Victor Hugo - Les Contemplations - 4 Poèmes Paucae Meae

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Victor Hugo – « 

Les Contemplations »
(Livre IV – Paucae Meae)

IV
« Oh ! je fus comme fou… »

OH ! je fus comme fou dans le premier moment,


Hélas ! et je pleurai trois jours amèrement.
Vous tous à qui Dieu prit votre chère espérance,
Pères, mères, dont l’âme a souffert ma souffrance,
Tout ce que j’éprouvais, l’avez-vous éprouvé ?
Je voulais me briser le front sur le pavé ;
Puis je me révoltais, et, par moments, terrible,
Je fixais mes regards sur cette chose horrible,
Et je n’y croyais pas, et je m’écriais : Non !
— Est-ce que Dieu permet de ces malheurs sans nom
Qui font que dans le cœur le désespoir se lève ? —
Il me semblait que tout n’était qu’un affreux rêve,
Qu’elle ne pouvait pas m’avoir ainsi quitté,
Que je l’entendais rire en la chambre à côté,
Que c’était impossible enfin qu’elle fût morte,
Et que j’allais la voir entrer par cette porte !

Oh ! que de fois j’ai dit : Silence ! elle a parlé !


Tenez ! voici le bruit de sa main sur la clé !
Attendez ! elle vient ! Laissez-moi, que j’écoute !
Car elle est quelque part dans la maison sans doute !

Jersey, Marine-Terrace, 4 septembre 1852.


V
« Elle avait pris ce pli… »

ELLE avait pris ce pli dans son âge enfantin


De venir dans ma chambre un peu chaque matin ;
Je l’attendais ainsi qu’un rayon qu’on espère ;
Elle entrait et disait : Bonjour, mon petit père ;
Prenait ma plume, ouvrait mes livres, s’asseyait
Sur mon lit, dérangeait mes papiers, et riait,
Puis soudain s’en allait comme un oiseau qui passe.
Alors, je reprenais, la tête un peu moins lasse,
Mon œuvre interrompue, et, tout en écrivant,
Parmi mes manuscrits je rencontrais souvent
Quelque arabesque folle et qu’elle avait tracée,
Et mainte page blanche entre ses mains froissée
Où, je ne sais comment, venaient mes plus doux vers.
Elle aimait Dieu, les fleurs, les astres, les prés verts,
Et c’était un esprit avant d’être une femme.
Son regard reflétait la clarté de son âme.
Elle me consultait sur tout à tous moments.
Oh ! que de soirs d’hiver radieux et charmants
Passés à raisonner langue, histoire et grammaire,
Mes quatre enfants groupés sur mes genoux, leur mère
Tout près, quelques amis causant au coin du feu !
J’appelais cette vie être content de peu !
Et dire qu’elle est morte ! Hélas ! que Dieu m’assiste !
Je n’étais jamais gai quand je la sentais triste ;
J’étais morne au milieu du bal le plus joyeux
Si j’avais, en partant, vu quelque ombre en ses yeux.

Novembre 1846, jour des Morts.


VII
« Elle était pâle, et pourtant rose »

ELLE était pâle, et pourtant rose,


Petite avec de grands cheveux.
Elle disait souvent : Je n’ose,
Et ne disait jamais : Je veux.

Le soir, elle prenait ma Bible


Pour y faire épeler sa sœur,
Et, comme une lampe paisible,
Elle éclairait ce jeune cœur.

Sur le saint livre que j’admire


Leurs yeux purs venaient se fixer ;
Livre où l’une apprenait à lire,
Où l’autre apprenait à penser !

Sur l’enfant, qui n’eût pas lu seule,


Elle penchait son front charmant,
Et l’on aurait dit une aïeule,
Tant elle parlait doucement !

Elle lui disait : Sois bien sage !


Sans jamais nommer le démon ;
Leurs mains erraient de page en page
Sur Moïse et sur Salomon,

Sur Cyrus qui vint de la Perse,


Sur Moloch et Léviathan,
Sur l’enfer que Jésus traverse,
Sur l’éden où rampe Satan.

Moi, j’écoutais… — Ô joie immense


De voir la sœur près de la sœur !
Mes yeux s’enivraient en silence
De cette ineffable douceur.

Et, dans la chambre humble et déserte,


Où nous sentions, cachés tous trois,
Entrer par la fenêtre ouverte
Les souffles des nuits et des bois,

Tandis que, dans le texte auguste,


Leurs cœurs, lisant avec ferveur,
Puisaient le beau, le vrai, le juste,
Il me semblait, à moi rêveur,

Entendre chanter des louanges


Autour de nous, comme au saint lieu,
Et voir sous les doigts de ces anges
Tressaillir le livre de Dieu !

12 Octobre 1846.
IX
« Ô souvenirs ! printemps ! aurore ! »

Ô SOUVENIRS ! printemps ! aurore !


Doux rayon triste et réchauffant !
— Lorsqu’elle était petite encore,
Que sa sœur était tout enfant… —

Connaissez-vous sur la colline


Qui joint Montlignon à Saint-Leu,
Une terrasse qui s’incline
Entre un bois sombre et le ciel bleu ?

C’est là que nous vivions. — Pénètre,


Mon cœur, dans ce passé charmant ! —
Je l’entendais sous ma fenêtre
Jouer le matin doucement.

Elle courait dans la rosée,


Sans bruit, de peur de m’éveiller ;
Moi, je n’ouvrais pas ma croisée,
De peur de la faire envoler.

Ses frères riaient… — Aube pure !


Tout chantait sous ces frais berceaux,
Ma famille avec la nature,
Mes enfants avec les oiseaux !

Je toussais, on devenait brave.


Elle montait à petits pas,
Et me disait d’un air très grave :
J’ai laissé les enfants en bas.
Qu’elle fût bien ou mal coiffée,
Que mon cœur fût triste ou joyeux,
Je l’admirais. C’était ma fée,
Et le doux astre de mes yeux !

Nous jouions toute la journée.


Ô jeux charmants ! chers entretiens !
Le soir, comme elle était l’aînée,
Elle me disait : — Père, viens !

Nous allons t’apporter ta chaise,


Conte-nous une histoire, dis ! —
Et je voyais rayonner d’aise
Tous ces regards du paradis.

Alors, prodiguant les carnages,


J’inventais un conte profond
Dont je trouvais les personnages
Parmi les ombres du plafond.

Toujours, ces quatre douces têtes


Riaient, comme à cet âge on rit,
De voir d’affreux géants très bêtes
Vaincus par des nains pleins d’esprit.

J’étais l’Arioste et l’Homère


D’un poëme éclos d’un seul jet ;
Pendant que je parlais, leur mère
Les regardait rire, et songeait.

Leur aïeul, qui lisait dans l’ombre,


Sur eux parfois levait les yeux,
Et moi, par la fenêtre sombre
J’entrevoyais un coin des cieux !

Villequier, 4 septembre 1846.

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