Dany Laferriere - J'ecris Comme Je Vis - 2000
Dany Laferriere - J'ecris Comme Je Vis - 2000
Dany Laferriere - J'ecris Comme Je Vis - 2000
Laferrière
Un formidable
compagnon de lecture.
Pascale Navarro, Voir
www.editionsboreal.qc.ca
du même auteur
Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer, vLB, 1985; Belfond,
1989; J’ai lu, 1990; Le Serpent à plumes, 1999; Typo, 2002.
Cette grenade dans la main du jeune Nègre est-elle une arme ou un fruit?, vLB,
1993 (épuisé); Typo, 2000 (épuisé); nouvelle édition revue par l’auteur, vLB,
2002; Le Serpent à plumes, 2002.
Pays sans chapeau, Lanctôt éditeur, 1996; Le Serpent à plumes, 1999; Boréal,
coll.
Le Charme des après-midi sans fin, Lanctôt éditeur, 1997; Le Serpent à plumes,
1998; Boréal, coll. «Boréal compact», 2010.
Le Cri des oiseaux fous, Lanctôt éditeur, 2000; Le Serpent à plumes, 2000;
Boréal, coll. «Boréal compact», 2010.
Comment conquérir l’Amérique en une nuit, Lanctôt, 2004; Boréal, coll. «Boréal
compact», 2010.
Dany Laferrière
Boréal
Laferrière, Dany
isbn 978-2-7646-2058-8
ps8573.a348z77
2010
c843’.54
c2010-941071-8
ps9573.a348z77
2010
entre le printemps et l’été 1999, Dany Laferrière a été l’hôte, pendant quelques
mois, d’une résidence d’écrivain, en France, à Grigny, dans le rhône. c’est à cette
occasion que ce livre a été conçu.
Dialogue impromptu avant d’entrer dans le vif du sujet (mais c’est cela, le
vif du sujet) Bernard Magnier vient d’arriver dans l’appartement bien enso-leillé
où je dors, mange et écris depuis près de quatre mois. Une petite cuisinière, un
réfrigérateur, un téléviseur et une machine à écrire. Le divan-lit se trouve sous la
fenêtre. De la fenêtre, je vois les canards en train de batifoler dans un petit étang
et ce bougon de jardinier traverser le parc à grandes enjambées. Bernard est
arrivé de Paris pour me rencontrer à Grigny, dans la banlieue lyonnaise où je suis
en fin de résidence d’auteur.
— café?
— oui.
Bernard boit lentement son café pendant que je feuillette distraitement les livres
(on ne sait jamais). Borges dit ici qu’il préfère la conversation à l’entretien. Je
me demande où se trouve la différence. Le but me semble le même: dialoguer
avec quelqu’un en espérant divertir une troisième personne (le lecteur). Borges
est peut-être assez blasé pour ignorer le lecteur, moi, je ne le peux pas. Je décide
d’accepter le fait qu’il se tient silencieusement dans un coin de la pièce.
— Je suis toujours inquiet, fais-je savoir à Bernard Magnier, quand je tombe sur
un livre d’entretiens qui commence par le début. Je sens que je vais devoir me
taper toute une vie, me demandant si j’aurai la force d’aller jusqu’au bout. Moi,
je préfère entrer de plain-pied dans la vie d’un type. Là. Direct.
Dans le présent. Je suis prêt à écouter son histoire, mais d’abord je veux savoir
comment il va, et ce qu’il fabrique au moment même où il est en train de nous
raconter son histoire. est-il fatigué, ennuyé, excité, heureux ou au bord du
suicide? il déroule sa vie devant moi, alors que j’aimerais lui demander des
choses plus simples, plus quotidiennes.
— D’accord, fait Bernard avec cette légère moue dubita-tive qui lui est propre…
comment ça va alors?
— Bien. Étrangement calme.
— Pourquoi «étrangement»?
— Bon, c’est quand même un peu angoissant d’avoir à raconter sa vie. J’ai
l’impression, comme dirait mon ami Saul Bellow (Prix Nobel 1976, je le sais
puisque c’est l’année de mon arrivée à Montréal), d’être invité à mes propres
funérailles.
— cela commence bien, je viens d’apprendre que tu aimes citer les auteurs et
que tu es un peu superstitieux, du moins pour les dates…
— c’est vrai que je retiens une date uniquement si cela a un rapport avec ma vie
personnelle…
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— Bon, je vois que ça va vite. Pour moi, c’est très simple, je veux simplement
tout savoir sur cet accord qui semble exister entre ton œuvre et ta vie.
J’éclate de rire.
— c’est l’affaire d’une vie, ça… Bon, on garde le «tu». Je sais que le «vous» fait
plus professionnel, mais moi, je suis le contraire du professionnel.
— Pour écrire ces dix livres en quinze ans, tu as quand même dû t’astreindre à
un dur régime.
— Je voulais me lire… cela peut sembler étrange, mais j’ai écrit ces livres pour
savoir vraiment ce que je faisais de ma vie.
— c’est exactement ce rapport profond qui semble exister entre ta vie et ton
œuvre qui m’a donné envie de te rencontrer pour ces entretiens.
— il faut que je te dise que j’ai beaucoup réfléchi avant ton arrivée. J’ai paniqué
un peu à l’idée de ces entretiens. c’est difficile à croire que j’en sois déjà là.
— Là où?
— Dans mes livres, je raconte à la fois ma vie réelle et ma vie rêvée… Je crée
ma vie au fur et à mesure que je la vis.
— Dans un livre, la vie semble toujours plus excitante, alors je tente de faire
entrer cette intensité dans ma vie quotidienne.
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— ce sera difficile alors de dissocier chez toi la part réelle de la part rêvée.
— en effet.
— Je ne sais pas… Tout ce que je sais c’est que, pour moi, écrire et vivre ne font
qu’un.
— Pas du tout. Je veux dire que cela fait partie de ma vie comme n’importe quoi
d’autre. il n’y a pas de distance. Je n’écris pas pour me construire une
personnalité. J’écris comme d’autres nagent. Je sais nager, mais je peux passer
des années sans aller à la mer. Je peux passer même le reste de ma vie sans
nager. cela ne m’empêche pas de savoir nager, tu vois…
— Pas plus que cela. Sauf quand il s’agit de quelqu’un qui m’intéresse vraiment.
— Non, mais ce n’est pas loin. c’est le premier à avoir tenté de se mettre à nu de
cette manière.
— rarement.
— J’espère que les lecteurs seront plus curieux dans ton cas.
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— Alors j’ouvre le livre vers le milieu, je lis quelques pages pour voir si ce qu’il
raconte me touche d’une manière ou d’une autre; ensuite, je vais directement à la
fin parce que j’aime bien savoir si on signale quelque part que l’auteur est mort.
— Pourquoi?
— Je me sens plus à l’aise avec un écrivain déjà mort. c’est toujours angoissant
un auteur vivant qui nous raconte sa vie.
— c’est ma hantise dans la vie. J’aime quand cela n’a ni commencement ni fin.
en fait, j’aime le chaud présent de l’indicatif.
— Mais le passé…
— Mon présent est un concentré de passé et de futur. Je suis en tout temps moi-
même. vivant. c’est mon vieil ami Walt Withman qui dit à propos de son livre
Feuilles d’herbe que celui qui touche ce livre touche un homme. c’est ainsi que
j’écris.
Avant d’écrire
n’écrivais pas encore. Pour moi, c’est avant qu’on est écrivain.
Au moment où on commence à écrire, c’est déjà fini. Écrire, c’est une façon de
regarder les autres et soi-même.
En danger sur un plan mystique dans L’odeur du café, ou sur un plan plus
politique dans Le cri des oiseaux fous…
Je dois confesser que Dany Laferrière n’est pas mon vrai nom.
Mon nom exact est Windsor Klébert Laferrière. c’est aussi le nom de mon père.
et c’est pour me protéger qu’on m’a donné le prénom de Dany. Mon père était un
journaliste et un homme politique assez impétueux. il n’avait peur de rien.
N’oublie pas que nous sommes en Haïti, tout au début du règne de François
Duvalier. Mon père s’est opposé assez tôt à Duvalier. La dictature tropicale (le
mot «tropiques» ne se réfère pas uniquement aux arbres verts et aux fruits
juteux) n’épargne pas les fils des pères rebelles. Le père bien souvent prend le
maquis mais, si on ne parvient pas à le trouver, la meute ramasse le fils. Pour
Duva-14
lier, le fils (même quand c’est un enfant de quatre ans comme moi à l’époque de
son arrivée au pouvoir) est identique au père.
il est appelé à jouer plus tard le même rôle que le père. Dans mon cas, il s’agit
d’une symétrie tragique. François Duvalier a exilé mon père, et Jean-claude
Duvalier m’exilera vingt ans plus tard. Père et fils, présidents; père et fils, exilés.
Je portais donc un nom trop dangereux, d’autant qu’il était identique à celui de
mon père. Tout cela s’est passé à mon insu, puisque ce n’est que fort tard que j’ai
su pourquoi on m’avait appelé Dany alors que ce n’est pas ce nom qui figure
dans les actes officiels. Naturellement, cet incident a eu une certaine influence
sur mon travail d’écrivain. Dans mes livres, le narrateur n’a jamais une identité
propre: soit il n’a pas de nom, soit il porte un nom qui ressemble visiblement à
un pseudonyme.
c’est ma grand-mère qui m’appelait vieux os. c’est une vieille expression
haïtienne pour dire qu’on ne compte pas se coucher avec les poules. Ma grand-
mère et moi, on avait l’habitude de rester tard la nuit sur la galerie à admirer les
étoiles. Ma grand-mère était plutôt intéressée par les constellations, mais, moi,
j’étais complètement fasciné par les étoiles filantes. Aujourd’hui encore, mon
cœur bat toujours plus vite à voir une étoile filante.
Par deux fois, dans les dix livres qui forment cette autobiographie américaine, le
narrateur s’appelle Laferrière. Dans Le cri des oiseaux fous, qui raconte la
dernière nuit du jeune narrateur de vingt-trois ans au moment où il quitte Haïti,
et dans Pays sans chapeau, qui relate son retour en Haïti après près de vingt ans
vécus à l’étranger…
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mon avis, il y a deux grands moments pour un voyageur — et tout être humain
est un voyageur d’une certaine manière —, c’est le moment du départ et c’est
celui du retour.
Je ne parlerai pas de ton œuvre tout de suite. Je voudrais rester dans ce moment
d’avant l’écriture.
Je suis né à Port-au-Prince, mais j’ai passé mon enfance à Petit-Goâve, une jolie
petite ville de province coincée entre cette montagne passablement déboisée (je
passais mes après-midi à regarder les paysans faire du feu sur le flanc du morne)
et la mer turquoise des caraïbes. Petit-Goâve était un endroit tranquille et
économiquement autonome jusqu’à l’arrivée de Duvalier.
père, j’imagine toujours un petit garçon presque nu dans une pirogue. cette
image vient d’une carte postale que j’avais vue dans mon enfance. Mon père est
arrivé à Port-au-Prince assez jeune, avec sa mère adoptive, afin de poursuivre ses
études au lycée Pétion où, plus tard, il enseignera l’histoire.
Et ta mère?
c’est une jeune fille de province. il faut l’imaginer durant les années 50, à Petit-
Goâve. Ma mère est d’une pudeur et d’une discrétion si extrêmes que, encore
aujourd’hui, je ne sais pas l’année exacte de sa naissance. il faut dire que cela ne
me viendra jamais à l’esprit de le lui demander. Je n’ai jamais osé lui poser la
moindre question indiscrète. Tout ce que je sais d’elle, je l’ai appris en la
regardant vivre. Je ne connais aucune anecdote à propos de ma mère. Par contre,
je sens aisément sa joie secrète et sa douleur profonde. et je peux reconnaître
n’importe où le parfum de son corps.
Et ta famille?
Ma mère est une Nelson. c’est un des noms importants de Petit-Goâve. Mon
grand-père fut maire de Petit-Goâve, puis officier d’état civil. il tenait le registre
des actes officiels. Je passais des heures à le regarder faire. Les paysans
endimanchés arrivaient très tôt le matin pour faire enregistrer légalement leurs
enfants. Souvent, ils donnaient à leurs nouveau-nés des noms étranges tirés de la
Bible ou des manuels d’histoire et de géographie. Je me blottissais dans un coin
du bureau pour observer, en silence, cette cérémonie que présidait avec une très
grande gravité mon grand-père. Son père, charles Nelson, un grand spé-
Alors, chaque fois qu’ils rencontraient une fille, il fallait revoir soigneusement
l’arbre généalogique pour savoir si un certain charles Nelson n’était pas passé
dans les environs. «Après tout, comme disait mon oncle Borno, on n’est pas de
la race des cabris», ces animaux, sexuellement aveugles, qui n’hésitent pas à
s’accoupler entre parents très proches. Malgré tout, j’ai entendu dire qu’il y avait
eu des erreurs. Un de nos cousins 18
s’était mis en ménage avec sa demi-sœur. cette femme était si belle et si gentille
que, même quand on lui eut expliqué la situation, il avait décidé de continuer
malgré tout à vivre avec elle. La famille les avait tenus un moment à l’écart,
mais, devant leur détermination, elle avait dû céder. J’ai toujours été secrètement
d’accord avec eux. Moi, si romanesque, j’avais l’impression, pour une fois,
d’avoir dans ma propre famille une histoire d’amour qui pouvait rivaliser avec
celles de Dumas et de Zévaco que je dévorais, la nuit, avec une lampe de poche
sous le drap.
Et ton grand-père?
Et c’est cette femme, Da, qui est une figure centrale dans certains de tes livres?
oui, elle apparaît souvent dans mes livres. elle s’est installée en figure centrale
dans deux de mes récits d’ailleurs (L’Odeur du café et Le Charme des après-
midi sans fin), des livres qui racontent mon enfance, cette période heureuse de
ma vie que j’ai vécue sous sa large jupe, et elle est encore présente dans à peu
près tous mes autres livres. c’est certainement la plus forte influence de ma vie.
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c’est une femme de petite taille avec un port altier (elle se tient facilement
debout sur ses ergots), un visage très avenant, toujours illuminé par un franc
sourire, et un courage indomptable. Je me souviens du jour où la ville était
occupée par des tontons-macoutes. on vivait sous la terreur. Les gens s’étaient
barricadés derrière leur porte. Des tontons-macoutes passaient dans la rue avec
un homme enfermé dans un sac qu’ils battaient sans ménagement. Au mépris de
tous les dangers, ma grand-mère avait ouvert sa porte pour affronter les bandits,
comme elle les appelait.
Finalement, ils ont lancé le sac avec l’homme dedans sur notre galerie. Ma
grand-mère a traîné l’homme dans la maison et l’a soigné toute la nuit. vers
l’aube, ses frères sont venus le chercher.
Je crois plutôt qu’elle avait un sens aigu de la justice. elle détestait de toute son
âme ceux qui écrasaient les petits. et là on est au cœur du problème haïtien: dans
ce pays, le plus démuni trouve toujours un chien galeux à qui donner un coup de
pied.
elle s’engageait beaucoup dans la vie sociale. c’est elle qui a construit
pratiquement de ses propres mains la maison familiale du 88 de la rue Lamarre.
Mon grand-père et elle venaient de se marier, et ils n’avaient pas un sou. Ma
grand-mère s’est serré la ceinture, avec pour unique nourriture un morceau de sel
qu’elle plaçait sous sa langue pour ne pas tomber d’inani-tion. elle a porté durant
des années, m’a-t-elle raconté, la même robe noire. elle faisait croire à tout le
monde qu’elle portait le deuil de ses parents morts depuis déjà longtemps.
Pourquoi une robe noire?
Finalement, ils se sont installés dans leur nouvelle demeure et ils ont commencé
à avoir des enfants. Les choses n’allaient pas trop mal. Mon grand-père a fait
construire une dizaine de mai-sonnettes dans la cour arrière afin de recevoir les
paysans qui venaient lui vendre du café en gros et qui ne pouvaient faire le
voyage du retour le même jour. Des familles entières de paysans descendaient
des montagnes environnant Petit-Goâve. ils arrivaient, précédés de leurs mulets
chargés de sacs de café. Notre cour, pendant cette période de l’année où l’on
récoltait le café, était toujours pleine de gens (des enfants en grand nombre) et
d’animaux. Je dormais souvent à la belle étoile avec les autres garçons. Après
avoir passé notre temps à jouer à cache-cache, à nous battre, ou à rire sans
raison, on tombait brusquement comme des mouches. Mes pauvres cousines,
pendant ce temps, étaient étroitement surveillées par de vigilants chaperons
payés à cet effet. Je me souviens de l’un d’eux, un certain Djo, un type vraiment
pourri, qui inventait des histoires dégoûtantes sur elles pour faire croire qu’il
faisait bien son travail. Les femmes s’occupaient de faire à manger (d’énormes
chaudières remplies de malanga, d’ignames, de bananes vertes et de gros
morceaux de porc) tandis que les hommes et les femmes âgées fumaient la pipe
(une petite pipe en terre cuite rouge) en se remémorant les rencontres
inquiétantes avec des êtres étranges qu’ils avaient fait en voyageant de nuit. il
m’arrivait de passer la nuit entière, surtout pendant les périodes de grandes
vacances, bien installé contre le flanc chaud d’un mulet, à écouter ces histoires
de loups-garous à vous faire dresser les cheveux sur la tête. ce sont peut-être les
moments les plus heureux de mon enfance.
L’exil du père
Mon père a étudié au lycée Pétion, où il devait enseigner plus tard. Très jeune,
dès l’âge de dix-sept ans, il s’est impliqué dans 22
la politique. Avec d’autres camarades, ils ont monté un syndicat, celui des
tanneurs.
raison qui a contraint mon père à quitter le pays: les riches commerçants avaient
l’habitude, pour renverser un gouvernement, de stocker les marchandises (la
farine, le riz, l’huile) dans des dépôts cachés en province avant de fermer les
magasins du centre-ville de Port-au-Prince. et c’est ainsi que le pays s’est
souvent retrouvé dans une situation de disette artificielle. Alors mon père, en tant
que sous-secrétaire d’État au commerce, était allé à la radio pour dénoncer un tel
état de choses. Jusque-là, c’était encore de bonne guerre. Mais, avec sa fougue
coutumière, il avait ajouté que, si les commerçants refusaient de mettre à la
vente les produits de première nécessité, le peuple avait le droit de piller les
magasins. il avait oublié qu’il avait une fonction officielle.
Ma mère est restée en Haïti. J’ai décrit son drame dans Le Cri des oiseaux fous
où, au moment de mon départ précipité d’Haïti, 24
elle a dû sûrement se rappeler que mon père était parti dans les mêmes
conditions, vingt ans auparavant. Ma mère est restée là-bas, elle. Je n’ose
imaginer la souffrance de cette femme, si jeune au moment du départ de mon
père.
Que lui est-il arrivé? A-t-elle été inquiétée après le départ de ton père?
Non, parce que ma mère est quelqu’un de très discret. elle a conservé pendant un
certain temps son emploi (elle travaillait aux archives de la mairie). Ma mère et
mon père sont des gens totalement opposés. Mon père est explosif, impatient,
impé-
tueux, tandis que ma mère est douce, pudique, discrète. Si mon père entre dans
une pièce, tout le monde va le savoir à la seconde de son arrivée, alors que ma
mère peut passer des heures à côté de vous sans que vous vous aperceviez de sa
présence. Les contraires doivent bien s’attirer puisque ma femme et moi for-
mons un couple du même genre. Je suis irrémédiablement attiré par la lumière et
le monde tandis que ma femme ne se trouve à l’aise que dans la pénombre et
l’intimité. c’est étrange comment, selon ma mère, sans avoir pratiquement
jamais connu mon père, j’ai le même caractère que lui. J’ai exactement les
mêmes mains, et la même voix aussi. Mais surtout, toujours selon ma mère, on a
la même attitude devant la vie. Un effrayant appétit de vivre.
25
oui, je m’étais identifié. Au début, il ne disait rien mais, sachant qu’il y avait
quelqu’un derrière la porte, et comme j’insistais pour qu’il me reçoive, il a fini
par me hurler de sa chambre qu’il n’avait plus d’enfant puisque Duvalier avait
transformé en zombis tous les Haïtiens.
Je me rappellerai toujours cette voix forte et un peu rauque, la voix d’une bête
traquée jusque dans sa propre tanière. il était venu se coucher là pour mourir…
Alors il devait se demander pourquoi le passé continuait à le poursuivre ainsi
sans relâche.
L’école haïtienne
J’étais trop jeune pour comprendre la situation. J’avais quatre ans à l’époque. Ma
mère m’a envoyé à Petit-Goâve, chez ma grand-mère. Je ne suis revenu vivre
avec elle qu’au moment d’entrer à l’école secondaire. Ma mère est quelqu’un de
très 26
çaient leurs enfants dans ces écoles prestigieuses parce que, d’une part,
l’éducation y était excellente, mais surtout à cause de leur fréquentation. on
pouvait s’arranger pour avoir des amis riches avec qui on espérait plus tard faire
de bonnes affaires.
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on naviguait entre les deux. on n’avait pas grand choix. Une seule institution
éditait les manuels haïtiens: la Maison Des-champs. Pour les cahiers, je crois que
ma mère se les procurait au magasin L’Abeille. Pour avoir un véritable
enseignement national, il aurait fallu avoir la possibilité de concevoir cet
enseignement, de préparer les professeurs et d’éditer des manuels.
tienne une excellente éducation. N’ayant jamais fréquenté d’université, c’est cet
enseignement reçu en Haïti qui constitue mon unique fond.
il faut se rappeler que Haïti est un pays encore très fier d’avoir été la première
république nègre du monde. Tous les jeunes Haïtiens le savent, et ils ont été
élevés dans cette ambiance patriotique. il y a la fête du Drapeau, la fête de
l’indépendance, la bataille de vertières. Tous les Haïtiens, même ceux qui n’ont
pas été à l’école, savent qu’on a jeté les Français à la mer pour devenir une
nation indépendante le 1er janvier 1804. c’est ins-28
crit dans l’âme haïtienne. Tout cela pour dire que, quand nous étudions Molière,
racine ou voltaire, nous étudions simplement de grands écrivains et non des
Français. Pour les Haïtiens, corneille, avec ses accents de fierté, ses élans de
courage, ses éclats de jeunesse et de noblesse, sa fièvre, est fondamentale-ment
haïtien. Aucun doute là-dessus. ce nationalisme constitue autant notre force que
notre faiblesse. Notre force, parce qu’il nous empêche d’avoir l’âme servile.
Notre faiblesse, parce que nous sommes toujours tournés vers le passé. Mais
c’est en vivant à l’étranger que j’ai remarqué l’importance de la culture haïtienne
dans ma vie. Je ne ressens pas cette douleur constante, ce sentiment
d’impuissance, que je constate chez les autres Noirs quand ils sont en face d’un
Blanc. on a l’impression qu’il y a un problème, dans leur cas, qui n’a pas été
réglé. Un problème de violence physique. Une terrible gifle qui n’a pas été
rendue. comme Haïtien, je sais qu’on a réglé ce problème il y a aujourd’hui près
de deux cents ans. La grande souffrance des Nègres dans la colonie saint-
domingoise a été en grande partie vengée durant le massacre général des Blancs
ordonné par Jean-Jacques Dessalines, général en chef des armées indigènes, dès
le lendemain de l’indépendance nationale. Je peux donc converser calmement
avec mon vis-à-vis blanc. cela ne veut pas dire que tout va toujours bien. La
preuve, c’est que je ne vivrai jamais en France. Non parce que je traînerais un
vieil héritage colonial, mais simplement parce que je n’ai pas envie de perdre
mon temps à discuter tout le reste de ma vie de questions relatives à la
colonisation ou à l’identité. Pour tout dire, je n’ai rien à foutre de la créolité, du
métissage ou de la francophonie. Je dois beaucoup à la société haïtienne d’avoir
réglé bien avant que je ne vienne au monde un certain nombre de questions qui
restent encore brûlantes pour d’autres.
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Bien sûr, mais tout individu doit avoir un sol, un endroit où poser son pied. et si
cet endroit n’existe pas, il aura des problèmes avec le reste. c’est pour cela que
les pays se construisent des mythes. il faut que l’individu puisse se réfugier
quelque part où personne ne pourra le trouver, où il se sent chez lui totalement.
comme un animal dans sa tanière. Mais ce refuge doit rester secret.
Je suis trop sensuel, trop physique, pour passer de l’autre côté du miroir comme
ma bonne amie Alice le faisait sans hésiter.
J’ai toujours beaucoup lu. Naturellement les plus grands écrivains. et cela pour
une raison très simple: je n’avais pas beaucoup de livres à la maison. Quand Da
pensait qu’un livre pouvait trop m’impressionner, elle le cachait sous les draps,
dans la grande armoire. Je connaissais sa cachette. Un jour que je me trouvais
seul à la maison, tout le monde étant allé au carnaval, 30
j’ai découvert par hasard Climats, d’André Maurois, sous une pile de serviettes
blanches sentant la naphtaline, des serviettes réservées à de rares invités de
marque mais, à part un sénateur édenté, je n’ai vu personne, durant toute mon
enfance, se servir de ces serviettes. et tout de suite après, derrière le lit, j’ai aussi
découvert une bouteille de cocktail de cerises (un mélange explosif de cerises,
d’eau-de-vie et de sirop d’orgeat). J’ai lu Climats, tout en buvant de cet alcool
sucré. ce fut, je crois, la plus merveilleuse lecture de ma vie.
on lisait ce qui nous tombait sous la main. il y avait très peu de livres à la
maison, à Petit-Goâve. Lire, dans ce cas-là, c’était comme aller à la pêche, on
attrapait ce qu’on pouvait. c’était une telle fête de tomber sur un livre. Je me
souviens de ce sentiment si bouleversant. on n’avait aucune idée de ce qui se
cachait entre les couvertures. Mon cœur battait si fort. Je serrais le livre contre
ma poitrine. Ah, l’odeur du livre. Je le respirais au fur et à mesure de la lecture
avant de tourner la page. Je pouvais traverser la ville pour aller lire chez des
gens. Je me souviens d’un été que j’ai passé enfermé dans une petite chambre
chez la mère de Simon, un imbécile fini de ma classe, parce que j’avais
découvert un trésor dans son armoire: une tonne de romans-photos.
elle se trouvait en face de la mairie. J’y allais. Pendant un court laps de temps,
tante renée y a même travaillé. Je la trouvais toujours assise, sur la galerie de la
bibliothèque, le dos appuyé contre le mur. Je n’y ai presque jamais vu personne
durant tout le temps que je l’ai fréquentée. il faut dire que la collection était
assez étrange. Beaucoup de livres de philosophie, des revues spécialisées, des
études critiques pointues. il paraît qu’on les devait à un Petit-Goâvien qui avait
vécu presque toute sa vie en 32
Le voyage à Port-au-Prince
rait arriver si les freins venaient à lâcher. et c’est arrivé au moins deux fois avec
moi. J’ai entendu ce bruit sec suivi d’un vacarme de tous les diables. J’ai vu le
camion en train de descendre le morne Tapion, les aides-mécaniciens sautant du
toit avec, dans les mains, d’énormes pierres qu’ils plaçaient sans arrêt devant les
roues afin de ralentir sa course. celui-ci, la première fois que cela est arrivé en
ma présence, a franchi chaque fois ces obs-tacles, et le chauffeur n’a eu,
finalement, d’autre recours que de donner un brusque tour de volant sur la
gauche pour emboutir le camion contre un magnifique manguier. La deuxième
fois, ce fut pire puisqu’on était à cette heure de pointe où les camions venant du
sud arrivaient à toute vitesse derrière nous. Je ne sais pas par quel miracle on a
été sauvés. on a longtemps dit que le chauffeur n’était pas seul. Une passagère a
raconté qu’elle avait vu une femme en bleu assise sur le capot du camion. Pas
besoin d’ajouter que c’était la vierge dont la couleur fétiche est le bleu.
Da a décidé qu’il ne fallait plus que je risque ainsi ma vie sur cette route, aussi a-
t-elle demandé à maître Auguste s’il pouvait m’emmener la prochaine fois dans
sa belle chevrolet noire.
oui, mais Da commit alors la seule faute de goût de sa longue carrière. Maître
Auguste avait dit à Da qu’il passerait me chercher après le déjeuner, vers neuf
heures. Ma grand-mère m’a réveillé à trois heures du matin et, une heure plus
tard, j’étais prêt pour le voyage. J’ai pris un bain glacé dans le grand bassin
d’eau qui se trouvait près du garage du tracteur fictif. La dernière fois que je
m’étais baigné ainsi à l’aube, c’était pour ma première communion. Da m’a
habillé comme un petit prince.
Je ne comprenais pas la raison d’une telle fébrilité. Je savais que cela avait un
rapport avec le voyage en voiture. Je sentais confu-34
sément que Da avait tort. ensuite, elle m’a recommandé de ne rien manger en
route. Je n’avais jamais vu Da dans un pareil état.
enfin maître Auguste est arrivé avec son fils Tony, et celui-ci portait, je me
rappelle très bien, un jean, un simple t-shirt blanc et des espadrilles sales. J’étais
en colère contre Da. J’avais envie de salir mon petit costume bleu. Je me suis
réfugié dans un coin de la voiture et je n’ai adressé la parole à personne durant
tout le trajet. Parce que je n’avais pris qu’une figue-banane, je me suis mis à
vomir à l’entrée de Port-au-Prince. Je n’ai pas sali l’inté-
rieur de la voiture, mais j’ai laissé une longue traînée jaune sur l’extérieur de la
carrosserie. Maître Auguste a tout fait pour me mettre à l’aise, mais j’étais
malade de honte. La honte sociale.
J’avais honte devant ces gens qui, parce qu’ils étaient fortunés, semblaient avoir
plus d’aisance dans la vie que nous. Je venais de remarquer que Da, qui n’avait
peur de rien ni de personne, avait tout à fait mal agi dans cette affaire. Des
années plus tard, quand j’ai rencontré maître Auguste à Miami, chez son fils
Tony, et que j’ai évoqué ce voyage humiliant, il semblait n’en avoir gardé aucun
souvenir. De toute façon, maître Auguste est un homme si simple, si modeste,
qu’une telle chose ne lui viendrait jamais à l’esprit: m’humilier. il m’a
simplement dit qu’il avait un énorme respect pour Da et qu’il était terriblement
désolé d’apprendre sa mort. Quant à Tony, il se rappelait très bien le voyage, et il
m’a raconté qu’à peine de retour à Petit-Goâve, il avait exigé de sa mère qu’elle
lui fasse un petit costume bleu comme le mien. voilà une chose troublante: trois
personnes sont dans une voiture, et chacune d’elles a une version de l’histoire
liée à sa sensibilité. Je m’étais réfugié dans ma tête, refusant de communiquer
avec quiconque, tout en léchant ma blessure.
35
Un univers féminin
Ma grand-mère ne s’est jamais consolée de la mort de son fils aîné. roger est
mort à l’âge de six mois. Évidemment, ce n’était pas une mort naturelle.
Quelqu’un que nous connaissions bien l’avait «mangé». Une âme malfaisante,
une personne qui fré-
quentait presque quotidiennement la famille, le parrain de mon oncle Yves. il est
un fait qu’on ne meurt jamais de mort naturelle en Haïti. Les puissances des
ténèbres nous environnent. Je me rappelle avoir été grandement impressionné
par une telle atmosphère. Quoique roger soit mort à l’âge de six mois, j’en ai
entendu parler durant toute mon enfance, et même au-delà.
J’avais l’impression que roger était toujours parmi nous et qu’on grandissait
ensemble. il était à la fois mon oncle (le frère aîné de ma mère) et mon
compagnon de jeu. il m’était impossible d’imaginer que ce n’était qu’un
nourrisson.
Tu viens d’évoquer deux oncles dont on ne retrouve aucune trace dans tes livres.
À te lire, on a plutôt l’impression que tu as vécu dans un univers totalement
féminin.
Bien sûr, mais il y avait aussi mon grand-père, qui ne s’intéressait qu’aux
tracteurs et qu’aux roses qu’il avait fait planter tout autour de la maison. c’était
ses vraies passions. il avait aussi une guildive près du cimetière où il faisait du
tafia, un alcool de canne. Je me souviens d’un homme à la fois très doux et très
brutal. Toujours assis à la même place, le visage impassible. Une fois par
semaine, le samedi, il se rendait à la guildive. c’était un homme qui s’habillait de
manière très élégante: canotier de paille de maïs, costume kaki et canne sculptée.
il marchait en 36
lançant sa canne en avant, son chien derrière lui. Je connaissais très bien son
parcours puisque je devais faire le guet pour mes tantes. Je le suivais de loin
pour voir où il se rendait et je revenais en courant leur rapporter que mon grand-
père était en ce moment en train de bavarder avec le notaire Loné, ou qu’il s’était
arrêté à la loge maçonnique, ou enfin qu’il était cette fois bien rendu à la
guildive. Quand il était à la guildive, on savait qu’il ne rentrerait que fort tard
dans la nuit. il était alors possible pour mes tantes d’organiser, au salon, une
petite fête, l’après-midi. Da et moi, on était les seuls à ne pas participer à la fête.
Nous restions dans la cour, où on nous faisait quand même parvenir quelques
boissons gazeuses et une substantielle tranche de gâteau.
À part ces trois ombres, ton grand-père et tes deux oncles, l’univers était en tout
point féminin?
J’étais cousu de femmes. Ma mère et ses sœurs. Ma mère étant la sœur aînée, je
suis le premier fils d’une maison où on se marie par ordre d’âge. Ma mère et mes
tantes m’ont totalement gâté.
elles étaient magnifiques, très belles. J’adorais rester dans la chambre quand
elles se préparaient pour aller danser au Lambi club, une piste de danse située au
bord de la mer. Les parfums, les tarlatanes, les rires, les confidences, les
taquineries, les jupons, tout virevoltait autour de moi. J’étais au paradis.
Qu’est-ce qui distinguait ces jeunes filles les unes des autres?
elles étaient très différentes. Ma mère était très pudique, comme je l’ai déjà dit;
tante raymonde était d’une folle extravagance; 37
elles ont chacune quelque chose de spécial, une lumière particulière. Mais c’est
tante renée qui m’apparaît, aujourd’hui que je peux voir cela avec une certaine
distance, avoir eu la vie la plus étrange et la plus fascinante. Du moins quand on
regarde cela avec un œil d’écrivain. contrairement à tante raymonde, qui se
donne constamment en spectacle et que j’ai longuement décrite dans Le Goût des
jeunes filles, tante renée est tout inté-
riorité. elle est restée vierge et n’a presque jamais travaillé de sa vie. elle était
très proche de ma grand-mère. elles ont vécu ensemble sans presque jamais se
quitter, sauf durant l’année où tante renée a été se faire soigner de cette toux
sèche qui ne la quittait plus, dans un sanatorium, près de Petite-rivière de l’Ar-
tibonite. Je me souviens quand même qu’elle a travaillé au moins à deux reprises
dans sa vie. elle a enseigné aux enfants démunis, aux jeunes domestiques et aux
orphelins, comme suppléante à l’école du soir du professeur carriès. L’école se
trouvait au bout de la rue Lamarre. et, chaque soir, tante renée passait un temps
fou à se préparer pour se rendre à son cours.
comme elle parlait très rarement à la maison et d’une voix si fluette que j’étais
toujours obligé de tendre l’oreille pour comprendre ce qu’elle voulait de moi, je
me suis toujours demandé comment elle s’y prenait pour enseigner à une classe
d’élèves dont certains étaient bien plus âgés qu’elle. Tante renée me racontait
l’histoire de ces élèves qui ne vivaient pas chez leurs 38
parents comme moi, mais chez des étrangers à qui ils vendaient leur force de
travail contre un repas et un endroit pour dormir, et qui arrivaient à l’école
souvent épuisés après une dure journée de travail. et pourtant, selon tante renée,
ils se distinguaient de nous qui allions à l’école, qui vivions avec nos parents et
qui n’avions rien d’autre à faire dans la vie qu’étudier, par leur féroce appétit
d’apprendre. cela émouvait beaucoup tante renée et la poussait à se donner
entièrement à sa classe. Dès qu’elle rentrait de son cours, vers dix heures du soir,
elle commençait à préparer la classe du lendemain avec sûrement autant de
sérieux que ses chers élèves. chaque fois qu’elle recevait son salaire (c’est moi
qu’elle envoyait chercher l’enveloppe), elle me donnait toujours cinq centimes.
on la disait pingre, mais elle surveillait de très près ses économies parce qu’elle
ne gagnait presque rien dans cet emploi. Toujours assise à la même place, sur la
galerie, pas loin de Da, sa vie pouvait sembler monotone à un observateur
pressé. rien de plus faux. c’était simplement un autre rythme.
elle était blanche, aussi blanche qu’une Noire pouvait l’être sans être vraiment
une Blanche. cette phrase remonte à ma première lecture de richard Wright; je
crois que c’est ainsi qu’il décrivait un de ses personnages. Que faire quand on
tombe sur une phrase qui refuse pendant plus de trente ans de sortir de votre
tête? Dans ce cas, je crois qu’on peut la faire sienne. elle est à moi maintenant
autant qu’à ce bon vieux Dick Wright. Tante renée avait, du moins dans mon
enfance, ce visage aux traits finement dessinés, un corps assez frêle, des mains
très délicates.
Ma mère a les plus jolies mains des filles Nelson, mais c’est tante renée qui a la
plus belle chevelure et elle en est très fière. Une masse de cheveux noirs lui
arrivant jusqu’à la taille, qu’elle pas-39
on lui a offert une chaise, un grand verre d’eau suivi d’une tasse de café. Le café
des Palmes. il l’a bu avec un sourire extatique. il a tenté plusieurs fois en vain de
nous expliquer quelque chose ayant trait à la qualité du café puisqu’il n’arrêtait
pas, en parlant, de soulever sa tasse en direction de Da, mais le problème c’est
que ni ma grand-mère, ni moi, ni tante renée ne parlions anglais. on a fait venir
un neveu de Da, Fritz cerisier, qui, paraît-il, avait déjà enseigné l’anglais au
lycée Faustin. Fiasco total. Après le départ de l’Américain, qui semblait
vraiment épuisé de l’échange avec mon oncle Fritz, celui-ci nous a expli-40
qué que ce Blanc était sûrement un paysan du sud des États-Unis puisqu’il avait
eu quelque mal à comprendre son accent, et que l’autre ne parvenait pas à le
comprendre, lui, Fritz, alors qu’il s’exprimait dans le plus pur anglais
d’Angleterre. Da répri-manda le cousin Fritz d’avoir utilisé l’anglais
d’Angleterre pour parler à un Américain. Quelle bêtise! Fritz eut beau expliquer
à Da que c’était le meilleur anglais qui existe, Da avait maintenu qu’il était de
son devoir de se faire comprendre par l’invité au lieu de chercher à
l’impressionner. et depuis, on parle de l’occasion manquée de tante renée.
elles m’en parlent très rarement. Je sais qu’elles ne sont pas toujours contentes
de ce que je raconte, mais elles savent que je les adore. Tante raymonde, elle, me
dit volontiers ce qu’elle pense de mes livres, et ce n’est pas toujours positif. elle
m’apprend qu’elle lit mes livres dans l’autocar qui l’emmène au travail (elle
travaille à l’hôpital Jackson de Miami). Souvent elle rit, mais le plus souvent elle
fronce les sourcils devant ce qu’elle appelle un mensonge éhonté. et elle l’écrit
au crayon rouge dans les marges de la page. ce n’est pas une lecture, c’est un
véritable dialogue. À
41
il aurait fallu que je lui demande de m’expliquer les choses avant de me mettre à
écrire. J’ai beau essayer de lui faire comprendre que mon travail ne consiste pas
à dire les faits mais plutôt à faire surgir l’émotion d’une situation. Pour moi,
c’est la vérité de l’émotion qui compte, et rien d’autre. Pour elle, je déforme la
réalité. À quoi bon écrire, me lance-t-elle sur un ton furieux, si c’est pour ne pas
raconter les choses telles qu’elles se sont passées. Je lui réponds que je peins
plutôt les choses telles que je les ressens, en sachant bien que cela ne pourra en
aucun cas la convaincre de mon intégrité. Alors pourquoi mêler de vraies gens à
ton cinéma? J’ai besoin de ces personnes, tante raymonde, j’ai besoin de leur
énergie, de leur sensibilité, de leur caractère pour dire ma vérité profonde. en
définitive, finit-elle toujours par conclure sur un ton presque méprisant, il ne
s’agit que de toi, de ce que tu ressens, c’est uniquement ton affaire. c’est tout à
fait cela, m’exclamais-je chaque fois, il ne s’agit que de moi, et c’est comme ça
que j’ai une chance d’intéresser les autres. Plus j’écris proche de mon cœur, plus
je risque de toucher à l’universel.
elle le comprend mais de manière confuse. Au fond, elle aurait aimé que je ne
parle que d’elle, ou mieux, que j’écrive sous sa dictée.
Pense-t-elle que tu es un véritable écrivain?
Je ne pense pas qu’elle me voie sous un tel angle. comme la plupart des gens qui
me connaissent d’ailleurs. Pour eux, ce que je fais ne saurait être de la littérature.
Trop proche de leur réalité.
quelqu’un que tante raymonde connaît depuis l’enfance, alors, pour elle, ce ne
saurait être un personnage de roman. Pour quelqu’un comme elle, un vrai
personnage de roman doit sortir directement de l’imagination de l’écrivain. Mais
si, pour elle, Thérèse est un être humain et non un personnage de roman, moi, je
ne saurais en aucun cas être un romancier. N’ayant jamais rencontré d’autres
écrivains dans sa vie, tante raymonde pense qu’ils font tous différemment de
moi. J’ai beau lui expliquer qu’on utilise des modèles comme les peintres, elle
ne me croit pas. elle me conseille tout le temps de faire surgir mes personnages
de mon imagination au lieu de les piquer dans la famille et elle ajoute avoir été
profondément vexée d’être décrite dans une robe grise qu’elle ne possède même
pas. Tante Ninine m’a dit que tante raymonde avait passé la nuit à chercher la
robe grise fictive dans son armoire. Le lendemain matin, elle était blême de rage
et de fatigue. Quand je lui ai expliqué, calmement, que la couleur de la robe
n’avait pas d’importance, et que c’est le mot «gris» qui m’intéressait parce que
ça allait bien avec le rythme de la phrase, elle m’a jeté un regard noir.
D’ailleurs, les lecteurs ne pourront pas venir fouiller dans ton armoire pour voir
si tu n’as pas une robe grise, tante raymonde, mais cela ne semble pas l’avoir
calmée… elle était au bord des larmes (tante raymonde est très théâtrale), me
reprochant d’avoir choisi, de toutes les couleurs qui existent sur cette planète, la
seule couleur qu’elle avait toujours détestée:
«Puisque tu m’as décrite dans cette affreuse robe grise, avait-elle conclu sur un
ton résigné, c’est ainsi que les gens vont toujours m’imaginer.» en un sens, elle a
raison puisqu’il y a une légère vengeance derrière tout cela: je n’ai jamais aimé
les couleurs voyantes que porte tout le temps tante raymonde. A-t-elle senti mon
animosité? connaissant sa sensibilité exacerbée, je crois que oui.
43
Et tante Renée?
Tante renée est quelqu’un de très secret. elle passe sa vie à fermer les portes
derrière elle. J’ai tout fait pour voir ce qu’il y avait dans son armoire sans jamais
y parvenir. c’est une vie fermée à double tour. ce qui est étonnant, c’est que c’est
elle qui m’a semblé la moins choquée par ma méthode. elle est tout heureuse de
voir son nom figurer dans un livre. il faut dire qu’elle a été bibliothécaire.
Ma mère, une fois, de manière très discrète, m’a fait comprendre qu’elle ne sait
quoi penser de mes livres. elle éprouve à me lire une sensation proche de
l’ivresse et du rêve: «c’est une sensation étrange, et je ne sais si j’aime ou pas.
on a l’impression d’être à Petit-Goâve alors que le paysage est celui de Port-au-
Prince, on rencontre un inconnu et on croit le connaître, on croise quelqu’un que
l’on connaît très bien et qui nous jette un regard d’étranger, eh bien, avait conclu
ma mère avec tout le tact imaginable, des fois je me sens comme perdue à te
lire.» J’ai écouté, bouche bée, et j’en ai été bouleversé: ma mère venait de
résumer de manière si précise ce que je crois être l’essence de mon travail.
Et qu’a-t-elle dit de la sexualité qui traverse, d’une manière ou d’une autre, tes
livres?
Précisément rien. cela n’existe pas pour elle. Quand mon premier livre a paru, en
1985, je lui en ai envoyé tout de suite un exemplaire. Je me souviens d’avoir
passé la nuit à imaginer ma mère en train de lire un livre avec un pareil titre:
Comment faire 44
l’amour avec un Nègre sans se fatiguer. c’est aussi loin de ma mère qu’un
poisson l’est d’une bicyclette. eh bien, elle l’a lu, et j’ai reçu d’elle une jolie
lettre. ce qui m’a forcé à penser que le poisson n’est pas si éloigné de la
bicyclette. Mais je n’ai senti à aucun moment qu’elle considérait mon livre
comme un livre.
Pour une longue lettre que je lui aurais adressée. Une lettre beaucoup plus vraie
que celles que je lui écrivais de Montréal où, en bon fils, je lui racontais mes
progrès dans la société qué-
bécoise. Dans mes lettres, tout allait bien. Tous les principes qu’elle m’avait
inculqués étaient respectés à la lettre. et voilà qu’arrive ce livre de jeune barbare,
sexe au vent, ratissant la ville, baisant les filles, mangeant du pigeon au citron,
buvant du vin rouge, ne se coiffant jamais, se lavant peu, passant des nuits
entières à lire ou à converser avec son ami Bouba. Ma mère en était horrifiée.
elle ne savait que croire. Les lettres si gentilles que je ne cessais de lui envoyer
en digne fils ou ce livre païen et paillard. Finalement, elle a choisi de couper la
poire en deux, certaines choses lui semblant vraies, d’autres beaucoup moins.
elle arrivait à comprendre que je ne me nourrissais pas trop bien ou même que je
n’allais pas si souvent que je le disais chez le coiffeur, cela c’était dans ses
cordes. elle pouvait l’intégrer dans son univers. Mais ce qu’elle n’arrivait pas à
accepter malgré tous ses efforts, c’était l’article de l’alcool et celui des filles.
Deux manœuvres étaient possibles: ou bien cela n’existait pas (son fils en train
de boire ne serait-ce qu’un verre de mauvais vin avec des filles à moitié nues),
ou bien ce n’était pas vrai. Je la soup-
çonne d’avoir utilisé les deux possibilités. La preuve: ma mère n’a jamais fait la
moindre allusion aux jeunes filles qui pullulent dans Comment faire l’amour
avec un Nègre sans se fatiguer.
45
Franchement, il faut être une mère pour ne pas remarquer les filles dans un pareil
bouquin.
Bien entendu, elle s’attendait à un livre plus respectable, un livre qu’on peut
montrer fièrement aux voisins et amis en disant:
«voilà ce que fait mon fils à Montréal.» Là, elle ne pouvait même pas prononcer
à haute voix le titre du livre. Ma mère a changé d’opinion à propos de ma
littérature quand le livre a commencé à rapporter un peu d’argent. elle a
tellement de res-ponsabilités qu’elle a appris à vénérer l’argent. Si c’est de
l’argent gagné honnêtement, alors c’est Dieu qui nous l’a envoyé.
Quand j’ai tenté de lui expliquer que les meilleurs livres ne rapportent
généralement pas un sou, elle m’a jeté ce regard totalement absent voulant dire
que ce sont des considérations qui ne la concernent aucunement. Pour elle, un
livre qui rapporte un peu de sous ne peut être mauvais. «Pourquoi les gens
achèteraient-ils quelque chose qu’ils estiment mauvais?» me demande-t-elle sur
un ton un peu brusque.
Tante raymonde est allée si loin dans cette direction que je lui ai finalement
demandé pourquoi elle n’écrivait pas son propre livre. Dans une des petites
scènes de L’Odeur du café, j’avais écrit que j’avais volé la bicyclette de Naréus.
cela lui a fait si mal qu’elle a violemment biffé le mot honni. À la place du mot
«volé», elle a écrit dans la marge «emprunté». Une page déjà si barbouillée.
Quand je vais la voir, elle me raconte toutes sortes 46
d’histoires tout en précisant que je peux, sans restriction aucune, les utiliser dans
mes livres. Je lui ai jeté qu’on ne fait pas un livre simplement avec des
anecdotes, si amusantes soient-elles. et avec quoi fait-on un livre, monsieur? eh
bien, avec sa sensibilité, sa capacité de pénétrer dans le cœur des autres, son sens
de l’équilibre, son goût de la vie. Mais elle n’en démordait pas, n’étant pas du
tout le genre à lâcher facilement le morceau.
c’est plus compliqué que cela. Un après-midi que j’étais passé la voir, à Little
Haïti (le quartier des Haïtiens à Miami), j’ai découvert qu’elle avait très bien
compris la mécanique du temps dans le roman. Je lui ai annoncé que j’allais
écrire un petit livre sur les funérailles de ma grand-mère. À voir toutes les filles
de Da autour du cercueil, j’avais l’impression de tenir une histoire.
elle semblait enchantée à l’idée de la réunion des sœurs quand, brusquement, son
visage s’assombrit (une actrice consommée) pour me dire que je ne pouvais pas
faire ce livre. et pourquoi, tante raymonde? La date… Tu as dit dans Pays sans
chapeau que c’était la première fois que tu rentrais en Haïti, et Da était déjà
morte dans le livre. c’est tout à fait vrai, mais je ne prends pas très au sérieux ces
histoires de date. Mais, me répondit-elle assez vivement, c’est impossible, les
gens vont croire que tout le 47
reste est faux. Je n’ai jamais prétendu non plus que c’était vrai, tante raymonde.
Tu dis souvent que les gens et les lieux sont vrais dans tes livres. oui, mais pas
les histoires, et puis je n’ai signé de pacte de vérité avec personne. et ceux qui
ont cru que tout ce que tu racontais était vrai? Tante raymonde, dès qu’on écrit,
on tombe dans l’artifice. Donc tu ne ressens vraiment pas ce que tu écris? Je
ressens totalement chaque mot que j’écris, cela, je peux le garantir. en attendant,
vieux os, je pense que tu ne peux pas faire ce livre. Donc, je ne peux pas livrer
toutes ces émotions ressenties durant les funérailles de Da à cause d’une
question de date. Je réfléchis un moment. Bon, voilà, tante raymonde, c’est toi
qui vas me raconter les funérailles de Da. Tu as été aux funérailles, n’est-ce pas?
eh bien, maintenant, tu me les racontes. Son visage s’illumine. Le rôle de sa vie.
Tout un livre à elle seule.
elle a fini, m’a-t-elle dit, par distinguer deux Dany. il y a l’écrivain qui
l’impressionne parce qu’un livre, c’est sacré pour elle.
ce petit chenapan passe son temps à voler les vies des gens. elle me lance cette
dernière pique en éclatant de rire. Tante raymonde est ainsi, on ne sait jamais sur
quel pied danser avec elle.
Et tante Gilberte?
oh, tante Gilberte vivait avec sa fille, ma cousine Mitou, à cette époque, en 1985.
elle a lu très vite mon premier livre. Pour tante Gilberte, je devais me tenir prêt à
recevoir le coup de fil de ces messieurs de Stockholm.
Le Nobel! (rires.)
Pas moins que cela. ce n’est pas forcément une opinion sur mes talents
d’écrivain puisque tante Gilberte croit que quiconque écrit des livres finira par
recevoir le Nobel un jour.
elle a connu des moments vraiment difficiles durant ces dernières années. La vie
est impossible à Port-au-Prince, surtout quand on a des enfants. cette ville est
une véritable jungle, alors elle a peur pour eux. Mais ma sœur fait face à tout
cela avec son large et généreux sourire. il y a des gens comme ça que rien ne
peut abattre.
49
Presque pas. Ma sœur était restée avec ma mère à Port-au-Prince pendant que je
vivais à Petit-Goâve avec ma grand-mère. Nous n’avons pas partagé ces petites
complicités charmantes de l’enfance. on se retrouvait à Port-au-Prince durant les
grandes vacances. J’avais sept ou huit ans; elle avait un an de moins que moi. Je
lui apportais la province, un monde peuplé de chevaux qui galopent la nuit sans
cavalier, de sirènes se coiffant avec un peigne en or au bord de la rivière, de
vaches qui parlent, et de diables (mes histoires lui faisaient peur, et elle se
cachait sous les draps). en échange, elle me donnait la grande ville avec son
rythme effréné, ses bruits effrayants (les sirènes de pompiers et d’ambulances),
ses fortes odeurs (l’odeur de l’asphalte de Port-au-Prince mêlée à celle de la
gazoline, si différente de celle de la terre après une bonne pluie que j’aimais
humer à Petit-Goâve).
J’adorais les chroniques des voyous qui se battaient avec les gen-darmes durant
le carnaval. elle me racontait aussi les films qu’elle avait vus, et je lui apprenais
comment on pêchait les écre-visses, à l’aube, avec un panier de jonc à la rivière
Desvignes.
oui, mais c’est intéressant. c’est nouveau. De plus en plus de gens dans le monde
se retrouvent dans cette situation. De nos jours, avec la circulation des
informations (beaucoup plus intense que du temps où je lisais Le Nouvelliste
pour me gorger d’informations sur Port-au-Prince), on peut rester à Port-au-
Prince tout en recueillant assez d’informations, sur le Japon par exemple, pour
prétendre être un Japonais. Plus besoin d’être de parents japonais, ni de connaître
le Japon pour s’identifier comme japonais.
Mais, avec ta sœur, c’était une sorte de compétition qui a fini par devenir une
complicité.
elle m’a eu une fois. Ma mère nous avait emmenés, ma sœur et moi, voir une de
ses bonnes amies. Durant tout le trajet, je n’ar-rêtais pas de lire à haute voix
toutes les affiches commerciales que 51
je voyais. cela agaçait terriblement ma sœur. Finalement, j’ai jeté sur le ton blasé
du connaisseur: «Ah, le collège Bird», mais j’avais prononcé Bird à la française.
immédiatement, j’ai senti (une affaire de trois secondes, pas plus) que ce n’était
pas la bonne prononciation, et je me suis tout de suite repris, mais c’était trop
tard: l’oreille fine de ma sœur avait déjà enregistré mon erreur de prononciation.
et elle a été prise de fou rire. J’avais vraiment honte. J’étais blême de rage
contenue. J’étais tellement vexé que je me suis mis à pleurer. Ma mère ne
comprenait pas un tel orgueil. elle essayait de me calmer mais sans succès. Dans
ce genre de programmation à outrance, une seule erreur suffit pour vous
renvoyer, la tête baissée, à votre univers originel.
Je veux connaître la vie, les choses. Je veux toucher de la main ce qui m’occupe
l’esprit. Être un pur esprit me semble une terrible infirmité. J’ai pris la décision
très tôt de ne parler que de ce que je connais, de ce qui est vivant, de ce qui
bouge sous ma main.
Plus tard, comme écrivain, mon grand drame a été de ne pas avoir une
connaissance réelle de la bourgeoisie haïtienne. Je ne sais pas comment ils
vivent, ce qui les agite ou les angoisse. et ce n’est pas normal, pour un écrivain,
d’ignorer totalement un secteur de la vie de son pays. Le riche est un matériau de
travail aussi intéressant et aussi complexe que le pauvre. et un écrivain qui
ignore l’un au bénéfice de l’autre ressemble à un manchot qui serait fier de
l’être.
52
Tu dis que le pauvre, comme matériau de roman, n’est pas différent du riche,
alors que représente pour toi l’engagement dans une cause?
Pas grand-chose. Pour ma part, j’ai déjà une cause. elle occupe tout mon esprit.
c’est le style. ou plutôt parvenir à l’absence de tout style. Aucune trace. Que le
lecteur oublie les mots pour voir les choses. Une prise directe avec la vie. Sans
intermédiaire. voilà ma cause. ce genre de truc peut te bouffer toute une vie, tu
sais.
Bien sûr, mais dans ce que tu racontes, on perçoit quand même un certain sens
des autres…
Les autres existent pour moi. Je n’aspire pas à changer leur vie.
c’est beaucoup pour celui qui rêve d’ouvrir des mondes imaginaires avec ces
chétives bribes de vies réelles.
C’est étrange pour un écrivain qui vient d’un pays aussi chargé politiquement
que Haïti!
Tout ce qui se publie sur Haïti joue sur le même registre. on commence par
constater la misère, et ensuite on veut faire quelque chose, pour finir par accepter
que les choses soient plus compliquées que cela. Bon, on ne lit pas uniquement
pour s’apitoyer sur le sort d’un pays, même le plus dramatiquement agité. il y a
mille raisons pour lire comme pour écrire. Moi, la mienne, c’est pour vivre.
Personne ne m’a demandé d’écrire, donc personne ne me dira quoi écrire. Peut-
être même que personne ne s’en apercevra quand j’arrêterai d’écrire. Pour moi,
53
c’est une obsession chez moi, comme tu l’as remarqué. c’est un credo que je
psalmodie sur tous les tons. vraisemblablement, je n’ai que cela à dire.
On va essayer. Tu dis que tu écris dans la liberté, mais en réalité ton travail est
profondément enraciné, comme on vient de le voir avec ta famille.
54
Je suis une rock star
Je remarque que ce personnage est plus observateur qu’acteur…
il est toujours un peu en retrait. c’est le même qui traverse tous mes romans. il
peut être tendre, cynique, violent, passionné, sec ou mouillé. c’est un être
déroutant. il est à la fois ce que je suis, ce que je ne suis pas, et ce que j’aimerais
être. La seule constante, c’est qu’il n’est jamais tout à fait au premier plan. il
peut l’être mais de manière détournée.
Comment cela?
Dans Le Goût des jeunes filles, ce sont précisément les jeunes filles qui occupent
toute la scène. vieux os est toujours présent, mais il paraît illuminé par le violent
désir que suscitent en lui ces terribles jeunes filles. De véritables tigresses qui
n’obéissent qu’à leurs propres règles dans une société à forte tendance machiste.
ces jeunes filles l’impressionnent mais pas sur le seul plan sexuel. il admire leur
façon de circuler dans la ville et dans la vie.
Dans Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer, il fait le portrait de
Bouba, son vieil ami avec qui il partage un étroit appartement dans le quartier
latin de Montréal. Bouba le fascine. c’est son complément. Lui est toujours en
mouvement, écrivant, mangeant, baisant, discourant, alors que Bouba ne quitte
jamais son divan. Bouba pratique ce qu’il appelle la drague immobile, c’est-à-
dire qu’il reste couché sur son divan à 55
attendre que les filles viennent à lui. Tandis que vieux arpente la ville en quête
incessante de ces Miz dont il raffole, Bouba ne fait que boire du thé, lire le coran
et écouter du jazz. S’il reçoit des filles, il exige qu’elles soient au moins laides,
car Bouba déteste la beauté. c’est Bouba le personnage fascinant.
et c’est le même scénario dans Le Cri des oiseaux fous. Le narrateur n’a d’yeux
que pour son ami journaliste, Gasner, qui vient de mourir, assassiné froidement
par les sbires de Duvalier.
Tout le livre est un long portrait de Gasner, de son humour noir, de son être
profondément subversif.
Ainsi, dans les dix livres, ce personnage narrateur se tient toujours un peu à
l’écart pour regarder vivre les autres. ce n’est pas un regard froid, il est plutôt
admiratif. J’ai toujours été ainsi.
J’ai toujours été comme vieux os, mais je peux être aussi Bouba. il y a quelque
chose sur quoi je n’insisterai jamais assez (de toute façon, les gens s’en foutent,
leur idée est déjà faite là-
dessus), c’est que le narrateur n’est pas forcément l’auteur. J’ai remarqué que,
sur cette question assez banale pour ne pas dire usée, le lecteur le plus ordinaire
(celui qui attend de l’auteur simplement une bonne histoire) n’est nullement
différent du critique le plus sophistiqué. Les deux confondent le narrateur avec
l’auteur. ce n’est pas parce que l’auteur dit qu’il est le narrateur que c’est vrai.
c’est peut-être souvent vrai, mais pas toujours. La frontière est vraiment mince,
mais elle existe. et cette fine ligne, c’est la liberté de créer.
D’abord, le lecteur, et encore plus le critique, n’est pas obligé de marcher dans la
misérable tentative de mystification de l’auteur.
Ses fragiles manœuvres de séduction. ensuite, le titre est un peu plus ambigu que
cela. L’auteur ne dit pas qu’il est le narrateur. il 56
dit très clairement qu’il écrit comme il vit. Maintenant, il faudrait savoir
comment il vit, et ce que vivre veut dire pour lui. J’ai toujours voulu être un
écrivain pour que les jeunes filles surtout puissent me montrer du doigt dans la
rue en chuchotant dans mon dos: «c’est lui, l’écrivain!»
c’est vrai. Je ne suis pas encore arrivé là. en tant qu’écrivain, je me sens plutôt
proche d’une rock star. La rock star, généralement, n’a pas d’enfant et n’est
jamais chauve. Du moins c’est l’image qu’elle veut donner d’elle-même.
Limonov, un de mes écrivains préférés (dis-moi qui tu lis, je te dirai qui tu es),
avait fait un bon portrait du rapport de la rock star avec son image dans une de
ses nouvelles.
C’est assez étonnant: il y a chez toi, d’un côté, un artiste qui entend se montrer
nu, et de l’autre un type obsédé par son image.
c’est ma contradiction. c’est ainsi que cela se passe aussi dans ma vie. Je vis à
Miami, dans une banlieue assez tranquille où l’école de mes enfants se trouve au
coin de la rue. Mes voisins sont des gens sympathiques complètement obsédés
par leur gazon, leur voiture et l’équipe de football locale. Dernièrement, j’ai
surpris un de mes voisins, un col blanc qui travaille pour l’administration de la
ville, en train de lire, et il m’a avoué can-didement que c’était le premier livre
qu’il lisait depuis qu’il avait quitté l’école il y a vingt-cinq ans. Je n’ai pas osé
lui dire que j’écrivais. Donc, il y a Miami, où presque personne ne sait que
j’écris, et Montréal, où personne n’ignore que je suis un écri-57
vain. Quand je suis à Montréal, je suis un écrivain connu. Les gens m’accostent
dans la rue pour me parler de mes livres. Je cours les fêtes. Je suis constamment
à la télé. Beaucoup de gens, au Québec, ne me connaissent que par la télé. Alors
que, à Miami, je suis constamment à la maison, passant mon temps à lire, à
écrire, à m’occuper de ma femme et de mes filles, et cela pendant des mois. c’est
une vie où, vraiment, il m’arrive de m’y perdre moi-même.
Ah bon…
Quand je viens de passer une longue période dans cette vie assez monacale que
je mène à Miami et que j’arrive à Montréal pour la sortie d’un nouveau livre, il
me faut bien deux jours avant de savoir où je suis et ce que je fais là. À Miami,
personne ne me connaît. À Montréal, le douanier me demande s’il y a un film
sur le feu ou un nouveau livre à déclarer. Je sors dans la rue, et la première
personne que je rencontre me sourit. Je ne suis pas en train de raconter comment
je suis un homme connu, mais plutôt l’étrangeté de l’existence que je mène. De
plus en plus, je remarque que je ne vais à Montréal que quand j’ai un livre qui
sort ou si je reçois une invitation officielle d’un organisme.
c’est très dangereux parce que, si ça continue, je vais finir par confondre
Montréal avec la télé. Montréal prendra la forme d’un énorme téléviseur. ce
serait dommage parce que Montréal fait partie, avec Petit-Goâve et Port-au-
Prince, des trois villes où je me sens totalement chez moi dans le monde.
Miami n’existe pas vraiment pour moi. J’ai l’habitude de dire que je suis un
homme en trois morceaux: mon cœur est à Port-58
Miami, ce n’est pas une ville, c’est l’endroit où je vis avec ma famille et où
j’écris mes livres. Tout ce que je sais vraiment de Miami depuis dix ans que j’y
vis, c’est l’arbre toujours vert qui se trouve dans l’encadrement de ma fenêtre.
Quand je suis arrivé à Miami, j’étais épuisé par quatorze hivers montréalais.
Pire que le froid, pour moi, ce sont les arbres nus. Je peux tout supporter mais
pas de voir un arbre sans feuilles. en arrivant à Miami, j’étais épuisé comme
écrivain. Je ne voulais plus écrire, ça ne m’intéressait plus. J’étais prêt à faire
n’importe quoi d’autre. Un samedi matin, pour fuir le bruit que faisaient mes
trois filles, je me suis réfugié dans la petite pièce du fond.
ouvrant la fenêtre, mon regard est tombé, par hasard, sur ce magnifique arbre au
feuillage si touffu que, je ne sais par quelle étrange aberration, je n’avais pas
remarqué auparavant. Je suis allé chercher immédiatement ma vieille remington,
que j’ai placée sous la fenêtre. et brusquement le chant m’était revenu.
Pourquoi?
ment raide) tandis que mon pénis se dressait brusquement, et sans me toucher,
rien qu’en lisant des mots, j’ai eu un joyeux orgasme. Puis, brusquement, une
grande fatigue s’est emparée de moi. ce livre, L’Amant de Lady Chatterley, m’a
poursuivi très longtemps et a eu une influence certaine sur ma manière de voir la
sexualité en tant qu’écrivain et, bien sûr, en tant qu’être humain aussi. Si on
regarde attentivement la grande majorité des scènes sexuelles que je décris dans
mes livres, elles prennent toutes leur source dans ce vieux principe que
l’attraction est plus forte quand on a en présence deux personnes de races ou de
classes sociales différentes. et, dans cette histoire, la femme doit être socialement
supérieure à l’homme. Je remarque que, dans la plupart des cas, c’est la femme,
beaucoup plus aventu-reuse, qui franchit la frontière pour pénétrer sur le
territoire de l’homme. Souvent, c’est celui qui se trouve dans une situation
sociale ou raciale inférieure (du calme!) qui tend le piège et attire l’autre sur son
propre territoire. c’est normal, l’inférieur ne peut pas traverser la frontière du
supérieur sans se faire repé-
rer immédiatement par les gardes. on trouve bien cela dans les livres de D. H.
Lawrence.
Où as-tu découvert Lawrence si tôt? Savait-on chez toi que c’était un livre
censuré, interdit même par l’Église catholique?
îles de la caraïbe, dont Haïti. Le livre n’est pas mauvais, facile à lire, un carnet
de voyage. il m’a fait rire à plusieurs endroits, mais tout cela est gâché par un
racisme si premier degré que c’en est étonnant, même de la part d’un Morand.
cela se passait vers 1930, et on voit pourquoi Morand allait si allègrement
embrasser le nazisme. Les gens ne relèvent pas souvent le racisme de Morand en
France parce que ce langage était assez courant à cette époque en europe.
Maintenant on fait plus attention aux mots, sans rien changer à la nature des
choses.
ce n’est pas de la censure officielle, les gens pensent que le raciste est un
ennemi, et sur ce point je partage l’avis de mes compatriotes. il n’y a aucune
raison de lire des insultes.
oui, parce que je ne fais pas confiance aux gens quant à savoir si je dois lire un
livre ou pas. Souvent ils confondent la critique négative avec le racisme.
Comment peux-tu faire la différence?
en lisant les autres livres de l’auteur en question pour savoir si c’est sa façon de
voir le monde. Un type comme Naipaul n’est ni raciste ni antipatriotique. c’est
un critique féroce. c’est ainsi qu’il regarde le monde. il l’est autant à l’égard de
l’Angleterre que des anciennes colonies anglaises. ou même de lui-même.
Je pense certaines fois qu’on a tort, par exemple, en traitant de raciste cet
écrivain américain, William Seabrook, qui a écrit The Magic Island, en 1929
(paru en France, en 1997, sous le titre 62
63
Aucun poème, je n’ai jamais écrit de poème. ce qui est assez rare dans la culture
haïtienne. on commence généralement par les lettres d’amour qu’on tentera de
convertir plus tard en poèmes.
et voilà qu’un mince recueil voit le jour. Morand dit que tout finit par un recueil
de poèmes en Haïti. Bien vu. Le jeune auteur devient très vite un poète. S’il a du
talent, il finira plus tard attaché culturel dans une ambassade quelconque. Mais
c’est rarement de la poésie, sauf dans le cas d’un Davertige. Je crois qu’il y a eu
un véritable malentendu sur cette question. Pour moi, la poésie est un art majeur
qui exige beaucoup plus que du talent.
c’est l’art d’un jeune dieu, comme Davertige ou rimbaud, ou d’un homme
revenu de tout au soir de sa vie, comme Borges ou Milton. contrairement à
l’imagerie lyrique, il faut regarder la vie avec un certain dédain pour atteindre à
la poésie. cela, je l’avais compris très tôt. on oublie souvent l’immense dédain de
rimbaud.
oui, j’ai fait de petits textes, de minces bouquins que je n’ai pas gardés. ils
doivent être quelque part, dans l’armoire de ma mère.
Mais il ne faut surtout pas demander à ma mère de te trouver quoi que ce soit.
D’abord, il lui faut un temps fou pour trouver la clé de son armoire. et chaque
fois qu’elle fouille dans ce capharnaüm, elle s’arrête à chaque objet, étonnée de
le retrouver (on dirait la rencontre de deux vieux amis qui ne se sont pas vus
depuis belle lurette), avant de le déposer avec précaution dans un endroit si sûr
qu’on peut parier qu’elle ne le reverra pas avant cinq ans. en ce moment, elle
met l’armoire sens dessus dessous afin de retrouver au moins un de ces précieux
cahiers de mes débuts. Naturellement, je finis par perdre patience. Mais je peux
garantir que ces textes émergeront, un jour, de ces pro-64
Quand j’ai publié mon premier texte, je crois que j’avais douze ans. Je
participais à un concours que le quotidien Le Nouvelliste avait lancé pour la fête
du Drapeau. on avait demandé à tous les élèves une dissertation sur les héros
nationaux. J’avais fait mon texte sur le vieux cordonnier qui habitait pas trop
loin de chez moi. Pour moi, il était un héros aussi important que Jean-Jacques
Dessalines, le fondateur de la nation haïtienne. et ce texte avait été publié. Après,
j’ai écrit de petites histoires amusantes, sarcastiques, sur la vie quotidienne. Je
les lisais à tante Ninine, qui semblait les adorer. ces textes aussi doivent se
trouver dans l’armoire. et aussi un mince récit à propos de la coexis-tence
difficile de deux familles très nombreuses partageant un même toit. Le recueil
s’appelait 787, Grand-Rue. La maison grouillait d’enfants qui semblaient ignorer
la frontière tracée par les parents dans le but d’éviter cette trop grande promis-
cuité qui se termine généralement en pugilat. Un des personnages me ressemblait
étrangement, et cette fille mince qui faisait partie de la famille opposée était bien
le portrait craché de ma sœur. Ma sœur aimait beaucoup ces histoires, et tout de
suite, elle a voulu avoir le beau rôle. chaque fois qu’elle lisait par-dessus mon
épaule, elle exigeait que son personnage soit mieux habillé, mieux maquillé (elle
venait de découvrir les possibilités illimitées du maquillage), plus gentil, plus
intelligent que tous les autres. Alors on négociait. Plus elle était gentille avec
moi (en me rendant de menus services), plus son personnage devenait conforme
à ses désirs. Un jour que ma sœur avait été particuliè-
65
Son visage était devenu si blême que, pris de panique, j’ai déchiré la page.
J’étais étonné de découvrir d’une façon si brutale la force de la chose écrite. et
de sentir le pouvoir du créateur.
comme tout jeune écrivain haïtien, la rencontre avec l’œuvre de Jacques roumain
a été décisive pour moi. on commence par imiter Gouverneurs de la rosée, le
chef-d’œuvre de roumain, ce qui fait que, depuis sa parution, après la mort de
roumain en 1944, la plupart des romans haïtiens se passent dans le milieu
paysan. L’ironie, c’est que beaucoup de ces écrivains n’ont aucune idée de la vie
paysanne. roumain lui-même avait peint un monde sans grand rapport avec la vie
réelle des paysans haïtiens. Mais l’écriture si séduisante, la langue (ce mélange
savoureux de français et de créole) si chatoyante, l’esprit com-munautaire dans
lequel baignent les personnages (le coumbite) si exaltant, le sacrifice de Manuel
si émouvant; tout cela a contribué à faire de ce livre, bourré d’inexactitudes sur
les habitudes paysannes, le grand roman haïtien. Aujourd’hui encore, je suis,
comme chaque fois que je le relis, au bord des larmes. il ne faut pas oublier
l’immense générosité humaine qui traverse le livre.
À la mort de roumain, c’est un tout jeune homme, Jacques Stephen Alexis, qui
s’avance sur le devant de la scène. il publie un premier roman fracassant,
Compère général Soleil, qui rompt brutalement avec la tradition du roman
paysan. Son livre se 66
était, entre les deux guerres mondiales, de toutes les batailles culturelles du pays.
il a ferraillé avec l’Église catholique, qui avait entrepris une sale guerre contre le
vaudou. roumain entendait protéger la culture populaire. Alexis, fondateur du
Parti d’entente populaire (PeP) — un parti d’obédience marxiste aussi — et
grand défenseur de la culture populaire avec son fameux mani-feste
Prolégomènes pour un réalisme merveilleux, fortement influencé par l’écrivain
cubain Alejo carpentier, poursuivait vaillamment la tradition de l’écrivain
progressiste. chauvet, elle, semblait moins intéressée par ce genre de combat.
elle voulait plutôt savoir ce qui poussait les Haïtiens à se vouer une telle haine,
d’où venait cette folie meurtrière, pourquoi ce mépris viscéral des classes
possédantes envers le peuple, et bien sûr les origines profondes de cette question
de couleur. Pour chauvet, cette société est malade, et aucun discours politique
(même le marxisme) ne pourra nous sauver si nous ne consentons à plonger au
fond de nous-mêmes afin d’extirper les racines de ce mal. Je pense qu’elle
n’allait même pas jusque-là. elle se contentait avec un style aiguisé de trancher
dans le vif de l’inconscient national.
sur tous les sujets concernant la société haïtienne. Son livre (Ainsi parla l’oncle)
a ouvert un espace complètement nouveau dans la culture haïtienne. Le champ,
très vaste, de ses études englobe aussi bien la musique que la littérature,
l’ethnologie, la psychologie, le vaudou, le protestantisme (Price-Mars vient
d’une famille protestante très pieuse du nord du pays), la peinture et
l’ethnographie. et plusieurs générations de chercheurs vont défricher ces
nouvelles terres découvertes par le grand Price-Mars. cela va se poursuivre
jusqu’à l’apparition, au milieu des années 1960, du groupe «Haïti littéraire» qui
va remettre en question cette pratique culturelle.
En quels termes?
et ces jeunes gens de «Haïti littéraire» vont prendre tout de suite leurs distances
avec le mouvement de Price-Mars. il faut dire qu’il y a quand même eu Saint-
Aude, la plus grande figure de la poésie haïtienne. Mais Magloire Saint-Aude se
trouve à un autre niveau. il est officiellement inscrit dans le groupe indigéniste
Les Griots alors qu’au fond il est à l’opposé de cette manière de voir et de sentir
un peu limitée. et le dernier clou dans le cercueil du mouvement des années
1930, c’est rené Depestre qui le plantera avec son essai Bonjour et adieu à la
négritude.
il se tient toujours à côté, jamais tout à fait avec un groupe. Pas trop loin non
plus. c’est un clandestin. voilà une chose qui me 69
le rend proche. il est aussi l’un des premiers à avoir osé parler de sexe de façon
si naturelle. on l’a fait un peu avant, mais toujours sur un mode comique. Durand
dans Choucoune, ou roumer d’une manière trop gourmande à mon avis. Mais
Depestre est un peintre naïf, et c’est de ma part un grand compliment. Je le place
à côté d’un Salnave Philippe-Auguste, dans la lignée du Douanier rousseau.
Grand voyageur, brillant essayiste, poète lyrique, vrai gourmand de la vie,
Depestre a tout pour me plaire.
Mais c’est une partie de moi qui accueille Depestre. Son œuvre manque de nerf.
Sa sexualité est trop premier degré, et son style trop tropical. Tout cela manque
de saine violence. il donne certaines fois l’impression de ne pas savoir ce qui se
passe véritablement dans la vie. et puis aussi, ce lyrisme flamboyant tombe
parfois dans la monotonie. J’ai une culture plus rap, plus graffiti. Mais Depestre
reste, avec Jean-claude charles, l’écrivain haïtien dont je me sens le plus proche.
certainement pas de tout charles. celui de Manhattan Blues et de Free, bien sûr.
Pas le charles parisien, accent pointu, pipe à la bouche. Plutôt celui qui est
bourré de doutes, criblé de dettes, qui se sent traqué comme une bête. ce charles-
là, c’est mon frère. et chaque fois que cela lui arrive, il sort un livre majeur qui
bouscule la torpeur dans laquelle sommeillaient les lettres haï-
tiennes et françaises. c’est un homme moderne, rapide, qui n’a pas le temps
d’achever ses phrases, amateur de jazz et lecteur vorace de chester Himes. il vit
entre deux villes (Paris et New York). il nous devance toujours d’une tête. J’ai
rêvé qu’il s’arrête un peu pour souffler et regarder en arrière. Paris vous
demande de renier vos origines et de brûler vos vaisseaux, et en échange vous
propose la gloire et la solitude. New York fait pareil, mais 70
en échange vous propose plutôt la fortune et la solitude. ce n’est pas toujours une
bonne affaire. Jean-claude charles et Jean-Michel Basquiat le savent maintenant
(Basquiat, lui, a payé le plein prix). il y a un autre charles que je n’aime pas du
tout, bien au fait des potins de l’édition parisienne, très dandy, un peu snob,
reniant ses origines, ce charles-là n’a jamais rien fait de bon. Jean-claude charles
est en ce moment au bout du rouleau, alors j’attends avec impatience son
prochain livre.
Non, quelqu’un est allé plus loin que lui, et cela, bien avant lui.
c’est un gros rougeaud avec une belle voix grave et forte et cette assurance à
toute épreuve. cela fait un certain temps qu’il attend qu’on lui reconnaisse le titre
de champion poids lourd des lettres haïtiennes. Pour le moment, il est seul sur le
ring à se frapper la poitrine comme un orang-outang qui cherche une mauvaise
bagarre, mais personne n’a envie de se présenter en face de lui pour la simple
raison qu’on n’est pas de taille. Que peut-on repré-
72
Et Émile Ollivier?
Émile, c’est le bonheur de vivre. voix basse, culture solide, complicité avec
l’interlocuteur. Tout cela se fait avec élégance. Depuis quelques années, il
semble en train de construire l’œuvre romanesque haïtienne la plus solide.
Évidemment, tous ses livres ne sont pas de même niveau. il est passé trop
rapidement, à mon avis, d’écrivain inconnu à grand écrivain sans avoir été
écrivain tout court, mais ce n’est pas sa faute si la rumeur a joué en sa faveur. il a
une voix chaude qui, quand elle est bien placée, peut faire des merveilles. c’est
une voix qui plaît aux femmes. il l’a travaillée longtemps aussi et lui a apporté,
avec le temps, une certaine grâce nonchalante. Des fois, dans ses livres, par
certaines tournures, on sent qu’Émile s’écoute écrire. Pour comprendre l’œuvre
d’Émile ollivier, il faut savoir qu’il est un excellent cuisinier. comme il faut
savoir aussi que Jean Métellus est fils de boulanger pour comprendre son œuvre.
Dans un roman d’Émile ollivier, les épices comptent énormément. La cuisson
aussi, et elle se fait à feu doux. Le cuisinier n’est jamais loin des fourneaux. il
surveille. il laisse le tout refroidir un moment avant de servir. il ne mange pas,
mais vous laisse le faire en se contentant de sourire au bout de la table.
As-tu des liens particuliers avec les écrivains plus jeunes? Les suis-tu? Es-tu
attentif à ce qui est publié par les Haïtiens hors d’Haïti, mais aussi en Haïti?
73
J’entends bien mais, pour terminer sur ce point, es-tu au courant de ce qui se
passe dans la littérature haïtienne d’aujourd’hui?
Pas assez car j’étais trop pris durant ces quinze dernières années avec mon
propre travail. Je ne voulais rien savoir de ce qui s’écrivait autour de moi. Bon, il
m’est arrivé d’en lire un peu.
Néanmoins, parmi les écrivains haïtiens, y a-t-il des titres, des noms que tu as
repérés ces derniers temps qui te semblent intéressante?
c’est tout ce dont on a besoin pour être un écrivain, je crois; quant au reste, c’est
une affaire de goûts personnels. Mais, pour tout dire, je pense qu’il accorde une
trop grande place à la folie et à la prostitution dans son travail. Des thèmes un
peu éculés.
cela fait un peu vieux jeu. et puis ce style trop dense, un peu lourd, très
prétentieux en fin de compte. enfin, tout pour me déplaire, mais cela ne veut pas
dire qu’il ne soit pas un écrivain.
Lui doit penser que je suis trop désinvolte et irresponsable. c’est comme ça, il y
a des natures qui s’opposent.
74
c’est vrai que son succès m’intéresse beaucoup. Son énergie aussi. Sa force de
caractère. Une tête froide, ce qui ne veut pas dire qu’elle ne soit pas sensible à ce
succès effrayant qui lui est tombé sur la tête avec son premier roman. La pire des
choses qui puisse arriver à un jeune écrivain, et là, je parle en connaissance de
cause. Danticat est le seul écrivain haïtien avec qui j’entre-tienne une vraie
correspondance. on s’écrit régulièrement. Je crois qu’elle est en train de poser les
fondations de son œuvre, il faut la laisser en paix. Dans quinze ans, on verra.
Pour le moment peut-être qu’elle-même ne sait pas trop où elle en est.
L’œuvre est dans un processus de macération. elle a déjà publié trois livres assez
dispersés, les deux prochains donneront déjà une idée de l’affaire. on sent qu’il y
a quelqu’un derrière la porte en train de travailler, alors chut!
Yannick Lahens?
c’est une des critiques littéraires les plus influentes en Haïti, on la sait capable de
juger, d’apprécier une œuvre, mais elle n’a pas encore publier de livre décisif.
Des textes dans des magazines et des quotidiens sur le rapport difficile entre
l’exil et la littérature nationale (sur ce point elle prend une position très avancée
par rapport à ceux qui veulent presque retirer la carte de citoyen-neté aux
écrivains vivant à l’étranger). Là, depuis deux ou trois ans, elle vient
d’augmenter sa vitesse d’écriture tout en chan-geant de registre. elle a publié de
brefs récits, des nouvelles.
Mais, encore une fois, il faut attendre. Je n’ai pas beaucoup de choses à dire,
sauf que son style agit comme une lame si finement aiguisée qu’on n’a pas
l’impression d’avoir été blessé avant de voir apparaître le sang. Je n’aime pas
comparer les gens, 75
tien. Alors que Péan a commencé par s’intéresser à la culture haïtienne pour finir
par s’implanter de plus en plus profondé-
Mais je ne veux pas parler de tout le monde, encore moins de cette manière
hâtive. il y a en ce moment beaucoup d’écrivains intéressants. c’est une bonne
saison pour la littérature haï-
76
Vas-y…
rable sur le tableau postcolonial. on sait que, dès qu’on dit écrivain caribéen de
langue française, la référence coloniale parle d’elle-même. et moi, j’entends
brouiller les pistes.
la scène mondiale. Les deux grandes nouveautés durant ces vingt dernières
années dans la littérature québécoise, c’est d’abord qu’elle a apprivoisé la ville
(les écrivains d’avant pla-
çaient leurs romans dans le milieu paysan ou dans les villes de province, jetant
ainsi un regard réprobateur sur Montréal et ses vices), ce qui fait qu’un grand
nombre des romans d’aujourd’hui ont Montréal pour cadre. et le deuxième point,
c’est l’apparition massive d’écrivains de diverses origines donnant une vigueur
nouvelle à une littérature qui avait plutôt tendance à se mordre la queue.
Le réalisme merveilleux
Quels sont les écrivains, sur un plan international, qui te sont proches?
Les écrivains qui m’intéressent sont ceux qui mêlent leur vie avec leur œuvre.
Sur ce plan, la littérature haïtienne ne m’a pas apporté beaucoup de satisfaction.
Pour les écrivains haïtiens, en général, l’art ne sert qu’à faire passer un message
politique ou social. J’ai toujours aimé les gens qui tentent tout simplement de
vivre, sans faire de différence entre vie privée et vie publique.
Dans cette optique, je vois beaucoup d’écrivains. Tanizaki m’avait touché avec
son Journal d’un vieux fou et sa Confession impudique. J’ai été alerté par cette
descente dans l’enfer des fantasmes chez ce vieil écrivain japonais. ce qui est
magnifique avec Tanizaki, c’est que ce ne sont pas des fantasmes tordus, mais
quelque chose de simple (le pied de la belle-fille du narrateur du Journal d’un
vieux fou) qui finit par devenir une obsession. c’est si humain. et aussi ce style
sec qui va si vite, coupant court à toutes ces pesantes mythologies qui
alourdissent géné-
78
À un moment donné, il s’est levé pour aller grimper sur le divan, sans se soucier
des gens qui y étaient assis, et se planter en face du tableau, qu’il a longuement
regardé. c’est tout Tanizaki.
Et Miller?
Bien que tu ne souscrives pas à l’idée des grands courants, que penses-tu de la
veine sud-américaine?
c’est vrai que je déteste tout ce qui globalise. Pour moi, l’artiste veut être unique,
alors je ne comprends pas qu’on tente absolument de l’enfermer dans un groupe.
Ah, les latinos, comme on 79
dit. Le réalisme merveilleux, le réalisme magique. on ne peut pas prendre très au
sérieux de pareilles dénominations. Pour moi, la littérature sert à dévoiler, à
dénuder (c’est toujours l’enfant qui clame que le roi est nu), alors le merveilleux,
la magie, très peu pour moi. cela ne veut pas dire que je n’ai pas lu et apprécié
grandement García Márquez, vargas Llosa, Amado, Neruda, Fuentes, ou même
Asturias (je ne mets pas cortázar, Sábato et Borges dans le groupe des Sud-
Américains, les Argentins font bande à part en Amérique latine. Ayant exterminé
tous les indigènes, ils se retrouvent européens en Amérique du Sud), qui sont
tous des écrivains de premier ordre. et sous la tonne d’adjectifs colorés se cache
une solide base classique. en tout cas, c’est ce qui ressort chez les grands du
moins. Le réalisme merveilleux n’aide que les très grands écrivains. Les
écrivains moyens meurent rapidement asphyxiés par cette végétation luxuriante,
cette zoologie exotique, ces miracles inopinés (tout à coup un porc se met à voler
ou une morte se retrouve enceinte). Quant aux mauvais, ils sont à vomir.
L’Odyssée, c’est mieux. Homère s’est grandement rattrapé au second tour. Mais
ce type a pris d’énormes risques avec sa posté-
80
En dehors des écrivains, y a-t-il des personnages pour lesquels tu aurais une
espèce d’admiration, des gens qui seraient un peu des références, Guevara,
Malcolm X?
Pas tellement ces types-là. ce n’est pas leur faute, mais il y a ce côté poster qui
m’énerve un peu. on les voit dans toutes les chambres d’adolescents en occident.
Je me demande pourquoi ce sont les têtes des perdants qui ornent généralement
les posters. on ne voit jamais les Toussaint, Dessalines, christophe, Pétion, ces
héros de l’indépendance haïtienne. Peut-être la seule vraie révolution, si le mot
«révolution» veut bien dire «changement total et radical». Par exemple, ce
passage définitif de l’état d’esclave à celui de citoyen d’un pays libre. il me
semble, d’un point de vue strictement politique, que c’est le changement le plus
radical que l’espèce humaine ait connu. Toussaint Louverture, cet ancien esclave
devenu général qui a préparé une constitution, celle de 1802, alors même que
Haïti n’était pas encore une nation (Haïti ne deviendra indépendante qu’en
1804). cet homme, qui a été blessé dans au moins dix-sept batailles livrées aux
armées coloniales qui se partageaient Saint-Domingue à l’époque, n’avait jamais
oublié que c’est l’esprit qui finira, en définitive, par triompher de l’adversaire. Je
me suis toujours demandé comment un esclave avait pu, presque seul, rêver de
manière si grandiose. Toussaint ne s’est pas contenté de devenir libre: il voulait
l’être avec ses frères, citoyens d’un pays libre aussi. il ne faut pas oublier, si on
veut un repère pour mesurer le chemin parcouru par un Toussaint, cet article du
code noir — dont les dispositions ont été rétablies et aggra-vées par Bonaparte
en 1802 — qui régissait la condition des esclaves dans les colonies: «L’esclave
est un meuble», code noir, 1685. (Je l’ai placé en épigraphe de mon premier livre
paru exactement trois cents ans plus tard, en 1985.) 81
Une fois, je t’ai entendu parler des trois B. Je crois que pour toi c’est Borges,
Baldwin et Bukowski…
Borges n’a pas toujours été Borges, c’est ce que j’aime chez lui, il est devenu
Borges. on ne naît pas Borges, on le devient. J’aime bien cet écrivain qui est
entré dans la fiction, un peu comme Alice passant de l’autre côté du miroir.
cependant il ne faut pas oublier que Borges est né en Argentine, le pays de
l’épuration ethnique la plus achevée de l’Amérique (plus aucune trace d’indiens
aujourd’hui). L’élite intellectuelle d’Argentine s’est toujours crue en europe, en
France plus précisément. Le rêve de l’écrivain argentin, c’est d’être apprécié en
europe, sinon il a l’impression de ne pas exister. Plus européen qu’un écrivain
argentin, ça n’existe pas. Borges n’a pas échappé à cela. il fait semblant de lutter
quelquefois contre cette situation étrange, mais que peut un individu face à la
manière d’être de toute une nation. Borges a chanté les quartiers mal famés de
Buenos Aires.
c’est un lecteur attentif de Schopenhauer, de De Quincey, de valéry, de Dante, de
Joyce, de Quevedo, de Stevenson ou de virginia Woolf. Son amour sincère pour
l’Américain Withman et pour l’Argentin Lugones n’en fait pas un Américain (je
parle du continent et non uniquement des États-Unis) pour autant.
Son corps est à Buenos Aires quand sa tête est à Paris, Madrid ou Londres. ou
plus souvent dans la bibliothèque de son père, où il est entré très jeune sans
jamais en ressortir. c’est là que cet enfant studieux a rêvé de conquérir l’univers
par les mots. Sa patrie, ce sont les encyclopédies, la capitale des mondes
imaginaires. c’est une sensibilité presque totalement livresque. Je dis presque
parce que, pour ceux qui le connaissent, il est le contraire de l’image granitique
qu’il projette, car, en réalité, c’est 82
un enfant qui a hérité d’un cerveau de vieillard. il s’amuse avec ses amis, drague
les jeunes filles dans les cafés de Buenos Aires, possède un bon coup de
fourchette, a presque toujours vécu chez sa mère, adore converser avec des
inconnus ou avec le premier qui prend la peine de le suivre (c’est déjà plus
difficile) dans ses délires encyclopédiques, mais, par contre, il déteste les bals
masqués, la foule et les pédants. en définitive, je penserai de Borges ce qu’il a dit
de Joyce, de Dante, de Goethe ou de Shakespeare: qu’il est moins un homme
qu’une vaste et complexe littérature.
Baldwin ne ressemble pas à première vue à Borges. Disons que c’est moi qui fais
le lien entre ces trois larrons: Borges, Baldwin et Bukowski. Là où ils se
ressemblent tous les trois c’est qu’il s’agit toujours d’un individu qui refuse de
rester à la place que l’histoire ou la géographie lui avait assignée. Si Borges a
refusé de n’être qu’un écrivain argentin, juste bon pour apporter un vent frais des
pampas dans les salons européens, James Baldwin n’a jamais voulu, lui, être
identifié uniquement comme un écrivain noir. Baldwin croit, à la différence de
l’establishment amé-
ricain, qu’un Américain noir est capable de penser le monde qui l’entoure et de
définir précisément les problèmes qui freinent son développement. Quel est ce
jeune Nègre affamé de Harlem qui ose tenter ce que les intellectuels blancs
hésitaient à entreprendre: une analyse objective de la société américaine gangre-
née par le racisme. Quels sont les torts du Blanc et du Noir dans cette affaire?
Mais où est-il, ce colosse? Quand il apparaît à la télévision, l’Amérique
s’étonne. c’est ce minus qui ose lui faire la leçon! en effet, c’est un vilain petit
canard avec d’énormes yeux globuleux. De plus, il est homosexuel, et nous
sommes au 83
début des années 60. c’est ce type qui vient, dans son premier essai, Personne ne
connaît mon nom, de remettre à sa place le plus grand écrivain américain du
siècle: William Faulkner.
gation raciale, affirmant qu’il ne fallait pas précipiter les choses, que cela
risquerait de perturber le petit Blanc du Sud, qui se sent déjà tout seul à tenir le
fort. Ainsi donc Faulkner recommande d’y aller doucement. Baldwin faisait
brutalement remarquer que cela faisait deux cents ans que ça durait ainsi et que
les Noirs en avaient assez, ou plutôt n’en avaient rien à foutre de l’état d’âme du
petit Blanc du Sud. Mais parce qu’il refusait de s’exprimer avec des slogans,
Baldwin s’est fait critiquer aussi violemment par les Noirs que par les Blancs.
Nous sommes au début des années 60 et, avant presque tout le monde, le jeune
écrivain annonce, dans ce brûlot qui a pour titre La Prochaine Fois le feu, les
années de braise qui vont incendier l’Amérique.
et voilà qu’il prêche (il est fils de prédicateur), sans perdre le sens de la réalité, le
calme, la sérénité. Lui qui a vu tant d’injustices, tant de meurtres perpétrés par
ceux qui étaient censés mainte-nir l’ordre à Harlem, lui qui a fait face à tant
d’insultes, tant de crachats, tant de haine sourde, voilà que c’est encore lui qui
affirme qu’aucun des deux camps, celui des Noirs comme celui des Blancs, ne
pourra s’en sortir tout seul. L’Amérique est un tout. De toute façon, la misère et
la honte des Noirs entraîneront à la longue la dégénérescence des Blancs. Les
Noirs ne retourneront pas en Afrique, comme les Blancs ne retourneront pas en
europe. c’est l’Amérique qu’il faut continuer à parfaire.
c’est là que nous devons vivre malgré tout et nous ne pouvons continuer à vivre
comme nous le faisons. il y a aussi le style de Baldwin: précis, sec, objectif, pour
brusquement devenir passionné et monter jusqu’au lyrisme le plus aigu.
84
Bukowski?
c’est une vraie découverte, celui-là. Un jour, je suis entré dans une librairie par
hasard. J’ai attrapé un livre sur une des tables où sont bien étalées les nouvelles
parutions. Un certain Bukowski. Le nom me plaisait, je ne sais pas pourquoi. J’ai
commencé à le lire. Finalement, un commis m’a demandé de remettre le livre à
sa place, sinon je l’aurais lu, là, debout, en entier. À l’époque, je ne travaillais
pas, donc je n’ai pas pu acheter le bouquin. c’était un livre de poèmes, L’Amour
est un chien de l’enfer, mais on n’aurait pas dit de la poésie. c’était vraiment
autre chose. Moi qui n’aimais pas trop la poésie, j’étais tout à fait excité. ce livre
m’a coûté au moins cinq repas, parce que, tu imagines, je suis revenu le chercher
la semaine suivante. Des fois, il m’emmerde, Bukowski, à toujours ressasser les
mêmes trucs: Los Angeles, les paris sur les courses de chevaux, les femmes
décaties, les ivrognes, les bagarres, etc. chaque fois que je pense à le jeter, une
phrase que je n’avais pas remarquée avant m’attrape soudain à la gorge. et là je
me dis que seul un très grand écrivain peut écrire ça. De toute façon, ils sont
toujours en train de radoter les mêmes choses, les grands écrivains.
Borges, c’est pareil, et si ce n’était pas un vieil ami, il y a belle lurette que je
l’aurais chassé de chez moi. et pourtant, je crois fermement qu’aucun esprit dans
ce siècle, même pas valéry, ne lui arrive à la cheville. Je dis bien «esprit» parce
que je ne pense pas que Borges soit un très bon poète, ni même un pur créateur.
c’est un recycleur de génie. Un peu comme Malraux mais avec moins de fougue
et plus de grâce.
Je polissais les meubles, surtout de grandes lampes de bois, avant de les placer
dans d’immenses boîtes en carton. il fallait en mettre douze, mais j’étais
tellement épuisé que je faisais constamment des erreurs. Mon boss avait
l’impression que je ne savais pas compter. il me demandait si j’avais déjà été à
l’école. Finalement, le boss m’a placé en face des toilettes. J’avais moins de
travail, mais il me fallait espionner les ouvriers et noter le nom de ceux qui
allaient aux toilettes plus de trois fois dans une journée. Là non plus, je n’ai pas
été très efficace. Après une semaine, je n’avais noté aucun nom. Le boss m’a fait
venir dans son bureau pour me dire que mon rendement n’était pas très bon. en
fait, j’étais nul. Moi, je voulais travailler au grenier.
lecteur. La dédicace des Essais est l’un des plus beaux morceaux que j’ai lus de
ma vie, et peut-être le texte qui m’a déterminé à écrire de cette façon. Montaigne
est un si vieil ami. Pas tout Montaigne, au début il se cherchait dans les auteurs
grecs et latins. J’aime plutôt le type qui a cru sincèrement que sa dernière chance
était de devenir lui-même. et c’est en écrivant sans arrêt, en restant toujours collé
au cul de la vérité, en faisant sans cesse ce portrait physique de son âme, qu’il est
devenu Montaigne. J’aime bien Horace aussi. Je le trouve drôle.
Horace, comique?
certainement. il est très drôle, plein d’inventions, mais il faut le lire comme s’il
venait de publier ses trucs, et non comme le classique qu’il est devenu.
Ah oui, Diderot, surtout Le Neveu de Rameau, dont je connais tout le début par
cœur. c’est une merveille, et puis cet esprit, ce sourire, c’est tout Diderot.
Diderot n’est pas caustique malgré ce que l’on croit. L’esprit sans graisse du
xviiie siècle français est là, mais on sent aussi toute la générosité de Diderot dans
le portrait du neveu de ce musicien «qui nous a délivrés du plain-chant de Lulli».
et puis cette rapidité dans la narration. Je ne connais pas un seul texte de toute la
littérature qui soit plus rapide que Jacques le Fataliste. Quel sprint! Du pur carl
Lewis.
et il y en a qui croient que Hemingway (qu’il ne faut pas dédai-gner non plus) a
inventé le dialogue… c’est qu’ils n’ont jamais lu Diderot! L’écriture française,
certaines fois, est la plus proche du rap. Je vois facilement deux jeunes en train
de rapper le 87
c’est vrai qu’il s’est cassé la gueule dans un bolide comme lui.
camus, c’est un copain qui pouvait être quelquefois aussi grave et assommant
qu’un grand frère soucieux.
Tout à fait moi, ça. J’ai dit à peu près la même chose dans Pays sans chapeau. Je
n’arrive pas à concevoir le vocable «pays», mais je vois très bien ma mère. Si
ma mère va bien, c’est que le pays va bien aussi. À cette époque, ma mère
n’avait jamais voyagé, même pour un bref laps de temps. Haïti, pour elle, était
un grand malade dont il ne fallait pas quitter le chevet. Le travail de camus,
c’était de donner un visage humain à l’idéologie. La mort a un visage. La
souffrance a un visage. Pour lui, il ne faut jamais oublier cela. Surtout à une
époque où les discours foi-sonnaient. Les grands mots. Le lyrisme. Pendant que
quelqu’un au bout de la ligne est en train de crever. Mais j’aime qu’il y ait aussi
un camus léger, sensuel, amoureux de l’été et de la mer.
88
Non, pas spécialement, je n’ai rien à dire là-dessus. Je ne m’y connais pas du
tout. J’ai dû voir comme ça en passant des écrivains. ce que j’ai comme image
n’est pas nécessairement la bonne. Je cherche maintenant à en savoir un peu
plus, parce que je commence à me faire des amis. Je suis ainsi, si je ne connais
pas personnellement les gens, ou le pays, ou la culture, je ne m’y intéresse pas.
Je commence vaguement à penser m’y intéresser, mais le déclic ne s’est pas
encore fait. c’est dingue, on me range généralement avec les caribéens et les
Africains, alors que je ne connais pas tellement cette littérature. ceux qui me
placent dans ce groupe sont guidés par un principe racial selon lequel les gens de
même couleur sont sûrement de même culture. Dans les grands quotidiens, ils
emploient une personne pour s’occuper de ce secteur. Alors que, profondément,
je me sens proche de beaucoup d’écrivains du monde entier. on a beau crier cela,
on vous dirigera toujours vers la même filière. c’est une honte, je n’ai pas
d’autres mots pour qualifier cette manière de faire. Les gens me demandent
pourquoi je suis si viscéralement contre la francophonie. voilà une des raisons: je
ne veux plus de frontières. chaque fois qu’on en enlève une, on en voit apparaître
une autre. Quand ce n’est pas celle de la race, du pays ou de la région, c’est celle
de la langue. Les bornes sont placées de plus en plus loin de nous, je remarque,
mais justement c’est là le piège car une frontière est une frontière. regardons le
mouvement.
Tout d’abord, je fais mes livres bien avant de les coucher sur le papier. ce n’est
pas un plan, cela va beaucoup plus loin. et quelquefois, je travaille un livre dans
ma tête pendant que je suis en train d’en écrire un autre, disons à la machine.
Mais la première chose qui arrive, souvent des années avant que je ne commence
la rédaction d’un livre, c’est le titre. c’est l’élément fondamental du livre. Pour
moi, bien sûr. Pour Émile ollivier, je sais que c’est la dernière chose qui
l’inquiète. Souvent c’est son éditeur qui lui propose des titres. il m’arrive d’avoir
des titres avant de savoir quel livre ira avec.
Par exemple?
ce titre (J’écris comme je vis) depuis très longtemps. Je n’avais pas pensé à des
entretiens, mais à quelque chose dans le genre, une sorte de premier bilan. Je
voulais ramasser mes idées sur mes lectures, mes voyages, le style, la vie
quotidienne, ma vision des choses, les livres que j’ai écrits, afin de faire
comprendre au lecteur qu’il y a une certaine cohérence dans mon travail, le fait
que je ne vois aucune distance entre ma vie et mes livres, un tas de trucs de ce
genre. Je voulais écrire ce livre pour savoir où j’en étais dans cette affaire. Pour
moi, le titre devait donner une idée précise du livre. Pour moi, un titre, c’est un
concentré du livre.
Quand je dis Éloge de la folie, je vois tout à coup devant moi mon ami Érasme
(un type avec qui je n’ai pas eu une bonne conversation depuis un certain
moment. Hé! Érasme! que fais-tu ces temps-ci, mon vieux? on ne te voit plus.
Fais-moi signe. il est ailleurs. il fait ses trucs tout seul, mais il reviendra). Quand
je dis À la recherche du temps perdu, tout Proust est là dans la pièce.
cela dépend de l’auteur ou du livre, je ne sais pas. il y a des livres qui n’ont pas
besoin d’un titre pour les identifier. Au contraire, il leur faut même un titre
vague. certains peuvent continuer leur chemin avec un titre à l’opposé du
contenu. Un titre, c’est comme le nom de quelqu’un. il y a des gens si puissants
qu’ils finissent par imposer à un caractère incendiaire un nom doux, léger et
parfumé. céline, par exemple. rien n’est plus doux que le mot «céline», mais
quand on pense à l’auteur du Voyage au bout de la nuit (voilà un titre qu’on ne
pourra dissocier du contenu du livre), on entend plutôt des bruits de mitraille ou
de bottes. Beaucoup de gens m’envoient leur manuscrit pour que je leur trouve
un titre, mais c’est impossible. Je ne peux pas nommer leur enfant à leur place. il
ne s’agit pas de trouvaille.
c’est beaucoup plus profond que cela. on m’a souvent dit que c’est à cause de
son titre (Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer) que mon
premier roman a eu du succès. ce 91
n’est pas vrai. Au contraire, les gens sont fâchés quand ils ont l’impression
d’avoir été bernés. c’est ce qui s’est passé d’ailleurs à la sortie du livre.
Beaucoup de gens avaient cru qu’il s’agissait d’un bouquin porno, et ils se sont
lancés tête baissée dans l’aventure. ils ont été un peu déçus. ce bouquin parle de
littérature, de peinture, de jazz, de vin, de filles quand même, de sexe mais sur
un plan analytique et politique, disons que c’est un truc plutôt intello. Les autres
ont fait contre mauvaise fortune bon cœur, certains même, ce qui est à peine
croyable, ont attendu d’avoir lu le livre avant de s’en faire une opinion, et c’est
comme ça que ce bouquin se trouve encore, quinze ans plus tard, sur les rayons
des librairies.
C’est vrai que tous tes titres ne sont pas aussi provocateurs que le premier.
Quand il s’agissait de parler de mon enfance, alors ce furent deux titres très
doux: L’Odeur du café et Le Charme des après-midi sans fin. cela sent le
farniente, la province, les rues enso-leillées et vides, des gens en train de boire
du café sous un manguier vers deux heures de l’après-midi, la mer turquoise de
la caraïbe, un art de vivre qui m’habite encore. L’enfance, quoi!
Après, c’est Port-au-Prince, donc c’est un peu plus dur. Le jeune narrateur est
maintenant un adolescent. Le livre s’appelle Le Goût des jeunes filles. c’est un
titre assez sophistiqué parce qu’il ne s’agit pas de ce qu’on croit. ce n’est pas le
goût que pourraient avoir de vieux libidineux ou même de jeunes adolescents en
herbe pour ces jeunes filles, c’est plutôt le goût qu’elles ont, elles, pour la vie
sous toutes ses formes.
92
oui, mais cela vient d’elles. elles ne sont pas juste consom-mables, ce ne sont pas
des fruits tropicaux bien mûrs. ce sont des filles terribles qui dévastent tout sur
leur passage, du moins c’est comme ça que je les ai aperçues, ce magnifique
après-midi d’avril. elles m’avaient paru aussi belles qu’un cyclone.
Fais voir ton moteur
On reviendra plus tard sur le contenu de ton travail. Pour le moment, ce sont les
techniques d’écriture qui m’intéressent. Es-tu de ces écrivains toujours debout
ou toujours assis sur la même chaise, toujours au bistro…?
Non, je n’écris pas dans les bistros, ce n’est pas du tout mon genre. Au début, à
Montréal, j’écrivais dans un parc, pas loin de mon appartement. Au carré Saint-
Louis. c’est là que j’ai écrit mes deux premiers livres. Dès que je suis arrivé à
Miami, j’ai pris l’habitude d’écrire près de la fenêtre, en face de cet arbre. il y a
un seul livre que j’ai écrit en bougeant, durant mes voyages, c’est Chronique de
la dérive douce.
93
Ma vie n’est pas compartimentée. J’écris souvent nu après avoir fait l’amour.
Maintenant que tu es assis devant cette machine à écrire, as-tu une crainte
quelconque devant la première page blanche?
94
c’était toujours la vieille remington, mais elle boite, maintenant. Depuis quelque
temps, j’utilise une petite Smith corona.
Je ne pense pas.
ce n’est pas un choix mais, avec les années, on commence à sentir qu’il y a des
moments plus propices que d’autres. il ne se passe rien pour moi durant les mois
d’août et de septembre. Je suis en vacances avec la famille et j’essaie de penser à
autre chose. Faut dire que j’adore être écrivain, mais je déteste l’idée d’avoir à
écrire des livres pour justifier mon titre. Je pense, dans ma vanité, qu’on devrait
me croire sur parole. voilà, je crois avoir une sensibilité d’écrivain, il me semble
que ça devrait suf-fire. Mais non, il faut des preuves. Des livres. et on doit les
écrire.
mettre au travail, parce qu’une fois parti il n’y a pas de sensation plus vive, à
part l’amour partagé et la rage de dents, que ce truc-là. Ni de plaisir plus
excitant, à part l’orgasme, que celui d’être plongé au cœur d’un livre. Surtout
quand on a l’impression, généralement aux environs de la page 120, que l’on
tient peut-
être un livre dans sa main. Mais je crois qu’il ne faut surtout pas s’énerver car un
livre peut vous glisser entre les doigts à n’importe quel moment, c’est pourquoi
je tiens à ces deux mois d’absence d’écriture.
Faut-il s’y mettre pendant trois heures, pendant trois jours, pendant trois mois?
Mon éditeur attend avec impatience. Alors j’écris. Très vite. et c’est devenu ma
manière de travailler. Si on me donne une semaine pour un texte, je le ferai en
une semaine, mais si on me donne trois mois pour le même texte, je risque de ne
pas le terminer à temps. Je crois qu’il y a des gens comme ça. Mais je déteste
qu’on me mette sous pression. il faut me faire confiance.
Au moindre doute, tout s’écroule. Le pire, c’est que je m’en fous complètement.
Je peux arrêter n’importe quel livre et ne plus le reprendre.
Chaque livre est fait dans une période de temps donnée, durant laquelle il peut
séjourner dans un tiroir pendant quelques mois et être retravaillé par la suite?
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cela m’est arrivé d’être en train d’écrire un livre pendant qu’au même moment
un autre livre s’emparait de moi. c’est une prise ou crise de possession. Je dois
alors ranger le manuscrit dans le tiroir pour m’occuper du nouveau.
Naturellement, cela ne se passe pas sans combat. Je me dis bien qu’il ne faut pas
faire ça, que ce n’est pas gentil, qu’on ne peut pas traiter ainsi des gens qu’on
aime bien, que c’est agir en goujat et en traître, et comme je détesterais ça si le
livre, lui, s’avisait de me laisser tomber, enfin je rationalise tout en sachant qu’on
ne peut pas grand-chose quand un nouveau livre s’installe comme un petit roi
dans ta tête. Par exemple, j’ai dû remettre si souvent à une autre fois Le Charme
des après-midi sans fin que j’avais fini par oublier ce livre. Un jour, cherchant
quelque chose à me mettre sous la dent, j’ai déniché une grande enveloppe
jaune, et c’était le plus beau cadeau de ma vie d’écrivain. Le livre était là,
presque sans aucune correction à faire. Je l’ai envoyé à l’éditeur qui l’a publié tel
quel. et c’est un livre très agréable à lire.
Bien sûr, je pensais avoir des mois de travail devant moi. Pour moi, il y avait
quatre-vingts feuillets à tout casser, et là, je tenais deux cent quatre-vingt-six
pages. Je pensais que c’était bourré de fautes, mal écrit, enfin, une première
version, mais pas du tout…
Je ne vois pas à quoi cela peut servir, puisque chaque écrivain fait comme il
l’entend.
97
Je reprends le tout complètement. J’y apporte un peu plus de chair. Les filles
arrivent. on passe à table. Je ne mange pas beaucoup (une salade), sinon je vais
dormir tout l’après-midi. Après, je retourne là-haut. Si je suis en très bonne
forme, je peux faire jusqu’à dix bonnes pages, sinon je dois me contenter de la
moitié, mais ça peut descendre jusqu’à trois pages. Quand je faisais La Chair du
maître, je pouvais aller facilement jusqu’à vingt pages dans une journée. c’est un
livre que j’ai adoré écrire.
Je réécris le livre immédiatement pour faire une deuxième version, que j’envoie
à l’éditeur. il le lit, m’appelle pour dire que ça lui plaît ou non, le donne à lire à
deux ou trois lecteurs qui font leurs commentaires, et il me le renvoie assez
rapidement. Tout cela en huit jours tout au plus. Je commence par rentrer les
corrections grammaticales. Je regarde ensuite les annotations, qui m’intéressent
mais que je suis rarement. J’entreprends 98
phone en train de sonner (une chose que j’adore en temps normal). Je réponds
brutalement au moindre commentaire. Je ne parle pas. c’est à peine si je n’ai pas
la nausée. L’expression consacrée à la maison, c’est que je suis sous les eaux.
Même mes filles le répètent aux gens qui appellent: «Mon père est sous les
eaux.» Je ne peux être joint, et malheur à celui qui cherche à m’atteindre sans
avoir une bonne raison pour cela. Je dois revoir complètement le livre à travers
un nouveau prisme. cela peut donner un livre totalement différent. Mais j’avais
besoin de ce regard autre (celui des lecteurs de la maison d’édition) pour
entreprendre un tel travail. Une de mes lectrices a l’habitude de me reprocher de
ne pas suivre ses conseils; je lui réponds toujours que si elle relit attentivement la
nouvelle version elle verra que je les prends en compte.
Je ne comprends pas…
eh bien, chaque fois qu’elle fait une remarque, si elle regarde bien, elle verra que
j’ai apporté un changement, mais pas préci-sément celui auquel elle s’attendait.
Sa critique est peut-être juste, mais c’est moi l’auteur. elle a vu la faille, mais
c’est à moi de savoir comment y remédier. Je n’oublie jamais que c’est mon
livre. il s’agit de moi. Jusqu’à la fin de mes jours, ce sera à moi de répondre de
ce livre. Par contre, sur beaucoup de points, je n’ai aucune vanité d’auteur. c’est
un peu comme ça avec les artistes.
ils ont l’air très souples et, brusquement, ils se rebiffent. ils refusent de plier.
c’est l’honneur du métier.
Il n’y a pas d’intermédiaire? Tu n’as jamais eu envie de le faire lire à des amis,
à des proches?
99
Jamais, jamais. Du premier jusqu’au dernier. Aucun des dix livres. Uniquement
mon éditeur et ses lecteurs. Ma femme ne lit mes livres que quand ils paraissent.
Après les dernières corrections, je lui donne toujours le manuscrit à tenir dans
ses mains. c’est à ce moment qu’elle découvre le titre du livre. elle le soupèse un
long moment et me regarde dans les yeux. c’est une cérémonie à laquelle je
tiens. c’est difficile de vivre avec un type en train d’écrire un roman. il faut être
très patient. Quand j’écris un livre, je ne suis tout simplement pas disponible.
Dans un autre monde. Je suis tendu, je m’énerve facilement. Quand le livre est
terminé, c’est encore pire, jusqu’à ce que le livre parvienne à son premier lecteur
légitime — je parle du type qui est entré dans une librairie et s’est payé ce foutu
bouquin qu’il compte commencer à lire dès ce soir. Alors, je dis à ma femme:
«Je crois que c’est fini.» elle me répond avec un sourire un peu triste: «oui, c’est
fini pour celui-là.»
À quel moment considères-tu qu’un livre est achevé? Qu’est-ce qui te permet de
dire: voilà, c’est bien cela que je voulais dire?
rien ne me permet de dire une chose aussi grave. Le problème, c’est que je
n’arrive pas à me relire calmement c’est en corrigeant un livre que je le relis.
Quand je tape un livre pour la troisième fois et que j’ai l’impression qu’il n’y a
plus rien à ajouter ou à retrancher — je parle en termes de contenu —, je me dis
que je ne suis pas loin de la fin. Alors, je commence à corriger. c’est la partie que
je préfère. on ajoute un mot, et la phrase change de couleur. Souvent, il faut
couper. Au début des corrections, on a l’impression qu’il n’y a rien à faire, que
ça ne marchera pas, que c’est vraiment trop mauvais. À ce moment, il faut
laisser le texte reposer au moins une semaine. Plus tard, on revient et on entre
dans le texte. on travaille tête baissée. Brus-100
quement, on voit apparaître le bout de son nez. ensuite, tout le corps du texte.
Pendant quelques moments, on a le souffle coupé. c’est exactement ce qu’on
voulait faire. Les doutes vien-dront un peu plus tard, mais ce sera trop tard. rien
ne vaut le plaisir de taper une dernière version pendant des journées entières sans
rencontrer un seul os.
à Grigny. Au fond, ce n’est pas mon genre de rester enfermé dans une pièce à
travailler quand je viens d’arriver dans une nouvelle ville avec tant de choses à
goûter, tant de gens à connaître. ce n’est que de retour à Miami que je m’y suis
vraiment mis. et ça a été un calvaire. comme j’étais très en retard, j’ai dû mettre
les bouchées doubles. Je travaillais près de dix-huit heures par jour.
J’ai eu les reins brisés à écrire ce livre. ce n’est que vers la fin que j’ai compris
qu’il ne s’agissait pas uniquement d’une douleur physique, mais que j’étais en
train de faire le deuil de mon père, mort à New York en 1984. cela m’a rendu
malade physiquement. ce n’est jamais simplement un livre pour moi.
Le cyclone Duvalier
Cette époque que tu décris dans ce livre a été très difficile pour toi en Haïti…
Malgré une apparente désinvolture, ma vie fut assez bouleversée. J’ai grandi
dans l’œil du cyclone Duvalier. cette habitude de donner un nom aux cyclones
dont le passage peut durer une nuit au plus… eh bien, il faut savoir que celui
nommé Duvalier a duré vingt-neuf ans.
c’était déjà, et c’est encore, ainsi pour la majorité des gens de la classe moyenne,
alors ne parlons pas du peuple.
une petite Honda noire qui était considérée comme la voiture du groupe. on
mangeait ensemble dans des restaurants bon marché. cette fraternité a été
fondamentale pour moi.
oui et non. À vingt ans, on est immortel. De plus, on ne peut pas mourir si on est
dans le droit chemin. on défendait la justice. on questionnait le pouvoir. et
comme on commençait à être connus, le gouvernement nous craignait en
quelque sorte.
Les vieux tontons-macoutes, se rappelant avec nostalgie l’époque de Papa Doc,
se demandaient pourquoi on ne mettait pas ces jeunes gens au pas. ils avaient du
mal à comprendre cette nouvelle et étrange notion des droits de l’homme. on
avait peur plutôt quand on allait faire des reportages en province. À Port-au-
Prince, on nous connaissait, on n’osait pas nous inquiéter, mais en province on
était à la merci de n’importe quel sbire ignare du régime.
Je lui ai répondu vertement que j’étais journaliste et que je n’avais pas de compte
à lui rendre.
104
Je ne voulais pas qu’il aille plus loin dans ses investigations. À ce moment-là,
j’aurais été vraiment en danger. D’abord, une des deux femmes venait d’un pays
de l’est (ça, c’est la mort assurée).
De plus, elles avaient beaucoup d’argent sur elles. Le tonton-macoute nous aurait
tués sous un prétexte quelconque pour prendre l’argent. J’ai joué la partie. il a
marché. c’était la seule façon de faire. il faut réfléchir très vite si on veut
survivre dans ce genre de pays. et c’est peut-être à cette époque-là que j’ai pris
l’habitude de tout faire très vite comme si un danger me guettait sans cesse.
J’avais terminé, il y a quelque temps, un livre (Le Charme des après-midi sans
fin); je ne l’ai pas publié tout de suite aussi parce que je n’avais pas envie qu’il
paraisse juste après Pays sans chapeau. Les deux livres parlaient de la tendresse
que je porte à ma grand-mère (Le Charme des après-midi sans fin) et à ma mère
(Pays sans chapeau). J’avais peur que les gens croient que je n’étais qu’un fils à
sa maman. Que faut-il penser d’un type qui parle sans cesse de sa mère et de sa
grand-mère?
Tu blagues?
Malheureusement non. c’est la faute de ces critiques qui n’ar-rêtent pas d’écrire
que je me suis assagi, enfin, toutes sortes de conneries… Alors, après Le Charme
des après-midi sans fin, je leur ai foutu La Chair du maître entre les jambes. ils
ont fait semblant naturellement de n’avoir pas senti ce texte brûlant.
105
c’est mon livre le plus subversif. Mais comme cela casse leur théorie de
l’écrivain apaisé, alors ils ont fermé les yeux. Les jeunes qui s’y connaissent se
sont précipités dessus. Après La Chair du maître, je pouvais donc publier Le
Charme des après-midi sans fin. Je ne regrette pas d’avoir glissé un livre de
violence sexuelle et politique entre deux livres de tendresse.
106
comme le vocabulaire ne détermine pas une langue, c’est la syntaxe qui peut
nous dire à quel type de langue on a affaire.
Prenons le créole: 90% des mots sont français, mais ce n’est pas pour autant du
français. La preuve, il est peut-être plus facile pour un Américain d’apprendre le
créole que pour un Français.
c’est exactement ma situation. ce n’est pas parce que le paysage que je décris est
rempli de manguiers que je suis pour autant un écrivain caribéen. on n’a qu’à
remplacer les manguiers par des cerisiers. il arrive que les gens me disent: vous
devez être un écrivain caribéen puisque vous parlez de votre enfance comme
Naipaul (lui non plus, à ce que je sache, ne se présente pas 108
comme un écrivain caribéen), qui vient de la caraïbe. et, comme j’ai écrit un
livre à propos de mon enfance, L’Odeur du café, ils me comparent tout de suite à
confiant, qui a écrit un livre qui s’appelle Eau de café. ce n’est pas du tout
déshonorant d’être comparé à confiant, mais je trouve la démarche assez
superficielle si on le fait uniquement parce que nos deux titres ont le mot «café»
en commun et que nous venons tous deux de la caraïbe. et dans le mot «caraïbe»,
on voit tout de suite tous les ingrédients: couleur locale, paysages toujours verts,
dictature, dépendance coloniale. c’est le regard de l’autre qui opère.
Disons que je tente de me convaincre. on n’est jamais tout à fait sûr. De toute
façon, à la sortie de ce livre, la discussion ne se fera même pas sur le fait que je
conteste ces étiquettes qui me semblent un peu trop faciles, mais plutôt sur le fait
que j’ai renié mes origines. Bon, à ce moment-là, il faudrait que je reprenne
toute l’argumentation, mais dans l’autre sens, afin de prouver, à mes
compatriotes cette fois, que je suis bien des leurs même si j’ai l’air de flotter
dans l’espace. on n’en finira jamais.
per pour gagner sur les deux tableaux. Un: sur un plan national, les gens sont
contents d’une littérature qui leur dit qu’elle ne s’adresse qu’à eux, dans leur
culture, certaines fois dans leur langue, montrant du doigt leurs luttes, leur
résistance, leur capacité de survie… Qui peut refuser cela? Deux: sur un plan
international, les colonialistes sont rassurés. Tout le monde reste dans sa sphère
d’action. Pas de problème. on monte un système d’accueil comprenant
collections spéciales, magazines, sections dans certains magazines, critiques
formés pour accueillir ces gens venant de la caraïbe, vocabulaire personnalisé
(genre: «un style solaire ou tropical», «une sorte de flamboyance, une géné-
rosité sans borne», «ces gens apportent une nouvelle vigueur à cette langue
française anémiée», enfin «ils écrivent mieux que nous»)… Mais je ne veux pas
écrire mieux que vous, je tente d’exprimer le plus naturellement du monde une
sensibilité tout à fait personnelle. Pour toutes ces raisons, la créolité fait retarder
le débat. et ce qui a fini par tout brouiller, c’est l’immense talent des chefs de
file. visiblement, ils n’avaient pas besoin de telles béquilles. ce qui veut dire
qu’ils sont sincères. Alors qu’est-ce qui s’est passé? Pourquoi ne suis-je pas avec
eux? Pourquoi est-ce que je n’arrive pas à marcher à côté de ces amis que je
respecte? c’est l’Histoire qui apporte la réponse. et je le dis sans chercher à
insulter quiconque. c’est un combat qui n’est plus le mien. Nous sommes, en
Haïti, dans la pire merde qui soit. c’est un pays qui part en morceaux. Nous
avons tous les problèmes, sauf celui-là. Pour finir cette histoire, je ne suis pas
créole, je suis haïtien. Pour une fois que ça me sert à quelque chose.
et très heureux d’avoir reçu ce prix prestigieux présidé par l’écrivain Édouard
Glissant. Mais je ne suis pas dépendant d’un prix 110
111
Pas forcément, parce qu’il y a cette part caraïbe en moi, donc l’europe. La
plupart des Américains noirs sont tournés mentalement vers l’Afrique, alors que
nous, en Haïti, on a déjà fait ce voyage identitaire, on a déjà donné dans ce
fantasme, et cela a accouché de la dictature de Duvalier au bout du compte. il
n’y a rien de tel que de se réclamer d’un endroit qu’on n’a vu qu’en photos.
L’indigénisme (version locale de la négritude) a été promu en Haïti par des gens
qui n’avaient jamais vu l’Afrique ou qui l’avaient visitée assez rapidement et
jamais avec un regard critique, toujours dans le cadre d’une recherche
identitaire, ce qui fait que les relations de voyage étaient biaisées. L’accent a été
mis uniquement sur le plan culturel. rien n’a été questionné. on ne critique pas sa
mère, disait-on. Les coutumes étaient absorbées. Le mythe d’une Afrique
parfaite allait prendre place. Pour faire face à l’esprit français. il fallait la toute-
puissance culturelle africaine pour contrer l’hégémonie culturelle française en
Haïti. comme on le voit, tout était comme faussé au départ. Une montagne
d’artifices. et tout cela nous a conduits dans la dérive duvaliérienne. c’est peut-
être une autre raison de ma réticence à la créolité. Haïti avait tenté de construire
son identité avec deux fantasmes purs (je parle du regard que nous portons sur
ces pays): la France et l’Afrique, alors qu’on a les pieds sur le sol d’Amérique.
Tu as compris que je n’ai pas encore fini de régler certains comptes. J’entends
l’intégrer sous peu dans mon univers mental. en attendant, je l’exploite sans
vergogne.
112
Comment cela?
C’est du snobisme!
113
Comment brouiller les pistes
Tes livres sont publiés en anglais: as-tu un lectorat aux États-Unis?
Mes livres sont parus chez des éditeurs du canada anglais, mais sont aussi
diffusés aux États-Unis. J’ai causé quelques problèmes aux Américains. Mon
premier livre Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer a été reçu,
comme on dit, avec des pincettes. Les Blancs se demandaient comme le prendre,
et les Noirs n’en voulaient pas. Seuls les juifs semblaient comprendre mon
humour. Mais j’ai vite été catalogué comme un écrivain s’occupant des rapports
raciaux. Les Américains n’ont pas une grande variété d’étiquettes; en fait, ils
n’ont que la chose raciale. Leur seule inquiétude: es-tu un Nègre ou un Blanc?
Selon ta réponse, on te montre la file à prendre. ce qui est bien c’est que, si tu
signales que tu n’es pas né aux États-Unis, ils tiennent compte de ta réponse. Si
tu affirmes que tu n’es pas un Nègre, et cela même si tu es bleu comme l’enfer,
ils vont plonger dans leurs dossiers avant d’appointer toutes sortes d’experts
psychosociaux pour faire la lumière sur ce cas inusité. Je n’ai jamais vu désir
aussi enthousiaste de comprendre les choses. on peut bien rire d’eux, mais c’est
cette étonnante curiosité qui leur a permis de conquérir la planète. Pourquoi
crois-tu que tu n’es pas un Noir, demande cet expert américain sur un ton grave?
Tu réponds: d’abord parce que je suis haïtien et ensuite parce que je parle
français. il se gratte la tête. Au fond, c’est vrai, le Nègre, comme le hamburger,
est une invention purement nord-américaine. Après tout, on dit un Nègre amé-
ricain. ce qui veut dire que les États-Unis vont riposter violemment si, par
exemple, la police française s’avise de traiter de façon brutale un citoyen noir
américain. La France le sait 114
Beaucoup d’Américains noirs sont vierges sur ce plan-là, ils n’ont pas été
touchés par la propagande de la puissance culturelle européenne. L’Américain
noir sait pertinemment que s’il est peut-être inférieur à l’Américain blanc, il est
assurément supérieur à n’importe quel autre individu de la planète. et ça, c’est
une donnée de base.
Bon, les Américains m’ont catalogué avec Comment faire l’amour avec un
Nègre sans se fatiguer. Aucun problème. Le seul petit truc, c’était le fait d’avoir
questionné l’Amérique du dedans, c’est-à-dire sans remettre véritablement en
question leur système sur la terrible question raciale. ce qui brouille
complètement les pistes, c’est que je l’ai fait en français.
Quelle idée perverse! Les librairies et les bibliothèques ont des sections pour les
Nègres, les femmes (je veux dire les femmes 115
Quand L’Odeur du café a paru, ils n’ont pas compris. ils ne pouvaient plus me
mettre dans la même case. Le livre se passait en Haïti et sous Papa Doc, alors ça
devait parler de dictature.
Ces deux thèmes occupent aussi une bonne partie de ton œuvre…
Mais pas tout mon travail, et surtout pas de la manière dont les Américains
s’attendent à ce qu’on les aborde. J’ai écrit des livres qui ne sont pas contaminés
par ces deux thèmes. Le seul de mes livres qui aborde directement la question
raciale, c’est Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer. et le seul
qui aborde directement la question de la dictature, c’est Le Cri des oiseaux fous.
Deux sur dix. D’autres le font mais par ricochet.
116
c’est quoi, une nécessité historique? Je n’ai jamais vu de ma vie une nécessité
historique. Je ne sais vraiment pas à quoi ça ressemble. Je dois comprendre que,
à un certain moment, il nous faut accepter de faire ce que nous croyons être des
conneries pour ne pas désespérer Billancourt. Toute élite qui accepte
volontairement de faire le con sous le fallacieux prétexte qu’il est toujours
dangereux d’aller plus vite que son peuple, eh bien, généralement, cette lâcheté
emprisonne ce peuple dans des problèmes artificiels pendant au moins trois
générations. ce 117
problème dont on est en train de discuter, je n’aurais pas à y perdre mon temps
s’il avait été réglé. Mais non, au lieu d’affronter la réalité, ils se sont réfugiés,
tous autant qu’ils sont, dans le rêve et les fantasmes. Moi, mon truc, c’est
d’écrire au meilleur de ma forme. Je n’ai pas à me dire que le peuple ne
comprendra pas telle chose, ce serait d’une telle prétention. il suffit de regarder
de près la très grande richesse et l’exceptionnelle profondeur de la culture
populaire haïtienne (Malraux l’a bien noté à propos de l’art pictural des paysans
de Soissons-la-Montagne, et Métraux, dans ses recherches sur le vaudou, a
signalé la com-plexité extrême de cette religion qui est un art de vivre) pour voir
que le peuple haïtien n’a pas de leçon à recevoir de moi sur ce plan. Alors, cette
nécessité historique, n’est-ce pas souvent l’invention d’une élite bouffie
d’orgueil?
Je voyage à l’œil
c’est que j’ai plusieurs chapeaux. Je suis aussi tout ce que je ne veux pas être. Je
suis un écrivain haïtien, un écrivain caribéen (ce qui est légèrement différent
d’un écrivain antillais, mais je suis aussi un écrivain antillais), un écrivain
québécois, un écrivain canadien et un écrivain afro-canadien, un écrivain
américain et un écrivain afro-américain, et, depuis peu, un écrivain français.
c’est très important pour moi. cela me permet de voyager et de profiter des
services que mes différents hôtes mettent à ma disposition. en France seulement,
en 1998, je suis venu sous trois étiquettes: écrivain caribéen, écrivain haïtien et
écrivain québécois. en Allemagne, durant la même année, j’ai 118
en aucun cas. Je prends ça pour ce que c’est: des voyages gratuits. L’écrivain
travaille des mois tout seul, dans une chambre fermée. il lui faut se délasser
l’esprit à un moment donné, mais ce n’est pas avec ses maigres droits d’auteur
qu’il pourra se payer des voyages à l’étranger.
Pas pour tous. Pour certains, c’est vrai. D’autres reçoivent des subventions,
occupent à cause de cela un certain espace, s’agitent pour vivre. Moi, mon
sérieux va dans mes livres, et c’est à cause d’eux que je suis là, puisque je n’ai
jamais demandé à quiconque de m’inviter où que ce soit. Si je n’avais pas écrit
ces livres, on ne m’aurait pas invité. et si je ne disais pas ce que je pense, on ne
me réinviterait plus. Quand je vais dans ces rencontres, j’y participe activement,
je ne passe pas mon temps à 119
Ma seule légitimité, c’est mon travail, ce sont mes livres. Je suis sérieux, mais je
n’ai pas l’esprit de sérieux. et puis, je ne peux pas faire semblant de prendre au
sérieux ce qui ne l’est pas tellement. cela peut être très intéressant un colloque
mais, entre nous, ce n’est pas très important. il n’y a que l’humour qui soit
vraiment important.
Est-ce qu’on t’invite à des colloques sur la sexualité ou même sur l’humour
parce qu’il y a beaucoup de sexe et beaucoup d’humour dans tes livres?
Pas encore. Je ne sais pas ce qu’ils attendent. Mais, pour être sérieux, il n’y a pas
tant de sexe dans mes livres…
Quand même…
c’est une illusion. Prenons ce premier livre (Comment faire l’amour avec un
Nègre sans se fatiguer), bon, le titre a peut-être attiré quelques gogos, mais il n’y
a que deux petites scènes sexuelles qui ne font pas plus de deux pages et demie.
120
L’Amant de Lady Chatterley est un grand livre. Je parle de ces livres qui sont
axés exclusivement sur le sexe. il y a des étudiants qui font des thèses sur moi et
qui tentent de me caser uniquement comme un écrivain sexuel. comme tous ces
livres —
L’Odeur du café, Le Charme des après-midi sans fin, Cette grenade dans la
main du jeune Nègre est-elle une arme ou un fruit? et Pays sans chapeau — ne
contiennent même pas un innocent baiser, alors, sais-tu ce qu’ils font? ils font
comme s’ils n’avaient jamais été écrits. ils les ignorent, ne les citant jamais. Les
gens qui veulent me voir comme un écrivain caribéen font la même chose: ils
ignorent tous mes livres qui se passent en Amérique du Nord, et ceux (surtout les
plus jeunes) qui sont intéressés uniquement par mes livres dont l’action se
déroule en milieu urbain évitent de mentionner mes livres qui se situent dans un
milieu rural. Je ne comprends vraiment pas de tels procédés. il y a aussi ceux qui
disent que j’ai commencé dans la révolte pour finir dans une certaine sérénité. en
disant cela, ils ont l’impression d’avoir tout compris. ils l’impriment et le
réimpriment chaque fois, comme si c’était le nouveau label. Écoute, c’est
simple: avant il était révolté, maintenant il est devenu plus apaisé. Mais on se
demande où est la littérature dans cette affaire? J’emmerde tous ceux qui se
servent de la critique pour régler leurs comptes personnels. Quand bien même
l’auteur dit «je», comment peut-on savoir qu’il s’agit de lui à 100%! et d’ailleurs
est-ce si important?
Mais c’est toi qui insistes pour dire que tu écris dans la vérité.
oui, mais ça ne me fait pas écrire une seule bonne phrase. c’est important
uniquement pour moi. et d’ailleurs, dans cette 121
affaire, je suis le seul témoin. et pas toujours un bon témoin car, comme dit
Borges, la mémoire est poreuse. il ne faut vraiment rien comprendre à la
littérature pour traiter un livre comme une confession. La part d’artifice est trop
grande pour cela. en littérature, la sincérité est le premier artifice. Je ne veux pas
dire que l’auteur est un faux jeton, je veux dire que la règle est la même quelle
que soit notre motivation. Tu peux être sincère, mais ce n’est pas suffisant pour
qu’on te croie, et pour cela, tu ne disposes que d’un crayon et d’un morceau de
papier comme tout le monde. Pour mettre en scène 60% de sincérité, il faut 40%
d’artifice. La vérité a besoin d’être vraisemblable.
L’image poétique
c’est toujours pour rendre la lecture plus aisée. il ne faut pas qu’on ait
l’impression que la phrase a été écrite. Le lecteur est pour moi un type avec qui
je converse. La langue n’a pas beaucoup d’importance dans ce cas-là. Un
pianiste qui ne fait que jouer du piano n’est pas un artiste. c’est la musique qui
inté-
resse les gens, et non les instruments de musique. Un vrai musicien, c’est
quelqu’un qui donne l’impression qu’il ferait de la musique tout seul, sans aucun
instrument de musique et même s’il lui était interdit de proférer le moindre son.
La musique bourgeonnera à l’intérieur de lui. il n’aura qu’à fermer les yeux pour
qu’on sente qu’il est en train de faire de la musique. cela nous donne envie
d’entendre cette musique. on court lui cher-122
cher un instrument, il se met à jouer. on l’écoute, émerveillé, car on sait que cette
musique lui vient du plus profond de lui-même. Même chose pour l’écriture.
Pour L’Odeur du café, par exemple, j’ai vu une image. Une seule.
Un petit garçon assis aux pieds de sa grand-mère dans une petite ville de
province. c’était tout le livre. il faut que ce soit très simple. Dans Comment faire
l’amour avec un Nègre sans se fatiguer, deux jeunes Nègres au chômage vivent
dans le même appartement: l’un passe son temps à écouter du jazz tout en lisant
le coran, tandis que l’autre, l’écrivain, ramène à l’appartement les jeunes blondes
qu’il vient de ramasser sur le campus d’une université wasp pour les dévorer
sans autre forme de procès. J’avais l’idée d’un endroit où deux types passent leur
temps à converser sans souci du temps. Parce que, en arrivant à Montréal, j’ai
été frappé par la place du temps dans la société nord-américaine. en Haïti, on
manquait de nourriture, ici c’était le temps qui manquait. il n’y avait que les
chômeurs qui disposaient du temps, mais c’était un temps empoisonné. ils le
passaient devant la télé. Un homme, une fois, à Grigny, m’a dit avec un maigre
sourire que depuis qu’il ne travaillait plus, il goûtait au charme doux-amer des
après-midi sans fin. J’ai voulu avec ce livre redonner sa dignité au temps gratuit.
L’un de mes livres où l’image est la plus forte, c’est Le Goût des jeunes filles. Un
adolescent regarde ses voisines (des filles sexy, libres, sans souci) de l’autre côté
de la rue. il prépare ses examens d’algèbre, mais il aurait préféré être là-bas, chez
les filles. Pour cela, il lui faudrait traverser la rue. Mais il n’a pas assez de
courage pour entreprendre une aventure aussi risquée. Bon, il finira par être de
l’autre côté, mais, au lieu de vivre ce moment, il rêve d’être à sa 123
Mais on ne peut même pas voir le visage de la fille qu’on est en train
d’embrasser parce qu’en close-up, on ne voit pratiquement rien.
Le mot le plus banal possible. Si quelqu’un a faim, j’écris qu’il a faim, pas de
chichi. Sans suspens. comme la vie. on naît, on meurt, et entre ces deux extrêmes
il va vous arriver plein de trucs. Pas besoin que ce soit des trucs exceptionnels,
plutôt nos trucs. J’écris au plus près de la vie. en définitive, on ne peut pas juger
la vie. c’est comme ça.
d’être. Brel, pour cette passion indomptable; Brassens, pour cet anticonformisme
apparemment doux mais au fond bien intransigeant, et Ferré pour l’anarchie de
luxe. Même mes raisons sont banales. Quant à la musique haïtienne, elle a
occupé une place fondamentale dans mon adolescence. elle est, pour moi, liée à
cette époque insouciante et elle m’a permis de traverser les années de folie
duvaliérienne. Mais ce fut dur pour moi.
Parce que, au fond, je n’aimais pas la musique et, comme l’un entraîne l’autre, je
ne savais pas danser. et autour de moi, on ne parlait que du fait que la danse
coulait dans nos veines de Nègres. Le Nègre danse sa vie. et moi, pas. il n’y
avait que cette seule poche d’air: la danse. on avait le droit de tout faire en
dansant. ils appelaient ça: la baise verticale. Moi, je restais à la table à me
morfondre. Les filles me trouvaient timide. et elles s’ingéniaient à m’entraîner
sur la piste de danse. Les plus belles, mon ami. Pavese a connu cela avec le sexe.
c’est un peu plus douloureux, je crois. il y a toujours un moment où je dois fuir,
quitter le bal. c’est étrange que je sois devenu musicien.
Ah bon…
La musique des mots. Je fais danser les mots sur la piste de la page blanche.
c’est vrai que je joue de la musique en écrivant.
Je suis étonné que tu ne connaisses pas mieux la musique tant elle est présente
dans tes livres.
Attends, faut que je me rappelle. J’ai eu une expérience musi-cale très forte, vers
l’âge de onze ans. J’étais à Petit-Goâve, chez ma grand-mère. J’ai été réveillé en
pleine nuit par une sorte de vacarme. ensuite, j’ai entendu une musique
magnifique, 125
ils remontaient chez eux, dans les mornes. J’ai failli continuer avec eux, mais on
m’a toujours dit qu’ils s’y prenaient ainsi pour capturer les enfants, et j’ai
rebroussé chemin au pied du morne Soldat. J’aurais dû les suivre et, à l’heure
qu’il est, je serais devenu un grand musicien de rara. Naturellement, mes parents
n’auraient jamais su où j’étais passé. Je n’ai plus jamais connu une telle fièvre
dans ma vie. Maintenant, je comprends ce qui m’avait tant attiré. Tout était
nouveau. ce groupe de paysans faisant de la musique en courant à travers la ville
sans jamais s’arrêter. Le fait qu’on n’avait pas à danser en suivant des règles
comme dans un salon, mais à courir. La possibilité de ne plus pouvoir revenir sur
ses pas, le rara ne s’arrêtant jamais. Je crois que c’est une de mes secrètes
influences: le rara. J’aime écrire dans le mouvement La phrase peut être brève,
mais le rythme ne doit jamais s’arrêter, comme le rara.
Pourquoi y a-t-il tant de jazz dans comment faire l’amour avec un Nègre sans se
fatiguer?
c’est vrai que c’est bourré de citations. Je ne connaissais pas du tout le jazz à
l’époque. Je n’en avais presque jamais écouté.
Disons plutôt fou de Miles Davis. il n’écoutait que ça. il travaillait à la radio. il
avait une émission qui durait toute la nuit.
J’allais le rejoindre des fois. J’aime les gens obsessionnels. Souvent, je les
préfère à leur obsession. Peut-être que c’est en hom-mage à Ézéquiel Abellard
que j’ai mis tant de jazz dans ce livre.
il ne faut pas chercher les motivations trop loin. Pour moi, 126
Miles Davis et tous ses copains pourraient ne pas exister, ça ne ferait pas un pli.
J’ai peine pas à te croire aussi inculte en musique que tu le dis.
c’est plus amusant. Peut-être que je tiens cette technique de la musique de danse
haïtienne. Les paroles sont toujours archinulles, mais on pardonne du moment
que le rythme est soutenu. Pour un écrivain, c’est un jeu plus serré parce qu’on
joue avec les mots, mais c’est encore faisable. J’ai une autre influence pour ce
genre de discours, ce sont les prédicateurs américains. Pas ceux qui passent leur
temps à la télé à ramasser les sous des petites vieilles, non, ceux qui se tiennent
au coin des rues, à Harlem, en train d’annoncer l’Apocalypse. J’aime les
regarder faire. Le discours monte, monte, monte. on reste là à attendre jusqu’à ce
qu’on ait la certitude qu’ils ne s’arrêteront pas avant la fin du monde. Plus la
voix s’enfle, moins les mots ont d’importance. Le maître absolu de ce genre
reste quand même Jean-Baptiste en train de prêcher seul dans le désert.
J’avais remarqué que les gens qui écrivaient à propos du jazz avaient tous un
vocabulaire identique. Je me suis imprégné de ce vocabulaire pour maquiller le
livre. J’ai fait la même chose avec le coran. J’ai acheté un bouquin de règles
coraniques et je m’en suis servi. Je m’en fous du contenu. c’est le rythme qui
m’intéresse. Alors, quand les gens essaient de retrouver ma vie à chaque coin de
page, ça me fait rigoler.
Plein de choses, mais d’abord l’énergie. comme pour le jazz que je n’écoute pas
parce que j’en fais parfois dans mes livres.
Ah oui, totalement…
Non, je n’aurais pas aimé être peintre; ce n’est pas que je n’aime pas ça, mais je
n’y ai jamais pensé, ça ne m’est jamais venu à l’esprit d’être peintre.
128
Non, non, pas du tout, je n’aime pas tellement aller dans les musées, je ne cours
pas non plus les expositions, c’est simplement une chose en moi…
Es-tu collectionneur?
Surtout pas. Les rares toiles que j’ai sont des trucs de quatre sous que j’ai achetés
au marché de Port-au-Prince. Je marche dans les rues et je regarde. Tout le
monde peint en Haïti, alors c’est facile. il y avait des tableaux chez ma grand-
mère, pas beaucoup, mais à côté de L’Angélus de Millet, on trouvait des marines
de viard, un Wilson Bigaud (Bigaud vivait pas trop loin de Petit-Goâve, dans une
petite localité du nom de vialet) et un Pétion Savain. Une maison ordinaire avec
de grands peintres sur les murs. c’est ce que j’aime en Haïti. L’art est dans le
peuple. c’est vrai. Les gens ont rarement des reproductions chez eux, à part La
Cène ou L’Angélus (mais c’est plus pour des raisons religieuses). Des peintures à
l’huile. Des sculptures de bonne qualité. Le niveau culturel haïtien est très haut.
Je n’avais pas besoin d’aller dans un musée pour connaître la peinture. Tous mes
voisins peignaient pour se faire des sous. chaque année, je voyais Jean-rené
Jérôme s’amener à Petit-Goâve. Son grand-père habitait pas loin de chez moi. il
venait avec ses sœurs, qui étaient très gentilles et très jolies. J’avais dix ans. Déjà
très porté sur les filles. Mais je n’étais pas le genre à aborder une fille. Je les
observais de loin. J’étais au courant de toutes les intrigues amoureuses du
quartier. Jean-rené Jérôme me montrait ce qu’il faisait. il peignait le matin très
tôt, près de la mer. Son oncle aussi était peintre et il avait même peint la voûte de
l’église de 129
Petit-Goâve. il était toujours soûl, l’oncle. Je suis resté très longtemps avec
l’idée qu’un bon artiste doit être un alcoolique. il avait épousé une femme qui,
dit-on, n’était pas de sa classe sociale. Pour moi, c’était l’artiste parfait. Un
alcoolique qui se fout des conventions sociales. J’enviais son fils, parce que son
père lui faisait de magnifiques costumes pour le carnaval. Je connaissais
beaucoup de peintres.
oui, j’y suis allé assez tard, vers l’âge de dix-neuf ans, avec un ami. il y avait le
centre d’art, mais je n’y avais jamais mis les pieds. Un jour, comme nous
passions devant un bâtiment assez bizarre, un grand rectangle sans élégance:
«Tiens, allons voir ça», ai-je dit à l’ami. on est entrés. Le conservateur était
quelqu’un de Petit-Goâve. Nous, de Petit-Goâve, on est partout.
Je ne comprenais pas l’idée de musée. Pour moi, les tableaux ne devraient être
accrochés que dans des maisons. et on ne devrait jamais s’arrêter pour les
regarder. c’est pas fait pour être regardé, c’est fait pour qu’on vive avec. Quand
on passe sa vie avec un tableau, on finit par le connaître sans jamais avoir à le
regarder.
il y a des tableaux qui sont trop «chargés» pour rester dans une maison. La
critique Michèle Montas m’a raconté qu’elle avait dû se débarrasser de son
Saint-Brice parce qu’il lui était impossible de vivre avec un Saint-Brice dans la
maison. Difficile face à face. Si celui qui possède la toile n’est pas au même
niveau de sensibilité que le peintre, la magie du tableau n’opère pas. c’est le
tableau qui doit vous posséder et non le contraire. Je suis retourné presque
chaque jour dans ce musée, qui ne disposait que d’une seule grande pièce (la
salle d’exposition), et après deux mois j’étais capable d’identifier en une seconde
n’importe quel peintre. Je connaissais les peintres par l’énergie qu’ils déga-130
geaient. Là aussi, c’est une question d’énergie. J’adore la peinture dite primitive
haïtienne. Les gens n’aiment pas que je dise cela. Pour eux, il n’y a que les
touristes américains qui parlent ainsi. Parce qu’il y a des peintres modernes
aussi, me lance-t-on.
Le problème, c’est que je ne les trouve pas trop bons. Je ne sais pas pourquoi.
Peut-être parce qu’ils partent du principe que, si on ne les aime pas, c’est parce
qu’on refuse d’accorder aux Haï-
tiens le droit à la modernité. Donc, au départ, ils seraient bons, mais c’est à cause
d’un certain racisme qu’ils ne seraient pas reconnus à leur juste valeur. Je
continue à croire qu’ils ne sont pas très bons. Je ne les sens pas. Beaucoup de
prétention, mais pas assez de vision. il y a Télémaque. c’est vrai qu’il y a Télé-
J’ai fait une petite découverte dont je ne suis pas peu fier. Dans la plupart des
toiles occidentales, le point de fuite est au fond du tableau. comme une invitation
à pénétrer dans le tableau. on s’installe ainsi dans l’univers du peintre et on
étudie, on regarde, on flâne. Mais comme tout est sur le même plan dans la
plupart des tableaux naïfs, on finit par se demander où est le point de fuite. Je
l’ai cherché jusqu’à ce que j’aie découvert que c’était mon plexus qui servait de
point de fuite. Donc, voilà pourquoi je n’arrivais pas à pénétrer dans le tableau.
c’est lui qui devait pénétrer en moi. imaginez maintenant une scène de marché
131
comme il y en a plein dans la peinture haïtienne, et que tous ces gens, tout ce
tintamarre, ces cris, ces rires, ces marchandages, imaginez que tout cela vous
pénètre brusquement dans le corps.
Quel choc! Mais quelle musique aussi! Les gens pensent aux sons quand on
parle de musique.
132
c’est si jeune. c’est pourtant la dernière grande toile à l’huile que Matisse a
peinte, à quatre-vingts ans. Une telle sexualité!
Une telle vitalité! il n’y a que le cannibalisme qui soit capable de vous procurer
une joie aussi spontanée. Manger l’être qu’on aime pour qu’il vous habite. et ces
tableaux à l’intérieur du grand tableau. Tout cela m’est très proche. J’aime
décrire mes livres à l’intérieur du livre que je suis en train d’écrire. comme un
désir d’avaler son propre univers. Je n’habite plus dans mon univers. c’est lui qui
m’habite. il est dans mon ventre. De plus, le titre Grand Intérieur rouge est
terrifiant: Sexe, Sexe, Sexe.
Grand vagin rouge! Avec ses couleurs vives (noir, jaune, rouge, bleu) et son
absence de profondeur, ce tableau «primitif» me semble dans la lignée des
grands peintres haïtiens. Les peintres haïtiens font rarement des intérieurs, parce
qu’en Haïti tout se passe à l’extérieur. comme la plupart des peintres primitifs
viennent de milieux populaires et qu’ils vivent dans des maisons surpeuplées,
l’idée d’un univers intérieur leur est pratiquement inconnue. Quand j’étais en
Haïti, je sortais dehors tout de suite après le déjeuner pour ne rentrer que tard la
nuit. La vie se passait à l’extérieur… «Le Grand extérieur.» et les portes des
maisons elles-mêmes n’étaient fermées qu’au moment de se coucher. Toujours
un trop-plein. L’une des choses qui m’avaient frappé en arrivant à Montréal,
c’était que les maisons étaient conçues comme un ventre clos fait pour contenir
les gens…
«Le Grand intérieur.» Je n’étais pas habitué à cette vision du monde modelée par
le travail dur et l’hiver rigoureux. Quand on revient de l’usine par une froide
journée, on n’a qu’une idée en tête, celle de rentrer dans Le Grand intérieur. À
cause de ces 133
Pour la première fois de ma vie, je passais de longues journées assis devant une
machine à écrire, une vieille remington, à taper comme un dératé. J’avais placé
une reproduction du tableau de Matisse juste en face de moi. et quand j’étais un
peu fatigué, je plongeais dans l’univers de Matisse. il y a les couleurs vives des
bouquets de fleurs dans de petits pots. et des peaux de bêtes sauvages. certaines
fois, je me disais qu’il ne fallait en aucun cas que je devienne comme ces bêtes
recyclées en tapis.
J’étais un jeune fauve dans une cage. et l’une de mes plus grandes peurs à
l’époque, c’était celle de ma nature profonde. Je suis un type du dehors qui ne
veut pas devenir un type du dedans. Un être domestiqué. Un tapis. Je regardais
avec inquié-
tude cette culture qui était parvenue à faire d’un tigre sauvage un tapis. cela m’a
pris beaucoup de temps avant de découvrir que ce que je croyais être des tapis
était en fait un chat poursuivi par un chien. J’étais plutôt parano en ce temps-là.
Mais un Nègre qui ne pense pas tout le temps à sauver sa peau est un Nègre
mort. c’est dans cette ambiance mentale que j’ai écrit certains chapitres de
Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer.
L’autre tableau sur lequel j’aimerais connaître ton sentiment, c’est celui de
Magritte, ceci n’est pas une pipe. Là encore, ce tableau me semble assez proche
de ton travail.
134
L’ouverture de Cette grenade dans la main du jeune Nègre est-elle une arme ou
un fruit? : «ceci n’est pas un roman.» Je le dis en pensant à Magritte. Dans le
tableau de Magritte, on vous montre une pipe et on vous dit que ceci n’est pas
une pipe.
D’ailleurs c’est vrai, on doit pouvoir fumer avec une pipe, ce qui se révèle
impossible avec la peinture d’une pipe. ceci est un tableau. Bon, voilà un type né
à Port-au-Prince qui écrit un livre qui se passe durant son enfance dans une petite
ville de province d’Haïti et qui affirme, en recevant le prix carbet de la caraïbe,
qu’il n’est pas un écrivain caribéen. ceci n’est pas une pipe. Pour ma part, cela
fait partie de ma guerre contre l’exotisme. J’exige d’avoir mon mot à dire dans
cette histoire. il s’agit de ma vie et de ce que je veux en faire. Je ne suis pas un
écrivain caribéen par ma propre volonté. Je vous conseille de me croire plutôt
que de croire à la réalité préfabriquée des clichés. il est né à Port-au-Prince, donc
il est un écrivain haïtien. Je suis un Haïtien, je suis un écrivain, mais je ne suis
pas un écrivain haïtien pour autant. Si je continue à le répéter sans cesse,
j’arriverai peut-être à le leur enfoncer dans le crâne. D’autre part, ce que
j’affirme n’engage que moi, rien n’empêche personne de tenter de prouver le
contraire. Je pense à cela parce qu’il y a des gens qui m’ont demandé
calmement: « Cette grenade dans la main du jeune Nègre est-elle une arme ou
un fruit? n’est pas un roman, n’est-ce pas?» J’ai répondu que rien ne prouvait
que ce n’en était pas un, mais on m’a rétorqué que c’était écrit dans le livre. il y
a un membre du jury du plus prestigieux prix littéraire du canada, le Prix du
Gouverneur général, qui m’a confié gentiment que si on n’avait pas retenu mon
livre, c’est parce qu’il était impossible de l’inscrire avec les romans, à cause de
la première phrase. L’esprit de sérieux est notre pire ennemi.
135
chez Matisse, ce n’est pas tout qui m’intéresse. Quant à Magritte, je le trouve un
peu froid. chez Basquiat, l’individu et le peintre m’intéressent beaucoup. Son
itinéraire aussi. Tout son travail est une sorte d’autoportrait qui aurait pu avoir le
titre que j’ai donné à l’ensemble de mes livres: «Une autobiographie
américaine». il se peint au cœur de New York. c’est dans la rue qu’il a
commencé avec des graffiti. il a rencontré Madonna au village, à Manhattan.
Madonna démarrait à cette époque. c’est l’argent de Madonna qui permettra,
quinze ans plus tard, la grande rétrospective Basquiat au Whitney Museum. Mais
Basquiat, mort d’une overdose de cocaïne, ne sera pas présent à cette
consécration par l’establishment intellectuel new-yorkais.
Son père est haïtien; sa mère, portoricaine. Basquiat a tout fait pour devenir
célèbre. La peinture était un moyen pour lui d’atteindre à la gloire. il voulait que
son nom, chaque fois qu’on le prononce, réveille quelque chose chez les gens.
Au début, il ne faisait qu’écrire son nom (Samo, à l’époque) sur les murs de New
York. Ah, l’anonymat dans une grande ville! Surtout pour un fils d’immigrant.
cette volonté de se faire un nom, pour se faire respecter. Au début, bien avant
que je ne commence à écrire, au plus fort des années d’usine, je voulais me faire
faire un poster que j’aurais collé sur tous les murs de la ville avec ma photo et
mon nom dessus. rien d’autre. Pour quoi faire? Pour qu’on me connaisse. Pour
qu’on sache que je suis un être humain. Pour qu’on me remarque. Parce que,
quand par hasard le regard des gens tombe sur moi, j’ai l’impression d’être aussi
lisse qu’un mur. Le regard glisse sans me voir. on me dira que c’est la situation
de tout le monde dans une grande ville. il y en a pour qui c’est encore plus dur,
croyez-moi. Si je n’avais pas 136
connu ces durs moments, non pas seulement de solitude, mais ces moments où
l’on a l’impression de ne pas exister, eh bien, je me demande si j’aurais écrit
avec cette rage. Aurais-je même écrit? c’est l’impression que j’ai en regardant
l’œuvre du jeune Basquiat. ce n’est pas de l’art, c’est de la légitime défense. il en
va de même pour cet autre New-Yorkais venant d’un quartier encore plus dur
que celui où vivait Basquiat: Baldwin, James Baldwin, de Harlem, dont le
premier livre avait ce titre fascinant: Personne ne connaît mon nom. Quelle rage!
Baldwin l’a écrit parce que son père, disons son beau-père, détestait son propre
nom, et Baldwin lui aurait dit: «Dad, je ferai de ce nom dont tu as honte un nom
prestigieux dans le monde entier.»
Basquiat qui commençait par «tagger» son nom sur les murs de New York,
Baldwin qui voulait faire le cadeau d’un nom à son père, et moi qui rêvais de
couvrir les murs de Montréal avec des posters où il n’y aurait que mon nom et
ma photo. Les gens se demanderaient: «Mais qui est ce type? Qui est ce Dany
Laferrière? est-ce un chanteur, un footballeur, un criminel?»
Tu voulais cette gloire mais sans te brûler les ailes comme Basquiat?
Basquiat est mort parce qu’il s’était sclérosé. il s’était fait avoir 137
par lui-même. il avait cru dans son jeu. il ne faut jamais oublier que c’est un jeu
dont on a établi soi-même les règles. Tu peux dire n’importe quelle connerie, du
moment que tu n’y crois pas toi-même. il commençait à croire qu’il était
vraiment Basquiat.
Une caricature de lui-même. Là, il ne lui restait que cette sortie par l’overdose.
ce n’était plus «Je veux devenir aussi grand que charlie Parker», mais plutôt «Je
veux mourir aussi jeune que Jimi Hendrix». il a commencé par donner de
l’importance à la peinture, alors qu’il n’a jamais été un peintre. Pour les autres, il
était un peintre, mais pour lui, il était Basquiat. La star, c’était le corps. La
célébrité s’adresse au corps. Le blason du corps. il aurait dû simplement dire: je
n’ai plus rien à peindre, n’ayant plus rien à perdre. il a fait semblant de continuer
à peindre et s’est enfoncé dans le mensonge. il a perdu l’énergie de vivre.
rimbaud n’est pas un poète puisqu’il ne fait pas de poésie. il fait rimbaud,
comme on dit il pleut ou il fait chaud. il est parti pour l’Afrique et il est mort
avec un autre métier. il n’est pas mort poète, et c’est sa force. Je vois bien
Picasso qui jette, en quittant pour toujours son atelier: «Pablo, tu n’es pas un
peintre, ça suffit.» et j’ai l’impression que, durant toutes ces années, il a toujours
gardé sur lui cette capsule de cyanure: «Pablo, tu n’es pas un peintre, tu es
simplement Picasso.» et il aurait fait un autre métier, tiens… peut-être même
marchand de canons… comme rimbaud (c’est tout à fait dans les cordes de
Picasso, ce truc).
voilà Basquiat en train d’essayer d’avoir un sursis alors que son temps de peintre
était terminé. De toute façon, comme pour 138
toutes les stars, son dealer était le meilleur en ville. on le trouvera mort le
vendredi 12 août 1988 dans son loft, à Manhattan.
Continuons avec la littérature. Dans Le charme des après-midi sans fin, on peut
lire: «J’ai écrit ce livre pour une seule raison: revoir Da.» N’est-ce pas toujours
la même motivation qui t’a amené à l’écriture: retrouver un personnage,
retrouver une ambiance, te rappeler un passé, évoquer un souvenir?
c’est vrai qu’il y a beaucoup d’évocations dans mes livres. Évoquer le passé,
raconter le présent sont des choses si aisées à faire pour moi. Je suis plutôt un
conteur. Pourtant, Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer n’était
pas écrit dans ce sens-là. Les motivations n’avaient rien à voir avec le passé,
mais plutôt avec le présent, ce présent si nouveau pour moi. J’étais dans un pays
inconnu. J’étais pris dans un piège à Montréal. J’avais malencontreusement
raconté que j’étais journaliste en Haïti, alors les gens présents, des Africains
surtout, ont, par la suite, lancé la rumeur que j’étais devenu fou et ils m’ont traité
de mégalomane parce que, d’après eux, je ne pouvais pas être journaliste.
Pourquoi?
travaillait la nuit. J’étais relégué aux toilettes. il n’y a rien de pire que les
toilettes d’un aéroport. Les gens ne font que passer, alors ils ne font attention à
rien. c’est toujours très sale. comme on travaillait de nuit, on s’habillait vraiment
n’importe comment.
Mais chaque matin, je voyais mes collègues se pomponner dans les toilettes. ils
sortaient de là en costume, avec un attaché-case, comme s’ils étaient agents
d’immigration ou je ne sais quoi.
Quand je leur demandais ce qui se passait, ils faisaient semblant de n’avoir pas
entendu. Finalement, l’un d’eux m’a expliqué: il y avait un vol pour Haïti au
moment où nous terminions notre quart de travail, et ils n’avaient pas envie que
l’on apprenne en Haïti qu’ils lavaient les toilettes à l’aéroport.
Non, mais c’est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. cela a fait augmenter
ma dose de rage. J’avais des copains qui étaient arrivés en même temps que moi
à Montréal. Parce qu’ils avaient leurs parents qui les attendaient déjà, ils ont pu
aller à l’université, et ils commençaient à me regarder de haut, à me prendre en
pitié. Je me disais qu’il me fallait prendre un raccourci. Je rentrais chez moi, le
soir, les poings serrés dans mes poches trouées. La rage au ventre. Le poète Jean
Brière appelle cela «les horizons sans ciel». Finalement, je me suis acheté une
vieille machine à écrire, une remington. et une nuit plus morne que les autres,
j’ai glissé une page blanche dans le tambour, et j’ai tapé cette première phrase:
«Pas croyable, ça fait la cinquième fois que Bouba met ce disque de charlie
Parker.» ils ne voulaient pas croire que j’étais un journaliste, alors il ne me
restait qu’à devenir écrivain.
140
Énorme! J’écris aussi pour faire chier ceux qui m’ont méprisé.
Tout cela m’a poussé à publier un livre par an. J’en connais qui, quand ils liront
ce livre et qu’ils verront le caractère prémédité de mon action contre eux (le
simple fait d’écrire), voudront m’étrangler. Les gens méchants croient toujours
qu’ils détiennent le monopole de la cruauté. Quelle naïveté! c’est l’une des
raisons pour lesquelles, chaque année, pendant près de huit ans, j’ai publié un
nouveau livre. Je faisais des livres, des scénarios de film, des chroniques
culturelles à la télé, tout cela parce que ça les énervait au plus haut point. et
quand on me rapportait qu’ils étaient au bord de l’apoplexie, je doublais la mise.
en 1997, j’ai publié deux livres uniquement pour les faire écumer de rage.
oh, que c’est doux la vengeance! et l’Église qui vient nous dire le contraire.
L’Église qui raconte chaque matin comment une poignée de pécheurs, dont
certains sont devenus des martyrs, ont mis sur pied la plus grande opération de
manipulation spirituelle de tous les temps. Gardez vos sermons. Quant à vous
autres, ne croyez pas que votre mépris ait eu autant d’importance dans ma vie. Si
je raconte cette histoire, encore une fois, c’est pour vous faire chier. Mais il faut
tellement de raisons pour garder un type assis pendant des mois devant une
machine à écrire à se fouiller l’âme que personne, pas même l’auteur, ne peut en
sortir une du lot et crier que c’est la bonne. Zut!
La littérature, dans ce cas-là, exerce un rôle qui peut être comparé à celui joué
par l’athlétisme, la boxe, le football: un instrument de promotion sociale pour
échapper à un destin?
c’est comme ça que je l’ai toujours vue. Je n’ai jamais pensé à 141
l’art pour l’art. Je n’ai pas non plus pensé à l’art engagé. Je ne veux pas changer
le monde, je veux plutôt changer de monde.
Pourquoi est-ce toujours à des gens comme moi, pauvre immigrant crevant de
solitude, qu’incomberait le devoir de changer le monde. J’arrive à peine à
survivre dans un nouveau pays.
142
Cette période de travail en usine, peux-tu nous en parler et nous dire en quoi
elle a pu influencer ton écriture, ton approche de récriture?
J’ai rencontré un vieil ami de Port-au-Prince, roland Désir, qui m’a amené chez
deux autres copains, Pierre opont et Jacques Hilaire. et c’était parti. Tout de
suite, on a voulu vivre ensemble.
on m’a souvent surpris en train de dormir dans les toilettes, un journal largement
ouvert devant moi. Avec les copains, ça marchait bien, on se serrait les coudes,
mais il y avait les filles, et ça jetait la merde dans le groupe. c’était carole, que
Pierre a épousée, contre notre avis. Jacques vivait séparé de sa femme Yannick,
et roland avait perdu la sienne à cause du groupe.
Bon, tu veux savoir si c’est un crime prémédité. eh bien, oui et non. oui, parce
que j’y ai pensé tout le temps que j’écrivais ce livre. Non, parce qu’il y a une
grande part de naïveté dans tout cela. c’était un moment dramatique pour le
jeune homme que je fus, je prends de la hauteur, là, mais je savais bien qu’il y
aurait d’autres chances. Mais c’était important. N’empêche que j’ai oublié le
manuscrit dans un bar. J’ai failli ne pas aller le chercher.
J’avais déjà perdu un premier roman qui s’appelait Les Paradis bordels. J’ai
inséré le titre (la seule chose qui est restée) dans Comment faire l’amour avec un
Nègre sans se fatiguer. Trois années de travail envolées. Je ne voulais vraiment
pas aller le chercher, celui-là. c’est un ami, Lionel Guerdès, qui m’a
accompagné. Je suis un peu superstitieux: je pensais que si je l’avais perdu
c’était parce qu’il ne valait pas la peine.
145
Je l’ai bel et bien perdu. on déménageait. on avait placé les boîtes de carton et les
sacs verts remplis de vêtements, de bouquins, de bouffe et d’ustensiles de cuisine
sur le trottoir, juste au pied de l’escalier, et on était montés prendre une bière.
Quand on est redescendus, les boîtes et les sacs n’étaient plus là. Plus rien. on a
fait le tour du quartier en vitesse. Le camion d’or-dures était passé et déjà loin.
on a fait le tour de la ville mais on ne l’a pas retrouvé. Pour me faire une raison,
je m’étais dit que c’était parce que le livre n’était pas bon. Alors, quand j’ai
perdu Comment faire l’amour avec un Nègre…, j’ai sorti le même argument. J’ai
un côté aristocrate russe, capable de jouer sa dernière chemise sans que personne
ne s’en aperçoive. ce n’est pas mon genre de trop me plaindre.
Est-ce l’exil qui a formé une telle personnalité chez toi, ou étais-tu ainsi déjà en
Haïti?
J’ai toujours été ainsi, à la fois fonceur et désinvolte. Je crois que ces deux traits
se retrouvent dans mes livres, et c’est ce qui perturbe quelquefois les gens. on ne
peut être, selon eux, à la fois tendre et cynique. Un des deux caractères doit être
faux. Pourtant beaucoup de gens sont ainsi. cyniques pour certaines choses, et
tendres pour d’autres. cela ne me semble pas si incroyable que cela. Pourtant, les
critiques se croient obligés de me couper en deux. ou d’affirmer
péremptoirement que l’un précède l’autre. Jeune, il était subversif, mais avec le
temps il s’est apaisé. Quelle courte vision de l’humanité!
146
Je regarde les livres et je vois certaines dédicaces… Elles sont toujours très
soignées.
c’est important pour moi… Tout ce qui est écrit dans un livre fait partie du livre.
Celle-là par exemple: «À Mélissa: un monde qu’elle ignore totalement et qui est
pourtant celui de son père. C’est ça aussi, le voyage.» Mélissa, c’est ta fille
aînée. Il y a beaucoup de choses dans ces deux phrases, n’est-ce pas?
Bien sûr, elle noircit le portrait, mais il est un fait que grandir face à la mer vous
donne un regard, disons, plus panoramique que celui de qui passe son enfance en
face d’un téléviseur. Mais à chacun son enfance, à chacun sa cargaison d’images,
à chacun ses voyages.
Rien ne t’empêchait de donner une culture haïtienne plus solide à tes enfants…
J’ai toujours eu peur de cette manière de faire. Quand on met trop d’impact sur
la culture nationale, on oublie celle de la vie quotidienne. Les rapports entre les
gens. ceux qui vous entourent. La poésie de l’aube, le bruit de la pluie, les
papillons, on 148
trouve ça à peu près partout. J’aime bien laisser les gens trouver leur chemin. et
je ne voulais surtout pas imprégner mes filles de cette culture de l’exil. J’ai
tellement vu d’exilés chambarder la vie de leurs enfants à toujours ressasser les
mêmes histoires, chanter les mêmes chansons, danser les mêmes danses. cela
donne envie de vomir. on ne fait pas ça à un enfant. Laissez-le vivre sa vie.
Gardez vos drames et vos chimères pour vous. Je connais un jeune garçon
complètement déprimé par les réunions hebdomadaires où, me dit-il, ses parents
et leurs amis haïtiens ne font que parler de Duvalier ou d’Aristide en buvant du
rhum Barbancourt (le fameux rhum haïtien) et en écou-tant, tout en pleurant
chaudement sur leur jeunesse perdue, des chansons espagnoles larmoyantes.
Mais, quand ils ont envie de danser, ils mettent un disque de Tabou combo, et là,
je suis sûr qu’ils ne pleurent plus. Les funérailles hebdomadaires.
Quel spectacle pour un jeune homme plein de vie! Quelle honte surtout! ils n’ont
vraiment rien d’autre à faire. Au fond, ce qu’ils regrettent surtout, ce sont les
nombreux domestiques qu’ils avaient à leur disposition en Haïti, les passe-droits,
le pouvoir de contourner la loi, le droit de vie et de mort sur ceux d’une classe
inférieure, le droit de cuissage sur les petites domestiques, c’est ça aussi la
culture nationale… Selon cet ami adolescent, il paraît que c’est cette sous-
culture qu’on tente de cacher qui leur suinte par tous les pores. il y a les grands
discours, mais la réalité est tout autre. Les enfants vous observent beaucoup plus
qu’ils ne vous écoutent. vous pouvez toujours parler, parler, parler, et boire, et
boire, et boire, et pleurer, et pleurer, et pleurer, il reste quelque chose qui ne
change pas, c’est votre nature. La culture a de la difficulté à cacher la nature. Le
substrat peut à tout moment faire surface.
149
il n’y a pas chez moi d’une part l’homme et d’autre part l’écrivain. c’est la seule
petite nouveauté que j’apporte à la littérature haïtienne. il s’agit de savoir de quoi
l’on parle quand on prononce le mot «politique» en Haïti. il y a beaucoup de
fausses réponses. Pour un grand nombre de gens, faire de la politique signifie se
réunir dans un endroit clos, à l’abri des oreilles indiscrètes, afin de comploter
contre le pouvoir en place, alors que ces gens n’ont même pas la décence de se
réunir pour faire venir de l’eau potable dans le voisinage. Pour eux, la politique
consiste à corriger verbalement les actions d’un gouvernement. Alors que, pour
moi, cela commence dans la vie privée. c’est l’addi-tion de ces vies privées qui
forme un pays. il faut comprendre ce que je dis dans un contexte de pays du
tiers-monde. Mon livre le plus politique, à mon avis, c’est Le Goût des jeunes
filles parce que la question se pose sur un plan privé comme sur un plan public.
Le sexe dans un contexte de dictature. et la réponse qu’apportent ces jeunes filles
me plaît assez: une extraordinaire énergie de vivre comme elles l’entendent leur
vie d’adolescentes et de jeunes femmes (elles ont de quatorze à vingt ans dans le
livre). Leur combat n’est pas seulement contre la dictature mais contre tous ceux
qui tentent de détruire la vie, qui vous font périr d’ennui, qui vous emmerdent, et
cela de quelque bord qu’ils soient.
150
connais pas.
Pas vraiment, mais je ne me bouche pas les oreilles. J’en sais peut-être plus que
d’autres, mais je ne suis pas tellement à l’écoute. Précisément à cause de la
question: qu’est-ce que la politique? en Haïti, pour pouvoir ne rien faire, les gens
commencent par mettre la barre toujours trop haut. Au lieu de régler le problème
de la fontaine d’eau qui est totalement à leur portée, ils préfèrent embrasser un
problème si vaste que l’État lui-même n’arriverait pas à le résoudre.
Plus exactement, je vais plutôt tenter de faire réparer la fontaine parce que je suis
nul en mécanique. Quand je dis «régler un problème», je ne veux surtout pas
demander aux gens de se mettre à réparer des fontaines. Un pays n’est pas un
moteur.
Je ne sais pas. Je ne voudrais en aucun cas qu’on ait l’impression qu’il n’y a pas
de gens intelligents et actifs en Haïti. Sinon, on ne 151
serait plus sur la carte. c’est une ambiance générale que je fustige. Nous avons
hérité de la manie de discourir de la France mais sans sa santé économique et
son équilibre politique.
Pour réussir le pari que tu t’étais proposé, tu as mis un certain nombre d’atouts
de ton côté. Peux-tu nous parler de cette stratégie et nous dire jusqu’à quel point
elle était prévue, préalablement pensée, et si, au fil du temps, tu as eu à la
modifier?
Dès le départ, j’ai pensé mon entrée en littérature de manière globale. Pour écrire
un livre, il faut puiser dans son stock d’angoisses, de souvenirs personnels, de
cauchemars, de rêves, de moments heureux, et quand on n’en a pas assez, on ne
doit pas hésiter à piquer dans la vie de nos amis et dans les livres des autres.
Picasso dit: je ne vole pas, je prends. ensuite, il faut s’asseoir devant une
machine à écrire pour faire passer tout cela dans son corps et que tous ces faits,
ces émotions, ces histoires, se gonflent de votre sang pour devenir votre vision
du monde.
cette partie-là étant remplie, il reste des choses très importantes à faire. choisir le
titre. il faut qu’il retienne l’attention des lecteurs sans trahir le sentiment
personnel de l’auteur. Je n’avais pas envie de ces titres littéraires bons seulement
pour la critique.
Je voulais quelque chose qui soit plus proche de la culture américaine que de la
culture française; après tout, je suis en Amérique. il n’y a que les Québécois qui
croient qu’ils sont en europe, tous les immigrants savent que le Québec se trouve
en Amérique du Nord. D’ailleurs le livre lui-même (Comment faire l’amour avec
un Nègre sans se fatiguer) était écrit à l’américaine. Un truc en apparence cool,
mais au fond pas si cool que 152
ça. on a l’impression que c’est jeté sur le papier comme ça, par un type qui sait à
peine lire. on commence par le feuilleter, tiens, il connaît ça, on continue et on
s’aperçoit qu’on se trouve devant un écrivain raffiné (selon sa conception de la
culture) qui peut goûter Keats, virginia Woolf, Baudelaire, Leonard cohen. Tiens,
ce qu’il dit du sexe a l’air intéressant! on regarde le titre à nouveau, on pensait
faire une blague à une copine en lui envoyant ce livre. on poursuit sa lecture un
peu plus attentivement que tout à l’heure, et brusquement on a l’impression que
même la phrase que l’on croyait déjantée était tout à fait classique. D’où cette
sensation assez frustrante de s’être fait avoir quelque part, là où on ne s’y
attendait pas. Mon but ultime est de faire réfléchir sur la notion de culture.
Je ne conçois rien sans un certain degré de risque. Mais, en réalité, il n’y aucun
risque parce qu’il s’agit profondément de moi, de ma nature. Je suis ainsi, c’est à
prendre ou à laisser. ce que je dis dans le livre, c’est le même discours que je
tenais avec mes copains. Sur le féminisme, par exemple.
Sur le féminisme
femmes étaient au bord de la guerre civile, parce que le sexe ce n’est pas rien
dans la vie des gens. certains magazines leur conseil laient le vibromasseur à la
place de l’homme. Moi, je venais d’un pays où le machisme s’exerçait
autrement. il consis-tait à faire mourir de plaisir la femme jusqu’à ce qu’elle
oublie son propre nom, jusqu’à ce qu’elle oublie l’usage de la parole et qu’elle
ne communique qu’avec des onomatopées, jusqu’à ce qu’elle te demande
pardon, jusqu’à ce qu’elle te supplie de la laisser respirer un moment. et
l’homme n’a pas triomphé tant qu’il n’a pas entendu la femme en train de
pleurer doucement de joie dans son oreiller, alors, mais alors seulement, il peut
s’endormir. et chez nous, on dit que la nuit préfigure le jour. Je venais donc avec
une autre vision que les femmes semblaient apprécier quand je tentais de
développer la thèse dans un lit. Sur d’autres plans, par contre, j’étais très en
retard. et j’ai beaucoup appris des hommes du Québec, qui sont d’une élégance
d’esprit magnifique. Nous, je parle de mes copains haïtiens, on pouvait bien
triompher la nuit à cause de cette bonne éducation reçue de nos pères qui
savaient comment se comporter la nuit avec une femme mais, le jour, on était
nuls. Nos pères n’avaient aucune idée du partage des tâches ménagères. ils
pensaient que c’était précisément là que l’homme occidental avait perdu sa
virilité. on ne laissait pas la femme s’exprimer, croyant que le discours était un
domaine réservé aux hommes. Mais, dès que le soleil se couchait et qu’on entrait
dans un domaine plus mystérieux, moins démocratique, plus dangereux, alors on
reprenait tous les pouvoirs perdus durant le jour.
parle du rapport sexuel sur le plan de l’affrontement racial. J’ai fait une sorte
d’échelle qu’il faut prendre avec un grain de sel…
D’ailleurs, tu as remarqué qu’il faut toujours prendre ce que je dis avec un grain
de sel, sinon on n’est plus sur la même longueur d’onde…
Dans l’échelle judéo-chrétienne, toujours dans une finalité sexuelle, le Blanc est
placé tout en haut. c’est à la Blanche de lui donner du plaisir. La Négresse est
placée tout au bas de l’échelle, c’est donc à elle de donner du plaisir au Nègre.
Au milieu se trouvent le Nègre et la Blanche. en tant que femme (toujours avec
l’échelle qui dit que l’homme est supérieur à la femme… je sais que c’est
douloureux à entendre, mais laissez-moi finir), elle est là pour donner du plaisir
à l’homme, mais, en tant que Blanche, elle est placée plus haut que le Nègre. et
nous avons un petit mouvement assez intéressant qui va causer cette sorte de
surexcitation sexuelle. voici ce moment de trouble: qui va dominer dans les
rapports? L’homme va-t-il dominer la femme, ou la Blanche va-t-elle dominer le
Nègre? c’est dans ce tremble-ment que tout se joue. La lutte pour le pouvoir va
être terrible.
Le Nègre finira par dominer parce que c’est sa seule chance. il sait que, dès que
le jour va poindre, la Blanche reprendra tous ses pouvoirs. Le Nègre le fera avec
rage. Mais cela faisait longtemps qu’on n’avait pas baisé la Blanche avec tant de
passion (oh, la passion qu’on peut mettre dans un pouvoir que l’on sait éphé-
mère), tant d’appétit carnivore, tant de haine («la haine dans l’acte sexuel est
plus efficace que l’amour», dit le narrateur de Comment faire l’amour avec un
Nègre sans se fatiguer), tant de douceur aussi; tout cela fait une nuit mémorable
qu’il faut éviter de renouveler trop souvent, car le fantasme a la vie courte.
155
N’es-tu pas en train de fournir des arguments à ce vieux mythe du Nègre sexuel?
c’est kif-kif.» il signale plus loin, afin de prendre un peu de distance avec tout ce
débat à la con sur la dette de l’esclavage, que: «L’occident ne doit plus rien à
l’Afrique.»
156
Je n’ai pas l’habitude de mener des combats par principe. on se bat pour gagner.
c’est l’Américain en moi qui parle. et je n’ai pas envie d’assister à des milliers
de colloques autour de cet interminable gémissement. et les Africains qui mènent
ce combat ne doivent pas trop s’exciter avec moi. il ne faut pas qu’ils oublient
que je suis «la victime» dans cette affaire. c’est parce que j’ai été vendu ou
capturé que je suis en Amérique. Donc, s’il faut absolument intenter une action
en justice, c’est du continent américain qu’elle doit venir. Moi, je crois qu’il ne
faut pas 157
demander de l’argent dans cette affaire. Les riches n’aiment pas débourser. il faut
plutôt se faire payer en services. et fixer une limite. Par exemple: pendant
cinquante ans, les Nègres (il faudrait maintenant donner des preuves concrètes
de sa négrité, car beaucoup de Blancs quelque peu basanés vont essayer de
s’infiltrer dans les multiples interstices de la définition raciale) pourront voyager
en avion, en autobus et surtout en bateau sans payer, ou manger dans des
restaurants tenus par des Blancs (il faut fixer un certain nombre de plats gratuits
qu’un restaurant est tenu de servir par jour), se procurer des habits dans les
magasins toujours sans payer, etc. il y aura un quota pour les postes publics et
même privés (n’oublions pas que l’esclavage a fait l’affaire de tout le monde en
europe). Je vois déjà la centaine d’avocats qui vont se jeter sur une si juteuse
affaire (j’en profite pour dire promptement que leurs honoraires font aussi partie
des redevances). Bon, certains illuminés en profiteront pour exiger que les
Nègres soient placés à la tête de tous les pays d’europe, comme ultime
rétribution à la grande douleur causée par l’esclavage, mais ils doivent savoir
que l’intention n’était pas de tuer la poule aux œufs d’or. Alors, les gars,
dégagez!
Tu ne trouves pas que tous ceux qui, sous prétexte qu’ils occupent des postes
importants dans des organismes internatio-naux, en profitent pour légitimer des
projets dingues et coûteux en énergie, tu ne crois vraiment pas que ce sont eux
qui se moquent de nous?
158
La posture de victime
Le thème de l’esclavage ne t’a-t-il jamais intéressé?
ce thème a fait terriblement de tort à un certain type d’écrivains, ceux qui croient
que la littérature est une affaire intime qui n’a rien à voir avec la défense de la
race. ceux-là éprouvent énormément de difficultés à plonger leur scalpel au cœur
même d’un passé qu’il n’est pas acceptable de questionner, sauf pour vilipender
le colon. La victime a toujours raison. Donc, pendant deux cents ans, on ressasse
les mêmes clichés, les mêmes mythes, les mêmes fables. Je me souviens que,
enfant, je rêvais qu’on me raconte d’autres histoires à propos du passé colonial.
Tout me semblait trop lisse, trop bien scénarisé. Je sentais confusé-
ment qu’il y avait des squelettes dans le placard. Des choses qu’on nous cachait.
Plus tard, j’ai appris que certains esclaves avaient été vendus aux chasseurs
blancs par leurs propres frères africains, j’ai appris aussi que certaines Négresses
profitaient de leur pouvoir sexuel sur le maître pour mépriser les autres esclaves,
j’ai appris surtout que les plus implacables tortion-naires étaient recrutés parmi
les esclaves. Un Français n’aura pas de mal à comprendre cela en se référant à
l’attitude d’une bonne partie de la société française durant l’occupation
allemande. il faut savoir que ce qui se passe en Haïti, aujourd’hui même, a un
lien direct avec le passé colonial. Sinon, c’est difficile de comprendre que ces
gens qui ont tant souffert passent avec cet enthousiasme du côté du bourreau. Au
cœur de cette violence se cache un secret. et c’est ce secret qui m’intéresse et
non la propagande nationale qui dit que la victime ignore le mal. Tout peuple qui
se forge un passé sans tache a de la difficulté à pro-duire une littérature
importante. L’écrivain doit tenter de faire monter à la surface toute la boue du
passé pour pouvoir donner 159
Bien sûr… c’est mon travail d’aller patauger dans la boue. Je laisse aux
fonctionnaires de l’État l’eau claire de la propagande.
Leur devise est d’une netteté impeccable: si on cache bien le problème, il finira
par disparaître. La leçon de Gide selon laquelle on ne peut pas faire de la bonne
littérature avec de bons sentiments reste encore valable.
oui, c’est arrivé à ceux qui ont connu Duvalier, pour la simple raison que la
dictature a fait un peu d’ombre à l’esclavage. Un drame reste vivant pour autant
qu’il n’est pas remplacé par un nouveau de même tonneau. Je ne veux pas dire
que l’esclavage soit comparable à la dictature, mais on n’en est pas loin. et, pour
ceux qui vivent sous la dictature, c’est un fait qu’il occupe tout votre espace
mental.
L’exil?
L’exilé ne voit son pays d’origine que sous un angle politique, alors que
l’immigré s’intéresse aussi à ce qui se passe dans le nouveau pays où il a élu
domicile.
En fin de compte, ce personnage lucide, cultivé, que l’on trouve dans la plupart
de tes livres dont l’action se déroule en Amérique du Nord, surtout comment
faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer, que veut-il faire passer comme
message?
font pour tenir. c’est la stricte réalité nord-américaine dans une ville où l’hiver ne
pardonne pas. on doit bien chauffer l’appartement en hiver, manger de la viande,
s’habiller chaudement (bottes, gants, foulards, manteaux), et tout cela coûte très
cher.
et ils ne travaillent pas. ils peuvent bien donner l’impression d’être heureux,
l’angoisse est là, sous-jacente. L’angoisse de ne pas pouvoir payer le loyer, sans
compter les autres dépenses. et ces types sont des lecteurs de Tolstoï, de Proust,
et des amateurs éclairés des préraphaélites. comme disait mon ami Homère
(heureusement qu’il y a les copains pour vous dépanner quand on est à court
d’idées), à propos d’Ulysse se précipitant sur un sanglier, «c’est le ventre qui
parle». c’est pour cela qu’il m’a été difficile de concevoir la littérature comme
un exercice d’esthète.
Mais cela ne veut en aucun cas dire que ce n’est pas de l’art pour moi. Je n’écris
pas pour témoigner, j’écris pour voler au-dessus des maisons, pour délirer, pour
vivre pleinement.
N’y avait-il pas un autre risque — tu en parles dans cette grenade dans la main
du jeune Nègre est-elle une arme ou un fruit? — de devenir l’auteur d’un livre
surmédiatisé (comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer) dont on
connaît beaucoup plus le titre que le contenu? De devenir l’auteur d’un objet
dont on connaît le titre mais qu’on n’a pas lu…
Non, il n’y avait aucun risque. Les autres pouvaient sentir cela, mais moi, ce
n’est pas ainsi que je le vivais. Je savais que ce n’était pas un gadget. J’avais
glissé dans ce livre quelques bonnes grenades sous forme de réflexions
apparemment légères: «Baiser avec un Nègre c’est bien, mais dormir avec c’est
mieux.» en tout cas, c’est plus risqué. Généralement, on préfère baiser avec vous
que dormir en votre compagnie, parce que dormir, c’est pénétrer l’autre. Pour
une jeune fille blanche, dormir avec un 162
Nègre dans le quartier latin de Montréal pour se réveiller en pays Dogon, c’est
une chose bien grave. L’immense liberté qui flottait dans cet appartement en
faisait un lieu de désir. on y était attiré. Les jeunes filles savaient qu’elles
n’étaient pas jugées.
D’ailleurs, on ne peut être vraiment jugé que par ses pairs. Le décalage racial
excitait tous les délires. on buvait du mauvais vin et on sautait ces jeunes filles
hautement consentantes.
Sauter des filles magnifiques, c’est plutôt positif; boire du mauvais vin, ça l’est
nettement moins. Ce n’est pas un objectif dans la vie?
Quand on n’a jamais bu de bon vin, on ne peut pas faire la différence. À défaut
d’avoir du bon vin, j’ai magnifié le mauvais, un peu comme Bukowski avec ses
femmes alcooliques. J’ai rencontré, quelques années après la publication du
livre, une jeune femme qui m’a dit: «Monsieur Laferrière, vous m’avez été d’un
grand secours. Avant, je me sentais minable à avaler de la piquette, mais depuis
que je vous ai entendu chanter le mauvais vin, je me sens fière de boire du
mauvais vin.» elle n’avait pas assez d’argent pour s’acheter du bon vin. elle le
dit avec une certaine noblesse. Arriver à imposer le mauvais vin, cela exige une
certaine élégance que possède le narrateur du livre… Si l’on regarde bien, il y a
une grande part de dandysme dans ce livre, et dans mon travail en général.
Le dandysme, c’est avoir du style dans n’importe quelle situation, est-ce ainsi
que tu l’entends?
oui. ces filles venaient pour la plupart d’une famille bourgeoise, fréquentaient
McGill (excellente université située dans la partie anglophone de Montréal),
avaient un avenir assuré, et qu’est-ce que je leur proposais? Le tiers-monde à
quinze minutes de l’uni-163
elle m’a dit: «J’ai fait tout ce que tu as fait, j’ai quitté mon pays pour aller vivre
ailleurs, j’ai vécu dans la misère et la liberté, et maintenant je suis une
romancière.» Mina Kunar est aujourd’hui l’un des plus bril lants jeunes écrivains
de New York.
Cela confirme l’idée que le titre aurait pu être «Comment faire l’amour avec une
Blanche sans se fatiguer» car, finalement, c’est de cela qu’il s’agit.
164
c’est plus complexe quand un Nègre dit: «comment faire l’amour avec un Nègre
sans se fatiguer.»
Je ne crois pas. Dans le titre, il est sous-entendu que le Nègre ne se fatigue pas et
que c’est la Blanche qui se pose la question excitante de la durée. elle part du
principe qu’elle s’épuise toujours la première. Une jeune femme a pourtant
voulu changer le titre, et cela donne: «comment faire l’amour avec un Nègre
sans Le fatiguer». Quand des jeunes filles me demandent la recette de cette
manière interminable de faire l’amour, je leur réponds toujours: «Écoutez, c’est
très simple, il suffit de le laisser faire.»
Les préparatifs
… d’avoir poussé les jeunes filles occidentales dans les bras des jeunes
Nègres…
Bien sûr, ce mince bouquin était une petite grenade conçue beaucoup plus pour
les jeunes filles que pour les jeunes garçons.
Quoique la vie de bohème concerne tout le monde. J’ai rencontré des lecteurs
qui m’ont dit n’y avoir rien vu de sexuel, mais simplement un bouquin sur
l’amitié et la vie de bohème, ce qu’ils vivent d’ailleurs avec leurs copains. Donc,
on peut voir ce 165
Je n’ai pas fait de service après-vente, si c’est cela que tu veux insinuer. Tu te
souviens de la dernière phrase du livre: «Ma seule chance.» La véritable dernière
phrase est bien plus dynamique, c’est un seul mot: «va.» Je devais aider ce livre
aussi.
Jacques Lanctôt, mon éditeur, m’avait écrit au moment de le publier: «ce petit
livre est une bombe. Quand je l’ai lu, j’ai ri, comme avec Bukowski.» Tu
t’imagines, j’étais aux anges. ce type me comprenait, il voyait où je voulais en
venir. Mais ce n’était pas suffisant. J’avais remarqué que n’importe quel
musicien de sixième ordre se faisait faire son poster dès qu’il sortait un disque.
J’ai voulu mon poster aussi. J’ai demandé à des amis photographes de me
prendre en photo à l’endroit où je me tenais régulièrement à l’époque où
j’écrivais ce livre. J’étais pieds nus, assis sur un banc du parc. ils voulaient un
truc où l’on me voyait au milieu des arbres. Je n’en avais rien à foutre des arbres.
Je n’étais pas ici pour les arbres. Je suis un félin de ville. Je veux la ville, la vraie
ville, la pollution, les gens, les voitures, le métro.
comme toujours avec moi, ma vie réelle et ma vie rêvée ne font 166
Trop n’est jamais assez… il y a un côté art brut, un côté apparemment primaire
mais discrètement riche en nuances. on peut lire cette photo pendant un certain
temps. on dirait que c’est pris sur le vif, alors que tout a été prémédité. J’ai
apporté la photo à un ami qui faisait des posters. il a commencé par râler et dire
que ça ne marchera pas, un écrivain pieds nus. il avait en tête le prestige de la
profession. Pour lui, j’étais en train de ren-forcer le vieux cliché du Nègre
sauvage (encore!). il détestait la bouteille de bière, soi-disant que je corroborais
l’image du Nègre alcoolique. Je lui ai dit d’arrêter de ramener tout à ce truc de
Nègre et que je n’étais pas ici en tant que Nègre mais en tant qu’écrivain beat. il
y a une lignée dans la littérature américaine: 167
Hemingway, Kerouac, Bukowski, Miller. Des types cool qui boivent. il m’a
répliqué que c’était du théâtre puisqu’il savait que je ne buvais pas. Hemingway
dit qu’il faut commencer par imiter un grand écrivain. cela me va très bien.
regarde, lui ai-je dit, tu ne vois que des histoires de Nègre, demande son avis à
un jeune Nord-Américain blanc, et il te débitera toutes ces références: Kerouac,
Miller, Bukowski, etc. Tu comprends, faut pas rester enfermé dans ton univers.
comme il allait me faire un bon prix, j’ai mis un peu la pédale douce. et il a fait
le poster, que j’ai placardé moi-même dans tous les bars de la ville.
sur la place de l’adjectif dans une phrase pour moi. Déjà fini!
être un musicien, je n’ai pas bien compris ce qu’il faisait dans la vie. voilà le
commentaire rêvé: Je ne sais pas ce qu’il fait dans la vie, mais Denise
Bombardier était tout excitée. Avant, les immigrants avaient l’habitude d’écrire
des livres nostalgiques à propos de leur pays. Avec de pareils bouquins, ils
n’avaient pas beaucoup de chance de passer dans une émission grand public.
Je suis entré dans un bar que je ne connaissais pas (le genre de truc que l’on fait
quand on vient d’apprendre qu’on a le cancer ou qu’on a gagné à la loterie) et
j’ai pris un double whisky. Personne ne m’a adressé la parole, comme toujours,
mais c’est la dernière fois que ça arrivera. La célébrité m’attendait à la porte le
lendemain matin. Ma concierge m’a félicité. Les voisins m’ont fêté. et aussi cette
jeune femme, qui tournait généralement la tête quand elle me voyait arriver, m’a
souri largement cette fois.
Tout marchait comme je le voulais. Tout homme a droit à une minute de gloire
dans la vie.
169
Pas si vite, papillon. il reste encore du travail. il faut concrétiser ça dans les faits.
Faire sortir le vote, comme disent les politiciens.
et c’est là que la librairie entre en jeu. Je n’étais pas venu dire bonjour pour me
tirer ensuite. J’étais là pour rester. Alors, il fallait se battre. J’avais acheté une
voiture pour trois cents dollars, une Ford Pinto. chaque matin, je prenais les rues
de Montréal pour aller faire la tournée des libraires. Je suppliais les libraires de
mettre mon livre en vitrine. certains le faisaient.
ceux qui refusaient étaient sûrs de me revoir le lendemain matin. Trois semaines
plus tard, j’étais quatrième sur la liste des best-sellers. Je me souviens de la visite
à Montréal d’Annie cohen-Solal avec son énorme biographie de Sartre. Des
posters géants de Sartre partout. J’enviais Sartre: même mort, il continuait à
marcher fort. ce type a quand même passé cinquante ans de sa vie à écrire dix
heures par jour. Je ne pouvais pas me battre contre Sartre avec mon petit livre,
mais Annie cohen-Solal était dans mes cordes. elisabeth Marchaudon a reçu
Annie cohen-Solal dans sa jolie librairie Hermès de la rue Laurier. J’y étais.
Personne ne me connaissait. Quelqu’un m’a montré du doigt, et deux ou trois
personnes sont venues me demander sur un ton ironique si c’était moi l’auteur de
ce petit livre, semble-t-il, amusant. Une des femmes voulait l’acheter à tout prix
parce qu’elle avait une amie qui partait en Afrique et qu’elle voulait lui faire une
blague. on s’adressait à Annie cohen-Solal avec énormément de respect. À un
moment donné, celle-ci s’est tournée vers moi et m’a fait un clin d’œil complice.
c’était bien de sa part de vouloir être gentille avec un jeune écrivain inconnu,
mais je n’en avais rien à foutre de sa gentillesse. J’étais en guerre.
170
Pour moi, c’était Annie cohen-Solal qui méritait le gentil clin d’œil complice. Le
pire, c’est qu’elle ne le savait pas. Je savais aussi que mon mince petit livre allait
battre à la course sa grosse biographie de Sartre. c’est bien, Sartre, mais qui peut
quelque chose face à l’appétit occidental pour le sexe interracial. Nègre sur
Blanche bat L’Être et le Néant. exit Sartre et sa prêtresse.
et c’est pour cela que je ne suis pas dupe non plus quand les jeunes écrivains
s’approchent de moi en tordant leurs mains moites pour me demander conseil
avec un sourire modeste. Je sais qu’ils pensent tous avoir une bombe dans leur
poche (leur manuscrit) destinée à me pulvériser. chaque année, il y a un jeune
Nègre qui envoie un manuscrit à mon éditeur en lui garantissant de faire cent
fois mieux que ce con de Laferrière.
cette rage aide à écrire. on peut avoir la même rage en soi tout en écrivant de
tendres poèmes d’amour. cela n’a rien à voir avec le bien ou le mal. cela
concerne l’art.
Tout à l’heure, tu as dit que l’éditeur avait «fonctionné tout de suite dans la
machine». Pourquoi Lanctôt plutôt qu’un autre. Tu en as sollicité d’autres?
oui, j’en avais sollicité d’autres, dont un éditeur haïtien, Nouvelle optique, une
jolie petite maison d’édition, qui m’avait répondu favorablement. Mais l’éditeur
m’a appelé une première fois pour me dire que le livre sortait au printemps, et,
quelques jours plus tard, il m’annonçait qu’il ne le sortirait qu’à 171
ils avaient tous refusé. Des éditeurs français aussi à qui j’avais envoyé le
manuscrit. J’imagine que c’est ainsi: on accepte ou on refuse, il n’y a pas de quoi
fouetter un chat.
J’ai travaillé beaucoup pour cela. elle est arrivée très vite, mais je m’y attendais
en quelque sorte. ce n’est pas uniquement pour être célèbre que j’ai écrit ce livre.
Je l’ai bien expliqué dans Cette grenade dans la main du jeune Nègre est-elle
une arme ou un fruit? Je ne me conçois pas vivant dans une société sans avoir
mon mot à dire. Je regardais les autres à la télé en train de bavarder à propos de
tout et de rien et je me suis dit: «voilà ma place.» c’est tout à fait mon genre de
donner mon opinion à propos de ceci ou de cela. Les autres ne voyaient en moi
qu’un jeune ouvrier, alors que je me sentais la capacité d’un analyste social. Je
pourrai aussi faire des incursions dans la vie culturelle et, pendant qu’on y est,
rien ne m’empêchera de lancer quelques réflexions pointues sur l’avenir du
Québec. Tout cela avec le 172
sourire, car les gens d’ici n’aiment pas trop les prétentieux. Tous ceux qui,
m’entendant pérorer depuis un certain moment, pensent que j’en suis un se
fourrent le doigt dans l’œil jusque-là (de toute façon, je ne leur conseille pas de
tenter de s’en sortir avec moi en brandissant la creuse morale chrétienne), parce
que j’ai reçu ma «franchise» de la société la moins prétentieuse du monde: le
Québec (être modeste à ce point-là, je crois que c’est un grave défaut).
Donc, les semaines et les mois qui ont suivi t’ont permis de pérorer
d’abondance…
Sur tous les sujets. Parce que le livre en avait abordé un certain nombre. comme
le jazz, le coran…
Le Coran?
J’ai failli avoir quelques problèmes avec le coran. J’ai d’abord reçu une lettre
menaçante d’un type de Toronto qui m’a fait comprendre qu’il fallait respecter la
religion des autres. ensuite, il y a ce type, un musulman qui travaille dans une
petite bou-tique pas trop loin de chez moi, qui a cru que je me moquais du coran.
Je lui ai expliqué, ce qui est vrai, qu’il n’en était rien, que si j’avais utilisé le
coran, c’était parce que je trouvais que, dans un tel contexte, c’était plus
intéressant que la Bible. Je voulais un contraste entre la vie païenne nord-
américaine et la rigueur du coran. en fin de compte, c’était un simple décor.
Comme le jazz?
exactement ce que j’ai fait avec le jazz. Lui, il a maintenu que c’était un manque
de respect. Je lui ai fait mes excuses. J’avais 173
simplement besoin de quelques versets, pas plus, pour créer une certaine
ambiance. Heureusement qu’il y avait d’autres choses qu’il aimait chez moi,
parce que, s’il m’avait vu à la télé en parler, il n’avait pas lu le livre pour autant.
c’est le problème avec la célébrité, tout le monde vous connaît, mais personne
n’a lu votre livre. Quelques années plus tard, quand j’ai su les démêlés de
rushdie avec Khomeyni à cause des Versets sataniques, je me suis dit, oh, mon
Dieu… il faut dire que j’étais loin de la tirade de rushdie.
Ma seule crainte, c’est d’ennuyer le lecteur. Je déteste les invités qui ne savent
pas mettre fin à une visite. en quatre-vingt-dix minutes, on peut tout dire, de
grands cinéastes l’ont fait. Je sais que le cinéma est complètement différent de la
littérature. Au cinéma, on voit. Avec la littérature, on imagine. La littérature
exige un temps plus long pour installer une ambiance, ce qu’on peut faire
facilement en dix secondes au cinéma. De toute façon, il n’y a pas vraiment de
règle. c’est le récit qui exige son espace.
Pour certains, il faut deux cents pages; pour d’autres, pas moins de huit cents.
Mais, moi, j’aime la vitesse, j’aime quand les choses vont vite. Ma devise a été
pendant longtemps «mal mais vite». J’ai voulu être le carl Lewis de la dactylo,
faire un bouquin en moins de dix secondes, disons dix jours dans le cas d’un
roman. Je n’aime pas traîner. Je ne reste pas trop longtemps non plus à corriger, à
parfaire, ce n’est pas mon genre. Ma tête bouillonne toujours d’idées
complètement fantaisistes. Je n’ai 174
pas de temps à perdre. L’idéal, ce serait d’avoir un nègre, comme d’autres ont
une femme de ménage. Les Américains ont tout gâché en instituant la littérature
au poids. Pour eux, un grand écrivain doit écrire de gros pavés de neuf cent
cinquante pages, un écrivain moyen, pas moins de quatre cent cinquante pages
(ce qui est déjà un fort tonnage pour un écrivain français). Pour moi, deux cent
cinquante pages (je peux aller jusqu’à trois cents) font très bien l’affaire. Je
trouve du plaisir souvent avec des livres de cent vingt ou même de soixante-
quinze pages, ce qui me permet de les relire souvent. L’un des livres que je relis
toujours avec le même plaisir est un mince bouquin de Frédéric vitoux, Il me
semble désormais que Roger est en Italie. À peine soixante-trois pages, mais
c’est un émouvant portrait d’un type d’homme que je connais bien puisque l’un
de mes grands amis (lui aussi doit se trouver aujourd’hui au «pays sans
chapeau»), Yves Montas, ressemblait point pour point à ce fascinant roger.
Je ne peux pas concevoir un monde sans des types comme roger. Peut-être que
j’écris très vite de minces bouquins parce que je mange très vite aussi et que je
me lève de table aussitôt après avoir terminé mon plat. ce n’est pas un argument
infaillible car, dans ce cas, les Français n’auraient pondu que des bouquins
interminables.
D’abord, il faut en jouir avec bonheur: il n’y a rien de mal, on n’a tué
personne… Je me souviens qu’une fois, j’étais debout sur le trottoir de la rue
Saint-Denis, à Montréal, devant un bar-terrasse, en plein mois de juillet. Le
patron est sorti pour me 175
c’est la répétition qui rend célèbre, selon Borges, mais à la longue cela épuise
totalement. on se dit: ce n’est pas possible, ils ne vont pas me poser cette
question encore une fois. et la question arrive: pourquoi vivez-vous à Miami?
Alors que j’y vis depuis dix ans et que j’ai répondu à cette question au moins
trois mille fois. vous voilà tout de suite pris entre deux feux: ou bien vous dites
la même chose puisque c’est la vérité (si on vous demande votre nom pendant
trois mille fois, même si cela vous emmerde, il faudra faire la même réponse
chaque fois), ou bien vous ten-tez, chaque fois, d’apporter quelques petites
variantes. vous faites ces variantes pour ne pas devenir dingue, car vous n’avez
surtout pas envie de vous entendre sortir la même anecdote pendant trente ans. il
y a une question dont la presse, comme les gens d’ailleurs, raffole, c’est:
comment trouvez-vous l’hiver?
Ah, celle-là, elle peut durer longtemps. il y a aussi celui qui s’étonne de vous
croiser dans la rue: — comment êtes-vous à Montréal puisque vous vivez à
Miami? — J’ai pris l’avion. cela n’a rien à voir avec les Québécois ou les
Haïtiens ou les Français 176
ou les vietnamiens, c’est un des effets étranges de la célébrité: rendre votre vis-à-
vis stupide. cela m’est arrivé à New York quand j’ai croisé soudainement un
acteur que j’aimais beaucoup. J’ai failli lui demander ce qu’il faisait dans la rue
alors que sa place est sur les écrans.
On s’use soi-même?
oui, si on n’a pas d’autres choses à dire. Heureusement, j’avais encore deux ou
trois trucs dans ma besace. et une arme secrète cachée tout au fond de ma poche.
c’était Da, ma grand-mère, toujours assise sur sa dodine, qui me souriait depuis
Petit-Goâve. en disant cela, je la vois devant moi, je vois aussi sa cafetière à ses
pieds. J’avais gardé l’odeur du café, dans un coin, près de mon cœur. J’ai
toujours su que, à tout moment, je pouvais quitter la scène parce qu’elle m’avait
appris à n’être l’esclave de personne ni de rien.
oh, il ne faut pas croire… J’essaie de comprendre le monde qui m’entoure, mais
c’est sans cynisme. Je ne programme pas la réaction du lecteur, par exemple, et
c’est la seule chose qui compte. Le reste, c’est la technique. Des choses
désagréables, j’en ai connu une tonne. J’ai le cafard pendant un moment et après
je repars. Je suis comme ça, je ne peux pas me changer. ce n’est pas mon genre
de m’apitoyer sur mon sort. Si un livre ne marche pas comme je le voulais, je me
dis qu’il aura sa chance dans une autre langue. comme je ne me plains jamais,
alors les gens croient que tout va toujours bien pour moi. Chronique de 177
la dérive douce est un livre important pour moi; la critique l’a pratiquement
ignoré. Je n’en démords pas que c’est un bon livre. c’est mon livre, peut-être
avec L’Odeur du café, le plus sincère. cela m’a fait mal qu’on ne l’ait pas mieux
accueilli.
L’accueil
Si l’on prend les quatre publics qui te sont le plus proches, les lieux où tu as
vécu: Haïti, le Québec, les États-Unis, et j’ajoute la France et les lecteurs
français, y a-t-il des différences d’accueil, entre les uns et les autres? As-tu
l’impression d’être mieux reçu, ici ou là, selon les livres? Mieux compris, mieux
entendu?
Ah oui, l’accueil pour mes livres est différent selon le pays, le sexe, la religion et
la sensibilité des gens. c’est très compliqué.
Pour Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer, l’accueil a été
enthousiaste chez les Québécois et franchement négatif chez les Haïtiens. Les
Haïtiens ont tout détesté de ce livre: son titre, ses thèmes, le style, enfin tout, rien
à sauver. Pour eux, si les autres aiment, c’est la preuve que je suis un clown et un
traître. ils pensent que j’ai écrit ce livre pour amuser le Blanc.
Les autres Antillais n’ont pas tellement aimé non plus. Même au Québec, tout le
monde n’a pas aimé: les femmes en majorité ont trouvé que c’était un livre
drôle, mais les hommes ne voyaient pas ce qu’on pouvait y trouver de drôle.
Les femmes d’un certain âge lisent plutôt mes livres qui racontent Haïti avec ses
drames politiques, mais aussi ses mystères (Pays sans chapeau ou Le Cri des
oiseaux fous). Mais je rencontre beaucoup de femmes de quatre-vingts ans qui
adorent La Chair du maître, alors que ce livre est à la limite de la pornographie.
cela fait quinze ans que je dialogue avec mes lecteurs dans les nombreux salons
du livre que je parcours parce que ce sont les endroits par excellence où
rencontrer le lecteur.
ils n’ont pas pu résister à L’Odeur du café… Mais je ne pense pas qu’ils aient
changé d’avis à propos de Comment faire l’amour avec un Nègre sans se
fatiguer. Parfois, je rencontre un jeune homme à Port-au-Prince qui vient me
confier, presque sous le sceau du secret, qu’il a aimé Comment faire l’amour
avec un Nègre sans se fatiguer. Le livre qui a fait de moi un écrivain pour les
Haïtiens, c’est L’Odeur du café. on l’utilise dans les classes primaires. on a
choisi quelques fois la dictée des examens nationaux du certificat d’études
primaires dans L’Odeur du café.
baisser les bras devant le visage admirable de Da, ma grand-mère. cela a été fait
un peu sous la pression populaire. Des professeurs de classes primaires, de
simples lecteurs, des gens qui lisent rarement, des adolescents ont adopté le
livre. il a reçu le prix carbet de la caraïbe. Le livre caribéen par excellence.
Je ne connais pas encore bien le public français. Mes livres sont publiés au
Serpent à plumes, et jusqu’à présent, la réaction semble intéressante. La presse
est encore un peu réticente à mon endroit. Je commence à avoir un lectorat que
je ne connais pas du tout. J’attends encore de nouvelles publications pour me
faire une idée de l’affaire. Pour la critique, je crois qu’elle n’arrive pas encore à
mettre le doigt sur moi. Qui est ce type? il n’agit pas comme un caribéen. Parfois
je me dis que, si je m’appelais Dan Miller, un nom comme ça, et que j’avais
publié mes livres en anglais d’abord, Le Nouvel Observateur ou Libération
aurait déjà dépêché un journaliste pour me retrouver dans ma tanière de Miami.
D’une certaine manière, je crois que mon problème, c’est de n’être pas assez
folklorique. Mais je les aurai, puisque j’ai dix livres sous la ceinture. Je verrai
bien à quel livre ils tom-beront.
Les États-Unis?
excellent accueil aux États-Unis. Au canada anglais surtout, où mes livres sont
d’abord publiés en anglais. Malheureusement, aux États-Unis, je ne suis pas
parvenu à percer le mur de la vente, mais l’accueil critique est fabuleux. Dès le
premier livre, ils m’ont pris au sérieux. Pour Comment faire l’amour avec un
Nègre sans se fatiguer, on m’a comparé à tout le monde: Bald-180
win, Duke ellington, oui, oui, Bukowski, Miller, Martin Luther King. À part le
Québec, qui est mon pays d’écrivain, ce sont les États-Unis qui m’ont le plus
pris au sérieux. Le canada aussi.
J’ai sept livres traduits en anglais, et tous ont été bien accueillis.
ce qui est étonnant, c’est que mes livres ont été publiés dans de petites maisons
d’édition canadiennes; or, d’ordinaire, la grande presse américaine — je veux
dire le New York Times, le Los Angeles Times et le Washington Post — ne tient
pas compte des livres publiés chez les éditeurs marginaux, mais pour moi,
chaque fois, ils ont sorti les violons.
As-tu eu des échos intéressants de la part de pays pas du tout concernés par
aucun des lieux dont tu parles? La Suède ou la Corée, par exemple?
en corée, oui. Je crois que, dans certaines écoles primaires, L’Odeur du café est
une lecture obligatoire. ils ne m’ont jamais vu, ils savent à peine qui je suis, oh
Seigneur, ils doivent me prendre pour un écrivain!
181
ils doivent me lire selon leur sensibilité. Je ne lis pas le coréen, ni les autres
langues, à part l’anglais. Une fois, j’avais reçu un grand article en italien et j’ai
été trouver un de mes voisins italiens, tout fier de moi, lui demandant de me dire
à peu près de quoi il s’agissait. il l’a lu et me l’a rendu avec un visage sombre.
L’article était une descente en règle de mon livre. Le type était gêné comme si
c’était lui-même qui avait écrit l’article. J’ai dû le consoler. Je reçois des articles
en langues étrangères, mais je ne les fais plus lire pour ne pas embarrasser les
gens. Je regarde l’article écrit en coréen et j’imagine que le type est en train de
m’insulter ou bien de me louer.
oui, Jacques Lanctôt est devenu un complice. J’ai commencé avec lui et j’ai tout
publié chez lui. Je l’ai suivi quand il a vendu sa maison d’édition vLB («la petite
maison de la grande litté-
rature») à Sogides et j’étais toujours avec lui quand il a quitté Sogides pour
fonder Lanctôt éditeur. Je suis comme ça. Je ne change pas de camp facilement.
et j’aime les maisons d’édition pas trop puissantes mais très dynamiques et aussi
très humaines, et j’aime bien pouvoir causer de temps en temps avec mon
éditeur. Je n’aimerais pas être dans une maison où il serait difficile de rencontrer
l’éditeur. Dans les autres pays où je suis traduit, c’est la même chose, toujours le
même calibre de maison et la même chaleur humaine. Avec Lanctôt, un fou de
litté-
rature, on a discuté de tous les coups ensemble, monté toutes les stratégies et
essuyé tous les échecs. il savait qu’aucune mauvaise nouvelle ne pouvait
m’abattre. Au début, il pensait que je 182
blaguais ou que c’était de la pose quand je lui disais, par exemple, que je n’en
avais rien à foutre des prix littéraires. Si on me donne un prix, je l’accepte avec
grand plaisir, mais je n’y ai jamais vraiment pensé. ce sont les lecteurs qui
m’intéressent et eux seuls. c’est pour leur fourrer mon livre dans les mains que je
me suis tant battu. Je veux qu’ils aient la possibilité de m’accepter ou de me
refuser. Je me souviens que, quand je suis passé à l’émission Bouillon de culture
de Bernard Pivot, Lanctôt était très ému. Après, on est allés prendre un verre à la
rhumerie et discuter le coup encore une fois. on se trouvait malins d’avoir pu
grimper jusque-là. Plutôt Lanctôt. Pour lui, c’était comme une reconnaissance de
son travail d’éditeur. Moi, j’étais content parce que cela allait m’ouvrir un
lectorat en France. Lanctôt et moi, on est un peu différents: pour Lanctôt, c’est la
France; pour moi, c’est l’Amérique. Lanctôt préfère un entrefilet dans Le Monde
à un grand article en première page du New York Times. Moi, c’est le contraire.
cela fait une bonne équipe.
c’est un loup solitaire qui fait marcher sa maison d’édition tout seul. il fut un
temps où il passait le balai et répondait au télé-
phone lui-même tout en s’occupant de sa ribambelle (il doit en avoir une demi-
douzaine) d’enfants. c’est le meilleur père au monde, ce type. on n’a qu’à le voir
faire avec ses enfants pour avoir envie de lui confier ses livres. c’est un excellent
lecteur, et quand il aime, il déborde d’enthousiasme et entend passer sa voiture
sur le corps de tous ceux qui n’aiment pas ses écrivains.
Son bureau est un fouillis et, en quinze ans, il n’a jamais rien perdu de moi, pas
même une photo ou une lettre de lecteur. on se parle au téléphone assez souvent,
mais jamais trop longtemps. on est vraiment très proches, mais avec cette légère
dis-183
tance qui fait durer une amitié. on se connaît bien, je crois. on n’a jamais eu une
discussion à propos d’argent ou de manuscrit.
Quand j’y repense, Lanctôt et moi, on n’a jamais discuté, à propos de mes livres;
de littérature, oui, car nous sommes des lecteurs voraces (il aime m’entendre
parler de Borges ou de Sophocle, et moi, j’admire sa curiosité insatiable). il a des
défauts, ce type: un peu soupe au lait, des fois je trouve qu’il se plaint trop, très
jaloux (il ne faut pas regarder un autre éditeur dans la rue). Mais il est d’une telle
chaleur, d’une si grande naïveté, d’une exceptionnelle fidélité et d’une générosité
sans bornes. on ne résiste pas à Jacques Lanctôt, mon éditeur et mon ami.
Je ne suis pas du tout le genre Gallimard. Je n’ai rien contre, mais ce n’est pas
trop mon style. Trop installé. Être publié chez Gallimard, cela fait un peu
monsieur. D’ailleurs, dans les pays du tiers-monde, dès qu’on a sorti trois ou
quatre livres chez Gallimard, l’État vous offre quelque chose au ministère des
Affaires étrangères (une place d’attaché culturel au Pérou ou en Suède). Donc,
Le Serpent à plumes me va très bien. Tout ce qu’il me faut.
184
elle était abasourdie: «Je n’ai jamais vu ça, un grand éditeur parisien qui
accueille ainsi un type qui vient juste de publier un minable petit bouquin. Tout
le monde était là, même cavanna, et Belfond ne s’intéressait qu’à toi. Dans ton
cas, je vois à la rigueur un directeur de collection pour te recevoir. Qu’est-ce que
t’a fait, mon vieux?» «Bon, j’ai appelé Belfond et je lui ai dit que, étant donné
que je repartais vendredi, je ne pouvais le voir que mardi ou jeudi, et il m’a dit
qu’il était d’accord pour jeudi.»
elle m’écoutait bouche bée. J’en ai profité pour lui expliquer que je n’avais rien
gagné, que si le livre ne marchait pas je n’avais aucune chance de revoir
Belfond. Le livre n’a pas très bien marché, et je n’ai plus revu Belfond. Mais ça
me va, ça. on m’a donné toute ma chance, ça s’est mal passé, basta! c’était
Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer. Je n’ai jamais vu un livre
frapper autant à la porte de Paris. immédiatement après sa première parution au
Québec, Lanctôt a envoyé un stock à Paris, près de trois mille bouquins quand
même. Mais, malheureusement, l’illustration de la couverture était une toile de
Matisse que Lanctôt avait piratée. Les héritiers Matisse ont fait retirer le livre.
Première tentative. L’affaire Belfond: 185
deuxième tentative. Belfond n’avait pas perdu un sou puisqu’il avait eu le temps
de vendre le bouquin à J’ai lu. Troisième tentative, Sogides qui a acheté vLB
éditeur, la maison de Lanctôt, tente sa chance (attachée de presse exclusive pour
l’opération, petit déjeuner avec la presse au restaurant du Louvre). Tout se passe
bien, mais le livre ne démarre pas. Quatrième tentative. et maintenant, voilà que
Le Serpent à plumes le sort. Je crois que le livre a une chance, cette fois-ci, parce
que c’est la première fois qu’il est considéré comme un livre complètement
intégré dans un projet global de publication et non comme un objet désirable
auquel on demande de performer.
Tu dis, sous forme de boutade, qu’il faut lire Hemingway debout, Cervantès à
l’hôpital, Proust dans son lit. Et Dany Laferrière, comment faut-il le lire?
As-tu un conseil à donner aux lecteurs? Rapidement, tu veux dire sans arrêt du
début à la fin?
Quel que soit le livre, la méthode est-elle la même? Doit-on lire de la même
façon comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer et L’odeur du café ?
Je suis en Amérique
rément, en tout cas pour le premier livre, cette volonté de s’enraciner dans un
univers nord-américain. Tu ne voulais pas être l’écrivain haïtien qui parle de
son pays, qui parle de l’immigration, de la lutte politique. Tu te situais ailleurs,
en «Amérique». Cette américanité, était-ce une stratégie volontaire pour
s’inscrire en porte à faux par rapport aux autres écrivains haïtiens? Ou est-ce
que l’américanité t’avait aussi amené un certain nombre d’élé-
187
c’est un choix. J’ai choisi l’Amérique bien avant d’écrire une ligne. Je la sentais
plus proche de la peinture primitive. et bien plus complexe qu’il n’y paraît. et
c’est ça qui m’a attiré. Avant, je baignais dans la culture européenne, qui me
semblait plus simple qu’elle ne voulait nous le faire croire. J’ai toujours été
intrigué par l’expression bien française «c’est-à-dire», me demandant pourquoi
on n’a pas été directement à l’explication.
Pas de distanciation?
Si je dis, par exemple: «je veux être célèbre», je n’ajouterai rien pour atténuer ce
désir, pour le rendre plus acceptable, parce que j’aurais peur qu’on me prenne
pour un prétentieux. Même pas un quart de sourire pour signaler que je ne suis
pas dupe de moi-même. c’est l’idée d’être, en dernier lieu, seul juge de moi-
même. Autrefois, ce droit, celui de dire qui on est sans souci du qu’en-dira-t-on,
n’était accordé qu’aux princes d’europe. et voilà qu’aujourd’hui ce droit se
retrouve entre les mains des manants américains.
188
voilà un type qui m’a toujours intéressé. il a sorti la boxe du ring. Le boxeur
poète, avant lui, c’était un oxymoron. il a amené le débat racial sur le ring en
lançant à un boxeur blanc: « Only a nigger can call me nigger [«Seul un Nègre
peut m’appeler Nègre»].» il a posé aussi le problème de la conscience indivi-
duelle en refusant d’aller se battre au vietnam pour l’Amérique blanche et
raciste, et il a payé le prix aussi. et il a fait tout cela avec une élégance
incroyable. J’aurais aimé écrire comme il boxait. La puissance de l’éléphant
alliée à la grâce du papillon.
Cette américanité, cette manière d’aborder les gens et les choses, que t’apporte-
t-elle?
Une façon de vivre qui deviendra un style d’écriture. Une certaine liberté
physique. Un sens du présent qui me pousse à toujours savoir où je suis.
Et l’Europe?
il y a aussi cette manière sophistiquée qui est le produit d’un savoir-faire qui
remonte à des temps anciens. cela aussi fait partie de l’héritage humain. cet
héritage ne doit pas être analysé 189
cette culture existait en Haïti, mais seuls les paysans en étaient restés proches. il
fallait retourner à la paysannerie haïtienne pour réapprendre notre véritable
culture. et chacun sortait de 190
Les écoles littéraires, la mode, la gastronomie, tout venait de Paris avec dix ans
de retard. c’était inacceptable pour un peuple qui clamait si fièrement et à tout
bout de champ son indépendance. L’Afrique servait de bouclier face à
l’hégémonie fran-
çaise. Mais, l’Afrique étant trop loin, tout cela manquait de chair. on nageait en
plein fantasme. Personne en Haïti ne savait ce qui se passait en Afrique à ce
moment-là. L’Afrique que nous honorions en Haïti au début des années 30
n’existait pas en Afrique. c’est l’Afrique qu’on a reconstruite avec notre
mémoire de déracinés. il faut dire que nous sommes les seuls en Amérique à
avoir tenté, à un niveau national je veux dire, cette reconquête de notre identité
africaine.
Tout cela nous a conduits en droite ligne à François Duvalier, qui a fait croire
aux Noirs qu’un dictateur de la même couleur qu’eux est toujours préférable à
un dictateur blanc ou mulâtre.
191
Non. Je crois que c’est une chose qui m’arrivera un jour ou l’autre. Je n’y pense
pas. on a toujours voulu m’enfoncer dans le crâne que tout Haïtien doit penser à
l’Afrique, doit rêver d’aller en Afrique, doit accepter cette Afrique que Duvalier
appelait dans son style pompeux l’«alma mater». Bon, si on m’y invite, comme
écrivain, j’irai avec plaisir. Je me ferai des amis et des ennemis. J’entends traiter
l’Afrique non comme un mythe, mais comme un endroit où des gens
s’organisent pour vivre malgré les difficultés inhérentes à un tel projet, comme
partout ailleurs sur la planète. Je veux agir avec l’Afrique (l’Afrique est un
continent et non un pays) comme je fais avec Haïti.
Une fois, j’étais allé passer quelques jours à Port-au-Prince quand j’ai rencontré
un ancien camarade de classe. Lui n’avait jamais quitté Haïti. on causait de tout
et de rien quand, brusquement, il m’assène que lui et moi étions aussi différents
l’un de l’autre qu’une pierre et un oiseau. comment ça? lui dis-je: on a le même
âge, on a grandi dans le même quartier, on est de la même classe sociale, on a été
à l’école ensemble, comment peux-tu dire une chose pareille? il m’a alors lancé
que cela fai-192
sait plus de vingt ans qu’il vivait dans la terreur quotidienne, qu’il voyait des
gens mourir sans raison, qu’il assistait à des actes de violence absurdes, qu’il
était obligé de penser que le type qui arrivait en face de lui était peut-être son
assassin… Je suis resté bouche bée parce que c’était exactement la même
situation qu’à mon départ d’Haïti en 76. Subir chaque jour une pareille pression
pendant vingt-quatre ans aurait pu avoir le même impact sur moi. Peut-être
serais-je devenu aussi dur qu’une pierre, alors que maintenant je me sens aussi
léger qu’un oiseau. cette conversation m’a troublé pendant longtemps.
Retour au pays natal
Envisages-tu un retour en Haïti?
193
Et toi?
Haïti est devenue si lourde que je n’arrive plus à la porter. Un peu comme quand
on découvre que son enfant est devenu trop pesant pour qu’on le ramène au lit
dans ses bras. on veut bien le soutenir, mais il faut qu’il marche aussi.
Non, rarement. c’est le mot qui me touche. Je ne cours pas acheter les journaux
pour savoir ce qui se passe en Haïti. Mais le mot
«Québec» aussi existe beaucoup pour moi. Je suis né en Haïti, et j’ai pris l’exil
au Québec. et dire que je n’ai eu aucun contrôle sur les deux événements
majeurs de ma vie. Par contre, dès mon arrivée en 1976, j’ai choisi cette petite
chambre du 3670 de la rue Saint-Denis, à Montréal. Mon véritable pays? il ne se
trouve ni à Port-au-Prince, ni à Montréal, plutôt à mi-chemin entre ces deux
villes. il n’existe que par ma seule détermination de survivre quoi qu’il arrive.
J’ai refusé de baisser les bras. J’ai connu pendant un bref moment la soupe
populaire du vieux-Montréal et les bancs publics. Mais le moment déterminant
de ma vie, c’est quand j’ai eu dans la main cette petite clé que m’a remise un
concierge grincheux. La clé de mon appartement au troisième étage, juste à côté
d’un bar de danseuses nues. La chambre aurait pu être une cellule de prison,
mais cette clé me chantait que j’étais l’homme le plus libre de la terre. Moi qui
perdais tout, je n’ai perdu ma clé que deux ou trois fois durant le premier mois
de mon installation à Montréal, et plus jamais après durant les années qui ont
suivi. cette chambre était mon île.
195
Le grand roman américain
Non, je ne me souviens pas qu’il y ait eu un projet global avant que je n’entame
Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer. Je ne pense pas que j’aie
eu l’idée d’un second livre en écrivant ce livre. Je ne pense pas avoir eu l’idée de
devenir écrivain; ça, j’en suis même sûr. J’avais écrit un livre à l’intérieur de
Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer qui s’inti-tulait…
Paradis du dragueur nègre: j’insérais quelques extraits du livre dans les
dialogues entre vieux et Bouba. Mon but, c’était de montrer de manière physique
le travail que vieux faisait, le livre qu’il était en train de préparer. Mon éditeur,
Lanctôt, m’a fait comprendre que cela alourdissait le texte, qu’il fallait enlever
ces extraits qui brisaient le rythme du livre. J’ai publié cette partie deux ans plus
tard sous le titre Éroshima.
Je me suis senti mal à l’aise parce que je n’avais pas en tête d’écrire un
deuxième livre. J’ai hésité pendant deux ans avant d’accepter qu’on publie
Éroshima. J’avais fait le pari avec les copains qu’il n’y aurait pas de deuxième
livre parce que ce n’est pas élégant. Un dandy ne refait jamais ce qu’il a déjà
fait. c’était pour moi une grave faute de goût. Je suis resté trois ans sans voix.
entre-temps, j’ai quitté Montréal pour m’installer avec ma famille à Miami.
197
J’étais tout excité de découvrir une nouvelle ville: les Haïtiens, les Québécois,
les cubains, les Sud-Américains, les vedettes de cinéma, les touristes qui fuient
l’hiver trop rude du Nord. Une vraie chaudière. J’allais à Little Haïti voir mes
compatriotes qui venaient d’arriver pour la plupart sur de frêles esquifs après
avoir affronté les requins et la mer difficile du canal du vent.
rature. J’étais en train de m’installer dans une autre langue (je ne parlais pas du
tout l’anglais et encore moins l’espagnol, qui est la première langue de Miami),
dans une autre culture qui est un mélange de toutes les cultures d’Amérique,
dans une nouvelle température (en été, on peut mourir de chaud à Miami comme
je mourais de froid en hiver à Montréal), dans un autre rythme (celui du Sud),
tout cela dans la même Amérique. en plus, comme on n’avait pas encore de
maison, nous logions chez une sœur de ma femme dans un espace assez
restreint. Ma benjamine avait quinze jours à peine quand nous avons fait le
voyage. c’est dans cette ambiance assez éprouvante que j’ai eu un jour
l’illumination. L’idée que je pouvais écrire un seul livre en plusieurs volumes. et
qu’il était possible d’insérer Comment faire l’amour avec un Nègre sans se
fatiguer et Éroshima dans cet ensemble. L’idée de raconter cette longue
autobiographie rela-tant ma dérive sur le continent américain. il fallait que je
pose les fondations de cet édifice. La question de l’origine, du début.
Je me suis trouvé un coin dans la maison et j’ai tapé pendant un mois, comme un
fou, L’Odeur du café, qui raconte mon enfance à Petit-Goâve. J’ai profité de
cette fièvre pour faire le plan géné-
ral des dix livres, que j’ai suivi pas à pas, ou presque, puisque les 198
livres ne sont pas parus dans l’ordre. Quand j’ai pu avoir une maison, la
première chose que j’ai faite, ç’a été de placer la petite feuille de papier avec les
titres juste au-dessus de ma machine à écrire. Aujourd’hui, les dix livres sont
parus. et ces dix volumes forment un seul livre, j’y tiens, c’est ce que j’ai
toujours voulu, un seul livre qui porte ce titre général: Une autobiographie amé-
ricaine.
Écrire à distance
De façon plus surprenante. Quand les gens pensent à l’influence qu’un nouvel
environnement pourrait avoir sur un écrivain comme moi, ils voient
immédiatement les romans dont l’action se situe à Montréal ou en Amérique du
Nord. D’après eux, les romans qui se passent en Haïti sont sortis tout droit de ma
sensibilité. ils ont raison en partie. Mais quelque part, j’aurais pu écrire
Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer sans quitter Port-au-
Prince, en utilisant, comme je l’ai fait d’ailleurs pour le jazz et le coran, une
documentation sur la ville de Montréal et en imaginant le reste. Bien sûr, ce n’est
pas aussi simple, mais après tout je ne connaissais, à cette époque, aucune fille
de McGill University (toutes ces Miz qui encombrent le livre sont des
anglophones, et je n’avais jamais rencontré de ma vie une anglophone), je
n’avais pas non plus lu tous les livres cités dans le livre (par contre, je suis sûr
que le narrateur les a lus), et bien d’autres détails cruciaux encore dont je n’avais
aucune idée. Je me suis servi souvent, peut-on le croire, de mon imagination. ce
que j’aurais pu faire, toute proportion gardée, à Port-au-Prince même. Alors que,
si je n’avais jamais quitté Haïti, il m’aurait été impossible d’écrire L’Odeur du
café de cette manière. Je l’ai écrit dans un autre pays qu’Haïti, en pensant à
d’autres lecteurs que les Haïtiens. cela a une importance capitale, d’autant que
les traces de cette influence sont à peine 200
c’est difficile d’être exotique pour soi-même. Sauf dans le cas d’une
acculturation totale, ce que Glissant appelle un cas de colonisation réussie.
Il peut y avoir l’exotisme pour l’autre que l’on peut avoir envie de séduire par le
voyage, par la carte postale.
c’est la part du lecteur étranger qui peut vouloir consommer des fruits exotiques.
Mais la grande tristesse, c’est quand on produit sciemment un art exotique pour
consommation étrangère. cela arrive souvent dans la peinture primitive
haïtienne, ce qui a fait chuter plusieurs fois le marché haïtien. en écrivant
L’Odeur du café, je n’avais pas en tête l’exotisme. Je voulais simplement me
raconter mon enfance pour revoir Da, ma grand-mère.
201
ricaine» est une course pour rattraper le temps que j’ai cru avoir rattrapé au
dernier livre, Pays sans chapeau, mais le temps est insaisissable, ce qui me rend
mélancolique. Bien sûr que j’aurais pu intituler Pays sans chapeau (une sorte de
Cahier d’un retour au pays natal, de césaire) «Pays retrouvé», comme Proust
avec
D’autant qu’il y avait déjà Le Goût des jeunes filles, et bien sûr…
«leur ombre».
De même toutes les évocations sans fin sur la mémoire. Bon, on va dire que
Proust, c’est Proust. il y a plusieurs sortes de temps dans mes livres: le temps
passé qu’on voudrait revisiter, le temps présent où se déroule l’histoire, le temps
de l’écriture du livre.
L’Odeur du café est écrit au présent de l’indicatif. Je n’ai jamais voulu faire une
recréation du passé; j’ai voulu, chaque fois, revivre mon enfance. Le présent,
c’est un temps où je me sens bien. il y a souvent une indication quelconque qui
signale qu’on est dans un autre temps même quand l’histoire est racontée au
présent.
Quand j’étais petit, je n’aimais que les histoires qui se passaient au présent.
Quand ma grand-mère me racontait des histoires du passé, elle le faisait de
manière que j’aie l’impression que ces histoires venaient de se passer ou, mieux
encore, se déroulaient sous nos yeux. Je détestais les légendes. en fait, le présent,
pour moi, c’est la vie. Alors, quand j’écris mes livres, je m’arrange toujours pour
retrouver le présent. L’Odeur du café commence au passé: «J’ai passé mon
enfance à Petit-Goâve, à quelques kilomètres de Port-au-Prince», mais, très
rapidement, on entre dans le présent. Même Le Goût des jeunes filles, qui décrit
ces jeunes filles magnifiques de mon adolescence, commence par un chapitre
écrit en temps réel où l’on me voit à Miami dans la petite maison de tante
raymonde, qui me remet un paquet de lettres que m’a envoyées ma mère.
c’est par ces lettres que j’ai eu des nouvelles de Miki, un des personnages de
mon adolescence que j’avais complètement oublié, et c’est ainsi que le passé
envahit le narrateur couché dans sa baignoire à Miami. c’est vrai que le narrateur
raconte son histoire de manière indirecte. c’est toujours à travers un autre
personnage qu’il se dévoile ou qu’il donne à voir sa sensibilité.
203
Le livre de l’immobilité
D’abord, ce qui est important pour moi, c’est toujours d’écrire une histoire
suivant les règles classiques, que l’action se déroule en un temps et en un lieu. À
partir du moment où tout cela a été bien mis en place, que le lecteur sent dans
quel type de narration il se trouve, je peux y glisser toutes les fantaisies
imaginables.
L’histoire se passe dans une petite ville de province d’Haïti. Les personnages
principaux sont une grand-mère et son petit-fils de dix ans. ils sont assis sur la
galerie de leur maison. Le personnage de la grand-mère ne bougera jamais de la
maison (elle passe beaucoup de temps sur la galerie), tandis que l’enfant se
promène quelquefois avec ses copains dans la ville. Les gens, les choses, les
animaux, tout tourne autour de l’immobile grand-mère. Bouba, dans Comment
faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer, reste couché sur son divan durant
la majeure partie du roman. vieux (comme le personnage de vieux os le faisait
pour Da dans L’Odeur du café), son ami, sort et lui rapporte les rumeurs de la
ville. Dans Éroshima, le personnage principal pose, dès l’incipit, en des termes
crus, la question de l’immobilité: «Quoi qu’il arrive, je ne bougerai pas du lit.»
Dans Le Goût des jeunes filles, le jeune adolescent qui nous raconte l’histoire
passe son temps d’un lieu clos où il se sent prisonnier de sa mère et de ses désirs
à un autre lieu clos, chez les jeunes filles, où il est allé se terrer pour échapper
aux tontons-macoutes. Le second 204
lieu se révèle encore plus étouffant puisqu’il se retrouve au cœur des flammes du
désir. J’ai toujours pensé qu’il faisait plus chaud au paradis qu’en enfer.
Bien sûr… Je n’y avais pas pensé au début, mais plutôt au fur et à mesure que
j’avançais dans le travail. ce sont des lecteurs et des critiques qui m’ont signalé
certaines nuances. et quelquefois, ce sont des observations dans la vie
quotidienne… ce contraste mouvement/immobilité fait partie de ma nature
profonde. cela m’arrive de rester assis sans bouger de ma chaise durant des
journées entières (sans écrire ni penser, simplement à rêver), comme certaines
fois j’ai la fringale du mouvement. il y a, chez moi, trois êtres au moins: un qui
reste immobile, un toujours en mouvement, et le troisième qui s’accoude à la
fenêtre pour regarder le théâtre de la rue.
On retrouve aussi dans tes livres une opposition entre lieu ouvert et lieu fermé.
il y a des livres qui se passent dans des endroits clos, comme Éroshima,
Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer, Le Goût des jeunes filles.
L’Odeur du café, d’une certaine façon, est un huis clos à ciel ouvert. D’autres
livres sont complètement éclatés. Le but est souvent de faire un nouveau portrait
de la ville. Le Charme des après-midi sans fin, par exemple, décrit l’ensemble de
la ville de Petit-Goâve tandis que L’Odeur du café fait plutôt un close-up sur
deux individus dans Petit-Goâve. Le Goût 205
des jeunes filles décrit l’intérieur des maisons de Port-au-Prince tandis que La
Chair du maître fait un portrait totalement éclaté de Port-au-Prince. Le même
schéma pour Montréal avec Chronique de la dérive douce, qui fait un
mouvement de caméra panoramique pour montrer le jeune immigrant cherchant
sa vie dans une nouvelle ville, tandis que Comment faire l’amour avec un Nègre
sans se fatiguer donne une idée de ce qui se passe derrière les portes closes de
l’appartement de ces deux jeunes Nègres (doublement closes car il est assez rare
que la caméra pénètre dans ce genre d’univers. Généralement, dans les films, on
voit les Nègres plutôt dans la rue).
Je peux observer des situations, des caractères, mais cela ne pourra pénétrer
véritablement mon cinéma intérieur s’il n’y pas de résonances internes. Je suis
un écrivain extrêmement sensible aux lieux. Port-au-Prince et Montréal sont
diamétrale-ment opposés. Port-au-Prince est une ville surpeuplée. Par rapport à
Port-au-Prince, on a l’impression que Montréal est une ville vide. Port-au-Prince
est une ville d’été (où l’on passe le plus clair du temps dans la rue, ne rentrant
que la nuit pour dormir) et Montréal, une ville d’hiver (l’hiver vous emprisonne
à la maison parce que, dès que l’on quitte l’appartement, il faut tout de suite
entrer dans un bar pour se réchauffer, ce qui occa-sionne une dépense car la
consommation n’est pas encore gratuite). Mais ce qui m’a touché surtout, c’est
l’organisation de l’espace intérieur. en Haïti, les maisons ont plusieurs portes et
fenêtres, ce qui fait qu’on ne s’y sent jamais en prison, tandis qu’à Montréal les
minuscules chambres où je vivais n’avaient 206
Quel monde?
celui de l’intimité. Je pouvais être seul dans une chambre pour la première fois
de ma vie.
Mais la solitude…
L’intimité est une chose dont je n’avais aucune idée avant de venir à Montréal.
Un autre aspect que je voudrais que l’on aborde, c’est le «je» du narrateur et le
«je» de l’écrivain. Est-ce que l’on peut dire que le
«je» utilisé dans les livres a la même force, la même véracité? N’y a-t-il pas des
«je» plus authentiques que d’autres?
il y a des «je» qui sont simplement une ruse de narration, afin de rendre plus
aisée la lecture. Le lecteur est habitué au «je», donnons-lui du «je». Par contre, il
y a un «je», le plus couram-ment utilisé, qui est très juste, très direct, et vraiment
naturel: le
«je» de L’Odeur du café, de même que celui du Charme des après-midi sans fin,
de Chronique de la dérive douce et de Pays 207
sans chapeau. il y a le «je» de Éroshima (je n’ai pas vécu dans la chambre de
cette Japonaise mais cela m’aurait beaucoup plu), c’est un «je» de fantasme,
mais c’est aussi important que le
«je» des autres (se servir d’une histoire qui est arrivée plutôt à un ami). J’aurais
pu ajouter un «je» générationnel quand il s’agit d’un ensemble de personnes qui
ont grandi ensemble dans la même époque, sous une même dictature (je tente
alors de fondre toutes ces sensibilités dans le «je» du narrateur). Un type m’a dit
une fois: «J’ai pleuré en te lisant parce que c’était ma vie que tu décrivais.» c’est
vrai qu’il m’est arrivé de piquer çà et là des moments de vie des autres dans le
dessein d’enrichir mon «je». J’ai tendance à dire, afin d’esquiver le problème de
la stricte biographie qui ne relate que des faits véridiques relatifs à un individu,
que mes romans sont une autobiographie de mes émotions, de ma réalité et de
mes fantasmes. Aucun de ces aspects de ma personnalité n’est plus authentique
qu’un autre.
Aurais-tu pu envisager une fiction complète, une fiction absolue, c’est-à-dire qui
ne soit ni un fantasme ni une réalité vécue? Inventer un personnage, l’amener
dans un temps et un lieu qui ne soient pas vécus?
Je ne sais pas. Dans La Chair du maître, pour certaines nouvelles, il n’y a pas de
«je» narrateur. Mais, là encore, je ne suis pas sûr que ce ne soit pas une autre
forme de «je»: le «je» dans la peau de l’autre. Ma position, je le répète, c’est que
je ne suis pas un écrivain; n’étant pas un écrivain, je ne peux envisager que
l’autobiographie.
208
Pays sans chapeau évoque, selon cette métaphore haïtienne, la mort. La mort qui
est extrêmement présente dans l’ensemble de ton œuvre. Est-ce quelque chose
qui t’obsède, qui est présent avec toi en permanence?
c’est quelque chose que je ne veux surtout pas voir. Ma femme le sait: quand
quelqu’un meurt, je ne sais jamais comment réagir, je n’arrive pas à faire comme
les autres, je déteste présenter mes condoléances, je ne sais pas ce que c’est, je
ne sais pas ce qu’il faut faire. J’ai l’impression que le rituel autour de la mort est
complètement faux, absurde, étrange, pour tout dire obscène.
entourent la mort: la levée du corps, les pleurs, le cercueil, la mise en bière, les
crises de larmes, le deuil. Frantz, un des amis de vieux os dans L’Odeur du café,
ne comprend pas pourquoi la mort de quelqu’un l’empêcherait de faire la fête
qu’il avait projetée depuis assez longtemps. Pourquoi ce rituel si lourd?
La mort haïtienne
tienne. J’ai toujours vécu avec ma grand-mère, pour qui personne n’est jamais
mort, même les gens morts depuis très longtemps. L’Haïtien ne tient aucun
compte de ce qui est considéré en occident comme cause de décès, c’est-à-dire la
maladie, le meurtre, l’accident mortel, etc. Quel que soit l’âge de la personne,
quelle que soit la cause de sa mort, c’est toujours une histoire de diable. on l’a
«mangée», c’est l’expression consacrée. Si vous visitez une famille en deuil, il
arrive toujours un moment où quelqu’un vous prend à l’écart pour vous
expliquer qu’il savait que cette personne allait mourir, qu’on le lui avait dit en
rêve, et surtout qu’il sait qui l’a «mangée». Mon oncle roger, qui est mort à l’âge
de trois mois, «mangé» par un parent proche, il y a plus de soixante-dix ans
aujourd’hui, n’est pas mort puisque Da, sur son lit de mort, l’a encore appelé.
D’ailleurs roger, je l’ai expliqué, a continué à grandir dans la maison, et
personne ne s’est jamais référé à lui comme à un bébé puisque, comme il était
d’un an plus âgé que ma mère, on connaissait son âge et on pouvait supposer sa
taille. Ainsi, mon 210
oncle roger ne nous a jamais quittés. c’est la mort haïtienne. Le vaudou, c’est
cette possibilité de vivre dans un autre espace-temps, qui n’est pas l’espace
catholique, où après la mort tu dois attendre la résurrection et le jour du
Jugement dernier pour connaître ton sort. cette longue attente a toujours fait
frémir les Haïtiens, l’idée de rester dans une tombe à attendre le Jugement
dernier. L’astuce serait de ne pas mourir trop loin du Jugement dernier, sinon on
risque de s’emmerder royalement (et ceux qui sont morts tout au début de
l’histoire de l’humanité?). Toute cette prolifération d’idées, d’opinions, de
croyances, a forgé ma vision de la mort et explique pourquoi j’écris ainsi à
propos de la mort. il reste un fait, quand même privé, qui n’est pas lié à la culture
et qui est une sorte d’inquiétude par rapport à la mort.
Ma conception de la foi est très simple: je crois en Dieu quand il est gentil avec
moi. c’est aussi celle de la plupart de mes compatriotes.
on avait une grande statue de la vierge en porcelaine que le père cassagnol était
venu bénir à la maison. il paraît qu’on l’avait commandée à rome, à l’époque où
les affaires fleurissaient à Petit-Goâve (mon grand-père vendait surtout son café
chez 212
Bombace, dont la maison mère était en italie). c’est le vieux Bombace lui-même
qui s’était occupé de passer la commande à rome. cette statue occupe, dans la
chambre de Da, une place centrale. il y a deux personnages: la vierge et l’enfant
Jésus, qu’elle tient dans ses bras. Ma grand-mère priait la vierge et me laissait le
petit Jésus. c’est ainsi que, depuis toujours, je prie le petit Jésus, jamais le grand,
en souvenir de ma grand-mère et de la foi de mon enfance.
Plus tard, quand je suis allé retrouver ma mère à Port-au-Prince, j’ai un peu
agrandi mon univers de la chrétienté. Ma mère avait déjà un rapport très étroit
avec sainte claire, qui était — mais il y avait peut-être aussi saint Antoine de
Padoue — sa sainte favorite. elle avait ajouté, pour des raisons obscures, la petite
Maria Goretti dans son panthéon qui comprenait aussi, mais à un moindre
niveau, saint Luc, saint Yves, 213
saint Gérard, sainte Anne, saint Joseph. Pour un jeune adolescent, Maria Goretti
apportait un vent de fraîcheur et de jeunesse avec elle. Toutes ces saintes ont
contribué à former chez moi une certaine idée de la beauté occidentale. c’est
ainsi que, arrivé à Montréal en 1976, j’ai d’abord recherché les filles qui
ressemblaient à sainte claire. Sainte claire était pour moi la perfection, ce qui
m’a valu les quolibets d’une jeunesse contes-tataire. imaginez quelqu’un qui
arrive au Québec au milieu des années 70, au moment où l’Église est en train
d’en prendre vraiment pour son grade, et qui, croyant faire un compliment à une
Québécoise, ne trouvait rien de mieux à dire que de la comparer à une sainte
catholique. Je ne comprenais pas pourquoi elles se vexaient à ce point, quand je
croyais leur faire le plus beau compliment qui soit.
J’étais mal tombé alors que, vingt ans plus tôt, j’aurais eu un succès monstre. ce
que je n’acceptais pas dans cette affaire, c’était la légèreté du Québec quant à la
question capitale de l’Église. ils sont venus (les missionnaires québécois)
implanter chez nous le virus de la religion. il y a eu des réticences au début, dues
à certains problèmes techniques. D’abord, on avait déjà notre propre religion, le
vaudou. ensuite, ce n’est pas très important, mais cela fait quand même quelque
chose d’entrer dans une église avec tous ces saints si blancs, sans oublier la Noël
dans un pays tropical alors que toutes les images qui nous parvenaient faisaient
état d’une fête enneigée, et beaucoup d’autres détails que je vous épargne,
comme, par exemple, les prières qui ne semblaient pas trop adaptées à nos
besoins. Bon, on a fermé les yeux sur tout ça pour embarquer dans le train qui
mène à rome, mais eux, à la première crise de la foi, ils ont tout laissé tomber
sans même prendre la peine de nous prévenir, ce qui fait que j’avais l’air
vraiment stupide avec ce compliment à la noix à propos de sainte claire.
214
rence des Anne, claire, catherine, Marie ou elisabeth, et on disait rarement sainte
Maria Goretti, ce qui donnait l’impression qu’elle était encore dans la vie civile.
Je pouvais rêver d’elle sans être certain d’aller en enfer.
Saint Jude, patron des causes désespérées Il n’y a que des femmes dans ce
panthéon.
Ma belle-mère, elle, n’a d’yeux que pour saint Jude, le patron des causes
désespérées (beaucoup d’Haïtiens vouent un culte à saint Jude à cause de sa
fonction stratégique de patron des causes désespérées). en tout cas, il est taillé
sur mesure pour ma belle-mère, dont l’émission préférée à la télévision est
Mission impossible. Ma belle-mère n’était sûrement pas une femme riche quand
elle vivait en Haïti dans cette petite maison bien tenue et qu’elle travaillait
comme infirmière auxiliaire à la cli-nique du Portail Léogâne, et pourtant elle a
toujours envoyé de l’argent à Montréal à ce cher Jude. elle envoyait l’argent (elle
devait gagner moins de cent dollars par mois) à l’archevêché de Montréal, je
suppose. elle me l’a dit comme ça, par hasard, un 215
et après, ils ont le toupet de nous faire croire que leur mission première est
d’aider les pays démunis. il faut le dire haut et clair: pendant des années, de
pauvres femmes haïtiennes, dont ma belle-mère, envoyaient de l’argent à
Montréal, à Paris ou à rome (je suppose en dollars américains) a de puissantes
communautés religieuses. D’une certaine façon, je peux comprendre les dons à
une Église universelle, mais ce que je n’accepte pas, c’est qu’on n’informe
jamais les fidèles italiens, québécois ou français qu’ils reçoivent, eux aussi, de
l’argent venant du tiers-monde. Tous les enfants des pays riches savent qu’ils
doivent envoyer des dons en argent ou en nourriture à ceux des pays pauvres.
c’est quelque chose qui fait partie de leur formation morale. Autrefois, «ils
achetaient un petit chinois»
216
Le vaudou
Tu as évoqué le vaudou, qu’en est-il pour toi? Quelle relation as-tu entretenu et
continues-tu d’entretenir avec le vaudou?
mon oncle roger. en devenant le parrain de mon oncle Yves, il lui était
impossible, selon le vieux code d’honneur des cheva-liers des ténèbres, de
s’attaquer à son filleul. Mais il est quand même venu chez nous, un soir d’orage,
criant à mon grand-père de lui ouvrir la porte car il était poursuivi, soi-disant, par
217
une bande de diables. Mon grand-père n’a pas ouvert à son compère. il se
contentait de faire les cent pas dans la maison.
Tout le monde faisait silence dans la maison. on n’entendait que les coups contre
la porte, les appels déchirants de cet homme de l’autre côté et le bruit sec des pas
de mon grand-père. J’imaginais que cet homme était peut-être en danger,
poursuivi par une bande de voleurs et d’assassins rencontrés sur son chemin.
J’avais tellement peur de le trouver le lendemain matin, devant notre porte,
baignant dans son sang. Le matin suivant, il n’y avait personne derrière la porte,
aucune trace de sang. vers huit heures, voilà Dufresne qui s’amène, frais rasé,
comme chaque matin avant de se rendre chez Bombace, pour son premier café
du jour. Personne n’a évoqué les événements de la nuit précédente. il semblait
d’excellente humeur, félicitant Da à propos de la qualité de premier ordre («Da,
c’est un cinq étoiles») de son café, puis il l’a remerciée de nouveau, en soule-
vant légèrement son chapeau au-dessus de sa tête, avant de continuer sa route.
Les diables de mon enfance
Aujourd’hui, quel regard portes-tu sur ces événements? Un œil amusé?
Je suis obligé d’y croire, comme je crois à l’enfant Jésus. c’est mon devoir de
croire au surnaturel, sinon je suis bon pour un autre métier. c’est durant cette
époque magnifique, mon enfance au cœur de la magie, que ma sensibilité a été
formée. Je ne discute pas de la véracité de tels événements. ce sont des choses
qui m’habitent profondément. Je peux toujours, le jour, 218
en parler, avec un sourire amusé, mais je sais qu’il n’en est pas de même la nuit.
Je fais, depuis mon enfance, le même rêve, exactement le même rêve, au moins
une fois par mois. Les lumières des grandes villes du monde, les voyages, mes
discussions avec de grands esprits, mon statut d’écrivain, mon sens de l’ironie,
mes lectures savantes, rien ne me protège contre ce rêve.
Pendant ce temps, la bande fait des progrès dans notre direction. Ne pas oublier
de fermer cette porte à droite du bureau de mon grand-père, ensuite celle du
salon, encore celle à côté du lit de ma grand-mère et les deux qui se trouvent à
l’arrière, mais tout d’abord les grandes portes qui donnent sur la rue Lamarre.
enfin les fenêtres, celle de la chambre à coucher de Da et celle de l’ancienne
cuisine. Mais les diables sont déjà là. il y a toujours 219
une porte ou une fenêtre qu’on a oubliée, et brusquement on voit apparaître leur
tête dans l’encadrement de la porte ou de la fenêtre. Un peu comme dans les
westerns, quand les indiens attaquent un fort, on voit toujours surgir dans
l’encadrement de la fenêtre la tête d’un indien. Je n’arrive jamais à tout fermer à
temps. Je les vois tourner autour de la maison, l’air menaçant.
Une peur viscérale s’empare alors de moi, où que je sois dans le monde et quel
que soit mon âge. Je me réveille toujours en sueur.
Le plus souvent, ce sont des paysans (je ne sais pas si c’est lié aussi à mon
aventure avec le groupe de rara). Tiens! ils font de la musique aussi. Quand ils
arrivent, tu entends la musique (surtout le son du tambour) de très loin, puis on
se dit que cela ne venait peut-être pas de si loin. ils savent jouer avec l’écho. on
entend la musique très loin et, la seconde d’après, elle est tout à côté. on ne les
voit jamais arriver. Brusquement, ils vous entourent. cela fait peur, mais mon
angoisse est surtout due à cette peur d’avoir oublié de fermer une fenêtre ou une
porte. c’est pour cela que j’ai été si surpris, en arrivant à Montréal, de trouver
des chambres avec une porte et une fenêtre. Pourtant, j’ai continué à faire le
même rêve pendant les quatorze ans que j’ai vécu à Montréal.
brûlantes journées d’été. on ne s’en sert que quand une de mes tantes, surtout
tante Ninine, reçoit ses amies, particulièrement les sœurs rigaud. Un soir, je me
suis couché sur le divan du salon, très fatigué, quand je l’ai vue venir dans ma
direction.
c’est une dame d’un certain âge assez bien faite, bien habillée, le corps bien
proportionné (elle doit faire au plus trente-huit centimètres de hauteur). Je saurai
plus tard, quand j’aurai raconté mon expérience à Da, qu’elle s’appelle
Joséphine et que tout le monde dans la maison l’a vue au moins une fois. Un
assez large visage sur un corps sensuel (elle ressemble en plus âgée à Betty
Boop). elle marche en ondulant des hanches avec beaucoup de grâce. Les gens
qui dorment dans le salon finissent toujours par réveiller la maisonnée avec un
grand cri d’effroi.
Tout le monde sait en Haïti que le psaume Xc éloigne les démons. Son effet est
tellement puissant qu’on a simplement besoin de dire «psaume Xc», sans avoir à
réciter le texte, pour éloigner les petits démons de rien du tout. Mais il y a des
démons qui sont si forts qu’ils récitent le psaume avec vous; à ce moment, on
peut dire que vous êtes dans de beaux draps.
Ne plus pouvoir distinguer le bien du mal, cela doit avoir eu une certaine
incidence sur un jeune cerveau comme le tien à l’époque?
Tout cela a marqué aussi bien ma vie que mes livres. Avoir passé ses premières
années en Haïti vous fait prendre un certain recul par rapport aux notions de bien
et de mal. Mes livres baignent dans une sauce mystique alors que je me sens,
quand je suis maître de moi-même, si loin de tout cela. il faut dire aussi que
j’aime l’idée d’un pays où les dieux circulent encore parmi les hommes, où le
diable ressemble au meilleur ami de la famille, où le mal existe et n’est pas
qu’un sujet de dissertation au bac.
Quand j’étudiais rome et la Grèce, et que je voyais tous ces dieux si proches des
humains, j’avais l’impression d’être dans ma culture, car chez moi c’était encore
pareil. Quand je lis Homère, virgile et tous ces types, je me dis: mais ils
racontent ma vie, mon pays, mon peuple. Les catholiques sont chez nous, les
protestants (les baptistes, les pentecôtistes, les témoins de Jéhovah, les
luthériens, les calvinistes) sont chez nous, et nous avons aussi le vaudou, qui
nous vient d’Afrique. Pour un écrivain, c’est du gâteau. Mais il faut faire
attention, avec un tel matériau. S’il est surutilisé, on peut facilement tomber dans
le folklore.
222
Quand tu écris par exemple des pages inspirées par le vaudou ou que tu dessines
le profil d’un dieu, est-ce que tu fais quelques recherches dans ce sens?
Non, je ne fais pas de recherches, je n’écris pas pour instruire les gens sur quoi
que ce soit. Je sais à peu près autant de choses sur le vaudou que n’importe quel
Haïtien, mais pas plus, ni moins.
Tout ce que je sais vient de mon expérience, de ce que j’ai appris de la vie; je ne
cherche aucunement à épater les gens. J’aurais pu mieux faire, relire les
classiques sur le vaudou, me renseigner auprès des gens plus expérimentés, ou
même recueillir autour de moi ces histoires terrifiantes (on en a à revendre) de
zombis, mais ce n’est pas cela que j’avais en tête. Je voulais dessiner la carte de
la sensibilité spirituelle d’un jeune homme imbibé depuis sa naissance de
vaudou, de catholicisme et de protestantisme. J’imagine à peine ce qu’un
Jacques Stephen Alexis, avec son immense talent, aurait fait avec un sujet
comme Pays sans chapeau. Un homme rentre chez lui après vingt ans et constate
que ses compatriotes n’arrivent plus à distinguer le rêve de la réalité (il a
l’impression que les gens sont morts mais qu’ils ne le savent pas encore). Alexis
aurait fait alterner de brillants morceaux de bravoure sur le vaudou avec des
tranches de vie san-glantes. Le genre de truc avec lequel on peut hardiment
envisager le Nobel. ollivier aurait fait quelque chose de plus tempéré, avec
sûrement plus de profondeur tout en y glissant un essai original sur l’étrange
rapport entre le dictateur et le zombi. ollivier n’aurait pas craché sur le Goncourt.
Me voilà avec ce sujet en or, et j’ai tout fait pour le détruire. L’affaire est que je
n’aime pas l’or. Je rêve qu’un jour, si un lointain lecteur tombe sur ce livre, il
soit en mesure de saisir exactement la sensibilité d’un homme né en Haïti tout au
début des années 50.
223
Frantz, Rico, as-tu encore des liens avec eux? Ont-ils réagi à tes livres?
certains depuis très longtemps. on lit, comme tout le monde, que l’espérance de
vie en Haïti est de quarante et quelques années; on n’y croit pas jusqu’à ce qu’on
approche de ses cinquante ans et que, brusquement, on remarque que beaucoup
de ses amis d’enfance ne sont déjà plus. L’épidémie de malaria qui a ravagé
Petit-Goâve après le cyclone Flora, la tuberculose, la malnutrition, la dictature y
sont pour beaucoup dans cette hécatombe. J’ai eu des nouvelles de Frantz il y a
quelques années: il était complètement drogué à New York, irrémédiablement
perdu. vava était à Port-au-Prince, à un moment, elle avait mal tourné, elle était
devenue une «la fraîcheur», une semi-prostituée, le genre de filles qui pullulent
dans Le Goût des jeunes filles. Quelqu’un me l’a dit, mais je n’ai pas cherché à
la revoir. vava fut le grand soleil rouge de mon enfance. Mon premier amour.
J’avais dix ans, mais il n’y a pas d’âge pour aimer.
elle arrivait toujours dans mon dos, dans cette robe jaune qui est devenue depuis
ma couleur fétiche.
oui, et j’ai été agréablement surpris. La ville n’avait pas beaucoup périclité. Je
m’y suis promené durant des heures. Je n’y avais pas mis les pieds depuis plus
de trente ans. J’ai rencontré des gens que j’avais connus dans mon enfance. et
surtout, j’ai 224
vu que la description que j’ai faite de la ville coïncidait, à part quelques erreurs
mineures, avec l’original. Je ne savais plus, à un moment donné, si j’étais dans la
vie ou dans le rêve, dans la réalité ou dans le roman. J’avais l’impression de me
promener dans mon propre roman.
Je commence à regarder les filles. il n’y a pas moyen de les rencontrer. c’est une
ville surpeuplée. il y a toujours quelqu’un en train de vous regarder, comme ça,
sans aucune gêne. Tu fais partie de son théâtre. il n’y a aucune possibilité d’avoir
le moindre moment intime avec quelqu’un dans cette ville. Le jour, tout le
monde est dehors, mais la nuit il faut arriver à caser, dans les maisons, ces
millions de gens. Au minimum six par chambre. Alors, même les gens mariés
ont de la difficulté…
Bien sûr, ils font des enfants sans arrêt, et pour ce faire, ils doivent bien trouver
un moyen de copuler, mais cela ne veut pas dire qu’ils font l’amour pour autant.
L’acte sexuel exige un minimum d’intimité qui n’est possible que dans la grande
bourgeoisie.
225
on ne le fait pas, on en cause. chaque matin, dans les bureaux des différents
ministères, les types racontent leurs exploits fictifs de la nuit précédente. chacun
sait que l’autre ment mais, quand tout le monde ment, n’est-ce pas d’une certaine
manière une forme de vérité? La vérité à propos de la grande misère sexuelle
dans laquelle vivent les gens. il n’y a pas que «le grand goût de manger», il y a
aussi celui de faire l’amour dans des conditions convenables, c’est-à-dire avec
un minimum d’intimité (dans une chambre fermée). Les gens qui vivent en
Amérique du Nord n’ont aucune idée de l’importance de l’espace. en Haïti, la
grande majorité des gens naissent, vivent et meurent sans avoir jamais été seuls,
pas même durant une heure de toute leur existence.
c’est pour cela que le rêve tient une si grande place dans la vie des gens. on
déforme les détails les plus insignifiants, les situations les plus banales, les
événements les plus ordinaires; c’est ce qui m’avait amené à penser qu’en Haïti
le rêve était en train d’avaler complètement la réalité. Je me souviens d’une
grève que des camarades avaient déclenchée; visiblement, ça n’avait pas marché,
les gens s’étaient rendus à leur travail, le quartier industriel marchait à plein
rendement, les magasins du centre-ville étaient ouverts, la foule indifférente
circulait paisiblement dans la rue
Ainsi donc, nous n’étions pas si terribles que cela. Qu’est-ce qui nous reste
alors? Non, non, je refuse de toucher à cela, car j’ai bien peur que tout l’édifice
ne s’affaisse au moindre doute.
226
Quand tu fais l’amour tout en tendant l’oreille pour savoir si quelqu’un arrive
dans ta direction, ou en plaçant un vigile, mon cousin Miko, à qui je payais un
ticket de cinéma pour ce faire et qui, chaque cinq minutes, venait renégocier le
contrat avec moi, exigeant que j’ajoute une glace ou un pop corn, ceci a pour
effet de vous faire débander. D’un strict point de vue sexuel, ce n’est pas très
drôle d’être un adolescent à Port-au-Prince.
Trop facile?
Peut-être…
Le sang et le pouvoir
Si on parle de sexualité, il y a une de tes phrases sur laquelle j’aimerais que tu
t’expliques: «Dans l’acte sexuel, la haine est plus efficace que l’amour.»
Tout d’abord, le narrateur ne dit pas forcément ce que je pense, et il le dit aussi
dans un certain contexte. c’est l’erreur la plus courante à mon sujet. Parce que
c’est écrit au «je», on m’identifie automatiquement au narrateur. c’est difficile de
repérer mon opinion personnelle puisqu’il m’arrive de la mettre dans la bouche
de qui je veux, quelquefois même dans la bouche d’un personnage pas très
recommandable. De toute façon, ce que je pense réellement n’a aucune espèce
d’importance. Je suis tous les personnages de mon univers. et j’écris précisément
parce que j’ai du mal à accepter un monde unidimensionnel. Je prends soin de
toujours glisser dans la même page un autre personnage qui s’oppose à l’opinion
du narrateur. Le narrateur n’est pas omniscient, voilà un aspect que les lecteurs
négligent assez souvent. ils préfèrent croire qu’ils ont raison et que le narrateur a
tort. Quand on leur signale le fait qu’il y a un autre personnage qui professe une
idée différente de celle du narrateur, ils vont jusqu’à penser que c’est eux qui ont
insufflé ce commentaire au personnage. ou, mieux encore, ils s’empres-228
J’ai beau leur dire que je suis celui qui a écrit les deux arguments, ils restent
totalement indifférents à une telle vision des choses (un monde appréhendé sous
plusieurs angles), qu’ils qualifient d’absurde. et quand certains lecteurs
m’accusent de cynisme en se référant à tel passage de Comment faire l’amour
avec un Nègre sans se fatiguer, je leur demande de ne pas oublier que je suis
aussi celui qui a écrit ce livre de tendresse filiale qu’est L’Odeur du café. ils me
complimentent alors pour toute la douceur qu’on retrouve dans L’Odeur du café
ou Pays sans chapeau, sans effacer pour autant l’accusation de cynisme à cause
de Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer. c’est pour cela que je
demande toujours à mon interlocuteur de situer les citations dans leur contexte.
D’accord pour cette nouvelle mise au point, mais je n’avais pas dit que tu
prenais cette phrase à ton compte… Néanmoins, pourquoi ce cynisme dans
comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer ?
Tout se passe dans la tête des personnages, pour ne pas dire dans leur
conscience. La violence est injectée dans les veines des protagonistes, à la
manière de l’héroïne. D’ailleurs, il s’agit de drogue. De drogue sexuelle. Le but,
c’est de rendre dingues 229
elles viennent chez ces deux Nègres comme chez leur dealer.
Dans ces rapports, la tendresse est exclue. Le sexe mis à nu. Pas de bullshit. Les
Nègres savent, comme les dealers, que s’ils ne répondent pas correctement à la
demande, les filles ne revien-dront plus.
et cet affrontement se passe uniquement dans le lit. cela ne touche en aucun cas à
la vraie nature du pouvoir. c’est toujours intéressant de voir travailler ces jeunes
filles qui semblent nettement au courant de la puissance presque destructrice des
fantasmes que leur image de blancheur et d’innocence provoque chez le Nègre
tout en sachant que cette violence leur reviendra en boomerang. et elles aiment
ça. en tout cas, elles préfèrent de loin cette baise cannibale à la baise à la petite
semaine avec leurs copains de l’université déjà abrutis par le féminisme ambiant.
enfin des types qui appellent un chat un chat et qui jouent avec elles comme le
chat avec la souris tout en sachant que c’est elles qui emporteront le morceau à
la fin. reconnaissons-leur au moins ces deux pouvoirs (on est en Amérique du
Nord).
D’abord, le pouvoir de mettre fin à la relation à tout moment.
Noirs ne sont pas des Nègres, et toutes les blondes ne sont pas des Blanches.
Pourquoi?
Le Nègre, c’est celui qui garde encore dans son être intime les stigmates de
l’esclavage, et la Blanche, c’est la chair du maître.
ce titre, comme ce livre, me semble dix fois plus violent que Comment faire
l’amour avec un Nègre sans se fatiguer.
Plutôt un moyen de se rapprocher du pouvoir. c’est ce qui se passe avec les filles
du Goût des jeunes filles. ces filles sont en Haïti la version féminine des
personnages de Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer. c’est
l’autre versant.
tons-macoutes, tout en sachant que ce pouvoir sera emporté par la première fille
plus sexy ou plus agressive qu’elle. ce pouvoir repose uniquement sur sa
présence physique: ça va tant que tu es la plus sensuelle. Ne la plains pas: elle
sait qu’elle est assise sur une fourmilière. et que ce léopard (le corps d’élite des
tontons-macoutes) qu’elle est parvenue à dompter ne l’est jamais complètement,
et qu’à tout moment il pourrait se révéler ce tueur froid que les autres craignent.
Le tonton-macoute sait qu’il est tout-puissant tant que durera le gouvernement (il
a au moins une espèce de certitude même si rien n’est jamais sûr dans ce pays),
mais pour la jeune femme qui tient le pouvoir parce qu’elle est la maîtresse d’un
tonton-macoute, le coup d’État est à chaque coin de rue puisque la moindre fille
bien roulée est une menace.
Je crois que c’est toujours la même chose, avec des variantes à chaque
génération. Le racisme existe encore en Amérique du Nord, et la même situation
de violence sociale perdure toujours à Port-au-Prince.
Nègre sans se fatiguer, j’ai été insulté, durant le Salon du livre de Montréal, par
des couples mixtes qui trouvaient que mon livre ne disait pas leur vérité. Je leur
ai répondu que, bien sûr, je ne parlais pas d’eux, que leur bonheur ne regardait
qu’eux, que cela n’était d’aucun intérêt pour moi, que je ne parlais que des types
qui draguent dans des bars fréquentés par des gens de races différentes, et que
c’était ça qui m’intéressait. Je voulais savoir ce qui attirait ces jeunes filles
blanches dans ces bars fréquentés par des Nègres, jusqu’à ce qu’une jeune fille
blanche me demande, un jour, d’une voix toute gorgée de naïve curiosité, ce que
les Nègres disaient d’elles quand elles n’étaient pas présentes. Sa question me
semblait digne d’intérêt. voilà, c’est tout.
Mais encore…
c’est plutôt une circonférence qu’une ligne droite. il y a eu, durant ces trente
dernières années, le cas des femmes, le cas des Noirs, le cas des indiens — on a
tout passé en revue sans rien régler. on a plutôt changé de sujet chaque fois que
ça commen-
233
La langue
La langue que tu utilises, volontairement simple, tu la voulais avant tout
efficace?
La langue est un vêtement, et l’élégance suprême, pour moi, c’est plutôt quand
on ne remarque pas le costume. Je n’essaie pas de la cacher, je tente de
l’éliminer. La culture m’intéresse, pas la langue. c’est pour cela que la
francophonie me laisse totalement froid. La langue vulgaire me suffit
amplement. Si le musicien est mauvais, tu peux lui donner un Stradivarius que
ça ne changera rien. Je regrette de ne pas avoir connu l’anglais au moment où
j’écrivais Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer, sinon je
l’aurais écrit en anglais. D’ailleurs, je l’ai écrit en anglais, en tout cas c’est ce
que j’ai dit à David Homel, mon traducteur: «Mon vieux, cela va être facile pour
toi puisque c’est déjà écrit en anglais, seuls les mots sont en français.» il a pensé
que c’était une boutade. ce n’est que quand il eut commencé à traduire le livre
qu’il m’a appelé pour me donner raison. il a tout de suite reconnu le beat
américain. c’est un livre américain écrit, curieusement, en français.
Et le créole?
L’Odeur du café est un livre écrit en créole. Quand j’ai envoyé le manuscrit à
mon éditeur, celui-ci m’a fait remarquer un fait assez étrange. S’il comprenait
tous les mots, il peinait quelquefois à comprendre le sens de certaines phrases.
J’ai repris tout de suite le manuscrit pour finir par découvrir que c’était la
syntaxe du créole. D’une certaine façon, il était pratiquement impossible d’écrire
un livre qui raconte mon enfance à Petit-Goâve dans une langue autre que le
créole. Je l’ai écrit en français parce 234
çais. Mais tout le livre se trouvait baigné dans une culture haï-
tienne dont le créole est l’épine dorsale. J’ai repris le manuscrit afin d’établir le
texte en français.
çais. D’ailleurs, l’un des personnages signale qu’ils sont en train de parler créole
depuis un certain temps, alors qu’ils n’avaient pas arrêté de parler français. Le
fait est que je me perds dans ce fouillis linguistique. Je suis traversé par
différentes langues, par différentes coutumes, par différentes histoires, qui se
livrent une guerre incessante pour savoir qui va dominer mon esprit.
Pour le moment.
Pas plus… Je ne suis surtout pas le genre d’écrivain qui n’exis-terait pas sans la
langue française. Bon, admettons qu’il faille une langue pour écrire, ce que je
déplore d’ailleurs. Je trouve que, bien souvent, on se complique la vie, car si l’on
veut exprimer ses sentiments à quelqu’un, un bouquet de fleurs me semble plus
efficace qu’un joli discours (d’accord, ça dépend des cas). Dans un livre, si le
mot n’est pas écrit, il n’existe pas.
Bien sûr, il y a le non-dit, les pensées qu’il faut lire entre les lignes, mais, dans la
grande majorité des cas, il faut s’employer à former les phrases pour dire nos
états d’âme. Je n’arrive pas à 235
comprendre l’idée de la beauté d’une langue, voilà une chose qui ne me touche
pas. Toutes les langues, si l’on veut s’exprimer de cette manière, sont sûrement à
la fois belles et laides. Une langue maternelle ne pourra jamais être laide. on n’a
pas assez de distance pour un tel point de vue esthétique. Au fond, je n’en sais
rien et je m’en fous. il y a toute une littérature à laquelle j’ai tourné le dos, parce
que les écrivains qui s’y réfèrent perdent plus de temps à sculpter la langue qu’à
raconter une histoire, je trouve que ce côté maniaque révèle plutôt un manque de
confiance en soi et dans la langue. on devrait pouvoir vivre avec ce qu’on trouve
autour de soi. comme si on s’était retrouvé, après une tempête, sur une île
déserte. Là encore, je me sens plus proche des écrivains américains, qui
préfèrent des images concrètes, simples, précises, plutôt que de filer de brillantes
métaphores.
peut être perçue dans ce cas comme une miraculeuse porte de sortie. Alors que la
créolité suppose, jusqu’à nouvel énoncé, qu’on expose au grand jour ce qui était
jusqu’alors caché. on veut montrer maintenant au grand jour ce qu’on nous avait
poussé à mépriser auparavant. et c’est nous-même. il faut bien s’aimer un peu.
Bien sûr, mais la littérature ne sert pas à dispenser l’amour de soi. Mais on
n’écoute pas. il s’agit de notre dignité. on va leur montrer qui on est. Nos racines
à l’air. Nos tripes à l’air. on court fouiller dans les greniers. on remplace les pipes
de nos vieux par des micros. Une véritable diarrhée verbale s’est emparée d’un
chapelet d’îles. on parle, on écrit, on raconte. Toute l’histoire d’un peuple bradée
en une génération.
on s’adore. on veut que les autres nous voient beaux, nous admirent pour la
richesse de notre culture, nous respectent pour notre capacité de résistance à
l’épreuve (l’esclavage ou les cyclones). oui, mais cela n’a rien à voir avec la
littérature.
essayez plutôt les tribunaux si vous vous sentez lésés quelque part. Mais il s’agit
de notre propre histoire qu’on a occultée depuis des siècles. Possible, mais là
encore un bon avocat saurait quoi faire. on veut prouver notre existence, mais
tout cela nous mènera si loin de l’art qu’il sera difficile d’y revenir. et, à mon
avis, seul l’art constitue un langage capable de nous libérer de la condition de
colonisé.
237
c’est le côté le plus suspect. cette langue me paraît trop travaillée, trop formelle,
trop colorée. Dans le meilleur des cas on se rapproche du réalisme merveilleux
de carpentier (et on sait aujourd’hui l’échec retentissant de cette manière trop
baroque qui nous éloigne totalement de la vie réelle des jeunes Sud-Américains
ou des caribéens). Dans le pire des cas, on se trouve en présence d’un bon
catalogue du ministère du Tourisme. on attire trop l’attention du lecteur sur les
mots, ces mots si appé-
Un autre aspect qui te différencie des écrivains haïtiens et aussi des écrivains
caribéens, c’est ton souci constant de vouloir immiscer le quotidien dans la
littérature, les objets du quotidien.
pas les anglophones), je sens chez eux comme une peur du quotidien. Le
quotidien est l’ennemi à abattre. Pour le moment, ils se contentent de l’ignorer.
Tous ces types (je parle de ces écrivains du tiers-monde) voyagent pourtant sans
arrêt, grands consommateurs de gadgets occidentaux, notamment le télé-
Alors ils se tournent vers les légendes et les mythes, où il n’y a aucun risque de
rencontrer ces objets diaboliques que l’on veut cacher à notre conscience. ce qui
constitue un immense mensonge. Pour moi, le quotidien est fondamental: il nous
empêche de rêver au-dessus de nos moyens.
Pour conclure, le narrateur qui, dans tous tes livres, porte le nom de Vieux Os,
dans Pays sans chapeau, porte ton nom. Il devient Laferrière. Est-ce une manière
de marquer la fin, de dire: «C’est cohérent, c’est bouclé, puisque je donne mon
nom, je signe.»
Dans la mythologie haïtienne, dès que quelqu’un dit son vrai nom, c’est fini, il a
enlevé le masque. il a montré son vrai visage.
diens ont enlevé le maquillage, c’est fini, il n’y a plus de possibilité de revenir
sur scène, le sacré s’est bien envolé. vieux os, c’est le personnage de l’enfance,
celui de l’intimité. Ma grand-mère 239
m’a appelé ainsi, ma mère a gardé ce surnom durant toute mon adolescence.
vieux, c’est le personnage que l’auteur a créé pour pouvoir survivre dans la
jungle nord-américaine. on le sent vif comme un jeune tigre en chasse. Mais, à
l’intérieur de vieux, vieux os continue de cheminer. c’est la part de tendresse.
Dans L’Odeur du café, le premier livre de cette «autobiographie amé-
ricaine», le narrateur dit qu’on ne doit pas connaître votre vrai nom, votre nom
secret, car celui qui le connaîtra pourra faire de vous son esclave. Dans le dernier
roman, Pays sans chapeau, vieux os livre son vrai nom.
C’est une manière de marquer la fin? De dire: «Ça y est, la comé-
oui, le type a enlevé son maquillage, c’est fini. il ne peut plus remonter sur
scène.
en tout cas, pas avec ce masque-là. en dix livres, j’ai pu longuement présenter
ma vision du monde. cette longue interroga-tion de la vie. cette course folle du
temps. Je me sens un peu fatigué. Peut-être, un peu plus tard, j’envisagerai
quelque chose sans savoir la forme que cela prendra.
oh, j’aime bien voyager, je vois des carnets de voyage, des histoires pour
endormir les enfants, quelques chansons. Au fond, je n’en sais rien. ce qui est
sûr, c’est que je n’entreprendrai plus jamais ce genre de truc capable de vous
bouffer en un clin d’œil quinze ans de votre vie.
240
Le cinéma?
J’ai déjà commencé avec le scénario de Comment faire l’amour avec un Nègre
sans se fatiguer. Je viens de finir le scénario du Goût des jeunes filles. et le
réalisateur a pris une option sur Chronique de la dérive douce. J’aime bien l’idée
de faire des films avec les livres. Au fond, je me suis toujours pris pour un
cinéaste. Je viens juste de remarquer que je m’étais trompé de métier, juste
quand c’est trop tard. c’est moi tout craché, ça. Je vois beaucoup de choses que
je pourrais faire mais je n’ai pas de projets.
Je me suis battu pendant quinze ans pour arriver à pouvoir dire un jour: je n’ai
pas de projets. Un homme sans projets. Quel rêve! voilà, c’est moi.
L’histoire de ce petit garçon, vieux os, qui vit avec sa grand-mère dans une petite
ville de province d’Haïti. ces deux-là, vieux os et Da, sa grand-mère, partagent
une réelle complicité.
241
Da passe son temps à boire du café sur la galerie, assise sur sa vieille dodine.
vieux os, couché à ses pieds à observer les fourmis rouges ou noires qui vaquent
à leurs occupations dans les interstices des briques jaunes, ne perd pas une miette
du mouvement des gens dans la rue. Da offre du café à ceux qui passent devant
sa porte. vieux os a dix ans. il est amoureux et il a la fièvre. Tout se confond dans
sa tête: est-il amoureux à cause de la fièvre ou a-t-il la fièvre parce qu’il est
amoureux? c’est difficile de savoir. on a l’impression que la galerie de Da se
trouve légèrement au-dessus de la ville. Peut-être même au-dessus du monde.
extrait:
Vers deux heures de n’importe quel après-midi d’été, Da arrose la galerie. Elle
pose une grande cuvette remplie d’eau sur un des plateaux de la balance et, à
l’aide d’un petit seau en plastique, elle jette l’eau sur la galerie, d’un coup sec
du poignet. Avec un torchon, elle nettoie plus attentivement les coins. Les
briques deviennent immédiatement brillantes comme des sous neufs.
J’aime m’allonger sur la galerie fraîche pour regarder les colonnes de fourmis
noyées dans les fentes des briques. Avec un brin d’herbe, je tente d’en sauver
quelques-unes. Les fourmis ne nagent pas. Elles se laissent emporter par le
courant jusqu’à ce qu’elles réussissent à s’agripper quelque part. Je peux les
suivre comme ça pendant des heures.
çons et des filles. rico et Frantz, les amis de vieux os. et vava, celle qu’il aime
sans oser le lui dire, ne se trouvant pas assez bien pour elle. c’est Frantz le plus
beau du groupe. Toutes les filles 242
sont folles de lui. La ville, cette fois, n’est plus aussi tranquille.
Beaucoup de gens sont arrêtés, surtout ceux qui pouvaient représenter une
menace quelconque pour le pouvoir. Les choses se détériorant un peu plus
chaque jour, Da décide d’envoyer vieux os retrouver sa mère, à Port-au-Prince.
extrait:
Je suis prêt depuis quatre heures du matin. Ma valise, appuyée contre la porte
d’entrée. Gros Simon avait dit à Da qu’il passerait me prendre vers six heures.
Da ne s’est pas couchée de la nuit. J’ai fait semblant de dormir. De temps en
temps, je soulève la pointe du drap pour regarder Da en train de marcher dans
toute la maison. Elle marmonne quelque chose que je n’arrive pas à
comprendre. Est-ce un chant, une prière ou un monologue? Je tends l’oreille,
mais je ne parviens à saisir aucun mot. Elle essuie sans cesse tout (les meubles,
les verres sur la panetière, les images saintes, les statuettes) comme si on était
en plein jour. Finalement l’aube. Et Marquis qui se met à aboyer sans raison. Se
doute-t-il de quelque chose?
Je le prends par le cou. Il me lèche tout le visage. Da nous regarde, debout dans
l’encadrement de la porte. Finalement, on entend le ronflement du camion de
Gros Simon.
tude d’une petite ville de province pour tomber dans la chaudière d’huile
bouillante de Port-au-Prince. il a du mal à comprendre cet univers brutal où
surtout les gens semblent impolis, 243
toujours pressés comme des fourmis folles. François Duvalier vient de mourir, et
c’est son fils Jean-claude qui le remplace.
vieux os vit avec sa mère et ses tantes qui l’adorent, mais le barricadent dans sa
chambre. c’est une ville pleine de pièges.
Une vraie jungle. Heureusement que dans la maison d’en face niche une grappe
de filles magiques. vieux os passe son temps à la fenêtre à les observer, rêvant de
se trouver un jour là-bas, dans le dortoir des jeunes filles. c’est ce qui arrivera
effectivement durant un week-end partagé entre le désir et la peur. Pour passer
du monde calfeutré de l’enfance à celui plein de risques de l’adolescence, il ne
lui aurait suffi que de traverser la rue.
extrait:
Voix off — Je regarde par la fenêtre de ma chambre. Une pluie légère. Les
voitures passent dans un chuintement. De l’autre côté du trottoir, c’est la maison
de Miki. Toujours pleine de rires, de cris, de filles. Miki habite seule ici, mais
elle a beaucoup d’amis.
Il y a toujours deux ou trois voitures garées devant sa porte, prêtes à partir pour
la plage, pour un restaurant à la montagne ou pour le bal. Tous les jours. Et
moi, je dois étudier mon algèbre.
S’il n’y avait que Miki. Mais voici Pasqualine qui s’étire comme une chatte
persane. Marie-Michèle est un peu snob, et Chou-pette aussi vulgaire qu’une
marchande de poissons. La bouche méprisante de Marie-Erna et les fesses dures
de Marie-Flore. Les hommes ne sont pas toujours les mêmes. Quant à moi, je ne
bouge pas de la fenêtre de ma petite chambre. À l’étage. Je rêve du jour où j’irai
au paradis, c’est-à-dire en face. Pour cela, dit-on, il faut mourir. C’est la
moindre des choses.
La chair du maître…
Autant Le Goût des jeunes filles se passait dans un monde clos (la chambre des
jeunes filles), autant La Chair du maître éclate, 244
littéralement dans tous les sens, pour finalement présenter un portrait en pied de
Port-au-Prince. Les histoires se passent à Port-au-Prince surtout, mais aussi à
Pétionville, cette banlieue riche de Port-au-Prince. Sexe, races, classes, histoire
et politique y sont entremêlés.
extrait:
Pêche miraculeuse. On comprend aussi que des policiers parmi les plus féroces
soient placés dans cette zone rouge pour nous empêcher de dévorer, comme il
convient, ces succulentes petites mulâtresses aux lèvres rouges de désirs
contenus qui nous viennent de ces massives demeures scandaleusement juchées
au flanc de la montagne Noire. Elles arrivent toujours en jeep, une raquette de
tennis à la main. C’est que la drogue est un attrape-bourgeoises. On leur refile
la coke (au prix fort), et on a, en prime, le droit d’entendre les petits cris aigus
de ces exquises petites Nadine, Régine, Stéphanie, Florence, Karine, nymphettes
aux longues jambes et aux grands yeux presque verts de peur.
ce livre raconte la dernière nuit de vieux os en Haïti. Son meilleur ami Gasner
raymond vient de mourir, abattu par les tontons-macoutes. La mère, apprenant
par un colonel que son fils est en danger de mort, lui demande de quitter le pays,
sans 245
rien dire à personne, dès le lendemain. Tout le livre se passe durant cette
interminable nuit où le narrateur finira par découvrir le visage nu du pouvoir.
Mais ce qu’il veut vraiment, lui, c’est rencontrer Lisa, la jeune fille à qui il n’a
jamais pu dire son amour. et revoir une dernière fois ses amis: Ézéquiel, le fou
de Miles Davis, Manu, le génial musicien tout à fait désespéré, Philippe, l’ami si
proche de son cœur, les filles du bordel Brise-demer… Durant cette odyssée, il
rencontrera un homme, un homme ou un dieu du vaudou, qui lui facilitera le
passage.
extrait:
Je serai donc seul pour affronter ce nouveau monde. Comme ça, du jour au
lendemain. Un univers avec ses codes, ses symboles.
Une vil e nouvel e à connaître par cœur. Sans guide. Ni dieu. Les dieux ne
m’accompagneront pas. L’ancien monde ne pourra m’être d’aucun secours. Au
contraire, il me faut tout oublier de mes dieux, de mes monstres, de mes amis, de
mes amours, de mes gloires passées, de mon été éternel, de mes fruits tropicaux,
de mes cieux, de ma flore, de ma faune, de mes goûts, de mes appé-
tits, de mes désirs, de tout ce qui a fait jusqu’à présent ma vie, si je veux
continuer à vivre dans le présent chaud et non sombrer dans la nostalgie du
passé (ce présent que je vis encore et qui deviendra passé dans moins de trente
secondes, au moment où l’avion quittera le sol d’Haïti). Et Montréal ne m’attend
pas.
dire qu’il a quitté son pays à vingt-trois ans. D’où cette manie de rappeler son
âge dans chacun de ses livres. comme tous ceux qui vivent en dehors de leur
pays, il comptera son temps, de même que l’avare compte son or. on le voit
déambuler dans la ville, l’œil vif. Pourtant ce n’est pas le regard d’un touriste
puisqu’il n’oublie jamais qu’il est là pour rester. vers la fin de l’année, il quitte
son job et annonce à son boss qu’il veut devenir écrivain.
extrait:
tropicale en folie
Je ne suis pas un
touriste de passage
va le monde,
et ce qu’ils font
sur la planète.
247
au pays natal,
après le lunch,
et je lui ai dit
Et c’est pour écrire comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer, son
premier livre…
extrait:
Éroshima suit…
extrait:
Quoi qu’il arrive, je ne bougerai pas du lit. Il n’y a rien de plus neuf que de se
réveiller dans un loft aménagé par une Japonaise. Je dors sur un futon dans une
pièce éclairée, brillante et presque nue.
L’appartement est un peu concave comme si je nichais dans une coupe à cognac.
Je ne sais rien du zen. J’ai écrit ces récits cet été. Vite, très vite, en tapant avec
un seul doigt sur ma vieille Remington.
Je ne sais rien du Japon, et le Japon ne sait rien de moi. J’aime la Bombe parce
qu’elle explose.
L’apocalypse viendra, c’est sûr, par une magnifique journée d’été. Un de ces
jours où les filles sont plus radieuses que jamais.
249
Après Éroshima arrive en trombe cette grenade dans la main du jeune Nègre est-
elle une arme ou un fruit?
… qui est une réflexion sur l’Amérique, le succès, l’écriture, une sorte de bilan
sur les vingt dernières années du narrateur en terre nord-américaine. en quoi
vivre en Amérique du Nord a-t-il changé sa vie? se demande le narrateur en
prenant un ton un peu sceptique. il remet en question sa posture même d’écrivain
en déclarant: Je ne suis plus un écrivain nègre.
extrait:
oui, d’une certaine façon, le voyage est terminé. il ne lui reste qu’à retourner au
point de départ pour boucler la boucle. c’est Pays sans chapeau. Le livre du
retour. il retrouve un pays méconnaissable, complètement ravagé par la misère,
avec un pied dans la réalité, et l’autre dans le rêve.
extrait:
Cette fine poussière sur la peau des gens qui circulent dans les 250
rues entre midi et deux heures de l’après-midi. Cette poussière soulevée par les
sandales des marchandes ambulantes, des flâ-
neurs, des chômeurs, des élèves des quartiers populaires, des miséreux, cette
poussière danse dans l’air comme un nuage doré avant de se déposer doucement
sur les visages des gens.
Une sorte de poudre de talc. C’est ainsi que Da me décrivait les gens qui
vivaient dans l’au-delà, au pays sans chapeau, exactement comme ceux que je
croise en ce moment. Décharnés, de longs doigts secs, les yeux très grands dans
des visages osseux, et surtout cette fine poussière sur presque tout le corps. C’est
que la route qui mène à l’au-delà est longue et poussiéreuse. Cette oppressante
poussière blanche.
L’au-delà. Est-ce ici ou là-bas? Ici n’est-il pas déjà là-bas? C’est cette enquête
que je mène.
Ce sont les dix tomes qui forment un seul livre. On voit bien la cohérence.
oui, c’est ce livre, «Une autobiographie américaine», que j’ai mis quinze ans à
écrire.
Justement, rien.
Après toutes ces questions, il n’en reste qu’une. Mais qui est-il donc, à la fin, ce
gros malin, ce rusé de première classe, farouchement indépendant, apparemment
timide et capable d’audaces inattendues? Un vrai menteur ou plutôt un menteur
vrai?
251
Est-il l’adolescent troublé par le «goût des jeunes filles» et les frasques de la
maison d’en face?
Est-il Vieux, l’un des deux jeunes Haïtiens, héros de son premier roman, qui,
entre deux lectures de Henry Miller et du Coran, écrivent (un peu), parlent
(beaucoup), font l’amour (plus encore), et vivent ainsi quelques «jours
tranquilles» à Montréal?
Est-il cet écrivain refusant les étiquettes, mais les acceptant toutes (ou presque)
pour mieux les dénoncer dans tous les salons, colloques et autres
rassemblements littéraires, où il est tour à tour invité aux titres d’écrivain
francophone, caribéen, haïtien, québé-
cois, canadien…?
Est-il cet écrivain qui a mis sa vie dans sa littérature, à moins qu’il n’ait mis sa
littérature dans sa vie?
252
Bernard Magnier
253
254
Avant d’écrire
13
16
L’exil du père
22
L’école haïtienne
26
30
Le voyage à Port-au-Prince
33
Un univers féminin
36
41
47
49
52
Je suis une rock star
55
59
63
La culture ambiante
66
255
Le réalisme merveilleux
78
82
90
93
101
Le cyclone Duvalier
101
Une bouffée de violence
105
106
111
114
Je voyage à l’œil
118
L’image poétique
122
124
128
132
139
145
147
150
152
Sur le féminisme
153
156
La posture de victime
159
161
Les préparatifs
165
256
La guerre commence
167
171
175
L’accueil
178
186
Je suis en Amérique
187
190
193
196
La fameuse liste
197
Écrire à distance
199
Temps du livre, temps du passé, temps retrouvé
202
Le livre de l’immobilité
204
205
207
209
La mort haïtienne
210
211
213
215
Le vaudou
217
221
224
Le sang et le pouvoir
228
La langue
234
257
238
239
241
251
258
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L’Isle au dragon
Le Fou du père
Opération Rimbaud
Iotékha’
François Gravel
Benito
Louis Hamelin
ce que je meure?
Betsi Larousse
Cowboy
Monique Larue
Le Joueur de flûte
Copies conformes
La Rage
La Gloire de Cassiodore
Louis Lefebvre
Louis-Bernard robitaille
Le Collier d’Hurracan
Gabrielle roy
Évangéline
Alexandre Chenevert
Françoise Loranger
Bonheur d’occasion
Mathieu
André Major
La Folle d’Elvis
L’Hiver au cœur
La Détresse et l’Enchantement
Le Vent du diable
Yann Martel
La Montagne secrète
Paul en Finlande
Stéfani Meunier
La Route d’Altamont
Marco Micone
Rue Deschambault
Le Figuier enchanté
christian Mistral
Jacques Savoie
Vacuum
Valium
Vamp
Mauricio Segura
Vautour
Côte-des-Nègres
Hélène Monette
Gaétan Soucy
Crimes et Chatouillements
L’Acquittement
L’Immaculée Conception
Unless
La petite fille qui aimait trop les allumettes Pierre Monette
Joseph-charles Taché
Dernier automne
Forestiers et Voyageurs
Émile Nelligan
Poésies
L’Envoleur de chevaux
Daniel Poliquin
Miriam Toews
L’Écureuil noir
Drôle de tendresse
La Kermesse
Lise Tremblay
Monique Proulx
La Sœur de Judith
Marie Uguay
Poèmes
Yvon rivard
Carnets de naufrage
Le Milieu du jour
Chercher le vent
L’Ombre et le Double
Le Siècle de Jeanne
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à gatineau (québeC).
Dany Laferrière est né à Port-au-Prince. Il est l’auteur de répôC
plusieurs romans, dont, au Boréal, Vers le sud (2006), Je suis Dany Laferrière
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un écrivain japonais (2008) et L’Énigme du retour, qui lui a valu le prix Médicis
2009. Il vit à Montréal, où il est également journaliste et chroniqueur.
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ENTRETIEN AVEC BERNARD MAGNIER
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ISBN 978-2-7646-2058-8
Imprimé au Canada
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