Du Matériel À L'immatériel Dans Le Droit Des Biens: Les Ressources Du Langage Juridique

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Du matériel à l’immatériel dans le droit des biens

Les ressources du langage juridique

Daniel GUTMANN
Professeur à l’Université de Picardie Jules Verne

RÉSUMÉ. — Le développement des réalités immatérielles met à l’épreuve le droit des biens
en tant que celui-ci constitue un système linguistique. S’il apparaît, à l’analyse, que de
nombreux concepts actuels peuvent être adaptés analogiquement à de nouveaux types de
biens, il convient toutefois de mesurer les effets pervers d’un « forçage » systématique du
système du droit des biens.

« Attendu que s’il est permis de surfer librement sur les autoroutes de l’information,
les navigateurs sont tenus de respecter les défenses anti-invasion d’autrui ». Un attendu
de principe imaginaire et nous voici, comme par magie, transportés dans le monde mer-
veilleux et poétique des métaphores. Transportés, oui, car le grec metaphora signifie lui-
même « transport », et c’est métaphoriquement qu’Aristote définissait la métaphore
comme le transport à une chose d’un nom qui en désigne une autre 1. Ainsi, par une
étonnante convergence, la terminologie des internautes retrouve aujourd’hui la méta-
phore du transport, en reprenant les termes de navigation, de surf ou d’autoroute pour
désigner une circulation immatérielle. Comme nous sommes frais, encore, devant la
suggestivité de ce langage…
Mais, le jour où la Cour de cassation s’appropriera ce langage, c’en sera fini des
métaphores. C’en sera fini, car il faut être profane pour apprécier la poésie des images

1 Poétique, 1457 b. Dumarsais, quant à lui, montrait bien que par la métaphore, «   o n
transporte, pour ainsi dire, la signification propre d’un nom à une autre signification, qui ne
lui convient qu’en vertu d’une comparaison qui est dans l’esprit » (Dumarsais, Des Tropes ou
des différents sens dans lesquels on peut prendre un même mot dans une même langue, Paris,
1824 (1re éd. 1730), pp. 167-68). On trouve la même idée dans le Dictionnaire universel de
Furetière (préf. P. Bayle, précédé d’une biographie et d’une analyse de A. Rey, SNL-Le Robert,
1978) qui définit la métaphore comme une « figure de rhétorique, qui se fait quand un nom
propre d’une chose se transporte à une autre qui n’en a point, lorsqu’elle est plus élégamment
expliquée par le nom transposé qu’on lui applique, que par celui qu’elle pourrait avoir
naturellement, comme quand on dit, la lumière de l’esprit, brûler d’amour, flotter entre
l’espérance et la crainte ».

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suggestives, et les véritables poètes sont ceux qui ne deviennent jamais des profession-
nels de la parole. Par contraste, le technicien, qu’il soit ou non juriste, finit immanqua-
blement par oublier l’instant de raison où tel terme qui figure dans son jargon s’y est
transporté en venant d’un autre champ. Le technicien a besoin de termes utilisables,
qu’il regarde froidement comme des instruments de travail. Ainsi l’instant poétique de la
métaphore s’évanouit-il dès que le terme transposé s’immobilise dans sa dimension
purement technique  2. La métaphore s’endort, et devient catachrèse 3. C’est pourquoi
nous avons oublié qu’il y avait de la métaphore dans les notions juridiques de plainte,
d’action oblique, de cassation, de détournement, de transfert, d’extinction de créance, de
déguisement… ou de droit 4. C’est pourquoi nous oublierons que la navigation, les
virus, les défenses, étaient initialement des métaphores, et nous gloserons, en juristes,
sur le sens technique des mots employés.
Il est donc encore temps de s’interroger. Est-ce bien la peine, puisque toute beauté
est éphémère, d’importer dans notre langue juridique des termes nouveaux empruntés à la
langue commune ou à d’autres vocabulaires techniques ? La question paraît à certains
égards dérisoire, puisqu’il est à parier que le pouvoir créateur de la pratique en matière
terminologique déjouera toujours les prédictions doctement élaborées par les théoriciens
du droit. Mais il faut bien que vivent les théoriciens ! De sorte qu’il est permis de se
demander si notre terminologie juridique actuelle ne suffit pas à appréhender, au-delà
d’Internet 5, la dématérialisation générale des opérations et des objets du commerce juri-
dique 6, ainsi que le développement de valeurs totalement imperceptibles par les sens 7.

2 Il y a là une confirmation en creux de l’idée, présente chez le Doyen Carbonnier, selon


laquelle la métaphore et l’analogie répondent à un « besoin de poésie » (Droit civil, t. 1 ,
Introduction, PUF, 1994, n° 159, p. 253).
3 Sur ce phénomène, v. C. Perelman et L. Olbrechts-Tyteca, Traité de l’argumentation. La
nouvelle rhétorique, préf. M. Meyer, 5e éd., Ed. Université de Bruxelles, 1992, p. 546 et s .   ;
G. Cornu, Linguistique juridique, Montchrestien, 1990, pp. 79-81 ; B. Frydman, « Les
formes de l’analogie », RRJ 1995. 1053 et s., spéc. p. 1062 ; M.-Cl. Prémont, Le langage
du droit, th. Laval, Québec, 1996, p. 126.
4 Comme on a pu le remarquer, le mot droit est une métaphore : le terme vient de directum
(en ligne droite), qui implique, au figuré, l’idée de ce qui est conforme à la règle. Cette image
se retrouve dans la plupart des langues étrangères : diritto, derecho, Recht, right (M. Planiol,
Traité élémentaire de droit civil, t. I, 1904, 3e ed., n° 1, p. 1).
5 En faveur de l’idée selon laquelle Internet ne nécessite pas un droit spécifique, cf.
Conseil d’État, Internet et les réseaux numériques, La Documentation Française, 1998.
Contra, J. P. Barlow, auteur d’une « Déclaration d’indépendance du Cyberspace » affirmant :
« vos concepts juridiques […] ne s’appliquent pas à nous. Ils sont basés sur la matière. Il n’y
a pas de matière ici » (cit. par J.-F. Chassaing, « L’Internet et le droit pénal », D. 1996.
chron. 329 et s., spéc. p. 329).
6 Pour une réflexion non juridique sur cette tendance, cf. C. Goldfinger, L’utile et le futile.
L’économie de l’immatériel, Odile Jacob, 1996. Pour les enjeux juridiques, v. p. ex. J.-P.
Chamoux (dir.), L’appropriation de l’information, Librairies Techniques, 1986 ; E-M.
Savouret, « Droit des biens incorporels. Incorporels : vers une adaptation de notre
droit ? », D. Aff. 1997. 750 et s, et les références citées infra.
7 L’immatériel est ici assimilé à l’incorporel, avec toutes les réserves qui doivent accom-
pagner cette assimilation. On sait en effet que certaines réalités immatérielles ont histori-
quement été assimilées à des biens corporels. C’est le cas, notamment, du droit de propriété
(v. à ce sujet F. Zénati et T. Revet, Les biens, PUF « Droit fondamental », 1997, n° 45, p .
59). Ce devrait encore être le cas, selon certains, des valeurs mobilières (v. notamment D. R.

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La question n’est à première vue qu’une reformulation du problème classique des


lacunes du droit. Toutefois, ce problème se pose ici de façon particulière pour une
double raison. Tout d’abord, la lacune est généralement présentée comme une anomalie
ponctuelle du système juridique, résultant du fait que dans tel ou tel cas précis, le droit
ne paraît pas apporter de solution au problème posé. Or, la question qui nous occupe est
d’une toute autre ampleur car le développement des réalités immatérielles oblige à
s’interroger sur l’existence de lacunes, non pas ponctuelles, mais bien structurelles 8.
En outre, ces lacunes affectent, au-delà d’un ensemble normatif, un ensemble linguis-
tique. L’immatériel met à l’épreuve la complétude du système des concepts juridiques
ayant pour vocation d’appréhender le réel, en tant que ce système de concepts est aussi
un système linguistique 9. De fait, c’est bien l’esprit de système qui explique la
prétention du code civil de décrire de façon exhaustive les biens et les droits sur les
biens. Et c’est la même ambition qui anime une doctrine civiliste qui ne cesse, siècle
après siècle, de dénoncer les abus de langage et les confusions terminologiques dont le
droit des biens est le théâtre 10.
En somme, la question des lacunes prend ici l’allure d’une interrogation sur les res-
sources structurelles d’un système linguistique. La formulation de cette conclusion per-
met de comprendre toute l’importance qui s’attache à la question de la recevabilité en la
matière du raisonnement par analogie. Comme l’a bien montré Norberto Bobbio, ce
__________
Martin, « De la nature corporelle des valeurs mobilières (et autres droits scripturaux) », D.
1996. chron. 47 et s.). En tout état de cause, les notions même de matière et de corps posent
problème, ainsi que les rapports entre matière et corps. En témoigne, par exemple, la posi-
tion d’un auteur qui qualifie l’information de « forme ou [d’]état particulier de la matière ou de
l’énergie susceptible d’une signification » et en conclut qu’il s’agit d’une réalité « maté-
rielle et incorporelle » (J.-C. Galloux, « Ébauche d’une définition juridique de l’infor-
mation », D. 1994. chron. 229 et s., resp. n° 25 et 27, p. 233). Certains pensent trouver une
définition plus satisfaisante des biens immatériels dans leur identification à des objets
intellectuels (en ce sens, cf. K. Troller, Manuel du droit suisse des biens immatériels, t. I,
Helbing & Lichtenhahn, Bâle et Francfort-sur-le-Main, 1992, p. 1).
8 La nouveauté du problème doit cependant, comme en toute chose, être relativisée,
notamment si l’on admet avec F. Zénati que le Code civil de 1804 admettait parfaitement la
propriété des choses incorporelles (F. Zénati, « Pour une rénovation de la théorie de la
propriété », RTD civ. 1993. 305 et s., spéc. p. 309). Pour l’appréhension des réalités
immatérielles par les mécanismes classiques du droit des biens, cf. d’ailleurs l’article 588 sur
l’usufruit d’une rente viagère, l’article 2075 sur le nantissement des droits de créances et
autres meubles incorporels, l’article 2118 sur la possibilité d’hypothéquer un usufruit,
l’article 1983 sur la propriété des rentes viagères, l’article 2181 sur la propriété des droits
réels immobiliers, etc.
9 La notion de système linguistique peut susciter une certaine perplexité. Elle est pourtant
fructueuse, du moins si l’on définit le système comme la « disposition des différentes parties
d’un art ou d’une science dans un ordre où elles se soutiennent toutes mutuellement, et où les
dernières s’expliquent par les premières » (Condillac, Traité des systèmes, OC, I, 121). Les
fruits de cette définition pour la pensée juridique ont déjà été retirés par F. Terré, Introduction
générale au droit, Précis Dalloz, 4e éd., 1998, n° 34, p. 38.
10 L'abus de langage toujours dénoncé est la prétendue confusion romaine entre le droit de
propriété et son objet. La critique est sous la plume vigoureuse de Mourlon (Répétitions
écrites sur le premier examen du Code Napoléon, t. 1, 5e éd., Paris, 1858, p. 643). On la
retrouve à l’identique au XXe siècle (par ex. R. Rodière, V° Possession, Encycl. Dalloz, 1974,
n° 5). Mais on critique plus volontiers aujourd’hui les abus de langage… des interprètes des
Romains (cf. F. Zénati, « Pour une rénovation de la théorie de la propriété », préc.).

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mode de raisonnement constitue en effet le moyen privilégié par lequel un système par-
vient à trouver à l’intérieur de lui-même la solution à un cas qu’il n’avait pas prévu.
Pour reprendre la terminologie utilisée par cet auteur, le raisonnement par analogie est
un procédé d’auto-intégration dans un système juridique d’un cas non expressément
résolu par celui-ci. Il s’oppose en cela aux procédés d’hétéro-intégration par lesquels le
comblement de la lacune s’opère par création ou application d’une règle juridique exté-
rieure au système 11.
En matière linguistique, la transposition de cette thèse s’opère aisément et débouche
sur l’ultime question qui fonde toutes les autres : du matériel ou immatériel, doit-on
passer par analogie ou par néologie ? On tentera de répondre en examinant dans un pre-
mier temps les éléments soutenant la pertinence du raisonnement par analogie (I). On se
demandera cependant, dans un second temps, si le prix à payer pour la survie du système
linguistique du droit des biens ne risque pas d’être la transformation des concepts fonda-
mentaux du droit des biens en des flatus vocis dépourvus de toute signification, transpo-
sés à des objets auxquels ils ne conviennent nullement à la seule fin de survivre dans
une unité purement verbale (II).

I. — Il est assez aisé de plaider en faveur de l’intégration analogique des réalités


immatérielles dans le système du droit des biens pour la simple raison que c’est la thèse
soutenue de façon plus ou moins implicite par la doctrine dominante. Le raisonnement
se développe en deux phases : pour que les réalités immatérielles s’insèrent dans nos
schémas de pensée, il faut tout d’abord démontrer qu’elles sont des biens (A). Il faut
ensuite vérifier que l’on peut adapter par analogie les concepts juridiques relatifs aux
prérogatives sur ces biens (B).

A. — La qualification de bien s’applique aux réalités immatérielles sans difficulté


majeure. Il suffit, pour s’en convaincre, de faire valoir que la notion de bien n’est pas
dépendante de facteurs matériels, car elle désigne plus largement les valeurs économiques
susceptibles de figurer dans le patrimoine 12. Toute chose utile et rare, donc douée de
valeur, serait donc un bien 13. Cette affirmation masque évidemment la complexité des
rapports entre utilité, rareté et valeur, mais dans le cadre restreint de notre raisonnement,
cela importe peu. Il suffit, pour recevoir les réalités immatérielles dans le droit des
biens, de détacher la notion de bien de la substance concrète de la réalité, pour ne retenir
du réel que les qualités qu’il présente pour l’homme.

11 « Analogia », in Novissimo digesto italiano, I, Utet, Torino, 1957, p. 601 et s .   ;


reproduit in Contributi ad un dizionario giuridico, G. Giappichelli, coll. « Analisi e
diritto », Serie teorica 15, p. 1 et s., spéc. p. 7.
12 A. Piédelièvre, « Le matériel et l’immatériel. Essai d’approche de la notion de b i e n   » ,
Les aspects du droit privé en fin du XXe siècle (Etudes M. de Juglart), 1986, p. 55 et s.
13 Pour ce type d’approche, cf. E. Mackaay, « La propriété est-elle en voie d’extinc-
tion ? », in Nouvelles technologies et propriété, Actes du colloque tenu à la Faculté de droit
de l’Université de Montréal les 9 et 10 nov. 1989, Ed. Thémis, Litec, 1991, p. 217 et s. ; J.-
M. Mousseron, « Valeurs, biens, droits », in Mélanges Breton-Derrida, Dalloz, 1991, p .
277 et s., spéc. pp. 279-80 ; J.-M. Mousseron, J. Raynard, T. Revet, « De la propriété
comme modèle », Mélanges offerts à André Colomer, Litec, 1993, p. 281 et s. ; V. aussi J .
Carbonnier, Droit civil, t. 3, Les biens, PUF, 1992, p. 93.

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Tout le problème est alors de savoir si cette définition qualitative, et non plus sub-
stantielle, résiste à l’épreuve de la classification des biens entre meubles et immeubles.
Il y a problème, en effet, car la distinction entre meubles et immeubles s’inspire his-
toriquement d’un critère matériel, celui de la mobilité : or, les biens immatériels, tels
que les créances par exemple ne sont, à proprement parler, ni mobiles, ni
immobiles 14. La dichotomie établie par l’article 516 du code civil ruinerait-elle l’effort
d’abstraction réalisé pour qualifier de biens les réalités immatérielles ? On sait qu’il
convient, en l’état actuel de notre droit, de répondre par la négative.
Tout d’abord, les droits sur un objet matériel empruntent à cet objet sa nature mobi-
lière ou immobilière. Le code civil élabore ici une sorte de métonymie juridique, qui
revient à donner à un bien le statut d’un objet avec lequel il entretient un lien étroit 15.
Il s’agit donc d’une transposition à la taxinomie juridique de la figure de discours par
laquelle un objet est désigné par le nom d’un autre objet existant séparément mais lié au
premier par une relation privilégiée 16.
Quant aux biens incorporels qui ne peuvent se réduire à un droit sur un objet maté-
riel, on sait que le code civil les range par le moyen de la fiction dans la catégorie com-
posite des meubles par détermination de la loi, catégorie dans laquelle il est vain de
rechercher une analogie substantielle entre meubles matériels et meubles immaté-
riels 17.
Le recours à la métonymie et à la fiction semble donc démontrer l’inaptitude du rai-
sonnement par analogie à ordonner les réalités immatérielles dans la dichotomie entre
meubles et immeubles. À s’en tenir au droit positif actuel, cette conclusion est exacte.
Mais pour ceux qui pensent que le critère véritable de la distinction entre meubles et
immeubles est celui de la valeur du bien, il suffit de répliquer que tous les biens se res-
semblent en ceci qu’ils ont une valeur, plus ou moins élevée. D’un point de vue pure-
ment théorique, donc, des biens matériels et immatériels peuvent être qualifiés identique-
ment dès lors qu’ils ont une valeur comparable. Au prix d’une émancipation de la sub-

14 R. Savatier, « Vers de nouveaux aspects de la conception et de la classification juri-


dique des biens corporels », RTD civ. 1958. 1 et s., spéc. n° 1, p. 2.
15 Pour la notion de métonymie, v. Fontanier, Les figures du discours, Flammarion, 1968
(1re éd. 1821). Selon cet auteur, la métonymie est un trope par correspondance, tandis que la
synecdoque constitue un trope par connexion : la synecdoque est la désignation d’un objet
par le nom d’un autre objet avec lequel il forme un ensemble, l’existence de l’un se trouvant
comprise dans l’existence de l’autre. On peut aussi estimer, suivant H. Morier, que la parti-
cularité de la synecdoque est d’opérer « dans un ensemble extensif, et nommant l’un des
termes d’un rapport d’inclusion pour exprimer l’autre ». La synecdoque serait donc « essen-
tiellement quantitative ; la métonymie, qualitative » (Dictionnaire de poétique et de rhéto-
rique, PUF, 3e éd., 1981, V° Synecdoque).
16 La métonymie juridique doit à notre sens être clairement distinguée de l’analogie, car
elle ne se fonde nullement sur le constat d’une ressemblance entre deux termes, mais plutôt sur
celui d’un lien. On comprend donc mal l’argumentation de B. Frydman tendant à faire de la
métonymie un aspect de l’analogie (« Les formes de l’analogie », art. préc., p. 1058). Cela
n’empêche pas le droit de recourir fréquemment à la métonymie dans un sens technique. On
peut ainsi distinguer des métonymies fondées sur l’affectation (le meuble qualifié d’immeuble
par destination), sur l’incorporation (la personne dans le corps, le droit dans le titre), sur
l’intention (la substance de la chose réduite à la qualité envisagée par l’errans).
17 Sur cette fiction, cf. A.-M. Leroyer, Les fictions juridiques, th. Paris II, 1995, t. I, n°
201, p. 225 et s.

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stance des choses et de la lettre du Code, il est intellectuellement concevable de sauve-


garder notre système linguistique.
C’est la même tentative d’abstraction qui justifie la redéfinition des prérogatives juri-
diques sur les biens immatériels.

B. — L’intégration analogique des biens immatériels dans le système de la langue


progresse en deux étapes : après avoir procédé à l’adaptation des concepts juridiques rela-
tifs aux opérations ponctuelles sur les biens, il sera possible de tenter une adaptation de
la notion de propriété elle-même.

1. – La première étape peut être illustrée par une réflexion sur la notion de saisie.
Dans le langage courant, et dans une conception juridique élémentaire, la saisie consiste
à s’emparer matériellement du bien d’autrui. Partant, la saisie ne saurait porter sur des
biens immatériels, tels les créances, qu’au prix d’une extension métaphorique de la
notion de saisie. Une créance ne serait pas, à proprement parler, saisissable. Elle ne le
serait que « pour ainsi dire », et l’on est presque tenté de parler ici de « quasi-
saisie » 18. Pourtant, la catachrèse aidant, il est aujourd’hui parfaitement admis que la
saisie des biens incorporels est une saisie au sens plein. Cela tient au fait qu’en réalité,
la notion de saisie n’a nullement changé : aujourd’hui comme hier, la saisie consiste à
instituer à la demande d’une personne l’indisponibilité d’un bien appartenant à une
autre 19. La saisie des biens immatériels a donc permis de dévoiler la véritable
définition de la saisie, c’est-à-dire une définition dépouillée de toute composante
matérielle, recentrée autour de son essence. En ce sens, l’instant de raison qui a permis
l’extension métaphorique de la saisie n’a fait que révéler l’analogie profonde qui existe
entre la saisie d’un bien matériel et la saisie d’un bien immatériel.
Ce qui a changé, en revanche, c’est que le recentrage de la définition nous a forcé à
nous distinguer plus clairement la notion de saisie et le régime de la saisie. Songeons en
effet que, tant que la saisie était définie en référence à un élément matériel, l’actualisa-
tion concrète de la saisie (le fait de s’emparer du bien) était confondue avec la définition
théorique (théoriquement, la saisie était le fait de soustraire le bien à la maîtrise maté-
rielle d’autrui). Par contraste, la saisie au sens actuel n’est concevable qu’à la condition
de distinguer clairement notion et régime. Mieux encore, le raisonnement nous a permis
de comprendre comment il est théoriquement concevable qu’un concept juridique unitaire
puisse, sans s’altérer, donner naissance à des régimes juridiques distincts.
Le raisonnement est applicable à de multiples domaines 20. Ainsi, le virement ban-
caire peut être considéré comme une véritable remise formant le prêt ou un véritable don

18 C. Perelman et L. Olbrechts-Tyteca rappellent qu’« on a souvent conseillé, pour faire


accepter la métaphore, de la préparer ou de l’atténuer par des précautions. Cicéron, et après lui
Quintilien, conseillent d’introduire les métaphores trop hardies au moyen d’expressions
telles "pour ainsi dire", "si j’ose m’exprimer ainsi" » (Traité de l’argumentation…, § 87, p .
538, et les références citées).
19 Cf. Ph. Théry, « La saisie des valeurs mobilières et des droits d’associé », JCP éd. E,
1993. 239, n° 5.
20 La question de la possibilité de la possession des droits (la quasi-possession romaine)
ne se pose pas si l’on estime, avec F. Terré et Ph. Simler, que la possession est toujours
l’exercice de fait des prérogatives d’un droit. Peu importe que ce droit soit le droit de propriété

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manuel, parce que l’essence de ces opérations ne réside pas dans la matérialité du trans-
fert, mais dans l’opération de dessaisissement elle-même 21. Semblable réflexion
s’applique au gage portant sur des biens immatériels, qui peut s’analyser comme une
autre forme de dessaisissement 22, même si celui-ci n’a pas une dimension maté-
rielle 23. En reproduisant le raisonnement, on peut encore avancer que la signature
électronique est une véritable signature, car l’essence de celle-ci ne réside pas dans sa
matérialité mais dans l’émission d’un signe permettant d’identifier le signataire et
d’exprimer sa volonté 24. Plus avant dans l’abstraction, on pourra aussi estimer qu’un
site informatique est un « domicile » s’il constitue effectivement un lieu où se localise
l’intimité de la personne 25… Enfin, et s’il est permis de faire une brève incursion dans
un tout autre domaine, on peut aussi se demander si la notion juridique de filiation, loin
d’être primairement ancrée dans la matérialité du lien de sang et fictivement instituée par
l’adoption, ne serait pas au contraire révélée en son essence par l’institution de l’adop-
tion. En somme, toutes les fois que le mécanisme essentiel désigné par un concept peut
être simultanément reconstruit et dévoilé au contact des réalités immatérielles, il n’est
nul besoin de créer des concepts nouveaux.
C’est bien ce qui explique les nombreux efforts déployés en doctrine pour justifier
l’application aux réalités immatérielles du concept de propriété.

2. – Le concept de propriété est au cœur des interrogations de la doctrine au sujet des


droits portant, non seulement sur les créances ou les œuvres de l’esprit, mais aussi sur

__________
ou un autre droit, et peu importe la confusion terminologique qui nous conduit alors à parler,
dans le premier cas, de possession d’une chose corporelle, et dans le second cas, de
possession d’un droit (Droit civil, Les biens, Dalloz, 4e éd., 1992, n° 139 et s.). Il est à
craindre, cependant, que le problème ne soit beaucoup plus complexe…
21 En ce sens, par exemple pour le don manuel, v. Cass. 1re civ. 12 juill. 1966, D. 1966.
614, note J. Mazeaud. Sur le virement comme remise d’une monnaie scripturale, Paris, 3 1
janv. 1986, RTD com. 1986. 418, obs. Cabrillac et Teyssié, et l’analogie parfaite formulée
par M. Cabrillac : « le virement est […] dans le domaine de la monnaie scripturale ce qu’est
la tradition dans le domaine des espèces » (Lamy « Virement », et J.-Cl. Banque et Crédit,
1990, fasc. n° 290).
22 Le mécanisme du gage portant sur un bien immatériel doit être distingué de la
« dématérialisation » du droit de rétention (selon le titre de l’article de F. Derrida, Mélanges
Voirin, LGDJ, 1966, p. 177 et s.), qui désigne notamment des opérations de dépossession
symbolique portant sur des objets matériels (connaissement maritime, warrant agricole, etc.).
23 Cf. le gage de compte d’instruments financiers instauré par la loi du 2 juillet 1996, qui
constitue un gage avec dépossession. Pour certains, cependant, il aurait été mieux venu de
parler de gage avec dépossession fictive, car « c’est en recourant à des fictions que l’on peut
transposer des règles conçues pour des biens matériels » (D. Legeais, « Gage de comptes
d’instruments financiers », RD. bancaire et de la bourse, n° 64, nov.-déc. 1997, p. 225 et s . ,
spéc. n° 5, p. 226).
24 À ce sujet, cf. D. Syx, « Vers de nouvelles formes de signature ? Le problème de la
signature dans les rapports juridiques électroniques », Droit de l’Informatique 1986.3, p. 133
et s., spéc. n° 8, p. 134. Plus largement, cf. I. Dauriac, La signature, th. dactyl, Paris II,
1997.
25 P.-Y. Gautier, note sous Trib. gr. inst. Paris (ord. réf.), 14 août 1996, D. 1996. 489.
L'ordonnance est également commentée par F. Olivier et E. Barbry (JCP 1996. II. 22727).
L’assimilation de pages « privées » à un domicile doit toutefois être rejetée lorsque les
informations qui y figurent sont accessibles à tous les internautes.

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les contrats, sur les informations, ou même sur les utilités multiples d’un même bien
matériel.
Or, la difficulté de parler de propriété des biens immatériels vient du fait que la pro-
priété, dans la définition traditionnelle qu’en donne le code civil, n’est pas une préroga-
tive sur un bien, mais un faisceau de prérogatives – usus, fructus, abusus. D’où la ques-
tion suivante : peut-on redéfinir cumulativement l’essence de l’usage, de la jouissance et
de la disposition ?
La doctrine favorable à l’extension de la notion de propriété ne s’attaque que rarement
de façon frontale à cette difficulté. Par un raccourci saisissant, elle tente de cerner, non
l’essence de chacune des prérogatives énoncées par l’article 544 du code civil, mais celle
de la propriété en général. Le raisonnement repose alors sommairement sur le syllo-
gisme suivant :
- L’essence de la propriété consiste à délimiter des pouvoirs exclusifs sur les biens
pour trancher les conflits suscités par leur valeur et leur rareté 26.
- Or, les réalités immatérielles suscitent de tels conflits.
- Donc le droit de propriété est adapté aux réalités immatérielles.
Objecterait-on que les régimes juridiques applicables aux différents biens incorporels
sont trop dissemblables les uns des autres pour être rangés derrière l’étendard unique du
droit de propriété ? Que la conception extensive de la notion de propriété adoptée par le
Conseil constitutionnel et la Cour européenne des droits de l’homme « vient simple-
ment du souci de protection des intérêts particuliers que l’on range sous la "bannière" du
droit de propriété parce qu’elle seule est visée dans les textes [et que] l’assimilation serait
plus utilitariste que conceptuelle » 27 ? Il sera répondu que l’essence de la propriété
n’est aucunement atteinte par la pluralité des régimes contingents qui l’expriment 28, et
qu’il est au contraire naturel que la fonction unitaire de la propriété se décline en autant
de régimes différents qu’il y a de biens de nature dissemblable. De ce raisonnement paraît
découler, en bonne logique, que la propriété peut parfaitement prendre la forme d’un fais-
ceau de prérogatives non conforme au tryptique de l’article 544 : du moment que
l’essence de la propriété est respectée, peu importe la fidélité au modèle initial 29.
Le raisonnement tenu au sujet de la propriété constitue l’exacte transposition du rai-
sonnement tenu précédemment au sujet d’opérations particulières. Au prix d’une disso-
ciation entre la notion de propriété et son régime, à la condition d’un dévoilement
constructif de la notion de propriété, voici le système linguistique préservé.
Reste à savoir si ce raisonnement, poussé à l’extrême, ne risque pas en réalité
d’altérer la substance de notre système linguistique au lieu de le sauver.

26 En ce sens, p. ex., J-M. Mousseron, J. Raynard, T. Revet, « De la propriété comme


modèle », in Mélanges offerts à André Colomer, Litec, 1993, p. 281 et s. ; E. Mackaay,
« La propriété est-elle en voie d’extinction ?…», p. 219 et s.
27 En ce sens, Ph. Malaurie et L. Aynès, Droit civil. Les biens. La publicité foncière, 4e
éd. par Ph. Théry, Cujas, 1998, n° 207, p. 66.
28 En ce sens, M. Fabre-Magnan, « Propriété, patrimoine et lien social », RTD civ.
1997. 583 et s., spéc. n° 19 et 28, pp. 598 et 606.
29 On est donc surpris qu’un auteur parle de « quasi-propriété » de la force de travail au
seul motif que l’abusus est exclu du tryptique classique (T. Revet, La force de travail (Etude
juridique), préf. F. Zénati, Litec, Bibl. de droit de l’entreprise, t. 28, 1992, n° 351, p. 3 9 4   ;
n° 587, p. 612).

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DU MATÉRIEL À L’IMMATÉRIEL DANS LE DROIT DES BIENS 73

II. — L’intégration analogique des réalités immatérielles dans le droit suscite parfois
des difficultés dont on ne peut sous-estimer l’importance, ce qui conduit à penser qu’en
matière de terminologie, toute nouveauté n’est pas toujours un mal.

A. – Pour évoquer les obstacles rencontrés par l’adaptation analogique des concepts
juridiques, le plus simple est de partir de l’exemple désormais classique du vol et du
recel d’informations. Le débat était fort vif jusqu’à ce qu’un arrêt de la Cour de cassation
décide que l’information n’est pas une chose recelable 30. Selon la Cour, une informa-
tion, quelle qu’en soit la nature et l’origine, échappe aux prévisions des articles répri-
mant le recel. Cette solution s’explique, à n’en pas douter, par la nécessité d’interpréter
strictement la lettre de l’article 321-1 du nouveau code pénal qui paraît bien se référer au
fait matériel de la détention du produit tangible d’un crime ou d’un délit. L’information
étant un contenu intellectuel intangible, elle ne peut être recelée.
Certes. Mais la prudence de la Cour de cassation procède sans doute aussi du constat
que l’information est dotée d’ubiquité, ce qui n’est pas le cas d’autres réalités immaté-
rielles telles que les créances, par exemple. Si une personne recopie sur son ordinateur le
contenu d’une disquette appartenant à une autre personne, ce contenu informationnel pré-
sentera la particularité d’exister identiquement en deux endroits à la fois, sans avoir fait
l’objet d’une véritable soustraction 31. Or, cette ubiquité ne pose pas seulement pro-
blème au droit pénal. Elle oblige aussi le civiliste à repenser des droits subjectifs sur
l’information en prenant pour acquit que plusieurs personnes peuvent être titulaires de
droits concurrents et légitimes sur le même objet. Il conviendra de concilier, par exem-
ple, le droit du détenteur d’une banque de données et le droit de la personne objet de
l’information, ou encore le droit de l’individu sur son information génétique et le droit
du chercheur ayant fait une découverte sur ce matériel génétique 32. D’un point de vue
théorique, il faudra donc se demander s’il est véritablement possible de ramener le droit
sur l’information à une figure connue telle que le droit de propriété, alors notamment
que le propre de l’information est de se dérober au caractère exclusif de l’appropria-
tion 33.
C’est ici que le bât blesse. Pour justifier l’idée d’une propriété sur l’information, il
n’existe en effet aucun moyen véritablement satisfaisant. Certes, rien, sauf l’amour de la
cohérence, n’interdit de minimiser l’importance de la définition de la propriété, en

30 Cass. crim. 3 avril 1995, D. 1995. somm. 320, obs. Pradel ; JCP 1995. II. 22429,
note Durieux ; Dr. pén. 1995, n° 175, comm. Véron ; Gaz. Pal. 1995. 1. 264, note D. Perrier
Daville ; D. 1995. somm. 320, obs. Pradel ; Rev. sc. crim. 1995. 599, chron. Francillon ;
et ibid. 1995. 821, obs. Ottenhof ; Légipresse 1995. III. 59, note C. Grellier.
31 Sur l’incidence de l’ubiquité sur le traitement juridique des réalités immatérielles, cf. K.
Troller, Manuel du droit suisse des biens immatériels…, p. 43.
32 E. Mackaay, « La propriété est-elle en voie d’extinction ? »…, pp. 235, 240 et s.
33 Le même raisonnement peut être tenu en droit d’auteur. Comme on l’a justement écrit,
« alors que le droit de propriété vise à assurer l’emprise privative absolue d’un sujet sur un
objet, le droit d’auteur s’attache, quand l’auteur y a consenti, à garantir les modalités de
l’utilisation publique d’une œuvre. On est en présence d’un droit introverti et d’un droit
extraverti » (J.-S. Bergé, La protection internationale et communautaire du droit d’auteur.
Essai d’une analyse conflictuelle, préf. P. Lagarde, LGDJ, Bibl. de Droit Privé, t. 226, 1996,
n° 108, 82).

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74 L'IMMATÉRIEL

constatant que cette définition varie au gré de ses usages. Rien n’interdit, par conséquent,
de donner de la propriété des définitions purement « terminologiques » 34. Il semble
d’ailleurs que ce soit la voie choisie avec un pragmatisme certain par un auteur qui,
après avoir défendu pied à pied l’idée de l’appropriation de l’information, conclut son
propos en affirmant : « qu’on dénomme ou non "propriété" ce nouveau droit en quête
d’opposabilité […], peu importe au fond » 35.
Il est cependant frappant de constater que les auteurs favorables à l’adaptation de la
notion de propriété refusent d’accepter le relativisme radical qui se fait jour dans les défi-
nitions « terminologiques ». Bien plutôt, ils préfèrent élargir la définition de la pro-
priété de façon considérable, au point de réconcilier la multipropriété de l’ancien régime
avec la propriété du code civil, gommant au passage l’évidence de la rupture révolution-
naire 36. Plus sûrement, ils n’hésitent pas à donner de la propriété les définitions les
plus floues, pour en faire, par exemple, la technique de base permettant l’échange en
société 37, voire le modèle ultime du droit subjectif 38. On serait alors propriétaire
d’une information comme on peut être propriétaire de son chien, de ses créances, de sa
vie privée 39, de ses sentiments ou de ses actes. La propriété deviendrait une affaire de
jeu de mots, un modèle tantôt « adopté » tantôt « reproduit » de façon « fidèle » ou

34 L'adjectif est emprunté au Doyen Cornu, qui oppose définitions « terminologiques »


et définitions « réelles » (« Les définitions dans la loi », in Mélanges Vincent, Dalloz,
1981, p. 77 et s., spéc. 81 et s). Les premières se bornent à préciser le sens d’un mot employé
dans tel ou tel texte particulier, tandis que les secondes visent à la généralité. L’auteur relève
que, traditionnellement, la notion de propriété appartient à l’ensemble des termes faisant
l’objet d’une définition réelle (p. 87). Il note également que la définition réelle peut être
considérée comme supérieure à la définition terminologique en ce qu’elle accède à un certain
degré de généralité, d’abstraction et de rationalité. En cela, elle constitue un instrument
efficace de codification (p. 90). Où l’on retrouve le lien entre terminologie et esprit de
système évoqué à titre liminaire.
35 P. Catala, « La « propriété » de l’information », in Mélanges Raynaud, Dalloz,
1985, p. 97 et s., spéc. n° 35, p. 112. L'article est reproduit in Le droit à l'épreuve du numé-
rique. Jus ex machina, PUF, 1998, p. 245 et s.
36 Pour une illustration, cf. D. Mélélo-Briand, « Les multiples utilités économiques des
biens : approche de la propriété simultanée », in Mélanges Claude Champaud, p. 467 et s .
Quant à E. Mackaay, il ne paraît pas gêné par « la question […] de savoir si, en matière de
données nominatives, nous ne sommes pas en train de redécouvrir l’institution de la propriété
simultanée » (« La propriété est-elle en voie d’extinction ? »…, p. 242).
37 H. Burkert, « Nouveaux objets ou nouveaux droits. Une tentative de synthèse », i n
Nouvelles technologies et propriété…, p. 209 et s., spéc. p. 210.
38 Clairement en ce sens, E. Mackaay, « La propriété est-elle en voie d’extinc-
tion ? »…, pp. 241 et 247 (l’auteur énonce que la propriété est le « prototype des droits
privés »).
39 L’idée d’une propriété de la vie privée a été soutenue en doctrine. Selon M. Contamine-
Raynaud, « à l’instar du droit de propriété, [le droit que l’on possède sur sa vie privée] confère
l’usus et le fructus, c’est-à-dire le droit de jouir de façon privative de sa vie privée et celui de
l’utiliser pour en recueillir les fruits » […] ; de même que le propriétaire a le droit de jouir et
de disposer de son bien, de même la personne pourra jouir et disposer librement de sa vie
privée. Cependant les attributs du droit de propriété ne s’exercent que dans les limites prévues
par l’article 544 lui-même, c’est-à-dire "pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les
lois ou les règlements" » (« Le secret de la vie privée », in Y. Loussouarn et P. Lagarde
(dir.), L’information en droit privé, Travaux de la conférence d’agrégation, préf. Y.
Loussouarn, LGDJ, 1978, p. 401 et s., spéc. n° 8, pp. 412-13-).

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DU MATÉRIEL À L’IMMATÉRIEL DANS LE DROIT DES BIENS 75

« rudimentaire » 40, en bref un paradigme sur lequel on pourrait divaguer à l’infini sur


le mode métaphorique. Le droit privé dans son ensemble – hormis peut-être certains
aspects du droit des personnes – ne serait plus qu’une vaste broderie sur le canevas du
droit de propriété.
Mais cet impérialisme du droit de propriété suscite à son tour deux objections fon-
damentales.
La première est que l'élargissement du domaine de la propriété ne peut être opéré
qu’au nom d’une conception extrêmement large de la fonction de la propriété. Or, cet
élargissement fonctionnel confine à l’absurde, lorsqu’il s’agit ni plus ni moins de lui
faire jouer le rôle de soubassement général de la vie en société. Sans doute est-ce là le
prix à payer pour dépasser l’inévitable conflit entre les partisans d’une approche libérale,
théologique ou marxiste au sujet de la fonction du droit de propriété. Mais cela ne fait
que démontrer que la définition fonctionnelle de la propriété pèche forcément, soit par
excès de précision donc d’arbitraire, soit par abus de généralité.
La seconde objection tient au fait qu’il paraît méthodologiquement très douteux de
définir un concept juridique par le seul énoncé de sa fonction. C’est en effet confondre la
signification d’un concept avec son utilité ou sa finalité sociale. Et, pour notre propos,
il importe de veiller à ce que la tentative d’insertion des réalités immatérielles dans le
droit ne soit pas la cause d’un véritable détournement du processus de définition juri-
dique. S’il est vrai que le raisonnement analogique doit permettre de révéler l’essence
sémantique des concepts juridiques, il n’est pas satisfaisant théoriquement que les défini-
tions juridiques disparaissent purement et simplement au profit de la référence à des
fonctions sociales.
Cette opacification sémantique de la terminologie juridique s’est au demeurant déjà
réalisée à l’occasion de la réception des biens immatériels dans la dichotomie entre
meubles et immeubles. Au non-juriste qui demande ce qu’est un meuble, le juriste doit
en effet répondre : soit qu’il s’agit d’un bien visé par les articles 516 et suivants du
code civil, ce qui n’est pas une définition ayant un contenu sémantique ; soit qu’il s’agit
d’un objet de faible valeur, ce qui n’est pas conforme au droit positif ; soit enfin qu’il
s’agit d’un objet dont le droit envisage avec faveur la circulation, ce qui est une
définition exacte du point de vue du régime, mais tellement éloignée de la signification
commune du mot « meuble » que l’on pourrait sans dommage supprimer la notion
juridique de meuble et parler de « concept n° 1 », ou de « catégorie X   »  41. On ne
peut donc prétendre définir un concept juridique par sa fonction sans s’interroger, plus
fondamentalement, sur la fonction de la nomination des concepts juridiques.
Or, si les concepts juridiques sont nommés autrement que par des numéros ou des
signes codés, c’est parce qu’il est de l’intérêt du juriste comme du non-juriste que les
concepts juridiques appartiennent à un langage fait de mots : du juriste, parce que la tex-
ture ouverte des normes est le moyen de l’interprétation, donc de la réalisation concrète
du droit ; du non-juriste, parce que les normes ne s’adressent pas seulement au juge,

40 Ce sont les formules poétiques de J.-M. Mousseron, J. Raynard et T. Revet (« De la


propriété comme modèle »…).
41 Rappr. C. Atias, qui affirme qu’« il y aurait du bon sens à dire, non pas qu’une chose
est un meuble, mais que sa vente est soumise au régime des meubles » (Droit civil. Les biens,
Litec, 3e éd., 1993, n° 22a, p. 18).

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76 L'IMMATÉRIEL

mais aussi au justiciable et qu’elles doivent être comprises. Le sauvetage du monopole


des concepts juridiques existants ne justifie donc pas leur naufrage sémantique. Autre
manière de dire qu’un système linguistique, pour survivre, est forcé de s’ouvrir à la
nouveauté et d’accepter ses limites.
Certes, il faut bien avouer que l’exemple de la distinction entre meubles et
immeubles illustre aussi, en sens inverse, que le dépit du théoricien est d’un poids bien
faible en face du constat que cette dichotomie est reprise par le droit des régimes matri-
moniaux, des successions, des voies d’exécution, etc., et qu’il est impensable de réfor-
mer toutes les branches du droit à chaque fois que notre civilisation sécrète un nouveau
bien dont les puristes estiment qu’il est malaisément qualifiable de meuble ou
d’immeuble. Pour une fois qu’il s’agit de faire une économie de droit, il est mal venu de
s’en offusquer 42…
Cela est vrai sans doute. Toutefois, nous ne sommes pas peut-être pas aussi enfer-
més dans les geôles de l’histoire que nous voulons bien le dire. Nous disposons même
d’une relative marge de liberté, de nouveauté, qui mérite d’être défendue.

B. – La marge de liberté dont nous disposons est méconnue, sans doute parce que
l’idéologie dominante en droit des biens demeure imprégnée d’un fort esprit jusnatura-
liste. Pourquoi persister, par exemple, à analyser le droit d’auteur comme un droit de
propriété alors que toute une législation autonome a vu le jour en cette matière, sinon
parce qu’il est douloureux de se résoudre à accepter que la propriété ne soit pas le seul
rapport éminent de l’homme au monde, le fondement de la domination de l’homme sur
les éléments ? Cet atavisme manifeste la puissance extraordinaire de notre aspiration à
tout organiser en système clos, reposant sur un unique pilier. Nous répugnons à démul-
tiplier les principes et les sphères de justice 43, à accepter que les droits spéciaux soient
autre chose qu’un démembrement du Droit commun. Nous répugnons aussi à penser le
renouveau de la figure de l’individu qu’implique forcément toute mutation des rapports
avec les biens : comme la modernité sécréta une nouvelle forme d’individualisme corré-

42 C’est bien le souci de réaliser une économie de droit qui explique, historiquement,
l’intégration des objets incorporels dans la dichotomie meubles/immeubles. Comme le
rappelait Planiol (Traité élémentaire de droit civil, préc., n° 2195, p. 695), cette intégration
s’explique par deux raisons principales : l’existence de la communauté entre époux, qui ne
comprenait en principe que les meubles ; l’existence de règles spéciales pour la dévolution
des biens par succession, qui faisaient retourner les propres (immeubles) aux branches de la
famille d’où le défunt les avait reçus. « Pour cette double raison, on se trouva amené à répartir
tous les biens, corporels ou incorporels, soit dans la classe des meubles, soit dans celle des
immeubles ; il le fallait bien, pour savoir si tel bien entrait dans la communauté conjugale à
titre de meuble, ou s’il suivait dans les successions les règles de propres, à titre d’immeuble »
(ibid., eod. loc.). Sur le plan théorique, on observe que, plutôt que d’inventer deux règles
nouvelles (une de droit des biens, une de droit des successions), on préféra conserver en l’état
le droit des régimes matrimoniaux et des successions et interpréter la distinction meuble-
immeuble en y faisant rentrer les biens incorporels.
43 Sur cette notion dont on pourrait tirer quelques réflexions pour construire un droit des
biens spéciaux, M. Walzer, Sphères de justice. Une défense du pluralisme et de l’égalité, Eds.
du Seuil, 1997.

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DU MATÉRIEL À L’IMMATÉRIEL DANS LE DROIT DES BIENS 77

lativement à la mobilité croissante des richesses 44, notre époque est appelée à dépasser
le modèle du terrien et du commerçant 45 pour structurer juridiquement les formes nou-
velles de la contingence.
Il faudra pour cela briser la circularité carcérale d’une définition juridique du bien
souvent avancée, et qui veut que le bien au sens juridique du terme équivale à la chose
susceptible d’appropriation 46. Le contraste est saisissant, entre le bien du juriste et
celui du philosophe habitué à parler de « biens sociaux » pour désigner des objets aussi
dématérialisés que la nationalité ou la reconnaissance sociale. Mais, pour l’heure, nous
sommes comme enfermés dans le cercle suivant : puisque les réalités immatérielles ont
de la valeur, il est inévitable qu’elles soient appréhendées par le droit ; il faut donc
qu’elles soient des biens, puisqu’à l’exception des personnes morales, ces réalités imma-
térielles ne sont pas des personnes ; et puisqu’il faut qu’elles soient des biens, il faut
nécessairement qu’elles soient appropriables. Voici le vice fondamental de l’enchaîne-
ment : pour donner prise au droit, les réalités immatérielles sont autoritairement enca-
drées par l’a priori du bien et de la propriété.
Pourtant, le droit des personnes s’est déjà taillé une part non négligeable dans le
gâteau des réalités immatérielles. Faute de mieux, l’obscure catégorie des droits de la
personnalité a été montée de toutes pièces pour justifier une circulation de richesse non
fondée sur la circulation des biens ou l’atteinte portée à ceux-ci : le droit à réparation du
dommage moral, le droit moral de l’auteur, le droit au respect du patronyme, ne sont que
quelques exemples de mécanismes dont la nécessité traduit l’inaptitude du mécanisme du
droit réel à rendre compte de la valeur des phénomènes immatériels.
Mais cette rivalité n’est pas saine, si elle doit n’être qu’un conflit entre deux préten-
tions à l’hégémonie. Déjà l’on s’inquiète de l’absorption de tout le droit par les droits de
l’homme, déjà l’on craint l’instabilité engendrée par la personnalisation de tous les
domaines du droit.
L’avenir est donc au dépassement de la summa divisio entre droit des personnes et
droit des biens. Il n’est pas besoin, par exemple, de forcer les catégories de personne ou
de bien pour que deux personnes puissent valablement s’obliger à conserver le caractère
secret d’un fait, pour qu’un traitement juridique approprié soit réservé à celui qui viole sa
promesse ou recueille abusivement des informations sur autrui. L’information ne relève
pas de l’avoir, mais de la connaissance. Les obligations portant sur l’information ne
sont donc pas des obligations de donner, mais des obligations de faire ou de ne pas faire.
Au-delà des problèmes liés à l’information, le dépassement du droit des biens et du droit
des personnes n’empêche pas que la valeur économique des réalités immatérielles soit
comptabilisée. Les atteintes portées au principe de patrimonialité du bilan en témoi-
gnent déjà 47.

44 Cf. notamment J. G.A. Pocock, Vertu, commerce et histoire, PUF « Léviathan »,


1998. Pour une présentation éclairante des travaux de Pocock, cf. la préface de Cl. Gautier à A.
Ferguson, Essai sur l’histoire de la société civile, PUF « Léviathan », 1992, spéc. p. 26 et s.
45 Ce sont bien entendu des modèles plus que sommaires…
46 En ce sens, par ex., Ph. Malaurie et L. Aynès, Les biens…, par Ph. Théry, n° 6, p. 1 5   ;
J. Carbonnier, Les biens…, n° 46, p. 93.
47 A. Viandier et Ch. de Lauzainghein, Droit comptable, 2e éd., Précis Dalloz, 1993,
n° 339 et s., p. 272 et s. ; F. Pasqualini, Le principe de l’image fidèle en droit comptable,
préf. E. du Pontavice, Litec, 1992, n° 396 et s., p. 319 et s.

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Ainsi peut-on pour finir formuler un double souhait. Le premier est que la propen-
sion des juristes à l’abstraction serve à opérer une réinterprétation constructive de
l’essence des concepts élaborés en considération des seules réalités matérielles ; mais, en
sens inverse, on formera le vœu que l’abstraction ne devienne pas abusive, que les révo-
lutions coperniciennes à l’origine de nos catégories ne soient que les signes annoncia-
teurs d’autres révolutions, et qui sait, de régressions antécoperniciennes. Quel beau pro-
gramme : revenir aux phénomènes sans forcément les classer ; revenir aux choses pour
reconstruire notre ordre des choses…

4 rue de la Sorbonne
75005 Paris

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