Ecriture, Mémoire D'un Métier - Stephen King
Ecriture, Mémoire D'un Métier - Stephen King
Ecriture, Mémoire D'un Métier - Stephen King
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Traduction franaise :
ditions Albin Michel S.A., 2001
ISBN : 978-2-226-21615-1
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Lhonntet est la meilleure
stratgie.
CERVANTES
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Les menteurs prosprent.
ANONYME
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Avant-propos 1
Au dbut des annes quatre-vingt-dix (en 1992,
peut-tre, mais on a du mal se souvenir des dates,
quand on passe du bon temps), je me suis joint un
groupe de rock and roll essentiellement compos
dcrivains. Les Rock Bottom Remainders taient une
cration de Kathi Kamen Goldmark, agent publicitaire
et musicienne de San Francisco. Le groupe comprenait
Dave Barry (premire guitare), Ridley Pearson (guitare
basse), Barbara Kingsolver (claviers) et Robert
Fulghum (mandoline), moi-mme tenant la deuxime
guitare. quoi sajoutait un trio de choristes filles
dans le style Dixie Cup, en gnral constitu de Kathi,
Tad Bartimus et Amy Tan.
Au dpart, il sagissait simplement de donner deux
reprsentations lAmerican Booksellers Convention,
de faire rire un peu et de retrouver pendant trois ou
quatre heures notre jeunesse gaspille : aprs quoi,
chacun retournerait chez soi.
Mais les choses ne se passrent pas comme prvu,
car le groupe ne disparut jamais compltement. Nous
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avions trop de plaisir jouer ensemble pour laisser
tomber et, avec laide de musiciens dappoint au saxo
et la batterie (plus, au tout dbut, celle de notre
gourou musical, Al Kooper, au cur du groupe), nous
nous en sortions honorablement. On payait pour nous
entendre. Pas beaucoup et srement pas autant que
pour U2 ou E Street Band, mais lquivalent de ce que
les anciens appelaient roadhouse money
1
. Nous
avons ensuite organis une tourne sur laquelle nous
avons crit un livre (ma femme prenait les photos et
dansait aussi, quand lenvie lui en prenait, ce qui
arrivait assez souvent), et continu jouer de temps en
temps, soit sous le nom des Remainders, soit sous celui
de Raymond Burrs Legs. Le personnel allait et venait :
le journaliste Mitch Albom remplaa Barbara aux
claviers, et Al cessa de jouer avec nous parce quil ne
sentendait pas avec Kathi. Mais le noyau dur restait,
Kathi, Amy, Ridley, Dave, Mitch et moi plus Josh
Kelly la batterie et Erasmo Paolo au saxo.
Nous jouions pour le plaisir de faire de la musique
mais aussi de passer un moment ensemble. Nous
ressentions beaucoup daffection les uns pour les autres
et il nous plaisait davoir, de temps en temps, loccasion
de parler boutique, de ce boulot que les autres nous
conseillent toujours de continuer. Nous sommes des
crivains et nous ne nous demandons jamais les uns aux
autres o nous pchons nos ides car nous savons que
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nous lignorons.
Un soir, alors que nous mangions chinois avant de
jouer, Miami Beach, je demandai Amy sil y avait
une question quon ne lui avait jamais pose, lors de la
sance des questions lauteur qui suit presque
toujours les confrences que nous donnons, la question
laquelle vous ne pouvez jamais rpondre lorsque vous
tes face un groupe dadmirateurs ttaniss auxquels
vous tentez de faire croire que vous nenfilez pas votre
pantalon comme tout le monde, une jambe la fois.
Amy garda le silence quelques instants, rflchissant
intensment, puis dit : Jamais personne ne men a
pos une sur le langage.
Je lui suis extrmement reconnaissant pour cette
rponse. lpoque, je jouais, depuis plus dun an,
avec lide dcrire un petit livre sur lcriture, mais
quelque chose me retenait. Mes motivations me
paraissaient douteuses. Pourquoi voulais-je crire sur
lcriture ? Quest-ce qui me faisait penser que javais
quelque chose dintressant dire sur le sujet ?
La premire rponse qui vient lesprit serait de
faire remarquer quun type qui a vendu autant
douvrages de fiction que moi doit bien avoir quelque
chose dintressant raconter sur la faon dont il les a
crits, mais cette rponse facile nest pas vraie pour
autant. Le colonel Sanders a vendu un sacr paquet de
poulets grills, mais je ne suis pas sr que les gens aient
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envie de savoir comment il les prpare. Tant qu tre
assez prsomptueux pour vouloir expliquer aux gens
comment crire, il me fallait trouver une meilleure
raison que mon succs populaire. Ou bien, pour
lexprimer autrement, je me refusais crire un livre,
mme un petit livre comme celui-ci, qui me donnerait
limpression dtre un cuistre littraire ou un trou-
du-cul transcendantal. On trouve dj suffisamment de
livres et dauteurs de ce genre sur le march, merci
beaucoup.
Amy, cependant, avait raison. Jamais personne ne
nous interroge sur le langage. Ce sont des questions
quon pose aux DeLillo, aux Updike, aux Styron, pas
aux romanciers populaires. Et pourtant, nous autres
prolos, nous nous soucions de la langue que nous
employons, mme notre humble chelle ; nous avons
la passion de lart et la manire de raconter des histoires
par le biais de lcrit. Ce qui suit est une tentative pour
dcrire, brivement et simplement, comment jen suis
venu ce mtier, ce que jen sais prsent et comment
on lexerce. a parle boutique ; a parle langage.
Ce livre est ddi Amy Tan, qui ma dit, de la
faon la plus simple et la plus directe du monde, quil
ny avait pas de raison de ne pas lcrire.
1- Concerts donns (sans contrat) dans les htels o descendaient les groupes en tourne.
(Les notes sont du traducteur, sauf celles notes N.d.A. qui sont de lauteur.)
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
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Avant-propos 2
Ce livre nest pas bien long, pour la simple raison
que la plupart des livres qui parlent dcriture sont
pleins de conneries. Les romanciers, moi y compris, ne
comprennent pas trs bien ce quils font, ni pourquoi a
marche quand cest bon, ni pourquoi a ne marche pas
quand a ne lest pas. Jimagine quil y aura dautant
moins de conneries ici que le livre sera court.
The Elements of Style de William Strunk Jr. et
E.B. White sont une notable exception la rgle de la
connerie accumule ; on nen trouve pratiquement pas
dans ce petit livre (car il est court, bien plus que celui-
ci, avec ses quatre-vingt-cinq pages). Disons-le tout de
suite : tout aspirant crivain devrait lire The Elements
of Style. La rgle 17 du chapitre Principes de
composition est la suivante : Enlevez tout mot
inutile. Cest ce que je vais essayer de faire.
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Avant-propos 3
Autre rgle du jeu qui napparat nulle part dans ce
livre : Le directeur littraire a toujours raison. Le
corollaire est quaucun crivain ne suivra tous les
conseils de son dirlit ; car tous ont pch, aucun na
jamais atteint la perfection littraire. La rgle vaut
quand mme car crire est humain, corriger est divin.
Chuck Verrill a corrig ce livre, comme tant de mes
romans. Et, comme dhabitude, Chuck, tu as t divin.
Steve
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CV
Jai t trs impressionn par les mmoires de Mary
Kar r, The Liars Club. Non seulement par leur
frocit, leur beaut et la manire dlicieuse dont elle
rend le parler local, mais aussi par leur totalit : cest
une femme qui se souvient de tout, qui se rappelle son
enfance dans les moindres dtails.
Je ne suis pas fait ainsi. Jai eu une enfance bizarre,
chaotique, ayant t lev par une mre seule qui a
beaucoup dmnag alors que jtais tout petit et qui
mais je ne suis pas tout fait sr de ce dtail nous a
peut-tre mis en nourrice chez sa sur pendant un
certain temps parce quelle tait incapable,
financirement ou psychologiquement, de tenir le coup
avec deux enfants. Peut-tre tait-elle aux trousses de
notre pre qui, aprs avoir accumul un paquet de
dettes, avait pris la clef des champs alors que je
comptais deux ans et mon frre David quatre. Dans ce
cas, elle ne lui a jamais remis le grappin dessus. Si ma
mre, Nellie Ruth Pillsbury King, fait partie des
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premires Amricaines libres, cela na pas t le
rsultat dun choix dlibr de sa part.
Cest un panorama de son enfance presque sans
solution de continuit que nous prsente Mary Karr. La
mienne est au contraire un paysage embrum, au milieu
duquel des souvenirs occasionnels mergent comme
autant darbres isols des arbres nus et griffus, qui
ont lair prts vous attraper et vous dvorer.
Ce qui suit rassemble certains de ces souvenirs
enrichis de quelques instantans de lpoque plus
cohrente de mon adolescence, puis de mes dbuts
dans lge adulte. Ce nest pas une autobiographie,
mais plutt une sorte de curriculum vitae, ma faon
de montrer comment un crivain a pu se former. Non
pas comment un crivain a t fabriqu ; je ne crois
pas quon puisse fabriquer un crivain, que ce soit par
le biais des circonstances ou de la volont (mme si ce
sont des choses que jai crues, autrefois). Lquipement
est compris au dpart dans la livraison. Ce nest pas
pour autant un quipement inhabituel ; je crois que
nombre de gens possdent au moins un petit talent
dcrivain et de conteur et que lon peut amliorer et
affiner ce talent. Si je ny croyais pas, crire ce livre
serait une perte de temps.
Voici donc comment les choses se sont passes pour
moi, et seulement pour moi : le processus anarchique
dans lequel jai grandi o lambition, le dsir, la chance
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et un peu de talent ont tour tour jou un rle. Inutile
de tenter de lire entre les lignes, inutile de chercher une
tendance gnrale. Il ny a pas de tendance gnrale,
rien que des instantans, flous pour la plupart.
1
Dans mon plus ancien souvenir, jimagine que je suis
quelquun dautre ; que je suis, en fait, lhercule du
Ringling Brothers Circus. Cela se passait chez ma tante
Ethelyn et mon oncle Oren Durham, dans le Maine.
Ma tante sen souvient trs bien et, daprs elle, javais
alors entre deux ans et demi et trois ans.
Javais trouv un parpaing dans un coin du garage et
russi le soulever. Je le portais pas lents sur le sol
btonn et uni du local, ceci prs que dans mon
esprit, jtais revtu dun maillot de corps en peau de
bte (sansdoute une peau de lopard) et portais mon
parpaing jusquau centre de la piste. La foule,
nombreuse, retenait son souffle. Un projecteur dun
blanc bleut, clatant, suivait ma stupfiante
progression. Les visages merveills disaient tout :
Jamais on navait vu denfant aussi incroyablement
fort. Et il na que deux ans ! murmurait quelquun,
incrdule.
Je ne mtais pas rendu compte que des gupes
avaient construit un petit nid dans la partie infrieure du
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parpaing. Lune delles, sans doute furieuse dtre ainsi
dloge, sen chappa et me piqua loreille. Je
ressentis une douleur fulgurante, comme une
inspiration empoisonne. Jamais je navais eu aussi mal
de toute ma courte vie, mais cette douleur ne garda son
caractre exceptionnel que quelques secondes. Lorsque
je lchai le parpaing sur mon pied nu, mcrasant les
cinq orteils, joubliai tout fait la gupe. Je ne me
rappelle pas si on memmena chez le mdecin, ma tante
Ethelyn non plus (oncle Oren, qui appartenait sans
aucun doute le Parpaing Diabolique, nest plus de ce
monde depuis presque vingt ans), mais elle na pas
oubli la piqre, les orteils crass ni ma raction.
Quest-ce que tu as cri, Stephen ! Tu devais tre
fichtrement en voix, ce jour-l !
2
Environ un an plus tard, ma mre, mon frre et moi
tions West De Pere, dans le Wisconsin. Jignore
pourquoi. Une autre des surs de ma mre, Cal
(ancienne reine de beaut pendant la Seconde Guerre
mondiale) habitait dans cet tat avec son mari, buveur
de bire et joyeux drille, et maman tait peut-tre partie
l-bas pour tre prs delle. Si tel est le cas, je nai pas
conserv de souvenirs de la famille Weimer. Daucun
deux, pour tout dire. Ma mre avait un travail, mais
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quel travail ? Je lignore aussi. Jai envie de dire quelle
tait employe dans une boulangerie, mais je crois que
cest un boulot quelle a fait plus tard, quand nous
avons dmnag pour le Connecticut afin de vivre prs
de sa sur Lois et du mari de celle-ci, Fred (pas buveur
de bire pour un sou, celui-l, mais pas trs joyeux non
plus ; genre papa cheveux en brosse, tout fier de
conduire sa dcapotable la capote demi ouverte
pointant vers le ciel, allez savoir pourquoi).
Pendant la priode Wisconsin, ce fut un dfil de
baby-sitters. Jignore si elles nous quittaient parce que
David et moi tions insupportables, ou parce quelles
trouvaient un travail mieux pay, ou parce que ma mre
leur imposait des normes auxquelles elles navaient pas
envie de se conformer ; tout ce que je sais, cest quil y
en eut beaucoup. La seule dont je me souvienne avec
une certaine prcision sappelait Eula, ou bien Beulah.
Une adolescente baraque comme une armoire glace,
qui riait beaucoup. Eula-Beulah possdait un
merveilleux sens de lhumour mme quatre ans, je
men rendais compte , mais ctait un sens de
lhumour dangereux : on aurait dit que chacune de
ses caresses, de ses tapes sur les fesses, de ses
explosions de joie se dvisser la tte, dissimulait un
roulement de tonnerre potentiel. Lorsque je vois
aujourdhui ces sances de camra cache o de vraies
baby-sitters et nounous se mettent soudain snerver
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et maltraiter les gosses quelles ont sous leur garde,
cest lpoque Eula-Beulah que je pense aussitt.
tait-elle aussi svre avec mon frre David quavec
moi ? Je ne sais pas. Il ne figure dans aucun de ces
tableaux. En outre, il aurait t moins expos aux vents
mauvais de louragan Eula-Beulah ; six ans, il se
serait trouv en classe et hors de porte de ses
canonnades, au moins une bonne partie de la journe.
Eula-Beulah est au tlphone, elle rit en compagnie
de quelquun et me fait signe de mapprocher. Elle me
serre dans ses bras, me chatouille, me fait rire, puis,
sans cesser de rire, me frappesur la tte et mexpdie
par terre. Aprs quoi, elle se remet me chatouiller de
ses pieds nus jusqu ce que je me remette rire avec
elle.
Eula-Beulah tait sujette au mtorisme et lchait de
nombreux pets de la varit bruyante et odorante.
Parfois, quand une rafale sannonait, elle me jetait sur
le canap, faisait descendre son derrire enjuponn de
laine sur ma figure et larguait son chargement.
Pan ! scriait-elle, au comble de la jubilation.
Javais limpression dtre enterr dans un marcage et
quon me tirait un feu dartifice gazeux dessus. Je me
souviens davoir t dans le noir, davoir suffoqu,
mais je me souviens aussi davoir ri. Car sil tait
horrible dtre ainsi trait, la chose avait aussi, dune
certaine manire, un ct comique. de nombreux
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titres, Eula-Beulah ma prpar subir les assauts de la
critique littraire. Aprs quune baby-sitter de quatre-
vingts kilos vous a pt en plein visage en hurlant
Pan ! , le Village Voice nest plus tellement
impressionnant.
Jignore quel fut le sort des autres baby-sitters, mais
je sais quEula-Beulah fut mise la porte. cause des
ufs. Un matin, Eula-Beulah me prpara un uf au
plat pour mon petit djeuner. Je le mangeai et lui en
rclamai un autre. Elle me le fit frire, puis me demanda
si je nen voulais pas un troisime. Il y avait une petite
lueur dans son regard qui semblait dire : Tu noseras
pas en manger un autre, Stevie ! Je lui en
demandai donc un troisime. Puis un quatrime. Et
ainsi de suite. Je marrtai sept, je crois ; tout du
moins sept est le chiffre qui mest rest, et cest un
souvenir trs prcis. Peut-tre navions-nous plus
dufs. Peut-tre me suis-je mis pleurer. Ou peut-tre
quEula-Beulah prit peur. Je ne sais pas. Mais il valait
probablement mieux que le jeu sarrte l. Sept ufs,
cest beaucoup pour un enfant de quatre ans.
Je me sentis bien pendant un moment, puis me mis
dgobiller partout sur le plancher. Eula-Beulah clata
de rire, me flanqua une claque, puis menferma clef
dans le placard. Pan ! Elle aurait peut-tre gard son
boulot si, la place, elle mavait confin dans la salle de
bains. Quant moi, a mtait gal, en ralit, dtre
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enferm dans ce placard. Il y faisait noir, mais il y
flottait des effluves du parfum que portait ma mre
(Coty) et un rai de lumire rassurant passait sous la
porte.
Je rampai jusquau fond, caress dans le dos au
passage par les robes de ma mre. Je me mis ructer,
lchant de grands rots bruyants qui me brlaient
comme du feu. Je navais plus limpression davoir
lestomac drang, il me semble, mais lorsque jouvris
la bouche pour lcher un nime rot brlant, ce fut
pour vomir nouveau. Les chaussures de ma mre
prirent le gros de laverse. Et ce fut la fin pour Eula-
Beulah. Lorsque ma mre rentra du travail, ce jour-l,
elle trouva la baby-sitter profondment endormie sur le
canap et son petit Stevie enferm clef dans le
placard, profondment endormi aussi, les cheveux
englus de restes dufs frits demi digrs.
3
Notre sjour West De Pere ne fut ni long ni trs
heureux. Nous fmes congdis de notre appartement
du second tage le jour o un voisin appela la police
parce quil avait repr mon frre, alors g de six ans,
qui se promenait quatre pattes sur le toit. Je ne sais
pas o se trouvait ma mre quand lincident eut lieu. Je
ne sais pas non plus qui tait la baby-sitter, cette
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semaine-l. Je sais seulement que jtais dans la salle de
bains, debout pieds nus sur le radiateur, attendant de
voir si mon frre allait tomber du toit ou russir
retourner dans la salle de bains. Il y parvint. Il a
prsent cinquante-cinq ans et habite dans le New
Hampshire.
4
lge de cinq ou six ans, je demandai ma mre si
elle avait jamais vu quelquun mourir. Oui , me
rpondit-elle. Elle avait vu une personne mourir, et
entendu une autre. Je voulus savoir comment on
pouvait entendre quelquun mourir et elle me raconta
que ctait une jeune fille qui stait noye Prouts
Neck, dans les annes vingt. Elle avait nag jusquau
milieu dune zone de tourbillons et, incapable de
r evenir, appelait au secours. Plusieurs hommes
essayrent de lui venir en aide, mais les tourbillons, ce
jour-l, taient provoqus par un redoutable courant de
fond et tous durent faire demi-tour. la fin, ils ne
purent que se tenir sur la rive, avec les touristes et les
gens du coin, dont celle qui allait tre ma mre, alors
adolescente, attendant larrive du bateau de sauvetage
qui ne vint jamais, coutant les cris que poussa la
gamine jusqu ce que lpuisement ait raison delle.
Son corps fut rejet sur une plage du New Hampshire,
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
ajouta ma mre. Je lui demandai quel ge avait la jeune
fille. Quatorze ans , me rpondit-elle. Sur quoi elle
me lut une bande dessine et me mit au lit. Une autre
fois, elle me parla de celui quelle avait vu : un marin
qui stait jet du toit du Graymore Hotel, Portland,
dans le Maine, et qui avait atterri dans la rue.
Il a gicl de partout , dit ma mre de son ton le
plus prosaque. Elle se tut un instant, puis ajouta : Le
truc qui a gicl de lui tait vert. Je ne lai jamais
oubli.
Moi non plus, mman.
5
Je passai au lit lessentiel des neuf mois que jaurais
d passer en cours prparatoire. Mes problmes
commencrent avec une rougeole des plus banales, puis
les choses se mirent aller de mal en pis. Je subissais
assaut aprs assaut ce que je croyais ( tort) quon
appelait gorge raye ; jtais au lit, buvant de leau
froide et imaginant ma gorge strie de bandes rouges et
blanches (ce qui ntait peut-tre pas si loin de la
vrit).
Puis ce fut au tour de mes oreilles de me faire mal, si
bien que ma mre appela un jour un taxi (elle ne savait
pas conduire) et memmena en consultation chez un
mdecin tellement important quil ne faisait pas de
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visites domicile : un spcialiste des oreilles. (Je ne sais
pourquoi, je me fourrai dans la tte quon appelait ces
mdecins-l des otiologistes). Mais peu mimportait
quil soit spcialiste en oreilles ou en trous du cul.
Javais quarante de fivre et chaque fois que je
dglutissais, une douleur fulgurante mincendiait le
visage comme sillumine un juke-box.
Le docteur examina mes oreilles ; dans mon
souvenir, surtout la gauche. Puis il me fit allonger sur sa
table dexamen. Soulve la tte une minute , me dit
linfirmire, glissant un grand carr de tissu absorbant
peut-tre une couche sous ma tte de manire ce
que majoue repose dessus. Jaurais d deviner quil y
avait quelque chose de pourri au royaume de
Danemark. Qui sait, lide ma peut-tre effleur.
Il y eut une puissante odeur dalcool. Un
claquement, lorsque le mdecin ouvrit le strilisateur. Je
vis laiguille quil tenait elle tait aussi longue que la
rgle de mon plumier dcolier et je me tendis. Le
docteur des oreilles madressa un sourire rassurant et
profra le mensonge pour lequel on devrait mettre sur-
le-champ les mdecins en prison (avec un temps
dincarcration double quand le mensonge sadresse
un enfant) : Dtends-toi, Stevie, a ne va pas te faire
mal. Je le crus.
Il glissa laiguille dans mon oreille et me creva le
tympan. La douleur dpassa tout ce que jai pu
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prouver depuis ; la seule chose qui sen approche fut
le mois qui suivit mon accident, lorsque je fus renvers
par un van, lt 99. Jai souffert plus longtemps,
certes, mais moins intensment. La douleur provoque
par cette aiguille crevant mon tympan fut indescriptible.
Il y eut un bruit lintrieur de ma tte, une sorte de
baiser sonore. Un fluide chaud scoula de mon oreille,
comme si je me mettais pleurer par le mauvais trou.
Dieu sait que je pleurais suffisamment par les bons,
ce stade-l. Je me redressai un peu et regardai,
incrdule, le docteur des oreilles et linfirmire du
docteur des oreilles. Puis jexaminai le tissu que
linfirmire avait pos sur la partie suprieure de la
table. Une grande tache humide stalait dessus, zbre
de fins tortillons de pus.
Et voil, me dit le mdecin en me tapotant
lpaule. Tu as t trs courageux, Stevie. Cest
termin.
La semaine suivante, ma mre fit venir nouveau un
taxi, nous retournmes chez le docteur des oreilles et je
me retrouvai une deuxime fois allong sur la table
dexamen, un linge sous la tte. Il y eut de nouveau une
odeur dalcool odeur que jassocie encore
aujourdhui, sans doute comme beaucoup de
personnes, la douleur, la maladie, la terreur et le
docteur des oreilles brandit nouveau sa grande
aiguille. Il massura nouveau que je naurais pas mal,
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et une fois de plus, je le crus. Pas tout fait, mais
suffisamment pour rester tranquille lorsquil glissa
laiguille dans mon oreille.
a me fit horriblement mal. Presque autant que la
premire fois, en fait. Le bruit de baiser clapoteux fut
plus fort dans ma tte ; ctait le baiser de deux gants,
ce coup-ci (on se suce la tronche et on semmle
les langues, comme nous disions). Et voil , dit
linfirmire du docteur des oreilles quand celui-ci retira
laiguille et que je me retrouvai en larmes au milieu
dune flaque de pus aqueux. a fait juste un peu mal
et tu ne voudrais pas devenir sourd, nest-ce pas ? De
toute faon, cest fini.
Ce que je crus durant peu prs cinq jours
jusquau moment o se pointa un troisime taxi.
Nous retournmes chez le docteur des oreilles. Je me
souviens du chauffeur disant ma mre quil allait nous
dposer au coin de la rue si elle narrivait pas faire
taire ce gosse.
Et, une fois de plus, je me retrouvai sur la table
dexamen, la couche sous la tte, tandis que ma mre,
dans la salle dattente, feuilletait une revue quelle tait
incapable de lire (jaime imaginer les choses comme
a, du moins). Une fois de plus, il y eut lodeur
enttante de lalcool ; une fois de plus, le mdecin se
tourna vers moi, tenant son aiguille aussi longue que ma
rgle dcolier. Une fois de plus, il sourit, sapprocha,
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massura que ce coup-ci, a ne ferait pas mal.
Depuis cette crevaison de tympan rptition, cest-
-dire depuis lge de six ans, lun des principes les
mieux tablis de ma vie a t celui-ci : trompe-moi une
fois, honte toi. Trompe-moi deux fois, honte moi.
Trompe-moi trois fois, honte nous deux. La troisime
fois que je me retrouvai sur la table dexamen, je me
dbattis comme un beau diable, donnant des coups de
pied, criant, gigotant. chaque fois que laiguille
sapprochait de moi, je la chassais dun revers de main.
Finalement, linfirmire appela ma mre et, elles
deux, elles russirent mimmobiliser assez longtemps
pour que le mdecin puisse glisser son aiguille dans
mon oreille. Jai hurl si fort et si longtemps que je
mentends encore. En fait, je suis sr que dans quelque
profonde valle, au fond de ma tte, les chos de ce
hurlement retentissent toujours.
6
Par une journe morne et froide, peu de temps aprs
on devait tre en janvier ou fvrier 1954, si jai bien
calcul , le taxi vint nouveau nous chercher. Cette
fois-ci, le spcialiste ntait pas un docteur des oreilles
mais un docteur de la gorge. Une fois de plus ma mre
allasasseoir dans la salle dattente, une fois de plus on
minstalla sur la table dexamen, tandis quune
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infirmire me tournait autour ; et une fois de plus, il y
eut lodeur pre de lalcool, odeur qui a aujourdhui
encore le pouvoir de dcupler mes battements de cur
en cinq secondes.
Tout ce quexhiba le docteur de la gorge, cette fois,
fut une sorte de tampon. a piquait et le got tait
immonde, mais aprs la longue aiguille du docteur des
oreilles, ctait une promenade dans le parc. Le docteur
de la gorge tait quip dun gadget intressant
maintenu sur sa tte par une bande. Il comportait, au
milieu, un miroir au centre duquel brillait une lumire
clatante, comme un troisime il. Il examina
longtemps ma gargoulette, me demandant douvrir plus
grand la bouche, jusqu ce que ma mchoire finisse
par craquer, mais il ny enfona pas daiguille et je lai
donc aussitt ador, cet homme. Au bout dun
moment, il me dit de refermer la bouche et appela ma
mre.
Le problme, ce sont ses amygdales. On dirait
quelles ont t griffes par un chat. Il va falloir les
enlever.
Aprs cela (jignore quand, exactement), jai le
souvenir davoir t pouss sur un chariot et amen
sous des lumires brillantes. Un homme portant un
masque blanc se pencha sur moi. Il se tenait en haut de
la table sur laquelle on mavait allong (1953 et 1954
sont les annes o jai beaucoup pratiqu ce sport) ;
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javais limpression quil tait lenvers.
Tu mentends, Stephen ? me demanda-t-il.
Je lui rpondis que oui.
Je voudrais que tu respires fond. Quand tu te
rveilleras, tu pourras manger toutes les glaces que tu
voudras.
Il abaissa un objet sur mon visage. Dans mon
souvenir, a ressemble un moteur hors-bord. Je pris
une profonde inspiration et tout devint noir. mon
rveil, on me permit eneffet de mempiffrer de toutes
les glaces que je voulais, ce qui tait se moquer du
monde, car je navais aucune envie den manger.
Javais la gorge gonfle et paisse. Mais ctait mieux
que le coup de laiguille dans loreille. Oh, oui !
Nimporte quoi aurait t mieux que le sale coup de
laiguille dans loreille. Enlevez-moi les amygdales si a
vous chante, enfermez ma jambe dans une cage
oiseaux dacier sil le faut, mais Dieu me garde des
otiologistes.
7
Cette anne-l, mon frre passa en cours moyen
premire anne ; moi, je fus retir de lcole pour toute
lanne. Javais beaucoup trop manqu en cours
prparatoire ; ma mre et lcole taient daccord l-
dessus. Si ma sant le permettait, jy retournerais la
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
rentre suivante.
Je passai donc lessentiel de cette anne-l au lit, ou
consign la maison. Je dus bien lire un million de
bandes dessines, passant des aventures de Tom Swift
et Dave Dawson (hroque pilote de la Seconde Guerre
mondiale dont tous les avions avaient des hlices qui
griffaient lair pour gagner de laltitude) aux rcits
animaliers vous glacer le sang de Jack London. un
moment donn, je me mis crire mes propres
histoires. Limitation prcde la cration ; je recopiais
mot mot Combat Casey dans mon cahier Blue
Horse, y ajoutant parfois une description personnelle
quand elle me paraissait simposer. Non sans confondre
parfois les mots bouillon avec brouillon, par
exemple. Je me rappelle aussi avoir confondu dtail et
dental, et cru que parfois une chienne tait une
femme de trs haute taille. Un fils de chienne avait
toutes les chances, dans mon esprit, de devenir joueur
de basket. Lorsquon a six ans, la plupart de vos lettres
de Scrabble sont encore mlanges dans le sac.
Finalement, je montrai lun de ces plagiats hybrides
ma mre et elle en fut charme ; je me souviens de son
sourire teint de stupfaction, comme si elle avait du
mal croire quun de ses enfants puisse tre aussi
intelligent un vritable petit prodige, en vrit. Jamais
je ne lui avais vu cette expression auparavant ; en tout
cas, pas suscite par moi. Jen tais absolument ravi.
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Elle me demanda si javais invent cette histoire tout
seul, et je fus oblig dadmettre que, pour lessentiel, je
lavais trouve dans une de mes bandes dessines. Elle
parut due, ce qui fit svaporer une bonne partie de
mon plaisir. Finalement, elle me rendit mon cahier.
cris ta propre histoire, Stevie, me dit-elle. Ces
Combat Casey ne valent rien. Il est toujours en train
de faire cracher ses dents quelquun. Je parie que tu
peux faire mieux. Inventes-en une toi-mme.
8
Je me souviens dun fabuleux sentiment de
possibilit cette ide, comme si lon venait de
mintroduire dans un vaste btiment rempli de portes
fermes en mautorisant ouvrir nimporte laquelle. Il
y avait plus de portes pousser quon ne pouvait en
franchir au cours de toute une vie voil ce que je me
dis, et voil ce que je pense toujours.
Pour finir jcrivis une histoire mettant en scne
quatre animaux magiques qui circulaient dans une
vieille voiture et venaient en aide aux petits enfants.
Leur chef tait un grand lapin blanc, Mr Rabbit Trick,
qui conduisait lautomobile. Mon rcit, laborieusement
rdig au crayon, faisait quatre pages. Personne, autant
que je men souvienne, ny sautait du toit du Graymore
Hotel. Quand je leus termin, je lapportai ma mre
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
qui tait assise dans le sjour ; elle posa son livre de
poche par terre, ct delle, et le lut en entier. Javais
limpression que mon histoire lui plaisait elle riait
tous les bons endroits mais je naurais su dire si
ctait parce quelle maimait et voulait me faire plaisir
ou parce que cette histoire tait vraiment bonne.
Tu ne las pas copie, celle-l ? me demanda-t-
elle ensuite. Je lui rpondis que non. Elle me dit quelle
aurait trs bien pu tre publie dans un livre. Personne
ne ma rien dclar depuis qui mait donn autant de
bonheur. Jcrivis quatre autres histoires o
apparaissaient Mr Rabbit Trick et ses amis. Elle me
donna une pice de vingt-cinq cents pour chacune et les
envoya ses quatre surs, lesquelles avaient plus ou
moins piti delle, je crois. Elles taient toutes encore
maries, aprs tout ; elles ne staient pas fait larguer.
Oncle Fred, il est vrai, navait gure le sens de
lhumour et senttait rouler la capote releve ; oncle
Oren, ctait tout aussi vrai, buvait plus que de raison et
soutenait dobscures thories selon lesquelles les juifs
dirigeaient secrtement le monde, mais au moins ils
taient l, eux. Ruth, elle, avait t abandonne par
Don avec un bb sur les bras. Elle voulait leur prouver
que le bb en question avait au moins du talent.
Quatre histoires. Un quarter chacune. Le premier
dollar que jai gagn dans ce business.
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
9
Nous dmnagemes pour Stratford, dans le
Connecticut. Jtais alors au cours lmentaire et
ptrifi damour pour la jolie adolescente qui habitait la
maison d ct. Elle ne me regardait jamais deux fois
de suite dans la journe, mais le soir, lorsque jtais
dans mon lit et que le sommeil me gagnait, nous nous
lancions loin de ce monde cruel encore et encore. Ma
nouvelle institutrice tait Mrs Taylor, aimable dame aux
cheveux gris rappelant ceux dElsa Lanchester dans La
Fiance de Frankenstein, et dote dyeux
protubrants. Quand je lui parle, jai toujours envie
de mettre les mains en coupe sous les mirettes de
Mrs Taylor, au cas o elles tomberaient , disait ma
mre.
Notre nouvel appartement, sur West Broad Street,
tait au deuxime tage. un coin de rue de l, vers le
bas de la colline, non loin du Teddys Market et en face
du Burrets Building Materials, stendait une friche
coupe en deux par une voie de chemin de fer et se
terminant de lautre ct par un dpt de ferraille. Cest
lun des lieux o je ne cesse de retourner en
imagination ; il rapparat de nombreuses reprises
dans mes romans sous diffrents noms. Les gamins de
a lappellent les Friches ; nous lappelions la jungle.
Dave et moi, nous lavons explore peu de temps aprs
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
notre installation dans ce nouvel endroit. Ctait lt. Il
faisait chaud. Ctait gnial. Nous avions pntr au
cur du verdoyant mystre de ce nouveau et fabuleux
terrain de jeux, lorsque je fus saisi du besoin urgent de
me soulager les boyaux.
Dave, dis-je, ramne-moi la maison ! Faut que je
pousse ! (Telle tait en effet la manire dont nous
dsignions cette fonction particulire.)
David ne voulait pas en entendre parler. Va faire
dans les bois. Rentrer la maison nous aurait pris au
moins une demi-heure, et il navait aucune envie de
renoncer aux plaisirs jouissifs de lendroit simplement
parce que son petit frre avait besoin de couler un
bronze.
Jpeux pas ! protestai-je, choqu par cette ide.
Jpourrai pas messuyer !
Bien sr que si ! Tauras qu te servir de feuilles.
Cest comme a que font les cow-boys et les Indiens.
ce moment-l, il tait probablement trop tard ; je
naurais pas eu le temps de rentrer la maison. Je
commenais dailleurs men rendre compte. Et puis,
jtais enchant lide de chier comme un cow-boy.
Je fis comme si jtais Hopalong Cassidy et
maccroupis au milieu des buissons, le pistolet tir pour
ne pas tre attaqu par surprise dans un tel moment
dintimit. Je fis ce que javais faire et assurai le
nettoyage selon la mthode suggre par mon frre,
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
messuyant le derrire avec de grandes poignes de
feuilles vertes et brillantes. Il savra quil sagissait de
sumac vnneux.
Deux jours plus tard, jtais dun beau rouge brillant
depuis larrire des genoux jusquaux omoplates. Mon
pnis fut pargn, mais mes testicules se transformrent
en projecteurs. On aurait dit que mon derrire me
dmangeait jusqu la cage thoracique. Mais il y avait
pire : la main avec laquelle je mtais essuy. Elle avait
la taille de celle de Mickey Mouse aprs que Donald
Duck la crase coups de marteau et, cause du
frottement, des cloques gigantesques gonflrent entre
mes doigts. Lorsquelles clataient, elles laissaient des
trous profonds de chair rose vif. Pendant six
semaines, je pris des bains de sige tides base
damidon, me sentant malheureux, humili, stupide.
Jcoutais par la porte ma mre et mon frre qui riaient
en coutant Peter Tripp la radio ou en jouant aux
Crazy Eights.
10
Dave tait un frre gnial, mais trop intelligent pour
un gamin de dix ans. Les ides qui germaient dans son
cerveau ne lui valaient que des dboires, et il comprit
un moment donn (sans doute aprs lpisode du
sumac vnneux) quil tait en gnral possible de
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
mettre le frangin Stevie en pole position quand
sannonaient les ennuis. Dave ne ma jamais demand
dendosser sa place tous les savons que lui valurent
ses brillants coups foireux ; il na jamais t hypocrite
ni froussard. Mais plusieurs occasions, jai t requis
pour en partager la responsabilit avec lui. Raison pour
laquelle, je suppose, nous emes tous les deux les pires
ennuis lorsque Dave eut lide de construire un barrage
sur le ruisseau qui traversait la jungle, provoquant une
inondation qui toucha tout le bas de West Broad Street.
La ncessit de partager les rprimandes explique aussi
sans doute que nous courmes tous les deux le risque,
trs rel, de nous lectrocuter lorsquil voulut raliser
un projet scientifique pour lcole.
Ce devait tre en 1958. Jtais la Center Grammar
School, Dave la Stratford Junior High. Maman
travaillait dans une blanchisserie de la ville o elle tait
la seule femme blanche de tout le personnel charg de
lessorage. Elle tait dailleurs occupe passer des
draps dans lessoreuse lorsque Dave entreprit de
construire son projet pour la Fte des Sciences. Mon
grand frre ntait pas du genre se contenter de
fabriquer des maquettes en carton ou de construire la
Maison du Futur en briques de plastique Tyco et
rouleaux de papier-toilette. Dave voyait grand, trs
grand. Cette anne-l, son projet portait le titre ronflant
de Daves Super Duper Electromagnet. Mon frre
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
avait un vif penchant pour les choses qui taient
super duper commepour celles dans lesquelles
figuraient son nom ; cette dernire manie culmina avec
Daves Rag, autre histoire sur laquelle nous
reviendrons bientt.
Sa premire tentative pour construire le Super Duper
Electromagnet ne fut pas trs super duper ; je crois
mme quil na pas fonctionn du tout, mais je ne men
souviens pas trs bien. Toujours est-il que lide
originale sortait bien dun livre, et non de la tte de
Dave. Elle se prsentait ainsi : magntisez une grande
pointe de fer en la frottant contre un aimant naturel. La
charge magntique impartie la pointe sera faible,
mais, daprs le livre, suffisante pour attirer un peu de
limaille de fer. Aprs quoi, on tait suppos enrouler un
fil de cuivre autour de la pointe et en attacher les
extrmits aux deux ples dune pile. Toujours daprs
le livre, llectricit renforait alors le magntisme et on
pouvait alors ramasser beaucoup plus de limaille.
Mais Dave navait que faire de ramasser quelques
stupides bouts de ferraille ; Dave voulait soulever des
Buick, des wagons de chemin de fer, voire des gros-
porteurs de larme de lair. Dave voulait mettre le
paquet et changer lorbite de la plante.
Pan ! Super !
Nous avions chacun notre rle jouer dans la
cration du Super Duper Electromagnet. Celui de Dave
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
tait de le construire ; le mien, de lessayer. Le petit
Stevie King tait en quelque sorte bombard Chuck
Yeager
1
de Stratford .
La nouvelle version de lengin conue par Dave
dlaissait la minable batterie piles sches qui, daprs
lui, devait dj tre plat lorsquon lavait achete chez
le quincaillier, en faveur du courant lectrique de la
maison. Il rcupra le cordon lectrique dune vieille
lampe trouve dans les poubelles, au coin de la rue,
dbarrassa les deux fils de leur gaine protectrice jusqu
la prise elle-mme et les enroula en spirale autour de
son grand clou. Puis, assis sur le plancher de la cuisine,
dans lappartement de West Broad Street, il me tendit
le Super Duper Electromagnet en me donnant lordre
de le brancher.
Jhsitai. On peut au moins mettre cela mon crdit.
Mais la fin lenthousiasme communicatif de Dave
mexaspra. Jenfonai la fiche dans la prise. En fait de
magntisme, il ne se passa rien. En revanche, le Super
Duper Electromagnet fit sauter toutes les ampoules et
tous les appareils lectriques de lappartement, toutes
les ampoules et tous les appareils lectriques du
btiment, et toutes les ampoules et tous les appareils
lectriques de limmeuble voisin (o habitait la fille de
mes rves, au rez-de-chausse). Il y eut une petite
explosion dans le transformateur lectrique, de lautre
ct de la rue, et la police dbarqua. Dave et moi
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
passmes une heure dangoisse suivre les vnements
par la fentre de la chambre de notre mre, laseule
donner sur la rue (toutes les autres jouissaient dune
vue imprenable sur la cour sans herbe et constelle de
crottes, derrire la maison, o rgnait une unique
crature vivante, un clbard tique rpondant au nom
de Roop-Roop). Aprs le dpart des flics arriva un
camion de dpannage. Un homme quip de
chaussures griffes escalada le poteau, entre les deux
immeubles den face, pour examiner le transformateur.
En dautres circonstances, nous aurions t
compltement fascins par le spectacle ; mais pas ce
jour-l. Ce jour-l, nous ne pouvions que nous
demander si notre mre nallait pas nous flanquer dans
une maison de correction. Finalement, la lumire revint,
le camion repartit. Nous ne fmes pas pris et la vie
continua. Dave dcida quil serait peut-tre plus
prudent de construire un planeur pardon, un Super
Duper Glider pour son projet scientifique. Lhonneur
me reviendrait, mexpliqua-t-il, de faire le premier vol
dessai. Ce serait gnial, non ?
11
Je suis n en 1947 ; nous navons eu notre premier
poste de tlvision quen 1958. La premire chose que
je me rappelle avoir vue, Robot Monster, tait un film
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
dans lequel un type dguis en singe, un bocal
poissons rouges sur la tte (il sappelait Ro-Man),
courait partout, la recherche des derniers survivants
dune guerre nuclaire. Pour les tuer. Je trouvai que
ctait du grand art.
Je vis aussi Highway Patrol avec Broderick
Crawford dans le rle de lindomptable Dan Matthews,
et One Step Beyond, avec John Newland, lhomme
qui avait le regard le plus inquitant au monde. Il y eut
Cheyenne, Sea Hunt, Your Hit Parade, Annie
Oakley ; Rommy Rettig, le premier dune longue srie
damis de Lassie, Jock Mahoney dans The Range
Rider, et Andy Devine hululant, H, Wild Bill,
attends-moi ! de sa drle de voix haut perche. Tout
un monde daventures vcues par procuration nous
arrivant empaquetes en noir et blanc sur un cran de
trente-cinq centimtres, sponsoris par des marques qui
ont encore une rsonance potique pour moi
aujourdhui. Jadorais tout.
La tl arriva donc relativement tard chez les King,
et jen suis content. Je fais partie, si lon y rflchit,
dun groupe passablement restreint : la dernire
poigne dcrivains amricains qui ont appris lire et
crire avant dapprendre ingurgiter leur portion
quotidienne de vido-conneries. Ce nest peut-tre pas
trs important. Par ailleurs, si vous tes crivain
dbutant, pourquoi ne pas enlever lisolant entourant le
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
fil lectrique de la fiche de votre tl, lenrouler autour
dune grande pointe et la remettre dans la prise ? Pour
voir ce qui explose et jusquo a porte.
Une ide en passant.
12
Vers la fin des annes cinquante, un agent littraire,
par ailleurs collectionneur maniaque de tout ce qui avait
trait la science-fiction, Forrest Ackerman, bouleversa
la vie de milliers de petits Amricains, moi compris,
lorsquil lana son magazine, intitul Famous
Monsters of Filmland (Monstres clbres du pays du
cinma). Parlez de cette revue quiconque sest
intress au genre fantastique-horreur-science-fiction et
vous aurez droit un clat de rire, un regard qui
sillumine et un flot de merveilleux souvenirs : cest
pratiquement garanti.
Vers 1960, Forry (qui se traitait parfois lui-mme
dAckermonster ) publia une autre revue
i nt r essant e, Spacemen, qui ne connut
malheureusement quune brve carrire et traitait
surtout des films de science-fiction. Cette anne-l,
jenvoyai un rcit Spacemen. Pour autant que je
men souvienne, ctait la premire fois que je
proposais un texte une revue avec lambition dtre
publi. Je ne me souviens plus du titre, mais jentais
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
encore au stade Ro-Man de mon dveloppement, et
cette histoire tait certainement redevable lhomme-
singe tueur coiff dun bocal poissons rouges.
Ma nouvelle ne fut pas accepte, mais Forry la
garda. Forry garde tout ceux qui ont eu loccasion de
visiter son domicile, lAckermansion, pourront vous le
confirmer. Vingt ans plus tard, environ, alors que je
donnais des autographes dans une librairie de Los
Angeles, Forry se prsenta son tour avec mon
histoire, tape interligne simple sur la vieille machine
crire Royal, disparue depuis longtemps, que ma
mre mavait offerte pour Nol, lanne de mes onze
ans. Il souhaitait que je la lui ddicace, et jai sans
doute d le faire, mais il y eut quelque chose de
tellement surraliste dans cette rencontre que je nen
suis pas tout fait sr. Parlez-moi de vos fantmes !
Oh, mon vieux
13
Ma premire nouvelle publie parut dans un fanzine
dhorreur dont le matre duvre tait Mike Garrett de
Birmingham, en Alabama (Mike, toujours bon pied bon
il, est encore dans le business). Il lui donna comme
titre In a Half-World of Terror ( Dans un demi-
monde de terreur ), mais je prfre encore
aujourdhui, et de beaucoup, celui que javais propos :
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
I Was a Teen-Age Grave-robber. ( Jtais un
adolescent pilleur de tombes. )
Super duper, pan !
14
Ma premire ide dhistoire vraiment originale je
crois quon sait tout de suite quand cest le cas
remonte la fin du rgne dbonnaire dEisenhower.
Jtais install la table de cuisine de notre maison de
Durham, dans le Maine, et je regardais ma mre ranger
des feuillets couverts de Green Stamps S&H (pour plus
de dtails pittoresques sur ces timbres verts , voir
The Liars Club). Notre petite troka familiale tait
revenue dans le Maine pour que ma mre puisse
soccuper de ses parents qui vivaient leurs dernires
annes. Mamie avait environ quatre-vingts ans, cette
poque ; obse et hypertendue, elle ne voyait presque
plus. Daddy Guy avait quatre-vingt-deux ans ;
efflanqu et morose, il tait sujet des accs
occasionnels de logorrhe la Donald Duck que seule
ma mre parvenait comprendre. Mman appelait
Daddy Guy Fazza .
Les surs de ma mre lavaient charge de cette
tche, pensant peut-tre faire dune pierre deux coups :
une fille aimante prendrait soin de leurs parents gs
dans un environnement familial, et le Sempiternel
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Problme de Ruth se trouverait par la mme occasion
rgl. Elle ne serait plus la drive, essayant de
soccuper de ses fils tout en vagabondant, presque au
hasard, de lIndiana au Wisconsin en passant par le
Connecticut ; elle naurait plus prparer des biscuits
cinq heures du matin ou essorer des draps dans une
blanchisserie o la temprature pouvait slever jusqu
plus de quarante degrs lt, et o le contrematre
donnait des pilules de sel ses employes deux fois par
aprs-midi, de dbut juillet fin septembre.
Je crois quelle avait ses nouvelles occupations en
horreur ; dans leur effort pour laider, ses surs
transformrent ma mre, jusquici indpendante,
rigolote et lgrement cingle, en une sorte de mtayer
oblig de vivre sans argent liquide ou presque. Car les
fonds que lui expdiaient mes tantes, chaque mois,
couvraient les dpenses dpicerie, et peine plus. Elles
nous envoyaient aussi des colis de vtements. Vers la
fin de chaque t, oncle Clayt et tante Ella (avec
lesquels nous ntions pas vritablement parents, je
crois) nous apportaient des cartons pleins de conserves
de lgumes et de fruits. La maison que nous habitions
appartenait tante Ethelyn et oncle Oren. Une fois
installe l, Maman y resta coince. Elle trouva un
vritable travail aprs le dcs de ses parents, mais elle
vcut dans cette maison jusqu ce que le cancer ait
raison delle. Lorsquelle quitta Durham pour la
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
dernire fois, car mon frre, David, et Linda, son
pouse, prirent soin delle pendant les dernires
semaines de sa maladie, jai limpression quelle tait
plus que prte en partir.
15
Il y a quelque chose que je tiens mettre au point
tout de suite daccord ? Il nexiste pas de Dcharge
Ides, pas de Centre Histoires, pas dle des Best-
sellers enterrs. Les ides des bonnes histoires
paraissent littralement jaillir de nulle part, vous tomber
dessus du haut dun ciel vide : deux ides jusquici sans
rapport sont mises en contact et produisent quelque
chose de nouveau sous le soleil. Votre boulot nest pas
de trouver ces ides, mais de les identifier lorsquelles
font leur apparition.
Le jour o cette ide particulire cette premire
ide vraiment bonne me vint lesprit, ma mre venait
de calculer quelle allait avoir besoin dencore six
cahiers de timbres verts pour se procurer la lampe
quelle voulait offrir sa sur Molly pour Nol et
quelle ny arriverait pas temps. Je crois quil va
falloir attendre son anniversaire. On a limpression
quon a un paquet de ces fichus timbres, jusquau
moment o on les colle dans le cahier. Puis son
regard croisa le mien et elle me tira la langue. Elle
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
lavait toute verte vert S&H. Je me dis que ce serait
chouette, si on pouvait fabriquer ces timbres dans son
sous-sol ; cet instant-l, lhistoire intitule Happy
Stamps venait de natre. Lide des faux green
stamps et la vue de la langue toute verte de ma mre
lavaient cre en un instant.
Le hros de mon histoire tait le Pauvre Type
classique ; il sappelait Robert et avait fait par deux fois
de la prison pour contrefaon de billets de banque. Sil
se faisait prendre unetroisime fois, cen tait fini de
lui. Mais au lieu de contrefaire des billets, il a lide de
fabriquer de faux happy stamps ceci prs quil se
rend compte quils sont dune telle simplicit
reproduire quil ne sagit mme pas de contrefaon ; ce
sont dauthentiques timbres qui sortent par milliers de
sa presse. Dans une scne amusante sans doute la
premire vraiment russie que jai crite , Roger se
trouve dans le sjour avec sa mre ; ils feuillettent
avidement le catalogue Happy Stamps pour voir les
articles quils peuvent soffrir, tandis quau sous-sol, la
presse jecte paquet aprs paquet de ces mmes timbres
commerciaux.
Bon sang ! dit la mre, sil faut croire ce qui est
crit ici en petit, on peut sacheter nimporte quoi avec
des happy stamps, Roger. Tu leur demandes ce que
tu veux, et eux te disent combien il te faut de cahiers
complets pour lavoir. Je te parie que pour cinq ou six
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
millions de cahiers, on pourrait avoir une maison
happy stamps en banlieue !
Mais Roger se rend compte que si ses timbres sont
parfaits, la colle est dfectueuse. Quand on lche les
timbres soi-mme pour les coller dans le cahier, tout va
bien ; mais en les faisant passer par un humidificateur
mcanique, de roses, les happy stamps deviennent
bleus. la fin de lhistoire, Roger se tient devant un
miroir dans le sous-sol de la maison. Derrire lui, sur la
table, sempilent environ quatre-vingt-dix cahiers de
happy stamps, tous remplis de timbres lchs un par
un. Notre hros a les lvres toutes roses ; il tire la
langue, elle est encore plus rose. Mme ses dents
rosissent. Sa mre lappelle joyeusement par lescalier,
disant quelle vient juste davoir au tlphone la socit
Happy Stamps National Redemption, dont le sige est
Terre Haute, et quon lui a dit quelle pourrait avoir
une belle maison de style Tudor Weston pour
seulement onze millions six cent mille cahiers de happy
stamps.
Cest super, mman , rpond Roger. Il se regarde
encore un moment dans le miroir, les lvres roses, lil
atone, puis il retourne lentement sa table. Derrire lui
sont entasss, dans des casiers, des milliards de happy
stamps. Toujours lentement, notre hros ouvre un
cahier encore vierge puis se met lcher les feuilles de
timbres et les coller. Plus que onze millions cinq cent
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
quatre-vingt-dix mille cahiers remplir, pense-t-il la
fin de lhistoire, et mman pourra avoir sa Tudor.
Certains dtails clochaient dans cette histoire (la plus
grosse incohrence tait, semble-t-il, que Roger nait
pas lide de changer de colle), mais elle tait
charmante, assez originale, et mon avis pas trop mal
crite. Aprs avoir tudi un bon moment ltat du
march dans mon exemplaire dfrachi du Writers
Digest, jenvoyai Happy Stamps au Alfred
Hitchcock Mystery Magazine. Ma nouvelle me revint
trois semaines plus tard accompagne dune lettre
circulaire disant quelle tait refuse. Cette lettre
comportait le profil si facilement reconnaissable
dAlfred Hitchcock lencre rouge, et on me souhaitait
bonne chance pour ma nouvelle. En bas, figurait un
message non sign, seule raction personnelle que
jobtins du AHMM en plus de huit annes denvois
refuss. Nagrafez pas vos manuscrits, lisait-on.
Pages libres et trombones, voil comment il faut faire.
Conseil quelque peu glacial, telle fut mon impression,
mais qui ne fut pas inutile. Je nai plus jamais agraf un
manuscrit depuis.
16
Ma chambre, Durham, tait sous les combles. La
nuit, je me mettais au lit sous les chevrons, me collant
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
un bon coup sur le crne si je me relevais trop
brusquement pour lire la lumire dune lampe col
de cygne qui envoyait une ombre amusante de boa
constrictor sur le plafond en pente. Parfois, la maison
tait silencieuse, mis part le grondement occasionnel
de la chaudire et les alles et venues des rats dans le
grenier ; parfois, ma grand-mre passait une bonne
heure, vers minuit, crier quelquun de soccuper de
Dick. Elle avait peur quil nait pas t nourri. Dick, le
cheval quelle avait possd lpoque o elle tait
institutrice, tait mort depuis quarante ans. Javais un
bureau, sous lautre pente du toit, sur lequel tait pose
ma vieille machine crire Royal et une centaine de
livres de poche, surtout de science-fiction, aligns
contre le fond. Sur ma commode, il y avait une Bible
que javais gagne la Methodist Youth Fellowship,
pour avoir appris par cur une srie de versets, et un
phonographe Webcor changeur automatique dont le
plateau tait recouvert dun velours vert tendre. Jy
faisais passer mes disques, surtout des quarante-cinq
tours : Elvis, Chuck Berry, Freddy Cannon, Fats
Domino. Jaimais bien Fats et sa faon de swinguer :
on voyait tout de suite quil samusait.
Lorsque je reus lavis de refus du AHMM, je
plantai un clou au-dessus du Webcor, crivis Happy
Stamps sur la circulaire et laccrochai au clou. Puis je
massis sur mon lit et coutai Fats chanter Im Ready.
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
En vrit, je ne me sentais pas mal du tout. Quand on
est encore trop jeune pour se raser, loptimisme est une
raction tout fait lgitime lchec.
Vers quatorze ans, et alors que je me rasais deux fois
par semaine, que jen aie besoin ou non, il ny avait
plus assez de place sur mon clou pour toutes les lettres
de refus que javais empales dessus. Je remplaai le
clou par un autre, plus long, et continuai dcrire.
seize ans, je commenai recevoir des lettres de refus
accompagnes de notes manuscrites un peu plus
encourageantes que le conseil de ne pas agrafer mes
pages et dutiliser des trombones. Le premier de ces
mots dencouragement tait sign dAlgis Budrys, alors
rdacteur en chef de Fantasy and Science Fiction,
qui javais soumis une nouvelle intitule The Night of
the Tiger (dont linspiration provenait, il me semble,
dun pisode du Fugitif dans lequel le Dr Richard
Kimble tait employ au nettoyage des cages dans un
zoo ou un cirque). Budrys avait crit : Cest bien. Ce
nest pas pour nous, mais cest bien. Vous avez du
talent. Continuez nous envoyer ce que vous faites.
Ces quatre phrases lapidaires, crites avec un stylo
plume qui laissait de gros pts informes dans son
sillage, vinrent clairer lhiver lugubre de mes seize ans.
Une dizaine dannes plus tard, alors que javais dj
vendu deux ou trois romans, jai dcouvert The Night
of the Tiger dans une bote de vieux manuscrits ;
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
jestimai que ctait une histoire parfaitement
respectable, mme si elle tait crite, de toute vidence,
par un type qui commenait seulement fourbir ses
armes. Je la rcrivis et la soumis F&SF qui, cette
fois, me lacheta. Jai cru remarquer que lorsquon se
met avoir un peu de succs, les revues recourent
beaucoup moins volontiers largument ce texte nest
pas pour nous.
17
Bien que dun an plus jeune que ses camarades de
classe, mon grand frre sennuyait au lyce. Cela tenait
en partie ses capacits intellectuelles il avait un QI
de 150 ou 160 mais aussi surtout, mon avis, sa
nature foncirement impatiente. ses yeux, le lyce
ntait pas assez super duper ; il manquait de pan !
de boum ! il ntait pas marrant. Il rsolut le
problme, du moins pour un temps, en lanant un
nouveau journal quil intitula Daves Rag (Le
Torchon de Dave).
Le bureau du Rag se rduisait une table confine
dans un recoin de notre sous-sol de terre battue, aux
murs de pierre et infest daraignes, quelque part au
nord de la chaudire et lest du cellier o nous
entassions les cartons de lgumes et fruits en conserve
de Clayt et Ella, dont le flot ne tarissait jamais. Le Rag
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
tait une combinaison btarde de lettre dinformation
familiale et de feuille de chou locale bihebdomadaire.
Parfois mensuelle, si Dave en tait dtourn par
dautres activits (rcolter le sucre des rables,
fabriquer du cidre, personnaliser et gonfler une auto,
pour nen citer que quelques-unes), et il y avait alors
des plaisanteries que je ne comprenais pas sur le fait
que le Rag de Dave tait un peu en retard ce mois-ci,
ou que nous devrions ficher la paix Dave parce quil
tait au sous-sol, occup avec le Rag
2
.
Blague part, son tirage passa lentement denviron
cinq exemplaires par numro (vendus aux membres de
la famille habitant proximit) quelque chose comme
cinquante ou soixante, vendus auprs du reste de la
parent, des voisins etdes parents des voisins de notre
petite ville (la population de Durham, en 1962, tait
denviron neuf cents personnes), qui attendaient avec
impatience chaque nouveau numro. Dans lun deux,
on apprenait par exemple que la jambe casse de
Charley Harrigton tait en voie de gurison, quels
seraient les orateurs invits lglise mthodiste de
West Durham, quelle quantit deau les fils King
avaient prleve la pompe de la ville pour que le
puits, derrire la maison, ne tarisse pas (bien entendu,
ce foutu puits se retrouvait sec chaque t, en dpit de
toute leau quon pouvait lui apporter), qui rendait
visite aux Brown ou aux Hall, de lautre ct de
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Methodist Corners, et quels parents devaient passer par
Durham lt suivant. Dave y incluait aussi les
vnements sportifs, des jeux intellectuels, des
prvisions mto ( il a fait trs sec, mais Harold Davis,
notre fermier local, dit que sil ne fait pas au moins un
bel orage en aot, il embrassera le cul dun cochon ),
des recettes, un feuilleton (dont jtais lauteur) et la
Page dHumour de Dave, qui comprenait des ppites
du genre :
Stan : Quest-ce que lcureuil dit au chne quand il
voit quil a plein de glands ?
Jan : Je suis content que tu te sois dchan.
Premier Beatnik : Comment arrive-t-on Carnegie
Hall ?
Deuxime Beatnik : Faut texercer, vieux, faut
texercer !
Au cours de la premire anne, le Daves Rag fut
imprim avec une encre violette, sur un appareil appel
hectographe, comportant une plaque enduite dune
sorte de gele. Il ne fallut pas longtemps Dave pour
conclure que cette machine ne valait pas grand-chose.
Elle nallait pas assez vite pour lui. Mme gosse, mme
en culotte courte, il avait horreur dtre ralenti dans ce
quil faisait. chaque fois que Milt, le petit ami de
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
notre mre ( plus gentil quintelligent , me dit-elle un
jour, quelques mois aprs lavoir largu) se trouvait pris
dans un embouteillage ou arrt par un feu rouge, Dave
se penchait vers le sige avant de la Buick de Milt et
criait : Roule sur eux, oncle Milt ! Roule sur eux !
Attendre que lhectographe refroidisse entre
limpression des pages (pendant ce refroidissement ,
la plaque se transformait en une sorte de membrane
violace qui pendait dans la gele comme lombre dun
lamantin) exigeait, de cet adolescent, un effort de
patience qui le rendait fou. Il avait aussi une furieuse
envie dinclure des photos dans son journal. Il en
prenait de bonnes et, ds lge de seize ans, il les
dveloppait lui-mme. Il avait bricol une chambre
noire dans un placard, et de ce minuscule local
empestant les produits chimiques sortaient des photos
souvent remarquables par leur contraste et leur
composition (la photo qui figure en quatrime de
couverture des Rgulateurs, sur laquelle on me voit
tenant un exemplaire de la revue qui publia ma
premire nouvelle, a t prise par Dave avec un vieux
Kodak et tire par ses soins).
En plus de ces frustrations, les plaques de gele de
lhectographe avaient tendance incuber et se
dcorer de colonies de je ne sais quelles moisissures,
dans latmosphre malsaine de notre sous-sol, en dpit
d e s prcautions mticuleuses avec lesquelles nous
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
recouvrions cette foutue machine la cadence de
tortue, une fois termine la corve des tirages du jour.
Ce qui paraissait peu prs normal le lundi prenait
parfois laspect dune monstruosit lovecraftienne avant
la fin de la semaine.
Brunswick o il allait au lyce, mon frre
dcouvrit, dans une boutique, une petite presse
tambour qui tait vendre. Elle fonctionnait tout
juste. On tapait son texte sur des stencils quon achetait
chez un fournisseur local de matriel de bureau, pour
dix-neuf cents pice ; Dave appelait cette corve
percer les stencils , et cest moi quelle revenait
car je faisais moins de fautes de frappe que lui. On
fixait ensuite les stencils sur le tambour de la presse,
badigeonne de lencre la plus puante et poisseuse du
monde, et le marathon commenait il fallait tourner la
manivelle jusqu ce quelle vous scie les bras. Mais
nous arrivions faire en deux soires ce qui nous
prenait auparavant une semaine avec lhectographe, et
si la presse tambour tait salissante, elle ne paraissait
pas sujette, au moins, aux maladies infectieuses
potentiellement mortelles. Cest ainsi que le Daves
Rag connut son ge dor.
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Je ne mintressais gure aux processus dimpression
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
et pas du tout aux arcanes du dveloppement et de la
reproduction des photos. Je me fichais compltement
de mettre un levier de vitesse Hearst sur une voiture, de
la fabrication du cidre ou de vrifier si telle ou telle
formule chimique allait envoyer une fuse en plastique
dans la stratosphre (en gnral, elles ne passaient
mme pas au-dessus de la maison). Non, ce qui ma
passionn le plus, entre 1958 et 1966, a t le
cinma.
cette poque-l, il ny avait que deux salles dans la
rgion, toutes les deux Lewiston. LEmpire passait les
films en premire exclusivit : les dessins anims de
Disney, les popes bibliques et les comdies musicales
dans lesquelles des brochettes de jeunes gens bien
proprets occupaient tous lcran, dansaient et
chantaient. Jallais les voir si quelquun moffrait une
place dans son vhicule, car un film est toujours un
film, mais ils ne me plaisaient pas beaucoup. La plupart
du temps, je my ennuyais. Lhistoire tait trop
prvisible. Pendant The Parent Trap , je ne cessais
davoir envie que Hayley Mills tombe sur Vic Morrow,
le hros de Graine de violence. Voil qui aurait mis
un peu danimation, bon sang ! Javais limpression que
le cran darrt de Vic et son regard en vrille auraient
rapidement replac les futiles problmes domestiques
de Hayley dans une perspective plus raisonnable. Et
lorsque, le soir, jtais couch dans mon lit sous la
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
pente du toit, coutant le vent dans les arbres ou les rats
dans le grenier, ce ntait pas Debbie Reynolds
incarnant Tammy ou Sandra Dee dans le rle de Gidget
que je rvais, mais Yvette Vickers dans LAttaque
des sangsues gantes ou Luana Anders dans
Dementia 13. Je navais rien faire des trucs
larmoyants ou fabriqus pour donner le moral aux
troupes, je navais rien faire de Blanche-Neige et de
ses fichus Sept Nains. treize ans, javais envie de
monstres qui dvoraient des villes entires, de cadavres
radioactifs surgissant de locan pour bouffer les
surfeurs, et de nanas en soutien-gorge noir qui avaient
lair de filles soldats.
Les films dhorreur, les films de science-fiction, les
films sur les bandes dadolescents en maraude, les films
sur des tars en motos voil ce qui me branchait. Ce
ntait pas lEmpire, lextrmit chic de Lisbon
Street, quil fallait aller pour les voir ; mais lautre
bout de la rue, au Ritz, au milieu des boutiques de
prteurs sur gages, et pas loin de Louies Clothing o,
en 1964, jai achet ma premire paire de bottes Beatle.
Notre maison se trouvait vingt et un kilomtres du
Ritz et jy suis all en stop pratiquement toutes les
semaines entre 1958 et 1966, anne o jobtins mon
permis de conduire. Je my rendais parfois seul, parfois
en compagnie de mon ami Chris Chesley, mais sauf
maladie ou cas de force majeure, je ne ratais jamais une
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
sance. Cest au Ritz que jai vu Jai pous un
extraterrestre, avec Tom Tryon ; La Maison du
diable, avec Claire Bloom et Julie Harris ; Les Anges
sauvages, avec Peter Fonda et Nancy Sinatra. Jai vu
Olivia de Havilland nucler James Caan avec des
couteaux improviss dans Une femme en cage,
Joseph Cotten revenir dentre les morts dans Chut,
chut chre Charlotte, et cest la respiration coupe
que jai attendu de voir si Allison Hayes allait quitter
tous ses vtements dans Attack of the 50Ft Woman.
Au Ritz, on trouvait toutes les meilleures choses que la
vie a offrir si du moins on prenait la prcaution de
sasseoir au troisime rang, dtre trs attentif et de ne
pas cligner des yeux au mauvais moment.
Chris et moi aimions tous les films dhorreur, mais
nos prfrs taient ceux dAmerican-International,
dirigs pour la plupart par Roger Corman, avec des
titres chips Edgar Poe. Je nirai pas jusqu dire
quils taient bass sur les uvres dEdgar Poe, car on
ny trouve en fait que peu de choses ayant un vritable
rapport avec les histoires et les pomes de Poe (Le
Corbeau, par exemple, sest trouv relook en
comdie je ne blague pas !). Les meilleurs films
d hor r eur, La Maldiction dArkham, The
Conqueror Worm, Le Masque de la Mort rouge,
accdaient un univers hallucin qui les rendait tout
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
fait particuliers. Chris et moi avions dailleurs un nom
pour ces films, comme sil sagissait dun genre part.
Il y avait les westerns, les histoires damour, les films de
guerre et les Poe-films.
On va au cinma, samedi aprs-midi ? me
demandait-il. Au Ritz ?
Quest-ce quils passent ?
Un film de motards et un Poefilm , me rpondait-
il.
Jtais tout de suite partant, bien entendu. Bruce
Dern tournant en bourrique sur sa Harley ou Vincent
Price tournant en bourrique dans un chteau hant
surplombant un ocan dchan, que demander de
mieux ? Avec un peu de chance, on avait mme droit
Hazel Court se promenant en mini-chemise de nuit de
dentelle.
De tous les films dePoe, celui qui nous fit le plus
deffet, tous les deux, fut Le Puits et le Pendule.
Richard Matheson stait charg du scnario. Film sur
grand cran et en Technicolor (les films dhorreur en
couleurs taient encore une raret en 1961), le film
utilisait une gamme complte dingrdients gothiques
classiques pour donner un rsultat tout fait spcial. Ce
fut peut-tre le dernier grand film dhorreur tourn en
studio jusqu larrive de la froce Nuit des morts
vivants, du cinaste indpendant George Romero, film
qui changea dfinitivement tout (parfois pour le mieux,
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
plus souvent pour le pire). La meilleure scne, celle qui
nous laissa ptrifis sur nos siges, Chris et moi, est
celle dans laquelle John Kerr creuse un mur du chteau
pour dcouvrir le cadavre de sa sur, qui avait t de
toute vidence emmure vivante. Je nai jamais oubli
le gros plan sur la tte du cadavre, film travers un
filtre rouge et une lentille dformante qui tirait ce
visage en un monstrueux cri silencieux.
En stop, sur le chemin du retour qui nen finissait
pas (si les voitures taient trop rares, il pouvait nous
arriver de marcher pendant sept ou huit kilomtres et de
narriver la maison qu la nuit), je fus saisi dune
ide merveilleuse : jallais crire un livre qui raconterait
Le Puits et le Pendule ! Jallais le novliser ,
suivant lexemple de lditeur Monarch Books, qui
avait novlis des classiques immortels comme
Jack lventreur, Gorgo ou Konga. Mais je ne me
contenterais pas dcrire ce chef-duvre ; en plus, je
limprimerais sur la presse tambour du sous-sol, et
jen vendrais des exemplaires en classe ! Zap ! Boum !
Badaboum !
Aussitt conu, aussitt fait. Travaillant avec tout le
soin et lacharnement qui me vaudraient plus tard les
compliments de la critique, je rdigeai ma version
novlise du Puits et le Penduleen deux jours,
directement sur les stencils destins limpression. Bien
quil ne soit rest aucun exemplaire ( ma
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
connaissance) de ce chef-duvre un peu spcial, il me
semble quil comptait huit pages, chacune interligne
simple et comportant le moins de retours la ligne
possible (chaque stencil cotait dix-neuf cents, ne
loubliez pas). Jimprimai les feuilles recto verso,
comme dans un vrai livre, et y ajoutai une page de
couverture sur laquelle je dessinai un pendule
rudimentaire do dgoulinaient des choses noirtres
quon prendrait, esprai-je, pour du sang. Au dernier
moment, je maperus que javais oubli de mettre un
nom dditeur. Au bout dune demi-heure dagrable
mditation sur le sujet, je tapai ceci : A V.I.B. BOOK,
dans le coin en haut droite de la couverture. V.I.B.
voulait dire : Very Important Book (livre trs
important).
Je tirai une vingtaine dexemplaires de louvrage,
bienheureusement inconscient que je violais les rgles
les plus lmentaires du droit dauteur et me livrais au
plagiat le plus hont de lhistoire du monde. Je navais
quune ide en tte, les bnfices que je ferais en
vendant mon histoire lcole, si du moins elle faisait
un tabac. Les stencils mtaient revenus un dollar et
soixante-dix-neuf cents (en utiliser un entier pour la
couverture mavait fait leffet dun affreux gaspillage
dargent, mais Le Puits et le Pendule devait avoir un
bel emballage, mtais-je dit ; tant qu publier, autant
le faire dans les rgles), le papier mavait cot
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
quelques cents de plus, les agrafes rien du tout, vu que
je les avais piques mon frre (les trombones, ctait
peut-tre bon quand on envoyait un manuscrit une
revue, mais l, ctait un livre, ctait du srieux !).
Aprs avoir bien rflchi, je fixai le prix du numro 1
sur le catalogue V.I.B., Le Puits et le Pendule, par
Stephen King, un quarter lexemplaire. Jestimais
pouvoir en vendre au moins dix (ma mre men
achterait un, pour commencer ; je savais quon
pouvait toujours compter sur elle), et je me retrouverais
donc avec deux dollars et cinquante cents. Bnfice
net : environ quarante cents, ce qui serait suffisant pour
financer une nouvelle expdition ducative au Ritz. Si
jen vendais deux de plus, je pourrais mme moffrir en
sus un grand sac de pop-corn et un Coke.
Le Puits et le Pendule fut mon premier best-seller.
Javais apport tout le lot lcole, dans mon cartable
(en 1961, je devais tre en quatrime, au tout nouveau
collge de Durham, comportant quatre classes) ; midi,
jen avais vendu deux douzaines. Aprs le djeuner,
lorsque lhistoire de la femme emmure eut fait le tour
de ltablissement ( Ils regardaient avec horreur les os
qui dpassaient du bout de ses doigts, comprenant
quelle tait morte en griffant follement la pierre pour
tenter de schapper ), jen avais vendu encore une
douzaine. Javais neuf dollars en petite monnaie qui
alourdissaient mon cartable (sur lequel taient
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
imprimes avec soin les paroles de The Lion Sleeps
Tonight [ Le lion dort cette nuit ]) et je marchais
sur un petit nuage, narrivant pas croire que javais pu
accder aussi brusquement un niveau de richesse
jusquici inconcevable pour moi. Cela paraissait trop
beau pour tre vrai.
a ltait. la sortie des classes, quatorze heures,
je fus convoqu dans le bureau de la principale qui
commena par me dire que lcole ntait pas la place
du march ; en particulier, ajouta Miss Hisler, pour
vendre des neries comme Le Puits et le Pendule.
Cette raction ne me surprit pas. Javais eu Miss Hisler
comme professeur dans mon cole prcdente, la classe
unique de la Methodist Corners, o javais pass deux
ans. Elle mavait un jour surpris alors que jtais plong
dans la lecture dun roman pour adolescents (The
Amboy, Dukes, dIrving Shulman) quelle mavait
confisqu. ses yeux jtais simplement un rcidiviste,
et jtais cur de ne pas avoir t fichu de prvoir ce
qui venait de se passer. cette poque, on traitait de
dubber (prononcer dubba, si vous tes du Maine)
celui qui faisait quelque chose didiot. Javais dubb
dans les grandes largeurs.
Ce que je ne comprends pas, Stevie, me dit-elle,
cest ce qui te pousse crire des btises pareilles. Tu
as du talent. Pourquoi le gcher ainsi ? Elle tenait un
exemplaire roul du V.I.B. numro 1 la main et le
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
brandissait comme elle aurait brandi un journal roul
pour menacer le chien venant de pisser sur le tapis. Elle
attendit que je lui rponde je dois dire, son crdit,
que sa question ntait pas entirement rhtorique ,
mais je navais rien offrir pour ma dfense. Javais
honte. Jai pass pas mal dannes par la suite trop,
jen ai limpression avoir honte de ce que jcrivais.
Je crois que jai d attendre davoir quarante ans pour
me rendre compte que la plupart des auteurs de fiction
et de posie ayant publi ne serait-ce quune ligne ont
t un jour ou lautre accuss de gcher le talent que
Dieu leur avait donn. Si jamais vous crivez (ou
peignez ou dansez ou sculptez ou chantez, peu
importe), il y aura toujours quelquun pour essayer de
vous faire croire que vous tes un minable, cest tout.
Je ninvente pas : ce sont les choses telles que je les
vois.
Miss Hisler minforma que je devrais rendre
chacun son argent. Je le fis sans discuter, mme ceux
(assez nombreux, jai plaisir le dire) qui insistrent
pour garder leur exemplaire. En fin de compte, je
perdis de largent dans cette affaire. Mais lorsque les
vacances arrivrent, jimprimai quatre douzaines
dexemplaires dune autre histoire, originale celle-l, et
intitule LInvasion des cratures des toiles ; je les
vendis tous, parttrois ou quatre. Ce qui signifie que
jai gagn, du moins sur un plan financier. Mais au
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
fond de mon cur, javais encore honte. Je continuais
dentendre Miss Hisler me demander pourquoi je
gaspillais mon talent, pourquoi je gaspillais mon temps,
pourquoi jcrivais des neries.
19
Si crire un feuilleton pour le Daves Rag
mamusait, mes autres obligations journalistiques me
barbaient. Cependant, le bruit se rpandit que javais en
quelque sorte dj une exprience dans ce domaine, si
bien que pendant mon anne de seconde la Lisbon
High, je devins le rdacteur en chef du journal du
lyce, The Drum (Le Tambour). Je ne me souviens
pas avoir eu le choix ; je crois quon ma tout
simplement dsign. Mon adjoint, Danny Emond,
sintressait encore moins que moi ce journal. La
seule chose qui lui plaisait, ctait que la classe 4, o
nous tions installs, se trouvait juste ct des toilettes
des filles. Un jour, je vais devenir fou et mouvrir un
chemin la hache dans le mur, Steve , me dit-il
plusieurs reprises. la hache, la hache, la
hache ! Une autre fois il ajouta, peut-tre dans un
effort pour se justifier : Tu te rends compte ? Les
plus jolies filles du bahut relvent leurs jupes, l
derrire ! Je trouvai cela si fondamentalement stupide
que ctait peut-tre bien de la sagesse, en fin de
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
compte, comme un koan zen ou lune des premires
histoires de John Updike.
Sous ma direction The Drum ne prospra pas.
lpoque comme aujourdhui, javais tendance passer
par des priodes de fainantise, suivies dautres o je
travaillais avec frnsie. Pendant lanne scolaire 1963-
1964, le journal ne connut quun numro, mais ce fut
un monstre, plus pais que lannuaire de Lisbon Falls.
Un soir o jen avais plus quassez des rapports de
classe, des nominations de majorettes et des
lamentables essais potiques de je ne sais quel tar,
jeus lide de rdiger un journal de lyce ma
faon, au lieu de prparer les lgendes pour les photos
paratre dans The Drum. Il en rsulta un canard de
quatre feuillets que jintitulai The Village Vomit. La
devise, place dans le coin en haut gauche, au lieu
dtre Toutes les nouvelles dignes de publication
tait Toutes les merdes qui collent aux talons . Je
dois ce numro dhumour stupide les seuls vritables
ennuis que jaie connus pendant mon passage au lyce.
Et il me valut la plus utile des leons que je reus
jamais en matire dcriture.
Dans un style typique du magazine Mad ( Quest-
ce que jen ai foutre ? ), je remplis le Vomit de
potins invents sur la Lisbon High School, utilisant les
surnoms que les lves avaient donns aux profs et que
tous reconnatraient immdiatement. Cest ainsi que
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Miss Raypach, surveillante dtude, devint Miss Rat
Pack (Meute de Rats) ; Mr Ricker, professeur danglais
des dernires annes (et le membre le plus classe de
tout le corps enseignant du lyce, avec son faux air de
Craig Stevens dans Peter Gunn) devint Cow Man
(homme vache) parce que sa famille possdait une
entreprise de produits laitiers ; Mr Diehl, professeur de
sciences naturelles, devint Old Raw Diehl
3
.
Comme tous les prtendants lhumour gs de
quinze ou seize ans, jtais subjugu par mes talents
dans ce domaine. Comme je me trouvais drle ! Un
vritable Mark Twain de village ! Il fallait absolument
que je montre le Village Vomit mes condisciples ! Ils
allaient rire sen pter la sous-ventrire !
Et de fait, ils rirent sen pter la sous-ventrire ;
javais quelques bonnes intuitions sur ce qui pouvait
dclencher lhilarit de mes petits camarades, et elles
taient toutes illustres dans le Vomit. Dans un article,
la vache de race Jersey de Cow Man gagnait un
concours de pets (catgorie ruminants) la foire de
Topsham ; dans un autre, Old Raw Diehl tait mis la
porte pour stre enfonc des yeux de porcelet dans les
narines. Comme vous le voyez, de lhumour dans la
grande tradition swiftienne. Joliment raffin, non ?
Pendant la quatrime heure de cours, trois de mes
amis se mirent rire si fort, au fond de la salle, que
Miss Raypach (alias Rat Pack) leur tomba dessus pour
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
voir ce quil y avait de si drle. Elle confisqua le
Village Vomit, sur lequel, soit par vanit dauteur, soit
par incroyable navet, javais appos mon nom en tant
que Rdacteur en Chef et Grand Sachem du Bahut.
lissue des cours, je me retrouvai, pour la deuxime fois
de mon cursus scolaire, dans le bureau de la direction
cause de quelque chose que javais crit.
Cette fois-ci, mes ennuis furent beaucoup plus
srieux. La plupart des professeurs se montrrent
enclins la mansutude mme Old Raw Diehl voulut
bien passer lponge sur les yeux de cochon sauf un.
Ou plutt, une, Miss Margitan, laquelle enseignait la
stno-dactylographie aux filles qui suivaient le cours
commercial. Elle inspirait aussi bien le respect que la
crainte. Sinscrivant dans la tradition enseignante dune
poque rvolue, Miss Margitan ne faisait pas copain-
copain avec les lves et se refusait tout autant tre
votre psychologue que votre inspiratrice. Elle tait l
pour enseigner la stno et la dactylo, et cet
apprentissage devait se faire selon les rgles. Ses rgles
elle. Dans la classe de Miss Margitan, les filles taient
parfois obliges de se mettre genoux sur le sol, et si
lourlet de leur jupe ne touchait pas le lino, on les
renvoyait chez elles pour quelles se changent. On
pouvait supplier, pleurer, rien ny faisait, rien ne
lattendrissait ; aucun raisonnement ne parvenait
modifier sa vision des choses. Parmi tous les
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
professeurs du lyce, sa liste de colles tait la plus
longue, mais ses lves taient rgulirement choisies
pour avoir lhonneur de prsider la remise des prix, la
fin de lanne, et elles dcrochaient en gnral de bons
emplois. Beaucoup finissaient par laimer. Dautres la
dtestaient et la dtestent certainement encore aprs
tout ce temps. Ctait ces dernires qui lavaient
surnomme Maggot (asticot) Margitan, comme
lavaient sans aucun doute fait leurs mres avant elles.
Et dans le Vomit, une note commenait ainsi : Miss
Margitan, connue des Lisboniennes sous le sobriquet
affectueux de Maggot
Mr Higgins, notre principal au crne chauve (pingl
avec dsinvolture dans le Vomit comme Boule de
Billard ), me dclara que Miss Margitan avait t
profondment blesse et choque par ce que javais
crit. Pas au point den avoir oubli la vieille
admonition des critures : La vengeance
mappartient , dit le prof de stno Elle demandait
mon exclusion temporaire de ltablissement.
Mon temprament est fait dun mlange
dimptuosit et de profond conservatisme, les deux
intimement mls. Ctait le ct imptueux qui avait
crit le Village Vomit et qui lavait fait circuler au
lyce ; mais prsent, ce casse-pieds de Mr Hyde
stait fait la paire en douce par la porte de derrire, et
il revenait au Dr Jekyll de se demander la tte quallait
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
faire ma mre si jamais elle dcouvrait que javais
rcolt quelques jours dexclusion. Jimaginais son
expression peine. Il valait mieux ne plus penser elle,
et vite. Jtais plus g dun an que ceux de ma classe
et, avec mon mtre quatre-vingt-cinq, je faisais partie
des plus grands de la bote. Je ne voulais aucun prix
me mettre pleurer dans le bureau de Mr Higgins,
surtout avec les gosses qui passaient dans le couloir et
regardaient avec curiosit travers les vitres :
Mr Higgins derrire son bureau, moi assis sur la chaise
du vilain garon.
Miss Margitan finit par accepter un compromis :
laffreux jojo qui stait permis de la traiter dasticot lui
ferait des excuses officielles et resterait en retenue
pendant deux semaines. Ce ntait pas drle, mais
quest-ce qui lest dans un lyce ? Pendant la priode
o nous nous y trouvons confins, comme des otages
enferms dans un bain turc, le lyce nous parat tre
laffaire la plus srieuse au monde. Ce nest quaprs
deux ou trois runions danciens quon commence se
rendre compte quel point tout cela tait drisoire.
Un jour ou deux plus tard, on me convoqua dans le
bureau de Mr Higgins et on me laissa debout face
Miss Margitan assise, raide comme la justice, ses mains
dformes par larthrite croises sur les genoux, ses
yeux gris me fixant sans ciller. Je compris cet instant-
l quelle avait en elle quelque chose de diffrent de
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
tous les adultes que javais jamais connus et
connaissais. Je ne savais pas alors prcisment ce
qutait cette diffrence, mais je compris quil tait
impossible de faire du charme cette dame, impossible
de lui faire changer davis. Plus tard, pendant que je
lanais des avions en papier avec les autres vilains
garons et vilaines filles dans la salle de colles (o,
finalement, on samusait pas mal), jarrivai la
conclusion que ctait trs simple : Miss Margitan
naimait pas les garons. Elle tait la premire femme
que je rencontrais qui naimait pas les garons. Qui ne
les aimait pas du tout.
Je ne sais si cela y changea grand-chose, mais mes
excuses furent sincres. Miss Margitan avait t
rellement blesse par ce que javais crit sur elle, et je
le comprenais. Je ne pense pas quelle me hassait, mais
elle tait la correspondante de la National Honor
Society de la Lisbon High School, et lorsque mon nom
apparut sur la liste des candidats susceptibles de
recevoir la rcompense de la NHS, deux ans plustard,
elle raya mon nom. LHonor Society, dit-elle, navait
pas besoin de garons de ce genre . Jai fini par
admettre quelle avait raison. Un garon capable de
sessuyer le derrire avec du sumac vnneux ne peut
appartenir au club des gens intelligents.
Depuis lors, je nai gure touch la satire.
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
20
peine une semaine aprs avoir accompli mon
temps en salle de colles, je fus une fois de plus invit
me prsenter au bureau du principal. Jy allai avec des
palpitations, me demandant dans quel merdier javais
encore pu me fourrer.
Ce ntait pas Mr Higgins qui voulait me voir ; cette
fois, lordre de comparatre manait du conseiller
dorientation scolaire. On avait parl de moi, me dit-il,
et on stait interrog sur la manire dorienter ma
plume turbulente dans des voies plus constructives.
Il avait contact John Gould, rdacteur en chef de
lhebdomadaire de Lisbon, et appris que le journal avait
un poste de journaliste sportif pourvoir. Si le lyce ne
pouvait mobliger accepter ce poste, tout le monde
estimait que ce serait une bonne ide. Prends a ou
crve, semblait dire lil du conseiller dorientation.
Peut-tre de la parano de ma part, mais aujourdhui
encore, presque quarante ans plus tard, je ne le crois
pas.
Intrieurement, je rlais. Jtais quitte avec le Daves
Rag, presque quitte avec The Drum, et voil que le
Weekly Enterprise de Lisbon me tombait dessus. Au
lieu dtre poursuivi par les eaux, comme Norman
Maclean dans La Rivire du sixime jour, jtais un
adolescent dont la Nmsis tait les journaux. Que
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
faire, cependant ? Aprs une dernire vrification de la
petite lueur dans lil du conseiller, je lui rpondis que
je serais ravi davoir un entretien dembauche.
Gould pas lhumoriste bien connu de Nouvelle-
Angleterre, nilauteur de Quand les poules auront
des dents, mais un parent de lun et de lautre, je
crois maccueillit avec une certaine rserve, mais
aussi avec intrt. Si cela me convenait, on se mettrait
mutuellement lpreuve, me dit-il.
prsent que jtais loin des bureaucrates de Lisbon
High School, je me sentais capable de faire preuve dun
peu plus dhonntet. Je dclarai donc Mr Gould que
je ny connaissais pas grand-chose en sport. Voici ce
quil me rpondit : Ce sont des jeux que mme les
ivrognes arrivent comprendre quand ils les suivent
la tl du fond dun bar. Vous apprendrez. Il suffit de
sy mettre.
Il me donna un norme rouleau de papier jaune sur
lequel taper mes textes je crois que je dois encore
lavoir quelque part et me promit un salaire dun
demi-cent le mot. Ctait la premire fois que
quelquun sengageait me payer pour ce que
jcrirais.
Mes deux premiers articles concernaient un match de
basket-ball au cours duquel un joueur de la Lisbon
High School avait battu le record de points du lyce.
Lun tait un simple compte rendu ; lautre, une sorte
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
dapart sur la superbe performance de Robert
Ransom. Je les apportai Gould ds le lendemain pour
quil puisse les avoir pour le vendredi, jour o sortait
son hebdomadaire. Il lut le compte rendu, y apporta
deux corrections mineures et le mit de ct. Puis il
attaqua le portrait, un gros stylo noir la main.
Au cours des deux annes que je passai encore
LHS, je suivis consciencieusement tous les cours de
littrature anglaise, de mme que ceux de composition,
de dissertation et de posie ; mais John Gould mapprit
plus que nimporte lequel dentre eux, et en moins de
dix minutes. Je regrette de ne plus avoir ce texte, qui
aurait mrit dtre encadr avec toutes ses corrections,
mais je me rappelle assez bien comment il se prsentait,
une fois subi le coup de brosse du stylo noir de Gould.
Voici un exemple
4
:
Gould sarrta Core et me regarda. De quelle
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
anne datait le prcdent record ? me demanda-t-il.
Par chance, javais mes notes avec moi. De
1953. Gould mit un grognement et se remit au
travail. Quand il eut fini de remanier ma copie de la
manire dont je viens de donner un exemple, il leva de
nouveau la tte et vit lexpression que jarborais. Je
pense quil a cru tort que jtais horrifi. Tout au
contraire, je venais dtre frapp par une rvlation.
Pourquoi, me demandai-je, les professeurs de lettres ne
faisaient-ils jamais cela ? Ctait comme lcorch que
Old Raw Diehl avait sur son bureau, en sciences nat.
Je nai fait quenlever ce qui nallait pas,
mexpliqua-t-il. Sinon, pour lessentiel, cest trs bien.
Je sais , rpondis-je.
Javais voulu dire deux choses : que oui, pour
lessentiel ce texte tait bien bon daccord, au moins
utilisable et que oui, il navait fait quenlever ce qui
nallait pas.
On ne my reprendra pas.
Il se mit rire.
Si cest vrai, vous naurez jamais besoin de faire
de petits boulots pour gagner votre vie. la place, vous
ferez ceci. Ai-je besoin de vous expliquer lune ou
lautre de ces corrections ?
Non.
Quand on crit une histoire, on se la raconte,
reprit-il. Quand on se relit, le gros du travail consiste
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
enlever ce qui ne fait pas partie de lhistoire.
Gould me donna aussi un conseil intressant en ce
jour o je lui soumis mes deux premiers articles :
crivez la porte ferme, corrigez la porte ouverte. En
dautres termes : vos trucs, tout dabord ne concernent
que vous, puis ils commencent prendre leur
indpendance. Une fois que vous matrisez votre
histoire et quelle est bien en place aussi bien que
possible, en tout cas elle appartient quiconque a
envie de la lire. Ou de la critiquer. Si vous avez
beaucoup de chance (l, cest mon ide, ce nest plus
Gould qui parle, mais je crois quil aurait t daccord),
vous trouverez plus de gens qui auront envie de la lire
que de la critiquer.
21
Juste aprs le traditionnel voyage de fin du
secondaire Washington-DC, je dcrochai un emploi
la filature Worumbo Mills & Weaving, Lisbon Falls.
Non pas par plaisir : le travail tait dur et rbarbatif ;
quant lusine, ctait un immonde gourbi surplombant
lAndroscoggin, une rivire pollue mort. On se serait
cru dans un roman de Dickens. Mais javais besoin du
chque de la paye. Ma mre, qui touchait un salaire de
misre comme femme de mnage dans une institution
pour malades mentaux New Gloucester, tait bien
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
dtermine ce que jaille en fac, comme mon frre
David (diplm de luniversit du Maine, 1966, cum
laude). Dans son esprit, cependant, la question dune
formation suprieure tait presque devenue secondaire.
Durham, Lisbon Falls, luniversit du Maine tout cela
faisait partie dun petit monde o les gens avaient des
relations de voisinage et soccupaient des affaires des
autres. On savait ce qui se passait. cette poque, on
envoyait les garons qui nallaient pas luniversit
lautre bout de la plante, pour quils se battent dans la
guerre non dclare de Mr Johnson, et nombre dentre
eux revenaient dans des botes. Ma mre aimait bien la
guerre la pauvret dclare par Lyndon ( L, je
marche , disait-elle parfois), mais pas celle qui ne
ltait pas, en Asie du Sud-Est. Un jour, je lui dis que
ce ne serait peut-tre pas une mauvaise ide de
mengager, que ce serait instructif pour moi je
pourrais certainement en tirer un livre.
Ne sois pas idiot, Stephen, me rpondit-elle. Avec
tes yeux, tu serais parmi les premiers te faire
descendre. Tu ne pourras rien crire quand tu seras
mort.
Elle tait srieuse ; sa religion tait faite dans sa tte
comme dans son cur. Si bien que je fis des demandes
de bourses, des demandes de prts et allai travailler
lusine. Ce ntait pas avec les cinq ou six dollars par
semaine que je pourrais ramasser en rendant compte de
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
tournois de bowling et des courses de caisses savon
pour lEnterprise que jirais bien loin.
Au cours de mes dernires semaines la Lisbon
High, mon emploi du temps se droulait ainsi : debout
sept heures, je partais pour le lyce la demie, sortais
quatorze heures, pointais au troisime niveau de
Worumbo quatorze heures cinquante-huit,
empaquetais du tissu en vrac pendant huit heures,
repassais par la pointeuse vingt-trois heures deux,
arrivais la maison vers minuit moins le quart, avalais
un bol de crales, meffondrais dans mon lit, me
relevais le lendemain matin et recommenais. Il
marrivait parfois de faire deux quarts de suite, auquel
cas je dormais dans ma Ford Galaxy anne 1960
(lancienne voiture de Dave) pendant environ une
heure avant de retourner au lyce, puis piquais un
roupillon pendant les cinquime et sixime heures, dans
le cagibi de linfirmire, aprs le djeuner.
Les choses devinrent plus faciles avec larrive des
vacances dt. On me transfra la teinturerie, au
sous-sol, o il faisait dj quinze degrs de moins. Ma
tche consistait teindre du molleton en bleu marine ou
violet. Je me dis quil doit y avoir encore, en Nouvelle-
Angleterre, des gens qui ont au fond de leur placard
une veste molletonne teinte en bleu par votre serviteur.
Ce ne fut pas lt le plus agrable de ma vie, mais je
russis viter de me faire avaler par les machines ou
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
de me ficeler les doigts les uns aux autres avec la
monstrueuse machine coudre qui servait relier entre
elles les longueurs de tissu non teintes.
Lusine ferma pendant la semaine de la fte
nationale, le 4 Juillet. Les employs ayant cinq ans
danciennet ou plus Worumbo eurent droit la
semaine complte paye. ceux qui avaient moins de
cinq ans danciennet, on offrit de former une quipe
qui serait charge de nettoyer lusine de haut en bas
sous-sol y compris , alors que cela faisait quarante
ans quon ny avait pas touch. Jaurais probablement
accept ce travail, dautant quil tait pay avec un
bonus de cinquante pour cent, mais lquipe tait au
complet bien avant que le contrematre en arrive aux
tudiants qui, eux, seraient partis en septembre. Quand
je revins prendre mon poste, la semaine suivante, lun
des ouvriers de la teinturerie me dit que javais manqu
un spectacle gratin. Les rats qui couraient partout, l
en bas, taient gros comme des chats. Certains taient
mme gros comme des chiens !
Des rats gros comme des chiens ! Houla !
Un jour, la fin de mon dernier semestre de fac,
alors que javais pass tous les examens et ne savais
trop que faire de moi, je me rappelai lhistoire des rats
raconte par louvrier de latelier de teinturerie les
rats du sous-sol, aussi gros que des chats, bon Dieu,
aussi gros que des chiens ! et entrepris dcrire une
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
nouvelle intitule Graveyard Shift
5
. Ctait
simplement pour moccuper, par une fin daprs-midi
de printemps, mais deux mois plus tard, la revue
Cavalier machetait la nouvelle pour deux cents
dollars. Jen avais vendu deux autres avant celle-ci,
mais pour une somme totale de seulement soixante-cinq
dollars. Ctait trois fois plus, et pour une seule. Jen
eus la respiration coupe, oh oui. Jtais riche !
22
Pendant lt de 1969, jobtins un emploi rserv
aux tudiants la bibliothque de luniversit du Maine.
Ce fut une saison la fois belle et ignoble. Pour mettre
un terme la guerre du Vit-nam, Nixon navait rien
trouv de mieux que de transformer lAsie du Sud-Est
en surface lunaire grce un dluge de bombes.
Voyez le nouveau patron , chantaient les Who,
cest pareil quavec lancien. Eugene McCarthy ne
pensait qu sa posie et des hippies bats se
promenaient en pantalons pattes def, portant des t-
shirts avec des slogans comme TUER POUR LA PAIX CEST
COMME BAISER PAR CHASTET. Jarborais une imposante
paire de favoris. Creedence Clearwater Revival chantait
Green River des filles pieds nus dansant sous la
lune et Kenny Rogers appartenait toujours The First
Edition. Martin Luther King et Robert Kennedy taient
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
morts, mais Janis Joplin, Jim Morrison, Bob The
Bear Hite, Jimi Hendrix, Cass Elliot, John Lennon et
Elvis Presley taient encore tous en vie et faisaient de la
musique. Jhabitais juste ct du campus dans une
piaule pour tudiant sept dollars par semaine,
changement des draps compris. Des hommes avaient
atterri sur la lune, et javais atterri dans les petits papiers
du doyen. Miracles et merveilles abondaient.
Un jour, la fin du mois de juin, nous tions un
groupe de types de la bibliothque qui djeunions sur
lherbe, derrire la librairie de luniversit. Assise entre
Paolo Silva et Eddie Marsh, se trouvait une jeune fille
la mise soigne, au rire bruyant, aux cheveux teints en
roux, qui avait les plus jolies jambes que jaie jamais
vues, des jambes mises en valeur par une courte jupe
jaune. Elle avait avec elle un exemplaire de Soul on
Ice, dEldridge Cleaver. Je ne lavais jamais vue la
bibliothque, et je naurais jamais cru quune tudiante
puisse sautoriser un rire aussi merveilleux, aussi peu
retenu. De plus, en dpit de ses austres lectures, elle
jurait comme un ouvrier des filatures (ayant t moi-
mme ouvrier dune filature, jtais bien plac pour en
juger). Elle sappelait Tabitha Spruce. Nous nous
sommes maris un an et demi plus tard. Nous le
sommes toujours et elle ne manque jamais une occasion
de me rappeler que, la premire fois que je lai vue, je
lai prise pour la petite amie un peu plouc dEddie
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Marsh. Peut-tre une serveuse aimant lire, venue de la
pizzeria du coin pour son aprs-midi de cong.
23
Ce mariage a bien march. Il a tenu plus longtemps
que tous les chefs dtat de la plante, Castro except,
et si nous continuons parler, nous disputer, faire
lamour et danser sur la musique des Ramones
gabba-gabba-hey , il continuera sans doute bien
marcher. Nous avons t levs dans des religions
diffrentes ; mais en tant que fministe, Tabitha na
jamais t une catholique acharne, car ce sont les
hommes qui dictent les rgles chez les catholiques et
les femmes qui lavent les sous-vtements. Et si de mon
ct je crois en Dieu, je nai nul besoin dune religion
organise. Nous sommes tous les deux issus de la classe
ouvrire, nous mangeons tous les deux de la viande,
nous sommes tous les deux des dmocrates trs
reprsentatifs, nourrissant des inquitudes tout fait
typiques de la mentalit yankee sur la vie telle quelle se
droule ailleurs quen Nouvelle-Angleterre. Nous tions
sexuellement compatibles et monogames par nature.
Nanmoins, ce sont les mots, la langue et le travail de
notre vie qui nous lient le plus troitement.
Nous nous sommes rencontrs alors que nous
travaillions tous les deux dans une bibliothque, et je
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
suis tomb amoureux delle au cours dun atelier de
posie, en automne 1969, alors que jtais un tudiant
senior et elle junior. Je suis tomb amoureux de Tabby
en partie parce que je comprenais ce quelle attendait
de son travail. Parce quelle comprenait ce quelle en
attendait. Et aussi parce quelle portait une robe noire
sexy et des bas de soie, de ceux qui se mettent avec un
porte-jarretelles.
Je ne voudrais pas parler avec trop de mpris de ma
gnration, mme si cest un peu ce que je fais : nous
avons eu loccasion de changer le monde et avons
prfr le tl-achat. Toujours est-il que, parmi les
aspirants crivains que je connaissais lpoque,
lopinion politiquement correcte voulait que les beaux
textes jaillissent spontanment, dans une effusion de
sentiments quil fallait saisir sur-le-champ. Lorsque
vous btissiez ce fabuleux escalier pour le ciel, il ne
suffisait pas dtre l, le marteau la main. Rien ne
traduit mieux, peut-tre, comment lArs poetica tait
conu en 1969, que cette chanson de Donovan Leitch :
Tout dabord, il y a une montagne / Puis il ny a plus
de montagne / Puis elle est l. Les aspirants potes
vivaient dans un univers de fracheur aux nuances
tolkiennes, attrapant les pomes dans lther. Ctait
pratiquement lunanimit : le grand art jaillissait du
nant ! Les crivains, bienheureux stnographes,
rdigeaient sous la dicte divine. Je ne tiens pas
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
mettre mes anciens condisciples dans lembarras, et je
vais donc donner une version de ce que je veux dire
cre partir de fragments de quelques pomes rels :
je ferme les yeux
dans le noir je vois
Rodan Rimbaud
dans le noir
javale le suaire
de solitude
corneille je suis ici
corbeau je suis ici
Si jamais vous demandiez lauteur ce que
signifiait son pome, vous aviez droit peu prs
coup sr un regard mprisant. En gnral, un silence
vaguement gn manait du reste du groupe. Le fait
que le pote soit vraisemblablement incapable de vous
dire quoi que ce soit sur les mcanismes de la cration
aurait certainement t considr comme sans
importance. Si lon insistait, il aurait peut-tre rpondu
quil ny avait aucun mcanisme, rien quun
jaillissement fcond de sentiments : tout dabord il y a
une montagne, puis il ny a plus de montagne, puis il y
en a une. Et si le pome qui en rsultait vous paraissait
bcl, partant de la ptition de principe que des termes
gnraux comme solitude ont le mme sens pour tout
le monde h, vieux, vous rpondait-on, quest-ce que
a peut faire ? Arrte ton baratin dmod et apprcie la
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
puissance. Ne partageant pas tellement ce point de vue
(mme si je nosais pas le proclamer haut et fort), je fus
au comble de la joie lorsque je dcouvris que la jolie
fille en robe noire et bas de soie ne le partageait pas
davantage. Elle ne le dclara pas ouvertement, mais
ctait inutile : ce quelle crivaitparlait pour elle.
Les tudiants inscrits latelier dcriture se
retrouvaient une ou deux fois par semaine dans la salle
de sjour de Jim Bishop, notre tuteur ; il y avait environ
une douzaine dtudiants et quatre profs, et il y rgnait
une merveilleuse atmosphre dgalit. Les pomes
taient taps la machine et reproduits dans le bureau
du dpartement danglais en vue de latelier du jour.
Chacun lisait son uvre tandis que nous suivions le
texte sur notre exemplaire. Voici lun de ceux soumis
par Tabby cet automne-l :
CANTIQUE GRADUEL POUR AUGUSTIN
Efflanqu lours se rveille en hiver
Au rire somnolent des sauterelles,
Au ronflement rv des abeilles,
Au parfum de miel des sables du dsert
Que le vent porte en son sein
Et jusquaux lointaines collines, dans la maison de Cdre.
Lours a peru une promesse sre.
Certains mots sont comestibles ; ils nourrissent
Plus que des monceaux de neige sur des plats dargent
Que de la glace dbordant de coupes dores. Les clats de
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
glace
De la bouche dun amant ne sont pas toujours mieux,
Un rve de dsert nest pas toujours mirage.
Lours sveillant chante un cantique graduel
Tiss du sable qui envahit les villes
En son cycle lent. Ses louanges sduisent
Le vent qui passe, vont jusqu la mer
O un poisson, pris dans un filet implacable,
Entend le chant de lours dans la neige parfume de froid.
Il y eut un silence lorsque Tabby se tut. Personne
nesavait trs bien comment ragir. On aurait dit quun
rseau de cbles invisibles parcourait le pome et en
tendait les vers jusqu les faire vrombir. Je trouvais la
combinaison de son habile diction et de son imagerie
dlirante la fois excitante et clairante. Ce pome me
faisait galement comprendre que je ntais pas seul
croire quun beau texte pouvait tre la fois enivrant et
soutenu par une ide. Si des gens dune sobrit toute
preuve peuvent baiser comme sils avaient perdu
lesprit ont effectivement perdu lesprit quand ils sont
pris dans ce dlire , pourquoi les crivains ne
pourraient-ils pas dlirer sur le papier tout en restant
sains desprit ?
Il y avait aussi dans ce pome une conception du
travail qui me plaisait, quelque chose qui suggrait
qucrire un pome (ou un roman, ou un essai) avait
autant en commun avec balayer le sol quavec de
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
mythiques moments de rvlation. un moment
donn, dans A Raisin in theSun, un personnage
scrie : Je veux voler ! Je veux toucher le soleil !
quoi sa femme lui rpond : Mange dabord ta
soupe.
Dans la discussion qui suivit, il devint clair pour moi
que Tabby comprenait ce quelle avait crit. Elle savait
exactement ce quelle avait voulu dire et, pour
lessentiel, lavait dit. Elle connaissait saint Augustin en
tant que catholique mais aussi parce quelle tait
diplme dhistoire. La mre dAugustin, plus tard
canonise elle-mme, tait chrtienne ; son pre tait
paen. Avant sa conversion, Augustin courait aprs
largent et les filles. Il devait lutter contre ses pulsions
sexuelles et il est connu pour ce que lon a surnomm
l a Prire du libertin : Oh, Seigneur, faites que je
sois chaste mais pas tout de suite. Dans ses crits, il
sattache avant tout dcrire le combat de lhomme
pour renoncer adorer son moi et se tourner vers Dieu.
Et il se compare parfois un ours. Quand elle souriait,
Tabby avait une manire bien elle dincliner le
menton qui lui donnait lair malin et la rendait
absolument craquante. Elle prit cette attitude, je men
souviens, et conclut : Sans compter que jaime les
ours.
Le cantique est graduel parce que le rveil de lours
lest. Cest un animal puissant et sensuel, mais
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
efflanqu parce quil est hors de son temps. Dune
certaine manire, nous dit Tabby quand on lui demanda
de sexpliquer, on peut voir dans lours un symbole de
la merveilleuse et troublante habitude qua lespce
humaine de faire les bons rves aux mauvais moments.
Des rves difficiles car inappropris, mais aussi
merveilleux par les promesses quils contiennent. Le
pome suggre aussi que les rves sont puissants :
lours est assez fort pour convaincre le vent dapporter
son chant jusquau poisson prisonnier du filet.
Je ne cherche pas prouver que ce pome est un
chef-duvre, mme si, en ce qui me concerne, je le
trouve plutt bon. Ce que je veux simplement montrer,
cest quil tait raisonnable dans une poque hystrique,
fruit dune thique de lcriture qui se rverbra jusque
dans mon cur et mon me.
Ce soir-l, Tabby tait dans lun des rocking-chairs
de Jim Bishop. Moi, jtais assis sur le sol, ct
delle. Je lui pris le mollet pendant quelle parlait,
sentant la rondeur de sa peau tide travers le bas. Elle
me sourit. Je lui souris. Parfois, ces choses ne sont pas
des accidents. Jen suis presque sr.
24
Au bout de trois ans de mariage, nous avions deux
enfants. Ces naissances navaient pas t planifies ; les
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
enfants sont venus quand ils sont venus, et nous tions
heureux de les avoir. Naomi avait une prdisposition
aux otites. Joe tait en bonne sant, mais donnait
limpression de ne jamais avoir sommeil. Au moment
o Tabby accoucha de Joe, jtais dans un cinma
drive-in de Brewer avec un ami, Jimmy Smith, pour
une sance spcial Memorial Day comprenant trois
films dhorreur. On en tait au troisime (The Corpse
Grinders), et nous notre deuxime pack de six bires,
quand le type du guichet lana son annonce. Il y avait
encore, cette poque, des haut-parleurs sur piquet ;
on se garait ct et on accrochait le haut-parleur la
vitre de la voiture. Si bien que tous les vhicules eurent
droit lannonce : Steve King, vous tes pri de
rentrer chez vous ! Votre femme a commenc
accoucher ! Steve King, vous tes pri de rentrer chez
vous ! Votre femme a commenc accoucher !
Lorsque je me dirigeai vers la sortie, dans notre
vieille Plymouth, jeus droit un ironique concert de
klaxons ; les automobilistes faisaient des appels de
phares, et javais limpression de rouler dans une
lumire stroboscopique. Jimmy Smith riait tellement
fort quil scroula entre le sige et le tableau de bord.
Il y resta pendant lessentiel du trajet jusqu Bangor,
ricanant au milieu des canettes de bire. Quand
jarrivai, Tabby tait calme et prte. Elle donna
naissance Joe moins de trois heures plus tard. Il entra
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
sans difficult dans le monde mais, pendant les cinq
annes suivantes, rien dautre ne fut facile avec lui.
Nempche, il tait super. Tous deux taient vraiment
super. Mme lorsque Naomi arrachait le papier peint
ct de son berceau (elle croyait peut-tre faire le
mnage) ou quand Joe conchiait le cannage du rocking-
chair, sur le porche de notre logement de Sanford
Street mme l, ils taient super.
25
Ma mre savait que je voulais tre crivain
(comment aurait-elle pu lignorer, dailleurs, avec
toutes ces lettres de refus accroches au clou de ma
chambre ?), mais elle me poussa nanmoins obtenir
mon diplme denseignant, pour avoir quelque chose
pour pouvoir me retourner.
Tu auras peut-tre envie de te marier un jour,
Stephen, mavait-elle dit une fois. Une chambre sous
les toits au bord de la Seine, cest peut-tre romantique
quand on est clibataire, mais ce nest pas lendroit
idal pour lever des enfants.
Je suivis son conseil, minscrivis au dpartement des
sciences de lducation de luniversit et en ressortis
quatre ans plus tard titulaire dun certificat
denseignant javais tout, mon avis, dun chien de
chasse remontant dune mare un canard mort entre les
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
crocs. Compltement mort. Je narrivais pas trouver
de poste de prof et dus me rabattre sur un emploi dans
une blanchisserie, o mon salaire ntait gure plus
lev que celui que je touchais lusine de tissage
Worumbo, quatre ans auparavant. Je fis vivre ma
famille dans une srie de galetas qui ne donnaient pas
sur la Seine mais sur certaines des rues les plus sinistres
de Bangor, celles o les voitures de la police semblaient
toujours dbarquer le samedi, vers deux heures du
matin.
Je nai jamais eu moccuper de linge personnel la
blanchisserie New Franklin, sauf lorsquil sagissait de
vtements ayant chapp un incendie et dont le
nettoyage tait pay par lassurance (la plupart du
temps, il sagissait deffets qui avaient lair propre, mais
qui dgageaient une odeur de singe grill). Lessentiel
de ce que je manipulais tait des draps venant des
motels des patelins ctiers du Maine, et le linge de table
des restaurants de ces mmes patelins. Ce linge de table
tait absolument dgotant. Quand des touristes vont
au restaurant dans le Maine, ils commandent en gnral
du homard et des palourdes. Le temps que me
parviennent les nappes sur lesquelles ces mets dlicats
avaient t dgusts, elles puaient le diable et
grouillaient mme souvent dasticots. Les bestioles
essayaient de vous remonter sur les bras lorsquon
chargeait les machines ; croire que ces petits branleurs
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
savaient que vous aviez lintention de les faire cuire.
Javais cru que je finirais par my habituer, mais rien
faire. Les asticots ntaient pas drles ; mais la puanteur
de la chair de homard et de palourde en dcomposition
tait encore pire. Pourquoi les gens sont-ils aussi
dgueulasses ? me demandai-je en chargeant les
nappes grouillantes du Testas, Bar Harbor, dans mes
machines. Pourquoi les gens sont-ils aussi
foutrement dgueulasses ?
Les draps et le linge des hpitaux taient encore
pires. Lt, ils grouillaient aussi dasticots, mais ctait
de sang que se nourrissaient ceux-l, non de chair de
homard ou de dbris de palourdes. On fourrait les
vtements, les draps et les taies doreillers supposs
infects dans ce que nous appelions des sacs
vermine , des sacs qui se dissolvaient au contact de
leau chaude ; mais cette poque, le sang ntait pas
considr comme spcialement dangereux. On avait
souvent droit de petits extras avec le linge dhpital,
comme les cadeaux quon trouve dans les Cracker
Jacks de rpugnants paquets de crackers avec de
drles de cadeaux. Jai trouv une fois un bassin en
acier, une autre des ciseaux de chirurgien (je navais
que faire du bassin, mais les ciseaux se rvlrent un
ustensile de cuisine diablement efficace). Ernest
Rockwell, dit Rocky, le type qui travaillait avec moi,
trouva un jour vingt dollars dans un chargement du
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Eastern Maine Medical Center et dbaucha midi pour
se mettre illico picoler (il avait tendance confondre
les deux sens du terme dbaucher).
Une fois, jentendis un cliquetis bizarre monter de
lune des Washex trois tambours dont javais la
responsabilit. Jenfonai le bouton darrt durgence,
redoutant que les rouages de cette foutue machine ne se
soient emmls. Jouvris les hublots et en sortis un
norme paquet de tenues de salle dop dgoulinantes,
minondantau passage. Dessous, parpill sur le
tambour avec ses trous comme ceux dune passoire, il y
avait ce qui paraissait tre un jeu complet de dents
humaines. Jeus un instant lide quelles pourraient
faire un curieux collier, mais en fin de compte je les
jetai la poubelle. Si ma femme avait d supporter pas
mal de choses de ma part, au cours des annes, son
sens de lhumour avait des limites.
26
Dun point de vue financier, deux enfants taient
peut-tre deux de trop pour un couple dex-tudiants
dont lun travaillait dans une blanchisserie et lautre au
Dunkin Donuts, pendant la deuxime partie de la
journe. Le seul complment que nous avions provenait
de la bont de revues comme Dude, Cavalier, Adam
e t Swank celles que mon oncle Oren appelait les
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
magazines nns . En 1972, ils commenaient
montrer beaucoup plus que des seins nus et les
nouvelles prenaient la direction de la sortie ; jai
cependant eu la chance de faire partie de la dernire
vague. Jcrivais aprs le travail ; lorsque nous
habitions sur Grove Street, qui tait proche du New
Franklin, je profitais parfois de lheure du djeuner
pour crire aussi. Je suppose que cela fait
abominablement jeune gars mritant, style Abraham
Lincoln, mais ce ntait pas si dur : je mamusais
beaucoup. Ces histoires que jcrivais, aussi sinistres
que soient certaines, me permettaient de mvader, au
moins brivement. Joubliais un instant le patron,
Mr Brooks, et Harry, lhomme tout faire. la place
des mains, Harry avait des crochets, consquence dune
chute dans lessoreuse, pendant la Seconde Guerre
mondiale (il nettoyait la charpente au-dessus de la
machine quand il tait tomb dedans). Farceur dans
lme, il lui arrivait de se faufiler dans les toilettes o il
faisait couler de leau froide sur un crochet et de la
chaude sur lautre ; aprs quoi, il sapprochait de vous
en douce, pendant que vous chargiez une machine par
exemple, et vous collait ses deux crochets dacier
contre la nuque. Rocky et moi avons pass pas mal de
temps nous demander comment Harry sy prenait
quand il allait aux toilettes pour autre chose que nous
faire des blagues. Au moins, me fit observer Rocky,
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
un jour que nous buvions notre djeuner dans sa
voiture, il na pas besoin de se laver les mains.
Il y avait des moments, en particulier lt, quand
javalais mes cachets de sel de laprs-midi, o javais
limpression que je ne faisais que rpter la vie de ma
mre. Dordinaire, je trouvais cette ide marrante. Mais
si jtais fatigu, ou sil y avait trop de factures et pas
dargent pour les payer, je la trouvais dprimante. Je
me disais : Ce nest pas une vie, a. Puis ensuite :
Cest ce que se dit la moiti du monde.
Les nouvelles que je vendis aux revues pour
messieurs entre aot 1970, o je reus deux cents
dollars pour Lquipe de fossoyeurs , et lhiver
1973-1974, suffirent tout juste nous donner
loxygne sans lequel nous serions tombs dans la
catgorie des assists sociaux (ma mre, qui avait
toujours vot rpublicain, mavait communiqu sa
profonde rpugnance lide de profiter du pays ;
Tabby partageait en partie ce sentiment).
Le souvenir le plus prcis que jai de cette poque
est celui dun jour o nous retournions notre
appartement de Grove Street, un dimanche aprs-midi,
aprs avoir pass le week-end chez ma mre
Durham ; ctait lpoque o commenaient se
manifester les symptmes du cancer qui allait
lemporter.
Ce jour-l, nous avons pris une photo. Mman, lair
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
la fois fatigu et amus, est assise sur une chaise
devant chez elle, Joe sur les genoux, Naomi solidement
plante ct delle. En fait, Naomi ntait pas si solide
que a ; une nouvelle infection stait dclare dans une
oreille et elle brlait defivre.
Aller de la voiture lappartement, ployant sous le
faix, fut le moment le plus dprimant de tout cet t. Je
portais Naomi et un sac rempli de tout le matriel de
survie pour bbs (biberons, lotions, couches, pyjamas,
sous-vtements, chaussettes) tandis que Tabby portait
Joe, qui venait de lui vomir dessus. Elle tranait en
outre un sac de couches sales derrire elle. Comme
nous le savions tous les deux, Naomi avait besoin de
prendre du TRUC ROSE, comme nous appelions son
antibiotique liquide, lamoxicilline. Mais voil, le TRUC
ROSE tait hors de prix, et nous tions fauchs. Fauchs
comme les bls.
Je russis ouvrir la porte du bas sans laisser tomber
ma fille et, au moment o jentrais avec elle (elle brlait
de fivre contre ma poitrine comme une braise sous la
cendre), japerus une enveloppe qui dpassait de la
bote aux lettres. Les lettres taient rares le samedi.
Dailleurs, les jeunes maris ne reoivent gure de
courrier ; part les compagnies de llectricit et du
gaz, tout le monde semble ignorer leur existence.
Jattrapai la lettre au passage, priant le ciel pour quil ne
sagisse pas encore dune facture. Mais non. Ctait
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
mes bons amis de Dugent Publishing Corporation,
fournisseurs de Cavalier et autres charmantes revues
pour adultes, qui menvoyaient un chque pour
Cours Jimmy, cours , une longue nouvelle que je
dsesprais de vendre. Le montant du chque tait de
cinq cents dollars, de loin la somme la plus importante
que javais jamais reue. Nous tions tout coup en
mesure non seulement de payer la visite du mdecin et
un flacon de TRUC ROSE, mais aussi de nous offrir un
super dner du dimanche soir. Et jimagine quune fois
les enfants couchs, Tabby et moi avons d fter a
tendrement.
Je reste avec limpression que nous avons connu
beaucoup de joies cette poque, mais que nous avons
aussi eu bien des frayeurs. Nous ntions gure plus
que des gosses nous-mmes, et nos moments de
tendresse taient un moyen de tenir distance les
mchants rouges
6
. Nous nous occupions des enfants et
lun de lautre du mieux que nous pouvions. Tabby
endossait son uniforme rose pour aller au Dunkin
Donuts et appelait les flics quand les ivrognes venus
prendre un caf commenaient faire un peu trop de
tapage. Moi, je lavais des draps dhtel et crivais des
histoires genre courts mtrages dhorreur.
27
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
lpoque o je me mis la rdaction de Carrie,
javais obtenu un poste de professeur danglais dans la
ville voisine de Hampden. Je serais pay six mille
quatre cents dollars par an, somme qui paraissait
mirifique aprs avoir touch un dollar soixante de
lheure la blanchisserie. Si javais fait le calcul, y
ajoutant tout le temps pass en runions scolaires et
corriger des devoirs la maison, je me serais peut-tre
rendu compte que la somme navait rien de mirifique,
et que notre situation tait pire que jamais. la fin de
lt 1973, nous habitions dans une caravane double
Hermon, petit bourg louest de Bangor. (Beaucoup
plus tard, lorsque je fus soumis linterview de
Playboy , je dcrivis Hermon comme le trou du cul
du monde . Les habitants dHermon sen sont
scandaliss et je les prie de mexcuser. En ralit,
Hermon est le creux poplit du monde.) Je roulais dans
une Buick qui avait des problmes de transmission,
mais nous navions pas les moyens de la faire rparer ;
Tabby travaillait toujours au Dunkin Donuts et nous
navions pas le tlphone, car nous navions pas non
plus les moyens de nous offrir labonnement mensuel.
Tabby sessaya, pendant cette priode, crire des
histoires de fausses confessions genre Trop jolie pour
tre vierge , et eut droit sur-le-champ des rponses
du style : ce-nest-pas-ce-que-nous-cherchons-mais-
persvrez. Elle y serait arrive avec une heure ou deux
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
de plus par jour, mais les journes taient
immuablement de vingt-quatre heures. Et puis le
charme quelle aurait pu trouver lexercice
confession dune trane (illustrant les trois R :
Rbellion, Ruine, Rdemption) se serait sans doute
rapidement vapor.
Je navais de mon ct gure de succs avec ce que
jcrivais. Lhorreur, la science-fiction et le polar
cdaient la place, dans les magazines pour hommes,
des rcits rotiques de plus en plus explicites. Mais ce
ntait quune partie de mes ennuis. Le drame tait que,
pour la premire fois de ma vie, je trouvais dur
dcrire. Le problme, ctait lenseignement. Jaimais
bien mes collgues, jaimais bien les gosses mme les
plus remuants et les plus crtins de la classe ntaient
pas sans intrt , mais la plupart du temps, quand
arrivait le vendredi aprs-midi, javais limpression
davoir pass la semaineavec des cbles de dmarrage
branchs sur le crne. Sil y a eu un moment o jai
dsespr de jamais devenir crivain, cest bien pendant
cette priode. Je me voyais dj trente ans plus tard,
portant toujours les mmes vestes de tweed informes
avec des empicements aux coudes, la bedaine passant
par-dessus la ceinture de mon falzar force dcluser
des bires. Je serais afflig dune toux de fumeur par
abus de Pall Mall, jaurais des lunettes aux verres pais
comme des culs-de-bouteille, plus de pellicules et moins
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
de cheveux et, dans les tiroirs de mon bureau, cinq ou
six manuscrits inachevs que je reprendrais de temps en
temps pour bricoler dessus, de prfrence quand je
serais sol. Et si les gens me demandaient ce que je
faisais pendant mes loisirs, je rpondrais jcris un
livre que peut faire dautre un professeur dcriture
crative, en effet, pendant ses loisirs ? Et bien entendu,
je ne ferais que me mentir moi-mme, me dire que
javais encore le temps, quil ntait pas trop tard, que
certains romanciers navaient pas commenc leur
carrire avant cinquante ans, sinon soixante. Quil y
en avait mme eu des tas dans ce cas-l.
Cest ma femme qui fit toute la diffrence pendant
les deux annes o jenseignai Hampden (et o je
lavai des draps la blanchisserie New Franklin pendant
les vacances dt). Si elle avait un instant laiss
entendre que je perdais mon temps, lorsque jcrivais
mes petites histoires dans notre maison loue de Pond
Street, ou dans la lingerie de notre caravane de location
de Klatt Road Hermon, je crois que jaurais perdu
une bonne partie du cur que je mettais louvrage.
Mais Tabby na jamais manifest le moindre doute.
Son soutien a t constant, est rest lune des rares
bonnes choses sur lesquelles je pouvais toujours
compter. Et, chaque fois que je vois un premier roman
ddi une pouse (ou un mari), je souris et je pense :
Il y a une personne quisait. crire est un boulot
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
solitaire. Avoir quelquun qui croit en vous fait une
sacre diffrence. Ce quelquun na pas besoin de faire
de discours. Quil croie en vous est en gnral suffisant.
28
Pendant quil tait en fac, mon frre Dave travaillait
lt comme concierge Brunswick High, son ancienne
alma mater. Jy travaillai aussi une fois pendant une
partie de lt. Jai oubli en quelle anne, mais ctait
avant de rencontrer Tabby et aprs mtre mis fumer.
Je devais donc avoir dix-neuf ou vingt ans. On mavait
mis en quipe avec un certain Harry, qui portait des
pantalons de treillis verts, une grosse chane pour ses
clefs et marchait en boitant (mais qui avait des mains et
non des crochets au bout des bras). Un jour, pendant
que nous djeunions, Harry ma racont quel effet cela
faisait davoir subi la charge finale des Japonais, sur
lle de Tarawa, les officiers brandissant des pes
fabriques partir de botes de caf Maxwell, tous leurs
soldats, derrire eux, pts mort et empestant le pavot
brl. Un sacr conteur, mon pote Harry.
Un jour, on nous chargea de nettoyer les tranes de
rouille sur les murs dans les douches des filles. Je
regardais autour de moi, dans le vestiaire, avec lil
carquill dun jeune musulman qui se retrouve pour
une raison quelconque au milieu du harem. Ce vestiaire
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
tait identique celui des garons et cependant
compltement diffrent. Il ny avait bien entendu pas
durinoirs et deux botes mtalliques supplmentaires
taient fixes sur les murs carrels ; des botes sans
aucune inscription et dune taille qui ne correspondait
pas du papier-toilettes. Je demandai ce quelles
contenaient. Des bouchons de chatte, me rpondit
Harry. Pour certains jours du mois.
Je remarquai aussi que les douches, contrairement
celles des garons, comportaient des rideaux en
plastiquerose monts sur des anneaux chroms. On
pouvait se doucher dans lintimit. Jen fis la remarque
Harry qui haussa les paules et rpondit : Les filles
doivent tre plus timides, pour ce qui est de la nudit.
Ce souvenir me revint lesprit, un jour que je
travaillais la blanchisserie, et jeus lide de la scne
qui pourrait ouvrir un roman : des filles se douchent
dans leur vestiaire, mais un vestiaire sans rideaux roses,
sans intimit. Et lune delles a ses rgles. Sauf quelle
ignore tout de ce qui lui arrive et ses camarades,
indignes, horrifies ou amuses, se mettent la
bombarder de serviettes hyginiques. Ou de tampons,
ce que Harry avait appel des bouchons de chatte .
La fille se met hurler. Tout ce sang ! Elle croit quelle
va mourir, que les autres se moquent delle alors quelle
est en train de saigner mort elle ragit elle se
dfend mais comment ?
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Quelques annes auparavant, javais lu dans Life un
article qui laissait supposer que les phnomnes
paranormaux concernant des poltergeist pouvaient en
fait relever de la tlkinsie, autrement dit de la capacit
de dplacer des objets par la seule force de lesprit.
Certains indices permettaient de penser que les jeunes
gens pouvaient tre dous dun tel pouvoir, en
particulier les filles au dbut de ladolescence,
exactement lpoque de leurs premires
Pan ! Deux notions sans lien apparent, la cruaut et
la tlkinsie, venaient de se tlescoper et dengendrer
une ide originale. Mais je ne quittai pas pour autant
mon poste auprs de la Washex n 2, je ne me mis pas
courir partout dans la blanchisserie en criant
Eurka ! Javais dj eu des ides aussi bonnes,
dautres mme meilleures. Javais nanmoins le
sentiment que je tenais peut-tre quelque chose qui
plairait Cavalier, la possibilit de sduire Playboy
rdant mme au fond de ma tte. Playboy offrait
jusqu deux mille dollars pour une bonne nouvelle.
Avec deux mille dollars, je pourrais changer la
transmission de la Buick et il resterait largement de quoi
faire les courses lpicerie. Lhistoire continua
mijoter dans son coin pendant quelque temps, dans cet
endroit qui nest ni tout fait la conscience ni tout fait
linconscient. Javais dj commenc ma carrire
denseignant lorsque je massis devant ma machine
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
crire, un soir, pour faire un petit essai. Je rdigeai un
premier brouillon de trois pages interlignes simples
qui finit la corbeille papier. Jtais dgot.
Ce que javais crit ne me posait rien moins que
quatre problmes. Le premier et le moins important
tait que lhistoire ne maffectait pas sur le plan
motionnel. Le deuxime, un peu plus important, tait
que je naimais pas beaucoup le personnage principal.
Carrie White me faisait leffet dune gourde passive,
dune victime dsigne. Les autres filles lui jetaient des
serviettes hyginiques et des Tampax la figure en
psalmodiant : Bouche-le, bouche-le ! et je men
fichais. Le troisime, plus important encore, tait que je
ne me sentais pas laise avec une distribution faite
uniquement de filles. Je venais datterrir sur la plante
Femme, et une incursion dans le vestiaire dsert de
Brunswick High datant de plusieurs annes tait une
aide la navigation bien mince. Jcris toujours mieux
quand cela se passe dans lintimit, dans un contact
sexy, peau contre peau. Avec Carrie, javais
limpression de porter une combinaison de plonge que
je narrivais pas retirer. Le dernier problme et le plus
important de tous venait de ce que je souponnais que
lhistoire ne marcherait que si elle tait assez longue,
plus longue par exemple que Cours Jimmy, cours,
nouvelle qui avait atteint la limite absolue de longueur,
selon les exigences du march des revues. Il fallait
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
rduire au maximum le texte pour laisser la place aux
photos de majorettes ayant mystrieusement oubli de
mettre leur petite culotte car ctait avant tout pour
elles que les types achetaient les revues. Je ne me
voyais vraiment pas gcher deux semaines, voire un
mois, pour mettre au propre un court roman qui ne me
plairait pas et que je ne pourrais pas vendre. Je jetai
donc mon essai.
Lorsque je revins de mes cours, la premire chose
que je vis fut Tabby, ces feuillets la main. Elle les
avait aperus en vidant ma corbeille papier, les avait
dfroisss, secous pour les dbarrasser de la cendre de
cigarette et avait pris le temps de les lire. Elle me
demanda de continuer. Elle voulait savoir comment
lhistoire allait se terminer. Je lui fis remarquer que je
ny connaissais que dalle en matire de bahut de filles.
Elle rtorqua que l-dessus elle pourrait maider. Elle se
tenait, le menton baiss, et arborait ce sourire
archi-craquant qui nest qu elle. Tu tiens quelque
chose, avec cette histoire, me dit-elle. Je le crois
vraiment.
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Je ne suis jamais arriv aimer Carrie White et je
nai jamais bien cru ce qui avait motiv Sue quand
elle avait envoy son petit ami inviter Carrie au bal de la
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
promotion ; mais je tenais quelque chose, en effet.
Toute une carrire. Dune certaine manire, Tabby
lavait compris et, le temps daccumuler une
cinquantaine de pages interlignes simples, je lavais
moi aussi compris. Dj, jtais sr que les personnages
qui avaient assist au bal de promotion avec Carrie ne
loublieraient jamais. Du moins, les rares avoir
survcu.
Javais crit trois autres romans avant Carrie :
Rage, Marche ou crve et Running Man. Le
meilleur est peut-tre Marche ou crve. Mais aucun
deux ne ma appris ce que Carrie White ma appris.
Ce que jai dcouvert de plus important, cest que la
perception qua lauteur de ses personnages, au dpart,
peut tre aussi errone que celle du lecteur ; et, presque
aussi important, jai compris que le fait darrter la
rdaction dun texte simplement parce que cest
difficile, sur le plan affectif ou sur celui de
limagination, est une mauvaise ide. Il faut parfois
continuer mme quand on nen a pas envie, et il arrive
quon fasse du bon boulot alors quon a limpression
dtre l, pelleter btement de la merde, le cul sur une
chaise.
Tabby ma aid en mapprenant, pour commencer,
que les distributeurs de serviettes hyginiques, dans les
lyces, sont en gnral sans monnayeur, cest--dire
gratuits, ladministration naimant pas trop lide dune
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
fille qui se baladerait du sang plein la jupe parce quelle
serait venue en classe sans un sou sur elle. Et je me suis
aussi aid moi-mme en revenant sur mes propres
souvenirs de lycen (mon boulot de prof ne maidait
pas ; javais vingt-six ans, et jtais du mauvais ct du
bureau). Je rassemblai tous mes souvenirs propos des
deux filles les plus seules et les plus mprises de la
classe : de quoi elles avaient lair, comment elles se
comportaient, comment elles taient traites. Jai trs
rarement explor des territoires aussi peu agrables
dans ma carrire.
Jappellerai lune de ces filles Sondra. Elle habitait
avec sa mre dans une caravane, pas trs loin de chez
moi, en compagnie de son chien, Cheddar Cheese.
Sondra avait une voix gargouillante et ingale, comme
si elle parlait en permanence avec un gros paquet de
morve coinc au fond de la gorge. Alors quelle ntait
pas grosse, elle avait une chair blme et mollassonne,
semblable au-dessous du chapeau de certains
champignons. Elle avait toujours les cheveux colls
ses joues boutonneuses en petites boucles serres dans
le style Annie, la Petite Orpheline. Elle navait aucun
ami (en dehors de Cheddar Cheese, je suppose). Un
jour, sa mre fit appel mes services pour dplacer des
meubles chez elle. crasant la salle de sjour de la
caravane, il y avait un norme Christ en croix, presque
grandeur nature, les yeux au ciel, la bouche grimaante,
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
du sang dgoulinant de la couronne dpines sur sa
figure. Il ne portait quun linge autour des reins. Au-
dessus de ce morceau de tissu, il avait le ventre creux et
les ctes saillantes dun prisonnier de camp de
concentration. Je me rendis compte que Sondra avait
vcu et grandi sous le regard angoiss de ce dieu
agonisant, et que cela avait sans aucun doute jou un
rle dans le processus qui avait fait delle ce quelle
tait, quand je lavais connue : une rprouve timide et
modeste, qui trottinait dans les couloirs de Lisbon High
comme une souris effraye.
Cest Jsus-Christ, mon Seigneur et mon Sauveur,
mexpliqua la mre de Sondra, suivant mon regard. Et
toi, Steve, as-tu t sauv ?
Je me htai de lui rpondre que jtais sauv autant
quon pouvait ltre, mme si je doutais quon puisse
tre jamais assez bon pour que cette version-l de Jsus
intervienne en notre faveur. La douleur lui avait fait
perdre lesprit, cela se voyait sur ses traits. Si jamais ce
type revenait sur terre, il ne serait pas dhumeur
sauver son prochain.
Disons que lautre fille sappelait Dodie Franklin,
mais que ses copines lavaient surnomme Dodo ou
Doudou. Ses parents ne sintressaient qu une chose
dans la vie : participer des concours. Ils y excellaient,
vrai dire, et avaient gagn toutes sortes de trucs, y
compris un an de thon en conserve qualit suprieure
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Three Diamonds et une automobile Maxwell remporte
grce lmission de Jack Benny. La Maxwell restait
gare la gauche de leur maison, dans le quartier de
Durham connu sous le nom de Southwest Bend, se
fondant petit petit dans le paysage. peu prs tous
les ans, lun des journaux du coin le Press-Herald de
Portland, le Sun de Lewiston, le Weekly Enterprise
de Lisbon publiait un article sur les merdes les plus
bizarres rcoltes par les Franklin dans toutes sortes de
concours, loteries et autres tirages au sort. Avec en
gnral une photo de la Maxwell, ou de Jack Benny
avec son violon, ou des deux.
Les Franklin avaient eu beau gagner toutes sortes de
choses, il navait jamais d rcuprer de vtements
pour adolescentes en pleine croissance. Dodie et son
frre Bill ont port la mme tenue pendant leur
premire anne et demie au lyce : pantalon noir et
chemisette de sport carreaux pour lui, jupe longue
noire, chaussettes grises montant aux genoux et blouse
blanche sans manches pour elle. Certains de mes
lecteurs ne voudront pas me croire, lorsque je dis quils
portaient ces vtements tous les jours sans exception,
mais ceux qui ont grandi dans des petits patelins,
pendant les annes cinquante ou soixante, nen
douteront pas. Dans le Durham de mon enfance, ctait
une vie sans fard que lon menait. Je suis all en classe
avec des mmes qui gardaient pendant des mois le
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
mme anneau de crasse autour du cou, des mmes
dont la peau tait couverte de plaies malsaines et
deczma, des mmes avec dtranges visages de
poupe, ratatins comme de vieilles pommes cause de
brlures non traites, des mmes que lon envoyait en
classe avec des cailloux dans leur gamelle et seulement
de lair dans leur Thermos. Ce ntait pas lArcadie,
mais plutt Dogpatch
7
dpourvu de tout sens de
lhumour.
Dodie et Bill Franklin sen taient sortis lcole
primaire, mais aller au lyce signifiait partir pour une
ville plus importante et, pour des enfants comme eux,
Lisbon Falls tait synonyme de ridicule et de ruine.
Cest avec autant damusement que dhorreur que nous
vmes la chemisette de sport de Bill se dlaver et
seffranger partir de ses manches courtes. Il remplaa
un bouton perdu par un trombone. De ladhsif,
soigneusement pass au crayon noir pour se fondre
avec la couleur de son pantalon, apparut derrire son
genou pour cacher une dchirure. La blouse de Dodie
se mit jaunir sous leffet de lusure et du temps, ainsi
que des taches de sueur accumules. Les bretelles de
son soutien-gorge commencrent devenir visibles sous
le tissu de plus en plus fin. Les autres filles se
moqurent delle, tout dabord dans son dos, puis
ouvertement. Aux taquineries succdrent les
sarcasmes. Pas de la part des garons ; ils avaient assez
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
faire (moi y compris, mme si je ne participais pas
beaucoup) avec son frre. Je crois cependant que
ctait pire pour Dodie. Les filles ne se moquaient pas
simplement delle ; elles la hassaient. Dodie
reprsentait tout ce quelles redoutaient.
En seconde anne de lyce, aprs les vacances de
Nol, Dodie revint en classe transforme,
resplendissante. La vieille jupe noire informe avait t
remplace par une autre, rouge orang, qui sarrtait
hauteur du genou et non mi-mollet. Les chaussettes
tire-bouchonnes avaient laiss la place des bas nylon,
qui faisaient dautant plus bel effet quelle stait enfin
dcide raser les poils noirs qui, auparavant, lui
tapissaient les jambes. Un chandail de laine douillet
remplaait lancienne blouse sans manches. Elle stait
mme fait faire une permanente. Dodie tait devenue
une autre fille, et il tait clair quelle le savait. Jignore
si elle avait fait des conomies pour se procurer ces
nouveaux vtements, sils lui avaient t offerts par ses
parents loccasion de Nol ou si elle avait d mener
une campagne de supplications intenses qui avait fini
par payer. Peu importait, parce que sa nouvelle tenue
ne changea rien. Ses petites camarades navaient
aucune intention de la laisser sortir de la bote dans
laquelle elles lavaient enferme ; elle fut punie pour
avoir seulement os vouloir en sortir. Nous suivions
plusieurs cours ensemble et je fus le tmoin oculaire de
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
sa ruine. Je vis son sourire svanouir, je vis la lumire
dans ses yeux sattnuer puis disparatre. la fin de la
journe, elle tait redevenue celle quelle tait avant les
vacances : un spectre au visage comme de la pte
pain tache de son, un spectre qui dtalait le long des
couloirs, trotte-menu, les yeux baisss, treignant ses
livres contre sa poitrine.
Elle porta sa nouvelle jupe et son nouveau chandail
le lendemain. Et le surlendemain. Et le jour suivant.
la fin de lanne scolaire elle les portait encore, mme
sil faisait bien trop chaud pour shabiller de laine ; elle
avait constamment de la sueur aux tempes et sur sa
lvre suprieure. La permanente navait pas t
renouvele, et ses nouveaux vtements avaient pris un
aspect dprimant de paillasson us ; les taquineries
taient revenues leur niveau davant Nol, et
lesremarques sarcastiques ne fusaient plus. Celle qui
avait essay de franchir la clture avait subi la punition
quelle mritait, un point cest tout. Une fois la tentative
dvasion djoue, une fois la prisonnire rintgre
dans sa gele, la vie pouvait reprendre son cours
normal.
Sondra et Dodie taient toutes les deux mortes le
jour o jai commenc rdiger Carrie. Sondra quitta
la caravane de Durham, chappa au regard dagonisant
de son Sauveur clou sur la croix et alla habiter
Lisbon Falls. Elle devait travailler non loin de son
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
domicile, dans une usine textile, ou dans une fabrique
de chaussures. Elle tait atteinte dpilepsie et mourut
pendant une crise. Elle vivait seule, si bien quil ny
avait eu personne pour lui porter secours lorsque sa tte
stait tordue dans le mauvais sens. Dodie pousa le
monsieur mto dune chane de tl locale,
personnage qui stait acquis une certaine rputation,
en Nouvelle-Angleterre, pour son accent tranant. Peu
aprs la naissance de son deuxime enfant (il me
semble quelle en avait dj un), Dodie descendit dans
la cave et se tira une balle de .22 dans labdomen. Ce
fut un coup heureux (ou malheureux, selon le point de
vue que lon adopte) qui toucha la veine porte et la tua.
En ville, on attribua ce suicide la dpression post
partum. Comme ctait triste. Moi, je me suis
demand si un blues post-lyce tenace navait pas aussi
quelque chose voir l-dedans.
Je nai jamais aim Carrie, cette version fminine
dric Harris et Dylan Klebold, mais grce Sondra et
Dodie, jai fini par la comprendre un peu. Jai piti
delle, mais jai aussi piti de ses camarades de classe,
car jai jadis t lun deux.
30
Le manuscrit de Carrie partit chez Doubleday o je
mtais fait un ami, William Thompson. Je finis
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
presque par loublier et continuai vivre ma vie, ce
quiconsistait enseigner, lever les enfants, aimer
ma femme, menivrer les vendredis soir et crire des
histoires.
Javais, ce semestre-l, une heure de libre juste aprs
le djeuner. Je la passais en gnral en salle des profs,
corrigeant des copies non sans avoir envie de
mallonger sur le canap et de faire un petit somme ; en
dbut daprs-midi, jai autant dnergie quun boa
constrictor qui vient davaler une chvre. Par
linterphone, Colleen Sites, qui faisait partie de
ladministration, demanda si jtais l. Je dis que oui, et
elle me pria de venir son bureau. Javais un appel
tlphonique. Ma femme.
Le trajet depuis la salle des profs, dans lune des
ailes de ltablissement, jusquaux bureaux de
ladministration, dans une autre, me parut interminable,
mme pendant cette heure de cours o les couloirs
taient pratiquement dserts. Je pressai le pas, courant
presque, le cur battant fort. Tabby avait d tre
oblige dhabiller les enfants de pied en cap pour
pouvoir aller tlphoner depuis chez le voisin, et je ne
voyais que deux raisons qui aient pu la pousser
mappeler. Soit Joe ou Naomi venait de se casser une
jambe, soit javais vendu Carrie.
Ma femme, qui paraissait hors dhaleine mais au
comble de la jubilation, me lut un tlgramme. Bill
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Thompson (qui allait poursuivre sa carrire en
dnichant un obscur gratte-papier du Mississippi du
nom de John Grisham) lavait envoy aprs avoir
dcouvert que les King navaient plus le tlphone.
FLICITATIONS. CARRIE EST OFFICIELLEMENT ACCEPT PAR
DOUBLE-DAY. UNE AVANCE DE 2500 $ VOUS CONVIENT-
ELLE ? LAVENIR VOUS APPARTIENT. AMITIS, BILL.
Deux mille cinq cents dollars tait une avance
extrmement modeste, mme au dbut des annes
soixante-dix, mais je lignorais et navais pas dagent
littraire pour le savoir ma place. Avant que je finisse
par me dire que jaurais peut-tre besoin dun agent,
javais engendr un revenu de plus de trois millions de
dollars, dont lessentiel tait all dans la poche de
lditeur (le contrat habituel de Doubleday, cette
poque, tait peine un cran au-dessus du servage
accept). Et cest avec une exasprante lenteur que
mon petit roman dhorreur lycenne savana vers la
publication. Bien quaccept en mars ou avril 1973, il
ne devait en effet sortir quau printemps de lanne
suivante. La chose ntait pas inhabituelle. cette
poque, Doubleday tait une norme machine
mouliner des romans policiers, romans damour,
rcits de science-fiction au mtre, westerns au rythme
de cinquante livres ou plus par mois, et tout cela en
plus dune robuste avant-garde de poids lourds comme
les bouquins de Leon Uris et Allen Drury. Je ntais
quun petit poisson dans une rivire o pullulaient les
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
gros brochets.
Tabby voulut savoir si jenvisageaisdarrter
lenseignement. Je lui rpondis que non, pas sur la base
dune avance de deux mille cinq cents dollars avec, au-
del, des possibilits plutt nbuleuses. Si javais t
seul, jaurais peut-tre saut le pas (je laurais saut,
bon sang !). Mais avec une femme et deux gosses ? Pas
question. Je me souviens comment, cette nuit-l, nous
avons parl jusquaux petites heures, au lit, en
mangeant des toasts. Tabby me demanda ce que me
rapporteraient les droits de publication de Carrie en
livre de poche, si jamais Doubleday pouvait les
ngocier, et je lui dis que je nen avais aucune ide.
Javais lu quelque part que Mario Puzo avait touch
une fabuleuse avance pour les droits de publication en
poche du Parrain (quatre cent mille dollars, daprs
larticle), mais je nimaginais pas Carrie me rapportant
une somme de cet ordre, en supposant que quelquun
veuille le publier en poche.
Elle me demanda alors assez timidement, de lapart
de quelquun qui navait pas la langue dans sa poche,
dhabitude si je pensais que le livre avait des chances
de trouver un diteur en poche. Je lui rpondis quil en
avait de bonnes, mon avis, de lordre de sept huit
sur dix. Et quand elle voulut savoir combien le contrat
pourrait se ngocier, javanai un chiffre entre dix et
soixante mille dollars.
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Soixante mille dollars ? Cest tout juste si elle
ntait pas scandalise. Une somme pareille, cest
possible ?
Je lui rpondis que oui. Pas sr, mais possible. Je
lui rappelai aussi que le contrat prvoyait un partage
cinquante-cinquante des droits de poche, ce qui
signifiait que si Ballantine ou Dell allongeait soixante
gros billets, nous nen toucherions que trente. Tabby ne
me fit mme pas lhonneur de rpondre. Ce ntait pas
la peine. Trente mille dollars correspondaient ce que
je pouvais mattendre gagner en quatre ans
denseignement, en tenant compte des augmentations
de salaire. Ctaient probablement des chteaux en
Espagne, mais cette nuit-l, il fit bon rver.
31
La date de publication de Carrie se rapprochait tout
doucement. Lavance fut consacre lachat dune
nouvelle voiture (dpense des plus normales que Tabby
rprouvait, ce quelle me fit savoir laide des
expressions les plus pittoresques de son argot
douvrire des filatures) et je signai un autre contrat
denseignement pour lanne scolaire 1973-1974.
Jcrivais un nouveau roman, une histoire qui tenait la
fois de Peyton Place et de Dracula, que jintitulai
Second Coming (Deuxime venue). Nous avions
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
dmnag pour occuper un appartement en rez-de-
chausse Bangor, un vrai trou, en ralit, mais nous
tions de nouveau en ville, nous avions une voiture
pourvue dune vritable garantie et le tlphone.
Pour dire la vrit, Carrie avait presque disparu de
mon cran radar. Entre les gosses en classe et les gosses
la maison, javais de quoi moccuper, et je
commenais minquiter pour ma mre. Elle avait
soixante et un ans et travaillait encore au Pineland
Training Center ; elle tait toujours aussi drle, mais
daprs Dave, elle ne se sentait pas trs bien, la plupart
du temps. Sa table de nuit dbordait de mdicaments
antidouleur quon nobtenait que sur ordonnance, et il
redoutait quelle ne souffre de quelque chose de
vraiment srieux. Elle a toujours fum comme une
chemine, tu sais , me fit-il remarquer. Ctait bien
lui de la critiquer, lui qui fumait aussi comme une
chemine (tout comme moi, et je ne saurais dire quel
point Tabby dtestait cet argent gaspill et le sillage de
mgots et de cendres qui en rsultait). Je comprenais
trs bien ce que voulait dire mon frre, cependant. Et
bien que ne vivant pas aussi prs delle que Dave et ne
la voyant pas aussi souvent que lui, javais remarqu, la
dernire fois que je lui avais rendu visite, quelle avait
perdu du poids.
Quest-ce quon peut faire ? demandai-je. Cette
question cachait tout ce que nous savions de notre
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
mre, qui gardait ce qui la regardait pour elle,
comme elle disait. Les consquences de cette
philosophie, ctait un vaste espace gris, l o les autres
familles ont des histoires. Dave et moi ne savions
pratiquement rien de notre pre et de sa famille, et pas
grand-chose du pass de notre mre, qui comportait un
vnement incroyable (au moins mes yeux) : le dcs
de huit frres et surs, ainsi que lambition due de
devenir pianiste de concert (elle avait tenu lorgue pour
des feuilletons radiophoniques de la NBC et des
concerts du dimanche pendant la guerre, prtendait-
elle).
On ne pourra rien faire tant quelle ne nous
demandera rien , fit observer Dave.
Un dimanche, peu de temps aprs ce coup de
tlphone, Bill Thompson mappela. Jtais seul dans
lappartement ; Tabby tait alle rendre visite sa mre
avec les enfants, et je travaillais mon nouveau livre,
que je voyais alors comme Vampires nos portes ou
quelque chose comme a.
Tu es bien assis ? me demanda Bill.
Non. Notre tlphone tait alors un modle
vertical, fix au mur de la cuisine, et je me tenais dans
lembrasure de la porte entre la cuisine et le sjour.
Pourquoi, je devrais ?
Ce serait peut-tre mieux. Signet Books a acquis
les droits de poche de Carrie pour quatre cent mille
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
dollars.
Quand jtais petit, Daddy Guy avait un jour dit
ma mre : Tu devrais faire taire ce gosse, Ruth.
Chaque fois que Stephen ouvre la bouche, cest pour
tout nous sortir, jusquaux tripes. Ctait vrai alors,
cest rest vrai toute ma vie, mais ce jour-l jour de la
fte des Mres de mai 1973 , je restai sans voix.
Jtais plant l, projetant au sol la mme ombre que
dhabitude, incapable darticuler un son. Bill me
demanda si jtais toujours lappareil, en riant plus ou
moins. Il savait que je navais pas boug.
Javais d mal comprendre. Je mtais tromp. Cette
ide me permit du moins de retrouver ma voix.
Attends tu as dit quarante mille dollars, nest-ce
pas ?
Non. Quatre cent mille dollars. Et, selon la rgle
du jeu, ajouta-t-il, faisant allusion au contrat que javais
sign, cela te fait deux cents gros billets. Flicitations,
Steve.
Jtais toujours debout dans lembrasure de la porte,
regardant en direction de notre chambre, lautre bout
du sjour. Do jtais, japercevais le berceau de Joe.
On louait cet appart de Sanford Street pour quatre-
vingt-dix dollars par mois et un type que je navais
rencontr quune seule fois mannonait que je venais
de gagner le gros lot. Javais les jambes en coton. Je ne
tombai pas, pas exactement, mais maffaissai en
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
position assise le long du chambranle.
Tu es sr ?
Bill me rpondit que oui. Je lui demandai alors de
me rpter le chiffre, trs lentement et trs
distinctement, pour tre certain davoir bien compris. Il
me dit : un quatre suivi de cinq zros. Aprs quoi tu
mets une virgule et deux autres zros , ajouta-t-il.
Nous parlmes encore pendant une demi-heure, mais
je nai pas le moindre souvenir de ce que nous nous
sommes dit. Une fois cette conversation termine, je
voulus appeler Tabby chez ses parents. Marcella, sa
plus jeune sur, me rpondit quelle tait dj repartie.
Je me mis aller et venir en chaussettes dans
lappartement, charg en exploser dune bonne
nouvelle et sans personne qui la dire. Je tremblais de
partout. Finalement, jenfilai mes chaussures etpartis
vers le centre-ville. Le seul magasin ouvert sur Main
Street, Bangor, tait le LaVerdieres Drug. Je me dis
soudain quil fallait que jachte un cadeau de fte des
Mres Taby, quelque chose dextravagant, de
dlirant. Jessayai bien, mais je dus faire face une
dure ralit de la vie : il ny a rien vendre qui soit
extravagant et dlirant au LaVerdieres Drug. Je fis du
mieux que je pus et repartis avec un sche-cheveux.
De retour la maison, je la trouvai dans la cuisine en
train de vider les sacs des enfants et de chantonner en
mme temps que la radio. Je lui donnai le sche-
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
cheveux. Elle le regarda comme si elle nen avait jamais
vu. En quel honneur ? me demanda-t-elle.
Je la pris par les paules. Je lui racontai la vente des
droits en livre de poche. Elle ne parut pas comprendre.
Je le lui rptai. Elle regarda par-dessus mon paule,
regarda notre petit appartement merdique de quatre
pices, comme je lavais fait, et se mit pleurer.
32
Cest en 1966 que je me suis enivr pour la premire
fois, au cours du voyage Washington, alors que jtais
en terminale. Nous tions partis en bus, une
quarantaine dadolescents et trois accompagnateurs
(dont Boule de Billard), et nous avions pass une
premire nuit New York, ville o lon tait autoris
consommer de lalcool partir de dix-huit ans. Grce
mes mauvaises oreilles et mes amygdales merdiques,
javais presque dix-neuf ans. Largement lge.
Une bande de garons, parmi les plus aventureux du
groupe, navait pas tard dcouvrir un magasin de
spiritueux non loin de lhtel. Jexaminai les tagres de
bouteilles, bien conscient de ne disposer que de maigres
ressources. Mais il y en avait trop ; non seulement trop
de bouteilles, mais trop de marques, trop de prix
dpassant les dix dollars. Finalement, je renonai
choisir moi-mme et madressai au type qui attendait
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
derrire le comptoir (le mme type chauve, lair de
mourir dennui, en blouse grise, qui, jen tais
convaincu, vendait leur premire bouteille aux
nophytes depuis laube des temps commerciaux) pour
savoir ce quil y avait de moins cher. Sans un mot, il
posa une bouteille de whiskey Old Log Cabin dune
pinte sur le petit tapis publicitaire Winston, ct de la
caisse. On lisait 1.95 $ sur lautocollant. Un prix qui
me convenait.
Jai gard le vague souvenir davoir t pouss dans
un ascenseur, ce soir-l ou peut-tre tt le lendemain
matin , par Peter Higgins (le fils de Boule de Billard),
Butch Michaud, Lenny Partridge et John Chizmar. Des
images qui mvoquent davantage une scne tire dun
spectacle tlvis quun vritable souvenir. Jai
limpression dtre lextrieur de moi-mme, en
spectateur. Il reste juste assez de moi lintrieur pour
comprendre que je suis globalement, pour nepas dire
galactiquement, ivre mort.
La camra me suit pendant que nous montons
ltage des filles. Elle me suit encore pendant quon me
propulse dans le couloir, dans un sens, puis dans
lautre, genre phnomne de foire sur roulettes. Un
phnomne de foire amusant, dirait-on. Les filles sont
en chemise de nuit ou en robe, des bigoudis sur la tte,
tartines de cold cream. Toutes rient de moi, mais des
rires qui ne trahissent que de la bonne humeur. Le son
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
est assourdi, comme sil me parvenait travers une
paisseur de coton. Je mefforce de dire Carole
Lemke que jadore sa coiffure et quelle a les plus
beaux yeux bleus du monde. Ce qui sort de ma bouche
est une bouillie sonore do merge vaguement
zyeux bleus Carole rit, Carole hoche vivement la
tte comme si elle avait bien compris. Je suis trs
heureux. Tout le monde peut contempler un vrai trou-
du-cul, cest sr et certain, mais cest un trou-du-cul
heureux, et tout le monde laime. Je passe plusieurs
minutes essayer dexpliquer Gloria Moore que jai
dcouvert La Vie Secrte de Dean Martin.
un moment donn, un peu plus tard, je suis au lit.
Le lit ne bouge pas, mais la pice commence tourner
autour, comme le plateau de mon tourne-disque
Webcor, celui sur lequel je faisais passer Fats Domino
et sur lequel jcoute aujourdhui Bob Dylan ou les
Dave Clark Five. La pice est le plateau, je suis laxe
et laxe ne tarde pas semballer et envoyer valser
ses disques.
Puis je sombre pendant un moment. Quand je me
rveille, je suis dans la salle de bains de la chambre que
je partage avec mon ami Louis Purington. Je ne sais pas
comment jy suis arriv, mais cest une bonne chose,
car les toilettes sont pleines dune sorte de pus jaune
brillant. On dirait des Niblets, me dis-je. Il nen faut
pas davantage pour que je me remette gerber. Mais
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
rien ne vient, sinon des filets de salive parfums au
whiskey, tandis que ma tte me semble sur le point
dexploser. Je suis incapable de marcher. Je retourne
me coucher quatre pattes, mes cheveux, colls par la
sueur, pendent devant mes yeux. Je me sentirai mieux
demain, ai-je le temps de penser avant de sombrer
nouveau.
Au matin, mon estomac va un peu mieux, mais jai
le diaphragme douloureux force davoir vomi, et la
tte qui pulse comme si javais un jeu complet de dents
caries. Mes yeux se sont transforms en loupe ; ils
concentrent labominable et clatante lumire matinale
qui passe par les fentres de la chambre et ne va pas
tarder mettre le feu mon cerveau.
Il est hors de question pour moi de participer aux
activits prvues pour la journe : visiter Times Square,
se promener en bateau jusqu la statue de la Libert,
monter jusquau sommet de lEmpire State Building.
Marcher ? Beurk ! Prendre un bateau ? Deux fois
beurk ! Prendre lascenseur ? Beurk ! la puissance
quatre. Bordel, je peux peine bouger. Je donne je ne
sais quelle lamentable excuse et passe lessentiel de la
journe au lit. En fin daprs-midi, je commence me
sentir mieux. Je mhabille, me glisse jusquaux
ascenseurs et descends au rez-de-chausse. Manger
nest pas encore envisageable, mais je dois pouvoir
boire une ginger ale, fumer une cigarette, lire une
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
revue. Et sur qui je tombe, install dans un des fauteuils
du hall et lisant son journal ? Rien moins que sur
Mr Earl Higgins, alias Boule de Billard. Je passe devant
lui le plus discrtement possible, mais cest peine
perdue. Lorsque je reviens de la boutique, il a pos le
journal sur ses genoux et me regarde. Je sens mon
estomac descendre dun cran, tandis que je vois se
profiler lhorizon, une fois de plus, des ennuis avec le
principal, et des ennuis plus graves que ceux que ma
va l us The Village Vomit. Il me demande de
mapprocher et je dcouvre un faitintressant :
Mr Higgins est en ralit un type correct. Il ma
svrement sermonn, lors de laffaire du faux journal,
mais peut-tre Miss Margitan lavait-elle exig. Et je
navais que seize ans lpoque des faits. Je vais
bientt en avoir dix-neuf, jai t admis luniversit et
un boulot dt mattend la filature, ds la fin du
voyage de classe.
Jai cru comprendre que tu tais trop malade pour
faire la visite de New York avec les autres , me dit
Boule de Billard, tandis que son regard me parcourt de
la tte aux pieds.
Je lui dis que cest vrai, que jai t malade.
Quel dommage que tu aies rat les rjouissances
tu te sens mieux, prsent ?
Oui, je me sentais mieux. Probablement lune de ces
cochonneries de lestomac qui ne durent que vingt-
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
quatre heures.
Jespre que tu nattraperas pas cette cochonnerie
une deuxime fois Au moins pendant ce voyage.
Il me regarde encore un moment, ses yeux me
demandant si nous nous sommes bien compris.
Je suis sr que je ne risque plus rien , dis-je, on
ne peut plus sincre.
Je sais ce que cest que dtre sol, prsent : un
vague sentiment de bienveillance bruyante, le sentiment
moins vague que lessentiel de son moi conscient est
lextrieur de son corps, planant comme une camra
dans un film de science-fiction et enregistrant tout, puis
la sensation dtre malade, les vomissements, la tte
douloureuse. Non, je ne risque pas dattraper une
deuxime fois cette cochonnerie, me dis-je, ni pendant
ce voyage ni jamais. Une fois suffit, juste histoire de
savoir quoi a ressemble. Seul un crtin aurait lide
de refaire lexprience, et seul un cingl, et un cingl
maso, en plus, voudrait faire de la gnle quelque chose
de rgulier dans sa vie.
Le lendemain, nous partons pour Washington, nous
arrtant en chemin en pays amish. Il y a un magasin
dalcool prs de lendroit o se gare le bus. Jentre et
regarde autour de moi. Lge lgal pour acheter de
lalcool est de vingt et un ans en Pennsylvanie, mais je
dois facilement les faire, avec mon meilleur costume
sur le dos et le vieux manteau noir de mon grand-pre
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Fazza. En ralit, je dois mme avoir la dgaine dun
jeune taulard libr depuis peu, grand, affam et, de
toute vidence, avec quelques boulons en moins.
Lemploy me vend un petit quart de whiskey Four
Roses sans demander voir ma carte didentit, et le
temps darriver Washington, je suis de nouveau ivre.
Dix ans plus tard, environ, je me retrouve en
compagnie de Bill Thompson dans un pub irlandais.
Nous avons beaucoup de choses fter, dont la
moindre nest pas lachvement de mon troisime livre,
Shining, celui justement qui met en scne un crivain
alcoolique et ancien instituteur. Nous sommes en juillet,
le soir de la finale du tournoi amricain de base-ball.
Nous avons prvu de prendre un bon repas
lancienne, au buffet chaud du pub, puis de nous
piquer srieusement la ruche. Nous attaquons avec un
verre ou deux au bar, non sans avoir lu toutes les
pancartes qui lornent. BUVEZ UN MANHATTAN
MANHATTAN, proclame lune. LES MARDIS, CEST DEUX
POUR LE PRIX DUN, affirme lautre. LE TRAVAIL EST LA
MALDICTION DE LA CLASSE OUVRE-BIRE, assure la
troisime. Et l, juste en face de moi, il y en a une qui
dit ceci : SPCIAL PREMIERS CONSOMMATEURS ! LE
SCREWDRIVER UN DOLLAR DU LUNDI AU VENDREDI,
ENTRE 8 H ET 10 H DU MATIN.
Je fais signe au barman. Il sapproche. Il est chauve,
il porte une blouse grise, il pourrait tre celui qui ma
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
vendu ma premire bouteille de gnle en 1966. Cest
probablement lui. Je lui montre la pancarte. Qui peut
bien venir huit heuresdu matin pour commander un
screwdriver ?
Lhomme ne me rend pas le sourire que je lui
adresse. Les tudiants, rpond-il. Tout comme
vous.
33
En 1971 ou 1972, la sur de ma mre, Carolyn
Weimer, mourut dun cancer du sein. Ma mre et ma
tante Ethelyn (sur jumelle de Carolyn) prirent lavion
pour aller assister aux funrailles, dans le Minnesota.
Pendant le vol de retour, ma mre commena saigner
abondamment de ce quelle aurait appele ses parties
prives . Bien que mnopause depuis longtemps
cette poque, elle se dit quil devait sagir dune ultime
menstruation. Enferme dans les minuscules toilettes
dun jet de la TWA cahotant, elle contint lhmorragie
avec des tampons (bouche-le, bouche-le, auraient
cri Sue Snell et ses copines) puis retourna sasseoir
sa place. Elle ne dit rien ni Ethelyn ni David ni
moi. Elle nalla pas voir Joe Mendes, son mdecin de
toujours, Lisbon Falls. Au lieu de a, elle fit ce
quelle avait toujours fait quand elle avait des ennuis :
elle les garda pour elle. Pendant un temps, les choses
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
donnrent limpression de sarranger. Elle tait
heureuse de travailler, heureuse de voir ses amies,
heureuse davoir quatre petits-enfants, deux dans la
famille de David, deux dans la mienne. Puis les choses
se mirent ne plus aller aussi bien. En aot 1973,
pendant un contrle, la suite dune intervention pour
la dbarrasser dnormes varices, on diagnostiqua un
cancer de lutrus. Tout me porte croire que Nellie
Ruth Pillsbury King, la mme femme qui avait renvers
un jour un plein bol de Jell-O sur le sol et dans ensuite
dedans pendant que ses deux fils taient crouls de rire
dans un coin, est morte, en ralit, de gne et de
confusion.
La fin arriva en fvrier 1974. cette date, largent
que me rapportait Carrie commenait rentrer, et je
pus prendre sur moi une partie des dpenses mdicales
cet argent avait au moins cela de bon. Et je fus l
pour ses derniers moments ; joccupais la chambre
damis, chez Dave et Linda. Jtais ivre la veille, mais
je navais quun mal au crne modr. Il valait mieux.
On ne tient pas tre en trop mauvais tat, auprs du lit
de mort de sa mre.
Dave me rveilla six heures et quart, me disant
doucement travers la porte quil pensait que ctait la
fin. Quand jarrivai dans la chambre de ma mre, il
tait assis prs de la tte du lit et tenait une cigarette
quil lui faisait fumer. Elle tirait dessus entre ses
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
respirations, qui taient rauques et laborieuses. Elle
ntait qu demi consciente, son regard allant tour
tour de Dave moi. Je massis ct de mon frre et
lui pris la Kool pour la prsenter ma mre ; ses lvres
se refermrent sur le filtre. ct du lit, son reflet
dmultipli par je ne sais combien de verres, il y avait
un exemplaire de pr-publication reli de Carrie. Ma
tante Ethelyn lui en avait fait la lecture peu prs un
mois auparavant.
Les yeux de ma mre allaient de Dave moi, de moi
Dave, de Dave moi. Elle avait perdu presque trente
kilos. Sa peau, jaunie, tait tellement tendue quon
aurait dit une de ces momies que les Mexicains font
parader dans les rues le jour des morts. Nous tenions
tour tour la cigarette et, quand elle fut arrive au
filtre, je lteignis.
Mes gars , dit-elle. Puis elle tomba dans le
sommeil ou linconscience, je ne sais. Javais mal la
tte. Je pris deux aspirines, dans lune des nombreuses
fioles qui encombraient sa table de nuit. Dave tenait
une de ses mains, moi lautre. Sous le drap, ce ntait
plus le corps de notre mre, mais celui dun enfant, un
corps dform par la famine. Dave et moi fumions en
changeant quelques mots. Jai oubli ce que nous nous
sommes dit. Il avait plu, pendant la nuit, puis la
temprature avait chut et les rues taient prises par le
verglas. Les silences, entre chacune de ses respirations
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
rauques et haletantes, devenaient de plus en plus longs.
Finalement il ny eut plus de respirations, que le
silence.
34
On lenterra la Congregational Church de
Southwest Bend ; lglise o elle allait, Methodist
Corners, l o mon frre et moi avions grandi, tait
ferme cause du froid. Je prononai son loge
funbre. Je crois que je men suis rudement bien sorti
pour quelquun qui tait fin sol.
35
Les alcooliques lvent des dfenses comme les
Hollandais construisent des digues. Je passai les douze
premires annes de ma vie dhomme mari me
raconter que jaimais simplement boire .
Jemployais aussi la Dfense Hemingway, un systme
mondialement connu. Bien que ntant jamais exprim
en toutes lettres (il naurait pas t viril de le faire), le
Systme de Dfense Hemingway peut se dcrire ainsi :
en tant qucrivain, je suis quelquun dhypersensible,
mais je suis aussi un homme, et les vrais hommes ne se
laissent pas dominer par leur sensibilit. Ou bien ce
sont des poules mouilles. Cest pour cette raison que
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
je bois. Sinon, comment pourrais-je faire face
lhorreur existentielle qui se dgage de tout a et
continuer travailler ? Sans compter quil ne faut pas
exagrer, jai la matrise des choses. Un vrai mec la
toujours.
Puis, au dbut des annes quatre-vingt, le Maine mit
en vigueur une loi qui obligeait rcuprer bouteilles et
canettes. Au lieu daller la poubelle, mes botes dun
demi-litre de Miller Lite commencrent saccumuler
dans un conteneur en plastique au fond du garage. Un
jeudi soir, alors que jallais y jeter encore quelques
cadavres, je constatai que le conteneur, vide le lundi
soir prcdent, tait prsent pratiquement plein. Et
comme jtais le seul boire de la Miller Lite, la
maison
Sainte mre, je suis alcoolique, me dis-je. Il ny
eut pas dopinion divergente dans ma tte, aprs tout,
ctait moi qui avais crit Shining, non ? Qui lavais
crit sans me rendre compte, du moins jusqu ce soir-
l, que ctait de moi que parlait le livre. Ma raction
ne consista donc ni nier ni contester, mais
marmer de ce que jappellerais une dtermination
apeure. Je me rappelle mtre dit : Faut que tu
fasses attention, mon vieux. Parce que si tu
dconnes trop
Si je dconnais trop, si je menvoyais dans le foss
dune petite route en pleine nuit, si je salopais une
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
interview en direct la tl, il y aurait quelquun pour
me dire de contrler ma consommation dalcool, et dire
un alcoolique de contrler sa consommation revient
demander un type atteint dune diarrhe
cataclysmique, une diarrhe sans antcdents
historiques, de contrler ses intestins. Un de mes amis
ayant connu la mme galre raconte une anecdote
amusante. La premire fois quil essaya de reprendre le
contrle des choses, alors quil tait sur une pente de
plus en plus savonneuse, il alla voir un conseiller et lui
dit que sa femme sinquitait parce quil buvait trop.
Et que buvez-vous ? lui demanda le conseiller.
Mon ami regarda lhomme, incrdule. De tout ,
lui rpondit-il, comme si la chose tait vidente.
Je sais ce quil ressentait. Cela fait presque douze
ans que je nai pas bu une goutte dalcool et je suis
toujours frapp dincrdulit lorsque je vois quelquun,
dans un restaurant, avec un verre de vin demi vide
porte de la main. Jai envie de me lever, daller le voir
et de lui crier en pleine figure : Mais finissez-le !
Pourquoi ne le finissez-vous pas ? Je trouve risible
lide de boire en socit. Si on ne veut pas senivrer,
autant boire un Coke, non ?
Les soires, au cours des cinq dernires annes
pendant lesquelles jai bu, se terminaient toujours par le
mme rituel : je sortais les bires restantes du frigo et
les vidais dans lvier. Si je ne le faisais pas, elles
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
mappelaient jusquau fond de mon lit et je finissais par
me relever pour en boire une. Puis une autre. Et encore
une autre.
36
En 1985, javais ajout une dpendance la drogue
en plus de celle lalcool, ce qui ne mempchait pas
de continuer fonctionner, comme le font bon nombre
dusagers des drogues, un niveau de comptence
peu prs acceptable. Jtais terrifi lide de ne plus y
arriver. cette poque, je ne voyais pas comment
jaurais pu vivre autrement. Je cachais aussi bien que
possible les produits que je prenais, autant par terreur
(Quarriverait-il, si jtais en manque ? Javais oubli
lart de vivre sans) que par honte. De nouveau, je me
torchais le derrire avec du sumac vnneux, et tous les
jours ; mais cette fois, je ne pouvais pas demander de
laide. Ce ntait pas ainsi quon faisait dans ma
famille. Dans ma famille, on fumait ses cigarettes, on
dansait dans le Jell-O et on gardait pour soi ce qui ne
regardait pas les autres.
Toutefois, cette partie de moi-mme qui crit des
romans, cette partie profonde qui savait ds 1975,
lorsquelle avait crit Shining, que jtais alcoolique,
cette partie nacceptait pas cette ide. Se taire ntait
pas son truc. Elle commena hurler de la seule
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
manire quelle connaissait, travers ses rcits de
fiction, travers les monstres quelle crait. Fin 1985 et
dbut 1986, jai crit Misery (le titre dcrit trs bien
dans quel tat desprit jtais), roman dans lequel un
crivain est retenu prisonnier et tortur par une
infirmire folle. Au cours du printemps et de lt de
1986, jai crit Les Tommyknockers, travaillant
souvent jusqu minuit pass, le cur battant cent
trente, des boulettes de coton enfonces dans les
narines pour tancher les saignements provoqus par la
coke.
Les Tommyknockers est un rcit de science-fiction
dans le style des annes quarante, dans lequel lhrone,
un crivain, dcouvre un vaisseau extraterrestre enfoui
dans le sol. Lquipage est toujours son bord, vivant,
mais en tat dhibernation. Ces cratures envahissent
votre cerveau et se mettent simplement vous
tommyknocker. Vous bnficiez dune certaine
nergie et dune forme superficielle dintelligence
(lhrone, Bobbi Anderson, invente une machine
crire tlpathique et un chauffe-eau atomique, entre
autres). En change, vous donnez votre me. Telle fut
la meilleure mtaphore pour les drogues et lalcool que
put trouver mon esprit fatigu et en surtension.
Peu de temps aprs, finalement convaincue que je ne
pourrais pas marracher tout seul cette hideuse spirale
descendante, ma femme entra en scne. La tche
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
ntait pas facile et ne pouvait pas ltre cette
poque, je ntais mme plus porte de voix de mon
bon sens , mais elle se lana tout de mme. Elle
organisa un groupe dintervention constitu de
membres de la famille et damis, et je fus plus ou moins
trait comme dans le programme de tl This Is Your
Life (Cest votre vie) oui, mais ma vie en enfer.
Tabby commena par renverser un sac de dtritus
trouvs dans mon bureau directement sur le tapis :
canettes de bire, mgots, fioles de quelques grammes
de cocane, sachets de la mme, cuillres coke
poisseuses de morve et de sang, Valium, Xenax,
flacons de sirop de Robitussin contre la toux, NyQuil
(un truc contre les refroidissements), et mme des
bouteilles pour bains de bouche. Un an ou deux
auparavant, ayant remarqu quelle vitesse dnormes
flacons de Listerine disparaissaient de la salle de bains,
elle mavait demand si je buvais ce truc. Javais pris
mon air le plus scandalis pour lui rpondre que non,
jamais de la vie. Rponse honnte, dailleurs. la
place, ctait du Scope que je buvais. Ce machin-l
avait plus de got, avec son lger arme de menthe.
Ce quelle avait voulu montrer, dans cette
intervention qui fut certainement aussi dsagrable pour
elle, les enfants et les amis, quelle le fut pour moi,
ctait que je mourais sous leur nez. Elle me dit que
javais le choix : soit je me faisais soigner dans un
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
centre spcialis, soit je fichais le camp de la maison.
Elle dit aussi quelle et les enfants maimaient et que
ctait prcisment pour cette raison quils navaient
aucune envie dassister mon suicide.
Je ngociai, parce que cest ainsi que ragissent les
drogus. Je fus charmant, parce que cest ainsi que sont
les drogus. la fin, jobtins un dlai de quinze jours
pour y penser. Avec le recul, voil qui semble bien
rsumer toute labsurdit de cette poque. Un type se
tient sur le toit dun immeuble en feu. Un hlicoptre
arrive, se positionne et lui lance une chelle de corde.
Montez ! lui hurle le sauveteur pench par la portire
ouverte de lhlico. Et le type lui rpond, du toit de
limmeuble en feu : Donnez-moi deux semaines
pour rflchir.
Jai rflchi, cependant, aussi bien que je le pouvais,
vu ltat de dlabrement avanc dans lequel jtais ; ce
qui ma finalement dcid, ce fut Annie Wilkes,
linfirmire psychotique de Misery. Annie, ctait la
coke et la gnle runies et jen avais assez dtre
lcrivain esclave dAnnie. Je redoutais de ne plus
pouvoir crire si jarrtais de boire et de me droguer,
mais jen arrivais la conclusion (encore une fois, dans
la mesure o jtais capable de raisonner dans ltat
dabattement et de dtresse qui tait le mien) que dans
ce cas-l, jchangerais lcriture contre la possibilit de
sauver mon mariage et de voir mes enfants grandir. Sil
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
fallait en arriver l.
Mais il ny eut pas en arriver l, bien entendu.
Lide que leffort crateur et les substances qui
altrent lesprit sont troitement lis est lune des plus
grandes et populaires supercheries intellectuelles de
notre temps. Les quatre crivains du vingtime sicle
qui en sont le plus responsables sont probablement
Hemingway, Fitzgerald, Sherwood Anderson et le
pote Dylan Thomas. Ils ont pour une grande partie
contribu accrditer lide quexisterait une vaste
friche existentielle de langue anglaise dans laquelle les
gens seraient coups les uns des autres et vivraient dans
un climat de dsespoir, toutes motions touffes.
Conception fort bien connue de la plupart des
alcooliques et qui provoque en gnral chez eux une
raction amuse. Les crivains consommant des
drogues ne sont ni plus ni moins que des
consommateurs de drogue des ivrognes et des
drogus de la varit courante, en dautres termes.
Prtendre que les drogues et lalcool sont ncessaires
pour attnuer les effets dune sensibilit exacerbe,
cest avancer un ramassis de conneries simplement
pour se justifier. Jai entendu des chauffeurs de poids
lourds donner le mme argument ils boiraient, soi-
disant, pour apaiser leurs dmons. Peu importe que
vous soyez James Jones, John Cheever ou un clochard
roupillant dans le hall dune gare de Pennsylvanie ;
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
pour un drogu, il ny a quune priorit, protger tout
prix son droit de boire ce quil veut, ou de se droguer
avec ce quil veut. Hemingway et Fitzgerald ne
buvaient pas parce quils taient cratifs, alins, ou
moralement faibles. Ils buvaient parce que les alcoolos
sont programms pour le faire. Il est certain que les
cratifs courent des risques plus grands de devenir
alcooliques ou drogus que des personnes exerant
dautres activits, et alors ? On se ressemble tous
fichtrement quand on dgueule dans le caniveau.
37
la fin de mes aventures, je descendais un pack de
3 litres par soire, et il y a un roman, Cujo, que je me
rappelle peine avoir crit. Je dis cela sans orgueil
comme sans honte, nprouvant quun vague sentiment
de chagrin et de deuil. Jaime ce livre. Je regrette de ne
pas me souvenir des instants o jai mis ses meilleurs
passages sur le papier.
Au pire moment, je navais plus envie de rien : ni de
boire ni dtre sobre. Je me sentais rejet hors de la vie.
Au dbut du voyage retour, jen tais essayer de
croire ceux qui me disaient que les choses finiraient par
samliorer, si je leur en laissais le temps. Et je nai
jamais arrt dcrire. Certains textes taient hsitants et
plats, mais ils avaient le mrite dexister. Jenfouissais
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
ces pages malheureuses et sans grce au fond de mon
dernier tiroir et passais au projet suivant. Peu peu, jai
retrouv le rythme ; puis, de nouveau, la joie. Je
retournai ma famille avec gratitude, mon travail
avec soulagement ; jy retournai comme on retourne
dans une villa dt aprs un long hiver, en
commenant par vrifier que rien na t vol ou abm
pendant la mauvaise saison. Mais non. Tout tait
encore l, tout tait entier. Une fois les tuyaux dgels
et llectricit rtablie, tout marcha la perfection.
38
La dernire chose dont je souhaite vous parler dans
cette premire partie est mon bureau. Pendant des
annes, jai rv de possder une de ces espces de
grandes dalles en chne massif qui crasent la pice
termin le pupitre de mme dans la lingerie dune
caravane, termines les tables riquiqui et encombres
dans une maison de location. En 1981, je moffris le
meuble de mes rves, le disposant au milieu dun grand
bureau bien clair par de grandes verrires (un grenier
dcurie converti, larrire de la maison). Pendant six
ans, je me suis assis derrire ce bureau, ivre ou ltat
dpave, comme un capitaine de bateau responsable
dune traverse nallant nulle part.
Un an ou deux aprs avoir arrt de boire, je me suis
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
dbarrass du monstre pour installer la place les
lments dune pice de sjour que je choisis avec ma
femme, de mme quun superbe tapis turc. Au dbut
des annes quatre-vingt-dix, avant quils ne partent
vivre leur vie, mes enfants y venaient parfois le soir
pour regarder un match de basket ou un film la tl et
manger une pizza. Ils laissaient en gnral une pleine
bote de crotes derrire eux, mais a mtait gal. Ils
venaient, ils avaient lair davoir du plaisir tre avec
moi et leur prsence tait une joie pour moi. Jachetai
un autre bureau, un meuble superbe, fait la main,
deux fois plus petit que mon ancien brontosaure. Je le
plaai dans le coin le plus louest de la pice, sous la
pente du toit. Une pente qui ressemble beaucoup celle
sous laquelle je dormais Durham, mais il ny a aucun
rat dans les murs, pas de grand-mre snile criant dans
la nuit pour que quelquun aille donner du foin Dick,
le cheval. Cest l que je suis assis en cet instant,
quinquagnaire depuis dj quelque temps, la vue de
plus en plus mauvaise, une patte folle, sans migraine de
lendemain de cuite. Je fais ce que je sais faire, aussi
bien que je suis capable de le faire. Jai survcu tous
les trucs que je vous ai raconts (sans compter plein
dautres dont je nai pas parl) et je vais maintenant
vous dire tout ce que je pourrai sur le boulot. Comme
promis, ce ne sera pas long.
Et pour commencer : mettez votre bureau dans un
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
coin et, chaque fois que vous vous y installerez pour
travailler, rappelez-vous pour quelle raison il nest pas
au milieu de la pice. La vie nest pas un systme
logistique destin soutenir lart. Cest le contraire.
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Quest-ce qucrire ?
De la tlpathie, bien entendu. Cest amusant, si on
y pense un peu : pendant des annes, les gens ont
discut et argument pour dterminer si un tel
phnomne tait bien rel ; des types comme J.B.
Rhine se sont creus la tte pour crer un procd
exprimental valide permettant de lisoler, et pendant
tout ce temps-l, il tait sous leur nez, comme la lettre
vole dEdgar Poe. Tous les arts dpendent un degr
ou un autre de la tlpathie, mais je crois que ce sont
les crivains qui en donnent lillustration la plus
limpide. Jai peut-tre un prjug favorable, mais,
mme si cest le cas, nous nous en tiendrons
lcriture, tant donn que cest le thme sur lequel
nous avons choisi de rflchir ici.
Je mappelle Stephen King. Jai rdig la premire
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
bauche de cette partie sur mon bureau (celui qui est
sous la pente du toit) par une matine neigeuse de
dcembre 1997. Jai lesprit proccup. Par quelques
soucis (mes yeux ne vont pas trs bien, les courses de
Nol ne sont mme pas commences, ma femme est
dehors par ce temps avec un virus), mais aussi par des
choses agrables (notre plus jeune fils nous a fait une
visite surprise et je mapprte couter Brand New
Cadillac de Vince Taylor en concert avec The Wall-
flowers) ; mais en ce moment mme tous ces trucs sont
de ct. Je me trouve dans un autre endroit, dans un
sous-sol plein de lumires brillantes et dimages claires.
Un endroit que je me suis peu peu construit au cours
des annes. Un endroit pour voir loin. Je sais que cela
parat un peu trange, un peu contradictoire, quun
endroit pour voir loin soit situ dans un sous-sol, mais
cest comme a que je le vois. Si vous vous difiez
votre endroit pour voir loin, vous pouvez aussi bien le
placer en haut dun arbre que sur le toit du World
Trade Center ou au bord du Grand Canyon. Cest
votre petit chariot rouge , comme la crit Robert
McCammon dans un de ses romans.
Ce livre doit paratre, selon ce qui a t prvu, en
lan 2000, la fin de lt ou au dbut de lautomne. Si
les choses se sont bien passes, vous tes quelque part
plus loin que moi dans le flot du temps mais
vraisemblablement, dans votre propre lieu pour voir
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
loin, celui o vous allez pour recevoir les messages
tlpathiques. Non pas que vous ayez besoin dy tre
rellement ; les livres sont des instruments de magie
portables qui nont pas leur pareil. Jcoute souvent des
livres enregistrs en voiture (jamais dans une version
abrge ; jestime que les audio-livres abrgs sont une
plaie), et jen ai toujours un vrai sur moi, o que
jaille. On ne peut jamais savoir quand on aura besoin
demprunter la sortie de secours : une file dattente
dun kilomtre au page, le quart dheure quil faut
passer se barber dans quelque btiment administratif
sinistre de la fac en attendant que votre prof principal
(lui-mme aux prises avec un casse-bonbons
quelconque qui menace de se suicider parce quil a rat
tel ou tel examen la noix) sorte pour que vous
puissiez avoir sa signature sur un formulaire dabandon,
le hall dembarquement dun aroport, une laverie
automatique par un aprs-midi pluvieux et, la pire
situation de toutes, la salle dattente de votre mdecin,
quand il faut de surcrot poireauter pendant une demi-
heure pour se faire tripoter l o justement a vous fait
mal. En de tels moments, avoir un livre est vital. Si je
dois passer un certain temps au purgatoire avant daller
ailleurs, je crois que je men sortirai bien pourvu quil y
ait une bibliothque de prt (et quelle ne soit pas
constitue de livres de Danielle Steel et de romans de
gare, ha ! ha ! tu peux parler, Steve !).
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Autrement dit, je lis o je peux, mais jai un endroit
prfr, comme vous, sans doute ; un endroit o la
lumire est bonne, o les vibrations sont dordinaire
fortes. Pour moi, cest dans le fauteuil bleu de mon
bureau. Pour vous, cest peut-tre la balancelle sur le
porche, le rocking-chair de la cuisine, ou peut-tre au
lit, adoss des oreillers. Lire au lit, voil qui peut tre
divin, pour peu que vous ayez juste assez de lumire
sur la page et nayez pas tendance renverser le caf
ou le cognac sur les draps.
Supposons donc que vous soyez install dans votre
lieu de rception prfr et que je sois install dans le
lieu do jmets le mieux. Nous allons devoir procder
notre numro de transmission de pense non
seulement distance, mais aussi dans le temps chose
qui ne pose dailleurs aucun problme. Si nous
pouvons encore lire Dickens, Shakespeare et
(moyennant quelques notes de bas de page) Hrodote,
je crois que nous naurons pas de mal grer les trois
annes qui sparent 1997 de 2000. Et cest parti ! Un
authentique phnomne de tlpathie live ! Vous
remarquerez que je ne cache rien dans mes manches et
que mes lvres ne remuent jamais. Pas plus que les
vtres, probablement.
Regardez bien. Voici une table recouverte dun tapis
rouge avec, pos dessus, une cage de la taille dun
aquarium pour un petit poisson. Dans la cage, il y a un
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
lapin blanc au nez rose et aux yeux bords de rose. Il
tient dans ses pattes antrieures un bout de carotte quil
grignote ave satisfaction. Sur son dos, se dtachant
nettement, figure le numro 8 crit lencre bleue.
Voyons-nous la mme chose ? Il faudrait nous
retrouver et comparer nos notes pour en tre
absolument sr, mais je crois quon peut rpondre par
laffirmative. Il va de soi que nous constaterions des
variations : pour certains, le tapis de table sera plutt
vermillon, pour dautres plutt carmin, ou de toute
autre nuance dans la gamme des rouges (pour les
rcepteurs daltoniens, il sera du gris sombre des
cendres de cigares). Certains limagineront avec une
bordure dentele, dautres avec une bordure droite.
Ceux qui ont un got prononc pour la dcoration y
ajouteront peut-tre de la dentelle, pas de problme,
mon tapis de table est votre tapis de table, faites-vous
plaisir.
De mme, le matriau dans lequel sera construite la
cage laisse beaucoup de place linterprtation
individuelle. Dautant quelle est dcrite selon les
termes dune comparaison approximative, qui ne peut
servir que si vous et moi voyons le monde et mesurons
les lments quil contient avec un regard semblable.
On risque certes dtre ngligent, lorsquon fait des
comparaisons approximatives, mais la seule solution
alternative est de porter aux dtails une attention
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
obsessionnelle qui vous enlve tout plaisir crire. Que
dois-je dire ? Que sur la table, il y a une cage de trois
pieds six pouces de long, de deux pieds de large et de
quatorze pieds de haut ? Ce nest plusde la prose, mais
un manuel dinstruction. Qui ne nous dit pas, en outre,
dans quel matriau elle est fabrique. Du fil de fer ?
Des tiges dacier ? Du verre ? Mais est-ce si
important ? Tous, nous comprenons que la cage est un
objet au travers duquel on voit ; le reste nous est gal.
Le plus intressant, ici, nest mme pas la prsence
dun lapin qui grignote une carotte, mais le numro
quil a sur le dos. Ce nest pas un 6, pas un 4, pas un
19, mais un 8. Cest cela qui attire notre attention, et
cest cela que nous voyons tous. Je ne vous lai pas dit.
Vous ne me lavez pas demand. Pas un instant je nai
ouvert la bouche, et pas un instant vous navez ouvert
la vtre. Nous ne sommes mme pas ensemble dans la
mme anne, encore moins dans la mme pice si ce
nest que nous sommes ensemble. Et proches.
Nous vivons une rencontre par lesprit.
Je vous ai envoy une table recouverte dun tapis
rouge, avec une cage pose dessus, et un lapin portant
un numro 8 bleu dans le dos. Vous avez reu tout a,
en particulier ce 8 bleu. Nous sommes en pleine
transmission tlpathique. Pas un numro de fakir la
noix ; de la vritable tlpathie. Je ne vais pas
davantage enfoncer le clou, mais avant que vous ne
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
poursuiviez, il faut bien comprendre que je nessaie pas
de faire le malin ; quil y a bien quelque chose que je
veux vous montrer.
Vous pouvez entreprendre cet acte, lcriture, en
tant nerveux, excit, plein despoir ou mme de
dsespoir ; avec le sentiment que jamais vous
narriverez mettre sur la page tout ce que vous avez
dans lesprit et le cur. Vous pouvez lentreprendre les
poings serrs, les yeux plisss, prt botter des culs et
relever des noms. Vous pouvez lentreprendre parce
que vous voulez pouser une fille, ou parce que vous
voulez changer le monde. Vous pouvez lentreprendre
comme bon vous semble mais pas la lgre.
Permettez-moi de le rpter : napprochez pas la
page blanche la lgre.
Non que je vous demande de lapprocher avec
rvrence, ou sans vous poser de questions. Je ne vous
demande pas davantage dtre politiquement correct ou
de mettre de ct votre sens de lhumour (plaise Dieu
que vous en ayez un). Nous ne sommes ni dans un
concours de popularit, ni aux jeux olympiques
moraux, ni dans une glise. Mais il sagit dcrire, nom
dun chien, pas de laver la voiture ou de se maquiller
les yeux. Si vous tes capable de prendre lcriture au
srieux, nous pouvons faire affaire. Si vous nen tes
pas capable, ou si vous ne voulez pas, le moment est
venu pour vous de refermer ce livre et de faire autre
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chose.
De laver la voiture, par exemple.
1- Premier pilote dessai avoir pass le mur du son.
2- To have the rag on : avoir ses rgles.
3- The old had a raw deal : le vieux nest vraiment pas gt.
4- La traduction de ce texte se trouve en annexe, p. 373.
5- Lquipe des fossoyeurs in Danse macabre, Latts, 1989.
6- Lallusion est moins mystrieuse quil ny parat si lon se souvient que ctait lpoque
o lon voyait encore des communistes partout aux tats-Unis.
7- Village imagin par lauteur de B.D. Al Capp, o se droule la vie misrable et pleine
dhumour de Lilr Abner et de sa famille.
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BOTE OUTILS
1
Grand-pre tait charpentier
Il construisait des maisons, des magasins et des banques,
Il fumait des Camel la chane
Et enfonait des clous dans les planches.
Il tait rglo avec le niveau,
Rabotait dquerre toutes les portes,
Et votait pour Eisenhower
Parce que Lincoln avait gagn la guerre.
Jaime beaucoup ces paroles de chanson, dues
John Price, sans doute parce que mon grand-pre tait
lui aussi charpentier. Pour les banques et les magasins,
je ne sais pas, mais pour ce qui est des maisons, Guy
Pillsbury en a construit largement sa part et il a
certainement tout fait, pendant de nombreuses annes,
pour que locan Atlantique et les difficiles conditions
hivernales de la cte Est nemportent pas la Fondation
Winslow Homer, Prouts Neck. Fazza fumait des
cigares, cependant, pas des Camel. Ctait mon oncle
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Oren, galement charpentier, qui fumait des Camel ; et
lorsque Fazza a pris sa retraite, cest oncle Oren qui
hrita de sa bote outils. Je ne me rappelle pas si elle
tait dans le garage, le jour o je me suis laiss tomber
le parpaing sur le pied, mais elle devait probablement se
trouver sa place habituelle, juste devant le coin o
mon cousin Donald rangeait ses crosses de hockey, ses
patins glace et son gant de base-ball.
Cette bote outils tait du genre maousse, comme
on disait. Elle comportait trois niveaux, les deux
premiers tant amovibles, et il y avait, dans les trois, des
petits tiroirs conus avec autant dhabilet que ceux
dune bote secrets chinoise. Elle avait t entirement
fabrique la main. Les planchettes, dcoupes dans
un bois sombre, taient relies par des clous minuscules
et des bandes de laiton. Dnormes loquets
maintenaient le couvercle ferm ; ils ressemblaient,
pour mes yeux denfants, des fermoirs sur une
gamelle de gant. Lintrieur de ce couvercle tait
tapiss de soie, une curiosit dautant plus frappante
dans ce contexte par le motif qui lornait, des roses
pompons tirant sur le rouge dont la couleur avait
presque disparu sous les tranes noirtres de graisse,
de fume et de crasse. Deux grandes poignes latrales
permettaient de la porter. Vous ne risquiez pas de voir
une telle bote outils sur les rayons des grands
magasins spcialiss, Wal-Mart ou Western Auto,
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
croyez-moi. Lorsque mon oncle en hrita, il trouva
dans le fond une gravure tire dun des plus clbres
tableaux de Homer Winslow (je crois que ctait une
marine, The Undertow). Oncle Oren la fit authentifier
quelques annes plus tard par un expert de New York ;
au bout dencore quelques annes, je crois quil la
vendue pour un bon prix. Comment et pourquoi Fazza
stait retrouv en possession de cette gravure reste un
mystre, mais il ny avait aucun mystre concernant la
bote outils, puisquil lavait fabrique lui-mme.
Un t, jaidai mon oncle Oren remplacerune
moustiquaire lautre bout de la maison. Je pouvais
avoir huit ou neuf ans. Je me souviens de lavoir suivi,
le cadre de rechange en quilibre sur la tte, comme un
porteur indigne dans un film de Tarzan. Il tenait la
bote outils par ses poignes, la trimbalant hauteur
de cuisses. Comme toujours, il portait des pantalons
kaki et un t-shirt blanc propre. De la sueur perlait dans
sa coupe en brosse grisonnante. Une Camel pendait
sa lvre infrieure (lorsque je vins le voir, quelques
annes plus tard, un paquet de Chesterfield dans la
pochette de ma chemise, oncle Oren les traita avec
mpris de cigarettes de bidasse ).
Cest avec un soupir de soulagement audible, une
fois arriv auprs de la fentre la moustiquaire
endommage, quil posa par terre la bote outils.
Lorsque Dave et moi essayions de la soulever du sol du
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garage, la tenant chacun par une poigne, cest peine
si nous arrivions la faire bouger. Nous ntions que
des petits enfants, lpoque, mais jai tout de mme la
conviction qu pleine charge, la bote outils de Fazza
devait bien peser entre trente-cinq et cinquante kilos.
Oncle Oren me laissa ouvrir les deux gros loquets.
Les outils les plus courants taient disposs dans le
casier suprieur. On y trouvait un marteau, une scie,
des tenailles, quelques clefs plates, une clef molette ;
il y avait aussi un niveau avec au milieu sa mystique
fentre jaune, une perceuse dont les diffrents
accessoires taient rangs avec soin quelque part dans
les profondeurs de la bote, et deux tournevis. Cest un
tournevis que me demanda oncle Oren.
Lequel ? demandai-je.
Lun ou lautre, a ne fait rien , rpondit-il.
Lcran endommag tait maintenu par des vis tte
crnele et peu importait sil utilisait le tournevis plat ou
le cruciforme ; avec des vis tte crnele, on se
contentait denfoncer le tournevis dans le trou et on
tournait ; ctait aussi facile que de dmonter un pneu
une fois quon a desserr les boulons.
Oncle Oren retira les vis huit en tout, dont il me
confia la garde puis enleva lcran abm. Il lappuya
contre le mur et prsenta la moustiquaire neuve devant
lencadrement. Lembotement tait parfait, les trous de
lune taient juste en face des trous de lautre. Oncle
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Oren poussa un grognement satisfait. Il me reprit les vis
les unes aprs les autres, les mit tout dabord en place
la main, puis les vissa exactement comme il les avait
dvisses, en insrant le tournevis dans les crnelages et
en tournant dans lautre sens.
Une fois la moustiquaire fixe, oncle Oren me tendit
le tournevis et me demanda de le ranger dans la bote
outils et de la refermer. Jobis, mais jtais intrigu. Je
voulus savoir pourquoi, sil navait eu besoin que dun
tournevis, il avait tran la lourde bote outils de Fazza
jusqu lautre bout de la maison ; il aurait suffi de
mettre le tournevis dans sa poche.
Cest vrai, Stevie, rpondit-il en se penchant pour
saisir les poignes, mais vois-tu, je ne savais pas ce que
je pourrais trouver dautre arranger une fois sur place,
hein ? Cest mieux de toujours avoir tous ses outils
avec soi. Sinon, tu risques de tomber sur quelque chose
quoi tu ne tattendais pas et de te dcourager.
Ce que je veux suggrer par l est que si vous voulez
crire au mieux de vos possibilits, il vous incombe de
construire votre propre bote outils, puis de vous
muscler suffisamment pour pouvoir la transporter. De
cette faon, au lieu de vous retrouver devant des
difficults propres vous dcourager, vous pourrez
peut-tre disposer du bon outil et vous mettre sur-le-
champ au travail.
La bote outils de Fazza avait trois niveaux. La
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
vtre, mon avis, devrait en comporter au moins
quatre. On pourrait sans doute aller jusqu cinq ou six,
mais partir dun certain stade, votre bote outils
risque dtre trop lourde pour tre transporte, et elle
perdrait par l sa vertu principale. Il vous faudra aussi
des petits tiroirs pour vos vis, vos crous et vos
boulons, mais quant ce que vous mettrez dedans eh
bien, cest votre petit jardin secret, hein ? Vous allez
dcouvrir que vous possdez dj la plupart des outils
dont vous aurez besoin, mais je vous conseille de les
examiner un un avant de les placer dans votre bote.
Essayez de les observer comme sils taient nouveaux,
rappelez-vous quelle est leur fonction, et si certains sont
rouills (ce qui est tout fait possible, si vous ne les
avez pas entretenus), nettoyez-les.
On place ses outils les plus usuels dans le
compartiment du haut. Le plus usuel de ces plus usuels,
le pain et le sel de lcriture, cest le vocabulaire. Dans
ce cas, vous pouvezjoyeusement ranger celui dont vous
disposez sans la moindre culpabilit, sans faire de
complexe dinfriorit. Comme le disait la pute au
matelot intimid : Limportant, cest pas ce que tu as,
mon chou, mais comment tu ten sers.
Certains crivains disposent dun vocabulaire
gigantesque ; ce sont des types qui savent manipuler
des termes comme dithyrambe, conchyologie ou
splendeur ombombre, des gens qui ne font jamais une
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
faute quand ils rpondent aux questions choix
multiple de la rubrique Enrichissez votre vocabulaire
du Readers Digest. Tenez, prenons un exemple :
Cette texture membraneuse, incorruptible et pratiquement
indestructible, tait un attribut inhrent la forme dorganisation de
la chose, dont la phylogense tait chercher du ct dun cycle
palogologique de lvolution des invertbrs totalement hors de
porte de nos capacits spculatives.
H.P. Lovecraft,
Les Montagnes hallucines
Vous aimez ? En voici un autre :
Dans certaines (des coupes) on ne voyait aucun indice prouvant
que quelque chose y aurait t plant ; dans dautres, des tiges
brunes dessches portaient tmoignage de quelque dprdation
inoue.
T. Coraghessan Boyle,
Budding Prospects
Et un troisime pour la bonne bouche, il va vous
plaire :
Quelquun arracha le foulard qui aveuglait la vieille femme et
elle et le jongleur furent chasss coups de taloche et lorsque la
compagnie arriva pour dormir et que le maigre feu ronflait dans les
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
rafales comme une chose vivante, ils saccroupirent tous les quatre
aux limites de sa lueur, au milieu de leurs tranges possessions,
regardant comment les flammes dpenailles senfuyaient dans le
vent, comme aspires dans le vide par quelque maelstrm, un
tourbillon au milieu de ce dsert devant lequel la fugacit de
lhomme et ses supputations gisaient, annules.
Cormac McCarthy,
Mridien de sang
Dautres crivains utilisent un vocabulaire plus troit
et plus simple. Il peut paratre inutile den donner des
exemples, mais je vais le faire tout de mme, tout
simplement parce que je les aime bien :
Il sest approch de la rivire. La rivire tait l.
Ernest Hemingway,
La Grande Rivire au cur double
Ils surprirent le gosse faisant quelque chose de sale sous le banc
de touche.
Thodore Sturgeon,
Some of Your Blood
Cest ce qui sest pass.
Douglas Fairbain,
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Shoot
Certains des hommes du propritaire taient bienveillants parce
quils avaient horreur de ce quils avaient faire, certains taient
trs en colre parce quils avaient horreur dtre cruels, et certains
taient froids parce quils avaient dcouvert depuis longtemps
quon ne pouvait, sinon, tre propritaire.
John Steinbeck,
Les Raisins de la colre
La phrase de Steinbeck est particulirement
intressante. Elle compte cinquante mots. Sur ces
cinquante mots, trente-neuf sont monosyllabiques. Sa
structure est complexe ; son vocabulaire, en revanche,
est pratiquement celui dun livre de lecture de cours
prparatoire. Les Raisins de la colre sont, bien
entendu, un roman remarquable. Blood Meridian
aussi, mme si je nen comprends pas trs bien des
pans entiers. Et alors ? Je suis galement incapable de
dchiffrer les paroles de beaucoup de chansons que
jaime.
Il y a aussi des trucs que vous ne trouverez jamais
dans le dictionnaire, qui relvent pourtant du
vocabulaire :
Yark yark yark yaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaak !
Hhhhhhhh Hoooooouuuuuuuuuuuuh tas
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
raison ! Vas-y, mec, dis-lui ! H, toi, l-haut !
Zavez jamais rien vu de pareil
Tom Wolfe,
Le Bcher des vanits
La dernire phrase est du langage des rues rendu
phontiquement. Rares sont les crivains capables de le
restituer la lecture (Elmore Leonard en fait partie,
comme Wolfe). Le langage des rues finit parfois dans le
dictionnaire, mais on attend pour cela, prudemment,
quil soit devenu dsuet. Je ne crois pas que vous
trouverez un jour Yeggghhh dedans.
Placez votre vocabulaire dans le compartiment
suprieur de votre bote outils, et ne faites aucun
effort conscient pour lamliorer (ce qui finira par
arriver force de lectures, bien entendu mais le
temps sen chargera). Lun des mauvais coups que
vous pouvez porter au texte que vous crivez serait
den chtier le vocabulaire en cherchant y introduire
des mots longs ou rares parce que vous auriez honte
des mots petits et courants que vous employez. Autant
habiller votre chien ou votre chat en tenue de soire. La
pauvre bte se sentira mal laise et lauteur de cet acte
de mignardise prmdite bien embarrass. Faites-vous
ds maintenant la promesse solennelle de ne jamais
crire molument la place de paye ou encore :
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
John prit le temps daller la selle alors que vous
vouliez dire : John prit le temps daller chier. Si
vous estimer que aller chier sera considr comme
choquant ou inappropri par vos lecteurs, en revanche,
sentez-vous libre dcrire : John prit le temps daller
soulager ses intestins ou, si le contexte est clair :
daller se soulager. Je ne vous demande pas de vous
exprimer de faon grossire, mais dtre simple et
direct. Noubliez jamais que la premire rgle, en
matire de vocabulaire, est dutiliser le premier mot qui
vous vient lesprit, sil est appropri et expressif. Si
vous hsitez et vous mettez cogiter, vous finirez par
trouver un autre mot il y en a toujours un , mais il
ne sera sans doute pas aussi bon que le premier, ne
traduira pas aussi bien ce que vous vouliez vraiment
dire.
Cette question du sens est fondamentale. Si vous en
doutez, pensez toutes les fois o vous avez entendu
quelquun dire : Je suis incapable de le dcrire , ou
bien : Ce nest pas ce que je veux dire. Pensez
toutes les fois o vous lavez dit vous-mme, sur un ton
de frustration plus ou moins srieuse. Le mot nest
quune reprsentation du sens ; il est rare quun
crivain, mme le meilleur, arrive approcher ce quil
voulait dire. Cela tant, pourquoi vouloir rendre les
choses encore pires en choisissant un mot qui nest que
le cousin de celui que vous vouliez rellement
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
employer ?
Et sentez-vous libre de prendre le contexte en
compte ; comme George Carlin la un jour fait
remarquer, il y a certaines choses qui sont bien vues ici,
mais trs mal ailleurs.
2
La grammaire doit galement figurer dans le
compartiment suprieur de votre bote outils, et ne
venez pas me casser les pieds avec vos plaintes
exaspres comme quoi vous ne comprenez rien la
grammaire, que vous navez jamais rien compris la
grammaire, que vous avez manqu la plupart des cours
de grammaire, que cest marrant dcrire mais que la
grammaire vous les brise menu.
On se calme. Nous nen parlerons pas longtemps,
parce que cest inutile. Ou bien on intgre les principes
de la grammaire de sa langue maternelle par la
conversation et la lecture, ou bien on ne les intgre pas.
Lobjet du cours de grammaire nest en ralit rien de
plus que de donner un nom aux lments du
mcanisme.
Sans compter quon nest plus en classe.
Aujourdhui que vous ntes plus obsd(e) par lide
(a) que votre jupe est trop courte ou trop longue et que
les autres vont se moquer de vous, (b) que vous ne
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
serez jamais capable dentrer dans lquipe de natation
de luniversit, (c) que vous serez encore vierge et
boutonneux (ou boutonneuse) le jour de la remise des
diplmes (et jusqu votre mort, tant quon y est), (d)
que le prof de physique va vous saquer, ou (e) que de
toute faon, personne ne vous aime et ne vous a jamais
aim prsent que toutes ces conneries hors sujet
ont dgag la piste, vous tes en mesure dtudier
certaines questions acadmiques avec un niveau de
concentration que vous tiez incapable datteindre
quand vos hormones en folie vous faisaient dlirer. Et
lorsque vous vous y serez mis, vous dcouvrirez que
vous savez dj pratiquement tout a ; quil sagit avant
tout, comme je lai dj dit, de nettoyer la rouille des
mches et daiguiser les dents de la scie.
Et aussi non, au diable tout a. Si vous tes
capable de vous souvenir de tous les accessoires qui
vont avec vos tenues les plus lgantes, de tout ce que
contient votre sac main, des rsultats sportifs des New
York Yankees ou des Houston Oilers, ou du nom du
preneur de son de Hang On Sloopy par The
McCoys, alors vous tes capable de vous souvenir de la
diffrence en anglais entre un grondif (forme verbale
utilise comme nom) et un participe (forme verbale
utilise comme adjectif).
Jai longuement rflchi la question de savoir si je
devais ou non inclure des remarques dtailles sur la
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
grammaire dans ce petit livre. Jtais dautant plus tent
de le faire que je lai enseigne avec un certain succs
au lyce (o elle se cachait sous la rubrique Anglais
des affaires), et que je lavais aime en tant
qutudiant. La grammaire amricaine na pas la
robustesse de la grammaire anglaise (un publicitaire
anglais ayant une formation convenable est capable de
rdiger un texte sur les prservatifs annels dans une
langue proche de celle de la fichue Magna Carta),
mais elle a son charme, qui est celui du dbraill.
En fin de compte, jai dcid de mabstenir, sans
doute pour la mme raison qui a pouss William Strunk
ne pas rcapituler les principes de base dans sa
premire dition de The Elements of Style ; si vous
ne les matrisez pas, il est trop tard. Quant ceux qui
sont vraiment incapables de matriser la grammaire
comme je suis incapable de matriser certains riffs et
changements de ton la guitare , ce livre nest pas fait
pour eux. En ce sens, je ne prche que des convertis.
Permettez-moi cependant encore quelques rflexions, si
vous le voulez bien.
Nous utilisons, pour parler et crire, un vocabulaire
qui sorganise en fonction des sept lments du
discours (huit, si lon compte les interjections, comme :
Oh ! Bon sang ! ou : Cornegidouille !). Toute
communication fonde sur ces lments doit tre
organise par des rgles de grammaire acceptes par
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
tous. Le non-respect de ces rgles se traduit par de la
confusion et des incohrences. Les entorses la
grammaire produisent des phrases bancales. Un de mes
exemples prfrs figure dans le livre de
Strunk & White : En tant que mre de cinq enfants
avec un sixime en route, ma planche repasser est
toujours dplie.
Noms et verbes sont les deux lments
indispensables de tout crit. Sans ceux-ci, aucun groupe
de mots ne peut tre une phrase, une phrase tant par
dfinition constitue dun sujet (nom) et dun prdicat
(verbe) ; elle commence par une lettre majuscule, se
termine par un point et comporte une combinaison de
termes dont le but est de produire une pense complte,
laquelle commence dans la tte de lcrivain pour sauter
dans celle du lecteur.
Est-on oblig dcrire tout le temps des phrases
compltes ? Loin de l. Si votre texte nest fait que de
fragments et de morceaux flottants, la police
grammaticale ne va pas dbarquer pour vous emmener.
Mme William Strunk, ce Mussolini de la rhtorique,
reconnat que le langage prsente une dlicieuse
souplesse. On a observ depuis longtemps, crit-il,
quil arrive aux meilleurs crivains de ddaigner parfois
les lois de la rhtorique. Toutefois, il ajoute cela
une rflexion que je vous invite mditer : moins
dtre certain quil fait bien, il vaut mieux (quun
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
crivain) respecte les rgles.
La clause significative, ici, est : moins dtre
certain quil fait bien. Si vous navez pas une matrise
au moins rudimentaire de la manire dont les lments
du discours sarticulent pour produire une phrase
cohrente, comment pouvez-vous avoir la certitude de
bien faire ? Et comment, tant quon y est, saurez-vous
que vous faites mal ? La rponse est bien entendu que
vous ne pourrez en tre certain, que vous ne le saurez
pas. Qui matrise les rudiments de la grammaire trouve
en son cur une rconfortante simplicit, un systme
o il ny a que des noms, mots qui dsignent, et des
verbes, mots qui agissent.
Prenez un nom quelconque, conjuguez un verbe
avec et vous avez une phrase. a ne rate jamais. Les
rochers explosent. Jane transmet. Les montagnes
flottent. Toutes ces phrases sont parfaites. Sur le plan
rationnel, elles nont gure de sens, mais mme les plus
bizarres (Les prunes difient !) ont quelque chose de
potique qui nest pas sans charme. La simplicit de la
construction nom-verbe est utile ; elle a au moins
lavantage de vous procurer un filet de scurit quand
vous crivez. Strunk & White nous mettent en garde
contre une srie ininterrompue de phrases trop simples,
mais les phrases simples sont la voie que lon peut
suivre lorsquon a peur de se fourvoyer dans les
mandres de la rhtorique toutes ces clauses
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
restrictives et non restrictives, ces lments
modificateurs, ces appositions et ces phrases
construction complexe. Si vous vous mettez paniquer
la vue de ce territoire pour lequel vous tes peut-tre
dmuni de cartes, rappelez-vous simplement que les
rochers explosent, que Jane transmet, que les
montagnes flottent et que les prunes difient. La
grammaire nest pas juste un truc casse-bonbons ; elle
est le bton sur lequel vous vous appuyez pour que vos
penses partent du bon pied et cheminent. Sans
compter que toutes ces phrases ont trs bien fonctionn
pour Hemingway, non ? Mme ivre mort, il nen restait
pas moins un putain de gnie.
Si vous voulez raffter votre grammaire, allez chez
les bouquinistes et procurez-vous un exemplaire de la
Warriners English Grammar and Composition ce
livre que nous avons tous rapport la maison pour le
recouvrir de papier demballage quand nous tions au
lyce. Vous aurez le soulagement et, je crois aussi, le
ravissement de dcouvrir que tout ce que vous avez
besoin de savoir se trouve rsum dans lintroduction et
le dernier chapitre de ce livre.
3
En dpit de la brivet de son manuel stylistique,
William Strunk trouve le temps de dire ce quil naime
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
pas en matire de grammaire et dusage. Il dtestait une
expression comme : le corps enseignant, par
exemple, voyant dans celle-ci une connotation
vampiresque dplace, et lui prfrait le mot
professorat. Il trouvait le verbe personnaliser
prtentieux (il estimait quil valait mieux dire un
papier lettres entte que un papier lettres
personnalis). Il dtestait les phrases commenant
par : Le fait est que ou lexpression : Alongthese
lines (dans cet esprit).
Jai mes propres dtestations ; je considre que
quiconque utilise lexpression Thats so cool (cest
superchouette) devrait tre mis au piquet et celles,
beaucoup plus odieuses, At this point in time ( ce
stade) et at the end of the day (en fin de compte)
devrait tre envoy au lit sans dner (ou sans papier
crire). Deux de mes autres sujets dirritation prfrs
relvent de ce niveau dcriture des plus lmentaires,
et je tiens men dbarrasser avant de poursuivre.
Les verbes se prsentent sous deux formes, la voix
active et la voix passive. Avec un verbe actif, le sujet de
la phrase est celui qui fait laction. Avec un verbe
passif, quelque chose est fait au sujet de la phrase. Le
sujet laisse la chose se faire. Vous devriez viter la
voix passive. Ce nest pas moi qui le dis ; le conseil
figure dj dans The Elements of Style.
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Messieurs Strunk & White ne cherchent pas savoir
pourquoi tant dcrivains ont recours la voix passive ;
moi, si. Je pense que les crivains timides la chrissent
pour la mme raison que les amants timides chrissent
des partenaires passives (ou passifs). La voix passive,
cest la scurit. Pas daction prendre en compte,
avec les ennuis affrents ; le sujet na qu fermer les
yeux et penser lAngleterre, pour paraphraser la reine
Victoria. Je souponne, en outre, que les crivains qui
ne sont pas srs deux ont aussi limpression que la
voix passive donne de lautorit la chose crite, voire
de la majest. Si vous trouvez majestueux les manuels
pratiques et les attendus des avocats, ce doit tre vrai.
Un timide crira : La runion sera tenue sept
heures parce que cela lui fait croire que, la phrase
tant formule ainsi, les gens seront persuads quil sait
de quoi il parle. Foin de cette vision tratresse des
choses ! Ne soyez pas une lavette ! Redressez les
paules, tendez le menton et prenez les choses en
mains ! crivez : La runion aura lieu sept
heures. Et voil vous ne vous sentez pas mieux ?
Bien sr, je ne prtends pas quil faille proscrire la
voix passive. Supposons, par exemple, quun type
meure dans sa cuisine mais se retrouve ailleurs un peu
plus tard. Le corps fut transport depuis la cuisine
et dpos sur un sofa est une faon tout fait
correcte de dcrire ce qui sest pass, mme si fut
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
transport me tape sur les nerfs. Jaccepte cette
formulation, mais je ne la recommande pas. Je
recommanderais, en revanche, quelque chose comme :
Freddy et Myra transportrent le corps jusque
dans le salon et linstallrent sur le sofa. Pourquoi
faudrait-il que le corps soit le sujet de la phrase,
dailleurs ? Il est mort, bont divine ! Cornegidouille !
Deux pages la voix passive cest--dire comme
dans tout bon document daffaires qui se respecte, sans
mme parler de bataillons de mauvais romans me
donnent envie de hurler. Cest faiblard, cest alambiqu
et trop souvent tortueux. Imaginez un peu : Mon
premier baiser sera toujours synonyme, dans
mon souvenir, de la faon dont sest commence
mon histoire damour avec Shayna. Oh, sacredieu !
quelquun na pas pt ? Une faon plus simple
dexprimer cette ide, mais aussi plus tendre et plus
forte, pourrait tre : Mon histoire damour avec
Shayna commena avec notre premier baiser. Je
ne loublierai jamais. Je ne trouve pas a bien gnial,
cause de la rptition de avec deux mots de
distance, mais au moins nous sommes dbarrasss de
cette affreuse voix passive.
Vous remarquerez peut-tre aussi quil est beaucoup
plus simple de suivre la pense de lauteur quand elle
est spare en deux lments. Ce procd facilite les
choses pour le lecteur, et le lecteur doit tre votre
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
principal souci ; sans votre Fidle Lecteur, vous ntes
quune voix couinant dans le vide. Et ce nest pas
forcment une balade de tout repos que dtre la
rception. [William Strunk] estimait que le lecteur se
retrouve la plupart du temps dans une situation
confuse, a crit E.B. White dans son introduction
The Elements of Style. [Quil] patauge dans un
marcage et quil tait du devoir de quiconque crivant
en anglais dasscher rapidement ce marcage et de
ramener le malheureux sur la terre ferme, ou au moins
de lui lancer une corde. Mettez-vous bien a dans le
crne : lcrivain lance la corde, et non la corde a
t lance par lcrivain. Sil vous plat
Lautre conseil que jaimerais donner avant de
passer au deuxime compartiment de la bote outils
est celui-ci : ladverbe nest pas un ami.
Les adverbes, vous vous en souvenez sans doute car
a trane dans tous les livres de grammaire, sont des
mots qui modifient les verbes, les adjectifs ou les autres
adverbes. Des mots qui se terminent en gnral en -
ment (-ly en anglais). Comme la voix passive, ils
donnent limpression davoir t crs pour le bonheur
des crivains timides. Lorsquil utilise la voix passive,
lcrivain trahit en gnral sa peur de ne pas tre pris au
srieux ; elle est la voix des petits garons la
moustache dessine au cirage et des petites filles
clopinant dans les talons hauts de maman. Avec
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
ladverbe, lcrivain trahit le fait quil craint de ne pas
stre exprim avec clart, dtre pass ct de ce
quil voulait souligner ou du tableau quil voulait
esquisser.
Prenons la phrase : Il referma brutalement la
porte. Phrase qui na rien de bien terrible (mis part
quelle emploie la voix active), mais demandons-nous si
brutalement a bien sa place ici. On peut faire
remarquer quil exprime une diffrence de degr entre :
Il referma la porte, et : Il claqua la porte. Je veux
bien. Mais et le contexte ? Que faites-vous de toute
la prose qui prcde et claire les choses (pour ne pas
dire quelle nous a peut-tre aussi mus) avant quon
en arrive : Il referma brutalement la porte ? Ne
devrait-on pas dj savoir comment notre hros va
refermer la porte ? Si ce qui prcde nous claire,
brutalement nest-il pas de trop ? Nest-ce pas
redondant ?
Jai quelquun, dans mon dos, qui maccuse dtre
assommant et de faire de la rtention anale. Que nenni.
Jestime que la route menant en enfer est pave
dadverbes et je le crierai sur les toits. Pour le dire
autrement, les adverbes sont comme les pissenlits. Un
seul et unique sur votre pelouse, cest ravissant.
Oubliez de larracher et, quelques jours plus tard, vous
en aurez cinq, puis cinquante le lendemain et, mes
chers frres et surs, votre pelouse sera recouverte
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
totalement, compltement et superlativement de
pissenlits. Et lorsque vous comprendrez que ce sont des
mauvaises herbes, ae ! il sera trop tard.
Je peux jouer franc-jeu avec les adverbes,
cependant. Bien sr que si. une exception prs :
quand ils accompagnent des verbes dclaratifs.
Nutilisez les adverbes, dans ces cas-l, quavec la plus
extrme parcimonie, que dans les circonstances les plus
rares et les plus particulires jinsiste. Et mme l, on
peut encore les viter. Pour tre certain que nous nous
comprenons bien, examinons ces trois phrases :
Pose-le ! cria-t-elle.
Rends-le-moi, supplia-t-il, il mappartient.
Ne soyez pas idiot, Jekyll , dit Utterson.
Dans ces phrases, cria, supplia, dit sont des verbes
qui permettent de savoir qui parle. Et prsent,
examinons ces variantes douteuses :
Pose-le ! cria-t-elle agressivement.
Rends-le-moi , supplia-t-il abjectement, il
mappartient.
Ne soyez pas idiot, Jekyll , dit Utterson
ddaigneusement.
Ces trois dernires phrases sont toutes plus faibles
que les trois premires, ce que verront tout de suite la
plupart des lecteurs. La dernire est la meilleure du lot,
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
car elle est un simple clich, tandis que les deux autres
sont demble ridicules. Ces verbes dclaratifs sont
connus en Amrique sous le nom de swifties
cause de Tom Swift, courageux inventeur-hros dans
une srie de romans pour jeunes garons crits par
Victor Appleton. Celui-ci tait friand de phrases
comme : Mon pre ma aid pour les
quations , dit Tom modestement . Quand jtais
adolescent, on jouait un jeu consistant inventer des
swifties plus ou moins humoristiques Vous tes trs
adroit, dit-il maladroitement , est lune de celles dont
je me souviens ; une autre tait : Je suis le plombier,
dit-il avec aplomb. (Dans ce cas, le modificateur est
une locution adverbiale). Lorsque vous vous demandez
si, dans un dialogue, il faut ou non quun pissenlit-
adverbe accompagne le verbe dclaratif, je vous
suggre de vous poser aussi la question de savoir si
vous aimeriez que votre prose serve amuser la galerie
dans des charades.
Certains crivains tentent de contourner la rgle pas-
dadverbe en shootant le verbe dclaratif aux strodes
anabolisants. Le rsultat est bien connu de tous les
lecteurs de littrature de gare :
Pose ce revolver, Utterson ! grina Jekyll.
Continue de membrasser ! hoqueta Shayna.
Espce de sale allumeuse ! ructa Bill.
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Ncrivez pas comme a sil vous plat !
Le verbe dclaratif le plus courant est dit, comme
dans dit-il, dit-elle, dit Bill, dit Monica. Si vous avez
envie de lire des textes o cette rgle est mise sans faille
en pratique, lisez ou relisez un roman de Larry
McMurtry, layatollah des verbes dclaratifs. Voil qui
doit vous paratre fichtrement faux-cul de ma part, mais
je suis tout fait sincre. McMurtry na pas laiss
pousser beaucoup de pissenlits sur sa pelouse. Il se fie
au procd du dit-il/dit-elle dans les passages de crise
motionnelle (il sen trouve beaucoup dans les romans
de McMurtry). Allez en paix et faites de mme
Sommes-nous dans le cas de figure du Faites ce
que je dis, pas ce que je fais ? Le lecteur a tout
fait le droit de poser la question, et il est de mon devoir
de lui donner une rponse honnte. Eh bien oui, nous
sommes dans ce cas-l. Il vous suffit de jeter un coup
dil lun de mes romans pour voir que je suis un
pcheur comme un autre. Je me suis assez bien
dbrouill pour viter la voix passive, mais jai pellet
pas mal dadverbes avec le temps, y compris (jai honte
de lavouer) dans des dialogues avec verbes dclaratifs,
mme si je ne suis jamais tomb aussi bas que grina-
t-il ou ructa-t-il. Quand je me livre ce pch, cest
en gnral pour la mme raison que mes collgues
crivains : parce que jai peur que, sinon, le lecteur ne
me comprenne pas.
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Je suis convaincu que la peur est lorigine de la
plupart des mauvais textes. Si lon crit pour se faire
plaisir, cette peur peut ntre que lgre, et jai
dailleurs employ le terme timidit pour en parler.
Cependant, si lon travaille avec lpe de Damocls
dune date butoir une dissertation remettre en
classe, un article de journal, le test aux aptitudes
scolaires , cette peur peut tre intense. Dumbo
russissait voler grce une plume magique ; vous
pouvez prouver le besoin de vous servir de la voix
passive ou de lun de ces affreux adverbes pour la
mme raison. Mais rappelez-vous, avant cela, que
Dumbo navait pas besoin de plume ; la magie tait en
lui.
Vous savez probablement de quoi vous parlez, vous
pouvez sans doute donner toute son nergie votre
prose avec des verbes la voix active. Et vous devez
avoir crit votre histoire de telle manire que lorsque
vous utilisez dit-il, le lecteur saura comment votre
personnage la dit : vite ou lentement, avec joie ou
tristesse. Peut-tre votre homme patauge-t-il dans un
marcage et faut-il lui envoyer une corde pour le tirer
de l mais pas besoin de lassommer avec cent pieds
de cble dacier.
Un bon texte peut souvent tre le fruit dune
attitude : celle de quelquun qui na plus peur et qui est
sans affectation. Laffectation elle-mme, qui
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
commence avec le besoin de dfinir certains textes
comme bons et dautres comme mauvais, est une
attitude redoutable. Les bons textes sont ceux pour
lesquels on a fait le bon choix lorsquil sest agi de
dfinir les outils avec lesquels on prvoyait de travailler.
Aucun crivain ne sort entirement indemne de ces
critiques. Bien que William Strunk et pris White entre
ses griffes quand ce dernier ntait quun jeune tudiant
de Cornell (donnez-les-moi quand ils sont jeunes et ils
mappartiendront toujours, h ! h ! h !), et bien que
White et compris et partag les prjugs de Strunk sur
le style mdiocre et la pense mdiocre qui en est la
source, il admet : Je suppose que jai crit le fait est
que mille fois dans leffervescence de la
composition, et que je lai supprim cinq cents fois, la
fivre retombe. Nen faire sauter que cinq cents aussi
tard dans ma carrire, ne pas russir viter ce pige
grossier plus dune fois sur deux, voil qui
mattriste Ce qui nempcha pas White de
continuer crire pendant pas mal dannes, aprs
avoir rvis le petit livre de Strunk en 1957. De
mon ct, je continuerai crire en dpit de
dfaillances aussi stupides que : Vous ntes pas
srieux , dit Bill avec incrdulit. Il en ira de
mme pour vous. Il y a un noyau tout de simplicit au
cur de la langue anglaise et de sa variante amricaine,
mais il nen est pas pour autant facile saisir. Tout ce
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
que je vous demande est de faire aussi bien que vous
pouvez et de vous rappeler que, sil est humain de
dposer des adverbes le long de ses phrases, crire dit-
il/dit-elle est divin.
4
Enlevez prsent le compartiment du haut de votre
bote outils, celui du vocabulaire et de tous les trucs
grammaticaux. Le compartiment suivant contient les
lments de style auxquels jai dj fait allusion. Strunk
et White proposent les meilleurs instruments (et les
meilleures rgles) que lon peut esprer et les dcrivent
avec clart et simplicit. Ils sont prsents avec une
rigueur rafrachissante, commencer par la rgle de
formation des possessifs anglais toujours ajouter le s,
mme lorsque le mot modifi se termine par un s (on
crit Thomass bike, et non Thomas bike) , pour se
terminer par des propositions sur la meilleure manire
de placer la partie la plus importante dune phrase.
Chacun a droit son opinion en la matire, mais je ne
crois pas que cest avec un marteau quil a tu
Frank vaudra jamais Il a tu Frank coups de
marteau.
Avant den finir avec les lments qui sont la base
de la forme et du style, il faut sarrter un instant sur le
paragraphe, la deuxime forme dorganisation du texte,
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
aprs la phrase. Pour cela, prenez un roman
quelconque sur votre tagre ; de prfrence un texte
que vous navez pas lu (ce dont je parle sapplique la
prose en gnral, mais tant donn que je suis auteur de
romans, cest surtout des romans que je pense quand
je traite de lcriture). Ouvrez le livre vers le milieu et
tudiez-en quelques pages. Observez-en la prsentation,
les lignes du texte, les marges, mais avant tout les
espaces qui signalent la fin et le dbut des paragraphes.
Sans mme en avoir lu une ligne, vous pouvez dj
dire si cet ouvrage sera facile ou ardu lire, pas vrai ?
Les livres faciles comportent de nombreux paragraphes
courts y compris des dialogues dans lesquels ces
paragraphes peuvent ne comporter quun mot ou
deux et beaucoup despaces blancs. Ils sont aussi
lgers que les meilleures meringues. Les livres difficiles,
les livres pleins dides, de passages narratifs, de
descriptions, ont un aspect plus rbarbatif. Un aspect
compact. Les paragraphes sont presque aussi
importants pour leur aspect que pour ce quils disent ;
ils trahissent les intentions de lauteur.
Dans des passages dexplication, de commentaire,
les paragraphes se doivent dtre nets et pratiques. Le
paragraphe idal comporte une phrase prsentant le
sujet, suivie dautres qui expliquent ou amplifient la
premire. En voici deux, tirs du toujours populaire
essai libre , qui illustrent cette forme simple mais
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
efficace dcriture :
dix ans, je redoutais ma sur. Megan ne pouvait venir dans
ma chambre sans casser au moins lun de mes jouets prfrs, en
gnral le prfr de mes prfrs. Son regard avait le pouvoir
magique de dcoller ladhsif ; il suffisait quelle regarde un poster
pour quil tombe au sol quelques secondes plus tard. Les vtements
qui me plaisaient le plus disparaissaient de mon placard. Non pas
quelle les ait emports (du moins, je ne crois pas), mais ils
devenaient introuvables. Ctait en gnral des mois plus tard que
je dcouvrais, sous le lit, au milieu des moutons de poussire, ce t-
shirt tant aim, ces Nike que jadorais porter. Lorsque Megan
taitdans ma chambre, la stro tombait en rideau, les stores
remontaient brusquement en claquant sur leur enrouleur et, le plus
souvent, lampoule de ma lampe de chevet grillait.
Elle tait aussi capable de cruaut volontaire. Un jour, elle versa
du jus dorange dans mes crales. Une autre fois, elle fit gicler de
la pte dentifrice dans le bout de mes chaussettes pendant que
jtais sous la douche. Et bien quelle ne lait jamais reconnu, je
suis sr que chaque fois que je mendormais sur le canap, pendant
la mi-temps des matchs de football, le dimanche aprs-midi la
tl, elle me collait ses crottes de nez dans les cheveux.
Les essais libres sont, dune manire gnrale, des
textes idiots et creux ; moins de devenir chroniqueur
dans la feuille de chou locale, rdiger ce genre de
fadaises ne vous sera jamais daucune utilit dans le
monde tel quil est. Les professeurs ne les demandent
que parce quils sont court dide sur la meilleure
manire de vous faire perdre votre temps. Le thme
bateau par excellence sintitule : Comment jai pass
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
les grandes vacances. Jai anim un atelier dcriture
pendant un an luniversit du Maine Orono et jai
eu une classe quon aurait crue constitue uniquement
de majorettes et de joueurs de football. Ils adoraient les
essais libres, auxquels ils faisaient laccueil joyeux
quon rserve aux vieux copains de classe. Je rsistai
tout un semestre la tentation de leur demander
dcrire deux pages de leur meilleure prose sur le sujet :
Si Jsus tait mon coquipier. Ce qui ma retenu fut
la terrible certitude que la plupart dentre eux sy
seraient attels avec enthousiasme et que certains
auraient t mus jusquaux larmes pendant les affres
de la composition.
On peut donc mesurer toute la force du paragraphe
de forme classique jusque dans lessai libre. La phrase
dterminant le sujet suivie de ses explicationset
commentaires exige que lcrivain organise ses penses
et constitue sa meilleure assurance de ne pas sloigner
du sujet. Cela dit, sloigner du sujet nest pas un
drame dans lessai libre ; cest mme finalement de
rigueur. Cest cependant une trs mauvaise habitude
prendre quand on travaille sur des sujets plus srieux et
de manire plus rigoureuse. Un texte est de la pense
filtre. Si votre thse de doctorat nest pas mieux
organise quune composition scolaire intitule :
Pourquoi Shania Twain me branche , vous risquez
de gros ennuis.
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Dans la fiction, les paragraphes sont moins
structurs ; ils constituent le rythme et non la mlodie.
Plus vous lirez et crirez de romans, plus vous
constaterez que vos paragraphes se forment tout seuls.
Et cest cela quil faut aboutir. Lorsquon compose, il
vaut mieux ne pas trop penser aux coupures des
paragraphes ; lastuce est de les laisser simposer de
faon naturelle. Vous pouvez toujours corriger le tir
plus tard si a ne vous plat pas. Cest la raison dtre
de la relecture. Prenons un autre exemple :
La chambre de Big Tony ne ressemblait pas du tout ce que
Dale avait imagin. Il y rgnait une bizarre lumire jauntre qui lui
rappelait les motels bon march quil avait frquents, ceux qui
semblaient toujours avoir une vue panoramique sur le parking. Une
seule image : la pin-up du mois de mai punaise de travers sur le
mur. Une chaussure noire brillante dpassait de sous le lit.
Je pige pas pourquoi vous arrtez pas de me poser des
questions sur OLeary, dit Big Tony. Vous croyez qua va changer
mon histoire ?
a pourrait ?
Quand votre histoire est vraie elle change pas. La vrit reste
la vrit, toujours la mme connerie barbante.
Big Tony sassit, alluma une cigarette, se passa la main dans les
cheveux.
Jai pas revu ce con dIrlandais depuis lt dernier. Je le
laissais traner dans le coin parce quil me faisait rire, une fois il
ma mme montr un truc quil avait crit sur comment a serait si
Jsus faisait partie de son quipe de football, il avait une image du
Christ dans son casque et ses protge-genoux et tout le
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
tremblement mais quel sale emmerdeur il est devenu ! Quest-ce
que je regrette de lavoir rencontr !
On pourrait faire un cours complet dcriture sur ce
bref passage. On y traiterait du verbe dclaratif (pas
indispensable quand on sait qui parle : rgle 17, enlevez
tout mot inutile des passages daction), des
transpositions phontiques du langage parl (pige pas,
qua va), de lutilisation de la virgule (il ny en a pas
dans la phrase : Quand votre histoire est vraie elle
ne change pas, parce que je voulais quon lentende
sortir dune traite), de la dcision demployer tel niveau
de langue ; rien que des trucs qui relvent du premier
compartiment de la bote outils.
Mais tenons-nous-en aux paragraphes. Remarquez
comme ils coulent facilement, les tapes et le rythme de
lhistoire commandant leur ouverture et leur fermeture.
Le premier est de forme classique, puisquil commence
par une phrase douverture commente par celles qui
suivent. Dautres sont seulement ns de la ncessit de
sparer les lments du dialogue appartenant Big
Tony et Dale.
Le paragraphe le plus intressant est le cinquime :
Big Tony sassit, alluma une cigarette, se passa la
main dans les cheveux. Il ne compte quune seule
phrase, ce qui nest presque jamais le cas pour les
paragraphes dexplication ; ce nest mme pas une
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bonne phrase, techniquement parlant. Pour quelle soit
parfaite, au sens des rgles dictes par le Warriners,
elle devrait comporter une conjonction (et se passa la
main). Et au fait, quelle estla fonction de ce
paragraphe ?
Tout dabord, sil est techniquement incorrect, il
frappe juste, dans le contexte de tout le passage. Sa
brivet et son style tlgraphique introduisent un
changement de rythme, gardent sa vivacit au texte.
Jonathan Kellerman, lauteur de livres suspense,
emploie trs habilement cette technique. Dans Survival
of the Fittest, il crit : Trente pieds de fibre de
verre peinte en blanc avec un filet gris, voil le
bateau. Mts trs hauts, voiles cargues. Avec
SATORI peint sur la coque en lettres noires
rehausses dor.
Le risque est dabuser de la phrase fragmente, ce
qui arrive parfois Kellerman ; mais ce procd est
admirable quand on souhaite affiner la narration, crer
des images claires et des tensions, tout comme pour
varier lcriture. Une srie de phrases
grammaticalement impeccables peut rendre cette
criture plus raide, moins adapte et souple. a donne
des boutons aux puristes, qui rejetteront cette ide
jusqu leur dernier souffle, mais ce nen est pas moins
vrai. Lcrit na pas tre toujours en cravate, souliers
lacs. Lobjet de la fiction nest pas la correction
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
grammaticale, mais daccueillir un lecteur et de lui
raconter une histoire et mme de lui faire oublier, si
possible, quil lit une histoire. Le paragraphe dune
seule phrase ressemble davantage au langage parl
qucrit, et cest trs bien comme a. crire, cest
sduire. Bien sexprimer fait partie du jeu de la
sduction sinon, pourquoi tant de couples qui
commencent la soire au restaurant la termineraient-ils
au lit ?
Les autres raisons dtre de ce paragraphe relvent
de la mise en scne, dune caractrisation mineure mais
utile du personnage et de son cadre ; il constitue aussi
un moment de transition vital. Aprs avoir protest de
la vracit de son histoire, Big Tony en vient voquer
les souvenirs quil a gards dOLeary. tant donn que
le locuteur ne change pas, on aurait pu inclure dans le
mme paragraphe le fait que Tony sassoit et allume
une cigarette, le dialogue reprenant dans la foule, mais
lauteur na pas choisi ce procd. Big Tony prenant
une nouvelle direction, il a prfr couper le dialogue
en deux paragraphes distincts. Cest une dcision
spontane, prise pendant la rdaction, entirement
fonde sur le rythme que lauteur sent battre dans sa
tte. Ce rythme fait partie de son quipement gntique
(Kellerman cre beaucoup de paragraphes parce quil
e n entend beaucoup), mais cest aussi le rsultat de
milliers dheures passes par lauteur rdiger et des
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
dizaines de milliers dheures quil a passes lire les
compositions des autres.
Je dfendrais volontiers lide que cest le
paragraphe, et non la phrase, qui constitue lunit de
base de lcriture ; quil est le lieu o se constitue la
cohrence et o les mots ont une chance de devenir
plus que des mots. Sil faut donner un coup
dacclrateur, cest au niveau du paragraphe que a se
passe. Cest un instrument dune merveilleuse
souplesse, pouvant tre constitu dun seul mot ou
stirer sur des pages (lun des paragraphes du roman
historique Paradise Falls de Don Robertson compte
seize pages ; on trouve, dans Raintree Country de
Ross Lockridge, des paragraphes presque aussi longs).
Vous devez apprendre bien les matriser si vous
voulez bien crire. Autrement dit, beaucoup vous
exercer ; il faut apprendre trouver le rythme.
5
Reprenez ce livre dans lequel je vous ai dj
demand de jeter un coup dil, daccord ? Son poids,
dans votre main, suffit vous rvler autre chose, sans
que vous en lisiez un mot. vous rvler quelque
chose sur sa longueur, bien sr, mais plus : sur
lengagement pris par lauteur afin de crer luvre,
lengagement que doitprendre le Fidle Lecteur qui
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entreprend de le digrer. Non pas que la longueur et le
poids dun livre suffisent indiquer quil est bon ;
beaucoup de vastes fresques ne sont que de vastes
fumisteries demandez donc mes critiques, qui
viennent pleurer sur le fait quon rase des forts
canadiennes entires pour publier mes lucubrations.
De mme, la brivet nest pas synonyme de
dlicatesse. Dans certains cas (Sur la route de
Madison, par exemple), la brivet est synonyme de
mivrerie. Mais cet engagement pris par lauteur, que le
livre soit bon ou mauvais, un succs ou un chec, est
bien rel. Les mots ont du poids. Demandez ceux qui
travaillent au service expdition dans lentrept dun
diteur ou dans les rserves dune grande librairie.
Les mots engendrent des phrases ; les phrases
engendrent des paragraphes ; parfois, les paragraphes
htent le pas et commencent respirer. Imaginez, par
exemple, le monstre de Frankenstein allong sur sa
dalle. Arrive lclair, non pas du ciel, mais dun
modeste paragraphe fait de mots. Peut-tre sagit-il du
meilleur paragraphe que vous ayez jamais crit, quelque
chose de fragile et la fois si riche de possibilits que
vous en tremblez. Vous vous sentez comme a d se
sentir Victor Frankenstein lorsque son assemblage de
pices dtaches cousues main a tout coup ouvert ses
yeux jauntres et larmoyants. Oh, mon Dieu, il
respire ! vous dites-vous tout dun coup. Peut-tre
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mme pense-t-il ! Que diable dois-je faire,
prsent ?
Passer au troisime compartiment, bien entendu, et
vous mettre crire de la vraie fiction. Pourquoi pas ?
De quoi avez-vous peur ? Les charpentiers ne
construisent pas des monstres, aprs tout, mais des
maisons, des magasins et des banques. Une planche la
fois dans certains cas, une brique la fois dans
dautres. Vous btirez votre roman paragraphe aprs
paragraphe, laide de votre vocabulaire et de vos
connaissances grammaticales et stylistiques de base.
Tant que vous resterez rglo avec le niveau et que vos
portes seront dquerre, vous pourrez difier ce qui
vous chante des chteaux, si vous en avez lnergie.
Existe-t-il de bonnes raisons de construire tout un
chteau de mots ? Je crois que oui, et ce ne sont pas les
lecteurs de Autant on emporte le vent de Margaret
Mitchell ou bien de David Copperfield de Charles
Dickens qui vous diront le contraire : parfois mme un
monstre nest pas un monstre. Parfois, il peut tre
magnifique, et nous tombons amoureux de tout le
roman, qui nous apporte plus que nimporte quel film
ou programme de tl ne pourra jamais esprer nous
donner. Mme au bout de mille pages, nous navons
pas envie de quitter lunivers cr pour nous par
lauteur, ni les personnages pourtant invents qui le
peuplent. Et sil y avait deux mille pages, vous nauriez
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pas envie de les quitter non plus. La trilogie de Tolkien,
Le Seigneur des anneaux, en est la parfaite
illustration. Mille pages de hobbits nont pu satisfaire
la passion de trois gnrations de fans, aprs la Seconde
Guerre mondiale ; mme si on y ajoute cet pilogue au
galop pesant et maladroit comme un dirigeable, Le
Silmarillion, ils ntaient pas rassasis. Do les livres
de Terry Brooks, Piers Anthony et Robert Jordan, do
la qute des lapins de Watership Down et une bonne
cinquantaine dautres. Ces auteurs ont recr les
hobbits quils aimaient et regrettaient depuis toujours ;
ils ont essay de ramener Frodo et Sam de Grey
Havens, Tolkien ntant plus l pour le faire.
En dernire analyse, nous ne parlons ici que dun
savoir-faire appris ; mais ne seriez-vous pas daccord
pour dire que, parfois, les savoir-faire les plus
lmentaires peuvent dboucher sur des ralisations qui
dpassent tout ce quoi on pouvait sattendre ? Nous
parlons outils et charpente, ici, mots et styles mais
alors que nous nous apprtons poursuivre, vous feriez
bien de ne pas oublier que nous parlons aussi magie.
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CRITURE
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
criture
en croire le titre dun manuel de dressage bien
connu, il ny a pas de chiens mchants, mais allez donc
raconter a aux parents dun gosse qui sest fait
massacrer par un pitbull ou un rottweiler ; vous aurez
toutes les chances de recevoir un poing dans la figure.
Et jai beau dsirer encourager tout homme ou femme
qui souhaite, pour la premire fois, sessayer
srieusement lcriture, il nest pas question pour moi
de mentir et de prtendre quil ny a pas de mauvais
crivains. Dsol, mais il y a des tas de mauvais
crivains. Certains font des piges dans votre feuille de
chou locale, donnant en gnral des comptes rendus de
productions thtrales et pontifiant sur les quipes de
sport de votre patelin. Certains ont noirci du papier
jusqu se payer une maison aux Antilles, laissant
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derrire eux un sillage pollu dadverbes agressifs, de
personnages strotyps et de constructions la voix
passive. Dautres tiennent boutique ouverte de posie,
portent des polos col roul noirs et des pantalons kaki
froisss ; ils nous dbitent leurs vers de mirliton sur
mes seins de lesbienne en colre et l alle en
pente o jai cri le nom de ma mre .
Les crivains sorganisent en une pyramide du mme
type que celle de tous les secteurs o sexercent le
talent et la crativit des hommes. la base se trouvent
les plus mauvais. Au-dessus, un groupe encore
important, bien quun peu moins nombreux, celui des
crivains comptents. On les trouve parmi les
rdacteurs de journaux locaux, sur les rayons de la
librairie du patelin et aux lectures de posie, lors des
soires Micros Ouverts. Ce sont des gens qui
comprennent en gnral que si une lesbienne peut tre
en colre, ses seins nen resteront pas moins des seins.
Le niveau suivant est bien moins encombr. Il est
celui des crivains ayant rellement du talent. Et au-
dessus deux, cest--dire pratiquement au-dessus de
nous tous, se trouvent les Shakespeare, les Faulkner, les
Yeats, les Shaw, les Eudora Welty ; ce sont des gnies,
des accidents divins, pourvus de dons quil est au-del
de nos capacits de comprendre et plus forte raison
datteindre. Bon Dieu ! la plupart des gnies ne sont
mme pas capables de se comprendre eux-mmes, et
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beaucoup dentre eux ont men une existence
misrable, se rendant compte, de faon plus ou moins
claire, quils ntaient jamais que dheureux monstres,
la version intellectuelle des top-models auxquels les
hasards de lhrdit ont donn le joli minois et les
seins qui correspondent lidal dune poque.
Au cur de ce livre, il y a deux thses simples que je
voudrais dfendre. La premire est que bien crire
consiste matriser un certain nombre de choses
fondamentales, savoir le vocabulaire, la grammaire et
le style, et remplir le troisime compartiment de sa
bote outils avec les bons instruments. La deuxime
est que, sil est impossible de faire dun mauvais
crivain un crivain comptent, tout comme il est
impossible de faire un grand crivain dun crivain
comptent, il est en revanche possible, avec beaucoup
defforts, de sacrifices et daides arrivant point
nomm, de faire un bon crivain partir dun crivain
simplement comptent.
Jai bien peur que cette ide ne soit rejete par
nombre de critiques et de professeurs dcriture ;
beaucoup de ces derniers sont des progressistes en
politique mais des crustacs dans leur domaine. Ces
hommes et ces femmes qui descendraient dans la rue
pour protester contre lexclusion dont sont victimes les
African-Americans (Afro-Amricains) ou les Native
Americans (Amricains de souche) on peut imaginer
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
ce que Mr Strunk aurait pens de ces termes
politiquement corrects mais lourdauds dans le
country-club local, sont les mmes qui disent leurs
tudiants que laptitude lcriture est donne une fois
pour toutes et immuable ; scribouillard un jour,
scribouillard toujours. Et mme si un crivain finit par
slever dans lestime dun ou deux critiques influents,
il trimbalera toujours son ancienne rputation avec lui,
comme une respectable mre de famille qui a fait les
quatre cents coups dans sa jeunesse. Il y a des gens qui
noublient jamais, cest tout, et tout un pan de la
critique littraire na dautre objet que de renforcer un
systme de caste aussi ancien que le snobisme
intellectuel dont il se nourrit. Raymond Chandler a
beau tre, aux yeux de beaucoup, lune des grandes
figures de la littrature amricaine du vingtime sicle,
lune des premires voix avoir dcrit lanomie de la vie
urbaine dans les annes qui suivirent la Seconde Guerre
mondiale, de nombreux critiques, aujourdhui encore,
refusent de manire catgorique ce jugement. Cest un
besogneux, un crivaillon ! scrient-ils avec
indignation. Et pis encore, un crivaillon avec des
prtentions ! La pire espce ! Il est de ceux qui croient
quils peuvent passer pour lun de nous !
Les critiques qui tentent de slever au-dessus de
cette sclrose intellectuelle des artres ne font gure
recette. Leurs collgues acceptent la rigueur de mettre
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Chandler en compagnie des grands, mais condition
quil occupe le bas de la table. Et il y aura toujours ces
aparts : Vous savez, il vient des feuilletons
populaires quatsous il sen est bien sorti, en
fin de compte, non ? savez-vous quil a crit
pour Black Mask dans les annes trente oui,
cest bien regrettable
Jusqu Charles Dickens, le Shakespeare du roman,
qui doit encore et toujours faire face la critique, tout
cela cause des sujets sensation de ses livres, de sa
joyeuse fcondit (quand il nengendrait pas de
romans, lui et sa femme engendraient des enfants) et,
bien entendu, de son succs populaire, tant son
poque qu la ntre. Le succs populaire a toujours
paru suspect aux yeux des critiques et des
universitaires. Suspicion souvent justifie, certes, mais
trop souvent utilise comme excuse pour ne pas penser.
Il ny a pas plus paresseux, sur le plan intellectuel, que
les gens vraiment intelligents ; laissez-leur la moindre
occasion et ils rentrent les rames et laissent voguer le
navire et sen vont dans un doux sommeil jusqu
Byzance, si lon peut dire.
Et donc, oui, je mattends tre accus par certains
de faire lapologie dune philosophie joyeuse et nave
la Horatio Alger, dfendant par la mme occasion et
tant que jy suis ma rputation des plus douteuses ;
accus aussi dencourager ces gens qui ne sont tout
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simplement pas comme nous, mon vieux avoir
envie de sinscrire au club. Je dois pouvoir vivre avec
a. Avant de continuer, permettez-moi de vous rappeler
que, si vous tes un mauvais crivain, personne ne
pourra vous aider devenir un bon crivain, ni mme
un crivain comptent. Si vous tes bon et voulez
devenir grand voyez vous-mme, cornegidouille !
Ce qui suit est le catalogue de tout ce que je sais sur
lart dcrire de bons romans. Jessaierai dtre aussi
bref que possible, votre temps tant prcieux, comme le
mien, et parce que nous comprenons tous les deux que
ce temps que nous passons parler de lart dcrire
sera perdu pour lcriture elle-mme. Je me montrerai
aussi encourageant que possible, car cest dans ma
nature et parce que jaime ce boulot. Je voudrais que
vous laimiez, vous aussi. Mais si vous navez pas envie
de vous casser le cul, ce nest pas la peine de vous
imaginer que vous crirez bien un jour ; contentez-vous
de la comptence que vous avez et rjouissez-vous de
pouvoir au moins compter dessus. Il y a un monsieur
Muse
1
, mais il ne va pas descendre en voletant dans
votre bureau pour rpandre sa poudre de fe cratrice
sur votre machine crire ou votre traitement de texte.
Il a les pieds sur terre. Il occupe mme le sous-sol.
Vous devez descendre son niveau et, une fois l, lui
meubler le local pour quil y vive. En dautres termes,
vous devez vous taper tout le travail de force pendant
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
que monsieur Muse paresse, fume le cigare et admire
ses trophes sportifs en faisant semblant de vous
ignorer. Trouvez-vous cela juste ? Moi, oui. Il na peut-
tre pas lair de grand-chose, monsieur Muse, et il nest
peut-tre pas tellement bavard (je ne tire du mien que
des grognements rleurs quand il nest pas au boulot),
mais cest lui qui a linspiration. Il est juste que vous
vous tapiez toutes les corves etque ce soit lhuile de
votre lampe qui brle, car le type au cigare et aux
petites ailes possde un sac magique. Avec dedans des
trucs qui peuvent vous changer la vie.
Croyez-moi, je sais de quoi je parle.
1
Si vous voulez devenir crivain, il y a avant tout
deux choses que vous devez imprativement faire : lire
beaucoup et beaucoup crire. Il nexiste aucun moyen
de ne pas en passer par l, aucun raccourci.
Je suis un lecteur lent et je ne lis en gnral que
soixante-dix ou quatre-vingts livres par an, surtout des
romans. Pas pour apprendre les trucs du mtier, mais
parce que jaime lire. Je bouquine le soir,
confortablement install dans mon fauteuil bleu ; et si je
lis surtout des romans, cest pour le plaisir, pas pour
apprendre en crire. Il nempche quun certain
apprentissage se fait ainsi. Chaque livre comporte sa ou
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
ses leons, et on apprend souvent davantage des
mauvais livres que des bons.
Vers lge de quatorze ans, je suis tomb par hasard
sur ldition en poche dun roman de Murray Leinster,
crivain de science-fiction populaire qui a surtout svi
pendant les annes quarante et cinquante, lpoque o
des revues comme Amazing Stories payaient un cent
du mot. Javais dj lu dautres livres de Mr Leinster et
je savais que ses textes taient de qualit ingale. Cette
histoire-ci, sur lexploitation minire de la ceinture
dastrodes, tait lune de ses plus mdiocres.
Jugement trop clment, en ralit. Elle tait excrable,
peuple de personnages aussi minces que du papier
cigarette et mue par une intrigue extravagante. Pis que
tout (ce fut du moins mon impression lpoque),
Leinster tait tomb amoureux du terme zestful (plein
denthousiasme). Les hros arboraient des sourires
zestful en voyant approcher un astrode prometteur.
Ils sinstallaient pour le dner, bord de leur vaisseau
minier, avec une zestful impatience. Vers la fin du
rcit, le hros prenait lhrone, grande blonde la
poitrine opulente, dans une treinte zestful. Pour moi,
ce fut lquivalent littraire de la vaccination contre la
variole : je nai jamais, pour autant que je sache, utilis
ce terme dans lun de mes romans ou nouvelles. Et, si
Dieu le veut, je ne lutiliserai jamais.
Ce livre de Leinster est rest un ouvrage important
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
de ma vie de lecteur. Presque tout le monde se souvient
du jour o il a perdu sa virginit, et la plupart des
crivains sont capables de se souvenir du premier livre
quils ont repos en se disant : Je peux faire mieux
que a. Bon sang, je fais dj mieux que a ! Que
pourrait-il y avoir de plus encourageant, pour lcrivain
en herbe, que de se rendre compte que son travail est
sans conteste meilleur que celui de quelquun qui a t
pay pour le sien ?
On apprend avec bien plus de clart ce quil ne faut
pas faire en lisant de la mauvaise prose ; un roman
comme celui de Leinster (ou La Valle des poupes,
Sur la route de Madison, pour nen citer quune
poigne) vaut un semestre de cours dcriture crative
dans une bonne cole, mme avec un confrencier
invit de premire classe.
Les textes bien crits, de leur ct, sont pour le
dbutant des leons de style, de narration lgante, de
scnarios astucieusement dvelopps, de personnages
crdibles, et leur enseignent comment dire la vrit. Un
roman comme Les Raisins de la colre peut pousser
le dbutant au dsespoir ou des accs de cette bonne
vieille jalousie (jamais je ne pourrai crire quelque
chose daussi bien, mme en mille ans !), mais de
tels sentiments peuvent aussi vous aiguillonner, vous
pousser travailler plus dur, viser plus haut. Se
retrouver sans voix et paralys, autrement dit ratatin,
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
devant la combinaison dune grande histoireet dune
criture magistrale est une exprience indispensable la
formation de tout crivain. Vous ne pouvez esprer
emporter quelquun aussi totalement par la force de
votre texte si vous navez pas vcu la mme chose
comme lecteur.
Nous lisons donc, entre autres, pour nous
familiariser avec le mdiocre et le carrment nul ; de
telles expriences nous aident reconnatre mdiocrit
et nullit quand elles simmiscent dans nos propres
textes et changer de cap. Nous lisons aussi pour
prendre notre mesure face aux bons et aux grands
crivains, pour juger de tout ce qui peut tre fait. Et
nous lisons enfin pour nous familiariser avec des styles
diffrents.
Vous vous retrouverez peut-tre en train dutiliser un
style que vous trouvez particulirement seyant et il ny
a rien de mal a. Quand je lisais Ray Bradbury,
enfant, jcrivais comme Ray Bradbury ; tout tait vert
et merveilleux, tout tait vu travers une vitre que
maculait la graisse de la nostalgie. Quand je me suis mis
lire James M.Cain, tout ce que jcrivais tait sec,
laconique, dur. Quand ce fut au tour de Lovecraft, ma
prose devint luxuriante et byzantine. Les histoires que
jai crites pendant mon adolescence mlangeaient
toutes ces sources et composaient un brouet hilarant.
Ce genre de salade russe stylistique est un passage
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
oblig dans le dveloppement dun style personnel,
mais il ne sopre pas vide. Il faut beaucoup lire et, ce
faisant, sans arrt rviser et redfinir votre propre
travail. Jai du mal croire que les gens qui lisent trs
peu (voire pas du tout, dans certains cas) puissent
prtendre crire et sattendre ce quon apprcie leurs
textes ; cest pourtant ce qui arrive. Si javais reu cinq
cents pour chaque personne mayant confi quelle
voulait devenir crivain(e), ajoutant quelle navait pas
le temps de lire, je pourrais me payer une table dans un
bon restaurant. Ny allons pas par quatre chemins : si
vous navez pas le temps de lire, vous navez pas celui
dcrire, ni les instruments pour le faire. Cest aussi
simple que a.
La lecture est au centre de lactivit cratrice dun
crivain. Jemporte un livre avec moi partout o je vais
et trouve toutes sortes doccasion pour me plonger
dedans. Lastuce consiste apprendre lire petites
gorges comme grandes rasades. Les salles dattente
sont faites pour les livres cela va de soi ! Mais
galement les halls de thtre avant le spectacle, les
interminables files dattente aux caisses des magasins et,
le lieu prfr de chacun, le petit coin. On peut mme
lire en conduisant, grce la rvolution des audio-
livres. De tous les livres que je lis chaque anne, il y en
a pas loin dune douzaine qui sont enregistrs. Quant
aux merveilleuses stations de radio que vous
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manquerez allons, combien de fois vous sentez-vous
capable dcouter Deep Purple vous seriner Highway
Star ?
Lire pendant les repas passe pour grossier dans la
bonne socit, mais si vous voulez russir comme
crivain, la grossiret devrait tre lavant-dernier de
vos soucis. Le dernier tant la bonne socit et ses
exigences formelles. Et si vous avez lintention dcrire
avec autant de sincrit que vous pouvez, vos jours au
sein de la bonne socit sont de toutes les faons
compts.
O lire, encore ? Il y a bien le tapis roulant, ou
nimporte quel instrument de torture que vous utilisez
dans votre salle de muscu ou darobic. Jessaie de
pratiquer cet exercice (le tapis roulant) une heure tous
les jours, mais je crois que je deviendrais fou si je
navais pas un bon roman pour me tenir compagnie. La
plupart des salles de sport (chez soi comme
lextrieur) sont lheure actuelle quipes de tls,
mais la tl que ce soit pendant lentranement ou
un autre moment est bien la dernire chose dont a
besoin un aspirant crivain. Si vous tes incapable de
vous passer du politologue de service sur CNN ou du
champion de lanalyse du march sur MSNBC, ou de
mister je-sais-tout-en-sport sur ESPN pendant que vous
vous exercez, il est temps de vous demander si vous
avez srieusement lintention de devenir crivain. Vous
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
devez vous prparer faire des incursions longues et
intensives au pays de limagination, ce qui veut dire
quil faut laisser tomber, jen ai peur, messieurs
Geraldo, Keuth Obermann et Jay Leno. Lire prend du
temps et la ttine en verre en consomme beaucoup
trop.
Une fois sevrs de leur phmre dpendance vis--
vis de la tl, la plupart des gens se rendent compte
quils apprcient le temps quils consacrent la lecture.
Jaurais tendance dire que fermer cette bote dbiter
sans fin des neries amliorera, en plus de la qualit de
votre criture, celle de votre vie. Et de quel grand
sacrifice est-il question, en fin de compte ? Combien de
fois un Amricain doit-il regarder des rediffusions de
feuilletons culs pour trouver son existence
satisfaisante ? Combien de sances de tl-shopping
doit-il se farcir avec Richard Simmons ? Combien
dastuces vaseuses du comique de service sur CNN ?
Surtout, ne me laissez pas continuer. Jerry-Springer-
Dr-Dre-Judge-Judy-Jerry-Falwell-Donny-et-Marie, la
coupe est pleine.
sept ans ou peu prs, mon fils Owen est devenu
fou du E Street Band de Bruce Springsteen, en
particulier de Clarence Clemons, le balze qui joue du
saxo dans le groupe. Owen dcida dapprendre jouer
comme Clarence. Ma femme et moi tions la fois
amuss et ravis par cette ambition. Nous esprions
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
aussi, comme nimporte quels parents, que notre fils
ferait preuve de talent ou serait peut-tre mme un
enfant prodige. Nous lui offrmes un saxo tnor, la
Nol, ainsi que des leons avec Gordon Bowie, lun
des musiciens de la ville. Aprs quoi nous avons crois
les doigts et pri pour que a marche.
Sept mois plus tard, je suggrai ma femme quil
vaudrait peut-tre mieux interrompre les leons de
saxo, si Owen tait daccord. Owen fut daccord et son
soulagement, palpable ; il navait rien voulu dire,
surtout aprs avoir demand quon lui offre un
instrument, mais il avait eu largement le temps, en sept
mois, de se rendre compte que sil pouvait adorer les
puissantes sonorits de Clarence Clemon, le saxophone
ntait pas son truc : Dieu ne lui avait pas accord ce
talent-l.
Je le savais moi aussi, non pas parce quil avait arrt
de sexercer, mais parce quil ne jouait quune demi-
heure aprs lcole, quatre jours par semaine, plus une
heure pendant les week-ends autrement dit en
respectant la lettre le programme tabli pour lui par
Mr Bowie. Owen matrisait convenablement sa gamme
question mmoire, poumons, coordination il-main,
tout allait bien , mais nous ne lavions jamais entendu
sclater, se surprendre lui-mme avec quelque chose
de nouveau, se faire plaisir. Et ds que le temps rserv
lexercice tait coul, le saxo retournait dans sa
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
bote, dont il ne sortait que pour la leon ou rptition
suivante. Ce qui laissait penser que jamais la relation
de mon fils au saxo ne prendrait un caractre ludique,
quelle ne serait jamais quune interminable rptition.
Pas bon, a. Sans plaisir, a ne peut pas fonctionner.
Mieux vaut aller creuser dans un autre gisement, l o
le filon de talent sera plus riche et le quotient de plaisir
plus lev.
Le talent enlve tout son sens aux notions dexercice
et de rptition ; quand vous trouvez un domaine, quel
quil soit, dans lequel vous avez du talent, vous vous y
livrez jusqu ce que vos doigts saignent ou que les
yeux vous sortent de la tte. Mme sans tmoin, chaque
incursion que vous y faites est un exercice de bravoure,
car en tant que crateur vous tes heureux. Peut-tre
mmeextatique. Cela vaut aussi bien pour la lecture et
lcriture que pour la pratique dun instrument de
musique, le base-ball ou courir le quatre cents mtres.
Le contraignant programme de lecture et dcriture que
je prconise, soit quatre six heures par jour, tous les
jours, ne vous semblera pas contraignant si cest
quelque chose que vous avez dj plaisir faire et si
vous avez des dispositions pour cela ; en fait, cest un
programme que vous suivez peut-tre dj. Si, par
ailleurs, vous prouvez le besoin de demander la
permission pour vous goinfrer de lecture et dcriture
hauteur de ce que votre petit cur dsire, considrez
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
que je vous laccorde ici bien volontiers.
La vritable importance de la lecture est quelle vous
familiarise avec le processus de lcriture, vous le rend
intime ; on arrive au royaume de lcrivain avec des
papiers didentit dj peu prs en rgle. Le fait de
lire sans arrt vous fera accder un lieu (un tat
desprit, si vous prfrez) o vous pourrez crire avec
ardeur et sans vous forcer ; il vous fera aussi prendre de
plus en plus clairement conscience de ce qui a t bien
fait et de ce qui ne la pas t, de ce qui est banal et de
ce qui est nouveau, de ce qui fonctionne dans une page
ou de ce qui sy meurt (ou y est dj mort). Plus vous
lirez, moins vous courrez le risque de vous ridiculiser
avec votre plume ou votre traitement de texte.
2
Si Lis beaucoup, cris beaucoup est le
Commandement Suprme (et je vous assure quil lest)
que veut dire, en pratique, crire beaucoup ? La
rponse varie, bien entendu, en fonction des auteurs.
Lune de mes histoires prfres sur le sujet, qui relve
sans doute du mythe, concerne James Joyce
2
. Un ami
venu lui rendre visite un jour aurait trouv le grand
homme vautr sur sa table de travail, au comble du
dsespoir.
Quest-ce qui ne va pas, James ? demanda lami.
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Cest le travail ?
Joyce hocha la tte sans mme lever les yeux sur son
ami. Bien entendu, ctait son travail, ntait-ce pas
toujours son travail ?
Combien de mots as-tu crits aujourdhui ?
voulut savoir lami.
Joyce, toujours dsespr, toujours le nez dans ses
feuilles :
Sept
Sept ? Mais voyons, James, cest bien, au moins
pour toi !
Oui, rpondit Joyce, relevant enfin la tte, je
suppose Mais je ne sais pas dans quel ordre les
mettre !
lautre bout du spectre, on trouve des crivains
comme Anthony Trollope. On lui doit des romans de
taille monstrueuse (Peut-on lui pardonner ? serait un
assez bon exemple ; pour le lecteur daujourdhui, on
pourrait changer son titre en Peut-on terminer ?)
quil dbitait avec une rgularit de mtronome. De
jour, il tait employ au service des postes britanniques
(les fameuses botes aux lettres rouges quon trouve
partout en Grande-Bretagne sont de son invention),
mais il crivait tous les matins pendant deux heures et
demie avant de partir travailler. Cet emploi du temps ne
souffrait aucune drogation. Sil tait au milieu dune
phrase lexpiration des deux heures et demie, il la
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
laissait telle quelle jusquau lendemain matin. Et si, par
hasard, il achevait lun de ses poids lourds de six cents
pages alors quil lui restait encore un quart dheure, il
crivait le mot Fin, mettait le manuscrit de ct et
attaquait son prochain roman.
John Creasey, un auteur de romans policiers anglais,
a crit cinq cent romans (oui, vous avez bien lu, cinq
cents !) sous dix noms diffrents. Jen ai crit quelque
chose comme trente-cinq, certains dune longueur
trollopienne, et je suis considr comme un auteur
prolifique ; mais de quoi ai-je lair, ct de Creasey ?
Plusieurs autres romanciers contemporains (parmi
lesquels Ruth Rendell/Barbara Vine, Evan Hunter/Ed
McBain, Dean Koontz et Joyce Carol Oates) en ont
largement autant crit que moi ; certains en ont crit
bien plus.
Dun autre ct (le ct Joyce) on trouve Harper
Lee, qui na crit quun seul livre (le remarquable
Alouette, je te plumerai). Certains, parmi lesquels
James Agee, Malcolm Lowry et Thomas Harris
(jusquici) en ont crit moins de cinq. Ce qui na rien
de critiquable, mais qui me laisse toujours songeur :
combien de temps leur a-t-il fallu pour crire les livres
quils ont effectivement crits ? Et quont-ils fait le
reste du temps ? tress du macram ? Organis des
ventes de charit ? Difi les prunes ? Jai lair de le
prendre de haut, je men rends compte, mais ma
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
curiosit est tout fait sincre, croyez-moi. Si Dieu
vous a accord un certain talent pour faire quelque
chose, pourquoi ne pas le faire, au nom du ciel ?
Mon emploi du temps, sans tre trollopien, est assez
rigoureux. Les matines sont consacres aux
compositions en cours. Les aprs-midi la sieste et au
courrier. Les soires la lecture, la famille, regarder
les Red Sox la tl ou faire des rvisions qui ne
peuvent pas attendre. Mais cest avant tout le matin que
jcris.
Une fois lanc dans un projet, je ne marrte pas, je
ne ralentis pas sauf dans les cas de force majeure. Si
je ncris pas tous les jours, les personnages
commencent se rassir dans mon esprit : ils se mettent
avoir lair de personnages et non plus de vraies
personnes. Le tranchant narratif se rouille, je perds peu
peu mon emprise sur lintrigue et le rythme de
lhistoire. Pis que tout, lexcitation que je ressens
dvider quelque chose de nouveau commence
retomber. crire devient fastidieux et, pour la plupart
des crivains, cette impression de travailler est le
baiser de la Mort. On ncrit jamais aussi bien et ceci
est toujours, toujours vrai que lorsquil sagit de jouer
une sorte de jeu inspir. Je peux au besoin crire de
sang-froid, mais je me sens beaucoup mieux lorsque
cest tout neuf, tout nouveau, et presque trop brlant
pour lattraper.
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Il mest arriv de rpondre, dans des interviews, que
jcrivais tous les jours, sauf le jour de Nol, celui de la
fte nationale et celui de mon anniversaire. Ctait un
mensonge. Jai racont cela car lorsquon accepte le
principe dune interview, il faut bien dire quelque chose
et quil est plus drle de tenir des propos plus ou moins
insolites ou provocateurs. Je ne tenais pas non plus
avoir lair dun super-bourreau de travail (en fait je suis
un bourreau de travail ordinaire). La vrit est que
jcris tous les jours, super-bourreau de travail ou pas.
Y compris le jour de Nol, le 4 Juillet et le jour de mon
anniversaire (de toute faon, mon ge, on prfre ne
plus trop penser cette foutue date). Et quand je ne
travaille pas, je ne travaille pas du tout, bien que,
pendant ces priodes darrt total, je me sente en
gnral dsagrablement dsuvr et aie du mal
dormir. Ne pas travailler est pour moi le vritable
travail. Quand jcris, cest la cour de rcr ; et les trois
heures les pires que jy ai jamais passes restent, malgr
tout, de sacrment bonnes heures.
Jcrivais autrefois plus vite quaujourdhui ; jai
mme rdig lun de mes livres (Running man) en
une semaine, exploit que John Creasey aurait peut-tre
apprci (bien que, je lai lu quelque part, il aurait crit
plusieurs de ses polars en deux jours). Je pense que
cest larrt de la cigarette qui ma fait ralentir ; la
nicotine est un grand titillateur des neurones. Le
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
problme tant, bien entendu, quelle vous tue en
mme temps quelle vous aide composer. Je
considre nanmoins que le premier jet dun livre,
mme long, ne devrait pas prendre plus de trois mois, la
dure dune saison. Une dure plus longue, au moins
en ce qui me concerne, et le rcit commence me
donner une bizarre sensation dtranget, comme une
dpche du ministre des Affaires trangres roumain,
ou une mission diffuse sur ondes courtes pendant une
priode de violentes ruptions solaires.
Jaime bien rdiger dix pages par jour, ce qui
quivaut deux mille mots, soit cent quatre-vingt mille
sur une priode de trois mois ; cela correspond une
bonne longueur, donne un livre dans lequel le lecteur
peut joyeusement saventurer, si lhistoire est bien
conue et ne perd pas sa fracheur. Certains jours, ces
dix pages me viennent avec facilit ; onze heures et
demie, je suis dj dehors et je fais des courses, gaillard
comme un rat dans un fromage. En prenant de lge, il
marrive le plus souvent de djeuner ma table de
travail et dachever mes dix pages vers une heure et
demie. Parfois, lorsque a ne vient pas, jy suis encore
lheure du th. Peu mimporte, en ralit. Ce nest
que contraint et forc par les circonstances les plus
extrmes que je mautorise marrter avant davoir
mes deux mille mots.
Ce qui favorise le plus une production rgulire
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
(trollopienne ?) cest une atmosphre de travail sereine.
Il est difficile, mme pour lcrivain le plus
naturellement prolixe, dcrire dans un environnement
o il est sans arrt drang ou troubl. Lorsquon me
demande quel est le secret de mon succs , question
absurde laquelle il est cependant impossible
dchapper, je rponds parfois quil y en a deux : le fait
que jai toujours t en bonne sant (jusquau jour o
un van ma renvers sur le bord de la route, pendant
lt 1999) et le fait que je sois rest mari. Cest une
bonne rponse parce quelle vous dbarrasse de la
question, mais aussi parce quelle comporte une part de
vrit. La combinaison dun organisme en bonne sant
et dune relation stable avec une femme autonome, qui
ne me passe aucune connerie (et nen passe
personne), est ce qui a rendu possible un travail rgulier
et continu dans ma vie dcrivain. Je crois que linverse
est galement vrai : que le fait dcrire et le plaisir que
jy prends ont contribu me maintenir en bonne sant
et la stabilit de mon foyer.
3
On peut lire partout ou presque, mais lorsquil sagit
dcrire, les bibliothques, les bancs de parc et les
appartements de location devraient tre des solutions de
dernier recours. Truman Capote affirmait quil
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
ncrivait jamais aussi bien que dans les chambres de
motel, mais cest une exception ; pour la plupart, nous
crivons mieux dans un lieu qui est le ntre. Tant que
vous nen aurez pas un, vous trouverez beaucoup plus
ardue votre rsolution toute neuve dcrire.
La pice dans laquelle vouscrivez na pas besoin
dun dcor dans lesprit de Playboy, et vous navez pas
besoin dun bureau cylindre style guerre
dIndpendance pour ranger votre matriel. Jai crit
mes deux premiers romans publis, Carrie et Salem,
dans la lingerie dune caravane double corps, cognant
sur la machine crire de ma femme (une Olivetti
portable) que je tenais en quilibre sur un bureau
denfant pos sur mes genoux. John Cheever aurait
crit dans le sous-sol de son immeuble de Park Avenue,
ct de la chaudire. Le volume de la pice na pas
besoin dtre bien grand (devrait mme tre modeste,
comme je crois lavoir dj dit), mais une chose est
indispensable : une porte que vous tiendrez ferme. La
porte ferme est le moyen de dire au monde comme
vous-mme que vous ne plaisantez pas ; que vous tes
srieusement dcid crire, que vous avez lintention
daller jusquau bout et de faire tout ce quil faudra
pour a.
Au moment o vous vous installez pour la premire
fois dans la pice qui sera rserve votre travail
dcrivain, vous devrez vous tre fix un objectif
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
quotidien. Comme pour un exercice physique, il vaut
mieux commencer par ne pas mettre la barre trop haut,
pour ne pas se dcourager. Je vous suggre mille mots
par jour et, comme je suis magnanime, je vous accorde
aussi un jour sans par semaine, du moins au dbut.
Cet objectif fix, ne rouvrez la porte que lorsquil est
atteint. Consacrez tout votre temps dposer ces mots
sur du papier ou dans un ordinateur. Dans une de mes
premires interviews (je crois que ctait pour la
promotion de Carrie), le prsentateur dune mission
de radio me demanda comment jcrivais. Ma rponse
Un mot la fois le laissa, selon toute
apparence, sans voix. Je crois quil se demandait si
jtais srieux ou si je plaisantais. Jtais srieux. En fin
de compte, tout revient a. Quil sagisse dun texte
dune page ou dune trilogie pique comme Le
Seigneur des anneaux, le travail a toujours t fait
un mot aprs lautre. La porte sert vous couper du
monde extrieur ; elle sert aussi vous enfermer et
mieux vous concentrer sur votre tche.
Si cest possible, il vaudrait mieux quil ny ait pas
de tlphone dans votre pice de travail ; en tout cas,
pas de tl ou de jeux vido pour vous distraire. Sil y a
une fentre, tirez le rideau ou baissez les stores pour
que tout prenne la neutralit dun mur. Pour un
crivain, et encore plus pour un crivain dbutant, il est
judicieux dliminer tout ce qui peut tre objet de
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
distraction. Si vous continuez crire, ces objets de
distraction slimineront deux-mmes, mais au dbut il
est prudent de leur faire la chasse. Jcris sur un fond
de musique assez fort des trucs de hard-rock comme
AC/DC, Gunsn Roses, et Metallica ont toujours t
mes prfrs , mais la musique nest pour moi quun
autre moyen de fermer la porte. Elle mentoure,
maintient le monde et ses sductions au loin. Quand on
crit, il faut sabstraire de lunivers, vous ne croyez
pas ? Bien sr que si. Quand on crit, on cre son
propre univers.
prsent, je pense que nous devons parler du
sommeil crateur. Comme votre chambre, votre bureau
doit tre un endroit priv, un endroit o vous allez pour
rver. Votre emploi du temps vous y entrez la
mme heure tous les jours, vous le quittez lorsque vos
mille mots sont consigns sur le papier ou le disque
dur na de sens que pour vous donner une habitude,
celle de vous mettre en condition pour rver,
exactement comme vous vous mettez en condition pour
dormir en allant vous coucher peu prs toujours la
mme heure tous les soirs et en observant toujours le
mme rituel. Pour crire, comme pour dormir, nous
apprenons rester immobiles tout en encourageant
notre esprit se librer du bourdonnement de la pense
rationnelle qui loccupe pendantnotre vie diurne. Et de
mme que votre esprit et votre corps prennent
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
lhabitude de dormir pendant un certain temps chaque
nuit, que ce soit six heures, sept heures ou les huit que
recommande la Facult, de mme vous pouvez donner
lhabitude votre esprit veill de dormir crativement
et dlaborer ces rves veills, imagins avec de vives
couleurs, que sont les uvres de fiction russies.
Pour cela vous avez besoin dune pice, dune porte
qui ferme et de la dtermination de la tenir ferme.
Vous avez aussi besoin de vous fixer un objectif
concret. Plus vous vous en tiendrez longtemps cette
stratgie de base, plus vous aurez de facilit crire.
Nattendez pas monsieur Muse. Comme je lai dit,
cest un cabochard dont il ne faut pas esprer quil
nous inonde de poussire magique. Nous ne parlons
pas ici dune planchette Ouija pour devin de salon ni de
faire tourner les tables, mais dun travail comme un
autre, comme celui dun plombier ou dun conducteur
de poids lourds. Votre boulot est de faire en sorte que
votre monsieur Muse sache o vous vous trouverez
tous les jours entre neuf heures et treize heures, ou
entre dix-neuf heures et trois heures. Sil le sait, je vous
garantis que tt ou tard il pointera le bout de son nez en
mchonnant son cigare et ouvrira son sac magie.
4
Bon. Vous voil dans votre bureau, rideaux tirs,
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
porte ferme, tlphone dbranch. Vous avez fait
exploser votre tl et vous vous tes jur dcrire vos
mille mots par jour, quil pleuve, vente ou neige. Se
pose alors la grande question : de quoi allez-vous
parler ? Suivie de la tout aussi grande rponse : de ce
qui vous chante. De nimporte quoi mais une seule
condition, dire la vrit.
La grande rgle, dans les cours dcriture, est de
parler de ce quon connat . Ce qui parat
premire vue une bonne ide ; mais que faire, si vous
avez envie de raconter une histoire de vaisseau spatial
explorant les autres plantes ou les dboires dun
homme qui a assassin sa femme et tente de se
dbarrasser du corps en le dbitant la trononneuse ?
Comment sy prend lcrivain, dans ces deux cas
comme dans mille autres tout aussi farfelus, pour se
conformer cette directive ?
Je crois quil commence par interprter lide de
parler de ce quil connat de la manire la plus large
et la plus gnrale possible. Si vous tes plombier, vous
connaissez la plomberie, mais ce savoir est loin de
recouvrir lensemble de vos connaissances ; le cur
aussi sait des choses, comme limagination. Grce
Dieu. Sans le cur et limagination, le monde de la
fiction sentirait diablement le moisi. Il nexisterait peut-
tre mme pas.
En termes de genre, il parat logique de penser que
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
vous commencerez par crire des textes inspirs par
celui que vous aimez comme lecteur je crois avoir
suffisamment rabch en long et en large mon ancienne
histoire damour avec les bandes dessines dhorreur
pour ne pas avoir y revenir une fois de plus. Mais je
l es adorais, ainsi que les films dhorreur comme I
Married a Monster From Outer Space (Jai pous
un monstre extraterrestre), et il en est rsult des
rcits comme Jtais un adolescent pilleur de
tombes . Mme aujourdhui, je suis encore capable
dcrire des versions de ce thme peine plus labores
que celle-ci ; jai en moi quelque chose comme un gne
spcial, celui de la passion de la nuit et des cercueils o
a sagite, point final. Si vous dsapprouvez, je ne peux
que hausser les paules. Cest tout ce que jai offrir.
Si vous tes un fan de science-fiction, il est naturel
que vous ayez envie den crire (et plus vous en aurez
lu, moins il y aura de chances que vous revisitiez
simplement les filons du genre dj surexploits,
comme le space-opra et la satire dystopienne). Si vous
tes un fan de polars, vous aurez envie dcrire des
polars, et si ce sont les romans damour qui vous font
chavirer, il sera naturel pour vous de vouloir en crire.
Il ny a rien reprocher cette raction. Ce qui serait,
en revanche, tout fait critiquable, mon avis, serait de
vous dtourner de ce que vous connaissez et qui vous
plat (ou que vous aimez, comme jaimais mes vieilles
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
bandes dessines et ces nanars dhorreur en noir et
blanc) pour vous attaquer un autre genre dans le seul
but dimpressionner vos amis, vos parents ou les
collgues de votre cercle littraire. De mme, ce serait
une erreur de sintresser un genre ou une catgorie
particulire de la science-fiction dans le seul but de
gagner de largent. Cest moralement douteux : le
boulot de toute fiction est de trouver la vrit au cur
des rseaux et des mensonges de lhistoire, non de
commettre une malhonntet intellectuelle pour se faire
du fric. Sans compter, chers frres et surs, que a ne
marche pas.
Quand on me demande pour quelle raison jcris le
genre de chose que jcris, je trouve la question
beaucoup plus rvlatrice que toute rponse que je
pourrais y donner. Emballe dedans, comme est
emballe la partie tendre lintrieur dun Tootsie Pop,
on trouve lide prconue que lcrivain contrlerait sa
production, alors que cest le contraire
3
. Un crivain
srieux et qui croit en ce quil fait est incapable de
semparer dun matriau dont il pourra tirer une
histoire la manire dont un investisseur choisit des
actions sur le march, slectionnant celles qui, son
avis, lui rapporteront le plus. Sil tait possible de faire
ainsi, tous les romans publis seraient des best-sellers et
les normes avances sur droit consenties la douzaine
des soi-disant grands noms nexisteraient pas ( la
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
grande joie des diteurs).
On ne consent ces avances trs confortables
Grisham, Clancy, Crichton et votre serviteur que
parce que nous vendons un nombre particulirement
important dexemplaires de nos ouvrages, et touchons
un public particulirement vaste. On laisse parfois
entendre que nous aurions accs quelque vulgate
mystique que dautres crivains (parfois meilleurs que
nous) nauraient pu dcouvrir ou nauraient pas daign
utiliser. Je ny crois pas, pas plus que je ne crois
laffirmation de certains auteurs de littrature populaire
(je pense ici la regrette Jacqueline Susann, mme si
elle ne fut pas la seule le dire), voulant que leur
succs soit fond sur leur mrite littraire, sous-
entendant par l que le public comprendrait
intuitivement la vraie grandeur, dune manire qui
chapperait aux coincs du bulbe, consums de
jalousie, de lestablishment littraire. Ide ridicule et
pur produit de la vanit et de linscurit.
Les acheteurs de livres ne sontpas attirs, dans
lensemble, par les mrites littraires dun roman ; ils
dsirent avant tout une bonne histoire dvorer dans
lavion, une histoire qui les fascinera au point quils
auront envie de tourner chaque page jusqu la
dernire. Ce qui se produit, mon sens, lorsque le
lecteur reconnat les personnages du livre, leur
environnement, leur faon de parler. Lorsquun lecteur
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
entend clairement lcho de ce qui est sa vie, de ce qui
constitue ses croyances, il y a davantage de chances
pour quil sinvestisse dans lhistoire. Je suis prt
soutenir quil est impossible de faire natre ce genre de
lien de faon prmdite, de sonder le march comme
un bookmaker ayant un tuyau en or cumerait celui des
parieurs sur un champ de courses.
Limitation stylistique est une chose, une manire
parfaitement honorable de commencer sa carrire
dcrivain, une tape quil est tout fait impossible
dviter ; toutes les tapes ultrieures seront dailleurs
plus ou moins places sous le signe dune imitation ou
dune autre. Mais, malgr tout, on ne peut pas imiter la
manire dont un auteur approche un genre particulier,
aussi simple que soit en apparence cette manire. En
dautres termes, on ne peut tlguider un livre comme
un missile de croisire. Ceux qui simaginent faire
fortune en crivant comme John Grisham ou Tom
Clancy ne produisent en gnral que de ples imitations
car possder le vocabulaire ne suffit pas faire sentir
les choses et parce que leur intrigue est des annes-
lumire de la vrit, telle que celle-ci est comprise par
lesprit et le cur. Quand vous voyez un roman avec
un bandeau sur lequel on lit dans la ligne de John
Grisham ou Patricia Cornwell, ou Mary Higgins
Clark, ou Dean Koontz , vous savez que cest une
de ces imitations, fruit de ces peu reluisants calculs et
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
en gnral barbante, que vous avez affaire.
crivez ce que vous avez envie dcrire, insufflez-y
de la vie et rendez votre texte unique en y mlant ce
que vous savez de lexistence, de lamiti, des relations
humaines, du sexe, du travail. En particulier du travail.
Les gens adorent quon leur parle du travail. Dieu sait
pourquoi, mais cest un fait. Si vous tes plombier et si
vous aimez la science-fiction, pourquoi ne pas crire
lhistoire dun plombier bord dun vaisseau spatial ou
sur une autre plante ? Si vous trouvez a ridicule,
pensez feu Clifford D. Simak et son roman
Ingnieurs cosmiques, qui nen est pas si loin que
a. Cest un bouquin sensationnel. La seule chose ne
pas oublier, cest quil faut se garder de faire un cours
sur ce quon sait, quil faut ne lutiliser que pour
enrichir son histoire.
Tenez, prenez La Firme, le roman de Grisham qui
la rendu clbre. Un jeune avocat dcouvre que son
premier emploi, qui parat trop beau pour tre vrai,
consiste travailler en ralit pour la Mafia. Plein de
suspense, prenant, men tambour battant, La Firme
sest vendue je ne sais combien de gazillions
dexemplaires. Ce qui semble avoir fascin les lecteurs
est le dilemme moral dans lequel se retrouve le jeune
avocat : travailler pour la pgre nest vraiment pas bien,
tout le monde est daccord l-dessus. Mais la bon Dieu
de paye est fabuleuse ! Vous pouvez vous offrir une
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
BMW, et cest juste un amuse-gueule !
Les lecteurs ont aussi apprci les efforts pleins
dintelligence que dploie lavocat pour chapper ce
dilemme. Ce ne serait pas ainsi que se comporteraient
la plupart des gens, et le deus ex machina est quelque
peu tlphon au cours des cinquante dernires pages,
mais cest de cette manire que la plupart dentre nous
aimerions nous comporter. Et est-ce que nous
napprcierions pas aussi, parfois, lintervention dun
deus ex machina dans notre vie ?
Je ne pourrais en jurer, mais je parierais volontiers
mes bottes et mon cheval que John Grisham na jamais
travaill pour la pgre. Tout son rcit est de la pure
invention (et la pure invention est un pur dlice pour
tout auteur de fiction). Il a, par contre, t un jeune
avocat qui na de toute vidence rien oubli des
bagarres dantan. Pas plus quil na oubli o se
trouvent les piges financiers et les chausse-trapes
dores qui rendent si complexe le droit des entreprises.
Dployant un humour de bon aloi en brillant
contrepoint, nabusant jamais du jargon de mtier, il
esquisse sous nos yeux un univers de lutte pour la vie
darwinien dans lequel les sauvages portent tous des
costumes trois-pices. Et (cest l la bonne nouvelle)
cest un univers auquel il est impossible de ne
pas croire. Grisham y a t, a espionn le territoire et
les positions de lennemi et nous en a ramen un
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
rapport circonstanci. Il dit la vrit sur ce quil sait et,
ne serait-ce que pour cela, il mrite jusquau dernier
dollar que lui a rapport La Firme.
Les critiques qui rejettent La Firme et les autres
livres de Grisham sous prtexte quils seraient mal
crits et qui prtendent en outre ne pas comprendre
les raisons de son succs , ces gens-l ne voient pas ce
qui crve les yeux, ou bien parce que cest trop vident
ou bien parce quils font exprs dtre obtus. Lhistoire
quil raconte a toutes les apparences de lauthenticit
parce quelle est solidement ancre dans une ralit
quil connat, dont il a une exprience personnelle et
quil dcrit avec une totale (et presque nave)
honntet. Le rsultat est un livre qui, en dpit de
personnages simplistes (on peut la rigueur discuter de
a), est la fois courageux et extraordinairement
gratifiant. En tant qucrivain dbutant vous feriez bien
non pas dimiter le genre avocat-dans-le-ptrin que
Grisham semble avoir cr, mais son ouverture desprit
et sa capacit ne rien faire dautre que daller droit au
but.
Il est vident que John Grisham connat le monde
des avocats. Ce que vous savez, vous, est ce qui vous
rend unique votre faon. Soyez courageux. Allez
reprer les positions de lennemi, revenez, et racontez-
nous ce que vous avez vu. Et rappelez-vous quun
plombier dans lespace, ce nest pas une situation plus
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
mauvaise quune autre pour une histoire.
5
De mon point de vue, un roman, une histoire,
comporte trois lments : la narration, qui fait avancer
le rcit du point A au point B, et finalement jusquau
point Z ; la description, charge de crer une ralit
sensorielle pour le lecteur ; et les dialogues, qui donnent
vie aux personnages travers leurs changes verbaux.
Vous vous demandez peut-tre o je mets lintrigue,
dans tout a. La rponse la mienne, en tout cas est :
nulle part. Je nessaierai pas de vous convaincre que je
nai jamais bti dintrigue, pas plus que je nessaierai de
vous convaincre que je nai jamais menti, mais jvite le
plus possible de faire lun comme lautre. Je me mfie
des intrigues pour deux raisons : dabord parce que nos
vies en sont essentiellement dpourvues, en dpit de
toutes les prcautions raisonnables que nous pouvons
prendre, de la minutie avec laquelle nous dressons nos
plans ; ensuite parce que je considre quil y a
incompatibilit entre la construction dune intrigue et la
spontanit de la vritable cration. Cest un point sur
lequel je dois tre clair : je dsire que vous compreniez
que ma conviction la plus profonde, quant linvention
des histoires, est quelles se fabriquent en grande partie
delles-mmes. Le boulot de lcrivain consiste leur
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
donner un lieu o spanouir (et les transcrire, bien
entendu). Si vous parvenez voir les choses ainsi (ou si
au moins vous essayez), nous allons pouvoir collaborer
sans peine. Si, par ailleurs, vous concluez que je suis
cingl, pas de problme, vous ne serez pas le premier.
Lorsque, au cours dune interview pour The New
Yorker, jai dclar au journaliste (Mark Singer) que
jtais convaincu que les histoires taient des objets
trouvs, comme les fossiles dans le sol, il ma rpondu
quil ne me croyait pas. Pas de problme, lui ai-je dit,
tant que vous croyez au moins que moi, je le crois. Ce
qui est le cas. Les histoires ne sont pas des T-shirts
souvenirs ou des jeux lectroniques. Ce sont des
reliques, issues dun monde prexistant, encore
inconnu. Le travail de lcrivain consiste utiliser les
outils de sa bote outils pour les extraire du sol, aussi
intgralement que possible, en les laissant aussi intactes
que possible. Parfois, le fossile est petit, un simple
coquillage. Parfois, il est norme un Tyrannosaurus
Rex, avec sa gigantesque cage thoracique et son sourire
plein de dents. Dans un cas comme dans lautre,quil
sagisse dune nouvelle ou dun roman fleuve de mille
pages, les techniques dexcavation demeurent, pour
lessentiel, les mmes.
Aussi bon que vous soyez et quelle que soit votre
exprience, il est probablement impossible de retirer
tout le fossile du sol sans en casser des morceaux, sans
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
en perdre dautres. Pour en rcuprer le maximum, la
pelle doit laisser la place des outils plus dlicats : jet
dair, grattoir, voire, au besoin, brosse dents.
Lintrigue est un instrument bien plus gros ; cest le
marteau-piqueur de lcrivain. On peut certes extraire
un fossile dun sol dur au marteau-piqueur, je suis bien
daccord, mais vous savez aussi bien que moi que cet
engin va casser presque autant de restes quil permettra
den librer. Mthode grossire, mcanique, anti-
cratrice. Je crois que lintrigue est le recours ultime de
lcrivain, alors que le crtin se jette dessus. Lhistoire
qui en rsulte a toutes les chances dtre artificielle et
laborieuse.
Je mappuie bien plus sur lintuition, et cela parce
que mes livres ont tendance se fonder sur une
situation plutt que sur une histoire. Certaines des ides
qui ont engendr ces livres sont plus complexes que
dautres, mais, dans leur majorit, elles ont au dpart la
brutale simplicit dune vitrine de grand magasin ou
dun tableau de cire. Je place un groupe de
personnages (ou peut-tre seulement deux, voire un)
dans une situation plus ou moins dsagrable et
jobserve comment ils font pour sen sortir. Mon job ne
consiste pas les aider, ou les manipuler jusqu ce
quils soient en scurit a, cest la bruyante mthode
de lintrigue au marteau-piqueur mais de regarder ce
qui se passe et de lcrire.
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
La situation vient en premier. Les personnages qui,
au dbut, sont toujours sans relief et sans traits dfinis,
viennent ensuite. Une fois que jai ces lments bien en
tte, jentame la narration. Jai parfois ma petite ide
sur la manire dont tout se terminera, mais je nai
jamais exig dun ensemble de personnages quils se
conforment mes directives ; je veux au contraire
quils fassent les choses leur faon. Dans certains
cas, lissue est celle que javais anticipe. Dans la
plupart, cependant, cest quelque chose que je navais
pas du tout prvu. Pour un crivain de suspense, cest
fondamental. Parce que, du coup, je ne suis pas
seulement le crateur du roman, mais aussi son premier
lecteur. Et si moi je ne suis pas capable de deviner,
mme approximativement, comment toute cette foutue
affaire va se terminer, avec en plus la connaissance que
jai dj des vnements venir, cela veut dire que je
peux tre tranquille sur un point : le lecteur se trouvera
dans cet tat danxit qui loblige tourner la page. Et
pourquoi sen faire pour la fin, dailleurs ? Pourquoi
vouloir tout contrler. Pourquoi se montrer
obsessionnel ? Tt ou tard, une histoire doit bien
aboutir quelque part.
Au dbut des annes quatre-vingt, ma femme et moi
sommes alls en Angleterre, la fois pour le travail et
pour faire du tourisme. Je me suis endormi dans lavion
et jai rv quun auteur de romans populaires (qui
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
pouvait tre moi ou pas, mais en aucun cas James
Caan) tombait dans les griffes dune de ses fans, une
femme psychotique vivant dans une ferme isole au fin
fond de nulle part. Isolation renforce par la paranoa
croissante de la femme. Elle levait un peu de btail
dans son table, entre autres un cochon dont elle avait
fait son animal familier et qui sappelait Misery, nom de
lhrone de tous les romans rotico-sentimentaux de
lcrivain. Le souvenir le plus clair qui me restait du
rve, mon rveil, tait quelque chose que la femme
disait lcrivain, qui avait une jambe casse et tait
retenu dans une chambre au fond de la ferme. Je le
notai sur une serviette en papier portant le logo
dAmerican Airlines pour ne pas loublier et la glissai
dans ma poche. Jai finalement perdu ce document,
mais je me souviens d peu prs tout ce quil y avait
dessus :
Elle ne plaisante pas, mais elle vite toujours
de croiser le regard de lcrivain. Une femme
costaud, compacte, elle est une absence de
hiatus (le sens de cette remarque nest pas trs clair,
mais je venais de me rveiller, ne loubliez pas). Ce
ntait pas pour me moquer mchamment de
vous que jai appel mon cochon Misery, non
msieur. Nallez surtout pas penser a. Non,
ctait par simple amour de fan, lamour le plus
pur qui soit. Vous devriez tre flatt.
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Tabby et moi tions descendus au Browns Hotel de
Londres ; la premire nuit, je fus incapable de
mendormir. Cela tenait ce qui paraissait tre un trio
de petites gymnastes, dans la chambre situe juste au-
dessus de la ntre, mais aussi au dcalage horaire et
surtout, je crois, ce que javais crit sur la serviette en
papier. Car il y avait l lamorce dune histoire vraiment
excellente, une histoire qui pouvait se rvler marrante
et satirique tout autant queffrayante. Elle me paraissait
avoir trop de potentiel pour ne pas tre crite.
Je me levai, descendis jusqu laccueil et demandai
au concierge sil ny avait pas un coin tranquille o je
pourrais crire. Il me conduisit jusqu un superbe
bureau, sur le palier du premier tage. Ce bureau avait
t celui de Rudyard Kipling, mexpliqua-t-il avec une
fiert peut-tre justifie. Je fus un peu intimid de
lapprendre, mais lendroit tait tranquille et le meuble
des plus accueillants ; il prsentait un plan de travail en
merisier dun hectare, pour commencer. Carburant au
th (jen buvais lpoque des litres en crivant sauf
quand je le remplaais par de la bire), je remplis seize
pages dun carnet de stno. Jaime bien crire la
main, en ralit ; le seul problme est que, lorsque je
suis lanc, je narrive pas suivre le rythme auquel
naissent les phrases dans ma tte, et a devient
reintant.
Lorsque je dcidai darrter, je repassai par la
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
rception afin de remercier le concierge de mavoir
permis dutiliser le splendide bureau de Mr Kipling.
Je suis content que cela vous ait fait plaisir , me
rpondit-il. Il affichait un sourire voil et lointain,
comme sil avait connu lui-mme lcrivain. En fait,
Kipling est mort ici. Dune attaque. Pendant quil
crivait.
Je retournai me coucher, avec lespoir de rcuprer
quelques heures de sommeil, me disant quon recevait
parfois des informations dont on se serait bien pass.
Le titre provisoire de mon histoire, que je voyais
alors comme une longue nouvelle denviron trente mille
mots, tait The Annie Wilkes Edition . Au moment
o je me suis install devant le superbe bureau de
Mr Kipling, javais la situation de base lcrivain
handicap, la fan cingle bien claire lesprit.
Lhistoire elle-mme nexistait pas ; ou plutt, existait
ltat de relique enfouie dans le sol, mis part les seize
pages crites la main ; mais connatre son
droulement ntait pas ncessaire pour que je
commence me mettre au travail. Javais repr le
fossile ; je savais que le reste consisterait lextraire
avec soin.
Jaurais tendance dire que ce qui marche pour moi
marchera aussi pour vous. Si vous tes sous lemprise
tyrannique du fil conducteur, ou que vous avez trop
peur davancer sans scnario, sans carnet de notes
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
rempli dinformations sur vos personnages, cette ide
pourrait vous librer. tout le moins, elle vous
permettra doccuper votre esprit quelque chose de
plus intressant que la construction de lintrigue .
[Un apart amusant : au vingtime sicle, lun des
grands tenants de la construction de lintrigue a t
Edgar Wallace, producteur de best-sellers la chane,
pendant les annes vingt. Wallace a invent et fait
breveter un systme quil a baptis la Edgar Wallace
Plot Wheel (la roue intrigues dEdgar Wallace).
Lorsque vous vous trouviez coinc dans votre scnario,
ou aviez besoin de quelque spectaculaire coup de
thtre, il vous suffisait de tourner la roue et de
regarder ce quaffichait la fentre : une arrive
fortuite, ou bien, lhrone dclare son amour. Ce
gadget sest apparemment vendu comme des petits
pains.]
Le temps que jaie fini de rdiger, au Browns Hotel,
ce premier passage dans lequel Paul Sheldon se rveille
prisonnier dAnnie Wilkes, je pensais savoir ce qui
devait arriver ensuite. Annie allait exiger de Paul quil
crive un nouveau roman mettant en scne sa
courageuse hrone, Misery Chastain, un roman qui
serait juste pour elle. Aprs avoir commenc par
refuser, Paul finirait videmment par accepter (une
infirmire psychotique, me disais-je, pourrait se
montrer trs persuasive). Annie lui dirait quelle avait
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
lintention de sacrifier son cochon ador, Misery, pour
ce projet. Le Retour de Misery, expliquait-elle,
nexisterait quen un seul exemplaire : un manuscrit
autographe reli en peau de porc !
ce stade, pensai-je, on ferait limpasse sur les cinq
ou six mois suivants avant de revenir dans la ferme
perdue du Colorado pour connatre la surprenante issue
de lhistoire.
Paul est parti, la chambre o il a souffert a t
transforme en sanctuaire ddi Misery Chastain,
mais Misery le cochon est toujours bien prsent,
grognant en toute srnit dans sa soue ct de la
grange. Sur les murs de la chambre Misery sont
accrochs des couvertures de livre, des photos tires
des films de Misery, dautres de Paul Sheldon, peut-
tre une manchette de journal sur laquelle on lit ON
IGNORE TOUJOURS CEQUEST DEVENU PAUL SHELDON. Au
centre de la pice, clair par un spot et pos sur une
petite table, un seul livre (une table en merisier, bien
sr, en lhonneur de Mr Kipling). Cest ldition Annie
Wilkes du Retour de Misery. La reliure est splendide.
Elle peut ltre ; elle a t faite avec la peau de Paul
Sheldon. Et lcrivain ? Ses os ont peut-tre t
enterrs derrire la grange, mais quelque chose me
disait que le cochon avait consomm les parties les plus
goteuses.
Pas mal, et cela aurait fait une assez bonne histoire
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
(peut-tre pas un aussi bon roman, cependant ; on
naime pas se casser la tte sur trois cents pages pour
un type qui se fait finalement bouffer par un cochon
entre les chapitres seize et dix-sept), mais en fin de
compte ce nest pas ainsi que les choses se sont
passes. Paul Sheldon se rvla tre un personnage
plein de ressources, beaucoup plus que ce que javais
tout dabord cru, et ses efforts pour jouer les
Schhrazade et sauver sa vie me donnrent loccasion
de dire certaines choses sur le pouvoir rdempteur de
lcriture que je ressentais depuis longtemps, mais
navais jamais pris le temps de mettre au clair. De
mme, Annie se montra plus complexe que je ne lavais
de prime abord imagin, et je me suis beaucoup amus
avec son personnage ; ctait une femme qui
soffusquait devant le moindre gros mot mais qui
navait pas dtat dme lorsquelle dcidait de trancher
le pied de son crivain prfr parce que celui-ci tentait
de senfuir. la fin, elle me faisait presque autant piti
que peur. Et aucun des dtails et des incidents de
lhistoire nest venu de lintrigue ; ils se sont constitus
lment par lment, ont dcoul naturellement de la
situation originale, chacun tant une pice dcouverte
du fossile. Je souris encore en crivant ceci ; javais
beau alors crever de drogue et dalcool, je me suis bien
amus avec ce bouquin-l.
Jessie etLa Petite Fille qui aimait Tom Gordon
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
sont aussi des romans qui relvent compltement dune
situation. Si Misery est lhistoire de deux personnes
dans une maison , Jessie est celle dune femme
prisonnire dans une chambre et La Petite Fille
celle dune gamine perdue dans les bois . Comme je
lai dj dit, jai crit des romans partir dune intrigue,
mais le rsultat, comme avec Insomnie et Rose
Madder, nest pas particulirement satisfaisant. Jai
beau avoir horreur de le reconnatre, ils sont raides, ils
cherchent trop tre de vrais romans . Le seul de
mes livres btis sur une intrigue que jaime vraiment est
Dead Zone : Laccident ; pour tout dire, celui-ci me
plat vraiment beaucoup. Autre cas de figure : Sac dos
donne limpression dtre bti sur une intrigue, mais
dcoule dune situation : un crivain veuf dans une
maison hante . Le scnario qui constitue la trame de
lhistoire est gothique souhait (du moins mon avis)
et trs complexe, mais aucun des dtails na t
prmdit. Lhistoire du TR-90 et des occupations
auxquelles sest livre la femme de Mike Noonan
pendant le dernier t de sa vie sest impose delle-
mme ; en dautres termes, tous ces lments
appartenaient au fossile.
Une situation suffisamment forte rend toute la
question de lintrigue caduque, ce qui me va trs bien.
Les situations les plus intressantes peuvent en gnral
se prsenter sous la forme dune question : et si
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
jamais ?
Et si jamais des vampires envahissaient une petite
ville de Nouvelle-Angleterre ? (Salem.)
Et si jamais un policier, dans quelque patelin perdu
du Nevada, devenait soudain fou et commenait tirer
sur tout ce qui bouge ? (Dsolation.)
Et si jamais une femme de mnage souponne
juste titre du meurtre de son mari, mais finalement
innocente, se trouvait tort accuse du meurtre
(quelle na pas commis) de son employeur ? (Dolores
Claiborne.)
Et si jamais une jeune maman et son fils se
trouvaient coincs dans leur voiture en panne par un
chien enrag ? (Cujo.)
Autant de situations qui me sont venues lesprit
sous la douche, au volant de ma voiture, pendant ma
promenade quotidienne et qui ont finalement donn
un livre. Aucune dentre elles na fait lobjet dun
travail sur lintrigue ; il ny a mme pas une note prise
la hte sur un bout de papier, alors que plusieurs de ces
histoires, comme Dolores Claiborne, sont presque
aussi complexes que celles de certains polars. Je vous
prie de ne pas oublier, cependant, que je fais une
norme diffrence entre histoire et intrigue. Lhistoire
est honorable, on peut lui faire confiance ; lintrigue est
sournoise, autant la maintenir en rsidence surveille.
Chacun des romans cits ci-dessus a bien entendu
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
t peaufin et enrichi de dtails par la suite, mais la
plupart des lments essentiels taient dj prsents au
dpart. Un film doit tre prsent avant le montage
final , me dit une fois Paul Hirsch, monteur de
cinma. Il en va de mme pour les livres. Je crois quil
est difficile de faire disparatre les incohrences ou la
platitude dun roman par quelque chose daussi
insignifiant quun deuxime brouillon.
Ce livre ne se veut pas un manuel et vous ny
trouverez donc pas beaucoup dexercices, mais
jaimerais vous en proposer un prsent, au cas o
vous auriez limpression que tout ce que je viens de
dire, sur la situation qui doit lemporter sur lintrigue,
nest que brumeuse lucubration. Je vais vous montrer
lemplacement dun fossile. Votre travail consistera
crire cinq ou six pages, sans partir dune intrigue
pralable, propos de ce fossile. Vous allez vous
mettre fouiller le site, pour le dire autrement, et voir
ce que vous exhumez. Je crois que vous risquez dtre
trs surpris et ravis par le rsultat. Prts ? On y va.
Les lments de base de lhistoire qui suit sont
connus de tous ; avec ses nombreuses petites variantes,
elle semble figurer une semaine sur deux, en moyenne,
dans la rubrique faits divers des quotidiens de toutes les
grandes villes. Une femme appelons-la Jane pouse
un homme intelligent, plein dhumour et dbordant de
magntisme sexuel. Nous lappellerons Dick ; cest le
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
prnom le plus freudien qui soit
4
. Malheureusement,
Dick a sa part dombre. Il a du mal contrler son
mauvais caractre, et il est peut-tre mme paranoaque
(vous le dcouvrirez la manire dont il parle et se
comporte). Jane dploie les plus grands efforts pour
supporter les dfauts de Dick et russit ce que leur
couple tienne bon (pourquoi cela est-il aussi important
pour elle, cest aussi quelque chose que vous
trouverez ; elle montera sur scne pour vous le dire).
Le couple a un enfant et, pendant un temps, les choses
semblent mieux se passer. Puis, alors que la petite fille a
environ trois ans, les mauvais traitements et les crises de
jalousie recommencent. Mauvais traitements verbaux,
tout dabord, puis physiques. Dick est convaincu que
Jane couche avec quelquun, peut-tre un collgue de
bureau. Est-ce une personne en particulier ? Je ne le
sais pas et a mest gal. Dick finira par dire qui il
souponne. Sil le fait, nous le saurons tous les deux,
nest-ce pas ?
Finalement, la pauvre Jane nen peut plus. Elle
divorce et obtient la garde de leur fille, la petite Nell.
Dick se met la harceler. Jane ragit en obtenant de la
cour une interdiction pour Dick de lapprocher,
document peu prs aussi utile quun parasol pendant
un ouragan, comme vous le diraient nombre de femmes
battues. Pour terminer, aprs un incident que vous
dcrirezde manire vivante et effrayante (il la bat en
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
public, par exemple), cet abruti de Dick est arrt et
jet en prison. Tout ce que je viens de dcrire est en
ralit le fond du dcor. Ce que vous en faites et la
manire dont vous le faites ne dpendent que de vous.
Ce nest nullement la situation. La situation est ce qui
vient maintenant.
Un jour, peu aprs lincarcration de Dick dans la
prison de la ville, Jane rcupre la petite Nell la
garderie et va la dposer chez une amie o lon fte un
anniversaire. Puis Jane rentre chez elle, contente
davoir deux ou trois heures de tranquillit devant elle.
Peut-tre vais-je faire une petite sieste, se dit-elle. Elle
habite une maison, en dpit du fait quelle est seule et
jeune employe, car la situation lexige plus ou moins.
Comment est-elle installe dans une maison et pourquoi
dispose-t-elle dun aprs-midi libre, autant de dtails
que lhistoire vous dira et qui paratront parfaitement
cohrents si vous les justifiez par de bonnes raisons (la
maison appartient ses parents, ou bien elle est charge
de la garder ; il existe des tas de possibilits).
Une chose lalerte, mais dune manire pas tout
fait consciente ; quand elle pousse la porte, elle se sent
soudain mal laise. Elle narrive pas dire pourquoi et
suppose que cest simplement de la nervosit, une
consquence des cinq annes passes en compagnie de
mister Charmant Caractre. De quoi dautre pourrait-il
sagir, dailleurs ? Dick est derrire les barreaux, non ?
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Avant daller faire sa sieste, Jane dcide de se
prparer une infusion et de regarder les informations
(pourrez-vous utiliser, plus tard, la bouilloire qui siffle
sur le gaz ? vous de voir). La principale information,
au bulletin de quinze heures, est sensationnelle : le
matin mme, trois hommes se sont vads de la prison
municipale, tuant un gardien au passage. Deux des trois
hommes ont t repris, le troisime est toujours en
fuite. On ne donne pas le nom des vads (pas dans ce
bulletin, en tout cas), mais Jane, dans sa maison vide
(fait que vous aurez maintenant expliqu de manire
plausible), sait, sans lombre dun doute, que lun
deux tait Dick. Elle le sait parce quelle a finalement
identifi la raison de son pressentiment lorsquelle est
entre chez elle. Ctait lodeur, lgre et en train de
disparatre, dun produit capillaire, un tonique du nom
de Vitalis. Le tonique de Dick. Jane reste immobile
dans son fauteuil, les muscles paralyss de terreur,
incapable de se lever. Et tandis quelle entend les pas de
Dick dans lescalier, elle se dit : Il ny a que Dick
pour arriver se procurer du Vitalis, mme en
prison Elle doit se lever, elle doit courir, mais elle
narrive pas bouger
Pas mal, non ? Cest ce que je pense. Pourtant, cest
une histoire qui na rien dunique. Comme je lai dj
fait remarquer,BATTUE (OU ASSASSINE) PAR UN EX-MARI
JALOUX est un titre qui fait la manchette des journaux
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
presque toutes les semaines. Cest triste, mais vrai. Ce
que je vous demande, dans cet exercice, cest de
changer le sexe des protagonistes avant dattaquer votre
travail sur la situation ; faites de la femme la harceleuse,
en dautres termes (peut-tre se sera-t-elle chappe
dun hpital psychiatrique, et non dune prison), et du
mari la victime. Rdigez sans laborer dintrigue ;
laissez la situation et cette inversion inattendue des rles
vous porter. Je vous prdis que a coulera comme de
source si, bien sr, vous tes honnte dans la faon
de faire parler et se comporter vos personnages.
Lhonntet, quand on raconte une histoire, compense
bien des fautes de style, comme en tmoignent les
uvres au style rigide dauteurs comme Theodore
Dreiser ou Ayn Rand ; mentir est en revanche la grande
faute impardonnable. Les menteurs prosprent, ce nest
que trop vrai, mais seulement dans le grand mouvement
des choses, jamais dans les jungles de la composition et
de ses dures ralits o vous devez tendre vers votre
objectif, un mot aprs lautre. Si vous commencez
mentir sur ce que vous savez et ressentez quand vous
tes l en bas, tout scroule.
Quand vous aurez fini lexercice, envoyez-moi donc
un mot par Internet sur www.stephenking.com et
racontez-moi comment a sest pass pour vous. Je ne
vous promets pas dexaminer toutes les rponses que je
recevrai, mais je vous promets que je lirai quelques-
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
unes des aventures que vous me soumettrez avec le
plus grand intrt. Je suis curieux de voir le genre de
fossile que vous allez exhumer et dans quelle mesure
vous allez le dgager intact du sol.
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Les descriptions sont ce qui font du lecteur un
participant sensoriel lhistoire. Bien dcrire est un
savoir-faire qui sapprend et ceci est lune des
premires raisons pour lesquelles on ne peut russir
sans avoir beaucoup lu et crit. Ce nest dailleurs pas
seulement une question de savoir-faire, mais aussi de
savoir comment ne pas trop en faire. Lire vous
apprendra comment ne pas trop en faire, crire,
comment faire. On ne peut apprendre que par la
pratique.
Pour dcrire, il faut commencer par visualiser ce que
vous voudriez que le lecteur se reprsente. Cela se
termine par des mots, sur le papier, censs restituer ce
que vous voyez en esprit. Exercice loin dtre facile.
Comme nous lavons dj tous entendu dire un jour ou
lautre : Ctait tellement gnial (ou
horrible/fabuleux/comique, etc.) que je ne sais pas
comment le dcrire . Si vous voulez russir comme
crivain, vous devez prcisment tre capable de
dcrire cela et dune manire telle que votre lecteur
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
vibrera tant il sy reconnatra. Si vous tes capable dy
parvenir, vous serez pay de vos peines et vous laurez
mrit. Si vous ny parvenez pas, vous recevrez de
nombreuses lettres de refus et pourrez alors peut-tre
envisager une carrire dans le monde fascinant du tl-
marketing.
Une description trop succincte laissera le lecteur
dsorient et myope. Une description surabondante le
noiera de dtails et dimages. Le truc, cest de trouver
le juste milieu. Il est aussi important de dterminer ce
quil faut dcrire que ce quil vaut mieux laisser dans
lombre, pour ne jamais perdre de vue que votre boulot
principal est de raconter une histoire.
Je ne suis pas particulirement friand des textes qui
dcrivent les caractristiques physiques des personnages
jusque dans les moindres dtails, ni la manire dont ils
sont habills (linventaire des garde-robes est quelque
chose qui a le don de me taper sur les nerfs ; si jai
envie dune description de fringues, autant me procurer
un catalogue de vente par correspondance). Autant que
je men souvienne, je nai que rarement dcrit, dans
mes textes, laspect quavaient les gens leur visage et
leur corps comme leurs vtements. Si je vous dis que
Carrie White est une lycenne rejete par les autres, au
teint maladif, dont la garde-robe est celle dune
fashion victim, je pense que vous tes capable de
complter le tableau, non ? Pas besoin de vous la
Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
dcrire jusqu son dernier bouton dacn, jusqu sa
dernire jupe. Nous avons tous le souvenir, aprs tout,
dune camarade de classe (ou de deux) mal barre dans
la vie ; si je dcris la mienne, elle transforme la vtre en
statue de sel et le lien de comprhension que je cherche
instituer entre nous se relche un peu. Une
description commence dans limagination de lcrivain
et doit sachever dans celle du lecteur. Quand il sagit
de mettre cette technique en pratique, lcrivain a
beaucoup plus de chance que le ralisateur de cinma
qui, dans la plupart des cas, est condamn trop en
montrer y compris,dans neuf cas sur dix, la
fermeture clair qui court sur le dos du monstre.
Jestime que le contexte et la texture sont bien plus
importants, pour ce qui est de donner au lecteur le
sentiment dtre dans lhistoire, que nimporte quelle
description physique des acteurs. Je ne crois pas non
plus que la description physique soit un raccourci pour
rendre compte de la personnalit des personnages.
Alors pargnez-moi, sil vous plat, les yeux bleus
ptillant dintelligence de votre hros, ou son
menton carr et volontaire ; de mme, les sourcils
arrogants de lhrone. Techniquement mauvaise,
cette faon de faire trahit la flemme dcrire elle est
lquivalent de ces casse-pieds dadverbes.
mes yeux, une bonne description consiste en
gnral donner quelques dtails bien choisis qui se
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chargeront de tout. Dans la plupart des cas, ce seront
les premiers qui vous viendront lesprit. Dans un
premier temps, ils iront trs bien. Si vous dcidez plus
tard den changer, den ajouter ou de les enlever, libre
vous : cest a que servent les relectures. Je crois
cependant que, dans la plupart des cas, les premiers
dtails qui vous sont venus lesprit seront les plus
authentiques et les meilleurs. Vous ne devez jamais
oublier (et vos lectures vous le prouveront tous les
jours, si vous en doutez encore) quil est tout aussi
facile de sur-dcrire que de sous-dcrire. Sinon plus
facile.
Lun de mes restaurants prfrs New York est le
Palm Too, sur la Seconde Avenue. Si je dcide de
situer une scne au Palm Too, je saurai forcment de
quoi je parle, ayant eu loccasion dy manger
plusieurs occasions. Avant de me mettre crire, je vais
voquer une image des lieux en mappuyant sur mes
souvenirs ; jen remplis mon imagination, sachant que
mon il intrieur devient dautant plus prcis que je
lutilise souvent. Je parle dil intrieur parce que cest
une image que nous connaissons tous, mais cest en
ralit tous mes sens que je mets en branle. Ces
fouilles dans ma mmoire seront brves mais intenses,
une vocation quasi hypnotique. Et, comme pour la
vritable hypnose, vous dcouvrirez que plus vous vous
y essaierez, plus il vous sera facile dy parvenir.
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Les quatre premires choses qui me viennent
lesprit lorsque jvoque le Palm Too sont (a) la
couleur sombre du bar, qui contraste avec la luminosit
du miroir qui en tapisse le fond, refltant la lumire de
la rue ; (b) la sciure de bois sur le sol ; (c) les dessins
sur les murs (des caricatures grotesques) ; et (d) les
odeurs de viande et de poissons grills.
Si je poursuis mon vocation, je dcouvre encore un
certain nombre de choses et je pourrais toujours
inventer ce dont je ne me souviens pas (pendant la
visualisation, ralit et invention sentremlent), mais je
nai pas besoin de davantage dlments. Ce nest pas
le Taj Mahal que nous visitons, aprs tout, et je ne
cherche pas vous vendre la bote. Il est aussi
important de se rappeler que ce qui compte nest pas le
cadre, mais lhistoire, et toujours lhistoire. Il ne
mincombe pas (pas plus quil ne vous incombe) de
mavancer dans les fourrs de la description
simplement parce que ce serait facile. Nous avons
dautres chats fouetter.
Ceci compris, voici un chantillon de narration dans
lequel le personnage se retrouve au Palm Too :
Le taxi sarrta devant le Palm Too quatre heures moins le
quart, par un superbe aprs-midi dt. Billy paya la course et, une
fois sur le trottoir, regarda autour de lui, cherchant Martin des
yeux. Il ntait pas l. Satisfait, Billy entra.
Aprs la clart aveuglante de la Seconde Avenue, le restaurant
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lui parut aussi sombre quune caverne. Le miroir, derrire le bar,
renvoyait une partie de la lumire qui venait de la rue et brillait
comme un mirage dans la pnombre. Pendant quelques instants, ce
fut tout ce que put voir Billy ; puis ses yeux commencrent
saccommoder. Il y avait quelques buveurs solitaires au bar. Un
peu plus loin, la cravate en berne et les manches de sa chemise
roules sur ses avant-bras velus, le matre dhtel parlait avec le
barman. Il y avait encore de la sciure sur le sol, remarqua Billy,
comme si ctait un cland des annes vingt et non un
tablissement du second millnaire o il tait interdit de fumer et
encore plus de recracher un jet de tabac chiquer entre ses pieds.
Et les caricatures qui dansaient sur les murs empruntes des
journaux et reprsentant des politiciens de seconde zone, des
journalistes qui avaient depuis longtemps pris leur retraite ou
staient suicids lalcool et des clbrits quon avait du mal
reconnatre faisaient encore la farandole jusquau plafond. Une
odeur de viande et doignons grills emplissait lair. Rien navait
chang, non, vraiment.
Le matre dhtel savana.
Puis-je vous aider, monsieur ? Le restaurant nouvre pas
avant six heures, mais le bar
Je cherche Richie Martin , le coupa Billy.
Larrive de Billy en taxi relve de la narration, ou
de laction, si vous prfrez ce terme. Il est indniable
que ce qui suit, une fois quil a franchi la porte du
restaurant, est de la description. Jy ai mis presque tous
les dtails qui me sont spontanment venus lesprit
lorsque jai voqu le Palm Too, et jen ai ajout
quelques-uns, comme la dcontraction du matre
dhtel entre les services, par exemple, un lment que
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je trouve plutt bon ; jaime bien la cravate qui pend et
les manches de chemise roules exposant les avant-bras
velus. Cest comme une photo. Lodeur de poisson ny
figure pas, mais cest parce que celle des oignons tait
plus forte.
Nous revenons lhistoire elle-mme avec un
fragment narratif (le matre dhtel vient occuper le
devant de la scne) puis avec le dialogue. Mais nous
voyons dj clairement les lieux. Jaurais pu ajouter
quantit de dtails : ltroitesse de la salle, par exemple,
Tonny Bennett diffus par la stro, lautocollant des
Yankees sur la caisse enregistreuse ; mais quoi bon ?
Quand il sagit de planter le dcor et de faire une
description, un repas frugal vaut un festin. Nous
voulons savoir si Billy va pouvoir localiser Martin
cest pour connatre le fin mot de cette histoire que
nous avons dbours nos vingt dollars. En dire plus sur
le restaurant aurait ralenti le rythme de lhistoire, nous
aurait peut-tre mme ennuy au point de rompre le
charme que sait produire une bonne fiction. Dans
beaucoup de cas, lorsquun lecteur abandonne un livre
quil trouve ennuyeux , cet ennui vient de ce que
lcrivain se trouve tellement sduit lui-mme par ses
capacits descriptives quil en perd de vue sa priorit,
laquelle est que son histoire doit toujours avancer. Si le
lecteur veut en savoir davantage sur le Palm Too que ce
qui en est dit dans lextrait, il pourra toujours aller y
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faire un tour la prochaine fois quil ira New York, ou
demander quon lui envoie une brochure. Jai dj
gaspill trop dencre pour faire comprendre que le
Palm Too va devenir lun des cadres importants o se
droulera mon histoire. Si jamais, en fin de compte, ce
nest pas le cas, je serai bien inspir de revoir ma
description et de la rduire quelques lignes. Je
pourrais bien entendu la conserver en arguant du fait
quelle est bonne ; ce serait la moindre des choses
quelle le soit, dailleurs, puisque je suis pay pour a.
Mais pas pour me faire plaisir.
On trouve une description simple (il y avait
quelques buveurs solitaires au bar), et une autre
nettement plus potique (Le miroir, derrire le bar
brillait comme un mirage dans la pnombre) dans
le paragraphe descriptif central du Palm Too. Les deux
vont trs bien, mais jai un faible pour les comparaisons
et toutes les formes de langage figuratif quoffre la
fiction, car elles en constituent le principal dlice, pour
le lecteur comme pour lcrivain. Bien cible, une
comparaison nous ravit autant que de rencontrer un
vieil ami au milieu dune foule dinconnus. En mettant
en relation deux objets premire vue sans rapport, ici
un bar et une caverne, un miroir et un mirage, nous
parvenons voir danciennes choses dun il neuf
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.
Mme si le rsultat donne simplement plus de clart au
texte, au lieu de beaut, je crois que lecteur et crivain
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participent conjointement une sorte de miracle. Peut-
tre est-ce envoyer le bouchon un peu loin, mais cest
nanmoins ma conviction.
Quand comparaisons ou mtaphores ne fonctionnent
pas, les rsultats sont parfois comiques, voire mme
gnants. Jai lu rcemment cette phrase dans un roman
qui va sortir bientt et dont je prfre ne pas citer
lauteur : Il resta assis sans bouger ct du cadavre,
attendant le mdecin lgiste avec autant de patience que
sil attendait un sandwich la dinde. Honntement, je
nai pas vu le rapport, sil y en a un. Jai donc referm
le bouquin sans aller plus loin. Si un crivain sait ce
quil fait, je suis prt faire un tour de mange avec lui.
Sil ne le sait pas eh bien, jai cinquante ans et il y a
des tas de bons livres que je nai pas lus. Je nai pas de
temps perdre avec ceux qui sont mal crits.
La comparaison zen nest que lun des piges
potentiels du langage au figur. Le plus courant (le
manque de culture littraire est dailleurs peu prs
toujours lorigine de ce qui nous y fait chuter) est
lutilisation de comparaisons, mtaphores et images qui
sont devenues des clichs. Il courait comme un fou,
elle tait jolie comme un cur, il sest battu comme
un lion ne me faites pas perdre mon temps (et ne
perdez pas le vtre) avec des poncifs aussi culs. Vous
risquez de passer pour paresseux ou ignorant. Aucune
de ces descriptions namliorera votre rputation
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dcrivain.
Mes comparaisons prfres, au fait, proviennent
des romans policiers des annes quarante et cinquante
et des descendants littraires des crivains dhistoires
quatre sous. Parmi celles-ci, il y a : Il faisait plus noir
que dans un chargement complet de trous du cul
(George V. Higgins) et : Il alluma une cigarette (qui)
avait le got dun mouchoir de plombier (Raymond
Chandler).
Le secret de la bonne comparaison commence avec
une vue claire des choses et finit par un texte clair qui
utilise des images nouvelles et un vocabulaire simple.
Mes premires leons en ce domaine mont t
donnes par Chandler, Hammett et Ross McDonald ;
jai peut-tre acquis encore plus de respect pour le
langage descriptif compact en lisant T.S. Eliot (ces
griffes denteles courant sur le fond de la mer ; ces
cuillres caf), et William Carlos Williams (poulets
blancs, brouette rouge, les prunes dans la glacire, si
douces et si froides).
Comme pour tous les autres aspects de lart narratif,
vous vous amliorerez avec la pratique, mais celle-ci ne
fera pas de vous lcrivain parfait. Pourquoi le
voudriez-vous ? En quoi serait-ce amusant ? Et plus
vous vous efforcerez dtre clair et simple, plus vous en
apprendrez sur la complexit de votre langue. Prcieuse
et casse-gueule, oh oui, elle peut ltre, trs casse-
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gueule, mme. Pratiquez, exercez-vous, noubliez
jamais que votre boulot consiste dire ce que vous
voyez et faire avancer votre histoire.
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Abordons prsent la question des dialogues, la
par t ie audio de notre programme. Ce sont eux
quidonnent une voix votre distribution, et il est crucial
den dfinir le caractre : seul le comportement des
gens nous en apprend davantage sur ce quils sont. Ce
quils disent est en effet trompeur, car les propos quils
tiennent expriment leur caractre dune manire dont
les locuteurs sont tout fait inconscients.
Vous pouvez mexpliquer, via la narration, que
votre personnage principal disons Mitsuh Butts na
pas t un bon lve et mme na pas beaucoup
frquent lcole ; vous pouvez cependant aussi me le
faire comprendre, et de manire beaucoup plus vivante,
par la manire dont il sexprime et lune des rgles
dor de la bonne fiction est de ne jamais expliquer
quelque chose que lon peut montrer. Exemple :
Quest-ce que tu vois, l ? demanda le garon, qui traait
quelque chose dans la terre avec le bout de son bton. Il aurait pu
tout aussi bien sagir dune boule, dune plante ou simplement
dun cercle. Tu sais que la terre tourne autour du soleil, comme
ils disent ?
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Chai pas cqui disent, rpliqua Mitsuh. Jai jamais tudi
cque dit Machin ou Truc, passque chacun il dit un truc diffrent,
pis finalement tas mal la tte, pis tu perds lapmite.
Cest quoi, lapmite ?
Tas jamais fini avec tes questions ? scria Mitsuh. Il
sempara du bton et le cassa. Lapmite, cest quand dans ton
ventre, il te dit que cest lheure pour manger ! Sauf quand tes
malade ! Et les gens qui disent que je suis ignorant !
Ah, lapptit , observa le garon dun ton placide en se
remettant dessiner, du bout du doigt cette fois.
Bien fait, un dialogue nous indique si un personnage
est intelligent ou stupide (Mitsuh Butts nest pas
forcment un crtin parce quil ne sait pas dire
apptit ; il faudra lcouter encore un peu pour nous
faire une opinion), honnte ou non, amusant ou
taciturne. Les bons dialogues, comme ceux quont
crits des auteurs aussi diffrents que George
V. Higgins, Peter Straub ou Graham Greene, sont un
rgal ; les mauvais sont mortels lire.
Les crivains ont des aptitudes diffrentes, question
dialogues. On peut amliorer les siennes dans ce
domaine, mme si, comme la dit un jour un grand
homme (en fait il sagit de Clint Eastwood) : Un
homme doit connatre ses limites. H.P. Lovecraft
tait un gnie pour ce qui tait dinventer des histoires
macabres, mais ses dialogues sont catastrophiques. Il
devait le savoir car, sur les quelques millions de mots
quil a crits, moins de cinq mille relvent de dialogues.
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Le passage suivant, tir de La Couleur tombe du
ciel, illustre les problmes de Lovecraft sur ce point :
Cest ren ren que dla couleur a brle, froide et humide
quaile est, mais a brle a vivait dans lpuits, j lons ben
vue, une espce ed fume, tout pareil qules fleurs au
printemps, lpuits il brillait la nuit [] tout cquest vivant,
a suce la vie, cte pierre, pour sr quelle est vnue dans
cte pierre, tout quaile a empoisonn, c machin rond qules
professeurs ont tir ed la pierre, y lont cass, ltait ed la
mme couleur, tout pareil qules plantes et les fleurs, devait y
en avoir daut des graines. Jlons vue pour la premire fois
cte semaine, [] a vous attaque le cerveau et aprs a a vous
prend tout entier, a vous brle, [] a vient dun endroit o
les choses sont pas pareilles quici, un des professeurs lavait
bien dit
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