Bérard - Les Phéniciens Et L'odyssée - Vol 1 PDF
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Victor Bérard
A LA MÊME LIBRAIRIE
et
De l'Origine des Cultes Arcadiens : Essai de méthode en mytho-
logie grecque. (Bibliothèque des Écoles de Rome et d'Athènes, Fon-
temoing, éditeur) 1 volume grand in-8° 12.50
(Ouvrage couronné par l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres
par l'Association des Études grecques.)
LES PHÉNICIENS
TOME I
ALICE BÉRARD
H V IV S OPERIS PARTICIPI
D D D
PREFACE
LIVRE PREMIER.
— Topologie et Toponymie.
LIVRE SECOND.
— La Télémakheia.
LIVRE TROISIÈME.
— Kalypso.
LIVRE QUATRIÈME.
— Les Navigations Phéniciennes.
LIVRE CINQUIÈME.
— Nausikaa.
LIVRE SIXIÈME.
— La Chanson des Corsaires.
LIVRE SEPTIÈME.
— Lotophages et Kyklopes.
LIVRE HUITIÈME.
— Aiolos et les Lestrygons.
LIVRE NEUVIÈME.
— Kirkè et le Pays des Morts.
LIVRE DIXIÈME.
— Les Sirènes, Charybde et Skylla, l'Ile du Soleil.
LIVRE ONZIÈME.
— Ithaque.
LIVRE DOUZIÈME.
— La Composition de l'Odysseia.
II LES PHENICIENS ET L'ODYSSÉE.
LIVRE PREMIER
TOPOLOGIE ET TOPONYMIE
Les couches méditerranéennes, 27. — Les Astypalées, 30. — Kos et Kalymnos, 55. — L'ono-
mastique, 45. — Systèmes de noms, 46. — Transcriptions, calembours et doublets, 48.
— L'Odyssée et les Instructions Nautiques, 52.
LIVRE SECOND
LA TÉLÉMAKHEIA
Trois Pylos et trois Phères, 61. — Navigations minima et charrois maxima, 68. — La « loi des
isthmes », 70. — Ilion, 79. — Routes péloponésiennes, 83. — La Pylos Néléenne, 89. —
La Porte des Sables, 105.
Pyliens, Éléens et Arcadiens, 106. — La Phèra de Dioclès, 111. — Arcadie préhellénique, 115.
— Routes et bazars de l'Alphée, 119. — Olympie et
Phigalie, 127. — Néda et Zeus Lykaios,
129. — Pylos et Patras, 135. — Iles Pointues, 138. — Royautés néléides, 143.
VI LES PHÉNICIENS ET L'ODYSSEE
LIVRE TROISIÈME
KALYPSO
Un paradis de marins, 147. — Sources, 151. — Les galères homériques, 156. — Égyptiens et
Peuples de la mer, 160. — Cavernes, 174. — Iles parasitaires, 177. — Strophades et Délos,
185. — Marathon, 187. — Arbres et guettes, 190.
Allas et Mont-aux-Singes, 241. — Piliers du ciel, 247. — Détroit de Gibraltar, 251. — Abila,
256. — Les Colonnes, 259. — L'ile de Kalypso, 263. — Peregil, 275. — Ispania, 285. —
Phéniciens et périple, 291. — Le radeau d'Ulysse, 295.
LIVRE QUATRIÈME
LES NAVIGATIONS PHÉNICIENNES
CIUHTRE I.
— L'ILE SYRIA
Phéniciens et poèmes homériques, 305. — Syra, 310. — Syros, Délos et Mykonos, 319. —
Doublets gréco-sémitiques, 323. — Soloi, 324. — Anemourion, 330. — Nagidos, 331. —
Kragos, Solyma, Éthiopies, 555. — Kasos, Rhèneia, Samos, 341. — Paxos, Amorgos.
Siphnos, Sériphos, 349. — Syra-la-Roehe, 358. — Thouria, Naxos, 362.
Artistes étrangers, 367. — Devins, 373. — lo et la belle Maltaise, 377. — Entrepôts, 385. —
Vivres, 389. — Vin, 401. — Esclaves et Métaux, 405.
III.
CHAPITRE
— TISSUS ET MANUFACTURES
La camelote, 409. — Chiton, phare et othons, 411. — La pourpre, 415. — Laconie et pêche-
ries, 419. — Kythère, 424. — Les pêcheries du golfe de Corinthe, 430. — L'Héraklès
béotien, 431. — Étain et bronze, 435. — Armes et ustensiles, 446. Verroterie et ambre,
—
448. — La mer Noire et la Baltique, 455.
TABLE DES MATIÈRES. VII
CHAPITRE IV.
— RYTHMES ET NOMBRES
La semaine, 461. — Sept Sages, Sept Portes, Sept Iles, Sept Bouches. 465. — Alcyons,
anopaia, phoques, 468. — La colonisation de Thèra, 471. — Mainotes et Insulaires, 475.
LIVRE CINQUIÈME
NAUSIKAA
La tempête d'Ulysse, 481. — La Phéacie et Corfou, 485. — Les vaisseaux phéaciens, 489. —
La Serpe et le Bateau, 493. — Kcrkyra, 497. — Schéria, 501. — Les Ports d'Alkinoos, 503.
— Corfou et Cassopo, 308. — La Mer Sauvage, 513.
Aphiona, 517. — Palaio-Castrizza, 523. — La Ville d'Alkinoos, 527. — Le palais et l'agora, 533.
— Le verger du roi, 537. — La source du faubourg, 542. — Le bois sacré et la source
d'Athèna, 544. — Le fleuve et les lavoirs, 549. — L'anse du naufrage, 553.
Les passeurs de Phéacie, 558. — Phéaciens et Parguinotes, 562. — Villes étrangères et fleuves
côtiers, 568. — Asso, 573. — L'origine des Phéaciens, 575. — Les Kyklopes et Kumè, 579.
— La date de l'Odysseia, 585. — Ulysse et Minos, 586.
LIVRE PREMIER
TOPOLOGIE ET TOPONYMIE
CHAPITRE I
L'ÉTUDE DES ORIGINES GRECQUES
L'ensemble des éludes qui vont suivre n'est guère que le développement d'une
ou deux phrases de Strabon : « Si Homère décrivit exactement les contrées, tant
de la mer Intérieure que de la mer Extérieure, c'est qu'il tenait sa science des
Phéniciens, oï yàp «ÊoLvuteç lo^Àouv -TOÛTO...; les Phéniciens, conquérants de la
Libye et de l'Ibérie, avaient été ses maîtres, TOÙÇ Se $oîvixaç Xéyw pivuxàç. »
Plusieurs épisodes et plusieurs chants, toute une moitié peut-être de l'Odyssée,
fournissent, je crois, les preuves de cette affirmation. Je voudrais m'attacher
tout particulièrement aux dix ou onze chants de l'Ulysséide proprement dite,
aux chants V-XV du poème en sa rédaction présente. Cet épisode me paraît, plus
que tous les autres, garder encore les traces de son origine. En le séparant du
reste du poème, j'entends ne préjuger, pour le moment du moins, ni sa date ou
son auteur, ni sa composition. Par la suite, nous aurons à discuter l'unité fon-
damentale du poème tout entier. D'ici là, admettons, si l'on veut, les dogmes
les plus respectueux de la tradition : croyons à l'existence d'un grand et
vénérable poète, d'un Homère compositeur ou rédacteur de l'Odyssée. Cela
importe peu à la thèse que je voudrais soutenir. Cette thèse s'accorde même
plus facilement avec le dogme de l'unité : j'imagine plus facilement un homme
auditeur et disciple des sciences phéniciennes.
Mais, alors même que l'on accepte ce dogme, on est obligé de reconnaître
dans l'Odyssée trois grands épisodes qui, juxtaposés, fondus, si l'on veut, en
une admirable unité, demeurent discernables cependant comme les cristaux au
sein du plus parfait granit. Les quatre premiers chants du poème sont en réalité
une Télémakhie, ou, comme dit le titre du second chant, une Excursion de
Télémaque, T-r{ke^.à.you \A.7to8ï)[Ata : Télémaque en est le héros; les voyages de
Télémaque à Pylos, Phères et Sparte, en sont tout le sujet ; Ulysse n'apparaît
4 LES PHÉNICIENS ET L'ODYSSÉE.
qu'en un lointain fort obscur, comme personnage de deuxième ou troisième
plan.... Au cinquième chant seulement commence l'Ulysséide, '08û<r<reta, le
Retour d'Ulysse, 'OOUCTCTÉWÇ NOCTTOÇ, ou, comme dit Strabon, l'Errement d'Ulysse,
'OoucToiwç nXàvT). Alors, pendant une dizaine de chants (V-XV), se déroulent les
aventures de ce Retour. Ulysse occupe toute la scène. Ce sont les dix chants
que j'appelle l'Odysseia proprement dite.... Au chant XV s'ouvre enfin la troi-
sième partie, la Lutte contre les Prétendants, que l'on pourrait appeler Mnes-
térie, Mv/jiraipia, si l'on voulait forger un nom sur le patron de Gigantie,
I\yavTÎa, ou Mnestérophonie, Mv/jc-r/jpocpovta, si l'on voulait appliquer à toute
cette fin du poème le titre même du chant XXII.
Le second épisode, l'Ulysséide, les dix chants de l'Odysseia proprement dite,
doivent surtout nous occuper. Nous ne négligerons pas le reste du poème. C'est
par l'étude de la Télémakheia que nous commencerons, et nous emprunterons à
la Mnestérophonia des arguments et des exemples. Nous userons du poème
entier comme si réellement il était l'oeuvre personnelle et intangible d'un
Homère, dont il faut respecter toutes les conceptions et tous les mots; dans
l'ensemble et dans le détail, nous suivrons les méthodes de ces Plus Homériques
dont parle Strabon, qui s'attachent à tous les vers de l'épopée, ol 'OpipwtbTepoi.
TOIÇ ËTtecrtv
àxoAoufjoûvTsç. Mais c'est tout spécialement l'Ulysséide, les Aventures
ou Errements d'Ulysse, 'Oouo-aéwç IlÀàvY), que j'ai en vue quand je reprends
pour mon compte l'affirmation du Géographe : « Des récits ou des documents
phéniciens ont été la première source d'Homère. » L'Ulysséide m'apparaît
comme un périple phénicien (de Sidon, de Carthage ou d'ailleurs) transposé en
vers grecs et en légendes poétiques, suivant un certain nombre de procédés très
simples et très helléniques, si l'on peut ainsi parler. Personnification anthropo-
morphique des objets, humanisation des forces naturelles, hellénisation de la
matière, — par les mêmes procédés, qui leur fournirent tant de leurs mythes
et légendes, les Hellènes brodèrent, sur un solide, mais grossier, canevas sémi-
tique, cette oeuvre d'art et cette oeuvre vraiment grecque qu'est l'Odysseia.
C'est, comme on voit, transportée dans l'histoire de la littérature grecque, cette
même affirmation des influences orientales, qui depuis trente ans a renouvelé
l'histoire de l'art grec. Et c'est aussi tout le problème des origines grecques posé
d'une nouvelle façon, sur les textes et sur les réalités, et non plus sur les monu-
ments ou sur les mythes. Pour les témoignages et les preuves, je voudrais
recourir, en effet, à deux ordres d'études qui n'ont pas encore été appliquées à
ce problème. Seules pourtant, elles me semblent pouvoir le résoudre. Jusqu'ici,
on n'a guère recouru qu'à l'archéologie et à la linguistique. Je confesserai tout
à l'heure mon peu de confiance en l'archéologie. La linguistique, d'autre part,
et la philologie peuvent fournir de bons indices. Les livres d'Otto Keller, de
Muss-Arnolt et de H. Lewy 1, en nous donnant la liste des mots empruntés par
les Grecs aux vocabulaires sémitiques, nous font soupçonner les emprunts de la
civilisation grecque aux civilisations orientales. Quand nous constatons dans
les poèmes homériques la présence de mots authentiquement sémitiques, quand
nous voyons les animaux de la mer, oiseaux et poissons, porter dans l'Odyssée
les mêmes noms que dans l'Écriture, yù<b, àvoraxwc, x-/)u£, cpûxoa, a-xwraç, etc., et
les armes, Htoeoç, pzympa, et les étoffes tissées, ô'Oovai., spâpoc, ^LTÛVEÇ, et les
boissons fermentées, olvoç, vlx-rap, etc., avoir à Ithaque les mêmes noms
vraisemblablement qu'à Tyr, nous sommes forcés de nous demander laquelle
des deux races vécut dans la clientèle de l'autre.
Mais si l'on aborde par la linguistique le problème des origines grecques, il
est à craindre que la solution ne soit difficile et ne semble à quelques-uns tou-
jours discutable. Le transport des mots d'une langue à une autre est malaisé à
prouver entièrement, souvent impossible à faire admettre. Même quand il est
des ressemblances que l'on ne peut nier, on préfère encore n'y voir que des
rencontres fortuites et les effets de cette cause, si commode à invoquer, que l'on
nomme hasard. Les relations entre Grecs et Sémites, surtout, seront toujours
aperçues à travers certains préjugés qui d'avance inclineront les esprits aux
affirmations contradictoires. Longtemps encore il se trouvera de vaillants coeurs
pour défendre le patrimoine sacré des ancêtres indo-européens et pour repousser
toute invasion des influences sémitiques loin de ce domaine grec, citadelle et
temple de la culture occidentale.... La seule linguistique n'arriverait pas, je crois,
à désarmer ces préjugés. Je voudrais emprunter des arguments moins douteux
à deux autres genres d'étude : la toponymie et la topologie.
La toponymie, science des noms de lieux, est assez familière à tous pour
n'avoir pas besoin d'autre définition. Mais le petit jeu des étymologies, auquel,
savants ou ignorants, tous se livrent avec ardeur, a déprécié cette recherche
dans l'estime publique. Ce jeu facile peut mener loin. Si l'on veut recourir à
toutes les ressources des grammaires et vocabulaires comparés, chaque nom
propre, en n'importe quelle langue, est susceptible de nombreuses étymologies,
apparemment satisfaisantes et vraisemblables.... Il ne faut, je crois, faire de la
toponymie qu'un usage prudent, suivant des règles strictes que je formulerai
tout à l'heure. Quant au mot nouveau de topologie, voici pourquoi je l'ai forgé
et voici ce que j'entends par là.
Dans sa dissertation sur les « Types d'établissements grecs durant l'antiquité1 »,
G. Hirschfeld regrettait l'absence d'un nom commode pour un genre d'études
qu'il entrevoyait. Il pensait que la description des sites et emplacements anciens,
la topographie antique, ne suffit pas. Il voulait fonder une science des sites, qui
ne nous donnât pas seulement l'aspect des lieux, avec leur situation réciproque,
leurs moyens de communication ou les obstacles intermédiaires, mais qui fût
capable en outre de nous expliquer l'histoire particulière des différents habi-
1. Histor. und Philolog. Aufsätze dédiés à Ernest Curtius, p. 352. Berlin, 1884.
6 LES PHENICIENS ET L'ODYSSEE.
tats, leur origine, leur raison d'être, et le rôle de chacun dans l'histoire générale.
Cette science des sites n'est pas la topographie, simple description des lieux.
Mais elle en doit être la suite et le complément. Coordonnant les descriptions
de la topographie, elle en doit tirer des lois historiques. Car, des conditions natu-
relles, il est visible que découlent, toujours les mêmes, certaines conséquences
sociales. En présence d'un habitat, pensait G. Hirschfeld, on peut toujours
déterminer quelle sorte d'agglomération humaine a existé ou a pu exister là,
quel état de civilisation ces hommes ont connu, quels furent leurs occupations
et leurs rêves, quel degré, quel minimum, quel maximum de richesse et de
prospérité ils purent atteindre, bref, quel ensemble de conditions matérielles et
morales durent réaliser leurs générations successives, pour que leur commu-
nauté naquît, grandît, se maintînt ou disparût en cet endroit.
G. Hirschfeld me semble avoir pleinement raison. Il est des lois générales
de milieu et de domicile qui président à la formation et à la durée, comme au
déplacement et à la dispersion, des communautés humaines. La prospérité ou
la ruine d'une ville semblent parfois l'oeuvre soudaine d'un homme : Alexandre
fonde Alexandrie; Scipion ruine Carthage. Mais cette oeuvre apparente n'est que
le couronnement du lent travail de mille forces obscures, sur lesquelles la
volonté des hommes n'a pas de prise soudaine. Le monde ambiant, la force des
choses, comme dit le populaire, est ici la grande cause. Ce sont les changements
du monde extérieur qui amènent aussi les changements de nos villes : l'Atlan-
tique exploré fait la fortune de Cadix; la mer Rouge ouverte, à travers l'isthme
supprimé, ranime tous les ports méditerranéens.... La nature et le site de leur
domaine, la grandeur et l'orientation de leurs golfes ou de leurs mers, la faune
et la flore de leurs terrains imposent aux diverses humanités des conditions
d'habitat inéluctables, et ces conditions sont régies par des lois aussi générales
et aussi fixes que tous les autres phénomènes terrestres. Le caprice des hommes
échoue toujours quand il veut se mettre en révolte contre ces lois : telle
préfecture ou sous-préfecture française, dont l'État voulut arbitrairement faire
la capitale d'un district, reste après cent vingt ans un bourg misérable. Le
travail des hommes n'aboutit que s'il étudie ces lois et les respecte : au
ve siècle avant notre ère, les Rhodiens comprirent que leurs vieux ports, Lindos,
Kamiros et lalysos, ne convenaient plus à l'orientation du nouveau commerce
entre la Grèce et le Levant; ils choisirent à l'autre bout de leur île, sur le
détroit, le point de passage le plus fréquenté des vaisseaux; dans ce site
approprié, leur nouvelle capitale de Rhodes devint le grand emporium des siècles
suivants.
Il existe des lois topologiques : il s'agit de les dégager; il est facile de les
dégager, surtout pour les sociétés disparues. A travers tous les siècles, un village
de pêcheurs n'aura pas les mêmes besoins ni, par conséquent, le même site
qu'un village de bergers. D'un siècle à l'autre, le même village de pêcheurs
pourra se déplacer. Il émigrera du bord de la mer aux pentes ou au sommet
L'ETUDE DES ORIGINES GRECQUES. 7
FIG. 1.
— Les capitales de l'Argolide 1.
petit rocher, Tirynthe n'est pas comme Aigues-Mortes une cité de commerce et
une grande place de guerre. Tirynthe n'est qu'un château féodal, un palais
fortifié avec des magasins bastionnés ou taillés dans le roc. Elle est semblable
de tous points aux résidences de beys turcs et albanais ou d'émirs druses et
arabes, que nos marines ont connu ou connaissent encore sur les rivages de la
Turquie : c'est une forteresse contenant des palais pour le seigneur et ses
femmes, et des magasins pour ses récoltes et ses dîmes. Un voyageur franc,
d'Arvieux, nous décrit à Tripoli, à Beyrouth, à Caïfa, sur toute la côte
syrienne, les Tirynthes construites de son temps par les émirs druses :
Akka, en revenant vers l'embouchure du port, on voit les ruines d'un ancien
A
palais que les princes druses ont fait bâtir sur les ruines d'une église. A quelque distance
de là, il y a une grosse tour carrée que l'on nomme par honneur le Château. C'est la
demeure d'un aga, qui a sous ses ordres dix ou douze janissaires, qui composent la
garnison de la ville, avec quatre petites pièces de canon pour faire peur aux corsaires
qui voudraient y faire descente et piller les magasins1.... À Saïda, l'émir Fekherdin a
ramené d'Italie nombre d'ingénieurs, d'architectes et d'ouvriers de toutes sortes pour
la fortification de ses places et les embellissements de ses palais 2.
Toutes les précautions avaient été prises pour fermer la roule à l'invasion. Ici c'est
une tour, qui se dresse au bord du chemin, à l'entrée d'un défilé. Ailleurs c'est une
sorte de place d'armes qui pouvait contenir trois ou quatre cents hommes. De ces camps
retranchés, le plus curieux est celui dont le rempart enveloppe la cime du mont Élie
(800 mètres au-dessus de la mer). On se demande à quoi a pu servir sur ce faîte tout
cet appareil de murs et de portes.... Il semble que les Mycéniens accoutumés à entasser
les quartiers de rocs aient bâti ce fort pour le plaisir de bâtir et qu'ils aient pris ici une
peine vraiment inutile.... En revanche, c'était un site merveilleusementchoisi pour une
tour de guet. De ce sommet la vue se promène sur tous les monts d'Argolide, du golfe
Saronique au golfe d'Argos, et découvre le fond de toutes les vallées par lesquelles une
armée peut déboucher devant Mycènes5.
compte. Il ne leur restait entre les mains qu'une faible part des rançons et
avanies extorquées par eux aux caravanes. Mal vêtus, mal armés, logés dans
d'infectes masures, campés sous une tente de paille ou de poil de chameau,
ces pauvres hères faisaient triste figure : leurs postes déserts n'ont laissé que de
misérables ruines. Mycènes fut riche, bien bâtie, eùxit^evov. Nous admirons les
ruines de cette « ville dorée », 7roXu^pû<rot.o MUXÏÎVTIÇ1. Les barons de Mycènes
ne devaient rendre compte de leurs extorsions à aucun suzerain.
Mais, de part et d'autre, à Mycènes comme à Tirynthe, apparaissent nettement
certaines conditions qui furent indispensables à la fondation et à la prospérité
de ces habitats. Si telle de ces conditions n'est pas remplie, il est impossible que
le problème ait eu jadis la solution que nous venons de constater. A quoi bon,
sur celte plage d'Argolide, les fortifications et les magasins de Tirynthe, si, dans
le golfe, des navires étrangers ne venaient pas charger les provisions qu'entas-
saient chez le seigneur les redevances du pays voisin? Au temps des marines
franques, c'est pour trafiquer avec les gens de la mer que les émirs syriens, les
agas et dere-beys turcs, les beys et capitaines albanais installent de pareilles
Tirynthes sur les rivages d'Europe et d'Asie. A quoi serviraient de même les
imprenables remparts de Mycènes et d'où viendraient les richesses accumulées
dans ses tombeaux, si la route du bas n'avait été fréquentée par de riches
caravanes, si à cette étape, auprès dé cette source, une « douane » n'avait été
levée sur un trafic régulier entre les deux mers du Levant et du Couchant?
Prenez en Albanie un terme de comparaison plus précise et voyez comment
ont vécu, jusqu'au milieu du XIXe siècle, les beys d'Elbassan, de Bérat et de
Tépéléni. A l'entrée des dervends qui mènent de la côte adriatique aux vallées
intérieures du Pinde, ces beys n'ont pu construire de grands châteaux, entretenir
de somptueuses résidences, qu'aux dépens des muletiers valaques qui, des ports
de Durazzo et d'Avlona, menaient en Macédoine ou en Thessalie les marchan-
dises européennes. Ces nobles pillards levaient une lourde douane sur le trafic
européen que l'insécurité des mers forçait alors à prendre cette route terrestre.
Les vaisseaux de Trieste ou de Venise amenaient à la côte adriatique, à Raguse,
Durazzo ou Avlona, les ballots que ces muletiers se chargeaient de convoyer à
travers le Pinde vers Monastir, Larissa, Salonique et Constantinople. Quand ce
trafic terrestre des Valaques diminua; quand nos grands vaisseaux se mirent à
contourner la Péninsule, à travers la mer libérée de corsaires, ce fut fait de la
puissance des beys albanais et de la richesse de leurs demeures. Leurs fortes
murailles croulent aujourd'hui comme ont croulé les remparts de Mycènes. La
fortune d'Ali-Pacha, le « bey des beys », peut donc nous instruire de la fortune
d'Agamemnon, le « roi des rois ». Mycènes ne se peut comprendre sans le
transit d'un commerce étranger sur sa route, sans les arrivages de marchandises
étrangères sur les plages de Nauplie et de Corinthe.
travailler, absence des marées, faiblesse des courants, et, surtout, rareté de ces
barres et mascarets qui, dans les océans, dressent un mur entre la batellerie
fluviale et la navigation maritime, etc.... Conclusion à peu près inévitable : la
Méditerranée n'a pu demeurer, des centaines de siècles durant, une mer désertée
des hommes, abandonnée aux troupes des oiseaux et des monstres marins.
« Les
grandes navigations, dira-t-on, n'ont commencé qu'au IXe ou Xe siècle
avant notre ère, avec les Grecs, avec les populations actuelles ou leurs ancêtres
directs. Car il est des races à qui la navigation et la colonisation sont antipa-
thiques 1. » — Sur le pourtour de la Méditerranée, toutes les humanités, indo-
européennes ou sémitiques, grecques ou barbares, franques ou maures, espa-
gnoles ou arabes, turques ou chrétiennes, sont en quelques générations devenues
maritimes et navigantes. Arabes et Druses de Syrie, Lazes et Turcs d'Asie
Mineure, Nègres de Cyrénaïque, Maures et Berbères d'Afrique, Latins d'Espagne,
d'Italie ou de France, Slaves de Russie ou de Macédoine, à travers tous les
changements de civilisation et de races, toutes les humanités méditerranéennes
ont été influencées et tournées vers la mer par les mêmes conditions de nourri-
ture et de vie. Le gardien de moutons, en Espagne comme en Grèce, en Italie
comme en Asie Mineure, vit, durant l'été, sur la montagne ou le plateau. Mais,
l'hiver, il doit ramener son troupeau aux pâturages maritimes, et, durant de
longs mois, il séjourne avec lui au bord des golfes tranquilles, en face de la
mer souriante, à quelques brasses de ces îles qui, toutes proches, tentent sa
rêverie. Vers ces îles, parfois, une ligne de roches émergées semble faire un
pont. Le berger s'embarque. Il découvre les îles côtières. Il les trouve propres à
la pâture. Il y transporte des chèvres ou des moutons, qui facilement s'accli-
matent, se reproduisent et reviennent à l'état presque sauvage : il n'est besoin
ni d'enclos ni de gardiens pour les surveiller; il suffit de venir à l'époque des
fromages ou de la tonte. Peu à peu le berger prend l'habitude de la mer2....
L'Albanais descendu en Grèce durant le XVIIe ou le XVIIIe siècle devient au début
du XIXe le matelot d'Hydra et de Spetzia.
Avant les Grecs, qui sont des tard venus dans le inonde levantin, les
humanités antéhelléniquesn'ont pu vivre autrement que tous leurs successeurs.
Que l'on imagine ces premiers autochtones aussi barbares que l'on voudra, ils
devront encore nous apparaître semblables à ces populations malaises dont
les guerriers, armés de jade et outillés de bois, sillonnaient les immensités du
Pacifique bien avant que les voiliers de nos conquistadors en eussent découvert
le chemin. Avant les Argonautes, la Méditerranée dut connaître d'autres
marines. Avant l'histoire grecque, il y eut une préhistoire méditerranéenne. Les
monuments égyptiens mentionnent constamment ces « peuples de la mer ». Les
Anciens, au reste, avaient cette opinion. Avant les thalassocraties, comme
ils disaient, d'Athènes, d'Égine, de Mégare, d'Ionie ou de Crète, ils affirmaient
1. Eusèbe, Chron., I, p. 225. Voir la discussion de cette liste dans D. Mallet, les Premiers Établis-
sements, p. I et suiv. Il est probable que ces listes proviennent de Castor le Rhodien. AvaypaçjT,
Ba6u).wvoç -/.aï TWV 6a7>ao-c70xpaTT|GrdvTtiiv èv j3i6),£otç p' (titre donné par Suidas).
10 LES PHÉNICIENS ET L'ODYSSEE.
recopiant cette liste, dut augmenter les numéros de la série, en prolonger la
longueur, en renverser l'ordre, au gré de ses préjugés ou de son patriotisme. Je
crois qu'il est impossible de tirer de cette liste quelque renseignement certain.
Il est des auteurs anciens qui nous ont parlé de ces premières marines. Mais
leurs affirmations concises et peu nombreuses ne nous conduisent pas à plus de
certitude. Même quand ces auteurs sont Hérodote et Thucydide, la part de vérité
et la part de légende, ou du moins les apparences de vérité et les apparences de
légende, sont dans leur texte mêlées trop étroitement : il faut quelque critérium
extérieur pour les discerner.
En cette incertitude, on crut au cours des trente années dernières que
l'archéologie, apportant l'ample moisson des fouilles « mycéniennes », reconsti-
tuerait sans peine la période antéhellénique. On ne saurait exagérer l'utilité de
ces fouilles : Mycènes, Tirynthe et Ilion, Priam et Agamemnon, désenlisés de la
légende, ont été remis sur le sol historique. L'Iliade et l'Odyssée ont cessé de
nous apparaître plus mythiques que la Chanson de Roland. C'est pour l'histoire
toute une province reconquise.... Mais, au début du XIXe siècle, les paléontologues
retrouvèrent aussi pour notre planète une histoire antérieure à l'homme. Ils
firent aussi de merveilleuses découvertes dans les couches les plus anciennes de
notre sol. On put s'extasier aussi devant la grandeur des ossements exhumés,
quand Cuvier et ses disciples reconstituèrent de quelques débris les représen-
tants d'espèces disparues. La paléontologie eut son heure d'incontestable utilité.
Pendant quelque temps, elle jouit à bon droit d'une faveur presque exclusive. Et
pourtant, si son règne eût duré trop longtemps, nous voyons bien aujourd'hui
que l'histoire de la terre eût été singulièrement déformée, inclinée aux miracles
et à l'invraisemblance. Et cet exemple doit nous faire réfléchir sur la portée des
méthodes et sur la valeur des découvertes archéologiques.
La recherche et l'étude, la détermination et le classement des organismes
fossiles réclament à coup sûr une attention critique, des habitudes de
comparaison, un esprit scientifique. Mais on ne peut nier aussi que la part de la
fantaisie et du sentiment ne soit encore très grande en ces recherches et surtout
que cette part ne devienne prépondérante quand il s'agit de mettre en oeuvre les
matériaux réunis et classés 1. De ces membres épars, de ces fémurs écourtés, de
ces vertèbres égrenées, de ces dents desserties, il faut reconstituer un organisme
complet 2. Or, sans cesse, l'imagination grossissante du paléontologue est solli-
citée par les matériaux mêmes qu'il a sous les yeux. A travers l'usure de milliers
de siècles, dans les cahots de révolutions successives, la plupart des organismes
fragiles et ténus ont, comme il est naturel, disparu presque entièrement. Le
paléontologue ne vit dans la compagnie que d'êtres gigantesques dont l'ossature
put jadis échapper à tous les hasards et dont la taille, la force et la beauté créent
aujourd'hui, pour l'esprit qui les reconstitue, un monde de merveilles et parfois
de chimères, tout différent de notre petit monde terre à terre 1. Aussi l'histoire à
la mode des paléontologuesétait-elle très différente de l'histoire réelle que nous
commençons d'entrevoir.
Elle avait une conception fausse des phénomènes terrestres et de leur marche
à travers les siècles. Entre le monde merveilleux des origines, tel qu'ils l'ima-
ginaient, et la mesquine réalité des temps présents, telle qu'ils l'apercevaient
autour d'eux, les paléontologues ne pouvaient supposer une évolution lente et
continue. Il leur fallait des révolutions brusques, des cataclysmes soudains, des
déluges, des éruptions et des soulèvements, pour expliquer les abîmes inson-
dables, croyaient-ils, qui séparent notre époque des époques primitives. Régie
par des lois, visitée par des phénomènes, bouleversée par des forces, dont nous
chercherions vainement autour de nous les similaires ou les équivalents, la
terre des mammouths et des ichthyosaures était, à les en croire, aussi diffé-
rente de notre sol que le peuvent être les mammouths de nos moutons et les
ichthyosaures de nos lézards, — aussi différente que les archéologues ima-
ginent l'Hellade des héros et la Grèce des pallikares.... Quand les géologues
entrèrent en jeu, quand l'étude des terrains remplaça l'étude des monstres, toute
cette conception fut renversée. On reconnut une profonde similitude entre les
époques apparemment si diverses. On vit que, depuis les origines jusqu'à nos
jours, les mêmes lois, les mêmes phénomènes, les mêmes forces continuent sur
les mêmes éléments leur travail de longueur et de patience. L'histoire des ori-
gines terrestres, ayant repris contact avec la réalité contemporaine, fut moins
miraculeuse, moins héroïque et divine : elle devint plus vraisemblable, plus
proche de l'humble, mais certaine vérité.
En outre, les conclusions de la paléontologie — on le constata bientôt
avaient été viciées d'avance par les vices mêmes de la méthode paléonlologique.
-
Elles ne fournissaient aucune certitude historique, parce qu'il était impossible
1. Thucyd., I, 10 : [ilv Muxf|Vai JXIÏ.OOV T,V T] EÎ TI T5V TÔTE -o~kits\i.a vûv JXT) dijsô^pEWV 60-/.EÏ
OTI
EÎVSCL... Cf. Perrot et Chipiez, t. VI, p. 581 : « Je suis tenté de croire que Thucydide lui-même n'a
jamais été à Mycènes. S'il avait parcouru ce vaste champ de ruines, si ses yeux s'étaient levés vers le
dôme des deux grands tombeaux et en avaient mesuré le vaisseau spacieux, s'il avait contemplé les
murs de la citadelle et s'il en avait franchi la porte, il n'admettrait pas que Mycènes était une petite
ville, comme toutes les villes de ce temps-là.... Les monuments de Mycènes éveillent encore maintenant
l'idée d'une ville populeuse, d'une royauté riche et. puissante. » Dans quelques siècles et après quelques
révolutions, Chambord, Chenonceaux ou Langeais — jjuy.pôv -ï\ sï TI TÛV TOTE Tra),tcr[ia
— pourront
soulever entre archéologues et historiens les mêmes contradictions. Un grand château, un grand tom-
beau, un grand donjon n'impliquent pas nécessairement une grande ville : Chambord n'est qu'une
résidence royale sans même un village; le Versailles de Louis XIV n'était pas une cité populeuse et
l'Escurial est encore un désert.
v. BÉRARD.
— I. 2
18 LES PHÉNICIENS ET L'ODYSSÉE.
d'appliquer à l'ensemble de la planète les résultats, même les plus certains,
d'une ou de plusieurs enquêtes sur des provinces particulières. A vouloir
dater, en effet, par les seuls organismes fossiles, telle couche de terrain et la
période correspondante1, on s'aperçut bientôt d'erreurs grossières, indiscutables.
Ici encore, le spectacle du monde actuel pouvait servir de leçon. Les diverses
régions émergées nous offrent les différences qui séparent les faunes et flores
contemporaines. Les plantes et les animaux de l'Australie semblent d'une autre
époque que nos faunes et flores d'Europe, d'Amérique ou d'Asie : les crucifix,
calvaires et statues de la Bretagne actuelle semblent aussi d'un autre âge que
nos sculptures et moulages de la rue Saint-Sulpice.... Et, très souvent, en outre,
les organismes fossiles n'appartiennent pas à la région où ils se rencontrent, à
la couche où nous les trouvons aujourd'hui. Jadis, vivants encore ou défunts,
ces organismes furent transportés loin de leur habitat par le hasard des cou-
rants et glissements contemporains. Plus récemment, fossiles déjà, ils ont été
précipités de leur sépulture primitive et accumulés en d'autres gîtes par les
secousses et les dislocations postérieures 2. L'histoire à la mode des paléontolo-
gues était donc sans chronologie possible 5, sans géographie même approxi-
mative. Que peut être une pareille histoire, sinon une histoire, un pur roman?
Après cinquante ans de paléontologie, il fallut renverser les rôles. Le géologue
étudia les couches de terrain, data et séria les époques, en fit la chronologie et
la géographie. Puis, quand le théâtre eut été reconstitué et la pièce refaite, on y
put réintroduire les acteurs, les fossiles : ils s'y trouvèrent à leur place et dans
leur décor.
Une telle tendresse et une telle admiration ne sont pas favorables, semble-t-il,
à l'exercice d'une critique bien sévère. D'ailleurs, à ne vouloir chercher que les
« empreintes des idées et des goûts, des habitudes et des croyances », on risque
de n'en pas apercevoir les causes, les fluctuations et les conséquences, même
les plus proches : le monument et le signe cachent un peu l'intention et le sens.
A demeurer en extase devant « les admirables bornes milliaires des Romains4 »,
on oublie parfois de noter les détours et la direction générale de la route. La
contemplation des oeuvres d'art ne dispose pas l'esprit à l'étude des opérations
moins esthétiques de la vie ordinaire, et souvent elle ferme les yeux sur les
nécessités un peu basses, un peu laides du train-train journalier : pourtant, ces
opérations et ces nécessités ont dominé et façonné toute la vie des Anciens
comme elles dominent et façonnent la nôtre.
Je suis toujours demeuré pensif devant certaines affirmations d'archéo-
logues : « L'archéologie, dit l'un, démontre que la Gaule n'a rien dû ou presque
rien aux colonies grecques de la Méditerranée, en dehors de la monnaie et de
1. C'est dans les oeuvres de l'archéologue allemand H. Furtwamgler que l'on peut voir, par les exemples
les plus typiques, comment, s'écrit l'histoire à la façon des archéologues. Pour ne prendre que quelques
pages de cet auteur, je recommande la lecture de l'article Gorgones dans le Dictionnaire de mythologie
de Roscher, p. 1709-10; en voici le raisonnementmis en forme : « Les Gorgones sont toujours ailées....
Sur la métope de Sélinonte, les Gorgones ne sont pas ailées : c'est que la place manquait pour les ailes
ou que ce ne' sont pas là des Gorgones.... Le Bouclier d'Hésiode ne parle pas des ailes des Gorgones;
naturellement, ce n'est pas une preuve que les Gorgones étaient, sans ailes.... Un monument, particu-
lièrement vieux et significatif est un bronze du Louvre, représentant une Gorgone agenouillée : elle est
sans ailes; ce n'est que par hasard; les ailes étaient, sans doute appliquées, et elles ont disparu. »
Devant un monument, l'auteur n'hésite jamais sur la date ou la provenance : ceci est, echt ionisch, cela
chalkidisch. Jamais il n'hésite non plus sur l'authenticité. Tous les monuments conformes à ses théo-
ries ou à ses fantaisies personnelles sont authentiques, indiscutables. Les autres sont « évidemment »
faux. Il ne veut pas qu'il y ait de Gorgones sur les pierres des Iles. Voici pourtant une pierre des Iles
qui représente une Gorgone. C'est que la pierre n'est pas des Iles : elle est postérieure, du VIIe siècle.
2. Perrot et Chipiez, VI, p. 11.
5. Perrot et Chipiez, VI, p. 15.
4. A. Bertrand, la Gaule avant les Gaulois, p. 10.
20 LES PHENICIENS ET L'ODYSSEE.
l'alphabet1. » Examinez cette affirmation à la seule lumière du bon sens
pratique. Quand un peuple emprunte la monnaie du voisin, c'est qu'il a besoin
de trafiquer avec lui, et quand le voisinage établit un trafic entre deux civili-
sations, la plus grossière fournit toujours des matières premières et la plus
raffinée des produits industriels.... D'autre part, un peuple n'emprunte pas,
l'alphabet des voisins s'il n'a pas à correspondre avec eux. Et l'alphabet ne se
transporte pas sous forme de lettres séparées. Les Gaulois n'ont pas envoyé à
Marseille un ambassadeur chargé de copier l'alphabet grec. Cet alphabet leur
est arrivé sous forme de mots et les mots portaient des idées. Qui donc constate
un emprunt de monnaie et d'alphabet, en tous temps et en tous lieux, peut
affirmer un échange de produits et d'idées. — Méditez encore la proposition que
voici : « M. Undsett, que rien n'effraie, dit un autre archéologue2, va jusqu'à
croire que les Phéniciens ont importé en Suisse deux poignards de cuivre à soie
longue du type chypriote. Etrange commerce phénicien, qui aurait transporté
si loin des objets de mince importance, sans jamais apporter en même temps
un bijou, un cylindre, un bibelot de prix à faciès oriental bien accusé! » Je
ne discute pas le fond de la querelle. Mais le raisonnement archéologique
apparaît ici dans son beau. Un bon archéologue ne peut supposer que les
Phéniciens soient allés quelque part sans y laisser, à son intention, un cylindre
ou un bibelot. Mais, peut-être, les Phéniciens pensaient-ils moins à l'archéologue
d'aujourd'hui qu'au Barbare de ce temps-là. Leurs envois visaient à satisfaire
les besoins de leur clientèle plutôt que la curiosité de nos académies. Pour les
Barbares, qui vivent de chasse et de guerre, on peut admettre qu'un bon
poignard de bronze est d'une autre importance que même un cylindre inscrit :
nos fusils et baïonnettes, objets de menue importance pour nos académies,
trouvent plus facilement un marché au coeur de l'Afrique que nos bijoux ou
nos bibelots les plus « modem style ».
L'histoire réelle ou du moins rationnelle des origines humaines demande
autre chose que les traces fossiles des héros et des artistes : « La bêche et la
pelle, disait déjà Strabon, ne suffisent pas; il faudrait aussi la connaissance des
lois générales du monde. » Jamais ce conseil n'a été plus utile qu'aujourd'hui :
oooè yàp Gspwv?) xai a-xa—avsT. àWà TB raicrB'/ivat. ouvapiivco TYJV y/jv OUTOJ syeiv
•nrv 6')»7]vs. Les archéologues négligent cette connaissance des lois générales.
Ils semblent ignorer de parti pris les nécessités quotidiennes qui, à travers
tous les siècles, régissent toute société humaine dans ses migrations comme
dans ses établissements. Leur conception de l'histoire est moins philosophique,
leur classification des diverses humanités est plus enfantine que les premières
tentatives des plus vieux historiens grecs. Ceux-ci partageaient l'humanité en
différents peuples, suivant un caractère qui nous fait un peu sourire, parce
que nous n'en voyons pas la lointaine portée, suivant la nourriture. Ils distin-
guaient les Ichthyophages des Rizophages, les « Mangeurs de Pain », Si-rocpàyoi,
comme dit l'Odyssée, des « Mangeurs d'Homme », 'AvSptxpptyoï. Distinction
pleine de philosophie, à laquelle tôt ou tard on reviendra ! Car elle est fondée
sur le caractère le plus important peut-être, le plus fertile en conséquences de
tous genres. Car il y a vraiment des « Peuples de la Bière » et des « Peuples du
Vin », des humanités du blé et des humanités du riz. Et il ne faut pas long-
temps réfléchir pour déduire quelles différences de vie, d'occupations journa-
lières, d'appétits, de désirs, de politique, de poésie et de morale, entraîne la
différence de nourriture : il vaut mieux vivre, à coup sûr, parmi des Mangeurs
de Pain que parmi des Mangeurs d'Homme.
Négligeant ces caractères fondamentaux, les historiens-archéologues s'at-
tachent aux menus détails extérieurs, qui permettent de classer dans la vitrine
les produits de la fouille, et ils arrivent à transporter dans l'histoire humaine
ces classifications de musée. Ils inventent des civilisations morgienne, hallstal-
tienne, mycénienne, égéenne, etc., des humanités de la bouterolle et du casque
pointu. Sous forme d'apophtegmes, ils émettent des oracles qui ferment la
bouche aux non-initiés : « La bouterolle est hallstattienne.... Le casque pointu
est marnien.... L'épée en fer est de l'époque de la Tène.... Le poignard en
bronze est hongrois.... L'épée de bronze est morgienne 1. » Et parce qu'un
tombeau de la Marne contient un casque pointu, voilà l'histoire encombrée
à tout jamais d'une époque marnienne! Et parce que les ruines de Mycènes ont
été fouillées avant celles de Pylos, d'Ithaque, de Knossos ou de Gortyne, voilà,
qu'un peuple mycénien est installé dans la préhistoire hellénique !
Le vulgaire doit admettre ces oracles sans toujours les comprendre, sans
protester contre les invraisemblances, sans même oser avouer ses doutes. Si
parfois il demande des raisons, on lui sert des archéologues : « M. Furfwaengler
a dit : « C'est une des pires erreurs de l'archéologie préhistorique, etc. » —
« Un très bon juge, M. Goblet
d'Alviella, a dit... etc. 2 » L'argument d'autorité
n'est que trop souvent la seule réplique des archéologues. C'est par le nombre
des références au bas des pages que se juge couramment le mérite d'une oeuvre
archéologique. La valeur d'un archéologue se cote au poids des fiches qu'il
possède en ses tiroirs. Dans le livre que je lui offre, le lecteur trouvera au
bas des pages le minimum de références. Pourtant — et in Arcadia ego! —
les J. Wimmer (Lokalisierung der Homer. Inseln), les M. Hergt (Quam vere de
Ulyxis erroribus Eratosthenes judicaverit), les P. Pervanoglu (La legenda de
Ulysse), et P. Matranga, et A. Freiherr vor Warsberg, et Wolcker, et K. Iarz me
sont familiers, et tant d'autres docteurs dont, hélas! j'ai lu les mémoires sans le
moindre profit. Mais c'est ma théorie de l'Odyssée que je voudrais présenter
ici et non pas celles d'autrui. Je ne citerai donc que les auteurs dont j'adopte ou
humeur, attribuaient aux Phéniciens une grande influence sur les Grecs primitifs,
et cette tradition fut jadis admise par la plupart des savants modernes. Moi-
même je l'ai suivie dans mon Épopée Homérique. J'y ai supposé que les
Phéniciens eurent une large part dans le développement de la civilisation que
nous connaissons surtout par les monuments de Mycènes et qui a pris, pour cette
raison, le nom de mycénienne. Dans les dernières années, comme dit un personnage
de Molière, « nous avons changé tout cela ». Les malheureux Phéniciens sont
devenus l'objet de la profonde antipathie de plusieurs savants, antipathie que
l'on serait presque tenté de mettre en rapport avec le mouvement antisémite
de nos jours1....»
Pour compléter la ressemblance avec les querelles théologiques d'antan,
il arrive parfois que l'archéologue condamné, battu et mécontent, fasse appel
au bras séculier et menace ses adversaires des tribunaux de commerce vengeurs
de la diffamation2....Ce ne sont pas de tels errements qui conduiront à la vérité.
Voilà, du moins, ce que commencent à penser certains savants, et l'on ne peut
les soupçonner de mauvais vouloir à l'endroit des archéologues.
En tête de ses admirables Chroniques d'Orient, qui resteront comme le
répertoire le plus complet de tous les travaux archéologiques durant les vingt
années dernières, M. Salomon Reinach écrivait avec son ordinaire impartialité :
« Un des caractères les plus frappants de la
science à la fin du XIXe siècle a été
l'effacement graduel de l'ancienne philologie devant l'archéologie envahissante.
Il en est résulté un certain abaissement. Car un philologue, qui n'est pas
archéologue, connaît encore l'antiquité et l'aime, tandis qu'un archéologue,
qui n'est pas philologue, n'est qu'un collectionneur ou un éditeur de
curiosités...: Une nouvelle révolution se dessine. Les papyrus grecs, sortant
de terre, remettent en honneur, comme à l'époque de la Renaissance, la
connaissance du grec, du vrai grec, qui n'est pas celui des épigraphies
sur bibelots, mais des textes littéraires 3. » Arrivé au terme de sa carrière,
E. Curtius se demandait tout pareillement si le règne absolu de l'archéo-
logie n'avait pas assez duré, s'il n'était pas grand temps aujourd'hui
d'en vérifier la gestion et peut-être d'en corriger les effets. Au sentiment de
Curtius, l'histoire grecque devait quitter un peu les musées et reprendre pied
sur le sol réel, s'adonner à la seule étude qui puisse fournir quelques témoins
irrécusables, l'étude des lieux : « La topographie seule nous ramènera à de
justes conceptions sur le rôle des Orientaux et des Hellènes dans la Méditerranée
primitive4. » Cet avertissement de Curtius vaut la peine d'être médité :
Que l'on pense ce que l'on voudra des méthodes mêmes de l'archéologie, le
résultat du moins semble prouver qu'elle est incapable de résoudre notre
problème des origines méditerranéennes. Les Anciens avaient imaginé deux
solutions à ce problème. L'archéologie moderne n'a fait que remettre ces deux
solutions en présence, avec des autorités considérables et quelques arguments
en faveur de l'une et de l'autre. Suivant Hérodote, Thucydide et Strabon, suivant
tous les Anciens qui eurent une renommée d'érudition ou de critique, les
Orientaux avaient été les maîtres et les initiateurs des Grecs; c'est parmi les
archéologues, l'opinion des Helbig, des Heuzey et des Pottier. Par contre, telles
pages de M. J. A. Evans sur l'Origine de l'Alphabet ou de M. S. Reinach sur le
Mirage oriental et sur le Culte de la Déesse nue pourraient sembler traduites de
Diodore de Sicile : « Certains prétendent, écrit Diodore, que les Syriens sont les
inventeurs des lettres, et que, disciples des Syriens, les Phéniciens apportèrent
ces lettres en Grèce, d'où leur nom de lettres phéniciennes. Mais les Cretois
disent que la découverte initiale ne vint pas de Phénicie, mais de Crète, et que
les Phéniciens ne firent que transformer les types des lettres et imposer ces
nouvelles formes à la plupart des peuples 2. » Diodore dit ailleurs : « Ce sont
les premiers habitants de Rhodes, les Telchines, qui inventèrent une partie des
arts et des choses utiles à la vie humaine; c'est d'Actis le Rhodien, fils du
Soleil et fondateur en Egypte d'Héliopolis, que les Égyptiens apprirent les
théorèmes de l'astrologie. Plus tard, un déluge survint, qui détruisit en Grèce
la plus grande partie de la population et tous les documents écrits; les
Egyptiens profitèrent de l'occasion pour s'approprier les découvertes de
l'astrologie et dire qu'ils en étaient les inventeurs. Voilà comment, bien des
générations plus tard, le Phénicien Kadmos, qui rapporta l'écriture en Grèce,
en passa pour l'inventeur, même parmi les Grecs, grâce à leur commune
1. Michaud et Poujoulat, Corr. d'Orient, II, p. 20.
2. Diod., V, 74, 1 : TTpô; os TOÙÇ AÉyovTa; OTI Supoi jxèv sûpETal TCOV ypajj.iJ.âTii>v Z\Q[, Tiapà ÔÈ TOÛTWV
4'oivixsç |j.a0ôvTEi; TGÏÇ "EVAT^I itapaSEÔwy.atjtv, OÙTOS 8' eicriv oï p.s-à Kâ3|j.ou -jî^eôc-OTTeç eîç TtjV Eùpwit7)V,
y.at ôtà TOÛTO TOÙÇ "EW.T,vaç Ta ypccp.jj.aTa <l>0'.viy.sia •rcpotjayopsÛ£tv, çoraï (Kpf,TSç) TOÙÇ <i>o(v;y.aç oiv. ê;
àp^fjç Eupslv, àXXà. TOÙÇ TU—ouç TÛV ypatj.jj.àTwv [j-ETaGEiva:. p.ôvov v.x\ TTI ypaori TaÛTï^ TOÙÇ •JTAEÊGTO'JÇ
TÛV àvOpiïreuv ^pTJtjaaOat, y.aî Sià TOÛTO TU/ELV TT;Ç -ïrpoEipT)!jiv7)ç Tîpoc7T|yoptai;. Cf. J. A. Evans, Journ. of
Hellen. Studies, 1897, p. 527 et. suiv.
L'ÉTUDE DES ORIGINES GRECQUES. 25
ignorance1. » Et Diodore ajoute : « Les Cretois disent que les honneurs rendus
aux dieux, les sacrifices et les initiations aux mystères sont d'invention Cretoise
et que les autres peuples les leur ont empruntés.... Déméter a passé de chez eux
en Attique, puis en Sicile et de là en Egypte, apportant avec elle la culture du
blé. Semblablement, Aphrodite est allée en Sicile, à Cythère, en Chypre et enfin
dans la province asiatique de Syrie 2. »
Entre ces deux opinions, le choix, si l'on s'en tient aux textes de l'antiquité ou
aux monuments archéologiques, ne peut être qu'arbitraire. Mais les arguments
empruntés, comme le voulait E. Curtius, à la topographie, — ou plutôt à la
topologie, — nous donneraient, je crois, une solution.
1. Diod., V, 55-57 : yevéaSai S' aÙTOÙç xaî TE/VÛV Tivuv EÛpETàç xai aXkuv TÛV ypt\<ji.\Liiiy EÏÇ TOV
piov TWV àvBpcùTîioy sia-r)y7]Tàç 'Ay.TÎç ô' drapât; EXTICTE T^V ^ID.toûitoTvLV... o\ o' A.lyùiiTioL
Etç Aiyu-iruov
Ê'u.aGov itap' aùTOÛ Ta irepl TT)V àcrTpoXoytav BsupTi [J.aTa • uuTEpov 81 itapà TOÎç "EXkt\ai yEvopivou xaTa-
y-XuapioO, y-ai TMV Kksi.aïuiv àvBpciraiov àraAopivtiiv, ô|xoicd; TOÛTOIÇ xaî Ta 6tà TWV ypa(j.u.âTcov Û7iO]j.vf|U.ara
(TUVÉ6-q ©Dapfivaf ôi' T|V aÎTÎav ol Àiyj—TIOL, xaipàv EUBSTOV XaëovTsç, ètioiOT.oir\G3.VTo Ta iTEpl T% àtfTpo-
)voytaç, etc. Cf. S. Reinach, le Mirage oriental, Chron. d'Orient, II, p. 509 et suiv.
2. Diod., V, 77 : -ïrepi p-èv oSv TÛV BEUJV oî Kpf,TSç TÛV Trap' CCUTOÏÇ ^Eyopivwv ysvvï}8f|Vai ToiaÛTa
[xuBoXoyoûa*.• TaçBè Tiu-àç xai ôuaÊaç xal Taç Tcspt Ta jj.uc7TTJpLa Ts).£Tàç z% KpTjTïjç sic TOÙ; à).Xouç àvBpû-
ÈXSÎBEV sî; £ins>.iav, xal sic
icouç TtapaÔEÔôtrBai.... AV)|xïiTpav îxèv yàp itEpaicùBEÎuav sic TÎ)V 'ATTIXTIV,
Al'yuTiTOV cO[iolw; 6' 'A^poÔLT^v ÈvoiaTpuj'ai T-Î)Ç SiXE^la;, TWV Se vifiawv, T'rçç 8è 'Aalaç Ttspi TÎp/ Supiav.
Cf. S. Reinach, les Déesses nues dans l'art oriental et dans l'art grec (Revue archéol., 1895, p. 567).
CHAPITRE 11
fermèrent ensuite les boues du Caystre. Smyrne prit alors la place d'Ephèse;
mais nous pouvons prévoir qu'avant deux siècles les boues de l'Hermos auront
tué Smyrne à son tour.... Ces causes permanentes peuvent être étudiées dans
n'importe quelle période de l'histoire méditerranéenne. Connus pour une thalas-
socratie, leurs effets toujours identiques peuvent être, sans chance d'erreur,
transportés à une autre thalassocratie. On peut dire que nos Instructions nautiques
régissent déjà les navigations grecques et romaines. Les portulans et les voya-
geurs de la période franque fournissent — nous le verrons — le véritable
commentaire des navigations d'Ulysse : dans Thévenot, Tournefort ou Paul
Lucas, nous aurons l'explication rationnelle de ce que nous appelons, faute
d'étude suffisante, les légendes de l'Odyssée.
Mais chaque période de l'histoire méditerranéenne eut aussi des particularités,
et de deux sortes au moins : les unes de faits, les autres de mots. Car chacune
des puissances thalassocrates apportait avec elle ses besoins nationaux et ses
préférences. Et chacune apportait sa langue ou son dialecte.
Langue ou dialecte ne tardaient pas à se fixer au dehors, en s'infiltrant dans
le langage des « peuples de la mer ». Les thalassocrates imposaient une onomas-
tique à leurs sites préférés : l'onomastique méditerranéenne garde encore des
noms de lieux phéniciens (Tyr, Saida, Carthage, Malaga), grecs (Nauplie, Séleu-
cie, Alexandrie, Palerme, Agde, Empurias), romains (Valence, Port-Vendres,
Cherchell, Césarée), arabes, italiens, etc., etc. Les thalassocrates répandaient
aussi leurs termes de commerce, noms de mesures, de monnaies et de mar-
chandises : la langue ou le sabir commercial et maritime de la Méditerranée
garde encore le souvenir des Phéniciens (sac, vin, thon, aloès, etc.), des Grecs
et de tous leurs successeurs.
Pareillement, nous verrions les besoins et les habitudes des thalassocrates se
traduire dans le choix des routes (l'Archipel du XVIIIe siècle a ses routes des
Anglais et des Hollandais, et ses routes des Français), dans le choix des relâches
(venus de l'Ouest, Français et Anglais ne rencontrent pas la terre au même
point que les Arabes, Grecs ou Phéniciens venus de l'Est), dans l'aménagement
des entrepôts (l'Anglais, pour son charbon, a besoin d'autres quais et d'autres
docks que le Franc pour ses draps, l'Arabe pour ses épices ou le Grec pour sa
poterie) et dans la disposition même des débarcadères (un vaisseau d'aujourd'hui,
calant cinq ou six mètres, ne peut plus s'arrêter aux mêmes plages que les
barques à fond plat des Anciens). A chacune de ces marines différentes, il
fallut des mouillages différents, des forteresses, des guettes, des stations de
ravitaillement ou de repos, des aiguades toutes différentes. Chaque fois que
l'une de ces thalassocraties disparut, faisant place à quelque rivale, ses aiguades
(les gens de Paros se souviennent encore des séjours que faisait le capitan-
pacha dans leur port de Trio au temps de la thalassocratie turque), ses stations
et relâches (les Provençaux n'ont pas oublié les anses où débarquaient les
pirates sarrasins), ses routes (les chemins des Francs existent encore en Morée)
28 LES PHENICIENS ET L'ODYSSEE.
demeurèrent dans le souvenir des hommes, et, gardant leurs noms étrangers,
elles formèrent l'une des couches de l'histoire méditerranéenne.
Celte histoire n'est donc qu'une série de couches empilées. Même sans grande
habitude, il est facile de distinguer ces différents terrains. Dans chaque couche
prise à part, il est non moins facile d'expliquer les divers éléments, de déduire
ou d'induire la raison des emplacements choisis et des roules fréquentées, —
c'est là ce que j'appelle la besogne topologique, — ou de retrouver le sens de
l'onomastique imposée, — c'est le rôle de la toponymie. Topologie et toponymie,
ces deux études combinées arrivent à découvrir les conditions efficientes, puis
à remonter aux causes lointaines, pour reconstituer enfin dans ses grandes
lignes chacune de nos époques. Origine, extension et durée, pour chaque thalas-
socratie, ces deux études nous dresseront une chronologie et une géographie
d'ensemble. Mais elles parviendront surtout à pénétrer dans le détail, à ranimer
devant nos yeux la vie locale de tel site aujourd'hui désert ou délaissé : quand le
témoignage des écrivains et des monuments est absolument muet, elles feront
émerger du sol même la vision des foules qui jadis s'agitaient au long de telle
route oubliée ou dans les souqs de tel bazar disparu.
Les résultats de ces deux éludes auront une valeur générale, c'est-à-dire que,
bien établies pour un point donné, leurs découvertes seront valables pour tous les
autres sites de la même époque. Le dock anglais est partout le même : qui con-
naît les us et moeurs de Gibraltar connaît aussi Malte, Aden et Singapoore. Ces
résultats seront en outre discutables et vérifiables, parce qu'ils sont rationnels
et régulièrement sortis d'inductions scientifiques. L'une et l'autre de ces éludes
s'appuient, en effet, sur des lois constantes ; elles partent de l'expérience actuelle
ou prochaine pour remonter aux faits du passé : la Méditerranée d'aujourd'hui
explique la Méditerranée d'il y a quarante siècles.
Voyez comment, sous nos yeux, l'une de ces couches méditerranéennes est
en train de se déposer. Depuis le commencement du XIXe siècle, les Anglais ont
conquis la direction du trafic méditerranéen. Leurs termes de marine et de com-
merce, leurs marchandises et leurs modes, leurs mesures et leurs habitudes de
navigation ont pénétré de Gibraltar à Port-Saïd. La Méditerranée actuelle tient,
comme en suspens, ces matériaux anglais, qui se déposeront quelque jour et
passeront à l'état de sédiments, quand une autre puissance, — allemande, fran-
çaise ou italienne, — reprendra le dessus. On pourra étudier alors les gisements
anglais autour de Gibraltar, de Malte, de Smyrne, de Chypre et du canal de Suez.
Cette couche anglaise recouvrira presque partout le terrain français des XVIIIe et
XVIIe siècles. Installée sous le flot anglais, à demi fixée déjà, mais non recouverte
encore et toujours apparente, cette couche française est à peu près également
répandue d'Alger au Caucase et de Beyrouth à Marseille. La thalassocratie
franque de ces deux siècles nous est bien connue. Les gisements en ont été bien
explorés. Nous pouvons sans peine en reconnaître les dépôts, grâce aux voya-
geurs du temps, Tournefort, Lucas, etc., grâce aux rapports diplomatiques et
LES LIEUX ET LES NOMS. 29
consulaires et grâce aux traditions locales.... Avant les Français, les Italiens
avaient eu cinq ou six siècles de monopole : une épaisse couche italienne est
encore visible en certains points ; mais, le plus souvent recouverte par la couche
franque, elle serait plus accessible à nos recherches si nous avions les documents
enfermés aux archives de Gênes et de Venise.... A leur tour, les Italiens avaient
eu comme prédécesseurs les Arabes. On peut dire que cette thalassocratie arabe,
qui dura trois ou quatre siècles, nous est presque inconnue, non pas faute de
documents, mais faute d'exploration et d'étude : ses gisements n'apparaissent
plus sous les terrains nouveaux qui l'ont entièrement recouverte; il suffirait
pourtant de quelque attention pour les apercevoir encore presque à fleur de
sol : dans la langue courante de nos marines méditerranéennes, voyez combien
de mots arabes se sont maintenus, amiral, felouque, etc. Il en est de même de la
couche byzantine, qui, sous le mince feuillet arabe, nous conduit aux bancs
épais, compacts et uniformes des Romains et des Grecs : nous la connaissons
très mal et nous l'étudions très peu. Sous elle, au contraire, les terrains de
l'époque classique nous sont familiers. Nous en reconnaissons à première vue
les échantillons et les fossiles : Alexandrie et Laodicée, le Méandre et le Tibre,
Rhodes et Marseille, Ostie et Panorme parlent à tous nos souvenirs. C'est l'arrière-
fond de notre science historique. Ce sont là, croyons-nous, les plus vieux gise-
ments de l'histoire méditerranéenne.
Mais étudiez cette couche gréco-romaine, et tout aussitôt, dans les gisements
les plus anciens, une étude, même superficielle, vous fera reconnaître des
débris qui ne sont pas contemporains de la masse, qui n'ont pas glissé là non
plus d'une couche postérieure, mais qui doivent provenir d'une couche plus
ancienne encore. Ce sont ou des noms de lieux qu'aucune étymologie grecque
ni latine ne parvient à expliquer, Ida, Samos, Korinthos, Salamis, Rheneia,
Kasos, Massicus, Cumae, Oenotria, etc. ; ou des situations de villes contraires à
toutes les théories des Grecs, Tirynthe, Chalcédoine, Astypalées, etc. ; ou des
systèmes politiques, des amphictyonies de sept ports, dont la politique grecque
ne donne ni le modèle ni la clef; ou des routes de commerce jadis suivies on
ne sait par quelles caravanes, on ne sait pour quel trafic, et abandonnées,
semble-t-il, du jour où le peuple grec, maître de ses destinées, eut la conscience
de ses propres besoins et la libre disposition de ses forces : telles, la route
odysséenne de Pylos à Sparte ou la route légendaire (Thésée) de Trézène à
Marathon. Si, mis en éveil par ces constatations, vous cherchez quelque lumière
dans le plus vieux document géographique des Grecs, je veux dire dans
l'Odyssée, vous y retrouvez bientôt les mêmes mots et les mêmes phénomènes
incompréhensibles. Noms, routes, habitudes, conceptions, théories, l'Odyssée
ne semble pas grecque. Elle est pleine du moins de souvenirs qui semblent anté-
helléniques, parce qu'ils sont anti-helléniques, contradictoires à tout ce que
nous savons de la langue, de la pensée, de la vie et de la civilisation grecques.
A s'en tenir même au ton général de l'Odyssée et des autres poèmes homériques,
50 LES PHENICIENS ET L'ODYSSÉE.
Gladstone déjà remarquait avec justesse combien les belles formules homé-
riques, — « J'ai l'honneur d'être fils d'un tel, » par exemple, — furent étran-
gères ensuite à ces ignorants du protocole qu'ont toujours été et que sont encore
les Hellènes.... Au-dessous des terrains de l'époque classique, la topologie, la
toponymie et l'étude de l'Odyssée nous forcent à supposer l'existence d'une
couche plus ancienne, d'une thalassocratie antérieure aux marines grecques.
1. Thucyd., 1, 6.
2. Strab., XIII, 592.
5. I, p. 125.
LES LIEUX ET LES NOMS. 55
quelques bateaux qui trouvent forcément un abri entre les écueils ou que l'on
tire à terre lorsque la mer est trop grosse. Réfugiés vers la pointe septentrionale
de l'île, les habitants ne pensent qu'à se garantir de la piraterie générale,
héréditaire chez les Grecs. Le village de Saint-Georges, bâti sur un pic élevé,
leur offre un asile, et, quoique leurs habitations soient répandues sur le
penchant de la montagne et jusqu'au rivage, chacun a, dans la partie supérieure,
une seconde maison où il se relire en cas de danger. » — « A Syra, » dit Tourne-
fort 1, « le bourg est à un mille du port tout autour d'une colline escarpée...; on
voit, sur le port, les ruines d'une ancienne et grande ville, appelée autrefois
Syros. » A Milo, « dont les habitants sont bons matelots, et, par la connaissance
des terres de l'Archipel, servent de pilotes à la plupart des vaisseaux étrangers,
le bourg est à cinq milles du mouillage de Poloni, à deux milles de la grande
rade 2. » Aujourd'hui les bourgs de Nio et de Milo sont restés sur leurs hauteurs
parce que ces îles ont perdu toute importance maritime : seuls, les vaisseaux de
guerre fréquentent encore leurs mouillages. Mais, en d'autres îles, la vieille ville
a été désertée au profit de l'échelle : au-dessous de la vieille Syra des Francs,
une ville nouvelle s'est installée tout au bord de la mer; la commerçante
Hermopolis cercle les quais du port.
Rien ne vérifierait mieux l'affirmation de Thucydide que l'exemple actuel de
Kalymnos. L'île de Kalymnos est faite de trois ou quatre bandes de montagnes,
dressées en murailles parallèles. Entre ces murailles, se creusent d'étroites
vallées qui, parallèles aussi, vont finir sur la mer en des anses ou des golfes.
La plus large de ces vallées touche à la mer par ses deux bouts. Sur la mer de
Kos, sa rade circulaire, bien abritée, offre une grande plage pour tirer les
bateaux et un bon mouillage par trente-six à vingt-deux mètres d'eau et de vase :
c'est la rade de l'Echelle, la Skala. Sur l'Archipel du large, son autre port plus
petit et moins bon occupe l'anse de Linaria. « La population de Kalymnos,
disent les Instructions nautiques3, se monte environ à 7500 habitants, qui
vivent, pour la plupart, à l'Echelle ou bien dans la ville de Kalymnos. Cette ville
est bâtie à l'intérieur, au sommet d'une falaise abrupte, haute de plus de
deux cent quarante-quatre mètres; une bonne route y mène en moins d'une
heure. » La ville, en effet, se dresse au milieu de la vallée, juste à égale distance
des deux ports. C'est là, sur une roche imprenable, qu'elle s'est réfugiée aux
siècles derniers, aux temps des corsaires dont parle Tournefort : « Patmos, »
dit-il à propos de l'île voisine, « Patmos est considérable par ses ports : mais ses
habitants n'en sont pas plus heureux. Les corsaires les ont contraints d'abandon-
ner la ville, qui était au port de la Skala, et de se retirer à deux milles et demi
sur la montagne, autour du couvent de Saint-Jean4. » De même à Samos, la ville
1. Sous aurons à revenir longuement sur cette Syra de Tournefort.
2. Tournefort, Voyage du Levant, Lettres VIII et IV.
5. Instruct. naut., n° 691, p. 217. — On appelle Instructions nautiques les publications officielles du
service hydrographique de la Marine pour la navigation à voile et à vapeur.
4. Tournefort, Lettre X.
V. BERARD. — I. 5
54 LES PHENICIENS ET L'ODYSSÉE.
antique, voisine de la mer, « était abandonnée depuis longtemps, et, pour se
mettre à couvert des insultes des corsaires, on s'est retiré sur la montagne 1. »
Aujourd'hui, les corsaires disparus permettent aux insulaires de ramener
leurs villes à la côte, : on redescend aux Échelles. A Kalymnos et à Patmos, les
Échelles sont redevenues les grands centres de population. A l'intérieur de ces
deux îles, les vieilles villes sur leurs montagnes sont presque désertées. Elles
subsistent encore, mais vides. Leurs églises et leurs cultes appellent à certains
jours les prêtres et les fidèles qui, pour quelques heures, remontent de la Skala.
loi ; toutes sont situées au bord de la mer, toutes celles du moins dont nous
connaissons l'emplacement exact. Une seule fait exception : l'Astypalée samienne.
A Samos, en effet, Polyen nous dit que Polycrate fortifia l'acropole nommée
Astypalée, xet^Co-aç àxpÔTcoXtv tr,v xaXouuiv7|v 'AcruTiàXaiav1. Cette Astypalée
samienne rentrerait donc dans le type des Vieilles Villes indigènes : semblable à
l'Acropole d'Athènes ou à l'Acrocorinthe, elle est sur la hauteur, à une certaine
distance de la mer. Mais si, par le site, cette Astypalée de Samos semble indi-
gène, nous verrons que le nom même de Samos n'est pas hellénique. La tradition
locale attribuait aux Kariens la fondation de l'Astypalée samienne3, et nous
pouvons constater aujourd'hui que la capitale samienne des Grecs, maîtres de
l'île, n'est pas installée sur les ruines de l'antique Astypalée. Tournée vers le
Sud, la Vieille Ville était assise au bord du détroit, comme un port de transit :
nos cartes actuelles gardent à ses ruines le nom de Samos. Au temps des
1. Polyen., I, 23.
2. Carte de l'Atlas Vidal-Lablache, p. 97d.
5. Cf. Etym. Magn., s. v.
50 LES PHÉNICIENS ET L'ODYSSEE.
corsaires francs, les indigènes enfuis au sommet des monts fondent, dans l'inté-
rieur, leur Khora (nom générique appliqué à toutes les capitales insulaires de
cette époque). Nos cartes actuelles portent encore cette Khora. Mais, aujourd'hui,
la sécurité des mers a permis à la ville de redescendre vers la rive. Elle n'est
pas retournée à la côte Sud. La capitale contemporaine de Samos est sur la côte
Nord, au fond de la meilleure rade insulaire, en face de l'Asie Mineure, à
Port-Vathy. Ce changement d'orientation n'est pas fortuit ni causé par des
nécessités passagères, puisque dès l'antiquité le même phénomène s'était produit
dans les autres îles, à Kos et à Rhodes, par exemple. Le jour où les Hellènes ont
vraiment disposé des îles, ils en ont transporté la capitale sur les côtes Nord, en
face de l'Asie Mineure, après avoir abandonné de plus vieux établissements qui
n'étaient pas indigènes, semble-t-il, mais qui s'étaient fondés, comme l'Astypalée
samienne, sur les côtes méridionales des îles pour la commodité d'un commerce
étranger. Dès l'antiquité, les gens de Rhodes délaissent la capitale primitive,
Lindos, qui, pointée sur un promontoire de la côte méridionale, « regarde vers
le Sud-Est et vers Alexandrie », dit Strabon : au bord du détroit, face au Nord et
aux rivages d'Anatolie, ils construisent de toutes pièces leur grande ville des
temps helléniques, qui jusqu'à nos jours restera la capitale insulaire. A Kos,
nous allons étudier le même déplacement et la Vieille Ville abandonnée dans la
rade méridionale de Képhala pour la capitale nouvelle sur le promontoire du
Nord-Est. A Samos, si, dès l'antiquité, les Hellènes, devenus maîtres de l'île, ne
délaissèrent pas la Ville Vieille, c'est qu'un sanctuaire vénéré et des traditions
religieuses rivaient la capitale au site préhellénique : la plaine méridionale de
Samos et la rive du détroit étaient le séjour préféré de la grande déesse Hèra.
Des cinq autres Astypalées, celle de Rhodes ne nous est connue que de nom.
Kiepert croyait pouvoir la placer tout au Sud de l'île, sur un promontoire
rocheux, véritable îlot rattaché à la côte par une langue de sable, que les Grecs
modernes appellent Prasonisi. Mais il ne donnait aucune raison de son hypo-
thèse, sauf peut-être la ressemblance des autres Astypalées.
L'Astypalée de Carie est un promontoire, ev T-(J 7capa/,îaTrjç r^sipou' AovjroiXaià
ÈOTW axpa 1, sur la côte entre le
cap Termerion et le port Myndos, en face des
îles Argées. C'est le même emplacement, sans doute, que d'autres appellent
IlaXatJc Môvooç, la Vieille Myndos, Myndus et ubi fuit Palaemyndus, dit Pline 2.
La Nouvelle Myndos datait de la première colonisation grecque ; la tradition la
rattachait aux Trézéniens et à leurs plus anciennes fondations 3. Nous pouvons
donc nous demander si la Vieille Myndos, antérieure à ces Trézéniens, est une
ville hellénique.
L'Astypalée d'Attique est en un site exactement pareil. C'est un promontoire
en face d'un îlot: « Entre le Pirée et le cap Sounion,» dit Strabon4, « on
1. Strab., XIV, II, 20.
2. Plin., V, 29: cf. Et. de Bvz.. s. v. Mûvôoç.
5. Paus., II, 50, 9.
4. Strab., IX, II, 21.
LES LIEUX ET LES NOMS. 57
cet endroit, et Paton a cent fois raison de dire que « s'installer ailleurs c'est
renoncer à toutes relations avec le monde ». Mais Paton raisonne en citoyen de
Kos. Si le nouveau site répond à tous les besoins des laboureurs indigènes,
peut-être n'est-il pas conforme à tous les désirs des marins étrangers. La côte
Nord et Nord-Est de l'île est pour les bateaux un dangereux parage, où la mer
n'est qu'un semis d'îlots et de roches, où les calmes plats alternent avec les
violents coups de vent. Sur le détroit, il faut sans cesse veiller aux sautes du
Nord ou du Sud-Est, prévoir les rafales et, dès que le ciel menace, chercher
un mouillage et bien asseoir ses ancres par trente mètres de fond :
Entre la petite île de Palatie et un cap que je ne connois que sous le nom turc de
Karabagda, qui signifie Dans la vigne noire, le calme nous obligea de rester un peu de
temps. Toutefois, le premier jour d'octobre, nous nous efforçâmes dans le canal qui
sépare la terre ferme de l'île de Co.... A peine avions-nous passé la nuit que tout d'un
coup un vent contraire s'éleva, qui nous contraignit de relâcher et de retourner sur nos
pas, et, continuant le lendemain, qui étoit le 2 du mois, il nous fit résoudre de donner
fond pour prendre quelques nouvelles provisions dans cette île de Co.... Je m'avançai
un peu dans la campagne, que je trouvai parfaitement belle, mais principalement la
plaine, qui est aux pieds des montagnes et où la ville est située. De vray, elle estoit
toute verdoyante d'orangers, de limons et de toutes sortes de fruits, et enfin cultivée en
toutes ses parties et remplie de quantités de vignes et de plusieurs beaux jardins. J'entrai
ensuite dans la ville, qui est jolie et assez peuplée.... Je me retirai dans notre galion.
Le lendemain, néanmoins, on ne parla point de lever l'ancre, parce que nous avions
toujours le vent contraire, et, comme le ciel et la mer nous menaçoient d'une grande
tempeste, je ne voulus point sortir du vaisseau, parce que le lieu où nous avions pris
terre n'estoit pas un port, ni même un endroit assuré pour nous.... La nuit qui précéda
le 4 d'octobre, feste de saint François, le mauvais temps s'augmenta. Mais, comme notre
vaisseau estoit d'une grandeur extraordinaire, que trois grosses anchres l'avoient rendu
immobile contre cette tempeste, nous ne nous en aperçûmes presque point.... La tempête
cessa avec la pluie. Néanmoins, comme je vis que le malin on ne parloit point de se
remettre en mer, parce qu'elle n'estoit pas tout à fait tranquille, je descendis dans l'île
une seconde fois 1.
est fille de Phoinix et soeur d'Europe : elle a de Poseidon un fils, Ankaios, qui
devient roi de Samos. Une autre nymphe Astypalée est mère d'Eurypylos, roi de
Kos. Une autre encore, fille aussi de Phoinix et soeur d'Europeia, avait donné
son nom à l'île d'Astypalée 1. N'avons-nous pas dans ces légendes le souvenir
d'une thalassocratie phénicienne dont les embarcadères, délaissés par les Grecs,
devinrent pour eux des « Villes Vieilles » ?
que peut-être, — nous le verrons, — elle n'avait été fondée ni par eux ni pour
eux.
De même, dans l'onomastique primitive, combien de noms semblaient
étranges ou mystérieux aux Hellènes de l'histoire et combien de beaux calem-
bours ils inventèrent pour expliquer ces rébus ! De ces noms, quelques-uns ne
nous ont été transmis que par leurs géographes. Mais la plupart nous ont été
conservés aussi par l'usage populaire. Ce sont eux qui nous servent encore
aujourd'hui pour désigner, par exemple, la plupart des îles grecques : Syra,
Naxos, Sériphos, Siphnos, Paros, Corcyre, les îles grecques portent encore des
noms antéhelléniques, des noms qui, du moins, ne présentent aucun sens en
grec et ne semblent pas grecs d'origine. A travers toutes les thalassocraties
antiques, modernes et contemporaines, jusqu'à nous, ces vieux noms incompris
ont toujours surnagé. Si parfois ils ont été recouverts par les apports des
marines plus récentes, ils ont rapidement émergé à nouveau et leur englou-
tissement ne fut que passager : la Thèra des Hellènes est redevenue la Thèra des
Chanaan seul nous intéresse. Par l'examen des légendes et des noms de lieux,
grâce à une connaissance admirable de tous les auteurs de l'antiquité classique,
historiens, géographes, poètes ou mythographes, grâce aussi, il faut bien
l'avouer, à une faculté moins admirable de trouver dans l'une quelconque des
langues sémitiques une étymologie pour tous les noms de lieux grecs ou
romains, Bochart était arrivé à reconstituer une Méditerranée phénicienne : en
Chypre, en Egypte, en Cilicie, en Pisidie, en Carie, à Rhodes, à Samos (on
pourrait continuer ainsi, par la seule énumération des trente-six premiers cha-
pitres, tout le périple de la mer Intérieure), partout il retrouvait les témoins
de la colonisation sémitique. Aucun littoral n'échappait à ses prises de posses-
sion pour le compte des Phéniciens. Il hésitait même à nier (chap. XXXVIII) que
l'Amérique fût restée en dehors de leur clientèle. Il savait (chap. XLII) que la
langue des Gaulois avait plus d'une ressemblance avec celle des Phéniciens.
Malgré toutes ses erreurs, S. Bochart est d'une fréquentation profitable,
aujourd'hui que triomphe le préjugé contraire. Fondée sur la Bible et sur le
préjugé de l'infaillibilité biblique, la théorie de Bochart s'écroula avec ce pré-
jugé 1. Le XVIIIe siècle, séparant la vérité de la religion, sépara aussi « l'histoire
sainte » de l'histoire et chassa Phéniciens et Juifs de l'antiquité philosophique.
Il est grand temps de revenir à certaines conceptions de Bochart. Mais il faut
profiler de son exemple pour éviter parfois ses erreurs. A le lire, on s'aperçoit.
bientôt d'où proviennent surtout la faiblesse de son argumentation et la fantaisie
de ses découvertes. C'est que, d'habitude, il n'envisage dans ses recherches
toponymiques qu'un seul nom à la fois. Il ne reconstitue presque jamais la
classe ou la série à laquelle ce nom peut appartenir. Il n'en recherche pas les
similaires ou les complémentaires. Il procède presque toujours sur un fait isolé,
et il voudrait en tirer une loi générale. Le vice de la méthode saute aux yeux.
Mais la correction est fournie par Bochart lui-même. En deux ou trois points, il
est arrivé à des résultats indiscutables2; c'est qu'alors il s'est donné la peine
de collectionner un grand nombre de faits avant de risquer une hypothèse. Il
dresse par exemple la liste des parfums et plantes odorantes, et montre que
Grecs, Latins et Hébreux leur ont donné les mêmes noms :
Pour l'un de ces noms, kinnamon ou kinnamom, Hérodote dit que les Grecs
l'ont emprunté aux Phéniciens, ià r^elç anb çDoi.vb'.cov u.a9ôv-s; xiwàu.wjAov
xaléouEv 1. Bochart en conclut avec raison que les autres vocables sont de pareils
emprunts faits par les Grecs aux Sémites : le même Hérodote nous dit que le
libanolos et la kasia sont fournis aux Grecs par les Arabes.
Bochart nous offre ainsi le moyen de corriger les écarts de sa fantaisie. Sans
le vouloir, il pose la loi de toute recherche étymologique : il ne faut jamais
étudier un nom isolé; la première règle en toponymie doit être la règle des
systèmes.
J'entends par là qu'il faut commencer par dresser des listes, des systèmes de
noms, et étudier toujours un ensemble de faits et non un fait isolé. Cette règle
s'impose d'elle-même. Un fait isolé n'est point matière à science. Un nom
propre isolé n'est point matière à étymologie scientifique. Vraie pour toutes
les études d'onomastique, cette règle doit être suivie plus scrupuleusement
quand il s'agit d'étymologies sémitiques. Dans toutes les langues sémitiques, en
effet, le rôle des voyelles est effacé; la charpente du mot est faite de consonnes
elle plus souvent d'une triade de consonnes; autrement dit, les racines sémi-
tiques sont le plus souvent trilitères. Toutes les combinaisons de trois consonnes,
d'ailleurs, ou presque toutes, se rencontrent dans le vocabulaire des racines
sémitiques. Il sera donc possible de trouver une étymologie sémitique à presque
tous les noms de lieux grecs, romains ou français : PaRiS deviendra la Ville
du Cavalier parce que PaRaS veut dire Cavalier en hébreu.
Ce sont des étymologies de cette sorte ou de pires encore qui, malgré toute
sa valeur, ont discrédité le travail de Bochart : « Lindos est un nom phénicien,
Limda, qui signifie le Port de la Pointe; — Lindus, phoenicio nomine Limda,
quasi mucro aut aculeus dicta est, quia in insulse promontorio sita », nous
dit-il en parlant de la ville rhodienne de Lindos 2. « Pelinas signifie le Grand
Serpent; — dracone immani mons phoenicio sermone vocatus est Peli-naas, id
est stupendi serpentis, » dit-il en parlant du mont chiote Pelinas3. On peut
malheureusement ouvrir son livre presque au hasard pour tomber sur de pareils
exemples.
Movers, à son tour, ne s'est pas assez défié de trouvailles aussi fantai-
sistes. Hécatée et Hérodien, cités par Etienne de Byzance, lui fournissaient une
ville égyptienne de Liebris, colonie des Phéniciens, Afojêpiç, nb\<.c, «Êoivîxwv 4 :
si le nom est phénicien, dit Movers, il ne peut s'expliquer que par Li-ebrim,
c'est-à-dire (statio) ad Hebraeos; il n'est qu'un équivalent des 'Iouoaîwv
orpaTOTCEoov, Vicus Judaeorum, Castra Judaeorum, dont nous parlent Josèphe
et la Notitia Dignilalum5. Pareillement Libybée, AiXiiêaiov, se traduira par
1. Thucyd.. I. 8,
LES LIEUX ET LES NOMS. 51
bonne foi, pourvu que le doublet soit bien établi, pourvu que les deux termes
s'appliquent bien à une seule et môme chose. Et la certitude devient absolue si
l'on peut prouver en outre que la chose convient bien à ce double nom. Quand il
s'agit de noms de lieux, il faut donc que le doublet toponymique soit bien le
double nom d'un seul et même site, et il faut que ce double nom soit en concor-
dance avec la topographie et la topologie de ce lieu.
Cette dernière condition,
— concordance du doublet toponymique avec la
nature ou l'aspect du site qu'il dénomme, — est d'une étude particulièrement
profitable. Car souvent cette étude peut conduire à quelques résultats certains
sur l'origine même et sur la date du doublet. Reprenez l'exemple du Mont Athos
et supposez que nous ne connaissions ni la date ni l'origine du doublet Hagion
Oros — Monte Santo. Nous constatons seulement que la montagne porte un
double nom grec et italien : nous en concluons que deux marines grecque et
italienne ont tour à tour fréquenté ces parages. Mais nous ignorons laquelle des
deux précéda l'autre et laquelle des deux inventa en réalité ce nom de Montagne
Sainte que l'autre traduisit. Si nous cherchons pourquoi ce nom fut inventé, en
quoi il peut convenir à ce site, nous trouvons que, seuls, les monastères grecs,
russes ou bulgares, orthodoxes, qui peuplent encore aujourd'hui cette montagne,
en font véritablement une montagne sainte 1. La cause du doublet étant grecque,
il est vraisemblable que le nom grec fut l'original et que le nom italien ne fut
que la traduction. Si les Italiens, catholiques, avaient eu à trouver une appella-
tion pour ce promontoire, ils l'eussent appelé peut-être le Mont des Couvents, la
Montagne des Vieux ou des Moines (en langue indigène, moine et saint vieillard
ne font qu'un) ; mais, ne partageant pas le respect des indigènes pour ces
refuges et pour ces ministres de la chrétienté orthodoxe, ils n'eussent certaine-
ment pas inventé le nom respectueux de Sainte Montagne : ces bons catholiques
ne pourraient avoir de Sainte Montagne dans lès mers levantines que le Calvaire
ou le Carmel.
les plages de débarquement, à tous les détroits, aux environs de toutes les
pêcheries, les doublets gréco-sémitiques abondent. Il suffit de les ramasser. Ils
se présentent d'eux-mêmes quand une fois on a commencé de les réunir. Sites
et noms, les mers grecques offrent tous les matériaux pour l'étude des thalasso-
craties primitives, qui certainement ont existé, qui ont duré plusieurs dizaines
de siècles peut-être, et dont la connaissance finira quelque jour par renouer
l'histoire toute moderne des Hellènes aux vieilles histoires des Égyptiens et des
Sémites.
Mais, au cours de celle élude, on ne tarde pas à faire une autre découverte :
c'est que les poèmes homériques sont une description ou tout au moins un
souvenir fidèle de cette Méditerranée des origines. L'Épopée homérique, grâce
à W. Helbig, a éclairé déjà les découvertes de l'archéologie égéenne ou mycé-
nienne, préhellénique. Et, réciproquement, cette archéologie a élucidé ou mis
en valeur bien des détails, bien des mots, bien des épisodes de l'Épopée, que
l'explication littérale ou littéraire des philologues n'avait pas compris. La géo-
graphie homérique peut conduire à un double résultat similaire. L'Ulysséide,
surtout, apparaît bientôt comme une mine de renseignements précis. Car ce
n'est pas l'assemblage de contes à dormir debout que les vains littérateurs
nous présentent. C'est un document géographique. C'est la peinture poétique,
mais non déformée, d'une certaine Méditerranée avec ses habitudes de navi-
gation, ses théories du monde et de la vie navale, sa langue, ses Instructions
Nautiques et son commerce. Dès les premiers pas, nous verrons que celte Méditer-
ranée odysséenne est aussi la Méditerranée des doublets gréco-sémitiques, car
l'Ulysséide n'est qu'un tissu de ces doublets : ses descriptions semblent contem-
poraines du temps où « des Phéniciens et des Kariens occupaient les îles ».
Réciproquement, cette Méditerranée phénicienne, une fois explorée, nous
explique l'ensemble et le détail des aventures odysséennes. Ulysse ne navigue
plus dans une brume de légende en des pays imaginaires. De cap en cap, d'île
en île, il cabote sur les côtes italiennes ou espagnoles que fréquentait déjà le
commerce phénicien. Les monstres atroces qu'il rencontre, cette horrible Skylla,
qui, du fond de sa caverne, huile comme un jeune chien à l'entrée du détroit,
svQa S' svl Exû)«Xr, vaîït ostvàv ÀeAaxuïa
7r,ç r; 70L owv7j pÈv oa7) <rxuÂaxoç VSOY'.ÀT,;. .. ',
Les poètes homériques devaient s'adapter aux mômes goûts. Ces marins écoutent
plus volontiers les vers qui peuvent les servir dans leurs navigations. Tout en
passant une heure agréable, ces hommes pratiques veulent apprendre le
1. Strab., I, p. 20.
2. Scymn. Chi., v. 9-10.
51 LES PHENICIENS ET L'ODYSSEE.
Il faut donc étudier et traduire l'Odyssée, non pas à la façon des rhéteurs et
manieurs de Gradus, qui n'y voient qu'un assemblage de beautés et d'épithètes
poétiques. Dès l'antiquité, certains ne tenaient Homère que pour un conteur de
fables : « Eratosthène, dit Strabon, prétend que tout poète ne cherche que
l'amusement et non la vérité 2. » Mais une école adverse, celle « des Plus Homé-
riques qui suivent vers par vers l'épopée », ol 5' 'Opipixôrrepoi 70Iç STOO-W
àxoAo'jQo5v7s;, savait que la géographie d'Homère n'est pas inventée, que « le
poète est, au contraire, le chef de la science géographique », à.çyr^i-.rfi T/J;
YEwypaçaxYJ; Èpwtsipta; : ses récits sont exacts, « plus exacts bien souvent que
ceux des âges postérieurs; ils contiennent sans doute une part d'allégories,
d'apprêts, d'artifices pour le populaire; mais toujours, et surtout dans les
Voyages d'Ulysse, ils ont un fondement scientifique », oi' àxpiêsîoç "0p.7jpo; xal
!j.âÀ),ov ys 70)v u<77£pov fjuiGoXoystra'., ou TAVZCI. 7£pa-£'j6p\Evoç, o.Wa xal Tipôç
tombent des vallées et des gorges, de sorte qu'un navire peut arriver à ne plus
être maître de sa manoeuvre. La rencontre de deux courants opposés produit,
en divers points du détroit, des tourbillons et de grands remous appelés garo-
fali (oeillets) dans la localité. Les principaux sont sur la côte de Sicile et sont
aussi appelés carioddi : c'est le Charybde des anciens. »
— « Le détroit, dit Kirkè à Ulysse, est bordé de deux roches, l'une très
haute, où habite Skylla, l'autre très basse, sous laquelle Charybde engloutit les
flots. Rapproche-toi de Skylla, qui te prendra six compagnons. Mais il vaut
mieux perdre six hommes que tout ton équipage. »
Les Instructions nautiques recommandent encore la même manoeuvre. Quand
on vient de la mer Tyrrhénienne, il faut s'écarter de la côte sicilienne et se
rapprocher de la côte calabraise où l'on trouve la marée plus favorable. Puis,
la région des garofali étant dépassée, on gouverne au milieu du canal et l'on
va sans difficulté soit à Messine, soit à Reggio, sur l'un ou l'autre bord du
détroit. Ulysse, qui vient du Nord, gouverne ainsi. Il longe d'abord Skylla sur
la côte de Calabre. Puis il revient au milieu de la passe et de là il entend les
mugissements des troupeaux siciliens. Il met alors le cap sur la côte sicilienne
et débarque au Port-Creux, à Messine.... En sens inverse, après le massacre des
troupeaux divins et le naufrage qui en est la punition, Ulysse, sur son épave,
est d'abord jeté vers Charybde, puis vers Skylla. Il retourne vers le Nord. Il est
exilé de nouveau par les dieux vers les terreurs et les enchantements de la
grande mer Occidentale, où l'attend la captivité de Kalypso.
Pour mieux illustrer l'exactitude des descriptions odysséennes, on verra par
la suite que les cartes et photographies des lieux sont d'un indispensable secours.
Ces documents scientifiques donnent l'explication précise de tous les mots du
poète. Quand autour de la Grotte du Kyklope il nous décrit le rond de pins et
d'arbres à la haute chevelure, c'est que, en réalité, actuellement encore, les
rivages du Kyklope et la grotte elle-même sont ombragés de grands chênes et de
pins-parasols, tout différents des chênes verts et des pins rabougris qui bordent
les mers helléniques. W. Helbig protestait déjà contre les gens qui ne tiennent
pas un compte rigoureux de tous les mots du texte : « Les épithètes homériques,
dit-il, traduisent la qualité essentielle de l'objet qu'elles doivent caractériser1.»
Ce ne sont pas des épithètes poétiques que l'on peut traduire ou négliger selon
la fantaisie du moment. Il faut suivre la méthode des Plus Homériques et
s'attacher à tous les mots de l'épopée, 7oI; E-EO-W àxoAo'j9oùv7£;; : le livre de
W. Helbig est là pour montrer quels résultats on peut espérer d'une pareille
méthode. Il est néanmoins assez plaisant de trouver sous la plume du même
Helbig, en ce même ouvrage (p. 21), des phrases de ce ton : « Les recherches
de Hercher (Homerische Auf sätze) ont démontré que le fond topographique de
l'Epopée est traité avec une grande liberté, que des fleuves, des montagnes, des
c'est le meilleur port de la Catalogne, dont l'entrée est à l'E.-S.-E. ; les Hollandais, avant
lui, dans leurs Miroirs de Mer, mettent le môle de Palamos du côté de l'Ouest, bien qu'il
soit du côté de l'Est.
Les Miroirs des Hollandais avaient copié à leur tour les portulans espagnols
ou italiens, qui n'étaient eux-mêmes que la copie ou la mise au point des
périples anciens de la Grèce et de Rome. Les marines classiques à leur tour
avaient traduit les périples antérieurs de Carthage, de Tyr ou d'ailleurs. Nous
verrons par la suite comment un périple carthaginois d'Himilcon, traduit
d'abord en grec à une époque inconnue, fut mis en vers latins par un poète
de la décadence, R. Aviénus. Un autre périple carthaginois d'Hannon nous est
parvenu sous sa traduction grecque et, des marines classiques, il s'est transmis
aux marines de la Renaissance, grâce à J.-B. Ramusio, qui, en 1558, ouvre son
recueil delle Navigazione et Viaggi par la navigation de Hanone capitano de
Cartaginesi.... Mais nous aurons à revenir longuement sur cette transmission
des Instructions, Portulans et Périples. l'Ulysséide n'est même pas la tête de
cette série : les monuments égyptiens nous forcent à l'hypothèse qu'au XVIIIe siècle
avant notre ère, le genre littéraire du périple existait déjà. Sur les murs de Deir
el Bahari, la reine Haitshopsitou a voulu raconter et dépeindre les belles naviga-
tions de ses flottes vers les Échelles de l'Encens. Nous étudierons longuement
les récits et les tableaux de ce périple pharaonique. G. Maspero suppose avec
raison que les Phéniciens empruntèrent à l'Egypte la mode d'exposer dans leurs
temples leurs périples écrits ou dessinés : le périple d'Hannon, dit la traduction
grecque, était exposé à Carthage dans le temple de Kronos.
J'emploie le mot de genre littéraire, car il ne faut pas croire à l'avance que,
remise en pareille série, l'Odyssée ait quelque chose à perdre de notre admira-
tion ni de l'estime des littérateurs. Tout au contraire : il n'est jamais inutile de
bien comprendre pour mieux admirer. Expliquée à la façon des Plus Homériques,
l'Odyssée prend une couleur et un relief qui en font véritablement une oeuvre
d'art et une oeuvre personnelle. On peut alors, avec de bonnes raisons, admirer
cette poésie des premiers Hellènes. On y peut reconnaître le travail conscient
d'un ou de plusieurs grands poètes. Ce n'est plus l'informe sécrétion ou les
balbutiements de la foule anonyme : « Plus on envisagera le monde et le passé
tels qu'ils sont, en dehors des conventions et des idées préconçues, — disait un
jour Renan, — et plus on y trouvera de véritable beauté. C'est en ce sens que
l'on peut dire que la science est la première condition de l'admiration sérieuse.
Jérusalem est sortie, plus brillante et plus belle, du travail en apparence
destructeur de la science moderne. Les pieux récits, dont on berça notre
enfance, sont devenus, grâce à une saine interprétation, de hautes vérités et
58 LES PHÉNICIENS ET L'ODYSSÉE.
c'est à nous autres critiques qu'il appartient vraiment de dire : Stantes erant
pedes nostri in atriis tuis, Jérusalem !1 »
Dans cet atrium de la Grèce, qu'est le monde homérique, le lecteur dira si
j'ai découvert plus d'art et plus de réelles beautés. J'ai tâché du moins d'y péné-
trer. J'ai mis en pratique le double conseil de S. Reinach et de E. Curtius : j'ai
cherché dans le « vrai grec », comme le voulait S. Reinach, et dans la géogra-
phie, comme le voulait E. Curtius, quelques lumières sur les mystérieuses ori-
gines du peuple et de l'art grecs; j'en ai rapporté plus d'admiration et plus de
respect pour les premiers monuments littéraires de ce peuple et de cet art.
LA TÉLÉMAKHEIA
Le nom de Télémakheia n'est, si l'on veut, qu'un terme commode pour dési-
gner le premier épisode de l'Odyssée, le voyage de Télémaque dans le Pélo-
ponèse. Cherchant des nouvelles de son père absent depuis vingt années,
Télémaque s'enfuit d'Ithaque. Par mer, il se rend à Pylos, chez le vieux Nestor
qui lui fournit des chevaux et un char. Par voie de terre alors, il se rend à
Sparte, à la cour du roi Ménélas : en route, il fait étape chez Dioclès, roi de
Phères. Il revient par les mêmes voies et les mêmes moyens, de Sparte à Pylos
et de Pylos à Ithaque.
Ce récit de voyage occupe les quatre premiers chants de l'Odyssée et le début
du quinzième. Il semble à la plupart des commentateurs difficile à localiser : on
n'y voit d'ordinaire qu'un roman géographique. Des quatre localités mentionnées
par le poète, Ithaque, Pylos, Phères et Sparte, deux nous sont bien connues et
familières. L'île d'Ithaque a conservé son nom depuis l'antiquité jusqu'à nos
jours : quoi qu'en puissent affirmer certains novateurs, l'Ithaque moderne est
bien l'île d'Ulysse. Pareillement, le nom de Sparte a subsisté jusqu'à nous. Mais
Pylos et Phères, qui jalonnent la route odysséenne, comment les retrouver dans
le Péloponnèse actuel qui n'en possède plus ou dans le Péloponnèse antique,
qui nous offrirait trois Pylos et trois Phères? Déjà les Anciens se querellaient à
ce sujet : « Il y a Pylos, et Pylos, et Pylos », disait le proverbe grec :
èo-ti nû),o; Ttpo DûÀoio- nûXoç ys [;.Év EOTI. xal âXXoç 1. /
L'antiquité connut, en effet, trois Pylos, toutes trois sur la façade occidentale
du Péloponnèse, sur la côte ou dans le voisinage de la mer Ionienne, toutes trois
en face d'Ithaque, toutes trois en des défilés, en des portes (TZÛXOÇ, TCÔÀTJ ; cf. les
noms de lieu Sàpo;, Sà^) maritimes ou continentales.
La première Pylos, la plus septentrionale et la plus voisine d'Ithaque, était en
Achaïe, Thessalie, Crète, Étolie, Lapygie, etc. Passons en revue les Phères du
Péloponèse.
La première est laconienne. Elle s'appelle indifféremment Pharis ou Pharai,
<I>ôcpt.ç, $apaL C'est une vieille ville achéenne, qui ne fut soumise qu'assez tard
par les Doriens, et ses habitants s'exilèrent plutôt que de subir la loi Spartiate 1.
Il est vraisemblable qu'elle existait déjà aux temps homériques : elle est
mentionnée au Catalogue des Vaisseaux. Le site laisse encore deviner le rôle
qu'elle pouvait tenir. A une certaine distance de la côte, à une étape environ du
port de Gythion, elle était située parmi les oliviers et les vignes, sur les
collines qui étranglent le cours inférieur de l'Eurotas. Ces collines se dressent
entre le golfe laconien et la plaine intérieure, l'ancien lac vidé, dont les bas-
fonds ensemencés entourent « Sparte la creuse ». Entre les paysans de la
plaine et les marins du golfe, Phères peut servir d'intermédiaire, en offrant aux
uns et aux autres un emplacement de marchés. Il est bien regrettable que ce
golfe de Laconie n'ait pas un port du nom de Pylos. Tout alors s'expliquerait
dans le voyage de Télémaque. Sa barque, ayant contourné le Matapan, viendrait
accoster à la Pylos laconienne. Une étape de trente ou quarante kilomètres
conduirait nos gens à Phères. Une autre étape, moins longue, les mènerait à
Sparte que cinquante ou soixante kilomètres en tout séparent du golfe.... Mais le
golfe laconien n'a jamais eu de Pylos.
La seconde Phères est messénienne. A la corne orientale du golfe de Messénie,
elle est quelque peu distante de la plage. On peut la considérer pourtant comme
une ville maritime. Les explorateurs et archéologues 2 l'ont retrouvée dans la
plaine côtière, sur l'emplacement actuel de Kalamata, disent les uns, sur les
premiers contreforts du Taygète, au village de Zianitza, disent les autres avec
plus de raison. Elle occuperait le sommet d'une colline qui, d'un côté, tient
aux montagnes et qui, sur son autre face, domine presque à pic la vallée d'un
torrent côtier. Peu s'en faut que les barques puissent remonter jusqu'en cet
endroit. Cette Phères messénienne, à vue de carte, attire les regards des géo-
graphes de cabinet. Sur une carte, toute difficulté disparaît. Nous savons que la
Messénie possède un port de Pylos en sa rade de Navarin, et la Messénie est
voisine de Sparte. Si l'on tire une ligne droite de Sparte à la Pylos messénienne,
notre ville de Phères est juste au milieu du parcours. Voilà donc l'étape
nécessaire entre la rade de Navarin et la plaine de l'Eurotas....
Il y a bien une troisième Phères en Achaïe, sur une route qui mène de la mer
aux villes de l'intérieur. Cette Phères pourrait à la rigueur servir d'étape vers
la Pylos d'Élide : si Télémaque débarquait à une échelle du golfe de Corinthe,
il pourrait traverser d'abord la Phères achéenne, puis atteindre cette Pylos. Mais
il suffit d'énoncer l'hypothèse pour en voir l'invraisemblance : dans l'Odyssée,
Télémaque débarque à Pylos avant d'arriver à Phères. D'ailleurs, la Pylos
figure de Mentor organise le voyage. Elle arme un croiseur, vrja Qovrv, réunit un
équipage de volontaires, fait tirer le vaisseau à flot et l'amène jusqu'à l'entrée
du port. Puis elle revient au palais chercher les provisions de route que Télé-
maque a préparées. Les hommes prennent leur charge de farine et de vin.
On redescend à la mer. Sur la plage, on contourne le port et l'on va, à pied,
jusqu'au bord du goulet où le navire est ancré. On arrime les provisions. On
embarque tout le monde. Mentor et Télémaque vont s'asseoir sur le château
d'arrière, î-xpia Tïpup-rjç (nous reviendrons sur tous ces termes). L'équipage
prend place sur les bancs de galère. Télémaque commande la manoeuvre et fait
hisser le mât. Athèna suscite alors un bon vent frais du N.-O., un zéphire
sans risées contraires, àxpaf| Çloupov, qui tape en plein dans la voile. Le
bateau file « sur la peau de l'eau », comme disent les gens de Marseille. Tout
étant bien arrimé, hissé ou largué à bord, on laisse le pilote et le vent mener le
navire. On s'assied en rond et l'on se met à boire. Toute la nuit et même à
l'aurore, on navigue ainsi.... Quand paraît le soleil, ils atteignent Pylos, la ville
bien bâtie de Nélée.
que Télémaque vient à bord et qu'on hisse la voile. Dans la langue odysséenne,
la périphrase « le soleil était couché et toutes les rues s'emplissaient d'ombre »
désigne une heure aussi précise que, dans la langue postérieure, telle péri-
phrase analogue : « l'heure où l'agora bat son plein ». C'est l'heure de la nuit
noire. Au soleil couchant, une moitié des rues restent encore éclairées par les
rayons obliques. Vient le crépuscule et toutes les rues s'emplissent de lumière
diffuse où les ombres se noient. Puis, lentement, les ombres semblent sourdre
et monter de la terre; à mesure que s'avance la nuit, sous le ciel clair encore,
elles envahissent et remplissent les rues basses, puis les rues hautes ; elles
couvrent enfin toute la ville; « quand toutes les rues sont pleines d'ombre »,
c'est la nuit noire, deux ou trois heures après le coucher du soleil.
C'est l'heure favorable aux embarquements. C'est l'heure que choisit Télé-
maque. C'est l'heure que choisiront les prétendants quand ils iront guetter son
BERARD. 5
V. — I.
00 LES PHÉNICIENS ET L'ODYSSÉE.
retour dans le canal d'Ithaque : au coucher du soleil, ils mettent aussi leur
navire à flot et l'amènent en ramant sous le promontoire du goulet; là, tout en
préparant leur souper, ils attendent la nuit noire pour sortir ; quand la nuit est
venue, « ils s'embarquent et se lancent sur les sentiers humides 1 ». C'est encore
la même heure que choisiront les Phéaciens pour l'embarquement d'Ulysse 2.
Depuis l'aurore, ils ont fait les préparatifs du départ. Dès le matin, le vaisseau,
tiré à la mer, est amené jusqu'à l'entrée du port. Le chargement, descendu de
la ville haute, est arrimé sous les bancs des rameurs. Tous les cordages et tous
les agrès sont mis en place; le mât est dressé, les rames attachées. Quand le
navire est tout prêt à mettre à la voile, on l'ancre près du goulet; un poste
demeure pour la garde à bord : le reste de l'équipage regagne le palais d'Alkinoos.
Tout le jour, on boit, on mange, on chante, on danse. C'est la dernière « bordée »
avant l'embarquement. « Mais souvent Ulysse tournait la tête vers le soleil
encore haut; il désirait le voir se coucher plus vite, tant il avait hâte de partir.
Comme désire son souper l'homme qui tout le jour derrière ses boeufs a mené la
lourde charrue; c'est pour sa joie que le soleil couchant va ramener l'heure du
repas.... Ainsi pour Ulysse ce fut une joie que le coucher du soleil. » Après
l'échange des derniers toasts officiels, les Phéaciens envoient le héros à bord. La
nuit noire est venue. A peine installé sur le château d'arrière, Ulysse se couche
et s'endort. Le vaisseau quitte la rade en pleine nuit.... Et c'est encore à la nuit
noire, le soleil couché, et toutes les rues pleines d'ombre, que le corsaire
phénicien quittera le port de Syria 5 :
S'jffE7Ô 7' YjÉltoç ffxi6wv7Ô 7E Tïâom àytnai.
Cette formule, qui ne se rencontre pas dans l'Iliade, apparaît sept fois dans
l'Odyssée et toujours pour marquer les étapes d'un voyage : ch. II, 588, embar-
quement de Télémaque; ch. III, 487 et 497, arrivée à Phères et à Sparte; ch. XI,
12. arrivée d'Ulysse chez les Morts ; ch. XV, 185, 296 et 471, retour de Télé-
maque à Phères puis au cap Pheia, et embarquement du corsaire phénicien. Le
poète odysséen s'adresse à un auditoire de marins : il parle leur langue. Parmi
les matelots ioniens, cette formule devait être courante et cette heure familière.
Voici une page de nos Instructions nautiquesi sur le régime des vents dans les
eaux grecques ; elle va nous donner la raison de ces embarquements nocturnes :
VENTS.
— Pendant l'été, sur la côte que bordent les îles Ioniennes, les vents du N.-O.
(c'est le zéphire homérique) prédominent, et pendant l'hiver, ceux de S.-E. En été,
lorsque le temps est établi et le baromètre haut, les brises de terre et les brises de mer
se succèdent avec assez de régularité.
La BRISE DE TERRE souffle des montagnes à travers les vallées et se fait sentir à une
distance plus ou moins grande de la côte, selon la saison, quelquefois, mais très rare-
ment, jusqu'à 20 milles au large; généralement son influence ne s'étend pas au delà de
10 milles. Cette brise est faible. Sur la côte d'Épire, elle souffle du Nord au N.-E. Elle se
lève deux ou trois heures après le coucher du soleil et augmente d'intensité jusqu'après
minuit; elle fraîchit de nouveau à mesure que le soleil s'élève au-dessus de l'horizon,
en infléchissant de quelques quarts vers l'Est, jusque vers 9 heures du matin; après
quoi elle tombe et la brise de mer lui succède.
L'IMBATTO OU BRISE DE MER commence à se faire sentir de l'O.-S.-O. au N.-O. générale-
ment vers 10 heures du matin, quelquefois une heure ou deux plus tôt, mais rarement
après midi. Elle augmente d'intensité pendant les deux ou trois premières heures pour
atteindre sa plus grande force vers 5 heures de l'après-midi où elle souffle frais, puis
décroît graduellement et meurt une heure ou deux après le coucher du soleil.
Le vent prédominant de l'été, qui souffle de l'O.-S.-O. au N.-O., appartient à la colonne
d'air qui, entrant par le détroit de Gibraltar, traverse la Méditerranée dans toute sa
longueur jusqu'à la Palestine. Ce vent, qui est général en juillet et août, est accompagné
d'une atmosphère claire (sèche en Grèce) et varie en direction pendant la journée; il
s'écarte de sa direction normale et s'infléchit vers le Sud pendant la matinée et revient,
par degrés, vers le Nord, où il reste fixe pendant la nuit.
Dans toutes les eaux grecques, il en est ainsi : « En général, pendant l'été et
par les beaux temps d'hiver, répètent les Instructions nautiques de l'Archipel,
les brises alternatives de terre et de mer prédominent dans les différents golfes.
La brise de mer commence à entrer dans ces golfes vers dix heures du matin et
tombe vers le coucher du soleil ; la brise de terre se lève vers onze heures du
soir 1. » On comprend pourquoi, destinés vers le Sud-Est, les vaisseaux d'Ulysse
et de Télémaque partent des côtes insulaires à la nuit close, après onze heures
du soir. Tout le jour, la brise de mer est « entrée dans les golfes », bloquant les
navires au port. Elle tombe au coucher du soleil et l'on a trois ou quatre heures
de calme plat : c'est le moment propice pour mettre le navire à flot et l'amener
en ramant au dernier promontoire. Mais là, il faut encore attendre plusieurs
heures jusqu'au lever de la brise de terre, qui, soufflant des monts vers le large,
va pousser le navire dans la haute mer. Avec cette brise, on partira vent arrière
et voiles pleines,
SïtpTjOtV 3'àvEu.o; JAÉO-OV IOTLOV 2.
Avec cette brise, on marchera vite et droit. Son influence se fait sentir à
dix milles, parfois à vingt milles au large. Elle diminue d'intensité à mesure
que l'on s'éloigne de la côte. Elle finit par disparaître quand on atteint la haute
mer. Mais alors elle est remplacée par les vents du large et, dans ces régions,
durant l'été, ce sont, disent les Instructions nautiques, les vents du Nord qui
régnent pendant la nuit. Donc, en partant le soir vers onze heures des îles
Ioniennes, les vaisseaux s'en vont droit au Sud vers le Péloponnèse avec l'assu-
rance d'un vent continu, qui toute la nuit les portera dans la même direction.
1. Instruct. naut., n° 691, p. 105.
2. Odyss., II, 427.
68 LES PHÉNICIENS ET L'ODYSSEE.
La brise de terre d'abord, puis les vents du large feront la besogne, sans qu'on
ait à tirer des bordées ou seulement à changer la voilure. Une fois le mât dressé
et les voiles établies, on laisse travailler le vent et le pilote. Jusqu'à l'aube, que
tout le monde boive ou dorme!... Mais attention au lever du soleil, si l'on doit
débarquer ! Il faut entrer en rade avant la chaleur du matin. A l'aube blanche,
il est facile d'entrer : « La brise de terre décroît alors et tourne au calme ».
Durant cette accalmie, il faut donc se hâter vers le port. Car, le soleil levé, la
brise de terre va fraîchir à nouveau et, soufflant vers le large, elle rendra
difficile l'accostage. Puis, durant la matinée, sa violence toujours croissante
repoussera vers la haute mer les retardataires et les insouciants. Elle ne
tombera ensuite qu'à neuf ou dix heures du matin. C'est donc à l'aube blanche
qu'il faut atterrir pour aborder au lever du soleil.... Reprenez le voyage de
Télémaque et dites si, de point en point, les recommandations de nos Instruc-
tions nautiques ne sont pas suivies par les marins de l'Odyssée.
Notez bien maintenant la durée de ce voyage maritime. Partis avec la brise de
terre, deux ou trois heures après le coucher du soleil, arrivés à l'aube déjà
pleine, nos gens n'ont passé que huit ou neuf heures sur l'eau. Aujourd'hui,
pour aller d'Ithaque en Laconie avec nos vapeurs les plus rapides, nous met-
trions le double ou le triple de ce temps. Il ne faut pas crier pourtant à l'invrai-
semblance du récit homérique : il est plus sage de considérer que ces navigations
primitives différaient entièrement des nôtres. Elles ne suivaient pas les mêmes
chemins. Aujourd'hui, nous irions d'Ithaque en Laconie par le Sud du Pélopon-
nèse, en doublant Modon et le Matapan. Nous ferions sur mer une centaine de
lieues. Et voilà qui n'est pas dans les habitudes des vieux navigateurs. Car si
l'on étudie les navigations anciennes et surtout les navigations primitives, il
semble qu'une loi générale s'en puisse dégager, qui toujours et partout les
différenciera profondément des nôtres.
Nos grands vaisseaux confortables, spacieux, solides, et que nous dirigeons
presque à notre guise, sont aptes aux longues traversées. Ils les rendent pos-
sibles et préférables. Notre commerce intercontinental emprunte toujours la
voie de mer maxima pour la route de terre minima; je veux dire qu'il n'hésite
jamais à entreprendre une longue navigation pour éviter un charroi d'égale
longueur ou même de longueur sensiblement moindre. C'est que la mer est
pour nous la voie la plus directe et la moins coûteuse. Une fois embarqués,
marchandises de fret et passagers du commun restent à bord jusqu'à l'escale la
plus voisine de leur destination dernière. Seuls, quelques passagers de marque
et quelques marchandises de luxe débarquent au premier port où vient s'offrir
une route terrestre, à Lisbonne, à Brindisi, à l'extrémité des presqu'îles ou des
continents, et, par de longues routes terrestres, gagnent en voitures rapides les
marchés et les capitales. La mer est pour nous le grand chemin : Marseille et
Gênes sont toujours les grands ports d'embarquement vers l'Asie la plus
lointaine; Brindisi n'attire que les privilégiés de la Malle des Indes.
ROUTES DE MER ET ROUTES DE TERRE. 09
Pour les navigateurs de l'Odyssée, la mer n'est que le sentier, îiypa XÉÀEUÔK.
Leurs petits bateaux, à voiles ou à rames, sont légers, prompts à chavirer,
peu spacieux, peu capaces, mal pontés, ni sûrs ni confortables. Ils n'ont pas
de boussole et se dirigent surtout par les vues de côtes. C'est chose terrible pour
eux que la haute mer et les longues traversées : « 0 dieux, tu médites ma perte,
toi qui veux que sur un radeau j'affronte le gouffre terrible, le grand abîme de
la mer, que les vaisseaux eux-mêmes, poussés par le vent des dieux, ne peuvent
pas franchir.!1 » De plein gré, même avec un vent favorable, jamais on ne
s'aventure sur cet abîme redouté. On reste le plus longtemps possible sur le
solide plancher terrestre. On contourne par terre les golfes et les rades au lieu
de les traverser. On enfile les presqu'îles jusqu'au bout, même quand elles
sont très longues. On coupe les isthmes de part en part, même quand ils sont
très larges. On fait plusieurs journées de route pour éviter quelques heures de
haute mer. S'il faut malgré tout se résigner à l'aventure périlleuse, encore
s'efforce-t-on de la réduire au strict minimum : on ne quitte la rive qu'au pro-
montoire extrême; on se hâte d'atterrir au cap le plus avancé.
Nous aurons par la suite vingt exemples de ces navigations minima pour une
route de terre maximum. Nous verrons que le « sentier humide » n'est jamais
que le complément du grand chemin solide. Durant toute l'antiquité, il en est
ainsi : même aux temps gréco-romains, il est impossible de rien comprendre
aux voies de commerce les plus fréquentées, si l'on ne veut pas recourir à cette
loi que, pour la commodité du langage, nous appellerons la « loi des isthmes
traversés ». Cette loi régit plus strictement encore les navigations primitives : si
l'on n'en tient pas compte, l'établissement du phénicien Kadmos à Thèbes peut
sembler à bon droit légendaire. Nous invoquerons souvent cette loi; il faut
donc une fois pour toutes la bien établir sur des exemples typiques. Ces
exemples bien expliqués montreront ensuite dans le voyage terrestre de Télé-
maque, non plus le roman géographique que certains imaginent, mais un itiné-
raire réel, familier aux marchands de ces temps anciens : la route terrestre
de la Télémakheia est d'une description aussi matériellement exacte que la
traversée maritime.
1. Odyss., V, 174-170.
2. Thucyd., VII, 27-28. Sur tout ceci, cl. Frazer, Pausanias, II, p. 405 et suiv.
70 LES PHÉNICIENS ET L'ODYSSÉE.
forteresse continentale? Athènes est encore maîtresse de la mer : elle a dans le
Pirée un port bien défendu et une flotte nombreuse qui assure à ses convois ou
aux convois étrangers le libre usage des détroits menant vers l'Eubée. Les
marchés eubéens qui ravitaillent Athènes sont des ports insulaires à l'abri de
toute insulte Spartiate. Quelle influence peut donc avoir la prise de Dékélie sur
les arrivages de l'Eubée? les bateaux, qui viennent de Chalkis ou d'Érétrie, en
descendant l'Euripe, en contournant l'Attique et le Sounion, arriveront-ils
moins sûrement au Pirée? En sens inverse, les bateaux qui remontent du Pirée
seront-ils arrêtés dans leur traversée vers Marathon et l'Euripe? Les conceptions
et habitudes de notre commerce nous rendraient incompréhensible le texte de
Thucydide : tant que la mer reste libre, les marchés athéniens, croyons-nous,
peuvent regorger de provisions eubéennes. Mais le texte même de Thucydide
nous révèle des habitudes toutes différentes, car l'auteur ajoute que c'est par
voie de terre que les blés d'Eubée arrivaient alors aux Athéniens.
Chargés à Chalkis ou à Érétrie sur des barques, les blés franchissaient le
détroit aux points les plus resserrés. Par les voies de mer les plus courtes, ils
venaient débarquer en face, sur la côte de Béotie ou d'Attique, à Aulis, Délion ou
Oropos : Oropos surtout était le grand marché des subsistances eubéennes. Ils
prenaient alors la route de terre. A dos d'ânes ou de mulets, par le col de
Dékélie, ils franchissaient le Parnès et descendaient vers la plaine d'Athènes.
Dékélie, qui tient le col, disposait donc de cette route terrestre. Occupée par les
maraudeurs Spartiates, Dékélie gêne ou interrompt le trafic des caravanes et le
ravitaillement. Les arrivages d'Eubée doivent prendre la route maritime, faire
le tour du Sounion et s'en aller par mer jusqu'au Pirée. Or cette route, dit
Thucydide, est bien moins rapide et bien plus coûteuse, r\ 7E 7ÛV èïri/ï^oEÎwv
—apaxopuoY| ex TYJ; Euëoîaç, 7rpo7£pov EX 700 'QpcoTioG" y.v-y. yyjv où. TYJÇ AEXE),EÏaç
Gâa-iTOV ouc-a, rapl Soûviov xa7a OàXatro-av 7CCIAU7E),T|Ç eyiyv£70. Il est impossible
Il suffit de lire en note le texte de Dicajarque pour voir que je n'ai rien ajouté
à sa peinture. Si l'on veut bien maintenant déduire les conséquences probables
d'un tel état de choses, je crois que l'on découvrira sans peine la raison de quel-
ques particularités. Oropos est en terre béotienne et pourtant les gens d'Oropos,
ajoute Dicaearque, « renient leur béolisine; ils veulent être des Athéniens en
Béotie ». Sans méjuger ces coeurs helléniques, on peut croire que les bénéfices
de la caravane inclinaient surtout vers Athènes les coeurs des Oropiens. Inverse-
ment, il semble que ce trafic ait popularisé parmi les Athéniens un culte venu
de Béotie. A la première fontaine au sortir d'Oropos, on rencontrait le sanctuaire
d'Amphiaraos. C'était un héros local que les indigènes divinisèrent et dont ils
inculquèrent la dévotion aux gens d'Athènes et, par eux, à tous les Grecs 2. La
fortune de ce pauvre petit dieu serait surprenante, n'était le voisinage de la
grand'route. Car ce n'était qu'un petit dieu, mais fort utile au peuple des char-
retiers, trafiquants, accapareurs et brasseurs d'affaires. Il était devin. Il expli-
quait les songes. Il donnait d'utiles conseils pour les spéculations à la grosse et
les entreprises de terre ou de mer. Il annonçait peut-être les futurs arrivages ou
les naufrages de navires attendus. Comme saint Antoine de Padoue, dont le
regain de popularité prit naissance dans une boutique toulonnaise, Amphiaraos
retrouvait sans doute les objets perdus. Aussi fit-il sur place une grande clien-
tèle et de beaux profits : il put relever son temple, l'agrandir, le décorer de
marbres et de statues. Au dehors, il fit une pareille fortune dans l'estime des
Athéniens et de tous les Hellènes. Les inscriptions, trouvées sous les ruines du
sanctuaire, nous montrent que l'oracle ne fonctionnait pas toute l'année.
L'hiver, supprimant la navigation, interrompait aussi la caravane : l'oracle,
faute de clients, chômait et pouvait fermer. Mais dès les derniers jours de
1. Geogr. Gracci Min., I, p. 100 : Ei; ;Qpu-6v ôôôv ÈVuOspu BaSiÇovTi sy^eSôv T||xspa;, i:poTàv-T| Ttâv-a.
àXk' •'/] TÛV xaTaXâreuv Tio'XvTï'krfieioi xà irpôç TÔV Biov è'^ouua açOova xal àvaicaûav.s v.wXûti xôicov Èyyi-
VEtfdaL TOLÇ ôBofftopoûtjiv. 'H Se TtoXi;; TWV 'QpioTrïwv tjuvoiv.ia O^xwv è<m, ij.E-a6ô),wv Èpyaaia, TSXWVWV
àv,j'îrcpê}.T|To; ~).EOvsçi'a, ÈV -ïroA^àW ^povuv ctvs—IGÊ'TW 7;ov7}pîa crjVTE0pap.iJ.Év7).
2. Paus., 1, 54. Pour la route entre Érétrie, Oropos et Athènes, cf. Hérod., VI, 101.
74 LES PHENICIENS ET L'ODYSSEE.
l'hiver, dit le règlement du temple, le prêtre doit être à son poste; durant toute
la belle saison, il doit rester dans le sanctuaire, à la disposition des fidèles, au
moins dix jours par mois, et ne jamais s'absenter quatre jours de suite 1.
J'ai pris comme premier exemple le petit isthme de l'Attique. Mais on n'hési-
tait pas devant la traversée d'isthmes beaucoup plus larges : ici encore les
voyageurs récents nous font comprendre telles traditions invraisemblables de
l'antiquité. Voici M. de Marcellus qui, vers 1820, veut se rendre de Smyrne à
Constantinople. Il fait d'abord ce que nous ferions aujourd'hui : il attend un
bateau et un vent favorable. « Mais, pendant trois jours, je ne vis rien venir
qu'un vent de Nord direct, lequel fermait à toute navigation le détroit des Dar-
danelles et la mer de Marmara. Je me déterminai alors à prendre la voie de
terre et à gagner à travers l'Asie Mineure l'échelle de Moudania sur la Propon-
Lide, d'où le trajet maritime jusqu'au Bosphore était possible à peu près en tout
temps 2. » Entre le golfe de Smyrne et le golfe de Moudania, entre l'Archipel et
la mer de Marmara, une route de caravanes a toujours été fréquentée par les
voyageurs qui ne veulent pas s'aventurer dans les Dardanelles capricieuses :
pour les Turcs, Brousse marquait la grande étape du commerce entre Smyrne et
Constantinople.
Aux débuts de l'histoire écrite, ce sont les Milésiens qui, les premiers des
Hellènes, entreprennent l'exploitation commerciale du Pont-Euxin. Ils ont à tous
les mouillages, depuis Milet jusqu'à Trébizonde, des comptoirs ou des colonies.
Mais les Anciens leur attribuent aussi la fondation de certaines villes conti-
nentales : Skepsis au milieu de l'Ida est d'origine milésienne. Cette tradition
semble indigne de foi. Suivez pourtant la route terrestre qui unirait le golfe
d'Adramyttion sur l'Archipel au golfe de Kyzique sur la Marmara : au long de
cette route qui serait exactement parallèle à notre route Smyrne-Moudania,
vous verrez que Skepsis est justement l'étape médiane, à égale distance des deux
mers. Comme M. de Marcellus, les Milésiens avaient à compter avec les vents du
Nord qui ferment le détroit. Comme M. de Marcellus, ils se lassaient d'attendre
une accalmie ou une saute favorable ; car ces vents du Nord ou du Nord-Est sont
les vents dominants de l'été; ils règnent pendant presque toute la saison navi-
gante. Comme M. de Marcellus, les Milésiens coupaient l'isthme, d'une mer à
l'autre. Mais peu sûrs de l'amitié des indigènes, ils avaient choisi le trajet le
plus court : quittant le dernier golfe de l'Archipel, ils allaient retrouver le
premier golfe de la Marmara.
Faut-il montrer encore, par d'autres exemples, que cette traversée des isthmes,
larges ou resserrés, est une conséquence forcée de la petite navigation à
voiles? Voici la rade de Smyrne profondément enclose entre le promontoire de
Phocée au Nord et la presqu'île de Clazomène au Sud. De Smyrne au Kara-
Bouroun cette presqu'île s'allonge, se contourne et se bifurque très- loin et très
avant dans la haute mer. C'est une masse rocheuse qui parfois dépasse mille
mètres de hauteur et cinquante kilomètres de large. Elle a soixante-dix kilo-
mètres de long. Le contour par mer dépasserait trois cents kilomètres, c'est-à-
dire trois ou quatre jours de navigation pour les voiliers anciens, et, sur tout le
pourtour, le régime des vents est fort instable. Les seuls navires qui viennent
du Nord entrent sans difficulté jusqu'au fond de la baie smyrniote. Pour les
navires qui viennent du Sud ou de l'Ouest, la presqu'île est un obstacle, qui
peut causer de grands dangers, qui cause toujours de longs retards. Mais celle
masse rocheuse est disposée de telle sorte que plusieurs vallées la coupent du
Nord au Sud et de l'Est à l'Ouest. Dans ces vallées propices, vont se créer des
routes terrestres qui amèneront les caravanes jusqu'aux avant-ports d'Erylhrées,
Téos, Lébédos et Notion sur la mer libre,
— d'où l'importance et la fortune de
ces mouillages extérieurs. Au temps de Tournefort, Smyrne est la capitale du
trafic levantin. Dans son bazar, aboutit le commerce de l'Asie Mineure, de
l'Arménie, de la Syrie et même de la Perse. Son échelle est fréquentée par
toutes les marines occidentales. Mais un grand nombre de bateaux ne vont
pas jusqu'à Smyrne : « On débarque aujourd'hui à Séagi pour venir par terre à
Smyrne, sans entrer dans la baie, afin d'éviter le grand et dangereux tour de
Kara-Bouroun1. » Le Séagi de Tournefort, le Sighadjik des Turcs, est l'ancienne
échelle de Téos, située en un golfe profond, sur la façade méridionale de la
presqu'île. Nos Instructions nautiques connaissent encore ce mouillage, bien
abrité des vents du Nord par la masse de la presqu'île et couvert au Sud par de
petits promontoires ou par des îlots :
Notre « loi des isthmes » est, je pense, suffisamment établie. J'ai dit qu'elle
dominait vraiment toute l'histoire préhellénique. La topologie homérique ne
se comprend que par elle. Nous avons déjà l'exemple de Mycènes. Gardant le
défilé terrestre entre la mer du Levant et la mer du Couchant, Mycènes est « la
ville de l'or », son maître est « le Roi des rois », parce qu'elle prélève une
douane sur les ballots ou les personnes qui sont forcés de franchir cet isthme.
La tradition voulait que Mycènes dût son existence à un héros venu de la mer,
Persée. A coup sûr elle dut sa richesse au commerce de la mer prolongé par la
route terrestre. Ce ne sont pas ses collines caillouteuses dominant une plaine
aride, ni ses monts dénudés lâchant leurs éboulis de rocs et leurs torrents, qui
lui donnèrent la puissance et l'or : il fallut qu'un grand commerce étranger
convoyât ou fit convoyer par là ses marchandises débarquées au port de
1. W. Heyd, Histoire du Comm. au Levant, l, p. 550. Je citerai toujours cet ouvrage d'après la tra-
duction Reynaud.
ROUTES DE MER ET ROUTES DE TERRE. 79
1. Cette carte (fig. 9) des environs de Troie est empruntée à l'Atlas Vidal-Lablache, p. 11.
ROUTES DE MER ET ROUTES DE TERRE. 81
creuses, par conséquent beaucoup plus rapprochées l'une de l'autre : les allu-
vions n'ont fait durant trente siècles que les éloigner en augmentant la largeur
de l'isthme. Mais, aux temps homériques, la vallée et sa route terrestre existaient
déjà, et c'est au bord de cette route isthmique, juste à mi-chemin des deux
baies, qu'Ilion choisit une butte pour installer son acropole. Cette route
isthmique était fort courte : dix kilomètres tout au plus. Mais elle était très
importante. Elle devait être très fréquentée. Les Instructions nautiques vont
nous expliquer pourquoi 1. Lès voiliers, qui de l'Archipel veulent passer dans la
Marmara, rencontrent à la bouche du détroit deux obstacles souvent insurmon-
tables, un courant contraire et un vent contraire :
Le courant général dans les Dardanelles porte de la mer de Marmara vers la Médi-
terranée, c'est-à-dire qu'il a la direction du S.-0. La force du courant est variable et
dépend beaucoup de la force du vent ou de sa direction, comme aussi, ce qui est facile
à comprendre, de l'abondance des pluies ou de la fonte des neiges venant gonfler les
fleuves qui se jettent dans la mer Noire. Lorsque le vent souffle du Nord, ta force du
courant augmente, surtout dans tes passages étroits, et l'on a constaté qu'elle atteignait
parfois cinq milles à l'heure entre les Vieux-Châteaux. Avec les vents forts du S.-0., le
courant renverse quelquefois. Mais ce phénomène est rare et comme les vents du N.-E.
prédominent pendant neuf mois de l'année, on peut considérer le courant S.-0. comme
presque permanent. De Gallipoli à Koum-Kaleh, on peut prendre comme moyenne du
courant sur toute la distance la vitesse de 1 mille 1/2 à l'heure.... Les vents du N. et
ceux du N.-E., ou vents Étésiens (appelés meliems par les Turcs), prédominent en
moyenne neuf mois de l'année : les vents irréguliers de la partie Ouest durent à peine
trois mois. En hiver les vents du N.-E. sont accompagnés de brouillard et de neige : la
navigation est impossible pour un navire à voiles. En été, ils sont plus constants. Ils se
lèvent généralement le matin et tombent au coucher du soleil. Il n'est pas rare de voir
dans le canal de Ténédos ou dans les autres mouillages, deux ou trois cents navires
attendant une brise favorable. Avec chaque brise légère du Sud, ils appareillent, mais
seulement pour aller d'un mouillage à un autre, et ils n'atteignent la mer de Marmara
qu'après avoir parcouru par petites étapes la distance qui les en séparait 2.
Arent et courant contraires durant tout l'été, nos grands voiliers éprouvent
quelque difficulté à franchir les Dardanelles. L'entrée surtout est hasardeuse.
A la bouche du détroit, le vent et le courant régnent en maîtres. Plus haut,
« les pointes saillantes de la côte changent la direction du courant et donnent
naissance à des contre-courants qui peuvent, dans quelques parties du détroit et
spécialement dans les baies, aider un navire à gagner vers l'Est avec des vents
faibles : sur la côte d'Asie, on trouvera des contre-courants favorables 3 ». Une
fois entrés, les navires trouvent aussi des brises de terre qui contrarient un peu
l'effet du violent N.-E. et l'on peut espérer des vents du Sud avant le lever du
soleil ou après son coucher. La navigation dans l'intérieur des Dardanelles est
Kythère : le courant et le terrible vent du Nord l'ont chassé des mers grecques et
jeté vers le Sud jusqu aux rivages africains,
àÀlà [J.E xîma poo^.7£ 7ï£piyvàpi7î70V7aMàXeiav
xal.Bopé'/|; àizéutes TrapsîîXayÇev SE KUOTIOIOV1.
n'est plus alors deux cents, mais deux cent cinquante ou deux cent quatre-
Ce
vingts kilomètres qu'il faut compter entre le port d'Ithaque et la rade de Navarin.
Avec la brise la plus favorable, deux nuits ne suffiraient pas à Télémaque pour
atteindre la Pylos messénienne, et cette difficulté sur l'ensemble du voyage se
complique dans le détail. Le poète nous donne une étape de la traversée au cap
Pheia, — et il nous donne la longueur approximative de cette étape. Le cap
Pheia est situé au Nord-Ouest des bouches de l'AIphée, à quinze ou vingt kilo-
mètres de ces bouches. Entre Pylos et le cap Pheia, la navigation de Télémaque
ne doit durer que quelques heures. Étudiez, en effet, le voyage de-retour.
Télémaque, ayant quitté son ami Pisistrate sur la plage de Pylos, s'embarque
et met à la voile. Il a encore pour lui le vent favorable que lui envoie Athèna.
« Le navire court sur la mer. » Après le soleil couché, à l'heure « où toutes
les rues sont emplies d'ombres », il double le cap Pheia. Or Télémaque n'est
parti qu'assez tard de la plage de Pylos. Il avait fait auparavant une longue
route en voiture. Le matin, il avait quitté Phères, son gîte d'étape. Il avait
voyagé sur le char de Pisistrate une partie du jour. Descendu de voiture, il
avait encore perdu son temps à la plage : le vaisseau était tiré à sec; il avait
fallu le remettre à flot et l'armer. Retards encore pour accueillir un suppliant,
pour sacrifier aux dieux et enfin pour la manoeuvre de départ. On n'avait donc
mis à la voile que longtemps après le milieu du jour. Au maximum, c'est une
petite demi-journée de navigation qui sépare Pylos du cap Pheia : la Pylos
messénienne en est à plus de cent vingt kilomètres.
Nouvelles difficultés encore, si l'on veut appliquer à la Pylos messénienne
quelques particularités de la descrip-
tion homérique. En bas de Pylos, qui
est une haute ville, l'Odyssée men-
tionne une plaine où paissent les trou-
peaux de boeufs, où s'élancent les che-
vaux et les chars, TÏESÏOVSE, È; raSîov.
En bas de la Pylos messénienne, il n'y
a qu'une lagune et la mer : le beau
plan de l'Expédition de Morée, dont je
donne une photogravure, nous montre
bien que cette roche du Koryphasion
n'est qu'un ancien îlot échoué entre la
lagune et la mer. Ajoutez que la Pylos
homérique est un grand port, la capi-
tale d'un peuple marin. Son mouillage Fie. 12. — Rade de Navarin1.
doit être conforme aux nécessités et
aux habitudes des marines contemporaines. Or nous verrons pourquoi ces
marines primitives fuient les golfes profonds et les rades closes. La rade de
Navarin, avec l'îlot de Sphagia (ancienne Sphaktérie) qui la ferme, peut nous
sembler l'idéal d'un mouillage moderne : en travers du chenal Sikia et sur le
promontoire de Paléo Avarino, la Pylos du Koryphasion commande la rade et la
petite lagune Dagh-Liani. Mais les marines à voile ont toujours dédaigné cette
rade. D'entrée et de sortie difficiles, ce mouillage ne peut servir que par cer-
tains vents, et l'histoire récente nous montre le danger que court une flotte
bloquée dans ce cul-de-sac : le pacha d'Egypte y vit flamber ses vaisseaux sans
pouvoir en sortir.... C'est une loi de ces marines primitives, — je demande
un crédit provisoire pour cette affirmation, — que leurs ports et débarcadères
ne sont jamais au fond d'une rade close, mais à portée de la mer libre : sur la
mer libre, la roche du Koryphasion ne présente qu'une façade abrupte sans
pente d'échouage.
Voilà bien des difficultés ou des impossibilités, si l'on veut s'en tenir à la
Pylos messénienne. L'usage, il est vrai, n'est pas d'étudier les détails du texte
odysséen : il est si commode et si classique de toujours invoquer le fameux
droit des poètes à inventer ce qui leur plaît et à écrire ce qui leur chante!...
Voyons pourtant si la Pylos de Triphylie ne légitimerait pas la théorie des Plus
Homériques touchant la parfaite réalité de la géographie odysséenne
Le territoire de Pylos est donc situé quelque part entre l'AIphée et la Messénie.
La ville, à la mode du temps, est une ville haute, VXTVJ --oXUQpov : c'est la vieille
capitale de Nélée et de Nestor. Pylos, comme ville et comme territoire, est un
site bien caractérisé. Sur le pourtour de cette Grèce rocailleuse, où les falaises
abruptes ne sont guère interrompues que par des deltas vaseux ou des estuaires
dormants, Pylos est sablonneuse. 'H^aGôsi.;, la Sableuse, est son épithète
constante. Dans les poèmes homériques, toujours cette épithète lui est appliquée.
Et cette épithète lui est réservée. Le monde homérique n'a pas d'autres rivages
de sables. C'est la « Porte des Dunes ». Sa plage est unie, sans roches. Les vais-
seaux peuvent aborder sans précautions, perpendiculairement à la rive, puis
s'échouer sans risque d'avaries :
Derrière cette plage de sables, s'étend une riante contrée, la bonne Pylos,
IlûÀo; 7,yaQsr,. Nestor, roi de la sablonneuse Pylos, règne aussi sur la charmante
Arénè. Il a des prairies pour ses troupeaux de génisses et de taureaux, pour ses
haras et ses chevaux. Il est le héros cavalier. Derrière la plage aussi, tout au
bord de la plaine, se dressent de hautes et rocheuses collines, qui fournissent
un emplacement et des matériaux pour les villes « hautes, bien bâties ». On est
encore à l'époque où la mer infestée de pirates est d'un voisinage dangereux .
« Errez-vous sur la mer comme
des pirates cherchant le mal du voisin ? » est la
première question de Nestor. Les villes doivent se réfugier sur les monts. La
plage est déserte. Quand les marins étrangers n'y viennent pas installer un cam-
pement et un bazar temporaires, les indigènes n'y descendent que pour adorer
les dieux de la mer. En bas de Pylos, parmi les sables marins, £-1 Aau.à9oiç
à^trjffiv, Télémaque trouve les Pyliens en train de sacrifier à Poseidon. Mais la
ville haute n'est pas loin. Elle doit être toute proche même. Relisez l'arrivée de
Télémaque. Près du Poseidion de la plage, le festin se prolonge jusqu'à la nuit.
Pour regagner la ville haute où l'on dormira, on ne quitte la plage qu'après le
soleil couché. Le lendemain, dès l'aube, on envoie chercher les compagnons de
Télémaque qui ont dormi près du vaisseau. Ils arrivent aussitôt prendre part au
nouveau sacrifice que l'on célèbre dans la ville haute.... De même, voyez Télé-
maque rentrant de Sparte. Il arrive dans la plaine qui s'étend aux pieds de la
ville. Il est pressé de s'embarquer. Il demande à son cocher Pisistrate de ne pas
le faire remonter là-haut. Il craint le long dîner des adieux et l'affectueux bavar-
dage de Nestor. Il veut partir ce jour même : « Alors Pisistrate tourna les che-
vaux vers le navire et vers la plage, et répondit : « Hâte-toi de t'embarquer
avant que, rentré à la maison, j'annonce la chose au vieillard. Car il ne te lais-
serait pas partir. Il viendra lui-même ici et lu peux être sûr qu'il ne rentrera
pas seul. » Puis il retourna les chevaux vers la ville des Pyliens et il arriva rapi-
dement aux maisons1. » Il faut que la ville haute soit toute voisine : je l'imagine
dominant la plage même.
Donc une plage de sables, bordant une plaine, au pied d'une ville haute, et,
sur cette plage, un sanctuaire de Poséidon : voilà le site. Et ce site ne doit pas
être éloigné de l'AIphée « qui traverse la terre des Pyliens ». L'AIphée se jette à
la mer dans la baie qui, dès l'antiquité, portait le nom de golfe de Kyparissia ou
d'Arkadia, à cause de la ville de ce double nom. Ce golfe, entre la pointe
rocheuse de Pheia au Nord et la côte rocheuse de Kyparissia au Sud, n'est qu'un
demi-cercle de dunes : « Sur presque tout son contour, disent les Instructions
nautiques, le rivage est bas, sablonneux, bordé en arrière-plan par une terre
montagneuse. C'est une plage de sable uniforme, à travers laquelle plusieurs
cours d'eau se jettent à la mer 2. » Derrière cette plage, une bande de plaine bien
arrosée est plantée de bois et de bosquets, qui de tout temps ont fait l'admiration
des voyageurs. Pausanias et Strabon vantent, comme Beulé, Boutan et Frazer, la
joliesse et la fertilité de ce pays. « Cette terre est pleine de sanctuaires d'Artémis,
d'Aphrodite et des Nymphes, au milieu de bosquets fleuris qu'alimentent les
eaux abondantes ; les sanctuaires d'Hermès bordent les routes; les sanctuaires
de Poseidon jalonnent les promontoires5. » Ces Poseidia antiques ont été rem-
placés aujourd'hui par les églises de saint Nicolas. Ce grand saint, qui sauva
jadis les enfants dans la cuve, sauve encore les marins en péril de mer.... Et,
longeant cette plaine, les montagnes aux longues pentes envoient jusqu'à
quelques kilomètres — en un point, jusqu'à quelques mètres — de la rive
leurs contreforts chargés de vignes et de villages. Toutes les habitations sont
aujourd'hui encore sur la hauteur. La rive est déserte. Mais à chacun des
bourgs élevés correspond, sur la plage ou près de la plage, une station complé-
1. Paus., V, 6, 4.
2. Strab., III, 158.
5. Frazer, Pausanias, III, p. 478.
ROUTES DE MER ET ROUTES DE TERRE. 99
Le cap Glarentza, disent les Instructions nautiques, est formé par une projection
rocheuse de la côte au bout d'un rivage bas, de sable, boisé et cultivé dans l'intérieur.
Sur le côté du cap, le rivage forme une baie ouverte au Nord. A l'extrémité Ouest de
cette baie, on trouve le village de Glarentza avec une douane et un petit môle. Les
produits des riches cultures du voisinage y sont embarqués, pour Zante principalement.
Devant le village, il y a un excellent mouillage d'été. Les caboteurs mouillent près de
terre. A partir du cap de Glarentza, la côte à falaises longe une haute terre avec une
colline remarquable, élevée de 261 mètres, sur laquelle se trouve un château, Kastro-
Tornèse. Au pied du château est bâti le petit village de Klemoutzi3.
Changez les noms propres : vous aurez le mouillage ancien du Kaiapha ou,
comme dit Strabon, du Samikon. Les Pêcheries étaient alors un golfe ouvert,
avec une plage de sables recourbée vers le Nord, comme la plage de Glarentza.
Le Kaiapha était un cap pointé vers le Nord-Ouest, comme le cap de Glarentza.
Sous ce cap, le mouillage était tourné, nous dit Strabon, vers le Nord et vers
l'Ouest, Ttpèç Sôo-iv xal icpèç àpx7ov aîtoveûet. Cette phrase du Géographe me
semble une nouvelle preuve que, de son temps, les Pêcheries n'avaient pas
encore noyé le Kaiapha.... Tel est le mouillage où, suivant Strabon, Télémaque
vient débarquer. Voici la plage où le navire s'échoue, le Poseidion où les
Pyliens offrent un sacrifice, et les sables parmi lesquels on banquette en
l'honneur du dieu, èm 'Wu.à6o'.ç àAw)<nv. La haute ville de Pylos ne doit pas
être loin. Au temps de Strabon, elle avait complètement disparu. Le Géographe
la cherchait auprès de Lépréon, à trente stades environ du mouillage. Ici nous
nous écarterons un peu de la théorie de Strabon, ou plutôt de son hypothèse.
Car cette localisation était de sa part simple hypothèse. Entre l'époque homé-
rique et son temps, le pays a continuellement changé de maîtres. Les peuples de
l'intérieur, Eléens et Arcadiens, l'ont disputé aux indigènes. Les peuples de la
mer, Minyens et Kaukones, l'ont convoité et soumis. Chacune de ces conquêtes
amenait, avec un changement de vie, le déplacement des villes et le boule-
versement de l'onomastique locale. Au temps de Strabon, sous la paix romaine,
le pays est partagé entre deux communautés : les Makistiens. qui sont les chefs
religieux de la Triphylie, tiennent les cantons voisins de l'AIphée; les Lépréales
tiennent les cantons méridionaux, voisins de la Néda. Deux siècles plus tôt,
au temps de Polybe, « la Triphylie, qui s'étend sur la côte entre les Eléens et
les Messéniens, a neuf villes, Samikon, Lépréon, Hypana, Typaneis, Pyrgos,
Aipion, Bolax, Slylaggion, Phrixa1 ». Au temps d'Hérodote, on se souvient que
le pays a été conquis par des pirates. Les Minyens en ont soumis les indigènes.
Ils ont fondé Lépréon, Makistos, Phrixa, Pyrgos, Epion, Noudon; « mais de
mon temps, les Eléens ont saccagé la plupart de ces villes 2 ».
Dans les poèmes homériques, le royaume de Nestor comprend Pylos, Arénè,
Thryon, Aipu, Kyparisseis, Amphigéneia, Ptéléon, Élos et Dorion, en tout neuf
villes. C'est le même nombre qu'au temps de Polybe. Ce chiffre neuf n'est
peut-être pas fortuit. Ces neuf villes ont équipé quatre-vingt-dix (9x10)
vaisseaux. Quand Télémaque trouve les Pyliens en train de sacrifier à Poséidon,
ils sont rangés suivant un ordre, qui est peut-être rituel : « il y avait neuf
bancs, cinquante hommes sur chacun, et chacun offrait neuf taureaux3 ».
N'aurions-nous pas ici le sacrifice fédéral de l'amphictyonie pylienne? Les
Triphyliens gardèrent toujours en ce lieu leur sanctuaire fédéral et leurs
sacrifices en l'honneur de Poséidon. Les gens de Makistos en avaient la garde et
le soin. Ils annonçaient l'ouverture de la trêve sacrée. Ils avaient la présidence
de la fêle. Mais tous les Triphyliens concouraient à l'entretien du temple et
participaient aux frais comme aux viandes du sacrifice 4. Ce culte fédéral
remonte peut-être jusqu'aux temps homériques.
1. Polvb., IV, 77.
2. Hérod., IV, 148.
5. Odyss.. III, 7.
4. Strab., VIII, 544.
FIG. 14. LA PORTE DES DUNES
Photogravure d'après la planche 55 de l'Expédition de Morée.
ROUTES DE MER ET ROUTES DE TERRE. 105
Le sanctuaire était au pied du mont Kaiapha, sur l'une des deux bosses
rocheuses (E et D, fig. 14) qui émergent de la plage de sables. Dans la dune
Fie. 10.
Tour du Samikon 1.
esplanades (A et C). Voyez le plan qu'en ont donné les topographes de l'Expé-
dition de Morée. La ressemblance de celte acropole avec Mycènes me parait
frappante. C'est de part et d'autre, la même esplanade sur une montagne
abrupte (A), les mêmes ravins cl les mêmes rochers encerclant le pourtour, la
môme source au pied (G). La seule façade maritime offre une pente accessible
aux lacets d'une roule et à l'enchevêtrement des ruelles. J'imagine sur l'espla-
nade du sommet le palais royal ou la forteresse, et sur la double pente du ver-
sant le troupeau des cases populaires.
Pausanias et Strabon signalaient déjà les ruines remarquables qui couvrent
l'esplanade. Ces ruines
subsistent encore. Les
topographes de l'Expé-
dition de Morée en ont
dressé le plan et dessiné
les vues. Ces ruines ont
frappé tous les explora-
teurs par leur caractère
de grandeur et de force :
«
C'est peut-être le plus
beau spécimen d'an- FIG. 18. — Murs du Samikon.
cienne maçonnerie poly-
gonale : elles remontent certainement à une haute antiquité 1. » Voilà donc une
ville haute bien construite, à la mode homérique, akù lïToXUQpov, SÙXTÎJJLEVOV
TiToXUOpov. Strabon et Pausanias n'en savaient plus le nom. Ils l'appellent Samos
ou Samia à cause du promontoire Samikon. Mais ils pensent aussi que peut-être
c'est Arénè. Dans toute l'antiquité, le promontoire s'appela Samikon « à cause
de sa hauteur sans doute, dit Strabon; car les anciens Grecs donnaient le nom
de Sames à toutes les hauteurs2». Strabon ajoute que les périples ne mentionnent
jamais la prétendue ville de Samos ou Samia; ils l'ignorent, soit que depuis
toujours elle soit à l'état de ruines, soit que d'en bas, de la mer, les rameurs
n'aient jamais pu l'apercevoir. Les poèmes homériques ne mentionnent pas non
plus cette Samos. C'est que cette ville haute est précisément la Pylos odysséenne.
Du moins tout ce que les poèmes homériques nous disent de Pylos peut dans le
moindre détail s'appliquer à notre site.
HÉROD., V, 65.
L'état des lieux convient de tous points : plage de sables, Poseidion, ville
haute. La situation convient aussi. La distance entre le pied du Kaiapha et le
cap Pheia est d'environ 50 kilomètres, soit trois ou quatre heures de mer. La
navigation de Télémaque au retour implique cette distance. Même parti de Pylos
assez tard dans le jour, Télémaque, avec le bon vent d'Athèna, peut doubler le
cap Pheia à la nuit close. Au cours de cette navigation, — je garde le vers rejeté
sans aucune raison par les philologues, — le vaisseau, qui longe La côte éléenne
et les bouches de l'Alphée, peut saluer au passage la fontaine Krounoi et le fleuve
Chalkis. Tous les textes de l'Odyssée trouvent donc ici leur concordance. Mais
l' Iliade nous fournit encore d'autres points de repère. Nestor, dans Ylliade, conte
avec force détails topographiques ses guerres contre les Éléens et contre les
Arcadiens. Tâchons sur notre terrain de suivre la marche des armées.
Voici d'abord la guerre contre les Eléens. Ils assiègent une ville pylienne, la
Ville des Joncs, Thryon ou Thryoessa, qui du haut de sa butte surveille le gué de
l'Alphée (la moderne Volantza occupe sans doute cette butte de Thryon). Les
Éléens campent dans la plaine du bas. Athèna pendant la nuit accourt à la
ville de Nélée. Elle réveille le peuple des Pyliens. Tous partent en hâte, cavaliers
et fantassins mélangés. Ils arrivent d'abord au fleuve Minyeios, qui se jette à la
mer non loin d'Arénè. Les cavaliers y font halte jusqu'à l'aube pour attendre le
flot des gens de pied. Au matin, toute l'armée se remet en marche. On arrive
vers midi au bord de l'Alphée. On sacrifie aux dieux. On fait un repas, mais sans
se débander. On se repose et l'on dort, mais sans se désarmer. On est tout près
de l'ennemi. Lé lendemain, quand le soleil monte de terre, on engage le
combat 1. Sur cette route militaire, il faudrait retrouver l'étape d'Arénè.
Pausanias et Strabon en cherchaient déjà inutilement le site : « Personne,
parmi les Messéniens ni les Éléens, n'a pu m'indiquer les ruines de cette ville,
et les indigènes ont entre eux de grosses controverses qui paraissent insolubles.
Peut-être le Samikon était-il l'Arénè au temps des héros. Car, au dire des Arca-
diens, le Minyeios est le même fleuve qui reçut ensuite le nom d'Anigros : il
coule non loin du Samikon1. » Pausanias plaçait donc Arénè au Samikon, comme
Strabon plaçait Pylos trente stades (cinq kilomètres) au Sud. C'était toujours
simple hypothèse de leur part : ils disent très franchement qu'ils n'ont recueilli
aucun témoignage décisif. Je ne crois pas que ces localisations puissent convenir
au texte de l'Iliade. Calculez en effet les étapes en plaçant Pylos au voisinage de
Lépréon et Arénè au Samikon. Les cavaliers, partis de Pylos pendant la nuit, se
seraient arrêtés au Samikon, à 5 kilomètres de Pylos, pour attendre les gens de
pied. Puis, tous ensemble, Trava-uoî-ç, chargés de leurs armes et de leurs lourdes
cuirasses, o-ùv TEÛyeat 6wp7)y6évT£ç, dans les sables, à travers les pins et les tor-
rents côtiers, ils seraient allés d'une seule traite, sans autre étape, jusqu'à la
rive de l'Alphée, à 20 ou 25 kilomètres de là. Cette marche de 50 kilomètres,
accomplie en quelques heures de nuit et de jour par des hoplites harnachés et
chargés de bronze, n'est pas vraisemblable. La traite a dû être plus courte et
mieux coupée....
Replaçons, suivant notre hypothèse, Pylos au Samikon et cherchons le Minyeios
dans quelqu'une des rivières qui plus au Nord descendent de la montagne
Makistia vers les Pêcheries. En partant du Samikon, on franchit d'abord la
rivière de Ta via et sa fontaine voisine de la rive : nous y avons reconnu le fleuve
Chalkis et la source Krounoi. Un peu plus au Nord, le Village du Vent, Anémo-
chori, se dresse sur une éminence dont une autre petite rivière contourne la base.
Un vieux khani, encore noté sur nos cartes, marque en ce carrefour de routes
un lieu habituel de repos : c'est ici que, de la route côtière, se détache un
embranchement qui franchit les collines et passe dans la vallée d'Olympie. Pour
la garde et l'exploitation de cette double route, il dut toujours exister ici un
bourg et une acropole. Cette rivière doit être le Minyeios homérique ; Anémochori
doit occuper le site d'Arénè la Charmante, 'Ap^wi ÈpaTEiv/j. Cette dernière épi-
thète n'est pas déplacée : nous entrons ici dans l'arrière-pays de Skyllonte ; Xéno-
phon, Pausanias et tous les voyageurs modernes font de ce pays une charmante
peinture 2; entre de douces collines boisées, ses vallons et ses prairies sont
une terre d'idylle.
Avec ce site pour Arénè, reprenons le récit de Nestor. Sortis de Pylos durant
la nuit, les cavaliers partent du Samikon. Ils franchissent d'une traite les 8 ou
9 kilomètres qui séparent le Kaiapha d'Anémochori. Les hoplites chargés
suivent comme ils peuvent, un peu à la débandade, ta. o' sroppsov eOvea TIEÇWV :
on est encore loin de l'ennemi. Mais à partir du Minyeios, il faut être sur ses
gardes. Les cavaliers attendent les gens de pied et l'on repart en ordre, en
1. Iliad.,
VII, 155-150.
2. Sur tout ceci, cf. Frazer, Pausanias, III, p. 478.
FIG. 19.- ROUTES VERS PYLOS
LES NÉLÉIDES EN MORÉE ET EN ASIE MINEURE. 111
Kaiapha. Nous retrouverions ainsi la plupart des lieux mentionnés par l'Iliade.
Resterait seulement à découvrir la ville de Pheia, dont parle Nestor.
Dès l'antiquité, on relevait en ce nom une faute de texte. Le cap Pheia que
nous connaissons ne saurait être mis en cause : c'est un cap, non une ville, el les
Arcadiens, pas plus que le royaume de Nestor, ne sont jamais allés jusque-là.
La faute de texte parait certaine : aucune ville du Péloponnèse ni de la Grèce
ne portait ce nom de Pheia. Les critiques anciens ont proposé deux corrections.
La première est radicale; elle bouleverse tout le passage : Strabon, ayant
découvert en Triphylie sur les bords d'un fleuve Akidon les ruines d'une ville
Chaa, propose de corriger Pheia en Chaa, et Kéladon en Akidon.... La seconde
est bien plus simple. Le Scholiaste nous dit : « Au lieu de Pheia, il faut lire
Phèra, ainsi que Didymos l'a fait, car on connaît par Phérécyde la guerre de
Nestor autour de Phèra 1. » Cette correction du Scholiaste me semble préférable.
Elle rend bien compte de la faute elle-même et de la façon dont la faute s'est
produite : c'est un copiste maladroit qui de Phèra, 4>lpa ou «I^pa, a fait Pheia,
<t>sla, et cette lecture est entrée dans le texte classique du jour où, la Phères
pylienne ayant disparu (le vocable tout au moins : nous allons retrouver
la ville elle-même sous un nom à peine différent), les commentateurs et
critiques anciens ne connurent plus dans ces parages que la Pheia d'Élide. La
correction concorde, en outre, avec les récits des vieux mythographes, de
Phérécyde en particulier, et elle concorde mieux encore avec les autres textes
homériques. Car elle nous fait retrouver la Phères de la Télémakheia. C'est sous
la Phères de Dioclès, fils de l'Alphée, que Nestor combat les Arcadiens, de même
que Télémaque, traversant l'Arcadie, va reposer une nuit dans la Phèra ou
Ali-phèra de l'Alphée.
Non loin des sources du fleuve de Saint-Isidore, gardant le passage entre
l'Alphée et Pylos, une ville areadienne portait le nom de Ali-phèra, 'AXicpjpa.
Elle était bâtie dans une très forte position. A 822 mètres d'altitude, elle
occupait le sommet d'une grosse et raide butte absolument isolée 2. Tout autour,
les affluents de l'Alphée creusent de larges et profonds ravins. C'est pour les
gens de l'intérieur la clef du passage vers la Triphylie maritime. Lisez dans
Polybe 5 la campagne du roi Philippe. Montant de l'Alphée et de la ville d'Héraia,
il veut chasser les Étoliens de Triphylie. Les Étoliens occupent Aliphèra « située
sur une butte abrupte de tous les côtés, qui a plus de 10 stades de pied et que
couronne une acropole ». Philippe enlève Aliphèra de vive force. Alors tous les
Triphyliens s'enfuient et ne songent plus qu'à se mettre en sûreté chez eux. La
Triphylie est ouverte. Philippe, sans autre bataille, entre dans la capitale
Lépréon.
Si l'on examine les vieilles légendes, il semble bien qu'Aliphèra soit la Phères
Nous avons maintenant notre route de la Têlémakheia avec son étape de Phères
entre Pylos et Sparte. Aliphèra est à 20 ou 25 kilomètres du Samikon. C'est bien
la distance qu'il faut supposer entre Pylos et Phères. Reprenons le voyage de
Télémaque et de son cocher. A Pylos, levés dès l'aurore, ils ont d'abord écouté
les discours des vieillards sur les pierres polies. Puis on est allé chercher le
boeuf, le bois, l'eau, le forgeron, l'équipage de Télémaque, les instruments
et les acteurs du sacrifice. On a doré les cornes, tué la bête, allumé le feu,
brûlé les cuisses et la part des dieux, et rôti, en brochettes à la main, la part
des assistants. On s'est lavé, baigné, parfumé. On a fait toilette avant de se
mettre à table. Après un long et copieux festin, on a fait atteler les chevaux et
charger les provisions. Enfin l'on se décide au départ. La journée devait être
fort entamée. On descend de la ville haute dans la plaine. On fouette les chevaux
qui partent à toute vitesse. Quand le soleil se couche, on monte à Phères, qui
est aussi une ville haute à la mode du temps. La distance entre Pylos et Phères
ne peut donc pas être très grande. Ajoutez les difficultés de l'ascension. Entre
le Samikon et Aliphèra, la route part de la côte pour arriver à plus de huit
cents mètres d'altitude. Elle suit un couloir rapide, encombré de flaques et
d'éboulis. Au retour, la descente sera plus commode : Télémaque et Pisistrate
quittent Phères à l'aurore; « ils descendent rapidement vers Pylos »,
alia o'sTiEt.8' LXOVTO IïûXou aiuù ïr-oXUQpov1,
et Télémaque, rendu à la plage, aura le temps de faire ses longs préparatifs de
départ, de s'embarquer et d'atteindre le cap Pheia avant la nuit close. Entre
Il ne faut pas oublier — Helbig dans son Épopée homérique a raison d'in-
sister là-dessus — que ces chars sont extrêmement légers. Ils « volent » à
travers les champs de bataille, sans être arrêtés par les morts ni par les débris
d'armes qui jonchent le sol :
pip.©' Ê'cpspov Qoôv Spaa [AETa Tpwa; xal 'Ayatoùç
a-TEtëovTEç vÉxuàç TE xal o.trizioaç
Eumélos tire son char lui-même. Diomède se demande s'il ne chargera pas sur
ses épaules le char de Rhésos 2. Un pareil véhicule, attelé de deux trotteurs,
peut « voler » en un jour d'Aliphèra à Sparte : cinq ou six heures de roule le
matin, quatre heures de repos durant la grosse chaleur du jour, cinq ou six
heures de route le soir, et les quatre-vingt-dix ou cent kilomètres sont franchis.
La route est assez commode. Le couloir de l'Alphée monte à la plaine parrha-
sienne, d'où le couloir de l'Eurotas redescend vers Sparte. D'Aliphèra jusqu'à la
plaine parrhasienne, la montée n'est ni longue ni difficile. La traversée de la
plaine, puis la descente vers Sparte sont moins dures encore.
Quelque jour, un chemin de fer reliera par ici les golfes d'Élide et de Laconie.
De tout temps une route fréquentée des étrangers a suivi ce couloir. Turcs,
Vénitiens ou Francs, les armées et caravanes étrangères montaient et descen-
daient d'un golfe à l'autre, et la forteresse de Karytaina surveillait le passage
du seul défilé dangereux : Karytaina, perchée tout en haut d'une roche, dresse
ses créneaux sur la rive droite de l'Alphée; mais aujourd'hui Karytaina est en
ruines. Pour la Grèce libérée, cette forteresse étrangère a perdu toute impor-
tance, en même temps que la route des étrangers. Le trafic des Hellènes est allé
vers les ports helléniques de la mer grecque par excellence, vers l'Archipel :
ce n'est plus entre le golfe de Laconie et le golfe d'Élide que circule la grande
route péloponnésienne : le chemin de fer unit le golfe de Messénie au golfe
1. Odyss., III, 495-496.
2. Cf. W. Helbig, trad. Trawinski, p. 102.
LES NÉLÉIDES EN MORÉE ET EN ASIE MINEURE. 115
de fer assure la vie de Sinanou. Sous les Turcs, Léondari et sa mosquée comman-
daient la double descente vers Mistra et vers Kalamala et surveillaient la grande
route militaire entre les forteresses turques de Coron et Modon au Sud et la
capitale de Tripolitza au Nord. Sous les Vénitiens et les Francs, Karytaina barrait
le couloir vers la mer d'Elide. Aux temps préhelléniques, Lykosoura, mieux
placée, pouvait tenir à la fois l'entrée de la Néda et l'entrée de l'Alphée, la
double route vers la mer Occidentale.
Si donc Lykosoura devint puissante et célèbre, c'est que vers cette mer de
l'Occident descendait le trafic contemporain. Aux temps primitifs, les caravanes
passent ici. Entre la mer du Sud et la mer de l'Ouest, Lykosoura est l'étape
médiane. Les coursiers de Télémaque ne s'y arrêtent pas. Mais les sommiers des
marchands ne « volaient » pas d'un tel bond. Ils coupaient en deux journées
les cent kilomètres qui séparent Aliphèra de Sparte. Le premier soir, ils mon-
taient dans la ville haute de Lykosoura pour y passer la nuit, comme Télémaque
est monté dans la haute ville de Phères. On s'étonnera que la Télémakheia ne
mentionne même pas le nom de Lykosoura. Mais nous avons déjà vu que
l'Arcadie homérique n'est plus l'Arcadie des vieux Pélasges : sous l'influence
des Hellènes, elle a déjà troqué sa vieille capitale de Lykosoura pour sa nou-
velle capitale de Tégée. Rappelons-nous, en outre, que le poète ne connaît pas
les lieux de visu. Domicilié dans quelque ville maritime des îles ou des côtes
asiatiques (nous donnerons les preuves de ce domicile), il parle comme les
récits ou comme les périples des gens de mer. Il ne répète que ce que lui
apprennent ses sources écrites ou orales. Or, quand la route des isthmes est
un peu longue, d'autres exemples nous ont montré que les marins ne la font
pas tout entière. Ils ne montent qu'au premier bazar. Là, ils rencontrent les
caravanes de l'intérieur, qui leur prennent leurs manufactures et leur amènent
des matières premières. Ce bazar commun est, suivant les cas, plus ou moins
éloigné de la côte, parfois à quelques heures de l'échelle, le plus souvent à une
petite journée. Au temps de la thalassocratie éginétique, nous dit Pausanias,
« les
Éginètes, débarqués à Kyllénè, chargeaient leurs marchandises sur des
bêles de somme et montaient chez les Arcadiens jusqu'à Phigalie. Pompos, roi
de celte ville, les combla d'honneurs et proclama son amitié pour eux en
appelant son fils Éginétès 1. » Voilà une belle route du commerce antique. Les
vaisseaux d'Égine n'ont pas fait le tour de la péninsule par le Sud, puisqu'ils
débarquent sur la côte Nord-Ouest pour venir à ces cantons occidentaux. S'ils
eussent fait le tour du Malée, ils auraient abordé par le Sud-Ouest cette façade
occidentale du Péloponnèse et ils auraient débarqué, non pas à Kyllénè, mais
à Navarin ou Kyparissia. Ces marins prudents ont donc évité le Malée et suivi
la route que Strabon recommande aux navigateurs d'Asie Mineure en Italie :
débarqués sur. la plage orientale de l'isthme de Corinthe, ils ont franchi cet
1. Paus., VIII, 5, 8.
LES NÉLÉIDES EN MORÉE ET EN ASIE MINEURE. 117
isthme à pied et repris la mer dans le golfe de Patras. Tout-au long des côtes
achéennes et éléennes, ils ont ensuite contourné la façade Nord-Ouest de la
péninsule et sont enfin venus mouiller au premier port qui leur offrait une
route commode vers l'intérieur de l'Arcadie, à Kyllénè.
Dans les périples éginétiques, où Kyllénè était décrite comme le débarcadère
et le grand port, Phigalie dut être mentionnée comme le bazar et la grande ville
de l'intérieur : auprès de Katakolo, qui est actuellement l'échelle de ces parages,
nous verrons nos Instructions nautiques signaler de même la ville et le marché
de Pyrgos. Dans les périples que put lire notre poète odysséen ou dans les récits
qu'il put entendre, Pylos est l'échelle et c'est Phères-Aliphèra qui est le bazar.
Les convois maritimes remontent jusqu'à Phères, mais pas plus haut : jusqu'à
Phères, les caravanes de la montagne descendent à leur rencontre. Les marins
peuvent savoir que ces caravanes arrivent de loin, qu'elles viennent de Sparte
en une journée environ. Mais ils ne connaissent ni les relais ni les détails de
la roule.... Le batelier de Smyrne ou de Beyrouth sait aujourd'hui que Marseille
est l'échelle de Paris; mais il ignore que Lyon et Dijon sont les grandes étapes
intermédiaires.
Étudiez maintenant ce bazar d'Aliphèra et voyez si l'existence même de ce
bazar n'implique pas le débarcadère des étrangers au point où nous l'avons
mis, à l'échelle du Samikon. C'est comme une vérification de tout notre calcul
topologique que je vous propose. Bien qu'un peu longue, cette vérification vaut
la peine d'être faite.
Aliphèra est donc le bazar. L'Arcadie occidentale eut de tout temps un bazar
de celte sorte, à une étape, courte ou longue, de l'échelle. Mais ce bazar ne resta
pas toujours dans la même ville. Depuis l'antiquité préhellénique jusqu'à nos
jours, il se transporta dans quatre ou cinq places, à Pyrgos aujourd'hui, à
Andritzénasous les Turcs, à Phigalie aux temps helléniques, à Aliphèra aux temps
odysséens. Ces changements du bazar coïncidaient, comme on peut le prévoir,
avec les changements de l'échelle. Cette échelle elle-même se déplaçait au gré
des différentes marines, mais non pas suivant leur caprice : des nécessités iné-
luctables déterminaient les changements. Pareil aux autres fleuves méditerra-
néens, l'Alphée ne saurait avoir son port à ses bouches. Nous savons que,
Barcelone près de l'Èbre, Marseille près du Rhône, Livourne près du Pô, Smyrne
près de l'Hermos, Milet près du Méandre, tous les ports méditerranéens
s'installent à l'écart des deltas, sur la première pointe rocheuse ou sur la plus
commode. Aujourd'hui l'Alphée a son grand port à Katakolo, sur le promon-
toire rocheux ou, plus exactement, sur l'ancienne île de roche noyée dans
l'alluvion, qui porte le cap Pheia : Pyrgos dans la plaine voisine est devenu le
grand bazar. Mais, jusqu'au milieu du XIXe siècle, c'est Pyrgos même qui, en
réalité, était l'échelle; la plage toute proche fournissait un mouillage suffisant
pour les calques. Ce mouillage attirait vers Pyrgos les caravanes de l'intérieur.
Deux roules montaient alors de Pyrgos vers l'Arcadie. L'une suivait la rive droite
118 LES PHÉNICIENS ET L'ODYSSÉE.
Katakolo est fréquenté par les paquebots et, pendant la saison des fruits, de grands
vapeurs viennent charger des raisins de Corinthe et du vin provenant des plaines de
Pyrgos. L'eau y est rare; il n'existe qu'un puits dans le fond de la baie. La ville de
Pyrgos, avec 5000 habitants, est bâtie sur une colline à sept milles de Katakolo. Elle
possède un télégraphe. Les plaines environnantes sont bien cultivées. Mais près de la
côte les miasmes des lacs rendent l'air insalubre2.
1. Celle route au siècle dernier était encore très fréquentée". La carte de Lapie, avec laquelle les
troupes françaises tirent l'expédition de Morée, porte cette route qui, partie du Fort Clidi, longe
d'abord la mer sur la levée de la lagune, puis remonte par la trouée du fleuve de Saint-Isidore vers
Xerochorion; elle rejoint enfin la grand'route Pyrgos-Andritzéna.
2. Instruct. naut., n° 691, p. 88.
120 LES PHÉNICIENS ET L'ODYSSEE.
Site et situation, plage et routes, le Samikon réunit donc toutes les conditions
pour être la Pylos homérique. Sans doute, des fouilles dans cette ville haute
seraient le meilleur moyen de vérifier notre calcul. Abandonnées déjà par les
Anciens, ces ruines ont pu nous réserver quelque autre Mycènes. Mais, à défaut
de monuments archéologiques, nous avons les traditions historiques et légen-
daires. Lorsque Télémaque, rentré de Sparte, va s'embarquer sur la plage de
Pylos, un arrière-petit-fils du devin Mélampous vient supplier qu'on le prenne à
bord : la source des Nymphes Anigrides, au pied du Kaiapha, devait son odeur
sulfureuse aux purifications de Mélampous et c'était Mélampous qui avait amené
chez Nestor les boeufs de Phylakè1.... Le mont Alvéna était dédié aux divinités
infernales. Il portait le nom de Minthè, à cause d'une concubine de Pluton que
Proserpine avait transformée en menthe des jardins. Il avait un sanctuaire
d'Hadès, qu'entretenaient aussi les Makistiens, et un bois sacré de Proserpine2.
Rades, d'après la légende homérique, a été blessé par Héraklès, èv IIÛXM, à
Pylos3 : Nestor raconte longuement cette invasion de la force herculéenne*. A la
source de notre fleuve de Saint-Isidore, près du village de Troupais, la terre
brûle chaque année avec une odeur désagréable. Pausanias signalait déjà cet
accident volcanique, qu'il faut rapprocher des sources sulfureuses du Kaiapha,
des sources pétrolifères du cap Pheia et de Zante, et des tremblements de terre
qui désolent annuellement cette région 5. Ces Trous doivent être voisins de
l'ancien sanctuaire d'Hadès.
L'histoire traditionnelle de Pylos mérite surtout qu'on s'y arrête. Pylos n'est
pas une ville indigène. Ce sont des peuples de la mer qui l'ont fondée. On sait
que Nestor et son père Nélée sont venus de Thessalie. Ils sont de la race de
Poséidon, de Tyro et de Salmoneus. Leur famille régnait à Iolkos, sur le golfe
Pagasétique, où s'était rassemblée jadis la flotte des Argonautes. Or la ville du
Samikon est bien le type des établissements étrangers sur une côte méditer-
ranéenne, un Gibraltar primitif ou, comme disait Thucydide, l'un de ces pro-
montoires surplombant la mer, axpa ÈTH T-(J Ga^àa-a-^/que les Phéniciens tout
autour de la Sicile occupent en même temps que les îlots côtiers. Au-dessus
d'une bonne plage de débarquement, c'est une forteresse indépendante des
indigènes. Elle est facile à défendre du côté de la terre, grâce au ravin qui la
sépare des montagnes voisines. Ce ravin coupe Pylos de la terre ferme. C'est, en
petit, la même disposition que le Castel Tornèse, bâti par les Vénitiens au-
dessus de la plage de Glarentza. Mais les Vénitiens avaient à compter avec le
canon : le ravin de Pylos ne leur eût pas suffi. Ils installèrent donc leur Castel
Tornèse sur une île rocheuse que les alluvions du Pénée ont rattachée à la
plaine éléenne. Entre cette île et les monts côtiers, la plaine large met un fossé
de plusieurs kilomètres, dont le cours bouclé et vaseux du Pénée remplit le
fond. Castel Tornèse a gardé jusqu'à nous son nom italien, étranger. Autour de
Pylos, il est possible que nous trouvions aussi des noms étrangers,venus de la mer.
Le nom de Pylos est indigène : c'est un nom grec. Une particularité, qui tou-
jours a été notée par les indigènes, lui donna naissance. Nous savons qu'une
véritable porte est aux pieds de la forteresse. Un défilé côtier étrangle en ce
point la route terrestre qui longe la mer et qui unit l'Élide et la Messénie. Sur
les buttes rocheuses, qui émergent des sables et barrent le défilé, il y eut de
tout temps un poste de brigands ou de gendarmes. Dans les temps modernes,
tous les maîtres du pays, Vénitiens, Turcs, Albanais, Égyptiens (sous Ibrahim-
Pacha, fils de Mehemet-Ali, durant la campagne de Morée), etc., ont entretenu
là un petit fort, qui conserva toujours son nom indigène, TO RÀEIÛL, la Clef. Ce
fortin était en effet la clef de cette porte : il pouvait ouvrir ou fermer le passage
aux caravanes et aux armées, aux transports et aux charrois de toute sorte.
Jusqu'à ces derniers temps 1, cette plage unie était, en paix comme en guerre,
une voie fréquentée. Au début du XIXe siècle, c'est encore par ici qu'Ibrahim-
Pacha, chef de l'armée égyptienne, maintient les communications entre ses
deux grandes places d'occupation, Modon au Sud et Patras au Nord : « Ibrahim-
Pacha avait fait du littoral triphylien une de ses grandes routes militaires, pour
communiquer avec le Nord de la péninsule par Patras. Cette voie lui parais-
sait préférable pour toutes ses troupes, en particulier pour sa cavalerie et ses
transports, qui ne craignaient pas, dans les plaines d'Élide et de Triphylie, les
surprises et les embuscades qu'elles rencontraient à chaque pas dans les con-
trées plus montagneuses. Le pays gardera longtemps le souvenir et la trace du
passage quotidien des troupes égyptiennes2. » Pour leurs chevaux et pour leurs
chars de guerre, les Achéens avaient les mômes besoins qu'Ibrahim-Pacha, et
1. Cf. Expéd. de Morée, p. 46 : De Pyrgos, dont les environs sont plantes de vignes, nous partîmes
pour Agolinitza, en prenant la route du S.-E. Etant entrés dans une plaine, après avoir passé plu-
sieurs ruisseaux, nous arrivâmes aux bords de l'Alphée. Des rives de l'Alphée, nous nous rendîmes à
Agolinitza, village considérable placé sur Se penchant d'une montagne : les arbres des jardins d'Ago-
linitza s'aperçoivent entre les habitations et donnent au village un aspect assez pittoresque. A droite',
sont les marais servant de pêcheries au milieu desquels l'Alphée a son embouchure. En continuant la
roule, on parvient à un Khani en ruine. Une vallée de jolis coteaux (Cf. 'Ap^vr) èpccreivri) couverts de
pins est à gauche ; à droite se groupe un bouquet de cyprès parmi des buissons et. au delà s'éten-
dent des marais; la vue est bornée par le mont Smyrne; elle embrasse un bel ensemble de paysage.
Après trois quarts d'heure de marche, nous reconnûmes un monticule sur lequel nous avions campé
précédemment en nous rendant à Olympie. Nous traversâmes ensuite une partie de la forêt dont les
arbres avaient été déracinés en grand nombre par la violence d'un orage récent et quelques instants
après nous arrivâmes au Khan de Saint-Isidore. Le lendemain nous repartîmes en nous dirigeant au S.-E.
A gauche s'étendaient des terrains cultivés, dominés dans l'éloignement par des montagnes presque
entièrement couronnées de pins : la mer était à notre droite et vis-à-vis de nous se voyait l'extrémité des
montagnes de Triphylie.
2. Cf. Boutant, Mém. sur la Triphylie, p. 215.
LES NELEIDES EN MORÉE ET EN ASIE MINEURE. 125
l'Iliade nous a décrit les marches des guerriers au long de celte route.... Au
temps de Slrabon, quand la ville haute est déjà déserte, il subsiste toujours en
bas le petit fort Samique, TÔ lapixàv Épu^a.
Mais, si le nom de Pylos est indigène, il se peut que le nom de Samikon soit
venu de l'étranger. Same, Sâpwç, Sàp*,, Sa^txov, dit Strabon, signifie sans doute
la hauteur, car les anciens appelaient Sames, o-àp-.ou;, les lieux élevés, a-àfxouç
sxàXouv w uiv). La racine onu? s. m. m., ou nnu? s. m'., existe dans toutes les
langues sémitiques : en arabe surtout elle a donné de nombreux dérivés,
sammoun, samimoun, asammoun, qui tous signifient élévation, hauteur, haut,
élevé; sammaou désigne la crête la plus élevée d'une montagne. Il semble
donc que ce texte de Strabon nous ait conservé le doublet gréco-sémitique
sam-uùriXoi, et que Samos soit un nom d'origine sémitique, apporté là par les
peuples de la mer. Or, si la topologie nous amène à penser que Samikon et
Pylos sont une seule et même chose, il est facile toponymiquement aussi
d'expliquer cette identité. Les deux vocables ne sont pas synonymes parce
qu'ils ne furent pas inventés par les mêmes gens pour décrire la même vue de
pays. Dans ce site, les peuples de la mer voient d'abord le haut cap, dominant
le golfe el la plage basse, et ils disent Samos, la hauteur. Les indigènes ne
distinguent pas cette colline dans le troupeau des hauteurs voisines : elle est
indiscernable à leurs yeux de montagnards, parce qu'ils la dominent du haut
des monts voisins. Mais les indigènes redoutent un peu le passage étranglé du
bas, où quelque précaution n'est jamais inutile : cette Porte est soigneusement
notée dans leur géographie ; la Clef restera célèbre parmi leurs descendants.
Cette Porte des Sables, IIûXoç YipvaGÔEtç, était toute semblable alors aux Portes
Chaudes, Thermo-Pyles, d'une autre côte hellénique.
Le premier fondateur de celte Porte, le père du Portier, nùXoc, IlûXaç ou
IIiAwv, était l'Homme à la Clef, K>/|0-tov (cf. xX-ôo-tç, xXsw-iç, etc.). Il n'était pas
de la famille de Nestor et de Nélée. Bien avant eux, il était venu lui aussi de
la mer. On le disait originaire de Mégare1. Son père, Lélex, venait de mers
plus lointaines encore. Car Lélex était un roi égyptien débarqué sur la côte
mégarienne. Avant donc les temps homériques, la légende connaît sur ces rives
de Pylos deux occupations des peuples de la mer. La seconde, qui dure encore
au temps de la Télémakheia, est personnifiée par Nestor et Nélée : elle est
d'origine thessalienne, achéenne, hellénique : rien ne différencie les Pyliens des
autres peuplades achéennes ; ils sont les alliés d'Agamemnon ; Nestor est un roi
des Grecs; l'onomastique pylienne présente des noms entièrement grecs, la Porte,
Pylos, le Marais, Hélos, la Roche, Aipu, les Joncs, Thryon, l'Orme, Ptéléon. Mais la
première colonie était d'origine étrangère, barbare. Lélex était venu d'Egypte pour
occuper, auprès de Mégare, le débouché d'une porte côtière, toute semblable à
Pylos (Skiron, petit-fils de Lélex, donnera son nom au défilé des Roches Skiro-
niennes). Kléson était fils de cet Égyptien ou de ce vassal de l'Egypte (c'est tout un
dans la légende grecque). Si donc cette tradition était véridique, il faudrait, avant
la Pylos achéenne, rétablir en nos parages triphyliens une ville étrangère,
égyptienne ou à demi égyptienne, levantine. Or la topologie et la toponymie de
Mégare vont nous prouver bientôt que la tradition mégaricnne est l'écho d'une
réelle vérité. L'échelle de Mégare a bien été la station d'une marine étrangère.
Son mouillage de Minoa fut connu des vassaux de l'Egypte. Il est possible que
Mégare elle-même ait été fondée par ces marins, qui parlaient une langue sémi-
tique et qui venaient probablement de Phénicie. Je donnerai, dans le chapitre
suivant, les preuves de cette affirmation.... Faut-il nous étonner alors que,
mélangés aux noms grecs, des noms de lieu apparemment sémitiques se retrou-
vent sur notre côte pylienne, où le fils du Phénicien Lélex était venu s'établir?
Samos se présente à nous comme un nom sémitique. On a voulu trouver une
pareille origine au nom de l'autre roche qui borne vers le Nord le golfe, de
l'Alphée : Pheia, cpéa, cpsta, we.iâ, ou ©eiaî, serait la transcription grecque du
sémitique nsp/ieo, l'extrémité, la pointe 1. La transcription en ©EICC ou cpsa serait
= =
régulière (3 ep, n è ou i, H- la terminaison grecque a). Le nom conviendrait
bien à cette île étroite, rocheuse et aiguë, que les alluvions n'ont soudée à la
plaine que par son extrémité Nord et qui pointe, longue et droite, vers la haute
mer. Mais aucun doublet ne vient nous certifier la valeur de cette étymologie.
Si, par contre, on réunit en système les noms des fleuves débouchant sur cette
côte, Alphée, Iardanos, Néda, il est assez remarquable qu'ils n'aient tous aucune
étymologie grecque. On a, depuis Olshausen, rapproché le Iardanos pylien
(comme aussi les Iardanoi de Crète, de Lydie et d'Élide) du fleuve de l'Écriture,
•[Vu, Iardan ou lordan. Ce nom hébraïque paraît signifier le Fleuve de la Des-
cente : il conviendrait particulièrement à notre fleuve de Pylos et à cette des-
cente des Arcadiens.... On a cru voir aussi dans l'Alphée le Fleuve des Boeufs.
Le mot sémitique SSN, a. l.p., qui veut dire boeuf, est arrivé aux Hellènes sous
la forme emphatique NSSN> alpha, nom de leur première lettre. La transcription
en "AlcpEtoç serait régulière (N à, h =^, S <p, N et, + la terminaison
= = =
grecque oç). L'appellation conviendrait ici encore. L'Alphée est célèbre par ses
histoires ou ses légendes de boeufs : écuries d'Augias, troupeaux d'Apollon,
boeufs de Mélampous, etc. Le boeuf, qui n'abonde pas dans le reste de la Grèce
rocailleuse, a toujours trouvé dans celte plaine maritime des pâturages et des
eaux convenables. Nestor raconte les belles razzias de boeufs, de chèvres, de
cochons, de chevaux et de moutons, qu'on allait faire dans la plaine des Épéens.
)//]î8a o' Èx TCEOIO'J ffUvsÀàffffajAev T|)aGa —oXXriV,
Ttevr/jXOVTa ëoûv àysXaç, Too-a Tîûsa olûv,
TÔa-îia (TUWV a-uêôa-'.a, TOC' awiéXta rc^a-ré' atywv,
ïwreouç Se ÇavGàç ÊXCXTOV xal -EVT7jXOVTas.
1. Paus., V, 1, 7 : -^OTap-wv xal à),).wv y.ai \6yoii p-aXiSTa CXËLCOV k~Ta s^ GCÙTQV psovzwv.
2. Sur tout ceci, cf. Clermont-Ganneau, le Dieu Satrape et les Phéniciens dans le Péloponnèse ,
Journal Asiatique, X, p. 450 et suiv.
5. Paus., V, 7, 4; V, 8, 1; V. 14, 5; V, 5, 2. — Odyss., XIII, 272.
4. Strab., VIII, 542.
5. Odyss., IV, 005-607.
128 LES PHÉNICIENS ET L'ODYSSEE.
Ulysse n'a que des chevriers et des porchers pour garder ses troupeaux.... Aux
temps homériques, le marché du gros bétail est donc à Bouprasion. Au temps
de Strabon, ce marché est dans l'Amphidolide, èv vj xal xarà pivot àyopàv
OEuvàyoua-Lv ol Tispîoixoi 1. Au temps des Turcs et de nos jours, c'est Gastouni,
non loin du Pénée et de la côte, qui longtemps est resté le grand, le seul marché
à boeufs de tout le Péloponnèse 2. On peut donc admettre que l'Alpheios fut pour
les premiers navigateurs le Fleuve des Boeufs. Mais, ici encore, il nous manque
la preuve décisive de cette étymologie, je veux dire un doublet gréco-sémitique.
Pour la Néda, il en va différemment : « La Néda, dit Strabon, est un fleuve
rapide qui descend des monts Arcadiens ; sa source fut ouverte par Rhéa qui
vint s'y purifier après avoir accouché de Zeus 3». Auprès de la Source Purifiante,
Ilagno, les Arcadiens adorent les trois nourrices de Zeus, Theisoa, Néda et
Hagno, qui ont chacune leur source dans le mont Lycée. « Descendue du Lycée,
la Néda, dit Pausanias, reçoit tout près de Phigalie la petite rivière de l'Impureté,
le Lumax. Ce nom lui vient des purificationsde Rhéa. Les nymphes lavèrent dans
ce fleuve Rhéa nouvellement accouchée et y jetèrent les impuretés, xaGâptrEiç,
que les Anciens nommaient lumalata 4 ». Le mot grec impureté, xâGapo-u ou
ÀûjjLa, aurait pour traduction exacte en hébreu ma nida. Nida désigne toutes
les souillures, mais spécialement les impuretés des femmes, les souillures de la
menstruation ou de l'accouchement, et l'Écriture nomme ÏTW'O Mei-Nida, eaux
de l'impureté, les eaux qui servent à la purification rituelle. Il semble que
nous ayons dans Néda-Lumax un doublet gréco-sémitique pour désigner ce
Fleuve de l'Impureté ou de la Purification, et que ces eaux aient servi jadis,
comme le voulait la légende, à des cérémonies de purifications.
Cette Rivière de l'Impureté coule au pied de Phigalie. Les Sémites ont la racine
phagal pour désigner les choses impures : de cette racine SJD, ph. g. L, on
tirerait régulièrement un substantif nSas, phigalea, dont Phigalia, «ÏHyalîa,
serait la transcription grecque adéquate. Toute cette onomastique nous serait sans
doute expliquée par la présence des eaux chaudes et des bains, — Gsppi TÉ sort
XouTpà,
— auprès desquels passe le Lumax. Comme les bains des Nymphes
Anigrides, au pied du Kaiapha, et des Nymphes Ionides, au pied du Pholoé, où
venaient en foule les lépreux, galeux, cancéreux et miséreux de toute peau, les
bains de Phigalie devaient être fréquentés par une clientèle qui valut à la
capitale des Kaukones voisins le nom de Ville des Lépreux, Lépréon, TOI?
TrpwTOV otxvio-aa-tv
Èv
Tïj yfl vôcov çatrlv ETUyEvÉa-Gai XsTcpav 5. La lèpre était pour les
Sémites une impureté dont les lois religieuses connaissent. Le Lévitique a de
longs chapitres sur la purification des lépreux. Les marins étrangers avaient-ils
introduit dans notre région pylienne les rites purificateurs de la lèpre et des
9
dire nourriture, repas10. Mais je réserve cette discussion pour l'étude que nous
aurons à faire des côtes laconiennes et de leurs aiguades....
La Télémakheia nous apprend que cette vallée de la Néda était alors occupée
par les Kaukones. Athèna sous la figure de Mentor a conduit Télémaque jusqu'à
Pylos; là, elle prétexte une dette à recouvrer chez les Kaukones magnanimes 1.
Hérodote sait que plus tard les Minyens, pour s'emparer du pays, en chassèrent
les Paroréates et les Kaukones, « les Kaukones Pyliens », ajoute-t-il ailleurs.
A Lépréon, on montrait le portrait du héros Kaukon, qui passait chez les Mes-
séniens pour le fondateur des mystères d'Andanie. Dans ces mystères, on adorait
aussi la Source et les Déesses de la Purification, 'AyvalOeal2. Quand on voulut
rattacher Andanie aux mystères d'Eleusis, on inventa une généalogie qui
faisait de Kaukon un fils de Phlyos l'Athénien3. Mais la vieille tradition se sou-
venait que les Kaukones étaient des étrangers venus de la mer : Kaukon était
fils de Poséidon. L'épithète s-yvô, la Pure, que portent les déesses de toute
cette région est une épithète habituelle des Aphrodites et des Atargatis syriennes,
'AcppooiT?! âyv/j, àyvr, GEO;, àyvyj 'AcopootTr, 'ATEprâriç, 'ATaoyârtç âyvri Gséç, etc—
Ce ne sont peut-être là que rencontres fortuites. Mais voici qui me paraît plus
convaincant.
En haut de la Néda et du couloir de l'Alphée, le Lycée dresse sa cime culmi-
nante. Il domine de sa guette les golfes et les plaines de tout ce Péloponnèse
sud-occidental. Toutes les routes terrestres passent à ses pieds. Il semble que ce
haut lieu ait accueilli les dieux étrangers. Dans le détail, les ressemblances sont
frappantes entre le Zeus du Lycée et les Baals sémitiques : je renvoie encore
le lecteur à mon étude sur l'Origine des Cultes Arcadiens. Les sacrifices
humains, le culte des deux colonnes, le tabernacle avec ses tables et ses aigles,
le saint de saints, l'abalon, où nul ne doit mettre le pied, tout le matériel et les
rites de ce culte gardent encore la marque de l'étranger 4. Les archéologues se
récrient sur cette pénétration sémitique à une si grande distance de la mer ! Ils
devraient méditer un peu la remarque d'Helbig : « Les Phéniciens poursui-
vaient une politique uniquement commerciale. Ils cherchaient à maintenir des
relations pacifiques avec la population des pays où ils avaient affaire. La civili-
sation apportée par eux pouvait réagir d'abord sur lés indigènes de la côte et se
ramifier ensuite dans l'intérieur du pays. » Les Hellènes suivirent une poli-
tique bien différente : « Les colonies grecques étaient non seulement commer-
ciales, mais encore agricoles. L'occupation des vastes terrains nécessaires à
l'agriculture occasionne des conflits avec les indigènes 3. » La pénétration des
Hellènes, à cause de cette hostilité, ne dépassa guère la région, maritime. La
pénétration des Phéniciens avait, au contraire, poussé fort loin dans l'intérieur.
Il faut comparer l'exploitation phénicienne, non pas à l'occupation grecque qui
suivit, mais bien plutôt à la manière toute commerciale dont les Arabes ont
exploité jadis l'Asie occidentale ou, de nos jours, le centre de l'Afrique. Nous
savons qu'à travers l'Iran et la Caspienne, les Arabes au long de la Volga
avaient converti les Bulgares à l'Islam; sur celte route de l'ambre, leurs mos-
quées pénétraient jusqu'au pays moscovite. Nous voyons encore aujourd'hui, sur
les routes de l'ivoire, à quelle distance des côtes africaines se retrouvent leurs
mosquées—
Pour revenir à Pylos, il est possible que la généalogie légendaire de Nestor
nous fournisse un dernier indice. Nestor descendait de Tyro, fille de Salmoneus,
que Poséidon avait aimée sous les traits du beau fleuve Énipeus. On ne sait au
juste où cette amoureuse violence avait pris place. Strabon retrouvait en Élide
le fleuve Énipeus et la source Salmoneus. D'autres les mettaient en Thessalie. Le
nom de Tyro offre une parfaite ressemblance avec celui de Tyros que les Grecs
donnent à la ville phénicienne de Sour : nous verrons par la suite la légitimité
de cette transcription grecque Tyros pour le mot sémitique "PS, Sour ou Tour,
la Roche. L'Écriture nous fournit, d'autre part, des noms de lieux de la forme
Salmon, "pnVï, ou Salmona, naioSs, qui se rapportent à la racineDVÏ, s. I. m.,
tailler, couper. Dans le mont Kaiapha, au-dessus de la prairie de Iardanos,
on montre les Roches Taillées, IIÉTpai 'ATzotoy.oi, qui sont aussi les Roches
des Achéens, 'AyataL Je crois bien qu'au temps où la Hauteur reçut le nom
de Samos et le Fleuve celui de Iardanos, cette Roche Taillée s'appelait Tour
Salmon, comme tel promontoire rocheux de la Crète pointé vers la Phénicie,
que les Grecs nomment Salmonion. Du Tour Salmon sémitique, les Hellènes
ont ensuite tiré leur, généalogie pylienne, quand ils cessèrent de comprendre
le doublet des Roches Taillées Petrai Apotomoi-Tour Salmon. La suite des
légendes odysséennes va nous renseigner longuement sur ce procédé général
de la mythologie hellénique, Dans sa coutume de vouloir tout humaniser,
l'Hellène prend souvent le Pirée pour un homme : Nestor, le sire de la Roche
Taillée, devient le fils de la Roche et le petit-fils du Précipice, le descendant de
Tyro et de Salmoneus.
1. Dans les Diplom. and Consular Reports, Animal Séries, n° 2575, p. 5, le consul anglais de Patras
(avril 1901) donne les vraies raisons de cette descente des Arcadiens : ils viennent transformer en
vignobles, pour la culture du raisin de Corinthe, celle façade maritime du Péloponnèse, jusque-là aban-
donnée à la pâture : « When the destruction of the vineyards in France by the phylloxera broughi
about an almost unlimited demand for wine and all wine-producing articles, the attention of nearly all
the classes of the population was turned towards increasing the area of vineyards. Large tracts of
land, all along the western coast of the Morea and on the shores of the Gulf of Corinth, which had up
till llien served for the pasturage of innumerable flocks of sheep, goats and cattle, were planted with
vineyards. Large numbers of the peasantry, who had before led a pastoral life in the mountainous
districts of the interior flocked down lo the various plains bordering the sea, and took possession of
waste Government lands. The former shepberds become busbandmen and all this land without excep-
tion was transformed into vineyards. »
2. Cf. Diplom. and Consular Reports, n° 2214, p. 6 : « The majority of shipping agents and shipbro-
kers establislied in Patras are of British nationality. »
LES NELEIDES EN MOREE ET EN ASIE MINEURE. 155
l'Occident. Ce n'est pas que les terres grecques, alors comme aujourd'hui, se
soient arrêtées à cette rive du Péloponnèse. De tout temps, les îles voisines,
Zante, Képhallénie, Ithaque, etc., ont vécu sous l'influence des Grecs, Hellènes
ou Achéens. Pylos ou Patras, la grande échelle du Péloponnèse occidental est
toujours reliée aux îles par le va-et-vient de barques et de bateaux nombreux.
Mais le canal entre Ithaque et Képhallénie est la dernière porte du monde grec
sur le Couchant. Au bout de ce canal, finissent les mers grecques : au delà,
commencent les mers et les terres albanaises, — thesprotes, dirait l'Odyssée.
— Vers le Couchant, les Hellènes
antiques ou les Grecs modernes ont pu
s'approprier des îles ou des morceaux de ces terres étrangères1 : ils possèdent
aujourd'hui Paxos et Corfou. Mais le bourdonnement des barques et des petits
vapeurs grecs s'arrête toujours au bout du canal d'Ithaque; le grand abîme de
mer qui sépare Ithaque de Paxos ou de Corfou n'est franchi régulièrement que
par les vaisseaux des thalassocrates, Autrichiens, Italiens ou Anglais. Au temps
de Pylos, Ulysse déjà est le dernier des Achéens sur la route du Couchant;
Ithaque est la dernière des îles achéennes vers le Nord-Ouest,
aÙTVj
os ^GajjLaWi xoLVWizep-i.—f\ stv â)à v.zï-zy.1.
rcob: Zocsov2.
L'échelle de Corfou est tenue par les Phéaciens. Ithaque devient ainsi la relâche
entre le dernier grand port des Achéens, Pylos, et le premier grand port des
Étrangers, la Ville d'Alkinoos. Ses refuges et ses rameurs trouvent leur emploi
dans le double service des Achéens et des Etrangers. La renommée de son héros
Ulysse ne se peut comprendre que par là. Les aventures mêmes de ce héros,
telles que nous les conte l'Ulysséide, ne se peuvent expliquer que si des récits
ou des écrits étrangers ont pénétré dans les notions et les poésies achéennes :
par le canal d'Ithaque, les périples des navigateurs occidentaux ont envahi la
littérature des Hellènes levantins.... Mais, sur ce rôle d'Ithaque, nous aurons
vingt occasionsde revenir. Il faudrait en finir maintenant avec la Pylos néléenne.
Pylos n'est pas seulement un grand port, une ville : c'est encore un territoire
Le rôle que nous attribuons à la ville implique en effet la possession d'une cer-
taine région, pour donner le libre usage des roules terrestres et maritimes à
ces navigateurs. En cet état des marines, l'exploitation de la mer ne va pas sans
la remontée des fleuves. Dans l'Alphée et dans la Néda, les bateaux peu profonds
peuvent s'engager, quand les eaux sont assez hautes : « L'Alphée, disent les
1. Cf. les appréciations des consuls anglais dans les Diplom. and Consular Reports, Annual Séries,
n° 2269, p. 5 cl. suiv. Connaissant l'ignorance des commerçants anglais, le consul de Corfou explique
fort bien qu'il ne faut pas ranger Corfou parmi les terres du raisin sec avec les autres îles Ioniennes
et les côtes du Péloponnèse : « The currant is unknown in Corfu; the cominon idea that il grows
here as well as in the other islands and in the Peloponnesus is wrong. Successive attempts to intro-
duce il. here resulted in failure. Geographically, Corfu is an Albanian island and about 100 miles
from the nearest point where the currant thrives, being separated only by a narrow stretch of water
from the Albanian coast. »
2. Odyss., IX, 25-20.
LES NÉLÉIDES EN MORÉE ET EN ASIE MINEURE. 157
Instructions nautiques, est l'un des cours d'eau les plus considérables de la
Morée. Les bateaux calant de 0m,90 à lm,20 peuvent le remonter pendant trois
ou quatre milles. L'été, les navires mouillent devant son embouchure et
chargent du bois de construction flotté sur la rivière 1. » Pausanias nous dit que
de son temps, on remontait aussi la Néda. Ces navigations fluviales continuent
sans interruption la navigation maritime et font pénétrer plus avant l'influence
directe du peuple de la mer. « Sur le grand fleuve Chrêmes, dit le périple
d'Hannon, nous remontons jusqu'à un grand lac peuplé d'îles, au fond duquel
nous remontons encore jusqu'au pied de hautes montagnes 2. »
Pour l'exploitation des rivières côtières, le royaume pylien a dû s'étendre sur
l'Alphée et sur la Néda : les Pyliens possèdent le Gué des Joncs, Thryon, sur
l'Alphée, et, près de la Néda, le Port des Cyprès, Kyparisseis. Cette longue façade
maritime ne devait avoir qu'une mince épaisseur. Les royaumes de Dioclès et
des Kaukones la bordaient étroitement. Outre le Gué des Joncs et le Port des
Cyprès, l'Iliade mentionne sept villes pyliennes: deux d'entre elles, Pylos même
et Arène, doivent être sur la côte, entre l'Alphée et le mont Kaiapha. Mais où
sont les villes de l'Orme, Ptéléon, de la Roche, Aipu, du Marais, Hélos, d'Amphi-
géneia et de Dorion? Disparus dès la première antiquité dorienne, ces vieux
établissements achéens n'avaient pas laissé de trace. Les seuls noms survivaient,
grâce aux vers homériques ; mais les Anciens se demandaient déjà si tous ces
noms désignaient des villes, des monts ou des plaines, 01 [ASV opoç, ol SE raSiov
tcao-îv5. On voulait retrouver pourtant la Roche, l'Orme et le Marais dans le pays
des Makistiens, sur le flanc intérieur de la montagne qui borde les Pêcheries,
sur la route entre Aliphèra et le Gué de l'Alphée 4. Il est vraisemblable que les
Pyliens en effet avaient éprouvé le besoin de garder cette frontière naturelle et
de construire des forteresses à tous les passages, par où les indigènes de
l'Alphée pouvaient descendre sur eux. La Roche achéenne, Aipu, serait ainsi
l'Aipion ou Êpion des temps classiques, qui, sur les monts côliers, gardait le
passage entre le pont de l'Alphée, Héraia, et le Samikon : la Roche pylienne
aurait été opposée à la Phères areadienne, Aliphèra, qui de l'autre côté d'un
torrent lui fait face, au bord de la même route (village actuel de Platania) 5.
Pareillement, Dorion, un peu plus au Sud, gardait une autre roule importante
pour le commerce pylien : dans l'Aulon, dans la trouée de Messénie entre les
contreforts du Lycée et les contreforts de l'Ithome, elle tenait le défilé, la Kli-
soura, qu'empruntent encore aujourd'hui les convois de la Messénie supérieure
pour gagner soit le port de Kyparissia, soit les marchés de Phigalie et d'An-
dritzéna : le chemin de fer de Méligala à Kyparissia suivra bientôt cette route.
La légende de Thamyris, dont parlent à propos de Dorion les vers homériques,
resta toujours localisée en cette région. Aulon (canal) des anciens Hellènes,
Klisoura (col) des Grecs modernes, le nom seul décrit le site 1. Cette route
avait moins d'importance sans doute pour nos Pyliens que la grand'route de la
Télémakheia. C'était pourtant une autre voie de transit qui, du golfe de Messé-
nie, allait aux plages pyliennes, en unissant la plaine du Pamisos à la vallée
de la Néda 2. C'est par là que Pylos touchait à la Messénie : car Pylos, comme
dit l' Iliade, est voisine de l'heptapole messénienne, qui occupe la plaine mari-
time du Pamisos,
•rcâo-ai S' syyùç iXoç, vsaTai TlûXou 7|u.aG6svT0ç5.
Où peuvent être ces lies Pointues ? Entre la côte éléenne et le canal d'Ithaque,
aucune île n'apparaît sur nos caries ordinaires. Les géographes anciens éprou-
vaient le même embarras que nous. Strabon, copié-par tous les commentateurs
anciens et modernes, hasarde une hypothèse. Télémaque, dit-il, craignant d'être
pris ou tué par les prétendants, quitte la roule directe vers Ithaque. Il continue
On ne pourra pas s'étendre longuement ici sur les problèmes compliqués qui sont
connus sous le nom de question homérique. On se contentera de signaler quelques
faits parfaitement établis ou très probables, en acceptant complètement l'opinion de
von Wilamowitz-Moellendorf développée dans ses Homerische Untersuchungen. L'Épopée,
telle que nous la connaissons, est l'oeuvre de plusieurs siècles. Elle se développa d'abord
chez les Eoliens de l'Asie Mineure, puis chez les populations ioniennes de cette région
et des îles. Quelques fragments seulement prirent, naissance dans la Grèce propre. Le
poète qui a compilé l'Odyssée dans sa forme actuelle était aussi un fils de la Grèce
propre'.
« Mon père Nestor, dit Pisistrate à Ménélas, m'a envoyé comme passeur, TTO|J.-OÇ,
de Télémaque. »
C'est le métier ordinaire des fils de Nestor,
EÇ
AaxsSaînova olav 1,
ces Néléides sont des lieurs de chevaux, £eû!-iroioi, des teneurs de rênes, f,vtoyoi,
des meneurs de chars, âpjiiv 101,
m'apparaît donc comme l'oeuvre d'un aède courtisan des royautés néléides.
Ce n'est pas que. dans la tradition, il n'y eût aucune part de vérité ni, parmi
les Ioniens, aucun Pylien ou descendant de Pyliens authentiques. Hérodote
savait que des Kaukones Pyliens figuraient entre les premiers émigrants.
J'admettrais volontiers que, parmi les Ioniens, adorateurs d'Athèna, ce sont
les Pyliens, peut-être, qui ont fait prédominer le culte de Poséidon. Car nous
voyons que Néleus de Milet avait dressé l'autel de ce dieu sur le cap des Milé-
siens; prenez la carie : ce Poseidion était aux bouches du Méandre dans la même
situation que le Poseidion pylien aux bouches de l'Alphée. En outre, Poséidon
devint le dieu fédéral du Panionion, comme il avait été le dieu fédéral de Pylos.
Aussi le poète odysséen, poursuivant sa flatterie, fait de Poséidon le père des
Néléides. Cette belle invention ne va pas sans quelques difficultés. Dans les
légendes authentiques de la Grèce propre, Élide et Thessalie, c'est le fleuve
Enipeus qui engendre le premier Néleus. Il était difficile d'aller à l'encontre
de cette foi commune. Mais notre poète a vite trouvé un subterfuge : il raconte
que Poséidon a pris la forme du beau fleuve et, par ce moyen, trompé l'amou-
reuse Tyro. Voilà comment les rois des villes ioniennes ne remontent pas seule-
ment jusqu'aux Croisades, mais jusqu'à l'Olympe.
KALYPSO
Odyss., I, 51-52.
CHAPITRE T
Ulysse, dit Athèna, supporte des maux loin de ses amis, dans une île cerclée de cou-
rants, où se dresse un nombril de la mer. Dans celte île aux arbres, habile la fille du
pernicieux Atlas, qui sait les abîmes de toute la mer et qui, seul, possède les Hautes-
Colonnes dressées entre le ciel et la terre....
150 LES PHENICIENS ET L'ODYSSEE.
Je rappelle la règle posée par W. Helbig, qu'il faut toujours avoir présente
à l'esprit : « Les épithètes homériques traduisent la qualité essentielle de l'objet
qu'elles doivent caractériser. Elles ne font jamais ressortir les qualités secon-
daires, mais seulement celles qui frappent vivement les yeux et impriment
à l'objet un caractère particulier. » Il y a peu d'épithètes banalesdans l' Odyssée,
beaucoup moins qu'on ne le croit généralement. Nous n'aimons pas les chevilles
dans nos vers: pourquoi les Hellènes, nos maîtres, auraient-ils eu un goût moins
difficile que le nôtre? L'île de Kalypso est une île à la Caverne, une île aux
Oiseaux, une île aux Sources, une île aux Arbres, située dans la parenté, c'est-
à-dire dans le voisinage des Hautes-Colonnes : si nous tenons un compte rigou-
reux de ces multiples épithètes, l'île présente assez de particularités pour que
nous la distinguions entre mille.
Mais pour commencer faisons toutes les concessions au préjugé courant.
Admettons que l'île de Kalypso soit une invention de l'auteur. Supposons que
cet Eldorado n'ait jamais existé. Encore pouvons-nous tirer de son étude beaucoup
de renseignements utiles et précis. Chaque peuple se fait son paradis à sa guise.
Tout paradis n'est, en somme, que la peinture embellie de la vie ordinaire.
L'île de Kalypso est l'Eden d'un peuple navigateur. Étudions col Eden comme le
type idéal d'un établissement maritime à une certaine époque de l'histoire
méditerranéenne. Car suivant l'origine et les besoins des peuples navigateurs,
suivant aussi la grandeur, la forme et l'armement des navires, on peut constater
dans l'histoire de la Mer Intérieure que chaque époque a son type d'établis-
sement, station de pêche ou de piraterie, embarcadère ou comptoir de débar-
quement. Pour la période préhellénique, l'île de Kalypso nous offrirait donc le
type du port idéal. En voici la description exactement traduite :
Hermès atteignit enfin l'île lointaine où, dans une grande caverne, habitait la Nymphe
aux beaux cheveux.... Tout autour de l'antre, une forêt avait poussé vigoureuse, aunes,
peupliers et cyprès odorants, et les oiseauxde mer à large envergure, hiboux, éperviers
et. corneilles marines, y faisaient leur nids. Sur la bouche de la caverne profonde, une
vigne étendait ses robustes rameaux, que fleurissaient tes grappes. Quatre sources y
versaient leur onde blanche, voisines l'une de l'autre, mais divergentes. Et tout autour,
c'étaient de molles prairies de persil et de violettes, qu'un dieu même eût admirées en
débarquant et dont son coeur se fût réjoui.
Jusqu'à ces dernières années, en effet, jusqu'à l'invention des grandes caisses
à eau et la distillation de l'eau de mer, l'aiguade fut, pour tous les marins,
dans toutes les mers, de primordiale nécessité. Mais, naviguant à travers des
îles de marbre ou le long de côtes rocheuses, ne disposant d'ailleurs que de
vases peu perfectionnés, petits (outres) ou fragiles (cruches), les marins de
l'Egée primitive avaient un plus grand besoin des fontaines. Dans cette mer, le
navigateur antique, comme le navigateur d'aujourd'hui, trouvait facilement sa
nourriture grâce à la pêche (île des Thons) ou à la chasse (île des Cailles, des
Lapins, des Cerfs, etc.). Presque jamais, dans la complainte du monde levantin,
« les vivres ne viennent à manquer ».
Mais l'eau manque parfois et c'est de soif
que meurt le petit mousse de l'Anthologie1.
L'île de Patmos, dit Tournefort, est un des plus méchants écueils de l'Archipel.
Elle est découverte, sans bois et fort sèche, quoiqu'elle ne manque ni de roches ni de
montagnes. Jean Cameniate, qui étoit du nombre des esclaves que les Sarrasins firent à
la prise de Thessalonique et qu'ils conduisirent en Candie, assure que tous ces mal-
heureux restèrent six jours à Patmos et qu'ils n'y trouvèrent pas d'eau à boire. Ils
auraient fait bonne chère si on leur avoit permis de chasser, car l'île est pleine de
perdrix, de lapins, de cailles, de tourterelles, de pigeons et de becfigues 2.
« Pour subvenir au manque d'eau douce, dont souffrent tant les naviga-
teurs, dit Pline3, les physiciens s'étaient mis en quête de recettes : toisons pen-
dues aux agrès pour recueillir la rosée, vases de cuir ou de terre plongés dans
la vague, etc. » Avec de telles recettes, le marin grec ou romain avait grand'-
chance de mourir de soif. Parmi les pirates homériques, le manque d'eau ris-
quait plus souvent encore de se faire sentir. Comme les corsaires francs des
derniers siècles, ces pillards ne pouvaient pas se ravitailler à toutes les sources
de leur connaissance. Bien des mouillages et des aiguades leur étaient fermés
par l'hostilité des indigènes, sur les côtes qu'ils avaient razziées jadis et où ils
craignaient, de justes représailles. Prisonnier d'un corsaire franc sur la côte
d'Egypte, Thévenot connaît tous les tourments de la soif, juste en face des
bouches du Nil :
Les Corsaires avoient si peu d'eau qu'ils étaient obligés de la dispenser par mesure,
en donnant à chacun deux verrées par jour. Notre nourriture consistoit en deux repas
par jour. On nous donnoit du biscuit, lequel, pour être tout moisi, estoit de toute
couleur, et afin de l'assaisonner et qu'il ne fust pas si dur, on le trempoit dans l'eau,
qui puoit extrêmement et d'abord qu'on l'apportoit elle se faisoit sentir, et en pressant
ce biscuit sous les dents, cette eau d'enfer couloit dans le gosier, qui faisoit un horrible
effet, et nous beuvions de cette eau puante avec fort peu de vin par dessus.... Nous
arrivasmes à Damiette.... En allant sur le Nil, nous beusmes notre saoul de bonne eau,
nous semblant, d'estrc passés d'enfer en paradis, comme nous avions passé de la mer
sur un fleuve 1.
Ulysse et ses compagnons, chassés dix jours par la tempête et ballottés des
mers grecques jusqu'aux rives des Lotophages, courent de même à la source
côtière et mangent et boivent tout leur saoul.
È'vGa S' èii' 7:7ûEtpo'j STÎUSVxal àsu-a-àuEG' OSwo
altba oè OEITÛVOV
S'XOVTO QOTÎÇ roxpà v7|U<ùv Éralpot.
pouvant boire de vin à cause de la canicule.... Les vins grecs les plus parfaits
ne semblent pas plus savoureux au palais des délicats que nous parut ensuite
l'eau d'un puits, tant nous avions souffert d'en être privés depuis bien des
jours 1. » A plus forte raison, le vin de ces marines primitives, le vin noir,
comme dit le poète, ne peut être consommé pur. C'est une sorte de confiture
épaisse et visqueuse, qu'il faut délayer dans beaucoup d'eau pour en faire du
vin rouge. Maron donne à Ulysse un vin merveilleux, une boisson divine, un vin
sans eau, àx^paTiov, un vin noir auquel il fallait ajouter, si l'on voulait du vin
rouge, doux comme le miel, vingt mesures d'eau pour une mesure de vin;
aussi l'outre qui contient cet extrait de vin répand une odeur divine2. Quand
l'équipage de Télémaque au retour de Pylos vient débarquer sur l'extrême
pointe d'Ithaque, on se hâte, après cette nuit sur l'eau, de préparer le souper
et de « mélanger le vin noir »,
SEITT/OV T' ÈVTÛVOVTO
XSpWVTO TE
oMoTZCt. OlVOV5.
Aux temps historiques, pour les navigations rapides, il en est encore ainsi. La
trirème athénienne, qui porte le décret de grâce au peuple de Mitylène et qui
doit devancer le décret de mort, ne se nourrit que de farine délayée dans du vin
et de l'huile 3. Les provisions de route, pour les voyages sur terre, ne sont pas
différentes. Quand les Dix Mille, rentrés de leur expédition, se trouvent encore
assemblés à Byzance, un certain Koiratadas, racoleur de mercenaires et
1. Xén., Anal)., VII, I, 57 : è'y_uv Ta ÏEpEÏa v.al TÔV p-âvciv T,-/.e xal âÀoiTa oÉpovTE? st—ovio aÔTÛ
eïxoatv avBpsç '/.ai olvov â)»Aoi elStoai y.ai è)tawv Tpsi; -/.ai c/opdôwv àv)]p oaov ÉStjvaTO jj-éyisTûv tpopTtov
y.al à),7,oç xpop-p-uiov.
2. P. Belon, les Singularités, etc:, II, p. 10.
5. Cf. Aristoph., Assembl., v. 507 et suiv. :
é'xasTO;
r)XSV
Èv àayaôûj) cpipwv
luetv 6ijj.a T' àpxov àv
v.aXirpôç 6ûw 7-po|j,uu(,)
xai Tpeïç 5v È/.aai;.
4. Odyss., XII, 285.
LES MARINES PRIMITIVES ET LEURS ÉTABLISSEMENTS. 155
II. Caverne. — Les autres caractères de notre site sembleraient moins impor-
tants aux marins d'aujourd'hui. La caverne, surtout, ne leur serait pas d'un
grand service. Aux marins de l'Odyssée, les cavernes côtières sont indispensables.
Mais pour en bien faire comprendre la nécessité, il faut une dissertation assez
longue sur les bateaux et les us et coutumes dé ces navigateurs. Je prie le
lecteur de prendre patience.
Considérons d'abord que leurs galères sont petites, mal pontées, peu confor-
tables 1. Ces galères sont petites, puisqu'elles marchent, à la rame et qu'un
équipage de vingt rameurs leur suffit, ce qui suppose huit ou dix rames sur
chaque bord. On tire sans peine ces galères sur le rivage et quelques hommes
suffisent pour les remettre à flot. Ce sont des embarcations plutôt que des
navires. Comme les bateaux de l'Archipel au temps de Tournefort, elles « ne
vont que dans la bonace ou par un vent favorable ; à la vérité, on serait mieux
dans une tartane; mais on perdrait son temps à soupirer après les vents 2 ». Ces
galères sont peu confortables. Elles ne sont pas, d'un bout à l'autre, recouvertes
d'un pont, sous lequel se tiendraient les rameurs, avec des chambres closes et
une batterie où vivrait et dormirait l'équipage. Elles n'ont pas de chambre. La
cale est ouverte. Ce sont des « vaisseaux creux », c'est-à-dire béants, non pontés,
qui ont seulement, à l'avant et à l'arrière, des sortes de château, l'xpta. Ces ikria
ne sont, je pense, que des estrades émergeant du vaisseau creux et supportées
par quatre piliers ; on y monte par une échelle. Tel est du moins le sens à'ikrion
dans la langue des Grecs d'Asie. Un texte d'Hérodote nous donne la valeur
exacte de ce terme. Hérodote décrit les habitations lacustres de Macédoine et
leurs villages sur pilotis : « Ce sont des huttes sur des estrades, sur des ikria,
que supportent de hauts pieux dressés en plein lac, txpta èra. araupâv uArjXûv èv
jjLÉurj Tri Xtjxv^ 3. » J'imagine de même les ikria homériques. A chaque bout du
navire, une plate-forme, dominant la cale et la mer, repose sur quatre piliers ;
un bordage la ceinture des trois côtés qui regardent la mer ; mais l'estrade
est ouverte, sans garde-fou, du côté de la cale, où l'on descend par l'échelle.
1. Je n'expose ni ne discute les différentes théories que l'on a faites sur les vaisseaux homériques,
leur disposition générale et leurs particularités de gréement ou de construction. Je renvoie le lecteur
au chapitre de E. Buchholz, Homer. Real,, II, p. 259-280. Cf. aussi W. Helbig, l'Epopée Homér.,
p. 199, et surtout A. Jal, Archéolog. Nav., I, p. 50 et suiv.
2. Tournefort, I. p. 500-501.
5. Hérod., V, 10.
150 LES PHENICIENS ET L'ODYSSEE.
Tous les détails du texte odysséen vont nous amener à cette conclusion. Sous
chacun de ces ikria, entre les quatre piliers, peut-être existe-t-il quelque soute
ou quelque réduit, une cabine, « la chambre » comme disent les corsaires
francs. Mais dans tout le poème, il n'est fait aucune mention de ce réduit. Je
croirais plus volontiers que le dessous des ikria ne sedistingue en rien du reste de
la cale. Le poète ne parle jamais que des châteaux à l'étage supérieur.
Le château d'avant sert de poste à la vigie. Le château d'arrière est la demeure
du capitaine, du pilote et des passagers de marque : ils s'y assoient durant le
jour; ils s'y étendent durant la nuit. C'est sur le château d'arrière, que Télé-
maque et Mentor, partant vers Pylos, viennent s'installer :
V7|l o' èvl 7tpuu.v^j xav' àp E£STO, àyyt S' àp' aur/Jç
EÇETO TTJÂS|^ayOÇ l
EtO-E 0EOxXÙ[AEVOV5....
Sur le pont du château d'avant, sur le gaillard d'avant, quelques rameurs peu-
vent de même s'étendre pendant la nuit. Mais le gros de l'équipage, entassé dans
le creux du vaisseau, rame ou dort sous la pluie et sous l'embrun. Rien ne les
couvre. Entre les deux châteaux d'arrière et d'avant, txpw. Tipwp^; et l'xpta
xpuy.vfiï, le vaisseau est creux, yXasupTj, non ponté. Dans ce creux du vaisseau,
sont alignés les bancs des rameurs, perpendiculairementau bordage. Ils laissent
au milieu du vaisseau un espace libre, un passage, une coursie : « la coursie est
comme la rue de la galère, par laquelle on va d'un bout à l'autre1». D'un bout à
l'autre du vaisseau, Stà VT]ÔÇ IÙV, Ulysse se promenant sur la coursie exhorte
ses hommes au moment de franchir Skylla :
ailTap èvi) Stà V7;Ôw iùv WTO'JVOV ÉTaipODC 2.
Celle expression « aller à travers le vaisseau », otà v7,oç Iwv, nous est plus
clairement expliquée dans la dernière visite d'Alkinoos au vaisseau phéacien.
On a tout préparé pour le rapatriement d'Ulysse. Le vaisseau gréé est mis à
flot, puis amené par les rameurs et ancré dans le goulet du port. La houle du
large le balance. On va partir dans quelques heures. Les Phéaciens ont envoyé à
bord les cadeaux destinés à Ulysse, chaudrons, trépieds et autres manufactures.
On a disposé ces objets encombrants dans le creux du vaisseau, sous les bancs
des rameurs, de chaque côté de la coursie. Alkinoos vient passer la dernière
isnpection. D'un bout à l'autre du vaisseau, auTo; lùv otà VTIÔÇ, il se promène
sur la coursie et vérifie l'arrimage, « afin que rien ne gène les hommes quand ils
donneront le coup de rame 3 ». Sur les galères italiennes ou provençales, une
expression était employée qui traduirait exactement notre mot homérique : c'est
correr la nau ou courir la nef, correr la cossia ou courir la coursie. C'était ce
que l'on appela plus tard en France courir la bouline. Les matelots rebelles ou
délinquants étaient condamnés à passer plusieurs fois d'un bout à l'autre
de la galère en courant sur la coursie; l'équipage rangé de chaque côté frappait
le condamné à grands coups de bouline, de corde raide4.
Dans le creux du vaisseau, sur la coursie, on peut coucher le mât, quand,
amenant la voile, on démâte pour ramer.
àvoràvTsç o' ÉTapoi VEÔÇ loriot u.7|p'Ja-avTO
xal Ta U.SV
èv V7jl y^aesup-fl GÈcrav5....
Certains navires ont peut-être des chevalets pour recevoir et maintenir le mât
couché, tarooéx^. Mais un seul passage de l'Iliade et un passage des hymnes
homériques mentionnent ces chevalets qui ne doivent pas être d'un usage courant.
C'est à même la cale ou sur la coursie que l'on couche le mât et les agrès. Quand
Les marchandises les plus précieuses restent là, sans que rien ne les dérobe à
la vue ni aux convoitises de l'équipage. Même sur les navires perfectionnés des
Phéaciens, il n'y a pas de chambre où serrer les objets de prix :
Alors la reine Arètè (la femme d'Alkinoos) apporte un admirable coffre; elle y dépose,
les cadeaux, les tissus et l'or, que les Phéaciens donnaient à Ulysse, et elle dit au héros :
« Viens toi-même regarder la fermeture et, vite, ajoute un noeud afin que, durant le voyage,
personne ne, te puisse voler tandis que tu feras un bon somme sur le vaisseau noir. »
A ces mots, Ulysse vint aussitôt arranger la fermeture et, vite, il fit par-dessus le noeud
savant, que lui avait enseigné la vénérable Kirkè.
S'il faut tant de précautions pour sceller le coffre, c'est qu'il va rester sous la
main de l'équipage. La bonne reine Arètè connaît son peuple de chapardeurs
qui ramasse et s'approprie tout ce qu'il trouve « à la traîne ». Pendant le som-
meil d'Ulysse, on ouvrirait le coffre non scellé, comme on ouvre la fameuse
outre du roi Aiolos. Relisez l'épisode. Ulysse reçoit d'Aiolos l'outre merveilleuse
qui contient le souffle des tempêtes. Il arrime cette outre dans le creux du vais-
seau. Il rattache avec un cordage d'argent. Puis il s'endort. Ses compagnons ne
peuvent résister à la tentation. Cette outre qu'ils ont là, sous leurs pieds, à leur
portée, toujours devant les yeux, que peut-elle bien contenir? quels trésors ce
malin d'Ulysse leur cache-t-il encore? Ils ouvrent. La tempête sort.... Si le creux
du vaisseau était une chambre close, une soute couverte, tout ce récit devien-
drait invraisemblable, incompréhensible.Que l'on relise encore un conte d'Ulysse
au chant XIV, sa prétendue captivité à bord d'un navire thesprote. Les corsaires
l'ont dépouillé de ses vêlements et solidement ligotté sous les bancs des rameurs.
Ils débarquent le soir à la côte d'Ithaque pour mélanger le vin et prendre le
repas. En leur absence Ulysse détache ses cordes, se glisse le long du gouver-
nail jusqu'à la nier et s'enfuit à la nage :
svG' épis JAÈV y.aTÉ07|0-av s'jtruÉÀjjuo èvl V7,l
07IÀW EtlffTpSCoÉt O-TpEpEÛC.
Il n'est pas question d'une cale fermée où l'on mettrait aux fers les esclaves et
les captifs. Le prisonnier est seulement attaché par une corde, sous les bancs des
rameurs. La corde une fois déliée, rien ne l'empêche de fuir, ni portes à ouvrir,
ni parois à enfoncer. Sur les bateaux du XVIIe siècle, voici le récit d'une évasion
toute pareille. Robert, capitaine anglais, a été pris par des corsaires turcs, avec
un jeune garçon de ses amis
Je ne doutais pas qu'ils nous vendissent à Rhodes pour être esclaves le reste de nos
jours. Cependant ils agirent mieux à notre égard que nous n'attendions, puisqu'ils ne
nous mirent pas à la chaîne. Il y avoit déjà cinq jours que nous étions entre leurs mains,
lorsqu'ils mouillèrent à Samos. Ce fut ici que je me hasardai la nuit à prendre mon
jeune garçon sur le dos et à nager à terre où nous abordâmes heureusement. Pour
n'être pas découverts par les Turcs qui s'y étoient rendus, il nous fallut demeurer
cachés six jours et six nuits dans les crevasses d'un rocher, où nous n'eûmes pour toute
nourriture que trois limaçons et les racines de quelques herbes sauvages 1.
Que l'on note bien le détail de cette histoire. Si nos gens ont pu fuir, c'est
qu'on ne les avait pas mis à la chaîne, à fond de cale. Les corsaires turcs ont
des chambres où l'on met à la chaîne, des soutes qui peuvent servir de prison.
Mais ils « agirent mieux » avec leurs captifs. Nos gens ne furent pas enfermés.
Comme Ulysse, ils purent se couler jusqu'à la mer et nager vers la rive. Comme
eux, Ulysse n'a pas eu de porte à enfoncer; mais le vaisseau thesprote n'avait pas
de prison.... C'est de même, dans le creux des vaisseaux, sous les bancs des
rameurs, et non dans une chambre close, que l'on attache les déserteurs ramenés
à bord. Ulysse fait rallier de force les matelots qui ont voulu déserter au pays
des Lotophages : « Malgré leurs larmes, je les traînai aux vaisseaux et, dans le
creux, sous les bancs, je les attachai tout de leur long ».
TOÙÇ
[ASV
èyùv èïrl VTJaç àyov XÀaiovTa? àvàyxr,
V7jtioi 3' èvl ylaoeup^a-tv imo "Çuyà S'/ja-a èpûca-aç9.
Les moulons du Kyklope y ont trouvé place sans difficulté. On s'est contenté
de les y jeter par-dessus bord, ce qui suppose une coque peu profonde. Jetés dans
le trou béant de nos cales, les moulons se fussent, cassé les pattes. On sait quelles
manoeuvres et combien de temps il faut aujourd'hui pour embarquer du bétail
même dans nos vaisseaux les plus petits et dans nos cales les moins basses.
Ulysse et ses compagnons, fuyant devant le Kyklope, n'ont pris aucune précau-
tion, ni perdu aucun temps : par-dessus bord, les moutons !
ÈxÉÀEUo-a Goto; xaW,tTpiya ptfjAa
...
TIOAV ÈV V7|l êaAovTa; 2.
xàiïTiso-' wx ixpiostv 5
i *
une semaine, nous naviguons jour et nuit; mais le septième jour, Artémis la fit
tomber dans Yantlon »,
aAA OTE 07j eBooptov 7,u.ap STÎI /EU; UV-E Kpoviwv,
TTJVulv ETtstTa yuvatxa ëàÀ' "ApTEjnç loyéaipa,
OWZ~klù 3' èvSoÛ7î7,ITE '
Notre corsaire phénicien avait rempli sa cale de vivres avant de quitter Syra.
Le capitaine, galant homme, traitait bien cette grande et jolie payse, qui, de
son côté, ne se montrant ni avare ni cruelle, payait à sa façon, « sur le lit et
en amour », eùv^ xal <pil6T7)Tt... Le château d'arrière n'était ceinturé d'un bor-
dage que du côté de la mer. Rien ne servait de garde-fou du côté de la cale. La
pauvre fille tenant mal son équilibre et quelque coup de roulis aidant, l'acci-
dent se produisit sans qu'Artémis y mît la main. Sur l'escadre de S. A. R. le
duc d'Edimbourg, que j'ai connue dans les mers levantines, pareilles chutes
de la dunette sur le pont étaient assez fréquentes le dimanche soir.
Donc la cale ne semble pas être pontée. Ce sont bien les vaisseaux non cou-
verts, mais équipés en corsaires à la vieille mode, dont parle Thucydide, —
ojo' au Ta itXota xaTaoepaxTa, otAÀà TÛ TïaAaiw -pôiiu /^arixÙTEpov ^apE(TXEuao-[j.Éva 5.
1. Cf. A. Jal, Glossaire Nautique, p. 1049 : « Dès l'origine de la construction navale, il y eut deux
espèces de navires.... Depuis les temps les plus reculés et dans tous les pays, le vaisseau rond et le
vaisseau long ont existé simultanément.... Le Navire Long, essentiellement propre aux courses rapides,
et par conséquent fait pour la guerre, admit la voile, mais fit essentiellement usage de la rame. Le
Vaisseau Rond, destiné à porter de lourdes charges et propre aux navigations commerciales, ne
négligea pas toujours la rame, mais se servit principalement de la voile. La galère du XVIIe siècle était
la dernière et la plus parfaite individualité de la famille des Navires Longs. Le vaisseau de ligne mo-
derne est celui de la famille des Vaisseaux Ronds. » Dans l'Odyssée, il est toujours question de Navires
Longs, de croiseurs de guerre, sauf en un passage que nous allons étudier plus loin où le poète fait
mention du vaisseau de charge, du Vaisseau Rond [Odyss., V, 250). Dans les collections de sceaux des
villes du Moyen Age, qui représentent des navires et que reproduit A. Jal aux pages 1050 et 1051 de
son Glossaire, on peut voir toute une série de vaisseaux analogues ou même entièrement semblables
à notre galère homérique, avec sa coque creuse et ses deux estrades de l'avant et de l'arrière. Le
« vaisseau rapide » du inonde homérique correspond aux mêmes besoins que la «
galère-subtile » de
la Renaissance. Cf. dans ce même Glossaire de Jal, les articles Galère et Navis longa.
2. Pline, VII, 17.
3. lliad., VIII, 475. Les galères égyptiennes sont ainsi disposées. Cf. A. Jal, Arch. nav., I,' p. 70.
Les monuments égyptiens nous représentent bien ces guerriers debout à l'avant et à l'arrière du
bateau « sur des espèces de dunettes dont l'intérieur présentait un abri et sur laquelle on montait
pour dominer et lancer des traits plus sûrs d'arriver dans la galère ennemie. On voit sur les châteaux
d'arrière les timoniers assis et gouvernant les galères, à côté d'eux des archers lançant des flèches. »
4. Odyss., XII, 228-30.
5. Collignon, Hist. Sculpt., I, p. 80.
6. Photographie de Mme V. Bérard.
LES MARINES PRIMITIVES ET LEURS ÉTABLISSEMENTS. 165
Les navires phéniciens, dit G. Maspero, étaient étroits et longs et ils sortaient de l'eau
aux deux extrémités. La proue et la poupe se chargeaient d'une plate-forme bordée de
balustres en bois qui faisait office de château gaillard. La coque mesurait vingt à vingt-
deux mètres : mais elle ne semble pas avoir calé plus d'un mètre cinquante au plus creux.
Elle ne renfermait point de chambre, mais le lest, les armes, les provisions et les agrès
de rechange. La muraille était élevée d'environ cinquante centimètres. Les bancs de nage
s'accotaient contre elle et laissaient libre, au centre, un espace où loger les ballots de
marchandises, les soldats, les esclaves, les passagers supplémentaires. L'équipage com-
prenait trente rameurs, quatre gabiers, un pilote, un capitaine et un chef de chiourme.
En bataille, comme les rameurs se seraient trouvés exposés aux projectiles, on exhaus-
sait la muraille d'un mantelet. Les soldats se répartissaient sur le gaillard d'avant... et
sur le gaillard d'arrière, d'où ils essayaient, en attendant l'abordage, d'abattre à coups
de flèche les ennemis 3.
Les lignes de l'avant et de l'arrière se relevaient droit, à la façon d'un cou de cygne
ou d'oie. Deux châteaux dominaient [la coque] et un parapet courant sur le plat du
bordage garantissait le corps des rameurs. Le mât unique était muni d'une vergue
courbe et se terminait par une hune où quelque vigie se juchait pendant la bataille. La
vergue supérieure ne s'amenait pas. Mais les gabiers manoeuvraient la voile de la môme
manière que les Égyptiens. Les analogies qu'on remarque entre celte flotte et celle de
Ramsès s'expliquent sans peine. Les Égéens, à force d'examiner les galères phéni-
ciennes, qui croisaient chaque année dans leurs eaux, s'étaient instruits à l'art des
constructions navales. Ils avaient copié les lignes, imité le gréement, appris la manoeuvre
de vogue ou de combat.
En somme, c'est aux navires égyptiens de la XVIIIe Dynastie qu'il faut recourir,
si nous voulons connaître les vaisseaux homériques. Ayez sous les yeux les vais-
seaux de course que la reine Haïtshopitou envoya aux Échelles du Pays de
l'Encens, et vous comprendrez dans leurs moindres détails les descriptions et
les manoeuvres odysséennes. Le mémoire de G. Maspero, Sur quelques naviga-
tions des Égyptiensl, et les dessins qui l'accompagnent seraient le meilleur
commentaire de l'Odyssée. Nous avons déjà vu les ressemblances de coupe et de
forme, la même disposition des bancs dans une cale peu profonde et les mêmes
châteaux aux deux extrémités. C'est aussi le même gréement. Le mât est unique.
A juger par la hauteur des hommes, le mât des bateaux égyptiens peut avoir
huit mètres de haut. Le poète odysséen nous dit que la massue du Kyklope était
un olivier haut comme le mât d'un navire à vingt rames. Les commentateurs
remarquent avec justesse que l'olivier, comparé au chêne, au sapin, au platane
ou au cyprès, est un arbre bas, trapu, sans élancement 2. Le mât homérique
n'a donc pas grande hauteur. Il ne doit pas dépasser les huit mètres du mât
égyptien. — « Le mât égyptien, continue G. Maspero, s'implantait perpendicu-
lairement au centre de la coque; des entrelacs de corde l'assujettissaient. »
C'est aussi la disposition du mât homérique. Pour mater, on soulève le mât
de sapin; on le dresse perpendiculairement à la coque, au-dessus des bancs de
nage; on engage le pied dans un trou qui est au milieu de la coursie, p.sa-63u.7j,
puis dans' un carré de bois disposé au fond de la coque, sur la quille ou sur
la carlingue, et qui s'appelle le pied du niât, IOTO-ÉO^ 5,
Dans les vaisseaux égyptiens et dans les vaisseaux homériques, le mât n'a
pas de haubans. A son pied ou à la hauteur de la mesodmè, il est lié à la coque
ou à la coursie par des entrelacs de cuir; mais c'est par le haut surtout qu'il
est maintenu : un double système de cordages, étais et faux-étais, ^pÔTovoi *,
1. G. Maspero, Biblioth. Égypt., VIII, p. 89. Cf. Plin., VII, 57, 15 : nave primus in Graeciam ex
Aegyplo Danaus advenit.
2. Cf. Buchholz, Hom. Realien, 254-255; Odyss., IX, 523.
5. Cf. pour tous ces mots, Ebeling, Lexic. Hom., s. v.
4. Cf. A. Jal, Glossaire Naut., s. v. Protonos et Etai : « Les dictionnaires donnent; à itpôxovo? et.
•KOOTOVOV la signification de hauban, corde tendue depuis le haut du mât jusqu'à la proue; ce n'est
pas le hauban que définissent ainsi les auteurs de lexiques, mais l'étai.... L'étai est un cordage qui,
166 LES PHÉNICIENS ET L'ODYSSEE.
Sur les vaisseaux égyptiens, dit G. Maspero, « le mât à pible (c'est-à-dire d'une
seule pièce) n'a pas de haubans prenant leur point d'appui sur les bords du
navire, mais des étais, deux à l'avant, un à l'arrière. Le faux-étai d'avant se
capèle à la tête du mât par le bout d'en haut et s'attache à l'éperon par le bout
d'en bas. L'élai d'avant et l'étai d'arrière partent du mât et vont s'amarrer
symétriquement sur les attaches de proue et de poupe. » De même, sur nos
vaisseaux odysséens, le mât ne tient debout que par ces étais et faux-étais.
Quand une rafale brise les deux étais, le mât se renverse brusquement sur le
château d'arrière :
i<7Toû" oà TtpOTOvouç Èpp7|^' àvsp.oto GÛE^Aa
àp.tpoTÉpouç* IO-TOÇ o' OTria-oj TTEG-EV2
S'il s'agissait de deux jeux de haubans, attachés sur les flancs du vaisseau, leur
cassure entraînerait la chute du mât sur l'un des bords et non pas sur l'arrière.
Cette attache du mât fait que l'on ne peut guère naviguer que vent arrière. Si le
vent prend la voile par le côté, rien n'assujettit assez fermement le mât, qui
risque alors de se coucher ou de se briser en fouettant. Rien fixé au contraire
vers l'avant et vers l'arrière, le mât peut supporter la voile que le vent d'arrière
gonfle et pousse violemment vers la proue.
Le mât homérique porte, comme le mât égyptien, une voile et des agrès,
des armes, oTiÀa. Le mot hopla, armes, désigne tout ce qui sert à « armer »
le vaisseau, comme disent encore nos marins, rames, voiles, cordages, etc.
Il semble pourtant que, dans l'Odyssée, hopla désigne plus spécialement les
voiles et les vergues qui tombent avec le mât. Comme les vaisseaux égyptiens,
le navire homérique a une voile, Itrriov, soutenue par des vergues, 'WTOI : on la
déploie au vent, en dressant le mât et en élevant la vergue,
io-Tov os o-TTÎs-aç àvà G' 'wTta \zuy.k TiÉTao-aa;3.
La voile se hisse par des cordages de cuir, qui sont passés dans une poulie au
haut du mât et dont on tourne l'extrémité du bas autour de quelques chevilles
plantées au long du bordage.
passé en collier autour de la tête d'un mât, va se fixer par son extrémité inférieure sur le pont ou
derrière un autre mât. Il fortifie le mât contre les mouvements que fait le navire de l'avant à
l'arrière et c'est, pour cela qu'il est dans le plan vertical qu'on peut supposer passant par la quille.
Chaque mât a un, quelquefois deux étais; le second étai reçoit le nom de faux-étai.
1. Iliad., I, 454.
2. Odyss., XII, 409-410.
5. Odyss., X, 506.
LES MARINES PRIMITIVES ET LEURS ÉTABLISSEMENTS. 107
Des navires ainsi gréés ne devaient guère être propres à tenir la haute mer. Sauf
pour traverser le golfe Arabique, je ne pense pas que les capitaines égyptiens s'enhar-
dissent jamais à perdre la côte de vue. Ils allaient longeant le rivage pendant les heures
du jour et s'arrêtaient chaque soir pour repartir le lendemain matin. La disposition des
vergues et la forme des voiles montrent que les vergues ne devaient jamais faire avec,
l'axe de plus grande largeur qu'un angle de 15° ou 20° au plus. Aussi les navires ne
devaient-ils pas s'élever facilement auvent. Ils ne pouvaient marchera la voile que vent
arrière ou à peu près 1.
Quand nous calculions sept noeuds à l'heure pour les navigations homériques,
c'était donc un très grand maximum : « Les marins grecs du commencementde
notre ère, ajoute Maspero, évaluaient la journée de navigation à cinq cents stades
en moyenne; je ne pense pas que les marins égyptiens aient jamais obtenu
vitesse pareille. » Les vaisseaux homériques et les vaisseaux égyptiens se res-
semblent davantage encore dans la disposition de la coque et dans l'arrimage du
chargement : ils n'ont ni soute couverte ni cale profonde2. « Il ne semble
pas que la cale ait eu plus d'un mètre cinquante de creux en son plus creux;
encore allait-elle s'étrécissant vers les deux extrémités. Elle renfermait le
lest, les marchandises, les provisions. » Les monuments de Deïr-el-Bahari
montrent bien cette disposition. Le chargement est arrimé entre les bancs ou
sous les bancs des rameurs. Il dépasse en hauteur la coursie qu'il encombre.
Nous assistons au chargement que les peintures représentent et que les inscrip-
tions décrivent. Partie sur la mer Rouge vers les Échelles de l'Encens, la flottille
Les Égyptiens dressèrent une tente, sous laquelle ils emmagasinèrent leur
pacotille, et, pour épargner à leurs hôtes des tentations trop vives, ils tracèrent
un cordon de troupes tout autour. Les conditions du marché se réglèrent dans
un banquet où l'on initia les Barbares aux délicatesses de la cuisine égyptienne.
Puis on fît les échanges. Nous assistons au chargement. Pendant plusieurs jours,
ce fut un défilé de gens et de baudets pliant sous le faix 2. » Les peintures de
Deïr-el-Bahari représentent ce défilé. Sur les planches à terre, circulent des
porteurs ou des couples de porteurs. Ils viennent déposer leur charge dans le
creux du vaisseau, à la place que leur indique le commissaire debout au gaillard
d'avant. Le creux du vaisseau est rempli : « Il y avait de tout dans ce que les
Égyptiens achetèrent, des dents d'éléphant, de l'or, de l'ébène, de la casse, de la
myrrhe, des cynocéphales et des singes verts, des lévriers, des peaux de léopard.
des boeufs de forte taille, des esclaves, et même trente et un arbres à encens,
déracinés, avec leur motte et transplantés dans des couffes 1. » Ces produits
remplissent la cale et s'empilent par-dessus le bord jusqu'au niveau de la basse
vergue. Les arbres à encens s'alignent sur la coursie entre les bancs des rameurs.
Les ballots forment des amas sur lesquels gambadent les singes. Voilà, traduit
aux yeux, notre vers odysséen : « le vaisseau creux était plein de denrées. »
àXX' OTE XEV 071
V7|Û"ç TtAEtT) ëlOTO'.O VËVTlTal 8
«
L'arrimage fut long et difficile. Quand la place manqua, les navires, chargés
autant qu'ils pouvaient l'être sans gêner la manoeuvre, reprirent la mer. » Cette
flotte égyptienne de la reine Haïtshopitou nous donne l'idée tout à fait juste de ce
que furent aussi les flot-
tilles homériques. A. Jal
avait raison de conclure
son étude des marines
égyptiennes en disant que
« notre galère-subtile du
XVIIIe siècle est une tradi-
Ce ne sont plus les galères du type égyptien, recourbées aux deux bouts, non pontées,
faibles contre l'attaque des vagues ou du vent. Ces nouveaux vaisseaux ont une coque
longue, basse, mince et bien équilibrée. La poupe se relève encore et surplombe le
pilote. Mais la proue est droite, munie d'un éperon aigu qui s'emmanche à la quille et
qui sert aussi bien à fendre la lame qu'à défoncer le flanc des bateaux ennemis. Deux
rangs de rameurs sont superposés. Le premier appuie ses avirons sur le plat bord.
L'autre manie les siens par des sabords percés dans la muraille. Un faux pont, assis sur
Nous voici bien loin de nos vaisseaux homériques. Les châteaux d'arrière et
d'avant ont disparu : plus d'ikrial Un pont les remplace, tendu d'un bout à l'autre
du vaisseau. Ce n'est plus le navire creux de l'Odyssée, vaùç y),a<pupvi. C'est
pourtant un type de navire que les Hellènes ont connu; c'est le vaisseau ponté,
TC/,O1OV xaTâcppaxTov, qui succéda, dit Thucydide,
aux anciens navires de course;
c'est le vaisseau-long couvert, navis tecta
longa2, dont les Anciens attribuaient
l'invention aux gens de Thasos. Cette
attributionn'est pas inexplicable.Thasos,
dit Hérodote 3, fut une colonie phéni-
cienne. Ce sont les Phéni-
ciens qui avaient introduit à
Thasos le nouveau navire.
FIG. 27.
— Bateau égyptien (VIe dynastie) 4.
Des vaissaux de ce type figurent dans les flottes de Sennachérib. Les inscriptions
de ce roi affirment qu'ils ont été construits par des charpentiers syriens et qu'ils
étaient montés par des marins tyriens, sidoniens et ioniens5. Thucydide a donc
raison : ces cuirassés-pontés sont plus récents ;les croiseurs homériques étaient
d'un type plus ancien, plus semblable aux navires des Peuples de la Mer, TÔ> TïaAatw
TpOTÏO) XTjîTTtXMTSpOV 7tapE<7X£Uao,ptiva.
château sera créée. La trière classique, la galère pontée sans ikria, me semble
dérivée d'un autre modèle. Nous la connaissons mal en ses détails. Mais, dans
l'ensemble, avec sa proue basse et sa poupe élevée, avec ses deux étages et ses
doubles ou triples rangées de rames, elle paraît dérivée des bateaux de l'Euphrale,
qui, eux aussi, à leur entrée dans la mer, ont subi quelques modifications.
Le type le plus ancien est, je crois, ce navire rond en forme de cruche profonde,
aux deux bouts arrondis et relevés en cornes, qui figure encore dans la flotte de
Sennachérib. Le type le plus récent nous est fourni par les autres navires de
celte flotte. Le progrès a consisté à transformer ce navire de charge en navire de
course et de guerre, en abaissant et en aiguisant la corne de l'avant, qui est
devenue un éperon pour fendre les flots ou pour entamer les navires ennemis.
Mais, anciens ou récents, les bateaux de l'Euphrate ont pour caractéristique,
comme la trière des Hellènes, leur division en deux étages par un pont continu,
avec l'installation des guerriers ou des passagers sur le pont, à l'étage supérieur,
et des rameurs en multiples rangées sous le pont, à la cale inférieure. Les
châteaux ont disparu. Tout le pont peut se couvrir de soldats : on ne « combat
tendue peut les abriter du soleil ou de la pluie. Quelques tapis, des peaux de
mouton et de « belles couvertures » leur font sur le plancher un lit ou des
sièges moelleux : c'est un divan où l'on ne monte que déchaussé; Télémaque,
pour s'y installer, a quitté ses chaussures qu'il remet au moment de descendre
et de débarquer2. Si le vent souffle trop frais ou si la pluie tombe trop drue, ils
ont leurs épais manteaux de feutre, leur capote poilue, sous laquelle ils se
pelotonnent. Si le temps est beau, ils voient le navire filer sur le dos de la mer;
ils écoutent le flot bruire en fuyant le long du bordage : ils font monter du vin
que l'on mélange dans un cratère et ils passent les heures à deviser,
<TT7j<7aVTO Xp7]T7ipa; ÊTTWTECOÉaç otvoto 5.
1. Gravure de l'Histoire Ancienne do G. Maspero, III, p. 501, d'après Layard, The Monuments of
Nineveh, I, pl. 71.
2. Odyss., XV, 550.
5. Odyss., II, 431.
LES MARINES PRIMITIVES ET LEURS ETABLISSEMENTS. 175
Mais dans le creux du vaisseau, l'équipage est bien moins à l'aise. Il est
entassé sur les bancs. Il n'est protégé ni de la pluie qui lui vient d'en haut, ni
de l'embrun et des coups de lame qui lui arrivent par le travers. Malgré l'habi-
leté des rameurs, les gouttes et les paquets d'eau pleuvent sur le dos des voisins
dès que l'on rame contre le vent. A supposer que sous les ikria, sous les deux
châteaux, on eût un espace mieux couvert et presque clos (je ne crois pas
à cette hypothèse), ce n'était pas grand'chose. « Les soupentes ménagées sous
les deux gaillards pouvaient à la rigueur abriter quelques hommes à condition
qu'ils restassent allongés ou, tout au plus, accroupis. C'étaient les seuls loge-
ments couverts que renfermât le navire, si même l'équipage en usait comme de
logements et non pas de soutes aux armes et aux vivres'. » Voilà pour les navi-
gations de jour. La nuit, l'équipage manque de place pour allonger ses membres
et les délirer. Il ne peut dormir qu'assis, même quand il ne rame pas et quand
un bon vent se charge de pousser le navire. Mouillés, trempés, rompus, en
quelques heures de mauvais temps, les hommes sont à bout. Aussi quelles
délices quand on arrive à terre de s'allonger tout de son long et de rester des
jours et des nuits, étendu sur la plage, roulé dans son manteau « pour digérer
la fatigue et la peine! » Deux jours et deux nuits après le débarquement, Ulysse
et ses compagnons s'étirent sur le rivage de Kirkè :
evGa TOV ÈxëàvTsç oûo T' 7)u.aTa xal oûo vùxTaç
XEIU-EG' éu-oû xap-oVuco TE xal aAyEcn Guu.6v Ê'SOVTEÇ2.
Si la caverne n'est pas assez grande pour recevoir le vaisseau, on y peut tout
au moins transporter la marchandise et les agrès et s'y mettre au sec, en
laissant le navire à la pluie. C'est ce que font encore les gens d'Ulysse, sur les
avis de Kirkè :
XTï)u.aTa o' Èv OTÏT]effet 7t£Aàt7a-aTS ô'—Aa TE —âvTa!\
de grosses pierres roulées à l'entrée valent mieux, pour les trésors, que les
voyages en pays inconnu,
à.AÀà •Yj57)p.aTa u.sv p-uyw avTpou GEa-rcEcrioto
GËIOJJ.EV aÙTixa vûv, ïva Tcep TaôE TOI créa u-ip-Vifi 1.
Enfin, chacun de ces honnêtes trafiquants étant doublé d'un pirate, la caverne
est une embuscade précieuse, soit quand elle est proche des fontaines où
femmes et troupeaux descendent chaque jour, soit quand elle surveille, du fond
de son ombre, les détroits où passent les barques, et les mouillages où relâche
le trafic étranger.... A toutes ces raisons humaines il faut ajouter encore les
raisons mystérieuses et divines, de culte, de magie et d'oracle. Les Nymphes et
les Dieux aiment le secret et l'ombre souterraine. Les Nymphes surtout, Kirkè,
Kalypso et les autres, habitent les cavernes, Èv <rxh<j<7i yAacpupowi. Auprès du
cap Malée, les Anciens donnent le nom de Nymphaion à un mouillage que Pau-
sanias nous décrit2 : « Sous le cap est le Port des Nymphes, avec une caverne
voisine de la mer, où sourd une fontaine d'eau douce. Il y a tout autour quel-
ques habitations. » Sur la côte d'Ithaque, c'est dans une caverne des Nymphes
qu'Ulysse cache ses trésors.
TOÛTO OÊ TOI ffTîÉoç EOTI xaTTjpscDÉç;- È'vGa crû TcoAAàç
Dans l'île du Soleil, une caverne des Nymphes reçoit Ulysse et ses compa-
gnons. Speio, la Caverneuse, est l'une des Néréides. Parmi ces roches dénudées
et surchauffées, Nymphes et Néréides ne peuvent trouver d'eau fraîche et
constante que sous la voûte des cavernes. L'Odyssée vante tout particulièrement
les sources abritées sous un antre, xpvjvT) UTTO crraioui;4. La caverne devient ainsi
le complément nécessaire d'une bonne aiguade.
On comprend suffisamment, je pense, pourquoi les Ports à la Caverne devaient
être connus entre tous et fréquentés. Il en est ainsi jusqu'à ces derniers temps.
Les grottes côtières de Malte sont célèbres chez tous les marins anciens et
modernes. Le naufrage et le prétendu séjour de saint Paul dans l'une de ces
grottes y attirent les pèlerinages des fidèles et les miracles de la divinité5.
Dapper, dans sa Description de l'Archipel, ne manque pas de signaler, « au côté
méridional de Calymno, deux ports auprès desquels on voit une grande caverne
d'où sourd une grande et belle fontaine qui fournit copieusement d'eau ». Le
Hollandais Dapper ne fait que copier ici, presque mot pour mot, ce que les
pilotes vénitiens ou grecs avaient appris jadis à Buondelmonte : « Sur l'île de
Calymno, il y a deux ports dans le voisinage desquels est une caverne spacieuse,
Nous laissâmes nos bateaux dans la crique et nous montâmes à une grotte voûtée
dans le rocher. Elle était toute noire de fumée ; c'était le résultat des feux qu'y avaient
allumés, soit les voyageurs en s'y reposant, soit les marins et les pêcheurs qui, comme
nous, y avaient cherché un asyle pour ne point s'exposer pendant la nuit le long d'une
côte aussi dangereuse ou pour attendre un temps favorable. La vue, de ce point, est fort
étendue. Nos regards se promenaient avec plaisir et sur le golfe bruyant placé au-
dessous de nous et sur les îles qu'il renferme. Nous fîmes du feu et nous restâmes
dans cette grotte jusqu'au lendemain matin. Le calme se rétablit alors et nous nous
rembarquâmes.... Mais il s'éleva un vent frais qui en s'augmentant nous fatiguait
beaucoup; il était d'ailleurs accompagné de pluie. Nous fûmes fort aises de pouvoir
gagner le rivage, quoiqu'il ne nous offrît ni grotte hospitalière ni abri contre le mauvais
temps. Nous nous amarrâmes sur quelques rochers qui nous préservèrent du vent. Nous
étendîmes nos voiles sur des perches en forme de tente au-dessus de nos bateaux el
nous y restâmes toute la nuit, mouillés, mal à notre aise, ballottés sur les vagues,
incommodés de la fumée de nos feux, surtout pendant que l'on faisait cuire notre pois-
son. Le jour suivant, la brise s'abattit un peu et nous en profitâmes pour remettre à la
voile. Puis, quittant nos bateaux, nous montâmes à la ville d'Égine, où nous restâmes
deux jours, le vent continuant à être fort et contraire 4.
Nous nous embarquâmes (de Samos) pour Nicaria le 6 février. Mais le S.-O. nous fit
relâcher au port Seitan. On a eu raison de donner à ce port le nom de Seitan, qui en
langue turque signifie le diable. Il fallut tirer notre caïque à terre et pendant la nuit il
s'en perdit un autre qui était chargé de vin. Le vent du nord nous retint à Seitan jus-
qu'au 12 février. Nous y étions logés dans une caverne où nous ne brûlions jour et nuit
que des lauriers, des adrachnes, des storax, et nous y passâmes le temps fort agréable-
1. Édit. Legrand, p. 222.
2. Instruct. naut., n° 778, p. 585.
5. Instruct. naut., n° 751, p. 240.
4. Chandler, III, p. 202-207.
LES MARINES PRIMITIVES ET LEURS ÉTABLISSEMENTS. 177
ment. Notre sac de biscuit diminuoit beaucoup et le temps ne permettait pas qu'on pût
ni chasser ni pêcher. A peine pouvoit-on attraper quelques oursins et yeux de bouc, et,
ce qu'il y avoit de pis, nous avions beu toute l'eau que pouvoient fournir les roches
voisines, où nous l'amassions avec des feuilles de squille pliées en gouttière, pour la
vuider ensuite dans des bouteilles de cuir qui sont en usage dans ce pays. Nous vui-
dâmes un ancien puits creusé sur le bord de la mer ; mais l'eau s'en trouva à demi salée.
Enfin le temps devint assez beau dans la nuit du 12 au 15 et nous en profitâmes pour
aller à Patmos 1.
Les grands ports primitifs ne sont donc jamais installés loin de la haute mer.
Que l'on étudie les premiers établissements ioniens sur la côte asiatique. Au
1. Tournefort, I, p. 428.
2. Thucyd., VI, 2, 6.
5. lliad., I, 432-433.
4. Avien., IV, v. 174-177.
v. BÉRARD. I. 12
—
178 LES PHÉNICIENS ET L'ODYSSÉE.
fond de son admirable rade, Smyrne, pour notre trafic, est le meilleur port de
tout l'Archipel et même de tout le Levant. Mais Smyrne n'attire pas les premiers
marins d'Ionie. Jusqu'aux temps alexandrins, elle reste un pauvre bourg sans
importance. C'est que la navigation de son golfe est sujette à de longs retards,
que tous les voyageurs modernes nous signalent. Chandler part de Smyrne :
Nous levâmes l'ancre vers le milieu de la nuit.... L'imbat nous prit dans la matinée
et nous cherchâmes un abri dans une petite crique, près de l'embouchure du golfe....
Un vaisseau vénitien ne faisait que de mettre à l'ancre dans cette crique, quoiqu'il fût
parti de Smyrne quelques jours avant nous. Le lendemain, à l'approche du jour, le
vent de terre souffla de nouveau et nous voguâmes entre Lesbos et Chios.... (Choiseul-
Gouffier fait le même voyage : « Nous mimes à la voile le 15 juin et, après avoir lutté
trois jours contre les vents, nous mouillâmes dans le port de Chio 1 ».)
mieux, quand on le peut, installer la ville et ses entrepôts sur quelque promon-
toire : là, on reprend la mer à la moindre brise favorable, <XVEU.OV T7ip7)ffaa-i
sxTïAEÛffat' ; là, on aborde et l'on repart sans perdre son temps à guetter la brise,
sans fatiguer les équipages à ramer longuement : ce n'est pas de port en port,
mais de promontoire en promontoire que la navigation antique mesure ses dis-
tances; à l'extrémité du Taygète, le Matapan est dans les évaluations de Strabon
le point d'où partent les lignes vers la Sicile, la Cyrénaïque et l'Asie2. Mais il
est encore d'autres raisons qui font qu'un promontoire très avancé ou, mieux,
une petite île entièrement séparée de la côte sont pour ces marins des sites de
choix. Leur commerce est toujours armé, toujours en crainte de pirates et d'em-
bûches. Écoutons les sages conseils de Dapper pour la navigation des Iles de
l'Archipel :
l'
Au temps de Odyssée, ce ne sont pas seulement les Turcs que l'on doit'
redouter. Sur des rives inconnues, chez des peuples sauvages, cannibales parfois,
s'aventurer au fond d'un havre, c'est risquer non seulement la prison, mais
encore la broche et la rôtissoire :
Nous entrons dans un port admirable, cerclé, tout autour, d'une falaise continue et
abrupte. A l'entrée, deux promontoires à pic se font face et le goulet est étroit. Toute
ma flotte fit entrer là ses vaisseaux à la double courbure et, dans l'intérieur de cette
rade creuse, les vaisseaux s'attachèrent en grappe les uns aux autres : pas de houle, pas
de vague forte ni faible, partout calme blanc. Moi seul, je restai en dehors et j'attachai
mon amarre au rocher de l'entrée.... Mes équipages débarqués trouvent une route facile
et montent à la ville.... Le roi leur prépara une mort cruelle : saisissant un de mes
hommes, il en prépara son souper. Les autres s'enfuirent. Mais aux cris du roi les
Lestrygons accourent de tous les points de la ville; du haut des rochers, ils accablent
notre flotte de pierres énormes ; ce fut un lamentable fracas d'hommes tués et de vais-
seaux brisés; harponnant mes hommes comme des poissons, les Lestrygons les empor-
tèrent pour un dégoûtant festin.... Mon seul vaisseau put échapper; car j'avais coupé
l'amarre dès que le massacre avait commencé à l'intérieur de la rade4.
Il nous fut impossible de doubler le cap Saint-Ange. Le vent se renforce : il est Est,
N.-E. ; il augmente et devient furieux. « Vire de bord et retourne en arrière, dit le capi-
taine, afin de mouiller au Port Caglia sous le cap Matapan. » Nous y voici à huit heures
du soir. Bon mouillage du côté du cap. Mais à l'ouest de ce port, il y a un rocher qui
met les vaisseaux en péril. Ici nous pensâmes tous être esgorgés par les habitants de
cette contrée, voleurs et bandits s'il en fut jamais. Le port est fait en forme de fer à
cheval, large d'une bonne demi-lieue au milieu, mais si étroit à l'embouchure qu'à
peine trois vaisseaux pourraient passer de front sans se heurter. Cette entrée est gardée
par des rochers escarpés, sur lesquels il y a une espèce de plate-forme des deux côtés,
où dix hommes pourraient avec de seules pierres abîmer un vaisseau et assassiner
l'équipage. Ce fut dans ce véritable coupe-gorge que le gros temps et le vent contraire
nous obligèrent de relâcher. A peine eûmes-nous fait tomber l'ancre et plié nos voiles
que nous aperçûmes comme un essaim de plus de deux mille de ces braves gens, qui
habitent dans des cavernes inaccessibles autour du port.... Il faut lier un câble à terre
pour ne pas dériver. A l'aube du jour nous voyons notre vaisseau flottant qui acculoit
sur le rocher. Ils avoient coupé le câble. Une grêle de balles siffle autour de nos oreilles.
On ne peut se remettre en mer sans risque. Le vent ne permet pas d'appareiller. Il faut
cependant le faire ou s'exposer à être massacrés. Nous voilà à la voile. Mais quelle fut
notre infortune quand nous parvînmes à l'embouchure! Plus de six mille de ces gens
nous attendoient. Notre canon est inutile. Nous sommes trop bas pour les atteindre.
Notre vaisseau ne peut gouverner dans un passage si étroit. Nous y voici cependant.
Nous essayons une triple décharge presque à bout touchant. Enfin, à force de manoeuvres,
nous entrâmes clans le golfe de Calamata. Alors nous fîmes tellement jouer notre canon
contre cette canaille que nous n'entendîmes pendant deux heures que des cris et des
hurlemens effroyables. Ce fut le 11 de janvier (1719) que nous quittâmes cette race et
que nous fûmes en sûreté après avoir perdu deux ancres et notre câble de terre, après
avoir eu six matelots blessés et deux passagers 2.
Le port de Phalère servit aux Athéniens jusqu'au temps de Thémistocle. Il est petit
et de forme circulaire. Le fond est d'un beau sable fin que l'on distingue par rapport
à la transparence de l'eau.... Le voyageur, accoutumé à nos ports profonds et à nos
grands vaisseaux, ne manquera pas d'être surpris, sans doute, à la vue du port de
Phalère. Mais son étonnement cessera bientôt, s'il veut se rappeler que le fameux navire
Argo se portait sur les épaules de l'équipage; que l'on tira à sec sur le rivage, comme
pour servir de fortifications au camp des Grecs devant Troie, les vaisseaux qui les
avaient amenés; et qu'enfin cette flotte de Xerxès si formidable n'était presque composée
que de galères et de barques 1.
Les raisons données par Chandler sont bonnes. Elles ne sont pas complètes.
Si le Pirée ne fut un grand port qu'après Thémistocle, c'est qu'alors seulement
les indigènes de celle côte, les Athéniens, devinrent un peuple de marins :
« auparavant, dit un personnage
de Thucydide, ils n'avaient ni l'expérience, ni
la vanité des choses de la mer : ce furent les Perses qui les forcèrent à devenir
marins 2 ». Après les guerres médiques, les Athéniens propriétaires de cette rade
close, la surveillant par leur police et la défendant par leur armée, pouvaient à
leur guise entrer, sortir, embarquer et débarquer. Mais antérieurement le trafic
était aux mains d'étrangers, Mégariens, Corinthiens, Chalkidiens, Ioniens ou
Éginètes. Les flottes du dehors ne venaient pas volontiers jeter l'ancre au fond de
celle prison circulaire qu'une chaîne tendue ou deux barques affrontées pouvaient
clore au moindre caprice des Athéniens. La rade ouverte du Phalère ne prêtait
pas à de pareilles surprises : elle fut longtemps préférée. Que l'on médite bien
cet exemple. Il est caractéristique, entre tous, de deux marines et de' deux
façons de naviguer
Il vaut donc mieux ne jamais donner en pareilles nasses. Toujours demeurer
à portée de la mer libre est la première règle de ces navigations. Aux ports
intérieurs les mieux abrités, on préfère les rades foraines ou même les plages
absolument découvertes.
Les Carthaginois connaissent, dit Hérodote 3, des populations et des bourgs de Libyens
au delà des Colonnes. Ils y vont; ils déchargent leurs marchandises et les étalent sur la
laisse de mer, puis ils regagnent leur bord et font des signaux de feu et de fumée. A ce
Chardin nous décrit, au XVIIe siècle encore, les mêmes habitudes prudentes
du commerce européen chez les sauvages de la Mer Noire, Mingréliens, Géor-
giens et Tcherkesses :
On leur porte toutes les mêmes choses qu'on porte en Mingrélie. On prend d'eux, en
échange des personnes de tout âge et de tout sexe, du miel, de la cire, du cuir et des
peaux. L'échange se fait en cette sorte. La barque du vaisseau va tout proche du rivage.
Ceux qui sont dedans sont bien armés. Ils ne laissent approcher de l'endroit où la barque
est, abordée, qu'un nombre de Cherkes semblable au leur. S'ils en voyent venir un plus
grand nombre, ils se retirent au large. Lorsqu'ils se sont abouchés de près, ils se
montrent les denrées qu'ils ont à échanger. Ils conviennent de l'échange et le font.
Cependant il faut être bien sur ses gardes, car ces Cherkes sont l'infidélité et la perfidie
mêmes. Il leur est impossible de voir l'occasion de faire un larcin sans en profiter 1.
Aux temps homériques, les Phéniciens font dans les ports grecs les mêmes
étalages de manufactures, et trois mots de l'Iliade sur un cratère que les Phéni-
ciens « ont étalé dans les ports », o-T^ffav o' Èv AtuivEa-o-t. 2, résument tout le pas-
sage d'Hérodote, sHÉÀwvTat Ta cpopTta QÉVTSÇ aùxàt ÈTLE^Ç irapà TÀ;V xuu.aTcoy7Jv. Pour
de tels échanges, il faut une plage découverte. Mais l'ancrage en rade foraine
n'a rien d'agréable ni de sûr. Il est bon sans doute de veiller aux nécessités
de garde et de surveillance. Encore ne faut-il pas oublier les commodités du
débarquement ni les besoins du bord. Les échanges sont plus faciles et l'abri
bien plus assuré sous un îlot ou sous un promontoire. Les peuples antiques,
comme les portulans récents, mentionnent toujours ces refuges, que nos ma-
rines appellent aujourd'hui provisoires, mais qui étaient les mouillages ordi-
naires des vieux navigateurs : « Voilà, dit Skylax, les ports où l'ancrage est sûr
par tous les vents, s'wl SE OUTOL AI^ÉVE; 7ïâvopu.oi, et voici d'autres refuges sous
les îlots, xaTawpuyal û-rzb yrpwLoiç, des relâches temporaires aux promontoires,
uoeopu-ot xal àxTai 5. » Les marines primitives ont préféré ces refuges pour bien
des raisons.
Qu'il s'agisse d'un long séjour ou d'une courte escale, comptez les avantages
que présente l'îlot. Ne veut-on stationner qu'une heure pour faire de l'eau, l'ai-
guade insulaire est toujours plus sûre que les rivières et sources continentales,
1. Chardin, I, p. 55.
2. lliad., XXIII, 745.
5. Geogr. Graec. Min., I, p. 83.
LES MARINES PRIMITIVES ET LEURS ÉTABLISSEMENTS. 183
surtout si l'île est dépeuplée, et mieux encore si elle n'est qu'un rocher perdu
en mer. Les aiguades de la grande terre présentent toujours quelques dangers,
embuscades des indigènes, avanies et exigences pécuniaires des autorités, etc.
Sur un rocher désert, on n'a rien à craindre : tout à l'aise, sans hâte et sans
alertes, on vient remplir ses cruches ou ses outres; on lave son linge; on
banquette autour de la source et l'on n'oublie pas de sacrifier aux dieux. Dans
l'antiquité et de nos jours, de telles aiguades firent la célébrité et la richesse
de misérables écueils. Les voiliers des cinq derniers siècles fréquentent, au sud
de Zante, les îles Strophades qui ne sont en pleine mer que deux petits îlots de
roche :
Ces sources firent la renommée des Strophades parmi les marines franques et
italiennes et, comme toujours, la fréquentation des marins amena l'érection
d'un sanctuaire. Le monastère que nous signalent encore les Instructions est
aujourd'hui sans revenus. La navigation à vapeur et les grandes caisses à eau
lui ont enlevé la majeure part de sa clientèle. Mais aux siècles derniers, moyen-
nant quelques bonnes murailles pour éviter les coups de mains, moyennant
aussi quelques canons et quelques vaillants frères Jean des Entommeures pour
rejeter à la mer les pirates infidèles, ce couvent tirait un joli bénéfice annuel de
ses sources et de ses prières. Les voiliers ne manquaient pas cette dernière
aiguade en terre chrétienne à quelques heures de la côte turque. Les corsaires
apportaient ici la dîme et le cierge pour engager la faveur divine dans leurs
belles entreprises ou réparer quelques méfaits trop peu chrétiens. Les moines,
vendeurs d'eau et de grâces, vivaient ainsi dans l'abondance 2. Durant la période
préhellénique, une pareille source valut au rocher de Délos sa clientèle maritime
et sa fortune religieuse. Veut-on se représenter cette vieille Ortygia, celte Ile aux
Cailles de l'Archipel, telle que les premières marines la connurent avant l'érec-
tion du grand sanctuaire d'Apollon? Sous un autre nom, la voici décrite par les
navigateurs francs :
La Lampedouze, dit Thévenot 1, est. une petite isle ou rocher ayant peu de circuit.
Elle est éloignée de Malle d'environ 100 milles. Cette isle ne produit rien et n'est habitée
que de counils (lapins). Comme il y a de bonne eau, les vaisseaux y vont, souvent faire
eau. Le port en est fort bon. Il y a dans cette isle une petite chapelle, où est une image
de la Vierge qui est fort respectée tant des chrestiens que des infidèles, qui y abordent.
Chaque vaisseau y laisse toujours quelque présent, qui de l'argent, qui du biscuit, vin,
huile, poudre à canon, boulet, espée, mousquet. Enfin il y a là de tout ce qui peut être
nécessaire, jusqu'à de petits estuis. Lorsque quelqu'un a besoin de quelqu'une de ces
choses, il la prend et met de l'argent ou autre chose à la place. Les Turcs y observent
cela aussi bien que les Chrestiens et, y laissent des présents. Pour l'argent, personne
n'y touche et les galères de Malte y passent tous les ans et prennent l'argent sur l'autel
et, le portent à N.-D. de Trapano en Sicile. On me raconta que six vaisseaux chrestiens,
estant venus il y a quelque temps, après qu'ils se furent pourveus d'eau, quand le vent
fust bon, firent voile et sortirent du port, excepté un, lequel, quoiqu'il fist voile comme
les autres, ne put sortir. Il en fut fort étonné. Toutefois, prenant patience, il attendit
un autre vent plus favorable, lequel estant venu il se mit en estat de quitter le port.
Mais il ne put encor en sortir, ce que lui semblant, fort extraordinaire il s'avisa de faire
la visite dans son vaisseau et il trouva qu'un de ses soldats avoit dérobé quelque chose
en ce lieu là, ce qu'ayant reporté il fit voile et sortit facilement du port.
Un peu en dehors de la rade s'étend une petite île, ni trop près ni trop loin de la
terre. Elle est boisée, peuplée d'innombrables chèvres sauvages, que jamais marche
humaine ne dérange, car personne ne les chasse, et jamais pâtre ni laboureur ne vient
là. Toute l'année désert, sans labourage, sans semence, l'îlot ne nourrit que des chèvres.
C'est que les Kyklopes n'ont pas de vaisseaux peints en rouge, pas de constructeurs qui,
leur donnant une flotte, les ravitailleraient de toutes choses chez les villes des peuples
et feraient de leur île une ville bien bâtie 3.
Ces Kyklopes sont des barbares qui, de leur petite île, n'ont pas su faire « une
ville bien bâtie », une Tyr, une Milet, une Syracuse ou une Marseille. Les civi-
lisés en usent autrement. Quand les Grecs commencent à exploiter les côtes
espagnoles, ils installent leur Emporion, 'Eptoptov, sur un îlot, où longtemps
leur ville demeure isolée, ôixouv ol 'EptoptTai TtpÔTspov vTja-iov Tt TtpoxEÎpvov, o
vûv xaÀslTai IlaAaià nôAtç 1: le nom même d'Emporion donné à cette ville montre
que nous avons là le type parfait de l'emporium primitif. Au fond de l'Adria-
Nous aperçûmes Rhodes ; mais parce que le vent cessa de nous être favorable, nous
ne pûmes de longtemps après y prendre port. Sans jamais donner fonds, nous demeu-
râmes dans le canal et n'allions que de traverse, d'un cap de la terre ferme qu'on nomme
Marmaris jusqu'aux côtes les plus proches de l'île que nous pouvions gagner, et ainsi
nous nous efforcions d'avancer toujours un peu, mais inutilement parce que ces grands
galions de Turquie ont des voiles si extraordinairement grandes et par conséquent si
difficiles à manier, qu'à moins d'avoir le vent en poupe, il est difficile de les faire aller....
Nous demeurâmes donc là quatre ou cinq jours avec toute notre industrie sans pouvoir
joindre Rhodes. Mais à la fin comme nous n'allions que de traverse d'un bord du canal
à l'autre, après avoir quasi perdu l'espérance d'y entrer, un petit vaisseau de dix à
douze rames vint à notre bord pour prendre ceux qui voulaient descendre2.
Les îlots qui barrent un détroit deviennent ainsi des relâches presque obliga-
toires. Tel petit archipel est encore aujourd'hui décrit minutieusement par nos
Instructions nautiques à cause de sa situation aux bouches du détroit de
l'Eubée : « Les îles et îlots Petali gisent devant la côte d'Eubée.... Les caboteurs
s'y mettent temporairement à l'abri... contre les vents du Sud qui prédominent
en hiver. Les navires qui veulent se réparer peuvent se rendre au mouillage
intérieur. Pour les voiliers allant dans le Sud, le mouillage extérieur est préfé-
rable, parce que le vent tourne brusquement du Sud au Nord, ce qui leur permet
de quitter ce mouillage avec facilité 3. » Une page d'un voyageur anglais, Walpole,
nous ferait sentir la grande utilité de ce mouillage. En plein été, Walpole met
huit journées pour aller du Sounion à Nègrepont (cf. fig. 7) :
25 juillet, Départ du Sounion à une heure du matin ; vent contraire dans le canal ;
:
après de fréquentes bordées, nous jetons l'ancre à Port Mandri. —26-27 : Repos à Port-
Mandri; vent contraire. — 28 : Le vent nous force de quitter Port-Mandri et d'aller en
face à Makronisi. — 29 : Bordées et vains efforts entre l'Attique et l'Eubée; impossible
d'entrer dans le canal ; relâche sur la côte attique à Séraphina ou Port-Raphti. —30 : La
tempête continue; nous passons toute la journée dans la petite île déserte de Port-
Notons bien ces difficultés de navigation : presque toujours les détroits les
opposent à la petite marine à voiles. Elles nous expliquent la renommée à travers
toutes les marines de telles îles bien placées, de Ténédos au-devant des Darda-
nelles, des Iles des Princes au-devant du Bosphore : à mi-chemin entre ces deux
passages, le rocher de Marmara donne son nom à la mer voisine ; tous les voya-
geurs au Levant ont dû séjourner en quelqu'une de ces relâches 1. Ces difficultés
nous expliquent aussi le site de nombreux établissements antiques, et l'origine
de nombreuses légendes, noms de lieux ou cultes, qui semblent venus de la
mer. Le cabotage de Walpole nous renseigne sur les escales forcées de toute
marine exploitant l'Euripe. Durant les thalassocraties primitives, ces escales
virent sûrement les flottilles cariennes, phéniciennes ou cretoises : aussi les
cultes et les noms de ces côtes présentent un aspect étranger. Pour ne prendre
qu'un exemple, voyez à la bouche du détroit l'utilité que peut avoir la rade de
Marathon. Largement ouverte vers le Sud-Est, fermée au Nord et à l'Est par un
rivage bas et un long promontoire, elle est à couvert des vents du Nord ou du
Nord-Est, qui dominent pendant l'été et qui ferment l'entrée de l'Euripe. Nos
Instructions nautiques ne vantent que médiocrement ce mouillage à cause des
torrents qui y jettent leur alluvion et créent sur tout le pourtour des bancs de
sables ou de vases. Elles préfèrent le port rocheux et bien clos de Port-Raphti 2.
Les marines primitives devaient mieux aimer au contraire la rade moins close
de Marathon et ses plages propices à l'échouement. Des puits et une source
assuraient l'aiguade. Les lagunes voisines étaient poissonneuses. Une route
terrestre aboutit là, qui traverse l'Attique et qui du Pirée ou d'Athènes vient à la
mer d'Eubée par la trouée séparant le Parnès du Pentélique : «Marathon, dit Pau-
sanias, est à mi-route entre Athènes et Karystos. » Nos Instructions nous disent
aujourd'hui que le voyage de Port-Raphti à Athènes dure cinq heures. Pausanias
ajoute: «Les gens de Marathon adorent Héraklès et prétendent avoir introduit ce
dieu parmi les Hellènes. La source Makaria reçut le nom d'une fille d'Héraklès 3. »
La tradition se souvenait que Marathon avait été l'une des sept villes de I'am-
phictyonie calaurienne. Le nom de Marathon semble nous reporter à tel nom de
lieu syrien, Marathous ou Maratha. Cette source Makaria, fille d'Héraklès, n'est-
elle pas une vieille aiguade phénicienne, une Source de Melkart, mpha-^!? In
Quoique cette isle soit petite, il ne laisse pas d'y avoir une source d'eau douce qui en
fournirait à toute une armée. Il y a environ huit ans que les corsaires y venoient faire
leurs eaux et s'y tenoient en croisière pour y faire prise de quelques bâtiments turcs.
C'est pour cela que les Turcs y ont bâti une forteresse... presque quarrée qui porte le
nom de Tortose, à cause qu'elle est vis-à-vis de la ville de ce nom.... Cette ville esl
ceinte de murailles, particulièrement vers la mer. Quand on voit quelque vaisseau en
mer que l'on croit être corsaire, on allume des feux dans les tours pour avertir les
bâtiments du pays de venir dans le port 1.
Nous partîmes, raconte Tournefort, de Scalanova pour Samos sur la tartane du capi-
taine Dubois, qui rassembloit sur les côtes d'Asie des pèlerins turcs pour aller à
Alexandrie : ces pèlerins vont ensuite d'Alexandrie à La Mecque. L'occasion nous parut
favorable, pour nous mettre à couvert des bandits qui occupent les bogas (bouches,
embouchures : bogazi en turc) de Samos. On appelle de ce nom les détroits qui sont
aux deux pointes de l'île.... Les voleurs courent sur ces côtes par bandes. Tous les
vaisseaux qui descendent de Constantinople en Syrie et en Égypte, s'étant reposés à Scio,
sont obligés de passer par un de ces détroits. Il en est de même de ceux qui montent
d'Égypte à Constantinople. Aussi ces bogas sont les véritables croisières des corsaires,
comme on parle dans le Levant, c'est-à-dire que ce sont des lieux propres à reconnaître
les bateaux qui passent 2.
IV. Arbres et Nombril. — Verdoyante, l'île a un nouvel attrait. Dans ces mers
bordées de roches, souvent il est difficile de tirer le navire à sec et de trouver, pour
le campement et le sommeil de l'équipage, un bois ombreux et un lit de sable
ou de gazon. Il faut une plage unie et des bosquets verdoyants, des « lapis de
persil et de violettes », si l'on veut un campement confortable. Il faut un sol
mou de sables ou de vases pour haler le navire, si l'on veut visiter la carène et
réparer les avaries. Mais il faut aussi un « nombril », une guette, o-xoTrr/j,
d'où l'on puisse dominer l'île entière, un observatoire, TÏEOIOJ-TJ, d'où l'on puisse
inspecter le pays environnant, la haute mer, le détroit et la côte voisine. Car
on doit toujours rester en garde contre une agression et prévoir un débarque-
ment des indigènes, Ta; Èx TTJÇ y^ç xaTaopou.âç, disait le Périple de la Mer
Erythrée. Il faut, en cas d'alerte ou d'attaque, pouvoir donner le signal de la
1. P. Lucas, I, p. 255-255.
2. Tournefort, I, p. 404-406.
5. Cf. Michaud et Poujoulat.
190 LES PHÉNICIENS ET L'ODYSSÉE.
retraite aux équipages dispersés, réunir et armer tout son monde auprès du
campement et des vaisseaux :
Nous arrivons, dit Ulysse, dans l'île Aiaiè. Nous amenons notre vaisseau à la côte
dans un port où peuvent reposer les navires. Nous débarquons et deux jours et deux
nuits nous restons étendus sur la plage, digérant notre fatigue et notre chagrin. Mais à
l'aube du troisième jour, prenant ma lance et mon glaive pointu, je montai rapidement
sur un observatoire, irepiam-qv, pour voir si je percevrais trace d'activité ou son de voix
humaines. Arrivé au sommet de celte guette, uy.oTur^ le. TtaiTraXôeo-Gav, je restai debout
et voici que, dans la plaine aux larges routes, m'apparut une fumée1.
Ils ont dix et vingt nombrils pointant sur toute la surface et la périphérie. La
Crète avait dans sa haute plaine la ville du Nombril, 'Ou.oeaAtov. L'Épire et la
Thessalie avaient aussi des villes Omphalion. L'Écriture de même nous parle
des peuples qui descendent des monts, nombrils de la terre 4.
Une île haute, comme cette NTJC-OÇ 'OpEtvTJ, l'Ile au Mont, dont nous parlait
tout à l'heure le Périple de la Mer Erythrée, est donc préférable.... Boisée, l'ile
est de reconnaissance et d'atterrage plus commodes. Les arbres peuvent servir
d'amer aux pilotes pour l'entrée ou la sortie. Tel cet olivier qui se dresse sur
la côte d'Ithaque à la bouche du port de Phorkys :
'(fit o' È-l xpa.TÔc A'.'j.Évoc TavûoulXo; ÈAairs.
1. Odyss., X, 154-149.
2. Instruct. naut., n° 778, p. 591.
5. lliad., XI, 34.
4. Jug., IX. 57: Ézéch.. XXXVIII. 12.
5. Odyss., XIII, 346.
LES MARINES PRIMITIVES ET LEURS ÉTABLISSEMENTS. 191
Comme le vent devint contraire en cet endroit, nous fûmes obligés de jeter l'ancre
entre les îles de Tourla. Nous fîmes le lendemain une espèce de descente sur ces îles,
où nous ne trouvâmes pour tous habitans que beaucoup de gibier et de gros bétail à
cornes, que nous jugeâmes sauvage parce qu'il s'enfuit à notre vue et qu'il errait sans
conducteur. Un matelot écossois qui tiroit très bien et le canonnier tuèrent en même
temps un jeune taureau d'un coup de mousquet chargé à balles. On l'apprêta sur-le-
champ et la majorité de l'équipage, qui en mangea avec appétit, trouva à sa chair un
goût de venaison. Cependant nous apprismes ensuite que ce bétail appartenoit à des
païsans de terre ferme.... Nous retournâmes à la chasse, non,pas des bêtes à cornes,
mais du menu gibier, et nous tuâmes deux lièvres et quantité de grives, avec lesquelles
nous fîmes bonne chère pendant deux jours que nous restâmes là 2.
Dans l'Ile du Soleil, les compagnons d'Ulysse trouvent sans doute aux boeufs
du troupeau sacré ce même goût de venaison, qui tranquillise leurs inquiétudes
de conscience..., Sur la côte des Kyklopes, Ulysse part en chasse dans la petite
Ile aux Chèvres et l'on tue une centaine de bêtes. Dans l'île de Kirkè, nouvelle
chasse au cerf. Ces vieux navigateurs abordent donc, de préférence, les îles
boisées, et comme il leur faut différents bois pour réparer les bordages, les
rames ou les mâts, ils préfèrent encore, et ils célèbrent dans leurs périples, les
îles plantées d'essences variées, ormes, peupliers, cyprès, cèdres, sapins, etc. Ils
estiment surtout les essences résineuses qui fournissent, avec les bois faciles à
travailler, la résine et le goudron pour calfater le vaisseau noir. Si l'on veut
« soigner ses vaisseaux », comme
dit l'Odyssée, v/iaç àxEiôp-Evoç 5, et reposer les
équipages, rien ne vaut en résumé une île déserte, bien pourvue d'arbres et
d'eau douce, VTJG-OV Euuopov xal suSEvopov ÈpTju^v4, et munie d'une caverne.
1. ïïichelot, Portulan, p. 598.
2. La Mottraye, Voyages, I, p. 177.
5. Odyss., XIV, 383.
4. Strab., II, 100.
CHAPITRE II
Voilà toutes les raisons qui font de l'île de Kalypso un coin de paradis, et voilà
toutes les conditions que doit réunir le port idéal, au gré de ces premiers navi-
gateurs. Il est peu de mouillages qui les réunissent toutes. Mais chaque fois que
l'une de ces conditions est convenablement réalisée, le port voit arriver les flot-
tilles étrangères et, dans les périples comme dans la langue des thalassocrates,
ce port est soigneusement noté. Les équipages lui donnent un nom. Les périples
ont grand soin de le décrire. Il devient célèbre parmi les marines du temps,
qui toutes d'ordinaire le désignent sous la même appellation, et cette appel-
lation est fournie, le plus souvent, par telle des particularités étudiées tout à
l'heure, arbres, oiseaux, sources, prairies, guettes, cavernes, ou par la forme
et la grandeur du mouillage. Les marines méditerranéennes ont toujours eu
des Pierres du Corbeau, des Roches aux Mouettes, des Iles des Vignes ou des
Oliviers, etc. Les Grecs et les Latins avaient leurs Ports de la Caverne, "AvTpwv,
Spelunca, leur Ile des Èperviers, TEpàxwv VTJO-OÇ, Accipitrum insula, leur Ile des
Pins, IIiTÛou(7o-a, leur Port des Cyprès, KuTtrapwc-ia, etc. Avant eux, on peut être
sûr que leurs prédécesseurs usaient déjà de noms pareils. Si donc on peut faire
l'hypothèse (et l'étude de la Pylos homérique nous y a conduits) qu'avant les
Grecs une marine sémitiqueexploita la Méditerranée, peut-être dans la plus vieille
onomastique méditerranéennedevons-nous retrouver quelques-uns de ces vocables
sémitiques. Pour l'un de ces vocables, la recherche n'est ni longue ni difficile.
L'Ile des Eperviers du monde grec et latin était située sur la côte Sud-Ouest
de la Sardaigne, dans la rade de Carloforte que fréquentaient et que fréquentent
toujours les bandes de thons avec les bandes d'oiseaux de proie qui les sui-
vent : d'où le nom de cette île. Nous savons que les côtes sardes avaient été
colonisées par les Carthaginois et par les Phéniciens avant eux. Pline donne à
notre Ile des Eperviers le nom de E-nosim1 : ce nom de E-nosim forme avec
Accipitrum Insula un doublet latino-sémitique. Car le mot sémitique IN, ai, ou ',
i, veut dire île : sous la forme ai, e, i, ai, È, i, on le retrouve comme syllabe
•initiale dans un grand nombre de vocables insulaires des Grecs et des Latins ;
les géographes et les éditeurs du Corpus Inscriptionum Semiticarum1 ont
signalé les nombreuses îles méditerranéennes dont le nom commence par ce
monosyllabe, E-busus, Ae-naria, I-gilium, etc. Quant à nosim, l'orthographe
sémitique nous en est donnée par une inscription punique trouvée en Sardaigne
et parlant de cette même île des Éperviers : c'est aw, nosim, pluriel de ys, nes
ou nis, qui en hébreu veut dire épervier. La transcription dé Pline est exacte.
Le n latin ou le v grec sont l'équivalent du a sémitique. La seconde consonne, ï,
est une dentale-sifflante que tous les Sémites possèdent et que l'alphabet
hébraïque intercale entre le p et le q. Mais les Grecs et les Latins, impuis-
sants à la prononcer comme nous-mêmes, l'ont rejetée de leur alphabet. De
cette lettre unique, les Arabes ont fait une sifflante, sad, et une dentale, dad. Il
semble bien que chez les Chananéens de l'antiquité cette lettre était susceptible
aussi de deux prononciations. En transcrivant les noms sémitiques, les Grecs
l'ont rendue tantôt par une sifflante, tantôt par une dentale : dans les deux
mots Sidon, SiSwv, et Tyr, Tûpoc, c'est la même consonne initiale ï qu'ils
rendent par un S d'un côté, par un T de l'autre. Nous avons donc la transcrip-
tion régulière de Q2fJ en nosim et nous pourrions transcrire le singulier en p
nes ou nis : si nous ajoutons une terminaison latine ou grecque, — ce que les
Anciens font toujours en pareil cas, — nous aurons le doublet nesus ou nisus,
VÉ<TOÇ ou via-oç
= iÉpa£, accipiter.
De même, pour la Caverne : on doit retrouver dans la plus vieille onomastique
méditerranéenne quelques noms semblables à cette Caverne des Sidoniens,
Di;ny myn, Megara Sidonim, dont parle l'Écriture 2. La transcription grecque
et latine de ce megara serait sans doute megara, uiyapa. Il ne peut y avoir doute
que pour la seconde consonne, y, rendue par un y ou un g. Cette consonne 2?
occupe dans l'alphabet hébraïque la place de l'o dans les alphabets grec et latin.
C'est une gutturale profonde, que nos gosiers sont inaptes à émettre et que les
Grecs et les Latins furent incapables aussi, paraît-il, de prononcer. De cette
consonne inutile pour eux, ils firent une voyelle. Dans l'alphabet arabe, cette
consonne, dédoublée comme le ï, donna deux lettres aussi, une gutturale rauque,
le gain, et une gutturale très atténuée, le 'aïn. Les deux noms de ces lettres
arabes marquent la différence d'impression qu'elles produisent sur nos oreilles.
Nous entendons le gain comme un g dur. Le 'aïn ne représente pour nous
qu'une sorte d'hésitation, d'aspiration ou d'expiration que nous sommes inca-
pables de noter et que nous négligeons le plus souvent de rendre dans nos pro-
nonciation et transcription de mots arabes. Le V hébraïque et phénicien devait
produire le même effet sur les oreilles grecques ou latines. Tantôt rauque, il
devenait pour les Anciens un y ou un g, comme dans niy, FâÇa, Gaza, ou may,
rép.oppa, Gomorrha. ou TUS, oeôywp, Phogor, etc. Tantôt faible, il n'était pas
perçu, — ex. : mn'i'",'Aa-TâpT'o, Astarte, ou Tîjrt, 'Ià&jp, Iazer, ou i"Gi?, 'Eêpaioç,
Hebraeus, etc. : dans le phénicien surtout, il devait souvent échapper à l'oreille,
puisque les Phéniciens eux-mêmes négligeaient de l'écrire en un grand nombre
de leurs mots, comme hv2, Ba'al, qu'ils écrivent Sa, Bal. Parfois aussi cette
gutturale profonde donnait l'impression de la voyelle o, par quoi les alphabets
grec et latin l'avaient remplacée, et Ba'al devenait Bûloç pour les Grecs, Bolus
pour les Latins, 'AyXtëûAoç, Aglibolus ; de même Booz, Noema, Odollam, BôoÇ,
Néspc, 'OS6W,au., etc. Mais dans megara, il est plus probable que le V devait être
bien perceptible. Nous en pouvons juger peut-être par un doublet gréco-sémi-
tique. En Béotie, dans le pays de Kadmos, on donnait le nom de mégare,
o-Éyapov, à des antres ou à des trous sacrés, que l'on ouvrait pour certaines
fêtes et où l'on jetait des offrandes aux dieux, en particulier à Déméter : MÉyapa,
dit Hésychius, désigne les demeures souterraines et les gouffres, Tàç xaTwysiouç
oix^o-Eiç xal pâpaQpa : ces mégares béotiens ne sont que d'anciens mégares, d'an-
ciens trous des Sémites.
Reste à trouver le nom de la source : il est le même dans toutes les langues
sémitiques, \>'J, 'in. Il nous est devenu familier depuis que les Arabes ont semé
tout le long de la Méditerranée africaine leurs Aïn-Amour, Aïn-Berka, Aïn-
Sefra, etc. C'est ainsi du moins que nous transcrivons le mot arabe, où le sr
initial est faible; par conséquent nous ne pouvons pas rendre cette consonne
exactement. Mais si la vocalisation arabe donne aïn, il est vraisemblable que la
vocalisation chananéenne avait adouci l'a et nous voyons dans l'Ecriture des
'Ein-Akore, 'Ein-Rogel, 'Ein-Giddi, que Pline transcrit Engadda, et les Septante
'EvayàÀ),£iu., "HvaoSa, "EV-'PEIJ.U.GJV. Pour les Grecs, la transcription de y>V pouvait
aussi, comme nous l'avons expliqué plus haut, être 'in ou 'oin, suivant que l'on
ne tenait pas compte du S? initial ou qu'on le rendait par un o : les sources
du Sahara actuel s'appellent sur nos cartes In-Salah, In-Rhar, etc.
On pourrait appliquer le même travail de translation à tous les mots carac-
téristiques de notre mouillage idéal. Le nombril, ou.tpa),ôç, homérique nous
conduirait au Tnia labour hébraïque et peut-être aux monts insulaires
1-laburios, 'I-Taëùptoç, ou A-laburios, 'A-Taêûpioç, qui sont les nombrils de
Rhodes et de la Sicile (le a initial est rendu le plus souvent par le T grec)....
Mais formons déjà un système toponymique avec les trois noms nis, megara et
'in, que nous venons de trouver. Ce système ligure dans l'onomastique de la
Méditerranée primitive. Sur les côtes de Grèce, en effet, une ville de Mégare,
MÉyapa, a son échelle, Nisa, Nts-a, et sa déesse Ino, "Ivw, et voilà qui mérite de
nous arrêter, d'autant que l'histoire et la destinée de Mégare, envisagées du
point de vue grec, sont tout à fait incompréhensibles.
Non seulement d'après la légende, mais encore d'après l'histoire certaine,
Mégare fut quelque temps, au début de la période hellénique, une grande place
UNE STATION ÉTRANGÈRE. 195
1. Paus., I, 59, 5.
190 LES PHÉNICIENS ET L'ODYSSÉE.
près de laquelle on voit une petite église, et l'île de Salamine, la côte se retire vers le
Nord et forme un enfoncement qui s'appelle la baie de Mégare, du nom de la ville bâtie
sur une colline à 1 mille 1/4 du rivage. Dans cette baie on ne trouve aucun danger
noyé et l'on trouve partout de l'eau profonde; mais, sous voiles, il faut bien veiller à
cause des violentes rafales qui se font sentir par les gros vents du Nord 1.
Tel est, pour nos marins, l'aspect et l'état actuel des lieux. Dans quelques
détails, tout au moins, cet état ne semble pas remonter à l'antiquité lointaine.
Actuellement, un seul chenal s'ouvre au fond de la baie pour conduire à la rade
close d'Éleusis. Nos Instructions nautiques décrivent ainsi ce chenal unique :
« L'approche de la baie d'Éleusis est bordée par des îlots qui, avec une langue de
terre projetée par le continent et recouvrant la pointe saillante de Salamine,
forment un chenal étroit et tortueux menant dans la baie ; ce chenal a des petits
fonds, la plus grande profondeur y étant de 4 mètres, vase. » Durant la première
antiquité, ce chenal, unique aujourd'hui, était double. Les îlots, qui le barrent
ou qui parsèment son approche, au nombre de quatre aujourd'hui, étaient jadis
plus nombreux. La longue langue, aujourd'hui soudée à la côte mégarienne
et pointant ses roches vers le rivage sinueux de Salamine, était alors une île
aussi.
C'est du moins ce qui ressort pour moi des textes antiques. Je crois que, déta-
chée du continent et mouillée dans la passe, cette île laissait à droite et gauche
un double chenal ; le plus grand subsiste encore du côté de Salamine ; le plus
petit vers la Mégaride fut comblé par les vases.... Mais je dois légitimer cette
opinion par l'étude minutieuse d'un texte de Thucydide qui contredit, je crois,
les identifications généralement admises.
Mégare, ville continentale, avait sur le rivage une échelle, Nisaia, Nio-ata. On
est, d'accord pour localiser cette échelle de Nisaia au pied de la haute colline qui
actuellement porte une église de Saint-Georges et qui garde encore les ruines
d'une ancienne acropole. Cette identification convient parfaitement aux sites
actuels et aux descriptions antiques que nous verrons plus loin (la carte que je
donne ici a été faite d'après la carte de l'Expédition de Morée et d'après les
caries marines; il faut reporter un peu à droite le nom de Nisaia et l'attribuer à
la haute colline presque conique qui domine les fonds de 55 mètres). Mais, sur
la côte, la Mégare antique avait aussi une île ou une presqu'île, Minoa, Mtvwa.
Malgré les conclusions concordantes de tous les topographes et commentateurs
récents, Lolling, Frazer, etc. 2, la discussion me semble toujours ouverte pour le
site de cette île ou presqu'île Minoa. Les Anciens nous en parlent tantôt comme
d'une île, VTJCTOÇ, tantôt comme d'un promontoire, àxpa. La plupart des géo-
graphes modernes3 retrouvent cette Minoa près de la chapelle de Saint-Nicolas
(voir la carie des Chenaux de Mégare), sur une toute petite butte rocheuse, qui,
1.Instruct. naut., n° 691, p. 145. Pour toute la topographie antique, cf. Frazer, II, p. 520 et suiv.
2. Voir Frazer, Pausanias, II, p. 540.
5. Voir Lolling, Mitth. Athen., V, p. I.
UNE STATION ÉTRANGÈRE. 197
Sous Nikias, fils de Nikératos, les Athéniens firent une expédition contre l'île de Minoa,
qui gît au-devant de Mégare, :q xeÏTai %p MeY<xp(ov. Les Mégariens s'en servaient comme
de forteresse, après y avoir construit une tour. Nikias voyait plusieurs avantages à
l'acquisition de cette île. Pour les Athéniens, la garde sur le chenal le plus étroit rem-
placerait, utilement la garde qu'ils avaient au Boudoron et à Salamine (sur le chenal le
plus large) ; les Péloponnésiens ne pourraient plus (derrière Minoa) masquer leurs incur-
sions par mer et leurs envois, comme dans le passé, de trières ou de corsaires; les
Mégariens ne pourraient plus rien faire entrer dans leur port. Donc, au moyen de ses
machines, Nikias renverse deux tours saillantes, s'ouvre ainsi le passage entre File et la
terre, débarque et. occupe l'île qu'il fortifie du côté de la terre, car une attaque de ce
côté était facile, grâce à un pont, qui, à travers le marécage, s'en allait de l'île au con-
tinent tout voisin. Ayant terminé cette oeuvre en quelques jours et ayant ensuite laissé
dans l'île des ouvrages fortifiés et une garnison, Nikias rentre vers Athènes avec son
armée 1.
mais unie, d'où émergent, véritables îles noyées dans l'alluvion, quelques bosses
rocheuses. C'est l'une de ces bosses, la colline actuelle de Saint-Georges, qui
servait d'acropole au bourg de Nisaia, l'échelle de Mégare, et qui s'appelait aussi
Nisaia. Une autre bosse toute voisine, consacrée aujourd'hui à Saint-Nicolas,
passe à tort pour l'ancienne Minoa : c'est en réalité la butte d'Athèna la Mouette.
D'autres encore s'échelonnent sur le pourtour de la baie d'Eleusis.... Au milieu
de la plaine, au pied des dernières pentes des monts, deux collines accouplées
portaient autrefois la double acropole de Mégare : le bourg actuel en couvre
toujours les pentes.
Mégare était la ville principale. Nisaia était l'échelle, STÛVEIOV, le port, AIU.Ï)V,
le chantier et l'arsenal, vEÛptov. Minoa était la forteresse, la guette en travers du
détroit. Pris dans son ensemble et dans ses détails, on comprend sans peine
qu'aux temps helléniques ce site n'ait pas eu grande importance. La plaine étant
petite, étranglée entre le marais et la montagne, e<m §' 7) y^wpa TÛV Meyapéwv
TtapàXuTtpoç xal TO TCXÉOV aÙTTJç ÈTcé^st Ta "Ovsta op7j -, la capitale ne pouvait être
ni très riche ni très peuplée : l'échelle par conséquent n'était pas un grand port.
Le détroit de Minoa était de même peu fréquenté. Les Grecs, devenus navigateurs,
avaient mis à profit les admirables situations du Pirée et de Corinthe. Le com-
merce de transit à travers l'Isthme faisait la richesse de l'une. Le commerce de
l'intérieur, d'Attique ou de Béotie, descendait vers l'autre, et, la proximité du
Pirée transformant toutes les habitudes, le golfe d'Eleusis avait pour grande
entrée et pour grande sortie, pour porte commerciale presque unique, non plus •
le détroit de Mégare, mais la passe du Nord-Est, le détroit de Psyttalie. Cet état
du commerce implique des Hellènes civilisés, navigateurs, faisant eux-mêmes
leurs affaires et ne dépendant plus, pour leur trafic et leurs voyages, des marines
étrangères. S'il fut un temps où cette indépendance n'existait pas, les routes et
les mouillages avaient sans doute une orientation et une importance toutes diffé-
rentes. Nos portulans du XVIIe siècle signalent le port et le village de « Maigra
(Mégare) où l'on fait beaucoup de goudron, de poix et de raze, et quantité de bois
de construction ; on y charge beaucoup de bâtiments pour l'Archipel ; on peut
aussi charger du blé par tous les villages qui sont du côté de la terre ferme 3 ».
Mégare est alors un port de chargement. Les marines franques connaissent
aussi le Pirée qu'elles appellent Port-Lion : « Ce port est fort bon ; il y peut entrer
de grands navires et on mouille depuis dix à quinze brasses, fond de vase, à
couvert de tous vents ; on ne peut courir aucun risque en y échouant, puisque
tout est vase. Du côté du Nord, à environ trois lieues, est un château sur une
1. Michelot, p. 395.
2. Michelot, p. 396.
3. Michaud et. Poujoulat, Corresp. d'Orient, I, p. 143-144.
UNE STATION ÉTRANGÈRE. 205
1. Pour tout ceci voir Roscher, Lexic Myth. : je préviens le lecteur, une fois de plus, qu'il trouvera
dans Roscher les références exactes, que je ne puis donner chaque fois que je cite un nom légendaire
ou divin. Cf. aussi Pausanias, I, 41 et suivant.
UNE STATION ÉTRANGÈRE. 207
élevé de 11m,5 et percé d'un trou à la base 1 ». Celte Mégare, MÉyapa, sicilienne
s'appelle aussi Meara ou Meura, MÉupa, et ce second vocable serait expliqué par
la double prononciation que nous avons reconnue au 5? sémitique, tantôt gut-
tural et traduit par un g, tantôt faible et négligé dans les transcriptions grecques
ou latines. Megara était aussi le nom d'un quartier de Cartilage. Megara était
encore le nom d'un bourg syrien, dont nous parle Strabon : dans la région de
l'Oronte, ce bourg relevait d'Apamée, aï CUVETÉÀOUV siçTTjv 'ATrâfitEtav 2. La région
d'Apamée5 est semée, à l'heure actuelle, de cavernes : ma'arra ou ma'arrat,
disent les Arabes, Ma'arra-en-Noman, Ma'arrat Masrin; maarret ou meguaret,
disaient les Croisés, pour qui Ma'arra-en-Noman était la Maarre, et Ma'arrat
Masrin la Meguaret Meserin : xwp] Mayapa-apiy wv opwv 'ATcauiwv, disent les
inscriptions gréco-romaines4. C'est toujours la même alternance que sur la côte
sicilienne, Mégara et Méara, MÉyapa et MÉapa ou MÉupa, le V tantôt rendu par
un g et tantôt supprimé.
Nisos, changé en oiseau de proie qui chasse sur la mer, nous ramène aussi
au doublet gréco-latino-sémitique que nous avons découvert plus haut, grâce à
notre île sarde des Éperviers, qui est aussi l' Ile des Nises, car nisos n'est que
=
l'épervier des Sémites, vL<joç—Upa£ accipiter — y2, nes ou nis.
Karia, dit Pausanias, est l'acropole de la ville, TTIV àxpÔTtoAtv Èç -/)ptâç ETL
xaAouuiv7jV Kapiav : c'est la vieille ville, la ville par excellence, la « ville » TTOÀIÇ
tout court comme à Athènes, ÉV T-^) VÙ"V 'AxpoTroAsi, TÔTE SE ovo^aÇopivr) ÏÏOAEI 5. Or
la traduction exacte de ville, TÎÔÀIÇ, serait en hébreu nnp, que le texte hébraïque
actuel vocalise Kiria, mais dont l'ancienne vocalisation était sûrement Karia :
l'arabe dit Karia et, dans les Septante et la Vulgate, on trouve Kapia, Caria,
comme transcriptions de certains noms propres où le texte hébraïque dit
aujourd'hui Kiria; c'est ainsi que Kiriat-Iarim et Kiriat-Sepher sont rendus en
Karia-s-Sophar, Kapiao-o-wtpap, et Kariat-Iarim, KaptaOïapEÎu., par les Septante et
les lexicographes. [Le p initial est rendu par un x. Les Grecs aux temps histo-
riques n'avaient pas gardé cette lettre p, que les Latins conservaient entre le p et
le r et qui est devenue notre q. La transcription du p en x est la règle : snp
donne Kâo-^ç, Sximp Kaou.u)A, ipip Kâpxap, nmp Kap9à, et nunrrrnp Kap^Stôv,
Carlhago, la Ville-Neuve.]
Dès l'abord, voilà trois doublets significatifs. Mais l'onomastique mégarienne
semble en contenir beaucoup d'autres. La légende de Mégare connaît deux frères
jumeaux, qu'elle nomme Léarchos et Mélikertès, Mapyoç, Me),ixspr/)ç. Le premier
de ces noms est grec : il signifie Chef du Peuple, Roi de la Ville. Le second a
toujours été rapproché d'une épithète de l'Héraklès tyrien, mp^D, Melkart, le
de grand chemin qui exerçait sa profession non loin de là, à l'entrée du défilé
entre la mer et la montagne. Près de la source d'Alopè, on montrait la Palestre
de Kerkyon, l'endroit aplani où Kerkyon forçait les passants à lutter contre lui et
égorgeait les vaincus. Cette source d'Alopè s'appelait aussi la Source de l'Amitié,
^HAOT/,; 1. En hébreu, la traduction la plus exacte d'ami, OÎÀOÇ, serait *phx, alop.
et le substantif féminin "Si^N, alopa ou alop' a, amitié, nous rendrait exactement
Alopè, 'AA6TÏ7| : la source (YAlopè est bien la Source de l'Amitié. Il semble que
Mégare ait eu non loin de cette Source de l'Amitié un Puits de la Dispute, tout
semblable à celui de l'Écriture : « Les serviteurs d'Isaac, dit la Genèse 2, creu-
sèrent dans la vallée et ils y trouvèrent un puits d'eau vive; mais les bergers
voisins les attaquèrent en disant: « Ce puits est à nous»; aussi l'appela-t-on
le Puits de l'Injustice, Beer-Eseq. Alors ils creusèrent un autre puits, pour
lequel on eut encore une dispute, d'où son nom de Beer-Sithna. Ils allèrent
plus loin et creusèrent un nouveau puits, pour lequel on n'eut pas à se battre
et que l'on nomme Beer Bekhobot. » Les nymphes Sithnides, SiÔvtoEç, président
aux sources de Mégare, xal uowp sç TT)V xp^v^v psi xaA-oûpievov StÔviowv vupcsûv 5.
Le nom des Sithnides ne présente en grec aucun sens. De ces Nymphes, les
Mégariens savaient seulement qu'elles étaient indigènes et certains ajoutaient
qu'une nymphe Sithnide, aimée de Zeus, avait donné le jour à Mégaros, le
véritable fondateur de la ville. Cette légende nous ramène, je crois, à notre
étymologie de Mégare. La parenté entre Mégaros et la nymphe Sithnide, entre la
Source de la Dispute et l'Homme à la Caverne, n'est, à la mode ordinaire des
Grecs, que l'interprétation anthropomorphique d'un fait matériel et patent :
la renommée de quelque Source à la Caverne, Kp7)V7j OTTO Susiouç, comme
dit le poète de l'Odyssée, créa la légende. Dans cette plaine dénudée où les
chaleurs estivales changent en plaques de boue les trous d'eau et les citernes,
une « Source sous Roche » est chose précieuse. Si nous prenions la route, qui
de Mégare monte vers Thèbes, nous rencontrerions, à l'une des étapes, une source
toute pareille avec une légende aussi belle; c'est la Source dans la Caverne
d'Antiope, o--7JAaiov où uiya xal Tcap' auTÔ uoaTOC Tûr,y7, Auypoû *.
En son langage anthropomorphique, la légende de Mégare nous traduit un
autre détail de la description odysséenne. Nous avons vu que les sources de
Kalypso versaient à la mer leur onde blanche,
1. Cf. Hesych., S. v.
2. Gen., XXVI, 19 et suiv.
5. Paus.. I, 40, 1.
4. Paus., I, 58, 9.
5. Odyss. V, 70.
V. BÉRARD. — 1. 14
210 LES PHÉNICIENS ET L'ODYSSÉE.
dans les alluvions marécageuses au pied des monts côtiers, sont des yeux ronds,
profonds, des yeux noirs ou bleus (le même mot sémitique in ou oin désigne
tout à la fois l'oeil et la source), telle la Source Noire de l'île de Pharos, dont
Ménélas parle à Télémaque,
àoeuo-ffàuEVOt, p.ÉAav uScop 1,
ou telle encore la Source Bleue, Kuâv7h qui s'épanche dans le fond marécageux
du golfe de Syracuse2. A Mégare, la mère des deux jumeaux Léarchos et Méliker-
tès est une fille de Kadmos, Ino. Elle descend de Béotie en Mégaride pour se
jeter à la mer. Elle y devient Leucothée, AEuxoQsa, la Déesse Blanche. Les
Mégariens avaient cette légende en commun avec les Béotiens et les Corinthiens.
De bonne heure, elle était entrée dans la mythologie générale des Hellènes.
L'Odyssée connaît déjà « la fille de Kadmos, Ino la déesse blanche, qui jadis
était une mortelle et qui maintenant dans la mer jouit des honneurs divins » 3.
On retrouve cette fille de Kadmos sur les côtes à pourpre de la Laconie. Elle y
apparaît à presque toutes les aiguades. On l'adore près des sources, à Épidaure
Liméra, à Brasiai, à Leuktra, à Thalamai. Il faut noter qu'elle ne quitte jamais
les aiguades côtières et qu'elle s'y trouve voisine de noms de lieux caracté-
ristiques : « Non loin d'Epidaure Liméra, est l'eau que l'on appelle d'Ino, 'fvoûç
xaAoùp-Evov uowp, nappe peu étendue, mais très profonde, dans laquelle, au jour
de la fête d'Ino, on jette des mazes » (et ceci, nous l'avons vu à propos de
Phigalie, est peut-être un mot sémitique emprunté par les Grecs : HXD, masa,
dans l'Écriture, désigne le pain sans levain, comme le maze des Grecs). « Non
loin de là, est le promontoire Minoa, abritant un golfe semblable à toutes les
anfractuosités laconienncs; mais ici la plage est couverte de coquilles très belles
et très variées de couleurs. » Nous reviendrons à ces côtes laconiennes. Nous
en étudierons les mouillages, les aiguades et l'onomastique, à l'occasion des
pêcheries de pourpre. Nous verrons alors que cette nymphe Ino, cette fille de
Kadmos adorée près des sources, est bien une descendante des Phéniciens : elle
n'est que la Source phénicienne, "py, 'In, dont le nom sémitique fut orné par les
Hellènes, comme ils font toujours en pareil cas, d'une terminaison indiquant le
sexe de ce personnage divin, In-o, "Iv-w (cf. les noms des. Néréides, Speio, Doto,
Proto, Kymo, STCEÛI), AWTW, LTpojTw, Kùu.w, etc.) qui est aussi la Blanche Déesse.
Ino est la mère du douille dieu Mélikertès-Palémon. C'est encore et toujours
la même parenté ou filiation anthropomorphique établie par les Hellènes entre
noms ou phénomènes voisins. Mégare et la Béotie avaient au temps de l'occu-
pation phénicienne quelques Sources de Melkart, In-Melkart, semblables à la
source du temple de Gadès : « dans l'enceinte d'Héraklès à Gadira, il y a une
source d'eau douce », dit Strabon; du Melkart tyrien, les Hellènes avaient fait à
Gadès leur Hercule aux Colonnes : la source de l'Hérakleion gadirite était une
ancienne mpSirrj'i?, In-Melkart, Source de Melkart.
On ne saurait trop insister sur ce procédé de filiation anthropomorphique.
Toutes les races l'ont plus ou moins connu : dans toutes les mythologies, on
en rencontrerait les effets. Mais ou peut dire que ce fut le procédé grec par
excellence, parce qu'il était le plus conforme à la tendance foncière de ce
peuple. Tout ramener à la condition humaine; faire de l'homme le centre et le
juge de tout; imposer au monde des êtres et des choses la règle rationnelle de
nos connaissances et la mesure de nos syllogismes : le Grec n'a jamais pu con-
cevoir que l'univers ne fût pas un domaine, un jardin d'humanité, dont
l'homme est la plus belle plante, sans doute, mais dont toutes les autres plantes
ressemblent à l'homme par leur nature intime. Pour les Grecs, tout vit à la mode
humaine et tout peut se décrire et se figurer à la mode humaine, sous des traits
et des noms humains. Les mythologues allemands, disciples de Max Müller,
sont allés chercher dans le soleil et dans la lune l'explication des mythes
grecs : leurs exercices philologiques passent aujourd'hui de mode. Mais voici
venir une autre bande d'augures.... Ce n'est plus le mythe solaire, c'est le
totem qui va nous expliquer, en un tour de main, toutes les mythologies et
toutes les religions passées, présentes et futures. Or, voyez la logique de cette
hypothèse nouvelle.
On constate qu'il y a des variations de peaux entre les diverses humanités et
l'on ne veut pas constater des variétés de cerveaux. On constate que les Grecs
ont de tout temps possédé une certaine forme de raisonnement, le syllogisme;
que les plus vieux-Hellènes en avaient déjà l'instinct et l'usage, sinon la théorie;
que les Grecs les plus dégénérés et les plus « turcisés » le possèdent encore;
qu'un Grec est incapable de penser une minute sans syllogisme; que les autres
humanités n'ont eu cette forme logique que du jour où elles ont accepté les leçons
de « l'humanisme » grec; que certains cerveaux humains semblent rester
toujours rebelles à cette forme; que les Arabes d'aujourd'hui, comme les
Hébreux d'autrefois, juxtaposent leurs sensations ou leurs idées, mais ne les
coordonnent pas; que les langues sémitiques n'ont pas même le matériel de
conjonctions ou d'adverbes indispensables à celte opération.... Bref, on constate
que la cervelle grecque est toute particulière : elle produit des raisonnements
dont la règle est de tout rapporter à la mesure humaine et d'affirmer que.
toujours et partout, une règle posée par l'homme est applicable et souveraine.
El l'on veut que cette cervelle grecque produise des mythes entièrement sem-
blables aux mythes sortis de la cervelle d'un Peau-Rouge ou d'un Négrito. « Le
pommier, disait le sage Renan, produit des pommes, et le poirier des poires. »
Si d'autres peuples, si beaucoup d'autres peuples, si tous les autres peuples
n'ont produit que des mythes totémiques et n'ont été, dans leur religion comme
dans leur sculpture, que des animaliers, il ne s'ensuit nullement que les Grecs
n'aient pas eu une mythologie anthropomorphique comme leur sculpture et
212 LES PHÉNICIENS ET L'ODYSSÉE.
comme tous leurs ouvrages. Voyez comment ils animent tout ce qui les entoure,
comment ils personnifient les oeuvres mêmes de leurs mains et comment, dans
la langue de leurs architectes ou de leurs maçons, cet anthropomorphisme
crée de jolies tournures. La colonne, pour eux, n'est pas un pieu sans vie, ni
même un membre inanimé, « un pied », comme nous disons. C'est une per-
sonne : « L'esprit grec, avec son habitude de tout animer et de tout personnifier
dans la nature et dans l'art, s'est complu à comparer la colonne au corps
humain. Il a même été jusqu'à lui prêter tel ou tel sexe, suivant qu'elle appar-
tenait à tel ou tel ordre. Pour lui, le chapiteau était la tête de la colonne,
comme l'indique le nom. On avait assimilé au cou de l'homme l'espace que
circonscrivaient l'annelet supérieur et l'annelet inférieur1. » La suite de notre
étude va nous conduire devant une colonne que, dès les temps homériques, les
Hellènes avaient.déjà personnifiée : Kalypso, la Cachette, est fille d'Atlas, le Pilier
du Ciel....
La légende mégarienne nous offre une autre filiation de même sorte dans la
famille de Nisos, père de Skylla. Nous savons comment Nisos est le nis sémi-
tique, l'épervier ou l'aigle marin. Skylla, maudite par son père, avait été jetée
à la mer par Minos, son perfide amant. Son corps avait été poussé par les flots
jusqu'au lointain promontoire Skylléen, SxuAAalov, qui marque au Nord
d'Hydra l'entrée du golfe Saronique. Mais là, on ne montrait pas son tombeau :
les oiseaux de la mer avaient déchiré son cadavre*. Dans toute la Méditerranée
antique, un grand nombre de promontoires portent les noms de Skulle, SxÛAAa,
SxuÀAaïov, Sxu),Aaxiov ou SXUAAT^TIOV. SOUS ces formes peu différentes, le nom
présentait un sens aux marins grecs : c'était la Pointe du Chien, CXÛÀIOV,
crxÛAaE. Le monstre du détroit de Sicile, Skylla, avait une ceinture de chiens
marins et aboyait comme un jeune chien :
p.Èv ôV/) cxÛAaxoç'1.
... CSWV7,
Pour certains caps, cette explication est peut-être la bonne. Toutes les
marines ont leurs Caps du Chien, du Lion, du Taureau, etc. Mais il est possible
que cette explication ne convienne pas à tous nos caps : peut-être faudrait-il
quelquefois examiner de près celle étymologie populaire. L'Odyssée dit que
Skylla est une Pierre,
c'est une pierre chauve qui semble rabotée et polie. L'épithète, que le poète
donne à Skylla et qu'il lui réserve, est îiETpaw,, la pierreuse4. Skylla est la
Pierreuse comme Pylos est la Sablonneuse. Cette épithète ne se rencontre nulle
part ailleurs dans les poèmes homériques. Et il semble que Skylla soit en réalité
1. Perrot et. Chipiez, VII, p. 455.
2. Paus., II. 54. 7.
5. Odyss., XII, 79 et 251.
4. Odyss.. XII, 86.
UNE STATION ÉTRANGÈRE. 213
aussi lapider. Les Hébreux en tirent riDAl, rigma, les Arabes ragamoun et riga-
moun, qui signifient pierre dressée et tertre de pierres : xoAwvoç, dirait le
scholiaste. De skoula, les Grecs me semblent donc avoir tiré quelques-unes de
leurs Skulles, SxÙA/\a, SxuAXaïov, etc. Le travail du calembour ou de l'étymo-
logie populaires inclina le mot sémitique skoula, vers le mot grec c-xÙAÀa,
Gy.ùlioy, chien. Si le calcul fait plus haut ne semble pas entièrement prouvé,
je demande un crédit passager pour celle étymologie. L'étude de l'Odysseia va
nous en démontrer l'exactitude : nous allons retrouver le doublet homérique
2xÙAÀa= TuÉTpv Skylla—pierre. La Skylla homérique rentre dans la série des
monstres et des pays visités par Ulysse. Tous ces monstres et tous ces pays ont
des noms étrangers au grec, Charybde, Aiaiè, Aioliè, etc., Xàpuêotç. Aiair,,
Alo).,Î7j. Mais toujours le contexte du poème nous explique ces noms étrangers
par une épithète grecque ou par un doublet gréco-sémitique. Voilà qui peut
sembler étrange à première rencontre. Par l'exemple même de Kalypso, nous
allons bientôt nous faire à cette idée. Charybde est pernicieuse, Xàpuëotç 6Ào7n
parce qu'en réalité Charybde est la Perte; Aiaiè est l'île de Kirké ou de l'Eper-
vière, Ai-at7j v7,?oç Kipx^c, parce que vraiment Ai est l' Ile et Aiè, l'Épervière.
C'est une série de pareils doublets qui localisent tout, l'Erremenl d'Ulysse en
des sites très exactement caractérisés et conformes aux descriptions du poème.
Skylla est la Pierre, parce que réellement skoula est la roche.
Sur.le pourtour des côtes méditerranéennes, il est probable que chacune de
ces roches, de ces Skylla primitives, eut son déterminatif qui la distinguait des
autres. Nos marines ont leurs Pierres du Corbeau, leurs Pierres Noires, etc.,
comme les marins classiques avaient au Sud de l'Italie leur Pierre Blanche,
AEuxoTcÉtpa. La Skylla odysséenne est la Pierre Coupée : TcÉTpT) TtEpiSÉorT), dit le
poème dans son contexte grec; Skylla Krataïs, SxûÀAa Kporaa;, dit-il dans son
texte légendaire. Nous verrons en effet que le mot grec -spiçÉar-/), taillée, coupée,
est avec le mot grec -ÉTp-/), la pierre, dans les mêmes rapports que les deux mois
étrangers Skoula cl Krata sont entre eux : deux à deux ces mois doivent être
réunis pour nous donner le nom complet du promontoire, Skoula krata —
IlÉTp7j TÉ£p'.i:É<rT7|
— Pierre coupée. Ayant fait de Skoula un personnage moitié
humain, moitié divin, aux attributs monstrueux, le poète a pareillement per-
sonnifié Krata, qui dans sa légende est devenue Krataïs, KpaTa'tç, mère de
Skylla, comme Atlas, le Pilier du Ciel, va devenir le père de la Cachette,
Kalypso.
A Mégare, notre Skoula eut un pareil sort. Le même anthropomorphisme grec
fit de cette Pierre sémitique une héroïne de sang royal et lui donna des père et
mère, un amant, une famille complète. Le père était Nisos, c'est-à-dire l'Éper-
vier ou l'Aigle marin : si la légende grecque eut ici la Skylla de Nisos, SXÛA/W.
Nitrou, c'est que la toponymie primitive avait ici sa Skoulat Nis, sa Pierre de
l'Épervier ou de l'Aigle marin. La mère était Abrotè, nom tout aussi peu grec
que Nisos, du moins tout aussi peu compréhensible pour une oreille grecque,
UNE STATION ÉTRANGÈRE. 215
et qui semble de même origine que Nisos. Car l'épervier, lÉpaE, passe dans les
poèmes homériques pour le plus léger, le plus rapide, COXWTOÇ, ÈAa<ppoTaToç, des
êtres ailés, TIETE^VWV. La traduction exacte de USTS^VMV (TcÉTopat, je vole) déri-
verait, en hébreu, de la racine -QN, abar, voler, et les Chypriotes avaient dû
emprunter, à leurs voisins de Syrie ou aux navigateurs de Tyr, le mot abarta
qui dans leur dialecte signifiait être ailé, car Hésychius nous dit âëap-rar TïT^vai-
KÛTtpiot : dans la Bible, chaque fois qu'il est question de l'épervier, nis, on vante
ses ailes épandues, -QN\ aber, au singulier, nvnN, abrol, au pluriel. Je crois que
la légende fit d'Abrotè la mère de, Skylla, parce que la toponymie primitive
avait une Skoula Abrot, une Pierre des Oiseaux, comme elle avait une Skoulat
Nis; une Pierre de l'Épervier. Il ne faut pas aller bien loin pour retrouver cette
Pierre des Oiseaux : jusqu'à nous, la toponymie a conservé le Skyllaion d'Argo-
lide. La triste histoire de Skylla, fille de Nisos, commence sur la plage de Mégare,
près de la haute pierre qui porte aujourd'hui l'église de Saint-Georges et qui,
durant l'antiquité, porta l'acropole de Nisa : c'est la Pierre de l'Epervier.
L'histoire de Skylla finit au promontoire d'Argolide où son cadavre, rejeté par
la vague, fut dévoré par les oiseaux : c'est la Skoula des Êtres Ailés, le Promon-
toire, la Pierre des Oiseaux, û-à TWV EX. GaAâo-oTjÇ opvlGwv 1.
à plus de 1/2 mille. Entre le Cap el Sciacca, le pays présente une grande plaine ondulée
el bien cultivée, arrosée par plusieurs rivières ; les plus grandes sont la Yerdura, le
Maggazzolo el le Platani, qui coulent des deux côtés du mont Sara, dont le sommet, de
couleur sombre, est élevé de 433 mètres. La plaine est adossée à une haute terre
accidentée et, il y a dans le N.-E. des mines de soufre à deux milles du cap. Du cap Bianco
au cap Rosello, situé à dix milles de distance vers le S.-E., la côte est découpée par
plusieurs caps et falaises rocheuses s'élevant à des hauteurs de 70 à 150 mètres. Sur les
pointes, il y a des tours.... D'importantes mines de soufre sont exploitées dans le voi-
sinage 2.
Ouvert à l'Est, entre la côte de Monte-Carlo et le rocher de Monaco, ce port offre à des
navires de tout tonnage un bon abri contre les vents du Sud au Nord, en passant par
l'Ouest; mais il n'a que trois encablures de longueur et n'est fréquenté que par les
caboteurs. Le vent de N.-O. y souffle par rafales très violentes et oblige à doubler les
amarres. Mais le vent d'Est, qui soulève une grosse houle, est seul à craindre. Au pied
du rocher de Monaco, la côte peut être rangée à la distance de 50 mètres. La profon-
deur atteint 40 mètres à l'entrée du port où le fond est de vase grise de bonne tenue.
Mais elle diminue rapidement et n'est plus que de 10 mètres, vase et herbes, à une.
encablure de la plage qui occupe le fond de la baie et sur laquelle est le vaste établis-
sement des bains de mer. On fait facilement de l'eau soit, à Monaco même, soit, à l'aiguade
de Monte-Carlo, au delà du pont viaduc 1.
D'où venait cet Héraklès Monoikos et que pouvait signifier son nom ? La
fantaisie des Grecs ne fut pas en peine pour lui trouver plusieurs sens. Héraklès,
disaient les uns, était ainsi nommé parce que, dans ce temple, il n'avait souffert
aucun parèdre, aucun commensal; il voulait habiter seul, povoç oixsto. — Mais
non, disaient les autres : la raison est qu'en cet endroit Héraklès le voyageur
vint coucher une nuit; il était las; il voulut dormir tranquille; il s'abstint des
prouesses nocturnes dont il avait l'habitude avec les filles de ses hôtes ; il coucha
seul; il fit lit ou chambre à part, p-ovo.; oixÉco.... Voilà encore un joli calembour.
La vraie raison est que les Phéniciens avaient en cet endroit leur port de Melkart
du Repos ou de la Halte, nmzrrhyz mpbn, Melkart Bal Menokha. C'était un dieu
du Repos, sur ces mers agitées, un dieu de la Paix, parmi ces tribus hostiles :
l'Écriture donne à Salomon le Pacifique le titre de nimp Va, is menoklïa, homme
de repos. Ce port était un lieu de repos, le Port du Repos, dont Melkart était le
Seigneur : « Voici l'Endroit du Repos, dit l'Écriture, nnTJG-mpc, Makom-
Menokha, la Maison du Repos, nmaa~nu, Bei/j-l/eno/i:Aa»,TÔTi;o;TÏ|; xaTaTcaûs-Euç,
olxoç àvaTïauerswç, traduisent les Septante. C'est bien ici qu'Héraklès se reposa
et dormit. De Menokha, la fantaisie grecque tira sans peine Monoikos, d'où les
Romains firent leur monaecus, et les Italiens Monaco. Mais la meilleure
transcription grecque, — en supprimant le calembour, — serait Menoa ou
Minoa, Mwwa.
La troisième consonne de Menokha est, en effet, un n het, une aspiration très
,
forte que les gosiers sémitiques prononcent sans peine, mais que la plupart
des autres peuples sont incapables de reproduire. Elle occupait dans l'alphabet
phénicien la place de la lettre h dans notre alphabet latin. Les Grecs l'employè-
rent d'abord comme signe de l'aspiration : elle tint lieu de l'esprit rude dans
leurs inscriptions archaïques; puis, la trouvant inutile comme consonne, ils en
firent le signe de la voyelle longue 7). Cette consonne sémitique, dédoublée par
les Arabes, leur a donné deux aspirations, l'une forte et roulée que nous
pouvons figurer par kh ou khr (elle est en tête du mot que nos journaux ont
transcrit par Khoumirs ou Khroumirs), l'autre atténuée, que nous sommes
incapables de rendre dans nos langues où l'aspiration a virtuellement disparu.
Les Hébreux et les Phéniciens devaient aussi donner deux valeurs à leur n :
aussi dans les transcriptions de mots hébreux ou phéniciens, les Latins et les
Grecs tantôt rendent le n par un /.•, un y, un h, ou un signe d'aspiration, esprit
rude ou esprit doux, tantôt la négligent entièrement : Tan a donné Xaêûpa; et
'Aêoppaç, pipan 'Ap.ëàxoux, "OT Nàësp et "Aëap, 3NÎ1N "Ayofi, 21iT\H 'A^ivaSaë et
Aïvaoaë, DTJ Nâoup., ynra Naàa-wv, etc. Il semble qu'en tombant dans les mots,
où elle n'est pas transcrite, cette consonne disparue amenait peut-être pour
l'oreille grecque un allongement de la voyelle précédente : 'jjmni, Iokhanan, a
donné aux Grecs Iôannès, 'Iuàvv7)ç, et nniJ, Nokha, leur a donné Nôé, NWÉ.
Le mot de nrrac, Manokha, lui-même est un nom propre dans l'Écriture :
les Grecs l'ont transcrit en Manôe, MavwÉ, et en Manokhès, Mavwyj/jç. On
comprendra que Menokha ou Minokha ait pareillement donné tout à la fois
Minoa, Mivwa, et, par calembour, Monoikos, Movoixoç.
Le titre primitif de notre station sicilienne, Makara ou Hérakleia Minoa, est
donc Melkart-Minokha, la ville de Melkart du Repos, ou, comme disent les
monnaies, le Cap de Melkart du Repos. Et notre île mégarienne, vr&oq Mivwa, est
bien une île Minoa, nrma-'N, I-Minokha, une Ile du Repos, semblable à ces Maisons
du Repos, à ces Endroits du Repos que nous fournit l'Ecriture. Et pour notre île
mégarienne, si nous n'avons pas un doublet qui nous certifie la vérité de cette
étymologie, nous avons du moins un indice : « Un fils te naîtra, dit l'Éternel à
David, qui sera un homme de repos (is-menokha) : je lui donnerai le repos
contre tout ennemi; son nom sera le Pacifique, Salomon, parce que je donnerai
paix (salant) et repos à Israël durant son règne 1 ». Notre île mégarienne, du
Repos, est voisine de l'île de la Paix, Salamine, dont les rivages occidentaux
bordent le détroit mégarien.
1. I Citron., XXII, 9.
UNE STATION ÉTRANGERE. 221
en effet une petite rade qui, ouverte vers Égine, protégée de la houle et du vent
par le petit archipel des Colombes, est un site très favorable à un port de
relâche et à une ville de commerce. Une vieille tour de guette subsiste encore
pour rappeler les descentes des corsaires en cette rade. Des puits et de petits
ruisseaux assurent l'aiguade.
Les avantages de cette rade et de ses îlots, avec les habitudes de commerce
qu'elle suppose, nous sont familiers. La situation de cet emporium dénonce
d'autre part un trafic étranger, anté-hellénique. Car ce port tourne le dos aux
plainettes de l'île et à la terre grecque. Il s'ouvre vers la haute mer et vers les
arrivages de l'étranger. Faut-il rappeler encore comment les îles méditer-
ranéennes voient leur ville principale se déplacer au gré des courants commer-
ciaux? comment la Corse génoise avait son grand port en face de l'Italie, à
Bastia, et comment la Corse française transporta sa capitale en face de la
France, à Ajaccio?En Sicile, le commerce grec avait fait la richesse de Syracuse;
le commerce carthaginois fit la grandeur d'Agrigente; le commerce italien a
créé Palerme. L'île de Paros turque avait son échelle sur la côte Sud-Est, en ce
port de Trio, où le capitan-pacha s'installait chaque année pour lever le tribut,
le kharadj des Iles; quand Paros redevient grecque, le port de Parikia se rouvre
sur la côte Ouest, en face de la Grèce, sur le site de l'ancienne capitale hellé-
nique. Dans presque toutes les îles de l'Archipel ancien, il faut noter que les
vieilles villes ne sont pas tournées vers l'Ouest ou vers le Nord-Est, c'est-à-dire
vers les terres d'Europe ou d'Asie peuplées par des Grecs : elles regardent
toutes le Sud ou le Sud-Est, c'est-à-dire l'Égypte ou la Phénicie. A Rhodes, à Kos,
nous avons étudié ce phénomène. Lindos, la vieille ville de Rhodes, ouvre sa
rade et pointe son promontoire rocheux vers le Sud et vers Alexandrie, TTOAÙ
Ttpoç p£!77jp.ëplav àvaTsivoucra xal TCOÔ; 'AÀE^àvopEiav p.xXt.7Ta. C'est à Lindos que
les Danaïdes, venues d'Égypte, ont fondé le temple d'Athèna ; c'est à Lindos que
Kadmos, venu de Phénicie, a consacré le sanctuaire de Poséidon et laissé un
grand bassin avec une inscription1. En Crète, pareillement, c'est à la côte Sud,
en face de l'Afrique, que Gortyne, la vieille capitale, a ses deux ports : quand
Minos établit sa thalassocratie dans l'Archipel grec, il transporte la capitale
crétoise à Knossos sur la côte Nord, en face de la Grèce. Nous verrons, à
Santorin, la ville actuelle dominer la grande rade de l'Ouest, qui s'ouvre aux
bateaux venus de la Grèce; mais la vieille ville couvrait le promontoire opposé,
sur la côte Sud-Est, et tournait vers les arrivages du Levant sa plage, son débar-
cadère, sa source fréquentée par les marins et ses falaises trouées de tombeaux
phéniciens. A Sériphos, à Siphnos, à Kéos, même alternance. Et voici qu'à
Salamine, enfin, le déplacement est tout pareil : la vieille capitale des origines,
tournée vers la mer du Sud-Est, fut abandonnée par les Hellènes qui transportè-
rent au Nord, en face des terres grecques, le nouvel emporium grec de l'île.
Pour tous ces changements, il faut remonter à la même cause. A Salamine,
à Kos, à Rhodes, à Santorin, en Crète, etc., dans toutes les îles, ce ne peut être
qu'un même courant commercial, venu du Sud ou du Sud-Est, qui a créé les
vieux entrepôts. La topologie, à elle seule, nous permettrait d'affirmer l'exis-
tence de ce vieux trafic. Mais, comme toujours, la toponymie conduit aux
mêmes conclusions. Car ce courant commercial laissa dans tous les entrepôts
une onomastique étrangère, qui ne présente aucun sens en grec, Lindos, Oea,
Thèra, Sériphos, etc., et qui s'explique sans peine par des étymologies sémi-
tiques. C'est ce courant phénicien qui, dans notre Salamine, après avoir créé
la vieille ville, apporta les noms de Salamis, Bokaros, etc. C'est ce courant
qui, plus au Sud déjà, vers l'entrée du golfe Saronique, avait laissé la Pierre
des Oiseaux, Skoula Abrot, que les Grecs nomment Skullaion. Ce courant
phénicien dépassant Salamine-Ile de la Paix et continuant sa poussée vers le
Nord, fait de Minoa l'Ile de la Halle. Là s'arrêtent les vaisseaux. Mais les
marchandises et les hommes débarqués poursuivent leur route par voie de terre.
Ils longent la plage de Kerkyon et la Source de l'Amitié. Puis ils traversent le
massif montagneux qui sépare de la mer la cuvette béotienne. Ils montent en
Béotie, vers la ville de Kadmos.
La légende nous affirme que Kadmos, fils d'Agénor ou de Phoinix, est venu
de Sidon fonder la Thèbes béotienne. Les philologues peuvent nier cette tradi-
tion, qui gêne quelque peu leur système de mythologie indo-européenne1. Mais
la tradition porte en elle-même les marques de son authenticité, marques lopo-
nymiques et marques topologiques.
Je n'insisterai pas sur la toponymie. Il y a longtemps que l'on a découvert
des étymologies sémitiques pour les grands noms de la légende thébaine,
Kadmos, Europè2, etc. Mais on n'a pas suffisamment dit que ces noms forment
entre eux un système complet et que tout ce système se peut expliquer par une
hypothèse unique. Kadmos et sa soeur Europe sont nés de Phoinix ou d'Agénor et
de Téléphassa. Le nom de Phoinix parle de lui-même. Quant à Téléphassa,
Delephat, AÉÀEtpaT, dit Hésychius, est, chez les Chaldéens, le nom de l'astre
d'Aphrodite, de l'étoile Vénus. Cette étoile est double. Elle parait le malin et le
soir, avant l'aurore et avant le crépuscule. Elle s'appelle l'Étoile de l'Aurore ou
de la Lumière, 'Ewo-tpopoç, «Duo-çépo;, et l'Étoile du Soir, "Ec-spo;. L'astrologie
orientale enseignait que, mâle le matin, cet astre était femelle le soir 3, ou, plus
exactement, mâle du lever au coucher du soleil et femelle du coucher au lever 4.
Pour les Sémites, la traduction exacte de 'Ewcraopo;, l'Astre du Matin, serait
empruntée à la racine aip, kadam : DTp, Kedem, signifie l'Orient. De même
c'est la racine aiy, 'arab, et la forme participiale ou substantive runï, 'eroba,
qui désignerait le couchant. Erobe nous conduit à Europe, EùpoW], par un
calembour populaire qui, pour la compréhension de ce mot étranger change
le |3 en T: : EùptÔTr/-,, dit Hésychius, o-x.0TEt.v7), %wpa TTJ; oûcrswç, Europe est
l'occidentale, la sombre. L'Étoile de Vénus, Delephat-Telephassa, est bien la
1. Cf. Aristoph., Paix, v. 1005 et suiv.; cf. Dicaearque, Geog. Graec. Min., p. 102 et suiv.
V. BÉRARD. — I. 15
226 LES PHÉNICIENS ET L'ODYSSÉE.
qu'elle est au confluent des routes qui viennent des mers d'Italie, de Sicile et
d'Afrique, d'une part, de Macédoine, de l'Hellespont, de Chypre et d'Égypte,
d'autre part 1. » Cette heureuse situation de la Béotie entre les trois mers était
proverbiale parmi les Anciens. Les manuels de géographie la décrivaient à qui
mieux mieux et le prétendu Scymnus de Chios la célèbre dans ses vers de
mirliton : « Voici la Béotie, grand pays, position favorable; seule, dit-on, elle
jouit de trois mers et possède des ports vers tous les horizons ». Ceci nous
ramène à notre loi des isthmes et à la traversée des continents par les caravanes
des thalassocrates. L'histoire de la Béotie moderne nous peut rendre son histoire
primitive. La Béotie fut toujours sillonnée de caravanes étrangères. La Grèce
continentale, au pouvoir des Occidentaux, Francs, Catalans ou Vénitiens, eut
son grand bazar, son centre des routes commerciales et militaires en Béotie,
dans la ville de Livadi que les Turcs conservèrent ensuite pour capitale. Le
commerce occidental avait créé cet entrepôt, parce que Livadi était à l'extrémité
sud-occidentale de la cuvette béotienne, au point où débouchent, sur la plaine
intérieure, les deux routes venues de la mer de l'Occident, je veux dire du golfe
de Corinthe.
Ces deux routes partent des deux mouillages les plus sûrs et les plus fré-
quentés du golfe sur sa côte Nord-Ouest : l'une vient de la baie de Salone ou de
Krisa, et l'autre vient de la baie d'Aspra Spitia ou d'Anticyre. Le premier de ces
mouillages, durant l'antiquité, était le plus important. La grand'route antique,
la Xswa-cpôpoç de Pausanias 2, partait de Krisa. Passant au pied du grand sanctuaire
de Delphes, puis longeant les escarpements du Parnasse, elle empruntait la
vallée du Plistos avec le célèbre carrefour des Trois Chemins où OEdipe tua son
père Laios. Partie de la baie d'Aspra Spitia, l'autre route, ardue et montagneuse,
— ÉTÉpa Tpa^Eiâ TE ôobç xal ôpeiv/), — était la moins fréquentée jadis. Mais, plus
courte, elle est devenue la grande voie commerciale des modernes, et,
remplaçant pour les chrétiens l'oracle et le temple delphiques, le sanctuaire
fameux de Saint-Luc en marque, depuis mille ans, l'une des étapes : « Le port
d'Aspra Spitia, disent les Instructions nautiques, est l'échelle de la ville de
Livadia et fait un commerce considérable ». Ces deux routes de la mer confluent
au bord de la cuvette béotienne. Sur les dernières collines qui dominent la
plaine, auprès de sources abondantes et toujours claires, Livadi s'est installée :
de Livadi, divergent au Nord, au Nord-Est et à l'Est, les routes qui, rayonnant à
travers la Béotie, s'en vont à l'autre bout de la cuvette franchir les montagnes
ou les collines côtières pour redescendre aux échelles de la mer d'Eubée, Aulis,
Anthédon, Atalante, Thronion ou Lamia.
Mais si Livadi est le bazar des Occidentaux, c'est Thèbes, qui, pour une marine
orientale, tiendra ce rôle. A l'extrémité orientale de la cuvette béotienne, Thèbes
occupe la position exactement symétrique à celle de Livadi, et une position tout
1. Strab., IX, p. 400; cf. Scymn. Chi., V, 488.
2. Pour tout ceci, voir Paus., X, 5 et 55; cf. Frazer, Pausanias, V, p. 222 et p. 446.
UNE STATION ÉTRANGÈRE. 227
aussi commode. Ses collines aux pentes abruptes s'offrent aussi pour dominer
la plaine voisine. Une source coule au pied, que la légende de Kadmos a rendue
célèbre, cette source Dirkè où le héros phénicien dut lutter contre le serpent,
fils de la terre, et contre les géants autochtones. Les routes de la mer orien-
tale aboutissent ici : d'ici, divergent à travers la plaine, vers les échelles
dispersées aux quatre coins de l'horizon, les routes d'AEgosthènes, Kreusis, Thisbè
et Bulis sur le golfe de Corinthe, d'Anthédon, Aulis, Délion et Oropos sur le
détroit d'Eubée, d'Éleusis et Mégare sur le golfe Saronique : « Thèbes, dit un
géographe ancien, n'a pas de rivale comme ville d'été. L'abondance de ses eaux
fraîches, la verdure de ses jardins, la douceur de ses brises, le bas prix de ses
légumes, de ses fruits et de toutes les subsistances en font un séjour déli-
cieux 1. »... La légende a donc raison de placer ici une Livadi orientale, un
marché et un reposoir phéniciens.
Cette légende de Kadmos fait débarquer son héros au port de Delphes : par
les Trois Carrefours et la route qui mène à Livadi, Kadmos viendrait, à travers
la plaine, jusqu'à Thèbes. Il est possible que la seule renommée de l'oracle de
Delphes ait fait imaginer cet itinéraire. Il est possible aussi que le golfe de
Delphes ait eu quelque station du commerce oriental ; les légendes et les vieilles
traditions delphiques gardent le souvenir des marines Crétoises qui seraient
venues débarquer là. L'étude de la Télémakheia nous a fait retrouver la route
maritime que suivaient les Phéniciens, de Crète vers Pylos et vers l'Élide divine.
Contournant le Péloponnèse par l'Ouest, cette route prolongée pouvait mener
ensuite les galères phéniciennes au golfe de Corinthe et à l'échelle de Krisa:
nous l'étudierons plus tard. Mais le commerce oriental avait une voie bien plus
courte pour atteindre le bazar de la Béotie. Cette voie partait du golfe Saronique,
de nos mouillages mégariens.
Deux routes montent vers Thèbes du fond du golfe Saronique. Toutes deux
partent de Mégare et de Minoa. Mais l'une franchit par le col d'Éleuthères la
haute montagne du Kithéron : elle traverse, elle aussi, une terre sacrée, un
grand sanctuaire hellénique, Eleusis. L'autre route contourne la montagne et
traverse les champs de Platées. Ces deux routes n'ont pas une égale importance.
La seconde n'est qu'un sentier. Mais, sur l'une et sur l'autre, il est facile de
retrouver quelques traces du vieux commerce préhellénique. Sur la grand'route,
le Kithéron nous a conservé, je crois, un souvenir indiscutable. Voici deux textes
du moins qu'il suffit peut-être de rapprocher :
Pour commémorer la réconciliation de Zeus et d'Hèra, les Platéens célèbrent les Dai-
dala, fête ainsi nommée à cause des xoana, qui s'appellent dédales, Sai'SaÀa. Les Daidala
reviennent tous les sept ans, m'a dit un exégète du pays; à dire la vérité, ils reviennent
plus souvent, sans que l'on puisse établir une moyenne fixe. Ces premiers Daidala, ou
petits Daidala, sont particuliers aux Platéens.... Mais ils ont en outre les grands Daidala
que les Béotiens célèbrent avec eux tous les soixanteans. Durant cet intervalle, à chaque
petit Daidalon, ils ont préparé un xoanon et ils doivent en avoir quatorze en tout. Ces
quatorze xoana sont partagés entre les villes béotiennes. Les grandes villes, Platées,
Koronée, Thespies, Orchomène, Tanagra, Chéronée, Lébadée, Thèbes, en ont chacune un.
Les petites villes se réunissent à plusieurs pour un xoanon. Chaque xoanon est mis sur
un char et, suivant un ordre tiré au sort, les représentants des villes conduisent ces
chars au sommet du Kithéron. Là un autel a été préparé avec des poutres carrées,
empilées comme les pierres d'une construction, et ce bûcher est couronné de branches
sèches. Chaque ville ou association de villes sacrifie une vache à Hèra et un taureau à
Zeus. Les victimes arrosées de vin et d'encens sont brûlées avec les Daidala. Les citoyens
riches sacrifient aussi, de même que les pauvres. Il faut que toutes les victimes brûlent
ensemble et que l'autel lui-même soit entièrement consumé. Une immense flamme
s'élève que l'on aperçoit de fort loin : je l'ai vue 1.
De toutes les fêtes que j'ai vues, la plus solennelle est celle du printemps, qu'ils
appellent le Bûcher ou la Lampe. On coupe de grands arbres que l'on dresse dans la
cour du temple. On amène des chèvres, des moutons et d'autres animaux vivants que
l'on attache à ces arbres. À l'intérieur du bûcher, on met encore des oiseaux, des
vêtements, des objets d'or et d'argent. Quand tout est prêt, on promène les statues des
dieux autour des arbres, puis on met le feu et tout flambe. À cette fête accourt une
immense multitude qui vient de toute la Syrie et des contrées voisines : chacun apporte
les dieux et les statues qu'il a préparées pour cette fête 2.
1. Paus., IX, 3, 2.
2. Lucian., De dea Syr., 49.
3. Cf. Vigouroux, Dict. Bibl., s, V. Holocauste.
4. Geog. Graec. Min., I, p. 102.
UNE STATION ÉTRANGÈRE. 229
1. Odyss., X, 525.
2. Geogr. Graec. Min., éd. Didot, I, p. 2, on note.
5. Skyl., 53, éd. Didot, p. 93.
230 LES PHÉNICIENS ET L'ODYSSÉE.
d'une région ou d'une vieille ville chananéenne, qui fut épargnée par la tribu
de Zabulon et que les Chananéens continuent d'occuper, moyennant redevances.
La transcription grecque Kithéron-KiQaLpu>v s'appliquerait exactement à ce nom
propre hébraïque, car elle conserverait bien la vocalisation spéciale i et e de la
forme piel. Le Kithéron serait Gufnar/iptov, le Mont de l'Holocauste ou de la
Fumée, le Mont du Bûcher, comme dit Pausanias, de la Lampe, comme dit
Lucien, l'Encensoir dont on aperçoit de loin la colonne de flamme et de fumée,
ULEYÎOTYIV Taûr/)V cplôya xal Èx y.ci.v.po'câ.tou O-ÛVOTÎTOV oloa àpGsl/xav : les dédales
conservés et séchés depuis sept ans sont remplis d'aromates, Gupn.apiàTwv «)orçp7).
Le Kitheron avait d'abord porté le nom très grec à'Asterion, 'Ao-TÉpiov, la Mon-
tagne de l'Astre, « parce que, dit Étienne de Byzance, ce sommet brille au loin
comme un astre », Eco' udr/jXoC opouç xEipLÈV/j TCHÇ TiôppwGEV wç ào-T/jp oeaîve-cat.
La route du Kithéron fut donc suivie jadis par les caravanes sémitiques,
comme elle est suivie aujourd'hui par les convois d'Athènes. A vingt-cinq ou
trente siècles d'intervalle, les mêmes conditions de commerce ont imposé à la
Béotie le choix des mêmes routes et de la même capitale. Un trafic oriental, venu
de Mégare comme jadis, ou d'Athènes comme aujourd'hui, fait de Thèbes la
capitale béotienne parce qu'il fait des passes du Kithéron la grande route
commerciale. Examinez ce qui se produit sous nos yeux. La capitale imposée à
la Béotie par les navigateurs et par les routes de l'Occident, Livadi, la grande
Livadi des Francs, des Vénitiens et des Turcs, perd de sa richesse et de sa popu-
lation à mesure que le trafic vers le golfe de Corinthe diminue. Peu à peu,
Thèbes, qui n'était rien il y a quarante ans encore, redevient la grande ville,
le siège des autorités et des affaires. Nous voyons recommencer l'histoire loin-
taine. Il fut un temps très lointain, préhellénique, où Thèbes n'était rien. La
capitale indigène était alors Orchomène, un peu au Nord de Livadi. Le commerce
indigène et les émigrants venus du Nord avaient créé cette capitale au point où
les routes venues du Nord, d'Atalante et des Thermopyles, convergent des
dernières collines vers le centre de la cuvette; les Minyens, sortis de Thessalie,
étaient montés du détroit eubéen et du golfe maliaque; c'est pourquoi leur
ville est à la sortie des routes du Nord. Orchomène fut riche, Orchomène fut
puissante jusqu'au jour où Thèbes fut fondée. La rivalité politique et militaire
de ces deux villes ne fait ensuite que traduire dans l'histoire leur concurrence
commerciale. Thèbes finit par l'emporter, quand le développement des grands
ports de l'Est, Corinthe, Mégare, Égine ou Athènes, lui assure le monopole du
trafic béotien.... Orchomène tomba comme Livadi tombe aujourd'hui. Mais aux
temps gréco-romains, quand les échelles du golfe Saronique perdent leur trafic
et quand les marines occidentales viennent aux mouillages du golfe de Corinthe,
Thèbes à son tour décline et se vide. Strabon nous la décrit comme un simple
village. Dion Chrysostome voit la basse ville déserte et la seule acropole
encore habitée : au milieu de l'agora désolée, une statue se dresse parmi les
ruines. Pausanias enfin nous dit : « La ville d'en bas est tout entière déserte;
UNE STATION ÉTRANGÈRE. 231
il n'y reste que les temples. L'Acropole a encore quelques habitants; elle a
pris le nom de Thèbes au lieu de son ancien nom de Kadmée. » Livadi ou
Lébadée est déjà la grande ville romaine des Béotiens : « elle présente un
aspect aussi orné que les villes les plus riches de la Grèce 1 ».
Entre Mégare et Thèbes, le Kithéron n'est pas le seul témoin de la grand'route
phénicienne. Légendes, tombeaux et lieux sacrés de fondation, semble-t-il, étran-
gère, s'échelonnent aux diverses étapes. Dans la ville de Mégare, c'était le
tombeau de la mère d'Héraklès, Alkmène : elle s'en allait d'Argos à Thèbes;
elle mourut en chemin. A la passe d'Éleusis, étaient enterrés les chefs de l'expé-
dition des Sept contre Thèbes. A la passe d'Éleuthères, c'étaient les soldats de la
même expédition 2. Et peut-être, au dire de certains savants, aurions-nous un
souvenir religieux de cette époque dans les mystères d'Éleusis que tant de par-
ticularités rattachent aux pratiques orientales. Je n'ai pas à discuter ni même
à exposer les si logiques et si vraisemblables conclusions que M. Foucart 3 a
tirées de la seule étude des textes anciens : la légende d'Éleusis reconnaissait
dans Eumolpos, qui fonda les mystères, un fils de la mer, un descendant de
Poséidon, un étranger venu de Thrace (comme Kadmos) ou d'Éthiopie; les
Anciens l'apportaient à l'Égypte le culte éleusinien, comme ils faisaient venir
de la même Égypte le héros Lélex, fondateur de la Karia mégarienne4. Pour
nous en tenir à nos arguments géographiques, le sanctuaire d'Éleusis est situé,
comme les autres grands temples de la Grèce (Héraion d'Argos, Hyakinthion
d'Amyclées, Olympieion d'Élide, Delphes de Phocide), à une étape courte ou
longue du port de débarquement, au point où d'ordinaire les convois étrangers
rencontrent les caravanes indigènes : le héros Éleusis passait pour un petit-fils
d'Okéanos. Et dans ce pays d'Éleusis subsistent des noms de lieux ou des
familles de héros à l'aspect étrange.
Près du Képhise éleusinien, dont le courant est beaucoup plus violent que le
Képhise attique, — psi os KYΩWOÇ Tïpoç 'EXEUO-WI piaioTspov -aps-^ojjisvoç TOÛ
-poxÉpou peûjjia,
— on montre le tombeau d'un certain Zarax ou Zarex, Tipejiov
Zàp7]xoç : « On prétend qu'Apollon lui enseigna la musique. Moi je crois que
Zarax est un étranger venu dans le pays de Lacédémone et, s'il existe vraiment
un héros Zarax d'Athènes, je n'ai rien à en dire. » Sur la côte laconienne, en
effet, on trouve un port de Zarax. Cette côte, qui « fournit les meilleures
coquilles à pourpre après celles de la Phénicie » 5, présente deux mouillages
voisins, mais très différents. C'est d'abord un îlot, rattaché à la terre par une
mince jetée de sables et de roches, la pointe Minoa, axpa Mwûa, ou l'île Minoa,
V7\<JOÇ Mwwa, toute semblable à notre Minoa mégarienne, avec la source d'Ino
1. Paus., IX, 7, 76; VIII, [53, 2; Strab., IV, 403; Dion Chrysost., Or., VII, vol. I, éd. Dindorf.,
p. 106; Paus., IX, 59, 2; cf. Frazer, V, p. 27.
2. Paus., I, 44, 5.
5. P. Foucart, Mémoires de l'Acad. des Inscriptions et Belles-Lettres, XXXV, p. 1.
4. Paus., I, 59, 2; 41. 4: cf. Frazer. Pausanias. II. p. 519 et V, p. 6.
5. Paus., III, 21, 6.
232 LES PHÉNICIENS ET L'ODYSSÉE.
dans le voisinage, 'Ivoûç xaXoûpevov uowp 1 : cette source est un trou profond,
— un oeil noir, dirait le mythe ; — ce n'est pas un ruisseau courant. Le port,
qui suit, s'appelle Zarax (port actuel d'Hieraka) : c'est une sorte de long fiord
ou de canal rocheux qui sert de débouché à plusieurs torrents, avec un très
bon mouillage, àW»wç uèv eùXïjjievov y^opîov 2. Nous verrons plus longuement par
la suite que cette côte fut fréquentée par les flottilles phéniciennes et quels
souvenirs nombreux elle en a gardés. Zarax doit être de ceux-ci : la racine
pTr, %. r. k., signifie en hébreu verser. Après le Port de la Source, Ino, nous
aurions le Port du Déversoir ou du Courant, Zarax, qui serait bien un nom venu
de l'étranger en terre laconienne, £!vov JJ.ÈV à<pix6p.evov èç TTJV y/iv Àaxeoai|AÔviov.
Il semble même qu'un doublet, sous forme de légende anthropomorphique, nous
permette de vérifier notre étymologie : car le héros Zarax d'Eleusis, Zâpr^,
avait pour fille Rhoio, 'Powo, c'est-à-dire le Courant (por;, poîoe, poiàç, etc.) : en
montant de Mégare, ville d'Ino-la-Source, vers le Kitheron, montagne de
l'Encensoir, les caravanes avaient à passer le Képhise, qui, desséché pendant
l'été, devient, pendant l'hiver ou après les orages 5, un grand courant d'eaux
troubles, ps'jp.a piawxEpov, le déversoir des gorges d'Eleusis et d'Oinoé, le
Saranda-Potamos, Quarante-Fleuves, d'aujourd'hui : pTr, Zarak, disaient les
Phéniciens; Rhoio, dirent les Hellènes. Et l'Odyssée nous donnerait comme
toujours la traduction la plus exacte : elle connaît un mouillage d'Ithaque qui
s'appelle le Port Rheithron, le Port du Courant, Xipîv 'Peiflpov, par opposition
à l'autre mouillage de l'île où les Nymphes ont leur source dans la caverne4.
Aux temps historiques, cette grand'route du Kithéron était doublée d'un
sentier difficile qui, par Pagae et Aegosthènes, contournait la montagne et
traversait le pays de Platées : c'est le sentier que suit Agésilas pour rentrer de
Béotie dans le Péloponnèse, quand les Athéniens de Chabrias gardent le défilé
d'Éleuthères. Mais, dangereux, étroit, exposé aux terribles rafales du golfe 5, ce
chemin n'était suivi qu'en cas de nécessité : sur son parcours, au bourg
d'Ereneia, on montrait le tombeau d'une fille de Kadmos, Autonoé, qui était
venue s'établir et mourir là.
Je crois donc que, sur la route menant de Sidon, ville de Phoinix ou d'Agénor,
à Thèbes, ville de Kadmos, il suffit d'explorer les rives méridionales de l'île de
la Paix, Salamis, l'île de la Halte, Minoa, et la Pierre de l'Épervier, Skula Nis,
pour retrouver, grâce aux noms de lieux, l'emplacement d'un emporium
phénicien. A l'entrée des passes qui pénètrent dans la baie d'Eleusis, ces trois
À Milo, les Capucins françois sont assez bien logés, à l'entrée de la ville, à droite en
venant du port. Il y a quelques années, leur couvent fut démoli par les Turcs, qui se
plaignoient qu'on y receloit les vols des corsaires. La maison a été relevée et l'église
est fort jolie pour le pays. Le Roy a donné mille écus pour cet édifice. Les marchands
françois, les capitaines de vaisseaux et les corsaires même ont contribué selon leurs
facullez. Des deux Pères qui sont dans le couvent de Milo, l'un fait l'école grecque,
l'autre l'italienne 1.
À Milo, il y aplus de trafic et l'on y est plus riche qu'ailleurs, parce que les corsaires
y vont vendre leurs prises. De là vient aussi que les gens y sont mieux habillés et plus
à la mode que dans les autres isles. C'est aussi le refuge de plusieurs banqueroutiers,
qui s'y rendent de Marseille, de la Ciotat et de Martigues et qui s'érigent en marchands
de conséquence parmi les pauvres Grecs ignorants, quoiqu'ils ne vendent que des cou-
teaux, des ciseaux, des peignes, des aiguilles et autres bagatelles de cette nature3.
La fréquentation des étrangers avait eu pour les îles de l'Archipel une autre
conséquence. Au temps de Tournefort, « les Miliotes sont bons matelots; par
l'usage et la reconnaissance des terres de l'Archipel, ils servent de pilotes à la
plupart des vaisseaux étrangers; l'île abondoit jadis en toutes sortes de biens,
quand les corsaires y amenoient leurs prises, comme à la grande foire de l'Ar-
Le séjour de Mycone, dit Tournefort, est assez agréable pour les étrangers. On y fait
bonne chère quand on a un bon cuisinier. Car les Grecs n'y entendent rien. Les perdrix
sont en abondance et à bon marché, de même que les cailles, les bécasses, les tourte-
relles, les lapins et les beefigues. On y mange d'excellents raisins et de fort bonnes
figues. Les salades s'y font avec une espèce de laiteron tout à fait ragoûtante quand on
a frotté le plat avec de l'ail. — On fait bonne chère à Scio..., qui est le rendez-vous de
tous les bâtiments qui montent ou qui descendent, c'est-à-dire qui vont à Constantinople
ou qui en reviennent pour aller en Syrie et en Égypte.... Les huîtres qu'on y apporte
de Mételin sont excellentes et toute sorte de gibier y abonde, surtout les perdrix : elles
y sont aussi privées que les poules 1.
Ce Mont aux Singes, dont la tète se cache dans les bruines du ciel est « la
Colonne du Ciel », comme disent les indigènes, « le Pilier », ôbXaç, atlas, comme
disent les Hellènes. Le personnage (L'Atlas n'est qu'un nom commun personnifié.
Dans la langue des Ioniens, atlas, à-uAaç, est le portant : TÀico, porter 1. C'est un
synonyme de telamon, un équivalent de kion, qui tous deux désignent des sup-
ports d'une forme particulière. Le légendaire Atlas se nomme aussi Telamon.
Dans les inscriptions du Pont Euxin, telamon est employé couramment aux lieu
et place de colonne : xîwv ou <ml{krk, diraient les autres Grecs. Le commerce
ionien, qui avait transporté le mot dans ces colonies milésiennes, le fit
prévaloir aussi dans les colonies de la Grande Grèce et, par elles, dans toute
l'Italie : les architectes romains appellent telamones les supports à figure
humaine que les Hellènes nomment atlantes, ôtTÀavTE?. Atlas n'est donc bien
que le Pilier, et ce Pilier, c'est le Mont aux Singes.
Venus de l'Orient, les navigateurs de la Méditerranée primitive ne pouvaient
enfiler le détroit que par des vents d'Est. Ils ne naviguaient d'ailleurs que pen-
dant les mois d'été où ces vents dominent et « amènent avec eux des bruines
sur les terres ». Ils n'apercevaient donc les deux sommets du Mont aux Singes.
— que perdus dans la brume et couronnés
aùxoù, dit Hérodote,
— Ta; xopuepi;
d'un chapiteau de nues sur lequel reposait le ciel. On comprend mieux alors la
phrase d'Hérodote : la montagne est, dit-on, si haute que jamais on n'en peut
voir les sommets, u<|»7|Xôv 2s OUTW SYJ TI Xéverai w; TOL; xooucsà; XJTOÛ oùx olà TE
eivai IOÉTGOU.
Le phénomène devait paraître d'autant plus étrange à ces navigateurs orien-
taux que leurs montagnes à eux peuvent durant l'hiver s'encapuchonner de
nuages, mais dès que l'été revient et tant que l'été dure, sauf quelques orages,
leurs sommets étincellent dans les cieux dégagés. Ici, c'est été comme hiver,
c'est même été plus qu'hiver, que le mont s'enveloppe : « jamais, été comme
hiver, les brumes ne l'abandonnent ». Pour illustrer le texte d'Hérodote, les
Instructions nautiques américaines nous fournissent un dessin. Voyez comment
1. Sur tout ceci, cf. Paulys lieal Encycl., et Daremberg-Saglio, s. v. Atlantes.
2. Photogravure d'après une lithographie des Instruct. Naut. américaines.
L'ILE DE LA CACHETTE. 245
les nuages couronnent le sommet du Mont aux Singes (Apes-Hill) au-dessus des
autres montagnes, profilées sur le ciel clair.
Nos Instructions nautiques ajoutent : « Lorsqu'on aperçoit le sommet du
morne de Gibraltar et celui du Mont aux Singes se dégager des nuages qui les
enveloppent continûment pendant le règne des vents d'Est, on est à peu près
certain que les vents d'Ouest ne tarderont pas à s'établir. » Par les vents d'Ouest,
le Mont aux Singes perd son chapiteau de bruines. Il cesse d'être la Colonne du
Ciel. Voilà qui nous explique, je crois, l'histoire d'Atlas durant l'antiquité plus
récente : Atlas, à l'époque classique, émigre du détroit vers la côte atlantique.
C'est que les marines de la Méditerranée gréco-romaine, familiarisées avec le
détroit, prirent l'habitude d'un trafic régulier vers les côtes atlantiques et sur-
tout vers Gadès : elles eurent donc à se servir des vents d'Ouest pour leur
rentrée dans la mer Intérieure, aussi souvent que des vents d'Est pour leur
sortie vers la mer du Couchant. Le Mont aux Singes cessa de leur apparaître
continûment enveloppé de brumes.
Que l'on regarde maintenant les vues de côtes publiées dans nos Instructions
nautiques. Les marines classiques, rentrant de l'Atlantique vers la Méditerranée,
voguaient d'Ouest en Est. Pendant cette traversée d'Ouest en Est du détroit, le
Mont aux Singes est toujours à l'horizon de droite ; jamais il ne disparaît derrière
ou devant d'autres terres : sa colonne ronde et étroite, trreivov xal xuxXoTspà;
-àv-Yj, est toujours dégagée, toujours au premier plan. Le détroit a donc
toujours sa colonne. Mais ce n'est plus la colonne du ciel, le pilier des nues, car
les vents d'Ouest brisent et dispersent le chapiteau de bruines. Or les navigateurs
des âges classiques connaissaient, par la légende homérique et par tous les
manuels de géographie, le Pilier des Nuages, « la Colonne de Bronze inacces-
sible, voilée d'épaisses nuées ».
il semble qu'il y ait encore une autre différence. L'Atlas odysséen possède à lui
seul les Colonnes, êyu oé TE xîova; aÙTÔ;. L'Atlas d'Hérodote ne possède qu'une
Colonne du Ciel ; mais Héraklès dans le voisinage a déjà ses Colonnes aussi,
dont le poète homérique ne semblait pas avoir notion. Or cette différence n'est
pas seulement dans les mots; elle est dans la conception tout entière que les
navigateurs des deux époques se font des colonnes elles-mêmes.
Pour les navigateurs classiques, les deux colonnes d'Hercule marquent la
bouche du détroit; ce sont les montants de la Porte Gadiride : Héraklès les a
dressées aux côtés du chenal « pour maintenir ouverte la route qu'il a creusée
entre l'océan extérieur et notre mer interne », disent les uns, ou « pour empê-
cher les monstres de l'Océan d'envahir la Méditerranée ». disent les autres. Dans
l'Odyssée, il ne s'agit pas d'une paire de colonnes, qui formeraient porte mari-
time, mais d'un faisceau de colonnes, qui forment support, pilier, allas. Et ces
colonnes en faisceau ont pour rôle de supporter le toit du ciel, de tenir écartés,
non les deux bords du détroit, mais le ciel et la terre,
syst SE TE xîova; aiiTO;
jj.axpà;, aï yatàv TE xal oùpavov àp.csiç syoua-i.v.
Scymnus de Chio ou le versificateur, quel qu'il soit, reproduit ici une très
vieille description de côtes. De son temps, les navigateurs ont dépassé vers le
Nord cette Colonne des Celtes, qui, sur notre Finistère, se dressait dans le
voisinage des Énètes ou Vénètes, non loin du pays de Vannes.
Le versificateur sait déjà que les Celtes n'habitent pas l'Extrême Nord du
monde : pour lui, la Colonne Boréale ne peut plus être chez eux : « Les Indiens
occupent tout le Levant du monde, les Ethiopiens le Midi et le Sud-Ouest, les
Celtes le Couchant jusqu'au Nord-Ouest, et les Scythes le Nord 1 ». C'est donc chez
les Scythes que devrait être la Colonne du Nord. Mais notre auteur copie quelque
vieux périple, qui nous reporte au temps où la navigation n'allait pas encore
dans les profondeurs de la mer boréale, mais où le promontoire des Celtes était
vers le Nord la dernière colonne aperçue. Le nom de Colonne Boréale fut donné
au Finistère par ces premiers navigateurs. Quels étaient-ils? Grecs ou barbares?
« Tartessos, dit le versificateur, importe de
la Keltikè l'étain d'alluvion fluviale »,
—OTap.éppDTOV xao-o-ÏTEpov èx TT);. KSXTIXYJ;2.
Les Égyptiens se figuraient l'univers entier comme une caisse elliptique ou rectan-
gulaire. Notre terre en formait le fond avec ses continents et ses océans alternés. Le
ciel s'étendait au-dessus, pareil à un plafond de fer, plat selon les uns, voûté selon les
autres. Comme il ne pouvait demeurer au milieu des airs sans quelque support, on avait
inventé de l'assurer au moyen de quatre colonnes ou plutôt de quatre troncs d'arbres
fourchus, semblables à ceux qui soutenaient la maison primitive. Mais on craignit sans
doute qu'ils ne fussent renversés dans quelque tourmente, car on les remplaça par
quatre pics sourcilleux, dressés aux quatre points cardinaux et reliés par une chaîne de
montagnes ininterrompue. On connaissait peu celui du Nord : la Méditerranée, la Très-
Verte, s'interposait entre l'Égypte et lui et empêchait qu'on l'approchât d'assez près pour
l'apercevoir. Celui du Sud s'appelait Apit-to, la Corne de la Terre, celui de l'Est Bakhou,
le Mont de la Naissance, et celui de l'Ouest Manou, parfois On Khit, la Région de Vie.
Bakhou n'était pas une montagne fictive : c'était le plus haut des sommets qu'on aperçût
des bords du Nil (vers l'Est) dans la direction de la mer Rouge. Manou répondait de
même à quelque colline du désert libyque dont la tête semblait fermer l'horizon. Quand
on découvrit que ni Bakhou ni Manou ne bornaient le monde, on ne renonça pas pour
cela à l'idée d'étayer le plafond céleste. On se contenta de reculer les piliers jusqu'à
d'autres cimes auxquelles on appliqua les mêmes noms. On ne disait pas qu'elles
limitaient exactement l'univers : un grand fleuve les séparait encore des extrémités;
analogue à l'Océan des Grecs, ce fleuve circulait sur une sorte de banquette courant
comme une corniche autour des parois de la boite, un peu au-dessous de la crête conti-
nue sur laquelle le ciel étoile s'appuyait 1.
du Mont aux Singes : on imagine une paire d'obélisques entre lesquels se creuse
le passage. Ces Colonnes fameuses avaient dès l'antiquité soulevé bien des
discussions que Strabon nous résume :
Les Tyriens, dit-on, avaient reçu de l'oracle l'ordre de fonder une colonie aux Colonnes
d'Hercule. Une expédition d'explorateurs fut donc envoyée qui, parvenue au détroit de
Kalpé, crut avoir découvert les bornes du inonde et les bornes de l'expédition d'Hercule,
dans les deux pointes côtières qui forment le détroit, th. àxpa -itotouvTa TOV 7cop6jj.ôv. Mais
les auspices n'étant pas favorables, on se rembarqua. Une seconde expédition franchit
le détroit et s'avança à 1500 stades au delà, Ifo TOQ 7îop6u.oO, jusqu'à l'île sacrée d'Héra-
klès qui est en face d'Onoba (embouchure du Guadiana). Mais les auspices défavorables
firent encore abandonner ce lieu. Enfin une troisième flotte fonda Gadeira (Cadix). Il y
a donc des gens pour
mettre les Colonnes au
détroit, d'autres à Ga-
dès, d'autres plus loin
encore vers la mer Ex-
térieure 1.
Nous n'examinerons pas ce que cet Himilcon d'Aviénus peut avoir de commun
avec l'Himilcon dont Pline nous parlait plus haut. A nous en tenir au seul texte
d'Aviénus, puisque nous en voulons faire usage, il est facile de démontrer que
mais aujourd'hui les seuls indigènes l'habitent : au fond d'une rade, séparée de
la haute mer et juchée sur une hauteur, se dresse la ville des Massiéni,
Ce port, qui « se creuse loin de la haute mer », ne peut être que le mouillage
de Carthagène : « C'est, disent les Instructions nautiques, le seul port, sûr et
accessible aux navires de toute classe, que l'on trouve sur la côte Sud de
l'Espagne. Il est entouré de collines élevées et sa profondeur est d'un mille
environ vers le Nord, tandis que sa largeur, de 2 encablures et demie à l'entrée,
est de 7 encablures à l'intérieur 2. » Tout ce coin du littoral espagnol était décrit
par le périple avec la plus grande exactitude. Voilà bien la rade intérieure,
séparée de la haute mer, et voici le promontoire voisin, le cap Palos, l'île Ronde,
la grande lagune, la plage sablonneuse et les trois autres îles côtières,
1. IV, 445-448.
2. Instruct. vaut.. n° 760. p. 90.
5. IV, 449-463.
L'ILE DE LA CACHETTE. 253
Les deux Colonnes sont donc les deux promontoires qui se font face à l'entrée
orientale du détroit. L'un, Kalpè, est Gibraltar : son nom est grec, ajoute Aviénus,
et signifie la cruche ou la tasse ronde. L'autre, Abila, porte un nom sémitique
qui signifie le haut mont,
namque Abilam vocant
gens Punicorum mons quod altus barbaro est
id est latino (dicti ut auctor Plautus est);
Calpeque rursum in Groecia species cavi
teretisque visu nuncupatur urcei 1.
KàX?r/] ou xi!™;, en grec, désigne bien une sorte de vase, une cruche que les
filles vont remplir à la fontaine :
TO<.p8£ViXYJ EU'JÏa VEY]VLOI xà)v7uv syoua-a,
dit l'Odyssée0-. Aviénus a donc raison de dire que le vieux nom de Gibraltar,
Kalpè, signifie la cruche.
L'étymologie d'Aviénus pour Abila me semble tout aussi bonne. Pomponius
Méla, qui est né dans ces parages, sur la côte espagnole du détroit, nous dit :
Deinde est mons praealtus ei quem ex adverso Hispania adtollit objectus :
hunc Abilam, illum Calpen vocant. « Haute montagne », disait Aviénus pour
expliquer le nom d'Abila. « Très haute montagne », répète Pomponius Méla,
pour désigner la même colonne : mons altus, mons praealtus, les termes sont
identiques et nous pouvons croire que Méla ne faisait aussi que traduire le nom
propre Abila. Car, lui aussi, il devait connaître l'exacte signification de ce mot
sémitique. Sa ville natale était une colonie phénicienne, transportée de la rive
africaine à la rive espagnole par la volonté romaine, quam transvecti ex Africa
Phoenices habitant atque unde nos sumus Tingentera3.
Un autre exemple nous prouve que la version grecque du périple d'Himilcon,
traduite par Aviénus, donnait le sens des noms étrangers et le donnait fort exac-
tement. Aviénus nous explique4 le vieux nom de Cadix, Gadir ou Gadeira :
« Gadir dans la langue
des Carthaginois signifie enclos ».
1. IV, 339-350.
2. Odyss., VII, 20.
3. Pompon. Mel., I, 5.
4. IV, 610-615; III,268-269.
L'ILE DE LA CACHETTE. 255
Gadir hic est oppidum,
nam Punicorum lingua conseptum locum
Gadir vocabat....
Poenus quippe locum Gadir vocat undique saeptum
aggere praeducto.
Cette étymologie de Gadir est parfaitement exacte : en hébreu TU, gader, ou rma,
gadera, signifie bien enclos de pierres, talus d'abri ou de fortification, agger,
et l'onomastique palestinienne nous donne des Gadour, Gadera, Gaderoth, qui
portent le même nom que la Gadir ou Gadeira espagnole. Pareillement les
Arabes ont cette racine gadara et des noms gadiroun ou gadroun.
L'onosmatique palestinienne nous donne aussi des Abila ou Abel. Mais bax,
Abel, loin de signifier mons altus, désigne au contraire des prairies, des surfaces
planes ou légèrement ondulées, des terrasses plantées d'arbres et de vignes, et
l'Écriture a, comme noms propres, l' Abel des Acacias, l' Abel des Vignes, l'Abel de
la Danse, etc. Mais une montagne de l'Écriture s'appelle Sa'!?, 'aibal (les Septante
ont rendu l'aïn initial par un y, TaïêaX; la Vulgate dit Hebal avec plus de raison,
car le V initial est doux, comme on peut le voir par la comparaison avec l'arabe).
Le mont Ebal est l'un des deux cônes montagneux qui dominent à l'Est la plaine
de Sichem et qui forment la Porte de la Terre promise. C'est entre ces deux
colonnes que l'Arche s'arrête et que les cérémonies de prise de possession sont
accomplies selon les ordres du Seigneur. L'une de ces colonnes est le mont de la
Bénédiction, l'autre le mont Maudit 1.
La racine sémitique abal, hiv, est inusitée dans le vocabulaire hébraïque, qui
peut-être l'a remplacée par apal, bsv : elle ne se retrouve que dans ce nom
propre, Ebal, hyy. En arabe, au contraire, cette racine abal est très usitée : elle a
fourni les mots 'abalou et 'ablaoun qui signifient rocher blanc2 (l'un des promon-
toires au pied du Mont aux Singes est la Pointe Blanca, le Promontorium Album
de Pline), et le mot 'aboula qui signifie fardeau, charge; elle-même signifie
proprement.enlever, emporter, charger un fardeau sur le dos de quelqu'un.
Abulè, 'AëôXri, comme disent les Grecs, serait la transcription précise de aboula.
Si l'on veut s'en tenir à l'orthographe plus exacte d'Aviénus et de Pomponius
Méla, Abila, rh2V, est régulièrement tirée de la racine abal, Say, comme Gadira,
m~J, de la racine gadar, Ttt. Mais, cela étant, Abila, qui porte les fardeaux, est
l'équivalent de notre grec Atlas : Abila comme Atlas n'est que le portant, le
pilier. Il nous avait semblé que cette conception du pilier céleste était empruntée
par le poète odysséen aux cosmographies levantines : nous voyons maintenant
que le nom lui-même est passé des Sémites aux Hellènes. Abila-Atlas forment un
doublet gréco-sémitique et rien ne prouve mieux la valeur de notre étymologie
1. Cf. Deut., XI, 26-29; cf. Smith, Dict. of the Bible, s. v. Ebal avec carte. Cf. aussi Vigouroux, Dict.
Bibl., s. v. Garizim et Hebal : le nom de Garizim, comme celui de Hebal, ne semble avoir d'étymo-
logie hébraïque que par comparaison avec l'arabe.
2. Kazimirski, Dict. Arabe, s. v.
256 LES PHÉNICIENS ET L'ODYSSÉE.
que la description même d'Abila par Aviénus : « Kalpè est une échine de roche.
Abila est un pic qui de sa tête soutient le ciel »,
coelum vertice fulcit
Maura Abila1.
L'Atlas grec ne fait pas autre chose. Abila est donc aussi la Colonne du Ciel, le
Pilier des Nuages. Abila, comme Atlas, est notre Mont aux Singes.... Ici, une
difficulté se présente.
De l'avis de tous les géographes anciens et récents, Abila est situé sur la côte
africaine. Mais en quel point exactement? Anciens et modernes discutent, et la
majorité n'est pas en faveur du Mont aux Singes. L'opinion courante est celle de
Tissot qui, dans sa minutieuse étude de la Mauritanie Tingitane2, se rallie à
l'opinion de Ptolémée, dit-il, en identifiant Abila au mont Akho de la.presqu'île
de Ceuta. Cette théorie de Tissot peut sembler plausible et même certaine,.si
nous regardons une carte du détroit de Gibraltar. Sur la carte, en effet, Ceuta et
Gibraltar, de chaque côté de la passe, se font pendant avec une complète symé-
trie. Détachées toutes deux de la côte, emmanchées d'un isthme de sable, ces
deux presqu'îles semblent les deux obélisques plantés au-devant de la grande
porte du Couchant. Voilà bien les deux Colonnes : si Kalpé est Gibraltar.; Abila
est Ceuta.... Mais il n'en est ainsi que sur nos cartes. C'est là une vue de
géographe et l'exemple de la butte Saint-Nicolas, dans la topographie de Mégare,
nous a mis en défiance contre ces vues de terrien. L'oeil du navigateur ne voit pas
les côtes de la même façon. Du pont de son bateau, le marin n'aperçoit pas les
péninsules également proéminentes, mais les hauteurs également émergentes.
Or Ceuta est basse : son mont Akho n'a guère que 200 mètres de haut, et Ceuta,
vue de la mer, disparait sur l'écran beaucoup plus élevé des montagnes côtières.
Pour un navigateur non familier, la colline de Ceuta se confond entièrement
avec les contreforts du Mont aux Singes. Gibraltar est deux fois plus haute :
son dernier pic dépasse 420 mètres. Mais c'est le Mont aux Singes sur la côte du
Maroc, qui, de tout temps, a d'abord frappé les regards des navigateurs : il a
850 ou 860 mètres de haut : il s'élève deux fois plus haut que Gibraltar, quatre
fois plus haut que Ceuta : à ses pieds et devant lui, la pauvre butte du mont
Akho disparaît entièrement. Ouvrez les Instructions nautiques : « Le Mont aux
Singes est remarquable. Il a une crête dentelée présentant des pitons inacces-
sibles, de hauteur à peu près égale et d'un aspect très particulier. Une riche
végétation couvre le pied des montagnes; mais au fur et à mesure que l'on
s'élève, la verdure disparaît et la pente devient très rapide. Dans cette chaîne le
Mont aux Singes proprement dit (859 mètres) est le sommet le plus élevé. Il
domine toute la chaîne qui s'étend sur le rivage. Cette montagne, l'ancien Abila
des Romains, formait avec le rocher de Gibraltar, connu par eux sous le nom de
1. III,110-111.
2. Mém. Acad. Inscript., 1878, p. 174.
FIG. 36. GIBRALTAR ET ALGÉSIRAS
Photogravure d'après la carte marine n° 1090.
v. BÉRARD. 17
— 1.
L'ILE DE LA CACHETTE. 259
Calpè, ce qu'ils appelaient les Colonnes d'Hercule1. » On voit que les marins
n'hésitent pas sur le site exact des Colonnes. La côte africaine ne leur présente
qu'une colonne « d'un aspect très particulier »; ils ne peuvent s'y méprendre :
Abila, c'est le Mont aux Singes.
Mais Tissot allègue l'autorité de Skylax qui, dit-il, identifie Abila et la Colonne
libyenne et qui localise cette Colonne sur la basse presqu'île de Ceuta : « Des
Colonnes d'Hercule, dit en effet Skylax, celle de Libye est basse, celle d'Europe est
élevée. » 'HpàxîiEioi £TY|).aiYi p.Èv sv T'fl Aiëûrj Ta-Eiv7|, -/) OÈ sv T-Q EuptÔTr/j UAYJXT)2.
Ce texte est formel. Pour Skylax, la Colonne libyenne est basse : c'est donc Ceuta,
et Tissot jusqu'ici a raison. Mais Skylax ne dit pas qu'Abila et la Colonne libyenne
ne soient qu'une seule et même chose. Il me semble même avoir dit tout le
contraire. Que l'on examine en effet la structure du texte et du contexte. Skylax
énumère les accidents de la côte africaine. Il nomme successivement le Grand
Cap, ville et port. Akros, la ville et le golfe, île Drinopa déserte, Colonne d'Her-
cule libyenne, promontoire Abila et ville, Axpa MsyaAY, TIOÀIÇ xal Xijr^v, "Axpo;
Y, TZOAIÇ
xal 6 XÔXTTOÇ,
spYjUOç V7j<70; ApîvaUTîa ovojxa, cHpâx),Etoç STYJXYJ YJ SV
Aiëû*£,
àxpa 'AêlXr, xal TTÔXIC, etc. On voit qu'il énumère successivement les noms
propres des différents sites sans les joindre par la particule conjonctive et, xal.
Cette particule ne lui sert à réunir que les différentes dépendances d'un même
nom propre : Barta s ville et port, Abila cap et ville, Bo.p-za.^ VY,<7OÇ xal Xt^YjV,
axpa 'AëÎÀ7j xal TTÔXI;. Or il dit : la Colonne d'Hercule en Libye, le promontoire
Abilè et sa ville. Pour Skylax, donc, il semble que la Colonne d'Hercule libyenne
n'est pas Abila. En venant de l'Est, on rencontre d'abord la Colonne libyenne qui
est basse : c'est Ceuta. Puis on longe les contreforts d'Abila qui forment promon-
toire..., et c'est ici que Tissot a fait erreur en croyant que le promontoire Abila
et Ceuta étaient, pour Skylax, une seule et même chose. Ce sont deux noms
propres distincts, puisqu'ils ne sont pas réunis dans son texte par la conjonction
et; ce sont deux choses différentes. Hérodote nous parlait plus haut d'Atlas et
des Colonnes d'Hercule : Atlas était la montagne ronde auprès des deux Colonnes.
Skylax a la même conception : Abila se dresse auprès de la Colonne libyenne, en
face de la Colonne européenne. La Colonne libyenne est Ceuta. Mais Abila est
bien notre Mont aux Singes.
Avec Hérodote et Skylax, nous sommes loin de la conception odysséenne ou
hésiodique du détroit. Leur conception nouvelle implique une marine nouvelle,
ou, pour parler le langage des Instructions nautiques, une façon nouvelle de
choisir le point d'atterrage sur la côte africaine. Cette façon, nos Instructions
actuelles la donnent encore. Quand on vient du Nord-Est, le long des côtes
espagnoles, — nous disent-elles, — on peut choisir sur la côte d'Afrique comme
point d'atterrage (c'est-à-dire comme point de mire et de direction), soit le Mont
aux Singes soit la Pointe de Ceuta. Aux marins de la côte espagnole, en effet,
1. Instruct. naut., n° 760, p. 39-40.
2. Geog. Graec. Min., I, p. 90-91. Cf. aussi Strab., XVII, 827.
260 LES PHÉNICIENS ET L'ODYSSÉE.
ces deux hauteurs quoique fort inégales apparaissent pourtant avec la même
netteté : le Mont aux Singes, vu de face, se découpe sur le ciel; la Pointe de Ceuta,
vue par le travers, se découpe sur la mer. Si l'on en juge par les plus anciens
documents que nous ayons sur le détroit, je veux dire Homère et Hésiode, les
premiers navigateurs se dirigeaient sur Atlas-Abila seulement, c'est-à-dire sur le
Mont aux Singes. Dans l'Odyssée, Atlas-Abila « sait les abîmes de toute la mer »;
c'est une très haute montagne qui domine non seulement les baies voisines, mais
encore l'entrée du détroit, et tout le détroit, et toute la mer du Levant et du
Couchant, ô; Tïàc-yjç GaXàïa-YjÇ- êsvôsa OIOEV. Regardez les vues schématiques
dans nos Instructions et vous verrez qu'Abila connaît en effet les abîmes de
toute la mer. Abila domine la mer de toutes parts. Ceuta ne domine que sa
petite rade. Gibraltar, plus élevée et plus dégagée que Ceuta, domine l'entrée
orientale du détroit et la rade d'Algésiras; mais, à mesure qu'on pénètre vers
l'Ouest, la côte espagnole masque Gibraltar peu à peu et finit par le couvrir.
Seul, le Mont aux Singes, au centre d'une presqu'île que rien ne masque, appa-
raît de tous les points des mers voisines, mer Intérieure ou mer Océane, TOKT/I;
GaXàso-Yi; ësvOsa. Le périple traduit par Aviénus, toujours exact et précis, nous
donne d'Abila une description, que nos Instructions nautiques pourraient trans-
porter à leur Mont aux Singes, en gardant jusqu'au moindre mot :
Scopuli stant ardui utrimque :
unus enim Enropam, Libyam procul aspicit alter.
Sic discreta freto procera cacumina celsis
emicuere jugis; sic intrant saxa profundum;
sic subeunl nubes; sic coelum vertice fulcit
Maura Abila, et dorso consurgit Hiberica Calpe1.
« terres sont d'une reconnaissance facile par les formes qu'elles affectent.
Ces
Le morne de Gibraltar présente à son sommet une arête assez étendue, s'incli-
nant légèrement du Nord, au Sud : la partie Nord qui est la plus élevée est de
forme arrondie », disent les Instructions nautiques : « Kalpè dresse son échine,
dorso consurgit Calpe », dit Aviénus. — « Le Mont aux Singes (toujours couvert
de brumes) présente deux sommets coniques très rapprochés », reprennent les
Instructions: « Abila soutient le ciel de sa tête, coelum vertice fulcit Maura
Abila », ajoute Aviénus, ce qui, nous l'avons vu, traduit exactement l'épithète
de l'Atlas grec, Colonne du Ciel, Klwv wûi Oùpavoû. Ce n'est pas assurément de
Ceuta et de son mont Akho que l'on peut dire que, sur leurs pauvres buttes, ils
supportent le ciel. Les renseignements fournis par Pomponius Méla concordent,
ici encore, avec ceux d'Aviénus : « Abila et Kalpè, dit-il, sont deux promontoires
avancés dans la mer. Mais Kalpè pointe plus avant dans les flots où elle pénètre
presque tout entière, Abila et Calpes uterque quidem sed, Calpes magis et paene
totus in mare prominens2. » C'est bien la différence entre Gibraltar, véritable
1. m, 106-111.
2. Pomp. Mela, II, 6.
FIG. 37.- L' ÉCHINE DE GIBRALTAR
D'après une photographie communiquée par M. le Consul de France.
L'ILE DE LA CACHETTE. 263
île de roches à peine soudée au continent par un isthme bas, et le Mont aux
Singes qui pointe dans la mer son Promontoire Blanc, mais qui tient par toute
sa masse à la terre ferme. Si Abila était, comme le veut Tissot, notre presqu'île
de Ceuta, le texte de P. Méla serait incompréhensible : Ceuta est une île rocheuse,
toute pareille à Gibraltar, et qui pointe dans la mer autant que Gibraltar....
Mais l'Odyssée est plus exacte encore. Elle semble copier les Instructions. Celles-ci
en nous décrivant le Mont aux Singes parlent des deux sommets coniques, que
ni Pomponius Méla ni Aviénus ne mentionnent, et l'Odyssée n'ignore pas
qu'Atlas a plusieurs colonnes, un faisceau de colonnes pour séparer le ciel de la
terre. Mais, en réalité, ces deux sommets très rapprochés ne font qu'une seule
et même montagne, et, pour le poète odysséen, le seul Atlas possède les deux
Colonnes, È'ysi Se TE xiovaç auToç.
Euctémon d'Athènes ne place pas les Colonnes sur les rochers ou sur les cimes de
l'une et l'autre rive. Mais, entre les rivages européens et africains, il mentionne deux
îles qu'il appelle les Colonnes d'Hercule et que trente stades séparent l'une de l'autre.
Elles sont couvertes de forêts et toujours inhospitalières aux navigateurs,
Sur la côte espagnole, juste en face de notre ilot de Perejil, « on voit à quelques
encablures de la terre un îlot aride de peu d'étendue et d'une moyenne élévation,
qui porte le nom d'Ile de Palomas ou des Pigeons », disent les Instructions. Il
semblerait que nous ayons ici les deux îles de Strabon : sur nos cartes, Perejil
et Palomas (les Pigeons) se font pendant de chaque côté du détroit, toutes deux
voisines des promontoires riverains. Mais, si le texte résumé et resserré de
Strabon semble trouver ainsi son application, le texte plus explicite d'Aviénus ou
d'Euctémon ne concorde nullement avec cette hypothèse. L'île des Pigeons est
en effet inhospitalière aux navigateurs : Euctémon va nous dire les difficultés
qu'elle présente au débarquement. Mais nous verrons que Perejil au contraire
est un excellent mouillage. En outre, de Perejil aux Pigeons, la distance est de
seize kilomètres pour le moins : ce ne sont pas les trente stades entre les îles,
que nous donne Euctémon. Il est vrai que le manuscrit d'Aviénus porte tritiginta
et que l'on pourrait corriger en tris triginta : mauvaise correction d'ailleurs;
le vers n'y serait plus et c'est évidemment triginta qu'il faut lire; pourtant, tris
triginta, quatre-vingt-dix stades, nous donneraientà peu près nos seize kilomètres.
Mais le contexte d'Euctémon impose de toute nécessité une autre explication.
Dans ces îles, continue Euctémon, il y avait jadis un temple et des autels d'Hercule.
Les bateaux étrangers y venaient sacrifier et l'on se retirait ensuite rapidement. Le.
séjour prolongé était sacrilège. Tout autour, sur une grande étendue, la mer sans pro-
fondeur semble cuire. Les gros vaisseaux, faute de fonds et à cause des vases, ne peuvent
s'y rendre. Si l'on veut aller au temple, il faut aborder à l'île de la Lune, décharger le
navire et s'en aller avec la cale ainsi allégée 1.
Il est, peu de localités peut-être, disent les Instructions, qui présentent plus que le
détroit de Gibraltar les phénomènes connus sous le nom de raz de marée. Ils se pro-
duisent généralement près de toutes les pointes un peu saillantes, où la côte change
brusquement de direction, et près des bancs qui existent dans ces parages. Ces raz de
marée se forment instantanément sans aucun indice précurseur. La mer se met à bouil-
lonner comme de l'eau, qui, dans un vase exposé au feu, serait chauffée jusqu'à l'évapo-
ration (madère, cuire, disent Euctémon et Aviénus, qui ajoutent : quidquid interfiinditur
undoe aestuantis, l'intervalle est rempli d'eau bouillante). Ces raz de marée deviennent
alors redoutables.... Les points de la côte d'Espagne où on les remarque sont le cap
Trafalgar, le plateau des Cabezos, la pointe Frayle et la roche Perla, enfin la pointe
d'Europe 2. [La pointe Frayle et la roche Perla dominent ou entourent notre île des
Pigeons : entre cette île et la côte, il existe un grand nombre de roches qui couvrent
et découvrent,laissant un canal praticable seulement pour les embarcations].... Le canal
de la Perle, offrirait quelques avantages à la navigation ; mais à cause des remous de
courants, il ne saurait être recommandé qu'aux petits navires 3.
Cette concordance de tous les mots entre les Instructions et le texte d'Aviénus
montre bien que notre île des Pigeons est son île d'Hercule. Sur la même côte
espagnole, dans la baie d'Algésiras, à cinq kilomètres et demi environ au nord
de l'île des Pigeons,
— soit exactement trente stades, — se dresse une autre
île
qui, depuis les Arabes, s'appelle l'Ile Verte : horrere undique silvis, des forêts
la couvrent, dit Euctémon. Voilà donc la seconde île, celle que les Anciens
nomment Ile de la Lune ou Ile d'Hèra, ce qui sans doute est la même chose : car
c'était une île de Baalat ou d'Astarté, et la Déesse Phénicienne, pour les Grecs et
les Romains, est tantôt Aphrodite ou Vénus, tantôt Artémis, Diane ou la Lune,
tantôt Hèra ou Juno Coelestis. Entre cette île d'Hèra et la côte, les navires trouvent
un bon mouillage que nous étudierons tout à l'heure. Cet abri sous le vent de
l'île a valu à toute la rade et au port voisin le nom qu'ils portent depuis les
Arabes, la Rade de l'Ile, le Port de l'Ile, Al-Djezire, Algésiras. Mais l'île elle-
même n'est pas très hospitalière aux marins : « On ne doit pas s'approcher de
l'île Verte pour éviter la basse de ce nom, roche isolée au nord de l'île. Les
roches de la Galera couvrent et découvrent à chaque marée. » Mot pour mot
encore, tout cela concorde avec les renseignements d'Euctémon. Il semble donc
que, pour lui, les Colonnes soient non pas des pics de chaque côté du détroit,
non esse saxa aut vertices adsurgere parte ex utraque, mais des îles dans le
détroit même, plus proches, sans doute, de la côte espagnole que de la côte afri-
caine, à distance presque égale cependant de Gibraltar et du Mont aux Singes,
— « dans les deux petites îles voisines de l'un et de l'autre,
-rc^o-tov ÉxaTÉpou
v7|<rtoaç », comme dit Strabon, « dans l'île d'Héraklès et dans l'île d'Hèra »,
comme dit Euctémon ou Aviénus : Strabon ajoute que des deux îlots, qui sont
les Colonnes, l'une est l'île d'Hèra, Suo vYjO-îota. ùv QàTEpov "Hpaç vôerov ovoj^à-
Ço'jtnv xal 07) TWEÇ xal TaÔTa^ STYjXaç xaXo'jaav.
C'est là une conception purement grecque des Colonnes, car elle ne put
sortir que d'une vue grecque de ces côtes. Sans grand effort, nous pouvons
reconstituer cette vue grecque et l'opposer à la vue sémitique qui nous est déjà
familière, mais qu'il faut reprendre encore.
Venus du Sud-Est et cabotant le long de la côte africaine, les Sémites
n'apercevaient qu'une colonne dans le détroit, la Colonne, le Pilier. Car, sur
la côte africaine, Ceuta n'est à leurs yeux qu'un cap effilé, mais sans hauteur,
qui ne se distingue en rien des autres caps africains (leurs navires viennent
de doubler, à l'Ouest des bouches de la Molouia, un promontoire et une petite
péninsule de roches, toute pareille à Ceuta : la Grosse Tête, comme ils disent,
THN ©n, Rous Addir, que les Grecs ont traduit en Msyâ/^ "Axpa, le Grand
Cap). Sur la côte d'Europe, Gibraltar ne leur apparaît pas non plus très haute :
ce n'est qu'un promontoire aussi, très peu distinct au-dessus de l'horizon et
collé sur l'écran des hautes terres; la distance diminue encore sa hauteur
absolue qui n'est pas grande : « A une certaine distance, disent nos Instruc-
tions, cette montagne se confond quelquefois avec les terres hautes qui entou-
rent la baie d'Algésiras ». Pour les caboteurs africains, le seul Mont aux Singes,
haut de huit cents mètres, pointe donc jusqu'au ciel sa tête chargée de brumes :
lui seul est la Colonne, Abila-Atlas. En face, la côte européenne n'aura pas un
autre pilier, mais une coupe, Kalpè, xàXrr/i, la tasse, la cruche, le vase rond
et creux, comme dit Aviénus, species cavi teretisque visu urcei.
Kalpè est un mot grec. Mais ce nom est-il un original grec ou la traduction
d'un original étranger? Atlas aussi est un mot grec : seulement c'est la traduction
grecque d'un original sémitique. Comme Allas, Kalpè doit être une traduction.
Inventé par les marins Grecs, pour décrire leur vue de Gibraltar, ce nom
serait paradoxal. Les Hellènes sont arrivés ici par le Nord-Est, le long des côtés
L'ILE DE LA CACHETTE. 267
TYJV
cpiàX^v xopâuaa-Gai TOV 'HpaxXéa xal ôiaTrXsùo-at sic 'EpûGstav. Racontée déjà par
les plus vieux poètes d'épos ioniens ou insulaires, Pisandros de Kameiros,
Panyasis d'Halikarnasse, Phérécyde de Syros, cette traversée du détroit nous est
peinte sur les vases archaïques (voir en particulier la grande amphore portée sur
les vagues, au milieu des poissons et des langoustes, où Héraklès, debout, coiffé
de la peau de lion, tient l'arc et la massue, dans Roscher, Lexic. Myth., p. 2204).
La légende n'est ici encore qu'une traduction anthropomorphique de la vue qui
s'offrit aux navigateurs grecs. Un temple d'Héraklès flottait dans cette coupe
espagnole; une île d'Héraklès occupait un coin de la tasse. Et l'autre légende
herculéenne, la légende des Colonnes prit naissance au même lieu, à la même
date, par le même procédé.
268 LES PHÉNICIENS ET L'ODYSSÉE.
Suivant Hérodote, c'étaient des Phocéens qui les premiers parmi les Hellènes
avaient exploité commercialement l'Étrurie, l'ibérie et Tartessos et qui étaient
devenus les alliés du roi d'Espagne Arganthonios1. Ces Phocéens étaient donc
arrivés au Détroit par la côte Nord-Est, après avoir longé l'Italie et l'ibérie. La
phocéenne Marseille avait été une de leurs étapes. Sur la côte espagnole, près de
Malaga, Mainakè passait pour la dernière de leurs colonies vers le couchant,
ô<7TaT7|V TWV «Pwxaixtôv -6ÀE(OV Ttpôç oûo-si xstp.sv7|V 2. D'avance, grâce aux poèmes
homériques qu'ils savaient par, coeur depuis l'école, ces Ioniens connaissaient
« les Hautes Colonnes », et voici qu'à l'entrée du détroit, une paire de hautes
colonnes leur apparut, comme elle apparaît encore à nos marins qui suivent
la même côte espagnole. Au premier plan, bien détaché du continent par son
isthme de sables, surgissant de la mer et pointant vers le ciel ses 400 mètres de
roches, le morne de Gibraltar leur offrait une première colonne raide et puis-
sante. Et là-bas, tout au fond, sur le chaos des montagnes africaines, le Mont
aux Singes dressait une autre colonne aussi puissante, aussi raide et encore plus
pointue. « Les Hautes Colonnes » de l'Odyssée devinrent pour les Phocéens les
deux montants de la porte Gadiride, l'une sur la rive européenne, l'autre sur la
rive d'Afrique. D'Atlas, qui seul les possédait au temps d'Homère, les Hautes
Colonnes passèrent à Héraklès, parce que Héraklès-Melkart régnait sur cette côte
européenne : les navigateurs européens ne longeaient plus les pieds d'Atlas, mais
les îles et le temple d'Héraklès.
Mais, à mesure que le détroit plus fréquenté vit reculer vers l'Extrême Cou-
chant le terme des navigations classiques, à mesure aussi que le temple de
Melkart à Gadès jouit d'une plus grande renommée et éclipsa le pauvre sanctuaire
des Pigeons, il y eut beau prétexte à discuter la situation exacte des fameuses
Colonnes.
Dans le détroit, Abila et Kalpè, le Mont aux Singes et Gibraltar étaient bien des
colonnes, mais ce n'étaient plus les Colonnes d'Héraklès, puisqu'elles ne mar-
quaient ni le bout du monde ni le terme des expéditions herculéennes : Héraklès
était allé jusqu'à Gadès voler les boeufs de Géryon et, au delà même de Gadès,
l'île d'Onoba était une île hérakléenne. Les vraies Colonnes d'Hercule étaient donc-
à Gadès ou à Onoba. Pour les retrouver dans les Iles du détroit, dans l'île
d'Hèra et dans l'île de la Lune, il fallait une connaissance personnelle, une vue
de ces parages. Seuls les familiers du détroit pouvaient connaître ces deux îlots.
La roche des Pigeons surtout était ignorée. L'île d'Hèra, notre île Verte, a joui
parmi les marins d'une constante célébrité, à cause de sa situation au milieu du
golfe, à cause des facilités de mouillage, aussi, et des abris qu'elle offre entre
elle et la côte : Algésiras, l'Ile, ont dit les Arabes pour désigner toute la rade.
L'îlot des Pigeons, par contre, est sans utilité, et il ne se distingue en rien des
mille autres roches plus grandes ou plus petites que l'on peut signaler sur
1. Hérod., I, 152.
2. Strab.. III, 156.
FIG. 38. — GIBRALTAR VU DU NORD-EST
D'après une photographie communiquée par M. le Consul de Franco.
L'ILE DE LA CACHETTE. 271
toute cette côte espagnole (cf. la Perle ou Cabri la, un peu plus au Nord). Les
caboteurs de la côte espagnole ne lui feront jamais aucune renommée. Aux seuls
caboteurs de la côte africaine, elle pourrait fournir un amer, une borne indiquant
le point le plus resserré du passage : abandonnant la côte africaine, non loin de
l'île de Perejil, à la pointe Leona, les Sémites, quand ils voulaient franchir le
détroit, devaient gouverner sur l'île des Pigeons pour gagner la côte européenne
et la rade de Karteia Hérakleia. Les Sémites connaissent donc et dénomment
cette île où ils viennent retrouver l'abri des côtes après la traversée du « grand
abîme ». Mais les Hellènes vont franchir l'abîme entre Tarifa et Tanger : l'îlot
des Pigeons n'est plus rien pour eux : « Artémidore, dit Strabon, connaît l'île
d'Hèra (notre île Verte), mais il nie l'existence de l'île d'Hercule (notre île des
Pigeons)1.»
L'onomastique même des Colonnes nous montre comment les Hellènes
ont usé des côtes européennes et des côtes africaines. Sur la côte espagnole
qu'ils suivent, les Hellènes ont traduit la Cruche, Kalpè. Sur la côte africaine,
ils n'ont fait que transcrire Abila et ils ont oublié que l'Atlas odysséen en était
un doublet.
Aussi Perejil devait-elle leur être entièrement inconnue. En suivant leur route
habituelle sur l'autre rive du détroit, au long de la terre espagnole, ils ne pou-
vaient même pas l'apercevoir. Que l'on jette les yeux sur la vue de côtes donnée
par nos Instructions nautiques ou sur nos figures 59 et 40, et l'on vérifiera tout
aussitôt combien ces Instructions ont raison de nous dire : « cette île de Perejil
se distingue avec peine au milieu des hautes terres dont elle est entourée ».
Mais si les marins d'Europe l'ignorent, toutes les marines, qui ont exploité ou
possédé la côte d'Afrique, la connaissent. Les Espagnols, maîtres de Ceuta, lui
ont imposé leur nom de Perejil. Avant eux les Arabes, maîtres de Tanger,
l'appelaient Taoura 2. Au début de l'histoire méditerranéenne, les Phéniciens de
Cartilage ou de Tyr, caboteurs de la côte africaine, durent aussi lui donner un
nom. Ils avaient même beaucoup plus de raisons de la connaître que les Arabes
ou les Espagnols. Pour leurs petits bateaux, cette île. avait une utilité qu'elle
n'offre plus aux grands vaisseaux modernes. A l'intérieur du Détroit, elle était
pour eux le seul mouillage absolument sûr, le seul refuge à couvert de tous les
vents. Examinons, en effet, avec l'aide des Instructions nautiques, les conditions
d'établissement à l'intérieur de ce détroit.
Les vents d'Est et d'Ouest sont ici les vents régnants : « Dans le détroit de
Gibraltar, on peut généralement classer les vents en deux séries, ceux de l'Ouest
et ceux de l'Est. Les vents soufflant des autres directions s'infléchissent aux
extrémités du passage pour suivre le gisement des côtes, ainsi que cela arrive
presque toujours dans les canaux étroits et limités par de hautes terres. On peut
donc dire que les vents généraux dans le détroit sont ceux de l'Est, variant du
en face de l'île; mais il faudrait se défier d'une attaque soudaine 1. » Cette échelle
bien couverte, pourvue d'une aiguade et d'une petite île, à la bouche ou en
travers d'un détroit, est le type même des établissements primitifs tels que nous
venons de les décrire. Et l'île de Perejil est une île de la Caverne : « A la base du
Mont aux Singes, Perejil est un rocher de 74 mètres couvert de broussailles.
Accore du côté de l'Ouest, elle a vers l'Est les deux anses du Roi et de la Reine,
avec une grotte appelée la Grotte des Palomas ou des Pigeons, où deux cents
personnes pourraient se réfugier 2. » Voilà, je crois, l'île lointaine, l'île de la
Nymphe aux Cavernes profondes, la fille d'Allas-Abila, puisqu'elle est voisine du
Mont aux Singes. A nous en tenir aux renseignements des Instructions nau-
tiques, on peut retrouver en ce site toutes les particularités de la description
odysséenne.
C'est une île assez haute, avec un sommet, un nombril de 74 mètres,
vrJOEt) ÊV au.c5ipiJTYj, oGi' T' ouoaXéç ECTTI Ga-XâffuYic,
avec des roches et des falaises accores, où venait s'asseoir Ulysse pour pleurer
devant la mer inféconde,
C'est bien la fille d'Atlas, Atlantis, contra montem Atlantern, blottie tout contre
la montagne. Allas la domine de ses Hautes Colonnes et l'entoure de ses contre-
forts, au point que l'île semble ne faire plus qu'une avec le mont. Elle est fille
de la Montagne Pernicieuse, "ATXavToç oXoôoepovoç, d'où tombent les rafales.
Autour d'elle tourbillonnent les courants : « Lorsqu'on navigue dans le détroit
avec des vents d'Est, il faut se défier des rafales souvent très violentes, quand on
1. Instruct. naut., n° 801, p. 33-34.
2. Instruct. naut., id., ibid.
V. BÉRARD. I. 18
—
274 LES PHÉNICIENS ET L'ODYSSÉE.
est à l'Ouest du morne de Gibraltar, dans les environs du Mont aux Singes,
presque à la pointe Giris— Avec les vents d'Ouest, les rafales sont à craindre,
quand on est à l'Est du morne de Gibraltar, aux abords du Mont aux Singes,
dans la baie de Benzus et dans celle de Ceula.... Les raz de marée des pointes
Ciris. Leona, etc., jusqu'à Ceuta, ont peu d'étendue. Ils sont quelquefois assez
violents.... Près des pointes Ciris et Leona, on a des courants de 3 à 4 milles 1. »
C'est bien l'île cerclée de courants, àppipÛTYj, de l'Odyssée.
J'aurais voulu contrôler de mes yeux, comme je l'ai fait pour les autres sites
de YOdysseia, l'exactitude de ces Instructions nautiques. Des circonstances
indépendantes de ma volonté ne m'ont pas permis de poursuivre jusqu'à Perejil
mon voyage odysséen. Mais tout avait été combiné pour cette expédition.
M. A. de Gerlache, le commandant du yacht Selika, qui rentrait des mers Levan-
tines après une fructueuse expédition scientifique, avait bien voulu m'offrir
passage à son bord, où mon ami M. J. Bonnier, directeur du laboratoire
biologique de Wimereux, était embarqué. Nous devions partir de Naples le
18 juin 1901. Ne pouvant me trouver au rendez-vous, j'ai prié M. J. Bonnier de
se charger de la besogne. C'est à lui et à M. Pérez, son compagnon de voyage,
que je dois les photographies ci-jointes, et M. Bonnier a bien voulu m'écrire sur
les lieux mêmes la description que voici :
Nous venons de passer quatre heures à Perejil. Nous étions arrivés ce matin en vue
de Gibraltar. La brume remplissait le détroit et elle était assez épaisse pour qu'il nous
lut impossible de distinguer la côte d'Afrique; vers dix heures, il a même plu. Il nous
a donc été impossible d'apercevoir et de photographier le Mont aux Singes. Nous nous
sommes bornés à prendre un assez grand nombre de photographies de la Colonne euro-
péenne, vue du large et du détroit : à défaut de bonnes épreuves, vous aurez du moins
d'exactes silhouettes. Après un léger crochet dans la baie d'Algésiras, nous avons tra-
versé le détroit du Nord au Sud ; nous avons atteint la côte africaine et nous nous sommes
mis à la recherche de Perejil. C'est une vraie recherche en effet. L'île est difficile à
trouver, même quand le temps est tout à fait clair. Elle ne peut être distinguée du reste
de la côte africaine, dont elle semble l'une des nombreuses indentations. Dans la
brume, un oeil non prévenu ne saurait l'apercevoir. Il faut l'aide de la carte pour la
découvrir sous la Pointe Leona. Cette pointe elle-même, assez avancée, se découvre
assez rapidement.
Nous apercevons enfui la masse ronde, le nombril, de Perejil. Elle est, nous dit-on,
juste à la base de la plus haute cime du Mont aux Singes. Nous voulons bien le croire.
Mais la brume, qui couvre tout, coupe les montagnes à quelques mètres au-dessus de nos
mâts. L'île ne semble qu'un contrefort des monts côtiers, mal séparée du rivage
profondes, on trouve de la brèche osseuse avec des fragments de silex et des ossements
identiques à ceux des grottes préhistoriques.
L'ascension est assez pénible. Entre les blocs de calcaire de toute taille, pousse une
végétation très drue, sinon
très haute, d'oliviers rabou-
gris, de houx, de pins et
d'autres arbres ou arbustes
parmi lesquels il faut noter
surtout une espèce de frêne.
Les blocs de rocher sont re-
couverts par cette frondaison,
qui forme un taillis parfois
infranchissable. Entre les ar-
bustes, surgit encore une vé-
gétation très dense de plantes
herbacées, smilax, acanthe,
narcissus, statice, sedum
.
gladiolus, tamaris. Par en-
droits, ce sont de gros bou-
quets violets, des plaques de
statice en fleurs : j'ai cueilli
FIG. 41.
— Nous
débarquons.... à votre intention quelques
branches de ces jolis bouquets
violets qui se pressent sous nos pas et qui font en certains endroits de véritables tapis.
Mme la plante dominante est le crithmum maritimum, notre passe-pierre ou criste
marine, que dans cer-
taines parties de la
France on nomme aussi
fenouil de mer et qui
s'emploie pour assai-
sonner les salades : on
le confit aussi dans du
vinaigre pour en faire,
un condiment. L'île en
est couverte. C'est bien
l'Ile du Persil de Mer.
Les oiseaux de mer,
goélands, mouettes et
cormorans, abondent.
Leurs troupes très nom-
breuses font un va-
carme assourdissant,
quand on viole leur do-
FIG. 42.
— La cote Sud.
micile. Une assez forte
couche de guano couvre
les roches. Dans les anfracluosités de la muraille à pic, nichent des pigeons bisets et
quelques merles.
Nous avons gravi la pente. Nous arrivons sur la table du haut. C'est une assez grande
étendue plate, un champ de pierres, assez uni, couvert de végétation, de verdure et de
FIG. 43. — LA CÔTE EST DE PEREJIL
L'ILE DE LA CACHETTE. 279
fleurs violettes. Un vieux drapeau marocain, couché par le vent, gisait là. Les blocs de
calcaire amoncelés cachent des ruines, dont les murs sont faits de pierres non cimentées
et grossièrement taillées : les Instructions nautiques anglaises veulent y voir des ruines
de citernes portugaises. Nous rencontrons, dans un tas de débris, des tuiles de Marseille
qui témoignent que récemment on a voulu installer ici un abri. Nous-avons exploré le
sommet et les pentes de l'île. Nous avons découvert quelques trous, grottes ou anfrac-
tuosités, de taille médiocre. Aucune ne peut être cette grotte des Palombes que signalent
les Instructions. Aucune ne peut renfermer les 200 hommes dont elles nous parlent.
Nous sommes assez déconfits de ce résultat. Nous ne pouvons descendre
vers la façade
méridionale de l'île qui regarde la côte marocaine. L'île n'offre à cette côte qu'une
muraille droite. Nous ne pouvons des-
cendre non plus vers la façade orientale
qui regarde Gibraltar, à cause de la
pente trop brusque. Nous revenons à
notre embarcation sur la côte nord-
occidentale et nous prenons le parti de
faire tout le périple de l'île en canot,
malgré la houle, en nous tenant aussi
près que possible du rivage. La côte
Sud, à pic, ne présente que des flancs
dénudés. Mais la côte Est est plus ac-
cidentée. Une grande dépression sépare
les deux blocs de l'île et cette dépres-
sion elle-même est découpée par deux
petites criques étroites, des sortes de
fjords à pic où l'on ne peut entrer que
par mer : ce sont les anses du Roi et
de la Reine, disent les Instructions.
Dans le fond de l'anse septentrionale,
nous avions aperçu du sommet de l'île
une excavation assez large. Mais d'en
haut il n'était pas possible d'en at-
teindre la bouche qui s'ouvrait au ras
de la vague, tout au bas de la mu-
raille abrupte; il nous avait été même FIG. 44.
— L'Anse du Roi.
impossible de voir l'ouverture réelle et
d'en deviner la profondeur, parce que nous n'avions pu nous aventurer au flanc de cette
paroi presque à pic.
Notre canot pénètre dans l'anse. Il faut prendre quelques précautions. La mer est
calme, mais la passe est semée de roches. C'est un fjord pittoresque aux parois abruptes,
aux eaux très claires et d'une merveilleuse transparence. Le fond, par quelques brasses,
apparaît jonché de blocs multicolores, en éboulis, et tapissé d'algues calcaires, rouges
et violettes. Au niveau de l'eau, tout le pourtour du fjord est revêtu de polypes d'un
rouge écarlate très vif (cariophyllea) et la houle a poussé dans cet abri une multitude de
petites méduses violettes. Le beau décor et la jolie ornementation pour la demeure d'une
déesse marine !
Au fond de la crique, voici la grotte. C'est d'abord une fente plus haute que large.
Je crains que la photographie ne vous rende que petitement cette grande bouche. Les
dimensions sont en réalité très grandes. Si l'ouverture vous paraît étroite, c'est qu'elle
280 LES PHÉNICIENS ET L'ODYSSÉE.
a une vingtaine de mètres en hauteur et seulement sept ou huit mètres de large. Telle
quelle, c'est une grande caverne et dont on ne peut apprécier dès l'abord l'étendue, parce
qu'elle se compose de deux salles qui ne sont pas sur le même axe. Elle ne paraît, donc
au début que peu profonde, puis, au bout de 10 mètres environ, elle fait brusquement
un coude et l'on pénètre dans une autre salle qui a 40 ou 50 mètres de long, et qui
vraiment est une retraite spacieuse.
Le canot est arrivé à travers la brume et les roches jusqu'à la bouche de la caverne.
Nous mettons pied à terre, sur les roches émergées, opération qui serait tout à fait
impossible par grosse mer. Après avoir sauté de roches en roches émergées, nous entrons
dans la première salle. Le seuil est formé de gros rochers où la mer brise toujours,
même par temps calme. La pente de
blocs éboulés sort rapidement de l'eau.
Ces blocs de calcaire couvrent le sol de
la première salle, en pente assez raide.
L'axe de la seconde chambre est presque
perpendiculaire à l'axe de la première.
La rampe du sol continue de monter
vers le plafond qu'elle atteint au fond de
la salle. Cette pente, assez raide elle
aussi, est couverte dans cette seconde
salle d'un amas de poussière rou-
geâtre, qui provient de l'altération des
parois schisteuses : dans cette pous-
sière, abondent les ossements de petits
mammifères et d'oiseaux. Le fond de la
salle est très obscur : il a fallu des bou-
gies pour y pénétrer. Dans les deux
salles, le plafond est à peu près hori-
zontal. Il est formé d'un conglomérat
de gros galets. Ce conglomérat devait,
à l'origine, remplir toute la caverne. Il
s'est lentement décomposé sous l'action
des eaux souterraines. Les traces de
FIG. 45. — L'entrée du fjord. cette action sont encore nettement visi-
bles, tant sur les parois de la grotte
que dans les stalactites, peu nombreuses il est vrai.
A cette grotte principale, sur la gauche, s'adjoint une partie creuse formant grotte
secondaire. Il est possible qu'autrefois ce réduit fût une autre chambre de la caverne.
Celle-ci devait être, en effet, beaucoup plus longue. Elle devait, semble-t-il, occuper tout
le couloir marin, que le fond de la crique remplit aujourd'hui de ses eaux. Ce couloir,
à ciel découvert maintenant, portait un plafond qui s'est effondré : les blocs gisent
dans l'eau peu profonde; sur le pourtour des parois, une corniche saillante subsiste,
indiquant encore la hauteur du plafond. La caverne devait donc s'avancer jusqu'à la
mer profonde, ou peu s'en faut, et présenter aux marins un refuge plus visible.
Actuellement, des épaves de filet, des flotteurs de liège et de bois jonchent encore le
seuil de l'entrée; les pêcheurs doivent connaître et fréquenter cet abri, que l'on ne
peut atteindre que par mer, car, du côté de la terre, il est littéralement inaccessible :
c'est pour les marins une cachette presque introuvable et un inexpugnable réduit.
Il n'y a pas trace dans l'île d'aiguade ou de torrent. Mais il est possible de se procurer
L'ILE DE LA CACHETTE. 281
facilement de l'eau sur la côte voisine : de nombreux torrents tombent du Mont aux
Singes; la verdure de ces torrents apparaît dans les maigres cultures et dans les pacages
où l'on aperçoit quelques troupeaux de chèvres et de vaches....
Voilà tout ce que fut cette expédition, qui présente quelques fatigues, mais aucun
danger, quoique les Instructions nautiques recommandent la prudence et parlent des
incursions soudaines dos pirates Rifains. La grotte offrirait certainement aux marins un
bon lieu d'embuscade, une excellente cachette, et l'île tout entière est véritablement
une cachette dans le détroit : il faut la connaître pour la découvrir : à quelques milles,
nous ne la distinguions déjà plus parmi les contreforts du Mont aux Singes.
Voilà donc bien l'Ile de la Cachette, l' Ile de Kalypso (xaAÙTrrw, je cache, je
couvre). File boisée, VYJTO; oîvopr^is-a. File toute pleine de persil et de fleurs vio-
282 LES PHÉNICIENS ET L'ODYSSÉE.
lettes, se dressant sur les flots comme un nombril sur un bouclier, et portant
deux tables, deux étendues planes, couvertes de bois et d'herbes. Que les pre-
miers navigateurs du détroit aient connu et fréquenté ce refuge ; que, Tyriens
ou Carthaginois, ces caboteurs de la côte africaine aient adopté cette merveil-
leuse station de pêche, de commerce et de piraterie, nous pourrions a priori
l'affirmer. Avec la rade couverte de tous vents, qu'elle laisse entre elle et la
côte ; avec cette caverne accessible aux seuls gens de mer et inaccessible aux
indigènes, facile à découvrir quand on vient de l'Est, impossible à voir de tous
les autres côtés; avec cette cachette souterraine aux longs replis mystérieux;
avec sa haute guette dominant la mer du Levant et du Couchant à l'entrée du
détroit, Perejil est la meilleure embuscade et le meilleur entrepôt, la véritable
échelle des barques primitives. La topologie seule nous permettrait d'imaginer
comment en ce point les premiers explorateurs de la Porte Gadiride curent une
de leurs étapes d'abord, puis un de leurs points d'appui pour la découverte et
pour l'exploitation de la mer Occidentale : la seule topologie nous dit que Perejil
fut l'Ile, l' Algesiras, des premières marines. Mais, en outre des données topo-
logiques, nous avons un texte ancien.
Les textes classiques ne mentionnent plus cette station africaine. Grecs et
Romains, caboteurs de la côte espagnole, ignorent cette cachette. Mais Strabon
nous a conservé le souvenir, qu'une tradition locale sans doute perpétuait,
du premier établissement tyrien en ces parages. Il faut seulement bien prendre
garde à ce texte du Géographe, que les copistes semblent avoir gâté : « Les pre-
miers Tyriens, envoyés pour explorer le détroit, TOÙÇ Se Tïe^cpSsvTaç xaTaay.07r?j;
yàptv, s'arrêtèrent à la passe que domine Kalpè, ÈTCIOYI xwrà TOV TtopQpiov èylvovTo
TÔV y.atk r)\y KOITZ^V, en considérant comme les bornes du monde les deux pro-
montoires qui forment le détroit, ta axpa 7ïoioûvTa TOV raspGjjiôv (donc Abyla-
Atlas et Kalpè-Gibraltar) et ils s'établirent en un certain point dans l'intérieur
des passes, xorcao-^eïv eïç TI ^wpîov ÈVTO; TWV G-TSVWV, sur le territoire actuel des
Axitans, sv & VÛVSO-TIV TJ TWV 'A^Tavûv TTOXIÇ 1. » Les manuscrits donnentAxitans,
'AEITOLVWV. C'est une faute évidente. Sur cette côte ou dans ces parages, il n'existe
C'est dans l'anse de Benzus que devait être située l'Exilissa de Ptolémée, dit Tissot 1.
Les distances qu'indique Ptolémée entre cette position et celles qui précèdent ou qui
suivent, se] retrouvent exactement. La latitude indiquée pour Exilissa prouve, d'autre part,
qu'elle était considérée par Ptolémée comme le point le plus septentrional de la côte;
or les deux pointes Blanca et Leona sont précisément, de toutes les saillies du littoral,
celles qui s'avancent le plus vers le Nord.... On trouve encore dans celle rade de
Beliounesh les ruines d'une ville arabe qui a dû être florissante. Ces débris n'ont fait
que se superposer aux débris antiques dont El-Bekri signalait encore l'existence au
XIe siècle.... L'anse de Beliounesh offre d'ailleurs toutes les conditions indispensables à
l'existence d'un centre de population ; l'eau, assez rare sur toute celte côte, y jaillit en
abondance des contreforts rocheux du Djebel Mouça (le Mont aux Singes); le plateau,
qui s'étend entre ces contreforts et le rivage, présente de riches cultures; abritée à
l'Est et à l'Ouest, l'anse de forme demi-circulaire offre un mouillage sûr et profond.
Cette rade de Benzus est toute disposée, en effet, pour le bien-être et la prospé-
rité d'une ville, mais d'une ville indigène. Quand les indigènes naviguent ou
quand les navigateurs étrangers sont maîtres du pays, une grande ville peut
naître et prospérer en ce site. La sûreté de la rade et l'abondance des sources
jaillissantes peuvent grouper en ce point une assez forte population. Les
Romains eurent ici leur Exilissa, et les Arabes leur Beliounesh.
Mais, pour subsister au fond de ce cirque, que les montagnards riverains
dominent de toutes parts, il faut qu'Exilissa ait imposé aux indigènes la paix
romaine, et Beliounesh, la fidélité musulmane. Dans cette cuvette, impossible
à défendre, un établissement maritime est à la merci des indigènes : les étran-
gers ne peuvent pas tenir la côte, si les indigènes ne leur sont alliés ou sujets.
Aussi le jour où un royaume indigène se forme sous le nom d'Empire du Maroc,
le jour surtout où les indigènes du rivage, les Rifains, ne connaissent plus de loi
que leur bon plaisir, c'en est fait de la Beliounesh des Arabes. Elle disparaît
comme l'Exilissa des Romains a disparu dans l'écroulement de la force romaine
et comme, auparavant, avait disparu la première Exilissa des Sémites. Car la
tradition rapportée par Strabon est tellement vraisemblable qu'elle s'impose à
notre créance. Il me paraît certain qu'en cette rade, auprès de ces sources, les
premiers Tyriens ont dû tenter un établissement. Durant ce premier établis-
sement, l'Ile de la Cachette, avec son mouillage plus sûr, son observatoire plus
découvert et son réduit, ne put manquer d'avoir un rôle et une renommée. C'est
de ce premier établissement que dateraient, à mes yeux, la renommée de Kalypso
La ville des hommes et les autels des dieux n'étaient pas là,
OUOÉ TtÇ Ôtyyl PpOTWV TïÔXlÇ, o" T£ QsoIfflV
...
lepà TE péÇoutri xal s^atTOUç lxaTé|/.6açs.
La ville et les temples d'Exilissa s'élevaient de l'autre côté du Lion, près des
sources, au milieu des jardins et des arbres, dans la rade de Benzus. Mais l'île
était la véritable échelle de cette ville à demi continentale, la Minoa de cette
Mégare, le port, le refuge, la cachette, l'entrepôt, l'embuscade et la guette....
Elle fut, un instant, la grande relâche de ce détroit. Elle le demeura sans doute
tant que l'amitié ou la soumission des indigènes permit à la ville tyrienne de
subsister, ou tant que les navigateurs ne trouvèrent pas de station plus
commode.
Survint, quelque jour peut-être, une descente des Rifains qui saccagèrent
cette ville des étrangers pour en piller les magasins et les palais. Peut-être
aussi, — et je crois cette alternative plus vraisemblable, — survint une décou-
verte des navigateurs qui leur rendit la Cachette moins utile et moins appréciée.
La côte espagnole, une fois découverte, et le fameux royaume de Tartessos
devinrent l'Eldorado de ces premières marines, la terre de l'or, de l'argent,
du cuivre et de l'étain. En face de la Cachette, sur la côte de Tartessos, non
loin des bouches du Grand Fleuve, comme diront les Arabes, Ouad-Al-Kebir,
une double petite île côtière offrit aux Tyriens ses plages et sa rade spacieuse.
L'île était un peu basse, il est vrai; noyée dans le marais, elle était à la merci
des indigènes et n'offrait pas le réduit fortifié de Kalypso. Mais les indigènes
étaient doux, hospitaliers, amis du commerce et des peuples de la mer : jusqu'au
temps des Hellènes, les gens de Tartessos garderont cette renommée de douceur
et d'hospitalité. Il était facile, d'autre part, d'élever quelques retranchements,
de bâtir une enceinte de murailles, grâce au tendre calcaire du pays. Les Tyriens
transportèrent sur cette Ile de l'Enclos ou du Retranchement leur factorerie
principale, Gadeira. La Cachette fut un peu délaissée. Longtemps encore sa
renommée subsista pourtant (dans un autre détroit, la renommée du poste con-
tinental, Aden, n'empêche pas l'île même de la passe, Périm, de rester célèbre
parmi les marins et parmi les géographes). Les Hellènes homériques ont connu
1. Odyss., VII, 246-247. Cf. El-Bekri, trad. de Slane, p. 241 : « On rencontre le port de l'île de
Toura sur la terre ferme, on voit le village qui a donné son nom à l'île et au port. L'île de Toura a
:
l'aspect d'une montagne entièrement séparée du continent; la côte de la terre ferme se compose de
hautes falaises; le port est situé entre elles et l'île. De là on se rend à Belyounecli dont le village est
Lien peuplé et, abonde en fruits. De cet endroit au port de l'île de Toura. il y a cinq milles par terre.
2. Odyss., V, 101-102.
L'ILE DE LA CACHETTE. 285
Kalypso. Mais les Romains, sans le savoir, connurent aussi la Cachette et même,
dans ce détroit, ils ne connurent d'abord que la Cachette et toujours ils gar-
dèrent à ces parages le nom d'Ile de la Cachette. A notre tour, sans le savoir,
nous parlons couramment encore de cette Ile de la Cachette ou de Kalypso, dont
nous avons singulièrement déplacé le gîte et élargi les dimensions. Un doublet
gréco-sémitique va nous ramener à la compréhension plus exacte de mots
que nous employons sans les bien comprendre. Nous appliquons maintenant à
toute la péninsule ibérique ou espagnole le vieux nom que les premiers navi-
gateurs sémitiques donnèrent à Perejil : Espagne, I-spania, l'Ile de la Cachette.
C'est sous le nom de Ibérie, 'Ië/jpîa, que les Hellènes connurent toujours la
péninsule extrême de l'Europe occidentale. Mais les Romains employèrent
toujours le nom de Espagne, Ispania. D'où viennent ces deux noms? les Anciens
eux-mêmes l'ignorent et nous ne pouvons avoir que des indices. La plupart des
géographes admettent que les Romains ayant d'abord connu l'Espagne par
l'intermédiaire des Carthaginois, le mot Ispania est peut-être sémitique 1. Les
traités de commerce que nous rapporte Polybe nous montrent en effet, dans la
la Carthage du VIe siècle, l'intermédiaire commerciale entre la côte italienne et
la mer Occidentale : les Carthaginois par ces traités se réservent le monopole de
cette mer 2. Le mot Hispania ou Ispania se présente d'ailleurs comme l'un de ces
noms d'îles méditerranéennes qui commencent par le vocable sémitique >N ai, e,
ou i, Vile : les Gréco-Romains disent aussi o-rama et a-rcàvoç, spanus et spania,
comme si le début du nom en pouvait être séparé sans trop altérer le sens. Pour
la seconde partie de ce nom, la plupart des géographes et étymologistes
songent à la racine sémitique ps, sapan, dont un dérivé }iss, sapoun, ou ftfs,
sapin, signifie le trésor 3. L'Espagne, I-spania, serait l'île du Trésor. L'Espagne
minière, productrice de toutes les richesses minérales, mérite bien ce nom. Les
Anciens s'accordent à célébrer la richesse de cet Eldorado. Poseidonios vante le
nombre et la richesse des mines espagnoles. Il dit qu'on peut croire vraiment à
la légende des forêts enflammées, fondant les minerais, et de la terre suant l'or
et l'argent. Chaque montagne, chaque colline n'est qu'un monceau de richesses.
Ces pays sont les trésors inépuisables de la nature, Q'/jo-aupoùç oeûa-swç àsvàouç, le
coffre-fort royal de l'éternité, TajnsTov -^ysp-oviaç àvsxXsiTrrov. La terre n'y est pas
seulement riche, mais encore « sous-riche », où yàp TtXouc-ta jxôvov àXXà xal
'JTTO-XO'JTOÇ, el ce n'est pas Hadès vraiment qui habite en dessous, mais Plouton4.
par terre, le nom se fût arrêté aux Pyrénées qui dressent un obstacle presque
infranchissable et qui marquent pour les terriens une frontière de pays. Mais,
venu par mer, il poussa vers le Nord aussi loin que les flottes qui l'apportaient.
Quand les Hellènes connurent le nom d'Ibérie, il s'étendait jusqu'au Rhône,
'I&/jp£av 'jTib jjiàv TWV T^ooTÉpwv xaXeïo-Qat. Tîâo-av TY,V
S'EW TOÛ 'Pooavoû 1. Les
Hellènes se rappelèrent toujours que ce n'était pas le nom d'un peuple qui
aurait occupé tout le pays, mais le nom d'un district qui de proche en proche
avait débordé et conquis le voisinage. Ils localisaient cette première Ibérie sur
les bords d'un fleuve Ibère, "Iê-/)po;, notre Èbre2.
L'histoire du nom Ispania m'apparaît analogue, mais un peu différente. Les
seuls Romains nous ont transmis ce nom. Jusqu'aux temps gréco-romains, les
Hellènes l'ignorent. S'il eût été courant parmi les navigateurs de la Méditerranée
Occidentale vers le temps où les colonies grecques s'y installèrent, il est pro-
bable que les Phocéens de Marseille, les Chalcidiens ou les Ioniens de Grande
Grèce et de Sicile l'eussent rapporté dans la mère-patrie : les Hellènes auraient,
eux aussi, connu l'Espagne. Quand donc les colons et navigateurs grecs parurent
dans les mers du Couchant, l'Ile de la Cachette avait perdu sa renommée : il
faut qu'Ispania remonte plus haut que les temps helléniques. Les Italiens con-
nurent Ispania aux temps préhelléniques, à la même date où la renommée de
Kalypso arrivait jusqu'aux oreilles du poète odysséen, au temps où des marines
sémitiques exploitaient les côtes italiennes comme les parages levantins. Les
Sémites devaient employer ce terme pour désigner vaguement l'extrême région
du Couchant : dans les échelles italiennes, ils parlaient mystérieusement de la
Cachette, d'Ispania, comme ils parlaient de Tarsis dans les échelles de Syrie ou
de Kalypso dans les échelles grecques. Longtemps, les Romains et les Italiotes
entendirent et répétèrent ce nom d'Ispania sans trop savoir ce que le terme
représentait. C'était une terre mystérieuse, aux extrémités du Couchant, hors de
leur trafic et de leurs atteintes. Les Sémites s'en réservaient l'exploitation : « Les
Carthaginois, dit Strabon, avaient pris l'habitude de couler tout navire étranger
rencontré par eux sur la roule de la Sardaigne ou des Colonnes : d'où l'incré-
dulité qui longtemps régna sur la réalité de ce monde occidental 3 ». Les Italiotes
ne connaissaient pas le détroit de visu. Leurs traités avec Carthage leur en
interdirent durant plusieurs siècles la navigation. Ispania leur restait donc
aussi mythique que Kalypso avait pu l'être aux marins de l'Odyssée. Les Sémites
défiants ne se souciaient pas de préciser parmi leurs clients ces notions demi-
légendaires : ils parlaient, eux aussi, de la mystérieuse Cachette avec des réti-
cences ou des mensonges....
Quand les marines grecques prirent à leur tour le chemin du détroit, elles
implantèrent parmi leurs clients italiotes le nom d'ibérie qu'elles rapportaient
I. 19
290 LES PHÉNICIENS ET L'ODYSSÉE.
indigènes, et c'étaient ces indigènes, si l'on en croit Hérodote, qui, les premiers,
avaient appelé Colonne du Ciel notre Mont aux Singes. Le texte d'Hérodote me
semble formel : « Les indigènes donnent à cette montagne le nom de Colonne
du Ciel, TOÛTOV xîova TOÛ oùpavoû Xéyouo-i ol im^wpioi ». Hérodote sait très bien
que les Phéniciens et les Carthaginois occupent une partie de l'Afrique, mais au
même titre que les Grecs de Cyrène, par exemple, c'est-à-dire qu'ils sont venus
de la mer et qu'ils sont étrangers : ce ne sont pas les indigènes. Hérodote oppose
les Carthaginois, Kapy^Sôvtoi, aux indigènes, imyjôpioi. Il dit : « Les Cartha-
ginois vont en dehors des Colonnes d'Hercule décharger leurs marchandises à
un certain point de la côte où ils allument du feu; les indigènes, ÈTuywpioi,
apercevant la fumée, accourent1.... » Il sait qu'il y a une langue libyque, qui
n'est pas le phénicien : « Zegeries est un mot libyque qui signifie montagnes,
oî os Çeyspieç* TÔ Se oûvoua TOÛTO SO-TI JAÈV Aiëuxov, SùvaTat os xaià TEX^àSa
ylwa-a-av pouvoî 2 ». Donc Colonne du Ciel, Kîwv TOÛ Oùpavoû, est la traduction
grecque d'un nom indigène, libyen. Les descendants de ces Libyens subsistent
encore sous le nom de Berbères. Leur langue, mal étudiée, nous est peu fami-
lière : le séjour des Arabes l'a encombrée de termes arabes que souvent il est
difficile de démêler. Dans le Dictionnaire berbère, dressé par les soins du gouver-
nement français, tarsets veut dire la colonnede pierre, par oppositionà taquejdits,
qui signifie la colonne de bois3 ; mais ce terme est-il réellement berbère? est-il au
contraire d'importation arabe?
Que, dès l'antiquité, le berbère ait été parlé sur cette côte, nous en avons
la preuve par un autre nom de lieu. L'Anonyme de Ravenne dit que la côte
africaine du détroit s'appelle Mauritania Gaditana, la Mauritanie de Gadès, ou,
dans la langue des indigènes, barbaro modo, Abrida : « Le mot abrid, dit
Tissot, veut dire en berbère chemin, déplié, passage. L'Anonyme nous a donc
conservé le nom libyen que portait cette partie du littoral d'où s'effectuait le
passage du détroit 4. » Toutes les onomastiques successives ont ici laissé leur
nom de passage : Aboulféda connaît, « à l'endroit où la mer est le plus resserrée,
le Château du Passage, Kasr-al-Medjaz5 ». Abrid serait au sémitique iber'a, au
grec TiopQpuk, au latin fretum, à l'arabe medjaz, ce que tarsets est peut-être
au sémitique abila, au grec wrXaç, xîwv ou <rop47i, au latin columnae, ce qu'un
original est à ses traductions. Sur cette même côte, Pomponius Méla nous dit :
« Promonlorium,
quod Graeci Ampelusiam, Afri aliter sed idem significante
vocabulo appellant 6, le Promontoire des Vignes, que les Africains appellent
d'un nom différent du grec Ampelousia, mais ayant le même sens » ; ce pro-
montoire s'appelait Ampelousia (nom grec) et Kotès (nom indigène).
aurons par la suite à revenir sur ces noms d'Okéanos et d'Ogygès ou Ogygos :
peut-être verrons-nous qu'en vérité ils sont synonymes'.
Si l'île de Kalypso est vraiment une « île océane », cette nouvelle épithète
achève de prouver la justesse de notre localisation : Perejil, à l'Ouest de la
Colonne, trempe déjà dans l'Océan. Mais cette épithète complète aussi la ressem-
blance entre la cosmographie odysséenne et la cosmographie égyptienne. Au
pied de la Colonne qui supporte le firmament de fer, au pied du Pilier Céleste,
les Égyptiens faisaient circuler le grand fleuve qui d'un cours ininterrompu
entoure la masse terrestre2 : c'est l'Océan homérique. Le poète odysséen semble
avoir partagé la conception des Égyptiens. Tout nous amène d'ailleurs à cette
conclusion. Cette île de Kalypso, si légendaire en apparence, devient une réalité
tangible, quand on admet avec Strabon que des marins sémitiques ont été les
maîtres d'Homère, que des récits ou mieux des périples phéniciens ont été la
vraie source des poèmes homériques, du moins de l'Odysseia, oî yàp $OÎV!.XEÇ
EOVjÀO'JV TO'JTO°.
Il m'apparaît qu'il faut, pour comprendre ces récits, supposer : première-
ment qu'une marine phénicienne existait avant ou pendant la composition de
ces poèmes; et secondement que des monuments écrits, relatant ces navigations
sémitiques, étaient entre les mains du poète odysséen. Cette seconde hypothèse
n'est pas moins nécessaire que la précédente.
Car la description de l'île de Kalypso ne peut pas être le souvenir plus ou
moins déformé de récits populaires, de contes oraux. Elle est d'une telle exacti-
tude et d'une telle minutie que nous avons pu, à chaque pas, la mettre en regard
des Instructions nautiques et constater son absolue fidélité. C'est donc un frag-
ment de périple, et l'on ne peut hésiter qu'entre deux hypothèses : ou le poète
a vu de ses yeux tous les sites qu'il décrivait et il les a décrits à mesure qu'il
les voyait; ou le poête a suivi les indications d'un témoin oculaire et copié les
renseignements d'un périple écrit. Je ne crois pas à la vraisemblance de la pre-
mière alternative : l'Homère-Ulysse que certains ont imaginé, le même homme,
héros et auteur du poème, me semble une étrange fantaisie, dont bientôt nous
apercevrons par ailleurs l'impossibilité. Je crois que le poète a eu devant les
yeux un périple écrit : il en a tiré ses descriptions ou ses légendes anthropomor-
phiques suivant un procédé que nous allons facilement découvrir. Je crois
même que l'on peut prouver l'existence du périple en prouvant l'existence du
procédé. Cette preuve, la voici.
De tous les détails, qui dans le poème caractérisent l'ile de Kalypso, Perejil
nous a rendu le plus grand nombre. Les Instructions, descriptions et photogra-
phies nous fournissent tous les traits de l'île odysséenne, sauf deux ou trois.
Car Perejil actuellement a des fourrés, mais n'a pas de grands arbres. Et Perejil
Regardons ces trois différences. Il est inutile d'insister sur la première. Si Perejil
et la côte voisine sont dénudées aujourd'hui, ce n'est pas la faute du sol, mais
du pâtre rifain ou des mariniers. Le sol de l'île est apte à porter des arbres : il
est encore couvert d'une épaisse végétation arborescente. Avant les feux de
l'homme, il est possible que cette île et la côte fussent entièrement boisées. Cela
même parait à peu près certain. Les Anciens nous disent tous que les parages du
Détroit étaientjadis couverts de forêts : horrere silvis, disait Euctémon en par-
lant des îles du golfe d'Algésiras, et Aviénus parle des forêts opaques couvrant
les monts de Tartessos,
et Strabon dit : « La côte (espagnole) des Bastetani et des Oretani est un long
dos montagneux couvert d'une épaisse forêt aux grands arbres, Sao-slav ÛXTJV
lyoxxjo. xal p.EyaXoosvopov1. » Le même Strabon, décrivant la côte africaine, parle
des grands et nombreux arbres de la Mauritanie, p.EyaÀ6Ssv8p6i; TE xal TïoXûSEvSpoç
uTïspëaXXôvTwç. « Une riche végétation, disent les Instructions nautiques,
couvre le pied des montagnes. » Les mots de Strabon, [jLeyaXôSevSpôç TE xal -olù-
oEvSpoç ÛTiEpëalXôvTwç, « terre boisée à l'excès de très grands et très nombreux
arbres », pourraient sembler la traduction prosaïque de l'épithète odysséenne
« les arbres hauts comme le ciel,
oùpavop5x7)ç ». Ces forêts mauritaniennes
devinrent célèbres dans le monde romain par le diamètre énorme de leurs
arbres. On en tirait des tables d'un seul morceau, dit Strabon. Parmi les naviga-
teurs primitifs, ces forêts durent avoir une pareille renommée.
La seconde différence est beaucoup plus notable. Il ne semble pas que facile-
ment une grande vigne ait pu couvrir la bouche de la caverne et trouver sa vie
dans les vagues ou les rochers de la crique. Mais les vignes de ces parages
furent célèbres aussi durant l'antiquité romaine. Elles étaient, sans doute,
beaucoup antérieures à cette récente antiquité : le nom du Promontoire des
Vignes remontait, nous l'avons vu, aux indigènes et les marins grecs ne firent
que traduire en Ampelousia le Kotès des Berbères. Cette renommée des
vignobles mauritaniens donna naissance à mille contes : « Les Atlantes, les der-
niers des Libyens au pied de l'Atlas, ne sèment jamais; les vignes sauvages four-
nissent à tous leurs besoins1». — « On dit que sur cette côte la vigne pousse des
ceps que deux hommes ont peine à embrasser et des grappes qui ont une coudée
de haut 2. » Les modernes ajoutent : « Toute cette région produit encore les rai-
sins les plus estimés du Maroc et l'on a trouvé, il y a quelques années, en creu-
sant les fondations du phare au cap Spartel (Ampelousia), d'énormes ceps de
vignes, ruines végétales qui rappellent les mots de Pline : Ibi fama exstare circa
vestigia habitati quondam soli vinearum palmetarumque reliquiae3. » Les
Arabes ont encore, au Sud du cap Spartel, leur Port de la Treille, El-'Arish. Sur
la côte atlantique, chez les Éthiopiens du Couchant, les Phéniciens viennent
charger du vin au temps de Skylax, « car les Éthiopiens font en abondance du
vin de leurs vignes 4. » Il est possible que les premiers Tyriens aient déjà exploité
les vignes mauritaniennes et que, par eux, Perejil ait été plantée de vignobles.
Mais reste la troisième différence entre Perejil et Kalypso : il n'y a pas trace,
dans la caverne ni dans l'île de Perejil, des quatre sources de l'Odyssée. Or cette
différence, pour nous autres terriens, serait peut-être sans grande importance.
Nous savons par contre qu'à ces marins toujours en quête d'eau douce, la pré-
sence ou l'absence de l'aiguade fait modifier les itinéraires, choisir ou aban-
donner les relâches. Si Perejil n'a pas de sources, la côte voisine en est abon-
damment pourvue. Les fontaines jaillissantes de Beliounesh restent célèbres
parmi toutes les marines, et les Instructions signalent en outre que dans la
passe même de Perejil, sur la façade orientale de la Pointe Leona, on trouverait
de bonnes aiguades, n'était l'hostilité des Rifains. Le géographe arabe Edrisi
signale aussi les sources abondantes de la côte espagnole : « Djebel Tarik
(Gibraltar) est isolé à sa base. Du côté de la mer on voit une vaste caverne d'où
découlent des sources d'eau vive. Près de là est un port dit Mers-el Chadjra,
c'est-à-dire le Port aux Arbres 5. »
On voit comment ce texte d'Edrisi pourrait sembler une traduction du même
périple que consulta le poète odysséen. Dans ces parages, la caverne aux
sources existe donc réellement. Ce n'est pas une invention du poète odysséen.
Mais celte caverne n'est pas dans l'île de Perejil, dans le royaume de Kalypso;
elle est pourtant, comme les sources de Kalypso, dans un Port aux Arbres. En ce
1. Paus., I. 33, 5.
2. Strab., XVI, 326.
3. Tissot, op. laud., p. 187.
4. Geog. Graec. Min., I, p. 94.
5. Edrisi, trad. Jaubert, II, p. 18.
L'ILE DE LA CACHETTE. 295
détail, nous pouvons constater pour la première fois un procédé que souvent par
la suite nous rencontrerons chez le poète. C'est le procédé général qui dispose
tous les épisodes du poème odysséen. Le poète n'invente rien, en effet ; mais il
arrange ou plutôt il dispose. Suivant le mode ordinaire des Hellènes, il person-
nifie d'abord les principaux éléments d'un site ou d'une région : la Colonne
devient Atlas, la Cachette devient Kalypso. Puis il unit ces personnages par des
liens de dépendance ou de parenté, suivant encore le mode ordinaire des Hel-
lènes : Kalypso devient la fille d'Atlas comme Skylla est à Mégare la fille de
Nisos. Enfin,
— et il faut bien noter cette troisième opération, — il dispose
autour de ces personnages, comme attributs, qualités ou domaines, les éléments
secondaires du paysage ou des pays voisins. Il donne à Atlas les courants perni-
cieux du détroit : Atlas devient le pernicieux, ôXoôoepwv. Il donne à l'île de
Kalypso la grande vigne du cap Ampelousia, les grands arbres de la côte mauri-
tanienne, les sources de la rive africaine ou espagnole, bref toutes les particu-
larités que son périple écrit du Détroit lui signalait. Car ce procédé suppose
l'existence d'un périple, d'un document précis, minutieux et exact qui fournis-
sait au poète tous les éléments de sa construction anthropomorphique. L'Odys-
seia en cela est une oeuvre vraiment grecque. La part de la fantaisie et de
l'imagination y est restreinte. L'ordonnance et la logique sont l'apport principal
du poète, qui emprunte ses matériaux, mais qui les taille à la mode grecque,
pour leur donner une forme anthropomorphique, et qui, surtout, a grand souci
de les appareiller et de les unir savamment pour en faire un ensemble. L'Hellène
est, avant tout, un sage ordonnateur.
C'est par le même procédé que le poète fait construire le radeau d'Ulysse dans
l'île de Kalypso. Il s'agit ici non d'un vaisseau ordinaire, mais d'une embarcation
spéciale, d'un radeau que le poète n'a pourtant pas inventé. Son périple devait
le lui fournir : « Les indigènes du détroit, dit encore Aviénus, se servaient jadis
de radeaux à fond plat »,
mos at ollis hic erat
ut planiore texerent fundo rates
quo cumba tergum fusior brevius maris
praelaberetur 1.
C'est l'un de ces radeaux à fond plat que construit Ulysse. On a voulu tirer de
ce texte de l'Odyssée des renseignements sur la construction des vaisseaux homé-
riques 2. Il ne s'agit pas ici d'un navire, vy,ûç. C'est une sùpsla oysSÎTi, dit le
poète, un large radeau, rates planiore fundo :
àX\' àvs ooûpaTa uiaxpà Taawv âpuo^EO ya),xù
EUpEÎaV tJVEOÎTlV 3.
1. Avién.,lV, 577-580.
2. Buchholz. Homer. Realien, II, p. 246 et suiv.
5. Odyss., V, 162-165. Cf. E. Warre, Joum. Hellen. Stud., V., p. 209.
290 LES PHÉNICIENS ET L'ODYSSÉE.
Et le poète spécifie bien la différence entre ce radeau et un bateau ordinaire,
car Ulysse répond à Kalypso : « Tu veux que je me hasarde à traverser une telle
étendue de mer sur un radeau, alors que les bateaux n'osent pas tenter l'aven-
ture »,
't\
p.s XEXECU ayeStÇ Tcepàav (J-Éya ÀaÏTua QaXàa-a-rjç
OEIVOV -' àpyaXéov TE- TO S' ouo' ÈTÎI VYÎSÇ Èluai
wxÛTropoi Tîspôwa-iv 1.
Le. premier janvier 1616, dit P. de la Valle, je fis apprêter une barque qui portoit sa
voile parce qu'autrement elles ne vont point, et me mis un peu au large sur la Mer
Rouge pour aller pescher. La structure de la barque estoit extravaguante, parce que les
pièces de bois de son bâtiment, outre qu'elles y estoient fort rares et fort minces et
délicates, n'estoient jointes ensemble que par le moyen de certaines cordes poissées, et
tout le reste de l'équipage au lieu de planche estoit de cuir avec la voile de natte de
joncs. Mais je ne m'en étonnai pas, parce que sur le Nil j'en avois veu de semblables,
qui viennent de fort loin et même d'Ethiopie et qui sont faites de petites pièces de bois,
que de seules chevilles de la même matière unissent et joignent parfaitement ensemble,
sans se mettre en peine de clous et de liens de fer que nous employons avec tant de
profusion à la structure de nos vaisseaux.... Cette façon de construire des barques sans
clous, avec des chevilles de bois ou des cordes poissées, n'est pas inventée à cause des
montagnes d'aimant, comme veulent quelques hâbleurs, mais plutost pour la rareté du
fer qui y est cher extrêmement, et que l'usage en est tel parmi eux 3.
qui sont chevillés les uns aux autres et réunis par des liens,
TÉTpyjVEV 3' apa Trâ.VTa xal ïjppoa-Ev àXXrjXowt,.
1. Odyss., V, 174-176.
2. Strab., XVI, 769; Arrien, Peripl. Mar. Eryth., éd. Didot, p. 204,
3. P. de la Valle, I, p. 269.
L'ILE DE LA CACHETTE. 297
Mais un nouveau coup de mer disperse les poutres « comme un coup de vent
disperse les pailles légères », wç TYJÇ SoôpaTa jj.axpà otso-xsoaa-E. Alors Ulysse saisit
l'une des poutres et la dirige comme un cheval. Il est à cheval sur une poutre,
à|j.cp' Èvl SoûpaTi ëalvE : il n'est pas assis ou couché sur une planche. Rien ne
fait mieux voir la différence entre son radeau et les bateaux ordinaires qu'un
autre récit de naufrage au chant XIV de l'Odyssée (v. 305-315). Il s'agit ici d'un
naufrage de bateau, v/jèç yXaoeup-^ç, que la foudre de Zeus fait aussi chavirer et
retourne entièrement,
7\ o' èXeXîy6ri Tîâo-a Aiôç TtÀTjysla-a XEpauvw.
Tous les hommes tombent du navire et se noient. Le seul Ulysse est sauvé parce
que Zeus lui met entre les mains un morceau du mât flottant,
îarov àjjmpàxETOv vrtoç xuavo7tpwpoi.o
EV
y£ÎpE<7!UV È'97|XEV,
sur lequel Ulysse parvient à se hisser. Dans un bateau ordinaire, le mât seul
peut jouer le rôle de monture auquel la première poutre venue de notre radeau
sera propre.... Le radeau n'est donc pas fait de planches comme les vaisseaux,
mais de poutres, ooûpaTa.
Sur ce plancher, sont cloués les î'xpta, les châteaux d'avant et d'arrière,
oreàp î'xpia 7r/)Çat ETÏ' aÙT'?|ç.
...
Ce sont deux estrades dont les parois sont faites de courtes planches dressées en
hauteur sur le plancher, et dont le dessus est fait de longues planches servant de
pont,
ixoia oè o"ïvï<7aç, àpapwv Bauiscn. aTafMVEO'a-'.v
TTOÎSI.' àrap ptaXp^UlV È7T7)yXEVΧE<T!7l TE),EUTa.
1. Odyss., V, 361-362.
298 LES PHÉNICIENS ET L'ODYSSÉE.
tempête ne retourne pas le radeau, et il tient le gouvernail, les yeux fixés sur les
étoiles. l'ikrion d'avant porte un mât avec une hune,
£V
3' ÎOTOV TTOÎEl Xal ETïîxplOV apJJLSVOV aUTÛ.
Je me demande s'il ne faudrait pas serrer ici le texte d'Aviénus d'aussi près
que possible et lui faire dire tout ce qu'il peut dire. Texere rates signifie sans
doute dans la langue poétique construire des vaisseaux. Mais proprement texere
veut dire tresser. Les radeaux de la Mer Rouge avaient leur voile en natte de
jonc. Les radeaux du Détroit devaient avoir aussi des parties tressées : si leurs
voiles étaient des tissus de lin ou de chanvre fournis par les Phéniciens, le
bordage devait être en treillis d'osier ou de jonc. Ces radeaux d'Aviénus me
paraissent semblables de tous points à notre radeau homérique. Il se peut même
qu'entre le texte odysséen et le texte d'Aviénus, il y ait des ressemblances plus
précises encore. Le treillis doit servir, dit l'Odyssée, « à écarter le flot », xûptaToç
sïXap l'pxv : Aviénus dit la même chose en un long vers plus obscur,
Perejil est une île du Persil et c'est une île de violettes ou de statices violettes.
Mais ce bloc de rochers n'a rien d'une prairie, au sens que les Grecs et nous-
mêmes nous donnons à ce terme. Ce n'est pas une molle prairie où l'herbe drue
pousse dans la terre humide. Perejil n'a que des étendues rocheuses, deux tables .
de calcaire couvertes de végétation arborescente et de maquis.... C'est à ces
étendues plates, à ces plantations d'arbres, à ces tables de persil marin et de
statice, que le périple sémitique donnait le nom de b=N, abel, exactement comme
l'Écriture donne à telle plantation de vignes ou d'acacias les noms de Dtms'baN,
Abel-Keramim, l' abel des vignes, — "AÊEX 'Apnts/Vwv, dit Eusèbe, — ouD^iatt'n-Sais',
Abel-as-Sithim, l'abel des Acacias. Les Sémites connaissent peu nos prairies
grasses et vertes, nos prés de gazon mou et de foin haut. Leurs abel ne sont que
des étendues verdoyantes à peu près plates. Traduisant avec raison abel par
500 LES PHENICIENS ET L'ODYSSEE.
Xeîfjiwv, prairie, le poète a eu le tort seulement de se représenter une prairie
grecque, molle, humide, un peu marécageuse. Il ne s'est trompé que pour
avoir accordé trop de crédit au texte original et pour avoir traduit par un mot
à mot trop fidèle toutes les expressions de son modèle sémitique.
Voyez d'autre part comment, dans le voisinage des Colonnes, les us et cou-
tumes des premiers navigateurs ont laissé leurs traces. Les Sémites de Cartilage
ou deTyr, comme leurs cousins d'Israël, devaient avoir le nombre sept pour nombre
rituel. Nous avons déjà retrouvé ce nombre dans les rites du Kitheron et dans
les mesures de Thèbes la Béotienne. Sept domine les traditions et les mesures
du Détroit. Atlas, qui se dresse à l'extrémité du couchant, Atlas, au pied duquel
habitaient jadis les Éthiopiens du Couchant, £<rerépioi, au pied duquel habitent
aujourd'hui les Maures du Maghrib-el-aksa (de l'Extrême Couchant), Atlas-Co-
lonne du Soir était le père des sept Nymphes du Couchant, des sept Hespérides.
A ses pieds, est le monument des Sepl-Frères. Les roseaux merveilleux y ont
sept coudées de haut. Une caverne merveilleuse y a sept stades de profondeur 1.
Entre la Colonne de Libye et Carthage, il y a sept jours et sept nuits de naviga-
tion; mais Skylax, qui nous donne cette distance, ajoute aussitôt, de très belle
navigation, TOÛ xaXÀ'lo-ïou TT),OÛ 7ïapà7tXouç!. Certains prétendent que le Détroit n'a
que sept stades être es Colonn es,
sed ad Columnas quidquid interfunditur.
undae aestuantis stadia septem vix ait
Damastus 3.
Entre les Colonnes et Ophioussa, le trajet par terre est de sept jours,
septem dierum lendilur pediti via4.
Mais dans cette île sémitique Ulysse reste sept ans prisonnier,
È'vSa U.ÈV ETTiàsTEÇ 1AEVOV
Ê'wTTEOOV
conclure de ces accidents ou de ces généralités. J'ai reconnu moi-même que bien
des îles méditerranéennes peuvent offrir les traits de notre site odysséen : disper-
sés dans la rade ou dans la plaine de Mégare, ces traits peuvent ailleurs se
trouver réunis. Je sais bien que les ressemblances de site ne sont pas seules à
identifier Perejil et Kalypso: il y a, de plus, les ressemblances de gîte et de nom.
Dans toute la Méditerranée, il n'est qu'un point où Kalypso puisse se rencontrer :
c'est le voisinage du Pilier, c'est l'Extrême Couchant; or dans ce détroit du
Pilier, nous voyons que Kalypso porte le nom d'une terre réelle, l'Espagne : seule
dans toute la Méditerranée, l'Espagne, I-spania, nous ramène au nom et au site
de Kalypso.... Laissons dire pourtant et cherchons notre double preuve.
Que la seconde des conditions, — l'existence d'un périple sémitique, — ait
été réalisée, c'est la suite même de nos études qui va nous en donner la preuve.
Nous n'avons qu'à prendre l'un après l'autre les épisodes de l'Odysseia : nous
verrons aussitôt que l'exemple de Kalypso-Ispania n'est pas fortuit, parce qu'il
n'est pas isolé ; de pareils doublets gréco-sémitiques sont au contraire la règle
et l'explication de l'Odysseia tout entière. Si l'on veut sur-le-champ un exemple
typique et bref, l'île de Kirkè, vrio-oç KÎOXTIÇ, se nomme pour le poète odysséen
Aiaiè, Aîaîrj. Or Kirkè, Kîpx'/j, est un mot grec, le féminin de Kirkos, xîpxoç, qui
signifie l'épervier : VYJCTOÇ Kîpxr,ç signifie donc l'Ile de l'Épervière. D'autre part
Ai-aiè, Aî-aî-/), est un double vocable sémitique, qui veut dire aussi l'Ile de
l'Epervière : en hébreu .TN, aie, signifie en effet l'épervier ou plutôt l'épervière,
(car c'est un féminin dont xîpxrj est la traduction rigoureuse) et 'N, ai ou i,
signifie île, comme nous l'avons vu. Ai-aiè, Ah.irh est donc la traduction exacte
ou l'original de vrjcroç Kîpxrjç. Il existe une série de pareils doublets dans tous
les récits de l'Odysseia : un à un, nous allons les retrouver.
Mais la première condition est réalisée elle aussi. L'existence de la thalasso-
cratie phénicienne peut être prouvée par les différents passages où les poèmes
homériques eux-mêmes nous mentionnent les voyages et le commerce des
Sidoniens. Ces passages, il faut, avant d'aller plus loin, les réunir et les expli-
quer pour comprendre la justesse d'une opinion courante parmi les Anciens :
«Les Phéniciens, dit Strabon, possédaient la meilleure partie de l'ibérie et de
la Libye avant les temps homériques, -r\<; 'l&r\pia<; xal TTJÇ Aiëû^ç TYJV àpîa-T7,v
xaTEa-yov Ttpè T/;Ç Ypaxiaç T^Ç 'OpîpoLi 1. » Voyons ce que les poèmes homé-
riques nous apprennent des navigations phéniciennes.
L'ILE SYRIA
au total dix-sept citations, dont quatre dans l'Iliade et treize dans l'Odyssée. En
réalité, ces dix-sept citations se réduisent à deux passages de l'Iliade et à quatre
passages de l'Odyssée. Les voici :
à Chypre, en Phénicie, chez les Égyptiens, les Éthiopiens, les Sidoniens et les
Érembes,
KÛTtpov <boivîx7jV TE xal AîyjTCTÎou; s-KC/Xrfisiç,
AîQîoTîàç 6' îxôp.7|V xal StSovîo'j^ xal 'Epstiêoùç,
—
Au chant XIII de l'Odyssée (v. 272-285), Ulysse invente le mensonge d'une
navigation, qu'il aurait faite en compagnie des Phéniciens illustres. De Crète, ils
devaient le passer à Pylos ou en Élide; mais la tempête les jeta sur la côte
d'Ithaque où ils le débarquèrent; puis ils retournèrent vers leur Sidonie aux
belles maisons,
aÛTÎx' Èywv ÈTTI
xiwv 4'oîvtxa? àyauoù^
vYÎa
èÀXia-àuL7)v xaî utstv u.svo£LXsa Xr;îoa Swxa...
oi 3' s; StoovÎYjV su vatouiv/jv àvaêâvTsç
wyovTO.
Je crois qu'à l'étude ce passage nous apparaîtra, ou du moins les faits qu'il
relaie nous apparaîtront comme exactement contemporains de la civilisation,
308 LES PHÉNICIENS ET L'ODYSSÉE.
de la vie sociale, des habitudes nautiques et commerciales, bref de toutes les
moeurs décrites par les chants de l'Ulysséide proprement dite. Mais il faut
étudier ce passage à la façon des Plus Homériques, vers par vers, mot par mot.
Tu connais probablement une île nommée Syria, située au delà et au-dessus d'Ortygie,
du côté où tourne le soleil. Elle n'est pas très peuplée, mais c'est une bonne île : des
boeufs, des moutons, beaucoup de vin, beaucoup de grains.
vricoç Supîrj xtxXrja-xETai., si TIOU àxoûeiç,
TIC
'OpT'jyîrjç xaSÛ7îsp6sv, o'Si Tpoîtal Tjslîoio,
ou Tt TïspiTi:).7|GTjÇ Xî'/)v T6(70V, cûX' àyaôïi [JLEV,
EÛëoTOÇ, SUjJ.Y|)vOÇ. oîvOâX^G^C, TïOÀUTtllpOÇ.
Dans cette île Syria, les Anciens reconnaissaient l'une des Cyclades, Syros,
l'île actuelle de Syra; Ortygie, l'Ile aux Cailles, était alors un autre nom de
Délos ou de Rhèneia. Telle est du moins l'opinion de Strabon et des scholiastes 1,
et c'est aussi l'opinion de la plupart des critiques contemporains2. Quelques-uns
pourtant des uns et des autres ont pensé à l'Ortygie sicilienne, à la petite île
côtière qui contenait la fontaine d'Aréthuse et qui, en bas de la ville haute de
Syracuse, formait le quartier de l'Ile, Nasos 3. Mais cette opinion semble peu
défendable. L'Odyssée, en effet, nous parle de deux îles voisines, l'une Syrie,
l'autre Ortygie. Sur la côte sicilienne, nous ne trouvons qu'une seule île, qui
s'appelle indifféremment Nasos ou Ortygie. C'est vainement que l'on a voulu
découvrir une différence entre ces deux vocables, et distinguer d'une part le
quartier d'Ortygie et d'autre part le quartier de Nasos : ce dernier porterait
aussi le nom de Syrie. Cette hypothèse, qu'aucun texte ne légitime, est contra-
dictoire aux textes les plus formels4. Ouvrons une carte de la mer Égée : les
positions respectives de Syra et de Délos conviennent exactement à la description
homérique. Ces deux îles se trouvent par la même latitude (environ 37° 25');
mais l'une, Syra, est par 22° 33' de longitude Est; l'autre, Délos, est par 22°57'.
Quant à la différence entre les deux noms Syrie et Syros, SupÎT; et Sûpoç,
Eustathe l'expliquait déjà en rappelant que telle autre île, voisine de Chios.
s'appelle, suivant les auteurs, Psyria ou Psyros, Wupîa ou Wûpoç : les modernes
en ont fait Psyra ou Psara, comme de Syros ils ont fait Syra 5. Au reste Korin-
1. Strab., X, 5, 8; Eustath., Comment.., 1787, 15.
2. Voir Sclilegel, De Geogr. Hom., p. 62: Buchholz, Hom. Real., I, p. 256.
5. Görlitz, Der Himmel und die Himmelserschein., p. 10.
4. Thucyd., VI, 5; I, 59; etc.
5. Eustathi., Comment., 1787, 15 : Y) ôè pTjôsica Zupia [xîa TWV IVUXAGCOUV, y.aÀo,j;j:sVf1 y.al Sûpo; iv
y.aOà ^t'upoç ty'upta vî)(70ç —pô T% Xtou, O'JTW y.ai Supoç Supta...
£7.Td(7EL T*7|Ç TTCxpcOvTiyO'JcjTjÇ... a>c7TS
'OpTuyîa ôè 'i\ Af,),Oî... T6 8è ô'6i xpenrai T,S£OIO, âvù TOÛ y.sijj.ÉvT] itpôç Tpôracç fj/âou, TITOI Tpôç Ta SuTixà
p-Ép-r) T% 'OpTUvîaç... "Etspo'. 81 oeaaiv craf|),a(ov eïvai èxsî, SI' OU Ta; TOÛ T,À:OU È<jTijj.ESoCivTO Tpo—àç, 6
y.al TjXîou O'.à. TOÛTO U~Tp.ouov sÀsyov.
L'ILE SYRIA. 309
est, pour eux, la dernière, la plus lointaine des îles, « au dire de ceux qui l'ont
vue, »
EI'
Tcsp xal u.àXa. TCOXXÔV ÉxaTÉpw être' EuêoÎTjç
Eustathe rapprochait déjà ces vers homériques des vers où le poète des
OEuvres et des Jours dépeint l'âge d'or4. Il concluait à une légende de part et
d'autre. Le rapprochement peut frapper un littérateur. Mais il n'est que super-
ficiellement juste. De tout temps, en effet, les navigateurs ont fait deux parts
des îles de l'Archipel : ils ont toujours distingué entre les îles du Sud et les îles
du Nord. Les îles volcaniques du Sud, Milo, Santorin, etc., avec leurs émana-
tions sulfureuses, leurs sources chaudes qui s'épandent en marais et leur
manque d'eau potable, sont fiévreuses, malsaines, d'un séjour intenable : « L'air
de Milo, dit Tournefort5, est malsain ; la ville est d'une saleté insupportable; les
ordures, jointes aux vapeurs des marais salants qui sont sur le bord de la mer,
aux exhalaisons des minéraux dont l'île est infectée, à la disette des bonnes
eaux, empoisonnent l'air de Milo et y causent des maladies dangereuses.... »
Et Choiseul-Gouffier ajoute : « Des cinq mille habitants que Tournefort a trouvés
dans la seule ville de Milo, à peine en reste-t-il aujourd'hui deux cents, menacés
d'être bientôt victimes de l'insalubrité du climat. Ces malheureux sont jaunes
1. Choiseul-Gouffier, I, p. 15. William Turner, Journal of a Tour in the Levant, I, p. 51 : The sailors
of Milo are reputed to be the best pilots in the Archipelago. Michili, our pilot, spoke very good english
and held the post of English vice consul in the island.... The population of the island is now (1812)
—
only 2.500, whereas before the town alone contained 10.000. The depopulation has been more systema-
tically promoted by the badness of the water and the unwholesomeness of the air.
2. Tournefort, I, p. 202-205.
3. Choiseul-Gouffier, I, p. 23.
4. Instruct. naut., n° 691, p. 174.
5. Tournefort, Voyage du Levant, II, p. 2-3.
512 LES PHÉNICIENS ET L'ODYSSÉE.
1. Clioiseul-Gouffier, I, p. 15.
2. Cf. Diplom. and Consular Reports, n° 2252 (mai 1899), p. I cl. suiv. : There arc uninislakable
indications thaï the near future of Syra will be anything but bright. This is borne oui. by the fact that
the ever-increasing aclivity of the Piraeus, which has long been gradually but surely encroaching on the
general trade and commerce of most of the olher grecian ports, is now telling very keenly on this
island, while the industrial ressources have been much lessened by the steady enterprise and continual
establishment of new mills al the Piraeus, which caused that port to be the absolute centre of official
movement during the late war. The steady developinent also of small ports on the mainland as well as
in the Archipelago, which were held in little or no account when Syra was flourishing as a distributing
centre of considerable importance, lias contribuled in creating the present commercial crisis here. —
Cf. de même, n° 2599 (mai 1901), p. 9 : The port of Syra for many years past has been steadily decli-
ning, owing to the development of the Piraeus. Syra is no longer the distributing dopot of the Levant
commerce.
514 LES PHENICIENS ET L'ODYSSEE.
Les vents étésiens, poursuivent les Instructions, qui sont appelés meltems par les
Turcs, sont les plus fréquents pendant la belle saison ; ils commencent presque inva-
riablement vers la fin de mars et durent jusqu'à la fin d'août : ils soufflent du Nord au
N.-E.... La navigation de l'Archipel, bien que facile, réclame une constante attention,
et l'on doit toujours garder en vue un port d'abri, que l'on puisse, dans le cas d'un
coup de vent menaçant, atteindre avant l'obscurité, car le temps peut devenir assez
obscur, — 7)£po£io% TÏÔVTOÇ, la mer nébuleuse, dit l'Odyssée,
— au milieu du labyrinthe
des îles, pour qu'on ne puisse pas voir la terre assez tôt pour l'éviter.... Avec les vents
de Nord, un navire doit toujours mouiller sous le vent d'une île, car bien que ces vents
soufflent quelquefois avec une extrême violence, ils ne sautent jamais au Sud brusque-
ment et l'on a toujours le temps de quitter le mouillage. Au contraire, avec les vents
de Sud, un voilier ne devra jamais mouiller sur le côté Nord d'une île, car ces vents
sautent brusquement, dans un grain, au Nord et au Nord-Est et ils soufflent avec une
telle violence qu'un navire ne peut appareiller.
Ces considérations nous expliquent le premier rôle que joue pour les navi-
gateurs la cloison des îles entre Samos et l'Eubée. Dans leurs traversées de
l'Est à l'Ouest ou inversement, les voiliers de l'Archipel se tiendront toujours
sous le vent des îles, c'est-à-dire au Sud : les îles leur serviront d'écrans contre
la violence des vents du Nord. La flotte perse de Datis, qui vient attaquer la
Grèce, ne fait pas le périple des côtes d'Asie et d'Europe, à cause de la terreur
que ses marins avaient de l'Athos. Elle traverse l'Archipel à la hauteur de
Samos, en longeant Ikaria, puis les îles, où itapà TT,V TjTïEipov, oXV sx Sâpiou
6pp.wpL£voi. Ttapà TE 'Jxapîav xal 8ià v/ja-wv TOV TIXOOV ETTOÎEUVTO2. De même, après la
bataille de Salamine, quand les députés ioniens viennent demander le secours
de la Grèce unie, les Grecs, mouillés à Egine, sont effrayés de cette entreprise
lointaine; ils ont encore si peu l'habitude de la mer, qu'ils se figurent Samos
aussi éloignée d'eux que les Colonnes d'Hercule, TT,V SE 2â[M>v sTuarsaTû SoErj xal
'HpaxXsaç ZrvîXa;. ïa-ov kizi'fsw. Ils se décident pourtant à venir jusqu'à Délos1....
Sur la grand'route maritime, entre les côtes asiatiques et les côtes européennes,
nos trois îles de Mykonos, Délos et Syra se présentent tout juste à mi-chemin
de la traversée et comme au milieu du pont insulaire : ce sont les gîtes d'étape
presque forcés. Aussi, quand les Ioniens, maîtres des deux côtes, voudront un
lieu de foire, de réunion et de culte commun, c'est Délos qui verra les grandes
panégyries de l'hymne homérique et les premières assemblées de l'empire
athénien.
Second rôle. Cette cloison insulaire a un certain nombre de poternes, que
doivent forcément emprunter les voiliers pour passer de l'une des chambres
dans l'autre, de l'Archipel Nord dans l'Archipel Sud ou inversement. Ces
poternes sont au nombre de six : entre l'Eubée et Andros, s'ouvre le canal Doro ;
entre Andros et Tinos, la passe Steno ; puis les trois chenaux entre Tinos et
Mykonos. entre Mykonos et Icaria, entre Icaria et Samos ; et enfin le détroit de
Samos. Toutes ces poternes peuvent servir au passage; mois elles sont plus ou
moins commodes. Venus du canal de Rhodes et montant aux Dardanelles, les
voiliers orientaux qui veulent gagner la Marmara emprunteront tout naturel-
lement le détroit de Samos : grâce au jalonnement des Sporades, ce détroit est
pour eux la continuation du canal de Rhodes. Mais, venus du canal de Kythère,
les navigateurs occidentaux pourront hésiter. Au temps de Tournefort, la route
ordinaire des Hollandais et des Anglais est entre Nègrepont et Macronisi 2, c'est-
à-dire entre l'Eubée et Andros, par le canal Doro ; les Français, au contraire,
« destinés pour Smyrne et pour Constantinople passent dans le canal de Tine
à Mycone ». Cette habitude des Anglais et des Hollandais peut sembler étrange ;
la route des Français est beaucoup plus commode, à cause des courants de
l'Archipel : « Lorsque les vents sont d'entre Nord-Est et Est, disent les Instruc-
tions nautiques, le rapide courant du Bosphore sort des Dardanelles, passe aux
deux extrémités de l'île de Lemnos et s'avance vers la partie Ouest de l'Archipel,
en prenant une vitesse considérable dans le canal de Doro. Il court aussi avec
une grande force dans la passe de Sténo, ainsi que dans le large canal qui
sépare Icaria de Mycono; mais il est moins rapide dans le canal entre Mycono
et Tinos. »
Pour leurs navigations du Nord au Sud, d'Asie en Europe, de Troie en Grèce
ou de Byzance à Corinthe, les Anciens utilisent ce courant et, sortis avec lui des
Dardanelles, ils viennent emprunter avec lui le canal Doro. Ils usent ainsi de la
passe entre l'Eubée et Andros; le promontoire Geraistos, au Sud de l'Eubée, est
1. Hérod., VIII, 152; IX, 90.
2. Voyage du Levant, I, p. 557. Les Anglais sont restés fidèles à cette route. Ils viennent d'installer
sur la cote de Zéa qui commande l'entrée du canal Doro une station de charbon. Cf. Diplom. and Con-
sular Reports, n° 2252, p. 11 : On the importance of the position of Zea, lying in the direct roules of
all steamers passing to and from Conslantinople and the Black Sea, and its intermediate position
between these ports and Gibraltar, affording steamers the advantage of coaling without touching at
Malta.
516 LES PHENICIENS ET L'ODYSSEE.
une de leurs étapes; le Sounion au Sud de l'Attique en est une autre. C'est la
route que suit le commerce gréco-romain au temps de Strabon : repaurcoç TOLÇ
oiaîpoutnv sx Tyjç 'Affîaç sic TTJV 'ATTW.TJV STtixaipîwç XEiTai TW Souvîo^ lùcr^iaLov.
Aussi le Geraistos a pour, les marins un grand sanctuaire de Poseidon 1. Dès les
temps homériques, cette même route est déjà suivie : Nestor, au retour de
Troie, longe la côte asiatique jusqu'à Lesbos, puis coupe à travers la haute mer
vers l'Eubée, vjvwyei TtéXayoç jjio-ov eiç Euëoiav -ÉJJ.VEW. Grâce au vent arrière, il
arrive de nuit à Geraistos; il y fait un grand sacrifice et remercie Poseidon d'une
si longue traversée,
SE repaiorov
... EÇ
Puis il salue au passage le Sounion et son temple et il rentre chez lui au long
des côtes péloponnésiennes.
Mais quand inversement on va du Sud au Nord, d'Europe en Asie, le canal
Doro avec le courant contraire n'est plus aussi praticable. Il peut même devenir
dangereux avec les coups de vent du Nord.
La navigation dans le canal Doro, disent les Instructions nautiques, est une des plus
difficiles du Levant pour les voiliers, à cause des forts vents du Nord qui dominent
tellement pendant les mois d'été qu'on peut dire qu'ils soufflent presque sans inter-
ruption. Ce régime de vents dure de mai à fin août ou milieu de septembre, et, quand
il cesse après l'équinoxe d'automne, les coups de vent de cette direction sont aussi fré-
quents que ceux d'un autre rumb. Il est impossible à un voilier de remonter le canal
Doro lorsque le vent souffle frais du Nord et qu'il règne un violent courant Sud; il sera
préférable dans ce cas d'employer le canal de Mycono où ce courant est moins fort3.
Pour les petits voiliers, la passe de Mykonos, sans courant violent, est donc la
route la plus sûre et la plus rapide : c'est la route des Français au temps de
Tournefort. Sur cette route très fréquentée, avant de quitter l'Archipel du Sud
et ses nombreux points de relâche, pour entrer dans le désert presque sans îles
de l'Archipel du Nord, nos trois îles de Syra, de Délos et de Mykonos fourniront
encore le gîte d'étape, le reposoir du milieu, juste à mi-chemin entre Kythère et
les Dardanelles.... Et c'est encore ici que passent les routes traversières qui
mènent du Sud-Est au Nord-Ouest, du canal de Rhodes au canal de l'Eubée ou
aux ports de Thessalie et de Macédoine (Délos fut l'une des grandes escales
du commerce alexandrin), et les routes directes qui vont du Sud au Nord, des
ports de Crète aux ports de Thrace : bref, toutes les diagonales de l'Archipel
se croisent en cet endroit.
1. Strab.. X. 447.
2. Odyss., III, 177-179.
5. Instruct. naut., n° 778, p. 14.
FIG. 47. SIRA, DELOS ET MYKONOS
Photogravure d'après la carte marine n° 1457.
L'ILE SYRIA. 519
Aussi, pendant la saison des vents du Nord, c'est-à-dire pendant la saison
navigante, l'une ou l'autre de ces trois îles devient forcément le rendez-vous
des bateaux étrangers. Aujourd'hui encore nos Instructions nautiques recom-
mandent, « s'il y a la moindre apparence d'un coup de vent du Nord, de ne pas
hésiter un instant à chercher un abri temporaire dans le plus voisin mouillage,
car il n'y a rien à gagner à tenir la mer 1 ». Les Grecs ont toujours suivi cette
prudente habitude. Aujourd'hui, comme au temps de Tournefort, il leur faut de
courtes navigations et de fréquents reposoirs2. Les marins de l'Egée primitive
sur leurs barques mal pontées ne devaient pas être plus audacieux : quelqu'une
des trois îles Syra, Délos ou Mykonos fut certainement un de leurs reposoirs
habituels 5. Mais entre Syra, Délos et Mykonos, leur choix a pu, semble-t-il,
hésiter. En fait, nous voyons à travers les siècles le trafic se déplacer de l'une
à l'autre de ces trois îles, sans autre motif apparent que le caprice des navi-
gateurs : Délos est préférée par les Ioniens et les Romains, Mykonos par les
Francs du XVIIIe siècle et Syra par nos marines contemporaines. Si l'on regarde
les choses de plus près, cependant, on s'aperçoit bientôt qu'en ces matières la
part du hasard et du caprice humain est minime. Des nécessités naturelles,
à travers les siècles elles humanités changeantes, ont étroitement déterminé le
choix des marins.
De nos trois îles, Délos est la plus centrale : elle mène, disaient les Anciens,
le choeur des Cyclades. Sur la roule entre l'Est et l'Ouest, elle est juste à égale
distance de Corinthe et de Milet. Sur la route entre le Sud et le Nord, elle est
directement en face du chenal de Mykonos. Elle possède en outre une bonne
aiguade, « une des plus belles sources de tout l'Archipel 4 : c'est une espèce de
puits; il y avait en octobre 24 pieds d'eau et plus de 50 en janvier et février....
Les armées turques et vénitiennes y viennent faire aiguade. » Nous avons étudié
déjà l'importance de cette aiguade insulaire. Voilà de bonnes raisons pour que
les voiliers relâchent en ce port. Mais Délos est toute petite, sans cultures
possibles, sans ressources. Situé sur le détroit qui la sépare de Rhèneia, son
port est battu par les vents et les courants du Nord : il faudra le travail de
l'homme aux temps hellénistiques et romains pour en faire un abri presque
purifier avant que d'aller à Délos 1. » Sa rade est plus sûre encore que celle de
Mykonos, à laquelle elle est symétriquement opposée. Située sur la côte orien-
tale de File, la rade de Syros s'ouvre vers l'Orient ; la rade de Mykenos, au con-
traire, située sur la côte occidentale de l'île, a son entrée vers le Couchant.
Cette différence d'orientation a déterminé l'histoire des deux îles.
Car il n'est pas besoin d'un grand effort pour constater, comme nous l'avons
déjà fait, que, suivant la direction des courants commerciaux, les points de
relâche sur une côte ou dans une mer se déplacent et se remplacent. Les marins
francs, venus de l'Ouest, allèrent tout droit à la rade de Mykonos, qui leur ten-
dait ses deux promontoires. C'est là que, d'habitude, ils vinrent se ravitailler,
se fournir de pilotes et hiverner durant la mauvaise saison : « Dans les mauvais
temps, ils relâchent ordinairement à Mycone et y viennent prendre langue pen-
dant la guerre; il y vient souvent des barques françaises charger des grains, de
la soie, du coton et d'autres marchandises des îles voisines...; le séjour de
Mycone est assez agréable pour les étrangers ; on y fait bonne chère ; les perdrix
y sont en abondance et à bon marché, de même que les cailles, les bécasses, les
tourterelles, etc.; on y mange d'excellents raisins et de fort bonnes figues; le
fromage mou qu'on y prépare est délicieux2. » Tournefort revient de Tinos à
Mykonos pour passer les quatre mois d'hiver, de décembre 1700 à mars 1701.
Inversement, la rade de Syros, ouverte vers l'Orient, s'offre d'elle-même aux
marines orientales. C'est un mouillage tout semblable aux vieux ports que nous
avons étudiés dans les îles de Rhodes, Kos, Salamine, Théra, etc., un mouillage
ouvert au Sud-Est, tendu, comme dit Strabon, vers la Syrie et vers l'Egypte et
fermé aux arrivages de Grèce. Car Syros tourne le dos à l'Occident, à la Grèce.
Ses côtes occidentales, en face des terres helléniques, n'ont pas un abri, pas un
débarcadère : « Le seul port de File, disent les Instructions nautiques, se trouve
sur son côté Est 3 ». Aussi, pendant toute l'histoire grecque, Syros n'a aucun
rôle, et le compte serait tôt fait des textes grecs ou latins qui nous en parlent.
Les géographes anciens ne font que la signaler, en ajoutant que l'île a une ville
du même nom 4. Un scholiaste nous en raconte la colonisation par les Ioniens,
sous un certain Hippomédon5. Un autre scholiaste, copiant mal, sans doute, un
passage de Théopompe, nous en raconte la conquête par les Samiens 6 : un cer-
tain Killikon aurait vendu sa patrie aux étrangers. Le fait d'une conquête
samienne en lui-même n'est pas invraisemblable : le port de Syros pouvait être
d'une grande utilité aux navigateurs samiens, venus de l'Est. Ce fait est néan-
moins plus que douteux : Killikon, dont la trahison était devenue légendaire,
avait vendu, suivant d'autres, Milet ou Priène et non Syros7.... Bref, la seule
1. Tournefort, II, p. 4.
2. Tournefort, I, p. 554.
5. Inslruct. naut., n° 691, p. 184.
4. Strab., X, 485.
5. Schol. Dion. Perieg., v. 525.
0. Schol. Arist., Ad Pacem, 565.
7. Cf. Müller, Fragm. Hist. Grace, II, 554 ; Suidas, s. v. KiH.îy.uv.
v. BÉKARD. — I. 21
522 LES PHENICIENS ET L'ODYSSEE.
illustration de Syros lui vint de son philosophe Phérécyde qui fut compté parmi
les Sept sages. Phérécyde, maître de Pythagore, n'avait pas eu de maître. H
s'était, dit-on, formé tout seul en lisant les écrits mystérieux des Phéniciens 1.
C'est aux théogonies phéniciennes qu'il avait emprunté tel et tel de ses mythes 2.
Aussi le père de Pythagore, qui connaissait la Phénicie, n'hésita pas à lui confier
son fils3.. Phérécyde avait écrit une cosmogonie et l'on montrait de lui, à Syros
même, un cadran solaire, o-w^ETai 8s xal '^XioTpô-iov ÈV Sôpw T-^ V/JO-U 4. Faut-il
rapprocher cet héliotrope, -rXwzpo-Tziov, des tropes du soleil homériques, TpoTtal
r^ÀÏoio? Dans la renommée publique, la Syros odysséenne était-elle l'île du
Cadran? Est-ce, au contraire, le texte homérique, mal interprété, qui a donné
naissance et célébrité à cette histoire du cadran solaire5?... Sauf ces maigres
détails, les auteurs ne nous disent rien de Syros.
Les inscriptions ne nous apprennent pas grand'chose de plus 6 : elles sont
toutes de l'époque romaine. Sous l'Empire, elles ne font mention que de festins
publics et de réjouissances, où les citoyens riches convient leurs compatriotes et
leurs amis des îles voisines 7 : c'est toujours la bonne île de l'Odyssée. Syros
avait connu pourtant de tristes jours un peu avant l'établissement de l'Empire.
Une inscription, que Boeckh attribue au temps de Pompée8, raconte les tenta-
tives des pirates, — Ciliciens, Kariens, navigateurs orientaux — qui veulent
prendre la ville pour la rançonner et qui font des rafles d'esclaves dans les
villas de la côte.... Par contre, la prospérité de Syros semble avoir grandi après
l'établissement officiel du christianisme, c'est-à-dire à l'époque où les grands
ports de l'Extrême-Levant et les villes asiatiques, de Constantinople à Alexandrie
et d'Éphèse à Antioche, redeviennent le siège du commerce méditerranéen. Les
rochers de sa rade sont couverts d'inscriptions chrétiennes 9 : Seigneur, aide le
navire de Philalithios! Christ, secours ton serviteur Eulimenios ! Les noms
sont grecs, authentiquement grecs, $>XaX-/fiioz, EÙÀI;J.SV!.OÇ, ASÔVTIOÇ, AIO-
Ttjjia, etc. Mais ces navigateurs sont venus de toutes les parties du monde hellé-
nique. Les gens des Cyclades, Andriens, Pariens, Naxiens, Théréens, y coudoient
des Éphésiens, des Milésiens, des Égyptiens de Péluse, des Lyciens de Pinara, —
des Orientaux de tout le Levant.
Si jamais les Phéniciens ont exploité l'Archipel, Syros a donc pu, a dû être
une de leurs relâches, je dirais même une de leurs principales relâches, tant le
1. Eusiath., Comment., 1780, 49 : oùy. ïsyjy/.t y.a9ï|YT|TT,v y.Tï|trâ|j.Evoî Ta TÛV "l>oivixuv â-6y.ouaa
p;e>,sa. Hesych. Mil., Fragm. Hist. Graec., IV, p. 176, 69.
2. Cf. Phil. Bybl, Fragm. Hist. Graec., III, p. 572 : rapà «toivfocuv 61 -/ai <l>Epey.ûôï)ç ),a6ùv Ta;
à-fopp.àç ÈQEo}.6yï)5E rapt TOÛ 'OÇÎOVOÇ 8EOÛ.
5. JambL, De vita Pyth., 9 et 11.
4. Diog. Laert., I, 11.
5. Cf. Bochart, Chanaan, I, p. 411.
6. Voir les inscriptions réunies par Kl. Stephanos, 'AOïjvaïov, III et IV. : le fascicule de Syros dans
les Inscript. Graec. Insul. doit paraître incessamment.
7. 'A6T)vaîov, III p. 557: xat TOÙÇ racp£roS7)]Ao0vTa; ex TWV KuyAdôwv '^cuv.
8. C. I. G-, 2547 c. : G'.ÔTi y.ay.oûpya izkoia. v.cd ^.Eiova ETTLêâ^.Etv TUJLWV Ti}j.s).),£v èizl TTJV /wpav y.al
T'VJV ^ô).tv xaTà pijctov.
9. Confer. 'Aè-^vaïov, IV, p. 25 et suiv.
L'ILE SYRIA. 525
port de cette île paraît conforme à tout ce que nous savons des établissements
phéniciens. Nous connaissons leurs entrepôts, juchés sur un promontoire qui
s'avance dans la mer, ou isolés dans une petite île qui fait face à la grande côte.
Nous avons insisté sur ce rôle des îlots côtiers. La rade de Syros contient l'un de
ces îlots, que les modernes appellent Gaidaro-Nisi, l'Ile aux Anes : « Cette île a
un demi-mille de longueur, un tiers de mille de largeur et environ 50 mètres
de hauteur; sa distance au rivage est d'environ un demi-mille ; l'espace inter-
médiaire offre un mouillage assez bon par des fonds de 22 à 25 mètres; il est
abrité des vents du Nord qui soufflent quelquefois avec violence... ; les navires,
par coup de vent de Nord-Est, feront bien de mouiller sous le vent de Gai-
daro 1. » Par ses dimensions, par son mouillage, par sa proximité de la grande
île, cet îlot semble aménagé tout spécialement pour devenir l'un de ces entre-
pôts, commodes à atteindre et commodes à quitter, faciles à surveiller et faciles
à défendre contre les pirogues des indigènes. « Nous arrivâmes, dit le Périple
d'Hannon, dans une rade où nous découvrîmes une petite île de cinq stades de
tour; nous y établîmes un poste de colons et nous l'appelâmes Kerné 2. » A Syra,
de même, nous raconte l'Odyssée, vinrent les hommes de Phénicie, habiles
marins, mais filous,
svQa os <l>oîvixsç va'Js-îxl'jTO'. vp,'j9ov avopEç,
TpWXTai 3,
et ils y laissèrent, comme à Kerné, une trace de leur passage dans le nom qu'ils
donnèrent à la grande île. Le nom de Syros ou Syra, qu'elle a conservé jusqu'à
nos jours, me semble d'origine sémitique. Les Anciens avaient cherché pour ce
nom de lùpoç une étymologie grecque et, quelques calembours aidant, à leur
mode ordinaire, ils avaient trouvé une explication. Ils faisaient venir ce nom du
verbesuro, tirer, arracher : Supoç, Supîa, disent les lexicographes 4, 3ià TÔ o-up-^vai.
o.Tib TOÛ zaTaxXoa-jAoû yEvixoû, parce qu'elle fut arrachée, sauvée du Déluge. Les
modernes ont voulu remonter à une racine indo-germanique, sitar ou sur,
briller, être éclatant de blancheur : Syros serait l'île Planche. Mais toutes les îles
de l'Archipel, avec leurs calcaires dénudés, pourraient avoir ce nom 5. Pape, dans
son Dictionnaire des Noms propres, rapproche Syros d'appellations semblables,
Ilyria, 'Ypla, ville de Béotie, d'Isaurie, d'Iapygie, etc. (le s initial étant tombé,
comme il arrive fréquemment). Mais Bochart avait trouvé déjà une étymologie
sémitique, en lisant le passage de l'Odyssée qu'il cite d'ailleurs : « Syros est une
île riche, heureuse, ilaque per aphaeresim Phoenicibus familiarem, vel, rrvur,
sira, pro rrpuj/, asira, id est dives, vel mw, sura, pro rrWN, asura, id est
beata. » C'est là certainement une des pires étymologies de Bochart, qui souvent
Les parages de Mégare nous ont rendu familiers ces doublets gréco-sémitiques.
Les vocables de l'Archipel vont nous fournir une certitude plus grande encore.
Car ils ne sont pas isolés ni cantonnés en un district, perdus au milieu des mers
grecques. Nous pouvons être certains de leur provenance, parce que nous pou-
vons tracer la route qui les amena. D'île en île, de détroit en détroit, de cap en
cap, nous remontons avec eux jusqu'à leurs lieux d'origine. Ils commencent aux
côtes syriennes. Tout le long des côtes asiatiques, ils s'échelonnent vers les mers
grecques, marquant les principales étapes du vieux commerce phénicien. Nous
les prendrons à partir de Chypre. Nous laisserons de côté les rivages de Syrie,
où pourtant ces doublets se retrouvent : le cap de la Face de Dieu gardait son
double nom grec de Theou Prosopon, ©EOÛ IIpôo-w-ov, et sémitique de Phanouel,
SN_U3. Mais en Syrie on ne peut dater cette onomastique. Sa présence est expli-
quée par l'histoire hellénistique bien plutôt que par l'histoire primitive. En
Chypre et en Cilicie, au contraire, ces doublets sont datés par les légendes ou les
traditions grecques qui les accompagnent :
ils remontent à la période préhel-
lénique.
I. — Sur les côtes de Chypre, une ville portait le nom grec de Aipeia, Aïraia,
l'Escarpée, l'Ardue, et le nom étranger de Soloi. Les Grecs racontèrent que le
premier nom Aipeia était le plus ancien et qu'une colonisation de Solon l'Athé-
nien avait implanté le nouveau nom Soloi. Nous savons ce que valent ces calem-
bours. En réalité, Soloi, SôXoi, veut dire la Ville des Monts ou des Roches2. Le
mot sémitique y*7D Salo ou Solo aurait pour transcription exacte 2a),o ou Solo,
étant données les équivalences D o-,
S \, y o : Solos, dit Hésychius,
= = =
est le nom de la montagne, a-6Xo; ôvou.a ^ouvoû. Le pluriel grec Soloi, SéXoi, cor-
respondrait à une forme du pluriel sémitique construit... lyho, Soloi..., les
Roches de... [suivi d'un déterminatif qui existait dans l'original sémitique et qui
a disparu dans la transcription grecque]. Il suffit d'ouvrir les Instructions nau-
tiques pour saisir la raison de cette onomastique5.
Au Sud de l'Asie Mineure, la côte septentrionale de Chypre borde le premier
détroit qui mène de l'Extrême-Levant à la Méditerranée hellénique. Cette côte
chypriote présente deux aspects très divers aux navigateurs qui viennent de
11. — La côte cilicienne, qui borde au Nord le canal de Chypre, avait aussi une
ville des Roches.... Cette autre ville de Soloi était bâtie en un site tout à fait
comparable à la Soloi chypriote. Au long de cette côte cilicienne, en effet, les
marins venus de Syrie peuvent observer aussi deux vues décotes très différentes.'
Quand on sort du dernier golfe syrien d'Alexandrette, on rencontre d'abord un
ancien îlot rocheux qui, noyé aujourd'hui dans les alluvions, forme le grand
Cap de la Pierre Noire, Kara-tasch Bournou, disent les Turcs, « table bordée de
falaises basses et blanches que surmonte une forêt de chênes rabougris1 ». Puis,
derrière ce cap, s'étend une longue, basse et monotone plage de sables, de
lagunes et de boues, le rivage d'un ancien golfe que les rivières et torrents pré-
cipités du grand Taurus cilicien comblent, envasent et prolongent chaque jour
encore : « La plage s'étend en ligne droite pendant 24 milles. La plaine qui borde
cette plage est un vrai désert; inondée en plusieurs endroits, elle ne présente
dans les autres que des collines de sables surmontées de quelques broussailles
éparses. Un lac salé, d'une longueur de 12 milles environ, communique avec la
mer. Des sables arides l'entourent de toutes parts et, sur ses rives, les cygnes,
les pélicans et les cigognes, avec les poissons et les tortues, semblent en avoir la
tranquille possession ». C'est la Cilicie des Plaines, que les navigateurs doivent
côtoyer d'un peu loin, en évitant les alluvions et Féchouage. Brusquement, au
bout de cette plage, se dressent les hautes falaises de la Cilicie Rocheuse, KOaxîa
Tpaysla, que les Anciens ont toujours opposée à la Cilicie des Plaines, KOaxla
TTEoià;. Sur les premières roches, était bâtie la ville de Soloi. En ce point précis
commençait la Cilicie Rocheuse pour les Sémites venus de l'Orient, de même que
pour les Grecs venus de l'Occident commençait en cet endroit la Cilicie Plane,
TïEOiaç o v) a.TTo SoÀwv xai Taperou [j.eypt Lraou..., SoÀoi TÏJC a.)Xr\ç KiÀixiaç ap'/yj
T'?iç TïEpl TOV 'Io-<7ov..., sic raS'la àvaTOitraTai •/) 7rapa/\îa àîto SôXwv xai Tapo-oû
apçajJLEVï)".
Ce nom de Soloi ne se rencontre pas seulement dans les mers Levantines.
On le retrouve partout où pénétrèrent les marines phéniciennes. Sur la côte
occidentale d'Afrique, Hannon l'applique à un promontoire : Solo-eis, 2O)V6ELÇ,
transcrivent les Grecs. Dans le même site que nos Soloi de Chypre ou de Cilicie,
1. Pour cette citation et les suivantes, cf. Instruct. naut.. n° 778, p. 591 et suiv.
2. Strab., XIV, 664-668.
L'ILE SYRIA. 527
Le cap Cantin ou Ras el-Hadik (cap des palmiers) s'élève presque à pic à 60 mètres
au-dessus de la mer. La côte est formée de falaises blanches, bordées à leur pied par
une étroite plage de sable. Ces falaises ou rochers nus, surmontés de quelques collines
d'inégale hauteur, s'élèvent graduellement jusqu'au cap Safé.
Dressé entre les plages des deux golfes et émergeant de la plaine, ce pro-
montoire, rocheux et bordé de roches, mérite le nom de Soloi, Solo-eis ou
Solo-entum, les Roches. Les Phéniciens établirent leur factorerie sur la face
orientale, un peu au sud du cap Zaffarano. C'était le seul mouillage abrité des
vents d'Ouest et des vents du Nord qui sont les plus fréquents sur cette côte 5.
Les deux baies de Porticello servaient d'échelles et les hauteurs voisines sur
leurs roches de 500 mètres portaient l'Acropole : cette haute ville et son échelle
nous rendent ici encore le site de Pylos et des Hautevilles homériques, ou le site
de la Soloi chypriote. Ainsi placée, Soloeis est sûrement une ville étrangère :
redoutant les corsaires, la ville indigène, Bagheria, s'est installée à l'intérieur,
dans la plaine, à mi-chemin des deux golfes. Soloeis était, dit-on, une fondation
d'Héraklès.
C'est qu'elle offrait aux peuples de la mer de grandes commodités, surtout
pour l'exploitation du golfe de Termini. Dans le golfe de Palerme, une autre
montagne semi-insulaire, le Monte-Pellegrino, Heirklè des Anciens, avait une
station toute semblable à l'abri d'un pareil promontoire rocheux : « Le mont
Pellegrino, de 606 mètres de hauteur, s'élève sur la côte même; il est remar-
quable par son isolement 1 ». Au pied du Pellegrino, le mouillage de Palerme
était bien abrité : une petite anse, nommée aujourd'hui Cala Felice, offre un
port entièrement clos derrière une entrée resserrée. Aussi les Hellènes, maîtres
du pays, établis comme colons dans la plaine et ne redoutant pas les coups de
main des indigènes, préférèrent ce mouillage où par tous les vents on pouvait
tenir : LTàv-oppioç, Panorme, Palerme, fut la ville hellénique. Mais nous savons
pourquoi les premiers marins évitaient ces mouillages trop fermés et préféraient
les libres promontoires, les Roches : si Palerme est le débarcadère grec, Solo-
entum est la station phénicienne. Le golfe de Termini, d'ailleurs, ne borde pas
une plaine fertile, une « Conque d'Or » pareille à la coquille palermitaine. C'est
un grand demi-cercle de collines nues et souvent abruptes, balayées de tous les
vents Est, Nord et Ouest. Le golfe n'offre pas un abri, pas un refuge naturel
aux navigateurs, qui pourtant doivent y trafiquer s'ils veulent pénétrer dans
l'intérieur de l'île.
Car c'est ici que vient aboutir la route de terre, partie de la côte méridionale
et traversant l'île du Sud au Nord. Nous avons étudié déjà cette route isthmique
et son port méridional, Minoa ou Agrigente : Soloeis en fut le port septentrional ;
Soleis et Minoa datent de la même thalassocratie. En cette ville des Roches, les
Phéniciens s'établirent solidement. Au temps de Thucydide, leur commerce,
chassé du reste de la Sicile, se maintient sur cette côte Nord, à Soloeis et à
Panorme, EV.ÀWIOVTSÇ Ta TIXEIW MOTÛÏJV xal SoAoEVTa xal ITâvopp.ov E'jvoixiffavTsç
ÈVE^OVTO, et jusqu'au temps de Denys, Soloeis reste fidèle à l'alliance carthagi-
noise2.... Sur cette même côte sicilienne, on trouve aujourd'hui encore un autre
Solanio, qui est l'extrémité rocheuse du grand golfe de Castellamare. A l'Est,
ce golfe est « bordé d'une côte basse et malsaine, plus généralement sablon-
neuse ». A l'Ouest, au contraire, au-devant de la pointe San Vito, pointe basse,
se dresse une ligne de promontoires escarpés, parmi lesquels la pointe Solanto 3.
Il est possible que ce Solanto soit aussi une Roche phénicienne, comme la
Solanto qui s'est bâtie au pied de notre vieille Soloeis.
C'est l'équivalent précis du mot sémitique "HZ?, sar, dont Saros, Sâpoç, est la
transcription grecque très exacte 2. Nous pouvons donc poser le doublet gréco-
sémitique Saros-Koiranos, ïàpoç =
Koîpavoç.
1. Il ne faut pas s'étonner de ces répétitions de noms : la côte de l'Italie méridionale a deux pro-
montoires Iapygiens à peu de distance l'un de l'autre; sur cette même côte cilicienne, après le cap
Anamour, les Turcs ont un second cap de la Pierre Noire, Kara-tasch Bournou.
2. Instruct. naut., n° 778, p. 595.
5. Instruct. naut., n° 778, p. 591.
4. Skylax., 102.
5. Fragm. Hist. Graec, I, p. 17, 252.
6. Cf. Dict. de Kazimirski, s. v.
7. Movers, H, p. 174.
8. Cf. Instruct. naut., n° 691, p. 172.
552 LES PHÉNICIENS ET L'ODYSSEE.
VI.
— Jusqu'à l'Archipel, les côtes asiatiques sont bordées de noms étrangers,
venus de la mer. Aujourd'hui les noms italiens ou francs, occidentaux, alternent
avec les noms turcs ou anciens. Durant l'antiquité, les noms grecs ou romains
alternaient de même avec des noms indigènes ou levantins. Les Sémites avaient
sûrement leur part dans ces noms levantins. Les doublets ne sont pas toujours
là pour nous fournir des preuves irréfutables ; il n'en reste pas moins certaines
traces : « Des villes gardent des noms d'apparence sémitique, jusqu'à l'époque
romaine, Kibyra, Masoura, Rouskopous, Syléon, Mygdale, Sidyma. Aucun témoi-
gnage direct n'attribue la fondation de ces villes aux Phéniciens. Mais l'origine
sémitique du nom est sûre pour la plupart d'entre elles 1. » Il est impossible, en
effet, de ne pas rapprocher Rous-Kopous, des Rous-Addir, Rous-Gounion, Rous-
ibis, etc., des Têtes ou Caps, xsr\, rous, phéniciens qui jalonnent la mer mau-
ritanienne. Un port de Pamphylie, Sidè, nous ramène pareillement à toute une
série de noms, Sidon, Sida, etc., qui sont les transcriptions grecques des
pTï, Sidon, ou nTï, Sida, Pêcheries, phéniciennes.
Je voudrais attirer l'attention sur l'un de ces noms, tout au moins, que deux
montagnes entières conservent durant l'antiquité, l'une en Cilicie, l'autre en
Lycie : c'est Kragos, Kpâyoç. Comme Anemourion, ce double nom côtier me
semble d'origine maritime : nous ne comprendrions pas autrement sa double
présence chez les Lyciens et chez les Ciliciens qui ne parlaient pas la même
langue. La côte des deux Kragos se ressemble. En Lycie, ce sont nos Sept-Caps :
« Les Sept-Caps forment les extrémités de plusieurs hautes montagnes bordant
la côte », disent les Instructions ; Strabon disait : « Le Kragos a huit pointes ».
(Je corrigerais huit en sept, H en Z.) En Cilicie, c'est la côte entre Alaya et le cap
Anamour : « Les falaises sont élevées de 178 mètres. Jusqu'au cap Anamour, la
côte est généralement haute et accore, » disent les Instructions ; Strabon disait :
« Le Kragos est une falaise escarpée de toutes parts, Kpàyoç TÀxpa. Trsptxp-^p.voç
-pà; GaXàTr/;. » La meilleure traduction de falaise, pierre coupée, escarpée, etc.
nous serait fournie par la racine hébraïque k. r. g., ïnp, couper, trancher, déta-
cher : le pluriel Kragim, Dijnp, désigne les pans de robe déchirée en signe de
deuil; Kragos serait le pan de falaises taillées à pic 2.
Nous atteignons ainsi le golfe d'Adalia et les monts Solymes, 2oXûp.a ô'pv
Cette haute chaîne se dresse à pic tout le long de la côte occidentale du golfe.
Quand on vient de l'Est, cette muraille abrupte limite l'horizon et ferme la
mer jusqu'au lointain Promontoire Sacré, que prolonge encore le petit archipel
des Hirondelles. Il faut bien prendre garde à l'importance de ce Promontoire
Sacré pour les premiers navigateurs levantins. Les navigateurs modernes venus
de l'Ouest ne remarquent pas ce promontoire. Rien ne le distingue à leurs yeux
des mille caps proéminents que, durant des semaines, ces Occidentaux viennent
de doubler ou d'apercevoir au long des côtes européennes et asiatiques : l'archi-
pel des Hirondelles n'est pour eux que le dernier groupe insulaire de l'Archipel
hellénique. D'ailleurs les navires occidentaux fréquentent peu ces parages. Usant
des vents de Nord pour leurs traversées vers l'Egypte ou la Syrie, ils ne suivent
pas jusqu'ici les côtes de l'Asie Mineure. Depuis Rhodes, ils coupent droit, à
travers la haute mer, vers Chypre ou vers Alexandrie. Les moins audacieux
cabotent un peu plus loin que Rhodes, jusqu'aux ports de la côte lycienne,
Patara, Aperles, Myra, ou jusqu'à cette petite île lycienne qui garde aujourd'hui
son nom italien de Château Roux, Castellorizo (Castello-Rosso) : « Ce port est
un point fréquenté par les navires allant en Syrie et à Chypre ou revenant de
ces localités. On peut donc trouver là des pilotes pour tout le littoral Est de la
Méditerranée1 » : sur ce bord occidental du golfe d'Adalia, les Occidentaux ont
leur île des Pilotes, comme les vieux navigateurs orientaux avaient leur île et
ville du Pilote, Nagidos, sur la côte orientale de ce même golfe. Entre Castel-
lorizo et la côte, les marchands et pirates occidentaux de Venise, de Gênes ou
de Pise ont toujours eu quelque station ou quelque croisière barrant les
chenaux : quand Philippe Auguste rentre de Palestine, il vient relâcher au Port-
Pisan à l'embouchure de la Phineka, à l'Est de Myra en Lycie 2.
Mais de Rhodes ou de Castellorizo, les Occidentaux coupent tout droit vers
Chypre ou vers le Nil. Ils laissent au loin sur leur gauche le Promontoire Sacré
auquel bientôt ils tournent le dos, et qui ne leur est même pas utile comme
point de repère, tant sa pointe effilée et sa faible hauteur disparaissent à leurs
yeux sur l'écran des montagnes lyciennes. Actuellement encore, ce promontoire
a si peu d'importance pour nos marines occidentales, qu'il ne porte ni phare,
ni tour de signal, ni marque quelconque de reconnaissance. Consultez la carte
de nos phares : sur les points extrêmes de Crète, de Rhodes et de Chypre, les
feux de Sidero, de Prasonisi et de Paphos éclairent les grandes portes du com-
merce international ; à l'entrée des ports et des rades fréquentés par le cabotage
côtier, les feux de Marmaris, de Rhodes, d'Adalia, d'Alaya, etc., éclairent le
va-et-vient des bateaux indigènes. Mais ni le mouillage des îles des Hirondelles
ni la borne du Promontoire Sacré n'ont semblé dignes d'un éclairage.
Si quelque jour une marine indigène renaît dans les ports Syriens pour le
service des contrées de l'Euphrate, il est probable que le Promontoire Sacré
retrouvera sa gloire : les navigateurs orientaux, venus au long des côtes asia-
tiques ou par le milieu du canal de Chypre, gouvernent de loin sur le Promon-
toire Sacré, gigantesque signal dont ils aperçoivent, en face, la haute silhouette.
Ce promontoire devient l'un des repères de leurs navigations, et il est aussi une
borne de leur monde. Car, derrière cette muraille, ils vont brusquement trouver
une mer nouvelle et des terres différentes des leurs. Jusqu'ici, la côte qu'ils
suivaient était vraiment asiatique, je veux dire massive, peu découpée, mal
1. Instrucl. naut., n° 778, p. 580. Cf. Geog. Graec. Min., I, p. 271 : xu6epvT|Toaç y.al xpEiaxotç "Apoc|t
youfiEVOL TOLÇ xal auvV^Eiav xal E-iuya|jL6p£av ïyovciv iJJ-TIEipoiç TE oùai TWV TÔ-ÏLWV xal TT,Ç çtovf(ç auTtov.
2. Cf. W. Heyd. Commerce du Levant, I, p. 255.
554 LES PHENICIENS ET L'ODYSSEE.
Cette marche de Poséidon est la route même que nous traçons des vieilles
navigations phéniciennes. Les poèmes homériques connaissent, en effet,
—
comme Hérodote, Skylax et les anciens périples, — deux groupes d'Éthiopiens :
les uns sont au Couchant, les autres au Levant, les uns près des Colonnes d'Her-
cule, les autres près de l'Egypte,
à)JJ 6 [i.Èv AlQioTïaç iAET£x(a9s TTJXÔQ'
sovxa-c,
AlQïoTtaç, TOI S'.yfjà osBaîaTai, s'ayaTOi àvSpwv,
ol p.èv Sua-ojjivou T-splovoç, ol 3' àviôvTO?2
Les deux Éthiopies homériques ne sont que les deux Pays Noirs, les deux
Soudans des Arabes. Le mot de part et d'autre est le même : Belad-es-Soudan
est en arabe ce que Aithiopie est en grec, le Pays des Nègres. Le monde homé-
rique dépasse déjà le détroit de Gibraltar. Sur l'océan Atlantique, au delà de
Kalypso, il comprend une Ethiopie, un Soudan, une « Nigritie » comme
disaient nos vieilles cartes (nous reviendrons à cette notion du poète odysséen) :
ce sont les Éthiopiens du Couchant. A l'autre bout du monde, les nègres du
Soudan oriental, la Nigritie de la mer Rouge, de la Nubie et du Kordofan, sont
les Éthiopiens du Levant. Entre les deux Nigrities, s'étendent les peuples médi-
terranéens, l'Egypte et la Libye peuplées de races blanches. Ces deux groupes
d'Éthiopiens ont chacun leur grand dieu, Zeus et Poséidon. Zeus va banqueter
chez les Éthiopiens du Couchant 5, aux bords de l'Océan. C'est chez les Éthiopiens
orientaux qu'est allé Poseidon. Pour revenir vers les mers grecques, il doit
franchir la barrière des monts Solymes. C'est du haut des monts Solymes que
Poseidon aperçoit les mers grecques.
Au pied de ces monts Solymes, le golfe pamphylien, notre golfe d'Adalia, est
toujours resté célèbre par ses tempêtes, les « terribles tempêtes du golfe de
Satalie ». Les croisés qui passaient par là en ont répandu le souvenir dans
tout le monde occidental. Tous les voyageurs francs ont subi en ces parages
quelque coup de vent :
« Nous fûmes le seizième janvier à l'entrée du golfe de Satalie.... On ne peut pas com-
prendre sans l'avoir veu comment la mer avec si peu de vent a pu s'irriter au point
qu'elle le fut » [dit l'un ; et l'autre ajoute :] « Ce passage étoit autrefois si dangereux
qu'il s'y perdoit beaucoup de vaisseaux. Mais les gens de mer disent que depuis que
sainte Hélène, revenant de Jérusalem, y jeta un des Cloux de la Croix de N.-S., il y a
1. Odyss., V, 285-284.
2. Odyss., I, 22-24.
5. Iliad., I, 425.
550 LES PHÉNICIENS ET L'ODYSSEE.
moins de danger ». [Et cette tradition se traduit dans une coutume signalée par un
troisième :] « Ce golfe est fort dangereux à cause des vents impétueux, qui y soufflent des
hautes montagnes qui sont situées sur la côte de Pamphylie. Il y a un courant qui règne
aux environs, par la rapidité duquelles vaisseaux sont entraînés d'Orient en Occident.
Les mariniers, et surtout les Grecs, commencent en cet endroit à jeter des morceaux
de biscuit dans la mer. Quand on leur demande pourquoi ils le font, ils répondent que
c'est par une coutume établie depuis longtemps parmi les matelots, qui apparemment
commencèrent à la pratiquer par superstition, comme s'ils eussent voulu apaiser la
mer, qui est fort dangereuse en cet endroit 1. »
De tout temps les marins ont dû posséder au long de cette côte pamphylienne
des relâches. Adalia, P'ATTà),st.a des Grecs, est aujourd'hui le port le plus fré-
quenté. Dans l'antiquité reculée, avant la fondation de cette ville grecque, c'était
Phasèlis. Avec ses trois ports et son îlot rocheux emmanché d'un isthme de
sable, Phasèlis était le grand reposoir entre la Phénicie et la Grèce 2. Il est inu-
tile d'insister, je crois, sur le site et l'orientation de ce vieux port. Un regard
sur la carte pourrait suffire. A demi-insulaire, tournée vers le Levant, conforme
à toutes les nécessités du commerce primitif et du trafic venu de Syrie, Phasèlis
n'est sûrement pas une station indigène. Du côté de la terre, elle n'a aucun
débouché et elle ne peut avoir aucun domaine. La montagne des Solymes, qui
fait le tour du golfe, la surplombe : nous allons étudier le même site dans la
Parga vénitienne et dans la Ville d'Alkinoos. Cette montagne, pendant une cen-
taine de kilomètres, est continue. Deux défilés, la Rose et la Pipe, comme
disent les Turcs, Gullik-Boghaz et Tchibouk-Boghaz, percent la barrière vers
l'Ouest et vers le Nord et peuvent mener de la côte vers l'intérieur, en Pisidie
ou en Lycie. Phasèlis n'est pas à l'entrée de ces cols : elle est à l'écart de l'un
et de l'autre. Et elle n'est pas entre les deux cols, à mi-chemin de l'un et de
l'autre, au point où leurs deux routes conflueraient sur la plage : elle leur
tourne le dos. Nous verrons pareillement d'autres ports étrangers, la Parga des
Vénitiens et la Ville d'Alkinoos, tourner le dos aux défilés qui peuvent amener
les agressions indigènes. Nous avons étudié déjà sur les côtes de France le site
de Monaco, postée à l'écart de la descente des Ligures, un peu distante de la
trouée du Var. C'est ici, entre l'Adalia des Hellènes et la Phasèlis des premiers
thalassocrates, la même différence qu'entre Nice et Monaco. Les Hellènes, plus
tard, s'établiront à Adalia, où confluent les deux routes de l'intérieur : Adalia
est. le port indigène ou colonial pour le service des routes terrestres. Phasèlis
ne peut être qu'une station maritime, une relâche étrangère et, étant donnée la
disposition de sa rade tournée vers l'Orient, elle ne peut être qu'une relâche des
Levantins.
Or ce pays de Phasèlis présente des noms et des légendes où le souvenir des
1. P. Lucas, II, p. 175 ; Thévenot, I, chap. 74 ; Dapper, Descript. des Iles, p. 169 ; cf. Michaud et
Poujoulat, IV, p. 45, et surtout Fellows, Asia Minor. p. 212.
2. Thucyd., II, 69.
L'ILE SYRIA. 557
marines sémitiques paraît subsister. Le nom Solyma, SôXu|j.a, a été souvent
rapporté au DSD, soulam ou no^D, soulama, l'Escalier, des Hébreux1. La chaîne
côtière longe de près le rivage abrupt, en ne laissant que de courtes et rares
plages, quand les hauts promontoires ne plongent pas dans la mer. La route
côtière — c'est par celte route qu'Alexandre a passé
— n'est qu'une suite
de défilés et d'échelles, de portes resserrées entre la montagne et la mer, et
d'escaliers taillés dans la roche des promontoires. Strabon décrit admirablement
l'aspect des lieux : « Vient Phasèlis avec ses trois ports.... Le mont Solyma la
surplombe, £iTa 4>aB7j)âç, Tpslç È'yo'J<7a Xipivaç... 'JTrspxsiTa!. 8' aùV^c Ta ï6Xup.a
opoç.... Autour de Phasèlis, sont les Défilés sur la mer, par où passa l'armée
d'Alexandre, 7TEpl <Paa7;ÂÎ3a 8' ÉWi xa.Tà QàÀaTTav STEVC*, ÙC WV 'AXéHavSpoç
-aprïyayE TTJV a-Tpauav..., et il y a le Mont de l'Echelle, l'Escalier, ne laissant
qu'une passe étroite au-dessus de la rive, ESTI 3' ô'poç K),î[;.aç xa),o'jp.svov, O-TCV^V
àrco),£l7tov îiàpooov ÈTÏI TÛ alyiyXS)-.
» La traduction exacte de
I0iu.ai;, l'Echelle,
serait en hébreu et en arabe Soulama ou Soulam : l'Échelle des Tyriens, le
iDipJ; Tupiwv de Strabon est le "Vis ~rho, Soulama Sor, du Talmud. Au long de
la côte syrienne, en effet, ces Échelles des Tyriens présentent la même route
étroite, surplombant la mer ici, là descendant au fond des anses, s'enfonçant
dans les sables ou grimpant au flanc des promontoires : il a même fallu tailler
des escaliers dans certaines roches trop abruptes 5. Nos Monts Solyma sont donc
les Monts de l'Échelle, et ce sont aussi les Monts des Portes ou des Défilés, STsvà,
disait Strabon : car ils portent un autre nom Masikylos, que Bochart rappro-
chait avec raison des mpiïD, masoukol (pluriel de npiyn, masouka) hébraïques,
les Défilés, angusliae; Mao-îxuToç, Mao-a-àxuToç, Massicytes, les diverses trans-
criptions grecques ou latines rendent compte de toutes les lettres de l'originale,
Dans cette chaîne des Solymes, non loin de la mer, une bouche volcanique,
en perpétuelle activité, crache de hautes flammes et brûle silencieusement au
milieu de la forêt, rcûp TCO'X'J aÙTÔfJtaTov EX TTJÇ yrjç xaÎETai xal OÙSETCOTS o-ëévviiTai.''—
C'est la Chimère lycienne, Xip.aîpa, qui donna naissance à de si belles fables.
L'étymologie sémitique, généralement admise 6, nous rendrait bien compte de ce
nom de lieu. Ce monstre expirant le feu, comme dit l'Iliade,
8sivov aTcoTTVEio'Ja-a irupoç o.svoç ouGojJiivoio ',
sous les formes Imera ou Rimera. 'Iyipa; nous avons déjà donné les exemples
de ces doubles transcriptions grecques du n sémitique, tantôt rendu par un %
ou un esprit rude, et tantôt supprimé : Xâêwpaç et 'Aëôppaç, Xàësp et "Aëap, etc.
1. Diod. Sic, V, 58. Diodore nous dit qu'il a copié de vieilles sources rhodiennes.
2. Hérod., II, 182.
5. Diod. Sic, V, 55.
4. Strab., XIV, 054.
5. Apollod.. III. 2. 1.
L'ILE SYRIA. 339
moment du moins, dans la catégorie de nos doublets, il faut poursuivre notre
roule. Nous arrivons à l'Archipel.
Il est à remarquer que, sauf pour l'Eubée, EùSoia, l'Ile aux Boeufs, ce sont
toujours les noms incompréhensibles qui ont prévalu. Non seulement pendant
la période grecque, mais jusqu'à nos jours, les marines successives se sont
religieusement transmis cette onomastique, qu'elles ne comprenaient pas. Elles
n'ont fait à travers les siècles que l'adapter légèrement à leurs gosiers romains,
arabes, vénitiens, génois, turcs, francs, hollandais ou anglais. Les seuls Italiens
de la Renaissance en ont usé avec une certaine liberté. Leurs traductions ou
leurs adaptations fantaisistes ont parfois substitué aux noms anciens quelque
beau calembour : « aller vers l'Euripe », stonevripon, dç TOV Eupi^ov, nous a
donné Negroponte, et l'Eubée est devenue Nègrepont, et Chalkis est devenue
Egripo. Au début de leur histoire écrite, les Hellènes eux-mêmes semblent avoir
reçu ce dépôt de quelques prédécesseurs. Leurs idées à ce sujet étaient fort
variables. Tantôt ils croyaient ces vocables antérieurs aux noms qu'ils compre-
naient, et tantôt ils les croyaient postérieurs : « Homère, dit Strabon, connaissait
sûrement la Samos ionienne; s'il ne nous parle que des deux Samos de Thrace
et de Képhallénie, c'est que la Samos ionienne portait sans doute un autre nom :
Samos en effet n'est pas le nom primitif, mais la Sombre-Ramure, M£),àlutpu),Xoç,
puis la Fleurie, "AvÔEp-iç, et enfin la Virginale, LTapGEvia, à cause du fleuve Virgi-
nal, IlapfjÉvioç, qui lui-même reçut par la suite le nom de Imbrasos, "ly£pa<7oç'. »
Pour Strabon, donc, Samos est postérieure à la Fleurie ou à la Virginale : les
noms grecs sont antérieurs aux noms étrangers. Il est vrai qu'en un autre pas-
sage notre auteur vacillera dans son opinion : « Samos, dit-il, fut d'abord
nommée la Virginale, Parthenia, au temps des établissements kariens, lv.oXiiio
SE Haplkvîa rcpoTEpov OIXOGVTWV Kapwv, puis Anthémis, puis Mélamphyllos et enfin
la Ronde, StpoyyûXy], et elle fut occupée d'abord, itpwTov, par des Thraces, car
à cette époque les Cyclades se trouvaient, les unes complètement désertes, les
autres très peu habitées. Des conquérants de Phthiodide soumirent ces Thraces
et changèrent le nom de Fîle, qui devint Dia, Aîa. Après deux siècles et plus de
domination, les Thraces disparurent; des Kariens du Latmos colonisèrent l'île :
le roi karien, Naxos, fils de Polémon, donna son nom à la colonie1. » — « Thôras.
dit Hérodote, était un descendant de Kadmos fixé à Sparte; allié aux familles
royales, il fut tuteur des jeunes rois; sa tutelle finie, ne voulant pas redevenir
sujet après avoir été le maître, il résolut de quitter Sparte et de retourner dans
les îles, chez ses congénères. Dans l'île de Thèra, jadis appelée Belle-Ile,
KaXXionr,, étaient établis les descendants d'un Phénicien, Membliaros, fils de
Poikileus, que Kadmos avait laissé en cet endroit avec une colonie phénicienne.
Ces colons occupaient l'île de Kallistè depuis huit générations, lorsque Thèras
survint 2. » Héraklide du Pont racontait, de même, dans son Traité des Iles,
qu'Oliaros était une colonie sidonienne 3, et ce sont des Phéniciens de Byblos,
disent les lexicographes, qui avaient donné le nom de Byblis à l'île Zéphyria,
devenue par la suite Mèlos4. On peut n'avoir pas une confiance absolue, ni même
une grande confiance, en ces traditions. Il est impossible pourtant de n'en pas
tenir compte, et l'étude de cette double onomastique nous révèle bientôt une série
de doublets. Je ne pourrai pas étudier ici tous les doubletsgréco-sémitiques de l'Ar-
chipel. Mais voici quelques-uns des plus certains et des plus faciles à reconnaître.
1. Diod., V, 51.
2. Hérod., IV, 147.
5. Fragm. Hist. Graec., II, p. 197.
4. Steph. Byz., s. v. MT)>,OÇ.
5. Plin., V, 56.
6. Steph. Byz., s. v. Kâ<joç. Cf. Instruct. naut., n° 691, p. 507 : « la pointe de Samos a deux pics
qui, vus du nord, ressemblent à une selle. »
7. Diod. Sic, V, 59, 2.
542 LES PHÉNICIENS ET L'ODYSSÉE.
et aux houles du Sud, et, d'autre part, au courant et aux rafales du Nord, pré-
sentent souvent le spectacle décrit par les vers de l'Odyssée : « C'étaient des
côtes accores, rocheuses et pointues, où grondait la mer, et tout était couvert
par l'akhnè du flot4. » Pourtant ce substantif isolé, pris comme nom de lieu,
déroute l'esprit : au lieu du substantif isolé, l'Écume, on attendrait plutôt un
nom composé, comme l'Ile de l'Écume, ou une épithète, comme l'Écumante,
'AyvrjEo-o-a ou "Ayvoua-o-a, ainsi que nous verrons tout à l'heure la Boisée,
cTX-/)£o-a-a, et la Hurlante, KsXàSouo-o-a. Une telle appellation ne semble donc
pas un mot original, populaire. Les Français ont donné longtemps au Pirée le
nom de Port-Lion ou Port-Lyon5; Port du Lion eût été bien plus conforme à
leur onomastique ordinaire. C'est qu'ils ne faisaient que répéter, en le tradui-
sant à peine, le nom italien Porto-Leone. On peut soupçonner quelque opération
semblable chez les Grecs anciens au sujet de Akhnè.
Bochart avait déjà constaté que l'équivalent d'Akhnè serait, en hébreu, vp,
kas6. On ne saurait trop insister sur cette équivalence. Homère compare
les guerriers fuyants aux pailles que le vent balaie sur les aires sacrées,
IL
— L'île la plus voisine de Délos,
celle que les marins actuels appellent
la Grande Délos, était pour les Anciens
Rhèneia et Kéladoussa : Tr^vEta quam
Anticlides Celadussam vocal, item Ar-
FIG. 50. — Rhèneia 3.
temin Ilellanicus 4. Strabon ajoute le nom
d'Ile aux Cailles, 'OpTuyta, qu'il rapporte à une période antérieure, wvopiàÇETo 3s
xal 'OpToyia TipÔT£pov5. Mais la plupart des auteurs réservent ce dernier nom à la
Petite Délos.... Kelados, xÉXaooç, dit l'Etymologicum Magnum, signifie le
tumulte et le bruit, a-ri^aîvEi TOV Sopuêov xal TTJV Taoày-^v. Homère emploie ce
mot pour désigner le brouhaha de la bataille, le choc des armes et les hurle-
ments des combattants. Il emploie l'épithète keladon pour les torrents mugis-
sants et pour les vents qui gémissent sur la mer.
àxparj ZÉcpupov, xsXaSov T' SVI TTOVTOV6.
Kéladon, le Bruyant, est resté le nom d'un torrent d'Arcadie que la Télémakheia
nous a fait connaître. Le nom de Bruyante ou Hurlante convient à la Grande
Délos. Sa forme déchiquetée, les baies fissurées et profondes qui la coupent
1. Iliad., 501.
V,
2. Jerem., XIII, 25.
5. Photogravure d'après la carte marine. n° 1457.
4. Plin.. IV, 22.
5. Strab., 486.
X,
6. Odyss., II, 421.
544 LES PHÉNICIENS ET L'ODYSSÉE.
presque de part en part, ses roches saillantes, ses aiguilles surplombant la mer
de 150 mètres 1, racontent la lutte des flots, qu'en tout temps les courants et les
vents du Nord lancent contre ses flancs. Cette île dressée sans abri, en travers
de la passe de Mykonos, fait face au mistral et au courant des Dardanelles. Les
hurlements du flot donnèrent toujours naissance à de terribles histoires de
vroucolacas, de revenants. Buondelmonte signale, au Nord de Syra, la Roche aux
Chèvres où les esprits immondes se donnent rendez-vous : quand un navire
vient à passer et à séjourner pour la nuit, c'est un tel sabbat et de tels rugisse-
ments que ciel et terre semblent vouloir crouler, et les esprits crient à pleine
voix le nom des navigateurs 2. Hannon le Carthaginois éprouva les mêmes
terreurs dans une île du Couchant que ses devins lui conseillèrent d'abandonner
à cause des tumultes et cris nocturnes5. Dans toutes les langues sémitiques, les
racines nn, ran'a, et ]11, ranna, existent avec leurs dérivés, pour désigner tous
les bruits violents, toutes les clameurs, tous les murmures des êtres et des choses,
froissements d'armes, vibrations de cordes, cris humains de joie ou de douleur :
l'équivalent exact du grec xsXaooç est l'hébreu nn, rin'a, dont Rheneia, p-/jv£ia,
serait la transcription grecque très fidèle. (Des trois consonnes de la racine sémi-
tique, en effet, les deux premières se retrouvent sans peine 1= p, 2 =v, et la
troisième est cette aspirée très douce n, que les Indo-Européens semblent n'avoir
jamais pu rendre et dont les Grecs dans leur alphabet firent la voyelle s : ici, la
diphtongue Et en tiendrait la place; on trouve aussi l'orthographe 'Povaîa qui
conviendrait tout aussi bien, n E OU ai.) =
Au fond de l'Adriatique, les Grecs avaient un autre groupe d'îles Hurlantes,
KEXâSouo-o-ai, et sur les côtes d'Espagne un fleuve Bruyant a gardé jusqu'à nos
jours le nom de Celado 4. De même, il est possible que les Phéniciens aient connu
d'autres îles Hurlantes. Entre la Sicile et l'Afrique, la petite île actuelle de Pan-
tellaria semble avoir porté le nom sémitique de DIJTN, Iranim, qu'on lit au
revers de certaines monnaies puniques 3. Ce vocable, ainsi que le reconnaissent
les éditeurs du Corpus Inscriptionum Semiticarum, se rattache à la classe de
noms insulaires qui (nous le savons déjà) se rencontrent dans la Méditerranée
occidentale et qui sont composés du mot ai ou i, \s» ou ', île (les Grecs ont trans-
crit ai, s, i, et les Latins e, i, ae), suivi d'un déterminatif : telle l'île des Éper-
viers sur la côte sarde Ai-nosim6, telle aussi l'I-spania de Kalypso, et telle
encore l'odysséenne Ai-aie, Ai-airj. Le déterminatif dans I-ranim pourrait être
dérivé de la même racine pT ou nn, ranna ou ran'a. L'hébreu p, ran, hurle-
ment, aurait son pluriel régulier D'n, ranim, que l'on trouve une fois dans la
Bible sous la forme construite Ti, rane. Nous aurions donc l'île des Hurlements,
I-ranim : l'onomastique palestinienne nous fournit un lieu dit les Sanglots,
Di33-, Bokim, — KXauGpiwvEç, traduisent les Septante, id est plorationes, ajoute
la Vulgate 1, — et ce Bokim se rattache à la racine roi, bak'a, exactement
comme ranim se rattacherait à ran'a.
III.
— Nous savons déjà que l'île de Samos est
l'une des grandes étapes sur
la route des détroits côtiers qui bordent l'Asie Mineure et qui, de Rhodes,
conduisent jusqu'à Constantinople. Les Anciens se représentaient cette route
comme parfaitement rectiligne, orientée tout droit du Sud au Nord, eV EoGEiaç
6 TÎXO'J; ^e%p'- ^Ç IIpOTïOVTÎSoç, wç Sv fJt.EOTipi.êpiVT'jV T'.va TCOIWV ypap-.(urjV2, si bien
1. Juges, I, 2 et 5.
2, Strab.. XIV, 655.
5. Cf. Strab., XIII, p. 584; XIV, p. 655.
4. Tournefort, op. cit., II, p. 105. — Cf. Heyd, Commerce du Levant, I, p. 445.
5. Michaud et Poujoulat, Corresp. d'Orient, III, p, 451.
— Cf. E. D. Clarke, Travels,, II, p.
184 :
All the voyage from the Hellespont, between the Continent and the adjacent islands, was considered by
our captain as mere sailing river; but pirates lurk among the straits in greater number than in the
more open sea.... P. 507 : We vvere becalmed off the point of Icaria in a state of great appréhension
with regard to the pirates, who are always upon the walch for ships passing the bocaz of Samos.
0. W. Heyd, Commerce du Levant, I, p. 429.
546 LES PHÉNICIENS ET L'ODYSSÉE.
ondulée, bien arrosée, verdoyante, qui semble plus verte encore, comparée
aux îles voisines 1 : l'île s'appela MsXàp.ccuXXoç, à la sombre ramure, à cause de
cette qualité du sol, où. v^v àpsTTjv TOÛ ÈSâoeouc2. Cette plaine fleurie — la Fleu-
rie, 'AV8E[JIOÛ"Ç, est un autre nom de Samos — est limitée au Nord par une haute
montagne, dont les chênes, malgré les déboisements de plusieurs siècles, four-
nissaient encore des chargements de valonée aux contemporains de Tournefort3 :
la Chesnaie, ApuoGVo-a, est un autre nom de Samos.
Samos, disent les Instructions nautiques, est montagneuse. Ses deux principales
élévations sont les monts Kerki et Ampelos. Le mont Kerki s'élève à 1440 mètres; les
pics dénudés de pierre blanche, qui le forment et où se réfléchissent les rayons du soleil,
font croire que son sommet est couvert de neige. Il est presque complètement entouré
de précipices d'aspect imposant et d'une approche excessivement difficile4.
Ce pic de 1500 mètres, bien isolé à l'Ouest de l'île, se détache net et haut sur
la pleine mer. Il apparaît de loin, quand on aborde l'île par le Sud-Est ou le
Nord-Ouest :
« Nous entrons, raconte le voyageur anglais E. Clarke, dans le détroit qui sépare l'île
basse de Nicaria des hauteurs effrayantes de Samos. La passe est difficile : une houle
continuelle y roule lourdement. Est-ce ma longue accoutumance des plaines russes
d'où j'arrive ? Est-ce la seule réalité? Il me semble que je n'ai jamais vu montagne aussi
ardue et aussi menaçante que cette pointe de Samos, dont la tête se perd dans les nues
alors que tout le reste de l'Archipel est sans nuage, sous le ciel serein. On nous dit
que cette tête de Samos apparaît très rarement dégagée5. »
Samos mérite donc son nom ; car nous avons vu que Samos est l'équivalent
du grec utLoç, hauteur : Strabon sait encore que dans la vieille langue grecque
ces deux mots étaient synonymes, ènetS-J) o-à^ouç sxàXouv T». UAT) 6. Nous avons
vu déjà que presque toutes les langues sémitiques ont les racines naw, ncu,
sam'a, somma, avec le sens de s'élever, être haut. L'arabe et l'araméen ont
l'épithète sam, haut, élevé : Samos serait donc Sama, la haute. C'est à une
forme féminine, nnur, sam'a, en effet, qu'il faut penser, à cause des variantes,
Samia, Sapa, et Samè, Sàpi, qui alternent avec le nom de Samos, Sàpioç :
Samia. ou Samè serait la transcription rigoureuse exacte de nec?, sam'a.
Dans la mer Ionienne, les Grecs ont une autre île de Samè, qui faisait partie
du royaume d'Ulysse. Rocheuse, nzainoXôsGca, dit l'Odyssée, montagneuse,
opEiv/î, dit Strabon, avec une haute tête dressée à 1600 mètres au-dessus de la
mer, elle reçut des Grecs le nom de Tête, KEoeaXXvjvîa ou de Crâne, Kpavîa. Dans
1. Tournefort, op. laud., II, p. 105.
2. Jambl., Vil. Pylhag., III.
5. Tournefort, op. laud., II, p. 107 : « On charge dans celle île des velanides pour Venise et pour
Ancône ; c'est cette espèce de gland que l'on réduit en poudre pour tanner les cuirs. »
4. Instruct. naut., p. 504.
5. E. D. Clarke, Travels, 192.
6. Strab., VIII, p. 546 ; XIV, p. 647.
L'ILE SYRIA. 547
la légende locale, les héros Samos et Kranios, 2àp.oç et Kpâvioç, sont fils du
Têtier, KèyyXoç. C'est dire que Samos, la Hauteur, a bien le même sens que
Kephalos, la Tête. L'île tout entière mérite ce nom : « Le mont Nero, disent les
Instructions nautiques, est la plus haute montagne de Képhalonie. Elle a
1590 mètres et la chaîne atteint des altitudes de 700 à 1000 mètres. Le mont
Nero est visible de 80 milles : c'est ordinairement la première terre que l'on
aperçoive en venant de l'Ouest 1. » C'est bien l'Ile Haute de cette mer : les terres
voisines, quoique rocheuses et montagneuses aussi, apparaissent au marin
comme des îles basses, ySaptaX-/). Au pied des 1600 mètres de Képhalonie2,
Ithaque et ses deux masses de 650 et 650 mètres font piètre figure : malgré les
collines et les monts qui en couvrent toute la surface, et malgré son manque
de plaines et de prairies,
ÈV S' 'iGaXVÎ OUT' àp SpOUlOt SUpSEÇ OUTS Tl ),£'.U.WV 3,
Ithaque est une île basse, aÙT-rç 8s yQapiaXrj*. Les géographes de terre ne com-
prennent pas bien cette épithète, que les Instructions nautiques expliquent
clairement : Ithaque est basse pour le poète odysséen, parce que, cachée der-
rière la tête de Képhalonie, elle n'apparaît pas de loin aux navigateurs.... Dans
cette île de Samè, une ville porta le même nom, comme il arrive souvent
dans les îles grecques. C'était la vieille capitale, assise sur le détroit en face
d'Ithaque, tournant le dos à la capitale actuelle, Argostoli. C'était une ville haute
à la mode homérique : tout au bord de la mer, elle est juchée sur un pic isolé
qui dépasse 250 mètres de haut 3 ; nous aurons à la décrire plus en détail.
Les Grecs avaient une troisième Samos, la Samos de Thrace, EaptoSpâx-/; :
«
Cette île de forme presque ovale, disent les Instructions nautiques, porte le
mont Fengari ( le mont de la Lanterne ou du Signal) près de son centre. Cette
montagne s'élève à 1750 mètres au-dessus du niveau de la mer : c'est la plus
haute montagne des îles de l'Archipel, si l'on excepte le mont Delphi d'Eubée et
les Madara Vouna de Candie 6. » Ici encore, on comprend le nom de Samos, la
Haute, Sâ^oç-ôAyjX-/), appliqué à cette île, et le nom moderne de Signal, donné
à sa montagne. Le portulan de Michelot, — qui par un beau calembour nomme
cette île Saint-Mandrache, — nous dit : « Elle n'est pas grande, mais fort haute,
tellement que quand on vient du cap Baba elle apparaît au-dessus de l'île
Imbre 7. » Ce Signal guide le marin et annonce la tempête : « Lorsque le som-
met de Samotraki est couvert de nuages, on doit [quitter les côtes de Thrace et
gagner le large] : cet avertissement est infaillible1. »
IV. Au centre de la mer Egée se dresse un petit groupe d'îles, qui, sépa-
—
rées les unes des autres par d'étroits chenaux, forment autour de Paros, la plus
grande d'entre elles, une sorte d'archipel au milieu de l'Archipel (voir fig. 47).
Paros et sa fille, Antiparos, ont tout un cortège de suivantes, Strongilo, Despo-
tiko, Pandro, Trio, etc. Cet archipel présente aux terres helléniques sa côte occi-
dentale, façade malsaine, disent les marins, semée de roches et d'îlots, avec un
port assez vaste, mais complètement ouvert aux vents d'Ouest : la capitale
actuelle et ancienne de Paros fut installée par les Grecs en cet endroit ; aussi
n'eut-elle jamais grand commerce ni grande importance. Les autres côtes de
l'île, qui tournent le dos à la Grèce, ont, au contraire, de grandes rades bien
abritées. Elles offrent aux marines étrangères des ports très sûrs et des aiguades
abondantes. La côte Nord a dans la rade de Naoussa « l'un des meilleurs ports
des Cyclades », disent les Instructions nautiques, et l'un des plus grands : en
1770, la marine russe menaçant Constantinople vint s'établir là, juste en face
des canaux insulaires qui mènent tout droit aux Dardanelles. Les ruines de
l'établissement russe subsistent encore : on a dit parfois que le gouvernement
russe continuait de secrètes négociations avec le gouvernement grec pour
obtenir la concession à bail de ce mouillage et que les Russes tentaient de
faire à Naxos ce que les Anglais font à Zéa, une station et un « reposoir ».
Sur la côte Sud-Est de Paros, le port Trio « est formé par deux îles qui sont
devant et qui font trois entrées par lesquelles on peut entrer indifféremment,
l'île Trio se trouve à six encablures du rivage : l'espace intermédiaire offre un
bon mouillage d'été ; mais il est exposé aux vents du Sud-Ouest et du Sud, qui
produisent une houle considérable et qui le rendent peu sûr en hiver; l'ai-
guade peut alimenter une escadre 2 » : c'est en ce port de Trio qu'au temps
des Turcs le capitan-pacha venait chaque été mouiller son escadre. Sembla-
blement, entre Despotiko et Antiparos, on a un bon mouillage d'été. Mais c'est
au centre de notre archipel, sur la côte Sud de la grande île, que la passe entre
Paros et Antiparos offre le mouillage le plus vaste, le plus sûr, le plus cou-
vert, le plus conforme surtout aux nécessités du commerce levantin, grâce à son
orientation « vers le Sud-Est et vers Alexandrie », et du commerce primitif,
grâce aux petites îles qui le ferment ou l'abritent : « dans le milieu du canal,
dit Tournefort, le fond est propre pour les plus gros vaisseaux 3. »
En résumé, cet archipel, qui n'a aucun attrait pour les marines venues de
l'Occident, offre au contraire d'excellents refuges aux marines venues de l'Est
et du Sud. Paros, dans la tradition, passait pour le point d'appui de la thalas-
V.
— Paros, dit Pline, s'appelle aussi la Plate, et c'est le nom le plus ancien,
Paros, quam primo Plaleam, postea Minoida vocarunli. II),aTsla, la large, la
plate, la Table, est une épithète étrange pour le cristal de marbre qu'est Paros.
L'île a bien quelques plainettes sur les côtes Nord-Est et Sud-Ouest. Mais, avec
le mont Saint-Élie, qui en occupe le centre et qui s'élève à près de 800 mètres,
elle apparaît sur la mer comme un cône presque régulier : pour l'oeil des
marins, elle est tout juste le contraire d'une île plate. D'ailleurs, presque toutes
les îles de l'Archipel et même toutes les grandes îles grecques présentent le
1. Fragm. Hisl. Graec, II, p. 197.
2. Nicanor, ap. Steph. Byz., s. v. Hctpoç.
5. Cf. Instruct. naut., n° 691, p. 195.
4. Plin., IV, 22, 12.
550 LES PHÉNICIENS ET L'ODYSSEE.
même aspect. Une seule fait exception : « L'île, disent les Inscriptions nautiques,
a près de 5 milles 1/2 de longueur, un peu moins de deux milles de largeur et
une hauteur maxima de 245 mètres; ses rives, généralement élevées, sont
formées de falaises blanches et à pic ; en général, l'île est plate et couverte
d'une épaisse plantation d'oliviers 1. » Les Instructions ne font que répéter les
portulans de Ruondelmonte : « Paxos, à son centre, du côté du soleil levant, est
plate, ce qui permet d'y cultiver la vigne et les arbres fruitiers. Elle est pourvue
d'un port très sûr 2. » Avec ses falaises à pic et sa plaine au sommet, voilà bien
l'île du Plateau, l'île de la Table : cette île s'appelait et s'appelle encore Paxos,
nà£oç. Or, dans la grande inscription phénicienne de Marseille3, à la ligne 18,
le mot DS, pas., est employé pour désigner l'inscription elle-même, la table de
marbre sur laquelle est gravé le tarif religieux : les éditeurs du Corpus
Inscriptionum Semilicarumi dérivent ce mot de la racine DDS, s'étendre : pan
est donc l'étendue plate, le tableau, la table. Le mot revient avec le même sens
à la ligne 20 de cette inscription et dans une inscription similaire trouvée à
Cartilage (1. 11) 5. Pax est donc bien l'équivalent de Table, Ulaxela, et Paxos,
IïàSjoç, en est une transcription exacte puisque le o est cette lettre de l'alpha-
bet phénicien, entre le n et le o, dont les Grecs ont fait leur §. Cela étant, on
imagine, sans grand effort, comment une erreur de copiste ou de lecteur a
fait entendre ou lire Paros, nàpoç, au lieu de Paa;os, IlàÇoç, à Pline ou à l'au-
teur grec que Pline copiait. Paxos est l'Ile de la Table, TpàuE^a, TpaTtsÇoûç,
TpaTtsÇwv. Les falaises abruptes qui bordent et soutiennent sa plaine centrale
correspondent à telle vue de côtes « en forme de haute et abrupte table »,
décrites par Strabon : Xôoeoç Tpayûç, Gd^oç, Tpa7ïsÇoEiS-/ïç0.
Paxos est une île de la mer Ionienne, au Sud-Est de Korkyre, au Nord de
Samè-Képhallénia, sur la côte des Thesprotes. Dans cette mer, les Phéniciens
naviguent, et souvent, si l'on en croit l'Odyssée 7. Nous avons déjà catalogué
ces textes : « J'étais allé trouver des Phéniciens illustres, raconte Ulysse ; je
leur avais payé le passage sans marchander, et je les avais priés de me conduire
et de me laisser soit à Pylos, soit dans l'Élide divine. » Mais la navigation de
cette mer ouverte n'est pas commode : rien n'abrite contre le sirocco du Sud-
Est, qui souffle pendant plusieurs semaines, parfois durant toute une lunaison
sans discontinuer. Ouvrons les Instructions nautiques : « Le sirocco, soufflant
de l'Afrique, prédomine en novembre et décembre et, après un mois d'inter-
valle, se fait de nouveau sentir en février et mars ; pendant la lunaison d'août
et quelquefois aussi pendant celle de juillet, il se fait seul sentir ; il souffle
partiellement pendant toute une lunaison et, après une courte période de
1. Instruct. naut., p. 24.
2. Buondelmonte, trad. Legrand. p. 162.
5. C. I. S., n° 165.
4. C. I. S., n° 255.
5. C. I. S., n° 716.
6. Strab., XIV, 685.
7. Odyss., XIII, 272-500.
L'ILE SYRIA. 551
«
Quand nous eûmes quitté la Crète et que nulle terre n'était en vue, mais
seulement le ciel et la mer, reprend Ulysse, Zeus fit monter au-dessus du vais-
seau un nuage noir et toute la mer au-dessous s'assombrit : coups de tonnerre ;
la foudre tombe; le navire est chaviré. » — « En été, disent les Instructions
nautiques de la mer Ionienne, on éprouve quelquefois des coups de vent, mais de
courte durée, d'une couple d'heures peut-être ; ils sont très violents et dans
les canaux intérieurs, entre les îles, ils sont annoncés par de gros nuages noirs,
qui viennent sur ces bras de mer crever en grains dangereux, accompagnés de
pluie ou de grêle si épaisse que toute vue de la terre avoisinante est cachée4. »
A-/j TOTE xoavÉ/jV VECSEX/JV
serr/ja-s Kpovîwv
VTJOÇ
xjTzhp y\a<DopT\ç- riy)aia-£ oh TTOVTOÇ UTÏ' auTrjç,
« Donc le fils de Kronos fit monter une nuée bleu-sombre sur le vaisseau et
la mer s'obscurcit en dessous, reprend Ulysse ; tous furent noyés; mais Zeus
me mit un mât entre les mains et sur cette épave, après dix jours, une grosse
vague me roula à la côte des Thesprotes. »
1. Odyss., XIII, 276.
2. Tournefort. op. laud., I. p. 169.
5. Odyss., XIV, 501.
4. Instruct. naut., p. 2.
552 LES PHÉNICIENS ET L'ODYSSÉE.
Ulysse invente ce naufrage et celle navigation en compagnie des Phéniciens.
Mais tous les détails en sont empruntés à l'expérience journalière, vérifiable.
La présence même des Phéniciens dans la mer Ionienne était donc alors un
incident de la vie quotidienne. D'ailleurs, cette présence apparaîtra comme
certaine à la première réflexion, et les archéologues, qui parlent avec un sourire
du « cliché » de l'influence orientale, pourraient ouvrir quelquefois les yeux
.
sur la réalité, sur les primordiales nécessités de la vie journalière. Ces coups
de vent du Sud, ces rafales de sirocco, qui de la mer Libyque jettent les barques
vers le Nord, vers les côtes grecques ou épirotes, soufflaient alors comme ils
soufflent aujourd'hui. Ils sévissaient en juillet, en août, durant des semaines,
durant des mois. En pleine saison navigante, ils sont « seuls, disent les
Instructions nautiques, à se faire sentir ». Les Phéniciens faisaient la navette
dans cette mer Libyque, entre leurs métropoles de la côte syrienne et leurs
colonies de la côte barbaresque. Il est impossible qu'ils aient navigué durant
des siècles entre Tyr et Cartilage, sans que plusieurs de leurs vaisseaux, chaque
année, aient eu à essuyer, dans les parages de la Crète et de l'Afrique, quelque
coup de sirocco qui les chassait au Nord, jusqu'au fond de la mer Ionienne.
Aussi, quand M. Oberhummer a voulu regarder de près la toponymie de cette
mer, il a immédiatement retrouvé le souvenir de ces navigateurs phéniciens
sur la côte d'Acarnanie'. Nos doublets, Paxos-la Table, LTâÊoc-IlXaTEia, Samos-
la Tête, Sàpioç-KEtpaW^via, datent de cette époque.
La côte Sud d'Amorgo est une succession de falaises énormes d'une grande hauteur,
d'où les rafales tombent avec fureur pendant les coups de vent de Nord, balayant l'eau
en écume. Les navires qui longent cette côte devront s'en tenir à grande distance; on
n'y trouve ni abri ni mouillage. Mais la côte N.-O. offre deux bons mouillages, Port
Vathy et Kakokeraton. Port Valhy (le Port Profond) est un petit port sûr, bien que les
coups de vent de N.-E. y soient violents. Mais la tenue est bonne et les navires y sont
L'Amorgos des Anciens avait ses deux ports à Santa-Anna et à Port-Vathy. Sur
la plage de sable de Santa-Anna, c'était Aigialè, la Plage, AlyiâXrj. Dans le cercle
profond de Port-Vathy, c'était Minoa, Mivcïxx. L'île tout entière s'appelait aussi la
Toute-Belle, Uayy.âl-r\ : « Héraclide convient qu'Amorgos étoit une île très fertile
en vins, huile et autres sortes de denrées. C'est pour cela que Tibère ordonna
que. Vibius Serenus y seroit envoyé en exil : cet Empereur étoit d'avis que
lorsqu'on donnoit la vie à quelqu'un, il falloit aussi lui en accorder les commo-
dités. L'île est bien cultivée aujourd'hui. Elle produit assez d'huile pour ses
habitants et plus de vins et de grains qu'ils n'en sauroient consommer. Cette
fertilité y attire quelques tartanes de Provence2 », dit Tournefort; et les Instruc-
tions nautiques ajoutent : « L'île est passablement bien cultivée et l'on y ren-
contre des endroits d'aspect agréable dans les étroites vallées qui courent entre
les collines 5. » L'île portait encore le nom de Psychia, Au^îa, l'Ile du Souffle.
Un texte d'Hérodote va nous donner la juste valeur de ce terme dans la langue
des navigateurs : « La flotte arrivée sur cette plage, on souffla et l'on hala les
navires à sec, èç TOUTOV TOV atyiaXov xaxaT^ôvTEç xàç vlaç àvsAuyov àvsÀxu-
uavxEç 4. » La Plage, Aigialè, d'Amorgos offre un pareil rivage à l'échouement des
navires. Venus du Sud-Est, les marins soufflent vraiment en ce refuge. Car il
leur a fallu traverser le grand abîme, qui sépare d'Amorgos les îles asiatiques,
puis doubler le coup de rame quand la côte Sud-Est de l'île leur est apparue.
Cette côte terrible, « d'où les rafales tombent avec fureur, balayant l'eau en
écume », est toute semblable à telle côte odysséenne qui se dresse fumante
d'embrun et fouettée de grosses vagues retentissantes,
svSsv p.èv yàp TOTpai sityipstoÉsç, TipOTi S' aùxoiç
xû[i.a fjisya po>/6eP
« Attention, dit Ulysse, que tout le monde écoule bien ! tenez ferme sur les bancs
et pesez sur les rames : la côte est accore ; il ne faut pas craindre de taper fort
dans l'eau ; il s'agit de ne pas rester là-dessous, mais, si Dieu le veut, de nous
en tirer »,
vûv S' aysÛ', wç av Èyw eïrao, iïst6ti>jjLs8a itàv-eç.
UJJLEÎ.; p.Èv xibropo-iv àXoç pvjyjjLÏva paOelav
1. Tournefort. I, p. 255.
2. C. I. S., I, n° 41.
556 LES PHENICIENS ET L'ODYSSEE.
trouve un bon mouillage par tous les temps. La ville de Livadi, bâtie sur une
colline conique au fond du port, contient presque toute la population de l'île :
on peut se procurer un peu d'eau douce à des puits au fond du port1 ». Siphnos
est orientée comme Sériphos, tournant aussi le dos à la Grèce et n'offrant sur sa
côte occidentale que « deux ou trois baies ouvertes et sans abri 2 ». Les seuls
mouillages fréquentables s'ouvrent dans la côte Sud-Est : « les petits bâtiments
peuvent mouiller en dedans de l'îlot
Kitriani, tenue médiocre; le port de
Pharos, praticable seulement pour
les caboteurs, a un fond de meilleure
tenue; on peut également mouiller
dans la baie de Platiala par les vents
du Nord, lorsqu'ils ne soufflent pas
trop fort, car autrement les rafales
qui tombent de la haute mer sont
terribles et un navire sous voiles
ne peut les supporter ». Aux petits
navires de la première antiquité, cet
îlot de Kitriani offrait un mouillage
de choix, en face d'une ville et d'une
source Minoa dont parlent quelques
lexicographes.Buondelmonte connaît
encore, dans ce mouillage auprès de
la source, des ruines antiques : Ad
meridiem portus concluditur olim
cum urbe dirutâ, quae num Pla-
tialos (en face de Kitriani) et in con-
spectu scopulum Chitriani dictum
Fig. 51. — Siphnos et Sériphos5. videmus : in medio turris erigilur
Exambeles dicta, a qua fons émanât
usquemare in quo hortus omnium virescit pomorum4'. Pour les Italiens venus du
Sud-Ouest, ce mouillage est excellent. Pour les marines sud-orientales, il était
plus commode encore : les pirates au temps de Pompée fréquentent cet îlot, cruvÉgy,
xarâpai ETÙ —?jv S7ÎIXEI(A£VÏ)V àvilvaya VTJG-OV TÏ)Ï '/ûpaç ^ç Swpvtwv, dit une
inscription .
Je crois inutile d'insister encore sur le rôle, aux temps primitifs, de ces îlots
parasitaires. Le nom de Minoa, Mivûa, que nous retrouvons ici nous est familier.
Nous avons ici encore, dans cette île et ville Minoa, une vieille Halte phénicienne,
et la source Minoa est semblable à ces Eaux de la Halte dont parlent les
Psaumes, Me-Minoha1.
Mais cette halte, pour l'exploitation de l'île, n'était que secondaire; le vrai
port devait être ailleurs. La richesse de l'île n'est pas sur cette côte. Siphnos est
bien cultivée. Pourtant son antique fortune ne lui venait pas des champs,
mais des mines d'or et d'argent, qui en avaient fait l'île la plus riche de l'Ar-
chipel, vrio-tWTÉoJv ^.iXwza. ETÏXOUTEOV, XTE lôvrtjjv aù-nHTi xal àpyupétov p.ETàXXwv2.
Ces mines disparurent ensuite sous une invasion de la mer. Elles sont visibles
encore sur la côte Nord-Est : « leur entrée, située au pied d'une falaise, est
étroite, basse et taillée dans le roc; par le fait de l'empiétement de la mer, un
grand nombre de creusets sont entièrement submergés 3. » Cette côte Nord-Est
est un mur abrupt, continu, qui n'a ni port ni mouillages même temporaires.
Les Instructions nautiques nous ont d'ailleurs prévenus que, dans l'Archipel,
on ne peut jamais mouiller sur la côte Nord d'une île, même quand soufflent
les vents du Sud. Ces mines côtières de Siphnos seraient donc inexploitables par
mer. Mais juste en face des mines de Siphnos, la côte méridionale de Sériphos
présente sa belle et profonde rade de Livadi, où une marine venue du Sud-Est
ira tout droit relâcher.
Je crois donc que Kiepert a raison de voir dans Sériphos la Fonderie, et dans
Siphnos la Mine des Phéniciens4. La racine =pï, s. r. p., en effet, désigne tous
les changements que l'on fait subir au métal, fonte ou épuration :-*py, sareph, ou
nans, seripKa, nous conduirait à la transcription Sériphos, Sépitpoç. La racine
•j2ï, s. p. n., nous .est déjà connue par I-spania. Nous avons vu qu'elle signifie
cacher, enfouir, creuser : le participe sapoun ou sapin signifie le (trésor) enfoui.
Pour rendre compte de la transcription Siphnos, il faut supposer une forme,
régulière d'ailleurs, njaijf, siphn'a, qui nous donnerait Siphnia et Siphnos,
S-.cDvta et Sîcpvqç, comme Samia et Samos, Sajua et Sâjxoç, sont venues de sam'a.
A défaut d'un doublet, la topologie de ces deux îles nous explique sûrement,
je crois, leur toponymie. Quand les mines de Siphnos sont exploitées par des
gens de la mer, c'est au port de Sériphos, tout voisin, que ces navigateurs vont
traiter les minerais. De la mine à la fonderie, et réciproquement, le voyage est
commode, grâce à l'alternance des brises de terre et de mer qui soufflent matin
et soir sur tous les bords des continents et des îles. Nous savons au reste que les
Phéniciens furent les premiers exploitants de ces mines, insulaires. Les mines
d'or de Thasos, au dire d'Hérodote, avaient été découvertes et exploitées par eux :
au temps d'Hérodote, on montrait encore leurs galeries, et le nom de l'île,
disait-on, était venu d'un certain Thasos, compagnon de Kadmos5 : auri metalla
et conflaturam Cadmus Phoenix invenit ad Pangaeum montem6.
1. Psaumes, XXIII, 2.
2. Hérod., III, 57.
5. Instruct. naut., p. 175 ; cf. Paus., X, II, 2.
4. Cf. II. Lewy, p. 146-147.
5. Hérod., VI, 47.
6. Plin., VII. 57.
358 LES PHÉNICIENS ET L'ODYSSÉE.
Comme Siphnos et comme Sériphos, je crois avec Kiepert que Syros est un
nom sémitique, la transcription grecque du phénicien TIS, Sor ou Sour, la Roche.
Cette transcription de Tix, Sour, en Suros est régulière : nous avons vu déjà que
les Grecs rendent le x tantôt par un <r et tantôt par un T. Ce mot "?(2, Sour, lui-
même est le nom d'une ville phénicienne, qui, oubliée aujourd'hui sous les
masures d'un pauvre village et sous le déguisement arabe de Sour, joua le rôle
que l'on sait quand elle portait le nom de Tyr. Tûpoç, Tyr, disait le peuple grec;
mais les érudits écrivaient Sor, Soor, Sour, Syr, etc., Sop, Soôp 1, Soùps,
Sûp 5. En outre, ils savaient que Syr, SSp, inusité chez leurs compatriotes, était
un nom historique, le nom primitif du pays phénicien, TO SE Sûp, où o-ûv7]6sç
—apà "EXX-/-|(nv àXV icropîaç syôjjLEvov oikw yàp èxaXeÏTo upÔTepov r\ <£>oivîx7)*.
Homère appelait ce pays Eioovw], Sidonie : les Grecs postérieurs l'appelèrent
Supîa, Syrie. Entre ces deux noms il y a sans doute le même parallélisme qu'entre
Tyr et Sidon. Tant que Sidon lut la ville principale et le grand entrepôt de cette
côte, tout le pays pour les navigateurs étrangers était la Sidonie. Quand Tyr ou
Syr devint le centre des affaires et la métropole des colonies nouvelles, les
marins ne connurent que la Tyrie ou Syrie, Supîa. Ce nom donné d'abord à la
côte fut ensuite étendu aux montagnes et aux plaines de l'intérieur : la Palestine,
originairement le pays des Philistins maritimes, est devenue pour nous toute la
région continentale que borde cette côte philistine.
Dans les terres grecques, nous avons vu déjà la formation des noms de pays
tires'd'un nom de ville ou réciproquement : Nà|oc, NaÇîa; nâpoç, Ilapta; rP6ooç,
'PoSta. Ce n'est pas autrement que Syrie, pour le poète odysséen, est la terre,
l'île de Syros. Car Syros, à proprement parler, est un nom de ville dont la tra-
duction exacte serait La Roche : « Il y a devant la ville de Sur (Tyr), en la
mer, quatre ou cinq grosses roches et longues, dont les aucunes appèrent ung
peu hors de l'eaue et les autres non, lesquelles font le port de Sur », dit le
voyageur Ghillebert de Lannoy, et les Instructions nautiques ajoutent : « Le
mouillage de Sour (ancienne Tyr) est abrité par une suite d'îlots, de rochers et
de hauts-fonds. Un certain nombre de rochers se projettent du côté Sud-Ouest;
à l'Est de ces rochers, se trouvait autrefois un port formé par des jetées
construites dessus 5. » Les Phéniciens avaient dans l'Archipel leur petite Tyr,
Syros, comme les Grecs plus tard eurent dans le Nil leurs petites Chios,
Samos, etc. 6.
Toutes les descriptions de Syra justifient ce nom : « Le bourg, dit Tournefort,
est à un mille du port, tout autour d'une colline assez escarpée, sur laquelle
pas imaginer, pour ces temps primitifs, une vieille ville sur la roche et une
ville neuve au port : le texte même de l'Odyssée n'admet pas une pareille inter-
prétation. Les deux villes, « qui se partagent tout le territoire », doivent avoir
chacune son domaine : elles sont éloignées l'une de l'autre. De plus, tout le récit
qui va suivre aura deux théâtres, la ville haute avec son palais et ses ruelles, et
la source avec son lavoir : « Si vous me rencontrez soit dans les rues, soit à la
source, » dit la nurse,...
... T| sv àyu'.rj
Vj TÏOU
xp7jV(|...'.
ETTI
C'est dans la ville haute que le père d'Eumée a son palais ; c'est à la source
que sont campés les Phéniciens, près du vaisseau qu'ils ont tiré à sec. C'est à la
ville haute que montent les Phéniciens pour offrir leurs colliers et autres
« superfluités » ; c'est à la source, pour laver, que descend la nurse d'Eumée.
C'est là qu'un jour elle se laisse enjôler par l'un de ces Phéniciens : en plein air
elle s'abandonne. Quelle que fût la liberté de ces moeurs primitives, il fallait
encore que l'endroit fût désert, écarté de la ville; il est vrai que la coque du
navire les cachait un peu :
izXuvoùtrr, TIC Ttpôna tuy/j y.oOsr, raxpà vyjîs.
Il semble donc que le poète ancien ait eu de Syros la même vision que le
voyageur moderne. Il ne devait connaître qu'une ville auprès de la rade, une
ville haute, ai™ ïtroXUGpov, suivant la fréquente épithète homérique, et c'est
peut-être cette épithète homérique même de Aipeia qui serait la meilleure
traduction du sémitique Sour, Sûpoç. Voici du moins à l'appui de cette traduc-
tion quelques-uns de ces doublets gréco-sémitiques, auxquels il faut toujours
revenir.
Soloi, la Ville Ardue — les Roches ou les Pierres. Les poèmes homériques men-
tionnent une autre Aipeia en Messénie. C'est l'une des sept villes messéniennes,
toutes voisines de la mer, nâo-ai 8' Èyyùç àXoV, qu'Agamemnon veut donner à
Achille.
Quelques-unes de ces villes messéniennes se maintinrent dans la Grèce hellé-
nique : Kardamylè, la Cressonnière, a duré jusqu'à nous. Mais, déjà au temps
de Strabon, bien des noms homériques n'étaient plus exactement localisés.
Comme Antheia, la Fleurie, comme Hirè, la Sainte, comme Enopè (qui semble
n'avoir aucun sens en grec), comme Pédasos, la Ville du Bond (??), Airata, la
Roche-Ardue, disparut aux temps historiques et, suivant l'opinion des géogra-
phes, le nom de Koronè, de Méthonè ou de Thouria l'avait remplacé. Strabon
penche pour Thouria, parce que cette ville, dit-il, est bâtie sur une haute colline
et mérite ainsi le nom d'Ardue : /) 8' Awceia vûv ©oupîa y.aXelxM "SpuTat o' È-l
Àôoou biiriXoû, à»' ou xaî --o ovopia2. Thouria était bâtie sur la rive gauche du
Pamisos, à la lisière de la plaine marécageuse, à quatre-vingt-huit stades de la
mer, — dix-huit kilomètres : à peu près la distance d'Athènes au Pirée, — un
peu au Nord du port actuel de Kalamata et sur les premiers contreforts du
Taygète 5. C'est le type des anciennes villes, écartées de la mer à cause des
pirates, habitées tant que dure la piraterie, puis désertées quand les pirates ont
disparu, xoel y-èyj><. toûos h\ àvwxwpisvoi sio-i 4. « Les gens de Thouria, dit Pausa-
nias, habitaient autrefois leur ville perchée sur la hauteur, èv jj.ET£wptû ; mais,
par la suite, ils sont descendus vers la plaine et c'est là qu'ils habitent aujour-
d'hui. Pourtant ils n'ont pas entièrement abandonné la ville haute, TYJV avw
TïéXiv; ils y gardent encore, parmi les ruines de leurs murailles, un sanctuaire
qu'ils nomment le Temple de la Déesse Syrienne, Lepèv ovo[xaW[XEvov ©EOÛ"
Supiaç 5. » Ainsi — nous l'avons vu — font encore aujourd'hui les gens de
Kalymnos. Au temps des corsaires francs et des pirates turcs ou chrétiens, ils
habitaient loin de la mer, au sommet d'un morne, au centre de l'île. Aujourd'hui,
descendus à l'Échelle, ils ont abandonné la vieille ville dont ils continuent
pourtant à entretenir les églises : ils y remontent pour les fêtes de la Vierge et
de leurs autres patrons.
Dans la vieille Thouria, le culte de la Déesse Syrienne semble avoir surpris
Pausanias lui-même : « Ils disent que c'est un temple de la Déesse Syrienne ».
Le culte de la Déesse Syrienne lui est pourtant familier : la Déesse Syrienne a
conquis le monde gréco-romain. Mais, venue récemment de la mer, c'est dans
les ports et dans les villes du temps, c'est-à-dire, par ce temps de paix romaine,
dans les villes de la plaine et de la mer, que la déesse s'est installée. Ici, nous la
1. Iliad., IX, 149-155.
2. Strab., VIII, 561.
5. Cf. Frazer, Pausanias, III, p. 424. Pausanias assimile Thouria à I'Anlheia homérique : mais cette
Antheia était « dans la prairie profonde », c'est-à-dire dans la plaine marécageuse et non sur la
hauteur.
4. Thucyd.. I, 6.
5. Paus, IV, 51, 5.
564 LES PHÉNICIENS ET L'ODYSSÉE.
trouvons dans une vieille ville. Faut-il penser que ce culte remonte aussi haut
que celui des déesses levantines, Aphrodites et Isis, dans l'Aipeia-Soloi de
Chypre1?... En tout cas, le nom de Thouria semble de même époque que
Soloi. "ira, thour, signifie en araméen, montagne, rocher, et en hébreu pierre
debout, colonne. Le doublet Aipeia-Soloi aurait son équivalent dans Aipeia-
Thouria : la Thouria de Pausanias serait bien l'Àipeia homérique. Un autre
doublet nous en fournit la preuve complémentaire. On trouve en Béotie, sur la
terre de Kadmos, une montagne que les Grecs appellent 'Op66ray.yoç, la Roche
debout, mais qui porte aussi le nom de Thourion, ©oûpiov 2. Cette roche était
voisine de Chéronée et c'est Plutarque, natif de Chéronée, qui nous donne ce
renseignement : il faut noter la minutieuse symétrie du doublet Thourion-
Orthopagos. (La transcription "vre, thour, en ©oûpiov ou ©oupia va de soi, bien
que souvent le ID, surtout initial, soit rendu en T par les Grecs et non en 6,
comme ici. La terminaison tov, ta, nous conduirait, je crois, à la forme pluriel
Di"iTa, thourim, ou i*iTo, thoure, si l'on suppose l'état construit, suivi d'un
déterminatif qui a disparu.)
Ce mot thour des Araméens nous ramène à Syros, car ce mot araméen est
l'équivalent exact du Sor ou Sour hébraïque. Notre Syros était une autre Aipeia.
Il faut nous la représenter dans ces temps lointains comme toute semblable
à la Thouria messénienne, c'est-à-dire toute semblable aussi à la Syra de Tour-
nefort ou encore à la Pylos homérique 5. Elle laisse sa plage de débarquement
inhabitée : l'indigène n'y descend que pour les affaires commerciales et pour les
cérémonies religieuses; mais les étrangers y étalent leurs marchandises, arrja-av
sv Xi|iév£ff<ri, comme dit l'Iliade en parlant du cratère
phénicien d'Achille. Une
ville haute s'étage sur les premières collines de l'intérieur. Mais, d'après le texte
odysséen, l'île doit avoir une seconde ville. De tout temps, les îles de l'Archipel
ont eu au bord de la mer leur ville principale que les insulaires appellent du
nom générique de chora, xwpa. Mais, à l'intérieur ou sur d'autres rades, elles
ont des villages, des dèmes, parfois plus importants que la chora même. Naxos
aujourd'hui a deux villes, Naxie sur la. côte, Tragéa à l'intérieur. Kéos, aux
temps hélléniques en avait eu quatre*. Les géographes classiques ne nous men-
tionnent qu'une cité dans l'île de Syros 5 ; mais les inscriptions nous fournissent
la dénomination de naxien ou naxitais qui est appliquée certainement à des
citoyens de Syros et qui ne peut être qu'un démotique 6. Il y avait dans l'île,
outre la ville de Syros, un dème de Naxos. Ce dème représenterait pour moi
l'autre ville de l'Odyssée.
Les agglomérations urbaines varient beaucoup dans les îles de l'Archipel,
suivant l'état de civilisation et surtout suivant le métier dont vivent les indi-
gènes : « Kéos, dit Strabon, avait autrefois quatre villes : il ne lui en reste plus
que deux aujourd'hui, Karthaia et Ioulis, qui se sont annexé les habitants des
deux autres, sU &? a-LivETzoXwO^o-av al IOITM1. » Quand les insulaires vivent de
leurs champs, de leurs vignes, de leurs oliviers, ils se disséminent sur toute la
surface de l'île, et leurs villes « se partagent tout le territoire » : c'est l'état que
l'Odyssée nous décrit pour la Syros de son temps. Quand les insulaires vivent du
commerce et de la navigation, de la mer, ils affluent vers le rivage et se groupent
au port principal : leurs petites villes paysannes viennent se fondre dans une
capitale unique. La Syros primitive était dans le premier de ces états : les Phéni-
ciens tiennent alors le commerce; les indigènes cultivent; Syros peut avoir deux
petites villes. Plus tard, aux temps helléniques, ce sont les insulaires qui navi-
guent : Syros n'a plus qu'une chora et son autre ancien bourg des Naxitains
tombe au rang de dème inconnu.
Les dernières découvertes archéologiques pourraient localiser ce dème de
Naxos au lieu dit actuellement Chalandriani. A cet endroit, du moins, à ce seul
endroit de l'île, en dehors de la ville actuelle, les fouilleurs ont découvert des
tombeaux en grand nombre : certains archéologues rattachaient ces tombeaux à
la période « karienne2 » ; d'autres, au contraire, affirmaient qu'ils sont de
l'époque romaine5. Les fouilles de Ch. Tsountas ont tranché la question : nous
avons ici une station de l'époque dite mycénienne, préhellénique*. En ce lieu-
dit, situé à l'extrémité septentrionale de l'île, est une sorte de butte conique,
voisine de la mer et toute proche d'une fontaine. Les environs, dit Tsountas,
sont fertiles et de bonne terre. Deux vallons aboutissent à la mer en des mouil-
lages abordables. Une petite ville y aurait donc trouvé place et ressources : une
enceinte de tours et de murailles écroulées la dessine encore; les indigènes
l'appellent le Château, Kastri. Le nom de Naxos conviendrait bien à cette butte
qui commande le plateau découvert et qui de toutes parts domine la mer et
surveille les passes du Nord. Ce nom de Naxos, NâSoç, en effet, que l'on
retrouve dans une île voisine, et en Sicile, et sur la côte de l'Afrique cartha-
ginoise, appartient comme Syros à la classe des noms insulaires, qui, inintelli-
gibles en grec, ont une explication sémitique : DU, nax, signifie en hébreu le
signal, cr/ip.s'ïov, traduisent les Septante, signal de guerre ou signal maritime,
mais surtout signal de guerre, que l'on dresse au sommet des monts pour ras-
sembler les guerriers. Dipdore nous apprend que l'île de l'Archipel avait reçu
le nom du héros carien Naxos, fils du Guerrier, IlolÉ^uv : c'est toujours le
même procédé hellénique, tirant de nax, signal de guerre, le héros Naxos, fils
du guerrier Polémon. La transcription de DJ, Nax, en Naxos, serait aussi régu-
lière que celle de es, Pax, en Paxos. Et ici, encore, nous aurions pour
1. Slrab., X, 486'.
2, Voir Kl. Stephanos, 'AO-nvaïov, III, p. 205.
5. M. Pappadopoulos, Revue arch., 1862, p. 224: Pandora, 1805, p. 121.
4. Ephemer. Arch., 1899, p. 78.
566 LES PHÉNICIENS ET L'ODYSSEE.
certifier notre étymologie un doublet gréco-sémitique : File de Naxos, avec son
échine de montagne à trois pointes, se présente au-dessus de la mer comme un
gigantesque fronton dont la pointe porte aujourd'hui le nom de Phanarion,
<3>av«piov, le mont Lanterne, le mont Signal.... Mais nous étudierons ce doublet à
propos de la Naxos de Sicile, qui, elle, est indubitablement une fondation phéni-
cienne. Située sur la côte occidentale du détroit sicilien, marquant l'entrée de
ce détroit pour les marins de Sidon ou de Carthage, qui viennent de l'Afrique,
cette Naxos de Sicile fut le même Signal, la même Colonne, que fut plus tard
pour les marins de Rome la Columna Rhegia dressée sur la rive italienne pour
indiquer aux barques romaines le point de passage le plus commode. A l'entrée
du détroit vers Rhèneia ou vers Tinos, notre Naxos de Syra serait un pareil
Signal.
CHAPITRE II
SIDONIENS ET MARSEILLAIS
Dans notre Syrie homérique, les deux villes Naxos et Syros remontent à
l'époque où, suivant Thucydide, « des pirates kariens et phéniciens habitaient
la plupart des îles ». Alors les fils de roi, comme le petit Eumée, avaient des
nurses phéniciennes. Car sur notre île régnait Ktésios Orménidès, semblable
aux immortels. Le petit Eumée était son fils et, pour garder ce polisson qui ne
demandait déjà qu'à courir les rues,
xspoaÀÉov 8TJ TOIOV àaa TpoyowvTa OûpaÇe,
Ktésios avait une nurse phénicienne : « J'élève le fils de cet homme dans son
palais »,
TiaïSa yàp àvôpàç Èrjo; EVI ysjâpoiç àTixàÀ^w,
dit elle-même cette grande et belle fille. Ce n'est pas aujourd'hui seulement
que la thalassocratie britannique a implanté chez les puissants de la terre la
mode des nurses étrangères. Sous toutes les thalassocraties, nous voyons de
pareilles habitudes : les puissants de la terre empruntent ou achètent aux
peuples de la mer des serviteurs, des familiers, des ouvriers, des artisans et des
artistes. Dans les poèmes homériques, Paris le Troyen va chercher en Sidonie
les brodeuses dont il a besoin, comme Roger, neveu de Robert Guiscard, ira
chercher dans la Grèce byzantine les tisserands de soie, qu'il ramènera de gré
ou de force dans ses villes d'Italie 1,
De même Ktésios achète cette nurse de Sidon, qui est à la fois une belle femme
et une bonne brodeuse, joignant ainsi l'utile à l'agréable,
v.aXi\ TE jj-Eyâ^T) TE xal ayÀaa epya ioula 1.
et la terre y produit des drogues innombrables, les unes salutaires, les autres
pernicieuses,
tù-.ti'Jxa. coÉpEi Çsiocopoç apoupa
...
cpàppaxa, TzoWk f/lv ÈuG^à p:Ê[j.iy[j.Éva TtoXXà Se Xuypà.
fit beaucoup d'amitiés. On me donna, tant que je restai dans la ville, le pain,
le sel, la chandelle, enfin jusqu'à des allumettes, et la provision de viande que
l'on faisait pour moi n'était pas différente de celle du Bacha 1. » Chaque colonie
franque au Levant a ses médecins et apothicaires de la nation, les uns français
ou italiens, les autres élèves ou prétendus élèves des universités françaises et
italiennes. Tournefort et P. Lucas rencontrent partout ces Esculapes :
Les médecins ordinaires au Levant sont des Juifs ou des Candiotes, nourrissons de
Padoue, qui n'oseroient purger que des convalescents. Toute la science des Orientaux
en fait de maladies consiste à ne point donner de bouillons gras à ceux qui ont la
fièvre..., etc. La médecine est exercée à Naxos par les religieux [latins]. Les Jésuites
et les Capucins y ont de très bonnes apothicaireries. Les Cordeliers s'en mêlent aussi :
le supérieur a été chirurgien major de l'armée vénitienne durant la dernière guerre....
Voilà les docteurs qui composent la faculté de médecine de Naxie : ils sont tous trois
François et ne s'accordent pas mieux pour cela.... M. Chabert, apothicaire de Provence,
étoit établi depuis longtemps à Constantinople, où il étoit fort employé dans sa profes-
sion. Son fils étoit apothicaire d'un pacha et nous fut d'un grand secours2....
La colonie franque de Saïda a deux médecins-chirurgiens-apothicaires. C'étoient en
1658 les sieurs Thibauld et Margas 5.
Cet exercice de la médecine est fort utile au commerce par leurs relations
:
dans le peuple indigène, par leur influence sur les pachas et officiers du Grand
Seigneur, les guérisseurs étrangers peuvent beaucoup pour le développement
ou le rétablissement des affaires de leurs compatriotes. Mais la médecine sert
davantage encore les intérêts de la religion : il est si facile de prolonger l'or-
donnance médicale par des conseils religieux! les prescriptions thérapeutiques
mènent aux prescriptions rituelles. Théatins en Mingrélie et en Géorgie, Jésuites,
Capucins et Cordeliers dans l'Archipel ou en Syrie, tous les religieux francs
soignent les corps pour conquérir les âmes : les Jésuites ont encore aujourd'hui
leur Faculté de médecine à Beyrouth.... Dans l'histoire religieuse de la Grèce
homérique, il faudrait ne pas oublier ce rôle et cette influence du guérisseur
levantin.
« Les François, ajoute Chardin, sont en grand nombre à Smyrne et dans tout
le Levant. On en trouve en tous ports de Turquie et non seulement des mar-
chands, mais de toutes sortes de métiers. Il y a peu d'arts mécaniques dont l'on
ne trouve quelque ouvrier parmi eux*. » Dans la Grèce homérique, c'est du
dehors aussi que viennent les artisans, Sïitnospyoi., « les devins, les médecins,
les constructeurs en bois, les chanteurs divins qui charment par leur voix. »
1. P. Lucas, I, p. 519.
2. Tournefort, I, p. 170 et 216: II, p. 175.
5. D'Arvieux, I, p. 517. Cf. Holland, Travels, p. 59 (1812) : The Cephaloniotes, being less wealthy,
are more enterprizingthan the natives of Zante. The young men. of the island, wherever means can
be afforded, are sent to Italy with the view of studying law or physic. Medicine is on the whole the
favourite ohject of pursuit and there is scarcely a large town in European Turkey where one or more
Cephaloniotes may not be found engagea in médical practice.
4. Chardin, I, p. 3.
V. BERARD. 24
— 1.
570 LES PHENICIENS ET L'ODYSSÉE.
Aussi, quand le chef des prétendants, Antinoos, veut chasser du palais d'Ithaque
l'étranger couvert de haillons, Eumée le reprend avec vivacité : « Ne doit-on
pas accueillir les étrangers? Ne fait-on pas le voyage (cf. le voyage de Paris à
Sidon) pour chercher à l'étranger les artisans, devins, médecins, charpentiers,
musiciens? A'oilà quels gens sont renommés sur la vaste terre 1. » Au temps de
la thalassocratie arabe, les marchands de Salerne et d'Amalfi appellent ainsi
des artisans, des artistes et des savants arabes ou byzantins pour leurs con-
structions et pour leur Université 2. Au temps de la thalassocratie byzantine,
ce sont des artisans levantins qui s'établissent dans les villes de la Gaule
franque, surtout des Syriens, et Grégoire de Tours signale leur présence à
Bordeaux, à Orléans, — où cette population étrangère garde sa langue et
salue en syriaque le roi Gontramne, hinc lingua Syrorum, hinc Laiinorum,
hinc eliam ipsorum Judaeorum, — à Paris, où leurs intrigues simoniaques
élèvent au trône épiscopal un marchand syrien, Eusebius quidam negotiator,
génère Syrus, datis mullis muneribus, in locum [episcopi defuncli] subrogatus
est3 : une émeute d'antisémites éclate contre cette élection de « vendus ».
Les princes ou émirs homériques voyagent en Egypte et en Syrie, d'où ils
ramènent des artisans et des ouvrières, comme les émirs druses du XVIIe siècle
voyagent dans le pays des Francs : le chevalier d'Arvieux nous fournit le meil-
leur commentaire au voyage et au séjour de Ménélas en Egypte. L'émir de Sparte
raconte dans la Télémakheia qu'il n'a pas visité seulement les échelles levan-
tines; il est monté jusqu'à la grande ville de l'intérieur, à Thèbes. Ainsi font les
émirs druses qui viennent à Livourne et montent jusqu'à Florence et même
jusqu'à Rome :
L'Émir Fekherdin n'étoit âgé que de six à sept ans quand son père mourut et le laissa
souverain de tout le pays et des villes et forteresses qui sont depuis le Carmel jusqu'à
Tripoli de Syrie. Il demeura sous la tutelle de son oncle jusqu'à ce qu'il fût en âge de
gouverner par lui-même. Il se rendit maître de quantités de places par les manières
douces avec lesquelles il traitoit ses sujets et les Francs plus que tous les autres....
Nos François commercent beaucoup avec eux et font acheter toutes les soies qu'ils tra-
vaillent.... Ce fut l'émir qui établit les religieux français à Nazareth et dans toutes les
villes principales de sa domination.... [Ayant eu des démêlés avec l'autorité turque],
l'émir Fekherdin s'embarqua sur un vaisseau françois. Il passa à Malte, de là à Naples,
et vint débarquer à Livourne, d'où il alla à Florence où le grand-duc le reçut avec une
magnificence extraordinaire4.
Le Pharaon de Thèbes ou ses officiers ont reçu Ménélas avec une pareille
magnificence : ils lui ont donné deux baignoires d'argent, deux trépieds et
dix talents d'or; Hélène a reçu de la reine Alkandra une quenouille d'or, une
corbeille d'argent cloisonné d'or. Ménélas est resté sept ans dans ces pays
levantins où Ulysse prétend dans l'un de ses contes être resté sept ans aussi 1.
De retour dans son pays, l'émir Fekherdin a pu, grâce à ses architectes
étrangers, se faire construire des palais et des résidences vastes et solides. Ce
ne sont pas des bâtisses en boue et en bois comme la plupart des constructions
turques ou arabes, mais de fortes murailles en pierres taillées, à la mode euro-
péenne. L'émir a pris, chez les Francs, le goût des constructions durables;
même ruinés, ses palais se reconnaissent longtemps encore parmi les sales et
croulantes masures des indigènes :
A Sour, l'émir Fekherdin avait fait bâtir un palais de grande étendue et dont les restes
marquent la magnificence. Ce palais est à présent presque ruiné par la négligence
qu'ont eue les Turcs d'y faire les réparations nécessaires. Le peu qui en reste sert à loger
les étrangers, qui abordent en cette ville, et conserve encore le nom de château....
A Seida, le sérail du pacha est derrière le khan des Français. C'est l'émir Fekherdin
qui l'a fait bâtir pour être mieux logé qu'il ne l'étoit dans ceux qu'occupentaujourd'hui
ses descendants. Ce sérail est vaste et tout bâti de pierres de taille. Les appartements
du rez-de-chaussée sont tous voûtés et ceux du dessus sont enrichis de peintures à
l'arabesque avec des fleurs et des passages de l'Alcoran en lettres d'or. Le palais ren-
ferme un grand nombre d'appartements fort bien distribués et d'une manière qui fait
croire qu'il a été conduit pas un architecte françois ou italien. Le sérail de Beirout, bâti
aussi par l'émir Fekherdin, est de la même forme que celui de Seida : ce n'est que le
diminutif2.
Toute une école d'archéologues nie cette influence des constructeurs levan-
tins; ils en ont deux raisons très sérieuses, disent-ils3 :
1° pour bâtir ces enceintes, il a fallu des milliers de bras, des efforts pénibles
et prolongés sous l'ordre d'un chef indiscuté; les Phéniciens, qui ne s'aven-
turaient guère au delà des plages, n'étaient pas en mesure d'exécuter si loin de
la mer, en face de tribus hostiles, de pareilles constructions;
2° les palais de Mycènes et de Tirynthe portent partout, dans leur plan et
dans leur décor, l'empreinte d'une civilisation particulière, que des caractères
spéciaux distinguent des constructions levantines.
L'histoire de. l'émir Fekherdin montre, je crois, la valeur médiocre de ces
raisons. Il n'était nul besoin que les Phéniciens fussent maîtres du pays pour
qu'un architecte et des chefs de chantier, venus de Sidon, fussent employés par
l'émir de Tirynthe et eussent à leur disposition, sous la courbache des piqueurs
indigènes, les milliers de bras fournis au prince du pays par la corvée. Les
architectes francs travaillèrent ainsi pour le compte de Fekherdin. Et ces archi-
tectes durent suivre, pour le plan et le décor, les préférences et les besoins de
l'émir. A la mode du pays, ils « enrichirent leurs murs de peintures à l'ara-
besque avec des fleurs et des passages de l'Alcoran en lettres d'or » : ces
Italiens firent, non un palazzo italien, mais un sérail turc avec ses appartements
des hommes, des femmes et des hôtes.
« Dira-t-on, ajoutent ces archéologues 4, que
si les Phéniciens n'ont jamais été
les maîtres des acropoles mycéniennes, ils peuvent avoir ménagé aux princes
qui les bâtirent, le concours de ces habiles maçons giblites dont Salomon
s'assura les services, quand il commença de bâtir le temple de Jérusalem ?
Mais nous n'avons aucune donnée historique ou même mythique qui autorise
à supposer de si étroites relations entre les chefs achéens du Péloponnèse et les
Le mot grec oionos a dans cette formule un synonyme constant : gups, yuA,
XUVEÇ xal yjTïEç È'SovTat5...
TTOXXOÙÇ 8E
...
... Ta^a XEV s XÛVEÇ xal yûraç SSO(.EVG...
Oionos et gups alternent indifféremment. Le premier est sûrement grec; sa
parenté avec avis est indiscutable : c'est un mot indo-européen. Par contre gups
ne peut se rattacher à aucune étymologie grecque ou indo-européenne. Les
philologues et linguistes le déclarent d'origine incertaine ou inconnue 7. Mais, si
oionos est le mot grec pour désigner l'oiseau, l'être ailé en général
— OIOJVOL,
dit Hésycllius, TX/.yio. Ta opVEa, TïàvTa Ta TrT'/]và, Si' wv OIOVTOU xal vooûtn Ta
— tous les Sémites ont aussi, pour le terme générique à'oiseau,
piÉXXovTa8,
d'être ailé ou volant, le mot *psr, goup. C'est sous ce terme générique que l'Écri-
ture comprend tous les oiseaux purs et impurs : « Et le Seigneur fit tout oiseau,
goup, — TOV TOTEIVOV, traduisent les Septante: — et à tout oiseau du ciel,
goup, — TOKH TOIÇ r:£T£t.vol!ç TOÛ oopavoû9. » Cette dernière formule tous les
oiseaux du ciel pour traduire goup revient sans cesse. Mais comme le grec
oionos, l'hébraïque goup désigne plus particulièrement les oiseaux de proie, et
1. I, Rois, 20.
V,
2. Cf. Buchholz, Homer. Real, II, p. 56.
5. Odyss.. III, 259.
4. Odyss., XIV, 155.
5. Iliad., XVIII, 271.
6. Iliad., XXII, 42.
7. Cf. Ebeling, Lexic. Boni., s. v.
8. Cf. Ebeling, Lexic. Hom., s. v.
9. Gen., I, 21 et 50.
574 LES PHENICIENS ET L'ODYSSEE.
1. Arist., Hist. anim., VI, 5; IX, 11 : 6 ôè yi5i|< VEOTTEÛEI JJ.ÈV ÈTÙ irétpai; ànpoa6cÉTOic;- Stô aitctvtov
tSetv vecmàv yu—ôç xai v?oi:TOijç xat 6ià TOUTO xai 'Hpwoopoç ô Bpùcrwvoç TOU cocpicrTOu TtaTTJp cprjaLV
elvai TOÙÇ yu—aç àcp' stépaç yf,ç àôrjXo'J V)utv, TOUTO TE }*Éyo)v TO !7T)p.sTov, OTL OUSEIÇ EtipaXE yu—bc VEOTTLOCV
xal OTL -rroXAoi È|at^vï)ÇoatvovTai àxtAouQoûvTeç TOTÇ aTpaTEÛp.acjtv.
2. Plut., Quacsl. Rom., 95 : oià TÎ yu'^l ypûvxai p.â)>icjTa npôç TOÙÇ OÏWV'.<T[J.O'JÎ; itd'repov OTI xal
'P(i)|j.uA<j) SûûExa yO-ioeç Èz>à.vt\Guv èm TT; XTÎITSI TT,Î 'Pa>|A7|t;; f, oxt TÔV opvîBuv -^xierra auvzyj]f -/.ai truvr^ÔT);
OUTOÇ; ...Ti xal TOÛTO irap' 'Hpax'Xsouç E|j.a0ov; si XÉyEi à)a)6w; 'HpdSwpoç OTL TCXVTGW p-àAicra yud/ïv È—1
àpyjù cpavELcrtv È'yatpEV UlpaxXf,^ T,youp.svoç ôixaLÔTaTOv EÏvat TQV yû~a TWV crapxooàyoïv àiràvTtiW...
iroài;EO)Ç
E! 8È. ûç AïyiSTTTLo; |j.u6o7>oyoûiji, 8-QXU T;ÔV TO ysvoç ÈSTE, xal xutaxovTai ÔEyôjisvoi TÔV Cêsupov...
Cf. Horapoll., I. 11.
SIDONIENS ET MARSEILLAIS. 575
Ce ne sont pas toujours des étrangers, des Francs. Ce sont parfois des indi-
gènes, des Levantins qui, partis du pays, sont revenus après quelques années
en disant qu'ils avaient fait leurs études et conquis leurs grades. Tout le monde
les croit sur parole jusqu'au jour où quelque Franc, ayant recours à leur
service, s'aperçoit de leur complète ignorance : ils avaient, pendant leur absence
du pays, servi comme domestiques dans la maison de quelque Vénitien de Zante,
donné les lavements ou assisté aux saignées de leur maître, et ils avaient tant
bien que mal retenu quelques formules et quelques opérations de médecine
européenne.
Pour les autres arts, il en est de même. Dans l'estime des barbares, les gens
d'outre-mer savent tout faire et tout fabriquer, construire des palais et jouer
de la flûte, peindre, graver ou sculpter et fondre des canons, réparer les
montres et diriger les locomotives. Aujourd'hui encore, de prétendus ingénieurs
européens sont tour à tour installés par le gouvernement turc dans les services
les plus différents : ils font des routes aujourd'hui et ils dirigent des bateaux
demain. J'ai vu le Pacha de Rhodes, préfet des Iles, entrer en fureur contre
l'agent-voyer de sa province qui avouait ne pas pouvoir lui construire en
quelques semaines une pompe à vapeur. Dans la cour du Palais du Bey à
Constantine, subsistent encore les fresques exécutées en 1822 par un cordonnier
sicilien. Ce malheureux avait été enlevé par les corsaires et vendu comme
esclave au Bey qui lui ordonna de décorer ses murailles : tous les Italiens ne
sont-ils pas peintres ? Le Bey voulait des fresques, italiennes d'exécution, mais
turques de conception et de goût : il promit la liberté à son cordonnier, qui
lui badigeonna tout aussitôt quarante mètres de muraille et lui lit, à la mode
turque, des flottes naviguant vers Stamboul, des bateaux tirant le canon, des
mosquées avec leur minaret, des dômes au milieu de jardins, etc. Il suffit de
regarder l'oeuvre pour deviner qu'avant ce début dans l'art de la fresque, notre
cordonnier n'avait jamais de sa vie tenu le crayon ni le pinceau. Le Bey fut
pourtant enchanté du résultat : il libéra son esclave.
Devant ces peintures « grotesques » (dit irrespectueusement le guide Joanne1),
je pensais malgré moi aux stèles de Mycènes et à leurs grossières conventions :
« Le sculpteur n'avait pas su trouver la place
du glaive sur la cuisse du com-
battant. Il voulait pourtant rappeler l'arme redoutable dont savait si bien se
servir le héros. Avec un sans-gêne naïf, il l'avait jetée quelque part dans le
champ. Ce serait affaire à l'imagination du spectateur de la remettre dans la
main du héros 2. » Les chars et combattants des stèles mycéniennes valent les
fresques de Constantine, comme maladroites copies de motifs fort répandus.
Les archéologues pensent que cette maladresse et cette naïveté sont une authen-
tique marque de fabrication indigène ; ceux-là mêmes, qui sont disposés à recon-
naître une influence orientale dans la fabrication des vases d'or, poignards et
1. Algérie et Tunisie, p. 211.
2. Perrot et Chipiez, VI, p. 767.
576 LES PHENICIENS ET L'ODYSSEE.
bijoux mycéniens, affirment le pur indigénat de ces stèles barbares. Je ne
contredis pas à cette opinion. Mais il put, il dut arriver aux beys de Mycènes
d'employer aussi comme peintres, sculpteurs, architectes, fondeurs et ciseleurs
des cordonniers d'outre-mer. Dans l'estime publique, les Sidoniens sont alors
les artisans universels ; ils ont, plusieurs métiers dans la main, xoluoa'i.ociXoi, et
le produit sidonien est toujours beau « puisque ce sont d'habiles Sidoniens
qui l'ont fabriqué. » Les peuples de la mer, en tout temps, ont abusé de cette
confiante admiration des terriens. Les pirates de l'Egée primitive devaient
être plus enclins au mensonge par les nécessités de leur commerce d'esclaves :
pour mieux vendre les captifs qu'ils venaient offrir, ils devaient leur prêter
tous les savoirs et tous les talents. L'artisan sidonien faisait prime sur le
marché : le pirate dénommait artisans et sidoniens tous les esclaves qu'il avait
pris sur les côtes phéniciennes ou levantines. Une fois acheté, l'esclave, dans
la maison de son nouveau maître, avait tout intérêt à ne pas dévoiler la super-
cherie. Pour éviter le dur travail de la glèbe ou de la meule, il était tout prêt
à entreprendre les besognes les plus nouvelles. La piraterie indigène ou étran-
gère dut ainsi peupler l'Egée primitive d'artistes ou de prétendus artistes dont
les archéologues peut-être nous font admirer aujourd'hui l'ingénieuse et tou-
chante naïveté : après quatre mille ans, nous donnons encore le nom de peintres
ou de sculpteurs à ces cordonniers.
Outre notre admiration posthume, à laquelle sans doute ils ne s'attendaient
pas, ces artisans jouissaient pendant leur vie d'une condition moins dure, et
l'espoir de la délivrance les pouvait soutenir. L'indulgence du maître et les
besoins du métier leur donnaient une liberté d'allures qui permettait l'évasion
à la première occasion favorable. Relisez dans Hérodote l'histoire du médecin
grec Démokédès. A cette époque, « les nourrissons de Krotone » passent dans
tout le Levant pour les meilleurs médecins1. Le tyran de Samos, Polykrate,
a pris le krotoniate Démokédès à son service. Après la catastrophe de Polykrate,
Démokédès est fait esclave par le satrape des Sardes, puis, à la chute de ce
dernier, emmené, avec les autres serviteurs, à Suse, où Darius, malade durant
sept Jours, le fait appeler le huitième. Démokédès applique au roi des remèdes
grecs qui le guérissent, éXlriviY.o~vn w^ao-i. -^pE<i)[jisvoi; : il reçoit les présents de
tout le harem ; le roi le comble de richesses. Une maladie de la reine Atossa,
guérie par lui, le met au pinacle. La reine, à son instigation, décide le roi à
renvoyer Démokédès à Krotone en mission diplomatique. De Suse, Démokédès
descend en Phénicie, à Sidon, où une flottille a été préparée à son intention :
deux trières et un cargo-boat, gaulos, plein de marchandises' variées, yaûÀov
f/iyav TOXVTOÎWV àyaoûv. Démokédès s'enfuit2....
C'est tout pareillement que, dans notre île Syria, notre brodeuse phénicienne
1. Hérod., III, 151 : ÈyEvsto yàp iJv TOÛTO OTE irpÛTOi ]j.èv KpOTOvr/yrai iï|Tpoi ÈXÉyovro àvà T->,V
'EXXâSa Elvai.
2. Hérod., III, 125-156.
SIDONIENS ET MARSEILLAIS. 577
s'enfuit en enlevant le petit Eumée, et l'on ne peut lire ce dernier récit de fuite
sans penser à une autre histoire, que nous raconte Hérodote : l'histoire d'Io
l'Argienne, qui, devenue la maîtresse d'un capitaine phénicien, prit la fuite sur
le bateau de son amant 1. Or cette histoire d'Io porte en elle sa marque d'origine :
un doublet greco-sémitique nous montre, en cette légende semi-historique, une
invention toute semblable à celle que nous a révélée la légende de Kadmos,
et elle nous montre bien l'influence étrangère sur les idées et les procédés
scientifiques des premiers Grecs. Les Phéniciens, dit Strabon, prirent l'Ourse
pour guide de leurs navigations, et ils apprirent aux Hellènes cette méthode : ol
<£>owix£ç Èa-/ip.Et,wa,avTO xal èvpwvTO ^poç ^ov -n:\oUv, 7taps).8e'ïv xal eiç TOO; "EÀXrjVaç
T?,V
Stà/ra^iv TaÔTTiv 2. Dans YOdyssée, c'est Kalypso qui enseigne à Ulysse ce
procédé : accroupi sur le château d'arrière, auprès du gouvernail, Ulysse doit se
guider sur l'Ourse « qui s'appelle aussi le Char et qui ne se couche jamais dans
la mer ». Kalypso a recommandé, pour naviguer sûrement vers Ithaque, de
tenir toujours l'Ourse sur la gauche,
T/JV yap §7] jnv avwyE KaXui];à) Sla (kàcov
7C0VT0TC0p£UÉui.EVal.ETt' àpWTEpà YElpOÇ l'^OVTa5,
et c'est en effet la route qu'il faut suivre pour rentrer de l'Espagne, terre de
Kalypso, vers les mers grecques. Il faut garder le Nord sur la gauche, ne pas
gouverner ni dériver vers lui, sous peine d'errer dans la mer des Baléares et
d'aboutir aux rivages de France ou d'Italie : à droite, les rivages africains
servent de guide et l'on ne risque jamais de trop aller vers le Sud. Aux temps
homériques, comme on voit, l'Ourse avait déjà un double nom qui, peut-être,
suppose la rencontre de deux théories astronomiques ou, tout au moins, de
deux « vues d'astres » et de deux comparaisons. L'Ourse gardera ces deux noms,
durant toute l'antiquité et jusqu'à nos jours. Elle est bien l'Ourse, mais elle est
aussi le Char, et son compagnon est le Gardeur d'Ours, 'ApxToyoXaS, mais aussi
le Meneur de Boeufs, BOWTTJÇ. Car le Char est un Char à Boeufs, un char à Sept
Boeufs, Septemtrio. A ce double nom, furent attachées deux légendes. L'une
semble plus proprement indigène, étant arcadienne : elle racontait que la
nymphe Kallisto, la Très-Belle, avait été changée en Ourse et son fils Arkas en
Gardeur d'Ourse. L'autre légende était argienne, plus voisine de la mer : pour
des aventures semblables à celle de Kallisto, Io, 'Iw, changée en vache est gardée
par Argos, qui voit tout ; elle devient ensuite un astre à tête de boeuf4. Je crois
que Io-Kallisto forment un doublet : Kallisto est sûrement un mot grec; Io ne
paraît pas avoir de sens pour une oreille hellénique. Mais nxi, iaa en hébreu.
N\ ia 5 en phénicien, signifie beau. L'exemple KaWâa-TTj-KaXXwTOj nous expli-
1. Hérod., I, 5.
2. Strab.. I, 5.
5. Odyss., V, 272-277; cf. Iliad., XVIII, 487-489.
4. Pour toutes ces légendes, je renvoie le lecteur au Dictionnaire de Roscher.
5. Cf. A. Bloch, Phoen. Glossar, s. y.
578 LES PHÉNICIENS ET L'ODYSSÉE.
Il est possible que la plus grosse et la plus brillante étoile de cette constella-
tion soit le W ou wy, 'is, des Hébreux, dont Iasos serait peut-être la transcrip-
tion grecque : dans les langues sémitiques, la racine ïny, 'ous, ou xoy, 'ass,
signifie faire la ronde de nuit, et les Arabes donnent le nom de 'aassoun au
veilleur ou gardien (homme ou chien) qui fait la ronde nocturne autour du
troupeau ; ce serait exactement notre gardien, cpûXaE, grec4. Mais l'astronomie
hébraïque nous est si mal connue qu'il vaut mieux ne pas nous arrêter à cette
hypothèse. Par contre, il me semble probable qu'une légende attique nous
fournit l'original phénicien de Boolès. Ce Bouvier, ëoÛTr,ç, ëo&TT];, bubulcus,
qui est le Gardeur d'Ours en Arcadie, s'appelle chez les Athéniens Ikarios :
dans toutes les langues sémitiques, "DN, ikar, signifie le meneur de charrue'3.
Ikarios est le charroyeur fidèle de Dionysos. Sur son char, il promène l'outre
i
du dieu. Il circule ainsi, plaustro oneralo6, avec sa fille Érigone. Le Bootès
grec est aussi Philomèlos, l'inventeur de la charrue7. Il me semble donc que
ces doublets Io-Kallisto et Bootès-Ikarios indiquent la double origine de la
double légende : l'Ourse est grecque et les Hellènes de tout temps appelèrent
Ourse cette constellation; pour les Sémites, elle était le Char; nous disons
1. Pour tout ceci, cf. II. Brown, Primitive Constellations, p. 282 et suiv.
2. Luc, De 7.
mar.,
5. Avien.. I, v. 257 et suiv.
4. Cf. H. Lewy, p. 245.
5. Cf. Gesenius, Thésaurus, s. v.
6. Hygin., fab., 150.
7. Voir l'article Bootès dans Pauly-Wissowa.
SIDONIENS ET MARSEILLAIS. 579
J'ordonnai à un des matelots qui parloit turc de demander à ces femmes ce qu'elles
avoient à pleurer. La plus jeune, qui n'étoit âgée que de seize à dix-sept ans, me dit
en italien qu'elle étoit chrétienne : « Vous avez tort, lui dis-je, de pleurer, puisque je
vous ôte d'entre les mains des Turcs. — Il est vrai, seigneur, me répondit-elle, mais
je suis entre les mains d'un corsaire. — Non, ma belle, ajoutai-je, les corsaires ne sont
pas si méchants : consolez-vous. »... Quand tout fut tranquille et que j'eus fait ranger
les voiles, je demandai à la jeune esclave son pays et par quelle aventure elle étoit
tombée aux mains des Turcs. Elle étoit de Malte, fille d'un médecin assez riche, nommé
Lorenzo....
— J'ai l'honneur
d'être de Sidon riche en cuivre, dit la Phénicienne de
l' Odyssée; je suis la fille d'Arubas, qui jouit là-bas d'une belle opulence....
Èx [xÈv StSûvoç Tzo\i)yâ\y.o\j euyj)u.a\. Eivai,
xoûp-/) 3' EI'JX' 'ApûëavTOç èyw puoôv àovstow2.
Lorenzo dans le texte français de Paul Lucas est un nom étranger. Il est
possible qu'Arubas soit aussi un nom étranger dans le texte grec de l'Odyssée.
On a voulu du moins lui trouver une étymologie sémitique. Il est certain
qu"Ap'Jfo.ç ne semble pas grec : il ne se retrouve qu'une fois durant toute la
période hellénique, appliqué à un roi d'Épire. On l'a rapproché du nom
hébraïque 21?, Oreb 3 : la transcription Oreb-Arubas est tout à fait impossible.
— Elle étoit, reprend Paul Lucas, fille du seigneur Lorenzo. Son père
avoit fait voeu
d'aller à Notre-Dame de Lampadouze sur une île déshabitée à cent trente milles de Malte.
1. Clermont-Gamieau,Rec. Arch. Or., III, p. 142.
2. Je croirais volontiers que KopiiÊaç est de même origine : ce serviteur-prêtre de Zeus, r.pÔT.o'/.os
6EOU, comme dit Strabon, serait un y$'2 Slip, Karoub-Baal,semblable aux mill 311p, Karoub-Iahveh,
de l'Écriture.
5. Odyss.. IV, 617.
4. Cf. C. I. S., I,1.
5. Movers, I°, pp. 277 et 544.
SIDONIENS ET MARSEILLAIS. 381
Il embarqua avec lui sa femme et sa fille unique. Comme sa barque tournoit une pointe
de l'île della Lionosa, un brigantin turc s'en rendit maître. Les Turcs menèrent leur
prise à Alger et vendirent le médecin, sa femme et sa fille à un riche marchand, Sidi
Mahomet.
— Mais des pirates, dit la Sidonienne de l' Odyssée, des gens de Taphos m'en-
levèrent un jour que nous revenions d'une partie de campagne, et ils me
transportèrent ici où ils me vendirent un bon prix dans la maison de cet
homme.
— Dans ce temps, reprend Paul Lucas, un aga du Grand Seigneur vint négocier
quelque affaire avec le dey d'Alger. Par malheur pour la jeune fille, il logeoit chez
Mahomet et il la trouva trop belle à son gré....
— L'aga, reprend Paul Lucas, dit à Mahomet : « Je veux que tu me vendes cette
esclave. J'ai ordre du Grand Seigneur d'acheter pour son sérail toutes celles qui lui
ressemblent. » Le temps de partir arrive. L'aga s'embarqua avec l'esclave sur un bâti-
ment français qui le mena à Constantinople. Mal reçu à son arrivée, il fut renvoyé à
Mételin où il étoit gouverneur d'une forteresse. Ils s'embarquèrent dans ce bâtiment
que je venois de prendre et qui apparlenoit à de pauvres chrétiens à qui je le rendis.
Remplaçons dans ces récits Alger par Egypte et Marseille par Sidon, et nous
comprendrons mieux les histoires d'Ulysse, Yaga d'Ithaque : « L'idée nous prit
d'aller en Egypte. Nous arrivons et nous jetons l'ancre dans le fleuve. Mes
compagnons débarquent, pillent les moissons, enlèvent les femmes, tuent les
hommes et les enfants. Les Égyptiens accourent, avec leur roi sur son char de
Autre histoire racontée par le même Thévenot. Le fils aîné du dey de Tunis,
tyrannisé par son père et marié contre son gré, s'enfuit en Sicile. Les Jésuites
le baptisent et lui donnent le Vice-Roi et la Vice-Reine pour parrain et mar-
raine. Il s'appelle désormais don Filippo. Il passe à Rome où il est bien reçu du
Pape, qui lui fait de beaux présents. Il va en Espagne où le roi lui donne une
pension. Il s'établit et se marie à Valence.
Mais la mère de don Filippo estoit fort affligée de la perte de son fils, qu'elle aimoit
passionnément. Ne songeant qu'aux moyens de le recouvrer, elle fit tant auprès d'un
capitaine anglois, qu'il lui promit de le lui ramener. Ce traître, pour bien exécuter son
dessein, s'en vint à Valence, fit connaissance avec le prince et, trouvant qu'il estoit sans
argent, lui en presta. Don Filippo, ayant de l'argent, fit son train et trouva bientôt la
fin de celte somme. Ce capitaine lui redemandant quelque temps après son argent, le
Prince fort embarrassé offrit, une lettre pour sa mère, qui payerait tout ce qu'il lui
avoit preste. Mais l'Anglois n'en voulut point, disant qu'on ne le connaissoit plus en ce
pays-là depuis qu'il estoit chrestien. Il lui conseilla de retourner à Rome où il avoit été
bien reçu et où Sa Sainteté lui ferait tant de bien qu'il aurait moyen de payer. En même
temps il s'offrit de l'y mener sur son vaisseau. Le Prince accepta l'offre et, s'estant
embarqué sur ce vaisseau avec sa femme et des valets chrétiens, ce capitaine au lieu
de prendre le chemin de Rome prit celui de Tunis, de sorte que le Prince fut fort estonné
lorsqu'il reconnut la Goulette1.
Ulysse est plus rusé que don Filippo. Il se méfie du capitaine phénicien. Mais
que faire? Il est, comme don Filippo, en pays étranger. Comme don Filippo, il a
peut-être signé quelques billets, malgré la pension que lui faisait le roi
d'Egypte. Il est donc forcé de s'embarquer : « Et jusqu'en Crète, tout alla bien.
Mais alors une tempête causa notre naufrage. Jeté sur les côtes des Thesprotes,
j'y fus accueilli et habillé par le roi, qui me confia et me recommanda à un
navire thesprote. A peine en mer, l'équipage, qui avait l'intention de me vendre,
me dépouille de mes habits neufs, me jette les haillons que je porte encore, et,
le soir, quand nous arrivons sur la côte d'Ithaque, ils m'attachent au mât
pendant qu'ils débarquent pour souper. Je parviens alors à me délier et je
m'enfuis. » Cet équipage thesprote ne se conduit pas autrement encore que nos
corsaires du XVII° siècle. A terre, ces gens de bien protestent de leur religion, de
leur loyalisme, de leur obéissance aux volontés royales. En mer, ils ne con-
naissent ni Dieu ni roi. Paul Lucas, après avoir été corsaire, devient victime
à son tour :
Le 4 juin 1708, je m'embarquai sur un petit vaisseau anglois qui alloit à Livourne et
je le fis d'autant plus volontiers que par là je n'avois presque rien à craindre des ennemis
de l'État. Je me persuadois que, portant sur moi les ordres du Roi, si le vaisseau anglois
étoit attaqué par quelque François, je serais également en sûreté et que des gens de Sa
Majesté ou même des gens de ma patrie n'auraient garde de me maltraiter.... Mais par-
venus à la hauteur de l'isle de la Cabrare, qui n'est pas éloignée de Livourne, nous
découvrîmes un vaisseau qui venoit sur nous à toutes voiles et à toutes rames. Notre
capitaine, ayant reconnu qu'il étoit françois et le voyant s'approcher de nous en corsaire,
mit dans son esquif son argent et ce qu'il avait de plus précieux, et les gens qu'il y fit
descendre eurent ordre de gagner la terre de Corse. Par là il sauva son bien.... Comme
la bonace régnoit alors sur la mer, le corsaire, qui avoit beaucoup de rames, nous fut
bientôt à lire de canon. Après en avoir essuyé cinq coups, nous amenâmes nos voiles
et la chaloupe du pirate nous vint à bord. Là commença à se faire un pillage dans toutes
les formes.... Lorsque l'on vint à moi, je dis que j'étois François comme eux, mais
qu'outre cela j'avois l'honneur d'être à Sa Majesté et que j'étois porteur de ses ordres et
défences à ses sujets et à tous autres d'attenter sur moi ni de me faire aucun tort....
Je me fis même mener à bord [du capitaine, Joseph] Brémond, à qui je montrai les
ordres du Roi.... Mais il me dit tout net que mes ordres du Roi étoient une chanson...,
que j'étois son prisonnier, que c'étoit à lui tout ce que j'avois et que chez lui, François
ou autre, c'étoit la même chose.... Il prit mon argent, mes armes, sans s'en cacher, en
me disant à moi que j'étois à lui avec tout ce que je possédois.... Que dire à un corsaire
qui ne respire que le pillage et le sang, et le maître absolu dans son vaisseau1?
Dans leur Archipel, les corsaires français avaient des îles où ils déposaient
leurs prises. Ils y relâchaient de longs mois. Ils y menaient, grâce aux vins et
aux femmes du pays, la vie qu'on peut imaginer : « L'Argentière était leur
rendez-vous et ils y dépensaient en débauches horribles ce qu'ils venaient de
piller sur les Turcs ; les dames en profitaient. Elles ne sont ni des plus cruelles
ni des plus mal faites ; tout le commerce de cette île roule sur cette espèce de
galanterie sans délicatesse, qui ne convient qu'à des matelots; les femmes n'y
On pourrait trouver des citations analogues pour toutes les îles de l'Archipel
et mettre sous chaque mot de l'Odyssée un passage de Tournefort. Les Phéni-
ciens faisaient les mêmes « écumages » de grains que nos Provençaux. Nous
avons là-dessus des textes contemporains ou presque. Dans l'Écriture, les clients
de Tyr et de Sidon paient les manufactures phéniciennes en matières premières,
surtout en provisions de bouches, en ëîoToç : Salomon demande au roi de Tyr,
Hiram, du bois, des charpentiers et des artisans; Hiram lui demande en retour
des grains et des huiles, des provisions. Le mot employé par l'Écriture est on1?,
lehem, vivres, que les Hébreux agriculteurs traduisent par pain et les Arabes
pasteurs par viandes : c'est l'exact équivalent du biotos grec 5.
Il faut nous arrêter à ce commerce des grains dans l'Archipel : la dernière
remarque de Tournefort au sujet de Sikinos mérite surtout notre attention.
Tournefort donne ici une condition fondamentale de ce trafic pour une marine
étrangère exploitant cette mer semée d'îles et d'îlots. Ces îles sont petites,
encombrées de golfes et de rochers, morcelées en plainettes, en champs
minuscules, en jardinets de froment, d'orge ou d'oliviers. Chacune d'elles ne
peut donc fournir aux navires étrangers qu'une moitié ou un quart de leur
chargement. Seules les plus grandes, Samos, Chios, Lesbos ou Rhodes, four-
nissent tout un bateau de laine et plusieurs bateaux de vins ou grains 1. Le
commerce étranger, pour remplir les cales de ses navires, est donc obligé de
recourir à certains errements qui, d'un siècle à l'autre, ne sauraient être
modifiés (c'est la nature même des lieux qui les impose). On est toujours réduit
à deux alternatives : ou bien l'on cabote d'île en île et l'on récolte de-ci de-là
une partie de la cargaison5; ou bien l'on doit attendre en un port central les
arrivages des îles voisines et séjourner en ce port central tant que les barques
des indigènes n'ont pas rempli les cales des grands chargeurs. Dans l'Archipel
ancien et moderne, l'une ou l'autre de ces alternatives a toujours été la règle
1. Tournefort, I, p. 278.
2. Tournefort, I, p. 502.
5. I, Rois, v, 23.
4. Tournefort, II, p. 112.
5. C'est encore ainsi qu'en usent les Anglais dans les Iles Ioniennes et les ports du Péloponnèse
pour charger le raisin sec : cf. Diplom. and Consular Reports, n° 2105, p. 18.
590 LES PHÉNICIENS ET L'ODYSSÉE.
des thalassocraties 1. Au temps de Tournefort, d'ordinaire, on employait plus
volontiers le second de ces moyens. On venait à Mykonos ou à Milo et l'on y
séjournait pour charger les grains, les huiles, les vins, les soies et autres
marchandises de tout l'Archipel : Mykonos ou Milo était l'entrepôt central des
indigènes; les étrangers y trouvaient à la longue des chargements complets.
Ce procédé était à coup sûr le moins dangereux et le plus économique, en ces
jours où la mer était pleine de périls et où le temps n'avait pas grand prix. Car
le dénûment de ports de la plupart des îles 2, et la présence des corsaires à tous
les détroits, et les coups de vents, et la tyrannie des agas turcs, et les exigences
des primats locaux rendaient périlleux et coûteux le cabotage d'île en lie—
Dans toute la Méditerranée de ce temps, on commerce ainsi. Voyez le trafic du
cap Nègre dont Tournefort parlait plus haut :
Les François ont établi un commerce avec les Maures dans un port de la côte d'Afrique,
voisin de l'île de Tabarque où les Génois êtoient établis. Les François bâtirent un enclos
de murailles qu'ils appelèrent le Bastion de France. Ils y firent des magasins, des loge-
mens et une manière de donjon où ils mirent quelques canons, avec une garnison pour
la sûreté de leurs marchandises et de leurs personnes, parce que les Maures des envi-
rons sont très médians et naturellement grands voleurs. Ils fortifièrent ensuite un autre
endroit voisin du Bastion qu'ils appelèrent la Calle, où ils mirent une autre garnison
capable d'empêcher qu'on ne les traversât dans la pêche du corail et dans leur autre
commerce qui roule principalement sur le bled. On fait ce commerce par cueillette,
c'est-à-dire qu'on achète à un prix réglé tout le bled que les Maures y apportent. On le
met en magasin et lorsque les vaisseaux et les barques françoises viennent pour le
charger, ils commencent par remettre leurs fonds entre les mains du gouverneur, qui
leur donne la quantité de bled qui leur convient : en moins de quatre jours, ils peuvent
faire leur charge et remettre à la voile. Ces prompts chargements sont fort utiles,
parce que cette espèce de port, si tant est qu'on puisse l'honorer de ce nom, n'est pas
assez bon pour qu'on y puisse demeurer longtemps en sûreté3.
Mais pour attendre ainsi en un port central le bon plaisir des indigènes, il
faut avoir beaucoup de temps à perdre et s'armer de patience : l'entrepôt n'est
pas toujours plein; les arrivages des îles voisines sont rares, et lents, et peu
considérables. Par crainte des pirates, ou faute d'expérience et de bateaux, les
indigènes naviguent peu. Ceux-là même qui vivent de la mer n'ont pas de flotte
ni de port, mais seulement des canots et une pente de hâlage. Tels les gens de
Nicaria :
1. Cf. Diplom. and Consnlar Reports, n° 1947, p. 3 : Properly speaking Syra's export trade consists
only of leather and vegetables which are sent to Turkey. All the other goods are the produce of the
other islands of the Cyclades and also of Crete and Asia Minor, which pass through tins port in transit.
As transhipment often takes place direct from small craft on to the steamers, the information respee-
ting the values of exports must be unreliable. Syra lias always figured as the entrepôt for goods reshipped
to the neighbouring islands and other ports of Greece and Turkey.
2. Naxos, Tinos et Andros, les plus grandes et les plus fertiles des Cyclades, n'ont pas de ports,
partant pas de bateaux. Cf. Choiseul-Gouffier, I, p. 66 : « L'heureuse situation de Naxos lui assure
encore une espèce de liberté au sein de l'oppression, et la nature, prodigue envers les habitants, semble
avoir voulu interposer une barrière entre eux et la tyrannie : nul vaisseau n'y peut aborder. De simples
bateaux suffisent à porter aux iles voisines le superflu des richesses dont abonde celle de Naxos. »
5. D'Arvieux, V, 58.
SIDONIENS ET MARSEILLAIS. 591
L'île Nikaria est en forme longue. Son territoire est sec et ce sont toutes roches fort
hautes dans lesquelles sont les maisons des habitants, qui sont bien trois mille âmes,
tous fort pauvres et mal vestus. Ils s'adonnent fort à nager et à tirer les esponges du
fond de la mer et même les hardes et marchandises des vaisseaux qui se perdent. On
ne marie pas les garçons qu'ils ne sachent aller au moins huit brassées clans l'eau et il
faut qu'ils en apportent quelque témoignage. Quand un papas ou quelqu'autre des plus
riches de l'île veut marier sa fille, il prend un jour auquel il promet sa fille au meilleur
nageur. Aussitôt tous les garçons se dépouillent tous nuds devant tout le inonde, la fille
y estant présente, et se jettent dans, l'eau : celui qui demeure le plus longtemps dessous,
c'est lui qui espouse la fille. Il semble qu'ils soient plus poissons qu'hommes. Ils payent
leur tribut au Grand Seigneur en esponges et ce sont eux qui en fournissent toute la
Turquie. Cette Isle n'a point de port pour les grands vaisseaux, mais seulement pour
les petites barques, avec lesquelles ils vont vendre à Chio du miel, de la cire, des vins
blancs comme de l'eau, et autres marchandises semblables 1.
en temps par les barques indigènes, chacun d'eux devrait stationner des mois
et des mois. Dans l'Archipel de l'Odyssée, les magasins n'existent pas. Les Phé-
niciens doivent rester une année entière au port de Syria avant de compléter
leur chargement,
ol o' ÈvtauTOV otaiavra irap' 7|iuv aufit uivovTeç.
Le mauvais temps, dit Tournefort, nous retint à Stenosa, mauvais écueil sans habi-
tants , où l'on ne trouve qu'une bergerie, retraite de cinq ou six pauvres gardiens de
chèvres, que la peur de tomber entre les mains des corsaires oblige à s'enfuir dans les
rochers à l'approche du moindre bateau. Nos provisions commençaient à manquer.
Nous fûmes réduits à faire du potage avec des limaçons de mer, car nous n'avions ni
filets ni hameçons pour pêcher, et les bergers nous prenant pour des bandits n'osèrent
descendre, de leurs rochers 3.
On voit que l'histoire, mot pour mot, est la même. Au bout de leurs provi-
sions, les compagnons d'Ulysse mangent les troupeaux du Soleil, le bétail sacré :
« Tant que mes compagnons, dit Ulysse, eurent de la farine et du vin rouge,
ils ne touchèrent pas aux génisses. Mais quand tous les vivres du bord furent
épuisés, ils se mirent à rôder, à chasser les oiseaux et à pêcher ce qu'ils pou-
vaient prendre. Euryloque leur donna un funeste conseil : « Écoutez un instant
mon discours, malgré vos tiraillements d'estomac. Toutes les morts sont péni-
bles; mais il est plus dur de mourir de faim. Allons, chassons les plus grasses
génisses du Soleil1.... » Sans être pressés par la faim, les navigateurs du
XVIIIe siècle ont encore moins de religion
:
La mer étoit si grosse que nous dûmes séjourner trois jours sur le méchant écueil de
Raclia. Les moines d'Amorgos, maîtres de Radia, y font nourrir huit à neuf cents
chèvres : deux pauvres caloyers en prennent soin ; mais ils sont inquiétés à tous mo-
ments par les corsaires, qui n'y abordent souvent que pour prendre quelques chèvres :
il n'y passe même pas de caïque, dont les matelots n'en volent quelqu'une ; dans trois
jours, les nôtres n'assommèrent que sept de ces animaux et, quoiqu'ils ne fussent que
trois, ils les mangèrent jusqu'aux os 2.
Voilà quels sacrilèges sont dus à la tempête. Mais que faire dans un mouillage
désert?
Pendant la nuit, le vent est venu du Sud (c'est le Notos d'Ulysse), soufflant avec une
grande violence. Nous étions dans la mer où Ikare fit naufrage et nous pouvions craindre
le même sort. Notre commandant a résolu de chercher asile dans un des ports du voi-
sinage. Nous sommes entrés le 6 au matin dans la rade de Latchéta (Alatsata sur la
péninsule d'Érythrées).... Ce port est vaste et commode.... Nous voici à l'ancre. Les
montagnes incultes et couvertes d'une bruyère aride nous environnent de toutes paris.
Nous n'avons point osé nous éloigner du rivage dans la crainte de perdre une occasion
favorable pour remettre à la voile. Nous voilà confinés depuis plusieurs jours sur une
côte déserte. Toutes nos promenades se bornent à parcourir la rive.... Toutes les fois
que la mer s'apaise ou que le vent paraît favorable, on donne le signal du départ. Il
est souvent arrivé qu'on a déployé la grande voile. Alors tout le monde était content.
Mais le vent changeait : il fallait rester. Deux fois, nous sommes sortis du port et nous
nous sommes avancés vers Samos. Toujours la tempête nous a ramenés. Le vingt-troi-
sième jour de notre station nous avons fait une nouvelle tentative. Toutes les voiles
étaient dehors. La Truite s'avançait rapidement. Mais tout à coup le calme nous a sur-
pris et les courants nous ont emportés sur des rochers qui bordent l'entrée de la rade 3.
Ulysse, après une semaine de festins dans l'île du Soleil, met aussi à la voile
dès que la tempête semble se calmer. A peine à flot, le navire est pris en
écharpe par un coup de vent, drossé par les courants et jeté sur la terrible
Charybde4.... » Mais le beau temps reparaît. On remet à la voile. Une heure
après, au premier détour d'île ou de cap, un vent traversier ou un grain subit
obligent à une nouvelle relâche :
Nous partîmes de Patmos par le plus beau temps du monde, dont il faut se défier en
celle saison, car c'est ordinairement le présage de la tempête. Notre dessein était de
passer à Icaria ; le vent du S.-E. était si violent qu'il nous fit relâcher à la petite île de
Saint-Mimas, où nous fûmes trop heureux d'arriver sur le soir. Le lendemain, le vent
fut encore plus frais.... Une vieille barque française avait échoué là depuis quelques
mois.... Notre peur redoubla à la vue de quelques citrons flottant sur l'eau qui vinrent
nous annoncer qu'un gros caïque avait échoué. Nous avions bu le jour précédent avec
cinq matelots qui le conduisaient et qui avaient été à Stanchio charger de ces fruits.
Ces matelots comptaient sur la bonté de leur bâtiment qui était tout neuf; mais comme
ils n'avaient pas de boussole, non plus que nous, et que l'on ne voyait qu'obscurément
le cap de Samos, ils se brisèrent contre les rochers 1.
saison survient. Il faut alors hiverner trois ou quatre mois ; ainsi fit Tournefort
dans l'île de Mykonos. Car, pendant l'hiver, on ne saurait songer au voyage : « Tu
veux arriver sain et sauf, répond au navigateur le devin de l'Anthologie : com-
mence par prendre un bateau neuf, puis ne lève pas l'ancre en hiver, mais en
été ; à ces deux conditions, tu arriveras peut-être, si en pleine mer un pirate ne
t'enlève pas,
... XCUV/jV EVE TTjV VGWV,
xal yEiacovoç, TOÛ SE (jépouç àvàyoïr
ULY)
Pendant trois mois au moins, la mer est intenable et l'on ne gagne rien à
négliger les prédictions de la sagesse : si l'on veut lever l'ancre avant le prin-
temps, on ne tarde pas à payer celte folie. Le bateau qui mène à Rome l'apôtre
Paul est jeté sur la côte de Crète. Paul, qui a l'habitude des voyages, conseille
de débarquer et d'hiverner là : on est à la fin de l'automne. Mais le centurion
écoute le pilote et le capitaine qui annoncent quelques jours de beau temps
encore. On reprend la mer. Une furieuse tempête survient qui, au bout de
quatorze jours, jette le vaisseau désemparé sur les côtes de Malte où il se perd.
Paul reste trois mois dans cette île. Au printemps, il s'embarque sur un
vaisseau d'Alexandrie, les Castors, qui avait hiverné dans ce port, post autem
menses tres, navigavimus in navi Alexandrina, quae in insula hiemaverat,
cui eral insigne Caslorum. On relâche à Syracuse, où l'on reste trois jours, à
Rhegium et à Pouzzoles, où la communauté chrétienne garde l'apôtre sept jours.
Enfin il arrive à Rome 2. Thévenot reste de même cinq mois à Malte pour
attendre Monsieur d'Herbelot et pour hiverner5.... Toute marine étrangère,
naviguant à la voile est donc forcée d'avoir, en une multitude de points, des
reposoirs et des relâches. Ses bateaux y séjournent des journées et des semaines
pendant l'été, des mois et des trimestres pendant l'hiver. Ce sont là deux
conditions qu'il faut bien réaliser dans notre esprit si nous voulons nous faire
ensuite une juste représentation de l'Egée primitive. Une thalassocratie phéni-
cienne ou karienne ou crétoise suppose :
1° des centaines, des milliers d'établissements Cretois, kariens ou phéniciens;
2° les stations très longues des navires et des équipages étrangers en ces éta-
blissements.
On ne saurait trop insister sur ces deux notions. Faute de les avoir toujours
présentes, on peut n'être que trop enclin à transporter dans cette Egée primi-
tive les us et coutumes de notre commerce. Aujourd'hui, avec deux ou trois
entrepôts, les Anglais tiennent toute la Méditerranée.... Chaque détroit, chaque
Cette navigation côtière avec relâche tous les soirs, avec arrêts aux sources,
aux caps, à toutes les occasions de repos, conduisit Tournefort de Constanti-
nople à Trébizonde en quarante jours (12 avril-25 mai). Faut-il noter que les
mots de Tournefort sur « les alarmes que la nuit donne quelquefois sur l'eau »
sont la traduction exacte de tels vers de l'Odyssée? « Tu veux, dit Euryloque à
Ulysse, que nous naviguions de nuit, alors que des nuits sortent les coups de
vents qui perdent les bateaux ».
o.W a'JTWç otà vûxTa GOÏJV aXaXr^ax àvwyaç...
EX VUXTWV S' aVEfAOt ^a^ETTOl, OTpOfjfAaTa V7|WV,
yïyvovTai1,
crique.... Nos gens firent une tente avec les voiles et les avirons, pour nous mettre à
l'abri du soleil et ramassèrent quelques petits arbrisseaux et des herbes sèches pour
faire cuire nos provisions. Il fallut attendre un vent favorable qui ne souffla que le jour
suivant. Alors nous mîmes à la voile vers trois heures de l'après-midi.... Nous eûmes
un calme pendant une demi-journée et nous ramâmes pour passer un rocher ou îlot....
Nous abordâmes sur un autre îlot entre Égine et Salamine.... Notre équipage, s'étant.
reposé après la fatigue qu'il venait d'essuyer, amarra le bateau à la côte sur laquelle
nous nous assîmes au milieu des cèdres et des lentisques. Le lendemain nous eûmes
une brise favorable, qui fut de courte durée... : entrant dans une baie d'Égine, nous
dînâmes auprès d'un puits d'eau fraîche, sous un épais et large figuier. Le vent étant
contraire, nous passâmes la nuit sur les rochers auprès de notre bateau. Dans la matinée,
nous fîmes voile pour Poro. Le bon vent frais nous manqua bientôt et nous entendîmes
la brise de terre qui faisait écumer les flots devant elle. On aperçut ensuite la brise de
mer à une certaine distance et nous nous trouvâmes pendant quelques minutes, entre
les deux, retenus par le calme. Chacun de ces vents l'emportant à son tour.... Mais un
doux vent frais vint heureusement à notre secours et nous arrivâmes à Poro sur le midi 1.
nement de barques derrière tous les promontoires abrités. Aussi, quand les
navigateurs furent des Grecs, toute la Méditerranée orientale fut imprégnée
d'hellénisme, et rapidement, et entièrement. Pour la toponymie maritime, il
se passa ce que nous dit Strabon : les noms de lieux les plus employés désor-
mais sont les noms grecs, TWV ovop.àTwv, ocra EvSoEÔTaTa, TÛV TÏXEICTTOJV OVTWV
'EXÀYIVIXWV, soit que les Grecs aient imposé une onomastique nouvelle, soit
qu'ils se soient approprié l'onomastique de leurs prédécesseurs, xà piv xaivà
ÈoEa-av, T». SE Ttapwvôpaa-av. Pour la langue commerciale, tout le monde levantin
parla grec. Pour la littérature, ce fut la Grèce qui fournit les formes, les règles,
les modèles et, le plus souvent aussi, les idées : Homère devint le Livre, la
Bible, ou la Lecture, le Coran, de toute la Méditerranée hellénistique. Pour la
religion, les dieux indigènes du Levant et du Couchant revêtirent des costumes
et des appellations helléniques; les panthéons indigènes accueillirent toutes
les divinités des Grecs. Dans cette hellénisation du monde levantin, la conquête
d'Alexandre eut des effets en profondeur, pour ainsi parler, vers l'intérieur des
terres. Si l'expédition d'Alexandre n'eût pas grécisé l'intérieur des continents,
il est probable que les îles seules et les côtes, la façade, eussent été frôlées
et polies par le va-et-vient incessant des barques. Mais ce furent ces incessantes
navigations qui hellénisèrent toutes les côtes et toutes les échelles levantines
bien avant la conquête macédonienne.
A la multiplicité des relâches, s'ajoutait la longueur des séjours. La présence
presque continue des étrangers a les mêmes résultats que la fréquence de leurs
passages. Campés à la plage ou sur l'îlot côlier, les navigateurs restent des
semaines et des mois. Pour compléter leur chargement, nous savons qu'il leur
faut de longues attentes; mais il ne leur faut pas moins de temps pour
« bazarder » leurs propres marchandises. Ce mot « bazarder », tel que l'enten-
dent aujourd'hui les Levantins, est le seul qui convienne à l'étalage, à l'offre
répétée, à la vanterie, au miroitement devant les yeux des enfants et des femmes,
à toutes les roueries que ces marchands de camelote et de bibelots, — àOiipjxorca,.
dit Homère, racvToTa àyaQà, dit Hérodote, — emploient pour « pousser » la vente.
Le poète odysséen nous montre ces filous dans les harems des villes hautes,
étalant bibelots, colliers et pierres précieuses, tentant la curiosité ou la coquet-
terie des femmes,
ypÛffEOV 6'pp.OV E^COV, pETC* 8' 7|)*ÉXTpOlCr'..V EEpTO"
Cette camelote de bijoux et de bibelots est d'une lente défaite. Il faut les offrir
vingt fois, et allécher la cliente, et peu à peu surexciter son envie, puis feindre
un jour de céder sur le prix et de consentir une bonne affaire. Quand la récolte a
été abondante et quand, celliers et caves regorgeant, la vie du ménage est
assurée pour une ou plusieurs années, la femme obtient facilement du mari
l'achat qu'elle désire : c'est encore ainsi que les choses se passent dans les
villages de l'Asie turque, où les marchands grecs et arméniens viennent troquer
la camelote européenne contre les grains, huiles, peaux, laines et bois du
paysan.... Mais quand la récolte a été médiocre ou mauvaise, les maris se font
longtemps prier. Ils interrompent assez rudement les demandes des femmes.
Les greniers et les bourses se ferment. Le marchand doit attendre des temps
meilleurs. Dans notre Syria homérique, les Phéniciens n'avaient pu se défaire de
leur camelote ni remplir leurs cales avant que la mauvaise saison ne fût surve-
nue : ils avaient hiverné. Puis, le chargement n'étant pas complet, ils avaient
attendu la récolte suivante. Rien ne les pressait. Ils avaient tiré leur vaisseau au
fond de la rade, loin du flot, à l'endroit où la source vient se jeter à la mer.
Sur ce sol mou de vases, de sables et d'herbes, ils avaient pu radouber la coque,
refaire le bordage. Ils campaient à terre, près du navire creux, dormaient, man-
geaient et buvaient à leur contentement. Ils s'en donnaient à coeur joie avec les
grand'mères de ces bonnes tricoteuses que les Francs de Tournefort connaissent
à Milo et à l'Argentière. Plus d'un Sidonien à bord était aussi peu pressé de
partir que ces matelots français dont nous parlent les voyageurs : « A l'Argen-
tière ces marins trouvent aussi des plaisirs qui les retiennenttrop longtemps dans
la rade et leur font oublier leur devoir ainsi que l'intérêt de leurs armateurs 1. »
Que l'on étudie le commerce des campagnes et des petites villes, en pleine
France, à l'heure actuelle encore, dans les régions du moins que n'ont pas péné-
trées les chemins de fer : les porte-balle et marchands forains arrivent avec leur
camelote sur leur dos ou dans leur roulotte; ils ouvrent boutique provisoire et
souvent finissent par demeurer des mois et des années. J'ai vu dans mon
enfance, vers 1872, arriver à Morez-du-Jura un photographe ambulant qui
installa près de sa roulotte, xoD.r) ïiapà vrjl, un grand atelier en plein vent et
une boutique : trente ans après, il est toujours là, campé dans sa voiture qui
lui sert de maison. Les roulotiers de la mer primitive en usaient ainsi, surtout
quand le plaisir se joignait aux affaires. Chez Kirkè, Ulysse demeure un an à
manger, à boire et à oublier Pénélope; au bout d'un an, ses compagnons lui
demandent de partir, mais ne le décident qu'à grand'peine. Pour tous ces naviga-
teurs, un an de séjour est chose courante : « Je suis resté un an en Phénicie,
raconte Ulysse; je resterais volontiers un an près de toi, dit Télémaque à Ménélas ;
je serais tout disposé à demeurer un an chez vous, dit Ulysse aux Phéaciens. » Le
capitaine anglais Robert est fait prisonnier par une escadrille de corsaires : « Le
Sainte Hélène, à bord duquel j'étais, avoit été neuf ans en mer dans son premier
voyage, et il se remit ensuite en mer, où il étoit depuis quatre ans quand nous
Longs séjours et visites répétées ont forcément une influence sur les indigènes
et un « choc en retour » sur les étrangers. Durant les derniers siècles, les Francs
et les Italiens, avant eux, avaient peuplé l'Archipel de leurs communautés ita-
liennes et franques et de leurs doubles ou triples ménages : capitaines et mate-
lots avaient alors double foyer à Gênes, Venise ou Marseille, chez eux, et à
Milo ou Mykonos, clans le Levant. Choiseul-Gouffier nous parlait plus haut de ces
mariages temporaires, conclus pour la durée d'une relâche. Une population
métisse et bilingue en était résultée qui jargonnait ou comprenait les deux
langues paternelle et maternelle, et qui traduisait ou mélangeait le turc, le
grec, l'italien et le français en un sabir de Bourgeois Gentilhomme. Dans le
langage des Insulaires et dans l'onomastique des Iles il est facile, aujourd'hui,
de retrouver les témoins de ce sabir : la Sainte-Irène des Italiens est restée San-
torin; l'ancien Sounion est toujours le cap Colonne et l'ancienne Kimolos est
toujours l'Argentière. Pareillement, des noms de famille italiens ou français
peuplent encore Naxos, Sommaripa, Dellagrammalis, de Laslic, etc. Pour la
langue commerciale, il suffit d'ouvrir un dictionnaire grec-moderne :
ëâpxa, barque, xàopo, cadre, jointure,
ëapxâpr,ç, batelier, xavôvi, canon,
êapxapîÇw, s'embarquer, yÂTzsXov, chapeau,
êccpÉlt,baril, xàvotAa, cannelle (robinet),
ëapslâç, tonnelier, xaTîiTavoç, capitaine,
cpoûpvoç, four, xàpiva, carène,
xâpêouvov, charbon. xao-TÉXt, château, etc., etc.
SIDONIENS ET MARSEILLAIS. 401
Il semble bien que dans l'Archipel primitif et dans les poèmes homériques,
nous ayons les traces de pareil sabir gréco-sémitique. Les noms de lieux Kasos-
Akhnè, Rhèneia-Kéladoussa, Syria, Siphnos, Samos, Sériphos, etc., nous en
ont déjà révélé quelques exemples. Mais la langue commerciale les fournit en
plus grand nombre.
Parmi les vivres, 6'IOTOÇ, que les Phéniciens venaient charger dans les Iles, le
vin devait figurer pour une forte proportion. Les Iles ont toujours produit en
abondance de gros vins ou des vins délicats. Les Grecs sous Troie tiraient leurs
vins de Lemnos,
V^EÇ S' Èx ATIJAVOIO Ttapéoracrav oTvov avouerai
uoXXat 1.
T|[J.ETÉp7j 7,
en grec, vinum en latin, ]", Un, en hébreu, oin en arabe, sûrement le mot est
partout le même. (La similitude est encore plus apparente quand on rétablit en
tête du mot grec le digamma, tel qu'il existe encore dans les poèmes homé-
riques, chez Alcée et dans le dialecte dorien 1, et quand on rétablit aussi en tête
du mot hébreu le 1, que le ' a remplacé comme il arrive souvent, mais que nous
retrouvons fidèlement conservé en arabe : le mot ouin en arabe signifie raisin ;
Hésiode a le mot olvr\, oinè, pour désigner la vigne.)
Mais la discussion est entre philologues pour décider laquelle des deux
familles de langues, indo-européenne ou sémitique, emprunta ce mot à l'autre 2.
En faveur de l'origine indo-européenne, la meilleure preuve que jusqu'ici l'on
eût donnée, était que le mot oinos, se trouvant déjà dans Homère, ne peut être
qu'authentiquement grec. Nous voyons aujourd'hui ce que vaut l'argument : les
poèmes homériques sont remplis de mots, de formules et peut-être de compa-
raisons empruntés aux Sémites.... Limitée au mot vin, la discussion est peut-
être insoluble. Mais qu'on dresse la liste des boissons fermentées, vin, nektar,
sikera, massique, etc. : les mots grecs qui les désignent semblent, pour la
plupart, avoir été des emprunts. Tous les Sémites, Arabes, Hébreux, Araméens
et Assyriens, ont le mot "Dti;, seker, ou rrDti?, sikera, pour désigner une boisson
enivrante, et la formule constante de l'Ecriture est vin et seker, "Wi 1" : la
racine sémitique "Dïï7, sakar, signifie boire, enivrer, s'enivrer. Quand donc
nous rencontrons en grec le mot a-txépa qui n'a pas d'étymologie indo-euro-
péenne, nous pouvons soupçonner sa véritable origine.... « Nektar, disent les
commentateurs, est un vin de Babylonie ou de Lydie, un vin doux et parfumé,
mélangé de miel et parfumé de fleurs 3 » : le participe niphal du verbe "iup,
kalar, qui serait Y^pJ, niktar, et qui signifierait parfumé, brûlé en l'honneur
des dieux, offert aux dieux (en parlant de toutes les offrandes que l'on brûle
sur l'autel), nous rendrait exactement compte du mot grec nektar, qui n'a en
grec aucune étymologie valable 4. Les poèmes homériques ne connaissent pas la
sikera; mais ils connaissaient le nektar, boisson des dieux. Et ils connaissent
en outre une boisson mêlée, faite de vin, de fromage, de miel et de farine, le
mélange, XOXEWV, auquel Kirkè ajoute des plantes magiques. Nous savons déjà
que, dans YOdyssée, l'île de Kirkè est désignée par un doublet gréco-sémitique
Ai Aie, Y Ile de VEpervière. Nous verrons par la suite que le kukéon de celte
légende est l'exacte traduction du mot sémitique ipa, messek, qui signifie vin
mélangé : les deux racines grecque et hébraïque xuxâw et "|DQ, massak. sont
équivalentes. La vocalisation primitive de messek était massik. C'est de là que
vient le nom du promontoire italien Mâa-a-woç, Massicus, voisin de l'Ile de
l'Épervière, comme nous verrons par la suite. Il semble donc que nektar, sikera,
massikos, etc., sont des emprunts faits par les Grecs aux marchands de Sidon ;
oinos rentre dans cette catégorie et provient de la même source. Mais il faut
alors signaler un détail à l'attention des archéologues. Au temps d'Hérodote,
le vin qui vient en Egypte de toute la Grèce et de la Phénicie voyage en cruches
et en amphores de terre cuite : È; AïyjTtTov EX T?!? 'EX^àSoç izà^rfi xal Tipoç èx
«PoivixYjÇ xÉpap.o; so-âysTat. Tz),-/\p-r\z ol'vou St' ETEOC 1. Le vin « mycénien » ne voya-
geait pas autrement et les indigènes de la Grèce homérique fabriquaient déjà,
pour voiturer leurs vins ou leurs huiles, des cruches que le commerce amenait
dans le Delta. L'abondance en Grèce de l'argile plastique et le bas prix de la
main-d'oeuvre purent même assurer aux cruches et vases « mycéniens » de
toute forme une clientèle dans la Méditerranée levantine. Nous voyons tout le
Levant actuel se fournir de faïence commune aux Dardanelles. Après l'incendie
de la Canée allumé par les ordres du sultan en 1897, les amiraux européens
(tous les magasins de la ville, tous les mobiliers, tous les ustensiles étaient
détruits) firent venir pour les Crétois et pour leurs propres équipages deux
caïques chargés de cette faïence turque. Si quelque jour les archéologues
retrouvent à la Canée ces pots et ces vases grossiers, j'espère qu'ils n'iront pas
en conclure que, la faïence étant phrygienne, la civilisation phrygienne régnait
alors sur la Crète et sur les flottes européennes : ils déclarent aujourd'hui que
les fragments de poterie mycénienne trouvés en Egypte démontrent irréfutable-
ment l'influence prépondérante de la civilisation mycénienne sur toutes les côtes
de la Méditerranée.
De toutes laçons, la similitude des mots Un, oinos, vinum, etc., montre
l'importance du vin dans ce trafic primitif. Les autres produits que pouvait
fournir la Grèce étaient des bestiaux, des esclaves — surtout des femmes, —
des minerais et des métaux : ces deux derniers articles forment encore, avec
les raisins et les vins, les meilleurs chargements de nos marines dans les mers
helléniques. Quand les bateaux de Lemnos, chargés de vins, arrivent au camp
des Grecs devant Troie, ceux-ci paient en cuivre, en fer, en peaux, en boeufs
ou en esclaves :
È'VSEV ap' OWÏÇOVTO xàp'/j xop.ôwvT£; 'Ayawn,
Nous avons rencontré déjà le commerce des boeufs sur la côte occidentale du
1. Hérod., III, 6. Cf. Diplom. and Consular Reports, n° 2549, p. 19 : In 1898, there was a considé-
rable increase in the value of wine imported in Egypt (156.155 liv. stcrl.); in 1899, there was almost
the same (156.071); there was a falling-off in Cyprus wines, while Italian and Syrian wines gained
ground. There is a large consumption in the cheap Italian and Syrian wines.
2. Iliad., VII. 472-475.
SIDONIENS ET MARSEILLAIS. 405
Péloponnèse : il a peut-être valu au fleuve de l'Élide son nom sémitique
d'Alpheios (le Fleuve aux Boeufs).... L'esclave est resté jusqu'à la première
moitié de ce siècle une monnaie courante du trafic levantin, les femmes surtout,
ou, comme disait Homère, •Ka.Wo.y.Lç, TtâÀAaE, Tza)X-r\î, la femme achetée, la
concubine.
Èpi S' wv/jTï) TÉXE p.rÎTr,p
...
TtaXXaxiç1.
1. Voir le curieux récit de Euphénios le Karien (Pausanias, I, 5, 27). C'est une histoire de sauvages
dans les Iles de la mer Extérieure, ou plutôt de grands singes, sans voix, qui veulent violenter les
femmes du bateau, TOÏÇ 6è yuva^iv Taïç èv ir, VT)£ : on finit par leur jeter une femme barbare, pâp6apov
yuvaïra ev.6a.XtXv, qu'ils traitent d'une terrible façon, oô p-ôvov -ij %a6écjT7]XEV aKkà xai ta nav ô[xotuç
aûjia.
2. Dapper, Descript., p. 554.
5. Hérod., VI, 47. Cf. IL Blümner, IV, p. 19.
4. Voir plus haut.
SIDONIENS ET MARSEILLAIS. 407
Mentes, qui s'en va sur la sombre mer, vers Témésa, pour chercher du cuivre
«
et porter du fer poli »,
TïAÉtoV E7tl OlVOTia TÎOVTOV S7c' àÀÀoOpOOUÇ àvSpCOTTOU^,
1. Odyss., I, 184.
2. Strab., VI, 255.
5. Pour tout ceci, voir H. Blümner, Technol. und Terminal., IV. p. 61 et suiv.
4. Strab., XIV, 684; VI, 255.
5. Cf. H. Lewy, p. 147.
408 LES PHÉNICIENS. ET L'ODYSSÉE.
martulum, vectem, incudem1; apud Cyprum mons aeris ferax quem Cypri
Corium vocanl 2. Kinyras, d'après la légende chypriote, était le père du héros
Koureus, fondateur de Kourion : lui-même était venu de Syrie ou d'Assyrie
apporter en Chypre le culte d'Aphrodite3. Les poèmes homériques connaissent
déjà ce Kinyras, qui fait présent à Agamemnon d'une admirable cuirasse4.
Ces rapports onomastiques et légendaires entre Mines et Forges, Fonderies et
Raffineries, Siphnos et Sériphos, Tamassos et Kourion, peuvent nous être mieux
expliqués par des exemples historiques ou contemporains. Au temps de Strabon,
c'est à Populonium, sur la côte italienne, en face du Porto Ferrajo actuel, du
Port au Fer de l'île d'Elbe, qu'est traité le minerai importé de cette île; l'île
minière n'a ni les forges ni les fonderies : £t.'8op.Ev TOÙÇ spyaZopivouç TÔV c-îorjpov
TOV
Èx TTJÇ AlQaXiaç xop'Z6p.EVov• où vàp SùvaTat. cuXXiTtatvecrQat xap.tvEuép£voç Iv
T-?j Rio Marina, disent encore nos Instructions nautiques en parlant
v7Ï<T(p 5. «
des côtes Est de l'Ile d'Elbe, Rio Marina est le port principal d'embarquement
pour les minerais de fer de cette partie de l'île; ces minerais sont conduits sur
la côte d'Italie en face, où ils sont traités 6. » Piombino redevient aujourd'hui la
Populonium de Strabon : indigènes et étrangers, Anglais, Français et Italiens, y
installent des fonderies pour traiter les minerais de l'île d'Elbe 7.
TISSUS ET MANUFACTURES
En échange des bois, vivres, esclaves et minerais qu'ils emportent, les Phé-
niciens apportent leurs milliers d'athurmata,
p.opt' àyovTEç àOûopaTa v/j! p-E^aiv^ 1.
...
Le mot alhurma signifie toute amusette pour les enfants,
et tout ornement pour les femmes, xôo-pta csùa-Et. piv àQùpp-aTa ovTa Taïç pIvTot.
yuvat^l a--o'joaïas. C'est parure et bijou, et c'est joujou : en un mot, camelote est
la vraie traduction d'athurma. Les Phéniciens arrivaient avec des vaisseaux
pleins de camelote, c'est-à-dire de marchandises pour Barbares, de verroterie
pour nègres : TO{VTOMC àyaOà, cpopTia 'Aa-a-ùpta xal AlyÛTïTta, dit Hérodote4. Toute
camelote pour le trafic entre civilisés et sauvages se compose essentiellement de
trois ou quatre articles : colonnades et tissus, armes et ustensiles, verroteries
et parures, alcool et boissons fermentées. Le Périple de la mer Erythrée énu-
mère les marchandises qui se peuvent vendre aux Barbares de la mer Rouge :
ce sont des verroteries diverses, ûaXïi XiOCa o-ùppAXToç, des tissus, lpâ.Ti.a,
yiTwvsç, a-âyot, du vin, des vases d'or et d'argent, des statues, etc. 5.
Il est inutile d'insister sur le vin et les autres boissons fermentées. Les Phéni-
ciens « intoxicaient » alors les sauvages de la mer Intérieure, comme nous
« intoxiquons » aujourd'hui les sauvages des mers africaines ou malaises. Seul
est bien un tissu de lin, un bocassin, et c'est un tissu qui a dû venir à l'origine
de Syrie, comme les fins et brillants bocassins du Moyen Age venaient à l'origine
d'Egypte. Mais la popularité même de ces bocassins amena la contrefaçon : on
fabriqua en Occident un article similaire qui bientôt n'eut plus rien de l'ori-
ginal; le nouveau bocassin n'était plus une toile de lin, mais une grossière
cotonnade du genre de la futaine 3. Chez les Hellènes, fileurs et tisseurs de laine,
le chilon devient pareillement un vêtement de laine.
Les mêmes épithètes, fin, brillant, souple, etc., sont données par le poète aux
othones et au pharos : XzTztvl, àpyevvod oOôvai, àpyôcpsoç, XETITOÇ, v/)yàTEoç cpâpoç,
et le pharos est aussi ÈUTT^UVTÎÇ, bien lavé. Au temps de Diodore, Malte est célèbre
par ses ateliers de tous genres, mais surtout par les tissus de ses othons qui ont
une finesse et une souplesse toutes spéciales, TE^vÎTaç TE yàp È'yst. TravToSa^oùç
Talc épyacr[aiç xpaTtorouç SE TOÙÇ oQovta TïOloùvTaç T-fl TE ISTCTOTTIT!. xal v/j p.aXaxoT7|T'.
SiaTips—?! 4. Les deux épithètes de Diodore nous reportent aux épithètes homé-
riques, yiTibv palaxôç, Xeitral oQovai, et le mot othon, ici conservé, est l'othone
homérique. « Malte, ajoute Diodore, est une colonie phénicienne : elle fut l'en-
trepôt et le refuge des marines phéniciennes dans leur exploitation de la mer
Occidentale. » Malte joue pour les Anglais d'aujourd'hui le même rôle : les
cotonnades anglaises remplacent à Malte les othones phéniciens, car l' othon
grec, oBôvv) ou ofiôvtov, n'est que la transcription du mot \mK, athon, de
l'Écriture : athon signifie tissu de lin.
Le pharos est une sorte de vêtement que portent hommes et femmes ; mais
il peut servir aussi de lange, de linceul ou de voile marine. « Ce terme désigne
une étoffe qui ne peut avoir été que de la toile ; le pharos était un vaste manteau
de lin, un vêtement de luxe que seuls les gens riches pouvaient se procurer 3 »,
une sorte de long tour de cou qui tombait en deux larges bandes pour couvrir
Une autre pièce de l'habillement sarde, qui est un reste de l'antiquité très reculée,
un vêtement très utile, est la saccu da coperri (sagum à couvrir). Il est encore en usage
parmi les campagnards. Ce n'est qu'une pièce d'étoffe de laine noire, large d'une demi-
aune et longue d'une aune et demie, assez semblable à un châle long. Elle n'a ni ouver-
ture ni fente quelconque. Elle se place sur la tête, couvrant à la fois les épaules, une
partie du dos et le devant du corps jusqu'à la moitié des jambes et servant de capuchon.
Mais le paysan, muni déjà de ce dernier, met simplement la saccu sur ses épaules, de
la même manière qu'un châle oblong et alors il l'agrafe sur la poitrine. Ce vêtement
est très commode pour voyager. Ce n'est qu'un vêtement pour la pluie et pour l'hiver.
Mais en voyage il sert de lit, de couverture et même de tapis pour prendre ses repas à
la campagne. J'en ai vu de très élégants faits d'étoffe assez fine, avec des franges aux
deux extrémités et des glands de couleur aux quatre coins. On y adapte des agrafes
placées de façon à bien serrer les deux [bandes] par devant2.
C'est ainsi qu'il faut imaginer le pharos homérique : manteau le soir ou sous
la pluie, couverture, tapis, voile, etc., il est d'ordinaire porté sur la tête où
sur les épaules, afin de ne pas gêner les bras ni la marche, comme une sorte
de châle, xa^ûircpa, xp-/jS£p.vov, ou comme les ceintures de flanelle que nos
troupiers coloniaux portent tantôt autour des reins et du buste et tantôt en
turban sur la tête. C'est exactement ce que désigne dans l'Écriture le par ou
phar, -|X3, dont pharos, wv.po;, est une excellente transcription. Dans l'Ecriture,
les phares de lin sont portés par les prêtres, les fiancés et les femmes riches.
L'Exode mentionne,
— après les keton de byssos tissé, faits pour Aaron et pour
ses fils : ytTwva; p-jcrerivouç, traduisent les Septante, — les phares de byssos.
Ézéchiel oppose ces phares de lin, que les prêtres doivent revêtir à l'intérieur
du temple, aux vêtements de laine qu'ils peuvent porter au dehors5 : nous
pourrions de même, dans les vers homériques, opposer les phares de lin, que
portent les gens de condition et qui sont un vêtement d'apparat, aux chlainai de
laine, aux capes de feutre des pauvres gens, aux capots et manteaux des jours
ordinaires.
Le mot liti, lita, ne se trouve que dans Homère et à ces deux cas : les
philologues lui cherchent vainement une étymologie grecque. Les scholiastes
expliquaient avec raison que les poèmes homériques mentionnent deux sortes
de couvertures, les unes blanches, non teintes, que l'on mettait en dessous (c'est
notre lita), les autres teintes, pourprées, que l'on mettait en dessus, rhègea :
TWV pÈv (7Tpcop.àTtov, T». plv xaTOJTEpa XÏTa Elvai rjTOi Xsuxà xai pYj j3sëap.pÉva, Ta oÈ
-spt.crTpojp.aTa prîyEa xa)à TîoptpùpEa 1. Les lites sont des couvertures de char ou
de siège. Ce sont aussi des linceuls flexibles dont on entoure le cadavre de
Patrocle. On est en droit de conclure, dit Helbig, que lite signifie pièce de toile2.
La racine sémitique luv?, l.u.ih, qui signifie couvrir, cacher, a donné en hébreu
— telam, traduit la Vulgate — et en arabe
TDIS, louth, qui veut dire voile, toile
les tapis de pourpre, les couvertures de pourpre, et les cuirs et les ivoires
pourprés. Les femmes de Méonie et de Karie ont la réputation de mieux teindre
tous ces objets,
toc S' OTE TÎÇ T' EXÉcoavTa yuvT) oeotvixt piVjVfl
M'/joviç Y|È KctEipa TTapTjiov £p.psvai ÏTT-OJV4.
La teinture de pourpre, venue de l'étranger, s'est donc installée déjà parmi les
populations indigènes, sur les côtes asiatiques de l'Archipel. Cela suppose une
fréquentation très ancienne des marines sémitiques. Car de telles industries ne
s'implantent pas du jour au lendemain. Il a fallu de longues années aux « pour-
prières » de Méonie ou de Karie pour égaler, puis surpasser leurs maîtres de
Sidon. L'implantation de cette industrie put être, il est vrai, facilitée par telles
habitudes que nous avons constatées plus haut : si Paris ramène des brodeuses
de Sidon, d'autres en ont pu ramener des teinturières.... De toutes façons, il
est incontestable que les gens de Sidon ont péché la pourpre dans l'Archipel
et il semble que les notions des Anciens sur la pourpre restèrent toujours
influencées par les théories plus ou moins justes des Sémites : la pourpre, dit
Pline, est un coquillage qui vit sept ans, purpurae vivunt annis plurimum
sepienis, et qui a d'ordinaire sept pointes, aculeis in orbem seplenis fere 1.
Or il faut bien noter et méditer les conditions d'établissement qu'implique
toute pêcherie de pourpre 2. Les coquillages ne peuvent pas être pêchés toute
l'année. Aux approches de la canicule, ils se cachent durant trente jours,
latent circa Canis ortum Iricenis diebus, disent les Anciens. Au printemps,
ils ne valent rien. C'est donc avant le printemps ou après la canicule qu'il faut
les prendre, à la fin de l'hiver ou au début de l'automne, capi cas post Canis
ortum aut ante vernum tempus utilissiinum2. Fructueuse au début de l'au-
tomne, très profitable à la fin de l'hiver, la pêche de la pourpre ne coïncide pas
avec la saison ordinaire de navigation, qui est l'été. Cette pêche ne peut donc
pas être faite, ou du moins elle ne peut que très difficilement être faite, par des
pêcheurs étrangers, venant de loin, qui n'adopteraient pas certaines habitudes
spéciales pour leurs époques d'arrivée et de départ. Si les pêcheurs étrangers
veulent quitter leurs ports d'attache et prendre la mer dès le milieu de l'hiver,
ils peuvent atteindre les bancs avant les premiers jours du printemps. S'ils
préfèrent la pêche d'automne, ils peuvent ne se mettre en mer qu'au milieu
de l'été; mais il leur faut demeurer sur les bancs jusqu'aux mauvais jours et
rembarquer en plein mauvais temps d'équinoxe. Nous savons que ce sont là
des habitudes tout à fait étrangères aux navigateurs anciens. On ne s'embarque
pas au milieu de l'hiver. On ne reprend pas la mer après les tempêtes de l'équi-
noxe. Les bateaux pourpriers n'échappaient pas à cette loi : ils ne devaient
prendre la mer, comme les autres, que durant l'été. Il faut donc à ces pêcheurs
de pourpre des stations d'hivernage sur les lieux mêmes de pêche. Ils ne peuvent
assidûment et fructueusement exploiter une côte que s'ils hivernent d'une
campagne à l'autre et s'ils font ainsi les deux pêches consécutives de l'automne
et du printemps : établis d'un été à l'autre, auprès de leurs chaudières, ils peu-
vent alors prolonger leurs.opérationsjusqu'aux mauvais jours de l'hiver et les
recommencer dès les premiers beaux jours de la nouvelle année.... Ajoutez que
1. Plin., IX, 61.
2. Pour tout ceci, cf. H. Blûmner, I, p. 226 et suiv.
416 LES PHÉNICIENS ET L'ODYSSÉE.
V. BÉRARD. I. 27
TISSUS ET MANUFACTURES. 419
Monemvasie se trouve sur un îlot, long de neuf encablures de l'Ouest à l'Est, à angle
droit sur la ligne de la côte; il est relié à la terre par une chaîne de roches, au-dessus de
laquelle il y a un pont de quatorze petites arches, long de 150 mètres. Le château, situé
sur le sommet d'une colline, et la ville, bâtie sur la face Sud de l'îlot, sont entourés
par deux murailles qui descendent à la mer. Les maisons, se surplombant les unes les
autres, forment des rues inextricables. Un grand nombre d'édifices sont de construction
vénitienne, mais sont aujourd'hui en ruines. Celte ville ne fait que peu ou point de
commerce1.
Cette page des Instructions nautiques pourrait nous apprendre toute l'histoire
de ce mouillage. Durant les cinq ou six derniers siècles, les Italiens ou les Francs,
thalassocrates étrangers, installés sur ce rocher circulaire, l'avaient fortifié
contre toute incursion des terriens. Aujourd'hui, les indigènes naviguent. Ils
ont abandonné ce mouillage peu sûr :
Cet abri temporaire n'a jamais pu convenir aux marins helléniques. Mais,
quelques milles plus au Nord, derrière le cap Liménaria, la côte se creuse d'un
port bien abrité.
A 2 milles 1/2 dans le Nord de Monemvasia se trouve Port de Paleo, petite baie offrant
mouillage aux caboteurs par 7 mètres d'eau, à l'abri de tous les vents du Nord et de
l'Ouest. Il n'y a pas de ville, mais à environ 1/2 mille dans l'Ouest, près du rivage,
gisent les ruines de Paleo Monemvasia, ancien Epidauros Limera.
Ce port, avec sa plage basse et ses eaux profondes, est du côté de la terre en
communication facile avec la vallée de l'Eurotas : par un col assez bas, une
route traverse les monts côtiers et mène à Sparte. Les Hellènes eurent ici leur
échelle d'Épidaure Limera. Pausanias nous décrit cette ancienne ville que des
marins grecs, des Épidauriens, ont fondée. De son temps, la ville hellénique est
en ce port; mais sur le promontoire de Monemvasie existent déjà, comme aujour-
d'hui, des ruines de forteresse. Car, avant les Hellènes, des thalassocrates
étrangers avaient exploité la côte et donné au promontoire le nom de Minoa.
Nous retrouvons ici une Halle phénicienne toute semblable à notre Minoa de
Mégare : Monemvasie est bien une Ile du Repos, I-Minoha, île et promontoire
tout ensemble. Les Phéniciens, comme les Vénitiens, s'établirent sur ce rocher.
détroit la ville de Boiai. Sidè occupait sans doute, un peu au Nord du cap Malée
et près du cap Kamili, dans une rade bien couverte, sur une plage de sable et
près d'une source abondante, la butte rocheuse, isolée de toutes parts, qui porte
aujourd'hui une chapelle de Saint-Georges 1. Deux autres vieilles villes, Etis
et la Ville d'Aphrodite, disparurent en même temps que Sidè; on les disait
fondées par les peuples de la mer, par Enée en l'honneur de sa mère et de sa fille.
Au Nord de la Halte et du port de la Source, nous avons étudié déjà 2 le
Déversoir, Zarax, p"iï, Zarak, dans ce port d'Hiéraka, que nous décrivent les
Instructions nautiques : « Entouré par de hautes terres et tourné au Nord, il
est difficile à prendre à cause de son étroite entrée qui n'a que 1 encablure 5/4
de largeur. En dedans des pointes de l'entrée, le port court à l'Ouest, se rétrécit
en un petit bras de mer ayant 1/2 encablure de largeur et 2 encablures 1/2 de
longueur, avec des fonds de 3m,6 à 5m.5, vase, utilisable seulement pour les
petits bâtiments. Le port se termine en un grand lagon, sans profondeur et
garni de piquets de pêche. Il n'y a pas de village 4. » Ce long fjord est désert
aujourd'hui. Les indigènes n'ont que faire de ce mouillage qui n'est pas acces-
sible aux routes terrestres et que des montagnes de 1100 à 1200 mètres
encerclent de toutes parts. Sans route vers l'intérieur, sans plaine pour des
champs cultivés, une ville ou un village ne pourraient vivre ici que de la mer
et ne servir qu'aux peuples de la mer. A l'entrée de la passe, sur une acropole
abrupte que la mer ceint de trois côtés et qu'un mur cyclopéen borde du côté de
1. Sur tout ceci, cf. Frazer, III, p. 584.
2. Sur Zarax et Rhoio, voir plus haut. p. 252.
5. Photogravure d'après la carte marine n° 1945.
4. Instruct. naut., n° 691, p. 125.
422 LES PHENICIENS ET L'ODYSSEE.
la terre, se dressent encore les ruines de Zarax, « fondation d'un étranger venu
en Laconie », dit Pausanias. « Les murailles ressemblent à celles de Mycènes,
disent les explorateurs; avec leurs portes et leurs corridors voûtés de style
mycénien, elles remontent certainement à une très haute antiquité1. » Des
ruines de chapelles prouvent que ce refuge fut connu et fréquenté des navi-
gateurs récents, comme des premiers thalassocrates. Il nous a semblé que
l'étymologie sémitique de pTf, Zarak, le Courant ou le Déversoir, nous était
certifiée par un de ces doublets anthropomorphiques, auxquels nous sommes
habitués : Rhoio (psw, couler, verser) est fille de Zarax.
La dernière ville laconienne sur cette côte était Brasiai ou Prasiai. On y
gardait aussi le souvenir d'Ino : « Les indigènes racontent que Kadmos jeta
dans la mer un coffre où il avait enfermé sa fille Sémèlè et son petit-fils
Dionysos. Poussé par le flot, le coffre aborda chez eux; ils enterrèrent Sémèlè
qui était morte; Ino, qui errait sur la mer, vint élever Dionysos dans une
caverne que l'on montre encore2. » Nous avons étudié à Mégare, ville de la
caverne, des sources, des Ino, sous roche. Les Laconiens ajoutent que leur ville
s'appelait jadis Oreiates, et qu'elle prit son nouveau nom Brasiai, de ce
coffre rejeté ([ipâo-o-w) par le flot. Ces légendes de double fondation, qui servent
à expliquer pourquoi la même ville s'appelle tour à tour Aipeia et Soloi, nous
sont familières. Il est probable que nous avons encore ici un doublet: Oreiales,
'OpstaTai., est un nom grec ; Brasies ou Prasies, — car la plupart des auteurs
disent Iïpa<n.a!, — est probablement étranger. On retrouve ce nom auprès de
Marathon, sur la façade orientale de l'Attique, en ce port Raphti dont nous
avons vu l'importance pour les caboteurs de l'Euripe (cf. p. 69, 70 et fig. 7).
Le mouillage n'a jamais eu grande valeur pour les indigènes : il est désert au-
jourd'hui; mais les îlots qui le fermentdurent fournir une station commode aux
marines primitives : « L'îlot Raphti (du Tailleur) ou de la Statue a moins de
deux encablures de largeur; il est haut de 90 mètres. On y voit les restes
d'une statue colossale qui de loin paraît avoir la position d'un tailleur assis;
de là son nom. En dedans de l'îlot Raphti gisent les îlots Praso et Raphtipoulo
plus petits qui diminuent beaucoup la surface du mouillage : il y a néanmoins
pour mouiller un espace considérable. On peut faire de l'eau dans ce port. Le
voyage d'Athènes dure cinq heures5. » Pausanias vit en cet endroit le tombeau
d'Érysichthon, mort en ramenant la théorie de Délos. Les fouilles ont prouvé, par
l'abondance des poteries dites mycéniennes, que cette Prasiai d'Attique avait été
un centre important de l'Archipel primitif4. Quelle est au juste la signification
de ce nom étranger? Le doublet, que nous fournit Pausanias Oreiatai-Prasiai,
me semble inexplicable par une étymologie sémitique. Mais il suffirait d'une très
légèrecorrection pour nous l'expliquer tout aussitôt. Au lieu de opEtaTai, oreiates,
1. Cf. Frazer, Pausanias, III, p. 590; Hitzig et Blümner, H, p. 861.
2. Paus., 111, 24, 5-5.
5. Instruct. naut., n° 691. p. 156.
4. Cf. Frazer, V, p. 522.
.
TISSUS ET MANUFACTURES. 425
avec un esprit doux, je voudrais lire opeia-rai, horeiates, avec un esprit rude, et
rapporter ce mot non pas à oros, opoç, montagne, mais à horos, épôç, 6p[£w, li-
miter (cf. opucôç, qui limite, par opposition à opixôç, le montagnard) : dans les
langues sémitiques, c'est la racine ons, 2ns ou ttns, p.j'.s, qui nous fournirait
la traduction de opï£w, limiter, séparer, trancher, définir, etc. : Prasiai serait
le Port Distinct, Limité, Bien Clos, ou le Port Distinct, Distingué, Rare.
Sidè, Minoa, Zarax, Brasiai, ces ports laconiens ne sont pas utiles seulement
aux pêcheurs de pourpre. La suite du récit odysséen nous montrera qu'ils sont
nécessaires à toute marine orientale qui veut franchir le Malée et, par le détroit
de Kythôre, passer de l'Archipel dans les mers de l'Occident. Pour les naviga-
teurs orientaux, ils remplacent les mouillages que les Occidentaux, Francs,
Vénitiens ou Romains, fréquentaient de l'autre côté du Malée, dans les golfes de
Messénie et de Gythion.
Nous connaissons déjà, sur les flancs du Taygète, ce Port aux Cailles
où les Occidentaux attendent la brise favorable. Mais il en est d'autres plus
célèbres encore. Symétriquement placés sur les deux façades Est et Ouest de
la triple presqu'île péloponnésienne, deux groupes de ports se remplacent les
uns les autres suivant la direction des courants commerciaux. Les navigateurs
occidentaux eurent sur la façade Ouest du Péloponnèse leurs stations de Coron
et de Modon, qui durant des siècles furent indépendantes des indigènes : Coron
et Modon étaient des places italiennes ou franques ; les étrangers, avant d'entrer
dans les mers levantines, y venaient prendre langue et chercher des pilotes;
c'est en ce point qu'atterrissaient les bateaux de l'Adriatique, par les canaux
d'Ithaque et de Zante, ou les bateaux de la Méditerranée occidentale qui avaient
fait relâche à Malte. Renversez la direction de ce double courant; imaginez
une thalassocratie orientale aux lieu et place d'une thalassocratie occidentale :
remplaçant Coron et Modon, c'est Sidè et Minoa, sur la façade Est du Pélopon-
nèse, qui seront les atterrages et les relâches des marins orientaux, venus soit
de l'Archipel Nord par les canaux de Mykonos et de l'Eubée, soit de la Méditer-
ranée levantine au long du pont insulaire entre Rhodes et la Crète. Les sites de
Coron et de Modon sont d'ailleurs semblables en tous points au site de Minoa-
Malvoisie : leurs péninsules rocheuses, très avancées dans la mer, portent la
forteresse étrangère hors de l'atteinte des indigènes.
Mais pour les navigateurs orientaux et surtout pour les marines primitives,
la relâche la plus commode de cette façade orientale est, non pas sur le conti-
nent péloponnésien, mais dans l'île de Kythère. Toutes les marines ont appré-
cié cette « Lanterne de l'Archipel ». Tour à tour, les thalassocrates de tous
les temps l'ont occupée; il y a quarante ans à peine que les Anglais l'ont
restituée aux indigènes. L'orientation de cette île la rendait plus précieuse encore
aux thalassocrates levantins. La tradition historique nous affirme que les
Phéniciens y ont transplanté le culte de leur Aphrodite. Et la topologie de cette
île parle d'elle-même : ce mouillage insulaire rentre encore dans la catégorie
424 LES PHÉNICIENS ET L'ODYSSÉE.
des vieux ports, qui tournent le dos aux terres helléniques et qui sont « orien-
tés vers le Sud-Est et vers Alexandrie ».
Le port et la ville de Kythère ressemblent en effet aux établissements pré-
helléniques que nous avons étudiés dans un grand nombre d'îles, Lindos à Rhodes,
Astypalée à Kos, la vieille Salamine, etc. : ils tournent le dos aux côtes hellé-
niques; ils ouvrent leur rade et leurs entrepôts aux arrivages levantins. Il
suffit d'ouvrir une carte marine et de lire en regard les Instructions nauti-
ques 1, L'île de Kythère a la forme d'un trapèze irrégulier dont deux côtés re-
gardent la pleine mer, et deux autres côtés, les terres grecques. La côte du
Nord-Est, en effet, longe le détroit péloponnésien et regarde le Malée; la côte
Ouest borde le golfe de Laconie et regarde le Taygète. La mer de Crète et l'Ar-
chipel baignent les deux côtes du Sud et de l'Est. Les deux façades grecques
n'offrent aucun mouillage assuré, aucun site de ville. Sur la côte Nord-Est, en
face du Malée, au long du détroit, c'est à peine si les barques trouveraient en
cas de nécessité un mauvais abri temporaire et une plage d'échouement :
La côte court presque en ligne droite. C'est en général une terre élevée avec quel-
ques points sablonneux; on n'y rencontre aucun danger et les fonds sont grands tout
du long. Les caboteurs peuvent trouver un abri entre la côte et l'îlot de Makri élevé de
12 mètres sous la partie la plus élevée de Cérigo. A cinq milles de là, on rencontre la
plage et le village de Panagia, échelle de la ville de Potamo, qui est à l'intérieur. Le
.cap extrême, cap Spathi, est formé de falaises saillantes et accores et, bien que ce soit
un beau morne élevé, il est malsain tout autour et doit être évité.
La côte Ouest, en face du golfe laconien et des ports Spartiates, est encore
plus mal partagée. Nos marines occidentales, qui tout droit viennent y aboutir,
auraient grand intérêt à y découvrir quelque refuge; elles l'ont vainement
explorée dans ses moindres détails (la minutie même des Instructions prouve
bien l'importance de cette île pour les marins) :
La côte Ouest est haute, sinueuse et saine de dangers cachés. De distance en distance,
on voit sous la terre de petits îlots; mais les fonds voisins sont grands. Les navires en
cape sous le vent de l'île pendant les gros vents de N.-E. devront avoir une voilure
réduite, car de violents tourbillons tombent souvent de la haute terre. Il y a mouillage
temporaire dans le Sud du cap Karavougia. A partir de ce cap, la côte accore et abrupte,
haute de 200 à 250 mètres et bordée par des rochers épars, offre peu de lieux de
débarquement. A environ 7 milles dans le Sud gisent les deux îlots Axini. Celui du Nord
est haut de 6 mètres. Dans l'E.-S.-E. se trouve une baie que visitent, dit-on, de petits
bâtiments par les vents du Sud. Dans le N.-E., on voit un grand ravin, avec des falaises
hautes de 90 mètres, et une plage de sable avec un rocher de 12 mètres de hauteur.
L'îlot Lindo, à 4 milles dans le Sud des Axini et à 1/2 mille du rivage, est haut d'envi-
ron 50 mètres et presque coupé en deux vers le milieu de sa longueur; devant ses côtés
Sud et Ouest, il y a des petits rochers détachés. De Lindo à la baie de Kapsali, la côte est
Les seuls ports de Kythère s'ouvrent dans les côtes Sud et Sud-Est, en face de
la Crète. C'est toujours cette façade méridionale de l'île qui a groupé les centres
de population et possédé la capitale. La grande ville (Tzérigo sur la carte,
fig. 54) est aujourd'hui dans la baie de Kapsali; la capitale ancienne, Kythèra,
était jadis dans la rade de San Nikolo :
Le cap Kapela, situé à 2 milles dans l'Est de la baie de Kapsali, est la pointe S.-E.
de Cérigo. La côte, élevée d'une centaine de mètres et bordée par des roches, court de
là vers le Nord pendant six milles jusqu'à la baie de San Nikolo. La côte se courbe vers
l'Est pendant 1 mille 1/2 environ et forme la baie de San Nikolo, profonde de 1/2 mille
et ouverte au Sud et au S.-E. On y trouve mouillage par tous les vents qui soufflent de
terre; mais exposés à ceux du S.-E., les navires roulent beaucoup et quelques-uns,
surpris par des vents de celte direction, ont été jetés à la côte. Sur le côté Est, se trouve
une crique ouverte au S.-0., profonde de 1 encablure 1/2 et large de 1/2 encablure à
l'entrée. En dedans, la crique s'élargit et forme un excellent petit bassin ayant 7 mètres
d'eau. Les navires y affourchent en sûreté et ce port est le meilleur de l'île.
Ce port fermé servit aux marines helléniques. Les marines primitives n'en-
trent pas, nous le savons, en pareille nasse. Mais la baie de San Nikolo leur
offrait une plage d'échouement : c'est là que s'installa la vieille échelle de
426 LES PHENICIENS ET L'ODYSSEE.
Skandeia sur un îlot rocheux que les alluvions d'une petite rivière ont soudé
à la côte. En remontant la vallée, on rencontre, à dix stades de la plage, une
haute et forte butte que la rivière encercle d'un fossé : c'est ici que se dressa
la ville haute de Kythèra 1. L'Acropole domine au loin la baie et la haute mer 2.
L'Aphrodite phénicienne, l'Astarté guerrière, y eut son temple fondé par les
Phéniciens, nous dit Hérodote3, et la topologie de ce site vérifie pleinement
cette tradition. C'est toujours le même type d'établissement préhellénique,
tel que par vingt exemples nous avons appris à le connaître. Sur une plage de
sables ou de vases, propre à l'échouement et au halage des bateaux, un îlot
rocheux, mal soudé à la côte et facile à défendre, offre aux étrangers un débar-
cadère, une guette et une forteresse : telle Nisaia. Non loin de là, sur les pre-
mières collines de l'intérieur, la Haute Ville, a'wïù wcoXUÔpov, installe son bazar
où les terriens rencontrent les peuples de la mer : un culte commun préside
au marché, et ce culte est d'ordinaire importé par les marins. Ce sont les
Phéniciens qui ont fondé le temple de Kythère.
Aux bords du détroit, l'île de Kythère est, en face de la Morée, une excellente
station de piraterie que les Spartiates occupent et surveillent avec soin 4. En
ces parages, les passes, les îlots et les anses cachées dressent l'indigène à la
piraterie (jusqu'au milieu du XIXe siècle, les Maniotes restent des pirates incor-
rigibles) : il n'est donc pas de commerce possible sans la possession de cette
île. Mais le commerce de l'Egypte et de la Lybie surtout vient aboutir là :
Kythère est le débarcadère des convois levantins, TÔJV TE à™ Alyù-TiTou xal AL6ÛY)Ç
oXxâSwv TïpocrgoXY)5. Entre le monde levantin et la Morée, une route semée d'îles
et de reposoirs amène ici les flottes.
Sur cette route, la Crète est la grande étape : le cabotage levantin suit les
côtes Cretoises jusqu'au dernier promontoire de l'Occident. Puis, de Crète à
Cérigo, une ligne de roches ou d'îlots indique le passage, Cérigotto, Pori et
Poretti, Kouphonisi et Ovo. Cette dernière roche est caractéristique : « Sa sur-
face dénudée et sa forme arrondie ont l'aspect d'un gros oeuf (d'où son nom Ile
de l'OEuf, Ovo des Francs, Avgonisi des Grecs). Il gît à un mille trois quarts
dans le Sud de la baie de Kapsali et sert de marque pour se rendre au
mouillage". »
Les Phéniciens suivirent cette route et l'île a gardé le nom qu'ils lui don-
nèrent, Kythère. Les Anciens disent que Kythèros est un fils de Phoinix 7; un
doublet gréco-sémitique vérifie cette tradition. L'échelle de Kythère porte en
effet le nom grec de Skandeia, SxàvSeia : c'est un mot dialectal, disent les lexi-
1. Paus., III, 25, 1 : Êiù 6aXâcaY]<; Sy.dcvÔEti êtruv ÈTÏIVSIOV, KûO-npaôèfi TM\:C, âvaëâvx: à~b Sy.avôsîaç
GiàSia a)ç ôév.a.
2. Sur fout. ceci. cf. Leonhard, Petermans Ergänzung.. n° 128. p. 20 et suiv.; Frazer. Pausanias,
III, p. 585.
5. Hérod., I, 105; Paus., I, 15, 7; Movers. II 2, p. 270.
4. Thuc., IV, 55.
5. Thuc, id.. ibid.: Traira yàp ivéytt. Ttpôç TÔ Siy.eVitxov y.ai Kp-fiTixbv •Kél&yoç.
6. Instruct. naut.. n° 691. p. 119.
7. Hérod., T. 105.
TISSUS ET MANUFACTURES. 427
1. Hesych., s. v.
2. Michelot. Portulan, p. 560.
5. Paus.. TH. 21. 5.
428 LES PHÉNICIENS ET L'ODYSSÉE.
nous certifier la présence des pêcheurs phéniciens. Il reste seulement des noms,
des sites et des rites assez caractéristiques. Certaine lagune a ses poissons sacrés,
comme les sanctuaires orientaux1. Derrière l'îlot de Kranaè, Gythion (auj. Mara-
thonisi) est située comme les vieux emporia étrangers sur une côte barbare, et
l'île de Kranaè gardait le souvenir du navigateur oriental, Paris. Kranaè,
KpavaYj, est grec et signifie la Rocheuse. Gythion, TÔGEIOV, ne présente aucun
sens en grec. Il serait susceptible d'une étymologie sémitique. Mais faute d'un
doublet, j'estime que cette étymologie n'a pas plus de valeur que les étymo-
logies de même sorte, proposées pour les noms des deux caps extrêmes, le
Ténare et le Malée 2. Je crois pourtant que Gythion fut réellement un débar-
cadère phénicien : c'est là qu'aboutissent les routes de mer transégéennes de l'Ar-
chipel primitif, et de là part vers Sparte, Lykosoura et Pylos, notre route de
terre transpéloponnésienne de la Télémakheia.
Dans le golfe de Messénie, au delà du Ténare, nous retrouvons aux aiguades
le culte et les oracles d'Ino-la-Source : «Entre Thalamai et Oitylos, on rencontre
le temple et l'oracle d'Ino; une source sacrée fournit de l'eau potable, pel Se xal
îiSwp ex 7t7)yî|ç lEpâç TUEW Y|SÛ : c'est la source de Sélénè 5 ». Les Sémites ont des
In Semés, Sources du Soleil, toutes semblables à cette Ino de la Lune. Les
Hellènes ne savaient plus exactement le nom de la déesse étrangère à qui pri-
mitivement cette source et cet oracle avaient appartenu : les uns disaient
Pasiphaè, d'autres Kassandre ou Daphnè ou Sélénè 4. Un peu plus loin, sur la
côte, on trouvait encore à Leuktra, un sanctuaire d'Ino et de Kassandre; l'an-
cienne Leuktra est aujourd'hui Leftro près de la pointe Stupar : « La pointe,
disent les Instructions nautiques, est entourée par un récif, sur lequel il y a
une source sous-marine 3 ».
Nous atteignons alors les sept villes messéniennes qui, dans l'Iliade, forment
l'heptapole possédée par Agamemnon. Quand les Hellènes de l'histoire s'instal-
lent ici, ils remplacent cette heptapole par une pentapole : ils comptent par
cinq, alors que les Sémites comptaient par sept. Le roi des Doriens, Kresphontès,
divise le pays en cinq districts, Stényklèros, Pylos, Rhion, Messola et Hyamia.
Il fixe sa résidence à Stényklèros et établit quatre rois dans les autres villes 6. En
même temps que l'organisation politique, l'onomastique est bouleversée. Phères,
Kardamylè, Énopè, Irè, Antheia, Aipeia, Pédasos, les sept noms homériques ne
se retrouvaient pas tous dans la Messénie grecque. La Cressonnière, Karda-
mylè, a subsisté jusqu'à nos jours sur la côte orientale du golfe. Phères nous
est connue : nous en avons étudié le site auprès de lanitza. L'Ardue, Aipeia,
nous est apparue de même sous son doublet sémitique de Thouria. Il semblerait
que ces sept villes aient eu chacune deux noms, l'un grec, l'autre étranger. Mais
les discussions furent insolubles plus tard quand l'un des deux noms, tombé
hors de l'usage, erra sans possesseur de ville en ville messénienne : Pausanias
et Strabon ne savent où localiser les noms homériques de Irè, Antheia, Enopè,
Pédasos. Hira, la Sainte, dit Pausanias, est le port qui se nomma plus tard
Abia; Strabon au contraire place Hira sur la montagne du même nom; d'au-
tres la cherchaient auprès de Messola 1. A en juger par le doublet Aipeia-
Thouria, il ne semble pas qu'Abia puisse être la Sainte : si Abia, 'ASLa., qui n'a
aucun sens en grec, doit être expliqué par une étymologie sémitique comme
Thouria, il ne signifie pas la Sainte. Ce nom étranger peut avoir néanmoins
un sens qui traduirait fort exactement l'une des vues de cette côte. Ce pays
marécageux a toujours eu une Ville des Roseaux, Kalamoi jadis, Kalamata
aujourd'hui. Cette Ville des Roseaux s'est déplacée suivant les époques 2. Je
crois qu'au temps des premières marines, elle fut à Abia : ,-QN, ab'a, est le
Roseau.... Mais, dans l'incertitude de cette onomastique, il est impossible de
reconstituer à coup sûr les doublets dont pourtant nous apercevons certains
éléments.... Au bout de la plage messénienne, sur les collines criblées de sources,
est un dernier sanctuaire d'Ino : en ce point, la déesse sortit de la mer; elle
avait déjà pris le nom de Leukothéa 5.
En poursuivant le périple des côtes péloponnésiennes nous rejoignons ici la
route odysséenne des Phéniciens entre la Crète et « Pylos ou l'Élide divine ».
Nous avons découvert les nombreux jalons de cette route sur la façade occiden-
tale du Péloponnèse, aux bouches de la Néda, aux roches de Pylos, au cap Pheia,
au long de l'Alphée, etc. Les îles de la Mer Ionienne, Paxos-Plateia, Képhallènia-
Samè, gardent durant l'antiquité leurs doublets gréco-sémitiques et la suite du
récit odysséen va nous montrer mieux encore le va-et-vient des Sémites dans
cette mer de Corfou, sur les côtes des Thesprotes et des Phéaciens. M. Clermont-
Ganneau a réuni les souvenirs que l'influence sémitique paraît avoir laissés
parmi les dieux, les cultes et les usages du Péloponnèse occidental, entre
l'Alphée et le golfe de Corinthe4. Le dieu Satrape, que les Hellènes proclament
un dieu étranger, fut adoré au Samikon, puis à Élis, quand le Samikon noyé
dans les sables fut déserté des marins : ce dieu Satrape figure au Panthéon
syrien de l'époque gréco-romaines et les gens d'Élis pensent que Satrape est une
épithète de Korybas. A Patras, les holocaustes en l'honneur d'Artémis Laphria
ressemblent aux Torches de Syrie et aux Dédales du Kithéron6 : c'est le même
bûcher d'arbres, le même défilé de la prêtresse sur son char, les mêmes
offrandes de la ville et des particuliers, les mêmes lancements dans la fournaise
Samos était dans le bogaz plus méridionnal. Voyez ce qui arrive dès que le détroit
n'est plus surveillé : « A l'entrée, dit Strabon, se dresse le promontoire Korykos,
devenu célèbre par ses pirates. Les Korykéens avaient inventé un nouveau mode
de piraterie. Répandus dans les ports, ils questionnaient les armateurs, notaient
les chargements et les départs et, revenus chez eux, ils opéraient à coup sûr 1. »
On peut donc accorder quelque crédit au texte de Pausanias : l'Héraklès
d'Érythrées est phénicien et l'Héraklès de nos villes béotiennes est un Melkart.
A défaut de doublet, nous avons ici encore une marque d'origine qui nous est
familière : le rhythme septénaire. Héraklès, étant venu à Thespies, coucha,
dit-on, avec les filles de son hôte. Elles étaient cinquante. Mais il ne coucha
qu'avec quarante-neuf (7x7), disent les uns. Il coucha avec les cinquante,
disent les autres; mais l'aînée et la plus jeune, mieux partagées, eurent des
jumeaux, alors que les autres n'avaient qu'un fils : de cette nuit du Dieu Solaire
qu'est Melkart, naquirent ainsi autant de fils qu'il y a de semaines dans l'année,
cinquante-deux. A côté de Melkart, d'ailleurs, figure un dieu dont le nom est
sémitique, le Kabire et son fils. Dans l'intérieur de la Béotie, ce dieu, adoré
auprès d'Héraklès, garde son nom étranger de Kabiros; mais, dans les ports,
il s'est couvert d'un nom grec : « Les gens de Boulis vivent des pêcheries de
pourpre; leur rivière s'appelle le Fleuve d'Héraklès; entre tous les dieux, ils
adorent surtout celui qu'ils nomment le Très Grand; c'est, je pense, une
épithète de Zeus. » Ce dieu qu'ils nomment le Très Grand, ovTtva MéyurTov
ovojj.àÇoucri., est le même que Kabire, car Mégistos est l'équivalent grec du sémi-
tique yss, Kabir, le Grand. Les archéologues les plus antisémites et les plus
fanatiques de grandeur et d'indépendance mycéniennes 2 n'ont pu nier l'origine
sémitique de ce nom divin : les Kabires de Samothrace étaient les Grands
Dieux, MeyàXoi GEOI, de même que notre Kabire béotien est le Très Grand,
MsyiuTOç.
Une autre route, encore plus fréquentée entre les villes béotiennes et le golfe
— nous le savons : nous l'avons longuement décrite au sujet
de Corinthe, part
— de la baie d'Aspra Spitia et aboutit à
de nos ports mégariens (p. 226) Livadi :
l'ancienne ville d'Ambrysos occupait sur cette route la position de Thisbè sur
l'autre. C'était, un peu au-dessus de la mer, la première ville des terriens. De
même que, dans la baie voisine de Salona, les indigènes modernes ont eu jus-
qu'à nos jours leur ville et leur bazar de Salona, « à environ six milles de la
Skala, au pied du Parnasse5 », de même l'antique Ambrysos se tenait un peu
à l'écart du rivage et des pirates, au premier élargissement des défilés. C'était
une ville des Phokidiens, que l'Iliade dans son Catalogue des vaisseaux ne men-
tionne pas, alors qu'elle mentionne les capitales des autres cantons phoki-
diens, Pytho, Krisa, Daulis, Panopée, Anémoria, Hyampolis et Lilaia. Mais, en
outre de ces villes ou bourgs historiques, l'Iliade mentionne une Ville du
Cyprès, Ku^âpwo-oç, dont le nom disparut aux siècles postérieurs et dont le
site, chez les Hellènes eux-mêmes, demeurait inconnu ou douteux4. Les com-
1. Strab., ibid.
2. Roscher, Lexic. Mylh., s. v. Megaloi Theoi; cf. S. Reinach, Revue Arch., 1898, I, p. 56 : les
Cabires et Mélicerte.
5. Instruct. naut., n° 691, p. 81.
4. Iliad., II, 519. Sur tout ce passage, cf. Buchholtz, Borner. Real., I, p. 162.
V. BÉRARD. 28
— I.
434 LES PHENICIENS ET L'ODYSSEE.
Le fer, comme on voit, est alors un métal rustique, qui ne nécessite pas
l'industrie urbaine : le pâtre et le laboureur peuvent le produire ou le travailler
« sans aller à la ville ».
C'est que les minerais de fer, que l'on trouve partout,
peuvent être traités par la moindre forge catalane : ferri melalla, dit Pline,
ubique propemodum reperiuntur3. Puis le métal, dans le moindre foyer, peut
être chauffé, forgé, étiré et trempé : l'Odyssée nous parle de la trempe pour la
fabrication des haches 4. Mais le fer se rouille et se mange, et le fer se brise
facilement, surtout quand il est trempé. Avec d'aussi rustiques procédés de
fabrication, il est toujours impur: il a des « pailles » ; il est « brisant ». Ce
peut donc être un métal de paix et une matière d'instruments : dans nos champs
encore, nous voyons le moissonneur s'arrêter et s'asseoir pour réparer sa faux.
En guerre, il faut une matière moins dure peut-être, mais plus tenace, moins
fragile et qui ne casse pas brusquement : il est impossible de s'asseoir sur le
champ de bataille, comme sur un champ de blé, pour rebattre son épée ou sa
lance. Ce fer primitif n'est d'un emploi commode que comme gaine, couverture
et garniture. Recouvrant une massue ou un soc de bois, garnissant en douille
la pointe d'un épieu ou d'une flèche (le cas se présente dans l'Iliade), sa dureté
1. Sur tout ceci, voir Helbig, p. 421 et suiv. Je ne cite que pour mémoire l'explication donnée par les
philologues et acceptée par Helbig dans son mémoire.sur la Question mycénienne, p. 55 et suiv.
2. Iliad., XXIII, 851-855.
5. Plin., XXXIV, 41.
4. Odyss., IX, 591.
450 LES PHÉNICIENS ET L'ODYSSEE.
est fort utile et sa fragilité a moins d'inconvénient; il est soutenu par la masse
interne. Mais quand le métal doit être allongé en lame rigide pour faire une
épéc, étendu en plaques compactes pour faire une cuirasse, martelé pour faire
un casque ou des jambières, ce fer brisant n'est plus de mise : il faut un
métal plus doux, plus ductile, plus homogène et l'on a recours au chalkos.
Le chalkos est-il du cuivre pur? est-il du bronze, c'est-à-dire un alliage de
cuivre et d'étain? En ce qui regarde l'Odyssée, je pencherais plutôt vers le
bronze. Voici mes raisons.
L'Iliade mentionne l'étain, xacro-tTEpoç, parmi les matières précieuses, à côté
de l'or, de l'argent et du kyanos : Helbig conclut avec justesse que l'étain pur,
à cette époque, n'arrivait que rarement et en petites quantités 1. On savait
l'extraire des minerais; mais nulle part, sans doute, on n'avait encore trouvé
ces minerais en abondance. Par un exemple tout récent, nous revoyons, sans
effort d'imagination, ce que pouvait être cette primitive fabrication de l'étain.
Le Bulletin de la Société Géologique2 rapporte, en 1850, la découverte que l'on
venait de refaire des minerais d'étain dans les Asturies (je dis « refaire », car
les Anciens avaient exploité ces gîtes). Vers 1848 ou 1849, dans le voisinage de
Ribadeo,
un forgeron de village, croyant pouvoir extraire de l'or des schistes pyriteux, fit
beaucoup d'essais dans des creusets placés au milieu du foyer de sa forge. Il remarqua
que les pyrites de certaines barres lui donnaient un métal blanc malléable : il pour-
suivit ses recherches, croyant que le métal blanc était de l'argent. Il observa qu'il obte-
nait plus de métal avec du charbon de bois tendre et un peu de vent. Ce fut alors qu'il
consulta notre ami don Balbino de Torrès (de Ribadeo), qui lui montra que le métal
blanc était un étain impur. Finalement l'inventeur apprit à extraire le susdit métal en
mettant à chauffer des morceaux d'ardoise stannifère au milieu de charbon de bois
tendre et de bois à moitié pourri. Son procédé consiste donc à chauffer les schistes
pendant un temps assez long au milieu du feu, à saisir les fragments avec des tenailles
et à les secouer sur le sol. Il s'en échappe alors de nombreux grains d'étain impur
qui, réunis et refondus dans une cuillère de fer, servent à mouler une petite barre de
ce métal.
Bronze ou cuivre, il faut que les gens de l'Odyssée reçoivent leur chalkos du
dehors, car les Grecs n'ont pas de mines d'étain et leurs mines de cuivre sont
d'un minime rendement, si même ils en ont. Ni la Grèce classique ni la Grèce
actuelle n'ont exploité de minerais cuprifères. Redevenue aujourd'hui un grand
centre métallurgique à cause de ses riches gisements de zinc et de plomb
argentifère, étudiée et parcourue par les géologues et les minéralogistes, la
Grèce n'a pas fourni trace de cuivre, sauf en un point : sur la côte orientale de
Morée, près d'Épidaure, au voisinage de Dimaina, « un gisement exploité par
les Anciens a été repris sans succès vers 18702 ».
Pourtant Strabon mentionne près de Chalkis en Eubée une mine merveilleuse
où « jadis le cuivre et le fer se rencontraient unis, ce qui n'arrive jamais
ailleurs », xal f/iTa/\Xov S' UTirjpye 9au|jiacrTÔv yaXxoû xal <nSY)pou xotvov, orap oùy
'wTopoûcrtv àXXayoû a-opiëalvov. Il faut nous méfier de cette merveille que Strabon
n'a pas vue et qui, dans son temps, n'était plus exploitée, vûvi [AÉVTOI àfjupÔTspa
ÈXXÉXOITTEV5. Le nom de Chalkis est devenu, pour les géographes anciens, la
=
(L'élymologie de Chalkis la Cuivrière remontait, dit Pline, à Kallidèmos,
Euboca antea vocitata, ut Callidemus, Chalcis, aere ibi primum reperto2 :
Kallidèmos aurai sans doute attribué l'invention des gants de peau aux ouvriers
de Pau ou de Gand).
Enfin, en admettant même que Chalkis veuille bien dire la Forge du Chalkos,
il ne s'ensuivrait pas encore que cette Forge travaillât du chalkos indigène.
Tout au contraire : Chalkis, le grand port de cette époque, serait une Forge de
Cuivre ou de Bronze comme après elle tous les autres grands ports grecs l'ont
été.
La fabrication du bronze, en effet, se déplaçant en Grèce suivant les époques,
s'est toujours installée dans un port de transit, à Délos d'abord, à Égine ensuite,
à Corinthe enfin ou à Syracuse. Pline, qui nous énumère cette succession, nous
en donne le motif à propos de Délos et d'Égine; antiquissima aeris gloria
Deliaco fuit, mercatus in Delo celebrante toto orbe, et ideo cura officinis;
proxima laus Aeginelico fuit, insula et ipsa, nec quod aes gigneretur, sed offi-
cinarum lemperalura nobililala3. Je crois qu'il faut bien prendre garde à ce
texte. Ces ports, qui fabriquent le bronze, n'ont pas de mines de cuivre, nec
quod aes gigneretur; mais le commerce du monde qui fréquente leur marché,
mercalus in Delo celebrante loto orbe, y amène les minerais : aujourd'hui le
marché du cuivre est dans un port anglais, Swansea. La Grèce ne fournit pas de
cuivre. Si jamais elle a exploité des gisements cuprifères (peut-être quelques
traces de mines subsistent au Nord et au Sud de l'Eubée et à Sériphos) 4,
jamais elle n'a pu suffire à sa consommation, même quand cette consommation
était médiocre. Or la civilisation homérique suppose une consommation très
grande : le chalkos y tient la place de la plupart de nos métaux usuels. C'est
l'âge du chalkos : toute la civilisation urbaine en vit; sauf les instruments
1. Eus!., ad Dion. Pcricg., 764.
2. Plin., IV, 64.
5. Plin, id., ibid.
4. Cf. H. Blümner, p. 65-64.
TISSUS ET MANUFACTURES. 459
rustiques, tout est en chalkos, les armes, les ustensiles et même les maisons, je
veux dire les meubles et les décorations,
TOÏÇS' '^v yaAxEa jjièv xsûyea yâXxEoi OÉ
TE
olxoi
yalxû S' EtpyàÇovTo'.
Il fallait donc à la Grèce homérique un fournisseur étranger : au dire de
l'Odyssée, ce fournisseur est Sidon, itolùyaXy.oc, Stowv. Tout près d'elle, Sidon a
les cuivrières demeurées célèbres de Chypre, de Cilicie, de Syrie, de Palestine :
le cuivre de Diarbékir descend toujours vers Alexandrette2; la Sarephta de
l'Écriture est une Raffinerie, vsns, Saraphat, comme notre Sériphos de l'Ar-
chipel 5. Et Sidon a aussi les grands gisements de la mer Occidentale, où l'étain
se trouve souvent mêlé au cuivre ou voisin du cuivre. La suite de périples qu'est
l'Odysseia nous montrera les marines phéniciennes en possession de comptoirs
dans toute la Méditerranée du Couchant : les Phéniciens fréquentent l'Italienne
Kirkè et l'Espagnole Kalypso. Or voilà qui simplifie la question du chalkos,
bronze ou cuivre, et de l'étain pour les temps odysséens.
Je ne veux pas rouvrir ici l'interminable discussion sur le sens et l'origine du
mot kassiteros. Je crois que, dès les temps homériques, kassiteros a signifié
étain, parce que l'étain était déjà connu. Si quelques savants ont voulu donner
au mot une autre signification, c'est à cause de l'idée qu'ils se faisaient, je
crois, du monde homérique : reportant ce monde à la nuit des temps, n'ima-
ginant d'ailleurs aucune relation entre les origines grecques et les autres
civilisations méditerranéennes, ils ne pouvaient comprendre que la Grèce homé-
rique possédât l'étain et le nom de l'étain. Mais, si notre démonstration pour
l'île de Kalypso est valable, il faut envisager tout différemment cette question
de l'étain et du bronze homériques. Du fait qu'aux temps odysséens, les marines
levantines exploitent le détroit de Gibraltar, certaines conséquences découlent
et je ne voudrais ici qu'en montrer quelques-unes. En cette question du bronze
et de l'étain, les archéologues d'ordinaire ne voient que deux alternatives :
l'étain, disent-ils, est venu des Kassitérides, c'est-à-dire de la Grande-Bretagne,
de l'Extrême-Couchant, ou bien il est venu de l'Extrême-Levant, des gisements
indo-chinois. Mais entre ces deux extrêmes, il y a beaucoup de gisements inter-
médiaires.
Nous ne les connaissons plus ou nous ne les exploitons plus. Mais Strabon
sait que l'étain naît chez les Dranges, c'est-à-dire dans le Khorassan actuel :
les voyageurs y signalent, en effet, des gisements d'étain4. En Europe de même,
au centre du continent, en Bohême et en Saxe, quelques riches gisements
d'étain ont pu fournir dès la première antiquité à la consommation médi-
terranéenne : le vieux périple que l'on attribue à Scymnus de Chio con-
1. Hésiod. Oper., 150.
2. Cf. H. Eliminer, IV, p. 58.
5. Cf. Diplom. and Consular Reports, nos 2069 et 2085. pp. 5 et 16.
4. Strab., XV, 724; cf. H. Blümner, IV, p. 84.
440 LES PHÉNICIENS ET L'ODYSSÉE.
naît deux îles au fond de l'Adriatique comme les sources du meilleur étain,
'EVETWV È'yovTat ®pâxEç "larpoi IEYÔJJIEVO!.-
oûo SE y.ax' auTOiiç elcri, VYICTOL
xeLuevat
xacrcrtTEpov at ooxoûcrt. xà/OacrTOV cpépsiv 1.
Des gisements d'étain n'ont jamais été signalés dans ce fond de l'Adriatique.
Mais il ne s'ensuit pas que des ports de l'étain n'ont jamais pu s'y établir. Nous
avons l'exemple de Marseille, qui jamais ne posséda de gîtes stannifères et qui
devint cependant le grand port de l'étain le jour où la route transcontinentale,
à travers toute la Gaule, lui amena l'étain breton, TteKj 8ià TT[Ç Tc/Xa-la.c
TûopEoQÉVTEç Yipipaç ajç TpiàxovTa xa/îàyoutuv ETÏI TÔJV tWrcwv Ta cpopTÎa Ttpoç TY|V
Èxë6)vY|VT0'j 'PoSavoû rasTa^oùi2. Onimagine sans peine qu'une route parallèle,
beaucoup moins longue, put amener au fond de l'Adriatique l'étain de la
Bohême et de la Saxe, à travers les cols des Alpes : Marseille ou Iles Adriatiques,
à l'extrémité de ces deux routes transcontinentales, l'installation des factoreries
étrangères,sur deux îlots côtiers, serait la même. Et ici encore, l'Odysseia va nous
montrer celte mer Adriatique exploitée déjà par les thalassocrates phéniciens.
Mais sur les bords mêmes de la Méditerranée, l'étain se rencontrait et se ren-
contre encore. Si l'antiquité gréco-romaine n'a pas exploité différentes mines
méditerranéennes que nous exploitons aujourd'hui, c'est que les arrivages
d'étains breton et espagnol, abondants et bon marché, firent délaisser ces gise-
ments pauvres et coûteux, d'une exploitation difficile. Aux temps gréco-romains,
le cuivre espagnol et l'étain breton supprimèrent toute concurrence pour les
mêmes raisons qui, dans ces années dernières, ont donné aux fers et fontes de
Meurthe-et-Moselle le monopole du marché français. Il y a trente ans encore,
nos provinces boisées et montagneuses exploitaient fructueusement des minerais
de fer qui sont entièrement délaissés aujourd'hui, « ne payant plus ». Dans
l'antiquité, pour le cuivre et l'étain, il en fut de même. Laissons de côté le
bassin oriental, musulman, de la Méditerranée, que géologiquement nous
connaissons très mal et que notre industrie métallurgique n'exploite pas encore.
Mais sur tout le pourtour du bassin occidental combien de gîtes que les Plus
Anciens durent connaître! On les exploita, tant qu'on n'en eut pas de plus
riches; on les délaissa du jour où l'abondance vint d'ailleurs. Toute la côte
algérienne est bordée de minerais de cuivre : « Entre le cap Tenès et la
Mouzaia, sur une distance d'environ cent cinquante kilomètres, une zone
cuivreuse s'étend, prolongée au Sud de Bougie par une autre zone entre Aït-
Abbès et Djebel Babor; les gîtes sont en filons bien caractérisés contenant de la
pyrite cuivreuse et du cuivre gris argentifère ; on a constaté que la proportion
de cuivre et d'argent diminuait assez vite avec la profondeur 3. » Pline connaît
le cuivre d'Afrique et les géographes anciens nous signalent sur cette côte des
cuivrières, yaAxwpuyEla 1. Sidon et ses colonies avaient donc là un premier
centre d'approvisionnement.
Les côtes européennes présentent les mêmes minerais de cuivre, et deux
points méritent notre attention. En ces deux points les minerais de cuivre et les
minerais d'étain sont proches, presque mélangés : ils arrivent ensemble aux
même fonderies de la côte. Or, pour la fabrication primitive du bronze, il ne
faut pas imaginer, je crois, des essais réfléchis, raisonnes, ni des procédés
à demi scientifiques. Le premier inventeur du bronze n'a vraisemblablement pas
fait un alliage de métaux à l'état pur, c'est-à-dire qu'il n'a pas fabriqué du
cuivre, d'un côté, de l'étain, d'autre part, et cherché ensuite ce que l'union des
deux produits pourrait donner. Le hasard a dû, comme toujours, être le grand
maître : des minerais de cuivre, traités, par mégarde ou intentionnellement,
avec des minerais d'étain, ont donné un cuivre plus dur, qui ne fut d'abord
qu'un autre cuivre, un autre chalkos, mais que par la suite on reconnut être un
métal nouveau, un alliage de cuivre et d'étain. Ce n'est qu'après cette consta-
tation faite, que l'on arriva à fabriquer scientifiquement, pour ainsi dire, du
bronze industriel, en mélangeant du cuivre espagnol et de l'étain breton dans
un creuset phénicien. La production du bronze suscita alors une grande
industrie, avec des relations lointaines et une marine exploitant les mers
océanes. Mais avant cette grande industrie, il faut supposer une métallurgie
beaucoup plus primitive sur les points où, minerais de cuivre et minerais
d'étain étant voisins ou confondus, le nouveau cuivre, le nouveau chalkos,
germa pour ainsi dire de lui-même et fut produit sans calcul, par hasard.
L'Italie et l'Espagne présentent deux de ces points.
Sur la côte italienne, l'Odyssée nous a déjà signalé la Fonderie de cuivre,
Temesa : prospère, semble-t-il, aux temps homériques, elle fut abandonnée aux
temps gréco-romains, xal SEÎXVUTCU yaXxoupysIa izky\aiov, a vûv Ëx/VÉlEWiTat.2.
Les légendes odysséennes nous donnent pour cette côte tyrrhénienne la preuve
des fréquentations sémitiques : nous savons que l'île de Kirkè s'appelle Ai-aiè,
parce que IN, ai ou i, signifie l'Ile, et rPN, aie, l'épervier ou mieux l'épervière,
ce qui est kirkè. Du détroit de Messine au promontoire de Circei, qui est l'île de
Kirkè, l'Odysseia, par de semblables doublets, nous fournira tout le périple
de la côte : dans ce pays des Sirènes, des Kyklopes et des Kimmériens, les
mines de cuivre campaniennes restent célèbres jusqu'au temps de Pline 3. Au
Nord de Circei, l'Odyssée ne fournit plus de renseignements. Mais, tout le long
de la côte italienne, les mêmes doublets continuent. Notre île d'Elbe s'appelle
tout à la fois Aithalia et Ilva. Aithalia; AlSàÀeta, la Fournaise ou la Lueur, est
un mot grec ; Ilva ne présente aucun sens ni en grec ni dans les langues sémi-
1. Plin., XXXIV, 50; Strab., XVII, 821, 850; Diod., I, 55: Ptolem., IV, 2, 17.
2. Strab., VI, 256.
5. Plin., XXXIV, 2.
442 LES PHENICIENS ET L'ODYSSEE.
tiques : Aithalia-Ilva. doit être un doublet gréco-étrusque. Ailleurs, au contraire,
il semble que nous ayons un doublet tusco-sémitique : une ville maritime,
perchée au Nord du Tibre sur les premières collines de l'intérieur, mais pos-
sédant à la côte les deux échelles de Pyrgos et d'Alsium, se nomme Agyla-
Kaerè; Olshausen a reconnu dans Agoula l'épithète sémitique qui signifie la
Ronde, vhî>ïï, 'Agoula'1 Sur toute cette côte d'Étrurie, fréquentée par les thons
.
que nourrit la pourpre, dit Strabon, et jalonnée par les guettes de thons, qui
dominent des Ports d'Hercule et des Ports de Vénus, l'onomastique semble
garder encore d'autres souvenirs sémitiques. (Étudiez, par exemple, tel pro-
montoire Poûa-EÎvXtç ou Rusellis, avec un temple de Jupiter Victor à ses pieds :
la côte africaine est bordée de semblables Têtes ou Caps, Rous, tan, 'Poûa-aotp,
'Poùa-iêiç, cPou<uxapt.ç, etc., et la côte syrienne a son Phanou-el, <ï>avo'JYj'X, qui
est la Face de Dieu, SNHJS, phanou-el : hx~wn, rous-el, la Tête, le Cap de Dieu,
nous expliquerait Rusellis et nous serait expliqué à son tour par le temple du
Dieu Vainqueur). Les Sémites seraient donc venus là avant les Grecs. L'archéo-
logie de cette côte nous fournit d'ailleurs les preuves de ces anciennes naviga-
tions : les bibelots les plus authentiquement phéniciens (de Tyr ou de Carthage),
qui nous soient parvenus, sont telles coupes en argent trouvées dans notre
ville de Kaerè-la-Ronde ou dans sa voisine au Sud du Tibre, Préneste 2 : l'une
de ces coupes porte une signature sémitique et des hiéroglyphes égyptiens;
toutes deux présentent le même mélange d'emprunts assyriens et égyptiens,
que signalait Hérodote dans les chargements des marines phéniciennes 3.
Or toute cette région possède des cuivrières. Aithalia, dit le Pseudo-Aristote,
fournit actuellement du fer, dont se servent les Étrusques habitant Populonium;
mais elle fournissait autrefois du cuivre 4. Sur la côte génoise et toscane en
face de l'île d'Elbe, les mines de cuivre s'échelonnent actuellement depuis Sestri
Levante jusqu'à Grosselo, les unes tout au bord de la mer, les autres un peu
dans l'intérieur, toutes à faibles distances d'embarcadères maritimes ou fluviaux
(mines actuelles de Sestri Levante, Monte Catini, Monte Calvi, Rocca Tede-
righi, etc.) 5 : les environs de Volaterrae sont criblés de puits anciens 6. Cette
même région fournit l'étain : « près de Campiglia Maritima, à Cento Camerelle,
il existe un filon d'étain qui perce le terrain jurassique sous forme de veine
verticale de 0m,20. Dans le gisement, l'oxyde de fer domine et c'est en voulant
exploiter ce minerai qu'on découvrit un certain nombre de boules de cassi-
térite. Au voisinage, Blanchard, partant de cette idée que des restes d'excava-
tions antiques avaient dû avoir pour but la recherche de l'étain, trouva égale-
1. Rhein. Mus., 1855, p. 555-554.
2. Cf. Perrot et Chipiez, III,
p. 560 et suiv.
5. C. l. S., n° 164, pl. XXXVI: Hérod., I, 1.
4. Ps. Arist., Mir. ausc., 95, p. 857; cf. H. Blümner, IV, p. 64, èv Se TÎJ TuppY)VÎa ),ÉyETai T:; v-Tjso;
AiBâÀEia t3vou.aCou.svY], Èv r\ èv. TOÛ aôioS \I.BS£)Ù.QV npÔTÉpov [j.èv ycù.v.bt; lipûaaeTO, è£ ou oaoi TûivTa
y_a),y.ï-jd[j.Eva irap' GCÙTOTÇ, ETIEITCC [J.7]XÉTI EuptaxscBat, ^pôvou Ss Ste).6ovTo; OT)>ÀO0
çavr,vca ix TOÛ aÔTOÛ
p.ETàÀXou c-ÊOTipov, io vuv È'TL ^ptùvxea TuppTjVoi ol TO y.a>vOuJJ-EVOVnoirXiîmov OIXOUVTEÇ.
5. Fuchs et Launay, II, p. 255 et suiv.
6. Cf. H. Blümner, p. 65.
TISSUS ET MANUFACTURES. 445
une autre Kassitéride et Pline nous décrit très exactement la nature et le site de
ses gisements : il suffit de mettre en regard de son texte les descriptions des
géologues modernes2. Quelques Anciens attribuaient aux côtes de Galice les
îles Kassitérides3, et sûrement des mines d'étain furent exploitées dès l'anti-
quité tout le long des côtes entre Oporto et Oviédo. Le traitement de ces
minerais asturiens et galiciens est facile; même avec la forge la plus rudi-
mentaire, nous avons vu comment le métal peut s'obtenir à l'état presque
pur. D'autres gisements sont plus proches encore de Tartessos. La région de
Salamanque et la région de Grenade 4 produisent de l'étain 3 et, par les routes
fluviales du Guadiana et du Guadalquivir, ces métaux ou ces minerais descen-
dirent de toute éternité vers la côte sud-occidentale. Le vieux périple, traduit
par Aviénus, localise près des embouchures du Guadiana une grande station
stannifère, le mont Cassius, qui aurait donné le nom grec de kassitéros :
Cette tradition peut contenir un noyau de vérité. Sur une carte de l'Espagne,
tracez les routes de transhumance annuelle suivies par les troupeaux de mou-
tons. Parties de l'Estremadure, sur notre côte de Tarsis, ces routes remontent
en éventail le long de la Guadiana, du Tage et de l'Alagon, jusqu'au coeur des
plateaux du Nord, jusqu'à Salamanque et Burgos. Pendant l'antiquité, la transhu-
mance dut suivre les mêmes voies. Autrefois, comme aujourd'hui, les moutons
durant l'été gagnaient les plateaux et, durant l'hiver, revenaient à la côte : « au
bord de la mer, dit Strabon, les moutons crèvent de graisse, si l'on ne prend
pas le soin de les saigner. » Les régions de l'intérieur, même les plus loin-
taines, étaient donc en relations permanentes avec les côtes de l'Estremadure :
1. V, 58. Cf. Diplom. and Consular Reports (Miscell. Series), n° 558 : The mineral wealth of Galicia
has been known from a very remote period : deposits of tin, iron, lead, gold and silver, etc., werc
found in aboundance.... Tin was found almost on the surface of the ground.... Tin, which might almost
be said to be sparkling on these coasts, was collected in considerable quantifies with little trouble.
Without going far inland, the Phoenicians were able to procure lead, iron, gold, silver and other metals
which abounded in these parts. The working of tin was very active ; the islands from which it was
extracted were called Cassiterides, the present islands Cies, Aro, Arosa, Sisargas and others on this
coast... Mines of tin and wolfram exist principally in the west central portion of Galicia and are being
worked by the British companies, San Pink Tin Mines and Siden Tin and Wolfram Mines, whose
capital amount to 70 000 l. in 1 l. shares.
— Rapport, du consul anglais Talbot, septembre 1900.
2. Cf. Plin., XXXII, 156, et Bull. Société Géologie, VII, p. 1-18.
5. Diod., V, 58; cf. H. Blümner, IV, p. 86.
4. Cf. Diplom. and Consular Reports, n° 2289, p. 48.
5. Fuchs et Launay, II, p. 46.
6. IV, 259-261.
446 LES PHENICIENS ET L'ODYSSEE.
la route des moutons amenait l'étain de l'intérieur aux ports extrêmes de
cette côte, au mont Kassios d'Aviénus.... Donc Tartessos, aussitôt découverte,
dut fournir l'étain en abondance. Or l'Odysseia et sa légende de Kalypso sont
postérieures à cette découverte : elles doivent même être postérieures de beau-
coup. Car les Phéniciens, qui cachèrent soigneusement plus tard le chemin des
Kassitérides1, n'ont dû révéler ni facilement ni rapidement le chemin de
Kalypso. Avant la formation de la légende odysséenne, les marins de Sidon
durent longtemps fréquenter ces parages. Ils en ramenaient les chargements
de minerais ou de métaux qui firent de leur ville le grand marché du chalkos,
cuivre et bronze, TtoXûyalxoç Sîowv 2.
Les Sidoniens apportent dans la Grèce homérique le chalkos brut. Mais ils
apportent aussi des objets travaillés, des armes et des ustensiles. Le cratère
d'argent d'Achille vient des Sidoniens, comme le chaudron de bronze que l'on
conservait au temple de Lindos et qui, travaillé à l'ancienne mode, xaTsa-xsu-
acrpivoç EIÇ TOV àpyaîov puOp.ôv, portait une inscription phénicienne 5. Le cratère
de Ménélas vient aussi de Sidon4, et une corbeille d'argent fut donnée à Hélène
par la reine de Thèbes 5. Pour ces ustensiles, nous avons un doublet gréco-
sémitique. L'Odyssée, parmi les vases où le Kyklope trait ses brebis, nomme
les skaphides, a-xacptoEç, et les gaules, yaûftoi. Le premier de ces noms est
authentiquement grec (rad. skaph, creuser, entailler). Le second est emprunté
aux Sémites. Il ne se rencontre qu'en cet endroit des poèmes homériques et
nous verrons que tout ce passage n'est qu'une chaîne de doublets gréco-sémi-
tiques. Le mot hébraïque, l'ù, goul, ourr™, goul'a, signifie cruche : nous verrons
comment l'île, que les Grecs appelèrent Gaulos, avaient reçu le nom de Gul
des Phéniciens; de ce nom de vaisselle, les Phéniciens avaient fait un nom de
vaisseau, Ta «Poiv.xixà -Xola yaûXot xaXoûvTat (cf. en grec, a-xàcpiç, la cruche, et
erxàcsT], la barque) : Gaulos, rapporte Diodore, avait été une colonie phénicienne
comme Malte.
Ce nom de gaulos, ainsi emprunté, montre bien que la vaisselle était pour
les Phéniciens un article de vente. Mais l'article d'échanges toujours le plus
important, entre civilisés et barbares ou demi-barbares, est fourni par les
armes. Au XVIIIe siècle, les Francs approvisionnaient d'armes les peuples et
tribus de tout le Levant : « Les Druses ont des mousquets et des sabres et se
servent de leurs armes avec beaucoup d'adresse. Ce sont les Européens qui leur
ont fourni les premiers mousquets qu'ils ont eus. Ils en font à présent eux-
mêmes, aussi bien que leur poudre. Elle n'est pas tout à fait si vigoureuse
que la nôtre. Ils ne laissent pas de s'en servir; mais quand ils peuvent avoir de
1. Strab.. III, 169.
2. Strab.. III, 175.
5. Diod., V, 58.
4. Odyss., IV, 618.
5. Odyss., IV, 125.
TISSUS ET MANUFACTURES. 447
la nôtre et de nos fusils, ils en font un cas tout particulier1. » Aujourd'hui, les
nègres de l'Afrique font un pareil cas de nos fusils et de nos sabres démodés.
Aux temps homériques, les belles armes viennent du Levant. De Chypre vient
la cuirasse d'Agamemnon2, donnée par le roi Kinyras. Ce roi chypriote, origi-
naire de Syrie et fondateur du culte d'Aphrodite, semble porter un nom phéni-
cien. Fils d'Apollon, il était le roi musicien, qui avait introduit les lamentations
et les chants funèbres dans les orgies d'Adonis 3 : 1133, kinour, est le nom d'un
instrument de musique 4 dont les Grecs firent leur kinyra, xwûpa; les Kinyrides
à Paphos avaient la garde et le soin du culte d'Aphrodite comme les Eumolpides
à Eleusis avaient leur rôle dans les cérémonies des Déesses.
Helbig remarquait avec raison que les armes homériques portent souvent des
noms inexplicables par l'étymologie grecque : aop, Çicp&ç, p.àyaipa, a-àxoç 3. An-
ciens et modernes ont vainement cherché pour xiphos, Hûpoç, une étymologie
acceptable : que l'on songe à ?éeiv, Haivsiv, ÇÛEIV OU OHÙVELV, comme les Anciens,
à crxâ^TEtv, comme certains modernes, il est difficile de croire fermement à de
tels jeux de mots 6. Les Araméens ont pour désigner l'épée le mot JO'iD, xiipha,
que les Arabes ont aussi sous la forme siphoun et que les Égyptiens avaient sans
doute emprunté sous la forme sefi. La forme araméenne emphatique nous con-
duirait à une forme simple ^"D, xiiph, d'où £fcpoç a dû venir : la transcription
du D en Ç est conforme à l'égalité des deux lettres dans l'alphabet.
— Le mot
homérique machaira, [j.âyatpa, s'est transmis jusqu'aux Grecs modernes avec la
signification de couteau : l'Écriture a msa, makera, avec le même sens. La
transcription du a en y ou inversement est fréquente. Mais ce mot makera est
dans la Bible un Sira^ leyôptEvov, qui ne se retrouve en aucune autre langue
sémitique, et le grec p.âyaipa semble, par l'exemple de pâyop-ai et de macto, se
rattacher au fonds indo-européen. Si donc l'un de ces mots est un emprunt, ce
furent les Grecs, semble-t-il, qui l'apprirent aux Levantins.
— Avec plus de
raison on a rapporté à l'influence sémitique le mot carquois, ywpuTÔç, qui ne se
rencontre pas dans l'Iliade et qu'on ne trouve qu'une seule fois dans l'Odyssée.
« Gorutos ou chorutos, dit Hésychius, désigne la boîte à flèches, l'outre »,
ywpuToç • TO£OGY!XY|, BûXaxoç • ol SE ywpuToç. Dans l'Écriture îa'in, kharit, désigne
la bourse, le sac à argent, et la transcription en chorutos ou gorulos est régu-
lière : le n initial donne le plus souvent un y mais parfois aussi un y : un autre
mot sémitique rmVi, khalban'a, a donné aux Grecs yaXëàvY] et yà^ëavov7. —
Je croirais aussi volontiers que le nom du grand bouclier, protégeant et couvrant
tout le corps, a-àxoç, est venu de la racine sémitique "pD, s.k.k, couvrir, pro-
téger, abriter : le mot "D, sak, ou ~D, sok, désigne les abris de terre, de bois
1. D'Arvieux, I, p. 559.
2. Iliad., XI, 20.
5. Cf. Roscher, Lexic. Myth., s. v. Kinyras.
4. Cf. H. Lewy, p. 164.
5. Cf. Ebeling, Lex. Borner., s. v.
6. Cf. H. Lewy, p. 176 et suiv.
7. Cf. Hesych, s. v. ; H. Lewy, p. 180 et 45.
448 LES PHENICIENS ET L'ODYSSEE.
ou de roches, les huttes et les repaires; l'Écriture semble employer sokek, ipo,
pour désigner la tortue sous laquelle s'abritent les assiégeants qui viennent
saper les murailles. En arabe, cette même racine s.k.k a fourni le mot sakkoun,
l'armure, la cotte de mailles. Notre sakos homérique serait l'équivalent du
sakkoun arabe 1.
Comme ces bons corsaires phéniciens, Paul Lucas, tout en faisant la course,
continue son « négoce de joaillerie 2 ».... Le collier, nommé hormos, dit Helbig,
« n'entourait pas le cou; mais, partant de la nuque, il retombait sur la poitrine
et se répandait sur le buste5. » C'est un collier à plusieurs rangs et non un
cercle de métal; c'est, mieux encore, une cascade de chaînes, — le poète
emploie souvent le pluriel opjjioi, — « qui de la nuque délicate descendent et se
recourbent parallèles, jusque sur la poitrine d'argent, qu'elles rendent éblouis-
sante 4. » Ces chaînes déroulées peuvent avoir jusqu'à neuf coudées de long.
p.éyav oppiov
...
ypÙcTEOV, Y|X£XTpOWt.V SEpuÉVOV, EVVEaTTYjy UV S.
Cette longueur n'est nullement exagérée. Que l'on prenne une chaîne de neuf
coudées et qu'on la replie, double, triple ou quadruple, pour la disposer en
cercles étagés depuis la nuque jusqu'à la poitrine : on aura quatre ou cinq de
ces cercles parallèles qui, de leurs rangs en gradins, couvriront tout le buste,
depuis le cou jusqu'à la ceinture. C'est bien la disposition que nous indiquent les
textes homériques et c'est la disposition que l'on retrouve aussi dans les colliers
des statues chaldéennes, chypriotes ou espagnoles (buste d'Elche), de même que
sur les monuments archaïques de Grèce ou d'Étrurie 6. La Grèce historique ne
connut plus cet étalage de luxe un peu barbare ; ces chaînes de cou orientales
(je dirais volontiers « rastaquouères ») furent à l'époque vraiment grecque
remplacées par le cercle étroit, le mince anneau de métal qu'est déjà, dans
les poèmes homériques, l'ïerOjjuov. Le hormos, apporté par les Phéniciens à Syria,
est une chaîne d'or enfilée d'électres. Dans les poèmes homériques il est des
passages où le mot électre, au singulier, -JlÀEXTpov, désigne sûrement un métal,
un alliage d'or et d'argent, et les vers de l'Odyssée décrivant le palais de Nestor
énumèrent sûrement des métaux,
yvXy.OÛ TE C-TEpOTTYjV
xàS ocWaTa Yj'/YJsVTa
youcroû" T' Y|XéxTpou TE xal àoyjoo'j Y|S' s/vIcsaVTOç1.
Mais, ailleurs, éleclre, YpvexTpov, désigne aussi l'ambre : Helbig a raison de pré-
férer cette seconde signification quand il s'agit de notre collier. Le texte dit, en
effet, Y|)ixTpowt., des électres au pluriel : « Nous n'avons pas d'exemple que le
nom d'un métal employé au pluriel désigne des morceaux de ce métal ; au con-
traire, cet emploi est très logique quand il s'agit de l'ambre, puisqu'on le trouve
en morceaux. En second lieu, la superposition de l'or sur l'or argenté n'aurait
produit aucun effet décoratif, le second se distinguant à peine du premier. Au
contraire, l'ambre brun ou rouge brun, nuancé, translucide, se détache merveil-
leusement sur fond d'or. Enfin on a trouvé dans les tombeaux étrusques des
parures de poitrine faites d'or et d'ambre2. » On imagine sans peine une chaîne
d'or avec des grains ou des pendants d'ambre, et la remarque d'Helbig au sujet
du pluriel électres prend encore plus de valeur, si l'on rapproche notre vers
homérique d'un texte de Pline où le pluriel ambres, succina, est employé dans
le même sens et pour désigner aussi des pendeloques de collier : hodie Transpa-
danorum agrestibus feminis monilium vice succina gestantibus, maxime
decoris gratia sed et medicinae; creditur quippe tonsillis resistere et faucium
vitiis3.
Mais d'où peut venir l'ambre de ces parures? Les mers de la Grèce ne four-
nissent pas l'ambre. Il ne semble pas non plus que le bassin oriental de la
Méditerranée l'ait jamais fourni. Par contre, sur les rivages de la Sicile, entre
l'Etna elle cap Xiphonion, dans le golfe marécageux où viennent se jeter les
petits fleuves de l'Aménanos, du Symaithos et du Sélinous, on recueille encore
de l'ambre : « La rivière Simeto, disent les Instructions nautiques, se jette dans
la mer à cinq milles au sud de Catane. On assure que de beaux spécimens
d'ambre jaune, rouge et noir ont été recueillis flottant à son embouchure4. »
Les Phéniciens au temps de l'Odyssée, — nous en aurons la preuve par
l'Odyssée même, — connaissaient et fréquentaient les côtes de Sicile : ils
avaient en particulier des comptoirs sur la façade orientale de l'île, à l'entrée du
Détroit vers les mers italiennes. Leur ambre pouvait être sicilien. Pline nous dit
aussi que l'ambre se recueille sur la côte de la Mauritanie tingitane, près de la
1. Odyss., IV, 72-75.
2. Helbig. trad. Trawinski. p. 542.
5. Plin., XXXVII, 44,
4. Instruc. naut., n° 751, p. 257.
TISSUS ET MANUFACTURES. 431
septénaire semble présider au calcul de ses distances et de ses dates : les Scythes
restent vingt-huit ans (7x4) en Médie; les Scythes nomades s'étendent sur
quatorze jours de route (7 x2), les Sauromates sur une quinzaine, les Boudines
sur sept ; les Argipaiens sont tellement loin de la côte qu'il faut sept interprètes
et sept langues pour arriver jusqu'à eux1 .... Nous verrons par la suite que le
texte d'Hérodote contient même un doublet gréco-sémitique. Et vers les rivages
de la Scythie, depuis l'Archipel jusqu'à la Crimée, nous pouvons tracer la route
suivie par les premières navigations phéniciennes. Reprenez, en effet, la série
des noms et sites maritimes au long de ces côtes nord-occidentales de l'Asie
Mineure : vous retrouvez la suite de nos doublets.
Dans l'Archipel, le dernier reposoir des voiliers asiatiques, avant la porte des
Détroits est, au Sud de la Troade, le golfe de l'Ida. Ce golfe est le dernier abri
que rencontrent les barques avant le grand courant d'air qu'est toujours le
Détroit. Aux temps homériques, ce golfe est occupé par des Ciliciens. L'antiquité
classique ne connaît plus ces Ciliciens de l'Ida. Mais, aux temps homériques,
ils sont les amis et alliés des Troyens : Andromaque est une fille du roi des
Ciliciens; elle a sept frères 8. La ville de ces Ciliciens s'appelle Thèbes, 0Y|6YI,
comme la ville de Kadmos (et par la suite un doublet nous prouvera l'origine
sémitique de ce nom), et, si Thèbes la Béotienne est la ville aux Sepi-Portes,
'ETïTaTcuAoç, Thèbes la Cilicienne a la rivière des Sepi-Gués, 'ETïTàraDpoç, que l'on
appelle aussi le Fleuve aux Nombreux-Gués, LToXùTïopoç, ce qui montre bien
l'allure légendaire et rituelle de ce nombre sept 1. Ce golfe de l'Ida porte aujour-
d'hui le nom de golfe d'Edremid, et la ville turque de ce nom occupe l'emplace-
ment de la vieille Adramyttion, 'AopapTT'.ov. Olshausen a reconnu depuis long-
temps 3 l'origine sémitique des noms de la forme Atramit ou Adramyt, 'ATpa^lTai
ou 'A§pa[AÛTat., 'ATpajjiiJTiov ou cASpajj.ÛTiov, cASpô|j.Y)TOç ou 'Aôpo'JUYjTOç, qui se
rencontrent dans la mer Arabique et dans toute la Méditerranée : l'onomastique
arabe nous en offre encore aujourd'hui l'original dans l'appellation de Hadra-
maut. Les Latins transcrivirent ce dernier mot sous la forme Atramitae, et les
Grecs sous la forme Khatramotites, XaTpap.omTai. Ces diverses transcriptions se
justifient sans peine. Le nom sémitique est, en effet, composé des deux mots "isn,
khatar, et ma, mout : la Bible nous les donne avec la vocalisation moderne
khatarmaouet. La lettre initiale est l'aspiration forte n, hel, que les Grecs, nous
le savons, tantôt rendent par un y ou par un esprit rude, tantôt négligent entiè-
rement. L'orthographe arabe nous explique pourquoi, dans leurs transcriptions
Adramut, 'ASpa^ùTtov ou 'kopùy-r^oç, les Grecs le plus souvent négligent le n :
l'arabe a ici un ha non pointé, doux. Pareillement l'arabe, qui a pour seconde
consonne un dad, nous explique la transcription du ï en dentale, T ou 8, et non
pas en sifflante, G : nous savons que les Grecs hésitent toujours entre l'alterna-
tive d'une dentale ou d'une sifflante pour rendre le À' dans les noms sémitiques.
[Quant aux autres consonnes 1, D, "!, n, la transcription en p, y, v ou ou, et T va
d'elle-même et la vocalisation se justifie à simple lecture.] nimsn, Hadramoul,
'ASpajAÛTTiov, signifie le Cercle ou le Vestibule de la Mort.
Dans la toponymie arabe, ce nom est suffisamment expliqué par le nom voisin
de Bab-el-Mandeb, la Porte du Gémissement. La côte de l'Hadramaout, à l'entrée
du grand océan Indien, est la porte des tempêtes, des cyclones, de la mer sans
îles et sans refuge, le vestibule de la mort. Mais dans notre Archipel, le golfe
d'Edremid est aussi le dernier vestibule avant la mer terrible, inhospitalière et
ténébreuse du Pont-Euxin. Les voiliers montant aux Dardanelles quittent ici le
canal si bien abrité de Chios, Samos et Rhodes : ils trouvent en ce golfe leur
dernier refuge. Ils y pourront, ils y devront parfois séjourner. Nous savons déjà
comment les Dardanelles, pour les navires venant du Sud, sont infranchissables,
quand le vent du Nord souffle un peu violent. Ce Bora, fréquent pendant l'été,
c'est-à-dire pendant la saison navigante, dure parfois plusieurs semaines. Aussi
le golfe d'Edremid est-il souvent plein de voiliers attendant une accalmie 1. Les
indigènes vivent de ces relâches des étrangers. Ils fournissent des vivres aux
équipages. Ils fournissent surtout du bois pour les navires endommagés. La côte
montagneuse est couverte de chênes et de sapins : depuis Strabon jusqu'à nos
Instructions nautiques, tous les géographes marins nous signalent cette
richesse forestière et cette industrie des habitants 2. Ils nous signalent aussi la
tentation et les facilités que ces indigènes ont à se faire brigands et pirates pour
profiter sans trop de scrupules des aubaines de la tempête : Homère, auprès des
Ciliciens, connaissait déjà les écumeurs de la mer qu'il appelle Lelèges 5.
Si jamais les Phéniciens ont entrepris la navigation de la mer Noire, on peut
être sûr d'avance que leurs barques ont fréquenté ce golfe d'Edremid. Ils ont
séjourné sur ces côtes, établi des postes pour l'hivernage et pour l'exploitation
de ces forêts et de ces mines : Strabon dans le voisinage signale une mine de
cuivre''. Ce golfe de l'Ida est le symétrique pendant d'un autre golfe asiatique
que nous avons étudié à l'entrée des mers grecques. Au point où les navigateurs
levantins quittent les rivages abrupts et nus, asiatiques, de la Cilicie et de la
Pamphylie, pour entrer dans les fines dentelles des côtes lyciennes, kariennes,
puis ioniennes, à la porte des mers helléniques, nous avons étudié le golfe
d'Adalia et la station de Phasèlis. Le golfe de l'Ida marque la fin de ces mers
helléniques, comme le golfe d'Adalia en marquait le commencement. A l'autre
extrémité de cette mer des Iles et des Estuaires, à ce nouveau tournant de la
route vers le Nord, la baie de Ciliciens homériques est un site tout à fait
comparable à la baie des Solymes. Que le frère de Phoinix, Kilix, soit venu
s'installer en cet endroit, rien n'est plus vraisemblable : monts, îles et ports,
1. Cf. Michaud et. Poujoulat, Correspondance d'Orient, III, p. 500.
2. Strab., XIII, p. 606: Instruct. naut., n° 681, p. 566 et suiv.
5. Cf. Strab., XIII, p. 606.
4. Cf. Strab., XIII, p. 605.
456 LES PHENICIENS ET L'ODYSSÉE.
l'onomastique semble même nous fournir une certitude, car Atramut, 'ASpa-
o.uTTtov, n'est pas un nom isolé. Comme en Crète, la montagne côtière pointe
vers le ciel son pic de l'Ida, "iSa, "iSrj, qui, de ses forêts et de ses neiges presque
constantes, domine tout le golfe1. Ce nom Ida n'a pas de sens en grec : il
s'explique facilement par une étymologie sémitique. Les Sémites nomment V,
iad, id, ou NT, ida, idu, la main, le doigt. Ce nom de montagne serait l'équi-
valent phénicien des Monodactyle, le Doigt Seul, et Pentedactyle, les Cinq
Doigts, que les Grecs anciens connaissent dans la mer Arabique, du Besch-
Parmak, Cinq Doigts, que les Turcs ont encore à l'entrée maritime de la plaine
du Méandre (IlEVTsoàxTiAoç, traduisent les Grecs modernes). Les deux Idas situés
tous deux au bord de la mer signalent au loin la côte qu'ils dominent et servent
d'amers aux navigateurs. Il ne serait donc pas étrange que de tout temps les
peuples de la mer aient noté ces points de repère, et il semble qu'ici encore,
l'onomastique et la légende nous aient gardé un doublet gréco-sémitique.
Au pied de l'Ida crétois, les légendes connaissent les génies Idéens, qui sont
ainsi les Doigts, les Daktyles Idéens, ÀâxTtAoi 'iSatoi. Ils avaient pour père le
Doigt, AàxTtAoç, et pour mère Ida : daktylos est le nom grec, masculin ; ida est
le nom sémitique, NT, ida, féminin. On comprend que le ménage Doigt-Main ait
mis au jour les Doigts, les Daktyles. La Phrygie idéenne a ses Daktyles comme
la Crète, et de part et d'autre, auprès des deux monts Ida, on a des noms de
lieu grecs de la forme diktè, StxTrj. Strabon notait déjà la similitude de ces
toponymies : en Crète, Diktè est la montagne des Daktyles Idaiens; en Troade,
Diktè est un lieu du territoire de Skepsis. Diktè est d'un sens douteux aux
oreilles des Hellènes classiques : ils n'ont gardé que le diminutif dact-ule, SW.T-
u)>oç, pour désigner le doigt : mais l'exemple du latin digitus nous montre assez
que diktè, SÎXTYI, fut en réalité l'exacte traduction de l'Ida sémitique : le vocable
grec Diktè était féminin comme le vocable sémitique Ida2. La transcription
grecque serait tout à fait régulière : T, id, ou NT, ida, étant féminins, corres-
pondent à l'orthographe "I3-Y). Pour le sens, les légendes religieuses de Crète
ou de Troade et la dédicace de ces hauts monts au plus grand des dieux cadre-
raient bien avec la signification religieuse que, sur leurs monuments ou dans
leurs textes, les Sémites de Chanaan et de Carthage donnent à la Main Dressée,
au Doigt5 : les Daktyles Idaiens étaient les serviteurs de Zeus.
La côte de Lesbos, qui fait l'autre bord du golfe d'Edremid, semble garder
aussi quelques noms phéniciens. On a voulu expliquer par des étymologies
sémitiques les noms de Mitylène, M(.TUXYÎVY) et de Méthymna, MéOupa, villes
,
principales de l'île 4 ; mais il n'existe aucun doublet, aucun indice pour appuyer
ces étymologies douteuses. Avant la colonisation grecque, cependant, les Anciens
savaient que Lesbos avait été occupée par d'autres peuples de la mer. Lesbos à
1. Strab., XIII, 584.
2. Cf. Strab.. X. 272: Roscher, Lexic. Myth., s. v. Daktyloi.
5. Samuel, I, XV, 12; II, XVIII, 18.
4. Cf. H. Lewy; Semit. Fremdw., p. 240.
TISSUS ET MANUFACTURES. 457
l'origine était déserte. Les Pélasges l'avaient colonisée. Puis, sept générations
plus tard, Makar1 ou Makareus, le premier héros de Lesbos, l'un des sept
Héliades, était venu de Rhodes (l'Iliade célèbre les sept Lesbiennes qui sur-
passent toutes les autres femmes et qu'Agamemnon promet à Achille : Lesbos
avait les sept Muses ou les sept filles de rois ou les sept esclaves du roi Makar
consacrées à la divinité ou transportées parmi les étoiles2). Makar est réellement
venu des mers levantines, et, de cette première occupation, Lesbos a gardé le
doublet Issa-Pyrrha. Car Issa, "Icro-a, nous disent Strabon et Diodore, est l'un
des vieux noms de l'île : c'est aussi le nom d'une nymphe lesbienne, fille de
Makareus. Et Pyrrha, nappa, dont un autre nom est Makaria, est fille aussi de
Makareus et c'est une ville de Lesbos. En réalité la Ville ou la Nymphe du Feu,
Pyrrha, raippa, Trûp, n'est que la traduction grecque de l'Issa sémitique : ©N, is,
ou rvtfN, issa, le feu. Une autre légende de l'Archipel nous a conservé le même
doublet : Achille, caché dans l'île de Skyros et déguisé en femme parmi les filles
de Lykomède, s'appelait du double nom Issa ou Pyrrhaz.
A Lesbos, les Anciens avaient oublié l'exacte équivalence de Issa-Pyrrha; mais
ils se souvenaient d'un autre doublet qui nous expliquera mieux encore le
premier : Issa, disaient-ils, est la même chose que Himera, 'Ijxépa, et Himera
est un vieux nom lesbien désignant l'île tout entière ou seulement l'une de ses
villes. Nous retrouvons ainsi un nom de lieu que nous avons déjà signalé dans
le golfe des Solymes, mon, Khimera, la Bouillonnante, le nom que les Sémites
avaient donné à la bouche volcanique de Lycie, à la Chimère, XijjLaîpa, des Grecs.
C'est le nom qu'ils donnent aussi à des sources chaudes siciliennes, ouvertes par
Héraklès, disait-on, et voisines de la ville phénicienne des Roches, Soloentum.
En Sicile, les Phéniciens, qui n'avaient pas leur ville auprès des sources, trans-
mirent pourtant ce nom à leurs successeurs, et les Grecs élevèrent non loin de
là leurs Thermes d'Himera, 0spu.al 'Ifjiepaiai, dont le nom subsiste encore
aujourd'hui dans la ville de Termini. On voit que Thermes-Himéra, ©spjjial-
'Ijiipa, est un excellent doublet, et la transcription du man, Khimera, sémi-
tique, en Himera, 'Ipépa, grec, ne présente rien d'anormal, le n initial étant
rendu par un y d'une part, par un esprit rude de l'autre.... Mais Lesbos est
aussi une île des Thermes, car elle a des sources chaudes en plusieurs points,
notamment un peu au Nord de Mitylène, sur la côte du détroit : elle est une île
des Sources Chaudes et du Feu, une Bouilloire, Himera, et une Flambante, Issa.
Continuons notre route de l'ambre vers le Pont-Euxin. Au Nord de Lesbos, le mar-
ché de Lemnos, aux temps homériques, est fréquenté des Phéniciens. Ils viennent,
comme à Syria, installer à l'échelle leur bazar et étaler leurs marchandises :
c'est d'eux que le roi Thoas a reçu en cadeau un merveilleux cratère d'argent,
crîYJa-av o' ÈV
îap.ÉVEcra-i, ©ôavTt. Se Swpov sotoxav*.
Dans l'Ile Haute qu'est Samos de Thrace, Kadmos l'Oriental (cnp, Kadem) est
venu et l'on y adore, comme à Rhodes, des démons orientaux 1, 'Aûoi, venu de
la mer, de Rhodes, je crois (car le texte d'Hésychius porte GEOI ol sx Apôp.ou
[AETaxopuo-GÉvTs; : il faut corriger Èx ToSou). A Thasos, un doublet gréco-sémitique
grecque et préhellénique. Avec sa source, avec son îlot rattaché à la côte par
un isthme facile à défendre, Kalchèdon, en effet, est bien le type des factoreries
primitives ou, pour mieux dire, phéniciennes, telles que Thucydide nous les
décrit sur le pourtour de la Sicile. Uniquement occupés de commerce, ne
cherchant pas, comme les Hellènes plus tard, à occuper les plaines fertiles ou
les coteaux dévalant vers les rades profondes, les Phéniciens ne veulent du haut
d'un promontoire que surveiller les passages difficiles et offrir aux relâches un
débarcadère, une forteresse, des entrepôts et une aiguade 1. C'est bien là ce que
peut donner Kalchèdon : littus supinum et planum, lenissimo fluvio irrigatum,
in ipsoque Veneris templum atque justa ipsum parvus isthmus multam circum-
scribit cherronesum in qua urbi Chalcedon, paulum supra fluvium appellatum
Chalcedonem sita, portus utrinque habens in flexibus in isthmum recedentibus,
unum quidem ad vesperum spectantem, alterum ad solis ortum; ipsa quidem
effertur colle quidem humilior, planilie vero asperior 2. C'est — nous le verrons
bientôt — le site de la Ville des Phéaciens, avec un double port aux flancs d'un
promontoire. Kalchèdon, comme la Ville d'Alkinoos, ne put servir qu'à des
marins uniquement occupés de convoyer marchandises et personnes et ne se
souciant ni de domination terrestre ni d'agriculture. A cet égard, Kalchèdon
avait sur Byzance un grand avantage. Le violent courant du Bosphore vient buter
contre la pointe du Vieux-Sérail et rend dangereuse la station, comme l'arrivée
et le départ, dans la Corne d'Or. Ce courant ne se fait jamais sentir à Kalchè-
don. Or, les choses étant ainsi, serait-il téméraire de rapprocher le nom même
Chalkèdon, Ka^y^ocov ou XaÀxviSwv, qui n'a aucun sens en grec, des transcrip-
tions Karchèdon ou Charkèdon. Kapyj-ocov ou XapxvjSojv que les Grecs firent des
mots phéniciens signifiant la Ville Neuve!
Comme la plupart des détroits de la Méditerranée, l'IIellespont passe pour
avoir sept stades. C'est un Heptastadion5, comme le Détroit des Colonnes que
nous connaissons déjà. Là, l'écart était tellement grand entre cette mesure et la
réalité que d'autres disaient septante stades au lieu de sept, TO Se o-TEvoTaTov rcEpl
ÉëSoaYjXovTa <7TaStouç XÉyETat.4. Le détroit de Messine est un Heptastade. Le détroit
entre Pharos et Alexandrie est un Heptastade voisin du Delta aux Sept Bouches.
Le canal d'Otrante a sept cents stades. Le détroit du Boeuf, qui sépare la terre
d'Hermione de l'île Aperopia, a un promontoire Heptastade 6. Je crois que ces
Heptastades remontent au temps où la Méditerranée était la mer des Sept-Iles.
Car la Méditerranée devait avoir sept grandes îles que Grecs et Romains
s'efforçaient de dénombrer : c'était, au dire de Skylax, la Sardaigne, la Crète,
la Sicile, Chypre, l'Eubée, la Corse et Lesbos. D'autres remplaçaient la Corse ou
Lesbos par le Péloponnèse.... Nous allons revenir à ces nombres sept.
Pour remplir leur cale de vivres et de vins ou pour se défaire de leur came-
lote, nos Phéniciens sont restés toute une année à Syria. Ils remettaient de
semaine en semaine leur départ : en vrais Sémites, ces Sidoniens comptent par
semaine et ils ont appris aux indigènes grecs à compter ainsi, Toutes les fois, du
moins, que les Phéniciens apparaissent dans les poèmes homériques ou dans
les souvenirs et les légendes de la Grèce primitive, c'est toujours la semaine
qui est le nombre courant, et six à sept, la locution habituelle :
EÇYJuiap pLÈv op-wç nXèoy.sv vûxTaç TE xal Yipiap,
c/XV OTE
8Y) sëoopiov Y|jjt.ap STCI ZEÙ^ 6Y|XS Kpovtwv 1,
poursuit Eumée, racontant son enlèvement par les Phéniciens : « Six jours,
nous naviguons, jour et nuit, mais quand Zeus Kronion nous envoya le septième
jour.... » Ulysse, de même, raconte qu'il voulait aller en Egypte : il avait
rassemblé une flotte de neuf vaisseaux et de nombreux compagnons ; avant de
partir, il avait consacré toute une semaine à des sacrifices et à des festins ; le
septième jour il s'était embarqué,
Éj^ptap p.ÈV ETCÊLTa ÊjJ.ol ÈpÎYipEÇ STOÏpOl
SaîvuvTO.
ÉêSopiàTYi 3' ttVaëàvTEÇ à.TCO KpYjTY|Ç E'JpSLYjÇ2,...
puis il reste sept ans en Egypte et c'est la huitième année qu'un Phénicien l'a
emmené,
È'vQa usv ETctàsTs; pivov a.UToSv
C'est une semaine encore qu'Ulysse et ses compagnons passent en festins dans
l'île du Soleil, et nous avons ici la même formule que plus haut :
éÇ-Tjpap uÈv ETCEiTa èaol sptvjpsç Éralpot
SaîvuvT' 'HEXÎOIO ëowv èXàcravusç àoÊaraç,
aÀÀ OTE OY) EOOOUOV YjjJiap S7U AEUÇ t)Y)XE KpOVltoV
.
C'est une semaine que dure la navigation d'Ulysse vers le pays des Lestrygons,
si-YJu'.ap piv ôau; TcXsopsv vûxxaç TE xal YJpap,
ÉëSouâTY) SI IxôuEcrGa Aàpou aiTtu TrroXÎEGpov*
Ménélas est resté sept ans dans les mers de Chypre, de Phénicie, d'Egypte et
il est rentré la huitième année.
Y|yayôpiY|V sv VYjUcrl xal oySoaTU ETEI YJXGOV
et pendant les sept ans que voyage Ménélas, Égisthe règne en paix; mais la
huitième année, Oreste vient venger son père,
ÉTCTaETE; S' T|vacrcr£ Tco/aiypûcroto MuxYJvr,?...,
TW
SE OI oySoaTtp xaxôv Y]XUQE Slos 'Opétroiç 4.
Nous savons déjà comment Ulysse reste sept ans chez Kalypso (dans le détroit
aux sept stades, près des Sept-Frères, etc.),
É'vGa pàv ÉTCTàsTs; pÉvov EpraSov5
Ce nombre sept ne revient pas aussi souvent et en des formules qui paraissent
aussi rituelles, par un simple caprice du poète ou pour la commodité du vers :
TIÉVTE donnerait les mêmes syllabes que Ê^Tà. Mais il semble qu'auprès du
système décimal, qui est d'un usage courant, un système hebdomal ou duo-
décimal est employé, et ces systèmes alternent ou se marient en bien des
passages. Ménélas et Ulysse restent sept ans en Egypte; mais c'est dix ans qu'ils
restent au siège de Troie, et dix ans qu'Ulysse met à rentrer chez lui. Dans l'île
du Soleil, aux sept troupeaux de cinquante boeufs, les compagnons d'Ulysse font
six jours la fête et parlent le septième, puis Ulysse navigue neuf jours et, le
dixième, arrive chez Kalypso, où il reste sept ans et d'où il met dix-septjours à
revenir. Maron d'Ismaros donne à Ulysse sept talents et douze amphores qui
tiennent chacune vingt mesures. Ulysse conte ailleurs les merveilleux présents
d'amitié faits par lui, dit-il, à un hôte : sept talents, douze manteaux, douze
tapis, douze voiles, douze chitons, douze phares et des femmes. Télémaque
charge comme provisions douze outres de vin et vingt mesures de farine1....
On voit l'alternance constante de ces deux systèmes. Je sais bien que cette
même alternance se retrouve encore dans notre vie populaire : nos ménagères
comptent les oeufs et les mouchoirs par douzaines, tout en les payant en monnaie'
décimale; nous serions fort embarrassés d'expliquer l'origine de cette contra-
diction. Mais, dans l'Odyssée, certains faits doivent nous mettre en éveil. Il
semble que le système par cinq et par dix soit vraiment le système grec, puisque
àp'.Gpéto, compter, a pour synonyme, Tcsp-âÇopai, mettre par cinq :
Dans celte île du Soleil, les compagnons d'Ulysse font leurs sept jours de bom-
bance. Les sept troupes de boeufs représentent les jours (le même mot sémitique
npa, bakar et boker, signifie boeuf et malin), et les sept troupes de brebis, les
nuits : par la suite nous verrons toute cette légende du Soleil et de sa femme
Néaira rentrer dans la série des doublets Kalypso-Ispania et Kirkè-Aiaiè. Dion Cas-
sius, à propos des Juifs et de leur sabbat, nous dit que la semaine n'a été intro-
duite à Rome que de son temps, ou peu s'en faut, et que les anciens Grecs ne
l'ont jamais connue7. Les Grecs en effet, aux temps historiques, ne divisaient
pas leurs mois en semaines, mais en décades. Si aux temps homériques il en
est autrement, c'est que la civilisation homérique est un mélange de coutumes
indigènes et de modes exotiques. Le phénomène n'a rien de surprenant. Au
XVIIe et XVIIIe siècles, les marins occidentaux, de chrétienté latine, imposèrent
v. BÉRARD. — I. 50
466 LES PHÉNICIENS ET L'ODYSSÉE.
conduite des hommes suivant ce rhythme de sept ans : « pourtant, dit Aristote, il
est visible que ce système ne cadre pas du tout avec la réalité 1 ».... A Athènes,
on ne donnait un nom aux enfants que le huitième jour. Ce n'est pas autrement
que les choses se passent dans tous les récits de naissance des Mille et une
Nuits; les enfants y sont toujours circoncis et dénommés le huitième jour :
« Toute femme, dit le Lévitique,
qui accouchera d'un mâle, sera impure durant
sept jours et, le huitième, elle circoncira son fils. » Les Athéniens, qui avaient
oublié le motif rituel de cet usage, inventèrent une raison d'expérience et de pra-
tique : « pendant la première semaine, disaient-ils, les enfants ont trop chance
de mourir ; il est inutile de leur donner un nom avant d'être sûr qu'ils vivront2. »
L'esprit grec apparaît mieux encore dans une autre interprétation du même
nombre sept. A Samothrace, dans l'une de ces Iles Hautes au nom sémitique,
Sâpoç, SipYj, les Grecs eurent des mystères qu'ils croyaient d'importation phéni-
cienne; le nombre sept y était rituel : « c'est que Zeus étant né, s'était mis à
rire et pendant sept jours il avait ri avant de se reposer. » Quelle aimable diffé-
rence ! l'âpre dieu des Sémites se met au travail le premier jour et se repose le
septième; le charmant dieu des Grecs commence la vie par des éclats de rire,
par une semaine de gaîté. C'est Théodore de Samothrace qui nous donne celle
explication : il devait être documenté sur les mystères et sur les dogmes de sa
patrie 3.
Les traditions géographiques, surtout, et les légendes maritimes gardèrent
fidèlement ce nombre sept : sept grandes îles, fleuve des Sept-Bouches ou des
Sept-Gués, détroit de sept ou de septante stades, confédérations de sept ports,
nous avons eu de nombreux exemples déjà, et pour ces villes confédérées, en
particulier, le choix était aussi difficile qu'entre les sept patries d'Homère4. C'est
un tribut de sept garçons et de sept filles que, durant neuf ans, Minos exige des
Athéniens, et Thésée est le premier des sept. Ce même Thésée, dans sa cinquan-
=
tième année (7 X 7 49), enlève la petite Hellène qui n'a que sept ans encore 5.
Ce sont les plus vieux auteurs, Hellanikos surtout, qui nous ont transmis ces
légendes. Les polygraphes des siècles postérieurs nous en ont conservé de simi-
laires. Dans l'Hellade historique, êtres et choses de la mer suivent encore le
rhythme sept. L'Euripe se reposait tous les sept du mois. Dans l'île d'Andros, une
fontaine merveilleuse donnait du vin à certains intervalles de sept jours, statis
diebus septenis 6. C'est par semaines qu'il faut mesurer la gestation des poissons,
car les uns portent plus de trente jours, les autres moins, mais tous un nombre
1. Arist., Polit., VIII, 14 : aÙT+i S' Tiî.EtaTOi; Tiv^sp TMV TiO'.-i\tSsv TIVÈ? slp-r^aaiv oi
ÈSTIV SV TOÏÇ
u.ETpoOvTEç Taï; É63o]j.acrt T-qv T)>.iy.£av, HEpl TÔV jrpdvov TÔV TÛV TïEVTïjy.ovTa ÈTÛV. Id., ibid., VII, 15 :
oi yàp Tatç iGoo\LÔ.Gi Sta'.poùvTsç Ta; TtÀty.taç ti>; Èm TÔ TIOXIJ Xéyousiv où y.a)\âç.
2. Levit., XII, 2-5. Cf. Arist., Hist. An., VII, 12 : Ta TÙ^Ïazx 6' àvaïpsiTai ûpô T% S68ÔIJ.Ï)Ç' QIÔ y.ai
Ta ôvô|J.aTa TÔTE TÎBEVTai ûç OTCTE'JOVTEÇ rflr\ p.SHiOV T-?I <TWTT)p£a.
5. Fragm. Hist. Graec., IV, p. 515.
4. Strab., VIII, p. 574.
5. Fragm. Hist. Graec, I, p. 66, n° 152.
6. Plin., XXXI, 15: II, 106.
RHYTHMES ET NOMBRES. 407
entier de semaines1. Parmi les oiseaux marins, les alcyons nichaient, couvaient
et élevaient leurs petits, pendant les deux semaines de calme que Zeus avait
établies pour eux au milieu de la mauvaise saison. C'étaient les jours alcyo-
niens, sept jours avant et sept jours après le solstice d'hiver : Zeus récompensait
ainsi la fidélité du héros Keyx, KY^UH, et de sa femme Alkyonè, 'AXXUIÔVY), qu'il
avait métamorphosés en alcyons2.
Cette légende nous ramène à nos vers odysséens et au récit d'Eumée : le
septième jour, la nurse phénicienne tombe à fond de cale comme une kex
marine,
aXk OTÊ GY, Eoôopov Yjpap ETU ZEU; GY.XE KpOVLOJV,
KY]E, xaûaij, xaÛYjS, xâfaE, ce nom keyx ou kex varie souvent d'ortho-
XYJUÇ,
d'eau impurs, citent n2jN, anap'a, yapâSpto;, traduisent les Septante : pluvier.
La transcription en àvorcala est rigoureusement exacte, a N, V 2, TC 3, = = =
ai =~.... Un autre arcal; /VsyopEvov de YOdyssée, C-XWTTEÇ, embarrasse tout autant
1. Arist., Hist, An., VI, 17 : y.ûousi Se TO'JTUV SVIOI [J.ÈV OÙ •ÎÎXEÎOUÎ Tpiây.ovTa T|;j.Epcôv, oi 3' D.àzzovx
ypôvov, iràvTEç 5' Èv ypovoi; oia'.po'JiJ.Évo'.; E£Î TÔV TWV É63ojj.â3wv àpiO;j.ôv.
2. Hyg., fab. 05.
5. Odyss., XV, 477-79.
4. Cf. H. Lewy, p. 8 et suiv.
5. Odyss., 1, 519-520.
0. Eustath., 1419, 19 : EÏÔÔÇ TWE; opvÉou 7,Éyoustv OTÎVIJ Êoiy.ÔTo; xai ô ;j.£Ta6o),EÙi; ATIJIOOOÉVT,; OUTU TV
Xè'i'.'j VOEU
7. Eustath., 1419, 55.
468 LES PHÉNICIENS ET L'ODYSSEE.
les naturalistes et commentateurs anciens. Pour le poète odysséen, les skopes
sont des oiseaux à la large envergure, Tavjcrî-Tspot, qui peuplent les arbres de
Kalypso,
È'vGa SET' opv.Gsç Tavua-iTCTSpoi suvàÇovTO
C7XW—se T'
l'pY,xÉç TE TavûyXoja-a-oî TE xopwvai 1.
Ces oiseaux n'existent plus, » disait Pline, neque ipsae jam aves nascuntur2.
«
Aristote rangeait les skopes parmi les oiseaux que l'on ne voit qu'un jour par
an; il pensait aussi qu'ils ne mangeaient pas, étant immortels 5. A côté de
I'anap'a, les listes du Lévitique et du Deutéronome portent un oiseau impur,
que les Septante traduisent par Xâpoç, semble-t-il, la mouette : c'est ^n©, skhap.
La transcription en skopes, G-XWTCEÇ, souffrirait à première vue quelque diffi-
culté : le n est d'ordinaire rendu en grec par un y ou supprimé. Mais le y dans
l'alphabet grec est d'invention récente et l'on trouverait plus d'un exemple du
x rendant le n : la ville de mn, Charra, le Trou, TpwyXat, est tantôt Kappa ou.
Kâppai, tantôt Xappà; la ville de inT, Iericho, devient dans Strabon, 'Upixo-j;, etc.
La transcription de skhap en ffxûA fut sans doute influencée par une étymo-
logie populaire qui rapprocha ce mot étranger des racines grecques o-xÉTCTopa',
(cf. yXixb et x/ircTEiv) ou CXWTCTW, ainsi que ne manquent pas de le faire encore
les philologues modernes.
Keux ou kex ou kavax rentre dans la même catégorie de noms exotiques.
Car c'est aussi un arcaE Xeyôpevov odysséen, qui ne se rencontre que dans notre
vers de l'Odyssée, en plein récit de navigation phénicienne, et que, seuls, quel-
ques poètes ont ensuite conservé. Les commentateurs expliquent difficilement
ce mot : « C'est une mouette, disent les uns. — Non, disent les autres; Homère
connaît la mouette sous les noms de Xâpoç ou al'Guia : c'est plutôt le goéland,
XITISO?. » D'autres tiennent pour l'alouette de mer1.... Le Lévitique et le Deuté-
ronome citent le koux, D"D, parmi les oiseaux d'eau impurs ; les diverses trans-
criptions grecques xaûaç, xàêaS, XYJUÇ, s'appliquent également bien, x 3, u et =
6 =1, S =
D. Les Septante traduisent par corbeau de nuit, vuxTtxopaJ-, ce qui
semble un lointain à-peu-près; car le koux figure dans l'énumération des
oiseaux de mer, auprès de nis, l'épervier marin. Or si la légende mégarienne
nous a, par un doublet, révélé le vrai sens de Nisos-l'Épervier, une autre légende
grecque nous donne aussi pour koux un doublet gréco-sémitique.
Keyx, ami et parent d'Héraklès, était un roi des Maliens. Il habitait sur la
mer d'Eubée, près des Thermopyles, un lieu qui s'appelait la Roche, Tpâyiç, et
qui plus tard fut nommée la Ville d'Héraklès, 'HpaxXsîa. Keyx et sa femme
1. Odyss., 04-05.
V,
2. Plin., X, 49; cf. Buchholz, Hom. Real., Il, p. 150.
5. Arist., Hist. Anim., IX, 28 : GVM-IZ 3' oi piv àst racsav ûpav sîcjt -/.ai y.a'AoùvTai àîisy.ôreE; y.al oùy.
ÊcrOïovTai 3:à TÔ aëpwToi Elva'.' ËTEpoi Si yïvov-ai ÈVÎOTE TOU tpOivo'ïtwpo'J, oaîvovTai oè ÈV 'r,;j.spav jj.iav
T; oûo TÔ T:)*EÏSTOV... T:EOI oè yEVÉcjEu; «OTWV T,TI; ÈCTTIV, OOOÈV u>—Tai T:7.YJV OTI TOI; ÇEIS-JOICI; cpaivovTai.
4. Cf. Eustath., ap. Ebeling., Lexic. Homer., s. v. KT,Ë.
RHYTHMES ET NOMBRES. 409
Alkyonè, soit par la bienveillance, soit par la colère des dieux, lurent changés
en une paire d'alcyons, qui nichent en sept jours : hae aves nidum, ova, pullos,
in mari septem diebus faciunt hiberno tempore ''. La Roche de Keyx, Tpâyic
KYÎUXOÇ, me semble le pendant exact de la Pierre de Nisos, SxuXXa Nwou Keyx,
:
K-/]u£, est la transcription du mot sémitique DID, koux, dont Alkyonè, 'AXXUWVYI,
est la traduction grecque. Mais si, pour la Pierre de l'Épervier mégarienne,
nous avons les deux mots de l'original phénicien, skoula et nis, il semble que,
pour la Roche de l'Alcyon, nous n'ayons ici que le second des deux termes
sémitiques, koux, l'autre ayant été traduit et non transcrit en grec, ~pây.;. Par
la suite, nous retrouverons sans peine ce premier mot de l'original phénicien.
Nous le connaissons déjà : c'est Sour, la Roche, qui nous a donné Tyros ou
Syros et Syria : Sour Koux ou Kouss (étant donnée l'équivalence du ij et
des uc) est devenu sur les côtes de Sicile la ville de Syra-koussa, Supàxouua-ai,
fondée, disait la légende, par les deux nymphes Syra, Sûpa, et Koussa, Koûa-ca.
Cette Roche aux Alcyons, en face de l'Ile aux Cailles, 'OpTiiyîa, est bien le
modèle des établissements phéniciens que Thucydide connut sur le pourtour
des côtes siciliennes : un îlot côtier et un promontoire dominant la mer....
Mais les autres légendes odysséennes nous ramèneront à cette côte de Sicile.
Pour le moment, je crois que le doublet koux-alcyon, xYJoH-àXxuwvY,, nous est
acquis au même titre que le doublet mégarien, nis-épervier, vlo-oç-tspai, au
même titre que le doublet odysséen, aiè-épervière, auj-xipxr,. Nous verrons que
toute la famille de Kirkè, avec son frère Aiètès et sa mère Persè, n'est qu'une
bande d'oiseaux juchée sur une série de promontoires qui bordent la côte ita-
lienne, comme Nisos et Keyx bordent de leur roche ou de leur pierre les côtes
helléniques.
A ces oiseaux marins, il faut joindre un comparse. L'Odyssée connaît les
phoques, ©ôr/aç, aux pieds nageurs, VÉTCOSEC, au ventre rebondi, tout plein de
nourriture, Çaipeajetç, qui vivent en troupes et qui sentent mauvais. Ce mot
phoque ne se rencontre que dans deux épisodes de l'Odyssée. Les Phéniciens de
notre récit jettent par-dessus bord le cadavre de la nurse : « Il servira de pâture
aux phoques et aux poissons2 ». Ménélas a connu dans les parages de l'Egypte
les troupeaux de phoques du merveilleux Protée ; ils sortent de la mer et
viennent se coucher sur les sables de Pharos 5. Les grammairiens ont vainement
cherché une étymologie grecque au mot CDWXYJ, dont l'origine, disent-ils, est
incertaine; mais la racine hébraïque pis, p.ou.k, signifie boiter, chanceler,
claudiquer. Le mot cpo'jxY] serait la transcription très exacte de npis, phok'a,
que les Hébreux emploient pour signifier achoppement et que les Phéniciens
auraient appliqué à cet animal boiteux, dont la marche justifie cent fois cette
appellation.
1. Tournefort, I, p. 174.
2. Tournefort, I, p. 178.
5. Instruct. naut... n° 691, p. 204.
RHYTHMES ET NOMBRES. 475
très fertile. Une plage unie, s'enfonçant doucement sous les flots, court en
demi-cercle d'un cap à l'autre. Tournée vers le Sud-Est, la plage s'offre au débar-
quement des Levantins. C'est toujours la même orientation que dans les ports
préhelléniques « tournés vers le Sud-Est et vers Alexandrie » : ici encore il faut
se reporter au type de Lindos dans l'île de Rhodes et au texte de Strabon, nolù
TÏOOÇ ps!7Y|p6ptav àva.TÊ'lvouo-a xal Ttpô; 'AlsçàvSpE'.av pàXwra. C'est exactement la
même situation par rapport au reste de l'île, le même abri contre les vents du
Nord grâce aux montagnes insulaires, et les mêmes sources abondantes four-
nissant à l'aiguade. Et c'est encore le même site de la ville elle-même au som-
met de la montagne, TCÔXIÇ èVi opouç LSpupÉvYj2. Sur l'un des caps, tout au
sommet du Messavouno, qui surplombe l'aiguade et le mouillage, la vieille
capitale de l'île était perchée. Isolée des monts voisins par des ravins profonds
qui ne laissent qu'un chemin d'accès, mais pourvue dans la plaine de champs
fertiles qui peuvent la nourrir, de sources qui peuvent l'abreuver, et de deux
ports, de deux échelles, Oia et Eleusis, où les gens de la mer peuvent venir
«
étaler leur cargaison » et « remplir leur vaisseau creux », cette vieille ville
est encore un bel exemple des Hautes Villes homériques : c'est l'exacte copie
d'Ilion ou de Pylos. Aujourd'hui, le bourg descendu dans la plaine, s'appelle
Le Marché, 'Ep-opwv. De la vieille ville primitive, il semble ne rien subsister :
aux temps hellénistiques, une grande cité prit sa place et celte ville plus récente
montre encore dans ses ruines quelle fut sa prospérité en ces temps hellénis-
tiques et à quel genre de vie elle dut cette richesse. Ses bâtiments, temples,
agora et gymnase, sont l'oeuvre des Ptolémées. Les marines égyptiennes avaient
choisi celte relâche. Les soldats égyptiens tenaient garnison dans cette forte-
resse. Un préfet égyptien était « chargé d'affaires » à Thèra et, comme toujours,
les dieux étrangers, accompagnant leurs serviteurs, avaient pris pied sur l'acro-
pole : Isis, Osiris, Anubis et les Ptolémées eux-mêmes eurent ici leurs temples.
A n'en juger que par ses ruines, celte ville est égyptienne1.... S'il en est ainsi
aux temps de la thalassocratie gréco-égyptienne, les mêmes causes ont dû pro-
duire les mêmes résultats durant les autres thalassocraties levantines. Il ne
reste pas en cet endroit de ruines préhelléniques. Pourtant les rochers voisins
de la plage sont creusés de très nombreuses chambres funéraires, que l'on
s'accorde à rapporter aux Phéniciens.
A nous en tenir aux arguments topologiques, la tradition sur les premiers
colons phéniciens de Thèra est donc aussi vraisemblable, aussi digne de foi que
la tradition similaire sur les premiers colons de Lindos. Seules, des marines
levantines ont pu créer ou faire prospérer ces vieux établissements qui tournent
le dos aux arrivages et à l'influence de la Grèce. Thèra fut la Milo phénicienne.
Or examinez le doublet Thèra-Kallistè. Ka)./ia-Tr,, la Très Belle, est un nom sûre-
ment grec, quoiqu'on ait voulu lui trouver une étymologie hittite 2. Le mot
hébraïque "i.s'n, tar, qui désigne la forme, la stature, est ordinairement joint à
un adjectif beau pour former une épithète laudative; mais il se rencontre aussi
dans les locutions de l'espèce iKrrtt^N, is-tar, vir formae, pour dire vir formo-
sus, et ces locutions peuvent être appliquées aux choses : un beau fruit sera
"ixrrns, peri-tar. Ce mot ixn, tar, se retrouve dans les inscriptions phéni-
ciennes et les éditeurs du Corpus Inscript. Semiticarum le rendent par decus.
La locution "î^mx, Ai-tar, rentrerait dans la série ci-dessus, insula formosa,
xa/Oio-TYi, Belle-Ile, de même que, dans la Bible, on trouve '|n~JaN, mot à mot
petra gratiae, pour dire pierre précieuse. M. R. Dussaud me suggère pourtant
une autre explication. Le n° 61 du Corpus Inscript. Semiticarum est une
inscription chypriote de quatre mots : Teara, uxor Melekiationis archilecto-
nis, traduisent les éditeurs. Mais le nom propre Nixn, Teara, les choque et
ils y voient la transcription fautive du grec ÔEoSwpa, avec une grossière erreur
du lapicide. Cette erreur est peu vraisemblable. La seule raison que l'on donne
pour en légitimer l'hypothèse est que ce nom de femme, s'il est phénicien,
devrait s'écrire mtcn et non tnxn. Les noms de femmes sont extrêmement rares
dans les inscriptions phéniciennes. Mais le n° 51 du Corpus nous en fournit un,
qui ne laisse aucun doute, c'est celui de Sema, NDU, fille d'Azarbaal : c'est une
forme en N, exactement comme notre soxn, qu'il faut donc maintenir dans
l'onomastique phénicienne et traduire, comme le voulait Schroeder, par for-
mosa, la belle. D'ailleurs, même indépendamment de ce qui précède, si de la
1. Cf. H. von Gaertringen, p. 161 et suiv.
2. S. Reinach, Chron, d'Orient, II, p. 489. A Thèra, le P. de Cara reconnaît une couche pélasgique
«
au-dessous de la couche phénicienne, en quoi il a parfaitement raison. Le nom primitif de l'île,
Ka>.7,îffTT|, est la grécisation d'un vocable pélasgo-hittite contenant la racine khal,
»
RHYTHMES ET NOMBRES. 475
racine "uxn, tar, on voulait tirer un nom de lieu, on aurait encore N"nxn, teara,
comme "Sa a donné ND^Q, melaka, et Tlp a donné N3lp, kerana, etc. Que l'on
choisisse celle que l'on voudra de ces deux explications, il faut rapporter Thèra
à la racine sémitique "wn, t-a-r, dont le grec 0/îpa serait la transcription régu-
lière; car le tav initial est souvent rendu par les Grecs en G, comme dans
OàpvaGa, 0ayXacpâ),aa-a-ap, 0wpaç, etc. ; d'autre part l'aleph intermédiaire est
ici marqué par une voyelle longue r, : c'est le seul moyen que les Grecs avaient
de le rendre quand ils ne le supprimaient pas.
Les preuves toponymiques viendraient ainsi se joindre aux arguments de la
topologie. Ici encore nous aurions un doublet gréco-phénicien, Thèra-Kallistè.
On comprend alors toute l'histoire de cette Thèra phénicienne. Reportez-vous à
l'exemple de Milo. Quand les Francs disparurent de l'Archipel, Milo retomba
dans son obscurité. Dès que les guerres de la Révolution achevèrent de détour-
ner du Levant l'activité française, ce fut la mort pour cette « foire » des cor-
saires, et le citoyen G.-A. Olivier, qui y arrive le 28 messidor de l'an II, déplore
le misérable état de cette ville,
qui ne le cédait naguère à aucune autre de l'Archipel, mais qui ne présente plus que
des ruines aujourd'hui. Nous fûmes frappés de voir de toutes parts des maisons écrou-
lées, des hommes boursouflés, des figures étiques, des cadavres ambulants. A peine
quarante familles, la plupart étrangères, traînent leur malheureuse existence dans une
ville, qui comptait encore cinq mille habitants dans ses murs au commencement de ce
siècle.... Nous fûmes voir les bains publics nommés Loutra.... Les Grecs accouraient
autrefois de toutes les Cyclades pour faire usage de ces eaux. Ces bains sont à peu près
abandonnés depuis que l'île a perdu sa population et que le port ne reçoit presque plus
de navires 1.
Milo n'a plus aujourd'hui ni port ni commerce : cette île, qui fournissait
jadis des pilotes à tout le Levant, ne compte plus que vingt-sept navires de moins
de trente tonneaux 2. Pourtant des familles franques et des prêtres catholiques
s'y sont maintenus jusqu'à nos jours. De père en fils, telle de ces familles a
gardé sa nationalité française et s'est transmis la charge d'agent consulaire de
France. Les escadres françaises prennent encore à leur bord des pilotes de Milo....
L'histoire de la phénicienne Thèra dut être pareille. Les Phéniciens disparus,
Thèra dut voir aussi décroître sa population et sa richesse : ses sept villes
d'autrefois tombèrent au rang des bourgs inconnus; sa fertilité même et sa
beauté, xaXUo-TYj, s'évanouirent : « Si M. de Tournefort revenait à Milo, écrit
Savary en 1788, il ne retrouverait plus la belle île qu'il a décrite. Il gémirait de
voir les meilleures terres sans culture et les vallées fertiles changées en marais.
Depuis cinquante ans, Milo a entièrement changé de face5.» Les moeurs et
l'influence phéniciennes se maintinrent pourtant à Thèra, comme l'influence
franque à Milo, longtemps après la disparition des flottes étrangères. Les rela-
tions de Thèra avec la Crète continuèrent, même quand l'île eut reçu de
nouveaux arrivants. Car cette nouvelle colonisation ne chassa pas les anciens
possesseurs, oùoapûç sHeXtov aù-roùç' : elle ne fit que combler les vides, ainsi
que ferait aujourd'hui une colonisation de Milo. Les nouveaux arrivants venaient
du golfe de Laconie : c'étaient des pirates du Taygète. Après la disparition des
marines franques, ces mêmes pirates reparurent. Quand Olivier arrive à l'Argen-
tière en 1794, il trouve à moitié déserte cette île que Tournefort avait connue
si florissante grâce au commerce des Français :
Nous fûmes bien surpris de trouver les habitants sous les armes et surtout de les voir
nous coucher en joue pour nous empêcher d'avancer. Nous ne tardâmes pas à savoir
la cause de cette alarme. On nous dit qu'une vingtaine de Mainotes les avaient surpris
un jour de fête et leur avaient enlevé leurs effets les plus précieux. Ces Mainotes habitent
la partie méridionale de la Morée, les environs de Sparte, et plus particulièrement la
partie qui s'étend jusqu'au cap Matapan. Cultivateurs ou pasteurs, marins ou pirates,
suivant les besoins et les circonstances, ils sont toujours prêts à quitter les petites villes
qu'ils occupent sur les golfes de Coron et de Colocythia 2.
Ce sont aussi des Mainotes, des Minyens du Taygète, que Thèras aurait amenés
à Kallistè 5 et les descendants de ces Mainotes adoptèrent et continuèrent les
relations commerciales de leur nouvelle patrie. Les Crétois d'Itanos viennentchez
eux; ils vont chez les Crétois d'Oaxos d'où ils ramènent des femmes : ils ont
chez eux des métis d'indigènes et de femmes crétoises 4. Ils devaient, quoi qu'en
dise Hérodote, n'avoir pas oublié les routes plus lointaines encore des marins de
Sidon. Hérodote leur prêle des sentiments d'Hellènes : quand l'oracle leur
conseille d'aller en Libye, ils ne savaient, dit Hérodote, où ce pays pouvait bien
être et ils n'osaient pas se lancer ainsi dans l'inconnus. Ainsi raisonnaient, en
effet, leurs contemporains de l'Hellade : quand, après Salamine, les Ioniens
veulent entraîner la flotte grecque vers la côte asiatique, les Hellènes vainqueurs
ne veulent aller que jusqu'à Délos; au delà, pour eux, tout semblait terrible, TÔ
yàp Trpoa-WTÉpoj Tïâv SEIVOV YJV TOICL "E~)Xr,(ii, et ils connaissaient si peu les
distances qu'ils croyaient par ouï-dire que Samos était aussi éloignée d'eux que
les Colonnes d'Hercule! Mais les Théréens n'en étaient pas là. Il leur restait
certainement quelque souvenir ou quelques indices des navigations de leurs
ancêtres : quand ils se décident à coloniser la Libye, ils vont tout droit à une
station phénicienne. Aziris, en effet, qu'Hérodote nous donne comme la première
fondation des Théréens, semble bien avoir été d'abord l'une des étapes phéni-
ciennes sur la route que des noms sémitiques jalonnent, au long de la rive
africaine, entre Tyr et Cartilage. Azar, TÎN, en hébreu et en phénicien, signifie
ceindre, entourer; c'est tout à fait la traduction du grec enclore, o-uyxXsîo), employé
par Hérodote pour nous décrire le site d'Aziris : « Aziris, qu'entourent à droite
et à gauche deux beaux vallons avec un fleuve, "AÇipiç, TOV variai TE xàWatnrai
EV àpaÔTEpa cruyxXYjîouo-L 1. » Cette tradition théréenne contient donc une grande
part de vérité. Elle n'est qu'une tradition historique à peine simplifiée et
embellie. Le rhythme septénaire que l'on y trouve doit être un souvenir vivace
de l'influence phénicienne, et c'est une preuve a posteriori que les navigations
par semaine de l'Odyssée, les comptes par sixaine ou par semaine des poèmes
homériques sont un indice aussi de la même époque et de la même influence.
NAUSIKAA
êtryatoi
Odyss., VI, 204-205.
CHAPITRE 1
L'ILE DU CROISEUR
Ulysse a quitté l'Ile de Kalypso. Il revient vers son Ithaque. D'Espagne, il rentre
dans les mers grecques. Assis au gaillard d'arrière, il tient le gouvernail de son
radeau et, pour suivre le droit chemin, pour ne pas dériver vers les mers sep-
tentrionales des Baléares et de la Sardaigne, il veille en méditant les conseils de
la Nymphe, en gardant toujours le Nord sur sa gauche. Dix-sept jours il
navigue sans que la bonace l'arrête. Une brise tiède le pousse; il fait du chemin.
Cette brise favorable et douce, àTr^wv, Xiapôc, qui pousse le radeau par der-
rière, oupov ÔTÏWSEV, est un vent d'Ouest :
Dans les parages de Gibraltar et le long des cotes algériennes, les vents, disent les
Instructions nautiques, se réduisent à deux : les vents d'Est et les vents d'Ouest, que
l'on nomme dans le pays Levantes et Ponientes. Les vents d'Est sont annoncés long-
temps avant leur venue : une grande humidité, un brouillard au-dessus des terres, en
sont des indices presque certains, qui continuent pendant toute la durée du vent : les
Levantes, au lieu d'être secs, sont humides.... Avec les vents d'Ouest, les nuages dis-
paraissent complètement. L'atmosphère devient plus sèche. Les montagnes et le ciel
deviennent clairs 1.
Poussé par ces clairs vents d'Ouest, Ulysse passe les nuits à contempler les
constellations. Mais « sur les côtes de Grèce, les vents ne conservent plus la
même régularité ». Quand Ulysse arrive devant les côtes phéaciennes, une
terrible tempête surgit. Tous les vents se conjurent : « l'Euros (Sud-Est), le
Notos (Sud-Ouest, le sirocco), le Zéphyros (Nord-Ouest) et le Borée (Nord-Est) qui
tombe de la nue et roule de hautes vagues ».
On voit que tous les mots de la description odysséenne nous sont ici encore
expliqués par le commentaire des Instructions. Ce n'est pas la tempête des
littérateurs que nous avons ici, mais une tempête de marin, une tempête adria-
tique. Le bon versificateur qu'est Virgile fabrique des tempêtes suivant les règles,
c'est-à-dire suivant Homère, et, quel que soit le lieu, les tempêtes virgiliennes
durent trois jours aussi :
tres adeo incertos caeca caligine soles
erramus pelago, totidem sine sidere noctes3.
Le poète odysséen ou les sources qu'il consulte connaissent autrement les
choses de la mer. Car, entre le texte odysséen et les documentsnautiques, la com-
1. Odyss., V, 590-592.
2. Instruct. naut., n° 700, p. 8 et 0. et suiv.
5. Aen., III. 203-204.
L'ILE DU CROISEUR. 485
paraison peut être minutieuse. Prenez une tempête adriatique, telle que nous la
décrit un marin d'aujourd'hui, l'amiral anglais Smyth 1, et mettez en regard la
tempête d'Ulysse :
Le 9 août 1819, j'étais mouillé sur une ancre dans le petit port fermé de Lossini
Piccolo. Le matin, je vis des nuages inquiétants quoique, la veille au soir, le temps eût
été remarquablement beau. Le vent était au S.-O., les nuages livides, l'atmosphère
sombre et l'aspect général du ciel singulier et menaçant. Dans l'après-midi, l'horizon
devint aussi noir que possible et celte teinte paraissait d'autant plus sombre qu'elle
était surmontée d'une bande de nuages blancs et cotonneux.... Quelques minutes après,
un violent coup de vent du N.-O. soufflait évidemment, quoique nous sentissions encore
au mouillage les vents de S.-O. plus forts peut-être que dans la matinée, car les nuages
étaient tous chassés à droite et à gauche. La scène devint alors magnifique : des masses
de nuages en mouvement depuis le zénith jusqu'à l'horizon laissaient voir par moments
un ciel d'airain.
— Poseidon assembla les nuages, bouleversa les flots et souleva les rafales des
vents dans toutes les directions. Il couvrit de brume la terre et la mer : la nuit
montait du ciel et tous les vents en tombaient à la fois.... De quelles terribles
nuées le ciel se couvre !
— Les pêcheurs, continue l'amiral anglais, couraient à la côte, et les marins, aidés
de la population, cherchaient à échouer leurs barques dans les rues. A la fin, de larges
gouttes de pluie commencèrent à tomber et l'atmosphère sembla se changer en une
fumée noire. A ce moment nous vîmes venir sur nous un épais nuage de poussière
chassé par le vent du Nord. La rafale tomba aussitôt à bord en rugissant affreusement,
avec une violence telle que nos deux amarres furent cassées comme des fils. Tous les
bateaux du port furent submergés ou chavirés. Les avirons, les gouvernails, les bancs
flottaient de tous côtés et tous les navires furent jetés les uns sur les autres à la côte....
— Tout eût été détruit certainement, reprend l'amiral anglais, si le coup de vent
eût continué plus longtemps avec cette violence. Heureusement il ne dura que quelques
minutes et dans moins d'une heure tout avait repris son calme ordinaire. Le dégât fut
encore plus considérable à terre que sur mer. Une grande quantité d'arbres furent
déracinés, des toits de maisons enlevés, des fenêtres et des portes enfoncées, et jusqu'à
des planchers déplacés et précipités dans les étages inférieurs....
OEIVOV T'
àpyàXeôv TE xaT/]p£cçsç T|Xaa-£ o' aUTOV
wç S' àvsfjioç Çavjç Y|twv 6v)p.wva Tivàljfl
xaptpaXéwv ta p.Èv àp TE SiEo-xÉoaa-' aXXuStç aXX-fl-
&ç Tf\ç Soûporea [J.axpà oieffxéSatrs
Mais soudain Athèna intervient pour établir le vent du Nord fixe qui va durer
trois jours. Le flot se calme un peu. Il reste seulement une forte houle. L'horizon
s'est éclaira. A l'aurore du troisième jour, Ulysse du haut d'une grande vague
aperçoit la terre des Phéaciens.
— Une heure après, conclut l'amiral anglais, la violence du vent ayant diminué, il
tomba de larges gouttes de pluies, et deux ou trois jours durant, nous avions une brise
fraîche de Nord avec beau temps.
La tempête a cessé. Le beau temps reparaît. Mais la vague reste forte. Ulysse a
saisi une poutre. Il est à cheval et dirige sa monture. Il nage désespérément
pendant deux jours et deux nuits :
evGa Sûw vûx^aç oûo T' '/^axa Y.ûp.cm 7r/)y<3
TtXàÇeTO.
« Deux jours de nage sans boire et sans manger! deux jours sur une épave!
disent les philologues. Quel conte! » On lit dans le Petit Temps du mercredi
12 décembre 1900 : « Le gardien de phare de Carteret a recueilli un naufragé de
nationalité anglaise nommé Whiteway, faisant, comme mécanicien, partie de
l'équipage du steamer Rosgull, qui fit naufrage la semaine dernière entre Jersey
et Guernesey. C'est vers onze heures du soir que le navire coula après que les
passagers et l'équipage se furent embarqués dans les canots. Celui dans lequel
Whiteway avait pris place chavira et, quoique blessé à la tête, il put se cram-
ponner à un espar, sur lequel il se laissa flotter à la dérive. Il resta ainsi
quarante-trois heures sans manger, éprouvant de violentes douleurs aux jambes.
Il fut recueilli à un mille de la côte par le gardien de phare de Carteret, qui lui
prodigua tous les soins nécessaires. » Ulysse a connu, lui aussi, ces violentes
L'ILE DU CROISEUR. 485
douleurs aux bras et aux jambes, et quand les Phéaciens l'inviteront à leurs
jeux, il se récusera d'abord : « il est encore trop fatigué, il est encore brisé »,
et les Phéaciens comprennent cette excuse : « Il est vraiment bien bâti : quelles
cuisses, quels mollets, et plus haut quelles mains! nuque nerveuse et large
poitrine, c'est un homme encore jeune; mais il a beaucoup pâti et il n'est pas en
forme. Il n'y a rien de tel que la mer pour vous casser l'homme le plus vigou-
reux »,
ou yàp Èyw yé il ®'WX xaxi!)T£pov aXXo âaXào-o-/jç
àvopa ye cruyveûat, et xal aâXa xàptEpoç t\i\.
On voit qu'ici encore la part de merveilleux dans les récits odysséens est
minime : la Phéacie ne doit pas être une terre de rêve et l'on peut chercher dans
les parages de l'Adriatique cette terre des Phéaciens que toute l'antiquité
s'accordait à retrouver dans l'île de Corfou.
Gîte, site, aspect, distances, la Phéacie est bien l'île de Corfou : il suffît de lire
le texte à la façon des Plus Homériques.
Pour le gîte d'abord, l'Odyssée nous dit que les Phéaciens habitent à l'écart
des civilisés, « loin des hommes qui mangent de la farine », sxàç àvopwv
àXcp'/idtàwv. Les philologues hésitent parfois sur le sens exact de cette épithète
àXoev)OTÏ)Ç, farinier 1. Mais l'Odyssée elle-même nous en fournit la claire expli-
cation : « A l'arc, dit Ulysse, je suis plus fort que tous les mortels qui sur la
terre mangent du grain 2. » L'arc est une arme de civilisé; les sauvages, Kyklopes
ou Lestrygons, n'usent que de pierres ou d'épieux. Les civilisés mangent du
pain ; ils se nourrissent du fruit de la glèbe, àpoûpr,; xapirèv EOOVTEÇ. Les sauvages
vivent d'un autre régime, puisqu'ils ne cultivent pas la glèbe. Il y a donc deux
humanités à la surface de la terre, l'humanité civilisée qui mange du pain,
farinière, àX»r,<ru7jç, et l'autre. Les géographes de l'antiquité grecque et romaine
conserveront cette classification des diverses humanités. Pour eux, ce qui
distingue les peuples, ce n'est pas la race ni la langue, mais la nourriture.
Leurs marines connaîtront sur les côtes de la Mer Rouge une collection de
sauvages qui ne mangent pas la farine, mais qui vivent de chasse et de pêche :
on les catalogue suivant la viande, les racines ou les fruits qu'ils dévorent, en
Mangeurs de Poissons, 'lyjiuooâfo'., Mangeurs de Racines, 'PiÇocpàyoï., Mangeurs
de Chair, Kpeooeàyot, Mangeurs d'Éléphants, d'Autruches, de Sauterelles, de
Tortues, etc. Ces populations misérables vivent, comme les Kyklopes homé-
riques, sans cultiver la terre,
O'JTE tûUTeûoUiJiv yepfftv ÎB'JTOV O'JT' apétoo-iv 1.
et, comme les Kyklopes, elles ne ressemblent pas aux civilisés, aux Mangeurs
de Grains, Si-rocpàyoi,
1M
ouoe lf
EUXEV
àvSpî ye o-tTocpàyu 2
Loin des fariniers, les Phéaciens habitent donc parmi les sauvages, à l'écart
du monde civilisé. C'est qu'alors le monde civilisé finit à Ithaque. Ithaque est
à l'Occident la dernière terre achéenne, « la plus éloignée des îles vers le
Nord-Ouest »,
aùvfi oè yfia[j.aXT| iTav,j7:epTâv/-j elv àXl xsïta
rcpôç Çaoeov 0.
le langage des marins, ses compatriotes, ou du périple qui lui sert de trame.
Syria était « au delà de Délos, vers le Couchant » ; l'Eubée était « la plus loin-
taine des îles [de l'Archipel], au dire de ceux qui l'ont vue » : Ithaque est de
même le dernier reposoir achéen à l'entrée de la Mer Occidentale. On y va par la
route côtière qui mène du Péloponnèse à l'Adriatique, en naviguant du Sud-Est
vers le Nord-Ouest. Ithaque est donc bien la dernière île vers le côté de l'ombre.
Au delà, s'ouvrent les mystères de la mer Occidentale, avec les horreurs de ses
monstres, la barbarie de ses Kyklopes et l'anthropophagie de ses Lestrygons :
Ithaque est la dernière île « farinière ».
Il faut compter que la Phéacie est séparée d'Ithaque par une nuit de naviga-
tion. Pour venir aux îles achéennes, les vaisseaux phéaciens mettent environ
une nuit. La navigation d'Ulysse sur le vaisseau phéacien sera semblable de
tous points à la navigation de Télémaque vers Pylos. Tout ce que nous avons
dit de celle-ci peut s'appliquer à celle-là. Comme le vaisseau de Télémaque, le
vaisseau phéacien d'Ulysse partira le soir, pour profiter de la brise de terre qui
se lève trois heures après le coucher du soleil. En pleine mer, il trouvera le
vent du Nord qui le fait courir, « voler avec la vitesse d'un épervier ». A l'au-
rore, il atteindra l'un des ports d'Ithaque. Que l'on calcule au maximum cent
quarante kilomètres puisque ces croiseurs phéaciens sont de meilleurs voiliers
que les bateaux achéens : la Phéacie, à l'Ouest d'Ithaque, serait bien dans les
parages de Corfou ; entre les pointes extrêmes des deux îles, on a en ligne droite
environ cent vingt kilomètres.
L'Odyssée nous fournit une autre distance. La terre des Phéaciens doit être à
dix-sept jours et dix-sept nuits de navigation des Colonnes. Calculons encore une
navigation de cinq à six milles à l'heure : nous aurions environ deux mille ou
deux mille cinq cents milles. C'est à peu près la distance de Gibraltar à Corfou,
en tenant compte des coudes de la navigation. Mais le calcul des distances odys-
séennes ne peut jamais être que lointainement approximatif. Sauf les impossi-
bilités que parfois il nous signale, — telle la navigation d'une nuit qui ne peut
pas conduire d'Ithaque à la Pylos messénienne, — il ne fournit que des argu-
ments douteux. Dans le cas présent, ce calcul est particulièrement difficile.
Nous avons vu que le nombre de jours entre la terre sémitique de Kalypso et les
mers déjà grecques des Phéaciens semble l'addition de deux chiffres rituels ou
usagers, dix + sept = dix-sept. En outre la navigation d'Ulysse se fait sur un
radeau et non sur un vaisseau, et l'on peut objecter que la vitesse de ces véhi-
cules est toute différente, très inférieure à celle que nous prenons. Il est probable
cependant que le poète a reproduit dans ces vers la distance que lui signalait
son périple entre Ispania et les mers grecques, et ce périple calculait le nombre
de jours d'après la marche des bateaux.... Pour notre calcul de la distance
entre la Phéacie et Ithaque, on peut objecter de même que le voyage d'Ulysse
tient du miracle. A première lecture du texte, les vaisseaux phéaciens appa-
raissent extraordinaires : « Ils n'ont, dit-on, ni pilotes, ni gouvernail; ils sont
488 LES PHÉNICIENS ET L'ODYSSÉE.
doués de la pensée et ils savent d'eux-mêmes le chemin. Ce sont des êtres fan-
tastiques et non de réels vaisseaux. » L'objection vaut qu'on s'y arrête, car on
en induit le plus souvent que la Phéacie est une terre fantastique et non pas une
île réelle : il serait oiseux, dit-on, d'en chercher le site puisqu'elle n'a jamais
existé. L'exemple de Syria, cette « île mythique » des archéologues, nous a
servi de leçon. Quand le texte de l'épopée apparaît plein de « tératologies »,
c'est que nous le lisons mal ou que nous ne savons pas l'interpréter. Pour la
Phéacie, il en est de même. Grands navigateurs, les Phéaciens ont de meilleurs
vaisseaux que les Achéens. Leurs croiseurs sont supérieurs en vitesse et en
nombre de rames. Alors que les bateaux d'Ithaque n'ont qu'une vingtaine de
rameurs, les croiseurs d'Alkinoos en ont cinquante-deux :
àXX' ave vfja [AsXaivav epûo-crojJiev etç aXa ôïav
TrptOTÔTîXoOV, XOÛph) 0£ oîtU Xal TTEVT/jXOVTO
tout croire. Pourtant les invraisemblances du texte odysséen sont trop criantes.
Au sujet des vaisseaux de Phéacie, elles dépassent toutes les bornes permises, et
ces exagérations ont scandalisé les philologues scrupuleux : O. Riemann en est
même un peu choqué 1. A première lecture, la sévérité des philologues semble
juste. Mais peut-être ont-ils un peu négligé une seconde lecture plus critique du
texte et du contexte. Le passage, où sont réunies, en une vingtaine de vers, ces
invraisemblanceset ces exagérations, me semble une interpolation pure et simple.
Que l'on relise en effet ce passage. C'est l'interminable discours d'Alkinoos à
la lin du chant VIII. Le poème ne contient pas un autre discours, — je ne dis
pas : récit, — de cette longueur. En dehors des descriptions et des récits, les
discours de l'Odyssée, en effet, sont brefs, rapides, sans phrases inutiles, et ne
servent qu'à coudre ensemble les récits et descriptions. Or Alkinoos parle ici
durant cinquante vers (v. 555-585), et si l'on veut analyser son discours, on en
voit tout aussitôt l'incohérence et la division très nette en deux parties. Le début
est parfaitement utile et raisonnable. Alkinoos dit les choses qu'il a besoin de
dire et qu'amène la suite du récit : ses paroles sensées viennent en leur temps et
place. Car Alkinoos a vu qu'Ulysse pleurait durant les chants de l'aède : « Faites
taire le musicien, dit Alkinoos : il ennuie notre hôte » (v. 555-545). La fin du
discours est non moins utile pour amener la suite du récit : « Et toi, notre
hôte, dis-moi d'où tu viens et pourquoi tu pleures » (v. 572-586). Ulysse répond :
« Vaillant
Alkinoos, la musique ne m'ennuie pas. J'aime la musique de table.
Mais tu me demandes mon nom et mes aventures. Les voici. » Et Ulysse com-
mence le récit de son Nostos. Du discours d'Alkinoos ainsi allégé à la réponse
d'Ulysse, il n'y a pas le moindre heurt : celle-ci correspond à celui-là, et le
discours d'Alkinoos rentre dans la mesure et le ton des discours odysséens. Mais
du vers 545 au vers 572, j'ai supprimé trente vers d'un bavardage insuppor-
table. De ces trente vers, les uns sont des lieux communs ou des stupidités
(v. 546-554) : « C'est un frère que l'étranger ou le suppliant aux yeux de
l'homme qui n'est pas dépourvu de sagesse. N'élude pas mes questions par des
pensées rusées : il vaut mieux que lu parles. Dis-moi le nom dont t'appellent et
ton père et ta mère et les autres qui habitent dans la ville et qui habitent autour.
Car il n'y a pas d'homme qui soit tout à fait sans nom, qu'il soit lâche ou qu'il
soit brave, quand une fois il est né; mais à tous, les parents, quand ils ont mis
au jour, donnent un nom. » Il faut lire ces vers dans le texte pour en apprécier
la maladroite niaiserie :
elV ovop.' 6TTI ers XEÏGI. xâXeov pv/j-ïvjp TE TïaT/ip TE
àXXoi 6' o", xaTà aarii xal oï TispivaiETàoucriv
ou aèv yâp TIÇ izà.p.izcw àvwv'J|j.oç ear' àvGpwiïwv
où xaxo; oùôè fjtiy ÈcrOXoç, S7î7]v Ta TïpwTa yévï)Tat,
àXX' ÈTÏI Trâui Tt9svTa'„, ÈTÏEI
xe Texwa-i, Toxfjeç.
D'autres vers sont recopiés ici d'un autre chant du poème : Alkinoos dit ici
(v. 565-570) ce qu'il répétera au chant XIII (v. 175-178). Mais au chant XIII ces
vers sont à leur place : le peuple phéacien vient de voir son vaisseau pétrifié en
pleine mer par la colère de Poseidon : « Mon père m'avait bien dit, s'écrie Alki-
noos, que Poseidon nous punirait de faire le métier de passeurs, qu'il pétrifierait
l'un de nos vaisseaux et couvrirait notre ville d'une montagne! » Au chant VIII,
ces vers n'ont que faire. Ils sont même déplacés : si Alkinoos pensait d'avance
à ce malheur probable, il n'engagerait pas les Phéaciens, et ceux-ci ne consen-
tiraient pas, à reconduire Ulysse.... Restent enfin les sept vers où sont entassées
toutes les folies concernant les vaisseaux de Phéacie : « Ils n'ont ni les pilotes
ni le gouvernail qu'ont les autres vaisseaux. Mais eux-mêmes connaissent les
pensées et les desseins des hommes et ils savent les villes et les champs fertiles
de tous les hommes et ils traversent très rapidement l'abîme de la mer couverts
d'air et de nuée, et il n'est pas à craindre qu'ils soient endommagés ou
périssent. » Ces vers valent comme facture les précédents ; si l'on veut bien les
relire dans le texte,
où yàp <I>ai.TÎxEcrt7i. X'jêEpVTjTTjpeç so.tnv,
où TI TC7|8àXi' eori Ta T' àXXoa vôeç îyouaw,
OÉ
on s'apercevra bientôt qu'ils sont, eux aussi, copiés ou paraphrasés d'un autre
passage du poème : « Leurs vaisseaux, dit Athèna à Ulysse, sont rapides comme
l'aile ou la pensée »,
TWV VÉEÇ coxelou wç
ei TïTepov '-}tï voT^a 1.
« comme l'aile ou la pensée ». Mais ce sont des vaisseaux réels. Nous pouvons
chercher leur port d'attache.
L'île de Corfou passait chez les Anciens pour le royaume d'Alkinoos. Déjà,
parmi les contemporains de Thucydide, cette opinion fait loi. Elle eut même une
singulière influence sur les destinées de l'île, car elle se traduisait dans la poli-
tique des Corfiotes : « Les Korkyréens méprisent un peu Corinthe, leur mère
patrie, à cause de leurs richesses, de leurs forces et de l'antique renommée que
valut à leur île l'établissement des Phéaciens, xaTà T/)V TÛV $aiâxwv TcpoEvoîx7]mv
r7[Ç Kepxtipaç xXeoç ÈyovTwv Ta rcepl Tàç vaûç 1. » L'école mishomérique d'Éra-
tosthènes rejetait, comme on peut s'y attendre, cette identification : puisque
toute la géographie homérique n'est qu'un tissu de fables, la Phéacie n'avait pas
eu plus d'existence réelle que la Kyklopie ou la Lestrygonie. Mais les mishomé-
riques ne purent jamais, durant l'antiquité, convaincre l'opinion populaire.
Les géographes, philologues et commentateurs modernes se sont partagés entre
ces deux affirmations. Il est inutile de refaire ici l'exposé de ce débat. On le
trouvera résumé dans le livre consciencieux d'O. Riemann, Recherches sur les
Iles Ioniennes (Bibliothèque des Écoles françaises de Rome et d'Athènes, 1879).
On en trouvera une bibliographie plus complète et plus récente dans le beau
mémoire de Partsch, Die Insel Korfu (Petermann's Mittheilungen, Ergänzungs-
band, XIX, 1887-1888, n° 88). Tout ce que les trois ou quatre siècles ont produit
sur l'île est catalogué dans ces deux ouvrages, auxquels je renverrai constam-
ment le lecteur pour ne pas m'astreindre à recopier des listes bibliographiques.
L'Ile des Phéaciens dans l'Odyssée s'appelle Schérie, Sfyepu,,
r^a-l /.' sixoi7T(jS 2/^EpbjV ÈpîëwXov I'XOITO
•fawîxwv EÇ yaïav 2
1. Thucyd., I, 25.
2. Odyss., V, 54.
5. Cf. Ebeling, Lexic. Hom., s. v.
492 LES PHÉNICIENS ET L'ODYSSEE.
helléniques et qui d'ordinaire sont des noms étrangers, doublés d'un nom grec.
Aux temps historiques, l'île avait un autre nom : elle s'appelait Korkyre ou
Kerkyre, Kôpxupa ou Klpxupa. Mais, pas plus que le précédent, ce nom ne paraît
susceptible d'une étymologie grecque : nous verrons bientôt qu'il rentre aussi
dans la classe des noms étrangers. Il est vrai que l'île avait un autre nom
encore, grec celui-là, Drépanon ou Drépanè : elle était l'Ile de la Serpe, opé-avov.
Ce n'est pas, quoique certains l'aient dit, pour la raison que l'île a la forme
d'une serpe. Elle a cette forme, en effet, sur nos cartes : elle présente la courbure
allongée d'une serpe ou d'une faucille. Mais ici encore il ne faut pas juger des
noms anciens par nos conceptions ou nos vues de géographes en chambre : les
premiers navigateurs n'avaient pas nos cartes sous les yeux et leurs regards
n'embrassaient pas, au-dessus de l'eau, en une vue cavalière, les cent kilo-
mètres de la courbure corfiote. Sur la mer — et non sur la carte — Corfou
n'est pas une serpe, mais une haute et longue muraille découpée, — l'île
s'appelle aussi Makris la longue, — dont la hauteur va croissant du Sud au
Nord. Si les premiers marins la nomment la Serpe, c'est qu'ils virent dans ces
parages la serpe qui avait servi à émasculer le bon père Kronos. Zeus avait jeté
cette serpe sur les côtes corfiotes, avec les testicules sanglants de son père, et
Corfou avait reçu cette serpe toute rouge de sang : ÈxaXElTo Aperce où. -o
EV.EI cpuXaTTEo-Gai. T"À|V SpE-àvrjv
TTJV TJJ.7JTI.X7IV TWV
TOÛ Kpovou alooîwv, dit le scho-
La pointe San Stefano, qui est médiocrement élevée, forme l'extrémité N.-E. de Corfou.
A 1/2 mille dans le S.-O., on voit sur une colline haute de 110 mètres les ruines d'un
moulin. Les Roches Serpa, qui sont juste à fleur d'eau, gisent à environ 1/5 de mille
de la petite anse qui se trouve sous le moulin. Ces roches sont accores avec de grands
fonds sur leur côté Est. Elles réduisent à mille la largeur du chenal qui les sépare de
la côte d'Albanie. Par temps calme, elles s'aperçoivent à leur couleur rougeâtre qui
contraste avec la couleur bleue de la mer 2.
Voilà bien la Serpe sanglante que possède Korkyre. Le mythe du dieu émas-
culé et de la serpe sanglante est très ancien chez les Hellènes : Hésiode le chante
déjà. Les premiers navigateurs grecs retrouvèrent donc ici la serpe que Zeus
avait jetée dans la mer du Couchant : ils connaissaient celle serpe depuis leur
enfance. Ce rocher de la Serpe donna son nom au mouillage voisin, puis à la
terre qui portait ce mouillage, à l'île tout entière. C'est ainsi que nous avons
vu, sur la côte de Cérigo, le Rocher de la Mitre ou du Bonnet donner son nom
au mouillage voisin, puis à la ville et à l'île du Bonnet, Kythèra. C'est tout
pareillement, peut-être, que le Rocher de la Cachette a donné son nom à tout le
continent d'Ispania. Sans même sortir de Corfou, c'est ainsi que les deux som-
mets du mouillage vénitien, Kopuoeol, Kopuoeoùç, Koryphous, Korphous, four-
1. Cf. Ebeling, Lexic. Rom., s. v. S^pi-r,.
2. Instruct. naut., n° 091, p. 10.
L'ILE DU CROISEUR. 495
niront à la ville moderne le nom de Corfou, que l'île tout entière porte
aujourd'hui.
A Cérigo, par les situations réciproques de la roche et du mouillage, nous
aurions pu deviner que les marins, inventeurs du nom Kythèra, venaient du
Sud. Car la Roche du Bonnet devait leur servir de reconnaissance et d'atterrage
pour atteindre le mouillage; elle devait, pour eux, être au devant de la côte
insulaire : ils rencontraient d'abord la roche, puis le mouillage, et c'est pour-
quoi le nom passa de la première au second. Et nous constatons, en effet, que
ces navigateurs venaient de Phénicie, au long des côtes crétoises, et
qu'ils
abordaient Kythère par le Sud-Est. Faites la même comparaison pour la Roche
de la Serpe et pour notre
île de Korkyre . Cette roche
gît dans le détroit qui
sépare l'Albanie de Cor-
fou, au point le plus
resserré du canal, sur la
route des barques qui
passent soit de la côte
albanaise à la côte cor-
fiote, soit du canal inté-
rieur de Corfou à la mer
libre du Nord. Ce sont
donc, ou des navigateurs
FIG. 57. — Corfou1.
indigènes venant d'Al-
banie, ou des marins grecs venus des îles helléniques et voguant vers l'Adria-
tique, qui transportèrent le nom de la roche à la côte insulaire et qui firent de
Corfou tout entière l'île de la Serpe, Drépanon ou Drépanè.
On pourrait imaginer un nom de même sorte, mais un peu différent, donné
à cette même île de Corfou par des navigateurs qui l'aborderaient sur l'autre
façade. La côte Nord-Occidentale de l'île, en face des mers italiennes et du grand
détroit vers l'Adriatique, offre aussi un rocher caractéristique dont le profil
très net a toujours frappé les navigateurs : c'est, surgissant de l'eau, un navire
qui marche, avec sa mâture dressée, sa voilure déployée et son canot attaché
à l'arrière. Découpé comme à l'emporte-pièce, ce rocher sans épaisseur a sur
les deux côtés le même profil. De toutes les montagnes qui occupent la partie
Nord de l'île, les indigènes peuvent apercevoir à l'horizon ce caïque pétrifié :
«
Vu du col d'Hagios Pandeleimon, dit O. Riemann2, et éclairé par le soleil, l'îlot
ressemble tout à fait à un caïque qui navigue, sa voile triangulaire déployée....
et un rocher émergé à l'arrière semble le canot attaché à l'arrière du grand
navire ». De tous les sommets, de tous les promontoires septentrionaux de l'île,
plp-Cpa §Hi)X0pL£V7l.
Il n'est pas encore entré dans le port; il monte de la grande mer nébuleuse,
EX TtOUTI-fj;
àviOtJtjaV £V 7)£pO£lO£l 7Ï0VTCO.
Il n'a pas encore fait la manoeuvre habituelle aux bateaux homériques, qui,
pour venir dans l'intérieur du mouillage, démâtent ou carguent la voile et
gagnent à la rame leur remise sur la plage de débarquement. Le croiseur est
encore mâté; il est encore sous voiles.... Soudain Poseidon en fait une pierre
qu'il enracine parmi les flots,
oç [JUV Xôav é'G^xe xal èppiÇwa-ev svepGev.
Il faut noter soigneusement les moindres détails de ce texte. Car, sur l'autre
face de Corfou, dans le détroit de la Serpe, nos marins connaissent une autre
roche qu'ils appellent la Barque ou la Barquette : « Un petit rocher, nommé
Barchetta, la Petite Barque, émergeant de quelques pieds seulement et accore,
gît dans l'Est de Tignoso : il faut se tenir à mi-distance entre la côte et ce rocher
Barchetta, qui n'est pas plus grand qu'une embarcation la quille en l'air1. »
On voit la différence entre cette barque naufragée, retournée, à peine visible
au ras de l'eau, émergeant de quelques pieds seulement, et notre bateau mâté,
garni de toile, haut de 50 mètres, voguant à travers les chenaux de roches. Il
semble donc bien que nous ayons ici la Roche odysséenne du Croiseur. Les
légendes populaires n'ont jamais oublié l'origine miraculeuse de cette pierre.
Pour les Grecs modernes, c'est le successeur de Poseidon dans l'empire de la
mer, saint Nicolas, qui voulut punir les irrévérences d'un capitaine et d'un
équipage mécréants : il pétrifia leur vaisseau. D'autres racontent une plus belle
histoire : « Il y avait jadis sur le promontoire corfiote d'Aphiona une grande
àvSpâut. vîvvovTai. 8.
Les Phéniciens eurent dans leurs flottes des kerkoures, comme les Hellènes
eurent des coureurs, op6[j.wv : kerkyra-dromon serait un autre doublet fort
exact. Le bas latin cursorius, dont nous avons fait coursaire ou corsaire, nous
en donnerait une juste traduction : comme les Grecs anciens avaient emprunté
kerkoure aux Sémites, les Grecs modernes ont emprunté korsarikon, xopo-apixôv
1. Cf. Partsch, p. 75. Partsch déclare avoir fait grand usage d'une description manuscrite, rédigée en
1824 par un médecin du corps d'occupation anglais, le Dr Bentza. Partsch connut ce manuscrit à Corfou,
entre les mains du professeur Romanos. En Avril-Mai 1901, j'ai vainement cherché ce manuscrit.
Le professeur Romanos étant mort, ses héritiers ont vendu ses papiers et ses livres à un libraire de
Naples, m'a-t-on dit.
2. Cf. H. Lewy, Semit. Fremdw., p. 152.
5. Hérod., VI, 97.
4. Hérod., VI, 96.
5. Plin., VII, 57.
6. Appian., Pun., LXXV, 121.
7. Cf. Muss Arnolt, p. 120. Ce mol a dû revenir aux Arabes par l'intermédiaire des Grecs ou des
Romains ; il s'écrit en arabe avec un p et non un J.
8. Odyss., IV, 708-709.
V. BÉRARD. — I. 52
498 LES PHENICIENS ET L'ODYSSEE.
aux Francs, et ils ont dit armatono eis korsarikon pour dire armer en corsaire,
àpjj.aTwvoj elç xopo-apixôv, jusqu'au jour où les puristes ont voulu chasser de la
langue ces mots intrus et revenir aux expressions classiques : ils disent aujour-
d'hui kaladromikon, xa.Taopojj.ixov, au lieu de korsarikon 1. L'Odyssée a traduit
de même kerkoure, et la meilleure traduction de ce mot nous est encore fournie
par elle : c'est wfiz fio-ii, un vaisseau-rapide (une galère-subtile, diraient les
gens du XVIIe siècle), un croiseur. C'est une vr|ûç GOTJ, un croiseur, que Poseidon
change en pierre sur les côtes de Kerkyra,
XiGov ÈyyûGi yar/iç
V7]l Go-fl ÏXEXOV.
Ce n'est pas un de ces lourds vaisseaux de charge, une de ces larges phortides,
que connaît aussi l'Odyssée. J'ai dit que ces vaisseaux de charge ne sont
mentionnés que deux fois dans le poème (IX, 525; V, 250). Les héros homériques
pour leurs courses et croisières ne se servent guère que de croiseurs. Les deux
mots vaisseau-rapide deviennent presque inséparables pour désigner le vaisseau
homérique; ils arrivent à ne faire qu'un mot composé auquel on ajoute les
mêmes épithètes qu'à vaisseau tout seul : le poème nous parle des « vaisseaux
noirs » et des « vaisseaux-rapides noirs »,
èx Tpot7|Ç àviôvTa Go-fl <?ùv VTjl jxeXaîvip,
La navigation, disent les Instructions nautiques, exige dans la mer Adriatique une
sérieuse attention. Elle présente aux bâtiments à voiles de grandes difficultés à cause
surtout des brumes épaisses et des mauvais temps fréquents. La prudence conseille, à
cause du Bora, de naviguer le long de la côte dalmate pour aller du S.-E. au N.-O. ou
inversement, bien qu'en suivant la route du N.-O. au S.-E. on doive rencontrer des
courants contraires. La côte italienne n'offrant aucun refuge assuré contre le mauvais
temps, on serait sérieusement exposé à y faire naufrage si l'on y était surpris par un
coup de vent. Le long de la côte orientale, au contraire, on trouve partout de bons
ports ou de bons abris. En été cependant et dans des conditions favorables, un navire
bien conditionné peut en descendant du Nord au Sud suivre la côte occidentale, où le
seul endroit qui offrirait quelque sécurité est le mouillage de Manfredonia sous le mont
Gargano, avec le mouillage des îles Tremili ; mais, ces deux mouillages exceptés, tous les
autres [de la côte occidentale] sont très mauvais et très dangereux.
Entrés dans le canal d'Otrante, les bateaux venus du Sud longent d'abord les
plages boueuses de l'Albanie. Quelques anciens îlots rocheux, que les alluvions
ont soudés au marais, ne leur offrent que des mouillages temporaires. En deux
points cependant,les Hellènes établiront leurs colonies d'ApolIonia et de Dyrrha-
chion. Dépendants de ce pays sauvage, à la merci d'un coup de main (l'histoire
de Dyrrhachion n'est qu'une lutte constante contre les féroces indigènes), ces
mouillages sont intenables quand une garnison nombreuse et permanente ne
défend pas leur rocher contre la cupidité des Arnautes. Puis, au bout des
plages albanaises, la côte monténégrine offre ses baies à double et triple fond,
ses bouches de Cattaro et de Raguse, nasses perfides où les vieilles marines ne
s'aventurent pas. Puis Meleda et Curzola, parallèles à la grande terre, ouvrent
enfin leurs chenaux et leurs petites rades. Allongées du S.-E. au N.-O., ces îles
ont, par tous les temps, des mouillages assurés contre les deux vents dominants,
le Bora et le Sirocco. Nos Instructions nautiques décrivent encore minutieu-
sement toutes les anses de ces refuges.
Il semble donc probable que Curzola, la Korkyra dalmate, a pu servir de
refuge aux mêmes navigateurs qui, venus du Sud ou du Sud-Ouest, ont salué
du nom de Korkyra la Roche corfiote. Entre les deux Korkyres, les Anciens
établissaient déjà des rapports de parenté. La Korkyra dalmate, disaient les uns,
avait reçu son nom de colons grecs, de Knidiens : le nom Korkyra, emprunté
par eux à la grande île, avait été transporté ici. D'autres, au contraire, savaient
que les Liburnes, les Dalmates avaient un instant possédé la Korkyra corfiote et
que les premiers colons grecs les en avaient chassés 1. Je crois que les deux
Korkyres datent, en effet, de la même thalassocratie, car les marins, qui
fréquentent l'une, fréquentent l'autre aussi : « L'isle de Corfou, disait déjà
l'hydrographe Belin au XVIIIe siècle, est située à l'entrée du golfe de Venise
dont elle est en quelque façon la clef », et nos Instructions conseillent encore
aux bâtiments, qui remontent de la Méditerranée dans l'Adriatique, d'aller
La roche corfiote, qui représente ce vaisseau, pourrait donc, elle aussi, être une
1. Instruct. naut., n° 706. p. 56.
2. Diod., V. 12.
5. Cf. H. Lewy, p. 209.
4. Hesych., s. v. yaûXoç; cf. H. Lewy, p. 209.
5. Odyss., VIII, 54; XIII, 168.
L'ILE DU CROISEUR. 501
roche du Croiseur Noir, une Kerkyra Noire, Kerkyra. Melaina. Et elle le fut en
réalité. Le nom complet de la Korkyra Melaina dalmate est fait d'une épithète
grecque, melaina, accolée à un substantif sémitique kerkyra. Si l'on veut
retrouver le prototype de cette épithète grecque, il faut recourir à la racine
sémitique TW, s. kh. r., être noir, et à une forme adjective ninur, skher'a, qui
en serait tirée (comme rua1?, leben'a, la blanche, de "ph, laban; niznp, kedes'a,
la sainte, de Wrp, kadas : ces racines ont fourni aussi des épithètes à forme
participiale nïïmp, kados'a, rmzh, lebon'a; l'Écriture n'emploie que la forme
participiale rmrrtf, skhor'a ; mais la forme mnw, skher'a, est, comme on voit,
aussi régulière). Skhr'a, ou skher'a, mrns, a donné au poète homérique 2%epÎ7j,
=
Skheria, suivant les équivalences que nous connaissons bien a, B7, x=!7>
p= =
"i, s, Et ou i n.
mnfi? fTO-D, Kerkura Skher'a, tel était primitivement le nom complet de ces
Roches ou Iles du Croiseur Noir. Pour la station liburne, les Hellènes tradui-
sirent le second terme et transcrivirent le premier : ils eurent Kerkyra Melaina.
Pour la station corfiote, ils avaient transcrit les deux termes; mais l'usage com-
mun ne garda que le premier Kerkyra ou Korkyra, alors que la poésie odys-
séenne n'avait conservé et popularisé que le second, Skheria. Ces différentes
opérations onomastiques sont fréquentes dans toutes les toponymies qui ont
passé par plusieurs bouches. Que deux stations de l'Adriatique primitive aient
eu le même nom de Kerkura-Skher'a, ceux-là seuls en pourraient être surpris
qui ne connaîtraient pas les deux caps Iapygiens sur la côte italienne toute voi-
sine, les deux Kara-tasch Bournou des Turcs sur la côte cilicienne, les deux
Soloi des Phéniciens sur le détroit de Chypre, les innombrables Castel Novo ou
Castel Vecchio des Francs et des Italiens dans toute la Méditerranée. Que les
marines tantôt traduisent et tantôt transcrivent les noms étrangers qu'elles
empruntent, nous le savons déjà par vingt exemples. Mais que, parfois aussi,
elles combinent la traduction et la transcription, nos Instructions nautiques ou
les Portulans francs nous le pourraient encore montrer.
Voici quelques exemples.
A l'entrée du golfe de Smyrne, le nom du promontoire que les Hellènes
nommaient le Cap Noir, "Axpa MéXawa, a été exactement traduit par les Turcs
en Kara Bournou ; mais nos Instructions et nos voyageurs disent tantôt le Cap
Kara Bournou, ce qui fait pléonasme, tantôt le Cap Kara, ce qui fait une
traduction régulière (Bournou = Cap) et une transcription, et tantôt le Cap
Bournou, ce qui fait un non-sens. D'une pointe que les Italiens appelaient
Bianco Cavallo, le Cheval Blanc, les Francs font tantôt le Cap du Cheval ou le
Cap Cavallo et tantôt le Cap Bianco ou Blanc. Les mêmes Italiens avaient semé
dans la Méditerranée leurs Châteaux des Pèlerins, Castellum Peregrinorum,
Castel Pelegrino : d'Arvieux, Thévenot et les Francs, qui nous parlent de la
station syrienne, disent tantôt Château ou Castel Pelegrin et tantôt Pelegrin
tout court. Dans le golfe d'Athènes, les Francs distinguaient l'île Saint-Georges
502 LES PHENICIENS ET L'ODYSSEE.
de l'Arbre, de l'île Saint-Georges de Milo : les voyageurs parlent tantôt de
l'Ile Saint-Georges et tantôt de l'Ile de l'Arbre. De même au Sud d'Astypalée,
les portulans du siècle dernier distinguent du petit archipel Saint Jean di Serni
le Saint Jean de Patmos : nos Instructions décrivent les îlots Sérina ou Aghios
Ioannis, Saint-Jean. Nous connaissons dans l'onomastique palestinienne cette
Prairie des Vignes que les Hébreux appellent Abel Keramim, D'ai3_l?aN : les
Septante transcrivent "AÊEX ou "ESEX '/ap^eip.; d'autres, traduisant vignes et
transcrivant prairie, disent "AêeX 'AJJWIÉXWV; d'autres enfin traduisent les deux
termes et disent xùpi àptEXocpôpoç1.... Pour prendre un exemple dans notre île
même de Corfou, la plus haute montagne dans le Sud de l'île s'appelle en grec
les Dix Saints ou plutôt les Saints Dix, Hagioi Deka. Les marines occidentales
ont traduit le premier terme Hagioi, Saints, et transcrit le second Deka. Elles
auraient dû régulièrement dire Saints Deka ou Santi Deka ; mais comme elles
avaient oublié le sens exact du second terme, deka, et comme ce mot avait la
terminaison a du féminin, elles imaginèrent bientôt de faire accorder l'épithète
saint avec le nom féminin de deka, et la dernière édition de nos Instructions
nautiques nous dit : « Sur le côté Ouest et plus dans le Sud, le mont San
Giorgio s'élève à 500 mètres au bord de la mer et, dans le Sud-Est de ce
dernier, on voit le mont Santa Decca, haut de 560 mètres 2. »
A nous en tenir donc à l'onomastique, il semble que notre île de Corfou
puisse bien tout à la fois être la Kerkyra des Hellènes et la Schérie du poète
homérique, parce qu'en réalité elle est Kerkyra Schérie, l'Ile du Corsaire ou
Croiseur Noir. La topologie de l'île et toutes les descriptions du texte odysséen
vont nous conduire à la même identification.
vaujç <ï>at,7!jXwv\
Puis la tempête jette Ulysse contre la côte même de l'île; alors, ce sont des
falaises de roches sur lesquelles le flot lance des nuées d'écume avec un terrible
rugissement,
xai Ô7j OOUTÏOV âxoua-s TTOTI <T—'„Xa6E<7<7i, GaXàaaTjÇ
poyGEt, oè |j.Éya x'jjj.a TIOTI Ijepov 7iTrsîpoio
SEWÔV ÈpEuyôjAEVOv EIXUTO oè TiàvG' àXôç avvTj.
1. Gesenius, Wort., s. v.
2. Instruct. naut., n° 751 (1896), p. 29.
5. Le poète ajoute :
EtG-aTO 5' O); ST' èplVÛV £V T,SpOSloÉl TTÔVTW.
Dans l'antiquité déjà, ce vers était peu compréhensible : les uns lisaient ôi: OTE pivov, les autres w;
L'ILE DU CROISEUR. 505
Ni port, ni refuge. Partout des promontoires projetés, des écueils, des roches,
et encore des écueils pointus autour desquels gronde le flot; par derrière, une
falaise de pierre nue contre laquelle la houle va précipiter le naufragé :
Une grande vague jette Ulysse sur un promontoire rocheux. Il n'a que le temps
de se cramponner au passage à l'un des écueils qui bordent la côte. Il évite ainsi
d'être broyé contre la falaise. Mais, au retour, la vague le reprend et le ramène
à la haute mer. Alors il nage parallèlement à la terre. Les yeux tournés vers le
rivage, il cherche une plage unie et un port. La mer est sans fond : impossible
de prendre pied,
vfj^e Tsapéi; s; vaïav opwp.svoç et! TCOU ècoeûpoi.
7jiôvaç xs TtapaTtXvjyaç Xiuivaç TE GaXâffoTjç...
ày/tëâG^ç oè GâXaa-a-a xal où IÏWÇ e<m itôoeffO'tv
av/îp.£vai àu.csoTÉpoto't.
Enfin il aperçoit les bouches d'un fleuve d'eau courante ; il s'en approche :
l'endroit est excellent pour prendre terre, sur cette plage de sables, dans cette
anse protégée du vent,
àXX' OTE
§7) izo'ïay.oïo xoreà crTÔpva xaXXipâoio
ïije VStoV, T"fl
§7) 01 EElO-aTO YWpOÇ àptCTTOÇ,
XEIOÇ TOTpàtoV Xal ETcl (TXÉTtaç 7jV àvÉp.oio.
Le fleuve est sans profondeur ; il arrête son courant pour recevoir Ulysse. Mais
l'endroit est désert et le vallon humide et fiévreux. Les pentes voisines, couvertes
d'arbres et de broussailles, offrent pour la nuit un meilleur refuge :
si [AEV
X' ÈV TTOTap-ôï o'ja-XTjoÉa v'JXTa cpuXàtra-w,
[A7j
pi' âptaSiç ortêvi TE xaxTj xal GTJXUÇ eépa-Yi
Ulysse monte à la forêt et s'enfouit dans les feuilles sèches.... C'est là que
Nausikaa va retrouver le héros. La ville des Phéaciens est assez loin d'ici. Quand
Nausikaa viendra laver son linge à la bouche du fleuve, elle prendra une voiture
pour faire le voyage et des provisions pour rester tout le jour. Partie de grand
OT' èptvôv l'île se dresse comme un figuier ou comme un bouclier ». En cette incer-
et l'on traduisait «
titude du texte, je néglige celte comparaison.
504 LES PHÉNICIENS ET L'ODYSSÉE.
matin, elle ne rentrera que le soir. Sur la route, elle traversera d'abord les jardins
du faubourg et le bois sacré d'Athèna, qui sont tout près de la ville, puis les
champs et la plaine cultivée, qui mènent jusqu'au fleuve. La Ville est au bord
de la mer, pourtant : entre deux ports au goulet étroit, elle dresse sa haute col-
line que ceint un rempart,
aUTttp £7WjV TtoXlOÇ ÈTÎlëetOpiEV, 7|V TCEpt. TTJpyOÇ
ûtjr/iXoç, xaXôç Se Xipi7|V ixàTepGs TÏÔXTJOÇ
AE7IT7J O SlffWJJLTj.
Au pied de l'acropole, entre les deux ports, à côté des cales qui reçoivent les
navires, une place publique, pavée de grandes dalles, entoure un temple de
Poseidon,
VTJEÇ o' ooèv àpiatiXwa-at.
slovorcoa- Tiâcnv yàp ETTIOTIOV ICTTIV IxâaTCù-
Evtja os TE ace ayopr, xaÀov llocrt.07ji.ov aacstç
pUTOtcnv Xâscrcnv xaTtopuy^Iscrcr' àpaptua
Tout au long des côtes corfiotes, les archéologues et les explorateurs ont
cherché ce double port des Phéaciens. Trois ou quatre sites, dit-on, correspon-
dent à la description homérique : la seule difficulté est de choisir entre eux;
mais cette difficulté, au dire des explorateurs, est à peu près insoluble. Sur le
détroit qui sépare Corfou de la côte albanaise, deux ports ont toujours été fré-
quentés des navigateurs, le port même de Corfou et le mouillage de Cassopo :
tous deux ont une double baie. Sur la côte de la mer occidentale, deux autres
refuges, Aphiona et Palaio-Castrizza, présentent aux flancs de leurs presqu'îles
rocheuses, chacun une paire de mouillages accomplis. Voilà donc quatre empla-
cements pour notre Ville d'Alkinoos. Mais la difficulté du choix est peut-être
moins grande en réalité. Entendons-nous bien d'abord sur la valeur de certains
mots.
Nous donnons aujourd'hui le nom de port, de refuge, de mouillage, etc., à
des stations de nos flottes, qui ne conviennent en aucune façon aux flottes pri-
mitives et qui ne peuvent pas avoir été vraiment des ports homériques. Un port
homérique, nous le savons, n'est pas une grande rade enfoncée dans les terres :
il faudrait à l'entrée et à la sortie un trop dur effort des rameurs pour gagner
la haute mer ou pour reprendre le mouillage. Un port homérique n'est pas
môme un grand bassin d'eau profonde : il n'a que faire d'une vaste superficie
de mer ; ses bateaux ne restent pas à flot. Mais il lui faut une assez grande
étendue de plages pour tirer les navires à sec. Un « bon port » homérique est
presque le contraire de nos bons ports : il n'a besoin ni de la même capacité ni
de la même profondeur. Mais il doit remplir certaines conditions qui ne sont pas
facilement conciliables. Il doit être abrité du vent et couvert par les terres voi-
sines. Il doit avoir nombre de petites plages, où chaque vaisseau aura sa
FIG. 59. —
LE CENTRE DE L'ILE DE CORFOU
Photogravure d'après la carte marine n° 5199.
L'ILE DU CROISEUR. 507
Nos quatre mouillages corfiotes sont loin de répondre tous à cette description.
Étudiez-les l'un après l'autre.
Juchée, entre deux rades ouvertes, sur les deux sommets (Koryphous, Kopû-
pouç, Korphous, Corfou) qui lui valurent son nom, la capitale actuelle de l'île a
pour nous deux ports, la rade de Vido et la baie de Kastradais, mais ce ne sont
vraiment que deux mouillages forains :
Bâtie sur un promontoire qui s'avance dans l'Est, disent les Instructions nautiques,
la ville est baignée par là mer de tous côtés. Elle s'étage sur un rocher escarpé dont le
sommet est formé par deux pics que couronnent de fortes batteries. La rade de Vido
s'étend le long de la face Nord de la ville; elle est abritée par l'île de Vido des gros
vents du N.-E. qui soufflent avec une grande violence pendant l'hiver. Le mouillage
s'étend sur un espace de 2 milles en longueur et sur 5/4 de mille en largeur avec des
fonds de 18 à 29 mètres. L'île Vido, haute de 45 mètres, de forme triangulaire, longue
et large d'un demi-mille, est presque accore. La baie de Kastradais, d'environ 5/4 de
mille d'étendue, a des petits fonds et n'est visitée que par des pêcheurs 2.
vrai que la ville ancienne de Korkyre n'était pas en ce site. Un peu plus au
Sud, elle occupait le flanc oriental de la longue, large et haute presqu'île qui
s'avance entre la baie de Kastradais et la lagune de Kallichiopoulo. Cette
presqu'île pourrait à la rigueur nous représenter le promontoire rocheux des
Phéaciens, sauf pourtant qu'elle est démesurément trop grande : ses trois ou
quatre kilomètres carrés contiendraient cinq ou six villes comme la capitale
d'Alkinoos. De chaque côté, s'ouvre un mouillage, nous dit-on. Mais ni l'une ni
l'autre de ces baies ou rades ou lagunes ne correspondent, comme dispositions
ni comme dimensions, à de beaux ports homériques. La baie de Kastradais, que
nous connaissons déjà, est entièrement ouverte. La lagune de Kallichiopoulo
est fermée, et devant l'entrée « se trouve le pittoresque îlot d'Ulysse, haut de
20 mètres, avec une chapelle; ce lac Kallichiopoulo est actuellement peu
profond et se remplit : on y a établi une importante pêcherie1. » Le chauvinisme
des Corfiotes modernes a retrouvé ici le port d'Alkinoos : « Voilà, disent les
indigènes, le port fermé et voilà la roche du vaisseau pétrifié. » Embouée de
vases, bordée de marais qui en rendent tout le pourtour inaccessible, cette
lagune sans eaux profondes ne peut servir à nos marines. Elle n'a pu servir
davantage aux marines primitives, qui ne trouvaient ici aucune plage de
remise, aucune pente de sables. Leurs vaisseaux se fussent échoués et enfoncés
dans la vase du pourtour. Ces vieilles marines, d'ailleurs, n'auraient pas vu en
cette rade intérieure un port, mais une petite mer : long de deux kilomètres
et demi, large de deux, ce bassin gigantesque eût nécessité des heures de rame
pour aller du goulet aux remises. Ajoutez que cet îlot d'Ulysse n'a jamais eu la
forme d'un navire. Jamais les marines qui se sont succédé ici n'ont eu l'idée d'y
voir un bateau, une galère ou un caïque : jamais il n'a porté le nom de Karavi,
Galera ou Nave; il s'appelle l'Ile aux Rats, Pondiko-Nisi. Cette appellation même
implique l'invraisemblance de l'identification proposée, car elle suppose une
île peuplée de rats, donc une île pourvue d'eau, de végétation et de vie. Or, pour
qu'une île garde à travers les siècles un profil caractéristique et le nom que ce
profil entraîne, pour qu'une île ressemble à un bateau et, depuis l'antiquité
jusqu'à nos jours, s'appelle l'Ile du Bateau, il faut qu'elle soit un bloc de rochers
nus, sans végétation, sans terre friable. Les changements de la végétation
arborescente et les éboulis de la terre mobile auraient tôt fait d'altérer le profil
du bloc. Considérez les divers îlots auxquels les Grecs modernes donnent le nom
de Karavi, Bateau : nous en connaissons déjà deux. L'un sur notre côte corfiote
est un rocher nu de 50 mètres de haut. L'autre est auprès du Malée « un rocher
stérile de 55 mètres qui tire son nom de sa ressemblance avec un navire sous
voiles. » Auprès du Matapan, un autre îlot Karavi « est un rocher haut de
12 mètres bordé de roches couvertes de peu d'eau. » Auprès d'Astypalée, des
îles Karavi sont deux rochers nus. Pareillement, la Nave sur les côtes italiennes
est un rocher ; l'îlot de la Calera en face de Syracuse « est un rocher plat, que
la carte française appelle l'OEuf, » et la Galère de Ponsa est encore un autre
rocher élevé et à pic 1. Jetez maintenant les yeux sur la charmante Ile aux Rats.
Elle flotte à l'entrée de la lagune comme un vase fleuri d'où pointent les hautes
tiges des cyprès : c'est une gerbe droite de verdure et de grands arbres dont le
profil varie sans cesse au gré du vent qui balance ce panache, au gré des hommes
qui le respectent ou l'abattent, au gré des saisons qui le dessèchent ou le
vivifient.... Il faut chercher ailleurs l'île d'Ulysse et les deux beaux ports
d'Alkinoos.
Autre site. Nos marines récentes et déjà les marines de l'antiquité gréco-
romaine, naviguant dans le détroit de Corfou, avaient au bord du grand canal
adriatique un dernier re-
posoir. Le temple de Zeus
Kasios et l'église de N.-D.
de Cassopo s'y sont suc-
cédé. C'est la station an-
tique de Kassiopè, la sta-
tion moderne de Kassopè
ou Cassopo. Ici viennent
relâcher les voiliers qui
sortent du détroit cor-
fiote, quand le Bora, fer-
mant l'entrée de l'Adria-
tique, les empêche d'aller
FIG. 60. — L'Ile aux Rats 2.
plus avant vers le Nord.
Les voiliers venus de l'Adriatique et naviguant vers le Sud y relâchent aussi,
quand le sirocco leur ferme l'entrée du détroit corfiote. Du jour donc où la
navigation fréquenta ce détroit, Cassopo et ses cultes furent en grande renom-
mée parmi les matelots : les itinéraires de la Terre Sainte et les voyageurs
francs mentionnent les hommages rendus, les coups de canon tirés à N.-D.
de Cassopo 3. Une forteresse vénitienne couronne encore le promontoire qui,
de toutes parts entouré d'eau, ne tient à la côte que par un isthme étroit :
« La
pointe Cassopo porte les ruines d'une belle forteresse vénitienne. La côte
Ouest forme la baie d'Aprau, où il y a mouillage par des fonds de 20 à 55 mètres
par les vents de terre, et le petit port Cassopetto avec 7 mètres d'eau. Ces loca-
lités ne sont guère fréquentées que par les pêcheurs 4. » La côte Est du promon-
toire de Cassopo longe une autre crique en cul-de-sac, un fjord étroit que les
Instructions ne mentionnent même pas. Dans ces deux mouillages de Cassopo
on a voulu pourtant reconnaître les beaux ports d'Alkinoos. Même en négligeant
1. Instruct. naut., n° 778, p. 56, 120, 158, 270; n° 751, p. 75, 265.
2. Photographie de Mme V. Bérard.
5. Cf. P. Lucas, II, 515.
4. Instruct. naut., n° 691, p. 5.
510 LES PHÉNICIENS ET L'ODYSSEE.
de traduire la moitié des mots, le texte ne peut s'appliquer ici : aucun des deux
mouillages n'a, derrière un étroit goulet, un bassin aux multiples remises.
Si quelques écrivains1 ont, malgré tout, placé le débarquement d'Ulysse en
ces parages de Cassopo, c'est que le détroit voisin leur offrait le rocher de la
Barchella : ce fut pour eux le vaisseau pétrifié. Nous savons déjà que cette
barquette n'a rien d'un bateau. Pour les littérateurs et manieurs de Gradus,
« canot, barque, embarcation, bateau, vaisseau et navire » sont termes syno-
nymes que l'on emploie indifféremmentsuivant le besoin du vers. Mais la langue
des marins est d'une autre précision : une barquette n'est jamais un navire. Ce
nom de Barchetta est italien. Dans les rochers à fleur d'eau, les Italiens voient
facilement des Barca, — « à cinq cent vingt mètres du cap Carbonara, gît un
rocher de 2 à o mètres d'élévation, tête d'un petit plateau noyé, et à peu de
distance on trouve un autre petit groupe de rochers placés sur un plateau de
2 m. 50 : ce sont les rochers Barca 2 »,
— des Barcaccia, Barca Brucciala et
Barchella, — « le canal est encombré de récifs couverts de 2 m. 50 d'eau et
de rochers ; la roche Barquetta brise dès qu'il y a un peu de mer : il faut bien
connaître les lieux pour prendre ce passage 3. » Or l'Odyssée parle la langue des
Instructions et nous savons que notre Barchetta est un rocher à fleur d'eau,
montrant la quille d'une embarcation naufragée. Ce canot chaviré, la quille en
l'air, ne peut pas être notre croiseur en marche.... Les mouillages de Cassopo,
sans fermeture, battus du vent du Nord, trop vastes dans leur courbe ouverte ou
trop étroits dans leur couloir allongé, ne peuvent pas être nos Beaux Ports.
D'ailleurs, prenez Corfou, Cassopo ou tout autre mouillage : aucun site de la
côte orientale ne saurait nous offrir les autres traits du site odysséen. Où sont
les falaises abruptes, les rochers nus, les écueils grondants et le fleuve au fond
d'une crique? L'île ne présente aux navigateurs du détroit que des plages de
sable ou de vase et des pentes longues de roches ou de cailloux. Les montagnes
par endroits dominent cette rive orientale, mais elles ne plongent jamais
abruptement dans la mer :
L'île est montagneuse, et couverte dans toutes ses parties de plantations d'oliviers.
Le mont San Salvador ou Pantokralor, point culminant de la chaîne du Nord, forme deux
remarquables pics coniques; ses versants sont escarpés, très boisés et découpés par de
profonds ravins.... Le cap Santa Katerina, pointe Nord de Corfou, est un peu bas.... La
pointe San Stefano, qui est médiocrement élevée, forme l'extrémité Est de Corfou. Puis
la côte court le long de la base des penchants escarpés du mont San Salvador ; elle est
élevée et accore; le pays est bien couvert d'oliviers. A environ trois milles au N.-O. de
la ville de Corfou, se trouve le port de Govino bien abrité mais rétréci par les vases
accumulées sur ses bords; il est entouré par des marais qui le rendent malsain. [Puis
vient le promontoire et les plages et les lagunes marécageuses qui entourent la ville de
Corfou]. A 2 milles 1/2 dans le Sud de l'îlot d'Ulysse, se trouve le joli village de Benizza
au pied des pics escarpés des monts Decca et Santa Croce; le pays dans le Nord est
ondulé et boisé; la côte est une plage où les navires mouillent à l'occasion; le pays au
Sud s'élève en collines bien boisées jusqu'aux pics escarpés des monts Santa-Croce et
Decca. [L'extrémité Sud du détroit est bordée des trois pointes Buccari, Lefkimo et
Bianco.] La pointe Buccari est de forme arrondie et a 85 mètres d'élévation; le rivage
intermédiaire est bas; il y a un excellent mouillage par 18 mètres d'eau, sable. La
pointe Lefkimo est une longue langue de subie; entre les pointes Buccari et Lefkimo,
la côte basse est formée par des petits fonds et des salines. Le cap Bianco, extrémité
Sud de Corfou, est à 6 milles de Lefkimo; le rivage intermédiaire est bas et bordé par
des petits fonds parsemés de roches. Le cap Bianco, formé de falaises blanches et élevé
de 70 mètres, est entouré par un haut fond de sables 1.
Tout au long de ce détroit de Corfou, j'ai vainement cherché les vues de côtes
odysséennes (25 avril-
1er mai 1901). Les plages
sablonneuses du Sud ne
sauraient être mises en
cause. Les pentes boisées
du centre ne convien-
nent pas mieux : ce sont
de rapides talus, coupés
de ravins, semés de
pierres roulantes et de
rochers, mais velus
d'oliviers, de cyprès et
de broussailles, et n'of-
frant jamais une façade FIG. 61.
— La lagune de Kallichiopoulo2.
abrupte. Puis viennent les marais et les vases qui encerclent les promon-
toires de la ville ancienne et de la ville nouvelle. Voici l'énorme lagune de
Kallichiopoulo et son entrée si large que l'homme a dû la barrer d'une jetée
et d'une chaîne : les pentes d'oliviers et de vignes ou les talus d'herbages et
d'aloès descendent jusqu'à la bordure de vases. La mer n'apparaît du haut
de la colline qu'entre les troncs et la verdure. Puis, au Nord de la ville nou-
velle, s'étend la plage de marais qui va jusqu'au pied du Pantokrator. Sur une
quinzaine de kilomètres, la rive basse et marécageuse n'est interrompue de loin
en loin que par des îlots rocheux qui flottent encore dans la boue. Une plaine et
une route plate bordent le rivage et viennent brusquement finir au pied du
Pantokrator. Au bord des prairies mouillées, dans les eaux lourdes ou dans la
vase durcie, émergent les deux îles crochues qui forment le port de Govino,
l'ancien arsenal vénitien aujourd'hui emboué. Entre la ville de Corfou et
Govino, un fleuve paresseux amène, entre deux rives de hautes herbes, ses
penchants des collines sont boisés et bien cultivés à leur base, où l'on voit
des petites plaines. La pointe Astrakari, reconnaissable à ses falaises blanches,
sépare les deux baies1. » Où sont les roches abruptes de l'Odyssée?.... De
l'Est à l'Ouest, en travers de l'île, sur le détroit et sur la grande mer, la
chaîne du Pantokrator présente le même contraste. Sur le détroit, sa muraille
s'élève lentement du ras de l'eau vers le sommet principal, qui dépasse neuf
cents mètres. De ce côté, c'est comme la pente d'un fronton, coupée d'aspé-
rités et de crevasses, de rocs pointus et de couloirs pluvieux, mais une pente
oblique, régulière, que recouvrent des broussailles ou des cailloux. Ce qu'aper-
çoivent les navigateurs du détroit, ce ne sont ni des falaises abruptes ni des
roches accores, mais une cascade de croupes rondes, à peine entaillées au ras
de l'eau d'un petit escalier rocheux et festonnées de criques caillouteuses, de
sables et de graviers. Vers l'Ouest, au contraire, sur la grande mer, le fronton
du Pantokrator est écorné. Du sommet principal, qui occupe à peu près la moitié
de l'île dans sa plus grande largeur, la muraille presque droite s'en va jusqu'à la
grande mer de l'Ouest avec une pente médiocre, et brusquement elle plonge à
pic dans cette mer sauvage, comme disent lès indigènes : Agrio-pelagos, la Mer
Sauvage, est le terme convenable pour désigner cette côte occidentale de Corfou
« qui s'élève en hautes falaises escarpées et porte les ruines du château Saint-
Ange, forteresse vénitienne au haut d'un rocher élevé de 550 mètres 2. »
A 550 mètres d'altitude, au-dessus du village de Krouni, les tours ruinées
dominent à pic le flot hurlant, et, par tous les temps, au pied de cette muraille,
la lame se brise sur la ceinture d'écueils pointus. L'Odyssée nous dit que les
Phéaciens habitent « sur la mer sauvage »,
olxIopiEV S' àixàvsuGsv TÏOXUXXÙCTTW svl TTOVTW 5.
La Mer Sauvage de Corfou présente, en effet, toutes les vues de côtes décrites
par le poète. C'est à cette côte occidentale qu'Ulysse a d'abord atterri : dé la
haute mer il en aperçut « les montagnes ombreuses ». Les Instructions
nautiques nous disent :
V. BÉRARD. 53
— I.
514 LES PHÉNICIENS ET L'ODYSSEE.
d'une variété de formes infinies, avec de beaux versants et des contours nettement
dessinés, changent constamment d'aspect selon la position du navigateur 1.
Voilà bien, je crois, les montagnes ombreuses avec leurs formes infinies et
leurs jeux d'ombre et de lumière,
...
Ècpàv7| opsa crxiôsvTa
vaiTjç <3>at.7|XWV.
Mais la tempête rejette Ulysse vers la haute mer et durant deux jours il ne
voit plus rien. A la troisième aurore, la terre et ses forêts reparaissent et le coeur
d'Ulysse se réjouit à la vue de ces bois,
Vue de l'Ouest, toute la façade de Corfou sur la Mer Sauvage n'est qu'une
muraille escarpée. Le contraste en est frappant avec la façade du détroit. Dans
l'extrême Sud seulement, entre le cap Bianco et les îles Lagoudia, cette côte de
la grande mer présente encore les pentes caillouteuses, les talus de roches ou
de broussailles et les anses de sables ou de graviers que nous avons décrits sur
l'autre façade : « Le cap Bianco, formé de falaises blanches, est élevé de
70 mètres.... La pointe Magakhoro, à trois milles dans le N.-O., est basse,
malsaine et rocheuse comme le rivage intermédiaire.... A quatre milles dans le
N.-O. de Magakhoro, la pointe Khonsia est basse et projette des petits fonds.
Entre la pointe Khonsia et la pointe Kardiki à environ deux milles et demi
dans le N.-O., la côte est basse et de sable. Les navires mouillent fréquem-
ment le long de cette côte jusqu'au cap Bianco, par 16 à 18 mètres d'eau, sable
fin, à l'abri des gros grains de Nord-Est de l'hiver, qui soufflent avec une grande
violence 2. » Mais à la pointe Kardiki, tout change : « La côte est la base des
montagnes Paviliana et Garuna, hautes de 426 et de 466 mètres et voisines du
rivage, et après les îlots Lagoudia la côte, formant une courbe convexe, devient
extrêmement dangereuse; elle est garnie tout du long par des roches et des
pâtés de roches. » Du cap Kardiki jusqu'au cap Drasti qui forme l'extrémité
Nord de cette côte occidentale, la même vue de côtes rocheuses, accores et
déchiquetées, va se poursuivre. Une série de pointes abruptes s'avance dans la
mer hérissée d'écueils. « La pointe du mont San Giorgio, au pied d'un haut
1. Instruct. naut., n° 706, p. 56; n° 778, p. 17.
2. Instruct. naut., n° 691, p. 19-20.
L'ILE DU CROISEUR. 515
LA VILLE ET LE FLEUVE
1. Notes de voyage.
518 LES PHENICIENS ET L'ODYSSEE.
vieilles olivettes. Nous avons atteint la muraille du Pantokrator. La route, en
interminables lacets, s'accroche au flanc du mont et met une grande heure à
gagner le col. Soudain la vue s'ouvre de toutes parts, — nous sommes au col de
Panteleimon, — une admirable vue. L'île entière est sous nos pieds. Derrière
nous, vers la ville, le pays apparaît plat, à peine vallonné, entre les lignes de
fauves collines. Parmi les chesnaies, les olivettes et les vignes, brillent les yeux
clairs de quelques petits lacs et les miroirs ternis des marécages. Les verdures
profondes des plainettes s'enchâssent dans le feuillage gris des peupliers. Jus-
qu'au pied des montagnes qui l'encerclent au Nord et à l'Ouest, et jusqu'à la
mer du détroit, qui la borde à l'Est et au Sud, cette divine plaine du centre de
File est toute fleuronnée de lauriers-roses et de cyprès.... Devant nous, vers le
Nord, au loin, l'Adriatique scintille et danse à travers les îlots. Voilà Fano,
Samotraki, tout le groupe des îles, et, parmi les écumes, le Karavi, le Bateau
pétrifié, avec son mât dressé, sa voile déployée et son canot à la remorque!
Jusqu'à la rive adriatique, les pentes des monts, le tumulte des collines et le
réseau des vallées disparaissent sous une houle de verdures remuantes, que
retrousse le grand vent du Nord. De ce côté, la chaîne du Pantokrator est moins
abrupte, et la descente vers le village de Castellanais n'est à pic que dans le
couloir voisin du col. Une courte série de lacets conduit bientôt la route à des
terrasses de vignes et d'olivettes, à des coteaux enchevêtrés surplombant des
vallons et des lits de rivières. Sur cette face Nord, la chaîne calcaire du Panto-
krator est flanquée d'une haute masse de schistes, que les roches ont trouée par
endroits, que les eaux ont ravinée et bousculée partout. Dans ce chaos, la route
s'accroche aux rochers émergeants, contourne les blocs éboulés, traverse les
Pierres Fendues, Schismena Litharia, suit en courbes repliées le sommet des
lignes de faîte et domine de profondes vallées qui, à droite et à gauche, mènent
vers la mer leurs eaux rapides. A droite, le Typhlopotamos et ses affluents
poussent jusqu'à la côte septentrionale et débouchent sur la côte adriatique,
dans la baie de Sidari ; à gauche, le Megapotami va brusquement tourner à
l'Ouest pour atteindre la côte occidentale et se jeter dans la baie de. Saint-
Georges. C'est la vallée de ce dernier fleuve que nous suivons de haut. Castella-
nais, Arkadadais, Monatadais, Aspiotadais, de beaux villages dispersent sur les
pentes ombreuses leurs maisons de pierre et leurs églises à l'italienne. Sous
leurs vieux arbres géants, les olivettes sont parsemées de fougères. Les cyprès
et les aloès se fleurissent de roses. La fraîcheur du Bora tempère la chaleur
de midi.
A Perlepsimadais, après un court déjeuner, il faut quitter la voiture et gagner
à pied le village d'Aphiona qui maintenant apparaît. Il occupe à notre gauche le
sommet d'une roche calcaire, sur l'autre côté de la baie de Saint-Georges. La
route carrossable continue vers le Nord : Aphiona est à l'Ouest. A pied, au faîte
des collines schisteuses, nous contournons de très haut la vallée inférieure du
Megapotami et le fond de la baie de Saint-Georges. Dans la poussière jaune,
LA VILLE ET LE FLEUVE. 519
mauve, rose ou bleue des schistes bariolés, les pas des générations ont creusé
une large piste. Jusqu'à la rivière qui coule à cent mètres sous nos pieds, la
pente schisteuse n'est qu'un tohu-bohu de terres coulantes et de terrasses mal
assises. Dilué, raviné, rongé par les pluies de la mer, le plateau du sommet
n'est qu'un dédale de bosses et de déversoirs. Brusquement les schistes poudreux
font place à la roche dure : la presqu'île d'Aphiona est un bras de calcaire
implanté dans la masse schisteuse 1. Sur la roche dénudée jusqu'à la moindre
fissure, il ne reste pas un coin de terre friable. La pierre nue surgit entre la
grande mer et la baie. Elle monte en deux pentes abruptes qui convergent et
supportent une terrasse de roc, large de quelques cents mètres. Au point culmi-
nant, le village d'Aphiona et les ruines de la vieille batterie française surveillent
les deux côtes de la mer à droite et de la baie à gauche. Toute l'entrée de
l'Adriatique et les roches bordières et les îlots lointains apparaissent d'ici :
toujours distinct, le Karavi, le Bateau de pierre, gonfle sa voile et remorque
son canot dans les chenaux du Nord-Ouest.
Cette presqu'île d'Aphiona est, à mi-longueur, entaillée d'une fissure profonde
qui, de haut en bas et de part en part, la coupe presque en deux montagnes.
Vue de profil par les marins de la haute mer ou par les habitants de la grande
terre, cette masse calcaire présente en effet deux blocs inégaux. Vers le Nord,
c'est un énorme dôme trapu qui tient aux schistes de la terre ferme. Vers le
Sud, une fine aiguille surgit presque entièrement enchâssée dans les flots.
Entre les deux blocs, le Porto Timone enfonce sa crique, et, parti de la grande'
mer, sur le flanc Ouest de la presqu'île, il semble passer à travers la roche
jusqu'à la baie sur le flanc oriental. Pour franchir cette fissure et passer à
pied sec du dôme sur l'aiguille, une mince bosse rocheuse maintient seule la
communication. Le dôme tombe abruptement par une chute de cent mètres
dans la fissure du Porto Timone.... Nous arrivons au bord de ce gouffre. Le
petit port est sous nos pieds. Sans largeur (il n'a pas cent mètres de large),
sans longueur (il n'a pas deux cents mètres de long), sans goulet qui le ferme
(il est ouvert en plein aux vents d'Ouest), sans plages étendues (trois petits
bateaux tirés sur les pierres coupantes rempliraient son fond rocheux), ce port
n'est qu'un couloir de mer, un méchant fjord; il ne peut offrir aux flottes
phéaciennes ni bassin à flot ni remises à sec. Et ce port est unique. Car la rive
de la presqu'île sur la baie n'est échancrée que d'une anse minuscule où, diffici-
lement, le plus petit de nos canots trouverait un refuge. Et l'on ne saurait
donner le nom de port à la baie de Saint-Georges tout entière, à cette gigantesque
baie (je parle comme les marins homériques), presque circulaire, longue et
large de deux kilomètres, cerclée de sables vers la terre, mais ouverte, large-
ment ouverte vers le plein sirocco : c'est une rade foraine au gré des marins
primitifs, sans la moindre fermeture; son entrée a trois kilomètres de large. Et
que terminent des pentes de sables. Chaque vaisseau peut avoir sa remise sèche
ou sa cale mouillée. La nature a fait ici le travail de compartiments que l'homme
fait ailleurs, — cf. le port athénien de Munychie, — pour dresser des boxes
dans les écuries de ses coursiers de la mer. Au pied de la ville haute, sur
l'isthme entre les deux ports, une plaine s'étend pour recevoir l'agora dallée. Si
la réalité correspond vraiment à cette carte de nos marins, nous avons ici la
ville et les beaux ports d'Alkinoos.... Mais il ne faut pas s'en rapporter à la vue
des cartes.
1. Pour la commodité du récit, je réserverai le nom de Sierra à cette chaîne qui borde la Mer
Sauvage.
FiG. 66. — LA VILLE D'ALKINOOS
Photographie de Mme V. Bérard.
Au premier plan la grande courbureet les plages de Port Alipa. Au second plan : à droite, les pentes de l'Arakli ; au centre, l'isthme de l'Agora
:
avec sa maison blanche; à gauche, la montagne semi-insulairequiportait la Ville. Au troisièmeplan, la butte de Palaio-Castrizza
est cachée derrière la Ville ; mais on aperçoit la Mer Sauvage au centre et, sur la droite, le dôme du Saint-Ange.
LA VILLE ET LE FLEUVE. 527
kli. Cette colline n'existe pas. L'isthme est plat, au raz de l'eau, sans une
élévation, sans une bosse 2. De la plage sablonneuse de Port Alipa au fond
sablonneux de San Spiridione, il va tout uni, portant une petite plaine de blés
et d'olivettes. Au-delà de
San Spiridione, il se pour-
suit encore jusqu'à la Mer
Sauvage pour unir à la
côte le mont de Palaio-
Castrizza, si bien que le
regard peut suivre cette
enfilade d'isthmes bas de-
puis Port Alipa jusqu'à
San Spiridione et jusqu'à
la Mer Sauvage.
Port Alipa est le grand
port. San Spiridione est
beaucoup plus petit. Mais FIG. 68. — L'isthme est plat... 3.
derrière un goulet de ro-
ches, il a aussi de spacieuses pentes de sables, où toute une flottille primitive
remiserait ses navires. Les moines du couvent de Palaio-Castrizza y ont leurs
deux canots échoués. C'est leur seul mouillage. Car la plage foraine qui borde la
s'étend entre les deux ports, au pied du mont des Phéaciens. La plainette de
l'isthme a deux cent cinquante à trois cents mètres de long, d'un port à l'autre, et
cent cinquante à deux cents mètres de large, entre le pied des deux montagnes
insulaire et côtière. Du côté de Port Alipa, la plainette est ombragée d'olivettes
qui viennent jusqu'aux sables. Du côté de San Spiridione, les sables et les
champs de blé lui font une large esplanade découverte.
â'vQa oè TS o-to' àyopT) xaAov IIo(Jt,§TÏtov àuicttç
et que les corsaires ou navigateurs francs connaissent jusqu'à nos jours dans
les mers levantines. En bas, la plage et les vaisseaux bordent l'agora, où les
étrangers étalent leurs marchandises, près des sanctuaires où les indigènes
adorent les dieux marins. Sur la pente, le troupeau serré des cases monte de ter-
rasse en terrasse, le toit plat de l'une servant de cour à l'autre plus élevée. Au
sommet, le palais du roi, de l'aga ou de l'évêque domine. Les géographes de l'Expé-
dition de Morée nous ont décrit dans la Syra de leur temps notre Ville d'Alkinoos :
La ville de Syra, sur une montagne à l'Est de l'île, occupe l'emplacement de l'ancienne
Syros. Elle se distingue en ville haute et en ville basse : la ville haute est le séjour de
la bourgeoisie et des administrateurs; la ville basse est celui des marchands. Les
habitants, en grande partie, sont des réfugiés ou des pirates, qui furent obligés de
quitter la Grèce pour se soustraire à l'oppression des Turcs, et celte population, par son
industrie et son commerce, a donné à la ville une importance qu'elle était loin d'avoir
avant les dernières guerres. La ville haute est construite sur une montagne conique et
entièrement isolée. On n'y arrive que par une pente rapide et difficile à gravir ; les rues
en sont fort étroites et fort sales. A la cime est une petite église catholique grecque avec
une terrasse, d'où l'on découvre une partie des îles environnantes,ce qui forme un coup
d'oeil admirable1.
1. Expéd. de Morée, p. I.
2. Odyss., XIII, 177.
552 LES PHÉNICIENS ET L'ODYSSÉE.
Ils ne sont pas au milieu des insulaires, au coeur de l'île, mais loin des hommes,
au bout de cette terre. Nul voisin ne les tracasse, puisqu'ils n'ont vraiment pas
de voisins :
so-vaTot, OUOE ttç,ap.u.t ëpOTtôv imp.iayeia.1, àXXoç...
àvopwv T7)leSa7iwv eicsl ou TIVSÇ èyyûOsv ela-tv'.
Du côté de la mer, leur ville, défendue par les écueils et les falaises,n'a rien
non plus à redouter : « Il n'est pas encore né le pirate qui ravagera la terre des
Phéaciens »,
oux ouxoç av/ip Sispoç ppOTOç, ouôs yevTirai,,
eo-D
La terrasse abrupte d'Alkinoos tombe à droite et à gauche sur les goulets des
deux ports. Une chèvre oserait à peine s'aventurer dans ces pierres coupées.
Mais, sur l'autre façade, vers la haute mer, la descente est moins dangereuse.
A travers les blocs éboulés, parmi les cailloux roulants, un sentier descend vers
le large jusqu'à l'extrême promontoire du Sud, et gagne le bord de l'eau. Sur
le terrain même, on peut suivre les allées et venues des personnages odysséens.
Conduit par Nausikaa, Ulysse est venu du fleuve au bois sacré d'Athèna. Ce
bois et sa fontaine ne sont éloignés de la ville que de la distance où peut porter
la voix. Ulysse s'est arrêté là tandis que Nausikaa rentrait seule en ville. Puis
le héros a repris sa route et s'est avancé vers la ville. Comme il allait y pénétrer,
Athèna s'offre à lui sous la forme d'une jeune fille allant à la fontaine. Elle
enveloppe le héros d'un nuage qui le dérobe aux yeux des Phéaciens. C'est ainsi
qu'il peut traverser la ville sans encombre. Fleuve; bois sacré d'Athèna; fon-
taine où les filles vont puiser de l'eau : nous retrouverons tout à, l'heure ces
trois étapes du héros. Mais le voici en bas de la ville; il pénètre dans l'isthme ; il
admire les deux ports et les vaisseaux tirés à sec, l'agora et les hautes murailles
des Phéaciens,
GaûpaÇev o' 'OSuo-sùç )aptivaç xal v^aç Èisaç
atraov Q'Tipiôwv àyopàv 3 xal ztiyta. uaxpà
bij-t\kàJ'.
1. Odyss., VI, 205, 205, 279.
2. Odyss., VI, 201-205.
5. Odyss., VII, 42-45.
4.La plupart des éditions donnent iyopàz qui est une faute évidente : partout ailleurs on ne parle
que de l'agora des Phéaciens.
LA VILLE ET LE FLEUVE. 555
Toujours drapé dans son nuage, Ulysse monte au palais d'Alkinoos. Il y trouve
l'hospitalité. Le lendemain Alkinoos le mène à l'agora et à l'assemblée des
Phéaciens qui se tient auprès des vaisseaux,
<I>aw]X.wv àyopàv §', r\ <T©tv Ttapà VTjua-l TÉTUXTO1.
Les voici qui descendent vers l'isthme et vont s'asseoir sur les pierres polies.
L'assemblée se tient là, entre les deux ports. On décide de mettre un navire à
flot et de l'armer pour reconduire Ulysse. L'équipage saute dans le sable, tire
le navire à la mer, dresse le mât, fixe les voiles, attache les rames aux tolets
et sort le vaisseau du port : ils le mouillent en dehors du goulet, en haute mer,
vers le Sud,
au-ràp p' éra v^a xaT7]Xu9ov -f\ok GàXacra-av,
ETÏÊL 50
VTJa ptèv oï ys Li.eXat.vav a),bç (SEVGOO-SE Ipua-a-av,
Èv S' larôv T' ÈTÎGEVIO xal larîa V7|l [t-Oaivr,,
Je n'ai pas traduit le vers 54 que les éditeurs mettent entre crochets et s'accordent
à reconnaître interpolé. Ils ont grand'raison. L'interpolateur maladroit n'a pas
réfléchi à la manoeuvre habituelle des bateaux homériques. Pour sortir du port,
jamais « on n'ouvre les voiles » comme dit ce vers 54. Mais on sort à la rame :
le port est couvert de la brise et c'est en pleine mer seulement qu'on peut hisser
la voile et la déployer.... Au vers 55 les deux mots EV wziy ont embarrassé
traducteurs et commentateurs. Sur la carte ou sur le terrain, le sens de ce vers
apparaît clairement. Du fond de Port Alipa ou de San Spiridione, les rameurs
amènent le vaisseau gréé, mais non chargé, à l'entrée du goulet. C'est la ma-
noeuvre que nous connaissons bien : au départ d'Ithaque, l'équipage de Télé-
maque l'a faite. Ils sortent un peu du goulet afin d'être prêts à ouvrir leur
voile et à lever l'ancre quand surviendra la brise de terre après le coucher du
soleil. Jusqu'à dix heures du soir, ils vont donc rester mouillés en haute mer,
ûAoû, in altum, traduirait Virgile. Leur vaisseau est amarré non pas à une
boucle du quai, mais à un trou du rocher,
Ils sont à l'extrême promontoire, dans le Sud des ports et de la ville, Èv voTttp.
Les commentateurs se torturent l'esprit pour ne pas comprendre ces mots 4 :
« Notion,
disent les uns, signifie humide parce que le Notos, le vent du Sud-
Est, amène la pluie : Èv voxtw signifie donc dans l'humide ». Les Phéaciens
1. Odyss., VII, 5.
2. Odyss., VII, 50-54.
3. Odyss., XIII, 77.
4. Cf. Ebeling, Lex. Hom., s. v.
554 LES PHÉNICIENS ET L'ODYSSÉE.
au delà de la Mer Rouge : c'est notre Océan Indien1. 'Ev VOTÎW désigne donc
purement et simplement la partie Sud-Est. Les Phéaciens sortis du port con-
duisent leur vaisseau à l'extrême promontoire, au bord de la haute mer, dans
la partie Sud-Est.
Prenez seulement la carte et les Instructions nautiques : « Les deux ports
Alipa et San Spiridione, ouverts au Sud, sont accessibles seulement aux cabo-
teurs et aux bateaux de pêche2. » De ces ports ouverts au Sud, nos matelots
sortent donc vers le Sud et ils mouillent leur bateau dans la partie Sud-Est. Puis
ils laissent quelques hommes de garde à bord. Les autres débarquent et gra-
vissent le sentier fort raide, qui, parti de l'extrême promontoire Sud, grimpe
jusqu'à la ville par la façade maritime. Ils viennent dans le palais d'Alkinoos
prendre leur part du festin et des réjouissances.... Ulysse et Alkinoos, pen-
dant cette manoeuvre, sont remontés de l'agora jusqu'au palais, à travers les
ruelles de la ville qui couvrent l'autre façade du rocher. Tous les seigneurs et
notables armateurs de Phéacie les accompagnent. On rentre au palais. On y
retrouve bientôt l'équipage du bateau, dont les hommes ont grimpé le sentier
de la falaise. On rôtit douze moutons, huit cochons et deux boeufs. On fait l'un
de ces festins pantagruéliques auxquels s'habituent les estomacs des marins à
terre. On boit. On chante. Puis tous redescendent, à travers les ruelles de la ville,
jusqu'à l'agora. Le peuple fait cortège. Les jeux commencent auprès de l'agora,
dans la plaine de l'isthme : « Là s'étendait, depuis la borne, un champ de
Puis on envoie chercher la lyre, que Démodokos a laissée ici en haut, dans le
palais, et l'on se met à danser. Les neuf magistrats qui président aux jeux font
aplanir l'aire [de sable ou de terre] et bien élargir le cercle,
XsÎ7]vav Se yôpov xaXôv S' Etipuvav àvcova 2.
Alkinoos est venu en personne : c'est lui qui fait arrimer ces objets encom-
brants sous les bancs des rameurs. Ensuite tous, par le même sentier, remon-
tent au palais où l'on passe la journée en festins et en musique. Ulysse ne
partira que le soir, après le coucher du soleil, au lever de la brise de terre....
Quand le soleil tombe à l'horizon, on échange les toasts. Ulysse porte la santé de
la reine et de la famille royale; puis il prend congé de ses hôtes. Il les a priés
sans doute de ne pas se déranger, pour le reconduire jusqu'au bateau : la nuit
est noire et le sentier de la falaise est fatigant, surtout à remonter; Ulysse
d'ailleurs connaît le chemin. Alkinoos et les rois ne l'accompagnent donc pas.
On lui donne seulement un laquais qui marchera devant et guidera ses pas à la
descente, jusqu'au croiseur et jusqu'au bord de l'eau,
TCJ)o' a.Lia X7|p'jxa irpoiEi LLÉVOÇ 'AXxivôoto
Tjysw-Gai, Èm. v/ja Go7|V xal Qlva GaXà<ra-7];5.
1. Bellin, p. 147.
LA VILLE ET LE FLEUVE. 557
1. Columelle, I, 1; Varron, I, 1.
2. Photographie de Mme V. Bérard.
5. Consulter là-dessus le Mémoire de Theotoki.
542 LES PHÉNICIENS ET L'ODYSSÉE.
l'un de ces grands monstres que nourrit Amphitrite en grand nombre »,
TCÔVTOV lu' tyQuoEVTa toÉpirj jîapÉa arEvàyovTa
Les navigateurs anciens notaient dans leurs périples les parages peuplés de
monstres, et les géographes versificateurs n'oubliaient pas cet important détail :
« C'est à Gadès, dit-on, que paraissent les plus grands cétacés »,
Les moines gardent encore l'un des vieux canons, timbrés des aigles mosco-
vites, qui remplacèrent ici les canons de la batterie française quand les Russes,
durant les guerres de l'Empire, occupèrent l'île de Corfou : les Barbaresques
tenaient la mer; il fallait ici une batterie en permanence....
Nous redescendons du monastère vers la plainette de l'isthme. Auprès de la
Ville d'Alkinoos, il nous reste à découvrir les trois étapes, qui jalonnent la
route d'Ulysse et de Nausikaa :
1° l'embouchure du fleuve;
2° le bois sacré d'Athèna;
5° la source du faubourg.
La source doit être toute proche de la ville. Car Ulysse allait pénétrer dans
la ville agréable et se mêler au peuple des Phéaciens,
1. Odyss., V, 420-422.
2. Scymn. Chi., v. 101-102.
5. Odyss., VII. 18.
LA VILLE ET LE FLEUVE. 545
La Ville n'a pas une enceinte de pierre. La mer et les falaises lui font sur trois
côtés une défense infrangible. En travers de l'isthme, d'un port à l'autre, pour
prévenir toute incursion des indigènes, un long mur de bois suffit. Les Phéa-
ciens ont creusé un fossé et, sur la terre rejetée, planté une forte palissade. Les
archéologues concluent de
ce texte que les cités ho-
mériques ne savaient plus
entasser en murailles les
pierres gigantesques que
nous admirons à Tirynthe,
à Mycènes et dans les
villes de l'époque « mycé-
nienne 1 ». On peut ob-
jecter, je crois, que les
palissades, dont nous par-
lent les poèmes homé-
riques, sont toujours des
FIG. 76. — Le caïque mouillé2....
oeuvres de défense con-
struites à la hâte par des étrangers ou par des envahisseurs sur une côte
ennemie : tel le camp des Achéens sous Troie, tel notre rempart des Phéaciens.
Car ce peuple des Phéaciens est étranger, débarqué depuis une génération à
peine. En débarquant, il s'est hâté de construire en travers de l'isthme la
palissade et le rempart qui devaient couvrir la seule face abordable de sa haute
ville. Il a fait cette défense de terre et de bois, parce qu'en deux jours, par ce
procédé rapide, on se trouvait à l'abri et que la terre meuble ou les sables de
la plainette eussent exigé, pour des murailles de pierre, de profondes et coû-
teuses fondations. Derrière cette défense provisoire, la ville s'est construite et,
comme ensuite son éloignement la mettait à l'abri de tout voisinage dangereux,
elle n'a pas éprouvé le besoin de murailles plus solides. Nous savons par l'his-
toire écrite que les cités helléniques débarquées sur la côte d'Asie, Phocée
entre autres, restent ainsi, plusieurs siècles durant, sans murailles de pierre.
C'est le jour seulement où le danger perse menace du côté de l'intérieur,
que les Phocéens construisent autour de leur ville un mur en pierres de
1. Cf. Helbig, l'Épopée, p. 118 et suiv. ; Perrot et Chipiez, VII, p. 74-79.
2. Photographie de Mme V. Bérard.
544 LES PHENICIENS ET L'ODYSSEE.
des feuillages « brillants ». Partout ailleurs, sous l'argent pâle des oliviers, entre
les fleurons des noirs cyprès, la terre rougeâtre n'est semée que de brous-
sailles et d'asphodèles. Mais voici la prairie, le bois sacré et le jardin d'Alkinoos :
tous les détails du texte odysséen s'y peuvent appliquer. En droite ligne, de la
ville des Phéaciens à ce
fond de Port Alipa, la dis-
tance est de 500 à 550 mè-
tres. La voix porte sans
peine jusqu'ici et nos
paysans interpellent les
matelotsdu caïque mouillé
sous le cap. D'ici la haute
ville et le palais s'offraient
aux regardsd'Ulysse : entre
les branches de l'olivette,
la haute montagne se pro-
file sur le ciel doré du
FIG. 77. — Entre les branches de l'olivette 1.
couchantet, de l'esplanade
du sommet, se détachent nettement découpées les ruines de Saint-Georges. Ainsi
devait apparaître le palais d'Alkinoos « si facile à reconnaître qu'un enfant même
t'y conduirait, car il se distingue de toutes les autres maisons des Phéaciens ».
Pour les gens de la ville,
les branches de l'olivette et
les peupliers devaient mas-
quer un peu la vue du
jardin et de la route. Nau-
sikaa veut que l'étranger
s'arrête ici; sans lui, elle
rentrera dans la ville. Par
crainte des mauvaises lan-
gues, elle ne veut pas être
vue en compagnie d'un
inconnu. C'est bien ici
qu'Ulysse s'est arrêté pen-
FIG. 78. — L'anse de Iophilia 1.
dant que Nausikaa et ses
femmes le précédaient à la ville. Nous avons donc les deux dernières étapes de
la route odysséenne, la source du faubourg et le jardin du roi. Reste le fleuve.
Au dernier fond de la baie de Liapadais, dans l'anse d'Iophilia, les cartes
indiquent une rivière qui descend de l'Arakli. La route traverse, en effet, un
haut pont de pierre. Mais il n'y a pas d'eau dessous. Nous descendons la rivière
cependant jusqu'à la mer. Entre deux pentes d'olivettes, c'est bien un fleuve
grec, c'est-à-dire un lit de cailloux roulés avec quelques trous d'eau boueuse.
Une gorge profonde, entre les falaises taillées à pic, nous conduit à la plage de
sables qui cercle l'anse d'Iophilia. Quelques traits de ce site correspondent aux
vers odysséens. Voici la plage de graviers et de petits cailloux où les femmes de
Nausikaa étendent leur lessive. Plus haut, les collines en pente douce inclinent
les fourrés et les olivettes qui couvriront de leurs feuilles sèches le sommeil du
naufragé. A chaque bout de la petite anse, des falaises droites, des roches aiguës
et des écueils exaspèrent le flot; cette mer fermée, par ce temps calme, sans le
moindre vent, brise encore autour des cailloux et les borde d'écumes.... Mais de
fleuve, pas. Il est impossible de donner ce nom à ce couloir de pierres sèches
qui peut-être amène ici des eaux furieuses durant l'hiver ou après les orages de
l'été, mais qui n'a déjà plus un filet d'eau constante à la fin du mois d'avril. Ce
n'est pas le fleuve « au beau courant » du poète. Est-ce à dire qu'il faille renon-
cer un peu à notre méthode des Plus Homériques et ne voir dans cette épithète
du fleuve qu'un ornement poétique, une banalité, une cheville? Les femmes des
Phéaciens venaient ici laver leur linge quand le fleuve avait de l'eau.... A la
rigueur, toute l'année, elles pouvaient installer un lavoir autour de ces trous
d'eau qui parsèment le lit caillouteux et que peuple le coassement des gre-
nouilles.... Mais non : ceci ne peut être le fleuve odysséen et ses bouches d'eau
courante,
7co-ïap.o"to xa-rà <7T0[Jia xaX^tpôoio 1
...
le fleuve « aux lavoirs constants », TtAuvol ETT^ETOVOÎ, « aux eaux abondantes »,
TTOX'J S' îiowp, que refoule le flot de la vague, Èç Tio-aptôv â/viu-'jp^EVTa Nous
remontons au pont de la roule où notre voiture nous attendait. Assurément ce
torrent desséché n'est pas le fleuve de Nausikaa. Mais où donc retrouver ce fleuve ?
Le pourtour de la baie n'a pas un autre cours d'eau. Il faudrait contourner la
falaise du Saint-Ange ou franchir la muraille de l'Arakli pour atteindre au Nord
le réseau de petites rivières et la vallée du « Grand Fleuve », qui vont aboutir aux
sables d'Aphiona. Du haut du Saint-Ange, on peut apercevoir le cours brillant de
ces ruisseaux et de ces rivières constantes; on domine de là-haut tout le pays du
Nord et la mer et la côte nord-occidentale jusqu'au Karavi, jusqu'au Bateau de
pierre qui toujours flotte à l'horizon. Mais la falaise droite du Saint-Ange n'offre
pas la moindre corniche pour un sentier. La muraille abrupte de l'Arakli est
pareillement infranchissable : à grands renforts de lacets et de terrasses, une
piste carrossable monte jusqu'au plateau de Lakonais; plus haut, les chèvres et
leurs gardiens ont tracé de vagues sentes. Un piéton peut difficilement franchir
le rebord de cette margelle. Jamais un char n'a pu s'y hasarder.... Où retrouver
le fleuve et la route de Nausikaa?
1. Odyss., V, 441.
LA VILLE ET LE FLEUVE. 547
Nous voici revenus au défilé de roches qui ramène du pays des Phéaciens à
l'intérieur de Corfou. Nous allons franchir la margelle qui encercle la baie de
Liapadais. Entre la chaîne du Pantokrator et la Sierra de la côte occidentale, la
brèche n'a pas cent mètres de large et, de chaque côté, l'escarpement de calcaire
nu monte, d'un seul jet, à soixante ou quatre-vingts mètres. La Phéacie n'a pas
d'autre porte terrestre. Ulysse et Nausikaa n'ont pu venir que par ici.... Au sortir
des roches du défilé, nous retrouvons le pays de collines et de vallons, de plai-
nettes, d'olivettes, de champs, de vignes et de cyprès qui couvre le centre de
Corfou jusqu'à la mer du détroit. A notre gauche, la muraille du Pantokrator
dresse sa paroi sauvage, sans une coupure. A notre droite, les pentes boisées de
la Sierra côtière font place soudain à la longue plaine de Ropa, qui fuit vers le
Sud entre deux lignes de coteaux. Cerclé de pentes douces que les olivettes
chargent de leurs masses ondulantes, cet ancien lac vidé étire à perte de vue sa
nappe encore miroitante de marais et d'herbages. Là-bas, vers le Sud, par une
brèche de la Sierra côtière, un petit fleuve décharge le trop-plein des marécages
dans la baie sablonneuse d'Ermonais. Voilà « les champs cultivés et les travaux
des hommes » que les mules de Nausikaa traversent en courant.
Le fleuve est là-bas. Dix kilomètres de route plate, à travers la plaine de Ropa,
nous y mèneraient vite. Mais il se fait tard. Le soleil couchant allonge sur la
campagne les grandes ombres du Pantokrator. La tranquillité de ce doux pays
se fait plus grave. L'obscurité tombe lentement des vieux oliviers. Tout bruit se
calme autour des cyprès. Une buée monte de la plaine et dessine au loin la fuite
des marais. Il faut rentrer vers la ville. Nous irons demain à la baie d'Ermonais
et au fleuve de Nausikaa.
en couvre encore les trois quarts. Bordée à l'Est par une ligne infléchie de col-
lines, qui ne laissent passer aucune rivière vers la mer du détroit, la cuvette est
séparée de la Mer Sauvage par la Sierra côtière. Devant nous, cette barrière
aiguë ferme l'horizon; elle dresse ses pointes entre les deux bornes du Panto-
krator, au Nord, et du
Saint-Georges,au Sud. La
grosse tête ronde du Pan-
tokrator semble pencher
son regard sur le défilé
de roches qui, sous elle,
mène à la terre des Phéa-
ciens : d'ici, la coupure
du passage est nettement
dessinée; les deux vil-
lages de Liapadais et de
Dukadais la dominent de
leurs olivettes. L'aiguille
FIG. 79.— La plaine est un damier 1. du Saint-Georges (592
mètres) tombe aussi vers
un défilé qui entame la sierra jusqu'au niveau de la plaine : c'est par là que
le fleuve de Ropa s'enfuit à la mer. De la porte du fleuve à la porte des Phéa-
ciens, la Sierra en fronton découpé est continue. Deux pointes en émergent
qui, surveillant au loin
la mer occidentale, ser-
virent tour à tour d'ob-
servatoire de guette,
,
aux indigènes et aux
étrangers. Vers le milieu
du fronton, plus voisine
des villages grecs, la
pointede Skopi garde son
nom hellénique, o-xomâ;
plus proche de la baie
d'Ermonais où peuvent
débarquer les peuplesde
FIG. 80. — La plaine de Ropa 2. la mer, la pointe de Vi-
glia a pris un nom ita-
lien. Vers la cuvette, la Sierra dévale en pentes assez longues, chargées de
blancs villages et d'olivettes. Les arbres descendent jusqu'à la plaine et s'ar-
rêtent en parfait alignement : devant ce front de verdure, quelques cyprès
1. Photographie de Mme V. Bérard.
2. Photographie de Mme V. Bérard.
LA VILLE ET LE FLEUVE. 540
sur les deux rives. Après le dernier moulin, le défilé s'élargit un peu et le
fleuve apaisé se replie en méandres parmi les cailloux et les herbes, jusqu'aux
sables de la grande plage. Il finit dans un talus fort épais de feuilles sèches et
de débris végétaux. La force de la vague qui le repousse le force à un dernier
grand méandre pour at-
teindre la mer où il se
jette enfin, mais non
pas de front, oblique-
ment. Voici la plage qui
reçut Ulysse. Entre les
deux falaises du cap
Plakka et du mont Saint-
Georges, le demi-cercle
concaveest débarrassé de
rochesct protégé du vent,
ywpo; àpwro;
Xswç TTETpàtov xal ET:1
(rxirac; TJV àvs^oto'. FIG. 85. — La plage abritée du vent 2.
Mais, de chaque côté, le flot hurle et se brise sur le pied des falaises, parmi
les roches éboulées. La mer hurlante pousse son écume au bord de la plage.
A droite, le Saint-Georges est une masse de calcaire compact. A gauche, le mont
Viglia est un conglomérat
pliocène, un amalgame de
cristaux coupants et de
pierres cassées : les blocs
éboulés, qui jonchent la
rive, sont hérissés de cail-
loux aigus où la peau
des mains et des pieds
s'attache et se déchire,
Parmi les blocs couinants, Ulysse prend pied sur les détritus amenés par le
fleuve, s; TcoTa^où Tcpoyoà;. Il jette le voile d'Ino dans le méandreobstrué par le flot,
xal -zb p.Èv èç Tcorauèv àÀtu'jp^EVTa JAEGTJXEV.
il ne peut resterMais
pour la nuit dans cette
gorge fraîche, toute pleine
FIG. 87. — Les blocs écumants1.
d'eaux bondissantes et
d'écumes: la brume du soir et la rosée du matin lui donneraient la fièvre :
àpiOOls 3TÎ67, TE xax7, xal GT[),UÇ Èlpa-7,
JJt.7', y'
È£ SXIV^TCÊXUIÇ Saaàa-Tj X£xacp7|6xa Gupiôv.
Devant lui s'offrent les pentes couvertes d'olivettes; au-dessus de la plage et des
blocs éboulés, elles do-
minent la baie, et leurs
bois, proches du fleuve,
sont visibles de par-
tout :
il faut atteler un char; la route serait trop longue à pied, car les lavoirs sont
très loin de la ville,
xal SE crol w3s auTTJ TCOXÙ xàXXtov 7,s 7t68e<T(nv
spveffôaf ttok'kbv yàp àizo TT^UVOI tvn à-Tzb noJ^oç.
Il est inutile, je crois, de montrer la parfaite concordance de tous ces mots avec
les détails de notre site. La
série de cascades et de bas-
sins entre les roches, que
les moulins modernes ont
utilisée pour leurs dériva-
tions, offre, en effet, d'ad-
mirables lavoirs toujours
pleins d'eau courante, des
cuviers sans cesse renou-
velés. Les femmes de Nau-
sikaa, laissant, comme nous
l'avons fait nous-mêmes,
leur voiture au défilé du
FIG. 90. — Les lavoirs 2.
haut, ont lâché les mules
dans les herbages, sur le bord du fleuve tourbillonnant, à l'ombre des olivettes
où notre cocher vient de lâcher ses hôtes,
xal -à; psv a-E'jav TtOTat/.ôv wàpa SwTJEvxa.
1. Photographie de Mme V. Bérard.
2. Photographie de Mme V. Bérard.
FIG. 89. — Les pentes d'olivettes... 1.
554 LES PHENICIENS ET L'ODYSSEE.
Puis elles ont apporté leur linge à ces bassins peu profonds; à qui mieux mieux,
elles le battent et le foulent dans l'eau propre; mais cette eau paraît noire au
milieu de ces cascades d'écumes,
Elles vont ensuite étendre leur lessive sur la plage, en un coin où la vague des
tempêtes lave les petits cailloux,
£ÇS!.7;Ç TTETacaV TMtpàGlv' aÀOÇ, 7\yi. [JLaAKTTa
^atyyaç —où yspa-ov à-TiOTïÀÛVEa-xE GàXaffo-a.
La plage offre en effet deux aspects très différents. Aux bouches mêmes du fleuve,
elle est jonchée, sur une grande épaisseur, d'herbes et de feuilles, qui lentement
décomposées dans le marais ou séchées au fond des canaux de la plaine, ont été
brusquement entraînées par les pluies de l'hiver. Sous le Mont Saint-Georges,
le calcaire éboulé, mangeant la plage, n'a semé la rive que de cailloux ou de
rochers. Sous le Mont Viglia, au contraire, la vague a décomposé le conglomérat
en ses menus éléments et la falaise est bordée d'une pente, non de sable fin,
mais de graviers et de cailloutis, de « petites pierres » où le linge doit sécher
en effet bien plus vile que sur un sable humide et bien plus proprement que sur
les détritus du fleuve.... Nausikaa et ses femmes déjeunent, puis jouent à la
balle : la plage unie est un beau terrain de jeux. Mais un coup maladroit envoie
le ballon dans l'un des grands trous d'eau de la cascade,
àfjLç<t.7rôXo'J p-.èv ajjtapTS paGEt7| 3' sjj.ëaXs StvT).
Les femmes poussent un cri. Ulysse se réveille, et, sortant du bois, il apparaît
sur la pente. Les femmes s'enfuient vers les plages avancées, ÈTT' -^tovaç irpou-
yoûaraç. Nausikaa les rappelle et les envoie porter au naufragé un phare, un
chiton et des linges, derrière une roche du fleuve où le héros pourra se laver.
xào S' ap' 'OSuo-<T7|' slaav ÈTÙ
a-xsTtaç
Ulysse ne prend pas un bain : le fleuve n'est pas assez profond ; dans le palais
d'Alkinoos, quand les servantes d'Arétè auront préparé la baignoire, Ulysse se
réjouira parce que, depuis son départ de l'île de Kalypso, il n'a pas connu la
douceur du bain. Mais, dans l'un des bassins de la cascade, Ulysse prend un tub :
il se lave les épaules, le buste et les membres,
aÙTàp 6 Èx TroTap\o5 ypoa VÎÇETO 3!OÇ 'OSUO-O-EOÇ
a)i|A7)v 7| ol vwxa xal suplaç aut.—sysv wptou?
Èx X£©a)âjç S' ÊW^yE; àXôç yvôov àrepuyÉTOto.
Puis il revêt les habits donnés par Nausikaa et l'on remonte de la plage vers
l'endroit où l'on a laissé le char. On rattrape les mules. On les attelle. La belle
LA VILLE ET LE FLEUVE. 555
lessive blanche, bien pliée, remplit la voiture et les femmes au retour ne pour-
ront plus monter dessus, comme sur le linge sale qu'on apportait à l'aller.
Elles marcheront derrière le char avec Ulysse. La seule Nausikaa trouvera place
sur le siège....
Nous sommes remontés aussi vers la voiture qui nous attendait en haut des
moulins. Nous reprenons la route de Nausikaa « à travers les champs et les
oeuvres des hommes ». Une route plate enfilant toute la vallée de Ropa, longe
vers le Nord le pied de la Sierra côtière et mène à travers la plaine, du défilé du
fleuve à la porte de la Phéacie. Depuis les moulins, il faudrait une heure et
demie pour atteindre Palaio-Castrizza et la Ville des Phéaciens. La route actuelle
est une route neuve, con-
struite par les ingénieurs
et chargée de macadam.
Mais elle est doublée d'une
vieille piste, qui serpente
dans les haies et dans la terre
noire et que de vieux petits
ponts portent sur le fleuve et
sur les torrents de la Sierra.
De tout temps les chars indi-
gènes ont pu rouler au bord
de cette plaine, et de tout
temps ils allaient au fleuve FIG. 91. — Sous les dernières ramures 1.
porter le grain et chercher la
farine comme au siècle dernier, ou porter le linge sale et ramener le linge
blanc comme au temps de Nausikaa. Sous les dernières ramures des olivettes,
tout au bord de la plaine, Nausikaa et ses femmes ont pris cette piste. Les mules
galopaient sur ce terrain durci et plat,
Les terriens ne font pas tant de manières. Je me représente les Achéens sous
les espèces d'Albanais splendidement crasseux, chargés d'or, de broderies et de
taches de graisse, fleurant l'huile rance et le beurre de chèvre,
— tels qu'on les
voit encore débarquer sur les quais de Corfou ou monter à bord des navires
européens, dont la propreté les émerveille. Ils sont vêtus de feutres ou de tissus
de laine, qui servent une vie d'homme. Les Phéaciens portent du lin blanc,
bien lavé, empesé, repassé, tuyauté, qu'il faut sans cesse envoyer au lavage. Or,
les lavoirs sont très loin de la ville. Il faut aller en voiture, partir le matin et ne
revenir que le soir, emporter de quoi manger et rester tout le jour. Aussi ne
fait-on la lessive que de loin en loin, quand le linge sale s'est accumulé,
quand Ulysse apparaît, on retarde le départ pour que le héros puisse se laver et
s'habiller. Puis on charge le char et l'on s'en retourne un peu moins vite que
l'on n'est venu ; les femmes et Ulysse reviennent à pied. On n'arrive en Phéacie
qu'au coucher du soleil.
SÛO-ÊTO T' 7)!XIOÇ xal TOI X)JJTOV âXioz I'XOVTO 2.
Ulysse s'arrête encore dans le bois sacré d'Athèna ; quand il arrive au palais
d'Alkinoos, les torches sont déjà allumées.
LES PHÉACIENS
Les Phéaciens sont un peuple étranger et un peuple de marins. Ils sont venus
par mer s'établir sur une côte barbare : « Autrefois, ils habitaient dans Hypérie
aux vastes plaines, près des Kyklopes insolents qui les tracassaient étant les plus
forts. Le divin Nausithoos leur fit changer de pays; il les installa dans Schérie,
construisit le rempart, traça les rues, fit les temples des dieux et partagea les
terres 1 ». Alkinoos est fils de ce Nausithoos. Les Phéaciens continuent de vivre
de la mer. Ils ont quelques olivettes et quelques jardins : sous la montagne qui
les enserre, chacun a reçu un coin de champ. Mais leur richesse vient de la mer :
ce n'est pas un peuple d'agriculteurs, ni de pâtres, mais de caravaniers et
d'industriels. A la différence des Albanais, leurs voisins, qui n'ont jamais pensé
qu'aux armes, « ils n'ont aucun souci de l'arc ni du carquois. Voiles, rames et
vaisseaux pour traverser la mer écumante, voilà ce qui fait leur joie »,
ou yàp <I>at7JxEa-<n p;é),Ei pioç OUSÈ çapÉTpT),
àXV loTOÎ xal èpexpia VEWV xal VTJEÇ Èla-ai,
-flcriv àyaXXôpiEVOl 7îoXt7|V TL£pow<n GaXàa-aTjV2.
Nous savons que leur agora n'est pas un marché aux herbes, aux fruits, aux
légumes ni aux boeufs. Ce n'est pas Apollon ou Hermès qui y préside, mais
Poseidon : on n'y voit que rames, voiles et agrès. Les hommes naviguent; ce sont
d'illustres matelots, vausixAuToi, de fameux rameurs, 3oXty7ÎpeTu.oi, oet/aîpeTjjioi.
Les femmes filent et tissent : « autant les Phéaciens sont supérieurs aux autres
hommes dans l'art de mener un croiseur, autant leurs femmes le sont aux
autres femmes dans l'art du tissage et de la filature »,
oo-crov «DatTjXEÇ rapl TràvTo^v ÏSpieç àvSpwv
V7|a Go7jv Èvl TÏOVTW ÈXaû.VEp.Ev, Sic oh yuvaïxEç
I<7TWV TEyvTJiram3.
Ils sont les intermédiaires entre le monde achéen et les contrées mystérieuses
du Couchant, entre l'humanité « mangeuse de pain » et la sauvagerie des
Kyklopes ou Lestrygons anthropophages, qui habitent de l'autre côté du canal
adriatique. En suivant les côtes déjà barbares de la Thesprotie et de l'Épire, on
peut encore arriver jusqu'à leur île. Mais au delà, plus de navigation côtière!
La grande mer s'ouvre, et l'on entre en pleine barbarie. Pour atteindre la terre
mystérieuse, qui par les claires journées apparaît sur l'autre rive du détroit, il
faut affronter la Mer Sauvage, la mer nébuleuse, le grand abîme où le Bora fait
rage : « confiants dans leurs croiseurs rapides, les Phéaciens franchissent ce
grand abîme, avec la permission de Poseidon »,
v/jusi GO^CTIV TOI y£ TÏETTOIGÔTEÇ OJXEITJG-IV
d'art, excitent l'admiration et l'envie des Achéens. Ulysse chez Alkinoos ouvre
les grands yeux d'un pêcheur islandais subitement transporté jadis dans les
palais de Venise, ou d'un sardinier breton invité aujourd'hui chez un armateur
de Liverpool, chez un des « rois du coton » ou « du blé ». C'est le même luxe,
le même confort, le même nombre de domestiques ou d'esclaves. Au XVIIe siècle,
« les vaisseaux corsaires restent si longtemps dehors que leurs propriétaires
gagnent surtout à la longue par les esclaves qu'ils reçoivent». Don Antonio Paulo,
un des principaux propriétaires de Livourne (c'est alors le grand port des
corsaires), « avoit au moins quatre cents esclaves, qui travailloient tous les jours
dans la ville et dont chacun lui paioit tant par semaine1». Les Phéaciens font
« la course », comme tous les navigateurs du temps : leur roi a cinquante
femmes esclaves pour moudre le grain, filer et tisser la toile et fabriquer des
othones brillants 2. Avant la découverte des palais mycéniens, les philologues
rangeaient encore parmi les invraisemblances fantaisistes la description de
ce palais d'Alkinoos ;
On peut se demander, disaient-ils avec Riemann 3, si la légende des Phéaciens, telle
qu'elle est chez Homère, se rapporte à Corcyre ou à un autre pays réellement existant.
Mais ce qui, croyons-nous, ne peut faire l'objet d'un doute, c'est le caractère merveil-
leux et légendaire de cette description, et dès lors il nous paraît absolument chimérique
de vouloir retrouver une exactitude géographique dans les détails. Les Phéaciens sont
un peuple tout à fait extraordinaire. Ils habitent loin des hommes, au bout du monde,
au milieu de la mer. Ils n'ont aucune relation avec les autres peuples et sont à l'abri
de toute incursion ennemie parce que les dieux ont pour eux. une amitié toute particu-
lière. Le palais d'Alcinous, dont l'intérieur brille comme le soleil et la lune et où tout
est en or, en argent ou en cuivre, a tout l'air d'un palais des Mille et Une Nuits. La
façon dont les Phéaciens naviguent a quelque chose de magique et de surnaturel. Leurs
vaisseaux n'ont ni timonnier ni gouvernail. Ce sont presque des êtres animés qui con-
naissent tous les pays.... Voilà des détails que personne ne songe à prendre à la lettre.
Pourquoi veut-on que la description topographique du pays ait une exactitude scienti-
fique que n'a point le reste du récit?
Pour les vaisseaux des Phéaciens nous avons fait justice de ces prétendues
chimères. Pour le palais d'Alkinoos, les archéologues ont reconnu la possibilité
et la réalité de cette décoration métallique et émaillée, de ces applications d'or,
d'argent et de kyanos4. Mais les philologues, avant même les fouilles de
Tirynthe, de Mycènes ou de Knossos, eussent pu connaître un texte historique
qui leur eût fourni un commentaire littéral à tous les mots de la description
odysséenne. Aux temps hellénistiques, les Sabéens, à l'extrémité sud-orientale
du monde connu, tiennent le détroit de la Mer Rouge et « le bénéfice de tout le
commerce entre l'Europe et l'Asie. Il n'est pas au monde de peuple plus riche,
36
dit le Périple d'Agatharchidès : ce sont eux qui ont fait de la Syrie des Ptolémées
1. Robert, Voyages, p. 265.
2. Odyss., VII, 105-107.
5. O. Riemann, op. laud., p. 9.
4. Cf. Helbig, l'Épopée, p. 125-128.
V. BÉRARD. — I.
562 LES PHENICIENS ET L'ODYSSEE.
une terre de l'or et qui fournissent à l'industrie phénicienne des marchés très
avantageux. Leur luxe se prodigue non seulement dans les merveilles de leurs
vases ciselés et la variété de leurs coupes,
[Cf. le vers odysséen :
xaî ol Èyto TOS' OXEITOV Èp.ov TiEpixaWvSÇ o—ào-a-w •
ypOo-EOv1...]
mais encore dans la grandeur de leurs couches et de leurs trépieds aux pieds
d'argent; il dépasse toute mesure dans leurs mobiliers les plus communs :
c'est d'une magnificence royale. On dit que leurs maisons contiennent en grand
nombre des colonnes dorées ou d'argent aux chapiteaux d'argent. Les plafonds
et les portes sont ornés d'incrustations d'or et de mosaïque. L'ensemble
est d'une décoration somptueuse, L'or, l'argent, l'ivoire et les pierres les plus
précieuses couvrent les murs2. »
[Cf. les vers odysséens où le poète décrit le seuil d'airain, les murailles d'airain,
la frise d'émail, la porte d'argent et l'anneau d'or, les statues d'or, etc. :
VII, 85-102.]
Les Sabéens doivent leurs richesses au transit du commerce oriental. Assis au
bord du « grand abîme » de l'Océan Indien, ils détiennent grâce aux moussons le
marché des parfums, des épices, des denrées précieuses de l'Extrême-Orient. Aux
temps homériques, les Phéaciens peuvent détenir pareillement le marché du
cuivre, de l'ambre, de l'étain, de toutes les matières précieuses fournies alors
par l'Extrême-Couchant. Les Phéaciens ne s'occupent donc que d'échanges et de
commerce. De leur état économique, nous pouvons induire le site de leur
ville. Ce ne sera pas au milieu des champs cultivés, à portée d'une plaine
fertile ou sur des coteaux verdoyants, un bourg de riches propriétaires, une
ville de terriens. Sur un promontoire dominant la mer ou sur un îlot parasitaire,
ce n'est qu'un entrepôt commercial. Dans ces mêmes parages de la Mer Ionienne,
veut-on le modèle récent de ce que fut jadis la Ville d'Alkinoos? Prenez la
Parga des Vénitiens sur la côte albanaise.
Parga était une ville de navigateurs : « Les Parguinotes exportoient les
produits des Albanois et se livroient à la navigation. Leurs barques n'étoient pas
toujours très pacifiques. Elles étoient souvent montées par des brigands, qui
attendoient l'occasion de dépouiller quelque bâtiment marchand mal armé,
qu'ils couloient à fond après avoir massacré l'équipage pour cacher leurs crimes.
Ils se retiroient avec leurs rapines qu'ils partageoient avec ceux qui auroient dû
les prévenir et s'y opposer; ces écumeurs payoient ainsi l'impunité dont ils
jouissoient 3. » Le port de Parga est aujourd'hui délaissé. Mais il avait jadis
quelque importance pour les petites marines à voile. Nos Instructions nautiques
ou qui tirent peu d'eau. Le fond est sablonneux, de bonne tenue.... Deux torrents, qui
prennent naissance dans l'intérieur des montagnes de l'Albanie et vont se décharger à
la mer. Leur eau, qui est d'une excellente qualité, sert pour la provision des navigateurs
et l'alimentation des Parguinotes. Elle arrose aussi plusieurs jardins potagers où l'on
cultive beaucoup de citronniers et d'orangers. Au milieu de ces jardins, est bâtie la
maison de campagne de l'un
des primats.... Le petit ter-
rain du Parguinote est très
fertile : il produit du blé,
du vin, de l'huile et des li-
queurs; cependant ces deux
derniers [articles suffisent]
seuls à la consommation;
pour les deux autres, on
s'adresse aux voisins. Le ter-
ritoire entièrement cultivé
ne peut avoir de pâturages
ni, par conséquent, nourrir
des troupeaux. Les Pargui-
notes n'ont que quelques
FIG. 95. — Citadelle de Parga1. boeufs employés au labou-
rage et ils tirent le bétail de
leurs voisins, avec qui les primats du pays entretiennent des relations et des intelli-
gences. Le bois ne manque pas; ils vont le couper dans les forêts de l'Albanie les moins
éloignées. Leurs besoins satisfaits, ils peuvent en porter aux insulaires voisins. La popu-
lation est d'environ quatre
mille âmes. Elle habite en
grande partie sur le rocher.
A droite, sur la pente du
rivage où tient ce rocher,
est bâtie une espèce de vil-
lage habité par le reste de
la population2.
Son promontoire insulaire est fait d'une roche abrupte qu'un isthme bas rat-
tache à la terre (les cartes marines ont ici la même erreur que pour la ville des
Phéaciens; elles indiquent par de fortes hachures une ligne de coteaux qui
uniraient la citadelle de Parga aux talus des monts albanais, mais qui n'existent
pas : l'isthme est plat; sur la copie que j'en donne ici, j'ai corrigé cette erreur
de la carte marine). Le promontoire pointe entre les deux ports. Telle que notre
Ville d'Alkinoos, la roche de Parga présente à la mer une façade accore, cou-
ronnée des remparts de la citadelle, et à la terre une pente assez raide dont la
ville en terrasses a recouvert le flanc. Durant des siècles, cette ville, indépen-
dante des terriens et sujette seulement des thalassocrates, a connu la prospé-
rité. Elle avait une renommée de richesse parmi les montagnards voisins. Elle
devait se défendre contre eux et c'est contre eux d'abord qu'elle avait dressé ses
seuls ouvrages de défense, sa muraille en travers de l'isthme : tel notre mur
de bois des Phéaciens.... Abandonnée des thalassocrates, Parga tomba sous le
joug des terriens. Ce fut la ruine de sa fortune. Elle ne fut plus que l'embarca-
dère ou le débarcadère des caïques indigènes. Son rocher devint une forteresse
terrienne, que les Turcs ceignirent d'un rempart au-dessus de la mer. La Ville
d'Alkinoos ne fut plus qu'un château Saint-Ange.... Entre Parga et la Ville
d'Alkinoos, notez pourtant quelque différence. Les deux ports de Parga, mal
couverts et semés d'écueils, sont intenables par les rafales qui brusquement
tombent du Nord :
Le port de Parga, disent les Instructions, est divisé en deux baies par la saillie de la
côte sur laquelle se trouve la citadelle. La baie de l'Ouest, la plus grande (comme l'un
de nos ports phéaciens, elle pourrait s'appeler le Port San Spiridione : un couvent de
Saint-Spiridion couvre son extrême promontoire),demi-circulaire, bordée dans le fond
par une plage de sable, avec trois encâblures de largeur ou de profondeur, est ouverte
au Sud. L'autre baie (comme l'autre port des Phéaciens, elle est sous la protection de
Saint-Nicolas, dont une chapelle occupe un des îlots) dans le S.-E. de la citadelle est
considérée comme le port de Parga. Elle est abritée par une chaîne d'îlots et de rochers.
Ces deux baies ne peuvent recevoir que de petits navires et les caboteurs mouillent
ordinairement dans celle de l'Est. Pendant les beauxtemps d'été, les navires trouveront
un mouillage temporaire à trois encablures de la citadelle [et les barques font le va-et-
vient entre la marine et les navires mouillés au large] 1. Le fond est sablonneux, de
bonne tenue (ajoutent les voyageurs) ; mais il s'y rencontre des quartiers de roches, qui
dans les gros temps hachent les câbles et mettent les bâtiments en danger. Ils sont
exposés entièrement aux coups de vent d'Ouest, de N.-O. et du S.-O. Sur la gauche en
entrant, est un môle que les Parguinotes fabriquèrent eux-mêmes pour la sûreté de leurs
barques2.
descendent de vallées populeuses, où les indigènes ont leurs grands bourgs de Mar-
gariti, Paramythia, Mazarakia, etc. A travers les monts de Souli, les gorges supé-
rieures de ces fleuves et de leurs affluents tracent une route commode vers les
gîte par rapport au fleuve voisin. Perché sur une roche parasitaire, le site est
de tous points comparable à notre Ville d'Alkinoos; ce n'est qu'un îlot monta-
gneux baigné de tous côtés par la mer et rattaché seulement à la montagne
côtière par un isthme bas. Ce comptoir phénicien, étroitement couvert par les
monts, s'est écarté du fleuve voisin, le Var, qui débouche à quatre ou cinq
lieues d'ici. Les Hellènes choisiront d'autres sites : dans le delta même du
Var, sur les roches qui le bordent à l'Est et à l'Ouest, les Marseillais installeront
ensuite leurs colonies de Nice et d'Antibes. C'est que les Hellènes ne veulent
plus seulement commercer avec les indigènes; ils veulent occuper et coloniser
le pays, posséder la plaine. Mais les pillards ligures inquiètent sans repos ces
villes helléniques. C'est une lutte perpétuelle que Nice et Antibes ont à sou-
tenir. Il faut la vaillance et l'endurance de l'hoplite grec pour se maintenir en
ces postes de combat.
Nos Phéaciens habitent loin du fleuve, parce qu'ils entendent bien ne pas vivre
sur ce pied de guerre. Ce sont des marins et non des soldats. Comme le peuple
anglais répugne aujourd'hui au service obligatoire, à la conscription et à la
caserne, qui forment nos armées contemporaines, le peuple d'Alkinoos répugne
aux exercices violents qui forment l'hoplite grec. Le pugilat et la lutte ne leur
sont pas familiers,
ou yàp nuvu.o.yoi eiaèv àu.ûuoveç ouSè iztÙMasa.V.
Ils courent. Ils canotent. Ils dansent. Ils chantent. Ils jouent au tennis. Ils
changent de linge. Ils aiment la table, le bain et l'amour. Ils ne se soucient pas
de risquer dans de sanglantes bagarres leurs beaux habits et leur tendre peau.
Ils sont gens de sport, mais non gens de guerre.... Le site et la position de leur
ville correspondent à leurs moeurs et à leur genre de vie. Dans la description
odysséenne, tout se tient. Il faut fermer les yeux sur la réalité pour ne voir en
tout cela qu'inventions poétiques, fantaisies et invraisemblances. L'examen
topologique nous montre, au contraire, la logique interne de cette description
et sa vérité profonde. Et la topologie nous montrerait encore comment et pour-
1. Strab., IV, p. 180.
2. Odyss., VIII, 240.
LES PHÉACIENS. 571
quoi cette Ville d'Alkinoos ne peut avoir qu'un gîte, suivant l'expression des
marins, qu'une orientation et qu'une position. Car, a priori, elle ne peut pas être
sur la mer du détroit comme certains le voudraient; elle ne peut être que sur la
Mer Sauvage où nous l'avons découverte.
Sur le pourtour d'une île, nous savons comment les villes et les emporta se
déplacent et, les uns les autres, se remplacent suivant les variations des cou-
rants commerciaux. A Rhodes, à Kos, à Samos, à Thèra, à Salamine, dans la
plupart des îles grecques, nous connaissons de vieux ports ou des « villes
vieilles » qui tournent le dos aux terres helléniques pour ouvrir leurs mouil-
lages vers le Sud et vers l'Extrême-Levant. Le jour où les Hellènes, maîtres de
ces îles, disposent librement de la terre et de la mer, ils abandonnent ces vieilles
capitales : les villes ou ports helléniques se transportent sur les côtes insulaires
de l'Ouest ou du Nord, en face de la Grèce et des terres grecques. La capitale
classique de Corfou fut de même fondée ou transportée par les Hellènes sur la
mer du détroit, en face des terres et des mers grecques, pour le besoin du com-
merce et de la colonisation helléniques.
Étudiez en effet le site de la ville grecque de Korkyre. Assise au bord du
détroit, sur la presqu'île qui sépare la baie de Kastradais et la lagune de Kalli-
chiopoulo, elle occupe, à peu de chose près, le site de la Corfou moderne. Ces
deux villes correspondent au même état de civilisation et aux mêmes besoins de
trafic. Hellènes et Vénitiens voulaient tenir le détroit, grand chemin de leur
commerce, et ils voulaient tenir les plaines de File, grand champ de leur colo-
nisation. Depuis les temps helléniques jusqu'à nos jours, la capitale de l'île est
donc restée en cet endroit parce que les maîtres du port et de la mer étaient en
même temps les propriétaires des champs et des cultures. Mais la possession de
cette acropole implique la domination du pays et la soumission des indigènes.
Visible de tous les points de la plaine et de tous les pics de la montagne, la ville
ne saurait échapper longtemps aux convoitises des indigènes. Elle ne peut rester
aux mains de l'étranger que si le fondateur ou l'occupant, grec, romain, ange-
vin, vénitien, français, anglais, etc., dispose d'une puissance reconnue, d'une
force toujours prête : Venise entretient à Corfou neuf régiments d'Italiens
et deux régiments d'Esclavons, sans parler de l'artillerie et du génie 1.
Et ce n'est pas contre les insulaires seulement qu'il faut se tenir en garde.
Les incursions des sauvages de l'Épire sont sans cesse à redouter. Le détroit
n'offre qu'un médiocre obstacle aux convoitises et fantaisies albanaises. Un coup
de vent amène les barques des pillards. La possession tranquille de Corfou ne
dure pas sans l'occupation ou la surveillance des mouillages de la côte en face.
milieu du détroit, Samè était l'étape qui coupait en deux moitiés égales la
montée ou la descente de ce couloir dangereux : Képhalonie, pour les Anciens,
était l'île de Samos ou Samè; les marins la connaissaient sous ce nom.... Képha-
lonie est aujourd'hui l'île d'Argostoli. Le détroit, peuplé de pirates (l'Odyssée
nous montre déjà comment les indigènes peuvent installer une guette et une
croisière dans l'île d'Astéris, qui barre ce canal), est délaissé des marins étran-
gers. L'influence étrangère, vénitienne, a, durant les siècles derniers, transporté
la capitale de l'île sur la façade opposée au détroit, sur la côte occidentale qui
borde la Mer Sauvage. Argostoli, dans un grand golfe, occupe le flanc d'un long
promontoire qu'il serait facile de défendre contre les insulaires, à condition
toutefois que les défenseurs fussent en nombre et bien armés. Car l'isthme est
assez large et les plaines de l'île, avec les villages indigènes, sont toutes proches.
Argostoli ne peut convenir à une station étrangère que si les thalassocrates, en
nombre et en force, peuvent imposer leur loi aux insulaires. Mais cette même
façade occidentale de Képhalonie sur la Mer Sauvage offre, en un autre golfe,
l'un de ces promontoires avancés qu'un isthme bas entre deux ports rattache à
peine à la grande terre et qui ressemble à la Ville d'Alkinoos ou à la Parga des
Vénitiens. C'est le promontoire qui porte actuellement encore la forteresse véni-
tienne d'Asso. Voici comment les Instructions nautiques décrivent ces parages
de Képhalonie sur la Mer Sauvage :
A quatre milles dans l'E. q. N.-E. du cap Kakata, se trouve le fort d'Asso. La côte,
entre ces deux points, forme le golfe de Myrto, profond d'environ trois milles, avec des
rivages accores et découpés, garnis de baies de sable par intervalles. Il n'y a pas de
mouillage dans ce golfe, et un bâtiment sous voiles évitera de se laisser affaler sur la
côte, car le vent accalmit fréquemment sous la haute terre et une forte houle de N.-O-
porte à terre. Le port d'Asso est formé par un promontoire élevé, à double pic, cou-
ronné par les ruines d'une grande forteresse vénitienne et relié à la grande terre par
un étroit isthme de sable. Le port, ouvert au Nord, a deux encâblures de largeur, trois
encâblures de profondeur, et offre des commodités pendant les mois d'été aux petits
caboteurs qui viennent y charger les produits du pays, qui est bien cultivé. Pendant
l'hiver, il est peu fréquenté, car il est ouvert aux vents de Nord, qui y amènent une
grosse mer. La partie extérieure du port, avec des fonds de 22 à 51 mètres, est abritée
des vents du S.-O. par le promontoire. La forteresse, passablement conservée, est de
grande étendue, élevée de 155 mètres et protégée de tous côtés par des falaises escar-
pées; un fossé creusé à travers l'isthme, et actuellement comblé, la défendait jadis du
côté de la terre. Le village d'Asso, situé dans l'Est du fort, avec une population d'envi-
ron 1500 habitants, possède une douane et un office sanitaire, et fait un commerce
considérable en raisins de Corinthe, raisins, vin et huile. On peut s'y procurer quelques
provisions et de l'eau douce.
Cette forteresse, au temps des Vénitiens maîtres de l'île, protégeait sans doute
le double mouillage du bas. Mais elle devait surtout fournir aux paysans voisins
un refuge contre les descentes des Barbaresques : « Les Vénitiens, dit Grasset
Saint-Sauveur, bâtirent cette forteresse en 1595. Dans ses fortifications, on a
574 LES PHENICIENS ET L'ODYSSEE.
été obligé de suivre l'irrégularité du terrain; aussi tout y est inégal, de travers
et défectueux. Malgré toutes ces imperfections, cette forteresse est plus que
suffisante pour l'objet qui a déterminé à la bâtir. Elle ne doit servir que de
retraite aux habitants des rives de la mer, en cas de quelque incursion de
corsaires dans l'île. Au pied de la montagne d'Axo, on trouve un petit port qui
peut contenir au plus trois ou quatre galères. L'intérieur de la forteresse n'offre
rien qui puisse le moins possible dédommager de la fatigue du voyage. Elle
renferme la cathédrale grecque, petite église modestement décorée. Le seul
édifice public est la maison qu'habitait le provéditeur 1 ».
La vénitienne Axos sur la Mer Sauvage et l'hellénique Samè sur le détroit
sont dans le même rapport de sites et de gîtes que la Korkyre des Hellènes et la
Ville d'Alkinoos, et depuis longtemps, dans une autre île bordière d'un autre
détroit, à Rhodes, nous avons étudié ce même rapport entre la Lindos de
Kadmos et la Rhodes des Grecs. Là encore, les navigateurs étrangers avaient
choisi un promontoire avancé de la Mer Sauvage, une roche entre deux baies
pour fonder leur ville et leurs sanctuaires de Lindos; les Hellènes, au contraire,
transportèrent leur capitale sur le détroit, dans la plaine qui borde l'entrée du
canal.
Entre la vieille Lindos et la ville des Phéaciens, il ne semble pas qu'il y
ait seulement ressemblance de situation; il y a parité de date. Car Lindos fut
fondée, dit-on, par le commerce phénicien et nous voyons par la toponymie des
Phéaciens que des Sémites ont aussi dû l'inventer : Korkyra Scheria, mrw
rrcro, semble de même origine et de môme époque que les doublets des îles
voisines Paxos-Plaleia, Samè-Képhallènia, etc., ou des autres îles grecques,
Kasos-Achnè, Rhèneia-Keladoussa, etc. Si l'on prend bien garde au texte odys-
séen lui-même, on y peut relever, semble-t-il, certains indices de cette origine
levantine.
Par quelques détails de leur costume et de leurs moeurs, les Phéaciens sem-
blent se distinguer des Achéens et se rapprocher des nations de l'Extrême-
Levant : « Les Égyptiens, dit Hérodote, portent des vêtements de lin qu'ils
veulent toujours fraîchement lavés; ils y attachent le plus grand soin, car ils
vont jusqu'à préférer la propreté à l'élégance, eïp.a-a SE Xîvea oopsouat a'ts!
VïOTîTvUTX, ÈTC'.TrjÛEOOVTEÇ TO'JTO p.àllOTa..., TCpOTlU.ÉOVTEC XaQapOl
ElVai 7) EUTipETcÉo--
TEpoi 2. » On croirait entendre Nausikaa : « Mes frères veulent toujours des
vêtements fraîchement lavés »,
ol S' aie! ÈGÉXOUO-I VEOTcXu-ïa eip-at' E^OVTE;
Èç '/opov Ep-vEa-Oai3.
L'épilhète VEÔTÏXUTOÇ ne se trouve qu'en ce passage des poèmes homériques :
Autre détail. Le roi et la reine des Phéaciens, Alkinoos et Arétè sont frère et
soeur, en même temps que mari et femme.
... EX 0£ TOXTjtoV
TWV
aÙTwv ot TiEp -ïÉxov 'AXxtvoov paa-tÀ'iïa 2.
Ils sont nés des mêmes parents qui leur ont donné le jour », EX TOX-^WV TWV
«
aÙTtov. Ces mots ne peuvent prêter à amphibologie. Parents, TOXTJE.;, ne se
rencontre dans les poèmes homériques qu'au pluriel pour désigner les deux
auteurs de vie, les père et mère :
p7) o lEvai ôia oumalj iv ayyEiÀsiE TOXEUG-IV,
racrpi (f D,co xa! pLTjTp!3
Ce mot ne peut avoir et n'a jamais eu d'autre sens : il désigne celui qui a
engendré et celle qui a enfanté. Alkinoos et Arétè, fils et fille des mêmes
parents, sont donc frère et soeur et pourtant ils sont mari et femme. Voilà qui
scandalisa plus tard la morale grecque : on ne put admettre que le Poète, source
de toute sagesse et de toute vertu, eût écrit une pareille énormité. Car les Hel-
lènes, en général, ont sur les mariages entre frère et soeur les mêmes idées
que nous. Que les Dieux, Zeus et Hèra par exemple, aient commis de pareilles
unions, la tradition l'admet et la nécessité le légitime : la première famille
divine, comme la première famille humaine, semblait n'avoir pas pu se repro-
duire autrement. Mais que parmi les hommes, parmi les personnages de l'épo-
pée, de telles moeurs abominables aient pu fleurir et que le Poète les ait notées
sans un mot de blâme, sans un étonnement, voilà qui pour la conscience
grecque est inadmissible. Les scholiastes se hâtent donc, par une note, d'expli-
quer à leur façon, c'est-à-dire à contresens, le texte odysséen : « parents,
disent-ils, est ici pour grands-parents, -b yàp TOXTÎ WV ZT\\O\ xa! -ro irpoyôvwv4 ».
La morale grecque serait sauvée, en effet, si Alkinoos et Arétè, descendante des
mêmes ancêtres, étaient seulement oncle et nièce ou cousin et cousine. Aussi la
note des scholiastes est aussitôt accueillie par les éditeurs. Mais elle ne suffit pas
encore. Comme le texte homérique est mis dans toutes les mains, expliqué
dans toutes les écoles, il ne faut pas que les jeunes esprits puissent être induits
à des idées fausses ou à des pensées malhonnêtes. Une main pieuse intercale
dans le texte primitif treize vers, qui sont une évidente interpolation. Voyez
plutôt le passage :
1. Odyss., VIII, 592 et 425; XIII. 67.
2. Odyss., VII, 54-55.
5. Odyss., VI, 50-51.
4. Cf. Ebeling, Lex. Hom., s. v.
576 LES PHENICIENS ET L'ODYSSÉE.
Athèna, sous la figure d'une vierge à la cruche, conduit Ulysse au palais et lui donne
quelques conseils : « Entre dans le palais. Ne crains rien. Avec un peu d'audace, on mène
à bien toutes les affaires. C'est la reine que tu vas rencontrer d'abord dans le palais.
Elle s'appelle Arètè de son nom. Elle est fille des mêmes parents qui ont engendré
Alkinoos.... Elle a une grande influence sur ses enfants, sur Alkinoos lui-même et sur
le peuple, qui la considère un peu comme une divinité et qui dans les rues la salue de
ses acclamations. C'est que vraiment elle ne manque ni d'un esprit de sagesse ni de
bonnes intentions : elle apaise les querelles. Si jamais elle te prend en affection, tu peux
être sûr de revoir tes amis et ton palais dans la terre de ta patrie 1. »
Ce petit discours est très clair, très bien ordonné, et fort utile à entendre pour
le héros qu'il renseigne. De plus, il est complet : rien n'y manque et il n'a
besoin d'aucun commentaire. J'en ai pourtant retranché les treize vers qui, dans
notre texte actuel, vont du vers 56 au vers 69. C'est là que la piété de l'interpo-
lateur s'est donné carrière :
Elle est fille des mêmes parents qui ont engendré Alkinoos. [Car Poseidon engendra
d'abord Nausithoos, de Périboia, la plus belle des femmes et la fille aînée du vaillant
Eurymédon, qui régnait sur les Géants et qui se perdit, lui et son peuple. Donc Poseidon,
uni à Périboia, engendra Nausithoos qui régna sur les Phéaciens. Nausithoos engendra
Rhéxènor et Alkinoos. Le premier mourut jeune en ne laissant qu'une fille, Arétè, dont
Alkinoos fit sa femme et il l'honora plus qu'épouse au monde n'est honorée de son mari.]
Elle a une grande influence, etc....
C'était rarement une étrangère, presque toujours une princesse née dans la
...
pourpre, une fille de Râ, autant que possible une soeur du Pharaon; héritant au même
degré et dans des proportions égales la chair et le sang du soleil, elle avait plus que
personne au monde qualité pour partager la couche et le trône de son frère. Elle pos-
sédait sa maison particulière, son train de serviteurs et d'employés. Tandis qu'on
séquestrait à peu près les femmes secondaires dans le palais, elle entrait ou sortait,
librement, se montrait en public avec ou sans son mari....
[oEioÉyaxai (AÛQoictv cire <7TEi'y7|<;' -àvà acru.]
gouverne pour lui pendant qu'il guerroie au dehors ou qu'il parcourt son royaume2....
Le rôle des princesses grandit singulièrement depuis la XIIe dynastie. On distingue au
moins autant de reines que de rois parmi les personnages qui président aux destinées
de l'Egypte. Les fils conservent la prépondérance sur les filles, quand les uns et les
autres naissent de l'union d'un frère et d'une soeur utérins et consanguins à la fois el
se trouvent par conséquent de conditions égales. Les fils en revanche perdent la prépon-
dérance dès qu'il leur manque le moindre quartier de noblesse du côté maternel et ils
s'éloignentd'autant plus du trône que leur mère tenait de moins près à la lignée de Râ.
Toutes leurs soeurs, issues de ces mariages qui nous semblent incestueux, prennent le
pas sur eux et l'aînée devient le Pharaon légitime3.
Les Anciens ignoraient déjà le site d'Hypérie et ils promenaient les Kyklopes
de Sicile en Italie et de Lycie en Morée. La suite du poème odysséen va nous
conduire dans le pays des Kyklopes. Nous verrons alors que les noms authenti-
quement grecs de Kykl-ope-l'OEil Rond, KûxX-wè, et d'Hypérie-la Haute, 'Y-EpEUj,
ne sont que la traduction de noms étrangers bien connus. Avec ces noms grecs
et ces noms étrangers, nous allons reconstituer encore une chaîne des doublets
gréco-sémitiques. L'équivalent sémitique de oeil, &<b, étant ]iy, oin, et celui de
cercle, xûxXoç, étant mtajr, olr'a, le vrai nom de la Kyklopie, du Pays des Yeux
Ronds est Oin-otr'a, dont les Grecs ont fait OivuTpîa et les Latins Oinotria. De
même l'équivalent de la Haute, 'ÏTtspEtYi, est nmp, Kum'a. Et nous arrivons à
cette traduction parfaitement claire : « Les Phéaciens habitaient jadis Kumè de
Campanie, EÙpûyopoç, près des Oinotriens, » et c'étaient des Leukadiens ou
Leukaniens, car le nom <ï>atax£; ou <t'au,xEç, Phéaciens, qui n'a aucun sens en
grec, n'est aussi que la transcription d'un nom sémitique : la racine sémitique
pra, b. e. q, signifie être blanc et exprime les qualités de blancheur et d'éclat;
sa vraie traduction grecque serait ),suxa£vw. Et la transcription de Dipro, Beakim,
en $aiaxEç est tout à fait légitime. Nous savons que le sémitique n'est pasi
l'équivalent exact du 6 grec, mais que les Hellènes le rendent par un -, un cp,
ou par une lettre double pi ou JJ.». Quant aux deux autres consonnes, n est E
ou ai, p est x.... Les Phéaciens sont des navigateurs venus de l'Occident qui,
jadis établis à Kumè de Campanie, puis chassés par les montagnards oinotriens,
transportèrent leur ville sur la côte corfiote.
Je ne légitime pas ici, de point en point et lettre par lettre, les transcriptions
ou traductions de ces noms propres. Ulysse va nous mener au pays des Kyklopes.
C'est alors, sur les lieux, que nous discuterons la toponymie grecque et préhel-
lénique de cette Italie napolitaine. Pour le moment, je réclame du lecteur un
crédit provisoire. Je lui demande d'admettre que nos Phéaciens, venus de Kumè
au long des côtes italiennes, ont abordé l'île de Corfou par le Nord-Ouest. Du
dernier cap italien S. Maria di Leuca, ils ont traversé le canal Adriatique,
atteint l'île de Fano, puis longé l'île de Samotraki. Saluant ensuite le Karavi, le
Bateau de pierre, ils ont enfin côtoyé le rivage occidental de Corfou, en atter-
rissant près du cap Kephali, comme disent les modernes : Phalakron, disaient
les Anciens, la Tête Chauve. C'est la route la plus directe et la plus ordinaire
des navires à voiles : « Partis de Brindisi, dit Strabon, les navires ont dix-sept
pirates latins qui s'intitulent chevaliers de Rhodes; Corfou reste pendant six
cents ans une terre vénitienne.... Les marines grecques connaissent le chemin
et les mouillages de ces deux îles. Mais, actuellement encore, Rhodes et Corfou
sont en dehors du bourdonnement des barques helléniques. Une multitude de
cargo-boats indigènes, de voiliers ou de petits vapeurs, rattachent par mille
réseaux les autres îles Ioniennes à la côte du Péloponnèse et au port de Patras :
Corfou n'a qu'une ou deux lignes de grands bateaux, de bateaux étrangers, entre
elle et la terre hellénique. Ces relations actuelles nous expliquent les relations
d'autrefois.
Aux temps homériques, la terre des Phéaciens est à l'écart des terres
achéennes : Ithaque fait partie du monde achéen, Ulysse est un héros de l'armée
achéenne; Alkinoos est un étranger. La Phéacie est pourtant en rapports avec
la Patras de ce temps, je veux dire avec la Pylos de Nestor. Car Pylos est alors
le grand port achéen sur la mer occidentale. Les barques pyliennes et les
bateaux phéaciens font la navette de l'une à l'autre : Ithaque, à mi-chemin,
est leur étape médiane, leur reposoir et leur bazar commun. Les marines
achéennes connaissent donc la Phéacie. Mais cette île écartée n'apparaît à la
foule achéenne que dans la brume du lointain. On sent bien, à lire le texte de
l'Odyssée, que les relations sont parfois empreintes de défiance : les étrangers ne
trouvent pas en Phéacie un accueil toujours cordial. Il est impossible cependant
de rien comprendre à ce texte odysséen si l'on ne suppose que des rapports pro-
longés ou des périples écrits donnèrent aux marines achéennes une connais-
sance minutieuse et très exacte des parages phéaciens.
L'étude de la Télémakheia nous avait déjà conduits à cette demande : com-
ment le poète a-t-il pu décrire si exactement, si minutieusement, les sites, routes
et mouillages de Pylos? Et nous n'avions trouvé qu'une réponse : c'est qu'à la
cour des Néléides, dans les villes d'Asie Mineure, des poèmes ou des périples se
transmettaient, qui rendaient familiers aux oreilles de tous, les sites, les routes,
les cultes et les parages de l'ancienne ville des aïeux. L'étude de la Phéacie
conduit à une pareille demande : comment le poète a-t-il possédé une connais-
sance si précise du pays phéacien? Les philologues répondent : « J'admettrais
volontiers que des marins d'Ionie, étant allés à Corfou, ont pu rapporter chez
eux le souvenir d'une île lointaine, très riante, très fertile, peuplée d'excellents
marins, et que ces contes de matelots, transformés par l'imagination populaire,
ont pu devenir une légende merveilleuse1. » Légendes merveilleuses, contes
populaires, imagination, fantaisie, il y en a dans l'Odyssée, mais beaucoup
moins qu'on ne suppose. L'Odyssée est une oeuvre d'art grecque. Or, en une
oeuvre grecque, quelle qu'elle soit, faire la part prépondérante à l'imagination
et à la fantaisie; voir en une oeuvre grecque autre chose que la fidèle peinture,
la copie d'un modèle déterminé ; mettre sur le même pied la raison hellénique
L'île des Phéaciens est élevée; ses montagnes boisées apparaissent de loin; elle pré-
sente à la mer sauvage une côte abrupte avec des falaises droites et des écueils dange-
reux 5. Mais elle a quelques mouillages. On rencontre d'abord une petite anse couverte
du vent avec une plage de graviers, des fourrés de joncs et des pentes d'olivettes. Il faut
prendre garde aux cailloux coupants. De la mer, on voit les cascades d'un fleuve qui
tombe sur la plage par une série de bassins où les femmes viennent laver.
Puis on rencontre la ville des Phéaciens. Elle est loin du fleuve, mais une route plate
à travers la plaine de l'intérieur y peut conduire aussi. Dans un cercle de hautes mon-
tagnes qui la couvrent tout autour, la ville est sur un promontoire entre deux bons
ports dont l'entrée resserrée est un peu difficile 1 : le palais et les jardins du roi, faciles
à distinguer, sont en haut ; le marché est en bas avec une église de Poseidon et une
source où l'on peut faire de l'eau; il y a de l'eau aussi dans le fond du grand port, à
côté de la route, où est un autre jardin royal et le bois sacré d'Athèna 2. Les Phéaciens
sont des passeurs qui gagnent leur vie à franchir l'abîme de la mer Occidentale, d'où
ils viennent. Car ils sont venus du pays des Yeux Ronds, où ils habitaient Hauteville.
Les Barbares de ce pays les forcèrent à s'enfuir. Leur ville très riche regorge d'or et de
choses précieuses.... Après la ville, les falaises et les écueils continuent. Un rocher
ressemble à un navire en marche 3, les indigènes disent que c'est un bateau que la
colère divine a changé en pierre....
1. Cf. § 95 du Stadiasme : Èx xoO -KtXdyoui /ùpoev xaraivïjv vTjsîa ïyovGocr oxav 61 CC-JXOÏ;
Ô'I{/EI
ÈYytcrriç, ôtj'Si XTJV Tidîav -ïzapaôaXàaaLOVxal 6ïva XEUXOVxal aiy:a^6v 'r\ Se KÔ\'.Ç Èaxl 7*sux7) ô)k7]* ).:;jiva
ÔÈ oàv. ïyzi" àaaaXwç ôpp.iÇou è-rci XO-J *Ep[xaîou.
2. Cf. §§ 50 et 51 du Stadiasme de la Grande Mer : y.ûpa èsxlv û^r{),r[- X:\L-fyi Èaxi -navxï àvsjj.w-
jOùïp ïyzi Èv x-?j TTpûxri va~Q ELÇ xà irpôç vdxov ^Époç, sv xto eppouoLw, ôjiêpLov "Otl'Ei 'TrapEjJ.'^aivo-Jcav
àxpav ùii-tf.rp xal ^eyaXr^- xax' aûxT|V 8<|/si Elç cràXov xal },£]XV7)V p-Eyâ/Uiv• Èx ôè xwv eô«vijp.a>v y^'-po-
TÏOLTlXOs OpfXOÇ ÈaXÎV È'^EL 5È OSwp UTTÔ XT)V ffUXTjV SLO xai ô xôiroç SUXT) xa^E^xai.
5. Cf. § 19 du Stadiasme : s-ict xoO ày.pwxTipïo-j xaûpoi Sôo ûç VT,«n àvaxEÎvovxsç EÎÇ XÔ oe^ayoî.
584 LES PHENICIENS ET L'ODYSSEE.
l'Ile de la Cachette, il avait groupé en épisodes ou en qualités secondaires les
autres particularités du Détroit. Ce n'est pas autrement qu'ici il fait assister les
Phéaciens, réunis sur le port, à la pétrification du croiseur qui revient
d'Ithaque. Ce bateau pétrifié n'est pas une invention. Il existe. Et le périple en
parlait comme le poète, et le périple le situait au bout de la terre phéacienne,
comme le poète le met au bout de son histoire phéacienne. Mais le périple ne
disait pas que du port phéacien on aperçût le Rocher du Bateau : entre la baie
de Liapadais tournée vers le Sud et ce rocher du Karavi sur la côte septentrio-
nale, le Saint-Ange et l'Arakli interposent leur gigantesque écran; du haut
seulement de leur montagne côtière, les Phéaciens pourraient apercevoir le
Bateau, comme les garnisons vénitiennes du Saint-Ange l'apercevaient, à l'hori-
zon lointain.... Mais le poète a fait rentrer le Croiseur de Pierre dans son
tableau par un artifice très simple, commun à toutes les oeuvres d'art, et l'on ne
voit pas au reste comment il eût pu faire autrement. Probablement le périple
spécifiait même que, de la ville, ce rocher est invisible. Voyez avec quelle fidélité
le périple dépeint tout le reste du pays; il est invraisemblable que sciemment
il eût, pour le site du Karavi, commis ce léger oubli. Et ici encore, comme dans
tout le reste, le poète n'a fait que rendre ce que le périple lui donnait, en
inventant seulement des personnages ou des incidents pour animer cette
matière inerte. Si, dans le dernier détail du Bateau, le poème semble quelque
peu inexact, ce n'est pas, je crois, qu'il fût moins bien renseigné par le périple
moins explicite.
Mais, à sa mode, le poète introduit un incident merveilleux et moral tout
ensemble. Poseidon pétrifie d'abord le Bateau, puis il encercle et couvre la
ville d'une haute montagne. Donc, à l'en croire, avant que le Bateau fût pétrifié,
jadis, la ville était découverte et pouvait au loin surveiller toute l'étendue des
mers. La margelle de l'Arakli n'a surgi qu'après le passage d'Ulysse : aux temps
antérieurs, on pouvait de la ville apercevoir la place où le Bateau fut pétrifié;
le peuple d'Alkinoos peut donc assister à cette pétrification. M. G. Fougères, à
qui je dois cette dernière remarque, veut bien dans une lettre me signaler
encore ceci :
La colère de Poseidon contre les Phéaciens et les manifestations de cette colère sont
bien conformes aux plus vieilles et aux plus chères conceptions des Grecs. Les Phéa-
ciens ne sont pas des marins ordinaires, qui se contentent de trafiquer dans tes rades,
les golfes et les mers dont le dieu permet l'accès aux bateaux des humains. Leur
spécialité, leur gloire, c'est d'avoir dompté l'Adriatique et, par un service de messa-
geries extra-rapides, supprimé ce grand abîme de mer. Leur orgueil,
— et les dieux ne
voient jamais d'un oeil favorable les humains orgueilleux,
— est donc fait de deux
sacrilèges. La rapidité surhumaine de leurs croiseurs est une bravade à Poseidon, dont
elle écourte en quelque façon l'empire : le dieu la punit en immobilisant à jamais
l'un de ces croiseurs trop rapides. En outre la suppression d'un grand abîme de mer est
encore un outrage aux dieux. Chaque fois que l'homme se vante de forcer ou de
changer la nature, il outrepasse ses droits : c'est une violation de l'ordre divin;
LES PHEACIENS 585
les dieux empêchent Xerxès de couper l'Athos, et Néron d'ouvrir l'isthme de Corinthe.
Poseidon rappelle aux Phéaciens celte notion de limite, en leur imposant sur le dos
même l'infranchissable margelle de l'Arakli.
Toute cette légende est donc bien grecque de conception et d'esprit. Les éléments à
coup sûr étaient dans le périple. Mais la façon dont le poète les a mis en oeuvre est,
significative : ce n'est toujours que la disposition logique et morale, tout ensemble, des
réalités. Il faut que la pétrification ait lieu sous les regards mêmes des Phéaciens, afin
que la leçon soit efficace et que ce peuple en soit moralisé. Or le périple disait sans
doute que le Bateau n'est pas éloigné de la ville; mais il ajoutait qu'une haute mon-
tagne actuellement l'en sépare. Il faut en conséquence que cette montagne ne surgisse
qu'après la pétrification du Bateau.
Nous reviendrons longuement, quand nous aurons fini les aventures odys-
séennes, à ce problème des origines, patrie et composition de l'Odyssée. Mais à
la fin de ce premier volume, au terme de cette longue première étape, nous
pouvons apercevoir déjà le chemin parcouru et le terme final. Voici que des
côtes asiatiques, où vraisemblablement le poème a reçu sa rédaction définitive,
nous sommes revenus par la Télémakheia au port de Pylos, où peut-être le poème
a pris naissance et corps. Le début de l'Odysseia nous conduit maintenant du
port de Pylos à la côte corfiote. Il semble que, par étapes, les lieux d'origine
probable, pour notre poème ou pour ses sources, s'éloignent de la Grèce levan-
tine et se rapprochent peu à peu de cette mer Occidentale, où l'identification
Kalypso-Ispania nous avait si brusquement transportés. D'Homère le Smyrniote
à Kalypso l'Espagnole, nous avons déjà les intermédiaires de Nestor le
Moraïte et d'Alkinoos le Corfiote. Et voici que nous apercevons vaguement une
nouvelle escale dans cette Hypérie des Kyklopes, dans cette Kumè de Campanie,
où la tradition hellénique voyait une si vieille fondation des thalassocrates. C'est
vers Kumè maintenant que la suite de l'Odysseia. et la méthode des Plus Homé-
580 LES PHÉNICIENS ET L'ODYSSÉE.
riques vont nous conduire. C'est à Kumè que nous allons trouver la vérification
dernière de tous nos calculs phéaciens : quelque vraisemblable en effet que
puisse nous paraître l'identification de la Ville et du pays phéaciens avec notre
côte corfiote de la Mer Sauvage, nous n'aurons une complète certitude que si
réellement les fondateurs de cette Parga primitive sont venus des mers occiden-
tales, à travers le canal Adriatique, et s'ils se sont fixés au bord de ce canal pour
faire le métier de passeurs et vivre de ce passage.
Mais cette certitude va nous être fournie par l'Odysseia elle-même, si nous
l'expliquons à la mode des Plus Homériques. Dans le pays de Kumè nous
trouverons les monstres et les géants, les nymphes et les rois, qui tour à tour
accueillirent ou traquèrent notre héros. Or les Anciens reportaient à l'an 1049
avant Jésus-Christ la première fondation de Kumè. Les modernes ont rejeté cette
date: elle est, disent-ils, beaucoup trop vieille pour l'établissement d'une colonie
grecque, où qu'elle soit et quelle qu'elle soit 1. L'Odyssée nous donne l'explica-
tion de cette date. La Haute Ville fut réellement fondée en 1049,
— au XIe siècle,
dirons-nous moins précisément, — non par des Hellènes, mais par d'autres
peuples de la mer, qui lui imposèrent son nom sémitique de Kumè et que les
sauvages indigènes chassèrent ensuite, comme aux temps historiques ils chas-
sèrent les Hellènes de cette Haute Ville campanienne. Notre poème odysséen est
postérieur de deux générations à cette fuite des premiers Kuméens, qui elle-
même ne dut pas survenir aussitôt après la fondation de la ville. En comptant
donc cent cinquante ou deux cents ans entre la première fondation de Kumè et la
rédaction de l'Odyssée, nous faisons, je crois, un calcul assez probable et nous
retombons sur une date approximative, à laquelle nous étions arrivés déjà par
un autre calcul ; car l'étude des marines odysséennes nous avait amenés à cette
conclusion que, semblables aux vaisseaux égyptiens de la dix-huitième dynastie,
les galères achéennes étaient toutes différentes des vaisseaux de Sennachérib.
Mais nous retombons aussi sur la date que nous donnait Hérodote. : « Hésiode
et Homère sont mes aînés de quatre cents ans, pas plus, 'Ho-iooov yàp xa! "Opipov
7l)axÎ7jV TETpaxoa-îoia-i ETE<U
SOXÊW JAEU Tïpea-ëu'ïEpouç yEVÉa-Sai xa! ou TÎXÈOO-I.
» C'est
au plus tôt vers 850 avant Jésus-Christ qu'il faudrait, je crois, placer la compo-
sition (je ne dis pas la rédaction dernière) de l'Odyssée. La Méditerranée que le
poème nous fait connaître est au plus tôt la Méditerranée de l'an mil avant
Jésus-Christ. Antérieurement à ce premier millénaire, les fouilles de Crète et
les documents de Knossos suppléeront-ils aux documents grecs, qui ne vont
pas jusque-là, et aux documents levantins d'Egypte ou d'Assyrie qui se taisent
encore là-dessus? Quand Knossos nous aura livré des documents lisibles, il est
possible que nous découvrions une Méditerranée antérieure, toute différente
de notre monde homérique 2; il est possible aussi que, à plusieurs siècles de
1. Cf. Helbig, l'Épopée, p. 555. Je n'insiste pas sur celle discussion à laquelle je reviendrai
longuement.
2. Cf. Le Mirage Oriental, p. 55 : « Aujourd'hui nous n'hésiterions pas à nous exprimer avec plus
LES PHEACIENS. 587
de confiance : c'est pour le moins au début du XXXe siècle avant notre ère que doit remonter en
Egypte l'influence du monde septentrional. La civilisation mycénienne (1700-1100 av. J.-C.) n'est qu'un
épisode local de la civilisation égéenne. Celle-ci est bien antérieure sur les rives mêmes de la
Méditerranée à l'éclat de Tirynthe et de Mycènes, puisqu'elle comprend la plus ancienne bourgade
troyenne, qui ne peut guère être plus récente que la période entre 5000 et 2500 av. J.-C. »
588 LES PHÉNICIENS ET L'ODYSSÉE.
complète des résultats. Pour le moment, faute de documents écrits et déchiffrés,
l'histoire des origines grecques s'arrête aux poèmes homériques, au premier
millénaire avant Jésus-Christ, au temps, dont parle Thucydide, « où les Phéni-
ciens mêlés aux Kariens occupaient la plupart des îles ».
Rendant compte tout récemment des fouilles de M. Evans, M. Salomon
Reinach terminait son étude de la Crète avant l'Histoire 1 par ces mots :
dans les très vieilles civilisations de l'Archipel; mais peut-on dire qu'elles résolvent
définitivement le problème des origines mycéniennes? J'ai déjà dit que je demande la
permission d'en douter.
L'Italie méridionale fait face à notre Phéacie. Elle est sur l'un des bords de ce
Canal d'Otrante, dont la Ville d'Alkinoos occupe l'autre rive. Les Phéaciens, si
réellement ils sont venus de Kumè, ont dû la longer, la connaître et, si vrai-
ment ils ont laissé sur notre rive orientale du détroit des noms sémitiques de la
forme Kerkyra et Schéma, il serait étrange, invraisemblable, que sur la rive
occidentale, d'où ils venaient et où les ramenait chaque jour leur métier de
passeurs, ils n'aient laissé aucun pareil souvenir.
Or l'onomastique de cette côte italienne présente quelques particularités
remarquables. D'abord elle semble aimer les terminaisons en entum ou ant :
Tar-entum, disent les Latins; Tar-anta, disent les Grecs; Ver-entum, Uz-en-
tum, etc. Sur le pourtour de la Méditerranée, un autre pays possède des noms
de forme similaire : c'est la Karie avec ses OEno-anda, Alab-anda, etc. La
ressemblance ne me semble pas accidentelle ni lointaine : si l'Italie a sa ville
insulaire de Tar-entum ou Tar-anta, la Karie a son île de Tar-anda. Le sens de
ces mots nous échappe. Quelques-uns pourtant semblent explicables et la
karienne Labr-anda avec son culte de Zeus à la Hache semble bien être la Ville
de la Hache : labr-us, disent les Anciens, est un mot lydien ou karien pour
désigner la hache.
Autre particularité : l'Italie méridionale a toute une collection de vocables
pour désigner la seule péninsule, que nous appelons aujourd'hui Pouille et qui,
chez les Anciens, était la Messapia, la Iapygia, la Calabria, le Salentin, etc. :
Strabon essaie vainement de discerner ces différents vocables et de donner
à chacun un domaine séparé. Il semble bien pourtant qu'ils durent à l'origine
être appliqués par différents peuples à des régions différentes et qu'ils sont d'ori-
gine diverse. Parmi ces noms, il en est que nous retrouvons ailleurs : Messapios
se retrouve en Crète, en Béotie, en Laconie, en Locride; Iapyge se retrouve sur
ces mêmes côtes italiennes. Il faut prendre garde à ce dernier nom.
L'Italie méridionale a un Promontoire Iapygien, "Axpa 'Iamuyta, et les Trois
Caps des Iapyges, "Axpai Tps!ç 'Iairûywv. Le Promontoire Iapygien est notre cap
Santa Maria di Leuca : dans l'antiquité, il abritait déjà le petit mouillage de la
Ville Blanche, Leuka; en ce point, avait débarqué le Crétois Iapyge qui venait de
Sicile. Depuis le Détroit de Sicile jusqu'au Canal d'Otrante, depuis le promon-
toire de la Pierre Blanche, Leukopetra, jusqu'à la Ville Blanche, Leuka, la côte
méridionale de l'Italie présente partout la même vue de falaises blanches, dont
l'éclatante blancheur est encore plus frappante pour qui vient de quitter les
côtes noires de la Sicile, la lave toute noire de l'Etna et les noirs promontoires de
Catane à Naxos. Les Instructions nautiques, décrivant ces parages siciliens,
nous disent : « Le cap Schiso, bas et noir, a été formé par le plus ancien et le
plus grand torrent de lave connu.... Trizza est entièrement construite en lave,
dont la couleur noire, contrastant avec la couleur blanche des linteaux et mon-
tants de porte, produit un singulier effet, etc. 1 » La côte italienne, au contraire,
commence à cette Pierre Blanche, que les modernes nomment Cap dell' Armi et
dont les rochers sont « remarquables par leur blancheur1 ». La racine hébraïque
i.p.g., VS>, signifie éclater, resplendir, luire, et l'Écriture a des noms de lieu
de la forme Iapig'a, nys\ Je crois que les caps lapygiens des Anciens ne sont
que les caps Blancs des Modernes : il faut penser à une forme participiale nsret,
iapoug'a, semblable à celle que nous avons déjà rencontrées, rat^b, lebon'a, par
exemple.
Entre le Détroit de Sicile et le Canal d'Otrante, les premiers thalassocrates
avaient trois de ces caps blancs. Le premier se nommait « la Pierre Blanche » :
les Hellènes traduisirent par Leukopetra; l'original sémitique était sans doute
quelque Skoula Iapoug'a2. Le second se nommait « les Trois Caps Blancs » : les
Hellènes traduisirent la moitié de l'original sémitique et transcrivirent simple-
ment l'autre moitié; ils dirent les Trois Caps des Iapyges, TpEÏç "Axpat
'lawjywv. Le troisième enfin devait être « la Pointe Blanche » ; les Hellènes
traduisirent et transcrivirent encore par moitié en Pointe Iapygienne, "Axpa
'la-uyia; mais, outre la traduction, ils nous ont conservé une bonne transcrip-
tion du début de ce vocable composé, car l'équivalent exact de leur akra nous
serait fourni par l'autre nom propre de ce même pays, Messapia. L'Écriture en
effet nous fournit des noms communs ou des noms de lieu misep'a ou masep'a,
nsxn, que les Septante transcrivent en Mâo-o-rjcsa ou Maa-cpâ et traduisent en
o-xoTcià : c'est l'exact équivalent de notre guette, du latin spécula, du grec
<TXOTCXO;, de l'italien viglia. P. Lucas nous montrait plus haut tout
: ce rivage
italien bordé de guetteurs et de tours. Nos Instructions nautiques décrivent
encore les tours innombrables qui surveillaient au siècle dernier les moindres
mouillages et signalaient toute menace de descente barbaresque. Notre-Dame
Blanche, Santa Maria di Leuca, était à l'origine la Guette Blanche, njnsi-raxD,
Messap'a Iapoug'a : « la Iapygie, dit Strabon, que les Hellènes nomment aussi
Messapia, 't\ 'Iairuyîa- Taùr/îv oè xa! MEa-a-aîdav xaXoûVtv oï "EXXTIVEÇ. »
Nous aurons longuement à revenir sur les doublets gréco-sémitiques qui
longent cette côte italienne; l'Odysseia va nous y ramener avec ses récits de
Charybde et de Skylla. Il est seulement un texte de Strabon que je veux
recueillir aujourd'hui : « La pointe que l'on nomme Promontoire Iapygien, 6
O-XOTCEXOÇ
ov xaloûo-tv "Axpav laTîuyîav, est séparée des monts Kérauniens par un
détroit de sept cents stades et du cap Lakinien par un golfe de sept cents stades
aussi. La petite ville voisine, Leuka, a une source d'eau fétide : chassés des
Champs Phlégréens de Campanie par Héraklès, les Géants nommés Leuternes
s'enfuirent jusqu'ici et disparurent sous terre; la source est alimentée de leur
sanie et la contrée voisine garde leur nom de Leuternie 5. » Voilà, je pense,
entre notre Hypérie des Kyklopes et notre Schérie des Phéaciens, une étape