Gilles J Guglielmi

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VU PAR SES PÈRES FONDATEURS,

LE DROIT ADMINISTRATIF

PAR

Gilles J. GUGLIELMI

Professeur à l'Université de Picardie Jules Verne

«Les géographies, dit le géographe, sont les livres les plus


précieux de tous les livres. Elles ne se démodent jamais. Il
est très rare qu'un océan se vide de son eau. Nous écrivons
des choses éternelles».

Saint-Exupéry, Le petit prince, Paris, 1943.

Il peut paraître étrange, dans un ouvrage consacré aux mutations du droit


administratif, de se retourner sur un passé lointain. Pourtant, il est dans la
conscience des juristes, comme nous le rappelleraient P. Legendre et R. Draï,
d'invoquer du Père

"son Ombre même poison tutélaire


Toujours à respirer si nous en périssons"l.

L'histoire du droit administratif au XIXème siècle reste largement à faire 2 ,

1. Mallarmé (S.), Hommages et Tombeaux, Le Tombeau de Charles Baudelaire.


2. On ne peut que se convaincre de la surface du chantier à la lecture de travaux récents,
encore trop rares sur la question: Cf.Borgello (M.), La notion de fraternité en droit public
français. Le passé, le présent, et l'avenir de la solidarité, th. dr., Paris II, 1991; Chevallier
(J.), "Réflexions sur l'arrêt Cadot", Droits, 1989, pp. 80 ss.; Mestre (J.-L.), "La notion de
42 LE DROIT ADMINISTRATIF EN MUTATION

même si celle de l'enseignement de ce droit a notablement progressé dans les


dernières années 3 •

De nombreux publicistes 4 tiennent pour pères fondateurs du droit adminis-


tratif trois figures célèbres, mais ô combien différentes par leur histoire et leur
personnalité: Joseph Marie Gérando, baron de Rathsamhausen, Louis-Marie
de La Haye, vicomte de Cormenin, et Louis-Antoine Macarel5 • Il n'est peut-
être pas dépourvu d'intérêt de leur redonner assez longuement la parole, quit-
te à effacer la part du commentateur de 1993, sur ce qui fut le grand'œuvre de
leur vie intellectuelle: le droit administratif.

Une telle démarche n'apporte certes pas de réponse sur ce qu'était réelle-
ment le droit administratif dans la première moitié du XIXème siècle. Du
moins peut-elle faire entrevoir les schémas de pensée utilisés à cette époque,
évoquer quelques grands problèmes rencontrés par ceux qui, les premiers,
eurent à brosser le tableau du droit administratif, et suggérer que l'évidence
de ses mutations était ressentie, dès l'abord, par ces pères fondateurs.

La construction théorique du droit administratif n'est évidemment pas


identique pour les trois publicistes de "l'Ecole de Paris". Cependant, dans
tous les cas, leur réflexion engage une option fondamentale sur la part respec-

(suite note 2) service public d'après les débats de l'Assemblée nationale constituante",
EDCE nO 40, 1989, pp. 187 ss.; "Le renforcement des prérogatives de l'administration sous le
Consulat et l'Empire", Mél. Montané de la Roque, Toulouse, Presses lEP, 1986, t. II, pp. 607
ss.; Velley (S.), Les origines du principe de légalité en droit publicfrançais,th. dr., Paris X,
1988; Fortsakis (T.), Conceptualisme et empirisme en droit administratiffrançais, Paris,
LGDJ (bibl. dr. pub.), 1987; Bienvenu (J.-J.), "Quelques aspects de la doctrine juridique à
l'Académie de législation", Ann. hist. Fac. de droit, 1989, nO 9, pp. 45 ss.; Guglielmi (G.-J.),
La notion d'administration publique dans la théorie juridique. De la Révolution à l'arrêt
Cadot, Paris, LGDJ (bibl. dr. pub.), 1991.
3. Mestre (J .-L.), "Aux origines de l'enseignement du droit administratif: le Cours de
Législation administrative de Portiez de l'Oise (1808)", RFDA 1993, pp. 239 ss.; "Le rayon-
nement en France des Facultés de droit et d'administration de Tübingen sous la Monarchie de
juillet", Revue de la Recherche juridique, 1988-1, pp. 94 ss.; Lavigne (P.), "Les manuels de
droit administratif pour les étudiants des Facultés de 1829 à 1922", Ann. hist. Fac. de droit,
1985, nO 2, pp. 126 ss.;Ventre-Denis (M.), "L'administration publique comme matière d'ensei-
gnement à la Faculté de droit de Paris dans le premier tiers du XIXème siècle", Annuaire
d'hist. adm. européenne, Nomos, 1989, pp. 109 ss.; Halperin (J.-L.), "Une enquête du minis-
tère de l'Intérieur sous le Directoire, sur les cours de législation dans les écoles centrales",
Ann. hist. Fac. de droit, 1986, nO 3, pp. 60 ss.; Gatti-Montain (J.), Le système d'enseignement
du droit en France, Lyon, PUL, 1987 (Critique du droit).
4. Tocqueville (A. de), "Rapport à l'Académie sur le Cours de droit administratif de M.
Macarel", Moniteur Universel 15 mai 1846; Aucoc (L.), Conférences sur l'Administration et le
droit administratif, Paris, Dunod, 1869-1876, introduction; Fortsakis (T.), Conceptualisme et
empirisme en droit administratiffrançais, Paris, LGDJ (bibl. dr. pub.), 1987, p. 52.
5. Pour ce juriste, comme pour les deux précédents, nous nous permettons de renvoyer
aux notices biographiques et bibliographiques contenues dans Guglielmi (G.-J.), La notion
d'administration publique dans la théorie juridique. De la Révolution à l'arrêt Cadot, Paris,
LGDJ (bibl. dr. pub.), 1991.
vu PAR SES PÈRES FONDATEURS, LE DROIT ADMINISTRATIF 43

tive à accorder aux sources écrites, essentiellement législatives 6 , et à la juris-


prudence du Conseil d'État. Elle contient, également, de manière rémanente,
une interrogation sur la méthode.

J. - GÉRANDO

Le fondateur de l'enseignement de droit administratif à la Faculté de droit


de Paris n'est pas l'inventeur de la locution "droit administratif"7, mais au
moins a-t-il le réflexe de procéder à une définition de son objet d'étude. "Le
droit administratif peut être considéré sous deux points de vue principaux :
ou relativement aux fonctions publiques par lesquelles s'exerce la mission
confiée à l'administration; ou relativement aux divers services publics aux-
quels cette mission s'applique. [ ...] Sous le premier aspect, elle considère sur-
tout l'instrument, sous le second, elle considère surtout la matière"8.

De cette analyse a priori, Gérando tire les deux grandes subdivisions de sa


tentative de représentation du droit administratif. Une première partie est
consacrée aux fonctions administratives : nature de cette fonction, organisa-
tion administrative, procédure administrative. La seconde partie s'intitule
"Des divers services publics, ou de la matière du droit administratif".

Pour ce publiciste, le droit administratif est une matière préconstituée.


C'est un ensemble de données, qu'il y a lieu d'étudier avec des outils descrip-
tifs et synthétiques. Dans l'avertissement à la première édition, Gérando ne se
pose nullement la question des fondements du droit administratif, mais bien
celle, pragmatique, des moyens de sa description. "Les dispositions qui régis-
sent le droit administratif de la France sont éparses [. ..] De là résultent, pour
l'étude de notre droit administratif, des difficultés"9. La question des
méthodes est cohérente avec l'objectif de divulgation que se fixe l'ancien admi-
nistrateur de la Lombardie, de la Toscane et de la Catalogne, devenu profes-
seur : "Ce tableau servira à faciliter et à répandre les connaissances de notre
droit administratif'lo.

Pourtant la préoccupation de garantir la légitimité du droit administratif


n'est pas absente du propos du fondateur de l'enseignement de cette matière à
la Faculté de droit de Paris. Il doit être remédié à la dispersion et à l'hétérogé-

6. Le règlement n'est pas un objet d'étude privilégié des publicistes de l'époque, mais
l'émergence du pouvoir réglementaire, certaine dans la réalité juridique de l'époque post-
révolutionnaire a fait l'objet d'une remarquable étude de Verpeaux (M.), La naissance du
pouvoir réglementaire. 1789-1799, Paris, PUF, (Les grandes thèses), 1991.
7. L'origine de cette expression est élucidée par Mestre (J.-L.), "Aux origines de l'ensei-
gnement du droit administratif...", op.cit., pp. 244 ss.
8. Gérando (J.-M. de), Institutes du droit administratiffrançais, Paris, Nève, t. l, 1829,
pp.15-16.
9 .Gérando (J.-M. de), Institutes , p. 1.
10. Gérando (J.-M. de), Institutes , p. 5.
44 LE DROIT ADMINISTRATIF EN MUTATION

néité de cette matière prétendument constituée pour une autre raison que
l'abord technique. "De là aussi, [ ...] le motif ou le prétexte d'accuser notre
droit administratif d'être un chaos informe, confus, sans liaison et sans har-
monie"ll. Le but de ce précurseur, est certes intellectuellement louable, s' agis-
sant de se conformer à la devise Ordo ab chao, mais elle n'est pas exempte
d'arrière-pensée en termes de rapports de pouvoir entre les publicistes de
l'époque.

En recherchant précisément cet ordre, Gérando, fidèle à ses conceptions


philosophiques développées dans d'autres ouvrages 12 , accrédite l'idée que
matériellement, le droit administratif constitue un objet autonome, doté d'une
cohérence interne et susceptible de régulation. En un mot, il s'agit d'un systè-
me. Le seul synonyme utilisé pour désigner le droit administratif dans l'aver-
tissement est ainsi un "système de notre législation administrative"13. Ce mode
de raisonnement justifie alors l'utilisation d'une méthode d'étude adaptée, un
"système de codification"14. Le retour à la question de la méthode assure ainsi
la liaison la nature du droit administratif et la nécessité pragmatique de son
exposition: "L'ordre qui sera observé dans un code administratif en éclairera
le système entre les diverses parties"15. L'entreprise de Gérando est, à la fois,
systémique, et systématique, "Par le seul arrangement logique des disposi-
tions existantes, [le code administratif] montrera comment elles se lient les
unes aux autres; il en éclairera les rapports mutuels"16. La légitimation paraît
évidente car "on ne saurait mettre en question la nécessité de composer, du
moins pour la science, un recueil coordonné et méthodique des lois en
vigueur"17. C'est une nécessité pratique, donc de la plus haute valeur à l'exté-
rieur de l'Université. Mais c'est aussi une nécessité théorique, propre à affir-
mer la rigueur de la construction du droit administratif dans la sphère des
théoriciens du droit public : "C'est par la méthode seulement que le droit
administratif acquerra en effet le caractère de la science "18.

La justification quant aux méthodes se double d'ailleurs d'une justification


par le contenu de ce droit administratif, ou par les principes directeurs du
contenu de la matière. Pour le contenu lui-même, "Dans l'enseignement du
droit administratif, le professeur a cherché à découvrir et suivre la méthode
indiquée par la nature même des choses. Il a évité d'emprunter au droit com-
mun des analogies souvent trompeuses; il a puisé le principe de la méthode
dans les conditions essentielles de la matière"19. Dès les premiers temps du

Il. Gérando (J.-M. de), Institutes ... , p. 1. Soulignement ajouté.


12. Histoire comparée des systèmes philosophiques ... en huit volumes.
13. Gérando (J.-M. de), Institutes du droit administratiffrançais, Paris, Nève, 1. 1,
1829, p. 2.
14. ibid.
15. Gérando (J.-M. de), Institutes du droit administratiffrançais, Paris, Nève, t. 1, 1829,
p.9.
16. Gérando (J.-M. de), Institutes , p. 6.
17. Gérando (J.-M.de), Institutes , p. 3.
18. Gérando (J.-M. de), Institutes , p. 9.
19. Gérando (J.-M. de), Institutes , p. 10.
vu PAR SES PÈRES FONDATEURS, LE DROIT ADMINISTRATIF 45
droit administratif contemporain, l'opposition apparaît donc avec le reste de
l'ordre juridique, et cette opposition est présentée comme matérielle. Pour ce
qui est des principes directeurs, "En France, le droit administratif a reçu,
par la législation de 1789 et 1790, un certain nombre de principes fixes, déter-
minés, auxquels se rattache, beaucoup plus fidèlement qu'on ne le suppose,
toute la législation postérieure ... "20. De manière logique, les fondements du
droit administratif n'ayant pas été évoqués, ce sont ces principes législatifs de
1789 qui sont reconnus par Gérando comme "fondant un ordre de choses nou-
veau"21.

Finalement, qu'est-ce que le droit administratif pour Gérando ? "Toutes


les dispositions des lois ou des règlements relatifs à l'administration n'appar-
tiennent pas pour cela à un véritable code administratif. Le code ne doit
s'emparer que de celles qui fondent un droit ou qui règlent l'exercice d'un
droit, dans le sens que le terme de droit prend en ces matières, c'est-à-dire de
celles qui concernent les obligations mutuelles de l'administration et des admi-
nistrés. Il ne doit point comprendre de celles qui n'ont pour objet que la partie
purement technique des différents services publics "22. La spécificité juridique
de la matière est ainsi confirmée, après toutefois que Gérando a réglé la ques-
tion du champ matériel23 •

II - CORMENIN

Dix années après la parution des Institutes de Gérando, Louis-Marie de La


Haye de Cormenin estime que l'essentiel du travail de production logique est
terminé. "Le Droit administratif constitue aujourd'hui une science véritable
et complète qui touche, d'un côté au droit civil et, de l'autre côté, au droit
politique "24 •

Pour arriver à cette affirmation, les éléments que considère Cormenin sont
multiples, mais l'un d'entre eux est privilégié. Le droit administratif est certes
arrivé à un point de complétude et de cohérence car "il a sa législation... sa
jurisprudence une haute juridiction ... une procédure brève25 ... un ensei-
gnement spécial des Recueils annuels d'arrêts, des Expositions de principes
et des Traités généraux sur la compétence ... son étude importe. à plusieurs
millions de français ... "26. Mais l'éminent membre du Conseil d'Etat, à la fin

20.Gérando (J.-M. de), Institutes ... , p. 2.


21. ibid.
22. Gérando (J.-M. de), Institutes ... , op.cit., p. 9. C'est l'auteur qui souligne.
23. Il n'est pas possible ici de préciser ce que la doctrine juridique entend par exercice
d'un droit à cette époque. Le lecteur intéressé se reportera à Bonnecase (J.), La pensée juri-
dique française, de 1804 à l'heure présente. Ses variations et ses traits essentiels, Bordeaux,
Delmas, 1933; et Berlia (G.), Gérando, sa vie, son œuvre, Paris, LGDJ, 1942.
24. Cormenin (L.-M. de), Droit administratif, Paris, Pagnerre-Thorel, 1840,1. I, p.
XLIII.
25. Heureux temps ...
26. ibid.
46 LE DROIT ADMINISTRATIF EN MUTATION

de son introduction, ne manque pas d'affecter à la jurisprudence le rôle prin-


cipal dans la continuation de l'évolution du droit administratif. Il considère
comme naturel que "le sort du droit civil aussi bien que du droit administratif,
soit de briller, de s'épuiser et de se rajeunir"27. Partant du constat que ni
Cujas, ni Dumoulin ne sont plus évoqués dans la formation de la jurispruden-
ce civile, il pose alors la question: "La jurisprudence civile en est-elle moins,
pour cela, une science, une très grande science ? Elle ne meurt pas, elle se
transforme"28. Or, indéniablement, pour Cormenin, le droit administratif,
arrivé à ce point d'évolution, va poursuivre son évolution par la voie de la
production jurisprudentielle. "Comme elle [la jurisprudence civile], plus
qu'elle, la jurisprudence administrative que nos exposons, aura ses révolu-
tions de formules, de règles et de matières"29. De manière logique, Cormenin
se livre à une "Exposition du droit administratif' qui comprend trois titres: le
premier concerne l'organisation, les attributions et le règlement de procédure
du Conseil d'État; le second porte sur les principes généraux de distinction des
autorités administratives qui ressortissent au Conseil d'État, et sur leurs com-
pétences; le troisième titre, enfin, analyse le contenu de la jurisprudence dans
les matières contentieuses qui ressortissent au Conseil d'État.

Cormenin reste en cela fidèle à sa manière initiale de décrire la naissance


d'un corps de règles de nature publique qu'il ne qualifiait pas encore de droit
administratif. Dans un ouvrage anonyme et dont l'édition fut en majeure par-
tie détruite par les autorités de l'époque, le futur pamphlétaire stigmatisait
déjà l'opposition entre la "Législation administrative" et le rôle de la jurispru-
dence. "Chez nous, écrit-il, la matière administrative s'est teinte de la couleur
des divers gouvernements à travers lesquels elle a passé depuis vingt-huit ans.
Elle est encore régie par une foule de lois sanglantes, monstrueuses, f/'scales,
indigestes ... Plusieurs sont tombées en désuétude, non par une abrogation
directe mais par leur propre infamie ... Les unes sont noyées dans des détails
fastidieux et perdent de vue le principe général. Les autres sont trop brèves et
d'une disposition tellement générale, qu'on ne peut y puiser aucune interpré-
tation pour les cas particuliers. La jurisprudence a partout expliqué, com-
menté, remplacé la loi"3o.

Cette manière de voir n'est pas unanimement partagée par les publicistes
de l'époque. Ainsi Serrigny, traitant divers sujets de droit administratif,
déclare-t-il sans hésitation: "La science du droit ne peut faire de progrès
qu'autant que les auteurs abandonneront, dans les livres, la méthode suivie
au barreau, qui consiste à combattre à coups d'arrêts. Cette méthode, qui
peut être excellente pour gagner des procès, serait la mort du droit et le tom-
beau de tout progrès dans la législation"31.

27. ibid.
28. ibid.
29. Cormenin (L.-M. de), Droit administratif, Paris, Pagnerre-Thorel, 1840, p. XLIV.
30. Du Conseil d'Etat envisagé comme Conseil et comme juridiction sous notre monarchie
constitutionnelle, Paris, imp. Hérissant Le Doux, 1818, pp. 228-230.
31. Serrigny (D.), Questions et traités de droit administratif, Paris, Durand, 1854, p. VII.
vu PAR SES PÈRES FONDATEURS, LE DROIT ADMINISTRATIF 47
Le débat a-t-il perdu de son actualité?

III - MACAREL

Finalement, le troisième père fondateur, Macarel, membre du Conseil


d'État, comme Cormenin, mais aussi successeur de Gérando dans sa chaire de
droit administratif, tente de réaliser la synthèse des deux prédécesseurs et de
les ramener à l'unité.

Indéniablement, dans les premiers temps de son activité de juriste,


Macarel penche plutôt vers l'opinion que Cormenin formulera plus tard sous
sa forme la plus achevée. "Le Conseil d'État, Cour suprême de l'administra-
tion, est occupé principalement à régler la compétence des autorités qui,
s'égarant dans le chaos de nos lois administratives, s'emparent de toutes les
matières et ne savent trop dans quelles limites elles doivent se renfermer"32. Il
faut rappeler que Macarel fut avocat, fondateur en 1821 du "Recueil des
arrêts du Conseil d'État" et que sa connaissance de la jurisprudence, qu'il
était le premier à divulguer, le portait à placer cette activité au premier plan.
Aussi, de manière significative, les premiers ouvrages de ce publiciste n'étu-
dient-ils pas le droit administratif. "Nous nous proposons seulement de
rechercher et defaire connaître l'application des lois administratives, c'est-à-
dire la jurisprudence établie par les décisions émanées des corps administra-
tifs"33. Macarel vulgarise la jurisprudence du Conseil d'État, analyse cette
jurisprudence, étend son étude à la juridiction administrative dans son
ensemble, il ne fait pas la théorie d'un corps de règles.

Puis il se produit, dans l'œuvre de ce publiciste, une nette inflexion dans


l'abord de la matière. Entre 1828, date où il publie "Des tribunaux adminis-
tratifs ..." et 1842, année de parution du premier tome de son "Cours de droit
administratif", l'avocat n'a publié aucun ouvrage d'ensemble sur sa spécialité.
Mais pour son retour à la divulgation de la matière, il juge indispensable de
faire partir sa réflexion d'ensemble des sources écrites: les lois administra-
tives. "Les lois administratives règlent les rapports des citoyens avec le corps
social et même les rapports des citoyens entre eux, lorsque le nombre et la
nature de ces rapports les fait sortir de la classe des droits et des intérêts pri-

32. Macarel (L.-A.), Eléments de jurisprudence administrative, extraits des décisions


rendues par le Conseil d'Etat en matÜ!re contentieuse, Paris, Dondey Dnpré, 1818, p. 1. Ponr
une analyse de cet ouvrage, et de son rôle dans la construction de la théorie juridique, Cf.
Fortsatkis (T.), Conceptualisme et empirisme en droit administratiffrançais, Paris, LGDJ
(bibl. dr. pub.), 1987, pp. 37, 59 et 80.
33. Macarel (L.-A.), Des tribunaux administratifs, ou Introduction à l'étude de la juris-
prudence administrative, contenant un examen critique de l'organisation de la justice admi-
nistrative et quelques vues d'amélioration, Paris, Roret, 1828, p. 19. L'expression corps admi-
nistratifs est éminemment ambiguë dans l'esprit de l'auteur à cette époque, puisqu'elle
regroupe à la fois des autorités administratives et des juges.
48 LE DROIT ADMINISTRATIF EN MUTATION

vés"34. De cette mise en perspective sociale, qui tend à fonder une définition
matérielle des lois administratives, Macarel passe à l'analyse de contenu: "Les
lois administratives doivent en général contenir trois sortes de dispositions.
D'abord celles qui déterminent les obligations et droits respectifs du pouvoir et
des citoyens; ensuite celles qui déterminent et organisent les différents services
administratifs ( ...); enfin, celles qui établissent laforme dans laquelle l'admi-
nistration et les citoyens doivent agir pour accomplir leurs obligations respec-
tives"35. Et il se concentre sur cette composition pour définir l'architecture de
son Cours.

Les interrogations ne manquent pas sur les raisons de ce revirement. Il est


vrai que Macarel a été le collaborateur de Gérando, notamment pour la
confection de la première édition des Institutes de Droit administratif, publiée
à partir de 1829. Il a été nommé maître des requêtes au Conseil d'Etat en
1830, et à la Direction de l'Administration départementale et communale du
ministère de l'Intérieur de 1837 à 1839. Il a assuré, dès 1840, un cours
d'Administration générale, qui peut être considéré comme la première tentati-
ve universitaire d'enseignement de la science administrative et politique 36 •

Quelle est alors la définition que le juriste, devenu administrateur et pro-


fesseur peut donner du droit administratif et d'où tient-elle sa cohérence? "Le
droit administratif se compose des lois d'intérêt public, qui dans telle nation
donnée, règlent les droits et devoirs respectifs de l'administration et des
citoyens ( ...) La science de l'administration est, à proprement parler, du
domaine de la spéculation; le droit administratif est renfermé dans la sphère
du droit positif'37. Voilà livré le fin mot de l'histoire, le droit administratif est
principalement formel (lois) téléologique (intérêt public) organique (présence
de l'administration et des personnes privées), mais finalement ce qui réalise
son unité c'est tout de même l'abord technique du droit positif, l'utilisation
des arrêts, la référence à la méthode et aux nécessités pratiques. "Quant à
nous, nous n'aurons à nous occuper que du droit positif. Le temps où nous
vivons est surtout ami de ce genre d'études ! Et sans abandonner jamais les
saines théories, je m'efforcerai de ne vous communiquer que des connais-
sances immédiatement applicables"38.

Peut-être est-ce cette synthèse, au prix de l'adoption d'une méthode lourde


de conséquences à long terme, qui permet l'élargissement de la sphère

34. Macarel (L.-A.), "Cours d'Administration générale. Discours d'ouverture prononcé


dans la séance du 5 mai 1840", Moniteur universel, 24 et 25 août 1840, p. 9.
35. Macarel (L.-A.), Moniteur universel, 24 et 25 août 1840, p. Il.
36. Savoye (J.), Quelques aspects de l'œuvre de Louis-Antoine Macarel (1790-1851).
Contribution à l'étude de la naissance des sciences politiques et administratives, th. dr. Lille,
1970.
37. Macarel (L.-A.)" Cours d'Administration générale. Discours d'ouverture ...", op.cit.,
p.18.
38. Macarel (L.-A.), Cours de Droit administratif, professé à la Faculté de Droit de Paris,
Paris, Thorel, 1842-1844, p. 22.
vu PAR SES PÈRES FONDATEURS, LE DROIT ADMINISTRATIF 49
d'appréhension théorique des publicistes de l'époque, notamment en jetant
des ponts avec la matière, sous haute surveillance, du droit constitutionnel. "A
le considérer sous son véritable aspect, le droit administratif n'est que l'une
des branches du droit public; l'un et l'autre se touchent par les points les plus
essentiels; et c'est une très grande vérité qu'un très savant professeur de cette
école a proclamée lorsqu'il a dit que les principes du droit public peuvent être
considérés comme les têtes de chapitres du droit administratif"39. Macarel en
eut certainement l'intuition40 • Ses successeurs, pressés par la contrainte sur-
ent en tirer le meilleur pour poursuivre de facto un enseignement interdit.
Mais c'est une autre histoire, que la brièveté amicale des quelques observa-
tions qui précèdent ne permettent pas de conter ici.

En guise de conclusion, laissons à Cormenin, à la fois le plus virulent et le


plus modeste des publicistes, esprit brillant à la recherche de son purgatoire
dans un contentieux austère en diable, le mot de la fin : "Moins que personne,
nous ne pouvons espérer de durer toujours. Tout passe, toute œuvre de
l'homme, comme l'homme lui-même, ne vit que son temps et ce temps est
court. Mon livre qui embrasse l'histoire jurisprudentielle d'un quart de siècle
et qui m'a coûté tant de méditations, de labeurs et de veilles, que sais-je ce
qu'il vaut et ce qu'il peut vivre ? Je n'ai guère été que le tailleur de pierres et
le maçon d'un édifice plus régulier qu'après moi dresseront les architectes.
Mais dût mon nom ne se lire un jour qu'à demi-effacé sous les fondements du
Droit administratif, je n'en demande pas davantage "41.

39. Macarel (L.-A.), Cours de Droit administratif... , p. 6.


40. D'autant plus qu'il a été amené entre 1827 et 1830 a enseigner un cours de "Science
sociale" qui inspirera la parution en 1833 d'un cours de "Droit politique".
41. Cormenin (J.-M.de), Droit administratif, Paris, Pagnerre-Thorel, 1840, 1. J, p.
XLIV.

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