Lingua 112 (2002) 435–464
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Le statut des voyelles nasales en Créole haı̈tien§
Jean-Robert Cadely*
Department of Modern Languages, College of Arts and Sciences, Florida International University,
3000 N.E. 151st Street, Miami, FL 33181, USA
Reçu 28 avril 2001; version révisée 02 juillet 2001
Résumé
Cet article examine le statut phonologique des voyelles nasales du créole haı̈tien. Nous
proposons de représenter ces éléments par une séquence voyelle orale/consonne nasale flottante. La postulation de ce segment flottant nous permet de rendre compte de deux règles de
nasalisation: une régle de nasalisation régressive qui s’applique dans le cadre du morphème et
un règle de nasalisation progressive qui s’applique à travers une frontière de morphème. Nous
montrons que ces deux règles ont une portée de généralisation limitée dans la grammaire
phonologique du créole haı̈tien. Elles ne s’appliquent pas de façon automatique et de nombreux cas de nasalisation, d’alternance libre et de non-nasalisation se retrouvent dans le discours d’un même locuteur. Nous soutenons que la caractère instable de la nasalisation est dûe
à un phénomène de changement linguistique en cours de développement. L’hypothèse du
segment nasal flottant dans la représentation lexicale des voyelles permet, sur le plan théorique, de rendre compte de ce changement linguistique ainsi que de la nature imprévisible de
l’assimilation. La description s’inscrit dans le cadre du modèle Principes et Paramètres.
# 2002 Elsevier Science B.V. All rights reserved.
§
Beaucoup de personnes ont apporté leur contribution à cette recherche. Elles nous pardonneront,
nous l’espérons, si nous ne nommons que quelques unes d’entre elles. Nous aimerions remercier spécialement Yves Dejean qui a pris le temps de lire la version préliminaire de cet article. Ses commentaires
détaillés, ses critiques, ses suggestions et ses conseils nous ont grandement aidé à en améliorer le contenu
ainsi que la présentation. Nos remerciements vont aussi à Michel DeGraff pour ses commentaires et suggestions durant le développement de cette recherche. Nous sommes en dette de reconnaissance envers
Hugues Saint-Fort et Pascale Bécel pour leurs attentives relectures du manuscrit et leurs judicieuses corrections de style. Enfin, nous remercions les évaluateurs anonymes de la revue pour la pertinence de leurs
commentaires et leurs critiques constructives. Les erreurs et omissions relèvent de notre seule responsabilité.
Nous sommes en dette de reconnaissance envers Hugues Saint-Fort, Pascale Bécel et Albert Valdman pour
leurs attentives relectures du manuscrit, leurs judicieuses corrections de style ainsi que leurs commentaries.
* Tel.: +1-305-919-5968; fax: +1-305-919-5964.
E-mail: cadelyj@fiu.edu (J.-R. Cadely).
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PII: S0024-3841(01)00055-9
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J.-R. Cadely / Lingua 112 (2002) 435–464
Abstract
This paper examines the phonological status of nasal vowels in Haitian Creole. We propose
to represent these elements in the lexicon by a sequence oral vowel/floating nasal consonant.
The postulating of such a floating segment allows us to evaluate two rules of nasalization: a
regressive rule of nasalization that takes place within a morpheme and a progressive rule that
occurs across a morpheme boundary. It is shown that these rules apply in very few cases and
processes of nasalization/free variation/non-nasalization occur in the speech of the same
speaker. We assume that the unstable nature of the phenomenon of nasalization is due to a
phenomenon of linguistic change toward nasalization. The floating nature of the nasal element accounts, from a theoretical standpoint, for both the process of linguistic change and the
unpredictible nature of nasal assimilation. The description proceeds within the framework of
Principles and Parameters. # 2002 Elsevier Science B.V. All rights reserved.
1. Introduction
1.1. Voyelles orales vs voyelles nasales
Le tableau suivant présente l’inventaire des sons vocaliques du créole haı̈tien
(dorénavant CH). Le système comprend sept voyelles orales et cinq voyelles nasales:
(1)
haute
i
ı̃
ũ
ê1
õ
u
e
moyenne
o
"
Basse
aã
L’opposition distinctive entre les voyelles orales et leurs correspondantes nasales
est établie par les paires minimales suivantes:
(2)
1
Orales
Nasales
/a/
/ras/
/pat/
/šaže/
‘race’
‘patte’
‘charger’
/ã/
/rãs/
/pãt/
/šãže/
‘rance’
‘pente’
‘changer’
/e/
/te/
/pate/
/tete/
‘thé’
‘pâté’
‘sein/sucer’
/ê/
/tê/
/patê/
/têtê/
‘teint’
‘patin’
‘sottises’
/"/
/v"/
/p"s/
‘verre’
‘peste’
/ê/
/vê/
/pês/
‘vingt’
‘pince’
ê=nasal.
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/o/
/ /
/s"k/
‘sec’
/bo/
/fo/
/bato/
‘bise’
‘faux’
‘bateau’
/b /
/k t/
/f /
‘bord’
‘côte’
‘fort’
/sêk/
‘cinq’
/õ/
/bõ/
/fõ/
/batõ/
‘bon’
‘profond’
‘bâton’
/õ/
/bõ/
/kõt/
/fõ/
‘bon’
‘conte’
‘profond’
L’opposition phonémique est maintenue pour les voyelles moyennes et la voyelle
basse dans les contextes syllabiques: consonne+voyelle (CV) et consonne+ voyelle+
consonne (CVC). Elle semble, toutefois, moins fréquente lorsque ces voyelles se retrouvent dans une syllabe fermée par une consonne nasale (CVN). Nous examinerons cette
question plus en détails dans la partie qui traite du phénomène d’assimilation nasale.
L’opposition est absente dans la distribution des voyelles hautes. Les voyelles
orales, [i]/[u], se retrouvent dans tous les contextes mais, leurs correspondantes
nasales, [ı̃]/[ũ], n’apparaı̂ssent en général que devant une consonne nasale. Cette
dernière observation est illustrée par les exemples en (3):
(3)
[mı̃n]
[mũn]
[ları̃m]
[vũm]
[jũn]
‘physionomie/expression/mine’
‘gens’
‘mucus’
‘beaucoup’
‘un/une’
L’absence d’opposition distinctive dans la distribution des voyelles hautes ainsi
que le facteur combinatoire illustré ci-dessus amènent certains auteurs (Dejean,
1980; Valdman, 1971) à considérer les voyelles nasales [ı˜] et [ũ] comme des variantes
contextuelles de leurs correspondantes orales. Toutefois, l’occurrence dans le vocabulaire des Haı̈tiens de nombre de termes qui se rattachent pour la plupart à la
religion vaudou contribue à affaiblir cette analyse. Par exemple, dans la liste des
mots que nous présentons en (4), il est facile de constater que les voyelles nasales
hautes n’apparaı̂ssent pas dans l’environnement de consonnes nasales:
(4)
[ũgã]
[ũsi]
[ũf ]
[hũ]
[ogũ]
[ũg"v"]
[bũda]
[pı̃ga]
[kašı̃bo]
[jũ/ũ n"g]
‘prêtre vaudou’
‘assistante du prêtre/ de la prêtresse’
‘sanctuaire du temple vaudou’
‘tambour’
‘divinité vaudou’
‘collier au cou du prêtre vaudou’
‘derrière’
‘prenez garde’
‘pipe de terre’
‘un individu’
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La présence des formes ci-dessus amène Tinelli (1974), Annestin (1987) et Cadely
(1994) à accorder un statut phonémique aux voyelles nasales hautes.
1.2. Assimilation nasale
Dans les langues créoles à base lexicale française, il est commun d’observer qu’une
voyelle nasale se manifeste dans l’environnement d’une consonne nasale. Ce trait,
‘‘... conservé du français ancien et/ou des français régionaux’’ (Chaudenson, 1995:
75), est toutefois présenté par certains créolistes comme un des éléments majeurs qui
distingue le français et ses créoles et, par conséquent une caractéristique esssentielle
de la créolisation. Dans les exemples du CH que nous présentons ci-dessous, la
voyelle nasale apparaı̂t respectivement avant et après la consonne nasale:
(5) a. [voyelle nasale+consonne nasale]
[fânal] ‘fanal’
[lâmu] ‘amour’
[lâme] ‘mer’
[feˆnet] ‘fenêtre’
[meˆnaž] ‘petit(e) ami(e)’ [tõmat] ‘tomate’
[kõmedi] ‘comédie’
[fêm"l] ‘femelle’
[lãnmit] ‘nuit’
b. [consonne nasale+voyelle nasale]
[kapõneˆ] ‘intimider’
[flãneˆ] ‘flâner’
[sõnê] ‘sonner’
[plı̃mê] ‘plumer/s’épiler’ [plãneˆ] ‘mettre qc. en gage’ [butõnê] ‘boutonner’
[gagãneˆ] ‘tenir qq. par la gorge’
Les recherches antérieures sur le phénomène d’assimilation nasale dans les créoles
français (Jourdain, 1956; Taylor, 1957) et en CH en particulier (d’Ans, 1968; Tinelli,
1974; Valdman, 1978; Annestin, 1987) sont unanimes à reconnaı̂tre qu’une règle de
nasalisation régressive s’applique dans les formes en (5a) tandis que celles en (5b) sont
plutôt affectées par une règle de nasalisation progressive. Toutefois, la généralisation
la plus puissante se retrouve dans Tinelli (1974: 346) qui affirme: ‘‘It is still a sound
generalization to state that, with very few exceptions, a vowel is always nasal when it
is followed, within morpheme boundaries, by a nasal consonant.’’ Notre propos au
cours de cet exposé sera d’examiner les fondements empiriques de cette généralisation
et de présenter une description théorique de ces deux processus d’assimilation nasale.
Cet exposé comprend trois parties. La première partie commente les données et
propose un cadre pour la description du processus de nasalisation régressive. Sur le
plan empirique, nous montrons que la nasalisation de voyelles devant consonnes
nasales n’a pas la portée générale qui lui est attribuée et qu’en fait, la règle comporte
plus d’exceptions qu’on n’en trouve d’exemples. Sur le plan de la description formelle, nous soutenons que les voyelles nasales du CH sont des éléments ‘‘complexes.’’ Dans leur représentation lexicale, la nasalité est flottante, c’est-à-dire nonassociée à une position au niveau du squelette. La deuxième partie de l’exposé porte
sur la description du processus de nasalisation progressive. Nous approfondissons
dans cette partie la notion de nasalité flottante tout en élargissant la base de données
sur laquelle elle repose. La troisième partie traite de la nasalisation du déterminant
défini. La description s’inscrit dans le cadre du modèle Principes et Paramètres.
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2. Commentaires sur les données
Lorsqu’on observe les exemples en (5a), on remarque qu’il s’agit de formes
monomorphémiques, de radicaux. Ceux en (5b), par contre, présentent des items
lexicaux complexes, des verbes formés de la combinaison d’un radical nominal et d’un
suffixe. Par exemple le verbe [gagãnê] ‘‘tenir quelqu’un par la gorge’’ est formé du
nominal [gagãn] ‘‘gorge’’ et du suffixe verbalisateur [ê]. On peut déduire de cette
observation que les règles de nasalisation régressive et progressive s’appliquent dans
des domaines différents. La première affecte les radicaux non-dérivés tandis que la
seconde s’applique à travers une frontière de morphème. Les données montrent également que les segments impliqués dans les deux processus d’assimilation (régressive
et progressive) sont adjacents et en ce sens respectent ce que les chercheurs appellent la
Condition d’Adjacence ou de Localité (Prunet, 1986; Kaye et al., 1990; Steriade,
1995). Nous allons examiner maintenant le processus de nasalisation régressive.
2.1. Nasalisation regressive
La règle de nasalisation régressive est schématiquement présentée ci-dessous:
þcons
(6)
v
!
[+nasal]
/
_
þnasal
Cette règle stipule qu’une voyelle devient nasale lorsqu’elle précède une consonne
nasale dans le cadre d’un morphème. Toutes choses égales par ailleurs, si cette règle
se révèle correcte, on peut prédire que: a) il n’existe pas d’opposition contrastive
entre voyelles orales et voyelles nasales devant une consonne nasale. En effet, à part
quelques cas marginaux [sˇãm] ‘‘chambre vs [sˇam] ‘‘charme’’, [pãn] ‘‘gras/pendre’’
vs [pan] ‘‘panne’’, [k n] ‘‘corne’’ vs [kõn] ‘‘connaitre’’, [lãm"] ‘‘la mer’’ vs [lam"]
‘‘la vieille’’ l’opposition est absente dans ce contexte; b) les restrictions de co-occurrence ne s’appliquent pas lorsqu’une voyelle suit une consonne nasale. Les formes
[fãnal] ‘‘fanal’’ et [dêmõ] ‘‘démon’’ sont, en effet, attestées en CH; c) des oppositions minimales entre voyelles orales et voyelles nasales existent dans ce dernier
contexte. Les exemples suivants confirment ce dernier point:
(7)
/mati/
/maš/
/n s/
/m"s/
/ne/
/lame/
‘martyr’
‘marche(escalier)’
‘noce’
‘messe’
‘noeud’
‘armée’
/mãti/
/mãš/
/nõs/
/mês/
/nê/
/lamê/
‘mensonge’
‘manche’
‘nonce’
‘mince’
‘nez’
‘main’
La généralisation en (6) comporte, toutefois, un noyau faible en ce sens qu’elle
postule que les structures [...VN...] sont inadmissibles en CH, c’est-à-dire qu’à part
quelques exceptions (Tinelli, 1974: 325), une voyelle orale ne peut pas apparaı̂tre
devant une consonne nasale. Nous allons montrer dans la partie qui suit que l’écrasante majorité des items lexicaux du CH s’écartent de cette généralisation.
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Avant d’élaborer sur ce point, il importe de faire quelques remarques au sujet de certaines observations contenues dans nombre de recherches sur la phonologie du CH. Dans
la plupart de ces travaux (Tinelli, 1970–1974; Valdman, 1978; Cadely, 1994), pour ne citer
que ceux-ci, il est d’usage de constater que le phénomène de nasalisation est étudié en
corrélation avec le ‘‘statut social du locuteur’’. Une des erreurs d’analyse les plus constantes repose sur le postulat à savoir, que les formes nasalisées se retrouvent plus fréquemment dans le discours des unilingues que dans celui des bilingues. A cet égard,
Valdman (1991: 17) fait remarquer que ‘‘[l]’un des traits qui distingue les variétés du CH
en usage chez les unilingues ruraux est une plus grande fréquence de l’assimilation des
voyelles aux consonnes nasales avoisinantes.’’ La nasalisation est ainsi perçue comme une
caractéristique, un ‘‘shibboleth’’ du parler des monolingues tandis que la non-nasalisation reflète, au contraire, une certaine ‘‘francisation’’ commune aux bilingues. Cette
vision ‘‘réductioniste’’ du phénomène ne se trouve, toutefois, pas corroborée par les
données que nous allons présenter. Les recherches que nous avons menées récemment
montrent que la nasalisation de voyelles dans l’environnement de consonnes nasales en
CH est un phénomène d’une complexité plus grande qu’il n’apparaı̂t de prime abord.
Dans la section qui suit, nous allons présenter une vue d’ensemble de nos observations.
2.2. Variation libre
Yves Dejean (1977, 1980 et communication non publiée) qui a conduit des
recherches durant plusieurs années dans différentes parties d’Haiti a attiré notre
attention sur une série de faits qui méritent d’être examinés avec soin. Sur le plan de
la nasalisation régressive, il a d’abord noté l’existence d’un phénomène d’alternance
libre entre formes nasalisées et formes non-nasalisées. Cette variation libre apparaı̂t
aussi bien dans les énoncés des bilingues d’origine urbaine que dans ceux des unilingues des régions rurales. Par exemple, dans la région de Petit-Goâve, majoritairement unilingue, où Dejean a mené des recherches et où cette alternance peut
être entendue, c’est la variante non-nasalisée qui est fréquemment utilisée. Les
observations de Dejean sont confirmées, d’une part, par nos intuitions de sujet natif
et, d’autre part, par le biais d’exemples recueillis au cours de conversations dirigées
que nous avons menées auprès d’un groupe de vingt-cinq Haı̈tiens issus de diverses
catégories sociales de la communauté haı̈tienne de Miami. La nasalisation se présente également ‘‘sous une forme variable’’ dans les productions de ces locuteurs.
Les formes ci-dessous illustrent le phénomène d’alternance libre et témoignent de
l’impossibilité d’établir une corrélation directe entre la nasalisation de voyelles
devant consonnes et l’appartenance sociale du sujet.
(8)
[dev"n] / [devên] ‘malchance’
[kamarad] / [kãmarad] ‘‘compagnon’’
[lam"] / [lãme] ‘mer’
[kana] / [kãna] ‘canard’
[ãm"] / [am"] ‘amer’
[demõ]/[dêmõ] ‘démon’
[š"n] / [šên] ‘chaı̂ne’
[famij] / [fãmij]/[fãmi] ‘famille’
[amat"] / [ãmat"] ‘amateur de/propriétaire de bateau’
Les sources écrites apportent une seconde confirmation aux observations précédentes. Le dictionnaire trilingue, Haitian Creole–English–French Dictionary (Valdman,
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1981) inscrit les deux formes dans chaque entrée où la variation nasale/non-nasale
est entendue: [aniz"t]/[ãniz"t] ‘‘anisette’’; [fanal]/[fãnal] ‘‘lanterne’’; [rekon"t]/
[rekõn"t] ‘‘reconnaitre.’’ De la même manière, les auteurs du dictionnaire bilingue,
A Learner’s Dictionary of Haitian Creole (Valdman et al., 1996), malgré leur préférence marquée pour l’utilisation de la variante nasalisée, se voient obligés, à quelques occasions, de noter les deux formes: female=[fem"l]/[fêm"l]; first=[premye]/
[prêmye] et tomato=[tomat]/[tõmat]. La variation libre est indiquée aussi bien
dans le Diksyonè Anglè Kreyòl (Vilsaint, 1991) que dans le Haitian-English Dictionary (Freeman et Laguerre, 1998). Le Diksyonè Òtograf Kreyòl Ayisyen (Vernet et
Freeman, 1988) représente, parmi les sources écrites que nous avons consultées, un
document intéressant à signaler. Cet ouvrage unilingue présente une liste d’environ
douze-mille (12.000) entrées qui correspondent aux formes les plus utilisées et les
plus entendues dans la conversation courante. Celles-ci ont été sélectionnées et classées selon leur fréquence d’occurrence (très souvent/moins souvent/parfois). Le
point important qu’il convient de souligner est que dans les entrées où figurent les
deux prononciations, les formes nasalisées et non-nasalisées alternent librement sur
l’échelle de préférence. Ainsi, pour les entrées suivantes, la première forme est considérée comme celle ayant une plus grande fréquence d’utilisation chez les locuteurs:
[abominê]/[abõminê] ‘‘abominer’’; [abõminab]/[abominab] ‘‘abominable’’; [banal]/
[bãnal] ‘‘banal’’; [balên]/[bal"n] ‘‘baleine’’; [devên]/[dev"n] ‘‘malchance’’;
[domestik]/[dõmestik] ‘‘domestique’’. La variation libre montre, en outre, une distribution irrégulière dans les entrées des dictionnaires que nous avons consultés. Elle
peut apparaı̂tre dans les dérivées: [kominal]/[kõminal] ‘‘communal’’; [k mãdã]/
[kõmãdã] ‘‘commandant’’, alors qu’elle est absente dans les morphèmes de base:
[komin]/*[kõmin] ‘‘commune’’; [k mãn]/*[kõmãn] ‘‘commande’’. Il en est de même
des formes comme: [kan"l]/[kãn"l] ‘‘cannelle’’ vs [kan"]/*[kãn"] ‘‘carnet’’ et
[grenad]/[grênad] ‘‘grenade’’ vs [grên]/*[gr"n] ‘‘graine’’.
2.3. Nasalisation
Parallèlement au phénomène d’alternance libre dont nous venons de faire état,
nous avons aussi observé que certaines formes ne s’accomodaient que d’une seule
prononciation. Dans les paires d’exemples en (9), la forme nasalisée est la seule qui
se trouve dans les dictionnaires que nous avons cités et qui est également attestée par
les locuteurs auprès desquels nous avons vérifiés nos données:
(9)
[ãmwe] / *[amwe] ‘au secours’
[vên] / *[v"n] ‘veine’
[wõm] / *[w m] ‘rhum’
[bõmas] / *[bomas] ‘affreux’
[nãm] / *[nam] ‘âme’
[lãm] / *[lam] ‘vague(mer)’
[lãm"d] / *[lam"d] ‘merde/au diable’
[kãn t] / *[kan t] ‘canot’
2.4. Non-nasalisation
Le fait le plus marquant qui a, toutefois, retenu notre attention est que dans l’écrasante majorité des items lexicaux du CH les voyelles ne se nasalisent pas lorsqu’elles se
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trouvent devant consonnes nasales. Ainsi, dans les exemples que nous présentons cidessous la forme non-nasalisée semble être la seule qui apparaisse dans les productions des locuteurs haı̈tiens:
(10) a. [lamerik]/*[lãmerik] ‘l’amérique’
[telef n]/*[telefõn] ‘téléphone’
[b n]/*[bõn] ‘servante’
[fenom"n]/*[fênõmên] ‘phénomène’
[kamjõ]/*[kãmjõ] ‘camion’
[ramo]/*[rãmo] ‘branche’
[z n]/*[zõn] ‘zone/region’
[sinema]/*[sinêma] ‘cinéma’
[kanif]/*[kãnif] ‘canif’
[medam]/*[medãm] ‘dames’
[am"n]/*[ãmên] ‘amen’
[onet]/*[õnet] ‘honnête’
b.
[lap"s n]/*[lap"sõn] ‘individu(péj.)’
[bat"m]/*[batêm] ‘baptême’
[emosjõ]/*[êmosjõ] ‘émotion’
[pan]/*[pãn] ‘panne’
[ž n]/*[žõn] ‘jaune’
[sikl n]/*[siklõn] ‘cyclone’
[k mik]/*[kõmik] ‘comique’
[kamokê]/*[kãmokê] ‘subversif’
[pwonõ]/*[pwõnõ] ‘pronom’
[bekan]/*[bekãn] ‘bicyclette’
[elemã]/*[elêmã] ‘élément’
[somõ]/*[sõmõ] ‘saumon’
[d mi]/*[dõmi] ‘dormir’
[let"n"l]/*[letên"l] ‘l’éternel’
[n mal]/*[nõmal] ‘normal’
[ãt"mã]/*[ãtêmã] ‘funérailles’
[šame]/*[šãme] ‘charme’
[m n]/*[mõn] ‘montagne’
[kanaval]/*[kãnaval] ‘carnaval’
[guv"ne]/*[guvêne] ‘gouverner’
Les recherches sur la phonologie des créoles français des caraı̈bes (Taylor, 1957;
d’Ans, 1968; Annestin, 1987), pour ne citer que ceux-là, font toutes état des observations qui apparaı̂ssent en (10b) et sur lesquelles nous allons revenir dans la section
qui suit. Toutefois, à l’exception de Valdman (1991: 28) qui, dans une note de fin
d’article rappelle la ‘‘complexité’’ ainsi que le caractère imprévisible de la nasalisation en CH, les faits de non-nasalisation de voyelles devant consonnes qui sont présentés en (10a) ne semblent pas avoir retenu l’attention des chercheurs.
2.5. Le /r/ étymologique
Pour rendre compte de l’absence de nasalisation dans les formes en (10b), les
recherches mentionnées ci-dessus s’appuient sur une hypothèse diachronique selon
laquelle la représentation lexicale de ces mots contiennent un /r/ sous-jacent en
position postvocalique. La présence de ce phonème étymologique empêche la nasalisation de la voyelle; l’application de la règle étant subordonnée à l’adjacence ou
condition de localité. Dans la perpective de l’ hypothèse étymologique, la représentation sous-jacente de la forme phonétique [kanaval] est la suivante:
(11)
A
j
x
j
k
N
j
x
j
a
C
j
x
j
r
A
j
x
j
n
N
j
x
j
a
A
j
x
j
v
N
j
x
j
a
C
j
x
j
l
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[kanaval]
=
=
=
=
A
N
C
X
443
Attaque
Noyau
Coda
Squelette
D’un point de vue purement diachronique, l’hypothèse du /r/ sous-jacent nous
paraı̂t acceptable. Elle sous-entend que la forme [kanaval] est issue de la ‘‘restructuration’’ de l’étymon français [karnaval]. La variété de français reste, bien sûr, à
déterminer. Sur le plan descriptif, on peut avancer l’idée que la chute du /r/ postvocalique laisse une trace dans la représentation synchronique du mot [kanaval]. En
conséquence, la postulation d’un élément phonologique nul rendrait compte de la
non-nasalisation régressive de la voyelle.
Cette hypothèse trouverait une confirmation empirique dans le phénomène
d’emprunt lexical, c’est-à-dire l’insertion dans la phonologie du CH de mots
empruntés à d’autres langues. Il est intéressant d’observer, à cet égard, que des
termes empruntés de l’anglais et qui contiennent un /r/ en position postvocalique
perdent ce segment lorsqu’ils se trouvent intégrés dans la grammaire phonologique
du CH:
(12)
Anglais
[f rm n]
[b rmen]
[k rn r]
‘contremaı̂tre’
‘barman’
‘coin’
Créole haı̈tien
[f mãn]
[bamãn]
[k n"]
e
e
Comme on peut le constater, les voyelles ne se nasalisent pas ni dans les formes
empruntées ni dans celles qui sont présentées en (10b):
(13)
*[fõmãn]
*[bãmãn]
*[kõn"]
La postulation d’un phonème étymologique pour rendre compte d’un phénomène
de nasalisation synchronique ne résiste, toutefois, pas à l’analyse lorsque l’on considère les faits suivants. D’une part, sur le plan de l’acquisition, cette hypothèse
sous-entend que les locuteurs du CH ont accès à l’étymologie, c’est-à-dire à la connaissance historique de la langue. D’autre part, sur le plan de la description synchronique, la référence à un /r/ structurel empêchant la nasalisation de voyelles
devant consonnes n’a pas de fondement empirique. Cette hypothèse implique que la
forme phonétique [kanaval] est issue d’une règle d’élision du segment /r/ après une
voyelle. Une des caractéristiques du CH, plus particulièrement de la variété que
nous étudions est que ce segment ne se manifeste jamais en position postvocalique.2
2
Le segment [r] apparaı̂t en position postvocalique dans la variante du CH parlée dans la partie nord
du pays (Etienne, 1974).
444
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En ce sens, une règle qui a pour but d’effacer un segment dans un contexte où il ne se
manifeste jamais n’a pas de raison d’être. De plus, sur le plan de la nasalisation, la
présence des paires suivantes resteraient difficiles à expliquer dans le cadre d’une
telle hypothèse: [p"m"t]/[pêm"t] ‘‘permettre’’; [famasi]/[fãmasi] ‘‘pharmacie’’;
[v"mis"l]/ [vêmis"l] ‘‘vermicelle’’; [fomi]/fõmi] ‘‘fourmi’’; [d"nje]/[dênj"] ‘‘dernier’’. Les équivalents français (considérés comme étymons) contiennent, comme on
peut le constater, un /r/ postvocalique. Nikiema (1999) postule une hypothèse analogue afin de rendre compte de la distribution des allomorphes du déterminant défini
dans les créoles d’Haı̈ti et de Ste-Lucie. Nous reviendrons sur cette analyse dans la
troisième partie de l’exposé.
En résumé de cette partie, nous avons présenté une vue d’ensemble du processus
de nasalisation en CH. Il ressort clairement de cette présentation de données que la
nasalisation régressive de voyelles au contact d’une consonne n’est pas un fait
‘‘automatique.’’ Il s’agit d’un phénomène instable, difficile à rendre compte par des
règles ou principes ‘‘catégoriques.’’ De cette présentation de données, nous pouvons
déduire que: a) les voyelles ne se nasalisent pas ou mieux se nasalisent rarement
devant une consonne; b) la règle de nasalisation régressive ne s’applique pas ‘‘with
very few exceptions’’; elle comporte, au contraire, plus d’exceptions qu’on n’en
trouve d’exemples. Le très grand nombre de cas qui échappe à la généralisation pose
un défi réel au cadre descriptif qui propose de dériver des voyelles nasales chaque
fois que celles-ci se trouvent dans l’environnement d’une consonne nasale: /... VN .../
! [...VnasalN..]. Notre propos dans ce texte ne consiste pas à nier le phénomène de
nasalisation vocalique dans son ensemble. Nous allons plutôt démontrer, d’une part,
que le processus ne procède pas de la manière dont il a été décrit dans les travaux
antérieurs et d’autre part, nous allons tenter d’expliquer les causes de son instabilité.
Dans la partie qui suit, nous allons interroger d’autres aspects des données. Nous
examinerons d’abord le phénomène de libre alternance en vue de dégager le lien
formel existant entre la nature instable de la nasalisation vocalique et le statut phonologique des voyelles nasales. Une fois que nous aurons établi les principes et
paramètres sous-jacents à ce phénomène, nous avancerons une hypothèse pour
rendre compte des autres faits, c’est-à-dire des cas où la variation libre est exclue.
Les recherches sur les phénomènes de liaison et de nasalisation en français constituent notre point de référence. Prunet (1986) et Tranel (1974, 1995) qui ont analysé ces phénomènes, ont montré que les voyelles nasales de cette langue sont des
segments complexes formés de deux unités: une voyelle orale suivie d’une consonne
nasale flottante. Cadely (1994, 1996) a également postulé l’existence d’une consonne
nasale flottante pour rendre compte du comportement des voyelles nasales finales en
CH. Dans une étude intitulée ‘‘Le statut de la nasalité en créole de Ste-Lucie,’’
Nikiema (1995: 5) oppose à la notion de consonne flottante celle de consonne
adjointe.3 Dans la perspective de son analyse, la consonne adjointe constitue ‘‘la
source’’ de la nasalisation vocalique en créole de Ste-Lucie. Nous allons maintenir,
pour notre propos, le modèle de représentation ‘‘composite’’ des voyelles nasales.
3
L’hypothèse de la consonne adjointe s’inscrit dans un modèle théorique qui ne reconnaı̂t pas le constituant syllabique coda.
J.-R. Cadely / Lingua 112 (2002) 435–464
445
Nous allons soutenir qu’en CH une voyelle nasale est constituée d’une séquence:
voyelle orale/consonne nasale flottante, c’est-à-dire non associée à une position au
niveau du squelette. Pour la commodité de la représentation formelle, l’élément
flottant sera indiqué par le trait [+nasal]. Dans le cadre de cette hypothèse, il
importera plus de préciser les contextes de réalisation vs non-réalisation de l’élément
flottant que de chercher à dériver des voyelles nasales devant consonnes nasales. Le
phénomène de variation libre observé dans le discours des Haı̈tiens, procèdera,
comme nous allons le montrer, de l’association vs non-association du trait flottant.
L’hypothèse de la nasalité flottante servira également comme base théorique pour la
description du processus de nasalisation progressive. Nous proposons, avant toute
chose, la représentation lexicale suivante pour les voyelles nasales du CH:
(14)
/Voyelle nasale/
N
j
x
j
V[+nasal]
La représentation ci-dessus nous montre une voyelle orale associée à une position
du squelette, suivie d’un trait [+nasal] flottant. Le statut de cet élément nasal sera
déterminé en fonction de son association à un constituant syllabique. Il va sans dire
que si l’élément flottant est réalisé sur la voyelle, on dérive une voyelle nasale, si au
contraire il s’associe à une attaque ou une coda, on génère, dans ce cas, une consonne nasale. Nous verrons que les deux cas se présentent en CH et comportent
chacun leurs particularités. Toutefois, la question qui se pose au départ est celle de
déterminer les facteurs qui justifient l’association ou la non-association de l’élément
flottant.
Le contraste phonémique que nous avons présenté au début de cet exposé montre
que le CH comporte des voyelles nasales inhérentes et, l’opposition orale/nasale est
présente dès le lexique. Ce facteur constitue un élément important qui justifie
l’association du trait nasal flottant à la voyelle. Pour rendre compte de ce fait, nous
posons que dans les formes en opposition, c’est-à-dire les contextes où la voyelle
n’apparaı̂t pas devant une consonne nasale: /sêk/ ‘cinq’’ vs /s"k/ ‘‘sec’’; /bã/ ‘‘banc’’
vs /ba/ ‘‘bas’’; /kõt/ ‘‘conte’’ vs /k t/ ‘‘côte’’; /te/ ‘‘thé’’ vs /tê/ ‘‘teint’’; /lapê/ ‘‘lapin’’
vs /lap"/ ‘‘la paix’’; /nat/ ‘‘natte’’ vs /nãt/ ‘‘Nantes’’; /nê/ ‘‘nez’’ vs /ne/ ‘‘noeud’’;
/mê/ ‘‘main’’ vs /me/ ‘‘mai’’ la nasalité est associée à la voyelle au niveau lexical. En ce
qui concerne les formes où la voyelle apparaı̂t devant une consonne nasale, nous
postulons que la nasalisation vocalique est dérivée en fonction d’un paramètre. Ce
paramètre trouve une justification empirique dans le phénomène de variation libre
en ce qu’il permet aux locuteurs de nasaliser ou de ne pas nasaliser. Sur le plan théorique, un des aspects cruciaux de la représentation ci-dessus est que justement elle
permet d’exprimer formellement ce choix à partir de la réalisation/non-réalisation de
l’élément flottant. Nous donnons ci-dessous les dérivations des formes en variation
libre [fãnal] et [fanal]:
446
J.-R. Cadely / Lingua 112 (2002) 435–464
(15)
a.
b.
A
j
x
j
f
[fãnal]
N
j
x
j\
a[+nas]
A
j
x
j
f
[fanal]
A
j
x
j
n
N
j
x
j
a[+nas]
A
j
x
j
n
N
j
x
j
a
C
j
x
j
l
N
j
x
j
a
C
j
x
j
l
Ces représentations permettent d’exprimer formellement la coexistence des deux
formes dans le vocabulaire des Haı̈tiens, donc du paramètre nasalisation/non-nasalisation. L’existence de ce paramètre, comme nous l’avons mentionné, permet aux
locuteurs de choisir de nasaliser ou de ne pas nasaliser. Ce paramètre est ainsi dérivé
du statut composite de la voyelle. L’élément nasal est réalisé sur la voyelle, dans la
prononciation de la forme [fãnal] alors qu’il demeure flottant lorsque le mot [fanal]
est produit.
La conception théorique d’un élément flottant dans la représentation lexicale des
voyelles nasales doit être justifiée dans ses aspects empiriques. A cet égard, il est
important d’observer qu’en CH comme en français (contemporain), une voyelle
nasale peut perdre sa nasalité et simultanément donner naissance à une consonne
nasale. Les chercheurs qui ont analysé cette alternance voyelle nasale voyelle
orale/consonne nasale sont unanimes à reconnaitre que la voyelle nasale est un élément
composite. Les exemples suivants illustrent ce fait:
(16)
ê
[asasê] ‘assassin’
[kuzê] ‘cousin’
[pwošê] ‘prochain’
[s"tê] ‘certain’
in/"n
[asasinê] ‘assassiner’
[kuzin] ‘cousine’
[pwošen fwa] ‘prochaine fois’
[s"t"nmã] ‘certainement’
vs
vs
vs
vs
õ
[bõ] ‘bon’
n
[b n] ‘servante’
[b nvwajaž] ‘bon voyage’
[b nane] ‘happy new year’
[kap n] ‘poltronne’
[koš n] ‘cochonne’
vs
[kapõ] ‘poltron’
[košõ] ‘cochon’
ã
[tirã] ‘tyran’
vs
an
[tiranise] ‘tyranniser’
J.-R. Cadely / Lingua 112 (2002) 435–464
[titã] ‘titan’
[irã] ‘Iran’
447
[titanik] ‘titanique’
[iranjê] ‘Iranien’’
L’hypothèse de la nasalité flottante est intéressante à bien des égards. Elle permet
non seulement de dériver la variation libre à partir d’un paramètre mais aussi elle
prédit que la présence en surface de séquences [... VnasalN ...] et [... VN ...] ne sont
pas inadmissibles dans la grammaire du CH. En effet, lorsqu’on considère les données en (9) et en (10) on remarque qu’il s’agit dans les deux cas soit d’une suite
voyelle nasale/consonne nasale ou d’une séquence voyelle orale/consonne nasale.
Dans le cadre de la vision paramétrique de la nasalité, l’occurrence de telles
séquences est attendue sinon prédite. D’aucuns pourront, toutefois, nous faire
remarquer que si l’hypothèse de la nasale flottante permet de comprendre le phénomène de variation libre, elle ne rend pas compte des cas où la variation est exclue
dans le même contexte. Cet aspect des données mérite, à notre avis, d’être examiné.
Lorsqu’on observe le profil des données présentés jusqu’ici, un fait intéressant
émerge: les formes où la voyelle ne se nasalise pas au contact de la consonne se retrouvent en plus grand nombre dans le lexique du CH; celles où la variation libre est
observée sont peu nombreux et celles où la voyelle est nasalisée sont plus rares. Les
données du Diksyonè Òtograf Kreyòl Ayisyen illustrent mieux cette observation.
Nous avons procédé au recensement de 1374 entrées de ce dictionnaire dans lesquelles une voyelle apparaı̂t devant une consonne nasale. De ce nombre, nous avons
relevé 876 termes qui ne sont pas nasalisés. La variation libre se manifeste dans 367
cas, alors que 131 entrées sont notées sous leur forme nasalisée. Selon nous, ce type
d’agencement n’est pas mécanique. Il rappelle les différentes étapes par lesquelles
passe un processus qui évolue. Il faut rendre justice à Valdman (1991) qui a été le
premier à attirer l’attention des créolistes sur cet aspect particulier du phénomène de
nasalisation en CH. Ayant noté que la nasalisation et la non-nasalisation des allomorphes [la]/[lã]; [a]/[ã] ‘‘le/la’’ de l’article défini alternaient librement dans le
discours des Haı̈tiens, cet auteur a mené une enquête ‘‘exploratoire’’ sur ce phénomène auprès de locuteurs bilingues issus de différents milieux sociaux et de classes
d’âge de la région de Port-au-prince. Les résultats de cette enquête font état d’un
changement linguistique qui se manifeste en particulier chez les jeunes et qui gagne
du terrain. Ils montrent que les jeunes sont passés de l’utilisation de la variante [la]
du déterminant défini qui est généralement réalisée en contexte oral: [tab la] ‘‘la
table’’, [tifi a] ‘‘la fillette’’ à celle de la forme nasale [lã]: [tab lã], [tifi ã]. Ce
changement que l’auteur qualifie de changement ‘‘par en bas’’ (variété bilingue vs
variété unilingue) se trouve de nos jours largement répandu chez les Haı̈tiens.
L’organisation des données—nasalisation/variation libre/non-nasalisation—nous
amène à penser, à la suite de Valdman (1991), que nous nous trouvons devant un
intéressant cas de changement linguistique qui évolue graduellement. Ce changement n’affecte pas seulement un morphème. Il touche la forme du vocabulaire dans
son ensemble en regard du processus de nasalisation. Nous soutenons que le caractère imprévisible, irrégulier de la nasalisation vocalique est directement lié à ce
phénomène. Dans la perspective de ce changement phonologique, la nasalisation et
la non-nasalisation occupent les deux pôles du ‘‘continuum’’ c’est-à-dire le début et
448
J.-R. Cadely / Lingua 112 (2002) 435–464
l’aboutissement du processus tandis la variation libre représente une phase de transition. La majorité des items lexicaux, les formes non-nasalisées, se retrouvent ainsi à
la première étape du cycle de changement; les formes en variation libre s’acheminent
vers la nasalisation tandis que les formes nasalisées représentent celles qui ont
achevé le cycle et qui demeurent stables dans la prononciation des locuteurs haı̈tiens.
Les premiers textes écrits en langue créole remontant à la période coloniale et
post-coloniale apportent confirmation à ce phénomène de changement phonologique en direction de la nasalisation. Malgré les réserves que les analystes peuvent
émettre à propos des ‘‘mécanismes de production’’ de ces textes (écrits dans un
créole francisé), de l’absence d’une norme scripturale (nombreuses variations graphiques) et aussi de l’absence aujourd’hui de locuteurs natifs témoins de cette époque, il est possible de suivre l’évolution phonétique de certaines formes rapportées
dans les chroniques sérieuses sur la langue créole haı̈tienne. Les items lexicaux suivants sont ainsi passés d’une prononciation orale à une forme nasale qui se trouve
aujourd’hui bien enracinée dans le vocabulaire créole:
1.
[mwe]
Mon perdi bonheu à moue
!
[mwê] ‘‘je/me/moi/mon’’
!
!
[lã/nãnmit] ‘‘la nuit’’
[kabãn] ‘‘lit’’
‘‘Mon bonheur s’est envolé’’
[lanmit]
[kaban]
La nuit quand mon dans cabane
‘‘Un songe dans ma cabane
dans dormi mon quinbé toué
La nuit te met dans mes bras’’
Lisette quitté la plaine (Duvivier de la
Mahautière, 1750) in Médéric Moreau de
Saint-Méry. Philadelphia, 1797, Vol. I, pp. 65–66.
2.
[narjê]
!
N’a rien qui dous tant comme la ville!
‘‘Rien n’est plus agréable que la ville!
[Zapwê]
!
Gnia point dans morne, ma chère,
‘‘Dans les mornes, ma chère,
Gnia point des métiers qui doux
il n’y a pas de métiers agréables
[fam]
!
Femme qui sotte ne sait ocm’ yo sa fair
Une femme sotte ne sait pas y faire
[gaZe]
!
Comment toi vlé gagner cotte
Comment veux-tu avoir des vêtements
[ãjê]
[nãpwê]
[fãm]
[gãjê]
J.-R. Cadely / Lingua 112 (2002) 435–464
449
Si toi pas gagner l’argent
Si tu n’as pas d’argent
Yo vos dit, femme est bin sotte
Je vous le dis, bien sotte la femme
[kon"]
!
[kõnê]
Si pas connait fair payer blanc!
qui ne sait pas faire payer le blanc!’’
Moreau de Saint-Méry: Notes historiques...
A.M.C. in Jean-Claude Bajeux (1999)
3.
[zami]
!
[zãmi] ‘‘ami’’
[eme]
!
[rêmê] ‘‘aimer’’
Non, cher zami moé, ça pas possible, mo va aimé toé toujours.
‘‘Non, ma chère amie, ce n’est pas possible, je t’aimerai toujours.’’
[k msa]
!
[kõsa] ‘‘comme ça’’
Toujours comme ça to faire mo reproches qui chiré coeur à moé.
‘‘Tu es toujours à me faire des reproches qui déchirent mon coeur.’’
L’entrée du Roi en sa capitale en Janvier 1818
(Juste Chanlatte) in Valdman (1991).
Le changement phonologique en cours nous permet de suivre l’évolution d’un
phénomène linguistique qui va dans le sens contraire du cheminement prédit par
l’hypothèse classique de ‘‘continuum de décréolisation.’’ Selon cette hypothèse,
lorsqu’un créole demeure en contact avec la langue lexificatrice, il se produit des
modifications structurelles qui tendent à rapprocher les formes du créole de celles de
la langue de base. Cette hypothèse sous-tend de façon implicite que les formes du
créole ancien sont plus éloignées de la langue lexificatrice (le français) que ne le sont
celles du créole contemporain apparues au cours de changements récents. Sur le plan
phonologique, les données que nous venons de présenter permettent de questionner
le fondement empirique de cette hypothèse sur le développement de la langue créole
d’Haı̈ti. D’une part, les extraits des textes anciens mentionnés ci-dessus montrent
que les formes phonologiques des créoles de Saint-Domingue et de la période postcoloniale se rapprochent plus de celles du français de l’époque que ne le sont celles
du créole contemporain vis-à-vis le français d’aujourd’hui. D’autre part, le processus
de nasalisation en cours de développement témoigne d’un changement linguistique
interne qui ne va pas dans le sens d’un rapprochement du vocabulaire des deux
langues. Il montre, au contraire, que les formes prononcées du CH s’écartent de plus
en plus de celle de la langue de base.
La postulation d’un élément flottant dans la représentation lexicale des voyelles
nasales en CH illustre bien, sur le plan théorique, le changement linguistique en
cours qui s’exprime par le caractère instable, non-prédictible de la nasalisation
régressive. La nasalisation progressive constitue, comme nous allons le montrer, un
autre champ où le changement linguistique en cours de développement peut être
observé. Dans la partie qui suit, nous allons examiner les phénomènes de nasalisation, de variation libre et de non-nasalisation.
450
J.-R. Cadely / Lingua 112 (2002) 435–464
3. Nasalisation progressive
La nasalisation progressive peut être schématisée comme suit:
(17)
[+ oral]
!
[+nasal]
/
[+nasal]+
La règle stipule qu’une voyelle devient nasale lorsqu’elle suit un segment nasal.
Les deux éléments étant séparés par une frontière de morphème. Trois morphèmes
semblent être affectés par cette règle. Ce sont: le suffixe verbal /e/, le morphème /li/
(pronom personnel et possessif troisième personne du singulier) et le déterminant
défini /la/. Nous allons d’abord considérer les deux premiers cas. La description du
processus de nasalisation du déterminant défini sera abordée dans la dernière partie
de cet exposé.
3.1. Les données
Les morphèmes /e/, /li/ et /la/ ont un point en commun, ils peuvent s’attacher ou
se suffixer au mot qui les précède. Le suffixe verbalisateur /e/ s’attache aux bases
nominales tandis que /li/ et /la/ sont des clitiques (enclitiques). Nous présentons cidessous les données relatives à la nasalisation du suffixe verbal /e/ et du morphème
clitique /li/:
(18)
a.
Le suffixe /e/
/e/
!
/bobı̃n+e/
/butõ+e/
/kapõ+e/
/blãm+e/
/padõ+e/
/vaksê+e/
b.
/mašı̃n+li/
/gasõ+li/
/madãm+li/
/prã+li/
/žwên+li/
/desê+li/
Le morphème /li/
/li/
!
[ê]
[bobı̃nê/bobine] ‘bobiner’
[butõnê/butone] ‘boutonner’
[kapõnê] ‘intimider’
[blãmê/blame] ‘blâmer’
[padõnê/padone] ‘pardonner’
[vaksı̃nê/vaksine] ‘vacciner’
[nı̃]
[mašı̃nnı̃/mašinli] ‘sa voiture’
[gasõl] ‘son garcon’
[madãmnı̃/madãmli] ‘sa dame’
[prãl] ‘prend-le’
[žwênnı̃/žwênli] ‘trouve-le’
[desêl] ‘son dessin’
Ces données appellent quelques remarques. D’abord dans les exemples en (18a),
comme on peut le remarquer, la nasalisation et la non-nasalisation des voyelles
alternent librement. La forme [kapõnê]/*[kapone] étant la seule exception. Ainsi les
réalisations: [butõnê]/[butone], [padõnê]/[padone], [vaksinê]/[vaksine], [bobı˜nê]/
451
J.-R. Cadely / Lingua 112 (2002) 435–464
[bobine], etc., coexistent dans le discours des locuteurs haı̈tiens (bilingue/unilingue).
Il est, ensuite, important de noter que la racine nominale /bobı˜n/ se termine avec une
consonne nasale. Ce dernier segment est resyllabé en attaque, en vertu du Principe de
Satisfaction de l’Attaque (Roca, 1999: 279–283), dans la forme dérivée: [bo . bı˜ . nê]/
[bo . bi . ne]. Lorsque l’on considère, toutefois, la base nominale /padõ/ qui se termine avec une voyelle nasale, on peut remarquer qu’une consonne nasale qui ne se
trouvait pas dans la représentation sous-jacente se manifeste dans la forme dérivée:
[pa . dõ . nê]/[pa . do . ne]. La présence de cette consonne n’est pas dûe, à notre
avis, à une pure coı̈ncidence. Elle apporte un élément nouveau, une autre preuve
validant l’hypothèse de la nasalité flottante. En effet, en postulant que dans la
représentation lexicale d’une voyelle nasale en CH l’élément nasal est flottant, l’on
doit s’attendre à ce qu’il se manifeste de façon indépendante dans certains contextes.
Cette prédiction a été démontrée de façon convaincante par Prunet (1986: 55), qui a
analysé les phénomènes de nasalisation et de liaison en français standard. Cet auteur
a montré que les formes /bõ/ ‘‘bon’’ et /vilê/ ‘‘vilain’’ pouvaient perdre l’élément
nasal en contexte de liaison: [êb nami] ‘‘un bon ami’’ et [evil"nami] ‘‘un vilain ami’’
tandis que les formes /tõ/ et /okê/ le conservaient dans le même contexte: [tõnami] /
*[t nami] ‘‘ ton ami’’ et [okênami] / *[ok"nami] ‘‘aucun ami.’’ La même situation se
présente en CH. Les exemples en (18a): [padõnê]/[padone]; [vaksı˜nê]/[vaksine]
montrent que l’élément nasal flottant est réalisé indépendamment lorsqu’il se trouve
dans le contexte d’un suffixe commençant par une voyelle. Nous soutenons dans ce
cas que la position d’attaque du suffixe est disponible, c’est-à-dire vide et nous proposons les dérivations suivantes pour les formes [bobı˜nê] et [padõnê]:
(19) a. /bobı̃n+ e/
A N A N
C
j j j j
j
x x x x
x
j j j j
j
b o b i[+nas] n
+
A N A N
A
j j j j
j
x x x x
x
j j j \
=
b o b i[+nas] n
[bobı̃ nê]/[bobine]
+ A N
j j
x
j
e
N
j
x
e
b. /padõ+e/
A N A
j j j
x x x
j j j
p a d
A N
j j
x x
j j
p a
[pa dõ
N
+
j
x
j
o[+nas]
+
A N
A
j j
j
x x
x
j j\
"
d o[+nas] n
nê]/[padone]
A N
j j
x
j
e
N
j
x
j
e
Dans la dérivation de la forme nasalisée [bobı˜nê], l’élément nasal flottant est réalisé sur la voyelle, c’est-à-dire dans la position nucléaire. La consonne nasale en
position de coda du radical /bobı˜n/ est resyllabée dans la position d’attaque vide du
suffixe. Dans la dérivation de la forme [padõnê], par contre, la nasale flottante est
réalisée sur la voyelle et se manifeste aussi indépendamment de celle-ci dans la
position d’attaque vide du suffixe, [padõnê]/[padone]. Les représentations structurales montrent que, dans les deux cas, la nasalisation du suffixe verbal se fait par le
452
J.-R. Cadely / Lingua 112 (2002) 435–464
biais de l’attaque qui le précède. Nous allons montrer bientôt qu’il s’agit d’un processus d’harmonisation vocalique.
Lorsqu’on observe le comportement du clitique /li/ dans les données en (18b), un
fait important émerge: la nasalisation et la non-nasalisation des voyelles alternent
librement lorsque les bases suffixées (cliticisées) par ce morphème se terminent par
une consonne: /masˇı˜n+li/ ! [masˇı˜nnı˜]/[masˇinli]; /madãm+li/ ! [madãmli]/
[madãmnı˜] et [zˇwên+li/ ! [zˇwênli]/[ zˇwênnı˜]. Par contre, la variation libre n’est
pas attestée lorsqu’il s’agit de bases qui se terminent par une voyelle. La variante
nasale ne peut être utilisée. On assiste, dans ce cas, à l’élision de la voyelle du morphème clitique et la consonne restante s’attache à la base: /gasõ+li/ ! [gasõl]/*
[gasõn]; /desê+li/ ! [desêl]/*[desên] et /prã+li/ ! [prãl]/*[prãn].4 Il nous
semble légitime de nous interroger sur cette absence d’alternance en nous demandant pourquoi la forme nasalisée *[gasõn]5 n’apparaı̂t-elle pas dans le discours des
Haı̈tiens?
Différentes hypothèses peuvent être formulées pour rendre compte de cette
absence de variation libre. Il est possible d’imaginer au départ que la non-occurrence
de la variante nasale soit dûe à la nature de la combinaison /mot+clitic/. Il est
important de rappeler, à cet égard, que dans la hiérarchie prosodique proposée par
Nespor et Vogel (1986), le clitique et son hôte forment un même constituant phonologique appelé Groupe Clitique (GC). Cadely (1994) a montré qu’il existe deux
domaines prosodiques pour l’application des règles accentuelles en CH: le Mot
Phonologique (MP) et le GC. L’accent principal tombe respectivement sur la dernière syllabe dans le domaine du MP et sur l’avant-dernière syllabe dans le cas du
GC. Le contraste prosodique est illustré par les exemples suivants (l’accent aigu est
prosodique):
(20)
GC
/reté +li/
arrêtez+le
[retél]/[retéli]
‘arrêtez-le’
MP
/rete+lı́/
arrêtez+lire
[reté lı́]
‘arrêtez de lire’
/gadé+wu/
regardez+vous
[gadéw]/[gadéwu]
‘regardez vous’
/gade+wú/
regardez+pneus
[gadé wú]
‘regardez les pneus’
4
Yves Dejean (communication non publiée) nous a fait remarquer que le morphème /li/ peut être
nasalisé à droite d’une voyelle. Selon lui, les réalisations suivantes sont possibles bien qu’elles ne soient
pas dominantes:
/mãmã + li/
!
[mãmãnı̃]/[mãmãn] ‘sa mere’
/mê + li/
/prã + li/
!
!
[mênı̃]/[mên] ‘sa main/le voici’
[prãnı̃]/[prãn] ‘prends-le’
/sijê + li/
!
[sijênı̃]/sijên] ‘signe-le’
5
La forme [gas n] ‘se coiffer à la garçonne,’ existe, par contre.
J.-R. Cadely / Lingua 112 (2002) 435–464
453
L’absence de variation libre (nasalisation/non-nasalisation) peut donc être mise en
relation avec la cliticisation. Le fait, par exemple, qu’un GC représente une seule
unité est suffisant pour justifier la non-occurrence de la variante nasale étant donné
que la règle de nasalisation progressive ne s’applique pas dans le cadre d’une même
unité phonologique.
La nature instable de la voyelle du morphème clitique /li/ nous porte à envisager
une seconde hypothèse. Nous pouvons supposer que ce segment est un élément
flottant dont l’apparition en surface a pour fonction d’empêcher la formation d’une
séquence consonantique non-attestée en position finale de mot. Ce faisant, nous
rendons compte de deux choses. D’une part, nous rendons compte du processus par
lequel s’effectue l’effacement de la voyelle et la resyllabation de la consonne. Cette
hypothèse nous permet, d’autre part, de lier l’absence d’alternance libre nasalisation/
non-nasalisation de la liquide – [gasõl]/*[gasõn] – au processus d’encliticisation et
de dériver ce fait d’un principe universel. Nous proposons la représentation qui suit
pour le morphème clitique /li/:
(21)
/mašin+
A
j
x
j
l
N
j
x
i/
L’hypothèse de la voyelle flottante permet de générer correctement les formes:
/masˇı˜n+li/ ! [masˇinli]/[masˇı˜nnı˜] et /madãm+li/ ! [madãmli]/[madãmnı˜]. Elle
permet, du même coup, de filtrer les formes *[masˇı˜nl] et *[madãml]. Les séquences
consonantiques finales [nl] et [ml] ne sont pas attestées dans la phonologie du CH.
Lorsque l’on observe maintenant la combinaison: /gasõ+li/ dont le morphème de
base se termine par une voyelle, on ne voit aucune suite consonantique finale nonattestée qui pourrait justifier la manifestation de la voyelle flottante du morphème
clitique. Conformément à notre hypothèse, ce segment n’apparaı̂t pas en surface et
la liquide, dans ce cas, se trouve ainsi incorporée au morphème adjacent: [gasõl]. La
question de savoir pourquoi la forme alternante: *[gasõn] n’est-elle pas attestée
reste toujours posée. Nous pensons, à ce sujet, que la nasalisation de la liquide
contrevient au Principe de Contour Obligatoire mieux connu sous l’appellation de
OCP (McCarthy, 1986). En l’absence de ce principe, on assisterait à une double
réalisation du segment nasal flottant à l’intérieur d’un même constituant syllabique
(rime). Extrapolant à partir du comportement du morphème clitique /li/ et de celui
du suffixe verbal /e/, on peut déduire, a priori, que ce qui distinguee—dans le contexte où le morphème de base se termine par une voyelle—le premier phénomène
(cliticisation) où la variation est interdite: [gasõl]/*[gasõn] du second (suffixation)
où elle est permise: [padõnê]/[padone], c’est l’hétérosyllabicité. Dans le dernier cas,
l’élément nasal est réalisé indépendamment de la voyelle dans un autre domaine
syllabique, dans la position d’attaque vide du suffixe verbal sans violer l’OCP. Ce
454
J.-R. Cadely / Lingua 112 (2002) 435–464
raisonnement permet aussi de comprendre pourquoi l’alternance entre [bõ]
[b n]/[bõvwajazˇ]/[bõnapeti] [b nvwajazˇ]/[b napeti] est permise en CH alors
qu’elle n’est pas attestée entre [bõ] [bõn]/*[bõnvwajazˇ]/*[bõnnapeti]. Nous
donnons ci-dessous la dérivation de la forme [gasõl]:
(22) /gasõ+li/
A
N
A
N
+ A N
j
j
j
j
j j
x
x
x
x
x
j
j
j
j\
j
g
a
s
o[+nas]
l i
Cliticisation
A
N
A
N
C
j
j
j
j
j
x
x
x
x
x
j
j
j
j\
j
l
g
a
s
o[+nas]
[gasõl]
Nasalisation/OCP
*A
N
A
N
C
j
j
j
j
j
X
x
x
x
x
j
j
j
j
\/ j
g
a
s
o[+nas]
n
*[gasõn]
La description que nous venons de proposer n’exclut pas la présence en surface
des séquences [... CV[+nas]NN ...] (C=consonne, V[+nas]=voyelle nasale et
N=consonne nasale) /kabãn+li/ ! [kabãnnı˜]/[kabãnli] ‘‘son lit’’; /grãn+li/ !
[grãnnı˜]/[grãnli] ‘‘sa grand’mère’’; /grên+li/ ! [grênnı˜]/[grênli] ‘‘ses testicules’’
qui sont des mots utilisés couramment en CH. La consonne nasale en position finale
des formes /kabãn/, /grãn/ et /grên/ est un segment phonologique tandis que dans la
forme *[gasõn] on se trouve en présence d’une seconde réalisation de l’élément nasal
flottant. Cette dernière observation nous amène à déduire un autre élément important dans le processus de réalisation/non-réalisation de l’élément flottant à savoir
qu’il ne peut se réaliser indépendamment de la voyelle que dans les dérivations
lorsqu’il est suivi d’une attaque vide. Dans les formes non-dérivées, il apparaı̂t sur la
voyelle. Ce comportement de l’élément flottant participe de la vision des deux types
de nasalisation que nous avons observés: une nasalisation régressive qui s’applique
dans le cadre des radicaux et une nasalisation progressive qui s’applique à travers
une frontière de morphème.
Nous aimerions souligner un autre aspect des données. Pour l’illustrer, nous nous
proposons d’observer une nouvelle fois la combinaison /gasõ+li/ ! [gasõl]/*[gasõn]. Rappelons que dans ce cas, la variation libre n’est pas permise; la voyelle du
clitique s’efface et la liquide s’agglutine au morphème de base. Lorsque l’on con-
455
J.-R. Cadely / Lingua 112 (2002) 435–464
sidère maintenant le cas où la forme pleine6 du clitique est utilisée dans le même
contexte, c’est-à-dire après une voyelle, pour marquer une certaine intensité, force
nous est de constater que la même situation se présente à savoir, la variation libre
entre la nasalisation et la non-nasalisation du clitique est également interdite: /prã +
li/ ! [prãli]/*[prãnı˜] et /gasõ+li/ ! [gasõli]/*[gasõnı˜]. Les formes nasalisées:
*[prãnı˜] et *[gasõnı˜] ne sont pas attestées en CH. On peut s’interroger sur la nonoccurrence de la variante nasale puisqu’il est clair que du point de vue théorique, la
nasalisation du clitique ne viole pas l’OCP. Comme on peut le remarquer, la voyelle
nasale et la liquide se trouvent dans des domaines syllabiques différents. Nous
répondons à cette nouvelle question dans le paragraphe qui suit en montrant que
l’utilisation vs la non-utilisation de la variante nasale participe de la nature du phénomène de nasalisation en CH.
Une remarque très générale suffit à illustrer notre propos. Elle peut être formulée
de la manière suivante: en CH la nasalité ne se transmet pas de voyelles à consonnes
régressivement ou progressivement. Il s’agit d’un processus de nasalisation qui
s’applique à deux niveaux différents: un niveau d’harmonisation nasale entre
voyelles et un niveau où la nasalité est transmise entre consonnes (Kaye et al., 1989).
La présence vs l’absence de variation libre respectivement dans les formes: /padõ+e/
! [padone]/[padõnê]; /bobı˜ n+ e/ ! [bobine]/[bobı˜nê] et /masˇı˜n+li/ ! [masˇinli]/
[masˇı˜nnı˜] vs /gasõ+li/ ! [gasõl]/[gasõli]/ *[gasõn]/*[gasõnı˜] et /prã+li/ !
[prãl]/[prãli]/*[prãn]/*[prãnı˜] peut être dérivée de ce fait. Les prononciations:
*[prãn]/*[prãnı˜] et *[gasõn]/*[gasõnı˜] sont inacceptables parce qu’il n’est pas
permis au noyau des radicaux /prã/ et /gasõ/ de nasaliser la liquide en position
d’attaque du morphème clitique /li/. Dans la dernière partie de cet exposé qui traite
de la nasalisation du déterminant défini /la/, nous apporterons une seconde preuve
empirique qui confirme l’existence de ces deux niveaux harmoniques. Nous présentons ci-dessous les dérivations des fomes [bobı˜nê]/[bobine], [padõnê]/[padone,
[gasõl]/[gasõli]/*[gasõn]/gasõnı˜] et [masˇı˜nnı˜]/[masˇinli]:
(23) a. /bobı̃n+e/
A N A N
j j j j
x x x x
j j j j
b o b i[+nas]
C+ A N
j
j j
x
x
j
j
n
e
Nasalisation
A N A N C+ A N
j j j j j
j j
x x x x x
x
j j j j j
j
6
b.
A
j
x
j
p
/padõ+e/
N A N+ A N
j j j
j j
x x x
x
j j j
j
a d o[+nas]
e
A
j
x
j
N
j
x
j
A
j
x
j
N+
j
x
j
A
j
x
"
N
j
x
j
L’utilisation de la forme pleine du clitique après voyelle relève d’un style emphatique.
456
J.-R. Cadely / Lingua 112 (2002) 435–464
b o b i
n
\
[+NAS]
[bobı̃nê]
e
p a d o
n e
\
/ /
[+NAS]
[padõnê]
/
c. /gasõ+li/
A N A N+ A N
j j j j
j j
x x x x
x x
j j j j
j j
g a s o[+nas] l i
d. /mašı̃n+li/
ANAN
C+ A N
j j j j
j
j j
x x x x
x
x x
j j j j
j
j j
m a š i[+nas] n l i
Nasalisation
A N A N+ A N
j j j j
j j
x x x x
x x
j j j j\
j j
g a s o[+nas] l i
[gasõl]
ANAN
j j j j
x x x x
j j j j
m a š i
C+ A N
j
j j
X x x
j/ j j
n l i
\
/
[+NAS]
[mašı̃nnı̃]
Nous abordons dans cette partie la description du processus de nasalisation du
déterminant défini /la/.
4. Le déterminant défini /la/
Le déterminant défini présente cinq formes de surface. Les formes [la], [lã] et
[nã] sont réalisées après consonnes tandis que [ã] et [a] suivent les voyelles. Les
chercheurs considèrent l’allomorphe /la/ comme la forme sous-jacente. Les contextes
de réalisation du déterminant défini sont présentés ci-dessous:
(24)
a.
/la/
/
/malad+la/
[maladla] ‘le malade’
/šat+la/
[šatla] ‘le chat’
/la/
!
/pãt+la/
[pãtlã] ‘la pente’
/bãk+la/
[bãklã] ‘la banque’
/la/
!
CVC[+oral]
[lã]
/
CV[+nas] C[+oral]
[nã]
/
CVC[+nas]
J.-R. Cadely / Lingua 112 (2002) 435–464
/kabãn+la/
[kabãnnã] ‘le lit’
/madam+la/
[madãmnã] ‘la dame’
/la/
!
/la/
!
/papa/+la/
[papaa] ‘le père’
/lažã+la/
[lažãã] ‘l’argent’
/la/
!
/la/
!
/lapli/+la/
[laplija] ‘la pluie’
/lapê+la/
[lapêjã] ‘la lapin’
/la/
!
/la/
!
/labu+la/
[labuwa] ‘la boue’
/bõbõ+la/
[bõbõwã] ‘le bonbon’
457
[a]
[ã]
/
/
CV[+oral]
CV[+nas]
[ja]
[jã]
/
/
CV[-arrière;-basse]
CV[-arrière;-basse; +nas]
[wa]
[wã]
/
/
CV[+arrondie]
CV[+arrondie; +nas]
La description du processus de nasalisation du morphème du défini participe de
l’ensemble des observations que nous avons présentées au cours de cet exposé. Il est
important de noter que la nasalisation et la non-nasalisation de ce morphème alternent librement dans la prononciation des locuteurs haı̈tiens. Dejean (1977: 399)
offre, à cet effet, un tableau qui ‘‘marque les possibilités d’occurrence ou de nonoccurrence des cinq formes de l’article défini.’’ Nous présentons un inventaire des
alternances les plus notables:
(25)
a.
[la] [lã]
[t"t la]/[t"t lã] ‘la tête’
[pãt la]/[pãt lã] ‘la pente’
[a] [ã]
[piti a]/[piti ã] ‘le petit’
[põ ã]/[põ a] ‘le pont’
[nã] [lã]/[la]
[mũn nã]/[mũn lã]/[mũn la] ‘la personne’
4.1. Commentaires sur les données
L’observation des divers contextes de réalisation du morphème du défini qui sont
présentés en (24) appelle deux remarques importantes. Il est, d’une part, intéressant
458
J.-R. Cadely / Lingua 112 (2002) 435–464
de constater que des variantes nasalisées peuvent également apparaı̂tre ‘‘hors d’un
contexte nasal.’’ Par exemple les allomorphs—[lã] et [ã]—sont couramment utilisées après des segments [-Nasal]. Les formes: [t"tlã] ‘‘la tête’’; [maladlã] ‘‘le
malade’’; [pitijã] ‘‘le petit’’; [laplijã] ‘‘la pluie’’; [labuwã] ‘‘la boue’’; [kutowã] ‘‘ le
couteau’’, apparaı̂ssent régulièrement dans le discours des haı̈tiens. Cette observation
apporte confirmation au processus de changement linguistique qui se développe en
direction de la nasalisation. D’autre part, sur le plan de la diffusion de la nasalité, les
données montrent que le processus de nasalisation du morphème du défini s’effectue
sur deux plans. Un phénomène d’harmonisation vocalique peut être observé dans les
formes: /bãk+la/![bãklã], /pãt+la/ ! [pãtlã], /lapê+la/ ! [lapêjã], /bõbõ+la/
! [bõbõwã] et /lazˇã+la/ ! [lazˇãã]. Par contre, dans les réalisations: /kabãn+la/
! [kabãnnã] et /madãm+la/ ! [madãmnã] la nasalité est transmise entre consonnes. Les formes apparaı̂ssant dans le tableau des alternances en (25) confirment
également l’existence de ces deux niveaux de représentation. Ce tableau indique que
les allomorphes [la], [lã] et [nã] alternent librement lorsque le déterminant suit une
consonne nasale: /mun+la/ ! [munnã]/[munlã]/[munla]. Toutefois, lorsque le
morphème du défini suit une consonne orale, la forme [nã] ne peut être utilisée:
/bãk+la/ ! /bãkla]/[bãklã] mais *[bãknã] est inacceptable. La non-occurrence de
cette forme apporte une autre preuve à l’existence des deux niveaux de nasalisation.
Elle montre, en effet, qu’en CH, les voyelles ne nasalisent pas les consonnes. Nous
donnons ci-dessous les dérivations des formes phonétiques [kabãnnã] et [bãklã]:
(26) a. /kabãn+la/
ANAN
C+ A N
j j j j
j
j j
x x x x
x x x
j j j j
j
j j
k a b a[+nas] n l a
Nasalisation
ANAN
C
j j j j
j
x x x x
x
j j j j
j/
k a b a
n
\
[+NAS]
[kabana]
AN
j j
x x
j j
l a
/
b. /bãk+la/
AN
C+ A N
j j
j
j j
x x
x x x
j j
j
j j
b a[+nas] k l a
AN C A
j j j
j
x x x x
j j j
j
b a k l
\
[+NAS]
[bãklã]
N
j
x
j
a
/
4.2. Insertion de semi-voyelle
Lorsque l’on considère les contextes où le déterminant apparaı̂t après voyelles
(orale/nasale), on note que la liquide s’efface et qu’une semi-voyelle est insérée dans
J.-R. Cadely / Lingua 112 (2002) 435–464
459
le cas où la voyelle qui précède le déterminant est [-basse]. Dans le cas contraire, un
processus de fusion vocalique entre en effet.
(27)
a.
b.
c.
/lapê+la/
[lapêjã] ‘le lapin’
/lari+la/
[larija] ‘ la rue’
/bõbõ+la/
[bõbõwã] ‘le bonbon’
/labu+la/
[labuwa] ‘la boue’
/lažã+la/
[lažãã] ‘largent’
/kana+la/
[kanaa] ‘le canard’
Les descriptions antérieures (Tinelli, 1970; Fournier, 1977) postulent deux règles
pour rendre compte de ces faits: une règle d’effacement de liquide et une règle
d’insertion de semi-consonne entre voyelles. Dans la perspective d’une démarche
orientée vers l’explication, la postulation de ces règles reste difficile à justifier puisque
celles-ci ne permettent pas de comprendre la double stratégie utilisée par la langue
qui consiste à créer une situation de hiatus (élision de la liquide) et à éviter ce même
hiatus (insertion de semi-voyelle).
La description du processus d’élision/maintien de la liquide du morphème du
défini et d’insertion de la semi-consonne entre deux voyelles est indépendante d’une
étude qui traite de la nasalisation. Toutefois, dans la perspective théorique qui guide
cette recherche, si l’hypothèse de l’élément flottant ne permet pas de rendre compte
de l’apparition de la semi-voyelle, elle peut par contre décrire et expliquer adéquatement le processus qui cause la chute ou le maintien de la consonne liquide.
Comme pour les cas précédents, la nature instable de ce segment nous oblige à le
considérer comme un élément flottant qui n’est pas associé à une position au niveau
du squelette. La question se ramène, une fois de plus, à établir les principes qui
gouvernent l’occurrence/non-occurrence de la liquide flottante dans les formes:
[maladla]; [lapêjã] et [kanaa]. Nous proposons, au départ, la représentation lexicale qui suit pour le morphème /la/:
(28)
/la/
A
j
x
j
l
N
j
x
j
a
La représentation ci-dessus exprime de façon formelle la nature instable de la
consonne liquide. Elle montre que cet élément n’est pas attaché au squelette. La
question de l’attachement de ce segment flottant soulève un débat théorique intéressant. Au centre de celui-ci se pose le problème de déterminer si l’attachement
relève de principes universels ou s’il participe de règles spécifiques. Le phénomène de
460
J.-R. Cadely / Lingua 112 (2002) 435–464
liaison en français nous offre un bon exemple. De Jong (1990a) et Prunet (1996)—
pour ne citer que ceux-là—qui ont analysé ce phénomène ont montré que la représentation syllabique des mots commençant par une voyelle contient une position
d’attaque vide. Ainsi, faire la liaison en français consiste à attacher un segment
flottant à cette position d’attaque disponible en vertu de principes universels
d’association. Cette analyse est aussi partagée par Kaye (1988), Paradis et El Fenne
(1992) pour qui, la liaison se rapporte à la syllabation plus particulièrement à la
syllabation en position d’attaque.
La démarche proposée par les auteurs ci-dessus mentionnés a fait l’objet de critiques de la part de Tranel (1996). Selon cet auteur, l’hypothèse de ‘‘l’attaque vide’’
n’est valable que pour les cas de liaison avec enchaı̂nement: /mõ ami/ ! [m nami]
‘‘mon ami’’ et /p ti ami/ ! [p titami] ‘‘petit ami.’’ Elle ne rend pas compte des cas
de liaison sans enchaı̂nement, c’est-à-dire des cas où la flottante peut être syllabée en
position de coda: /zˇa.v".ê.r"v/ ! [zˇa.v".zê.r"v] (enchaı̂nement) et [zˇa.v"z.ê.r"v]
(sans enchaı̂nement) ‘‘j’avais un rêve.’’ Il propose ainsi une analyse alternative qui
tente de rendre compte de ces deux aspects du phénomène de liaison. Cette analyse
peut être résumée comme suit: en français, une consonne flottante suivie d’une
voyelle s’associe généralement à une position du squelette. Cette proposition,
comme on peut s’en rendre compte, laisse ouverte la possibilité de syllaber la consonne flottante soit en attaque ou soit en coda suivant les particularités de syllabation de la langue.
En dépit des nuances empiriques notables entre le phénomène de liaison en français et la question du comportement du segment consonantique du morphème du
défini /la/ en CH, cette dernière approche théorique qui réfère aux propriétés de
syllabation de la langue permet de mieux expliquer le processus d’attachement de la
liquide flottante. Etant donné que ce segment ne se manifeste que dans les cas où elle
se trouve précédée d’une consonne, nous proposons la condition d’association qui
suit: en CH une consonne flottante précédée d’une autre consonne s’associe généralement à une unité de temps. Cette condition permet d’associer la consonne flottante à l’attaque disponible et elle empêche en même temps de générer des formes
telles que: /kana+la/ ! *[kanala] et /labu+la/ ! *[labula]. Les dérivations des
formes [maladla], [lapêjã] et [kanaa] sont présentées ci-dessous:
e
e
(29)a./malad+la/
ANANC+AN
j j j j j j j
xxxxx
x
j j j j j
j
ma l a d l a
+
ANANC AN
j j j j j j j
xxxxx xx
j j j j j j j
b./lapê+la/
ANAN+ AN
j j j j
j j
xxxx
x
j j j j
j
l a p e[+nas]l a
+
ANAN A N
j j j j j j
xxxx
x
j j j j
j
c./kana+la/
ANAN+AN
j j j j
j j
xxxx
x
j j j j
j
ka na l a
+
ANAN
j j j j
xxxx
j j j j
AN
j j
x
j
461
J.-R. Cadely / Lingua 112 (2002) 435–464
ma l a d
[maladla]
l a
l a pe
a
\
/
[+NAS]
[lapêjã]
ka na
[kanaa]
a
Dans les représentations (29b) et (29c), la liquide, telle que prédite par la condition
stipulée ci-dessus, ne se manifeste pas puisqu’elle ne se trouve pas dans l’environnement d’une consonne. La non-occurrence de ce segment entraı̂ne, toutefois, la formation d’une séquence de deux voyelles dans ces derniéres représentations. Afin
d’éviter cette situation de hiatus, la langue met en oeuvre dans le premier cas (29b)
une stratégie universelle qui consiste à insérer une semi-consonne entre les deux
voyelles. Dans le second cas (29c) la séquence de voyelles se fusionne.
La description que nous venons de présenter comporte des limites en ce sens
qu’elle permet de rendre compte du phénomène d’élision/maintien de la consonne
liquide sans pour autant réussir à expliquer adéquatement le processus d’insertion de
la semi-voyelle et celui de la fusion de la séquence de voyelles basses. Autrement dit,
elle n’explique pas pourquoi les réalisations: *[lapêlã] et *[kanala] ne sont pas
attestées en CH, c’est-à-dire pourquoi la consonne liquide n’a pas été mise à contribution en lieu et place de la semi-voyelle et de la fusion afin d’éviter le hiatus.
Nikiema (1999) a tenté de répondre à cette question dans une étude qui s’intitule
‘‘De la variation du déterminant /la/ dans les créoles haı̈tien et st-lucien.’’ Cette
recherche qui, selon les propos de l’auteur (Nikiema, 1999: 70), s’appuie essentiellement sur quelques formes tirées de la littérature notamment des travaux de Cadely
(1994, 1996, 1997) présente une idée ‘‘novatrice’’selon laquelle les représentations
syllabiques des créoles d’Haı̈ti et de Ste-Lucie ne comportent pas de syllabes fermées. Ainsi, les consonnes qui apparaı̂ssent en position finale de syllabe et de mot
sont des attaques suivies d’un ‘‘E-caduc’’ ou schwa non-réalisé. Dans cette perspective, la syllabe finale de la forme phonétique [malad] est composée de l’attaque /d/
et du noyau vide (/ /). Le fondement principal de ce postulat théorique est
l’hypothèse génétique de la ‘‘relexification’’ (Lefebvre, 1982). Selon cette hypothèse,
la structure syllabique du CH est de type CV. Il s’agit d’une structure héritée des
langues du substrat (Gbe) sur laquelle se greffe un vocabulaire emprunté du français.
La structure syllabique CV permet à l’auteur de dériver le phénomène causant
l’effacement/maintien de la liquide du morphème du défini de principes qui sont
formulés dans la ‘‘Théorie de gouvernement’’ (Kaye et al., 1990) sur l’occurrence des
positions vides dans les représentations syllabiques.
La postulation d’un segment abstrait (schwa) non-réalisé après toutes les consonnes qui se trouvent en position finale de syllabe et de mot ne doit pas ‘‘être vue
comme une hypothèse gratuite.’’ Elle doit être solidement argumentée et par le fait
même facile à justifier. Au début de cet exposé, nous avons souligné l’incapacité
d’une hypothèse semblable (le /r/ historique) à rendre compte de la non-application
de la règle de nasalisation régressive. Dans le cas présent, le seul contexte où
l’hypothèse du schwa non-réalisé pourrait s’imposer serait dans les mots dont la
forme orthographiée de leurs ‘‘étymons français’’ contiendrait un schwa. Un tel
exercice demanderait de la part du locuteur la connaissance de l’orthographe et de
e
462
J.-R. Cadely / Lingua 112 (2002) 435–464
l’étymologie du mot. Sur le plan empirique, quelques formes simples bien ‘‘ancrées’’
dans le vocabulaire des Haı̈tiens telles que: [sis] ‘‘six’’, [sak] ‘‘sac’’, [s"k"j] ‘‘cercueil’’, [pak"t] ‘‘paquet’’, [fil] ‘‘fil’’, [gagãn] ‘‘gorge’’, [sˇ"lb"] ‘‘vaniteux’’, [d"lma]
‘‘Delmas’’, [m"tdam] ‘‘rusé’’, etc., suffisent à mettre sérieusement en doute la validité de cette hypothèse sinon à en montrer l’inexactitude. Dans la perspective d’une
analyse synchronique, il serait aventureux et même faux de prétendre que ces mots
contiennent un schwa final non-réalisé dans leur représentation lexicale qui serait
respectivement: /sis /, /sak /, /s"k"j /, [pak"t /, /fil /, /gagãn /, /sˇ"l b"/, /d"l ma/, /
m"t dam /. La validité d’une analyse théorique se mesure à l’authenticité, ‘‘la fiabilité et la représentativité’’ des données sur lesquelles elle s’appuie. On ne peut que
s’étonner de ne voir dans une étude qui a pour objectif d’analyser la variation du
déterminant /la/ dans les créoles haı̈tien et st-lucienn aucune trace de données provenant de cette dernière langue. Selon Nikiema (1999: 70), ‘‘...les données du stlucien [...] étant similaires, pour ne pas dire identiques à celles de l’haı̈tien, nous
considérons les données de l’haı̈tien comme représentative de ce qui est observé dans
les deux langues.’’ Pourtant, des recherches actuelles et disponibles ont montré qu’il
existe des traits évidents qui séparent les deux langues (Spears, 1999). Ceci rappelle
les problèmes empiriques qui ont longtemps inquiété Yves Dejean (1999) concernant
la pratique courante chez certains chercheurs qui consiste à bâtir des hypothèses sur
quelques exemples tirés hors contexte dans la littérature et souvent mal interprétés.
S’il est vrai comme l’a souligné Robert Chaudenson (1995: 35) que ‘‘... les créoles ne
sont pas du français, [...] il est à peu près sûr que si les créoles avaient des grammaires africaines, on l’aurait sans doute mis en évidence depuis un siècle qu’on
cherche à le démontrer.’’ En ce qui concerne l’apparition de la semi-voyelle, Nikiema
(1999: 81) fait remarquer qu’il s’agit ‘‘...[d’] un phénomène de surface qui produit la
semi-consonne (épenthétique) [j] dont l’effet est de briser le hiatus.’’ En conclusion,
la question de l’effacement/maintien de la liquide du déterminant défini en CH et de
l’insertion d’une semi-voyelle demeure toujours en quête d’une description adéquate.
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5. Conclusion
Cette recherche avait pour objectif de déterminer le statut phonologique des
voyelles nasales en CH. Nous avons examiné deux cas d’assimilation nasale. Contrairement aux recherches antérieures, nous avons montré dans les deux cas que la
nasalisation n’est pas un fait automatique en CH. Le phénomène ‘‘montre une
grande complexité’’ et les règles pour en tenir compte ne peuvent être formulées de
manière absolue. Dans certains items lexicaux, des segments peuvent être nasalisés
tandis que dans d’autres la nasalisation et la non-nasalisation alternent librement
dans le discours des locuteurs. Toutefois, la grande majorité des mots du lexique
n’est pas affectée par ce phénomène. D’un point de vue empirique, nous avons
montré que le caractère instable et imprévisible de l’assimilation nasale est dûe à un
phénomène de changement linguistique qui est en cours de développement. La
coexistence dans le lexique des faits de nasalisation/variation libre/non-nasalisation
confirment cette hypothèse. D’un point de vue descriptif, nous avons montré que les
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voyelles nasales du CH sont des éléments complexes formés de la combinaison d’une
voyelle orale suivie d’une consonne nasale flottante.
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