Orwell La Ferme Des Animaux

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George Orwell

La ferme des animaux

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George Orwell

La ferme des animaux


Traduit de l’anglais
par Jean Quéval

La Bibliothèque électronique du Québec


Collection Classiques du 20e siècle
Volume 69 : version 1.0

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Du même auteur, à la Bibliothèque :

1984

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La ferme des animaux
Titre original : Animal farm : a fairy story.
Édition de référence : Folio, no 1516.

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I

Le propriétaire de la Ferme du Manoir, Mr.


Jones, avait poussé le verrou des poulaillers, mais
il était bien trop saoul pour s’être rappelé de
rabattre les trappes. S’éclairant de gauche et de
droite avec sa lanterne, c’est en titubant qu’il
traversa la cour. Il entreprit de se déchausser,
donnant du pied contre la porte de la cuisine, tira
au tonneau un dernier verre de bière et se hissa
dans le lit où était Mrs. Jones déjà en train de
ronfler.
Dès que fut éteinte la lumière de la chambre,
ce fut à travers les bâtiments de la ferme un
bruissement d’ailes et bientôt tout un remue-
ménage. Dans la journée, la rumeur s’était
répandue que Sage l’Ancien avait été visité, au
cours de la nuit précédente, par un rêve étrange
dont il désirait entretenir les autres animaux. Sage
l’Ancien était un cochon qui, en son jeune temps,

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avait été proclamé lauréat de sa catégorie – il
avait concouru sous le nom de Beauté de
Willingdon, mais pour tout le monde il était Sage
l’Ancien. Il avait été convenu que tous les
animaux se retrouveraient dans la grange dès que
Mr. Jones se serait éclipsé. Et Sage l’Ancien était
si profondément vénéré que chacun était prêt à
prendre sur son sommeil pour savoir ce qu’il
avait à dire.
Lui-même avait déjà pris place à l’une des
extrémités de la grange, sur une sorte d’estrade
(cette estrade était son lit de paille éclairé par une
lanterne suspendue à une poutre). Il avait douze
ans, et avec l’âge avait pris de l’embonpoint,
mais il en imposait encore, et on lui trouvait un
air raisonnable, bienveillant même, malgré ses
canines intactes. Bientôt les autres animaux se
présentèrent, et ils se mirent à l’aise, chacun
suivant les lois de son espèce. Ce furent d’abord
le chien Filou et les deux chiennes qui se
nommaient Fleur et Constance, et ensuite les
cochons qui se vautrèrent sur la paille, face à
l’estrade. Les poules allèrent se percher sur des
appuis de fenêtres et les pigeons sur les chevrons

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du toit. Vaches et moutons se placèrent derrière
les cochons, et là se prirent à ruminer. Puis deux
chevaux de trait, Malabar et Douce, firent leur
entrée. Ils avancèrent à petits pas précautionneux,
posant avec délicatesse leurs nobles sabots sur la
paille, de peur qu’une petite bête ou l’autre s’y
fût tapie. Douce était une superbe matrone entre
deux âges qui, depuis la naissance de son
quatrième poulain, n’avait plus retrouvé la
silhouette de son jeune temps. Quant à Malabar :
une énorme bête, forte comme n’importe quels
deux chevaux. Une longue raie blanche lui
tombait jusqu’aux naseaux, ce qui lui donnait un
air un peu bêta ; et, de fait, Malabar n’était pas
génial. Néanmoins, chacun le respectait parce
qu’on pouvait compter sur lui et qu’il abattait une
besogne fantastique. Vinrent encore Edmée, la
chèvre blanche, et Benjamin, l’âne. Benjamin
était le plus vieil animal de la ferme et le plus
acariâtre. Peu expansif, quand il s’exprimait
c’était en général par boutades cyniques. Il
déclarait, par exemple, que Dieu lui avait bien
donné une queue pour chasser les mouches, mais
qu’il aurait beaucoup préféré n’avoir ni queue ni

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mouches. De tous les animaux de la ferme, il était
le seul à ne jamais rire. Quand on lui demandait
pourquoi, il disait qu’il n’y a pas de quoi rire.
Pourtant, sans vouloir en convenir, il était l’ami
dévoué de Malabar. Ces deux-là passaient
d’habitude le dimanche ensemble, dans le petit
enclos derrière le verger, et sans un mot
broutaient de compagnie.
À peine les deux chevaux s’étaient-ils étendus
sur la paille qu’une couvée de canetons, ayant
perdu leur mère, firent irruption dans la grange, et
tous ils piaillaient de leur petite voix et
s’égaillaient çà et là, en quête du bon endroit où
personne ne leur marcherait dessus. Douce leur
fit un rempart de sa grande jambe, ils s’y
blottirent et s’endormirent bientôt. À la dernière
minute, une autre jument, répondant au nom de
Lubie (la jolie follette blanche que Mr. Jones
attelle à son cabriolet) se glissa à l’intérieur de la
grange en mâchonnant un sucre. Elle se plaça sur
le devant et fit des mines avec sa crinière
blanche, enrubannée de rouge. Enfin ce fut la
chatte. À sa façon habituelle, elle jeta sur
l’assemblée un regard circulaire, guignant la

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bonne place chaude. Pour finir, elle se coula entre
Douce et Malabar. Sur quoi elle ronronna de
contentement, et du discours de Sage l’Ancien
n’entendit pas un traître mot.
Tous les animaux étaient maintenant au
rendez-vous – sauf Moïse, un corbeau apprivoisé
qui sommeillait sur un perchoir, près de la porte
de derrière – et les voyant à l’aise et bien
attentifs, Sage l’Ancien se racla la gorge puis
commença en ces termes :
« Camarades, vous avez déjà entendu parler
du rêve étrange qui m’est venu la nuit dernière.
Mais j’y reviendrai tout à l’heure. J’ai d’abord
quelque chose d’autre à vous dire. Je ne compte
pas, camarades, passer encore de longs mois
parmi vous. Mais avant de mourir, je voudrais
m’acquitter d’un devoir, car je désire vous faire
profiter de la sagesse qu’il m’a été donné
d’acquérir. Au cours de ma longue existence, j’ai
eu, dans le calme de la porcherie, tout loisir de
méditer. Je crois être en mesure de l’affirmer :
j’ai, sur la nature de la vie en ce monde, autant de
lumières que tout autre animal. C’est de quoi je

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désire vous parler.
« Quelle est donc, camarades, la nature de
notre existence ? Regardons les choses en face :
nous avons une vie de labeur, une vie de misère,
une vie trop brève. Une fois au monde, il nous est
tout juste donné de quoi survivre, et ceux d’entre
nous qui ont la force voulue sont astreints au
travail jusqu’à ce qu’ils rendent l’âme. Et dans
l’instant que nous cessons d’être utiles, voici
qu’on nous égorge avec une cruauté inqualifiable.
Passée notre première année sur cette terre, il n’y
a pas un seul animal qui entrevoie ce que
signifient des mots comme loisir ou bonheur. Et
quand le malheur l’accable, ou la servitude, pas
un animal qui soit libre. Telle est la simple vérité.
« Et doit-il en être tout uniment ainsi par un
décret de la nature ? Notre pays est-il donc si
pauvre qu’il ne puisse procurer à ceux qui
l’habitent une vie digne et décente ? Non,
camarades, mille fois non ! Fertile est le sol de
l’Angleterre et propice son climat. Il est possible
de nourrir dans l’abondance un nombre
d’animaux bien plus considérable que ceux qui

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vivent ici. Cette ferme à elle seule pourra
pourvoir aux besoins d’une douzaine de chevaux,
d’une vingtaine de vaches, de centaine de
moutons – tous vivant dans l’aisance une vie
honorable. Le hic, c’est que nous avons le plus
grand mal à imaginer chose pareille. Mais
puisque telle est la triste réalité, pourquoi en
sommes-nous toujours à végéter dans un état
pitoyable ? Parce que tout le produit de notre
travail, ou presque, est volé par les humains.
Camarades, là se trouve la réponse à nos
problèmes. Tout tient en un mot : l’Homme. Car
l’Homme est notre seul véritable ennemi. Qu’on
le supprime, et voici extirpée la racine du mal.
Plus à trimer sans relâche ! Plus de meurt-la-
faim !
« L’Homme est la seule créature qui
consomme sans produire. Il ne donne pas de lait,
il ne pond pas d’œufs, il est trop débile pour
pousser la charrue, bien trop lent pour attraper un
lapin. Pourtant le voici le suzerain de tous les
animaux. Il distribue les tâches entre eux, mais ne
leur donne en retour que la maigre pitance qui les
maintient en vie. Puis il garde pour lui le surplus.

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Qui laboure le sol : Nous ! Qui le féconde ? Notre
fumier ! Et pourtant pas un parmi nous qui n’ait
que sa peau pour tout bien. Vous, les vaches là
devant moi, combien de centaines d’hectolitres
de lait n’avez-vous pas produit l’année dernière ?
Et qu’est-il advenu de ce lait qui vous aurait
permis d’élever vos petits, de leur donner force et
vigueur ? De chaque goutte l’ennemi s’est délecté
et rassasié. Et vous les poules, combien d’œufs
n’avez-vous pas pondus cette année-ci ? Et
combien de ces œufs avez-vous couvés ? Tous les
autres ont été vendus au marché, pour enrichir
Jones et ses gens ! Et toi, Douce, où sont les
quatre poulains que tu as portés, qui auraient été
la consolation de tes vieux jours ? Chacun d’eux
fut vendu à l’âge d’un an, et plus jamais tu ne les
reverras ! En échange de tes quatre maternités et
du travail aux champs, que t’a-t-on donné ? De
strictes rations de foin plus un box dans l’étable !
« Et même nos vies misérables s’éteignent
avant le terme. Quant à moi, je n’ai pas de
hargne, étant de ceux qui ont eu de la chance. Me
voici dans ma treizième année, j’ai eu plus de
quatre cents enfants. Telle est la vie normale chez

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les cochons, mais à la fin aucun animal
n’échappe au couteau infâme. Vous autres, jeunes
porcelets assis là et qui m’écoutez, dans les douze
mois chacun de vous, sur le point d’être exécuté,
hurlera d’atroces souffrances. Et à cette horreur et
à cette fin, nous sommes tous astreints – vaches
et cochons, moutons et poules, et personne n’est
exempté. Les chevaux eux-mêmes et les chiens
n’ont pas un sort plus enviable. Toi, Malabar, le
jour où tes muscles fameux n’auront plus leur
force ni leur emploi, Jones te vendra à
l’équarrisseur, et l’équarrisseur te tranchera la
gorge ; il fera bouillir tes restes à petit feu, et il en
nourrira la meute de ses chiens. Quant aux chiens
eux-mêmes, une fois édentés et hors d’âge, Jones
leur passe une grosse pierre au cou et les noie
dans l’étang le plus proche.
« Camarades, est-ce que ce n’est pas clair
comme de l’eau de roche ? Tous les maux de
notre vie sont dus à l’Homme, notre tyran.
Débarrassons-nous de l’Homme, et nôtre sera le
produit de notre travail. C’est presque du jour au
lendemain que nous pourrions devenir libres et
riches. À cette fin, que faut-il ? Eh bien, travailler

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de jour et de nuit, corps et âme, à renverser la
race des hommes. C’est là mon message,
camarades. Soulevons-nous ! Quand aura lieu le
soulèvement, cela je l’ignore : dans une semaine
peut-être ou dans un siècle. Mais, aussi vrai que
sous moi je sens de la paille, tôt ou tard justice
sera faite. Ne perdez pas de vue l’objectif,
camarades, dans le temps compté qui vous reste à
vivre. Mais avant tout, faites part de mes
convictions à ceux qui viendront après vous, afin
que les générations à venir mènent la lutte
jusqu’à la victoire finale.
« Et souvenez-vous-en, camarades : votre
résolution ne doit jamais se relâcher. Nul
argument ne vous fera prendre des vessies pour
des lanternes. Ne prêtez pas l’oreille à ceux selon
qui l’Homme et les animaux ont des intérêts
communs, à croire vraiment que de la prospérité
de l’un dépend celle des autres ? Ce ne sont que
des mensonges. L’Homme ne connaît pas
d’autres intérêts que les siens. Que donc
prévalent, entre les animaux, au fil de la lutte,
l’unité parfaite et la camaraderie sans faille. Tous
les hommes sont des ennemis. Les animaux entre

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eux sont tous camarades. »
À ce moment-là, ce fut un vacarme terrifiant.
Alors que Sage l’Ancien terminait sa péroraison
révolutionnaire, on vit quatre rats imposants, à
l’improviste surgis de leurs trous et se tenant
assis, à l’écoute. Les chiens les ayant aperçus, ces
rats ne durent le salut qu’à une prompte retraite
vers leur tanière. Alors Sage l’Ancien leva une
patte auguste pour réclamer le silence.
« Camarades, dit-il, il y a une question à
trancher. Devons-nous regarder les créatures
sauvages, telles que rats et lièvres, comme des
alliées ou comme des ennemies ? Je vous propose
d’en décider. Que les présents se prononcent sur
la motion suivante : Les rats sont-ils nos
camarades ? »
Derechef on vota, et à une écrasante majorité
il fut décidé que les rats seraient regardés en
camarades. Quatre voix seulement furent d’un
avis contraire : les trois chiens et la chatte (on le
découvrit plus tard, celle-ci avait voté pour et
contre). Sage l’Ancien reprit :
« J’ai peu à ajouter. Je m’en tiendrai à redire

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que vous avez à montrer en toutes circonstances
votre hostilité envers l’Homme et ses façons de
faire. L’ennemi est tout deuxpattes, l’ami tout
quatrepattes ou tout volatile. Ne perdez pas de
vue non plus que la lutte elle-même ne doit pas
nous changer à la ressemblance de l’ennemi.
Même après l’avoir vaincu, gardons-nous de ses
vices. Jamais animal n’habitera une maison, ne
dormira dans un lit, ne portera de vêtements, ne
touchera à l’alcool ou au tabac, ni à l’argent, ni
ne fera négoce. Toutes les mœurs de l’Homme
sont de mauvaises mœurs. Mais surtout, jamais
un animal n’en tyrannisera un autre. Quand tous
sont frères, peu importe le fort ou le faible,
l’esprit profond ou simplet. Nul animal jamais ne
tuera un autre animal. Tous les animaux sont
égaux.
« Maintenant, camarades, je vais vous dire
mon rêve de la nuit dernière. Je ne m’attarderai
pas à le décrire vraiment. La terre m’est apparue
telle qu’une fois délivrée de l’Homme, et cela
m’a fait me ressouvenir d’une chose enfouie au
fin fond de la mémoire. Il y a belle lurette, j’étais
encore cochon de lait, ma mère et les autres truies

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chantaient souvent une chanson dont elles ne
savaient que l’air et les trois premiers mots. Or,
dans mon rêve de la nuit dernière, cette chanson
m’est revenue avec toutes les paroles – des
paroles, j’en suis sûr, que jadis ont dû chanter les
animaux, avant qu’elles se perdent dans la nuit
des temps. Mais maintenant, camarades, je vais la
chanter pour vous. Je suis d’un âge avancé,
certes, et ma voix est rauque, mais quand vous
aurez saisi l’air, vous vous y retrouverez mieux
que moi. Le titre, c’est Bêtes d’Angleterre. »
Sage l’Ancien se racla la gorge et se mit à
chanter. Sa voix était rauque, ainsi qu’il avait dit,
mais il se tira bien d’affaire. L’air tenait d’Amour
toujours et de La Cucaracha, et on en peut dire
qu’il était plein de feu et d’entrain. Voici les
paroles de la chanson :

Bêtes d’Angleterre et d’Irlande,


Animaux de tous les pays,
Prêtez l’oreille à l’espérance
Un âge d’or vous est promis.

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L’homme tyran exproprié,
Nos champs connaîtront l’abondance,
De nous seuls ils seront foulés,
Le jour vient de la délivrance.

Plus d’anneaux qui pendent au nez,


Plus de harnais sur nos échines,
Les fouets cruels sont retombés
Éperons et morts sont en ruine.

Des fortunes mieux qu’en nos rêves,


D’orge et de blé, de foin, oui da,
De trèfle, de pois et de raves
Seront à vous de ce jour-là.

Ô comme brillent tous nos champs,


Comme est plus pure l’eau d’ici,
Plus doux aussi souffle le vent
Du jour que l’on est affranchi.

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Vaches, chevaux, oies et dindons,
Bien que l’on meure avant le temps,
Ce jour-là préparez-le donc,
Tout être libre absolument.

Bêtes d’Angleterre et d’Irlande,


Animaux de tous les pays,
Prêtez l’oreille à l’espérance
Un âge d’or vous est promis.

D’avoir chanté un chant pareil suscita chez les


animaux l’émotion, la fièvre et la frénésie. Sage
l’Ancien n’avait pas entonné le dernier couplet
que tous s’étaient mis à l’unisson. Même les plus
bouchés des animaux avaient attrapé l’air et
jusqu’à des bribes de paroles. Les plus délurés,
tels que cochons et chiens, apprirent le tout par
cœur en quelques minutes. Et, après quelques
répétitions improvisées, la ferme entière retentit
d’accents martiaux, qui étaient beuglements des

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vaches, aboiements des chiens, bêlements des
moutons, hennissements des chevaux, couac-
couac des canards. Bêtes d’Angleterre, animaux
de tous les pays : c’est ce qu’ils chantaient en
chœur à leurs différentes façons, et d’un tel
enthousiasme qu’ils s’y reprirent cinq fois de
suite et d’un bout à l’autre. Si rien n’était venu
arrêter leur élan, ils se seraient exercés toute la
nuit.
Malheureusement, Mr. Jones, réveillé par le
tapage, sauta en bas du lit, persuadé qu’un renard
avait fait irruption dans la cour. Il se saisit de la
carabine, qu’il gardait toujours dans un coin de la
chambre à coucher, et dans les ténèbres
déchargea une solide volée de plomb. Celle-ci se
longea dans le mur de la grange, de sorte que la
réunion des animaux prit fin dans la confusion.
Chacun regagna son habitat en grande hâte : les
quatrepattes leurs lits de paille, les volatiles leurs
perchoirs. L’instant d’après, toutes les créatures
de la ferme sombraient dans le sommeil.

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II

Trois nuits plus tard, Sage l’Ancien s’éteignait


paisiblement dans son sommeil. Son corps fut
enterré en bas du verger.
On était au début mars. Pendant les trois mois
qui suivirent, ce fut une intense activité
clandestine. Le discours de Sage l’Ancien avait
éveillé chez les esprits les plus ouverts des
perspectives d’une nouveauté bouleversante. Les
animaux ne savaient pas quand aurait lieu le
soulèvement annoncé par le prophète, et
n’avaient pas lieu de croire que ce serait de leur
vivant, mais ils voyaient bien leur devoir d’en
jeter les bases. La double tâche d’instruire et
d’organiser échut bien normalement aux cochons,
qu’en général on regardait comme l’espèce la
plus intelligente. Et, entre les cochons, les plus
éminents étaient Boule de Neige et Napoléon,
deux jeunes verrats que Mr. Jones élevait pour en

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tirer bon prix. Napoléon était un grand et
imposant Berkshire, le seul de la ferme. Avare de
paroles, il avait la réputation de savoir ce qu’il
voulait. Boule de Neige, plus vif, d’esprit plus
délié et plus inventif, passait pour avoir moins de
caractère. Tous les autres cochons de la ferme
étaient à l’engrais. Le plus connu d’entre eux,
Brille-Babil, un goret bien en chair et de petite
taille, forçait l’attention par sa voix perçante et
son œil malin. On remarquait aussi ses joues
rebondies et la grande vivacité de ses
mouvements. Brille-Babil, enfin, était un causeur
éblouissant qui, dans les débats épineux, sautillait
sur place et battait l’air de la queue. Cet art
exerçait son plein effet au cours de discussion.
On s’accordait à dire que Brille-Babil pourrait
bien vous faire prendre des vessies pour des
lanternes.
À partir des enseignements de Sage l’Ancien,
tous trois – Napoléon, Boule de Neige et Brille-
Babil – avaient élaboré un système philosophique
sans faille qu’ils appelaient l’Animalisme.
Plusieurs nuits chaque semaine, une fois Mr.
Jones endormi, ils tenaient des réunions secrètes

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dans la grange afin d’exposer aux autres les
principes de l’Animalisme. Dans les débuts, ils se
heurtèrent à une apathie et à une bêtise des plus
crasses. Certains animaux invoquaient le devoir
d’être fidèle à Mr. Jones, qu’ils disaient être leur
maître, ou bien ils faisaient des remarques
simplistes, disant, par exemple : « C’est Mr.
Jones qui nous nourrit, sans lui nous
dépéririons », ou bien : « Pourquoi s’en faire pour
ce qui arrivera quand nous n’y serons plus ? », ou
bien encore : « Si le soulèvement doit se produire
de toute façon, qu’on s’en mêle ou pas c’est tout
un » –, de sorte que les cochons avaient le plus
grand mal à leur montrer que ces façons de voir
étaient contraires à l’esprit de l’Animalisme. Les
questions les plus stupides étaient encore celles
de Lubie, la jument blanche. Elle commença par
demander à Boule de Neige :
« Après le soulèvement, est-ce qu’il y aura
toujours du sucre ?
– Non, lui répondit Boule de Neige, d’un ton
sans réplique. Dans cette ferme, nous n’avons pas
les moyens de fabriquer du sucre. De toute façon,

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le sucre est du superflu. Tu auras tout le foin et
toute l’avoine que tu voudras.
– Et est-ce que j’aurai la permission de porter
des rubans dans ma crinière ?
– Camarade, repartit Boule de Neige, ces
rubans qui te tiennent tant à cœur sont l’emblème
de ton esclavage. Tu ne peux pas te mettre en tête
que la liberté a plus de prix que ces colifichets ? »
Lubie acquiesça sans paraître bien convaincue.
Les cochons eurent encore plus de mal à
réfuter les mensonges colportés par Moïse, le
corbeau apprivoisé, qui était le chouchou de Mr.
Jones. Moïse, un rapporteur, et même un
véritable espion, avait la langue bien pendue. À
l’en croire, il existait un pays mystérieux, dit
Montagne de Sucrecandi, où tous les animaux
vivaient après la mort. D’après Moïse, la
Montagne de Sucrecandi se trouvait au ciel, un
peu au-delà des nuages. C’était tous les jours
dimanche, dans ce séjour. Le trèfle y poussait à
longueur d’année, le sucre en morceaux abondait
aux haies des champs. Les animaux haïssaient
Moïse à cause de ses sornettes et parce qu’il

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n’avait pas à trimer comme eux, mais malgré tout
certains se prirent à croire à l’existence de cette
Montagne de Sucrecandi et les cochons eurent
beaucoup de mal à les en dissuader.
Ceux-ci avaient pour plus fidèles disciples les
deux chevaux de trait, Malabar et Douce. Tous
deux éprouvaient grande difficulté à se faire une
opinion par eux-mêmes, mais, une fois les
cochons devenus leurs maîtres à penser, ils
assimilèrent tout l’enseignement, et le transmirent
aux autres animaux avec des arguments d’une
honnête simplicité. Ils ne manquaient pas une
seule des réunions clandestines de la grange, et là
entraînaient les autres à chanter Bêtes
d’Angleterre. Sur cet hymne les réunions
prenaient toujours fin.
Or il advint que le soulèvement s’accomplit
bien plus tôt et bien plus facilement que personne
ne s’y attendait. Au long des années, Mr. Jones,
quoique dur avec les animaux, s’était montré à la
hauteur de sa tâche, mais depuis quelque temps il
était entré dans une période funeste. Il avait perdu
cœur à l’ouvrage après un procès où il avait laissé

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des plumes, et s’était mis à boire plus que de
raison. Il passait des journées entières dans le
fauteuil de la cuisine à lire le journal, un verre de
bière à portée de la main dans lequel de temps à
autre il trempait pour Moïse des miettes de pain
d’oiseau. Ses ouvriers agricoles étaient des filous
et des fainéants, les champs étaient envahis par
les mauvaises herbes, les haies restaient à
l’abandon, les toits des bâtiments menaçaient
ruine, les animaux eux-mêmes n’avaient plus leur
suffisance de nourriture.
Vint le mois de juin, et bientôt la fenaison. La
veille de la Saint-Jean, qui tombait un samedi,
Mr. Jones se rendit à Willingdon. Là, il se saoula
si bien à la taverne du Lion-Rouge qu’il ne rentra
chez lui que le lendemain dimanche, en fin de
matinée. Ses ouvriers avaient trait les vaches de
bonne heure, puis s’en étaient allés tirer les
lapins, sans souci de donner aux animaux leur
nourriture. À son retour, Mr. Jones s’affala sur le
canapé de la salle à manger et s’endormit, un
hebdomadaire à sensation sur le visage, et quand
vint le soir les bêtes n’avaient toujours rien eu à
manger. À la fin, elles ne purent y tenir plus

26
longtemps. Alors l’une des vaches enfonça ses
cornes dans la porte de la resserre et bientôt
toutes les bêtes se mirent à fourrager dans les
huches et les boîtes à ordures. À ce moment,
Jones se réveilla. L’instant d’après, il se précipita
dans la remise avec ses quatre ouvriers, chacun le
fouet à la main. Et tout de suite une volée de
coups s’abattit de tous côtés. C’était plus que
n’en pouvaient souffrir des affamés. D’un
commun accord et sans s’être concertés, les
meurt-la-faim se jetèrent sur leurs bourreaux. Et
voici les cinq hommes en butte aux ruades et
coups de corne, changés en souffre-douleur. Une
situation inextricable. Car de leur vie leurs
maîtres n’avaient vu les animaux se conduire
pareillement. Ceux qui avaient coutume de les
maltraiter, de les rosser à qui mieux mieux, voilà
qu’ils avaient peur. Devant le soulèvement, les
hommes perdirent la tête, et bientôt, renonçant au
combat, prirent leurs jambes à leur cou. En pleine
déroute, ils filèrent par le chemin de terre qui
mène à la route, les animaux triomphants à leurs
trousses.
De la fenêtre de la chambre, Mrs. Jones,

27
voyant ce qu’il en était, jeta précipitamment
quelques affaires dans un sac et se faufila hors de
la ferme, ni vu ni connu. Moïse bondit de son
perchoir, battit des ailes et la suivit en croassant à
plein gosier. Entre-temps, toujours pourchassant
les cinq hommes, et les voyant fuir sur la route,
les animaux avaient claqué derrière eux la clôture
aux cinq barreaux. Ainsi, et presque avant qu’ils
s’en soient rendu compte, le soulèvement s’était
accompli : Jones expulsé, la Ferme du Manoir
était à eux.
Quelques minutes durant, ils eurent peine à
croire à leur bonne fortune. Leur première
réaction fut de se lancer au galop tout autour de la
propriété, comme pour s’assurer qu’aucun
humain ne s’y cachait plus. Ensuite, le cortège
repartit grand train vers les dépendances de la
ferme pour effacer les derniers vestiges d’un
régime haï. Les animaux enfoncèrent la porte de
la sellerie qui se trouvait à l’extrémité des
écuries, puis précipitèrent dans le puits, mors,
nasières et laisses, et ces couteaux meurtriers
dont Jones et ses acolytes s’étaient servis pour
châtrer cochons et agnelets. Rênes, licous,

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œillères, muselières humiliantes furent jetés au
tas d’ordures qui brûlaient dans la cour. Ainsi des
fouets, et, voyant les fouets flamber, les animaux,
joyeusement, se prirent à gambader. Boule de
Neige livra aussi aux flammes ces rubans dont on
pare la crinière et la queue des chevaux, les jours
de marché.
« Les rubans, déclara-t-il, sont assimilés aux
habits. Et ceux-ci montrent la marque de
l’homme. Tous les animaux doivent aller nus. »
Entendant ces paroles, Malabar s’en fut
chercher le petit galurin de paille qu’il portait
l’été pour se protéger des mouches, et le flanqua
au feu, avec le reste.
Bientôt les animaux eurent détruit tout ce qui
pouvait leur rappeler Mr. Jones. Alors Napoléon
les ramena à la resserre, et il distribua à chacun
double picotin de blé, plus deux biscuits par
chien. Et ensuite les animaux chantèrent Bêtes
d’Angleterre, du commencement à la fin, sept
fois de suite. Après quoi, s’étant bien installés
pour la nuit, ils dormirent comme jamais encore.
Mais ils se réveillèrent à l’aube, comme

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d’habitude. Et, se ressouvenant soudain de leur
gloire nouvelle, c’est au galop que tous
coururent aux pâturages. Puis ils filèrent vers le
monticule d’où l’on a vue sur presque toute la
ferme. Une fois au sommet, ils découvrirent leur
domaine dans la claire lumière du matin. Oui, il
était bien à eux désormais – tout ce qu’ils avaient
sous les yeux leur appartenait. À cette pensée, ils
exultaient, ils bondissaient et caracolaient, ils se
roulaient dans la rosée et broutaient l’herbe douce
de l’été. Et, à coups de sabot, ils arrachaient des
mottes de terre, pour mieux renifler l’humus bien
odorant. Puis ils firent l’inspection de la ferme,
et, muets d’admiration, embrassèrent tout du
regard les labours, les foins, le verger, l’étang, le
boqueteau. C’était comme si, de tout le domaine,
ils n’avaient rien vu encore, et même alors ils
pouvaient à peine croire que tout cela était leur
propriété.
Alors ils regagnèrent en file indienne les
bâtiments de la ferme, et devant le seuil de la
maison firent halte en silence. Oh, certes, elle
aussi leur appartenait, mais, intimidés, ils avaient
peur d’y pénétrer. Un instant plus tard,

30
cependant, Napoléon et Boule de Neige forcèrent
la porte de l’épaule, et les animaux les suivirent,
un par un, à pas précautionneux, par peur de
déranger. Et maintenant ils vont de pièce en pièce
sur la pointe des pieds, c’est à peine s’ils osent
chuchoter, et ils sont pris de stupeur devant un
luxe incroyable : lits matelassés de plume,
miroirs, divan en crin de cheval, moquette de
Bruxelles, estampe de la reine Victoria au-dessus
de la cheminée.
Quand ils redescendirent l’escalier. Lubie
n’était plus là. Revenant sur leurs pas, les autres
s’aperçurent qu’elle était restée dans la grande
chambre à coucher. Elle s’était emparée d’un
morceau de ruban bleu sur la coiffeuse de Mr.
Jones et s’admirait dans la glace en le tenant
contre son épaule, et tout le temps avec des poses
ridicules. Les autres la rabrouèrent vertement et
se retirèrent. Ils décrochèrent des jambons qui
pendaient dans la cuisine afin de les enterrer, et
d’un bon coup de sabot de Malabar creva le baril
de bière de l’office. Autrement, tout fut laissé
indemne. Une motion fut même votée à
l’unanimité, selon laquelle l’habitation serait

31
transformée en musée. Les animaux tombèrent
d’accord que jamais aucun d’eux ne s’y
installerait.
Ils prirent le petit déjeuner, puis Boule de
Neige et Napoléon les réunirent en séance
plénière.
« Camarades, dit Boule de Neige, il est six
heures et demie, et nous avons une longue
journée devant nous. Nous allons faire les foins
sans plus attendre, mais il y a une question dont
nous avons à décider tout d’abord. »
Les cochons révélèrent qu’ils avaient appris à
lire et à écrire, au cours des trois derniers mois,
dans un vieil abécédaire des enfants Jones (ceux-
ci l’avaient jeté sur un tas d’ordures, et c’est là
que les cochons l’avaient récupéré). Ensuite,
Napoléon demanda qu’on lui amène des pots de
peinture blanche et noire, et il entraîna les
animaux jusqu’à la clôture aux cinq barreaux. Là,
Boule de Neige (car c’était lui le plus doué pour
écrire) fixa un pinceau à sa patte et passa sur le
barreau supérieur une couche de peinture qui
recouvrit les mots : Ferme du Manoir. Puis à la

32
place il calligraphia : Ferme des Animaux. Car
dorénavant tel serait le nom de l’exploitation
agricole. Cette opération terminée, tout le monde
regagna les dépendances. Napoléon et Boule de
Neige firent alors venir une échelle qu’on dressa
contre le mur de la grange. Ils expliquèrent qu’au
terme de leurs trois mois d’études les cochons
étaient parvenus à réduire les principes de
l’Animalisme à Sept Commandements. Le
moment était venu d’inscrire les Sept
Commandements sur le mur. Ils constitueraient la
loi imprescriptible de la vie de tous sur le
territoire de la Ferme des Animaux.. Non sans
quelque mal (vu que, pour un cochon, se tenir en
équilibre sur une échelle n’est pas commode),
Boule de Neige escalada les barreaux et se mit au
travail ; Brille-Babil, quelques degrés plus bas,
lui tendait le pot de peinture. Et c’est de la sorte
que furent promulgués les Sept Commandements,
en gros caractères blancs, sur le mur goudronné.
On pouvait les lire à trente mètres de là. Voici
leur énoncé :

33
1. Tout deuxpattes est un ennemi.
2. Tout quatrepattes ou tout volatile, un ami.
3. Nul animal ne portera de vêtements.
4. Nul animal ne dormira dans un lit.
5. Nul animal ne boira d’alcool.
6. Nul animal ne tuera un autre animal.
7. Tous les animaux sont égaux.

C’était tout à fait bien calligraphié, si ce n’est


que volatile était devenu vole-t-il, et aussi à un s
près, formé à l’envers. Boule de Neige donna
lecture des Sept Commandements, à l’usage des
animaux qui n’avaient pas appris à lire. Et tous
donnèrent leur assentiment d’un signe de tête, et
les esprits les plus éveillés commencèrent aussitôt
à apprendre les Sept Commandements par cœur.
« Et maintenant, camarades, aux foins ! s’écria
Boule de Neige. Il y va de notre honneur
d’engranger la récolte plus vite que ne le feraient
Jones et ses acolytes. »

34
Mais à cet instant les trois vaches, qui avaient
paru mal à l’aise depuis un certain temps,
gémirent de façon lamentable. Il y avait vingt-
quatre heures qu’elles n’avaient pas été traites,
leurs pis étaient sur le point d’éclater. Après
brève réflexion, les cochons firent venir des
seaux et se mirent à la besogne. Ils s’en tirèrent
assez bien, car les pieds des cochons convenaient
à cette tâche. Bientôt furent remplis cinq seaux de
lait crémeux et mousseux que maints animaux
lorgnaient avec l’intérêt le plus vif. L’un d’eux
dit :
« Qu’est-ce qu’on va faire avec tout ce lait ? »
Et l’une des poules :
« Quelquefois, Jones en ajoutait à la pâtée. »
Napoléon se planta devant les seaux et
s’écria :
« Ne vous en faites pas pour le lait,
camarades ! On va s’en occuper. La récolte, c’est
ce qui compte. Boule de Neige va vous montrer
le chemin. Moi, je serai sur place dans quelques
minutes. En avant, camarades ! Le foin vous

35
attend. »
Aussi les animaux gagnèrent les champs et ils
commencèrent la fenaison, mais quand, au soir,
ils s’en retournèrent ils s’aperçurent que le lait
n’était plus là.

36
III

Comme ils trimèrent et prirent de la peine


pour rentrer le foin ! Mais leurs efforts furent
récompensés car la récolte fut plus abondante
encore qu’ils ne l’auraient cru.
À certains moments la besogne était tout à fait
pénible. Les instruments agraires avaient été
inventés pour les hommes et non pour les
animaux, et ceux-ci en subissaient les
conséquences. Ainsi, aucun animal ne pouvait se
servir du moindre outil qui l’obligeât à se tenir
debout sur ses pattes de derrière. Néanmoins, les
cochons étaient si malins qu’ils trouvèrent le
moyen de tourner chaque difficulté. Quant aux
chevaux, ils connaissaient chaque pouce du
terrain, et s’y entendaient à faucher et à râteler
mieux que Jones et ses gens leur vie durant. Les
cochons, à vrai dire, ne travaillaient pas : ils
distribuaient le travail et veillaient à sa bonne

37
exécution. Avec leurs connaissances supérieures,
il était naturel qu’ils prennent le commandement.
Malabar et Douce s’attelaient tout seuls au râteau
ou à la faucheuse (ni mors ni rênes n’étant plus
nécessaires, bien entendu), et ils arpentaient le
champ en long et en large, un cochon à leurs
trousses. Celui-ci s’écriait : « Hue dia,
camarade ! » ou « Holà, ho, camarade ! », suivant
le cas. Et chaque animal jusqu’au plus modeste
besognait à faner et ramasser le foin. Même les
canards et les poules, sans relâche, allaient et
venaient sous le soleil, portant dans leurs becs
des filaments minuscules. Et ainsi la fenaison fut
achevée deux jours plus tôt qu’aux temps de
Jones. Qui plus est, ce fut la plus belle récolte de
foin que la ferme ait jamais connue. Et nul
gaspillage, car poules et canards, animaux à l’œil
prompt, avaient glané jusqu’au plus petit brin. Et
pas un animal n’avait dérobé ne fût-ce qu’une
bouchée.
Tout l’été le travail progressa avec une
régularité d’horloge. Les animaux étaient heureux
d’un bonheur qui passait leurs espérances. Tout
aliment leur était plus délectable d’être le fruit de

38
leur effort. Car désormais c’était là leur propre
manger, produit par eux et pour eux, et non plus
l’aumône, accordée à contrecœur, d’un maître
parcimonieux. Une fois délivrés de l’engeance
humaine, des bons à rien, des parasites, chacun
d’eux reçut en partage une ration plus copieuse.
Et, quoique encore peu expérimentés, ils eurent
aussi des loisirs accrus. Oh, il leur fallut faire
face à bien des difficultés. C’est ainsi que, plus
tard dans l’année et le temps venu de la moisson,
ils durent dépiquer le blé à la mode d’autrefois et,
faute d’une batteuse à la ferme, chasser la glume
en soufflant dessus. Mais l’esprit de ressource des
cochons ainsi que la prodigieuse musculature de
Malabar les tiraient toujours d’embarras. Malabar
faisait l’admiration de tous. Déjà connu à
l’époque de Jones pour son cœur à l’ouvrage,
pour lors il besognait comme trois. Même,
certains jours, tout le travail de la ferme semblait
reposer sur sa puissante encolure. Du matin à la
tombée de la nuit, il poussait, il tirait, et était
toujours présent au plus dur du travail. Il avait
passé accord avec l’un des jeunes coqs pour
qu’on le réveille une demi-heure avant tous les

39
autres, et, devançant l’horaire et le plan de la
journée, de son propre chef il se portait volontaire
aux tâches d’urgence. À tout problème et à tout
revers, il opposait sa conviction : « Je vais
travailler plus dur. » Ce fut là sa devise.
Toutefois, chacun œuvrait suivant ses
capacités. Ainsi, les poules et les canards
récupérèrent dix boisseaux de blé en recueillant
les grains disséminés ça et là. Et personne qui
chapardât, ou qui se plaignît des rations : les
prises de bec, bisbilles, humeurs ombrageuses,
jadis monnaie courante, n’étaient plus de mise.
Personne ne tirait au flanc – enfin, presque
personne. Lubie, avouons-le, n’était pas bien
matineuse, et se montrait encline à quitter le
travail de bonne heure, sous prétexte qu’un
caillou lui agaçait le sabot. La conduite de la
chatte était un peu singulière aussi. On ne tarda
pas à s’apercevoir qu’elle était introuvable quand
l’ouvrage requérait sa présence. Elle disparaissait
des heures d’affilée pour reparaître aux repas, ou
le soir après le travail fait, comme si de rien
n’était. Mais elle se trouvait des excuses si
excellentes, et ronronnait de façon si affectueuse,

40
que ses bonnes intentions n’étaient pas mises en
doute. Quant à Benjamin, le vieil âne, depuis la
révolution il était demeuré le même. Il
s’acquittait de sa besogne de la même manière
lente et têtue, sans jamais renâcler, mais sans zèle
inutile non plus. Sur le soulèvement même et ses
conséquences, il se gardait de toute opinion.
Quand on lui demandait s’il ne trouvait pas son
sort meilleur depuis l’éviction de Jones, il s’en
tenait à dire : « Les ânes ont la vie dure. Aucun
de vous n’a jamais vu mourir un âne », et de cette
réponse sibylline on devait se satisfaire.
Le dimanche, jour férié, on prenait le petit
déjeuner une heure plus tard que d’habitude. Puis
c’était une cérémonie renouvelée sans faute
chaque semaine. D’abord on hissait les couleurs.
Boule de Neige s’était procuré à la sellerie un
vieux tapis de table de couleur verte, qui avait
appartenu à Mrs. Jones, et sur lequel il avait peint
en blanc une corne et un sabot. Ainsi donc, dans
le jardin de la ferme, tous les dimanches matin le
pavillon était hissé au mât. Le vert du drapeau,
expliquait Boule de Neige, représente les verts
pâturages d’Angleterre ; la corne et le sabot, la

41
future République, laquelle serait proclamée au
renversement définitif de la race humaine. Après
le salut au drapeau, les animaux gagnaient
ensemble la grange. Là se tenait une assemblée
qui était l’assemblée générale, mais qu’on
appelait l’Assemblée. On y établissait le plan de
travail de la semaine et on y débattait et adoptait
différentes résolutions. Celles-ci, les cochons les
proposaient toujours. Car si les autres animaux
savaient comment on vote, aucune proposition
nouvelle ne leur venait à l’esprit. Ainsi, le plus
clair des débats était l’affaire de Boule de Neige
et Napoléon. Il est toutefois à remarquer qu’ils
n’étaient jamais d’accord : quel que fut l’avis de
l’un, on savait que l’autre y ferait pièce. Même
une fois décidé – et personne ne pouvait s’élever
contre la chose elle-même – d’aménager en
maison de repos le petit enclos attenant au verger,
un débat orageux s’ensuivit : quel est, pour
chaque catégorie d’animaux, l’âge légitime de la
retraite ? L’assemblée prenait toujours fin aux
accents de Bêtes d’Angleterre, et l’après-midi
était consacré aux loisirs.
Les cochons avaient fait de la sellerie leur

42
quartier général. Là, le soir, ils étudiaient les arts
et métiers : les techniques du maréchal-ferrant, ou
celles du menuisier, par exemple à l’aide de
livres ramenés de la ferme. Boule de Neige se
préoccupait aussi de répartir les animaux en
Commissions, et sur ce terrain il était infatigable.
Il constitua pour les poules la Commission des
pontes, pour les vaches la Ligue des queues de
vaches propres, pour les réfractaires la
Commission de rééducation des camarades vivant
en liberté dans la nature (avec, pour but
d’apprivoiser les rats et les lapins), et pour les
moutons le Mouvement de la laine immaculée, et
encore d’autres instruments de prophylaxie
sociale – outre les classes de lecture et d’écriture.
Dans l’ensemble, ces projets connurent
l’échec. C’est ainsi que la tentative d’apprivoiser
les animaux sauvages avorta presque tout de
suite. Car ils ne changèrent pas de conduite, et ils
mirent à profit toute velléité généreuse à leur
égard. La chatte fit de bonne heure partie de la
Commission de rééducation, et pendant quelques
jours y montra de la résolution. Même, une fois,
on la vit assise, sur le toit, parlementant avec des

43
moineaux hors d’atteinte : tous les animaux sont
désormais camarades. Aussi tout moineau
pouvait se percher sur elle, même sur ses griffes.
Mais les moineaux gardaient leurs distances.
Les cours de lecture et d’écriture, toutefois,
eurent un vif succès. À l’automne, il n’y avait
plus d’illettrés, autant dire.
Les cochons, eux, savaient déjà lire et écrire à
la perfection. Les chiens apprirent à lire à peu
près couramment, mais ils ne s’intéressaient
qu’aux Sept Commandements. Edmée, la chèvre,
s’en tirait mieux qu’eux. Le soir, il lui arrivait de
faire aux autres la lecture de fragments de
journaux découverts aux ordures. Benjamin,
l’âne, pouvait lire aussi bien que n’importe quel
cochon, mais jamais il n’exerçait ses dons. « Que
je sache, disait-il, il n’y a rien qui vaille la peine
d’être lu. » Douce apprit toutes ses lettres, mais la
science des mots lui échappait. Malabar n’allait
pas au-delà de la lettre D. De son grand sabot, il
traçait dans la poussière les lettres A B C D, puis
il les fixait des yeux, et, les oreilles rabattues et
de temps à autre repoussant la mèche qui lui

44
barrait le front, il faisait grand effort pour se
rappeler quelles lettres venaient après, mais sans
jamais y parvenir. Bel et bien, à différentes
reprises, il retint E F G H, mais du moment qu’il
savait ces lettres-là, il avait oublié les
précédentes. À la fin, il décida d’en rester aux
quatre premières lettres, et il les écrivait une ou
deux fois dans la journée pour se rafraîchir la
mémoire. Lubie refusa d’apprendre l’alphabet,
hormis les cinq lettres de son nom. Elle les traçait
fort adroitement, avec des brindilles, puis les
agrémentait d’une fleur ou deux et, avec
admiration, en faisait le tour.
Aucun des autres animaux de la ferme ne put
aller au-delà de la lettre A. On s’aperçut aussi que
les plus bornés, tels que moutons, poules et
canards, étaient incapables d’apprendre par cœur
les Sept Commandements. Après mûre réflexion,
Boule de Neige signifia que les Sept
Commandements pouvaient, après tout, se
ramener à une maxime unique, à savoir
Quatrepattes, oui ! Deuxpattes, non ! En cela,
dit-il, réside le principe fondamental de
l’Animalisme. Quiconque en aurait tout à fait

45
saisi la signification serait à l’abri des influences
humaines. Tout d’abord les oiseaux se
rebiffèrent, se disant qu’eux aussi sont des
deuxpattes, mais Boule de Neige leur prouva leur
erreur, disant :
« Les ailes de l’oiseau, camarades, étant des
organes de propulsion, non de manipulation,
doivent être regardées comme des pattes. Ça va
de soi. Et c’est la main qui fait la marque
distinctive de l’homme : la main qui manipule, la
main de malignité. »
Les oiseaux restèrent cois devant les mots
compliqués de Boule de Neige, mais ils
approuvèrent sa conclusion, et tous les moindres
animaux de la ferme se mirent à apprendre par
cœur la nouvelle maxime : Quatrepattes, oui !
Deuxpattes, non !, que l’on inscrivit sur le mur du
fond de la grange, au-dessus des Sept
Commandements et en plus gros caractères. Une
fois qu’ils la surent sans se tromper, les moutons
s’en éprirent, et c’est souvent que, couchés dans
les champs, ils bêlaient en chœur : Quatrepattes,
oui ! Deuxpattes, non ! Et ainsi des heures durant,

46
sans se lasser jamais.
Napoléon ne portait aucun intérêt aux
Commissions de Boule de Neige. Selon lui,
l’éducation des jeunes était plus importante que
tout ce qu’on pouvait faire pour les animaux déjà
d’âge mûr. Or, sur ces entrefaites, les deux
chiennes, Constance et Fleur, mirent bas, peu
après la fenaison, donnant naissance à neuf chiots
vigoureux. Dès après le sevrage, Napoléon enleva
les chiots à leurs mères, disant qu’il pourvoirait
personnellement à leur éducation. Il les remisa
dans un grenier, où l’on n’accédait que par une
échelle de la sellerie, et les y séquestra si bien
que bientôt tous les autres animaux oublièrent
jusqu’à leur existence.
Le mystère de la disparition du lait fut bientôt
élucidé. C’est que chaque jour le lait était
mélangé à la pâtée des cochons. C’était le temps
où les premières pommes commençaient à mûrir,
et bientôt elles jonchaient l’herbe du verger. Les
animaux s’attendaient au partage équitable qui
leur semblait aller de soi. Un jour, néanmoins,
ordre fut donné de ramasser les pommes pour les

47
apporter à la sellerie, au bénéfice des porcs. On
entendit bien murmurer certains animaux, mais
ce fut en vain. Tous les cochons étaient, sur ce
point, entièrement d’accord, y compris Napoléon
et Boule de Neige. Et Brille-Babil fut chargé des
explications nécessaires :
« Vous n’allez tout de même pas croire,
camarades, que nous, les cochons, agissons par
égoïsme, que nous nous attribuons des privilèges.
En fait, beaucoup d’entre nous détestent le lait et
les pommes. C’est mon propre cas. Si nous nous
les approprions, c’est dans le souci de notre santé.
Le lait et les pommes (ainsi, camarades, que la
science le démontre) renferment des substances
indispensables au régime alimentaire du cochon.
Nous sommes, nous autres, des travailleurs
intellectuels. La direction et l’organisation de
cette ferme reposent entièrement sur nous. De
jour et de nuit nous veillons à votre bien. Et c’est
pour votre bien que nous buvons ce lait et
mangeons ces pommes. Savez-vous ce qu’il
adviendrait si nous, les cochons, devions faillir à
notre devoir ? Jones reviendrait ! Oui, Jones !
Assurément, camarades – s’exclama Brille-Babil,

48
sur un ton presque suppliant, et il se balançait de
côté et d’autre, fouettant l’air de sa queue –,
assurément il n’y en a pas un seul parmi vous qui
désire le retour de Jones ? »
S’il était en effet quelque chose dont tous les
animaux ne voulaient à aucun prix, c’était bien le
retour de Jones. Quand on leur présentait les
choses sous ce jour, ils n’avaient rien à redire.
L’importance de maintenir les cochons en bonne
forme s’imposait donc à l’évidence. Aussi fut-il
admis sans plus de discussion que le lait et les
pommes tombées dans l’herbe (ainsi que celles,
la plus grande partie, à mûrir encore) seraient
prérogative des cochons.

49
IV

À la fin de l’été, la nouvelle des événements


avait gagné la moitié du pays. Chaque jour,
Napoléon et Boule de Neige dépêchaient des
volées de pigeons voyageurs avec pour mission
de se mêler aux autres animaux des fermes
voisines. Ils leur faisaient le récit du
soulèvement, leur apprenaient l’air de Bêtes
d’Angleterre.
Pendant la plus grande partie de ce temps, Mr.
Jones se tenait à Willingdon, assis à la buvette du
Lion-Rouge, se plaignant à qui voulait l’entendre
de la monstrueuse injustice dont il avait été
victime quand l’avaient exproprié une bande
d’animaux, de vrais propres à rien. Les autres
fermiers, compatissants en principe, lui furent
tout d’abord de médiocre secours. Au fond d’eux-
mêmes, ils se demandaient s’ils ne pourraient pas
tirer profit de la mésaventure de Jones. Par

50
chance, les propriétaires des deux fermes
attenantes à la sienne étaient en mauvais termes
et toujours à se chamailler. L’une d’elles,
Foxwood, était une vaste exploitation mal tenue
et vieux jeu : pâturages chétifs, haies à l’abandon,
halliers envahissants. Quant au propriétaire : un
Mr. Pilkington, gentleman farmer qui donnait la
plus grande partie de son temps à la chasse ou à
la pêche, suivant la saison. L’autre ferme,
Pinchfield, plus petite mais mieux entretenue,
appartenait à un Mr. Frederick, homme décidé et
retors, toujours en procès, et connu pour sa dureté
en affaires. Les deux propriétaires se détestaient
au point qu’il leur était malaisé de s’entendre,
fût-ce dans leur intérêt commun.
Ils n’en étaient pas moins épouvantés l’un
comme l’autre par le soulèvement des animaux,
et très soucieux d’empêcher leurs propres
animaux d’en apprendre trop à ce sujet. Tout
d’abord, ils affectèrent de rire à l’idée de fermes
gérées par les animaux eux-mêmes. Quelque
chose d’aussi extravagant on en verra la fin en
une quinzaine, disaient-ils. Ils firent courir le
bruit qu’à la Ferme du Manoir (que pour rien au

51
monde ils n’auraient appelée la Ferme des
Animaux) les bêtes ne cessaient de s’entrebattre,
et bientôt seraient acculées à la famine. Mais du
temps passa : et les animaux, à l’évidence, ne
mouraient pas de faim. Alors Frederick et
Pilkington durent changer de refrain : cette
exploitation n’était que scandales et atrocités. Les
animaux se livraient au cannibalisme, se
torturaient entre eux avec des fers à cheval
chauffés à blanc, et ils avaient mis en commun
les femelles. Voilà où cela mène, disaient
Frederick et Pilkington, de se révolter contre les
lois de la nature.
Malgré tout, on n’ajouta jamais vraiment foi à
ces récits. Une rumeur gagnait même, vague,
floue et captieuse, d’une ferme magnifique, dont
les humains avaient été éjectés et où les animaux
se gouvernaient eux-mêmes ; et, au fil des mois,
une vague d’insubordination déferla dans les
campagnes. Des taureaux jusque-là dociles
étaient pris de fureur noire. Les moutons
abattaient les haies pour mieux dévorer le trèfle.
Les vaches ruaient, renversant les seaux. Les
chevaux se dérobaient devant l’obstacle culbutant

52
les cavaliers. Mais surtout, l’air et jusqu’aux
paroles de Bêtes d’Angleterre, gagnaient partout
du terrain. L’hymne révolutionnaire s’était
répandu avec une rapidité stupéfiante.
L’entendant, les humains ne dominaient plus leur
fureur, tout en prétendant qu’ils le trouvaient
ridicule sans plus. Il leur échappait, disaient-ils,
que même des animaux puissent s’abaisser à
d’aussi viles bêtises. Tout animal surpris à
chanter Bêtes d’Angleterre se voyait sur-le-
champ donner la bastonnade. Et pourtant l’hymne
gagnait toujours du terrain, irrésistible : les
merles le sifflaient dans les haies, les pigeons le
roucoulaient dans les ormes, il se mêlait au
tapage du maréchal-ferrant comme à la mélodie
des cloches. Et les humains à son écoute, en leur
for intérieur, tremblaient comme à l’annonce
d’une prophétie funeste.
Au début d’octobre, une fois le blé coupé, mis
en meules et en partie battu, un vol de pigeons
vint tourbillonner dans les airs, puis, dans la plus
grande agitation, se posa dans la cour de la Ferme
des Animaux. Jones et tous ses ouvriers,
accompagnés d’une demi-douzaine d’hommes de

53
main de Foxwood et de Pinchfield, avaient
franchi la clôture aux cinq barreaux et gagnaient
la maison par le chemin de terre. Tous étaient
armés de gourdins, sauf Jones, qui, allait en tête,
fusil en main. Sans nul doute, ils entendaient
reprendre possession des lieux.
À cela, on s’était attendu de longue date, et
toutes précautions étaient prises. Boule de Neige
avait étudié les campagnes de Jules César dans un
vieux bouquin découvert dans le corps de logis,
et il dirigeait les opérations défensives.
Promptement, il donna ses ordres, et en peu de
temps chacun fut à son poste.
Comme les humains vont atteindre les
dépendances, Boule de Neige lance sa première
attaque. Les pigeons, au nombre de trente-cinq,
survolent le bataillon ennemi à modeste altitude,
et lâchent leurs fientes sur le crâne des
assaillants. L’ennemi, surpris, doit bientôt faire
face aux oies à l’embuscade derrière la haie, qui
débouchent et chargent. Du bec, elles s’en
prennent aux mollets. Encore ne sont-ce là
qu’escarmouches et menues diversions ; bientôt,

54
d’ailleurs, les humains repoussent les oies à
grands coups de gourdins. Mais alors Boule de
Neige lance sa seconde attaque. En personne, il
conduit ses troupes à l’assaut, soit Edmée, la
chèvre blanche, et tous les moutons. Et tous se
ruent sur les hommes, donnant du boutoir et de la
corne, les harcelant de toutes parts. Cependant,
un rôle particulier est dévolu à l’âne Benjamin,
qui tourne sur lui-même et de ses petits sabots
décoche ruade après ruade. Mais, une nouvelle
fois, les hommes prennent le dessus, grâce à leurs
gourdins et à leurs chaussures ferrées. À ce
moment, Boule de Neige pousse un cri aigu,
signal de la retraite, et tous les animaux de
tourner casaque, de fuir par la grande porte et de
gagner la cour. Les hommes poussent des
clameurs de triomphe. Et, croyant l’ennemi en
déroute, ils se précipitent çà et là à ses trousses.
C’est ce qu’avait escompté Boule de Neige.
Dès que les hommes se furent bien avancés dans
la cour, à ce moment surgissent de l’arrière les
trois chevaux, les trois vaches et le gros des
cochons, jusque-là demeurés en embuscade dans
l’étable. Les humains, pris à revers, voient leur

55
retraite coupée. Boule de Neige donne le signal
de la charge, lui-même fonçant droit sur Jones.
Celui-ci, prévenant l’attaque, lève son arme et
tire. Les plombs se logent dans l’échine de Boule
de Neige et l’ensanglantent, et un mouton est
abattu, mort. Sans se relâcher, Boule de Neige se
jette de tout son poids (cent vingt kilos) dans les
jambes du propriétaire exproprié qui lâche son
fusil et va bouler sur un tas de fumier. Mais le
plus horrifiant, c’est encore Malabar cabré sur ses
pattes de derrière et frappant du fer de ses lourds
sabots avec une vigueur d’étalon. Le premier
coup, arrivé sur le crâne, expédie un palefrenier
de Foxwood dans la boue, inerte. Voyant cela,
plusieurs hommes lâchent leur gourdin et tentent
de fuir. C’est la panique chez l’ennemi. Tous les
animaux le prennent en chasse, le traquent autour
de la cour, l’assaillent du sabot et de la corne,
culbutant, piétinant les hommes. Et pas un animal
qui, à sa façon, ne tienne sa revanche, et même la
chatte s’y met. Bondissant du toit tout à trac sur
les épaules d’un vacher, elle lui enfonce les
griffes dans le cou, ce qui lui arrache des
hurlements. Mais, à un moment, sachant la voie

56
libre, les hommes filent hors de la cour, puis
s’enfuient sur la route, trop heureux d’en être
quittes à bon compte. Ainsi, à cinq minutes de
l’invasion, et par le chemin même qu’ils avaient
pris, ils battaient en retraite, ignominieusement –
un troupeau d’oies à leurs chausses leur mordant
les jarrets et sifflant des huées.
Plus d’hommes sur les lieux, sauf un, le
palefrenier, gisant la face contre terre. Revenu
dans la cour, Malabar effleurait le corps à petits
coups de sabot, s’efforçant de le retourner sur le
dos. Le garçon ne bougeait plus.
« Il est mort, dit Malabar, tout triste. Ce n’était
pas mon intention de le tuer. J’avais oublié les
fers de mes sabots. Mais qui voudra croire que je
ne l’ai pas fait exprès.
– Pas de sentimentalité, camarade ! s’écria
Boule de Neige dont les blessures saignaient
toujours. La guerre, c’est la guerre. L’homme
n’est à prendre en considération que changé en
cadavre.
– Je ne veux assassiner personne, même pas
un homme, répétait Malabar, en pleurs.

57
– Où est donc Edmée ? » s’écria quelqu’un.
De fait, Edmée était invisible. Les animaux
étaient dans tous leurs états. Avait-elle été
molestée, plus ou moins grièvement, ou peut-être
même les hommes l’avaient-ils emmenée
prisonnière ? Mais à la fin on la retrouva dans son
box. Elle s’y cachait, la tête enfouie dans le foin.
Entendant une détonation, elle avait pris la fuite.
Plus tard, quand les animaux revinrent dans la
cour, ce fut pour s’apercevoir que le garçon
d’écurie, ayant repris connaissance, avait
décampé.
De nouveau rassemblés, les animaux étaient
au comble de l’émotion, et à tue-tête chacun
racontait ses prouesses au combat. À l’improviste
et sur-le-champ, la victoire fut célébrée. On hissa
les couleurs, on chanta Bêtes d’Angleterre
plusieurs fois de suite, enfin le mouton qui avait
donné sa vie à la cause fut l’objet de funérailles
solennelles. Sur sa tombe on planta une aubépine.
Au bord de la fosse, Boule de Neige prononça
une brève allocution : « Les animaux, déclara-t-il,
doivent se tenir prêts à mourir pour leur propre

58
ferme. »
À l’unanimité une décoration militaire fut
créée, celle de Héros-Animal, Première Classe, et
elle fut conférée séance tenante à Boule de Neige
et à Malabar. Il s’agissait d’une médaille en
cuivre (en fait, on l’avait trouvée dans la sellerie,
car autrefois elle avait servi de parure au collier
des chevaux), à porter les dimanches et jours
fériés. Une autre décoration, celle de Héros-
Animal, Deuxième Classe, fut, à titre posthume,
décernée au mouton.
Longtemps on discuta du nom à donner au
combat, pour enfin retenir celui de bataille de
l’Étable, vu que de ce point l’attaque victorieuse
avait débouché. On ramassa dans la boue le fusil
de Mr. Jones. Or on savait qu’il y avait des
cartouches à la ferme. Aussi fut-il décidé de
dresser le fusil au pied du mât, tout comme une
pièce d’artillerie, et deux fois l’an de tirer une
salve : le 12 octobre en souvenir de la bataille de
l’Étable, et à la Saint-Jean d’été, jour
commémoratif du Soulèvement.

59
V

L’hiver durait, et, de plus en plus, Lubie


faisait des siennes. Chaque matin elle était en
retard au travail, donnant pour excuse qu’elle ne
s’était pas réveillée et se plaignant de douleurs
singulières, en dépit d’un appétit robuste. Au
moindre prétexte, elle quittait sa tâche et filait à
l’abreuvoir, pour s’y mirer comme une sotte.
Mais d’autres rumeurs plus alarmantes circulaient
sur son compte. Un jour, comme elle s’avançait
dans la cour, légère et trottant menu, minaudant
de la queue et mâchonnant du foin, Douce la prit
à part.
« Lubie, dit-elle, j’ai à te parler tout à fait
sérieusement. Ce matin, je t’ai vue regarder par-
dessus la haie qui sépare de Foxwood, la Ferme
des Animaux. L’un des hommes de Mr.
Pilkington se tenait de l’autre côté. Et... j’étais
loin de là... j’en conviens... mais j’en suis à peu

60
près certaine, j’ai vu qu’il te causait et te caressait
le museau. Qu’est-ce que ça veut dire, ces façons,
Lubie ? »
Lubie se prit à piaffer et à caracoler, et elle
dit :
« Pas du tout ! Je lui causais pas ! Il m’a pas
caressée ! C’est des mensonges !
– Lubie ! Regarde-moi bien en face. Donne-
moi ta parole d’honneur qu’il ne te caressait pas
le museau.
– Des mensonges ! », répéta Lubie, mais elle
ne put soutenir le regard de Douce, et l’instant
d’après fit volte-face et fila au galop dans les
champs.
Soudain Douce eut une idée. Sans s’en ouvrir
aux autres, elle se rendit au box de Lubie et à
coups de sabots retourna la paille sous la litière,
elle avait dissimulé une petite provision de
morceaux de sucre, ainsi qu’abondance de rubans
de différentes couleurs.
Trois jours plus tard, Lubie avait disparu. Et
trois semaines durant on ne sut rien de ses

61
pérégrinations. Puis les pigeons rapportèrent
l’avoir vue de l’autre côté de Willingdon, dans
les brancards d’une charrette anglaise peinte en
rouge et noir, à l’arrêt devant une taverne. Un
gros homme au teint rubicond, portant guêtres et
culotte de cheval, et ayant tout l’air d’un
cabaretier, lui caressait le museau et lui donnait
des sucres. Sa robe était tondue de frais et elle
portait une mèche enrubannée d’écarlate. Elle
avait l’air bien contente, à ce que dirent les
pigeons. Par la suite, et à jamais, les animaux
ignorèrent tout de ses faits et gestes.
En janvier, ce fut vraiment la mauvaise saison.
Le froid vous glaçait les sangs, le sol était dur
comme du fer, le travail aux champs hors de
question. De nombreuses réunions se tenaient
dans la grange, et les cochons étaient occupés à
établir le plan de la saison prochaine. On en était
venu à admettre que les cochons, étant
manifestement les plus intelligents des animaux,
décideraient à l’avenir de toutes questions
touchant la politique de la ferme, sous réserve de
ratification à la majorité des voix. Cette méthode
aurait assez bien fait l’affaire sans les discussions

62
entre Boule de Neige et Napoléon, mais tout sujet
prêtant à contestation les opposait. L’un
proposait-il un ensemencement d’orge sur une
plus grande superficie : l’autre,
immanquablement, plaidait pour l’avoine. Ou si
l’un estimait tel champ juste ce qui convient aux
choux : l’autre rétorquait betteraves. Chacun
d’eux avait ses partisans, d’où la violence des
débats. Lors des assemblées, Boule de Neige
l’emportait souvent grâce à des discours brillants,
mais entre-temps Napoléon était le plus apte à
rallier le soutien des uns et des autres. C’est
auprès des moutons qu’il réussissait le mieux.
Récemment, ceux-ci s’étaient pris à bêler avec
grand intérêt le slogan révolutionnaire :
Quatrepattes, oui ! Deuxpattes, non ! à tout
propos et hors de propos, et souvent ils
interrompaient les débats de cette façon. On
remarqua leur penchant à entonner leur refrain
aux moments cruciaux des discours de Boule de
Neige. Celui-ci avait étudié de près de vieux
numéros d’un hebdomadaire consacré au fermage
et à l’élevage, qu’il avait dénichés dans le corps
du bâtiment principal, et il débordait de projets :

63
innovations et perfectionnements. C’est en érudit
qu’il parlait ensilage, drainage des champs, ou
même scories mécaniques. Il avait élaboré un
schéma compliqué : désormais les animaux
déposeraient leurs fientes à même les champs –
en un point différent chaque jour, afin d’épargner
le transport. Napoléon ne soumit aucun projet,
s’en tenant à dire que les plans de Boule de Neige
tomberaient en quenouille. Il paraissait attendre
son heure. Cependant, aucune de leurs
controverses n’atteignit en âpreté celle du moulin
à vent.
Dominant la ferme, un monticule se dressait
dans un grand pâturage proche des dépendances.
Après avoir reconnu les lieux, Boule de Neige
affirma y voir l’emplacement idéal d’un moulin à
vent. Celui-ci, grâce à une génératrice,
alimenterait la ferme en électricité. Ainsi
éclairerait-on écurie, étable et porcherie, et les
chaufferait-on en hiver. Le moulin actionnerait
encore un hache-paille, une machine à couper la
betterave, une scie circulaire, et il permettrait la
traite mécanique. Les animaux n’avaient jamais
entendu parler de rien de pareil (car cette ferme

64
vieillotte n’était pourvue que de l’outillage le
plus primitif). Aussi écoutaient-ils avec stupeur
Boule de Neige évoquant toutes ces machines
mirifiques qui feraient l’ouvrage à leur place
tandis qu’ils paîtraient à loisir ou se cultiveraient
l’esprit par la lecture et la conversation.
En quelques semaines, Boule de Neige mit
définitivement au point ses plans. La plupart des
détails techniques étaient empruntés à trois livres
ayant appartenu à Mr. Jones : un manuel du
bricoleur, un autre du maçon, un cours
d’électricité pour débutants. Il avait établi son
cabinet de travail dans une couveuse artificielle
aménagée en appentis. Le parquet lisse de
l’endroit étant propice à qui veut dresser des
plans, il s’enfermait là des heures durant : une
pierre posée sur les livres pour les tenir ouverts,
un morceau de craie fixé à la patte, allant et
venant, traçant des lignes, et de temps à autre
poussant de petits grognements enthousiastes.
Les plans se compliquèrent au point de bientôt
n’être qu’un amas de manivelles et pignons,
couvrant plus de la moitié du parquet. Les autres
animaux, absolument dépassés, étaient

65
transportés d’admiration. Une fois par jour au
moins, tous venaient voir ce qu’il était en train de
dessiner, et même les poules et canards, qui
prenaient grand soin de contourner les lignes
tracées à la craie. Seul Napoléon se tenait à
l’écart. Dès qu’il en avait été question, il s’était
déclaré hostile au moulin à vent. Un jour,
néanmoins, il se présenta à l’improviste, pour
examiner les plans. De sa démarche lourde, il
arpenta la pièce, braquant un regard attentif sur
chaque détail, et il renifla de dédain une fois ou
deux. Un instant, il s’arrêta à lorgner le travail du
coin de l’œil, et soudain il leva la patte et
incontinent compissa le tout. Ensuite, il sortit
sans dire mot.
Toute la ferme était profondément divisée sur
la question du moulin à vent. Boule de Neige ne
niait pas que la construction en serait malaisée. Il
faudrait extraire la pierre de la carrière pour en
bâtir les murs, puis fabriquer les ailes, ensuite il
faudrait encore se procurer les dynamos et les
câbles. (Comment ? Il se taisait là-dessus.)
Pourtant, il ne cessait d’affirmer que le tout serait
achevé en un an. Dans la suite, il déclara que

66
l’économie en main d’œuvre permettrait aux
animaux de ne plus travailler que trois jours par
semaine. Napoléon, quant à lui, arguait que
l’heure était à l’accroissement de la production
alimentaire. Perdez votre temps, disait-il, à
construire un moulin à vent, et tout le monde
crèvera de faim. Les animaux se constituèrent en
factions rivales, avec chacune son mot d’ordre,
pour l’une : « Votez pour Boule de Neige et la
semaine de trois jours ! », pour l’autre : « Votez
pour Napoléon et la mangeoire pleine ! » Seul
Benjamin ne s’enrôla sous aucune bannière. Il se
refusait à croire à l’abondance de nourriture
comme à l’extension des loisirs. Moulin à vent ou
pas, disait-il, la vie continuera pareil – mal, par
conséquent.
Outre les controverses sur le moulin à vent, se
posait le problème de la défense de la ferme. On
se rendait pleinement compte que les humains,
bien qu’ils eussent été défaits à la bataille de
l’Étable, pourraient bien revenir à l’assaut, avec
plus de détermination cette fois, pour rétablir Mr.
Jones à la tête du domaine. Ils y auraient été
incités d’autant plus que la nouvelle de leur

67
débâcle avait gagné les campagnes, rendant plus
récalcitrants que jamais les animaux des fermes.
Comme à l’accoutumée, Boule de Neige et
Napoléon s’opposaient. Suivant Napoléon, les
animaux de la ferme devaient se procurer des
armes et s’entraîner à s’en servir. Suivant Boule
de Neige, ils devaient dépêcher vers les terres
voisines un nombre de pigeons toujours accru
afin de fomenter la révolte chez les animaux des
autres exploitations. Le premier soutenait que,
faute d’être à même de se défendre, les animaux
de la ferme couraient au désastre ; le second, que
des soulèvements en chaîne auraient pour effet de
détourner l’ennemi de toute tentative de
reconquête. Les animaux écoutaient Napoléon,
puis Boule de Neige, mais ils ne savaient pas à
qui donner raison. De fait, ils étaient toujours de
l’avis de qui parlait le dernier.
Le jour vint où les plans de Boule de Neige
furent achevés. À l’assemblée tenue le dimanche
suivant, la question fut mise aux voix : fallait-il
ou non commencer la construction du moulin à
vent ? Une fois les animaux réunis dans la

68
grange, Boule de Neige se leva et, quoique
interrompu de temps à autre par les bêlements des
moutons, exposa les raisons qui plaidaient en
faveur du moulin à vent. Puis Napoléon se leva à
son tour. Le moulin à vent, déclara-t-il avec
beaucoup de calme, est une insanité. Il
déconseillait à tout le monde de voter le projet.
Et, ayant tranché, il se rassit n’ayant pas parlé
trente secondes, et semblant ne guère se soucier
de l’effet produit. Sur quoi Boule de Neige
bondit. Ayant fait taire les moutons qui s’étaient
repris à bêler, il se lança dans un plaidoyer d’une
grande passion en faveur du moulin à vent.
Jusque-là, l’opinion flottait, partagée en deux.
Mais bientôt les animaux furent transportés par
l’éloquence de Boule de Neige qui, en termes
flamboyants, brossa un tableau du futur à la
Ferme des Animaux. Plus de travail sordide, plus
d’échines ployées sous le fardeau ! Et
l’imagination aidant, Boule de Neige, loin
désormais des hache-paille et des coupe-
betteraves, loua hautement l’électricité. Celle-ci,
proclamait-il, actionnera batteuse et charrues,
herses et moissonneuses-lieuses. En outre, elle

69
permettra d’installer dans les étables la lumière,
le chauffage, l’eau courante chaude et froide.
Quand il se rassit, nul doute ne subsistait sur
l’issue du vote. À ce moment, toutefois,
Napoléon se leva, jeta sur Boule de Neige un
regard oblique et singulier, et poussa un
gémissement dans l’aigu que personne ne lui
avait encore entendu pousser.
Sur quoi ce sont dehors des aboiements
affreux, et bientôt se ruent à l’intérieur de la
grange neuf molosses portant des colliers
incrustés de cuivre. Ils se jettent sur Boule de
Neige, qui, de justesse échappe à leurs crocs.
L’instant d’après, il avait passé la porte, les
chiens à ses trousses. Alors, trop abasourdis et
épouvantés pour élever la voix, les animaux se
pressèrent en cohue vers la sortie, pour voir la
poursuite. Boule de Neige détalait par le grand
pâturage qui mène à la route. Il courait comme
seul un cochon peut courir, les chiens sur ses
talons. Mais tout à coup voici qu’il glisse, et l’on
croit que les chiens sont sur lui. Alors il se
redresse, et file d’un train encore plus vif. Les
chiens regagnent du terrain, et l’un d’eux, tous

70
crocs dehors, est sur le point de lui mordre la
queue quand, de justesse, il l’esquive. Puis, dans
un élan suprême, Boule de Neige se faufile par un
trou dans la haie, et on ne le revit plus.
En silence, terrifiés, les animaux regagnaient
la grange. Bientôt les chiens revenaient, et
toujours au pas accéléré. Tout d’abord, personne
ne soupçonna d’où ces créatures pouvaient bien
venir, mais on fut vite fixé : car c’étaient là les
neuf chiots que Napoléon avait ravis à leurs
mères et élevés en secret. Pas encore tout à fait
adultes, déjà c’étaient des bêtes énormes, avec
l’air féroce des loups. Ces molosses se tenaient
aux côtés de Napoléon, et l’on remarqua qu’ils
frétillaient de la queue à son intention, comme ils
avaient l’habitude de faire avec Jones.
Napoléon, suivi de ses molosses, escaladait
maintenant l’aire surélevée du plancher d’où
Sage l’Ancien, naguère, avait prononcé son
discours. Il annonça que dorénavant il ne se
tiendrait plus d’assemblées du dimanche matin.
Elles ne servaient à rien, déclara-t-il pure perte de
temps. À l’avenir, toutes questions relatives à la

71
gestion de la ferme seraient tranchées par un
comité de cochons, sous sa propre présidence. Le
comité se réunirait en séances privées, après quoi
les décisions seraient communiquées aux autres
animaux. On continuerait de se rassembler le
dimanche matin pour le salut au drapeau, chanter
Bêtes d’Angleterre et recevoir les consignes de la
semaine. Mais les débats publics étaient abolis.
Encore sous le choc de l’expulsion de Boule
de Neige, entendant ces décisions les animaux
furent consternés. Plusieurs d’entre eux auraient
protesté si des raisons probantes leur étaient
venues à l’esprit. Même Malabar était désemparé,
à sa façon confuse. Les oreilles rabattues et sa
mèche lui fouettant le visage, il essayait bien de
rassembler ses pensées, mais rien ne lui venait.
Toutefois, il se produisit des remous dans le clan
même des cochons, chez ceux d’esprit délié. Au
premier rang, quatre jeunes gorets piaillèrent
leurs protestations, et, dressés sur leurs pattes de
derrière, incontinent ils se donnèrent la parole.
Soudain, menaçants et sinistres, les chiens assis
autour de Napoléon se prirent à grogner, et les
porcelets se turent et se rassirent. Puis ce fut le

72
bêlement formidable du chœur des moutons :
Quatrepattes, oui ! Deuxpattes, non ! qui se
prolongea presque un quart d’heure, ruinant toute
chance de discussion.
Par la suite, Brille-Babil fut chargé
d’expliquer aux animaux les dispositions
nouvelles.
« Camarades, disait-il, je suis sûr que chaque
animal apprécie à sa juste valeur le sacrifice
consenti par le camarade Napoléon à qui va
incomber une tâche supplémentaire. N’allez pas
imaginer, camarades, que gouverner est une
partie de plaisir ! Au contraire, c’est une lourde,
une écrasante responsabilité. De l’égalité de tous
les animaux, nul n’est plus fermement convaincu
que le camarade Napoléon. Il ne serait que trop
heureux de s’en remettre à vous de toutes
décisions. Mais il pourrait vous arriver de prendre
des décisions erronées, et où cela mènerait-il
alors ? Supposons qu’après avoir écouté les
billevesées du moulin à vent, vous ayez pris le
parti de suivre Boule de Neige qui, nous le
savons aujourd’hui, n’était pas plus qu’un

73
criminel ?
– Il s’est conduit en brave à la bataille de
l’Étable, dit quelqu’un.
– La bravoure ne suffit pas, reprit Brille-Babil.
La loyauté et l’obéissance passent avant. Et, pour
la bataille de l’Étable, le temps viendra, je le
crois, où l’on s’apercevra que le rôle de Boule de
Neige a été très exagéré. De la discipline,
camarades, une discipline de fer ! Tel est
aujourd’hui le mot d’ordre. Un seul faux pas, et
nos ennemis nous prennent à la gorge. À coup
sûr, camarades, vous ne désirez pas le retour de
Jones ? »
Une fois de plus, l’argument était sans
réplique. Les animaux, certes, ne voulaient pas du
retour de Jones. Si les débats du dimanche matin
étaient susceptibles de le ramener, alors, qu’on y
mette un terme. Malabar, qui maintenant pouvait
méditer à loisir, exprima le sentiment général :
« Si c’est le camarade Napoléon qui l’a dit, ce
doit être vrai. » Et, de ce moment, en plus de sa
devise propre : « Je vais travailler plus dur », il
prit pour maxime « Napoléon ne se trompe

74
jamais. »
Le temps se radoucissait, on avait commencé
les labours de printemps. L’appentis où Boule de
Neige avait dressé ses plans du moulin avait été
condamné. Quant aux plans mêmes, on se disait
que le parquet n’en gardait pas trace. Et chaque
dimanche matin, à dix heures, les animaux se
réunissaient dans la grange pour recevoir les
instructions hebdomadaires. On avait déterré du
verger le crâne de Sage l’Ancien, désormais
dépouillé de toute chair, afin de l’exposer sur une
souche au pied du mât, à côté du fusil. Après le
salut au drapeau, et avant d’entrer dans la grange,
les animaux étaient requis de défiler devant le
crâne, en signe de vénération. Une fois dans la
grange, désormais ils ne s’asseyaient plus,
comme dans le passé, tous ensemble. Napoléon
prenait place sur le devant de l’estrade, en
compagnie de Brille et de Minimus (un autre
cochon, fort doué, lui, pour composer chansons et
poèmes). Les neuf molosses se tenaient autour
d’eux en demi-cercle, et le reste des cochons
s’asseyaient derrière eux, les autres animaux leur
faisant face. Napoléon donnait lecture des

75
consignes de la semaine sur un ton bourru et
militaire. On entonnait Bêtes d’Angleterre, une
seule fois, et c’était la dispersion.
Le troisième dimanche après l’expulsion de
Boule de Neige, les animaux furent bien étonnés
d’entendre, de la bouche de Napoléon, qu’on
allait construire le moulin, après tout. Napoléon
ne donna aucune raison à l’appui de ce
retournement, se contentant d’avertir les animaux
qu’ils auraient à travailler très dur. Et peut-être
serait-il même nécessaire de réduire les rations.
En tout état de cause, le plan avait été
minutieusement préparé dans les moindres
détails. Un comité de cochons constitué à cet
effet lui avait consacré les trois dernières
semaines. Jointe à différentes autres
améliorations, la construction du moulin devrait
prendre deux ans.
Ce soir-là, Brille-Babil prit à part les autres
animaux, leur expliquant que Napoléon n’avait
jamais été vraiment hostile au moulin. Tout au
contraire, il l’avait préconisé le tout premier. Et,
pour les plans dessinés par Boule de Neige sur le

76
plancher de l’ancienne couveuse, ils avaient été
dérobés dans les papiers de Napoléon. Bel et
bien, le moulin à vent était en propre l’œuvre de
Napoléon. Pourquoi donc, s’enquit alors
quelqu’un, Napoléon s’est-il élevé aussi
violemment contre la construction de ce moulin ?
À ce point, Brille-Babil prit son air le plus
matois, disant combien c’était astucieux de
Napoléon d’avoir paru hostile au moulin – un
simple artifice pour se défaire de Boule de Neige,
un individu pernicieux, d’influence funeste.
Celui-ci évincé, le projet pourrait se matérialiser
sans entrave puisqu’il ne s’en mêlerait plus. Cela,
dit Brille-Babil, c’est ce qu’on appelle la tactique.
À plusieurs reprises, sautillant et battant l’air de
sa queue et se pâmant de rire, il déclara : « De la
tactique, camarades, de la tactique ! » Ce mot
laissait les animaux perplexes ; mais ils
acceptèrent les explications, sans plus insister,
tant Brille-Babil s’exprimait de façon persuasive,
et tant grognaient d’un air menaçant les trois
molosses qui se trouvaient être de sa compagnie.

77
VI

Toute l’année, les animaux trimèrent comme


des esclaves, mais leur travail les rendait
heureux. Ils ne rechignaient ni à la peine ni au
sacrifice, sachant bien que, de tout le mal qu’ils
se donnaient, eux-mêmes recueilleraient les
fruits, ou à défaut leur descendance – et non une
bande d’humains désœuvrés, tirant les marrons
du feu.
Tout le printemps et pendant l’été, ce fut la
semaine de soixante heures, et en août Napoléon
fit savoir qu’ils auraient à travailler aussi les
après-midi du dimanche. Ce surcroît d’effort leur
était demandé à titre tout à fait volontaire, étant
bien entendu que tout animal qui se récuserait
aurait ses rations réduites de moitié. Même ainsi,
certaines tâches durent être abandonnées. La
moisson fut un peu moins belle que l’année
précédente, et deux champs, qu’il eût fallu

78
ensemencer de racines au début de l’été, furent
laissés en jachère, faute d’avoir pu achever les
labours en temps voulu. On pouvait s’attendre à
un rude hiver.
Le moulin à vent présentait des difficultés
inattendues. Il y avait bien une carrière sur le
territoire de la ferme, ainsi qu’abondance de sable
et de ciment dans une des remises : les matériaux
étaient donc à pied d’œuvre. Mais les animaux
butèrent tout d’abord sur le problème de la pierre
à morceler en fragments utilisables : comment s’y
prendre ? Pas autrement, semblait-il, qu’à l’aide
de leviers et de pics. Voilà qui les dépassait,
aucun d’eux ne pouvant se tenir longtemps
debout sur ses pattes de derrière. Il s’écoula
plusieurs semaines en efforts vains avant que
quelqu’un ait l’idée juste utiliser la loi de la
pesanteur. D’énormes blocs, bien trop gros pour
être employés tels quels, reposaient sur le lit de la
carrière. Les animaux les entourèrent de cordes,
puis tous ensemble, vaches, chevaux, moutons, et
chacun de ceux qui pouvaient tenir une corde (et
même les cochons prêtaient patte forte aux
moments cruciaux) se prirent à hisser ces blocs

79
de pierre, avec une lenteur désespérante, jusqu’au
sommet de la carrière. De là, basculés par-dessus
bord, ils se fracassaient en morceaux au contact
du sol. Une fois ces pierres brisées, le transport
en était relativement aisé. Les chevaux les
charriaient par tombereaux, les moutons les
traînaient, un moellon à la fois ; Edmée la chèvre
et Benjamin l’âne en étaient aussi : attelés à une
vieille patache et payant de leur personne. Sur la
fin de l’été on disposait d’assez de pierres pour
que la construction commence. Les cochons
supervisaient.
Lent et pénible cours de ces travaux. C’est
souvent qu’il fallait tout un jour d’efforts
harassants pour tirer un seul bloc de pierre ;
jusqu’au faîte de la carrière, et même parfois il ne
se brisait pas au sol. Les animaux ne seraient pas
parvenus à bout de leur tâche sans Malabar dont
la force semblait égaler celle additionnée de tous
les autres. Quand le bloc de pierre se mettait à
glisser et que les animaux, emportés dans sa
chute sur le flanc de la colline, hurlaient la mort,
c’était lui toujours qui l’arrêtait à temps, arc-
bouté de tout son corps. Et chacun était saisi

80
d’admiration, le voyant ahaner, et pouce à pouce,
gagner du terrain tout haletant, ses flancs
immenses couverts de sueur, la pointe des sabots
tenant dru au sol. Douce parfois lui disait de ne
pas s’éreinter pareillement, mais lui ne voulait
rien entendre. Ses deux mots d’ordre : « Je vais
travailler plus dur » et « Napoléon ne se trompe
jamais » lui semblaient une réponse suffisante à
tous les problèmes. Il s’était arrangé avec le jeune
coq pour que celui-ci le réveille trois quarts
d’heure à l’avance au lieu d’une demi-heure. De
plus, à ses moments perdus – mais il n’en avait
plus guère – il se rendait à la carrière pour y
ramasser une charretée de pierraille qu’il tirait
tout seul jusqu’à l’emplacement du moulin.
Malgré la rigueur du travail, les animaux
n’eurent pas à pâtir de tout l’été. S’ils n’étaient
pas mieux nourris qu’au temps de Jones, en tout
cas ils ne l’étaient pas moins. L’avantage de
subvenir à leurs seuls besoins – indépendamment
de ceux, extravagants, de cinq êtres humains –
était si considérable que, pour le perdre, il eût
fallu accumuler beaucoup d’échecs. De bien des
manières, la méthode animale était la plus

81
efficace, et elle économisait du travail. Le
sarclage, par exemple, pouvait se faire avec une
minutie impossible chez les humains. Et les
animaux s’interdisant désormais de chaparder, il
était superflu de séparer, par des clôtures, les
pâturages des labours, de sorte qu’il n’y avait
plus lieu d’entretenir haies et barrières. Malgré
tout, comme l’été avançait, différentes choses
commencèrent à faire défaut sans qu’on s’y fût
attendu : huile de paraffine, clous, ficelle, biscuits
pour les chiens, fers du maréchal-ferrant, tous
produits qui ne pouvaient pas être fabriqués à la
ferme ; plus tard, on aurait besoin encore de
graines et d’engrais artificiels, sans compter
différents outils et la machinerie du moulin.
Comment se procurer le nécessaire ? C’est ce
dont personne n’avait la moindre idée.
Un dimanche matin que les animaux étaient
rassemblés pour recevoir leurs instructions,
Napoléon annonça qu’il avait arrêté une ligne
politique nouvelle. Dorénavant la Ferme des
Animaux entretiendrait des relations
commerciales avec les fermes du voisinage : non
pas, bien entendu, pour faire du négoce, mais

82
simplement pour se procurer certaines fournitures
d’urgente nécessité. Ce qu’exigeait la
construction du moulin devait, dit-il, primer toute
autre considération. Aussi était-il en pourparlers
pour vendre une meule de foin et une partie de la
récolte de blé. Plus tard, en cas de besoin
d’argent, il faudrait vendre des œufs (on peut les
écouler au marché de Willingdon). Les poules,
déclara Napoléon, devaient se réjouir d’un
sacrifice qui serait leur quote-part à l’édification
du moulin à vent.
Une fois encore les animaux éprouvèrent une
vague inquiétude : ne jamais entrer en rapport
avec les humains, ne jamais faire de commerce,
ne jamais faire usage d’argent – n’était-ce pas là
certaines des résolutions prises à l’assemblée
triomphale qui avait suivi l’expulsion de Jones ?
Tous les animaux se rappelaient les avoir
adoptées : ou du moins ils croyaient en avoir
gardé le souvenir. Les quatre jeunes gorets qui
avaient protesté quand Napoléon avait supprimé
les assemblées élevèrent timidement la voix, mais
pour être promptement réduits au silence et
comme foudroyés par les grognements des

83
chiens. Puis, comme d’habitude, les moutons
lancèrent l’antienne : Quatrepattes, oui !
Deuxpattes, non !, et la gêne passagère en fut
dissipée. Finalement, Napoléon dressa la patte
pour réclamer le silence et fit savoir que toutes
dispositions étaient déjà prises. Il n’y aurait pas
lieu pour les animaux d’entrer en relations avec
les humains, ce qui manifestement serait on ne
peut plus mal venu. De ce fardeau il se chargerait
lui-même. Un certain Mr. Whymper, avoué à
Willingdon, avait accepté de servir
d’intermédiaire entre la Ferme des Animaux et le
monde extérieur, et chaque lundi matin il
viendrait prendre les directives. Napoléon
termina son discours de façon coutumière,
s’écriant : « Vive la Ferme des Animaux ! » Et,
après avoir entonné Bêtes d’Angleterre, on
rompit les rangs.
Ensuite, Brille-Babil, fit le tour de la ferme
afin d’apaiser les esprits. Il assura aux animaux
que la résolution condamnant le commerce et
l’usage de l’argent n’avait jamais été passée, ou
même proposée. C’était là pure imagination, ou
alors une légende née des mensonges de Boule de

84
Neige. Et comme un léger doute subsistait dans
quelques esprits, Brille-Babil, en personne
astucieuse, leur demanda : « Êtes-vous tout à fait
sûrs, camarades, que vous n’avez pas rêvé ?
Pouvez-vous faire état d’un document, d’un texte
consigné sur un registre ou l’autre ? » Et comme
assurément n’existait aucun écrit consigné, les
animaux furent convaincus de leur erreur.
Comme convenu, Mr. Whymper se rendait
chaque lundi à la ferme. C’était un petit homme à
l’air retors, et qui portait des favoris, un avoué
dont l’étude ne traitait que de piètres affaires.
Cependant, il était bien assez finaud pour avoir
compris avant tout autre que la Ferme des
Animaux aurait besoin d’un courtier, et les
commissions ne seraient pas négligeables. Les
animaux observaient ses allées et venues avec
une sorte d’effroi, et ils l’évitaient autant que
possible. Néanmoins, voir Napoléon, un
quatrepattes, donner des ordres à ce deuxpattes,
réveilla leur orgueil et les réconcilia en partie
avec les dispositions nouvelles. Leurs relations
avec la race humaine n’étaient plus tout à fait les
mêmes que par le passé. Les humains ne

85
haïssaient pas moins la Ferme des Animaux de la
voir prendre un certain essor : à la vérité, ils la
haïssaient plus que jamais. Chacun d’eux avait
tenu pour article de foi que la ferme ferait faillite
à plus ou moins brève échéance ; et quant au
moulin à vent, il était voué à l’échec. Dans leurs
tavernes, ils se prouvaient les uns aux autres,
schémas à l’appui, que fatalement il s’écroulerait,
ou qu’à défaut il ne fonctionnerait jamais. Et
pourtant, ils en étaient venus, à leur corps
défendant, à un certain respect pour l’aptitude de
ces animaux à gérer leurs propres affaires. Ainsi
désignaient-ils maintenant la Ferme des Animaux
sous son nom, sans plus feindre de croire qu’elle
fût la Ferme du Manoir. Et de même avaient-ils
renoncé à défendre la cause de Jones ; celui-ci,
ayant perdu tout espoir de rentrer dans ses biens,
s’en était allé vivre ailleurs.
Sauf par le truchement de Whymper, il n’avait
pas été établi de relations entre la Ferme des
Animaux et le monde étranger, mais un bruit
circulait avec insistance : Napoléon aurait été sur
le point de passer un marché avec soit Mr.
Pilkington de Foxwood, soit Mr. Frederick de

86
Pinchfield – mais en aucun cas, ainsi qu’on en fit
la remarque, avec l’un et l’autre en même temps.
Vers ce temps-là, les cochons emménagèrent
dans la maison d’habitation dont ils firent leurs
quartiers. Une fois encore, les animaux crurent se
ressouvenir qu’une résolution contre ces
pratiques avait été votée, dans les premiers jours,
mais une fois encore Brille-Babil parvint à les
convaincre qu’il n’en était rien. Il est d’absolue
nécessité, expliqua-t-il, que les cochons, têtes
pensantes de la ferme, aient à leur disposition un
lieu paisible où travailler. Il est également plus
conforme à la dignité du chef (car depuis peu il
lui était venu de conférer la dignité de chef à
Napoléon) de vivre dans une maison que dans
une porcherie. Certains animaux furent troublés
d’apprendre, non seulement que les cochons
prenaient leur repas à la cuisine et avaient fait du
salon leur salle de jeux, mais aussi qu’ils
dormaient dans des lits. Comme de coutume,
Malabar en prit son parti : – « Napoléon ne se
trompe jamais » –, mais Douce, croyant se
rappeler une interdiction expresse à ce sujet, se
rendit au fond de la grange et tenta de déchiffrer

87
les Sept Commandements inscrits là. N’étant à
même que d’épeler les lettres une à une, elle s’en
alla quérir Edmée.
« Edmée, dit-elle, lis-moi donc le Quatrième
Commandement. N’y est-il pas question de ne
jamais dormir dans un lit ? »
Edmée épelait malaisément les lettres. Enfin :
« Ça dit : Aucun animal ne dormira dans un lit
avec des draps. »
Chose curieuse, Douce ne se rappelait pas
qu’il eût été question de draps dans le Quatrième
Commandement, mais puisque c’était inscrit sur
le mur il fallait se rendre à l’évidence. Sur quoi,
Brille-Babil vint à passer par là avec deux ou
trois chiens, et il fut à même d’expliquer l’affaire
sous son vrai jour :
« Vous avez donc entendu dire, camarades,
que nous, les cochons, dormons maintenant dans
les lits de la maison ? Et pourquoi pas ? Vous
n’allez tout de même pas croire à l’existence d’un
règlement qui proscrive les lits ? Un lit, ce n’est
jamais qu’un lieu où dormir. Le tas de paille

88
d’une écurie, qu’est-ce que c’est, à bien
comprendre, sinon un lit ? L’interdiction porte
sur les draps, lesquels sont d’invention humaine.
Or nous avons enlevé les draps des lits et nous
dormons entre des couvertures. Ce sont là des lits
où l’on est très bien, mais pas outre mesure, je
vous en donne mon billet, camarades, avec ce
travail de tête qui désormais nous incombe. Vous
ne voudriez pas nous ôter le sommeil réparateur,
hein, camarades ? Vous ne voudriez pas que nous
soyons exténués au point de ne plus faire face à la
tâche ? Sans nul doute, aucun de vous ne désire le
retour de Jones ? »
Les animaux le rassurèrent sur ce point, et
ainsi fut clos le chapitre des lits. Et nulle
contestation non plus lorsque, quelques jours plus
tard, il fut annoncé qu’à l’avenir les cochons se
lèveraient une heure plus tard que les autres.
L’automne venu au terme d’une saison de
travail éprouvante, les animaux étaient fourbus
mais contents. Après la vente d’une partie du foin
et du blé, les provisions pour l’hiver n’étaient pas
fort abondantes, mais le moulin contrebalançait

89
toute déconvenue. Il était maintenant presque à
demi bâti. Après la moisson, un temps sec sous
un ciel dégagé fit que les animaux trimèrent plus
dur que jamais : car, se disaient-ils, il valait bien
la peine de charroyer tout le jour des quartiers de
pierre, si, ce faisant, on exhaussait d’un pied les
murs du moulin. Malabar allait même au travail
tout seul, certaines nuits, une heure ou deux, sous
le clair de lune de septembre. Et, à leurs heures
perdues, les animaux faisaient le tour du moulin
en construction, à n’en plus finir, en admiration
devant la force et l’aplomb des murs, et
s’admirant eux-mêmes d’avoir dressé un ouvrage
imposant tel que celui-là. Seul le vieux Benjamin
se refusait à l’enthousiasme, sans toutefois rien
dire que de répéter ses remarques sibyllines sur la
longévité de son espèce.
Ce fut novembre et les vents déchaînés du
sud-ouest. Il fallut arrêter les travaux, car avec le
temps humide on ne pouvait plus malaxer le
ciment. Une nuit enfin, la tempête souffla si fort
que les bâtiments de la ferme vacillèrent sur leurs
assises, et plusieurs tuiles du toit de la grange
furent emportées. Les poules endormies

90
sursautèrent, caquetant d’effroi. Toutes dans un
même rêve croyaient entendre la lointaine
décharge d’un fusil. Au matin les animaux une
fois dehors s’aperçurent que le mât avait été
abattu, et un orme, au bas du verger, arraché au
sol comme un simple radis. Ils en étaient là de
leurs découvertes, qu’un cri désespéré leur
échappa. C’est qu’ils avaient sous les yeux
quelque chose d’insoutenable : le moulin en
ruine.
D’un commun accord ils se ruèrent sur le lieu
du désastre. Napoléon, dont ce n’était pas
l’habitude de hâter le pas, courait devant. Et, oui,
gisait là le fruit de tant de luttes : ces murs rasés
jusqu’aux fondations, et ces pierres éparpillées
que si péniblement ils avaient cassées et
charriées ! Stupéfiés, les animaux jetaient un
regard de deuil sur ces éboulis. En silence,
Napoléon arpentait le terrain de long en large,
reniflant de temps à autre, la queue crispée
battant de droite et de gauche, ce qui chez lui
était l’indice d’une grande activité de tête.
Soudain il fit halte, et il fallait croire qu’il avait
arrêté son parti :

91
« Camarades, dit-il, savez-vous qui est le
fautif ? L’ennemi qui s’est présenté à la nuit et a
renversé notre moulin à vent ? C’est Boule de
Neige ! rugit Napoléon.
« Oui, enchaîna-t-il, c’est Boule de Neige, par
pure malignité, pour contrarier nos plans, et se
venger de son ignominieuse expulsion. Lui, le
traître ! À la faveur des ténèbres, il s’est faufilé
jusqu’ici et a ruiné d’un coup un an bientôt de
notre labeur.
« Camarades, de ce moment, je décrète la
condamnation à mort de Boule de Neige. Sera
Héros-Animal de Deuxième classe et recevra un
demi-boisseau de pommes quiconque le conduira
sur les bancs de la justice. Un boisseau entier à
qui le capturera vivant ! »
Que même Boule de Neige ait pu se rendre
capable de pareille vilenie, voilà une découverte
qui suscita chez les animaux une indignation
extrême. Ce fut un tel tollé qu’incontinent chacun
réfléchit aux moyens de se saisir de Boule de
Neige si jamais il devait se représenter sur les
lieux. Presque aussitôt on découvrit sur l’herbe, à

92
petite distance de la butte, des empreintes de
cochon. On ne pouvait les suivre que sur
quelques mètres, mais elles avaient l’air de
conduire à une brèche dans la haie. Napoléon,
ayant reniflé de manière significative, déclara
qu’il s’agissait bien de Boule de Neige. D’après
lui, il avait dû venir de la ferme de Foxwood. Et,
ayant fini de renifler :
« Plus d’atermoiements, camarades ! s’écria
Napoléon. Le travail nous attend. Ce matin même
nous allons nous remettre à bâtir le moulin, et
nous ne détèlerons pas de tout l’hiver, qu’il
pleuve ou vente. Nous ferons savoir à cet
abominable traître qu’on ne fait pas si facilement
table rase de notre œuvre. Souvenez-vous-en,
camarades : nos plans ne doivent être modifiés en
rien. Ils seront terminés au jour dit. En avant,
camarades ! Vive le moulin à vent ! Vive la
Ferme des Animaux ! »

93
VII

Un rude hiver. Après les orages, la neige et la


neige fondue, puis ce fut le gel qui ne céda que
courant février. Vaille que vaille, les animaux
poursuivaient la reconstruction du moulin, se
rendant bien compte que le monde étranger les
observait, et que les humains envieux se
réjouiraient comme d’un triomphe, si le moulin
n’était pas achevé dans les délais.
Les mêmes humains affectaient, par pure
malveillance, de ne pas croire à la fourberie de
Boule de Neige : le moulin se serait effondré tout
seul, à les en croire, à cause de ses murs fragiles.
Les animaux savaient, eux, que tel n’était pas le
cas – encore qu’on eût décidé de les rebâtir sur
trois pieds d’épaisseur, au lieu de dix-huit
pouces, comme précédemment. Il leur fallait
maintenant amener à pied d’œuvre une bien plus
grande quantité de pierres. Longtemps, la neige

94
amoncelée sur la carrière retarda les travaux. Puis
ce fut un temps sec et il gela, et les animaux se
remirent à la tâche, mais elle leur était pénible et
ils n’y apportaient plus qu’un moindre
enthousiasme. Ils avaient froid tout le temps, la
plupart du temps ils avaient faim aussi. Seuls
Malabar et Douce gardaient cœur à l’ouvrage.
Les animaux entendaient les exhortations
excellentes de Brille-Babil sur les joies du service
et la dignité du labeur, mais trouvaient plus de
stimulant dans la puissance de Malabar comme
dans sa devise inattaquable : « Je vais travailler
plus dur. »
En janvier la nourriture vint à manquer. Le blé
fut réduit à la portion congrue, et il fut annoncé
que, par compensation, une ration supplémentaire
de pommes de terre serait distribuée. Or on
s’aperçut que la plus grande partie des pommes
de terre avait gelé, n’ayant pas été assez bien
protégées sous la paille. Elles étaient molles et
décolorées, peu comestibles. Bel et bien,
plusieurs jours d’affilée les animaux se nourrirent
de betteraves fourragères et de paille. Ils
semblaient menacés de mort lente.

95
Il était d’importance capitale de cacher ces
faits au monde extérieur. Enhardis par
l’effondrement du moulin, les humains
accablaient la Ferme des Animaux sous de
nouveaux mensonges. Une fois encore, les bêtes
mouraient de faim et les maladies faisaient des
ravages, elles se battaient entre elles, tuaient leurs
petits, se comportaient en vrais cannibales. Si la
situation alimentaire venait à être connue, les
conséquences seraient funestes ; et c’est ce dont
Napoléon se rendait clairement compte. Aussi
décida-t-il de recourir à Mr. Whymper, pour que
prévale le sentiment contraire. Les animaux
n’avaient à peu près jamais l’occasion de
rencontrer Mr. Whymper lors de ses visites
hebdomadaires : désormais, certains d’entre eux,
bien choisis – surtout des moutons –, eurent
l’ordre de se récrier, comme par hasard, quand il
était à portée d’oreille, sur leurs rations plus
abondantes. De plus, Napoléon, donna ordre de
remplir de sable, presque à ras bord, les coffres à
peu près vides de la resserre, qu’on recouvrit
ensuite du restant de grains et de farine. Sur un
prétexte plausible, on mena Mr. Whymper à la

96
resserre et l’on fit en sorte qu’il jette au passage
un coup d’œil sur les coffres. Il tomba dans le
panneau, et rapporta partout qu’à la Ferme des
Animaux, il n’y avait pas de disette.
Pourtant, à fin janvier, il devint évident qu’il
serait indispensable de s’approvisionner en grain
quelque part. À cette époque, Napoléon se
montrait rarement en public. Il passait son temps
à la maison, où sur chaque porte veillaient des
chiens à la mine féroce. Quand il quittait sa
retraite, c’était dans le respect de l’étiquette et
sous escorte. Car six molosses l’entouraient, et
grognaient si quelqu’un l’approchait de trop près.
Souvent il ne se montrait même pas le dimanche
matin, mais faisait connaître ses instructions par
l’un des autres cochons, Brille-Babil en général.
Un dimanche matin, Brille-Babil déclara que
les poules, qui venaient de se remettre à pondre,
devraient donner leurs œufs. Napoléon avait
conclu, par l’intermédiaire de Whymper, un
contrat portant sur quatre cents œufs par semaine.
En contrepartie, on se procurerait la farine et le
grain jusqu’à l’été et le retour à une vie moins

97
pénible.
Entendant ce qu’il en était, les poules
élevèrent des protestations scandalisées. Elles
avaient été prévenues que ce sacrifice pourrait
s’avérer nécessaire, mais n’avaient pas cru qu’on
en viendrait là. Elles déclaraient qu’il s’agissait
de leurs couvées de printemps, et que leur
prendre leurs œufs était criminel. Pour la
première fois depuis l’expulsion de Jones, il y eut
une sorte de révolte. Sous la conduite de trois
poulets noirs de Minorque, les poules tentèrent
résolument de faire échec aux vœux de Napoléon.
Leur mode de résistance consistait à se jucher sur
les chevrons du comble, d’où les œufs pondus
s’écrasaient au sol. La réaction de Napoléon fut
immédiate et sans merci. Il ordonna qu’on
supprime les rations des poules, et décréta que
tout animal surpris à leur donner fût-ce un seul
grain serait puni de mort. Les chiens veillèrent à
l’exécution de ces ordres. Les poules tinrent bon
cinq jours, puis elles capitulèrent et regagnèrent
leurs pondoirs. Neuf d’entre elles, entre-temps,
étaient mortes. On les enterra dans le verger, et il
fut entendu qu’elles étaient mortes de coccidiose.

98
Whymper n’eut pas vent de l’affaire, et les œufs
furent livrés en temps voulu. La camionnette d’un
épicier venait les enlever chaque semaine.
De tout ce temps on n’avait revu Boule de
Neige. Mais on disait que sans doute il devait se
cacher dans l’une ou l’autre des deux fermes
voisines, soit Foxwood, soit Pinchfield. Napoléon
était alors en termes un peu meilleurs avec les
fermiers. Il faut dire que, depuis une dizaine
d’années, il y avait dans la cour, sur
l’emplacement d’une ancienne hêtraie, une pile
de madriers. C’était du beau bois sec que
Whymper avait conseillé à Napoléon de vendre.
De leur côté, Mr. Pilkington et Mr. Frederick
désiraient l’acquérir. Or Napoléon hésitait entre
les deux sans jamais se décider. On remarqua que
chaque fois qu’il penchait pour Mr. Frederick,
Boule de Neige était soupçonné de se cacher à
Foxwood, au lieu que si Napoléon inclinait pour
Mr. Pilkington, alors Boule de Neige s’était
réfugié à Pinchfield.
Et, soudain, au début du printemps, une
nouvelle alarmante : Boule de Neige hantait la

99
ferme à la nuit ! L’émoi des animaux fut tel qu’ils
faillirent en perdre le sommeil. Selon la rumeur,
Boule de Neige s’introduisait à la faveur des
ténèbres pour commettre cent méfaits. C’est lui
qui volait le blé, renversait les seaux à lait, cassait
les œufs, piétinait les semis, écorçait les arbres
fruitiers. On prit l’habitude de lui imputer tout
forfait, tout contretemps. Si une fenêtre était
brisée, un égout obstrué, la faute lui en était
toujours attribuée, et quand on perdit la clef de la
resserre, dans la ferme entière ce fut un même
cri : Boule de Neige l’avait jetée dans le puits !
Et, chose bizarre, c’est ce que les animaux
croyaient toujours après qu’on eut retrouvé la clef
sous un sac de farine. Unanimes, les vaches
affirmaient que Boule de Neige pénétrait dans
l’étable par surprise pour les traire dans leur
sommeil. Les rats, qui, cet hiver-là, avaient fait
des leurs, passaient pour être de connivence avec
lui.
Les activités de Boule de Neige doivent être
soumises à une investigation implacable, décréta
Napoléon. Escorté de ses chiens, il inspecta les
bâtiments avec grande minutie, les autres

100
animaux le suivant à distance de respect. Souvent
il faisait halte pour flairer le sol, déclarant qu’il
pouvait déceler à l’odeur les empreintes de Boule
de Neige. Pas un coin de la grange et de l’étable,
du poulailler et du potager, qu’il ne reniflât, à
croire qu’il suivait le traître à la trace. Du groin il
flairait la terre avec insistance, puis d’une voix
terrible s’écriait : « Boule de Neige ! Il est venu
ici ! Mon odorat me le dit ! » Au nom de Boule
de Neige les chiens poussaient des aboiements à
fendre le cœur et montraient les crocs.
Les animaux étaient pétrifiés d’effroi. C’était
comme si Boule de Neige, présence impalpable,
toujours à rôder, les menaçait de cent dangers. Un
soir, Brille-Babil les fit venir tous. Le visage
anxieux et tressaillant sur place, il leur dit qu’il
avait des nouvelles graves à leur faire savoir.
« Camarades ! s’écria-t-il en sautillant
nerveusement, Boule de Neige s’est vendu à
Frederick, le propriétaire de Pinchfield, qui
complote en ce moment de nous attaquer et
d’usurper notre ferme. C’est Boule de Neige qui
doit le guider le moment venu de l’offensive.

101
Mais il y a pire encore. Nous avions cru la révolte
de Boule de Neige causée par la vanité et
l’ambition. Mais nous avions tort, camarades.
Savez-vous quelle était sa raison véritable ? Du
premier jour Boule de Neige était de mèche avec
Jones ! Il n’a cessé d’être son agent secret. Nous
en tenons la preuve de documents abandonnés
par lui et que nous venons tout juste de découvrir.
À mon sens, camarades voilà qui explique bien
des choses. N’avons-nous pas vu de nos yeux
comment il tenta – sans succès heureusement –
de nous entraîner dans la défaite et
l’anéantissement, lors de la bataille de
l’Étable ? »
Les animaux étaient stupéfiés. Pareille
scélératesse comparée à la destruction du moulin,
vraiment c’était le comble ! Il leur fallut plusieurs
minutes pour s’y faire. Ils se rappelaient tous, ou
du moins croyaient se rappeler, Boule de Neige
chargeant à leur tête à la bataille de l’Étable, les
ralliant sans cesse et leur redonnant cœur au
ventre, alors même que les bombes de Jones lui
écorchaient l’échine. Dès l’abord, ils voyaient
mal comment il aurait pu être en même temps du

102
côté de Jones. Même Malabar, qui ne posait
guère de questions, demeurait perplexe. Il
s’étendit sur le sol, replia sous lui ses jambes de
devant, puis, s’étant concentré avec force, énonça
ses pensées. Il dit :
« Je ne crois pas ça. À la bataille de l’Étable,
Boule de Neige s’est conduit en brave. Et ça, je
l’ai vu de mes propres yeux. Et juste après le
combat, est-ce qu’on ne l’a pas nommé Héros-
Animal, Première Classe ?
– C’est là que nous avons fait fausse route,
camarade, reprit Brille-Babil. Car en réalité il
essayait de nous conduire à notre perte. C’est ce
que nous savons maintenant grâce à ces
documents secrets.
– Il a été blessé, quand même, dit Malabar.
Tous, nous l’avons vu qui courait en perdant son
sang.
– Cela aussi faisait partie de la machination !
s’écria Brille-Babil. Le coup de fusil de Jones n’a
fait que l’érafler. Si vous saviez lire, je vous en
donnerais la preuve écrite de sa main. Le complot
prévoyait qu’au moment critique Boule de Neige

103
donnerait le signal du sauve-qui-peut,
abandonnant le terrain à l’ennemi. Et il a failli
réussir. Bel et bien, camarades, il aurait réussi,
n’eût été votre chef héroïque, le camarade
Napoléon. Enfin, est-ce que vous l’auriez
oublié ? Au moment même où Jones et ses
hommes pénétraient dans la cour, Boule de Neige
tournait casaque, entraînant nombre d’animaux
après lui. Et, au moment où se répandait la
panique, alors même que tout semblait perdu, le
camarade Napoléon s’élançait en avant au cri de
“Mort à l’Humanité !”, mordant Jones au mollet.
De cela, sûrement vous vous rappelez,
camarades ? » dit Brille-Babil en frétillant.
Entendant le récit de cette scène haute en
couleurs, les animaux avaient l’impression de se
rappeler. À tout le moins, ils se souvenaient
qu’au moment critique, Boule de Neige avait
détalé. Mais Malabar, toujours un peu mal à
l’aise, finit par dire :
« Je ne crois pas que Boule de Neige était un
traître au commencement. Ce qu’il a fait depuis
c’est une autre histoire. Mais je crois qu’à la

104
bataille de l’Étable il a agi en vrai camarade. »
Brille-Babil, d’un ton ferme et pesant ses
mots, dit alors :
« Notre chef, le camarade Napoléon, a déclaré
catégoriquement, catégoriquement, camarades,
que Boule de Neige était l’agent de Jones depuis
le début. Oui, et même bien avant que nous ayons
envisagé le soulèvement.
– Ah, c’est autre chose dans ce cas-là, concéda
Malabar. Si c’est le camarade Napoléon qui le
dit, ce doit être vrai.
– À la bonne heure, camarade ! » s’écria
Brille-Babil, non sans avoir jeté toutefois de ses
petits yeux pétillants un regard mauvais sur
Malabar. Sur le point de s’en aller, il se retourna
et ajouta d’un ton solennel : « J’en avertis chacun
de vous, il va falloir ouvrir l’œil et le bon. Car
nous avons des raisons de penser que certains
agents secrets de Boule de Neige se cachent
parmi nous à l’heure actuelle ! »
Quatre jours plus tard en fin d’après-midi,
Napoléon donna ordre à tous les animaux de se

105
rassembler dans la cour. Quand ils furent tous
réunis, il sortit de la maison de la ferme, portant
deux décorations (car récemment il s’était
attribué les médailles de Héros-Animal, Première
Classe et Deuxième Classe). Il était entouré de
ses neufs molosses qui grondaient ; les animaux
en avaient froid dans le dos, et chacun se tenait
tapi en silence, comme en attente de quelque
événement terrible.
Napoléon jeta sur l’assistance un regard dur,
puis émit un cri suraigu. Immédiatement les
chiens bondirent en avant, saisissant quatre
cochons par l’oreille et les traînant, glapissants et
terrorisés, aux pieds de Napoléon. Les oreilles
des cochons saignaient. Et, quelques instants, les
molosses, ivres de sang, parurent saisis d’une
rage démente. À la stupeur de tous, trois d’entre
eux se jetèrent sur Malabar. Prévenant leur
attaque, le cheval frappa l’un d’eux en plein bond
et de son sabot le cloua au sol. Le chien hurlait
miséricorde. Cependant ses deux congénères, la
queue entre les jambes, avaient filé bon train.
Malabar interrogeait Napoléon des yeux. Devait-
il en finir avec le chien ou lui laisser la vie

106
sauve ? Napoléon parut prendre une expression
autre, et d’un ton bref il lui commanda de laisser
aller le chien, sur quoi Malabar leva son sabot. Le
chien détala, meurtri et hurlant de douleur.
Aussitôt le tumulte s’apaisa. Les quatre
cochons restaient sidérés et tremblants, et on
lisait sur leurs traits le sentiment d’une faute.
Napoléon les invita à confesser leurs crimes.
C’étaient là les cochons qui avaient protesté
quand Napoléon avait aboli l’assemblée du
dimanche. Sans autre forme de procès, ils
avouèrent. Oui, ils avaient entretenu des relations
secrètes avec Boule de Neige depuis son
expulsion. Oui, ils avaient collaboré avec lui à
l’effondrement du moulin à vent. Et, oui, ils
avaient été de connivence pour livrer la Ferme
des Animaux à Mr. Frederick. Ils firent encore
état de confidences du traître : depuis des années,
il était bien l’agent secret de Jones. Leur
confession achevée, les chiens, sur-le-champ, les
égorgèrent. Alors, d’une voix terrifiante,
Napoléon demanda si nul autre animal n’avait à
faire des aveux.

107
Les trois poulets qui avaient mené la sédition
dans l’affaire des œufs s’avancèrent, disant que
Boule de Neige leur était apparu en rêve. Il les
avait incités à désobéir aux ordres de Napoléon.
Eux aussi furent massacrés. Puis une oie se
présenta : elle avait dérobé six épis de blé à la
moisson de l’année précédente et les avait
mangés de nuit. Un mouton avait, lui, uriné dans
l’abreuvoir – sur les instances de Boule de Neige
–, et deux autres moutons avouèrent le meurtre
d’un vieux bélier, particulièrement dévoué à
Napoléon : alors qu’il avait un rhume de cerveau,
ils l’avaient pris en chasse autour d’un feu de
bois. Tous furent mis à mort sur-le-champ. Et de
cette façon, aveux et exécutions se poursuivirent :
à la fin ce fut, aux pieds de Napoléon, un
amoncellement de cadavres, et l’air était lourd
d’une odeur de sang inconnue depuis le
bannissement de Jones.
Quand on en eut fini, le reste des animaux,
cochons et chiens exceptés, s’éloigna en foule
furtive. Ils frissonnaient d’horreur, et n’auraient
pas pu dire ce qui les bouleversait le plus : la
trahison de ceux ayant partie liée avec Boule de

108
Neige, ou la cruauté du châtiment. Dans les
anciens jours, de pareilles scènes de carnage
avaient bien eu lieu, mais il leur paraissait à tous
que c’était pire maintenant qu’elles se
produisaient entre eux. Depuis que Jones n’était
plus dans les lieux, pas un animal qui en eût tué
un autre, fût-ce un simple rat. Ayant gagné le
monticule où, à demi achevé, s’élevait le moulin,
d’un commun accord les animaux se couchèrent,
blottis côte à côte, pour se faire chaud. Il y avait
là Douce, Edmée et Benjamin, les vaches et les
moutons, et tout un troupeau mêlé d’oies et de
poules : tout le monde, somme toute, excepté la
chatte qui s’était éclipsée avant même l’ordre de
rassemblement. Seul Malabar était demeuré
debout, ne tenant pas en place, en se battant les
flancs de sa longue queue noire, en poussant de
temps à autre un hennissement étonné. À la fin, il
dit :
« Ça me dépasse. Je n’aurais jamais cru à des
choses pareilles dans notre ferme. Il doit y avoir
de notre faute. La seule solution, à mon avis,
c’est de travailler plus dur. À partir
d’aujourd’hui, je vais me lever encore une heure

109
plus tôt que d’habitude. »
Et, de son trot pesant, il fila vers la carrière.
Une fois là, il ramassa coup sur coup deux
charretées de pierres qu’avant de se retirer pour la
nuit il traîna jusqu’au moulin.
Les animaux se blottissaient autour de Douce,
et ils se taisaient. Du mamelon où ils se tenaient
couchés, s’ouvrait une ample vue sur la
campagne. La plus grande partie de la Ferme des
Animaux était sous leurs yeux – le pâturage tout
en longueur jusqu’à la route, le champ de foin, le
boqueteau, l’abreuvoir, les labours où le blé vert
poussait dru, et les toits rouges des dépendances
d’où des filaments de fumée tourbillonnaient. La
transparence d’un soir de printemps. L’herbe et
les haies chargées de bourgeons se doraient aux
rayons obliques du soleil. Jamais la ferme – et ils
éprouvaient une sorte d’étonnement à se rappeler
qu’elle était à eux, que chaque pouce leur
appartenait – ne leur avait paru si enviable.
Suivant du regard le versant du coteau, les yeux
de Douce s’embuaient de larmes. Eut-elle été à
même d’exprimer ses pensées, alors elle aurait

110
dit : mais ce n’est pas là ce que nous avions
entrevu quand, des années plus tôt, nous avions
en tête de renverser l’espèce humaine. Ces scènes
d’épouvante et ces massacres, ce n’était pas ce
que nous avions appelé de nos vœux la nuit où
Sage l’Ancien avait exalté en nous l’idée du
soulèvement. Elle-même se fut-elle fait une
image du futur, ç’aurait été celle d’une société
d’animaux libérés de la faim et du fouet : ils
auraient été tous égaux, chacun aurait travaillé
suivant ses capacités, le fort protégeant le faible,
comme elle avait protégé de sa patte la couvée de
canetons, cette nuit où Sage l’Ancien avait
prononcé son discours. Au lieu de quoi – elle
n’aurait su dire comment c’était arrivé – des
temps sont venus, où personne n’ose parler franc,
où partout grognent des chiens féroces, où l’on
assiste à des exécutions de camarades dévorés à
pleines dents après avoir avoué des crimes
affreux. Il ne lui venait pas la moindre idée de
révolte ou de désobéissance. Même alors elle
savait les animaux bien mieux pourvus que du
temps de Jones, et aussi qu’avant tout il fallait
prévenir le retour des humains. Quoi qu’il arrive,

111
elle serait fidèle, travaillerait ferme, exécuterait
les ordres, accepterait la mainmise de Napoléon.
Quand même, ce n’était pas pour en arriver là
qu’elle et tous les autres avaient espéré et pris de
la peine. Pas pour cela qu’ils avaient bâti le
moulin et bravé les balles de Jones ! Telles
étaient ses pensées, même si les mots ne lui
venaient pas.
À la fin, elle se mit à chanter Bêtes
d’Angleterre, se disant qu’elle exprimerait ainsi
ce que ses propres paroles n’auraient pas su dire.
Alors les autres animaux assis autour d’elle
reprirent en chœur le chant révolutionnaire, trois
fois de suite – mélodieusement, mais avec une
lenteur funèbre, comme ils n’avaient jamais fait
encore.
À peine avaient-ils fini de chanter pour la
troisième fois que Brille-Babil, escorté de deux
molosses, s’approcha, de l’air de qui a des choses
importantes à faire savoir. Il annonça que
désormais, en vertu d’un décret spécial du
camarade Napoléon, chanter Bêtes d’Angleterre
était interdit.

112
Les animaux en furent tout décontenancés.
« Pourquoi ? s’exclama Edmée.
– Il n’y a plus lieu, camarade, dit Brille-Babil
d’un ton cassant. Bêtes d’Angleterre, c’était le
chant du Soulèvement. Mais le Soulèvement a
réussi. L’exécution des traîtres, cet après-midi,
l’a mené à son terme. Au-dehors comme au-
dedans l’ennemi est vaincu. Dans Bêtes
d’Angleterre étaient exprimées nos aspirations à
la société meilleure des temps à venir. Or cette
société est maintenant instaurée. Il est clair que
ce chant n’a plus aucune raison d’être. »
Tout effrayés qu’ils fussent, certains animaux
auraient peut-être bien protesté, si à cet instant les
moutons n’avaient entonné leurs bêlements
habituels : Quatrepattes, oui ! Deuxpattes, non !
Et ils bêlèrent plusieurs minutes durant, et mirent
fin à la discussion.
Aussi n’entendit-on plus Bêtes d’Angleterre.
À la place, Minimus, le poète, composa de
nouveaux couplets dont voici le commencement :

113
Ferme des Animaux, Ferme des Animaux
Jamais de mon fait ne te viendront des maux !

et c’est là ce qu’on chante chaque dimanche


matin après le salut au drapeau. Mais les animaux
trouvaient que ces paroles et cette musique ne
valaient pas Bêtes d’Angleterre.

114
VIII

Quelques jours plus tard, quand se fut apaisée


la terreur causée par les exécutions, certains
animaux se rappelèrent – ou du moins crurent se
rappeler – ce qu’enjoignait le Sixième
Commandement : Nul animal ne tuera un autre
animal. Et bien que chacun se gardât d’en rien
dire à portée d’oreille des cochons ou des chiens,
on trouvait que les exécutions s’accordaient mal
avec cet énoncé. Douce demanda à Benjamin de
lui lire le Sixième Commandement, et quand
Benjamin, comme d’habitude, s’y fût refusé,
disant qu’il ne se mêlait pas de ces affaires-là,
elle se retourna vers Edmée. Edmée le lui lut. Ça
disait : Nul animal, ne tuera un autre animal sans
raison valable. Ces trois derniers mots, les
animaux, pour une raison ou l’autre, ne se les
rappelaient pas, mais ils virent bien que le
Sixième Commandement n’avait pas été violé. Il

115
y avait clairement de bonnes raisons de tuer les
traîtres qui s’étaient ligués avec Boule de Neige.
Tout le long de cette année-là, ils travaillèrent
encore plus dur que l’année précédente. Achever
le moulin en temps voulu avec des murs deux
fois plus épais qu’auparavant, tout en menant de
pair les travaux coutumiers, c’était un labeur
écrasant. Certains jours, les animaux avaient
l’impression de trimer plus longtemps qu’à
l’époque de Jones, sans en être mieux nourris. Le
dimanche matin, Brille-Babil, tenant un long
ruban de papier dans sa petite patte, leur lisait des
colonnes de chiffres. Il en résultait une
augmentation marquée dans chaque catégorie de
production : deux cents, trois cents ou cinq cents
pour cent suivant les cas. Les animaux ne
voyaient pas de raison de ne pas prêter foi à ces
statistiques, d’autant moins de raison qu’ils ne se
rappelaient plus bien ce qu’il en avait été avant le
soulèvement. Malgré tout, il y avait des moments
où moins de chiffres et plus à manger leur serait
mieux allé.

116
Tous les ordres leur étaient maintenant
transmis par Brille-Babil ou l’un des autres
cochons. C’est tout juste si chaque quinzaine
Napoléon se montrait en public, mais alors le
cérémonial était renforcé. À ses chiens s’ajoutait
un jeune coq noir et fiérot, qui précédait le chef,
faisait office de trompette, et, avant qu’il ne prît
la parole, poussait un cocorico ardent. On disait
que Napoléon avait un statut propre jusque dans
la maison où il avait ses appartements privés.
Servi par deux chiens, il prenait ses repas seul
dans le service de porcelaine de Derby frappé
d’une couronne, autrefois exposé dans l’argentier
du salon. Enfin il fut entendu qu’une salve de
carabine serait tirée pour commémorer sa
naissance – tout de même que les deux autres
jours anniversaires.
Napoléon n’était plus jamais désigné par un
seul patronyme. Toujours on se référait à lui en
langage de protocole : « Notre chef, le camarade
Napoléon ». De plus, les cochons se plaisaient à
lui attribuer des titres tels que Père de tous les
Animaux, Terreur du Genre Humain, Protecteur
de la Bergerie, Ami des Canetons, ainsi de suite.

117
Dans ses discours, Brille-Babil exaltait la sagesse
de Napoléon et sa bonté de cœur, son indicible
amour des animaux de tous les pays, même et en
particulier celui qu’il portait aux infortunés des
autres fermes, encore dans l’ignorance et
l’esclavage. C’était devenu l’habitude de rendre
honneur à Napoléon de tout accomplissement
heureux et hasard propice. Aussi entendait-on
fréquemment une poule déclarer à une autre
commère poule : « Sous la conduite éclairée du
camarade Napoléon, notre chef, en six jours j’ai
pondu cinq œufs. » Ou encore c’étaient deux
vaches à l’abreuvoir, s’exclamant : « Grâces
soient rendues aux lumières du camarade
Napoléon, car cette eau a un goût excellent ! » Le
sentiment général fut bien exprimé dans un
poème de Minimus, dit Camarade Napoléon :

Tuteur de l’orphelin
Fontaine de bonheur
Calme esprit souverain
Seigneur de la pâtée le feu de ton regard

118
Se penche créateur
Soleil dans notre ciel, source de réflexion
Ô Camarade Napoléon !

Ô grand dispensateur
De tout ce que l’on aime
Ô divin créateur
Pourvoyeur du petit et maître en tous arts
Oui chaque bête même
Chaque bête te doit foin sec et ventre bon
Ô Camarade Napoléon !

Même un petit cochon


Pas plus qu’enfantelet
Dans sa contemplation
Il lui faudra savoir que sous ton étendard
Chaque bête se tait
Et que son premier cri dira ton horizon
Ô Camarade Napoléon !

119
Napoléon donna son approbation au poème
qu’il fit inscrire sur le mur de la grange, en face
des Sept Commandements. En frontispice son
effigie de profil fut peinte par Brille-Babil à la
peinture blanche.
Entre-temps, Napoléon était, par le truchement
de Whymper, entré en négociations compliquées
avec Frederick et Pilkington. Le bois de
charpente n’était toujours pas vendu. Frederick,
le plus désireux de s’en rendre acquéreur,
n’offrait pas un prix raisonnable. Simultanément
la rumeur se répandit de nouveau d’une offensive
de Frederick et de ses hommes contre la Ferme
des Animaux. Il jetterait bas le moulin dont
l’édification avait soulevé chez lui une jalousie
effrénée. On savait que Boule de Neige rôdait
toujours à la ferme de Pinchfield. Au cœur de
l’été, les animaux en grand émoi apprirent que
trois poules avaient spontanément avoué leur
participation à un complot de Boule de Neige en
vue d’assassiner Napoléon. Elles furent exécutées
sans délai et de nouvelles précautions furent

120
prises pour la sécurité du chef. La nuit quatre
chiens montèrent la garde autour de son lit, un à
chaque coin, et à un petit goret du nom de Œil
Rose fut confiée la charge de goûter sa
nourriture, de peur d’un empoisonnement.
Vers ce temps-là, il fut annoncé que Napoléon
avait pris la décision de vendre le bois à Mr.
Pilkington. Il était aussi sur le point de passer
accord avec la ferme de Foxwood en vue
d’échanges réguliers. Les relations entre
Napoléon et Pilkington, quoique uniquement
menées par Whymper, en étaient devenues
presque cordiales. Les animaux se méfiaient de
Pilkington, en tant qu’humain, mais le préféraient
franchement à Frederick, qu’à la fois ils
redoutaient et haïssaient. L’été s’avançant et la
construction du moulin touchant à sa fin, les
bruits se firent de plus en plus insistants d’une
attaque perfide, déclenchée d’un moment à
l’autre. Frederick, disait-on, se proposait de
lancer contre la Ferme des Animaux une
vingtaine d’individus armés de fusils. Déjà il
avait soudoyé les hommes de loi et la police, de
façon qu’une fois en possession des titres de

121
propriété ceux-ci ne soient plus remis en cause.
Qui plus est, des histoires épouvantables
circulaient sur le traitement cruel infligé à des
animaux par ce Frederick : il avait fouetté un
vieux cheval jusqu’à ce que mort s’ensuive,
laissait ses vaches mourir de faim, avait jeté un
de ses chiens dans la chaudière, se divertissait le
soir à des combats de coqs (les combattants
avaient des éclats de lames de rasoir fixés aux
ergots). Au récit d’atrocités pareilles, le sang des
animaux ne faisait qu’un tour, et il leur arriva de
clamer leur désir d’être autorisés à marcher sur
Pinchfield pour en chasser les humains et délivrer
les animaux. Mais Brille-Babil leur conseilla
d’éviter toute action téméraire et de s’en remettre
à la stratégie du camarade Napoléon.
Malgré tout, une âcre animosité contre
Frederick persistait. Un dimanche matin,
Napoléon se rendit dans la grange pour expliquer
qu’il n’avait à aucun moment envisagé de lui
vendre le chargement de bois. Il y allait de sa
dignité, expliqua-t-il, de ne jamais entretenir de
relations avec des gredins pareils. Les pigeons,
toujours chargés de répandre à l’extérieur les

122
nouvelles du Soulèvement, reçurent l’interdiction
de toucher terre en un point quelconque de
Foxwood, et il leur fut ordonné de substituer au
mot d’ordre initial, « Mort à l’Humanité ! », celui
de « Mort à Frederick ! ». Vers la fin de l’été, une
nouvelle machination de Boule de Neige fut
démasquée. Les mauvaises herbes avaient envahi
les blés, et l’on s’aperçut que, lors d’une de ses
incursions nocturnes, Boule de Neige avait semé
l’ivraie dans le bon grain. Un jars dans le secret
du complot confessa sa faute à Brille-Babil, puis
aussitôt se suicida en avalant des baies de
belladone. Les animaux apprirent encore qu’à
Boule de Neige – au rebours de ce que nombre
d’entre eux avaient cru jusque-là – n’avait jamais
été conférée la distinction de Héros-Animal,
Première Classe. C’était là pure légende propagée
par Boule de Neige lui-même à quelque temps de
la bataille de l’Étable. Loin qu’il ait été décoré, il
avait été blâmé pour sa couardise au combat.
Cette nouvelle-là, comme d’autres avant elle,
laissa les animaux abasourdis, mais bientôt
Brille-Babil sut les convaincre que leur mémoire
était en défaut.

123
À l’automne, au prix d’un effort harassant et
qui tenait du prodige (car presque en même temps
il avait fallu rentrer la moisson), le moulin à vent
fut achevé. Si manquaient les moyens
mécaniques de son fonctionnement, dont
Whymper négociait l’achat, le corps de l’édifice
existait. Au défi de tous les obstacles, malgré le
manque d’expérience et les moyens primitifs à
leur disposition, et la malchance, et la perfidie de
Boule de Neige, l’ouvrage était debout au jour
dit. Épuisés mais fiers, les animaux faisaient à
n’en plus finir le tour de leur chef-d’œuvre,
encore plus beau à leurs yeux que la première
fois. De plus, les murs étaient deux fois plus
épais, et rien désormais, rien ne pourrait plus
anéantir le moulin, qu’une charge d’explosifs. Et
repensant à la peine qu’ils avaient prise, aux
périodes de découragement surmontées, et à la
vie tellement différente qui serait la leur quand
les ailes tourneraient et les dynamos
fonctionneraient – à la pensée de toutes ces
choses, leur lassitude céda et ils se mirent à
cabrioler autour de leur œuvre, poussant des cris
de triomphe. Napoléon lui-même, accompagné de

124
ses chiens et de son jeune coq, se rendit sur les
lieux, en personne félicita les animaux de leur
réussite, et fit connaître que le moulin serait
nommé Moulin Napoléon
Deux jours plus tard les animaux furent
convoqués à la grange en séance extraordinaire.
Ils restèrent bouche bée quand Napoléon annonça
qu’il avait vendu le chargement de bois à
Frederick : dès le lendemain, celui-ci se
présenterait avec ses camions pour prendre
livraison de la marchandise. Ainsi, pendant la
période de son amitié prétendue avec Pilkington,
Napoléon avait entretenu avec Frederick les
relations secrètes qui menaient à cet accord.
Toutes les relations avec Foxwood avaient été
rompues et des messages injurieux adressés à
Pilkington. Les pigeons avaient pour consigne
d’éviter la ferme de Pinchfield et de retourner le
mot d’ordre « Mort à Frederick ! » qui devenait
« Mort à Pilkington ! »
En même temps, Napoléon assura les animaux
que les menaces d’une attaque imminente contre
la Ferme des Animaux étaient sans fondement

125
aucun... Quant aux contes sur la cruauté de
Frederick envers ses bêtes, c’était très exagéré.
De telles fables devaient trouver leur origine dans
la malfaisance de Boule de Neige et de ses
agents. Et pour Boule de Neige lui-même : il y
avait maintenant tout lieu de croire qu’il ne s’était
pas réfugié à la ferme de Pinchfield ; en vérité, il
n’y était jamais allé. Depuis des années il vivait à
Foxwood – dans l’opulence, disait-on –, à la
solde de Pilkington.
Les cochons béaient d’admiration devant tant
de fine astuce chez Napoléon. Feignant d’être
l’ami de Pilkington, il avait contraint Frederick à
renchérir de douze livres sur son offre initiale. Et
ce qui faisait de Napoléon un cerveau
d’exception, c’était, dit Brille-Babil, qu’il ne
faisait confiance à personne, pas même à
Frederick. Celui-ci avait voulu payer le bois au
moyen d’un chèque – soit pas plus, à ce qu’il
semblait, qu’une promesse d’argent écrite sur un
bout de papier. Or Napoléon, des deux, était le
plus malin. Il avait exigé un versement en billets
de cinq livres, à lui remettre avant l’enlèvement
de la marchandise ; Frederick avait déjà payé, et

126
le montant de la somme se trouvait suffire à
l’achat de la machinerie du moulin.
Frederick avait promptement pris livraison du
bois, et, l’opération achevée, une autre réunion
fut tenue dans la grange où les animaux purent
examiner de près les billets de banque. Portant
ses deux décorations, Napoléon, sur l’estrade,
reposait sur un lit de paille, souriant aux anges,
l’argent à côté de lui, soigneusement empilé sur
un plat de porcelaine de Chine provenant de la
cuisine. Les animaux défilèrent avec lenteur, n’en
croyant pas leurs yeux. Et Malabar, du museau,
renifla les billets, et sous son souffle on les vit
bruire et frémir.
Trois jours plus tard, ce fut un hourvari sans
nom. Whymper, les traits livides, remonta le
sentier sur sa bicyclette, s’en débarrassa
précipitamment dans la cour, puis courut droit à
la maison. L’instant d’après, on perçut, venus des
appartements de Napoléon, des cris de rage mal
étouffés. La nouvelle de ce qui s’était passé se
répandit comme une traînée de poudre : les billets
de banque étaient faux ! Frederick avait acquis le

127
bois sans bourse délier !
Napoléon rassembla les animaux sur-le-
champ, et d’une voix terrible prononça la
condamnation à mort. Une fois Frederick entre
nos pattes, dit-il, nous le ferons bouillir à petit
feu. Et du même coup il les avertit qu’après cet
acte de trahison le pire était à redouter. À tout
instant, Frederick et ses gens pourraient bien
lancer l’attaque si longtemps attendue. Des
sentinelles furent disposées sur toutes les voies
d’accès à la ferme. Quatre pigeons furent
dépêchés vers Foxwood, porteurs d’un message
de conciliation, car on espérait rétablir des
relations de bon voisinage.
L’attaque eut lieu dès le lendemain matin. Les
animaux prenaient leur premier repas quand les
guetteurs firent irruption, annonçant que
Frederick et ses partisans avaient déjà franchi la
clôture aux cinq barreaux. Crânement, les
animaux se portèrent à leur rencontre, mais cette
fois la victoire ne fut pas aussi facile qu’à la
bataille de l’Étable. Les hommes, une quinzaine,
étaient armés de six fusils, et quand les animaux

128
furent à cinquante mètres, ils ouvrirent le feu. Les
défenseurs, ne pouvant faire face aux explosions
épouvantables et aux cuisantes brûlures des
plombs, reculèrent, malgré les efforts de
Napoléon et de Malabar pour les rameuter. Un
certain nombre d’entre eux étaient blessés déjà.
Alors les animaux se replièrent sur les
dépendances de la ferme, épiant l’ennemi par les
fentes et fissures des portes. Tout le grand
herbage, moulin compris, était tombé aux mains
des assaillants. À ce moment, même Napoléon
avait l’air désemparé. Sans un mot il faisait les
cent pas, nerveux, la queue raidie. Il avait, pour la
ferme de Foxwood, des regards nostalgiques. Ah,
si Pilkington et les siens venaient leur prêter
main-forte, ils pourraient encore l’emporter ! Or à
cet instant les quatre pigeons envoyés en mission
la veille revinrent, l’un d’eux avec un billet
griffonné au crayon par Pilkington et disant :
« Ça vous apprendra ! »
Cependant Frederick et ses gens avaient fait
halte auprès du moulin. Un murmure de
consternation parcourut les animaux qui les
regardaient faire. Car deux hommes avaient

129
brandi une masse et une barre servant de levier.
Ils s’apprêtaient à faire sauter le moulin.
« Ils n’ont aucune chance ! s’écria Napoléon.
Nos murs sont bien trop épais. En une semaine ils
n’y parviendraient pas. Courage, camarades ! »
Mais Benjamin regardait faire les deux
hommes avec une attention soutenue. Avec la
masse et la barre ils perçaient un trou à la base du
moulin. Lentement, comme si la scène l’eût
amusé, Benjamin hocha de son long museau :
« Je m’en doutais, dit-il. Vous ne voyez pas ce
qu’ils font ? Encore un instant et ils vont
enfoncer leur explosif dans l’ouverture. »
Les animaux attendaient, terrifiés. Et comment
auraient-ils pu s’aventurer à découvert ? Mais
bientôt on vit les hommes s’égailler de tous côtés.
Puis un grondement assourdissant. Les pigeons,
là-haut, tourbillonnaient.
Tous les autres animaux, Napoléon excepté, se
tenaient à terre, la tête cachée. Quand ils se
relevèrent, un énorme nuage de fumée noire
planait sur le lieu où le moulin s’était élevé.

130
Lentement la brise dissipa la nuée. Le moulin
avait cessé d’être.
Voyant cela, les animaux reprennent courage.
La peur et le désespoir éprouvés quelques
instants plus tôt, cèdent devant leur rage contre
tant de vilenie. Une immense clameur de
vengeance s’élève, et sans attendre les ordres ils
se jettent en masse droit sur l’ennemi. Et c’est
comme si leur sont de rien, les plombs qui, drus
comme grêle, s’abattent alentour.
C’est une lutte âpre et sauvage, les hommes
lâchant salve sur salve, puis, quand les animaux
les serrent de près, les harcelant de leurs gourdins
et de leurs lourdes bottes. Une vache, trois
moutons et deux oies périssent, et presque tous
sont blessés. Napoléon lui-même, qui de l’arrière
dirige les opérations, voit sa queue lacérée par un
plomb. Mais les hommes non plus ne s’en tirent
pas indemnes. À coups de sabot, Malabar
fracasse trois têtes. Un autre assaillant est éventré
par une vache, un autre encore a le pantalon mis à
mal par les chiennes Constance et Fleur. Et quand
Napoléon lâche les neuf molosses de sa garde,

131
leur ayant enjoint de tourner l’ennemi sous
couvert de la haie, les hommes, les apercevant sur
leur flanc, et entendant leurs aboiements féroces,
sont pris de panique. Ils se voient en danger
d’être encerclés. Frederick crie à ses hommes de
détaler pendant qu’il en est temps, et dans
l’instant voilà les lâches qui prennent le large.
C’est un sauve-qui-peut, un sauve-ta-peau.
Alors les animaux prennent les hommes en
chasse. Ils les traquent jusqu’au bas du champ. Et
là, les voyant se faufiler à travers la haie, ils les
obligent d’encore quelques ruades.
Vainqueurs, mais à bout de forces et couverts
de sang, c’est clopin-clopant qu’ils regagnèrent la
ferme. Voyant l’herbe jonchée de leurs
camarades morts, certains d’entre eux pleuraient.
Quelques instants, ils se recueillirent, affligés,
devant le lieu où s’était élevé le moulin. Oh, il
n’y avait plus de moulin, et les derniers vestiges
de leur ouvrage étaient presque effacés. Même les
fondations étaient en partie détruites. Et pour le
reconstruire, cette fois ils ne pourraient plus se
servir des pierres fracassées au sol, car elles aussi

132
avaient disparu. La violence de la déflagration les
avait projetées à des centaines de mètres. Et
c’était comme si le moulin n’avait jamais été.
Comme ils approchaient de la ferme, Brille-
Babil, qu’inexplicablement on n’avait pas vu au
combat, vint au-devant d’eux, sautillant et
trémoussant de la queue, l’air ravi. Et les
animaux perçurent, venu des dépendances,
retentissant et solennel, un coup de feu.
« Qu’est-ce que c’est, ce coup de fusil ? dit
Malabar.
– C’est pour célébrer la victoire ! s’exclama
Brille-Babil.
– Quelle victoire ? demanda Malabar. Ses
genoux étaient en sang, il avait perdu un fer et
écorché son sabot. Une dizaine de plombs
s’étaient logés dans sa jambe de derrière.
– Quelle victoire, camarade ? reprit Brille-
Babil. N’avons-nous pas chassé l’ennemi de
notre sol – le sol sacré de la Ferme des
Animaux ?
– Mais ils ont détruit le moulin. Et deux ans

133
nous y avions travaillé.
– Et alors ? Nous en bâtirons un autre, et nous
en bâtirons six si cela nous chaut. Camarade, tu
n’estimes pas nos prouesses à leur aune.
L’ennemi foulait aux pieds notre sol même, et
voici que – grâces en soient rendues au camarade
Napoléon, à ses qualités de chef – nous en avons
reconquis jusqu’au dernier pouce.
– Alors nous avons repris ce que nous avions
déjà, dit Malabar.
– C’est bien là notre victoire », repartit Brille-
Babil.
Ils entrèrent tout clopinant dans la cour. La
patte de Malabar lui cuisait douloureusement, là
où les plombs s’étaient fichés sous la peau. Il
entrevoyait quel lourd labeur exigerait la
reconstruction du moulin à partir des fondations.
Et déjà, à la pensée de cette tâche, en esprit, il se
revigorait. Mais pour la première fois il lui vint
qu’il avait maintenant onze ans d’âge, et que
peut-être ses muscles n’avaient pas la même
force que dans le temps.

134
Lorsque les animaux virent flotter le drapeau
vert, et entendirent qu’on tirait le fusil de
nouveau – sept fois en tout –, et quand enfin
Napoléon les félicita de leur courage, alors il leur
sembla qu’ils avaient, après tout, remporté une
grande victoire. Aux bêtes massacrées au combat
on fit des funérailles solennelles. Malabar et
Douce s’attelèrent au chariot qui tint lieu de
corbillard, et Napoléon en personne conduisit le
cortège. Et deux grands jours furent consacrés
aux célébrations. Ce furent chants et discours, et
encore d’autres salves de fusil, et par faveur
spéciale chaque animal reçut une pomme. En
outre, les volatiles eurent droit à deux onces de
blé, et les chiens à trois biscuits. Il fut proclamé
que la bataille porterait le nom de bataille du
Moulin à Vent, et l’on apprit que Napoléon avait,
pour la circonstance, créé une décoration
nouvelle, l’Ordre de la Bannière Verte, qu’il
s’était conférée à lui-même. Et au cœur de ces
réjouissances fut oubliée la regrettable affaire des
billets de banque.
À quelques jours de là, les cochons tombèrent
par hasard sur une caisse de whisky oubliée dans

135
les caves. Personne n’y avait prêté attention en
prenant possession des locaux ; cette même nuit,
on entendit, venues de la maison, des chansons
braillées à tue-tête et auxquelles se mêlaient, à la
surprise générale, les accents de Bêtes
d’Angleterre. Sur les neuf heures et demie, on
reconnut distinctement Napoléon, le chef coiffé
d’un vieux melon ayant appartenu à Jones, qui
surgissait par la porte de l’office, galopait à
travers la cour, puis s’engouffrait de nouveau à
l’intérieur. Le lendemain, un lourd silence pesa
sur la Ferme des Animaux, et pas un cochon qui
donnât signe de vie. On allait sur les neuf heures
quand Brille-Babil fit son apparition, l’air
incertain et l’allure déjetée, l’œil terne, la queue
pendante et flasque, enfin faisant pitié. Il doit être
gravement malade, se disait-on. Mais bientôt il
rassembla les animaux pour leur faire part d’une
nouvelle épouvantable. Le camarade Napoléon se
mourait !
Ce ne furent que lamentations. On couvrit de
paille le seuil des portes et les animaux allaient
sur la pointe des pattes. Les larmes aux yeux, ils
se demandaient les uns les autres ce qu’ils

136
allaient faire si le chef leur était enlevé. Une
rumeur se répandit : Boule de Neige avait réussi à
glisser du poison dans sa nourriture. À onze
heures Brille-Babil revint avec d’autres
nouvelles. Napoléon avait arrêté son ultime
décision ici-bas, punissant de mort tout un chacun
pris à ingurgiter de l’alcool.
Dans la soirée, il apparut que Napoléon avait
repris du poil de la bête, et le lendemain matin
Brille-Babil rapporta qu’il était hors de danger.
Au soir de ce jour-là il se remit au travail, et le
jour suivant, on apprit qu’il avait donné
instruction à Whymper de se procurer à
Willingdon des opuscules expliquant comment se
distille et fabrique la bière. Une semaine plus tard
il ordonnait de labourer le petit enclos attenant au
verger primitivement réservé aux animaux
devenus inaptes au travail. On en donna pour
raison le mauvais état du pâturage et le besoin de
l’ensemencer à neuf. Mais, on le sut bientôt,
c’était de l’orge que Napoléon désirait y planter.
Vers ce temps-là, survint un incident bizarre
dont le sens échappa à presque tout le monde –

137
un fracas affreux dans la cour vers les minuit. Les
animaux se ruèrent dehors où c’était le clair de
lune. Au pied du mur de la grange, là où étaient
inscrits les Septs Commandements, ils virent une
échelle brisée en deux, et à côté Brille-Babil
étendu sur le ventre, paraissant avoir perdu
connaissance. Autour de lui s’étaient éparpillés
une lanterne, une brosse et un pot renversé de
peinture blanche. Tout aussitôt les chiens firent
cercle autour de la victime et, dès qu’elle fut à
même de marcher, sous escorte la ramenèrent au
logis. Aucun des autres animaux n’avait la
moindre idée de ce que cela pouvait vouloir dire,
sauf le vieux Benjamin qui d’un air entendu
hochait le museau, quoique décidé à se taire.
Quelques jours plus tard, la chèvre Edmée, en
train de déchiffrer les Sept Commandements,
s’aperçut qu’il en était encore un autre que les
animaux avaient compris de travers. Ils avaient
toujours cru que le Cinquième Commandement
énonçait : Aucun animal ne boira d’alcool. Or
deux mots leur avaient échappé. De fait, le
commandement disait : Aucun animal ne boira
d’alcool à l’excès.

138
IX

Le sabot fendu de Malabar fut long à guérir.


La reconstruction du moulin avait commencé dès
la fin des fêtes de la victoire. Malabar refusa de
prendre un seul jour de repos, et il se faisait un
point d’honneur de ne pas montrer qu’il souffrait.
Le soir, il avouait à Douce, en confidence, que
son sabot lui faisait mal, et Douce lui posait des
cataplasmes de plantes qu’elle préparait en les
mâchonnant. Benjamin se joignait à elle pour
l’exhorter à prendre moins de peine. Elle lui
disait : « Les bronches d’un cheval ne sont pas
éternelles. » Mais Malabar ne voulait rien
entendre. Il n’avait plus, disait-il, qu’une seule
vraie ambition : voir la construction du moulin
bien avancée avant qu’il n’atteigne l’âge de la
retraite.
Dans les premiers temps, quand avaient été
énoncées les lois de la Ferme des Animaux, l’âge

139
de la retraite avait été arrêté à douze ans pour les
chevaux et les cochons, quatorze pour les vaches,
sept pour les moutons, cinq pour les poules et les
oies. On s’était mis d’accord sur une estimation
libérale du montant des pensions. Pourtant aucun
animal n’avait encore bénéficié de ces avantages,
mais maintenant le sujet était de plus en plus
souvent débattu. Depuis que le clos attenant au
verger avait été réservé à la culture de l’orge, le
bruit courait qu’une parcelle du grand herbage
serait clôturée et convertie en pâturage pour les
animaux à la retraite. Pour un cheval on évaluait
la pension à cinq livres de grain et, en hiver,
quinze livres de foin, plus, aux jours fériés, une
carotte, ou une pomme peut-être. Le douzième
anniversaire de Malabar tombait l’été de l’année
suivante.
Mais en attendant, la vie était dure. L’hiver fut
aussi rigoureux que le précédent, et les portions
encore plus réduites – sauf pour les cochons et les
chiens. Une trop stricte égalité des rations,
expliquait Brille-Babil, eut été contraire aux
principes de l’Animalisme. De toute façon, il
n’avait pas de mal à prouver aux autres animaux

140
que, en dépit des apparences, il n’y avait pas
pénurie de fourrage. Pour le moment, il était
apparu nécessaire de procéder à un réajustement
des rations (Brille-Babil parlait toujours d’un
réajustement, jamais d’une réduction), mais
l’amélioration était manifeste à qui se rappelait le
temps de Jones. D’une voix pointue et d’un débit
rapide, Brille-Babil accumulait les chiffres,
lesquels prouvaient par le détail : une
consommation accrue en avoine, foin et navets ;
une réduction du temps de travail ; un progrès en
longévité ; une mortalité infantile en régression.
En outre, l’eau était plus pure, la paille plus
douce au sommeil, on était moins dévoré par les
puces. Et tous l’en croyaient sur parole. À la
vérité, Jones avec tout ce qu’il avait représenté ne
leur rappelait plus grand-chose. Ils savaient bien
la rudesse de leur vie à présent, et que souvent ils
avaient faim et souvent froid, et qu’en dehors des
heures de sommeil, le plus souvent ils étaient à
trimer. Mais sans doute ç’avait été pire dans les
anciens temps, ils étaient contents de le croire. En
outre, ils étaient esclaves alors, mais maintenant
ils étaient libres, ce qui changeait tout, ainsi que

141
Brille-Babil ne manquait jamais de le souligner.
Il y avait bien plus de bouches à nourrir
désormais. À l’automne les quatre truies avaient
mis bas presque en même temps, d’où, à elles
toutes, trente et un nouveau-nés. Comme
c’étaient des porcelets pie et que Napoléon était
le mâle en chef, on pouvait sans trop de peine
établir leur parenté. Il fut annoncé que plus tard,
une fois briques et bois de charpente à pied
d’œuvre, on construirait une école dans le
potager. Pour le moment, Napoléon avait pris sur
lui-même d’enseigner les jeunes gorets dans la
cuisine, et ils s’amusaient et prenaient de
l’exercice dans le jardin attenant à la maison. On
les détournait de se mêler aux jeux des autres
animaux. Vers ce temps-là fut posé en principe
que tout animal trouvant un cochon sur son
chemin aurait à lui céder le pas. De plus, tous les
cochons, quelque fût leur rang, jouiraient du
privilège d’être vus, le dimanche, un ruban vert à
la queue.
L’année à la ferme avait été assez bonne, mais
on était encore à court d’argent. Il fallait se

142
procurer les briques, le sable et la chaux pour
l’école, et pour acquérir la machinerie du moulin,
on devrait de nouveau économiser. Et il y avait
l’huile des lampes et les bougies pour la maison,
le sucre pour la table de Napoléon (qu’il avait
interdit aux autres cochons, disant que ça
engraisse), et en outre les réapprovisionnements
ordinaires : outils, clous, ficelle, charbon, fil de
fer, ferraille et biscuits de chiens. On vendit une
part de la récolte de pommes de terre et un peu de
foin, et pour les œufs le contrat de vente fut porté
à six cents par semaine. De la sorte, c’est à peine
si les poules couvèrent assez de petits pour
maintenir au complet leur effectif. Une première
fois réduites en décembre, les rations le furent
encore en février, et, pour épargner l’huile,
l’usage des lanternes à l’étable et à l’écurie fut
prohibé. Mais les cochons avaient encore la vie
belle, apparemment, prenant même de
l’embonpoint. Un après-midi de fin février, un
riche et appétissant relent, tel que jamais les
animaux n’en avaient humé le pareil, flotta dans
la cour. Il filtrait de la petite brasserie située
derrière la cuisine, que Jones avait laissée à

143
l’abandon. Quelqu’un avança l’opinion qu’on
faisait bouillir de l’orge. Les animaux reniflaient
l’air avidement, et ils se demandaient si, peut-
être, ils auraient un brouet chaud pour leur
souper. Mais il n’y eut pas de brouet chaud, et le
dimanche suivant, on fit connaître que
dorénavant tout l’orge serait réservé aux cochons.
Le champ derrière le verger en avait été semé
déjà, et la nouvelle transpira bientôt : tout cochon
toucherait sa ration quotidienne de bière, une
pinte pour le commun d’entre eux, et pour
Napoléon dix, servies dans la soupière de
porcelaine de Derby, marquée d’une couronne.
S’il fallait souffrir bien des épreuves, on en
était en partie dédommagé car on vivait bien plus
dignement qu’autrefois. Et il y avait plus de
chants, plus de discours, plus de défilés.
Napoléon avait ordonné une Manifestation
Spontanée hebdomadaire, avec pour objet de
célébrer les luttes et triomphes de la Ferme des
Animaux. À l’heure convenue, tous quittaient le
travail, et marchaient au pas cadencé, autour du
domaine, une-deux, une-deux, et en formation
militaire. Les cochons allaient devant, puis

144
c’étaient, dans l’ordre, les chevaux, les vaches,
les moutons, enfin la menue volaille. Les chiens
se tenaient en serre-file. Tout en tête du cortège
avançait le petit coq noir. À eux deux Malabar et
Douce portaient haut une bannière verte frappée
de la corne et du sabot, avec cette inscription :
« Vive le camarade Napoléon ! » Après quoi
étaient récités des poèmes en l’honneur de
Napoléon, puis Brille-Babil prononçait un
discours nourri des dernières nouvelles faisant
état d’une production accrue en biens de
consommation, et, de temps en temps, on tirait un
coup de fusil. À ces Manifestations Spontanées,
les moutons prenaient part avec une ferveur
inégalée. Quelque animal venait-il à se plaindre
(comme il arrivait à des audacieux, loin des
cochons et des chiens) que tout cela était perte de
temps et qu’ils faisaient le pied de grue dans le
froid, les moutons chaque fois leur imposaient
silence, de leurs bêlements formidables entonnant
le mot d’ordre : Quatrepattes, oui ! Deuxpattes,
non ! Mais, à tout prendre, les animaux trouvaient
plaisir à ces célébrations. Ils étaient confortés
dans l’idée d’être leurs propres maîtres, après

145
tout, et ainsi d’œuvrer à leur propre bien. Ainsi,
grâce aux chants et défilés, et aux chiffres et
sommes de Brille-Babil, et au fusil qui tonne et
aux cocoricos du coquelet et au drapeau au vent,
ils pouvaient oublier, un temps, qu’ils avaient le
ventre creux.
En avril, la Ferme des Animaux fut proclamée
République et l’on dut élire un président. Il n’y
eut qu’un candidat, Napoléon, qui fut
unanimement plébiscité. Ce même jour, on apprit
que la collusion de Boule de Neige avec Jones
était étayée sur des preuves nouvelles. Lors de la
bataille de l’Étable, Boule de Neige ne s’en était
pas tenu, comme les animaux l’avaient cru
d’abord, à tenter de les conduire à leur perte au
moyen d’un stratagème. Non. Boule de Neige
avait ouvertement combattu dans les rangs de
Jones. De fait, c’était lui qui avait pris la tête des
forces humaines, et il était monté à l’assaut au cri
de « Vive l’Humanité ! ». Et ces blessures à
l’échine que quelques animaux se rappelaient lui
avoir vues, elles lui avaient été infligées des dents
de Napoléon.

146
Au cœur de l’été, le corbeau Moïse refit
soudain apparition après des années d’absence. Et
c’était toujours le même oiseau : n’en fichant pas
une rame, et chantant les louanges de la
Montagne de Sucrecandi, tout comme aux temps
du bon temps. Il se perchait sur une souche, et
battait des ailes, qu’il avait noires, et des heures
durant, il palabrait à la cantonade. « Là-haut,
camarades, affirmait-il d’un ton solennel, en
pointant vers le ciel son bec imposant, de l’autre
côté du nuage sombre, là se trouve la Montagne
de Sucrecandi, c’est l’heureuse contrée où,
pauvres animaux que nous sommes, nous nous
reposerons à jamais de nos peines. » Il allait
jusqu’à prétendre s’y être posé un jour qu’il avait
volé très, très haut. Et là il avait vu, à l’en croire,
un gâteau tout rond fait de bonnes graines
(comme les animaux n’en mangent pas beaucoup
en ce bas monde), et des morceaux de sucre qui
poussent à même les haies, et jusqu’aux champs
de trèfle éternel. Bien des animaux l’en croyaient.
Nos vies présentes, se disaient-ils, sont vouées à
la peine et à la faim. Qu’un monde meilleur doit
exister quelque part, cela n’est-il pas équitable et

147
juste ? Mais ce qu’il n’était pas facile
d’expliquer, c’était l’attitude des cochons à
l’égard de Moïse. Ils étaient unanimes à
proclamer leur mépris pour la Montagne de
Sucrecandi et toutes fables de cette farine, et
pourtant ils le laissaient fainéanter à la ferme, et
même lui allouaient un bock de bière quotidien.
Son sabot guéri, Malabar travailla plus dur que
jamais. À la vérité, cette année-là, tous les
animaux peinèrent comme des esclaves. Outre le
contraignant train-train de la ferme, il y avait la
construction du nouveau moulin et celle de
l’école des jeunes gorets, commencée en mars.
Quelquefois leur long labeur, avec cette
nourriture insuffisante, les épuisait, mais
Malabar, lui, ne faiblissait jamais. Il n’avait plus
ses forces d’autrefois, mais rien dans ses faits et
gestes ne le trahissait. Seule son apparence avait
un peu changé. Sa robe était moins luisante, ses
reins semblaient se creuser. « Malabar va se
requinquer avec l’herbe du printemps », disaient
les autres, mais ce fut le printemps et Malabar ne
reprit pas de poids. Parfois, sur la pente qui
conduit en haut de la carrière, à le voir bander ses

148
muscles sous le faix d’un énorme bloc de pierre,
on aurait dit que rien ne le retenait debout que la
volonté. À ces moments-là, on lisait sur ses lèvres
sa devise : « Je travaillerai plus dur », mais la
voix lui manquait. Une fois encore, Douce et
Benjamin lui dirent de faire attention à sa santé,
mais lui n’en faisait toujours qu’à sa tête. Son
douzième anniversaire était proche. Eh bien,
advienne que pourra, pourvu qu’avant de prendre
sa retraite, il ait rassemblé un tas de pierres bien
conséquent.
Tard un soir d’été, tout d’un coup, une rumeur
fit le tour de la ferme : quelque chose était arrivé
à Malabar. Il était allé tout seul pour traîner
jusqu’au moulin, encore une charretée de pierres.
Et, bel et bien, la rumeur disait vrai. Quelques
minutes ne s’étaient pas écoulées que des pigeons
se précipitaient avec la nouvelle : « Malabar est
tombé ! Il est couché sur le flanc et ne peut plus
se relever ! »
Près de la moitié des animaux coururent au
mamelon où se dressait le moulin. Malabar gisait
là, étendu entre les brancards de la charrette, les

149
flancs gluants de sueur, tirant sur l’encolure et le
regard vitreux, incapable même de redresser la
tête. Un mince filet de sang lui était venu à la
bouche. Douce se mit à genoux à côté de lui.
« Malabar, s’écria-t-elle, comment te sens-tu ?
– C’est les bronches, balbutia Malabar. Ça ne
fait rien. Je crois que vous serez en mesure de
finir le moulin sans moi. Il y a un tas de pierres
bien conséquent. Je n’avais plus qu’un mois de
travail devant moi, de toute façon. Et pour tout te
dire, j’avais hâte de prendre ma retraite. Et
comme Benjamin se fait vieux, peut-être que lui
aussi, ils le laisseront prendre sa retraite pour me
tenir compagnie.
– Il faut qu’on t’aide tout de suite, dit Douce.
Vite, que quelqu’un prévienne Brille-Babil. »
Sans plus attendre, les animaux regagnèrent la
ferme au grand galop pour porter la nouvelle à
Brille-Babil. Douce resta seule sur place avec
Benjamin qui, sans un mot, s’étendit à côté de
Malabar, et de sa longue queue se mit à chasser
les mouches qui l’embêtaient. Un quart d’heure
plus tard à peu près, Brille-Babil se présenta,

150
plein de sollicitude. Il déclara que le camarade
Napoléon avait appris avec la plus profonde
affliction le malheur survenu à l’un des plus
fidèles serviteurs de la ferme, et que déjà il
prenait ses dispositions pour le faire soigner à
l’hôpital de Willingdon. À ces mots, les animaux
ne se sentirent pas trop rassurés. À part Lubie et
Boule de Neige, jusque-là, aucun animal n’avait
quitté la ferme, et l’idée de remettre leur
camarade malade entre les mains des hommes ne
leur disait rien du tout. Néanmoins, Brille-Babil
les rassura vite : le vétérinaire de Willingdon
s’occuperait de Malabar bien mieux qu’on ne
l’aurait pu à la ferme. Et à peu près une demi-
heure plus tard, une fois Malabar plus ou moins
remis et debout tant bien que mal, on le ramena
clopin-clopant à l’écurie où Douce et Benjamin
lui avaient préparé un bon lit de paille.
Les deux jours suivants Malabar ne quitta pas
son box. Les cochons lui avaient fait remettre une
grande fiole de remèdes, rose bonbon, découverte
dans une armoire de la salle de bains. Douce lui
administrait cette médecine deux fois par jour
après les repas. Le soir elle se couchait à côté de

151
lui et, pendant que Benjamin chassait les
mouches, lui faisait la conversation. Malabar
déclarait n’être pas fâché de ce qui était arrivé.
Une fois qu’il aurait récupéré, il se donnait
encore trois ans à vivre, et se faisait une fête de
couler des jours paisibles dans un coin de
l’herbage. Pour la première fois, il aurait des
loisirs et pourrait se cultiver l’esprit. Il avait
l’intention, disait-il, de passer le reste de sa vie à
apprendre les vingt et une autres lettres de
l’alphabet.
Cependant, Benjamin et Douce ne pouvaient
retrouver Malabar qu’après les heures de travail,
et ce fut au milieu de la journée que le fourgon
vint le prendre. Les animaux étaient à sarcler des
navets sous la garde d’un cochon quand ils furent
stupéfaits de voir Benjamin, accouru au galop des
dépendances et brayant à tue-tête. Ils ne l’avaient
jamais connu dans un état pareil – de fait, ils ne
l’avaient même jamais vu prendre le galop.
« Vite, vite ! criait-il. Venez tout de suite ! Ils
emmènent Malabar ! » Sans attendre les ordres
du cochon, les animaux plantèrent là le travail et
se hâtèrent de regagner les bâtiments. Et, à n’en

152
pas douter, il y avait dans la cour, tiré par deux
chevaux et conduit par un homme à la mine
chafouine, un melon rabattu sur le front, un
immense fourgon fermé. Sur le côté du fourgon,
on pouvait lire des lettres en caractères
imposants. Et le box de Malabar était vide.
Les animaux se pressèrent autour du fourgon,
criant en chœur : « Au revoir, Malabar ! Au
revoir, au revoir !
« Bande d’idiots ! se mit à braire Benjamin. Il
piaffait et trépignait de ses petits sabots. Bande
d’idiots ! Est-ce que vous ne voyez pas comme
c’est écrit sur le côté du fourgon ? »
Les animaux se turent, et même se fut un
profond silence. Edmée s’était mise à épeler les
lettres, mais Benjamin l’écarta brusquement, et
dans le mutisme des autres, lut
« “Alfred Simmonds, Équarrisseur et
Fabricant de Matières adhésives, Willingdon.
Négociant en Peaux et Engrais animal. Fourniture
de chenils.” Y êtes-vous maintenant ? Ils
emmènent Malabar pour l’abattre ! »

153
Un cri d’horreur s’éleva, poussé par tous.
Dans l’instant, l’homme fouetta ses chevaux et à
bon trot le fourgon quitta la cour. Les animaux
s’élancèrent après lui, criant de toutes leurs
forces. Douce s’était faufilée en tête. Le fourgon
commença à prendre de la vitesse. Et la jument,
s’efforçant de pousser sur ses jambes trop fortes,
tout juste avançait au petit galop. « Malabar !
cria-t-elle, Malabar ! Malabar ! Malabar ! » Et à
ce moment précis, comme si lui fût parvenu le
vacarme du dehors, Malabar, à l’arrière du
fourgon, montra le mufle et la raie blanche qui lui
descendait jusqu’aux naseaux.
« Malabar ! lui cria Douce d’une voix de
catastrophe. Malabar ! Sauve-toi ! Sauve-toi
vite ! Ils te mènent à la mort ! »
Tous les animaux reprirent son cri : « Sauve-
toi, Malabar ! Sauve-toi ! » Mais déjà la voiture
les gagnait de vitesse.
Il n’était pas sûr que Malabar eût entendu
l’appel de Douce. Bientôt son visage s’effaça de
la lucarne, mais ensuite on l’entendit tambouriner
et trépigner à l’intérieur du fourgon, de tous ses

154
sabots. Un fracas terrifiant. Il essayait, à grandes
ruades, de défoncer le fourgon. Le temps avait été
où de quelques coups de sabot il aurait pulvérisé
cette voiture. Mais, hélas, sa force l’avait
abandonné, et bientôt le fracas de ses sabots
tambourinant s’atténua puis s’éteignit.
Au désespoir, les animaux se prirent à
conjurer les deux chevaux qui tiraient le fourgon.
Qu’ils s’arrêtent donc ! « Camarades,
camarades ! criaient les animaux, ne menez pas
votre propre frère à la mort ! » Mais c’étaient des
brutes bien trop ignares pour se rendre compte de
ce qui était en jeu. Ces chevaux-là se contentèrent
de rabattre les oreilles et forcèrent le train.
Les traits de Malabar ne réapparurent plus à la
lucarne. Trop tard, quelqu’un eut l’idée de filer
devant et de refermer la clôture aux cinq
barreaux. Le fourgon la franchissait déjà, et
bientôt dévala la route et disparut.
On ne revit jamais Malabar.
Trois jours plus tard il fut annoncé qu’il était
mort à l’hôpital de Willingdon, en dépit de tous
les soins qu’on puisse donner à un cheval. C’est

155
Brille-Babil qui annonça la nouvelle. Il était là,
dit-il, lors des derniers moments.
« Le spectacle le plus émouvant que j’aie
jamais vu, déclara-t-il, de la patte s’essuyant une
larme. J’étais à son chevet tout à la fin. Et comme
il était trop faible pour parler, il m’a confié à
l’oreille son unique chagrin, qui était de rendre
l’âme avant d’avoir vu le moulin achevé. “En
avant, camarades ! disait-il dans son dernier
souffle. En avant, au nom du Soulèvement ! Vive
la Ferme des Animaux ! Vive le camarade
Napoléon ! Napoléon ne se trompe jamais !”
Telles furent ses dernières paroles, camarades. »
Puis tout à trac Brille-Babil changea
d’attitude. Il garda le silence quelques instants, et
ces petits yeux méfiants allaient de l’un à l’autre.
Enfin il reprit la parole.
Il avait eu vent, dit-il, d’une rumeur ridicule et
perfide qui avait couru lors du transfert de
Malabar à l’hôpital. Sur le fourgon qui emportait
leur camarade, certains animaux avaient
remarqué le mot “équarrisseur”, et bel et bien, en
avaient conclu qu’on l’emmenait chez l’abatteur

156
de chevaux ! Vraiment, c’était à ne pas croire
qu’il y eût des animaux aussi bêtes. Sans nul
doute, s’écria-t-il, indigné, la queue frémissante
et sautillant de gauche à droite, sans nul doute les
animaux connaissent assez leur chef bien-aimé, le
camarade Napoléon, pour ne pas croire à des
fables pareilles. L’explication était la plus simple.
Le fourgon avait bien appartenu à un
équarrisseur, mais celui-ci l’avait vendu à un
vétérinaire, et ce vétérinaire n’avait pas encore
effacé l’ancienne raison sociale sous une nouvelle
couche de peinture. C’est ce qui avait pu induire
en erreur.
Les animaux éprouvèrent un profond
soulagement à ces paroles. Et quand Brille-Babil
leur eût donné d’autres explications magnifiques
sur les derniers moments de Malabar – les soins
admirables dont il avait été entouré, les remèdes
hors de prix payés par Napoléon sans qu’il se fût
soucié du coût –, alors leurs derniers doutes
furent levés, et le chagrin qu’ils éprouvaient de la
mort de leur camarade fut adoucie à la pensée
qu’au moins il était mort heureux.

157
Le dimanche suivant, Napoléon en personne
apparut à l’assemblée du matin, et il prononça
une brève allocution pour célébrer la mémoire du
regretté camarade. Il n’avait pas été possible, dit-
il, de ramener ses restes afin de les inhumer à la
ferme, mais il avait commandé une couronne
imposante, qu’on ferait avec les lauriers du jardin
et qui serait déposée sur sa tombe. Les cochons
comptaient organiser, sous quelques jours, un
banquet commémoratif en l’honneur du défunt.
Napoléon termina son oraison funèbre en
rappelant les deux maximes préférées de
Malabar : « Je vais travailler plus dur » et « Le
camarade Napoléon ne se trompe jamais » –
maximes, ajouta-t-il, que tout animal gagnerait à
faire siennes.
Au jour fixé du banquet, une camionnette
d’épicier vint de Willingdon livrer à la maison
une grande caisse à claire-voie. Cette nuit-là
s’éleva un grand tintamarre de chansons, suivi,
eut-on dit, d’une querelle violente qui sur les
onze heures prit fin dans un fracas de verres
brisés. Personne dans la maison d’habitation ne
donna signe de vie avant le lendemain midi, et le

158
bruit courut que les cochons s’étaient procuré, on
ne savait où, ni comment, l’argent d’une autre
caisse de whisky.

159
X

Les années passaient. L’aller et retour des


saisons emportait la vie brève des animaux, et le
temps vint où les jours d’avant le Soulèvement ne
leur dirent plus rien. Seuls la jument Douce, le
vieil âne atrabilaire Benjamin, le corbeau
apprivoisé Moïse et certains cochons se
souvenaient encore.
La chèvre Edmée était morte ; les chiens,
Fleur, Constance et Filou, étaient morts. Jones
lui-même était mort alcoolique, pensionnaire
d’une maison de santé, dans une autre partie du
pays. Boule de Neige était tombé dans l’oubli.
Malabar, aussi, était tombé dans l’oubli, sauf
pour quelques-uns de ceux qui l’avaient connu.
Douce était maintenant une vieille jument
pansue, aux membres perclus et aux yeux
chassieux. Elle avait dépassé de deux ans la
limite d’âge des travailleurs, mais en fait jamais

160
un animal n’avait profité de la retraite. Depuis
belle lurette on ne parlait plus de réserver un coin
de pacage aux animaux sur le retour. Napoléon
était un cochon d’âge avancé et pesait cent
cinquante kilos, et Brille-Babil si bouffi de
graisse que c’est à peine s’il pouvait entrouvrir
les yeux. Seul le vieux Benjamin était resté le
même, à part le mufle un peu grisonnant, et,
depuis la mort de Malabar, un caractère plus que
jamais revêche et taciturne.
Désormais les animaux étaient bien plus
nombreux, quoique sans s’être multipliés autant
qu’on l’avait craint dans les premiers jours.
Beaucoup étaient nés pour qui le Soulèvement
n’était qu’une tradition sans éclat, du bouche à
oreille. D’autres avaient été achetés, qui jamais
n’en avaient ouï parler avant leur arrivée sur les
lieux. En plus de Douce, il y avait maintenant
trois chevaux à la ferme : des animaux bien pris
et bien campés, aimant le travail et bons
compagnons, mais tout à fait bornés. De
l’alphabet, aucun d’eux ne put retenir plus que les
deux premières lettres. Ils admettaient tout ce
qu’on leur disait du Soulèvement et des principes

161
de l’Animalisme, surtout quand Douce les en
entretenait, car ils lui portaient un respect quasi
filial, mais il est douteux qu’ils y aient entendu
grand-chose.
La ferme était plus prospère maintenant et
mieux tenue. Elle s’était agrandie de deux
champs achetés à Mr. Pilkington. Le moulin avait
été construit à la fin des fins. On se servait d’une
batteuse, et d’un monte-charge pour le foin, et il
y avait de nouveaux bâtiments. Whymper s’était
procuré une charrette anglaise. Le moulin,
toutefois, n’avait pas été employé à produire du
courant électrique. Il servait à moudre le blé et
rapportait de fameux bénéfices. Les animaux
s’affairaient à ériger un autre moulin qui, une fois
achevé, serait équipé de dynamos, disait-on. Mais
de toutes les belles choses dont Boule de Neige
avait fait rêver les animaux – la semaine de trois
jours, les installations électriques, l’eau courante
chaude et froide –, on ne parlait plus. Napoléon
avait dénoncé ces idées comme contraires à
l’esprit de l’Animalisme. Le bonheur le plus vrai,
déclarait-il, réside dans le travail opiniâtre et
l’existence frugale.

162
On eut dit qu’en quelque façon la ferme s’était
enrichie sans rendre les animaux plus riches –
hormis, assurément, les cochons et les chiens.
C’était peut-être, en partie, parce qu’il y avait
tellement de cochons et tellement de chiens. Et
on ne pouvait pas dire qu’ils ne travaillaient pas,
travaillant à leur manière. Ainsi que Brille-Babil
l’expliquait sans relâche, c’est une tâche
écrasante que celle d’organisateur et de
contrôleur, et une tâche qui, de par sa nature,
dépasse l’entendement commun. Brille-Babil
faisait état des efforts considérables des cochons,
penchés sur des besognes mystérieuses. Il parlait
dossiers, rapports, minutes, memoranda. De
grandes feuilles de papier étaient couvertes d’une
écriture serrée, et dès qu’ainsi couvertes, jetées
au feu. Cela, disait encore Brille-Babil, était
d’une importance capitale pour la bonne gestion
du domaine. Malgré tout, cochons et chiens ne
produisaient pas de nourriture par leur travail, et
ils étaient en grand nombre et pourvus de bon
appétit.
Quant aux autres, autant qu’ils le pouvaient
savoir, leur vie était comme elle avait toujours

163
été. Ils avaient le plus souvent faim, dormaient
sur la paille, buvaient l’eau de l’abreuvoir,
labouraient les champs. Ils souffraient du froid
l’hiver et l’été des mouches. Parfois les plus âgés
fouillaient dans le flou des souvenirs, essayant de
savoir si, aux premiers jours après le
Soulèvement, juste après l’expropriation de
Jones, la vie avait été meilleure ou pire qu’à
présent. Ils ne se rappelaient plus. Il n’y avait rien
à quoi comparer leurs vies actuelles ; rien à quoi
ils pussent s’en remettre, que les colonnes de
chiffres de Brille-Babil, lesquelles invariablement
prouvaient que tout toujours allait de mieux en
mieux. Les animaux trouvaient leur problème
insoluble. De toute manière, ils avaient peu de
temps pour de telles méditations, désormais.
Seul, le vieux Benjamin affirmait se rappeler sa
longue vie dans le menu détail, et ainsi savoir que
les choses n’avaient jamais été, ni ne pourraient
jamais être bien meilleures ou bien pires – la
faim, les épreuves et les déboires, telle était, à
l’en croire, la loi inaltérable de la vie.
Et pourtant les animaux ne renoncèrent jamais
à l’espérance. Mieux, ils ne cessèrent, fût-ce un

164
instant, de tenir à honneur, et de regarder comme
un privilège, leur appartenance à la Ferme des
Animaux : la seule du comté et même de toute
l’Angleterre à être exploitée par les animaux. Pas
un d’entre eux, même parmi les plus jeunes ou
bien ceux venus de fermes distantes de cinq à dix
lieues, qui toujours ne s’en émerveillât. Et quand
ils entendaient la détonation du fusil et voyaient
le drapeau vert flotter au mât, leur cœur battait
plus fort, ils étaient saisis d’un orgueil qui ne
mourrait pas, et sans cesse la conversation
revenait sur les jours héroïques d’autrefois,
l’expropriation de Jones, la loi des Sept
Commandements, les grandes batailles et
l’envahisseur taillé en pièces. À aucun des
anciens rêves ils n’avaient renoncé. Ils croyaient
encore à la bonne nouvelle annoncée par Sage
l’Ancien, la République des Animaux. Alors,
pensaient-ils, les verts pâturages d’Angleterre ne
seraient plus foulés par les humains. Le jour
viendrait : pas tout de suite, pas de leur vivant
peut-être. N’importe, le jour venait. Même l’air
de Bêtes d’Angleterre était peut-être fredonné ici
et là en secret. De toute façon, il était bien connu

165
que chaque animal de la ferme le savait, même si
nul ne se fût enhardi à le chanter tout haut. Leur
vie pouvait être pénible, et sans doute tous leurs
espoirs n’avaient pas été comblés, mais ils se
savaient différents de tous les autres animaux.
S’ils avaient faim, ce n’était pas de nourrir des
humains tyranniques. S’ils travaillaient dur, au
moins c’était à leur compte. Plus parmi eux de
deux pattes, et aucune créature ne donnait à
aucune autre le nom de Maître. Tous les animaux
étaient égaux.
Une fois, au début de l’été, Brille-Babil
ordonna aux moutons de le suivre. Il les mena à
l’autre extrémité de la ferme, jusqu’à un lopin de
terre en friche envahi par de jeunes bouleaux. Là,
ils passèrent tout le jour à brouter les feuilles,
sous la surveillance de Brille-Babil. Au soir venu,
celui-ci regagna la maison d’habitation, disant
aux moutons de rester sur place pour profiter du
temps chaud. Il arriva qu’ils demeurèrent sur
place la semaine entière, et tout ce temps les
autres animaux, point ne les virent. Brille-Babil
passait la plus grande partie du jour dans leur
compagnie. Il leur apprenait, disait-il, un chant

166
nouveau, dont le secret devait être gardé.
Les moutons étaient tout juste de retour que,
dans la douceur du soir – alors que les animaux
regagnaient les dépendances, le travail fini –,
retentit dans la cour un hennissement
d’épouvante. Les animaux tout surpris firent
halte. C’était la voix de Douce. Elle hennit une
seconde fois, et tous les animaux se ruèrent dans
la cour au grand galop. Alors ils virent ce que
Douce avait vu.
Un cochon qui marchait sur ses pattes de
derrière.
Et, oui, c’était Brille-Babil. Un peu
gauchement, et peu accoutumé à supporter sa
forte corpulence dans cette position, mais tout de
même en parfait équilibre, Brille-Babil,
déambulant à pas comptés, traversait la cour. Un
peu plus tard, une longue file de cochons sortit de
la maison, et tous avançaient sur leurs pattes de
derrière. Certains s’en tiraient mieux que
d’autres, et un ou deux, un peu chancelants, se
seraient bien trouvés d’une canne, mais tous
réussirent à faire le tour de la cour sans

167
encombre. À la fin ce furent les aboiements
formidables des chiens et l’ardent cocorico du
petit coq noir, et l’on vit s’avancer Napoléon lui-
même, tout redressé et majestueux, jetant de
droite et de gauche des regards hautains, les
chiens gambadant autour de sa personne.
Il tenait un fouet dans sa patte.
Ce fut un silence de mort. Abasourdis et
terrifiés, les animaux se serraient les uns contre
les autres, suivant des yeux le long cortège des
cochons avec lenteur défilant autour de la cour.
C’était comme le monde à l’envers. Puis, le
premier choc une fois émoussé, au mépris de tout
– de leur frayeur des chiens, et des habitudes
acquises au long des ans de ne jamais se plaindre
ni critiquer, quoi qu’il advienne – ils auraient
protesté sans doute, auraient élevé la parole. Mais
alors, comme répondant à un signal, tous les
moutons en chœur se prirent à bêler de toute leur
force :
Quatrepattes, bon ! Deuxpattes, mieux !
Quatrepattes, bon ! Deuxpattes, mieux !
Ils bêlèrent ainsi cinq bonnes minutes durant.

168
Et quand ils se turent, aux autres échappa
l’occasion de protester, car le cortège des
cochons avait regagné la résidence.
Benjamin sentit des naseaux contre son
épaule, comme d’un animal en peine qui aurait
voulu lui parler. C’était Douce. Ses vieux yeux
avaient l’air plus perdus que jamais. Sans un mot,
elle tira Benjamin par la crinière, doucement, et
l’entraîna jusqu’au fond de la grange où les Sept
Commandements étaient inscrits. Une minute ou
deux, ils fixèrent le mur goudronné aux lettres
blanches. Douce finit par dire :
« Ma vue baisse. Même au temps de ma
jeunesse je n’aurais pas pu lire comme c’est écrit.
Mais on dirait que le mur n’est plus tout à fait le
même. Benjamin, les Sept Commandements sont-
ils toujours comme autrefois ? »
Benjamin, pour une fois consentant à rompre
avec ses principes, lui lut ce qui était écrit sur le
mur. Il n’y avait plus maintenant qu’un seul
Commandement. Il énonçait :

169
TOUS LES ANIMAUX SONT ÉGAUX
MAIS CERTAINS SONT PLUS ÉGAUX QUE D’AUTRES

Après quoi le lendemain il ne parut pas


étrange de voir les cochons superviser le travail
de la ferme, le fouet à la patte. Il ne parut pas
étrange d’apprendre qu’ils s’étaient procurés un
poste de radio, faisaient installer le téléphone et
s’étaient abonnés à des journaux – des
hebdomadaires rigolos, et un quotidien populaire.
Il ne parut pas étrange de rencontrer Napoléon
faire un tour de jardin, la pipe à la bouche – non
plus que de voir les cochons endosser les
vêtements de Mr. Jones tirés de l’armoire.
Napoléon lui-même se montra en veston noir, en
culotte pour la chasse aux rats et guêtres de cuir,
accompagné de sa truie favorite, dans une robe de
soie moirée, celle que Mrs. Jones portait les
dimanches.
Un après-midi de la semaine suivante,
plusieurs charrettes anglaises se présentèrent à la
ferme. Une délégation de fermiers du voisinage
avait été invitée à visiter le domaine. On leur fit

170
inspecter toute l’exploitation, et elle les trouva en
tout admiratifs, mais le moulin fut ce qu’ils
apprécièrent le plus. Les animaux désherbaient
un champ de navets. Ils travaillaient avec
empressement, osant à peine lever la tête et ne
sachant, des cochons et des visiteurs, lesquels
redouter le plus.
Ce soir-là on entendit, venus de la maison, des
couplets braillés et des explosions de rire. Et, au
tumulte de ces voix entremêlées, tout à coup les
animaux furent saisis de curiosité. Que pouvait-il
bien se passer là-bas, maintenant que pour la
première fois hommes et animaux se
rencontraient sur un pied d’égalité ? D’un
commun accord, ils se glissèrent à pas feutrés
vers le jardin.
Ils font halte à la barrière, un peu effrayés de
leur propre audace, mais Douce montrait le
chemin. Puis sur la pointe des pattes avancent
vers la maison, et ceux qui d’entre eux sont assez
grands pour ça, hasardent, par la fenêtre de la
salle à manger, un coup d’œil à l’intérieur. Et là,
autour de la longue table, se tiennent une

171
douzaine de fermiers et une demi-douzaine de
cochons entre les plus éminents. Napoléon lui-
même préside, il occupe la place d’honneur au
haut bout de la table. Les cochons ont l’air assis
tout à leur aise. On avait joué aux cartes, mais
c’est fini maintenant. À l’évidence, un toast va
être porté. On fait circuler un grand pichet de
bière et chacun une nouvelle fois remplit sa
chope. Personne n’a soupçonné l’ébahissement
des animaux qui, de la fenêtre, voient ces choses.
M. Pilkington, de Foxwood, s’était levé, chope
en main. Dans un moment, dit-il, il porterait un
toast, mais d’abord il croyait de son devoir de
dire quelques mots.
C’était pour lui – ainsi, il en était convaincu,
que pour tous les présents – une source de
profonde satisfaction de savoir enfin révolue une
longue période de méfiance et
d’incompréhension. Un temps avait été – non que
lui-même ou aucun des convives aient partagé de
tels sentiments –, un temps où les honorables
propriétaires de la ferme des animaux avaient été
regardés, il se garderait de dire d’un œil hostile,

172
mais enfin avec une certaine appréhension, par
leurs voisins, les hommes. Des incidents
regrettables s’étaient produits, des idées fausses
avaient été monnaie courante. On avait eu le
sentiment qu’une ferme que s’étaient appropriée
des cochons et qu’ils exploitaient était en quelque
sorte une anomalie, susceptible de troubler les
relations de bon voisinage. Trop de fermiers
avaient tenu pour vrai, sans enquête préalable
sérieuse, que dans une telle ferme prévaudrait un
esprit de dissolution et d’indiscipline. Ils avaient
appréhendé des conséquences fâcheuses sur leurs
animaux, ou peut-être même sur leurs humains
salariés. Mais tous doutes semblables étaient
maintenant dissipés. Aujourd’hui lui et ses amis
avaient visité la Ferme des Animaux, en avaient
inspecté chaque pouce, et qu’avaient-ils trouvé ?
Non seulement des méthodes de pointe, mais
encore un ordre et une discipline méritant d’être
partout donnés en exemple. Il croyait pouvoir
avancer à bon droit que les animaux inférieurs de
la Ferme des Animaux travaillaient plus dur et
recevaient moins de nourriture que tous autres
animaux du comté. En vérité, lui et ses amis

173
venaient de faire bien des constatations dont ils
entendaient tirer profit sans délai dans leurs
propres exploitations.
Il terminerait sa modeste allocution, dit-il, en
soulignant une fois encore les sentiments d’amitié
réciproque qui existent, et continueront d’exister,
entre la Ferme des Animaux et les fermes
voisines. Entre cochons et hommes il n’y a pas, et
il n’y a pas de raison qu’il y ait, un conflit
d’intérêt quelconque. Les luttes et les vicissitudes
sont identiques. Le problème de la main-d’œuvre
n’est-il pas partout le même ?
À ce point, il n’échappa à personne que Mr.
Pilkington était sur le point d’adresser à la
compagnie quelque pointe d’esprit, méditée de
longue main. Mais, pendant quelques instants, il
eut trop envie de rire pour l’énoncer. S’étranglant
presque, et montrant un triple menton violacé, il
finit par dire : « Si vous avez affaire aux animaux
inférieurs, nous c’est aux classes inférieures. » Ce
bon mot mit la tablée en grande joie. Et de
nouveau Mr. Pilkington congratula les cochons
sur les basses rations, la longue durée du travail

174
et le refus de dorloter les animaux de la Ferme.
Et maintenant, dit-il en conclusion, qu’il lui
soit permis d’inviter la compagnie à se lever, et
que chacun remplisse sa chope. « Messieurs,
conclut Pilkington, Messieurs, je porte un toast à
la prospérité de la Ferme des Animaux. »
On acclama, on trépigna, ce fut le
débordement d’enthousiasme. Napoléon, comblé,
fit le tour de la table pour, avant de vider sa
chope, trinquer avec Mr. Pilkington. Les vivats
apaisés, il demeura debout, signifiant qu’il avait
aussi quelques mots à dire.
Comme tous ses discours, celui-ci fut bref
mais bien en situation. Lui aussi, dit-il, se
réjouissait que la période d’incompréhension fût
à son terme. Longtemps des rumeurs avaient
couru – lancées, il avait lieu de le croire, par un
ennemi venimeux –, selon lesquelles ses idées et
celles de ses collègues avaient quelque chose de
subversif, pour ne pas dire de révolutionnaire. On
leur avait imputé l’intention de fomenter la
rébellion parmi les animaux des fermes
avoisinantes. Rien de plus éloigné de la vérité !

175
Leur unique désir, maintenant comme dans le
passé, était de vivre en paix avec leurs voisins et
d’entretenir avec eux des relations d’affaires
normales. Cette ferme, qu’il avait l’honneur de
gérer, ajouta-t-il, était une entreprise coopérative.
Les titres de propriété, qu’il avait en sa propre
possession, appartenaient à la communauté des
cochons.
Il ne croyait pas, dit-il, que rien subsistât de la
suspicion d’autrefois, mais certaines
modifications avaient été récemment introduites
dans les anciennes habitudes de la ferme qui
auraient pour effet de promouvoir une confiance
encore accrue. Jusqu’ici les animaux avaient eu
pour coutume, assez sotte, de s’adresser l’un à
l’autre en s’appelant « camarade ». Voilà qui
allait être aboli. Une autre coutume singulière,
d’origine inconnue, consistait à défiler chaque
dimanche matin devant le crâne d’un vieux
verrat, cloué à un poteau du jardin. Cet usage
serait aboli également, et déjà le crâne avait été
enterré. Enfin ses hôtes avaient peut-être
remarqué le drapeau vert en haut du mât. Si
c’était le cas, alors ils avaient remarqué aussi que

176
le sabot et la corne, dont il était frappé naguère,
n’y figuraient plus. Le drapeau, dépouillé de cet
emblème, serait vert uni désormais.
Il n’adresserait qu’une seule critique à
l’excellent discours de bon voisinage de Mr.
Pilkington, qui s’était référé tout au long à la
« Ferme des Animaux ». Il ne pouvait
évidemment pas savoir – puisque lui, Napoléon,
en faisait la révélation en ce moment – que cette
raison sociale avait été récusée. La ferme serait
connue à l’avenir sous le nom de « Ferme du
Manoir » – son véritable nom d’origine, sauf
erreur de sa part.
« Messieurs, conclut Napoléon, je vais porter
le même toast que tout à l’heure, mais autrement
formulé. Que chacun remplisse sa chope à ras
bord. Messieurs, je bois à la prospérité de la
Ferme du Manoir ! »
Ce furent encore des acclamations
chaleureuses, et les chopes furent vidées avec
entrain. Mais alors que les animaux observaient
la scène du dehors, il leur parut que quelque
chose de bizarre était en train de se passer. Pour

177
quelle raison les traits des cochons n’étaient-ils
plus tout à fait les mêmes ? Les yeux fatigués de
Douce glissaient d’un visage à l’autre. Certains
avaient un quintuple menton, d’autres avaient le
menton quadruple et d’autres triple. Mais qu’est-
ce que c’était qui avait l’air de se dissoudre, de
s’effondrer, de se métamorphoser ? Les
applaudissements s’étaient tus. Les convives
reprirent la partie de cartes interrompue, et les
animaux silencieux filèrent en catimini.
Ils n’avaient pas fait vingt mètres qu’ils furent
cloués sur place. Des vociférations partaient de la
maison. Ils se hâtèrent de revenir mettre le nez à
la fenêtre. Et, de fait, une querelle violente était
en cours. Ce n’étaient que cris, coups assénés sur
la table, regards aigus et soupçonneux,
dénégations furibondes. La cause du charivari
semblait due au fait que Napoléon et Mr.
Pilkington avaient abattu un as de pique en même
temps.
Douze voix coléreuses criaient et elles étaient
toutes les mêmes. Il n’y avait plus maintenant à
se faire de questions sur les traits altérés des

178
cochons. Dehors, les yeux des animaux allaient
du cochon à l’homme et de l’homme au cochon,
et de nouveau du cochon à l’homme ; mais déjà il
était impossible de distinguer l’un de l’autre.

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180
Cet ouvrage est le 69e publié
dans la collection Classiques du 20e siècle
par la Bibliothèque électronique du Québec.

La Bibliothèque électronique du Québec


est la propriété exclusive de
Jean-Yves Dupuis.

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