires (1977), (trad. P. Cadiot), Paris, Seuil, 1986, 312 p.
xxv
W. D. Stempel, « Aspects génériques de la réception », in Théorie des genres, op. cit., p. 164.
xxvi
W. D. Stempel, « Aspects génériques de la réception », op. cit. p. 170.
xxvii
T. Todorov, « L'origine des genres », in Les genres du discours, Paris, Seuil, 1978, p. 44-60.
xxviii
T. Todorov, « L'origine des genres », op. cit. p. 44.
xxix
T. Todorov, ibidem, p. 47.
xxx
Cf. J.-M. Schaeffer, « Du texte au genre » in Théorie des genres, op. cit., p. 184.
xxxi
Cf. J.-M. Schaeffer, ibidem, p.199.
xxxii
H. R. Jauss, « Littérature médiévale et théorie des genres », in Théorie des genres, op. cit., p. 59.
xxxiii
W. Dilthey, Die Entstehung der Hermeneutik, Schriften, 1900, vol. V, p. 330, cité par K. Viëtor,
« L'histoire des genres littéraires », in Théorie des genres, op. cit., p. 29-30.
xxxiv
H. R. Jauss « Littérature médiévale et théorie des genres », in Théorie des genres, op. cit., p. 49.
xxxv
H. Focillon, consulté dans son édition américaine, The Life of Forms of Art, New York, Zone,
1989, p. 52.
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