Vers La Beaute - David Foenkinos
Vers La Beaute - David Foenkinos
Vers La Beaute - David Foenkinos
VERS LA BEAUTÉ
roman
GALLIMARD
PREMIÈRE PARTIE
1
Chers tous,
Je suis profondément désolé de l’inquiétude que j’ai pu vous causer.
Les derniers jours ont été si actifs que je n’ai pas pu répondre à vos
messages. Rassurez-vous, tout va bien. J’ai décidé subitement de partir
pour un long voyage. Vous savez que je rêve d’écrire un roman depuis
longtemps, alors voilà, je prends une année sabbatique et je m’en vais.
Je sais que j’aurais pu faire une fête de départ, mais tout est allé très
vite. Pour mon projet, ne m’en veuillez pas, je vais me couper du
monde. Je n’aurai plus de téléphone. Je vous enverrai parfois des mails.
Je vous aime,
ANTOINE
1. On aurait dit comme une autre boisson qui se faisait passer pour de la
bière ; une sorte d’imposture liquide.
À
— Merci. À vous aussi… », répondit Antoine, mais elle n’était déjà
plus là pour l’entendre. Elle marchait si vite, ou alors c’était lui qui
mettait beaucoup trop de temps à réagir.
Cette femme n’avait pas tort. Il lui fallait se montrer un peu plus
réactif. Elle était bienveillante, elle venait prendre de ses nouvelles, et
il restait là, suspendu dans le vide. Mais il lui paraissait impossible
d’aller plus vite. Il vivait ce qu’on pourrait appeler une rééducation
sociale. Ce n’était pas un genou défectueux ou une jambe cassée qui le
parasitaient mais comme une fracture de la repartie. Quand on lui
parlait, il était incapable de répondre. Les mots mettaient du temps à
se former dans son esprit, hésitants et maladroits, incertains et chétifs,
et cela aboutissait à des phrases quasi inaudibles ou carrément à des
blancs. Lui qui auparavant parlait pendant des heures devant ses
élèves traversait une convalescence de la parole. Lui qui avait
l’habitude de se tenir debout devant une foule absorbant ses récits
ressentait à présent chaque mot à prononcer comme une épreuve
insurmontable. Serait-il capable d’expliquer un jour à ses proches ce
qu’il éprouvait ? Il n’avait aucune idée de la temporalité de sa
rémission. C’était toujours un temps autonome, soumis ni à l’envie ni
à la volonté. Le corps dominait seul son royaume, celui des émotions
et de la durée des chagrins.
En anglais :
Toilets are located at the main entrance.
En allemand :
Die Toiletten sind am Haupteingang.
En espagnol :
Los baños se encuentran en la entrada principal.
En chinois :
洗手间位于正门旁
*
En japonais :
トイレはメインの入り口の近くにございます。
En russe :
Tyaлеты pacположены y главного входа.
En italien :
Il bagno si trova presso l’ingresso principale.
En arabe :
يوجد مرحاض بالقرب من المدخل الريسي
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Il osa.
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CAMILLE PERROTIN
1999-2017
DEUXIÈME PARTIE
1
Pendant des années, ils avaient été l’un de ces couples qui ne
forment qu’une seule personne. On ne disait pas Antoine, on ne
disait pas Louise, on disait Antoine et Louise. On leur traçait un
avenir radieux, on attendait leur mariage, on imaginait déjà l’enfant à
venir. Pourtant, après sept années, ils avaient décidé de se quitter.
Pour leur entourage, ce fut une surprise totale. Mais cela faisait un
moment que Louise y songeait. Elle s’était confiée à sa meilleure
amie, qui avait tenté de la rassurer. Cela arrive dans toutes les histoires
d’amour d’avoir parfois le cœur qui bat moins fort ; le temps des
papillons dans le ventre s’arrête à un moment. Louise pensa à cette
expression : les papillons dans le ventre. C’était quoi ? C’était un temps
où l’on attendait avec impatience de se retrouver chaque soir ; un
temps où les baisers étaient des frissons ; un temps où l’on ne vivait sa
vie que pour la raconter à l’autre. Alors, oui, ils s’étaient envolés, les
papillons, mais la magie demeurait. Son cœur battait souvent quand
elle pensait à Antoine ; mais c’était vrai, ces battements-là s’espaçaient
de plus en plus. Et il est compliqué de vivre avec un cœur qui ne bat
que de temps à autre.
Quelques jours plus tard, elle était partie. Dans la salle de bains,
Antoine regardait le gobelet destiné à recueillir les brosses à dents. Il
n’y avait plus que la sienne. La situation était bien réelle. Chaque
détail insignifiant prenait des proportions irrémédiables. Il décida de
jeter le gobelet, ainsi que tous les objets qui risquaient de souligner
l’absence de Louise. Des coussins, des fourchettes, et même une
poignée de porte à laquelle elle suspendait des colliers. Après
quelques heures d’une vaine agitation, il décida qu’il était préférable
de déménager. En quittant l’appartement, il n’éprouva aucune
émotion. D’une certaine manière, sa mélancolie l’anesthésiait. Il
disait au revoir au décor de son plus grand amour, et la douleur qui
battait en lui était sourde.
*
Antoine pensa plusieurs fois à l’enfant qu’il n’aurait jamais avec
Louise. La nuit, l’image revenait à lui, telle l’incarnation virtuelle
d’un avenir mort. Une fille ou un garçon ? Quel aurait été son
prénom ? Jeanne ou Hector ? Impossible de l’imaginer ; c’était un
roman qui ne serait jamais écrit.
Sabine avait vécu une relation de trois ans avec un homme marié,
et pendant trois ans il avait parlé de quitter sa femme ; il en parlait
toujours d’ailleurs, mais Sabine était partie, épuisée. Elle avait
imaginé qu’elle serait désespérée à l’idée de ne plus le voir, mais ce
fut le contraire : un immense soulagement de ne plus rien attendre.
Sabine avait vécu soumise à la tyrannie d’une hypothèse de vie qui
n’était jamais advenue, et cela lui paraissait à présent absurde d’avoir
autant espéré quelque chose d’aussi improbable. Avec un peu de
recul, tout devenait évident. L’homme en question n’avait jamais
voulu avoir de relation sérieuse avec elle, il l’avait utilisée, tout en lui
jouant une sordide comédie sentimentale. Elle avait l’impression
d’avoir été humiliée. Heureusement, son tempérament
incroyablement positif, au-delà même de toute logique affective,
l’avait assez vite fait passer à autre chose.
Antoine avait l’impression que les élèves étaient plus agités cette
année. Il y a peu encore, il ressentait l’intensité du silence qui planait
au-dessus de l’amphithéâtre. Il captait l’attention de tout un auditoire
qui écoutait ses paroles dans une sorte de dévotion. À présent, il
entendait régulièrement des murmures ou des chuchotements, sans
pouvoir déterminer d’où venaient ces conversations étouffées. Et il
n’y avait pas que les paroles. La nouvelle génération avait de moins en
moins de patience. Il sentait un déclin de la concentration, on
gesticulait ici ou là, on pensait à autre chose si vite. Cela le gênait
parfois, mais d’une manière disproportionnée, il s’en rendait bien
compte.
10
Antoine paya son café, et se leva pour les suivre. Une seule fois,
rien qu’une seule fois. Juste pour savoir où ils habitaient. Connaître le
décor de ce bonheur. Ce besoin ne lui paraissait pas extravagant.
11
Le temps passa sur eux comme sur des amis ayant tant à se
raconter. La jeune fille pensa plusieurs fois qu’il était surprenant que
cet homme si éminent n’ait rien de prévu ce soir-là. Elle le croisait
dans la rue, et il était libre. Si elle avait été moins jolie, il aurait
probablement écourté le moment. Pendant qu’elle parlait, il jetait
furtivement des regards pour détailler son corps. Cette fille était
sublime. Plus la soirée avançait, plus il se demandait comment il avait
pu l’oublier. En plus, c’était vraiment plaisant d’entendre une jeune
fille désirable vous envoyer aux oreilles une multitude de
compliments ; elle évoquait ses cours avec des trémolos dans la voix.
C’était la première fois qu’il vivait ce genre de situation. Du temps de
son histoire avec Louise, il ne s’était jamais posé la question de savoir
s’il pouvait plaire ou non. Il avait vécu avec les œillères heureuses de
la fidélité. À présent, c’était comme un nouveau monde qui se
révélait. Cette fille allait partir pour Hambourg, elle l’admirait
follement, il y avait tout pour vivre un moment magique. Il y avait tout
pour arracher un peu de beauté à la monotonie.
12
Il aimait être à l’écoute des élèves : leurs rêves, leurs désirs, leurs
espoirs. C’était parfois compliqué. La nouvelle génération lui
semblait déjà si éloignée de la sienne. Il n’avait pas quarante ans, et
pourtant il percevait un fossé profond. La plupart de ses étudiants se
destinaient à des carrières dans la conservation du patrimoine ou la
gestion d’établissements culturels. Mais il y avait aussi des artistes qui
estimaient ne pas pouvoir imposer leur empreinte sur le présent sans
avoir une connaissance précise du passé. Ceux-là n’avaient aucune
obligation de s’inscrire aux TD d’histoire de l’art. Mais la réputation
d’Antoine était excellente. Beaucoup appréciaient la façon qu’il avait
de s’intéresser à chaque élève, de le considérer, d’être à son écoute
sans le juger. Quand il corrigeait ses copies, Antoine passait du temps
à trouver le mot juste dans ses annotations. Il aimait se retrouver le
soir ou le week-end avec toutes ces pensées originales, et il alternait
des moments de réelle admiration devant la pertinence de telle ou
telle réflexion et des moments de pur agacement devant
l’approximation ou la désinvolture d’un commentaire. Louise lui
disait tout le temps qu’il ne corrigeait pas les copies, mais qu’il les
vivait.
13
Comme un puits sans fond, il fut alors animé d’un nouveau désir.
La belle-fille. Il voulait voir son visage. Mais il n’allait pas faire le guet
ici tous les jours. Elle était peut-être chez sa mère ce soir-là. Au
moment précis où il se formulait cette pensée, Louise, accompagnée
de son homme et de sa belle-fille, sortit de l’immeuble. Le cœur
d’Antoine s’arrêta de battre. Il se tassa sur lui-même. Heureusement,
le trio s’éloigna sans passer devant lui. Antoine reprit ses esprits, et se
mit à les suivre. Son corps tremblait, il ne savait plus très bien
pourquoi il était là. Ah oui, pour voir la nouvelle vie de Louise. Il
n’avait pas eu le temps d’observer avec attention la jeune fille ; mais
elle ne lui disait rien ; a priori, ce n’était pas une de ses étudiantes.
Quelques mètres plus loin, ils entrèrent dans un restaurant chinois, et
la nuit tomba.
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Il lui fallut mettre des mots sur sa décision. Il parla d’un fossé qui
s’était creusé entre leurs envies. Un couple ne pouvait pas être une
union solidaire contre l’ennui. Sabine avait compris depuis un
moment. Ils se mirent d’accord pour un dernier rendez-vous, qui fut
plus doux que torride. On pouvait même parler d’une certaine
tendresse. Ainsi, ils se séparèrent sans heurt, bien qu’avec une
certaine amertume du côté de Sabine. La question était de savoir s’ils
pouvaient reprendre leur relation initiale. Pouvaient-ils déjeuner de
temps à autre, parler de manière anodine de l’école ou de leur week-
end, après avoir autant fait l’amour ? Ils n’y arriveraient pas. Le
silence allait maintenant cimenter leur relation. Le sexe avait détruit
tout ce qui auparavant les unissait.
Parfois, ils se retrouvaient lors de réunions administratives. Ils
prenaient alors soin de se positionner chacun à une extrémité de la
table ; une attitude qui semblait d’autant plus absurde que tout le
monde connaissait leur ancienne connivence. Cette distanciation
soulignait une rupture au lieu d’accompagner la discrétion d’un
évitement. Les rumeurs de leur aventure alimentèrent les couloirs des
Beaux-Arts, jusqu’au moment où un nouveau couple excita davantage
les murmures. Ils n’existaient même plus dans les ragots.
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Depuis peu, elle vivait seule dans un meublé près des Beaux-Arts,
mais elle aimait rentrer le week-end chez ses parents. Ils vivaient dans
un pavillon de la banlieue lyonnaise. À vrai dire, pendant toute son
adolescence, Camille avait surtout vécu avec sa mère. Son père était
représentant en assurances, et disparaissait régulièrement quatre ou
cinq jours d’affilée. Entre Isabelle et sa fille, c’était l’interrogation
quotidienne : « Il est où, papa ? » Aucune ne savait répondre. Dijon,
Limoges, Toulouse, est-ce que cela importait finalement ? Il n’était
pas là, c’était ce qui comptait. La mère de Camille était infirmière au
centre hospitalier Saint-Joseph Saint-Luc ; son quotidien n’était qu’un
réservoir à complaintes. Elle rentrait lessivée le soir, et admettait
qu’elle n’avait pas toujours eu beaucoup d’énergie à consacrer à sa
fille. Quand elle vit le visage heureux de Camille ce soir-là, elle en fut
bouleversée. Elle l’interrogea : « Une bonne nouvelle ? » La jeune
fille ne répondit pas ; elle ne voulait pas partager ce rare bonheur de
peur qu’il ne se dilapide par les paroles. Elle avait déjà été
complimentée par son professeur, mais pour la première fois elle se
sentait en mesure d’apprécier cette reconnaissance. Depuis qu’elle
avait intégré les Beaux-Arts, elle allait de mieux en mieux ; et elle
aimait particulièrement les cours de monsieur Duris.
1. C’était leur code quand elle était petite. Trois coups, et elle savait que
c’était son père. Elle devait alors donner l’autorisation d’entrer.
Camille s’éloigna seule. Elle fut envahie très rapidement par une
intense émotion, celle d’être plongée au milieu des siècles et des
œuvres. Tout un monde de beauté s’offrait à elle, subitement,
effroyablement.
Elle passa devant une toile peinte par deux Polonais. Elle savait
qu’il existait des duos au cinéma ou en littérature, mais il lui semblait
plutôt original de peindre à quatre mains. Camille continua son
chemin, et s’arrêta devant un tableau de Théodore Géricault, La
Monomane de l’envie. C’était comme une évidence. Tout l’attirait, et
notamment le regard de la vieille femme, empli d’une démence
douce. Plus tard, Camille découvrirait le goût de ce peintre pour les
aliénés. Malgré tout, elle percevait chez lui, en dépit de la cruauté et
la froideur apparentes de son travail, une force bienveillante ; comme
s’il cherchait à sauver une âme perdue du dédale de la folie. C’était
un tableau saisissant qui vivrait en elle longtemps.
10
Chaque soir, après les cours, Camille faisait ses devoirs le plus vite
possible pour retrouver sa palette. Elle avait moins de temps pour ses
amis.
« Tu as quelqu’un en ce moment ? On ne te voit plus aux soirées.
Et chaque soir, tu fonces…, lui reprocha Jérémie un soir.
— Et alors, ça t’intéresse ?
— Ça pourrait.
— Ça veut dire quoi ? C’est fini avec l’autre ?
— Oui.
— Tu m’as quittée pour une pauvre petite histoire de rien du tout,
et maintenant tu reviens. T’es pathétique. Je te remercie de m’avoir
quittée. C’est la meilleure chose qui me soit arrivée. »
Elle laissa Jérémie en plan, dans la recherche infructueuse d’une
réplique. Camille n’était pas surprise qu’il soit revenu vers elle ; sans
être dotée d’un ego exagérément développé, elle avait l’impression
de posséder maintenant une force qui exerçait une attirance sur les
autres. Plus personne n’avait de prise sur elle. La création lui avait
donné non seulement une densité inouïe, mais une capacité à ne plus
rien attendre de personne. C’était un monde total, de nature à
rassasier un être humain.
À son retour, elle raconta à Yvan tout ce qu’elle avait vu. Cela lui
rappela ses années parisiennes. Il avait l’impression de revivre son
passé à travers les yeux de la jeune fille. Il était ému et troublé quand
elle partageait avec lui son enthousiasme. Il y avait une telle lumière
en elle, le genre de lumière dont on ne sait si elle aspire le regard ou
si elle l’aveugle.
En ouvrant les rideaux, Camille fut éblouie. Il était plutôt rare que
le soleil perce ainsi les nuages à cette époque de l’année. La veille,
elle s’était couchée tard pour finir un tableau sur lequel elle travaillait
depuis plusieurs jours. Naissance de la compréhension évoquait les
premières images que l’on peut avoir dans une vie ; des visages flous
et indécis (elle se sentait de plus en plus influencée par Francis
Bacon) sur lesquels elle écrivait des bribes de mots, des morceaux de
phrases volés au balbutiement.
Elle fit part de ses doutes à Yvan, qui parut tout saisir. Quand deux
personnes se comprennent, on dit qu’elles parlent la même langue.
Non pas une langue que l’on pourrait apprendre mais une langue qui
repose sur une connivence intellectuelle ou une affinité
émotionnelle. Cette langue est d’ailleurs souvent composée de
silences.
Camille baissa la tête. Yvan sortit alors son téléphone pour appeler
sa femme, vérifier où elle était. Il tomba sur sa messagerie, c’était le
signe qu’elle était encore à l’hôpital, en service. Rien ne pressait
donc, il en fut soulagé. Il avait du temps devant lui pour trouver une
solution. Il apporta à nouveau un verre d’eau à Camille, et l’obligea à
boire. Il évitait de la regarder, car tout se mélangeait en lui. Si on
apprenait ce qu’il avait fait, il allait devoir fuir. Mais pour aller où ?
C’était impossible, il avait un emploi, une femme, tout était là, non ce
n’était pas possible de balayer une existence pour une erreur de deux
minutes.
12
Isabelle rentra vers vingt heures. Elle fut surprise de ne pas voir sa
fille à la maison. Ce n’est qu’au bout de plusieurs minutes qu’elle
entendit un gémissement en provenance de sa chambre. Elle ouvrit la
porte pour découvrir une pièce plongée dans la pénombre. Elle
s’approcha du lit :
« Mais ma chérie… tu es là ? Qu’est-ce que tu as ?
— Rien. »
Machinalement, comme une mère peut le faire, comme une
infirmière peut le faire, elle posa la main sur le front de sa fille :
« Tu as de la fièvre… pourquoi est-ce que tu ne m’as pas appelée ?
— J’étais fatiguée.
— Tu dois couver une grippe. Je comprends que tu ne sois pas
allée en cours ce matin. Je vais te préparer une tisane, et demain ça
ira mieux.
— Maman…
— Quoi ?
— Reste un peu là s’il te plaît. Je ne me sens pas bien.
— D’accord. Je suis là. Tu dois essayer de dormir.
—…
— Tu sais, ça ne m’étonne pas. Avec ton père, on se disait que tu
n’arrêtais pas. C’est magnifique d’avoir une passion, mais c’est
devenu une obsession. Des heures et des heures à rester debout, c’est
normal que ton corps lâche au bout d’un moment. Avec l’école en
plus… Tu devrais faire une pause, hein ? Tu as la vie devant toi pour
nous faire des chefs-d’œuvre. »
Camille en eut la gorge serrée. « La vie devant toi », avait dit sa
mère, alors qu’il lui fallait lutter pour atteindre la prochaine minute.
Elle se sentait aspirée par un gouffre infini, un gouffre au milieu de
son corps, un gouffre à la place du cœur.
13
Au début de l’été, elle parut aller mieux. Elle ne voulut pas partir
1
en vacances hormis la semaine habituelle avec ses parents en
Bretagne. Ils avaient leurs habitudes à Crozon, au bout du Finistère.
Cette année-là la destination familière prit une dimension
particulière ; Camille se tenait à l’extrême limite de ce qu’elle pouvait
vivre. Elle était une terre qui va mourir dans la mer. Un après-midi, ils
firent une promenade en bateau. Le ciel était orageux, offrant à
l’océan une densité inquiétante. Paradoxalement, Camille vit la
beauté de cette vision oppressante. Elle fut ravagée au point de
pleurer. Sa mère lui demanda ce qu’elle avait, et Camille avait
simplement répondu : « Je suis heureuse. »
15
Dès qu’elle était seule chez elle, Camille appelait Jérémie. Son
appétit sexuel était de plus en plus intense. Le garçon avait parfois
peur de ne pas être à la hauteur, mais il vivait un rêve éveillé. Cette
fille qu’il avait tant désirée s’offrait à lui sans cesse, au point que cela
finissait par être étrange. Il proposa un jour à Camille d’aller au
cinéma, cela ne l’intéressait pas ; pas plus qu’un restaurant ; pas plus
que n’importe quelle activité qui ne serait pas sexuelle. Elle voulait
une orgie d’images, et elle était très loin d’en avoir son compte. Il
finit par s’agacer, dire qu’il en avait marre d’être un objet. « Des
garçons qui veulent coucher avec moi, il y en a plein, alors si tu n’es
pas content, au revoir », répondit-elle froidement.
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Quelques jours après cette tournée avortée, Camille quitta son lit
en fin de matinée. Elle prit un sac pour y déposer quelques affaires.
Elle exécuta ces gestes sans la moindre hésitation, comme si ce
moment n’avait été que la réalisation d’une action déjà écrite dans sa
tête.
Isabelle, trouvant la maison vide en rentrant de l’hôpital, paniqua
immédiatement. Elle adressa à Camille de nombreux messages, audio
et écrits, sans obtenir de réponse. Après quelques appels infructueux
auprès de ses amis, elle se rendit au poste de police. Au bout d’une
heure interminable, elle fut reçue par une femme qui avait
sensiblement le même âge qu’elle :
« Depuis quand avez-vous constaté la disparition de votre fille ?
— Ce soir, quand je suis rentrée à la maison.
— Et vous venez déjà nous voir ?
— Elle ne me répond pas.
— Avez-vous des raisons particulières de vous inquiéter ?
— Oui. Elle est… dans une sorte de dépression. Et ce n’est pas
dans ses habitudes de ne pas me prévenir. Elle a pris un sac avec ses
affaires…
— Donc, vous pensez que c’est une fugue ?
— Oui.
— Vous avez essayé de contacter ses amis ?
— Aucun ne sait où elle a pu aller.
— Elle va sûrement revenir. Rentrez chez vous, et on verra
demain.
— Je vous dis que ce n’est pas dans ses habitudes de ne pas me
prévenir… Elle n’est pas dans son état normal en ce moment. Je vous
en prie… aidez-moi… »
Elle avait prononcé ces derniers mots avec des sanglots dans la
voix. Alors qu’elle était coutumière de ce genre de situations, et s’était
entraînée à ne pas se laisser déborder par elles, la fonctionnaire qui
prenait la déposition fut touchée par le désarroi d’Isabelle. À vrai
dire, elle se souvenait d’elle. Quelques mois auparavant, elle était
allée à l’hôpital avec son fils qui s’était blessé lors d’un match de
football. Elle avait trouvé cette infirmière adorable. Il y avait quelque
chose d’incongru à la revoir dans cet état de fragilité total, de
désespoir même, alors que lors de leur première rencontre les rôles
étaient inversés : la mère inquiète pour son enfant, ce jour-là, c’était
elle. Elle tenta de la rassurer, de lui dire que ça arrivait tout le temps,
des fuites éphémères. Les adolescents revenaient toujours à la
maison, ou finissaient par donner des nouvelles. Isabelle n’écoutait
pas, les mots ne servaient à rien. Il fallait l’aider par des gestes
concrets.
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Camille avait imaginé une petite blonde plutôt ronde, une sorte
de mère de famille épanouie, mais elle se retrouva face à une grande
femme assez maigre aux cheveux gris ; on était chez Giacometti.
Plutôt austère au premier abord, elle ne cherchait pas à séduire, à
faire croire qu’elle allait régler vos problèmes en trois séances. Son
visage présentait la topographie d’un long chemin à parcourir pour
tenter de trouver l’apaisement.
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1
Quand elle était aux Beaux-Arts, Camille était protégée .
Pourtant, elle traversait à nouveau des zones orageuses ; cela ne
cesserait donc jamais ? Parfois, elle se sentait promise au dégoût
permanent d’elle-même. Les quelques minutes qui l’avaient
déshumanisée prenaient la forme d’une condamnation à perpétuité.
Le travail effectué auprès de la psychologue, en la forçant à se
confronter à ses émotions, la fragilisait. Elle n’arrivait toujours pas à
parler, mais les mots se trouvaient maintenant sur le rivage de la
parole. Elle était hantée par le discours à venir. Et puis, par instants, il
lui semblait qu’elle n’y arriverait jamais. Il demeurerait impossible de
raconter ce qu’elle avait vécu ; comme si les phrases à formuler
étaient elles-mêmes dégoûtées par ce qu’elles allaient incarner. La
libération par les mots, nécessaire à son apaisement, était un espoir
sans cesse avorté.
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De retour dans son studio, son histoire retrouvée lui procura une
envie irrépressible de dessiner. Elle prit un grand cahier qu’elle avait
acheté la semaine précédente. Allongée dans son lit, elle enchaîna
quelques croquis évoquant des scènes d’enfance ; une fête de Noël
avec sa mère lui racontant les anges ; ou une visite au cimetière sur la
tombe de sa tante, morte prématurément ; ce qui lui passait par la
tête, sans trame précise, sans ligne directrice. Le passé revenait à elle,
rejoignant le temps présent. La fracture temporelle se refermait. Il
s’était vraiment passé quelque chose ce matin. Sa décontraction
subite lors du cours de Duris avait marqué cette irruption tant
attendue. L’ancienne Camille avait repris possession des lieux.
À
— Je l’ai dessiné pour vous. À cause de votre théorie, je me suis dit
qu’il fallait que je fasse un autoportrait.
— Ah… merci.
— À vrai dire, j’en ai déjà fait souvent. Ce qui est étrange, c’est
que ce sont mes dessins les moins personnels. Je me représente pour
être différente. Pour ne plus être moi.
— Je comprends… Et pourquoi avez-vous choisi le mauve ?
— C’est la couleur de la mélancolie joyeuse », répondit la jeune
fille en esquissant un sourire. Elle semblait si heureuse qu’il soit venu,
d’une joie si intense, qu’elle lui faisait oublier l’enjeu de sa présence.
C’était très rare qu’il agisse ainsi, mais l’accueil général des
étudiants lors de son arrivée aux ateliers et le réel désir de Camille
d’écouter son avis le poussèrent vers cette envie. Il voulait être
davantage complice avec ses élèves. Cela lui donnait même une raison
d’être.
1. On dit parfois d’un roman qu’il faut savoir le lire entre les lignes ;
Antoine estima qu’il en était de même pour le travail de Camille ; il fallait
l’observer entre les couleurs.
28
Quelques minutes plus tard, ils étaient assis dans un café situé non
loin des Beaux-Arts. Antoine était curieux d’en savoir plus sur les
inspirations de Camille. Il aimait les créateurs et leurs secrets.
L’admiration qu’il lui portait était réelle. Cela le fascinait de
s’approcher d’un esprit qui peignait ainsi. Antoine était professeur,
mais il aurait tout aussi bien pu tenir une galerie, faire partager ses
coups de cœur, mettre en valeur les autres. Il se sentait parfaitement à
sa place dans ce rôle, n’ayant lui-même aucune velléité artistique.
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Elle s’arrêta un long moment sur ces mots. Elle s’était toujours
considérée comme coupable du viol qu’elle avait subi, sentiment
absurde et déraisonnable, mais elle se libérait subitement d’un poids
supplémentaire. Pour la première fois, elle admit qu’elle n’avait eu
aucune responsabilité dans le drame qui l’avait abattue. Aurait-elle dû
agir autrement ? Pourquoi s’était-elle habillée de cette manière ?
C’était fini maintenant. Elle se savait victime, et uniquement victime.
Et cela la rendait combative. Elle se dit qu’elle pourrait porter plainte,
que peu importaient les représailles. À vrai dire, elle mettait de plus
en plus en doute la solidité des menaces de son bourreau. Il avait
exercé sur elle une pression psychologique pour qu’elle se taise, mais
l’erreur de sa mère dont il lui avait parlé lui paraissait maintenant
improbable. Elle se mit à songer concrètement à ce qui se passerait si
elle allait à la police. Elle devrait tout expliquer, donc tout revivre. Il y
aurait une confrontation. Elle serait obligée de se retrouver face à lui
sûrement. Et il nierait. Il l’accuserait de mentir. Certains peut-être le
croiraient, lui. Pourrait-elle le supporter ? Elle était en train de se
reconstruire, loin de ce cauchemar. Elle luttait chaque jour pour cela,
alors pourquoi y retourner ? Quelques minutes auparavant, elle se
sentait une telle force, et voilà que la fragilité revenait, la fragilité et le
dégoût.
Elle rentra chez elle, tremblante. Elle posa son sac sur la table.
Elle y chercha les anxiolytiques prescrits par Namouzian, mais ne les
trouva pas. Elle sortit alors de son sac la copie rendue par le
professeur Duris. Il avait eu l’air si gêné de lui indiquer qu’elle était
passée à côté de son sujet. Mais c’était la vérité. La stricte vérité.
Penser à lui la calma un peu. Elle se mit même à relire son travail
pour occuper son cerveau, le divertir du pire. Elle ne savait plus
pourquoi elle était partie si loin du sujet principal. Pendant la moitié
de son devoir, elle oubliait complètement Munch. C’était sans doute
ce qu’on appelait avoir l’esprit d’escalier. Cela correspondait si bien à
sa nature : elle cherchait à s’échapper sans cesse. Sa pensée était
vagabonde. Cette pensée qui nous permet justement d’échapper à
nos pensées.
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Quelques jours auparavant, elle était là, avec lui, montrant ses
œuvres avec fierté ; elle était là, pleine de vie et d’avenir. Elle était là,
avec lui, au café, pleine de vie et d’avenir. Il avait effleuré son épaule,
et maintenant tout était fini. Il n’y aurait plus jamais d’épaule à
effleurer. Ce n’était pas possible. Il n’avait rien vu, rien pressenti.
Enfin, non, ce n’était pas la vérité. Il avait décelé la fragilité de
Camille. Tout le monde en était conscient. Elle transportait un
gouffre qu’elle essayait de cacher sans y parvenir ; oui, on le voyait
bien. Mais les choses avaient changé ces derniers jours. Il n’était pas
fou. Cela avait changé. Elle était intervenue en classe. Elle avait voulu
lui montrer ses tableaux. Elle avait parlé de ses projets. Elle était
pleine de vie et d’avenir. Il n’était pas fou. Elle avait l’air de vouloir
peindre, et peindre encore, on percevait chez elle les débordements
de la création, alors non, ce n’était pas logique, ce n’était pas possible
qu’elle ait pu décider de mourir comme ça, si brutalement, elle qui
était si pleine de vie et d’avenir. Non, ce n’était pas possible. Il s’était
forcément passé quelque chose.
Thierry, de son côté, était entré dans une rage terrible. Il avait
aussitôt voulu aller se venger. Cette ordure allait payer, il allait
souffrir. Le père de Camille s’en foutait des conséquences, il pourrait
passer le reste de sa vie en prison pour apaiser l’âme blessée de sa
fille. Isabelle, à bout de forces, parvint pourtant à l’en dissuader. Elle
ne pourrait pas supporter de se retrouver seule. Il fallait porter
plainte. La lettre serait suffisante. Devant la détresse de sa femme,
Thierry renonça à son projet.
Isabelle avoua que cela lui faisait du bien de parler avec Antoine.
C’était pareil pour lui. Elle ajouta : « Vous savez… la femme du
violeur, c’est ma meilleure amie. Elle est effondrée. Tout le monde la
regarde comme une pestiférée. Eh bien, on se parle quand même.
J’ai de la pitié pour elle… » Tout paraissait si compliqué, choisir sa
place entre les erreurs et l’horreur, choisir de mourir ou de survivre,
les errances se croisaient. Là encore, Antoine hésitait. Devant le
désarroi de cette femme, il se sentait impuissant. Il finit par se lever et
s’approcher d’elle. Il effleura son épaule, tout comme il avait effleuré
celle de sa fille ; par ce geste identique, sans doute la vie pourrait-elle
continuer.
ÉPILOGUE
Le jour où Antoine avait rencontré Isabelle, elle lui avait montré
la chambre de son élève. Il avait essayé d’imaginer toutes les versions
de Camille ici. Bébé, petite fille, adolescente ; toute une vie se
recomposait dans ce décor inamovible. Il s’approcha du chevalet. Les
couleurs, dans les tubes, n’étaient pas encore sèches. Cela lui serra le
cœur. Le week-end, elle aimait venir chez ses parents, et peindre. Il se
trouvait face à un tableau inachevé, et personne ne pourrait jamais
savoir dans quelle direction serait allée cette œuvre. La mort arrêtait
aussi la lumière des inspirations.
À vrai dire, Karine oublia tout cela quand elle découvrit l’œuvre
de Camille. Elle et son assistante, Léa, se déplacèrent au domicile des
parents. Elles furent immédiatement conquises par l’intensité qui
émanait des dessins. Karine y trouva assez vite une cohérence, lançant
quelques idées à propos de l’exposition. « Vous voulez dire que vous
êtes d’accord pour montrer le travail de… ma fille ? » finit par
demander Isabelle en balbutiant. La directrice de la galerie
Clemouchka avait oublié de préciser ce détail, tant cela relevait pour
elle de l’évidence. Isabelle s’assit alors sur le lit de sa fille, submergée
par l’émotion.
À
À partir de ce moment, les choses allèrent assez vite. Karine
résolut même de décaler la prochaine exposition pour laisser place à
Camille. Antoine accepta de s’occuper du projet en tant que
directeur artistique. On rédigea une notice biographique, on fit
imprimer un catalogue, et les invitations furent lancées. Pour
l’enseignant, ce vernissage marquerait la fin d’une période très
douloureuse ; et davantage encore sûrement. Il marquerait aussi le
début d’une nouvelle ère. Symboliquement, il souhaita convier les
personnes qui comptaient pour lui. Dans la foule des invités, on
apercevait ses parents, sa sœur. Il n’oublierait jamais l’incroyable
ténacité, le soutien indéfectible dont elle avait fait preuve à son égard.
Et puis, il avait convié Louise. C’était important qu’elle soit là. Elle
avait simplement demandé : « Est-ce que je peux venir avec lui ? »
Antoine avait accepté bien sûr, et il découvrit ce soir-là que Louise
était enceinte. Elle avait été si inquiète de sa réaction :
« Je ne savais pas comment te le dire…
— Félicitations.
— Merci.
— Je suis heureux de te voir, enchaîna Antoine.
— C’est merveilleux, tout ce que tu as fait pour cette fille. Elle a
un si grand talent.
— Je n’ai rien fait. C’est elle qui a tout fait.
— Oui.
— C’est un garçon ou une fille ?
— Une fille. »
Antoine lui adressa un sourire. Le compagnon de Louise
s’approcha d’elle, passant une main autour de sa taille. Il énonça
quelques éloges sur Camille, et ils partirent tous deux vers d’autres
tableaux. Antoine ne la reverrait pas avant longtemps.
Il se mit alors un peu en retrait pour observer les invités. Les
parents de Camille semblaient heureux. On ne cessait de les
complimenter, comme s’ils étaient eux-mêmes l’artiste. Ils se tenaient
par la main pour recevoir à deux les impressions enthousiastes du
public. Sophie Namouzian était en train de leur dire qu’elle
retrouvait toute la sensibilité de Camille dans son travail. Elle avait
raison. Tout était ici à l’image de la jeune fille. Y compris le rythme.
La soirée fila à une vitesse inouïe, elle touchait déjà à sa fin. Plusieurs
personnes annoncèrent qu’elles reviendraient quand il y aurait moins
de monde pour mieux profiter des œuvres. Karine et son équipe
saluèrent les derniers visiteurs, puis elle s’avança vers Antoine pour
lui laisser les clés. « Je te laisse fermer », lui dit-elle avec un sourire de
connivence. Elle avait compris qu’après cette soirée Antoine aurait
envie de rester un moment seul avec Camille.
Éditions Gallimard
5 rue Gaston-Gallimard
75328 Paris
http://www.gallimard.fr
DU MÊME AUTEUR
É
Aux Éditions Albin Michel Jeunesse
LE PETIT GARÇON QUI DISAIT TOUJOURS NON, illustrations Soledad
Bravi, 2011.
LE SAULE PLEUREUR DE BONNE HUMEUR, illustrations Soledad Bravi,
2012.
DAVID FOENKINOS
Vers la beauté