Histoire Dont Vous Êtes Les Héros (En Quelque Sorte)
Histoire Dont Vous Êtes Les Héros (En Quelque Sorte)
Histoire Dont Vous Êtes Les Héros (En Quelque Sorte)
Je vous propose d'apporter votre précieuse contribution à une aventure humaine en suivant les
péripéties d'un jeune homme tout ce qu'il y a de plus banal. À certains moments de l'histoire, vous
aurez à participer à un vote pour déterminer le cours des choses. Je vous donnerai le choix entre
plusieurs alternatives, vous aurez trois jours pour faire votre choix, je prendrai ensuite deux ou trois
jours pour écrire l'histoire selon le résultat de vos votes, jusqu'au prochain « carrefour ». Ça vous
tente?
***
Vous êtes Julien, jeune homme d'à peine trente printemps, et même si vos parents ont décidé
de vous prénommer ainsi, non point en l'honneur de Jules César, ni pour faire partie de la tribu des
Jules (dont vous faîtes malgré tout, et surtout malgré vous, partie) mais parce que ça sonnait bien, et
même si environ cent mille familles ont fait le même choix ces trente dernières années, eh bien, ça
sonne bien, c'est familier. On connaît tous un Julien. C'est rassurant. Le fait que vous ne l'êtes pas et
que malgré votre âge votre pouvoir décisionnel frise le zéro absolu (-273,15°C) n'arrange pas
l'opinion que les autres ont de vous. Opinion qu'ils prennent grand soin de ne pas vous donner.
Vous souffrez le monde comme d'autres souffrent de devoir regarder « Questions pour un
champion » avec leur grand-mère pour égayer ses soirées, un mal pour un bien. Alors vous le
laissez couler, le monde, parce que vous n'aimez pas les perturbations; pourtant elles arrivent et
vous vous dîtes fréquemment: « Les emmerdes se déplacent en troupeaux ». Et vous avez
diablement raison. De la même manière, il vous est souvent arrivé de vous demander: « Pourquoi ça
m'arrive à moi? Six milliards et demi de pékins sur terre, et ça me tombe dessus. » À présent, cela
vous arrive plus rarement. L'habitude. En bref, vous êtes un peu monsieur tout-le-monde.
Parfois, il vous arrive de penser des choses complètement folles, voire d'en faire. La dernière
en date: vous êtes allé jusqu'à rêver d'aller en Patagonie! Puis vous vous êtes souvenu de votre
voyage scolaire en Angleterre: pourquoi s'embêter à aller voir ailleurs si l'herbe est plus verte?
L'herbe est la même, les gens sont les mêmes. Il pleut plus souvent. Vous rêvez souvent de voyage,
d'évasion et vos rêveries éveillées, alimentées par les quelques reportages que vous regardez de
temps à autre sur Arté, vous emmènent loin, très loin de votre quotidien. Quotidien que vous ne
boudez pas pour autant.
Vous travaillez dans un établissement bancaire; pas au guichet, non, parce que les gens pour
vous, c'est à dose thérapeutique, ou alors bien infusés, c'est-à-dire vos amis. Vous préférez le calme
des bureaux, surtout le vôtre, avec vue sur la rue, bien exposé, au premier étage. Vous êtes apprécié
de vos collègues pour votre discrétion, votre politesse, de votre patron pour votre engagement, votre
zèle. Vous êtes également apprécié de vos amis pour votre loyauté et votre galanterie. Votre petite
amie, quant à elle, vous apprécie pour votre – eh! mais vous n'avez pas de petite amie! Une ombre
au tableau, la seule. La dernière n'est pas restée, prétextant être trop en sécurité avec vous, et pas
assez en danger. Fadaises! Toujours est-il que vous êtes revenu sur le marché des âmes esseulées,
bien décidé à attendre de pied ferme que la demoiselle se manifeste.
Le jour où commence votre histoire est un jour ordinaire. Vous vous êtes levé à 6h52
précisément, la sonnerie de votre portable vous tirant d'un sommeil sans rêves et surtout de plomb.
Vous avez ouvert les yeux promptement, êtes passé aux toilettes, avez bu un grand verre d'eau pour
réveiller votre corps autant que votre esprit. Vous avez ensuite pris un solide petit-déjeuner: thé
Lipton, deux tranches de pain/beurre/confiture, un bol de corn-flakes juste saupoudrés de sucre, un
yaourt nature brassé et un grand verre de jus d'orange sans pulpe. Douche, brossage de dents,
habillage (vous portez toujours le même costume, pour des raisons de commodité – disons que vous
avez plusieurs fois le même, un peu comme Albert Einstein, mais la comparaison s'arrête là).
Que faîtes-vous?
Vous souriez, vous lui répondez par l'affirmative mais qu'il ne faut pas prononcer le « s » dans votre
nom, mais dire « démarre » et lui demandez en quoi vous pouvez lui être utile.
Vous retirez votre bras d'un geste agacé. Vous n'aimez pas ses manières. Vous la toisez du regard et
lui rétorquez: « À qui ai-je l'honneur? »
Vous souriez, l'air gêné, présentez vos excuses et vous dirigez d'un pas rapide à l'intérieur de la
banque, en sécurité. En plus, vous ne voulez pas être en retard.
Vous la dévisagez quelques instants avant de vous apercevoir qu'elle rougit un peu. Vous froncez les
sourcils: « Excusez-moi, vous êtes...? »
***
Vous la dévisagez quelques instants avant de vous apercevoir qu'elle rougit un peu. Vous
froncez les sourcils : « Excusez-moi, vous êtes... ?
_ Je suis une amie d'Albertine. Elle m'a dit que vous pourriez m'aider. »
Ah, Albertine. Voilà un peu de concret. Quelque chose à quoi se raccrocher.
« Cela fait un moment que je ne l'ai pas vue, Albertine. Je suis même étonné qu'elle se
souvienne de moi. Que puis-je faire pour vous?
_ On ne pourrait pas discuter dans un endroit plus tranquille? »
Vous regardez autour de vous. C'est vrai que la rue est passante. La jeune demoiselle, qui est
pourtant juste à ses côtés, se trouve en fait près d'une des portes et se fait bousculer par des clients à
vous, des collègues qui ne le remarquent même pas.
« Euh, oui, je veux bien, mais là il faut que j'aille travailler. On ne peut pas se voir ce soir?
_ C'est que c'est assez urgent, j'aurai espéré vous parler plus tôt. Vous êtes libre ce midi?
_ Ce midi, je déjeune. Et j'ai une journée qui s'annonce chargée. Je peux vous laisser mes
coordonnées de bureau et nous fixerons un rendez-vous dans la soirée. » Vous lui tendez votre carte
de visite. Elle la prend machinalement. La regarde, visiblement déçue. « Je dois y aller à présent,
bonne journée, Mademoiselle...?
_ Je vous rappelle dans la journée. A ce soir, Julien. »
Pas de nom, pas de numéro de téléphone, pas de référence. Tout ça, c'est louche. Vous rentrez à la
maison.
Mouais. Le restaurant est à côté de l'appartement. Pourquoi pas? Mais autant dire que cela restera
pro-fe-ssio-nnel.
Il vous reste un quart d'heure pour retrouver Albertine, la contacter, en apprendre davantage sur
l'inconnue. Après, vous aviserez.
Elle vous a hanté toute la journée. Vous le réalisez à présent. Juste le temps de repasser à l'appart'
vous changer et vous serez fin prêt pour le rendez-vous.
***
Elle vous a hanté toute la journée. Vous le réalisez à présent. Juste le temps de repasser à
l'appart' vous changer et vous serez fin prêt pour le rendez-vous. Tout à coup, pile de gauche, pile de
droite, tout cela n'a plus grande importance. Vous avez le cœur léger, et c'est presque sautillant que
vous passez dans le couloir, dîtes « au revoir » à la comptable qui ne daigne même pas lever les
« Non mais t'as vu l'heure? C'est pas la foire du trône làààà! Faut qu'je rentre dare-dare j'ai du taf
moua demain! »
Vous filez aux toilettes en attendant de dessouler un peu. Pas moyen qu'elle vous voit dans cet état-
là. Vous réfléchirez à un plan d'action une fois dedans.
Vous restez debout, incapable de bouger. Elle a forcément une bonne excuse et vous priez Dieu
qu'elle ne parle pas trop vite pour la comprendre.
Vous vous rasseyez, décidé à ne pas vous lever (de toute façon vous avez du mal) et à bouder un
peu. Ce ne sont pas des manières.
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Vous vous rasseyez, décidé à ne pas vous lever (de toute façon vous avez du mal) et à
bouder un peu. Ce ne sont pas des manières. Elle se tient devant vous, sa respiration est haletante;
elle porte une saharienne et un chèche blanc cassé qui contrastent avec ses joues rouges.
« Vous m'en voulez? Je suis désolé.
_ Vous êtes en retard.
_ Vous êtes ivre.
_ Farpaitement. Mais moi j'étais à l'heure.
_ Allez, arrêtez de bouder un peu, Julien.
_ Je n'ai toujours pas l'honneur de savoir à qui je m'adresse. » Elle prend visiblement son
temps pour s'installer, sourit même. « Qu'est-ce qui vous fait sourire?
_ Je ne sais pas pourquoi je m'installe. Nous n'allons pas rester bien longtemps de toute
façon. »
Interloqué est encore un mot qui aurait pu vous venir en aide. Vous remarquez ses traits fins,
son nez légèrement aquilin, ses lèvres minces. Elle pourrait vous plaire. En un instant son visage se
grave en vous.
« Vous ne me demandez pas pourquoi?
_ ...
_ Un peu plus et vous allez baver.
_ Hein?
_ Appelez le garçon, commandez de quoi éponger tout cet alcool, puis nous monterons chez
vous. » Vous n'en revenez toujours pas, vous faîtes ce qu'elle vous dit.
« François, je vais pendre une salade niçoise – prendre. » Silence gêné. Vous, ainsi que
Le jour où commençait votre histoire était un jour ordinaire. Aujourd'hui, à bien des égards,
l'est tout autant. Il est 6h52 précisément, la sonnerie de votre portable vous tire d'un sommeil sans
rêves et surtout de plomb. Vous ouvrez les yeux promptement, et passez aux toilettes, buvez un
grand verre d'eau pour réveiller votre corps autant que votre esprit. Peut-être entendez vos pas
traîner sur le parquet, peut-être. Vous prenez ensuite un solide petit-déjeuner: thé Lipton, deux
tranches de pain/beurre/confiture plus ou moins bien tartinées, un bol de corn-flakes un peu trop
sucré, un yaourt nature brassé et un grand verre de jus d'orange sans pulpe. Douche, brossage de
dents, comme d'habitude. C'est au moment de l'habillage que rien ne se passe. Votre costume en
plusieurs exemplaires vous tend les bras, mais quelque chose dans le coin de votre œil vous alerte.
Dans le lit. Là, sous vos yeux ébahis. Personne. Là où il devrait y avoir quelqu'un, quelqu'une, eh
bien c'est le vide. Un vide Co(s)mique, intersidérant. Comme aurait dit Audiard, vous avez le
palpitant qui s'emballe. Il s'emballe tellement que vous l'avez au bord des lèvres.
Vous avez des souvenirs confus de la soirée, si ce n'est une odeur indescriptible, forte,
entêtante. Vos membres se relâchent soudain, deviennent gourds, lourds, encombrants. Mais
qu'avez-vous donc fait hier soir? Des folies de votre corps diraient certains. Et son visage vous
revient comme un coup de tonnerre. Vous vous asseyez sur le bord du lit. Vous prenez le post-it que
vous venez d'apercevoir entre vos mains fébriles.
« Merci. On se voit ce soir? Je ne serai pas en retard, promis. xxx » C'est le pompon.
Toujours pas de nom.
En vous rendant au travail vous ne prenez ni journal, ni bus, ni attention à quoi ou qui ce
soit. Vous hélez le premier taxi, vous engouffrez à l'intérieur. Vous tendez le premier billet de votre
porte-feuille au conducteur. « Ça c'est pour vous si je suis au bureau dans un quart d'heure.
_ Cinquante euros? Ok patron, vous y serez en moins de temps que ça. » Vingt minutes plus
tard vous voilà devant la banque. Vous avez quand même pu gagner du temps. Vous scannez la
Vous êtes fou amoureux d'elle, vous voulez qu'elle reste, qu'elle ne parte plus comme une voleuse,
vous ne voulez plus passer une journée pareille.
« Fallait réfléchir avant de partir comme ça. Ça se fait pas, je suis vraiment déçu. A moins que tu
n'aies une bonne raison, je te dis ciao, bella. »
« Mais pourquoi moi ? Pourquoi me faire ça à moi ? Je n'ai rien demandé à personne...J'avais une
vie réglée comme du papier à musique avant que je te rencontre. Et c'est quoi ton nom, d'ailleurs? »
« On monte ? Je dois bien avoir une bouteille de vin qui traîne quelque part...on discutera en buvant
et vous pourrez enfin me dire votre nom. »
***
« On monte ? Je dois bien avoir une bouteille de vin qui traîne quelque part...on discutera en
buvant et vous pourrez enfin me dire votre nom. »
Elle ne vous répond que par un sourire. Si seulement à ce moment-là vous aviez tourné la
tête vers le côté opposé de la rue...mais vous n'en êtes pas encore là. Vous la précédez et vous
montez tous les deux dans l'appartement. La montée se fait beaucoup plus calmement qu'il y a à
peine vingt-quatre heures, et vous vous demandez ce qui a bien pu se passer entre hier et
aujourd'hui. Mais elle est là, vous entendez ses pas sur les marches, vous sentez son parfum, vous
imaginez sa démarche un rien chaloupée...et en moins de temps qu'il ne l'a fallu la dernière fois,
vous vous retrouvez plaqué contre le mur et vous sentez ses mains le long de votre corps, s'attarder
à l'entrejambe et votre chemise est déboutonnée et – la suite se passe de commentaires. Il suffit de
dire que lorsque vous ouvrez enfin la bouteille de vin, elle est allongée sous les draps, nue, les
cheveux couvrant son visage. Votre cœur bat encore la chamade.
« De quoi veux-tu parler, Julien?
_ Eh bien, je ne sais pas, commençons par ton nom.
Qu'allez-vous faire?
Vous vous précipitez dans la chambre pour secouer Elena et prendre la batte de base-ball dans votre
armoire. Ils vont voir de quel bois vous vous chauffez.
Vous restez pétrifié. Pourquoi vous? Que veulent-ils? Des cambrioleurs? Des trafiquants? Pourquoi?
Vous retournez dans la cuisine prendre le couteau de boucher et le hachoir IKEA. Vous vous
occuperez d'Elena ensuite.
Vous ne savez que faire, vous n'avez jamais été braqué avant. Vous vous jetteriez bien sur eux, mais
quelque chose vous en empêche. Alors plus qu'une solution: crier, et fuir.
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Vous ne savez que faire, vous n'avez jamais été braqué avant. Vous vous jetteriez bien sur
eux, mais quelque chose vous en empêche. Alors plus qu'une solution: crier, et fuir. Pour une raison
inconnue – d'un autre côté vous ne pouvez pas tout savoir, n'est-ce pas ? – vous faîtes l'inverse de ce
que vous aviez décidé de faire. Vous fuyez donc, vers la chambre et vous criez ensuite. Vous trouvez
ceci fort dommageable alors que votre cri aurait pu alerter les voisins, car ce qui sort de votre
bouche presque aussitôt muselée par une poigne forte par-derrière ne ressemble pas beaucoup à un
cri. Un gargouillis peut-être, tout au plus.
Alors, en une fraction de seconde, vous voyez le futur défiler devant vos yeux embués de
larmes – le malfrat vous fait un mal de chien : vous vous voyez menotté au radiateur, avec un ruban
adhésif noir sur la bouche, à devoir regarder ces trois renégats violer la pauvre Elena puis lui
trancher la gorge avant de vous faire subir le même sort. Ou alors ils ne vous violeront pas mais
vous éviscèreront en prenant leur temps, vous injectant toute une gamme de produits pour vous
maintenir éveillé, conscient dans votre agonie, et la douleur vous arrachant des spasmes, des
sanglots que personne n'entendra dans le noir de la nuit mais que tous vos voisins imagineront avoir
entendu lorsqu'ils entendront, de la bouche de Mister Goussard, gardien de l'immeuble et rapporteur
à quatre chandelles, qui jurera tous les grands dieux qu'il a tout vu parce qu'il a dû ouvrir la porte
aux policiers et mon dieu tout ce sang des boyaux partout ça puait la viande avariée – excusez-moi
Madame Froitemont – GRRRRR – du calme Polly – et il y en avait partout il ont du le droguer pour
qu'il ne crie pas c'est horrible de devoir endurer autant de souffrance que ça sans pouvoir crier.
Et un instant plus tard, vous vous dîtes que vous venez d'envoyer un message prévenant de
votre absence demain: personne ne viendra à la rescousse ni n'aura la moindre puce à l'oreille, pas
même le collègue – s'il y en a – qui vous appellera pour prendre de vos nouvelles et qui tombera à
chaque fois – c'est-à-dire deux fois – sur le répondeur.
Tout ceci pour dire que si vous aviez crié puis fui, tout ceci aurait pu mieux se terminer.
Mais l'ordre de la soirée est différent. Vous êtes ligoté avec de larges bandes de scotch noir –
vous appréhendez déjà l'épilation quasi-intégrale avec leur force de brutes épaisses et ricanantes – et
on vous jette sans ménagement sur le lit – qui est vide – car Elena – est en train d'embrasser un des
hommes, à travers sa cagoule. La lumière de la lampe de chevet ne laisse rien voir de ses émotions.
Peut-être tout simplement parce qu'elle n'en a pas.
Vous demanderiez bien ce qu'il entend par « riche » et surtout « libre ». Vous pourriez peut-
être même manigancer quelque chose pour filouter les bandits et empocher une partie du magot.
« Qu'est-ce que vous entendez par « riche »? » Son visage s'illumine avec un sourire fendu
jusqu'aux oreilles, découvrant une rangée de dents en or flambant neuves.
« Je crois qu'on va s'entendre.
_ On verra ça après que vous ayez enlevé ce scotch sans m'arracher la moitié de la peau et
des poils. J'ai mis vingt ans à avoir cette toison. »
Vous voyez bien dans les yeux des hommes qu'ils font attention à ne pas vous faire de mal,
mais vous n'êtes pas certain qu'ils n'y prennent pas un certain plaisir. Toujours est-il que c'est les
yeux larmoyants que vous vous dirigez vers la salle de bain ôter les derniers restes de collant sur
votre peau. L'ambiance est beaucoup plus décontractée, et vous pourriez en profiter pour vous
enfuir, pensez-vous en vous-même. Mais quelque chose en vous vibre lorsque vous pensez à ce que
vous allez faire dans quelques heures.
L'eau ruisselle sur votre corps sur un air de piano triste, et en gros plan les marques de
scotch sur votre peau, la chair de poule, le sang qui s'échappe de vos plaies et une flûte orientale
résonne pour accompagner vos rictus de douleur. Ces sons s'entremêlent alors que le sang
tourbillonne et s'échappe par le siphon de la douche. Une voix de femme, plaintive, vibre, ondule,
entonne une longue mélopée. La scène s'éternise, l'eau coule et s'abat à vos pieds et votre sang en
sillons le long de vos chevilles, quelques gouttes qui s'attardent ici et là. La musique continue sur un
fond noir.
Vous voilà dehors, dans le matin frais. Marchant au ralenti, vos mouvements amples et
mesurés. La voiture de vos acolytes vous attend, portière ouverte sur le trottoir. Et le chant de la
femme est toujours là, en fil d'Ariane, une voix capable de sceller un destin. Tout comme vous en
cet instant où, prenant place aux côtés de l'homme sans cagoule, vous scellez le vôtre. La caméra
s'arrête sur le capot de la voiture. L'homme démarre, son visage impassible. Le vôtre en revanche
est tendu, inquiet. Il vous tend une flasque. Vous avalez de grandes lampées d'un breuvage qui vous
fait grimacer. Vos yeux semblent s'arrêter sur chacun des détails au dehors de l'habitacle, mais en
fait on se rend bien compte qu'ils sont tournés vers l'intérieur, en vous, et les intonations lancinantes
de la chanteuse font écho à cette joute manichéenne qui se joue en votre for intérieur. La flasque
reflète la lumière des lampadaires. La voiture déambule dans les rues animées mais la caméra ne
change pas d'angle, tournée vers le pare-brise et vos visages, le malfrat et le kidnappé soudain
devenu complice.
Que décidez-vous?
Vous pouvez encore les blouser. Vous ouvrez la grande enveloppe marron et vous planquez la clef et
l'autre enveloppe dans votre bureau.
Vous allez donner au malfrat ce qu'il veut et vous serez libre. Il vous l'a promis.
Vous devez appeler la police. Après tout, quel malfrat ne vous ordonne même pas de ne pas appeler
la police?
***
Vous pouvez essayer de vous enfuir. Peut-être y a-t-il assez d'argent dans l'enveloppe pour
partir? Qui ne tente rien, n'a rien! Fébrile, vous regardez votre montre. Il ne vous reste plus qu'à
feindre la nausée – ce qui ne devrait effectivement pas tarder – selon le plan du Boucher slave. Voilà
que, bien inconsciemment, vous vous mettez à réfléchir. Vous fouillez dans votre tiroir et en
extrayez une enveloppe marron sensiblement de la même taille que la plus grande. Vous vous
demandez s'ils savent exactement ce que contenait le coffre, mais vous vous sentez de taille à les
berner. Vous voilà prêt: vous ouvrez l'enveloppe. Une liasse de feuilles A4 avec tout un tas de
numéros et de noms. Comme c'est un peu votre métier, vous saisissez tout de suite que ce sont des
comptes bancaires en...suisse peut-être, et qu'un sacré paquet d'argent transit dessus. Vous voilà fixé.
Au tour de la petite enveloppe à présent. Rien d'autre qu'un petit bout de papier, vraisemblablement
arraché d'une nappe comme dans les brasseries l'été, sur lequel figure un nom bizarre, ou un mot,
« M ektoub » et un numéro, peut-être de téléphone.
Il reste la clef. Une clef basique. De boîtes aux lettres, peut-être, quoiqu'un peu longue.
Sans l'avoir véritablement décidé, vous vous retrouvez devant la photocopieuse qui avale la
liasse et la ressort dupliquée. Vous ne croisez personne alors que vous retournez dans votre bureau,
replacez l'original dans la nouvelle enveloppe.
Il ne vous reste plus qu'à savoir où mettre le numéro et la clef. Ni une ni deux, vous glissez
le tout – photocopies, clef, morceau de papier – dans une autre enveloppe marron, inscrivez
l'adresse de vos parents dessus et la mettez sur votre bureau. Elle partira au courrier en fin d'après-
midi. C'est à ce moment qu'entre la comptable. Vous ne l'aviez jamais remarquée, mais il y a une
sorte de beauté indéfinissable en elle. Ses traits sont fins, elle est élancée mais ses hanches se
laissent deviner sous ses vêtements un peu lâches. Elle a de beaux cheveux noirs, fins, ramenés en
chignon sur le haut de la tête qu'elle porte droite, bien maintenue sur ses épaules carrées. Un rien
strict. Elle vous demande si vous allez bien, vous êtes pâle comme un linge. Vous lui demandez si la
secrétaire est là, pour l'avertir que bien que soyez venu, vous ne vous sentez pas bien. Vous allez
rentrer chez vous. La comptable se balance sur un pied et son déhanché attire votre regard. La
secrétaire est en réunion avec le patron, si vous voulez elle fera passer le message. Même pas besoin
de feindre. C'est pas beau ça? Vous la remerciez, et pensez pour vous-même qu'une fois cette
histoire de fous furieux terminée, vous l'inviteriez bien à déjeuner, histoire de faire plus ample
connaissance. En attendant, vos yeux s'attardent sur ses jambes, ou est-ce plus haut, alors qu'elle
quitte votre bureau en vous souhaitant de vous remettre rapidement. Un joli sourire.
Qui contraste nettement avec les visages qui vous scrutent alors que vous montez dans la
voiture du Boucher slave, garée au coin de la rue. Il y a trois gorilles à l'arrière de la Volvo. Tous
habillés avec de longs manteaux noirs au col relevé. Vous ne pouvez vous empêcher de dire « Salut
la Gestapo! » alors que leurs mines pas tibulaires pour deux sous vous font froid dans le dos. Vous
vous demandez ce qui peut bien motiver une telle arrogance de votre part.
« Assieds-toi au lieu de dire des conneries. Ton patron se doute de quelque chose? »
Visiblement, le Boucher n'est pas là pour discuter le bout de gras.
« Je n'ai vu que la comptable. La secrétaire n'était pas là.
_ Emir! » Le gorille du milieu est visiblement tendu, prêt à en découdre. Il sert ses poings et
ses articulations sont blanches, les veines saillantes.
« Mais ils parlent en plus!
_ Ta gueule. Ils sont énervés alors je te conseille de pas les chercher. Tu as tout?
L'enveloppe, c'est bien. Et il devait y avoir une clef. Une petite clef. Elle est où ?
Qu'allez-vous faire?
Vous devez appeler la police, cette affaire prend des proportions terrifiantes. Tout bien pesé, Emir
vous tuera quand même.
James Bond. Il vous a appelé James Bond. Comportez-vous comme tel. Sortez sur les toits, trouvez
un moyen de descendre, prenez le train et allez chez vos parents. Vous aviserez sur place.
Vous appelez le bureau, demandez à la comptable de changer l'adresse et de vous l'envoyer à vous.
Ainsi vous pourrez donner la clef à Emir. Et pourquoi pas la monnayer, ou collaborer.
Vous avez faim. Vous vous faites des œufs sur le plat. 1- Récupérer l'enveloppe (la comptable peut
vous l'envoyer) 2- Faire des recherches sur le nom et les comptes bancaires 3- Confronter Emir avec
ce que vous savez.
James Bond. Il vous a appelé James Bond. Comportez-vous comme tel. Sortez sur les toits,
trouvez un moyen de descendre, prenez le train et allez chez vos parents. Vous aviserez sur place.
Vous sortez enfin de vos pensées lorsque la porte s'ouvre et Elena rentre en scène,
véritablement. Elle ne peut s'empêcher d'être théâtrale, celle-là. Suivie d'une autre beauté slave. A
présent tout se met en place dans vos neurones: la comptable emboîte le pas à la traîtresse russe.
Une enveloppe marron à la main. « Eh merde, » pensez-vous. Cela doit même se lire sur votre
visage.
« Ne fais pas cette tête. Je n'ai rien dit à Emir. Viens dans le salon, il faut qu'on discute. »
Vous n'avez pas trop envie de discuter, mais connaissant la demoiselle, elle doit avoir dans son sac à
main tout une gamme d'armes, de la lime à ongle en kevlar jusqu'au pistolet TASER.
« Très bien, j'ai des choses à dire moi aussi. » Vous prenez place dans le salon, elles bien sur
le rebord du canapé, vous sur un tabouret.
« Si ça ne te gêne pas, je vais commencer. Tu as essayé de te démarquer, c'est honorable,
même si ça me surprend de toi. Mais nous avons les cartes en main à présent. Nous avons les
listings et la clef. Je te propose un deal: tu viens avec nous et on partage, ou on te donne à manger à
Emir et ses chiens. » Là-dessus, la comptable, qui ne comptait pas beaucoup jusque là, sort un drôle
de pistolet de son sac à main.
« C'est quoi?
_ Une seringue hypodermique.
_ Bon, je ne pense pas avoir le choix. Je suis des vôtres donc. Mais il me faut une arme.
_ Tu as déjà tiré? » La comptable vous regarde droit dans les yeux. Vous avez dit ça comme
ça, sans y penser. Elle considère votre remarque avec un aplomb désarmant. Elena reprend la
parole.
« Visiblement non. Natacha, donne-lui le Walther. Comme ça il ne risque pas de nous tuer
s'il nous tire dessus sans le vouloir.
_ La confiance règne.
_ On n'a pas beaucoup de temps avant qu'Emir ne vienne fourrer son nez ici. Tu n'as pas
intérêt à nous lâcher, on ne sera pas trop de trois. On y va. » Vous êtes tous déjà debout. Vous n'avez
pas le temps de réfléchir, vous suivez. Arrivés à la porte, celle-ci s'ouvre d'elle-même. En un instant,
les deux filles se plaquent contre le mur et vous restez tout penaud, « comme un con » diraient
certaines personnes médisantes, à regarder Emir, encore la poignée dans la main, vous dévisageant
et ses yeux se fixant soudain sur votre arme.
« Un Walther PPK. On se prend donc vraiment pour James Bond. Allez-y les gars. » Il fait
un pas de côté pour laisser passer trois murs noirs, dont un avec un pansement sur le nez. Vous
auriez aimé faire quelque chose, mais les filles ne vous en laissent pas le temps. Un « pft » et l'un
des gorilles n'est plus qu'une masse geignante sur votre tapis qui dit « BONJOUR ». Les deux autres
se retournent et se retrouvent lacérés de coups de pieds et de poings, à tel point que vous vous
demandez si les armes les plus efficaces ne sont pas les sacs à main, voire les mains elles-mêmes.
En un rien de temps il n'en reste plus qu'un debout, mais c'est sans compter sur Emir qui, d'un gest
d'une précision effroyable, enserre de ses larges mains poilus, en un instant, la tête de la comptable
et la fait tourner avec un craquement sinistre. Elle ne comptera plus, désormais. Vous pouvez lire la
peine sur le visage d'Elena qui sort un TASER de son sac à main et électrocute le dernier molosse
qui voulait se rebiffer.
Elle se redresse. Vous voilà à deux contre un. Sauf que ce salopard d'Emir est beaucoup,
mais alors beaucoup, plus rapide que vous. Il sort un couteau de son ceinturon, jaillit auprès de la
jolie russe et la tenaille rudement, lui passe la lame sous la gorge fine. Un mince filet de sang laisse
un sillon le long de l'albâtre de sa peau.
Vous n'avez pas bougé le petit doigt jusqu'à maintenant, il est peut-être temps de faire
Vous êtes la main du destin: où allez-vous loger cette balle de Walther PPK?
en pleine tête, entre les deux yeux. Bien fait!
dans l'épaule, vous êtes clément, et surtout joueur.
Ohlàlà. Trop compliqué tout ça. Vous laissez la main à votre sœur, Hasard.
dans la porte.
***
Le boucher slave, s'il n'a pas reçu votre projectile, doit être passablement sur les nerfs. Il a beau
avoir reçu un tamashigiri dans les côtes, avoir un roquet poinçonné sur un mollet et s'être mangé
une pelle en pleine poire, vous pensez qu'il a dû en voir d'autres. Ergo, il sera d'une humeur
massacrante.
Imaginez donc cette balle à cœur de plomb chemisée de cuivre (tout cela, vous le savez de source
sûre, n'est pas du tout éco-responsable) 9mm Parabellum (« Si vis pacem, para bellum » Vegetius,
Epitoma Rei Militaris : si tu veux la paix, prépare la guerre) aka FMJ ou Full Metal Jacket,
violemment amorcée par le percuteur, éjectée par le canon de l'arme, en l'absence de nuage de
poudre (depuis les années 1890 il n'y en a plus – oust la sempiternelle poudre noire), lancée à une
vitesse approximative de 350 m/s: donc Emir, situé à environ 3 mètres 95, allez, disons 4 mètres,
La balle est sur son trajet, sa trajectoire est linéaire (la distance ici est négligeable), droite, dans
l'alignement imprimé par le canon. Elle a une légère tendance à vriller sur elle-même, mais là
encore la distance fait que ce mouvement est négligeable. Vous pouvez d'ores et déjà éliminer la
direction de l'épaule, l'angle du canon ne la permet pas.
Pendant le temps où la main du destin dirige votre balle, vous voyez le futur se dessiner au fin fond
de votre esprit, aussi distinctement et aussi véritablement que Cassandre a dû voir le sien. Vous
voyez Elena dans vos bras après une nuit d'amour enfiévré ; vous vous voyez affalé sur un transat
sur une île paradisiaque, au beau milieu de nulle part, un hydravion en arrière-plan amarré à un
ponton dans une crique bleu turquoise, à siroter un cocktail tout en écrivant une carte postale à Mme
Froitemont accompagnée d'un chèque pour les croquettes au caviar de Polly ; vous vous voyez dans
un appartement sur la cinquième avenue à New-York, votre Walther PPK exposé, bien en vue, dans
une vitrine en verre, à donner une réception où vous ne reconnaissez pas encore tout le gratin, mais
il y a bien quelques stars hollywoodiennes comme...comme...Woody Allen ou Gianna Michaels
(NDLR n'allez pas voir, sauf si vous êtes majeur et vacciné – un vieux reste du célibat forcé de
notre héros), ou encore Nicole Scherzinger, même si c'est une chanteuse (là ce n'est pas pareil, c'est
une vieille habitude, NDLR) ; vous vous voyez main dans la main avec Elena dans les rues
enneigées de la capitale moscovite – la balle a parcouru la moitié de la distance (soit deux mètres
environ et 0,005714285714285714285714285714 seconde) et il est possible qu'elle aille se ficher
dans le chambranle de la porte – vous vous voyez allongé sur le sol, dans une mare de sang, ce
salaud d'Emir vous dominant de toute sa superbe, les mains maculées des sangs d'Elena, du vôtre,
de Mme Froitemont. Dans un de ses poings hoquète le corps agonisant de Polly, ses poils collés en
dread locks affreux ; vous vous voyez dans le meilleur des cas luttant contre le colosse, assénant son
visage de violents coups de poings et lui ne bougeant pas d'un pouce, souriant même, une lèvre
fendue, et vous envoyant valser sur votre table de salon, sur le mur de votre chambre, votre dos
craquant sinistrement sur la table de chevet – la balle est pratiquement arrivée à destination – il ne
fait plus aucun doute que seul l'un de ces scénarios est le bon : reste à savoir lequel – et en un
instant aussi court qu'une poignée de microseconde, vous voyez cette balle venir de plein fouet se
ficher
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