Jackson, J. E. - Doleur, Déuil, Mémoire

Download as pdf or txt
Download as pdf or txt
You are on page 1of 7

Travail original

Douleur, deuil, mmoire


J. E. Jackson
Institut de Franais, Universit de Berne

Summary tends to instrumentalize her or him for mere poetic


means.
Jackson JE. [Grief, mourning, remembering.] On the other hand, guilt often possesses not
Schweiz Arch Neurol Psychiatr 2003;154:23541. only the poet but also the survivor. Mallarms
beautiful sonnet Sur les bois oublis epito-
This paper is concerned with a paradox which runs mizes the care a poet can take of a mourning friend
as following: in order to forget the loss of a person, by imagination of the latters deceased wifes
the survivor has first to remember her or him. response to his anxious craving to see her again.
Literature is deeply concerned by this paradox Not the flowers strewn over a tomb, but the wifes
inasmuch as the mourning of a lost one is a genre quietly muttered name will bring back her visit
to itself. Grief expressed at a beloveds death has to the faithful husband.
various aims as the different examples show. Paul Celans poetry brings to this rapid sketch
Starting with Ronsards sonnet on the loss of of a very old tradition a more historical dimension.
Marie, we first meet the metamorphosis of the The beloved lost by this great poet do not only
young woman into a flower whose short life seems belong to his personal life, but symbolize the fate
redeemed by the very fact of the poet offering her, of all the Jews murdered by the national-socialist
as a pagan tribute, the milk and the flowers of his regime. At the same time, the paper tries to argue
own verse. that the survivor-poets guilt concerns the very
Shakespeares Sonnet 71 moves in an altogether (German) language in which he recalls his mother
very different direction: anticipating his own death, and relatives. A short poem, starting with the
the poet admonishes his friend WH to forget him words Ich kann dich noch sehn (I may still
as soon as he will cease to hear the toll bell so as to behold you) illustrates at what price such a re-
avoid the grief of remembrance. Paradoxically, this membrance can be gained.
admonestation acts as a gesture of immortaliza- Keywords: grief; mourning; remembering
tion of his love for WH: although he wishes to be
forgotten by his beloved, Shakespeare will be re-
membered for the poem in which he expresses that Jaimerais aborder la question des rapports de la
very wish. littrature la mmoire, sous langle du deuil. Je
Baudelaires La servante au grand cur re- choisis de moccuper du deuil non seulement parce
calls a long-forgotten maid who took care of his quil joue un rle essentiel dans lconomie de la
first years. The feeling of guilt helps thus to give a vie psychique, mais aussi parce quil met en relief
second life to the poor Mariette whom the poem un paradoxe quil me parat important de mditer.
imagines longing beyond the grave for the affection Le deuil ou du moins le travail du deuil, la Trauer-
of her former employers. arbeit, est un travail doubli. Dnouer un un les
On the ground of Baudelaires example, the liens, les liens damour, mais aussi sans doute de
paper seeks to explore the double relation of haine, qui nous reliaient la personne perdue, cest
writing to guilt: first as an act of reparation (in dabord dnouer une mmoire. Quon envisage le
the sense of Melanie Klein) by which the poet processus en termes conomiques, comme Freud
expiates his fault through writing but also as a dcrivant le retrait des investissements libidinaux
cause of guilt in the sense that writing of someone de lobjet dans le Moi qui aura ainsi, le moment
venu, une rserve affective sa disposition pour un
Correspondance: nouvel amour1, ou quon le prsente plutt ainsi
Pr John E. Jackson que le fait Proust comme le sevrage de toutes les
Institut de Franais
facettes du Moi qui taient en relation avec cet
Universit de Berne
Lnggass-Strasse 49 1 S. Freud, Trauer und Melancholie, in: Studienausgabe
CH-3000 Berne 9 III, 1982, p. 198.

235 SCHWEIZER ARCHIV FR NEUROLOGIE UND PSYCHIATRIE 154 5/2003


objet2, le travail du deuil semble, premire vue, sefface au profit des signes virginaux du vase plein
consister en un processus deffacement destin de lait et du panier plein de fleurs qui rsument,
soustraire le survivant la douleur, parfois tr- eux seuls, le corps glorieux de cette crature
brante, cause par labsence de lobjet perdu. Ce humaine et vgtale la fois. Le don ou loffrande
travail de loubli ne se fait toutefois, ne peut se du pome concidant avec le rite funraire enlve
faire simultanment quau prix dun travail de la Marie la mort en transformant sa cendre en
mmoire. Faire le deuil de quelquun nest pas lou- une rose de paroles dsormais labri de toute
blier, mais rendre sa perte ou son absence suppor- atteinte. La douleur est euphmise dans la mta-
table. La personne reste prsente, mais prsente phorisation de la jeune femme en rose, et nest
comme absence. Pour quelle puisse tre garde, il audible, vritablement, du moins sur le plan pho-
faut quelle soit perdue, mais pour que sa perte soit nique, que dans la trs brve squence des [a] et de
acceptable, il faut quelle soit garde. Son statut est lallitration en [t], La Parque ta tue du vers 11.
donc paradoxal. Cette douleur euphmise sexplique mieux
La littrature, la posie en particulier, sest lorsquon se souvient que la posie de la Renais-
depuis trs longtemps nourrie de ce paradoxe. La sance le pome date de 1577 traduit souvent
parole tant, par dfinition, le lieu o labsence moins une exprience directement vcue que le
peut trouver sa reprsentation, la personne aime dsir de dfrer un genre, en loccurrence le
le plus souvent une femme trouvait revivre genre du pome funbre. Et de fait, la mort com-
dans lvocation que faisait delle le pome. Evo- mmore ici nest pas celle de Marie lAngevine,
cation dont, la limite, le but semble de quasi nier dont Ronsard aurait t pris, mais celle de Marie
la mort dont elle avait t la victime. Cest le cas de Clves, pouse du prince de Cond, et dont
par exemple du beau et clbre sonnet de Ronsard Henri III, le dernier roi Valois, aurait t perdu-
sur la mort de Marie: ment amoureux. Ronsard crit donc son sonnet
pour son roi, sa place, il met sa plume au service
Comme on voit sur la branche au mois de mai la rose,
En sa belle jeunesse, en sa premire fleur, de la douleur dun autre homme, ce qui, quand
Rendre le ciel jaloux de sa vive couleur, on y rflchit, nest pas plus surprenant que de voir
Quand lAube de ses pleurs au point du jour larrose; un dramaturge placer dans la bouche dun de ses
La grce dans sa feuille, et lamour se repose,
Embaumant les jardins et les arbres dodeur; personnages lexpression dun sentiment que la
Mais battue ou de pluie, ou dexcessive ardeur, situation dramatique rclame, mais qui nest pas
Languissante elle meurt feuille feuille dclose. ncessairement un sentiment quil prouve per-
Ainsi en ta premire et jeune nouveaut,
sonnellement.
Quand la terre et le ciel honoraient ta beaut,
La Parque ta tue, et cendre tu reposes. Non pas, bien entendu, que la Renaissance
Pour obsques reois mes larmes et mes pleurs, ignore lexpression dune douleur ou dun deuil
Ce vase plein de lait, ce panier plein de fleurs, personnels. Il est au contraire peu de pomes de ce
Afin que vif et mort ton corps ne soit que roses.3
genre plus mouvants que le sonnet dans lequel
Grce leffort de naturalisation, qui mtamor- Shakespeare, sadressant son ami W. H. auquel
phose Marie en fleur (on passe dune simple sont ddis les 151 pomes du recueil anticipe
comparaison une identification de plus en plus sa propre mort et, dans un geste o leffacement
pousse), par le biais de linterpellation de la de soi ne va pas sans une pointe de masochisme,
jeune fille qui acquiert ainsi le statut dune inter- lexhorte ne pas laisser son souvenir lui causer
locutrice (et donc, de faon axiomatique, celui de une douleur que sa sollicitude pour lui souhaite lui
personne vivante), grce aussi ladmirable travail pargner:
de musicalisation (le sonnet, la diffrence dun No longer mourn for me when I am dead
sonnet traditionnel, na que trois rimes, dont deux, Than you shall hear the surly sullen bell
la rime en eur et la rime en ose qui reviennent Give warning to the world that I am fled
From this vile world, with vilest worms to dwell:
six fois), grce enfin labondance de lemploi de
Nay, if you read this line, remember not
la symtrie aux niveaux phonique, morphologique The hand that writ it, for I love you so
et mme syntaxique, le sonnet se transforme en That I in your sweet thoughts would be forgot,
une sorte doffrande paenne o lide de la mort If thinking on me then should make you woe.
O if (I say) you look upon this verse,
When I, perhaps, compounded am with clay,
2 Voir en particulier le Chapitre premier dAlbertine dis-
Do not so much as my poor name rehearse,
parue, intitul Le Chagrin et lOubli, A la recherche du
But let your love even with my life decay;
temps perdu, dition publie sous la direction de Jean-Yves
Lest the wise world should look into your moan,
Tadi, Paris, Bibliothque de la Pliade, 1989, tome IV,
And mock you with me after I am gone.4
p. 3138.
3 Ronsard, Les Amours, texte tabli par Albert-Marie
Schmidt, prface et notes de Franoise Joukovsky, Paris, 4 Shakespeares Sonnets, edited by Katherine Duncan-
Gallimard, 1974, p. 250. Jones, The Arden Shakespeare, 1997, p. 253.

236 SCHWEIZER ARCHIV FR NEUROLOGIE UND PSYCHIATRIE 154 5/2003


Par rapport au sonnet de Ronsard et aux pomes Ce pome, qui porte dsormais le numro cent
que nous allons encore rencontrer, celui-ci est, si parmi les cent vingt-six qui forment les Fleurs du
jose dire, crit lenvers. Ce nest pas le survivant Mal et qui date de la premire dition, celle de
qui dplore une perte, cest lamant qui va au- 1857, le voici:
devant, qui imagine davance sa propre mort pour, La servante au grand cur dont vous tiez jalouse,
prcisment, attnuer davance la douleur que Et qui dort son sommeil sous une humble pelouse,
cette mort pourrait provoquer chez son ami. Nous devrions pourtant lui porter quelques fleurs.
Les morts, les pauvres morts ont de grandes douleurs,
Lamour port par le locuteur son interlocuteur Et quand Octobre souffle, mondeur de vieux arbres,
sexalte de se doubler dun appel anticip loubli, Son vent mlancolique lentour de leurs marbres,
comme si Shakespeare voulait faire W. H. lco- Certe, ils doivent trouver les vivants bien ingrats,
A dormir, comme ils font, chaudement dans leurs draps,
nomie du travail du deuil que sa mort lui causerait. Tandis que, dvors de noires songeries,
En mme temps, et cest cette simultanit qui doit Sans compagnon de lit, sans bonnes causeries,
nous retenir, en mme temps ce sonnet qui semble Vieux squelettes gels travaills par le ver,
Ils sentent sgoutter les neiges de lhiver
appeler loubli perptue le souvenir. Shakespeare
Et le sicle couler, sans quamis ni famille
imagine W. H. en train de lire son sonnet, donc en Remplacent les lambeaux qui pendent leur grille.
train de prendre acte de son dcs. Leffacement de Lorsque la bche siffle et chante, si le soir,
soi va main dans la main avec une immortalisation, Calme, dans le fauteuil je la voyais sasseoir,
sinon de soi, du moins, et cest ce qui rend la contra- Si par une nuit bleue et froide de dcembre,
Je la trouvais tapie en un coin de ma chambre,
diction lgitime, de lamour quil porte son ami.
Grave, et venant du fond de son lit ternel
Cest parce quil aime W. H. que Shakespeare sou- Couver lenfant grandi de son il maternel,
haite que W. H. loublie aprs sa mort. Sa gnro- Que pourrais-je rpondre cette me pieuse,
sit stend ainsi jusqu devenir posthume. Mais Voyant tomber des pleurs de sa paupire creuse?7
en mme temps, crivant le pome dans lequel il Pour comprendre ce pome il faut savoir que lune
exprime ce souhait, il en retire, davance, le bn- des hantises les plus angoissantes de Baudelaire a
fice dillustrer ainsi son amour. La tonalit mlan- t celle dune vie posthume quil imaginait, moins
colique, voire masochiste, se retourne en plaisir, la manire de la tradition catholique comme le
plaisir de nature la fois amoureux (il offre son lieu dun possible salut, que comme celui dune
sonnet son ami) et littraire: le sonnet lui survivra. condamnation vivre, de ce que Jean Starobinski
Que le romantisme ait voulu voir en Shake- a justement dnomm une immortalit mlanco-
speare le premier des Modernes tient sans doute lique8, cest--dire dune perptuation de lexis-
ltendue et la profondeur extraordinaire des tence. Pour Baudelaire, comme pour le Kierke-
insights dont il dressait le saisissant tableau dans gaard de La maladie mort ou le Wagner du
ses uvres. Les drames de Shakespeare ne sont pas Vaisseau fantme, langoisse suprme semble bien
seulement lun des sommets absolus de lart litt- avoir t la crainte de limpossibilit de mourir,
raire, ils ne sont rien de moins par ailleurs quune limpossibilit danantir la conscience dexister et
cartographie peu prs complte du psychisme donc davoir endurer un temps qui terniserait la
humain. Or, dans le sillage du renversement opr douleur de vivre9.
par Rousseau, et qui a install lintriorit indi- Mariette, la servante, a bien exist. Elle soccupa
viduelle au centre de lattention littraire euro- de Charles g de six ans dans les mois qui suivirent
penne, cest bien le relief la fois secret et nig- la mort de son pre lorsquil habita avec sa mre
matique de ce monde intrieur qui requiert dsor- une petite maison situe Neuilly. Dans le pome,
mais les crivains. Jen donnerai pour exemple un Mariette est devenue la servante au grand cur,
pome de Baudelaire qui, avec Nerval, est sans labsence de toute mention de son nom tant rem-
doute de tous les potes franais celui qui eut le place par lattribut mtonymique de la gnro-
rapport le plus tourment et donc le plus intres- sit et rpondant lindtermination du vous
sant sa propre obscurit. Jai une me si singu- auquel le pome sadresse. Ce vous, qui est donc
lire que je ne my reconnais pas moi-mme, crit- la mre, comme nous le savons par une lettre
il ainsi sa mre dans une lettre de 18535. Cette celle-ci, et qui forme une sorte de double dvalo-
mre, nous la retrouvons dans le pome auquel ris de la servante puisquau grand cur de celle-
jaimerais en venir puisque, selon une autre lettre6,
7 Baudelaire, uvres compltes, texte tabli, prsent et
cest elle qui sy voit interpelle au premier vers. annot par Claude Pichois, Paris, Bibliothque de la
Pliade, 1975, tome I, p. 100.
5 Baudelaire, Correspondance. Texte tabli, prsent et 8 Limmortalit mlancolique, Le Temps de la rflexion,
annot par Claude Pichois avec la collaboration de Jean Paris, Gallimard, 1982, p. 23151.
Ziegler, Paris, Bibliothque de la Pliade, 1973, tome I, 9 Voir sur ce point notre La Mort Baudelaire, Neuchtel,
p. 217. La Baconnire, 1982, et en particulier le chapitre intitul
6 Ibid., p. 445. La condamnation vivre, p. 10516.

237 SCHWEIZER ARCHIV FR NEUROLOGIE UND PSYCHIATRIE 154 5/2003


ci, elle na que sa jalousie opposer, forme nan- culpabilit: Baudelaire a dlaiss, a nglig la
moins un couple avec le locuteur puisque, au vers mmoire de Mariette comme les vivants ngligent
3, cest en sa compagnie (nous) que Baudelaire de remplacer les lambeaux qui pendent aux grilles
imagine de porter quelques fleurs sur la tombe de des morts (ces grilles, ce sont bien sr les grilles qui
Mariette. Le pome souvre donc en somme par dfendent laccs au caveau o les morts sont
un rappel lordre accompagn dune critique enterrs). Reprenant son compte lexamen de soi
adresse la mre. On notera toutefois qu partir que son ducation lui a probablement enseign,
du 4e vers, tant la mre que le nous disparaissent. Baudelaire se dcouvre en faute par rapport
La suite du pome ne parle dabord que dune cette me pieuse dont lil maternel contras-
manire impersonnelle puis, dans sa seconde par- tait peut-tre avec lindiffrence de la mre vri-
tie, que du couple form par Mariette et lenfant table dj occupe par celui qui allait devenir son
grandi. Si laccusation de jalousie semblait rserver second mari. De ce point de vue, le pome semble
les sentiments ngatifs au seul vous, le sujet est paradoxal puisquil se ferait ainsi le lieu dune
toutefois prompt assumer une culpabilit avec auto-accusation dont on peut se demander quelle
laquelle il finit par se retrouver seul son tour. fonction elle peut avoir dans lconomie psychique
Comme souvent dans Les Fleurs du Mal le mal-tre de lauteur. Comprenons cest le troisime plan
de Mariette comme des autres pauvres morts se que la question par laquelle le texte sachve
traduit par des images de froid dont le caractre porte en elle-mme sa propre rponse. Quest-ce
disphorique est manifeste. Les grandes douleurs que Baudelaire pourrait rpondre cette me
des morts proviennent autant de leur privation de pieuse? Eh bien, il pourrait rpondre et de fait
chaleur vitale que de leur abandon par des vivants il a rpondu par le pome quil vient dcrire. La
qui les laissent leur statut de vieux squelettes rponse Mariette, cest le texte qui lvoque et
gels travaills par le ver. Le reproche contenu qui, mettant en scne avec la discrtion et la ten-
implicitement dans un tel abandon signe assez le dresse si touchantes qui sont les siennes sa figure
sentiment de culpabilit sous-jacent du pote. Si aime, laccueille dans lespace dune mmoire
lon tient compte du fait que, dans les notes prises chaleureuse. Le vrai tombeau de la servante au
en vue du projet dautobiographie, Mon cur grand cur est dsormais le pome qui lui est
mis nu, Mariette est constamment associe la consacr.
figure du pre dont la disparition avait justement Jaimerais marrter un instant sur cette re-
ncessit le recours aux services de la servante, marque et suggrer quil y a l bien plus quun cas
il nest pas difficile dimaginer que Baudelaire particulier. La culpabilit est un motif frquent de
pense aussi celui-ci dans les reproches quil lcriture littraire mme si elle nest pas, et de loin,
sadresse. le seul. Il y a parfois, il y a mme souvent ce que
Cest toutefois sur Mariette et sur le tte--tte Melanie Klein appellerait un dsir de rparation10
imagin avec elle que se concentre ladmirable fin qui, comme on le voit ici, concerne au premier chef
du texte. En composant ce tableau dintimit fami- les rapports de lenfant la figure maternelle. La
liale imaginaire, Baudelaire, me semble-t-il, fait cration littraire peut tre une rponse, une rpa-
dune pierre plusieurs coups. Dune part, et cest ration tardive, faite par lenfant devenu adulte, un
sans doute leffet le plus vident, il redonne vie manque, une souffrance perue autrefois chez sa
Mariette, en la soustrayant son statut de squelette mre et qui, sil ne parvint pas la dissiper, ne sen
enterr pour lui rendre sa figure de substitut inscrivit pas moins sous la forme dun sentiment de
maternel. Ressurgie du fond de son lit ternel, faute de manire indlbile dans son psychisme.
voici Mariette assise nouveau dans le fauteuil Mais, et il me semble que cest cette double possi-
qui, sans doute, bordait jadis le lit de lenfant et bilit qui demande tre lobjet de notre rflexion,
do, calme et grave, elle lentourait de sa sollici- lcriture littraire peut tre parfois non pas la
tude. A la diffrence de Marie, qui chez Ronsard rponse un sentiment de culpabilit archaque,
renaissait sous une forme pastorale et vgtale, Ma- mais la cause dun sentiment de culpabilit nou-
riette renat comme telle, comme une Marie, mre, velle. Je pense ici une page trs remarquable
sinon de Dieu, du moins de lenfant que Baudelaire du Temps retrouv dans laquelle Proust, faisant
a t et que, secrtement, il continue dtre. Le rflexion sur le fait que le roman quil vient de
pome a ramen la vie et la veille celle qui dor-
mait son sommeil sous une humble pelouse. A un
deuxime niveau, les huit derniers vers confessent 10 Melanie Klein. Infantile anxiety situations reflected in
le sentiment de faute que le pote ressent envers a work of art and in the creative impulse, International
Journal of Psycho-Analysis X, 1929, p. 43643. Voir aussi
elle. La rsurrection fantasmatique de la servante Hanna Segal, Dreams, Phantasy and Art, Londres, Rout-
na eu de but que de permettre lexpression dune ledge, 1991.

238 SCHWEIZER ARCHIV FR NEUROLOGIE UND PSYCHIATRIE 154 5/2003


concevoir et quil se prpare crire sera jamais tifier par et dans la beaut intangible de la forme
ignor de son grand amour Albertine comme de potique, lcriture risque de se faire le vertige o
sa grandmre, disparues toutes deux depuis des lcrivain sombrera. Au matin du 26 janvier 1855,
annes, crit ceci: alors quil travaillait encore peu avant Aurlia,
Grard de Nerval sera trouv pendu rue de la
A vrai dire, contre cela je me rvoltais un peu. Javais
beau croire que la vrit suprme de la vie est dans lart, Vieille-Lanterne.
javais beau, dautre part, ntre pas plus capable de Cette conviction de la valeur suprieure, de la
leffort de souvenir quil met fallu pour aimer encore valeur suprme de lart, ou du Beau, nul ne la
Albertine que pour pleurer encore ma grandmre, je me
demandais si tout de mme une uvre dart dont elles ne partage avec plus de foi que Stphane Mallarm
seraient pas conscientes serait pour elles, pour le destin qui allait jusqu affirmer non seulement que le
de ces pauvres mortes [on retrouve les pauvres morts monde est fait pour aboutir un beau Livre, mais
de Baudelaire], un accomplissement. Ma grandmre que
javais, avec tant dindiffrence, vue agoniser et mourir encore que Oui, la Littrature existe et, si lon
prs de moi! O puiss-je, en expiation, quand mon uvre veut, seule, lexception de tout.14 Et pourtant,
serait termine, bless sans remde, souffrir de longues bien loin de faire montre dindiffrence ceux
heures, abandonn de tous, avant de mourir! Dailleurs,
qui comme dira Proust auront servi ce Livre,
javais une piti infinie mme dtres moins chers, mme
dindiffrents, et de tant de destine dont ma pense en Mallarm sut faire preuve loccasion dune dli-
essayant de les comprendre avait, en somme, utilis la catesse qui atteste sa trs profonde sensibilit.
souffrance, ou mme seulement les ridicules. Tous ces Cette occasion, nous la trouvons par exemple dans
tres qui mavaient rvl des vrits et qui ntaient
plus, mapparaissaient comme ayant vcu une vie qui un sonnet, intitul dailleurs simplement Sonnet.
navait profit qu moi, et comme sils taient morts Quelques remarques toutefois en guise dintro-
pour moi.11 duction. Par rapport la tradition que jesquisse
Je crois quil vaut de noter ici aussi, au-del du vu ici, ce sonnet prsente un renversement remar-
dexpiation, la dialectique ou du moins la spirale quable: ce nest pas le pote qui sadresse la
par laquelle lcriture saffronte la culpabilit. femme dcde, mais au contraire la femme dc-
Le texte, en avouant que sa dette morale reste de qui sadresse son mari survivant. Ce pome a
impaye envers ceux quil voque, avoue sa culpa- t crit non pas la suite dune perte que Mal-
bilit. Mais cet aveu lui-mme a valeur, sinon dexo- larm aurait faite lui-mme, mais pour un ami.
nration, du moins dattnuation de celle-ci, de Nous retrouvons donc la situation de Ronsard
sorte que si crire est susciter ou prolonger la faute, crivant pour Henri III, sauf que, si Henri III
crire est aussi le moyen de leffacer. Cette double demanda Ronsard dcrire pour lui ou si Ronsard
valence de lcriture se fonde de son ct dans une crivit pour lui en vue den obtenir quelque appui
conviction que Proust partage avec Baudelaire et financier, Mallarm, lui, ncrit que par amiti.
quil formule un peu plus loin: Lami bnficiaire, cest Gaston Maspro, un gyp-
tologue passionn de sciences occultes. Gaston
Victor Hugo a dit:
Maspro avait pous Ettie Yapp, une Anglaise que
Il faut que lherbe pousse et que les enfants meurent.
Mallarm connaissait fort bien car elle avait t
Moi je dis que la loi cruelle de lart est que les tres meu- longtemps la fiance de Henri Cazalis, le plus
rent et que nous mmes mourions en puisant toutes les
souffrances, pour que pousse lherbe non de loubli mais proche confident de ses annes de jeunesse. En
de la vie ternelle, lherbe drue des uvres fcondes, sur 1873, Ettie Maspro tait dcde. Le sonnet, lui,
laquelle les gnrations viendront faire gament, sans est dat du 2 novembre 1877. Le 2 novembre cest
souci de ceux qui dorment en-dessous, leur djeuner sur
le jour des morts, et il est donc rdig, quatre ans
lherbe.12
plus tard, en commmoration de ce jour. Le pome
Cette conviction que luvre dart est la vrit est crit tout entier entre des guillemets, qui tra-
suprme de la vie ou comme Proust le dit ailleurs duisent le fait quil demande tre compris comme
ce quil y a de plus rel, la plus austre cole de la la transcription dun discours, le discours quEttie
vie, et le vrai Jugement dernier13 est sans doute ce tiendrait, depuis lau-del, au mari qui lui est rest
qui permet la culpabilit de se dpasser ou en fidle:
tout cas de se dnouer dans lacte dcrire. Lorsque SONNET
ce nest pas le cas, lorsque, comme cela arriva 2 novembre 1877
pour finir Grard de Nerval, le sentiment de Sur les bois oublis quand passe lhiver sombre
culpabilit raviv par lcriture choue se jus- Tu te plains, captif solitaire du seuil,
Que ce spulcre deux qui fera notre orgueil
Hlas! du manque seul des lourds bouquets sencombre.

11 Proust, Loc. cit., p. 481. 14 Mallarm, La Musique et les Lettres, uvres com-
12 Ibid., p. 615. pltes, texte tabli par Henri Mondir et G. Jean-Aubry,
13 Ibid., p. 458. Paris, Bibliothque de la Pliade, 1945, p. 646.

239 SCHWEIZER ARCHIV FR NEUROLOGIE UND PSYCHIATRIE 154 5/2003


Sans couter Minuit qui jeta son vain nombre, magique des sciences sotriques dont Hugo et
Une veille texalte ne pas fermer lil
ses tables tournantes navait que trop rpandu le
Avant que dans les bras de lancien fauteuil
Le suprme tison nait clair mon Ombre. leurre, mais sur le mode suprieur de la posie.
Qui veut souvent avoir la Visite ne doit Maspro a comprendre quEttie nest plus un
Par trop de fleurs charger la pierre que mon doigt corps mais une me, une me au si clair foyer
Soulve avec lennui dune force dfunte. tremblante de [s]asseoir, et qui, pour revenir na
Ame au si clair foyer tremblante de masseoir, besoin que du souffle que fournit la profration
Pour revivre il suffit qu tes lvres jemprunte de son nom murmur tout un soir. Or quest ce
Le souffle de mon nom murmur tout un soir.
souffle, sinon le pome qui murmure ce nom? Au
(Pour votre chre morte, son ami)15 vain nombre de Minuit et de ses douze coups,
Mallarm invite son ami Maspro prfrer les
Avant de formuler quelques remarques propos douze syllabes des alexandrins de la posie dont la
de ce pome, je note que, dune certaine faon, il magie sonore remplacera avantageusement celle
constitue aussi une rponse au pome de Baude- dune quelconque autre science. Lme dEttie sest
laire comment tout lheure. Une rponse qui faite nom, sa prsence sest faite langage, le langage
cherche affirmer sa diffrence comme Mallarm du pome qui dcrit les voies de son retour.
se trouve en se sparant de Baudelaire, qui fut Je ne doute pas que le pote par lequel jaime-
dabord son modle. La morte, au lieu de grelotter rais terminer ce bref parcours nait t profon-
dans un tombeau abandonn de tous, prend la dment mu par ce sonnet de Mallarm, sil se
parole depuis un tombeau o labondance des trouve lavoir lu. Paul Celan, cest de lui quil sagit,
fleurs, normale pour un 2 novembre, atteste au a pass les vingt-cinq ou vingt-sept dernires
contraire le souci que les survivants ont de son annes de sa vie lesprit fix sur tous les morts quil
absence, de son manque.Au lieu dtre loccasion avait perdus, que les Nazis avaient extermins, et
dun reproche, elle se fait au contraire la voix avant tout sur celle dont comme le Tu dans Sur les
consolatrice qui rconforte son mari. Surtout, il bois oublis il attendait ou esprait limprobable
me semble que le setting de ce sonnet, la chambre retour, celle qui lui avait donn la fois la vie, sa
dhiver au fauteuil o crpite un feu souvenons- langue et lamour de la posie crite dans cette
nous de la bche qui sifflait et chantait dans langue. Sil est une uvre propos de laquelle les
La servante au grand cur appelle clairement rapports de la douleur et de lcriture peuvent et
le rapprochement. Les fleurs chez Baudelaire doivent tre tudis, une uvre o la culpabilit
devaient attester la pit du devoir de reconnais- joue aussi son rle central, vous le savez, cest celle
sance contract envers Mariette. Ici au contraire, de ce pote, le plus grand pote, incontestablement,
la dfunte recommande son mari de ne pas de lEurope daprs 1945. Pour saisir la complexit
charger la pierre de sa tombe de trop de fleurs. de la constellation qui marque jamais sa posie,
Au reproche de culpabilit soppose la fois une il faut partir de la situation trs particulire qui
reconnaissance Gaston Maspro a bien garni de dfinit sa position linguistique. Paul Celan de son
fleurs le tombeau dEttie et une suggestion conso- vrai nom Paul Antschel est natif de la Bucovine,
latrice. Le mari est rest, formule admirable, un une ancienne province de lAutriche-Hongrie pas-
captif solitaire du seuil. Ce seuil, cest bien sr le se lors de leffondrement de la double monarchie
tombeau, le seuil entre la vie et lau-del. Maspro la Roumanie et aujourdhui rgion de lUkraine.
en est le captif, incapable de sen dtacher, fix Dans sa ville, Czernowitz, la communaut juive est
son deuil malgr les annes qui se sont coules, de langue et de culture allemande. Lallemand,
attach au seul avenir de retrouver un jour celle davantage mme que le yiddish, est la langue dans
quil aime dans ce spulcre deux quils parta- laquelle les Juifs se reconnaissent, la langue quils
geront quand il sera mort lui aussi. Sinfligeant une peuvent opposer aussi bien lukrainien quau rou-
privation de sommeil, le voici riv au feu allum main quon les oblige parler et quils dtestent.
dans la pice o il veille, assis dans ce fauteuil Lorsque progressivement cet allemand devient la
ancien do il guette le retour de sa femme ou langue dabord de loppresseur puis de lextermi-
du moins de lOmbre de celle-ci cense en somme nateur, les Juifs, et avant tout les potes juifs vont
surgir magiquement du feu. Or ce retour voici la se trouver dans une situation paradoxale puisque
consolation que Mallarm apporte est possible. Il la langue, qui est celle de leur identit, est devenue
est possible, non sur le mode conventionnellement aussi la langue de ceux qui veulent anantir cette
identit. Parler, crire en allemand devient donc
bientt la fois le rappel de la pire douleur, le lieu
15 Mallarm, uvres compltes, Edition prsente, tablie
et annote par Bertrand Marchal, Paris, Bibliothque de dune invitable culpabilit et en mme temps celui
la Pliade, 1998, p. 66. dune affirmation de soi ncessaire:

240 SCHWEIZER ARCHIV FR NEUROLOGIE UND PSYCHIATRIE 154 5/2003


WELCHEN DER STEINE DU HEBST Qu partir de l, Celan ait voulu progressivement
Welchen der Steine du hebst reconqurir une langue, reconqurir un allemand,
du entblsst, un allemand juif aussi lgitime que lallemand non
die des Schutzes der Steine bedrfen:
Nackt,
juif, mais qui soit en mme temps comme une
erneuern sie die Verflechtung. contre-langue, une langue marquant, dnonant,
Welchen der Bume du fllst pome aprs pome, parfois mme syllabe aprs
du zimmerst syllabe, les compromissions du chant de la posie
die Bettstatt, darauf allemande traditionnelle avec labomination de la
die Seelen sich abermals stauen,
als schtterte nicht
shoah comme la admirablement montr Jean
auch dieser Bollack16 reprsente sans doute aucun lune des
Aeon. directions majeures de son uvre. Pas la seule,
Welches der Worte du sprichst cependant, dans la mesure o Bollack a peut-tre
du dankst tendance sous-estimer la persistance dune tona-
dem Verderben.
lit mlancolique qui atteste quel point le pote
Parler ici est assimil ici lacte de soulever des eut du mal oprer un travail du deuil jamais
pierres. Ces pierres sont les pierres tombales qui achev. La perte est au dbut comme elle est la
recouvrent les morts. Le pote, parlant, parlant fin, allant mme jusqu sceller le mode dfinitif sur
de ces morts, les met nouveau nu en les privant lequel le pote peut encore se relier celle quil a
ainsi de la protection, de la pudeur que le silence perdue entre toutes et qui ne cesse de lhabiter:
de la tombe leur alloue. Eriger une pierre, une
ICH KANN DICH NOCH SEHN: ein Echo,
stle funraire, cest paradoxalement arracher ertastbar mit Fhl-
ces morts lanonymat de la fosse commune qui les wrtern, am Abschieds-
protge. De mme quabattre des arbres pour en grat.
construire des cercueils jimagine , cest renou- Dein Gesicht scheut leise,
veller lentassement de ces mes assassines. Plus wenn es auf einmal
lampenhaft hell wird
gravement encore parler, se servir de mots, des in mir, an der Stelle,
mots de cette langue dsormais exterminatrice, wo man am schmerzlichsten Nie sagt.
cest participer, quon le veuille ou non, cette
Lendroit de la rencontre, le lieu intrieur o le
extermination. A la culpabilit davoir survcu
pote revoit celle qui il parle et qui est sans doute
sajoute la culpabilit dcrire dans la langue de la
sa mre ouvre le champ dune communication que
mort, davoir, sinon utilis, du moins laiss ces
les mots, les mots du pome ont fraye. Mais ce lieu,
morts sans secours. La posie de Celan trouve dans
qui en mme temps que lieu de rencontre est arte
ce sentiment mlancolique et coupable lune de
de ladieu, est aussi lendroit de la plus vive dou-
ses origines. Comme le disait le dernier pome du
leur, celui de la perte dfinitive, lendroit du Jamais,
premier recueil, Mohn und Gedchtnis, en vo-
du Jamais plus. Le pome russit une dernire fois
quant ces amandes, ces Mandeln, qui sont, comme
nouer le dialogue, du moins sur le plan visuel: je
on a pu le montrer, une mtaphore de lil du juif
peux te voir encore. Mais ce dialogue est aussi ce
assassin:
qui spare, il nest l que pour constater, que pour
Zhle die Mandeln, une nouvelle fois prouver la perte. Si le deuil
Zhle, was bitter war und dich wachhielt, atteste la ralit de la personne perdue, ce nest
Zhl mich dazu.
quau prix de cette douleur superlative (am
Le pote, sadressant un mort (ou une morte), lui schmerzlichsten). Le travail de la mmoire a en-
demande de le compter parmi les morts, comme sil gendr une douleur trop forte. On comprend bien
ne pouvait accepter de vivre qu cette condition. que, dans ces conditions, Paul Celan ait dcid que
Aussi bien le pome se conclut-il par ces deux vers: la vie tait insupportable et que, comme Grard de
Nerval avant lui, il ait dcid de mettre fin ses
Mache mich bitter.
Zhle mich zu den Mandeln. jours.

16 Jean Bollack, Posie contre posie. Celan et la littra-


ture, Paris, Le Seuil, 2001.

241 SCHWEIZER ARCHIV FR NEUROLOGIE UND PSYCHIATRIE 154 5/2003

You might also like