Lisse. Qui Prouvera Jamais Qu'Un Mensonge A Eu Lieu.
Lisse. Qui Prouvera Jamais Qu'Un Mensonge A Eu Lieu.
Lisse. Qui Prouvera Jamais Qu'Un Mensonge A Eu Lieu.
Lisse, Michel
Abstract
Saint Augustin et Kant ont soulign la relation d'troite dpendance du concept de
mensonge l'gard de celui d'intentionnalit. Jacques Derrida tire de ce constat
la consquence qu'il est impossible de prouver que quelqu'un a menti, dans
la mesure o son intention chappe ncessairement l'apprhension d'autrui.
Dans La Recherche, le narrateur et Swann se confrontent cette impossibilit
devant ce qu'ils souponnent tre les mensonges des femmes qu'ils aiment. Le
prsent article montre que ces tromperies supposes font l'objet d'investigations
qui apparentent cette recherche de la vrit une exprience de lecture due :
les scnes analyses mettent en effet en question et en cause la possibilit d'une
lisibilit qui se voudrait matresse de la vrit du texte.
Rfrence bibliographique
Lisse, Michel. Qui prouvera jamais quun mensonge a eu lieu ? Saint Augustin, Kant et Proust.In:
Interfrences littraires, Vol. 1, p. 71-80 (novembre 2008)
Available at:
http://hdl.handle.net/2078.1/83500
[Downloaded 2016/11/02 at 21:32:00 ]
ISSN : 2031 - 2970
http://www.uclouvain.be/sites/interferences
Michel Lisse
Qui prouvera jamais quun mensonge a eu lieu ?
Saint Augustin, Kant et Proust
Rsum
Saint Augustin et Kant ont soulign la relation dtroite dpendance du concept
de mensonge lgard de celui dintentionnalit. Jacques Derrida tire de ce constat la
consquence quil est impossible de prouver que quelquun a menti, dans la mesure o
son intention chappe ncessairement lapprhension dautrui. Dans La Recherche,
le narrateur et Swann se confrontent cette impossibilit devant ce quils soupon-
nent tre les mensonges des femmes quils aiment. Le prsent article montre que ces
tromperies supposes font lobjet dinvestigations qui apparentent cette recherche de
la vrit une exprience de lecture due : les scnes analyses mettent en effet en
question et en cause la possibilit dune lisibilit qui se voudrait matresse de la vrit
du texte.
Abstract
St Augustine and Kant have underlined the relationship of close dependence
which links the concept of lie to that of intentionality. Jacques Derrida concludes
that it is impossible to prove whether someone has lied insofar as his/her intention is
bound to elude other peoples apprehension. In La Recherche the narrator and Swann
face this impossibility while suspecting the lies told by the women they love. The pre-
sent article shows that those alleged deceptions are subjected to investigations which
compare this quest for truth to a disappointed reading experience: the possibility of
a readability which claims to hold the truth of the text is called into question in the
analysed scenes.
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Le mensonge - Saint Augustin, Kant et Proust
dit, quand Augustin tient que celui qui dit le faux sans avoir lintention de tromper
autrui, ne ment pas, mais se trompe, ne laisse-il pas dans lombre la question du
mensonge soi? Nous allons voir plus loin que cette question a effleur Kant.
Associer la parole ou lexpression smiotique lintentionnalit implique de
donner tout nonc une part performative, savoir la promesse dtre vrace.
Augustin avait dj pressenti la ncessit de compliquer la distinction austinienne
entre nonc constatif et performatif puisquil tenait le mensonge pour un genre
du faux tmoignage, car, disait-il, quiconque parle porte en effet tmoignage sur
son tat desprit (p. 739, voir p. 755). Sans doute faudrait-il prciser quiconque
parle ou met des signes.
Kant se situe lui aussi dans une approche du mensonge qui fait de lintention
le critre premier et met en place la distinction entre vrit et vracit. la fin de
lopuscule Annonce de la prochaine conclusion dun trait de paix perptuelle en philosophie,
Kant reprend la distinction entre se tromper et tromper: il est certes permis de se
tromper, de tenir le faux pour le vrai, mais pas de tromper. Lhomme doit et se doit
dtre vrace, soit vis--vis de lextrieur pour ne pas tromper autrui, soit vis--vis
de lintrieur. Cette ncessit de la vracit vis--vis de lintrieur est quelque peu
surprenante puisque Kant vient de reconnatre le droit qua lhomme de se tromper.
Il sagit vrai dire de ne pas tromper Dieu: la vracit intrieure est requise pour
ne pas mentir Dieu. On imagine alors la question dAugustin: comment pour-
rait-on mentir Dieu, qui est plus intime moi-mme que moi-mme et qui sait
tout? Comment pourrait-on le tromper? Avant daller plus loin, lisons ce passage
de Kant:
Il se peut que tout ce quun homme tient pour vrai ne le soit pas (car il peut se
tromper); mais, en tout ce quil dit, il lui faut tre vridique (il ne doit pas tromper),
que son aveu soit simplement intrieur (devant Dieu) ou quil soit galement
extrieur. La transgression de ce devoir de vracit sappelle le mensonge; cest
pourquoi il y a un mensonge extrieur, mais aussi un mensonge intrieur, de
sorte que les deux peuvent exister ensemble ou bien se contredire lun lautre.
(p. 146)
Autrement dit, je peux tromper autrui, sans tromper Dieu: je mens ext-
rieurement, mais pas intrieurement; je peux tromper et autrui et Dieu: je mens
extrieurement et intrieurement, mais, dans ce cas, est-ce que je me mens moi-
mme? Si ce nest pas le cas, si je peux tromper tout le monde, y compris Dieu, sans
me mentir moi-mme, je suis en quelque sorte le souverain, le sujet souverain;
mais si je peux me mentir moi-mme, si je ne peux tromper Dieu quen me trom-
pant moi-mme, je suis dj le sujet divis de la psychanalyse, avec un inconscient
luvre Kant ne dveloppera pas plus cette intuition du mensonge intrieur. Il
reste un cas encore plus compliqu: celui o je ne tromperais pas autrui, mais o je
tromperais Dieu (et moi-mme?).
Kant va alors associer mensonge intrieur et extrieur pour distinguer deux
types de mensonge: 1) donner pour vrai ce que lon sait consciemment ne pas
Louise Mallet et Ginette Michaud, Paris, 2004, pp. 495-520.
Emmanuel Kant, Vers la paix perptuelle et autres textes, traduit de lallemand par Jean-Fran-
ois Poirier et Jolle Proust, Paris, Flammarion, GF,1991 ; les rfrences ce volume seront
donnes entre parenthses, dans le texte.
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Michel Lisse
tre vrai; 2) donner pour certain ce quon sait consciemment tre subjectivement
incertain (pp. 146-147). En faisant intervenir la conscience dans le savoir, Kant
rattache le mensonge lintentionnalit et esquive la difficult quil vient pourtant
de soulever quant au mensonge intrieur. Si le premier type de mensonge tait
reconnu comme tel par Augustin, le second type naurait pas t, par contre, tenu
pour un mensonge par Augustin, qui y aurait vu une conviction. suivre Kant, il fau-
drait faire prcder nombre de prises de parole dune prcision quant au caractre
incertain de mon nonc: par exemple il fera beau demain. La premire phrase
du dernier paragraphe va nous importer au plus au point: le mensonge, dit Kant,
[] est le vritable lieu de corruption de la nature humaine (p. 147). Ce qui revient
dire que le mensonge est le mal ou la source du mal. Et donc, nous allons le voir,
la possibilit de la ruine de toute socit.
Dans un autre opuscule intitul Dun prtendu droit de mentir par humanit, Kant
traite du mensonge dans une perspective juridique. Il sagit bien de savoir si, juridi-
quement parlant, un homme a le droit de mentir, sil y a un droit au mensonge. Le
point de dpart tient dans une remarque de Benjamin Constant qui voyait dans le
mensonge une ncessit pour la socit:
Le principe moral que dire la vrit est un devoir, sil tait pris de manire ab-
solue et isole, rendrait toute socit impossible. (cit p. 97)
[] le mensonge nuit toujours autrui: mme sil ne nuit pas un autre hom-
me, il nuit lhumanit en gnral et il rend vain la source du droit. (p. 99)
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Le mensonge - Saint Augustin, Kant et Proust
dans sa conscience, dans son for intrieur, sait ce qui se passe. Dans La Recherche
du temps perdu, Swann et le narrateur se heurtent cette impossibilit: confronts
ce quils supposent tre des mensonges des femmes quils aiment, ils tentent dses-
prment de les mettre au jour. Ces tentatives seront prsentes comme des lectures
qui, chaque fois, chouent dans leur qute de preuves. On sait, depuis les travaux
de Mario Lavagetto et de J. Hillis Miller, que le mensonge est un motif trs prsent
dans la Recherche. Je souhaite montrer comment il est reli au motif de la lecture.
Mario Lavagetto commence le chapitre quil consacre Proust par une
constatation: dans La Recherche, tout le monde ment tout le monde. Le mensonge
est gnralis et ce, pour une raison bien simple selon lui: parler, cest mentir. Si,
daprs Proust, il y a plusieurs moi, quand nous parlons avec quelquun, cest notre
moi social qui parle. Et ce moi social est particulirement menteur quand il entre-
tient des relations mondaines, quand il accepte ou refuse de participer des dners
ou des ftes. Cest le mensonge qualifi par Lavagetto de primaire et presque non
prmdit (p. 246), cest--dire, selon la critriologie de la tradition philosophi-
que, un non-mensonge. ct de ce (non-)mensonge, il en existe un autre qualifi
dintentionnel et de prmdit (p. 247). Hillis Miller, pour sa part, constate que,
pour Proust, la vie sociale et familiale serait impossible sans le mensonge (p.
406). Et cela vaut aussi pour la diplomatie, les relations pacifiques entre tats, les
changes commerciaux Bref, Proust serait plutt du ct de Benjamin Constant
que de celui de Kant.
Dans Albertine disparue, se trouve cette rflexion de Marcel:
Il [Swann] nallait chez elle [Odette] que le soir, et il ne savait rien de lemploi de
son temps pendant le jour, pas plus que de son pass []. Il souriait seulement
quelquefois en pensant quil y a quelques annes, quand il ne la connaissait pas,
on lui avait parl dune femme qui, sil se rappelait bien, devrait certainement
Jacques Derrida, Sur parole. Instantans philosophiques, La Tour dAigues, De lAube,Aube
Poche, 1999, p. 95.
Mario Lavagetto, La Cicatrice de Montaigne. Le mensonge dans la littrature, Paris, Gallimard,
LArpenteur, 1997; Jay Hillis Miller, Le mensonge, le mensonge parfait. Thorie du men-
songe chez Proust et Derrida, dans Passions de la littrature. Avec Jacques Derrida, s. dir. Michel Lisse,
Paris, Galile, La philosophie en effet, 1996, pp. 405-420. Les rfrences ces volumes seront
donnes entre parenthses, dans le texte.
Marcel Proust, la recherche du temps perdu, vol. i-iv, s. dir. Jean-Yves Tadi, Paris, Gallimard,
Folio,1987-1989 ; les rfrences ces volumes seront donnes entre parenthses, dans le texte.
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Michel Lisse
tre elle, comme dune fille, dune femme entretenue, une de ces femmes aux-
quelles il attribuait encore, comme il avait peu vcu dans leur socit, le carac-
tre entier, foncirement pervers, dont les dota longuement limagination de
certains romanciers. Il se disait quil ny a souvent qu prendre le contre-pied
des rputations que fait le monde pour juger exactement une personne, quand,
un tel caractre, il opposait celui dOdette [] presque si incapable de ne
pas dire la vrit que, layant un jour prie, pour pouvoir dner seul avec elle,
dcrire aux Verdurin quelle tait souffrante, le lendemain, il lavait vue, devant
Mme Verdurin qui lui demandait si elle allait mieux, rougir, balbutier et reflter
malgr elle, sur son visage, le chagrin, le supplice que cela lui tait de mentir,
et, tandis quelle multipliait dans sa rponse les dtails invents [], avoir lair
de faire demander pardon, par ses regards suppliants et sa voix dsole, de la
fausset de ses paroles.(pp. 235-236)
Cet extrait est intressant plus dun titre. Premirement, le savoir de Swann
sur les courtisanes est un savoir livresque: il ne frquente que peu ce monde et donc
les voit travers la fiction, limagination de certains crivains. Comment ne pas ici
penser Balzac, comment ne pas citer ce passage de Splendeurs et misres des courtisa-
nes qui associe femmes de mauvaise vie, critique littraire, lecture et mensonge:
Les femmes qui ont men la vie alors si violemment rpudie par Esther arri-
vent une indiffrence absolue sur les formes extrieures de lhomme. Elles
ressemblent au critique littraire daujourdhui, qui, sous quelques rapports,
peut leur tre compar, et qui arrive une profonde insouciance des formules
dart : il a tant lu douvrages, il en voit tant passer, il sest tant accoutum aux
pages crites, il a subi tant de dnouements, il a vu tant de drames, il a tant fait
darticles sans dire ce quil pensait, en trahissant si souvent la cause de lart en
faveur de ses amitis et de ses inimitis, quil arrive au dgot de toute chose et
continue nanmoins juger. Il faut un miracle pour que cet crivain produise
une uvre, de mme que lamour pur et noble exige un autre miracle pour
clore dans le cur dune courtisane. (pp. 57-58)
Honor de Balzac, Splendeurs et misres des courtisanes, Paris, Pocket, Lire et voir les classi-
ques, 1991; les rfrences ce volume seront donnes entre parenthses, dans le texte.
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Le mensonge - Saint Augustin, Kant et Proust
voix dsole et la multiplication des dtails invents. Bien sr, Swann oublie de
tenir compte dune donne importante: il sait, avant dagir en lecteur, quOdette
ment puisque cest lui qui lui a demand de mentir. Il croit tre un bon lecteur, du
moins un lecteur qui matrise le sens, mais il ne se pose pas la question importante:
les autres ont-ils lu ce mensonge? En ce qui concerne la lecture du corps, Swann
pratique ce que lon pourrait nommer une certaine intertextualit. Il compare ainsi
le corps dOdette la reprsentation de Zphora, fille de Jthro, sur une fresque de
la chapelle Sixtine (voir p. 219). Autrement dit, son rapport au rel sera toujours
pris dans un prisme culturel et dans un acte de lecture matrise qui veut laisser
merger la singularit:
Mais le dsir de connatre la vrit tait plus fort []. Il savait que la ralit
de circonstances quil et donn sa vie pour restituer exactement, tait lisible
derrire cette fentre strie de lumire, comme sous la couverture enlumine
dor dun de ces manuscrits prcieux []. (p. 270, je souligne)
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Michel Lisse
Cet examen de lenveloppe par Swann correspond une autre scne de lec-
ture: Marcel a crit un petit mot sa mre pour lui demander de passer lui souhai-
ter le bonsoir et charge Franoise de lui transmettre. Pour ce faire, il doit mentir
Franoise (je nhsitai pas mentir [p. 29]). Comme Swann, Franoise, qui flaire
le mensonge, va examiner lenveloppe:
Je pense que Franoise ne me crut pas, car, comme les hommes primitifs dont
les sens taient plus puissants que les ntres, elle discernait immdiatement,
des signes insaisissables pour nous, toute vrit que nous voulions lui cacher;
elle regarda pendant cinq minutes lenveloppe comme si lexamen du papier
et laspect de lcriture allaient la renseigner sur la nature du contenu ou lui
apprendre quel article de son code elle devait se rfrer. (p. 29)
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tions htrosexuelles. Une case manque si nous posons quexistent des corres-
pondances entre lauteur de la lettre et les relations sexuelles dOdette.
Je concde bien videment quil ny a aucune certitude quant lexistence de
ces correspondances, mais je tiens pointer un manque dans le flot dhypothses.
Or cest ce manque, nous le verrons, qui va relancer la lecture de la lettre.
Dans un premier temps, Swann ne sinquite pas du fond de la lettre. Il r-
flchit par analogie et estime que ce quil ignore de la vie dOdette correspond ce
quil en sait. Quelquun qui prend le th, arrange ses fleurs et interroge Swann sur
ses travaux ne peut aller chez des maquerelles, se livrer des orgies avec des fem-
mes. Cela est impossible alors que lhypothse dune relation dOdette avec un autre
homme, un homme semblable Swann est envisageable. Ce qui se trouve exclu,
cest lorgie et le lesbianisme.
Si Swann ne sinquite pas du fond de la lettre, il va nanmoins tenter, par le
mensonge, de connatre la vrit. Do cet aveu de Swann Odette: il aime la
sincrit comme une proxnte pouvant le tenir au courant de la vie de sa matresse
(p. 354).
Le fond de la lettre va pourtant revenir partir dune autre scne de lecture
qui commence, elle aussi, comme par hasard, par lexpression Un jour.
Un jour, []. Ayant ouvert le journal, [], la vue du titre: Les filles de marbre
[] le frappa si cruellement quil eut un mouvement de recul et dtourna la
tte. (p. 354)
Swann lit et dtourne la tte, quasiment aveugl par un mot: celui de mar-
bre. Ce mot, Swann ne le voyait plus force de le voir, mais il est soudain clair
comme par la lumire de la rampe et redevient visible. Swann souhaitait, par
la consultation du journal, connatre le titre de la pice quil allait voir. Or, si Swann
va lire ce titre, cest surtout une relecture de la lettre anonyme que le mot mar-
bre va provoquer chez lui par le biais du souvenir dune phrase quOdette avait
prte Mme Verdurin: Prends garde, je saurai bien te dgeler, tu nes pas de
marbre. Extraordinaire Swann qui, tout dabord, ne doute pas de la qualit de son
souvenir et ensuite nenvisage pas lhypothse dun mensonge dOdette (rien ne dit
queffectivement Mme Verdurin ait prononc cette phrase), pour se plonger dans
une relecture de la lettre: elle parlait damour de ce genre. Voil donc la femme, le
lesbianisme, le manque dans le faisceau dhypothses dployes par Swann quant
lauteur de la lettre, qui revient. Retour qui lempche de continuer lire cette page
(Sans oser lever les yeux vers le journal), qui le force tourner la page (mais,
hlas, uniquement celle du journal) pour lire un autre nom: Beuzeval. nouveau,
il fait un mouvement en arrire. Mouvement de recul, mouvement en arrire. Si,
par moment, la lecture sapparente une pntration, ici, il sagit plutt dun retrait,
dun homme qui se retire. On comprend que Swann a procd par association libre,
pour reprendre un concept de la psychanalyse: un nom, Beuzeval, le fait penser
un autre, Beuzeville qui est associ celui de Braut. Et voil le nom dun amant
possible dOdette voqu par la lettre anonyme. Le mme refus va alors tre pos
par Swann: si cest possible avec un homme, Braut, cest impossible avec une
Voir p. 350: Un jour il reut une lettre anonyme.
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femme: la tendresse de Mme Verdurin pour Odette nest que le signe de lamiti
(voir p. 355). Nanmoins, cest cette question du lesbianisme que Swann posera
Odette (voir p. 356). Quant la valse des noms, elle naura de cesse de tourmenter
Swann: lorsquun mot cesse de le faire souffrir, un autre le relaye et le frappe avec
une vigueur intacte (p. 362), gnrant une crise de jalousie:
Parfois le nom aperu dans un journal, dun des hommes quil supposait avoir
pu tre les amants dOdette, lui redonnait de la jalousie. (p. 371)
Un jour [encore!] il cherchait, sans blesser Odette, lui demander si elle navait
jamais t chez des entremetteuses. [] la lecture de lettre anonyme en avait
introduit la supposition dans son intelligence, mais dune faon mcanique;
[] et Swann [] souhaitait quOdette lextirpt. (p. 363)
Pas plus que la lecture, la rponse dOdette, qui raconte ironiquement que,
pas plus tard quhier, elle a d en chasser une, ne permet Swann davoir accs la
vrit.
Les traditions mtaphysiques occidentales ont rendu impossible toute preuve
de mensonge en le faisant dpendre de lintentionnalit. La mise en scne littraire
par Proust de cette impossibilit rencontre une autre impossibilit, elle aussi mise
en scne: celle dune lecture qui se voudrait matresse du texte.
Michel Lisse
Fonds National de la Recherche Scientifique - U.C.L.