A Mbembe Sortir de La Grande Nuit
A Mbembe Sortir de La Grande Nuit
A Mbembe Sortir de La Grande Nuit
Mbembe
Sortir de la grande nuit
Suivi d’un entretien avec l’auteur
2013
Présentation
La décolonisation africaine n’aura-t-elle été qu’un accident bruyant,
un craquement à la surface, le signe d’un futur appelé à se fourvoyer ?
Dans cet essai critique, Achille Mbembe montre que, au-delà des
crises et de la destruction qui ont souvent frappé le continent depuis
les indépendances, de nouvelles sociétés sont en train de naître,
réalisant leur synthèse sur le mode du réassemblage, de la
redistribution des différences entre soi et les autres et de la circulation
des hommes et des cultures. Cet univers créole, dont la trame
complexe et mobile glisse sans cesse d’une forme à une autre,
constitue le soubassement d’une modernité que l’auteur qualifie d’«
afropolitaine ».
Il convient certes de décrypter ces mutations africaines, mais aussi
de les confronter aux évolutions des sociétés postcoloniales
européennes – en particulier celle de la France, qui décolonisa sans
s’autodécoloniser –, pour en finir avec la race, la frontière et la
violence continuant d’imprégner les imaginaires de part et d’autre de
la Méditerranée. C’est la condition pour que le passé en commun
devienne enfin un passé en partage.
Écrit dans une langue tantôt sobre, tantôt incandescente et souvent
poétique, cet essai constitue un texte essentiel de la pensée
postcoloniale en langue française.
Pour en savoir plus…
La presse
« Le cinquantenaire des indépendances africaines s’est traduit de
manière prévisible par une profusion d’essais consacrés au grand
continent. Le plus pénétrant est Sortir de la grande nuit, d’Achille
Mbembe, théoricien de la “postcolonie”. Partant de la “volonté de vie”
qu’exprima la décolonisation, l’auteur esquisse l’“énorme travail de
réassemblage” des structures de la pensée en cours en Afrique. D’une
plume ardente, souvent poétique, englobant dans sa réflexion tous les
traits de l’Afrique contemporaine, il interroge au passage la France et
son propre pays, le Cameroun. »
LA CROIX
L’auteur
Achille Mbembe, né au Cameroun en 1957, est professeur d’histoire
et de sciences politiques à l’université de Witwatersrand
(Johannesburg) et directeur de recherche au Witwatersrand Institute
for Social and Economic Research (WISER). Il enseigne également au
département de français à Duke University (États-Unis).
Du même auteur
Les Jeunes et l’ordre politique en Afrique noire, L’Harmattan, Paris,
1985.
Afriques indociles. Christianisme, pouvoir et État en société
postcoloniale, Karthala, Paris, 1988.
La Politique par le bas en Afrique noire. Contributions à une
problématique de la démocratie, avec Jean-François Bayart et Comi
Toulabor, Karthala, Paris, 1992.
La Naissance du maquis dans le Sud Cameroun. 1920-1960 : histoire
des usages de la raison en colonie, Karthala, Paris, 1996.
De la postcolonie. Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique
contemporaine, Karthala, Paris, 2000.
Johannesbourg. The Elusive Metropolis, avec Sarah Nuttall, Duke
University Press, Durham, 2008.
Collection
Cet ouvrage a été précédemment publié en 2010 aux Éditions La
Découverte dans la collection « Cahiers libres ».
Copyright
© Éditions La Découverte, Paris, 2010, 2013.
ISBN numérique : 978-2-7071-7768-1
ISBN papier : 978-2-7071-7664-6
Composition numérique : Facompo (Lisieux), mai 2013.
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À l’ami Paul Gilroy, ouvreur d’imaginaire.
Et en mémoire de deux penseurs du devenir
illimité, Frantz Fanon et Jean-Marc Éla.
« Ceux qui campent chaque jour plus loin du lieu
de leur naissance, ceux qui tirent chaque jour leur
barque sur d’autres rives, savent mieux chaque
jour le cours des choses illisibles ; et remontant les
fleuves vers leur source, entre les vertes
apparences, ils sont gagnés soudain de cet éclat
sévère où toute langue perd ses armes. »
Saint-John Perse, Neiges, IV, in Exil.
Table
Avant-propos
Introduction
Le demi-siècle
Ressaisir le sens primitif de la décolonisation
Où allons-nous ?
Démocratisation et internationalisation
Nouvelles mobilisations
1 - À partir du crâne d’un mort. Trajectoires d’une vie
Fragment de mémoire
Le repas tragique
Puissance du simulacre
Éloignement
À l’orée du siècle
2 - Déclosion du monde et montée en humanité
Du monde en tant que scène de l’histoire
Haïti et le Libéria : deux failles
Race et décolonisation du savoir
Naissance d’une pensée monde
La double structure d’impuissance et d’ignorance
3 - Société française : proximité sans réciprocité
Le déclin d’une nation figée
Liquider l’impensé de la race
Pour un partage de singularités et une éthique de la rencontre
4 - Le long hiver impérial français
Décrochage et discordance des temps
Frémissements d’expressions plurielles
Byzantines querelles
Désir de provincialisation
Colonialisme et maladies posthumes de la mémoire
5 - Afrique : la case sans clés
Anciennes et nouvelles cartographies
Le lointain et la longue distance
Informalisation de l’économie et diffraction du politique
Militarisme et lumpen-radicalisme
6 - Circulation des mondes : l’expérience africaine
Profondes recompositions sociales
Luttes sexuelles et nouveaux styles de vie
Afropolitanisme
Passer à autre chose
Épilogue
Entretien avec Achille Mbembe - « La Françafrique ? Le temps est venu de
tirer un trait sur cette histoire ratée »
Avant-propos
Johannesbourg, 4 août 2010
Cet essai est le fruit de longues conversations avec Françoise Vergès. Il reprend, parfois verbatim, des
réflexions développées au cours des dix dernières années, à cheval entre l’Afrique, la France et les
États-Unis, sous la forme d’articles dans des revues (Le Débat, Esprit, Cahiers d’études africaines,
Le Monde diplomatique), de notes de cours, séminaires et ateliers, ou d’interventions dans la presse
africaine et autres médias internationaux. Je voudrais exprimer ma gratitude à ceux et celles qui ont
provoqué, encouragé, nourri ou accueilli ces réflexions : Pierre Nora, Olivier Mongin, Jean-Louis
Schlegel, Michel Agier, Didier Fassin, Georges Nivat, Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, Annalisa
Oboe, Bogumil Jewsiewicki, Thomas Blom Hansen, Arjun Appadurai, Dilip Gaonkar, Jean
Comaroff, John Comaroff, Peter Geschiere, David Theo Goldberg, Laurent Dubois, Célestin Monga,
Yara El-Ghadban, Anne-Cécile Robert, Alain Mabanckou et Ian Baucom.
L’ouvrage a été écrit durant mon long séjour au Witwatersrand Institute for Social and Economic
Research (WISER) à Johannesbourg, où j’ai bénéficié du soutien de mes collègues Deborah Posel,
John Hyslop, Pamila Gupta, Irma Duplessis et Sarah Nuttall. J’ai également bénéficié des critiques
dans le cadre du Johannesburg Workshop in Theory and Criticism (JWTC) qu’animent Kelly
Gillespie, Julia Hornberger, Leigh-Ann Naidoo, Eric Worby, Tawana Kupe et Sue van Zyl. François
Gèze, Béatrice Didiot, Pascale Iltis et Johanna Bourgault des Éditions La Découverte ont
merveilleusement accompagné le processus de fabrication du livre, et n’ont pas hésité à partager
leurs intuitions.
Note de l’avant-propos
a. Lire la synthèse de Prasenjit DUARA (dir.), Decolonization. Perspectives Now and Then, Routledge,
Londres, 2004.
b. Dilip P. GAONKAR (dir.), Alternative Modernities, Duke University Press, Durham, 2001.
c. Fabien ÉBOUSSI BOULAGA, La Crise du Muntu, Présence africaine, Paris, 1977.
d. Jean-François BAYART, L’État en Afrique, Fayard, Paris, 2006 (1989).
e. Ranajit GUHA, Dominance Without Hegemony, Harvard University Press, Cambridge, 1998 et Partha
CHATTERJEE, The Nation and Its Fragments, Princeton University Press, Princeton, 1993.
f. Gilles DELEUZE, Logique du sens, Minuit, Paris, 1969, p. 44.
Introduction
Le demi-siècle
Le colonialisme fut loin d’être une fusée d’or. Statue géante devant laquelle,
apeurées ou fascinées, les multitudes venaient se prosterner, il dissimulait en
réalité un énorme creux. Carcasse de métal sertie de joyaux splendides, il
participait par ailleurs de la Bête et du fumiera. Lent brasier dispersant partout
ses panaches de fumée, il chercha à s’instituer à la fois comme rite et comme
événement ; comme parole, geste et sagesse, conte et mythe, meurtre et accident.
Et c’est en partie à cause de sa redoutable capacité de prolifération et de
métamorphose qu’il fit tant trembler le présent de ceux qu’il s’était asservis,
s’infiltrant jusque dans leurs songes, remplissant leurs cauchemars les plus
affreux, avant de leur arracher d’atroces lamentationsb. La colonisation, quant à
elle, ne fut pas qu’une technologie, ni un simple dispositif. Elle ne fut pas
qu’ambiguïtésc. Elle fut aussi un complexe, un échafaudage de certitudes, les
unes plus illusoires que les autres : la puissance du faux. Complexe mouvant
bien entendu, mais aussi, et à bien des égards, échangeur fixe et immobile.
Habituée à vaincre sans avoir raison, elle exigea des colonisés non seulement
qu’ils changent leurs raisons de vivre, mais aussi qu’ils changent de raison – des
êtres en écart perpétueld. Et c’est en tant que telle que la Chose et sa
représentation suscitèrent la résistance de ceux qui vivaient sous son joug,
provoquant indocilité, terreur et séduction à la fois, ainsi que, ici et là, quantités
d’insurrections.
C’est de la décolonisation en tant qu’expérience d’émergence et de
soulèvement que traite cependant ce livre. Il est une interrogation sur la
communauté décolonisée. Dans les conditions de l’époque, le soulèvement
consista en très grande partie en une redistribution des langages. Ce ne fut pas
seulement le cas là où il fallut passer par les armes. Pris comme sous le feu du
Paraclet, les colonisés, à divers niveaux, se mirent à parler diverses langues en
lieu et place de la langue unique. Dans ce sens, la décolonisation représente,
dans l’histoire de notre modernité, un grand moment de dé-liaison et de
bifurcation des langages. Désormais il n’y a plus ni orateur ni médiateur uniques.
Plus de maître sans contremaître. Plus d’univocité. Chacun peut s’exprimer en sa
propre langue, et les destinataires de ces propos peuvent les recevoir dans la leur.
Les nœuds ayant été défaits, il n’y a plus désormais qu’un immense faisceau.
Dans l’esprit de ceux qui s’en acquittèrent, décoloniser ne voulut jamais dire
repasser, en un temps différent, les images de la Chose ou ses substituts.
Toujours le dénouement avait pour but de clore la parenthèse d’un monde
composé de deux catégories d’hommes : d’un côté, les sujets qui agissent, de
l’autre, les objets sur lesquels l’on intervient. Il visait une radicale
métamorphose de la relation. Les anciens colonisés créeraient désormais leur
temps propre, tout en construisant le temps du monde. Sur le terreau de leurs
traditions et de leurs imaginaires, et adossés à leur long passé, ils pourraient
désormais se reproduire dans leur histoire propre – elle-même illustration
manifeste de l’histoire de l’humanité tout entière. L’on reconnaîtrait désormais
l’Événement à la manière dont tout commencerait à nouveau. Au jeu de la
répétition sans différence, aux forces qui, du temps de la servitude, cherchèrent à
épuiser ou à clore la durée s’opposerait désormais le pouvoir d’engendrement.
C’est ce que Frantz Fanon appelait, dans un langage prométhéen, la sortie de la
« grande nuit » d’avant la viee, tandis qu’Aimé Césaire évoquait le désir « d’un
soleil plus brillant et de plus pures étoilesf ».
Où allons-nous ?
Cinq tendances lourdes circonscrivent l’avenir, parant l’horizon immédiat
d’une clôture orageuse. La première est l’absence d’une pensée de la démocratie
qui servirait de base à une véritable alternative au modèle prédateur en vigueur à
peu près partout. La deuxième est le recul de toute perspective de révolution
sociale radicale sur le continent. La troisième est la sénilité croissante des
pouvoirs nègres. Cette situation rappelle, toutes proportions gardées, les
développements qui prévalaient au XIXe siècle, lorsque, faute de pouvoir
négocier à leur avantage la pression externe, la plupart des communautés
politiques s’autodétruisirent dans d’interminables guerres de succession. La
quatrième est l’enkystement de pans entiers de la société et l’irrépressible désir,
chez des centaines de millions de personnes, de vivre partout ailleurs dans le
monde plutôt que chez eux – volonté générale de fuite, de défection et de
désertion ; rejet de la vie sédentaire faute de pouvoir dire la résidence ou le
repos. À ces dynamiques structurelles s’en ajoute une autre :
l’institutionnalisation des pratiques du racket et de la prédation, des spasmes
brusques, des émeutes sans lendemain qui, à l’occasion, tournent facilement à la
guerre de pillage. Cette sorte de lumpen-radicalisme – à la vérité, violence sans
projet politique alternatif – n’est pas seulement portée par les « cadets sociaux »,
dont l’« enfant-soldat » et le « sans-travail » des bidonvilles constituent les
tragiques symboles. Cette sorte de populisme sanglant est aussi mobilisée,
lorsqu’il le faut, par les forces sociales, qui, étant parvenues à coloniser
l’appareil d’État, en ont fait l’instrument d’enrichissement d’une classe, ou
simplement une ressource privée, ou bien encore une source d’accaparements en
tous genres. Quitte à utiliser l’État pour détruire l’État, l’économie et les
institutions, cette classe est prête à tout pour conserver le pouvoir, la politique
n’étant d’ailleurs à ses yeux qu’une manière de conduire la guerre civile ou la
lutte ethnique et raciale par d’autres moyens.
Mais c’est sur le plan culturel et de l’imaginaire que les transformations en
cours sont les plus vives. L’Afrique n’est plus un espace circonscrit, dont on peut
définir le lieu, ou qui cacherait par-devers lui un secret ou une énigme, ou encore
que l’on peut borner. Si le continent est encore un lieu, il s’agit bien souvent et
pour beaucoup d’un lieu de passage ou de transit. C’est un lieu en train de se
dénouer autour d’un modèle nomade, transitaire, errant ou asilaire. La
sédentarité tend à y devenir l’exception. Les États, là où il en existe, sont des
nœuds plus ou moins juxtaposés que l’on cherche à enjamber ; des échangeurs et
des espaces de passage. Culture du frayage, donc – surtout pour ceux qui sont en
route pour ailleurs. Pourtant, que d’obstacles à surmonter dans un monde
désormais cerné de haies et hérissé de murailles. Pour des millions de ces gens,
la globalisation ne représente guère le temps infini de la circulation. Elle est le
temps des villes fortifiées, des camps et des cordons, des clôtures et des enclos,
des frontières sur lesquelles on vient buter, et qui, de plus en plus, servent de
stèle ou d’obstacle tombal – la mort tracée à même la poussière ou les flots ; le
corps-objet jeté là, gisant devant le vide. L’Afrique est désormais en majorité
peuplée de passants potentiels. Confrontés au pillage, à maintes formes de
rapacité, à la corruption et à la maladie, à la piraterie et à maintes expériences de
viol, ils sont prêts à se détourner du lieu natal, dans l’espoir de se réinventer et
de se réenraciner ailleurs. Quelque chose est en train de jaillir, bouillonnant,
violent, du rouet que constitue le désœuvrement des forces vives du continent, la
fuite forcenée devant la terrible alternative : rester là, dans l’éclat du
dessèchement, et courir le risque de devenir de la simple viande humaine, ou se
déplacer, s’en aller, à tout risque.
Ces brusques observations ne signifient pas qu’il n’existe aucune saine
aspiration à la liberté et au bien-être en Afrique. Ce désir peine cependant à
trouver un langage, des pratiques effectives, et surtout une traduction dans des
institutions nouvelles et une culture politique neuve, où la lutte pour le pouvoir
n’est plus un jeu à somme nulle. Pour que la démocratie s’enracine en Afrique, il
faudrait qu’elle soit portée par des forces sociales et culturelles organisées ; des
institutions et des réseaux sortis tout droit du génie, de la créativité et surtout des
luttes quotidiennes des gens eux-mêmes et de leurs traditions propres de
solidarité. Mais cela ne suffit pas. Il faut aussi une Idée dont elle serait la
métaphore vivante. Ainsi, en réarticulant par exemple le politique et le pouvoir
autour de la critique des formes de mort, ou plus précisément de l’impératif de
nourrir les « réserves de vie », on pourrait ouvrir la voie à une nouvelle pensée
de la démocratie dans un continent où le pouvoir de tuer reste plus ou moins
illimité, et où la pauvreté, la maladie et les aléas de tous genres rendent
l’existence incertaine et précaire. Au fond, une telle pensée devrait être un
mélange d’utopie et de pragmatisme. Elle devrait être, de nécessité, une pensée
de ce qui vient, de l’émergence et du soulèvement. Mais ce soulèvement devrait
aller bien au-delà de l’héritage des combats anticolonialiste et anti-impérialiste
dont les limites, dans le contexte de la mondialisation et au regard de ce qui s’est
passé depuis les indépendances, sont désormais évidentes.
En attendant, trois facteurs décisifs constituent des freins à une
démocratisation du continent. D’abord, une certaine économie politique. Ensuite,
un certain imaginaire du pouvoir, de la culture et de la vie. Et, enfin, des
structures sociales dont l’un des traits saillants est de conserver leur forme
apparente et leurs déguisements anciens tout en se transformant sans cesse en
profondeur. D’une part, la brutalité des contraintes économiques dont les pays
africains ont fait l’expérience au cours du dernier quart du XXe siècle – et qui se
poursuit sous la férule du néolibéralisme – a contribué à la fabrication d’une
multitude de « gens sans-parts », dont l’apparition sur la scène publique
s’effectue de plus en plus sur le mode du tumulte ou, pis, de tueries lors de
bouffées xénophobes ou à l’occasion des luttes ethniques, surtout au lendemain
d’élections truquées, dans le contexte des protestations contre la vie chère, ou
encore dans le cadre des guerres pour l’accaparement des ressources rares. Pour
la plupart déclassés des bidonvilles, déscolarisés, privés de toute certitude de
prendre épouse ou de fonder une famille, ce sont des gens qui n’ont
objectivement rien à perdre, qui de surcroît sont peu ou prou structurellement à
l’abandon – condition de laquelle ils ne peuvent souvent échapper que par la
migration, la criminalité et toutes sortes d’illégalismes.
C’est une classe de « superflus » dont l’État (là où il existe), voire le marché
lui-même, ne savent que faire ; des gens que l’on ne peut guère vendre en
esclavage comme aux débuts du capitalisme moderne, ni réduire aux travaux
forcés comme à l’époque coloniale et sous l’apartheid, ou encore entreposer dans
des institutions pénitentiaires comme aux États-Unis. Du point de vue du
capitalisme tel qu’il fonctionne dans ces régions du monde, ils constituent de la
viande humaine ployant sous la loi du gaspillage, de la violence et de la maladie,
livrée à l’évangélisme nord-américain, aux croisés de l’islam et à toutes sortes de
phénomènes de sorcellerie et d’illumination. D’autre part, la brutalité des
contraintes économiques a aussi vidé de tout contenu le projet démocratique en
réduisant celui-ci à une simple formalité – un artifice sans contenu et un rituel
dénué d’efficacité symbolique. À tout cela, il convient d’ajouter, comme on le
suggérait à l’instant, l’incapacité à sortir du cycle de l’extraction et de la
prédation dont l’histoire, d’ailleurs, date d’avant la colonisation. Ces facteurs,
pris ensemble, pèsent énormément sur les formes que prend la lutte politique en
maints pays postcoloniaux.
À ces données fondamentales s’ajoute l’événement qu’aura été la grande
diffraction sociale commencée au début des années 1980. Cette diffraction de la
société a conduit à peu près partout à une informalisation des rapports sociaux et
économiques, à une fragmentation sans précédent du champ des règles et des
normes, et à un processus de désinstitutionnalisation qui n’a pas épargné l’État
lui-même. Cette diffraction a également provoqué un grand mouvement de
défection de la part de nombreux acteurs sociaux, ouvrant la voie à de nouvelles
formes de la lutte sociale – par le bas, une lutte sans pitié pour la survie et
centrée autour de l’accès aux ressources de base ; et, par le haut, la course à la
privatisation. Aujourd’hui, le bidonville est devenu le lieu névralgique de ces
nouvelles formes de « sécessions » sans révolution, d’affrontements souvent sans
tête apparente, de type moléculaire et cellulaire, et qui combinent des éléments
de la lutte des classes, de la luttes des races, de la lutte ethnique, des
millénarismes religieux et des luttes en sorcellerie.
Pour le reste, la faiblesse des oppositions est connue. Pouvoir et opposition
opèrent en fonction d’un temps court marqué par l’improvisation, les
arrangements ponctuels et informels, les compromis et compromissions divers,
les impératifs de conquête immédiate du pouvoir ou la nécessité de le conserver
à tout prix. Les alliances se nouent et se dénouent constamment. Mais, surtout,
l’Afrique demeure une région du monde où le pouvoir, quel qu’il soit et sous le
sceau du satrape, se dote automatiquement d’immunité. Les choses sont en effet
simples. Le potentat est une loi en lui-même. Sa loi, en bien des cas, est celle de
l’extraction et de l’accaparement et, éventuellement, du meurtre. Lourde ossature
écrasante et noueuse, il a pour fonction de tisser un lien funèbre entre la vie et la
terreur. En prenant la mort pour la vie et en maintenant les deux termes dans un
rapport d’échange aussi infernal que quasi permanent, il peut ainsi renouveler,
presque à volonté, des cycles prédatoires dont chacun enfonce chaque fois
davantage l’Afrique dans le midi dionysiaque de ce que Bataille appelait la
« dépense ».
Démocratisation et internationalisation
La décolonisation de l’Afrique ne fut pas seulement une affaire africaine.
Aussi bien avant que pendant la Guerre froide, elle fut une affaire internationale.
Bien des puissances externes ne l’acceptèrent que du bout des lèvres. Certaines
opposèrent un refus parfois militant à l’impératif d’une décolonisation qui aille
de pair avec la démocratisation ou, à l’exemple de l’Afrique australe, un degré
substantiel de déracialisation. Dans son pré-carré, la France des années 1950 et
1960 recourut, le cas échéant, à la corruption et à l’assassinato. Aujourd’hui
encore, elle est connue, à tort ou à raison, pour son soutien le plus tenace, le plus
retors et le plus indéfectible aux satrapies les plus corrompues du continent et
aux régimes qui, justement, ont tourné le dos à la cause africaine. Il y a deux
raisons à cela : d’une part, les conditions historiques dans lesquelles se sont
effectués la décolonisation et le régime des capitations qu’ont cimenté les
accords inégaux « de coopération et de défense » signés dans les années 1960 ;
d’autre part, l’infirmité révolutionnaire, l’impotence et l’inorganisation des
forces sociales internes. Les accords secrets – dont certaines clauses touchaient
au droit de propriété sur le sol, le sous-sol et l’espace aérien des anciennes
colonies – n’avaient pas pour objectif de liquider le rapport colonial, mais de le
contractualiser et de le sous-traiter à des fondés de pouvoir indigènes. Loin
d’être de simples jouets entre les mains d’un prestidigitateur, ces derniers
disposaient cependant d’une autonomie relative dont ils surent parfois jouer, au
point de s’être, un demi-siècle plus tard, constitués en véritable « classe » dont
les tentacules sont désormais transnationales.
Les États-Unis ne s’opposent peut-être pas activement à la démocratisation de
l’Afrique. Cynisme, hypocrisie et instrumentalisation suffisent largement –
encore que, moralisme, évangélisme et anti-intellectualisme à part, de
nombreuses institutions privées américaines apportent un appui multiforme à la
consolidation des sociétés civiles africaines. Un fait majeur du demi-siècle à
venir sera la présence, en Afrique, de la Chine – puissance sans Idée. Cette
présence apparaît sinon comme un contrepoids, du moins comme un expédient à
l’échange inégal si caractéristique des relations que le continent africain
entretient avec les puissances occidentales et les institutions financières
internationales. Pour le moment, la relation avec la Chine ne sort pourtant pas du
modèle de l’économie d’extraction – modèle qui, ajouté à la prédation, constitue
la base matérielle des tyrannies nègres. Il ne faut donc pas s’attendre à ce que la
Chine soit d’un grand secours dans les luttes à venir pour la démocratie.
L’influence de l’autre puissance montante, l’Inde, est pour l’instant dérisoire en
dépit de la présence en Afrique orientale et australe d’une diaspora solidement
établie. Quant à l’Afrique du Sud, elle ne peut pas, à elle toute seule, promouvoir
la démocratie en Afrique. Elle n’en a ni les moyens, ni la volonté, ni les
ressources d’imagination. Du reste, elle doit d’abord approfondir la démocratie
chez elle avant de penser à la promouvoir chez d’autres.
Face à l’absence de forces sociales internes capables d’imposer, au besoin par
la force, une transformation radicale des rapports sociaux et économiques, il est
nécessaire d’imaginer d’autres voies pour une possible renaissance. Elles seront
longues et sinueuses. Les lignes de pression se multiplient pourtant, même si
elles s’accompagnent de formes perverses de reterritorialisationp. Bientôt, il
faudra sortir de l’alternative perverse : fuir ou périr. Ce à quoi il faudrait arriver,
c’est une sorte de « New Deal » continental collectivement négocié par les
différents États africains et par les puissances internationales – un « New Deal »
en faveur de la démocratie et du progrès économique qui viendrait compléter et
clore une fois pour toutes le chapitre de la décolonisation. Survenant plus d’un
siècle après la fameuse conférence de Berlin qui inaugura la partition de
l’Afrique, ce « New Deal » serait assorti d’une prime économique à la
reconstruction du continent. Mais il comporterait également un volet juridique et
pénal, des mécanismes de sanction, voire de mise au ban, dont la mise en œuvre
serait nécessairement multilatérale, et dont l’inspiration pourrait être trouvée
dans les transformations récentes du droit international. Cela impliquerait qu’à
l’occasion des régimes coupables de crimes contre leurs peuples puissent être
légitimement déposés par la force et les auteurs de ces crimes poursuivis devant
la justice pénale internationale. La notion de « crimes contre l’humanité »
devrait elle-même faire l’objet d’une interprétation étendue qui inclue non
seulement les massacres et les violations aggravées des droits humains, mais
aussi des faits graves de corruption et de pillage des ressources naturelles d’un
pays. Il va de soi que des acteurs privés locaux ou internationaux pourraient
également être visés par de telles dispositions. C’est à ce niveau de profondeur
historique et stratégique qu’il importe désormais d’envisager la question de la
décolonisation, de la démocratisation et du progrès économique en Afrique. La
démocratisation de l’Afrique est d’abord une question africaine, certes. Elle
passe, bien sûr, par la constitution de forces sociales capables de la faire naître,
de la porter et de la défendre. Mais elle est également une affaire internationale.
Nouvelles mobilisations
Pour le demi-siècle qui vient, une partie du rôle des intellectuels, des gens de
culture et de la société civile africains sera justement d’aider d’une part à la
constitution de ces forces par le bas et, d’autre part, à internationaliser la
« question de l’Afrique », dans le droit fil des efforts des dernières années visant
à mutualiser la sécurité et le droit international et qui ont vu l’apparition
d’instances juridictionnelles supra-étatiques. Encore faut-il aller au-delà de la
conception traditionnelle de la société civile, celle héritée directement de
l’histoire des démocraties capitalistes. D’une part, il faut tenir compte du facteur
objectif qu’est la multiplicité sociale – multiplicité des identités, des allégeances,
des autorités et des normes –, et, à partir d’elle, imaginer de nouvelles formes de
luttes, de mobilisation et de leadership. D’autre part, la nécessité de la création
d’une plus-value intellectuelle n’a jamais été aussi pressante. Cette plus-value
doit être réinvestie dans un projet de transformation radicale du continent. La
création de cette plus-value ne sera pas uniquement l’œuvre de l’État. Elle est la
nouvelle tâche des sociétés civiles africaines. Pour y parvenir, il faudra à tout
prix sortir de la logique de l’humanitarisme, c’est-à-dire de l’urgence et des
besoins immédiats qui, jusqu’à présent, a colonisé le débat sur l’Afrique. Tant
que la logique de l’extraction et de la prédation qui caractérise l’économie
politique des matières premières en Afrique n’est pas brisée, et avec elle les
modes existants d’exploitation des richesses du sous-sol africain, l’on
enregistrera peu de progrès. La sorte de capitalisme que favorise cette logique
allie fort bien mercantilisme, désordres politiques, humanitarisme et militarisme.
Cette sorte de capitalisme, on en voyait déjà les prémisses à l’époque coloniale
avec le régime des sociétés concessionnaires. Or, tout ce dont il a besoin pour
fonctionner, ce sont des enclaves fortifiées, des complicités souvent criminelles
au cœur des sociétés locales, le minimum possible d’État et l’indifférence
internationale.
La décolonisation sans la démocratie est une bien piètre forme de reprise de
possession de soi, fictive. Mais, si les Africains veulent la démocratie, c’est à
eux d’en imaginer les formes et d’en payer le prix. Personne ne le paiera à leur
place. Ils ne l’obtiendront pas non plus à crédit. Ils auront néanmoins besoin de
s’appuyer sur de nouveaux réseaux de solidarité internationale, une grande
coalition morale en dehors des États réunissant tous ceux qui croient que, sans sa
part africaine, notre monde non seulement sera plus pauvre encore en esprit et en
humanité, mais que sa sécurité sera plus que jamais gravement hypothéquée.
Note de l’introduction
a. Yambo OUOLOGUEM, Le Devoir de violence, Le Serpent à plumes, Paris, 2003.
b. Achille MBEMBE, La Naissance du maquis dans le Sud-Cameroun. 1920-1960 : histoire des usages
de la raison en colonie, Karthala, Paris, 1996.
c. Caroline ELKINS, Imperial Reckoning. The Untold Story of Britain’s Gulag in Kenya, Henry Holt,
New York, 2005 ; et David ANDERSON, Histories of the Hanged. Britain’s Dirty War in Kenya and the
End of Empire, Weidenfelf & Nicolson, Londres, 2005.
d. Cheikh Hamidou KANE, L’Aventure ambiguë, 10/18, 2003.
e. Frantz FANON, Les Damnés de la terre, La Découverte, Paris, 2003 (1968), p. 301.
f. Aimé CÉSAIRE, Les Armes miraculeuses, Gallimard, Paris, 1970, p. 15.
g. Frantz FANON, Les Damnés de la terre, op. cit., p. 302.
h. Ibid., p. 303-304.
i. Léopold SÉDAR SENGHOR, Chants d’ombre, Seuil, Paris, 1956 et Gary WILDER, « Race, Reason,
Impasse : Césaire, Fanon and the Legacy of Emancipation », Radical History Review, nº 90, automne 2004.
j. Achille MBEMBE, « Pouvoir des morts et langages des vivants », Politique africaine, nº 22, 1982.
k. David LAN, Guns and Rains : Guerillas and Spirit Mediums in Zimbabwe, University of California
Press, Berkeley, 1985.
l. Sur ce thème d’une mort librement acceptée, lire Nelson MANDELA, Long Walk to Freedom, Little
Brown & Co, Londres, 1995.
m. Ho Chi MINH, Down with Colonialism, Walden Bello, Verso, Londres, 2007.
n. Frantz FANON, Les Damnés de la terre, op. cit.
o. Georges CHAFFARD, Les Carnets secrets de la décolonisation, Calmann-Lévy, Paris, 1965.
p. James FERGUSON, Global Shadows. Africa in the Neoliberal World Order, Duke University Press,
Durham, 2006.
1
À partir du crâne d’un mort. Trajectoires d’une vie
« La nuit du monde reste […] à penser comme un destin qui nous advient en
deçà du pessimisme et de l’optimisme. Peut-être la nuit du monde va-t-elle
maintenant vers son minuit. Peut-être cet âge va-t-il maintenant devenir
pleinement temps de détresse. Mais peut-être pas, encore pas, toujours pas,
malgré l’incommensurable nécessité, malgré toutes les souffrances, malgré la
misère sans nom, malgré l’incessante carence de repos et de paix, malgré le
désarroi croissant. » Ainsi parle Heidegger dans un texte intitulé « Pourquoi des
poètesa ? ». Dans ces lignes, Heidegger discute et prolonge l’élégie de Hölderlin
intitulée « Pain et Vin », s’efforçant notamment de répondre à sa question : « Et
pourquoi des poètes en temps de détresse ? » Parce que le « temps de détresse »
est long, Heidegger estime que même la terreur, « prise pour elle-même comme
cause possible d’un virage, ne peut rien tant qu’il n’y a pas de revirement des
mortels ». Or, poursuit-il, « il n’y a de revirement des mortels que s’ils prennent
site dans leur être propre ». Et de conclure : « Être poète en temps de détresse,
c’est alors : chantant, être attentif à la trace des dieux enfuis », partir de
l’« essentielle misère de l’âge », alors même que, « plus la nuit du monde va vers
son minuit, plus exclusivement règne l’indigence, de sorte que son essence se
dérobe », et ses traces s’effacent.
Mais encore faut-il ne pas enténébrer l’individu en célébrant la beauté du mal
et les mythologies qui cherchent précisément à enrégimenter l’esprit, ainsi que le
fit Heidegger lui-même dans son rapport au projet nazi. Encore faut-il résister à
la complicité par enchantement, et savoir vers quoi notre chant est en route, et
quelle est son appartenance dans le « destin de la nuit du monde ».
Fragment de mémoire
Juillet. Je suis bien né un jour de juillet, alors que le mois tirait vers sa fin,
dans cette contrée d’Afrique que l’on nomma, tardivement, le « Cameroun », en
souvenir de l’émerveillement qui saisit les marins portugais du XVe siècle
lorsque, remontant le fleuve aux environs de Douala, ils ne purent s’empêcher
d’y noter la présence d’une multitude de crustacés, et baptisèrent l’endroit « Rio
dos Camaroes », c’est-à-dire la « rivière des crevettes ». J’ai grandi à l’ombre de
cette contrée sans nom propre, puisque, dans un sens, celui qu’elle porte n’est
que le produit de l’étonnement d’un autre – une méprise, faut-il dire, lexicale ? À
la lisière de l’une des nombreuses forêts du Sud, j’ai passé beaucoup de temps à
l’ombre d’un village dont le nom est sans nom – beaucoup de temps à l’ombre
de ses histoires, de ses gens. De tous ces gens, je me souviens encore. Aussi bien
de ceux et celles qui sont décédés pendant mon adolescence que de ceux et celles
qui moururent plus tard, en mon absence, puisque je suis parti. Je connais encore
leurs noms, et je revois leurs visages. J’entends encore le bruit du tam-tam
annonçant le passage de l’un ou de l’autre de ce monde à l’autre. Je dis bien
« passage » puisque ce sont les mots que ma propre mère utilisait pour ne pas
avoir à prononcer ce terrible Autre qu’est la « mort ». Tout cela, je l’ai connu en
ce village.
Je me souviens aussi des deuils et des funérailles, des histoires que l’on
racontait en ces circonstances : de tel ou tel dont on avait rencontré l’ombre, un
jour aveuglant, dans les champs où il avait l’habitude de travailler. Et de tel
autre, dont le double, remonté des entrailles de la terre, revenait déambuler,
couper le bois, recueillir le vin de palme, visiter la demeure une fois la nuit
tombée, refaisant ainsi le chemin jamais clos qui, depuis toujours, est supposé
mener de vie à trépas et vice versa, dans une sorte d’épiphanie magique qui
laissait mon esprit totalement ébloui de peur et d’extase tout à la fois. Je revois
les tombes sous l’auvent des cases, ou sur le bord du chemin, comme dans ce
cimetière abandonné, au centre du village, juste en face de la concession du chef,
au milieu d’arbres et d’un ou de deux palmiers accusant déjà le poids de l’âge,
près des cocotiers et de la chapelle, et où, un jour, le Caterpillar qui procédait
aux travaux de réfection de la route faillit ouvrir une sépulture, dérangeant
quelques vieux os d’homme, les dispersant et les laissant traîner le long du
caniveau, pareils à des objets égarés, jetés devant nos yeux, semblables à des
haillons.
Puis il y avait les rituels, à l’exemple de ces veilles, neuf nuits durant et
parfois plus, puisqu’il était de coutume de protéger, contre les brigands et les
vendeurs d’ossements humains, les cadavres fraîchement enterrés. Nuits de la
peur, je le jure, surtout lorsque les chiens se mettaient à aboyer, ou qu’une pluie
diluvienne ou une armée de fourmis sauvages s’abattaient sur le village,
dérangeant le sommeil des poules, obligeant moutons, chèvres et cabris à
gambader de plus belle, trouant les ténèbres d’éclairs terrifiants, et faisant
remonter la mémoire loin dans le temps, aux jours d’avant la civilisation.
J’ai aussi en mémoire l’école de la mission catholique, entre l’église et le
dispensaire, non loin du cimetière derrière les manguiers et avant la bananeraie,
où reposaient je ne sus jamais combien de corps, sous des pierres tombales qui
ressemblaient à d’interminables tumulus plus ou moins rectilignes, mais en fait
éparpillés dans l’espace, sur la pente de ce qui ressemblait à une colline au pied
de laquelle coulait un ruisselet. Certains jours, le soir venu, alors que
s’accomplissait la nuit, lente et constellée, je pouvais me représenter ces
sépultures que j’avais vues à midi pendant que les écoliers jouaient au football.
Et, silencieusement, je me demandais comment je pourrais jamais construire un
discours sur ces sépultures, avec leurs traits si secs sous la faux du soleil, si
évidents de leur couleur ocre, ces sépultures si drapées dans leur rouleau
d’ombre qu’elles me rendaient mélancolique, me remplissaient de tristesse et de
pitié, comme si, déjà à cet âge, tout le passé était perdu, l’infini du ciel obstrué,
et la fin du monde au coin.
Aujourd’hui encore, alors qu’il y eut tant d’autres marques, je ne m’explique
ni comment ni pourquoi ce texte vertigineux, je veux dire cette chose qui arrive à
tout le monde et qu’on appelle la mort, comment tout cela devint si inséparable
de ces jours de transhumance, dans les parages de mon adolescence, et du
souvenir errant que j’en ai gardé. Je ne saisis toujours pas pourquoi les ténèbres
de la nuit, masque opaque et pourtant si pénétrable, me remplirent chaque fois
d’une indescriptible frayeur, avec leur cohorte de lucioles dont on ne cessa de
nous répéter qu’elles couvaient chacune un fantôme, avec leurs chants lugubres
de hiboux, occupés, nous disait-on, à dévorer la viande des autres, ces chants au
goût de rouille, salés des corruptions de la sorcellerie, cette sorte de dilapidation,
de consommation perverse et démesurée, qui survivait aux déchirures du jour et
aux âges du monde, comme le crâne des cavernes.
Décembre. Chaque nuit, le brouillard descendait sur la brousse et, au petit
matin, venait mouiller les sentiers pareils à des navires éventrés, acculés sur la
berge. Il annonçait Noël, cette autre séquence du calendrier chrétien, puisque
pour beaucoup de gens de ce village les légendes siffleuses du christianisme
étaient devenues, depuis au moins les années 1930, ce labyrinthe de tous les
possibles grâce auquel l’horizon lui-même était ramené à la portée de nos têtes.
Il y avait aussi Pâques, précédé, chaque année, par le dimanche des Rameaux et
d’interminables chemins de croix : le Carême, bien évidemment, la prière, la
pénitence, les chants monotones des vieilles femmes ânonnant le Stabat Mater
en milieu d’après-midi, les quatorze stations, la crucifixion et l’ensevelissement,
Judas, Pilate, le Golgotha et la Résurrection.
Je n’étais pas pieux. Mais, pendant longtemps, le crucifix ne cessa de
m’intriguer. Je ne comprenais pas, en effet, pourquoi, alors que l’homme était
cloué au bois, remué en profondeur par la peine, la soif, la souffrance et la fièvre,
du moins je l’imagine, pourquoi le Christ ne bavait pas à la poupe, pourquoi le
supplicié, soumis à cette monstrueuse torture, n’avait pas ses sens déréglés,
pourquoi ne crevait-il pas dans son bondissement, ne s’affaissait-il pas, ne ruait-
il pas dans la folie, pourquoi, au milieu de cette terreur extrême, n’avait-il pas les
yeux exorbités et usés, pourquoi ne pleurait-il pas, pourquoi n’était-il pas
méconnaissable et défiguré, pourquoi avait-il un visage si serein, au point de
sourire, au point de dégager cette espèce de lueur magique qui donnait à sa
couronne d’épines et à sa statue un air de sottise, et risquait de faire de sa mort et
de son nom de vulgaires sobriquets ?
Je ne savais que faire du christianisme, lorsque, bien plus tard, un soir dans la
bibliothèque des pères dominicains, je mis la main, presque par hasard, sur un
livre du théologien péruvien Gustavo Gutierrez intitulé Théologie de la
libérationb. Le Péruvien m’aida à repenser le christianisme comme mémoire et
langage de l’insoumission, récit de l’affranchissement et rapport à un événement,
peu importe qu’il fût symbolique, hyperbolique, mythique ou historique – la
mort et la résurrection d’un homme né à Bethléem et crucifié au bois, sur le
Golgotha, au terme d’un éprouvant calvaire, par la puissance publique. Il m’aida
aussi à le concevoir comme un récit critique des potentats et des autorités, une
poétique sociale, un songe subversif et un souvenir partisan, l’actuation d’un
langage (propre et figuré) sur le sens de la vie. Mais, davantage encore, il me fit
comprendre que l’au-delà de la mort mérite d’être pensé en soi, comme préalable
à toute habitation du monde historique.
Ainsi se creusa l’existence, au cours de ces années-là, pareille à un horizon de
sable, au milieu d’une foule de signes aussi éphémères qu’éternels. Pour autant
que je me souvienne, je n’eus jamais envie ni d’enchanter les jours – qui, alors,
ne semblaient guère se bousculer –, ni de les enterrer dans de vieux livres, ni
même de les enfermer dans le temps, qui, depuis lors, n’a cessé de se déplacer, à
un point tel que j’en suis à me demander, en supposant qu’aujourd’hui tout
recommence, si vraiment je ferais, mieux qu’autrefois, profit de chacune de ces
énigmes. Or donc, tout ceci n’est qu’une partie infime, un fragment d’images au
sujet d’un passé dont les indices sont si nombreux, les glissements si furtifs, que
tout récit y perd nécessairement de sa sûreté, là même où l’oubli et le non-dit ne
peuvent que gagner en autorité. J’ai grandi dans cette contrée au sujet de laquelle
il y aurait encore tant de choses à raconter. Et, ce qui m’a tenu lieu d’identité, je
le dois en très grande partie à ce que j’ai vécu dans ce pays au souvenir duquel
toujours je me rapporte, le plus près possible du lieu qui me vit naître et de ses
émois. Puis, un jour, je suis parti.
Le repas tragique
Né dans la foulée des indépendances, je suis donc, dans une large mesure, le
produit du premier âge du postcolonialisme – de son enfance et de son
adolescence. J’ai grandi en Afrique à l’ombre des nationalismes triomphants. À
l’époque, la dette, l’ajustement structurel, le chômage de masse, la grande
corruption et la grande criminalité, les rapines voire les guerres de prédation ne
faisaient guère partie de l’expérience ordinaire – ou du moins n’avaient-ils pas le
même degré d’intensité qu’aujourd’hui. Dans mon pays natal en particulier, il
était question de la lutte contre ce que l’on appelait alors la « rébellion » et le
« terrorisme ».
C’est qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale émergea à Douala,
principale ville du pays, un mouvement anticolonialiste dont l’indépendance
immédiate constituait l’une des principales revendications politiquesc. Très vite,
l’idée de liberté, d’autoconstitution et d’autogouvernement prit corps et se
répandit dans toutes les couches sociales, du moins dans le sud du pays. La
répression coloniale s’étant intensifiée au courant de l’année 1955, le
mouvement d’indépendance fut acculé à une lutte armée à laquelle il n’était
guère préparé. Il fut défait militairement par la France, qui en profita pour, au
moment de la décolonisation, léguer le pouvoir à ses collaborateurs indigènesd.
Ceux des dirigeants nationalistes qui avaient pris le maquis furent exécutés.
Leurs dépouilles mortelles furent déshonorées et on les enterra à la sauvette,
comme s’il s’agissait de bandits de grand chemin. Ce fut notamment le cas de
Ruben Um Nyobè, dont l’assassinat préfigurait celui de tant d’autres
– Patrice Lumumba, Amilcar Cabral, Eduardo Mondlane, la longue liste des
martyrs africains de l’indépendancee. Ceux d’entre eux qui avaient emprunté les
chemins de l’exil furent, pour la plupart, pourchassés et assassinés, à l’exemple
de Félix Moumié. D’autres encore poursuivirent la lutte armée durant la
première décennie de l’indépendance. Ils furent appréhendés. Certains, à l’instar
d’Osendé Afanaf, furent décapités. D’autres, à l’exemple d’Ernest Ouandié,
firent l’objet d’une exécution publique au terme d’une mascarade judiciaireg.
Cette lutte armée, d’abord dirigée contre la puissance coloniale, mais qui
revêtit, une fois l’indépendance formelle proclamée en 1960, les caractéristiques
d’une guerre civile, fut affublée du qualificatif de « terrorisme » par notre
gouvernement, qui entendait par là lui dénier toute signification morale et
politique. Ainsi celui-ci pouvait-il suspendre la loi, proclamer un état d’urgence
permanent, afin précisément d’en venir à bout par des moyens extralégaux. Pour
effacer de la mémoire de la nation les événements liés à la lutte pour
l’indépendance, les noms des principaux protagonistes du mouvement
nationaliste furent bannis du discours public. Longtemps après leur exécution, il
était interdit de les citer en public, de se référer à leurs enseignements ou de
garder par-devers soi leurs écrits. Tout se passait comme s’ils n’avaient jamais
existé et comme si leur lutte n’avait été qu’une banale entreprise criminelle. Ce
faisant, le nouvel État indépendant entendait échapper à l’injonction adressée
autrefois à Caïn : « Caïn, qu’as-tu fait de ton frère Abel ? » Au chevet de l’État
indépendant gît, par conséquent, le crâne d’un parent mort.
Ma tante avait été l’épouse de Pierre Yém Mback. Ce dernier fut assassiné en
même temps que Ruben Um Nyobè le 13 septembre 1958, dans le maquis de
Libel-li-Ngoy, dans les environs de Bumnyébel. Pierre Yém Mback était le fils
unique de Susana Ngo Yém. C’est elle qui, longtemps après la mort de son fils,
s’occupa de la veuve de Yém – ma tante – et de ses enfants. Dans la plus pure
tradition africaine, je considérais Susana comme ma grand-mère. De même que
la plupart des gens humbles de chez nous, sa vie avait été une suite d’épreuves et
de luttes, les unes toujours plus difficiles que les autres. Mais cette longue vie de
luttes n’avait guère entamé sa beauté physique, encore moins dompté son esprit,
même si le lot de peines qu’elle avait endurées avait laissé dans son cœur des
traces de mélancolie. Cette tristesse mêlée à la douleur et à l’espérance, j’en fus
plusieurs fois le témoin lorsque, par exemple, elle se mettait à chanter les chants
qui avaient rythmé la lutte pour l’indépendance. Certains jours, au détour d’une
tâche domestique, je l’entendais chanter toute seule les chants de lamentation.
J’imagine que, comme Um avait été privé de funérailles après sa mort et son
enterrement à la sauvette au cimetière de la mission presbytérienne d’Éséka, ces
chants servaient à accompagner son ombre et à lui ouvrir la voie d’un possible
repos, en compensation de l’inqualifiable injustice dont il fut la victime après
son trépas. Très tôt, je compris que ces chants témoignaient de deux choses.
D’une part, ils parlaient du deuil comme du vis-à-vis, du protagoniste ultime de
la plainte et de la consolation. D’autre part, ils faisaient signe à un événement, à
un surgissement dans lequel finalement s’était joué un évanouissement. Telle
était au demeurant l’énigme dont Um fut la manifestation, ou plus précisément la
parabole, ou encore le mystère.
C’est donc ma grand-mère qui, à travers ses chants de lamentations, me lança
sur les traces d’un homme disparu, dont la mémoire, ensevelie sous les
décombres des interdits et de la censure d’État, était, je le découvris plus tard,
écrite, comme phonétiquement, par-devers un oubli officiel dont l’excédent de
signification, manifeste, constituait à lui seul un aveu. Parce que, dans l’acte
même d’oublier – fable officielle qui menaçait de le signer à jamais dans
l’inexistence et de l’exiler dans le chaos de l’innommé –, quelque chose était
resté d’Um. Dans l’inconscient de cette contrée d’Afrique que l’on nomma
tardivement le Cameroun, son nom et le texte que constituait sa mort n’avaient
pas disparu. Mais l’État nègre ne reconnaissait ni cette mort ni aucune dette
quant à ce nom. J’étais loin d’imaginer, à l’époque, que tout graphème – la mort
d’Um étant le graphème par excellence – était d’essence testamentaire. Et que
dans l’acte même d’oublier Um, de tenir un discours de surplomb à son sujet, de
dire qu’il n’était « rien », le pouvoir nègre dévoilait paradoxalement
l’irremplaçabilité du mort, tant il est vrai que l’on ne défait que ce qui était
préalablement constitué.
J’ai beau faire la part des choses, je crois que si je me suis tant éloigné
spirituellement de mon pays natal sans pour autant cesser de m’en soucier – sans
pour autant qu’il cesse de me soucier –, c’est en très grande partie en raison de
son refus de reconnaître l’existence de ce crâne. Cette affaire de refus de
sépulture et de bannissement des morts tombés lors des luttes pour
l’indépendance et l’autodétermination, cet acte originaire de cruauté à l’encontre
du « frère », tout cela devint très tôt non seulement l’objet principal de mon
travail académique, mais aussi le prisme par lequel, je m’en rends compte
aujourd’hui, ma critique de l’Afrique – en tant que lieu abritant le crâne d’un
parent mort – a pris corps et s’est développéeh. En inaugurant sa vie parmi les
nations par un refus de sépulture au parent mort, mon pays natal ne manifestait
pas seulement sa volonté de fonder un ordre politique basé sur le refus radical de
l’humanité de l’adversaire politique. Il marquait sa préférence pour une politique
de la cruauté en lieu et place d’une politique de la fraternité et de la
communauté. Il sacrifiait l’idée d’une liberté pour laquelle on a lutté à celle
d’une indépendance que le maître, dans sa magnanimité, a bien voulu octroyer à
son ex-esclave.
Puissance du simulacre
Du moins est-ce ainsi que les choses m’apparaissent aujourd’hui. Car, durant
ma jeunesse, le discours officiel n’avait de mots que pour « l’ordre et la
discipline », le « développement autocentré », l’« autosuffisance alimentaire »,
« la paix et l’unité nationale ». Variées étaient les techniques pour nous faire
assimiler ce catéchisme. À titre d’exemple, tous les enfants scolarisés devaient
chanter l’hymne national chaque matin :
Ô Cameroun, berceau de nos ancêtres,
Va debout et jaloux de ta liberté,
Comme un soleil ton drapeau fier doit être,
Un symbole ardent de foi et d’unité,
Éloignement
Je ne saurais dire aujourd’hui comment, de ce minable théâtre du pouvoir,
nous parvînmes à faire plus que des mots. J’ai très tôt quitté mon pays et n’y suis
plus jamais retourné – du moins pour y vivre et y travailler. J’avais commencé
mes études universitaires dans mon pays. Je les ai terminées à Paris comme
d’autres s’en vont à Londres et à Oxford. Depuis l’époque des Fanon, Césaire et
Senghor, il en a toujours été ainsi. Pendant quelques années, j’ai donc
assidûment arpenté ces lieux : les amphithéâtres, les musées, les librairies, les
bibliothèques et les archives, les concerts, les rues et les cafés. J’ai lu et appris
des maîtres de l’époque. Au contact rapproché des gens, en voyageant, j’ai
découvert un vieux pays orgueilleux, conscient de son histoire – qu’il tend
d’ailleurs à glorifier à tout propos – et particulièrement jaloux de ses traditions.
Sans son apport sur le plan de la philosophie, de la culture, des arts et de
l’esthétique, notre monde serait sans doute plus pauvre en esprit et en humanité.
Mes années parisiennes m’ont également permis de comprendre que la vieillesse
à elle seule ne rend ni les peuples ni les États nécessairement raisonnables et
encore moins vertueux. Chaque vieille culture – et notamment les vieilles
cultures colonisatrices – cache derrière le masque de la raison et de la civilité
une face nocturne.
Cette face nocturne de la France, j’en avais conscience avant même d’arriver
dans ce pays. La France n’avait-elle pas joué un rôle éminent dans cette affaire
de crâne de mort – et donc de refus de sépulture et de bannissement des morts
tombés lors des luttes pour l’indépendance et l’autodétermination dans mon
pays ? Sa politique africaine ne montrait-elle pas suffisamment qu’il ne suffit pas
de « décoloniser » ; encore faut-il véritablement s’autodécoloniser ? Sa tradition
d’universalisme abstrait ne contredisait-elle pas, paradoxalement, sa foi dans le
dogme républicain d’égalité universelle ? Par rapport à Paris et à la France, je
me suis donc toujours considéré comme quelqu’un de passage, en route pour un
ailleurs (un passant). Mais, en même temps, certaines manières de penser, de
raisonner et d’argumenter me sont devenues familières. Du point de vue de
l’esprit, j’ai fini par devenir un habitant, un héritier de par l’acclimatation à la
langue, aux goûts et aux mœurs du pays, et la socialisation à certains aspects de
sa culture savante. Des archives du savoir et de la pensée humains se sont
ouvertes à moi. Je les ai dévorées à un point tel qu’aujourd’hui je me conçois
sincèrement comme un légitime ayant droit de ce patrimoine. Fanon n’avait-il
pas dit que c’est du monde dans son ensemble que nous serons les héritiers ?
New York n’est pas seulement la métropole par laquelle je suis vraiment entré
aux États-Unis. Elle est aussi celle par le biais de laquelle, pour la première fois,
j’ai commencé à me faire une idée du monde et suis allé, en instantané, à sa
rencontre. Dans cet œcoumène global qu’est New York, j’ai pu contempler, pour
la première fois, concrètement, le visage de l’universel – celui que chantait le
poète Senghor. New York avait un visage fort différent de Paris. Je ne m’en suis
rendu compte que plus tard – l’universel à la française s’exprime dans un
langage finalement narcissique. À New York, je découvris pour la première fois
une métropole fondée sur la loi de l’hospitalité. Tout, là-bas, semblait inviter à
l’ouverture, au large, à ce qui doit venir : le grouillement des peuples, des races
et des humanités, la cacophonie des voix, le bariolage des couleurs et des sons.
Je retrouvai, ici plus qu’il n’en avait été le cas à Paris, ce double de l’Afrique
qu’est l’Amérique africaine noire – la musique noire, une intelligentsia noire, le
fantôme vivant de l’esclave par-delà l’Atlantique, sa présence au début de la
modernité en tant que signe insurrectionnel qui, dans sa radicalité, ne cesse de
rappeler que, pour ce qui est de la liberté, il n’y a que des ayants droit. Et que,
tant que celle-ci n’aura pas été étendue à tous, on pourra parler de tout sauf de
démocratie.
Puis il y avait cette extraordinaire collusion des cultures qui, sans doute,
faisait de cette ville la métropole par excellence de l’optimisme, de la foi en soi-
même et en ce qui vient – un avenir où, toujours, quelque chose de nouveau est à
créer. Et puis, tout, là-bas, laissait penser que, aux marges comme au centre, il y
avait de la place pour toutes les voix – qu’il n’y avait, en principe, pas de sans-
parts, mais seulement des ayants droit. À y regarder de près, voilà effectivement
ce qui faisait de New York plus qu’une ville – une Idée au rendez-vous de
l’esprit, de la matière et des mondes. Je dois dire de New York comme Idée,
comme signe et comme utopie qu’elle me séduisit, littéralement. Mon travail
intellectuel en fut profondément stimulé. Pour la première fois de ma vie, je
pouvais entendre distinctement la clameur des mondes, l’écho bruissant de la
rencontre des nations dont parlait, une fois de plus, le poète Senghor. Je voulus,
moi aussi, être partie prenante de cette épiphanie. Dois-je préciser que, ce disant,
je n’oublie pas que, dans cette même métropole, un Noir peut être criblé d’une
quarantaine de balles par la police pour s’être trouvé au mauvais moment au
mauvais endroit ? Et que, pour des centaines de milliers de descendants
d’esclaves dans le Nouveau Monde, la prison a vite remplacé la plantation.
À l’orée du siècle
Je suis arrivé en Afrique du Sud la dernière année du XXe siècle. J’avais
littéralement sous les yeux un pays fracturé, couvert des stigmates de la Bête, le
dieu-au-cul-de-chèvre auquel, idéologie de la suprématie blanche oblige, certains
vouèrent ici un culte, des décennies durant. Il était évident que quelque chose de
particulièrement abject s’était passé ici, et avait suscité une résistance non moins
farouche. Du dieu-au-cul-de-chèvre on pouvait encore voir l’effigie dans le
paysage, dans l’architecture, dans la manière dont les villes furent construites,
dans les noms des rues et des avenues, les statues, les manières de parler des uns
et des autres, les habitudes conscientes et, surtout, inconscientes. Le plus grave
en effet, c’étaient les scarifications mentales que l’on pouvait déceler chez tous,
Noirs et Blancs, Métis et Indiens – y compris chez ceux qui prétendaient avoir
échappé sains et saufs à la démence. Nul doute que, dans le maelström que fut
l’apartheid – et, avant lui, les quelques siècles d’ensauvagement racial –, tous
avaient perdu, à des degrés divers, plus qu’un brin de décence. Malgré mille
petits gestes de compassion réalisés au jour le jour dans les rapports entre
maîtres et serviteurs, dans les églises, les mouvements de résistance et les
amitiés interraciales rendues fragiles par les inégalités et le contexte répressif, un
mur opaque les séparait. Ils avaient été littéralement coupés de toute proximité
humaine, c’est-à-dire de la capacité d’imaginer ce que cela voulait dire d’avoir,
quelque part, quelque chose en commun. Le pays était jonché de tas
d’immondices, de moignons – ce mélange de stupéfiante beauté et de laideur de
l’esprit si caractéristique des lieux que le démon humain a, à un moment, choisi
d’habiter.
Beaucoup de Blancs ne savaient plus où ils avaient été durant toutes ces
années obscènes. Tout se passait comme s’ils venaient de sortir tout droit de
l’asile. D’autres ne voulaient rien savoir. Pas même le nom du pays qu’ils
habitaient et dont, théoriquement, ils étaient à présent les citoyens. Expatriés
mentaux, ils ne cessaient de se raconter des histoires. Bien que vivant ici, ils
appartenaient en vérité à un « ailleurs », l’Europe, qu’ils s’étaient efforcés de
reproduire ici, presque à l’identique, comme autrefois les colons anglais sur les
bords du Potomac. Le pouvoir politique leur ayant échappé, la plupart d’entre
eux cherchaient à tout oublier le plus vite possible, à se refaire, vaille que vaille,
un semblant de vie. Ils voulaient bien regarder l’avenir, mais ne savaient plus
guère comment se situer par rapport au présent et au passé. D’autres encore
voulaient tout faire comme si rien n’avait changé, comme si tout était demeuré le
même, ou encore comme si tout avait changé bien trop vite. Ils essayaient de se
convaincre qu’ils étaient restés les mêmes. Seul le temps avait fui, passant par-
dessus leurs têtes, presque à leur insuj.
Certains jours, j’avais le sentiment de m’être retrouvé dans un casino
funéraire. Je n’oublierai jamais ces noms des rues, des places, des avenues et des
boulevards, des montagnes, des lacs et des jardins, des barrages, des monuments
et des musées. De quoi étaient-ils le manteau obscur ? Quelles « parties
honteuses » de ce pays cachait le fait d’aller tous les matins au bureau en
longeant l’avenue Vorster ; d’aller prier à une église située sur le boulevard
Verwoerd, de déjeuner sur la rue Botha et de dîner non loin du carrefour de la
Princesse Anne ? Fallait-il considérer ces signes comme le symbole de la
médiocrité dont se nourrit toute forme de racisme et de mimétisme colonial ?
Pourquoi tant de résistance à créer et à inventer pour soi-même ? Pourquoi les
avoir laissés presque tous en place après la fin de l’apartheid ? Pourquoi ne pas
avoir rassemblé dans un musée toutes ces statues aux pieds d’argile, tous ces
chevaux, généraux, trafiquants d’or, monuments et signaux de la démence
raciale ? Presque dix ans après l’abolition du racisme institutionnel, une sorte de
puanteur émanait donc encore du cercueil, insidieuse. La ségrégation raciale
avait été officiellement abolie. Mais l’esprit du racisme s’était déplacé et
s’énonçait désormais en d’autres langues.
L’Afrique du Sud que je découvrais était toutefois également un pays aux
innombrables enclaves : le pays de la concaténation des mondes, des nations et
des systèmes. Typique de cette concaténation des mondes est le Gauteng, la
région la plus riche du continent. C’est ici qu’est située Johannesbourg, la plus
moderne, la plus puissante et la plus racialement mixte des métropoles
africaines. Depuis le début des années 1990, cette immense ville-région fondée
par des migrants venus de diverses parties du monde en 1896 à la suite de la
découverte des mines d’or du Witwatersrand est devenue la nouvelle frontière du
continent. Au cours du dernier quart du XXe siècle, l’écroulement de l’apartheid
et le passage à la démocratie aidant, de nouvelles vagues de migrants en
provenance du reste de l’Afrique sont venues s’ajouter à ce complexe social et
urbain déjà fort bariolé. Dans cette mini-New York, mini-São Paulo et mini-Los
Angeles à l’échelle de l’Afrique, l’on retrouve aujourd’hui presque toutes les
nationalités du monde.
Beaucoup sont originaires de pays en guerre, divisés contre eux-mêmes ou en
proie à l’incurie et à la gabegie d’élites prédatrices et (ou) séniles. Si certains
sont en quête de refuge, d’autres viennent dans l’espoir d’échapper à des
situations de misère chronique et de corruption endémique. Nombreux sont ceux
qui, entrés illégalement dans le pays, mènent depuis lors une existence précaire
et quasi clandestine, soumis à un harcèlement permanent des autorités sud-
africaines et sans cesse menacés d’arrestation et de déportation. Cette
« immigration au bas de l’échelle » s’est développée parallèlement à une autre,
faite de cadres africains hautement qualifiés et d’élites, que l’on retrouve dans
des domaines aussi variés que la finance, les médias, télécommunications et
nouvelles technologies, les universités, les cabinets internationaux d’expertise et
les grandes firmes commerciales. À ne s’en tenir qu’à la surface, tout semble
indiquer qu’est en train de naître à Johannesbourg, pour la première fois sur le
continent, une forme de fusion culturelle inédite, sous-bassement d’une
modernité afropolitainek.
La présence des étrangers en terre sud-africaine n’est pas nouvelle. Comme
dans le reste du continent avant la colonisation, les migrations y étaient
courantes. Le brassage des populations à la faveur des guerres, des échanges
commerciaux, des transactions d’ordre religieux ou des alliances était la règle.
L’essaimage était la forme dominante de la mobilité. « Faire société » consistait
essentiellement à « faire réseau », à tisser des chaînes de parenté et à nouer des
dettes, que cette parenté et ces dettes soient réelles ou fictives. C’est la raison
pour laquelle, loin de constituer des unités closes, les entités ethniques sud-
africaines sont si enchevêtrées, aussi bien sur le plan culturel, linguistique que
territorial, puisque des rapports étroits les unissent non seulement entre elles,
mais aussi à leurs pairs du Mozambique, du Zimbabwé, du Botswana, du
Lésotho ou du Swaziland. L’immigration européenne à partir du XVIIe siècle,
l’importation de la main-d’œuvre servile dans la région du Cap, l’implantation
des Indiens dans le Natal au début du boom sucrier, voire des Chinois au début
de l’ère industrielle dans le Witwatersrand, tout cela a largement contribué à
faire de l’Afrique du Sud un pays transnational, même si, l’apartheid aidant, il ne
s’est jamais reconnu comme tel. Ce caractère transnational ira s’accentuant au
cours de la première moitié du XXe siècle avec l’afflux des Juifs, puis, à partir du
milieu des années 1970, avec l’arrivée des ex-colons portugais fuyant le
Mozambique et l’Angola, des ex-colons rhodésiens après l’indépendance du
Zimbabwé et des minorités en provenance d’Europe de l’Est. Au fond, depuis la
découverte des mines de diamant de Kimberley et surtout des mines d’or dans le
Witwatersrand à la fin du XIXe siècle, les frontières réelles de l’Afrique du Sud
s’étendent du Cap au Katanga, les apports européen et asiatique dilatant encore
davantage l’identité de ce pays et lui assignant une dimension transversale,
transnationale et pluriculturelle que peuvent revendiquer bien peu de nations
modernes.
Pour créer et augmenter ses richesses, l’Afrique du Sud a toujours dépendu du
travail des étrangers. À l’époque de l’industrialisation, une partie importante de
la main-d’œuvre dans les mines était recrutée dans toute l’Afrique australe. À
l’intérieur du pays, le travail saisonnier et migrant a lui aussi constitué l’une des
technologies clés du processus de prolétarianisation. Dépossédés de leurs terres
et déchus de leur citoyenneté, les Noirs sud-africains étaient relégués dans les
bantoustans, sortes de réserves indigènes où la lutte pour la reproduction sociale
était des plus sévères. Ils ne pouvaient séjourner que temporairement dans la
ville blanche. L’institution du laissez-passer permettait de contrôler leur mobilité
au sein d’une économie capitaliste où la race produisait la classe, tout en
bloquant autant que possible l’émergence de la conscience du même nom. Le
travail saisonnier et migrant, d’une part, et la rélégation des Noirs sud-africains
dans les réserves, de l’autre, contribuèrent de façon décisive à l’implosion des
structures familiales urbaines. Les liens communautaires furent atrophiés. La
culture du petit entreprenariat et de l’initiative individuelle fut brisée lorsque la
liberté de faire du petit commerce ne fut pas abolie par la loi.
Pour les Noirs sud-africains, la fin de l’apartheid fut synonyme d’accession de
plein droit à la ville. Le démantèlement des lois racistes rendit possibles les
libertés de mouvement et de résidence. Mais, fait capital, il fut également à
l’origine d’un double mouvement migratoire, interne et externe, aux
conséquences sociales et politiques potentiellement explosives. Sur le plan
interne, le régime d’apartheid commença à s’écrouler dès le début des
années 1980, au moment précis où, la crise de reproduction dans les bantoustans
s’aggravant, l’État raciste n’était plus en mesure de sceller hermétiquement ses
frontières internes, de contrôler la mobilité des Noirs, d’intensifier leur
exploitation par le capital, tout en affermissant la ségrégation raciale. C’est alors
qu’une masse de gens sans travail, à peine éduqués et souvent sans autre moyen
de survie que la petite prédation, se mit à quitter les campagnes et à se déverser
dans la périphérie des grands centres urbains, rendant dès lors quasi impossible
tout effort de planification urbaine, défigurant au passage les principales villes
sud-africaines, provoquant la fuite des classes moyennes blanches et noires dans
des quartiers résidentiels (suburbs) ou dans des enclaves protégées par des
compagnies privées de sécurité, et ouvrant la voie à des pratiques de survie qui
accordent une place privilégiée au crime.
La formidable lutte pour les ressources qui, jusque-là, était difficilement
contenue dans les bantoustans, s’étendit au contexte urbain, où arrivèrent,
presque au même moment, des milliers d’immigrants illégaux en provenance du
reste du continent. Du coup, les Noirs sud-africains se retrouvèrent, pour la
première fois, face non plus à leurs oppresseurs d’hier, mais à d’autres migrants
(pour la plupart mieux éduqués qu’eux, disposant d’une pratique de la ville et
habitués à ne rien attendre de l’État) venus d’autres pays d’Afrique et avec
lesquels ils entrèrent immédiatement en compétition, notamment dans le secteur
informel, espace privilégié du combat pour la survie, ou encore dans le domaine
du logement, de l’emploi, voire simplement pour l’occupation d’un bout
d’espace dans des camps de fortune qui n’ont cessé de s’agrandir. Ces camps de
la pauvreté s’étendent à perte de vue et ceinturent toutes les grandes métropoles
d’Afrique du Sud. Zones où se mêlent le non-droit, la maladie, la mort
prématurée et la lutte sans pitié pour subsister, ils constituent des poudrières et
menacent objectivement la stabilité du pays.
Temps de la fin et de la réinvention, telle est donc la signification politique et
culturelle du présent sud-africain. Or l’on ne peut réinventer que si l’on sait
regarder à la fois en arrière et en avant. Car, là où ce qui a débuté dans le sang
s’achève dans le sang, les chances de recommencement sont amoindries par la
hantise de l’horreur du passé. Il est difficile de réinventer quoi que ce soit en
reconduisant tout simplement, contre autrui, la violence qui fut autrefois
déployée contre soi. Il n’y a pas, de façon automatique, de « bonne violence »
qui devrait succéder à une « mauvaise violence » l’ayant précédée, ou qui devrait
en tirer sa légitimité. Chaque violence, la bonne comme la mauvaise, vient
toujours consacrer une disjonction. Réinventer le politique dans les conditions
post-appartheid oblige d’abord à sortir de la logique de la vengeance, que celle-
ci soit ou non revêtue des oripeaux du droit.
Cela dit, la lutte pour sortir d’un ordre inhumain des choses ne saurait se
dispenser de ce que l’on pourrait appeler la productivité poétique de la mémoire
et du religieux. Le religieux et la mémoire représentent ici la ressource
imaginaire par excellence. Le religieux s’entend non pas seulement comme
rapport au divin, mais aussi comme « instance de la cure » et de l’espérance,
dans un contexte historique où la violence a touché non seulement les
infrastructures matérielles, mais aussi les infrastructures psychiques, à travers le
dénigrement de l’Autre, l’affirmation selon laquelle il n’est rien. C’est ce
discours – parfois intériorisé – sur le rien qui est interrogé par certaines formes
du religieux, la visée finale étant de faire en sorte que ceux qui étaient à genoux
puissent enfin « se lever et marcher ». Dans ces conditions, la question à la fois
philosophique, politique et éthique est de savoir comment accompagner cette
« montée en humanité » – montée au bout de laquelle le dialogue d’homme à
homme redevient possible et remplace les injonctions d’un homme face à son
objet.
L’expérience sud-africaine montre que l’injonction de « se lever et
marcher » – la décolonisation – s’adresse à tous, ennemis et opprimés d’hier. La
pseudo-libération consiste à croire qu’il suffit de tuer le colon et de prendre sa
place pour que le rapport de réciprocité soit restauré. L’Afrique du Sud nous
permet de penser ce qui, dans la politique de la vengeance, ne fait que reproduire
le complexe de Caïn. Cela dit, le souci de réconciliation à lui tout seul ne peut
guère se substituer à l’exigence radicale de justice. Pour que ceux qui hier étaient
à genoux et courbés sous le poids de l’oppression puissent se lever et marcher, il
faut que justice soit faite. On n’échappera donc pas à l’exigence de justice.
Celle-ci implique la délivrance de la haine de soi et de la haine de l’Autre,
condition première pour pouvoir revenir à la vie. Elle implique également que
l’on se libère de l’addiction au souvenir de sa propre souffrance, qui caractérise
toute conscience victimaire. Car se libérer de cette addiction est la condition
pour réapprendre à parler un langage humain et, éventuellement, créer un monde
nouveau.
Reste la question de la mémoire. Dans l’Afrique du Sud contemporaine, elle
se pose dans les termes d’un passé douloureux, mais aussi gros d’espérance, que
l’ensemble des protagonistes essaie d’assumer comme une base pour créer un
futur nouveau et différent. Cela suppose que soit mise à nu la souffrance que l’on
infligea autrefois aux plus faibles ; que la vérité soit dite sur ce qui fut enduré ;
que l’on renonce à la dissimulation, au refoulement et au déni – étape première
dans le processus de reconnaissance mutuelle de l’humanité de chacun et du
droit de chacun de vivre en liberté devant la loi. Une grande partie du travail de
mémorialisation se traduit, par exemple, par l’ensevelissement dans les règles
des ossements de ceux qui périrent en luttant ; l’érection de stèles funéraires sur
les lieux mêmes où ils tombèrent, la consécration de rituels religieux tra-
ditionnalo-chrétiens destinés à « guérir » les survivants de la colère et du désir de
vengeance, la création de très nombreux musées et de parcs destinés à célébrer la
commune humanité de tous, la floraison des arts, et, par-dessus tout, la mise en
œuvre de politiques de réparation visant à combler des siècles de négligence (un
toit, une école, une route, un centre de santé, de l’eau potable, de l’électricité).
Le travail de mémoire est, ici, inséparable de la méditation sur la manière de
transformer en présence intérieure la destruction physique de ceux qui ont été
perdus, rendus à la poussière. En très grande partie, méditer sur cette absence et
sur les voies de restaurer symboliquement ce qui a été détruit consiste à donner
toute sa force subversive à la sépulture. Mais la sépulture, ici, n’est pas tant la
célébration de la mort en soi que le renvoi à ce supplément de vie nécessaire au
relèvement des morts, au sein d’une culture nouvelle qui s’efforce de faire une
place tant aux vainqueurs qu’aux vaincus.
Note du chapitre 1
a. Martin HEIDEGGER, « Pourquoi des poètes ? », in ID., Chemins qui ne mènent nulle part,
Gallimard, Paris, 2006 (1962).
b. Gustavo GUTIERREZ, Théologie de la libération, Lumen Vitae, Bruxelles, 1971.
c. Richard JOSEPH, Le Mouvement nationaliste au Cameroun, Karthala, Paris, 1986 et Achille
MBEMBE, La Naissance du maquis dans le Sud-Cameroun, op. cit.
d. Jean-François BAYART, L’État au Cameroun, Presses de la FNSP, Paris, 1985 (2e éd.).
e. Lire Ruben UM NYOBÈ, Le Problème national camerounais, L’Harmattan, Paris, 1984 ; et ID.,
Écrits sous maquis, L’Harmattan, Paris, 1989.
f. Osendé AFANA, L’Économie de l’Ouest africain. Perspectives de développement, François Maspero,
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g. Mongo BETI, Main basse sur le Cameroun, La Découverte, Paris, 2010 (1972).
h. Lire en particulier Achille MBEMBE, Afriques indociles. Christianisme, pouvoir et État en société
postcoloniale, Karthala, Paris, 1988 ; ID., La Naissance du maquis dans le Sud-Cameroun, op. cit. et ID.,
De la postcolonie. Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, Karthala, Paris, 2000.
i. Abel EYINGA, Mandat d’arrêt pour cause d’élections, L’Harmattan, Paris, 1978 ; et, ID., Cameroun
1960-1990. La fin des élections, L’Harmattan, Paris, 2000.
j. Antjie KROG, La Douleur des mots, Actes Sud, Paris, 2004.
k. Sarah NUTTALL et Achille MBEMBE (dir.), Johannesburg. The Elusive Metropolis, Duke
University Press, Durham, 2008.
2
Déclosion du monde et montée en humanité
Note du chapitre 2
a. Frederick COOPER, Decolonization and African Society, Cambridge University Press, Cambridge,
1996.
b. Prosser GIFFORD et W.M. Roger LOUIS (dir.), The Transfer of Power in Africa. Decolonisation,
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c. Amilcar CABRAL, Unité et lutte, Maspero, Paris, 1975.
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e. Vladimir Ilitch LÉNINE, L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme, Science marxiste, Montreuil-
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h. Fernand BRAUDEL, Civilisation matérielle, économie et capitalisme (XVe-XVIIe siècle), t. 3 : Le
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n. Aimé CÉSAIRE, Toussaint Louverture. La Révolution française et le problème colonial, Présence
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Islam and the Negro Race, Edinburgh University Press, Édimbourg, 1967 (1887).
r. Edward W. BLYDEN, The Jewish Question, Lionel Hart, Liverpool, 1898.
s. Edward W. BLYDEN, Christianity, Islam and the Negro Race, op. cit.
t. Lire en particulier Edward W. BLYDEN, « “Our Origin, Dangers and Duties”. Annual Address before
Mayor and Common Council of Monrovia, National independence Day, 26 July 1865 », in Henry S.
WILSON, Origins of West African Nationalism, Macmillan/St Martin’s Press, Londres, 1969, p. 94-104.
u. Pour une synthèse, voir Maxim SILVERMAN, Deconstructing the Nation : Immigration, Racism and
Citizenship in Modern France, Routledge, New York, 1992.
v. Laurent DUBOIS, Les Esclaves de la République : l’histoire oubliée de la première émancipation,
1789-1794, Calmann-Lévy, Paris, 1998.
w. Lire notamment Alexis DE TOCQUEVILLE, Écrits et discours politiques, in Œuvres complètes, vol.
3, Gallimard, Paris, 1992.
x. Sur l’idée d’une « race française », cf. Robert SOUCY, Fascism in France : The Case of Maurice
Barrès, University of California Press, Berkeley, 1972 et Zeev STERNHELL, Maurice Barrès et le
nationalisme français, Fayard, Paris, 2000.
y. Voir, en ce qui concerne en particulier l’Algérie, Pierre NORA, Les Français d’Algérie, Julliard,
Paris, 1961 ; David PROCHASKA, Making Algeria French : Colonialism in Bone, 1870-1920, Cambridge
University Press, Cambridge, 1990 et Alain LARDILLIER, Le Peuplement français en
Algériede1830à1900,Atlanthrope, Versailles, 1992.
z. Tyler STOVALL, « Universalisme, différence et invisibilité. Essai sur la notion de race dans l’histoire
de la France contemporaine », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, nº 96-97, 2005.
aa. Jean-Luc NANCY, Déconstruction du christianisme, t. 1 : La Déclosion, Galilée, Paris, 2005, p. 16.
ab. Frantz FANON, Peau noire, masques blancs, Seuil, Paris, 2001 (1952), p. 187.
ac. Vincent DESCOMBES, Le Complément de sujet. Enquête sur le fait d’agir de soi-même, Gallimard,
Paris, 2004, p. 383.
ad. Frantz FANON, Peau noire, masques blancs, op. cit., p. 7-8.
ae. Ibid., p. 54 et 91.
af. Paul GILROY, L’Atlantique noir, modernité et double conscience, Kargo, Paris, 2003 et ID., Against
Race. Imagining Political Culture beyond the Color Line, Harvard University Press, Cambridge, 2000.
ag. Paul GILROY, Postcolonial Melancholia, Columbia University Press, New York, 2005.
ah. Jan PATOCKA, L’Europe après l’Europe, Verdier, Paris, 2007, p. 13.
ai. Ibid., p. 235.
aj. Jean-Luc NANCY, Déconstruction du christianisme, t. 1 : La Déclosion, op. cit., p. 207.
ak. Marc CRÉPON, « Penser l’Europe avec Patocka. Réflexions sur l’altérité », Esprit, décembre 2004.
al. Jacques DERRIDA, « Le souverain bien – ou l’Europe en mal de souveraineté », Cités, nº 30, 2007.
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an. Edward W. SAID, The World, the Text, the Critic, Harvard University Press, Cambridge, 1983 et ID.,
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ba. Lire Achille MBEMBE, La Naissance du maquis dans le Sud-Cameroun, op. cit., introduction.
bb. Simone WEIL, Œuvres choisies, Gallimard, coll. « Quarto », Paris, 1999, p. 419.
bc. Ibid., p. 420.
3
Société française : proximité sans réciprocité
Note du chapitre 3
a. Cf. La Démocratie à venir. Autour de Jacques Derrida (actes du colloque organisé du 8 au
18 juillet 2002 au Centre culturel international de Cerisy-la-Salle), Galilée, Paris, 2004.
b. Sur ce sujet, voir les réflexions d’Étienne BALIBAR, Europe, Constitution, Frontière, Éditions du
Passant, Paris, 2005.
c. Lire Christopher L. MILLER, The French Atlantic Triangle. Literature and Culture of the Slave
Trade, Duke University Press, Durham (N.C.), 2008.
d. Jocelyne DAKHLIA, Islamicités, PUF, Paris, 2005, p. 8.
e. Jacques HASSOUN, L’Obscur objet de la haine, Aubier, Paris, 1997, p. 14.
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française : Biarritz, 8-9 novembre 1994, Karthala, Paris, 1995 ; François-Xavier VERSCHAVE, La
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g. Alexis DE TOCQUEVILLE, De la colonie en Algérie, Complexe, Paris, 1988, p. 74-75.
h. Voir Jean-François BAYART, « Réflexions sur la politique africaine de la France », Politique
africaine, nº 58, 1995 ; puis ID., « Bis repetita : la politique africaine de François Mitterrand », in Samy
COHEN (dir.), Mitterrand et la sortie de la guerre froide, PUF, Paris, 1998.
i. Achille MBEMBE, « Du gouvernement privé indirect », Politique africaine, nº 73, 1999 ; et Béatrice
HIBOU (dir.), La Privatisation des États, Karthala, Paris, 1999.
j. Léopold Sédar SENGHOR, Liberté, t. 5 : Le Dialogue des cultures, Seuil, Paris, 1992.
k. Didier GONDOLA, « La crise de la formation en histoire africaine en France vue par les étudiants
africains », Politique africaine, nº 64, 1997.
l. Gina DENT (dir.), Black Popular Culture, Bay Press, Seattle, 1992.
m. Paul GILROY, L’Atlantique noir, op. cit.
n. Didier FASSIN, Alain MORICE et Catherine QUIMINAL (dir.), Les Lois de l’inhospitalité, La
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o. UNE MALGACHE, « La “grandeur” de la France à l’aune d’un consulat : témoignage », Politique
africaine, nº 67, 1997 (voir aussi l’ensemble du dossier spécial « La France et les migrants africains » de ce
numéro de la revue).
p. Ngugi WA THIONG’O, Decolonising the Mind, op. cit. et Paulin HOUNTONDJI (dir.), Les Savoirs
endogènes, CODESRIA, Dakar, 1994.
q. Fernand BRAUDEL, L’Identité de la France, t. 1 : Espace et histoire, Flammarion, Paris, 2009
(1986).
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Paris, 1990 (1966).
s. Marcel HÉNAFF, Le Prix de la vérité, Seuil, Paris, 2002.
t. Simone WEIL, Œuvres choisies, op. cit., p. 419.
u. Alexis DE TOCQUEVILLE, De la colonie en Algérie, op. cit., p. 77.
v. Ibid., p. 88-89.
w. Olivier LE COUR GRANDMAISON, Coloniser, exterminer. Sur la guerre et l’État colonial, Fayard,
Paris, 2005.
x. Hannah ARENDT, Les Origines du totalitarisme, Gallimard, coll. « Quarto », Paris, 2002 (1967).
y. Simone WEIL, Œuvres choisies, op. cit., p. 430-431. Lire également les remarques d’Aimé CÉSAIRE
à ce sujet, Discours sur le colonialisme, op. cit.
z. Anne STOLER et Frederick COOPER (dir.), Tensions of Empire. Colonial Cultures in a Bourgeois
World, University of California Press, Berkeley, 1997, p. 1-56.
aa. Herbert FRANKEL, Capital Investment in Africa. Its Course and Effects, Oxford University Press,
Londres, 1938.
ab. Catherine COQUERY-VIDROVITCH, Le Congo au temps des compagnies concessionnaires, 1898-
1930, Éditions de l’EHESS, Paris, 1972.
ac. Frederick COOPER, Decolonization and African Society, op. cit.
ad. Julia KRISTEVA, Étrangers à nous-mêmes, Fayard, Paris, 1988, p. 289.
ae. Édouard GLISSANT, Poétique, t. 3 : Poétique de la relation, Gallimard, Paris, 1990 ; ID., Tout-
Monde, Gallimard, Paris, 1993 et Paul GILROY, After the Empire. Melancholia or Convivial Culture,
Columbia University Press, New York, 2005.
af. Paul GILROY, Against Race, Harvard University Press, Cambridge, 2002.
ag. Laurent DUBOIS, A Colony of Citizens. Revolution and Slave Emancipation in the French
Caribbean, 1787-1804, University of North Carolina Press, Durham, 2004 ; Sue PEABODY, « There Are
No Slaves in France ». The Political Culture of Race and Slavery in the Ancient Regime, Oxford University
Press, Oxford, 1996 et Sue PEABODY etTyler STOVALL (dir.), The Color of Liberty. Histories of Race in
France, Duke University Press, Durham, 2003.
ah. Vincent DESCOMBES, Le Complément de sujet, op. cit.
ai. Véronique DE RUDDER (dir.), L’Inégalité raciste. L’universalité républicaine à l’épreuve, PUF,
Paris, 2000.
aj. Jean-Luc NANCY, L’Expérience de la liberté, Galilée, Paris, 1988, p. 97. C’est nous qui soulignons.
ak. Maurice MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, Gallimard, Paris, 1945, p. 400-401.
al. Jean-Luc NANCY, La Création du monde ou la mondialisation, Galilée, Paris, 2002, p. 176.
4
Le long hiver impérial français
Byzantines querelles
Comme on vient de le montrer, l’irruption de la pensée postcoloniale dans le
champ discursif français et les différends qu’elle suscite tiennent à tout sauf à
des circonstances contingentes. Récemment, la critique s’est cependant déplacée
du champ strictement littéraire et théorique aux sciences sociales. Au cours de ce
déplacement, elle a dégénéré en querelle byzantine. Celle-ci est animée par un
groupe de contempteurs, dont les assauts, souvent désinvoltes, ne se privent pas
d’insinuations malveillantes et visent avant tout à abaisser les auteurs de travaux
qu’ils n’ont pas pris le soin de bien lire et encore moins de comprendre. Cette
querelle ne surgit ni ne se déroule dans un vide idéologique. Surtout chez les
zélotes de l’antipostcolonialisme, ses enjeux ne sont pas simplement – ni même
d’abord – des enjeux de savoir et de connaissance, ainsi que l’explique bien
Catherine Coquery-Vidrovitch dans un ouvrage fort remarquébe. Mus par une
ferveur toute pentecôtiste, ils se servent avant tout de la pensée postcoloniale –
comme d’autres, avant eux, du « tiers-mondisme » et de la « pensée 68 » – à la
manière d’un chiffon rouge. C’est le cas du pamphlet au ton frauduleux de
l’africaniste Jean-Loup Amselle, L’Occident décrochébf. Dans la plupart des cas,
ce dernier y « fabrique » littéralement des énoncés apodictiques. Il les impute
ensuite à des auteurs qu’il qualifie d’autorité de « postcolonialistes », alors que
non seulement ces derniers ne se revendiquent guère de ce courant de pensée,
mais encore n’ont jamais énoncé dans la réalité les arguments qui leur sont
prêtés et auxquels s’attaque notre croisé. Critiquant un argumentaire qu’il a
monté de toutes pièces selon des modalités qui ne sont à aucun moment
explicitées, il peut alors construire un front de lutte en apparence homogène,
mais en vérité imaginaire, y incluant, pour les besoins de la polémique, des
textes et auteurs qui n’y ont pas leur place.
Là où ces enjeux de connaissance existent, comme le soutient non sans raison
Jean-François Bayart dans un essai hâtifbg, ces derniers ne peuvent guère être
dissociés, comme il semble le suggérer, des enjeux éthiques et philosophiquesbh.
Car la colonisation n’était pas qu’une forme particulière de rationalité, avec ses
technologies et ses dispositifs. Elle se voulait également une certaine structure
du connaître, une structure du croire, voire, comme l’avait fait valoir Edward
Said, un régime épistémique. Au demeurant, elle revendiquait un double statut
de juridiction et de véridiction. À ce titre, il y a bel et bien une singularité morale
de la colonisation en tant qu’idéologie et pratique de la conquête du monde et de
l’asservissement des races jugées inférieures ; et la critique de la connaissance
historique des situations coloniales doit bel et bien alterner ce que Paul Ricœur
appelait le « souci épistémologique » (propre à l’opération historiographique) et
le « souci éthico-culturel » (qui relève du jugement historique)bi. C’est d’ailleurs
ce que Ricœur appelait une « herméneutique critique ». C’est une démarche à
laquelle l’on a le droit de rester indifférent, mais elle est légitime, tout comme
les critiques de type nominaliste ou philosophique de la colonisation formulées à
travers des analyses historiques, littéraires, psychanalytiques ou
phénoménologiques.
Dans le but de disqualifier en bloc « les études postcoloniales », leurs
pourfendeurs entretiennent volontiers l’amalgame entre ce courant de pensée et
l’usage qu’en font certains de ses tenants français. Ils s’en prennent notamment à
la manière dont la critique postcoloniale est maniée dans le réel – et notamment
le fait que, entre les mains de ses tenants locaux, cette pensée tend à devenir un
instrument de lutte, d’affrontements et de refus. Dans un aveuglement commode,
ils font en outre comme s’il n’existait point une tradition des « études
postcoloniales », qui, depuis ses origines, n’a cessé de replacer l’histoire de la
colonisation dans la perspective d’une histoire de l’impérialisme – ou
précisément de l’anti-impérialismebj. Puis, arguant du fait que, en bien des
régions du monde, la colonisation fut brève, ils cherchent à en minimiser
l’impact et la portée, qu’ils qualifient de superficielle sans que l’on sache
exactement quels critères permettent d’établir historiquement un tel bilan. Dans
les deux cas, l’objectif est de dénier à la colonisation toute fonction fondatrice
dans l’histoire des sociétés autochtones ; d’en minimiser la violence et d’en faire
un événement blanc ; de faire valoir que les empires coloniaux n’ont pas grand-
chose de nouveau ; que le colonialisme n’est qu’un cas particulier d’un
phénomène transhistorique et universel (l’impérialisme) ; et que le monde
impérial est loin de constituer un « système » omnipuissant, puisqu’il est
travaillé par des tensions et affrontements internes, voire par des impossibilités
et des discontinuitésbk. Puis, comme si cette catégorie disciplinaire était
intégralement claire à elle-même, certains proposent de recourir à la « sociologie
historique » pour rendre compte des faits coloniaux, qu’ils réduisent soit à un
simple problème de passage de l’Empire à l’État-nation, soit à un simple
inventaire comparé des pratiques de gouvernance impérialebl.
Ils mobilisent à cet effet des figures totémiques telles que Max Weber et
Michel Foucault, et s’efforcent ensuite de réactiver la vieille querelle
explication/interprétation/compréhension que des auteurs comme Paul Ricœur
s’étaient pourtant efforcés d’apaiser. C’était à une époque – que l’on croyait
révolue – où les sciences sociales continuaient de subir de plein fouet l’attraction
des modèles quantitatifs et positivistes en vigueur dans les sciences de la
naturebm. Au demeurant, comme le rappellent Paul Ricœur ou Michel de
Certeau, l’interprétation est un trait de la recherche de la vérité en histoire. Il en
est de même de la dimension narrative ou littéraire de tout discours historique.
Elle renferme toujours, a priori, une dimension cognitivebn. Derrière les deux
officiants que sont Weber et Foucault et sous le couvert d’un appel à une
relecture de l’« histoire impériale », c’est en réalité aux noces d’Auguste Comte
et du structuralisme que l’on est convié. Après tout, l’on n’a guère besoin de
mettre en doute les concepts de vérité, de réalité ou de connaissance pour faire
valoir que l’activité scientifique est une construction sociale. Par ailleurs, et dans
une large mesure, les faits n’existent qu’à travers le langage au moyen duquel ils
sont exprimés et les descriptions qui les produisent. Quant au qualificatif
« historique » rattaché à cette « sociologie », il n’a souvent que peu à voir avec
les acquis de la critique française de la seconde moitié du XXe siècle. En insistant
sur le fait qu’il n’y a pas, en histoire, de mode privilégié d’explication, cette
critique fait valoir, par ricochet, qu’il existe une variété de types d’explicationbo.
La « sociologie historique » n’est qu’un type d’explication parmi d’autres.
S’agissant de l’analyse des situations coloniales, il n’est pas nécessairement vrai
que, dans les échelles d’observation, le petit soit meilleur à penser que le grand,
le détail vaille plus que l’ensemble, et l’exception plus que la généralisationbp. Il
n’est pas vrai non plus que « les études postcoloniales » ne feraient que du
textualisme, de l’idéologie et de la dénonciation militante ou
« compassionnelle », tandis que la « sociologie historique » ferait de la
« science » pure et « cynique ». À des degrés divers, aussi bien les « études
postcoloniales » que la « sociologie historique » travaillent sur des
représentations, transmettent incessamment des jugements moraux, n’opèrent
pas toujours la distinction entre ce qui est vrai et ce qui est tenu pour vrai,
manipulent des séries causales par définition contingentes et sont, en fin de
compte, les héritières d’un même genre discursif : la « philosophie critique de
l’histoire ».
L’on prétend par ailleurs que « les études postcoloniales » ne se seraient
occupées que des « discours » et des textes, et non des « pratiques réelles »,
comme si les discours des gens ne faisaient pas partie de leur « réalité » et
comme si l’examen des dimensions imaginaires de la colonisation ou encore des
faits psychiques ou iconographiques était sans importance dans la reconstitution
des représentations et des pratiques des acteurs de l’époquebq. On passe ainsi
sous silence le fait que l’un des objets privilégiés des « études postcoloniales »
est justement l’étude des transactions matérielles et symboliques et des
interactions intersubjectives qui, dans le contexte colonial, permettaient de
constituer le lien colonial. En réalité, quantité d’études se réclamant de ce
courant de pensée dissèquent non seulement les discours, les textes et les
représentations, mais aussi les comportements des sujets coloniaux et leurs
réponses à la pression des normes coloniales, les diverses manœuvres de
négociation, de justification ou de dénonciation qu’ils ne cessèrent de déployer,
le plus souvent dans des contextes d’incertitude parfois radicalebr. Elles montrent
comment les sujets colonisés sont pris non seulement dans des rapports de
production, mais aussi dans des relations de pouvoir, de sens et de savoir – toutes
choses qui exigent, si l’on devait suivre Weber lui-même, de combiner d’entrée
de jeu explication, compréhension et interprétationbs. À côté de la « sociologie
historique », il y a donc place pour d’autres modèles (mixtes) d’explication et
d’interprétation des situations coloniales et de leurs dispositifs. Dans
l’expérience coloniale, il n’y a pas de « pratiques sociales » (ou ce que les
zélotes de l’antipostcolonialisme appellent les « réalités concrètes ») qui seraient
séparées des « discours », des langages ou des représentations. Discours,
langages et représentations, en plus d’être des composantes symboliques et
imaginaires dans la structuration du lien colonial et dans la constitution des
sujets colonisés, constituent en eux-mêmes des ressources de l’action et des
pratiques à part entièrebt.
Si la querelle lancée en France par les tenants de l’antipostcolonialisme est
anachronique d’un point de vue épistémologique, elle est, par contre, fort
symptomatique d’un point de vue culturel et politique puisque ses enjeux portent
désormais sur l’identité même de la France, les limites de son modèle
démocratique et les ambiguïtés de son universalisme républicain. Car, au fond, la
querelle autour de la pensée postcoloniale – comme celles concernant la
régulation de l’islam, le « foulard islamique » ou la burqa, les débats récemment
commandités par l’État sur l’identité nationale, la fièvre des commémorations ou
les innombrables projets de monuments, musées et stèles funéraires – est d’abord
le symptôme d’un profond chiasme dans le présent, et du malaise de la France
dans la mondialisation. Ce chiasme – autre nom de ce qu’Ann Stoler qualifie
d’aphasie – est une conséquence directe des maladies françaises de la
colonisation, comme l’on parlait autrefois des maladies de l’espritbu. Il trouve
ses ressorts privilégiés dans l’affrontement en cours de deux désirs antagonistes :
d’une part le désir de frontière et de contrôle des identités, porté par une
nébuleuse néorévisionniste, et, de l’autre, le désir de reconnaissance symbolique
et d’élargissement d’une citoyenneté en souffrancebv, porté en particulier par les
minorités et ceux qui les soutiennent. Une chose unit ces minorités par ailleurs
fragmentées : ce qu’elles perçoivent subjectivement comme une condition de
dépossession symbolique. Cette dépossession est aggravée par l’apparente
rémanence et reproduction dans la France contemporaine de pratiques, schèmes
de pensée et représentations hérités d’un passé d’infériorisation juridique et de
stigmatisation raciale et culturelle.
Désir de provincialisation
Le désir de frontières – et donc de séparation et de provincialisation –
rassemble des courants néorévisionnistes et provincialistes fort hétéroclites dont
l’unité réside dans le rejet quasi viscéral de toute vision autre qu’occidentale à la
fois de l’Occident lui-même et du monde des autres. Cette constellation – en
réalité une addition de trajectoires aux origines et aux destins différents –
regroupe des idéologues venus d’horizons divers. L’on y retrouve, pêle-mêle,
ceux pour qui la perte de l’Empire et en particulier celle de l’Algérie française
furent une catastrophe, des marxistes dogmatiques – pour lesquels la lutte des
classes constitue le fin mot de l’histoire –, des anciens de la Gauche
prolétarienne, des catéchistes de la laïcité et du modèle républicain, des
défenseurs autoproclamés des valeurs de l’Occident ou encore de l’identité
chrétienne de la France, des critiques de l’Europe matérialiste, des nostalgiques
du sacré et de la culture classique, des lecteurs de Maurras et de Mao confondus,
des membres de l’Académie française, des tenants de l’antiaméricanisme de
gauche comme de droite, des croisés antipostmodernistes et adversaires de la
« pensée 68 », ceux pour qui Auschwitz doit demeurer l’axe de la mémoire
collective du monde occidental et la métaphore fondatrice du récit de la réunion
de l’Europe, diverses faces de l’extrémisme français (de la gauche
insurrectionnelle au populisme aristocratique et aux royalistes), des relais
politico-culturels et médiatiques tels que France-Culture, Le Figaro Magazine,
Le Point, L’Express ou Mariannebw.
Recourant lorsqu’il le faut à un usage libéral de stéréotypes et de non-dits
racistes, cette nébuleuse s’efforce de réactiver le mythe de la supériorité
occidentale tout en posant en termes stridents et frileux la question de
l’appartenance et de la cohésion nationale. Mais surtout, exploitant tout l’arc des
émotions et passions populaires, elle cultive le fantasme de l’« homme sans
Autre » et d’une France débarrassée de ses immigrés. À rebours d’une tradition
de pensée philosophique qui va de Maurice Merleau-Ponty à Emmanuel
Levinas, voire Jacques Derrida et Jean-Luc Nancy, le nouvel « Autre » est par
définition celui auquel l’on ne peut guère s’identifier, dont on souhaite la
disparition, et que l’on doit, dans tous les cas, empêcher de se glisser dans nos
formes de vie, puisqu’il finira par les empoisonner. Dans les lignes qui suivent,
l’on examinera successivement quelques différends politico-culturels autour
desquels s’articule la poussée néorévisionniste. L’on montrera ensuite comment
ces différends, d’une part, alimentent et exacerbent le désir de frontière et de
séparation, d’autre part, appellent chaque fois à une police des identités des plus
stricte et des plus sévère, de préférence sous la forme d’interdictions en tout
genre, et finalement influencent négativement la réception de la pensée
postcoloniale en France.
Le premier différend porte sur le déchiffrement du temps du monde et la
caractérisation du moment contemporain. Les courants néorévisionnistes
estiment que notre époque serait marquée par une transformation qualitative de
la violence mondiale et une nouvelle redistribution planétaire de la haine. Cette
situation à plusieurs égards chaotique constituerait l’équivalent d’une guerre
civile mondiale et aurait un impact direct sur la nature des risques sécuritaires
auxquels la France et d’autres pays occidentaux seraient exposés. Serait en jeu la
survie même de la « civilisation occidentale ». L’une des conséquences de cette
lecture ultrapessimiste du moment contemporain est la redéfinition – en cours –
de l’étranger en tant que type social apparenté tantôt à l’immigré clandestin
(figure par excellence de l’intrus et de l’indésirable) et tantôt à l’ennemibx. Le
statut polémique qu’occupe désormais la figure de l’étranger dans l’imaginaire et
le champ français des affects, des passions et des émotions va de pair avec un
désir renouvelé de la frontière, ainsi qu’une réactivation des techniques de
séparation et de sélection qui lui sont associées – les contrôles d’identité et la
logique des expulsions notammentby. L’étranger n’est pas seulement le citoyen
d’un autre État : il est surtout celui qui est différent de nous, dont la dangerosité
est réelle, duquel nous sépare une distance culturelle avérée et qui, sous toutes
ces figures, constitue une menace mortelle pour notre mode d’existence.
Les courants néorévisionnistes et provincialistes estiment par ailleurs que,
pour répondre aux dimensions sécuritaires de cette angoisse existentielle, l’État
de droit dans son acception classique doit être amendé. La différenciation des
fonctions de la police (qui s’occupait des étrangers sur le territoire national) de
celles de l’armée (qui s’occupait des ennemis extérieurs) doit être tempérée. De
nouvelles politiques doivent être mises en place pour défendre le territoire contre
la migration clandestine et, récemment, le terrorisme islamique. L’on a ainsi
assisté à l’apparition, à l’intérieur même de l’ordre démocratique et républicain,
d’une forme spécifique de gouvernementalité que l’on pourrait appeler le régime
de la claustration. Ce régime se caractérise, entre autres, par la militarisation
croissante des technologies civiles de gouvernement, l’extension des pratiques et
domaines qui tombent sous le sceau du secret d’État, une formidable expansion
et miniaturisation des logiques policières, judiciaires et pénitentiaires,
notamment celles qui ont trait à l’administration des étrangers et des intrus. Aux
fins de gestion des populations jugées indésirables ont été mis en place
d’innombrables dispositifs juridiques, réglementaires et de surveillance visant à
faciliter les pratiques d’entreposage, de rétention, d’incarcération, de
cantonnement dans des camps, ou encore d’expulsionbz.
Il en a résulté non seulement une prolifération sans précédent des zones de
non-droit au cœur même de l’État de droit, mais aussi l’institution d’un clivage
radical entre, d’une part, les citoyens auxquels l’État s’efforce d’assurer
protection et sécurité, et, d’autre part, une somme de gens littéralement harcelés
et, à l’occasion, privés de tout droit, livrés à la précarité et auxquels l’on refuse
non seulement la possibilité d’avoir des droits, mais encore une existence
juridiqueca. Un complexe de dispositions différenciées, de législations, d’accords
internationaux formels ou informels entre la France et les États tiers est venu
compléter ce dispositif. L’ensemble de ce processus a culminé avec la formation
d’un « ministère de l’Identité nationale et de l’immigration »cb. Pris ensemble, ce
complexe a pour cibles privilégiées certaines catégories d’individus et certains
groupes sociaux définis en termes de leurs caractéristiques ethniques,
religieuses, raciales et de nationalité. Il vise à restreindre leur liberté de
circulation, voire à l’annuler purement et simplement. L’enjeu de toute politique
de contrôle des frontières et des identités étant la possibilité de contrôler les
frontières mêmes du politique, le politique fait progressivement l’objet, en
France, d’une fragmentation selon des lignes bioraciales que le pouvoir cherche,
à force de dénégation et de banalisation, à faire ratifier comme telles par le sens
communcc.
Le deuxième différend porte spécifiquement sur l’« islam radical », objet
fantasmatique par excellence qui, dans les conditions contemporaines, sert de
frontière imaginaire à la nationalité et à l’identité françaises. En l’occurrence, un
certain nombre de pratiques aussi bien domestiques que publiques de l’islam
sont mises en cause au nom de la laïcité. Trois principes ou idéaux sont en effet
supposés constituer le socle de la laïcité et du républicanisme à la française. Et
d’abord l’idéal d’égalité, qui exige que les mêmes lois s’appliquent également à
tous – la loi républicaine devant en toutes circonstances primer sur les règles
religieuses. Ensuite l’idéal de liberté et d’autonomie, qui présuppose que nul ne
devrait être soumis, contre son gré, à la volonté d’autrui. Et enfin l’idéal de
fraternité, qui impose à tous un devoir d’assimilation – condition nécessaire à la
constitution de la communauté des citoyens. Or, aux yeux des fractions les plus
conservatrices du mouvement néorévisionniste, l’« islam radical » se définit
comme l’envers obscur des Lumières et la figure inversée de la modernité. Il
serait incompatible avec la notion républicaine de la laïcité. Ne vise-t-il pas
l’application, en France, d’un droit « étranger » – signe d’un refus d’intégration
et d’assimilation de la part de ses adeptes ? Ce droit n’est-il pas en contradiction
avec les principes de liberté, d’égalité des sexes et de fraternité qui fondent la
République, puisqu’il consacre le traitement inhumain des femmes (port de la
burqa, voile imposé, mutilations génitales, mariages forcés, viols, polygamie,
excision, tests de virginité) ? Dans les termes du consensus néorévisionniste, les
femmes musulmanes souffriraient sous le poids d’un double joug – la
soumission à leur mari ou à leurs frères et la soumission à une religion
inégalitaire. Dans le cas où les traitements indexés n’enfreignent aucune loi, il
faudrait créer une loi permettant de les interdire et de les réprimer. La
République aurait pour obligation d’affranchir les musulmanes de ce joug.
Éventuellement, elle pourrait les forcer à être libres sans se poser la question de
leur consentement. Répétition du procès de civilisation coloniale, l’on pourrait,
au nom du paternalisme républicain, les émanciper en ayant au besoin recours à
la coercition.
Derrière les controverses sur le hijab ou la burqa – ou plus généralement le
sort des femmes musulmanes – se profilent et s’enchevêtrent donc plusieurs
processus. Le premier est l’institution d’un « féminisme d’État », qui se sert de
la question des « femmes musulmanes » pour mener un combat de nature raciste
contre une culture islamique posée comme fondamentalement sexistecd. À
gauche comme à droite, le féminisme républicain est transformé en une
couveuse de l’islamophobie. L’on s’en sert non seulement pour alimenter des
représentations et des pratiques racistes, mais encore pour les rendre acceptables
puisqu’elles sont exprimées sur le mode de l’euphémisme et de la litotece. Le
deuxième consiste en une « injonction paradoxale de liberté » qui va de pair avec
la culturalisation des valeurs républicainescf. En droite ligne du procès colonial
de civilisation, le projet est d’émanciper, en toute bonne conscience, des
individus « pour leur bien », si besoin est contre leur gré, et par le biais de
l’interdit, de l’ostracisme et de la loi dont la fonction première n’est plus de faire
justice, mais de stigmatiser et de produire des figures honniescg.
Dans la perspective des mouvements néorévisionnistes et provincialistes, les
idéaux républicains s’incarnant dans une culture et une langue, leur réalisation
s’effectue aussi bien dans le respect du droit de la République que dans
l’allégeance à une culture spécifique : la culture française catholique et laïque,
qui prescrit les comportements privés et publics et abolit – ou à tout le moins
adoucit – la séparation que l’on avait coutume d’établir entre ces deux sphères
de la viech. Peu importe si, ce faisant, la confusion s’installe entre la moralité
publique (les valeurs de la République) et les préjugés culturels de la société
française. Comme l’a amplement montré Cécile Laborde, le déchiffrement du
sens des signes religieux musulmans s’appuie moins sur le droit que sur des
préjugés culturalistes et stéréotypés. Si l’État laïque a su faire des
« accommodements raisonnables » en faveur des chrétiens et des juifs, il insiste,
s’agissant des musulmans, pour que ce soient eux qui les fassent en mettant des
bornes à l’expression de leur identité publiqueci. Le républicanisme prôné par les
courants néorévisionnistes tend, par ailleurs, à assimiler les pratiques culturelles
françaises à la neutralité idéale. Il fait valoir, a contrario, que la sphère publique
française n’est pas culturellement et religieusement neutre. À ses yeux, les
demandes des minorités pour des accommodements raisonnables ne constituent
pas des demandes de justice puisqu’il les qualifie de « communautarisme » afin
précisément de mieux les disqualifiercj.
Le troisième point de fixation des discours néorévisionnistes et provincialistes
a trait au réenchantement de la mythologie nationale à un moment où la France
fait l’épreuve d’un apparent déclin et subit un déclassement relatif sur
l’échiquier international. La thématique du déclin n’est ni neuve ni exclusive à
cette mouvance. Elle resurgit à intervalles réguliers dans l’histoire française. Son
apparition coïncide généralement avec les temps de crise et de grandes peurs.
Discours de la perte et de la mélancolie, l’un de ses effets immédiats est alors
d’accentuer les crispations identitaires, de réveiller la nostalgie de la grandeur et
de déplacer aussi bien le terrain que le contenu du politique et les formes de
l’antagonisme socialck. Tel a été le cas au cours du dernier quart du XXe siècle
lorsque le sentiment a prévalu, chez beaucoup et pas seulement du côté de
l’extrême droite, que le grand récit national s’était effondré. Cet effondrement
n’aurait pas pour cause unique les transformations de l’économie française et la
crise du modèle républicain d’intégration. Il serait aussi l’une des conséquences
de la pensée déconstructionniste dont Mai 68 serait l’avatar. L’identité solide et
les certitudes sur lesquelles reposait auparavant ce récit auraient été emportées
sous les flots du relativisme ambiant et des philosophies de la « mort du sujet ».
Comment, dans ces conditions, réanimer l’idée nationale, sinon en réinvestissant
le passé et en se réappropriant ses nombreux gisements symboliques ? D’où,
depuis plusieurs années déjà, des tentatives de réhabilitation d’une conception
cultuelle, sacrificielle et presque théologico-politique de l’histoire de la France.
S’inspirant des manuels scolaires de la fin XIXe-début du XXe siècle, cette
conception de l’histoire est tout entière tournée vers les gloires du passé. Elle a
pour caractéristique de situer la France dans un rapport francocentré à l’Europe
et au monde, et d’assigner à la discipline historique des tâches de civisme et de
morale. En plus d’être édifiante, l’histoire doit renvoyer à une essence nationale
qui se serait forgée au fil de la chronologie. Ainsi, l’homogénéité du peuple et
son unité se seraient accomplies au détour de trois dates : la bataille de Poitiers
de 732, qui permet de stopper l’invasion arabe ; la prise de Jérusalem en 1099,
qui témoigne du pouvoir étendu de l’Europe chrétienne ; et la révocation de
l’Édit de Nantes en 1685, qui confirme la tendance longue dans l’histoire de
France du « choix de Rome » et démontre symboliquement que la France est
avant tout un pays catholique, mais aussi que son identité s’est forgée sur
l’exclusion des Arabes, des juifs et des protestantscl. Histoire glorieuse
également dans la mesure où elle rend compte de nombreux hauts faits, d’une
succession de « grands hommes » et d’événements censés témoigner du génie
français.
C’est par ailleurs une histoire dont l’une des fonctions est l’exaltation du
patriotisme. Enfin, c’est une histoire qui accorde une place de choix à la vieille
rhétorique d’une France qui apporte ses Lumières aux colonies et les répand
dans le monde. Il ne s’agit donc pas d’occulter la colonisation en tant que telle,
mais de s’en servir comme d’une matrice idéologique de l’éducation citoyenne,
comme ce fut le cas lors de l’expansion impériale, quand on ne pouvait guère
penser la République sans ses innombrables possessions au-delà des mers. Il
s’agit également d’inverser les termes de la reconnaissance de l’œuvre coloniale.
Chez les plus zélés, cette inversion passe au besoin par l’attribution de caractères
héroïques aux crimes coloniaux et à la torture. Ces crimes n’exigeraient aucune
repentance puisqu’ils ne seraient des crimes qu’aux yeux de nos contemporains.
En effet, dans l’esprit de l’époque, ils étaient plutôt une marque de la civilisation
française – une civilisation capable de s’affirmer aussi bien par l’esprit que par
les armescm. Chez d’autres, même si des crimes ont pu être perpétrés et des
injustices commises, le bilan final de la colonisation est globalement
« positifcn ». Et des ex-colonisés la France est en droit de requérir gratitude et
reconnaissance.
On ne trouve pas seulement les linéaments de cette conception sacrificielle et
cultuelle de l’histoire dans une série de discours prononcés par Nicolas Sarkozy
au cours de la dernière campagne présidentielle française et au lendemain de sa
victoire. Par rapport à la question coloniale, ces discours se caractérisent par le
même « refus de la repentance » et la même urgence d’auto-absolution et
d’innocentement. Ces discours – celui prononcé à Toulon le 7 février 2007,
comme celui de Dakar (26 juillet 2007) dans lequel il déclare que l’homme
africain n’est pas assez entré dans l’histoire – cherchent à officialiser un travail
culturel effectué depuis de longues années dans divers réseaux politiques et
culturels non seulement de l’extrême droite, mais aussi de la droite et de la
gauche républicainesco : « Le rêve européen a besoin du rêve méditerranéen. Il
s’est rétréci quand s’est brisé le rêve qui jeta jadis les chevaliers de toute
l’Europe sur les routes de l’Orient, le rêve qui attira vers le sud tant d’empereurs
du Saint-Empire et tant de rois de France, le rêve qui fut le rêve de Bonaparte en
Égypte, de Napoléon III en Algérie, de Lyautey au Maroc. Ce rêve qui ne fut pas
tant un rêve de conquête qu’un rêve de civilisation. […]. L’Occident longtemps
pécha par arrogance et par ignorance. Beaucoup de crimes et d’injustices furent
commis. Mais la plupart de ceux qui partirent vers le sud n’étaient ni des
monstres ni des exploiteurs. Beaucoup mirent leur énergie à construire des
routes, des ponts, des écoles, des hôpitaux. Beaucoup s’épuisèrent à cultiver un
bout de terre ingrat que nul avant eux n’avait cultivé. Beaucoup ne partirent que
pour soigner, pour enseigner. Cessons de noircir le passé […]. On peut
désapprouver la colonisation avec les valeurs qui sont les nôtres aujourd’hui.
Mais on doit respecter les hommes et les femmes de bonne volonté qui ont pensé
de bonne foi œuvrer utilement pour un idéal de civilisation auquel ils croyaient
[…]. »
Le quatrième différend concerne la race et le racisme. Oubliant volontiers les
expériences historiques de l’esclavage et de la colonisation, les mouvements
néorévisionnistes et provincialistes font valoir que le racisme n’a jamais pénétré
de toutes parts la société française et que, contrairement au cas des États-Unis, la
ségrégation raciale en France n’a jamais été légale et institutionnellecp. Le
racisme dans l’Hexagone aurait toujours fait l’objet d’une disqualification
symbolique et n’aurait jamais eu qu’une existence résiduelle. Les
discriminations, lorsqu’elles existent, seraient négligeables et disparaîtraient si,
pour les uns, étaient fortement réduites les inégalités économiques et si, pour les
autres, la France pouvait « sélectionner » ses immigrants. D’ailleurs, les
problèmes sociaux fondamentaux du pays auraient pour origine le racisme anti-
Blancs. Quand la réalité du racisme anti-non-Blancs est admise, elle est traitée
comme une simple différence culturelle. Dans ces conditions, toute évocation de
la race à des fins soit de discrimination positive, soit de réparation de torts faits à
l’idée d’égalité est stigmatisée. Elle ferait courir à la République le risque
d’ethnicisation des rapports sociaux.
Ainsi, commentant les émeutes qui ont embrasé de nombreuses banlieues
françaises en novembre 2005, Alain Finkielkraut y voyait une démonstration de
la haine que vouent les Noirs et les Arabes à la France. De fait, estime-t-il, ces
émeutes constitueraient un instantané de la guerre qu’une partie du « monde
arabo-musulman » aurait déclarée à l’Occident et dont la République serait la
cible privilégiée. Selon Finkielkraut, les Noirs qui « haïssent la France comme
république » ont la prétention d’accorder à l’esclavage le même statut
d’exception, le même poids destinal et sacré et la même puissance
paradigmatique que ceux dont jouit la « Shoah ». Pourtant, explique-t-il, « si l’on
met la Shoah et l’esclavage sur le même plan, alors on est obligé de mentir, car
[l’esclavage] n’est pas une Shoah. Et ce n’était pas un crime contre l’humanité
parce que ce n’était pas seulement un crime. C’était quelque chose d’ambivalent.
[…] Il a commencé bien avant l’Occident. En fait, la spécificité de l’Occident
pour tout ce qui concerne l’esclavage, c’est justement tout ce qui concerne son
abolition […] ». Du reste, aux Africains, la République n’a fait « que du bien ».
La colonisation n’avait-elle pas pour objectif de les « éduquer » et, ce faisant,
d’« apporter la civilisation aux sauvages » ?
La cause des émeutes ne serait donc pas à chercher du côté du racisme. Ces
émeutes seraient d’abord la preuve d’une suprême ingratitude. Au demeurant, le
« racisme français » serait un mythe fabriqué par ceux qui haïssent la France.
Certes y a-t-il ici et là « des Français racistes […], qui n’aiment pas les Arabes et
les Noirs ». Mais « comment voulez-vous qu’ils aiment des gens qui ne les
aiment pas ? ». D’ailleurs, « ils les aimeront encore moins maintenant [après les
émeutes], quand ils prendront conscience de combien eux-mêmes les haïssent ».
Au demeurant, Noirs et Arabes ne se considèrent pas eux-mêmes comme
Français. A-t-on idée de la façon dont ils parlent le français ? « C’est un français
égorgé, l’accent, les mots, la grammaire. » « [Leur] identité se trouve ailleurs. »
N’étant en France que par « intérêt », ils traitent l’État français comme une
« grande compagnie d’assurance ». Qu’aux énormes sacrifices consentis par la
République ils n’opposent aujourd’hui que haine et quolibets, voilà qui est bien
la manifestation de leur radicale altérité – celle-là même qui fait qu’ils n’ont
jamais été et ne seront jamais vraiment des nôtres ; qu’ils sont « inintégrables »
et que leur présence parmi nous risque, à la longue, de mettre en danger notre
propre existence. Selon Finkielkraut, le véritable problème est donc
l’antiracisme qui, prophétise-t-il, « sera au XXIe siècle ce qu’a été le
communisme au XXe ». La fonction première de cette idéologie serait de
produire, à partir de rien, une culpabilité de commande exigée par la pensée
« correctecq ». Pis, l’antiracisme est le nouveau nom de l’antisémitismecr.
Note du chapitre 4
a. Comme exemple de cette diversité, lire Mabel MORANA, Enrique DUSSEL, Carlos A. JAUREGUI
(dir.), Coloniality at Large. Latin America and the Postcolonial Debate, Duke University Press, Durham,
2008. Voir également la synthèse de Fernando CORONIL, « Latin American Postcolonial Studies and
Global Decolonization », in Neil LAZARUS (dir.), Penser le postcolonial. Une introduction critique,
Amsterdam, Paris, 2006 ; ainsi que Vinayak CHATURVEDI (dir.), Mapping Subaltern Studies and the
Postcolonial, Verso, Londres/New York, 2000.
b. Lire, à titre d’exemple, Simon DURING, « Postcolonialism and Globalization : Towards a
Historicization of the Inter-Relation », Cultural Studies, 14, 3-4, 2000, p. 385-404 ; Harry D.
HAROOTUNIAN, « Postcoloniality’s Unconscious/Area Studies’ Desire », Postcolonial Studies, 2/2, 1999,
p. 127-147. Voir, plus récemment, New Formations, nº 59, 2006 ; PMLA (Publications of the Modern
Language Association of America), nº 122/3, 2007. Lire également le numéro spécial de Social Text, 10, 2-
3, 1999 ; le numéro spécial d’American Historical Review, 99, 1994. Voir aussi Aijaz AHMAD, In Theory :
Classes, Nations, Literatures, op. cit. et Arif DIRLIK, The Postcolonial Aura : Third World Criticism in the
Age of Global Capitalism, Westview Press, Boulder (CO), 1997.
c. Lire en particulier Robert J. C. YOUNG, Postcolonialism : An Historical Introduction, Blackwell,
Oxford, 2001 et David LUDDEN (dir.), Reading Subaltern Studies. Critical History, Contested Meaning
and the Globalization of South Asia, Permanent Black, New Delhi, 2001.
d. Lire, à cet égard, l’article de Jacques POUCHEPADASS, « Les subaltern studies ou la critique
postcoloniale de la modernité », L’Homme, nº 156, 2000. Voir, au milieu des années 2000, Marie-Claude
SMOUTS (dir.), La Situation postcoloniale. Les postcolonial studies dans le débat français, Presses de
Sciences Po, Paris, 2007.
e. Voir, néanmoins, les textes d’auteurs se réclamant des subaltern studies réunis dans Mamadou DIOUF
(dir.), L’Historiographie indienne en débat. Colonialisme, nationalisme et sociétés postcoloniales,
Karthala/Sephis, Paris, 1999.
f. Voir Sophie DULUCQ, Catherine COQUERY-VIDROVITCH, Jean FRÉMIGACCI, Emmanuelle
SIBEUD et Jean-Louis TRIAUD, « L’écriture de l’histoire de la colonisation en France depuis 1960 »,
Afrique & histoire, vol. 2, nº 6, 2006, p. 243. Lire également les thèses de Jean-François BAYART sur
l’« historicité propre des sociétés africaines » dans ID., L’État en Afrique, op. cit.
g. Alain FINKIELKRAUT, La Défaite de la pensée, Gallimard, Paris, 1987, p. 90.
h. Luc FERRY et Alain RENAUT, « Préface à cette édition », La Pensée 68, Gallimard, Paris, 1988
(1985), p. 15.
i. Cf. le bilan critique de Gérard CHALIAND, Les Mythes révolutionnaires du tiers monde, Seuil, Paris,
1979 ; Pascal BRUCKNER, Le Sanglot de l’homme blanc. Tiers monde, culpabilité, haine de soi, Seuil,
Paris, 1983 et Carlos RANGEL, L’Occident et le tiers monde. De la fausse culpabilité aux vraies
responsabilités, Robert Laffont, Paris, 1982. Lire également Yves LACOSTE, Contre les anti-tiers-
mondistes et contre certains tiers-mondistes, La Découverte, Paris, 1985 et Claude LIAUZU, Aux origines
des tiers-mondismes. Colonisés et anticolonialistes en France, 1919-1939, L’Harmattan, Paris, 1982 et ID.,
« Les intellectuels français au miroir algérien. Éléments pour une histoire des tiers-mondismes », Cahiers
de la Méditerranée, nº 3, Nice, 1984.
j. Régis DEBRAY, La Critique des armes, Seuil, Paris, 1974.
k. Jean-Paul SARTRE, Situations V. Colonialisme et Néocolonialisme, Gallimard, Paris, 1964.
l. Michel FOUCAULT, Cours au Collège de France. 1975-1976, Éditions de l’EHESS, Paris, 1997,
chapitre : « Il faut défendre la société ».
m. À propos de ce phénomène, W.E.B. Du Bois écrira : « J’ai marché dans Paris avec [Blaise] Diagne,
qui représente le Sénégal – tout le Sénégal, blanc et noir – au Parlement français. Mais Diagne est un
Français, qui n’est noir que de manière fortuite. Je soupçonne Diagne d’être plutôt méprisant à l’égard de
ses propres Wolofs noirs. J’ai parlé avec Candace, qui est le député noir de la Guadeloupe. Candace est
épidermiquement français. Il n’a pas de convictions à propos de l’élévation des Noirs, à part dans le
contexte français » (anthologie The New Negro : An Interpretation, Albert et Charles Boni, New York,
1925, p. 397).
n. Lire sa revue Peuples noirs, peuples africains. Voir également Ambroise KOM, Mongo Beti parle.
Testament d’un esprit rebelle, Homnisphères, Paris, 2006.
o. Mongo BETI, Main basse sur le Cameroun, op. cit.
p. À propos des paradoxes de la critique de la « pensée 68 » en général, lire Serge AUDIER, La Pensée
anti-68. Essai sur les origines d’une restauration intellectuelle, La Découverte, Paris, 2009 (2008).
q. Lire par exemple le numéro spécial de la revue Esprit de janvier-février 1934 ; Boris SOUVARINE,
La Critique sociale, 1931-1934, La Différence, Paris, 1983 et Daniel GUÉRIN, Fascisme et grand capital,
Syllepse, Paris, 1999.
r. Lire par exemple Maurice MERLEAU-PONTY, Humanisme et terreur (1947) et Les Aventures de la
didactique (1955), in Œuvres, Gallimard, coll. « Quarto », Paris, 2010.
s. Raymond ARON, Démocratie et totalitarisme, Gallimard, Paris, 1987 (1965).
t. Michael CHRISTOFFERSON, Les Intellectuels contre la gauche. L’idéologie antitotalitaire en
France (1968-1981), Agone, Marseille, 2009. Voir également Julian BOURG, From Revolution to Ethics :
May 68 and Contemporary French Thought, McGill-Queen’s University Press,
Montréal/Kingston/Londres/Ithaca, 2007.
u. Lire, dans cette perspective, Cornelius CASTORIADIS, L’Institution imaginaire de la société, Seuil,
Paris, 1975, notamment le chapitre 1 : « Le marxisme : bilan provisoire ».
v. Cornelius CASTORIADIS, La Société bureaucratique, Bourgois, Paris, 1990 ; Claude LEFORT, La
Complication. Retour sur le communisme, Fayard, Paris, 1999 et ID., L’Invention démocratique. Les limites
de la domination totalitaire, Fayard, Paris, 1981.
w. Pierre SINGARAVÉLOU (dir.), L’Empire des géographes. Géographie, exploration et colonisation,
XIXe-XXe siècle, Belin, Paris, 2008.
x. Voir Lewis PYENSON, Civilizing Mission : Exact Sciences and French Overseas Expansion, 1830-
1940, Johns Hopkins University Press, Baltimore, 1993 ; Michael A. OSBORNE, Nature, the Exotic, and
the Science of French Colonialism, Indiana University Press, Bloomington, 1994.
y. Sur leurs paradoxes et ambiguïtés, lire Emmanuelle SIBEUD, Une science impériale pour l’Afrique ?
La construction des savoirs africanistes en France, 1878-1930, Éditions de l’EHESS, Paris, 2002.
z. Isabelle POUTRIN (dir.), Le XIXe siècle. Science, politique et tradition, Berger-Levrault, Paris, 1995.
aa. Daniel RIVET, « Le fait colonial et nous. Histoire d’un éloignement », Vingtième siècle, nº 33,
janvier-mars 1992, p. 127-138 ; Catherine COQUERY-VIDROVITCH, « Plaidoyer pour l’histoire du
monde dans l’Université française », Vingtième siècle, nº 61, 1999, p. 111-125.
ab. Signe de cet anachronisme à l’heure dite de la « littérature-monde », les prestigieuses éditions
Gallimard – contrairement au Seuil – n’ont pas trouvé mieux qu’un ghetto éditorial appelé « Continents
noirs » ( !) pour caser la plupart de leurs auteurs non blancs.
ac. À propos des regards d’historiens américains sur l’histoire contemporaine de la France, lire par
exemple le numéro spécial des Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, nº 96-97, 2005. Voir également
les articles réunis dans le numéro spécial de French Politics, Culture and Society, vol. 18, nº 3, 2000, et
dans Yale French Studies, nº 100, 2001.
ad. Arjun APPADURAI, Modernity at Large, University of Minnesota Press, Minneapolis, 1996.
ae. Dilip P. GAONKAR (dir.), Alternative Modernities, op. cit.
af. Heike RAPHAEL-HERNANDEZ (dir.), Blackening Europe : The African-American Presence,
Routledge, New York, 2003.
ag. Sur cette période, lire Tyler STOVALL, Paris Noir. African Americans in the City of Light, Houghton
Mifflin, New York, 1996. Pour la suite, consulter Dominic THOMAS, Black France. Colonialism,
Immigration, and Transnationalism, Indiana University Press, Bloomington, 2007 et Bennetta JULES-
ROSETTE, Black Paris. The African Writers’ Landscape, University of Illinois Press, Urbana, 2000.
ah. Manuel BOUCHER, Rap, expression des lascars. Significations et enjeux du Rap dans la société
française, L’Harmattan, Paris, 1999 et A.J. M. PRÉVOS, « Two Decades of Rap in France : Emergence,
Development, Prospects », in Alain-Philippe DURAND (dir.), Black, Blanc, Beur : Rap Music and Hip-
Hop Culture in the Francophone World, Scarecrow Press, Oxford, 2002, p. 1-21.
ai. Laurent DUBOIS, Soccer Empire : The World Cup and the Future of France, University of California
Press, Los Angeles, 2010 et Lilian THURAM, Mes étoiles noires, Philippe Rey, Paris, 2010.
aj. Ce qui correspond peu ou prou aux observations de Paul GILROY dans Darker than Blue, op. cit.
Lire également A.J. M. PRÉVOS, « “In It for the Money” : Rap and Business Cultures in France », Popular
Music and Society, vol. 26, nº 4, 2003, p. 445-461.
ak. Didier FASSIN, Alain MORICE et Catherine QUIMINAL (dir.), Les Lois de l’inhospitalité, op. cit.
al. Lire Cette France-là (collectif), La Découverte, Paris, 2009.
am. Lire en particulier Olivier LE COUR GRANDMAISON, La République impériale. Politique et
racisme d’État, Fayard, Paris, 2009.
an. Pierre ROSANVALLON, Le Peuple introuvable. Histoire de la représentation démocratique en
France, Gallimard, Paris, 1998, p. 13.
ao. À propos de ces discussions, lire Alain RENAUT, Un humanisme de la diversité. Essai sur la
décolonisation des identités, Flammarion, Paris, 2009.
ap. Nacira GUÉNIF-SOUILAMAS et Éric MACÉ, Les Féministes et le garçon arabe, L’Aube, Paris,
2004.
aq. Lire, sur ce point, Elsa DORLIN, « Le grand strip-tease : féminisme, nationalisme et burqa en
France », in Nicolas BANCEL, Florence BERNAULT, Pascal BLANCHARD, Ahmed BOUBEKER,
Achille MBEMBE et Françoise VERGÈS, Ruptures postcoloniales. Les nouveaux visages de la société
française, La Découverte, Paris, 2010.
ar. Voir les articles de Frederick COOPER, « From Imperial Inclusion to Republican Exclusion ?
France’s Ambiguous Postwar Trajectory », et de Didier GONDOLA, « Transient Citizens : The Othering
and Indigenization of Blacks and Beurs within the French Republic », parus in Charles TSHIMANGA,
Didier GONDOLA et Peter J. BROWN (dir.), Frenchness and the African Diaspora. Identity and Uprising
in Contemporary France, Indiana University Press, Bloomington, 2009.
as. <www.assemblee-nationale.fr/13/commissions/voile-integral/voile-integral-20090909-2.asp>.
at. Sur tout ce qui précède, lire la synthèse d’Éric MACÉ, « Postcolonialité et francité dans les
imaginaires télévisuels de la nation », in Nicolas BANCEL, Florence BERNAULT, Pascal BLANCHARD,
Ahmed BOUBEKER, Achille MBEMBE et Françoise VERGÈS, Ruptures postcoloniales, op. cit.
au. Isabelle RIGONI (dir.), Qui a peur de la télévision en couleurs ? La diversité culturelle dans les
médias, Aux lieux d’être, Montreuil, 2007 et Wayne BREKHUS, « Une sociologie de l’invisibilité :
réorienter notre regard », Réseaux, nº 129-130, 2005.
av. Nicolas BANCEL, Pascal BLANCHARD et François DELABARRE, Images d’Empire, 1930-1960,
La Martinière/La Documentation française, Paris, 1997.
aw. Nicolas BANCEL, Pascal BLANCHARD et Françoise VERGÈS, La République coloniale, Albin
Michel, Paris, 2003 et Pascal BLANCHARD, Nicolas BANCEL et Sandrine LEMAIRE, La Fracture
coloniale, La Découverte, Paris, 2005.
ax. Achille MBEMBE, De la postcolonie, op. cit. Voir notamment la préface à la deuxième édition,
2005 (p. X et XI, en particulier).
ay. Jean-Marc MOURA, Littératures francophones et théorie postcoloniale, PUF, Paris, 1999 ;
Jacqueline BARDOLPH, Études postcoloniales et littérature, Champion, Paris, 2002 et Michel
BENIAMIANO et Lise GAUVIN, Vocabulaire des études francophones. Les concepts de base, Presses
universitaires de Limoges, Limoges, 2005.
az. Elsa DORLIN, La Matrice de la race. Généalogie sexuelle et coloniale de la nation française, La
Découverte, Paris, 2009 (2006).
ba. Françoise VERGÈS, Abolir l’esclavage. Une utopie coloniale, Albin Michel, Paris, 2001.
bb. Cf. l’étude de Pap NDIAYE, La Condition noire. Essai sur une minorité française, Calmann-Lévy,
Paris, 2008.
bc. Voir en particulier Didier FASSIN et Éric FASSIN, De la question sociale à la question raciale ?
Représenter la société française, La Découverte, Paris, 2009 (2006) ; puis Didier FASSIN (dir.), Les
Nouvelles Frontières de la société française, La Découverte, Paris, 2010.
bd. Homi BHABHA, Les Lieux de la culture. Une théorie postcoloniale, Payot, Paris, 2008 et Neil
LAZARUS (dir.), Penser le postcolonial, op. cit.
be. Lire Catherine COQUERY-VIDROVITCH, Les Enjeux politiques de l’histoire coloniale, Agone,
Marseille, 2009.
bf. Jean-Loup AMSELLE, L’Occident décroché. Enquête sur les postcolonialismes, Stock, Paris, 2008.
bg. Jean-François BAYART, Les Études postcoloniales. Un carnaval académique, Karthala, Paris, 2010.
bh. Pour une tentative de formulation philosophique de ces enjeux, lire Alain RENAUT, Un humanisme
de la diversité, op. cit.
bi. Paul RICŒUR, Histoire et Vérité, Seuil, Paris, 1955, p. 11.
bj. Il s’agit d’un mode d’investigation qui consiste à prendre comme point de départ les formes de
résistance aux trois types de pouvoir caractéristiques de l’impérialisme colonial, à savoir le pouvoir de
conquérir et de dominer, le pouvoir d’exploiter et le pouvoir d’assujettir. Pour une évaluation, lire Barbara
BUSH, Imperialism and Postcolonialism, Longman, Londres, 2006 ; Patrick WOLFE, « History and
Imperialism : A Century of Theory, from Marx to Postcolonialism », American Historical Review, nº 102, 2,
1997, p. 388-420. Voir également dans le champ historico-littéraire, Elleke BOEHMER, Empire, the
National and the Postcolonial, 1890-1920, Oxford University Press, New York, 2001.
bk. Pour une formulation parfois caricaturale et polémique de cette position, lire Jane BURBANK et
Frederick COOPER, « “Nouvelles” colonies et “vieux” empires », Mil Neuf Cent. Revue d’histoire
intellectuelle, nº 27, 2009 et Jean-François BAYART, Les Études postcoloniales, op. cit.
bl. Jean-François BAYART, Les Études postcoloniales, op. cit ; Pierre GROSSER, « Comment écrire
l’histoire des relations internationales aujourd’hui ? Quelques réflexions à partir de l’Empire britannique »,
Histoire @Politique. Politique, culture, société, nº 10, janvier-avril 2010, <www.histoire-politique.fr>.
bm. Attraction déjà fortement remise en question par Husserl au milieu des années 1930. Lire Edmund
HUSSERL, La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Gallimard, Paris,
1976 (1936).
bn. Michel DE CERTEAU, L’Écriture de l’histoire, Gallimard, Paris, 2002 (1975) et Paul RICŒUR,
Temps et Récit, t. 1 : L’Intrigue et le récit historique, Seuil, Paris, 1991, chapitre 2 en particulier.
bo. Paul VEYNE, Comment on écrit l’histoire. Essai d’épistémologie, Seuil, Paris, 1996 (1971).
bp. Jacques REVEL (dir.), Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, Seuil, Paris, 1996.
bq. « Il faut démystifier l’instance globale du réel comme totalité à restituer. Il n’ y a pas “le” réel qu’on
rejoindrait à condition de parler de tout ou de certaines choses plus “réelles” que les autres, et qu’on
manquerait, au profit d’abstractions inconsistantes, si on se borne à faire apparaître d’autres éléments et
d’autres relations. Il faudrait peut-être aussi interroger le principe, souvent implicitement admis, que la
seule réalité à laquelle devrait prétendre l’histoire, c’est la société elle-même. » Pour une conception élargie
et du réel et des pratiques, lire ainsi Michel FOUCAULT, Dits et Écrits, IV, 1980-1988, Gallimard, Paris,
1994, p. 15.
br. Lire par exemple Dipesh CHAKRABARTY, Rethinking Working-Class History : Bengal, 1890-1940,
Princeton University Press, Princeton, 1989 ; Gyan PRAKASH, Bonded Histories : Genealogies of Labor
Servitude in Colonial India, Cambridge University Press, Cambridge, 1990.
bs. Max WEBER, Économie et société, t. 1 : Les Catégories de la sociologie, Pocket, Paris, 2003,
première partie du chapitre 1 notamment.
bt. Sur ce genre d’argument, lire Bernard LEPETIT, Les Formes de l’expérience. Une autre histoire
sociale, Albin Michel, Paris, 1995.
bu. Ann Laura STOLER, « Colonial Aphasia : Race and Disabled Histories in France », Public Culture,
à paraître.
bv. L’on utilise ici le terme « citoyenneté en souffrance » comme on le dit d’une lettre restée en
souffrance, qui n’a pas atteint sa destination et est, de ce fait, restée sans réponse.
bw. Jean BIRNBAUM, Les Maoccidents. Un néoconservatisme à la française, Stock, Paris, 2009.
bx. Arjun APPADURAI, Géographie de la peur, Payot, Paris, 2007.
by. Sur cette question de la frontière, lire en particulier les travaux d’Étienne BALIBAR, We, the People
of Europe ? Reflections on Transnational Citizenship, Princeton University Press, Princeton, 2004.
bz. Michel AGIER, Rémy BAZENGUISSA-GANGA et Achille MBEMBE, « Mobilités africaines,
racisme français », Vacarme, nº 43, 2008, p. 1-8.
ca. Lire « L’Europe des camps. La mise à l’écart des étrangers », numéro spécial de Cultures et Conflits,
nº 57, 2005.
cb. Décret nº 2007-999 du 31 mai 2007 relatif aux attributions du ministre de l’Immigration, de
l’Intégration, de l’Identité nationale et du Codéveloppement (<www.legifrance.gouv.fr.>).
cc. M. AGIER, « L’encampement comme nouvel espace politique », Vacarme, nº 44, 2008, p. 2-3.
cd. Elsa DORLIN, « Pas en notre nom », <www.lautrecampagne.org/article.php ?id=132#ref12>.
ce. Lire Pierre TEVANIAN, La République du mépris. Les métaphores du racisme dans la France des
années Sarkozy, La Découverte, Paris, 2007 ; et S. BOUAMAMA, L’Affaire du voile, ou la production d’un
racisme respectable, Éditions du Geai bleu, Lille, 2004.
cf. Voir la contribution de Nilüfer GÖLE in Charlotte NORDMANN, Le Foulard islamique en
questions, Amsterdam, Paris, 2004.
cg. Sylvie TISSOT, « Bilan d’un féminisme d’État », Collectif Les mots sont importants, février 2008,
<http://lmsi.net/spip.php ?article717>. Lire aussi Éric FASSIN, « La démocratie sexuelle et le conflit des
civilisations », <http://multitudes.samizdat.net>.
ch. Telle est au demeurant l’économie interne du rapport Stasi. Lire Bernard STASI, Laïcité et
République. Rapport de la commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la
République remis au président de la République le 11 décembre 2003, La Documentation française, Paris,
<www.iesr.ephe.sorbonne.fr/docannexe/file/3112/rapport_laicite. Stasi.pdf>.
ci. Cécile LABORDE, Critical Republicanism. The Hijab Controversy and Political Philosophy, Oxford
University Press, Oxford, 2008.
cj. Cécile LABORDE, « Virginité et burqa : des accommodements déraisonnables ? Autour des rapports
Stasi et Bouchard-Taylor », 16 septembre 2008, <www.laviedesidees.fr>.
ck. Didier FASSIN et Éric FASSIN (dir.), De la question sociale à la question raciale ?, op. cit. et
Robert CASTEL, La Discrimination négative. Citoyens ou indigènes ?, Seuil, Paris, 2007.
cl. Hervé LEMOINE, La Maison de l’Histoire de France. Pour la création d’un centre de recherche et
de collections permanentes dédié à l’histoire civile et militaire de la France. Rapport à Monsieur le
ministre de la Défense et Madame la ministre de la Culture et de la Communication,
<www.culture.gouv.fr/culture/actualites/rapports/rapporthlemoine.pdf>. Voir également Jean-Pierre
AZÉMA, « Guy Môquet, Sarkozy et le roman national », L’Histoire, nº 323, septembre 2007 ; Suzanne
CITRON, Le Mythe national. L’histoire de France revisitée, L’Atelier, Paris, 2008 et Sylvie APRILE,
« L’histoire par Nicolas Sarkozy : le rêve passéiste d’un futur nationallibéral », CVUH,
<http://cvuh.free.fr/spip.php ?article82>, 30 avril 2007.
cm. Paul AUSSARESSES, Services spéciaux. Algérie, 1955-1957, Perrin, Paris, 2001.
cn. Marc MICHEL, Essai sur la colonisation positive. Affrontements et accommodements en Afrique
noire, 1830-1930, Perrin, Paris, 2009.
co. Alain GRIOTTERAY, Je ne demande pas pardon. La France n’est pas coupable, Le Rocher, Paris,
2001 ; Daniel LEFEUVRE, Pour en finir avec la repentance coloniale, Flammarion, Paris, 2006 ; Paul-
François PAOLI, Nous ne sommes pas coupables. Assez de repentances !, La Table ronde, Paris, 2006 ; Max
GALLO, Fier d’être Français, Fayard, Paris, 2006 et Pascal BRUCKNER, La Tyrannie de la pénitence.
Essai sur le masochisme occidental, Grasset, Paris, 2006.
cp. Sur l’épisode de l’esclavage en particulier et les paradoxes de la race et de la citoyenneté, lire
Laurent DUBOIS, A Colony of Citizens. Revolution & Slave Emancipation in the French Caribbean, 1787-
1804, Chapell Hill, University of North Carolina Press, 2004.
cq. Sur tout ce qui précède, lire l’interview d’Alain Finkielkraut publiée par l’hebdomadaire israélien
Haaretz le 18 novembre 2005 et l’article de Sylvain CYPEL, « La voix “très déviante” d’Alain
Fienkielkraut au quotidien Haaretz », Le Monde, 24 novembre 2005.
cr. Alain FINKIELKRAUT, Au nom de l’Autre. Réflexions sur l’antisémitisme qui vient, Gallimard,
Paris, 2003. Sur des thèmes relativement proches, voir Pierre-André TAGUIEFF, La Judéophobie des
modernes, des Lumières au Jihad mondial, Odile Jacob, Paris, 2008 et ID., La Nouvelle Judéophobie, Mille
et Une Nuits, Paris, 2002.
cs. Pierre NORA (dir.), Les Lieux de mémoire, Gallimard, coll. « Quarto », Paris, 1997, p. 560.
ct. Sur ces périls, voir ibid., p. 560. Sur ce cloisonnement, lire Fernand BRAUDEL, L’Identité de la
France, op. cit. ; Theodore ZELDIN, Histoire des passions françaises, Payot, Paris, 2003 (1978) et Eugen
WEBER, La Fin des terroirs. La modernisation de la France rurale 1870-1914, Fayard/ Recherches, Paris,
1983.
cu. Pour une approche générale de ces rapports, lire Paul RICŒUR, La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli,
Seuil, Paris, 2003 (2000), p. 459-480 notamment.
cv. Ce fut par exemple le cas entre 1789 et 1795. Il suffit de penser aux exécutions publiques de Louis
XVI, Marie-Antoinette et Madame Élisabeth, aux têtes coupées et exhibées de Launey (gouverneur de la
Bastille) et de Flesselles (prévôt des marchands de Paris), à la bouche bourrée de foin de Foulon, au cœur
arraché de Berthier de Sauvigny (intendant de la généralité de Paris), à la tête du député Féraud coupée et
exhibée en pleine Convention en 1795, ou encore à l’engorgement des cimetières et charniers de la
Madeleine, de Picpus, des Errancis et de Sainte-Marguerite. Lire à ce sujet Emmanuel FUREIX, La France
des larmes. Deuils politiques à l’âge romantique (1814-1840), Champ Vallon, Paris, 2009.
cw. Nicolas BANCEL et Pascal BLANCHARD, « Colonisation : commémorations et mémoriaux.
Conflictualité sociale et politique d’un enjeu mémoriel », in Nicolas BANCEL, Florence BERNAULT,
Pascal BLANCHARD, Ahmed BOUBEKER, Achille MBEMBE et Françoise VERGÈS, Ruptures
postcoloniales, op. cit.
cx. Anne-Emmanuelle DEMARTINI et Dominique KALIFA (dir.), Imaginaire et sensibilités au XIXe
siècle, Créaphis, Grâne, 2005.
cy. Sur ce qui précède, lire Nicolas BANCEL et Pascal BLANCHARD, « Colonisation :
commémorations et mémoriaux. Conflictualité sociale et politique d’un enjeu mémoriel », loc. cit.
cz. Laurence DE COCK, Fanny MADELINE, Nicolas OFFENSTADT et Sophie WAHNICH, Comment
Nicolas Sarkozy écrit l’histoire de France, Agone, Marseille, 2008.
da. Lire le Rapport de la Commission sur la modernisation des commémorations publiques (présidence :
André KASPI), novembre 2008, <www.ladocumentationfrancaise.fr/rapports-
publics/084000707/index.shtml>.
db. Guy PERVILLE, Pour une histoire de la guerre d’Algérie 1954-1962, Picard, Paris, 2002 ;
Mohammed HARBI et Benjamin STORA (dir.), La Guerre d’Algérie 1954-2004, fin de l’amnésie, Robert
Laffont, Paris, 2004. Lire également Pascal BLANCHARD et Isabelle VEYRAT-MASSON (dir.), Les
Guerres de mémoires. La France et son histoire, La Découverte, Paris, 2010 (2008).
dc. Selon le démographe Kamel Kateb, le bilan du conflit serait de 400 000 morts, combattants des deux
camps et victimes civiles additionnés.
dd. Todd SHEPARD, The Invention of Decolonization. The Algerian War and the Remaking of France,
Cornell University Press, Ithaca, 2006.
de. Benjamin STORA, « Guerre d’Algérie : 1999-2003, les accélérations de la mémoire », Hommes et
Migrations, nº 1244, juillet-aout 2003.
df. Jean-François BAYART, « Les études postcoloniales, une invention politique de la tradition ? »,
Sociétés politiques comparées, nº 14, avril 2009, disponible sur <http://www.fasopo.org>.
dg. Lire l’article de Benjamin STORA, « Entre la France et l’Algérie, le traumatisme (post) colonial des
années 2000 », in Nicolas BANCEL, Florence BERNAULT, Pascal BLANCHARD, Ahmed BOUBEKER,
Achille MBEMBE et Françoise VERGÈS, Ruptures postcoloniales, op. cit.
dh. Wendy BROWN, States of Injury. Power and Freedom in Late Modernity, Princeton University
Press, Princeton, 1995.
di. Judith BUTLER, Precarious Life. The Powers of Mourning and Violence, Verso, New York, 2004.
dj. Friedrich NIETZSCHE, Par-delà le bien et le mal, Gallimard, Paris, 1971, p. 33.
dk. Lire Derek GREGORY, The Colonial Present. Afghanistan, Palestine, Iraq, Blackwell, Londres,
2005 ; Eyal WEIZMAN, Hollow Land. Israel’s Architecture of Occupation, Verso, Londres, 2008 ; et Adi
OPHIR, Michal GIVONI et Sari HANEFI (dir.), The Power of Inclusive Exclusion, Zone Books, New York,
2009.
dl. Friedrich NIETZSCHE, Par-delà le bien et le mal, op. cit., p. 41.
5
Afrique : la case sans clés
Militarisme et lumpen-radicalisme
Vient enfin une autre configuration culturelle : celle qui, dans la définition du
politique, accorde une large place à la possibilité que n’importe qui puisse être
tué par n’importe qui d’autre. Cette configuration présente trois caractéristiques
propres. Premièrement, elle repose sur une pyramide de la destruction de la vie
là où la précédente insiste sur les conditions de sa conservation. Deuxièmement,
en établissant un rapport de quasi-égalité entre la capacité de tuer et la possibilité
d’être tué – égalité relative que seule parviennent à suspendre la possession ou la
non-possession des armes –, cette configuration autorise le politique à se traduire
fondamentalement en épreuve de mort. Troisièmement, en élevant la violence à
des formes tantôt parodiques, tantôt capillaires, tantôt paroxystiques, elle
accentue le caractère fonctionnel de la terreur et de la panique, et rend possibles
la destruction de tout lien social ou, en tout cas, la transformation de tout lien
social en lien d’inimitié. C’est ce lien d’inimitié qui permet de normaliser l’idée
selon laquelle le pouvoir ne peut s’acquérir et s’exercer qu’au prix de la vie
d’autrui. Trois processus ont joué à cet égard un rôle déterminant. Le premier
correspond aux formes de la différenciation à l’intérieur des institutions
militaires au cours du dernier quart du XXe siècle. Le deuxième a trait à la
modification de la loi de répartition des armes au sein de la société au cours de la
période considérée. Le dernier se rapporte à l’émergence du militarisme en tant
que culture et de la masculinité en tant qu’éthique reposant sur l’expression
publique et violente des avoirs virils.
S’agissant du premier processus, il importe de remarquer que l’institution
militaire a subi d’importantes transformations au cours des vingt-cinq dernières
années du XXe siècle africain. Ces années ont coincidé avec la fin des principales
luttes armées anticoloniales et l’apparition, puis l’extension d’une nouvelle
génération de guerres présentant trois caractéristiques. D’un côté, elles ont pour
cibles principales non pas tant les formations armées adverses que les
populations civiles. De l’autre, elles ont pour enjeu privilégié le contrôle de
ressources dont les modalités d’extraction et les formes de commercialisation
alimentent en retour les conflits meurtriers et les pratiques de prédation. Enfin,
afin de les légitimer, les acteurs de ces guerres ne recourent plus à la rhétorique
anti-impérialiste ou à un quelconque projet d’émancipation ou de transformation
sociale révolutionnaire, comme ce fut le cas dans les années 1960 et 1970. Ils
font appel à des catégories morales dont la spécificité est de conjuguer les
imaginaires utilitaristes modernes et des résidus des conceptions autochtones de
la vie – sorcellerie, richesse et dévoration, maladie et folie.
Ce nouveau cycle de la guerre est survenu en même temps que les armées
faisaient l’expérience d’une aggravation des différenciations internes. À la
faveur de la crise économique, les conditions de vie dans les casernes se sont
détériorées. Dans plusieurs pays, la paupérisation accélérée des hommes de
troupe a été à l’origine de violences et de désordres publics dont l’une des causes
était le non-paiement des salaires. Petit à petit, les sorties de caserne se sont
multipliées, notamment à l’occasion de diverses opérations dites de maintien de
l’ordre et des pillages organisés. Ensuite, les pratiques de racket se sont
généralisées, la soldatesque n’hésitant pas à établir des barrages le long des
routes, à ponctionner l’habitant, voire à organiser de véritables raids contre la
population civile dans le but d’accaparer des propriétés. La fin du confinement
systématique de la force armée à l’intérieur d’espaces géographiques circonscrits
aidant, et ses débordements intermittents, voire réguliers dans diverses sphères
de la vie quotidienne se multipliant, les technologies du contrôle politique sont
devenues de plus en plus tactiles, voire anatomiques. Pendant ce temps, aux
échelons les plus gradés de l’armée, colonels et généraux ont pu constituer leurs
propres réseaux lorsqu’ils ne se sont pas purement et simplement réinvestis dans
la contrebande, la douane, la revente des armes et le trafic de l’ivoire, des pierres
précieuses ou même des déchets toxiques. Parallèlement s’opérait un
cloisonnement relativement rigide entre les différents corps armés et les
différentes instances en charge de la sécurité (brigade présidentielle, forces
spécialisées, police, gendarmerie, renseignement), lorsque la compétition entre
ces différentes instances n’aboutissait pas à une dispersion générale, la logique
de la répression accentuant en retour la logique de l’informalisation.
Le deuxième processus ayant joué un rôle direct dans la genéralisation du
rapport belliqueux a trait à la loi de répartition des armes au sein des sociétés
considérées. Par loi de répartition des armes, il faut entendre simplement la
qualité du rapport de pouvoir qui s’établit là où les différends politiques et
d’autres formes de disputes et toutes sortes d’accaparements peuvent être réglés
par le recours, par l’une des parties, à la force des armes. Cette capacité de
capture et de redéploiement des ressources coercitives a favorisé l’essor de
formes inédites de la lutte sociale. La guerre, par exemple, n’oppose plus
nécessairement des armées à d’autres ou des États souverains à d’autres : elle
oppose de plus en plus des formations armées privées agissant derière le masque
de l’État à des États sans véritables armées. Là où elles ont débouché sur la
victoire militaire de l’une des parties en conflit, les guerres contemporaines n’ont
pas nécessairement été suivies par la libéralisation des régimes ainsi mis en place
par la force.
Ont plutôt vu le jour des formations sociales et politiques combinant les
caractéristiques de principautés militaires, de tyrannies ethniques formées à
partir d’un noyau armé et d’un faisceau de cliques exerçant un contrôle quasi
absolu sur le commerce de longue distance et l’extraction des ressources
naturelles et de la faune. Dans les cas où les dissidences armées n’ont pas
conquis la totalité du pouvoir d’État, elles ont provoqué des scissions
territoriales et sont parvenues à exercer une mainmise sur des poches qu’elles
administrent selon le modèle des capitations, notamment là où l’on trouve des
gisements miniers. La fragmentation des territoires s’opère alors selon des
formes variées : émergence de fiefs régionaux contrôlés par des forces distinctes
et recelant des ressources commercialisables et adossés à des États voisins ;
zones de guerre aux frontières de plusieurs États voisins ; provinces plus ou
moins dissidentes à l’intérieur du périmètre national ; ceintures de sécurité
autour des capitales et régions adjacentes ; camps d’enfermement de populations
civiles jugées proches des rebelles. Le dernier processus, en rapport direct avec
l’amplification du rapport belliqueux, est l’émergence d’une culture du
militarisme, dont on a déjà indiqué qu’elle repose sur une éthique de la
masculinité qui accorde une large place à l’expression violente des avoirs virils.
Toutes ces évolutions indiquent que, loin d’être linéaires, les trajectoires de la
lutte sociale en Afrique sont variées. Les itinéraires suivis d’un pays à l’autre
présentent certes des différences significatives, mais ils témoignent également de
profondes convergences. Mieux, dans chaque pays se retrouve de plus en plus
une concaténation de configurations. Les formes de l’imaginaire politique sont,
elles aussi, variées. Pour le reste, les conditions matérielles de production de la
vie se sont profondément transformées. Ces transformations ont été
accompagnées par des changements décisifs des paradigmes du pouvoir. Sont
également apparus une gamme de dispositifs qui ont modifié les rapports que les
Africains avaient coutume d’établir entre la vie, le pouvoir et la mort.
Note du chapitre 5
a. Lire, de ce point de vue, les analyses de James FERGUSON, Global Shadows, University of
California Press, Berkeley, 2001.
6
Circulation des mondes : l’expérience africaine
Afropolitanisme
Qu’il s’agisse de la littérature, de la philosophie, de la musique ou des arts en
général, le discours africain aura été dominé, pendant près d’un siècle, par trois
paradigmes politico-intellectuels qui, au demeurant, ne s’excluaient pas
mutuellement. Il y a eu, d’une part, diverses variantes du nationalisme
anticolonial. Celui-ci a exercé une influence durable sur les sphères de la culture,
du politique et de l’économique, voire du religieux. Il y a eu, d’autre part,
diverses relectures du marxisme, desquelles ont résulté, ici et là, maintes figures
du « socialisme africain ». Vint, enfin, une mouvance panafricaniste, qui
accordait une place privilégiée à deux types de solidarité – une solidarité raciale
et transnationale, et une solidarité internationaliste et de nature anti-impérialiste.
Sur le versant africain de l’Atlantique, l’on peut distinguer deux moments
marquants de l’afropolitanisme. Le premier moment est proprement
postcolonial. Cette phase est inaugurée par Ahmadou Kourouma et son Soleil
des indépendancesz, au début des années 1970, mais surtout par Yambo
Ouologuem et son Devoir de violenceaa. L’écriture de soi, qui chez Senghor et
les poètes de la Négritude consistait en une quête du nom perdu, et chez Cheikh
Anta Diop se confondait avec l’articulation d’une dette à l’égard du futur en
vertu d’un passé glorieux, devient, paradoxalement, une expérience de
dévoration du temps – chronophagie donc. Cette nouvelle sensibilité se
démarque de la Négritude au moins à trois niveaux.
Premièrement, elle relativise le fétichisme des origines en montrant que toute
origine est bâtarde ; qu’elle repose sur un tas d’immondices. Ouologuem, par
exemple, ne se contente pas de remettre en question la notion même des
origines, de la naissance et de la généalogie si centrale au discours de la
Négritude. Il cherche purement et simplement à les brouiller, voire à les abolir
dans le but de faire place à une nouvelle problématique, celle de l’autocréation et
de l’auto-engendrement. Mais, si l’on peut s’autocréer, cela signifie également
que l’on peut s’autodétruire. Du coup, la tension entre le soi et l’Autre, le soi et
le monde, si caractéristique du discours de la Négritude, passe au second plan, au
profit d’une problématique de l’éventrement, où le soi, ne pouvant plus « se
raconter des histoires », est comme condamné à faire face à lui-même, à
s’expliquer avec lui-même – c’est la problématique de l’auto-explication.
Deuxièmement, cette nouvelle sensibilité réinterroge le statut de ce que l’on
pourrait appeler la « réalité ». Le discours de la Négritude se voulait un discours
sur la différence, un discours de la communauté comme différence. La différence
était conçue comme le moyen de recouvrer la communauté, dans la mesure où
l’on estimait que celle-ci avait fait l’objet d’une perte. Il fallait donc la
convoquer ou la reconvoquer, la rappeler à la vie, par le biais du deuil d’un passé
érigé en signifiant en dernière instance de la vérité du sujet. De ce point de vue,
il s’agissait d’un discours des lamentations. À partir de Ouologuem, au principe
de la perte et du deuil se substitue celui de l’excès et de la démesure. La
communauté est par définition le lieu de la démesure, de la dépense et du
gaspillage. Sa fonction est de produire des déchets. Elle vient au monde et se
structure à partir de la production des rebuts et de la gestion de ce qu’elle dévore.
L’on passe à une écriture du surplus ou encore de l’excédentab. La réalité (qu’il
s’agisse de la race, du passé, de la tradition ou mieux encore du pouvoir)
n’apparaît pas seulement comme ce qui existe et est passible de représentation,
de figuration. Elle est également ce qui recouvre, enveloppe et excède l’existant.
À cause de cet enchevêtrement de l’existant et de ce qui l’excède, et parce que
la réalité relève, de fait, non pas tant de l’assemblage que de l’enroulement, l’on
ne saurait en parler qu’en spirale, à la manière du tourbillon. Cet espace
tourbillonnaire, c’est précisément le point de départ de l’écriture d’un Sony
Labou Tansi, par exemple. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que son dernier livre
(posthume) s’intitule L’Autre Monde. Écrits inéditsac. Le souci de soi se
transforme donc en souci de l’autre monde, en une manière de scruter la nuit, les
domaines du nocturne, où, pense-t-on, gît, en dernière demeure, la souveraineté.
Cette évolution est favorisée par la centralité de la faille que représentent, en
postcolonie, la violence étatique et la remontée de la souffrance humaine,
l’entrée dans une nouvelle époque caractérisée par la crudité et la cruautéad.
Cette écriture tourbillonnaire est dominée par une esthétique de la
transgression. Écrire le soi, écrire le monde et l’autre monde, c’est avant tout
écrire en fusion, écrire le viol et la violation. La voix disparaît pour faire place
au « criae ». Sony Labou Tansi écrit ainsi dans sa préface à son roman L’État
honteux : « Le roman est paraît-il une œuvre d’imagination. Il faut pourtant que
cette imagination trouve sa place quelque part dans quelque réalité. J’écris, ou je
crie, un peu pour forcer le monde à venir au monde. » Trois instances jouent ce
triple rôle (écrire, crier, forcer le monde à venir au monde). Il s’agit de la
religion, de la littérature et de la musique (cette dernière englobant la danse et le
théâtre). C’est à travers ces trois disciplines que s’exprime, dans toute sa clarté,
le discours africain concernant l’homme en souffrance, confronté à lui-même et
à son démon, et obligé de créer du nouveau. Un dédoublement a effectivement
lieu dans ces disciplines, par lequel l’image de soi apparaît à la fois comme
représentation et comme force de présentation. Aussi, à bien des égards, religion,
littérature et musique constituent-elles les instances par lesquelles se déroule la
pratique analytique, que celle-ci ait affaire à la manifestation de l’inconscient,
aux dynamiques du refoulement et du défoulement, ou à l’expérience de la cure
elle-même (interprétation des rêves, séances de désensorcellement, traitement
des possédés, voire lutte contre ce que l’on appelle les « démons » et les autres
forces relevant du « monde de la nuit » et de l’« invisible »).
Le second moment de l’afropolitanisme correspond à l’entrée de l’Afrique
dans un nouvel âge de dispersion et de circulation. Ce nouvel âge se caractérise
par l’intensification des migrations et l’implantation de nouvelles diasporas
africaines dans le monde. Avec l’émergence de ces nouvelles diasporas,
l’Afrique ne constitue plus un centre en soi. Elle est désormais faite de pôles
entre lesquels il y a constamment passage, circulation et frayage. Ces pôles
courent les uns après les autres et se relaient. Ils forment autant de régions, de
nappes, de gisements culturels dans lesquels la création africaine ne cesse de
puiser. Que ce soit dans le domaine de la musique ou de la littérature, la question
n’est plus de savoir de quelle essence est la perte : elle est de savoir comment
constituer de nouvelles formes du réel – des formes flottantes et mobiles. Il ne
s’agit plus de retourner à tout prix à la scène première ou de refaire dans le
présent les gestes passés. S’il a disparu, le passé n’est cependant pas hors champ.
Il est encore là, sous la forme d’une image mentale. On rature, on gomme, on
remplace, on efface, on recrée et les formes et les contenus. On procède par de
faux raccords, des discordances, des substitutions et des montages – condition
pour atteindre une force esthétique neuve.
C’est notamment le cas dans le nouveau roman africain et dans la musique, la
danse, les arts plastiques, où la création a lieu au détour de rencontres – certaines
éphémères et d’autres ratées. L’objet de la création artistique n’est plus de
décrire une situation où l’on est devenu spectateur ambulant de sa propre vie
parce que l’on a été réduit à l’impuissance en conséquence des accidents de
l’histoire. Au contraire, il s’agit de témoigner de l’homme brisé qui, lentement,
se remet debout et s’affranchit de ses origines. Longtemps, la création africaine
s’est souciée de la question des origines en la dissociant de celle du mouvement.
Son objet central était la priméité : un sujet qui ne renvoie qu’à soi-même, un
sujet dans sa pure possibilité. À l’âge de la dispersion et de la circulation, cette
même création se préoccupe davantage de la relation non plus à soi-même ou à
un autre, mais à un intervalleaf. L’Afrique elle-même est désormais imaginée
comme un immense intervalle, une inépuisable citation passible de maintes
formes de combinaison et composition. Le renvoi ne se fait plus en relation à
une essentielle singularité, mais à une capacité renouvelée de bifurcation.
À l’orée du siècle, d’importantes reconfigurations culturelles sont donc en
cours, même si l’écart persiste entre la vie réelle de la culture, d’un côté, et les
outils intellectuels par lesquels les sociétés appréhendent leur destin, de l’autre.
De toutes les reconfigurations à l’œuvre, deux en particulier risquent de peser
d’un poids singulier sur la vie culturelle et la créativité esthétique et politique
des années qui viennent. Il y a d’abord celles qui touchent aux réponses
nouvelles à la question de savoir qui est « Africain » et qui ne l’est pas.
Nombreux sont ceux, en effet, aux yeux desquels est « Africain » celui qui est
« Noir » et donc « pas Blanc », le degré d’authenticité se mesurant, dès lors, sur
l’échelle de la différence raciale brute. Or il se trouve que toutes sortes de gens
ont quelque lien ou, simplement, quelque chose à voir avec l’Afrique – quelque
chose qui les autorise ipso facto à prétendre à la « citoyenneté africaine ». Il y a,
naturellement, ceux que l’on désigne comme les « Nègres ». Ils sont nés et
vivent à l’intérieur des États africains, dont ils constituent les nationaux. Mais, si
les Négro-Africains forment la majorité de la population du continent, ils n’en
sont pas les uniques habitants et ne sont pas les seuls à en produire l’art et la
culture.
Venus d’Asie, d’Arabie ou d’Europe, d’autres groupes de populations se sont
en effet implantés dans diverses parties du continent à diverses périodes de
l’histoire et pour diverses raisons. Certains sont arrivés en conquérants,
marchands ou zélotes, à l’exemple des Arabes et des Européens, fuyant toutes
sortes de misères, cherchant à échapper à la persécution, simplement habités par
l’espoir d’une vie paisible ou encore mus par la soif des richesses. D’autres se
sont installés à la faveur de circonstances historiques plus ou moins tragiques, à
l’exemple des Afrikaners et des Juifs. Main-d’œuvre pour l’essentiel servile,
d’autres encore ont fait souche dans le contexte des migrations de travail, à
l’exemple des Malais, des Indiens et des Chinois en Afrique australe. Plus
récemment, Libanais, Syriens, Indo-Pakis-tanais et, ici ou là, quelques centaines
ou milliers de Chinois ont fait leur apparition. Tout ce monde est arrivé avec ses
langues, ses coutumes, ses habitudes alimentaires, ses modes vestimentaires, ses
manières de prier, bref, ses arts d’être et de faire. Aujourd’hui, les rapports
qu’entretiennent ces diverses diasporas avec leurs sociétés d’origine sont des
plus complexes. Beaucoup de leurs membres se considèrent comme des
Africains à part entière, même s’ils appartiennent également à un ailleurs.
Mais, si l’Afrique a longtemps constitué un lieu de destination de toutes sortes
de mouvements de population et de flux culturels, elle a aussi, depuis des siècles,
été une zone de départ en direction de plusieurs autres régions du monde. Ce
processus de dispersion, multiséculaire, s’est déroulé à cheval sur ce que l’on
désigne généralement comme les Temps modernes, et a emprunté les trois
couloirs que sont le Sahara, l’Atlantique et l’océan Indien. La formation de
diasporas nègres dans le Nouveau Monde, par exemple, est le résultat de cette
dispersion. L’esclavage, dont on sait qu’il ne concerna pas seulement les mondes
euro-américains, mais aussi les mondes arabo-asia-tiques, joua un rôle décisif
dans ce processus. Du fait de cette circulation des mondes, des traces de
l’Afrique recouvrent, de bout en bout, la surface du capitalisme et de l’Islam.
Aux migrations forcées des siècles antérieurs s’en sont ajoutées d’autres dont le
moteur principal a été la colonisation. Aujourd’hui, des millions de gens
d’origine africaine sont des citoyens de divers pays du globe.
Lorsqu’il s’agit de la créativité esthétique dans l’Afrique contemporaine, voire
de la question de savoir qui est « Africain » et ce qui est « africain », c’est ce
phénomène historique de la circulation des mondes que la critique politique et
culturelle a tendance à passer sous silence. Vu d’Afrique, le phénomène de la
circulation des mondes a au moins deux faces : celle de la dispersion que je
viens d’évoquer, et celle de l’immersion. Historiquement, la dispersion des
populations et des cultures ne fut pas seulement le fait d’étrangers venant
s’implanter en Afrique. En fait, l’histoire précoloniale des sociétés africaines fut,
de bout en bout, une histoire de gens sans cesse en mouvement à travers
l’ensemble du continent. Encore une fois, c’est une histoire de cultures en
collision, prises dans le maelström des guerres, des invasions, des migrations,
des mariages mixtes, de religions diverses que l’on fait siennes, de techniques
que l’on échange, et de marchandises que l’on colporte. L’histoire culturelle du
continent ne se comprend guère hors du paradigme de l’itinérance, de la mobilité
et du déplacement.
C’est d’ailleurs cette culture de la mobilité que la colonisation s’efforça, en
son temps, de figer à travers l’institution moderne de la frontière. Rappeler cette
histoire de l’itinérance et des mobilités est la même chose que parler des
mixages, des amalgames, des superpositions – une esthétique de l’entrelacement,
comme on l’a déjà évoqué. Qu’il s’agisse de l’islam, du christianisme, des
manières de s’habiller, de faire du commerce, de parler, voire des habitudes
alimentaires, rien de tout cela ne survécut au rouleau compresseur du métissage
et de la vernacularisation. C’était le cas bien avant la colonisation. Il y a, en
effet, une modernité africaine précoloniale qui n’a pas encore fait l’objet d’une
prise en compte dans la créativité contemporaine.
L’autre aspect de cette circulation des mondes est l’immersion. Elle toucha, à
des degrés divers, les minorités qui, venant de loin, finirent par faire souche sur
le continent. Le temps s’écoulant, les liens avec leurs origines (européennes ou
asiatiques) se compliquèrent singulièrement. Au contact de la géographie, du
climat et des hommes, leurs membres devinrent des bâtards culturels, même si,
colonisation oblige, les Euro-Africains en particulier continuèrent de prétendre à
la suprématie au nom de la race et à marquer leur différence, voire leur mépris à
l’égard de tout signe « africain » ou « indigène »ag. C’est en très grande partie le
cas des Afrikaners, dont le nom même signifie les « Africains ». On retrouve la
même ambivalence parmi les Indiens, voire les Libanais et Syriens. Ici et là, la
plupart s’expriment dans les langues locales, connaissent voire pratiquent
certaines coutumes du pays, mais vivent dans des communautés relativement
fermées et pratiquent l’endogamie.
Ce n’est donc pas seulement qu’il y a une partie de l’histoire africaine se
trouvant ailleurs, hors d’Afrique : il y a également une histoire du reste du
monde dont les Nègres sont, par la force des choses, les acteurs et dépositaires.
Au demeurant, leur manière d’être au monde, leur façon d’« être monde »,
d’habiter le monde, tout cela s’est toujours effectué sous le signe sinon du
métissage culturel, du moins de l’imbrication des mondes, dans une lente et
parfois incohérente danse avec des signes qu’ils n’ont guère eu le loisir de
choisir librement, mais qu’ils sont parvenus, tant bien que mal, à domestiquer et
à mettre à leur service. La conscience de cette imbrication de l’ici et de l’ailleurs,
la présence de l’ailleurs dans l’ici et vice versa, cette relativisation des racines et
des appartenances primaires et cette manière d’embrasser, en toute connaissance
de cause, l’étrange, l’étranger et le lointain, cette capacité de reconnaître sa face
dans le visage de l’étranger et de valoriser les traces du lointain dans le proche,
de domestiquer l’in-familier, de travailler avec ce qui a tout l’air des contraires –
c’est cette sensibilité culturelle, historique et esthétique qu’indique bien le terme
« afropolitanisme ».
Note du chapitre 6
a. Lire par exemple Julius NYERERE, Freedom and Socialism, 1968 ; et Essays on Socialism, 1977.
b. Julius NYERERE, Freedom and Development, 1974.
c. Anthea JEFFREY, « Spectre of the New Racism », Frontiers of Freedom, Fourth Quarter,
Johannesbourg, 2000, p. 3-12.
d. René LEMARCHAND, « Hate Crimes : Race and Retribution in Rwanda », Transition, nº 81-82,
1999, p. 114-132.
e. John Boye EJOBOWAH, « Who Owns the Oil ? The Politics of Ethnicity in the Niger Delta of
Nigeria », Africa Today, nº 37, 1999, p. 29-47.
f. Mamadou DIOUF, « The Murid Trade Diaspora and the Making of a Vernacular Cosmopolitism »,
CODESRIA Bulletin, nº 1, 2000.
g. Robert LAUNAY, « Spirit Media : The Electronic Media and Islam among the Dyula of Northern
Côte d’Ivoire », Africa, 67, 3, 1997, p. 441-453.
h. Ruth MARSHALL, Political Spiritualities. The Pentecostal Revolution in Nigeria, University of
Chicago Press, Chicago, 2009.
i. Achille MBEMBE, « À propos des écritures africaines de soi », Politique africaine, nº 77, 2000.
j. Jean COMAROFF, « The Politics of Conviction. Faith on the Neo-liberal Frontier », Social Analysis,
vol. 53, nº 1, 2009, p. 17-38.
k. Cf. Achille MBEMBE, « À propos des écritures africaines de soi », loc. cit.
l. Cf. Njabulo S. NDEBELE, « Of Lions and Rabbits : Thoughts on Democracy and Reconciliation »,
Pretexts : Literary and Cultural Studies, vol. 8, nº 2, 1999, p. 147-158.
m. Peter GESCHIERE et Francis NYAMNJOH, « Capitalism and Autochthony : The Seesaw of
Mobility and Belonging », Public Culture, vol. 12, nº 2, 2000, p. 423-452. Voir également Peter
GESCHIERE, The Perils of Belonging : Autochthony, Citizenship and Exclusion in Africa and Europe,
Chicago University Press, Chicago, 2009 et John L. et Jean COMAROFF, Ethnicity, Inc., Chicago
University Press, Chicago, 2009.
n. Thomas BIERSCHENK et Jean-Pierre OLIVIER DE SARDAN (dir.), Les Pouvoirs au village,
Karthala, Paris, 1998.
o. Jocelyn ALEXANDER et JoAnn MCGREGOR, « Wildlife and Politics : CAMPFIRE in Zimbabwe »,
Development and Change, vol. 31, juin 2000, p. 605-627.
p. François EKOKO, « Balancing Politics, Economics and Conservation : The Case of the Cameroon
Forestry Law Reform », Development and Change, vol. 31, juin 2000, p. 131-154.
q. Cf. Émile LE BRIS, Étienne LE ROY ET Paul MATHIEU (dir.), L’Appropriation de la terre en
Afrique noire, Karthala, Paris, 1991 et Étienne LEROY (dir.), La Sécurisation foncière en Afrique. Pour une
gestion viable des ressources renouvelables, Karthala, Paris, 1996.
r. Cf. John Boye EJOBOWAH, « Who Owns the Oil ? The Politics of Ethnicity in the Niger Delta of
Nigeria » Africa Today, nº 37, 2000, p. 29-47.
s. Cf. les études de Philippe ANTOINE, Dieudonné OUÉDRAOGO et Victor PICHÉ, Trois Générations
de citadins au Sahel. Trente ans d’histoire sociale à Dakar et à Bamako, L’Harmattan, Paris, 1999 et
Philippe ANTOINE et alii, Les Familles dakaroises face à la crise, ORSTOM-IFAN-CEPED, Dakar, 1995.
t. Jeanne BISILLIAT (dir.), Femmes du Sud, chefs de famille, Karthala, Paris, 1996.
u. Cf. Luc SINDJOUN (dir.), La Biographie sociale du sexe, Karthala, Paris, 2000.
v. Cf. l’ouvrage collectif The Art of African Fashion, Africa World Press, 1998 et Dominique
MALAQUAIS (dir.), « Cosmopolis », numéro spécial de Politique africaine, nº 100, 2005.
w. Ch. Didier GONDOLA, « Dream and Drama : The Search for Elegance among Congolese Youth »,
African Studies Review, 42, 1, 1999 et Adam ASHFORTH, « Weighing Manhood in Soweto », CODESRIA
Bulletin, 3-4, 1999.
x. Sony LABOU TANSI, La Vie et demie, Seuil, Paris, 1979.
y. Sony LABOU TANSI, L’État honteux, Seuil, Paris, 1981.
z. Ahmadou KOUROUMA, Le Soleil des indépendances, Seuil, Paris, 1968.
aa. Yambo OUOLOGUEM, Devoir de violence, op. cit.
ab. Outre les écrits de Sony Labou Tansi, lire par exemple, Ahmadou KOUROUMA, Allah n’est pas
obligé, Seuil, Paris, 2000.
ac. Sony LABOU TANSI, L’Autre Monde. Écrits inédits, Revue noire, Paris, 1997.
ad. Achille MBEMBE, De la postcolonie, op. cit.
ae. Patricia CÉLÉRIER, « Engagement et esthétique du cri », Notre Librairie, nº 148, septembre 2002 ;
Jean-Marc ÉLA, Le Cri de l’homme africain, L’Harmattan, Paris, 1980 et Sony LABOU TANSI, Le
Commencement des douleurs, Seuil, Paris, 1995.
af. Alain MABANCKOU, Black Bazar, Seuil, Paris, 2008.
ag. Cf. George E. BROOKS, Eurafricans in Western Africa, Ohio University Press, Athens, 2003.
Épilogue
Note de l’épilogue
a. Sur ses antécédents historiques, voir Jennifer PITTS, Naissance de la bonne conscience coloniale. Les
libéraux français et britanniques et la question impériale (1770-1879), L’Atelier, Ivry-sur-Seine, 2008.
b. Bernhard WALDENFELS, Études pour une phénoménologie de l’étranger, t. 1 : Topographie de
l’étranger, Van Dieren, Paris, 2009.
Entretien avec Achille Mbembe
« La Françafrique ? Le temps est venu de tirer un
trait sur cette histoire ratée »
Les intérêts privés ont depuis une vingtaine d’années supplanté ceux
de l’État dans la relation franco-africaine. Quelles en sont les
conséquences ?
La privatisation de l’État n’a jamais été aussi patente dans la relation franco-
africaine. Depuis l’Élysée, le prince gère, par le biais de mille courtiers et
courtisans tant français que négro-africains, ce qui ressemble bel et bien à une
basse-cour. Il entretient des relations non avec des États, mais avec des fiefs à la
tête desquels se trouvent des satrapes, dont certains voyagent avec des passeports
français, disposent de propriétés immobilières en France et de comptes dans des
banques suisses. Cette logique patrimoniale, sans cesse lubrifiée par des
prébendes et par une corruption réciproque, sert directement les intérêts des
classes au pouvoir en Afrique et des réseaux affairistes français. Le Parlement
français, encore moins les parlements africains n’exercent aucun droit de regard
sur cette relation. Elle est en soi un vaste champ d’immunités qui contredit
radicalement les principes démocratiques qui fondent la vie des nations libres.