LA FONCTION CRITIQUE
DE L’ART
DYNAMIQUES ET AMBIGUÏTÉS
PRÉSENTATION 7
1. Ibid., p. 65-66.
2. NATHALIE HEINICH, L’Élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique, Paris,
Gallimard, 2005.
3. MARC AUGÉ, « Résistances, ambivalences, ambiguïtés » in Partages d’exotismes, catalogue de
la 5e Biennale d’art contemporain de Lyon, 27 juin – 24 septembre 2000, Paris, Réunion des
Musées nationaux, 2000, p. 59-60.
détestables ambiguïtés, paraît interpeller, en regard de la question critique,
les pratiques contemporaines ».
Sarah Gilsoul entreprend de démontrer que l’esthétique relationnelle
« fait, paradoxalement, de la participation et de l’interactivité en art le
vecteur d’un détournement de la fonction critique de l’art », devenant
« une nouvelle cosmétique au service de l’État ».
La success-story de Jeff Koons, selon Fabien Danesi, peut susciter
de « justes réticences si on croit avec Theodor Adorno et Jean-François
Lyotard qu’“il faut accompagner la métaphysique dans sa chute […]
mais sans tomber dans le pragmatisme positiviste ambiant, qui sous ses
dehors libéraux n’est pas moins hégémonique que le dogmatisme” ».
La volonté de Fred Forest, rapporte Isabelle Lassignardie, est de « s’ex-
traire de l’unilatéralité imposée de la communication, en détournant les 11
par des mesquines formules comptables, ou encore qui sont fatigués par
une attention épuisante », ajoute-t-il dans un autre écrit. N’en sont donc
capables ni ceux qu’accable « le travail soutenu et épuisant » ni ceux qui
vivent du «plaisir dissolu», si tant est que c’est là «l’état d’esprit de la
plupart des hommes 3 » ; voilà décrite schématiquement la société de la
fin du XVIIIe siècle. Si dans ses Lettres sur l’éducation esthétique de
l’homme sont disséminées des remarques sur la nature aliénante du travail,
c’est parce que chez Schiller le jeu en tant qu’activité désaliénante appa-
raît comme l’opposé du travail : « L’homme qui n’est plus lié par son
activité professionnelle qu’à un petit fragment isolé du Tout ne se donne
qu’une formation fragmentaire ; n’ayant éternellement dans l’oreille que
le bruit monotone de la roue qu’il fait tourner, il ne développe jamais
l’harmonie de son être, et au lieu d’imprimer à sa nature la marque de
l’humanité, il n’est plus qu’un reflet de sa profession 4. » Schiller théo-
rise donc à la fois la nature aliénée du travail dans le monde capitaliste
et la fonction désaliénante de l’art : celle-ci opérerait notamment à travers
1. Par exemple, l’exposition d’une centaine d’artistes « Honorons / Honoré », préparée par Damien
de Lepeleire, 20 septembre - 30 novembre 2008, centre culturel De Garage à Malines (Belgique).
2. CAMILLE PISSARRO, lettre du 29 mai 1894 in Lettres à son fils Lucien, présentées par JOHN
REWALD, Paris, Albin Michel, 1950, p. 345.
C’est avec l’impressionnisme que commence la pratique de la pein-
ture qui place l’étude du voir au centre des préoccupations artistiques.
Mais « il faut la révolution pour qu’on redécouvre la nature 1 », remarque
Cézanne. Husserl ne dit pas autre chose : pour retrouver la réalité, aller
vers les choses mêmes, l’analyse phénoménologique exige, écrit-il,
« l’orientation antinaturelle de l’intuition et de la pensée 2 », c’est-à-dire
une inversion du regard : sa révolution. Dans un texte aujourd’hui célèbre,
Paul Valéry l’interprète comme une vue consciente. « Il y a une immense
différence entre voir une chose sans le crayon dans la main, et la voir
en la dessinant. Ou plutôt, ce sont deux choses bien différentes que l’on
voit. […] Le dessin d’après un objet confère à l’œil un certain comman-
dement que notre volonté alimente. Il faut donc ici vouloir pour voir et
cette vue voulue a le dessin pour fin et pour moyen à la fois 3. » Une telle 23
1. Propos rapportés par JOACHIM GASQUET, « Ce qu’il m’a dit… » (1921) in Conversations avec
Cézanne, Paris, Macula, 1978, p. 115.
2. EDMUND HUSSERL, Recherches logiques (1900), t. II. 1, trad. Hubert Élie, Arion L. Kelkel
et René Schérer, Paris, PUF, 1969, p. 10.
3. PAUL VALÉRY, Degas, danse, dessin, Paris, Gallimard, « Idées », 1983, p. 54.
4. HENRI MALDINEY, « Esquisse d’une phénoménologie de l’art » in L’Art au regard de la phéno-
ménologie, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1994, p. 209 et 205.
La révolution du regard évoquée par Cézanne vise donc à réorganiser
les rapports entre les choses, afin de nous enraciner par là-même dans
la réalité avec un enthousiasme juvénile. Elle installe dans le monde notre
présence attentive à lui, susceptible de modifier la qualité de notre exis-
tence : toute réforme de l’homme et de la société commence par le chan-
gement de la façon de voir les choses. Mais on découvre un curieux hiatus
entre l’impressionnisme historique et ce que les phénoménologues en ont
retenu, car la vue consciente et la présence attentive au monde ne se limi-
taient pas pour les impressionnistes à l’être intime de l’asperge et à la toilette
intime des femmes. Leur regard critique se portait également sur la société
en entraînant des engagements politiques auprès des mouvements révo-
lutionnaires et libertaires ; tel était le cas de plusieurs artistes, Camille
24 Pissarro, Paul Signac ou Antoine Guillaumin, mais aussi des critiques qui
ont soutenu l’impressionnisme, Félix Fénéon, Octave Mirbeau, Champfleury
ou Émile Zola. La presse de l’époque les identifiait tous comme des commu-
nards, ce qui fut la hantise d’Édouard Manet, ce « révolutionnaire malgré
lui » à la recherche de la respectabilité, et pourtant, le moment venu,
membre de la commission d’artistes qui prit en charge la protection des
musées sous la Commune. Alors que les impressionnistes sont restés
dans la mémoire collective comme peintres par excellence, beaucoup
d’entre eux – Henri-Edmond Cross, Maximilien Luce, Camille Pissarro
et ses quatre fils, etc. – réalisaient des dessins pour les journaux anar-
chistes, pour Les Temps nouveaux de Jean Grave, pour La Plume d’Octave
Mirbeau, etc. Ils poursuivaient ainsi le processus de déverrouillage de
la représentation artistique afin qu’elle puisse admettre dans son sein
des contenus qui jusqu’alors lui étaient interdits. Or, la démarche impres-
sionniste est analysée par la phénoménologie exclusivement dans sa dimen-
sion ontologique, alors qu’elle est politiquement prégnante, ne serait-ce
que parce qu’elle implique l’abandon du musée comme source de l’art :
«aller sur le motif», c’est refuser d’aller peindre dans le musée, ce qui fut
la pratique courante au XIXe siècle. « Pissarro, racontait Cézanne, disait
qu’il faudrait brûler le Louvre, il avait raison, mais il ne faut pas le faire 1 ! »
vers la révolution sociale. Au début des années 1840, il réalise une série
d’autoportraits conçus et réalisés comme des dispositifs entraînant le
spectateur dans l’exercice de pensée, et cette période est marquée par
la maturation qui, en 1848, avec la révolution de février, le détermine
à choisir définitivement le camp des révolutionnaires. Mais son enga-
gement artistique est une expérience à part entière et le télescopage des
deux révolutions s’opère chez lui selon des modalités tout à fait origi-
nales. Certes, sa peinture est en apparence encore assez sombre et assez
classique, mais son extraordinaire originalité par rapport à toute l’his-
toire de la peinture réside dans des dispositifs – et non pas dans des
formes – qui visent à produire sur le spectateur l’effet d’une prise de
conscience. Le mot d’ordre « choquer le bourgeois » prend chez lui une
tournure raffinée, brillamment analysée par Michael Fried dans Le
Réalisme de Courbet. En effet, devant les tableaux de Courbet, le spec-
tateur tant soit peu attentif découvre des contradictions qui ne peuvent
pas ne pas l’interroger : comment un autoportrait est-il possible les yeux
fermés ? pourquoi les mains de l’artiste adoptent-elles souvent les mêmes
attitudes ? est-il possible que le peintre transperce la diaphane du tableau
pour se retrouver dans l’espace du spectateur ? etc. Aussi le spectateur,
tenu en alerte, est-il obligé de regarder la représentation avec une suspi-
cion critique et prendre conscience du caractère conventionnel et incer-
tain, voire contradictoire, de la représentation.
Avec les précautions nécessaires, on peut rapprocher ces dispositifs de
Courbet à ceux de Platon qui cherche à remplacer la poésie homérique
par le dialogue philosophique conçu comme un instrument susceptible
d’éveiller les Grecs à la pensée, alors que, au milieu du IVe siècle, ils
étaient encore entièrement ancrés dans le mimétisme fondé sur la pratique
de la poésie orale. Lorsque dans la République, Socrate commente la méta-
phore du philosophe-peintre (République, VI, 500e-501c), il évoque préci-
sément l’idée du retournement du regard que je propose de rapprocher
de la révolution de la conscience, dont il a été question ici. Et alors qu’on
affirme que la langue grecque ne connaissait rien qui ait pu ressembler
au concept de la révolution 1, il semble que le terme utilisé ici par Platon,
périagogè, pourrait être traduit de la sorte pour désigner une révolution
26 intime, celle qui se produit dans la conscience. Socrate : « Il doit y avoir
[…] de ce retournement (périagogè), […] art, non pas de réaliser la vue
dans le regard, mais puisqu’il la possède, de lui procurer méthodique-
ment le résultat dont il s’agit, lorsqu’il n’est pas tourné comme il faut
et qu’il ne regarde pas où il devrait 2 » (République, VII, 518d). Et Socrate
d’ajouter qu’il doit opérer cette révolution avec l’âme tout entière : syn
holé te psyché (518c). Une telle révolution du regard est une expérience
originaire de la philosophie : changement du style d’être au monde et
modification de l’attitude à l’égard de la réalité, propres à la posture critique.
1. JEAN CÉARD, «Généalogies. Jalons pour la préhistoire du mot révolution» in DANIELA GALLINGANI
et al. (s.l.d.), Révolutions du moderne, Paris, Paris-Méditerrannée, 2004, p. 129.
2. PLATON, Œuvres complètes, t. I, trad. Léon Robin, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade»,
1950, p. 1107. Conformément à la tradition chrétienne, Robin rend périagogè par « conversion ».
3. Cité in PIERRE COURTHION, Courbet raconté par lui-même et par ses amis, II. Ses écrits,
ses contemporains, sa postérité, Genève, Pierre Cailler, 1950, p. 29.
En symbiose avec la pensée anarchiste, fier de son amitié avec Pierre-
Joseph Proudhon, il se représente l’homme comme un individu capable
de « tenir tête » au monde entier, à la fois philosophe et bon vivant, révo-
lutionnaire et artiste dans la même personne. Il faut se rappeler qu’à
cette époque, la révolution est pensée et vécue sur le mode libertaire
comme une somme des révoltes individuelles spontanées dont la coor-
dination a réussi. Elle est donc l’œuvre d’individus qui ont assez d’ima-
gination pour penser une autre société, assez de sensibilité et de lucidité
pour juger les souffrances et les injustices, enfin assez de force et de
courage pour prendre le risque de vouloir changer le monde. La jonc-
tion effective entre la dimension politique et la dimension artistique de
son engagement révolutionnaire peut être assez facilement démontrée ;
on prendra ici comme exemple deux documents, le premier étant une 27
1. Ibid., p. 47-48.
2. Cité in PIERRE COURTHION, Courbet raconté par lui-même et par ses amis, I. Sa vie et ses
œuvres, Genève, Pierre Cailler, 1948, p. 21.
pas avoir d’élèves. / Moi, qui crois que tout artiste doit être son propre
maître, je ne puis pas songer à me constituer professeur. / Je ne puis
pas enseigner mon art, ni l’art d’une école quelconque, puisque je nie
l’enseignement de l’art. […] L’esprit humain a le devoir de travailler
toujours à nouveau […]. Il ne peut pas y avoir d’écoles, il n’y a que des
peintres 1. » « Constituez-vous en atelier libre : je travaillerai au milieu de
vous. Il n’y aura parmi nous ni maîtres ni élèves. Nous serons, si cet humble
mot ne vous blesse pas, des ouvriers d’une même partie, des compagnons
d’un même devoir, réunis ensemble pour achever leur éducation intel-
lectuelle et manuelle 2. » Comme l’a montré Fried, le réalisme de Courbet
invite à surmonter les illusions figuratives ; s’il contribue à déverrouiller
la représentation artistique, c’est à travers une démarche originale, réflexive
28 et interprétative. Figure majeure de l’artiste révolutionnaire, Courbet déclare :
« En concluant à la négation de l’idéal et de tout ce qui s’ensuit, j’arrive
en plein à l’émancipation de l’individu, et finalement, à la démocratie.
Le réalisme est par essence, l’art démocratique 3.» En résonance avec Kant
et Schiller, dans une esquisse autobiographique, Courbet souligne la valeur
humaniste de l’expérience de l’art : «Il travailla vingt-sept ans […] plutôt
pour être un homme que pour être un peintre, comme il le dit lui-même 4.»
Y est-il encore ?
1. VINCENT VAN GOGH, lettre sans date (septembre ou octobre 1888) in Lettres à son frère Théo
(1953), trad. Louis Roëtlandt, Paris, Gallimard, « Imaginaire », 1988, p. 417.
2. Lettre sans date (septembre ou octobre 1888) in Lettres à son frère Théo, op. cit., p. 422.
3. Lettre sans date (1884) in Lettres à son frère Théo, op. cit., p. 330.
4. Ibid., p. 331.
Romain Duval
1. PETER SLOTERDIJK, Critique de la raison cynique (1983), trad. Hans Hildenbrand, Paris,
Christian Bourgois, 2000, p. 489-490 et passim.
ministre de la défense et de la Reichswehr 1 entre 1919 et 1920. Doté
de ce pouvoir suprême, il met à profit la « loi de la hache » pour abattre
la révolution sociale-démocrate et spartakiste, qui a donc la particula-
rité d’être écrasée par des dirigeants sociaux-démocrates usant de corps
francs contre-révolutionnaires, majoritairement d’extrême droite.
Noske écrase alors ce que l’histoire a appelé l’« insurrection sparta-
kiste » de Berlin. Le dessin retrace ces événements sanglants que prolonge
la grève réprimée en mars 1919. Tandis qu’il s’apprête à éradiquer la
révolution berlinoise, Noske déclare cyniquement le 9 janvier : « Il faut
bien que quelqu’un soit le chien sanguinaire, je n’ai pas peur de cette
responsabilité. »
L’image s’intitule À ta santé, Noske ! Le prolétariat est désarmé !
C’est un fragment de ville occupé triomphalement par le militarisme 33
Formes critiques
1. Défense de l’État est le nom porté par l’armée entre 1919 et 1935.
2. « Noske » entre guillemets renvoie à l’homme dessiné, non au personnage historique.
3. Elle possède de bonnes dimensions : 40 x 29,5 cm.
34
GEORGE GROSZ, À ta santé, Noske ! Le prolétariat est désarmé !, 1919. Couverture lithographiée,
40 x 29,5 cm. © SABAM Belgium 2009.
Pour concentrer les efforts au cœur de l’image délimitée par le trait
d’encadrement, je m’intéresserai au second degré de résistance critique
qui commence avec l’incertitude de l’espace représentatif dérivé de la
construction légitime. La représentation est censée déployer une scéno-
graphie pour que l’œil et l’esprit s’enfoncent dans une profondeur illu-
soire qui donne matière à fantasmer depuis le Quattrocento. On voit
que cet espace offre toujours la possibilité d’une illusion tridimension-
nelle. Le traitement des habitations confirme l’impression : nous ressen-
tons la diminution des appartements selon l’éloignement et glissons le
long des lignes de fuite matérialisées par le trottoir. Néanmoins, l’ambi-
guïté de l’espace, faussement symétrique, suggère l’inquiétante étran-
geté d’une illusion détraquée mise à jour. À ce dynamisme oblique
ascendant, s’ajoute la géométrie graduelle des bras, allant du pommeau 35
1. Voir Un pangermaniste de John Heartfield (1933) : l’image montre Julius Streicher, éditeur de
la revue antisémite Der Stürmer (in JOHN WILLETT, Heartfield contre Hitler (1997), trad. Dominique
Lablanche, Paris, Hazan, 1997, p. 135).
mêler encore au combat, cette zone tampon permet de le dissocier du
fatras immonde qui l’accompagne et lui sert de faire-valoir. En outre,
ses bottes qui le protègent de la saleté, des flaques de sang, non seule-
ment l’isolent contre les agressions extérieures, mais expriment la soumis-
sion omniprésente qu’impose à ses adversaires toute armée. Des
expressions figurées en témoignent, sous le feu de gallicismes bien connus :
« ça lui fera les pieds », « cirer les bottes », « être à ses pieds », « prendre
son pied », « rester sur pied », « perdre pied », « lutter des pieds et des
mains », « finir les pieds devant », etc. On a aussi parlé de ces événe-
ments historiques en termes de « révolution bottée » pour dire cette révo-
lution sanglante. En reprenant le point de vue d’un espace double, on
remarque qu’il ne s’abaisse pas à entrer en contact direct avec les hommes,
ni même avec l’environnement urbain dégradé. Les seules « touches » 37
d’autant que leur émancipation capture notre œil dans une curieuse profon-
deur infundibuliforme en vue plongeante, dont les traits biffés offrent
l’impression d’une perspective atmosphérique à mesure que les densités
formelles décroissent et se métamorphosent en poussière graphique.
Le haut du dessin relève de cet aplatissement progressif, de la décom-
position des formes, de la fin des identités. Désormais les morts montrent
leur constitution : ils ne tiennent quasiment qu’à de simples traits d’encre.
Voir cette usine formatrice, c’est mettre au grand jour les procédés réflexifs
et constitutifs de l’art. Pour faire, Grosz use de lignes actives et de confi-
gurations adéquates, comme en témoigne l’agencement de cadavres autour
du militaire érectile qui trouve un écho cynique avec l’insigne qu’il arbore
sur son casque d’acier (Stahlhelm). La subtilité de cette rime composi-
tionnelle consacre l’inscription d’une couronne de lauriers autour d’un
«R » qui résume ce pacte diabolique entre Ebert et la Reichswehr. « Noske »
reprend la configuration du « R » de style linéaire au milieu de son casque,
tandis que le chapelet de « dégâts collatéraux » renvoie à l’énergie rayée
des lauriers de style pictural.
Physionomies critiques
GEORGE GROSZ, À ta santé, Noske ! La jeune révolution est morte !, dessin paru en 1921 dans
Das Gesicht der herrschenden Klasse (Berlin, Malik-Verlag, p. 32). © SABAM Belgium 2009.
d’uniforme, devenue vitrine chancelante de la politique allemande, en
atteste. Dans l’Allemagne de Weimar, la Croix de Fer correspond à l’es-
prit de l’ordre inébranlable, au respect de l’autorité : elle incarne le désir
du soldat obéissant, patriotique. Pour Raoul Hausmann, elle est la déco-
ration cynique de « celui qui s’en sort vivant 1 ». Basculées, les deux
croix indiquent que les choses vont de travers, ce qui est d’autant plus
amusant quand on sait que l’expression double-cross signifie « benêt »,
« idiot » ou « trahison » 2. En somme, ce dessin éclaire ce que Flaubert
écrit à son ami Maupassant le 15 janvier 1879 : à savoir que les honneurs
déshonorent, les décorations dégradent, les fonctions abrutissent.
Poursuivons la critique physionomique de « Noske ». Passons sur le
monocle typiquement prussien vissé à l’œil, qui incarne pour Grosz le
devenir abrutissant du tyran à lorgnon, fruit d’une scolarité menée par 41
des professeurs dictateurs désireux d’inculquer une éducation militaire
à outrance ; passons la moustache de morse en croc et la dentition carcé-
rale que dévoile une bouche grimaçante jusqu’à la paralysie, dont le
quadrillage évoque la découpe de l’image et les barreaux des fenêtres,
pour nous concentrer sur les denrées que ces dents carnassières 3 sont
censées appeler, alors que la nourriture se fait rare en ces temps d’extrê-
me famine. Je fais l’hypothèse que des aliments s’infiltrent dans l’image.
Cette apparition inopinée peut se concevoir comme une provocation
mordante. L’ogre militaire dévore tout ce qui se présente sous la dent.
Une variante du dessin (voir ci-contre), publiée en 1921 dans le recueil
de dessins Das Gesicht der herrschenden Klasse (« Le Visage de la classe
dominante ») chez Malik-Verlag, présente un nouveau-né embroché ayant
l’air d’un grassouillet cochonnet 4.
Pour les corps francs, les porcs sont les révolutionnaires communistes.
Mais plus globalement, on sait que Grosz pense les masses humaines
1. RAOUL HAUSMANN, Houra ! Houra ! Houra ! (1921), trad. Catherine Wermester, Paris, Allia,
2004, p. 28-29 et 37-42.
2. On note rétrospectivement que, dans Le Dictateur de Chaplin, la croix gammée est remplacée
par une double croix verticale.
3. « Noske » est à proprement parler armé jusqu’aux dents !
4. Le titre, légèrement modifié : Prost Noske ! Die junge Revolution ist tot ! (« À ta santé Noske !
La jeune Révolution est morte ! »), ironise en image sur cette « jeune » révolution avortée. Qu’Ivo
Kranzfelder soit ici remercié pour ces précieuses données.
comme des troupeaux de porcs, comme si la magie de Circé se diffusait
à l’ensemble de l’humanité et transformait, dans la folie des métropoles,
les hommes en cochons (c’est là une « vision du monde » kunique). La
famine se retrouve alors sous le philtre magique d’une autre métamor-
phose : celle des objets en nourriture, ce dont la figure gargantuesque
témoigne. En période de famine, manger occupe tous les esprits. C’est
pourquoi, dans la variante, l’enfant s’est transformé, sur la broche de
l’épée, en petit cochon de lait appétissant, prêt à rôtir, ayant sans doute
pour garnitures d’accompagnement des saucisses logées dans la proémi-
nence de ses pieds bottés.
Quant à la jambe droite, gonflée comme toute culotte de cheval mili-
taire (Jodhpur), elle entame sa métamorphose en patte de poulet ou en
42 jambon à l’os. Les renflements graphiques qui n’atteignent pas l’autre
membre valident l’idée, ainsi que les indices iconographiques à la même
époque : comme le dessin Le Gueuleton, les témoignages affamés ou
les frustrations alimentaires que relate son autobiographie. Ce gargantua
dissimule de la nourriture et trinque en levant une flûte de champagne,
tandis que le peuple meurt de faim. Or ce breuvage infâme n’est autre
que le sang du sacrifice pour le bien de la République. La couleur sombre
en relation étroite avec le crâne fendu le prouve. Pour la variante, c’est
le sang du nourrisson bolchevique, maintenu du bout des doigts, car
infecté des dangereuses idéologies parentales.
Le rictus coincé, caractéristique du ricanement provocateur, nous assure
de l’enivrement, de l’élan sauvage plein d’adrénaline et de haine attisé
dans les meurtrissures des tranchées. Comme les directions opposées
de ses pieds, ses lèvres trahissent le grand écart antagoniste d’une poli-
tique fourbe et cynique : ainsi la scission de la conscience apparaît clai-
rement dans l’ambiguïté d’un « saoul-rire » situé quelque part entre rire
et hargne 1. Il savoure sa victoire écrasante jusqu’à en fermer les yeux :
signe de son aveuglement criant face aux horreurs qu’il exécute, n’ayant
d’ailleurs aucune pitié pour les gestes qui implorent.
Passons l’ironie physionomique du cou engoncé dans un col rigide
qui évoque un esprit coincé dans de petites convictions rabâchées, comme
1. Dans RALPH JENTSCH, George Grosz. Berlin-New York, Milan, Skira, 2007, p. 109.
stéréotypés et anonymes campés dans des architectures constructivistes.
Cette géométrisation critique du monde et des hommes se trouve en
germe ici dans la rigueur abstraite du tronc diabolo et des bras aux lignes
anguleuses, tracées à la règle. Réification qui anticipe les métamorphoses
inhumaines de 1920, mais relève d’ores et déjà du pantin manipulé. De
plus, cette posture singe la grandiloquence des poses officielles et la
contre-plongée de propagande au perspectivisme monumental.
Une dernière configuration anguleuse éclaire l’astucieux dispositif
critique du dessin. «Noske» s’impose comme un tyran dont le corps entame
sa métamorphose en croix gammée. En 1919, cette araignée graphique
se trouve déjà graffitée un peu partout. Elle réapparaît dans les rues, sur
les casques, mais pour cette fois servir une idéologie d’extrême droite.
44 C’est le cas de notre corps franc qui, dans l’Allemagne chaotique et
affamée de novembre 1918, organise la « révolution conservatrice ». Cette
« croix du tonnerre », véritable cancer graphique, composée de quatre
potences, n’a pas échappé au regard plastique de Grosz qui en attife les
casques, brassards et autres insignes de soldats qu’il croque dans la revue
Die Pleite en 1919. Je rappelle à ce sujet la légende du dessin : « À ta
santé Noske ! Le prolétariat est désarmé 1 ! » L’ironie veut qu’à l’ori-
gine le svastika est ce qui apporte la bonne fortune, porte chance. C’est
un signe de bon augure, « svasti » voulant dire bonne santé.
Enfin, en dehors des graffiti éclairs qui zigzaguent, rayent et déchi-
rent le dessin, nouent et dénouent les corps, une peste formelle décom-
pose les morts et les façades. Elle tisse ses réseaux métastatiques dans
un Berlin qui s’effiloche, se lacère, tombe en ruine. Grosz ne se sert pas
seulement de la nervosité des inscriptions de la rue, il est imprégné de
cette énergie obscure qu’engendrent les fissures de la ville décrépite en
1919. Nous achèverons cet examen par ces vibrations plastiques angois-
santes, par l’irradiation noire et grisaillée qui gangrène l’image dans
ses moindres recoins. Toutes ces effervescences radioactives, accrochées
aux murs fissurés des bâtiments et trottoirs, valent aussi comme cheveux,
poils, sang, saletés, fêlures et ombres. Ces interférences visuelles, savam-
ment parasitaires et insurrectionnelles, qui vont jusqu’à infecter la ligne
1. Euphémisme « politiquement (in)correct » car le prolétariat n’est pas désarmé mais anéanti.
d’encadrement, sont significatives de l’art graphique, du style et de
l’étendue du contenu critique de Grosz.
Manière habile de faire voir en dernière instance ce qui risque d’échoir
de l’apparente victoire : la revanche d’une maladie graphique qui méta-
morphose les choses selon une force virale aussi modeste qu’active,
menaçant de dissoudre cette célébration préfasciste. Quant au titre Die
Pleite, ses formes annoncent l’infection contagieuse. De fait, l’énergie
fibreuse se répand autour de « Noske » en un style « fil de fer barbelé »
qui égratigne les êtres comme s’ils se frottaient encore aux barrières
des tranchées. Or, cette décomposition lépreuse libère et reconstruit autre-
ment les formes.
1. HERBERT MARCUSE, La Dimension esthétique (1978), trad. Didier Coste, Paris, Le Seuil,
1979, p. 22. Je souligne.
Sylvaine Guinle-Lorinet
Le nom de Robert Davezies a été souvent cité parmi ceux des Français
qui se sont associés à la lutte des Algériens pour leur libération. En
1963, il publie aux éditions de Minuit un court roman, Les Abeilles. Ce
prêtre de la Mission de France n’est pas un romancier professionnel,
mais dans le contexte de l’époque, le roman lui apparaît comme un instru-
ment approprié pour dénoncer une politique.
En écrivant Les Abeilles, Robert Davezies se livre à une démarche
artistique, littéraire, qui a une fonction critique. Quelles en sont les moda-
lités ? Quel en est l’objet ? Qu’en est-il du pouvoir des mots, lorsque
l’auteur donne la parole aux témoins qui disent leur vécu ?
Les Abeilles, prise de position politique, parle des prisons et donne
la voix à un peuple en armes pour sa liberté. Pour faire passer son message,
Robert Davezies y invente un langage qui, plus encore que la force des
témoignages, touche le lecteur.
1. C’est ainsi que, faute de mieux, nous désignerons celui qui fait entrer le lecteur dans sa cellule
de la prison de Fresnes dès le chapitre premier.
2. Un compagnon de cellule s’adresse à lui en l’appelant « monsieur le curé » (p. 130). On trouve
aussi l’expression « ce curé » (p. 147). Robert Davezies n’est pas curé, mais il est prêtre depuis
1951 ; il est entré à la Mission de France en 1953.
3. Le prisonnier-narrateur connaît les raisons de son emprisonnement, mais il ne les reconnaît
pas comme fondées (p. 100-101).
4. Les souvenirs d’enfance renvoient aux années 1930, les témoignages aux années 1940, notam-
ment aux émeutes de Sétif, le 8 mai 1945.
nuit 1, ce temps est en trop, il n’en finit pas. L’espace lui-même est incer-
tain ; si des repères spatiaux existent (prison de Fresnes, caserne de Reuilly,
palais de justice), le prisonnier ne l’appréhende que par morceaux, par
fragments : la fenêtre, le cadre étroit de la cellule, les coursives vues
par le judas, les bâtiments de la troisième division vus par le biais du
miroir, à la fenêtre… En revanche, la description des décors, des objets,
des mouvements, constitue un quadrillage d’autant plus minutieux que
le prisonnier se trouve dans une situation qui n’a pas de sens : il marche
dans sa cellule sans but, tel le soldat perdu de Robbe-Grillet 2.
trente-sept, des chapitres entiers, intercalés entre les autres. Leur longueur
est variable et ils représentent environ 40 % de l’œuvre. Il n’existe pas
de liaison entre ces chapitres et les autres, le lecteur entre de plain-pied
dans les témoignages. Qui parle ? Ce sont des militants nationalistes,
vraisemblablement des compagnons de cellule du prisonnier-narrateur.
Il y en a deux, de générations différentes, Aberrahmane, 18 ans en 1950,
Abdelhafid, qui est emprisonné dès 1945. Le plus jeune apporte son
témoignage dans deux chapitres (XVIII et XXV), le second s’exprime
dans tous les autres chapitres concernés (V, VI, VIII, X, XI, XIV, XV,
XVII, XXII, XIV, XVII, XXVIII, XXX, XXXV). Dans les deux cas, le lecteur
se trouve confronté à une prise de parole libre et assumée ; le témoin
se pose comme sujet qui dit « je », ou parle au nom d’un groupe et emploie
le « nous ». Ce « je » ou ce « nous » s’oppose au « il » ou au « ils », dési-
gnant les autorités françaises, les militaires, etc. L’oralité est transcrite
avec ses hésitations, ses familiarités, ses incorrections, comme elle pour-
rait l’être par l’anthropologue, le sociologue ou l’historien, après enre-
gistrement : « En juin mille neuf cent quarante-quatre, les grands
responsables sont venus, ils ont fait une grande réunion clandestine à
1. Le roman est publié d’ailleurs dans la collection « Les jours et les nuits ».
2. Dans le labyrinthe (1959) est l’histoire d’un soldat perdu, qui marche, et dont on ne sait que
ce qu’il donne à voir à quiconque le croise. Ce qu’on sait et voit de lui est en train de se passer.
Batna, j’ai trouvé là quatre grands révolutionnaires, quatre frères que
je ne les connaissais pas. Par groupes de deux ou trois, à la nuit tombante,
nous sommes venus là. Dans ce fondouk, derrière la gare, au bord de
la ville, dans ce fondouk, nous étions cent 1. »
À qui les témoins s’adressent-ils ? Très peu de questions sont posées
par l’auditeur, mais le lecteur sait qu’il est là, puisque le témoin le prend
parfois à parti. Du fait de la discrétion de l’auditeur, c’est aussi au lecteur,
directement, que le témoin s’adresse.
1. p. 36-37.
2. p. 8-9.
3. p. 96.
sa cellule 1. La rêverie permet l’évasion, y compris devant le juge d’ins-
truction, dont la diatribe n’atteint guère le prisonnier : « Tu as formé le
noir dessein de démembrer la France, tu es le complice d’assassins, tu
mens ou, du moins, tu te trompes quand tu prétends que la torture. Elle
n’a jamais existé que dans ta tête, il te le dit, entre hommes, il n’a jamais
entendu parler, lui, capitaine, lui, commandant, lui, colonel, d’un seul
accident de cet ordre. Tu rêves, tu vois le troupeau des vaches et des
génisses blanches, des bœufs et des veaux, étendu au fond du pré, le
long des peupliers qui suivent le ruisseau, le troupeau qui se déplace
lentement, qui s’étire comme un nuage dans le ciel 2. » De manière directe
dans deux chapitres entiers, qui brossent des images d’une petite ville
ou d’un gros bourg de province, du piémont pyrénéen 3, au sud de la
Garonne, les rêveries du prisonnier le renvoient à l’enfance ; elles évoquent 51
une vie familiale empreinte de ruralité et très marquée par les traditions.
Certes pour la première fois le narrateur est confronté à la mort 4, mais
il vit aussi dans un monde serein et paisible, où, enfant, il connaissait
la sécurité et la confiance : « Ils étaient assis sur des chaises de paille,
tous les quatre, auprès du feu, après le repas du soir. Les hommes tenaient
des pincettes de fer à la main, dont les bras étaient enveloppés de cendre.
Ils se penchaient vers le feu, ils allumaient leurs cigarettes avec de petits
cubes de braise, ils fumaient 5. » Dans cet univers, les gestes sont lents
et immuables : « Ils revenaient d’Espagne, assis dans de longues char-
rettes […] Ils étaient recouverts d’une bâche verte, tu les distinguais à
peine de l’amoncellement des marchandises, protégées par une bâche
identique du mauvais temps. Leur béret mouillé s’aiguisait en avant de
leur front en une arête parfaite, ils étaient courbés vers le cheval 6. » La
1. p. 20.
2. p. 100-101.
3. Robert Davezies est né en 1923 à Saint-Gaudens, il étudie à Tarbes mais passe ses vacances
dans sa ville natale.
4. p. 31-34.
5. p. 83-84.
6. p. 84-85. Comme bien d’autres, ce passage trouvera un écho dans des poèmes futurs : « Il
était si tard / qu’ils avaient fini / par baisser la tête / et fermer les yeux, / que dans les brancards /
des charrettes les chevaux / dormaient en marchant » (Une foule de châteaux et autres écrits,
Lausanne, L’Âge d’Homme, 2006, p. 11).
ponctuation, très précise, qui repose sur l’utilisation des points et surtout
des virgules, très nombreuses, et les relatives, rythment lentement les
scènes décrites 1.
1. p. 87.
2. ANNE SIMONIN, Les Éditions de Minuit 1942-1955. Le devoir d’insoumission, Paris, IMEC,
1994.
Et surtout plusieurs ouvrages qui sont saisis : La Question d’Henry Alleg 1,
La Gangrène 2, Notre guerre où Francis Jeanson explique son action
aux côtés du FLN, Le Déserteur de Maurienne 3. En 1959, Jérôme Lindon
édite un ouvrage de Robert Davezies, Le Front 4, recueil de témoignages
de militants et de combattants du FNL. Deux ans plus tard, Robert Davezies
livrera, toujours aux éditions de Minuit, Les Angolais.
1. L’ancien directeur d’Alger républicain, communiste, y raconte les tortures qu’il a subies lors
de son arrestation à Alger par les paras du général Massu. Le livre sera vendu à 65 000 exem-
plaires avant sa saisie.
2. Il s’agit d’un recueil de cinq plaintes d’Algériens torturés au siège de la Sûreté du territoire à Paris.
3. Maurienne est le pseudonyme de Jean-Louis Hurst, historien, professeur et journaliste. Pour
cet ouvrage, un procès est intenté aux éditions de Minuit pour « provocation à la désobéissance ».
4. On peut penser que les éditions de Minuit auraient également publié Le Temps de la Justice,
qui paraît aux éditions de La Cité à Lausanne en 1961. Le manuscrit en a été saisi lors de l’arres-
tation de Robert Davezies à Lyon en janvier 1961 ; sans pouvoir revoir son texte, celui-ci en accepte
donc une publication rapide à l’étranger.
5. Le lecteur se reportera notamment aux chapitres I, II, XXI, XXXIV.
6. Par exemple, au chapitre XIII.
7. p. 57.
8. Voir aux p. 162-163 et 111-116.
En fait, la dénonciation du monde carcéral passe par la maîtrise litté-
raire de l’auteur. Il écrit au présent de narration, ce qui place le lecteur,
par métaphore, au sein d’un procédé passé comme s’il le vivait. On peut
considérer qu’il s’agit, puisqu’il est employé d’emblée, d’un présent
interprété comme atemporel, qui laisse oublier son point d’ancrage (le
présent dit historique) : le prisonnier pourrait être n’importe quel prison-
nier, le lecteur pourrait se trouver à sa place. L’utilisation du pronom
personnel « tu » concourt également à cette identification du lecteur au
prisonnier, qui se parle à lui-même, mais qui interpelle aussi le lecteur ;
le temps de la lecture du roman, le lecteur doit se trouver à la place du
prisonnier. Enfin, Robert Davezies recourt à un bestiaire particulier 1,
révélateur de son emprisonnement.
54 Dénonciation de la prison donc et, en second lieu, de la politique colo-
niale de la France 2, et du colonialisme en général. Dans Les Abeilles, il
n’y a pas d’histoire, mais le roman s’inscrit tout entier dans l’histoire, en
particulier dans l’histoire de la guerre d’Algérie. Pourquoi ? L’auteur est
prêtre catholique 3 ; il croit à la fois en l’historicité de Jésus de Nazareth
et en l’Incarnation ; sa religion s’inscrit dans l’histoire et l’inscrit dans
l’histoire. Une histoire dont il a accepté d’être acteur 4. Il appuie active-
ment la lutte des Algériens pour leur indépendance. Entré dans des réseaux
de soutien, notamment le réseau Jeanson, il fait l’objet d’un mandat d’arrêt
en 1958, ce qui l’oblige à s’exiler à l’étranger. Arrêté à Lyon en janvier
1961, il comparaît un an plus tard devant le TPFA siégeant à la caserne
de Reuilly, à Paris ; il est reconnu coupable d’atteinte à la sûreté exté-
rieure de l’État, condamné à trois ans de prison et 3 000 francs d’amende 5.
La dénonciation de la guerre d’Algérie et de la politique coloniale
de la France est véhiculée au premier chef par les témoignages transcrits,
1. p. 23, p. 29.
2. Respectivement chapitres V, VI, X et XI.
3. Chapitres XI, XIV, XV, XVIII, XXII, XXV, XXX. Voir,par exemple les descriptions du mitard, p. 135-
136, et p. 158. La citation suivante est extraite de la p. 132.
4. Chapitre XXX, p. 137-138 et chapitre XXXV, p. 159-160.
5. p. 64-65.
6. Respectivement dans les chapitres V, VIII, XI, XXVII et XXVIII.
7. p. 50.
La violence comme agent de libération n’est jamais critiquée, le lecteur
pourrait s’en étonner en songeant à la qualité de l’auteur, mais celui-ci
la considère sans doute comme légitime, répondant à une autre violence
considérée comme plus grande encore. « La route de la Justice passe
par la guerre que nous menons aux côtés de nos frères algériens. Il n’en
est malheureusement pas d’autre », écrit Robert Davezies dans Le Temps
de la Justice 1.
1. JEAN-FRANÇOIS LYOTARD, La Condition postmoderne. Rapport sur le savoir, Paris, Minuit, 1979.
2. CORNELIUS CASTORIADIS, L’Institution imaginaire de la société, Paris, Le Seuil, 1975
3. NICOLAS MARTIN-GRANEL, « La presse », loc. cit., p. 157-158.
4. MAX HORKHEIMER, Théorie traditionnelle et théorie critique (1937), trad. Claude Maillard et
Sibylle Muller, Paris, Gallimard, 1970.
Chiens écrasés, comme « Ebembe ya mbwa matanga te », un proverbe
lingala qui pourrait se traduire par « pas de veillée funèbre pour un chien
crevé » ; ou dans le titre du journal Le Songueur, avec l’utilisation du
mot lingala songi-songi, qui signifie calomnie, critique, chinoiserie,
cancan. Le recours à la caricature permet de faire figurer un petit person-
nage populaire à qui est confié le soin de tirer des leçons, sur le mode
moralisateur ou ironique, à l’instar du « P’tit David » du journal La rue
meurt, qui est un être exclu du système politique et social. La repré-
sentation caricaturale assure la fonction d’opposition aux écrits et images
émises par le pouvoir politique dominant, en amplifiant ce qui se dit
dans la rue et se répand sur les « ondes » de « Radio-Trottoir ».
C’est à un autre travail d’interprétation que doit se livrer le lecteur
60 afin d’enlever le voile qui cache le message implicitement critique. Dans
la rubrique « La plume du trottoir » du journal La rue meurt n° 56 (octobre
1994), se trouve confirmée l’importance cruciale de la caricature : « Fina-
lement on pourrait presque dire sans paradoxe que la caricature
constitue l’élément moteur et sans doute le plus sérieux des journaux
satiriques. À la fois signe emblématique et grille de lecture, reformu-
lant les termes et enjeux du débat politique, elle paraît plus en prise sur
la réalité empirique des acteurs que les jeux de langage plus ou moins
opaques de l’écriture du politique. C’est une argumentation formative,
tendue vers l’action 1. »
Nicolas Martin-Granel constate aussi l’usage généralisé d’au moins
une devise qui commente le titre et en dégage un protocole de lecture.
Peu importe que cette devise soit une création ad hoc, un proverbe, ou
une citation littéraire, du moment qu’elle donne autorité et légitimité à
un discours qui s’en croit a priori dépourvu. Par exemple, dans La rue
meurt, on peut lire en première page, sur la même ligne et dans trois
encadrés : « Si chacun pouvait balayer devant chez soi, la rue serait
sauvée » ; « Dans un kilo de mensonge, il y a dix grammes de vérité » ;
« Prêtez-moi l’oreille pas votre confiance ».
La première création transforme le sens du proverbe attribué au roi
Guézo de l’ancien royaume d’Abomey en Afrique de l’ouest, l’actuel
Les Chiens écrasés Bimensuel d’informations Pas de veillée funèbre pour un chien
et d’opinions diverses crevé. (Ebembe ya mbwa matanga te.)
1. MEYER SCHAPIRO, Style, artiste et société, trad. Blaise Allan, Daniel Arasse, et al., Paris,
Gallimard, 1982.
l’information, mais à celui qui informe parce qu’on le connaît (c’est un
ami, un copain que l’on croit “sur parole”). Un autre aspect de la rumeur
c’est sa capacité de se nourrir de toutes les contradictions internes et
externes […] Elle supporte victorieusement la négation 1. »
En ce qui concerne le cas d’espèce de la rumeur amplifiée par la
presse satirique, dans un contexte de privation des libertés fondamen-
tales, son activité se déploie dans des espaces étroits faits de critique
de la vie quotidienne 2, en établissant un continuum entre le privé et le
public, entre le quotidien et le non-quotidien ; en dénonçant la montée
de l’individualisme et de la pauvreté au sein de la majorité de la popu-
lation congolaise et en se faisant le porte-parole des sans-voix du milieu
urbain brazzavillois. La rue, selon Françoise Thelamon, est aussi le « lieu
d’expression du politique […]. La rue devient une entité politique en 63
1. ALINE CAILLET, Quelle critique artiste ? Pour une fonction critique de l’art à l’âge contem-
porain, Paris, L’Harmattan, 2008.
2. La rue meurt, n° 571, 13 juin 2006, p. 4-5.
Au terme de cette réflexion, on retiendra l’importance de la fonction
critique qu’assure la presse libre dans la société congolaise contempo-
raine. Même si celle-ci n’est pas à l’abri des tentatives de récupérations
politiques par les différentes fractions de la classe dominante, elle reste,
tout de même, une sorte de veille démocratique dans cette société qui
porte encore les stigmates des violences guerrières.
Jacques Norigeon
1. PHILIPPE DAGEN, « Willem, le récit en noir et blanc », Le Monde, 5 juin 2003, p. 32.
2. « Aux Beaux-Arts, le dessin politique était mal vu. Mais ce ne furent pas des années perdues.
J’y ai fait de la photo, de la litho, de la gravure, de la typo (en caractères de plomb !), de l’ana-
tomie, de l’histoire de l’art contemporain, du design, etc. » (interview par JEAN-FRANÇOIS CARITTE
et FABRICE RIBAIRE, Rock hardi, 1998).
3. JEAN-MARC SCANREIGH et FRANÇOISE BIVER, « Willem dessine », Art Press, n° 274, décembre
2001, p. 37-42.
4. MIKHAÏL BAKHTINE, L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et
sous la Renaissance (1965), trad. Andrée Robel, Paris, Gallimard, 1982 (1970).
(encore serait-il judicieux d’étudier si ces catégories hiérarchiques ne
survivent pas sous certaines étiquettes). Quoi qu’il en soit, Willem est
de ces artistes qui tiennent à l’étiquette pour la maculer, au drapeau
pour s’en emparer et le brûler, et à la minorité pour la revendiquer.
Sa production graphique se compose de dessins politiques, assez clas-
siques n’était leur outrance (Merci Ben Laden, Les Requins marteaux,
2002), de chroniques griffonnées débordantes (Plaisir d’esthète, Dernier
terrain vague, 1982), de carnets de voyage (Ailleurs, Cornélius, 2002),
de séries iconiques malaxant le flux des images de la presse (Willem,
Item, 2003), de bandes dessinées utilisant des personnages récurrents
issus de la culture de masse (films, magazines et comics) détournés dans
l’esprit de « l’underground » : le détective Dick Talon, son cousin « con »
Gaston Talon, l’escroc mondain Fred Fallo, le terroriste Barnstein. Depuis 69
quelques années, Willem produit aussi des séries complètes qui traitent
un thème transversal comme Le Feuilleton du siècle (Cornélius, 2000),
où il remonte l’histoire du XXe siècle 1.
Les Aventures de l’art, album sorti aux éditions Cornélius en 2004
et qui reprend des planches parues dans Charlie Hebdo entre 2002 et
2004 2, appartient à ce genre. Cette série autonome campe des person-
nages réels. Elle est constituée d’une suite de planches presque toutes
en une page, ordonnées selon une grille immuable (sur une trame de
trois colonnes, la case supérieure gauche comprend un cartouche rond
et occupe la largeur de deux colonnes et la hauteur de deux cases, le
reste de la page comprend huit cases de format identique). Cette rigueur
de la mise en page souligne l’intention de composer un tout homogène :
le livre n’est pas un recueil de planches disparates mais un ensemble
cohérent, conçu et pensé comme tel.
Le titre, s’il s’inscrit dans l’univers de la bande dessinée classique
par sa référence à l’aventure, renvoie à l’idée d’art moderne que les
historiens ont longtemps brossé sur ce mode trépidant de la grande marche
d’avant-gardes qui se succèdent en des épisodes héroïques qui les mènent
WILLEM, couverture des Aventures de l’art, Paris, Cornélius, 2004. © 2004 Willem / Cornélius.
à la gloire et dans les musées. De fait, la succession chronologique des
planches couvre une période qui va de la fin du XIXe siècle (Edvard
Munch) à aujourd’hui (Sophie Calle).
La couverture (ci-contre), fort troublante, représente Adolf Hitler en
peintre, un pinceau à la main, devant sa toile, comme s’il s’apprêtait à
représenter un modèle qui pourrait être le lecteur de l’ouvrage. La présence
d’un artiste « allumé » reprenant le nom et le physique de Hitler est assez
stéréotypée, et l’idée que le monde se serait épargné des catastrophes
s’il avait reconnu un tant soit peu de talent au peintre raté Hitler est
convenue 1. Willem reprend cette idée dans le corps de l’album, en imagi-
nant l’artiste Hitler spolié de son entrée aux Beaux-Arts par le peintre
viennois Egon Schiele. En l’occurrence, sur la couverture des Aventures
de l’art, Hitler n’est pas vêtu de la blouse et du béret du début du XXe 71
siècle mais d’un T-shirt semblable à ceux du «american hero» type Jackson
Pollock (évidemment présent dans l’album). Moloch dans les habits de
Pollock : cette fusion du héros sacrifié, martyr de l’expressionnisme abstrait,
intensément créateur, et du antihéros maudit, bourreau des artistes « dégé-
nérés» et des peuples, immensément destructeur, produit un malaise évident.
L’album comprend cinquante aventures (soit à peine plus de planches)
et un peu plus d’artistes, puisqu’il est parfois question de couples ou
de groupes. Le corpus des artistes renvoie à une histoire de l’art contem-
porain à grands traits, de Kandinsky et la peinture abstraite à l’art d’atti-
tude avec Orlan ou Sophie Calle. Les mouvements principaux sont présents :
peinture viennoise, Bauhaus, De Stijl, suprématisme, cubisme, Dada,
surréalisme, expressionnisme, futurisme, abstraction lyrique, Cobra, Fluxus,
actionnisme, graffiti, nouvelle figuration… La plupart des artistes sont
des « stars » illuminant posters et calendriers (Modigliani, Hopper, Keith
Harring). Rares sont ceux qui s’avèrent moins facilement identifiables
par des non spécialistes (Fedele Azari, Johannes Itten, Tetsumi Kudo).
Le choix comprend des designers (Raymond Loewy), des photographes
(Robert Capa) et même un typographe (Eric Gill). Moins attendu, il
1. Hitler, artiste raté : une « uchronie » célèbre de l’écrivain de science-fiction américain NORMAN
SPINRAD représente dans Rêve de fer (1972, ,trad. Jean-Michel Boissier, Paris, Gallimard, « Folio-
SF », 2006) le désastre nazi comme un roman de « space opera » débile dont Hitler serait l’auteur
dément. L’histoire ne serait qu’un mauvais roman !
n’exclut pas Albert Speer, Arno Breker, Leni Riefenstahl… Et encore
plus inattendu, il incorpore des comédiens de cinéma (Fatty Arbuckle,
Marilyn Monroe) ou des stars du rock (Keith Moon, Mick Jagger), jusqu’au
« colonel » Tom Parker, manager d’Elvis Presley 1 !
Si Willem veille à la représentativité des artistes et des mouvements
au sein de la période, le déterminant principal du choix semble le poten-
tiel de reconnaissance par un large public. Vision si « pop » de l’art, que
l’on s’étonne de ne pas croiser Andy Warhol, même si Marilyn est évidem-
ment son ambassadrice 2. Willem accrédite un axiome warholien en consa-
crant comme artistiques des figures sanctifiées par leur notoriété, leur
impact culturel. Raymond Loewy, l’homme des logos du pétrole Shell
et des cigarettes Lucky Strike, les stars du rock et mieux encore le manager
72 d’Elvis Presley sont éminemment pop.
Le second déterminant fondamental est la violence, voire la morbi-
dité. Il est rare de voir figurer deux actionnistes viennois (Rudolf Schartz-
kogler et Günther Brus) dans une présentation synthétique de l’art
contemporain… Willem avait d’ailleurs également publié une planche
sur Otto Muehl dans Charlie Hebdo, qui n’a pas été reprise dans l’album.
Conformément à l’inquiétante couverture, Willem met longuement
en scène le nazisme, de sa source (la première guerre mondiale) à sa
défaite. Le nazisme a profondément concerné le monde de l’art, pas
seulement en persécutant « l’art dégénéré » ou en s’assurant le concours
d’artistes tels Breker ou Thea von Harbou (qui dans l’album assument
cyniquement leur double statut d’artistes et de suppôts du pouvoir absolu),
mais aussi parce que c’est un régime politique qui aura misé lourde-
ment sur l’esthétisation de la politique 3.
1. Autres artistes non cités dans notre communication : Gerrit Rietveld, Kasimir Malevitch, Erwin
Blumenfeld, Nelly Van Doesburg et Kurt Schwitters, Frida Kahlo, Fritz Lang, Picasso, les Comedians
Harmonists, Jean Dubuffet, Georges Mathieu, Jean Tinguely, Jeanne-Claude Christo, Lanna
Clarkson, Hervé et Richard Di Rosa, Günther von Hagens, Donald Brennan.
2. Interrogé au sujet des absents, Willem indique avoir déjà mis en planche Warhol et Beuys, de
même que Dali, et n’avoir pas voulu se répéter. On peut voir les planches sur Beuys et Dali, dans
la veine « reproduction de clichés de presse », dans la brochure de l’exposition « Tout est politique »
organisée à La Criée centre d’art contemporain, à Rennes, du 16 février au 17 mars 2001.
3. ÉRIC MICHAUD, Un art de l’éternité. L’image et le temps du national-socialisme, Paris, Gallimard,
1996.
Pour Willem, les guerres – mondiales, civiles, coloniales – irradient
l’ensemble du siècle. La violence politique balaye son univers, du premier
au dernier ouvrage. La détermination tragique se généralise à l’ensemble
du corps artistique. Suicides et morts prématurées, décès dans l’incom-
préhension ou l’indifférence paraissent la règle : Schwartzkogler et Ray
Johnson 1, Modigliani, Manzoni, Marilyn Monroe, jusqu’à l’assassinat
qui supprime Bruno Schultz.
Il n’y a pratiquement pas de vision heureuse de la vie artistique, saignée
par le vampirisme des marchands de l’art et rendue soit sur le mode de
la réussite construite sur l’outrance, soit sur celui de l’échec matériel,
sur fond de violences domestiques, de trahisons et déchirements frater-
nels. Dans une mesure toute relative, sont épargnés Max Beckmann et
George Grosz (références majeures de Willem), Magritte, peut-être Jeff 73
1. Ray Johnson (1927-1994), artiste américain considéré comme le créateur du Mail Art.
2. Nulle évocation de l’homosexualité cependant, alors que sont risquées quelques allusions à la
zoophilie.
comics ordinaires. Il refuse l’héritage puritain des Pays-Bas dont il est
originaire, mais reprend à sa façon les exigences morales qui ont conduit
cette société à devenir permissive, particulièrement dans le domaine
de l’expression depuis les libraires pirates du XVIIIe siècle jusqu’aux
publications actuelles. Parce qu’elle est délibérément choquante, la repré-
sentation du monde de Willem n’est pas ambiguë. On pourra la dire
portée à un état critique, qu’elle s’applique à la vie ou qu’elle s’expli-
que avec l’art.
L’ASSEMBLAGE EN CALIFORNIE :
UNE ESTHÉTIQUE DE SUBVERSION 75
WALLY HEDRICK, American Xmas Tree, 1954-1955. Assemblage cinétique d’appareils ménagers
récupérés, 208 cm de hauteur (œuvre disparue). Courtesy Wally Hedrick Estate.
dans leur quotidien, leur environnement immédiat et leur époque, tendent
à sélectionner des objets révélateurs de leur relation à la société. Dans
cette région, l’assemblage concerne principalement des artistes appar-
tenant à des groupes en marge, voire socialement exclus, résistants ou
opposés aux courants dominants – artistiques, sociétaux ou politiques.
Corrélativement, les constructions d’objets trouvés apparaissent le plus
souvent dans des lieux alternatifs et underground, en dehors du cadre
conventionnel de l’art et des circuits commerciaux, et sans soutien insti-
tutionnel ou privé. Enfin, l’assemblage se développe généralement dans
ces groupes à des moments charnières de crise sociale ou politique.
L’examen d’œuvres emblématiques réalisées par des artistes anglo-améri-
cains de la beat generation, des artistes afro-américains et des artistes
chicanos (mexicains-américains) met ainsi en évidence la nature subver- 77
1. BRUCE CONNER cité dans PETER BOSWELL et al., 2000 BC: The Bruce Conner Story Part II,
catalogue de l’exposition, Walker Art Center, Minneapolis, 1999, p. 41 (je traduis).
et la fragilité des matériaux saisis en cours de détérioration reflètent en
outre l’anxiété et le pessimisme ambiants pendant cette période de tension
internationale. La guerre froide est en effet très présente en Californie
car la région possède une puissante industrie aéronautique qui travaille
essentiellement pour l’armée et représente une source d’emplois très
importante. L’État détient également le plus grand nombre de bases et
de personnels militaires de l’Ouest américain, dont certains paysages
sont transfigurés par les activités liées à la guerre froide. Les labora-
toires de l’université de Californie s’appliquent ardemment à perfec-
tionner la bombe H ; le désert du Nevada, à l’est, ainsi que l’océan
Pacifique, à l’ouest, servent de zones de tests. En conséquence la posi-
tion stratégique de la Californie en cas de conflit offre amplement de
80 quoi inquiéter les habitants qui creusent fébrilement des abris anti-
atomiques dans leur jardin en suivant les instructions officielles diffu-
sées par le California Disaster Office. Bien entendu, ce climat de peur
transparaît dans les œuvres. Ainsi, le contenu, la forme et le titre de The
Future as an Afterthought (1962) de Kienholz évoquent l’explosion
atomique qui pourrait entraîner l’extinction de l’espèce humaine,
symbolisée ici par un groupe de poupées blanches, noires et brunes livrées
à un destin commun. The Ace (1960-1961) de Ben Talbert (1933-1974)
illustre sur une face le caractère romantique et héroïque du pilote de
guerre et, sur l’autre, l’effet dévastateur des bombes lâchées d’avion.
Tandis que, pétrifiée dans un cri à jamais silencieux, la forme anthro-
pomorphique de Couch (1963) de Conner ressemble à la Mort elle-même.
Dans un monde qu’ils imaginent sur le point de disparaître dans un
cataclysme, les artistes s’inquiètent peu de la pérennité des œuvres qui,
au contraire, reflètent l’incertitude et le transitoire. Par exemple, les objets
des assemblages de Jess ne sont ni collés ni joints, mais placés en équi-
libre précaire – réfutant la notion même de « fixer ensemble » qui définit
en partie l’assemblage. D’autres œuvres comportent des roulettes, présen-
tent des poignées, ou pourraient encore se fermer ou se plier pour être
facilement transportables dans l’éventualité d’une évacuation générale
des populations civiles. Rat Backpack (1959) porté par Conner tel un
sac à dos, constitue un parfait modèle de ces œuvres, qui, face au confor-
misme sclérosant de l’époque dénotent un espoir d’ailleurs, de liberté
et de changement. La nature tridimensionnelle de l’assemblage permet
également de représenter la bipolarité et l’hypocrisie de la société de
l’époque avec des faces cachées ou des côtés antithétiques comme dans
The Ace, avec des tiroirs et des compartiments secrets, avec des portes
ouvertes ou fermées comme dans Panel (1952-1957) de Berman, au
milieu duquel l’artiste inscrit justement le mot « veritas ». Untitled (1954-
1961), de Conner, offre au regard public une composition élégante de
matériaux trouvés rappelant Schwitters, et, face au mur, un collage de
photos érotiques agrémenté de documents officiels, de vignettes légales,
et d’étiquettes rouges avertissant « Fragile » ou « Attention Danger ».
Œuvre également dualiste, Walter Hopps Hopps Hopps (1959) de Kienholz
présente sur le devant un portrait en pied du galeriste en costume et
cravate et, au dos, une construction de niches et de boîtes dissimulant 81
JOHN OUTTERBRIDGE, Déjà Vu-Do, Ethnic Heritage Group, 1978-1982. Bois, chiffons, ficelle,
cage en métal, drapeau, 170,17 x 34,28 x 22,85 cm. Collection de l’artiste. Courtesy John Outterbridge.
de Pasadena en 1962. Comme on le sait, un code strict devenu loi en
1948, protège et réglemente l’usage du drapeau des États-Unis. En 1968,
en réponse aux autodafés de la bannière étoilée dans les manifestations
contre la guerre au Vietnam, une loi fédérale était votée pour en punir
la « profanation » – loi déclarée inconstitutionnelle en 1989. Par consé-
quent, lorsqu’un artiste incorporait un vrai drapeau dans une œuvre avant
cette date ce n’était en rien un geste innocent ou anodin, puisqu’il pouvait
subir des sanctions pénales. L’inclusion d’un drapeau dans Injustice Case
(1970) permet, par exemple, à David Hammons (1943-) de s’insurger
contre la répression politique dont sont victimes les activistes noirs et
de dénoncer le non-respect de la « liberté et justice pour tous », promises
dans le serment d’allégeance au drapeau, pendant le célèbre procès des
« Huit de Chicago » (1969). Sachant que « frame » se traduit par « cadre » 85
DAVID AVALOS, Junípero Serra’s Next Miracle: Turning Blood into Thunderbird Wine, de la série
Hubcap Milagro, 1985-1989. Enjoliveur de voiture chromé, bouteille en verre, scie circulaire,
entonnoir, plomb, peinture acrylique, bois sculpté, etc., 99 x 60,95 x 33 cm. Collection Doug
Simay, San Diego. Courtesy de l’artiste.
dans la paume d’une main divine toute puissante. À la place des portraits
de saints habituels dans l’image catholique mexicaine, les doigts de cette
Mano Poderosa revisitée sont ornés de dés à jouer qui épellent le mot
« bingo ». Cette synthèse désavoue le mythe persistant de la colonisa-
tion idyllique pour proposer une histoire révisée qui rétablit efficace-
ment l’enchaînement des faits : expansionnisme des colonisateurs
européens, évangélisation forcée, destruction de la culture amérindienne,
asservissement des indigènes dans les missions, ravages de l’alcoolisme
dans la population autochtone et industrie moderne des casinos – manne
à double tranchant pour les tribus indiennes.
En même temps qu’il contribuait à rectifier l’histoire régionale occultée,
le mouvement chicano cherchait aussi à affirmer l’identité de la commu-
nauté chicana aux États-Unis en réhabilitant, dans les années 1970, des 89
Dans une conversation avec Jean-Hubert Martin, Robert Storr, alors direc-
teur artistique d’une Biennale de Venise qui avait pour ambition de faire
« penser avec les sens, et sentir avec la raison », déplorait « l’anti-esthé-
tisme » ambiant au sein du monde de l’art contemporain, ce mode de
pensée qui « présuppose que tout ce qui est physique et réalisé par les
moyens artistiques frôle l’esthétisme 1 ». Son interlocuteur ajoutait que
cette méfiance par rapport aux objets et aux formes finit par aboutir à
une regrettable dichotomie entre, d’une part, des pratiques éphémères
où la politique est hypertrophiée et, d’autre part, des démarches dans
lesquelles les objets jouent encore un rôle important mais qui devien-
nent suspectes du fait que leur fonction critique n’est pas immédiate-
ment perceptible, « comme si, ajoutait Jean-Hubert Martin, tout travail
sur la forme aujourd’hui aboutissait automatiquement à un formalisme,
et donc à une position réactionnaire 2 ». Storr affirmait que cet anti-esthé-
tisme était une conséquence de la pensée post-conceptuelle américaine.
On peut cependant ajouter que « l’esthétique relationnelle », qui est en
passe de s’imposer comme un nouveau paradigme dans le champ de
1. ROBERT STORR, « Penser avec les sens, sentir avec la raison. Conversation avec Jean-Hubert
Martin », Art press, n° 335, juin 2007, p. 22.
2. JEAN-HUBERT MARTIN in id.
l’art depuis la traduction en anglais du livre de Nicolas Bourriaud en
2002, a largement contribué à généraliser cette position anti-esthétique.
Les théoriciens des pratiques relationnelles ont tenté d’expliquer tant
bien que mal leur « iconoclasme » et, d’une façon plus générale, la place
ténue que, selon eux, les artistes des années 1990 ont réservée aux objets.
Nicolas Bourriaud, par exemple, explique dans son Esthétique relationnelle
que « l’objet n’est plus qu’une [sic] “happy end” du processus d’expo-
sition 1 ». Il faut comprendre par là que l’objet ne serait plus qu’une
réalité superfétatoire à laquelle le public, et bien entendu les collection-
neurs, seraient plus attachés que les artistes eux-mêmes. Mais si l’œuvre
n’est plus dans l’objet, où se niche-t-elle ? Bourriaud répond qu’elle se
situe en amont de l’objet, dans le processus exploratoire entrepris par
92 l’artiste et, en aval, dans la forme collective créée par la réception de
l’art 2. L’immatérialité de l’art des années 1990 entraînerait, selon lui, une
disparition de l’œuvre elle-même, comme dans les stacks (« piles ») de
l’artiste américano-cubain Felix Gonzalez-Torres où le visiteur, invité
à emporter une affiche ou un bonbon, « doit comprendre que son geste
contribue à la dissolution de l’œuvre 3 ». Mais là où le principal théori-
cien de l’esthétique relationnelle faisait encore de l’œuvre « un point
sur une ligne 4 », ses thuriféraires ne s’encombrent pas de tant de précau-
tions et défendent un « dés-œuvrement 5 » généralisé qui suggère
qu’après les objets de l’art, c’est l’œuvre d’art elle-même qui serait devenue
superflue, et même réactionnaire. Émettre des réserves sur la théorie
proposée par Bourriaud ou sur les artistes qu’elle englobe, à l’instar de
Claire Bishop dans le numéro 110 de la revue October (2004), revient
immédiatement à être accusé de se perdre « dans une recherche déses-
pérée pour quelque chose qui puisse remplacer un objet de contempla-
tion, […] pour le signifiant unique et auratique que l’on puisse désirer
et évaluer à la manière d’un collectionneur éclairé à la recherche d’un
souvenir », comme le lui reprochera de façon cinglante le Britannique
1. NICOLAS BOURRIAUD, Esthétique relationnelle, Dijon, Les Presses du réel, 1998, p. 56.
2. Ibid., p. 56 et 62.
3. Ibid., p. 40.
4. Ibid., p. 85.
5. STEPHEN WRIGHT, « Le dés-œuvrement de l’art », Mouvements, n° 17, 2001, p. 9-13.
Liam Gillick 1, un des artistes phares de l’art relationnel.
Au-delà du caractère anecdotique du débat, il faut toutefois noter que
ce déclassement des objets dans les pratiques relationnelles des années
1990, loin de découler d’un iconoclasme passager, s’enracine en fait
dans une attitude profondément ancrée dans la culture occidentale. Déjà
dans l’Antiquité, les rapports entre l’art et la politique étaient pensés
du côté de l’action et de la parole, c’est-à-dire du côté du théâtre, et jamais
du côté des objets, les arts plastiques étant pour les Grecs « l’exact opposé
de la politique [car ils] produisent quelque chose de tangible et réifient
la pensée humaine 2 ». Il n’est donc pas surprenant que les pratiques
relationnelles, qui prétendent explorer une nouvelle dimension du poli-
tique, celle des micro-agencements et des utopies de proximité, aient tout
naturellement mis l’accent sur ce qui depuis toujours constitue l’espace 93
1. LIAM GILLICK, « Contingent Factors: A Response to Claire Bishop’s “Antagonism and Relational
Aesthetics” », October, n° 115, 2006, p. 102 (je traduis).
2. HANNAH ARENDT, La Crise de la culture (1961), trad. Agnès Faure et Patrick Lévy, Paris,
Gallimard, « Folio essais », 1972, p. 199.
3. NICOLAS BOURRIAUD, Postproduction, Dijon, Les Presses du réel, 2003, p. 27.
Toutefois, il est vrai que de plus en plus d’artistes revisitent l’art minimal,
non pas pour en fétichiser les formes abstraites ou tautologiques, mais
au contraire pour leur faire jouer un rôle politique. Ce faisant, ils parvien-
nent à proposer une nouvelle articulation de la dialectique objet / rela-
tion, esthétique / politique et dépassent ainsi la dichotomie pointée par
Storr et Martin. C’est le cas, entre autres, de Brian Jungen (né en 1970),
un artiste métis qui vit et travaille à Vancouver et qui, depuis une dizaine
d’années, a acquis une solide reconnaissance internationale. Cet artiste
est surtout connu pour ses œuvres hybrides qui parviennent, à l’aide
d’objets de consommation courante, généralement des articles de sport,
à évoquer la culture amérindienne et sa lente absorption dans la culture
de masse. C’est le cas de sa série de « masques » Prototypes for New
94 Understanding (1998-2005) dans laquelle il transforme des chaussures
de sport de la marque Nike en masques cérémoniels des peuples de la
côte nord-ouest du Canada. Ce travail s’inscrit dans la tradition de l’art
de recyclage inaugurée par Marcel Duchamp, mais trouve également
son origine dans une « sensibilité matérielle » qui, selon Brian Jungen,
provient de sa culture autochtone où il est courant de détourner des objets
de leur fonction originelle 1. Mais à côté de ces objets hybrides, que
nous avons qualifiés ailleurs d’« objets trickster 2 », Jungen a réalisé
plusieurs œuvres en dialogue avec l’esthétique de l’art minimal. C’est
tout particulièrement le cas de Isolated Depiction of the Passage of Time,
une œuvre de 2001 qui, à l’aide d’une structure en apparence abstraite,
parvient à évoquer de manière exemplaire l’univers carcéral.
Mais avant d’évoquer ce travail de Brian Jungen, peut-être est-il utile
de rappeler, contre les idées reçues, à quel point la relation entre l’objet,
l’espace et le spectateur était importante dans l’art minimal. En effet,
la perception de l’objet, était pour les artistes minimalistes, inséparable
de la perception de l’espace dans lequel il était exposé. Comme l’a mis
en évidence Robert Morris, en 1966 : « certaines de ces œuvres nouvelles
1. BRIAN JUNGEN, « Brian Jungen in Conversation with Matthew Higgs » in Brian Jungen, Vienne,
Secession, 2004, p. 29.
2. JEAN-PHILIPPE UZEL, « Les objets trickster de l’art actuel » in THÉRÈSE ST-GELAIS (s.l.d.),
L’Indécidable. Écarts et déplacement de l’art actuel, Montréal, Esse, 2008, p. 39-50.
ont élargi les limites de la sculpture en mettant davantage l’accent sur
les conditions mêmes dans lesquelles certaines sortes d’objets sont vues 1 ».
Car en plus de la perception visuelle, le spectateur devait également
faire l’expérience physique de cet objet : de son échelle, de son volume,
de l’espace dans lequel il apparaissait. Ce type de réception pouvait
avoir quelque chose d’inquiétant et de déstabilisant pour qui était habitué
aux formes de monstration plus traditionnelles de la peinture et de la
sculpture. Dans un célèbre article de 1967, Michael Fried décrivait
d’ailleurs l’expérience « perturbante » que l’on pouvait ressentir face à
une œuvre d’art minimal (qu’il qualifiait alors de « littéraliste »). Il expli-
quait qu’en entrant dans une salle où était exposée une œuvre de Donald
Judd ou de Robert Morris le spectateur éprouvait l’étrange impression
d’être attendu par cette dernière : « Et dans la mesure où l’œuvre litté- 95
raliste est tributaire du spectateur, est incomplète sans lui, elle l’a effec-
tivement attendu. Une fois qu’il est dans la pièce, l’œuvre se refuse
obstinément à le laisser tranquille […] 2. » On peut donc dire que l’objet
dans les œuvres d’art minimal est déjà un objet relationnel, non pas au
sens où il favorisait un échange entre individus, mais au sens où sa dimen-
sion pragmatique, celle qui « absorbe » le spectateur comme l’avait bien
analysé Fried, lui permettait d’échapper à la réification qui historique-
ment a fait des arts plastiques « l’exact opposé de la politique ».
Felix Gonzalez-Torres est un des premiers artistes à avoir systéma-
tiquement réutilisé l’esthétique de l’art minimal en vue d’un message
politique, en l’occurrence la question de l’identité des minorités
sexuelles. Là où l’objectif des artistes de l’art minimal était de montrer
l’espace d’exposition de l’objet d’art, l’artiste américano-cubain cher-
chera pour sa part à révéler l’espace social et politique dans lequel l’art
apparaît. Dans Untitled (Portrait of Ross in LA) (1991) ou Untitled
(Placebo) (1991), il étale dans le coin d’une pièce ou à même le sol
plusieurs dizaines de milliers de bonbons enveloppés dans du papier
1. ROBERT MORRIS, « Notes on Sculpture, I » (1966) in CLAUDE GINTZ (s.l.d.), Regards sur
l’art américain des années soixante, Paris, Territoires, 1979, p. 90.
2. MICHAEL FRIED, « Art and Objecthood » (1967), trad. Nathalie Brunet et Catherine Ferbos,
Artstudio, n° 6, automne 1987, p. 23.
96
BRIAN JUNGEN, Isolated Depiction of the Passage of Time, 2001. Plateaux de cafétéria en plas-
tique, moniteur de télévision, système DVD, bois. Collection de Bob Rennie, Rennie Management
Corporation, Vancouver. Photo Trevor Mills, Vancouver Art Gallery. Courtesy Catriona Jeffries Gallery,
Vancouver.
coloré et invite les spectateurs à se servir. Ces œuvres, qui s’inscrivent
dans la série des Candy Pieces, renvoient sans ambiguïté aux structures
au sol de Carl Andre ou aux Corner Pieces de Robert Morris et Robert
Smithson des années 1960 et 1970. Mais là où les artistes minimalistes
expérimentaient la perception de l’objet d’art (la relation temporelle et
spatiale entre l’objet et le spectateur, l’aspect des matériaux industriels,
etc.), Gonzalez-Torres traite de la pandémie du sida, à laquelle lui et
son compagnon Ross allaient succomber. Il y parvient en travaillant
non plus la seule dimension esthétique de l’objet mais également la dimen-
sion sociale et politique qui s’y greffe. L’aspect ludique des Candy Pieces
est, par exemple, tempéré par le fait que le poids des friandises corres-
pond exactement au poids de Ross ou à la somme des poids de l’artiste
et de son compagnon. Du coup, la dissémination des friandises à l’inté- 97
1. BRIAN JUNGEN, « Brian Jungen in Conversation with Matthew Higgs », loc. cit., p. 27.
disparition de la culture amérindienne. Mais c’est certainement l’instal-
lation Isolated Depiction of the Passage of Time (2001) qui parvient à
unir le plus efficacement l’esthétique minimaliste et la fonction poli-
tique de l’art. Celle-ci se présente au premier abord comme une struc-
ture en cube formée de quatorze piles de plastique polychromes posées
sur une palette de bois et dont l’aspect général n’est pas sans évoquer
les « cubes » de Tony Smith ou de Donald Judd. Un élément vient néan-
moins rapidement troubler la perception purement formelle de l’instal-
lation pour laquelle elle semblait avoir été conçue : en s’approchant de
l’objet on perçoit en son centre un halo de lumière et le murmure d’une
bande sonore. Il s’agit en fait d’un système vidéo placé à l’intérieur de
la structure et qui diffuse en continu des émissions grand public. À ce
98 premier élément « déceptif », s’en ajoute un second lorsqu’on s’aper-
çoit que les différentes piles qui forment la structure sont en fait des
empilements de plateaux de cafétérias de différentes couleurs (orange,
rose clair, rose, moutarde, jaune). C’est alors un champ sémantique tota-
lement différent qui s’offre à nous : celui de l’univers carcéral. Brian
Jungen a eu l’idée de cette œuvre en visitant le Correctional Service of
Canada Museum, où est exposé un module fait de plateaux de cafétéria
réalisé en 1980 par un détenu de la prison de haute sécurité de Millhaven
en Ontario, qui espérait ainsi pouvoir se cacher dans les cuisines avant
son évasion. Le cube abstrait devient dès lors le symbole de l’univers
carcéral, dans lequel le « passage du temps » n’est plus rythmé que par
les programmes TV. La signification politique de l’œuvre se complexifie
encore lorsque l’on sait que l’artiste a fait correspondre la couleur de
chaque plateau à la durée des peines des détenus autochtones dans les
prisons canadiennes (de trois ans à la prison à vie). La tonalité géné-
rale de la structure, entre l’orange et le rose, souligne ainsi la dureté des
peines infligées à cette population 1. Tout comme dans les Candy Pieces
de Gonzalez-Torres, certains embrayeurs textuels ou visuels (le titre de
1. Ajoutons que Isolated Depiction… entre en résonance avec différentes œuvres de la tradition
de l’art minimal, entre autres Box for Standing (1961) et In the Realm of the Carceral (1979) de
Robert Morris. Pour une description plus précise on pourra se référer à TREVOR SMITH, « Collapsing
Utopias : Brian Jungen’s Minimalist Tactics » in Brian Jungen, Vancouver, Vancouver Art Gallery,
2005, p. 81-89.
l’œuvre : Portrait of Ross in LA, les plateaux de cafétéria…) transfor-
ment une proposition esthétique centrée sur la forme, sur la couleur,
sur la mise en espace d’un objet en révélateur politique.
Depuis 2001, Brian Jungen a poursuivi ce recyclage de l’esthétique
minimale – tout particulièrement en retravaillant des articles de sport
de la marque Nike (Little Habitat, 2003 ; Modern Sculpture (for Iceland),
2005…) – tantôt pour mettre en lumière l’acculturation des peuples autoch-
tones, tantôt pour dénoncer l’emprise du « fétichisme de la marchandise »
sur nos modes de vie. Une œuvre comme Isolated Depiction of the Passage
of Time, en articulant différents types de réception (une appréciation
« désintéressée » d’une structure visuellement séduisante, un clin d’œil
à l’ingéniosité du détenu de Millhaven, une dénonciation des condi-
tions carcérales de la population autochtone, etc.) nous invite, dans le
prolongement du travail de Felix Gonzalez-Torres, à dépasser l’oppo-
sition stérile posée par l’esthétique relationnelle entre objet et praxis,
entre esthétique et politique.
Évelyne Toussaint
cet arbre avaient été pendus des dissidents du régime taliban. Les survi-
vants renoncent aux fleurs et aux fruits de l’arbre souillé, et ce choix,
qui semblait pure folie nous plonge dans la réalité la plus sombre de
l’Afghanistan aujourd’hui. Ses images associent poétique et éthique,
art et responsabilité.
Ainsi de White House, en 2005. Lida Abdul, portant une longue robe
noire, enduit de peinture blanche, à l’aide d’un large pinceau, les ruines
d’une maison bombardée, en périphérie de Kaboul. Elle poursuit cet
acte, méthodiquement, obsessionnellement, en recouvrant également le
dos d’un homme lui aussi vêtu de noir. Transformant alors la ruine en
palimpseste ou en ardoise magique, elle efface le paysage pour auto-
riser sa réécriture, sans pour autant en éradiquer la mémoire. Comme
elle l’explique : « Je voulais une couleur qui dans le même temps efface
et crée une surface pour de nouvelles inscriptions. Une pellicule de blanc
qui protège de la destruction et ressemble aussi à une sculpture qui puisse
détourner le regardeur dans un nouvel espace 2. » Spécialiste de l’his-
toire des couleurs, Michel Pastoureau relève la dimension polysémique
de la couleur blanche : « Presque partout sur la planète, le blanc renvoie
LIDA ABDUL, White House, 2005. Image d’écran, vidéo, 5 min. Courtesy Giorgio Persano.
© Lida Abdul.
au pur, au vierge, au propre, à l’innocent », mais « Le blanc de la mort
et du linceul rejoint […] le blanc de l’innocence et du berceau. Comme
si le cycle de la vie commençait dans le blanc, passait par différentes
couleurs, et se terminait par le blanc (d’ailleurs, en Asie comme dans
une partie de l’Afrique, le blanc est la couleur du deuil) » 1.
Ce geste insolite que met en scène Lida Abdul devient ici création,
et donc résistance à la destruction. Le recouvrement devient retourne-
ment, revendiquant un espace sensible entre mémoire et oubli, volonté
de ne pas instaurer une logique de vengeance et nécessité de ne pas
effacer la mémoire de l’horreur : « J’essaie de créer ce qui n’induira
jamais le désir de vengeance ou d’isolationnisme et pas davantage ce
qui efface toutes les traces du passé. Un double-bind 2. »
Debout, les hommes de Clapping with stones (2005), sur le site de 105
1. MICHEL PASTOUREAU, Le Petit Livre des couleurs, Le Seuil, « Points Histoire », 2005, p. 49
et 54-55.
2. LIDA ABDUL, courriel à Évelyne Toussaint, 10 janvier 2008 (je traduis).
3. JEAN STAROBINSKI, La Relation critique, Paris, Gallimard, 1970, p. 195.
106
LIDA ABDUL, Dome, 2006. Image d’écran, vidéo 4 min. Courtesy Giorgio Persano. © Lida Abdul.
est condamné « au triomphe de l’ordre capitaliste et à ses guerres », où
règne « l’ignominie » 1.
Par ailleurs, comment comprendre l’action des hommes afghans, vêtus
de noir, arrimés à des cordes pour After War Games, What we saw upon
awaking 2, tourné en 2006 dans la proche banlieue de Kaboul ? Le sens
en est tout aussi indéterminé, à nouveau entre rituel et folie, rêve et
réalité. Les cordes enserrent une maison dont il s’agit d’achever la destruc-
tion à la force des bras, mais la scène pourrait également évoquer de
virils défis. Les effets de ralenti accentuent la dimension surréelle de
l’image, alors que seuls les bruits d’éboulement des pierres viennent
ponctuer le silence. Finalement, les hommes apportent dans un suaire
de tissu noir une pierre de la maison détruite, objet de mémoire qu’ils
enterrent symboliquement. Alors que dans la plupart des œuvres de Lida 107
Abdul, le sens émerge peu à peu et ce qui pouvait sembler absurde devient
explicite, After War Games, What we saw upon awaking montre, plus
frontalement, la destruction de la destruction et rend compte d’une indomp-
table résistance, d’une détermination solidaire à recommencer, à parti-
ciper encore à un processus de transformation des ruines 3.
L’image dépliée
1. ANTOINE VOLODINE, Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze, Paris, Gallimard, p. 71-72.
2. After War Games, What we saw upon awaking, film 16 mm transféré sur DVD, couleur, son.
Production Frac Lorraine, 2006.
3. LIDA ABDUL, entretien avec ÉVELYNE TOUSSAINT, Toulouse, 26 juillet 2008.
Les images de Lida Abdul sont toujours belles, souvent frémissantes,
accompagnées d’imperceptibles basculements de la caméra et de micro-
accidents de la pellicule pour donner superbement à voir le ciel et la
lumière, à ressentir l’air, le vent, l’espace. Les bandes sonores mini-
malistes, réalisées à partir d’enregistrements sur les lieux de tournage,
ajoutent à la « qualité phénoménale 1 », au « coefficient d’art 2 » de ces
œuvres intenses et sensibles. Pour fabriquer ses vidéos, Lida Abdul aime
aujourd’hui s’isoler dans un désert de Californie. Elle y trouve le vide
qui lui est nécessaire, la possibilité d’être loin de toutes connexions et
sollicitations. Sans doute est-ce aussi pour elle l’occasion de « se sentir
libre dans le paysage » lors de ses tournages, guidée par une « étrange
obsession à travailler à l’extérieur » 3.
108 Son travail n’est jamais l’illustration d’une idée, car l’image y est
première. Advenant comme dans un demi-sommeil, ce moment où l’on
n’est pas encore tout à fait présent au monde, elle devient matière à penser
quand ses déploiements langagiers se révèlent peu à peu 4. Lida Abdul
semble ainsi déplier et replier les sens multiples et les contenus latents
des images, un peu comme il en est du régime du rêve qui se carac-
térise, ainsi que l’écrit Jean-Bertrand Pontalis, comme « étant une “pensée”
et comme étant à la source de la pensée ». Le rêve est aussi, écrit Françoise
Coblence, le lieu « du privilège du visuel » 5. Ce sont alors les « faits
poétiques », tout à la fois image, langage et réalité, qui occupent ici ce
que Michel Foucault appelait le « non-lieu » du langage dans la préface
de son livre Les Mots et les Choses et qu’il évoquait comme « les inter-
stices d’un langage en fragments » tout à la fin de cet ouvrage 6.
Lida Abdul aime lire Maurice Blanchot, Clarice Lispector et Marguerite
Duras, qui sont trois de ses auteurs favoris 7. Je retiendrai trois fragments
1. MAURICE BLANCHOT, L’Arrêt de mort (1948), Paris, Gallimard, «L’imaginaire», 2003, p. 98-99.
2. CLARICE LISPECTOR, Un souffle de vie (1978), trad. Jacques et Teresa Thiériot, Paris, Des
femmes / Antoinette Fouque, 1998, p. 22-23.
3. MARGUERITE DURAS, Le Ravissement de Lol V. Stein (1964), Paris, Gallimard, « Folio », 1976.
4. Sur cette question, voir : MARIE-CLAUDE SMOUTS (s.l.d.), La Situation postcoloniale. Les
postcolonial studies dans le débat français, préface de Georges Balandier, Paris, Presses de la
Fondation nationale des sciences politiques, 2007.
5. Né à Bombay en 1949, il est professeur de littérature anglaise et américaine à l’université de
Harvard où il dirige le Humanities Center et fait partie du Radcliffe Institute for Advanced Study.
majeure 5, même si elle se méfie de tout système de pensée et de la tenta-
tion de transposer tout concept conçu dans un certain contexte à un autre
cadre dans lequel il n’aurait plus de pertinence. Dans sa Déclaration 2,
Lida Abdul reprend les termes de son premier texte mais souligne aussi
le décalage entre ceux qui se réclament aujourd’hui d’une « “post-iden-
tité”, “post-nation”, etc. 1 » et la réalité quotidienne aujourd’hui en
Afghanistan. Il faudra prendre garde à ne pas décontextualiser les analyses
et à ne pas transposer une réalité sur une autre, ce qui n’exclut pas de
défendre des causes communes.
Comme certains auteurs des Cultural Studies, notamment Gayatri
Chakravorty Spivak mais aussi Hommi Bhabha et Stuart Hall, qui se
sont placés du côté des faibles, des victimes, des subalternes (les Noirs,
110 les femmes, les gays et lesbiennes…) 2, Lida Abdul déclare parler pour
« les refusniks ». Elle se place, dans sa démarche de création, du côté
de ceux qui sont dépossédés de leur histoire, de leur mémoire, de leur
vie, non pas en parlant à leur place mais de leur place : « Lorsque je
vais en Afghanistan, je suis voilée. Je ne parviens pas à trouver des
femmes pour participer à mes films. Elles ne veulent pas. Je ne peux
faire appel qu’à des hommes. Mais mon premier travail, c’est de faire
entrer l’équipe de tournage en Afghanistan et de l’en faire sortir sans
dommage. Je fais tout de façon illicite, sans jamais demander l’autori-
sation aux autorités. Nous avons plusieurs fois évité la mort. Je suis
obligée de prendre des gardes du corps 3. »
Continuer
112
LIDA ABDUL, Bricks Sellers of Kabul, 2006, image d’écran, vidéo, 6 min. Courtesy Giorgio Persano.
© Lida Abdul.
Lucie Pélegrin
Avec pour matériaux de prédilection sa propre chair, son sang, son corps
intime exposé, Regina José Galindo développe un travail éminemment
engagé 1. L’esthétique de l’intime devient alors le siège d’un véritable
investissement politique. C’est avec une grande acuité que l’artiste rend
visible, et même sensible, la souffrance. Ses performances traduisent avec
crudité et vérité la douleur de drames intimes. Un travail qu’elle poursuit
avec une conviction farouche, celle que l’art, qui excelle à transmettre les
meurtrissures les plus intimes, est aussi à même d’interroger et d’interagir
avec le champ du politique comme avec celui du social ou du religieux.
Nous tenterons ici l’exploration des liens qui se nouent dans l’œuvre
de Regina José Galindo entre esthétique de l’intime et engagement critique.
Nous découvrirons un corps support de catastrophes intimes et investi
également par le politique. Cette question du corps, envisagé à la fois
dans ce qu’il a de plus intime mais aussi de plus universel, nous amènera
à nous questionner sur les moyens mis en œuvre par l’artiste pour ne
jamais représenter le corps à l’écart du politique, sur la place qu’occupe
1. Nous nous sommes appuyée sur la documentation du Centre d’art Le Parvis à Ibos (Pau) publiée
à l’occasion de l’exposition « Courants alternatifs. Lida Abdul, Mounir Fatmi, Regina José Galindo »
qui s’est tenue au Parvis et au CAPC de Bordeaux, de juin à septembre 2006 (www.parvis.net/-
intranet/Upload/Liens/CentredArt/centredart_258.pdf).
le spectateur face à une œuvre qui le confronte à la réalité mise à nu.
Enfin, nous nous pencherons avec plus d’insistance sur ce qui lie intime
et politique dans le travail de Regina José Galindo, c’est-à-dire l’enga-
gement et le regard critique. Nous verrons que ce positionnement et
cette réflexion s’appuient souvent sur la dialectique de l’un et du multiple,
paradoxe inhérent à l’intime.
1. Ce qui correspond environ à 400 €. C’est la somme payée par les femmes, qui pour des raisons
culturelles ou financières, ne peuvent pas être opérées dans un milieu hospitalier normal.
L’artiste interroge le corps dans sa solitude, dans ses limites, sa place
dans l’imaginaire. Le corps agit dans l’œuvre de Regina José Galindo
comme révélateur des souffrances d’un dehors dont il se fait l’écho. Il
est un territoire parcouru par le politique dans son intériorité. L’artiste
démontre par l’image, ainsi que David Le Breton l’affirme en conclu-
sion de son ouvrage Anthropologie du corps et modernité, que : « Le
corps est aujourd’hui un enjeu politique, un fin révélateur du statut de
l’individu dans nos sociétés contemporaines 1. » La question centrale
de ce travail demeure celle du corps, de ses limites, de ses représenta-
tions. Dans une autre œuvre intitulée Perra 2, l’artiste grave lentement
sur sa cuisse dénudée, à l’aide d’un couteau, le mot perra (« chienne »).
Les incisions saignent et l’injure s’affiche, marque d’infamie tradui-
sant la violence exercée contre les femmes et leur corps par la domi- 117
nation masculine.
Dominique Baqué, qui aborde les démarches « intimistes » dans son
ouvrage Pour un nouvel art politique, évoque l’omniprésence depuis
les années 1990, et plus particulièrement dans cette décennie, de ce qu’elle
qualifie de « corps de repli 3 », à l’image du corps isolé de l’artiste Vidya.
Pendant une performance qui eut lieu lors de l’exposition « L’Hiver de
l’amour » en 1994, Vidya s’enferma volontairement dans une bulle de
plastique ou elle resta longuement prostrée en position fœtale. Ce cocon
l’isolait sans la couper totalement du monde extérieur, une ouverture
avait d’ailleurs été ménagée pour que les spectateurs puissent toucher
le corps de l’artiste. L’environnement suggérait plutôt un refus de contacts.
Il évoquait les chambres stériles, la maladie, la menace de la contami-
nation… Pour Dominique Baqué, « le corps de repli s’assume dans le
refus du politique, dans l’absence totale de conscience historique : d’où
les figures récurrentes du corps solitaire, endormi, protégé par le cocon
des draps ou la tiédeur rassurante du bain… 4 ».
1. Ibid., p. 42.
2. Id.
3. Id.
pas à regarder ces images de chairs ouvertes, est-ce par manque de courage?
Susan Sontag qui développe sa réflexion autour du sens donné aux images
de la douleur, et notamment à la photographie de guerre, retrace l’his-
toire de ces représentations, les rapports entre l’art, l’actualité, et notre
manière de percevoir les images d’atrocités. Elle nous invite à penser
les limites de la compassion autant que les exigences de notre conscience.
Ainsi qu’elle le précise : « […] la honte, autant que le choc, accompagne
le regard que l’on porte sur une horreur réelle saisie de près. Les seules
personnes à qui revient le droit de regarder des images de douleur aussi
extrêmes sont peut-être celles qui disposent du pouvoir de l’atténuer […].
Mais les autres sont des voyeurs qu’on le veuille ou non 1. »
En effet, le spectateur se voit forcément attribuer le rôle du voyeur.
Et cette question du voyeurisme se voit augmentée de multiples inter- 119
1. SUSAN SONTAG, Devant la douleur des autres (2002), trad. Fabienne Durand-Bogaert, Paris,
Christian Bourgois, 2003, p. 50.
2. Id.
3. Ibid., p. 116.
4. Ibid., p. 119.
Plongés dans l’apathie, ils se considèrent comme des victimes du bain
d’images dont les médias nous abreuvent aujourd’hui. Cette concep-
tion suggère de manière perverse qu’il n’existe pas de souffrance réelle
dans le monde et, comme le fait remarquer Susan Sontag, que dire alors
de ceux « qui ne disposent pas du luxueux pouvoir de traiter la réalité
avec condescendance 1 ».
Les œuvres de Regina José Galindo génèrent donc des passerelles entre
souffrance individuelle et souffrance collective. Elles exposent la tension
qui se développe entre intime et social, tout en nous encourageant à repenser
l’articulation individu / collectif. Ainsi, selon la formule employée par
Pierre Zaoui, « c’est seulement sous le plus personnel que l’on découvre
120 l’impersonnel 2 ».
Quien puede borrar las huellas 3 ? (« Qui peut effacer les traces ? »)
montre le parcours réalisé par l’artiste entre la Cour constitutionnelle
et le Palais national de Ciudad de Guatemala. L’action dure environ
quarante-cinq minutes pendant lesquelles la frêle silhouette de l’artiste
arpente les rues, pieds nus, et marche d’un pas lent mais ferme jusqu’à
la ligne d’hommes armés qui gardent les lieux. Dans ses mains, elle
tient une bassine contenant du sang humain, qui représente les victimes
de la guerre civile. Elle s’arrête régulièrement durant ce pèlerinage et
trempe ses pieds dans le sang laissant derrière son passage les traces
ineffaçables de l’histoire d’un peuple meurtri. Elle matérialise ainsi le
souvenir des disparus et utilise son corps pour créer de puissantes méta-
phores visuelles.
La performance Quien puede borrar las huellas ? voit le jour en réac-
tion à l’annonce de la candidature de Efrain Rios Montt aux élections
présidentielles de 2003. À la mémoire de tous les morts ou disparus,
elle inscrit à chaque pas leurs empreintes. La réaction des passants est
intéressante si tous ne sont pas indifférents, aucun d’entre eux ne vient
1. Id.
2. PIERRE ZAOUI, « Deleuze et la solitude peuplée de l’artiste (sur l’intimité en art) » in ÉLISABETH
LEBOVICI (s.l.d.), L’Intime, Paris, École nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris, « D’art en
questions », 2004, p. 46.
3. Vidéo performance, 2003.
vraiment vers elle, chacun garde ses distances. L’œuvre interroge le
lien social. En revanche, on peut difficilement, lors du visionnage dans
le lieu d’exposition, ne pas être conscient de l’histoire qui sous-tend
ces œuvres, qui font aussi office de documents. C’est une œuvre éloquente
qui utilise pour seule arme la poésie.
L’esthétique de l’intime, qu’on pourrait croire dans un premier élan,
exempte de considérations politiques ou critiques, se révèle définitive-
ment tout autre avec Regina José Galindo. Pourtant, lorsque Hannah
Arendt s’interroge sur Qu’est-ce que la politique ?, le premier fait qu’elle
énonce est que la politique repose sur la pluralité humaine 1. Elle écrit :
« La politique organise d’emblée des êtres absolument différents en consi-
dérant leur égalité relative et en faisant abstraction de leur diversité rela-
tive 2. » Et c’est en définitive l’espace qui se tisse entre l’un et le multiple, 121
1. HANNAH ARENDT, Qu’est-ce que la politique ? (1993), trad. et préface Sylvie Courtine-Denamy,
texte établi par Ursula Ludz, Paris, Le Seuil, « Points Essais », 1995, p. 39.
2. Ibid., p. 43.
3. ÉLISABETH LEBOVICI, « L’intime et ses représentations » in ÉLISABETH LEBOVICI (s.l.d.),
L’Intime, op. cit., p. 18.
4. Ibid., p. 19.
Dans l’œuvre de Regina José Galindo, le langage de l’intimité se
confronte avec la violence de l’extériorité. Cela évoque un processus
qu’on pourrait dire d’« extimation 1 », selon la formule d’Aline Mura-
Brunel. Celle-ci souligne que ce processus consiste en « un geste, […]
qui conduit le sujet à “s’extimer ” (pour reprendre le néologisme laca-
nien), autrement dit à se déporter à la limite extérieure de lui-même,
que l’intime affleure, paradoxalement, dans la représentation du monde,
de l’autre, de la foule des villes 2 ». Le même procédé semble se faire
jour dans le travail de Regina José Galindo. Les rapports entre intimité
et actualité ou politique, sont largement explorés, mais l’artiste fait égale-
ment en sorte que quelque chose de supplémentaire se noue.
Ce lien supplémentaire dans l’œuvre de Regina José Galindo réside
122 dans l’engagement. Comme Élisabeth Lebovici le fait fort justement remar-
quer : « L’engagement à la première personne permet de se situer au-delà
[…] du “jeu” de la conscience et du consensus social. De se situer au ras
des choses, sans les utiliser comme métaphore ou comme illustration 3. »
Ces travaux, Regina José Galindo les inscrit dans une critique radicale
en lien étroit avec l’actualité de son pays, le Guatemala, une actualité qui
la pousse à côtoyer directement le danger. Attachée à un positionnement
qu’elle considère comme un devoir éthique, elle se confronte délibéré-
ment à la souffrance de l’autre, faite en quelque sorte sienne par le biais
de l’expérience. Cette posture courageuse va bien au-delà du constat et
du témoignage, de la compassion ou même de l’empathie. Regina José
Galindo donne ainsi à son discours une portée et une force hors du commun.
1. Id.
2. NICOLE CZECHOWSKI, « Journal intime d’un numéro ou histoire d’une madeleine sous cello-
phane » in NICOLE CZECHOWSKI (s.l.d.), L’Intime. Protégé, dévoilé, exhibé, op. cit., p. 8-9.
3. ÉLISABETH LEBOVICI, « L’intime et ses représentations », loc. cit., p. 13.
JEAN-FRANÇOIS
BOCLÉ, Outre-Mémoire,
2004. Installation, huit
panneaux, bois, peinture
noire et craie blanche,
190 x 85 cm chacun,
mobilier scolaire, dimen-
sions variables.
Jean-François Boclé
Le regard détourné
Dans l’espace qui me sépare de mon frère, une large carte de France
avec des bouts d’Europe autour. Sur cette carte, le centre de gravité de
mon monde était ailleurs, déporté Outre-Atlantique.
Des mots-cimetière
Je ne suis pas plus enraciné qu’un autre, pas plus déraciné, pas plus
hybride, pas plus lointain ou proche, pas plus centré que périphérique,
pas plus identitaire qu’identifié. En voie de déconstruction coloniale,
je reste attentif au devenir de mon pays douceâtrement colonisé, douceâ-
trement explosé.
DEUXIÈME PARTIE
ARTS ET POUVOIRS :
ENGAGEMENTS, INSTRUMENTALISATIONS ET AMBIGUÏTÉS
Olivier Neveux
Au retour d’une entrevue qu’il avait eue avec un très haut fonc-
tionnaire le philosophe chinois Me Ti rapporta à ses disciples
que ce grand personnage lui avait parlé principalement de ce
qu’on nomme les idées dangereuses. « Ce monsieur, rapporta
Me Ti, s’est exprimé de façon vague, bien qu’avec beaucoup
de violence, mais je ne serais pas étonné qu’il traite de dange-
reuses des idées telles que “Qui travaille doit manger” ou “Quand
on veut construire un pont, on a besoin de constructeurs de ponts”
ou “La pluie tombe de haut en bas”. Vous pouvez me croire, j’ai
eu l’impression qu’il doit être très dangereux d’être dans la peau
de ce monsieur. »
1
BERTOLT BRECHT
1. BERTOLT BRECHT, Me Ti, Livre des retournements (1965), trad. Bernard Lortholary, Paris,
L’Arche, 1978, p. 80-81.
il est répété que l’art est critique ou que l’art doit l’être. Ce que « critique »
signifie en ce cas est bien secondaire : peu importe les contenus idéo-
logiques implicites ou explicites que l’œuvre matérialise 1, peu importe
que cette posture soit, bien souvent, devenue un alibi libertaire et progres-
siste pour les sociétés libérales autoritaires 2 : une critique, en quelque
sorte, abstraite et inoffensive.
Un artiste, dramaturge, poète et metteur en scène, Rodrigo García,
depuis quelques années, propose d’inscrire la question critique en maté-
riau de son travail, d’interroger les limites et les conforts, les mytholo-
gies et les raccourcis que la « position critique » de l’art adopte et produit.
Il s’agira, dans ces très courtes notes, de relever quelques-unes des forces
et formes que prend cette œuvre qui, à sa manière, et non sans certaines
132 limites, facilités ou parfois détestables ambiguïtés, paraît interpeller, en
regard de la question critique, les pratiques contemporaines 3 .
1. « Tout est donc autorisé, et même sollicité, comme sujet de critique : les perspectives d’une
catastrophe écologique globale, les violations des droits de l’homme, le sexisme, l’homophobie,
l’antiféminisme, la violence exponentielle, non seulement dans les pays lointains, mais aussi sans
nos mégapoles, le fossé séparant le Premier monde du Tiers-monde, les riches des pauvres, l’im-
pact dévastateur de la digitalisation sur nos vies quotidiennes… Il n’y a rien de plus facile aujour-
d’hui que d’obtenir des fonds internationaux, étatiques ou d’entreprises en faveur de la recherche
multidisciplinaire destinée à chercher comment combattre les nouvelles formes de violence ethnique,
religieuse ou sexiste. Le problème, c’est que tout cela se déroule afin de masquer le fait qu’il est
interdit de penser radicalement » (SLAVOJ ŽIŽEK, Que veut l’Europe ? Réflexions sur une néces-
saire réappropriation (2005), trad. Frédéric Joly, Paris, Flammarion, « Champs », 2007, p. 96-97).
2. Voir MICHEL SURYA, Portrait de l’intermittent du spectacle en supplétif de la domination,
Paris, Nouvelles éditions Lignes, 2007.
3. Ainsi, lors de son spectacle, en 2007, Et Balancez mes cendres sur Mickey, une intermittente
du spectacle était chaque soir tondue sur scène, ce qui est, en soi, déjà un problème. Le refus
de García d’en discuter la très problématique valeur en était un autre. Son œuvre est complexe.
Parfois elle semble faire corps avec la domination, raccordée aux idéologies dominantes. Parfois,
encore, elle s’en détache et devient l’une des œuvres les plus jubilatoires et heureuses de la scène
contemporaine. Il sera ici principalement question d’un spectacle : L’Histoire de Ronald, le clown
de McDonald’s, à ce jour, me semble-t-il, la proposition la plus stimulante de García.
4. RODRIGO GARCÍA in BRUNO TACKELS, Rodrigo García. Écrivains de plateau, IV, Besançon,
Les Solitaires intempestifs, 2007, p. 89.
brechtiens (ce qui se vit aujourd’hui pourrait bien être différent, ce qui
se subit comme une loi naturelle est transformable). Deux conséquences
s’interprètent de cette déclaration : il importe d’affirmer la conscience
que ce qui se vit est insupportable et simultanément l’exigence d’une
autre existence. Le théâtre ne sera pas déploratif, lamento sans pers-
pective, résignation à l’absurdité vaine et insignifiante de toute chose
– en cela, déjà, il tranche avec les options cyniques et / ou désenchan-
tées qui, bien souvent, tiennent lieu de positions radicales. La proposi-
tion du dramaturge n’a pas pour dessein de défendre l’aménagement de
l’existence, son amélioration, sa réforme. Elle ne souhaite ni suggérer
quelques amendements qualitatifs et quantitatifs ni s’échouer dans une
critique métaphysique ou ontologique de l’existence. Autre chose est
possible. Ce qui se vit ou se subit est saturé de politique, d’une poli- 133
1. PIER PAOLO PASOLINI, « Nous sommes tous en danger » (1975) in Contre la télévision et
autres textes sur la politique et la société, trad. Caroline Michel et Hervé Joubert-Laurencin, Besançon,
Les solitaires intempestifs, 2003, p. 92.
2. RODRIGO GARCÍA, Jardinage humain (2003), trad. Christilla Vasserot, Besançon, Les Solitaires
intempestifs, 2003, p. 7.
3. RODRIGO GARCÍA, « Paroles d’artiste » dans le dossier établi pour ses derniers spectacles repré-
sentés au Théâtre de la Cité universitaire, cité in CHRISTIAN BIET et CHRISTOPHE TRIAU, Qu’est-
ce que le théâtre ?, Paris, Gallimard, 2006, p. 654-655.
peut-être plus brutal, en tout cas plus surprenant et plus inconfortable 3. »
Le dialogue n’est plus latéral, « de personnage à personnage », il est
frontal et polémique. Ce théâtre n’entend pas représenter ce que vivre,
tel que cela se pratique massivement, tel que cela est construit sociale-
ment, peut avoir d’absurde, d’obscène, de pathétique. Il entend le dire.
Il n’est pas un théâtre de la reconstitution, reproduction de ce qui est,
mais un théâtre de l’interpellation du spectateur. Toutefois, le plateau,
espace maltraité, « souillé » et profané, n’est pas une instance de savoir
ou de connaissance. Rien ne se démontre, ou si peu. Rien n’est révélé,
ou si peu. Ce théâtre ne dit in fine rien que l’on ne sache déjà. Seulement
lui le formule et adresse cette formulation, abandonnant ses spectateurs
dans l’embarras de trouver qu’en faire.
134 3. Rodrigo García salit les plateaux, y joue de la nourriture, y violente
quelques animaux. Il n’en fallait pas plus pour qu’il soit intégré à la
sphère confuse de la performance. Et pourtant, s’il fallait nommer une
généalogie théâtrale, García est, bien souvent et à bien des égards, au
plus proche de l’agit-prop dont il réactive les procédés. Il les mobilise
en se nourrissant parfois de l’esthétique publicitaire dont il tend à renverser
les effets. Un théâtre mal vu et mal venu de la frappe qui, comme le
constatait Antoine Vitez à propos des spectacles de propagande, « dit
ce qu’il est, […] ne s’en cache pas ». Le même Vitez concluait : « La
mise en scène bourgeoise qui cache son univocité sous l’apparence du
réel, de la vraie vie, m’épouvante. » 1 Rodrigo García, en effet, ne cache
rien : son attitude critique n’est pas équivoque. Bruno Tackels relève
précisément que son travail est « absolument littéral. Il prend les choses
au pied de la lettre, sans aucune volonté métaphorique 2 ». Cette litté-
ralité est, conjoncturellement, polémique : à retrancher de l’opacité ce
qui désoriente et participe de la confusion, elle tranche dans le maras-
me. Il reste dès lors des lignes (politiques) tenues, droites ou courbes,
straight ou queer, auxquelles il est possible de s’affronter. On en trouve
un écho emblématique dans des listes qui, parfois, accompagnent ses
1. ANTOINE VITEZ in ÉMILE COPFERMANN, Conversations avec Antoine Vitez (de Chaillot à
Chaillot), Paris, POL, 1999, p. 244.
2. BRUNO TACKELS, Rodrigo García. Écrivains de plateau, IV, op. cit., p. 41.
spectacles, qui sont projetées ou enregistrées sur une bande-son : listes
des « ordures 1 », « petite liste in progress des principaux enfoirés de
l’histoire de l’humanité 2 ». García désigne les responsables et, pour cela,
dit les noms propres sans détour fictionnel 3.
4. La question critique chez García ne saurait toutefois se réduire à
la critique sociale et politique. Elle est irréductible à tous ces spectacles,
plus ou moins valeureux, inscrits dans la conjoncture et qui en conteste
une ou plusieurs tendances sans jamais étendre la critique à leur propre
pratique (critique). L’œuvre de García est simultanément critique de la
critique, interrogation ou inspection des limites de la critique, de sa fonc-
tion sociale à l’heure où celle-ci est tant encouragée, valorisée. À ce
titre, quelles que soient ses limites, cette œuvre tente d’être cohérente
avec elle-même et de ne pas s’épargner en tant qu’œuvre critique dans 135
1. Ibid., p. 38. Plus loin : « J’ai été surprise aussi par la colère déclenchée chez les Blancs quand
on emploie le terme “blanc”. »
2. RODRIGO GARCÍA, L’Histoire de Ronald, le clown de McDonald’s, op. cit., p. 9.
3. Ibid., p. 10.
4. Ibid., p. 11.
Si tu vis en Afrique, tu couds des ballons pour Nike.
Si tu as neuf ans et que tu vis à New York, tu vas au McDonald’s
le dimanche.
Si tu as neuf ans et que tu vis en Thaïlande, tu dois te laisser
enculer par un Australien.
Après, deux avions se paient deux gratte-ciel et les gens s’éton-
nent 1.
1. Ibid, p. 27.
2. RODRIGO GARCÍA in Mises en scène du monde, op. cit., p. 386-387.
une œuvre littéraire se pose-t-elle face aux rapports de production, je
voudrais demander comment se pose-t-elle en eux ? Cette question-là
vise très directement la fonction que l’œuvre assume à l’intérieur des
rapports de production littéraires d’une époque 1. » García opère le même
geste et, à ce titre, soumet le théâtre lui-même à la critique. Il est un
producteur inquiet de ses effets et inscrit cette inquiétude dans le corps
même de la représentation.
1. WALTER BENJAMIN, « L’auteur comme producteur » (1934) in Essais sur Brecht (1978), trad.
Philippe Ivernel, Paris, La Fabrique, 2003, p. 125.
2. ALAIN BADIOU dans OLIVIER NEVEUX, « Du côté d’une didactique lisible. Entretien avec Alain
Badiou » in CHRISTIAN BIET et OLIVIER NEVEUX (s.l.d.), Une histoire du spectacle militant.
Théâtre et cinéma (1966-1981), Vic la Gardiole, L’Entretemps, 2007, p. 187.
10. Cela nécessite d’interroger le théâtre comme un obstacle poten-
tiel à cette émancipation et de poser une question cruelle à ceux qui le
font, à ceux qui y viennent : « Tu te souviens du théâtre ? / Ça sert à
quoi ? / Et ça sert à quoi, en général, tout ça ? / À toucher de l’argent 1. »
Si la réponse est en deçà, décevante, la question, lourde et intense, n’en
cesse pas moins de hanter ceux que la vie, telle qu’elle se passe, ne
satisfait pas. N’est-ce pas du théâtre lui-même, de l’art lui-même qu’il
faut faire la critique, quand, par leurs moyens, on prétend tenir quant
au monde une position « critique » ?
L’ART RELATIONNEL
OU LE DÉTOURNEMENT DE L’ESPACE CRITIQUE DE L’ART 141
1. NICOLAS BOURRIAUD, Esthétique relationnelle, Dijon, Les Presses du réel, « Documents sur
l’art », 2001, p. 13.
2. ÉRIC TRONCY, Le Colonel Moutarde dans la bibliothèque avec le chandelier (Textes 1988-
1998), Dijon, Les Presses du réel, « Documents sur l’art », 1998.
Pour saisir le régime d’ambiguïté dans lequel l’esthétique relation-
nelle place donc la fonction critique de l’art, il nous a semblé néces-
saire de revenir sur la constitution de l’art comme espace de la critique,
mise en perspective historique que nous prendrons, tel que nous le propose
Christian Ruby, comme « un amer pour un écart 1 », un point de visée
permettant de s’orienter, dans l’écart, au travers des méandres de l’époque
contemporaine.
1. CHRISTIAN RUBY, Schiller ou l’Esthétique culturelle. Apostille aux Nouvelles Lettres sur l’édu-
cation esthétique de l’homme, Bruxelles, La Lettre volée, « Essais », 2007, p. 13.
2. Voir à ce propos les travaux de JÜRGEN HABERMAS sur le principe de publicité (L’Espace
public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise (1962),
trad. Marc B. de Launay, Paris, Payot, « Critique de la politique », 1986), mais également ceux
de REINHART KOSSELLECK (Le Règne de la critique (1959), trad. Hans Hildenbrand, Paris,
Minuit, « Arguments », 1979) et de JEAN-MARIE SCHAEFFER (L’Art de l’âge moderne. L’esthé-
tique et la philosophie de l’art du XVIIIe siècle à nos jours, Paris, Gallimard, « NRF essais », 1992).
d’associations, ainsi qu’au travers des correspondances, des journaux
et des livres, se développe, dès le XVIIIe siècle, une sociabilité nouvelle,
fondée sur la mise en commun d’une parole sur l’art librement partagée,
émancipée des contraintes et des menaces des tutelles étatiques et reli-
gieuses. Au point de conjonction entre la naissance de la critique d’art
et de la critique sociale et politique, ces espaces autonomes de discus-
sion, où s’interpellèrent mutuellement jugement esthétique et critique,
participèrent à l’émergence de la pensée critique, pilier de la pensée
moderne, et première projection politique de l’esthétique telle que l’a
constituée le projet moderne.
L’exigence d’expressivité du sujet, second axe de l’avènement de la
modernité culturelle, est également née du champ artistique, portée par
le courant romantique comme le révélateur de la véritable individualité 143
Les trois premiers quarts du XXe siècle placeront le champ esthétique sous
le sceau de cette même fonction déstabilisatrice de l’art, à travers l’es-
thétique négative telle que l’a théorisée Adorno et les avant-gardes de la
seconde moitié du siècle. Si le régime de la souveraineté de l’art fit de
l’autonomie de l’œuvre la garante de son potentiel critique et subversif,
à partir des années 1950, les propositions artistiques réaffirmeront ce poten-
tiel mais en ouvrant le temple de l’art aux objets et images hétérogènes
du monde profane, convaincues que l’art comme promesse de construction
d’un monde nouveau ne se réalisera que lorsque la frontière de l’art et
L’art relationnel, tel qu’il fut théorisé et pratiqué dans les années 1990
jusqu’à aujourd’hui, prétend participer à cette redéfinition de l’activité
critique de l’art dans un sens micro-politique. En effet, investissant le
réel et, plus particulièrement, l’inframince social, « ce minuscule espace
de gestes quotidiens déterminé par la superstructure constituée par les
“grands” échanges et déterminée par elle 2 », pour y injecter des espaces
d’expression, de communication et de rencontre, l’œuvre participative
et interactive se présenterait comme un interstice social échappant aux
De la pratique à la forme
Toutefois, une étude du fonctionnement et des contenus des œuvres rela- 147
tionnelles révèle une tout autre configuration des rapports entre le champ
esthétique et politique, réfutant la vision d’une esthétique relationnelle
comme une nouvelle forme d’expression de l’aventure participative telle
qu’elle fût inaugurée dans les années 1960, participant à la redéfinition
micro-politique du potentiel critique de l’art.
Du point de vue du fonctionnement des dispositifs relationnels, on
constate en effet que, plutôt que de proposer un espace de liberté où le
geste participatif (ou créateur) serait, comme le prétendent ses théori-
ciens, le médium d’une réappropriation par le spectateur de son poten-
tiel expressif, l’œuvre relationnelle obéit souvent à un script préétabli
par l’artiste, au sein duquel la participation du spectateur se résume souvent
au simple agencement de matériaux préfabriqués, au moyen d’un geste
exécutant plutôt que créateur. L’impulsion participative, rarement spon-
tanée, fonctionne à coups d’injonctions médiatisées par un ensemble de
structures incitatives, contrastant avec l’ouverture, le hasard et l’indé-
termination revendiqués par l’esthétique relationnelle, tout comme avec
son désir d’en finir avec l’autoritarisme de la figure de l’artiste génial.
L’interactivité de l’œuvre, censée être « un élément reliant, un principe
d’agglutination dynamique 2 », se résume souvent à une juxtaposition
1. Ibid., p. 11 et 10.
2. Ibid., p. 21.
ou à une sédimentation d’actions, de sorte que l’œuvre générerait tout
au plus une série de relations éphémères, superficielles, esthétisées. Le
contenu que médiatisent les œuvres relationnelles, quant à lui, varie de
la mise en scène des banalités de la vie quotidienne, des médias, de la
publicité ou de la mode, à celle d’un exotisme lointain et fantasmago-
rique (où l’individu semble d’ailleurs plutôt échapper au réel que s’y
confronter), du ludique et du sensationnel exploitant les dimensions du
sentimentalisme commun (la vie, la naissance, la mort, l’amour…) aux
problématiques sociales et politiques misérabilistes (la solidarité face
à l’exclusion et la misère, par exemple).
Il serait toutefois erroné, à notre sens, de conclure sur une simple absence
de portée ou d’enjeu politique de l’esthétique relationnelle. Des impli-
cations politiques peuvent, en effet, en être dégagées lorsqu’on replace
son projet dans le contexte institutionnel des politiques culturelles actuelles.
On sait, notamment grâce aux travaux de Christian Ruby 1 et d’Henri-
Pierre Jeudy 2, que la coexistence sociale et citoyenne se caractérise aujour-
d’hui par un processus d’esthétisation généralisée, par lequel l’État organise
et met en scène, aux moyens des arts et de la culture, les modalités de
l’« être-ensemble ». Devenu le produit d’une gestion culturelle et sociale,
le sentiment de communauté est ici stimulé à coups d’injonctions esthé-
tiques et de manifestations festives, cristallisant « le résidu irréductible
d’une souveraineté populaire 3 ». La recette pour favoriser l’appartenance
communautaire serait ainsi devenue celle du divertissement, de la culture
1. CHRISTIAN RUBY, L’État esthétique. Essai sur l’instrumentalisation de la culture et des arts,
Bruxelles, Labor, « Quartier libre », 2000.
2. HENRI-PIERRE JEUDY, Les Usages sociaux de l’art, Paris, Circé, 1999.
3. HENRI-PIERRE JEUDY, La Culture en trompe-l’œil, op. cit, p. 81.
de la distraction, où le partage d’émotions et la jubilation collective suffi-
raient à redécouvrir les vertus du « vivre-ensemble », autrement dit, à
rétablir la cohésion sociale et politique des citoyens. Néanmoins, ces
dispositifs festifs seraient, selon Ruby, moins destinés à dynamiser le
consensus politique qu’à aider les pouvoirs publics à contourner les enga-
gements politiques effectifs et les modalités d’une transformation envi-
sageable de la réalité sociale et politique. Distraits par ces événements
ludiques, les citoyens perdraient en effet progressivement la conscience
qu’ils sont détournés des moyens véritablement démocratiques de leur
expression, réduisant du même coup les conditions d’émergence de la
mobilisation citoyenne.
Il n’est dès lors pas surprenant que les politiques de la culture en
150 viennent à s’intéresser aux propositions de l’art relationnel, et que celui-
ci bénéficie aujourd’hui d’un succès institutionnel plus ou moins géné-
ralisé. En effet, ses propositions ont tout pour satisfaire les besoins de
la politique esthétique civique. En favorisant des agitations ludiques et
festives autour d’une série de jeux de sons et lumières (où le corps et les
sens s’éprouvent plus que la conscience), en donnant l’illusion d’offrir
aux individus les moyens d’une expression authentique (qui n’est souvent
autre qu’une confession), et en jouant sur la reconnaissance et l’iden-
tification à des signes culturels et communautaires, ces dispositifs ont
pour effets indirects la canalisation et le nivellement des différences,
des écarts et des conflits pourtant consubstantiels au substrat social qu’ils
cherchent à explorer. Les expressions plurielles et contradictoires du
réel social, orientées et neutralisées par les voies de l’esthétique, s’épui-
sent aussi vite qu’elles apparaissent, dès lors incapables de prolonger
le sens commun qui s’en dégage au-delà de l’événement, c’est-à-dire
de se prolonger dans la dimension politique du vivre-ensemble.
Obéissant donc à une sorte de devoir civique de production et de restau-
ration du lien social, de promotion de l’imaginaire collectif et d’orga-
nisation du devenir communautaire, l’esthétique relationnelle serait ainsi
une nouvelle cosmétique au service de l’État, un allié de cette nouvelle
fiction communautaire.
De l’ambiguïté au paradoxe
1. Comme on peut le lire, par exemple, sur le site Internet de son galeriste français, Jérôme de
Noirmont (www.denoirmont.com).
pourrait, en effet, entériner l’effondrement de l’avant-garde dans son
combat contre l’une des concurrentes de l’art depuis l’exposition univer-
selle au Crystal Palace de Londres en 1851 : la marchandise.
L’artiste s’est surtout expliqué sur son projet à partir de 1986, quelques
mois avant la présentation individuelle de ses pièces à la Daniel Weinberg
Gallery de Los Angeles, où les caissons englobaient cette fois les articles.
Il insiste sur le fait que ces aspirateurs n’ont jamais servi et seront toujours
préservés. Ils ne seront jamais salis, contrairement à ce qu’induit leur
fonction, car le plexiglas les protège contre toute détérioration. Koons
établit même un rapprochement anthropomorphique, à la faveur de leur
système d’aspiration. Il perçoit ces objets comme des individus 1, ce qui
n’est pas sans rappeler ce que notait le critique d’art moderniste Michael
154 Fried face aux œuvres minimalistes : en dépit de leur caractère abstrait,
ces pièces ne pouvaient se départir d’une certaine présence humaine –
impliquant une relation directe avec le spectateur, contrairement aux
œuvres puristes inscrites dans un espace propre 2. Dans le cas de Koons,
une synthèse paraît être opérée entre modernisme et minimalisme : si
les appareils se placent du côté des specific objects de Judd, leur boîte
assure une nette séparation par rapport au public.
« Ce à quoi je veux que vous réfléchissiez, c’est comment vous ne
pouvez être neuf, explique-t-il. Pour avoir votre propre intégrité, vous
devez vivre et vous n’êtes pas immortel. Mais ici, la machine peut connaître
pour toujours une intégrité en ne participant pas 3. » De façon manifeste,
Jeff Koons délaisse l’approche phénoménologique de l’art minimal au
profit d’une lecture à la fois symbolique et psychologique. L’aura conférée
à ses aspirateurs à travers la lumière clinique des néons doit agir menta-
lement sur le spectateur. Cet éclairage artificiel et froid accentue l’aspect
figé des objets dont la plénitude puritaine devient presque menaçante
vis-à-vis du public : leur unicité montrerait une perfection inaccessible
à l’être humain.
1. JEANNE SIEGEL, « Jeff Koons : Unachievable States of Being », Arts Magazine, vol. LXI, n° 2,
octobre 1986, p. 6. Sauf indication contraire, je traduis.
2. MICHAEL FRIED, « Art and Objecthood » (1967), Artstudio, n° 6, « Art Minimal », automne
1987, p. 7-27.
3. Cité in JEANNE SIEGEL, « Jeff Koons : unachievable States of Being », loc. cit., p. 68.
Cette intégrité se retrouve dans le deuxième ensemble proposé par
l’artiste en 1985 à l’International with Monument Gallery, un espace
de Manhattan que l’artiste Meyer Vaisman ouvrit deux ans plus tôt.
L’exposition intitulée « Equilibrium » présente notamment des réservoirs
remplis d’eau distillée dans lesquels des ballons de basket sont en suspen-
sion, selon un procédé mis au point par le docteur Richard Feynman,
prix Nobel de physique en 1965. Dans cet environnement aqueux, les
ballons en cuir prennent une identité quasi organique, comme des fœtus
dans le liquide amniotique. Toutefois, un pareil emploi ne vise pas à
les abstraire du milieu sportif dont ils sont issus au profit d’expériences
scientifiques. Les conteneurs sont accompagnés d’affiches encadrées
qui mettent en scène les stars de ce sport très populaire aux USA. La
campagne publicitaire de la marque Nike insistait sur les possibilités 155
1. Cité in ALAN JONES, « Jeff Koons “Et qui libre ?” », Galeries Magazine, n° 15, octobre-novembre
1986, p. 94.
2. Cité in JEANNE SIEGEL, « Jeff Koons : Unachievable States of Being », loc. cit., p. 68.
s’inscrit lui-même dans ce registre du rêve américain, sans pour autant
revendiquer une posture cynique. « Je ne trouve aucun trait ironique
dans mon travail. Pour moi, il y a un sens du tragique 1. »
L’instabilité critique
1. Ibid., p. 71.
2. Ibid., p. 69.
3. Id.
créations « comme à des trophées 1 ». Si d’un côté, Koons réfute le prin-
cipe d’un développement personnel à travers l’accession à une position
économique privilégiée, de l’autre, il replace ses œuvres dans le cadre
de ce système de distinction sociale, ce système capitaliste où « l’on
reçoit des objets comme récompenses pour le travail et la réussite 2 ».
Une même duplicité se retrouve dans le groupe Statuary qui reprend
le principe du moulage d’objets appartenant à différentes traditions. Koons
associe par exemple un buste de Louis XIV et un lapin gonflable (Rabbit)
impliquant un saut temporel du XVIIIe au XXe siècle. Le premier bibelot
renvoie à la société de l’Ancien Régime, basée sur les trois ordres
immuables, tandis que le second évoque la société soi-disant « sans
classes », basée sur une mobilité sociale individuelle. L’artiste opère
alors une synthèse périlleuse lorsqu’il « envisage la formation d’une société 157
1. Ibid., p. 68.
2. Cité in GIANCARLO POLITI, « Luxury and Desire. An interview with Jeff Koons », Flash Art,
n° 132, février-mars 1987, p. 71.
3. Ibid., p. 72.
4. JEAN BAUDRILLARD, Simulacres et simulation, Paris, Galilée, 1981.
traditionnel catalogue est le signe évident que, pour lui, l’art et la commu-
nication ne font plus qu’un. Dans l’une d’entre elles, il apparaît sous
les traits d’un instituteur glamour, inculquant à un groupe d’enfants à
la représentativité politiquement correcte, quelques maximes qui sont
à comprendre comme son programme. « Exploit the masses » ou « Bana-
lity as saviour » tranchent avec l’imagerie sirupeuse utilisée, tant elles
semblent teintées d’immoralité. Il y a là une véritable dissonance entre
les implications de ces slogans et l’ingénuité dont Koons fait part.
Cette candeur sulfureuse traduit une véritable prise de distance à
l’égard de la création moderne puisque l’art n’a plus à violenter le spec-
tateur conditionné par les mass media. Au contraire : il est nécessaire
de s’appuyer sur les représentations les plus banales auxquelles le public
158 est confronté afin de ne pas le rendre étranger à lui-même. Banality
correspond donc à un groupe de sculptures en bois polychrome, en porce-
laine et en céramique qui se réapproprie cet univers de l’universalité
pop où se croisent aussi bien la Panthère rose que Michael Jackson. Les
pièces ont été produites dans des ateliers d’artisanat européens, indui-
sant l’alliance entre savoir-faire classique et délégation avant-gardiste,
comme une tentative de réconciliation entre le monde préindustriel et
la modernité artistique. L’ambition de ces représentations rassurantes
et naïves est évidente : offrir une gratification infantile au public.
Koons cherche à établir une communication d’ordre strictement
émotionnel qui écarte l’entendement. Il déconcerte en abandonnant l’idéal
moderne d’une autonomie rationnelle de l’individu tout en conservant
une partie du vocabulaire qui fut celui des avant-gardes des années 1960,
tel le principe de la participation. Là où ce terme désignait initialement
un refus de la passivité et une exigence de responsabilité à l’égard de
l’œuvre, il évoque maintenant l’alignement de la création artistique sur
les loisirs les plus faciles qui apportent une compensation dans la quête
effrénée du confort. Dans cette idée, Koons souligne au sujet de sa réin-
terprétation en porcelaine du Saint Jean-Baptiste de Léonard de Vinci :
« Pour moi, c’est un symbole du baptême dans le mainstream – du baptême
dans la banalité. La bourgeoisie peut maintenant se libérer de son impres-
sion de culpabilité et de honte, due à sa crise morale et aux choses auxquelles
elle répond. La bourgeoisie répond à une imagerie incohérente et c’est
son cri de ralliement 1.» Sa sculpture enregistre la chute du chef-d’œuvre
du Louvre dans la culture de masse en lui accolant un pingouin et un
cochon en plus de la Croix. Ces animaux confèrent à l’œuvre une charge
ridicule qui vise à désinhiber le public à l’égard de la culture historique
– supposée élitiste – et à avaliser le développement d’une production
accessible, en phase avec un présent éternel hétérogène.
À la perte des repères entraînée par la déconstruction du projet huma-
niste de maîtrise de la nature et de libération de l’individu, Koons répond
en promulguant le salut par le kitsch 2. La reprise de ce thème de la
rédemption traduit d’ailleurs de manière ostensible la possible réap-
propriation de motifs millénaires dans la mesure où ces derniers sont
vidés de leur substance bien qu’ils fassent parfois toujours autorité. À
la suite de Craig Owens et de son fameux article de 1980, intitulé The 159
Peu importe, osera-t-on écrire, tant chez Koons la création est unique-
ment évaluée en terme d’impact médiatique. « Pour exploiter les masses
à la manière de Disney ou Jackson, nous avons à rendre notre profession
plus effective 4. » Le critère de réussite devient celui du succès populaire.
1. Ibid., p. 44.
2. « J’essaie de me présenter comme un agent du salut », note-t-il précisément (cité in MATTHEW
COLLINS, « You are a white man, Jeff… », Modern Painters, vol. II, n° 2, été 1989, p. 61).
3. HAL FOSTER, Le Retour du réel. Situation actuelle de l’avant-garde (1996), trad. Yves Cantraine,
Frank Pierobon et Daniel Vander Gucht, Bruxelles, La Lettre volée, 2005, p. 118.
4. Cité in DANIEL PINCHBECK, « Jeff Koons », Splash, avril 1989, n.p.
Et Koons de reprendre à son compte la position sociale des stars du
basket décriée quelques années auparavant. « Je suis capable de diriger
le cours de mon existence exactement comme je le veux, explique-t-il,
et je veux faire savoir aux autres gens qu’ils peuvent également le faire
dans leurs propres vies. Tout est disponible pour eux. Absolument tout 1. »
En cette fin des années 1980, Koons est parvenu à s’inscrire dans l’ima-
gerie des célébrités qui s’offrent à l’ensemble des spectateurs comme l’image
virtuelle de leur accomplissement. « Mon œuvre dit juste aux gens de
ne rien rejeter de ce qu’ils sont, d’englober leur histoire. Ils tirent alors
leur richesse de ce qu’ils sont, ils peuvent se sentir libres de “devenir” 2. »
En définitive, l’histoire de Jeff Koons – sa success story – est avant
tout celle d’un artiste américain qui est devenu une icône de l’art contem-
porain en tentant de préserver une forme d’innocence à la création plas-
tique afin de répondre au désir de sécurité que la société capitaliste génère
à travers la concurrence entre les individus. Son histoire est le rêve d’un
art direct, sans ambiguïté, relevant du bien commun, qui suppose que
voir, c’est reconnaître et qui prolonge en cela la tradition américaine
réaliste 3. Mais c’est aussi le cauchemar de la modernité en raison de l’aban-
don du projet politique d’émancipation. À ce titre, l’œuvre de Koons est
symptomatique de la déliquescence des avant-gardes visible dans les années
1980. Mais plutôt que de travailler à partir des incertitudes de cette situa-
tion, elle y répond sous la forme d’un happy end qui peut créer de justes
réticences si on croit avec Theodor Adorno et Jean-François Lyotard
qu’« il faut accompagner la métaphysique dans sa chute […] mais sans
tomber dans le pragmatisme positiviste ambiant, qui sous ses dehors libé-
raux n’est pas moins hégémonique que le dogmatisme 4 ». Et si j’ai ici
abusé des citations de l’artiste sans conférer aux œuvres leur pleine auto-
nomie, c’est afin de prouver que la fonction critique de l’art subsiste,
une fonction qui peut se déporter parfois de l’objet vers sa réception.
1. Cité in ANDREW RENTON, « Jeff Koons. I have my finger on the eternal », Flash Art, vol. XXIII,
n° 153, été 1990, p. 112.
2. Cité in ROBERT STORR, « Jeff Koons. Gym-dandy », Art Press, n° 151, octobre 1990, p. 17.
3. Cette réflexion appartient à François Legrand.
4. JEAN-FRANÇOIS LYOTARD, Le Postmoderne expliqué aux enfants. Correspondance 1982-
1985, Paris, Galilée, 2005, p. 96-97.
Isabelle Lassignardie
FRED FOREST :
AGIR DANS L’IMMÉDIAT ET L’ORDINAIRE,
LES POSSIBILITÉS D’UNE CRITIQUE DISTANCIÉE ? 161
L’œuvre de Fred Forest 1, tant d’un point de vue pratique que théorique,
se veut critique envers des problématiques caractéristiques de son époque,
qui sont celles d’une société de consommation et de l’information, cette
« société du spectacle » dont nous parle Guy Debord. Les moyens de
communication et de diffusion de masse semblent s’immiscer dans le
quotidien et avoir un impact certain sur notre rapport au temps et à l’es-
pace, mais influent également sur les relations entre individus, sur le
vivre ensemble. Fred Forest veut agir dans le présent. Quelles sont ses
approches du contemporain, du présent, de l’immédiat ? Comment
propose-t-il de saisir le contemporain ?
S’attacher à l’ordinaire, à l’immédiat, comme pour s’inscrire dans une
sorte de proximité – il use essentiellement des médias de masse (télévi-
sion, radio, presse, Internet), du mode de la performance participative,
de l’intervention en milieu urbain –, dans une volonté de s’extraire des
1. D’abord, peintre et dessinateur de presse, il fonde, en 1974, aux côtés d’Hervé Fischer et de
Jean-Paul Thénot, le Collectif d’art sociologique, qui veut détourner les méthodes de la sociologie
afin de questionner les rapports entre arts et sociétés. En 1983, il crée le Groupe international
de recherches de l’esthétique de la communication avec Mario Costa. Depuis 1996, il investit le
réseau Internet et initie des sites soutenant une action parallèle. En 2003, il intègre le Fonds de
création audiovisuelle contemporaine de l’Institut national de l’audiovisuel par le dépôt légal de
ses archives vidéo, audio et textuelles.
lieux, communément admis, de l’art, et de s’immiscer dans la vie quoti-
dienne. À qui Fred Forest s’adresse-t-il à travers ses dispositifs et actions ?
Toutefois, si cette proximité est délibérée, et l’intention foncièrement
critique, comment s’envisage, alors, l’expression d’une distance critique
envers des questions d’ordre politique, médiatique et socioculturel ?
Comment s’expriment les possibilités, le fonctionnement, la pertinence
et parfois les limites de la coexistence de ces deux notions qui nous
semblent inhérentes à la production artistique et théorique de Fred Forest,
à savoir un art qui se veut à la fois proche du spectateur et exprimant
une critique distanciée ? Nous nous concentrerons sur la méthode qui
semble dominer son parcours, celle du détournement, faisant appel à
l’ironie, au mode ludique, jusqu’à se révéler déconcertante tant sa critique,
162 de ce que nous nommerons le « spectacle », parodie, jusqu’à l’imitation
totale, son objet même.
1. FRED FOREST dans un entretien avec LAURENT BRUNET, Lisières, n° 15, Cachan, 15 juillet
2001, p. 6.
l’usage qu’il fait de la vidéo. En 1967, il est l’auteur de La Cabine télé-
phonique. Depuis son appartement, situé au troisième étage d’un immeuble
à Hay-les-Roses, l’artiste filme la seule cabine téléphonique du quar-
tier. Saisir la circulation, les liens, les allées et venues des habitants.
Images brutes, non montées. Une situation, un environnement, une succes-
sion d’actions intimement dérobés par la caméra, comme pour témoi-
gner de manière brutale de ce qui est 1. Vidéo troisième âge (25 juin -
11 juillet 1973) est une action réalisée dans une maison de retraite, à
Hyères, durant laquelle Fred Forest filme les résidents (entretiens et prises
d’images spontanées), les invitant, dans un second temps, à réaliser leur
propre fiction. Ces œuvres sont les produits d’une intention phénomé-
nologique 2. Il entend ainsi mettre en scène la réalité sociologique de
son environnement, tout en l’influant de manière inéluctable. 163
1. Voir également la série : Les Gestes dans les professions et la vie sociale (1972-1974).
2. À ce sujet, lire VILEM FLUSSER, « L’art sociologique et la vidéo à travers la démarche de Fred
Forest» in FRED FOREST (s.l.d.), Art sociologique vidéo, Paris, UGE, « 10/18», 1977, p. 357-431.
3. Ces billets furent exposés par la suite au Centre Albertus Magnus (Paris, mars 1972).
retransmis en direct en son off, chacun des téléspectateurs disposant de
trente secondes pour répondre à la question : « Pourquoi l’eau est-elle
si importante pour vous ? » Le contexte socioculturel et humain de l’ac-
tion et le principe de cibler individuellement le public, à travers la lucarne,
permettent, sous la forme de feed-back, l’expression de possibles subjec-
tifs mais se référant à une préoccupation collective. C’est une sortie qui
est proposée, une alternative symbolique au rapport frontal aux médias,
pour extraire l’individu de la sphère privée marquée du sceau de l’iso-
lement, en l’impliquant directement dans l’action.
Intoxication contemporaine
164 Cet ancrage dans le présent, dans le réel, pourrait rejoindre la notion
développée et préconisée par Peter Sloterdijk, celle d’« intoxication volon-
taire » : « pour pouvoir formuler un diagnostic sur l’époque, il faut être
intoxiqué par son époque 1 ». L’auteur envisage nos sociétés occiden-
tales selon le dessein d’un horizon mythologique : « une culture qui divi-
nise le présent, comme la nôtre, se nourrit de thèmes intemporels qu’elle
fait circuler par le biais des médias ». Le mythe est, selon lui, une « méthode
consistant à décrire le monde de telle sorte que rien de neuf ne puisse y
survenir » 2. Fred Forest ne pratiquerait-il pas cette méthode de l’intoxi-
cation ? Cet attachement aux médias, et ce qu’ils véhiculent comme vision
de la société, du monde, s’opère chez lui par l’emprunt qu’il fait du
mode des informations. Le détournement du « fait divers » sera l’objet
de plusieurs actions, pensons à Bourse-échange du fait divers entre Paris
et New York, en 1975, développé plus grandement dans La Bourse de
l’imaginaire, la Bourse du fait divers, au Centre Georges-Pompidou, en
1982. Cette œuvre consistait à recueillir par téléphone, fax, des faits divers
imaginés par les participants, données fictives qui étaient ensuite cotées
sur le modèle de la bourse. Le détournement des actualités et contenus
médiatiques, surgit d’une volonté critique guidée par un mode ludique.
1. PETER SLOTERDIJK, Essai d’intoxication volontaire. Conversations avec Carlos Oliveira (1996),
trad. Olivier Mannoni, Paris, Hachette littératures, « Pluriel », 2001, p. 21.
2. Id.
Si Fred Forest s’inscrit dans un rapport particulier au présent, nous
pourrions prudemment l’envisager sous le regard de la notion de « présen-
tisme 1 », développée notamment par François Hartog, et que l’on pour-
rait reconnaître à travers l’expression du « kitsch » dans les années 1980.
En 1988, Germano Celant parle de la naissance d’un art « hyper-contem-
porain » qui s’inscrirait dans la recherche de l’instantanéité, la saisie du
présent. Selon lui, est atteinte la pointe extrême de la contemporanéité
« lorsque l’art se perd dans le vertige du maintenant 2 ». Selon Celant, le
contemporain se ferait plus léger et se célébrerait lui-même, définissant
l’art hyper-contemporain comme « un monument qui désigne une sacra-
lité de l’actualité et son infini présent ». L’œuvre de Forest s’attache à
exploiter certains aspects du temps, propres à l’usage même des tech-
nologies et moyens de communication. Téléphone, Internet, etc. parti- 165
Conformisme ironique :
des œuvres-événements pour une critique du spectacle ?
1. Id.
2. VLADIMIR JANKÉLÉVITCH, L’Ironie (1964), Paris, Flammarion, « Champs », 1979.
en commentant sa démarche en ces termes : « D’abord graphique, ensuite
en prise sur l’audiovisuel, mon travail est devenu progressivement celui
d’un animateur proposant une gamme d’espace, de structures combi-
natoires, des jeux, des événements à prolonger 1. » Forest est un anima-
teur, auteur d’œuvres-événements, lesquelles seraient le lieu ou le moment
où l’art rejoindrait la vie pour se confondre intimement avec elle 2.
De plus, Forest travaille à la médiatisation de ces œuvres-événements,
dans la presse nationale et internationale, à travers les médias de masse.
Il paraît alors évident que pour lui, ces actions prennent d’autant plus
de sens lorsqu’elles sont relayées par les canaux médiatiques. Amplifier
le spectaculaire. Faire savoir le spectacle par le spectacle, avec les outils
du spectacle. Les actions de Forest exprimeraient justement cette volonté
de s’extraire de l’unilatéralité imposée de la communication, en détour-
nant les principes de la communication instantanée à sens unique au
profit d’un art participatif, en tâchant de mettre en place des contextes
propices à l’instauration de relations au cœur même du spectacle, moti-
vées par une des revendications du Manifeste de l’art sociologique, qui
sera reprise dans celui du Manifeste pour une esthétique de la commu-
nication, soit le concept de conscientisation, comme la volonté de nous
faire prendre conscience de notre potentiel critique, et ainsi créatif et
artistique, et c’est sans doute à ce niveau-là que pourrait être envisagée
une part de l’expression d’une distance critique.
enflés de concupiscence.
Il agace, énerve et fait son pain quotidien des minutes de gloire recher-
chées par tant d’individus avides de reconnaissance. Il demeure l’ano-
nyme le plus vu et le plus montré. Et lorsqu’il est absent des médias, il
se substitue même des remplaçants.
L’artiste italien revendique également par voie de presse des catas-
trophes naturelles, présente l’horoscope à la télévision italienne,
remplace le représentant indonésien à une conférence de l’ONU où il
défend la cause des minorités. Pendant plusieurs jours, il suit les photo-
graphes d’une rédaction et se glisse subrepticement dans le cadre de
l’image apparaissant dans diverses rubriques du journal. En 1995, il
endosse même le maillot de footballeur de l’équipe suisse de Neuchâtel.
La retransmission télévisuelle et quelques articles de journaux sont les
seuls documents témoignant de ces actions.
La force d’opposition de l’art ne réside plus dans la contestation –
qui faillit indubitablement et ne laisse place qu’aux héros sacrificiels.
La dérision critique de Gianni Motti relève plus de la clownerie et du
comique que du cynisme blasé. Il mélange l’art à la vie.
faire – et considérant ses propos, définir un art comme tel nie d’emblée
la liberté (de création) de l’artiste et présuppose du pouvoir politique
qu’il véhicule par essence le « mauvais goût ». L’artiste serait donc inca-
pable de mettre au monde une représentation autonome. Il s’agit là d’une
condamnation de l’œuvre non par ses contenus mais par son histoire.
Sans pour autant dissocier l’artiste de son œuvre, il est prudent de ne
pas les confondre. Ce serait simplifier la complexité à la fois de l’indi-
vidu, de sa création et du contexte dans lequel l’œuvre est créée. Lorsque
Breker expose ses œuvres dans Paris occupé en 1942, l’exposition est
saluée avec enthousiasme par des intellectuels dont Jean Cocteau qui
rédige ces lignes en 1942 : « […] Breker est un artisan, un orfèvre, son
goût du détail, du relief, s’oppose aux volumes ennuyeux de ses maîtres.
Il choquera l’esthétisme. C’est pourquoi je l’aime. […] Sa dernière statue
(Blessure) m’étonne par ses veines, par ses muscles, par son réalisme,
son plus vrai que le vrai. On devine que tout lui vient du David de Michel-
Ange. Je ferai le “salut à Breker” 2 . »
Der verwundete. Littéralement « Le Blessé » est traduit en français
par « Le Guerrier blessé ». Nous pouvons ici mettre en doute le lien qui
1. ARNO BREKER, Paris, Hitler et moi, trad. Jean-Pierre Tafforeau, Paris, Presses de la Cité,
1970.
2. JEAN COCTEAU, Journal (1942-1945), Paris, Gallimard, 1989.
a été fait entre le sujet et la défaite nazie. Pour cette œuvre, Breker s’est
en effet inspiré de la photo de presse du coureur cycliste français André
Leduc, victime d’une chute, lors du tour de France 1930 avec qui il a
conservé des liens d’amitié, jusqu’à sa mort en 1980. La déconvenue
artistique d’Arno Breker est grandement liée au jugement de goût de
hitler. Devons-nous en conclure que le sculpteur comme l’œuvre dans
son intégralité est d’obédience nazie ?
1. SLAVOJ ŽIŽEK dans son introduction à Vous avez dit totalitarisme ? Cinq interventions sur les
(més)usages d’une notion (2001), trad. Delphine Moreau et Jérôme Vidal, Paris, Amsterdam, 2004
2. Gyula Illyés (1902-1983), poète, conteur et auteur dramatique hongrois. Ce poème énumère
diverses formes de tyrannies.
3. TIBOR WEHNER dans la revue Balkon, n° 4, 1994 (je traduis).
Cependant, l’ironie s’invite dans ces lieux et provient directement
des démocraties libérales. Les cartes postales « kitsch », les effigies
« MacLenin’s » et autres T-shirts « Marx Park » situent le lieu à mi-chemin
entre luna park et films d’animation les plus grossiers et scatologiques.
La démocratie, pleine de bonnes intentions, se charge de ridiculiser les
idéaux communistes has been dont l’iconographie est paradoxalement
devenue branchée.
Le renversement est étonnant. Sous l’emprise du communisme, l’idéal
est vivace et les sculptures portent haut et fort espérances et croyances
des individus. Aussi élevées que des églises, elles sont protégées par
des soldats et doivent susciter piété et adoration. Après la chute, elles
constituent une mémoire, le souvenir de croyances d’un autre temps.
176 Leur socle de brique et leur nouvel écrin protège une fragilité soudaine.
Aujourd’hui, elles font rire le libéralisme, d’un rire cynique qui se délecte
de leur « ringardise ». Les touristes occidentaux posent désormais à leur
côté, parodiant et singeant le pas de l’oie. Mais qui se moque de qui ?
L’hégémonie nouvelle – dont la naïveté consiste à penser que, parce
qu’elle est démocrate, elle est juste et vraie – prend les formes de l’ironie
sarcastique et du cynisme. Mais ce sont ces défauts principaux qui la
mettent également en péril. Elle devient amnésique et myope, incapable
de distinguer l’admissible du trangressif et préfère donner des leçons
plutôt que d’éduquer et cultiver. Elle condamne sans esprit critique une
peinture de Wissel mais ne parvient pas à identifier les nouvelles idéo-
logies qui la parasitent.
Il ne suffit pas de stigmatiser certaines formes d’art pour les faire entrer
dans une case dont elles débordent justement par ce en quoi elles sont
artistiques. Le propre de l’art – son autonomie toujours relative – est
d’être intempestif. La censure comme l’iconoclasme évincent les
images témoignant de l’aveuglement de la société qui les produit. L’œuvre
comme antanaclase, brûlée sur le bûcher de la morale, se révèle toujours
critique a posteriori.
L’amère défaite de l’élite bourgeoise et des idéologies modernes se
manifeste jusque dans les musées avec les victoires des ready-made et
du pop art sur le tableau. Loin des idéalismes, ayant pleine conscience
de sa finitude, l’artiste-clown décrit par Starobinski est « le révélateur
qui porte la condition humaine à l’amère conscience d’elle-même […] ;
en s’humiliant sous la figure de l’amuseur, il éveillera le spectateur à
la connaissance du rôle pitoyable que chacun joue à son insu dans la
comédie du monde 1 ». La fonction critique de l’art provient désormais
des joies terrestres, dyonisiaques du corps dansant, de l’humour, du rire
et du comique.
1. L’activisme idéologique passant, on s’en doute, pour un exercice de style peu crédible s’il
restait confiné à l’intérieur des « temples de l’art » fréquentés par une partie seulement – pour ne
pas dire une minorité – de la population (voir PIERRE BOURDIEU, L’Amour de l’art. Les musées
européens et leur public, Paris, Minuit, 1966). À l’opposé, on trouve les œuvres d’art dit « contex-
tuel » optant pour la mise en rapport directe de l’œuvre et de la réalité, sans intermédiaire, quand
l’artiste choisit d’investir le tissu du monde concret d’une façon événementielle (voir PAUL ARDENNE,
Un art contextuel. Création artistique en milieu urbain, en situation, d’intervention, de partici-
pation, Paris, Flammarion, 2002). Cet art engagé, qui se distingue de l’action politique classique
ou même du journalisme d’investigation par l’usage d’un discours formel singulier – l’œuvre d’art –
gagne en puissance dans l’espace public, comme le montre, par exemple, la comparaison des
interventions de Hans Haacke, tantôt en musée, tantôt en extérieur (voir PIERRE BOURDIEU et
HANS HAACKE, Libre-échange, Paris, Le Seuil / Les Presses du réel, 1994).
sous l’autorité du processus de reconnaissance artistique institution-
nelle 1, le territoire de la ville ne s’ouvre pas à l’art sans contraintes. Si
l’on considère l’espace public comme un terrain d’expression, il semble
légitime de s’interroger sur l’efficacité de la transmission du message
en questionnant aussi, au-delà du contexte d’énonciation, les modalités
d’expression et la qualité de réception du discours artistique 2.
1. Voir, par exemple, ARTHUR DANTO, La Transfiguration du banal (1964), trad. Claude Hary-
Schaeffer, Paris, Le Seuil, 1989.
2. Sur l’art public en général, voir, par exemple, ANNE-MARIE CHARBONNEAUX et NORBERT
HILLAIRE, Œuvres et lieux. Essais et documents, Paris, Flammarion, 2002 et, tout récemment,
LAURENT LEBON et CHRISTOPHE CROS, L’Art dans l’espace public, Paris, Flammarion, 2008.
préalable du projet à l’autorité publique, même si l’on peut rencontrer
des cas exceptionnels de mise devant le fait accompli suivie d’une régu-
larisation officielle a posteriori 1.
D’autre part, sur le plan de la forme, on peut supposer que, dans le
cas d’une commande officielle encore, les contraintes du cahier des charges
imposé à l’artiste seront plus lourdes pour une œuvre pérenne que pour
une œuvre éphémère. Le critère de l’acceptation ou du rejet de la propo-
sition par le public sera quant à lui moins déterminant dans le cas d’une
œuvre provisoire dont la disparition programmée empêcherait toute polé-
mique de s’éterniser. L’inventivité formelle, voire l’expérimentation plas-
tique, sera enfin plus intense dans le cadre d’un travail éphémère échappant
à l’outrage du temps éternel… On passe ainsi de la sculpture monumen-
tale à l’installation multimédia – voire à la performance –, de même que 181
l’on quitte l’usage d’un matériau noble pour le recyclage d’objets précaires.
Dans ce contexte particulier, l’œuvre d’art se soumet à une triple expo-
sition. Premièrement, le travail est d’abord exposé au sens de « montré »
au public : considérant les choses du point de vue du pôle émetteur, on
aborde ici les conditions de visibilité d’une œuvre dans l’espace public.
Contrairement à l’œuvre exposée au musée, le projet extérieur d’un artiste
s’imposera visuellement à tout citoyen. L’« audience » s’en trouve spec-
taculairement élargie 2. D’un autre côté, en passant d’un public relatif
à un public absolu, le créateur se trouve confronté à un « déjà-là » qu’il
est nécessaire de prendre en compte dans la conception même de l’œuvre :
depuis les autres sources émettrices concurrentes 3, jusqu’à la pertinence
1. Par exemple, l’affaire du « Sprayeur de Zurich » et du Bisou de sept tonnes du sculpteur Vincenzo
à Genève (voir le chapitre « L’artiste à l’œuvre. Une autoconstruction de la valeur ? » in ANDRÉ
DUCRET, L’Art pour objet. Travaux de sociologie, Bruxelles, La Lettre volée, 2006, p. 39-59).
2. The Gates, l’installation monumentale éphémère réalisée dans Central Park à New York par
Christo et Jeanne-Claude, a été vue par quatre millions de personnes entre le 12 et le 28 février
2005, soit en seulement seize jours (voir http://christojeanneclaude.net/tg.shtml). On peut égale-
ment attendre des chiffres records de fréquentation pour le projet des monumentales chutes d’eau
qu’Olafur Eliasson a installées à New York de la fin juin à la mi-octobre 2008 (voir http://www.nycwa-
terfalls.org), sans parler de l’Allée des athlètes, projet pharaonique du sculpteur belge Olivier
Strebelle pour les Jeux olympiques de Pékin en août 2008 (voir http://www.olivierstrebelle.com
/fr/beijin_exp.html).
3. Par exemple, la signalisation routière, l’affichage publicitaire, les enseignes commerçantes, la
ville en chantier, etc.
– donc l’efficacité – du registre d’expression retenu 1, sans oublier l’inté-
gration des données environnementales 2.
En outre, les interventions artistiques dans l’espace public s’inscri-
vent dans un réseau d’influences en amont de la production : d’une part
le monde politique qui gère l’espace public (les pouvoirs publics auxquels
l’électeur a donné mandat pour gérer la Cité) 3, d’autre part le monde
économique, grand argentier pourvoyeur de fonds pour des réalisations
ambitieuses aux coûts de production généralement élevés. Il existe donc
un risque d’instrumentalisation du travail artistique par le pouvoir poli-
tique comme par le pouvoir économique, quand l’œuvre est mise au
service d’autres fins que celles initialement imaginées par l’artiste. Avec
un éventail de déclinaisons, et malgré les nuances possibles, on assiste
182 généralement à ce type de détournement de l’œuvre d’art principale-
ment pour servir d’écran publicitaire à une entreprise privée se plon-
geant dans le mécénat comme dans un bain lustral de respectabilité 4,
ou bien pour prendre des allures de campagne électorale déguisée ou
même de propagande sournoise pour un modèle de gouvernance 5. Dans
1. Sachant que les artistes contemporains disposent d’une palette plus étendue que leurs prédé-
cesseurs : émergence de nouvelles formes comme celles de l’installation, la vidéo ou la perfor-
mance mais également pluridisciplinarité au sein des Beaux-Arts et décloisonnement vers les autres
pratiques – celles des arts vivants, par exemple.
2. C’est-à-dire le lieu lui-même et les interactions possibles avec le projet artistique du point de
vue urbanistique ou architectural.
3. Dans la mesure où toute intervention dans l’espace public est dépendante d’une autorisation
en amont, le projet artistique ne peut théoriquement s’y concrétiser de façon durable que moyen-
nant ce que l’on appelle la commande publique, impliquant le principe d’un comité de sélection
qui se déclinera de différentes manières suivant les pays (voir, pour la situation en Belgique, le
dossier « Intégration d’art » coordonné par STEFAN DEVOLDERE, A+, n° 195, août-septembre
2005, p. 34-48 et PIERRE-OLIVIER ROLLIN, « L’intégration en Communauté française », L’Art
même, n° 2, 1999, p. 2-4).
4. Voir, par exemple, NAOMI KLEIN, No logo. La tyrannie des marques (2000), trad. Michel Saint-
Germain, Arles, Actes Sud, 2001 et plus particulièrement le chapitre « Reconquérir les rues »,
p. 369-383. Voir aussi l’installation Tricle down. Public Space in the Era of Its Privatization
d’Andreas Siekmann lors de l’édition 2007 du « Skulptur Projekte » de Münster, qui dénonce les
stratégies de marketing dissimulées derrière les projets globalisés d’art urbain basés sur une inva-
sion de figures animalières en fibre de verre (voir le catalogue Skulptur Projekte Münster 07,
Stuttgart, Hatje / Cantz, 2007, p. 231-243).
5. Voir, entre autres, CHRISTIAN RUBY, L’État esthétique. Essai sur l’instrumentalisation de la
culture et des arts, Bruxelles, Labor, « Quartier libre », 2002.
une société capitaliste où les mondes politique public et économique
privé se contorsionnent volontiers pour un pas de deux dangereux, on
doit s’attendre à une augmentation des cas hybrides où les deux pouvoirs
profitent complémentairement de l’aura artistique 1.
Deuxièmement, le travail est aussi exposé au sens de « sans défense »
face aux éléments extérieurs : poursuivant l’enquête du point de vue du
pôle récepteur, on fait référence ici aux réactions possibles des citoyens
face à l’intrusion d’un nouvel objet plastique, ou d’une démarche concep-
tuelle, dans leur environnement quotidien. De l’appropriation au vanda-
lisme, en passant par l’incompréhension, le rejet ou – pourquoi pas –
le plébiscite, les citoyens réagissent légitimement à une intervention
urbaine 2. En outre, une œuvre d’art « à ciel ouvert » subit bien entendu
les outrages du temps qui passe mais aussi les agressions du temps qu’il 183
fait : gare à l’artiste qui n’a pas tenu compte de ce paramètre atmosphérique.
Troisièmement, le travail est enfin exposé au sens d’« expliqué » au
public : finissant par la question posée du point de vue du message, on
s’intéresse ici aux possibles déclinaisons d’un processus nécessaire de
médiation, de la responsabilité politique à l’exercice de la critique d’art.
On remarquera d’abord que, paradoxalement, le public n’est pas consulté
a priori en matière d’art public… C’est que la majorité étant par défi-
nition conservatrice, un art reflétant le goût moyen des citoyens ne pren-
drait pas beaucoup de hauteur. Cette situation touche évidemment à la
question plus large de l’émergence créatrice et de l’avant-garde artistique.
1. Par exemple, à Bruxelles, le cas du projet Cityscape de l’artiste-designer Arne Quinze qui masque
d’une ambitieuse sculpture en bois très esthétisante un chancre urbain, résultat de la désastreuse
gestion publique d’un épineux dossier lié à la construction d’un important complexe immobilier
privé au cœur d’un quartier commerçant (voir ANNE-ESTHER HENAO, « Objet nébuleux dans le
haut de la ville », Arte News, n° 41, novembre 2007, p. 46-47 et http://www.cityscape.be).
2. Les journaux relatent régulièrement des anecdotes parfois cocasses, souvent affligeantes, liées
à ces relations singulières entre l’art public et son public. Pour une enquête plus fouillée, voir
NATHALIE HEINICH, L’Art contemporain exposé aux rejets. Études de cas, Nîmes, Jacqueline
Chambon, « Rayon Art », 1999. Fait divers plus inattendu, Equilibrio Sospeso du sculpteur Mauro
Staccioli – une œuvre monumentale très appréciée des Bruxellois – fut victime d’un accident de
la circulation ; une pétition circula parmi la population pour convaincre les responsables politiques
hésitant à engager les frais élevés nécessaire à son sauvetage. Le montant qui fut finalement pris
en charge par l’assurance de l’automobiliste imprudent (voir divers articles parus dans le quoti-
dien belge Le Soir les 21 mars, 16 avril, 18 avril, 22 novembre et 5 décembre 2007).
Cependant, puisque le contexte d’énonciation déborde de la sphère muséale,
je pense qu’il est nécessaire d’ajouter au principe d’une sélection d’œuvres
novatrices proposées au grand public par un comité d’experts, la condi-
tion fondamentale d’une médiation ayant pour objectif d’élever – dans
les deux sens du terme – le public à ces nouvelles propositions artis-
tiques (guidances, distribution de brochures, relais médiatiques, etc.).
Cependant, on se préservera de confondre cette nécessité démocra-
tique avec une dérive récente et problématique : l’émergence de la figure
de l’artiste lui-même en médiateur et la mutation de certaines pratiques
artistiques en dispositifs de médiation pédagogique, ludique et sociale 1 !
D’une part, on assiste, en effet, à l’intérieur des musées à un accrois-
sement de l’importance des services éducatifs, chargés de l’accompa-
184 gnement pédagogique du public par des visites guidées et des ateliers
interactifs – le gardien-flic « pas toucher ! » se métamorphosant en média-
teur culturel « mais touchez donc ! ». Cela s’inscrit plus largement dans
un processus de normalisation de l’art contemporain grâce au déve-
loppement des industries culturelles et des loisirs de masse, qui incluent
désormais les visites des musées, mais cette évolution se fait aussi sentir
dans le travail des artistes investissant l’espace public.
D’autre part, pour que la normalisation de l’art contemporain et son
accession au statut d’industrie culturelle aient lieu, il faut aussi qu’il ne
soit plus perçu comme séparé de la vie de tous les jours : c’est pourquoi
l’institution est aujourd’hui friande de dispositifs artistiques de média-
tion, proposant du relationnel, de l’interactif et du participatif, dans une
ambiance accessible, créative, ludique et conviviale 2. Se basant sur le
postulat qu’il existe un sens commun partageable par l’ensemble des
individus formant la communauté, et qu’il s’agit sans cesse de restaurer
puis de protéger ce sens commun, on glisse alors de la normalisation de
l’art contemporain à celle des rapports sociaux eux-mêmes et on met en
place une pacification de la communauté par l’action procédurale et symbo-
lique d’artistes médiateurs. Dans le cadre d’une idéologie de réparation,
ci-dessus s’y trouvent activés. State Britain est une œuvre résolument
engagée : il s’agit de la réplique exacte du campement d’un activiste
pour la paix, Brian Haw, qui manifestait son opposition à l’implication
de son pays dans la guerre contre l’Irak en siégeant depuis 2001 devant
le Parlement de Londres. Surtout, outre une tente qu’il habitait, Haw
avait peu à peu construit un véritable monument précaire d’une longueur
de quarante mètres, visuellement percutant, fait de plus de six cents bande-
roles, drapeaux et panneaux couverts d’images et de slogans, accom-
pagné d’objets – comme des ours en peluches maculés de rouge – évoquant
les souffrances imposées aux civils irakiens.
1. Voir, de façon plus générale, PIERRE BOURDIEU, La Distinction. Critique sociale du juge-
ment, Paris, Minuit, 1979. On citera pour exemple une œuvre d’Alain De Clerk installée à Liège,
la SPAC : sculpture publique d’aide culturelle qui invite le promeneur à introduire une pièce de
monnaie dans un dispositif déclenchant une flamme brûlant une minute au sommet de la sculp-
ture, sachant que les montants ainsi récoltés seront reversés au budget culture de la ville. (Voir
http://www.spac.be.) On évoquera encore l’installation d’Emilio Lopez-Menchero à Bruxelles, inti-
tulée Pasionaria, qui sert une volonté politique locale de retisser des liens à l’intérieur d’un quar-
tier morcelé tant d’un point de vue urbanistique que social. (Voir LAURENT COURTENS, « Donner
de la voix », Arte News, n° 32, novembre 2006, p. 54-55). On citera enfin le travail de Krzysztof
Wodiczko, Projet de véhicule pour les sans-abri, qui conçoit des prototypes de chariots utilitaires
et habitables pour les clochards de New York victimes de l’incurie des pouvoirs publics (voir
KRZYSZTOF WODICZKO, Art public, art critique. Textes, propos et documents, trad. Michelle
Herpe-Voslinsky et Wojciech Kolecki, Paris, École nationale supérieure des Beaux-Arts, « Écrits
d’artistes », 1995, p. 170-191).
Or, la police ayant expulsé le contestataire en mai 2006 et saisi son
dispositif, Mark Wallinger décida de rendre une visibilité au projet en
reconstituant l’ambitieuse installation dans le cadre institutionnel de la
Tate Britain 1. Voilà donc un cas remarquable de « passage de témoin »
entre le terrain de l’activisme dans l’espace public et celui de l’art engagé
dans l’espace muséal : une résonance médiatique sous la forme d’une
renaissance plastique fut ainsi donnée à un combat condamné au silence.
D’autant plus que ce processus connut ensuite un double écho majeur
avec la présentation du même travail à la Tate de Liverpool dans le cadre
du Turner Prize, suivie de l’attribution du prix et de l’importance tradi-
tionnellement accordée à cet événement par la presse. De la cité au musée,
le projet profite ainsi de la capacité d’amplification que possède le phéno-
186 mène artistique lorsqu’il prend le relais de causes politiques.
Ce n’est pas tout. L’expulsion de Brian Haw avait été rendue possible
par la promulgation d’une loi spéciale, définissant un périmètre de sécu-
rité d’un kilomètre autour du Parlement londonien, englobant le camp
anti-guerre incriminé 2. Or, cet espace symbolique – circonscrit à l’aide
d’un compas sur un plan de la ville mais invisible dans l’espace urbain
lui-même – inspira à Mark Wallinger une réflexion approfondie sur ces
zones virtuelles connues de certaines autorités mais échappant aux citoyens
ordinaires. Ainsi le principe de l’erouv, qui délimite pour une commu-
nauté juive une zone urbaine dans laquelle certaines activités normale-
ment interdites pendant le chabbat peuvent tout de même être effectuées
(pour le dire en un mot, il s’agit de convertir un espace extérieur en espace
domestique). Précisément, cette clôture peut être réelle ou symbolique :
un simple fil tendu entre des arbres et des poteaux électriques par exemple
faisant alors l’affaire, créant une limite artificielle passant – dans tous
les sens du terme – au-dessus de la tête des citoyens ordinaires…
Dans cet esprit, Mark Wallinger fit une intervention artistique dans
l’espace public pour l’édition 2007 du « Skulptur Projekte » de Münster 3 :
1. Michel Crespin, de par son engagement en tant qu’artiste d’une part (compagnie Théâtracide)
et en tant qu’institutionnel (assumant la direction de Lieux publics et du festival Éclat, entre
autres) a fortement participé à la structuration du genre et à son institutionnalisation. En 2005,
il ouvre la première formation supérieure des arts de la rue, la FAIAR (formation avancée et itinér-
rante des arts de la rue).
2. Cf. la page consacrée à l’historique de la manifestation sur le site Internet du festival (http://www.-
aurillac.net/festival.htm).
celui des niveaux de jeu exploités. Dans son article sur « Aix, ville ouverte
aux saltimbanques » (nom donné à une manifestation de quatre jours
qui s’est tenue en été de 1973 à 1976 à Aix-en-Provence), Philippe du
Vignal, par une énumération significative (« Parades dans les rues,
jongleurs et bateleurs, marionnettistes, troupes marginales, musiciens
en tout genre, funambules, etc. »), donne une idée de l’éclectisme des
artistes et des spectacles représentés. Étaient présents (la liste est loin
d’être exhaustive), précise-t-il : « […] les célèbres clowns Colombaioni,
le Palais des Merveilles et sa flûtiste muette en collant d’argent, Markovec,
l’homme le plus fort du monde qui, à 62 ans, peut tirer seul une camion-
nette en remontant le cours Mirabeau, le Diable Blanc [Michel Brachet],
un des rares funambules [à grande hauteur] à pouvoir monter debout
sur un cube placé sur le fil, Clod’airol, l’antipodiste qui rase les amateurs 191
1. PHILIPPE DU VIGNAL, « Aix, ville ouverte aux saltimbanques » in La Fête cette hantise…,
Paris, Autrement, n° 7, novembre 1976, p. 129.
2. ÉDITH RAPPOPORT, « Dans les théâtres il faisait froid » in FLORIANE GABER (s.l.d.), « Le
théâtre de rue des années 70 », Rue de la Folie, n° 8, Paris, HorsLesMurs, juillet 2000, p. 31.
une société qui, en réalité, refuse profondément la notion de fête, non
merci ! La fête provoquée / provocante, nous devons en assumer les risques
et ne pas nous en remettre à la bureaucratie culturelle 1.» C’est cette volonté
qui l’anime lorsqu’il propose, en tant que directeur du Théâtre du Centre
(et soutenu par Charles Nugue, alors directeur du Relais culturel de la
ville), « Aix, ville ouverte aux saltimbanques et aux amuseurs de rue ».
Mais, il ne prend sans doute pas toute la mesure prémonitoire de cette
assertion : « Solution à la grisaille urbaine, la fête est devenue un nouveau
possible face aux désordres d’une civilisation », bien qu’il émette une
pertinente mise en garde : « mais attention aux illusions : c’est encore là
une porte étroite où il est facile de déboucher sur un paternalisme culturel» 2.
1. JEAN DIGNE, « L’animation une porte étroite » in La Fête cette hantise…, op. cit., p. 9.
2. Id.
3. NICOLAS ROMÉAS, « Enfance d’un itinéraire de la rue » in Le Théâtre de rue, 10 ans d’Éclat
à Aurillac, Paris, Plume, 1995, p. 14.
4. MICHEL CRESPIN, « Dix ans de théâtre de rue », entretien réalisé par NICOLAS ROMÉAS in
Le Théâtre de rue, 10 ans d’Éclat à Aurillac, op. cit., p. 41.
culturelles… » 1. Tous assistent à trente-six heures de spectacles pendant
lesquelles interviennent deux cent trente artistes.
Notons également qu’à la fin des années 1970, de nombreux saltim-
banques, aux parcours et aux savoir-faire hétéroclites, occuperont le
parvis du Centre Georges-Pompidou (dont la construction a fortement
modifié le paysage du quartier des halles à Paris). Dans Beaubourg. Les
années saltimbanques 2, Didier Pasamonik et Gilbert l’automate permet-
tent à leurs lecteurs de (re)découvrir, entre souvenirs et preuves photo-
graphiques, les étranges personnages qui hantèrent alors cet espace ouvert.
La galerie de portraits est révélatrice du mélange des genres offert aux
badauds : aux côtés de l’un des auteurs du livre mentionné, Gilbert l’au-
tomate, se trouvaient, en effet, parmi beaucoup d’autres, Mike le cracheur
de feu, Gino le fakir (qui fait le poirier sur des tessons de verre), Tristan 193
1. Id.
2. DIDIER PASAMONIK et GILBERT L’AUTOMATE, Beaubourg. Les années saltimbanques, Paris,
Oskar, 2007.
3. Sur le harcèlement policier voir ibid., p. 118.
4. Figure atypique du pavé parisien des années 1960-1970, militant anticonformiste, Mouna
Aguigui, à la barbe fleurie et à la silhouette fragile, harangue les passants par des slogans décalés.
L’« Empereur débilissime, Aguigui Ier » sera nommé chevalier des Arts et des Lettres par Jack Lang.
5. Les animateurs du Théâtre à Bretelles, ANNE QUESEMAND et LAURENT BERMAN, résument
clairement cette situation dans leur texte intitulé « À l’épreuve de la rue : entre la contravention
et le contrat » in JOHNNY EBSTEIN et PHILIPPE IVERNEL, Le Théâtre d’intervention depuis
1968, t. I, Lausanne, L’Âge d’homme, 1983, p. 27.
pas seulement les domaines et les gestes, mais les lieux et les gens 1 »,
le polissage tente d’effacer les séparations, de masquer les fractures. Le
pouvoir politique de l’époque, qui oscille entre tolérance et répression,
planifie une mise en ordre de la ville. Celle-ci passe par une double
démarche des pouvoirs publics : d’une part la mise en place d’une machi-
nerie institutionnelle, pour cadrer et encadrer, et d’autre part la chasse
aux saltimbanques porteurs de désordre et potentiellement empreints
de stigmates contestataires. Dans les années 1970, les craintes susci-
tées dans les allées du pouvoir par les événements de Mai 68 restent en
effet vives, même si, progressivement, les parades et les interventions
de rue militantes, liées aux espoirs portés par Mai 68, se font plus discrètes.
Les temps changent et si Édith Rappoport retrouve à l’occasion d’une
194 parade du Théâtre de l’Unité (fondé par Jacques Livchine, Hervée de
Lafond et Claude Acquart en 1972) « un peu de la générosité du contact
immédiat qui nous [manquait] tellement depuis ces représentations de
1968 » (lorsque, cette année là, elle jouait Le Chant du fantoche lusi-
tanien de Peter Weiss dans les usines et les lycées occupés), elle recon-
naît cependant que le rapport avec le public s’établissait désormais plutôt
« autour du rire » que « de la communion militante » 2.
Ce désir de fête n’est pas sans rapport avec l’esprit informel des rassem-
blements qui fleurissaient pendant le mouvement de mai-juin 1968.
François Cusset, dans Contre-discours de Mai, analyse l’héritage du
mouvement et, en ce qui concerne la fête, constate qu’elle a été « arra-
chée à son contexte politique et remise en jeu bientôt dans les struc-
tures de la domination 3 ». C’est son essence même qui s’altère dans le
cadre d’un glissement d’un espace ouvert et dans un temps libre arra-
chés à l’ordre établi vers l’ordonnancement régi par la rentabilité écono-
mique. « Ainsi dépolitisée, à la fois marchandisée et étatisée, radicalisée
sous ses aspects de performance mais institutionnalisée par le calen-
drier et l’organisation, la fête a perdu ce lien qu’avaient tenté de lui
1. Ibid., p. 66.
2. Très vite, d’autres festivals fondent leur notoriété en s’attachant à la diffusion d’œuvres conçues
pour la rue. Citons, entre autres, « Chalon dans la rue » (1987, Chalon-sur-Saône), « Furies » (1990,
Châlons-en-Champagne).
3. MICHEL CRESPIN, « Dix ans de théâtre de rue », loc. cit., p. 42.
pas rare de constater l’existence de censures de certains spectacles qui
font appel, par exemple, à la nudité et plus dommageable encore, la
suppression de festival comme il y a quelques années la « Saint-
Gaudingue » à Saint-Gaudens. Ces éventualités ne peuvent rester sans
incidences sur les créations des compagnies, celles-ci pouvant aller,
consciemment ou non, jusqu’à l’autocensure. Dans Subversion et subven-
tion, en 1994, évoquant le champ plastique, Rainer Rochlitz remarque
que si cette « société, qui prétend pacifier les conflits sociaux prétend
aussi accepter l’anticonformisme systématique des arts émancipés », il
« lui faudra apporter la preuve qu’elle n’a pas ouvert ces temples à un
art insoumis dans le seul but d’en neutraliser les forces explosives » 1.
Les arts de la rue n’échappent pas à cette analyse, et leurs acteurs doivent
trouver les failles dans lesquelles immiscer leur détermination artistique
et tenter de sauvegarder malgré tout une « impulsion utopique », pour
reprendre l’expression de Fredric Jameson 2.
1. CHRISTIAN DELAGE, «Une censure intériorisée? Les premières images des attentats du 11 septembre
2001 », Ethnologie française, vol. XXXVI, n° 1, 2006, p. 92 et note 4.
2. WALTER BENJAMIN, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (1935-1939),
trad. Maurice de Gandillac, rev. par Rainer Rochlitz, Paris, Allia, 2003.
nous renvoie au « désert du réel 1 » et que Christian Salmon efface la
distinction entre vrai et faux 2. Or, ce qui est arrivé le 11 septembre 2001
est un fait historique : immédiatement, et longtemps après, les rues de
New York ont été couvertes des photographies des disparus et de petites
annonces et messages divers (appels à la paix, à la colère, à la rémis-
sion, etc.) 3. À son tour, cette transformation du réel urbain contribue à
l’esthétisation certaine du 11 septembre 2001 à travers diverses
pratiques et supports : littérature, peinture, photographie, cinéma docu-
mentaire et de fiction, théâtre, BD, architecture, sculpture, etc.
Ces sources d’imaginaire permettent d’interroger la relation de l’évé-
nement au réel en termes de politique, d’esthétique, d’œuvre d’art, de
beau et de sublime. Comment rapporter le concept de sublime à cet évé-
198 nement fait historique ? Comment passe-t-on d’un événement réel à un
événement subversif, par l’usage qu’en fait la fiction, qui le représente
comme absolument spectaculaire ? Pouvons-nous, en interrogeant la
production artistique qui en a résulté, penser cet événement, désormais
conceptualisé comme « 9 / 11 », en tant qu’œuvre d’art ? Suffit-il que l’évé-
nement soit spectaculaire pour que l’on puisse construire légitimement
un discours fictionnel relevant en propre de la sphère esthétique ?
Pour mon compte, je ne peux m’aventurer dans une telle réflexion
que par la constitution de l’image en « objet-écran », pensée comme elle-
même productrice de l’événement. Je soutiendrai ici, en me référant à
des objets artistiques inspirés par le « 9 / 11 », en particulier les vidéos
d’Édouard Salier, Into The Flesh 4, et de Chris Korda, I like to watch 5,
la thèse selon laquelle les attentats du 11 septembre 2001 ont été immé-
diatement l’objet d’une esthétisation.
1. SLAVOJ ŽIŽEK, Welcome to the Desert of the Real !, New York, Verso, 2002.
2. CHRISTIAN SALMON, Verbicide, Paris, Actes Sud, 2007.
3. BÉATRICE FRAENKEL, Les Écrits de septembre. New York 2001, Paris, Textuel, 2002.
4. ÉDOUARD SALIER, Into the Flesh, France, 2005, vidéo, 10 min (présenté également comme
installation de 6 min à la galerie Agnès B. à Paris en 2006). « L’Empire dévoile tout mais ne voit
rien. Ses ennemis idéalisent tout mais ne tolèrent rien. L’orgasme terrestre des putains catho-
diques pour les uns. L’orgasme éternel des 70 vierges paradisiaques pour les autres. Et si la chair
était seule au monde ? » (extrait du film).
5. CHRIS KORDA, I like to watch, États-Unis, 11 décembre 2001, vidéo, 3 min.
En employant l’imaginaire du « 9 / 11 » comme producteur d’univer-
saux dans les deux œuvres et en mélangeant le document à la fiction,
les deux artistes font émerger quelque chose de plus vrai que le réel
tangible, la « plus-value » ou le « gain de plaisir » consistant alors à voir
plus et à imaginer plus. Le spectaculaire serait alors le dérangeant, le
terrifiant, voir même l’obscène, et ainsi de suite, jusqu’au sublime.
Si l’utilisation de ces objets transitifs mène à un amalgame de sens
à l’égard du « 9 / 11 », c’est que l’image du « 9 / 11 », transformée en
« objet-écran », a totalement épuisé le sens du sublime kantien. Pour ce
qui me concerne, le sens auquel je me réfère consiste en une réhabili-
tation du sublime, tel que Burke l’a entendu et conceptualisé. Le concept
du sublime revient à toutes les époques de crise, c’est-à-dire à tous les
moments historiques où un nouvel ordre est imminent 1. Le réel, qui 199
1. CORNELIA KLINGER, allocution dans le cadre du symposium « Sublime ! », Tate Britain, Londres,
19-20 octobre 2007 (texte inédit).
2. EDMUND BURKE, Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau
(1757), trad. Baldine Saint Girons, Paris, Vrin, 1990, p. 187.
200
ÉDOUARD SALIER, Into the Flesh, France, 2005. Images d’écran, vidéo, 10 min.
Courtesy de l’artiste.
l’absence et le deuil impossible dans l’espace visuel saturé, par des images
qui produisent des images, engendre sa perception au sens du sublime
en politique : la terreur. Paradoxalement, il me semble qu’avec cette
esthétisation, nous pouvons réhabiliter le sensible, dans la dimension
de choc qui engendrera de toute façon un déplacement, une transfor-
mation. Sans les images documentées des corps, qui pourraient juste-
ment arrêter l’élan du choc, les images produisent des images, ainsi que
le montrent à l’envi les œuvres d’Édouard Salier et de Chris Korda.
Dans Into the Flesh, d’Édouard Salier, des images « obscènes » de
nus féminins projetés sur les deux tours du World Trade Center sont
montées, en alternance, avec des images documentaires d’horreurs de
guerre : torture de prisonniers, d’otages, de civils, etc. L’artiste utilise
des couleurs et des lumières puissantes et ne reproduit pas uniquement 201
les deux impacts d’avion, mais multiplie les attaques aériennes sur les
deux tours. Cette profusion des images (des attaques, de l’impact) inten-
sifie l’étendue de l’événement : sa grandeur et sa décadence proprement
incroyable. Lors d’un entretien, l’artiste affirme : « Je voulais faire une
œuvre, une vidéo sur la relation du pouvoir politique à l’image du sexe,
à la sexualité ! Alors que je m’apprêtais à le faire, il y a eu le 11 septembre
2001. » Sa volonté de concevoir une œuvre liée aux pouvoirs politiques
et à la sexualité comme marchandise trouve son aboutissement dans cette
vidéo qui mélange le symbolique et l’allégorique. Les deux tours du WTC
sont représentées au féminin et des blessures leur sont infligées par des
avions de façon spectaculaire. C’est comme si les deux avions avaient
fragilisé le Féminin et comme si, maintenant, toute une horde d’avions
planaient sur Manhattan pour sévir et détruire ces figures féminines :
figures à la fois symboliques et allégoriques. Il y a un mouvement vertical
percuté par un mouvement horizontal – les buildings recevant le choc
des avions. Viennent alors des images d’enfants persécutés, gazés, terro-
risés. Ce sont des images qui pénètrent la chair (au sens deleuzien de la
viande, du corps) de l’« image-écran » dans la vidéo, mais à peine percep-
tibles. En faisant un « arrêt sur image », les scènes de tortures, mises en
trame en arrière-plan du film, deviennent reconnaissables. Ces images
envahissent notre inconscient, sans qu’elles soient pourtant directement
visibles. À la fin de la vidéo, New York est entièrement représentée au
féminin. Les attaques sont portées contre toute représentation féminine
– des « putains cathodiques », comme l’énonce le début de la vidéo, des
putains médiatisées, télévisuelles ! –, allégorie du mal, de la débauche
et du pouvoir économique pour les uns, symbole de suprématie totale
sur le monde pour les autres. C’est de l’ordre de ce que Claude Lanzmann
suggère, comme version contemporaine du retour à la mythologie, avec
le « 9 / 11 » : « Les 70 vierges, qui attendent au paradis d’Allah les sexes
calcinés des suicidés assassins, n’énoncent rien d’autre que le désir honteux
et la haine des femmes, en même temps que le sinistre irrémédiable des
“civilisations de frères”. […] Ce fut à la lettre un événement inouï, impré-
visible, imparable 1 .» Ainsi, la transformation du paysage urbain de New
York en allégorie sexuée laisse penser le dualisme imposé par Kant 2 à
202 la nature, lequel ordonne le beau du côté du féminin et le sublime du
côté du masculin. Après le désastre, dans la vidéo, seule reste la statue
de la Liberté. Peut-être saurait-elle engendrer une liberté avec les débris
du passé, à moins qu’elle ne soit, elle aussi, absorbée dans le noir de la
nuit et l’explosion ultime ? Into the Flesh d’Édouard Salier contribue à
penser le sublime en tant que terreur, et inflige les images d’horreur
pour appuyer l’énoncé selon lequel le non-vu du « 9 / 11 » éveille l’ima-
ginaire et donne ainsi plus à voir.
Avec sa vidéo, I like to watch, Chris Korda a réagi aux attentats du
11 septembre 2001 de façon très spontanée, avec une « joie enfantine »
et comme s’il rêvait. Il réalise des découpages et des montages paral-
lèles attirant l’attention sur des séquences de l’impact des avions sur
les deux tours du WTC – la collision des avions retransmise en direct
par les télévisions étant alors mise en parallèle avec des actes porno-
graphiques. Il affirme : « I like to watch est souvent entendu comme
critique du voyeurisme immanent des médias, [mais aussi], la vidéo tente
simplement de capturer mon expérience du regard à propos de ces attaques
aériennes qui ont été transmises à la télévision. En tant qu’artiste, je me
1. CLAUDE LANZMANN, « The Disaster », Les Temps modernes, n° 615-616, septembre - octobre -
novembre 2001, p. 2.
2. EMMANUEL KANT, Observations sur le sentiment du beau et du sublime (1764), trad. Monique
David-Ménard, Paris, Flammarion, 1990.
suis efforcé de communiquer mes sentiments aussi fidèlement que possible,
et dans cette mesure I like to watch est mon œuvre la plus réussie. […]
Politiquement, ça a fait du bien de voir des Américains mourir pour un
changement. […] Stockhausen a nommé correctement les attaques “la
plus grande œuvre d’art jamais vue”, mais il a ignoré leur symbolique
sexuelle et s’est rétracté. I like to watch est la première œuvre d’art qui
a directement lié les attaques à la pornographie 1. »
Cette pornographisation de l’événement et sa féminisation, en parti-
culier chez Salier, correspondent à la notion de sublime de façon démons-
trative à travers le retour du réel. Dans les deux œuvres, le spectateur
est contraint de vivre l’ambiguïté de la « couverture » médiatique qui
opère une duplication du réel. La vidéo d’Édouard Salier procède à une
mise à distance par la transformation du réel en multiplicité d’images 203
1. Extrait du manifeste de l’artiste (texte inédit aimablement fourni par l’artiste, je traduis).
204
CHRIS KORDA, I like to watch, États-Unis, 11 décembre 2001. Images d’écran, vidéo, 3 min.
Courtesy de l’artiste.
au XXe siècle, réinvestit le domaine politique et social 1 du XXIe siècle,
en imposant la dialectique d’une guerre totale de tous contre tous –
versus Patriot Act 2 – avec la domination subversive de la terreur de
l’état d’exception. Il y aurait donc, en termes de sublime, une permu-
tation de la perception de la réalité qui s’exprime dans une « subjecti-
vité radicale ». Les vidéos de Chris Korda et d’Édouard Salier se réfèrent
ainsi à cette expérience.
La fusion de l’esthétique avec le politique, comme expérience sensible,
pourrait être pensée à travers la thèse de Peter de Bolla 3 sur la « subjec-
tivité radicale », en termes de sublime. Peter de Bolla pose la question :
« Qu’est-ce que je fais quand je dis : “c’est sublime !” ? » Pour répondre,
il propose de resituer la temporalité, ainsi que l’architecture concep-
tuelle du « sublime ». Il en conclut que la grammaire de la phrase « c’est 205
1. Voir RETORT (IAIN BOAL et al.), Afflicted Powers. Capital and Spectacle in a New Age of War,
New York, Verso, 2005 et GENE RAY, Terror and the Sublime in Art and Critical Theory. From
Auschwitz to Hiroshima to September 11, New York, Palgrave Press, 2005.
2. ROBERT HARVEY et HÉLÈNE VOLAT, USA Patriot Act. De l’exception à la règle, Paris, Lignes
& Manifestes, 2006.
3. PETER DE BOLLA, allocution dans le cadre du symposium « Sublime ! », Tate Britain, Londres,
19-20 octobre 2007 (texte inédit).
est la « subjectivité radicale » que nous partageons avec les autres et
ainsi cette expérience correspond au jugement esthétique.
La répétition des images des attaques, la symbolique de la horde
d’avions, renforcée par le mythe de récompense dans l’au-delà, selon
les croyances musulmanes, les couleurs de l’explosion, rendue encore
plus spectaculaire en couleurs fluorescentes et subliminales, les actes
sexuels frénétiques des vidéos d’Édouard Salier et de Chris Korda, sur
fond d’ultimes débris et ruines, nous laissent la liberté de notre « subjec-
tivité radicale » pour dire : « Ça c’est sublime ! » Selon Austin 1, si faire
de l’art se résume en un acte linguistique, pratiquer le beau devient alors
une faculté universellement partageable. De même, si pour Peter de Bolla,
l’expression du sublime est réduite à l’acte linguistique : « génial ! »,
206 « sublime ! », etc., l’expérience du sublime de la terreur est universel-
lement partageable comme ce qui équivaut à un jugement devant une
œuvre d’art.
Ainsi, le sublime témoigne toujours d’un type d’expérience particu-
lier, exactement comme l’œuvre d’art représente l’expérience de l’art
particulier : de l’expérience qui apparaît devant moi comme œuvre d’art
avec le vocabulaire de l’émotion. Devant une œuvre de Barnett Newman,
Peter de Bolla insiste sur le « sentiment d’expérience écran face au tableau
où se trouvent la forme esthétique et le don que l’art promet ». Or, la
grammaire esthétique du sublime, selon Peter de Bolla, exige l’« inten-
tionnalité scopique », c’est-à-dire, « laisser mes yeux voir ce qu’ils
veulent » 2. (Quelle serait la correspondance avec la « pulsion scopique »
de Jacques Lacan, en termes d’origine de la « pulsion scopique » lors
de la découverte des camps.) Or, si cette réflexion se réfère à l’œuvre
d’art, comment penser un événement, ou plus encore : à l’expérience
spectaculaire de « 9 / 11 » ?
En guise de conclusion, je pense à l’énoncé de Paul Auster 3, sur la
nécessité de distance temporelle avec l’histoire pour revenir à l’événement
1. JOHN LANGSHAW AUSTIN, Quand dire c’est faire (1962), trad. Gilles Lane, Paris, Le Seuil,
1970.
2. Voir PETER DE BOLLA, Art Matters, Harvard, Harvard University Press, 2003 (je traduis).
3. Conférence publique consacrée aux attentats du 11 septembre 2001 à New York, Paris, Centre
Georges-Pompidou, Octobre 2007 (texte inédit).
et en faire une œuvre. Et si nous tenons compte de cette nécessité pour
considérer la possibilité d’une œuvre d’art et dire « c’est sublime », nous
évoquerons les deux vidéos suivant l’énoncé : « c’est sublime » selon
l’expérience de la « subjectivité radicale ». En ce sens, le sublime boule-
verse l’entendement et nous transforme, sans intermédiaire et de façon
immédiate. En partageant la même expérience du sublime, de sa gram-
maire, nous partageons la même expérience de pulsion scopique et de
terreur : elle provoque le désir de savoir-voir, y compris dans ce côté
représentatif de l’image qui serait « inévacuable ».
Androula Michaël
Le travail des artistes dans des lieux de partition politique pose direc-
tement ou indirectement la question de l’implication de la politique dans
le domaine de l’art. Tous les artistes, bien sûr, ne traitent pas de sujets
politiques. Il y en a même qui essaient d’y échapper. Mais tous semblent
se préoccuper d’une façon ou d’une autre de la situation politique de
leur pays ; ce qui apparaît de diverses manières dans une partie de leur
travail. Il s’agit ici de parler des œuvres qui sont traversées par des ques-
tions politiques et de certaines actions provenant des artistes eux-mêmes,
ainsi que du rôle des commissaires dans ce contexte. C’est Chypre, Israël
et la Palestine qui retiendront particulièrement mon attention.
1. Voir ALEXANDRA HANDAL, « “New Territories” curator not transparent regarding Israeli govern-
ment sponsorship », The Electronic Intifada, 21 mars 2007 (http://electronicintifada.net/v2/article
6673.shtml, je traduis).
La « naïveté » ou l’indifférence vis-à-vis d’un problème local, dont on
ne connaît pas toute la dimension, peut prendre parfois des proportions
importantes et provoquer des tensions insurmontables. C’est le cas de
la « Manifesta 6 ». « En septembre 2006, “Manifesta 6”, la biennale
“nomade” de l’art contemporain aurait eu lieu à Nicosie. Une équipe
de trois commissaires sélectionnés avait proposé, pour cette édition, la
création d’une école d’art inspirée du Blackmountain College. Le projet
aurait présenté un aspect bi-communautaire avec par conséquent un
nombre considérable de participants chypriotes, à la fois grecs et turcs.
L’école du “Manifesta 6” aurait été établie dans le centre municipal
d’art de Nicosie, avec diverses manifestations organisées à travers la
ville. Ce projet a été annulé car l’un des commissaires insista pour que
le département le plus visible de l’école du “Manifesta 6” soit établi et 215
tion qui peut être sincère, crée finalement plus de tensions. Le témoi-
gnage de l’artiste Yosef-Joseph Dadoune, évoqué plus haut, est inté
ressant à cet égard : « On en a assez de ces Occidentaux qui se donnent
comme mission de nous rapprocher, nous prenant comme des animaux
ou des poupées. On en a assez de leur regard complaisant 1. »
L’œuvre Grade IV (« niveau 4 », c’est-à-dire CM1) de l’artiste chypriote
Lia Lapithi, est à ce propos instructive. Il s’agit d’une vidéo récente qui
montre un enfant recopier dans son cahier d’écolier « j’aimerai mon
voisin ». Le cahier, ainsi que la plupart des cahiers des écoliers à l’école
élémentaire, porte l’inscription « Je n’oublie pas », accompagnée
d’images des villes et des monuments se trouvant dans le nord de l’île
qui rappelle l’occupation illégale de cette partie de Chypre. L’enfant
recopie comme on écrirait une punition dans des pages entières :
« J’aimerai mon voisin » et la vidéo se termine par un proverbe qui existe
en plusieurs langues : « Les bonnes barrières font les bons amis. » Ce
travail, dit l’artiste, « révèle l’ambiguïté inhérente entre ce que quel-
qu’un dit : “aime ton voisin”, et la tension entre hostilité et hospitalité,
entre séparation et espace commun, protection ou séparation, et plein
d’autres barrières entre les hommes, les voisins ou les nations 2 ». Lia
1. Communication personnelle.
2. Id.
Lapithi nous fait réfléchir sur l’obligation du bon voisinage, l’hypo-
crisie de toutes ses actions qui visent le rapprochement.
L’ontologie du kitsch
1. CLEMENT GREENBERG, Art et culture (1936), trad. Ann Hindry, Paris, Macula, 1988, p. 14.
2. Ibid., p. 16.
3. Ibid., p. 17.
d’une longue et riche tradition culturelle […] Le kitsch lui emprunte
des procédés, des trucs, des stratagèmes, […] Il tire sa sève, pour ainsi
dire, de ce réservoir d’expérience accumulée 1. »
Il est facile de reconnaître dans cette alliance définie comme perverse
et négative du mensonge et de la copie l’antique critique platonicienne
de la mimèsis et de la doxa, ici confondues, toutes deux définies néga-
tivement en regard de la vérité. La critique des productions de masse se
transforme ainsi en une nouvelle allégorie de la caverne dans laquelle le
critique se situe du côté de la vérité et le peuple – le sujet du kitsch –, du
côté de l’imposture, de la méconnaissance, de l’illusion.
L’expérience kitsch
221
1. Id.
l’être celle propre à l’enfance, au regard enfantin ou infantile. Le monde
du kitsch réintroduit les valeurs exclues par la culture élitiste, celle de
facilité, de beauté immédiate, de consommation au sens gastronomique
du terme. Contrairement au philosophe platonicien ou à l’intellectuel
critique, le sujet du kitsch aime les images et tout ce qui est de l’ordre
du paraître ; il se délecte des prestiges de l’apparence dont il privilégie
les figures hyperboliques : matières plastiques, couleurs brillantes, paillettes,
surcharge décorative, etc. Même si cette esthétique ne paraît définir qu’une
partie du champ des objets kitsch, en elle se cristallise son essence, parce
qu’elle touche précisément à la réalité de la relation induite par ces objets,
l’amour hyperbolique des apparences en tant que telles.
Pour résumer, et en synthétisant les deux points de vue contradictoires,
222 le point de vue externe du critique et le point de vue interne du sujet, on
dira que la jouissance kitsch, c’est l’expérience première d’un objet défini
à l’inverse comme second, secondaire, par ses opposants, l’authentique
expérience de l’inauthentique, la jouissance vraie d’un faux objet.
Avant-garde et kitsch
Il y a donc, d’un côté, le sujet du kitsch, celui qui jouit mais ne sait pas,
et de l’autre le sujet de la vérité, celui qui ne jouit pas mais qui sait.
Reste à savoir qui occupe ces deux places antagonistes. Pour le premier,
c’est donc le peuple qui assume ce (mauvais) rôle. Du côté du vrai, la
place est occupée par celui qui se définit précisément comme un critique,
l’héritier du philosophe, les deux se confondant dans la figure du philo-
sophe critique, alliance qui constitue le programme même de l’école
de Francfort.
Or si l’association du philosophe et de la critique est quasi originelle,
parce que la vérité serait toujours critique vis-à-vis du réel, la moder-
nité, depuis le romantisme, a ajouté un nouveau membre à la confrérie
des amoureux du vrai. C’est à présent l’œuvre d’art qui possède les
caractéristiques qui fondaient la prééminence du discours philosophique.
En elle se révèle la vérité du monde (ontologique, métaphysique, tragique,
politique, etc.) et c’est l’épiphanie de cette vérité qui possède une dimen-
sion critique vis-à-vis du réel.
Le partage s’établit maintenant, comme l’énonce l’article de Green-
berg, entre, d’un côté, l’avant-garde, figure de la vérité, de l’autre, le
kitsch, figure du mensonge.
Mais, une fois fondée ontologiquement cette ligne de démarcation,
une nouvelle difficulté surgit : comment la maintenir ? Comment préserver
la pureté transcendante de l’œuvre vraie ?
Car, de même qu’aux temps athéniens le philosophe ne pouvait séparer
son travail du combat contre la doxa, de la même façon, comme le souli-
gnent tant Greenberg (« Là où il y a une avant-garde, on trouve en général
aussi une arrière-garde 1 ») qu’Adorno et Horkheimer (« L’art facile a
accompagné l’art autonome comme une ombre. Il est la mauvaise
conscience de l’art sérieux 2 »), le kitsch et l’avant-garde forment un
couple maudit, inséparable. L’art le plus autonome, le plus libre (soit 223
Kitsch et barbarie
1. Ibid., p. 15.
2. MAX HORKHEIMER et THEODOR WIESENGRUND ADORNO, La Dialectique de la raison (1944),
trad. Éliane Kaufholz, Paris, Gallimard, 1974, p. 144.
Cet environnement et la relation particulière que ces quatre esprits
critiques entretiennent avec les forces d’oppression qu’ils dénoncent,
donnent un ton particulier à leur analyse de l’industrie culturelle ou du
kitsch et les conduit à donner de ce phénomène trois types de vérité.
La vérité ultime
1. Ibid., p. 169.
2. Ibid., p. 141.
Kitsch et post-moderne
CLAUDE LÉVÊQUE, sans titre (Arbeit macht Frei), 1992. Néon blanc, enseigne métallique rouillée,
100 x 400 cm. Collection Mudam, Luxembourg. Photo Hugues Bigo. Courtesy de l’artiste.
monde de la ville. Ses connotations sont publicitaires, festives et urbaines,
elles évoquent les enseignes lumineuses, le monde nocturne, toute une
modernité décalée, résolument artificielle, qui culmine dans le simu-
lacre de ville qu’est Las Vegas, un des lieux les plus kitsch du monde.
Au niveau de ce qu’on pourrait appeler la dimension iconographique,
l’œuvre fonctionne à l’aide de deux éléments qui se trouvent ici confrontés :
– le premier est la reproduction du logo officiel de Disney en France,
cette reproduction au dessin tremblé marquant la rappropriation subjec-
tive d’un signe industriel, en quelque sorte la « marque de fabrique » de
l’auteur, son propre « logo » ; son contenu sémantique, simplifié, pour-
rait se résumer à la formule suivante : « Mickey est une promesse de
bonheur » ;
– l’autre logo, c’est la devise sinistre (reprise des usines I.G. Farben) 229
Cette œuvre, kitsch par son esthétique, s’avère donc critique par sa struc-
ture et tragique par son contenu. Elle relève donc du kitsch critique et
peut s’analyser selon trois moments :
Séduction du kitsch
Déception
1. Sur cette disparition du temps dans l’univers infantile du jeu, voir GIORGIO AGAMBEN, Enfance
et histoire (1978), trad. Yves Hersant, Paris, Payot-Rivages, 1998.
Prise de conscience
1. Communication personnelle.
2. Cette œuvre pourrait être considérée, à l’échelle individuelle, comme une sorte d’autocritique,
c’est-à-dire un retour sur l’illusionnisme kitsch des premières œuvres de l’artiste et marquerait le
passage à la période suivante, beaucoup plus sombre. Plus largement, elle serait symptomatique
du passage des années 1980 post-modernes, ludiques, frivoles, pratiquant le kitsch et l’oubli de
l’histoire sur un mode volontairement irresponsable et amnésique, aux années 1990, néo-modernes,
marquées par le retour du « politique » et de la dimension critique.
Auschwitz et sa représentation
serait en quelque sorte étendue à toute forme d’art, y compris l’art auto-
nome. Celui-ci serait devenu à son tour mensonger, incapable de jouer
son rôle classique de porte-parole du sens. Quant à la transcendance,
désormais orpheline de support, elle se serait à jamais déplacée du côté
d’une Vérité devenue définitivement incommunicable, inaccessible.
À l’inverse, une autre lignée s’est mise en place, regroupant ceux
qui pensent que n’importe quel support, voire les supports les plus éloi-
gnés d’une quelconque transcendance esthétique, sont susceptibles de
porter le poids, la charge du plus lourd des signifiés.
À l’origine, on trouve la formule, provocatrice mais prophétique, du
chanteur engagé Jean Ferrat (dont le père, Juif polonais, est mort à
Auschwitz) dans sa chanson Nuit et brouillard écrite en pleine vague
yé-yé : « Je twisterais les mots s’il fallait les twister / Pour qu’un jour
les enfants sachent qui vous étiez. »
Jean Ferrat, dont les paroles se déclinent encore dans le rythme noble
de l’alexandrin, ne fit pas de twist mais c’est presque exactement son
programme que Serge Gainsbourg, en 1975, mit en œuvre dans un album
qui fut très mal reçu intitulé Rock Around the Bunker.
1. PAUL ARDENNE le montre très clairement dans L’Art dans son moment politique (Bruxelles,
La Lettre volée, 1999, p. 21-52).
2. JOSEPH HEATH et ANDREW POTTER, Révolte consommée. Le mythe de la contre-culture
(2004), trad. Michel Saint-Germain et Élise de Bellefeuille, Paris, Naïve, 2005, p. 21. Sans être
en accord avec de nombreuses hypothèses développées au sein de cet essai, celle à laquelle nous
faisons allusion nous semble pertinente.
aux impératifs du divertissement 1. Mais, si de nombreux produits parti-
cipent ouvertement ou insidieusement à la « fabrique du consentement »
et au « lavage de cerveaux en liberté » 2, certaines œuvres d’art ne relè-
vent-elles pas toujours d’un salutaire esprit d’insoumission? Dans un temps
où, du moins selon Michel Surya, « il n’y a plus personne pour pouvoir
opposer à la domination ; rien que celle-ci ne puisse contenir ; rien même
dont elle ne croit possible de se justifier ; rien à la fin, dont elle ne tire
bénéfice (on disait naguère : qu’elle ne récupère) 3 », l’art serait-il dans
l’incapacité de fomenter quelques troubles au cœur de ce que les maîtres
du monde nomment l’ordre public ? Ne pourrait-il plus être à l’image de
«cette étincelle qui cherche la poudrière 4 », selon les mots d’André Breton?
L’art militant, souvent négligé par les théoriciens de l’art et par les critiques,
est incontestablement difficile à circonscrire. Pour reprendre la formule
utilisée par Olivier Neveux dans son étude sur les « théâtres en lutte »,
l’art militant « n’est pas un genre en soi, défini par nombre d’invariants »,
renvoyant à « une esthétique close » 1. Néanmoins, ne le cachons pas,
l’art militant peut s’avérer esthétiquement pauvre, politiquement simpliste,
voire profondément ennuyeux. Dès lors, contre ceux qui privilégient la
transparence politique de l’œuvre au détriment de l’exigence esthétique,
Walter Benjamin, dans « L’auteur comme producteur », propose une
approche dialectique du problème et insiste à juste titre sur le fait qu’en
238 littérature, par exemple, « la tendance politique juste d’une œuvre donnée
inclut sa qualité littéraire pour la raison qu’elle inclut sa tendance litté-
raire 2 ». De même, Theodor Adorno a raison de rejeter un art dont la
seule finalité serait de diffuser, tel un tract, un message politique (aussi
pertinent celui-ci soit-il) 3. Bref, pour rappeler la position soutenue par
Trotsky face aux directives esthétiques que le pouvoir bureaucratique sovié-
tique veut imposer aux artistes, l’art remplit sa fonction quand il ne recule
devant aucune hardiesse dans ses « conceptions » et dans ses « procédés »,
quand sa pratique n’est pas défigurée par sa prétention politique 4. Lorsqu’il
De l’art résistant
1. JACQUES RANCIÈRE, « Au-delà de l’art ? » (2004) in Chroniques des temps consensuels, Paris,
Le Seuil, 2005, p. 198.
2. Sur la question de la résistance, on peut lire un très riche échange entre DANIEL BENSAÏD et
FRANÇOISE PROUST, « Résister à l’irrésistible » in JEAN-MARC LACHAUD (s.l.d.), Art, culture
et politique, Paris, PUF, 1999, p. 149-158.
3. HERBERT MARCUSE, « Tolérance répressive » (1966) in Tolérance répressive suivi de Quelques
conséquences sociales de la technologie moderne, trad. Christophe David, Paris, Homnisphères,
2008, p. 43-44. L’auteur souligne, en effet, que « le marché […] absorbe tout aussi bien (avec,
certes, des fluctuations parfois assez soudaines) l’art, l’anti-art et le non-art, tous les styles, écoles
et formes oppositionnelles possibles ».
4. MICHEL SURYA, Portrait de l’intermittent du spectacle…, op. cit., p. 42.
5. THIERRY DE DUVE, « La fonction critique de l’art ? » (1989) in CHRISTIAN BOUCHINDHOMME
et RAINER ROCHLITZ (s.l.d.), L’Art sans compas, op. cit., p. 15.
6. CHRISTIAN RUBY, « La “résistance” dans les arts contemporains », EspacesTemps.net, Textuel,
1er mai 2002 (http://espacestemps.net/document341.html). Dans un récent éditorial (« Le plaisir
de la vérité », L’Humanité, 30 mai 2008, p. 21), ÉVELYNE PIEILLER préfère les œuvres enga-
geantes aux œuvres engagées. « On l’aura remarqué, l’art engagé devient tendance. C’est d’un
ennui effondrant. Nous répéter que l’injustice sociale est très injuste, et que la guerre, c’est pas
beau, et que la discrimination doit cesser, etc., franchement, quel intérêt ? » note-t-elle.
artistique n’est certes pas « une arme au sens de l’action politique
concrète », mais, bien que fragile – « si on lui enlevait ses contradic-
tions, il ne resterait qu’un moignon sans vie » –, les réveils qu’elle suscite
chez ceux qui acceptent le risque d’éprouver une « impression étrange »
(l’art n’est jamais « trop diversifié et imaginatif » 1, note l’auteur), entre
désenchantement et enchantement, ne stimulent-ils pas de nécessaires
visions faisant écho à ce qui n’est pas encore et à ce qui pourrait être ?
De l’art compassionnel
1. DIDIER ERIBON, D’une révolution conservatrice, Paris, Léo Scheer, 2007, p. 148.
2. JEAN-PIERRE LEVARAY, Classe fantôme, Trouville-sur-Mer, Éditions du Reflet, 2003, p. 126.
3. Ibid., p. 127.
4. ALAIN BROSSAT, Le Grand Dégoût culturel, Paris, Le Seuil, 2008, p. 188.
5. JACQUES RANCIÈRE, Malaise dans l’esthétique, Paris, Galilée, 2004.
culturel, est sommé d’abandonner sa spécificité (« L’art est […] du côté
du sauvage, voire du barbare, des pulsions anarchiques, au même titre
que la culture est du côté de la civilisation et de la police (du policé et
du policier) 1 », affirme Alain Brossat) et de participer à la pacification
de la société. Aussi, demande-t-on à l’artiste, revêtant les habits mission-
naires du médiateur ou de l’animateur, d’aller à la rencontre des laissés-
pour-compte du système néo-libéral, de soulager les maux et de panser
les plaies d’une société éclatée. L’artiste, assistant social, doit donc faire
œuvre charitable ! Il ne s’agit plus d’exacerber les contradictions, mais
au contraire d’apaiser les tensions (avec ironie, Alain Brossat résume
la recette du « traitement culturel » de la crise des banlieues : « des îlotiers
et des concerts de rap 2 »). Pour Tristan Trémeau, « d’une volonté mili-
tante de transformation politique des rapports au monde », nous passons 243
1. HERBERT MARCUSE, La Dimension esthétique (1978), trad. Didier Coste, Paris, Le Seuil,
1979, p. 45.
2. Cf. notre contribution, « Le regardeur au risque de l’œuvre » in DOMINIQUE BERTHET et JEAN-
GEORGES CHALI (s.l.d.), Le Rapport à l’œuvre, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 173-188.
3. THEODOR WIESENGRUND ADORNO et ERNST BLOCH, « Sur les contradictions propres au
désir d’utopie » (1964), entretien radiophonique animé par HORST KRÜGER, trad. Christian David,
Europe, n° 949, mai 2008, p. 54.
4. Cette constatation, exprimée par Bertolt Brecht dans Grandeur et décadence de la ville de
Mahagonny (1930), est qualifiée par ERNST BLOCH de « décisif aiguillon de l’utopie » (ibid., p. 52).
5. ERNST BLOCH rappelle que Karl Marx lui-même insistait sur le rôle des « illusions héroïques »
qui accompagnèrent la Révolution française (id.).
6. Pour une analyse de l’œuvre de Ernst Bloch, nous renvoyons le lecteur aux ouvrages de ARNO
MÜNSTER : Figures de l’utopie dans la pensée d’Ernst Bloch, Paris, Aubier, 1985, Ernst Bloch,
messianisme et utopie. Introduction à une “phénoménologie” de la conscience anticipante, Paris,
PUF, 1989 et L’Utopie concrète d’Ernst Bloch. Une biographie, Paris, Kimé, 2001.
TROISIÈME PARTIE
L’AUTONOMIE DE L’ART,
UN OUTIL DE LA FONCTION CRITIQUE ?
Delphine Trébosc
Dans trois articles parus à la fin des années 1960, Roger Trinquet, histo-
rien de la littérature, a soutenu l’hypothèse de la fonction critique de
plusieurs peintures de nus féminins exécutées dans la seconde moitié
du XVIe siècle en France 1. Son approche de l’iconographie dite de « la
dame au bain » a été, pour les spécialistes, un objet de discussion au
cours des trois décennies suivantes 2. Leur réflexion s’est principale-
ment portée sur l’interprétation de la Dame au bain de François Clouet
peinte vers 1570 3. La proposition faite par Trinquet de considérer ce
tableau comme une satire politique visant Marie Stuart a induit un ques-
tionnement sur la valeur du nu féminin ainsi représenté et du contexte
1. ROGER TRINQUET, « L’allégorie politique au XVIe siècle : la “Dame au Bain” de François Clouet
(Washington) », Bulletin de la Société de l’histoire de l’art français, 1967, p. 99-119, « L’allégorie
politique dans la peinture française au XVIe siècle : les “Dames au Bain” », Bulletin de la Société
de l’histoire de l’art français, 1968, p. 7-25 et « “Le Bain de Diane” du musée de Rouen. Nouvel
essai d’interprétation », Gazette des Beaux-Arts, vol. LXXI, 1968, p. 1-16.
2. Principalement HENRI ZERNER, « La dame au bain » in JEAN CÉARD, MARIE-MADELEINE
FONTAINE et JEAN-CLAUDE MARGOLIN (s.l.d.), Le Corps à la Renaissance, actes du XXXe colloque
de Tours, 1987, Paris, Aux amateurs de livres, 1990, p. 95-111, repris dans L’Art de la Renaissance
en France. L’invention du classicisme, Paris, Flammarion, 1996, p. 189-207 (les citations provien-
nent de cette édition), et ÉTIENNE JOLLET, Jean et François Clouet, Paris, Lagune, 1997, p. 259-
280.
3. Huile sur bois, 92 x 81,5 cm, Washington, National Gallery of Art, Samuel H. Kress Collection,
inv. 1961.9.13.
où il est montré. Est-elle laudative ou dépréciative ? La polysémie de
la représentation de la nudité féminine et du bain à cette époque ne faci-
lite pas une prise de position. Il convient néanmoins de s’attarder sur
les gloses qui entourent ce nu.
1. Cf. notamment la gravure de Nicolas Le Blon d’après François Clouet intitulée La Farce des
Grecx decendue (1579, Paris, BNF) et Le Billet doux de François Clouet (vers 1570, huile sur
parchemin sur bois, 41,4 x 55 cm, Madrid, musée Thyssen-Bornemisza).
2. Sur ce point voir ELIZABETH CROPPER, « On Beautiful Women, Parmigianino, Petrarchismo,
and the Vernacular Style », The Art Bulletin, vol. LVIII, 1976, p. 374-394. Clouet a sans doute
pu se référer à des mises en œuvre bellifontaines de ce motif dues notamment à Primatice (voir
DELPHINE TRÉBOSC, « Le décor de Primatice pour la chambre de la duchesse d’Étampes : une
œuvre réflexive ? », Seizième siècle, n° 3, « Décors », 2007, p. 37-60).
Roger Trinquet, en se fondant sur la tradition de la chasse à la licorne,
cette dernière incarnerait le « principe mâle » menacé par la « séduction
féminine » 1. Face à l’arbre verdoyant qui l’abrite, les arbres morts, dessé-
chés, constituent un avertissement funeste : céder au charme de la belle
conduirait la licorne à sa perte 2. Le commentaire s’avérerait donc peu
favorable à la beauté exhibée et constituerait une véritable mise en garde
contre son pouvoir maléfique.
L’Eva prima Pandora de Jean Cousin, peinte avant 1550 3, fournit
un précédent français à l’association de la représentation de végétaux
morts, symboles funestes, à celle d’un nu féminin idéalisé. Ce rappro-
chement n’est pas le seul que l’on puisse suggérer entre le nu féminin
de Clouet et celui de Cousin : la Dame au bain pourrait appartenir à la
thématique du « beau mal », développée dans l’Eva prima Pandora 4, 249
1. ROGER TRINQUET, « L’allégorie politique au XVIe siècle… », loc. cit., 1967, p. 116.
2. Sur les représentations associant un arbre verdoyant et un arbre mort voir GUY DE TERVARENT,
Attributs et symboles dans l’art profane. Dictionnaire d’un langage perdu, 1450-1600 (1958-
1964), Genève, Droz, 1997, p. 449-453.
3. Huile sur bois, 97,5 x 150 cm, Paris, musée du Louvre.
4. Voir JEAN GUILLAUME, « Cleopatra nova Pandora », Gazette des Beaux-Arts, vol. LXXX, octobre
1972, p. 185-194 et LISE WAJEMAN, « Création de la femme, invention de la peinture. Eva
prima Pandora, un tableau de Jean Cousin » in JEAN-CLAUDE SCHMITT (s.l.d.), Ève et Pandora.
La création de la première femme, Paris, Gallimard, 2001, p. 179-185.
5. Outre l’Eva prima Pandora, les représentations de « courtisanes », dont témoigne la Sabina
Poppæa du musée d’Art et d’Histoire de Genève (milieu du XVIe siècle (?), huile sur bois, 82,5 x
66 cm), relèvent de cette thématique ; dans le domaine de la scène de genre, il s’agit de repré-
sentations telles que Le Billet doux (déjà cité) ou La Femme entre les deux âges (dernier tiers du
XVIe siècle, huile sur toile, 112 x 117 cm, Rennes, musée des Beaux-Arts).
Une telle ambiguïté paraît sous-tendre la reprise sous le règne d’Henri IV
de l’iconographie dite « de la dame au bain », notamment dans le panneau
anonyme du Louvre, connu sous le titre Gabrielle d’Estrées et sa sœur
au bain 1 en raison de la très probable identification du personnage de
droite avec la favorite du roi. La commande de ce tableau serait direc-
tement issue de la situation créée par cette relation ; il demeure néan-
moins difficile à dater et à interpréter 2. Était-il destiné à favoriser le
projet des Estrées – c’est-à-dire le mariage du roi et de Gabrielle – qui
était devenu celui d’Henri IV, ou à le dénigrer, voire le dénoncer ? Trinquet
interprète le tableau comme une allégorie satirique visant une politique
dynastique soumise aux « passions sensuelles » d’Henri IV. Zerner, fidèle
à sa subjugation, estime que le recours à ce « prestigieux modèle du
250 passé » s’est fait au « bénéfice » de la maîtresse d’Henri IV et y perçoit
la double célébration d’une grossesse et de la promesse de mariage 3.
Cette compréhension de l’œuvre repose principalement sur l’interpré-
tation des gestes des mains gauches des deux dames, faisant référence
à la lactation et aux fiançailles.
La main droite de Gabrielle mérite de retenir notre attention : son index
et son majeur se croisent – tout au moins plastiquement. Traditionnel-
lement, ce geste est destiné à porter chance ou rendre un serment caduc ;
sa représentation n’est pas fréquente en peinture. Plastiquement, il paraît
répondre à celui de la main gauche. Un effet de saillie est recherché par
le peintre : les deux mains s’expriment à l’avant de la baignoire, dans
l’espace et à destination du spectateur. Le geste de la main gauche, osten-
tatoire, est dirigé vers le haut, paume de face ; la main droite pendante,
vue de dos, esquisse un geste plus discret. Les messages délivrés par
les mains de Gabrielle seraient-ils antagonistes, ou tout au moins ambigus
dans leur juxtaposition (révélant peut-être la duplicité ou l’esprit calcu-
lateur de la favorite) ?
1. Vers 1594, huile sur bois, 96 x 125 cm, Paris, musée du Louvre, inv. R.F. 1937-1.
2. Se reporter notamment à : SYLVIE BÉGUIN, L’École de Fontainebleau, guide de l’exposition
au Grand Palais à Paris, 17 octobre 1972 - 15 janvier 1973, Paris, éditions des Musées natio-
naux, 1972, notice n° 242, ROGER TRINQUET, « L’allégorie politique dans la peinture française
au XVIe siècle… », loc. cit., 1968 et HENRI ZERNER, « La dame au bain », loc. cit., p. 198-199.
3. HENRI ZERNER, id.
L’ambiguïté de la figure représentée sur la peinture qui orne le manteau
de la cheminée n’est pas moins grande. Seule la partie inférieure de ce
corps est visible ; plastiquement, il s’agit indéniablement de montrer la
partie cachée du corps des baigneuses et de faire allusion à leur sexua-
lité. À cet effet, la couleur rouge guide notre regard des rideaux du dais
à la robe de la camériste jusqu’au drapé cachant la nudité du person-
nage du tableau dans le tableau. En revanche, l’identification de cette
figure est moins aisée. Est-elle du genre masculin ou féminin ? Que tient-
elle dans sa main gauche ? Un arc ou une corne d’abondance dont on
ne verrait que l’extrémité ? Est-ce une allégorie de la Fécondité ou une
figure mythologique ? Apollon ou Vénus qui aurait dérobé l’arc de Cupi-
don ? Cette indétermination est-elle voulue par le peintre ? S’agit-il de
faire naître le doute chez le spectateur ? Et de le faire hésiter entre le 251
1. 1530, pierre noire, encre noire, lavis brun, rehauts de blanc sur papier gris-brun, 42,8 x 33,8 cm,
Paris, musée du Louvre.
2. Vers 1544-1545, bois, 146 x 116 cm, Londres, National Gallery.
3. Se reporter respectivement à JANET COX-REARICK, Chefs-d’œuvre de la Renaissance. La collec-
tion de François Ier, Anvers / Paris, Fonds Mercator / Albin Michel, 1995, p. 267-273 et à MAURICE
BROCK, Bronzino, Paris, Le Regard, 2002, chap. IV.
4. BALDASSARE CASTIGLIONE, Il Libro del Cortegiano (1528), IV, 5 : « La fin […] du parfait
Courtisan […] est […] de gagner par le moyen des qualités [qui doivent être les siennes] […], la
bienveillance et le cœur du Prince au service duquel il se trouve, au point qu’il puisse lui dire et
lui dise toujours la vérité sur toute chose qu’il convient à ce dernier de savoir, sans crainte ou
danger de lui déplaire ; et quand il sait que l’esprit de celui-ci est enclin à faire ce qui ne convient
pas, qu’il ait la hardiesse de le contredire, et de se servir d’honnête manière de la faveur qu’il a
acquise grâce à ses qualités pour le détourner de toute intention mauvaise et le conduire sur le
chemin de la vertu. » (cité dans la trad. d’Alain Pons, Le Livre du courtisan, Paris, Flammarion,
1991, p. 328).
l’on veut ». Le courtisan doit donc recourir à un « voile de plaisir » afin
de « conduire [son Prince] par le rude chemin de la vertu » au moyen
de la musique, des armes, des chevaux et de la poésie 1, à laquelle nous
pouvons ajouter sa sœur muette, la peinture. La critique ne se conçoit
pas en dehors du divertissement. Ces codes de la sociabilité courtisane
italienne deviennent, à partir du règne de François Ier, ceux de la cour
de France 2.
La commande de Gabrielle d’Estrées et sa sœur au bain pourrait
relever de cette fonction critique du courtisan qui doit veiller au bon
gouvernement du royaume, les conséquences politiques de la relation
du roi avec Gabrielle ayant été très vite dénoncées dans son entourage.
Ces critiques touchent dans un premier temps la tactique militaire adoptée
pour la reconquête du royaume (qui aurait été dictée par des nécessi-
tées sentimentales). Dans un second temps, c’est le projet de mariage
du roi avec Gabrielle qui est dénoncé par les partisans du mariage avec
Marie de Médicis, dans l’intérêt du royaume, pour un renforcement de
l’État. Certes, le contexte des guerres de Religion et du début du règne
d’Henri IV n’est plus celui de la cour de François Ier ou d’Henri II, mais
l’esthétique bellifontaine devient, dans le dernier tiers du XVIe siècle,
un instrument que le peintre met au service d’une critique politique.
1. Ibid., p. 328-334.
2. La traduction française du Libro del Cortegiano par Jacques Colin date de 1537.
Bernard Lafargue
1. Le mot d’ordre de Léonard est le point d’orgue d’un processus d’autonomisation de la sculp-
ture, de l’architecture et de la peinture, qui se fait de plus en plus insistant à partir du XIIe siècle.
2. La grâce (re)devient chez Léonard une qualité plus esthétique que théologique.
3. J’emprunte le mot à Pascal, relisant Castiglione et Graciàn.
l’atmosphère merveilleuse de cette Renaissance : « Avec les Médicis,
l’imagination et le rêve remplacent à Florence le monde de la foi […]
Lorsque Botticelli achève Le Printemps […] il sait que son tableau ne
tire son existence ni de l’Olympe, ni d’éventuels modèles, mais de l’ad-
miration qu’il inspire […] Praxitèle avait sculpté Vénus, de même que
Van Eyck peignait la Vierge parce qu’elles existaient, Botticelli les peint
parce qu’elles n’existent pas 1. » Ayant pour fin principale la delectatio
du spectateur, l’œuvre d’art quitte l’église pour embellir le palais du
prince. En quelques années, les Vierges majestueuses de Duccio cèdent
la place aux Jocondes moqueuses de Léonard et le fond d’or sacré de
l’icône à un paysage enchanté.
Tout en faisant mine de servir la gloire de Dieu et de ses princes, les
tableaux de chevalet forment un kaléidoscope, propre à artialiser une 259
1. AMADEUS MOZART et CARLO DA PONTE, Don Giovanni, Acte I, ouverture par Don Giovanni
de la dernière scène (scène du bal).
2. Friedrich von Schiller écrit Le Poème de Don Juan en 1797.
3. SØREN KIERKEGAARD, L’Alternative (1843), trad. Paul-Henri Tisseau, Paris, L’Orante, 1977,
p. 63.
Dans cette perspective, le Don Giovanni de Mozart apparaît à
Kierkegaard comme le parangon du stade esthétique. Don Giovanni séduit
par la seule puissance de son amour de la vie, habile à réunir Dionysos
et Jésus, Éros et Agapè. Si Don Giovanni ne séduit pas en «stratège réflexif»,
comme le font Valmont ou Johannes, il ne relève pas de la catégorie des
« simples jouisseurs », Chérubin et Papageno. « Toujours en suspens entre
l’universel de la musique et l’individuation de l’odor di femmina », le
Don Juan – « génialement sensuel et musical » – de Kierkegaard, vibre
au rythme du troisième stade immédiat de l’amour; celui qui précède le
stade de la séduction réfléchie qui, lui, interdit la jouissance ; sauf à ne
savoir la vivre dans la violence du stade kantien / sadien 1.
L’air de la liberté du Don Giovanni, dit aussi « l’air du champagne »,
car le champagne est, au XVIIIe siècle, le vin libertin par excellence 2, 261
Fin ch’han dal vino calda la testa, una gran festa fa’ preparar.
Se trovi in piazza qualche ragazza, teco ancor quella cerca menar.
Senza alcun ordine la danze sia, chi’l minuetto, chi la follia, chi
l’alemanna farai ballar. Ed io fra tanto dall’altro canto con questa
e quella vo’ amoreggiar. Ah, la mia lista doman mattina d’una
decina devi aumentar.
Tant que le vin leur échauffe la tête, fais préparer une grande
fête. Si tu trouves sur la place quelque fille, tâche de l’amener
1. Cf. JACQUES LACAN, « Kant avec Sade », Critique, n° 191, 1963, p. 291-313.
2. Cf. MICHEL DELON, Le Savoir-vivre libertin, Paris, Hachette, 2000, p. 19-27 et GÉRARD
LAHOUATI, « Lumières du vin » in AMANCIO TÉNAGLIO Y CORTÀZAR (s.l.d.), Le Vin dans ses
œuvres, actes du colloque plurisdisciplinaire de Libourne - Montagne Saint-Émilion, mai 2001,
Talence, Cepdivin, 2006, p. 81-97.
3. Cf. MICHEL MAFFESOLI, L’Ombre de Dionysos (1982), Paris, Le Livre de poche, 1991 et
MARIO PERNIOLA, L’Aliénation artistique (1971), trad. Anton Harstein, Paris, UGE, « 10 / 18 »,
1977.
elle aussi avec toi. Que la danse n’obéisse à nulle ordonnance,
Tu feras danser à l’une le menuet, à l’autre la contredanse, à
celle-ci l’allemande. Et moi pendant ce temps, de mon côté à
celle-ci et à celle-là je veux faire la cour. Ah demain matin ma
liste devra être plus longue d’une dizaine 1.
L’odor di femmina n’est pas celle de La Femme, fût-elle celle d’« El / Vira,
idolo mio », comme le croit un Jouve freudien, mais celle d’un « devenir
1. Ma traduction.
féminin », d’autant plus volatile, qu’il qualifie aussi bien l’air / aria de
Don Giovanni que l’air / l’aria de la femme aimée / aimante. L’odor di
femmina est l’aria de la rencontre entre deux séducteurs / séduits. Et cette
aria ne se fait aura qu’au moment où les amants se « re / con / naissent »
dans un devenir-parfum de femme, qui passe, comme la chaîne de
magnésie de l’Ion ou le furet des chansons populaires, d’amant(e)s en
amant(e)s. Si ce devenir-parfum de femme irise toutes les rencontres,
car « cosi fan tutte », chacune a son sésame, son « vieni alla finestra ».
La liste de ces petites différences, qui font le génie / tarentelle de chacune,
est infinie. C’est ce « millionième de dissemblable » qui, selon les Don
Juan kundériens, distingue les « con / naissances » amoureuses. Chaque
femme séduisante s’enchante quand elle fait mine de se laisser déflorer
par Don Giovanni, parangon des amants papillons butineurs 1. 263
1. J’emprunte le terme à ROLAND BARTHES dans Fragments d’un discours amoureux, Paris, Le
Seuil, « Tel quel », 1977.
2. Au sens où, selon le Traité des passions de Descartes, l’admiration est la première des passions.
ses chanteurs au crible du règne des fins kantien pour les émasculer en
frères castrats monocordes. Dans la langue « gazée » du XVIIIe siècle,
émise comme à travers une gaze ou allusive, dont le frère Da Ponte est
l’une des plus magnifiques plumes, l’ultime aria de Don Giovanni vibre
comme un hymne à la joie nuancé de nostalgie. En pendant aux derniers
ciels voilés de Watteau, dans lesquels Starobinski décrypte le crépus-
cule de l’âge des Lumières, le dernier chant de Don Giovanni laisse
deviner un chant du cygne. Face à la montée de l’homme de pierre (l’uomo
di sasso), dont le néo-classicisme sublime de David, Robespierre ou
Kant incarneront les principales figures, cette dernière variation de l’air
du champagne nous donne à entendre, en quelques accents un rien voilés
de basse bouffonne (de Leporello), que seule la lista de cette diversité
des femmes / œuvres d’art aurait pu empêcher la sublimation / épuration 265
Même dans ses œuvres les plus religieuses, Véronèse ne se départit pas
de son esprit railleur et paillard. À la demande des dominicains de Saints-
Jean-et-Paul, il peint en 1573 une Cène évoquant bien plus les banquets,
que les grandes familles vénitiennes montent comme de grands spec-
tacles dans les cours de leurs palais, que le dernier repas du Christ avec
ses apôtres. Dans sa « dernière » Cène, Véronèse condense ses talents
de peintre de grandes Cènes. Je pense bien sûr à l’immense Noces de
266 Cana (6,69 sur 9,90 mètres et deux cents personnages) qu’il peint dix ans
plus tôt pour décorer le réfectoire de moines bénédictins. Au centre des
lignes de fuite du tableau, le Christ auréolé est le seul, avec la jeune
épousée, à regarder ses commanditaires, dont on connaît les règles de
sobriété, comme pour leur dire, de manière gazée, que la vraie vie est
ailleurs. Non pas dans le ciel, comme l’indique le nuage blanc au-dessus
de sa tête, qui focalise le second point de fuite de l’œuvre, mais dans
les plaisirs de la terre, des pains qui se multiplient comme des hosties,
des agneaux (de Dieu) que des bouchers apprêtent, de l’eau qui se change
en vin / sang. Ce vin de pasophos, « meilleur que le premier », fait immé-
diatement son effet. C’est cet effet du vin que peint Véronèse ; au rythme
d’une musique (de peintres déguisés en musiciens), qui fait tanguer les
convives entre amour profane et amour sacré, Dionysos et Jésus. Sous
le masque du peintre des saints ordres, Véronèse fait fredonner à Jésus
une variante du dernier air du Socrate du Phédon : Qui de nous a le
meilleur destin ? Vous qui festoyez ici-bas ou vous qui attendez de festoyer
là-haut ?
En 1573, après des années de Contre-Réforme, l’Inquisition ne peut
plus ne pas voir ce que, à l’image des bénédictins mangeant le nez dans
leur assiette devant les Noces de Véronèse, elle pouvait ne pas voir en
1563. Véronèse est convoqué devant le tribunal du Saint-Office le
18 juillet 1573. Celui-ci somme le peintre d’expliquer pourquoi Jésus
et ses apôtres avoisinent une bande de bouffons et d’ivrognes. Véronèse,
en Don Juan de la connaissance, fait état de « la liberté accordée aux
poètes et aux fous ». Et en guise de retouche, il rebaptise sa Dernière
Cène, comble de cosa mentale, Le Repas chez Lévi. Lévi, Duchamp
s’en souviendra dans sa métamorphose en Rrose Sélavy, est le Cratyle
de l’Ancien Testament.
1. YVES MICHAUD, L’Art à l’état gazeux. Essai sur le triomphe de l’esthétique, Paris, Stock, 2003.
2. Ibid., chap. IV, p. 169-205.
ancêtres prestigieux et si Michaud lui accorde, à son meilleur, un « souci
lévinassien 1 », de l’autre il en fait un esthète fondamentalement pressé
et distrait. Habitué depuis l’enfance à la vitesse des voyages en avion,
au rythme frénétique de consommation du système capitaliste et au
zapping, le touriste de Michaud passe d’un spot à l’autre sur le mode
cool and fun de la distraction esthétique hédoniste.
Libéré de toute contrainte, le touriste est, à l’image de ce Puppy bariolé
qui se moque avec le cynisme doux des temps postmodernes 2, de toutes
les formes de luttes politiques dans la capitale du Pays basque, un grand
enfant de toutes les couleurs. Délaissant les couleurs de son pays, il se
présente comme un patchwork cosmopolite. De partout et de nulle part,
c’est un chien fou, prêt à suivre toutes les sollicitations.
268 L’automne et l’hiver, les fleurs mordorées donnent au Puppy l’air
impérieux d’un Commandeur / Cerbère. À chaque époque ses chiens
de garde. Celui de Molière et de Mozart était un homme de pierre
tombale, qui signait la fin du temps des plaisirs et du bel esprit au nom
du règne des fins. Celui de Koons ne croit plus au paradis ; ni dans le
ciel, ni sur terre. Tavelé de petites moisissures, il se donne comme une
Vanité privée d’arrière-monde, qui enjoint ses visiteurs de se divertir
sans fin, afin de mourir comme ils ont vécu, en fleurs qui passent, sans
même s’en apercevoir.
En tous temps, le grand chien du Guggenheim est un sphinx, qui
présente à ses visiteurs un miroir de leur bigarrure. L’Égypte des pharaons
s’effondra de ne savoir répondre à l’énigme du sphinx, que son génie
artistique avait créé comme son symbole / symptôme. Elle passa la main
au génie démocratique grec qui fit de l’homme-citoyen la colonne verté-
brale de sa cité. Le sphinx fleuri de Koons est à l’image du « chien de
feu » aux deux visages du Zarathoustra. Il demande à sa manière, gazée
et gazeuse : « Es-tu cet homme de “la ville de la vache multicolore” »,
« peinturluré et recouvert de bouts de papiers assemblés à la colle », que
Zarathoustra pourfend comme une éponge ? Ou bien ce Don Juan de la
1. Ibid., p. 192.
2. Cf. PETER SLOTERDIJCK, Critique de la raison cynique (1983), trad. Hans Hildenbrand, Paris,
Christian Bourgois, 1987.
connaissance désireux d’expérimenter les mille et tre figures d’existence ?
Cave canem ! De ta réponse à son énigme dépend la survie de ta culture
démocratique libérale. Mousseux ou champagne ? En fleurs gazées, le
Puppy propose ses bulles à tous et à personne.
À chacun de choisir sa coupe.
Marie-Noëlle Moyal
C’est dans cet état d’esprit, qu’au cours des années 1950, Stockhausen
connut avec Pierre Boulez une période de discussions intenses, propice
à une émulation, et qui eut un effet certain sur la démarche créatrice de
chacun. Il y eut même, sur une poignée d’années, des points de vue très
proches. Ils eurent tout d’abord un même souci de mise en œuvre post-
webernienne du sérialisme intégral, technique qui intéressait dans la
mesure où elle favorisait un contrôle plus serré du phénomène sonore
– à l’inverse d’un monde perçu comme impossible à maîtriser. Par ailleurs,
via les enseignements d’Olivier Messiaen et de René Leibowitz, toute
une génération de compositeurs de cette mouvance prend connaissance
de techniques musicales propres à la génération du premier XXe siècle,
dont les apports n’avaient pas encore été exploités dans toutes leurs impli-
cations. Leur projet sera d’accentuer le côté subversif du dodécapho-
nisme vis-à-vis de l’héritage tonal. Mais cette méthode multisérielle
engendre des musiques qui, quoique savamment organisées, ont un effet
de discontinuité, de dissymétrie, d’imprévisibilité et de renouvellement
de la matière sonore qui déconcertent l’auditeur. Celée dans l’œuvre,
la série généralisée a bien pour fonction d’en assurer, en filigrane, la
cohésion. Mais ces musiques défient la mémoire musicale la plus effi-
ciente et l’auditeur y est invité à oublier tout héritage culturel.
L’application d’une méthode multisérielle eut pour autre conséquence
esthésique la production d’œuvres tendant vers une sorte de pointillisme.
Cette manière de composer individualise au maximum chaque phéno-
mène sonore, le considérant comme l’entrecroisement de paramètres
traités indépendamment les uns des autres.
La meilleure illustration en est Punkte (« Points », 1952) pour orchestre
de Karlheinz Stockhausen, au titre pour le moins évocateur. Cette période
initiale d’exploration de ressources apportées par l’application de rela-
tions numériques plus ou moins arbitraires, eut pour autre conséquence
une tendance à l’annihilation de toute invention individuelle par la mise
274 en application d’un processus compositionnel automatique et imper-
sonnel. Prenant acte des excès d’une démarche trop centrée sur l’aspect
poïétique de l’acte créateur, Pierre Boulez et Karlheinz Stockhausen se
préoccupèrent alors de prégnance perceptive. Le conçu céda du terrain
au perçu. Entraînés un peu trop loin dans la dynamique d’une logique
spéculative plus séduisante pour l’esprit que pour l’oreille, les compo-
siteurs prirent conscience d’une dérive qui menait à une indifférencia-
tion nuisible à l’intérêt auditif. Ils réintroduisirent donc des principes
directeurs susceptibles de guider la perception. À une technique sérielle
strictement ponctuelle, se substitue alors une technique sérielle des groupes
permettant de juguler les effets pervers d’une information sonore trop
riche. Avec la bien nommée pièce pour orchestre Gruppen (1955-1957),
Karlheinz Stockhausen fait encore figure de pionnier en appliquant préci-
sément cette nouvelle technique. Toutes ces prises de conscience eurent
un effet libérateur et permirent à Karlheinz Stockhausen, Pierre Boulez,
et d’autres compositeurs majeurs de s’engager chacun dans une voie
toute personnelle.
Un autre point qui fera l’objet d’échanges féconds entre Karlheinz
Stockhausen et Pierre Boulez est celui de la liberté contrôlée. Cette ques-
tion donnera naissance à la musique aléatoire. L’expression apparut pour
la première fois en 1956, à la suite du Klavierstück XI pour piano de
Karlheinz Stockhausen et d’un article de Pierre Boulez intitulé Aléa.
Un schéma de base était proposé à l’interprète, lequel pouvait choisir
les solutions qui lui convenaient, ou bien déterminer l’ordre dans lequel
jouer diverses courtes séquences musicales censées pouvoir s’enchaîner.
Le compositeur y fait abandon de certaines de ses attributions, laissant
à l’interprète une part plus ou moins importante de l’activité créatrice.
Enfin, une question importante débattue entre Karlheinz Stockhausen
et Pierre Boulez fut celle de la polymétrie ou superposition de strates
temporelles. Karlheinz Stockhausen compose alors Zeitmasse (1956),
pour un nombre restreint d’instruments. Il tente d’y résoudre le problème
de l’indépendance des tempi d’un groupe d’exécutants vis-à-vis d’un
chef. Les instrumentistes y exécutent des fluctuations de tempo, parfois
indépendamment les uns des autres. Dans Gruppen, un ensemble instru-
mental de plus d’une centaine d’exécutants est divisé en trois groupes
orchestraux de tailles équivalentes. Une des raisons de la division en 275
1. MICHEL CHION et GUY REIBEL, Les Musiques électroacoustiques, Aix-en-Provence, INA / GRM /
Édisud, 1976, p. 9.
trouvés et de sons créés. Il ajouta la notion de musique mondiale, faite
d’un vaste brassage de matériaux sonores et / ou d’emprunts musicaux.
Une autre conséquence de l’expérimentation électroacoustique, est
l’engagement de Karlheinz Stockhausen dans une période de compo-
sition de musique mixte. La pénétration du domaine électroacoustique
dans l’instrumental s’est opérée de manière graduelle d’Orphée 51 de
Pierre Schaeffer et Pierre Henry, à Déserts (1952-1954) d’Edgar Varèse.
Kontakte (1959-1960), pour sons électroniques, piano et percussion, se
présente comme la première musique mixte de cette qualité et de cette
importance. Les instruments y développent des relations d’opposition,
de fusion ou de complémentarité avec des phénomènes électroniques,
qui, quoique fixés sur support, semblent interagir de manière vivante.
Le titre, explicite, désigne une série de types de coïncidences ou points 277
« Nur durch Enthaltung vom Urteil urteilt Kunst », « ce n’est que par
abstention de jugement que juge l’art », écrit Theodor Adorno dans la
Théorie esthétique 1. La traduction peine à rendre l’original allemand,
sa concision, son rythme, ses sonorités, et l’articulation en oxymore de
la phrase autour de la charnière « Urteil urteilen ». S’abstenir de juge-
ment pour mieux juger : ce paradoxe, caractéristique du langage ador-
nien, mérite analyse. Entre substantif et verbe, aucune différence de sens.
L’écart naît de leur juxtaposition, de leur entrechoquement dans une
articulation que l’auteur a repoussée, comme souvent, en fin de propo-
sition. Il surgit soudain en une formule. Pour Adorno, la condition trans-
cendantale du jugement de l’art est une abstention de jugement, une
« Enthaltung », c’est-à-dire à la fois refus de l’expression directe d’un
jugement ou d’une assertion, retenue, distance. Pourtant, et dans ces
conditions, « l’art juge », dit Adorno : il juge de l’intérieur de lui-même,
à partir de l’œuvre. Celle-ci possède une puissance critique immanente,
laquelle lui est donnée par le processus de réflexion qui est à son origine
et se traduit dans sa forme.
1. THEODOR WIESENGRUND ADORNO, Ästhetische Theorie, édité par Gretel Adorno et Rolf
Tiedemann, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1970, p. 188 ; traduction française par Marc Jimenez,
Théorie esthétique, Paris, Klincksieck, 1989, p. 162 (traduction modifiée).
Cette conception de la critique remonte au premier romantisme alle-
mand 1. Rompant avec les partages hérités de la poétique classique, les
romantiques d’Iéna donnent à l’« œuvre » – qu’ils nomment « œuvre »,
mais aussi « poésie » ou « roman » – un sens inédit. Elle est littérature,
c’est-à-dire à la fois production et réflexion sur cette production, et sur
la production artistique en général. La critique, en tant qu’elle est prolon-
gement de l’œuvre, est incluse en celle-ci. Si l’œuvre est intrinsèque-
ment critique, c’est parce qu’elle se pense en même temps qu’elle se
déploie et que le processus de son élaboration inclut en elle la pensée.
Elle est réflexion. Et depuis deux siècles, toute production, littéraire ou
artistique, nous renvoie notre propre image de sujet.
C’est dans cette perspective que la présente étude aborde l’œuvre du
280 photographe tchèque Jan Svoboda (1934-1990) et la position critique
de l’art qui s’en dégage. La majeure partie du travail de cet artiste est
consacrée aux objets de son environnement domestique : la table ovale
de son appartement, l’étagère étroite près de la fenêtre, le mur, du papier
photographique, du papier froissé, le support rigide sur lequel sont collés
les tirages, les cadres, quelques fleurs séchées, plus rarement des fruits
dans une assiette, des bouteilles, des galets. À quelques détails près, ces
objets sont ceux qui, hors de leur contexte ordinaire, peuvent trouver
place dans la composition d’une nature morte. L’autre nature, que l’on
pourrait qualifier de « vivante » par opposition à la première, est presque
totalement absente, ou se limite à de rares apparitions : quelques paysages,
qui datent de ses débuts en photographie, des vues, plus tardives, de fron-
daisons dans l’encadrement d’une fenêtre, quelques nus, plus rares encore.
Dans son journal, Svoboda écrit : « La nature morte est présence. (La
nature morte n’est pas fait 2.) » Deux propositions laconiques : une affir-
mation, une négation, la seconde, entre parenthèses, venant comme en
1. WALTER BENJAMIN en fait l’analyse dans son ouvrage Der Begriff der Kunstkritik in der deut-
schen Romantik in Gesammelte Schriften, vol. I, 1, édité par Rolf Tiedemann et Hermann
Schweppenhäuser, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1991.
2. « Zátiší je skutečnost (Zátiší neni příbšh) » (JAN SVOBODA, Journal 1974-1981 in ANTONÍN
DUFEK et JANA TEPLÁ (s.l.d.), Jan Svoboda. Fotografie, catalogue de l’exposition commémorant
le 60e anniversaire de sa naissance, Brno, Galerie Morave et musée des Arts appliqués de Prague,
1995, p. 14). Svoboda n’a laissé que peu d’écrits, et encore ne sont-ils pas publiés.
retrait de l’autre. La première affirme dans la nature morte une présence.
Cette affirmation repose toutefois sur une ambiguïté : Svoboda ne précise
nullement si par « nature morte » il entend la chose photographiée ou
la photographie comme image de cette chose. Objet photographié – la
nature morte – et objet produit – la photographie – constituent ensemble
la réalité visible. Leur conjonction est présence du visible. Au-delà de
ce visible il n’y a rien : ni origine, ni transcendance. Dans la seconde
proposition, Svoboda réfute : la nature morte « n’est pas fait ». Inscrite
entre des parenthèses, cette assertion négative prend le tour d’une expli-
cation a posteriori. La nature morte n’est pas un résultat, qui serait l’abou-
tissement d’un processus achevé – le mot tchèque « příběh » traduit ici
par « fait » a étymologiquement un sens perfectif : ce qui a été porté
jusqu’au bout. La nature morte ne résulte pas de ce qui s’est passé, elle 281
n’est pas l’état présent d’un devenir. Elle est per se immanence du visible 1.
Dans cette sélection d’objets familiers ou communs, la table occupe
une place particulière. C’est une haute table ovale ancienne en bois
lustré (fig. 1). Le plateau, en trois parties accolées, déborde de quelques
centimètres le support. Sur l’un des côtés, est dissimulé un tiroir, que
certaines photographies montrent ouvert, tel un appendice de l’ovale,
prêt à se détacher de lui. Massive, mais raffinée, riche sans ostentation,
la table n’a pour tout décor que son architecture et les volutes de sa
matière. Elle est la table, dans sa plus simple présence. La photogra-
phie met en évidence deux strates. D’une part, Jan Svoboda la montre
en tant qu’élément du mobilier quotidien : le cadrage l’extrait de son
environnement, l’isole des autres pièces du mobilier. Ce faisant, il la
rend unique dans un espace où elle peut se déployer : elle est alors un
objet nommé qui vaut par ses qualités propres. D’autre part, à travers
cette présentation singulière, il fait d’elle un « fragment », selon la défi-
nition qui en est donnée dans l’Athenæum, le journal des frères
Schlegel : « Pareil à une petite œuvre d’art, un fragment doit être tota-
lement détaché du monde environnant, et clos sur lui-même comme un
JAN SVOBODA, Table XXXIII, 1971, 18 x 29 cm. Collection privée. Courtesy Anna Svobodova.
hérisson 1. » Détachement, isolement, clôture caractérisent le fragment. Il
n’est pas partie de quelque chose. La table n’est plus une partie du mobi-
lier comme un élément rattaché à un tout. Au contraire, son isolement,
telle la rétraction du hérisson, inverse le rapport de la partie au tout :
c’est dans le fragment, la table, que se réfléchit la totalité du mobilier.
Cet objet familier, Svoboda l’a souvent photographié, et toujours de
manière absolue – en retrait de toute appropriation personnelle. La table
apparaît nue ou recouverte d’une nappe ; des fleurs ou des cigarettes sont
parfois posées sur le plateau ; on la voit tantôt de dessus, tantôt de côté ;
tantôt elle est dressée pour un repas solennel, tantôt sa surface est jonchée
de feuilles. Jamais elle n’est une allégorie : montrer une table, ce n’est
pas comme chez Claesz ou Stoskopf pour rappeler, à travers la délica-
tesse des mets et les verres renversés, la vanité de ce monde en même 283
1. ARMELLE CANITROT, « Jan Svoboda médite sur la beauté des choses », La Croix, 12 août 2006.
2. JAN SVOBODA, entretien avec LIBA TAYLOR in ANTONÍN DUFEK et JANA TEPLÁ (s.l.d.), Jan
Svoboda. Fotografie, op. cit., p. 8.
La photographie révèle place et teneur de ce processus : il est en elle,
à la fois image et réflexion sur l’image, photographie de la photogra-
phie, à l’instar de la poésie des romantiques, laquelle devait « dans chacune
de ses présentations se présenter aussi elle-même, et être partout à la
fois poésie et poésie de la poésie 1 ». Cette lenteur à chaque objet recom-
mencée en traduit la démarche.
« Chez nous à la campagne, déclare Svoboda dans un entretien, la
pomme n’était pas seulement un article de consommation, mais avant
tout une source de joie et de peine pour le jardinier. C’est dans le travail
qu’était le sens de la vie, non dans ce qui se vendait 2… » Pomme, table
et tout autre objet quelconque, une fois entrés dans le champ du regard
du photographe, revêtent tenue et dignité 3. Mais c’est de lui-même que
l’objet tire sa tenue : il est quodlibet, l’objet « tel que de toute façon il 285
Préimage, Fenêtre, Moitié (fig. 2), Faux espace, Essai sur les propor-
tions idéales : tels sont les titres de quelques photographies. Le numéro
1. FRIEDRICH et AUGUST WILHELM SCHLEGEL, Athenæum, loc. cit., fragment 238, p. 132.
2. « U nás na venkově nebylo jablko jenom spotřebním artiklem, ale především znamenalo pro
sadaře zdroj radosti i starosti. V práci byl přece smysl života, ne v tom, zda prodával… » (JAN
SVOBODA, entretien avec PETR BALAJKA, in ANTONÍN DUFEK et JANA TEPLÁ (s.l.d.), Jan Svoboda.
Fotografie, op. cit., p. 11).
3. « La tenue, ce n’est pas l’autorité d’un maître, ni son poinçon dans le plan. C’est une qualité
qui se tient du côté de la dignité de l’objet. […] Un plan qui a de la tenue, pour Godard, est un
plan […] qui tient sa dignité de ses qualités propres, comme un objet en soi, quel qu’il soit […] »
(ALAIN BERGALA, Nul mieux que Godard, Paris, Cahiers du cinéma, « Essais », 1999).
4. GIORGIO AGAMBEN, La Communauté qui vient. Théorie de la singularité quelconque (1990),
trad. Marilène Raiola, Paris, Le Seuil, 1990, p. 9. Pour lui, « l’être quelconque entretient une
relation originelle avec le désir ».
286
JAN SVOBODA, Moitié VII, 1970, 80 x 114 cm. Collection privée. Courtesy Anna Svobodova.
attribué à chacune par leur auteur ne sert qu’à les distinguer l’une de
l’autre, à les archiver en quelque sorte. Le sens des titres fait signe vers
l’incomplétude, l’inachèvement au travers d’une formulation abstraite.
Ainsi que le suggère le dernier, Essai sur les proportions idéales, chaque
image est un « essai » – « pokus » en tchèque, c’est-à-dire « tentative »,
« expérience » – : chaque image s’inscrit dans une recherche qui prend
pour prétexte la représentation de l’objet comme fragment. « L’œuvre
est contenu. (L’œuvre n’est pas liste) 1 », écrit encore Svoboda dans son
journal. Comme précédemment, la négation éclaire le propos. Elle exclut
que le contenu soit identique à une « liste », c’est-à-dire que l’œuvre ne
peut être saisie par l’ensemble de ces vues singulières, ou que celles-
ci ne s’additionnent nullement pour composer un tout organisé. Chacune
fait œuvre. Une image – celle de la table, par exemple – est le contenu. 287
1. « Obraz je obsahem (Obraz není seznam) » (JAN SVOBODA, Journal 1974-1981, loc. cit., p. 14).
2. La formulation de la phrase originale – l’utilisation de l’instrumental au lieu du nominatif pour
signifier le contenu – souligne cette forte identité.
3. JAN SVOBODA, entretien avec LIBA TAYLOR, loc. cit., p. 10.
288
JAN SVOBODA, Petit cadre (Rámeček), 1968, 22,5 x 17 cm. Collection privée. Courtesy Anna
Svobodova.
mur porte le cadre et le cadre rectangulaire de la photographie détoure
cette partie du mur. Le bois lisse et verni du cadre, le jeu de la lumière
sur ses cannelures, les parties sombres, le léger reflet sur le haut et le
bas, projetant la ligne immatérielle d’un axe, inscrivant quelque part
dans l’espace une source lumineuse : tout matérialise et concentre en
cette image, au-delà d’un souci évident de composition, l’étude minu-
tieuse et patiente d’un dialogue avec les objets dans leur espace domes-
tique, la lumière à chaque instant changeante et l’observateur qui tente
de saisir l’ensemble par la photographie. Svoboda fixe, sans la figer, la
tension du dialogue des objets comme la résultante des forces singu-
lières qui le traversent. Le photographe a certes l’intention de retenir une
image, d’y saisir dans sa réalité chaque minute de ce monde. Cette image,
par la conjonction de plusieurs éléments – le cadre, qui fait signe vers 289
1. Comme la Mélancolie de 1963, cette image montre ce qui est en dehors d’elle.
2. « Plocha znázor uje prostor » (JAN SVOBODA, Journal 1974-1981, loc. cit., p. 14).
toujours que cette tache sombre déterminée par l’objet qui la provoque,
mais c’est cette ombre qui le fait exister – « l’obscurité dévoile la
présence 1 », écrit Svoboda. À moins que l’absence d’ombre ne le rende
orphelin de sa propre existence, tel le Peter Schlemihl du conte. Plutôt
que la lumière, c’est l’ombre qui retient l’intérêt du photographe, lequel,
en retour, la suscite pour tenter de cerner la présence de l’objet, présence
que forme et texture ne suggèrent qu’imparfaitement et qui existe pour-
tant, comme inhérente à l’espace environnant. Lorsque l’objet photo-
graphié se réduit à sa plus simple expression, comme l’est par exemple
l’étagère blanche auprès de la fenêtre, c’est encore l’ombre qui dans
son fin dégradé fait que cette simple planche de bois peinte est chaque
fois autre selon l’arrangement dans lequel elle entre. Cet objet n’est pas
290 ce qui importe, mais la composition qu’il engendre autour de lui et que
révèle la photographie : les touches d’ombre. « Odstín je vesmírem 2 »,
« l’ombre est l’univers », note Svoboda. Le terme « odstín » désigne l’ombre
qui s’exprime en nuances, en grisé, comme dans le dessin : il diffère
de « stín » qui désigne l’ombre franche produite avec un fort éclairage.
1. THIERRY DE DUVE, « Fonction critique de l’art ? Examen d’une question » (1989) in RAINER
ROCHLITZ et CHRISTIAN BOUCHINDHOMME (s.l.d.), L’Art sans compas, Le Cerf, Paris, 1992,
p. 11-23.
2. « […] pour résoudre pratiquement le problème politique, c’est la voie esthétique qu’il faut
prendre, parce que c’est par la beauté qu’on arrive à la liberté » (FRIEDRICH VON SCHILLER,
Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme (1794-1795) in Œuvres, trad. Adolphe Régnier,
Hachette, Paris, 1873, p. 190).
pour lui substituer un court-circuit inédit dans toute l’histoire de l’art
« Art = Émancipation », transformant ainsi radicalement la conception
traditionnelle de l’art (« Art = Beau »). Certes, il n’a pas fallu attendre
la modernité pour que les artistes créent des œuvres « critiques », tant
s’en faut (la caricature, la satire et la parodie sont critiques par défini-
tion). C’est plutôt le fait de revendiquer explicitement une fonction critique
qui est spécifiquement moderne, et surtout, comme le souligne de Duve,
le fait d’en faire un critère de qualité, au point de condamner comme
mauvaises les œuvres qui ne seraient que « décoratives » ou « belles ».
Cette position était motivée à l’origine par deux idées complémentaires :
la remise en cause de l’académisme et de l’institutionnalisation de l’art,
d’une part et, de l’autre, la volonté de réinsérer l’art dans la pratique
294 sociale et la « vraie vie » (idées qui s’annoncent déjà au XIXe siècle avec
Courbet et Baudelaire, et qu’on retrouvera sous différentes formes tout
au long du XXe).
Si la revendication d’une fonction critique comme critère de qualité
et d’authenticité des œuvres est un des traits distinctifs de l’art moderne,
il est toutefois aussi un de ses traits les plus controversés. Et ce, non
seulement en raison du caractère idéologiquement très marqué du terme
« critique », qui établit une équivalence directe – et fort problématique –
entre avant-garde artistique et progressisme sociopolitique, mais aussi
parce que la charge critique et utopique dont l’art est ainsi investi donne
à penser qu’il serait le dernier bastion de la conscience libre et éclairée
dans nos sociétés. Or, la sphère artistique est loin d’être la seule où la
pensée et l’action critiques peuvent encore s’exercer, tant s’en faut. Force
est de reconnaître, en effet, que la sociologie, la philosophie ou encore
l’histoire sont davantage le lieu de la pensée et de l’action critiques que
la sphère de l’art considéré dans son ensemble, et surtout dans sa spéci-
ficité. Cela dit, rien n’interdit aux artistes l’appropriation de ces savoirs,
et c’est même une des conquêtes de la modernité artistique d’avoir ouvert
à la création non seulement tous les matériaux, mais aussi tous les sujets
et domaines du savoir et des pratiques. Une telle conquête ne saurait
évidemment être remise en question : l’art a définitivement acquis le
droit de s’intéresser à tout, de s’exprimer sur tous les sujets et de mobi-
liser le matériel nécessaire à cet effet. Le problème est donc moins celui
de la légitimité que de la prétention implicite à l’apanage de l’esprit
critique et authentique et, surtout, de la validité et de la pertinence de
ce qui est ainsi mobilisé et intégré à la création artistique. Cela, du moins,
si la finalité des œuvres est d’exercer une efficience critique réelle, et
non simplement d’exprimer une vision subjective, sentimentale ou encore
humoristique sur des problèmes de société.
L’époque où de Duve exprimait ses réserves sur l’idée d’une fonc-
tion critique de l’art suivait celle de la déclaration de la fin des avant-
gardes (le fameux tournant « postmoderne » du début des années 1980),
qui vit la perte en vigueur des préceptes modernistes. Or, le retour en
force de la tendance que l’on appellera ici pour simplifier « critique »,
amorcée avec la Documenta X en 1997, semble avoir réactivé l’idée
moderniste d’une fonction critique de l’art, obligeant à reprendre à 295
1. Entendu au sens très large de produit d’un faire et non simplement d’objet matériel.
C’est là une évidence bien sûr, qu’il semble néanmoins nécessaire de
rappeler compte tenu du nombre important d’œuvres présentées sur la
scène artistique actuelle qui semblent devoir se résumer soit à l’expression
d’idées « critiques », soit à la présentation littérale de problèmes de société.
La pire des situations étant, à mon sens, celle où la domination du contenu
sur l’articulation formelle se double de la domination de l’intention de
l’artiste 1, qui laisse dès lors très peu de liberté d’interprétation aux récep-
teurs. Or c’est plutôt la variété des interprétations possibles d’une même
œuvre et « l’indécidabilité » de son sens ultime qui en font justement
l’intérêt et la richesse 2. Nous y reviendrons.
Au plan de l’efficience, l’histoire de l’art est là pour montrer que les
œuvres à visée critique ou même directement politique ont rarement
296 transformé le réel (même les meilleures d’entre elles), bien qu’elles aient
manifestement contribué à en transformer la perception. Par ailleurs, il
faut reconnaître que leur public est généralement acquis à la « posture
critique » et que ceux dont il s’agirait de changer la perception ou
« d’éveiller les consciences » ne fréquentent tout simplement pas ces
œuvres, et encore moins les lieux où elles circulent… Or, à ces aléas
bien connus, s’ajoute maintenant un nouveau contexte que j’ai qualifié
ailleurs d’« hyperesthésie 3 », qui affecte sournoisement les conditions
de la réception artistique contemporaine et contribue à l’affaiblissement
de l’impact des œuvres à visée critique et, je le crains, de l’art en général.
Cette nouvelle situation de sur-sollicitation et sur-stimulation percep-
tive et esthétique nous oblige, en effet, à redéfinir la spécificité de l’art
et des expériences auxquelles il nous invite dans le contexte qui est le
1. On sait que, bien qu’elle soit souvent éclairante pour l’interprétation des œuvres, l’intention n’a
jamais suffi à leur réussite, puisqu’elle doit pouvoir se traduire dans une forme qui nous intéresse
pour elle-même. Or il me semble que l’intention est aujourd’hui trop souvent évoquée comme porte
d’entrée à l’œuvre, au point de devenir indispensable à son appréhension et son interprétation.
2. Cf. JEAN-PHILIPPE UZEL, « Ken Lum : l’œuvre d’art à l’époque de son indécidabilité poli-
tique » in ÉRIC VAN ESSCHE (s.l.d.), Les Formes contemporaines de l’art engagé, Bruxelles, La
Lettre volée, 2006. Je défends pour ma part l’idée adornienne selon laquelle plus une œuvre est
forte, plus elle se détache de l’intention de l’artiste et plus elle peut supporter différentes inter-
prétations, qui l’enrichissent en retour.
3. MARIE-NOËLLE RYAN, «Derrière le miroir des images», Argument, vol. VI, n° 1, 2003, p. 19-27.
nôtre, où le design, la publicité, les jeux vidéo ou encore, les spectacles
à grand déploiement, entre autres choses, satisfont amplement les
« besoins esthétiques » d’une bonne partie de la population. En outre,
la surabondance d’images et de stimulations produite par notre envi-
ronnement quotidien entraîne une surenchère continuelle, aux fins de
mobiliser notre attention, qui me semble affecter en profondeur notre
réceptivité par rapport aux images en général, et à l’art en particulier.
Une surenchère d’autant plus prégnante qu’elle se double d’une suren-
chère informationnelle, où chaque nouvelle chasse la précédente sans
laisser de trace. Mon hypothèse est que nos réflexes de consommation
d’images et d’informations risquent de s’exercer également dans le
contexte artistique, surtout si les œuvres à visée critique ne présentent
pas de qualités formelles suffisamment intéressantes pour que leur récep- 297
1. Je renvoie ici aux analyses pénétrantes du concept d’apparence d’ADORNO. Voir Théorie esthé-
tique (1970), trad. Marc Jimenez, Paris, Klincksieck, 1989, p. 136 sqq.
en effet la création de la tension inhérente à l’expérience esthétique qui
en représente un des intérêts principaux, et je crois, sa véritable force,
bien que modeste, et sans laquelle l’art risque de devenir véritablement
superflu dans une société où il a déjà du mal à survivre en tant que tel.
Dominique Dussol
Depuis toujours, les artistes ont porté un regard sur l’histoire, sur le fait
social et politique ou sur l’actualité afin de les illustrer, de les com-
menter ou de les interpréter. Longtemps, ils se sont appliqués à donner
un certain reflet de l’événement, dans une intention didactique : compen-
sant l’absence d’informations, les œuvres étaient investies d’une mission
éducative et apparaissaient comme un moyen pour instruire, voire éclairer
l’opinion publique. L’histoire de l’art offre ainsi nombre de ces exemples
de représentations fortes, souvent inspirées, parfois partisanes, qui resti-
tuent des faits historiques ou bien qui recourent à la légende ou au mythe
pour renforcer la symbolique de l’image. Ces œuvres ont été produites
par des artistes dits « engagés » qui, de David à Courbet, de Rodchenko
à Picasso, ont fini, en dernier ressort, par illustrer les chapitres des manuels
d’histoire.
Mais, dans les années 1960, à partir du moment où les informations
sur les guerres, les injustices sociales ou l’exploitation du Tiers-Monde
commencent à affluer par les médias, l’art engagé fait son autocritique.
La majorité des artistes refusent la manipulation médiatique, en faisant
entendre une opinion en opposition au système. Sur une scène artis-
tique internationale très hétérogène, ils réagissent face à l’événement
socio-politique en mettant en œuvre des stratégies pour se rapprocher,
même si elle est illusoire, d’une certaine vérité historique : soit en ayant
recours à des attitudes situationnistes qui refusent radicalement toute
production de l’art sous forme d’objet, soit en usant du traditionnel mode
du détournement ou encore de la satire qui tente d’introduire une distance
par rapport au sujet en le dépouillant de son contexte idéologique.
Certains finissent par exprimer leur refus de toute idéologie. En 1972,
Joseph Beuys balaie la Karl Marx Platz à Berlin : « Je voulais démon-
trer par là qu’il fallait aussi balayer l’option idéologique rigide des mani-
festants, à savoir ce que l’on annonce sur les banderoles comme une dictature
du prolétariat 1. » Certains créateurs aspirent ainsi à un art libre, non condi-
tionné par la société et la culture, d’où des tentatives pour sortir de l’ins-
trumentalisation de l’art par le politique. Se détachant de la contingence,
certains espèrent même accéder à un niveau d’universalité ou d’intem-
302 poralité. Car, qu’elle nous fascine ou qu’elle nous paraisse insupportable
et nous inspire de l’horreur, l’histoire politique et sociale, souvent déformée
par le prisme des passions, génère des images qui semblent bloquées ou
stéréotypées. L’art peut permettre justement de lever ces blocages et de
poser autrement les questions.
Comment communiquer aujourd’hui, comment faire partager sa vision
du monde sans asséner des vérités, si ce n’est en remixant les codes de
notre culture et en reformulant les limites de l’art critique ? C’est ce que
l’on retrouve au centre de la démarche de deux peintres d’histoire d’un
nouveau type, Jean-Pierre Raynaud, avec son travail sur les drapeaux,
et Jacques Villeglé, avec ses signes socio-politiques. L’un et l’autre,
selon des propositions totalement différentes, mais avec un geste d’une
simplicité tellement désarmante qu’elle en devient provocante, nous entraî-
nent du côté de l’implicite, par une approche à la fois distanciée et presque
clinique du réel.
1. Sur Beuys et les attitudes artistiques face à l’histoire dans les années 1960, voir MARIE LUISE
SYRING, « Critique politique, critique de l’image, contestation et détournement » in JEAN-PAUL
AMELINE et HARRY BELLET (s.l.d.), Face à l’histoire 1933-1996. L’artiste moderne devant l’évé-
nement historique, Paris, Centre Georges-Pompidou / Flammarion, 1996, p. 350-357.
Le drapeau comme archétype du sensible
1. JEAN-PIERRE RAYNAUD, entretien avec ROBERT FLECK, Projet Drapeau, base sous-marine,
Paris, Léo Scheer, 2005, p. 21.
2. JEAN-PIERRE RAYNAUD, Campagne Communication Drapeau, Calignac, Vers les arts, 2003,
p. 5.
3. JEAN-PIERRE RAYNAUD, Projet Drapeau, base sous-marine, op. cit., p. 21.
C’est à l’occasion de la rétrospective qui lui fut consacrée au Jeu-de-
paume, en 1998, qu’il expose le drapeau français dans la dernière salle
du musée et déclare vouloir « s’approprier » par la suite tous les drapeaux
nationaux. Le drapeau est commandé chez un fabricant (l’entreprise
Doubet, à Lille) et tendu sur un châssis de bois spécialement construit
pour le recevoir, il est exposé sans plus de préparatif. Si l’on évacue le
geste, ce n’est plus qu’un drapeau. Mais cette oriflamme tendue est reven-
diquée en tant qu’œuvre d’art, devenant l’équivalent d’un tableau. Raynaud
ne touche pas au signe de représentation, mais marque son territoire en
le signant. Sa tension sur un châssis provoque son immobilité, alors que,
dans la rue, un drapeau bouge avec le vent. En revanche, dans ce cas,
son immobilité rend le signe plus concret. Il y a d’ailleurs un contraste
304 entre l’immobilité du drapeau qui se pose comme un objet immuable et
l’effervescence du monde politique qui bouge par définition.
Raynaud insiste beaucoup sur l’aspect concret de l’objet-drapeau qui
devient « un Raynaud », sur le fait que ce n’est pas une œuvre abstraite,
mais un objet bien réel. Il dit : « On est loin d’une abstraction banale,
le réel en sort gagnant. » Et il déclare même que « Jasper Jonhs a fait
une œuvre magnifique dans la peinture [faisant allusion aux Flags de
l’artiste américain], je lui laisse la peinture et je récupère l’objet » 1. Il
s’agit donc d’un objet, en apparence banal, plastiquement très simple,
« l’image la plus froide de la géographie, la plus vide de toute huma-
nité 2 », mais cependant chargé de sens et incluant la notion de chaos.
Car Raynaud sait pertinemment que le drapeau, symbole de l’identité
nationale d’un pays, est un objet presque intouchable parce qu’il incarne,
par association, les idéologies politiques. Dans un entretien avec Gilbert
Perlein, il déclare : « Il n’est pas interdit de penser que les drapeaux
sont les grands “psycho-objets” tournés vers l’extérieur, le monde deve-
nant un grand psychodrame et les drapeaux, ces repères visuels mentaux
qui cristallisent les passions et les haines entre les peuples 3. »
est enfermé. Ce qui l’intéresse, c’est de constater que son projet artis-
tique est en phase avec le monde. Pour lui, l’œuvre d’art doit être au
contact direct de la réalité sans rester cantonnée à l’espace muséal.
Même s’il s’en défend, il choisit de travailler, la plupart du temps,
sur des drapeaux appartenant à des pays « sensibles » et de les présenter
dans des lieux révélant des situations emblématiques ; il aime intervenir
sur des terrains minés. « Ici, dit-il, je me retrouve témoin de situations
en perpétuel mouvement, avec la nécessité d’être toujours en retrait de
la logique morale dans laquelle je peux être enfermé 1. » En fait, Raynaud
va jusqu’au bout de sa logique artistique, en s’exposant parfois lui-même,
préférant au mode traditionnel de l’exposition de ses œuvres sa propre
participation afin de mieux communiquer avec le public. « J’ai toujours
signé par ma présence physique ; c’est une façon d’assumer ma respon-
sabilité comme une empreinte digitale ou de l’ADN. Je suis au cœur
du dispositif, c’est mon engagement 2. »
Ainsi, en avril 2002, dans le cadre des élections présidentielles fran-
çaises, il organise sa propre campagne de « communication-drapeau »
dans sept grandes villes de France : Nantes, Tours, Marseille, Bordeaux,
Paris, Toulouse et Lyon, estimant que son projet artistique peut faire
1. Id.
2. JEAN-PIERRE RAYNAUD, Projet Drapeau, base sous-marine, op. cit., p. 44.
l’objet d’une campagne de communication à l’aune des autres projets
politiques. « C’est aussi, déclare-t-il, rencontrer le présent dans ce qu’il
a de plus réaliste et de plus vital, tout en restant au cœur de la pensée,
au cœur de l’art 1. » Il fait réaliser une affiche de campagne et trouve
un slogan significatif de son projet, mais aussi calqué sur le discours
propagandiste des hommes politiques : « La force de l’idée. » Ses affiches
sont ensuite collées dans la rue et subissent les mêmes aléas que les
autres affiches politiques auxquelles elles sont assimilées. Pierre
Restany est son directeur de campagne et l’accompagne dans son tour
de France. Lors des sept meetings auxquels il a participé, Raynaud présente
son projet artistique, notamment après le premier tour du 21 avril 2002
dont l’issue oppose Jacques Chirac à Jean-Marie Le Pen.
306 Cela lui permet de plonger « l’objet drapeau » dans le réel et de le
confronter à toutes les réactions de peur et de violence que suscite sa
présentation. « J’ai constaté à cette occasion que mon projet est au cœur
du présent le plus immédiat, au cœur de la réalité et le choc du 21 avril
2002, avec le passage au second tour de l’extrême droite en est l’exemple
le plus frappant. Cela m’a renforcé dans l’idée que l’artiste doit rester
au cœur de son projet et ne pas subir les pressions extérieures à l’art 2. »
La démarche peut apparaître volontaire et courageuse ou, selon les points
de vue, scabreuse ou cynique, quand on sait que Le Pen récupère idéo-
logiquement le drapeau français pour ses propres thèses. Raynaud va
jusqu’à trouver des points de convergence entre l’artiste et l’homme
politique (notamment sur la question du projet ou du programme, de
l’engagement, voire de la séduction), mais le politique est un rassem-
bleur, un négociateur qui a besoin d’être consensuel à cause de son élec-
torat, ce qui, pour Raynaud, n’est pas le cas de l’artiste.
Réalisant le drapeau cubain, il a souhaité ne pas l’exposer dans un
musée de La Havane, mais le montrer et le signifier au dirigeant en place.
La négociation a duré neuf mois, avant que Fidel Castro n’accepte, c’est-
En fait, ce qui peut gêner dans cette démarche, c’est l’absence de prise
de position, qu’il s’agisse de projets inscrits dans un cadre national ou
dans un contexte géopolitique plus vaste. D’ailleurs, les critiques
auxquelles l’artiste est confronté ne manquent pas, puisqu’il encourt le
risque de passer pour politiquement irresponsable 1 ou pour une sorte
de girouette opportuniste, voire de mégalomane recherchant les coups
médiatiques. Mais ne voulant céder ni aux pressions ni au chantage,
Raynaud reste ferme sur ses positions, estimant qu’aucune négociation
n’est possible. Le drapeau se dépassionne pour se re-passionner autre-
ment. C’est là, précisément, que se situe la posture de Raynaud qui défend
la position de la suprématie de l’art et de l’artiste. Évoquant cette ques-
tion de la distance et du détachement, il insiste sur le fait que « l’art
n’est pas fait pour apporter des réponses, il représente un vécu. On se
trouve ensuite confronté à ce vécu, l’artiste n’a pas à se justifier : il
1. Évoquant cette posture impolitiquement correcte, Pierre Restany, s’adressant à Raynaud, souligne
qu’il « est certain que ce rapport nouveau [qu’il est] en train d’instaurer entre l’art et le pouvoir,
l’art et le politique, est un rapport qui est gênant pour beaucoup de gens, qui gêne tous ceux qui
préfèrent suivre les sirènes de la démagogie, de la fausse philanthropie et disons d’une démo-
cratie idéale, qui n’est jamais respectée sur la surface du globe » (PIERRE RESTANY in Drapeau,
catalogue de l’exposition au musée Sainte-Croix de Poitiers, op. cit., p. 43).
s’expose. C’est suffisant, chacun son rôle, le public a autre chose à vivre :
rencontrer une proposition qu’il accepte ou non 1. »
Il précise encore : « Je fais un constat clinique, les personnes sont
confrontées à ce diagnostic et toutes les perspectives restent ouvertes…
L’art, c’est l’alternative à un monde qui n’offre pas d’alternative 2. » L’art
souverain permettrait donc d’outrepasser les blocages, de compenser le
manque de recul et de poser autrement les questions. C’est là son privi-
lège. La méthode artistique offre ce dilemme en laissant à celui qui y
est confronté de multiples possibilités d’y échapper. Le spectateur n’est
jamais prisonnier du projet qui lui est proposé : ce qu’il rencontre, c’est
la projection de l’autre. « C’est quand même la grande force de l’art
que de se donner les moyens de “faire apparaître”, sans en être l’otage 3. »
308 Plus qu’à l’actualité quotidienne, c’est à l’histoire que Raynaud se
mesure avec son projet pour la base sous-marine de Bordeaux lancé en
1999. Il s’agissait (le projet n’aboutira pas) d’accrocher un drapeau nazi,
tendu sur un châssis, dans l’un des espaces de cet énorme édifice de
45 000 m2, construit dès 1941 par l’occupant pour les sous-marins alle-
mands. Aujourd’hui, la base sous-marine, une sorte de bunker en ciment
armé, est un bâtiment municipal à vocation culturelle. Raynaud se propo-
sait de restituer le drapeau à croix gammée, tout en le rendant invisible :
il devait être placé dans une salle inaccessible au visiteur qui aurait seule-
ment découvert sur la porte la pancarte « Espace Raynaud ». C’est la
même idée qu’il reprendra pour l’Espace zéro de Beaubourg : il y présente
le drapeau israélien, à un moment où des événements graves interviennent.
On lui demande de le retirer. Il le mettra au secret, à l’intérieur.
Pour la base sous-marine, il intervient dans un chapitre historique et
politique d’une extrême complexité. « Je comprends que certains sujets
soient embarrassants, ils permettent pourtant de faire le point sur ce qui
est tabou. Le propre de l’art est de s’affranchir des interdits, à chacun
de vérifier sa capacité de liberté 4. » Il trouve, en fait, plus indécent que
1. JACQUES VILLEGLÉ, « La guérilla des symboles » in Liens et lieux, contrastes, texte accom-
pagnant l’exposition à Locquémeau, galerie du Dourven, 1998, p. 39.
2. JACQUES VILLEGLÉ, Alphabet socio-politique, catalogue de l’exposition au musée Sainte-Croix
de Poitiers, Calignac, Vers les arts, 2003, p. 57.
en devenant un pur et simple jeu plastique. Ce pseudo-désengagement
se traduit par une forme d’ascèse qui refuse tout lyrisme, tout épan-
chement, tout pathos. « Pareille remarque fut faite, nous dit Jacques Villeglé
aux encyclopédistes du XVIIIe siècle qui, plutôt que de vouloir révéler
l’essence cachée des choses, en pénétrer le secret, préférèrent, animés
par la curiosité sociologique, s’emparer du monde 1. » On sait cepen-
dant le rôle déterminant que tinrent ces philosophes dans la maturation
d’une Révolution annoncée.
Par ce langage codé, qui est en même temps une manière de décoder
et de désarmer le prosélytisme, Villeglé regarde l’histoire en face, avec
une hauteur de vue, une distance et un détachement que seul le recul
du temps pourrait égaler.
312 Il s’agit également de ramener l’art à sa fonction la plus subversive
qu’il doit toujours avoir, mais avec une force d’inertie redoutable. Sans
asséner de vérités, dans l’oubli de soi, «en l’absence de tout contrôle exercé
par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale 2 »
– pour reprendre une formule célèbre du manifeste du surréalisme –,
dans un espace d’échange, de mixité et de contradiction, l’appareil enre-
gistreur délivre son message automatique qui ne peut qu’engendrer la
germination du langage et provoquer la libre ébullition des associations
d’idées ou d’images.
Se pose par ailleurs la question du choix de la matrice, c’est-à-dire
de l’appropriation du matériau. Villeglé retranscrit plus volontiers des
écrits (phrases, citations ou intégralité des textes) empruntés aux poètes
de la révolte, Alfred Jarry, René Crevel, Georges Perec ou Benjamin
Péret, mais aussi à des artistes comme Robert Filliou, Jean-Jacques Lebel…
On peut penser, à juste titre, que la retranscription en signes socio-poli-
tiques de ces textes libertaires amoindrit le message d’origine, en muse-
lant le signifiant. À cet égard, la translitération du texte de Benjamin
Péret 3 est intéressante pour notre propos.
1. Ibid., p. 60.
2. ANDRÉ BRETON, Manifeste du surréalisme (1924), Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1962, p. 40.
3. BENJAMIN PÉRET, Le Déshonneur des poètes (1945), retranscription en signes socio-poli-
tiques par JACQUES VILLEGLÉ, postface Dominique Dussol, Calignac, Les Ateliers d’Aquitaine,
2004.
Péret, le poète engagé par excellence, « le rouge Benjamin » comme
on l’appelait, rédige, lors de son exil au Mexique, un pamphlet, Le
Déshonneur des poètes, publié au lendemain de la guerre, contre une
certaine pratique poétique partisane et propagandiste. Sont notamment
visés les poèmes patriotiques d’Eluard et d’Aragon, parus deux ans plus
tôt sous le titre L’Honneur des poètes. Le Déshonneur est donc la riposte
cinglante de Péret qui est resté fidèle à la mission première du grand
projet collectif surréaliste qui était de changer la vie par la libération
de l’esprit. N’admettant pas que l’on intente ainsi à la liberté créatrice,
il réclame la nécessaire autonomie de l’art. « L’expulsion de l’oppres-
seur et la propagande sont du ressort de l’action politique, sociale ou
militaire, selon qu’on envisage cette expulsion d’une manière ou d’une
autre. En tout cas, la poésie n’a pas à intervenir dans le débat autrement
que par son action propre, par sa signification culturelle même 1. » Villeglé
reprend l’intégralité de ce texte soixante ans plus tard, le maquillant de
ses signes socio-politiques. Son intention n’est pas de lui redonner une
actualité, mais davantage une intemporalité. C’est-à-dire que, sans prendre
position, par un seul travail plastique, Villeglé illustre et souligne, même
s’il en brouille la lisibilité, la pensée de Péret.
Villeglé agit comme un chirurgien devant intervenir lors d’une opéra-
tion, il refoule ses émotions, même s’il est bouleversé. Par ce geste autant
esthétique qu’éthique, il rejoint Jean-Pierre Raynaud, qui affirme : « La
particularité de l’œuvre d’art n’est pas d’ordre moral, ça peut paraître
insoutenable pour certains, mais on ne demande pas la vérité à un artiste 2. »
1. BENJAMIN PÉRET, Le Déshonneur des poètes (1945), Paris, Mille et une nuits, 2003, p. 18.
2. JEAN-PIERRE RAYNAUD, Projet Drapeau, base sous-marine, op. cit., p. 46.
Yves Depelsenaire
freudienne 2.
Je ne vois pas meilleure image pour faire aujourd’hui la paire avec
la radiographie de Delvoye.
On remarquera immédiatement un curieux chiasme. C’est dans la
Leçon d’anatomie façon Wim Delvoye que la jouissance forclose de la
démonstration du docteur Tulp fait retour, tandis que le Cauchemar de
Tatiana Trouvé est dépouillé de l’efflorescence imaginaire du tableau
de Füsli. C’est en effet au sein même de la science et à travers ses appli-
cations les plus réelles que fait à présent retour ce qui en a été exclu à
son origine, cependant que le champ de l’inconscient s’est asséché tel
le Zuyderzee au fil de la banalisation de son déchiffrage. Le voile du
refoulement, matérialisé par Füsli par le rideau dans les plis duquel se
glisse la tête de jument, symbole du mauvais rêve, a mis les voiles.
S’il ne s’avise pas de ce changement considérable dans la sensibi-
lité de son époque, le psychanalyste en ce début du XXIe siècle ressem-
blera, l’héroïsme en moins, à ces régiments de cavaliers qui chargeaient
sabre au clair des troupes équipées de canons et de fusils.
1. GÉRARD WAJCMAN a excellemment commenté les X Rays de Wim Delvoye dans un entretien
avec ANAËLLE LEBOVITS et ANNABELA TOURNON : « Il n’y a d’œuvre d’art que critique », Le
Diable probablement, n° 1, Paris, 2006, p. 58-68.
2. Œuvre (sans titre, 2007) en couverture de La Cause freudienne, n° 68, Paris, Navarin, 2008.
Qu’y a-t-il donc, en effet, à refouler, dès lors que plus rien n’est caché,
et, mieux, que le refoulement lui-même est défaillant ? Mais ce n’est pas
seulement affaire de mœurs qui changent. Notre époque est animée par
un fantasme de transparence absolue, au point que l’espace de l’inti-
mité en est souvent gravement menacé. C’est l’époque de Google Earth.
Les limites du visible y sont indéfiniment reculées dans toutes les
sphères de l’existence. Images de synthèse, vidéosurveillance, webcam,
scanner, imagerie médicale, microscope électronique…, autant de tech-
nologies nouvelles à travers lesquelles s’assoit toujours plus le règne
de l’image. Comme si finalement l’image était plus vraie que le monde
lui-même ou les hommes en chair et en os. Comme si l’œil était le lieu
suprême où authentifier tout ce qui est, et surtout – là gît le paradoxe
318 crucial –, ce qui est au-delà même de ce qui se voit.
Rien de neuf, bien sûr, dans l’idée de dévoiler un au-delà de l’appa-
rence. Elle se décline de mille et une manières dans l’histoire des civi-
lisations. Mais c’est la défiance envers l’image qui en résulte
généralement. Le mythe platonicien de la caverne est le paradigme de
cette disqualification de l’image. Nous assistons aujourd’hui à un mouve-
ment complètement inverse. Sans doute ne rêvons-nous plus à trouver
trace du visage de Dieu dans les cieux, comme les premiers télescopes
en donnèrent l’espoir. C’est que nous prétendons maintenant à l’omni-
voyance qui était son apanage.
MAYA TELL-NOHET, Miroir I, 2000. Tableau relief, plaque d’aluminium rehaussé, 30 x 30 cm.
Courtesy de l’artiste.
Que diable dit cette phrase mystérieuse ? Elle dit avec Nietzche, dans
ses Dithyrambes de Dionysos : « Je suis ton labyrinthe. » Elle a inspiré
à Gilles Deleuze un fort beau commentaire 1, qui a à son tour inspiré
Maya Tell-Nohet. « Je suis ton labyrinthe », dit le Minotaure à Ariane.
Je suis ton labyrinthe, moi lieu obscur de toutes les images disper-
sées lors de la création à la mort de Dionysos. Je suis miroir et laby-
rinthe, obscure clarté, étoile éteinte dont la lumière trace sous ton doigt
le chant de l’Éternel Retour, je suis musique et silence, vérité et appa-
rence, image et rideau sur l’image, rideau et image sur le rideau, miroir
sans image et image d’un miroir, image d’un miroir sans image, miroir
d’une image de ce qui n’a pas d’image.
1. GILLES DELEUZE, « Le mystère d’Ariane selon Nietzsche » in Critique et clinique, Paris, Minuit,
1993, p. 126-134.
LES AUTEURS
tique sur notre monde contemporain marqué par les migrations, l’exil,
l’exclusion. Formé à l’École des beaux-arts de Paris, il a présenté ses
travaux dans le cadre d’expositions personnelles (dont au Parvis-Centre
d’art contemporain à Ibos) et collectives (notamment « Latitudes 2004 –
Terres de l’Atlantique » au FRAC Champagne-Ardennes, à l’Elsepth
Kyle Gallery de Londres, à la 1re Biennale de Thessalonique). Il déve-
loppe avec le compositeur de musique contemporaine Thierry Pécou
une collaboration artistique qui a fait l’objet d’invitations en France, en
Europe et en Amérique latine.
Évelyne Toussaint
Présentation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7
Première partie
La fonction critique de l’art :
Modalités et dynamiques de dissidences et de résistances . . . . . . . . . 15
Leszek Brogowski
La naissance de l’avant-garde de l’esprit révolutionnaire . . . . . . . 17
Romain Duval
La fonction critique chez George Grosz
Regard sur les niveaux de résistance d’une œuvre graphique . . . 31
Sylvaine Guinle-Lorinet
La fonction critique d’un nouveau roman . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 47
Abel Kouvouama
La fonction critique d’un journal satirique à Brazzaville :
La rue meurt . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 57
Jacques Norigeon
Quand l’art mineur critique l’art majeur :
Les Aventures de l’art de Willem . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 67
Sophie Dannenmüller
L’assemblage en Californie : une esthétique de subversion . . . . . 75
Jean-Philippe Uzel
De l’usage politique de l’art minimal :
Felix Gonzalez-Torres et Brian Jungen . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 91
Évelyne Toussaint
Lida Abdul, Afghane. Les forces de l’art . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 101
Lucie Pélegrin
Esthétique de l’intime et fonction critique dans
l’œuvre de Regina José Galindo . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 115
Jean-François Boclé
La France est une île située quelque part en mer du Nord . . . . . 109
Deuxième partie
Arts et pouvoirs :
Engagements, instrumentalisations et ambiguïtés . . . . . . . . . . . . . . . 129
Olivier Neveux
«Et ça sert à quoi, en général, tout ça?»
Remarques sur le théâtre de Rodrigo García . . . . . . . . . . . . . . . . . . 131
Sarah Gilsoul
L’art relationnel
ou le détournement de l’espace critique de l’art . . . . . . . . . . . . . . 141
Fabien Danesi
Postmodernité versus modernisme : le cas Jeff Koons . . . . . . . . 153
Isabelle Lassignardie
Fred Forest : agir dans l’immédiat et l’ordinaire,
les possibilités d’une critique distanciée ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 161
Sandra Métaux
Les dispositifs critiques de Gianni Motti : autonomie de la
forme et mise en abyme des arts post-moderne et totalitaire . . 169
Éric Van Essche
L’art contemporain dans l’espace public :
de la tribune politico-économique au forum citoyen . . . . . . . . . . 179
Martine Maleval
Le théâtre de rue au risque de l’institutionnalisation
et de l’instrumentalisation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 189
Neli Dobreva
Esthétisation du politique, œuvre d’art
et expérience du sublime vs 9 / 11 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 197
Androula Michaël
L’art dans le contexte d’une partition politique . . . . . . . . . . . . . . 209
Miguel Egaña
Arbeit macht Frei
ou du « kitsch critique » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 219
Jean-Marc Lachaud
De la fonction critique de l’art : une utopie concrète ? . . . . . . . . 235
Troisième partie
L’autonomie de l’art, un outil de la fonction critique ? . . . . . . . . . . 245
Delphine Trébosc
Nu féminin et critique politique dans la peinture profane
de la Renaissance française . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 247
Bernard Lafargue
Le donjuanisme de l’art : l’air gazé du champagne . . . . . . . . . . . 255
Marie-Noëlle Moyal
Une démarche dérangeante au sein d’une avant-garde
musicale radicale : le cas Stockhausen . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 271
Michel Métayer
Jan Svoboda, critique hors critique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 279
Marie-Noëlle Ryan
La portée critique de l’œuvre d’art . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 293
Dominique Dussol
Jacques Villeglé, Jean-Pierre Raynaud :
la distance dans l’engagement face à l’histoire . . . . . . . . . . . . . . . 301
Yves Depelsenaire
L’image dans le labyrinthe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 315