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Phnomnologie de la douleur chronique
Edith Pouliot
La douleur est un phnomne universel et il reprsente lune des expriences les plus difficiles vivre. La gestion mdicale de la douleur chronique doit se faire au cas par cas, ce qui oblige les intervenants soignants bien interprter la situation de chaque malade. Cet article se veut une bauche de ce que pourrait tre une phnomnologie de la douleur chronique. Les rcits de vie effectus permettent de comprendre le vcu du malade douloureux chronique et le sens quil donne sa maladie.
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Il faut remonter au XIXe sicle pour trouver les premires traces dun intrt sociologique pour la sant. Tentant denrayer les pidmies et dautres maladies contagieuses, les mdecins de lpoque ont pour la premire fois de lhistoire cherch les causes de ces maladies dans les facteurs environnementaux. Cest ce quil fallait lpidmiologie pour que des gens des sciences sociales se greffent des quipes de mdecins et dinfirmires. Aprs la Seconde Guerre mondiale, face la spcialisation et la complexification de la mdecine, des sociologues (Parsons, Freidson) commencent sintresser cet objet, ce qui va mener lapparition dune sociologie qui sera dabord mdicale, au sens o elle sintresse la profession mdicale. Dans la continuit de ces travaux innovateurs, on a vu se dvelopper une sociologie de la sant, une sociologie de la douleur (Zola) et une sociologie de la souffrance (Foucart). Ces rcents champs dtude permettent de comprendre et Aspects Sociologiques (In)scurits
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dexpliquer des faits sociaux sur lesquels la mdecine traditionnelle na que peu dire.
En effet, le modle biomdical traditionnel rencontre des phnomnes devant lesquels il a peu demprise. Cest notamment le cas des maladies douloureuses chroniques. Leur caractre douloureux dune part, et leur chronicit dautre part, obligent souvent les mdecins considrer ces maux dans leur singularit. La socit doit pourtant faire face ces maladies qui cotent socialement et conomiquement trs cher. Do limportance de dcrire et dexpliquer lvolution de la perception de la maladie chez des personnes atteintes de douleur chronique.
Le prsent article sarticule autour de deux ples. Dans un premier temps, il sagit de mettre en contexte le problme de la douleur chronique. Celle-ci transforme profondment la vie quotidienne de lindividu. La perception quil a de sa maladie est guide par linfluence que celle-ci a sur sa vie. J y reviendrai. Un portrait de lexprience de la douleur et de la maladie sera prsent. Il sagit en quelque sorte dune phnomnologie de la maladie douloureuse chronique.
Simultanment, je tenterai de mettre en parallle ce cadre conceptuel et des donnes recueillies lors de rcits de vie. Les tmoignages de personnes atteintes de douleur chronique permettront de voir concrtement comment sopre la transformation sociale et identitaire quimplique lenracinement dune maladie douloureuse chronique.
1. Une tude de cas
Les tudes en sociologie de la sant portent principalement sur les dterminants sociaux, la mdicalisation et les ingalits face la sant. Lintrt est plutt ici orient vers lvolution de lexprience de la maladie chez les malades eux-mmes.
Le cas que jai choisi dapprofondir est celui des personnes atteintes de douleur chronique, cest--dire quand le symptme de la douleur devient une maladie en elle-mme. Les maladies dites chroniques ont ceci de particulier quelles posent un problme de gestion de la maladie. En effet, le modle mdical traditionnel qui vise la gurison nest pas adapt ce genre de maladies. Dans le cas dune maladie douloureuse Aspects Sociologiques (In)scurits
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chronique, ce nest plus la gurison qui doit tre vise, mais une gestion des symptmes, de la chronicit. Lobjectif est ici dessayer de vivre avec , dorganiser la vie des gens pour faire en sorte que leur vcu soit facilit en dpit de leur douleur. Cest dailleurs possible grce, entre autres, aux mdicaments et la radaptation. La chronicit implique souvent quune gurison mdicale ne soit plus possible. Le modle traditionnel doit cder sa place un modle plus ouvert et cratif.
Face au caractre douloureux des maladies, il faut dire que la douleur est une exprience subjective indescriptible. Le traitement et la gestion de la douleur dans le domaine mdical sont difficiles, puisque la douleur est vcue de faon diffrente selon chaque individu. Depuis les annes 1980, des centres multidisciplinaires de traitement de la douleur sont apparus aux tats-Unis et se sont progressivement dvelopps au Canada et au Qubec. Ces centres tentent dtablir un modle de mdecine de la douleur. Or, le traitement de la douleur se fait gnralement au cas par cas, de sorte quun tel modle est difficile dterminer.
Les maladies douloureuses chroniques constituent, comme nous venons de le mentionner, un type de maladies pour lesquelles les modles traditionnels biomdicaux sont inadquats. Elles ont t tudies par de nombreuses disciplines en sciences sociales. Le point de vue sociologique permet de comprendre jusqu quel point lenvironnement social est impliqu dans lvolution de la perception individuelle de la maladie.
2. Pour une phnomnologie de la douleur chronique
La douleur est un phnomne universel. part quelques exceptions o des individus naissent avec une incapacit neurologique ressentir la douleur, nous pouvons affirmer que tous ont fait ou feront lexprience de la douleur au cours de leur vie. Il sagit la plupart du temps de douleurs aigus. Cest le cas dun accouchement, dune fracture la jambe ou dune entorse lombaire. Lorsque la douleur perdure, il sagit dune toute autre ralit. On distingue la douleur chronique de la douleur aigu par sa dure dans le temps. Plusieurs estimations sont avances pour dterminer le moment o la douleur aigu devient chronique : elles vont de trois douze mois. J e men tiendrai ici la dfinition de Aspects Sociologiques (In)scurits
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lOrganisation mondiale de la sant (OMS) qui fixe six mois le moment o une douleur aigu peut tre considre comme chronique.
Lexprience de douleur chronique existe depuis toujours et touche la majorit des individus. Combien de gens autour de nous souffrent de maux de dos rcurrents, de migraines ou de douleurs laisses par un accident? Cest lessor dtudes scientifiques sur la douleur chronique qui est relativement rcent. Parmi ces tudes, quelques-unes ont fait leurs traces et ont rapidement acquis la notorit de rfrences en la matire. Sans vouloir en faire une recension exhaustive, je confronterai ici quelques thories incontournables au sujet de la perception de la douleur chronique que je rapprocherai de mes donnes recueillies dans les rcits de vie effectus auprs de onze malades douloureux chroniques.
3. Lordre ngoci des maladies chroniques
Isabelle Baszanger est lauteure de la thorie selon laquelle les maladies chroniques constituent un monde spcial o lordre est ngoci. Autrement dit, un monde o malades et mdecins sont appels redfinir la rpartition des statuts sociaux et des tches entre eux, sous la forme de ngociations.
Elle part du constat que les maladies chroniques doivent tre orientes vers la gestion de la chronicit et non vers la gurison de la maladie. Contrairement aux maladies aigus, les maladies chroniques dsorganisent toutes les sphres de la vie sociale de lindividu. Laccomplissement des tches quotidiennes et anodines peuvent devenir une vritable preuve pour les personnes atteintes de maladies chroniques. Elles doivent donc trouver une faon nouvelle de vaquer leurs occupations, car la fatigue se manifeste plus vite et certaines tches deviennent carrment impossibles raliser. Laide des proches est parfois pour eux indispensable. La dsorganisation est donc susceptible de toucher non seulement le malade mais tout son entourage.
Elle emprunte la thorie de lordre ngoci labore par Strauss (1978). Cette thorie, dabord applique aux organisations, soutient que tous les acteurs ont un rle actif et conscient (self-conscious) dans llaboration de lordre social :
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Lordre est quelque chose quoi tous les membres de lorganisation doivent sans cesse travailler. En consquence, les conflits et les changements autant que les consensus et la stabilit sont une part de la vie de lorganisation (Baszanger, 1986 : 9).
Applique aux maladies chroniques, la thorie de lordre ngoci permet de comprendre comment ces maladies orientent la vie en un monde social part entire. Ce monde, nous le verrons, est guid par le malade- acteur. Celui-ci doit sassurer que sa vie sociale soit rgule, il doit donc travailler intgrer les transformations qui simposent lui. Selon Strauss et Baszanger, le meilleur moyen pour parvenir maintenir cet ordre social est la ngociation entre les acteurs (Baszanger, 1986 : 10).
En dautres mots, le malade devient acteur dune construction ngocie de la maladie chronique : Le client devient partie intgrante de la division du travail, dans le droulement de ce travail, mme si ni le client, ni lagent ne reconnaissent que les efforts du client constituent un travail (Baszanger, 1986 : 12). Le diagnostic, par exemple, stablit gnralement par consensus des mdecins. Il a une valeur institutionnelle puisque cest lui qui autorise les arrts de travail et les prises en charge. Il engendre donc de lourdes consquences sociales. Cest pourquoi, dans le cas des maladies chroniques, il rsulte parfois dun long processus de ngociations auquel le malade participe activement.
3.1. Ngociations lors du diagnostic
Baszanger emprunte galement Stewart et Sullivan (1982) qui ont dcrit cette phase o stablit le diagnostic. Au dpart, mdecin et malade ont gnralement la mme dfinition de la situation et sentendent assez rapidement sur les traitements entreprendre. Entre-temps, mesure que les symptmes saccentuent, la perception du malade change. Celui-ci entame alors un long travail pour obtenir le diagnostic qui mnera la reconnaissance de son tat. Si sa dmarche est peu satisfaisante avec son mdecin, plusieurs techniques de ngociations soffrent lui. Il va dabord harceler son mdecin en se rendant rgulirement le voir pour lamener poser dautres diagnostics. Ce dernier peut ensuite tre tent de changer de mdecin, jusqu ce quil trouve le bon, cest--dire celui qui lui dira ce quil veut entendre. Finalement, un troisime procd est la tentative de se diagnostiquer soi-mme. Cette faon de faire touche Aspects Sociologiques (In)scurits
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une corde sensible du mdecin, car son expertise diagnostique est pour lui non ngociable. Le malade en prend vite conscience et comprend quil doit utiliser autrement ses informations et son savoir : [] il organise ses symptmes de telle sorte quils soient reconnaissables par le mdecin (Baszanger, 1986 : 14).
Au cours des rcits de vie, plusieurs douloureux chroniques ont affirm dsirer depuis longtemps recevoir le diagnostic de douleur chronique. Contrairement aux maladies aigus o le malade redoute la prsence dune maladie, le malade douloureux chronique, lui, veut se faire confirmer quil y a rellement quelque chose, que ce nest pas seulement dans sa tte :
Ma physiatre ctait une donneuse de pilules, je voulais voir un orthopdiste, un spcialiste des os. Il a fallu que je me batte avec elle pendant six ans. Si elle mavait cout, je ne serais pas comme a aujourdhui (Pierre).
Dans plusieurs rcits, les malades douloureux chroniques ont clairement mentionn de telles tentatives de ngociations lors du diagnostic.
De son ct, le mdecin dispose aussi de techniques de ngociation en ce qui concerne le diagnostic. Il se peut quil retarde le moment de dvoiler un diagnostic, soit pour rduire le risque de donner un faux diagnostic, soit pour attendre le plus tard possible avant de divulguer la mauvaise nouvelle.
3.2. Ngociations lors du traitement
Toutefois, ce nest pas lors du diagnostic mais bien durant le traitement que lon voit le mieux cette ngociation entre mdecin et malade. Certaines maladies chroniques demandent aux patients dexercer directement des fonctions diagnostiques et thrapeutiques gnralement rserves aux mdecins (Baszanger, 1986 : 17-18). Cette nouvelle division du travail, possible uniquement aprs que le mdecin nait enseign au malade comment le faire, est susceptible de gnrer des conflits. En effet, les traitements sont accepts et mis en application par le malade seulement aprs que celui-ci ait valu les consquences de ses traitements. Aspects Sociologiques (In)scurits
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Strauss et Glaser (1975) ont dcrit les conditions sur lesquelles le malade se base pour entreprendre le traitement. Le patient doit dabord avoir confiance en son mdecin. Le traitement doit prtendre contrler soit les symptmes, soit la maladie, ou idalement les deux. Les effets secondaires sont valus selon les rsultats attendus. Mais surtout, les traitements doivent interfrer le moins possible avec les activits quotidiennes. Bref, les effets positifs perus ne doivent pas tre contrebalancs par un impact ngatif sur le sens de lidentit du malade (Strauss et Glaser, 1975 : 22). Celui-ci value lampleur du travail de gestion faire en regard de lefficacit du traitement matriser les symptmes :
[] le malade, parce que sa maladie est quotidienne et quil passe plus de temps loin des mdecins que prs deux, dpend dabord de son propre jugement. Il doit apprendre le pattern de ses symptmes; quand ils apparaissent, combien de temps ils durent, sil peut les prvenir, raccourcir leur dure, diminuer leur intensit et identifier de nouveaux symptmes (Baszanger, 1986 : 19).
Le traitement soriente donc autour de deux logiques diffrentes. Le malade pense gnralement plus au court terme et opte pour une meilleure insertion sociale, alors que le mdecin maintient des vises long terme, mesures plus conservatrices. Mme sil est vrai que les maladies chroniques dsorganisent profondment la vie, Baszanger vient nous montrer que les diffrents univers sociaux de lindividu sont recomposs partir des ngociations quil peut faire avec les intervenants du domaine de la sant.
4. La souffrance comme rupture du sentiment de confiance
J ean Foucart est un des premiers auteurs tenter de faire une sociologie de la souffrance. Il part de lhypothse selon laquelle la souffrance est une rupture transactionnelle. Elle se caractrise, pour lindividu en souffrance, par langoisse de perdre le contact avec les autres, voire mme de perdre confiance en lui-mme et dans le monde.
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La souffrance est gnralement analyse dun point de vue psychologique. Or, sil est vrai que langoisse lie la souffrance constitue un conflit interne, cette situation est galement sociale. Cest prcisment ce que Foucart tente de dmontrer en prsumant que la souffrance est le rsultat dune impossible gestion des microcompromis constitutifs de la quotidiennet (Foucart, 2003 : 16).
4.1. Langoisse de Job
Le rcit biblique de J ob est souvent utilis pour dcrire lexprience de la souffrance. En effet, il soulve la notion de linjustice de la souffrance de lhomme honnte. J ob est lhonnte homme qui a toujours t prs de Dieu et qui a aid son prochain tout au long de sa vie. Soudainement, le sort sacharne sur lui. Ses enfants meurent et J ob est atteint dune maladie qui le fait grandement souffrir. Lpreuve de la souffrance que Dieu lui envoie lui parat insense. Foucart insiste sur le fait que ce nest pas tant la souffrance physique qui est intolrable pour J ob, mais bien langoisse qui y est relie. Langoisse, cest limpossibilit de se projeter dans le futur puisque la fin est dsormais envisage. Construire des projets dans la quotidiennet est absurde parce que lindividu est affaibli, fragile, menac. Cest ce qui, selon Foucart, doit tre au centre de lanalyse de la souffrance : le sentiment de scurit, de confiance.
Les maladies chroniques sont justement caractrises par ce sentiment dangoisse. Pour plusieurs malades, celui-ci saccompagne de la perte de certains espaces sociaux. En effet, la maladie force souvent abandonner lespace professionnel, ce qui confine les malades lespace familial. Il en rsulte une sorte de non-matrise de la temporalit. Comment se projeter dans lavenir si la vie quotidienne se rsume attendre que le temps passe? La famille et les intervenants mdicaux constituent alors des ressources importantes. Le malade doit parvenir maintenir un certain ordre social malgr les dsordres introduits par la maladie.
On pourrait voir l de grandes ressemblances avec la thorie de lordre ngoci de Baszanger. Toutefois, Foucart la remet en cause. Le concept dordre ngoci propos par Baszanger suppose de la part de lacteur du calcul, de la rationalit. Or, dans les rcits de malades chroniques, la dimension affective est centrale, ce qui est dlaiss par Baszanger. Selon Aspects Sociologiques (In)scurits
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Foucart, le concept de transaction permet dintgrer ces notions de rupture de la confiance, de perte de sens.
4.2. La transaction
Pour montrer que la souffrance est en fait une rupture transactionnelle, Foucart expose comment lindividu souffrant parvient se sortir des tensions et des exigences contradictoires en trouvant un compromis. Dans sa thorie de la forme, Simmel insiste sur cette notion de tension paradoxale de laquelle lindividu doit se sortir. Toutefois, il nindique pas, selon Foucart, comment celui-ci procde pour sen sortir. Il propose seulement que des formes (configurations cristallises) doivent merger pour quainsi les processus dindividuation et de socialisation sentremlent rciproquement. En effet, laction rciproque suppose la fois un mouvement de fermeture et un mouvement douverture, de liaison et de sparation.
Cest l le cadre qui permet Foucart de prsenter sa conception de transaction. La transaction se base en effet sur cette ide de conflits et de tensions solutionner. Autrement dit, la relation sociale est une construction permanente. En effet, lorsque lon observe la vie quotidienne, on ne peut que reconnatre quelle est faite de constants accommodements, de tolrances rciproques, de compromis et dententes tacites (Foucart, 2003 : 57). Slaborent alors des compromis qui font que nous pouvons compter les uns sur les autres. Bien sr, ces compromis peuvent se faire sur la base de ngociations volontaires et conscientes. Mais considrer quil ne sagit que de ce genre de compromis, comme le fait Baszanger, constitue une survalorisation de la rationalit. En fait, la transaction seffectue par ttonnements incertains, presque alatoires. Le cadre de la transaction est dtermin par le contexte, la situation et le milieu, ce qui donne tout son sens aux notions de complexit et de paradoxe que Foucart emprunte Yves Barel :
La complexit part du principe que lordre et le dsordre, la certitude et lincertitude, la dtermination et lalatoire [] constituent des couples de tensions se ncessitant lun lautre. Le paradoxe est central. (Barel, 1979 : 18)
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Le paradoxe renvoie ce qui est contraire en mme temps quidentique. Il est donc indpassable, il peut seulement tre assum, matris, rgul.
Ce qui distingue la transaction (Foucart) de la ngociation (Baszanger), cest la notion de confiance. La ngociation consiste en des procdures explicites entre acteurs. La transaction est une action rciproque qui implique de la confiance, car cest dans cette action rciproque que lindividu peut se construire. Et cette construction se produit travers les tensions paradoxales douverture et de fermeture, de la socialisation et de lindividuation.
Foucart base dailleurs louvrage sur cette hypothse que la souffrance est une rupture de la confiance ou, dans dautres mots, une impossible gestion des paradoxes. La transaction est impossible parce quelle ncessite de la confiance en soi et dans les autres. Lindividu souffrant prouve une profonde difficult trouver des compromis pour coexister avec son entourage. Il en rsulte souvent une sorte de dliaison sociale.
4.3. Le rapport au temps
La souffrance transforme le rapport au temps. Le temps est une construction sociale. Sa structuration, son dcoupage, sont le rsultat de multiples transactions (Foucart, 2003 :85). Mais lorsque la personne souffrante est exclue de son environnement de travail et que les recherches demploi ou de logement restent infructueuses, ses repres temporels tombent. Il ne lui reste plus qu attendre que le temps passe. Pour le malade, il ne passe pas assez vite, alors que cest le contraire pour le personnel soignant. Il est en effet facile de constater quel point le personnel a de multiples tches accomplir dans un temps qui semble filer toute vitesse, aussi bien au travail qu lextrieur de celui-ci. Il en dcoule donc un dcalage entre la perception du temps du malade et celle que le personnel soignant peut avoir. Pour le malade, il arrive mme frquemment quau bout dun certain temps, la mort apparaisse alors comme un soulagement face cette vie sans espoir (Foucart, 2003).
Dans une telle situation de souffrance, lindividu perd le contact avec la situation, avec soi-mme. Lavenir na donc plus de sens. Les rcits de malades douloureux chroniques se rejoignent presque tous quant leurs visions du prsent et de lavenir, et ce, peu importe lge de la personne : Aspects Sociologiques (In)scurits
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Le prsent, cest juste dattendre et dendurer. Et lavenir [], il vaut mieux ne pas trop y penser. (Paul).
Le suicide peut alors tre vu comme une possibilit. Il reste un choix dsespr, mais un choix quand mme, une dcision intentionnelle prendre. Le suicide est parfois la seule faon qui reste denvisager un avenir. Laffirmation Il ne peut mme pas se suicider prend ici tout son sens.
4.4. Le rapport lespace
La souffrance change galement le rapport lenvironnement. Dans un change entre acteurs, le corps passe gnralement inaperu. Mme sil est invitablement prsent, des codes lui permettent de passer pour absent. Lorsquun handicap empche ces codes de se manifester, lindividu sinterroge chaque nouvelle rencontre sur la faon dont il sera accept (Foucart, 2003 : 89).
Dans la vie courante, cest donc au travers de transactions et de la confiance que lon sapproprie les objets, lespace et le temps. Les tensions prsentes dans cette construction amnent quelques difficults. Cest le cas pour certains handicaps qui rendent les individus dpendants de leur entourage.
Cest ce que Foucart nomme le rtrcissement du milieu. Lindividu est contraint de rorganiser sa vie selon de nouveaux rapports au temps, lespace et aux objets. En effet, lindividu est coup de lespace public. Cette absence dactivit lui procure invitablement un vide. Dans la majorit des cas, le rtrcissement du milieu saccompagne aussi dun appauvrissement conomique pour le malade qui a d abandonner son activit professionnelle. Mais la notion de rtrcissement du milieu va plus loin que cela. Lindividu souffrant qui a perdu des capacits physiques ne peut sinvestir autant dans ses relations avec autrui. Pour beaucoup de malades, les relations se rarfient et le rseau social finit par se restreindre quelques membres de la famille. Pour certains membres de lentourage, cette relation daide sans contre-don est parfois si difficile quils finissent par viter la compagnie des malades :
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Au dbut, ils sont prsents, mais le temps passe et la douleur augmente. un moment donn, ils ne savent plus quoi dire et finalement, ils ne parlent plus (Paulette).
Cette coute, cette attention de la part de lentourage qui finit par spuiser accentue ce rtrcissement du milieu puisque le malade en vient considrer que ses proches se lassent dcouter sa douleur et quil vaut mieux ne plus en parler et conserver les liens restant avec ces quelques personnes encore auprs deux.
4.5. La souffrance lie la douleur physique
videmment, toute situation de souffrance dont parle Foucart nimplique pas toujours de douleur physique. Toutefois, lorsque la douleur sinstalle jusqu en devenir chronique, il sagit sans aucun doute dun surplus de souffrance. Considrant ici la souffrance comme une perte de sens, il est possible que la douleur physique provoque ou non cette perte de sens. La douleur vient rappeler au malade lexistence de son corps chaque instant. Or, comme Foucart le mentionne, dans les rapports quotidiens, le corps est suppos se faire oublier laide de nombreux rituels sociaux. Pour lindividu qui souffre, le corps semble tre extrieur, il semble ne pas tre le sien. Les mcanismes sociaux de contrle de soi sont inefficaces. Lindividu change, il se referme sur lui-mme pour tenter de surmonter son enfer en silence.
De toute faon, la douleur est souvent incommunicable. Il arrive mme parfois que les autres doutent de la douleur du malade. En effet, le psychique et le somatique sont si prs lun de lautre quil arrive parfois quune causalit organique soit impossible dterminer. Le patient vit alors dans lincertitude de voir sa douleur reconnue. La souffrance ne se prouve pas, elle sprouve (Foucart, 2003 : 111). La notion de confiance refait ici surface. Pour ces cas, on saperoit souvent que leurs histoires personnelles sont remplies dchecs qui remontent souvent jusqu lenfance. La douleur agit pour eux comme un balancier, un fil conducteur de lexistence. La douleur exerce alors une fonction de sauvegarde de lindividu, cest un moyen dexprimer quelque chose : les maux remplacent les mots (Foucart, 2003 : 109). Pour ces gens, la gurison nest possible que sils prennent conscience de leffet nfaste de leur comportement. Aspects Sociologiques (In)scurits
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Plusieurs vont alors se tourner vers une forme quelconque de spiritualit, pour apprendre tre indulgents envers eux-mmes, pour chercher comprendre pourquoi la maladie les afflige :
Cest quand le corps ne rpond plus toutes les exigences de la vie quotidienne que les malades se tournent vers les interrogations de lesprit. Ils rinterprtent certains aspects de la vie et, en fonction de cette interprtation, ils envisagent leur place dans cette vie dune faon diffrente de celle quils avaient avant la maladie (Foucart, 2003 : 159).
Cest ainsi que lon peut sexpliquer que la douleur est supportable lorsquelle est porteuse de sens. Au contraire, cest lorsque la personne ne peut donner un sens sa douleur quelle lui parat insupportable. Chez le malade qui nattribue pas de sens sa maladie, langoisse est souvent sans contenu. Le malade prouve, pourrait-on dire, non pas une angoisse de quelque chose, mais uniquement de langoisse, il vit limpossibilit de se mettre en rapport avec le monde, sans savoir pourquoi (Foucart, 2003 :157).
Lanalyse de Foucart tourne donc autour du concept de transaction pour expliquer comment la souffrance consiste en une rupture du lien de confiance. Bien que sa thorie sapplique au phnomne douloureux, elle insiste davantage sur laspect affectif du vcu de la souffrance. Il convient donc maintenant daborder plus prcisment le phnomne de la douleur chronique.
5. Une anthropologie de la douleur
Dans son anthropologie du corps, David Le Breton accorde une place importante aux notions de douleur et de souffrance. Contrairement Foucart qui base son analyse sur la souffrance, Le Breton, lui, part du vcu corporel. Bien quil affirme quil ny a pas de douleur sans souffrance, il tente plutt de comprendre comment se vit le phnomne de la douleur physique.
5.1. Lincommunicable
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Le Breton traite sa manire laspect incommunicable de la douleur. Le langage permet mal de communiquer la douleur. La douleur tue la parole sa source (Le Breton, 1995 :40). On utilise les cris, la plainte, les pleurs, le silence pour signifier sa douleur. Toutefois, ces manifestations deviennent vite intolrables, mme pour lentourage qui voulait le bien du malade. Le malade qui veut se faire comprendre tentera alors dutiliser des mtaphores pour formuler lincommunicable :
Cest comme si je me donnais des coups de marteaux sur le pied (tienne). Cest comme des coups de couteaux ou des morsures (Diane).
Pourtant, le malade na jamais reu de coups de couteau ou na jamais t mordu par aucun animal. On ne peut saisir lintensit de la douleur de lautre. Pour le faire, il faudrait littralement devenir lautre.
5.2. Spiritualits
Le Breton accorde lui aussi beaucoup dimportance au rcit biblique de J ob. Tous les systmes religieux font une place la souffrance dans leur explication de lunivers. Dans les rcits de la Bible, la douleur et la souffrance sont un chtiment pour lhomme qui naurait pas suivi les commandements de Dieu. Or, le Livre de J ob prsente un honnte homme qui souffre injustement. Et si J ob souffre aussi intensment cest parce quil ne parvient pas donner une signification sa douleur. Sil avait t fautif dans son cheminement de chrtien, et quil avait reconnu sa faute, la souffrance lui aurait t plus tolrable. Cest quand la douleur na pas de sens quelle est la plus insupportable. Et quand J ob se rebelle contre Dieu, cest justement pour tenter de maintenir son identit intacte. Cette volont obstine de comprendre lempche de se diluer dans lhorreur et la dpression (Le Breton, 1995 : 88). Pour le juif, souffrir na aucun sens. La douleur nest pas une punition, et encore moins un dvouement pour se rapprocher de Dieu.
Dans la tradition chrtienne, par contre, la douleur est associe au pch originel. La douleur est une opportunit de participer aux souffrances du Christ sur la croix (Le Breton, 1995 : 90). Le chrtien qui souffre voit l une chance de montrer ses mrites Dieu. Cette conception doloriste fut tempre par les valeurs contemporaines. Il nen reste pas Aspects Sociologiques (In)scurits
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moins que les chrtiens accordent encore aujourdhui une signification particulire la douleur.
Cest la mdecine moderne qui a contribu cette perte de signification accorde la douleur. Avec le dveloppement de lanesthsie et des analgsiques, la douleur ne sert plus rien, ni moralement, ni culturellement. On peut dsormais accoucher sans douleur et se faire oprer lorsquon est endormi. La demande mdicale est grande, mais lorsquelle choue, le patient se retrouve dpourvu de moyens pour sapproprier sa douleur. Le seuil de tolrance en est alors diminu ainsi que la capacit donner un sens sa douleur :
J e pense que cest le destin [] parce que si ce nest pas le destin, a na pas de sens (J ean-Claude).
5.3. Construction sociale de la douleur
Lhomme doit donner un sens sa douleur sil veut maintenir son identit et tre capable de rsister ladversit. Cela est possible grce la ritualisation et cest lexprience du groupe social dappartenance qui lui fournit cette balise. Cest en effet la socit qui dtermine ce qui est acceptable et excs de souffrance, et ce diffremment selon les cultures. Lexprience individuelle se positionne ensuite entre ces balises. Lorsque la raction la douleur semble dborder de ce cadre, un doute sinstalle propos de lauthenticit de cette douleur. Inversement, certaines personnes ont presque exagrment intgr ces ritualisations et vivent une grande douleur en silence, sans mme en parler leur entourage proche.
Toutefois, dans les socits modernes, le rgne de lidologie mdicale a rendu la douleur moins tolrable. On veut souffrir le moins possible. Toute douleur est une souffrance inutile. On veut tre soulag immdiatement et compltement.
5.4. Sens donn la douleur
Le contexte occupe une place importante dans la signification que lacteur donne sa douleur. Cest cause du contexte que le sens accord la douleur peut varier. Si lun assume ses douleurs avec une relative Aspects Sociologiques (In)scurits
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srnit, le second les vit dans la dtresse et la souffrance (Le Breton, 1995 : 139). Mais plus encore, le mme individu souffrant vivra sa douleur diffremment selon les personnes qui se trouvent autour de lui. Devant linfirmire ou sa mre, il laissera libre cours sa plainte alors que devant les collgues de travail il sera fort et en contrle. Lors dun rcit de vie, un contexte o lon invite la personne souvrir, Marguerite affirme quelle considre que la vie avec la douleur nest plus quune demi-vie :
a ne sapprend pas vivre avec une douleur chronique. Tu vis avec parce que tu nas pas le choix. Tu te bourres de pilules mais tu ne vis plus vraiment ta vie (Marguerite).
5.5. La gestion sociale de la douleur
Lindividu qui souffre dune douleur quelconque se rend chez le mdecin dans lespoir den tre dlivr le plus tt possible. Pour celui qui vit dans la perspective quil sera soulag prochainement, la situation est plus facile tolrer. Par contre, si la personne est persuade quil ny a plus rien faire, sa douleur lui paratra dautant plus insupportable. Plus lindividu est jeune, plus cet espoir de soulagement a dimportance.
Lindividu afflig dune douleur peut esprer quelle sera transitoire ou temporaire. Toutefois, lorsque celle-ci dure et que les traitements supposs la soulager restent sans rsultat, lindividu se voit impuissant devant cette chronicit qui sinstalle peu peu. Freidson dirait que lindividu entame alors une carrire de malade (Le Breton, 1995). Cette notion de carrire de malade nous renvoie en un sens la ngociation de Baszanger. Dans cette nouvelle carrire, le souci principal du malade :
Consiste maintenir une identit stable et cohrente, sauvegarder son image aux yeux des autres malgr les difficults inhrentes sa souffrance continuelle. [] La persistance du sentiment didentit exige que demeure en lui une certitude de bientt comprendre sa torture et surtout de retrouver lusage antrieur de soi (Le Breton, 1995 : 148).
Il se bat sans relche pour trouver une signification parce quil sait trs bien que, sinon, un diagnostic de douleur psychologique pse sur lui. Et pour lui psychologique signifie imaginaire, et ce terme rsonne comme Aspects Sociologiques (In)scurits
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un soupon port sa sincrit (Le Breton, 1995 :149). Alors que la majorit des gens est heureuse dentendre le mdecin dire vous navez rien , le douloureux chronique voit l lchec de la mdecine identifier le mal dont il souffre. Au contraire, lorsque le mdecin propose une hypothse de diagnostic, celle-ci est accueillie par le malade avec une grande joie. Le patient a alors le sentiment que son mal sera enfin reconnu, ce qui viendra confirmer son innocence. Lorsque le mal nest pas prouv dans son organicit, le malade se sent souvent coupable de sa souffrance. Le malade qui va dchec en chec la recherche dun diagnostic finira souvent par douter lui-mme de sa douleur. Il sera alors souvent tent de changer de mdecine. En discutant de son cheminement avec dautres personnes atteintes de son mal, il tentera den connatre davantage sur le chiropraticien, lostopathe, le gurisseur des autres. Lorsque cette sous culture de malades douloureux chroniques est accessible pour le malade, la souffrance est partage, elle semble alors plus facile tolrer (Le Breton, 1995).
Le malade souffrant de douleur chronique change au contact de sa douleur. Il devient plus irritable, il se plaint davantage. Dans son entourage, on lui reproche ce changement, on laccuse de mauvaise volont. Il sensuit parfois un relchement des liens affectifs pour lentourage qui se voit pris dans une relation de don, sans contre-don. Cette incomprhension peut aller jusqu la sparation ou au divorce. Le malade doit constamment juger la situation. Nicolas Dodier (1986) a bien exprim cette gestion : le malade doit montrer suffisamment sa maladie pour que les autres prennent conscience de ses contraintes corporelles. Dautre part, il ne doit pas trop en montrer pour limiter la visibilit sociale de sa maladie, qui risquerait dloigner lentourage. Il faut que le malade apprenne reconnatre quand il doit se taire et quand il doit en parler, par exemple si on lui confie des tches trop difficiles raliser tant donn son tat.
6. Conclusion
Le prsent article avait pour objectif de prsenter quelques notions qui permettraient de comprendre le vcu du malade douloureux chronique, et par l, la perception quil a de sa maladie. La thorie de lordre ngoci de Baszanger nous ouvrait une voie de comprhension intressante, en particulier pour les tapes du diagnostic et du traitement de la douleur. Aspects Sociologiques (In)scurits
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Toutefois, dans les rcits de vie, la volont de ngocier et de devenir un acteur dans le traitement de la maladie nest pas prsente chez tous les malades douloureux chroniques et non plus avec la mme intensit. Par la suite, Foucart venait discrditer la thorie de Baszanger en affirmant que le concept de ngociation implique du calcul rationnel alors que dans les faits, les rcits de vie des malades sont largement teints daffectivit. Il proposait de remplacer le concept de ngociation par celui de transaction. Selon lui, les notions de confiance, dangoisse et de compromis propres au concept de transaction permettent de mieux saisir la ralit quotidienne du vcu de la souffrance. Foucart sen tient lexprience de la souffrance au sens large, cest pourquoi lanthropologie de la douleur de Le Breton venait complter lanalyse avec un point de vue phnomnologique de lexprience corporelle de la douleur.
La mise en commun de ces trois auteurs donne une base lanalyse phnomnologique du vcu douloureux chronique. Bien sr, plusieurs auteurs manquent lappel. Disons simplement que ces quelques notions permettent de concevoir ce que pourrait tre une sociologie de la douleur chronique. Il faudrait galement une analyse beaucoup plus complte des rcits de vie pour pouvoir interprter comment cette gestion de la douleur sopre chez les participants mais surtout comment ils la formulent dans un discours narratif. Les hommes et les femmes le font-ils diffremment ? Lge influence-t-il la perception de la douleur et donc le vcu de la personne ? Est-ce lidentit, la personnalit de base de lindividu avant quil soit afflig dune douleur qui changera la faon daborder lpreuve ? Les rcits de vie effectus tendent plutt dmontrer que cest surtout lenvironnement social, cest--dire les relations avec lentourage et le personnel soignant, qui influence le plus la perception de la douleur chronique chez les personnes atteintes.
Le Grand Livre de La Fibromyalgie Douleurs, Fatigue, Troubles Du Sommeil, Désordres Gastro-Intestinaux... Votre Programme... (Yann Rougier) (Z-Library)
François-David Sebbah, L'Épreuve de La Limite. Derrida, Henry, Levinas Et La Phénoménologie, Paris, PUF, 2001, La Bibliothèque Du Collège International de Philosophie