Du Matériel À L'immatériel Dans Le Droit Des Biens: Les Ressources Du Langage Juridique
Du Matériel À L'immatériel Dans Le Droit Des Biens: Les Ressources Du Langage Juridique
Du Matériel À L'immatériel Dans Le Droit Des Biens: Les Ressources Du Langage Juridique
Daniel GUTMANN
Professeur à l’Université de Picardie Jules Verne
RÉSUMÉ. — Le développement des réalités immatérielles met à l’épreuve le droit des biens
en tant que celui-ci constitue un système linguistique. S’il apparaît, à l’analyse, que de
nombreux concepts actuels peuvent être adaptés analogiquement à de nouveaux types de
biens, il convient toutefois de mesurer les effets pervers d’un « forçage » systématique du
système du droit des biens.
« Attendu que s’il est permis de surfer librement sur les autoroutes de l’information,
les navigateurs sont tenus de respecter les défenses anti-invasion d’autrui ». Un attendu
de principe imaginaire et nous voici, comme par magie, transportés dans le monde mer-
veilleux et poétique des métaphores. Transportés, oui, car le grec metaphora signifie lui-
même « transport », et c’est métaphoriquement qu’Aristote définissait la métaphore
comme le transport à une chose d’un nom qui en désigne une autre 1. Ainsi, par une
étonnante convergence, la terminologie des internautes retrouve aujourd’hui la méta-
phore du transport, en reprenant les termes de navigation, de surf ou d’autoroute pour
désigner une circulation immatérielle. Comme nous sommes frais, encore, devant la
suggestivité de ce langage…
Mais, le jour où la Cour de cassation s’appropriera ce langage, c’en sera fini des
métaphores. C’en sera fini, car il faut être profane pour apprécier la poésie des images
1 Poétique, 1457 b. Dumarsais, quant à lui, montrait bien que par la métaphore, « o n
transporte, pour ainsi dire, la signification propre d’un nom à une autre signification, qui ne
lui convient qu’en vertu d’une comparaison qui est dans l’esprit » (Dumarsais, Des Tropes ou
des différents sens dans lesquels on peut prendre un même mot dans une même langue, Paris,
1824 (1re éd. 1730), pp. 167-68). On trouve la même idée dans le Dictionnaire universel de
Furetière (préf. P. Bayle, précédé d’une biographie et d’une analyse de A. Rey, SNL-Le Robert,
1978) qui définit la métaphore comme une « figure de rhétorique, qui se fait quand un nom
propre d’une chose se transporte à une autre qui n’en a point, lorsqu’elle est plus élégamment
expliquée par le nom transposé qu’on lui applique, que par celui qu’elle pourrait avoir
naturellement, comme quand on dit, la lumière de l’esprit, brûler d’amour, flotter entre
l’espérance et la crainte ».
suggestives, et les véritables poètes sont ceux qui ne deviennent jamais des profession-
nels de la parole. Par contraste, le technicien, qu’il soit ou non juriste, finit immanqua-
blement par oublier l’instant de raison où tel terme qui figure dans son jargon s’y est
transporté en venant d’un autre champ. Le technicien a besoin de termes utilisables,
qu’il regarde froidement comme des instruments de travail. Ainsi l’instant poétique de la
métaphore s’évanouit-il dès que le terme transposé s’immobilise dans sa dimension
purement technique 2. La métaphore s’endort, et devient catachrèse 3. C’est pourquoi
nous avons oublié qu’il y avait de la métaphore dans les notions juridiques de plainte,
d’action oblique, de cassation, de détournement, de transfert, d’extinction de créance, de
déguisement… ou de droit 4. C’est pourquoi nous oublierons que la navigation, les
virus, les défenses, étaient initialement des métaphores, et nous gloserons, en juristes,
sur le sens technique des mots employés.
Il est donc encore temps de s’interroger. Est-ce bien la peine, puisque toute beauté
est éphémère, d’importer dans notre langue juridique des termes nouveaux empruntés à la
langue commune ou à d’autres vocabulaires techniques ? La question paraît à certains
égards dérisoire, puisqu’il est à parier que le pouvoir créateur de la pratique en matière
terminologique déjouera toujours les prédictions doctement élaborées par les théoriciens
du droit. Mais il faut bien que vivent les théoriciens ! De sorte qu’il est permis de se
demander si notre terminologie juridique actuelle ne suffit pas à appréhender, au-delà
d’Internet 5, la dématérialisation générale des opérations et des objets du commerce juri-
dique 6, ainsi que le développement de valeurs totalement imperceptibles par les sens 7.
mode de raisonnement constitue en effet le moyen privilégié par lequel un système par-
vient à trouver à l’intérieur de lui-même la solution à un cas qu’il n’avait pas prévu.
Pour reprendre la terminologie utilisée par cet auteur, le raisonnement par analogie est
un procédé d’auto-intégration dans un système juridique d’un cas non expressément
résolu par celui-ci. Il s’oppose en cela aux procédés d’hétéro-intégration par lesquels le
comblement de la lacune s’opère par création ou application d’une règle juridique exté-
rieure au système 11.
En matière linguistique, la transposition de cette thèse s’opère aisément et débouche
sur l’ultime question qui fonde toutes les autres : du matériel ou immatériel, doit-on
passer par analogie ou par néologie ? On tentera de répondre en examinant dans un pre-
mier temps les éléments soutenant la pertinence du raisonnement par analogie (I). On se
demandera cependant, dans un second temps, si le prix à payer pour la survie du système
linguistique du droit des biens ne risque pas d’être la transformation des concepts fonda-
mentaux du droit des biens en des flatus vocis dépourvus de toute signification, transpo-
sés à des objets auxquels ils ne conviennent nullement à la seule fin de survivre dans
une unité purement verbale (II).
Tout le problème est alors de savoir si cette définition qualitative, et non plus sub-
stantielle, résiste à l’épreuve de la classification des biens entre meubles et immeubles.
Il y a problème, en effet, car la distinction entre meubles et immeubles s’inspire his-
toriquement d’un critère matériel, celui de la mobilité : or, les biens immatériels, tels
que les créances par exemple ne sont, à proprement parler, ni mobiles, ni
immobiles 14. La dichotomie établie par l’article 516 du code civil ruinerait-elle l’effort
d’abstraction réalisé pour qualifier de biens les réalités immatérielles ? On sait qu’il
convient, en l’état actuel de notre droit, de répondre par la négative.
Tout d’abord, les droits sur un objet matériel empruntent à cet objet sa nature mobi-
lière ou immobilière. Le code civil élabore ici une sorte de métonymie juridique, qui
revient à donner à un bien le statut d’un objet avec lequel il entretient un lien étroit 15.
Il s’agit donc d’une transposition à la taxinomie juridique de la figure de discours par
laquelle un objet est désigné par le nom d’un autre objet existant séparément mais lié au
premier par une relation privilégiée 16.
Quant aux biens incorporels qui ne peuvent se réduire à un droit sur un objet maté-
riel, on sait que le code civil les range par le moyen de la fiction dans la catégorie com-
posite des meubles par détermination de la loi, catégorie dans laquelle il est vain de
rechercher une analogie substantielle entre meubles matériels et meubles immaté-
riels 17.
Le recours à la métonymie et à la fiction semble donc démontrer l’inaptitude du rai-
sonnement par analogie à ordonner les réalités immatérielles dans la dichotomie entre
meubles et immeubles. À s’en tenir au droit positif actuel, cette conclusion est exacte.
Mais pour ceux qui pensent que le critère véritable de la distinction entre meubles et
immeubles est celui de la valeur du bien, il suffit de répliquer que tous les biens se res-
semblent en ceci qu’ils ont une valeur, plus ou moins élevée. D’un point de vue pure-
ment théorique, donc, des biens matériels et immatériels peuvent être qualifiés identique-
ment dès lors qu’ils ont une valeur comparable. Au prix d’une émancipation de la sub-
1. – La première étape peut être illustrée par une réflexion sur la notion de saisie.
Dans le langage courant, et dans une conception juridique élémentaire, la saisie consiste
à s’emparer matériellement du bien d’autrui. Partant, la saisie ne saurait porter sur des
biens immatériels, tels les créances, qu’au prix d’une extension métaphorique de la
notion de saisie. Une créance ne serait pas, à proprement parler, saisissable. Elle ne le
serait que « pour ainsi dire », et l’on est presque tenté de parler ici de « quasi-
saisie » 18. Pourtant, la catachrèse aidant, il est aujourd’hui parfaitement admis que la
saisie des biens incorporels est une saisie au sens plein. Cela tient au fait qu’en réalité,
la notion de saisie n’a nullement changé : aujourd’hui comme hier, la saisie consiste à
instituer à la demande d’une personne l’indisponibilité d’un bien appartenant à une
autre 19. La saisie des biens immatériels a donc permis de dévoiler la véritable
définition de la saisie, c’est-à-dire une définition dépouillée de toute composante
matérielle, recentrée autour de son essence. En ce sens, l’instant de raison qui a permis
l’extension métaphorique de la saisie n’a fait que révéler l’analogie profonde qui existe
entre la saisie d’un bien matériel et la saisie d’un bien immatériel.
Ce qui a changé, en revanche, c’est que le recentrage de la définition nous a forcé à
nous distinguer plus clairement la notion de saisie et le régime de la saisie. Songeons en
effet que, tant que la saisie était définie en référence à un élément matériel, l’actualisa-
tion concrète de la saisie (le fait de s’emparer du bien) était confondue avec la définition
théorique (théoriquement, la saisie était le fait de soustraire le bien à la maîtrise maté-
rielle d’autrui). Par contraste, la saisie au sens actuel n’est concevable qu’à la condition
de distinguer clairement notion et régime. Mieux encore, le raisonnement nous a permis
de comprendre comment il est théoriquement concevable qu’un concept juridique unitaire
puisse, sans s’altérer, donner naissance à des régimes juridiques distincts.
Le raisonnement est applicable à de multiples domaines 20. Ainsi, le virement ban-
caire peut être considéré comme une véritable remise formant le prêt ou un véritable don
manuel, parce que l’essence de ces opérations ne réside pas dans la matérialité du trans-
fert, mais dans l’opération de dessaisissement elle-même 21. Semblable réflexion
s’applique au gage portant sur des biens immatériels, qui peut s’analyser comme une
autre forme de dessaisissement 22, même si celui-ci n’a pas une dimension maté-
rielle 23. En reproduisant le raisonnement, on peut encore avancer que la signature
électronique est une véritable signature, car l’essence de celle-ci ne réside pas dans sa
matérialité mais dans l’émission d’un signe permettant d’identifier le signataire et
d’exprimer sa volonté 24. Plus avant dans l’abstraction, on pourra aussi estimer qu’un
site informatique est un « domicile » s’il constitue effectivement un lieu où se localise
l’intimité de la personne 25… Enfin, et s’il est permis de faire une brève incursion dans
un tout autre domaine, on peut aussi se demander si la notion juridique de filiation, loin
d’être primairement ancrée dans la matérialité du lien de sang et fictivement instituée par
l’adoption, ne serait pas au contraire révélée en son essence par l’institution de l’adop-
tion. En somme, toutes les fois que le mécanisme essentiel désigné par un concept peut
être simultanément reconstruit et dévoilé au contact des réalités immatérielles, il n’est
nul besoin de créer des concepts nouveaux.
C’est bien ce qui explique les nombreux efforts déployés en doctrine pour justifier
l’application aux réalités immatérielles du concept de propriété.
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ou un autre droit, et peu importe la confusion terminologique qui nous conduit alors à parler,
dans le premier cas, de possession d’une chose corporelle, et dans le second cas, de
possession d’un droit (Droit civil, Les biens, Dalloz, 4e éd., 1992, n° 139 et s.). Il est à
craindre, cependant, que le problème ne soit beaucoup plus complexe…
21 En ce sens, par exemple pour le don manuel, v. Cass. 1re civ. 12 juill. 1966, D. 1966.
614, note J. Mazeaud. Sur le virement comme remise d’une monnaie scripturale, Paris, 3 1
janv. 1986, RTD com. 1986. 418, obs. Cabrillac et Teyssié, et l’analogie parfaite formulée
par M. Cabrillac : « le virement est […] dans le domaine de la monnaie scripturale ce qu’est
la tradition dans le domaine des espèces » (Lamy « Virement », et J.-Cl. Banque et Crédit,
1990, fasc. n° 290).
22 Le mécanisme du gage portant sur un bien immatériel doit être distingué de la
« dématérialisation » du droit de rétention (selon le titre de l’article de F. Derrida, Mélanges
Voirin, LGDJ, 1966, p. 177 et s.), qui désigne notamment des opérations de dépossession
symbolique portant sur des objets matériels (connaissement maritime, warrant agricole, etc.).
23 Cf. le gage de compte d’instruments financiers instauré par la loi du 2 juillet 1996, qui
constitue un gage avec dépossession. Pour certains, cependant, il aurait été mieux venu de
parler de gage avec dépossession fictive, car « c’est en recourant à des fictions que l’on peut
transposer des règles conçues pour des biens matériels » (D. Legeais, « Gage de comptes
d’instruments financiers », RD. bancaire et de la bourse, n° 64, nov.-déc. 1997, p. 225 et s . ,
spéc. n° 5, p. 226).
24 À ce sujet, cf. D. Syx, « Vers de nouvelles formes de signature ? Le problème de la
signature dans les rapports juridiques électroniques », Droit de l’Informatique 1986.3, p. 133
et s., spéc. n° 8, p. 134. Plus largement, cf. I. Dauriac, La signature, th. dactyl, Paris II,
1997.
25 P.-Y. Gautier, note sous Trib. gr. inst. Paris (ord. réf.), 14 août 1996, D. 1996. 489.
L'ordonnance est également commentée par F. Olivier et E. Barbry (JCP 1996. II. 22727).
L’assimilation de pages « privées » à un domicile doit toutefois être rejetée lorsque les
informations qui y figurent sont accessibles à tous les internautes.
les contrats, sur les informations, ou même sur les utilités multiples d’un même bien
matériel.
Or, la difficulté de parler de propriété des biens immatériels vient du fait que la pro-
priété, dans la définition traditionnelle qu’en donne le code civil, n’est pas une préroga-
tive sur un bien, mais un faisceau de prérogatives – usus, fructus, abusus. D’où la ques-
tion suivante : peut-on redéfinir cumulativement l’essence de l’usage, de la jouissance et
de la disposition ?
La doctrine favorable à l’extension de la notion de propriété ne s’attaque que rarement
de façon frontale à cette difficulté. Par un raccourci saisissant, elle tente de cerner, non
l’essence de chacune des prérogatives énoncées par l’article 544 du code civil, mais celle
de la propriété en général. Le raisonnement repose alors sommairement sur le syllo-
gisme suivant :
- L’essence de la propriété consiste à délimiter des pouvoirs exclusifs sur les biens
pour trancher les conflits suscités par leur valeur et leur rareté 26.
- Or, les réalités immatérielles suscitent de tels conflits.
- Donc le droit de propriété est adapté aux réalités immatérielles.
Objecterait-on que les régimes juridiques applicables aux différents biens incorporels
sont trop dissemblables les uns des autres pour être rangés derrière l’étendard unique du
droit de propriété ? Que la conception extensive de la notion de propriété adoptée par le
Conseil constitutionnel et la Cour européenne des droits de l’homme « vient simple-
ment du souci de protection des intérêts particuliers que l’on range sous la "bannière" du
droit de propriété parce qu’elle seule est visée dans les textes [et que] l’assimilation serait
plus utilitariste que conceptuelle » 27 ? Il sera répondu que l’essence de la propriété
n’est aucunement atteinte par la pluralité des régimes contingents qui l’expriment 28, et
qu’il est au contraire naturel que la fonction unitaire de la propriété se décline en autant
de régimes différents qu’il y a de biens de nature dissemblable. De ce raisonnement paraît
découler, en bonne logique, que la propriété peut parfaitement prendre la forme d’un fais-
ceau de prérogatives non conforme au tryptique de l’article 544 : du moment que
l’essence de la propriété est respectée, peu importe la fidélité au modèle initial 29.
Le raisonnement tenu au sujet de la propriété constitue l’exacte transposition du rai-
sonnement tenu précédemment au sujet d’opérations particulières. Au prix d’une disso-
ciation entre la notion de propriété et son régime, à la condition d’un dévoilement
constructif de la notion de propriété, voici le système linguistique préservé.
Reste à savoir si ce raisonnement, poussé à l’extrême, ne risque pas en réalité
d’altérer la substance de notre système linguistique au lieu de le sauver.
II. — L’intégration analogique des réalités immatérielles dans le droit suscite parfois
des difficultés dont on ne peut sous-estimer l’importance, ce qui conduit à penser qu’en
matière de terminologie, toute nouveauté n’est pas toujours un mal.
A. – Pour évoquer les obstacles rencontrés par l’adaptation analogique des concepts
juridiques, le plus simple est de partir de l’exemple désormais classique du vol et du
recel d’informations. Le débat était fort vif jusqu’à ce qu’un arrêt de la Cour de cassation
décide que l’information n’est pas une chose recelable 30. Selon la Cour, une informa-
tion, quelle qu’en soit la nature et l’origine, échappe aux prévisions des articles répri-
mant le recel. Cette solution s’explique, à n’en pas douter, par la nécessité d’interpréter
strictement la lettre de l’article 321-1 du nouveau code pénal qui paraît bien se référer au
fait matériel de la détention du produit tangible d’un crime ou d’un délit. L’information
étant un contenu intellectuel intangible, elle ne peut être recelée.
Certes. Mais la prudence de la Cour de cassation procède sans doute aussi du constat
que l’information est dotée d’ubiquité, ce qui n’est pas le cas d’autres réalités immaté-
rielles telles que les créances, par exemple. Si une personne recopie sur son ordinateur le
contenu d’une disquette appartenant à une autre personne, ce contenu informationnel pré-
sentera la particularité d’exister identiquement en deux endroits à la fois, sans avoir fait
l’objet d’une véritable soustraction 31. Or, cette ubiquité ne pose pas seulement pro-
blème au droit pénal. Elle oblige aussi le civiliste à repenser des droits subjectifs sur
l’information en prenant pour acquit que plusieurs personnes peuvent être titulaires de
droits concurrents et légitimes sur le même objet. Il conviendra de concilier, par exem-
ple, le droit du détenteur d’une banque de données et le droit de la personne objet de
l’information, ou encore le droit de l’individu sur son information génétique et le droit
du chercheur ayant fait une découverte sur ce matériel génétique 32. D’un point de vue
théorique, il faudra donc se demander s’il est véritablement possible de ramener le droit
sur l’information à une figure connue telle que le droit de propriété, alors notamment
que le propre de l’information est de se dérober au caractère exclusif de l’appropria-
tion 33.
C’est ici que le bât blesse. Pour justifier l’idée d’une propriété sur l’information, il
n’existe en effet aucun moyen véritablement satisfaisant. Certes, rien, sauf l’amour de la
cohérence, n’interdit de minimiser l’importance de la définition de la propriété, en
30 Cass. crim. 3 avril 1995, D. 1995. somm. 320, obs. Pradel ; JCP 1995. II. 22429,
note Durieux ; Dr. pén. 1995, n° 175, comm. Véron ; Gaz. Pal. 1995. 1. 264, note D. Perrier
Daville ; D. 1995. somm. 320, obs. Pradel ; Rev. sc. crim. 1995. 599, chron. Francillon ;
et ibid. 1995. 821, obs. Ottenhof ; Légipresse 1995. III. 59, note C. Grellier.
31 Sur l’incidence de l’ubiquité sur le traitement juridique des réalités immatérielles, cf. K.
Troller, Manuel du droit suisse des biens immatériels…, p. 43.
32 E. Mackaay, « La propriété est-elle en voie d’extinction ? »…, pp. 235, 240 et s.
33 Le même raisonnement peut être tenu en droit d’auteur. Comme on l’a justement écrit,
« alors que le droit de propriété vise à assurer l’emprise privative absolue d’un sujet sur un
objet, le droit d’auteur s’attache, quand l’auteur y a consenti, à garantir les modalités de
l’utilisation publique d’une œuvre. On est en présence d’un droit introverti et d’un droit
extraverti » (J.-S. Bergé, La protection internationale et communautaire du droit d’auteur.
Essai d’une analyse conflictuelle, préf. P. Lagarde, LGDJ, Bibl. de Droit Privé, t. 226, 1996,
n° 108, 82).
constatant que cette définition varie au gré de ses usages. Rien n’interdit, par conséquent,
de donner de la propriété des définitions purement « terminologiques » 34. Il semble
d’ailleurs que ce soit la voie choisie avec un pragmatisme certain par un auteur qui,
après avoir défendu pied à pied l’idée de l’appropriation de l’information, conclut son
propos en affirmant : « qu’on dénomme ou non "propriété" ce nouveau droit en quête
d’opposabilité […], peu importe au fond » 35.
Il est cependant frappant de constater que les auteurs favorables à l’adaptation de la
notion de propriété refusent d’accepter le relativisme radical qui se fait jour dans les défi-
nitions « terminologiques ». Bien plutôt, ils préfèrent élargir la définition de la pro-
priété de façon considérable, au point de réconcilier la multipropriété de l’ancien régime
avec la propriété du code civil, gommant au passage l’évidence de la rupture révolution-
naire 36. Plus sûrement, ils n’hésitent pas à donner de la propriété les définitions les
plus floues, pour en faire, par exemple, la technique de base permettant l’échange en
société 37, voire le modèle ultime du droit subjectif 38. On serait alors propriétaire
d’une information comme on peut être propriétaire de son chien, de ses créances, de sa
vie privée 39, de ses sentiments ou de ses actes. La propriété deviendrait une affaire de
jeu de mots, un modèle tantôt « adopté » tantôt « reproduit » de façon « fidèle » ou
B. – La marge de liberté dont nous disposons est méconnue, sans doute parce que
l’idéologie dominante en droit des biens demeure imprégnée d’un fort esprit jusnatura-
liste. Pourquoi persister, par exemple, à analyser le droit d’auteur comme un droit de
propriété alors que toute une législation autonome a vu le jour en cette matière, sinon
parce qu’il est douloureux de se résoudre à accepter que la propriété ne soit pas le seul
rapport éminent de l’homme au monde, le fondement de la domination de l’homme sur
les éléments ? Cet atavisme manifeste la puissance extraordinaire de notre aspiration à
tout organiser en système clos, reposant sur un unique pilier. Nous répugnons à démul-
tiplier les principes et les sphères de justice 43, à accepter que les droits spéciaux soient
autre chose qu’un démembrement du Droit commun. Nous répugnons aussi à penser le
renouveau de la figure de l’individu qu’implique forcément toute mutation des rapports
avec les biens : comme la modernité sécréta une nouvelle forme d’individualisme corré-
42 C’est bien le souci de réaliser une économie de droit qui explique, historiquement,
l’intégration des objets incorporels dans la dichotomie meubles/immeubles. Comme le
rappelait Planiol (Traité élémentaire de droit civil, préc., n° 2195, p. 695), cette intégration
s’explique par deux raisons principales : l’existence de la communauté entre époux, qui ne
comprenait en principe que les meubles ; l’existence de règles spéciales pour la dévolution
des biens par succession, qui faisaient retourner les propres (immeubles) aux branches de la
famille d’où le défunt les avait reçus. « Pour cette double raison, on se trouva amené à répartir
tous les biens, corporels ou incorporels, soit dans la classe des meubles, soit dans celle des
immeubles ; il le fallait bien, pour savoir si tel bien entrait dans la communauté conjugale à
titre de meuble, ou s’il suivait dans les successions les règles de propres, à titre d’immeuble »
(ibid., eod. loc.). Sur le plan théorique, on observe que, plutôt que d’inventer deux règles
nouvelles (une de droit des biens, une de droit des successions), on préféra conserver en l’état
le droit des régimes matrimoniaux et des successions et interpréter la distinction meuble-
immeuble en y faisant rentrer les biens incorporels.
43 Sur cette notion dont on pourrait tirer quelques réflexions pour construire un droit des
biens spéciaux, M. Walzer, Sphères de justice. Une défense du pluralisme et de l’égalité, Eds.
du Seuil, 1997.
lativement à la mobilité croissante des richesses 44, notre époque est appelée à dépasser
le modèle du terrien et du commerçant 45 pour structurer juridiquement les formes nou-
velles de la contingence.
Il faudra pour cela briser la circularité carcérale d’une définition juridique du bien
souvent avancée, et qui veut que le bien au sens juridique du terme équivale à la chose
susceptible d’appropriation 46. Le contraste est saisissant, entre le bien du juriste et
celui du philosophe habitué à parler de « biens sociaux » pour désigner des objets aussi
dématérialisés que la nationalité ou la reconnaissance sociale. Mais, pour l’heure, nous
sommes comme enfermés dans le cercle suivant : puisque les réalités immatérielles ont
de la valeur, il est inévitable qu’elles soient appréhendées par le droit ; il faut donc
qu’elles soient des biens, puisqu’à l’exception des personnes morales, ces réalités imma-
térielles ne sont pas des personnes ; et puisqu’il faut qu’elles soient des biens, il faut
nécessairement qu’elles soient appropriables. Voici le vice fondamental de l’enchaîne-
ment : pour donner prise au droit, les réalités immatérielles sont autoritairement enca-
drées par l’a priori du bien et de la propriété.
Pourtant, le droit des personnes s’est déjà taillé une part non négligeable dans le
gâteau des réalités immatérielles. Faute de mieux, l’obscure catégorie des droits de la
personnalité a été montée de toutes pièces pour justifier une circulation de richesse non
fondée sur la circulation des biens ou l’atteinte portée à ceux-ci : le droit à réparation du
dommage moral, le droit moral de l’auteur, le droit au respect du patronyme, ne sont que
quelques exemples de mécanismes dont la nécessité traduit l’inaptitude du mécanisme du
droit réel à rendre compte de la valeur des phénomènes immatériels.
Mais cette rivalité n’est pas saine, si elle doit n’être qu’un conflit entre deux préten-
tions à l’hégémonie. Déjà l’on s’inquiète de l’absorption de tout le droit par les droits de
l’homme, déjà l’on craint l’instabilité engendrée par la personnalisation de tous les
domaines du droit.
L’avenir est donc au dépassement de la summa divisio entre droit des personnes et
droit des biens. Il n’est pas besoin, par exemple, de forcer les catégories de personne ou
de bien pour que deux personnes puissent valablement s’obliger à conserver le caractère
secret d’un fait, pour qu’un traitement juridique approprié soit réservé à celui qui viole sa
promesse ou recueille abusivement des informations sur autrui. L’information ne relève
pas de l’avoir, mais de la connaissance. Les obligations portant sur l’information ne
sont donc pas des obligations de donner, mais des obligations de faire ou de ne pas faire.
Au-delà des problèmes liés à l’information, le dépassement du droit des biens et du droit
des personnes n’empêche pas que la valeur économique des réalités immatérielles soit
comptabilisée. Les atteintes portées au principe de patrimonialité du bilan en témoi-
gnent déjà 47.
Ainsi peut-on pour finir formuler un double souhait. Le premier est que la propen-
sion des juristes à l’abstraction serve à opérer une réinterprétation constructive de
l’essence des concepts élaborés en considération des seules réalités matérielles ; mais, en
sens inverse, on formera le vœu que l’abstraction ne devienne pas abusive, que les révo-
lutions coperniciennes à l’origine de nos catégories ne soient que les signes annoncia-
teurs d’autres révolutions, et qui sait, de régressions antécoperniciennes. Quel beau pro-
gramme : revenir aux phénomènes sans forcément les classer ; revenir aux choses pour
reconstruire notre ordre des choses…
4 rue de la Sorbonne
75005 Paris