Afrique Le Succès D'un Continent
Afrique Le Succès D'un Continent
Afrique Le Succès D'un Continent
Mai 2006
229/230
|AFRIQUE: LES SUCCES D’UN
CONTINENT
4|E DITORIAL
| Lorna et George Abungu
Sakina Rharib | 90
Le continent africain est un acteur important et incontesté du renouveau des approches de préservation du
patrimoine qui a eu lieu au niveau international ces dernières décennies. Ce numéro double de MUSEUM
International, qui présente les succès et les défis de l’Afrique dans ce domaine, a été préparé par deux rédacteurs
en chef invités, Lorna et Georges Abungu. Ils sont l’un et l’autre très impliqués, à travers des réseaux
professionnels, dans divers programmes nationaux, régionaux et internationaux. Lorna Abungu, archéologue de
formation, est la directrice exécutive d’AFRICOM depuis 2000. Georges Abungu, également archéologue, fut le
directeur général des Musées nationaux du Kenya entre 1999 et 2002. Il est actuellement consultant international
en planification et en gestion du patrimoine.
Isabelle Vinson
L’étendue et la portée du débat engagé dans ce numéro de MUSEUM International nous montrent
que l’Afrique est un continent d’une grande diversité et d’une immense richesse sur le plan du
patrimoine culturel. Que ce soit sur le plan de l’histoire orale ou du cadre juridique ou encore de
la restructuration des musées, il apparaît clairement que l’Afrique a connu des transformations
majeures depuis que les concepts de musée – mais aussi de gestion du patrimoine, telle qu’elle est
pratiquée de nos jours –, ont été introduits sur le continent.
L’Afrique a été confrontée à la difficulté de réconcilier non seulement les institutions qui
lui ont été transmises sous forme de musées et de collections, mais aussi les besoins et les
aspirations propres à ces institutions héritées du passé colonial. Face à ces défis, les différents
pays du continent ont dû batailler avec la notion occidentale de musée, à savoir un lieu de
collection, de conservation, d’éducation et d’exposition, accordant souvent une plus grande
valeur aux collections elles-mêmes qu’aux communautés censées en bénéficier.
La plupart des musées du continent, tout comme les autres institutions culturelles, ont dû
longtemps accepter de figurer au bas des priorités nationales, tandis que nos gouvernements
s’attachaient à développer les services publics tels que l’éducation et la santé, et à améliorer les
infrastructures. Mais les musées ont également à résoudre les questions liées aux compétences
nécessaires pour assurer la gestion du patrimoine, au développement d’une prise de conscience au
sein des communautés qui possèdent ce dernier et au rôle du patrimoine immatériel dans la
société contemporaine. De même, il est urgent de s’attaquer au problème de la détérioration et du
vol dans les musées, ce que Sakina Rharib, dans le cas du Maroc, désigne sous le nom
d’« hémorragie culturelle ».
L’espace de contestation que représente le musée est beaucoup plus flagrant en Afrique
que dans n’importe quel autre endroit au monde. L’histoire de son développement, son passé
colonial, l’attitude de « laisser-aller » manifestée par les élites coloniales qui continuèrent à diriger
les musées après l’indépendance, le manque de valorisation des compétences parmi les
populations indigènes et la tendance à se replier sur soi et à refuser tout changement sont autant
de facteurs qui expliquent cette situation conflictuelle. Ce numéro de Museum, à travers ses
différentes contributions, réussit à présenter d’une part les défis qu’ont eu à relever les musées au
fil du temps et, d’autre part, les diverses transformations, souvent positives, qui ont permis aux
musées africains de se positionner au centre du discours socioéconomique et politique de leurs
pays respectifs, et donc de progresser sur la voie de la reconnaissance.
À la lecture de ces articles, il ne fait nul doute que les musées africains ont reconnu tout
l’intérêt du patrimoine, et en particulier du patrimoine culturel, dans la société contemporaine.
Après avoir été considérés comme un terrain neutre et apolitique, ils se sont métamorphosés,
abandonnant leur nature fossilisée pour devenir des espaces de dialogue vivant. L’article de Ciraj
Rassool, (« La création du musée du District Six au Cap »), en est la meilleure illustration. En
ayant recours aux histoires d’une population et d’un lieu, et notamment à l’expérience du
déplacement forcé d’une communauté, la mémoire et l’expression culturelle sont devenues
sources de solidarité et de réparation. Grâce à cette volonté de restituer l’intégrité collective du
District Six, un musée portant le même nom est né et est devenu le dépositaire des intérêts de la
communauté, qui se bat pour la restitution de ses terres et le droit de retourner sur son sol
d’origine. On est loin ici du rôle adopté par le musée traditionnel, et pourtant cette démarche
unique est fort appropriée, en ce sens qu’elle place le musée au centre du dialogue humain, lui
permettant de devenir un lieu de guérison et de pardon. Un exemple qui légitime pleinement
l’existence du musée communautaire.
Le cas des Musées nationaux du Kenya relève de la volonté de transformer le patrimoine
national en une ressource importante pour l’humanité. Il constitue un excellent exemple du rôle
que le musée, en tant qu’institution publique, peut jouer non seulement dans la protection du
patrimoine mais aussi dans la présentation vivante qui en est faite au public, pour son plaisir, son
enseignement et son usage. Il réfute à son tour l’idée que les musées, en particulier en Afrique,
sont des entités fossilisées et passives, voire des espaces où se perpétuent le vol et la destruction
du patrimoine. L’exemple des Musées nationaux du Kenya est bien celui d’une institution
dynamique, entreprenante, ouverte au changement et capable d’attirer d’énormes financements
pour une entreprise de restructuration. Il s’agit là d’un succès réel qui doit servir de modèle. Si cet
article, cependant, prend en compte le cas d’un seul musée, il nous faut préciser que d’autres
musées africains importants ont connu un tel processus de restructuration, quoique à une moins
grande échelle, notamment le Musée national du Mali à Bamako et le musée de Livingstone en
Zambie.
Les musées à travers tout le continent commencent à se lancer dans un réaménagement
institutionnel et cherchent à assurer leur viabilité tout en restant fidèle à leur mission – laquelle
s’est élargie pour inclure désormais, au-delà de la gestion des collections et du travail d’exposition,
la participation active et créative du public.
Le deuxième chapitre de ce numéro s’attache à démontrer le pouvoir de l’oralité et du
savoir traditionnel, souvent partagé et transmis à la postérité. Le savoir traditionnel africain a
longtemps été discrédité et a très souvent été considéré comme ne relevant pas du patrimoine. Il
a retrouvé ses lettres de noblesse avec la prise de conscience qu’il faisait partie intégrante de l’être
africain et qu’il constituait une source d’information essentielle pour la défense de l’identité et du
patrimoine africains.
De la réflexion d’Ali Ould Sidi sur la connaissance orale des techniques de construction et
des matériaux, sur l’organisation et la mise en œuvre de travaux de conservation et de
restauration, à l’exemple de Mapopa Mtonga sur la danse rituelle du Gulu Wamkulu en tant
qu’instrument de contrôle social forgeant l’identité du groupe et protégeant les traditions, en
passant par l’étude d’Elisa Fiorio sur l’oralité et la tradition culturelle, dans lesquelles le langage vu
comme un moyen de codifier l’information et le mot parlé deviennent une représentation de la
vision du monde de la société, sans oublier les sessions de contes d’Odero Agan servant à
disséminer la connaissance et à favoriser l’entente entre les communautés, ce chapitre conte
l’histoire puissante de la tradition orale en Afrique et le rôle que joue le patrimoine immatériel
dans la protection de la culture matérielle. Du reste, la mission que remplissent les institutions du
patrimoine telles que les musées dans la promotion et l’utilisation de ce patrimoine ne peut être
suffisamment soulignée.
L’histoire orale est un lien qui renforce les relations tant culturelles que sociales,
raccordant le présent au passé, reliant les générations entre elles. Grâce à la Convention de
l’UNESCO sur le patrimoine immatériel, des avancées sont désormais possibles dans ce domaine,
et il serait légitime que l’Afrique, de par sa richesse et sa diversité, en soit l’initiatrice.
Sur la question de la mémoire et du développement, il est évident que l’Afrique a
remarquablement progressé, en reconnaissant non seulement l’importance de son patrimoine
culturel mais aussi la nécessité de le gérer d’une manière viable. L’Afrique est un continent unique
qui est confronté à de multiples défis, mais c’est aussi un précurseur. À la lecture de l’article de
Galia Saouma-Forero, pour peu que l’on soit familiarisé avec le programme dont il est question,
on ne peut qu’approuver cette conclusion : « Africa 2009 a démontré que la protection du
patrimoine culturel africain par les Africains eux-mêmes consolide leur sentiment d’identité,
souligne la richesse et la diversité de celle-ci, et ouvre de nouvelles voies au développement ».
Les formations menées actuellement en Afrique dans le domaine du patrimoine sont très
ciblées et ont pour but de résoudre les problèmes actuels tout en préparant le futur. Le travail
accompli par le programme PREMA1 de l’ICCROM – qui a conduit au développement du
PMDA (à présent, le CHDA) et de l’EPA – ainsi que les efforts fournis par AFRICOM2, le
WAMP3 et le Samp4 sont la meilleure preuve de l’engagement de l’Afrique pour la sauvegarde de
son patrimoine. Même le programme de stages d’AFRICOM, loin d’être traditionnel dans son
approche de la formation, a été d’une importance déterminante.
Il ne fait aucun doute que l’Afrique, autrefois plus connue pour ses problèmes et ses
résultats médiocres, est devenu un continent entièrement tourné vers la sauvegarde et l’utilisation
de sa ressource la plus précieuse : son patrimoine.
Le voyage offert par ce numéro double de MUSEUM International témoigne de
l’engagement de l’Afrique et de ses partenaires dans le domaine du patrimoine, ainsi que des
divers succès qu’ils ont remportés. Mais il serait faux de prétendre pour autant que l’Afrique a
résolu tous ses problèmes. Bien au contraire, nous devons continuer à former des professionnels,
à développer et à améliorer les cadres juridiques, à intégrer les communautés dans tous les aspects
de la gestion du patrimoine, à exploiter les systèmes de savoir traditionnel et les autres formes de
patrimoine immatériel, dont dépendra la viabilité de l’entreprise, et enfin à travailler avec le reste
du monde pour la sauvegarde du patrimoine de l’humanité dans son ensemble. Mais le fil
conducteur des contributions de ce numéro est clair : l’Afrique donne davantage qu’elle reçoit.
Lorna Abungu
Notes
1
Prévention dans les musées africains.
2
Le Conseil international des musées africains.
3
Le Programme des musées de l’Afrique de l’Ouest.
4
Le Programme des musées africains et suédois.
La création du musée du District Six au Cap1
Ciraj Rassool est professeur d’histoire à l’université de Western Cape, où il dirige le Programme africain d’études
sur les musées et le patrimoine. Il siège au conseil d’administration du musée du District Six et préside le comité
scientifique du Conseil international des musées africains (AFRICOM). Il est l’auteur, par ailleurs, de nombreux
ouvrages et articles sur les thèmes de la muséologie, du patrimoine, de l’histoire visuelle et de l’historiographie de la
résistance.
C
’est en 1994, année où l’Afrique du Sud devint une démocratie, que le musée du
District Six fut inauguré, dans l’église méthodiste centrale en bordure du District Six au
Cap. Ce musée fut conçu comme un lieu centré sur les histoires du District Six, sur le
déplacement forcé de sa population, et sur la mémoire et l’expression culturelle comme
instruments de solidarité et de réparation. Sa création fut l’aboutissement de plus de cinq ans de
planification de la part de la Fondation du musée du District Six, un organisme instauré en 1989
par le Comité Hands-Off du District Six (HODS – Pas touche au District Six). Né à la suite d’un
mouvement civique dans des quartiers proches du centre du Cap à la fin des années 1980, HODS
monta une campagne contre les initiatives des grandes entreprises et de la municipalité, dont le
but était de développer le District Six pour les classes moyennes, dans une optique dite
« multiraciale » – et ce afin d’attester de leurs efforts à réformer l’apartheid alors même que se
poursuivaient les opérations de son appareil répressif2.
La Fondation figurait parmi les multiples organisations non gouvernementales et projets
culturels qui virent le jour entre les années 1970 et 1990 dans le but de préserver la mémoire du
District Six, ce quartier central et déshérité du Cap, situé au pied de la montagne de la Table, qui
avait vécu l’évacuation forcée de 60 000 personnes du cœur de la ville. En 1992, la Fondation
organisa une exposition photographique de deux semaines dans l’église méthodiste centrale. Les
anciens habitants du quartier se rassemblèrent sur les bancs de l’église, où ils échangèrent leurs
souvenirs tandis qu’une impressionnante collection de photographies, de diapositives et de
séquences de vieux films les ramenaient en arrière, dans le district de leurs souvenirs. Ce fut ce
désir de recueillir et de restituer l’intégrité physique du District Six à travers la mémoire qui mena
à la création du musée deux ans plus tard.
Le travail culturel de la Fondation du musée du District Six fut également à l’origine de la
revendication des terres de ce quartier – revendication établie par le Restitution of Land Rights Act3
(loi sur la restitution des droits fonciers). Cette requête, menée par des groupes organisés
d’anciens habitants du District Six, parmi lesquels l’Association civique du District Six,
préconisait la reconstruction de cette zone dévastée et le retour de sa communauté, qui en avait
été expulsée à la suite du Group Areas Act (loi sur l’habitat séparé) de 1950. Après que le District
Six fut déclaré secteur blanc en 1966, des déplacements de population eurent lieu dans les années
1970 et au début des années 1980 afin de détruire le tissu social du quartier, tandis que les
édifices, à l’exception des mosquées et de quelques églises, étaient rasés. Au cours de la procédure
de revendication, le musée s’interrogea régulièrement sur la façon dont un processus de
restitution de la terre et de redéveloppement, centré principalement sur l’habitat et une croissance
urbaine intégrée, pouvait ménager une place aux questions de l’histoire et de la commémoration.
Par ailleurs, la naissance de ce musée ne pouvait être dissociée de l’instauration de la Commission
Vérité et Réconciliation, en raison de leur objectif commun qui consistait à « déterrer » le passé et
à consigner le souvenir d’une expérience traumatisante4. Cette association reflétait, de fait, un
point de vue moral et théologique intrinsèque à la création du musée et indiquait que l’enceinte de
ce dernier serait utilisée comme un lieu de guérison et de pardon5.
Notes
1
Cette étude se base sur mon article à paraître prochainement, « Community Museums, Memory Politics and
Social Transformation in South Africa: Histories, Possibilities and Limits », in I. Karp, C. A. Kratz, L. Szwaja et
T. Ybarra-Frausto, avec la collaboration de G. Buntinx, B. Kirshenblatt-Gimblett et C. Rassool (dir. publ.),
Museum Frictions: Public Cultures/Global Transformations, Durham, NC, Duke University Press (à paraître).
Les lecteurs pourront y trouver une étude plus détaillée de l’origine, du développement et des caractéristiques
essentielles du musée du District Six, avec pour toile de fond les défis posés par la transformation du patrimoine
en Afrique du Sud.
2
Pour un compte-rendu de l’histoire de la campagne « Hands-Off District Six » (HODS), de l’émergence du
District Six comme « terre dévastée » et d’autres aspects de l’histoire culturelle et politique du District Six, voir
S. Jeppie et C. Soudien (dir. publ.), The Struggle for District Six: Past and Present, Cape Town, Buchu Books,
1990. Ce livre rassemble des présentations faites lors d’une conférence organisée par HODS dans le District Six
en 1988. Parmi les résolutions adoptées à cette occasion figuraient la demande que le redéveloppement du
district n’ait pas lieu sans l’implication des anciens habitants et une motion exigeant la création d’un musée du
District Six.
3
Le Restitution of Land Rights Act (loi sur la restitution des droits fonciers) n° 22 de 1994, l’un des mécanismes
instaurés par l’État après l’apartheid pour résoudre les conflits du passé, créait un cadre extrêmement contesté
pour la restitution de la terre et établissait une Commission pour la restitution des droits fonciers dans le but de
superviser la procédure.
4
Ingrid de Kok explore cette association dans « Cracked Heirlooms: Memory on Exhibition », in S. Nuttall et C.
Coetzee (dir. publ.), Negotiating the Past: the Making of Memory in South Africa, Oxford, Oxford University
Press, 1998.
5
Voir par exemple l’approche du musée reflétée par la contribution de S. Abrahams, « A Place of Sanctuary »,
in C. Rassool et S. Prosalendis (dir. publ.), Recalling Community in Cape Town: Creating and Curating the
District Six Museum, Cape Town, musée du District Six, 2001.
6
Concernant cet espace d’échanges et de transactions intellectuels et culturels, on peut trouver des similitudes
avec le concept du musée considéré comme une « zone de contact » chez Clifford. Voir J. Clifford, Routes:
Travel and Translation in the Late Twentieth Century, Cambridge, MA, Harvard University Press, 1997, ch. 7.
7
Voir les descriptions détaillées des caractéristiques de l’exposition dans l’essai interprétatif sur le travail
esthétique du musée du District Six écrit par P. Delport, « Signposts for Retrieval: a Visual Framework for
Enabling Memory of Place and Time », in C. Rassool et S. Prosalendis (dir. publ.), Recalling Community in
Cape Town, op. cit.
8
P. Delport, « Signposts for Retrieval », art. cit., p. 34 ; T. Morphet, « An Archaeology of Memory », in Mail
and Guardian, Johannesburg, 30 février 1995.
9
Note d’information, musée du District Six, 2001.
10
S. Prosalendis et al, « Punctuations: Periodic Impressions of a Museum », in C. Rassool et S. Prosalendis
(dir. publ.), Recalling Community in Cape Town, op. cit., pp. 75-76.
11
C. Rassool et S. Prosalendis (dir. publ.), Recalling Community in Cape Town, op. cit., p. vi.
12
P. Delport, « Digging Deeper in District Six: Features and Interfaces in a Curatorial Landscape », in C.
Rassool et S. Prosalendis (dir. publ.), Recalling Community in Cape Town, op. cit. ; « A guide to the District Six
Museum and the ‘Digging Deeper’ exhibition », brochure, musée du District Six, 2000.
13
Ibid.
Les Musées nationaux du Kenya : réalisations et défis
Idle Farah est actuellement le directeur général des Musées nationaux du Kenya où il travaille depuis seize ans. Il
est primatologue, titulaire d’un doctorat de l’université d’Uppsala obtenu en 2000. Avant de devenir le directeur
général du NMK(National Museum of Kenya), Idle Farah a été le directeur de l’Institut de recherche sur les
primates au Kenya. Il est membre de la Commission pour l’enseignement supérieur au Kenya et du conseil
universitaire de l’université de Nairobi. Il est également le président du conseil d’administration du Centre pour le
développement du patrimoine en Afrique (le CHDA, anciennement le PMDA – le Programme pour le
développement des musées en Afrique).
Introduction
Le secteur du patrimoine kenyan est aussi divers que celui de nombreux pays à travers le monde.
La conception et la création des Musées nationaux du Kenya ont commencé en 1910 au moment
de la fondation de la Société d’histoire naturelle de l’Afrique orientale, dont le but était l’examen
scientifique et critique des caractères naturels de l’environnement de l’Afrique orientale. Peu à
peu, la Société constitua une vaste collection de spécimens d’histoire naturelle, d’où la nécessité
de créer un musée.
Le premier site qui accueillit les collections de la Société d’histoire naturelle de l’Afrique
orientale se résumait à une simple pièce, au croisement des rues aujourd’hui nommées Muindi
Mbingu Road et University Way, à Nairobi. Le premier véritable musée, lui, fut construit en 1921,
à l’emplacement actuel de l’Hôtel Serena, mais il fut démoli quatre ans plus tard en raison de la
déviation d’une route. En 1930, le musée fut transféré dans un nouveau bâtiment sur Museum
Hill, – qu’il occupe toujours – et il reçut à cette occasion le nom de Coryndon Museum. Ce n’est
qu’après l’accession du Kenya à l’indépendance que la Société d’histoire naturelle de l’Afrique
orientale se vit dotée d’un mandat plus ambitieux et d’une nouvelle dénomination : les Musées
nationaux du Kenya.
À partir de ses humbles débuts, le musée s’est progressivement transformé en un
organisme de renommée internationale, qui peut s’enorgueillir de posséder vingt départements de
recherche répartis dans trois divisions. L’appellation « Musées nationaux du Kenya » recouvre
actuellement 18 musées régionaux et 18 sites et monuments ouverts au public, disséminés dans
les huit provinces du pays.
Les Musées nationaux du Kenya constituent une personne morale qui dépend du
Ministère du patrimoine national et qui tient son mandat de deux lois parlementaires : le National
Museums of Kenya Act (loi sur les Musées nationaux du Kenya) et le Antiquities and Monuments Act
(loi sur les antiquités et les monuments), votées toutes les deux en 1983. L’une et l’autre sont en
cours de révision et ont été fusionnées dans un projet de loi intitulé National Museums Heritage Bill
(projet de loi sur le patrimoine des Musées nationaux), qui est toujours en discussion au
Parlement.
Durant ses premières années, le MNK s’est affirmé comme une institution vouée à la
recherche, tout particulièrement dans le domaine de la paléontologie où la quête des origines de
l’homme a conduit à des découvertes remarquables et abouti à la constitution de célèbres
collections d’hominidés et autres fossiles. Cette période a cependant été caractérisée par une
activité limitée dans la programmation publique. Rien ou presque n’était entrepris pour établir des
liens entre les recherches menées par le musée et le public qu’il était censé servir. À cette époque,
en dehors de quelques expositions et d’un modeste programme éducatif à l’intention des écoles,
le public n’était guère incité à venir visiter le musée. Des critiques ont donc fusé peu à peu dans
l’opinion publique, qui déplorait que, malgré de nombreuses découvertes, les résultats de la
recherche scientifique n’aient pour ainsi dire pas été communiqués au public. Les activités de
pure forme organisées à l’intention du public se limitaient à des visites guidées, des conférences et
des projections-débats, et tendaient à s’attarder plus sur les objets que sur les contextes qu’ils
représentaient. Conséquence logique : le musée était perçu comme un lieu froid, élitiste et
ennuyeux, un endroit archaïque rempli de vieilles reliques.
Les années passant, l’institution a grandi au point de revêtir une importance régionale et
internationale. Le musée est devenu un centre d’excellence, abritant quelques-unes des plus belles
collections et des plus belles pièces du continent. Confronté au défi de devoir s’adapter au public
et à la nécessité d’assurer sa viabilité, le NMK a fini par admettre l’obligation de satisfaire les
exigences et les besoins évolutifs d’un public plus large, sans pour autant perdre de vue sa
mission.
Celle-ci a toutefois dû être redéfinie, en raison précisément des attentes nouvelles du
public. En reconnaissant que le financement durable dépend de la contribution du musée au
développement national – et donc de ses réponses aux problèmes qui affectent ses communautés
–, le NMK est en train d’abandonner l’approche ethnocentrique selon laquelle les musées
n’exposent que de « vieilles reliques » et de transformer son image de vitrine figée d’anciens
objets d’art en un lieu où les gens se rencontrent et engagent le dialogue sur les problèmes
sociétaux du jour.
La recherche
Le NMK continue d’être un pôle d’excellence dans la recherche relative au patrimoine du pays.
En matière de paléontologie par exemple, le NMK peut se vanter de posséder les plus grandes
collections d’hominidés et de fossiles au monde. La recherche dans ce domaine continue de
produire des informations qui éclairent ou remettent en cause les précédentes découvertes et les
connaissances qui touchent à l’origine de l’humanité.
Le MNK possède également l’une des plus vastes collections zoologiques et botaniques
du continent. Il abrite le Centre pour la biodiversité en Afrique orientale et centrale, ainsi que
l’ensemble des études nationales menées sur la biodiversité. Les collections et les équipements du
NMK sont exploités pour des travaux de recherche directement liés à l’existence et à la survie de
l’homme, et à la préservation de l’environnement. Une grande partie de ces travaux est menée en
collaboration avec des institutions locales telles que le Service de la faune du Kenya, l’Institut de
recherche médicale du Kenya, l’Institut international de recherche sur l’élevage et d’autres
organismes de recherche internationaux, auxquels s’ajoute un certain nombre d’universités,
qu’elles soient locales ou nationales. L’Institut de recherche sur les primates (l’IPR) –une division
du MNK de réputation internationale –, collabore ainsi avec l’Organisation mondiale de la santé
pour la recherche sur la reproduction humaine et sur les maladies tropicales. Il est actuellement
engagé dans des programmes de recherche ayant trait aux maladies infectieuses, telles que la
malaria, ou vectorielles – notamment le SIDA. La plus grande partie de ces programmes, qui sont
conçus et menés en collaboration avec d’autres agences et organismes, ont abouti à des
découvertes scientifiques majeures.
D’autres initiatives méritent elles aussi d’être mentionnées , parmi lesquelles le Centre de
ressources pour le savoir indigène (le KENRIK), qui est engagé dans la recherche sur les
systèmes de savoir indigène dans le but de promouvoir la conservation du patrimoine naturel au
niveau de la communauté. L’un des principaux résultats du travail du KENRIK est le
développement d’une politique visant à la promotion de la pratique de la médecine traditionnelle
et à la formation d’un réseau de praticiens de médecine traditionnelle.
À l’heure actuelle, le KENRIK met l’accent sur la documentation concernant des sites
d’intérêt culturel, spirituel et écologique. Ces sites sacrés sont précieux pour tous et, jusqu’à
présent, ont été bien préservés par la communauté. À ce jour, le NMK a pu identifier 120 de ces
sites, dont 50 bénéficient d’une importante documentation et dont 11 ont été répertoriés
officiellement. À travers ce programme, la population a pris conscience de l’importance de ces
sites et de l’intérêt qu’ils présentent pour elle, grâce à l’écotourisme, en termes d’amélioration du
niveau de vie.
Une autre mission du NMK est le Programme de recherche pour l’utilisation durable de
la biodiversité des terres sèches (RPSUD), qui reconnaît que la solution à la gestion des
ressources des terres sèches repose sur une compréhension claire de la résilience bioécologique
des sols et sur le recours à des stratégies de gestion qui optimisent la production et l’usage des
ressources, en cohérence avec les phases épisodiques d’expansion et d’effondrement. Il est
engagé dans le développement d’un système conçu scientifiquement pour la gestion durable de la
biodiversité des terres sèches dans l’Afrique subsaharienne et dans l’extension de sa couverture
géographique ainsi que de son réseau Internet RPSUD afin de satisfaire les besoins d’une
population plus large.
« Musée en mutation »
L’un des projets les plus importants du NMK est certainement le Programme de soutien aux
Musées nationaux du Kenya (le NMK SP). Grâce à un financement de huit millions d’euros en
provenance de l’Union européenne, le NMK SP (connu aussi sous le nom de « Musée en
Mutation ») fournira un espace d’exposition rénové et élargi dans le musée de Nairobi d’ici la fin
2007. Le travail du NMK SP, qui a commencé en 2001, a abouti au développement d’un plan
stratégique institutionnel pour la programmation publique de 2005 à 2009, à partir duquel le
NMK est en train d’évaluer sa politique et ses ressources humaines. Il aboutira également à
l’amélioration des infrastructures matérielles, grâce notamment à la construction d’un nouveau
bloc administratif et d’une nouvelle façade.
Le NMK vit donc une période très stimulante, qui l’amène à réexaminer son patrimoine
et les moyens de le mettre en adéquation avec les besoins du public. On ne peut nier le fait que le
NMK SP a représenté une occasion unique de prendre davantage en considération les besoins
des publics dans le développement de nouvelles expositions. Les séances de brainstorming, la
constitution d’équipes, les débats passionnés autour de notre patrimoine et la prise de conscience
de notre identité kenyanne ont stimulé une nouvelle forme de pensée et rehaussé nos exigences
concernant la programmation publique – laquelle est devenue, à n’en pas douter, une entreprise
stratégique essentielle pour la viabilité du NMK.
Le NMK est une organisation complexe, dotée d’un mandat très large et d’un champ
d’activités étendu. Comme pour toutes les institutions de nature similaire, son financement
continuera d’être une contrainte majeure, le défi premier étant d’assurer sa viabilité tout en restant
en phase avec la communauté. Le musée est également confronté aux difficultés posées par la
e
réforme de son personnel, qui se doit de relever les défis du XXI siècle. Tous les aspects du
développement des ressources humaines sont concernés, depuis le recrutement jusqu’à la
formation et l’accroissement des compétences fondamentales individuelles et collectives. À cela
s’ajoute un autre problème très préoccupant, auquel il faut également faire face, et qui est la faible
rémunération des fonctionnaires, responsable à elle seule des fréquents départs au sein du
personnel.
À travers une succession de changements, de nouvelles façons d’aborder les réalisations
du musée et la gestion du patrimoine ont commencé à prendre forme et se sont développées aux
Musées nationaux du Kenya. Ce résultat a été obtenu grâce au programme de financement de
l’Union européenne, mais aussi au processus de formulation politique et au développement de
nouveaux cadres juridiques qui ont donné l’impulsion nécessaire au changement.
Aujourd’hui les musées ont à jouer un rôle plus diversifié qui va au-delà de leurs mandats
traditionnels, de façon à être en adéquation avec les besoins actuels de la société. Il leur faut
contribuer au plaisir, à l’inspiration, à l’acquisition des connaissances, à la recherche et à
l’érudition, à la compréhension, à la régénération, à la réflexion, à la communication et à
l’établissement du dialogue et de la tolérance entre les individus, les communautés et les nations.
Le NMK n’est pas une exception et il s’efforce d’atteindre ces objectifs tout en cherchant à
demeurer un centre d’excellence en Afrique orientale. Les réalisations déjà accomplies et le
processus de restructuration actuel feront, espérons-le, de cette institution un véritable musée
africain capable de relever les défis d’aujourd’hui et de rester longtemps encore au service de ses
communautés, à la fois au niveau local et sur le plan international.
Bibliographie
G. H. O. Abungu, « Opening Up New Frontiers: Museums of the 21st Century », in Museum 2000,
Confirmation or Challenge?, colloque de l’ICOM, 10-13 juin 2001, Suède.
L. Mboya, « Enhancement of Public Programmes at the National Museums of Kenya », in Kenya and
UNESCO, Commission nationale pour l’UNESCO : rapport annuel 2003-2004.
E. Ouma, coordinatrice de projet, Musées nationaux du Kenya, Projet de programmes interactifs pour le
public.
http://www.culture.gov.uk/global/press_notices/archive_2005/lammy_ma_speech.htm
Le Programme de stages pour les professionnels des
musées d’AFRICOM
De septembre 2004 à mars 2006, le Conseil international des musées africains AFRICOM1, en
partenariat avec les Musées nationaux du Kenya (NMK), a mis en place un Programme de stages
à l’intention des professionnels des musées. Ce programme, dont le financement a été
généreusement assuré par l’Agence suédoise pour le développement et la coopération
internationale (ASDI), s’est déroulé au siège d’AFRICOM à Nairobi. Il a été suivi durant huit
sessions de huit semaines par seize stagiaires sélectionnés parmi une liste d’employés de musées
africains travaillant dans le domaine de la conservation ou l’organisation d’expositions. Chaque
participant a bénéficié d’une bourse offerte par AFRICOM, destinée à couvrir les frais relatifs au
déplacement, au logement, à la nourriture, à l’assurance médicale et aux activités en lien avec le
projet. Au nombre des pays représentés figuraient le Botswana, le Ghana, l’Afrique du Sud, le
Malawi, le Cameroun, la Zambie, le Mozambique, la Tunisie, le Nigeria, l’Érythrée, les Seychelles,
le Sénégal, Madagascar, la République centrafricaine et la République démocratique du Congo.
Le Programme
Fidèle aux priorités formulées par AFRICOM, à savoir la formation professionnelle et la
constitution d’un réseau d’institutions et de professionnels sur le continent africain, à le
programme proposait des activités en rapport avec l’ambitieux plan de restructuration des
Musées nationaux du Kenya, permettant ainsi aux stagiaires d’acquérir une expérience pratique du
Projet de programmes interactifs pour le public mis en place par cette institution. Ce projet est
l’un des axes essentiels du plan de restructuration du NMK, qui vise à promouvoir un large
éventail d’expositions dans le nouveau musée de Nairobi (dont l’ouverture est prévue pour la mi-
2007). Mais s’il nous faut reconnaître l’existence de centres de formation et de programmes
« officiels » sur le continent – l’EPA (l’École du patrimoine africain), le CHDA (le Centre pour le
développement du patrimoine en Afrique), le WAMP (le Programme des musées de l’Afrique de
l’Ouest), etc. –, il est important de signaler aussi que les possibilités de suivre des formations
pratiques et de constituer des réseaux professionnels ont jusqu’à présent été extrêmement limitées
pour les employés des musées africains.
Outre leur contribution au développement de l’organisation AFRICOM, les stagiaires ont
passé environ 80 % du temps imparti à travailler sur des projets liés à l’aménagement de galeries
ou à la préparation et la réalisation d’expositions. Tous les aspects de la gestion de projet étaient
abordés, de la planification financière à la question des ressources humaines.
Les conditions requises pour poser sa candidature étaient de posséder deux années
d’expérience au minimum et de ne pas avoir plus de quarante ans. Parmi les critères de sélection
figuraient le niveau d’études et l’expérience professionnelle. Par ailleurs, AFRICOM a
particulièrement veillé à respecter un équilibre géographique entre les pays et une parité hommes-
femmes.
Bien que la langue de travail ait été principalement l’anglais, AFRICOM a sélectionné six
stagiaires dont l’anglais était la seconde langue étrangère. L’organisation espère pouvoir mener un
programme similaire dans un musée de l’Afrique francophone afin de toucher un plus grand
nombre de professionnels, le but étant à terme d’offrir les mêmes chances à l’ensemble des pays
africains.
1
Voir le site www.africom.museum
La gestion du patrimoine immatériel à Tsodilo
Phillip Segadika est le directeur du département Archéologie et Monuments au Musée national du Botswana. Il
est titulaire d’une maîtrise en archéologie du paysage de l’université du Pays de Galles (Lampeter, Royaume-Uni)
et il est actuellement inscrit en doctorat à l’université de Wits (Afrique du Sud). Il a présidé les débats concernant
la création de plans de gestion pour d’innombrables sites au Botswana, parmi lesquels le plan de gestion intégré du
site du patrimoine mondial de Tsodilo.
T
sodilo, la Montagne des esprits ancestraux, a été le premier site du Botswana inscrit sur
la Liste du patrimoine mondial en 2001. Il se situe au nord-ouest du pays, dans la région
tampon du delta de l’Okavango, inscrite quant à elle sur la Liste de Ramsar. Tsodilo est
un monument national, actuellement protégé par la loi de 2001 intitulée Monuments and Relics Act
(loi sur les monuments et les vestiges), mais il a longtemps bénéficié de la protection du Bushman
Relics Act de 1934 (loi sur les vestiges des Bochimans). S’élevant majestueusement au-dessus du
désert du Kalahari, Tsodilo est le deuxième pic le plus haut du Botswana, à 1395 mètres. Il a été
déclaré site du patrimoine mondial sur la base de trois critères1 dans la catégorie Paysage culturel
de la Convention du patrimoine mondial. Célèbre avant tout pour ses exceptionnelles peintures
rupestres, qui sont dans un excellent état de préservation (critère i), l’endroit a également
conservé la trace de la présence successive de plusieurs communautés humaines au fil des
millénaires (critère iii). Ces deux caractéristiques, à savoir l’art rupestre et les vestiges
archéologiques, sont bien connues des chercheurs. Cet article, cependant, s’attachera à prouver
l’importance de Tsodilo au regard du troisième critère (le critère vi), qui permet l’inscription de
sites directement ou tangiblement associés à des événements, des traditions vivantes, des idées ou
des croyances d’une portée universelle. Cet article s’intéressera aussi à la façon dont le Musée
national du Botswana a abordé la gestion du patrimoine immatériel de Tsodilo.
Bibliographie
D. Bumbaru, « Tangible and Intangible, The obligation to desire and to remember », ICOMOS News, 2002
(2003, réimpression sur le site Web de l’ICOMOS).
A. S. Campbell, Tsodilo Management Plan, Scheme for Implementation, Gaborone, Government Printer, 1994.
Gouvernement du Botswana, Monuments and Relics, Act 2001. Loi n° 12, 2001. Gaborone, Government
printer.
J.-L. Luxen, « La dimension immatérielle des monuments et des sites avec références à la Liste du
patrimoine mondial de l’UNESCO », ICOMOS News, 2000 (2003, réimpression sur le site Web de
l’ICOMOS).
R. Mechtild, « Enhancing Global Heritage Conservation: Links between the Tangible and the Intangible »
in World Heritage Review n° 32, 2003, pp. 64-67.
Kabo Mosweu, Tsodilo Participatory Rural Appraisal (P.R.A.) Project, étude réalisée à la demande du Trust
pour les initiatives culturelles et de développement d’Okavango (TOCADI), TOCADI Publications, 2002.
D. Munjeri, « Intangible Heritage in Africa: could it be a case of ‘Much ado about nothing’? », ICOMOS
News, 2000 (2003 réimpression sur le site Web de l’ICOMOS).
Musée national, Tsodilo, Mountain of Gods, Dossier de nomination à la Liste du Patrimoine mondial,
Gaborone, Government Printer, 2000.
P. Segadika, « Why Tsodilo is a World Heritage site », article présenté lors de l’Atelier de conservation des
peintures rupestres de Tsodilo en 2002, Tsodilo, Botswana.
P. Segadika, « Developing Monuments and the Challenges of Partnership with Communities in Botswana. The Case of
Tsodilo Hills, Botswana », article présenté lors du Cours international sur la Conservation urbaine et
territoriale intégrée en 2002, ICCROM, Rome, Italie.
UNESCO, « Évaluations des Biens Culturels », 25e session ordinaire (25-30 juin 2001), Paris, France.
WCH-01/CONF.205/INF.4.
Notes
1
Pour la liste des critères, consulter : http://wch.unesco.org/en/list/1021.
2
UNESCO, « Évaluations des Biens Culturels », 25e session ordinaire (25-30 juin 2001), Paris, France. WCH-
01/CONF.205/INF.4.
Droits culturels et droits des musées en Afrique
Vincent Négri est chercheur, membre du Groupe de recherches sur le droit du patrimoine culturel et naturel
[CECOJI (Centre d’études sur la coopération juridique internationale) / CNRS (Centre national de la recherche
scientifique) et l’université Paris-Sud]. Il dirige et participe à des travaux de recherche sur le droit du patrimoine
culturel. Il est professeur associé à l’université Senghor d’Alexandrie.
L
e droit des musées en Afrique est le résultat d’un processus de sédimentation de textes
issus de la période coloniale et de nouvelles législations qui peinent à inventer une
forme institutionnelle en prise directe avec les réalités culturelles, sociales et
économiques de l’Afrique. Pour autant, les musées se déploient sur le continent africain et
interpellent les autorités publiques et politiques sur les exigences auxquelles elles doivent
répondre pour assurer la sauvegarde du patrimoine, la valorisation et la diffusion des cultures. Il
reste à inventer la place du droit, qui ne saurait être limitée à la seule définition d’un statut
juridique et à l’octroi d’un cadre d’emploi du personnel. Ces deux opérations, qui ancrent le
musée dans la société, sont certes nécessaires, mais insuffisantes. La prise en compte des intérêts
culturels comporte aussi une dimension juridique et institutionnelle. À ce titre, les droits culturels
sont susceptibles de produire un impact sur le rôle et les missions des musées. Nourri de ces
apports et confronté à ces enjeux, le droit des musées en Afrique est en capacité de s’enrichir et
de se renouveler.
Le droit des musées en Afrique s’est construit en Afrique anglophone autour de la notion de trust
et en Afrique francophone et lusophone, à de rares exceptions près, dans un désordre normatif,
conduisant parfois à un déficit institutionnel. Malgré des statuts juridiques hétérogènes, les
musées se développent, y compris sous des formes privées. Le droit suit, précède rarement et,
parfois, libère les initiatives. En définitive, le recueil de tous les textes normatifs relatifs aux
musées en Afrique constituerait un corpus baroque. Cette situation tient pour une large part aux
conditions historiques de construction du droit des musées. Tous les États africains ont affirmé la
prééminence de la dimension culturelle pour asseoir l’identité nationale. L’impossible – ou
l’improbable – rencontre entre l’État et la nation en Afrique a rendu plus qu’ailleurs nécessaire
l’affirmation d’une identité nationale commune à des communautés et des peuples réunis par le
découpage des circonscriptions coloniales qui sont devenues les frontières des États nouveaux.
Qui mieux que les musées pouvaient présenter et ordonner une identité culturelle commune,
ferment de l’identité d’une nation à construire. Les musées nationaux, souvent légués par le
colonisateur, ont ainsi été, après les indépendances, le levier institutionnel de l’État pour affirmer
ou proposer une culture nationale aux diverses communautés et groupes ethniques présents sur le
territoire de l’État. L’introduction de dispositions relatives au patrimoine, à la culture nationale et
à l’identité culturelle, dans les constitutions de nombre d’États africains, révèle cette
préoccupation. Le statut de certains musées nationaux a parfois été également orienté vers la
réalisation d’un tel objectif. De fait, ces musées étaient alors des organes politiques. En
République centrafricaine, le musée Boganda, créé en 1964 sous la forme d’un office national, est
placé sous l’autorité directe du président de la République. Il en est de même de l’Institut des
musées nationaux du Zaïre en 1970, lors de la création de ce nouvel État. Mais le droit des
musées est aussi susceptible de ménager des interstices pour offrir un cadre juridique à des
musées privés, à l’instar de la loi ivoirienne du 28 juillet 1987 relative à la protection du
patrimoine culturel.
Depuis quelques années, les droits culturels suscitent un regain d’intérêt. En Afrique, ils irriguent
le droit du développement et se conjuguent avec l’histoire du continent. Dès le début des années
1960, la Déclaration de l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux, adoptée par
l’Assemblée générale des Nations Unies le 14 décembre 1960, envisage le droit de libre
détermination des peuples comme leur droit de définir non seulement leur statut politique mais
également de poursuivre « leur développement économique, social et culturel ». Quinze ans plus
tard, alors que les accessions à l’indépendance étaient, pour une large part, acquises, la
Conférence intergouvernementale sur les politiques culturelles, tenue à Accra en 1975, insistait
sur la dimension culturelle du droit au développement en Afrique. Cette orientation culturelle fut
confortée par la Conférence mondiale de Mexico, en juillet-août 1982, où fut adoptée une
recommandation préconisant la proclamation d’une Décennie mondiale du développement
culturel. L’importance du lien entre culture et développement pour tous les pays, en particulier les
pays en développement, a encore été réaffirmée récemment par la Convention sur la protection et
la promotion de la diversité des expressions culturelles, adoptée par l’UNESCO en octobre 2005.
Malgré ces principes, la relative désaffection qu’ont longtemps connue les droits culturels
tient pour une part à leur portée juridique, de nature indécise. Ils sont parfois qualifiés de droit de
seconde génération, par opposition à des droits de l’homme plus prééminents – droits civils et
politiques – qui fondent l’essence même de la vie en société et dont le respect par les États
démocratiques nourrit la légitimité internationale. Ces droits fondamentaux sont de nature
impérative et peuvent, à ce titre, être reconnus par les juridictions nationales et internationales,
alors que les droits de seconde génération, ou droits secondaires, ne peuvent se manifester qu’au
travers de programmes, de politiques ou de stratégies les mettant en œuvre et permettant leur
reconnaissance ou leur appropriation. À ce titre, ils ne peuvent être invoqués tant qu’ils ne sont
pas portés par une législation ou une institution nationale. Ils possèdent, par essence, un caractère
évolutif et ne s’imposent pas directement aux États qui ont toute latitude pour les intégrer, les
modeler, les façonner dans leurs systèmes juridiques nationaux. En fait, ces droits culturels
relèvent des politiques publiques qui seront mises en œuvre par les États, notamment par le
développement d’institutions spécialisées ou par des textes législatifs.
Cette moindre importance des droits culturels – droits secondaires – par rapport aux
droits dits fondamentaux peut aboutir à une conséquence positive. Parce qu’ils nécessitent moins
une intégration qu’une assimilation par les États, qu’ils relèvent de politiques publiques, les
musées peuvent avoir un rôle majeur à jouer pour porter et développer ces droits culturels, les
rendre visibles ou opposables, les révéler et en faire bénéficier les communautés. Toutefois, les
processus de formation du droit en Afrique sont susceptibles de ne pas favoriser l’émergence des
droits culturels, ni la reconnaissance des musées comme des institutions spécialisées chargées de
les mettre en œuvre. La création du droit sur le continent africain obéirait à une conception
évolutionniste selon laquelle ces États n’auraient d’autres alternatives, à terme, que de se doter
des lois consacrant les principes juridiques reçus des pays occidentaux. Cette évolution normative
accompagnerait ainsi et consacrerait le développement économique des pays du Sud. Mais
produire un tel raisonnement, et l’affirmer, c’est faire fi des identités culturelles et nier la position
particulière que l’Afrique développe sur les droits culturels. Le défaut de reconnaissance de ces
identités pourrait conduire à terme à une normalisation des droits culturels et des institutions
susceptibles de les véhiculer et de les rendre accessibles. Le risque serait que cette normalisation
développe une force d’attraction vers un modèle juridique et économique dominant, formaté par
les seuls États occidentaux.
L’Afrique occupe une position particulière dans l’affirmation des droits culturels. Cette
orientation singulière ne pouvait s’inscrire que dans un processus de revendication et de rupture
avec les modèles coloniaux, dont le Manifeste culturel panafricain adopté à Alger en 1969 fut
l’acte fondateur.
Après avoir critiqué la vision, teintée d’exotisme, de la colonisation sur les cultures
africaines présentées dans la solitude des musées coloniaux, le Manifeste culturel panafricain
affirmait le rôle de la culture africaine dans la lutte de libération et dans l’unité africaine et
proposait notamment « de créer, au niveau des campagnes et des entreprises, des unités
culturelles susceptibles […] de diffuser les connaissances scientifiques du patrimoine africain et
mondial » et « de construire des musées pour enrichir intellectuellement les populations des zones
les moins développées ». Quelques années plus tard, la Déclaration universelle des droits des
peuples adoptée à Alger le 4 juillet 1976, à l’issue d’une conférence internationale fortement
marquée par le contexte politique international et, sur le continent africain, par les luttes
d’indépendance des anciennes colonies portugaises ainsi que par la politique d’apartheid du
gouvernement sud-africain, réaffirmait un principe de protection de l’intérêt culturel des peuples.
La Déclaration de 1976 a fourni le cadre conceptuel à cette logique de rupture avec le legs
colonial. Le rejet de toute forme d’impérialisme occidental y est affirmé avec force, de même que
le droit à l’autodétermination politique et à l’existence des peuples. Les droits culturels sont ralliés
à cette cause. Après avoir proclamé dans un article premier le droit à l’existence pour tous les
peuples, la Déclaration d’Alger renforce ce principe, dans l’article 2, en affirmant le droit de tout
peuple au respect de son identité nationale et culturelle. Le droit à l’existence est ainsi encadré,
d’un côté, par l’identité nationale qui doit être construite sur des territoires amalgamant et
segmentant les aires culturelles africaines et, de l’autre, par l’identité culturelle appelée à produire
des ferments de cohésion sociale. L’importance de ce droit – droit au respect de l’identité
nationale et culturelle –, conçu comme un renfort des droits civils et politiques, est soulignée par
l’article 4 qui proclame que « nul ne peut être, en raison de son identité nationale ou culturelle,
l’objet de massacre, torture, persécution, déportation, expulsion, ou soumis à des conditions de
vie de nature à compromettre l’identité ou l’intégrité du peuple auquel il appartient ». Le respect
de l’identité culturelle, autour duquel s’ordonnent les droits culturels, est une condition essentielle
à la reconnaissance d’un droit des peuples. Sur ce socle, la Déclaration d’Alger décline une série
de dispositions qui constituent un corpus de droits devant être garantis aux peuples et aux
minorités. Ainsi les articles 13 à 15 disposent que tout peuple a le droit de parler sa langue, de
préserver, de développer sa culture, contribuant ainsi à l’enrichissement de la culture de
l’humanité, qu’il a droit à ses richesses artistiques, historiques et culturelles, de ne pas se voir
imposer une culture qui lui soit étrangère, et que lorsqu’un peuple constitue une minorité au sein
d’un État, il a droit au respect de son identité, de ses traditions, de sa langue et de son patrimoine
culturel. Sur le fond, ces dispositions étaient déjà couvertes par l’article premier de la Déclaration
universelle des droits de l’homme de 1948, relatif à l’égalité des peuples et à leur droit à disposer
d’eux-mêmes, mais elles revenaient néanmoins à percer un abcès dans la fièvre de la construction
de l’identité d’un continent libéré de la quasi-totalité des dominations occidentales. Elles étaient
également inspirées par l’opposition entre les deux blocs qui dominaient le monde à cette époque
et par la course aux zones d’influence sur un continent débarrassé de l’emprise de la vieille
Europe. Autant de facteurs qui ne contribuèrent pas à une reconnaissance marquée de cette
Déclaration par les puissances occidentales. D’autant qu’au même moment, du 2 au 5 juillet 1976,
les États membres de l’Organisation de l’unité africaine se réunissaient à Port-Louis pour adopter
la Charte culturelle africaine, dans le prolongement du Manifeste culturel panafricain. Quant au
contenu et aux objectifs de la Charte, ils ne diffèrent guère de ceux de la Déclaration d’Alger. Son
article 4 pose la diversité culturelle comme l’expression d’une même identité, un facteur d’unité et
une arme efficace pour la libération véritable, la responsabilité effective et la souveraineté totale
du peuple. Parmi les objectifs de la Charte figurent notamment la décolonisation culturelle ainsi
que la protection et la promotion du patrimoine culturel africain. Dans cette perspective, il est
notamment envisagé que soit favorisée la création d’institutions appropriées pour le
développement, la préservation et la diffusion de la culture.
À partir de 1976, le socle des droits culturels en Afrique est posé, sur lequel allaient
pouvoir être édifiées d’autres architectures normatives.
La Charte africaine des droits de l’homme et des peuples adoptée en 1981, entrée en
vigueur en 1986, affichera, entre autres ambitions, celle de proposer un cadre d’intégration du
continent, notamment vis-à-vis de la communauté internationale. Sur les droits culturels, elle
reproduit presque textuellement la formule de l’article 27 de la Déclaration universelle des droits
de l’homme de 1948. Mais au-delà de la réaffirmation du droit de toute personne à prendre part
librement à la vie culturelle de la communauté, elle prolonge cette reconnaissance d’un droit
individuel par une responsabilité de l’État dans le développement et la mise en œuvre des droits
culturels. L’article 17, 3e paragraphe, de la Charte africaine stipule que « la promotion et la
protection de la morale et des valeurs traditionnelles reconnues par la communauté constituent
un devoir de l’État ». Ces valeurs traditionnelles ne sont pas dissociables des biens culturels
qu’elles ont produits et qui les incarnent. De ce point de vue, les musées communautaires,
soutenus et encouragés par une politique active de l’État, devraient être les vecteurs de
transmission de ces droits culturels en valorisant et sauvegardant les objets et symboles de ces
valeurs traditionnelles.
En regard de la responsabilité de l’État introduite par son article 17, 3e paragraphe, la Charte
africaine des droits de l’homme et des peuples place entre les mains des individus une obligation
de résultat pour que prennent corps les droits culturels. Suivant cette voie, l’article 29 précise que
l’individu doit « veiller, dans ses relations avec la société, à la préservation et au renforcement des
valeurs culturelles africaines positives, dans un esprit de tolérance, de dialogue et de concertation
et d’une façon générale de contribuer à la promotion de la santé morale de la société ». Les
musées communautaires, ou développés par des collectivités d’individus partageant une même
identité, peuvent constituer une voie pour satisfaire cette obligation de résultat, circonscrite par
l’article 22 qui dispose que « tous les peuples ont droit à leur développement économique, social
et culturel, dans le strict respect de leur liberté et de leur identité […] ». Les droits culturels ainsi
énoncés présentent non seulement une dimension individuelle – chaque individu est investi de
l’obligation –, mais également une dimension collective, et par là même communautaire.
Les droits culturels – droits de l’homme dits de seconde génération – ne définissent donc
pas une action normative dotée d’une réelle autonomie. Les objectifs de promotion et de
sauvegarde des identités culturelles ne se suffisent pas à eux-mêmes pour légitimer les moyens
juridiques mis en œuvre pour satisfaire à leur réalisation. Cette légitimité ne peut résulter que de
l’identification et de la reconnaissance des bénéficiaires des droits culturels. Étant donné
l’ambition de ces objectifs, ils doivent donc s’inscrire, à titre principal, dans une communauté
d’intérêts partagés par des populations. Cette communauté d’intérêts pour la promotion et la
sauvegarde des identités culturelles portées par un groupe social développe essentiellement des
concepts de conservation et de transmission aux générations successives.
Ces concepts croisent les rôles et les missions des musées, qui se sont également affirmés
comme des supports de la société et de son développement. Au nombre des principes directeurs
qui bordent la Convention, adoptée en 2005, sur la protection et la promotion de la diversité des
expressions culturelles figure le droit souverain pour les États d’adopter des mesures et des
politiques pour protéger et promouvoir la diversité des expressions culturelles sur leur territoire.
Quinze ans plus tôt, l’article 30 de la Convention relative aux droits de l’enfant, adoptée à New
York en 1990, indiquait que « dans les États où il existe des minorités ethniques, religieuses ou
linguistiques ou des personnes d’origine autochtone, un enfant autochtone ou appartenant à une
de ces minorités ne peut être privé du droit d’avoir sa propre vie culturelle, de professer et de
pratiquer sa propre religion ou d’employer sa propre langue en commun avec les autres membres
de son groupe ». Le musée, et plus particulièrement le musée communautaire, apparaît
naturellement comme un des outils chargés de satisfaire de tels objectif. Plus précisément, il
pourrait sembler singulier que les musées en Afrique n’aillent pas conquérir ces nouveaux
territoires, dont l’article 30 de la Convention relative aux droits de l’enfant trace les limites,
jusqu’à en atteindre les confins.
Monuments et savoir-faire traditionnel : le cas des
mosquées de Tombouctou
Ali Ould Sidi est géographe et gestionnaire des sites de Tombouctou au Mali. C’est également le chef de la mission
culturelle de Tombouctou. Il est titulaire d’une maîtrise en géographie de l’université Western Illinois (États-Unis).
Il a participé à de nombreux séminaires sur la gestion des sites du patrimoine culturel.
M
étropole des temps médiévaux, Tombouctou, dont la fondation remonte aux
premiers siècles de l’histoire écrite, compte une quinzaine de mosquées réparties
entre ses différents quartiers. Trois de ces mosquées inscrites sur la Liste du
patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 1988 font l’objet d’une attention particulière de la part
de l’État et de la communauté de Tombouctou : la mosquée de Djingarey Ber, lieu unique de
culte hebdomadaire, celle de Sankoré qui abrita aux alentours du XVe siècle la célèbre université de
Tombouctou et celle de Sidi Yahia, au pied de laquelle repose le saint patron du même nom.
e
Cette dernière, initialement construite au XV siècle en banco1, a été presque entièrement reprise
en 1922 en pierre calcaire. Elle nécessite donc peu de travaux de réfection et de maintenance. Les
deux premières mosquées, en revanche, beaucoup plus grandes, sont construites entièrement en
banco. Les intempéries et la fréquentation des nombreux fidèles et des visiteurs sont des facteurs
de dégradation quotidienne. Depuis la nuit des temps, une fois par an, un travail saisonnier
collectif de réfection est organisé pour ces deux mosquées. Ces travaux, encouragés par les
autorités administratives et religieuses et soutenus financièrement par les milieux bourgeois,
mobilisent l’ensemble des populations locales et sont dirigés par les grandes familles de maçons
de Tombouctou.
Les mosquées
Les mosquées de Djingarey Ber, Sankoré et Sidi Yahia sont localisées dans la vieille ville qui
a été reconnue dans son ensemble « Patrimoine national » par le décret 92-242 (1992). Elles
présentent les caractéristiques de l’architecture soudanaise et se distinguent par des piliers
massifs, une cour intérieure et un minaret de forme pyramidale. Toutefois ces biens culturels
qui constituent les premiers centres universitaires de Tombouctou comportent des spécificités
liées à leur emplacement, à leur fonction mais aussi au type d’entretien dont elles bénéficient.
La mosquée de Djingarey Ber est située à l’extrême ouest de la vieille ville, dans le quartier auquel
elle a donné son nom. Elle date de 1325 et fut financée grâce aux dons de l’empereur du Mali
Kankou Moussa, qui paya 40 000 mithqal d’or à l’architecte andalou Abu Ishaq Essaheli
Attouwaijine pour sa construction. Elle est délimitée au nord et à l’est par des habitations, à
l’ouest par le cimetière Cheikh Sidi ben Amar Arragadi et l’école Essayouti et au sud par le Fort
Cheikh Sidi El Bekaye. D’une superficie d’environ 5 000m2, sa partie intérieure se divise en huit
grandes rangées séparées par des portes. Deux vastes cours, l’une destinée à la prière en période
de chaleur et l’autre à l’entrepôt des matériaux de construction (rôniers, calcaires, gouttières, etc.)
complètent l’ensemble. À l’exception d’une partie très limitée de la façade nord qui est en calcaire,
la mosquée est entièrement construite en banco. La façade est cernée d’un minaret d’environ 10
mètres de haut indiquant la direction de la Kaaba. Le toit est fait de branchages et de rôniers qui
soutiennent des nattes. Des lucarnes y sont aménagées pour laisser entrer l’air et la lumière. La
grande mosquée de Djingarey Ber n’est guère décorée ; seul le mur entourant le mihrab est peint
de couleur blanche et jaune et porte quelques inscriptions picturales, rappels de l’art oriental.
La mosquée de Sankoré est située au nord-est de la ville, sur une dune de sable, dans le
quartier du même nom. Beaucoup moins grande que la mosquée de Djingarey Ber, à peine 50
mètres de long sur 25 mètres de large, elle a un passé prestigieux en raison de l’université qu’elle
abrita jusqu’au XVIe siècle et qui comptait 25 000 mille étudiants.
La mosquée est construite entièrement en banco avec un minaret d’environ 15 mètres.
Son style architectural est semblable à celui de Djingarey Ber. L’intérieur est composé de trois
rangées de colonnes délimitant les espaces destinés à la prière d’hiver et d’une cour pour la prière
en période d’été. L’électricité et l’eau courante y ont été installées. Le problème majeur de
conservation de la mosquée est lié à l’ensablement. L’intérieur et les portes ont été ramenés au
niveau du sol, comme conséquence de l’avancée du désert. En outre, sa situation, à savoir sa
proximité d’une école et d’une grande place publique historique fréquentée par les piétons et les
véhicules, contribue à sa détérioration.
La mosquée de Sidi Yahia est située au centre de l’ancienne ville dans le quartier Badjindé.
Elle est délimitée au sud par le Musée municipal, à l’est par une série d’habitations et à l’ouest par
une des artères principales de la ville. Cette mosquée qui apparaît comme la mieux entretenue se
trouve dans le secteur d’Ouangara Kounda, quartier de bourgeois issus des descendants Wangara,
jadis commerçants de l’empire du Ghana. En plus des cours traditionnelles, destinées aux prières
en hiver et en été, une troisième, au sud, a été transformée en cimetière.
Les savoir-faire
À Tombouctou, certaines catégories socioprofessionnelles sont organisées en corporations
(notamment les bouchers, les coiffeurs traditionnels, les maçons). Fortement structurées, elles
jouent un rôle socioéconomique incontestable dans le développement de la cité. La maçonnerie,
e e
activité essentiellement urbaine, a connu un essor aux XV et XVI siècles au moment du
rayonnement socioéconomique et culturel de la ville.
Depuis lors, et jusqu’à aujourd’hui, l’une des corporations les plus en vue de la ville a été
celle des maçons, dirigée par deux grandes familles : celle des Hamane Hou, résidant dans le
quartier de Sankoré, et celle des Koba Hou, installée à Djingarey Ber. Chacune de ces deux
mosquées dispose donc de ses maçons qui sont membres à part entière des comités de gestion
des mosquées. Ces deux familles exercent leur profession sur un arrière-plan culturel animiste et
sont dépositaires d’un art et d’une maîtrise technique exceptionnelles.
À Tombouctou, l’histoire de la maçonnerie recoupe largement celle des lieux de culte, et
le développement de l’architecture s’est effectué grâce à la construction des différentes mosquées.
Les corporations secrètes, maîtres d’œuvre de cette architecture, sont souvent citées parmi les
mystères de Tombouctou lorsqu’il s’agit d’évoquer le passé prestigieux de la ville. Mahamane
Alassane Haidara, premier président de l’Assemblée nationale de la République du Mali déclarait à
ce sujet : « Le mystère de Tombouctou, vous le trouverez dans ses mares peuplées de génies
surnaturels, dans ses ruelles hantées les soirs d’hiver par des esprits tutélaires. Il se manifeste
également dans ses amulettes et ses talismans, dans les pratiques efficaces de ses guérisseurs, dans
les corporations secrètes de ses forgerons et de ses maçons2. » De nos jours, pour mettre en
image les pouvoir magiques du maçon, la tradition orale raconte que « le vrai maçon se
transformait en margouillat quand le mur qu’il avait construit venait à tomber ». Hamane Hou et
Koba Hou entretiennent d’étroites relations de collaboration et de respect mutuel. Elles se
consultent sur les travaux d’intérêt commun. Ainsi, quand une de ces familles est amenée à
travailler sur le champ d’action de l’autre, elle doit au préalable l’avertir. Lors des travaux dans les
mosquées de Sankoré et de Djingarey Ber, les deux familles de maçons s’entraident et se livrent
en vertu de leurs pouvoirs surnaturels à des rites et sacrifices réservés aux initiés.
Un maçon tombouctien est le maître d’œuvre, celui qui exécute les travaux, mais aussi
l’architecte. Reconnaissable encore aujourd’hui à son large chapeau de paille, le maçon fut jadis
un homme de caste respecté. Son métier qui se transmettait de père en fils est de nos jours
libéralisé. Toute personne peut donc prétendre aujourd’hui au métier, quoique la société
tombouctienne ne réserve les honneurs et les privilèges de la profession qu’aux seules familles
dépositaires de ses valeurs ontologiques. C’est munie de telles prérogatives et d’une telle légitimité
socioprofessionnelle que la figure du maçon intervient dans la construction des mosquées.
Matériaux et techniques
Les matériaux de construction sont généralement choisis en fonction des composantes du milieu
physique, des styles de construction et du génie créateur du maître maçon. Ils sont variés et ont
été décrits par les voyageurs et historiens qui ont visité le Bilad Es-Soudan à des périodes
e
différentes, depuis le Moyen Âge jusqu’au XIX siècle. René Caillié qui visita la localité en 1828,
trois siècles après le passage de Léon l’Africain, retrace les matériaux et techniques de
construction de la ville d’Es-Sadi, l’auteur du Tarikh Es-Soudan3. Caillié fait un rapprochement
avec Djenné : « La maison qu’on m’avait donnée pour logement n’étant pas encore finie, j’eus
l’occasion d’observer la manière de construire des maçons du pays. On creuse dans la ville même
à quelques pieds de profondeur ; il s’y trouve un sable gris mêlé d’argile avec lequel on fait des
briques de forme ronde qu’on met à sécher au soleil ; ces briques sont semblables à celles de
Djenné… Les maçons travaillent avec autant d’intelligence qu’à Djenné4. »
Les matériaux de construction se sont diversifiés à la suite des échanges culturels avec le
e
Maghreb, l’Afrique subsaharienne et l’Europe. Au XX siècle, Paul Marty, ancien administrateur
de l’ex-Soudan français, donne des détails sur le pisé et le torchis désormais utilisés dans
l’architecture tombouctienne : « Les matériaux de construction sont tantôt ce mélange de terre
argileuse et de torchis de paille dit banco, le pisé du sud algérien, tantôt de la simple argile du pays
malaxée en petites boules en briques5. »
De nos jours, les matériaux utilisés pour la réfection des mosquées sont le banco, l’argile
extraite des mares et la pierre en argile. Le banco simple ou adobe est extrait des carrières
sablonneuses peu riches en substance minérale. C’est un matériau perméable et peu résistant. Les
techniques d’enrichissement du banco qui jadis se faisaient à partir de la farine de baobab, la
plume de riz et la gomme arabique sont de nos jours délaissées en raison de leur impact sur
l’environnement et de leur coût. De même, le beurre de karité autrefois utilisé comme enduit
pour la préparation de la terre de Bourem servant à la décoration est de moins en moins utilisé
pour des raisons économiques. La pierre en argile existait autrefois sous deux formes, cylindrique
et rectangulaire. De nos jours, la pierre en argile de forme cylindrique, dite « pierre de Djenné »
(Djenné ferey), faite à la main et montée pour former des murs coniques, est remplacée par la
brique européenne (Toubabou-Ferray), fabriquée à l’aide d’un moule rectangulaire de dimensions
variables (40 x 20cm ou 50 x 25cm).Cette évolution qui constitue une innovation dans la
technique de la maçonnerie pose le problème de la réfection des murs des minarets qui sont faits
à partir de pierres cylindriques en voie de disparition.
Bibliographie
Africa 2009, « Les pratiques de conservation traditionnelle en Afrique », CRATerre-EAG, juillet 2001,
Grenoble, France
A. Ould Sidi, « Les mystères de Tombouctou, la ville mystérieuse », présidence de la République du Mali,
Bamako, Mali, 1996
Notes
1
Le banco est un mélange d’argile et de paille de riz traditionnellement utilisé dans la fabrication des briques et
dans le crépissage des façades de maisons.
2
Attilio Gaudio, Le Mali, Paris, Karthala, 1998, pp. 206-207.
3
Abderrahman Es-Sadi, Tarikh Es-Soudan, Paris, Maisonneuve, 1981.
4
René Caillié, Voyage à Tombouctou, Tome II, Paris, La Découverte, 1989.
5
Cité par Gaudio, op. cit., p. 213.
6
Aux XVIIe et XVIIIe siècles, deux documents fondamentaux ont enrichi le patrimoine écrit de Tombouctou : le
Tarikh Es-Soudan d’Abderrahman Es-Sadi et le Tarikh El-Fettach de Mahmoud Kati et Ibn Al-Mukhtar. Élève
d’Ahmed Baba, Abd al-Rahman Ben Abdallah Ben Imran Ben Amir Al-Saadi naquit le 28 mai 1596 d’une
illustre famille d’ulémas de Tombouctou. Il assuma d’importantes fonctions religieuses tant à Tombouctou qu’à
Djenné. Son œuvre commencée aux environs de 1629 s’achève en mars 1653 et traite essentiellement de
l’islamisation du Soudan médiéval et des relations avec le Maghreb, l’Égypte et l’Arabie.
Le Tarikh El-Fettach est une œuvre historique d’importance capitale pour l’empire songhaï ; c’est un ouvrage
compilé par Mahmoud Kati de Kourmina et son petit-fils Ibn Al-Mukhtar. L’ouvrage qui s’achève en 1666
fournit d’amples informations sur la vie sociale, culturelle et religieuse du Soudan et de sa métropole :
Tombouctou.
7
Askia Mohamed vécut entre 1493 et 1528. Il fut l’empereur de l’empire songhaï ayant comme capitale
politique Gao et comme capitale intellectuelle Tombouctou. Ami de l’intelligentsia de Tombouctou, c’est sous
son règne que Tombouctou connaîtra sa grandeur ainsi que son rayonnement intellectuel et culturel.
8
Mahmoud Kati, Tarikh El-Fettach, Paris, Maisonneuve, 1981, p. 221.
9
Abderrahman Es-Sadi, op. cit., p. 177.
10
Mahmoud Kati, op. cit., p. 223.
11
Askia Daoud, fils d’Askia Mohamed, vécut entre 1549 et 1583. Son règne connut une stabilité qui permit
l’essor intellectuel et urbanistique de Tombouctou. La ville comptait 25 000 étudiants répartis entre 150 à 180
écoles coraniques. C’est sous son règne que Tombouctou connut son apogée car il développa l’enseignement et
les sciences islamiques.
12
Gao est le nom contemporain de Kâgho-Gao. C’est à la fois une commune urbaine et le chef-lieu de la région
du même nom.
Le Gule Wamkulu, une entreprise multiétatique
L
es peuples parlant le chewa (ou chichewa) qui vivent au Malawi, au Mozambique et
en Zambie pratiquent la danse mascarade du Gule Wamkulu1 depuis plus de deux
siècles. C’est un symbole de leur identité culturelle qui, de fait, leur a permis de
rester unifiés et de vivre en paix les uns avec les autres malgré les bouleversements qui ont
accompagné la colonisation et la décolonisation, tels que les guerres intertribales,
l’esclavagisme, l’oppression, ou les dangers posés par la modernisation très rapide de la
société. Les Chewa forment une population d’environ cinq millions de personnes, la majorité
d’entre elles vivant au Malawi, tandis que leur roi, le Kalonga Gawa Undi, vit en Zambie.
Tout en étant une institution quasi religieuse à travers laquelle les Chewa tentent de
communier avec le monde invisible de Dieu et de leurs ancêtres, le Gule Wamkulu leur
procure des connaissances sur la nature et l’environnement et leur apprend à survivre. Cet
article s’attache à étudier les trois étapes les plus importantes du développement du Gule
Wamkulu, sa survie en tant que patrimoine culturel immatériel, et enfin les mesures désormais
requises pour la sauvegarder en tant qu’entreprise multiétatique.
L’influence de la modernisation
La colonisation et ses conséquences, à savoir le christianisme, l’éducation et la vie industrielle
urbaine, exercèrent une grande influence sur le Gule Wamkulu. Au début, le clergé et les
missionnaires venus en Afrique méprisèrent les masques nyau et les confréries qui s’en
servaient. Eux ne voyaient là qu’une religion païenne, et ils s’appuyèrent plus tard sur le
pouvoir colonial pour les interdire. Le Gule Wamkulu résista cependant. Pratiqué par endroits
dans la clandestinité, il reçut certains ajouts esthétiques qui se servirent de la parodie pour
ridiculiser les institutions et les autorités coloniales. De nouveaux masques apparurent, tels
que Mblangwe, un personnage représentant un aventurier blanc au visage souriant, toujours
occupé à courtiser les femmes africaines du village. Puis il y eut le Sajeni, un brigadier qui
caricaturait la garde royale britannique, vue en train de patrouiller dans les rues des villes pour
contrôler les mouvements des Africains, et le Muzungu, figurant le commissaire blanc local
qui imposait un impôt à la population alors qu’elle n’était pas habituée à l’économie
monétaire introduite à l’époque. Les missionnaires chrétiens furent raillés à travers des
parodies masquées de la Vierge Marie (Maria), de Joseph (Josefe) et de Simon-Pierre
(Simone Petulo). Les Arabes, qui furent les premiers à se lancer dans le trafic d’esclaves sur la
côte est de l’Afrique, et notamment sur les terres chewa, donnèrent naissance à Makanja, un
danseur sur échasses également connu sous le nom de Dziko lolenda – terme qui désigne une
personne provenant d’un pays où les gens, très grands et paresseux, préférent que les esclaves
travaillent à leur place.
Après l’indépendance, le Gule Wamkulu a continué à ajouter de nouveaux masques à
son iconographie. Citons par exemple Maninja, inspiré des films de kung-fu chinois, ou
Kamarada (camarade), qui représente les guérilleros impliqués dans la guerre de libération de
pays comme le Mozambique ou le Zimbabwe, et Moroko, qui fait sans doute référence au roi
Hassan du Maroc. On trouve également des masques figurant des agents de sécurité
(kamulonda), en raison de l’émergence de compagnies de sécurité locales qui recrutent et
emploient une main d’œuvre bon marché au sein de la classe ouvrière, ainsi que le très en
vogue Père Noël. Et parce que la Honda est une moto très populaire parmi les classes
moyennes, en particulier dans les zones rurales, et très utilisée dans les zones urbaines par les
agents du gouvernement comme la police ou l’armée,, un masque nyau conduisant une Honda
est apparu à la cérémonie chewa du Kulamba et à la foire des Fermiers et de l’Agriculture de
Lusaka.
On voit bien la nature évolutive de la mascarade du Gule Wamkulu. C’est une forme
d’expression culturelle dynamique, qui bénéficie d’une grande diversité de moyens
artistiques. Bien que l’institution soit encore considérée comme secrète et qu’elle soit
principalement réservée aux hommes, ses rituels ont été quelque peu démystifiés et de
nombreuses femmes y participent librement sans subir de harcèlement, comme c’était le cas
autrefois. Dans la région de Mwase-Lundazi, au sein du district de Lundazi, on peut voir des
femmes danser aux côtés des masques nyau, dans un style qu’on désigne sous le nom de
Kubouncer (faire des bonds) en référence à la danse qu’exécuterait un garçon ou une fille à la
recherche d’un époux. La danse mascarade du Gule Wamkulu est ainsi vue comme l’occasion
de faire sa cour, voire de contracter un mariage pour les jeunes de la communauté chewa.
Enfin, la modernisation a influencé le Gule Wamkulu dans la fabrication des costumes
et du maquillage. Comme le montrent certains masques, des objets en plastique tels que des
poupons ou des mannequins exposés dans les devantures des magasins sont apparus dans la
mascarade. On peut également citer le recours à des récipients en plastique de 20 litres dans la
construction de masques nyau par Davy Mtonga, dans le village de Mwase-Lundazi
Chimpeni. Dans le district de Guruve, au Zimbabwe, la communauté de sculpteurs de
Tengenenge, qui compte des membres de la confrérie Gule Wamkulu recrutés parmi les
ouvriers chewa migrants du Malawi et du Mozambique, est quant à elle à l’origine de
plusieurs innovations. Par exemple, les masques de Kampini ont été reproduits sous forme de
sculptures vendues localement ou exportées. Tous ces changements et ces inventions
montrent à quel point le Gule Wamkulu est une forme riche du patrimoine culturel immatériel
des Chewa : il se doit d’être sauvegardé en tant qu’entreprise multiétatique.
Note
1
Le Gule Wamkulu a été proclamé Chef d’œuvre du patrimoine oral et immatériel de l’humanité en novembre
2005 par l’UNESCO. Voir www.uneco.org/culture/intangible-heritage/index_fr.htm.
Oralité et identité culturelle : la tradition orale en
pays tupuri (Tchad)
Elisa Fiorio est doctorante en ethnolinguistique à l’INALCO (Institut national des langues et civilisations
orientales) de Paris (France). Elle travaille sur la langue, la culture et la société tupuri (région de Mayo-Kebbi,
Tchad), et en particulier sur la « notion d’étranger », à partir de ses recherches sur le terrain effectuées au village de
Séré (Tchad) entre 1998 et 2003.
L
’oralité en tant que véhicule de transmission de la tradition est porteuse de la totalité des
significations propres à une culture orale. À travers la parole, une tradition faite des
connaissances, des valeurs et des modèles culturels d’un groupe social se transmet d’une
génération à une autre. Interrompre la tradition peut provoquer la disparition du groupe social ;
elle est le ciment qui lie les éléments constitutifs du patrimoine culturel autochtone.
Tout ce que la tradition orale actualise – récits historiques, mythes, contes, poèmes,
proverbes, devinettes, énigmes, historiettes, berceuses, chants, formules rituelles, discours
coutumiers, récits biographiques, explications techniques, etc. – implique une transmission du
passé dans un contexte « formel » de continuité. L’ensemble des messages qu’un groupe social
considère comme significatifs pour sa propre continuité dans le temps confère à la collectivité ses
caractéristiques particulières, en lui permettant de se distinguer des autres réalités qui l’entourent.
C’est dans la tradition que se produit l’identité culturelle, et l’identité d’une population à tradition
orale se transmet donc par le biais de l’emploi de la parole en situation, en tant qu’unité
linguistique et cognitive en contexte d’énonciation. À partir de travaux sur l’usage que la société
tupuri fait de la tradition orale, j’ai exploré les liens entre oralité et identité culturelle en analysant
certains emplois linguistiques d’après leur signification culturelle.
Le groupe tupuri
Le groupe tupuri représente 250 000 locuteurs qui occupent un territoire situé au sud-ouest du
Tchad et au nord-est du Cameroun, au carrefour de plusieurs milieux naturels et culturels. La
configuration du territoire, partagé entre le bassin sédimentaire tchadien, le bassin
hydrographique de la Bénoué (Cameroun) et le climat de type soudano-sahélien, caractérisé
par l’alternance de la saison sèche et de la saison des pluies, constitue une identité paysagère
et humaine particulière.
Bien qu’il occupe un espace transfrontalier, le groupe tupuri se caractérise par une
apparente homogénéité, centrée sur l’autorité du grand chef de Dore (village situé au pied du
massif granitique d’Illi) et du chef de Ganhou (village situé dans la zone de dépression tupuri). Au
niveau du village et du lignage, l’autorité est exercée par le chef de la terre et par le chef de culte.
L’habitat tupuri se caractérise par un nombre élevé de villages répartis le long du fleuve Mayo-
Kebbi, de ses affluents et autour des lacs Fianga et Tikem. Chaque village comprend plusieurs
lignages à régime exogame et à résidence virilocale, localisés dans des quartiers. Ceux-ci
rassemblent les parcelles de terre et les concessions de groupements familiaux d’ancienne et
nouvelle implantation.
La vie économique du pays est marquée par la particularité des méthodes d’exploitation
agricole. En dehors des activités d’appoint parmi lesquelles la cueillette et la pêche sont pratiquées
tout au long de l’année tandis que la chasse collective est organisée pendant certaines périodes
spécifiques, l’agriculture et l’élevage sont les deux activités dominantes. Cultures et élevage
coexistent donc dans le système d’exploitation du territoire. Les zones de pâturage du petit bétail
(ovins et caprins) coïncident avec les zones de culture : les récoltes des différentes sortes de mil et
de sorgho, du coton et de l’arachide s’effectuent entre les mois d’octobre (mil rouge), de
novembre (mil blanc, coton, arachide) et de février-mars (sorgho repiqué), libérant au fur et à
mesure les surfaces destinées au pâturage. Les zones situées au-delà des bandes de culture et
dominées par une végétation arborée et herbacée abondante sont parcourues par les troupeaux de
bovins tupuri et peuls.
La vie religieuse est étroitement liée à la vie sociale et agricole du pays. Le calendrier
tupuri répartit les festivités en deux moments : la période correspondant à la fin des pluies
(octobre-novembre) et la période préparatoire à la nouvelle saison des pluies (mars-avril). Au
mois d’octobre, les lignages tupuri qui descendent de l’ancêtre mythique « Dore » célèbrent la fête
annuelle du poulet officiée par le chef de Dore, alors que, au mois de mars, les lignages tupuri qui
descendent de l’ancêtre mythique « Gouwa » célèbrent la fête du Méné (divinité
anthropomorphe), officiée par le chef de Ganhou.
Parole et tradition
Sans rentrer dans les détails d’une analyse sémiologique, il faut cependant rappeler que la plupart
des informations qui proviennent de l’extérieur sont codifiées en signes linguistiques. L’unité
linguistique, formée d’un signifiant et d’un signifié, préserve l’ensemble des notions qui lui sont
attribuées pour désigner un élément du monde, une relation sociale, une expérience, etc. On
comprend donc que la parole, dans son sens le plus générique, représente la « vision du monde »
d’une société et, en particulier, révèle les critères d’interprétation et de classification utilisés pour
organiser l’observable. Dans le cas spécifique d’une société traditionnelle, l’observation de
l’environnement est fondamentale et minutieuse. La dénomination qui s’ensuit est faite en
fonction des caractères qu’on attribue à tous les éléments du monde qui entourent cette société.
Celle-ci construit donc des dénominations qui manifestent les unités pertinentes du système de
classification employées pour organiser cet observable. La compréhension et la transmission de la
parole permettent de restituer à une nouvelle génération la signification profonde et précise de la
pensée traditionnelle.
J’ai étudié la transmission de la parole chez les Tupuri à partir d’enquêtes de terrain
effectuées sur trois années, en 1998, 2001 et 2003, et destinées à recueillir des données sur la
langue vernaculaire, la société et la culture tupuri. Le corpus de données comprend des récits
historiques, des contes et des devinettes, des récits personnels, des prières et des chants, mais
aussi des conversations, c’est-à-dire, en somme, tout ce qui fait partie de la tradition orale et qui
trouve sa place et sa signification dans le système d’organisation de la pensée tupuri. Le
traitement des données de terrain a été fait au moyen d’outils propres à la linguistique. Les
données orales recueillies en situation ont fait l’objet de trois phases : une transcription
phonologique des textes, une traduction mot à mot pour manifester la structure syntaxique de la
langue et une traduction plus élaborée dans la langue cible. Ces trois phases de décodage de la
parole en situation m’ont permis, d’une part, de dégager le sens profond de la « notion
d’étranger » et, d’autre part, de classer les distinctions faites par les Tupuri dans leurs systèmes de
transmission de leur culture.
Une première observation m’a conduit à effectuer une distinction entre la façon dont on
narre un « conte » (mbaa1) et la façon dont on dit un « proverbe » ou une « devinette » (jak-jõõ), un
« récit historique ou biographique» (wããre maa baba : paroles/celles/d’autrefois), ou encore un
« argument » (wããre ti judum : paroles/sur/lieu du feu dans la concession familiale).
Dans le cas du conte, la langue utilise la forme verbale ‘uwaa « émettre des sons », dans le
sens de raconter, chanter et siffler, tandis que, dans le cas du proverbe, de la devinette, du récit et
de l’argument, la langue emploie la forme verbale wãã « dire, exprimer », dans le sens de parler sur
un sujet d’actualité ou d’autrefois.
À tel ou tel propos, on formule la phrase : ndi ‘uwaa mbaa (je/raconte/conte), pour dire
« je raconte un conte », alors qu’on prononce la phrase : ndi wãã jak-jõõ (je/parle/proverbe ou
devinette) pour dire « je dis un proverbe » ou « je dis une devinette » ; on formule la phrase ndi
wãã wããre maa baba (je/dis/paroles/celles/d’autrefois) dans le sens de « je parle sur les choses qui
se sont passées autrefois », mais on utilise ndi wãã wããre ti judum (je/dis/paroles/sur/lieu du feu)
dans le sens de « je parle sur les choses qui se passent ici ». On remarque donc l’emploi d’une
forme verbale différente pour signaler la narration d’un conte ou celle d’un récit.
Dans la narration d’un conte, c’est l’aspect divertissant et pédagogique qui est pris en
compte ; dans l’exposé d’un récit, c’est plutôt la sauvegarde du savoir traditionnel qui est mis en
œuvre. Le propre du narrateur de récits historiques, c’est d’actualiser, hic et nunc, la parole
traditionnelle apprise par l’ancêtre et de la rendre à son tour. Le plus souvent, l’expression qui
accompagne le début d’un récit est la suivante : « ce sont les choses que j’ai apprises par mes
ancêtres » et, ensuite, « je vais dire les paroles sur le commencement des choses qui se sont
passées autrefois ». Le sens de « commencement, origine » est marqué, dans la langue tupuri, par
l’emploi de la forme verbale tĩĩ (germer) suivie par le localisateur wεr (sous, au-dessous), dans le
sens de « pousser du fond », pour indiquer symboliquement la « germination », ou bien la reprise
de l’histoire du passé par la parole traditionnelle.
Si on veut aller encore un peu plus loin dans l’explication de la phrase tĩĩ.gi wεr feere
(germer+nominalisateur/sous/les choses), littéralement « le commencement des choses », il faut
s’arrêter sur le localisateur wεr (sous, au dessus, derrière) et sur sa dérivation. Ce localisateur
s’insère dans la liste des localisateurs « issus de l’amalgame d’un ton localisateur à un nom
désignant une partie d’un corps2. » Dans notre cas, le localisateur wεr est issu de l’amalgame d’un
ton haut3 au nom wεrε qui signifie, soit le fondement, l’arrière, le dessous, soit l’origine, la source,
d’où le sens de lignage, descendance. Cela ne se veut être qu’un exemple concret de la façon dont
une culture orale classe son savoir et le rend sous forme d’expressions linguistiques qui puisent
leur sens dans un fond commun des « correspondances » où les éléments du monde se
correspondent les uns avec les autres.
La parole en situation
En revenant sur la question de la transmission de la parole, il faut aussi considérer le contexte
dans lequel s’effectue cet échange. La narration en général est réglée par des normes restrictives
concernant le temps, le lieu et, dans certains cas, les personnes qui peuvent y assister, ce qui
dénote soit l’importance sociale de la tradition orale, soit son rôle dans la vie de la société et dans
la transmission de la connaissance. Dans la société tupuri, les restrictions sont essentiellement
liées au temps de la narration, mais aussi au lieu d’énonciation et aux intervenants. Prenons à titre
d’exemple les narrations d’un conte et d’un récit historique.
La narration d’un conte est restreinte aux mois de mars, avril et mai, correspondant à la
période très chaude et sèche qui précède la saison des pluies. Tout le monde (femmes, hommes,
enfants, jeunes, vieux) narre des contes à partir du jour du sacrifice au « génie de l’eau » (barkage)
au bord du fleuve Mbarli, moment de clôture de la fête du Méné (être anthropomorphe), c’est-à-
dire la période de clôture du cycle agraire, et s’arrête au moment des semailles du mil rouge (gara).
La règle veut qu’on ne conte qu’après le coucher du soleil et à la fin du repas : la nuit, donc. Le
reste de l’année, on ne raconte pas, à l’exception des petits enfants qui s’exercent entre eux. Cette
règle est à présent peu respectée et les jeunes content désormais fréquemment en dehors de ces
restrictions temporaires.
La narration d’un récit historique ne comporte pas de règles relatives au temps ou au lieu
d’échange ; elle implique plutôt, d’une part, une aptitude communicative de transmission et,
d’autre part, une capacité de mémorisation, qui en garantisse sa continuité. Je me réfère ici à
l’introduction d’un récit sur la chefferie et le sacrifice en pays tupuri, fait par l’un de mes
informateurs tupuri. Celui-ci, au début du récit, souligne la condition essentielle pour assurer la
continuité générationnelle : l’intérêt d’apprendre la parole des vieillards, qui, eux-mêmes, l’ont
retenue de leurs ancêtres. Le lieu privilégié de transmission de cette parole est l’endroit où l’on
allume le feu dans la concession familiale. L’impératif de localisation est résumé dans l’extrait
suivant : « Si tu ne te chauffes pas devant le feu, à côté de ton grand-père, tu n’apprends pas la
parole. Moi, je suis resté auprès du feu avec mon grand-père pour me chauffer et pour
apprendre ».
Après ce commentaire, la section du discours se réduit essentiellement à la nomenclature
des ancêtres du lignage dépositaires du savoir traditionnel. Ce recours au passé, en tant que
dépositaire d’un savoir ancien hérité des ancêtres, détermine la suite du récit. L’explication des
« choses du passé » s’appuie sur l’emploi systématique d’un lexique particulier, riche en notions
culturelles, témoignage d’un acte de transmission complexe qui doit considérer soit l’héritage
historique, soit l’innovation produite par la modernité. Mais l’aspect le plus innovant de la
tradition tupuri se manifeste en particulier par l’acceptation de significations récentes et
contextuelles dans un lexique catégorisé. Le dépositaire de la tradition devient alors
l’intermédiaire entre les savoirs définis traditionnels et ceux plus contemporains. On peut
considérer donc que la narration d’un récit témoigne de la volonté de préserver l’identité
culturelle du peuple autant que de s’adapter au changement.
Bibliographie
J.C. Rivierre, « Le recueil des textes », in L. Bouquiaux, et J.M.C. Thomas (dir. pub.), Enquête et description des
langues à tradition orale, Vol. I, n° 1, pp. 105-117, LP 3.121 du CNRS, Paris, SELAF, 1987.
S. Ruelland, “Je pense et je parle comme je suis”, in Les langues d’Afrique subsaharienne (Revue Faits de
langues), Paris, Ophrys, 1998, pp. 335-358.
Mes données de terrain (Tchad, pays tupuri ; 2001, 2003) exploitées par le logiciel Shoebox.
Notes
1
Pour simplifier la lecture du texte, j’ai supprimé la transcription phonologique couramment utilisée pour
transcrire des textes en langue tupuri.
2
S. Ruelland, « Je pense et je parle comme je suis », in S. Platiel et R. Kabore, Les langues d’Afrique
subsaharienne, Paris, Ophrys, 1998, p. 337.
3
Le tupuri est une langue tonale. Il a quatre tons « ponctuels », réalisés sur quatre hauteurs mélodiques
différentes et distinctives : haut, semi haut, semi bas et bas.
Le conte : un moyen de disséminer la connaissance
dans les musées – l’exemple de Sigana Moto Moto
Aghan Odero Agan est un conteur de renommé internationale. Il a fondé le Trust des arts et de la culture
Zamaleo (Zamaleo ACT) et, en partenariat avec les Musées nationaux du Kenya, a mis en scène et interprété
durant cinq ans des traditions orales du folklore africain. Il se souvient ici de son expérience de créateur dans le
spectacle « Fireside Tales » (Contes au coin du feu), une série d’histoires captivantes basées sur les traditions orales
africaines qui a été représentée pour la première fois dans le musée de Nairobi, avant d’être adaptée en feuilleton
pour la télévision nationale du Kenya sous le titre « Sigana Moto Moto » (Traditions autour de la cheminée).
C
ommunier avec des histoires à travers une représentation en public est un plaisir dont
je ne me lasse pas et auquel je me livre à tout moment de la journée. En plus d’être
divertissante et instructive, c’est une expérience qui préserve souvent l’essence même
de l’humanité et la projette vers l’avenir. C’est grâce aux histoires et aux conteurs que les modes
de vie des êtres humains, la manière dont ils ont à la fois subi et influencé la transformation des
paysages et des mentalités, ont été préservés, bien avant l’apparition de l’écriture. Ainsi, ce n’est
pas un hasard si l’art du conte est une expression du patrimoine immatériel commune à tous les
groupements humains. Depuis l’origine de l’humanité, toutes les communautés ont fait de lui une
partie intégrante de leur culture orale.
Partout dans le monde, raconter une histoire implique avant tout le partage oral, créatif et
intime d’expériences réelles ou imaginaires, le plus souvent entre un conteur et un public. À
chaque fois, un dialogue culturel unique s’instaure entre les préoccupations perçues du passé, du
présent et de l’avenir. Le pouvoir des contes réside dans leur usage créatif des métaphores et des
images, qui capturent et expriment l’expérience, les croyances et les espoirs humains. De cette
façon, ils marquent profondément les êtres et influencent aussi bien leur vision du monde que
leur relation avec lui. Les métaphores, tant littérales que symboliques, renferment souvent des
messages dont l’effet, très puissant, perdure sur de nombreuses générations. Il n’est guère
surprenant, par conséquent, que les contes aient été utilisés depuis l’origine des temps comme un
moyen de transmettre la connaissance. Les Écritures saintes de plusieurs religions et les textes
historiques et philosophiques font apparaître des icônes telles que Jésus, Mahomet, Confucius,
Platon, Aristote, et même les griots des anciens royaumes d’Afrique de l’Ouest – autant de figures
qui se servaient des contes pour enseigner les valeurs sociales, les coutumes, la morale, les
traditions ainsi que l’essence même de l’être humain. De fait, grâce à l’art du conte,
d’innombrables civilisations ont préparé un terreau favorable à l’émergence de liens entre les
générations.
Longtemps, l’Afrique a été définie par ses nombreux sites culturels physiques et la masse
considérable de ses objets artisanaux exposés dans les musées du monde entier. Mais il ne faut
pas oublier pour autant qu’il reste beaucoup à apprendre sur ce continent, en particulier à travers
sur patrimoine immatériel tel qu’il se manifeste dans les traditions orales, les contes, les
devinettes, les proverbes, les incantations, les chants, la musique, la danse, les jeux de mots, etc.
Un partenariat institutionnel
C’est dans ce contexte que deux organisations culturelles kenyanes, à savoir Zamaleo ACT et les
Musées nationaux du Kenya (NMK), se sont associées en 1998 et ont décidé de mettre en
commun leurs compétences respectives pour élaborer un remarquable programme d’éducation
contemporain nourri des traditions orales du continent.
Zamaleo, un trust indépendant pour l’art et la culture, porte un nom dérivé de deux mots
swahilis : Zamani (le passé) et Leo (aujourd’hui). Il est spécialisé dans la réinterprétation et la
représentation du patrimoine oral immatériel à travers la création d’une forme de théâtre
contemporain syncrétique connue sous le nom de contes Sigana. La matière des spectacles a été
obtenue grâce à des travaux de recherche menés sur les traditions folkloriques orales de diverses
communautés kenyanes. C’est d’elles que s’inspirent les Contes au coin du feu Sigana, qui ont été
présentés au public du musée dans le cadre de programmes d’un mois. Le but principal de ces
créations était de faire revivre le riche patrimoine oral des Kenyans en le réinterprétant de
manière rigoureuse, puis en le mettant en scène. Les Musées nationaux du Kenya, pour leur part,
ont accepté d’accueillir Zamaleo ACT dans leurs locaux au musée de Nairobi, et ont apporté leur
soutien logistique à tout le projet.
La recherche et la création
Les travaux de recherche destinés à recueillir des informations pour les représentations de Sigana
ont été une expérience des plus enrichissantes pour les artistes de Zamaleo, qui ont fini par
constituer une somme précieuse de contes traditionnels parmi les plus vénérés et les plus souvent
narrés au sein des communautés kenyanes. Nous avons rassemblé des histoires qui existaient sous
différentes versions, aussi bien orales qu’écrites, et avons trouvé cette démarche très utile, en
particulier dans une perspective comparative. Durant ces recherches, nous nous sommes
intéressés aux circonstances culturelles qui définissaient le contexte dans lequel certaines de ces
données apparaissaient dans les diverses communautés kenyanes. Nous avons posé des questions
banales, mais utiles, telles que : quelle histoire était racontée par Qui ? Quand ? Pour quelle
raison ? Pour quel auditoire ? Dans l’observance de quelles règles culturelles ? En même temps,
nous étions curieux de reconstituer la dynamique qui sous-tendait les représentations
traditionnelles africaines en termes de forme, de contenu, d’approche, de stylistique et
d’esthétique visuelle. Des conteurs traditionnels ont été longuement interrogés sur leurs propres
penchants créatifs et sur ce qui fondait leurs goûts stylistiques. Il a fallu un certain temps à
l’équipe de Zamaleo pour assimiler l’immense somme de données collectées, avant de les
reconceptualiser de façon créative et de les transformer en représentations théâtrales.
Bibliographie
Ngugi wa Thiong’o, Penpoints, Gunpoints and Dreams: Towards a Critical Theory of the Arts and the State in Africa,
Oxford, Clarendon Press ; New York, Oxford University Press, 1998.
Sembene Ousmane, Tribal Scars and Other Stories, London, Heinemann, 1974.
Margaret Drewal, Yoruba Ritual: Performers, Play, Agency, Bloomington, Indiana University Press, 1991.
Margaret Drewal, « The State of Research on Performance in Africa » in African Studies Review, vol. 34,
n° 3, décembre 1991, pp. 1-64.
Paulin Hountondji, The Struggle for Meaning: Reflections on Philosophy, Culture, and Democracy in Africa, Athens,
Ohio, Ohio University Center for International Studies, 2002.
Isidore Okpewho, African Oral Literature: Backgrounds, Character, and Continuity, Bloomington, Indiana
University Press, 1992.
Pitika Ntuli, « Orature: A self portrait » in Kwesi Owusu (dir.publ.), Storms of the Heart, London, Camden,
1988.
B. M. Lusweti, The Hyena and the Rock: a Handbook of Oral Literature for Schools, London, Macmillan, 1984.
Africa 2009 : l’histoire d’une prise de pouvoir
Galia Saouma-Forero est spécialiste principale du programme dans le domaine du patrimoine culturel à
l’UNESCO. Elle a été responsable de programmes et d’activités en lien avec le patrimoine culturel dans les États
arabes, la région méditerranéenne, en Afrique, en Amérique latine et au Cambodge.
A
frica 2009 est un programme décennal de renforcement des capacités lancé à Abidjan
(Côte d’Ivoire) en 1999 par le Centre du patrimoine mondial de l’UNESCO, en
partenariat avec le Centre international d’études pour la conservation et la
restauration des biens culturels (l’ICCROM), dont le siège est à Rome, et le Centre international
de la construction en terre, un centre de recherche basé à l’École d’architecture de Grenoble
(CRATerre-EAG). Le programme est représentatif du développement récent d’un engagement
durable à l’égard de la conservation du patrimoine parmi les professionnels africains, ainsi que des
compétences qui s’y rapportent. Sa mise en œuvre a donc été l’histoire d’une prise de pouvoir.
L’implication des experts africains en tant que dépositaires du patrimoine était au cœur de la
préparation du cadre conceptuel du programme, puis de son élaboration et du processus
d’application consécutif. Cet engagement fut le résultat d’une prise de position délibérée de la
part des organisations intergouvernementales soutenant l’objectif principal d’Africa 2009, à savoir
l’amélioration des conditions dans lesquelles s’effectue la conservation du patrimoine immeuble
dans l’Afrique subsaharienne à travers une meilleure intégration dans un processus de
développement durable.
Leçons et réalisations
La principale leçon à retenir est que les programmes de développement, en Afrique comme
ailleurs, doivent être élaborés de façon transparente et collective et que les mécanismes
participatifs, propres à améliorer les décisions démocratiques, sont fondamentaux pour en assurer
le succès à court terme, et, plus important encore, la viabilité. Il a toujours été prévu qu’à partir de
2009 les institutions africaines géreraient elles-mêmes leurs propres programmes de conservation,
et c’est ce qu’elles feront.
Les réalisations accomplies par la communauté africaine en matière de conservation sont
vraiment spectaculaires. Des institutions nationales renforcées ont été en mesure de lancer des
activités indépendantes en faisant appel aux membres du réseau, y compris des professionnels de
pays voisins. L’impact de ces projets sur les communautés concernées a été évalué, et il vient
prouver que le patrimoine culturel peut être utilisé comme une ressource pour le développement.
Dès novembre 2005, 142 professionnels originaires de 42 pays avaient été formés dans le cadre
d’un cours régional et 34 participants étaient montés en grade jusqu’à devenir des personnes-
ressources et des assistants pour les cours. Soixante professionnels originaires de 36 pays avaient
été formés lors de trois stages techniques spécialisés. Six séminaires nationaux avaient été
organisés autour de thèmes tels que la documentation et l’inventaire, les cadres juridiques et les
arguments en faveur de la conservation, contribuant de ce fait à sensibiliser le public à
l’importance du patrimoine. Le programme de recherche traitait, entre autres, de sujets tels que
les pratiques traditionnelles de conservation, les directives pour améliorer les cadres juridiques et
la conservation des constructions en pierres sèches. Vingt-six projets avaient été conduits ou
étaient en cours de réalisation. Plus décisif encore, sur la base des résultats d’une nouvelle
évaluation des besoins et d’une enquête sur la contribution nationale destinée à évaluer la capacité
des pays à partager les coûts, les directeurs ont recommandé l’organisation d’un atelier d’analyse
dit « Cadre Logique », de façon à définir la nature, les objectifs et le contenu d’un programme de
suivi, ainsi que la préparation d’une évaluation de la capacité de l’EPA et du CHDA à réaliser un
tel programme d’ici 2008. Le réseau Africa 2009 a apporté la preuve de sa volonté de poursuivre
seul le travail, en s’appuyant sur les résultats de dix années d’assistance internationale.
Africa 2009 a démontré que la protection du patrimoine culturel africain par les Africains
eux-mêmes présentait plusieurs avantages : elle consolide leur sentiment d’identité, souligne la
richesse et le diversité de cette dernière, ouvre de nouvelles voies au développement et diffuse les
valeurs africaines dans le monde. Chaque étape est donc une référence pour les jeunes
générations, qui s’identifieront aux modèles laissés par les experts africains les ayant précédées et
poursuivront ainsi le travail entrepris avec tant de succès.
Note
1
Galia Samoua-Forero a été nommée à la Division du patrimoine culturel de l’UNESCO en 2001 et a été
remplacée au Centre du patrimoine mondial par Lazare Eloundou, qui avait auparavant travaillé à CRATerre.
L’École du patrimoine africain – l’EPA
L’EPA est une jeune institution de formation et de services dans le domaine de la conservation
et de la mise en valeur du patrimoine culturel africain. Créée en 1998, elle est basée à Porto-Novo au
Bénin, dans un bâtiment ancien restauré. Elle reçoit chaque année près d’une centaine de professionnels
du patrimoine venus principalement des pays africains francophones et lusophones. Héritière du
programme PREMA 1990-2000 (Prévention dans les musées africains) de l’ICCROM, l’EPA a
diversifié son champ d’action, en ajoutant à la formation spécialisée en conservation préventive dans les
musées au moins deux autres domaines d’intervention : la médiation culturelle, d’une part, et la
conservation et la mise en valeur du patrimoine immobilier, d’autre part.
En partenariat avec des institutions renommées, l’EPA a développé des programmes innovants
en termes d’approche et d’adaptation du contenu aux réalités africaines. Grâce à un partenariat avec
l’université d’Aix-en-Provence et le CNED (Centre national d’enseignement à distance), nous avons
conduit avec succès la première promotion de la Licence en médiation culturelle. Ceux qui se sont déjà
lancés dans une telle aventure savent combien est complexe et exigeante l’organisation d’un cursus
diplômant complet de formation à distance... En développant à côté de notre pôle « Musées », un pôle
« Territoires et patrimoines », et en organisant en partenariat avec l’INP (l’Institut national du
patrimoine, France) des ateliers thématiques destinés aux gestionnaires du territoire, nous avons
sensibilisé de nouvelles communautés professionnelles pour les formations au patrimoine. Architectes,
urbanistes, ingénieurs et autres administrateurs responsables des projets d’aménagement du territoire se
mobilisent pour la mise en place d’un cursus spécialisé. Des séries d’enquêtes menées à partir de 1999
nous ont convaincu que le rapprochement entre l’institution muséale et le monde scolaire et éducatif
était en Afrique un enjeu de première importance. Comment penser autrement quand les cultures
africaines ne sont pas (ou si peu) enseignées dans les écoles du continent ? Aujourd’hui, et grâce au
soutien déterminant de la Coopération française, l’EPA lance un vaste programme, « Les musées au
service du développement », qui a pour objectif d’encourager la mise en œuvre de politiques des publics
pour relancer la fréquentation des musées et en faire des centres vivants de la vie culturelle locale. Un
des succès de l’EPA, et non des moindres, est aussi celui qu’elle est en train de remporter pour assurer
son propre financement. L’EPA est financièrement autonome, ne reçoit aucune subvention et doit par
conséquent trouver des moyens propres pour fonctionner. Près de 2 360 000 euros ont été récoltés
pour un fonds de soutien géré par l’ICCROM, les intérêts de ce fonds étant périodiquement versés à
l’EPA pour son fonctionnement. Cette approche est une première en Afrique. Les acteurs de ce succès
sont nombreux, mais une mention spéciale est due à M. Gaël de Guichen, principal animateur des
campagnes de collecte du Fonds EPA.
Les gouvernements de l’Italie, de la France, du Bénin, de l’Angola, ainsi que la Fondation Getty
et la Compagnia di San Paolo ont généreusement contribué au fonds qui est parrainé par Carlo Azeglio
Ciampi, Javier Pérez de Cuéllar, Jacques Chirac, Maria de Jesus Barroso Soares, Émile Derlin Zinsou,
Quincy Jones, Zine El Abidine Ben Ali, Koïchiro Matsuura, Abdou Diouf, Alpha Oumar Konaré.
Alain Godonou
Pour plus de renseignements consultez le site Internet : http://www.epa-prema.net.
Les musées au Maroc : état des lieux
Sakina Rharib est ethnographe et muséologue. Elle est titulaire d’un diplôme de l’Institut national des sciences de
l’archéologie et du patrimoine de Rabat et d’un DEA de l’École des hautes études en sciences sociales de Paris.
Elle a été directrice du Musée privé de Marrakech. Elle est actuellement la directrice d’Action Culture, un cabinet
d’ingénierie spécialisé dans les métiers de la culture situé à Marrakech. Parmi ses publications figurent :
« Marrakech, cité des arts », in M. Sijelmassi, Vivre Marrakech, Casablanca, Oum Éditions, 2005 ; « De
l’art de la calligraphie en islam à la création contemporaine : artistes calligraphes de Marrakech », in Maria da
Conceição Amaral, De la lettre au geste : peintres calligraphes de Marrakech, Silves, musée municipal
d’Archéologie, 2004.
A
u Maroc, la préservation des objets usuels, des pièces d’art ou d’antiquité se pratiquait
jusqu’au début du XXe siècle dans un cadre familial ou au sein du palais royal. Mais leur
transmission devait compter avec les aléas dynastiques, les hasards des héritages, les
changements socioéconomiques et les mouvements de population. Seuls quelques biens culturels
comme les manuscrits des époques islamiques ont trouvé dans les bibliothèques un lieu sûr qui a
permis leur préservation. Il en va de même pour quelques astrolabes, des chaires à prêcher, et
d’autres objets de culte contenus dans les mosquées.
L’institution muséale est par conséquent d’introduction relativement récente au Maroc.
Elle approche aujourd’hui un siècle d’existence, depuis la création des premiers musées du pays
par les protectorats français et espagnol (1912-1956). Le Maroc indépendant en créera aussi
quelques-uns. Aux uns comme aux autres se pose encore aujourd’hui un problème d’identité qui
est loin d’être évalué à sa juste mesure pour autoriser un réel ancrage du musée dans le paysage
culturel marocain.
Il s’agit, dans cet article, de retracer les grandes lignes de l’histoire de l’institution muséale
au Maroc. Outre les époques du protectorat et les premières décennies de l’indépendance, nous
examinerons les aspects théoriques, les choix muséologiques, ainsi que le cadre juridique qui ont
prévalu et qui prévalent aujourd’hui. Nous verrons qu’à l’heure où la société connaît des
bouleversements accélérés et inédits, où des institutions privées créent leurs propres musées,
l’institution publique a atteint les limites de son action.
À l’origine de l’institution muséale
Le traité du protectorat franco-espagnol entre en vigueur en 1912. Sous l’impulsion de Lyautey,
premier résident général, un service des Antiquités, des beaux-arts et des monuments historiques
est créé la même année. La première législation sur le patrimoine culturel est promulguée en
1913, c’est dire l’importance accordée par les autorités du protectorat à la connaissance et à la
gestion de ce domaine. La protection des centres historiques, les médinas, s’accompagne d’un vif
intérêt pour ce qu’il était convenu d’appeler les « arts indigènes », autrement dit les métiers et les
savoir-faire. Il aboutit à l’ouverture des premiers musées dans des bâtiments historiques, le palais
du Batha à Fès et la casbah des Oudaïas à Rabat. La capitale historique, Fès, et la nouvelle
capitale du royaume, Rabat, sont ainsi les premières dotées d’institutions muséales dédiées à la
préservation d’une partie du patrimoine culturel.
Par la suite, d’autres villes accueillent des noyaux de musées qui vont se développer
progressivement. Ainsi, le musée de la Kasbah est ouvert en 1920 à Tanger ; la ville du détroit de
Gibraltar bénéficiait d’un statut international. Ce musée a la double vocation, archéologique et
ethnographique, est créé dans un palais construit au XVIIIe siècle. La même année voit l’ouverture
e
à Meknès du Musée ethnographique Dar Jamaï, palais viziriel du XIX siècle. À Marrakech, le
e
musée Dar Si Saïd, à vocation ethnographique, est installé en 1932 dans un palais du XIX siècle.
Dans la zone nord, sous protectorat espagnol, deux musées sont créés à Tétouan, l’un
archéologique en 1939, l’autre ethnographique en 1948 à Bab El-Oqla, bastion de l’enceinte de la
vieille ville. Parallèlement, les premières fouilles archéologiques sont entreprises dans les sites
préhistoriques, protohistoriques et antiques. Les objets exhumés sur les sites du Nord-Ouest sont
déposés dans les musées de Tanger et de Tétouan. À Volubilis, site antique situé près de Meknès,
un noyau de musée a été créé. Sa collection est par la suite transférée en 1930 au tout nouveau
musée archéologique de Rabat. Celui-ci est, encore aujourd’hui, le seul musée public installé dans
un bâtiment construit à cet effet.
Un héritage colonial
La « mission civilisatrice » du protectorat consistait non seulement à moderniser le pays, bâtir des
infrastructures et exploiter les ressources naturelles, mais aussi à connaître le pays pour mieux
asseoir la domination. Une production sans précédent de connaissances voit ainsi le jour et
concerne tous les secteurs de la société, de son histoire et de sa culture1. Le projet muséal du
protectorat est ainsi intimement lié au projet politique global : le développement du pays ne doit
pas se faire aux dépens d’une certaine conception de sa culture et de ses traditions. De la même
manière qu’il met en place une administration coloniale moderne aux côtés du makhzen
(administration chérifienne), le protectorat conçoit un urbanisme bipolaire, en doublant la médina
(ville ancienne) d’une ville « européenne ».
Dans le domaine des musées, la dichotomie entre les « musées ethnographiques » et les
« musées archéologiques » est affirmée. Les premiers rassemblent des collections plus ou moins
cohérentes, plus ou moins représentatives, citadines mais surtout rurales, allant des tapis aux
manuscrits, en passant par les objets usuels, les bijoux, les armes, les instruments de musique, le
costume, les poteries, les céramiques, les broderies, la sellerie, les pièces de dinanderie, les coffres
et les portes en bois, entre autres. Ces ensembles étaient censés, dans l’esprit des responsables de
l’époque, illustrer les « arts indigènes ». Pour le conservateur d’aujourd’hui, ils constituent
beaucoup plus un témoignage de la perception de la culture matérielle marocaine par les autorités
du protectorat. Car, ni les conditions objectives de constitution des collections, ni les sensibilités
subjectives des responsables de chaque établissement ne pouvaient garantir une approche
cohérente de cette culture matérielle, encore moins une représentativité tant géographique que
thématique des objets ainsi muséifiés. Il y a donc autant d’histoires des musées marocains qu’il y a
d’institutions. Chacune est exemplaire et l’addition de toutes ne peut produire qu’une histoire des
musées par défaut.
Les musées archéologiques et les « sections archéologiques » des musées ethnographiques
ont, quant à eux, suivi une tout autre trajectoire. Leur constitution fut intimement liée à la
recherche archéologique, à ses présupposés théoriques aussi bien qu’à ses implications
idéologiques. Si le projet colonial explique la fortune relative des recherches sur la période
romaine dont il s’est réclamé sans détours, il en a été tout autrement pour les autres périodes de
l’histoire du pays. Ainsi, la préhistoire, relativement neutre sur un plan idéologique, a bénéficié
d’un intérêt certain. Mais les périodes préromaines et post-romaines ont moins retenu l’attention
des décideurs comme des chercheurs qui, il faut le préciser, étaient pour la plupart des amateurs
curieux plutôt que de véritables spécialistes. Le cas du site de Volubilis, le plus important des sites
antiques marocains, en est la meilleure illustration. Les fouilles qui y ont été menées dès 1915 se
sont beaucoup plus intéressées aux niveaux d’occupation romaine qu’aux niveaux inférieurs
mauritaniens2 et aux niveaux supérieurs islamiques. Les collections d’objets conservés au Musée
archéologique de Rabat reflètent cette orientation. Ce n’est qu’après les réorganisations
muséographiques des années 1960, 1985 et 1987 qu’un certain équilibre a été retrouvé grâce au
développement relatif des fouilles archéologiques.
Une lente appropriation nationale
Au lendemain de l’indépendance, la construction de l’État national et la priorité accordée à
l’économie relégua la culture au second plan. En témoigne la crise d’identité d’un département
qui, dix ans durant, a subi une longue traversée du désert. Les Beaux-arts, ancêtre du département
de la Culture, furent, en effet, tantôt rattachés à l’Éducation nationale, tantôt à la Jeunesse et
sports ou encore à l’Artisanat ou au Tourisme, avant de devenir une administration à part entière
en 1968 sous l’autorité du Secrétariat d’État à la Culture, ancêtre de l’actuel ministère de la
Culture. Malgré l’indépendance acquise, le département dut longtemps compter sur le service des
fonctionnaires étrangers en poste, ainsi que sur un personnel marocain non spécialisé et peu
qualifié. Jusqu’aux années 1980, le nombre d’archéologues marocains ne dépassait pas dix.
Certains d’entre eux s’occupaient des musées, d’autres étaient placés sous la direction
d’enseignants mis à disposition par l’Éducation nationale ou d’autres départements. Aucun
cependant n’avait une réelle formation en muséologie. Une partie des collections des musées,
exposées ou remisées dans les réserves, a été détériorée et parfois, hélas, a même disparu. À cela
s’est ajouté, parallèlement à l’absence d’acquisitions publiques, un trafic des biens culturels
qualifié parfois de véritable « hémorragie patrimoniale ». Il fallut attendre 1986 et la création de
l’Institut national des sciences de l’archéologie et du patrimoine (INSAP) pour que de jeunes
spécialistes marocains soient formés et affectés, dès le début des années 1990, dans les différents
musées du ministère de la Culture. Un département de muséologie a même été ouvert à l’INSAP
en 1992, complétant les disciplines de l’archéologie et de l’ethnologie qui n’avaient pas trouvé leur
place dans l’université du Maroc indépendant.
Au cours des quarante dernières années, sept nouveaux musées publics ont été créés et
une nouvelle catégorie de musées est venue enrichir la division bipolaire qui prévalait jusque-là. Il
s’agit des « musées spécialisés » dont le premier fut le musée des Armes du Borj Nord à Fès créé
dès 1963. Il rassemble l’une des collections les plus importantes du genre en Afrique dans un fort
saadien du XVIe siècle. D’autres initiatives suivirent : le Musée archéologique de Larache (1979), le
Musée ethnographique de Chefchaouen (1985), le musée ethnographique d’Essaouira (1989), le
Musée national de la céramique à Safi (1990), le musée d’Art contemporain de Tanger (1990) et
enfin, récemment, le musée des Arts sahariens à Laayoune (2000)3. Il faut attendre 1985, et la
création de la Direction du patrimoine culturel, pour que les musées apparaissent comme une
entité administrative dans l’organigramme du ministère de la Culture. Ils sont désormais tous
rattachés à la Division des musées qui comprend deux services : le service de fonctionnement et
d’acquisition et le service d’étude et de préservation.
Des efforts ont été entrepris, depuis le milieu des années 1990, pour amener les musées
marocains au niveau international. On a cherché à standardiser et informatiser l’inventaire des
collections, à assurer une formation continue du personnel et à ouvrir le musée sur
l’environnement social et notamment scolaire, mais aussi à organiser des expositions thématiques
et à faire connaître les richesses des musées à l’occasion d’expositions à l’étranger. Force est de
constater que ces efforts n’ont pas permis une réelle amélioration de l’image des musées qui
continuent d’occuper une place marginale dans la société. Leur public demeure, comme il y a
quinze ans, essentiellement touristique. En outre, on s’est aperçu que l’état des musées n’est pas
tant le fait d’un manque de ressources humaines longtemps invoqué4, car les institutions
publiques (et même certains musées privés) disposent désormais de conservateurs formés par
l’INSAP et ayant suivi des stages ou des formations à l’étranger, notamment en France. Le nœud
du problème semble plutôt résider dans le manque d’une véritable volonté politique d’inscrire le
musée, et le patrimoine culturel en général, dans le projet d’une société moderne et démocratique.
Les musées peinent à sortir d’une gestion bureaucratique sclérosante. Les collections ne
s’enrichissent pas de nouvelles acquisitions. Cela a pour conséquence l’appauvrissement des
musées et leur incapacité à accompagner les mutations de la culture matérielle et immatérielle du
pays.
Dans ce contexte, l’initiative prise en 2002-2003 d’organiser « Les grandes expositions du
patrimoine » a été fort salutaire. Cinq expositions ont été consacrées aux thèmes du bois au
musée Dar Si Saïd de Marrakech, de la parure au musée des Oudaïas à Rabat, de la céramique et
de la poterie au musée du Batha à Fès, du tapis au musée Dar Jamaï de Meknès et enfin de la
broderie au musée Bab El-Oqla de Tétouan. Elles ont donné lieu à un programme de restauration
des édifices historiques qui abritent les musées, ainsi qu’à la publication de cinq catalogues ; elles
ont permis, en outre, aux conservateurs d’échanger des informations et aux objets de sortir des
réserves puis de circuler entre les musées. Elles ont également donné l’occasion à un jeune public
curieux d’apprécier des témoins matériels de la culture nationale. En revanche, elles ont dévoilé la
faiblesse des collections par leur manque de renouvellement, la majorité des objets exposés
remontant à l’époque du protectorat. Elles ont également permis de se rendre compte du mauvais
état de conservation des biens culturels et des lacunes, tant thématiques que géographiques, des
ensembles exposés. Elles ont mis, enfin, les conservateurs face à un problème insoupçonné :
l’absence d’une structure adéquate de production d’expositions. La scénographie et la
muséographie des collections exposées reflètent silencieusement ce problème aujourd’hui majeur
au Maroc, à savoir le besoin d’une industrie d’expositions.
Le volet juridique est un autre aspect non moins problématique des musées marocains.
L’institution en tant que telle est absente de la loi 22-80 relative à la conservation des monuments
historiques et des sites, des inscriptions, des objets d’art et d’antiquité5. La question de ce vide
juridique ne cesse d’être soulevée par les professionnels, notamment à l’occasion de la Journée
internationale des musées célébrée chaque année le 18 mai. Elle a occupé une place importante
dans les débats de la journée d’étude « Le musée au Maroc. Présent et devenir » organisée en 2000
à Marrakech par l’association des lauréats de l’INSAP et la Fondation Omar Benjelloun. Elle
revient très souvent dans les publications sur le patrimoine culturel : « À un moment où
apparaissent les musées privés, il est temps que l’on dispose d’une loi qui réglemente un domaine
où la dérive patrimoniale est prévisible6. » En effet, l’apparition des musées privés ces dernières
années est un phénomène nouveau qui caractérise le domaine des musées au Maroc. Portées par
des associations, parfois par des individus, ces initiations sont confrontées aussi bien à un vide
juridique qu’à un manque d’expertise. Certaines sont le fruit d’un projet cohérent s’appuyant sur
des collections intéressantes et sur l’enthousiasme d’un fondateur entreprenant ; d’autres peinent
à trouver leur chemin dans un domaine dont ils ignorent les règles et les critères de
fonctionnement. Les uns misent sur une exposition permanente et des activités ponctuelles,
comme c’est le cas du musée Nejjarine à Fès ; les autres s’activent à fidéliser un public par une
diversification de l’animation et un programme d’expositions temporaires. Mais tous ont comme
souci d’assurer leur pérennité. S’ils ne disparaissent pas avec le décès du fondateur, souvent ils
régressent et souffrent des aléas de la succession, comme on l’a vu pour le Musée privé de
Marrakech. Cette situation pousse certains musées à réfléchir aux modalités juridiques et
institutionnelles permettant de pérenniser le fruit d’une vie de collecte, ainsi que l’a montré le
Musée Tiskiwin de Bert Flint à Marrakech.
À ce phénomène s’ajoute, depuis plusieurs années, la demande de certaines collectivités
locales de plus en plus soucieuses de la préservation du patrimoine culturel dont elles ont la
charge. Elles s’adressent au département de la Culture dans le but d’obtenir des partenariats qui
ont du mal à se concrétiser car « l’histoire des musées [au Maroc] est aussi celle de ceux qui ne se
créent pas7 ». La seule collectivité locale qui dispose, à ce jour, d’un musée est la municipalité
d’Agadir avec son musée du Patrimoine amazighe.
Pourtant et malgré tous ces défis, le musée est appelé à jouer un rôle important dans un
Maroc en pleine mutation. La perte des repères culturels par une population de plus en plus
urbaine, coupée de ses origines rurales en raison de l’exode, et la demande patrimoniale qui
s’exprime fortement dans la société, toutes régions confondues, appellent à une véritable
révolution dans le domaine des musées. Il s’agit, pour leur survie, d’entreprendre une réflexion
profonde sur leur identité, leur contenu, leur rôle et leur ancrage dans la société d’aujourd’hui.
Cette réflexion devra déboucher sur un projet muséal cohérent en phase avec le changement
global que connaît la société.
Bibliographie
A. Amahan, « Les grands musées. Un public essentiellement touristique », in C. et Y. Lacoste (dir. publ.),
L’état du Maghreb, Casablanca, Le Fennec, 1991, pp. 299-301.
A. Amahan, et C. Cambazard-Amahan, Arrêts sur sites. Le patrimoine culturel marocain, Casablanca, Le Fennec,
1999.
V. Négri, Étude sur l’autonomie juridique et financière des musées en Afrique, préface par E. des Portes, Paris,
ICOM, 1995.
A. Skounti, « Le miroir brisé. Essai sur le patrimoine culturel marocain », in Prologues. Revue Maghrébine du
Livre (Casablanca), n° 29-30, Printemps 2004, pp. 37-46.
Notes
1
Diverses publications lui servent de supports, notamment les revues Hespéris (zone française) et Tamuda (zone
espagnole).
2
Le terme « maurétanien » (en référence à la Maurétanie Tingitane, et non mauritanien qui renvoie à la
Mauritanie actuelle) caractérise, chez les archéologues, la période préromaine, notamment celle de la genèse des
« royaumes berbères ».
3
D’autres musées publics ont été créés mais ne relèvent pas du ministère de la Culture : le musée de la Poste, le
musée des Mines, le musée de la Banque du Maroc, le musée de Maroc Télécom, le musée Mohamed V.
4
« La centralisation, héritée de l’époque coloniale, est plus sensible dans les pays de tradition francophone
qu’anglophone ; elle paralyse la liberté d’agir … » écrit Vincent Négri, Étude sur l’autonomie juridique et
financière des musées en Afrique, préface par E. des Portes, Paris, ICOM, 1995.
5
Il s’agit du Dahir (décret royal) n° 1-80-341 du 25 décembre 1980 portant promulgation de la loi 22-80.
6
A. Skounti, « Le miroir brisé. Essai sur le patrimoine culturel marocain », in Prologues. Revue Maghrébine du
Livre (Casablanca), n° 29-30, Printemps 2004, p. 42.
7
S. Kafas, « De l’origine et de l’idée de musée au Maroc », in C. Gaultier-Kurhan (dir. publ.), Patrimoine
culturel marocain, Paris, Maisonneuve et Larose, 2003, p. 53.
Genèse et structure de l’œuvre-d’art-Djenné : jeux et
enjeux autour du patrimoine mondial de l’humanité1
Roberto Christian Gatti est docteur de recherche en pédagogie interculturelle de l’université de Perugia (Italie). Il
poursuit ses recherches sur le patrimoine en contexte islamique au Centre d’études africaines (le CEAF) de l’École
des hautes études en sciences sociales de Paris (l’EHESS).
« Je m’adresse ici à tous ceux qui conçoivent la culture non comme un patrimoine, culture morte à laquelle
on rend le culte obligé d’une piété rituelle, ni comme un instrument de domination et de distinction, culture bastion
et Bastille, que l’on oppose aux Barbares du dedans et du dehors, souvent les mêmes, aujourd’hui, pour les
nouveaux défenseurs de l’Occident, mais comme instrument de liberté supposant la liberté, comme modus operandi
permettant le dépassement permanent de l’opus operatum, de la culture chose, et close. »
Pierre Bourdieu, Les règles de l’art (1992).
Un capital hérité
Le statut de la ville, devenue œuvre d’art et patrimoine hérité d’un point de vue matériel et
symbolique, met la plupart des acteurs dans une situation d’ambivalence où l’aut aut13, qui consiste
soit à maintenir soit à augmenter le capital, se transforme en « et…, et… », qui harmonise et rend
compatibles les opposés, selon une optique qui veut à la fois protéger et développer14. Or, cette
ambivalence semble être en réalité une façon de transmettre l’œuvre d’art comme possession,
avec le pouvoir politique, économique et symbolique que cela implique. Le capital ainsi hérité
présuppose de la part des acteurs qu’ils se positionnent dans un rapport de filiation directe plus
ou moins conscient, qui comprend autant le fait d’hériter de la possession que d’hériter de
l’aspiration à la posséder. Ceux qui héritent de l’aspiration à posséder, nouveaux prétendants dans
la maison d’Ulysse, réalisent leur alliance avec la ville dans un but économique essentiellement.
Parmi eux, les guides touristiques se situent à la frontière entre l’espace allochtone et autochtone,
ainsi qu’entre le matériel et le symbolique. Parmi ceux qui héritent de la possession, il faut
distinguer ceux qui ne veulent pas se laisser posséder par leur possession, sans pour autant y
renoncer. Au sein de ces derniers, les autochtones à la recherche d’origines perdues et de
traditions à rafraîchir occupent une place importante par l’intermédiaire du bulletin Djenné
Patrimoine Information. Par contre, dans l’autre cas, c’est-à-dire celui de ceux qui se laissent posséder
par la possession, la situation est presque la même que celle d’un rapport de filiation directe, où la
chose « morte », le patrimoine, saisit la matière vivante, les hommes aptes à le recevoir. Djenné,
en tant que patrimoine, se trouve donc au centre d’un espace essentiellement symbolique et dans
lequel sa réalité matérielle compte peu. Cette situation explique que les maîtres coraniques,
garants historiques de la dimension sacrée de Djenné, soient réduits à être des animateurs d’un
« musée vivant ». La variété des modes de réception contribue à ne plus attribuer à l’œuvre-d’art-
Djenné son âge biologique mais, au contraire, un âge artistique, qui l’amène à devenir un
« fossile » hors de son propre temps.
Notes
1
Ce texte est tiré de mon mémoire de DEA en Anthropologie sociale et ethnologie : Problèmes de
patrimonialisation dans le contexte islamique subsaharien. Perceptions et réceptions de Djenné-patrimoine
mondial de l’humanité, Mémoire de DEA, EHESS, Paris, Juin 2001.
2
J’ai commencé mes recherches à Djenné en 1996 dans le milieu des écoles coraniques traditionnelles. Cf. Le
Scuole Coraniche di Djenné. Retaggi culturali-Censimento-Problemi-Prospettive, Tesi di Laurea, Facoltà di
Scienze dell’Educazione, Università degli Studi di Genova, 1999.
3
J’utilise le terme « patrimonialisation » au lieu d’expressions comme « mise en musée » ou « mise en
patrimoine », pour indiquer de façon explicite qu’il s’agit, du moins à Djenné, d’un processus dynamique
susceptible d’ajustements continus.
4
L’étymologie n’est pas très claire. Ici, j’utilise le terme dans le sens utilisé et entendu à Djenné, c'est-à-dire
pour désigner aussi bien celui qui consacre toute sa vie à l’enseignement du Coran et qui administre le culte
(baptêmes, mariages, enterrements, récitations, prières, bénédictions, etc.), que celui qui se sert de ses
connaissances du livre sacré pour faire aussi/uniquement des amulettes ou des talismans.
5
Cette tension peut surgir en réaction aux décisions prises sans consultation et qui touchent parfois le domaine
de la foi. Elle concerne plus globalement la relation entre les habitants et l’induit déterminé par le processus de
patrimonialisation, notamment pour les questions d’accès.
6
Pierre Bourdieu, Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Éditions du Seuil, 1998 (1ère
éd. 1992).
7
Cf. Umberto Eco, Opera aperta. Forma e indeterminazione nelle poetiche contemporanee, Milano, Bombiani,
1962.
8
À Djenné, notamment chez les maîtres coraniques, le sentiment d’autochtonie, entendu comme histoire
familiale ancrée dans la ville depuis sa fondation et donc comme légitimation à enseigner le Coran, est très fort.
Ils se partagent eux-mêmes entre « autochtones » et « étrangers », et ces derniers sont parfois appelés
« nomades », « temporaires » ou « aléatoires saisonniers », pour mettre également en évidence leur caractère non
sédentaire. Il est intéressant pourtant de remarquer que plusieurs marabouts dits « étrangers » vivaient à Djenné
depuis au moins un demi-siècle.
9
La Mission culturelle de Djenné est née en 1993 à la suite d’un projet d’études et de lutte contre le pillage des
biens culturels dans la région de Djenné.
10
Sur ce point, la « logique matérielle » de Bourdieu peut s’équilibrer par la « logique culturelle » proposée par
Marshall Sahlins dans Au coeur des sociétés. Raison utilitaire et raison culturelle (tr. fr.), Paris, Gallimard, 1980
(1ère éd. 1976).
11
Née en 1995 des cendres d’une autre association, les Amis de Djenné, Djenné Patrimoine a été créée à la suite
d’un accord entre une trentaine de personnes : certaines personnes originaires de Djenné, pour la plupart
notables, ex-fonctionnaires de l’État, maîtres d’école, commerçants et artisans, et des étrangers, notamment
coopérants, chercheurs et mécènes.
12
Voir le site Web : http://www.djenne-patrimoine.asso.fr/.
13
Corrélation, en langue latine, qui substitue la proposition : « soit…, soit… ». Elle est utilisée comme substantif
pour exprimer le choix forcé parmi deux choses.
14
Dans le débat actuel sur le patrimoine, il est fréquent de voir proposé ensemble ces deux aspects. En revanche,
il existe aussi d’autres positions qui essaient de dévoiler les contradictions de cette démarche qui s’appuie sur
conservation et développement : N. Gupta, « Concern, Indifference, Controversy: Reflections on Fifty Years of
‘Conservation’ in Delhi » in V. Dupont, E. Tarlo et D. Vidal, Delhi. Urban Space and Human Destinies, New
Delhi, Manohar, 2000, pp. 157-171.
15
Bourdieu, op. cit., 1998, p. 245.
16
Sur les échanges entre producteurs et consommateurs, voir par exemple Christopher B. Steiner, African Art in
Transit, Cambridge, Cambridge University Press, 1994. Pour un discours sur la circulation des objets ayant un
statut de marchandise voir Arjun Appadurai (dir. publ.), The Social Life of Things: Commodities in Cultural
Perspectives, Cambridge, Cambridge University Press, 1986. Pour les relations entre communautés ou cultures
différentes dans un contexte d’économie mondiale transnationale, voir George E. Marcus et Michael M.J.
Fischer, Anthropology as Cultural Critique: An Experimental Moment in the Human Sciences, Chicago,
University of Chicago Press, 1986. Pour un discours esthétique sur l’art africain par rapport au statut de l’art
contemporain en général, voir Jean-Loup Amselle, L’art de la friche. Essai sur l’art africain contemporain,
Paris, Flammarion, 2005.
17
En songhaï, nom pour désigner les habitants de Djenné.
18
Bourdieu, op. cit., 1998, p. 334.
19
Pour l’utilisation du terme « fétiche » en anthropologie voir Jean Pouillon, Fétiches sans fétichisme, Paris,
François Maspero, 1975, pp. 104-119.
20
Djenné Patrimoine Information, n°2, janvier 1997, p. 6 (dans le bulletin en caractères gras).
21
Poètes musiciens dépositaires de la tradition orale.
22
En arabe ‘ulamâ, du terme ‘âlim, « savant ». Dans l’islam sunnite : le spécialiste en sciences religieuses.
Le musée de Fort Jésus à Mombassa : son expérience
des réseaux sociaux dans un environnement urbain et
rural
Gestionnaire en patrimoine, Mwadime Wazwa est titulaire d’une maîtrise en muséologie de l’University College de
Londres (Institut d’Archéologie). Il a travaillé comme conservateur en chef au Musée de Fort Jésus avant d’être
détaché en 2000 au Centre pour le développement du patrimoine en Afrique, dont il est actuellement le directeur. Il
est également le coordinateur technique en chef du Programme des biens du patrimoine menacés du Kenya –
programme financé par l’UNESCO –, et il est membre d’AFRICOM.
1
l’Afrique. Par exemple, entre 1631 et 1875, le Fort changea de mains neuf fois, et fut investi par
les différentes nations qui se disputaient le contrôle de Mombassa (essentiellement les Portugais
et les Arabes omanais). Lorsque les Anglais colonisèrent le Kenya, ils utilisèrent le Fort comme
prison jusqu’en 1958. Puis il fut ouvert au public en 1960. On peut considérer que le Fort
représente la première époque de la colonisation européenne des peuples islamiques urbanisés de
la côte orientale de l’Afrique : les Swahilis. C’était un lieu d’affrontements militaires entre ceux qui
combattaient l’oppression – c’est-à-dire la majorité des Swahilis, alliés à d’autres communautés
africaines dans l’arrière-pays kenyan –, et les envahisseurs portugais3. La fin de l’intervention
militaire et économique des Portugais contribua au déclin général des centres urbains organisés
sur la côte kenyane, qui, aujourd’hui, longtemps après leur retrait, sont devenus des monuments
nationaux placés sous la tutelle des Musées nationaux du Kenya (NMK). Comment le Fort Jésus
actuel a-t-il dépassé le souvenir des batailles livrées contre les populations locales par des forces
externes, pour se transformer en un centre vivant célébrant la diversité culturelle et la promotion
du patrimoine des populations urbaines et rurales ? Quelles leçons peut-on tirer de ses
expériences ? Et quel est son avenir ?
2
Il y a eu chaque année un accroissement constant du nombre d’habitants, qui est passé de
135 000 en 2002 à plus de 160 000 en 2005. L’existence du Fort et de ses visiteurs a engendré la
création d’un certain nombre de petites entreprises et de services par la population locale –
restaurants, boutiques de souvenirs et de services photos, taxis et visites guidées –, qui sont
autant de moyens de subsistance pour les habitants de la ville.
Le nombre d’habitants et de communautés s’est accru, de manière générale, à la suite du
Projet de célébration du 400e anniversaire de Fort Jésus en 1993. Ce projet comprenait des
expositions améliorées dans l’enceinte du Fort et des sites apparentés, la mise en œuvre de
programmes spéciaux d’éducation du public traitant de problèmes de société contemporains, et
des programmes de collaboration dans les domaines de la conservation, de la gestion et de
l’utilisation du patrimoine. Bien qu’il y ait de nombreux autres exemples, cet article se contentera
de retenir les expériences que constituent le Projet de conservation de la vieille ville de Mombassa
(MOTCO) et le centre culturel swahili, avant de fournir un aperçu du Programme des biens du
patrimoine menacés.
Le Projet d’anniversaire
Fort Jésus inaugura sa première exposition en 1970 autour d’objets issus de fouilles entreprises
dans l’enceinte du fort et d’autres sites côtiers. Une modernisation de cette exposition dans les
années 1990 a permis d’intégrer les aspects de la vie sociale et culturelle des tribus Mijikenda4.
Même en tenant compte de cette évolution, on peut dire qu’il n’existait pratiquement pas de
réseaux développés au sein de ces communautés locales par le passé, pas plus d’ailleurs que de
programmes durables susceptibles de les faire participer à la préservation de leur patrimoine. La
situation de Fort Jésus pouvait être assimilée à ce que Molyneux qualifie de maison culturelle qui
offrant un abri à des objets et répertoriant les faits du passé5. Les expositions étaient dépourvues
de toute signification sociale ou historique, et ne présentaient aucun rapport avec la vie des
habitants. Le changement s’imposait donc.
En 1993, un programme social et culturel de trois mois a été conçu et mis en œuvre avec
le concours des communautés locales, afin de recueillir les réactions des gens sur leur relation
avec le Fort et de faire le point sur la signification qu’il revêtait par rapport à leur passé et à leur
présent. Le projet avait également pour but d’explorer diverses façons d’utiliser le Fort comme
centre de ressources, et, ce faisant, d’accroître son utilisation dans un but éducatif. On fondait
l’espoir, en définitive, que les célébrations ouvriraient l’espace du musée aux communautés de
Mombassa pour qu’elles puissent discuter, produire et mettre en scène les thèmes culturels
proches de leurs préoccupations, entraînant de ce fait la prise de conscience que le musée était
3
réellement leur centre de ressources. Le financement de la plupart des activités fut assuré
localement grâce aux entreprises de Mombassa.
Les communautés participant aux célébrations comprenaient celles qui avaient joué un
rôle direct dans l’histoire du Fort, parmi lesquelles les peuples indigènes dont les ancêtres vivaient
dans le voisinage, ceux dont les ancêtres avaient lutté contre la domination portugaise (les Mazrui,
les Baluchis, les Arabes omanais), ceux qui avaient commercé avec les Swahilis et avec lesquels
ceux-ci s’étaient ligués contre les Portugais (les Mijikenda) et, enfin, les peuples qui s’étaient
établis sur la côte kenyane pendant la domination coloniale britannique (les communautés
indiennes, les Européens). Elles comprenaient également des organisations ou des communautés
religieuses, telles que l’Église Catholique, introduite à Fort Jésus par les Portugais au XVIIe siècle,
les Bohras, les Goans, divers groupes venus du sous-continent indien, et d’autres communautés
africaines de Mombassa et des environs. Chaque communauté décida de ses propres activités
pour le jour qui lui avait été alloué. Leurs membres assuraient le financement du programme, qui
était essentiellement constitué de récitals de poésie, de jeux d’enfants, de conférences publiques,
ou de musiques et de danses traditionnelles. Les visiteurs vinrent de lieux aussi éloignés
qu’Oman, Zanzibar et de tous les pays ayant entretenu des liens historiques avec la côte kenyane
et Mombassa. Ces événements furent annoncés à grand renfort de publicité dans les médias et
aidèrent à déclencher une prise de conscience sur les façons dont un bien du patrimoine peut être
préservé et utilisé. Outre ces activités, le comité de coordination fut à l’origine de projets de
préservation visant à consolider les liens sociaux et culturels entre les habitants de la vieille ville
de Mombassa et Fort Jésus. À la suite de ces célébrations, on vit augmenter le nombre de
visiteurs des communautés de Mombassa au fort et aux autres sites, surtout dans un but de loisir
et de détente. Les registres montrent que le nombre de visiteurs locaux augmenta d’environ 29 %
en 1994, passant de 47 600 en 1992 à 58 000 en 1993.
4
de l’Afrique orientale – et, enfin, à renforcer les capacités des Musées nationaux du Kenya
(NMK) à mener des projets de conservation.
Un fonds renouvelable a été créé pour permettre aux habitants de préserver leur
patrimoine. Jusqu’à présent, un total de vingt-deux maisons (six à Mombassa et seize à Lamu) a
été restauré grâce au Fonds de Conservation de la Communauté6. Parmi les autres projets
entrepris figurent la restauration de la maison Leven, qui est un jalon important dans la vieille
ville. Les travaux de restauration sont menés par le Bureau de conservation de la vieille ville de
Mombassa (un département du Musée de Fort Jésus-NMK) grâce au financement et à l’assistance
technique offerts par les gouvernements français et kenyan, et avec le soutien du programme
Africa 2009 de l’ICCROM et de CRATerre-ENSAG.
5
Notes
1
G. Abungu et L. Abungu « Saving the Past in Kenya: Urban and Monument Conservation », in African
Archeological Review, vol. 15, n° 4, pp. 225-224, 1998.
2
J. de Verre Allen, Swahili Origins: Swahili Culture and the Shungwaya Phenomenon, Ohio University Press,
Athens, 1993, et I. N. Sharrif et A. M. Mazrui, The Swahili: Idiom and Identity of an African People, Africa
World Press, Trenton, N.J., 1994.
3
M. Wazwa, « The search for relevance: the ‘new’ museology for Kenyan Contexts », mémoire de maîtrise non
publié, présenté à l’University College de Londres en 1999.
4
K. Tinga, « Spatial Organization of a Kaya », in B. Goode (dir. publ.), Kenya Past and the Present, 29, 1997,
pp. 31-41 et K. Tinga, « Conservation of the Kaya Cultural Landscape », rapport non publié sur les médias et
l’atelier du patrimoine organisé au CHDA à Mombassa, UNESCO, 2005.
5
L. Molyneux, « Introduction: The represented Past », in P. Stone & B. Molyneux (dir. publ.), The Presented
Past, Heritage, Museums and Education, Routledge, London, 1994.
6
K. Omar, « The Conservation of Built Heritage, the Case of the Mombassa Old Town », rapport non publié sur
les médias et l’atelier du patrimoine organisé au CHDA à Mombassa, UNESCO, 2005.
6
Le Programme de l’UNESCO pour la préservation des biens culturels
meubles en péril et la création de musées
La préservation des biens culturels en péril des peuples swahili, taïta, miji, kenda, pokomo, waata, dahalo et boli
sur la côte du Kenya.
L’UNESCO et son bureau de Nairobi travaillent actuellement avec le Centre pour le
développement du patrimoine en Afrique (le CHDA, anciennement le PMDA, le Programme
pour le développement des musées en Afrique) et avec les Musées nationaux du Kenya pour
mener cette urgente campagne de sauvegarde. La mission centrale du projet est la collection, la
conservation, la documentation et la présentation de textiles, de manuscrits, de vannerie, d’objets
en bois, en cuir ou en métal et de tout autres biens culturels meubles appartenant aux peuples
swahili, taïta, miji, kenda, pokomo, waata, dahalo et boli. Ces objets sont souvent associés à
l’exercice de la médecine traditionnelle, aux cérémonies destinées à faire tomber la pluie, à la
production de la nourriture et aux rituels qui s’y rapportent. Un grand nombre de ces pratiques
culturelles sont en train de disparaître sans qu’aucune trace de leur existence ait été recueillie par
les musées dans un but de conservation et d’éducation. Le projet vise à promouvoir l’entente
entre les différentes communautés et la diversité culturelle qui caractérise la nation kenyane. Il s’y
applique de multiples façons, notamment en développant le potentiel économique de la culture à
travers le tourisme culturel et en œuvrant à une meilleure gestion des biens culturels aux niveaux
local et national.
La préservation des objets en péril du Musée national de Khartoum et du Musée archéologique de Djebel Barkal
(Soudan)
Le Musée national de Khartoum renferme la collection archéologique la plus importante
du Soudan. Il abrite des éléments provenant de temples démantelés pendant la Campagne de
Nubie, des collections datant des périodes couchite et méroïtique ainsi que des fresques de
grande valeur issues d’un monastère copte local. Ces collections nécessitent un travail de
conservation urgent. Le petit musée de Djebel Barkal, construit pour recevoir les objets les plus
intéressants découverts lors des fouilles, est actuellement fermé aux visiteurs. Ses collections
nécessitent elles aussi une action urgente en vue de leur conservation et de leur présentation. Le
projet consistera à fournir au personnel du musée et aux autorités locales des conseils d’experts,
du matériel et des moyens pour renforcer les capacités existantes.