Le Coupeur de Mots Tapuscrit
Le Coupeur de Mots Tapuscrit
Le Coupeur de Mots Tapuscrit
Chapitre 1.
Paul s’assied dans son lit, repousse la couverture et pose les pieds par terre. Ouh !
Encore plus froid que Paul ne l’avait pensé.
Quand il fait froid, le matin, Paul inverse toujours l’ordre des opérations : il
commence par s’habiller, puis il se lave.
Le petit déjeuner de Paul ne prend pas plus de cinq minutes. Paul n’est pourtant pas
pressé d’aller à l’école. Sur le chemin de l’école, il y a toujours quelque chose à voir. Et
pourquoi Paul ne regarderait-il pas lorsqu’il y a quelque chose à voir ? Plus d’une
fois, déjà, Paul est arrivé en retard parce qu’il avait regardé ce qu’il y avait à voir.
Dans ces cas-là, il dit qu’il s’est rendormi.
Un jour, il a dit qu’il y avait eu trop de choses à voir en chemin. Mais lorsque le maître lui a
demandé ce que c’était, Paul n’a plus eu envie de raconter. Alors le maître a décrété
que c’était une mauvaise excuse de la part de Paul, parce que Paul ne voulait pas
avouer qu’il s’était rendormi. Depuis ce jour, Paul prend le chemin de l’école à sept
heures précises. Et la maman de Paul demande tous les matins :
« Pourquoi pars-tu si tôt, Paul ? » Mais elle ne s’étonne pas outre mesure. Elle sait
qu’il lui faut toujours beaucoup de temps. Par conséquent, elle trouve finalement que
Paul a raison de partir si tôt.
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Chapitre 2.
La première chose que voit Paul est un arbre blanc géant qui flotte dans le ciel au-
dessus de la tête de Paul. Un arbre-du-ciel qui flotte, se dit Paul. Un arbre géant,
blanc. Un arbre blanc, géant. Un géant du ciel, un arbre blanc. Un arbre géant, blanc,
dans le ciel.
Au bout de sept pas - Paul va très lentement -, l’arbre est un éléphant. Six pas plus
loin, l’éléphant est une locomotive. Cinq pas plus loin, la locomotive est un lit. Le
vent fait du nuage ce qu’il veut : arbre-nuage, éléphant-nuage, locomotive-nuage, lit-
nuage.
Paul, qui se sent encore fatigué, s’assiérait bien sur le dos de l’éléphant-nuage qui le
mènerait confortablement à l’école. Il aimerait encore mieux s’allonger dans le lit-nuage.
Il ne dormirait pas, c’est sûr, il ne ferait que somnoler. Les minces lambeaux de nuages qui
s’effilochent et s’entremêlent autour du lit-nuage ressemblent à de la choucroute. De
temps en temps, Paul prendrait bien une portion de choucroute dans le bleu du
ciel.
Paul est arrivé à l’arrêt du tram. Un tramway, certes, ce n’est pas une locomotive-nuage,
mais ce n’est quand même pas rien. Paul se poste derrière le conducteur et le
regarde actionner la sonnette puis démarrer.
En fait, Paul n’aime pas cette sonnette. Elle lui rappelle que le temps passe et que
l’école va commencer. Les passagers se bousculent ; il faut que Paul fasse bien
attention de ne pas être emporté dans cette bousculade. Un vieux monsieur dit à un
autre monsieur, plus jeune :
« Tous les matins, je prends ce tramway, et tous les matins c’est le même cirque. On te
secoue, on te cahote à te faire passer les derniers restes de fatigue si jamais tu étais encore
fatigué ! »
Le tramway secoue et cahote en poursuivant sa route, mais Paul n’écoute pas plus
longtemps l’entretien matinal des deux hommes. Il s’aperçoit qu’il commence à
pleuvoir. Des paquets de pluie s’écrasent sur le tramway comme des vagues qui, de la
hauteur d’une maison, s’écraseraient sur un navire.
L’eau frappe contre les vitres et ruisselle à torrents sur ces vitres : Paul se voit tout entouré
d’eau. Le tramway chemine à côté d’un camion de charbon, qui fraie péniblement sa
voie sur la chaussée inondée. Peu avant d’arriver à l’école, les rails sont si bossus et
tordus que le tramway-navire tangue et rechigne. Le capitaine réduit le régime de
moitié. Le cargo de charbon se faufile devant le tramway-bateau. Derrière le
tramway-bateau s’est glissée une voiture-canot vert grenouille qui veut obliquer sur la
gauche dans un canal latéral. Personne n’a plus le droit de passer à côté du tramway-
bateau, parce que le tramway s’arrête. Un autre tramway arrive en sens inverse, il croise
le tramway de Paul. Entre ces deux tramways, il y a si peu d’espace que même Paul ne
pourrait sans doute pas se faufiler.
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Paul descend. L’école n’est plus très loin. Paul ferait bien un détour, mais il est déjà
sept heures quarante. En plus, il pleut. Alors Paul se presse.
Après ses rencontres avec un éléphant-nuage et un tramway-bateau, Paul ne s’étonne
pas de voir surgir devant l’école un homme dont l’aspect couperait le souffle même à
un garçon plus grand que Paul.
L’homme ouvre un grand parapluie vert, monte sur une caisse de bois qui ressemble à
une valise et se met à chanter ! Mais ce n’est pas véritablement un chant. Paul croit
entendre à la fois un corbeau, une planche de grenier et un ours. L’ours grogne, la
planche craque et le corbeau croasse :
Paul arrive juste à temps en classe. Aujourd’hui Paul a sciences nat’, mathématiques,
anglais, français, français, anglais. Les cours sont comme tous les jours. Paul ne
travaille pas plus qu’à l’habitude, il ne travaille pas moins non plus. Il attend plus
impatiemment aujourd’hui la grande récréation pour discuter de l’entraînement avec
tous les joueurs de son équipe de foot.
Chapitre 3.
Les cours finis, Paul rentre vite à la maison. Il a oublié l’homme à la valise de bois et sa
chanson.
Paul a décidé de se débarrasser de ses devoirs de classe avant l’entraînement de foot. Paul
allait juste ouvrir son cahier de français quand on sonne à la porte. Paul entrouvre un peu la
porte et il en oublie de refermer la bouche ! L’homme à la valise de bois se tient sur le seuil.
- Je m’appelle Filolog, dit l’homme d’une voix grondante, craquante et croassante. J’ai
une proposition à te faire, ajoute-t-il en tapant sur sa valise.
Paul répond :
- Mes parents travaillent, reviens plutôt ce soir, s’il te plaît !
Mais l’homme poursuit :
- Je me charge de tous tes devoirs de classe pendant une semaine si tu me donnes
toutes tes prépositions et… disons, par exemple, tes articles définis. Ce n’est pas
grand-chose.
Paul réfléchit et réplique :
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- Mais comment est-ce que je te donnerais mes prépositions et quoi que ce soit de
ce genre ? Je ne les ai pas dans mon placard.
- Tu dis que tu me les donnes, un point c’est tout. Et bien sûr, je te fais un reçu.
Alors Paul se dit : « toute une semaine sans devoirs à la maison… et il me suffit de dire : »je
donne mes prépositions, et… et quoi ? Ah oui, mes articles définis. » si ce n’est que ça. »
Paul a décidé :
- D’accord, je te donne mes prépositions et mes articles définis.
Il conduit l’homme jusqu’à sa chambre. Filolog pose son grand parapluie vert dans un coin,
ouvre sa valise en bois et en sort un bloc-notes. Pendant qu’il rédige le reçu, Paul voit ce
que contient la valise. Elle est remplie de petites boîtes en bois et chaque petite boîte porte
une étiquette. Paul lit sur une étiquette le mot « pronoms » et un nom qu’il croit connaître.
Paul se souvient que c’est celui d’un élève de la classe au-dessus, il se dit : « Je ne suis donc
pas le seul. »
Filolog, assis au bureau de Paul, tend le reçu à Paul et s’attaque immédiatement à ses
devoirs.
Paul fourre le reçu dans la poche de son pantalon et dit :
- Je vais stade.
Filolog arbore un sourire satisfait.
Le soir la maman de Paul demande si Paul a fait devoirs.
- Oui, répond Paul.
Et qu’est-ce que tu as fait d’autre ? demande la maman de Paul.
- Oh, répond Paul, je suis allé entraînement foot. Ensuite nous sommes allés marchand
de glaces.
La maman de Paul fixe Paul avec de grands yeux, mais elle ne dit rien. Elle pense que Paul a
sans doute encore inventé un nouveau jeu.
A propos de la pluie qu’il a reçue le matin même, Paul raconte :
- Pluie s’écrasait tramway, comme des vagues aussi hautes que maison. La maman de
Paul l’interrompt :
- Tu ne vas quand même pas me raconter que le tramway a été écrasé par la pluie !
- Mais, je n’ai jamais dit ça ! rétorque Paul.
C’est à l’école que les choses se gâtent vraiment. Les camarades de Paul s’aperçoivent tout
de suite qu’il y a quelque chose qui ne va pas. Dès qu’il prononce une parole, tous les
regards sont rivés sur lui.
En géographie, comme Paul est interrogé et que le maître lui demande où se jette le Main,
Paul répond :
- Main se jette Rhin.
Tout le monde rit, même les amis de Paul. Le professeur reprend :
- Le Main ne se jette rien du tout, Paul.
Au directeur qui passe dans le couloir pendant la récréation et veut savoir si le professeur
est encore dans la classe, Paul répond :
- Non, il n’est pas classe. Le directeur en reste une seconde sans voix. Dans son
affolement, Paul oublie ce que dit le directeur. Ce n’est, en tout cas rien de très
agréable. Mais être dispensé de devoirs à la maison, Paul trouve quand même ça
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vraiment bien. Enfin, il peut faire ce qui lui plaît en sortant de l’école. Ce qu’il préfère
c’est jouer au football. Mais il est tout seul. Les autres ne viennent au stade que
lorsqu’ils ont terminé leurs devoirs. Qu’est-ce que Paul pourrait bien faire pendant ce
temps ? Il s’allonge dans l’herbe et regarde le ciel. Paul s’ennuie.
Chapitre 4.
Le lundi suivant, la semaine sans devoirs est écoulée. Paul revient de l’école et soupire déjà
parce qu’il trouve qu’il aurait dû être libéré plus d’une semaine. Paul ne prend plus
vraiment plaisir à regarder ce qu’il y a à voir, parce qu’il ne peut plus vraiment le raconter
comme il faudrait. Il n’a pas non plus vraiment plaisir à parler. Ses camarades se moquent
de lui, le professeur pense qu’il fait de mauvaises plaisanteries, et le directeur se, fâche.
« J’aurais dû exiger au moins deux semaines », se dit Paul, et il s’assied à son bureau.
C’est alors que la sonnette retentit ; Filolog est sur le pas de la porte. Paul l’invite à entrer
et dit :
Il faut que tu me donnes encore une semaine.
- Bon, mais pas gratuitement, craque la planche de grenier.
- Qu’est-ce que tu veux en échange ?
- Je veux toutes tes formes verbales, croasse la voix.
- Toutes mes formes verbales ? S’enquiert Paul, effaré.
- L’infinitif, tu peux le garder, ça m’est égal, grogne l’homme.
Paul réfléchit : « Après tout, l’infinitif suffit peut-être. Et je pourrais aller me baigner tous
les après-midi, en attendant que les autres viennent jouer au foot. En plus, cet après-midi, il
y a un cirque !
- D’accord, répond Paul.
Filolog ouvre la valise, en sort une nouvelle petite boîte sur laquelle il inscrit " formes
verbales" et, au dessus, le nom de Paul. Paul prend son reçu et part au cirque. Le soir, à
table, Paul veut à tout prix parler du cirque à ses parents.
Chapitre 5.
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- Qu’être ce qui te plaît le plus, acrobates ou dompteurs ?
- C’est toi qui commences à me plaire !
Alors Paul se tait jusqu’à la fin de la représentation, il aurait pourtant bien aimé dire
quelque chose.
A la fin, Bruno a presque mauvaise conscience.
Le soir, à table, Paul veut à tout prix parler du cirque à ses parents.
- Merveilleux être dressage, dit-il. Un tigre sauter à travers un cerceau enflammé. Un
éléphant asseoir grand tabouret.
Les parents de Paul sont profondément affligés d’entendre Paul parler ainsi. Il leur a
toujours raconté ses journées au dîner, et maintenant il ne sait plus faire que des phrases
de ce genre.
Son père, qui ne veut rien laisser paraître, lui demande :
- Et les acrobates ?
- Il y avoir trapézistes et un funambule, répond Paul. Funambule tenir un parapluie
chaque main et porter épaules une fille.
Cette fois, Paul voit bien que ses parents sont très tristes.
Paul parti dans sa chambre, sa maman dit :
- Au début, j’ai cru qu’il avait inventé un nouveau jeu. Mais ça n’a plus rien du jeu.
Qu’est-ce qui peut bien lui arriver ?
- Peut-être est-il malade ? s’interroge le père.
La mère reprend :
- Non, certainement pas. Je m’en serais aperçu. Il doit y avoir autre chose. Mais quoi ?
- Attendons, répond le père. Il faut que nous prenions patience.
A l’école, Paul parle le moins possible. Ses camarades sont là, attendant qu’il ouvre la
bouche pour pouffer de rire. Ils sont persuadés que Paul a trouvé un truc pour se payer la
tête du professeur. Seul Fritz, qui n’a jamais été l’ami de Paul, dit à Paul pendant la
récréation :
- Etre petit bout, falloir aller maternelle. Ou rester jupe à sa maman.
Pour finir, le professeur appelle Paul et se fâche :
- Si cela continue, nous allons te dire deux mots. Qu’est-ce que tu crois exactement ?
Tu imagines que tu peux tout te permettre, hein ? Ressaisis-toi, s’il te plaît, et arrête tes
sottises !
Chapitre 6.
Paul arrache le papier des mains de Filolog et rentre chez lui en courant. Sa maman est très
en colère parce qu’il n’a pas fait les courses. Maintenant il faut qu’elle aille faire les
commissions elle-même, alors qu’elle est fatiguée par son travail. Paul s’éclipse dans sa
chambre et lit la page de Filolog. Et voilà ce qu’il lit :
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Chapitre 7.
De son côté, Filolog, rentré chez lui entre temps, fait des bonds autour de la table et lance
ses petites boîtes en l’air en chantant :
Paul le fol
Fol de Paul
Ses deux jambes il lui fallait,
mais dans sa tête a pensé
qu’avec une ça irait,
et l’autre il me l’a donnée.
Ce que j’aurai il n’a pas
Ce que j’ai il n’aura pas.
Filolog est si content du malheur des autres qu’il en devient écarlate. Il faut qu’il reprenne
son souffle, il s’assied sur sa valise en bois, haletant :
« ce que j’ai, il ne l’aura pas... »
Paul n’en dort pas pendant la moitié de la nuit. Le lendemain, il demande à Bruno de
l’aider. Ils se retrouvent chez Paul après la classe et Paul trahit son secret à Bruno.
- Dis donc, mon vieux, tu as fait n’importe quoi !
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- Je savoir bien, répond Paul, mais que vouloir tu que je faire maintenant ?
- Il faut que tu réapprennes tout ce que tu as donné à Filolog, répond Bruno.
- Et comment ? demande Paul.
- Tu cherches dans ta grammaire et dans ton dictionnaire. Et pour ce que tu
n’arriveras pas, je t’aiderai.
Aussitôt dit, aussitôt fait.
Paul ouvre sa grammaire et s’aperçoit qu’il faut dire : « Il y avait un homme… »
Il essai toutes les consonnes devant le « r » de « rosses » et découvre que c’est un « g » qui
manque :
- J’y être ! s’exclame-t-il, la première phrase dit : « Il y avait un homme grosses
oreilles. » Etre ça Bruno ?
- Non, répond Bruno, il manque encore quelque chose.
- Paul consulte à nouveau sa grammaire et dit :
- « Il y avait un homme avec grosses oreilles. » Non, « …avec de grosses oreilles ».
- Juste ! Proclame Bruno.
Phrase après phrase, Paul rétablit les choses. Il faut parfois que Bruno vienne à son secours.
Ce n’est pas si facile que cela pour Bruno. Mais, ça l’est quand même plus, parce qu’il a tout
dans sa tête. Paul doit au contraire se reporter constamment à sa grammaire ou a son
dictionnaire.
A la fin, la page est entièrement gribouillée: Paul a corrigé au feutre bleu et voilà le résultat:
Filolog est déjà là. Paul lui tend la feuille sous le nez et, de colère, Filolog lâche sa valise en
bois.
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- Bon, d’accord, grogne-t-il. Il fouille à grand-peine dans sa valise, en tire quatre boîtes
qu’il ouvre et dont il vide le contenu.
- Voilà, croasse-t-il.
Paul ajoute encore :
- Quant à moi, je ne te donnerai plus rien, pas même la moindre petite syllabe !
Il se retourne et s’en va avec Bruno.
Filolog l’entend seulement crier :
- Filolog, coupeur de mots, coupeur de langue !
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