Chemin faisant, avec Bachelard
Julien Lamy
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Julien Lamy. Chemin faisant, avec Bachelard. Bachelardiana, Il melangolo, 2006 - 2012. hal01818324
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« Chemin faisant, avec Bachelard »
Par Julien LAMY
« Rationaliste ? Nous essayons de le devenir »1
Héritage. Le mot est lâché ! En cette année de commémoration du cinquantième
anniversaire de la disparition de Gaston Bachelard, il semble légitime de vouloir prendre acte
de l’influence de sa pensée et de son œuvre, d’en mesurer les diverses réceptions, qu’elles
soient savantes ou profanes, d’en examiner les réactualisations plurielles et fréquemment
contradictoires, parfois trop soucieuses de la lettre et bien souvent plus inspirées par l’esprit,
ou encore de sonder les divers hommages qui leur sont rendus en France et à l’étranger,
l’œuvre bachelardienne pouvant apparaître aujourd’hui comme l’occasion d’une authentique
internationale des esprits, et des cœurs.
Mais que veut dire, aujourd’hui, être un héritier de Bachelard ? Faut-il voir dans cet
héritage la jouissance d’une tradition particulière et constituée, qu’on désignerait en général
par le mot « bachelardisme » ? Ou alors faut-il au contraire s’orienter en direction de la
reprise et de la continuation d’un élan, d’un geste, d’un souffle, dont Bachelard serait le
passeur, le chantre et le héraut ?
Au sens propre, dérivé de la technique juridique, le mot « héritier » désigne toute
personne qui dispose d'un droit dans une succession. Hériter, c’est ainsi recevoir par voie
légitime un patrimoine, une propriété, un bien, qui peuvent être de différentes natures. C’est
bien de là que semble dériver le sens figuré de l’héritage, à savoir ce qui est transmis comme
par succession, au sens où l’on parle en général de l’héritage culturel, c’est-à-dire d’un
héritage de croyances et de coutumes, ou encore de l’héritage d’une tradition. Dans les deux
cas, c’est l’objet, non moins que les conditions de sa légitime transmission, qui sont mis en
avant, et qui peuvent poser problème. Si l’on devait employer une langue plus technique, nous
parlerions d’une logique objective, ou objectiviste, soucieuse dans le cas présent du
« patrimoine » en lui-même, de sa valorisation et de sa transmission. En l’occurrence, pour ce
qui nous occupe, la pensée et l’œuvre de Gaston Bachelard. Mais l’on oublie par-là qu’il ne
peut y avoir d’héritage, de transmission, sans héritiers et sans passeurs. Ce truisme, qu’il
paraît d’abord inutile de rappeler, vise en fait à souligner que la tradition ne peut vivre, vibrer
et suivre son conatus propre, que par les hommes qui en reçoivent le bénéfice et la charge, et
qui décident dans le meilleur des cas d’en poursuivre la transmission, dans le pire des cas d’en
laisser le soin aux contingences de l’histoire, voire aux drames de l’oubli. Hériter, tout
particulièrement dans le domaine des idées et des œuvres, c’est selon nous recevoir en partage
un bien qui ne nous appartient pas vraiment en propre, mais qu’on se doit de transmettre à
ceux et celles qui viendront. Hériter est peut-être un droit, mais surtout le sens d’un devoir.
Serait-il juste de laisser dans l’occultation une pensée aussi riche, complexe et féconde
que celle de Bachelard, dont la prise sur notre actualité et la sourde inactualité, ont tant à nous
dire sur nous-mêmes, et à nous apporter aujourd’hui ?
1
Gaston BACHELARD, L’eau et les rêves, José Corti, 1942, réédition 1986, p. 10
« Chemin faisant, avec Bachelard »
J. LAMY
L’héritage n’est donc pas simple jouissance, prestige de la position dans une tradition,
privilège d’une place gardée au sein d’une lignée, mais implique au contraire un patient
travail, un engagement quotidien, une adhésion active bien que sourde aux sirènes du
moment, une fidélité à soi-même – vertu maîtresse selon Georges Gusdorf – qui nous intime
de faire nôtre l’expérience socratique, et de suivre les recommandations de notre daimon.
Cependant, le risque est toujours présent d’une adhésion aveugle, ou bien dogmatique,
qui consisterait à se croire investi d’une mission personnelle, d’une charge qui nous
reviendrait de droit, au point de vouloir engendrer ou défendre une orthodoxie, ce qui
signifierait pour nous un « bachelardisme officiel », non seulement « inutile et incertain »
comme dirait l’autre, mais surtout contraire à l’esprit pluraliste et ouvert de la pensée du
philosophe. Si l’héritage de Bachelard est un bien, c’est avant tout un bien commun, auquel un
espace doit être ménagé de façon publique, espace de discussion au sein duquel une
communion et des échanges féconds deviennent possibles. L’Association des Amis, par les
actions concrètes de ses membres disséminés de par le monde, ainsi que par l’engagement
quotidien des membres de son bureau, veille à cet aspect public de l’héritage bachelardien. Sa
mission n’est-elle pas – s’il était besoin rappeler ici l’article 2 de ses Statuts – « de perpétuer
le souvenir de Gaston Bachelard et de contribuer au rayonnement de son œuvre » ? N’est-ce
pas également ce que nous voulions suggérer dans le premier numéro de Cogitamus, paru à
l’automne 2009, en écrivant dans la « Tribune Libre » que « le patrimoine que nous a légué
Bachelard n’appartient pas seulement à une élite qui détiendrait un quelconque monopole sur
son œuvre – ce serait d’ailleurs contraire aux valeurs d’ouverture et d’égalité si chères au
philosophe – mais se présente bien plutôt comme un « bien commun » qu’il nous appartient
de faire rayonner ». Voilà ce qu’il en est selon pour l’héritage commun que les bachelardiens
ont en partage, du point de vue de l’expérience collective.
Mais qu’en est-il de ce qu’en fait chacun, dans la sphère de son existence individuelle ?
N’est-ce pas là que se jouent les réinvestissements possibles de la pensée bachelardienne, en
fonction de nos situations singulières, de nos préoccupations propres, de nos recherches
personnelles, de nos travaux académiques, en bref de nos intérêts divers et variés ?
Aujourd’hui, ce n’est pas du côté de l’héritage commun que nous insisterons. Loin des
actions quotidiennes de l’Association des Amis de Gaston Bachelard, détaché des
responsabilités qui incombent à l’engagement pour le rayonnement et la diffusion de la
pensée bachelardienne, nous délaisserons un instant le sérieux du travail pour une réflexion
plus libre, parfois proche de la confidence, méditant modo peregrino vers notre réception
personnelle de l’héritage bachelardien. C’est d’ailleurs l’invitation qui nous est faite dans le
cadre de ce numéro spécial de Bachelardiana, vecteur actif de la transmission bachelardienne.
Ainsi, en nous permettant de paraphraser Bachelard dans La poétique de l’espace, nous
dirions qu’« en nous obligeant à un retour systématique sur nous-même, à un effort de clarté
dans la prise de conscience »2, nous sommes conviés à explorer la réception bachelardienne
du côté de l’expérience intime, de la trajectoire personnelle, ce qui n’est pas sans poser des
difficultés. Car il ne s’agit pas finalement de savoir ce que c’est qu’être un héritier en général,
ou un héritier de la tradition bachelardienne en particulier, mais plutôt d’essayer de ressaisir
ce qui fait que je puisse être, ou me penser concrètement, comme un héritier de Bachelard.
2
Gaston BACHELARD, La poétique de la rêverie, PUF, 1960, réédition 1999, p. 1.
2
« Chemin faisant, avec Bachelard »
J. LAMY
Quel sens puis-je donc donner à cette façon d’éclairer mon parcours personnel ? Que
veut-dire pour moi, du point de vue du retentissement intime, être un héritier de Bachelard ?
Quel rôle Bachelard a-t-il joué dans ma formation en tant que professeur de philosophie, mais
aussi et surtout dans ma formation au « métier d’homme », comme on disait jadis ?
Recevoir, accueillir, admirer, écouter, dialoguer avec, repenser, enseigner, appliquer la
raison à des expériences … voilà les dimensions intimes de mon héritage bachelardien, du
point de vue des actes concrets qu’il implique. Or ces réappropriations intimes se trouvent des
expressions changeantes dans des situations pour le moins bigarrées, non moins que dans des
actions concrètes par la lecture, l’étude, l’écriture, la parole vivante de la conférence et de
l’enseignement, que je subsumerais finalement sous l’idée de « cheminer » avec Bachelard.
Car parler de soi est finalement un exercice des plus difficiles. Peu nombreux sont ceux qui
sont parvenus à parler à chacun d’entre nous tout en parlant d’abord d’eux-mêmes, d’autant
plus chez les philosophes de formation, dont les exigences intellectuelles d’objectivité et
d’analyse se traduisent le plus souvent par un certain goût de l’impersonnel, et une écriture
habituellement sèche, sans relief. En dehors de Montaigne et de Rousseau, qui sont parvenus
à se dépeindre eux-mêmes sans verser dans la vulgarité crasse, mais en nous éclairant bien
plutôt sur l’humaine condition ; mais aussi de Kierkegaard et de Nietzsche, qui ont su
innerver leur pensée philosophique par leur existence personnelle et singulière ; et de
Bachelard lui-même, qui a su parfois user des confidences et de souvenirs personnels pour
mobiliser son lecteur, les contraintes de l’écriture philosophique commune conduisent bien
souvent à l’habitude austère de l’impersonnel. C’est chose convenue, et bien légitime, pour
les études savantes et les travaux académiques. Mais que faut-il en penser quand cet habitus
tend à empêcher, dans des circonstances autres, l’expression plus personnelle ? N’y a-t-il pas
un risque que les habitudes contractées au travail des idées, dans la patience du concept, ne
deviennent une posture systématique, et ne transpirent dans l’écriture en général ? Bachelard
le savait bien, lui qui a dû renoncer aux exigences du concept et de la pensée rationnelle
abstraite, pour aborder le territoire sensible et vibrant de la poésie. Il n’y a qu’à relire les
introductions des deux dernières Poétiques pour s’en rendre compte… Toujours est-il que le
point d’équilibre entre, d’un côté l’expansion invasive du moi privé, de l’autre
l’impersonnalité formelle de la réflexion abstraite, se présente comme matière à perplexité, et
à interrogations. Faut-il restituer un parcours personnel dans ce qu’il a de plus contingent,
voire d’arbitraire, suspendu qu’il est aux décisions et aux rencontres du moment, au risque
alors de basculer manifestement dans l’« universel reportage » et le « bavardage » ? Ou alors
peut-on envisager de faire retour sur soi de manière intelligente, féconde et utile pour autrui,
en vue de ressaisir l’intrication de la vie et de la pensée qui participe à l’élaboration d’une
réflexion et d’une pensée personnelle ? Si la philosophie boîte, comme le disait justement
Merleau-Ponty dans son Eloge de la philosophie, parce qu’elle a un pied dans la vie et un pied
dans la pensée, nous essayons de cheminer avec Bachelard, au risque de boiter.
Mais pourquoi prendre ici la métaphore du cheminement ? Quel sens ce choix
herméneutique donne-t-il à la compréhension de mon héritage bachelardien ? Du point de vue
de l’étymologie, ainsi que l’établit le Dictionnaire historique de la langue française,
« cheminer » c’est avant tout « marcher, faire du chemin », mais aussi, dans son sens figuré,
« faire des progrès ». Il y a donc, dans le fait de cheminer, l’idée d’un mouvement, dans le
sens d’une « progression dans une voie d’accès ». Car le chemin désigne concrètement une
3
« Chemin faisant, avec Bachelard »
J. LAMY
voie, plus précisément une voie tracée dans la campagne par les pas de l’homme, au fil d’une
histoire immémoriale et anonyme qui se perd dans les limbes du temps, par opposition à la
rue ou à la route, résultats d’une volonté prométhéenne et des impératifs de l’action présente.
Mais si le « grand chemin » désigne une voie très fréquentée, le chemin renvoie à l’espace
parcouru, formant voie et désignant une direction. D’où l’idée de « se mettre en chemin ».
Depuis le XIVe siècle, le mot « chemin » hérite d’un sens métaphorique plus convenu, voire
rebattu et usé, fondé sur l’assimilation du déroulement de la vie à un chemin à parcourir.
N’est-ce pas ce que veut dire l’expression populaire du « chemin de la vie » ? Néanmoins, les
syntagmes qui mobilisent le chemin font le plus souvent signe vers l’idée de progression vers
un but (aller, faire son chemin), ou mobilisent l’opposition de la ligne droite (droit chemin) et
de la ligne courbe ou de la voie anormale (chemin de traverse). Pourquoi dès lors se fier à une
image vieillie, voire banale, devenue simple métaphore ? Peut-elle encore dynamiser
l’imaginaire, en vue de mieux se comprendre grâce à une puissance symbolique renouvelée ?
La statique de la direction n’occulte-t-elle pas en effet la dynamique de l’acte de cheminer ?
Ne faut-il pas minimiser la visée vectorielle vers un lieu plus ou moins métaphorique, qui
engage un changement de place, pour souligner la dimension dynamique du changement
d’être qu’implique le cheminement lui-même, au sens où l’on dit que ce n’est pas la
destination qui importe, mais le voyage ? Le cheminement n’a-t-il pas alors pour sens
l’initiation ? Pour moi, le sens du cheminement avec Bachelard est celui d’un mouvement en
compagnie d’une pensée à l’écoute, et surtout en marche, loin de la ligne droite de l’opinion
courante et des autoroutes du prêt-à-penser, ouverte aux chemins de traverse de l’esprit,
attentive aux sentiers discrets de l’âme. Cheminer avec Bachelard, c’est ainsi s’acheminer
vers quelque vérité, intime et universelle à la fois, difficilement formulable à l’aide des mots
de la pensée claire. Oserai-je dire un acheminement vers la vérité, au moins celle de l’être ?
Bachelard serait-il le nom pour un chemin et une vérité à découvrir par soi-même ? Ce qui est
sûr, en ce qui me concerne, c’est que le cheminement avec Bachelard n’est pas un chemin qui
mène à une destination préétablie, ou alors ce n’est pas celle que l’on attendait au départ.
Peut-être qu’il s’agit finalement d’un « chemin qui ne mène nulle part », si ce n’est peut-être à
soi-même. Cheminer, voyager, être en route, n’est-ce pas un mode d’être de l’homme, de
l’homo viator ? Au-delà d’une image de la pensée, d’une manière de dire le travail intellectuel
– en parlant par exemple de nomadisme intellectuel avec Nietzsche ou Kenneth White,
matrice d’où je sortais avant la rencontre avec l’œuvre bachelardienne – il est plus sûrement
question d’une image princeps, qui cherche à dire l’existence humaine dans son mouvement
propre, dans ses aspirations diverses, dans son être de devenir. Mais de Nietzsche, Heidegger,
Kenneth White ou Deleuze à Bachelard, quelle est la trajectoire personnelle et intellectuelle ?
Comment passer d’une forme plus ou moins affichée d’irrationalisme à l’engagement
rationaliste ? N’était-il pas question, dès le départ, d’une préoccupation existentielle, de
chercher à équilibrer, bien que de façon maladroite et peut-être simpliste, les deux tendances
d’abord antagonistes de la vie diurne et de la vie nocturne ? Bachelard n’était-il pas une
solution à l’impasse d’une pensée chaotique et vouée à l’errance, sourde et parfois hostile aux
élans d’une rationalité qui peut être ouverte et plurielle ? Ou alors plutôt une façon de mieux
poser le problème des limites de la rationalité, dans le cadre d’un dialogue complexe entre
raison et imaginaire, visant à transformer en articulation ce qui au départ, dans l’opacité et la
confusion des commencements, était tension, déséquilibre, voire conflit intérieur ?
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« Chemin faisant, avec Bachelard »
J. LAMY
Au regard du chemin parcouru ces dernières années avec Bachelard, au fil des lectures
solitaires, des enquêtes passionnées, des réflexions savantes, mais aussi des méditations
personnelles et des nombreux échanges avec d’autres, il apparaît finalement que comprendre
l’auteur Bachelard impliquait tout aussi bien de mieux me comprendre moi-même. Telle était
déjà la leçon, entraperçue en cours de route mais non encore vécue dans une expérience totale,
de Ricœur et de la pensée herméneutique. En y regardant de plus près, plusieurs axes se
dessinent, au point que pour sacrifier aux exigences de la ressaisie réflexive je dégagerais
plusieurs axes de préoccupations, plusieurs thèmes susceptibles de circonscrire ce qui se joue
dans mon expérience intime de l’héritage bachelardien. Pour emprunter une image proposée
par Bachelard lui-même, notamment dans La psychanalyse du feu, je dirais qu’il s’agit d’un
rayonnement en étoile, de ramifications à partir d’un centre vivant, ou d’un foyer commun,
qui expriment mon rapport vivant à la pensée bachelardienne, ainsi que les questions qu’elle
me pose encore… et toujours.
La rencontre, un destin ? : Ma rencontre avec l’œuvre de Bachelard s’inscrit avant tout
sous le signe de la contingence. Il y a déjà le parcours classique de l’étudiant en philosophie,
pour qui Bachelard renvoie à quelques poncifs sur l’épistémologie, ainsi qu’à des perspectives
originales sur l’imagination. Dans mon parcours personnel, c’est en classe de terminale que ce
premier contact a eu lieu, voué à rester en sommeil pendant de longues années. Il y a même eu
l’achat inopiné, sur l’étalage d’un bouquiniste, d’un exemplaire usé de L’eau et les rêves,
laissé en friche sur les étagères d’une bibliothèque modeste, en attendant son heure… Il aura
fallu attendre la rencontre décisive avec Jean-Jacques Wunenburger, et la conduite d’un
mémoire de recherche sur La pensée nomade et le nomadisme intellectuel, pour que resurgisse
la figure de Bachelard. A l’heure de choisir un auteur plus académique pour le doctorat, et sur
les suggestions du directeur de thèse, j’ai eu le plaisir et la chance de découvrir une pensée en
accord avec mes préoccupations personnelles, une œuvre riche et prometteuse, dont les
premières lectures m’ont enthousiasmé. Délaissé alors même que je travaillais sur la question
de l’habiter, sur la possibilité d’une rationalité en accord avec une sensation du monde,
Bachelard me dévoilait toutes les potentialités d’une philosophie qui ne cède rien aux facilités
des « philosophies de résumé » et aux cloisonnements des systèmes. L’aventure intellectuelle,
et humaine, pouvait commencer. Je ne peux vraiment dire, si je suis sincère, ce qui relève de
la réalité des faits, du récit de soi et de la cohérence du jugement rétrospectif. Y avait-il
vraiment une vocation et un appel ? Peu importe finalement, un engagement existentiel et
intellectuel s’est joué, en écho à une œuvre, ainsi que la rencontre d’un maître. Et d’un maître
authentique, selon les vœux mêmes de Nietzsche, à savoir un maître qui nous apprend à nous
libérer des maîtres et de la tentation de nous soumettre à des autorités extérieures, pour
devenir son propre maître. La lecture patiente et progressive de Bachelard, de concert avec les
conseils avisés et suggestifs de mon directeur de recherches, m’a permis d’apprendre à penser,
à travailler de manière autonome, sans sacrifier à la paresse et à la lâcheté d’une pensée sous
tutelle. Un pas donc vers l’émancipation intellectuelle, sans oublier qu’apprendre à marcher
seul demande des efforts, du temps, non moins que les rencontres opportunes ! Il ne s’agit
bien évidemment pas de minimiser ici les maîtres réels rencontrés – et il y a en a eu parmi les
initiateurs, les formateurs, les guides – mais de souligner une révélation intime au contact de
l’œuvre de Bachelard, de son style personnel… qui m’ont conduit à faire de la contingence
initiale une ligne de vie, et une communauté de destin.
5
« Chemin faisant, avec Bachelard »
J. LAMY
La passion de comprendre : Les premières lectures de Bachelard n’ont pas été sans
peine, notamment en raison d’une culture scientifique grossière, insuffisante, héritière de la
combinaison malheureuse d’un enseignement scientifique indigent dans les filières littéraires,
et d’un manque d’intérêt pour ces matières lors des drames intellectuels de l’adolescence. J’ai
alors connu les joies et les peines de la patiente lecture, de l’instruction dans des livres
difficiles, « un peu trop difficile pour moi »3 disait Bachelard pour son propre compte. Mais
au prix de la découverte d’un univers insoupçonné, celui de la passion de la connaissance, de
la science, de la méthode. Une découverte tardive, s’il en est, mais durable ! Bachelard m’a
permis de comprendre ce que signifie vraiment, au-delà des formules de circonstance, le désir
de connaissance tant plébiscité par les philosophes, et les enseignants. Il s’agissait néanmoins
d’une « raison vivante », dynamique, ouverte, plurielle, soucieuse de concilier rigueur et
inventivité, audace et prudence, fonction de surveillance et fonction d’invention. On était aux
antipodes du rationalisme au « petit goût scolaire, […] élémentaire et pénible, gai comme une
porte de prison, accueillant comme une tradition »4. Ainsi ce sont développées en moi, ou
plutôt réveillées, la passion de l’étude, au point que je pourrais faire mienne aujourd’hui cette
formule bachelardienne : « J’étudie, je ne suis que le sujet du verbe étudier. Penser, je n’ose.
Avant de penser, il faut étudier »5 ; ainsi qu’une véritable « pensée de derrière » au sens
pascalien, un habitus rationaliste, consistant à se surveiller soi-même, à exposer ses pensées à
l’expérience (appliquer la raison) et surtout aux autres (socialiser ses convictions), afin de les
mettre à l’épreuve. Ce n’est pas selon moi la plus mince des suggestions bachelardiennes,
condensée dans une formule célèbre dès l’avant-propos de La psychanalyse du feu : « se
moquer de soi-même. Aucun progrès n’est possible dans la connaissance objective sans cette
ironie autocritique »6. J’aurais même tendance à aller plus loin que Bachelard, et dire
qu’aucun progrès moral ou humain n’est possible sans cette forme d’ironie envers soi-même.
Sans vouloir nous appesantir et par-là fatiguer le lecteur, nous ne pouvons néanmoins oublier
de mentionner l’inspiration que Bachelard nous prodigue, sur ces questions, dans la pratique
de l’enseignement, dans la mesure où la volonté de transmettre cette passion de comprendre,
appliquée au contact quotidien avec de jeunes élèves, nous permet de vivre intimement,
parfois dans le découragement s’il faut être honnête, l’idée selon laquelle le maître devrait
rester un élève, et que l’erreur est une condition nécessaire de l’acte d’apprendre.
La joie de s’émerveiller : Toutefois, le tableau ne serait pas complet sans l’apport
spécifique de l’autre versant de la production bachelardienne, dont la fréquentation m’a été
plus tardive, mais non moins décisive que la lecture des travaux épistémologiques. Certes les
lectures de Nietzsche et de Kenneth White m’avaient déjà familiarisé avec l’idée que la
littérature, et surtout la poésie, n’est pas qu’une affaire d’écrivain et de lecture savante. Sans
aller jusqu’à dire avec Proust que « la vraie vie, […] c’est la littérature », il n’en demeure pas
moins que l’essentiel de la littérature m’a toujours apparu dans son lien intime avec la vie, son
intrication dans la vie, pour mieux appréhender la vie, l’enrichir, l’augmenter, la renouveler.
Or si « la vie use vite les premiers étonnements »7, comme le rappelle bien Bachelard, la
3
Gaston BACHELARD, La flamme d’une chandelle, PUF, 1961, pp. 111-112.
Gaston BACHELARD, « Le surrationalisme », in L’engament rationaliste, PUF, 1972, p. 7.
5
Gaston BACHELARD, La flamme d’une chandelle, PUF, 1961, p. 55
6
Gaston BACHELARD, La psychanalyse du feu, 1938, réédition Folio Essais, 1949, p. 18.
7
Gaston BACHELARD, La poétique de l’espace, PUF, 1957, réédition 2001, p. 107.
4
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« Chemin faisant, avec Bachelard »
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poésie nous permet de réveiller la sensation d’univers, de débusquer l’inouï sous l’évident, de
faire revivre l’inédit sous le banal, bref de vivifier notre inscription à la fois intelligente et
sensible dans le monde. Mais « il faut alors étudier à part, loin de la science, un énorme
domaine de convictions qui tiennent à une sorte de matérialisme inné, inscrit dans toute chair
[…]. Nous restons là dans le domaine de la chair natale »8. C’est bien notre être-au-monde
qui se joue et se dénoue dans une existence promue au poétique, qui se révèle à elle-même au
contact des œuvres des poètes, ces maîtres à rêver comme les présente souvent Bachelard.
Plutôt que l’être-au-monde en général, il serait même plus opportun de parler d’un rapport à
notre monde, ressaisi dans une relation singulière et inédite, souvent dans la solitude rêveuse.
De ce point de vue, Bachelard est d’une lucidité foudroyante : la vie au-dehors, régie par les
contraintes de la vie communautaire et l’adaptation à une réalité estampillée par des valeurs
sociales, est morcelante. Nous nous dispersons bien souvent loin de nous-mêmes, et
paradoxalement c’est la médiation des œuvres, et tout particulièrement des poètes pour
Bachelard, qui nous reconduit à la fontaine de Siloé, aux sources de notre personne.
Bachelard, bien sûr, n’impose en aucune façon les poètes et ses préférences, il nous fait plutôt
part de ses lectures et de ses joies de lecteur, dans la libre jouissance des tempéraments
personnels : « Quant à nous, adonné à la lecture heureuse, nous ne lisons, nous ne relisons
que ce qui nous plaît, avec un petit orgueil de lecture mêlé à beaucoup d’enthousiasme »9.
Après les responsabilités du travail de la pensée, nous voilà rendus aux libertés du loisir, au
sens noble du terme, et de la vie poétique, que chacun peut réinventer par sa propre rêverie.
Pour ma part, les choix de Bachelard en matière de poèmes et d’images ne me conviennent
pas toujours, bien que je m’en accommode la plupart du temps pour mes travaux. Mes
préférences personnelles vont plutôt à la poésie japonaise du haïku – très bachelardienne soit
dit en passant…– ainsi qu’au contact direct du corps avec les éléments naturels, réélaboré par
la méditation poétique, tels que l’envisage notamment la géopoétique d’un Kenneth White.
Toujours est-il que Bachelard recueille mes suffrages sur le principe d’une vie poétique,
alchimie subtile du corps, de l’esprit, de l’âme et du monde, dans laquelle l’individu peut
goûter au bien-être de son existence terrestre, dans la bonne conscience des passions
sublimées. Bachelard n’est pas dupe, là encore, de notre enracinement dans les puissances du
désir. Et si « le monde est intense avant d’être complexe »10, si « l’homme est une création du
désir, non pas une création du besoin »11, si « tout est passion chez l’homme »12, alors
l’ouverture de la raison ne peut que prendre acte des multiples dimensions de la totalité
humaine, pour lui accorder une place et nous permettre de lui donner du sens, car sans cela
nous risquerions fort de ressembler à « une grimace d’homme »13, figée dans une posture
réductrice de rationaliste radical ou d’irrationaliste forcené. Ainsi le commerce intime qui se
joue en chaque individu entre les passions du jour et les passions de la nuit, dans une optique
bachelardienne, implique la solitude : « les passions cuisent et recuisent dans la solitude »14.
8
Gaston BACHELARD, Le matérialisme rationnel, PUF, 1953, réédition 2000, p. 21.
Gaston BACHELARD, La poétique de l’espace, PUF, 1957, réédition 2001, p. 9.
10
Gaston BACHELARD, « Fragment d’un journal de l’homme », in Le droit de rêver, PUF, 1970, réédition
2001, p. 237.
11
Gaston BACHELARD, La psychanalyse du feu, 1938, réédition Folio Essais, 1949, p. 38.
12
Gaston BACHELARD, L’activité rationaliste de la physique contemporaine, PUF, 1951, p. 4.
13
Gaston BACHELARD, La poétique de la rêverie, PUF, 1960, réédition 1999, p. 79.
14
Gaston BACHELARD, La poétique de l’espace, PUF, 1957, réédition 2001, p. 28.
9
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« Chemin faisant, avec Bachelard »
J. LAMY
La vie dialoguée : Toutefois, ce serait se méprendre sur la fécondité de la pensée
bachelardienne que de l’enfermer dans les chemins de traverse secrets de la solitude.
Bachelard le rappelle à plusieurs reprises dans ses Poétiques, l’anima n’est pas l’être de toute
une vie15, « il faut aussi donner un destin de dehors à l’être du dedans. [… ] Quoique nous
centrions nos recherches sur les rêveries du repos, nous ne devons pas oublier qu’il y a une
rêverie de l’homme qui marche, une rêverie du chemin »16. Or il semble bien s’agir là d’un
idéal régulateur, d’un horizon irréductible de notre humaine condition, nous acheminant vers
une forme de sagesse inactuelle, mais renouvelée et réinvestie par Bachelard. Nous choisirons
de désigner ici cette sagesse comme une vie dialoguée, avec soi-même et les autres hommes,
dans l’horizon d’un monde. En ce qui concerne la deuxième option, elle révèle le caractère
profondément ouvert de la pensée bachelardienne, où la figure d’autrui ne cesse d’apparaître
comme dimension irréductible de notre expérience, parfois certes pour nous détourner de
nous-mêmes et nous disperser, mais le plus souvent comme occasion d’une meilleure
connaissance de soi, voire comme une condition de la construction de soi. J’ai déjà évoqué
l’importance de la question de l’éducation, de la pédagogie et du rapport à autrui dans le
champ de la connaissance, désigné souvent comme commerce ou communication des esprits.
Dans le champ proprement poétique, il ne faudrait pourtant pas oublier qu’au-delà de la
solitude du lecteur, ou peut-être même à fond de solitude rêveuse, nous participons d’une
communion des âmes, où se joue une transsubjectivité du poétique et le contact avec l’humain
immémorial. Dans cette perspective, Bachelard va même jusqu’à évoquer l’idée d’une
Enfance primordiale. Finalement, il n’y a qu’à relire les lumineuses pages consacrées à la
grâce de la rencontre, à l’occasion de la préface au livre Je et Tu de Martin Buber, où
Bachelard n’hésite pas à nous livrer ses vues les plus suggestives sur ce que devrait être
l’intersubjectivité humaine, empreinte de sympathie et de sincérité. Toujours est-il que la vie
dialoguée se trouve également un destin au-dedans, car il s’agit pour chacun de trouver une
harmonie intérieure. Si nous sommes faits d’une pluralité d’éléments disparates, à la façon
d’une gerbe mal liée de contingences, si « l’individu n’est déjà qu’une somme d’accidents »17,
alors il est peut-être bien « inutile de répéter que l’homme est ondoyant et divers. Il
« ondoie » faiblement et sa diversité contingente cache mal une pauvreté profonde. Pour
trouver, dans l’homme même, une véritable richesse psychologique, une voie certaine est
d’aller chercher cette richesse au sommet des pensées »18. Mais Bachelard souligne bien que
la pensée est une voie, non pas la seule. Il y a aussi la rêverie, la méditation poétique. Son
œuvre et sa vie nous montrent qu’il y a au moins deux voies possibles, celle de la science et
celle de la poésie, que chacun peut s’efforcer de conjuguer, car « la rêverie travaille notre
être intime, […] une rêverie de poète peut mettre de l’ordre en nous »19, et « tout ce que peut
espérer la philosophie, c’est de rendre la poésie et la science complémentaires, de les unir
comme deux contraire bien faits »20.
15
Gaston BACHELARD, La poétique de la rêverie, PUF, 1960, réédition 1999, p. 183
Gaston BACHELARD, La poétique de l’espace, PUF, 1957, réédition 2001, p. 29.
17
Gaston BACHELARD, L’intuition de l’instant, Editions Gonthier, 1932, p. 70.
18
Gaston BACHELARD, Le matérialisme rationnel, PUF, 1953, réédition 2000, p. 2.
19
Gaston BACHELARD, Fragments d’une poétique du feu, texte établi par S. Bachelard, PUF, 1988, p. 35.
20
Gaston BACHELARD, La psychanalyse du feu, 1938, réédition Folio Essais, 1949, p. 12.
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« Chemin faisant, avec Bachelard »
J. LAMY
Acheminement vers la sagesse : Dans cette perspective, l’un des acquis de la sagesse
bachelardienne, dans sa vérité profonde, est peut-être bien la conscience de la diversité des
chemins possibles pour atteindre au bien-vivre, à condition bien sûr de rechercher les sommets
de l’être, armé d’une générosité courageuse, dans un sens non-cartésien, c’est-à-dire non
réduite à l’usage exclusif de l’entendement pour « marcher avec assurance dans cette vie ».
Mais si la question du sens de l’existence est une affaire personnelle21, au sens où elle se pose
à une personne dans toute sa radicalité existentielle, alors il y a peut-être – espérons-le ! –
diverses voies possibles. Heidegger ne disait-il pas, en exergue aux Holzwege, ces chemins
qui ne mène nulle part, que « chacun suit son propre chemin, mais dans la même forêt » ?
Bachelard le savait bien, malgré son cheminement propre, typique, spécifiquement dédoublé,
quand il rappelait aux Rencontres internationales de Genève que « l’humanité réelle a toutes
les possibilités et que nous devons être des hommes de plusieurs façons »22. Nous
rappellerons ainsi, au terme de ce bilan intermédiaire sur un cheminement au jour le jour avec
Bachelard, où les leçons sont quotidiennes, ces paroles en guise de questionnement, et
d’ouverture d’un champ de travail intellectuel et existentiel :
« L’être humain est une ruche d’êtres. Ce sont les pensées lointaines, les images folles qui font le
miel de l’être, la substance poétique de la vie. La vie d’un homme n’a pas de centre. En quelle
périphérie s’anime la vie ? […] L’être humain n’est jamais fixé, il n’est jamais là, jamais dans le
temps où les autres le voient vivre, où il dit lui-même aux autres qu’il vit. On ne peut prendre la
vie comme une masse qui coule d’un flot et qui emporte tout l’être dans un devenir général de
l’être. Souvent, presque toujours, nous sommes des êtres stagnants traversés par des remous. Où
est la direction du mouvement de la vie en nous ? […] Où est le temps qui marquerait d’un trait
fort la dynamique de notre être, les dynamismes multiples de notre être. Il suffit de changer
d’images pour changer de temps »23.
Faut-il voir là une invitation à une poétique de l’existence ? N’est-il pas question de
faire du temps, à la fois le fond du problème, et la matière plastique de notre existence ?
Autant de questions qui nous renvoient à l’existentialisme problématique de Bachelard, où se
dessine, comme « par petites touches », une philosophie « comme manière de vivre », pour
reprendre la formule heureuse de Pierre Hadot, et non pas comme simple discours théorique ;
mais aussi un engagement vers une théorie de la sagesse, au sens où Kant parlait par exemple
des « fins essentielles de la raison humaine » (ici une raison élargie, ouverte à l’imaginaire !),
de « destination de l’homme », ou encore de philosophie cosmique, et pas scolastique.
Toujours est-il en guise de conclusion ouverte, provisoire et approchée – pourrait-il en être
autrement, le chemin bachelardien n’étant pas arpenté dans tous ses détours, et ses retours ? –
que nous sentons encore vivre en nous la joie, et l’enthousiasme, d’explorer jusqu’au bout les
promesses de la « sagesse dynamique » de Bachelard, qui enjoint chacun de nous, sans
sacrifier aux illusions des tentations prométhéennes, mais en reconnaissant notre finitude,
d’assumer notre « destin d’être des transformations »24… et de mieux vivre !
21
Nous prenons ici la notion d’« affaire personnelle » au sens où J. Bouveresse l’applique à Wittgenstein : « Il
semble, en tout cas, avoir eu une tendance assez caractéristique à considérer qu’un problème moral était avant
tout une « affaire personnelle », par quoi il faut entendre, non pas un problème que chacun peut résoudre selon
des normes personnelles, mais un problème posé à une personne ». Cf. Jacques BOUVERESSE, Wittgenstein :
la rime et la raison. Science, éthique et esthétique, Editions de Minuit, 1973, p. 143.
22
Gaston BACHELARD, L’homme devant la science, Editions de la Baconnière, 1952, p 385.
23
Gaston BACHELARD, Fragments d’une poétique du feu, texte établi par S. Bachelard, PUF, 1988, pp. 47-48.
24
Gaston BACHELARD, L’activité rationaliste de la physique contemporaine, PUF, 1951, p. 4
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