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Bernard Spirkl
Qu’est-ce qui mut Rudolf Steiner à cette attitude de refus à l’égard du cheminement du Yoga,
émergeant à plusieurs reprises dans son oeuvre de conférences et en partie vraiment claire ? Dans quel
contexte se trouvait sa critique d’alors ? Quelle en est encore l’importance pour l’actuel Yoga qui a
traversé au 20ème siècle une énorme transformation ? Pour le dialogue entre anthroposophie et Yoga ses
questions sont d’une importance décisive.
Si l’on tente de suivre foncièrement ces questions, alors sautent immédiatement aux yeux ce
qu’on caractérise aujourd’hui comme les exposés des « conférence des trois voies » dont Steiner fit à
plusieurs reprises le motif de base de ses conférences à partir de l’été 19061. L’occasion de fond à ces
«conférences des trois voies » fut offerte par le scandale qui éclata autour de Charles Leadbeater, qui
fut violemment débattu dans la Société théosophique (St) et devait conduire finalement, en 1906, à
l’exclusion de celui-ci.2 Comme cela est évident à partir de l’échange épistolaire de l’époque, Steiner
s’abstint largement d’émettre un jugement moral sur Leadbeater, mais il saisit pourtant l’événement
pour signaler aussitôt, au sujet de « l’école initiatique du Yoga » de celui-ci, qu’elle n’était plus
conforme à l’époque — à ses yeux (Steiner) et qu’elle devait presque forcément conduire à de telles
difficultés, comme celles surgissant dans ce scandale. Ainsi Steiner écrivit à Annie Besant, au début de
1906 : « Je dois voir le pire dans toute l’affaire, dans la manière propre à la méthode occulte de M.
Leadbeater. Cette méthode occulte doit nécessairement conduire dans certains cas à de telles erreurs ou
d’autres analogues, comme elles se rencontrent chez M. Leadbeater, parce qu’elle n’est plus utilisable
au cycle d’humanité dont la population occidentale fait partie.3 »
La préoccupation originelle de la St c’était de revivifier l’antique doctrine ésotérique du Yoga et
des sagesses orientales bouddhiques pour l’Occident. Mais Steiner parlait déjà, dans les premières
années de son activité au sein de la St, de la nécessité, « de replacer, dans le cadre de la Société
théosophique, un nouveau tableau »4. Cette intention, qu’il commença lentement à réaliser année après
année, en aucun cas de manière révolutionnaire mais diplomatiquement et pas à pas, apparaît très
nettement à jour dans les « conférences des trois voies ». Dans une vision d’ensemble de ses manières
de procéder d’alors, on peut presque en venir à l’impression qu’il eût en tête de « retrousser », pour
ainsi dire, la théosophie — enracinée dans une tradition antique hautement spirituelle de l’humanité —,
en mettant son intériorité « à l’air » et en enfouissant son extérieur à l’intérieur. Le tableau de
l’anthroposophie, en tant que théosophie moderne, édifiée sur des fondements d’apprentissages
initiatiques modernes et métamorphosée de fond en comble, n’a effectivement pas apparu seulement à
partir de 1912, après la bisbille avec la direction de la St, mais vivait déjà, au contraire, manifestement
lors de son engagement dans les intentions de son secrétaire général [La légende rapporte que Steiner s’était
engagé à cette fonction en 1902, sous la condition que le secrétariat en fût assuré par Mlle von Sivers, à l’époque, ndt].
1
Rudolf Steiner commença à Leipzig, le 10.7.1906, à parler des voies orientaliste, Rose-Croix et chrétienne et déploya ce
motif pour la première fois dans le cycle : Devant le porche de la théosophie (GA 95 ; Dornach 1990). Voir les conférences
à Bâles, le 19.9.1906 et à Cologne, le 30.11.1906 (toutes deux dans : Le Mystère christique (GA 97). Les conférences en
question tirées du Devant le porche… sont imprimées séparément dans : Cheminement d’exercice. Thèmes tirés de l’œuvre
complète de Rudolf Steiner, vol.1, édité par Stefan Leber, Stuttgart 1981.
2
Leadbeater avait été coupable d’avoir donné aux pupilles hindous, qui lui avaient été confiés, des conseils pour la
masturbation.
3
Rudolf Steiner : Au sujet de l’histoire et des contenus du premier niveau l’école ésotérique 1904-1914 (GA 264), Dornach
1984, pp.280 et suiv. Une présentation récapitulant les contextes signalés ici se trouve dans : Christoph Lindenberg : Rudolf
Steiner 1861-1914 Stuttgart 1997, pp.333 et suiv.
4
Ainsi le 16 août 1902, dans une lettre à Wilhelm Hübbe-Schleiden, dans Rudolf Steiner : Lettres, vol. II, 1892-1902,
Dornach 1953.
1
Tradition et renouveau
Pour le Yoga et en général, pour la manière spirituelle à la fois assimilative et progressive de
l’Orient, ce que Steiner entendait faire, n’était pas un événement inhabituel : on savait là-bas que les
cheminements extérieurs, exotériques nécessitent sans cesse l’élargissement, le renouveau ésotérique et
parfois aussi la transformation. L’Orient vivait de tout temps dans la profonde confiance qu’il y aura
toujours des êtres humains qui feront entrer dans la tradition spirituelle de nouvelles impulsions
porteuses d’avenir et modifieront ainsi le bien spirituel donné jusqu’à présent, en le modernisant.
Presque au même moment que Steiner, le maître hindou Sri Aurobindo, développa le yoga intégral, qui
ne s’efforce pas, comme le Yoga classique, à la libération, (moksha), mais au contraire à une
transformation progressive de l’être humain et finalement celle-ci est censée amener une
spiritualisation de la Terre. Avec cela, Aurobindo inversa l’orientation des cheminements Yoga
existants et n’eut de cesse de son vivant de se donner la peine d’être compris dans cette disposition5.
Que Steiner ne se tint en aucun cas généralement dans une position de refus à l’égard de
l’Orient et de sa tradition spirituelle, cela est clair dans de nombreux passages de ses conférences. Les
conférences qu’il donna immédiatement au moment de la fondation de la Société anthroposophique sur
La Bhagavadïtã et les épîtres de Paul, démontrent, déjà par le choix inhabituel du sujet, que pour
Steiner, il s’agissait, face à son public, de mettre en évidence un Tournant des Âges qui avait eu lieu au
sein de la spiritualité de l’humanité dont il voulait tenir compte avec la fondation nouvelle de
l’anthroposophie6.
▪ Une école de Yoga classique n’est réalisable que sous la surveillance d’un gourou, à la stricte
autorité duquel on doit se soumettre si l’on ne veut pas avancer de travers et rencontrer des
dommages. Les hommes de l’Orient sont encore capables de s’abandonner sans compromis à
l’autorité de leur enseignant, mais pas les hommes actuels de l’Occident.
▪ En outre, l’Hindou a une autre corporéité que l’Européen et peut, par conséquent, pratiquer des
exercices qui sont nocifs pour l’Européen.
▪ Pour le cheminement du Yoga hindou on doit complètement se retirer de la vie extérieure.
Tout pratiquant actuel secouera probablement la tête dès qu’il prendra connaissance d’une critique
ainsi formulée par Steiner. Car elle ne lui semble pas tant convenir à ce qu’il a lui-même appris à
5
Voir Sri Aurobindo : Sur soi-même, Gladenbach 1994, pp.100 et suiv.
6
Voir Rudolf Steiner : La Bhagavadgïtã et les épîtres de Paul (GA 142), Dornach 1982 ; en particulier le début de la
conférence du 28.12.1912.
7
Voir, par exemple, Rudolf Steiner : Devant le porche… ; en particulier les conférences à Stuttgart des 3 & 4 septembre
1906.
2
connaître et apprécier comme Yoga. C’est la raison pour laquelle, on entend dire, de multiple manière
aujourd’hui, dans les cercles du Yoga que Steiner, ou bien n’avait pas eu beaucoup d’intuition sur le
Yoga, ou bien que l’image qui lui avait été communiquée en avait été totalement dénaturée. Cela ne
colle pas. Or, c’est beaucoup plus le fait que l’actuel Yoga, tel qu’on le connaît aujourd’hui, a subi de
nombreuses transformations dans l’espace des cent dernières années, de sorte que ce que nous avons
appris à connaître aujourd’hui, en tant que pratique du Yoga, n’est à peine comparable encore avec ce
qui se pratiquait du temps de Steiner en Inde et en Europe en Raja- ou Hatha-Yoga8.
Ce sont en particulier les Yogis itinérants, se rendant de lieu en lieu, qui passaient en Inde souvent
pour des sorciers, des excentriques et des personnages exotiques tournés sur le passé 9. Après tout ce
que nous a dévoilé la recherche récente sur le Yoga, nous devons admettre que la pratique de l’Hatha-
Yoga, qui remontait au 9ème siècle ap. J.-C. et au maître renommé, Gorakshanatha, se trouvait
effectivement tombée en pleine décadence à l’époque de Steiner. Même Swami Vivekananda, qui
passait pour l’un des premiers ambassadeurs du Yoga en Occident (il tint une conférence au « World
Parliament of Religions « à Chicago, en 1893, qui rencontra beaucoup d’attention), n’attribuait plus
aucune sorte de valeur à l’Hatha-Yoga d’alors et en déconseillait la pratique, comme déjà auparavant
son gourou, Ramakrishna10. Helena Petrovna Blavatsky qui, exactement comme Vivekananda, adoptait
en position plus positive à l’égard du Raja-Yoga , mettait en garde d’avoir à faire preuve d’une
extrême prudence: « Je voudrais le plus rigoureusement déconseiller à chaque élève de tenter
n’importe quel exercice de cet Hatha-Yoga, car ou bien il en sera complètement ruiné ou bien il sera
renvoyé si loin en arrière qu’il sera pratiquement impossible de regagner le terrain perdu dans cette
incarnation-ci… Je vous dis de vous en garder !11 »
3
Comme Marc Singleton l’a démontré, il y a quelques années dans son étude Yoga Body qui fut
remarquée, c’est nonobstant l’actuelle pratique du Yoga, avec son accent porté sur la santé et le bien-
être, qui est une nouvelle découverte du 20ème siècle, dans laquelle confluent les influences orientales et
occidentales. Quand bien même le pratiquant du Yoga d’aujourd’hui ne se sente pas bien correctement
perçu dans la critique de Steiner sur sa pratique, cela a avant tout à faire avec la métamorphose qu’a
connu le Yoga à l’intérieur de la culture globalisée du 20ème siècle.
15
Voir par exemple Florian Heinzmann : Aucune crainte devant le Yoga dans : Info3 5/2015., pp.55 et suiv.
16
Voir, par exemple, Otto Albrecht Isbert : Yoga — Un travail sur soi, Heidenheim-sur-la-Brenz, 1960.
17
Voir Rudolf Steiner : la science de l’occulte en esquisse (1910 ; GA 13), Dornach 1989, p.372 : « L’idéal du
développement c’est même de ne réaliser au moyen du corps physique lui-même aucun exercice, pas même de tels exercices
respiratoires, mais au contraire que tout ce qui doit se produire avec ce travail se mette en place comme une suite de purs
exercices d’intuition. »
4
vigueur nouvelle. Une investigation plus précise des conditions de cette pratique d’exercices du Yoga
contemporain par rapport au cheminement anthroposophique serait très intéressante. On devrait en
particulier probablement repérer, lors d’une telle investigation, la différence fondamentale quant à
savoir si la vertu directionnelle du Je, vis-à-vis des énergies de l’âme et des composantes essentielles
inférieures, renforce avec cela aussi l’empathie et la faculté sociale, ou bien s’il ne s’ensuit qu’une forte
charge d’énergie-prana qui offre, certes, au pratiquant une meilleure sensation corporelle et
éventuellement aussi une meilleure santé, ceci cependant au détriment de sa perception extérieure
objective.
18
Rudolf Steiner : La mission de Michael (GA 194), conférence du 30.11.1919, Dornach 1994, p.109.
19
Ebenda.
20
Voir entre autre, Rudolf Steiner : Vie de l’âme humaine et aspiration à l’esprit (GA 212), Dornach 1978, Conférence du
27 mai 1922. Ici Steiner entre dans le détail de la réceptivité de l’âme aux processus aérien et lumineux. Voir aussi, au sujet
du processus lumineux de l’âme, l’article de Klaus J. Bracker : Je humain, processus d’âme lumineux et Yoga hindou, dans :
Anthroposophie 2/2015, p.112.
5
regardons chaque animal, et regardons chaque être humain et vivons avec ce qui est extérieur. De sorte
que le penser vienne de la simple image de nature et collabore à la vie réelle du monde extérieur.21 »
Bernard Spirkl, né en 1970, De 1991 à 2013 étude du Yoga et à partir de 2006 séminaire d’assistance auprès de Heinz
Grill, en Bavière, puis en Italie.. Étude de l’anthroposophie et du Yoga intégral depuis 1995. Depuis 2004, directeur du studio
adhikara-Yoga à Heidelberg : directeur de formation au Yoga, divers articles dans des revues traitant du Yoga — Contact :
info@bernhard-spirkl.de yoga-in-heidelberg.de bernhard-spikl.de
21
Rudolf Steiner : Les énergies spirituelles de base de l’art de l’éducation (GA 305), Dornach 1991, p.34.
22
Voire par exemple Eckhard Tolle et dans le mouvement Satsang.
23
Celle-ci est aussi la critique principale de Heinz Grill adressée au Yoga et les dérivés aujourd’hui répandus d’anciennes
voies mystiques. Voir par exemple Heinz Gill : La relation maître-élève à l’intérieur de l’évolution de la vie de l’âme et de
l’esprit, Vaihingen 2012, pp.40 et suiv. Que sur les deux voies, aussi bien en avant, par le « porche du Soleil » ou bien en
arrière par le « porche de la Lune » peuvent naître des expériences spirituelles, cela est hors de doute, sauf que les
répercussions et « retours de manivelle » de ces deux formes de spiritualité sont totalement diverses.
24
Voir Steiner : La mission de Michael…, conférence du 30.11.1919 : « Lorsque nous apprenons à ressentir la vie de l’âme
dans la nature avec la contemplation sensorielle, alors nous avons la relation-Christ à la nature extérieure. Alors la relation
au Christ à la nature extérieure devient une sorte de processus respiratoire spirituel. »