Stephen King - Conte de Fées (2023) (1001ebooks - Club)
Stephen King - Conte de Fées (2023) (1001ebooks - Club)
Stephen King - Conte de Fées (2023) (1001ebooks - Club)
FAIRY TALE
ISBN : 978-2-226-48404-8
Je suis sûr de pouvoir raconter cette histoire. Et je suis sûr que personne
n’y croira. Je m’en fiche. La raconter me suffit. Mon problème – je parie
que beaucoup d’écrivains ont le même, il n’y a pas que les débutants
comme moi –, c’est de savoir par où commencer.
Tout de suite, j’ai pensé au cabanon, parce que c’est là que mes
aventures ont débuté réellement, mais ensuite, je me suis aperçu que je
devrais parler de M. Bowditch d’abord, et de la manière dont on est
devenus proches. Seulement, tout cela ne serait jamais arrivé sans le miracle
qu’a vécu mon père. Un miracle très ordinaire, pourrait-on dire, un miracle
que des milliers d’hommes et de femmes ont connu depuis 1935, mais aux
yeux d’un gamin, c’était un miracle.
Seulement, ce n’est pas le bon choix non plus car je ne crois pas que
mon père aurait eu besoin d’un miracle sans ce foutu pont. Alors, c’est par
là que je dois commencer, par ce foutu pont de Sycamore Street. Et
maintenant, en y repensant, je vois clairement un fil qui traverse les années,
jusqu’à M. Bowditch et au cabanon cadenassé derrière sa vieille maison
victorienne délabrée.
Mais un fil, ça se brise facilement. Alors non, pas un fil, une chaîne
plutôt. Solide. Et moi, j’étais le gamin qui avait les menottes aux poignets.
2
M. Bowditch. Radar.
Visite à l’hôpital.
Le cabanon.
1
Je jouai un moment avec Radar et son singe. Quand elle se coucha sur
le linoléum en ayant l’air de dire : J’arrête, j’appelai mon père et lui
annonçai que j’avais plaqué le baseball.
« Je sais, dit-il. Le coach Harkness m’a déjà appelé. Il m’a expliqué que
ça avait un peu chauffé, mais il veut bien que tu reviennes à condition que
tu t’excuses, auprès de lui d’abord, et de toute l’équipe ensuite. Parce que tu
les as laissés tomber, d’après lui. »
C’était exaspérant, et amusant.
« C’était pas la finale du championnat, papa. C’était juste un
entraînement. Et il s’est comporté comme un vrai connard. »
Même si j’y étais habitué, et les autres aussi. La photo du coach aurait
pu figurer à côté du mot « connard » dans le dictionnaire.
« Donc, pas d’excuses, si je comprends bien.
– Je pourrais m’excuser d’avoir eu la tête ailleurs, c’est vrai. Je pensais
à M. Bowditch. Et à Radar. À cette maison. Elle est sur le point de
s’écrouler. Il y a un tas de trucs que je pourrais faire si j’avais le temps, et
maintenant je l’ai. »
Mon père prit quelques secondes pour réfléchir, puis il avoua :
« Je ne suis pas sûr de comprendre pourquoi tu te sens obligé de faire
ça. S’occuper de cette chienne, d’accord, c’est une bonne action, mais ce
Bowditch, tu ne le connais ni d’Ève ni d’Adam. »
Que répondre à cela ? Pouvais-je expliquer à mon père que j’avais
conclu un arrangement avec Dieu ? Même s’il avait la gentillesse de ne pas
éclater de rire (ce qu’il ne ferait certainement pas), il me répondrait que ce
genre de raisonnement était réservé aux enfants, aux évangélistes et aux
accros du téléachat qui croyaient véritablement qu’un oreiller ou un régime
magiques pouvaient les guérir de tous leurs maux. Dans le pire des cas, il
pouvait penser que j’essayais de m’attribuer le mérite de cette abstinence
qu’il respectait au prix d’un gros effort de volonté.
Et puis, il y avait une autre raison : c’était intime. C’était mon secret.
« Charlie ? Tu es toujours là ?
– Oui. Je veux faire tout ce que je peux jusqu’à ce qu’il soit rétabli,
c’est tout. »
Papa soupira.
« Ce n’est pas un enfant qui s’est cassé le bras en tombant d’un
pommier. Il est vieux. Peut-être qu’il ne se rétablira jamais. Tu as pensé à
ça ? »
Non, je n’y avais pas pensé, et je ne voyais aucune raison de
commencer.
« Tu sais ce qu’ils disent dans ton programme : une étape à la fois. »
Il ricana.
« On dit aussi que le passé c’est de l’histoire ancienne, et l’avenir un
mystère.
– Excellent, papa. Alors, on est d’accord au sujet du baseball ?
– Oui. Mais être retenu dans la sélection régionale à la fin de la saison,
ça aurait fait bien dans ton dossier d’inscription à la fac. Tu le sais, hein ?
– Oui, je sais.
– Et le football ? Tu envisages de laisser tomber aussi ?
– Pas dans l’immédiat. » Au moins, au football je n’étais pas obligé de
supporter le coach Harkness. « M. Bowditch ira peut-être mieux quand
l’entraînement reprendra en août.
– Ou pas.
– Ou pas, concédai-je. L’avenir est un mystère.
– En effet. Quand je repense à ce fameux soir où ta mère a décidé de
marcher jusqu’au Zippy… »
Il n’acheva pas sa phrase. Je ne savais pas quoi dire moi non plus.
« Tu veux bien me rendre un service, Charlie ? Un journaliste du Weekly
Sun est passé à la maison, il voulait tes coordonnées. Je ne les lui ai pas
données, mais j’ai noté les siennes. Il souhaite t’interviewer au sujet du
sauvetage de Bowditch. Sous l’angle humain. Je pense que tu devrais
accepter.
– Ce n’est pas vraiment moi qui l’ai sauvé, c’est Radar…
– Tu lui expliqueras. Mais si les facs dans lesquelles tu postules se
demandent pour quelle raison tu as laissé tomber le baseball, ce genre
d’article…
– Pigé. File-moi son numéro. »
Je l’enregistrai dans mes contacts.
« Tu seras là pour le dîner ?
– Dès que j’aurai donné le sien à Radar.
– Très bien. Je t’aime, Charlie. »
Je répondis que je l’aimais aussi. Ce qui était la vérité. C’était
quelqu’un de bien, mon père. Il avait traversé une mauvaise passe, mais il
s’en était sorti. Tout le monde ne peut pas en dire autant.
8
Après avoir nourri Radar et lui avoir promis de revenir dès le lendemain
matin de très bonne heure, je marchai jusqu’au cabanon. Cette petite
construction dépourvue de fenêtre avait quelque chose de désagréable dans
l’obscurité grandissante d’une soirée d’avril glaciale. Planté devant la porte
cadenassée, je tendis l’oreille. Pas de grattement. Pas d’étrange gazouillis
émanant d’une créature extraterrestre dans un film de science-fiction. Je
n’avais pas envie de cogner à la porte, mais je m’obligeai à le faire. Deux
fois. Fort.
Rien. Quel soulagement.
J’enfourchai mon vélo, dévalai Sycamore Street Hill, lançai mon gant
de baseball sur l’étagère du haut de mon armoire et le contemplai avant de
fermer la porte. C’est un chouette sport, le baseball. Il n’y a rien de mieux
que de remonter au score dans la neuvième manche, rien de mieux que de
rentrer en car après une super victoire à l’extérieur, quand tout le monde
rigole, chahute et se tape sur les fesses. Alors, oui, j’avais quelques regrets,
mais pas trop. Je pensais à ces paroles de Bouddha : tout change. Je me dis
qu’il y avait une bonne dose de vérité dans ces deux mots. Une sacrée dose.
J’appelai le journaliste du Weekly Sun. Un hebdomadaire gratuit qui
contenait quelques infos locales et des articles sur le sport noyés sous un
paquet de pubs. Il y en avait toujours une pile à l’entrée du Zippy, dans un
présentoir qui disait PRENEZ-EN UN, et un petit malin avait ajouté PRENEZ-LES
TOUS. Le journaliste en question s’appelait Bill Harriman. Je répondis à ses
questions en attribuant presque tout le mérite à Radar encore une fois.
M. Harriman voulut savoir s’il pourrait nous prendre en photo elle et moi.
« Oh, je ne sais pas. Il faudrait que je demande la permission à
M. Bowditch, et il est à l’hôpital.
– Tu pourrais lui demander demain ou après-demain ? Je dois rendre
mon papier vendredi après-midi, pour la semaine prochaine.
– Je lui poserai la question si je peux, mais je crois qu’il doit subir une
autre opération. Alors, peut-être qu’ils ne me laisseront pas le voir, et je ne
peux pas faire ça sans sa permission. »
Je n’avais aucune envie que M. Bowditch soit en colère contre moi, et
c’était le genre d’homme qui se mettait en colère rapidement. Plus tard, je
cherchai dans le dictionnaire le mot qui désignait ces gens-là : misanthrope.
« Compris, compris. Tiens-moi au courant dès que possible. Dis-moi,
c’est pas toi qui as marqué le touchdown gagnant contre Stanford Prep
pendant le Turkey Bowl en novembre dernier ?
– Si, mais ça me mérite pas de figurer dans le top ten de SportsCenter.
On était sur leur ligne des deux yards et je suis passé en force. »
Il rit.
« Modeste, par-dessus le marché ! Ça me plaît. Appelle-moi, Charlie. »
Je promis de le faire et redescendis pour regarder un peu la télé avec
mon père avant d’attaquer mes devoirs. Je pensais à Radar. J’espérais
qu’elle allait bien. Et qu’elle s’habituait à cette nouvelle vie. Une fois de
plus, l’adage de Bouddha me vint à l’esprit. Il fallait le garder en tête.
CHAPITRE QUATRE
Un appel de M. Bowditch.
La boîte de farine.
1
Visite à l’hôpital.
Le coffre-fort. Stantonville.
M. Bowditch et moi, on eut une sacrée conversation pendant que son
compagnon de chambre était dans la salle commune en train de regarder le
match entre les White Sox et les Tigers avec un moniteur cardiaque sanglé
sur la poitrine.
« Il a des ennuis de palpitant qu’ils n’arrivent pas à soigner, m’expliqua-
t-il. Dieu merci, je n’ai pas ce genre de problème. J’en ai suffisamment
comme ça. »
Il me montra qu’il pouvait se rendre seul aux toilettes, en prenant appui
sur ses béquilles. Manifestement, il en bavait, et quand il revint après avoir
vidé sa vessie, il avait le front couvert de sueur. Néanmoins, j’y voyais un
motif de satisfaction : il aurait certainement besoin de l’urinal avec son long
col sinistre pour les envies nocturnes, mais on pourrait peut-être se passer
du bassin. Du moment qu’il ne tombait pas en pleine nuit et ne se cassait
pas la jambe encore une fois. Je voyais les muscles de ses bras décharnés
trembler à chaque pas saccadé. Il s’assit sur le lit en poussant un soupir de
soulagement.
« Tu peux me donner un coup de main avec… »
Il montra la quincaillerie qui emprisonnait sa jambe.
Je soulevai la jambe équipée du fixateur et lorsqu’elle se retrouva
étendue sur le lit, il soupira de nouveau et réclama les deux comprimés qui
se trouvaient dans un gobelet en carton sur la table de chevet. Je les lui
donnai, versai un peu d’eau du broc et il les avala. Sa pomme d’Adam
montait et descendait dans son cou ridé tel un singe sur une branche.
« Ils m’ont retiré la pompe à morphine pour me donner ça. De
l’oxycodone. Le médecin dit que je vais devenir accro, si je ne le suis pas
déjà, et que je devrai me désintoxiquer ensuite. Pour le moment, le marché
me semble équitable. Rien que pour aller aux toilettes, j’ai l’impression de
courir un putain de marathon. »
Je m’en étais aperçu, et chez lui les toilettes étaient encore plus
éloignées du canapé convertible. Alors, peut-être qu’on aurait besoin du
bassin finalement, ne serait-ce qu’au début. J’allai dans le cabinet de
toilette, mouillai un gant et l’essorai. Lorsque je me penchai vers lui, il eut
un mouvement de recul.
« Hé, hé ! Qu’est-ce que tu fabriques ?
– J’essuie la sueur. Ne bougez pas. »
Dans une relation, on ne sait jamais quels sont les instants qui marquent
un tournant. C’est plus tard seulement que je découvris que celui-ci en était
un, pour lui et moi. Au bout d’un moment, il se détendit (un peu) et
m’autorisa à lui essuyer le front et les joues.
« J’ai l’impression d’être un putain de bébé.
– Vous me payez, alors laissez-moi gagner mon putain de fric. »
Je réussis à le faire rire. Une infirmière glissa la tête à l’intérieur de la
chambre pour savoir s’il avait besoin de quelque chose. Non, dit-il, et dès
qu’elle fut repartie, il me demanda de fermer la porte.
« C’est là que je te demande de te battre pour moi. Jusqu’à ce que je
puisse le faire moi-même. Et pour Radar aussi. Tu te sens prêt, Charlie ?
– Je ferai de mon mieux.
– Oui, peut-être. Et je ne peux pas t’en demander plus. Je ne te mettrais
pas dans cette situation si j’avais le choix. Une femme nommée
Ravensburger est venue me voir. Tu l’as déjà rencontrée ? »
Je lui dis que oui.
« Tu parles d’un nom ! J’essaie d’imaginer un burger à la viande de
corbeau 1, et ça me laisse perplexe. »
Je ne dirais pas qu’il était défoncé à l’Oxy, mais je ne dirais pas le
contraire non plus. Maigre comme il était – plus d’un mètre quatre-vingts
pour moins de soixante-dix kilos sans doute –, ces petits cachets roses
devaient lui flanquer un sacré coup derrière la tête.
« Elle voulait me parler de ce qu’elle a appelé mes options de paiement.
Je lui ai demandé à combien s’élevaient les dégâts jusqu’à présent et elle
m’a donné une facture. Elle est là, dans le tiroir… » Il montra la table de
chevet. « … mais ne t’occupe pas de ça pour le moment. “C’est pas donné”,
je lui ai dit. Et elle m’a répondu : “Les bons traitements coûtent cher,
monsieur Bowditch, et vous avez eu droit à ce qu’il y a de mieux.” Elle m’a
dit que si je souhaitais consulter un spécialiste du financement – ne me
demande pas ce que ça signifie au juste –, elle se ferait un plaisir
d’organiser un rendez-vous, avant que je quitte l’hôpital ou après mon
retour chez moi. Je lui ai répondu que ça ne serait pas nécessaire. Que je
pouvais payer la totalité, mais uniquement si j’obtenais une ristourne. Là,
on a commencé à marchander. Finalement, on s’est mis d’accord sur une
réduction de vingt pour cent, ce qui fait un rabais d’environ dix-neuf mille
dollars. »
Je laissai échapper un sifflement. M. Bowditch sourit.
« J’ai essayé de la faire descendre jusqu’à vingt-cinq pour cent, mais
elle est restée fixée sur vingt. À mon avis, c’est la norme industrielle, car
l’hôpital est une industrie, au cas où tu ne le saurais pas. Les hôpitaux et les
prisons gèrent leur business plus ou moins de la même manière, à la
différence que dans le cas des prisons, c’est le contribuable qui paie la
facture à l’arrivée. » Il passa sa main devant ses yeux. « J’aurais pu payer
l’intégralité, mais j’ai pris plaisir à marchander. Ça faisait longtemps que je
n’en avais pas eu l’occasion. Jadis, je faisais les vide-greniers. J’aime les
choses anciennes. Est-ce que je divague ? Oui. Bref : je peux payer la note,
mais pour ça, j’ai besoin de toi.
– Si vous pensez à l’argent qui est dans la boîte de farine… »
Son geste semblait indiquer que huit mille dollars, c’étaient des
broutilles. Et en effet, à côté de la facture de l’hôpital, ça l’était.
« Voici ce que je veux que tu fasses… »
Quand il eut terminé, il me demanda si j’avais besoin de noter.
« Ça ne m’embête pas, dit-il, du moment que tu déchires tout ensuite.
– Juste la combinaison du coffre, peut-être. Je la noterai sur mon bras, et
je l’effacerai ensuite.
– Tu veux bien faire ça pour moi, alors ?
– Oui. »
Je ne m’imaginais pas refuser, ne serait-ce que pour vérifier si tout ce
qu’il disait était vrai.
« Parfait. Répète-moi toutes les étapes. »
Je m’exécutai, après quoi j’utilisai le stylo posé sur la table de chevet
pour écrire sur mon biceps une série de chiffres et de sens de rotation. Ils
seraient cachés par la manche de mon T-shirt.
« Merci, dit-il. Tu devras attendre demain pour voir M. Heinrich, mais
tu peux te préparer dès ce soir. Quand tu auras nourri Radar. »
OK, dis-je. Je lui souhaitai bonne nuit et m’en allai. J’étais « baba »,
pour reprendre l’expression de mon père. À mi-chemin de l’ascenseur, je
repensai à quelque chose et fis demi-tour.
« Tu as déjà changé d’avis ? »
Il souriait, mais l’inquiétude se lisait dans son regard.
« Non. Je voulais juste vous poser une question au sujet d’un truc que
vous avez dit l’autre jour.
– Quoi donc ?
– Une histoire de cadeaux. Vous avez dit qu’un homme courageux
offrait son aide et un lâche offrait des cadeaux.
– Je ne m’en souviens pas.
– Si. Qu’est-ce que ça signifie ?
– Je ne sais pas. C’est sûrement les pilules qui parlaient à ma place. »
Il mentait. J’avais vécu avec un alcoolique pendant plusieurs années et
je savais reconnaître un mensonge quand j’en entendais un.
2
Ce soir-là, après avoir nourri Radar, je montai voir le seau d’or, pour
m’assurer que je n’avais pas rêvé. Quand je rentrai chez moi, papa me
demanda si j’étais prêt à accueillir M. Bowditch. Oui, dis-je, mais j’avais
encore des choses à faire avant son arrivée.
« Tu es toujours d’accord pour me prêter ta perceuse et ton tournevis ?
– Bien sûr. Et je serais venu avec plaisir te donner un coup de main,
comme je te l’ai dit, mais j’ai un rendez-vous à neuf heures. C’est au sujet
de cet incendie dont je t’ai parlé, dans un appartement. Il se pourrait que ce
soit un acte criminel.
– Je vais me débrouiller.
– J’espère. Tout va bien ?
– Oui. Pourquoi ?
– Tu m’as l’air un peu nerveux. Tu t’inquiètes à cause de demain ?
– Oui, un peu. »
Je ne mentais pas.
Vous vous demandez peut-être si j’éprouvais le besoin de parler à mon
père de ce que j’avais découvert. Eh bien non. D’une part, M. Bowditch
m’avait fait jurer de garder le secret. Et d’autre part il affirmait que cet or
n’avait pas été volé « au sens où on l’entend ». C’était la deuxième raison.
Je lui avais demandé ce que ça voulait dire, mais il m’avait simplement
répondu que personne sur terre ne cherchait cet or. Jusqu’à plus ample
informé, j’étais disposé à le croire sur parole.
Mais ce n’était pas tout : j’avais dix-sept ans et c’était le truc le plus
excitant qui m’était jamais arrivé. De loin. Je voulais en profiter.
4
Cet après-midi-là, vers seize heures, une camionnette portant sur le côté
l’inscription ARCADIA HOSPITAL – CONSULTATIONS EXTERNES s’arrêta le long
du trottoir. J’attendais dans l’allée avec Radar, tenue en laisse. Le portillon
– débarrassé des plaques de rouille et huilé maintenant – était grand ouvert.
Un aide-soignant descendit de la camionnette et alla ouvrir les portes
arrière. Je vis Melissa Wilcox, debout derrière le fauteuil roulant où était
assis M. Bowditch. Sa jambe emprisonnée dans le fixateur était tendue
devant lui. La kinésithérapeute déverrouilla le fauteuil, le poussa vers
l’avant et appuya sur un bouton avec le talon de la main. En voyant la
plateforme électrique et le fauteuil roulant descendre lentement, je sentis
mon ventre se nouer. J’avais pensé au téléphone, à l’urinal et même à la
clochette. Le chèque de Heinrich était à l’abri dans mon portefeuille. Tout
était prêt… mais il n’y avait pas de rampe pour fauteuil roulant, ni devant ni
derrière ! Je me sentais idiot. Heureusement, ce sentiment ne dura pas car
Radar était là pour me distraire. Dès qu’elle vit son maître, elle se précipita
vers lui. Oubliée l’arthrite dans les hanches. Je parvins à bloquer la laisse
avant que la plateforme lui écrase les pattes, mais la secousse se répercuta
jusque dans mon bras.
Ouah ! Ouah ! Ouah !
Ce n’étaient pas les grognements de molosse qui avaient tant effrayé
Andy à l’époque, mais des cris si plaintifs, si humains, qu’ils me brisèrent
le cœur. Tu es revenu ! disaient ces aboiements. Dieu soit loué, je croyais
que tu étais parti pour toujours !
M. Bowditch lui tendit les bras et Radar se dressa, les pattes avant
posées sur la jambe tendue de son maître. Celui-ci grimaça, puis sourit et
prit la tête de sa chienne entre ses mains.
« Oui, ma fifille », roucoula-t-il.
J’avais du mal à croire qu’il était capable de produire un son pareil, et
pourtant je l’entendais de mes propres oreilles : ce vieil homme ronchon
roucoulait. Et il avait les larmes aux yeux. Radar, elle, émettait des petits
gémissements de bonheur, et sa grosse queue battait l’air.
« Oui, ma fifille. Tu m’as manqué toi aussi. Allez, descends maintenant,
tu me fais mal. »
Radar retomba sur ses quatre pattes et marcha à la hauteur du fauteuil
que Melissa poussait dans l’allée, tant bien que mal.
« Il n’y a pas de rampe, dis-je. Désolé, désolé. Mais je peux en
construire une. Je regarderai sur Internet. On trouve tout sur Internet. » Je
ne pouvais plus m’arrêter de parler. « Je crois que tout le reste est plus ou
moins prêt… »
M. Bowditch m’interrompit :
« On engagera quelqu’un pour installer une rampe, arrête de t’inquiéter.
Tu n’es pas obligé de tout faire. Ce qu’il y a de bien quand on est un
secrétaire particulier, c’est qu’on peut déléguer les tâches. Et puis, rien ne
presse. Comme tu le sais, je ne sors pas souvent. Tu t’es occupé de notre
petite affaire ?
– Oui. Ce matin.
– Très bien. »
Melissa intervint, s’adressant à l’aide-soignant :
« À vous deux, vous devriez pouvoir porter le fauteuil dans l’escalier,
des costauds comme vous. Qu’en penses-tu, Herbie ?
– Pas de problème, répondit celui-ci. Hein, fiston ?
– Oui, bien sûr », répondis-je et je pris un côté du fauteuil roulant.
Radar gravit les premières marches, s’arrêta lorsque ses pattes arrière la
trahirent, mais elle parvint à réembrayer pour monter jusqu’en haut. Elle
nous toisa en frappant la véranda avec sa queue.
« Et il faudrait s’occuper de cette allée, s’il doit l’utiliser avec son
fauteuil, dit Melissa. C’est pire que la route de terre au bord de laquelle j’ai
grandi, là-bas dans le Tennessee.
– Prêt, champion ? » me lança Herbie.
On hissa le fauteuil sur la véranda. Je cherchai parmi les clés de
M. Bowditch jusqu’à ce que je trouve celle qui ouvrait la porte d’entrée.
« Hé, fit l’aide-soignant, j’ai pas vu ta photo dans le journal ? »
Je soupirai.
« Oui, possible. Avec Radar. Devant la maison, près du portillon.
– Non, non, l’année dernière. C’est toi qui as marqué le touchdown de
la victoire du Turkey Bowl. Cinq secondes avant la fin du temps
réglementaire. »
Il leva la main au-dessus de sa tête en brandissant un ballon imaginaire,
comme je le faisais sur la photo. Je n’aurais su dire pourquoi ça me faisait
plaisir qu’il se souvienne de cette image, et non de la plus récente.
Dans le salon, j’attendis – plus nerveux que jamais – pendant que
Melissa Wilcox inspectait le canapé-lit.
« Très bien, dit-elle. Parfait. Un peu bas, peut-être, mais on fait avec ce
qu’on a. Il faudrait un traversin ou quelque chose dans le genre pour
soutenir sa jambe. Qui a fait le lit ?
– Moi », dis-je, et son air surpris me fit plaisir lui aussi.
« Tu as lu la brochure que je t’ai donnée ?
– Oui. J’ai acheté ce produit antibactérien pour les broches…
– Une simple solution saline fera l’affaire. Ou de l’eau chaude avec du
sel. Tu te sens prêt à le transférer ?
– Oh hé, fit M. Bowditch. Peut-être que je pourrais participer à la
conversation ? Je suis là, je vous signale.
– Oui, mais ce n’est pas à vous que je parle, répondit Melissa avec un
grand sourire.
– Euh… je ne sais pas, avouai-je.
– Monsieur Bowditch, dit Melissa. C’est à vous que je m’adresse
maintenant. Vous êtes d’accord pour que Charlie fasse un essai ? »
Le vieil homme se tourna vers Radar, assise le plus près de lui possible.
« Qu’est-ce que tu en dis, fifille ? On fait confiance à ce gamin ? »
La chienne émit un aboiement.
« Si Radar est d’accord, moi aussi. Ne me lâche pas, mon garçon. Cette
jambe me fait dérouiller. »
J’approchai son fauteuil roulant du canapé-lit, actionnai le frein et lui
demandai s’il pouvait prendre appui sur sa jambe valide. Il se redressa à
moitié, ce qui me permit de débloquer et d’abaisser le repose-jambe. Il
poussa un grognement, mais parvint à parcourir la distance restante en
chancelant un peu, mais droit.
« Tournez-vous pour placer vos fesses face au lit, mais n’essayez pas de
vous asseoir. Attendez que je vous le dise. »
Melissa hocha la tête d’un air approbateur.
M. Bowditch obéit. Je repoussai le fauteuil.
« Je ne peux pas rester longtemps debout sans les béquilles. »
La sueur perlait sur son front et ses joues.
Je m’accroupis pour saisir le fixateur.
« Vous pouvez vous asseoir maintenant. »
Il ne s’assit pas, il se laissa tomber. En poussant un soupir de
soulagement. Il s’allongea. Je déposai sa jambe cassée sur le lit. Et voilà,
j’avais réussi mon premier transfert. Je transpirais moins que M. Bowditch,
mais je transpirais quand même, de nervosité. C’était autre chose que de
renvoyer les balles d’un lanceur.
« Pas mal, commenta Melissa. Pour le lever, il faudra que tu le prennes
dans tes bras. Tu croises tes doigts dans le milieu de son dos et tu le
soulèves. Sers-toi de ses aisselles…
– Oui, pour le soutenir, dis-je. C’est marqué dans la brochure.
– J’aime les garçons studieux. Assure-toi que ses béquilles sont toujours
à portée de main, surtout s’il veut se lever. Eh bien, comment vous sentez-
vous, monsieur Bowditch ?
– Comme si j’avais enfilé un caleçon trop petit. C’est l’heure de mes
médocs ?
– Vous les avez pris avant de quitter l’hôpital. Il faut attendre six heures
maintenant.
– C’est loin. Juste un petit oxycodone pour m’aider à passer le cap ?
– Je n’en ai pas. » Elle s’adressa à moi : « Tu t’amélioreras à force,
d’autant qu’il va se rétablir peu à peu et gagner en autonomie.
Accompagne-moi dehors un instant.
– Vous allez parler dans mon dos, nous lança Bowditch. En tout cas, il
est hors de question que ce jeune homme m’administre des lavements.
– Ouah ! » fit Herbie. Penché en avant, les mains sur les genoux, il
examinait le téléviseur. « C’est la plus vieille boîte à conneries que j’aie
jamais vue. Elle marche ? »
7
Le lundi est toujours une journée très chargée pour mon père (à cause
du retard accumulé durant le week-end), et souvent il ne rentre pas avant six
heures et demie ou sept heures, aussi ne m’attendais-je pas à le trouver à la
maison, et d’ailleurs il n’y était pas. Car il m’attendait devant le portillon de
M. Bowditch.
« J’ai fini plus tôt, dit-il en me voyant approcher. Je m’inquiétais pour
toi.
– Il n’y avait pas de raison. »
Il passa son bras autour de mes épaules et me serra contre lui.
« Fais-moi un procès, alors. En montant jusqu’ici, je t’ai aperçu dans
l’allée, en train de bavarder avec une jeune femme, mais tu ne m’as pas vu.
Tu semblais très concentré sur ce qu’elle te racontait.
– Et tu as attendu là pendant tout ce temps ?
– J’ai failli frapper à la porte, mais je suis un peu comme un vampire
dans ce contexte : je ne peux entrer sans y être invité.
– Mercredi, dis-je. Je lui en ai parlé.
– Ça marche. En soirée ?
– Vers sept heures peut-être. Il prend ses médicaments contre la douleur
à six heures. »
On descendit vers le bas de la colline. Il me tenait toujours par les
épaules. Ça ne me gênait pas. Je lui expliquai que je ne voulais pas laisser
M. Bowditch seul trop longtemps, alors je ne pouvais pas dîner avec lui. Je
prendrais quelques affaires – ma brosse à dents notamment – et je trouverais
bien quelque chose à grignoter dans son cellier (mais pas des sardines).
« Inutile, dit mon père. J’ai rapporté des sandwichs de chez Jersey
Mike’s. Prends-les.
– Super !
– Comment il va ?
– Il souffre beaucoup. J’espère que ses médicaments l’aideront à dormir.
Il doit en prendre encore à minuit.
– De l’Oxy ?
– Oui.
– Surtout, il ne doit pas savoir où tu les caches. »
C’était un conseil qu’on m’avait déjà donné, mais au moins, mon père
ne me demanda pas si je pourrais être tenté d’essayer.
À la maison, je fourrai des affaires pour deux jours dans mon sac à dos,
ainsi que ma borne Wi-Fi portable Nighthawk car mon téléphone marchait
bien, mais la Nighthawk offrait une connexion d’enfer. J’ajoutai ma brosse
à dents et le rasoir que j’avais commencé à utiliser deux ans auparavant. Au
lycée, certains gars arboraient une barbe de trois jours – c’était un style –,
mais moi, je préférais avoir un visage bien net. Je préparai mon sac
rapidement, sachant que je pourrais toujours revenir le lendemain si j’avais
oublié un truc. Et je pensais à M. Bowditch, seul dans sa grande maison au
toit qui fuyait, avec sa vieille chienne pour seule compagnie.
Quand je fus prêt à repartir, mon père m’étreignit de nouveau et me prit
par les épaules.
« C’est une sacrée responsabilité que tu as acceptée. Je suis fier de toi,
Charlie. J’aimerais que ta mère puisse te voir. Elle serait fière, elle aussi.
– Ça me fait un peu peur, avouai-je.
– Le contraire serait inquiétant. Souviens-toi que tu peux toujours
m’appeler, quoi qu’il arrive.
– Je n’y manquerai pas.
– Tu sais, j’ai toujours eu hâte que tu ailles à la fac. Un peu moins
maintenant. Cette maison va paraître vide sans toi.
– Je suis à cinq cents mètres, au bout de la rue, papa », dis-je.
Mais j’avais une boule dans la gorge.
« Je sais, je sais. Allez, file, Chip. Va faire ton travail. » Il déglutit
bruyamment. « Et fais-le bien. »
1. Raven : corbeau.
CHAPITRE SEPT
La visite de mon père.
Vint ensuite ce que les poètes et les musiciens appellent une césure.
L’état de Radar continua à… je ne dirais pas à s’améliorer, mais du moins
ressemblait-elle davantage à la chienne que j’avais découverte le jour où
M. Bowditch était tombé de l’échelle (même si, le matin, elle avait encore
du mal à se lever de son tapis et à marcher jusqu’à sa gamelle). L’état de
M. Bowditch, lui, s’améliorait pour de bon. Il avait arrêté l’Oxy et troqué
son unique béquille contre une canne dénichée dans un coin du sous-sol. Où
il avait repris son puzzle. Quant à moi, j’allais au lycée, je passais du temps
avec mon père, et encore plus au 1 Sycamore Street. L’équipe de football
des Hedgehogs avait commencé la saison par trois défaites pour zéro
victoire, et mes anciens coéquipiers ne me parlaient plus. C’était moche,
mais j’avais trop de choses en tête pour me laisser abattre. Plusieurs fois,
généralement pendant que M. Bowditch faisait la sieste dans le canapé-lit,
qu’il utilisait encore pour pouvoir rester près de Radar, j’ouvris le coffre-
fort pour plonger les mains dans le seau d’or. Toujours surpris par le poids
des pépites, je les laissai couler entre mes doigts en fins ruisseaux. Dans ces
moments-là, je songeais aux paroles de M. Bowditch concernant la
fascination de l’or. Je méditais sur ce sujet, pourrait-on dire. Melissa ne
venait plus que deux fois par semaine et elle s’émerveillait des progrès de
son patient. Elle l’informa que le Dr Patterson, l’oncologue, souhaitait le
voir, mais M. Bowditch refusa, affirmant qu’il se sentait bien. Je le prenais
au mot, non pas parce que je le croyais, mais parce que je voulais y croire.
Je sais maintenant que les malades ne sont pas les seuls à vivre dans le déni.
Une période de calme. Une césure. Puis tout se produisit presque en
même temps, et dans le lot, aucune bonne surprise.
8
UN BIJOUTIER DE STANTONVILLE
ASSASSINÉ
Un homme d’affaires vivant depuis longtemps à Stantonville
a été retrouvé mort dans sa boutique, « Excellent
Jewellers », la nuit dernière. La police avait été alertée par
un appel téléphonique signalant que la porte de la boutique
était ouverte, alors que la pancarte FERMÉ était suspendue à
l’intérieur. L’officier James Kotziwinkle a découvert le corps
de Wilhelm Heinrich dans l’arrière-boutique, dont la porte
était ouverte elle aussi. Interrogé pour savoir si le mobile
était le vol, le chef de la police de Stantonville, William
Yardley, a déclaré : « Bien que l’enquête se poursuive, le
doute n’est guère permis. » Quand on leur demande si
quelqu’un a entendu des bruits de bagarre, ou peut-être
même des coups de feu, le chef Yardley et l’inspecteur Israel
Butcher, de la police d’État de l’Illinois, se refusent à tout
commentaire, se contentant de souligner que la plupart des
commerces situés à l’extrémité ouest de la rue principale
sont inoccupés depuis l’ouverture du centre commercial à la
périphérie de la ville. « Excellent Jewellers » constituait une
exception notable. Yardley et Butcher promettent « une
résolution rapide de cette affaire ».
Un endroit dangereux.
Le dimanche, après avoir fait ses besoins du matin, Radar fut incapable
de gravir les marches de la véranda et elle mangea seulement la moitié de sa
gamelle. Le soir, rien du tout.
« Sans doute qu’elle a juste besoin de repos, dit M. Bowditch, mais il
paraissait dubitatif. Double la dose de médicaments.
– Vous êtes sûr ? »
Il m’adressa un sourire sans joie.
« Qu’est-ce qu’on risque, à ce stade ? »
Ce soir-là, je dormis dans mon lit donc, et le lundi, Radar semblait aller
un peu mieux. Mais M. Bowditch, lui, payait le contrecoup de ses efforts de
samedi. Il avait repris ses béquilles pour aller aux toilettes. J’avais envie de
sécher le lycée pour rester avec lui, mais il me l’interdit. Le soir venu, il
semblait aller mieux lui aussi. Il affirma qu’il était rétabli. Et je le crus.
Quel idiot.
4
Je crois que jamais je n’avais pédalé aussi vite. En danseuse sur mon
vélo, je fonçai dans les rues sans regarder. Une voiture klaxonna, des pneus
crissèrent et quelqu’un brailla : « Regarde où tu vas, petit con ! »
Mais j’eus beau foncer, les secours m’avaient devancé. Quand je tournai
au coin de Pine et de Sycamore, en dérapage, obligé de poser un pied à terre
pour éviter de finir dans le décor, l’ambulance s’éloignait déjà, gyrophare
allumé et sirène hurlante. Je fis le tour de la maison. Avant que je puisse
ouvrir la porte de la cuisine, Radar jaillit par la chatière et se jeta sur moi. Je
m’agenouillai pour l’empêcher de sauter et de solliciter ses hanches
fragiles. Elle gémit, jappa et me lécha le visage. N’essayez même pas de me
dire qu’elle ne savait pas qu’un drame venait de se dérouler.
On entra dans la maison. Une tasse de café était renversée sur la table
de la cuisine et la chaise sur laquelle il s’asseyait toujours (c’est curieux
cette façon qu’ont les gens de choisir une place et de s’y tenir) avait basculé
sur le sol. La cuisinière était restée allumée ; la cafetière à l’ancienne était
trop chaude pour qu’on puisse la toucher et elle sentait le brûlé. Une odeur
d’expérience de chimie, pourrait-on dire. J’éteignis la plaque et utilisai une
manique pour poser la cafetière sur un brûleur froid. Pendant tout ce temps,
Radar ne me quitta pas d’une semelle ; elle appuyait son épaule contre ma
jambe et frottait sa tête contre mon genou.
Un calendrier traînait sur le sol à l’entrée du salon. Il était facile
d’imaginer le déroulement des faits. M. Bowditch buvait son café, assis à la
table de la cuisine, il avait laissé la cafetière sur le feu pour boire une
deuxième tasse. Soudain, des coups de marteau dans la poitrine. Il renverse
sa tasse. Le téléphone est dans le salon. En se levant, il fait basculer sa
chaise, il titube et fait tomber le calendrier accroché au mur en voulant se
retenir.
Le téléphone rétro était posé sur le canapé-lit. Il y avait également un
emballage portant l’inscription PAPAVÉRINE, un produit qu’on lui avait
injecté avant de le transporter, supposai-je. Assis sur les draps froissés, je
caressais Radar et la grattais derrière les oreilles, ce qui semblait la calmer à
tous les coups.
« Ça va aller, fifille. Tu verras, il va s’en tirer. »
Mais au cas où, je jetai un coup d’œil sous le canapé-lit. Où, d’après
M. Bowditch, j’étais censé trouver tout ce dont j’avais besoin. Il y avait là
le revolver dans son étui, avec sa ceinture ornée de conchos. Il y avait un
trousseau de clés et un portefeuille que je n’avais jamais vu. Et un vieux
magnétophone à cassettes, que j’avais déjà vu, lui, posé sur une des caisses
de bouteilles de lait en plastique entreposées au deuxième étage. En
regardant le magnétophone de plus près, je constatai qu’il y avait une
cassette Radio Shack à l’intérieur. Soit M. Bowditch avait écouté quelque
chose, soit il avait enregistré quelque chose. Je misais sur la seconde
hypothèse.
Je glissai le trousseau de clés dans une poche et le portefeuille dans une
autre. J’aurais préféré le ranger dans mon sac à dos, mais il était resté au
lycée. Le reste, je l’emportai à l’étage pour le déposer dans le coffre. Avant
de refermer la lourde porte et de faire la combinaison, je posai un genou à
terre et plongeai les mains jusqu’aux poignets dans les pépites d’or. Je les
laissai couler entre mes doigts en me demandant ce que j’allais en faire si
M. Bowditch mourait.
Radar gémissait et aboyait au pied de l’escalier. Je redescendis, m’assis
sur le canapé-lit et appelai mon père pour lui raconter ce qui s’était passé. Il
me demanda comment allait M. Bowditch.
« Je ne sais pas. Je n’ai pas eu le temps de le voir. Je fonce à l’hôpital. »
J’étais au milieu de ce foutu pont quand mon téléphone sonna. Je me
garai sur le parking du Zip Mart pour répondre. C’était Melissa Wilcox.
Elle pleurait.
« Il est mort dans l’ambulance, Charlie. Ils ont essayé de le ranimer, ils
ont tout essayé, mais l’infarctus était trop sérieux. Je suis désolée.
Terriblement désolée. »
Je répondis que j’étais désolé moi aussi. Je regardai la vitrine du Zip
Mart. L’enseigne n’avait pas changé : une assiette débordant de morceaux
de poulet frit, LE MEILLEUR DU PAYS. Mes larmes vinrent brouiller les mots.
Me voyant, Mme Zippy sortit et me lança :
« Tout va bien, Cholly ?
– Non, répondis-je. Pas vraiment. »
Ça ne servait plus à rien d’aller à l’hôpital maintenant. Je traversai le
pont en sens inverse et remontai Sycamore Street Hill en poussant mon
vélo. J’étais trop vanné pour pédaler, surtout dans la montée raide. Je
m’arrêtai devant notre maison, mais elle était vide et elle le resterait jusqu’à
ce que mon père rentre du travail. Pendant ce temps, une chienne avait
besoin de moi. Une chienne qui m’appartenait maintenant.
6
Howard Adrian Bowditch fut inhumé deux jours plus tard, le jeudi
26 septembre 2013. La cérémonie eut lieu au funérarium Crossland et il fut
enterré au cimetière de Sentry’s Rest, là où repose ma mère. La révérende
Alice Parker dirigea une cérémonie laïque à la demande de mon père ; elle
avait officié également lors de l’enterrement de ma mère. Elle fut brève,
mais j’eus le temps de réfléchir quand même. À l’or, mais aussi au cabanon.
M. Bowditch avait tué quelque chose derrière cette porte, et l’excitation
l’avait tué. Cela avait pris un certain temps, mais j’en étais convaincu.
Au funérarium et au cimetière étaient présents George Reade, Charles
Reade, Melissa Wilcox, Mme Althea Richland, un avocat nommé Leon
Braddock, et Radar, qui dormit durant tout l’office et se manifesta juste une
fois, au bord de la tombe, en aboyant au moment où on descendait le
cercueil en terre. Cela semble sentimental et invraisemblable. Tout ce que je
peux dire, c’est que c’est arrivé.
Melissa m’étreignit et m’embrassa sur la joue. Elle me dit de l’appeler
si j’avais envie de parler, et je promis de le faire.
Je regagnai le parking avec papa et l’avocat. Radar marchait à ma
hauteur. La Lincoln de Braddock était garée à côté de notre modeste
Chevrolet Caprice. Il y avait non loin de là un banc à l’ombre d’un chêne
dont les feuilles viraient au doré.
« Peut-être que nous pourrions aller nous asseoir là-bas un instant,
suggéra Braddock. J’ai une chose très importante à vous annoncer.
– Attendez, dis-je. Continuons à marcher. »
J’observais Mme Richland qui s’était retournée pour nous regarder, une
main en visière, comme à son habitude. Constatant qu’on se dirigeait vers
nos voitures – a priori –, elle monta dans la sienne et s’en alla.
« Maintenant, on peut aller s’asseoir, dis-je.
– J’en déduis que cette dame est du genre curieux, dit Braddock. Elle le
connaissait ?
– Non, mais M. Bowditch disait que c’était une fouineuse, et il avait
raison. »
Une fois sur le banc. M. Braddock posa sa mallette sur ses genoux et
l’ouvrit.
« Je vous ai promis que nous aurions une conversation intéressante, et je
pense que vous serez d’accord quand vous aurez entendu ce que j’ai à
dire. »
Il sortit de sa mallette une chemise, et de cette chemise une petite liasse
de feuilles maintenues par une pince en or. En haut de la première feuille,
on pouvait lire : DERNIÈRES VOLONTÉS ET TESTAMENT.
Mon père ne put s’empêcher de rire.
« Bon sang, il a légué quelque chose à Charlie ?
– Vous n’y êtes pas, le reprit Braddock. Il a tout légué à Charlie. »
Je dis la première chose qui me passa par la tête, et qui n’était pas très
polie.
« Merde alors ! »
Braddock sourit et secoua la tête.
« C’est un nullum cacas statum, comme on dit chez les avocats. Je suis
très sérieux. M. Bowditch vous a légué la maison et le terrain sur lequel elle
est construite. Un sacré terrain, soit dit en passant, dont la valeur atteint au
moins les six chiffres. Plutôt sept, compte tenu des prix de l’immobilier à
Sentry’s Rest. Tout ce qui se trouve à l’intérieur de la maison vous
appartient aussi, ainsi qu’une voiture actuellement remisée à
Carpentersville. Sans oublier la chienne, évidemment. »
Il se pencha pour caresser Radar. Celle-ci leva brièvement la tête, et la
laissa retomber sur sa patte.
« C’est la vérité vraie ? demanda mon père.
– Les avocats ne mentent jamais », dit Braddock, puis il repensa à ce
qu’il venait de dire et se ravisa : « En tout cas, pas dans ce genre d’affaires.
– Il n’y a aucun membre de la famille pour contester le testament ?
– Nous le saurons au moment de l’homologation, mais il affirmait ne
plus avoir de famille.
– Est-ce que… euh… j’ai le droit de rentrer dans la maison ? demandai-
je. J’ai laissé pas mal d’affaires là-bas. Surtout des fringues, mais aussi…
euh… »
Impossible de me remémorer tout ce que j’avais laissé. Je ne pensais
qu’à une seule chose, à ce que M. Bowditch avait fait ce mois-ci, pendant
que j’étais au lycée. Peut-être avait-il transformé ma vie pendant que je
planchais sur une interro d’histoire, ou que je tirais des paniers au gymnase.
Ce n’était pas à l’or que je pensais à cet instant précis, ni au cabanon, ni au
revolver ni à la cassette audio. J’essayais de me faire à l’idée que je
possédais désormais (ou posséderais bientôt) la propriété au sommet de
Sycamore Street Hill. Et pour quelle raison ? Parce que j’avais entendu
Radar hurler à la mort dans le jardin de ce que les gamins surnommaient la
Maison de Psychose, par un après-midi glacial du mois d’avril.
L’avocat continuait de parler pendant ce temps. Je dus lui demander de
rembobiner.
« Je disais que, naturellement, vous pouvez retourner dans la maison.
Après tout… elle vous appartient. De la cave au grenier. Une fois que le
testament aura été homologué. »
Il rangea les documents dans la chemise, la chemise dans la mallette, fit
claquer les fermoirs et se leva. De sa poche de poitrine, il sortit une carte de
visite, qu’il tendit à mon père. Et puis, se souvenant peut-être que ce n’était
pas lui l’héritier d’une propriété dont la valeur atteignait les six chiffres
(plutôt sept), il m’en remit une autre.
« Appelez-moi si vous avez des questions. Bien entendu, je vous
contacterai de mon côté. Je vais demander qu’on accélère le processus
d’homologation, mais ça peut prendre six mois. Félicitations, jeune
homme. »
On lui serra la main, papa et moi, et on le regarda regagner sa Lincoln.
Mon père n’était pas du genre grossier (contrairement à M. Bowditch,
capable de jurer simplement pour réclamer le sel), mais alors qu’on restait
assis là, sur ce banc, trop sonnés pour se lever, il fit une exception :
« Bordel de merde.
– Oui », fis-je.
9
L’histoire de la cassette.
À l’intérieur du cabanon.
Tous les placards de la cuisine avaient été ouverts ; les casseroles et les
poêles étaient éparpillés sur le linoléum. La cuisinière Hotpoint avait été
décollée du mur et la porte du four bâillait. Le contenu des grosses boîtes en
fer – SUCRE, FARINE, CAFÉ, BISCUITS – était répandu sur le comptoir, mais
celle qui avait contenu de l’argent n’en contenait plus, et ma première
pensée cohérente fut : Ce salopard n’a pas eu le fric. J’avais déposé tous les
billets dans le coffre-fort des mois plus tôt. Dans le salon, le canapé
convertible (redevenu un simple canapé maintenant que M. Bowditch n’en
avait plus besoin) avait été renversé et les coussins éventrés. Idem pour le
fauteuil. Il y avait du rembourrage partout.
Au premier étage, c’était pire. Je n’aurais pas besoin d’ouvrir les tiroirs
de la commode pour sortir mes affaires : elles étaient éparpillées sur le
plancher de la chambre que j’avais occupée. Mes oreillers avaient été
éventrés, le matelas pareil. Même chose dans la chambre principale, où le
papier peint, arraché du mur, pendait en longs lambeaux. La porte de
l’armoire était ouverte, et maintenant que les vêtements formaient un tas sur
le sol (les poches des pantalons avaient été retournées), le coffre-fort était
apparent. Je remarquai des éraflures autour de la poignée, et d’autres sur la
molette du cadran. Il avait tenu bon face aux tentatives du cambrioleur pour
le forcer. Par acquit de conscience, je fis la combinaison et l’ouvris. Tout
était là. Je refermai la porte, actionnai la molette et redescendis. Assis dans
le canapé où M. Bowditch avait dormi, j’appelai les secours pour la
troisième fois cette année. Puis j’appelai mon père.
2
J’étais partant pour remettre de l’ordre dans toute la maison, mais mon
père estimait qu’on devait attendre la police.
« Ils voudront sûrement récolter des indices. »
Ils débarquèrent une dizaine de minutes plus tard, à bord d’une voiture
de patrouille et d’un véhicule banalisé. Celui qui le conduisait avait les
cheveux blancs et une énorme bedaine. Il se présenta : inspecteur Gleason.
Les deux agents en tenue étaient les officiers Witmark et Cooper. Witmark
était muni d’un caméscope, Cooper d’une petite valise qui ressemblait à une
lunchbox, dont je devinais qu’elle contenait de quoi relever les indices.
Gleason survola les dégâts avec un manque d’intérêt flagrant. Il
soulevait régulièrement les pans de sa veste à carreaux, comme s’il battait
des ailes, pour remonter son pantalon. Je supposais qu’il lui restait encore
un an ou deux à tirer avant de recevoir une montre en or ou une canne à
pêche lors de son pot de départ en retraite. En attendant, il purgeait sa peine.
Il ordonna à Witmark de filmer le salon et envoya Cooper à l’étage. Il
posa quelques questions (adressées à mon père, alors que c’était moi qui
avais découvert l’effraction) et nota les réponses dans un petit calepin. Il le
referma d’un geste brusque, le fourra dans la poche intérieure de sa veste et
remonta son pantalon.
« Des rapaces de nécro. J’en ai vu des centaines.
– C’est quoi, ça ? » demandai-je.
Je jetai un coup d’œil à mon père et je vis qu’il connaissait la réponse.
Peut-être avait-il compris dès qu’il était entré dans la maison.
« Quand son avis de décès a-t-il été publié dans le journal ?
– Hier, dis-je. Sa kiné a rempli le formulaire pour le journal peu de
temps après sa mort, et je l’ai aidée à combler les trous. »
Gleason hocha la tête.
« Ouais, j’ai vu ça cent fois, répéta-t-il. Ces rapaces lisent le journal
pour savoir quand a lieu l’enterrement, et à quel moment la maison sera
vide. Ils enfoncent la porte et ils raflent tout ce qui semble avoir de la
valeur. Dressez la liste de tout ce qui a disparu et apportez-la au poste.
– Et les empreintes ? » demanda mon père.
Gleason haussa les épaules.
« Ils portaient sûrement des gants. De nos jours, tout le monde regarde
les séries policières, surtout les criminels. Dans ce genre d’affaires, on…
– Lieutenant ! » C’était la voix de Cooper, venue de l’étage. « On a un
coffre dans la chambre principale.
– Ah, voilà qui est intéressant », dit Gleason.
Il nous précéda au premier. Il montait lentement, utilisant la rampe pour
se hisser de marche en marche, et quand il arriva en haut, il était essoufflé et
écarlate. Il remonta son pantalon encore une fois et pénétra dans la chambre
de M. Bowditch. Il se pencha en avant pour examiner le coffre.
« Ah. Quelqu’un s’est cassé les dents. »
Pas difficile à deviner.
Witmark – le cinéaste attitré des forces de police locales, supposai-je –
entra à son tour et se mit à filmer.
« Je relève les empreintes, chef ? » demanda Cooper.
Il ouvrait déjà sa lunchbox.
« Ouais, on aura peut-être un coup de chance, répondit l’enquêteur
(j’hésite à employer ce mot). Notre homme a peut-être enlevé ses gants
pour essayer de trouver la combinaison en voyant qu’il n’arrivait pas à
forcer le coffre. »
Cooper répandit de la poudre noire sur la porte du coffre. La majeure
partie retomba sur le plancher. Comme si je n’avais pas assez de travail.
Cooper observa son œuvre, puis s’écarta pour que Gleason puisse en faire
autant.
« Tout a été effacé », déclara celui-ci en se redressant et en remontant
son pantalon, de manière particulièrement brutale cette fois.
Évidemment que tout avait été effacé. Par mes soins, après avoir appelé
la police. Le cambrioleur avait peut-être laissé ses empreintes, mais elles
devaient disparaître, hélas, car les miennes s’y trouvaient aussi.
« Vous ne connaissez pas la combinaison, je suppose ? »
La question de Gleason était adressée à mon père, évidemment.
« C’est la première fois que j’entre dans cette chambre. Demandez
plutôt à Charlie. C’était lui l’auxiliaire de vie du vieil homme.
Auxiliaire de vie. L’expression décrivait assez bien la réalité, mais ça me
faisait bizarre. Sans doute parce que c’était un terme qu’on appliquait
généralement aux adultes.
« Aucune idée, dis-je.
– Hmmm. » Gleason se pencha de nouveau vers le coffre, mais
brièvement, comme si cela avait cessé de l’intéresser. « Celui qui hérite de
cette baraque devra faire appel à un serrurier. Ou alors, si ça ne marche pas,
à un perceur de coffres qui sait se servir de la nitro. J’en connais deux à
Stateville… derrière les barreaux. » Il s’esclaffa. « Je parie qu’il y a pas
grand-chose à l’intérieur. Des vieux papelards et peut-être des boutons de
manchettes. Vous vous souvenez de tout ce cirque autour du coffre-fort d’Al
Capone ? Geraldo Rivera est passé pour un idiot sur ce coup-là. Bon.
N’oubliez pas de venir au poste pour faire une déposition, monsieur
Reade. »
Il s’adressait à mon père une fois de plus. Parfois, je comprenais
pourquoi les femmes étaient en rogne.
4
Ton père a enquêté sur moi, Charlie ? Je parie que oui. À sa place, je
sais que c’est ce que j’aurais fait. Et compte tenu de son boulot, je parie
qu’il dispose de tous les moyens nécessaires pour enquêter. Dans ce cas, il
a découvert qu’un certain Adrian Bowditch – mon père, a-t-il pensé, ou
plus probablement mon grand-père – a acheté en 1920 le terrain sur lequel
est construite cette maison. Eh bien, ce n’est ni l’un ni l’autre, c’est moi. Je
suis né Adrian Howard Bowditch en 1894. Ce qui me fait environ cent vingt
ans. La maison a été achevée en 1922. Ou peut-être 1923. Je ne sais plus
très bien. Et le cabanon… n’oublions pas le cabanon… a été construit
avant la maison. De mes propres mains.
Le Howard Bowditch que tu connais est un homme casanier qui aime
rester dans son coin, avec son chien… N’oublions pas Radar non plus.
Mais Adrian Bowditch, mon père supposé, était un sacré vagabond. Le
1 Sycamore Street était sa base, on pourrait dire, mais il était souvent
absent. Chaque fois que je revenais en ville, je découvrais les changements,
comme sur une série de photos instantanées. Je trouvais ça fascinant, mais
un peu déprimant aussi. J’avais l’impression qu’un tas de choses allaient
dans le mauvais sens en Amérique, et ça continue, mais la question n’est
pas là, je suppose.
La dernière fois que je suis revenu en tant qu’Adrian Bowditch, c’est en
1969. En 1972, à soixante-dix-huit ans, j’ai engagé un certain John
McKeen pour garder la maison – un vieux bonhomme formidable, digne de
confiance, tu trouveras son nom dans les archives de la ville si ça
t’intéresse – et j’ai entrepris mon dernier voyage, en Égypte prétendument.
En vérité, ce n’est pas là-bas que je suis allé, Charlie. Trois ans plus tard,
en 1975 donc, je suis revenu dans la peau de mon fils, Howard Bowditch, la
quarantaine. Howard avait soi-disant passé la majeure partie de sa vie à
l’étranger jusqu’à maintenant, avec sa mère, brouillée avec son père. J’ai
toujours bien aimé ce détail. La brouille fait plus réel que le divorce ou la
mort, d’une certaine manière. Après le prétendu décès d’Adrian Bowditch
en Égypte, je me suis installé dans la demeure familiale et j’ai décidé d’y
rester. Le titre de propriété ne faisait aucun doute : je m’étais légué la
maison à moi-même. Gonflé, non ?
Avant que je te raconte la suite, je veux que tu arrêtes l’enregistrement
et que tu ailles dans le cabanon. Tu peux l’ouvrir, tu as mes clés. Du moins,
j’espère. N’aie pas peur. J’ai remis les planches, et je les ai bloquées avec
les parpaings. Ah, la vache, ils pèsent une tonne. Prends quand même mon
revolver, si tu veux. Et la lampe électrique aussi. Celle qui est dans le
placard de la cuisine. Il y a de la lumière dans le cabanon, mais tu auras
besoin de la lampe électrique. Tu comprendras pourquoi. Vois tout ce qu’il
y a à voir. Celui que tu as entendu la première fois aura quasiment disparu
maintenant, peut-être même complètement. Mais les restes de celui que j’ai
tué seront toujours là. La majeure partie en tout cas. Quand tu auras zieuté,
reviens écouter la suite de l’histoire. Allez, vas-y. Fais-moi confiance,
Charlie. Je compte sur toi.
8
J’appuyai sur Stop et restai assis un moment, sans bouger. Il était fou,
forcément, même s’il ne m’avait jamais paru fou. Jusqu’à la fin il était
lucide, quand il m’avait appelé pour m’annoncer qu’il faisait une crise
cardiaque. Il y avait bel et bien – ou il y avait eu – quelque chose dans ce
cabanon, c’était indéniable. Je l’avais entendu, Radar l’avait entendu et
M. Bowditch était allé l’abattre. Mais cent vingt ans ? Personne, ou
presque, ne vivait aussi longtemps. Un être humain sur dix millions peut-
être, et personne ne réapparaissait à quarante ans en se faisant passer pour
son fils. Ce genre de choses n’arrivait que dans les fictions.
« Les contes de fées », dis-je, et j’étais tellement à cran – flippé – que
ma propre voix me fit sursauter.
Fais-moi confiance, Charlie. Je compte sur toi.
Je me levai en ayant l’impression d’évoluer hors de mon corps. Je ne
sais comment décrire autrement cette sensation. Je montai à l’étage, ouvris
le coffre et pris le calibre 45 de M. Bowditch. Il était toujours dans son étui,
et l’étui accroché à la ceinture ornée de conchos. Je l’attachai autour de ma
taille et nouai les cordons de l’étui autour de ma cuisse. Mon moi intérieur
se trouvait idiot : un gamin qui joue au cow-boy. Mon moi extérieur se
réjouissait de sentir le poids du revolver et de le savoir chargé.
La lampe électrique était un grand modèle de bonne qualité, qui
contenait six piles d’un volt cinq. Je vérifiai qu’elle fonctionnait, ressortis
de la maison et traversai le jardin jusqu’au cabanon. Il va falloir que je me
remette à tondre bientôt. Mon cœur battait fort et vite. Ce n’était pas une
journée particulièrement chaude ; pourtant je sentais la sueur couler sur mes
joues et dans mon cou.
En sortant le trousseau de clés de ma poche, je le laissai tomber. En me
penchant pour le ramasser, je me cognai la tête contre la porte du cabanon.
Je passai les clés en revue. L’une d’elles avait une tête ronde, sur laquelle
était gravé le mot Studebaker en italique. Celles qui ouvraient les portes de
la maison, devant et derrière, je les connaissais. Une autre, plus petite,
ouvrait peut-être un casier quelconque ou même un coffre à la banque. Et
puis il y avait une clé Yale pour le gros cadenas de la même marque qui
fermait le cabanon. Je l’introduisis dans le cadenas et frappai à la porte avec
mon poing.
« Hé ! » criai-je… pas trop fort. Je ne voulais pas que Mme Richland
m’entende. « Si vous êtes là-dedans, reculez ! Je suis armé ! »
Rien. Je restai planté là malgré tout, ma lampe à la main, paralysé par la
peur. La peur de quoi ? De l’inconnu : la chose la plus effrayante qui soit.
J’imaginais M. Bowditch disant : Arrête de tergiverser, Charlie.
Je m’obligeai à tourner la clé. L’anneau du cadenas sauta. Je le retirai,
fis pivoter le moraillon et posai le cadenas dessus, à cheval. Un souffle de
vent ébouriffa mes cheveux. Je poussai la porte. Les gonds grincèrent. Il
faisait noir à l’intérieur. La lumière du monde extérieur semblait trépasser
subitement en franchissant le seuil. Sur l’enregistrement, M. Bowditch
parlait d’un éclairage, même si aucun fil électrique ne courait jusqu’au
cabanon. Je braquai la torche sur le côté droit de la porte et découvris un
interrupteur. Je l’actionnai et aussitôt, deux lampes alimentées par batteries,
fixées en hauteur de part et d’autre de la porte, s’allumèrent. Elles
ressemblaient à ces lampes de secours très utiles quand il y a une coupure
de courant dans une école ou un cinéma. Et elles produisaient un faible
bourdonnement.
Le sol était fait de lattes de bois. Dans le coin gauche le plus éloigné,
trois planches étaient collées les unes aux autres, des parpaings
maintenaient les extrémités. Je pointai le faisceau de la lampe vers la droite
et découvris une chose si horrible et inattendue que, tout d’abord, je ne
compris pas ce que je voyais. J’avais envie de prendre mes jambes à mon
cou, mais impossible de bouger. Une partie de moi-même pensait (si tant est
que j’aie été capable de penser durant ces premières secondes) qu’il
s’agissait d’une farce macabre, d’une créature de film d’horreur en latex et
fil de fer. J’apercevais un unique rond de lumière, de la taille d’une pièce de
monnaie, là où la balle avait traversé le mur, après avoir traversé la chose
que je contemplais.
C’était une sorte d’insecte, mais presque aussi gros qu’un chat adulte. Il
était mort, couché sur le dos ; ses pattes dressées étaient repliées au milieu
et hérissées de poils drus. Un œil noir me regardait sans me voir. Une des
balles tirées par M. Bowditch l’avait atteint à l’abdomen et ses viscères
pâles gisaient autour de son ventre ouvert, semblables à un pudding
écœurant. Une fine brume s’échappait de ces entrailles, et lorsqu’un
nouveau souffle d’air me frôla (j’étais toujours figé sur le seuil, la main
soudée à l’interrupteur), la même brume s’éleva de la tête de la créature et
des espaces entre les plaques de sa carapace. L’œil aveugle s’affaissa,
laissant à la place une orbite vide qui semblait me foudroyer. Je poussai un
petit cri, persuadé que la chose ressuscitait. Mais non. L’insecte était aussi
mort qu’on peut l’être. En décomposition. L’air frais accélérait le processus.
Je me forçai à entrer dans le cabanon, la lampe torche dans la main
gauche, braquée sur la carcasse de l’insecte mort. Je tenais le revolver dans
la main droite. Je ne me souvenais pas de l’avoir dégainé.
Quand tu auras zieuté…
Je suppose que ça voulait dire quand j’aurais jeté un coup d’œil. Je
n’avais pas envie de m’éloigner de la porte, mais là encore, je me fis
violence. Mon moi extérieur du moins, car cela voudrait dire que j’avais
« zieuté ». Mon moi intérieur, lui, bafouillait de terreur, de stupéfaction et
d’incrédulité. Je m’approchai des planches sur lesquelles étaient posés les
parpaings. En chemin, mon pied heurta quelque chose, et quand je pointai le
faisceau de la lampe vers le sol, je poussai un cri de dégoût. C’était une
patte d’insecte, ou ce qu’il en restait ; je la reconnaissais aux poils et à la
pliure de l’articulation. Je ne l’avais pas heurtée brutalement et je portais
des baskets, pourtant elle se brisa en deux. Je devinais qu’elle provenait de
l’insecte que j’avais entendu précédemment. Il était mort ici, et c’était tout
ce qu’il en restait.
Tiens, Charlie, prend une patte ! J’entendais et voyais mon père me
tendre un pilon de poulet frit. C’est le meilleur du pays !
Pris d’un haut-le-cœur, je plaquai ma main sur ma bouche, jusqu’à ce
que l’envie de vomir reflue. Si l’insecte mort avait empesté, je crois que je
n’aurais pas pu me retenir, fort heureusement il ne dégageait aucune odeur,
ou presque, sans doute parce que la décomposition était déjà très avancée.
Les planches posées côte à côte couvraient un trou dans le sol, de
presque deux mètres de diamètre. Je crus tout d’abord qu’il s’agissait d’un
puits datant de l’époque où il n’y avait pas l’eau courante, mais en pointant
la lumière entre deux planches, j’entraperçus un petit escalier de pierre qui
descendait en colimaçon. Des bruits de pattes et de sifflements montaient
des profondeurs obscures. Quelques mouvements entrevus me pétrifièrent.
D’autres insectes… bien vivants ceux-là. Ils fuyaient devant ma lumière, et
soudain je compris : des cafards ! Certes, c’était le gros modèle, mais ils
faisaient ce que font tous les cafards quand vous les éclairez : ils détalaient.
M. Bowditch avait couvert ce trou qui menait Dieu sait où (ou à quoi),
mais il avait bâclé le travail – ce qui ne lui ressemblait pas –, ou bien les
insectes avaient réussi à déplacer une ou plusieurs planches, sur une très
longue période. Depuis 1920, par exemple ? Mon père aurait ri, mais mon
père n’avait jamais vu un cafard gros comme un chat.
Je posai un genou à terre et introduisis le faisceau de la lampe entre les
planches. S’il y avait d’autres cafards géants, ils avaient fichu le camp. Je
ne voyais plus que ces marches de pierre en spirale qui s’enfonçaient sous
terre, encore et encore, à l’infini. Une pensée me vint alors, bizarre tout
d’abord, puis beaucoup moins : j’avais devant moi l’histoire du haricot
magique de Jack revue par M. Bowditch. Il descendait au lieu de monter,
mais à l’autre extrémité, il y avait de l’or.
J’en étais convaincu.
9
C’est juste des cafards, pas dangereux. Dès qu’ils voient de la lumière,
ils s’enfuient. Si tu n’as pas détalé en hurlant en découvrant celui que j’ai
tué – mais ça ne ressemble pas au garçon que j’ai appris à connaître –, tu
as regardé entre les planches et tu as vu le puits, et l’escalier. Parfois, il y a
quelques cafards qui remontent, mais seulement quand le temps se
réchauffe. Je ne sais pas pourquoi, étant donné que notre air est mortel
pour eux. Ils commencent à se décomposer, même quand ils sont coincés
sous les planches, et pourtant, ils essaient de les déplacer malgré tout. Une
pulsion de mort ? Qui sait ? Ces deux dernières années, je suis devenu un
peu négligent avec les planches au-dessus du puits… Du coup, il y en a
deux qui ont réussi à passer. Ça faisait une éternité que ça n’était pas
arrivé. Celui que tu as entendu au printemps est mort naturellement, il ne
reste plus qu’une patte et une antenne. L’autre… Tu as vu par toi-même.
Mais ils ne sont pas dangereux. Ils ne mordent pas.
J’appelle ça le puits des mondes. Un nom que j’ai trouvé dans un vieux
roman d’horreur à deux sous écrit par un certain Henry Kuttner, et je ne
l’ai pas vraiment découvert. Je suis tombé dedans, en fait.
Je vais te raconter tout ce que je peux, Charlie.
En tant qu’Adrian Bowditch, je suis né dans le Rhode Island, et même si
j’étais bon en maths et que j’adorais lire… comme tu le sais… je n’aimais
pas l’école, ni mon beau-père qui me tapait dessus quand ça n’allait pas
dans sa vie. Ce qui arrivait souvent car c’était un alcoolo de première,
incapable de garder un boulot plus de quelques mois. À dix-sept ans, je me
suis enfui et je suis parti vers le nord, dans le Maine. J’étais un solide
gaillard, alors je me suis fait engager dans une équipe de bûcherons et je
me suis retrouvé au diable vauvert, à Aroostook County. Ça devait être en
1911, l’année où Amundsen a atteint le pôle Sud. Tu te souviens que je t’ai
raconté que j’étais un simple bûcheron ? C’était la vérité.
Pendant six ans, j’ai fait ce boulot. Et puis, en 1917, un soldat a
débarqué dans notre camp pour nous annoncer que tous les hommes valides
devaient se faire recenser pour la conscription, au bureau de poste d’Island
Falls. Plusieurs gars, parmi les plus jeunes, dont moi, se sont entassés dans
un camion. Mais je n’avais aucune envie d’aller nourrir la machine de
guerre quelque part en France. J’estimais que cette machine avait
suffisamment de sang à boire, elle n’avait pas besoin du mien en plus, alors
j’ai dit adieu aux gars pendant qu’ils faisaient la queue pour se faire
recenser et j’ai sauté dans un train de marchandises qui roulait vers l’ouest.
J’ai échoué à Janesville, pas très loin de l’endroit où on est maintenant, et
je me suis fait engager dans une autre exploitation forestière. Quand il n’y
a plus eu de boulot, j’ai suivi l’équipe jusqu’à Sentry County, devenu
aujourd’hui Arcadia County. Notre comté.
Il n’y avait pas beaucoup de travail, alors j’envisageais de pousser plus
loin, jusque dans le Wyoming ou le Montana. Ma vie aurait été totalement
différente si je l’avais fait, Charlie. J’aurais eu une durée de vie normale et
on ne se serait jamais rencontrés, toi et moi. Mais à Buffington – là où se
trouve la réserve forestière, je suis tombé sur une pancarte qui indiquait :
ON RECHERCHE UN ARPENTEUR. Et dessous, quelque chose qui semblait fait
pour moi : BONNE CONNAISSANCE DES CARTES ET DES BOIS EXIGÉE.
Je me suis présenté au bureau du comté, j’ai déchiffré quelques cartes –
latitude, longitude, courbes de niveau, etc. – et j’ai décroché le poste. Ah,
mon garçon, je me sentais comme un gars qui est tombé dans une fosse à
merde et qui en ressort avec une rose entre les dents. Je passais toute la
sainte journée à arpenter les bois pour marquer des arbres, dessiner des
cartes, répertorier des vieux chemins forestiers, et c’est pas ce qui manque.
Parfois, je passais la nuit sous le toit d’une famille qui voulait bien
m’héberger, ou alors je dormais à la belle étoile. C’était magnifique. Il
m’arrivait de ne pas voir âme qui vive pendant plusieurs jours. Ça ne
convient pas à tout le monde, mais moi, ça m’allait très bien.
Et puis un jour, à l’automne 1919, j’étais à Sycamore Hill, ce qu’on
appelait alors Sentry Woods. Sentry’s Rest n’était encore qu’un village et
Sycamore Street s’arrêtait au niveau de la Little Rumple River. Le pont – le
premier pont – ne serait construit que quinze ans plus tard, au minimum. Le
quartier dans lequel tu as grandi n’est apparu qu’après la Seconde Guerre,
quand les GI sont rentrés au pays.
Bref, je marchais dans les bois, à l’endroit où se trouve mon jardin
maintenant, derrière la maison. Je me frayais un chemin au milieu des
arbustes et des buissons, à la recherche d’un chemin de terre dont on
m’avait parlé. Je ne pensais à rien, je me demandais juste où un jeune
homme pourrait boire un coup dans ce village… et soudain : descendez on
vous demande ! Je marchais au soleil et la seconde suivante, j’étais dans le
puits des mondes.
Si tu as regardé entre les planches avec la lampe, tu sais que j’ai eu de
la chance de ne pas y passer. Il n’y a pas de rampe et l’escalier tourne
autour d’un sacré vide. Une vilaine chute d’une cinquantaine de mètres.
Les murs sont faits de blocs de pierre, tu as remarqué ? Ils sont très
anciens. Dieu seul sait de quand ils datent. Certaines pierres se sont
détachées et elles ont dégringolé jusqu’en bas, où elles forment un petit tas.
Durant ma chute, j’ai eu le réflexe de tendre la main et j’ai saisi une
fissure, dans une de ces niches justement. La fissure mesurait à peine plus
de cinq centimètres de large, mais j’ai pu y glisser les doigts. Je me suis
plaqué contre le mur incurvé. Je regardais la lumière du jour et le ciel bleu
tout là-haut, mon cœur battait à deux cents, et je me demandais dans quoi
j’étais tombé. Ce n’était pas un simple puits, de toute évidence, avec ces
marches qui descendaient et ces murs de pierre tout autour.
Quand j’ai retrouvé ma respiration – rien de tel que de risquer la mort
en tombant dans un trou noir pour te couper le souffle –, j’ai pris ma lampe
électrique coincée dans ma ceinture et je l’ai pointée en dessous de moi. Je
ne voyais rien, que dalle, mais j’entendais des bruissements, ça voulait dire
qu’il y avait quelque chose de vivant en bas. Pourtant, je n’étais pas
inquiet. En ce temps-là, je portais toujours un flingue dans un étui accroché
à ma ceinture car les bois n’étaient pas sûrs. Ce n’était pas tant des
animaux qu’il fallait se méfier… même s’il y avait des ours noirs à
l’époque, beaucoup… c’était des hommes, surtout des fabricants d’alcool
de contrebande, mais je ne pensais pas qu’il y avait un alambic planqué
dans ce trou. Je ne savais pas ce que ça pouvait être, mais j’étais du genre
curieux et je voulais voir.
J’ai arrangé mon sac à dos, qui avait glissé dans ma chute, et je suis
descendu. Marche après marche, longtemps, en tournant en rond. Le puits
des mondes mesure cinquante-cinq mètres de profondeur et il compte cent
quatre-vingt-cinq marches de hauteurs différentes. Il se termine par un
tunnel de pierre… Il serait peut-être plus juste d’appeler ça un couloir. Il
est suffisamment haut pour qu’on puisse l’emprunter sans baisser la tête,
Charlie, et il y a encore de la marge au-dessus.
Au départ, le sol était en terre battue, mais au bout d’un moment… je
sais maintenant que ça fait environ cinq cents mètres… c’était de la pierre.
J’entendais de plus en plus les bruissements. Comme du papier ou des
feuilles qu’agite un vent léger. Très vite, ce bruit s’est retrouvé au-dessus de
ma tête. En levant ma lampe, j’ai découvert que le plafond était couvert des
plus grosses chauves-souris que tu as jamais vues de ta vie. Avec une
envergure de vautour. La lumière les affolait, alors je me suis dépêché
d’abaisser ma lampe vers le sol, je n’avais pas envie qu’elles s’envolent
autour de moi. Rien que de m’imaginer étouffé par leurs ailes, ça me
mettait les nerfs en pelote, comme aurait dit ma mère. Les serpents et la
plupart des insectes, ça ne me pose pas de problème, mais j’ai toujours eu
horreur des chauves-souris. Chacun ses phobies, hein ?
J’ai continué à avancer pendant presque deux kilomètres, et ma lampe
commençait à faiblir. On n’avait pas de Duracell en ce temps-là, mon
garçon ! Parfois, j’entendais une colonie de chauves-souris au-dessus de
ma tête. J’ai décidé de faire demi-tour avant de me retrouver dans le noir,
quand soudain, il m’a semblé voir une étincelle de lumière du jour droit
devant. J’ai éteint ma lampe aussitôt et en effet, c’était bien la lumière du
jour.
Du coup, j’ai continué, curieux de savoir où j’allais ressortir. J’aurais
parié sur la rive nord de la Little Rumple car j’avais eu l’impression de
marcher vers le sud, sans pouvoir en être certain. Mais juste au moment où
j’approchais de la sortie, il m’est arrivé un truc. Je n’arrive pas très bien à
le décrire, mais il faut que j’essaie, au cas où tu déciderais de marcher dans
mes traces, si je puis dire. C’était une sensation de vertige, mais pas
seulement. J’avais l’impression d’être devenu un fantôme, Charlie, comme
si je pouvais regarder mon corps et voir à travers. J’étais sans substance.
Et je me souviens d’avoir pensé qu’on était tous des fantômes, en réalité,
des fantômes qui évoluaient à la surface de la terre en essayant de se
convaincre qu’on avait un poids et une place dans ce monde.
Cela a duré cinq secondes peut-être. Pendant lesquelles j’ai continué à
marcher, même si je n’étais plus vraiment là. Puis cette sensation s’est
envolée et j’ai atteint la fin du tunnel… après un peu plus d’un kilomètre
encore… et je suis ressorti non pas au bord de la Little Rumple, mais à
flanc de colline. Sous moi s’étendait un champ de magnifiques fleurs
rouges. Des coquelicots, je pense, mais qui dégageaient une odeur de
cannelle. Et je me suis dit : « Quelqu’un a déroulé le tapis rouge pour
moi ! » Un chemin passait à travers les fleurs, jusqu’à une route au bord de
laquelle j’apercevais une petite maison… un cottage… de la fumée
s’échappait de la cheminée. Plus loin sur la route, à l’horizon,
je distinguais les clochers d’une grande ville.
Le chemin était presque effacé, comme si personne ne l’avait emprunté
depuis très longtemps. Un lapin l’a traversé au moment où je me remettais
en marche, deux fois plus gros qu’un lapin ordinaire. Il a disparu dans
l’herbe au milieu des fleurs. Je…
Il y eut un silence, mais j’entendais le souffle de M. Bowditch. Plus
rauque que jamais. Laborieux. Puis il reprit son récit.
C’est une cassette de quatre-vingt-dix minutes, Charlie. J’en ai trouvé
une boîte pleine au deuxième étage, dans tout ce bazar. C’était avant
qu’elles deviennent obsolètes, comme les timbres-poste à trois cents. Je
pourrais enregistrer quatre ou cinq cassettes, peut-être même toute la boîte,
tellement j’ai vécu d’aventures dans cet Autre monde, et j’aimerais te les
raconter si j’avais le temps. Hélas, ça m’étonnerait. Depuis ma petite
séance de tir (au pigeon) dans le cabanon, je ne me sens pas très bien. J’ai
des douleurs dans le cou et dans le bras aussi, jusqu’au coude, du côté
gauche. Elles s’atténuent un peu parfois, mais pas le poids qui m’écrase la
poitrine. Je sais ce que signifient ces symptômes. Un orage se prépare en
moi et il ne va pas tarder à éclater. J’ai des regrets, nombreux. Un jour, je
t’ai dit qu’un homme courageux offrait son aide et un lâche offrait
uniquement des cadeaux. Tu te souviens ? J’ai offert des cadeaux, mais
seulement quand j’ai compris que je n’étais pas assez courageux pour
apporter mon aide lorsque le terrible changement est survenu. Je me suis
dit que j’étais trop vieux, alors j’ai pris l’or et je me suis enfui. Comme
Jack qui dévale le haricot géant. Mais lui n’était encore qu’un gamin.
J’aurais dû faire mieux.
Si tu vas dans cet Autre monde où deux lunes apparaissent dans le ciel
à la nuit tombée et où il y a des constellations que les astronomes
terriens n’ont jamais vues, il faut que tu saches certaines choses, alors
écoute-moi bien.
L’atmosphère de notre monde est fatale aux créatures de ce monde, à
l’exception, je crois, des chauves-souris. Un jour, j’ai ramené un lapin, à
titre expérimental. Il est mort très vite. À l’inverse, leur atmosphère n’est
pas mortelle pour nous. Elle est même revigorante, au contraire.
La ville était autrefois un endroit magnifique, mais désormais, c’est un
lieu dangereux, surtout la nuit. Si tu veux y entrer, fais-le en plein jour, et
dès que tu auras franchi les portes, plus un bruit. Elle peut sembler déserte,
mais elle ne l’est pas. Le pouvoir en place est redoutable, mais ce qui se
cache derrière est plus terrible encore. J’ai balisé le chemin qui conduit à
une place derrière le palais, de la manière dont je marquais les arbres dans
la forêt autrefois, avec mes initiales : AB. Si tu les suis… sans te faire
remarquer… tout ira bien. Dans le cas contraire, tu risques de te perdre
dans cette effroyable cité et d’y trouver la mort. Je parle en connaissance
de cause. Sans mes repères, je serais toujours là-bas, mort ou bien fou. La
grandeur et la beauté ont été remplacées par la grisaille, la malédiction et
la maladie.
Nouveau silence. Son souffle était plus rauque encore, et quand il se
remit à parler, je reconnus à peine sa voix tant elle était dure. Je devinai
alors – c’était une quasi-certitude – qu’au moment où il prononçait ces
paroles, j’étais au lycée, en cours de chimie, en train de déterminer le point
d’ébullition de l’acétone.
Radar m’a accompagné là-bas quand elle était jeune, presque un chiot
encore. Elle a dévalé les marches du puits sans aucune peur. Tu as vu
comme elle s’allonge à plat ventre quand je lui ordonne de se coucher. Elle
sait obéir également quand je dis « chut » ou « silence ». Ce jour-là, on est
passés sous les colonies de chauves-souris sans les déranger. Et elle a
franchi ce que j’en étais venu à appeler la « frontière » sans signe de
malaise apparent. Elle a beaucoup aimé le champ de fleurs rouges ; elle
gambadait au milieu, elle se roulait sur le sol. Elle a adoré la vieille femme
qui vit dans le cottage. La plupart des habitants de notre monde lui
tourneraient le dos avec dégoût étant donné ce qu’elle est devenue
maintenant, mais je crois que les chiens sentent la nature profonde des gens
et ils se fichent de leur apparence. Tu trouves ça trop romantique ? Peut-
être, mais il me semble que…
Stop. Je divague. Je n’ai pas le temps.
Tu peux décider d’emmener Radar avec toi, quand tu seras allé zieuter.
Ou alors tout de suite. Car ses jours sont comptés. Grâce au nouveau
médicament, elle pourra peut-être descendre les marches. Si elle y arrive, je
suis sûr que l’air de cet endroit lui donnera un coup de fouet. Aussi sûr que
je peux l’être, du moins.
Autrefois, des jeux étaient organisés dans cette ville, et les milliers de
personnes qui venaient y assister se rassemblaient sur la place dont je t’ai
parlé en attendant de pouvoir entrer dans le stade, qui fait partie du
palais… ou qui a été ajouté, plutôt. Près de cette place, il y a un énorme
cadran solaire qui doit mesurer trente mètres de diamètre. Il tourne sur lui-
même, comme le manège dans le roman. Le roman de Bradbury. Et je suis
sûr qu’il… peu importe. Écoute plutôt ça : ce cadran solaire est le secret de
ma longévité, et je l’ai payée au prix fort. Tu ne dois pas monter dessus,
mais si tu y installes Radar…
Oh, bon sang. Je crois que ça y est. Seigneur !
Assis à la table de la cuisine, les poings serrés, je regardais tourner les
roues du magnétophone à travers la petite fenêtre. Et je voyais que la bande
approchait de l’endroit où je l’avais rembobinée.
Charlie, je m’en veux de t’envoyer à la source d’un si grand nombre
d’erreurs commises sur cette terre, c’est pourquoi je ne t’ordonne pas d’y
aller, mais le cadran solaire est là-bas, et l’or aussi. Mes repères t’y
conduiront. Souviens-toi : AB.
Je te lègue cette maison et le terrain, mais ce n’est pas un cadeau. C’est
un fardeau. Chaque année, elle prend de la valeur, et chaque année la taxe
foncière augmente. Mais plus que le percepteur, bien plus, je redoute cette
horreur juridique appelée pouvoir d’expropriation et je… tu… on…
Il avait du mal à respirer et il avalait de grandes bouffées d’air, encore et
encore, clairement audibles sur la bande. Je sentais mes ongles s’enfoncer
dans mes paumes. Il reprit la parole au prix d’un terrible effort.
Écoute-moi, Charlie ! Tu imagines ce qui arriverait si les gens
découvraient qu’il existe un Autre monde à portée de main ? Auquel on
peut accéder simplement en descendant cent quatre-vingt-cinq marches et
en empruntant un couloir de moins de deux kilomètres de long ? Si le
gouvernement découvrait qu’il pouvait exploiter les ressources d’un Autre
monde maintenant que les nôtres sont quasiment épuisées ? Auraient-ils
peur de Flight Killer, ou d’arracher à son long sommeil le terrible dieu qui
règne sur ce lieu ? Pourraient-ils comprendre les terribles conséquences
de… Mais toi… si tu avais les moyens… toi…
Il y eut une succession de cliquetis et de bruits sourds. De halètements.
Sa voix, quand elle sortit du magnétophone, était beaucoup plus faible. Il
avait posé l’appareil et son petit micro incorporé.
Je fais une crise cardiaque, Charlie… tu le sais… je t’ai appelé… il y a
un avocat, du nom de Leon Braddock, à Elgin. Et aussi un portefeuille.
Sous le lit. Tout le reste dont tu auras besoin se trouve également sous le…
Il y eut un ultime claquement, puis le silence. Il avait éteint l’appareil
volontairement ou appuyé sur la touche Stop d’une main tremblante sans le
vouloir. Tant mieux. Je n’avais pas besoin de supporter ses râles d’agonie.
Je fermai les yeux et demeurai assis là pendant… je ne sais pas combien
de temps. Une minute, peut-être, ou trois. Je me souviens, dans cette
obscurité, d’avoir tendu le bras vers le sol pour caresser Radar, car cela
m’apportait toujours du réconfort. Mais Radar n’était pas là. Radar était
plus bas dans la rue, dans une maison normale, où il y avait un jardin
normal, sans trou qui s’enfonçait dans la terre, sans un invraisemblable
« puits des mondes ».
Qu’allais-je faire ? Que faire, nom de Dieu ?
Tout d’abord, je retirai la cassette du magnétophone et la glissai dans
ma poche. Elle était dangereuse. C’était peut-être la chose la plus
dangereuse au monde… mais uniquement si les gens y voyaient autre chose
que les divagations d’un vieil homme victime d’une crise cardiaque. Ils n’y
croiraient pas, bien évidemment. Sauf si…
Je me levai et me dirigeai vers la porte de derrière, sur des jambes qui
me paraissaient peu fiables. Et je regardai le cabanon que M. Bowditch – un
M. Bowditch beaucoup plus jeune – avait bâti au-dessus de ce puits des
mondes. Je le regardai longuement. Si quelqu’un y pénétrait…
Seigneur.
Je rentrai chez moi.
CHAPITRE ONZE
Mon père partit de bonne heure le mardi, avec son sac de voyage et sa
tenue « expédition dans les bois » : pantalon de velours côtelé, chemise en
flanelle et casquette des Bears. Il avait jeté un poncho de pluie sur son
épaule.
« La météo prévoit de la pluie, dit-il. C’est mort pour l’escalade dans les
arbres. Et ça ne me rend pas triste.
– Eau gazeuse à l’heure de l’apéro, hein ? »
Il sourit.
« Avec une rondelle de citron peut-être. T’en fais pas, fiston. Lindy sera
là et je resterai avec lui. Prends soin de ta chienne. Elle recommence à
boiter.
– Je sais. »
Il m’étreignit brièvement, d’un bras, et m’embrassa sur la joue. Alors
qu’il faisait une marche arrière dans l’allée, je l’arrêtai d’un geste et courus
jusqu’à la voiture. Il baissa sa vitre.
« J’ai oublié quelque chose ?
– Non. C’est moi. »
Je me penchai par la vitre ouverte pour passer mon bras autour de son
cou et l’embrasser à mon tour.
Il m’adressa un sourire dubitatif.
« En quel honneur ?
– Je t’aime, voilà tout.
– Moi aussi, Charlie. »
Il me tapota la joue, recula jusque dans la rue et prit la direction de ce
foutu pont. Je le regardai disparaître au loin.
Sans doute qu’au fond de moi, je savais quelque chose.
7
ele bel vi
Puis après une hésitation encore plus longue :
amis
danger
À ce stade, vous devez avoir une bonne opinion du jeune Charlie Reade,
je suppose. Une sorte de héros comme on en trouve dans les romans
d’aventures pour adolescents. J’étais le gamin qui avait soutenu son père
quand il picolait, qui nettoyait son vomi, qui avait prié (à genoux !) pour
qu’il guérisse, et dont la prière avait été exaucée. J’étais le gamin qui avait
sauvé un vieil homme tombé de son échelle en voulant nettoyer sa
gouttière. Le gamin qui était allé le voir à l’hôpital et s’était occupé de lui
quand il était rentré à son domicile. Qui était tombé amoureux de la chienne
fidèle de ce vieux bonhomme, et réciproquement. J’avais accroché un
revolver à ma ceinture et bravé un couloir souterrain obscur (sans parler des
créatures géantes qui y vivaient) pour ressortir dans un autre monde, où
j’avais sympathisé avec une vieille femme défigurée qui collectionnait les
chaussures. J’étais le gamin qui avait pris le dessus sur le meurtrier de
M. Heinrich en renversant astucieusement des pépites d’or sur le sol pour le
faire tomber. La vache, j’avais même pratiqué deux sports dans l’équipe du
lycée. Grand et costaud, pas un bouton d’acné ! Le garçon parfait, non ?
Seulement, j’étais aussi le gamin qui avait mis des pétards dans des
boîtes aux lettres, détruisant peut-être du courrier important. J’étais le
gamin qui avait étalé de la merde de chien sur le pare-brise de la voiture de
M. Dowdy, qui avait mis de la colle dans le contact du vieux break Ford de
Mme Kendrick le jour où Bertie et moi avions découvert que la portière
n’était pas fermée à clé. J’avais renversé des pierres tombales. J’avais volé
dans des magasins. Bertie Bird était toujours avec moi dans ces expéditions,
et c’était lui qui avait lancé la fausse alerte à la bombe, mais je ne l’en avais
pas empêché. Il y avait d’autres choses dont je ne vous parlerai pas car j’ai
trop honte. Je dirai juste qu’on avait foutu la trouille à des petits gosses, au
point de les faire pleurer et pisser dans leur froc.
Pas si gentil que ça, hein.
Et j’étais furieux contre ce nabot avec son pantalon de velours côtelé et
sa veste de survêt Nike crasseuse, ses cheveux gras et emmêlés qui
tombaient sur le front de son visage de fouine. J’étais furieux (évidemment)
parce qu’il m’aurait tué dès qu’il aurait été en possession de l’or (il avait
déjà tué une fois, alors pourquoi pas deux ?). J’étais furieux parce que s’il
m’avait tué, les flics – sans doute emmenés par l’inspecteur Gleason et ses
intrépides acolytes, les officiers Witmark et Cooper – auraient pénétré dans
le cabanon au cours de leur enquête et fait une découverte à côté de laquelle
le meurtre de Charles McGee Reade était un drame dérisoire. Mais j’étais
surtout furieux (vous ne le croyez peut-être pas, mais je vous jure que c’est
vrai) parce que l’intervention de ce type me compliquait la vie. Devais-je le
dénoncer à la police ? Cela entraînerait la découverte de l’or et un milliard
de questions. Même si je ramassais toutes les pépites pour les remettre dans
le coffre, M. Ha-ha raconterait tout. Pour se faire bien voir du procureur, ou
par dépit simplement.
La solution à mon problème était évidente. S’il était mort, il ne pourrait
plus rien dire à personne. En supposant que l’ouïe de Mme Richland ne soit
pas aussi aiguisée que sa vue (les détonations n’avaient pas été très fortes),
la police n’avait aucune raison de se déplacer. J’avais même un endroit où
cacher le corps.
Non ?
4
J’apercevais ses yeux entre les doigts écartés de la main qu’il levait
devant son visage. Bleus, parcourus de petites veines rouges, mouillés de
larmes. Il savait ce que j’envisageais de faire ; il le voyait sur mon visage.
« Non. Je t’en supplie. Laisse-moi partir. Ou alors, appelle la police si tu
veux. Mais ne me t-t-tue pas !
– Comme tu allais le faire ?
– Non, non, juré ! Je le jure sur la tombe de ma mère. Je te jure que
non !
– Comment tu t’appelles ?
– Derek ! Derek Shepherd ! »
Je le giflai avec le canon du pistolet. Je pourrais vous dire que ce n’était
pas volontaire, que j’avais agi sans réfléchir, mais ce serait un mensonge. Je
savais ce que je faisais, et c’était bon. Le sang jaillit de son nez. Et du coin
de sa bouche.
« Tu crois que je n’ai jamais regardé Grey’s Anatomy ? Comment tu
t’appelles ?
– Justin Townes. »
Je le frappai de nouveau. Il essaya de reculer, inutilement. Je ne cours
pas particulièrement vite, mais j’ai d’excellents réflexes. Je suis sûr que ce
coup lui brisa le nez. Il hurla… sous la forme d’un gémissement aigu.
« Tu penses certainement que je ne connais pas Justin Townes non plus.
J’ai un de ses albums, figure-toi. Je te laisse une dernière chance, ordure. Et
je te colle une balle dans la tête.
– Polley. » Son nez enflait déjà – avec tout un côté de son visage – et il
parlait comme quelqu’un qui a attrapé un vilain rhume. « Chris Polley.
– Lance-moi ton portefeuille.
– J’ai pas de… »
Me voyant armer mon bras, il leva de nouveau sa main valide pour se
protéger. J’avais un plan pour cette main, au risque de baisser encore un peu
plus dans votre estime, mais n’oubliez pas que j’étais dans le pétrin. Et puis,
je repensais à Rumplestiltskin. Sans doute que je ne pouvais pas obliger ce
salopard à enfoncer son pied dans le sol et à s’ouvrir en deux, mais je
pouvais le faire décamper. Comme le Bonhomme de pain d’épice, ha-ha.
« OK, OK ! »
Il se leva et glissa la main dans la poche arrière de son pantalon de
velours crasseux. La veste de survêtement était déchirée à la manche et
élimée aux poignets. J’ignorais où logeait ce type, mais certainement pas au
Hilton. Son portefeuille était déformé et éraflé. Je l’entrouvris brièvement,
le temps de voir un unique billet de dix dollars et un permis de conduire au
nom de Christopher Polley. La photo montrait un homme plus jeune, au
visage encore intact. Je fis claquer le portefeuille entre deux doigts et le
glissai dans ma poche arrière, avec le mien.
« Ton permis est périmé depuis 2008, on dirait. Tu devrais le faire
renouveler. Si tu vis assez longtemps, évidemment.
– Je ne peux pas… »
Sa bouche se referma brutalement.
« Tu ne peux pas le faire renouveler ? On te l’a confisqué ? Conduite en
état d’ivresse ? Ou prison ? Tu as fait de la prison ? C’est pour ça qu’il t’a
fallu tout ce temps pour voler et tuer M. Heinrich ? Parce que tu étais à
Stateville ?
– Non, ailleurs.
– Où ? »
Il ne répondit pas, et je décidai que je m’en foutais. Comme aurait dit
M. Bowditch, c’était hors de propos.
« Comment tu as su pour l’or ? demandai-je.
– Je l’ai vu dans la boutique du Boche. Avant d’aller en taule. »
J’aurais pu lui demander comment il avait découvert la provenance de
cet or, et comment il avait piégé ce pauvre vagabond, Dwyer, mais j’étais
quasiment certain de connaître les réponses.
« Laisse-moi partir. Je t’embêterai plus jamais.
– C’est sûr. Parce que tu seras en prison et pour longtemps. Je vais te
dénoncer aux flics, Polley. Tu iras en taule pour meurtre, et on verra bien si
ça te fait rire. Ha-ha.
– Je raconterai tout à la police ! Je leur parlerai de l’or ! Tu n’auras
rien ! »
Erreur. D’après le testament, cet or m’appartenait, mais Polley
l’ignorait.
« Exact, dis-je. Merci de me l’avoir fait remarquer. Du coup, je vais être
obligé de te mettre avec la pompe à eau. Heureusement, tu es une petite
merde de rien du tout, je ne me ferai pas mal au dos. »
Je levai le canon du pistolet. Je pourrais vous dire que je bluffais, mais
je n’en suis pas sûr. Je détestais cet homme également parce qu’il avait
vandalisé la maison de M. Bowditch, il l’avait profanée. Comme je crois
l’avoir déjà dit : le tuer aurait tout simplifié.
Il ne hurla pas – je crois qu’il n’avait plus assez de souffle –, se
contentant de gémir. L’entrejambe de son pantalon s’assombrit. J’abaissai
l’arme… un peu.
« Supposons que je décide de vous laisser la vie sauve, monsieur Polley.
Et que je vous laisse tracer votre route, comme le dit la chanson… Ça vous
plairait ?
– Oui, oui ! Si tu me laisses partir, je t’embêterai plus jamais ! »
Des vraies paroles de Rumplestiltskin.
« Comment tu es arrivé ici ? À pied ? Tu as pris le car jusqu’à Dearborn
Avenue ? »
À en juger par l’unique billet de dix dollars dans son portefeuille, je ne
pensais pas qu’il avait pris un Yoober. Il avait peut-être pillé l’arrière-
boutique de M. Heinrich – les objets planqués dans les poches de Dwyer
permettaient de le penser –, mais dans ce cas, il n’avait pas eu le temps de
monnayer son butin. Peut-être qu’il ne savait pas comment faire. Il était
peut-être roublard, mais ça ne voulait pas forcément dire être intelligent. Ou
avoir des relations.
« Je suis passé par les bois. »
Sa main valide se tendit en direction de la ceinture verte derrière la
propriété de M. Bowditch, vestige de la forêt de Sentry Woods qui
recouvrait toute cette partie du bourg un siècle plus tôt.
Je considérai son pantalon crasseux et sa veste déchirée. Mme Richland
n’avait pas mentionné son état négligé – et pourtant, elle avait une vue
perçante –, mais elle avait aperçu Polley plusieurs jours auparavant. J’en
déduisis qu’il n’avait pas seulement traversé les bois, il y vivait. Quelque
part, non loin de la clôture au fond du jardin de M. Bowditch, une bâche
récupérée servait sans doute d’abri à cet homme et à ses maigres
possessions. Il avait dû enterrer les objets volés dans la boutique de
M. Heinrich à proximité, à la manière des pirates dans les romans. Mais les
pirates de fiction mettaient leurs doublons et leurs piastres dans des malles.
La malle de Polley ressemblait plus vraisemblablement à une sacoche ornée
d’un autocollant SUBSCRIPTION SERVICE OF AMERICA.
Sauf erreur de ma part, son campement était suffisamment proche de la
maison de M. Bowditch pour surveiller un certain Charles Reade. Il savait
qui j’étais grâce à Heinrich. Il m’avait peut-être vu lors de mon expédition à
Stantonville. N’ayant rien trouvé en fouillant la maison, hormis un coffre-
fort inviolable, il avait décidé de m’attendre, pensant que je viendrais
chercher l’or. Car c’était ce que lui aurait fait.
« Lève-toi. On descend. Attention aux pépites, si tu ne veux pas aller au
tapis encore une fois.
– Je peux en ramasser quelques-unes ? Juste une petite poignée. Je suis
fauché !
– Pour quoi ? Pour te payer un repas au McDo ?
– Je connais un gars à Chi. Il me les achètera pas à leur vraie valeur,
mais…
– Tu peux en prendre trois.
– Cinq ? »
Il essayait de sourire comme s’il n’avait pas eu l’intention de me tuer
une fois le coffre ouvert.
« Quatre. »
Il se pencha pour rafler les pépites de sa main valide, prêt à les fourrer
dans sa poche.
« Il y en a cinq. Reposes-en une. »
Il me lança un regard noir, les yeux plissés – un regard à la
Rumplestiltskin – et lâcha une pépite, qui roula sur le plancher.
« T’es un méchant garçon, dit-il.
– Venant de saint Christophe des Bois, cette accusation me remplit de
honte. »
Il retroussa sa lèvre, dévoilant des dents jaunies.
« Va te faire foutre. »
Je levai l’arme, dont je pensais qu’il s’agissait d’un calibre 22
automatique.
« Il ne faut jamais dire ça à quelqu’un qui tient un pistolet. Ce n’est pas
très malin, ha-ha. Allez, descends. »
Il quitta la chambre en plaquant son poignet cassé contre sa poitrine et
en serrant les quatre pépites dans sa main valide. Je le suivis. On descendit
l’escalier, traversa le salon et entra dans la cuisine. Il s’arrêta sur le seuil.
« Continue à avancer. Traverse le jardin. »
Il se retourna vers moi, les yeux écarquillés, la bouche tremblante.
« Tu vas me tuer et me balancer dans ce trou !
– Je ne t’aurais pas donné cet or dans ce cas.
– Tu vas me le reprendre ! » Il s’était remis à pleurer. « Tu vas le
reprendre et me balancer dans ce t-t-trou. »
Je secouai la tête.
« Il y a une clôture et tu as un poignet brisé. Tu ne pourras pas la
franchir sans aide.
– Je me débrouillerai ! Je ne veux pas de ton aide !
– Avance. »
Il se remit en marche en pleurant, certain que j’allais lui tirer une balle
dans l’arrière du crâne. Là encore, c’était ce que lui aurait fait. Il arrêta de
chialer lorsqu’on passa devant la porte ouverte du cabanon alors qu’il était
toujours vivant. On atteignit la clôture, qui mesurait environ un mètre
cinquante de hauteur pour empêcher Radar de se sauver quand elle était
jeune.
« Je ne veux plus te revoir.
– Tu me reverras plus.
– Plus jamais.
– Promis.
– Tope là, alors. »
Je tendis la main.
Il la prit. Roublard, mais pas intelligent. Je le répète. Je lui tordis le
poignet et entendis les os se briser. Il hurla et tomba à genoux, les deux
mains plaquées contre la poitrine. Je glissai le calibre 22 dans mon dos,
comme un gangster de cinéma, me penchai pour agripper Polley et le
soulevai. Sans peine. Il ne pesait pas plus de soixante kilos, et j’étais
tellement bourré d’adrénaline qu’elle me sortait quasiment par les oreilles.
Je le balançai de l’autre côté de la clôture. Il retomba sur le dos, dans un tas
de feuilles mortes et de branches brisées, en poussant des petits cris de
douleur. Ses mains pendaient inutilement. Je me penchai par-dessus la
clôture, telle une lavandière en quête des derniers potins du village.
« Allez, file. Et ne reviens jamais.
– Tu m’as pété les mains ! Tu m’as pété les mains, bordel !
– Tu as de la chance que je ne t’aie pas tué ! criai-je. J’en avais envie,
pourtant, et j’ai bien failli le faire. Et si je te revois un jour, je le ferai. Fous
le camp maintenant ! Pendant que tu le peux encore ! »
Il me jeta un dernier regard de ses yeux bleus écarquillés. Son visage
enflé était marbré de morve et de larmes. Puis il fit demi-tour et s’enfonça
en titubant dans ces bois miteux, vestiges de Sentry Woods, appuyant contre
sa poitrine ses deux mains brisées. Je le regardai s’éloigner sans éprouver le
moindre remords.
Pas si gentil que ça.
Reviendrait-il ? Non, pas avec deux poignets brisés. Se confierait-il à
quelqu’un ? Un ami ou un complice ? Je devinais que Polley n’avait ni l’un
ni l’autre. Irait-il trouver les flics ? Compte tenu de ce que je savais au sujet
de Heinrich, c’était une hypothèse ridicule. Tout cela mis à part, je n’avais
pas pu me résoudre à le tuer de sang-froid.
Je retournai dans la maison pour ramasser les pépites éparpillées. Il y en
avait partout, et cette opération dura plus longtemps que ma confrontation
avec Polley. Je les remis dans le coffre, avec la ceinture vide et l’étui, et je
ressortis. Je pris soin de laisser pendre mon T-shirt hors de mon pantalon
pour cacher le pistolet calé contre mes reins. Néanmoins, je me réjouis de
constater que Mme Richland n’était pas postée à l’extrémité de son allée,
protégeant ses yeux d’aigle avec sa main.
5
Cher papa,
Ragoût. Gardedoi.
1
Radar parut surprise de voir qu’on se levait alors qu’il faisait encore
nuit, mais elle mangea son petit-déjeuner (avec trois autres comprimés
cachés dedans) et gravit la colline jusqu’au 1 Sycamore Street sans se faire
prier. Aucune lumière chez Mme Richland. Je montai au premier étage,
ouvris le coffre et fixai le calibre 45 à ma ceinture en attachant l’étui autour
de ma cuisse. Avec le pistolet automatique calibre 22 de Polley dans mon
sac à dos, j’étais un vrai Two-Gun Sam. Dans le cellier, il y avait des pots
de sauce à spaghettis vides. J’en remplis deux de croquettes Orijen, vissai
solidement les couvercles et les enveloppai d’un torchon avant de les
déposer dans mon sac, sous un T-shirt et un caleçon propres. (Ne pars
jamais en voyage sans des sous-vêtements propres, encore un précepte de
ma mère). J’ajoutai à tout cela une dizaine de boîtes de sardines King Oscar
(que j’avais appris à aimer), un paquet de crackers et quelques sablés aux
noix de pécan seulement (j’avais presque tout grignoté), et une poignée de
lanières de viande de bœuf séchée Perky Jerky. J’emportai les deux
dernières canettes de Coca qui étaient dans le frigo. Je mis mon portefeuille
dans le sac pour pouvoir glisser la grande lampe électrique dans ma poche
arrière, comme précédemment.
Vous pourriez estimer que ça ne faisait pas beaucoup de vivres pour un
aller-retour de cent kilomètres peut-être, et vous auriez raison, mais mon
sac n’était pas très grand et puis, la femme aux chaussures avait proposé de
m’offrir un repas. Elle pourrait peut-être compléter mes provisions. Sinon,
je serais obligé de chercher de la nourriture, une idée qui me remplissait à la
fois d’inquiétude et d’excitation.
Le plus gros problème, c’était le cadenas du cabanon. S’il était fermé,
personne ne s’y intéresserait. S’il restait ouvert, quelqu’un pouvait avoir
envie de jeter un coup d’œil à l’intérieur, et cacher l’ouverture du puits sous
des piles de vieux magazines, ce n’était pas le summum du camouflage. Je
m’étais endormi avec un problème à la Agatha Christie, mais je m’étais
réveillé avec une solution qui me paraissait satisfaisante. Non seulement le
cabanon serait cadenassé de l’extérieur, mais une personne de plus serait
prête à témoigner que j’avais emmené Radar à Chicago dans l’espoir de lui
offrir un remède miracle.
Cette solution s’appelait Andy Chen.
J’attendis sept heures pour l’appeler, en me disant qu’il serait déjà levé
pour aller au lycée, mais après quatre sonneries, je compris que j’allais
tomber sur la boîte vocale. Je réfléchissais au message que j’allais laisser
quand il répondit enfin. Il paraissait agacé et essoufflé.
« Qu’est-ce que tu veux, Reade ? Je sors de cette putain de douche et je
dégouline partout !
– Oooh, fis-je d’une voix de fausset. Le Péril Jaune est nu ?
– Très drôle, sale raciste. Qu’est-ce que tu veux ?
– C’est important.
– Qu’est-ce qui se passe ? »
Il était sérieux maintenant.
« Écoute, je suis au Highball, à la sortie de la ville. Tu connais le
Highball, hein ? »
Évidemment qu’il connaissait. C’était un relais routier où on trouvait le
plus bel assortiment de jeux vidéo de tout Sentry. On s’entassait dans la
bagnole de quelqu’un qui avait le permis, ou bien on prenait le car quand on
n’avait aucun conducteur sous la main, et on jouait jusqu’à avoir les poches
vides. Ou jusqu’à ce qu’on se fasse virer.
« Qu’est-ce que tu fous là-bas ? Y a école aujourd’hui.
– Je suis avec la chienne. Celle qui te foutait la trouille quand on était
mômes, tu te souviens ? Elle ne va pas très bien, mais il y a quelqu’un à
Chicago qui aide les vieux chiens, paraît-il. Il les rajeunit, en quelque sorte.
– C’est une arnaque. Forcément. Ne sois pas idiot, Charlie. Quand les
chiens sont vieux, ils sont vieux, point…
– Tu veux bien la fermer et m’écouter ? Il y a un gars qui veut bien nous
emmener dans son van, Radar et moi, pour trente dollars…
– Trente…
– Mais faut que j’y aille maintenant, sinon il va partir sans nous. Alors,
j’ai besoin que tu ailles fermer la maison.
– Tu as oublié de fermer ta…
– Non, non ! La maison de M. Bowditch !
– Comment tu as fait pour aller jusqu’au High…
– Le type va se barrer si tu ne la boucles pas ! Va fermer la maison,
OK ? J’ai laissé les clés sur la table de la cuisine. » Et puis, comme si je
venais juste d’y penser : « Ferme le cabanon aussi pendant que tu y es. Le
cadenas est sur la porte.
– Je vais devoir aller au lycée à vélo au lieu de prendre le car. Combien
tu me files ?
– Oh, allons, Andy !
– Je plaisante, Reade. Je ne te demande même pas de me sucer. Mais si
quelqu’un me…
– Personne ne te demandera rien. Et si jamais on te pose des questions,
dis la vérité. Je suis parti à Chicago. Je ne veux pas que tu aies des ennuis,
je veux juste que tu ailles fermer la maison. Et le cabanon. Je passerai
récupérer les clés quand on rentrera.
– Bon, d’accord. Tu vas passer la nuit là-bas ou…
– Probablement. Peut-être même deux. Bon, faut que je te laisse. Merci,
Andy. Je te revaudrai ça. »
Je coupai la communication et hissai mon sac à dos sur mes épaules. Je
déposai le trousseau de clés de M. Bowditch sur la table. Et mis sa laisse à
Radar. Au pied de la véranda de derrière, je m’arrêtai pour contempler le
cabanon au fond du jardin. Avais-je vraiment l’intention de lui faire
descendre ces marches étroites (de différentes hauteurs) en laisse ?
Mauvaise idée. Pour tous les deux.
Il n’était pas trop tard pour renoncer. Je pouvais rappeler Andy et lui
dire que j’avais changé d’avis à la dernière minute, ou que le conducteur de
van imaginaire était parti sans moi. Je pouvais ramener Radar à la maison,
déchirer la lettre posée sur la table de la cuisine et mettre à la poubelle le
mail que devait recevoir Mme Silvius. Andy avait raison : quand les chiens
vieillissaient, ils vieillissaient, point final. Cela ne m’empêcherait pas
d’explorer cet Autre monde ; je devrais attendre simplement.
Qu’elle meure.
Je la débarrassai de sa laisse et marchai en direction du cabanon. À mi-
chemin, je regardai derrière moi. Radar était toujours assise à l’endroit où je
l’avais laissée. Je faillis l’appeler, l’envie me tiraillait, mais je ne le fis pas.
Je continuai d’avancer. Arrivé devant la porte du cabanon, je me retournai
de nouveau. Elle était toujours assise au pied des marches. Je ressentais le
goût amer de la déception : tous ces préparatifs – surtout mon idée de génie
au sujet du cadenas – pour rien. Mais il n’était pas question de la laisser là,
seule.
Alors que j’allais rebrousser chemin, Radar se redressa sur ses quatre
pattes et traversa le jardin d’un pas hésitant jusqu’à la porte ouverte du
cabanon où je me trouvais. Elle renifla, méfiante. Je n’allumai pas les
lampes à batteries car avec son odorat elle n’en avait pas besoin. Elle
regarda la pile de magazines que j’avais déposée sur ce qui restait du cafard
géant, et je vis sa truffe exercée tressaillir. Elle observa ensuite les planches
qui couvraient le puits et une chose stupéfiante se produisit. Elle trottina
jusqu’à l’ouverture et se mit à gratter les planches avec ses pattes en
poussant des petits jappements d’excitation.
Elle se souvient, pensai-je. Et ses souvenirs doivent être agréables car
elle veut y retourner.
J’accrochai le cadenas au loquet et refermai partiellement la porte,
laissant juste assez de lumière pour pouvoir me diriger jusqu’au puits.
« Il ne faut plus faire de bruit maintenant, Radar. Chut. »
Les jappements cessèrent, mais elle continua à gratter les planches. Son
impatience à descendre dans le puits me rassura quant à ce qui se trouvait à
la sortie du couloir souterrain. Et d’ailleurs, pourquoi serais-je inquiet ? Les
coquelicots étaient magnifiques et leur parfum délicieux. La femme aux
chaussures n’était pas menaçante : elle m’avait accueilli chaleureusement,
elle m’avait réconforté quand j’avais craqué, et j’avais envie de la revoir.
Elle voulait revoir Radar également… et Radar veut la revoir, je crois.
« Couchée. »
Elle me regarda, mais resta debout sur ses pattes. Elle scruta l’obscurité
entre les planches, leva les yeux vers moi, puis reporta son attention sur les
planches. Les chiens savent se faire comprendre et pour moi, le message
était on ne peut plus clair : Dépêche-toi, Charlie.
« Couchée, Radar. »
Elle se coucha, très à contrecœur, mais dès que j’écartai les planches, en
V, elle se releva et dévala l’escalier, vive comme un chiot. Elle avait des
plaques de poils blancs derrière la tête et sur le dos, près de la queue. J’eus
juste le temps de les voir disparaître dans le puits.
Et moi qui avais peur de lui faire prendre cet escalier. Amusant, non ?
Comme le disait M. Neville, mon professeur d’anglais : « L’ironie, c’est
bon pour la santé. »
2
Je n’eus pas besoin de taper dans mes vivres car Dora nous nourrit, et
copieusement. Je n’avais jamais mangé un aussi bon ragoût, plein de
morceaux de viande et de pommes de terre qui nageaient dans une sauce
savoureuse. Influencé sans doute par des films d’horreur, je songeai qu’on
était peut-être en train de manger de la chair humaine, mais je rejetai
aussitôt cette idée ridicule. Cette femme incarnait la bonté. Je n’avais pas
besoin de voir sur son visage une expression enjouée ou un regard
affectueux pour le savoir, cela irradiait de sa personne. Et si ça ne suffisait
pas, il y avait la façon dont elle avait accueilli Radar. Et, évidemment, la
façon dont Radar l’avait accueillie. J’avais eu droit moi aussi à une étreinte
quand j’avais aidé Dora à se relever, mais pas comparable à celle qu’elle
avait offerte à la vieille chienne.
Je l’avais embrassée sur la joue, ce qui me paraissait parfaitement
naturel. Dora me tapota le dos et m’entraîna à l’intérieur. Le cottage se
composait d’une unique pièce où régnait une douce chaleur. Aucun feu ne
brûlait dans la cheminée, mais la cuisinière fonctionnait à fond et le ragoût
mijotait sur une plaque en métal. Une table en bois disposée au centre de la
pièce accueillait un vase rempli de coquelicots. Dora y disposa deux bols
blancs qui semblaient faits à la main et deux cuillères en bois. Elle me fit
signe de m’asseoir.
Radar se coucha en boule devant la cuisinière, le plus près possible sans
risquer de roussir ses poils. Dora prit un autre bol dans le placard, se servit
de la pompe installée au-dessus de l’évier pour le remplir d’eau avant de le
déposer devant la chienne qui lapa énergiquement. Sans toutefois décoller
son arrière-train du sol, remarquai-je, ce qui n’était pas bon signe. J’avais
pris soin de rationner ses efforts physiques, mais rien n’aurait pu la retenir
quand elle avait vu sa vieille amie. Et si je l’avais tenue en laisse (rangée
dans mon sac), elle me l’aurait arrachée des mains.
Dora posa une bouilloire sur le feu, servit le ragoût et retourna s’affairer
devant la cuisinière. Elle sortit des tasses du placard – assez grossières, à
l’instar des bols – et un bocal dans lequel elle plongea une cuillère pour
prendre du thé. Du thé ordinaire, espérais-je, pas un truc qui allait me faire
planer. J’avais déjà l’impression d’être défoncé. Je ne pouvais me défaire de
l’idée que ce monde se trouvait sous le mien car j’étais descendu pour y
accéder. Pourtant, il y avait bien un ciel au-dessus de nous. J’étais comme
Charlie au Pays des Merveilles, et si en regardant par la fenêtre ronde du
cottage j’avais vu le Chapelier fou passer sur la route en dansant (avec sur
son épaule un chat du Cheshire tout sourire), je n’aurais pas été surpris. Du
moins, pas davantage.
L’étrangeté de la situation ne m’empêchait pas d’avoir faim. Ce matin-
là, avant de partir, j’avais été trop nerveux pour prendre un vrai petit-
déjeuner. Malgré cela, j’attendis pour commencer à manger que la maîtresse
de maison apporte les tasses et se rassoie. Règle de politesse élémentaire.
Mais je songeais également qu’elle voudrait peut-être réciter une prière, une
version de Bénie soit la nourriture que nous allons manger sous forme
d’onomatopées. Mais non. Elle prit sa cuillère, simplement, et me fit signe
d’attaquer. Comme je l’ai dit, le ragoût était délicieux. Je pêchai un gros
morceau de viande et le lui montrai en haussant les sourcils.
Le croissant de lune de sa bouche se retroussa pour m’offrir sa version
d’un sourire. Elle dressa deux doigts au-dessus de sa tête et sautilla
légèrement sur sa chaise.
« Du lapin ? »
Elle acquiesça et émit une sorte de gargouillis désagréable. Je compris
qu’elle riait, ou qu’elle essayait, et cela me rendit triste, comme lorsque je
voyais une personne aveugle, ou dans un fauteuil roulant, en sachant qu’elle
ne marcherait plus jamais. La plupart de ces personnes ne voulaient pas de
ma pitié. Elles géraient leur handicap, elles aidaient les autres, elles
menaient des vies agréables. Elles étaient courageuses. Tout ça, je le savais.
Et pourtant, peut-être parce que mon corps fonctionnait cinq sur cinq, je
trouvais qu’il y avait quelque chose de cruel dans le fait de devoir supporter
ça, quelque chose d’injuste, d’anormal. Je repensai à une fille avec qui
j’étais à l’école primaire : Georgina Womack. Elle avait une énorme tache
de vin sur une joue. Georgina était une petite chose gaie, maligne comme
un singe, et la plupart des élèves la traitaient correctement. Bertie Bird
échangeait des trucs de sa lunchbox avec elle. J’étais certain qu’elle ferait
son chemin dans la vie, mais j’étais triste qu’elle soit obligée de voir cette
marque de naissance sur son visage tous les matins dans le miroir. Elle n’y
était pour rien, de même que Dora n’était pas responsable de son rire, qui
aurait dû être beau et libre, et ressemblait à un grognement de mauvaise
humeur.
Elle tressauta une dernière fois sur sa chaise, comme pour bien insister,
et fit tournoyer son index dans ma direction : Mange, mange.
Radar s’efforça de se relever et quand elle parvint à se dresser sur ses
quatre pattes, elle s’approcha de Dora. Celle-ci frappa son front gris avec la
paume de sa main grise, dans ce geste qui veut dire : Où avais-je la tête ?
Elle trouva un autre bol, dans lequel elle versa du ragoût et de la sauce. Elle
me regarda en haussant ses sourcils presque inexistants.
Je hochai la tête et souris.
« Tout le monde mange dans la Maison des Chaussures. »
Dora m’adressa son sourire en croissant de lune et posa le bol par terre.
Radar s’y attaqua en remuant la queue.
J’examinai l’autre moitié de la pièce pendant que je mangeais. Elle
accueillait un lit, fait au carré, adapté à la taille de la petite femme aux
chaussures, mais presque tout l’espace était occupé par un atelier. Ou plutôt,
un centre de remise en forme pour chaussures blessées. La plupart avaient
des contreforts écrasés, des semelles qui pendaient comme des mâchoires
brisées, des trous dans la semelle ou au bout. Une paire de chaussures de
chantier en cuir avait été découpée derrière comme si la personne qui en
avait hérité avait des pieds plus grands que le précédent propriétaire. Une
blessure en demi-cercle sur un chausson de bébé en soie pourpre avait été
recousue avec du fil bleu foncé, sans doute la couleur la plus proche dont
disposait Dora. Certaines chaussures étaient sales et d’autres – disposées sur
un établi – étaient en train d’être nettoyées et cirées avec des produits
contenus dans de petits pots en métal. Je me demandais d’où ils venaient,
mais je m’interrogeais surtout sur l’objet qui occupait une place de choix
dans la partie atelier du cottage.
J’avais vidé mon bol et Radar le sien. Dora les récupéra et une autre
question fit se dresser ses sourcils.
« Oui, s’il vous plaît, dis-je. Mais pas trop pour Radar, sinon elle va
dormir toute la journée. »
Dora colla ses mains jointes contre son oreille et ferma les yeux. Elle
montra la chienne.
« So’eil ?
– Soleil ? »
Elle secoua la tête et refit son mime.
« So’eil !
– Elle a sommeil ? »
La femme aux chaussures acquiesça et montra l’endroit où Radar s’était
couchée en arrivant, devant la cuisinière.
« C’est là qu’elle dormait avant ? Quand M. Bowditch l’amenait ? »
Dora acquiesça de nouveau et mit un genou à terre pour tapoter la tête
de la chienne. Radar leva vers elle un regard rempli – je pouvais me
tromper, mais je ne le pensais pas – d’adoration.
On finit notre deuxième bol de ragoût. Je remerciai Dora. Radar en fit
autant avec ses yeux. Pendant que Dora débarrassait, je me levai et allai
examiner dans la partie hôpital pour chaussures l’objet qui avait attiré mon
attention. Il s’agissait d’un vieux modèle de machine à coudre, que l’on
actionnait en appuyant sur une pédale avec son pied. Sur le couvercle noir,
en lettres dorées à la feuille, à moitié effacées, on pouvait encore lire le mot
SINGER.
Je restai planté devant ce texte plus de temps qu’il n’en fallait pour le
lire. Il me permettait de deviner d’où venaient les chaussures que soignait
Dora. Mais ce n’était pas pour cette raison. Je connaissais cette écriture. Je
l’avais vue sur des listes de courses et de nombreuses enveloppes que
j’avais déposées dans la boîte aux lettres du 1 Sycamore Street. C’était
M. Bowditch qui avait réalisé ce panneau, bien des années plus tôt.
5
Marcher sans sac à dos était plus facile. Tant mieux. En revanche, ne
pas voir Radar près de moi me tracassait, mais je savais qu’elle était en
sécurité avec Dora. Mon portable étant hors service ici, j’avais du mal à
évaluer l’heure, et à cause du ciel chargé en permanence, je ne pouvais
même pas m’orienter grâce au soleil, simple masse floue derrière les
nuages. Je décidai d’utiliser la vieille méthode des pionniers pour calculer
le temps et la distance : après trois ou quatre « regards », si je n’apercevais
toujours aucun signe de gardedoi, je rebrousserais chemin.
En marchant, je repensai à ce poème sur le panneau. Un menu de
restaurant aurait été affiché des deux côtés, pour être vu par les gens qui
allaient et venaient. Le fait que le poème se trouve d’un seul côté indiquait
que le trafic sur la grand-voie s’effectuait en sens unique : vers la maison
que j’étais censé trouver. Je ne comprenais pas pourquoi, mais peut-être que
ce gardedoi pourrait me l’expliquer. À condition que cette créature existe
réellement.
J’avais atteint la fin de mon troisième « regard », là où la route montait
et franchissait un pont de bois bossu (dessous, le lit de la rivière était à sec)
quand j’entendis des cris d’oiseaux. En arrivant au point culminant du pont,
j’aperçus une maison sur ma droite. Du côté gauche de la route, il y avait
d’autres coquelicots. Les bois avaient dévalé la pente jusqu’au bord du
champ. La maison, beaucoup plus grande que le cottage de la femme aux
chaussures, ressemblait aux ranchs qu’on voyait dans les westerns sur
TCM, et elle possédait des dépendances, deux grandes et une petite. La plus
grande devait être une grange. Il s’agissait d’une ferme. Derrière s’étendait
un vaste jardin où s’alignaient des rangées de plantations. Je ne pouvais pas
toutes les identifier – je n’étais pas maraîcher – mais je savais reconnaître
des épis de maïs. Tous ces bâtiments étaient aussi vieux et gris que la peau
de la femme aux chaussures, mais ils paraissaient solides.
Les criaillements provenaient d’une douzaine d’oies, au minimum, qui
entouraient une femme vêtue d’une robe bleue et d’un tablier blanc. D’une
main, elle levait son tablier. De l’autre, elle répandait des poignées de
graines. Sur lesquelles se jetaient voracement les oies, dans un concert de
battements d’ailes. Non loin de là, un cheval blanc, vieux et efflanqué,
plongeait la tête dans une auge en fer-blanc. Le mot éparvin me vint à
l’esprit mais, ne connaissant pas son sens exact, je ne savais pas s’il
convenait. Un papillon de taille normale (c’était un soulagement) s’était
posé sur sa tête. Il s’envola lorsque j’approchai.
La femme avait dû m’apercevoir du coin de l’œil car elle leva la tête et
se figea, une main plongée dans la poche de son tablier, tandis que les oies
se bousculaient et jouaient des ailes à ses pieds, en cacardant pour réclamer
à manger.
Je m’immobilisai moi aussi car je compris soudain ce que Dora avait
tenté de me dire : gardeuse d’oies. Gardedoi. Mais ce n’était pas la seule
cause de ma stupeur. La femme avait d’épais cheveux blond foncé, veinés
de mèches plus claires, qui tombaient sur ses épaules. Ses grands yeux
bleus offraient un contraste saisissant avec les deux fentes presque effacées
de Dora. Elle avait des joues roses. Elle était jeune, et pas juste jolie : elle
était belle. Une seule chose venait gâcher sa beauté parfaite. Entre son nez
et son menton, il n’y avait qu’un trait blanc boursouflé, comme la cicatrice
d’une blessure grave refermée depuis longtemps. À l’extrémité droite, une
tache rouge de la taille d’une pièce de dix cents ressemblait à un minuscule
bouton de rose pas encore éclos.
La gardedoi n’avait pas de bouche.
6
Il y avait une gloriette près du jardin. On alla s’y asseoir, autour d’une
petite table ronde. Deux ouvriers agricoles émergèrent du champ de maïs
pour se diriger vers la grange en tenant des paniers pleins, et j’en déduisis
que c’était l’été ici, et non pas le début du mois d’octobre. La jument
broutait l’herbe non loin de là. Une fille à la peau grise et au visage
salement déformé vint déposer un plateau devant nous. Dessus se trouvaient
deux serviettes en tissu, un verre et deux pichets, un grand et un autre de la
taille de ces petits pichets de crème et de lait qu’on vous apporte dans les
diners. Le grand semblait contenir de la citronnade. Dans le petit, il y avait
une sorte de matière visqueuse jaune qui aurait pu être de la purée de
courge. La gardeuse d’oies me fit signe de remplir le verre avec le grand
pichet et de boire. Ce que je fis, non sans une certaine gêne. Car j’avais une
bouche pour boire.
« C’est bon », dis-je, et c’était vrai : un parfait mélange entre le sucré et
l’acidité.
La fille à la peau grise se tenait toujours à côté de la gardeuse d’oies.
Elle montra la substance visqueuse jaune dans le petit pichet.
La gardeuse d’oies hocha la tête, mais un soupir inaudible élargit ses
narines et la cicatrice qui remplaçait sa bouche s’affaissa légèrement. La
fille qui nous avait servis sortit de la poche de sa robe, aussi grise que sa
peau, un tube de verre. Elle se pencha en avant, sans doute pour le plonger
dans la substance visqueuse, mais la gardeuse d’oies lui prit le tube et le
posa sur la table. Elle leva les yeux vers la fille et hocha la tête en joignant
les mains devant elle, comme pour dire namasté. La fille hocha la tête à son
tour et s’en alla.
Après son départ, la gardeuse d’oies tapa dans ses mains pour appeler la
jument. Celle-ci s’approcha et laissa pendre sa tête entre nous, par-dessus la
barrière, sans cesser de mastiquer sa dernière bouchée d’herbe.
« Je m’appelle Falada », dit la jument, mais sa bouche ne remuait pas
comme celles des marionnettes assises sur les genoux des ventriloques ; elle
mâchonnait simplement. Je ne savais pas pourquoi la fille continuait ce
numéro. « Ma maîtresse s’appelle Leah. »
Par la suite, j’appris la prononciation correcte de ce nom, grâce à Dora,
mais ce jour-là, j’entendis Leia, comme dans Star Wars. Ce qui n’avait rien
de surprenant après tout ce qui s’était passé. J’avais rencontré récemment
une version de Rumplestiltskin et une vieille femme qui vivait, non pas
dans une chaussure, mais sous une enseigne qui en représentait une. Moi-
même, j’étais une incarnation de Jack, le garçon au haricot magique. Et
puis, Star Wars, n’était-ce pas un conte de fées avec de formidables effets
spéciaux ?
« Ravi de vous rencontrer l’une et l’autre », dis-je.
De toutes les choses qui m’étaient arrivées ce jour-là (d’autres, plus
étranges encore, m’attendaient), celle-ci était, à bien des égards, la plus
étrange. Ou peut-être devrais-je dire la plus surréaliste. Je ne savais pas si je
devais regarder la fille ou la jument, alors je passais de l’une à l’autre
comme le spectateur d’un match de tennis.
« C’est Adrian qui t’envoie ?
– Oui. Mais je l’ai connu sous le nom de Howard. Il s’appelait Adrian…
avant. Depuis quand vous ne l’avez pas vu ? »
Leah réfléchit en fronçant les sourcils. Même son froncement de
sourcils était gracieux. (Je vais m’efforcer d’éviter ce genre de
commentaires à partir de maintenant, mais ça ne sera pas facile.)
Finalement, elle leva la tête.
« J’étais beaucoup plus jeune, dit Falada. Adrian aussi. Il avait un chien.
Un chiot plutôt. Il sautait partout. Et il avait un drôle de nom.
– Radar.
– Oui, voilà. »
La jument continuait à mâchonner, indifférente.
« Adrian est décédé ? Si tu es ici, avec sa ceinture et son arme, je
suppose que oui.
– Oui.
– Il a refusé de faire un tour de plus sur le cadran solaire, alors ? Dans
ce cas, sage décision.
– En effet. » Je bus une gorgée de citronnade, reposai le verre et me
penchai en avant. « Je suis venu pour Radar. Elle est vieille maintenant. J’ai
décidé de la conduire jusqu’à ce cadran solaire pour voir si je peux… »
Soudain, je songeai à un autre conte de fées de science-fiction, intitulé
L’Âge de cristal. « … si je peux la faire rajeunir. J’ai quelques questions…
– Raconte-moi ton histoire d’abord, dit Falada. Ensuite, peut-être que je
répondrai à tes questions, si ça s’impose. »
Permettez-moi de m’interrompre pour préciser que si j’obtins quelques
informations de Leah, via Falada, elle en obtint beaucoup plus de moi. Elle
avait une certaine façon de se comporter, comme si elle était habituée à ce
qu’on lui obéisse, je l’ai dit, mais sans méchanceté, sans agressivité.
Certains individus – bien élevés – semblent comprendre qu’ils ont
l’obligation de se montrer agréables et polis, et cette obligation est double
quand ils n’y sont pas contraints. Mais qu’ils soient agréables ou pas, ils
obtiennent généralement ce qu’ils veulent.
Désireux d’être de retour chez Dora avant le coucher du soleil
(j’ignorais ce qui pouvait jaillir de ces bois à la nuit tombée), je m’en tins
principalement à ma mission. Je racontai à Leah comment j’avais rencontré
M. Bowditch, comment je m’étais occupé de lui et comment on était
devenus amis. Je lui parlai de l’or, je lui expliquai que j’en avais
suffisamment pour le moment, mais que peut-être il m’en faudrait
davantage à l’avenir pour protéger le puits conduisant dans ce monde face
aux habitants du mien, qui risquaient d’en faire mauvais usage. Je ne pris
pas la peine d’ajouter que je devrais trouver un moyen de transformer cet or
en argent liquide maintenant que M. Heinrich était mort.
« Car plus tard, lui confiai-je, dans des années, il faudra payer des taxes,
et elles sont sacrément élevées. Vous connaissez les taxes ?
– Oh oui, répondit Falada.
– Mais dans l’immédiat, c’est Radar qui m’inquiète. Le cadran solaire
se trouve en ville, n’est-ce pas ?
– Oui. Mais si tu vas là-bas, tu dois être très silencieux et suivre les
repères d’Adrian. Et tu ne dois jamais – jamais – y aller la nuit. Car tu fais
partie des personnes saines.
– Saines ? »
Elle tendit la main par-dessus la table pour toucher mon front, ma joue,
mon nez et ma bouche. Ses doigts étaient légers, leur contact fugitif, et
pourtant je fus parcouru de nouvelles décharges électriques.
« Oui, saines, dit Falada. Pas grises. Pas souillées.
– Que s’est-il passé ? demandai-je. C’est Gog… »
La main de Leah fut moins légère cette fois. Elle la plaqua sur ma
bouche, si fort que mes lèvres s’écrasèrent contre mes dents. Elle secoua la
tête.
« Ne prononce jamais son nom, tu pourrais le réveiller. »
Elle porta son autre main à sa gorge en caressant sa mâchoire du côté
droit.
« Vous êtes fatiguée, dis-je. Les efforts que vous produisez pour parler
doivent être terribles. »
Elle acquiesça.
« Je vais y aller, dis-je. Peut-être qu’on pourra se parler demain. »
Je commençai à me lever, mais elle me fit signe de rester assis. L’ordre
était clair. Radar aurait très bien compris ce que signifiait son index tendu :
Couché.
Elle introduisit le tube de verre dans la substance jaune visqueuse, puis
posa l’index de sa main droite sur l’espèce de petit bouton rouge à côté de
la cicatrice : unique imperfection sur sa peau magnifique. Je constatai alors
que tous ses ongles, à l’exception de celui de cet index, étaient courts. Elle
enfonça l’ongle dans la marque rouge, jusqu’à ce qu’il disparaisse. Et elle
tira. La chair s’écarta et un filet de sang coula jusqu’à sa mâchoire. Elle
inséra la paille de verre dans le petit trou qu’elle avait ouvert et ses joues se
creusèrent lorsqu’elle aspira ce qui lui servait d’aliment. La moitié du
contenu du petit pichet disparut. Une simple gorgée m’aurait suffi à le vider.
Sa gorge se contracta, plusieurs fois. Cette substance devait être aussi
dégoûtante qu’il y paraissait car elle avait du mal à l’avaler. Elle retira la
paille de ce qu’on aurait pu appeler une incision de trachéotomie si elle
avait été pratiquée dans sa gorge. Le trou se referma immédiatement, mais
la marque rouge paraissait plus enflammée que jamais. Une injure faite à sa
beauté.
« C’était suffisant ? » demandai-je, atterré. Je ne pus m’en empêcher.
« Vous avez à peine bu ! »
Elle hocha la tête avec une sorte de lassitude.
« L’ouverture est douloureuse et à force de manger toujours la même
chose, ça n’a plus de goût. Parfois, je me dis que je devrais me laisser
mourir de faim, mais cela ferait trop plaisir à certains. »
Elle pencha la tête vers la gauche, dans la direction d’où je venais et où
se dressait la ville.
« Désolé, dis-je. Si je peux faire quelque chose… »
Elle me fit comprendre, d’un signe de tête, qu’elle comprenait (tout le
monde aurait aimé faire quelque chose pour elle, évidemment ; les gens se
seraient même battus pour être les premiers) et elle joignit ses mains :
namasté. Elle prit une des serviettes pour essuyer le filet de sang. J’avais
entendu parler des malédictions – les livres de contes en étaient pleins –
mais c’était la première fois que j’en voyais une en action.
« Suis ses repères, déclara Falada. Ne te perds pas, ou sinon les soldats
de la nuit t’arrêteront. Et Radar aussi. » Ce nom devait être difficile à
prononcer pour elle car il ressemblait plutôt à Rayar, et il me rappela
l’accueil délirant que Dora avait réservé à la chienne. « Le cadran solaire se
trouve sur la place du stade, derrière le palais. Tu peux accomplir ton
objectif si tu es rapide et discret. Quant à l’or dont tu parlais, il se trouve à
l’intérieur. T’en emparer sera beaucoup plus dangereux.
– Leah, vous avez vécu dans ce palais autrefois ?
– Il y a longtemps, répondit Falada.
– Vous êtes… » Je dus me faire violence pour poser cette question,
même si la réponse me paraissait évidente. « Vous êtes une princesse ? »
Elle baissa la tête.
« Elle l’était. » Leah parlait d’elle à la troisième personne maintenant,
par l’intermédiaire de Falada. « La plus petite princesse parmi tous les
autres car elle avait quatre sœurs plus âgées, et deux frères. Des princes, si
tu préfères. Ses sœurs sont mortes – Drusilla, Elena, Joylene et Falada, dont
je porte le nom. Robert est mort : elle a vu son pauvre corps broyé. Elden,
qui avait toujours été bon avec elle, est mort aussi. Sa mère et son père
également. Il reste peu de membres de sa famille. »
Je ne disais rien, j’essayais d’assimiler l’énormité d’une telle tragédie.
J’avais perdu ma mère, et c’était déjà horrible.
« Tu dois aller voir l’oncle de ma maîtresse. Il vit dans la maison de
brique près de la Route du Front de mer. Il t’en dira plus. Ma maîtresse est
très fatiguée maintenant. Elle te souhaite de faire bon voyage. Tu dois
passer la nuit chez Dora. »
Je me levai. La masse informe du soleil avait presque atteint la cime des
arbres.
« Ma maîtresse te souhaite bonne chance. Elle dit que si tu fais rajeunir
la chienne d’Adrian, comme tu l’espères, il faudra que tu la ramènes ici
pour que ma maîtresse la voie sautiller et courir comme avant.
– Promis. Puis-je poser une dernière question ? »
Leah hocha la tête avec lassitude et leva la main : Parle, mais sois bref.
Je sortis de ma poche les petites chaussures de cuir et les lui montrai,
puis (me sentant un peu idiot), je les montrai à Falada, qui n’exprima pas le
moindre intérêt.
« C’est Dora qui me les a données. Mais je ne sais pas quoi en faire. »
Leah sourit avec ses yeux et caressa le chanfrein de Falada.
« Tu risques de croiser des voyageurs en retournant chez Dora. S’ils
sont pieds nus, ils lui ont confié des chaussures abîmées ou usées à réparer.
Si tu vois leurs pieds nus, donne-leur ces bons. Plus loin sur cette route… »
Elle montra un point à l’opposé de la ville. « … il y a une petite boutique
qui appartient au frère cadet de Dora. Si les voyageurs lui montrent ces
échantillons, il leur donnera des chaussures neuves. »
Je réfléchis.
« Dora répare les chaussures abîmées. »
Leah hocha la tête.
« Les gens qui n’ont plus de chaussures vont voir son frère, dans sa
boutique. »
Même réponse.
« Et quand les chaussures sont réparées – comme j’espère requinquer
Radar –, Dora les apporte à son frère ? »
Même réponse.
« Son frère les vend ? »
Cette fois, Leah secoua la tête.
« Pourquoi donc ? Le but d’un commerce c’est de faire des bénéfices.
– Il n’y a pas que les bénéfices dans la vie, dit Falada. Ma maîtresse est
très fatiguée, elle doit se reposer maintenant. »
Leah prit ma main et la serra dans la sienne. Je n’ai pas besoin de vous
décrire l’effet que cela produisit en moi.
Elle la lâcha et frappa dans ses paumes, juste une fois. Falada repartit
d’un pas tranquille. Un des garçons de ferme à la peau grise sortit de la
grange et lui donna une petite tape sur le flanc. La jument prit la direction
de la grange de son plein gré, accompagnée de l’homme gris qui marchait à
sa hauteur.
Lorsque je me retournai, la fille qui avait apporté la citronnade et la
purée était là. Elle m’adressa un signe de tête et me montra la maison et la
route au-delà. L’audience – car il s’agissait bien de cela, sans aucun doute –
était terminée.
« Au revoir et merci », dis-je.
Leah joignit ses mains devant elle – namasté –, baissa la tête et noua ses
mains sur son tablier. La servante (ou la dame de compagnie peut-être)
m’accompagna jusqu’à la route ; sa longue robe grise frottait contre le sol.
« Vous pouvez parler ? lui demandai-je.
– Un peu. » Sa voix était un croassement poussiéreux. « Fait mal. »
On atteignit la grande route. Je montrai la direction d’où j’étais venu.
« La maison en brique de son oncle est loin d’ici ? Vous le savez ? »
Elle leva un doigt gris et tordu.
« Un jour ? » dis-je.
Elle hocha la tête. C’était la forme de communication la plus répandue
par ici, je m’en apercevais. Pour les personnes qui ne possédaient pas des
talents de ventriloque, évidemment.
Une journée de marche, donc, pour atteindre l’oncle. S’il y avait trente
kilomètres, ça voulait dire un jour de plus pour atteindre la ville, deux plus
vraisemblablement. Voire trois. En comptant le trajet du retour jusqu’au
couloir qui menait au puits, ça faisait six jours en tout. En supposant que
tout se passe bien. D’ici là, mon père serait rentré et il aurait signalé ma
disparition.
Il prendrait peur, et peut-être qu’il recommencerait à boire. Je mettais en
danger la santé de mon père pour sauver une chienne… et même si ce
cadran solaire magique existait, qui pouvait affirmer que ça fonctionnerait
avec un vieux berger allemand ? Je m’apercevais – vous allez dire que
j’aurais pu me réveiller avant – que mon projet n’était pas seulement
insensé, il était égoïste. Si je rentrais à la maison maintenant, personne ne
saurait rien. Certes, il faudrait que je réussisse à ressortir du cabanon, en
supposant qu’Andy avait fermé le cadenas, mais je pensais être
suffisamment fort pour ça. Dans l’équipe de football de Hillview, je faisais
partie des rares joueurs qui réussissaient non seulement à faire reculer le
mannequin de plaquage, mais à le renverser. Et puis, il y avait une autre
raison : j’avais le mal du pays. Je n’étais parti que quelques heures, mais
maintenant que la journée touchait à sa fin dans ce triste décor au ciel
chargé, où seuls les grands champs de coquelicots apportaient un peu de
couleur… Oui, j’avais le mal du pays.
Je décidai de récupérer Radar et de rentrer. Pour établir un nouveau plan
d’attaque. Qui me permettrait de m’absenter une semaine, ou même deux,
sans inquiéter personne. J’ignorais à quoi ressemblerait ce plan, et je crois
que tout au fond de moi (dans ce petit placard obscur où on essaie de se
cacher à soi-même ses secrets) je savais que je tergiverserais jusqu’à ce que
Radar meure, mais telle était mon intention.
Du moins jusqu’à ce que la servante grise me prenne par le coude. Pour
autant que je pouvais en juger d’après ce qui restait de son visage, ce geste
la terrorisait. Sa main était ferme néanmoins. Elle m’attira vers elle, se
dressa sur la pointe des pieds et me murmura, de son croassement
douloureux :
« Aide-la. »
3
Peterkin. Woody.
1
On alla par monts et par vaux, comme on pourrait le lire dans un de ces
vieux contes. Les criquets stridulaient et les oiseaux chantaient. Sur la
gauche, les coquelicots cédaient parfois la place à des champs labourés où
travaillaient des hommes et des femmes à la peau grise, peu nombreux. En
me voyant, ils arrêtaient ce qu’ils faisaient, jusqu’à ce que je sois passé. Je
les saluais d’un geste de la main, mais seule une femme coiffée d’un large
chapeau de paille me répondit. D’autres champs étaient en jachère ou
carrément abandonnés. Des mauvaises herbes poussaient entre les légumes,
et les rubans écarlates des coquelicots finiraient par tout recouvrir.
Sur la droite, les bois se poursuivaient. Il y avait quelques fermes ici et
là, mais la plupart paraissaient désertes. Deux lapins gros comme des petits
chiens traversèrent la route en bondissant. Radar les regarda d’un œil
intéressé, sans paraître disposée à leur courir après pour autant, alors je
décrochai la laisse de son collier et la lançai dans la charrette.
« Ne me déçois pas, fifille. »
Après une heure de marche environ, je m’arrêtai pour ouvrir le joli
paquet de provisions que m’avait préparées Dora. Il y avait, entre autres
délices, des biscuits à la mélasse. Comme ils ne contenaient pas de
chocolat, j’en donnai un à Radar qui l’engloutit d’un coup. Il y avait
également trois grands bocaux de verre, enveloppés de torchons propres.
Deux étaient remplis d’eau, le troisième semblait contenir du thé. Je bus
quelques gorgées d’eau et en donnai un peu à Radar, dans un bol en terre
cuite que mon amie avait pensé à ajouter. Elle la lapa avec enthousiasme.
Alors que je finissais de tout ranger, j’avisai trois personnes qui
marchaient d’un pas lourd sur la route, dans ma direction. Les deux
hommes commençaient juste à devenir gris, mais la femme qui avançait
entre eux était aussi noire qu’un nuage d’orage en été. Un de ses yeux
n’était plus qu’une fente qui s’étirait jusqu’à sa tempe : un horrible
spectacle. Exception faite du reflet bleu de l’iris, semblable à un éclat de
saphir, l’autre œil disparaissait dans un amas de chair grise. Sa robe sale
formait une bosse sur le devant, due sans aucun doute à une grossesse
presque arrivée à terme. Elle tenait dans ses bras un paquet enveloppé dans
une couverture crasseuse. Un des deux hommes portait des bottes ornées de
boucles sur les côtés, qui me rappelèrent celle que j’avais vue suspendue sur
un fil derrière chez Dora, lors de ma première visite. L’autre homme était
chaussé de sandales. La femme allait pieds nus.
Apercevant Radar assise sur la route, ils s’arrêtèrent.
« N’ayez pas peur, leur lançai-je. Elle ne mord pas. »
Ils approchèrent lentement et s’arrêtèrent de nouveau. C’était le
revolver dans son étui qu’ils regardaient maintenant. Je levai les mains,
paumes visibles. Ils recommencèrent à avancer en prenant bien soin de
passer sur le côté gauche de la route. Ils regardèrent Radar, me regardèrent,
puis revinrent sur Radar.
« On ne vous veut aucun mal », dis-je.
Les hommes étaient maigres et visiblement fatigués. La femme semblait
épuisée.
« Attendez une minute », dis-je, et au cas où ils ne me comprendraient
pas, je tendis le bras, paume en avant, mimant le geste du policier qui arrête
la circulation. « S’il vous plaît. »
Ils s’arrêtèrent. Ils formaient un trio vraiment pitoyable. De près, je
voyais que les bouches des hommes commençaient à se recourber. Bientôt,
elles ne seraient plus que des croissants de lune presque figés, comme la
bouche de Dora. Lorsque je glissai la main dans ma poche, ils encadrèrent
la femme, qui plaqua son paquet contre sa poitrine. Je sortis une des petites
chaussures en cuir.
« Prenez. S’il vous plaît. »
Sa main s’approcha timidement et m’arracha le petit morceau de cuir
d’un geste brusque, comme si elle craignait que je l’attrape par le poignet.
Dans le mouvement, la couverture qui enveloppait le paquet tomba et je
découvris un bébé mort, âgé d’un an ou un an et demi. Aussi gris que le
couvercle du cercueil de ma mère. Cette pauvre femme pourrait bientôt le
remplacer par un autre, qui mourrait sans doute lui aussi. Si elle ne mourait
pas avant, ou pendant l’accouchement.
« Vous me comprenez ? demandai-je.
– On comprend », répondit l’homme aux bottes. Sa voix grinçait un peu
mais autrement semblait normale. « Que voulez-vous de nous, étranger, à
part notre vie ? Car nous n’avons rien d’autre. »
Non, manifestement. Si quelqu’un était responsable de leur situation,
même de manière indirecte, il méritait de griller en enfer. Dans les
profondeurs.
« Je ne peux pas vous donner mes provisions ni ma charrette car un long
chemin m’attend et ma chienne est vieille. Mais si vous marchez pendant
encore cinq… » Je voulus dire kilomètres, mais ce mot refusa de sortir de
ma bouche. Je me repris : « Si vous marchez jusqu’à midi peut-être, vous
verrez une enseigne représentant une chaussure rouge. La femme qui vit là
vous laissera vous reposer, peut-être même vous donnera-t-elle à manger et
à boire. »
Ce n’était pas réellement une promesse (mon père aimait pointer du
doigt ce qu’il appelait des « mots ambigus » dans les publicités qui
vendaient des médicaments miracles à la télé) car je savais que Dora ne
pouvait pas nourrir tous les réfugiés qui passaient devant chez elle. Mais je
me disais qu’en voyant l’état de cette femme, et l’effroyable fardeau qu’elle
transportait, elle serait émue et déciderait de venir en aide à ces trois
personnes.
Pendant ce temps, l’homme aux sandales examinait la petite chaussure
de cuir. Il me demanda à quoi elle servait.
« Un peu plus loin sur la route, après la maison dont je vous parlais, il y
a une boutique où vous pourrez échanger ce bon contre une paire de
chaussures.
– Pourrai-je y enterrer mon fils ? »
C’était l’homme aux bottes qui avait parlé.
« Je ne sais pas. Je suis un étranger. Demandez à l’enseigne de la
chaussure rouge ou bien à la ferme de la gardeuse d’oies, un peu plus loin.
Toutes mes condoléances, madame.
– C’était un gentil garçon, dit-elle, les yeux posés sur son enfant mort.
Mon Tam était un bon garçon. Quand il est né, tout allait bien. Il était rosé
comme le ciel à l’aube, puis le gris s’est abattu sur lui. Séparons-nous là,
monsieur, et suivons chacun notre chemin.
– Attendez encore une minute. S’il vous plaît. »
J’ouvris mon sac à dos, fourrageai à l’intérieur et dénichai deux boîtes
de sardines King Oscar. Je les leur tendis. Ils reculèrent.
« Non, non. Ça se mange. C’est des sardines. Des petits poissons. Il
suffit de tirer là, sur le dessus. Vous voyez ? »
Je tapotai la languette.
Les deux hommes échangèrent un regard et secouèrent la tête. Ils ne
voulaient pas entendre parler de boîtes en fer qui s’ouvraient en tirant sur
une languette. La femme, elle, semblait totalement indifférente à la
conversation.
« On doit poursuivre notre chemin, déclara l’homme aux sandales.
Quant à vous, jeune homme, vous marchez dans la mauvaise direction.
– C’est la direction que je dois prendre. »
Il me regarda droit dans les yeux et déclara :
« C’est la direction de la mort. »
Ils repartirent d’un pas traînant, soulevant la poussière de la Route de la
Ville, la femme lestée de son macabre fardeau. Pourquoi un des deux
hommes ne l’en débarrassait-il pas ? Malgré mon jeune âge, je croyais
connaître la réponse à cette question. Cet enfant lui appartenait, c’était son
Tam, et c’était à elle qu’il revenait de le porter, aussi longtemps qu’elle le
pourrait.
3
On poursuivit notre route, par monts et par vaux, par vaux et par monts.
On croisa d’autres réfugiés. Certains nous évitèrent, mais deux hommes qui
voyageaient ensemble s’arrêtèrent et se dressèrent sur la pointe des pieds
pour jeter un coup d’œil à l’intérieur de la charrette. Radar montra les dents,
mais avec son pelage râpé et son museau blanc, je devinai qu’elle ne leur
faisait pas très peur. Contrairement au revolver que je portais à la ceinture.
Ils avaient des chaussures, alors je ne leur offris pas mon dernier bon.
Même s’ils avaient été pieds nus, je ne pense pas que je leur aurais suggéré
de s’arrêter chez Dora. Je ne leur donnai pas à manger non plus. S’ils
avaient faim, ils n’avaient qu’à se nourrir dans les champs.
« Si c’est au Front de mer que tu vas, mon gars, fais demi-tour. Le gris
est arrivé là-bas aussi.
– Merci pour l’… » Le mot info refusa de sortir de ma bouche. « Merci
de me prévenir. »
Je repris les ridelles de la charrette en tenant les deux types à l’œil pour
m’assurer qu’ils passaient leur chemin.
Vers midi, on atteignit un marécage qui s’était répandu sur la route,
transformée en terrain boueux. La tête rentrée dans les épaules, je tractai la
charrette en accélérant, jusqu’à ce qu’on ait franchi ce passage. Je ne
voulais pas m’embourber. La charrette n’était pas beaucoup plus lourde
avec Radar à l’intérieur, ce qui n’était pas une bonne nouvelle.
De retour en terrain sec, je m’arrêtai à l’ombre d’un chêne qui
ressemblait à ceux de Cavanaugh Park. Le petit paquet que m’avait préparé
Dora contenait, entre autres, du lapin grillé, que je partageai avec Radar à
parts égales… inutilement. Elle mangea deux morceaux et laissa retomber
le troisième entre ses pattes en m’adressant un regard contrit. Même dans
l’ombre, je voyais que ses yeux étaient chassieux. Un instant, je songeai
qu’elle avait attrapé cette maladie qui circulait par ici – le « gris » –, mais je
rejetai cette idée. C’était la vieillesse, purement et simplement. Difficile
d’estimer combien de temps il lui restait à vivre, mais sûrement pas
beaucoup.
Pendant notre pause repas, d’autres lapins géants traversèrent la route
en galopant. Puis on vit passer deux criquets deux fois plus gros que ceux
que je connaissais, qui sautillaient avec agilité sur leurs pattes arrière.
J’étais stupéfait par la distance qu’ils parcouraient entre deux sauts. Un
faucon – de taille normale – fondit sur eux pour essayer d’en attraper un,
mais le criquet en question esquiva l’attaque et eut tôt fait de disparaître
dans les herbes hautes qui bordaient la forêt. Radar assistait à cette scène de
la vie sauvage avec intérêt, sans essayer cependant de se relever, et encore
moins d’y participer.
Je bus un peu de thé, sucré et délicieux. Juste quelques gorgées. Car je
ne savais pas quand je pourrais me réapprovisionner.
« Allez, viens, fifille. On n’est pas encore arrivés chez l’oncle. Et la
perspective de camper près de ces bois ne me plaît pas trop. »
Je la soulevai dans mes bras et me figeai. Sur le tronc du chêne, deux
lettres avaient été tracées à la peinture rouge, presque effacée : AB. Savoir
que M. Bowditch était passé par ici avant moi me redonna confiance. J’eus
le sentiment qu’il n’était pas totalement mort.
5
Quand il s’assit, le chat sauta au sol. Son épaisse fourrure marron avait
des reflets gris. Il s’approcha de Radar. Je l’agrippai par le collier, prêt à
intervenir si elle lui sautait dessus. Mais elle se contenta de baisser la tête
pour renifler le nez du chat. Avant de se coucher. Le chat, lui, passa et
repassa plusieurs fois devant elle, tel un officier qui inspecte un soldat lors
d’une parade (et le trouve un peu négligé), puis il regagna le coin salon en
se dandinant. Il sauta sur le fauteuil, sur l’accoudoir duquel était posé le
livre ouvert, et se coucha en boule.
« Je m’appelle Charles Reade. Charlie. Leah vous l’a dit ?
– Non, ça ne marche pas comme ça. C’est plus comme une intuition.
Enchanté, Prince Charlie. » Maintenant que le feu de cheminée éclairait son
visage, je découvrais que ses yeux étaient aussi inexistants que la bouche de
Leah. Il n’en restait que deux cicatrices, refermées depuis longtemps. « Je
m’appelle Stephen Woodleigh. Jadis, je portais un titre – prince régent, en
l’occurrence –, mais cette époque est révolue. Appelle-moi Woody, si tu
veux, vu qu’on vit près des bois, n’est-ce pas ? Catriona et moi.
– C’est votre chat ?
– Oui. Et je crois que ton chien s’appelle… Raymar ? Quelque chose
comme ça. J’ai oublié.
– Radar. C’était la chienne de M. Bowditch. Il est mort.
– Ah, c’est une triste nouvelle. »
Il paraissait désolé, mais pas réellement surpris.
« Vous le connaissiez bien, monsieur ?
– Woody, s’il te plaît. On passait le temps, lui et moi. Comme on le fera
toi et moi, Charlie. J’espère. Mais mangeons d’abord. Tu as parcouru un
long chemin aujourd’hui, il me semble.
– Avant, je peux vous poser une question ? »
Son large sourire transforma son visage en une cascade de rides.
« Si tu veux connaître mon âge, je ne m’en souviens pas. Parfois, j’ai
l’impression que j’étais déjà vieux quand le monde était encore jeune.
– Non, il ne s’agit pas de ça. J’ai vu le livre sur le fauteuil et je me
demandais… étant donné que vous…
– Comment puis-je lire si je suis aveugle ? Va voir. Pendant ce temps,
une cuisse ou du blanc ?
– Du blanc, s’il vous plaît. »
Il nous servit. Sans doute était-il habitué à agir dans le noir car il n’y
avait aucune hésitation dans ses gestes. Je me levai et marchai jusqu’à son
fauteuil. Catriona leva vers moi ses yeux verts remplis de sagesse. C’était
un vieux livre dont la couverture représentait des chauves-souris se
détachant en ombres chinoises devant la pleine lune : L’Ange noir de
Cornell Woolrich. Il aurait pu provenir de la pile de romans dans la chambre
de M. Bowditch. À cette différence près qu’en regardant la page à laquelle
s’était arrêté Woody, je ne vis que des petits groupes de points blancs en
relief à la place des mots. Je reposai le livre et revins vers la table.
« Vous lisez le braille », dis-je.
En songeant : La langue doit changer dans les livres également… Elle
doit être traduite. Bizarre, non ?
« Oui. Adrian m’a offert un manuel et il m’a montré les lettres. À partir
de là, j’ai pu apprendre tout seul. De temps en temps, il m’apportait des
livres en braille. Il avait un faible pour les histoires fantaisistes, du genre de
celle que j’étais justement en train de lire en attendant ton arrivée. Des
hommes dangereux et des demoiselles en détresse qui vivent dans un
monde très différent du nôtre. »
Il secoua la tête en riant, comme si lire des œuvres de fiction était une
activité frivole, voire insensée. La proximité du feu rosissait ses joues, sur
lesquelles je ne voyais aucune trace de gris. Il était sain, sans l’être
totalement. Sa nièce non plus. Lui n’avait pas d’yeux pour voir et elle
n’avait pas de bouche pour parler, uniquement une sorte d’escarre qu’elle
ouvrait avec son ongle afin de se nourrir tant bien que mal. Qui parlait de
demoiselle en détresse ?
« Viens t’asseoir. »
Je repris ma place. Dehors, un loup hurla. J’en déduisis que la lune…
les lunes avaient fait leur apparition. Heureusement, nous étions à l’abri
dans cette maison de brique. Et si un loup descendait par la cheminée, il se
roussirait les poils.
« Ce monde me semble tellement irréel, dis-je.
– Si tu restes ici assez longtemps, c’est le tien qui t’apparaîtra comme
une illusion. Maintenant, mange, Charlie. »
9
« Il pourrait envoyer des tueurs à nos trousses, mais il ne le fait pas. Il
nous laisse vivre, ceux d’entre nous qui ont survécu du moins, car la vie est
un châtiment en soi. Aloysius, comme je te l’ai dit, n’a pas pu quitter la
ville. Ellen, Warner et Greta ont mis fin à leurs jours. Je crois que Yolande
vit toujours, mais elle erre sans but, elle a perdu la raison. Comme moi, elle
est aveugle, et elle survit essentiellement grâce à la générosité d’inconnus.
Quand elle vient me voir, je la nourris et je l’écoute débiter son charabia. Ce
sont des nièces, des neveux, des cousins et des cousines, vois-tu : des
parents proches. Tu me suis ?
– Oui. »
Tant bien que mal.
« Burton vit maintenant en ermite au fond des bois, et il passe son
temps à prier pour la délivrance d’Empis, en joignant ses mains qu’il ne
sent pas quand il les presse l’une contre l’autre. De même qu’il ne sent pas
ses blessures s’il ne voit pas le sang couler. Il mange, sans savoir si son
estomac est plein ou vide.
– Oh, la vache. »
Et moi qui croyais que la cécité était la pire des choses.
« Les loups laissent Burton en paix. Je suppose. Cela fait au moins deux
ans qu’il n’est pas venu ici. Peut-être est-il mort lui aussi. Mon petit groupe
a fui à bord de la charrette d’un maréchal-ferrant. Je n’étais pas encore
aveugle à ce moment-là et, debout dans la charrette, je faisais claquer un
fouet au-dessus d’un attelage de six chevaux fous de peur. Avec moi, il y
avait ma cousine Claudia, mon neveu Aloysius et ma nièce Leah. Nous
filions comme le vent, Charlie. Les roues cerclées de fer de la charrette
arrachaient des étincelles aux pavés, et elle a décollé sur trois mètres ou
plus au sommet du Rumpa Bridge. J’ai cru qu’elle allait se renverser ou se
briser en retombant sur le sol, mais elle était solide et elle a tenu bon. Nous
entendions Hana rugir derrière nous, tel un orage qui se rapproche.
Aujourd’hui encore j’entends ses rugissements. Je cravachais les chevaux,
qui galopaient comme s’ils avaient l’enfer aux trousses, ce qui était le cas.
Aloysius s’est retourné juste avant qu’on atteigne la porte et d’un coup
violent, Hana lui a décollé la tête des épaules. Je ne l’ai pas vu, toute mon
attention était fixée sur la route, mais Claudia si. Contrairement à Leah,
Dieu merci. Elle était enveloppée dans une couverture. Le coup suivant a
arraché l’arrière de la charrette. Je sentais l’haleine de Hana, et je la sens
encore aujourd’hui. Mélange de poisson pourri et de viande avariée, auquel
s’ajoutait la puanteur de sa transpiration. Nous avons franchi la porte de la
ville juste à temps. Elle a rugi de plus belle en voyant qu’on lui avait
échappé. Oh, la haine et la frustration contenues dans ce hurlement ! Oui, je
l’entends encore aujourd’hui. »
Le vieil homme se tut et s’essuya la bouche. D’une main tremblante. Je
n’avais jamais vu un cas de stress post-traumatique en dehors des films
comme Démineurs, mais j’en avais un exemple devant moi. J’ignorais
quand tout cela s’était produit, en tout cas l’horreur était toujours présente
en lui, vivace. Je m’en voulais de l’obliger à se remémorer cette scène et à
la raconter, mais j’avais besoin de savoir dans quoi je mettais les pieds.
« Charlie, si tu vas dans le cellier, tu trouveras une bouteille de vin de
mûres dans le garde-manger. J’en veux bien un petit verre, si ça ne t’ennuie
pas. Tu peux en prendre un toi aussi, si ça te tente. »
Je trouvai la bouteille en question et lui servis un verre. L’odeur des
mûres fermentée était suffisante pour me dissuader d’y goûter,
indépendamment de la saine méfiance que m’inspirait l’alcool, à cause de
mon père. À la place, je me servis un autre verre de citronnade.
Woody but deux grandes gorgées, soit presque tout le contenu du verre,
et poussa un soupir.
« Ça va mieux. Ce sont des souvenirs tristes et douloureux. Il se fait
tard, tu dois être fatigué. Il est temps de parler de ce que tu dois accomplir
pour sauver ton amie, si tu es toujours décidé à aller jusqu’au bout.
– Oui.
– Tu risquerais ta vie et ta santé mentale pour cette chienne ?
– C’est tout ce qui me reste de M. Bowditch. » J’hésitai, avant d’avouer
l’autre raison : « Et je l’aime.
– Très bien. C’est un sentiment que je comprends. Alors, voici ce que tu
dois faire. Écoute-moi bien. Un jour de marche te conduira à la maison de
ma cousine Claudia. Si tu presses le pas. Une fois là-bas… »
Je lui prêtai une oreille attentive. Comme si ma vie en dépendait. Et les
hurlements des loups dehors me faisaient comprendre, très clairement, que
c’était le cas.
12
Les monarques.
1
J’avais la Route du Royaume pour moi seul, ce qui me laissait tout loisir
pour réfléchir… et m’interroger.
Ces gens sains, par exemple… Qu’étaient-ils donc ? Qui étaient-ils ?
J’en faisais partie, évidemment, mais je me disais que s’il avait existé un
annuaire des gens sains, mon nom aurait été suivi d’un astérisque car je
n’étais pas originaire d’Empis (ainsi qu’on appelait cette région, Woody
m’avait appris que Hana la géante venait d’un endroit baptisé Cratchy).
J’avais été soulagé de l’entendre dire également que ma peau ne deviendrait
pas grise et que les traits de mon visage ne s’effaceraient pas car, affirmait-
il, les gens sains étaient immunisés contre cette maladie. Cet échange avait
eu lieu le matin même, au petit-déjeuner, mais Woody avait refusé d’en
parler davantage, sous prétexte qu’une longue route m’attendait et que je
devais partir sans tarder. Lorsque je l’avais interrogé au sujet de Flight
Killer, il avait simplement froncé les sourcils et secoué la tête. Il m’avait
répété que sa cousine Claudia pourrait m’en dire plus, et j’avais dû me
contenter de cette réponse. Néanmoins, les paroles de l’homme à la béquille
étaient évocatrices : Devant lequel d’entre eux ta mère a relevé ses jupes
pour que tu gardes ce beau visage ?
Autre motif d’interrogation : le ciel perpétuellement gris. Dans la
journée du moins, car la nuit, les nuages s’écartaient parfois pour laisser
apparaître l’éclat de la lune. Ce qui semblait exciter les loups. Et puis il n’y
avait pas une seule lune là-haut, mais deux, l’une courant après l’autre. Je
me demandais où je me trouvais au juste. J’avais lu suffisamment
d’ouvrages de science-fiction pour connaître le concept des mondes
parallèles et des Terres multiples, mais j’avais le sentiment qu’en
franchissant cet endroit du couloir souterrain où mon corps et mon esprit
semblaient se séparer, j’avais peut-être atteint un autre niveau d’existence.
L’hypothèse selon laquelle je me trouvais sur une autre planète dans une
galaxie très lointaine n’était pas dénuée de fondement, en raison des deux
lunes, mais j’étais entouré de personnes, pas de formes de vie
extraterrestres.
Je repensai à ce livre sur la table de chevet de M. Bowditch, celui dont
la couverture représentait un entonnoir qui se remplissait d’étoiles. Et si
j’avais trouvé le chemin menant à la matrice du monde dont il parlait ? (Je
regrettais amèrement de ne pas avoir emporté ce livre dans mon sac à dos
avec les provisions, les médicaments de Radar et le pistolet de Polley.)
Cette idée me rappela un film que j’avais regardé avec ma mère et mon père
quand j’étais petit : L’Histoire sans fin. Supposons qu’Empis ressemble à
Fantasia dans ce film : un monde créé par l’imagination collective ?
S’agissait-il également d’un concept jungien ? Comment pouvais-je le
savoir alors que je ne savais même pas si le nom de ce gars se prononçait
Jung ou Yung ?
Autant d’interrogations, mais celle qui revenait en boucle était d’ordre
plus terre à terre : mon père. Maintenant, savait-il que j’étais parti ? Peut-
être l’ignorait-il encore (et comme on dit : l’ignorance est la condition du
bonheur), mais à l’instar de Woody peut-être avait-il eu une intuition.
J’avais entendu dire que les parents y étaient sujets. Il avait dû essayer de
m’appeler, et comme je ne répondais pas, il m’avait envoyé un texto. Il
devait se dire que j’étais trop occupé par des histoires de lycée pour
répondre, mais ça ne durerait pas car il savait que j’avais pour habitude (en
garçon raisonnable que j’étais) de le rappeler dès que je pouvais.
Je ne supportais pas de l’imaginer en train de s’inquiéter, mais je ne
pouvais rien faire. J’avais pris une décision. En outre – je suis obligé de
l’avouer puisque j’ai décidé de dire la vérité – j’étais content d’être là. Je ne
peux pas vraiment dire que je m’amusais, mais oui : j’étais content. Je
voulais des réponses à mille questions. Je voulais voir ce qu’il y avait
derrière la colline suivante. Je voulais voir ce que le gamin avait appelé la
ville hantée. Bien sûr, j’avais peur – de Hana, des soldats de la nuit, de cette
chose ou de cette personne nommée Flight Killer, et de Gogmagog
surtout –, mais j’étais grisé en même temps. Sans compter qu’il y avait
Radar. Si je pouvais lui offrir une seconde chance, je ne voulais pas la
laisser passer.
Là où je m’arrêtai pour déjeuner et me reposer, les bois s’étaient
refermés des deux côtés de la route. Je ne vis aucune vie sauvage, mais les
ombres étaient nombreuses.
« Tu veux manger un bout, Radar ? »
J’espérais que oui car je ne lui avais pas fait avaler ses comprimés ce
matin-là. Je sortis de mon sac une boîte de sardines que j’ouvris et
approchai de sa truffe pour qu’elle sente la bonne odeur. Elle dressa la tête,
sans se lever. Le pus continuait à suinter de ses yeux.
« Allez, fifille, tu adores ça. »
Elle réussit à faire trois ou quatre pas dans la pente de la charrette, puis
ses pattes arrière se dérobèrent. Elle glissa jusqu’en bas en dérapant et laissa
échapper un aboiement de douleur aigu. Elle heurta la terre dure, sur le
flanc, et leva la tête pour me regarder en haletant. Le côté de sa gueule était
maculé de poussière. J’eus un pincement au cœur. Elle essaya de se relever,
en vain.
Je cessai de m’interroger au sujet des gens sains, des gens gris, et même
de mon père. Tout ça ne comptait plus. J’ôtai la poussière, la soulevai dans
mes bras et la transportai jusqu’à une étroite bande d’herbe entre la route et
la masse des arbres. Je l’allongeai là, lui caressai la tête et examinai ses
pattes arrière. Rien de cassé apparemment, mais quand ma main remonta
vers les hanches, elle poussa un jappement et montra les dents : non pas
pour mordre, mais à cause de la douleur. Tout me paraissait normal ; j’étais
certain néanmoins qu’une radio aurait montré des articulations salement
enflammées et enflées.
Elle but un peu d’eau et avala une sardine ou deux… pour me faire
plaisir, je pense. J’avais perdu l’appétit moi aussi, mais je me forçai à
manger un peu du lapin grillé que m’avait donné Dora, et deux cookies. Il
fallait alimenter le moteur. Quand je repris Radar dans mes bras – très
délicatement – pour la remettre dans la charrette, j’entendis les râles de sa
respiration et sentis ses côtes sous mes doigts. Woody avait dit qu’elle était
en train de mourir et il avait raison, mais je n’étais pas venu jusqu’ici pour
découvrir ma chienne morte dans la charrette de Dora. Je repris les ridelles
et me remis en marche, sans courir – pour ne pas m’épuiser – mais d’un bon
pas.
« Tiens bon, fifille. Ça ira peut-être mieux demain, alors tiens bon. Pour
moi. »
J’entendis sa queue frapper contre le fond de la charrette.
3
Elle remonta ses jupes, descendit de son tricycle et marcha à grands pas
vers la charrette pour regarder Radar. En passant, elle tapota la crosse du
revolver dans son étui.
« LE FLINGUE DE BOWDITCH ! JE M’EN SOUVIENS ! ET JE ME
SOUVIENS D’ELLE ! »
Radar leva la tête quand Claudia la caressa et la gratta derrière les
oreilles, ce que Radar adorait. Claudia s’approcha tout près, sans craindre
d’être mordue visiblement, et renifla. Radar lui lécha la joue.
Claudia se retourna vers moi :
« ELLE EST SACRÉMENT MAL EN POINT ! »
Je hochai la tête. Inutile de nier.
« ON VA LA REQUINQUER ! ELLE MANGE ? »
J’agitai la main : Couci-couça.
« Vous savez lire sur les lèvres ? »
Je tapotai les miennes et montrai les siennes.
« J’AI JAMAIS VRAIMENT APPRIS ! brailla-t-elle. PERSONNE
AVEC QUI M’EXERCER ! ON VA LUI DONNER DU BOUILLON DE
BŒUF ! ET ÇA ELLE VA LE MANGER, NOM D’UNE PIPE ! ÇA VA
LA REMETTRE SUR PIED VITE FAIT ! TU VEUX QUE JE LA
PRENNE DANS MON PANIER ? ON IRA PEUT-ÊTRE PLUS VITE ! »
Je ne pouvais pas lui dire que je craignais de lui faire mal aux hanches,
alors je me contentai de secouer la tête.
« SOIT. MAIS DÉPÊCHE-TOI ! TROIS CLOCHES CE N’EST PAS
LONG ! LA JOURNÉE EST TERMINÉE ! FAUT SE MÉFIER DE CES
SATANÉS LOUPS ! »
Elle décrivit un cercle avec son gros tricycle – la selle se trouvait au
moins à un mètre cinquante du sol – et y grimpa. Elle pédalait lentement et
la route était suffisamment large pour me permettre de marcher à sa hauteur,
si bien que Radar et moi, on n’était pas obligés de manger sa poussière.
« SIX KILOMÈTRES ! cria-t-elle de sa voix monotone. DU NERF,
JEUNE HOMME ! JE TE PRÊTERAIS VOLONTIERS MES GANTS,
MAIS TES MAINS SONT TROP GRANDES ! JE TE DONNERAI UNE
BONNE POMMADE QUAND NOUS SERONS À L’ABRI ! C’EST MA
PROPRE RECETTE ET ELLE EST RUDEMENT EFFICACE ! JE PARIE
QUE ÇA TE FAIT SACRÉMENT MAL ! »
5
Avant que je puisse poser d’autres questions – j’en avais des milliers –,
les loups se mirent de la partie. Ils étaient nombreux et ils hurlaient à tue-
tête. Je voyais le clair de lune briller entre deux planches qui s’étaient
écartées. Soudain, un choc ébranla le côté de la maison, avec une telle
violence que tout trembla. Radar se dressa sur ses pattes, oreilles dressées.
Il y eut un deuxième choc, puis un troisième, puis deux simultanés. Un
bocal tomba d’une des étagères et je sentis l’odeur de la saumure.
Je dégainai l’arme de M. Bowditch, en pensant : Ils vont souffler,
souffler et détruire sa maison.
« NON NON NON ! » s’écria Claudia. Elle semblait presque se réjouir.
« SUIS-MOI, SHARLIE ! TU VAS VOIR CE QUE M’A APPORTÉ
ADRIAN ! »
Elle écarta le rideau de velours et me fit signe d’entrer. Si la grande
pièce était bien rangée, il n’en allait pas de même de la chambre. Je n’irais
pas jusqu’à traiter Claudia de souillon, mais… vous savez quoi ? Je crois
que si, j’irais jusque-là. Deux édredons froissés s’entassaient au pied du lit.
Le sol était jonché de pantalons, de chemises, de sous-vêtements qui
ressemblaient à des culottes bouffantes en coton et de nuisettes. Claudia les
écarta avec son pied pour m’entraîner vers le fond de la pièce. Je
m’intéressais moins à ce qu’elle voulait me montrer qu’à l’attaque des
loups. Car il s’agissait bel et bien d’une attaque. Les assauts portés contre la
frêle maison de bois se succédaient de manière presque ininterrompue
désormais. Et je craignais qu’ils se poursuivent même si les nuages
masquaient les deux lunes. Les loups étaient déchaînés, assoiffés de sang.
Claudia ouvrit une porte, laissant apparaître une petite pièce pas plus
grande qu’un placard qui abritait des toilettes sèches provenant
certainement de mon monde.
« LES CHIOTTES ! précisa-t-elle. SI TU AS BESOIN DE TE LEVER
CETTE NUIT ! N’AIE PAS PEUR DE ME RÉVEILLER, JE DORS
COMME UNE SOUCHE ! »
Je n’en doutais pas, étant donné qu’elle était sourde comme un pot.
Mais je me disais que je n’aurais plus besoin d’aller aux toilettes si les
loups réussissaient à s’introduire dans la maison. Ni ce soir, ni jamais.
J’avais l’impression qu’ils étaient des dizaines dehors à essayer d’entrer
pendant que Claudia m’offrait une visite guidée.
« MAINTENANT REGARDE BIEN ! »
Avec le talon de sa main, elle fit coulisser un panneau à côté des
toilettes. Derrière se trouvait une batterie de voiture, frappée du logo
ACDelco sur le côté. Des câbles de démarrage étaient fixés aux deux
bornes. Eux-mêmes étaient reliés à une sorte de transformateur d’où sortait
un autre câble relié à ce qui semblait être un banal interrupteur. Claudia
affichait un sourire jusqu’aux oreilles.
« QUAND ADRIAN M’A APPORTÉ ÇA, CES PUTAINS DE LOUPS
N’ONT PAS DU TOUT AIMÉ ! »
Les lâches offrent des cadeaux, pensai-je.
Elle abaissa l’interrupteur. Le résultat fut un vacarme assourdissant : un
concert d’alarmes de voitures amplifiées cinquante ou cent fois. Je plaquai
mes mains sur mes oreilles, de peur de devenir aussi sourd que Claudia.
Après dix ou quinze interminables secondes, elle releva l’interrupteur. Je
décollai mes mains de mes oreilles, prudemment. Dans la grande pièce,
Radar aboyait comme une folle, mais les loups ne hurlaient plus.
« SIX HAUT-PARLEURS ! CES SALOPARDS VONT DÉCAMPER
DANS LES BOIS COMME S’ILS AVAIENT LA QUEUE EN FEU !
QU’EST-CE QUE TU DIS DE ÇA, SHARLIE ? C’ÉTAIT ASSEZ FORT
À TON GOÛT ? »
Je fis oui de la tête en tapotant mes oreilles. Rien ni personne ne pouvait
supporter ce tir de barrage sonore.
« DOMMAGE QUE J’ENTENDE RIEN ! MAIS JE LE SENS DANS
MES DENTS ! HA HA ! »
J’avais gardé le bloc-notes et le stylo. J’écrivis quelque chose que je lui
montrai : Que se passe-t-il quand la batterie est déchargée ?
Elle réfléchit, sourit et me tapota la joue.
« JE T’OFFRE LE GÎTE ET LE COUVERT ET EN ÉCHANGE TU
M’EN APPORTES UNE AUTRE ! ÇA TE SEMBLE ÉQUITABLE,
JEUNE PRINCE ? MOI, OUI ! »
8
La ville hantée.
1
Radar s’assit dans le panier doublé de molleton sans trop se faire prier,
mais elle fut prise d’une quinte de toux qui ne me plut pas du tout. Claudia
et moi, on attendit que la toux se calme et cesse. Claudia utilisa un coin de
sa robe pour ôter le pus dans les yeux et sur la truffe de la chienne. Et elle
me regarda avec gravité.
« NE PERDS PAS DE TEMPS SI TU VEUX LA SAUVER,
SHARLIE ! »
Je hochai la tête. Elle m’étreignit, puis me repoussa en me tenant par les
épaules.
« SOIS PRUDENT ! JE SERAIS TRISTE DE TE VOIR REVENIR
SANS ELLE MAIS PLUS TRISTE ENCORE DE NE PAS TE REVOIR
DU TOUT ! TU AS BIEN TOUTES LES INSTRUCTIONS QUE JE T’AI
DONNÉES ? »
Je dressai les pouces et tapotai ma poche arrière.
« NE TE SERS PAS DE TON ARME EN VILLE NI MÊME AUX
ABORDS ! »
Je posai mon index sur mes lèvres : Chut.
Elle ébouriffa mes cheveux et sourit.
« PORTE-TOI BIEN, JEUNE PRINCE SHARLIE ! »
Je grimpai sur la selle du tricycle. Comparé à mon vélo, j’avais
l’impression d’être assis en haut d’une tour. Je dus appuyer fort sur les
pédales pour démarrer, mais une fois lancée, la machine filait sans peine. Je
me retournai pour adresser un signe de la main à Claudia, qui fit de même.
Et m’envoya un baiser.
Je m’arrêtai un très court instant en atteignant le tramway abandonné.
Une des roues s’était détachée et il penchait d’un côté. Je remarquai
d’anciennes griffures sur la paroi en bois la plus proche de moi et des
éclaboussures de sang séché. Les loups, pensai-je.
Je ne regardai pas à l’intérieur.
2
Dans le noir, il n’y avait rien d’autre à faire que dormir. Je posai mon
sac à dos entre les deux wagons, à côté de Radar roulée en boule, mis ma
tête dessus et m’endormis presque aussitôt. J’eus quand même le temps de
songer que, n’ayant pas de réveil, je risquais d’avoir une panne d’oreiller et
de partir trop tard, ce qui pourrait se révéler fatal. Mais je m’inquiétais pour
rien car Radar me réveilla. En toussant. Longuement. Je lui donnai de l’eau
et ça la soulagea un peu.
Si je n’avais pas de réveil, j’avais une vessie qui exigeait d’être vidée.
J’envisageai d’uriner dans un coin du hangar, mais ce n’était pas ainsi qu’on
traitait un refuge. Je déverrouillai la porte, l’entrebâillai et risquai un coup
d’œil dehors. Aucune étoile, aucun clair de lune ne filtrait à travers les
nuages bas. En face, l’église était floue. Je me frottai les yeux pour éclaircir
ma vision, sans résultat. Ça ne venait pas de mes yeux : c’étaient les
papillons, encore endormis. Je croyais savoir qu’ils ne vivaient pas
longtemps dans mon monde, quelques semaines seulement, quelques mois
peut-être. Mais ici ?
Je perçus un mouvement à la périphérie de mon champ de vision. Je
tournai la tête. Rien. Mon imagination me jouait des tours, ou alors la chose
que je croyais avoir entraperçue avait disparu. Après avoir uriné (en
regardant par-dessus mon épaule), je retournai dans le hangar. Je poussai le
verrou et rejoignis Radar dans le noir. Pas besoin d’utiliser le briquet de
mon père : sa respiration rauque me guidait. Je replongeai dans le sommeil,
pendant une heure environ, peut-être deux. Je rêvai que j’étais dans mon lit,
dans notre maison de Sycamore Street. Je me redressais, essayais de bâiller,
sans y parvenir : je n’avais plus de bouche !
Réveillé en sursaut, je fus accueilli par une nouvelle quinte de toux
canine. Radar avait un œil ouvert, mais l’autre, collé par cette substance
jaunâtre visqueuse, lui donnait un air de pirate sadique. J’essuyai le pus et
retournai à la porte. Les monarques occupaient toujours leurs perchoirs,
mais le ciel s’était légèrement éclairci. Il était temps de manger un morceau
et de se remettre en route.
Je déposai une boîte de sardines ouverte sous le nez de Radar, mais elle
tourna la tête aussitôt, comme écœurée par cette odeur. Il restait deux sablés
aux noix de pécan. Elle en mangea un, essaya de manger le second, mais le
recracha en toussant. Elle me regarda.
Je pris sa tête entre mes mains et la fis pivoter délicatement de droite à
gauche, car je savais qu’elle aimait ça. J’avais envie de pleurer.
« Tiens bon, fifille. OK ? S’il te plaît. »
Je la transportai dehors et la déposai sur ses pattes, en douceur. Elle
marcha vers la gauche de la porte, avec cette prudence craintive des
personnes âgées, trouva l’endroit où je m’étais soulagé et en fit autant. Je
voulus la reprendre dans mes bras, mais elle me contourna pour boitiller
jusqu’à la roue arrière droite du tricycle, la plus proche de la route. Elle la
renifla et s’accroupit pour pisser de nouveau. En émettant un grognement.
Je m’approchai à mon tour de la roue et me penchai pour l’examiner. Il
n’y avait rien à voir, mais j’étais sûr que la chose entrevue un peu plus tôt
était revenue à proximité du hangar pendant que j’étais à l’intérieur. Et elle
avait pissé sur mon moyen de locomotion, comme pour dire : Ici, c’est mon
territoire. J’avais pris mon sac à dos, mais il y avait autre chose que je
souhaitais récupérer. Je retournai dans le hangar. Radar me suivit du regard,
sans se lever. Je fouillai dans tous les coins jusqu’à ce que je trouve une pile
de couvertures moisies, peut-être destinées – il y a longtemps – aux
passagers du tramway pour s’emmitoufler quand il faisait froid. Si je
n’avais pas décidé de vider ma vessie dehors, j’aurais pu pisser dessus sans
le vouloir dans le noir. J’en pris une et la secouai pour la déplier. Plusieurs
mites mortes dégringolèrent sur le sol, semblables à de gros flocons de
neige. Je la repliai plusieurs fois pour en faire un petit coussin, que je
rapportai au tricycle.
« OK, Radar, finissons-en. Qu’en dis-tu ? »
Je la hissai dans le panier et glissai la couverture sur le côté. Claudia
m’avait dit d’attendre que sonne la première cloche avant de partir, mais la
présence des monarques me donnait un sentiment de sécurité. Je grimpai
sur la selle et pédalai lentement en direction de la porte découpée dans le
mur d’enceinte. Une demi-heure plus tard, environ, la cloche du matin
retentit. Si près de la ville, elle était assourdissante. Les monarques
s’envolèrent en formant une immense vague noir et or qui déferla vers le
sud. Je les regardai partir en regrettant de ne pas pouvoir suivre la même
direction, vers le cottage de Dora, puis vers l’entrée du tunnel, et mon
monde d’ordinateurs et d’oiseaux en acier qui volaient dans le ciel. Mais
comme le dit le poème, j’avais des promesses à tenir et des lieues à
parcourir.
Au moins, les soldats de la nuit sont partis, songeai-je. Ils ont regagné
leurs cryptes et leurs mausolées, car c’est là que dorment les créatures de
leur espèce. Rien ne me permettait de l’affirmer, et pourtant, je le savais.
6
Quelque chose clochait dans ces boutiques de luxe. Pas seulement parce
qu’elles étaient abandonnées et avaient manifestement été pillées, peut-être
par les habitants de Lilimar fuyant la ville à l’arrivée du gris. C’était plus
subtil… et plus affreux, car c’était toujours là. Le processus était toujours à
l’œuvre. Les constructions paraissaient relativement solides, vandalisées ou
pas, mais elles étaient tordues, comme si une force gigantesque les avait
déformées sans qu’elles aient pu reprendre tout à fait leur forme initiale.
Quand je regardais les façades de ces boutiques – LE BOTTIER DE SA MAJESTÉ,
DÉLICES CULINAIRES, CURIOSITÉS ET TRÉSORS, TAILLEUR DE LA MAISON DES (la
suite avait été saccagée, comme si elle était sacrilège), ROUES ET RAYONS –,
elles paraissaient normales (si tant est qu’une chose puisse être qualifiée de
normale dans le monde irréel de l’Autre). Mais lorsque je décidai de repartir
en suivant l’artère rectiligne, elles subirent un changement à la périphérie
de mon champ de vision. Leurs angles droits semblèrent s’incurver. Les
fenêtres sans vitres semblèrent bouger, comme des yeux qui se plissaient
pour mieux me voir. Les lettres devinrent des runes. Je me dis que c’était un
effet de mon imagination survoltée. Mais rien ne le prouvait. Je n’étais sûr
que d’une chose : je ne voulais pas me trouver ici à la tombée de la nuit.
À une intersection, une énorme gargouille de pierre avait dégringolé sur
la chaussée ; elle m’observait la tête en bas, sa bouche sans lèvres écartelée
sur deux crocs reptiliens et une langue grise fourchue. Je fis un grand écart
pour échapper à ce regard glaçant. Au moment où je m’éloignais, soulagé,
un fracas se produisit. En me retournant, je découvris que la gargouille avait
basculé. Une des roues arrière du tricycle l’avait peut-être frôlée, brisant
l’équilibre précaire de nombreuses années. Ou peut-être pas.
Quoi qu’il en soit, elle me dévisageait toujours.
10
Hana était sans doute sortie dès la fin de la pluie, pour savourer
l’éclaircie. Elle occupait un énorme trône doré, sous un dais à rayures
bleues et blanches. Je devinais que le trône n’était pas en plaqué, et je
doutais fort que les pierres précieuses incrustées dans le dossier et les
accoudoirs soient en toc. Le Roi et/ou la Reine d’Empis devaient paraître
ridiculement petits perchés sur ce siège. Hana, elle, l’occupait entièrement,
et ses fesses éléphantesques débordaient sur les côtés, entre les accoudoirs
et les coussins couleur pourpre royale.
La femme assise sur ce trône volé (j’en aurais mis ma main au feu) était
d’une laideur cauchemardesque. De ma cachette, derrière la fontaine sans
eau, impossible de déterminer sa taille avec précision, mais je mesurais un
mètre quatre-vingt-quinze, et j’avais l’impression qu’elle me dépassait d’au
moins un mètre cinquante, même assise. Auquel cas, debout, elle devait
faire dans les six mètres !
Une authentique géante, autrement dit.
Sa robe, de la même couleur pourpre royale que les coussins sur
lesquels elle était assise, évoquait un chapiteau de cirque. Elle descendait
jusqu’à ses mollets épais comme des troncs d’arbres. Chacun de ses doigts
(aussi gros que ma main) s’ornait d’une bague. Elles étincelaient dans la
lumière pâle. Si l’éclat du soleil s’intensifiait, elles s’enflammeraient. Des
cheveux châtain foncé tombaient sur ses épaules et le raz-de-marée de sa
poitrine dans un enchevêtrement de mèches grasses.
Seule sa robe permettait de la ranger dans la catégorie des individus de
sexe féminin. Son visage était un amas de protubérances et de furoncles
infectés. Une fissure bordée de rouge fendait le centre de son front. Un œil
était plissé, l’autre exorbité. Sa lèvre supérieure remontait jusqu’à son nez
tordu, dévoilant des dents limées pour en faire des crocs. Pire encore : le
trône était entouré d’un demi-cercle d’ossements, certainement humains.
Radar se mit à tousser. Je me retournai vers elle et approchai ma tête de
la sienne pour la regarder droit dans les yeux.
« Chut, fifille, murmurai-je. Je t’en supplie, ne fais pas de bruit. »
Elle toussa encore une fois, puis s’arrêta. Sans cesser de frissonner
cependant. Au moment où je détournai le regard, elle se remit à toussoter de
plus belle. Je pense que Hana nous aurait découverts si elle n’avait pas
choisi ce moment-là pour entonner une chanson :
J’avais dans l’idée que cette chanson n’avait pas été écrite par les frères
Grimm.
Elle poursuivit sur sa lancée (c’était une de ces chansons à boire qui ne
se terminent jamais), et ça tombait bien car Radar s’était remise à tousser. Je
caressai sa poitrine et son ventre pour tenter de la soulager, pendant que
Hana continuait à exhorter son Joe chéri à « ne pas avoir peur » (pour la
rime, je m’attendais à « Mets-la-moi dans le postérieur ») et elle beuglait
encore lorsque les cloches de midi sonnèrent. Si près du palais, elles étaient
assourdissantes.
L’écho s’éloigna. J’attendis que Hana se lève et entre dans sa cuisine.
En vain. Au lieu de cela, elle coinça un furoncle entre deux doigts, sur son
menton aussi large qu’une pelle, et le pressa. Faisant jaillir du pus jaunâtre.
Elle l’essuya avec le talon de sa main, l’examina et le balança dans la rue.
Après quoi, elle se rassit au fond de son trône. J’attendais avec angoisse que
Radar se remette à tousser. Car cela allait forcément se produire. Ce n’était
qu’une question de temps.
Allez, chante, sale grosse truie immonde. Chante avant que ma chienne
recommence à tousser et que nos os aillent rejoindre ceux que tu ne
ramasses même pas tellement tu es flem…
Soudain, elle se leva. C’était comme regarder une montagne se
soulever. J’avais utilisé une méthode de calcul simple, apprise à l’école,
pour estimer sa taille, mais j’avais sous-estimé la longueur de ses jambes.
Le passage entre les deux parties de sa maison se dressait à six mètres du
sol au moins, et pourtant Hana serait obligée de se baisser pour passer
dessous.
Une fois debout, elle tira sur le tissu de sa robe coincée entre ses fesses,
et lâcha un pet monstrueux qui résonna un long moment. Cela me rappela
un solo de trombone dans un des morceaux préférés de mon père,
« Midnight in Moscow ». Je dus plaquer mes mains sur ma bouche pour ne
pas éclater de rire. Au risque de provoquer une nouvelle quinte de toux,
j’enfouis mon visage dans le poil mouillé de Radar et laissai échapper une
sorte de halètement étouffé : huh-huh-huh. Les yeux fermés, j’attendais que
Radar recommence à tousser ou qu’une des énormes mains de Hana se
referme autour de ma gorge et m’arrache la tête d’un coup sec.
Comme rien ne se passait, je risquai un coup d’œil de l’autre côté du
piédestal de la fontaine, juste à temps pour la voir se diriger d’un pas pesant
vers la partie droite de la maison. Sa taille était tout bonnement
hallucinante. Elle aurait pu regarder par les fenêtres du haut sans problème.
Elle ouvrit sa porte, démesurée elle aussi, et une odeur de viande cuite
s’échappa. Ça sentait le porc rôti, mais un horrible pressentiment me laissait
penser que ça n’en était pas. Elle se baissa et entra dans la maison.
« À manger, espèce d’eunuque ! gronda-t-elle. J’ai faim ! »
C’est à ce moment-là que tu dois agir, m’avait dit Claudia. Ou quelque
chose d’approchant.
Je remontai sur le tricycle et pédalai en direction du passage, penché sur
le guidon comme un cycliste à l’arrivée d’une étape du Tour de France.
Avant d’y pénétrer, je jetai un rapide coup d’œil sur ma gauche, là où se
dressait le trône. Les os éparpillés sur le sol, de petite taille, étaient
certainement ceux d’enfants. Sur certains, on apercevait encore du cartilage,
et sur d’autres, des poils. J’avais eu tort de regarder ; c’était une erreur que
j’aurais aimé corriger, mais parfois – trop souvent – on ne peut pas s’en
empêcher. N’est-ce pas ?
2
Cela aurait dû être facile : suivre les repères de M. Bowditch en sens
inverse et prendre la direction opposée à celle indiquée par les flèches,
jusqu’à la porte principale. Mais lorsque j’atteignis l’endroit où on avait
emprunté le grand boulevard, les initiales avaient disparu. J’étais certain
qu’elles apparaissaient sur ce pavé devant un grand bâtiment coiffé d’une
coupole en verre sale, mais je n’en voyais plus aucune trace. L’averse les
avait-elle effacées ? C’était peu probable, quand on pensait à toute la pluie
qui les avait arrosées pendant des années. D’autant que celles-ci étaient
encore relativement vives. Plus vraisemblablement, je m’étais trompé.
Je continuai à pédaler sur le boulevard, à la recherche de ces deux
lettres : AB. Après avoir dépassé trois rues perpendiculaires sans les
apercevoir, je fis demi-tour, jusqu’à ce bâtiment qui ressemblait à une
banque, avec sa coupole.
« Je suis sûr que c’était ici, dis-je en montrant la rue tortueuse dans
laquelle s’était renversé un pot de terre cuite contenant un arbuste mort. Je
me souviens de ça. Il faut croire que la pluie a effacé les repères,
finalement. Viens, Radar. »
Je pédalais lentement, à l’affût des initiales suivantes, habité par un
sentiment désagréable. Car elles formaient une chaîne, n’est-ce pas ? Un
peu comme celle qui avait conduit de l’accident fatal de ma mère sur ce
foutu pont au cabanon de M. Bowditch. Si un maillon avait cédé, il était fort
probable que je sois perdu. Tu seras encore en train d’errer dans ce trou à
rats à la nuit tombée, avait dit Claudia.
Un peu plus loin dans cette rue étroite, on atteignit une ruelle bordée de
boutiques anciennes et abandonnées. J’avais l’impression qu’on était passés
par ici, mais là encore : aucune initiale. Je crus reconnaître, sur un côté, ce
qui avait dû être une échoppe d’apothicaire, mais la maison à moitié
écroulée, aux fenêtres pareilles à des regards vides, en face, ne me disait
rien du tout. Je cherchai à apercevoir le palais, espérant m’orienter de cette
façon, mais il était presque invisible à travers le rideau de pluie battante.
« Radar, dis-je en montrant le coin de la rue, tu sens quelque chose ? »
Elle marcha dans la direction que j’indiquais et renifla le trottoir qui
s’effritait, puis leva les yeux vers moi dans l’attente de nouvelles
instructions. Je n’en avais aucune à lui donner, et je ne pouvais rien lui
reprocher. On avait effectué ce trajet sur le tricycle, et même si on l’avait
fait à pied, l’averse aurait effacé toutes les odeurs.
« Viens. »
J’empruntai cette ruelle car je croyais me souvenir de la vieille
pharmacie, mais aussi parce qu’il fallait bien aller quelque part. Le meilleur
plan, me disais-je, consistait à garder le palais en ligne de mire pour essayer
de retrouver la Route des Gallien. Prendre l’artère principale pouvait
s’avérer dangereux (ce n’était pas pour rien que les repères de M. Bowditch
la contournaient), mais au moins, elle nous conduirait à l’extérieur. Et puis,
c’était tout droit.
Problème : on aurait dit que les rues insistaient pour nous éloigner du
palais, au lieu de nous en rapprocher. Même lorsque la pluie faiblit, ce qui
me permit de voir les trois flèches, celles-ci paraissaient de plus en plus
lointaines. Le palais se dressait sur notre gauche et je trouvai un tas de rues
qui partaient dans cette direction, mais elles s’achevaient en culs-de-sac ou
bien elles finissaient par repartir vers la droite. Les murmures s’étaient
amplifiés. J’essayai de me dire que c’était le vent, en vain. Il n’y avait pas
de vent. Du coin de l’œil, je vis un étage supplémentaire pousser sur une
maison de deux étages, mais quand je tournai la tête, il n’y en avait que
deux. Une construction cubique donnait l’impression de se dilater vers moi.
Une gargouille – une sorte de griffon – semblait nous suivre du regard.
Si Radar voyait ou sentait ces phénomènes, cela la laissait indifférente
apparemment. Peut-être savourait-elle sa vitalité retrouvée. Moi, en
revanche, je me sentais oppressé. J’avais de plus en plus de mal à ne pas
considérer Lilimar comme une entité vivante, semi-consciente, bien décidée
à ne jamais nous laisser sortir.
Devant nous, la rue s’achevait par un fossé abrupt rempli de gravats et
d’eau stagnante : encore une impasse. Suivant une impulsion, je m’engageai
dans une ruelle si étroite que les roues arrière du tricycle arrachaient des
copeaux couleur rouille aux murs de brique. Radar me précédait. Soudain,
elle se figea et se mit à aboyer. Des aboiements puissants et sonores qui
jaillissaient de poumons vigoureux.
« Qu’y a-t-il ? »
Elle se remit à aboyer, oreilles dressées, scrutant la ruelle sous la pluie.
C’est alors que du coin de la rue perpendiculaire à la ruelle s’éleva une voix
aiguë que je reconnus aussitôt.
« Salut, sauveur d’insecks ! Tu es toujours un garçon irascible ou bien
un petit garçon apeuré ? Pressé de rentrer chez sa maman, mais qui ne
trouve pas son chemin ? »
Sarcasmes suivis d’un chapelet de rires.
« J’ai effacé les marques avec de la soude ! On va voir si tu arrives à
ressortir du Lily avant que les soldats de la nuit sortent pour s’amuser !
Pour moi, c’est un jeu d’enfant. Le petit gars que tu as devant toi connaît
ces rues comme le fond de sa poche ! »
C’était Peterkin, vous l’aviez reconnu, mais mentalement, je voyais
Christopher Polley. Celui-ci avait une raison de se venger, au moins. Je lui
avais brisé les poignets. Qu’avais-je fait à Peterkin, hormis l’empêcher de
torturer un gigantesque criquet rouge ?
Je l’avais humilié, voilà la réponse. Je ne voyais pas d’autre explication.
Mais il ignorait une chose : la chienne à l’agonie qu’il avait vue sur la
Route du Royaume n’était pas celle qui m’accompagnait désormais. Radar
s’était tournée vers moi. J’indiquai le coin de la rue.
« ATTAQUE ! »
Pas besoin de répéter. Elle s’élança vers l’origine de cette voix
grinçante, faisant jaillir des gerbes d’eau couleur de brique et elle tourna au
coin sans ralentir. Peterkin poussa un cri de surprise, auquel succédèrent
une volée d’aboiements – du genre de ceux qui avaient flanqué la frousse à
Andy Chen autrefois – et un hurlement de douleur.
« Tu vas le regretter ! brailla Peterkin. Et ton satané clébard aussi ! »
Je t’aurai, mon mignon, pensai-je en pédalant dans la ruelle. Hélas, les
moyeux des roues arrière me ralentissaient en raclant les murs. Je t’aurai.
« Retiens-le, Radar ! »
Et comme ça, Peterkin pourrait nous aider à sortir de ce labyrinthe. Je
saurais le convaincre, comme j’avais convaincu Polley.
Mais au moment où j’atteignais le bout de la ruelle, Radar réapparut au
coin. Les chiens peuvent prendre un air honteux (quiconque en a eu un dans
sa vie le sait), et c’était exactement l’impression qu’elle donnait à cet
instant. Peterkin avait réussi à s’échapper, non sans y laisser des plumes.
Radar tenait dans sa gueule un large morceau de tissu vert éclatant qui
pouvait provenir uniquement du pantalon du nain. Mieux encore :
j’apercevais deux taches de sang.
Arrivé au bout de la ruelle, je regardai à droite et le vis suspendu à une
corniche au premier étage d’une maison de pierre, à vingt ou trente mètres
de là. Il ressemblait à une mouche humaine. J’avisai la descente de
gouttière métallique qu’il avait escaladée pour échapper aux crocs de Radar
(mais pas assez vite, ha-ha). Sous mes yeux, il grimpa sur un rebord de
fenêtre, où il s’accroupit. J’espérais que le rebord, qui paraissait effrité,
cède sous son poids, hélas cela ne se produisit pas. Peut-être que s’il avait
eu une taille normale…
« Tu me le paieras ! s’égosilla-t-il en montrant son poing. Les soldats de
la nuit vont commencer par tuer ton clebs ! Mais j’espère qu’ils te tueront
pas ! J’ai bien envie de voir Red Molly t’arracher les tripes pendant le Un
Contre Un ! »
Je dégainai le revolver, mais avant que je puisse lui tirer dessus (à cette
distance, j’aurais certainement manqué ma cible), il poussa un de ses cris
répugnants et bascula à la renverse, par une fenêtre, en nouant ses petits
bras autour de ses petits genoux plaqués contre sa petite poitrine, et il
disparut.
« C’était excitant, hein ? dis-je à Radar. Si on fichait le camp d’ici
maintenant ? »
Elle répondit par un aboiement.
« Lâche ce morceau de pantalon avant qu’il t’empoisonne. »
Elle obéit et on poursuivit notre route. En passant devant la fenêtre par
laquelle Peterkin avait fichu le camp, j’espérai le voir réapparaître comme
une cible sur un stand de tir à la foire. Espoir déçu là encore. Sans doute
que les sales lâches de son espèce ne vous laissent pas une deuxième
chance… mais parfois (si le destin vous est favorable), vous en avez une
troisième.
On pouvait toujours espérer.
CHAPITRE DIX-NEUF
L’inconvénient avec les chiens (si vous ne les battez pas et si vous ne
leur donnez pas des coups de pied, évidemment), c’est qu’ils ont confiance
en vous. Vous êtes celui qui donne à manger et offre un abri. Vous êtes celui
qui peut récupérer le singe couineur sous le canapé grâce à vos pattes à cinq
doigts intelligentes. Vous êtes aussi celui qui offre de l’amour. Le problème
de cette confiance aveugle, c’est qu’elle s’accompagne d’une lourde
responsabilité. Généralement, ce n’est pas grave. Dans notre situation, ça
l’était.
De toute évidence, Radar s’éclatait ; elle faisait quasiment des bonds à
côté de moi. Et pourquoi pas ? Ce n’était plus la vieille chienne à moitié
aveugle que j’avais dû transporter, d’abord dans la charrette de Dora, puis
dans le panier installé à l’arrière du tricycle XXL de Claudia. Elle avait
retrouvé sa jeunesse, sa force, elle avait même eu l’occasion de mordre les
fesses d’un vieux nain exécrable. Elle se sentait bien dans son corps, bien
dans sa tête. Elle était avec celui qui offrait de la nourriture, un abri et de
l’amour. Tout était génial dans son monde.
De mon côté, en revanche, je devais lutter contre la panique. S’il vous
est arrivé de vous perdre dans une grande ville, vous comprendrez. À cette
différence près que je ne pouvais pas demander ma direction à un inconnu
sympathique. Et que cette ville elle-même semblait liguée contre moi. Les
rues menaient à d’autres rues, mais elles se finissaient toujours par des culs-
de-sac, où des gargouilles nous toisaient, perchées sur de grands bâtiments
sans fenêtres, dont j’aurais juré qu’ils n’étaient pas là lorsque je m’étais
retourné quelques instants plus tôt pour m’assurer que Peterkin ne nous
suivait pas en douce. La pluie n’était plus qu’un crachin, mais le palais était
souvent masqué par des constructions qui semblaient pousser de terre dès
que je tournais la tête.
Il y avait pire encore. Lorsque je parvenais à entrevoir le palais, il
n’était jamais là où je pensais le trouver. Comme s’il se déplaçait lui aussi.
Une illusion d’optique provoquée par la peur peut-être, me répétais-je
inlassablement, sans y croire vraiment. L’après-midi s’écoulait et chaque
mauvais embranchement me rappelait que l’obscurité approchait. La vérité
était simple et cruelle : à cause de Peterkin, j’avais perdu tous mes repères,
au propre comme au figuré. Je n’aurais pas été franchement surpris de
tomber sur une maison en sucre dans laquelle une sorcière nous aurait
invités à entrer, ma chienne et moi : elle Gretel et moi Hansel.
Pendant ce temps, Radar suivait le rythme du tricycle en m’adressant un
sourire canin qui semblait crier : On s’amuse bien, hein ?
Et je continuais à pédaler.
Par moments, je voyais le ciel devant nous, alors je montais sur la selle
du tricycle dans l’espoir d’apercevoir le mur d’enceinte de la ville, qui
devait être l’élément le plus visible du paysage, à l’exception des trois
flèches du palais. En vain. Et les flèches se trouvaient maintenant sur ma
droite, ce qui était impossible. Si j’étais passé devant le palais, j’aurais
coupé la Route des Gallien, ce qui n’était pas le cas. J’avais envie de hurler.
J’avais envie de me rouler en boule, la tête entre les mains. J’aurais voulu
trouver un policier, chose que devait faire tout enfant perdu, m’avait appris
ma mère.
Et Radar ne cessait de me sourire : Génial, hein ? C’est trop cool !
« On est dans le pétrin, fifille. »
Je pédalais toujours. Il n’y avait plus une parcelle de ciel bleu, ni aucun
soleil pour me guider, évidemment. Uniquement des constructions qui nous
enserraient, certaines détruites, d’autres simplement vides, toutes avides
d’une certaine façon. Seul bruit : ces murmures étouffés. S’ils avaient été
constants, j’aurais peut-être pu m’y habituer, mais ce n’était pas le cas. Ils
apparaissaient par vagues, comme si je passais devant des rassemblements
de morts invisibles.
Ce terrible après-midi (je ne pourrai jamais vous faire ressentir l’horreur
de la chose) semblait parti pour durer éternellement, mais enfin je
commençai à percevoir les prémices du soir. Je pleurai un peu, je crois,
mais je n’en suis pas sûr. Si je pleurai, c’était autant en pensant à Radar
qu’à moi. Je l’avais amenée jusqu’ici, j’avais atteint le but que je m’étais
fixé, mais en définitive, tout cela ne servirait à rien. À cause de ce foutu
nain. Je regrettais que Radar ne lui ait pas arraché la gorge plutôt que le
fond de son pantalon.
Le plus terrible, c’était cette confiance que je voyais dans les yeux de
ma chienne chaque fois qu’elle me regardait.
Tu as fait confiance à un idiot, pensais-je. Pas de chance, ma belle.
2
On atteignit un parc laissé à l’abandon, entouré sur trois côtés par des
bâtiments gris où s’empilaient des balcons vides. Un mélange entre les
résidences huppées qui bordaient la Gold Coast de Chicago et des
établissements pénitentiaires. Au centre, les restes d’une statue reposaient
sur un haut piédestal. Elle semblait représenter un homme et une femme
encadrant un énorme papillon, mais comme toutes les œuvres d’art que
j’avais pu voir à Lilimar (sans parler de la pauvre sirène assassinée), elle
était presque entièrement détruite. La tête et une des ailes du papillon
avaient été pulvérisées. L’autre aile avait survécu et à en juger par sa forme
(s’il y avait eu des couleurs autrefois, elles avaient disparu), j’étais certain
qu’il s’agissait d’un monarque. L’homme et la femme étaient peut-être un
roi et une reine d’antan, mais difficile de l’affirmer car l’un et l’autre
avaient été abattus au-dessus des genoux.
Alors que je contemplais cet ensemble vandalisé, trois cloches
retentirent dans la ville hantée. Même si tu n’as pas franchi la porte quand
sonnent les trois cloches, il faut que tu aies quitté Lilimar peu de temps
après, avait dit Claudia. Avant la nuit !
Il ferait bientôt nuit.
Je me remis à pédaler – je savais que c’était inutile, je savais que j’étais
prisonnier de cette toile d’araignée que Peterkin avait appelée le Lily, et je
me demandais quelles nouvelles horreurs nous réservaient les soldats de la
nuit quand ils s’en prendraient à nous –, puis je m’arrêtai, frappé par une
idée soudaine, à la fois insensée et parfaitement raisonnable.
J’effectuai un demi-tour pour retourner dans le parc. Je commençai à
descendre du tricycle, considérai la hauteur du piédestal sur lequel reposait
la statue dévastée et changeai d’avis. Je m’engageai dans les herbes hautes,
en espérant ne pas rencontrer une de ces sales fleurs jaunes qui
provoquaient des brûlures. J’espérais également que le tricycle ne
s’embourberait pas car le sol était marécageux après cette forte pluie. Au
prix d’un gros effort, je continuai à avancer. Accompagné de Radar qui ne
se contentait pas de marcher ou de courir à ma hauteur : elle bondissait.
Malgré la gravité de la situation, c’était un spectacle merveilleux.
La statue était entourée d’eau stagnante. Je m’y arrêtai, accrochai mon
sac à dos au guidon et montai sur la selle du tricycle. En tendant les bras et
en me dressant sur la pointe des pieds, je parvenais tout juste à agripper le
rebord rugueux du piédestal. Dieu merci, je n’avais rien perdu de ma
condition physique. D’une traction, je posai d’abord un avant-bras, puis
l’autre, sur une surface jonchée d’éclats de pierre, et me démenai pour
hisser le reste de mon corps. Pendant un instant d’effroi, je craignis de
basculer à la renverse ; j’allais retomber sur le tricycle et probablement me
casser quelque chose, mais d’un dernier coup de reins, je parvins à agripper
un pied de la femme de pierre. Je m’éraflai le ventre en rampant sur le
socle, mais rien de grave.
Radar me regardait d’en bas en aboyant. Je lui ordonnai de se taire et
elle obéit. Sans cesser de remuer la queue : Il est formidable, hein ?
merveilleux ? Regardez comme il est haut !
Je me redressai et m’accrochai au reste de l’aile du papillon. Peut-être
avait-elle conservé un peu de sa magie – bienfaisante – car je sentis une
partie de ma peur refluer. Tenant l’aile d’une main tout d’abord, puis de
l’autre, j’effectuai un tour complet sur moi-même, lentement. Je vis les trois
flèches du palais se découper sur le fond du ciel qui s’assombrissait, plus ou
moins à l’endroit où elles étaient censées se trouver, à en croire mon sens de
l’orientation sérieusement malmené. Je ne vis pas le mur d’enceinte, sans en
être surpris. Car même si le piédestal était haut, trop de constructions se
dressaient dans mon champ de vision. Délibérément, j’en étais presque
convaincu.
« Ne bouge pas, Radar. Ce ne sera pas long. »
J’espérais ne pas me tromper. Je me baissai pour ramasser une pierre
avec une extrémité pointue.
Le temps passait. Je comptai jusqu’à cinq cents, dix par dix, puis cinq
par cinq, mais je perdis le fil. Préoccupé que j’étais par le ciel de plus en
plus sombre. Je sentais presque les minutes s’écouler, comme le sang
s’écoule d’une vilaine plaie. Finalement, au moment où je commençais à
me dire que j’avais grimpé sur ce piédestal pour rien, je vis apparaître une
tache sombre en direction de ce que j’avais décidé d’appeler le sud. Elle
venait vers moi. Les monarques étaient de retour pour la nuit. Je pointai le
bras vers les papillons tel un fusil. Je les perdis de vue lorsque je
m’accroupis, mais je gardai le bras tendu. Je me servis de l’extrémité
pointue du caillou que j’avais ramassé pour tracer une marque sur le côté du
piédestal et, utilisant ma main tendue à la manière d’un viseur, je repérai un
espace entre deux bâtiments à l’autre bout du parc. C’était un point de
départ. À condition que cet espace ne disparaisse pas, évidemment.
Je pivotai sur les genoux et laissai pendre mes jambes dans le vide. Mon
but était de m’accrocher au rebord du piédestal avant de lâcher prise, mais
mes mains glissèrent et je tombai. Radar poussa un aboiement d’inquiétude.
J’eus le réflexe de plier les genoux et de rouler sur le côté au moment de
l’atterrissage. La pluie avait détrempé le sol, ce qui était une bonne chose.
Je fus éclaboussé d’eau boueuse de la tête aux pieds, ce qui était moins
bien. Je me relevai (en manquant de trébucher sur ma chienne survoltée),
essuyai mon visage et cherchai la marque que j’avais tracée. En tendant la
main dans cette direction, je fus soulagé de constater que l’espace entre les
deux bâtiments était toujours là. Ces bâtiments – en bois et non en pierre –
étaient situés en diagonale par rapport au parc. J’apercevais des étendues
d’eau stagnante par endroits et je devinai que le tricycle allait s’y
embourber à coup sûr. Je devrais m’excuser auprès de Claudia pour l’avoir
abandonné ici, mais il serait temps d’y penser lorsque je la reverrais. Si je la
revoyais.
« En route, fifille. »
Je balançai mon sac à dos sur mes épaules et me mis à courir.
3
L’heure de la curée.
Je fus réveillé par Hamey qui me secouait. C’était mieux que les
claques. Ma gueule de bois avait disparu. Car il s’agissait bien de ça, et je
ne comprenais pas comment mon père avait pu supporter cet état tous les
matins à l’époque où il buvait. Mon épaule gauche m’élançait : sans doute
m’étais-je fait une élongation en tombant du piédestal, mais les autres
douleurs étaient moins intenses.
« Qu’est-ce… combien de temps j’ai…
– Debout ! C’est eux ! Attention à leurs cravaches ! »
Je me relevai. La porte au bout du couloir s’ouvrit et s’emplit d’une
lumière bleutée. Trois soldats de la nuit entrèrent, grands et pâles à
l’intérieur de leurs auras ; leurs squelettes apparaissaient et disparaissaient
comme des ombres par un jour de grand vent quand les nuages filent dans
le ciel. Ils brandissaient de longues badines métalliques qui ressemblaient à
des antennes de voiture d’autrefois.
« Debout ! ordonna l’un d’eux. C’est l’heure de jouer ! »
Deux soldats de la nuit précédaient le troisième, les bras tendus devant
eux, tels des pasteurs qui accueillent leurs fidèles avant l’office. Les portes
des cellules s’ouvraient sur leur passage en grinçant, faisant pleuvoir des
écailles de rouille. Le troisième s’arrêta devant moi et me montra du doigt.
« Pas toi. »
Trente prisonniers sortirent dans le couloir. Hamey m’adressa un rictus
de désespoir, en prenant soin d’éviter l’aura du soldat de la nuit immobile.
Tout sourire, Iota leva les mains, fit des cercles avec ses pouces et ses index
et pointa ses majeurs sur moi. Ça ne ressemblait pas vraiment à un doigt
d’honneur de chez nous, mais j’aurais parié que ça voulait dire la même
chose. Lorsque les prisonniers suivirent les deux soldats de la nuit vers la
sortie, je remarquai parmi eux deux femmes et deux Noirs. Dont un plus
imposant encore que Iota. Il avait les épaules larges et les fesses rebondies
d’un joueur de football professionnel, mais il marchait lentement, tête
baissée, et avant qu’il franchisse la porte, je le vis vaciller. Il s’appelait
Dommy. Les filles se nommaient Jaya et Eris.
Le troisième soldat de la nuit me fit signe d’approcher en agitant son
long doigt pâle. Son expression était sévère, mais derrière, son crâne laissait
entrevoir par intermittence son sourire permanent. Avec sa badine, il me fit
signe de marcher devant lui, jusqu’à la porte. Mais avant que je la
franchisse, il m’arrêta :
« Stop !… Ah, merde. »
Sur notre droite, un des brûleurs à gaz s’était détaché du mur. Il pendait
au bout de son tuyau métallique, de travers, sous un trou semblable à une
bouche béante, mais il continuait à produire une flamme et à noircir de suie
un des blocs de pierre. Lorsqu’il se pencha pour le remettre en place, son
aura me frôla. Je sentis alors mes muscles s’affaiblir, et je compris pourquoi
Hamey avait pris soin d’éviter cette enveloppe bleue. C’était comme de
recevoir une décharge électrique à cause d’un fil de lampe dénudé. Je
reculai d’un pas.
« Ne bouge pas, je t’ai dit ! »
Le soldat de la nuit se saisit de la lampe qui semblait en cuivre. Elle
devait dégager une chaleur d’enfer, et pourtant il n’exprima pas la moindre
douleur. Il la renfonça dans le trou. Elle y resta fixée un instant, puis
retomba.
« Putain ! »
Une vague d’irréalité me submergea. J’étais enfermé dans un cachot, un
mort-vivant qui me rappelait la figurine Skeletor avec laquelle je jouais
enfant me conduisait je ne sais où… et cette créature s’occupait d’une
vulgaire tâche ménagère !
Le soldat reprit le brûleur et plaça sa main en coupe au-dessus de la
flamme pour l’étouffer. Après quoi, il laissa retomber la lampe éteinte
contre le mur, dans un tintement.
« Allez, avance, bordel ! »
Il abattit sa badine sur mon épaule meurtrie. La douleur fut comme une
brûlure. Se faire fouetter était à la fois humiliant et désagréable, mais je
préférais cela à la paralysie que j’avais ressentie lorsque son aura m’avait
frôlé.
J’avançai.
6
Il me suivit dans un long couloir aux parois de pierre, de près, mais pas
assez pour que son aura me touche. On passa devant une porte hollandaise
dont la partie supérieure, ouverte, laissait échapper une délicieuse odeur de
cuisine. Je croisai un homme et une femme ; l’un portant deux seaux,
l’autre un plateau de bois fumant. Ils étaient vêtus de blanc, mais leur peau
était grise et leurs visages s’affaissaient.
« Avance ! »
La badine s’abattit de nouveau, sur l’autre épaule cette fois.
« Vous n’êtes pas obligé de me frapper, monsieur. Je ne suis pas un
cheval.
– Si. » Il avait une drôle de voix, comme si ses cordes vocales étaient
entourées d’insectes. « Tu es mon cheval. Estime-toi heureux que je ne
t’oblige pas à galoper ! »
On passa devant une salle qui abritait des instruments dont j’aurais
préféré ne pas connaître les noms : le chevalet, la vierge de fer, l’araignée
espagnole, l’écarteur. Je remarquai des taches sombres sur le plancher. Un
rat de la taille d’un chiot se dressa sur ses pattes arrière à côté du chevalet et
m’adressa un rictus.
Seigneur Dieu tout-puissant.
« Tu te réjouis d’être sain, hein ? me demanda mon gardien. On verra si
tu te réjouis encore quand le Un Contre Un commencera.
– Qu’est-ce que c’est ? »
En guise de réponse, je reçus un autre coup de badine, sur la nuque pour
changer. J’y portai la main et la retirai rouge de sang.
« À gauche, petit, à gauche ! N’hésite pas, c’est ouvert. »
Je poussai la porte qui se trouvait sur ma gauche et gravis un escalier
raide et étroit qui paraissait infini. Je dénombrai quatre cents marches, avant
de perdre le compte. Mes jambes recommençaient à me faire mal et la petite
entaille sur ma nuque provoquée par le coup de badine m’élançait.
« Tu ralentis, petit. Continue à monter si tu ne veux pas sentir le feu
froid. »
S’il parlait de l’aura qui l’entourait, la réponse était non : je n’en avais
aucune envie. Je continuai à monter et juste au moment où je craignais que
mes cuisses tétanisées par les crampes refusent d’aller plus loin, on atteignit
une porte, tout en haut. J’étais à bout de souffle. Contrairement à cette
créature qui avançait derrière moi, ce qui n’était pas étonnant. Elle était
morte, après tout.
La porte s’ouvrait sur un couloir plus large où étaient suspendues des
tapisseries en velours dans des tons rouge, violet et bleu. Les brûleurs à gaz
étaient protégés par de jolies cheminées en verre. Ce sont des appartements,
pensai-je. Je remarquai plusieurs petites niches, vides pour la plupart, et me
demandai si elles avaient abrité autrefois des sculptures représentant des
papillons. Certaines accueillaient des figures de marbre, des hommes et des
femmes nus, dont une brandissait une chose particulièrement horrible,
enveloppée d’un nuage de tentacules, qui masquait sa tête. Cela me fit
penser à Jenny Schuster qui m’avait fait découvrir le monstre préféré de
H.P. Lovecraft, Cthulhu, également connu sous le nom de Celui qui hante
les ténèbres.
On dut parcourir presque un kilomètre dans ce passage richement
décoré. Un peu avant la fin, on passa devant des miroirs dorés qui se
faisaient face et multipliaient mon image à l’infini. Je constatai que mon
visage et mes cheveux étaient crasseux, conséquence des dernières heures
pendant lesquelles j’avais tenté de fuir Lilimar. Et j’avais du sang dans le
cou. On aurait pu croire que j’étais seul : le soldat de la nuit ne projetait
aucun reflet. Là où il aurait dû apparaître il n’y avait qu’une légère brume
bleutée… et la badine, qui semblait suspendue dans le vide, comme par
magie. Je jetai un coup d’œil par-dessus mon épaule pour vérifier que mon
gardien était toujours là, et la badine me frappa, en choisissant le même
endroit sur ma nuque. La sensation de brûlure fut instantanée.
« Avance ! Avance, bordel ! »
J’obéis. Le couloir prit fin devant une porte massive. En acajou,
devinai-je, avec des dorures. Le soldat de la nuit me tapota la main avec son
horrible badine, et fit de même sur la porte. Je compris le message : je
frappai à la porte. La badine s’abattit sur mon épaule, déchirant mon T-shirt.
« Plus fort ! »
Je martelai la porte avec mon poing. Des filets de sang coulaient sur
mon bras et sur ma nuque. La sueur attisait la douleur Je ne sais pas si tu
peux mourir, espèce d’infâme salopard bleu, pensai-je, mais si l’occasion se
présente, je ne te louperai pas.
La porte s’ouvrit et devant moi apparut Kellin, alias le Grand Intendant.
Vêtu… d’une veste de smoking en velours rouge.
7
Les Tapis. Omade.
Trois jours passèrent. Je dis trois car Pursey se présenta neuf fois avec
son chariot de viande à moitié cuite, mais c’était peut-être plus. Dans le
crépuscule éclairé au gaz de Deep Maleen, impossible à dire. Pendant tout
ce temps, j’essayai d’assembler les morceaux d’une histoire que j’avais
intitulée La Chute d’Empis ou L’Ascension de Flight Killer ou L’Avènement
de la malédiction. C’était un projet un peu idiot, basé sur les bribes
d’informations que je possédais, mais ça permettait de passer le temps. Une
partie du temps, du moins. Et si pauvres soient-elles, c’étaient quand même
des informations.
Premier élément : M. Bowditch parlait des deux lunes qui s’élevaient
dans le ciel, mais je ne les avais jamais vues s’élever. À vrai dire, je les
avais à peine entraperçues. Il parlait également de constellations qu’aucun
astronome sur Terre n’avait jamais pu observer, mais là encore, je n’avais
fait qu’entrevoir les étoiles. À l’exception d’une étendue de ciel bleu
éphémère à l’approche du cadran solaire, je n’avais vu que des nuages. À
Empis, le ciel était une denrée rare. De nos jours, du moins.
Deuxième élément : M. Bowditch n’avait jamais mentionné Hana, et je
pense qu’il l’aurait fait. Je n’avais jamais entendu le nom de la géante avant
de rendre visite à la « gardedoi ».
Mais c’était le troisième élément qui m’intéressait le plus, celui qui
suggérait le plus de choses. M. Bowditch avait évoqué ce qui risquait de se
produire si des habitants de notre monde découvraient le chemin qui menait
à Empis, un monde certainement rempli de ressources non exploitées, l’or
n’étant que l’une d’elles. Juste avant de comprendre qu’il était victime
d’une crise cardiaque, il avait demandé : Auraient-ils peur (en parlant des
pillards de notre monde) d’arracher à son long sommeil le terrible dieu qui
règne sur ce lieu ?
D’après l’enregistrement, la situation était déjà grave à Empis lors de la
dernière visite de M. Bowditch, même si Hana n’occupait peut-être pas
encore son poste à cette époque. La cité de Lilimar était déjà déserte et
dangereuse, surtout la nuit. Parlait-il par expérience, après une nouvelle
expédition pour rafler de l’or, ou répétait-il les paroles de sources dignes de
confiance ? Woody, peut-être ? Je pensais qu’il avait entrepris un ultime
voyage alors que Hana n’était pas là.
Sur ces fondations branlantes faites en allumettes, je bâtis un gratte-ciel
de suppositions. Lors de la dernière visite de M. Bowditch, le Roi des
Gallien (prénommé probablement Jan) et la Reine du même nom (prénom
inconnu) avaient déjà été destitués. Au moins cinq de leurs sept enfants
avaient été tués. Leah s’était enfuie, avec Tante Claudia et son oncle ou son
cousin Woody (j’avais oublié leur lien). Leah affirmait que son frère Elden
était mort lui aussi, mais il était évident que Leah le préférait aux autres (je
le tenais de la bouche du cheval, ou plutôt de la jument). Se pouvait-il que
Leah aime mieux le croire mort, plutôt que d’imaginer qu’il était devenu
Flight Killer ? Quelle sœur voudrait croire que son frère adoré était un
monstre ?
Se pouvait-il qu’Elden ait échappé à la purge (si purge il y avait eu) et
qu’il ait réveillé de son long sommeil le terrible dieu qui règne sur ce lieu ?
C’était la plus plausible de mes suppositions, pensais-je, à cause d’une
chose qu’avait dite Hamey : depuis que Flight Killer est revenu du Puits
Obscur.
Ce n’était peut-être qu’une légende à la con, mais si ce n’était pas le
cas ? Et si le frère de Leah était descendu dans le Puits Obscur (comme
j’étais descendu dans un autre puits obscur pour arriver jusqu’ici) afin
d’échapper à la purge ou dans un autre but ? S’il était descendu dans la peau
d’Elden et remonté dans celle de Flight Killer ? Peut-être que le dieu du
Puits Obscur lui dictait sa volonté. Ou bien Elden était possédé par ce dieu,
il était ce dieu. Hypothèse effroyable, mais pas dénuée de sens compte tenu
de la manière dont tous les habitants – les gens gris comme les gens sains –
étaient éliminés, lentement et douloureusement dans la plupart des cas.
Certains éléments ne collaient pas, mais la plupart s’emboîtaient. Et je
le répète, ça tuait le temps.
Demeurait une seule question, à laquelle je ne pouvais apporter la
moindre réponse : que pouvait-on faire ?
6
Deux ou trois jours plus tard (je suppose, car le temps dans un cachot
n’existe pas), Pursey vint nous servir le petit-déjeuner, et cette fois, c’était
un vrai petit-déjeuner : des chapelets de saucisses lancées entre les
barreaux. Neuf ou dix saucisses par chapelet. J’attrapai le mien au vol.
Hamey laissa le sien tomber sur le sol crasseux, le ramassa et essuya les
saucisses d’un air morne. Il le regarda un instant, puis le laissa retomber. Je
notai l’effroyable similitude avec le comportement de Radar à l’article de la
mort. Il regagna sa paillasse, ramena ses genoux contre sa poitrine et se
tourna vers le mur. En face de nous, Iota, accroupi derrière les barreaux,
s’attaquait à son chapelet de saucisses par le milieu, en allant de droite à
gauche, comme s’il grignotait un épi de maïs. Sa barbe luisait de gras
autour de sa bouche.
« Allez, Hamey, dis-je. Essayez d’en manger au moins une.
– S’il en veut pas, balance-les par ici », dit Fremmy.
Hamey se retourna, se redressa et posa le chapelet sur ses genoux. Il me
regarda.
« Je suis obligé de manger ?
– T’as intérêt, l’Incapable », dit Iota. Il ne lui restait déjà plus que deux
saucisses, aux deux extrémités. « Tu sais ce que ça veut dire quand ils nous
filent ça à bouffer. »
Les saucisses avaient déjà refroidi et le centre était cru. Je repensai à
une histoire que j’avais lue sur Internet, celle d’un type qui était allé à
l’hôpital en se plaignant de maux de ventre. Les radios avaient montré un
énorme ver solitaire dans ses intestins. À cause d’une viande pas assez
cuite, précisait l’article. J’essayai de ne pas y penser (ce n’était pas
possible) et commençai à manger. Je croyais deviner ce que signifiaient ces
saucisses : récréation en vue.
Pursey parcourut le couloir en sens inverse. Je le remerciai encore une
fois. Il s’arrêta et me fit signe d’approcher avec sa main aux doigts soudés.
Dans un chuchotement rauque sortant de l’orifice en forme de larme qui lui
servait de bouche, il dit :
« T’ave pas ch’veux. »
Je secouai la tête.
« Je ne comp…
– T’ave pas ch’veux ! »
Il recula en traînant son chariot vide. La porte se referma. Les verrous
claquèrent. Je me tournai vers Hamey. Il avait réussi à avaler une saucisse.
Il mordit dans une autre, fut saisi d’un haut-le-cœur et cracha le morceau
dans sa paume. Il se leva pour aller le jeter dans notre trou à merde.
« Je n’ai pas compris ce qu’il essayait de me dire. »
Hamey prit notre gobelet en fer-blanc et le frotta contre les vestiges de
son maillot de corps, comme quelqu’un qui fait briller une pomme. Il
retourna s’asseoir.
« Approche. » Il tapota sa paillasse. J’allai m’asseoir à côté de lui.
« Maintenant, bouge plus. »
Il regarda autour de lui. Fremmy et Stooks s’étaient réfugiés au fond de
leur petit studio pourri. Iota était absorbé par sa dernière saucisse, qu’il
faisait durer. Des autres cellules nous parvenaient des bruits de mastication,
des claquements de lèvres et des rots. Ayant décidé, apparemment, que
personne ne nous observait, Hamey écarta les doigts (une chose dont il était
capable car en tant que personne saine il possédait de véritables mains et
non des nageoires) et les passa dans mes cheveux. J’eus un mouvement de
recul.
« Nan, nan, Charlie, bouge pas. »
Il gratouilla mon cuir chevelu et me tira les cheveux d’un coup sec.
Provoquant une pluie de saletés. Je n’avais pas vraiment honte (après
plusieurs jours passés dans une cellule, obligé de pisser et de chier dans un
trou dans le sol, vous oubliez un peu votre amour-propre), mais j’étais
consterné de découvrir à quel point j’étais sale. J’avais l’impression d’être
Pig-Pen, le copain de Charlie Brown.
Hamey leva devant moi le gobelet en fer-blanc pour que je puisse
contempler mon reflet flou. Comme un coiffeur qui vous montre votre
nouvelle coupe de cheveux, mais le gobelet, en plus d’être incurvé, était
bosselé, et c’était comme si je me regardais dans un miroir déformant à la
fête foraine. La moitié de mon visage était énorme, l’autre ratatinée.
« Tu vois ?
– Quoi donc ? »
Hamey orienta le gobelet et je découvris que mes cheveux, sur le
devant, là où il avait fait tomber la poussière, n’étaient plus châtains. Ils
étaient devenus blonds. Alors qu’il n’y avait pas de soleil pour les
décolorer. Je pris le gobelet et l’approchai de mon visage. Difficile à dire,
mais il me semblait que mes yeux avaient changé eux aussi. D’un marron
presque noir autrefois, ils avaient pris une couleur noisette.
Hamey plaqua sa main sur ma nuque et m’attira vers lui, près de sa
bouche.
« Pursey t’a dit : “Ne te lave pas les cheveux.” »
Je reculai. Hamey me dévisageait de ses yeux (marron comme l’avaient
été les miens) écarquillés. Il m’attira vers lui de nouveau.
« Tu es le véritable prince ? Celui qui vient nous sauver ? »
8
À Empis, les rois se succédaient. Pour ce que j’en savais, les corps des
Gallien étaient conservés dans un des immenses bâtiments gris devant
lesquels on était passés, Radar et moi, en suivant les repères de
M. Bowditch jusqu’au cadran solaire. Le Roi Jan avait été oint
conformément aux rituels. Bult parlait à ce sujet d’une coupe sacrée en or.
Jackah affirmait que l’épouse de Jan était la Reine Clara, ou Kara, mais
la plupart des autres affirmaient qu’elle s’appelait Cora, et qu’elle était la
cousine du roi au troisième degré. Aucun ne savait avec exactitude combien
ils avaient eu d’enfants. Certains disaient quatre, d’autres huit. Dix, jurait
Ammit. « Ces deux-là, ils devaient baiser comme des lapins royaux », dit-il.
D’après ce que j’avais appris de la bouche de la jument d’une princesse, ils
se trompaient tous : il y avait sept enfants. Cinq filles et deux garçons. Et
c’est là que l’histoire devenait intéressante à mes yeux ; on pourrait même
dire pertinente, bien qu’elle demeure désespérément floue.
Le Roi Jan tomba malade. Son fils Robert, qui avait toujours été le
favori, l’aîné des deux garçons, attendait en coulisse, prêt à porter à ses
lèvres la coupe sacrée (que j’imaginais gravée de papillons). Elden, le frère
cadet, tomba rapidement dans l’oubli… sauf pour Leah, qui l’idolâtrait.
« De l’avis général, c’était un horrible boiteux, me confia Dommy un
soir. Il n’avait pas seulement un pied bot, mais deux.
– Et des verrues partout, ajouta Ocka.
– Et une bosse sur le dos, ajouta Fremmy.
– J’ai entendu dire qu’il avait une grosseur dans le cou », ajouta Stooks.
Je trouvais très intéressant, voire éclairant, qu’ils parlent d’Elden – le
prince hideux et boiteux, presque oublié – et de Flight Killer comme s’il
s’agissait de deux personnes différentes. Ou comme d’une chenille qui se
transforme en papillon. Une partie, au moins, de la Garde du Roi s’était
transformée elle aussi, me semblait-il. En soldats de la nuit.
Elden jalousait son frère, et sa jalousie était devenue de la haine. Tous
mes compagnons semblaient se rejoindre sur ce point. Et quoi de plus
normal ? C’était une histoire classique de rivalité entre deux frères qui
aurait eu sa place dans n’importe quel conte de fées. Je savais que les
bonnes histoires n’étaient pas toujours des histoires vraies, ou totalement
vraies, mais celle-ci paraissait assez plausible, la nature humaine étant ce
qu’elle est. Elden décida de s’emparer du pouvoir, par la force ou par la
ruse, et de se venger de sa famille. Et si Empis devait en souffrir, tant pis.
Le gris était-il apparu avant ou après qu’Elden devienne Flight Killer ?
Avant, disaient certains de mes compagnons. Je pensais que c’était plutôt
après. Et qu’il en était la cause, en un sens. J’étais sûr d’une chose, par
ailleurs : de la manière dont il avait acquis son nouveau nom.
« Il y avait des papillons partout à Empis, dit Doc Freed. À tel point
qu’ils obscurcissaient le ciel. »
C’était après l’entraînement, le jour où il avait remis en place l’épaule
de Yanno. On regagnait nos cachots en marchant côte à côte. Il parlait à
voix basse, presque en chuchotant. C’était plus facile de bavarder en
descendant l’escalier, d’autant qu’on avançait lentement à cause de la
fatigue. Son histoire me rappela ces pigeons migrateurs qui, une année,
avaient assombri le ciel du Midwest. Avant qu’ils soient exterminés par les
chasseurs, évidemment. Mais qui chasserait des papillons monarques ?
« Ils étaient bons à manger ? » demandai-je.
Après tout, les pigeons migrateurs avaient disparu pour cette raison :
c’était de la viande bon marché.
Freed ricana.
« Les monarques sont toxiques, Charlie. Si tu en manges un, tu peux
t’en tirer avec de simples maux d’estomac. Si tu en manges une poignée, tu
peux en mourir. Comme je te le disais, il y en avait partout, mais ils étaient
particulièrement concentrés à Lilimar et dans les banlieues environnantes. »
Avait-il prononcé le mot banlieues ?
« Les gens cultivaient des asclépiades dans leurs jardins pour nourrir les
larves et des fleurs dont les papillons pouvaient boire le nectar. Ils étaient
considérés comme les porte-bonheur du royaume. »
Je pensai à toutes les statues saccagées que j’avais vues, leurs ailes
déployées transformées en gravats.
« On raconte qu’après le massacre de sa famille, Elden, unique
survivant, parcourut les rues vêtu d’une robe rouge ornée d’un col
d’hermine blanc comme neige, coiffé de la couronne en or des Gallien. Le
ciel était noir de monarques, comme toujours. Mais chaque fois qu’Elden
levait les mains, des milliers d’entre eux dégringolaient. Lorsque les
habitants quittèrent la ville – seuls quelques-uns restèrent, rendirent
hommage au roi et lui jurèrent fidélité –, ils durent traverser des monticules
de papillons morts. À l’intérieur de la ville, ces monticules atteignaient trois
mètres de haut, dit-on. Des millions de monarques morts dont les couleurs
éclatantes viraient au gris.
– C’est horrible », dis-je. On avait presque atteint les cellules. « Tu crois
à cette histoire ?
– Je sais que tous les monarques sont morts également à l’intérieur de la
Citadelle. Je les ai vus tomber du ciel de mes propres yeux. Les autres te
diront la même chose. » Il se frotta les yeux et me regarda. « Je paierais
cher pour voir un papillon quand on est dehors, sur le terrain. Un seul. Mais
je suppose qu’ils ont tous disparu.
– Non. J’en ai vu. Plein. »
Il agrippa mon bras, avec une force étonnante pour un si petit homme.
(Toutefois, je me disais que si le Un Contre Un avait lieu, le Doc tiendrait à
peine plus longtemps que Hamey.)
« C’est vrai ? Tu le jures ?
– Oui.
– Sur la tête de ta mère ? »
Un des gardes se retourna, l’air mauvais, et fit un geste menaçant avec
sa badine, avant de regarder devant lui de nouveau.
« Sur la tête de ma mère », murmurai-je.
Les monarques n’avaient pas disparu, et les Gallien non plus… pas tous
du moins. Ils avaient été maudits par le pouvoir qui vivait maintenant en
Elden – ce même pouvoir, supposais-je, qui avait transformé en ruines les
plus proches banlieues –, mais ils étaient vivants. Je me gardai bien de le
dire à Freed cependant. Cela aurait pu s’avérer dangereux pour nous deux.
Je repensai à l’histoire que m’avait racontée Woody, comment Hana
avait pourchassé jusqu’aux portes de la ville les derniers membres de sa
famille, et comment elle avait, d’un coup, arraché la tête de son neveu
Aloysius.
« Quand Hana est-elle apparue ? demandai-je. Et pourquoi, si les géants
vivent dans le Nord ?
– Je ne sais pas », avoua Freed.
Je me disais que Hana était peut-être partie rendre visite à ses proches à
Cratchy quand M. Bowditch avait effectué sa dernière expédition pour
rapporter des pépites d’or, mais impossible d’en avoir le cœur net. Il était
mort et, je le répète, l’histoire d’Empis était floue.
Ce soir-là, je demeurai éveillé un long moment. Je ne pensais pas à
Empis, ni aux papillons, ni à Flight Killer ; je pensais à mon père. Il me
manquait et je m’inquiétais pour lui. Il croyait peut-être que j’étais mort
moi aussi, comme ma mère.
3
Je rêvais souvent de Radar, mais le soir après que Cla avait expédié Iota
au tapis, je rêvai de la Princesse Leah. Elle portait une robe rouge style
Empire qui soulignait sa poitrine. Des chaussures assorties, aux boucles
incrustées de diamants, pointaient le bout de leur nez sous l’ourlet. Ses
cheveux étaient retenus par un collier de perles entortillé de manière
complexe. Un médaillon en or en forme de papillon reposait sur le
renflement de ses seins. J’étais assis à côté d’elle, vêtu non pas des habits
que je portais lors de mon arrivée à Empis, avec ma chienne mourante,
devenus des haillons, mais d’un costume sombre et d’une chemise blanche.
Le costume était en velours, la chemise en soie. J’étais chaussé de grandes
bottes en daim à revers, comme celles des Mousquetaires de Dumas sur une
illustration de Howard Pyle. Sans doute provenaient-elles de la collection
de Dora. Falada broutait paisiblement à proximité, pendant que la servante à
la peau grise de Leah la bouchonnait.
On se tenait par la main en contemplant notre reflet à la surface d’une
étendue d’eau immobile. J’avais les cheveux longs et dorés. Mes quelques
boutons d’acné avaient disparu. J’étais beau et Leah était belle, d’autant
qu’elle avait retrouvé sa bouche. Un petit sourire retroussait ses lèvres. Des
fossettes avaient remplacé la petite lésion au coin de la bouche. Bientôt, si
le rêve se poursuivait, j’embrasserais ces lèvres rouges. Car même endormi,
je reconnaissais dans ce songe la dernière séquence d’un film de Walt
Disney. D’une seconde à l’autre, un pétale de fleur allait tomber dans
l’étang, rider la surface de l’eau et faire onduler nos reflets, alors que se
rejoignaient les lèvres du prince et de la princesse, sous un flot de musique.
Aucun nuage noir ne viendrait gâcher cette fin parfaite.
Une seule chose paraissait déplacée. La Princesse Leah tenait sur les
genoux de sa robe rouge un sèche-cheveux violet. Je le connaissais bien,
même si je n’avais que sept ans quand ma mère était morte. Toutes ses
affaires utilitaires, y compris ce sèche-cheveux, avaient fini dans une
association caritative car mon père affirmait que son cœur se brisait chaque
fois qu’il posait les yeux sur ce qu’il appelait ses « trucs de femme ». Ça ne
me gênait pas qu’il donne presque tout, j’avais juste voulu garder son sachet
de pot-pourri et son miroir à main. Papa n’y avait vu aucune objection. Ils
étaient encore posés sur ma commode à la maison.
Maman appelait ce sèche-cheveux « le Pistolaser violet de la mort ».
J’ouvris la bouche afin de demander à Leah pourquoi elle avait le sèche-
cheveux de ma mère, mais sa servante ne m’en laissa pas le temps.
« Aide-la.
– Je ne sais pas comment faire. »
Leah me sourit avec sa nouvelle bouche parfaite. Et caressa ma joue.
« Tu es plus rapide que tu ne le crois, Prince Charlie. »
Je voulus lui expliquer que je n’étais pas rapide, loin de là, voilà
pourquoi je jouais défenseur au football et première base au baseball.
Certes, j’avais fait preuve d’une jolie pointe de vitesse lors du Turkey Bowl
contre Stanford, mais il s’agissait d’une brève exception, alimentée à
l’adrénaline. Mais là encore, avant que je puisse prononcer un mot, quelque
chose me frappa en plein visage et je me réveillai en sursaut.
C’était un steak, riquiqui, à peine deux ou trois bouchées. Pursey
poussait son chariot dans le couloir d’un pas traînant en lançant des
morceaux de viande dans les cellules.
« I eut é estes ?! I eut é estes !? » braillait-il.
Sans doute ne pouvait-il pas faire mieux pour dire : Qui veut des restes.
Hamey ronflait dans son coin, épuisé par la « récréation » et l’habituel
combat qu’il livrait après chaque repas pour vider ses intestins. Je pris mon
petit morceau de viande, m’assis par terre, adossé au mur de ma cellule, et
mordis dedans. Quelque chose craqua sous mes incisives. Je découvris un
morceau de papier, pas plus grand que les messages contenus dans les
fortune cookies, glissé dans la viande. Je le sortis. D’une fine et belle
écriture cursive, signe d’une personne éduquée, il était écrit :
Premier groupe
Fremmy/Murf
Jaya/Hamey
Ammit/Wale
Deuxième groupe
Yanno/Freed
Jackah/Iota
Mesel/Sam
Troisième groupe
Tom/Bult
Dommy/Cammit
Bendo/Dash
PAUSE DÉJEUNER
Quatrième groupe
Double/Evah
Stooks/Hatcha
Pag/Quilly
Cinquième groupe
Bernd/Gully
Hilt/Ocka
Eris/Viz
Sixième groupe
Cla/Charlie
J’avais déjà vu des tableaux semblables, à la télé bien sûr, durant les
Selection Sundays de la NCAA, mais en vrai – quand étaient annoncées, au
printemps, les rencontres du tournoi Arcadia Babe Ruth sur des affiches, sur
tous les terrains des équipes participantes. Tout cela était déjà très étrange,
mais l’élément le plus surréaliste, c’était assurément ces deux mots au
milieu : PAUSE DÉJEUNER. Flight Killer et sa suite allaient regarder neuf
prisonniers s’entretuer… avant de s’offrir une collation.
« Qu’est-ce qui se passerait si on refusait tous de se battre ? » demanda
Ammit d’un ton pensif auquel je ne m’attendais pas de la part d’un type qui
donnait l’impression d’avoir gagné sa croûte autrefois en ferrant des
chevaux. En les assommant d’un coup de poing s’ils refusaient de coopérer.
« Simple question. »
Ocka, un balèze qui plissait les yeux à la manière des myopes, éclata de
rire.
« Tu veux faire la grève ? Comme les meuniers du temps de mon père ?
Et priver Flight Killer de sa distraction du jour ? Je crois que je préfère
vivre jusqu’à demain plutôt que de hurler de douleur toute la journée. Alors,
sans façon. »
Je songeai qu’Ocka vivrait certainement jusqu’à demain, en effet, étant
donné qu’il devait affronter Hilt, un type maigrelet avec une hanche de
traviole. Ocka mourrait peut-être au deuxième tour, mais s’il l’emportait
aujourd’hui, il pourrait se laver ensuite et dîner ce soir. En regardant autour
de moi, je perçus le même calcul sur de nombreux visages. Mais pas sur
celui de Hamey. Après avoir jeté un coup d’œil au tableau, il était allé
s’asseoir sur un banc, tête baissée. Je détestais le voir ainsi, mais je détestais
mille fois plus ceux qui l’avaient placé dans cette terrible situation.
Je reportai mon attention sur le tableau. Je m’étais attendu à voir
Fremmy affronter Stooks, et les deux femmes, Jaya et Eris, opposées l’une
à l’autre : un combat de filles, qu’y avait-il de plus amusant, hein ? Eh bien,
non. Apparemment, les duels n’avaient pas été choisis. Peut-être avaient-ils
été tirés au sort, dans un chapeau. Exception faite du dernier, évidemment.
Rien que nous deux sur le terrain. Le grand final du jour.
Cla contre Charlie.
1. To dash : foncer.
CHAPITRE VINGT-QUATRE
Jaya s’assit à côté de Hamey sur le banc et lui prit la main. Il la laissa
pendre mollement dans la sienne.
« Je ne veux pas, dit-elle.
– Je sais, dit Hamey sans la regarder. C’est pas grave.
– Peut-être que tu vas me battre, si ça se trouve. Je ne suis pas très
forte… pas autant qu’Eris.
– Oui, peut-être. »
La porte s’ouvrit et deux soldats de la nuit firent leur entrée dans le
vestiaire. Ils semblaient aussi excités que peuvent l’être des cadavres
animés ; leurs auras palpitaient comme si des cœurs morts battaient encore
en eux.
« Premier groupe ! Allez, allez ! Ne faites pas attendre Sa Majesté,
petits ! Il est déjà installé. »
Tout d’abord, personne ne bougea, et pendant un moment fou, je crus
que la grève suggérée par Ammit allait se produire… jusqu’à ce que je
songe aux conséquences, pour les grévistes s’entend. Après avoir jeté un
nouveau coup d’œil au tableau afin de s’assurer qu’un miracle n’avait pas
modifié la liste des duels, la première demi-douzaine de combattants
s’avança : Fremmy et Murf, Ammit et un type de petite taille, rondouillard,
nommé Wale, Hamey et Jaya. Elle le tenait toujours par la main, se faisant
toute petite pour éviter l’aura d’un soldat de la nuit posté tout près d’elle.
À l’époque du règne des Gallien, on aurait entendu monter la clameur
des spectateurs impatients entassés dans le stade au moment où
apparaissaient les combattants. En tendant l’oreille, je crus percevoir
quelques applaudissements épars, mais c’était peut-être mon imagination.
Certainement. Car les tribunes du Terrain d’Elden (anciennement Terrain
des Monarques) étaient quasiment vides. Le garçon que j’avais rencontré
sur la route avait raison : Lilimar était une ville hantée, un endroit où ne
subsistaient que les morts, les zombies et quelques lèche-culs.
Il n’y avait plus aucun papillon.
Sans la présence des soldats de la nuit, il serait possible de s’évader,
songeai-je. Puis je me souvins qu’il fallait compter également avec deux
géantes… sans oublier Flight Killer lui-même. Je ne savais pas ce qu’il était
désormais, quelle métamorphose éventuelle il avait subie, mais une chose
semblait certaine : ce n’était plus le petit frère de Leah, le garçon aux deux
pieds bots, avec sa bosse sur le dos et sa grosseur dans le cou.
Difficile de dire combien de temps s’écoula. Plusieurs d’entre nous
utilisèrent la rigole à pisse, moi y compris. Rien de tel que la peur de mourir
pour vous donner envie de pisser. Enfin, la porte du vestiaire s’ouvrit et
Ammit entra. Il avait une légère entaille sur le dessus de sa main velue,
mais cela mis à part, il était indemne.
Mesel se précipita vers lui dès que le mort-vivant qui l’escortait recula.
« Comment ça s’est passé ? Wale est vraiment… »
Ammit le repoussa, si violemment que Mesel s’affala sur le carrelage.
« Je suis revenu et pas lui. C’est tout ce que j’ai à dire, et c’est tout ce
que tu as besoin de savoir. Fous-moi la paix. »
Il alla s’asseoir à l’extrémité du banc et se prit la tête à deux mains,
penché en avant. Une posture que j’avais vue bien souvent sur les terrains
de baseball, quand un lanceur était exclu après avoir manqué un coup
important. La posture d’un perdant, pas celle d’un vainqueur. Mais
évidemment, on serait tous perdants en définitive, si rien ne se passait.
Sauve-la, m’avait murmuré la domestique de Leah. Étais-je censé les
sauver tous, maintenant, uniquement parce que sous plusieurs épaisseurs de
crasse mes cheveux étaient blonds ? C’était absurde. Cla continuait à me
mater. De toute évidence, il avait bien l’intention d’être encore là pour le
dîner.
Quand viendrait le dernier duel de la journée, je n’aurais même pas
l’occasion de sauver ma propre peau.
Murf fut le suivant à revenir dans le vestiaire. Il avait un œil gonflé et
l’épaule droite de sa chemise était imbibée de sang. Stooks comprit que son
partenaire de comédie n’était plus. Il laissa échapper un sanglot et plaqua sa
main sur ses yeux.
On attendait, toute notre attention était fixée sur la porte. Lorsqu’elle
s’ouvrit de nouveau, Jaya entra. Livide, mais indemne apparemment. Des
larmes coulaient sur ses joues.
« J’étais obligée, dit-elle. Pas uniquement pour moi, pour nous tous.
J’étais obligée… sinon, ils nous auraient tués tous les deux. »
2
Pursey et son duo d’employés des cuisines revinrent peu de temps après
cet échange, de nouveau accompagnés par deux soldats de la nuit. Leurs
enveloppes bleues étaient nettement plus faibles – pastel et non plus
indigo –, ce qui voulait dire que dehors, le soleil s’était levé, sans doute
caché derrière les bancs de nuages habituels. Si on m’avait donné le choix
entre un bol de ragoût et la lumière du jour, j’aurais choisi la lumière.
Facile à dire quand on est rassasié, pensai-je.
On déposa nos bols et nos tasses dans le chariot. Ils brillaient, comme
neufs, et je songeai à Radar qui léchait sa gamelle jusqu’au bout en des
temps meilleurs. Les portes de nos cellules se refermèrent violemment. Tout
là-haut, il faisait jour. Pour nous, une nouvelle nuit commençait.
Le calme s’installa sur Maleen, troublé par davantage de rots et de pets
qu’à l’accoutumée, mais ils furent bientôt remplacés par des ronflements.
Tuer est une activité fatigante et déprimante. J’envisageai de réquisitionner
la paillasse de Hamey pour m’isoler un peu plus du sol de pierre sur lequel
on dormait, mais je ne pus m’y résoudre. Allongé sur le dos, je contemplais
la fenêtre à barreaux, toujours noire. Malgré mon immense fatigue, chaque
fois que je fermais les yeux, je voyais ceux de Cla dans les derniers instants,
quand c’étaient encore les yeux d’un être vivant, ou bien Stooks qui
plaquait sa main sur sa joue pour empêcher le ragoût de couler.
Je finis par m’endormir. Et je rêvai de la Princesse Leah au bord de
l’étang, tenant sur ses genoux le sèche-cheveux stylé de ma mère, le
Pistolaser violet de la mort. Ce rêve avait une raison d’être, qu’il s’agisse de
la magie d’Empis ou de la magie plus ordinaire de mon inconscient qui
essayait de me transmettre un message, mais avant que je puisse le
comprendre, un bruit me réveilla. Des cliquetis et quelque chose qui frottait
contre la pierre.
Je me redressai et regardai autour de moi. Le brûleur à gaz mural
bougeait dans son trou. Dans le sens des aiguilles d’une montre, d’abord,
puis en sens inverse.
« Qu’est-ce que… ? »
C’était la voix d’Iota, provenant de la cellule d’en face. Je posai mon
index sur ma bouche. Chut !
J’obéissais à mon instinct. Tous les autres dormaient, en gémissant
parfois (des cauchemars sans doute), et il n’y avait certainement pas de
micros, pas ici, à Empis.
On regarda l’applique bouger de droite à gauche. Au bout d’un moment,
elle se détacha du mur et resta suspendue au tuyau métallique. Il y avait un
truc dans le trou. Tout d’abord, je crus que c’était un gros rat, mais la
silhouette semblait trop anguleuse. Soudain, la chose s’extirpa de l’orifice
et descendit le long du mur à toute vitesse, jusque sur le sol de pierre
marbré de flaques.
« Putain, c’est quoi ça ? » murmura Iota.
Stupéfait, je regardai un criquet rouge aussi gros qu’un chat sautiller
dans ma direction sur ses puissantes pattes arrière. Arrivé devant les
barreaux de ma cellule, il leva vers moi ses yeux noirs. Les longues
antennes qui sortaient de sa tête me rappelaient les oreilles de lapin du
vieux téléviseur de M. Bowditch. Je remarquai une sorte de plaque
renforcée entre ses yeux et sa bouche, qui était comme figée en un sourire
démoniaque. Et sous son ventre, ce qui ressemblait à un bout de papier.
Je posai un genou à terre.
« Je me souviens de toi. Comment va ta patte ? Mieux, on dirait. »
Le criquet sauta à l’intérieur de la cellule. Pour un spécimen du monde
d’où je venais, cela n’aurait posé aucun problème. Celui-ci était si gros
qu’il dut entrer en force. Il me regarda. Lui aussi se souvenait de moi.
J’avançai la main, lentement, et caressai le dessus de sa tête chitineuse.
Comme s’il attendait ce signal, il bascula sur le côté. Il y avait
effectivement un bout de papier sous la plaque de son ventre, fixé à l’aide
d’une sorte de colle. Je le détachai délicatement pour éviter de le déchirer.
Le criquet se redressa sur ses six pattes (quatre pour marcher, apparemment,
et deux grosses à l’arrière pour sauter) et il bondit sur la paillasse de
Hamey. D’où il continua à m’observer.
Encore de la magie. Je commençais à m’y habituer.
Je dépliai le bout de papier. Le message était rédigé en lettres si
minuscules que je dus l’approcher de mon visage pour lire, mais mon
attention fut attirée par une chose bien plus importante : une touffe de poils
fixée sur le message avec la même colle. Je la reniflai. L’odeur était légère,
mais reconnaissable.
Radar.
Le message disait : Es-tu vivant ? Peut-on t’aider ? RÉPONDS SI TU
PEUX STP. La chienne va bien. C.
« C’est quoi ? murmura Iota. Qu’est-ce qu’il t’a apporté ? »
J’avais un papier – un tout petit morceau – fourni par Pursey et un bout
de crayon. Je pouvais répondre. Mais que dire ?
« Charlie ! Qu’est-ce que… ?
– La ferme ! J’ai besoin de réfléchir ! »
Peut-on t’aider ? demandait le message.
La grande interrogation était liée à ce pronom. Le mot venait de
Claudia, évidemment. Grâce à son flair et à son sens de l’orientation, inné
sans doute, ma chienne avait réussi à retrouver la maison de brindilles de
Claudia. C’était une bonne nouvelle. Formidable. Mais Claudia vivait seule.
Elle disait je, pas on. Woody l’avait-il rejointe ? Ou bien Leah, montée sur
sa fidèle Falada ? Cela ne suffirait pas, sang royal ou pas. Mais s’ils
rassemblaient d’autres personnes, le peuple gris… Était-ce un espoir
insensé ? Oui, certainement. Toutefois, s’ils croyaient réellement que j’étais
le prince annoncé, peut-être que…
Réfléchis, Charlie, réfléchis.
Je pensai au stade, le Terrain des Monarques autrefois, devenu le
Terrain d’Elden. Il n’y avait pas d’électricité pour l’éclairer – le générateur
de fortune, alimenté par des esclaves, que m’avait montré Aaron était
insuffisant –, pourtant le stade était illuminé, durant le Un Contre Un au
moins, grâce aux rangées de brûleurs à gaz XXL qui bordaient la structure
circulaire.
J’avais mille questions en tête et juste une petite bande de papier. Ce
n’était pas l’idéal, d’autant qu’il y avait fort peu de chances que j’obtienne
des réponses. Mais j’avais une idée, ce qui était mieux que rien. Problème :
cette idée ne fonctionnerait pas si je ne trouvais pas un moyen de neutraliser
les soldats de la nuit.
Si j’y parvenais… et si ce criquet rouge providentiel, auquel j’avais
rendu un fier service un jour, transmettait mon message à Claudia…
Je pliai mon précieux bout de papier et le déchirai soigneusement en
deux. Puis, en tout petit, j’écrivis : Vivant. Guettez le prochain soir où le
Terrain des Monarques s’éclaire. Venez si vous êtes nombreux. Sinon, ne
venez pas. J’envisageai de signer, comme elle l’avait fait, puis me ravisai.
En bas de ma bandelette de papier, en plus petit encore, j’ajoutai (non sans
une certaine gêne) : Prince Sharlie.
« Approche », murmurai-je au criquet.
Il demeurait posé sur la paillasse de Hamey. Les articulations de ses
pattes arrière démesurées saillaient comme des coudes. Je claquai des doigts
et il bondit pour atterrir devant moi, sacrément plus vivace que lors de notre
première rencontre. Je le poussai délicatement du bout des doigts et il se
coucha sur le côté complaisamment. La substance étalée sur son ventre était
encore très collante. J’y fixai mon message et dis :
« Vas-y. Apporte la réponse. »
Le criquet se redressa, sans bouger toutefois. Iota le dévisageait de ses
gros yeux exorbités qui menaçaient de jaillir de leurs orbites.
« Va, murmurai-je et je montrai le trou au-dessus de l’applique qui
pendait. Retourne chez Claudia. »
Je m’aperçus soudain que j’étais en train de donner des instructions à un
criquet. Et j’en conclus que j’avais perdu la tête.
Il me regarda avec ses yeux noirs empreints de gravité pendant une ou
deux secondes encore, puis il se retourna et se faufila entre les barreaux. Il
sautilla jusqu’au mur, le palpa avec ses pattes avant, comme pour tester la
pierre, et grimpa vite fait bien fait.
« Putain, c’est quoi, ça ? » demanda Stooks dans la cellule voisine.
Je ne pris pas la peine de répondre. Certes, il était rouge et gigantesque,
mais si Stooks ne reconnaissait pas un criquet, il était aveugle.
Le trou était beaucoup plus étroit que l’espace entre les barreaux de ma
cellule, mais le criquet parvint à s’y glisser sans perdre mon message. Et je
m’en réjouis, songeant aux personnes qui auraient pu le lire si ce bout de
papier était tombé sur le sol. Impossible de savoir, évidemment, s’il
demeurerait collé au ventre du criquet pendant que celui-ci empruntait en
sens inverse les méandres qui l’avaient conduit jusqu’à moi. Et s’il serait
encore en place quand il atteindrait Claudia. Ni même s’il parviendrait
jusqu’à elle. Mais avais-je – avions-nous – une autre option ?
« Stooks. Eye. Faites passer le mot. On est obligés d’attendre le
deuxième tour, mais on foutra le camp d’ici avant qu’il débute. »
Le regard de Stooks s’illumina.
« Comment ?
– Je continue à réfléchir. Maintenant, laissez-moi. »
Je voulais me concentrer. Je voulais également caresser la petite touffe
de poils que m’avait envoyée Claudia, en rêvant que je caressais la chienne
à qui elle appartenait. Mais le simple fait de savoir que Radar était vivante
m’avait soulagé d’un poids que je portais sans en avoir conscience.
« Je comprends pas pourquoi cet insecte rouge est venu vers toi, dit
Iota. C’est parce que tu es le prince ? »
Je secouai la tête.
« Tu connais l’histoire de la souris qui ôte une épine plantée dans la
patte du lion ?
– Non.
– Je te la raconterai un jour. Quand on sera sortis d’ici. »
3
Premier groupe
Ocka/Gully (d)
Charlie/Jaya
Murf/Freed
Deuxième groupe
Bendo/Bult
Cammit/Stooks
Eris/Quilly
Double/Mesel
Troisième groupe
Ammit/Iota
Ainsi, cette fois, les deux costauds avaient été choisis pour le dernier
duel. Je me disais que cela aurait fait un beau combat, mais quoi qu’il arrive
au cours des prochaines minutes, il n’aurait pas lieu.
Le Grand Intendant nous attendait comme il l’avait fait avant le premier
tour, dans son bel uniforme d’apparat. Qu’aurait pu arborer le dictateur de
quelque pays d’Amérique centrale déshérité le jour de la fête nationale.
« C’est reparti, dit-il de sa voix bourdonnante. Certains d’entre vous
sont mal en point, mais prêts à se battre et impatients, j’en suis sûr. N’est-ce
pas ?
– Oui, Grand Intendant, dis-je.
– Oui, Grand Intendant », répétèrent mes compagnons.
Il regarda le sang sur ma cuisse.
« Tu m’as l’air légèrement amoché déjà, Prince Charlie. »
Je ne répondis pas.
Il balaya les autres du regard.
« N’est-ce pas ainsi que vous l’appelez ? Prince Charlie ?
– Non, Grand Intendant, dit Ammit. Ce n’est qu’un petit fils de pute qui
se donne de grands airs. »
Cette réponse plut à Kellin. Ses lèvres humaines esquissèrent un sourire.
Sans masquer l’éternel rictus dessous. Il reporta son attention sur moi.
« On dit que le véritable prince peut flotter dans les airs et changer de
forme. Tu flottes dans les airs ?
– Non, Grand Intendant.
– Tu changes de forme ?
– Non. »
Il leva sa badine, plus longue et plus épaisse que celles de ses troupes.
« Non qui ?
– Non, Grand Intendant.
– C’est mieux. Je vais vous laisser un peu de temps pour vous préparer,
petits. Lavez-vous pour faire honneur à vos supérieurs, je vous en prie, et
profitez-en pour réfléchir à l’ordre de bataille du jour. Lavez vos cheveux et
peignez-les en arrière, ils voudront voir vos visages. Je compte sur vous
pour offrir un spectacle de qualité à Sa Majesté, comme vous l’avez fait lors
du premier tour. Compris ?
– Oui, Grand Intendant », répondit-on comme des élèves du cours
préparatoire bien sages.
De nouveau, il promena sur nous ses yeux sans fond comme s’il nous
soupçonnait de mijoter quelque chose. Et peut-être qu’il se méfiait, en effet.
Puis il s’en alla. Suivi des autres.
« Regardez ça ! fanfaronna Ocka. Je vais me battre contre un mort ! Je
devrais sortir vainqueur, non ?
– Aujourd’hui, il n’y aura que des vainqueurs, ou aucun », dis-je.
Je regardai l’étagère sur laquelle étaient alignés seize seaux. Eh oui, ils
en avaient même mis un pour Gully.
« Bien vu, grogna Iota.
– Jaya et Eris, placez-vous de chaque côté de la porte. Je veux que vos
deux seaux soient remplis à ras bord. Les autres, prenez des seaux vous
aussi, mais mettez-vous à terre. À quatre pattes.
– Pourquoi donc ? » demanda Bendo.
Une vieille blague de collégien me revint en mémoire : Adam et Ève
sont sur le point de faire l’amour pour la première fois. « Recule, ma chérie,
dit Adam. Je ne sais pas jusqu’où ce machin peut grandir. »
« Parce que je ne sais pas ce qui va se passer. »
Et parce que, songeai-je, on ne doit jamais utiliser un sèche-cheveux
quand on prend un bain. Ma mère me l’avait appris.
À voix haute, j’ajoutai :
« Ce n’est pas nous qu’on va laver. Et ça va marcher. »
Je paraissais optimiste, mais j’avais des doutes. Je n’étais sûr que d’une
chose : tout irait très vite.
8
La réception de bienvenue.
Eris et Jaya poussèrent des cris stridents dans une harmonie parfaite.
Mais elles ne furent pas les seules à hurler de terreur. Je faisais partie du lot.
Je lâchai la lanterne pour protéger ma tête et l’entendis se briser sur le sol
de pierre.
« Des chauves-souris, dit Freed d’une voix sifflante. C’est juste des
chauves-souris. Elles perchent dans… »
Pris d’une quinte de toux, il ne put achever sa phrase, mais il pointa le
doigt vers les ombres profondes sous le toit.
Ammit prit le relais en beuglant : « C’est des chauves-souris ! Elles
vous feront pas de mal ! Restez où vous êtes et chassez-les ! »
On agitait les bras, et pour ma part, j’espérais que ce n’étaient pas des
vampires car elles étaient énormes, comme celles qui vivaient dans le
tunnel entre l’Illinois et Empis. Je les voyais tournoyer grâce à la faible
lumière extérieure – un clair de lune dans un linceul de nuages, devinai-je –
qui entrait par un alignement de petites fenêtres très hautes. La plupart de
mes compagnons gesticulaient frénétiquement. Cammit et Quilly, obligés
de porter Freed, ne pouvaient pas chasser les chauves-souris, mais le Doc
agitait faiblement les bras, en crachant ses tripes.
Enfin, la colonie s’enfuit et regagna les hauteurs de la gigantesque salle
dans laquelle on se trouvait. Cette partie du dépôt abritait le garage
visiblement. Il y avait là au moins vingt wagons, parfaitement alignés. Sur
leurs capots qui ressemblaient à des nez écrasés étaient peintes différentes
destinations : FRONT DE MER, DEESK, ULLUM, TAYVO NORD, TAYVO SUD, ÎLES
VERTES. Les perches installées sur les toits, destinées à recevoir l’électricité
provenant des câbles suspendus (la plupart gisaient dans les rues
désormais), pendaient mollement et tristement. Sur les côtés des quelques
wagons que je pouvais voir figuraient, en lettres dorées, des mots qui
n’avaient plus cours à Empis : AMITIÉ, BONNE ENTENTE, BONTÉ, AMOUR.
« Comment on va sortir de là ? » demanda Stooks.
Eris répondit : « Tu n’as pas appris à lire ?
– Aussi bien que n’importe quel garçon de labour, je suppose », répliqua
Stooks, grognon.
Moi aussi, je serais grognon, songeai-je, si j’étais obligé de plaquer ma
main sur ma joue pour éviter que les aliments foutent le camp.
« Lis ce qui est marqué là, alors », dit Eris en montrant une haute arche
centrale au fond du garage.
Au-dessus, on pouvait lire : SORTIE.
On passa sous cette arche : treize aspirants à l’évasion marchant derrière
leur prince qui ne savait pas où il allait. On déboucha dans une pièce
presque aussi vaste que le garage où s’alignaient, d’un côté, d’anciens
guichets ; et de l’autre, une succession d’arches plus petites, au-dessus
desquelles étaient peintes des destinations là encore. Les vitres des guichets
avaient été brisées ; une immense statue de papillon avait été fracassée en
mille morceaux, et une peinture murale représentant elle aussi des papillons
avait été éclaboussée de peinture, mais les vandales n’avaient pas réussi à
dégrader la totalité de la fresque : tout en haut, des carreaux d’un jaune
éclatant faisaient le tour de la salle. Sur chacun figurait un monarque. Je me
sentis réconforté en voyant ce qui avait échappé aux sbires d’Elden, et si je
ne me trompais pas, il y avait non loin d’ici quelque chose qui pourrait
m’être utile.
« Venez », dis-je en montrant une rangée de portes.
Je me mis à courir.
4
Si elle avait basculé sur moi, son poids aurait pu me clouer au sol
jusqu’à l’arrivée de Kellin et de ses soldats de la nuit, ou même me tuer
directement. Elle devait peser dans les deux cent cinquante kilos, minimum.
Heureusement, elle tomba à genoux d’abord, en suffoquant, tenant à deux
mains sa gorge sanglante. Les yeux exorbités et aveugles. Je reculai en
rampant sur les fesses, basculai sur le flanc et roulai sur moi-même. Les
soldats de la nuit se rapprochaient. Je n’avais aucune chance d’atteindre la
porte avant eux, et mon arme était vide.
Dans un ultime effort, Red Molly tendit vers moi son bras blessé,
aspergeant mes joues et mon front de son sang. Avant de basculer face
contre terre. Je me relevai. Je pouvais courir, mais à quoi bon ? Mieux valait
faire front et mourir de la meilleure des manières.
À cet instant, je pensai à mon père, qui espérait encore me voir rentrer à
la maison. Avec Lindy Franklin et mon oncle Bob, ils avaient dû inonder
toutes les villes entre Sentry et Chicago de photos de moi et de Radar. AVEZ-
VOUS VU CE GARÇON OU CE CHIEN ? Plus personne ne garderait le passage
menant à Empis, et c’était peut-être plus grave que l’affliction d’un père ;
pourtant, en voyant approcher les soldats de la nuit, c’était à lui que je
pensais. Il avait cessé de boire, et tout ça pour quoi ? Sa femme était
décédée et son fils avait disparu sans laisser de trace.
Mais si Iota pouvait conduire les autres de l’autre côté du mur
d’enceinte, où les soldats de la nuit ne pouvaient pas s’aventurer, devinais-
je, ils seraient libres. C’était déjà ça.
« Approchez, fils de putes ! » criai-je.
Je balançai le pistolet, désormais inutile, et écartai les bras. Derrière
l’alignement de formes bleues, Kellin avait arrêté son petit bus. Il se
contenterait d’assister à ma mise à mort, songeai-je tout d’abord, mais ce
n’était pas moi qu’il regardait. C’était le ciel. Les soldats de la nuit
s’arrêtèrent à leur tour, à soixante-dix ou quatre-vingts mètres de moi. Eux
aussi levaient les yeux et une stupéfaction identique se lisait sur les visages
humains diaphanes qui recouvraient leurs têtes de mort.
La lumière était suffisante, même si les deux lunes poursuivaient leur
course incessante derrière les nuages. L’un d’eux, plus bas que les autres,
passait au-dessus du mur d’enceinte. Il fonçait en direction de la Route des
Gallien, des commerces chics et des arches, et du palais au-delà, où les trois
flèches de verre vert étincelaient dans les lumières qui entouraient le stade.
C’était un nuage de monarques, le genre de regroupement qu’on appelle
un kaléidoscope. Ils me survolèrent sans s’arrêter. C’étaient les soldats de la
nuit qu’ils visaient. Ils s’arrêtèrent au-dessus d’eux, tournèrent en rond et
attaquèrent en piqué, tous ensemble. Les soldats de la nuit levèrent les bras,
comme l’avait fait, disait-on, Flight Killer après son coup d’État, mais ils ne
possédaient pas son pouvoir et les papillons ne périrent pas. Exception faite
des premiers qui heurtèrent les auras à haute tension, provoquant des éclairs
bleus aveuglants. Comme si une foule d’enfants invisibles agitait des
cierges magiques le jour de la fête nationale. Des centaines de papillons
s’embrasèrent, mais des milliers d’autres les suivirent, étouffant les auras
mortelles ou provoquant des courts-circuits fatals. Le nuage parut se
solidifier à mesure qu’il engloutissait les soldats de la nuit.
Mais pas le Grand Intendant Kellin. Son petit bus électrique effectua un
demi-tour serré pour regagner rapidement le palais. Quelques monarques se
lancèrent à sa poursuite, mais il allait trop vite pour eux, et de toute façon,
le toit de son véhicule aurait protégé ce salopard. En revanche, les soldats
qui nous avaient pourchassés étaient morts. Tous. Là où ils se trouvaient un
peu plus tôt, les seuls mouvements encore perceptibles étaient des
battements d’ailes fragiles. Je vis une main décharnée se lever… puis
retomber dans la masse orange et rouge qui la recouvrait.
Je courus vers la porte. Elle était ouverte. Mon groupe de prisonniers
était sorti de la ville, mais quelque chose arrivait à toute allure. Une forme
noire, au ras du sol, qui aboyait furieusement. J’avais cru que mon seul
désir était de quitter cette cité hantée, mais je m’apercevais maintenant qu’il
y avait une chose que je désirais encore plus. Je repensai à Dora quand elle
avait aperçu ma chienne : elle l’avait appelée, tant bien que mal, de sa voix
brisée. J’avais la voix brisée moi aussi, non pas à cause de quelque
malédiction, mais par les sanglots. Je tombai à genoux et tendis les bras.
« Radar ! Radar ! RADAR ! »
Elle me percuta et me fit tomber à la renverse, en gémissant et en
léchant mon visage à grands coups de langue. Je l’étreignis de toutes mes
forces. Et je pleurai. Je ne pouvais plus m’arrêter. Ce n’était pas digne d’un
prince, je suppose, mais comme vous l’avez peut-être déjà deviné, nous ne
sommes pas dans ce genre de conte de fées.
6
Je levai les yeux vers Leah. Pas de robe bleue ce soir-là. Pas de tablier
blanc. Elle portait un pantalon noir glissé dans des cuissardes en cuir et un
gilet bleu matelassé orné d’un monarque, les armoiries royales des Gallien
sur le côté gauche, au-dessus du cœur. Une large ceinture entourait sa taille.
Un poignard pendait sur sa hanche. De l’autre côté, un fourreau contenait
une courte épée dotée d’une poignée en or.
« Hello, Leah, dis-je, intimidé soudain. Je suis très content de vous
revoir. »
Elle me tourna le dos comme si elle ne m’avait pas entendu. Peut-être
était-elle aussi sourde que Claudia. Son visage sans bouche restait de
marbre.
CHAPITRE VINGT-SEPT
Claudia et Woody dormaient. Tout comme les gens gris qui les avaient
accompagnés jusqu’ici. Leur voyage avait été difficile et de lourdes tâches
les attendaient, le lendemain ou dans les jours suivants. Moi, en revanche,
j’étais réveillé comme jamais, et pas uniquement parce que mes heures de
veille et de sommeil avaient été totalement chamboulées. Mille questions
sans réponses se bousculaient dans ma tête. La plus effrayante étant : que
pouvait faire Gogmagog s’il parvenait à sortir de ce puits ? J’étais hanté par
l’idée qu’il puisse atteindre notre monde, comme l’avait fait ce cafard
géant.
Le cafard qui avait tout déclenché, pensai-je, et je faillis éclater de rire.
Je sortis. Les bruits émis par les dormeurs – les grognements, les
gémissements, un pet parfois – me rappelaient mes nuits à Deep Maleen.
Adossé au mur du hangar, je contemplai le ciel, espérant une trouée dans les
nuages, juste assez pour voir une étoile ou deux, peut-être même Bella et
Arabella, mais il n’y avait rien. Ce qui, en plein jour, voudrait dire encore
plus de gris. Au-delà de la Route du Royaume, Falada continuait à paître
devant l’église. Quelques feux de camp mourants éclairaient d’autres
dormeurs là-bas. Il devait y avoir au moins une centaine de personnes en
tout. Ce n’était pas encore une armée, mais on s’en approchait.
Des ombres bougèrent près de moi. Tournant la tête, je découvris Iota et
Radar. Iota était accroupi. Radar était assise à côté de lui, sa truffe remuait
délicatement : elle reniflait les odeurs de la nuit.
« Impossible de dormir ? demandai-je.
– Nan. L’horloge dans ma tête est toute détraquée. »
Bienvenue au club.
« Les lunes passent combien de fois dans le ciel ? »
Il réfléchit.
« Trois fois par nuit, au moins. Dix fois, certains jours. »
Pour moi, cela n’avait aucun sens car je venais d’un monde où l’horloge
de l’univers était toujours ponctuelle. Les heures de lever et de coucher de
la lune pouvaient être calculées dix, cinquante ou cent ans à l’avance. Pas
dans ce monde. Dans ce monde, des sirènes et un criquet rouge nommé le
Snab pouvaient projeter des chansons et des pensées dans les esprits de
ceux qui les écoutaient.
« J’aimerais tant les voir. Voir si elles sont vraiment proches l’une de
l’autre.
– C’est impossible, mais tu peux les voir briller à travers les nuages
quand elles passent. Plus elles brillent, plus elles sont près. Mais pourquoi
tu veux absolument les voir ? Sauf si tu penses que la princesse a menti en
racontant ce qu’elle avait vu ? »
Je secouai la tête. L’inquiétude sur le visage de Leah ne laissait aucune
place au doute.
« C’est vrai que tu viens d’un Autre monde ? me demanda Iota de but
en blanc. Un monde magique ? J’ai jamais vu une arme comme celle que tu
portes à la ceinture. » Une pause. « J’ai jamais vu quelqu’un comme toi non
plus. Je remercie les dieux de ne pas être tombé contre toi au premier tour
du Un Contre Un. Je serais plus là.
– Tu m’aurais envoyé au tapis, Eye.
– Nan, nan. Tu es un prince, pour de vrai. Je l’aurais jamais cru au
départ, mais c’est la vérité. Y a en toi un truc aussi dur que de la vieille
peinture. »
Et aussi sombre, pensai-je. Mon propre puits obscur, dont je ferais bien
de me méfier.
« Tu pourrais le retrouver ? demanda-t-il en caressant la tête de Radar
de sa grosse main zébrée de cicatrices. Ses sbires, on peut s’en occuper, j’en
suis sûr. En plein jour, les soldats de la nuit sont trop faibles pour les
protéger. Les lèche-culs d’Elden vont décamper comme des lapins… et on
les massacrera comme des lapins. Mais Flight Killer ! Tu pourras le
retrouver s’il a disparu sous terre ? Tu possèdes un… je sais pas… un… ? »
Un sixième sens d’araignée, pensai-je, mais ce n’est pas ce qui sortit de
ma bouche.
« Un sens noble ? »
Cela le fit rire, mais oui, c’était bien ça qu’il voulait dire.
« Non.
– Et Pursey ? Celui qui nous a aidés ? Il pourrait trouver le chemin du
Puits Obscur ? »
Je réfléchis à cette possibilité, puis secouai la tête. J’espérais de tout
mon cœur que Pursey était toujours vivant, en sachant que les chances
étaient minces. Kellin comprendrait qu’on ne s’était pas échappés tout
seuls. Il m’attribuerait peut-être le mérite de l’astuce des seaux d’eau, mais
comment aurais-je pu connaître l’existence de cette porte derrière
l’armoire ? Cette info venait de quelqu’un de l’intérieur. Et même si Pursey
avait échappé à la mort et au petit séjour dans la salle de torture pour
l’encourager à parler, il était peu probable qu’il connaisse le chemin du
Puits Obscur.
Autour de nous, la nuit était si intense que même la lueur des derniers
feux de camp ne parvenait pas à l’atteindre, alors je sortis de ma chaussette
une autre allumette, que je frottai contre le mur du hangar. Je repoussai mes
cheveux sur mon front et tins la flamme devant mes yeux.
« Qu’est-ce que tu vois ? Ils sont toujours couleur noisette ? »
Iota se pencha vers moi.
« Nan. Ils sont devenus bleus. D’un bleu éclatant, mon prince. »
Je n’étais pas surpris.
« Appelle-moi Charlie. » Je secouai l’allumette. « Pour ce qui est du
monde d’où je viens… Je pense que tous les mondes sont magiques. On s’y
habitue, voilà tout.
– Et maintenant ?
– Pour moi ? Je vais attendre. Tu peux attendre avec moi ou retourner à
l’intérieur.
– Je reste.
– Nous aussi », dit une voix. Je me retournai et vis les deux femmes :
Eris et Jaya. C’était Eris qui avait parlé. « Qu’est-ce qu’on attend, mon
prince ?
– Appelle-le Charlie, dit Iota. Il préfère. Il est modeste. Comme un
prince de conte de fées.
– On verra peut-être ce que j’attends, peut-être pas. Pour le moment,
silence. »
On resta muets. Des criquets (sans doute pas rouges) chantaient dans les
mauvaises herbes et les gravats du faubourg dévasté qui s’étendait à
l’extérieur de la ville. On respirait l’air frais. C’était bon. Le temps passa.
Falada avait cessé de brouter, mais sa tête restait penchée vers le sol ; sans
doute somnolait-elle. Radar dormait à poings fermés. Au bout d’un
moment, Jaya montra le ciel. Derrière la masse des nuages, deux boules de
lumière éclatante filaient à toute vitesse. Elles ne se touchaient pas, ne
« s’embrassaient » pas, mais malgré l’écran nuageux, on voyait bien
qu’elles étaient très très proches. Elles passèrent derrière les trois flèches du
palais, puis disparurent. Les énormes brûleurs à gaz qui entouraient le stade
étaient éteints. La cité était plongée dans l’obscurité, mais de l’autre côté du
mur d’enceinte, les derniers soldats de la nuit devaient patrouiller.
Une heure s’écoula, puis deux. Mon horloge interne était aussi
détraquée que celle d’Iota, mais l’aube approchait lorsque ce que j’attendais
– ce que la part sombre de ma nature espérait – se produisit. La Princesse
Leah sortit de l’église. Impossible de se tromper avec ce pantalon, ces
cuissardes et cette épée. Iota se redressa et ouvrit la bouche. Je plaquai la
main sur son torse et portai mon index à mes lèvres. Chut. On la regarda
détacher Falada et l’entraîner vers la porte de la ville en prenant soin
d’éviter la route pavée car le clip-clop des sabots risquait d’alerter une
personne au sommeil léger. La princesse n’était qu’une tache plus sombre
dans l’obscurité quand elle se mit en selle.
Je me levai.
« Nul n’est obligé de m’accompagner, dis-je. Mais après tout ce qu’on a
vécu, si vous décidez de me suivre, je ne vous en empêcherai pas.
– Je te suis de ce pas, déclara Iota.
– Je viens aussi », dit Eris.
Jaya se contenta de hocher la tête.
« Non, pas toi, Radar, dis-je. Reste avec Claudia. »
Ses oreilles retombèrent. Sa queue cessa de battre la mesure. L’espoir et
la supplication se lisaient dans ses yeux.
« Non, dis-je. Un seul séjour à Lily pour toi.
– La femme prend de l’avance, Charlie, dit Iota. Et la porte principale
est proche. Si on veut la rattraper…
– Suis-la, mais sans te presser. On a largement le temps. Elle n’essaiera
pas d’entrer en ville avant le lever du jour. Elle voudra constater de ses
propres yeux que Flight Killer n’est pas son frère, et j’imagine qu’elle
voudra sauver Elden s’il est toujours en vie, mais elle n’est pas idiote. On la
rejoindra avant qu’elle entre et j’essaierai de la convaincre de se joindre à
nous.
– Comment ? demanda Eris.
– En employant tous les moyens nécessaires. » Aucun commentaire.
« Elden est peut-être déjà descendu au Puits Obscur, à attendre que les deux
lunes s’embrassent. On doit le retrouver et le neutraliser avant que cela se
produise.
– En employant tous les moyens nécessaires, répéta Eris, tout bas.
– Et si Leah ne connaît pas le chemin ? demanda Iota.
– Alors on est mal.
– Mon prince, dit Jaya. Euh, pardon, Charlie… »
Elle se retourna et pointa le doigt.
Radar avançait à pas feutrés derrière nous. Voyant que je la regardais,
elle s’élança vers nous. Je m’agenouillai et pris sa tête entre mes mains.
« Vilaine chienne ! Retourne là-bas ! »
Elle me dévisagea, sans bouger.
Je soupirai et me relevai.
« Bon, d’accord. Allez, viens. »
Elle m’emboîta le pas et c’est ainsi que tous les quatre – cinq en
comptant Radar –, on prit le chemin de la cité hantée.
6
On suivit une des voies en forme de moulin à vent, et c’était moi qui
ouvrais la marche désormais. L’arrière du palais nous toisait, et une fois de
plus, j’eus la certitude de voir une chose vivante. Assoupie, peut-être, mais
ne dormant que d’un œil. J’aurais juré que certaines tourelles s’étaient
déplacées. Idem concernant les escaliers qui se croisaient et les parapets, qui
semblaient en pierre au premier coup d’œil et qui, quand on les regardait
une seconde plus tard, étaient taillés dans un verre vert foncé, rempli de
formes noires qui se tortillaient. Je songeai au poème d’Edgar Allan Poe qui
parlait d’un palais hanté où se pressait en permanence une foule hideuse qui
riait mais ne souriait plus.
Ici, les initiales de M. Bowditch restaient visibles. J’avais l’impression
de retrouver un ami dans un lieu malfamé. On atteignit les portes rouges et
leur embouteillage de wagons endommagés, puis les arcs-boutants vert
foncé. J’obligeai mon petit groupe à les contourner, et même si ça prenait
un peu plus de temps, je n’entendis aucune objection.
« Encore des voix, dit Iota. Tu les entends ?
– Oui.
– C’est quoi ? Des démons ? Les morts ?
– Je ne pense pas qu’ils puissent nous faire du mal. Mais il y a un
pouvoir ici, quelque part, c’est certain. Un pouvoir malfaisant. »
Je me tournai vers Leah, qui mima un cercle avec sa main droite : Vite.
Je comprenais son impatience. On ne pouvait pas gâcher cette précieuse
lumière du jour, mais il fallait que je lui montre quelque chose. Il fallait
qu’elle voie, car voir, c’est le début de la compréhension. De l’acceptation
d’une vérité trop longtemps niée.
6
Un peu plus loin dans le couloir, je perçus des effluves qui réveillèrent
le douloureux souvenir de Deep Maleen : une odeur de saucisses. On arriva
devant une porte à double battant ouverte. Elle donnait sur une immense
cuisine équipée d’une rangée de fours encastrés dans la brique, de trois
cuisinières, de rôtissoires et d’éviers si larges et profonds qu’on aurait pu
s’y baigner. C’était là qu’on préparait à manger pour la foule qui se pressait
les jours de festivités. Les portes des fours étaient ouvertes, les brûleurs à
gaz éteints et rien ne tournait sur les broches des rôtissoires ; pourtant,
l’odeur fantôme des saucisses persistait. Je n’en mangerai plus jamais
jusqu’à la fin de mes jours, pensai-je. Et du steak non plus, peut-être.
Quatre hommes gris s’étaient réfugiés contre le mur du fond. Ils
portaient des pantalons et des chemises amples comme ceux de Pursey,
mais il n’était pas parmi eux. En nous voyant, l’un de ces malheureux leva
son tablier devant son visage pour cacher ce qu’il en restait. Les autres nous
regardaient et leurs traits à moitié effacés exprimaient différents degrés de
désarroi et de peur. J’entrai, repoussant d’un mouvement d’épaule la main
de Leah qui tentait de m’entraîner dans le couloir. L’un après l’autre, les
employés des cuisines tombèrent à genoux et plaquèrent leur paume sur leur
front.
« Nan, nan, levez-vous, dis-je, un peu dépité de les voir obéir si
rapidement. Je ne vous veux aucun mal. Où est Pursey ? Perceval ? Je sais
qu’il est des vôtres. »
Ils se regardèrent, puis revinrent sur moi, et sur ma chienne. Ils
regardèrent Iota qui se tenait à côté de moi, imposant. Et, bien évidemment,
ils regardèrent la princesse, de retour dans ce château qui avait été sa
maison autrefois. Finalement, celui qui avait caché son visage laissa
retomber son tablier et s’avança. En tremblant. Je vous épargne ses
problèmes d’élocution car je le comprenais sans peine.
« Les soldats de la nuit sont venus le chercher et ils l’ont pris dans leurs
bras. Il s’est mis à trembler et il s’est évanoui. Ils l’ont emmené. Je pense
qu’il est mort, monsieur. Car quand ils vous touchent, ils vous tuent. »
Je le savais. Néanmoins, ce n’était pas toujours vrai. Sinon, je serais
mort depuis plusieurs semaines.
« Pourquoi l’ont-ils emmené ? »
Ils secouèrent la tête, mais je croyais deviner la raison, et si, comme je
le pensais, le Grand Intendant voulait interroger Pursey – Perceval –, peut-
être était-il toujours en vie.
Pendant ce temps, Leah avait vu quelque chose. Elle traversa la cuisine
d’un bond, jusqu’à l’immense plan de travail au centre. Dessus étaient
posées une liasse de feuilles attachées par une ficelle et une plume d’oie
noircie par la graisse et l’encre. Elle prit le tout et répéta ce geste
d’impatience qui signifiait qu’on devait y aller. Elle avait raison, encore une
fois, mais il lui faudrait d’abord consentir à faire un petit détour par les
appartements que j’avais déjà visités. Je le devais à Perceval. Les autres
aussi. Et je le devais à Kellin également.
Je lui devais un chien de ma chienne, plus précisément.
9
Non loin des cuisines, le couloir s’achevait sur une grande porte
quadrillée d’impressionnantes barres de fer. Dessus figurait une inscription
en lettres d’un mètre de haut. Quand je la regardais de face, je lisais :
ENTRÉE INTERDITE. Mais si elle apparaissait dans mon champ de vision
périphérique (qui avait fait cruellement défaut à Cla), ces deux mots
devenaient un entrelacs de symboles runiques… que mes comparses
pourraient déchiffrer aisément, devinais-je.
Leah me montra du doigt. J’approchai de la porte et prononçai les
paroles magiques. De l’autre côté, des verrous claquèrent et elle
s’entrouvrit.
« Tu aurais dû essayer de faire pareil à Deep Maleen, dit Eris. Ça nous
aurait évité pas mal de problèmes. »
J’aurais pu répondre que je n’y avais pas pensé, ce qui était vrai, mais il
n’y avait pas que ça.
« Je n’étais pas le prince à ce moment-là. J’étais encore…
– Encore quoi ? » demanda Jaya.
Encore en train de changer. Deep Maleen était mon cocon.
Heureusement, je fus dispensé de répondre car Leah me fit signe
d’approcher, d’une main ; de l’autre, elle tira sur ce qui restait de mon T-
shirt. Elle avait raison. On devait encore empêcher une apocalypse.
Le couloir derrière la porte était beaucoup plus large, et orné de
tapisseries murales qui représentaient toutes sortes de scènes : des mariages
et des bals royaux en tenue d’apparat, des parties de chasse ou encore des
paysages de montagnes et des lacs. La plus spectaculaire, assurément,
montrait un navire pris dans les pinces de quelque crustacé sous-marin. On
parcourut presque un kilomètre avant d’atteindre une autre porte à double
battant, de trois mètres de haut. D’un côté était accrochée une bannière à
l’effigie d’un vieil homme vêtu d’une robe rouge qui le couvrait du cou
jusqu’aux pieds. Il portait la couronne que j’avais vue sur la tête de Flight
Killer : le doute n’était pas permis. Sur l’autre battant apparaissait une
femme beaucoup plus jeune, coiffée elle aussi d’une couronne posée sur ses
boucles blondes.
« Le Roi Jan et la Reine Cova, dit Jaya d’une petite voix chargée
d’admiration. Ma mère avait un oreiller avec leurs visages dessus. On
n’avait pas le droit d’y toucher, et encore moins d’y poser notre tête. »
Je n’eus pas besoin de prononcer le nom de Leah cette fois : la porte
s’ouvrit vers l’intérieur dès qu’elle la toucha. On déboucha sur un large
balcon. La pièce située en dessous dégageait une impression d’immensité,
mais difficile d’en être sûr car il faisait très sombre. Leah se faufila sur la
gauche, dans l’ombre, jusqu’à disparaître presque entièrement. J’entendis
un léger grincement, suivi d’une odeur de gaz et d’un sifflement discret
dans l’obscurité qui nous enveloppait. Un par un tout d’abord, puis deux par
deux et trois par trois, les brûleurs à gaz s’enflammèrent. Il y en avait plus
d’une centaine, qui entouraient une pièce immense, en effet. D’autres
s’allumèrent, dans un énorme lustre aux innombrables branches. Je sais, ça
fait beaucoup d’immenses, d’énormes et de gigantesques. Mais il faut vous
y habituer car tout était comme ça… du moins jusqu’au cauchemar de
claustrophobe dont je vous parlerai bientôt.
Leah actionna une petite molette. Les flammes s’intensifièrent. Le
balcon était en fait une galerie bordée de chaises à haut dossier. Sous nos
pieds s’étendait une salle au sol dallé d’un rouge éclatant. Au centre, sur
une sorte d’estrade, on avait disposé deux trônes, l’un légèrement plus
grand que l’autre. Autour étaient éparpillées des chaises (beaucoup plus
confortables que celles de la galerie) et des petits divans, des sortes de
causeuses.
Et ça puait. L’odeur était si épaisse, si infecte, qu’elle en devenait
presque palpable. J’apercevais ici et là des monceaux de nourriture avariée
grouillante d’asticots. Mais il n’y avait pas que ça. Il y avait également des
tas de merde sur les dalles, et deux gros étrons sur les trônes. Du sang,
séché et marron désormais, maculait les murs. Deux corps sans tête gisaient
sous le lustre. Deux autres y étaient suspendus, de chaque côté, comme pour
maintenir l’équilibre. Les visages, déformés, étaient presque momifiés. Les
cous s’étaient allongés de manière grotesque, sans toutefois se détacher de
la tête qu’ils étaient censés soutenir. J’avais l’impression de contempler les
conséquences d’une effroyable murder party.
« Qu’est-ce qui s’est passé ici ? demanda Iota d’une voix éraillée. Par
tous les dieux ! »
La princesse me tapota le bras. Son visage sans bouche exprimait à la
fois la fatigue et la tristesse. Elle tendit une des feuilles qu’elle avait
trouvées dans la cuisine. D’un côté, quelqu’un avait noté une recette
compliquée, avec des pattes de mouche. De l’autre, Leah avait écrit, d’une
jolie écriture : C’était la salle de réception de mon père et de ma mère. Elle
montra une des deux momies pendues et ajouta : Je pense que c’est
Luddum. Le chancelier de mon père.
Je la pris par les épaules. Elle posa sa tête sur mon bras, trop brièvement
hélas, et recula.
« Les tuer ne suffisait pas, hein ? dis-je. Il fallait qu’ils profanent ce
lieu ? »
Elle acquiesça d’un air las et montra une volée de marches derrière moi.
On descendit et elle nous entraîna vers une autre porte à double battant,
haute d’au moins dix mètres celle-ci. Hana aurait pu la franchir sans se
baisser.
Leah fit signe à Iota. Celui-ci appliqua ses paumes contre les battants, se
pencha en avant et les fit coulisser sur des rails invisibles. Pendant ce
temps, Leah faisait face aux trônes souillés sur lesquels son père et sa mère
écoutaient jadis les requêtes de leurs sujets. Elle mit un genou à terre et
posa sa paume sur son front. Ses larmes tombèrent sur les dalles rouges et
sales.
En silence.
10
Il y avait un trou de belle taille dans les lambris derrière le piédestal qui
avait accueilli l’horreur à tentacules, et je repensai au brûleur à gaz
défectueux dans le couloir de Deep Maleen. Un courant d’air gémissait
dans les espaces vides derrière le mur, et des relents fétides s’en
échappaient.
« C’est par là qu’est arrivé le petit lord, aussi sûr que la crème fait le
beurre », commenta Iota.
Il avait pris la tête de notre procession, suivi de près par Leah. J’essayai
de me placer à sa hauteur, mais elle traça sans m’accorder le moindre
regard. Radar prit sa place ; elle transportait toujours le Snab sur son dos.
Jaya et Eris fermaient la marche. On passa devant les miroirs dorés dont je
me souvenais et on atteignit enfin la porte en acajou qui donnait sur les
appartements du Grand Intendant. Comme ils faisaient partie des rares
logements qui bénéficiaient de l’électricité, j’en déduisis qu’ils avaient
abrité jadis le dénommé Luddum, le chancelier du roi Jan, mais je n’en ai
jamais eu la certitude.
Leah dégaina son poignard et moi mon revolver, en prenant soin de
rester derrière Iota. Celui-ci regarda Jaya et articula, sans le son : Derrière
la porte ?
Elle acquiesça. Iota frappa avec ses grosses jointures sales.
« Y a quelqu’un ? On peut entrer ? »
Sans attendre la réponse, il tourna la poignée (en or, évidemment) et
enfonça la porte d’un coup d’épaule. Elle s’ouvrit à la volée et un
grognement se fit entendre. Iota tira la poignée vers lui et repoussa la porte
contre le mur encore une fois. Nouveau grognement. Une troisième fois…
une quatrième… les grognements cessèrent… une cinquième fois. Radar
aboyait. Quand Iota tira la porte vers lui de nouveau, l’homme caché
derrière s’écroula sur l’épais tapis rouge qui couvrait le sol du vestibule.
Son front, son nez et sa bouche saignaient. Il tenait un long couteau.
Lorsqu’il leva les yeux vers nous, je reconnus un des hommes présents dans
la loge VIP, le type à la cicatrice sur la joue qui avait murmuré à l’oreille de
Petra. Il leva son couteau, et son bras décrivit un large cercle, ouvrant une
entaille superficielle sur le tibia velu d’Iota.
« Nan, nan, pas de ça, petit », dit Iota et il posa le pied sur le poignet de
l’homme en appuyant de tout son poids jusqu’à ce que l’autre lâche le
couteau sur le tapis. Je le ramassai et le glissai dans la ceinture ornée de
conchos de M. Bowditch, du côté opposé à l’étui du revolver.
Leah se laissa tomber à genoux à côté de l’homme à la cicatrice. Il la
reconnut et sourit. Le sang coula de sa lèvre fendue.
« Princesse Leah ! Je suis Jeff. Un jour, je vous ai mis un pansement sur
le bras quand vous vous étiez coupée. Vous vous souvenez ? »
Elle hocha la tête.
« Et un autre jour, j’ai sorti votre petite calèche d’un trou boueux. On
était trois, mais mon amour pour vous était si fort que c’est moi qui
poussais le plus fort. Vous vous souvenez ? »
Elle hocha la tête encore une fois.
« Je n’ai jamais voulu participer à tout ça, je vous le jure, Princesse.
Acceptez-vous de me laisser partir, en souvenir du bon vieux temps, quand
vous étiez une enfant, et Lilimar une belle cité ? »
Elle hocha la tête, là encore, pour signifier qu’elle voulait bien le laisser
partir, et elle planta son poignard dans un de ses yeux levés vers elle,
jusqu’à la garde.
6
On suivit une piste de rats morts ou blessés jusqu’au trou dans les
lambris. Eris aida même un colosse à trois pattes à y retourner. Elle grimaça
et s’essuya les mains sur sa chemise (ce qui ne servait pas à grand-chose,
celle-ci étant couverte de crasse et de sang). On atteignit la porte qui
donnait sur l’escalier en colimaçon, dont je devinais qu’il s’agissait d’une
sorte d’issue de secours pour la famille royale en cas d’incendie. Je tapotai
l’épaule de Leah.
« Encore un dernier arrêt avant qu’on s’occupe de Flight Killer. Au
niveau de Deep Maleen et de la salle de torture. Vous voulez bien ? »
Elle ne protesta pas, se contentant d’un hochement de tête las. Elle avait
encore un peu de bave ensanglantée sur la joue. Cette fois, quand je voulus
l’essuyer, elle ne recula pas.
« Merci, dis-je. Il y aura peut-être là quelqu’un qui pourra nous aider
à… »
Elle me tourna le dos avant que je finisse ma phrase. À cette heure,
Woody, Claudia et leurs partisans – dont le nombre avait peut-être atteint
celui d’une armée maintenant – avaient probablement franchi le mur
d’enceinte de la ville. S’il y avait une caserne où dormaient les soldats de la
nuit survivants, les gens gris devaient être en train de les massacrer, et tant
mieux, mais ici le temps filait et il n’y avait pas de cadran solaire magique
pour le faire revenir en arrière.
On descendit l’escalier, emportés par une spirale sans fin. Personne ne
parlait. La mort d’Iota pesait sur nos épaules. Radar elle-même le sentait.
L’étroitesse du boyau dans lequel on s’enfonçait ne lui permettait pas de
rester à côté de moi, mais elle me suivait de près, oreilles baissées et queue
basse ; sa truffe frôlait mon mollet. L’air devenait plus froid. De l’eau
suintait de la mousse qui couvrait les blocs de pierre empilés ici des
centaines d’années plus tôt. Non, rectifiai-je. Des milliers d’années peut-
être.
Soudain, une odeur me parvint, très légère.
« Grands dieux, dit Eris avec un petit rire qui n’avait rien de joyeux. La
roue tourne et nous voilà revenus au point de départ. »
On était passés devant plusieurs portes au cours de notre descente, de
dimensions diverses. Soudain, Leah s’arrêta devant l’une d’elles, très petite,
la montra du doigt et s’éloigna de quelques pas pour me laisser la place. Je
tournai la poignée. La porte s’ouvrit. Je dus presque me plier en deux pour
entrer. Et me retrouver dans une autre cuisine, à peine plus grande qu’un
placard comparée à celle qu’on avait traversée en venant. Il n’y avait pas de
four, juste une cuisinière et un long gril bas, fonctionnant sans doute au gaz
mais présentement éteint. Dessus s’alignait une rangée de saucisses
carbonisées.
Jaya produisit un son à mi-chemin entre une toux et un haut-le-cœur.
Sans doute repensait-elle à tous les repas qu’on avait pris dans nos cellules,
surtout ceux précédant les « récréations » et le premier tour du Un Contre
Un. J’avais lu des trucs sur le syndrome de stress post-traumatique, mais
lire et comprendre, ça n’a rien à voir.
Sur une étagère, à côté du gril, était posé un gobelet en fer-blanc
semblable à ceux qu’on avait dans nos cellules, mais celui-ci n’avait pas de
trou dessous qui obligeait à le boucher avec son doigt.
Il contenait des allumettes au soufre, comme celles que m’avait données
Pursey. Je m’en saisis et, n’ayant pas de poche, je glissai le revolver dans la
ceinture ornée de conchos et fourrai le gobelet dans l’étui.
Leah nous précéda jusqu’à la sortie, jeta un coup d’œil dehors et nous
fit signe de la suivre, en répétant son geste qui voulait dire : Vite, vite !
Combien de temps s’était écoulé ? Certes, il faisait encore jour, mais quelle
importance, si Bella et Arabella s’embrassaient, de l’autre côté du monde ?
Je devinais que Flight Killer avait déjà rejoint le Puits Obscur. Et il attendait
que celui-ci s’ouvre pour essayer de conclure un nouveau pacte avec la
chose qui vivait là, refusant de voir les terribles conséquences qui pouvaient
en découler, à moins qu’il s’en contrefiche. Je misais sur la seconde
hypothèse. Elden des Gallien, Elden Flight Killer, lutin cupide à la peau
flasque et au visage vert, s’apprêtait à convoquer une créature d’un Autre
monde pour l’introduire dans celui-ci… et peut-être ensuite dans le mien. Je
faillis dire à Leah que ce n’était plus la peine de nous conduire à la salle de
torture. Pursey – Perceval – ne s’y trouvait pas forcément, ou bien il était
déjà mort. Neutraliser Flight Killer me paraissait plus important.
Eris posa sa main sur mon épaule.
« Prince Charlie… Tu es sûr de toi ? C’est judicieux ? »
Non, ça ne l’était pas. Mais sans Perceval – un homme frappé par la
maladie grise, à tel point qu’il pouvait à peine parler –, aucun de nous ne
serait là aujourd’hui.
« Allons-y », déclarai-je sèchement.
Eris porta sa paume à son front, sans rien dire.
2
Radar avait pris de l’avance et voilà qu’elle reniflait quelque chose sur
le sol du passage, un morceau de soie verte. Je le ramassai, l’examinai et le
glissai dans l’étui du revolver avec le gobelet d’allumettes, sans m’y
attarder.
Le passage, large et haut de plafond, ressemblait davantage à un tunnel.
On atteignit un endroit où il se séparait en trois, chaque nouvelle galerie
étant éclairée par cette même lumière verte palpitante. Au-dessus de chaque
arche, une clé de voûte gravée représentait cette chose que j’avais vue pour
la dernière fois brisée en deux sur le sol, dans l’aile des appartements
privés : une sorte de calamar dont le nid de tentacules dissimulait le visage
hideux. Les monarques étaient une bénédiction, cette horreur un blasphème.
Encore un conte de fées, songeai-je. Destiné aux adultes celui-ci. Pas de
grand méchant loup, pas de géant, pas de Rumplestiltskin. C’est une
version de Cthulhu au-dessus de ces arches. Est-ce la représentation de
Gogmagog, grand prêtre des anciens dieux qui alimente ses rêves
maléfiques dans les ruines de R’lyeh ? À qui Elden souhaite-t-il demander
une autre faveur ?
Leah s’arrêta, fit un pas vers le passage de gauche, s’arrêta de nouveau,
fit un pas vers le passage du centre et hésita de nouveau. En regardant droit
devant elle. Quant à moi, je regardais le sol, où des traces de pas dans la
poussière s’enfonçaient dans la galerie de droite. Flight Killer et ses
disciples avaient pris cette direction, mais j’attendis de voir si Leah s’en
souvenait… Oui. Elle pénétra dans le passage de droite. On la suivit.
L’odeur – la puanteur, les effluves méphitiques – devint plus puissante, le
bourdonnement plus fort, plus pénétrant aussi. Des champignons mous et
difformes, blancs comme les doigts d’un cadavre, poussaient dans les
interstices entre les pierres des murs. Ils pivotèrent pour nous regarder
passer. Tout d’abord, je crus que mon imagination me jouait des tours. Mais
non.
« C’est effroyable, commenta Eris d’une petite voix désespérée. Je
croyais que Maleen était un endroit affreux… et le terrain où on était
obligés de se battre… mais ce n’était rien comparé à ça. »
Je ne trouvai rien d’autre à dire, elle avait raison.
On marcha encore longtemps, sans cesser de descendre. L’odeur
empirait, le bourdonnement s’amplifiait. Il n’était plus seulement à
l’intérieur des murs. Je le sentais au centre de mon cerveau, où il
ressemblait non pas à un bruit, mais à une lumière noire. Je n’avais aucune
idée de l’endroit où on se trouvait par rapport au monde extérieur, mais on
était au-delà de l’enceinte du palais, assurément. Bien au-delà. Les
empreintes de pas s’effacèrent, puis disparurent. Aucune poussière ne
s’était déposée à cette profondeur ; il n’y avait plus de toiles d’araignée.
Elles-mêmes avaient déserté ce lieu maudit.
Les murs se transformaient. Par endroits, les pierres avaient été
remplacées par de grands blocs de verre d’un vert sombre, dans les
profondeurs desquels d’épaisses vrilles noires tourbillonnaient et
pullulaient. L’une d’elles fonça sur nous, et son extrémité sans tête se
déploya pour devenir une bouche. Eris laissa échapper un petit cri. Radar
marchait si près de moi maintenant que ma jambe frôlait son flanc à chaque
pas.
Enfin, on émergea dans une vaste salle voûtée tout en verre vert sombre.
Les filaments noirs, omniprésents dans les murs, jaillissaient et se
rétractaient, émanant d’étranges formes sculptées qui changeaient d’aspect
quand vous les regardiez. Elles s’incurvaient, s’entortillaient, dessinaient
des figures… des visages…
« Ne regarde pas ces machins », dis-je à Eris. Je pensais que Leah le
savait. Si elle s’était rappelé comment venir jusqu’ici, elle se souvenait
certainement de ces étranges formes changeantes. « Ils vont t’hypnotiser. »
Arrêtée au centre de cette horrible salle, Leah regardait autour d’elle,
hébétée. La nef était bordée de différents passages qui tous vibraient d’une
lumière verte. Il y en avait au moins une douzaine.
« Je crois que j’y arriverai pas, dit Eris dans un murmure tremblotant. Je
suis désolée, Charlie. Je crois que j’y arriverai pas.
– Personne ne t’y oblige. » Ma voix me paraissait monotone, irréelle, à
cause du bourdonnement sans doute. On aurait dit la voix du Charlie Reade
toujours prêt à suivre les sales idées inventées par Bird Man… et à y ajouter
les siennes. « Fais demi-tour, si tu peux retrouver ton chemin. Sinon, reste
ici et attends-nous. »
Leah effectua un tour complet sur elle-même, lentement, en scrutant
chaque passage. Elle me regarda, leva les mains et secoua la tête.
Je ne sais pas.
« Vous n’êtes jamais allée plus loin, n’est-ce pas ? Elden a continué seul
à partir d’ici. »
Oui.
« Mais il a fini par revenir. »
Oui.
J’imaginais Leah enfant en train d’attendre dans cette chambre verte
aux sculptures inquiétantes, avec ces machins noirs qui dansaient dans les
murs. Une fillette qui tient bon – inébranlable –, en dépit de ce
bourdonnement insidieux. Seule.
« Vous l’avez accompagné en d’autres occasions ? »
Oui. Elle leva un doigt, ce que je ne compris pas.
« Et après ça, il est venu sans vous ? »
Une longue pause… Oui.
« Et un jour, il n’est pas revenu. »
Oui.
« Mais vous n’êtes pas partie à sa recherche, n’est-ce pas ? Vous êtes
venue jusqu’ici peut-être, mais pas plus loin. Vous n’avez pas osé. »
Elle se couvrit le visage. Réponse suffisante.
« Je m’en vais, lâcha Eris. Désolée, Charlie, mais… je ne peux pas. »
Elle s’enfuit. Radar l’accompagna jusqu’à l’entrée par où on était
arrivés, et si elle était partie avec Eris, je ne l’aurais pas rappelée. Le
bourdonnement envahissait mes os maintenant. J’avais le pressentiment,
intense, que la Princesse Leah et moi, on ne reverrait jamais le monde
extérieur.
Radar revint auprès de moi. Je m’agenouillai pour passer mon bras
autour d’elle, et essayai de puiser un peu de réconfort.
« Vous pensiez que votre frère était mort. »
Oui. Elle referma ses mains autour de sa gorge et quelques paroles
gutturales émergèrent devant elle.
« Est mort. »
La personne que j’étais devenue – et continuais à devenir – était plus
âgée, plus sage que le lycéen qui avait émergé dans ce champ de
coquelicots. Ce nouveau Charlie – le Prince Charlie – comprenait que Leah
était obligée de croire à cette version. Autrement, le sentiment de
culpabilité, dû au fait qu’elle n’avait pas essayé de sauver son frère, aurait
été trop lourd à porter.
Et pourtant, je devinais qu’elle n’était pas dupe.
6
Leah ne réitéra pas son ordre. Sans doute avait-elle jugé que c’était
inutile. Elle se contenta de tendre le cou pour voir cette chose sortir du
puits. Radar, elle, continuait à aboyer, sans s’arrêter, et – miraculeusement,
héroïquement – elle tenait bon.
Je compris que j’allais mourir, et que ce serait un soulagement. En
supposant, évidemment, que la vie ne se poursuive pas dans un effroyable
bourdonnement infernal (AAAAAA) une fois que Leah, Radar et moi, on
aurait été engloutis par cette créature extraterrestre.
J’avais lu quelque part que dans ces moments-là, on voyait sa vie défiler
devant ses yeux. Ce que je vis passer, semblables aux illustrations d’un livre
qu’on feuillette rapidement, ce sont tous les contes de fées que j’avais
rencontrés à Empis : la savetière et la gardeuse d’oies, les maisons des Trois
Petits Exilés, ou encore les méchantes sœurs qui refusaient d’emmener leur
jolie petite sœur (ou leur petit frère difforme) au bal.
La chose grossissait, et grossissait encore. Ses ailes couvertes d’épines
claquaient. Le visage d’Elden avait disparu dans ses entrailles insondables.
Je songeai alors à un autre conte de fées.
Il était une fois un méchant petit homme nommé Christopher Polley, qui
voulait voler l’or de M. Bowditch.
Il était une fois un méchant petit homme nommé Peterkin qui s’amusait
à torturer le Snab avec un poignard.
Il était une fois une femme, ma mère, renversée par la camionnette d’un
plombier sur le pont de Sycamore Street, qui l’avait tuée sur le coup en
l’écrasant contre le garde-corps. Sa tête et son torse avaient été projetés
dans la Little Rumple River.
Encore et toujours Rumplestiltskin. Depuis le début. Le conte de fées
originel, pourrait-on dire. Et comment la fille de la reine faisait-elle pour se
débarrasser de ce nain horripilant ?
« JE CONNAIS TON NOM ! » m’écriai-je.
Cette voix n’était pas la mienne, de même qu’un grand nombre de
pensées et d’idées dans cette histoire n’appartenaient pas au garçon de dix-
sept ans qui avait débarqué à Empis. C’était la voix d’un prince. Qui n’était
pas de ce monde, ni du mien. J’avais commencé par appeler Empis
« l’Autre », mais l’autre c’était moi. Je demeurais Charlie Reade, bien sûr,
mais j’étais aussi quelqu’un d’autre, et il ne faisait aucun doute dans mon
esprit qu’on m’avait envoyé ici – que mon réveil avait été remonté et réglé
des années plus tôt, quand ma mère avait traversé ce pont en grignotant une
aile de poulet – uniquement en vue de cet instant. Plus tard, lorsque la
personne que j’étais dans ce monde souterrain commencerait à s’estomper,
je douterais, mais à ce moment précis ? Non.
« JE CONNAIS TON NOM, GOGMAGOG, ET JE T’ORDONNE DE
REGAGNER TA TANIÈRE ! »
Il hurla. Le sol de pierre trembla et se fissura. Au-dessus de nous, très
loin, des tombes libéraient de nouveau leurs morts et une immense crevasse
traversait en zigzag le Terrain des Monarques. En battant, ses énormes ailes
faisaient pleuvoir des gouttes puantes, brûlantes comme de l’acide. Mais
vous savez quoi ? J’aimais ce hurlement, car j’étais un prince des ténèbres
et c’était un hurlement de douleur.
« GOGMAGOG, GOGMAGOG, TON NOM EST GOGMAGOG ! »
Il hurlait chaque fois que je prononçais son nom. Ces braillements
résonnaient dans ce monde, mais aussi au plus profond de ma tête, comme
le bourdonnement précédemment, menaçant de dynamiter mon cerveau.
Les ailes battaient frénétiquement. Les yeux énormes me foudroyaient.
« RETOURNE DANS TA TANIÈRE, GOGMAGOG ! TU POURRAS
REVENIR, GOGMAGOG. DANS DIX ANS OU MILLE ANS,
GOGMAGOG, MAIS PAS AUJOURD’HUI, GOGMAGOG ! » J’écartai
les bras. « SI TU M’ENGLOUTIS, GOGMAGOG, JE FERAI EXPLOSER
TES TRIPES EN PRONONÇANT TON NOM AVANT DE MOURIR ! »
Il commença à reculer en repliant ses ailes sur ses horribles yeux fixes.
Sa descente dans le puits produisit un bruit visqueux qui me donna envie de
vomir. Je me demandais comment obliger cette grue à refermer la trappe,
mais Leah détenait la réponse.
Sa voix était éraillée, brisée… Toutefois, n’étaient-ce pas des lèvres que
je voyais émerger des ruines de sa bouche ? Je n’en étais pas certain, mais
après avoir été contraint d’ingurgiter de force tant de réalités
invraisemblables, j’avalai celle-ci de bon cœur.
« Ferme-toi au nom de Leah des Gallien. »
Lentement – beaucoup trop à mon goût –, la grue commença à abaisser
la trappe. Le câble se détendit et enfin, le crochet se balança librement dans
le vide. Je soufflai.
Leah se jeta dans mes bras et me serra aussi fort qu’elle le pouvait. Le
sang qui coulait de sa « nouvelle » bouche était chaud dans mon cou.
Quelque chose me percuta par-derrière. C’était Radar, dressée sur ses pattes
arrière, ses pattes avant appuyées sur mes fesses. Elle remuait la queue
frénétiquement.
« Comment tu as su ? me demanda Leah de sa voix enrouée.
– C’est une histoire que me racontait ma mère. » Et en un sens, c’était la
vérité. En mourant jadis, elle m’avait raconté cette histoire aujourd’hui. « Il
faut filer d’ici sans tarder, Leah. Sinon, on devra avancer à tâtons dans le
noir. Et arrêtez de parler. Je vois que c’est très douloureux.
– Oui, mais c’est une douleur merveilleuse. »
Elle montra le palanquin.
« Ils ont certainement emporté au moins une lampe. Il te reste des
allumettes ? »
Étonnamment, oui. Main dans la main, on marcha jusqu’au palanquin
abandonné, avec Radar entre nous. Leah se baissa en chemin, mais je n’y
prêtai pas attention. J’étais trop occupé à trouver de quoi éclairer mon
chemin avant que la lumière des lunes fracassées disparaisse totalement.
J’écartai un des rideaux du palanquin et découvris, recroquevillé dans le
coin, l’unique membre de la suite d’Elden que j’avais oublié. Flight Killer,
avait dit Perceval. Quatre autres. Et la putain.
Les cheveux de Petra s’étaient détachés de l’enchevêtrement de perles
qui les maintenait attachés. Son épais maquillage blanc s’était fissuré et
avait coulé. Elle me regardait avec un mélange d’horreur et de haine.
« Tu as tout gâché, sale môme détestable ! »
L’expression sale môme me fit sourire.
« Nan, nan, ma jolie. Les coups font mal, mais les mots ne peuvent
m’atteindre. »
À l’avant du palanquin, à un petit crochet de cuivre, était suspendu ce
que j’espérais trouver : une de ces lampes en forme de torpille.
« J’étais sa consort, tu comprends ce que ça veut dire ? Il m’avait
choisie ! Je le laissais me toucher avec ces horribles serpents qu’étaient
devenus ses bras ! Je léchais sa bave ! Il n’en avait plus pour longtemps à
vivre, tout le monde le voyait bien, et je serais montée sur le trône ! »
Cela ne méritait aucune réponse, à mon humble avis.
« J’aurais été la Reine d’Empis ! »
Je pris la lampe. Les lèvres de Petra se retroussèrent sur des dents
taillées en pointe, comme celles de Hana. C’était peut-être la dernière mode
à la cour infernale de Flight Killer. Soudain, elle plongea vers moi et planta
ses crocs dans mon bras. La douleur fut immédiate et atroce. Un filet de
sang s’échappait de sa bouche. Ses yeux sortaient de leurs orbites. Je tentai
de me libérer. Ma chair se déchira, mais ses dents y restèrent accrochées.
« Petra ! » La voix de Leah n’était plus qu’un grognement rauque.
« Prends ça, vieille sorcière puante. »
Le rugissement du revolver de M. Bowditch, que Leah avait ramassé
par terre, fut assourdissant. Un trou apparut dans la croûte de maquillage
blanc, juste au-dessus de l’œil droit de Petra. Sa tête fut projetée en arrière,
et avant qu’elle s’écroule sur le plancher du palanquin, je vis une chose
dont je me serais volontiers passé : un morceau de mon avant-bras, de la
taille d’une poignée de porte, pendait entre ses dents affilées.
Leah n’hésita pas. Elle arracha un des rideaux du palanquin et déchira
une longue bande de tissu, dans le sens de la hauteur, qu’elle noua autour de
la plaie. Il faisait presque noir maintenant. J’avançai mon bras valide dans
l’obscurité du palanquin pour décrocher la lampe (l’idée que Petra puisse
ressusciter et se jeter sur moi était ridicule, mais tenace). Je faillis la laisser
tomber. Prince ou pas, je tremblais sous le choc. J’avais l’impression que
Petra ne s’était pas contentée de me mordre le bras : elle avait versé de
l’essence dans la plaie avant d’y mettre le feu.
« Allumez la lampe, dis-je. Les allumettes sont dans l’étui du revolver. »
Je la laissai farfouiller, puis je l’entendis frotter une des allumettes sur le
côté du palanquin. Je soulevai le verre de la lampe. Leah tourna une petite
molette sur le côté pour faire sortir la mèche et l’enflamma. Elle me prit
ensuite la lampe des mains. Tant mieux, car je l’aurais laissée tomber.
Je me dirigeai vers l’escalier en colimaçon (en songeant que je serais
heureux de ne plus jamais en revoir un seul), mais elle me retint et
m’obligea à me baisser vers elle. Je sentis sa bouche déchiquetée frôler mon
oreille lorsqu’elle murmura :
« C’était ma grand-tante. »
Elle était beaucoup trop jeune pour être votre « grande » quoi que ce
soit, voulus-je répondre. Puis je repensai à M. Bowditch, qui était parti en
voyage et était revenu dans la peau de son propre fils.
« Fichons le camp d’ici et n’y revenons jamais », dis-je.
10
Je reçus encore deux autres visites avant de quitter Lilimar. Claudia fit
son apparition en tirant Woody par la manche d’un manteau en alpaga noir.
Les cicatrices qui zébraient les paupières du vieil homme s’étaient relâchées
et disjointes, mais dans les interstices, je ne voyais que du blanc.
« ON EST VENUS TE SOUHAITER BON VOYAGE ET TE
REMERCIER ! » tonna Claudia. Elle était tout près de l’oreille gauche de
Woody, qui recula en grimaçant. « ON NE POURRA JAMAIS TE
REMERCIER ASSEZ, SHARLIE. ON TE CONSTRUIRA UNE STATUE,
À CÔTÉ DE L’ÉTANG D’ELSA. J’AI VU LES PROJETS. ILS SONT
TRÈS…
– Elsa a eu le ventre transpercé par une lance ! » C’est en entendant ma
voix que je découvris combien j’étais en colère contre eux. « Des tas de
gens sont morts. Des milliers, peut-être même des dizaines de milliers.
Pendant que vous restiez les bras croisés tous les deux. Leah, je peux le
comprendre. Elle était aveuglée par l’amour. Elle ne pouvait admettre que
son frère était l’auteur de tout ce… ce merdier. Mais vous deux, vous
saviez, et pourtant vous êtes restés assis les bras croisés. »
Pas de réponse. Claudia refusait de me regarder. Woody ne pouvait pas.
« Vous étiez les derniers membres de la famille royale, outre Leah. Les
seuls membres influents du moins. Les gens vous auraient suivis.
– Non, dit Woody. Tu te trompes, Charlie. Seule Leah pouvait les rallier
à sa cause. C’est ta venue qui l’a poussée à faire ce que doit faire une reine :
diriger.
– Vous n’êtes jamais allés lui parler ? Pour lui expliquer quel était son
devoir, si douloureux soit-il ? Vous étiez plus âgés, plus sages a priori, et
vous ne lui avez jamais donné aucun conseil ? »
Nouveau silence. C’étaient des êtres « sains », épargnés par la
malédiction du gris, mais ils avaient souffert de leurs propres maux, et je
comprenais que cela les avait affaiblis et rendus craintifs. N’empêche,
j’étais en colère.
« Elle avait besoin de vous ! »
Claudia me prit les mains. Je faillis les retirer, puis me retins. D’une
voix douce, qu’elle n’entendait sans doute pas, elle dit :
« Non, Sharlie. C’est de toi qu’elle avait besoin. Tu étais le prince
annoncé, et la promesse s’est réalisée. Tu as raison cependant : on a été
faibles, on avait perdu courage. Mais par pitié, ne pars pas en colère contre
nous. Je t’en prie. »
Savais-je avant cet instant qu’on pouvait décider de ne pas être en
colère ? Non, je ne crois pas. Mais je savais que moi non plus, je ne voulais
pas partir en colère.
« Bon, d’accord, dis-je, assez fort pour qu’elle m’entende. Mais
uniquement parce que j’ai perdu votre tricycle. »
Elle se rassit, souriante. Radar avait posé sa truffe sur la chaussure de
Woody. Il se pencha pour la caresser.
« On ne pourra jamais assez te remercier pour ton courage, Charlie,
mais si on possède une chose qui te fait envie, elle est à toi. »
J’avais déjà le heurtoir, qui devait peser dans les deux kilos. Si le prix
de l’or n’avait pas fluctué depuis que j’avais quitté Sentry, il y en avait pour
environ quatre-vingt-quatre mille dollars. Si on ajoutait les pépites
contenues dans le seau, à moi la belle vie, comme on disait. Néanmoins, je
pensai à une chose qui pourrait m’être utile.
« Vous auriez une masse ? »
Ce n’est pas exactement ce que je dis, mais ils saisirent l’idée.
7
Des questions et des réponses
(quelques-unes, du moins).
Si vous vous dites que certains passages de ce récit n’ont pas pu être
écrits par un garçon de dix-sept ans, vous avez raison. Je suis revenu
d’Empis il y a neuf ans. Depuis, j’ai beaucoup lu et beaucoup écrit. Je suis
sorti de NYU avec un diplôme d’anglais mention bien (j’ai loupé d’un
cheveu la mention très bien). Aujourd’hui, j’enseigne au College of Liberal
Arts de Chicago, où je dirige un séminaire très couru intitulé « Mythes et
contes de fées ». Je suis considéré comme un intello, notamment à cause de
l’édition augmentée d’un essai que j’ai écrit quand j’étais encore étudiant.
Et qui a été publié dans la Revue internationale des études jungiennes.
C’était payé des clopinettes, mais en termes de réputation, ça n’avait pas de
prix. Et vous pouvez être certains que je n’ai pas oublié de citer un certain
ouvrage dont la couverture représentait des étoiles qui remplissaient un
entonnoir.
À la bonne heure, pensez-vous. Mais j’ai quelques questions.
Bienvenue au club. Personnellement, j’aimerais savoir comment se
passe le règne de la Bonne Reine Leah. J’aimerais savoir si les gens gris le
sont toujours. J’aimerais savoir si Claudia des Gallien braille encore.
J’aimerais savoir si le passage qui mène à cet horrible monde souterrain – la
tanière de Gogmagog – a été obstrué. J’aimerais savoir qui s’est occupé des
derniers soldats de la nuit, et si certains de mes compagnons de détention à
Deep Maleen ont participé à leur élimination (sans doute pas, mais on peut
rêver). J’aimerais savoir comment les soldats de la nuit ouvraient nos
cellules, juste en étendant les bras.
De votre côté, vous aimeriez savoir comment va Radar, je suppose. La
réponse est : très bien, merci, même si Radar fonctionne un peu au ralenti. Il
faut dire que ça fait neuf ans déjà, et c’est sacrément vieux pour un berger
allemand, surtout si on additionne son ancienne vie et la nouvelle.
Vous aimeriez savoir si j’ai dit à mon père où j’étais allé durant ces
quatre mois. La réponse, si je peux reprendre la réaction d’un gamin qui
tirait sa luge, est : Sérieux ? Comment faire autrement ? Vous vouliez que je
lui raconte qu’un remède miracle acheté à Chicago avait transformé une
vieille chienne arthritique, à l’article de la mort, en un berger allemand en
pleine forme qui semblait avoir quatre ans et se comportait comme tel ?
Je ne lui racontai pas tout d’emblée, il y avait trop de choses à dire,
mais je ne lui cachai rien de l’essentiel. Il existait un passage, lui confiai-je,
entre notre monde et un autre. (Je ne l’appelai pas Empis, mais l’Autre,
simplement, comme je le faisais au début.) Je lui expliquai que je l’avais
atteint en partant du cabanon de M. Bowditch. Il m’écouta attentivement,
puis me demanda – vous l’aurez certainement deviné – où j’étais allé
réellement.
Je lui montrai mon bras et la cavité au-dessus de mon poignet que je
conserverais jusqu’à mon dernier jour. Il ne fut pas convaincu. Je sortis de
mon sac à dos le heurtoir en or. Il l’examina, le soupesa et suggéra – en
marchant sur des œufs – que c’était sûrement une bricole en plomb sans
valeur enrobée d’or.
« Vas-y, essaie de le briser et tu verras par toi-même. De toute façon, il
faudra le fondre tôt ou tard pour le vendre. Le coffre de M. Bowditch
renferme un seau rempli de pépites d’or qui viennent du même endroit. Je te
les montrerai quand tu seras prêt. C’est de ça qu’il vivait. Moi-même j’en ai
vendu quelques-unes à un bijoutier de Stantonville. M. Heinrich. Hélas, il
est mort maintenant. Je vais devoir trouver un autre acheteur. »
Cette révélation l’entraîna un peu plus loin sur le chemin de la
croyance ; néanmoins, ce qui finit par le convaincre, c’est Radar. Elle avait
retrouvé tous ses coins préférés dans la maison, mais le détail qui emporta
le morceau, ce furent les petites cicatrices sur sa truffe, semblables à des
pointillés, souvenir d’une malheureuse rencontre avec un porc-épic quand
elle était jeune. (Certains chiens ne retiennent jamais la leçon, mais une
seule fois avait suffi à Radar.) Mon père les avait remarquées à l’époque où
on la gardait après l’accident de M. Bowditch puis la mort du vieil homme,
quand elle-même était sur le point de tirer sa révérence. Ces cicatrices
subsistaient sur la version rajeunie, sans doute parce que je l’avais fait
descendre du cadran solaire avant qu’elle atteigne et dépasse en sens
inverse l’âge auquel elle avait transformé son museau en pique-aiguilles.
Mon père regarda longuement ces cicatrices, puis il posa sur moi ses yeux
écarquillés.
« C’est impossible.
– Oui, c’est l’impression que ça donne.
– Il y a vraiment un seau d’or dans le coffre de M. Bowditch ?
– Je te le montrerai, répétai-je. Quand tu seras prêt. Je sais que ça fait
beaucoup de choses à avaler. »
Assis en tailleur sur le sol, il caressait Radar en réfléchissant. Au bout
d’un moment, il demanda :
« Ce monde que tu affirmes avoir visité, il est magique ? Comme Xanth
dans les bouquins de Piers Anthony que tu lisais au collège ? Avec des
lutins, des basilics, des centaures et tout ça ?
– Non, pas tout à fait. »
Je n’avais jamais vu de centaure à Empis, mais puisqu’il y avait des
sirènes… et des géants…
« Je pourrais y aller moi aussi ?
– Je pense que tu devrais. Au moins une fois. »
Car Empis ne ressemblait pas vraiment à Xanth. Dans les romans de
Piers Anthony, il n’y avait pas de Deep Maleen ni de Gogmagog.
On y retourna une semaine plus tard : le prince qui n’en était plus un et
M. George Reade, agent d’assurances. Je passai cette semaine à manger de
la bonne vieille cuisine américaine, à dormir dans un bon vieux lit
américain et à répondre aux questions de bons vieux flics américains. Sans
oublier les questions de l’oncle Bob, de Lindy Franklin, d’Andy Chen, de
divers administrateurs de l’école, et même de Mme Richland, la commère
du quartier. Entre-temps, mon père avait vu le seau de pépites. Je lui
montrai également la mini-lampe, qu’il examina avec le plus grand intérêt.
Vous voulez connaître l’histoire que j’ai inventée vite fait avec l’aide de
mon père ? Un as de l’expertise en matière d’assurances, vous vous
souvenez, un gars qui connaissait tous les pièges dans lesquels tombaient
les menteurs, et qui, par conséquent, savait les éviter ? Oui, sans doute,
mais supposons que l’amnésie joue un rôle dans cette affaire, et que la
chienne de M. Bowditch soit morte à Chicago avant que j’aie des ennuis,
dont je ne me souvenais plus (même si je me souvenais d’avoir reçu un
coup sur la tête). Mon père et moi, on avait une nouvelle chienne : Radar II.
Je pense que M. Bowditch, qui était revenu à Sentry dans la peau de son
fils, aurait apprécié cette histoire. Bill Harriman, le reporter du Weekly Sun
sollicita une interview (il devait être de mèche avec un des flics locaux). Je
déclinai. Je n’avais pas besoin de publicité, vraiment pas.
Vous vous demandez ce qu’est devenu Christopher Polley, le vilain petit
Rumplestiltskin qui voulait me tuer et voler le butin de M. Bowditch ? Moi
oui, alors j’ai effectué une recherche Google.
Vous vous souvenez peut-être qu’au début de mon histoire, j’avais peur
que mon père et moi on se retrouve à la rue, obligés de dormir sous les
ponts, avec toutes nos affaires dans un caddie de supermarché. On n’a pas
connu ça, mais c’est exactement ce qui est arrivé à Polley (pour le caddie, je
n’en suis pas sûr). La police a retrouvé son corps sous un échangeur
d’autoroute à Stokie. Il avait reçu plusieurs coups de couteau. Il n’avait ni
portefeuille ni pièce d’identité, mais ses empreintes figuraient dans son
casier judiciaire, copieusement rempli depuis l’adolescence. L’article de
journal citait les propos du capitaine de la police de Stokie, Brian Baker, qui
expliquait que la victime n’avait pas pu se défendre car elle avait les deux
poignets brisés.
Je pourrais me dire que Polley n’aurait pas survécu à cette agression de
toute manière – il n’était pas très costaud et je lui avais pris son arme –,
mais je ne peux pas l’affirmer avec certitude. De même que je ne peux
affirmer que ce meurtre est lié au butin du braquage de la bijouterie. En a-t-
il parlé à la mauvaise personne, pour essayer de le vendre, et l’a-t-il payé de
sa vie ? Je n’en sais rien, je n’ai aucun moyen de le savoir, mais au fond de
moi, j’en suis sûr. Je peux encore moins affirmer qu’il est mort au moment
même où Red Molly écartait Peterkin d’un revers de la main avec assez de
force pour couper en deux ce nain désagréable, mais je pense que c’est dans
l’ordre des choses.
Je pourrais me dire également que Polley l’a bien cherché, et c’est la
vérité, mais quand je l’imagine levant ses mains inutiles pour essayer de
parer les coups de couteau de son meurtrier, sous cette bretelle d’autoroute
jonchée d’ordures, je ne peux m’empêcher de ressentir de la pitié et de la
honte. Vous pensez peut-être que je n’ai aucune raison d’avoir honte, que
j’ai fait ce que je devais faire pour protéger ma vie et le secret du cabanon,
mais la honte est comme le rire. Et l’inspiration. Elle entre sans frapper.
2
Le samedi qui suivit mon retour, une gigantesque tempête de neige nous
arriva des Rocheuses. Mon père et moi, on grimpa péniblement jusqu’à la
maison de M. Bowditch (au moins, mes bottes ne me faisaient pas mal aux
pieds) et on la contourna pour accéder au jardin de derrière. Mon père
regarda d’un air désapprobateur les planches explosées sur le côté du
cabanon.
« Faudra réparer ça.
– Oui, je sais, mais c’était le seul moyen de sortir, vu qu’Andy avait
cadenassé la porte. »
On n’avait pas besoin de la mini-lampe car on avait pris deux torches
électriques. On avait laissé Radar à la maison. Aussitôt sortie du tunnel, elle
aurait foncé directement à la Maison des Chaussures, et je ne voulais pas
revoir Dora. Je ne voulais pas revoir les personnes que j’avais connues là-
bas. Je voulais juste convaincre mon père que l’Autre monde existait et
repartir. Et puis, il y avait une autre raison : étrange et sans doute égoïste. Je
ne voulais pas entendre mon père parler l’empisarien. Cette langue
m’appartenait.
On descendit l’escalier en colimaçon, moi devant. Mon père ne cessait
de répéter qu’il n’arrivait pas à y croire, qu’il n’arrivait pas à y croire. Je
priais pour que je ne sois pas en train de le pousser vers une dépression
nerveuse, mais compte tenu de l’enjeu, je me disais que je n’avais pas le
choix.
Je continue à le penser.
Dans le tunnel, je lui conseillai de pointer sa lampe sur le sol de pierre.
« À cause des chauves-souris. Énormes. Je n’ai pas envie qu’elles
voltigent au-dessus de nous. Et on va arriver à un endroit où tu risques
d’avoir des vertiges. Ça ressemble un peu à une expérience extracorporelle.
C’est le point de basculement.
– Qui a fait ça ? demanda-t-il tout bas. Bon sang, Charlie, qui a fait ça ?
– Autant se demander qui a créé le monde. »
Le nôtre, et d’autres. Car je suis sûr qu’il en existe d’autres, peut-être
aussi nombreux que les étoiles dans le ciel. On les sent. Ils pénètrent en
nous par le biais des vieilles histoires.
On atteignit le point de basculement, et si je n’avais pas été prêt à
retenir mon père par la taille, il serait tombé.
« Peut-être qu’on devrait faire demi-tour, dit-il. Je ne me sens pas bien.
– On y est presque. Tu vois cette lumière tout au bout ? »
On arriva devant le rideau de lierre. Je l’écartai et on déboucha à Empis,
sous un ciel bleu sans nuages. La maison de Dora était nichée au pied de la
colline. Aucune chaussure n’était suspendue sur les cordes à linge qui se
croisaient, mais un cheval paissait près de la Route du Roi. La distance
m’empêchait d’être formel, mais j’étais quasiment certain de reconnaître
cette jument. Et pourquoi pas ? La reine n’avait plus besoin de Falada pour
parler à sa place, et une ville, ce n’est pas un endroit pour un cheval.
Mon père regardait tout autour de lui, yeux écarquillés et bouche bée.
Des criquets – pas rouges ceux-là – sautaient dans l’herbe.
« La vache, ils sont énormes !
– Si tu voyais les lapins. Assieds-toi, papa. »
Avant de tomber dans les pommes, aurais-je pu ajouter.
On s’assit. Je lui laissai le temps de tout enregistrer. Il me demanda
comment il pouvait y avoir un ciel sous terre. Je lui répondis que je ne
savais pas. Il me demanda pourquoi il y avait tant de papillons, uniquement
des monarques, et là encore, je lui répondis que je ne savais pas.
Il montra la maison de Dora.
« Qui habite là-bas ?
– C’est la maison de Dora. Je ne connais pas son nom de famille.
– Elle est là ? On peut aller la voir ?
– Je ne t’ai pas amené ici pour faire des mondanités, papa. Je t’ai amené
ici pour te montrer que ce monde existe, mais on ne reviendra plus jamais.
Aucun habitant de notre monde ne doit connaître l’existence de celui-ci. Ce
serait dramatique.
– À en juger par ce qu’on a fait à de nombreux peuples indigènes, sans
parler de notre climat, je suis obligé d’être d’accord avec toi. » Il
commençait à accepter la réalité, et c’était tant mieux. J’avais craint qu’il ne
réagisse par le déni ou par un pétage de plombs magistral. « Qu’est-ce que
tu as l’intention de faire, Charlie ?
– Ce que M. Bowditch aurait dû faire depuis longtemps. »
Et pourquoi ne l’avait-il pas fait ? À cause du cadran solaire, je pense.
Ces mauvais penchants qui habitent le cœur de tous les hommes et de toutes
les femmes, avait dit Leah.
« Allez, viens, papa. On rentre. »
Il se leva, mais s’arrêta pour jeter un dernier coup d’œil pendant que
j’écartais les plantes grimpantes.
« C’est magnifique, hein ? commenta-t-il.
– Oui. Et ça le restera. »
On protégerait Empis de notre monde et on protégerait notre monde (on
essaierait du moins) d’Empis. Car il y a sous Empis un monde de ténèbres
où vit et règne toujours Gogmagog. Peut-être qu’il ne pourra plus jamais
s’échapper maintenant que Bella et Arabella ont échangé un ultime baiser
fracassant, mais avec des créatures aussi mystérieuses, mieux vaut être
prudent. Autant que faire se peut.
Au printemps, mon père et moi, on répara le trou que j’avais fait sur le
côté du cabanon. Durant l’été, je travaillai pour Cramer Construction, dans
les bureaux essentiellement, à cause de mon bras, mais je passai pas mal de
temps sur les chantiers, où j’appris un maximum de choses sur le béton. On
trouvait pas mal d’infos dans les bons vieux tutos de YouTube, mais quand
vous avez une tâche importante à accomplir, rien de tel que l’expérience
concrète.
Deux semaines avant que je parte pour mon premier semestre à NYU,
j’installai avec l’aide de mon père des plaques de tôle sur la bouche du
puits. Une semaine avant mon départ, on les couvrit de béton, ainsi que le
sol du cabanon. Pendant qu’il était encore frais, j’encourageai Radar à y
laisser les empreintes de ses pattes.
Je vais vous dire la vérité : sceller ce puits sous des plaques de tôle et
quinze centimètres de béton me brisa le cœur. Quelque part, dessous, il y a
un monde magique et des gens que j’ai aimés. Une personne en particulier.
Et pendant que le béton s’écoulait mollement de la bétonnière que j’avais
empruntée à Cramer, je ne cessai de revoir Leah dans cet escalier, épée à la
main, campée sur ses deux jambes, en position de combat. Et la manière
dont elle avait déchiré sa bouche scellée pour hurler le nom de son frère.
En fait, je viens de mentir. Mon cœur n’était pas seulement brisé : il
criait Non, non, non… Il me demandait comment je pouvais laisser derrière
moi un tel miracle et tourner le dos à la magie. Il me demandait si j’étais
vraiment décidé à boucher l’entonnoir dans lequel se déversaient les étoiles.
Je le fis parce que je devais le faire. Mon père l’avait compris.
3
Vous voulez savoir si je fais des rêves ? Bien sûr. Parfois, je rêve de la
chose qui est sortie du puits, et je me réveille les mains plaquées sur la
bouche pour étouffer mes cris. Mais au fil des ans, ces cauchemars sont
moins fréquents. Ces temps-ci, je rêve plus souvent d’un champ tapissé de
coquelicots. Je rêve de l’Espoir Rouge.
On a fait le bon choix, je le sais. Le seul choix possible. Malgré cela,
mon père garde l’œil sur la maison du 1 Sycamore Street. Je reviens
fréquemment pour faire la même chose, et un jour, je reviendrai à Sentry
pour de bon. Peut-être que je me marierai, et si j’ai des enfants, la maison
sur la colline leur reviendra. Quand ils seront encore petits et
s’émerveilleront de tout, je leur lirai de vieilles histoires, celles qui
commencent par Il était une fois.
25 novembre 2020 – 7 février 2022
Remerciements
Je pense que je n’aurais pas pu écrire ce livre sans Robin Furth, qui
m’aide dans mes recherches. Elle en sait plus que moi sur Empis (et sur
Charlie Reade). Alors, merci à elle, et merci également à ma femme, Tabby,
qui me permet d’exercer ce métier fou, et de faire les rêves les plus fous.
Merci à Chuck Verrill et à Liz Darhansoff, mes agents. Je dois remercier
aussi Gabriel Rodriguez et Nicolas Delort, qui ont habillé mon histoire de
magnifiques illustrations et lui ont donné l’apparence de ces romans de
suspense et d’aventures, ces classiques d’autrefois, de L’Île au trésor à
Dracula. Leur prodigieux talent s’étale en tête de chaque chapitre. Enfin, je
tiens à te remercier, Fidèle Lectrice ou Fidèle Lecteur, qui as investi ton
temps et ton imagination dans mon histoire. J’espère que tu as apprécié ta
visite dans cet Autre monde.
Dernière chose : j’ai une Alerte Google associée à mon nom et au cours
de l’année écoulée, j’ai vu passer de nombreuses notices nécrologiques de
personnes victimes du Covid qui aimaient mes livres. Trop nombreuses. Je
porte le deuil de chacune de ces personnes et j’adresse mes condoléances à
leurs amis et aux membres de leur famille.
OUVRAGES DE STEPHEN KING
Copyright
Chapitre six - Visite à l'hôpital. Le coffre-fort. Stantonville. La soif de l'or. M. Bowditch rentre chez
lui.
Chapitre sept - Première nuit. Maintenant tu connais Jack. Un simple bûcheron. Thérapie. La visite
de mon père. Lynparza. M. Bowditch fait une promesse.
Chapitre huit - De l'eau sous les ponts. La fascination pour l'or. Un vieux chien. Des infos dans
le journal. Une arrestation.
Chapitre onze - Cette nuit-là. Un moment d'absence au lycée. Papa s'en va. Le puits des mondes.
L'autre. La vieille femme. Une vilaine surprise.
Chapitre quatorze - Leah et Falada. Aide-la. Une rencontre sur la route. Les loups. Deux lunes.
Chapitre seize - La Route du Royaume. Claudia. Instructions. La machine à faire du boucan. Les
monarques.
Chapitre dix-sept - Je quitte Claudia. Je me souviens de Jenny. Une nuit dans le hangar. La porte. La
ville hantée.
Chapitre dix-huit - Hana. Les voies colorées. L'horreur dans l'étang. Le cadran solaire, enfin. Une
fâcheuse rencontre.
Chapitre vingt-trois - Tempus est umbra in mente. Une histoire floue. Cla. Un message. Tableau.
Chapitre vingt-cinq - Un festin. Je reçois un visiteur. L'inspiration entre sans frapper. « Qui veut vivre
éternellement ? »
Chapitre vingt-huit - Dans la ville. Le son du deuil. Hana. Celle qui chantait autrefois. Or. La cuisine.
La salle de réception. Monter pour descendre.
Chapitre vingt-neuf - L'ascenseur. L'escalier en colimaçon. Jeff. Le Grand Intendant. « La Reine
d'Empis accomplira son devoir. »
Chapitre trente - Encore un arrêt. Le cachot. Déterminée. Étoiles impossibles. Le Puits Obscur.
Gogmagog. La morsure.
Chapitre trente et un - Visiteurs. La Reine en blanc. Pitié. Woody et Claudia. Je quitte Empis.
Chapitre trente-deux - Le happy end que vous attendiez.
Remerciements