Guilhem Monédiaire, Le Courage - Octave Mirbeau, Cœur Et Rage
Guilhem Monédiaire, Le Courage - Octave Mirbeau, Cœur Et Rage
Guilhem Monédiaire, Le Courage - Octave Mirbeau, Cœur Et Rage
La personnalité d’Octave Mirbeau n’a que très peu été envisagée à travers la vertu de
courage1. Il est vrai que le courage, jusqu’à une époque récente, était devenu un impensé de la
réflexion, peut-être consécutivement à la domination des sciences sociales : pour la sociologie
par exemple, le courage n’est pas un objet…
Cependant, de manière tout à fait contemporaine, un regain d’intérêt s’est manifesté
pour la vertu de courage. Ce sont différents philosophes qui ont donné les textes les plus
novateurs en actualisant et en renouvelant les apports classiques de la philosophie morale sur
le courage, tels qu’exposés par exemple par René le Senne 2, en France. Un ouvrage récent est
dû à Cynthia Fleury3, il est opportunément intitulé La Fin du courage, l’autre résulte d’un trio
de philosophes belges (Thomas Berns, Laurence Blésin, Gaëlle Jeanmart)4, avec un titre plus
neutre et d’inspiration plus classique : Du courage5. Ce sont les écrits de ces différents
penseurs qui vont fournir les clés d’interprétation permettant de mettre en lumière le courage
dont Octave Mirbeau témoigna sans désemparer sa vie durant.
Voici donc beaucoup de philosophes convoqués pour comprendre et analyser la vie et
l’œuvre de Mirbeau, alors même que ce dernier déclare ; « Je ne suis pas un philosophe6 ». Y
a-t-il contradiction ? Certainement pas, si on admet que Mirbeau pensait alors aux professeurs
de philosophie de son temps (cet excellent Victor Cousin), et qu’il n’aurait pas prononcé le
même aveu s’il avait eu à l’esprit le sens de la philosophie antique selon Pierre Hadot 7, pour
lequel le but est de vivre philosophiquement et non pas de philosopher ex cathedra. Or
Mirbeau, sorte de réincarnation de Diogène de Sinope, a bel et bien vécu en philosophe.
Ainsi après avoir étudié en quoi le courage est une vertu philosophique capitale (I), il
sera temps de distinguer le courage dans Mirbeau du courage de Mirbeau (II). Enfin, la
contemporanéité du courage de Mirbeau fera l’objet du troisième temps de la réflexion (III).
1
association d’énergie et de volonté supposée par le terme double de sentiment moral 10. »
Ainsi, être courageux, c’est faire preuve « d’énergie et de volonté ». Mais c’est également
« avoir du cœur11 ». Énergie, volonté, cœur : on sent poindre Mirbeau…
2
Et Cynthia Fleury écrit que « les courageux et les contemporains sont ceux qui ont une
"singulière relation" avec leur propre temps. Ils savent adhérer au temps présent par le fait
même de savoir s’en détacher. Ils ont l’art de la distance, l’art d’être au présent. » C’est à la
fois retrouver les thèses d’Hannah Arendt mentionnées supra, et déjà déceler dans le courage
de Mirbeau son incroyable contemporanéité au sens de Giorgio Agamben (cf. infra).
Les deux ouvrages de philosophie, ici très brièvement présentés, valent en définitive à
deux titres. D’une part, leur lecture est pleine d’enseignements et s’avère stimulante pour la
réflexion ; d’autre part, leur publication même vaut symptôme, celui du retour de la vertu
courage à l’agenda contemporain de la pensée.
Le courage dans Mirbeau, c’est celui qui s’exprime dans son œuvre propre,
romanesque et théâtrale, et aussi dans ses activités de critique d’art. Le courage de Mirbeau,
quant à lui, est celui qui précipite inexorablement l’individualiste dans les arènes de son temps
lorsque la justice est en cause…
3
de conclure de manière optimiste lui vaudra bien des réticences et des inimitiés. En fait,
Mirbeau veut défendre le droit de l’écrivain à ne pas donner une « solution » aux problèmes
sociaux abordés, car s’il en possédait une, « ce n’est point au théâtre qu[’il l’eût] portée, mais
dans la vie23 ! ».
Mirbeau est avant tout, du point de vue de la doxa, un auteur littéraire (romans,
nouvelles, théâtre), au point de sacrifier son œuvre considérable de critique, littéraire sans
doute, mais aussi concernant les arts plastiques (peinture, sculpture). Ainsi son engagement
pour l’art envisagé de manière holiste relève du courage « dans Mirbeau ».
L’engagement de Mirbeau a, par exempl, consisté à critiquer le symbolisme et le
système des Salons, alors bien installés. Il dénonce le désengagement de ces artistes, qui
préfèrent rester dans leur « tour d’ivoire », tout en prétendant critiquer la société bourgeoise
de manière quelque peu subliminale. Les symbolistes sont des idéalistes, des mystiques
parfois ; Mirbeau est un réaliste, au sens philosophique du terme, à l’athéisme convaincu.
Simultanément il a toujours ressenti plus d’affinités avec les impressionnistes. Ainsi
Mirbeau écrit dans une chronique en faveur de ceux-ci, alors qu’ils sont rageusement
vilipendés par les tenants de l’académisme dominant de la période : « Ceux que vous appelez
des impressionnistes, monsieur, sont des travailleurs acharnés, des chercheurs patients, des
courageux et des convaincus qui ont un idéal d’art bien supérieur au vôtre24. »
Une autre critique feé roce de Mirbeau s’adresse au systeè me des Salons. Partisan
d’une vision de l’artiste indeé pendant, tant financieè rement qu’en matieè re de penseé e, il a
toujours vilipendeé la steé riliteé des Salons, deé signeé s comme de « grandes halles ouvertes à
toutes les médiocrités et à toutes les impuissances 25 ». En libertaire, il preé conise la
« désorganisation26 » de l’Art, et refuse cateé goriquement son instrumentalisation par un
groupe de compeè res eé rigeé en jury qui « fait fonction de cerbère à la porte de la célébrité 27
». Il suffit de se reé feé rer au passage suivant pour se convaincre que le jugement de
Mirbeau est sans appel : « Le Salon n’est pas autre chose qu’une énorme fumisterie, une
vilaine blague d’atelier. […] On sort de là avec d’épouvantables migraines, ahuri, stupéfié,
pour une semaine au moins28. ».
Dès lors on imagine la réaction des pouvoirs institués et de leurs affidés, partisans
silencieux de la « servitude volontaire »…
B) Le courage de Mirbeau
C’est sans doute au moment de l’Affaire Dreyfus que Mirbeau fit preuve d’un courage
constant et déterminé. Il est vrai qu’il éprouva d’abord de l’indifférence pour ce qui ne lui
sembla n’être qu’un règlement de compte propre aux cercles de l’armée, d’autant plus
qu’alors, aucun élément ne pouvait justifier l’innocence de Dreyfus. Rapidement toutefois,
« Mirbeau s’est jeté à corps perdu dans la bataille. Presque chaque soir il vient à La Revue,
ouvrant la porte avec fracas, faisant résonner l’antichambre de sa voix, et de son rire
éclatant29. » En novembre 1897, il s’est engagé « passionnément, courageusement » (Pierre
Michel). Il se sépara ainsi de la position de Zo d’Axa qui lui était proche. Ce dernier, bien
que persuadé de l’innocence de Dreyfus, écrira laconiquement, à la manière de Félix Fénéon :
« Si ce Monsieur ne fut pas traître, il fut capitaine. Passons30. »
Il est intéressant de bien noter que Mirbeau ne se présenta alors jamais en qualité
d’écrivain, à coup sûr dans la lignée vitaliste de Tolstoï, lequel était pour lui « le contraire
d’un littérateur, un homme qui vivait d’abord, qui écrivait ensuite, tandis que le littérateur
n’est pas un homme : c’est un littérateur !... Il ne vit pas : il fait de la littérature31 !... »
Nulle agitation fébrile dans l’action de Mirbeau, mais l’expression d’une exaspération
devant l’injure faite à l’idée de justice. Il affirme avec force en incitant au courage : «
L'injustice qui frappe un être vivant – fût-il ton ennemi – te frappe du même coup. Par elle,
l'Humanité est lésée en vous deux. Tu dois en poursuivre la réparation, sans relâche,
4
l'imposer par ta volonté, et, si on te la refuse, l'arracher par la force, au besoin. […] Il n'est
donc pas bon que tu te désintéresses d'un abominable conflit où c'est la Justice, où c'est la
Liberté, où c'est la Vie qui sont en jeu et qu'on égorge ignominieusement, dans un autre.
Demain, c'est en toi qu'on les égorgera une fois de plus32... »
5
région de Poissy. En outre, dans « Questions sociales », il s’en prend avec courage aux
ingénieurs en ces termes en un temps où le scientisme promet le bonheur général et alors que
la figure de l’ingénieur fait l’objet d’un consensus laudatif : « Les ingénieurs sont une sorte
d'État dans l'État, dont l'insolence et la suffisance croissent en raison de leur incapacité. Une
caste privilégiée, souveraine, tyrannique, sur laquelle aucun contrôle n'est jamais exercé et
qui se permet ce qu'elle veut ! Quand, du fait de leur incurie notoire, ou de leur entêtement
systématique, une catastrophe se produit, [...] ce n'est jamais sur eux que pèsent les
responsabilités... Ils sont inviolables et sacro-saints40. »
Tel Diogène, ses convictions allaient forcément de pair avec l’action : il était un «
songe-plein » ! Efficace manière de multiplier ses ennemis, qui attendent leur heure. Mais
Mirbeau vivant ne connaissait guère la peur, ou plutôt il ne connaissait que celle qui tétanise
le peuple aveugle et le rend passif, soumis et abêti : on pense au jardinier qui conclut son récit
à Célestine en ces mots : « on n’a de courage que pour souffrir41 ! »
6
Le courage ne se sépare pas d’une attitude de lucidité, et celle-ci a vocation à s’exercer
hic et nunc, c’est-à-dire en se confrontant au contemporain, dans ses aspects lumineux comme
dans les obscurs, en tentant de discerner les voies d’un avenir authentiquement humain. Alors,
une qualité sine qua non de la parole et de l’acte courageux est la sincérité, le parler vrai du
parrésiaste.
7
aveugle, et il se refuse à troquer lâchement ses doutes contre les convictions erronées de la
foule bien sûr, mais aussi celles de groupes ou de personnes « éclairés ».
La présente analyse n’ayant pas vocation à l’exhaustivité, on se contentera de trois
exemples illustrant sa capacité à discerner l’avenir dans le présent : le rôle de la guerre, la
dérive totalitaire du régime stalinien et, enfin, sa capacité à percevoir les avant-gardes
artistiques.
* Mirbeau était dans l’inactuel, dans l’anachronisme, ou, mieux, dans l’u-chronisme.
Dans un de ses Dialogues tristes intitulé « Le Mal moderne », il donne une idée très
intéressante des fonctions qu’a pu avoir la guerre et de son sens. Et dans un autre de ses
dialogues « La Guerre et l’Homme », il présente une conception très pessimiste de cette
nécessité qu’est la guerre ; noire, certes, est sa vision, mais elle n’en est que plus vraie et
mordante, tout en s’inscrivant dans la continuité du fragment célèbre d’Héraclite d’Éphèse : «
La violence est père et roi de tout », sorte d’équivalent de la « loi du meurtre » de Mirbeau. Il
fait en effet dialoguer « L’Humanité » et « La Guerre », cette dernière affirmant que rien ne
l’arrêtera (« Je suis la nécessité nécessaire, implacable, éternelle. Je suis née avec la vie... Et
la vie mourra avec moi50. »).
Et il n’est pas accessoire d’observer que les propos littéraires désabusés de Mirbeau
sur la guerre anticipent les recherches fondamentales qui seront conduites au XXe siècle (René
Girard sur la violence, Gaston Bouthoul, Carl Schmitt sur la guerre, ainsi que Paul Virilio).
Un chercheur contemporain vient spécifiquement confirmer les vues de Mirbeau ; il s’agit de
l’anthropologue Pierre Clastres, qui étudie les « sociétés sans État, ni droit, ni institutions
séparées » (c’est-à-dire les lendemains qui chantent découverts dans le paradis perdu pour
beaucoup des amis anarchistes de Mirbeau), et conclut que de telles sociétés ne peuvent se
maintenir que dans une autarcie sourcilleuse, et… par la guerre perpétuelle !
* Quant à l’affrontement entre autoritaires et antiautoritaires au sein des partisans de la
révolution, on ne peut qu’être sensible au mot d’Octave Mirbeau dans son article « Avant-dire
», qui prévoit étonnamment les dérives totalitaires du régime soviétique : « Le jour où tous les
hommes auront été abêtis définitivement, et définitivement servilisés par le socialisme
collectiviste, ce jour-là seulement l'humanité sera grande et heureuse... En d'autres termes,
pour que l'humanité soit heureuse en général, il faut que les individus soient malheureux en
particulier51. » Tout laisse à penser qu’il aurait partagé l’opinion de George Orwell, selon
lequel « la vraie distinction n’est pas entre conservateurs et révolutionnaires, mais entre les
partisans de l’autorité et les partisans de la liberté52 ».
Anarchiste individualiste, Mirbeau ne peut que critiquer le communisme marxiste, lui
qui place l’individu au-dessus de l’ordre étatique ou de la classe sociale abstraite. Mirbeau
précise parfaitement les deux axes du totalitarisme : l’abêtissement et l’esclavage physique et
psychique. Or il compte parmi ceux pour qui la fin est dans les moyens, et aurait sans doute
souscrit aux mots de Gandhi (« La fin est dans les moyens comme l’arbre est dans la semence
»), ou ceux de Hans Jonas (« Agis de telle sorte que les effets de ton action soient compatibles
avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre53 »). Et c’est enfin à Hannah
Arendt qu’il est possible de penser encore à travers les propos de Mirbeau qui semble
discerner dans le principe de terreur le germe du totalitarisme pétrifié.
On pourrait reprocher aux deux exemples précédents, essentiellement pessimistes,
d’être loin de la « lumière » dont parle Giorgio Agamben. À la vérité, non, car la lumière
réside aussi dans le fait même de pointer du doigt le risque, la dérive possible, la grimace...
Lutter contre les ténèbres, c’est synonyme d’œuvrer pour la lumière.
* Le dernier aspect du Mirbeau inspiré est sa capacité à sentir, à percevoir les avant-
gardes artistiques et littéraires : ces futurs génies incontestés qui étaient très loin d’être
reconnus en son temps. On peut citer Claude Monet, Auguste Rodin, Camille Pissarro,
Vincent Van Gogh, Marguerite Audoux, Maurice Maeterlinck, Sacha Guitry... Chantre attitré
8
des impressionnistes, Mirbeau les propulse sur la scène artistique par ses articles élogieux, qui
permettent par exemple à Gauguin de payer son voyage à Tahiti. Les combats artistiques
d’Octave Mirbeau sont un vaste sujet, mais comprenons seulement que, visionnaire, il sut
discerner les avant-gardes artistiques qu’il défendit de sa plume pour promouvoir à son
échelle la grande « révolution dans l’art de voir la nature54 ».
Ainsi, Mirbeau est un contemporain universel et intemporel. La contemporanéité
d’Octave est inséparablement liée à la lucidité et au désespoir, comme le démontre Pierre
Michel55. Ante mortem, il ne pouvait qu’être dans « l’inactualité, l’anachronisme qui permet
de saisir notre temps sous la forme d’un "trop tôt" qui est aussi un "trop tard", d’un "déjà"
qui est aussi un "pas encore56". »
C) La parrêsia
Nous nous réfèrerons ici tant au Courage de la vérité de Michel Foucault qu’à un
article de Ludivine Fustin59. Michel Foucault écrit que la parrésia « est étymologiquement,
l’activité qui consiste à tout dire : pan rêma. Parrêsiazesthia, c’est "tout dire". Le parrêsiaste,
c’est celui qui dit tout. Ainsi, à titre d’exemple, dans le discours de Démosthène Sur
l’ambassade, Démosthène dit : Il est nécessaire de parler avec parrêsia, sans reculer devant
rien, sans rien cacher60 ».
Michel Foucault semble parler d’Octave Mirbeau, dans sa leçon du 1 er feé vrier
1984, lorsqu’il eé crit : « Pour qu’il y ait parreê sia […], il faut que le sujet, en disant cette
veé riteé qu’il marque comme eé tant son opinion, sa penseé e, sa croyance, prenne un certain
risque, risque qui concerne la relation meê me qu’il a avec celui auquel il s’adresse. […]
C’est donc la veé riteé , dans le risque de la violence 61. » Pour Foucault, le parreè siaste est
donc celui qui a le courage de prendre un risque en eé nonçant la veé riteé . Il s’expose aè du
deé dain et aè de la violence : « Le dire-vrai du parreè siaste prend les risques de l’hostiliteé ,
de la guerre, de la haine et de la mort 62. » Deè s lors, le courage de la veé riteé a deux aspects :
« La parreê sia est donc, en deux mots, le courage de la vérité chez celui qui parle et prend le
risque de dire, en dépit de tout, toute la vérité qu’il pense, mais c’est aussi le courage de
l’interlocuteur qui accepte de recevoir comme vraie la vérité blessante qu’il entend 63. » Et
Foucault ajoute encore deux dimensions aè la parreê sia : « La parreê sia, ou plutôt le jeu
parrèsiastique, apparaît sous deux aspects : le courage de dire la vérité à celui qu’on veut
aider et diriger dans la formation éthique de lui-même : le courage de manifester envers et
contre tout la vérité sur soi-même, de se montrer tel qu’on est64. »
Ludivine Fustin quant à elle se réfère à Diogène en affirmant qu’il « se liait à la vérité
qu’il énonçait en faisant de sa propre vie "ce qu’on pourrait appeler une alèthurgie, une
manifestation de la vérité" ». Ainsi, comme Diogène le cynique, Mirbeau fut indiscutablement
9
un parrèsiaste, il avait le courage d’énoncer sa propre vérité sans construire un dogme à suivre
ni se préoccuper outre mesure des conséquences de sa parole de vérité ! Mirbeau ne voulait
pas devenir autorité. Ainsi Mirbeau parrésiaste confie à Louis Nazzi : « Je n’ai pas pris mon
parti de la méchanceté et de la laideur des hommes. J’enrage de les voir persister dans leurs
erreurs monstrueuses, de se complaire à leurs cruautés raffinées… Et je le dis65 ».
Michel Foucault précise sa pensée dans Discorso e verità nella Grecia antica66 : « la
parrhêsia est un type d’activité verbale dans laquelle le locuteur a une relation spécifique à la
vérité à travers le franc-parler, une certaine relation à sa propre vie à travers le danger, un
certain type de relation à soi ou aux autres à travers le criticisme (critique de soi ou
d’autrui), et une relation spécifique à la loi morale à travers la liberté et le devoir. Plus
exactement, la parrhêsia est une activité verbale dans laquelle un locuteur exprime sa relation
personnelle à la vérité, et il risque sa vie car il considère que le dire-vrai est un devoir pour
améliorer ou pour aider la vie des autres ». Tout cela épouse étonnamment la vie d’Octave
dévouée à autrui, incitant à voir Méduse en face et provoquant chacun à la liberté. N’aurait-il
pas rugi d’allégresse à lire B. Traven lorsque celui-ci écrit : « Je n’ai pas besoin de chefs.
Alors pourquoi vous, qui êtes aussi bien que moi, qui pouvez penser tout comme moi ? / Je ne
veux éduquer personne. / Je ne veux persuader personne. / Je ne veux convertir personne ;
car si vous pensez, vous connaîtrez la vérité et vous saurez ce qu’il faut faire. / Pensez ! C’est
mon droit d’exiger cela de vous, puisque vous êtes des hommes et que vous pouvez penser.
Oui, mon droit. Mon droit de toute éternité. / […] Pensez ! Mais vous ne pouvez pas penser,
parce qu’il vous faut des statuts, parce que vous avez des administrateurs à élire, parce que
vous avez des ministres à introniser, parce que vous avez besoin de parlements, parce que
vous ne pouvez pas vivre sans gouvernement, parce que vous ne pouvez pas vivre sans chefs. /
Vous cédez vos voix pour les perdre, et quand vous voulez vous en servir vous-mêmes, vous
n’en disposez plus, et elles vous font défaut parce que vous les avez cédées67. »
* * *
10
1 Ce bref article n’est qu’une ébauche concernant un champ de recherche nouveau pour les mirbeaulogues.
2 René le Senne, Traité de morale générale, Logos, Presses universitaires de France, 1949, 761 pages.
3 Cynthia Fleury, La Fin du courage, Biblio essais, Le Livre de Poche, Fayard, 2010, 188 pages.
4 Thomas Berns, Laurence Blésin, Gaëlle Jeanmart, Du courage, une histoire philosophique, Édition Les Belles Lettres,
collection Encre marine, 2010, 298 pages. Lire également le dossier n° 2 (septembre 2009), « Figures du courage politique
dans la philosophie moderne et contemporaine » coordonné par G. Jeanmart et L. Blésin, disponible sur le site de
l’Université de Liège.
5 En outre, d’autres philosophes – on pense ici à Hannah Arendt, Michel Foucault et Giorgio Agamben – permettront
indirectement, à propos de Mirbeau, de lier courage et contemporanéité.
6 Albert Adès, La Pyramide : trois hommes et une vérité, cité par Samuel Lair dans « Henri Bergson et Octave Mirbeau : du
philosophe poète à l’écrivain philosophe », Cahiers Octave Mirbeau, 1997, no 4, p. 313-328.
7 Pierre Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique ?, Folio essais, 1995, 461 pages. Du même, Éloge de la philosophie
antique, éditions Allia, 1998, 76 pages. Michel Onfray note : « Hadot citait beaucoup cette magnifique phrase de Thoreau :
“De nos jours il y a des professeurs de philosophie, mais pas de philosophes” », Le Monde, 16-17 mai 2010.
8 La citation est en fait due à Samuel Johnson (XVIIIe), poète, essayiste, biographe, lexicographe, traducteur, pamphlétaire,
journaliste, éditeur, moraliste, polygraphe et critique littéraire. Les Britanniques le dénomment « Dr Johnson », à raison du
titre de docteur en droit qui lui fut décerné à titre honorifique, alors qu’il n’avait jamais étudié ce domaine…
9 René Le Senne, ibid.
10 René Le Senne, ibid, p. 531.
11 René Le Senne, ibid, p. 531.
12 Thomas Berns, Laurence Blésin et Gaëlle Jeanmart, ibid.
13 Thomas Berns, Laurence Blésin, Gaëlle Jeanmart, ibid, p. 23.
14 Pierre Michel, notice « Duel » du Dictionnaire Octave Mirbeau, sous la direction de Yannick Lemarié et Pierre Michel,
Éditions L’Âge d’Homme, 2011, p. 755.
15 Dictionnaire Octave Mirbeau, ibid., p. 755
16 Thomas Berns, Laurence Blésin, Gaëlle Jeanmart, ibid, p. 36.
17 Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Agora, Calmann-Lévy, 1961, p. 244-245.
18 Thomas Berns, Laurence Blésin, Gaëlle Jeanmart, ibid, p. 47.
19 Exergue placé par Simon Leys à son ouvrage Les Naufragés du Batavia, Arléa, 2003.
20 Octave Mirbeau, L’Abbé Jules, Les Éditions du Boucher, 2003, p. 329.
21 Préface de Pierre Michel à Sébastien Roch d’Octave Mirbeau, Éditions du Boucher, 2003, p. 497.
22 La présente réflexion devrait être approfondie à travers les caractères de ses personnages auxquels le courage,
précisément, fait défaut, en recherchant dans ses écrits les antonymes (peur, faiblesse, lâcheté, etc.).
23 Octave Mirbeau, « Un mot personnel », Le Journal, 19 décembre 1897.
24 Octave Mirbeau, La France, 13 avril 1885, cité dans la notice « Impressionnisme » du Dictionnaire Octave Mirbeau.
25 Octave Mirbeau, « Le Pillage », La France, 31 octobre 1884.
26 Octave Mirbeau, post scriptum d’« Eugène Carrière », L'Écho de Paris, 28 avril 1891.
27 Octave Mirbeau, « Le Salon I », L'Ordre de Paris, 3 mai 1886.
28 Octave Mirbeau, « Le Salon III », La France, 16 mai 1886.
29 Jean-Denis Bredin, L’Affaire, Julliard, 1983, p. 357. Plus spécifiquement lire Jean-Marc Izrine, Les Libertaires dans
l’affaire Dreyfus, Éditions d’Alternative libertaire, 2012.
30 Zo d’Axa, La Feuille, 1898, cité dans Zo d’Axa, l’Endehors, dossier rassemblé par Jan dau Melhau, Plein Chant, 2006.
31 Albert Adès, « La dernière physionomie d’Octave Mirbeau », La Grande Revue, mars 1917.
32 Octave Mirbeau, « À un prolétaire », L'Aurore, 8 août 1898. À partir de prémices quasiment kantiennes (« Par elle
l’Humanité est lésée en vous deux »), c’est un peu le poème fameux du théologien protestant Martin Niemöller au temps du
totalitarisme nazi qui est anticipé par Mirbeau : « Quand ils sont venus chercher les communistes, / Je n'ai rien dit, / Je
n'étais pas communiste. / Quand ils sont venus chercher les syndicalistes, / Je n'ai rien dit, / Je n'étais pas syndicaliste. /
Quand ils sont venus chercher les Juifs, / Je n'ai pas protesté, / Je n'étais pas juif. / Quand ils sont venus chercher les
catholiques, / Je n'ai pas protesté, / Je n'étais pas catholique. / Puis ils sont venus me chercher, / Et il ne restait personne
pour protester. »
33 Octave Mirbeau, « Trop tard », cité par Pierre Michel dans la notice « Affaire Dreyfus », Dictionnaire Octave Mirbeau,
ibid., p. 618.
34 Octave Mirbeau, « Sur le banc », L’Écho de Paris, 4 juillet 1893.
35 Octave Mirbeau, La Grève des Électeurs, Éditions du Boucher, 2003.
36 Octave Mirbeau, Le Jardin des supplices, Éditions du Boucher, 2003, p. 61.
37 Octave Mirbeau, « Embellissements », Le Figaro, 28 avril 1889.
38 Octave Mirbeau, « Embellissements », ibid.
39 Octave Mirbeau, Le Journal, 26 novembre et 3 décembre 1899
40 Octave Mirbeau, « Questions sociales », Le Journal, 26 novembre 1899.
41 Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, Éditions du Boucher, 2003, p. 310.
42 Robert Ziegler, « Pseudonyme, agression et jeu dans La Maréchale », Cahiers Octave Mirbeau, n° 9, Angers, 2002
43 Selon le titre du maître-ouvrage de Guy Debord.
44 Octave Mirbeau, « Une Page d’Histoire », Les Écrivains, E. Flammarion, 1925, pp. 193-202.
45 Giorgio Agamben, « Qu’est-ce que le contemporain ? », Nudités, Rivages Poche, 2012, p. 21.
46 Benoît Malon, La Morale sociale, 1885. On notera que c’est abusivement qu’on fait de Gramsci l’inventeur de
l’opposition pessimisme de l’intellect / optimisme de la volonté.
47 Giorgio Agamben, ibid, p. 24.
48 Octave Mirbeau, « Rêverie », Le Figaro, 21 octobre 1889.
49 Lettre de B. Traven adressée aux éditions de la Guilde Gutenberg avec le manuscrit du Vaisseau des morts, in. B.
Traven, Dans l’État le plus libre du monde, L’Insomniaque, 2011, p. 10.
50 Octave Mirbeau, « La Guerre et l’Homme », L’Écho de Paris, 9 août 1892, réuni dans Dialogues tristes.
51 Octave Mirbeau, « Avant-dire », L’Écho de Paris, 28 décembre 1893.
52 Lettre de Georges Orwell à Malcolm Muggeride du 4 décembre 1948, citée dans Simon Leys, Orwell ou l’horreur de la
politique, Plon, 2006, p. 92.
53 Hans Jonas, Le Principe de responsabilité, Les Éditions du Cerf, 1992.
54 Octave Mirbeau, L’Art dans les Deux Mondes, 10 janvier 1891.
55 Pierre Michel, Lucidité, désespoir et écriture, Société Octave Mirbeau - Presses de l’Université d’Angers, 2001.
56 Georgio Agamben, ibid., p. 26.
57 Giorgio Agamben, ibid., p. 25.
58 Georgio Agamben, ibid., p. 25.
59 Ludivine Fustin, « Humeur mélancolique et humour cynique chez Mirbeau le parrèsiaste », n° 21 des Cahiers Octave
Mirbeau.
60 Michel Foucault, Le Courage de la vérité, Coordonné par Frédéric Gros, PUF Débats philosophiques, juin 2012, p. 11.
61 Michel Foucault, Le Courage de la vérité – Le gouvernement de soi et des autres II, Cours au Collège de France, 1984,
Hautes études, Gallimard, Seuil, 2009, p. 12.
62 Michel Foucault, ibid., p. 24.
63 Michel Foucault, ibid., p. 14.
64 Michel Foucault, ibid., p. 310.
65 Octave Mirbeau, Comoedia, 25 février 1910, cité par Pierre Michel dans la notice « Révolte » du Dictionnaire Octave
Mirbeau.
66 Michel Foucault, Discorso e verità nella Grecia antica, Roman Donzelli, 1996, p. 9.
67 B. Traven, ibid., p. 73.
68 Rappelons les courtes et infructueuses études de droit de Mirbeau…
69 Jean Lacroix, in Le Monde, cité par Florence Montreynaud, Dictionnaire de citations françaises et étrangères, Nathan,
1991.
70 Lettre publique de Mirbeau « à Don Quichotte », Le Figaro, 6 décembre 1887.
71 Miguel de Cervantès, Histoire de l’admirable don Quichotte de la Manche, volume 3, Fr. Dufart, Paris, 1798, p. 394.