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L'actualité de la métaphysique

Interview about "Du sens des choses. L'idée de la métaphysique" (Paris, PUF, 2013), published in Philo & Cie, n° 7, janvier-avril 2014, p. 46-49.

Paru dans Philo & Cie. Magazine de philosophie et de sciences humaines et sociales, n° 7 janvier – avril 2014, p. 46-49. Actualité de la métaphysique Entretien avec Jean Grondin Giovanni Calabrese : Jean Grondin, vous êtes professeur de philosophie à l'université de Montréal. Spécialiste de d'herméneutique et de métaphysique, vous avez consacré des travaux importants à Emmanuel Kant, Martin Heidegger, Hans-Georg Gadamer (que vous avez également traduit) et Paul Ricœur, auquel vous venez de dédier un «Que sais-je?». Mais vous avez également publié récemment un ouvrage sur la métaphysique, Du sens des choses. Si vous permettez, il y a une question un peu irrévérencieuse qui m'est spontanément venue à l'esprit à cet égard. Le simple mot de métaphysique évoque quelque chose de mystérieux, d'éminent et en même temps d'inutile et de suranné. Son prestige me semble-t-il s'est évanoui et la déférence qu'on a déjà eu à son endroit a cédé souvent le pas à la moquerie attendrie. A-t-elle encore une actualité? J. G. : Merci d’abord de votre question et de cet entretien. En philosophie, les bonnes questions sont toujours un peu irrévérencieuses. La métaphysique est capable d’en prendre. Votre question est d’abord métaphysique: car c’est la métaphysique qui nous a appris à distinguer ce qui était mystérieux de ce qui était clair et bien fondé, ce qui était « éminent » (ça on le lui accordera!) de ce qui l’était un peu moins, donc ce qui était inutile de ce qui ne l’était pas, mais c’est aussi elle qui nous a appris la valeur toute relative du critère de l’utilité immédiate (la grande vertu des sciences théoriques est justement de ne pas y être subordonnées). Il y a tout de même aussi assez longtemps qu’on dit qu’elle est surannée et qu’elle a cédé le pas à la moquerie (Kant, après plusieurs penseurs des Lumières, l’écrivait à la première page de sa Critique et Descartes, tout en publiant des Méditations métaphysiques, se moquait parfois volontiers de la métaphysique; l’autodérision est toujours une affaire assez saine). De la métaphysique, je ne dirais pas seulement qu’elle est actuelle, mais qu’elle est indispensable. Pour deux raisons, très rapidement. D’une part, c’est elle qui porte à son accomplissement la recherche des raisons (ultimes, si l’on veut) qui caractérise depuis toujours la philosophie. Descartes disait justement de la philosophie qu’elle était comme un arbre dont les racines sont la métaphysique. Cela reste vrai. Toute philosophie a des racines métaphysiques. Les meilleures les portent à la conscience. D’autre part, les principales questions de la philosophie, je n’y peux rien, sont à peu près toutes métaphysiques, en commençant aujourd’hui par celle du sens de l’existence. C’est à cause de ces questions que l’on étudie la philosophie depuis 2500 ans. Ce que l’on retient des philosophies de Platon, Aristote, Plotin, Descartes ou Kant, ce ne sont pas leurs découvertes scientifiques, qui ont assez mal vieilli, c’est le plus souvent leur métaphysique. G. C. : La philosophie, vous le rappelez, a à plusieurs reprises essayé de dépasser la métaphysique (Kant et Heidegger, par exemple), tenue chaque fois pour faire fausse route dans l'interrogation sur la nature des choses. C'est au tour de l'herméneutique d'essayer de renouveler la perspective. Ainsi par exemple, on ne s'interroge plus sur l'«être en tant qu'être», mais sur le «sens des choses». Pourquoi ce déplacement et quel bénéfice y trouve-t-on? J. G. : Pour commencer par Kant et Heidegger. Ce ne sont bien sûr que les deux critiques les plus emblématiques et les plus influents de la métaphysique. Ce qu’il y a tout de même d’assez frappant, c’est que les deux ne veulent dépasser une certaine métaphysique que pour en rendre une nouvelle enfin possible. Kant veut préparer le terrain à (et élabore de fait) une métaphysique de la nature et des mœurs, dont il est évident qu’elle répond aux questions de la métaphysique spéciale sur l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme, et Heidegger veut dépasser la métaphysique, trop centrée selon lui sur l’explication des choses, pour réveiller la question de l’être. Difficile de soutenir que ce n’est pas là une question métaphysique, car c’est Aristote qui dit de la métaphysique (ou de ce qu’il appelle la philosophie première) qu’elle est la science de l’être en tant qu’être. Je ne dirais donc pas de la philosophie qu’elle ne s’interroge plus sur l’être en tant qu’être, elle le fait encore et ne peut pas ne pas le faire (Heidegger en est un exemple, il faudrait en nommer tant d’autres). En général, je me méfie, peut-être par esprit de contradiction (dont on sait qu’il est développé en philosophie), de ces formules qui proclament que l’on ne se pose plus telle ou telle question. En philosophie, les bonnes questions ont le don de rebondir. C’est tant mieux si on se pose aujourd’hui la question du sens des choses. C’est cette idée qui a donné sens à tout mon projet (d’où le titre, évidemment). J’aime beaucoup cette formule que j’entends d’abord au sens subjectif du génitif : ce sont les choses elles-mêmes qui sont sensées ou qui affichent un certain sens, un ordre ou une finalité. C’est une idée importante parce que cette évidence du sens (ou de la raison du monde, si vous préférez) a fondé toute la métaphysique et porte encore notre conception de la science et de l’éducation. Or ce sens en est un que nous pouvons sentir ou « pressentir ». On passe alors au sens plus objectif du génitif (qui désigne alors la capacité que nous avons d’appréhender ce sens) : nous sommes des êtres sentants, pressentants, et ce que nous sentons sans cesse, de tous nos sens, en commençant par notre intelligence que la métaphysique a toujours comprise comme un pouvoir de sentir, c’est le sens des choses. Nous n’en avons cependant, au grand jamais, une maîtrise totale. C’est pourquoi je parle « du » sens des choses au sens partitif de la particule « du ». Nous en devinons quelque chose, jamais tout. Nous profitons donc nécessairement des autres perspectives sur le sens des choses. C’est ici que l’herméneutique, si vous voulez, vient seconder la métaphysique. G. C. : Le développement des savoirs, sciences de la nature aussi bien que sciences humaines et sociales, s'est accompagné d'une réflexion sur la nature de ces savoirs, sur leur vérité, sur la constitution même des objets qui retiennent leur attention. Cette réflexion est à la fois méthodologique, épistémologique, politique, etc. Est-ce que la métaphysique peut ajouter quelque chose à la compréhension du monde dont nous munissent déjà les disciplines scientifiques? Quoi? J. G. : Elle fait plus qu’ajouter, elle rend possibles toutes ces interrogations puisque la métaphysique se distingue par son pouvoir de l’interrogation radicale (sur la vérité, que vous évoquez très justement, sur les fondements de la science, de la politique, etc.; ces questions ne relèvent pas comme telles de la science ou de la politique stricto sensu, mais de la métaphysique). Or, ce que la métaphysique permet surtout de développer, c’est d’abord et avant tout ce que vous appelez, très heureusement, une « compréhension du monde » digne de ce nom. Vous en connaissez qui ne soient pas métaphysiques ? G. C. : Dans le résumé que vous faites de la métaphysique «en acte» de Heidegger (par opposition à la «métamétaphysique» qu'on pratique quand on critique d'autres systèmes métaphysiques), vous mettez en évidence qu'elle reste «théologique», en ceci qu'elle cultive elle aussi le souhait de faire entendre la divinité du divin. Est-ce qu'une métaphysique herméneutique échappe, elle, à la tentation «religieuse»? Toute métaphysique ne doit-elle pas garder, dans l'économie de son système, une place pour Dieu? J. G. : Grande question, bien sûr. Est-ce que la métaphysique herméneutique échappe à la tentation religieuse ? Parler de « tentation », c’est évidemment reconnaître que quelque chose est tentant. Mais elle y résiste parce que la métaphysique se comprend comme une entreprise rationnelle (j’y insiste toujours) et que tout dans la religion ne relève peut-être pas de la raison. En ce sens, il n’y a pas de religion en métaphysique (même s’il faudra peut-être réapprendre un jour à parler de religion de façon moins épidermique ou méprisante que ce n’est le cas dans nos débats actuels). Il est peut-être plus indiqué de parler du « théologique » parce que, justement, la métaphysique (et la philosophie) l’a toujours fait. Qu’est-ce que le « théologique » ? C’est l’horizon ultime du sens que laisse espérer l’expérience constante du sens. Bref, c’est cette partie de la philosophie (ou de la raison humaine) qui répond à la question de Kant « que m’est-il permis d’espérer ? » (comme vous le savez, lorsque Kant discute de ses trois célèbres questions dans sa Critique, c’est celle-là qui accapare toute son attention). La question est-elle stupide ? À mon sens, toute philosophie doit d’une certaine manière avancer une réponse à cette question. Dieu merci, il y en a plusieurs. G. C. : Sans vouloir en faire des disciplines pratiques, je suppose que ni l'herméneutique ni la métaphysique ne se déploient après avoir mis entre parenthèses la réalité historique des choses. Que peuvent-elles nous apprendre à cet égard? Peut-on attendre d'elles qu'elles contribuent à la clarification des choses, à la formation de notre jugement? Est-ce que leur discours se fait entendre ou reste-t-il en retrait? J. G. : On ne peut pas dire de l’herméneutique qu’elle ne s’intéresse par à la réalité historique des choses (pensez à Dilthey, Heidegger, Gadamer et Ricœur qui ont tous érigé l’histoire au rang de principe). Quant à la métaphysique, ce qui la caractérise c’est justement sa richissime histoire qui a porté toute notre civilisation occidentale (et qui rend possible le dialogue avec les autres civilisations). Ce n’est pas pour rien qu’elle forme le tronc commun de toute formation philosophique sérieuse. Cette histoire comprend pour nous les critiques de la métaphysique, car ses plus célèbres critiques sont souvent ses plus rigoureux praticiens (Aristote, Descartes, Kant, Heidegger). C’est pourquoi la métaphysique n’incarne pas pour moi un système intemporel, une affaire de manuel, elle est un entretien, de longue durée, sur le sens des choses. La plus belle illustration s’en trouve dans « L’école d’Athènes » de Raphaël, qui me sert de point de départ : elle montre un jeune Aristote dialoguant avec son maître Platon sur le sens des choses, en présence de tous les grands penseurs de l’Antiquité et ceux du présent qui poursuivent cet entretien qui donne vie à la métaphysique. G. C. : Finalement on en vient à penser que la métaphysique exige qu'on retrouve le sens immédiat des choses, qu'on se situe dans l'immanence de la vie, ce en quoi en somme elle se détruit elle-même pour devenir poème, prière, instinct ou silence. Est-ce qu'on aurait tort? J. G. : À condition, bien sûr, d’entendre la destruction en un sens positif, ce qui est assez courant de nos jours (en citant obligatoirement le mot de René Char : « et si tu dois détruire, que ce soit avec des outils nuptiaux »). De-struere veut justement dire que l’on retire les strates ou les amas (strues) qui se sont superposés aux choses et qui ont fini par les recouvrir. On détruit alors l’échafaudage scolastique pour redécouvrir le sens et la poésie de la vie elle-même. Il y a donc toujours un peu de poésie et d’instinct (la notion de sens en est d’ailleurs très voisine, quand on parle notamment du sens comme d’une sensibilité pour ceci ou pour cela : le sens du tact, de l’écoute, le sens de l’humour, le sens des réalités concrètes) en métaphysique, qui permet à la structure conceptuelle de s’effacer pour nous aider à retrouver le sens des choses. Vous avez raison de dire que d’excellents philosophes ont parlé ici du silence. Or ce silence veut toujours dire quelque chose. C’est pourquoi je pense que ce dont on ne peut pas parler, il faut justement s’efforcer de le dire ou de le balbutier. Je ne sais pas s’il y a de la prière en métaphysique, laquelle relève davantage du discours religieux. À moins d’entendre la prière comme une exhortation, comme « prière de penser » (comme dans l’expression « prière d’insérer » ou « prière de ne pas déranger »). Cette « prière de penser » habite tout concept métaphysique. Cette supplication n’est pas adressée à Dieu, mais au lecteur et à soi-même, parce qu’aucun Dieu ne fait de la philosophie, dit Platon en plein Banquet. G. C. : Une dernière question, si vous permettez, inspirée par la dédicace de votre livre. Vous dédiez en effet l'ouvrage à «Copain», je suppose qu'il s'agit de votre chien. Vous dites qu'il vous a appris à «admirer le sens des choses». G. C. : C’est effectivement notre chien et il y a longtemps que je voulais lui dédier quelque chose. En toute rigueur, l’ouvrage aurait voulu être dédié « à mes Copains » (mais on aurait mal compris…) parce que mon premier chien s’appelait aussi Copain (mes parents sont évidemment responsables du nom). Je lui dois aussi beaucoup. Lorsque j’étais très jeune, je devais avoir entre deux ou trois ans parce que je ne m’en souviens que très vaguement, j’ai eu l’étourderie de me risquer sur la glace fraîche d’un lac ou d’une rivière qui se trouvait près de chez nous (j’étais aventureux et quand on choisit d’étudier la philosophie, on l’est toujours un peu). La glace a craqué et le courant m’a emporté sous la glace. Il y avait des témoins estomaqués qui se tenaient à une saine distance. Copain a eu le sens de comprendre ce qu’il fallait faire, il a plongé dans l’eau glacée et m’a repêché par le collet. Disons que je lui dois plus qu’un livre.