Histoire Dont Vous Êtes Les Héros (En Quelque Sorte)

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Histoire dont vous êtes les héros (en quelque sorte)

Je vous propose d'apporter votre précieuse contribution à une aventure humaine en suivant les
péripéties d'un jeune homme tout ce qu'il y a de plus banal. À certains moments de l'histoire, vous
aurez à participer à un vote pour déterminer le cours des choses. Je vous donnerai le choix entre
plusieurs alternatives, vous aurez trois jours pour faire votre choix, je prendrai ensuite deux ou trois
jours pour écrire l'histoire selon le résultat de vos votes, jusqu'au prochain « carrefour ». Ça vous
tente?

***

Vous êtes Julien, jeune homme d'à peine trente printemps, et même si vos parents ont décidé
de vous prénommer ainsi, non point en l'honneur de Jules César, ni pour faire partie de la tribu des
Jules (dont vous faîtes malgré tout, et surtout malgré vous, partie) mais parce que ça sonnait bien, et
même si environ cent mille familles ont fait le même choix ces trente dernières années, eh bien, ça
sonne bien, c'est familier. On connaît tous un Julien. C'est rassurant. Le fait que vous ne l'êtes pas et
que malgré votre âge votre pouvoir décisionnel frise le zéro absolu (-273,15°C) n'arrange pas
l'opinion que les autres ont de vous. Opinion qu'ils prennent grand soin de ne pas vous donner.
Vous souffrez le monde comme d'autres souffrent de devoir regarder « Questions pour un
champion » avec leur grand-mère pour égayer ses soirées, un mal pour un bien. Alors vous le
laissez couler, le monde, parce que vous n'aimez pas les perturbations; pourtant elles arrivent et
vous vous dîtes fréquemment: « Les emmerdes se déplacent en troupeaux ». Et vous avez
diablement raison. De la même manière, il vous est souvent arrivé de vous demander: « Pourquoi ça
m'arrive à moi? Six milliards et demi de pékins sur terre, et ça me tombe dessus. » À présent, cela
vous arrive plus rarement. L'habitude. En bref, vous êtes un peu monsieur tout-le-monde.
Parfois, il vous arrive de penser des choses complètement folles, voire d'en faire. La dernière
en date: vous êtes allé jusqu'à rêver d'aller en Patagonie! Puis vous vous êtes souvenu de votre
voyage scolaire en Angleterre: pourquoi s'embêter à aller voir ailleurs si l'herbe est plus verte?
L'herbe est la même, les gens sont les mêmes. Il pleut plus souvent. Vous rêvez souvent de voyage,
d'évasion et vos rêveries éveillées, alimentées par les quelques reportages que vous regardez de
temps à autre sur Arté, vous emmènent loin, très loin de votre quotidien. Quotidien que vous ne
boudez pas pour autant.
Vous travaillez dans un établissement bancaire; pas au guichet, non, parce que les gens pour
vous, c'est à dose thérapeutique, ou alors bien infusés, c'est-à-dire vos amis. Vous préférez le calme
des bureaux, surtout le vôtre, avec vue sur la rue, bien exposé, au premier étage. Vous êtes apprécié
de vos collègues pour votre discrétion, votre politesse, de votre patron pour votre engagement, votre
zèle. Vous êtes également apprécié de vos amis pour votre loyauté et votre galanterie. Votre petite
amie, quant à elle, vous apprécie pour votre – eh! mais vous n'avez pas de petite amie! Une ombre
au tableau, la seule. La dernière n'est pas restée, prétextant être trop en sécurité avec vous, et pas
assez en danger. Fadaises! Toujours est-il que vous êtes revenu sur le marché des âmes esseulées,
bien décidé à attendre de pied ferme que la demoiselle se manifeste.

Le jour où commence votre histoire est un jour ordinaire. Vous vous êtes levé à 6h52
précisément, la sonnerie de votre portable vous tirant d'un sommeil sans rêves et surtout de plomb.
Vous avez ouvert les yeux promptement, êtes passé aux toilettes, avez bu un grand verre d'eau pour
réveiller votre corps autant que votre esprit. Vous avez ensuite pris un solide petit-déjeuner: thé
Lipton, deux tranches de pain/beurre/confiture, un bol de corn-flakes juste saupoudrés de sucre, un
yaourt nature brassé et un grand verre de jus d'orange sans pulpe. Douche, brossage de dents,
habillage (vous portez toujours le même costume, pour des raisons de commodité – disons que vous
avez plusieurs fois le même, un peu comme Albert Einstein, mais la comparaison s'arrête là).

© Copyright Rodolphe Blet 2010


Et vous voilà en route pour le bureau, à pied jusqu'à l'abri-bus. En chemin, vous vous arrêtez
au kiosque à journaux (celui avec la vieille dame, car elle est bien plus aimable que l'autre rustre,
pourtant plus près) prendre Les Échos (quotidien d'information économique et financière s'il en est)
que vous lirez durant tout le trajet en bus, soit une trentaine de minutes.
Bien entendu, vous ne remarquez pas la personne qui semble vous suivre depuis que vous
avez quitté votre appartement, cela va de soi. C'est une journée ordinaire. Vous ne levez la tête qu'à
deux ou trois reprises pour vérifier l'état d'avancement du trafic (qui est normal, faut-il le rappeler,
car ceci est une journée ordinaire), puis presque machinalement vous vous levez et descendez en
prenant garde de ne marcher sur les pieds de personne. Vous faîtes attention en traversant la rue,
attendant que le petit bonhomme rouge passe au vert MAIS regardant quand même à gauche puis à
droite à l'affût d'un éventuel chauffard – vous n'êtes jamais trop prudent.
La banque pour laquelle vous avez donné presque dix ans de votre vie sous forme de bons et
loyaux services a pignon sur rue. C'est un bâtiment haussmanien à la croisée de grands faubourgs
parisiens. Avec de grandes portes tournantes à l'entrée. Vous n'avez d'ailleurs pas le temps de poser
la main dessus que vous sentez que l'on vous retient par le bras. Vous mettez environ deux secondes
avant de comprendre que vous devez faire volte-face et vous vous retrouvez nez à nez avec une
jeune femme.
« Vous êtes bien Julien Desmart? » vous lance-t-elle.

Que faîtes-vous?
Vous souriez, vous lui répondez par l'affirmative mais qu'il ne faut pas prononcer le « s » dans votre
nom, mais dire « démarre » et lui demandez en quoi vous pouvez lui être utile.
Vous retirez votre bras d'un geste agacé. Vous n'aimez pas ses manières. Vous la toisez du regard et
lui rétorquez: « À qui ai-je l'honneur? »
Vous souriez, l'air gêné, présentez vos excuses et vous dirigez d'un pas rapide à l'intérieur de la
banque, en sécurité. En plus, vous ne voulez pas être en retard.
Vous la dévisagez quelques instants avant de vous apercevoir qu'elle rougit un peu. Vous froncez les
sourcils: « Excusez-moi, vous êtes...? »

***

Vous la dévisagez quelques instants avant de vous apercevoir qu'elle rougit un peu. Vous
froncez les sourcils : « Excusez-moi, vous êtes... ?
_ Je suis une amie d'Albertine. Elle m'a dit que vous pourriez m'aider. »
Ah, Albertine. Voilà un peu de concret. Quelque chose à quoi se raccrocher.
« Cela fait un moment que je ne l'ai pas vue, Albertine. Je suis même étonné qu'elle se
souvienne de moi. Que puis-je faire pour vous?
_ On ne pourrait pas discuter dans un endroit plus tranquille? »
Vous regardez autour de vous. C'est vrai que la rue est passante. La jeune demoiselle, qui est
pourtant juste à ses côtés, se trouve en fait près d'une des portes et se fait bousculer par des clients à
vous, des collègues qui ne le remarquent même pas.
« Euh, oui, je veux bien, mais là il faut que j'aille travailler. On ne peut pas se voir ce soir?
_ C'est que c'est assez urgent, j'aurai espéré vous parler plus tôt. Vous êtes libre ce midi?
_ Ce midi, je déjeune. Et j'ai une journée qui s'annonce chargée. Je peux vous laisser mes
coordonnées de bureau et nous fixerons un rendez-vous dans la soirée. » Vous lui tendez votre carte
de visite. Elle la prend machinalement. La regarde, visiblement déçue. « Je dois y aller à présent,
bonne journée, Mademoiselle...?
_ Je vous rappelle dans la journée. A ce soir, Julien. »

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Comment vous est-il possible de reprendre le cours normal des événements après cela? Cette
demoiselle, dont vous ignoriez jusqu'à l'existence il y a encore une heure, dont vous ignorez encore
le nom, qui ne vous en a pas dit plus que cela sur ses motivations, qui se dit être l'amie d'une fille
que vous n'avez pas vu depuis des lustres – d'ailleurs vous n'êtes pas certain d'avoir un numéro de
portable, encore moins une adresse pour vérifier ses dires – cette demoiselle qui vous intrigue, qui a
rougi, vous n'arrivez pas à vous défaire de son visage. De sa voix. Mais vous êtes bien Julien
Desmart et bon gré mal gré, sans même trop de regret ou d'arrière-pensées, vous vous laissez
entraîner par la routine de votre travail. Lorsque dix heures sonnent, l'inconnue est retournée dans
son rang. Totalement oubliée. Pas même une pensée furtive. Mais tout cela est normal, car vous
avez des responsabilités, des choses et des gens et des biens mobiliers et immobiliers à gérer, des
SICAVS, des stock options, des portefeuilles, des obligations, des parts de marchés. Votre vie
professionnelle est bien remplie, mais vous ne vous laissez jamais déborder. Vous prévoyez souvent
à l'avance, vous arrivez à anticiper.
Pendant votre pause de déjeuner, assis seul à la brasserie au coin de la rue, dans l'ambiance
de verres entrechoqués, de garçons de café au blanc tablier, de rires, de conversations sérieuses et
légères, de meubles au bois sombre, vous ne pensez pas à grand' chose. Vos pensées vont à vos
dossiers et vos affaires en cours, même si dans la détente générale, dans le rassasiement quotidien
quelque chose semble vouloir refaire surface. Vous tenez bon sans même vous en rendre compte.
Ce n'est qu'en rentrant au bureau pour entamer une après-midi somme toute banale que la
secrétaire vous laisse un post-it orange fluorescent, sur lequel est écrit à la va-vite « Pas compris le
nom/ Voix de femme / RV ce soir 19h45/ Restaurant à côté de chez vous. »
Si vous connaissiez le mot « sibyllin », vous en feriez bon usage. Il vous faut bien trente
secondes avant de faire le lien entre le message et la demoiselle qui vous a accosté ce matin. Tout
cela vous laisse perplexe. Vous chercheriez bien sur Internet la trace d'Albertine, histoire de voir si
vous pourriez remonter jusqu'à la belle inconnue, mais vous n'avez pas le temps. Trop de travail.
Et en moins de temps qu'il ne faut pour l'écrire, il est déjà dix-huit heures trente. La plupart
de vos collègues ont déserté l'office, rentrés dans leurs pénates. Il ne reste que vous et la comptable.
Vous contemplez votre bureau, et vous ne pouvez vous empêcher de vous admirer, un peu. Vous
avez abattu une sacré masse de travail aujourd'hui. La pile de gauche, où étaient entassés les
dossiers en attente, sont passés à droite et forment une pile bien haute, rectiligne, digne des plus
châteaux. Il ne reste que deux dossiers à votre gauche. Sous la pile, un petit triangle orange nargue
le coin de votre œil. Il est déjà trop tard alors que vous tirez dessus. Vous aviez laissé de côté le
post-it, mais vous ne pouvez plus l'ignorer. Vous regardez votre montre. Qu'allez-vous faire?

Pas de nom, pas de numéro de téléphone, pas de référence. Tout ça, c'est louche. Vous rentrez à la
maison.
Mouais. Le restaurant est à côté de l'appartement. Pourquoi pas? Mais autant dire que cela restera
pro-fe-ssio-nnel.
Il vous reste un quart d'heure pour retrouver Albertine, la contacter, en apprendre davantage sur
l'inconnue. Après, vous aviserez.
Elle vous a hanté toute la journée. Vous le réalisez à présent. Juste le temps de repasser à l'appart'
vous changer et vous serez fin prêt pour le rendez-vous.

***

Elle vous a hanté toute la journée. Vous le réalisez à présent. Juste le temps de repasser à
l'appart' vous changer et vous serez fin prêt pour le rendez-vous. Tout à coup, pile de gauche, pile de
droite, tout cela n'a plus grande importance. Vous avez le cœur léger, et c'est presque sautillant que
vous passez dans le couloir, dîtes « au revoir » à la comptable qui ne daigne même pas lever les

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yeux, et sortez prendre le bus. Il semblerait que tout le monde se soit donné le mot pour sortir en
même temps que vous. Le bus est bondé. Aucune place assise. Ça sent la sueur, la cigarette, le
graillon. Tant de bras levés avec des auréoles dessinées au niveau des aisselles, de bouches ouvertes
qui baillent et montrent des rangées de caries et exhalent leurs haleines viciées. Tant de contact, de
microbes vous font froid dans le dos. Vous frissonnez d'ailleurs. Lorsque vous sortez enfin à l'air
libre, la tête vous tourne.
Il ne vous faut pas plus de dix minutes pour prendre une douche et vous changer, et il vous
en reste encore dix avant l'heure du rendez-vous mais voilà, la nausée ne vous a pas quitté. On peut
dire que vous ne fanfaronnez plus. Ça tourne. Vous vous asseyez mais ça ne passe pas. Vous n'allez
pas vomir quand même? Eh bien si! Et promptement, en plus. Dommage, c'était un bon pavé
Maquignon sauce aux trois poivres. La cassolette de légumes du soleil y passe aussi, d'un coup.
Lorsque vous traversez la rue quelques minutes plus tard, en direction du restaurant, vous
vous demandez si le dentifrice haleine glaciale, le bain de bouche au xylytol et le chewing-gum au
goût très frais que vous mâchonnez vont faire effet. Votre estomac n'arrête pas de se révolter.
Vous poussez la porte, le garçon vous reconnaît et vous invite à le suivre à votre place
habituelle, mais vous déclinez son invitation en lui disant qu'une jeune demoiselle vous attend. Vous
jetez un rapide coup d'œil. Pas là.
« Alors ce sera ma place habituelle, François. Merci. Je vais attendre un peu avant de
prendre mon apéritif, que la demoiselle arrive. »
Vous n'êtes vraiment pas bien. Rien que de repenser au bus, vous avez un haut-le-cœur. Il
faut que vous vous changiez les idées. La carte ne vous est pas d'une grande utilité, vous la
connaissez par cœur. Alors vous regardez autour de vous, mais en semaine il n'y a pas beaucoup de
monde. Les habitués. Madame Froitemont, votre voisine de palier, qui ne perd pas une occasion de
venir vous demander de l'aide le jeudi soir, pour sortir ses poubelles. Sa chienne Polly est roulée en
boule sur la chaise à sa gauche. Un vrai roquet. Une boule de nerfs concentrée dans une boule de
poils épais et rugueux. Même Madame Froitemont ne saurait dire avec précision de quelle race
Polly est « issue ». Un cadeau de son fils, elle n'a pas osé demander. Mais Polly aboie après tout ce
qui bouge dans un rayon de cinq à dix mètres, mord tout ce qui s'approche à moins de dix
centimètres d'elle. Vous vous souvenez de votre première « rencontre » avec la chienne. Vous l'avez
insultée, copieusement, après que celle-ci ait planté ses petits crocs tout pointus dans votre mollet,
seule partie charnue située à sa hauteur. Vous n'aviez fait que passer près de sa maîtresse, près des
boîtes aux lettres. Première rencontre avec Madame Froitemont qui en fut outrée, et qui mit
quelques mois avant de vous adresser la parole, malgré le bouquet de fleurs que vous avez du
déposer à sa porte, et malgré vos multiples tentatives pour lui venir en aide. Polly semble calme,
mais rien ici ni personne ne s'en approche, pas même le nouveau garçon de salle – quelqu'un a du le
mettre au parfum.
Il y a un jeune couple qui se tient la main dans un coin, à l'écart. Ils doivent habiter le
quartier, mais pas l'immeuble. Il y a Monsieur Goussard, le gardien de votre immeuble. Et ce doit
être sa fille assise en face de lui. Vous la voyez de dos. En parlant de fille, la « vôtre » n'a pas
montré le bout de son nez.
Vous voyez le garçon s'impatienter, regarder sa montre. Vous jetez un coup d'œil à la vôtre.
Une demi-heure de retard. Vous décidez de prendre un petit Martini. Un geste et le voilà qui arrive.
Vous aimez la sensation d'appartenir à un endroit, à une catégorie. Vous aimez le fait de ne même
plus avoir à utiliser de mots pour vous exprimer, pour vous faire comprendre. L'alcool vous fait du
bien, même si les premières gorgées ne plaisent pas forcément à votre système digestif. Le
troisième Martini – une heure de retard – le met définitivement KO. François a ramené une
quatrième coupelle de cacahuètes. Vous ne trouvez plus le temps long. Vous pensez à beaucoup de
choses. Vous voyez beaucoup de choses. Tous les détails, les attitudes, les postures, les inflexions
des voix, les gestes, les manies, les tics, le tressaillement des paupières. Et vous savez que rien ne
vous échappe. Vous avez parfois cette faculté-là, l'alcool aidant, d'englober d'un seul coup d'œil

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toutes les impressions d'une pièce, avec une acuité d'aigle. Sauf qu'arrive un certain moment,
comme maintenant, où vous avez du mal à vous débarrasser des échos, de votre vision trouble,
d'une irrépressible envie de rire et d'embrasser les gens. Cinq Martinis, c'était vraiment de trop.
Il est vingt-et-une heure quinze – non, vingt – non quinze – allez, entre les deux – et il n'y a
toujours pas la queue d'un chat à l'horizon de ce restaurant de ce chien poilu qui s'en va avec sa
maîtresse en laisse. Le vioc braille des trucs mais vous captez entre pas grand chose et que dalle. Sa
nièce ou sa fille ou sa sœur a pas l'air mal. Vous aimez bien les brunes, surtout de dos. Elle tient sa
tête bien droite. Les trois ou quatre François vous regardent, l'air de se dire que vous regardez pas
droit alors que vous sentez bien la rose. L'important, c'est la rose, dixit De Gaulle. En fait vous
sentez la gerbe, c'est ça le truc qui coince, elle est pas venue parce qu'elle peut vous renifler à
travers la glace. Vous vous levez, en vous efforçant de ne pas tituber. Et ce que vous attendiez
depuis une demi-heure, et redoutiez depuis quinze minutes, arrive. La jeune femme passe devant la
devanture du restaurant sans vous voir; elle a le visage empourpré d'avoir trop couru, d'être en
retard.
Que faîtes-vous?

« Non mais t'as vu l'heure? C'est pas la foire du trône làààà! Faut qu'je rentre dare-dare j'ai du taf
moua demain! »
Vous filez aux toilettes en attendant de dessouler un peu. Pas moyen qu'elle vous voit dans cet état-
là. Vous réfléchirez à un plan d'action une fois dedans.
Vous restez debout, incapable de bouger. Elle a forcément une bonne excuse et vous priez Dieu
qu'elle ne parle pas trop vite pour la comprendre.
Vous vous rasseyez, décidé à ne pas vous lever (de toute façon vous avez du mal) et à bouder un
peu. Ce ne sont pas des manières.

***

Vous vous rasseyez, décidé à ne pas vous lever (de toute façon vous avez du mal) et à
bouder un peu. Ce ne sont pas des manières. Elle se tient devant vous, sa respiration est haletante;
elle porte une saharienne et un chèche blanc cassé qui contrastent avec ses joues rouges.
« Vous m'en voulez? Je suis désolé.
_ Vous êtes en retard.
_ Vous êtes ivre.
_ Farpaitement. Mais moi j'étais à l'heure.
_ Allez, arrêtez de bouder un peu, Julien.
_ Je n'ai toujours pas l'honneur de savoir à qui je m'adresse. » Elle prend visiblement son
temps pour s'installer, sourit même. « Qu'est-ce qui vous fait sourire?
_ Je ne sais pas pourquoi je m'installe. Nous n'allons pas rester bien longtemps de toute
façon. »
Interloqué est encore un mot qui aurait pu vous venir en aide. Vous remarquez ses traits fins,
son nez légèrement aquilin, ses lèvres minces. Elle pourrait vous plaire. En un instant son visage se
grave en vous.
« Vous ne me demandez pas pourquoi?
_ ...
_ Un peu plus et vous allez baver.
_ Hein?
_ Appelez le garçon, commandez de quoi éponger tout cet alcool, puis nous monterons chez
vous. » Vous n'en revenez toujours pas, vous faîtes ce qu'elle vous dit.
« François, je vais pendre une salade niçoise – prendre. » Silence gêné. Vous, ainsi que

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François, avez le regard braqué sur la jeune fille. Elle ne dit rien. « Ce sera tout. Et une carafe
d'eau. Merci, François. »
Aucun mot n'est dit tandis que vous patientez. Elle ne fait que vous fixer de son regard
amusé. Elle sourit. Aussi loin que vous vous le rappelez, François vous a toujours servi avec des
manières très affectées, marquées comme elles doivent l'être dans les grands restaurants. Corbeille
de pain, carafe froide, constellée de bulles d'air sur les parois intérieures. Vous le remerciez. Vos
yeux se rencontrent et vous ne savez dire s'il vous implore ou veut savoir si vous avez besoin d'aide.
Il prend congé, sans que vous ayez le temps de donner une réponse que vous n'avez pas encore
vous-même formulé.
« Vous voilà servi. Mangez. Vous aurez besoin de toute vos forces.
_ Mais de quoi vous parlez? Je comprends rien du tout.
_ Ne faîtes pas l'innocent, Julien, vous savez très bien ce que nous ferons lorsque nous
monterons chez vous. » Votre gorge se serre. « Nous ferons l'amour comme des sauvages, bien
entendu. » A cet instant vous croyez à votre bonne étoile: si la fourchette que vous tenez en suspens
à quelques centimètres de votre bouche était arrivée à destination, vous auriez recraché tout son
contenu au visage de celle qui vous fait face. A cet instant, vous n'êtes que ridicule. Bouche ouverte,
coude levé, fourchette à l'horizontale. Vos yeux ronds comme des soucoupes. Vous n'avez même pas
à vous poser de questions du genre « c'est du lard ou du cochon? » ou « ya marqué 'pigeon' sur mon
front? » Elle se penche vers vous, repousse la fourchette de sa main, vous embrasse
langoureusement la lèvre inférieure.
Mais ceci n'est rien à côté de ce qu'elle vous fait une fois dans la cage d'escalier. Vous mettez
ça sur le compte de l'alcool, mais vous vous souvenez vaguement que c'est vous qui avez bu. Vous
ne pouvez fermer les yeux, vous vivez vos rêves. Si seulement vous ne sombriez pas, si seulement
les contours de votre champ de vision ne s'estompaient pas, si seulement les lumières de votre
appartement ne cédaient pas aux ténèbres.

Le jour où commençait votre histoire était un jour ordinaire. Aujourd'hui, à bien des égards,
l'est tout autant. Il est 6h52 précisément, la sonnerie de votre portable vous tire d'un sommeil sans
rêves et surtout de plomb. Vous ouvrez les yeux promptement, et passez aux toilettes, buvez un
grand verre d'eau pour réveiller votre corps autant que votre esprit. Peut-être entendez vos pas
traîner sur le parquet, peut-être. Vous prenez ensuite un solide petit-déjeuner: thé Lipton, deux
tranches de pain/beurre/confiture plus ou moins bien tartinées, un bol de corn-flakes un peu trop
sucré, un yaourt nature brassé et un grand verre de jus d'orange sans pulpe. Douche, brossage de
dents, comme d'habitude. C'est au moment de l'habillage que rien ne se passe. Votre costume en
plusieurs exemplaires vous tend les bras, mais quelque chose dans le coin de votre œil vous alerte.
Dans le lit. Là, sous vos yeux ébahis. Personne. Là où il devrait y avoir quelqu'un, quelqu'une, eh
bien c'est le vide. Un vide Co(s)mique, intersidérant. Comme aurait dit Audiard, vous avez le
palpitant qui s'emballe. Il s'emballe tellement que vous l'avez au bord des lèvres.
Vous avez des souvenirs confus de la soirée, si ce n'est une odeur indescriptible, forte,
entêtante. Vos membres se relâchent soudain, deviennent gourds, lourds, encombrants. Mais
qu'avez-vous donc fait hier soir? Des folies de votre corps diraient certains. Et son visage vous
revient comme un coup de tonnerre. Vous vous asseyez sur le bord du lit. Vous prenez le post-it que
vous venez d'apercevoir entre vos mains fébriles.
« Merci. On se voit ce soir? Je ne serai pas en retard, promis. xxx » C'est le pompon.
Toujours pas de nom.
En vous rendant au travail vous ne prenez ni journal, ni bus, ni attention à quoi ou qui ce
soit. Vous hélez le premier taxi, vous engouffrez à l'intérieur. Vous tendez le premier billet de votre
porte-feuille au conducteur. « Ça c'est pour vous si je suis au bureau dans un quart d'heure.
_ Cinquante euros? Ok patron, vous y serez en moins de temps que ça. » Vingt minutes plus
tard vous voilà devant la banque. Vous avez quand même pu gagner du temps. Vous scannez la

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place du regard: aucune trace de l'inconnue. Pas de temps à perdre.
Vous direz bonjour aux autres plus tard, de toute façon vous êtes dans les premiers, avec la
comptable. Ordinateur allumé, dépêchedépêche, vous vous connectez à Internet, tapez « Albertine
Froissard » fébrilement sur le clavier. Bon, Facebook, Copains d'avant. Elle a bloqué son profil sur
le premier site mais vous décidez de lui envoyer un message.
« Albertine, je ne sais pas si tu te souviens de moi, cela fait longtemps – tu parles, ça doit
bien faire dix piges. J'espère que tu vas bien – même si je m'en fous pas mal – et que tu as pu mener
tes projets à bien – même si t'es caissière à Leclerc je m'en tamponne. – Bon, LE passage délicat –
Je me demandais si tu connaissais bien l'amie que tu m'as « envoyée », faute d'un autre mot. Une
personne s'est présentée à moi en me disant qu'elle était une de tes amies, et elle a oublié de me
donner son numéro de téléphone. Pourrais-tu m'aider – et pas dans dix ans –, merci ? – Bon par la
même occasion je vais te demander en amie comme ça je te montre que je suis de bon volonté – En
espérant avoir des nouvelles de toi, Julien Desmart. » Ça, c'est fait. Plus qu'à attendre une réponse.
Ce que vous ignorez encore, c'est que cette journée sera longue, à penser à la fille et à vos
dossiers et vice-versa, à répondre à des coups de téléphone en espérant que ce soit elle et vous
tombez sur votre collègue du bureau d'à côté qui vous demande des agrafes, à vous mettre près de la
vitre le midi dans la brasserie pour pouvoir scruter la place au cas où elle vous y attendrait, à
consulter vos e-mails toutes les cinq minutes et vous énerver sur « l'autre gourdasse » qui ne vous
répond pas.
Vous êtes passablement énervé lorsque vous descendez du taxi (toujours dans l'optique « ne
pas perdre de temps »), le soir venu. Mais elle est là, elle vous attend.
« Il faut qu'on parle », lui dîtes-vous.

Mais parler de quoi?

Vous êtes fou amoureux d'elle, vous voulez qu'elle reste, qu'elle ne parte plus comme une voleuse,
vous ne voulez plus passer une journée pareille.
« Fallait réfléchir avant de partir comme ça. Ça se fait pas, je suis vraiment déçu. A moins que tu
n'aies une bonne raison, je te dis ciao, bella. »
« Mais pourquoi moi ? Pourquoi me faire ça à moi ? Je n'ai rien demandé à personne...J'avais une
vie réglée comme du papier à musique avant que je te rencontre. Et c'est quoi ton nom, d'ailleurs? »
« On monte ? Je dois bien avoir une bouteille de vin qui traîne quelque part...on discutera en buvant
et vous pourrez enfin me dire votre nom. »

***

« On monte ? Je dois bien avoir une bouteille de vin qui traîne quelque part...on discutera en
buvant et vous pourrez enfin me dire votre nom. »
Elle ne vous répond que par un sourire. Si seulement à ce moment-là vous aviez tourné la
tête vers le côté opposé de la rue...mais vous n'en êtes pas encore là. Vous la précédez et vous
montez tous les deux dans l'appartement. La montée se fait beaucoup plus calmement qu'il y a à
peine vingt-quatre heures, et vous vous demandez ce qui a bien pu se passer entre hier et
aujourd'hui. Mais elle est là, vous entendez ses pas sur les marches, vous sentez son parfum, vous
imaginez sa démarche un rien chaloupée...et en moins de temps qu'il ne l'a fallu la dernière fois,
vous vous retrouvez plaqué contre le mur et vous sentez ses mains le long de votre corps, s'attarder
à l'entrejambe et votre chemise est déboutonnée et – la suite se passe de commentaires. Il suffit de
dire que lorsque vous ouvrez enfin la bouteille de vin, elle est allongée sous les draps, nue, les
cheveux couvrant son visage. Votre cœur bat encore la chamade.
« De quoi veux-tu parler, Julien?
_ Eh bien, je ne sais pas, commençons par ton nom.

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_ Est-ce si important que cela? Pourquoi veux-tu absolument savoir ça?
_ Il me semble que ça pourrait aider dans nos relations, on apprend beaucoup de choses avec
un prénom.
_ D'accord, d'accord. Je m'appelle Elena. Sans H. Tu es content?
_ Oui! Passons à la question suivante: comment as-tu connu Albertine?
_ C'est un interrogatoire?
_ Ne le prends pas mal, Elena, je veux juste savoir ce qui nous a amené à être ensemble.
_ Pourquoi ne pas se laisser aller? Pourquoi toujours vouloir tout contrôler? Viens à côté de
moi, détends-toi. Trinquons. » Vous faîtes la moue, mais face à un si joli minois, vous ne résistez
pas longtemps. Vous n'êtes qu'un homme, après tout. Donc vous trinquez avec Elena, sans H, et au
final vous voilà à discuter de tout et de rien, de votre travail – pour une fois que quelqu'un semble
réellement intéressé par ce que vous faîtes – de votre vie – idem que pour votre travail – et vous
voilà à ouvrir une autre bouteille – et vous remarquez ses tâches de rousseur dans le bas de son dos
– la nudité ne semble en rien la gêner – et un léger accent indéfinissable – et elle regarde son
portable toutes les cinq minutes – « Tu attends un coup de téléphone?
_ Non, c'est juste qu'il ne faut pas que je laisse passer l'heure.
_ Pourquoi? Tu as quelque chose à faire, quelqu'un à voir?
_ Tu es jaloux? » Et c'est précisément à cet instant que vous tombez définitivement
amoureux d'Elena. Son sourire durant cette seconde vous frappe de plein fouet: jamais vous n'avez
vu de femme si belle, de sourire si innocent, si envoûtant, si – vous en perdez vos mots. Et quelque
chose a du transparaître dans votre regard car elle s'approche de vous et vous embrasse
langoureusement et – la suite se passe de commentaires.
Vous continuez comme ceci jusque tard dans la nuit. Votre réveil indique peut-être deux
heures, peut-être cinq, mais vous avez trop bu pour distinguer correctement quoi que ce soit. Elena
est assoupie, enfin. Jamais vous n'avez eu à satisfaire autant d'ardeur sexuelle. Vous vous levez sans
faire de bruit et vous dirigez vers les toilettes.
Au calme, la lumière éteinte, un rai de lune frappant le sol à quelques centimètres au-dessus
de votre tête par la lucarne, vous réfléchissez, le caleçon sur les chevilles. Il y a deux jours, vous ne
connaissiez par Elena, et vous voilà à lui faire l'amour comme jamais. Il y a deux jours encore, votre
routine était inaltérable et vous en étiez fier, de cette routine que vous aviez mis plusieurs mois à
peaufiner. Il y a deux jours, vous n'aviez pas de sentiments – à présent vous sentez votre cœur
battre, vos artères se gorger de sang, vos idées claires. Comment une vie peut-elle basculer en si peu
de temps? Il y a quand même des choses qui vous chiffonnent, alors que vous vous essuyez: Elena a
mis un certain temps à vous dire son prénom, et vous l'avez obtenu de mauvaise grâce. Ensuite,
vous ne savez rien de ce qui la lie à Albertine. Elle semblait avoir besoin de vous de manière assez
urgente, lorsqu'elle vous a retenu par le bras devant la banque. Maintenant, il ne semble même plus
en être question. Bref, vous verrez cela au réveil, tranquillement – vous préviendrez le bureau que
vous ne vous sentez pas bien et que vous prenez le reste de la semaine pour vous remettre –
d'ailleurs pourquoi ne pas envoyer un mail directement? Cela fera plus crédible.
Aussitôt dit, aussitôt fait, vous tirez la châsse d'eau, vous vous lavez les mains et, assis sur
une des chaises de la cuisine, de votre téléphone portable vous envoyez un mail à Nadine, la
secrétaire. « Je ne me sens pas bien du tout, j'irai chez le médecin dans la matinée. Je ne pense pas
être d'attaque avant la semaine prochaine. Je vous tiens au courant par mail ou par téléphone. Je
vous donnerai l'arrêt de travail à mon retour. Bon courage pour le travail. Julien. » Il y a quelque
chose d'excitant, que vous avez du mal à vous définir. Mais voilà: vous venez de mentir, et c'est
bien la première fois, en ce qui concerne le travail. Jamais vous n'avez resquillé ainsi, « sans
vergogne » conviendrait parfaitement. Vous allez pouvoir passer le reste de la semaine avec Elena,
en apprendre plus sur elle, la découvrir comme un explorateur découvre un nouveau continent. Et
c'est guilleret que vous décidez d'aller la réveiller lui annoncer la bonne nouvelle. Vous vous levez
de votre chaise et vous mettez à imaginer ce qu'elle va bien pouvoir vous faire, cette fois.

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D'ailleurs, vous entendez son téléphone portable à elle: elle vient de recevoir un message.
Tiens, c'est vrai ça: elle n'arrêtait pas de regarder son téléphone. Elle a du oublier un rendez-vous.
Pour vous.
Mais la joie est de courte durée: une fraction de seconde plus tard et vous entendez la porte
d'entrée s'ouvrir et du bout du couloir – où vous êtes en ce moment crucial – trois figures sombres
pénètrent dans votre appartement. Vous n'avez pas beaucoup de temps.

Qu'allez-vous faire?
Vous vous précipitez dans la chambre pour secouer Elena et prendre la batte de base-ball dans votre
armoire. Ils vont voir de quel bois vous vous chauffez.
Vous restez pétrifié. Pourquoi vous? Que veulent-ils? Des cambrioleurs? Des trafiquants? Pourquoi?
Vous retournez dans la cuisine prendre le couteau de boucher et le hachoir IKEA. Vous vous
occuperez d'Elena ensuite.
Vous ne savez que faire, vous n'avez jamais été braqué avant. Vous vous jetteriez bien sur eux, mais
quelque chose vous en empêche. Alors plus qu'une solution: crier, et fuir.

***

Vous ne savez que faire, vous n'avez jamais été braqué avant. Vous vous jetteriez bien sur
eux, mais quelque chose vous en empêche. Alors plus qu'une solution: crier, et fuir. Pour une raison
inconnue – d'un autre côté vous ne pouvez pas tout savoir, n'est-ce pas ? – vous faîtes l'inverse de ce
que vous aviez décidé de faire. Vous fuyez donc, vers la chambre et vous criez ensuite. Vous trouvez
ceci fort dommageable alors que votre cri aurait pu alerter les voisins, car ce qui sort de votre
bouche presque aussitôt muselée par une poigne forte par-derrière ne ressemble pas beaucoup à un
cri. Un gargouillis peut-être, tout au plus.
Alors, en une fraction de seconde, vous voyez le futur défiler devant vos yeux embués de
larmes – le malfrat vous fait un mal de chien : vous vous voyez menotté au radiateur, avec un ruban
adhésif noir sur la bouche, à devoir regarder ces trois renégats violer la pauvre Elena puis lui
trancher la gorge avant de vous faire subir le même sort. Ou alors ils ne vous violeront pas mais
vous éviscèreront en prenant leur temps, vous injectant toute une gamme de produits pour vous
maintenir éveillé, conscient dans votre agonie, et la douleur vous arrachant des spasmes, des
sanglots que personne n'entendra dans le noir de la nuit mais que tous vos voisins imagineront avoir
entendu lorsqu'ils entendront, de la bouche de Mister Goussard, gardien de l'immeuble et rapporteur
à quatre chandelles, qui jurera tous les grands dieux qu'il a tout vu parce qu'il a dû ouvrir la porte
aux policiers et mon dieu tout ce sang des boyaux partout ça puait la viande avariée – excusez-moi
Madame Froitemont – GRRRRR – du calme Polly – et il y en avait partout il ont du le droguer pour
qu'il ne crie pas c'est horrible de devoir endurer autant de souffrance que ça sans pouvoir crier.
Et un instant plus tard, vous vous dîtes que vous venez d'envoyer un message prévenant de
votre absence demain: personne ne viendra à la rescousse ni n'aura la moindre puce à l'oreille, pas
même le collègue – s'il y en a – qui vous appellera pour prendre de vos nouvelles et qui tombera à
chaque fois – c'est-à-dire deux fois – sur le répondeur.
Tout ceci pour dire que si vous aviez crié puis fui, tout ceci aurait pu mieux se terminer.

Mais l'ordre de la soirée est différent. Vous êtes ligoté avec de larges bandes de scotch noir –
vous appréhendez déjà l'épilation quasi-intégrale avec leur force de brutes épaisses et ricanantes – et
on vous jette sans ménagement sur le lit – qui est vide – car Elena – est en train d'embrasser un des
hommes, à travers sa cagoule. La lumière de la lampe de chevet ne laisse rien voir de ses émotions.
Peut-être tout simplement parce qu'elle n'en a pas.

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L'un des trois, celui que cette p..etite traîtresse d'Elena a embrassé, donne les ordres dans
une langue que vous ne reconnaissez pas, mais une langue slave. Pourquoi pas du russe? Ou du
serbo-croate. Bref. Une langue de sanguinaires. Ils ne semblent pas vous voir, font des allées et
venues dans l'appartement, entrepose du matériel dans la cuisine, boivent des bières à la paille. Il y
a quelque chose de ridicule à porter une cagoule – une balaclava, pour être plus précis, mais vous ne
le pouvez pas – avec des trous pour les yeux et la bouche. Les yeux parlent aussi, disent des
centaines de choses. Sauf que là, rien ne vous parle moins que les yeux inexpressifs des trois
hommes. Elena est partie, donc il n'y a pas grand chose à regarder.
Il est six heures douze. Et à cette heure-là, ce jour-là, vous regardez votre chambre avec
d'autres yeux. Et vous vous trouvez pitoyable: aucune touche féminine, méli-mélo de couleurs sans
aucun goût ni structure, des objets ternes, sans relief: rien n'accroche l'œil. Tout est plat. À cette
même minute, le leader vient s'accroupir à vos côtés. Son haleine est une savant mélange de tabac,
de café, de bière et de transpiration. Vous froncez les sourcils.
« Qu'est-ce que tu sens? » vous demande-t-il. Sa voix est mesurée, mais vous sentez la
puissance tapie derrière les « r » qui roulent comme des trains de marchandises.
« J'ai droit à un joker?
_ Tu boiras plus tard. Dis-moi ce que tu sens. Sois honnête, je ne te frapperais pas.
_ Ben vous sentez plutôt mauvais. Ça sent la sueur et le mauvais café. Ça sent le tabac froid
et la bière en canette. Je plains Elena d'avoir à vous embrasser. » Voilà que vous lancez des
répliques à la James Bond qui se retrouve acculé, prisonnier – sauf que lui réussit toujours à s'en
sortir. Votre peau ne vaut pas bien cher dans l'état actuel des choses, mais vous n'avez pu vous
empêcher d'insulter ce barbare avec ses yeux de porcs et ses poils de barbe qui passent au travers du
tricot. Et contre toute attente – il sourit. On dirait que ça lui plaît que vous l'insultiez. Si ce n'est que
cela, vous êtes prêt à recommencer, mais il vous devance.
« Très bon, tavaritch, très bon. J'ai fumé ma dernière cigarette hier et je ne bois pas de bière.
Juste du café. Pour la sueur, on ne peut pas dire que j'ai beaucoup transpiré. Elena avait raison, tu es
celui qu'il nous faut.
_ J'ai bien peur –
_ Toi, tu te tais. Tu vas faire ce que je te dis de faire. Tu vas aller au travail un peu en retard,
faire comme si de rien n'était. Tu vas te débrouiller pour parler à monsieur Ponty. Il t'aime bien,
d'après ce qu'on sait, et tu vas lui demander de l'accompagner dans la salle des coffres pour retirer le
contenu d'un certain coffre. Voilà la clef. Et tu vas y aller bourré, sans faire de vagues. Si tu fais ça,
tu es un homme riche, et un homme libre. » Vous avez envie de lui rire au nez – et c'est ce que vous
faîtes.
« Ahahaha, si vous saviez, mon pauvre, Ponty ne peut plus me blairer depuis que j'ai par
erreur vu sa boîte mail. Je n'ai fait que voir le titre des deux premiers messages: le vieux est abonné
à un site porno. » Il vous a semblé voir un froncement de sourcil, mais la voix ne tremble pas, pas
plus que les lèvres ou les cils. Tout paraît sous contrôle.
« Ça, c'est pas grave. Tu as la clef, il ne peut pas te refuser l'accès. Tu inventeras un bobard
s'il te demande comment tu as eu la clef. Alors, tu dis quoi? »

Oui d'abord, vous dîtes quoi?


« Si je dis oui, vous me promettez d'enlever le scotch tout doucement? »
« La garde meurt, mais ne se rend pas, scélérat! Et allez donc prendre une douche, va-nu-pied
communiste! »
Vous n'avez pas beaucoup d'options: il va vous égorger, peut-être, si vous n'obtempérez pas. Vous
voulez revoir la lumière du jour. Vous dîtes oui.
Vous demanderiez bien ce qu'il entend par « riche » et surtout « libre ». Vous pourriez peut-être
même manigancer quelque chose pour filouter les bandits et empocher une partie du magot.

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***

Vous demanderiez bien ce qu'il entend par « riche » et surtout « libre ». Vous pourriez peut-
être même manigancer quelque chose pour filouter les bandits et empocher une partie du magot.
« Qu'est-ce que vous entendez par « riche »? » Son visage s'illumine avec un sourire fendu
jusqu'aux oreilles, découvrant une rangée de dents en or flambant neuves.
« Je crois qu'on va s'entendre.
_ On verra ça après que vous ayez enlevé ce scotch sans m'arracher la moitié de la peau et
des poils. J'ai mis vingt ans à avoir cette toison. »

Vous voyez bien dans les yeux des hommes qu'ils font attention à ne pas vous faire de mal,
mais vous n'êtes pas certain qu'ils n'y prennent pas un certain plaisir. Toujours est-il que c'est les
yeux larmoyants que vous vous dirigez vers la salle de bain ôter les derniers restes de collant sur
votre peau. L'ambiance est beaucoup plus décontractée, et vous pourriez en profiter pour vous
enfuir, pensez-vous en vous-même. Mais quelque chose en vous vibre lorsque vous pensez à ce que
vous allez faire dans quelques heures.

Et soudain vous vous voyez comme dans un film.

L'eau ruisselle sur votre corps sur un air de piano triste, et en gros plan les marques de
scotch sur votre peau, la chair de poule, le sang qui s'échappe de vos plaies et une flûte orientale
résonne pour accompagner vos rictus de douleur. Ces sons s'entremêlent alors que le sang
tourbillonne et s'échappe par le siphon de la douche. Une voix de femme, plaintive, vibre, ondule,
entonne une longue mélopée. La scène s'éternise, l'eau coule et s'abat à vos pieds et votre sang en
sillons le long de vos chevilles, quelques gouttes qui s'attardent ici et là. La musique continue sur un
fond noir.

Vous voilà dehors, dans le matin frais. Marchant au ralenti, vos mouvements amples et
mesurés. La voiture de vos acolytes vous attend, portière ouverte sur le trottoir. Et le chant de la
femme est toujours là, en fil d'Ariane, une voix capable de sceller un destin. Tout comme vous en
cet instant où, prenant place aux côtés de l'homme sans cagoule, vous scellez le vôtre. La caméra
s'arrête sur le capot de la voiture. L'homme démarre, son visage impassible. Le vôtre en revanche
est tendu, inquiet. Il vous tend une flasque. Vous avalez de grandes lampées d'un breuvage qui vous
fait grimacer. Vos yeux semblent s'arrêter sur chacun des détails au dehors de l'habitacle, mais en
fait on se rend bien compte qu'ils sont tournés vers l'intérieur, en vous, et les intonations lancinantes
de la chanteuse font écho à cette joute manichéenne qui se joue en votre for intérieur. La flasque
reflète la lumière des lampadaires. La voiture déambule dans les rues animées mais la caméra ne
change pas d'angle, tournée vers le pare-brise et vos visages, le malfrat et le kidnappé soudain
devenu complice.

Arrivé devant la banque, la voiture et la mélopée s'arrêtent.


« Alors tu te rappelles ce que tu dois faire?
_ Oui, et vous, vous serez où? Je ne serai pas loi, prêt à te récupérer. Tu diras que finalement
tu te sens pas bien du tout et que tu rentres chez toi. Voilà le papier avec le numéro et le nom du
propriétaire du coffre. Et n'oublie pas de lui demander ce qu'il se passe si un client perd sa clef.
_ OK. » Plus de questions à poser, obéir aux ordres. Et aux moment où vous sortez, au
ralenti, une musique rythmée, avec des basses lourdes, sourdes, et des cuivres criants de toutes leurs
tripes éclate en mille coups de tonnerre dans le lointain. Et rythme vos pas. Vous poussez la porte –
gros plan par-dessus votre épaule de votre main. Caméra au niveau de votre bassin, la flasque dans

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votre main gauche, se balance au gré de votre démarche. Toujours la musique battant comme un
cœur. Et vous montrez votre badge et vous passez les sas de sécurité et la batterie fait subitement
place à un piano qui égrène une petite comptine alors que la caméra, en passant, fait le point sur des
visages inquiets, des regards soupçonneux, désapprobateurs. Et un gardien vous arrête, montre d'un
coup de menton la flasque. Vous la lui donnez d'un brusque revers de la main, qui vient cogner
contre sa poitrine. Interloqué par ce geste, le gardien prend la flasque et vos pas reprennent non aux
accents du piano mais aux pulsations de la batterie. Et les bureaux défilent et la caméra, juste au-
dessus de votre tête, en légère contre-plongée, met un long couloir en perspective. Et la musique
s'arrête alors que la plaque « M. Ponty, Chef des Coffres » s'affiche en gros plan.

« Monsieur Desmart, que me vaut l'honneur?


_ Je ne vais pas abuser ni de votre temps ni de votre gentillesse, Monsieur Ponty. Je suis ici
pour un coffre que je dois vider de son contenu. Ma tante, Madame Desmarais, m'a chargé de cette
formalité. Voici la clef.
_ Je suis au courant, figurez-vous. Votre « tante » m'a appelé en disant que quelqu'un de
confiance viendrait récupérer ses effets personnels. Je n'aurais jamais pensé à vous. Vous devez
néanmoins signer le registre comme tout le monde.
_ Cela va de soi. » Et un qanûn fait vibrer ses cordes mélancoliques et auguriennes dans l'air
alors que vous apposez votre signature au bas du document. La femme – elle de nouveau – entonne
un autre chant, plus profond, et vous accompagne, vous et Monsieur Ponty, vers la salle des coffres.
Alors qu'un violon et un alto, comme par désenchantement, viennent tisser une trame mélodique
dense, presque oppressante, et par-dessus votre épaule, flou parce que le point n'est pas fait sur lui,
vous voyez le vieil homme qui vous jette des coups d'œil à la dérobée. La musique continue alors
qu'il sort un trousseau de clefs et ouvre une, puis une deuxième porte blindée. Là des centaines de
rectangles dorés apparaissent, entassés du sol au plafond, avec de petits numéros noirs dans les
angles. Deux hommes sont au fond de la salle, assis à une table: ils s'interrompent à votre arrivée,
puis voyant Ponty, reprennent leur discussion à voix basse.
Il vous désigne d'une main tendue un des rectangles. Vous demande votre clef. D'un geste
expert, il sort de l'emplacement une longue boîte rectangulaire et la pose sur une petite table. Il va
pour se retirer mais vous l'arrêtez:
« Monsieur Ponty, qu'est-ce qu'il se passe si un client perd sa clef?
_ Ah! Une bien bonne question! Comme quoi je me suis bien trompé sur vous, vous avez
plus de jugeote qu'on ne le pense. Eh bien j'ai ceci, au cas où. » Et il déboutonne le col de sa
chemise et en extrait une clef brillante, attachée par une lanière de cuir rabougri. Gros plan sur la
clef dans la main tremblante, tâchée de vieillesse. « Ceci est le sésame, Julien, le sésame! » Et il
remet le passe dans sa chemise. Il tourne enfin les talons, va saluer les deux hommes au fond de la
salle.
Vous n'avez pas les idées très claires et la musique inquiétante revient. Vous ouvrez la boîte.
Une grosse enveloppe marron s'y trouve. Une plus petite se trouve en dessous. Et une clef. Vous
pliez la petite enveloppe et vous la fourrez ainsi que la clef dans votre poche. L'enveloppe sous le
bras, précédé du vieil homme, vous regagnez le couloir, puis après lui avoir serré la main, vous
regagnez votre bureau. La musique s'arrête subitement.
Que décidez-vous?

Que décidez-vous?
Vous pouvez encore les blouser. Vous ouvrez la grande enveloppe marron et vous planquez la clef et
l'autre enveloppe dans votre bureau.
Vous allez donner au malfrat ce qu'il veut et vous serez libre. Il vous l'a promis.
Vous devez appeler la police. Après tout, quel malfrat ne vous ordonne même pas de ne pas appeler
la police?

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Vous pouvez essayer de vous enfuir. Peut-être y a-t-il assez d'argent dans l'enveloppe pour partir?
Qui ne tente rien n'a rien!

***

Vous pouvez essayer de vous enfuir. Peut-être y a-t-il assez d'argent dans l'enveloppe pour
partir? Qui ne tente rien, n'a rien! Fébrile, vous regardez votre montre. Il ne vous reste plus qu'à
feindre la nausée – ce qui ne devrait effectivement pas tarder – selon le plan du Boucher slave. Voilà
que, bien inconsciemment, vous vous mettez à réfléchir. Vous fouillez dans votre tiroir et en
extrayez une enveloppe marron sensiblement de la même taille que la plus grande. Vous vous
demandez s'ils savent exactement ce que contenait le coffre, mais vous vous sentez de taille à les
berner. Vous voilà prêt: vous ouvrez l'enveloppe. Une liasse de feuilles A4 avec tout un tas de
numéros et de noms. Comme c'est un peu votre métier, vous saisissez tout de suite que ce sont des
comptes bancaires en...suisse peut-être, et qu'un sacré paquet d'argent transit dessus. Vous voilà fixé.
Au tour de la petite enveloppe à présent. Rien d'autre qu'un petit bout de papier, vraisemblablement
arraché d'une nappe comme dans les brasseries l'été, sur lequel figure un nom bizarre, ou un mot,
« M ektoub » et un numéro, peut-être de téléphone.
Il reste la clef. Une clef basique. De boîtes aux lettres, peut-être, quoiqu'un peu longue.
Sans l'avoir véritablement décidé, vous vous retrouvez devant la photocopieuse qui avale la
liasse et la ressort dupliquée. Vous ne croisez personne alors que vous retournez dans votre bureau,
replacez l'original dans la nouvelle enveloppe.
Il ne vous reste plus qu'à savoir où mettre le numéro et la clef. Ni une ni deux, vous glissez
le tout – photocopies, clef, morceau de papier – dans une autre enveloppe marron, inscrivez
l'adresse de vos parents dessus et la mettez sur votre bureau. Elle partira au courrier en fin d'après-
midi. C'est à ce moment qu'entre la comptable. Vous ne l'aviez jamais remarquée, mais il y a une
sorte de beauté indéfinissable en elle. Ses traits sont fins, elle est élancée mais ses hanches se
laissent deviner sous ses vêtements un peu lâches. Elle a de beaux cheveux noirs, fins, ramenés en
chignon sur le haut de la tête qu'elle porte droite, bien maintenue sur ses épaules carrées. Un rien
strict. Elle vous demande si vous allez bien, vous êtes pâle comme un linge. Vous lui demandez si la
secrétaire est là, pour l'avertir que bien que soyez venu, vous ne vous sentez pas bien. Vous allez
rentrer chez vous. La comptable se balance sur un pied et son déhanché attire votre regard. La
secrétaire est en réunion avec le patron, si vous voulez elle fera passer le message. Même pas besoin
de feindre. C'est pas beau ça? Vous la remerciez, et pensez pour vous-même qu'une fois cette
histoire de fous furieux terminée, vous l'inviteriez bien à déjeuner, histoire de faire plus ample
connaissance. En attendant, vos yeux s'attardent sur ses jambes, ou est-ce plus haut, alors qu'elle
quitte votre bureau en vous souhaitant de vous remettre rapidement. Un joli sourire.

Qui contraste nettement avec les visages qui vous scrutent alors que vous montez dans la
voiture du Boucher slave, garée au coin de la rue. Il y a trois gorilles à l'arrière de la Volvo. Tous
habillés avec de longs manteaux noirs au col relevé. Vous ne pouvez vous empêcher de dire « Salut
la Gestapo! » alors que leurs mines pas tibulaires pour deux sous vous font froid dans le dos. Vous
vous demandez ce qui peut bien motiver une telle arrogance de votre part.
« Assieds-toi au lieu de dire des conneries. Ton patron se doute de quelque chose? »
Visiblement, le Boucher n'est pas là pour discuter le bout de gras.
« Je n'ai vu que la comptable. La secrétaire n'était pas là.
_ Emir! » Le gorille du milieu est visiblement tendu, prêt à en découdre. Il sert ses poings et
ses articulations sont blanches, les veines saillantes.
« Mais ils parlent en plus!
_ Ta gueule. Ils sont énervés alors je te conseille de pas les chercher. Tu as tout?
L'enveloppe, c'est bien. Et il devait y avoir une clef. Une petite clef. Elle est où ?

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_ Une clef ? J'ai rien vu, et j'ai tout bien regardé. » L'autre excité derrière pose une question,
rapidement. Il parle comme il doit tirer avec une Kalachnikov, lui. Emir répond « Нет ». S'ensuit
une bousculade dans le mètre cube de l'habitacle. Vous sentez l'odeur du cuir prêt de votre visage.
Vous ne voyez plus rien. Vous ne vous sentez pas très à l'aise, pour dire le moins. Trop de corps
autour de vous, sur vous. C'est pesant, lourd de reproches. Vous sentez même des mains agripper
votre cou. C'est alors que dans la confusion des bras et des pieds qui volent un peu partout, vous
voyez le poing d'Emir s'abattre au milieu de la masse. Un « Argh » vient mettre un terme au joyeux
bordel. Vous voyez de nouveau. Ils vont finir par alerter les passants avec leurs conneries.
« Andreï, Делайте не дерьмо! » L'autre bougre a le nez en sang. Il est plus calme,
bizarrement. Il a sorti un étrange mouchoir brodé, ouvragé même. D'un blanc immaculé. Un
souvenir du pays, sans aucun doute. Plus trop immaculé maintenant.
« Bon, pas de panique. Tu es certain qu'il y avait pas de clef?
_ Certain. Elle sert à quoi cette clef?
_ A fermer ton cercueil si on met pas la main dessus. Essaie de rien dire pendant deux
minutes. » Là-dessus, il descend de voiture, vous laissant avec les joyeux drilles. Et dire que vous
pensiez il y a trente secondes que l'ambiance était tendue. Vous espérez, vous agrippant au siège
d'une main, l'autre sur la poignée de la porte, qu'Emir ne va pas passer trois heures au téléphone.
D'ailleurs, qui peut-il bien appeler? Vous aimeriez bien regarder devant vous, ignorer l'ignorance
brutale assise derrière vous, mais il semble qu'un démon bien impertinent ait pris possession de
vous. Vous vous retournez, un sourire fendu jusqu'aux oreilles, découvrant vos belles dents qu'un
orthodontiste chevronné et d'une patience d'ange a mis plusieurs années à refaçonner pour qu'elles
restent toutes dans votre bouche – dents dont vous ne doutez pas perdre le contrôle si vous
continuez à titiller vos amis d'un jour. Trois paires d'yeux vous fixent avec autant d'amicalité qu'une
roche prête à s'effondrer sur vous. Vous ne savez pas ce qui les retient. Ils semblent se faire la même
réflexion. Vous les voyez, comme d'un seul homo brutus castagnus, avancer les épaules vers vous.
Ils se remettent dos à la banquette alors que leur chef se remet derrière le volant.
« Je te ramène chez toi. On t'appellera plus tard.
_ Je suis pas libre? Vous m'aviez dit –
_ Tu es vivant, à ce que je sache. Tant qu'on n'a pas la clef, on peut rien faire. Il va falloir
que tu retournes au coffre, mais pas aujourd'hui. En plus, on n'en a pas tout à fait fini avec toi. »
Le trajet se fait sans encombres, mais vous vous sentez rougir. Est-ce la chaleur humaine qui
ne vous sied pas? Vous avez mal calculé. Vous êtes dans la panade. La clef est en partance pour le
Poitou. Alors qu'il vous dépose au pied de votre immeuble, Emir se tourne vers vous:
« Pas de blague, James Bond, si tu appelles la police ou si tu essaies de me jouer un tour, je
te ferai regretter ça toute ta vie, longue ou courte. » Vous acquiescez du chef, l'estomac juste
derrière vos amygdales que, il n'y a pas si longtemps, vous étiez fier d'avoir conservées.
De retour dans votre appartement où rien n'a bougé – même leur matériel est resté – vous
examinez les possibilités qui s'offrent à vous.

Qu'allez-vous faire?
Vous devez appeler la police, cette affaire prend des proportions terrifiantes. Tout bien pesé, Emir
vous tuera quand même.
James Bond. Il vous a appelé James Bond. Comportez-vous comme tel. Sortez sur les toits, trouvez
un moyen de descendre, prenez le train et allez chez vos parents. Vous aviserez sur place.
Vous appelez le bureau, demandez à la comptable de changer l'adresse et de vous l'envoyer à vous.
Ainsi vous pourrez donner la clef à Emir. Et pourquoi pas la monnayer, ou collaborer.
Vous avez faim. Vous vous faites des œufs sur le plat. 1- Récupérer l'enveloppe (la comptable peut
vous l'envoyer) 2- Faire des recherches sur le nom et les comptes bancaires 3- Confronter Emir avec
ce que vous savez.

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***

James Bond. Il vous a appelé James Bond. Comportez-vous comme tel. Sortez sur les toits,
trouvez un moyen de descendre, prenez le train et allez chez vos parents. Vous aviserez sur place.
Vous sortez enfin de vos pensées lorsque la porte s'ouvre et Elena rentre en scène,
véritablement. Elle ne peut s'empêcher d'être théâtrale, celle-là. Suivie d'une autre beauté slave. A
présent tout se met en place dans vos neurones: la comptable emboîte le pas à la traîtresse russe.
Une enveloppe marron à la main. « Eh merde, » pensez-vous. Cela doit même se lire sur votre
visage.
« Ne fais pas cette tête. Je n'ai rien dit à Emir. Viens dans le salon, il faut qu'on discute. »
Vous n'avez pas trop envie de discuter, mais connaissant la demoiselle, elle doit avoir dans son sac à
main tout une gamme d'armes, de la lime à ongle en kevlar jusqu'au pistolet TASER.
« Très bien, j'ai des choses à dire moi aussi. » Vous prenez place dans le salon, elles bien sur
le rebord du canapé, vous sur un tabouret.
« Si ça ne te gêne pas, je vais commencer. Tu as essayé de te démarquer, c'est honorable,
même si ça me surprend de toi. Mais nous avons les cartes en main à présent. Nous avons les
listings et la clef. Je te propose un deal: tu viens avec nous et on partage, ou on te donne à manger à
Emir et ses chiens. » Là-dessus, la comptable, qui ne comptait pas beaucoup jusque là, sort un drôle
de pistolet de son sac à main.
« C'est quoi?
_ Une seringue hypodermique.
_ Bon, je ne pense pas avoir le choix. Je suis des vôtres donc. Mais il me faut une arme.
_ Tu as déjà tiré? » La comptable vous regarde droit dans les yeux. Vous avez dit ça comme
ça, sans y penser. Elle considère votre remarque avec un aplomb désarmant. Elena reprend la
parole.
« Visiblement non. Natacha, donne-lui le Walther. Comme ça il ne risque pas de nous tuer
s'il nous tire dessus sans le vouloir.
_ La confiance règne.
_ On n'a pas beaucoup de temps avant qu'Emir ne vienne fourrer son nez ici. Tu n'as pas
intérêt à nous lâcher, on ne sera pas trop de trois. On y va. » Vous êtes tous déjà debout. Vous n'avez
pas le temps de réfléchir, vous suivez. Arrivés à la porte, celle-ci s'ouvre d'elle-même. En un instant,
les deux filles se plaquent contre le mur et vous restez tout penaud, « comme un con » diraient
certaines personnes médisantes, à regarder Emir, encore la poignée dans la main, vous dévisageant
et ses yeux se fixant soudain sur votre arme.
« Un Walther PPK. On se prend donc vraiment pour James Bond. Allez-y les gars. » Il fait
un pas de côté pour laisser passer trois murs noirs, dont un avec un pansement sur le nez. Vous
auriez aimé faire quelque chose, mais les filles ne vous en laissent pas le temps. Un « pft » et l'un
des gorilles n'est plus qu'une masse geignante sur votre tapis qui dit « BONJOUR ». Les deux autres
se retournent et se retrouvent lacérés de coups de pieds et de poings, à tel point que vous vous
demandez si les armes les plus efficaces ne sont pas les sacs à main, voire les mains elles-mêmes.
En un rien de temps il n'en reste plus qu'un debout, mais c'est sans compter sur Emir qui, d'un gest
d'une précision effroyable, enserre de ses larges mains poilus, en un instant, la tête de la comptable
et la fait tourner avec un craquement sinistre. Elle ne comptera plus, désormais. Vous pouvez lire la
peine sur le visage d'Elena qui sort un TASER de son sac à main et électrocute le dernier molosse
qui voulait se rebiffer.
Elle se redresse. Vous voilà à deux contre un. Sauf que ce salopard d'Emir est beaucoup,
mais alors beaucoup, plus rapide que vous. Il sort un couteau de son ceinturon, jaillit auprès de la
jolie russe et la tenaille rudement, lui passe la lame sous la gorge fine. Un mince filet de sang laisse
un sillon le long de l'albâtre de sa peau.
Vous n'avez pas bougé le petit doigt jusqu'à maintenant, il est peut-être temps de faire

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quelque chose, non? Vous pointez alors votre Walther PPK bien droit devant vous, le tenant à deux
mains, les jambes bien écartées. Emir sourit.
« Lâche-la, pourriture.
_ Tu te crois dans un film? T'es vraiment un loser de première. Je sais pas ce que tu lui
trouvais, Lena chérie, mais il est bon à foutre dans un film de série Z, ton zozo.
_ Bon, ça va aller? Je suis là et j'ai une arme pointée sur toi » et vous trouvez judicieux
d'ajouter « connard.
_ Vas-y, James Bond, tire. Qu'est-ce que tu attends? Tu as peur de louper ton coup? Il faut
viser entre les deux yeux et pour un boss comme toi, ça devrait pas poser de problème. » Il marque
un point, mais en même temps qui ne tente rien, n'a rien. Quelque chose sur le visage de la jeune
femme vous indique que votre détermination respire la mort à plein nez – en ce qui la concerne.
Mais vous n'allez pas vous démonter en si bon chemin. Rien n'arrivait dans votre vie jusqu'à ce
fameux matin où tout a basculé.
Votre doigt est sur ce que vous pensez être la gâchette. Le temps a dû ralentir, car le coup
met une éternité à partir. Mais quelque chose vous surprend : Emir se tord de douleur alors que vous
n'avez pas tiré, du moins vous semble-t-il. Vous ne comprenez pas non plus comment Elena a réussi
à se dégager et à donner un violent « tamashigiri » dans les côtes du boucher slave, ni d'ailleurs ce
qu'elle semble vous dire alors qu'elle plonge à terre. Ce qui vous intéresse, c'est de voir cet homme
se retourner vers la porte encore ouverte et de vous étonner de la présence de Polly, les crocs
visiblement bien plantés dans un mollet du barbare, puis de celle de Madame Froitemont, qui d'un
geste fracassant abat une pelle à ramasser les cendres de cheminée sur la tête du malheureux soldat
chvéïk. C'est alors que votre balle se décide à partir...

Vous êtes la main du destin: où allez-vous loger cette balle de Walther PPK?
en pleine tête, entre les deux yeux. Bien fait!
dans l'épaule, vous êtes clément, et surtout joueur.
Ohlàlà. Trop compliqué tout ça. Vous laissez la main à votre sœur, Hasard.
dans la porte.

***

...au gré du hasard. Ce dont vous êtes certain :

Le boucher slave, s'il n'a pas reçu votre projectile, doit être passablement sur les nerfs. Il a beau
avoir reçu un tamashigiri dans les côtes, avoir un roquet poinçonné sur un mollet et s'être mangé
une pelle en pleine poire, vous pensez qu'il a dû en voir d'autres. Ergo, il sera d'une humeur
massacrante.

Ce dont vous n'êtes pas certain (et c'est peu dire) :

Où est partie cette satanée balle?

Tout peut s'expliquer en un centième de seconde – l'équivalent du trajet de la balle :

Imaginez donc cette balle à cœur de plomb chemisée de cuivre (tout cela, vous le savez de source
sûre, n'est pas du tout éco-responsable) 9mm Parabellum (« Si vis pacem, para bellum » Vegetius,
Epitoma Rei Militaris : si tu veux la paix, prépare la guerre) aka FMJ ou Full Metal Jacket,
violemment amorcée par le percuteur, éjectée par le canon de l'arme, en l'absence de nuage de
poudre (depuis les années 1890 il n'y en a plus – oust la sempiternelle poudre noire), lancée à une
vitesse approximative de 350 m/s: donc Emir, situé à environ 3 mètres 95, allez, disons 4 mètres,

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devrait recevoir la balle, s'il la reçoit, dans 0,011428571428571428571428571428571 seconde
(vous pouvez donc voir que vous aviez raison depuis le début). Ceci étant dit, ceci étant fait, vous
voilà embarqué dans un récit qui dure 0,011428571428571428571428571428571 seconde.

La balle est sur son trajet, sa trajectoire est linéaire (la distance ici est négligeable), droite, dans
l'alignement imprimé par le canon. Elle a une légère tendance à vriller sur elle-même, mais là
encore la distance fait que ce mouvement est négligeable. Vous pouvez d'ores et déjà éliminer la
direction de l'épaule, l'angle du canon ne la permet pas.

Pendant le temps où la main du destin dirige votre balle, vous voyez le futur se dessiner au fin fond
de votre esprit, aussi distinctement et aussi véritablement que Cassandre a dû voir le sien. Vous
voyez Elena dans vos bras après une nuit d'amour enfiévré ; vous vous voyez affalé sur un transat
sur une île paradisiaque, au beau milieu de nulle part, un hydravion en arrière-plan amarré à un
ponton dans une crique bleu turquoise, à siroter un cocktail tout en écrivant une carte postale à Mme
Froitemont accompagnée d'un chèque pour les croquettes au caviar de Polly ; vous vous voyez dans
un appartement sur la cinquième avenue à New-York, votre Walther PPK exposé, bien en vue, dans
une vitrine en verre, à donner une réception où vous ne reconnaissez pas encore tout le gratin, mais
il y a bien quelques stars hollywoodiennes comme...comme...Woody Allen ou Gianna Michaels
(NDLR n'allez pas voir, sauf si vous êtes majeur et vacciné – un vieux reste du célibat forcé de
notre héros), ou encore Nicole Scherzinger, même si c'est une chanteuse (là ce n'est pas pareil, c'est
une vieille habitude, NDLR) ; vous vous voyez main dans la main avec Elena dans les rues
enneigées de la capitale moscovite – la balle a parcouru la moitié de la distance (soit deux mètres
environ et 0,005714285714285714285714285714 seconde) et il est possible qu'elle aille se ficher
dans le chambranle de la porte – vous vous voyez allongé sur le sol, dans une mare de sang, ce
salaud d'Emir vous dominant de toute sa superbe, les mains maculées des sangs d'Elena, du vôtre,
de Mme Froitemont. Dans un de ses poings hoquète le corps agonisant de Polly, ses poils collés en
dread locks affreux ; vous vous voyez dans le meilleur des cas luttant contre le colosse, assénant son
visage de violents coups de poings et lui ne bougeant pas d'un pouce, souriant même, une lèvre
fendue, et vous envoyant valser sur votre table de salon, sur le mur de votre chambre, votre dos
craquant sinistrement sur la table de chevet – la balle est pratiquement arrivée à destination – il ne
fait plus aucun doute que seul l'un de ces scénarios est le bon : reste à savoir lequel – et en un
instant aussi court qu'une poignée de microseconde, vous voyez cette balle venir de plein fouet se
ficher

***

© Copyright Rodolphe Blet 2010

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