20210424-Montesquieu-Extraits Lettres 102 Et 104

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Montesquieu, Lettres persanes

Lettre 102

LETTRE CII

Usbek à Ibben, à Smyrne.

Les plus puissants États de l’Europe sont ceux de l’empereur, des rois de France, d’Espagne
et d’Angleterre. L’Italie et une grande partie de l’Allemagne sont partagées en un nombre
infini de petits États, dont les princes sont, à proprement parler, les martyrs de la souveraineté.
Nos glorieux sultans ont plus de femmes que la plupart de ces princes n’ont de sujets. Ceux
d’Italie, qui ne sont pas si unis, sont plus à plaindre : leurs États sont ouverts comme des
caravanséras, où ils sont obligés de loger les premiers qui viennent : il faut donc qu’ils
s’attachent aux grands princes, et leur fassent part de leur frayeur, plutôt que de leur amitié. 

La plupart des gouvernements d’Europe sont monarchiques, ou plutôt sont ainsi appelés : car
je ne sais pas s’il y en a jamais eu véritablement de tels ; au moins est-il impossible qu’ils
aient subsisté longtemps dans leur pureté. C’est un état violent, qui dégénère toujours en
despotisme, ou en république : la puissance ne peut jamais être également partagée entre le
peuple et le prince ; l’équilibre est trop difficile à garder : il faut que le pouvoir diminue d’un
côté pendant qu’il augmente de l’autre ; mais l’avantage est ordinairement du côté du prince,
qui est à la tête des armées.

Aussi le pouvoir des rois d’Europe est-il bien grand, et on peut dire qu’ils l’ont tel qu’ils le
veulent : mais ils ne l’exercent point avec tant d’étendue que nos sultans ; premièrement,
parce qu’ils ne veulent point choquer les mœurs et la religion des peuples ; secondement,
parce qu’il n’est pas de leur intérêt de le porter si loin.

Rien ne rapproche plus nos princes de la condition de leurs sujets, que cet immense pouvoir
qu’ils exercent sur eux ; rien ne les soumet plus aux revers, et aux caprices de la fortune.

L’usage où ils sont de faire mourir tous ceux qui leur déplaisent, au moindre signe qu’ils font,
renverse la proportion qui doit être entre les fautes et les peines, qui est comme l’âme des
États et l’harmonie des empires ; et cette proportion, scrupuleusement gardée par les princes
chrétiens, leur donne un avantage infini sur nos sultans.

Un Persan qui, par imprudence ou par malheur, s’est attiré la disgrâce du prince, est sûr de
mourir : la moindre faute ou le moindre caprice le met dans cette nécessité. Mais, s’il avait
attenté à la vie de son souverain, s’il avait voulu livrer ses places aux ennemis, il en serait
quitte aussi pour perdre la vie : il ne court donc pas plus de risque dans ce dernier cas que
dans le premier.

Aussi, dans la moindre disgrâce, voyant la mort certaine, et ne voyant rien de pis, il se porte
naturellement à troubler l’État et à conspirer contre le souverain ; seule ressource qui lui reste.

Il n’en est pas de même des grands d’Europe, à qui la disgrâce n’ôte rien que la bienveillance
et la faveur. Ils se retirent de la cour et ne songent qu’à jouir d’une vie tranquille et des
avantages de leur naissance. Comme on ne les fait guère périr que pour le crime de lèse-
majesté, ils craignent d’y tomber, par la considération de ce qu’ils ont à perdre et du peu
qu’ils ont à gagner : ce qui fait qu’on voit peu de révoltes, et peu de princes morts d’une mort
violente.

Si, dans cette autorité illimitée qu’ont nos princes, ils n’apportaient pas tant de précautions
pour mettre leur vie en sûreté, ils ne vivraient pas un jour ; et, s’ils n’avoient à leur solde un
nombre innombrable de troupes pour tyranniser le reste de leurs sujets, leur empire ne
subsisterait pas un mois.

Il n’y a que quatre ou cinq siècles qu’un roi de France prit des gardes, contre l’usage de ces
temps-là, pour se garantir des assassins qu’un petit prince d’Asie avait envoyés pour le faire
périr : jusque-là, les rois avoient vécu tranquilles au milieu de leurs sujets, comme des pères
au milieu de leurs enfants.

Bien loin que les rois de France puissent de leur propre mouvement ôter la vie à un de leurs
sujets, comme nos sultans, ils portent, au contraire, toujours avec eux la grâce de tous les
criminels ; il suffit qu’un homme ait été assez heureux pour voir l’auguste visage de son
prince, pour qu’il cesse d’être indigne de vivre. Ces monarques sont comme le soleil, qui
porte partout la chaleur et la vie.

À Paris, le 8 de la lune de Rébiab 2, 1717.


Montesquieu, Lettres persanes

Lettre 104

LETTRE CIV

Usbek au même

Tous les peuples d’Europe ne sont pas également soumis à leurs princes : par exemple,
l’humeur impatiente des Anglais ne laisse guère à leur roi le temps d’appesantir son autorité ;
la soumission et l’obéissance sont les vertus dont ils se piquent le moins. Ils disent là-dessus
des choses bien extraordinaires. Selon eux, il n’y a qu’un lien qui puisse attacher les hommes,
qui est celui de la gratitude : un mari, une femme, un père et un fils, ne sont liés entre eux que
par l’amour qu’ils se portent, ou par les bienfaits qu’ils se procurent ; et ces motifs divers de
reconnaissance sont l’origine de tous les royaumes, et de toutes les sociétés.

Mais si un prince, bien loin de faire vivre ses sujets heureux, veut les accabler et les détruire,
le fondement de l’obéissance cesse ; rien ne les lie, rien ne les attache à lui ; et ils rentrent
dans leur liberté naturelle. Ils soutiennent que tout pouvoir sans bornes ne saurait être
légitime, parce qu’il n’a jamais pu avoir d’origine légitime. Car nous ne pouvons pas, disent-
ils, donner à un autre plus de pouvoir sur nous que nous n’en avons nous-mêmes : or nous
n’avons pas sur nous-mêmes un pouvoir sans bornes ; par exemple, nous ne pouvons pas nous
ôter la vie : personne n’a donc, concluent-ils, sur la terre un tel pouvoir.

Le crime de lèse-majesté n’est autre chose, selon eux, que le crime que le plus faible commet
contre le plus fort en lui désobéissant, de quelque manière qu’il lui désobéisse. Aussi le
peuple d’Angleterre, qui se trouva le plus fort contre un de leurs rois, déclara-t-il que c’était
un crime de lèse-majesté à un prince de faire la guerre à ses sujets. Ils ont donc grande raison,
quand ils disent que le précepte de leur Alcoran, qui ordonne de se soumettre aux puissances,
n’est pas bien difficile à suivre, puisqu’il leur est impossible de ne le pas observer ; d’autant
que ce n’est pas au plus vertueux qu’on les oblige de se soumettre, mais à celui qui est le plus
fort.
Les Anglais disent qu’un de leurs rois, ayant vaincu et fait prisonnier un prince qui lui
disputait la couronne, ayant voulu lui reprocher son infidélité et sa perfidie : Il n’y a qu’un
moment, dit le prince infortuné, qu’il vient d’être décidé lequel de nous deux est le traître.

Un usurpateur déclare rebelles tous ceux qui n’ont point opprimé la patrie comme lui : et,
croyant qu’il n’y a pas de lois là où il ne voit point de juges, il fait révérer, comme des arrêts
du ciel, les caprices du hasard et de la fortune.

De Paris, le 20 de la lune de Rébiab 2, 1717.

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