Vers La Beaute - David Foenkinos

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 202

DAVID FOENKINOS

VERS LA BEAUTÉ
roman

GALLIMARD
PREMIÈRE PARTIE
1

Le musée d’Orsay, à Paris, est une ancienne gare. Le passé dépose


ainsi une trace insolite sur le présent. Entre les Manet et les Monet,
on peut se laisser aller à imaginer les trains arrivant au milieu des
tableaux. Ce sont d’autres voyages maintenant. Certains visiteurs ont
peut-être aperçu Antoine Duris ce jour-là, immobile sur le parvis. Il
paraît tombé du ciel, stupéfait d’être là. La stupéfaction, c’est bien le
mot qui peut caractériser son sentiment à cet instant.

Antoine était arrivé très en avance à son rendez-vous avec la


responsable des ressources humaines. Depuis quelques jours, son
esprit entier était focalisé sur cet entretien. Ce musée, c’était là où il
voulait être. Il se dirigea d’un pas calme vers l’entrée du personnel.
Au téléphone, Mathilde Mattel lui avait bien précisé de ne pas
emprunter le chemin des visiteurs. Un vigile l’arrêta :
« Vous avez un badge ?
— Non, je suis attendu.
— Par qui ?
—…
— Par qui êtes-vous attendu ?
— Pardon… j’ai rendez-vous avec madame Mattel.
— Très bien. Je vous laisse vous diriger vers l’accueil.
—…»

Quelques mètres plus tard, il répéta la raison de sa visite. Une


jeune femme vérifia dans un grand carnet noir :
« Vous êtes monsieur Duris ?
— Oui.
— Puis-je vous demander une pièce d’identité ?
—…»
C’était absurde. Qui voudrait se faire passer pour lui ? Il s’exécuta
docilement, accompagnant son geste d’un sourire compréhensif pour
masquer sa gêne. L’entretien d’embauche semblait avoir déjà débuté
avec le vigile puis la standardiste. Il fallait être performant dès le
premier bonjour, on ne tolérait plus le moindre merci approximatif.
Après que la jeune femme eut vérifié qu’il était bien Antoine Duris,
elle lui indiqua le chemin à suivre. Il fallait longer un couloir, au bout
duquel il trouverait un ascenseur. « C’est facile, vous ne pouvez pas
vous tromper », ajouta-t-elle. Antoine se doutait qu’avec ce genre de
phrase, il se tromperait immanquablement.

Au milieu du couloir, il ne savait déjà plus vraiment ce qu’il devait


faire. De l’autre côté de la baie vitrée, il aperçut un tableau de
Gustave Courbet. La beauté demeure le meilleur recours contre
l’incertitude. Depuis des semaines, il luttait pour ne pas sombrer. Il
sentait qu’il avait peu de forces, et les deux interrogatoires qui
s’étaient déjà enchaînés lui avaient demandé un effort considérable.
Pourtant, il ne s’était agi que de prononcer quelques mots, de
répondre à des questions ne comportant pas le moindre piège. Il était
revenu à un stade primaire de la compréhension du monde, se
laissant souvent envahir par des peurs irrationnelles. Il sentait chaque
jour davantage les conséquences de ce qu’il avait vécu. Allait-il
seulement être capable de passer cet entretien avec madame Mattel ?

Dans l’ascenseur qui le conduisait au deuxième étage, il jeta


furtivement un œil au miroir et se trouva amaigri. Rien d’étonnant à
cela, il mangeait moins, oubliant parfois de dîner ou de déjeuner. À
sa décharge, son estomac ne se manifestait pas. Il pouvait sauter des
repas sans ressentir le moindre gargouillement, comme si son corps
se composait désormais de territoires anesthésiés. Seul son esprit le
poussait à penser : « Antoine, tu dois manger. » Les humains dans la
souffrance forment deux camps. Ceux qui résistent par le corps, et
ceux qui résistent par l’esprit. C’est l’un ou l’autre, rarement les
deux.

À sa sortie de l’ascenseur, une femme l’accueillit. Habituellement,


Mathilde Mattel attendait ses rendez-vous dans son bureau, mais pour
Antoine Duris, elle avait décidé de se déplacer. Elle devait être
terriblement pressée d’en savoir davantage sur ses motivations.
« Vous êtes Antoine Duris ? s’enquit-elle tout de même pour être
sûre.
— Oui. Vous voulez ma carte d’identité ?
— Non, non. Pourquoi ?
— On me l’a demandée en bas.
— C’est l’état d’urgence. C’est comme ça.
— Je ne vois pas très bien qui pourrait fomenter un acte terroriste
contre la DRH du musée d’Orsay.
— On ne sait jamais », répondit-elle en souriant.
Ce qui avait pu passer pour un trait d’esprit, ou même de
l’humour, était pourtant un froid constat de la part d’Antoine. Elle fit
un geste de la main pour indiquer la direction de son bureau. Ils
s’engouffrèrent alors dans un long couloir étroit, où ils ne croisèrent
personne. Tout en la suivant, il songea que cette femme devait bien
s’ennuyer dans la vie pour recevoir de potentiels futurs employés à
une heure où le reste du personnel ne semblait pas être arrivé. Il ne
fallait pas chercher la moindre logique au sein de la logistique des
pensées d’Antoine.

Une fois dans son bureau, Mathilde proposa du thé, du café, de


l’eau, ce qu’il voulait à vrai dire, mais Antoine préféra dire non merci,
non merci, non merci. Alors, elle commença :
« Je dois vous dire que j’ai été très surprise en recevant votre CV.
— Pourquoi ?
— Pourquoi ? Vous me demandez pourquoi ? Vous êtes maître de
conférences…
—…
— Vous avez même une certaine renommée. Je suis déjà tombée
sur l’un de vos articles, il me semble. Et vous postulez… pour être
gardien de salle.
— Oui.
— Cela ne vous paraît pas étrange ?
— Pas spécialement.
1
— Je me suis permis d’appeler l’ENSBA , avoua Mathilde après
un temps.
—…
— On m’a confirmé que vous aviez décidé de quitter votre
emploi. Du jour au lendemain, comme ça, sans la moindre raison.
—…
— Vous en aviez marre d’enseigner ?
—…
— Vous avez fait… comme une dépression ? Je peux comprendre.
Le burn-out, c’est de plus en plus fréquent.
— Non. Non. Je voulais arrêter. C’est comme ça. J’y retournerai
sûrement plus tard, mais…
— Mais quoi ?
— Écoutez, madame, j’ai postulé à un emploi et je voudrais savoir
si j’ai des chances de l’avoir.
— Vous ne vous sentez pas trop qualifié ?
— J’aime l’art. Je l’ai étudié, je l’ai enseigné, d’accord, mais j’ai
simplement envie maintenant d’être assis dans une salle au milieu des
tableaux.
— Ce n’est pas un métier reposant. On vous pose des questions
tout le temps. Et puis ici, à Orsay, il y a beaucoup de touristes. Il faut
toujours être vigilant.
— Prenez-moi à l’essai, si vous avez des doutes.
— J’ai besoin de monde, car nous commençons la semaine
prochaine une grande rétrospective Modigliani. Ça va attirer les
foules. C’est un tel événement.
— Ça tombe bien.
— Pourquoi ?
— J’ai écrit ma thèse sur lui. »
Mathilde ne répondit rien. Antoine avait pensé que cette
révélation jouerait en sa faveur. Bien au contraire, elle semblait
accentuer aux yeux de la DRH l’étrangeté de sa démarche. Que
venait faire ici un érudit comme lui ? Pouvait-il lui dire la vérité ? Il
était comme une bête apeurée, et seule l’idée de se réfugier dans un
musée lui semblait pouvoir le sauver.

1. L’École nationale supérieure des beaux-arts de Lyon.


3

En moins d’une journée, il avait résilié tous ses abonnements, et


rendu les clés de son appartement. Son propriétaire lui avait dit : « Il
y a deux mois de préavis, monsieur Duris… On ne peut pas partir
comme ça. Je dois me retourner, moi. » L’homme avait enchaîné
quelques phrases sur le ton de la désolation excessive. Antoine avait
coupé son monologue : « Ne vous inquiétez pas. Je vous paierai les
deux mois. » Il avait loué une camionnette dans laquelle il avait
chargé tous ses cartons. Principalement des cartons de livres. Il avait
lu un article sur des Japonais qui quittaient leur vie ainsi, du jour au
lendemain. On les appelait des évaporés. Ce mot magnifique cachait
presque la tragédie de la situation. Il s’agissait souvent d’hommes
ayant perdu leur travail, et ne pouvant pas assumer leur déchéance
sociale dans une société basée sur l’apparence. Plutôt fuir et devenir
clochard que d’affronter le regard d’une femme, d’une famille, de
voisins. Cela n’avait rien à voir avec la situation d’Antoine, qui était au
sommet de sa carrière, enseignant émérite et respecté. Chaque
année, des dizaines d’étudiants et d’étudiantes rêvaient de travailler
leur mémoire avec lui. Alors quoi ? Il y avait bien eu cette rupture
avec Louise, mais les mois avaient cicatrisé cette blessure
sentimentale. Et puis, cela arrivait à tout le monde de souffrir en
amour. On ne quittait pas sa vie pour autant.

Il avait placé tous ses cartons, et les quelques meubles qu’il


possédait, dans un box à Lyon. Et il avait pris le train pour Paris, avec
une simple valise. Les premiers soirs, il avait dormi dans un hôtel
deux étoiles près de la gare, avant de trouver un studio à louer dans
un quartier populaire de la capitale. Il n’avait pas mis son nom sur la
boîte aux lettres, et n’avait souscrit aucun abonnement. Le gaz et
l’électricité étaient au nom du propriétaire. Plus personne ne pouvait
le retrouver. Évidemment, ses proches s’étaient inquiétés. Pour les
rassurer, ou plutôt pour qu’ils le laissent en paix, il avait envoyé un
message collectif :

Chers tous,
Je suis profondément désolé de l’inquiétude que j’ai pu vous causer.
Les derniers jours ont été si actifs que je n’ai pas pu répondre à vos
messages. Rassurez-vous, tout va bien. J’ai décidé subitement de partir
pour un long voyage. Vous savez que je rêve d’écrire un roman depuis
longtemps, alors voilà, je prends une année sabbatique et je m’en vais.
Je sais que j’aurais pu faire une fête de départ, mais tout est allé très
vite. Pour mon projet, ne m’en veuillez pas, je vais me couper du
monde. Je n’aurai plus de téléphone. Je vous enverrai parfois des mails.
Je vous aime,

ANTOINE

Il reçut des réponses admiratives de la part de certains, d’autres le


jugèrent un peu fou. Mais au fond, il était célibataire, sans enfants,
c’était peut-être le moment d’accéder à son rêve. Beaucoup de ses
amis finirent par le comprendre. Il lut leurs réponses, sans donner
suite. Seule sa sœur ne crut pas à ce message. Eléonore était trop
proche de lui pour admettre qu’il ait pu partir ainsi, sans même dîner
avec elle une dernière fois. Sans même passer embrasser sa nièce avec
qui il adorait jouer. Quelque chose n’était pas logique. Elle le harcela
de messages : « Je t’en prie. Dis-moi où tu es. Dis-moi ce qui ne va pas.
Je suis ta sœur, je suis là, s’il te plaît ne me laisse pas comme ça. Ne
me laisse pas dans le silence… » Rien à faire. Aucune réponse. Elle
tenta tout, changea de ton : « Tu ne peux pas me faire ça. C’est
dégueulasse. Je n’y crois pas, à ton histoire de roman ! » Elle
multipliait les messages. Antoine n’allumait plus son téléphone. Une
seule fois, il le fit et lut les innombrables complaintes de sa sœur. Il
n’avait que quelques mots à écrire, au moins pour la rassurer. Pour lui
parler. Pourquoi n’y parvenait-il pas ? Il resta bloqué devant l’écran
pendant plus d’une heure. C’était impossible. Une sorte de honte se
mit à l’envahir. Une honte qui vous empêche d’agir.

Finalement, il réussit à lui répondre : « J’ai besoin de ce moment


pour moi. Je te donnerai des nouvelles bientôt, mais arrête de
t’inquiéter. Embrasse bien Joséphine. Ton frère, Antoine. » Il éteignit
aussitôt son téléphone de peur qu’elle ne l’appelle dès la lecture du
message. Comme un criminel craignant d’être repéré, il décida de
retirer la carte SIM, et la rangea dans un tiroir. Plus personne ne
pourrait avoir accès à lui. Eléonore fut soulagée de lire ce message.
Elle comprit immédiatement que tout était faux, et que cela avait dû
lui demander un effort considérable pour rédiger ces quelques mots
polis. Cela ne changeait rien à son inquiétude. À l’évidence, il allait
mal. Elle avait été surprise qu’il signe « Ton frère, Antoine ». C’était la
première fois qu’il utilisait cette formule, comme s’il voulait redéfinir
leur lien pour en être sûr. Elle ignorait ce qu’il vivait, et pourquoi il
agissait ainsi, mais elle savait qu’elle ne l’abandonnerait pas. Loin de
l’apaiser, ce message la confortait dans l’idée qu’elle devait le
retrouver le plus vite possible. Il lui faudrait du temps et de l’énergie,
mais elle y parviendrait d’une manière inattendue.
4

En sortant de chez lui, Antoine croisa un voisin. Un homme sans


âge, perdu entre quarante et soixante ans. Ce dernier le dévisagea
avant de demander : « Vous êtes nouveau ici ? Vous avez remplacé
Thibault ? » Antoine balbutia que oui, puis annonça qu’il était très
pressé pour empêcher toute relance interrogative. Fallait-il qu’on
nous demande sans cesse qui nous étions, ce que nous faisions,
pourquoi nous vivions ici et pas ailleurs ? Depuis qu’il avait fui,
Antoine se rendait compte que la vie sociale ne s’arrête jamais, et
qu’il devenait quasiment impossible de passer entre les gouttes
humaines.

Au moins, à son travail, personne ne le remarquerait. Le gardien


de musée n’existe pas. On déambule devant lui, les yeux rivés sur le
prochain tableau. C’est un métier extraordinaire pour être seul au
milieu d’une foule. Mathilde Mattel lui avait annoncé, dès la fin de
leur entretien, qu’il commencerait le lundi suivant. Sur le seuil de son
bureau, elle avait ajouté : « Je ne comprends toujours pas vos raisons,
mais après tout, on peut estimer que c’est une chance pour nous de
vous avoir dans la maison. » Son ton avait été si chaleureux. Pour
Antoine, coupé du monde, elle avait été la seule personne avec qui il
avait eu une véritable conversation depuis plus d’une semaine. Le
nom de cette femme avait pris du coup une importance démesurée.
Les jours suivants, il avait pensé à elle plusieurs fois, comme on se
focalise dans la nuit sur un point lumineux. Était-elle mariée ? Avait-
elle des enfants ? Comment devient-on DRH du musée d’Orsay ?
Aimait-elle les films de Pasolini, les livres de Gogol, les Impromptus de
Schubert ? En se laissant dériver vers ce désir de savoir, Antoine dut
admettre qu’il n’était pas mort. La curiosité délimite le monde des
vivants et celui des ombres.

Antoine était assis sur sa chaise, dans son costume couleur


discrétion. On l’avait affecté à l’une des salles consacrées à
l’exposition Modigliani. Juste en face d’un portrait de Jeanne
Hébuterne. Quel étrange hasard. Lui qui connaissait si bien la vie de
cette femme, son destin tragique. La foule était si dense en ce
premier jour qu’il ne parvenait pas à observer tranquillement le
tableau. On se ruait pour voir cette rétrospective. Qu’en aurait pensé
le peintre ? Antoine avait toujours été fasciné par ces vies réussies
après coup. La gloire, la reconnaissance, l’argent, tout cela arrive,
mais trop tard ; on récompense un tas d’os. Cela paraît presque
pervers, cette excitation posthume, quand on connaît la vie de
souffrances et d’humiliations du peintre. Voudrions-nous vivre notre
plus belle histoire d’amour à titre posthume ? Et Jeanne… oui, la
pauvre Jeanne. Pouvait-elle imaginer qu’on se presserait pour voir son
visage enfermé à jamais dans un cadre ? Enfin, la voir,
l’entrapercevoir plutôt. Antoine ne comprenait pas vraiment l’intérêt
de contempler des tableaux dans de telles conditions. Bien sûr, c’est
une chance d’accéder ainsi à la beauté, mais quel était le sens de cette
observation au milieu d’une foule, en étant pressé et oppressé, et
parasité par les commentaires des autres spectateurs ? Il essayait
d’écouter tout ce qui se disait. Certains propos étaient lumineux, des
hommes et des femmes réellement bouleversés de découvrir en vrai
ces Modigliani ; et d’autres calamiteux. De sa position assise, il allait
parcourir l’étendue de la sociologie humaine. Certains ne disaient
pas « J’ai visité le musée d’Orsay » mais « J’ai fait Orsay », un verbe qui
trahit une sorte de nécessité sociale ; pratiquement une liste de
courses. Ces touristes n’hésitaient pas à employer la même expression
pour les pays : « J’ai fait le Japon l’été dernier… » Ainsi, on fait les
lieux maintenant. Et quand on va à Cracovie, on fait Auschwitz.

Les pensées d’Antoine étaient sans doute acerbes, mais au moins il


pensait ; cela le changeait de cette zone léthargique dans laquelle il
végétait depuis quelque temps. Grâce à cette foule incessante, il
s’échappait de lui-même. Les heures avaient défilé à une allure folle,
à l’opposé des derniers jours où chaque minute s’était habillée d’un
vêtement d’éternité. Étudiant aux Beaux-Arts, puis enseignant, il avait
passé sa vie dans les musées. Ici même, à Orsay, il se souvenait d’après-
midi entiers à arpenter les salles. Jamais il n’aurait imaginé revenir
des années plus tard en tant que gardien. Cela lui donnait une tout
autre vision du fonctionnement d’un musée. Son errance actuelle lui
permettrait sûrement d’enrichir sa compréhension du monde de
l’art. Mais était-ce important ? Allait-il seulement un jour retourner à
Lyon et reprendre sa vie ? Rien n’était moins sûr.

Alors qu’il dérivait vers des incertitudes existentielles, un collègue


s’approcha de lui. Alain, tel était son prénom, gardait l’autre côté de
la salle. Plusieurs fois dans la journée, il lui avait lancé de petits signes
amicaux. Antoine avait répondu par l’activation d’un rictus minimal.
On se soutenait entre passagers du même travail.
« Quelle journée, hein ? C’est fou…, commença-t-il en soufflant.
— Oui.
— Suis content de faire ma pause.
—…
— Vraiment, je te dis ce que je pense. Je suis arrivé ce matin, je me
suis dit, il n’y aura pas grand monde pour venir voir ça. Je ne le
connaissais pas, Modigliani. Franchement, chapeau le mec.
—…
— Ça te dirait d’aller boire une bière, après le boulot ? On est
rincés, ça nous fera du bien.
—…»

C’était le prototype de l’impasse sociale. Dire non, c’était passer


pour quelqu’un de désagréable. On remarquerait Antoine, on
parlerait de lui, on le jugerait. Il voulait à tout prix éviter de faire des
vagues. Le paradoxe était insupportable, mais, pour se faire oublier, le
mieux était encore de se mêler aux autres. La seule échappatoire
aurait été l’invention immédiate d’une excuse : un rendez-vous
important ou une famille à retrouver chez soi. Mais cela requérait une
certaine réactivité, un art instinctif de l’esquive. Tout ce dont n’était
plus doté Antoine. Plus on mettait de temps à répondre, moins on
pouvait fuir. Alors qu’il ne rêvait que de rentrer chez lui, il finit par
dire : « Très bonne idée. »

Deux heures plus tard, les deux hommes se retrouvaient au


comptoir d’un bar. Antoine buvait une bière avec un parfait inconnu.
Rien ne lui paraissait naturel ; même le goût de la bière dans sa gorge
1
était étrange . L’homme parlait sans cesse, ce qui était le bon côté de
la situation présente. Antoine n’avait pas à prendre en charge le
moindre sujet de conversation. Il observait le visage de son
interlocuteur, et cela l’empêchait de saisir l’intégralité de ses propos.
Certaines personnes ont du mal à regarder et écouter en même
temps ; Antoine faisait partie de cette catégorie. Alain était si massif
qu’on l’aurait dit extirpé d’un bloc de pierre. Malgré son côté
bourru, ses gestes n’étaient pas brusques ; on pouvait même dire
qu’ils étaient plutôt délicats. On sentait un homme qui cherchait à
s’affiner, mais il lui manquait ce que les gens appellent
communément du charme. Sans être disgracieux, son visage
ressemblait à un roman dont on n’a pas envie de tourner les pages.

« Tu as l’air différent des autres, annonça-t-il au bout d’un


moment.
— Ah bon ? répondit Antoine, légèrement inquiet à l’idée qu’on
puisse le distinguer de la masse.
— Tu as un air absent. Tu es là sans être là.
—…
— Je t’ai regardé plusieurs fois aujourd’hui, et j’ai vu que tu
mettais toujours du temps à réagir à mes petits signes.
— Ah…
— Tu dois être très rêveur, c’est tout. Remarque, il n’y a pas de
critères pour faire ce métier. C’est ça qui est bien. Il y a de tout. Des
étudiants en art, des artistes, mais aussi des employés qui s’en foutent,
de la peinture. Ce sont des fonctionnaires de la chaise. Moi, j’en fais
un peu partie. Avant j’étais gardien de nuit dans un garage. Voir des
voitures passer, je n’en pouvais plus. L’avantage avec les tableaux,
c’est que ça ne bouge pas.
—…»

À cet instant, Alain se lança dans un long monologue, le genre de


monologue qui dure peut-être encore maintenant. On le sentait
désireux de rattraper une journée passée assis en silence. Il se mit à
évoquer sa femme, Odette ou Henriette, Antoine n’avait pas réussi à
saisir le prénom au passage. Depuis qu’il travaillait à Orsay, Alain
sentait bien qu’elle était plus admirative. Cela le rendait heureux. Il
avait ajouté : « Finalement, on cherche sans cesse la considération de
celle qu’on aime… » Son ton s’était subitement teinté d’un soupçon
de mélancolie. Une poésie se cachait peut-être dans les interstices de
ce physique abrupt. À cet instant, Antoine décrocha complètement,
soudain accaparé par un sentiment paranoïaque. Pourquoi cet
homme l’avait-il observé plusieurs fois dans la journée ? Que lui
voulait-il ? Peut-être n’était-il pas venu le voir par hasard. Il avait une
idée derrière la tête. Antoine se doutait qu’on cherchait à le
retrouver. Non, non, c’était une hypothèse absurde. Alain travaillait
au musée avant lui. Ce n’était pas plausible. Mais tout de même, il
avait insisté pour qu’ils aillent boire un verre. Antoine se sentait
perdre pied. Il mettait en doute chaque instant réel, jusqu’au plus
anodin.

Il voulait partir maintenant, interrompre brutalement le moment.


Mais c’était impossible ; toujours cette absurdité de devoir se montrer
suffisamment sociable pour ne pas se faire remarquer. Alors qu’une
peur incontrôlable l’assaillait, il tentait de sourire ici ou là, et cela
tombait à des moments qui ne collaient pas du tout avec les propos
d’Alain. Au bout d’un certain temps, ce dernier finit par le
démasquer :
« Excuse-moi, je t’ennuie avec mes histoires. Je vois bien que tu
n’écoutes pas.
— Ah non… tu ne m’ennuies pas du tout.
— Si tu veux, je peux te raconter des choses plus drôles.
—…
— Tu sais ce qu’on a demandé un jour à un collègue du Louvre ?
— Non.
— Où est La Joconde de Leonardo DiCaprio ?
—…
— La Joconde… de DiCaprio ! Il y a de sacrés phénomènes tout de
même. C’est drôle, non ?
— Oui… », acquiesça Antoine d’une voix sinistre.
Ils se quittèrent peu après. En rentrant chez lui, Antoine fut
effrayé à l’idée que cette petite sortie ne devienne le début d’un
engrenage. Il avait accepté par souci de discrétion, mais cela ne
s’arrêterait jamais. À l’évidence, Alain était du genre à organiser des
dîners chez lui pour présenter sa femme. Et forcément viendrait un
moment où on lui poserait des questions, trop de questions. Il
s’enfonçait dans une terrible impasse. Il fallait tout de suite inventer
quelque chose, peut-être une maladie grave, ou un parent au bord de
la mort, en tout cas il était nécessaire de penser à des excuses en
amont. On ne pouvait pas improviser comme ça l’esquive des autres.

1. On aurait dit comme une autre boisson qui se faisait passer pour de la
bière ; une sorte d’imposture liquide.

Le lendemain matin, Antoine arriva un peu en avance. Il patienta


devant les portiques de sécurité jusqu’à l’arrivée des vigiles. Aller au
musée, c’est comme prendre l’avion. Il déposa ses clés dans une
petite bassine de plastique, et passa sous la porte métallique sans
provoquer de sonnerie. Il en ressentit un certain soulagement, mais le
vigile demanda :
« Et votre téléphone ? Il est où ?
— Je n’en ai pas. »
L’homme dévisagea Antoine, l’air suspicieux. Comment était-ce
possible ? Ne pas avoir de téléphone… Décidément, les gardiens de
salle étaient bizarres ; ils vivaient avec le passé sans se rendre compte
que le monde évoluait. Il raconta aussitôt l’anecdote à son collègue
qui commenta : « Ça ne m’étonne pas. Ce guide a vraiment la tête
d’un type que personne n’appelle ! » Ils ricanèrent de cette réplique,
et de l’idée tellement saugrenue de ne pas avoir envie d’être
joignable.

Antoine se dit qu’il lui faudrait désormais prendre son téléphone,


même désactivé. C’était préférable pour passer inaperçu. Il
progressait dans l’art de l’invisibilité. Arrivé dans sa salle, il se
retrouva seul. Un moment de répit avant l’invasion. Il s’approcha du
portrait de Jeanne Hébuterne. Quel privilège d’être en tête-à-tête
avec un chef-d’œuvre de la peinture. Bouleversé, il chuchota quelques
mots. Il n’entendit pas Mathilde Mattel s’avancer. Elle resta d’ailleurs
un instant à observer cet employé figé devant un cadre ; une
contagion de l’immobilité. Elle finit par demander doucement :
« Vous parlez au tableau ?
— Non… pas du tout, balbutia-t-il en se retournant.
— Vous faites ce que vous voulez avec votre vie privée. Cela ne me
regarde pas, dit-elle en souriant.
—…
— Je voulais savoir comment s’était passée votre première
journée.
— Très bien, je crois.
— Cette semaine va être intense, et puis ça va se calmer un peu,
après. On a battu un record de fréquentation hier. Vous nous portez
chance.
—…
— Ce n’est pas facile de parler avec vous. Vous laissez des blancs
tout le temps.
— Pardon. Je ne sais pas quoi répondre.
— Bon, je vous souhaite une bonne journée.

À
— Merci. À vous aussi… », répondit Antoine, mais elle n’était déjà
plus là pour l’entendre. Elle marchait si vite, ou alors c’était lui qui
mettait beaucoup trop de temps à réagir.

Cette femme n’avait pas tort. Il lui fallait se montrer un peu plus
réactif. Elle était bienveillante, elle venait prendre de ses nouvelles, et
il restait là, suspendu dans le vide. Mais il lui paraissait impossible
d’aller plus vite. Il vivait ce qu’on pourrait appeler une rééducation
sociale. Ce n’était pas un genou défectueux ou une jambe cassée qui le
parasitaient mais comme une fracture de la repartie. Quand on lui
parlait, il était incapable de répondre. Les mots mettaient du temps à
se former dans son esprit, hésitants et maladroits, incertains et chétifs,
et cela aboutissait à des phrases quasi inaudibles ou carrément à des
blancs. Lui qui auparavant parlait pendant des heures devant ses
élèves traversait une convalescence de la parole. Lui qui avait
l’habitude de se tenir debout devant une foule absorbant ses récits
ressentait à présent chaque mot à prononcer comme une épreuve
insurmontable. Serait-il capable d’expliquer un jour à ses proches ce
qu’il éprouvait ? Il n’avait aucune idée de la temporalité de sa
rémission. C’était toujours un temps autonome, soumis ni à l’envie ni
à la volonté. Le corps dominait seul son royaume, celui des émotions
et de la durée des chagrins.

La journée se déroula à un rythme identique à celui de la veille.


Son rôle consistait essentiellement à veiller à ce que les visiteurs ne
s’approchent pas trop des toiles. Il y avait eu cette histoire d’un lycéen
qui avait renversé son Coca sur une œuvre dans un musée aux États-
Unis, et cela allait coûter des millions de dollars aux assurances. Il
fallait anticiper, être vigilant. La plupart des touristes ne s’adressaient
pas à lui, sauf pour demander les toilettes. Des dizaines de fois,
parfois même sans attendre qu’on lui pose la question, il indiquait le
chemin : « Les toilettes se situent à l’entrée principale. » Une phrase
qu’il prononçait souvent en anglais, et bientôt il l’apprendrait dans
de nombreuses langues pour être un bon employé. C’était la
préoccupation principale d’Antoine : bien faire son travail.
Quiconque d’un tant soit peu dépressif connaît cet état où l’esprit se
focalise d’une manière démesurée sur une tâche concrète. On peut
panser une plaie psychique par la répétition d’un geste mécanique,
comme si le simple fait d’agir, y compris de façon dérisoire,
permettait de réintégrer la sphère des humains utiles.

Antoine avait décidé, sans en demander la permission, de


déplacer légèrement sa chaise pour observer à son aise le visage de
Jeanne Hébuterne. Malgré la foule, il parvenait ainsi à la contempler
plusieurs heures par jour. Il aimait lui parler et imaginait qu’un lien
se tissait entre eux. La nuit, elle revenait parfois dans ses songes,
comme pour le dévisager à son tour. Cela formait, d’une certaine
façon, une conversation de regards. Antoine se demandait si ce
n’était pas trop triste d’être enfermée ainsi dans un cadre. Après tout
certains croient en la réincarnation ou en la métempsycose ; serait-il si
incongru qu’un tableau puisse porter en lui les vibrations de la
personne peinte ? C’était forcément une partie de Jeanne qui était là.

Les historiens ont beaucoup parlé de sa beauté, de ce visage qui


bouleversa Modigliani. Lui qui avait l’habitude de peindre de jolies
filles, souvent dénudées, fut transpercé par cette grâce inédite. Elle
fut sa muse, la femme de sa vie, celle qu’il ne peignit jamais nue.
Jeanne avait l’allure d’un grand cygne éthéré, une langueur
perceptible dans le regard, une incommensurable mélancolie. De
plus en plus, au fil des jours, Antoine serait happé par la force de ce
tableau. Jeanne lui faisait survoler les heures. Il continuait parfois à
lui parler, comme à une confidente. Cela lui faisait du bien. Chacun
cherche son propre chemin vers la consolation. Peut-on se soigner en
se confiant à un tableau ? On parle bien d’art-thérapie, de créer pour
exprimer son malaise, pour se comprendre à travers les intuitions de
l’inspiration. Mais c’était différent. Pour Antoine, la contemplation
de la beauté était un pansement sur la laideur. Il en avait toujours été
ainsi. Quand il se sentait mal, il allait se promener dans un musée. Le
merveilleux demeurait la meilleure arme contre la fragilité.

En anglais :
Toilets are located at the main entrance.

En allemand :
Die Toiletten sind am Haupteingang.

En espagnol :
Los baños se encuentran en la entrada principal.

En chinois :
洗手间位于正门旁
*

En japonais :
トイレはメインの入り口の近くにございます。

En russe :
Tyaлеты pacположены y главного входа.

En italien :
Il bagno si trova presso l’ingresso principale.

En arabe :
‫يوجد مرحاض بالقرب من المدخل الريسي‬

Quelques jours plus tard, un événement vint modifier un peu le


cours des choses. Un guide plutôt grand et plutôt maigre, qui selon
son badge s’appelait « Fabien », narrait la vie de Modigliani. Ce
n’était pas la première fois qu’Antoine voyait ce garçon sans grande
consistance mais qui semblait faire son travail avec une réelle
conscience professionnelle. Il accompagnait en général des groupes
d’une dizaine de personnes, la plupart du temps des femmes âgées,
membres des Amis du musée. Leur abonnement donnait
probablement droit à une visite guidée ; et elles semblaient heureuses
de retrouver Fabien qui, auprès de cet auditoire conquis par avance,
possédait une aura du simple fait qu’il était un jeune homme.

Antoine connaissait pléthore de Fabien ; il était le prototype de


l’élève aux Beaux-Arts qui gagnait un peu d’argent de poche en
faisant le guide. À vrai dire, Antoine se trompait. Fabien avait déjà
trente ans et une réelle compétence de guide. Ce métier n’était pas
pour lui un à-côté de la vie d’étudiant. La perception d’Antoine des
hommes et des femmes qu’il croisait se faisait de plus en plus
inexacte. Mieux valait se concentrer sur les faits : le guide déroulait
les éléments biographiques du peintre. Il s’était attardé sur son
enfance parasitée par la maladie, mais ses relations pourtant si
complexes avec Picasso avaient été expédiées en quelques phrases.
Son rapport aux femmes était à présent un peu plus détaillé, comme
si Fabien prenait plaisir à s’imaginer lui aussi peignant des jeunes
filles nues. Enfin, il raconta l’agonie de l’artiste. À cette heure encore
matinale, le musée recevait peu de visiteurs. Antoine n’avait pas à
maintenir une vigilance serrée sur toute sa zone, alors il écoutait :
« On lui a fait une piqûre pour calmer la douleur, mais il est mort
quelques heures après. Cela a été un grand choc pour tout le milieu
artistique. Plus de mille personnes ont assisté aux funérailles de
Modigliani.
— Ah oui, quand même, dit une vieille dame sur un ton presque
rêveur.
— Et puis, tout le monde parlait de la tragédie, bien sûr. Jeanne
Hébuterne s’est suicidée dès qu’elle a appris la mort de son mari. Elle
s’est jetée du cinquième étage, alors qu’elle était enceinte de leur
deuxième enfant…
— Oh, c’est terrible… », firent plusieurs personnes en un chœur
compassionnel.

Antoine se dirigea vers le groupe, puis resta un instant sans


bouger. On le fixa. Il finit par intervenir :
« Pardon de vous déranger… mais à vrai dire, Jeanne ne s’est pas
suicidée dès qu’elle a appris la mort de Modigliani. Elle s’est tuée une
journée plus tard. Le temps de faire d’abord quelque chose de
magnifique.
— Ah bon ? Qu’a-t-elle fait ? demanda l’une des femmes.
— Elle est allée se recueillir sur sa dépouille, puis s’est coupé une
mèche de cheveux, qu’elle a déposée sur son torse…
— C’est très beau, effectivement », dit une dame émerveillée en
pensant à ce geste ultime.

Légèrement en retrait, Fabien paraissait profondément choqué


par l’intrusion subite d’un gardien de salle dans son royaume. Alors
que plusieurs membres de son groupe avaient trouvé tout à fait
charmant qu’un gardien vienne ainsi partager ses connaissances,
Fabien avait vécu l’événement comme une remise en cause de son
travail. Il remercia Antoine pour sa contribution tout en le fusillant
du regard et continua sa visite vers la salle suivante.

Antoine retourna à sa chaise, et oublia rapidement l’incident. Il


avait été mû par une pulsion, cette énergie qui nous pousse parfois à
agir à l’encontre de ce que nous sommes. Lui, devenu timoré social,
s’était exprimé devant ce groupe avec aisance. Mais ce fut une courte
parenthèse. Il reprit possession de sa nature malheureuse, et la
journée se déroula comme toutes les autres. Depuis l’autre côté de la
salle, Alain lui lança quelques regards bizarres. Sans doute
désapprouvait-il son comportement ? La vérité était tout autre. Odette
ou Henriette, sa femme, avait décidé de le quitter. Elle le lui avait
annoncé presque froidement deux jours auparavant. Juste avant de
s’endormir, elle avait dit : « Alain, il faut que je te parle. » Ce n’est
jamais bon signe, dans un couple, d’avoir à dire qu’on doit se parler.
Mais il ne perçut pas immédiatement le danger ; il connaissait la
propension de sa femme à analyser ceci ou cela, une vraie princesse
du débriefing, et savait parfaitement que, dans ces moments-là, il
valait mieux renoncer à toute activité et écouter. Pourtant, cette fois,
son regard était différent. Et c’est en lisant dans ses yeux, une bombe
émotionnelle cachée au fond de l’iris, qu’il entendit le pire avant
même qu’elle ne prononce le premier mot. Elle finit par avouer la
liaison qu’elle entretenait avec l’un des anciens collègues d’Alain, un
dénommé Bertrand Devasseur qui était le cogérant du parking. Elle
comptait partir vivre avec lui à Dijon, où on lui proposait une
promotion importante. Alain n’avait pas même eu la force de
répondre et s’était effondré en silence. Il ne parlerait à personne du
monde dévasté qu’il portait dorénavant en lui.

Le soir même, Antoine était convoqué chez Mathilde Mattel.


Avait-il commis une erreur ? Quelqu’un des Beaux-Arts de Lyon avait-
il transmis une information ? En suivant le couloir interminable, il
sentit des gouttes de sueur perler sur ses tempes. À vrai dire,
pourtant, il ne transpirait pas. C’était simplement une sensation qui
paraissait incroyablement réelle.

Il arriva enfin devant le bureau, frappa doucement. Elle lui intima


d’entrer. Son ton fut nettement plus froid qu’à l’habitude :
« Asseyez-vous.
—…
— Bon, je ne vais pas tergiverser. Monsieur Frassieux a demandé
votre tête.
— Qui ça ?
— Un de nos guides. Fabien Frassieux. Celui qui s’occupe des
Amis du musée d’Orsay. Il m’a dit que vous l’aviez interrompu
pendant son travail. Il a vécu cela comme une humiliation devant son
groupe.
—…
— Est-ce que c’est vrai ?
— Mais… pas du tout…
— Êtes-vous intervenu, oui ou non ?
— Oui. Très rapidement. Pour préciser un point chronologique…
— Vous auriez pu le lui dire à part, pas devant tout le monde.
— Je n’ai pas pensé que ce serait mal.
— Vous n’avez pas pensé que ce serait mal ! répéta Mathilde,
élevant la voix. Mais vous n’êtes pas croyable ! Imaginez un instant
que vous soyez en train de donner un cours dans un amphi ou une
salle de classe et que quelqu’un entre, et vous interrompe pour
expliquer aux élèves un élément que vous auriez pu oublier… Cela
vous aurait fait plaisir ?
— Non… c’est vrai, admit Antoine.
— Alors voilà. Fabien l’a très mal pris. La situation est donc
compliquée. Il ne veut plus vous voir. Et il est très apprécié de tous
nos groupes. C’est un élément essentiel. Il en a parlé à la direction, et
bien sûr, tout le monde le soutient. Je suis très ennuyée… car je vous
ai choisi…
—…
— C’est ma faute. Je n’aurais jamais dû embaucher quelqu’un qui
a fait une thèse sur Modigliani.
— Je suis désolé. Je vais m’excuser.
— En effet, c’est impératif. Nous verrons si cela suffit à le calmer,
mais je ne vous garantis rien.
—…»

Devant la mine dépitée d’Antoine, Mathilde ajouta, moins


vindicative : « Vous êtes… vous êtes vraiment particulier… » Antoine
n’en revenait pas d’avoir été si maladroit. Elle avait raison : il n’aurait
pas du tout aimé subir le même affront. Il comprenait parfaitement la
réaction du guide. Mais que ferait-il s’il ne pouvait pas rester au
musée ? Trouver une autre place ? Ce serait la même histoire. On lui
demanderait pourquoi il avait quitté les Beaux-Arts de Lyon. Il ne
voulait plus se justifier. Il avait eu tort, finalement, de se réfugier dans
un milieu aussi proche du sien. Il aurait dû se faire embaucher
comme garçon de café, ou veilleur de nuit dans un hôtel. Il se laissait
aller à un monologue intérieur. Mathilde l’observait en silence.
Combien de temps allait-il rester ainsi, sans rien dire ? Depuis qu’elle
travaillait à Orsay, elle avait été confrontée à de sacrés spécimens,
mais avec Antoine elle n’avait aucun repère. Chacune de ses attitudes
respirait l’inédit.

Au fond d’elle-même, Mathilde s’amusait de la situation. Un


gardien de salle qui intervient lors d’une visite guidée, c’est plutôt
risible. En tout cas, c’était une maladresse qui ne méritait pas un
licenciement. Elle intercéderait auprès de Fabien pour soutenir le
gardien aux pulsions érudites. Était-ce seulement là la réaction d’une
DRH face à un conflit professionnel ? Peut-être pas. Elle ne voulait
pas qu’il parte. Elle appréciait sa singularité ; elle adorait le voir
parler aux tableaux le matin. Depuis leur première rencontre, elle
était comme troublée. Il y avait si longtemps pourtant qu’elle
n’éprouvait plus rien. Des hommes élégants ou intelligents la
laissaient de marbre. Elle avait cru que son goût des autres s’était cassé.
Il y avait de quoi être déstabilisée. Elle le jugeait imprévisible, mais
pas d’une manière violente ou brutale ; son imprévisibilité était
douce. On ne savait pas, avec lui, ce qui allait se passer. Et ce n’était
que le début.

Ils quittèrent le bureau ensemble. Le couloir menant à l’ascenseur


parut à Antoine nettement plus court qu’à l’aller. Le musée était
fermé à présent. À part les vigiles de nuit, ils ne croisèrent personne.
Au lieu d’aller vers la sortie, Mathilde guida Antoine vers une salle.
Elle voulait lui montrer quelque chose. Ils passèrent devant une
grande baie vitrée. Dans la nuit, on pouvait voir la Seine, les Bateaux-
Mouches, et un peu plus loin la grande roue illuminée, place de la
Concorde. C’était un point d’observation de la ville absolument
magique. Antoine eut l’impression que c’était la première fois qu’il
regardait vraiment Paris depuis qu’il était revenu y vivre.

Dans une salle plongée dans la pénombre, Mathilde s’arrêta


devant la photographie d’une jeune fille :
« Moi aussi, ça peut m’arriver de parler à une œuvre. Je viens ici
parfois le soir… juste pour voir Maud. Son prénom, c’est tout ce que
je sais d’elle.
—…»
Antoine s’approcha du modèle, dont le visage était perdu dans les
fleurs. Il lut le nom de la photographe, qu’il ne connaissait pas : Julia
Margaret Cameron (1815-1879). Mathilde reprit : « Je lui invente des
vies. J’essaye de l’imaginer. Au fond, ça sert sûrement à ça, la
photographie. C’est du réel, mais on peut tout inventer. » Antoine
trouva très belle cette hypothèse. L’enchaînement de cet instant après
la mise au point dans le bureau lui paraissait improbable. Quelques
minutes plus tard, ils laissèrent l’inconnue dans son cadre. En
partant, Antoine jeta un dernier regard vers elle et ne discerna plus
qu’un éclat de lassitude.

À la sortie du musée, ils restèrent en silence sur le parvis.


Finalement, Mathilde proposa :
« Je dois aller au vernissage d’une exposition, si vous voulez
m’accompagner…
— Je ne peux pas. Ma mère est très malade, répondit Antoine
machinalement.
— Ah pardon, je ne savais pas. Je suis désolée.
—…»
Antoine avait préparé cette réponse au cas où Alain lui
proposerait à nouveau d’aller boire un verre. Alain ou n’importe qui
d’autre d’ailleurs. C’était une très bonne repartie, imparable. Il
s’éloigna, mais au bout de quelques secondes, il regretta d’avoir
refusé sa proposition. Cette femme l’apaisait. Il fit demi-tour, et la
rattrapa :
« Excusez-moi. Je veux bien venir finalement.
— Et votre mère ?
— Elle n’est pas malade. Elle va bien. Elle va même très bien.
— Cela devient difficile de vous suivre.
— C’était juste une excuse au cas où… car les gens proposent sans
cesse des rendez-vous… ils veulent créer des liens… parler, toujours
parler… et parfois, on a juste envie de rester seul… »
Antoine s’enfonça quelque peu dans son explication. Sa voix
perdit en intensité, si bien qu’on ne pouvait plus distinguer ce qu’il
disait. Mathilde pensa que cela n’avait aucune importance, de
comprendre ou de ne pas comprendre cet homme-là. Elle était
heureuse qu’il vienne avec elle.

Ils se retrouvèrent dans une galerie parisienne, à contempler une


étonnante série de tableaux. L’artiste avait repris des toiles célèbres,
mais privées de leurs modèles. On y trouvait par exemple une sorte
de mur beige intitulé La Joconde sans la Joconde. Ou encore un bar
américain vide qui représentait une célèbre toile de Hopper sans ses
protagonistes. Le plus saisissant était ce tourbillon de couleurs censé
figurer Le Cri de Munch mais sans le fantôme hurlant. L’artiste
expliquait qu’il avait décidé de « libérer les modèles de l’oppression
1
du cadre ». Yves Kamoto arpentait fièrement les trois salles de la
galerie. On le devinait en état de jouissance suprême, le vernissage
étant à l’évidence un des moments forts de la vie d’un artiste.
Pourtant, c’est souvent un temps empreint d’une vacuité sociale,
puisqu’on croule sous des compliments qui perdent de leur intérêt en
s’accumulant ainsi dans l’exercice d’une politesse sociale. On travaille
parfois des années pour aboutir à une soirée d’autosatisfaction
factice.

Mathilde était une amie d’Agathe, sœur et fervente admiratrice


d’Yves, absente en ce jour de consécration. Elle était partie faire le
tour du monde pendant six mois, désespérée de n’avoir ni travail ni
homme dans sa vie. Elle trouverait peut-être l’un ou l’autre en Chine
ou au Chili. Mais, dilapidant un peu trop vite sa prime de
licenciement, il était également probable qu’elle soit contrainte de
rentrer plus tôt. Les deux amies se parlaient parfois par Skype, et
évoquaient leur quotidien en tentant de rendre le récit plus excitant
que la réalité ; par écran interposé, on se dit moins facilement qu’on
ne va pas bien. En revanche, Agathe avait insisté plusieurs fois : « Il
faut que tu ailles au vernissage de mon frère, il m’en veut tellement
de ne pas être là, alors c’est comme si tu me représentais. » Ainsi, il y
avait un peu d’Agathe dans Mathilde ce soir-là.

Antoine, lui, était complètement Antoine : il se demandait ce qu’il


faisait là. Quelle folie d’avoir accepté. Et de se retrouver au milieu
d’une foule qui, à travers le prisme de son malaise intérieur, semblait
hostile. Pendant des années, il avait couru les vernissages et
connaissait la plupart des artistes lyonnais, mais cette fois c’était au-
dessus de ses forces. Il s’éclipsa subitement, ce qui n’échappa pas à
Kamoto, qui dut en conclure que cet homme-là n’aimait pas son
travail. Une fois dehors, il voulait continuer à marcher, mais pouvait-il
partir ainsi ? Sans même saluer Mathilde. Sans même expliquer qu’on
peut accepter une proposition, mais une fois qu’elle se concrétise,
cela devient tout simplement impossible à vivre. Mathilde finit par le
rejoindre :
« Ça va ? Qu’est-ce qui se passe ?
— Rien. Je voulais juste prendre l’air.
— Ça ne vous plaît pas ? demanda-t-elle.
— Non… non… ce n’est pas ça…
— Vous voulez qu’on aille ailleurs ? Je connais un café à côté.
— Oui. D’accord. Faisons ça… »
Ils s’échappèrent comme deux voleurs de beauté.

1. Il avait décidé de japoniser son nom à des fins commerciales, mais il


s’appelait en réalité Yves Kamouche.
10

Le café évoqué par Mathilde n’avait aucun charme ; son seul


intérêt était sa position géographique. Elle avait bien senti qu’il ne
fallait pas aller trop loin, si elle ne voulait pas donner à Antoine
l’occasion de changer d’avis. Il fallait sans cesse chasser le doute chez
lui. Quelques mètres plus loin, le bistrot les attendait. Ils s’installèrent
dans un coin tranquille ; mais c’était surtout par réflexe, car le lieu
était désert. C’était une transition parfaite avec l’œuvre de Kamoto :
on avait libéré tous les figurants de la ville.

Le serveur s’approcha. Ils se décidèrent pour du vin rouge. C’était


aussi un élément nouveau pour Antoine. Son errance n’avait pas été
parsemée de ces moments de désespoir où seul l’alcool semble être
en mesure de vous sauver. Jusqu’ici, son mal-être avait été sobre.
Mathilde, elle, avait envie de boire pour atteindre rapidement cette
légère ivresse qui lui permettrait de se détendre. Pour tous les deux,
la situation était stressante : ils se connaissaient à peine. Il est toujours
plus facile d’être debout qu’assis avec un inconnu. Tant qu’ils
arpentaient la galerie ou marchaient dans la rue, le moment pouvait
rester léger. Mais maintenant, l’un face à l’autre, le rendez-vous
devenait réel, presque grave. Mathilde, qui paraissait si sûre d’elle au
musée, se laissait gagner par le doute. D’une certaine manière, elle
rejoignait Antoine dans le monde de l’incertitude de soi.

Il faut dire qu’elle ne sortait pas beaucoup. La plupart du temps,


Mathilde restait chez elle avec ses enfants. Son ex-mari ne les prenait
qu’un week-end sur deux, et elle n’engageait pas souvent de baby-
sitter. Le hasard avait voulu qu’Antoine parasite le discours d’un
guide un jour où justement Mathilde avait prévu de sortir. Le hasard
avait donc sa part de responsabilité. Mais, il ne pouvait pas tout faire.
Il fallait prendre en charge le réel ; il fallait parler. Mathilde finit par
demander :
« Vous avez un rapport avec l’acteur Romain Duris ?
— C’est mon cousin.
— Ah… je l’aime beaucoup. Vous pourrez lui dire, si vous le voyez.
Enfin, ce n’est pas très original…
— À vrai dire, ce n’est pas mon cousin. J’ai dit ça comme ça,
pardon.
— Ah bon ?
— Les gens me posent souvent la question. Moi, je ne le connais
pas vraiment. Je ne vais pas souvent au cinéma. Mais parfois je dis que
c’est mon cousin, ou mon frère carrément. Ça me donne une drôle
d’importance dans le regard des autres. J’ai toujours trouvé ça
bizarre.
— Vous m’avez trouvée ridicule ?
— Non, pas du tout. J’aurais adoré être son cousin, juste pour
vous faire plaisir.
— Merci.
— Et vous… Mattel ?
— Quoi ?
— Vous avez un rapport avec les jouets ? »
Mathilde esquissa un sourire, sans savoir si Antoine était sérieux
ou ironique. Il était toujours difficile avec lui de discerner la couleur
de ses mots.

Le vin atténuant leur timidité, ils se mirent à parler sans plus


laisser la moindre pause. Mathilde finit par évoquer le sujet qu’elle
voulait aborder depuis le début :
« Vous ne voulez toujours pas me dire ce que vous faites à Orsay ?
—…
— Cela restera entre nous…
— Je suis désolé, je n’ai pas envie de parler de ça…
— D’accord, je n’insiste pas. Mais si vous changez d’avis, je suis
là…
—…»
Mathilde comprit qu’elle n’aurait pas dû parler de ça, mais elle
voulait simplement lui témoigner son affection ; elle n’était pas
animée par une quelconque curiosité, mais par l’envie de lui dire
qu’elle était là pour lui. Elle se doutait bien qu’il y avait quelque
chose de grave derrière son changement de vie. Au moment où il
avait dit qu’il ne voulait pas en parler, elle avait perçu des sanglots
dans sa voix ; des sanglots maîtrisés, quasiment imperceptibles, mais
elle avait senti des larmes en guet-apens des mots. Le serveur
s’approcha pour annoncer la fermeture imminente du lieu. Il était
temps de se quitter.

11

La conséquence de cette soirée fut pour le moins paradoxale : ils


se verraient très peu désormais. La nuit et l’ivresse avaient favorisé
une intimité qui demeurait complexe à poursuivre au sein du musée.
Mathilde ne savait plus quelle attitude adopter avec Antoine. Elle
n’osait plus passer le voir le matin. Devait-elle lui proposer un autre
rendez-vous ? Une chose était certaine : il ne prendrait pas la moindre
initiative. À l’évidence, leur errance avait représenté à ses yeux un
hors-piste dans son quotidien. C’était le genre de personne qui, à la
moindre invitation, annonçait que sa mère était mourante.
Pourtant, Antoine avait apprécié leur soirée, et même, elle lui
avait fait un bien fou. Sa première respiration depuis ce qu’il avait
vécu. Il ne se sentait simplement pas la force de créer le moindre lien.
Finalement, la seule personne avec qui il avait un peu parlé, c’était
Alain. Mais il avait disparu du jour au lendemain. Après le départ de
sa femme, sans doute avait-il ressenti le besoin de changer d’air. Il
avait été remplacé par Laurence, une femme longiligne au visage
anguleux qui semblait tout droit sortie d’une toile de Modigliani.
Recrutait-on uniquement des employés qui ne détonneraient pas avec
les tableaux ? Cela serait une idée comme une autre. À vrai dire,
Laurence travaillait depuis longtemps au musée, et était plutôt
heureuse de cette mutation de chaise. Elle était assez impulsive,
gesticulait pour un oui ou pour un non. Antoine la regardait se lever
pour sermonner un visiteur s’approchant un peu trop d’une toile.
D’une voix stridente, des centaines de fois par jour, elle piaillait : « No
flash, please ! » Cela semblait lui offrir une grande satisfaction
d’exercer ce petit pouvoir, et peut-être était-ce la compensation à une
vie frustrante.

Tout comme d’autres employés, Laurence se demandait qui était


vraiment Antoine. Il ne parlait jamais de lui et arborait sans cesse une
mine de fin novembre. Mais, la foule des visiteurs de l’exposition
étant toujours aussi nombreuse, les deux gardiens de la grande salle
ne se voyaient pratiquement pas. On se pressait, on se tassait, on se
poussait. Et juste à cet instant, il y avait une femme qui ne regardait
pas les tableaux. Elle se tenait debout près d’Antoine. En la
découvrant, il la considéra comme une effraction du réel.

C’était sa sœur ; c’était Eléonore.


12

Chaque soir, Mathilde avait le cœur battant à l’idée de retrouver


ses enfants. Sur le trajet la menant du musée à son domicile, elle
imaginait déjà sa petite fille courant vers elle, rejointe ensuite par son
fils. Elle parlerait à la baby-sitter qui transmettrait les informations
collectées à la maternelle et à l’école primaire. On écoute la vie de ses
enfants comme on écoute un récit palpitant. Et puis, ils se
retrouveraient tous les trois. Depuis la séparation d’avec leur père, ils
avaient trouvé un nouvel équilibre, plus apaisé. Les derniers temps du
couple avaient été jalonnés de nombreuses tensions. Des mois d’un
flottement triste où le mariage paraît un fait établi plus qu’une envie.
On ne voit pas que la fin approche, on pense à une crise, à une
période un peu critique, la vie ne pouvant pas être constituée d’une
succession d’euphories sentimentales, mais parfois il s’agit de la
première apparition d’une ombre que l’on ne pourra plus chasser.
Les ruptures existent longtemps avant le matin où l’on se dit : c’est
fini.

Mathilde ouvrit sa porte, et il se produisit exactement ce qui était


prévu. Quelques minutes plus tard, la baby-sitter prenait congé, et le
trio s’installait dans la cuisine pour dîner. Les courses avaient été
faites le samedi précédent, comme tous les samedis, et il fallait
chaque fois réfléchir un peu pour essayer de varier les menus. Bien
souvent, Mathilde finissait par préparer des pâtes. Les enfants se
disputaient toujours pour les mêmes raisons, et elle tentait de calmer
les énervements liés à la fatigue. Au bout d’un moment, elle allait leur
mettre un dessin animé dans le salon. Alors qu’elle s’était fait une joie
de les retrouver, elle se sentait déjà épuisée. Un instant, elle se mit à
rêver d’une soirée seule, à dîner en regardant un film, ou à lire dans
son lit. Pendant que les pâtes cuisaient, elle s’installa sur le canapé,
entre ses enfants captivés maintenant par un dessin animé vu et revu
encore. Au moment de manger, elle voulut éteindre l’écran, et
comme tous les soirs elle eut droit à des cris, et de guerre lasse finit
par céder. Il est impossible de lutter contre des enfants après une
journée de travail.

Ensuite, il fallait vérifier les devoirs du plus grand, préparer les


affaires de danse de la petite. Et puis, c’était l’heure de l’interminable
négociation du bain. Ils ne voulaient plus le prendre ensemble.
C’était l’un après l’autre. Mais chacun d’eux voulait passer le premier.
En reine de la logistique et de la diplomatie, Mathilde régnait sur un
royaume affectif qui pouvait à tout moment basculer dans une crise
internationale. Une fois le bain donné, il fallait passer à l’opération
pyjama, lire des histoires, chasser des loups, et s’énerver car il était
temps de dormir. Une fois dans sa chambre, Mathilde se dit que la
soirée n’avait été qu’un enchaînement de directives, et les moments
de tendresse bien trop fugitifs. Elle alluma la télévision et tomba sur
De battre mon cœur s’est arrêté, un film avec Romain Duris. Elle y vit
comme un signe.

13

Eléonore enchaînait les allers-retours dans le petit appartement


de son frère. Elle n’en revenait pas qu’il puisse vivre ainsi, dans ce
périmètre de désolation esthétique. Il avait quitté un beau trois-
pièces, sur les quais, à Lyon. Bien sûr, il ne s’agissait que de
considérations matérielles, mais cela éclairait beaucoup la situation.
Malgré cette nervosité qui se révélait impossible à canaliser, elle était
profondément soulagée. Après plusieurs semaines de recherches,
enfin, elle avait retrouvé son Antoine. Elle tentait de se calmer, de ne
pas lui en vouloir, pas pour le moment. À l’évidence, la moindre
agressivité serait contre-productive. Elle devait essayer de le
comprendre. Mais comment était-ce possible ? Il avait menti en
prétextant l’écriture d’un roman ; il avait laissé ses proches dans le
désarroi. Tout ça pour se terrer ici, dans ce trou à rats.

Il est souvent possible d’anticiper la faiblesse. Certaines personnes


s’effondrent, font ce que l’on appelle communément une dépression,
et la plupart du temps nous ne sommes pas surpris. Des signes avant-
coureurs avaient annoncé la chute. Ces hommes ou ces femmes
vivaient sur un terrain de plus en plus fragile. Ce n’était pas du tout le
cas d’Antoine. Rien ne laissait présager un tel bouleversement dans sa
vie. Aux yeux de sa sœur, il avait toujours été un garçon solaire. Il
1
avait bien sûr ses moments de repli et de rêverie mais c’était un
homme solide. On pouvait compter sur lui. Ou bien avait-il caché sa
véritable nature ? Eléonore se sentait coupable de n’avoir rien vu
venir. « On ne connaît jamais personne », avait dit une de ses amies
pour la réconforter.

Au fond d’elle-même, elle pouvait comprendre Antoine. Il lui était


arrivé parfois, lors d’emportements violents, d’avoir envie de tout
quitter, la vie familiale et ses contraintes, la vie professionnelle et ses
pressions. Tout paraissait alors étouffant et paralysant. On se rêvait, le
temps de cette furie, dans un ailleurs qui aurait le goût de la liberté.
Puis la tempête se calmait, et l’on restait gentiment assis dans sa vie.
Antoine ne disait rien, baissait la tête comme un enfant. Cela lui
faisait mal d’avoir inquiété sa sœur à ce point. Un jour, peut-être, elle
comprendrait. Pour l’instant, il se sentait envahi par le silence. Les
mots qui parcouraient son corps ne parvenaient toujours pas à se
transformer en paroles audibles. Au bout d’une heure, Eléonore,
moins agitée, vint s’asseoir près de lui, sur le rebord du lit :
« Antoine, tu dois m’expliquer.
— J’ai essayé. J’ai voulu t’appeler plusieurs fois, mais je n’y suis pas
parvenu.
— C’est à cause de Louise, c’est ça ?
— Non.
— Tu peux me le dire. Je sais que tu as fait bonne figure quand
vous vous êtes séparés. C’était d’un commun accord, tu m’as dit…
mais je n’y crois pas, à cette version… et puis…
— Quoi ?
— Non, rien.
— Tu veux me dire qu’elle a rencontré quelqu’un ? Je le sais. Je
suis heureux pour elle.
— Parle-moi. Je suis là.
— Je sais que tu es là. Et je m’en veux d’être parti comme ça. Je
n’ai pas pu faire autrement. Tu peux me croire… si j’avais pu, je
t’aurais parlé.
— Mais qu’est-ce qui s’est passé ? Si ce n’est pas Louise… alors,
c’est quoi ?
—…»

À cet instant, Antoine se dirigea vers la fenêtre, dos à sa sœur. Il


luttait pour contenir son émotion, mais elle le submergeait.
Justement, il avait voulu fuir pour qu’on ne lui pose pas de questions,
pour éviter ces interrogatoires. Mais il la comprenait. Il aurait agi de
la même façon si elle avait disparu sans explication du jour au
lendemain. Il avait imaginé que le temps et l’éloignement lui
permettraient de panser sa douleur. Mais la plaie était encore trop
vive. Des larmes coulaient en silence, et pourtant Eléonore avait
l’impression de les entendre. Elle comprit que son frère ne parlerait
pas, ou pas maintenant. Il était là, face à elle. Il était vivant, et c’était
tout ce qui comptait.

Elle lui proposa de sortir dîner. Ils entrèrent dans un restaurant


thaïlandais, juste au pied de l’immeuble. Le décor était idéalement
kitsch pour vous donner la sensation de quitter l’atmosphère pesante
du moment. Eléonore se mit à parler de sa fille, évoqua des détails de
la vie ordinaire. Antoine se demanda si, finalement, sa fuite n’avait
pas accentué son malaise. Il s’était écarté de tout ce qui le rendait
heureux, comme sa nièce par exemple. Son départ était celui d’un
coupable qui s’interdisait dorénavant toute possibilité de bonheur. Au
bout d’un moment, il demanda :
« Comment m’as-tu retrouvé ?
— Un peu par hasard. Tu avais tellement bien réussi à nous
chasser de ta vie. Il n’y avait plus moyen de savoir où tu étais. Plus de
téléphone, plus d’adresse, plus d’abonnement à rien. J’ai tout
imaginé. J’ai même pensé que tu étais peut-être un agent du
renseignement, et que tu étais en danger. Et puis, ça m’a paru peu
probable.
—…
— J’ai appelé tous tes amis pour les interroger sur ton état d’esprit
ces derniers mois. Tous trouvaient ça plausible, ton histoire de roman
à écrire.
—…
— Et j’ai appelé Louise, bien sûr.
— Qu’est-ce qu’elle t’a dit ?
— Rien de particulier. Que vos dernières discussions avaient été
plutôt apaisées, mais qu’elle sentait bien une tristesse dans ta voix.
— C’est normal, on a passé sept ans ensemble. On a tout partagé.
Alors c’est toujours un peu triste de se parler comme ça, pour se
demander des nouvelles. Elle avait l’air triste, elle aussi.
— Oui, sûrement…
— Je te le répète, tout va bien entre elle et moi. On s’est séparés,
c’est comme ça, c’est tout.
— Je pense toujours que tu as caché ta souffrance à ce moment-là.
— Je ne voulais pas vous encombrer. C’est terriblement banal, une
séparation. Il n’y a rien à dire. Ne parlons plus de Louise, d’accord ?
— Très bien.
— Alors, comment tu m’as retrouvé ?
— J’ai créé une alerte mail à ton nom. Je me suis dit que si jamais
quelqu’un te mentionnait sur Internet, je pourrais le savoir. Et puis
tous les matins, j’allais sur les réseaux sociaux pour vérifier si tu
n’apparaissais pas quelque part. Et c’est là que je t’ai trouvé.
— Ah bon ?
— Oui, un de tes élèves t’a reconnu. Il a posté sur Twitter une
photo de toi sur ta chaise avec un commentaire qui disait : “Quelle
déchéance ! Mon ancien prof aux Beaux-Arts, monsieur Antoine
Duris, est devenu gardien de musée !”
—…
— Dès que j’ai vu ça, je suis venue vérifier.
— C’est quel élève ?
— Je ne sais plus. Un certain Hugo. Enfin, peu importe. Voilà
comment je t’ai retrouvé.
— C’est fou.
— Quoi ?
— On ne peut plus fuir. Il y a toujours quelqu’un pour dire aux
autres où vous êtes, maintenant. Ça ne t’inquiète pas, toi ?
— Écoute, je m’en fous. Au contraire, grâce à cet Hugo, je suis
avec toi. Et je peux enfin respirer. Je t’en veux vraiment d’avoir
disparu comme ça, mais je suis si heureuse ce soir.
— Moi aussi…
— Tu comptes revenir quand ? Tu ne vas pas rester éternellement
ici. Viens chez moi, je vais m’occuper de toi… »
Antoine posa une de ses mains sur celle de sa sœur. Il ne savait pas
combien de temps encore il allait vivre ainsi, mais, pour la première
fois depuis qu’il s’était enfui, il se dit qu’un moment viendrait où il
devrait retrouver sa vie.

1. On disait qu’il était « l’artiste de la famille ».

14

Eléonore regagna Lyon le lendemain, après avoir fait promettre à


son frère de lui donner des nouvelles régulièrement. Il avait accepté ;
en contrepartie, elle ne révélerait pas où il était. Deux jours plus tard,
fidèle à sa promesse, il remettrait la puce dans son téléphone. Il lui
enverrait un message rassurant. Le monde extérieur réintégrait le
champ de vision d’Antoine. La visite de sa sœur, son attitude à la fois
bienveillante et ferme, l’avait obligé à une prise de conscience. Une
nouvelle étape allait commencer.

En allumant son téléphone, il reçut une avalanche de messages.


Au cœur des mots apparut le prénom de Louise : « Antoine, il paraît
que tu es parti. Tout le monde s’inquiète. Donne-nous des nouvelles
s’il te plaît. Donne-moi des nouvelles. » Eléonore l’avait informée de
sa disparition, en se disant qu’elle seule pourrait faire réagir son
frère. Cela n’avait pas été le cas. Les messages de Louise, comme ceux
des autres, étaient restés sans réponse. En lisant, Antoine songea
qu’elle s’était peut-être sentie responsable de son départ. Elle avait dû
se dire à un moment ou à un autre : « S’il est parti, c’est à cause de
moi. » Mais, au fond, que savait-il de ce que pensait Louise ? Rien. Et
c’était ainsi depuis longtemps. Leurs derniers mois ensemble avaient
été émaillés d’incompréhensions. Une sorte de zone indécise s’était
propagée sournoisement. Antoine ne l’avait pas vue venir, cette zone ;
peut-être était-il resté trop longtemps aveuglé par la beauté de leurs
débuts ? Cela paraissait si loin maintenant.

Quelques images passèrent devant ses yeux, résumant


fugitivement sept années. Le temps de l’amour et le temps du
désamour. Cela lui parut presque absurde : ce qu’ils avaient vécu
prenait l’allure d’une peau de chagrin. Lui revint en mémoire un
voyage à Paris ; ils avaient visité ensemble le musée d’Orsay. Un
gardien de salle avait dû les voir, main dans la main, arpenter cette
salle où Antoine passait ses journées maintenant. Ils étaient beaux et
merveilleux à cette époque, remplis d’une certitude amoureuse qui
respirait l’éternité.

15

La grâce existait encore ; il suffisait de se souvenir de ce moment


où Mathilde et Antoine, après la fermeture du musée, avaient
contemplé Maud. Lors de ses pauses, il retournait parfois observer
cette photo. Pas spécialement pour sa qualité artistique, mais pour se
replonger dans la douceur de cet instant partagé avec Mathilde. Par
cette sorte de pèlerinage, il se rapprochait d’elle. On aime ce qui est
aimé par ceux qu’on aime. Il regrettait qu’ils ne se parlent plus.
Pourquoi ne venait-elle plus le voir ? Était-elle gênée ? C’était
possible. À des degrés différents, il l’avait bien compris de ses
quelques confidences ce soir-là, ils étaient tous deux en convalescence
émotionnelle. Plusieurs fois, il avait voulu aller la retrouver dans son
bureau, mais qu’aurait-il pu lui dire ? Demander une augmentation ?
Il avait sérieusement envisagé ce prétexte. L’absurde est toujours
voisin du désir.

Antoine était toujours en face de Jeanne Hébuterne. Il se laissait


aller parfois à lui parler intérieurement, une sorte de confidente
secrète au milieu de la foule. Du monde entier, on se pressait pour
voir cette rétrospective. Les visages se mêlaient, les jours se
confondaient les uns aux autres, et Fabien Frassieux venait encore
commenter les œuvres, en compagnie de ses groupes. Depuis leur
contentieux, Antoine se faisait discret quand il le voyait arriver. Déjà
quasiment invisible dans un coin de salle, avec son costume sombre, il
accentuait son effacement en se tassant le plus possible sur sa chaise.

Cela n’empêchait pas Antoine d’écouter les récits du guide,


toujours les mêmes, à deux ou trois mots près. Il récitait
mécaniquement la vie du peintre, ce qui était finalement assez
normal. Il n’allait pas ajouter de nouveaux éléments biographiques
pour pimenter sa routine. Mais ce qu’éprouvait Antoine en écoutant
Frassieux, il ne l’avait jamais ressenti pour lui-même : pendant des
années, il avait donné les mêmes cours sans être envahi par le
moindre sentiment d’automatisme. Selon les classes, les élèves,
l’atmosphère était différente. C’est ce que peuvent éprouver certains
comédiens qui enchaînent des centaines de représentations au
théâtre : il y a toujours quelque chose de différent dans l’identique.

Fabien Frassieux aimait son métier, à n’en pas douter, mais on


sentait chez lui cette sorte de suffisance que donne la certitude du
savoir. Comme s’il avait dîné la veille avec Modigliani. Il parlait de lui
avec une assurance démesurée. Antoine, qui avait écrit une thèse sur
le peintre, l’avait au contraire trouvé très difficile à cerner. C’était un
homme animé par le désir de la réussite, et pourtant, caractériel et
instable, il avait souvent agi contre ses propres intérêts. Certains
destins paraissent être écrits contre leur auteur, pensait Antoine à
propos de Modigliani. Sa force noire se mêlait à un éclatant rêve de
lumière. Ainsi, il était impossible de parler de lui sans nuances.
Certes, Frassieux n’était pas face à des érudits, et son métier consistait
à vulgariser les intentions d’une vie, au détriment d’une réalité plus
complexe.

Ce matin-là, Antoine se leva subitement pour s’approcher du


groupe. Fabien, de dos, ne put voir arriver le gardien incontrôlable. Il
était lancé dans une longue explication picturale quand il entendit
une voix s’élever :
« Excusez-moi…
—…»
Fabien se retourna, glacé. Il n’allait tout de même pas oser… à
nouveau… non, ce n’était pas possible.

Il osa.

« Je me suis permis d’écouter les derniers commentaires et je


voudrais ajouter un détail qui me paraît très important, et très beau.
Jeanne Hébuterne, après la mort de son amour… »
Dans une colère froide, Fabien écouta l’histoire de la mèche de
cheveux déposée sur le cadavre de Modigliani. Il n’en revenait pas.
Ce psychopathe avait osé à nouveau l’interrompre. Il avait pourtant
accepté de passer l’éponge la première fois, à la demande de
Mathilde. Cette fois, à l’évidence, il ne s’agissait ni d’une pulsion
incontrôlable ni d’une maladresse mais d’un acte conscient et
malveillant.

Au milieu du groupe, Antoine continuait à parler. Que faire ? se


demanda Fabien. Lui mettre un poing dans la gueule ? Non, non,
rester calme, surtout rester calme… une altercation nuirait à son
image et à celle du musée… mais comment rester calme face à ce
fou ? Avec une maîtrise de soi qui lui sembla admirable au vu de ce
qu’il ressentait, Fabien coupa le monologue d’Antoine avec un grand
sourire :
« Eh bien merci pour ces précisions. Nous allons continuer la
visite dans la prochaine salle. Mais je ne pense pas que vous puissiez
quitter votre poste…
— En effet… », admit Antoine.
Les visiteurs suivirent Fabien. Une femme lui souffla :
« Il était charmant ce gardien. Et érudit.
— Oui, tout à fait. C’est un plaisir de l’avoir parmi nous »,
répondit Fabien avec un dernier regard noir à l’intention de son
adversaire.

16

Une heure plus tard, Antoine était convoqué par la DRH. Il


marcha à travers le long couloir, avec une grande appréhension. Non
pas de ce que Mathilde allait lui dire, mais simplement de la revoir.
Ce nouvel incident l’avait laissée abasourdie. Pourquoi Antoine avait-
il agi ainsi ? Elle l’avait protégé et il le savait. C’était sa position à elle
qui était maintenant fragilisée au sein du musée. On lui reprocherait
d’avoir embauché un déséquilibré. Pire, elle l’avait maintenu à son
poste après une première alerte.

Il frappa à la porte, entra doucement. En revoyant Mathilde, alors


qu’il savait le moment grave, il ne put s’empêcher d’esquisser un
sourire.
« Cela vous amuse ? interrogea-t-elle sèchement.
—…
— Je vous demande si cela vous amuse.
— Non, pardon, mais je suis heureux de vous revoir.
— J’aurais préféré que ce soit dans d’autres circonstances.
— Je ne savais pas comment faire. Vous ne veniez plus…
— Vous êtes en train de me dire que vous avez interrompu Fabien
à nouveau… juste pour que je vous convoque ?
— C’est ça… », répondit Antoine un peu gêné, comme s’il se
rendait compte subitement de l’étrangeté de son attitude.

Mathilde restait bouche bée. Elle était profondément furieuse,


mais une autre vague s’approchait en elle, de ravissement. Qui
pouvait se comporter d’une manière aussi folle pour revoir une
femme ? Elle lui fit signe de s’asseoir. Au bout d’un moment, elle
balbutia :
« Je ne sais pas quoi vous dire, franchement. Il y avait d’autres
moyens tout de même pour se retrouver. Vous me mettez vraiment
dans l’embarras.
— Je suis désolé.
— Et cette fois-ci, je ne pourrai rien faire. Vous allez devoir partir.
— Oui, je m’en doute.
— Qu’allez-vous faire ? demanda-t-elle après un temps.
— Je vais retourner à Lyon…
—…
— Ces derniers jours, j’ai beaucoup réfléchi. Il y a eu notre soirée,
puis l’arrivée de ma sœur… »
Il s’arrêta. Retourner à Lyon. Il n’avait jamais formulé les choses
aussi clairement dans son esprit. Certes, il avait agi ainsi pour revoir
Mathilde, mais son attitude avait également été celle d’un homme qui
veut se saborder. Il ne pouvait pas annoncer calmement une
démission, faire les choses d’une manière pondérée et civilisée, non,
son attitude avait été la même que celle qui l’avait poussé à tout
quitter. Il fallait trancher brutalement pour abréger la confusion.

Mathilde finit par réagir, le tutoyant soudain :


« Tu vas faire quoi à Lyon ? Reprendre ton poste ?
— Non, pas tout de suite. Je ne peux pas encore.
— Alors quoi ? Tu peux tout me dire…
— Je voudrais que tu viennes avec moi, proposa-t-il subitement.
— À Lyon ?
— Oui. Accompagne-moi.
— Mais… je ne peux pas partir comme ça…
— Juste un soir… Tu m’accompagnes, et tu reviens demain. J’ai
besoin de toi… »

Antoine n’était plus le même homme. Celui qui cherchait ses


mots en permanence avait retrouvé la clarté. Soudain, il se sentait
déterminé, prêt à se confronter à la situation qu’il avait quittée. Il se
mit à entrer dans les détails. Ils pourraient prendre la voiture de
Mathilde, partir dès la fermeture du musée. Elle rétorqua : « Et mes
enfants ?… », mais elle connaissait la réponse. Elle pouvait tout à fait
appeler sa mère pour venir les garder un soir. Et puis, pour son
travail, elle poserait un jour de congé. Il n’y avait aucun obstacle à
cette pulsion. Alors qu’elle faisait mine de réfléchir, Mathilde savait
déjà qu’elle ne pourrait pas dire non. Elle voulait suivre Antoine, et
peu importe où.

17

Ce soir-là, il y avait très peu de monde sur l’autoroute ; par


moments, la voiture de Mathilde était carrément seule. Les deux
passagers auraient pu être les survivants d’une catastrophe planétaire.
Les conditions météorologiques se prêtaient d’ailleurs à cette
hypothèse. Le ciel était bas et sombre, comme s’il voulait démontrer
son emprise sur la Terre. Pourtant, ce qui pouvait apparaître comme
une atmosphère oppressante ne se ressentait pas à l’intérieur du
véhicule. Antoine et Mathilde parlaient peu, des mots échangés ici ou
là, des sujets effleurés, mais pas la moindre perspective d’une
conversation ininterrompue avec des répliques qui s’enchaîneraient
en continu. Entre eux, il y avait toujours de grands silences. C’est
peut-être la définition d’une véritable affinité : ne pas se sentir obligé
d’encombrer le vide. Ils n’avaient même pas pensé à mettre de la
musique, ou la radio, non, rouler dans la nuit suffisait à la densité de
l’instant.

Mathilde conduisait rarement. Il était préférable de faire une


pause. Elle s’arrêta dans une station-service déserte. Ils avancèrent
vers la machine à boissons. Après un temps d’observation, Antoine
finit par annoncer qu’il hésitait entre un chocolat chaud et un
potage. Mathilde partit dans un fou rire.
« Quoi ? Qu’est-ce que j’ai dit ? demanda Antoine.
— Non… rien… c’est juste qu’un potage et un chocolat, c’est très
différent. En général, quand on hésite, c’est dans la même catégorie.
C’est un peu comme si tu disais : pour les vacances, j’hésite entre les
Baléares et l’Islande. »
Antoine se mit à sourire, avant de se justifier :
« Pour les vacances, je sais toujours où je veux aller. Mes seuls
doutes concernent le choix des boissons.
— Très bien. Alors je te propose qu’on prenne un chocolat chaud
et un potage, et on partagera.
1
— Très bonne idée . »

Ils continuèrent à parler des boissons jusqu’au moment où un


couple entra dans la station. Il se dirigea vers la machine, où l’homme
inséra une pièce sans la moindre hésitation. Il appuya sur le bouton
café court sans sucre. La femme s’exécuta avec la même dextérité en
pressant sur café latte, et trois fois sur l’option sucre. Ils repartirent
avec leurs gobelets aussi vite qu’ils étaient arrivés. Antoine les suivit
du regard, fasciné par une telle aisance dans la vie liquide.

Mathilde profita de ce moment de légèreté pour demander à


Antoine des détails sur leur voyage :
« On va chez toi, à Lyon ?
— Non, j’ai rendu mon appartement.
— On ira à l’hôtel alors ?
— Je ne sais pas. Nous verrons. J’ai juste besoin d’aller quelque
part.
— D’accord… », répondit-elle sans insister.
À l’évidence, il ne fallait pas poser trop de questions. Sous son air
calme, elle sentait chez lui une peur tenace. Il luttait pour trouver le
courage de retourner à Lyon, et semblait encore en proie au doute.
Plusieurs fois, il lui avait dit qu’il n’aurait pas pu faire le trajet sans
elle. Cela la rendait heureuse ; elle voulait être utile à cet homme.
Elle voulait le suivre dans l’ombre, et elle voulait le suivre dans la
lumière. Ce n’était même plus une question de curiosité. Elle allait
sûrement savoir ce qui s’était passé dans sa vie pour qu’il fuie ainsi,
mais l’essentiel à ses yeux demeurait son apaisement. Le jour de leur
rencontre, elle avait eu le sentiment d’être face à un homme qui
glissait ; un homme qui, même assis, respirait la chute. Et ils se
retrouvaient maintenant, au milieu de nulle part. Malgré la laideur
inouïe du lieu il y avait tout de même de quoi être happé par la
tendresse.

1. Un instant plus tard, ils se rendirent compte de l’ironie de la


situation : le potage et le chocolat chaud avaient exactement le même goût.

18

Vers minuit, ils arrivèrent en périphérie de Lyon. Cette ville qu’on


appelle la ville des lumières. Antoine indiqua le chemin à Mathilde, et
ils se dirigèrent vers Tassin-la-Demi-Lune, une commune de la
banlieue ouest. Mathilde remarqua que c’était un nom poétique, mais
elle était d’humeur à trouver beaucoup de choses poétiques. Alors
qu’elle allait rester si peu à Lyon, il lui semblait que le moment
présent prenait la posture du toujours. Il n’y avait personne dans les
rues, et elle ne savait pas où ils allaient. Antoine ne semblait pas bien
connaître l’endroit non plus. Après quelques hésitations, il finit par
trouver son chemin. C’était là, au bout de l’avenue. Mathilde roulait
de plus en plus doucement, dans un rythme opposé à celui du cœur
d’Antoine, qu’elle sentait battre de plus en plus vite. Il fit un geste de
la main, et elle se gara devant un cimetière.

Antoine sortit de la voiture, avança vers la grande grille. Mathilde


préféra ne pas bouger, tant qu’il ne lui demandait pas de le rejoindre.
Il demeura un moment immobile devant l’entrée, trouvant absurde
qu’elle soit fermée ; comme si la mort avait des horaires.

Il retourna alors dans la voiture sans rien dire. Il faudrait attendre


le matin. Il se sentait épuisé ; l’impression d’avoir déployé une
énergie démesurée pour venir jusqu’ici. Il fallait trouver un hôtel,
songea Mathilde. Sur son téléphone, elle vit que le Campanile de
Tassin-la-Demi-Lune proposait une réception 24 h / 24. Ils s’y
rendirent. Ces derniers mouvements avaient été exécutés
mécaniquement, sans la moindre anticipation du réel, sans penser
qu’ils allaient bientôt se retrouver à partager la même chambre. Il y
avait une telle simplicité entre eux, et du désir bien sûr. Mais ce
n’était pas le moment. Ils s’allongèrent l’un contre l’autre, Mathilde
posa sa tête sur le torse d’Antoine. Il la serra dans ses bras. Elle
s’endormit, mais lui ne parvint pas à fermer l’œil. Par la fenêtre, il put
apercevoir une demi-lune dans le ciel. Avec le nom de la ville, cela en
formait une pleine, pensa-t-il.

19

À cette époque de l’année, le cimetière ouvrait à 8 h 15. Mathilde


s’était réveillée comme elle s’était endormie, tout contre Antoine. Il y
avait si longtemps qu’elle n’avait pas dormi avec un homme ; il lui
semblait que c’était la première fois. Sa nuit avait été troublée par des
rêves épuisants, le genre de rêves que l’on fait quand son existence
bascule ; l’inconscient s’excite démesurément. Antoine n’avait pas
fermé l’œil, mais se sentait pourtant reposé. Ils laissèrent le jour se
lever avant d’en faire de même.

Ils quittèrent l’établissement sans prendre de petit déjeuner.


Antoine ne voulait plus attendre, ne pouvait plus. Ils seraient les
premiers à marcher dans les allées du cimetière. Contrairement à la
veille, le ciel s’était repositionné à sa hauteur naturelle, offrant au
jour levant une lumière plus paisible. Il s’approcha d’une tombe.
Mathilde, juste derrière lui, ne put lire immédiatement le nom gravé
sur la pierre. Elle se décala doucement pour découvrir
progressivement, telle une apparition :

CAMILLE PERROTIN

1999-2017
DEUXIÈME PARTIE
1

Quelques mois auparavant, Louise et Antoine étaient chacun assis


d’un côté de leur salon. Elle venait de prononcer pour la première
fois le mot « séparation ».

Pendant des années, ils avaient été l’un de ces couples qui ne
forment qu’une seule personne. On ne disait pas Antoine, on ne
disait pas Louise, on disait Antoine et Louise. On leur traçait un
avenir radieux, on attendait leur mariage, on imaginait déjà l’enfant à
venir. Pourtant, après sept années, ils avaient décidé de se quitter.
Pour leur entourage, ce fut une surprise totale. Mais cela faisait un
moment que Louise y songeait. Elle s’était confiée à sa meilleure
amie, qui avait tenté de la rassurer. Cela arrive dans toutes les histoires
d’amour d’avoir parfois le cœur qui bat moins fort ; le temps des
papillons dans le ventre s’arrête à un moment. Louise pensa à cette
expression : les papillons dans le ventre. C’était quoi ? C’était un temps
où l’on attendait avec impatience de se retrouver chaque soir ; un
temps où les baisers étaient des frissons ; un temps où l’on ne vivait sa
vie que pour la raconter à l’autre. Alors, oui, ils s’étaient envolés, les
papillons, mais la magie demeurait. Son cœur battait souvent quand
elle pensait à Antoine ; mais c’était vrai, ces battements-là s’espaçaient
de plus en plus. Et il est compliqué de vivre avec un cœur qui ne bat
que de temps à autre.

La faiblesse du désir pouvait ressembler à une lassitude classique.


À vrai dire, ce n’était pas cela. Louise avait mis longtemps à se
l’avouer, mais c’était plus grave : elle ne voyait pas Antoine comme le
père de ses enfants. Elle s’en voulait, car elle l’aimait depuis des
années, mais elle n’arrivait pas à imaginer l’avenir avec lui. Ils avaient
tous deux plus de trente ans, Antoine en avait même trente-sept,
pourtant elle voyait leur histoire comme un amour de jeunesse.
Plusieurs fois, elle avait essayé de lui en parler, mais d’une manière
trop détournée ; il n’avait pas compris où elle voulait en venir. Il
sentait qu’elle s’éloignait par moments, et cela l’attristait. Mais il était
concentré sur son travail, ses élèves, ses cours, si bien qu’il n’avait pas
réellement perçu l’imminence du danger. Quand Louise décida de
rompre, elle lui fit admettre que leur relation n’était plus comme
avant. Elle voulait qu’il partage la responsabilité de cette décision,
qu’ils la prennent d’un commun accord. Est-ce que ça existe
vraiment, dans une séparation ? Quand c’est une décision commune,
c’est que l’un a convaincu l’autre.

Il n’arrivait pas à imaginer sa vie sans elle. Il avait le sentiment de


l’avoir toujours connue. Il ne se rappelait plus comment c’était avant
Louise, comme si son apparition avait jeté un voile amnésique sur son
passé. Jusqu’à ses trente ans, il avait été un jeune homme un peu dans
la lune, la tête dans les livres et les tableaux, passant des années à
écrire une thèse, et vivant le fait d’enseigner aux Beaux-Arts comme
une consécration. Et puis Louise était entrée dans sa vie, et il avait
compris que le bonheur pouvait être une réalité.

Sept ans après, cela n’existait donc plus.


Il se sentait dévasté, mais elle avait raison. Il n’avait pas su lui
présenter l’avenir comme une promesse. Il voulait réagir, mais c’était
trop tard. Louise avait parsemé les derniers mois d’indices
émotionnels inquiétants, tels des préliminaires à la rupture. Avait-il
envie de fonder une famille avec elle ? Il disait oui, bien sûr. Mais il
pouvait en douter parfois. Il aimait leur vie libre, intense du présent.
Maintenant, Antoine voulait changer. Il essaya de faire comprendre à
Louise que tout était possible encore. Mais non, il n’était pas question
d’un second souffle entre eux. C’était fini.
« Tu as rencontré quelqu’un d’autre ?
— Non, bien sûr que non », répondit Louise.

Quelques jours plus tard, elle était partie. Dans la salle de bains,
Antoine regardait le gobelet destiné à recueillir les brosses à dents. Il
n’y avait plus que la sienne. La situation était bien réelle. Chaque
détail insignifiant prenait des proportions irrémédiables. Il décida de
jeter le gobelet, ainsi que tous les objets qui risquaient de souligner
l’absence de Louise. Des coussins, des fourchettes, et même une
poignée de porte à laquelle elle suspendait des colliers. Après
quelques heures d’une vaine agitation, il décida qu’il était préférable
de déménager. En quittant l’appartement, il n’éprouva aucune
émotion. D’une certaine manière, sa mélancolie l’anesthésiait. Il
disait au revoir au décor de son plus grand amour, et la douleur qui
battait en lui était sourde.

*
Antoine pensa plusieurs fois à l’enfant qu’il n’aurait jamais avec
Louise. La nuit, l’image revenait à lui, telle l’incarnation virtuelle
d’un avenir mort. Une fille ou un garçon ? Quel aurait été son
prénom ? Jeanne ou Hector ? Impossible de l’imaginer ; c’était un
roman qui ne serait jamais écrit.

La vie continua, comme il est d’usage de le dire. Antoine prit ses


marques dans un bel appartement sur les quais. Certes, il gagnait de
mieux en mieux sa vie, mais avait-il besoin d’un espace si grand ?
C’était une façon de montrer ou de se faire croire qu’il allait bien,
comme si la taille des pièces témoignait de la puissance d’un appétit
de vivre. Inconsciemment, il louait un appartement suffisamment
spacieux pour d’éventuelles retrouvailles. Au tout début d’une
rupture, on peut imaginer que c’est temporaire, on va finir par
retrouver ce qui n’existe plus, c’est une crise passagère. C’est une
illusion de quelques semaines. Antoine se doutait pourtant que
Louise ne reviendrait pas. Au téléphone, elle lui parlait avec une
tonalité grave. Elle l’appelait tous les jours : la politesse du désamour.
Antoine était devenu un produit électroménager défectueux mais
encore sous garantie. Pour ne pas l’encombrer, ou la culpabiliser, il
mettait du rose sur ses moments de désespoir. Il lui disait que tout
allait bien, elle lui manquait, certes, mais ils avaient sûrement pris la
bonne décision. Ce n’était pas tout à fait faux, il lui arrivait de le
penser. Certains jours, il aimait un peu sa nouvelle vie ; mais le plus
souvent il se sentait rattrapé par une tristesse infinie. Parfois, il se
réveillait en pleine nuit, en se demandant ce qu’elle faisait. On est
censé tout connaître de la vie de celui ou de celle avec qui l’on forme
un couple. Cela peut devenir une drogue dont le sevrage est
insoutenable. Où est-elle ? Qui voit-elle ? Que fait-elle ?
Contrairement à ses dires, peut-être avait-elle rencontré quelqu’un.
Non, ce n’était pas ça. Il avait fini par en être sûr. Elle n’était pas
partie pour un autre homme. Louise lui avait préféré la solitude.

Les semaines passèrent, et les messages s’espacèrent ; de petites


nouvelles qu’on se demande ici ou là, et puis de moins en moins ;
tout ce qui a existé devient alors réellement du passé.

Antoine se plongea dans le travail. Il allait souvent voir monsieur


Patino, le directeur de l’école, pour lui proposer des idées. Il voulait
organiser un grand voyage d’étude en Italie avec un groupe d’élèves,
il avait envie de monter un ciné-club où l’on ne passerait que des
films sur l’art, il pensait aussi qu’il était nécessaire qu’on invite
davantage d’intervenants extérieurs. Rien n’est plus riche que le
témoignage d’un artiste, d’un galeriste, d’un critique d’art.
« Mais on n’arrête pas, rétorqua un jour Patino. Encore cette
semaine, il y a deux philosophes qui viennent, un sociologue et un
écrivain.
— Ah oui, c’est vrai… », admit Antoine.
Le directeur commença à se demander si l’excès d’investissement
de son professeur n’était pas le signe avant-coureur d’une implosion.

L’année scolaire venait de commencer. Antoine découvrait toute


une nouvelle génération d’étudiants. Des liens allaient se tisser, et
certains dureraient. Il adorait croiser d’anciens élèves en ville, et il
était toujours heureux d’apprendre qu’Untel allait exposer à Prague
ou qu’un autre travaillait à la préparation de la prochaine Biennale
de Venise. Il se sentait investi d’une mission, celle de faire éclore les
talents. Il était chargé du cours d’histoire de l’art pour les première et
deuxième années. Ses amphis étaient bondés, il s’adressait à une
foule avide de savoir. Au début de leur relation, Louise aimait
s’asseoir discrètement au fond de l’amphithéâtre, sans prévenir
Antoine. En plein milieu de son cours, alors qu’il parlait de Munch
ou de Mucha, il repérait alors sa femme, qui le fixait avec un sourire.
Dès qu’il la voyait il devait placer « jus d’abricot » dans une phrase.
C’était leur code, leur jeu. Antoine se lançait alors dans une fugitive
digression où l’on apprenait que c’était la boisson préférée de
Picasso. Tout le monde se demandait pourquoi il abordait subitement
ce détail, mais après tout il était maître de ses conférences.
Dorénavant, plus aucun artiste ne boirait de jus d’abricot.

Pour cette nouvelle année, Antoine avait décidé de s’aérer de ses


1
sujets de prédilection . Il ne ferait aucun cours sur Modigliani ou
Toulouse-Lautrec. Il remonterait le temps jusqu’au Caravage, avec un
cours intitulé « Caravage au miroir » sur la naissance de la forme du
tableau. Et puis un autre, plus contemporain, sur la peinture
américaine des années 1970 et 1980, avec l’influence des années punk
puis des années sida. Ainsi, il passerait d’un monde à un autre.
Antoine avait aussi des classes en travaux dirigés, ainsi qu’une
poignée d’élèves dont il était le directeur de mémoire.

Cela au moins n’avait pas changé : enseigner le remplissait d’une


joie intense ; il aimait ses élèves. Chaque fois qu’il pénétrait dans une
salle de classe, il se sentait en accord avec lui-même ; c’était là qu’il
devait être, là et nulle part ailleurs. Il avait été un adolescent solitaire,
plutôt mal dans sa peau ; ses parents, sans être vraiment nocifs,
l’avaient fragilisé en se montrant trop peu affectueux. Ainsi, il avait le
sentiment de s’être construit tout seul, et cela pouvait le remplir de
fierté. La boulimie de connaissance, d’une certaine manière, avait
donné une densité à son existence. Eléonore, sa sœur, avait éprouvé
le même flottement originel. Elle s’était mariée jeune, avait eu
Joséphine assez vite ; cela avait été une autre façon de pallier le
manque de racines. Antoine aimait lui rendre visite, et surtout
retrouver sa nièce. Elle sautait toujours dans ses bras en criant
« tonton ! ». La saveur inouïe d’être ainsi attendu quelque part.

1. Fallait-il y voir une autre conséquence de sa rupture ?

Eléonore ne cessait de lui dire : il faut que tu sortes, il faut que tu


rencontres une autre fille, pas forcément une histoire sérieuse, juste
coucher, ça te fera du bien. Antoine n’aimait pas évoquer le sujet avec
sa sœur, mais elle avait raison. La meilleure chose à faire, c’était de
diluer le souvenir de Louise à l’aide d’autres femmes. Mais
comment ? Il n’avait jamais été à l’aise dans la séduction. L’idée
même d’avoir un « rendez-vous » lui paraissait incongrue.

Il y avait bien Sabine, une des administratrices de l’école. Il


déjeunait de temps à autre avec elle, et il avait senti, quand il lui avait
parlé de sa séparation, qu’elle y avait vu pour leur relation comme
une occasion de changer de tonalité. Antoine aimait bavarder avec
elle, mais ne l’avait jamais considérée comme une éventuelle
partenaire. Physiquement, elle n’était pas particulièrement jolie, mais
il trouvait qu’elle faisait beaucoup d’efforts pour paraître féminine. Il
y avait chez elle une énergie solaire, toujours positive. Elle devait
adorer se promener dans des brocantes le dimanche, avoir une
famille bienveillante et un cousin un peu fou. Quand elle lui proposa
de dîner plutôt que de déjeuner, il sentit bien que tout cela était un
peu cliché : ils étaient deux collègues célibataires dans une grande
ville, alors il était quasiment écrit d’avance qu’ils coucheraient
ensemble.

Sabine avait vécu une relation de trois ans avec un homme marié,
et pendant trois ans il avait parlé de quitter sa femme ; il en parlait
toujours d’ailleurs, mais Sabine était partie, épuisée. Elle avait
imaginé qu’elle serait désespérée à l’idée de ne plus le voir, mais ce
fut le contraire : un immense soulagement de ne plus rien attendre.
Sabine avait vécu soumise à la tyrannie d’une hypothèse de vie qui
n’était jamais advenue, et cela lui paraissait à présent absurde d’avoir
autant espéré quelque chose d’aussi improbable. Avec un peu de
recul, tout devenait évident. L’homme en question n’avait jamais
voulu avoir de relation sérieuse avec elle, il l’avait utilisée, tout en lui
jouant une sordide comédie sentimentale. Elle avait l’impression
d’avoir été humiliée. Heureusement, son tempérament
incroyablement positif, au-delà même de toute logique affective,
l’avait assez vite fait passer à autre chose.

Sabine avait toujours apprécié Antoine, et peut-être davantage


encore depuis qu’elle observait sur son visage un léger voile de
tristesse. Il y a des personnes qu’on a envie de consoler, et cela se
traduit par une attirance érotique. Elle voulait le rassurer en le
déshabillant, en le buvant, en passant la nuit dans ses bras. C’est aussi
pour cela qu’elle avait proposé qu’ils se retrouvent dans un restaurant
près de chez elle ; elle avait dit que les plats étaient excellents, tout en
pensant que la qualité première de ce lieu était son emplacement.
Cela faisait plusieurs semaines qu’elle n’avait pas couché avec un
homme, et elle voyait en ce dîner un préliminaire. Antoine non plus
n’avait pas fait l’amour depuis sa séparation d’avec Louise. Il avait
sûrement envie de passer une nuit avec une femme, ne serait-ce que
pour tester sa capacité à éprouver les joies du corps. Tout cela
propulsait leur rendez-vous dans une énergie plutôt stressante ; ils
burent beaucoup d’emblée pour se précipiter dans une ivresse
bienveillante.

Ils avaient décidé de ne pas mentionner le moindre collègue, de


ne pas aborder l’organisation générale de l’école, d’oublier même
qu’ils y travaillaient tous les deux. Il n’y avait rien de moins
romantique que de disserter sur sa vie professionnelle lors d’un
rendez-vous privé. Ils ne voulaient pas être deux bouchers qui parlent
entrecôte. Sabine prit les choses en main, pour s’éloigner du sujet :
« Tu sais, je n’ai jamais osé te le demander… mais…
— Quoi ?
— Est-ce que tu as un lien avec l’acteur Romain Duris ?
— Oui, c’est mon cousin.
— Ah, je l’aime beaucoup. Ça doit être magnifique d’avoir une
telle célébrité dans sa famille.
— Oui, et en plus il est très sympa. Il raconte toujours plein
d’anecdotes sur ses tournages.
— Et il prépare quoi en ce moment ?
— Un gros film. Américain… Mais il m’a demandé de ne pas en
parler.

Pour telecharger plus d'ebooks gratuitement et


légalement, veuillez visiter notre site
:www.bookys.me
— Ah oui, je comprends », soupira Sabine, avec un soupçon
d’extase dans la voix.

Après Romain Duris, ils enchaînèrent sur leurs goûts


cinématographiques, puis musicaux, et pour finir sur leurs romans
préférés. Évoquer ce qu’on aime est une manière facile de parler de
soi. Progressivement, leur univers culturel dessinait les contours de
leur sensibilité. Bien sûr, ils se connaissaient déjà assez bien, mais
n’avaient jamais pris le temps de s’intéresser intimement à l’autre. Ils
passèrent à des sujets plus personnels, notamment l’enfance. Antoine
chassa assez vite le sujet, et Sabine, tout en délicatesse, comprit qu’il
ne fallait pas insister. Elle évoqua la mort de son père, quelques jours
après ses dix-huit ans, la tragédie de sa vie. Elle prononça quelques
mots lentement, avec une intensité subite, si bien qu’Antoine en fut
bouleversé. Il se sentait idiot de l’avoir jugée de manière un peu
superficielle. Puis, Sabine se mit à parler de l’homme marié avec qui
elle avait eu une relation. Elle prit garde à ne pas rendre son récit
trop glauque ; se laisser aller à des confidences dévoilant un passé
sinistre ne vous met pas en valeur. Elle alla jusqu’à mentir en
prétendant avoir été heureuse avec lui :
« Je savais que c’était une impasse, mais ça m’a fait du bien.
— Je comprends.
— Et toi ? Qu’est-ce qui s’est passé avec ta fiancée ? Je croyais que
tu filais le parfait amour.
— Eh bien, il faut croire que la perfection a une fin », dit-il,
subitement triste, si bien que Sabine comprit immédiatement qu’elle
avait commis une erreur en abordant le sujet Louise.
Elle ne put que dire qu’elle était désolée, mais Antoine la rassura :
« Ça va. J’ai eu le temps d’analyser la situation, et c’est sûrement
mieux ainsi. Ce qui était compliqué entre nous, c’est qu’il n’y avait
pas de raison concrète à notre séparation. Elle n’avait même pas
rencontré quelqu’un d’autre…
— Et toi ? » demanda instinctivement Sabine, alors qu’elle
connaissait la réponse. Il se contenta de sourire.

Vers la fin du repas, alors que le rythme de la conversation aurait


pu accélérer, ils se mirent à parler un peu moins. Les gestes voulaient
prendre la place des mots. Ils ne commandèrent pas de dessert. Ils se
dirigèrent vers chez Sabine, pas besoin de formaliser ce qui allait se
passer. Il n’y avait aucune gêne entre eux, c’était simple et agréable.
Antoine se sentait léger, il y avait le vin bien sûr, mais ce n’était pas
que ça, il éprouvait ce plaisir de revivre les premiers moments de la
séduction. Par ailleurs, découvrir Sabine en soirée changeait tout. La
nuit lui conférait un charme surprenant, comme si son corps se dotait
de vibrations érotiques dès le coucher du soleil.

Ils étaient à présent dans le salon. Elle ne prit pas la peine


d’allumer. Antoine ne distinguait pas le moindre détail de la pièce.
Sur le canapé, elle se mit à l’embrasser doucement, en posant une
main sur son torse. Moins d’une minute plus tard, elle enleva son
chemisier pour se retrouver seins nus. Antoine se mit à les caresser, et
Sabine poussa de petits soupirs. Le désir était bien là, mais soudain il
se produisit quelque chose d’étrange. Antoine fut envahi par des
images de Louise. Comment était-ce possible ? Pendant toute la
soirée, il s’était senti de plus en plus heureux et libéré, animé de
pulsions sexuelles, et voilà qu’au moment de l’action il éprouvait
comme un empêchement. La perspective du plaisir s’accompagnait
d’une tristesse soudaine, d’un malaise même. Il avait le sentiment de
ne plus souffrir de la séparation, pourtant, au moment de faire
l’amour avec une autre femme, un éclair de lucidité le frappa : Louise
lui manquait terriblement.
Il recula. « Il y a un problème ? » demanda Sabine. Antoine
n’arrivait pas à expliquer ce qui l’encombrait. La main de cette
femme était posée sur son sexe, et il aimait cette sensation, mais son
esprit était parasité. Il balbutia que ce n’était pas possible, qu’il n’y
arrivait pas. Sabine tenta de le raisonner. C’était absurde. On ne
pouvait pas arrêter comme ça. Il s’excusa et fit mine de se lever. Elle
tenta de le retenir, avec des mots et avec des gestes. Puis elle
demanda : « C’est à cause d’elle ? » Il dut admettre que oui. Et il
quitta précipitamment l’appartement.

Les jours suivants, les deux collègues évitèrent de se croiser.


Quand cela se produisit malgré tout, ils échangèrent rapidement
quelques banalités. Sabine finit par lui adresser un message : « J’ai
passé une soirée merveilleuse avec toi. Je ne t’en veux pas et je
t’attends. » Il voulut lui répondre, mais il ne le fit pas.

Il n’était pas prêt à se lier avec quiconque, il le comprenait


maintenant. Pourtant, il n’avait pas été question du début d’une
histoire, tout du moins pour le moment, mais simplement de passer
une belle soirée et de faire l’amour. Quelque chose le bloquait.
Certains de ses amis pouvaient coucher sans le moindre problème
avec la première fille venue. Il voulait être comme eux, échapper à la
dictature du sentiment. Quelques minutes après se l’être formulé,
Antoine reçut un message de Louise : « On pourrait peut-être
déjeuner la semaine prochaine ? » C’était comme un signe. « Avec
plaisir », répondit-il. Il était heureux de la voir, même s’il était
toujours dans la confusion. Un jour, il comprenait leur séparation, et
le lendemain, elle l’effondrait.

Plusieurs semaines avaient passé depuis leur dernière


conversation, mais il avait l’impression qu’elle datait de la veille.
Louise était peut-être dans le même état d’esprit que lui ; elle avait
voulu cette rupture, mais elle devait se sentir mal, à coup sûr. Avait-
elle fui, elle aussi, au moment de passer à l’acte avec un autre
homme ? En se confrontant aux autres, ils se rendaient compte qu’ils
ne pouvaient pas vivre séparément. De nombreux couples se quittent
pour mieux se retrouver. Leur histoire n’était peut-être pas finie.

Ce soir-là, il alla dîner chez sa sœur. Son mari était en


déplacement, et Antoine préférait toujours venir en l’absence de son
beau-frère. Il n’avait rien contre lui, mais c’était un commercial qui
semblait toujours prendre les autres de haut. Selon lui, le métier
d’Antoine était davantage un hobby gentillet qu’une activité d’adulte.
Sans compter que les discussions finissaient toujours par un « ça
gagne combien ? » qui ne tournait pas à son avantage. Bref, il passait
plutôt quand la voie était libre. Antoine avait acheté pour Joséphine
un livre avec des reproductions des grands classiques de la peinture.
Chaque fois qu’il venait, il passait un long moment avec sa nièce avant
qu’elle ne s’endorme. Ils regardaient des toiles d’Ingres ou de
Vermeer, et la petite fille rejoignait le sommeil accompagnée
d’images de beauté.

Une fois revenu dans le salon, Antoine s’installa à table. Sa sœur


avait préparé une salade qui ressemblait à une dissertation confuse,
bourrée de digressions incompréhensibles.
« J’ai écouté tes conseils, dit Antoine.
— Ah bon ? Lesquels ?
— J’ai passé une soirée avec une fille.
— Très bonne nouvelle ! C’est qui ? Je la connais ?
— C’est Sabine.
— Ah oui… ta collègue. J’ai toujours su que tu lui plaisais. Et
alors, c’était bien ?
— Oui, plutôt.
— Tu vas la revoir ?
— Sûrement. »
Antoine avait raconté ce rendez-vous pour rassurer sa sœur, mais il
n’avait aucune envie de s’attarder sur le sujet. Et encore moins sur ce
qui s’était réellement passé. Il préféra enchaîner sur sa vie
professionnelle :
« Je ne t’ai pas dit, mais cette année je propose un cycle de cours
sur le Caravage.
— Ce n’est pas vraiment ta spécialité.
— Justement, j’ai envie d’explorer d’autres terrains.
— C’est vraiment une nouvelle vie. Et Louise, tu as des nouvelles ?
— C’est impossible de parler d’autre chose avec toi.
— Oh, pardon.
— On va déjeuner ensemble la semaine prochaine », finit-il par
dire de la manière la plus neutre possible.

Ils parlèrent encore un moment. Antoine aimait la compagnie de


sa sœur. Ils avaient toujours été proches, mais ces dernières années
leur entente s’était renforcée. Il était fasciné par son appétit de vie.
Elle travaillait dans une banque, et si son occupation ne paraissait pas
passionnante, elle l’évoquait toujours avec enthousiasme.
Contrairement à Antoine, elle avait une capacité étonnante à voir le
bon côté des situations. Ce qui les rendait très complémentaires. Et
c’était encore le cas ce soir : alors qu’Eléonore enchaînait les tisanes,
Antoine buvait beaucoup de vin. Il avait tellement envie de
s’échapper de lui-même. Elle finit par lui dire qu’il avait assez bu.
Mais c’était déjà trop tard, il ne tenait plus debout. Il était préférable
qu’il dorme chez elle. Eléonore l’aida à s’allonger sur le canapé, et
posa délicatement une couverture sur lui. Elle chuchota : « Tu es
quand même un peu fou, toi… » avant de lui souhaiter bonne nuit. Il
s’endormit aussitôt et fut réveillé le lendemain matin par sa nièce qui
se précipitait sur lui. Il eut le sentiment de n’avoir dormi qu’une
minute, comme si cette nuit-là n’avait pas vraiment existé.

Antoine avait l’impression que les élèves étaient plus agités cette
année. Il y a peu encore, il ressentait l’intensité du silence qui planait
au-dessus de l’amphithéâtre. Il captait l’attention de tout un auditoire
qui écoutait ses paroles dans une sorte de dévotion. À présent, il
entendait régulièrement des murmures ou des chuchotements, sans
pouvoir déterminer d’où venaient ces conversations étouffées. Et il
n’y avait pas que les paroles. La nouvelle génération avait de moins en
moins de patience. Il sentait un déclin de la concentration, on
gesticulait ici ou là, on pensait à autre chose si vite. Cela le gênait
parfois, mais d’une manière disproportionnée, il s’en rendait bien
compte.

Monsieur Patino aimait marcher pendant les intercours à la


rencontre des professeurs ou des élèves. Il n’était pas du genre à se
cacher dans son bureau ; il ne voulait surtout pas être un de ces
technocrates qu’on ne peut approcher que sur rendez-vous. Il se
voulait humain et moderne. Il semblait si bien dans sa peau. Cela se
1
voyait avec ses cheveux par exemple . Il était presque chauve, mais
assumait totalement l’idée de laisser trois pauvres mèches, survivantes
intrépides d’un génocide capillaire, errer telles des âmes perdues
dans le royaume d’un crâne lisse. Il ne cherchait même pas à les
ramener sur le devant du front comme le font certains, pour donner
l’illusion d’une petite touffe encore relativement fournie. Non, il
laissait la nature faire son travail de destruction sans se laisser
perturber. Son assurance était impressionnante. Et cela se traduisait
aussi par la cadence de son pas, précise et rassurante. Il s’approcha
d’Antoine :
« Ça va ? Ton cours s’est bien passé ?
— Oui, très bien. Tu ne trouves pas que les élèves sont moins
assidus cette année ? demanda le professeur, pour partager son
impression générale.
— Non, je ne trouve pas.
— On dirait qu’ils viennent étudier l’art comme ils feraient du
droit.
— Tu sais très bien que c’est toujours comme ça avec les première
année. Ceux qui s’ennuient vont vite lâcher. L’écrémage se fait
naturellement.
— Oui, c’est vrai, mais ça chuchote davantage dans les amphis.
— Il ne faut pas que ça te perturbe. Tes cours sont toujours aussi
passionnants, l’encouragea-t-il dans un sourire.
— Merci, répondit Antoine sans enthousiasme.
— Tu as des soucis en ce moment ? enchaîna le directeur.
— Non. Pourquoi tu me demandes ça ?
— Je ne sais pas… comme ça. Tu sais que tu peux venir me parler
quand tu veux.
— Non, vraiment, tout va bien.
— Bon tant mieux. Allez, je te laisse… »
Patino repartit d’un pas vif vers d’autres échanges furtifs. Antoine
demeura un instant sur place. Il avait esquivé les questions
personnelles, mais il devait rester vigilant. Sous l’apparence de
conversations détendues et amicales, Patino était un redoutable
directeur d’établissement. Il sondait sans cesse le moral des troupes,
et évaluait discrètement ses employés. C’était un gestionnaire
souriant, un de ceux dont on ne peut pas imaginer l’aisance à
prendre des décisions brutales, voire inhumaines.

1. De manière générale, il semble tout à fait possible d’interpréter la


personnalité de quelqu’un en observant simplement la relation
qu’entretient cette personne avec ses cheveux.

Pour des raisons pratiques, Antoine et Louise se retrouvèrent dans


un restaurant où ils avaient leurs habitudes. Ce n’était pas forcément
la meilleure idée que d’investir un lieu ainsi parasité par le fantôme
de leur amour. Ici, ils pouvaient respirer leurs souvenirs. Antoine
arriva le premier, et hésita dans le choix de la table. Chacune le
renvoyait à un épisode de leur histoire. Celle-là, près de la fenêtre, ils
y avaient fêté leur emménagement. À cette autre, plus près du
comptoir, ils étaient venus se détendre après que Louise eut passé un
entretien d’embauche dans le cabinet d’avocats pour lequel elle
travaillait toujours. De l’autre côté, dans le recoin, c’était là où ils
aimaient se mettre le plus souvent, pour s’embrasser discrètement.
Antoine voulut aller vers cet endroit, mais cela lui serra le cœur,
puisque, à présent, ils n’échangeraient plus de baisers. Finalement, il
opta pour un emplacement inédit, en plein milieu du restaurant ; une
zone neutre.

En entrant, Louise se dirigea aussitôt vers Antoine avec un


sourire ; sa tendresse pour lui semblait intacte. Il pensa qu’elle était
toujours aussi belle, et peut-être plus encore depuis leur séparation.
Au moment précis de se dire bonjour, il y eut une hésitation. Fallait-il
se faire la bise ? Après un instant de gêne, elle décida de s’asseoir sans
l’embrasser. Il demanda : « Ça te va, cette table ? Ou tu préfères…
celle du fond ? » Il y avait bien sûr un sous-entendu dans cette
question, fût-il inconscient. Difficile de savoir si Louise avait saisi
l’allusion, mais elle répondit : « Non, c’est très bien ici. Ça me va. »

L’endroit était de plus en plus défraîchi. Le propriétaire avait du


mal à joindre les deux bouts, semblait-il, et repoussait chaque mois
des travaux nécessaires. C’était un restaurant simple, qui proposait
des quiches maison et des salades. Le patron les connaissait bien. Il
s’approcha d’eux : « Alors les amoureux, ça va ? » Il y eut un blanc
très court, et c’est finalement Louise qui enchaîna pour masquer le
malaise : « Oui, très bien. Et vous ? Les affaires ? » Il prit alors sa mine
dramatique et balbutia qu’il s’en sortait à peine, avec les charges et la
paperasse incessante. Aujourd’hui, Antoine et Louise n’avaient pas
envie d’être perturbés par les déboires administratifs du restaurateur.
Ils avaient l’habitude de l’écouter avec cette compassion dont font
preuve les gens heureux. Là, c’était différent. Ils étaient séparés, et ils
n’avaient plus la patience de le soutenir à coups de petits gestes
rassurants et de moues complices. L’homme finit par abréger sa
complainte pour prendre leur commande. Il demanda : « Comme
d’habitude ? » Louise puis Antoine confirmèrent. Sur le plan
culinaire, rien n’avait changé.
Ils commencèrent par échanger quelques banalités sur la météo,
la politique, des amis communs. Il y avait comme une volonté, ou
alors était-ce simplement de la peur, de ne pas affronter l’essentiel. Ils
ne s’étaient plus parlé depuis un moment, c’était difficile de
reprendre ainsi une conversation après une période de silence.
Antoine finit par avouer :
« Ça me fait plaisir de te voir.
— Moi aussi.
— Je pense souvent à toi. Tous les jours, à vrai dire.
— Oui… moi aussi. Et aux Beaux-Arts, ça va ?
— Je trouve les élèves un peu différents, mais ça se passe bien.
— Comment ça ?
— Je ne sais pas trop. Moins concentrés, on pourrait dire. Viens
assister à un de mes cours, tu verras, fit-il avec un sourire.
— Tu sais, j’ai toujours été impressionnée par ta prestance quand
tu parles devant tes élèves. Je ne te l’ai pas souvent dit, mais c’était
étrange de ressentir ça. C’était comme s’il y avait deux Antoine. Celui
que je connaissais, et celui qui pouvait captiver une assemblée
pendant deux heures. Tu étais double à mes yeux.
— Alors tu m’as quitté doublement, répondit-il spontanément.
— Je ne t’ai pas quitté. Nous avons beaucoup parlé. Tu étais
d’accord. Notre histoire n’était plus comme avant… Tu penses
vraiment que c’est moi qui t’ai quitté ?
— Je ne sais pas. Quand tu as commencé à émettre des doutes sur
nous… je ne pouvais pas faire grand-chose. J’ai suivi le mouvement,
parce que j’ai senti ta détermination. Est-ce que tu serais restée avec
moi si je m’étais jeté à tes genoux et si je t’avais suppliée ? Non. Je te
connais, Louise. Je te connais par cœur. Quand tu prends une
décision, c’est que tu as déjà beaucoup réfléchi. Et qu’il est trop tard.
— Tu me connais si bien.
— J’ai sept ans de pratique. Mais je ne te connais pas si bien… Là,
par exemple, je suis bien incapable de savoir ce que tu penses,
maintenant… »

C’était à Louise de parler. À elle d’expliquer la raison de ce


déjeuner. Au moment où elle tentait de rassembler ses idées pour les
exprimer de manière cohérente, elle fut interrompue par le patron :
« Ben alors, les amis ? Qu’est-ce qui se passe ? Vous ne mangez
rien. Ce n’est pas bon ?
— Si… c’est délicieux, répondit Louise.
— Surtout n’hésitez pas à me le dire, si quelque chose ne va
pas… »
Il repartit rassuré. Quelle idée d’avoir choisi ce lieu pour ce
rendez-vous si important. Non seulement il comportait trop de traces
du passé, mais il était parasité par l’homme le moins fin du monde ;
un homme incapable de comprendre qu’il ne faut jamais
interrompre un couple qui ne mange pas au restaurant. Car il y a
deux raisons à cela : soit ils s’aiment follement, soit ils évoquent leur
rupture. Louise finit par dire d’une voix blanche :
« J’ai rencontré quelqu’un.
—…
— Je ne voulais pas que tu l’apprennes par quelqu’un d’autre.
C’est pour cela que j’ai voulu qu’on se voie.
—…
— Antoine…
— Quand est-ce que tu l’as rencontré ?
— Il y a trois semaines. Enfin, on se connaissait déjà… mais ça a
commencé il y a trois semaines à peu près.
— Louise, dis-moi la vérité : est-ce que tu m’as quitté pour lui ?
— Mais non, pas du tout. Je te le promets. Je ne t’ai pas menti. Je
sentais que notre histoire était dans une impasse. Et c’est une fois
seule que j’ai accepté de dîner avec cet homme…
— C’est qui ?
— Un avocat. J’ai plaidé contre lui il y a quelques mois, et nous
avons sympathisé. Mais rien de plus.
— Je ne sais pas quoi dire.
— Je suis désolée…
— Si tu m’annonces ça comme ça, c’est que c’est une histoire
sérieuse.
— Oui.
— Tu m’as fait comprendre que tu ne me voyais pas comme le
père de tes enfants. Et avec lui, c’est différent ?
— Je ne sais pas. On vient de se rencontrer.
— C’est la dernière fois qu’on se voit, trancha brutalement
Antoine.
— Mais…
— Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? Je ne veux pas empêcher
ton bonheur. Tu es la femme que j’ai le plus aimée. Et contrairement
à toi je ne peux pas m’imaginer pour le moment avec quelqu’un
d’autre. Ce n’est pas possible. Ce n’est pas possible. Tu comprends ?
— Oui.
— Qu’est-ce qu’il a que je n’ai pas ?
— Je ne sais pas quoi te dire. Je le trouve rassurant.
— Il a quel âge ?
— Quarante-cinq ans.
— Il est beaucoup plus vieux que toi.
— Quinze ans de plus. Et il a une fille de dix-huit ans.
— Une fille de dix-huit ans… Tu l’as rencontrée ?
— Oui, ce week-end.
— Tu vas jouer à la belle-mère alors », soupira Antoine, acerbe.
Louise savait que cela serait difficile, mais elle n’avait jamais vu
Antoine ainsi. Elle avait imaginé qu’il serait triste mais c’était
différent. On sentait qu’il contenait une rage extrême. Il voulut
abréger le moment et quitter immédiatement le restaurant. Il se
dirigea vers le patron pour régler. Ce dernier comprit enfin qu’il y
avait un problème et préféra ne rien dire. Antoine sortit sans même
un dernier regard à Louise. Sa réaction avait été brutale, excessive,
mais jamais il n’avait imaginé qu’elle puisse se lancer dans une
nouvelle relation aussi vite. Il pouvait comprendre la séparation, mais
pas ça. Arrivé chez lui, il envoya un message à Patino pour lui dire
qu’il souffrait d’une indigestion et qu’il ne pourrait pas assurer ses
cours de l’après-midi.

Dès le lendemain, Antoine reprit une vie normale. Il ne


mentionnerait à personne, pas même à sa sœur, ce qu’il avait éprouvé
au moment de l’annonce de Louise. Il le garderait caché au fond de
lui, et peut-être qu’ainsi il parviendrait à oublier. Cette nouvelle
donne avait au moins le mérite de clarifier la situation. Il n’y avait
plus rien à attendre ni à espérer ; plus matière à flotter dans
l’indécision. C’était sûrement mieux. Il avait détesté cette période
incertaine, cette zone de transit de l’amour.

Une nouvelle existence commençait. C’était toujours la même,


bien sûr, mais tout serait différent. Il fallait simplement en trouver le
mode d’emploi. Il allait se plonger davantage encore dans le travail,
ne faire que ça, préparer ses cours, approfondir ses connaissances. Il
allait vivre dans les allées des bibliothèques, et trouverait sûrement un
réconfort en s’armant de connaissances. Il pourrait écrire un livre ;
depuis des années, il se passionnait pour le Montparnasse des années
1920. Il avait déjà rédigé une thèse sur Modigliani, il serait peut-être
temps d’en faire un roman, pourquoi pas. Une façon comme une
autre de lutter contre les pensées sombres.

Ce premier soir de sa nouvelle vie, il envoya un message à Sabine.


Il était déjà tard, elle devait dormir ; il fallut croire que non
puisqu’elle répondit aussitôt. Elle était le genre de personne qui
n’éteint jamais son téléphone de peur d’interrompre le réel. Antoine
voulait passer la voir. Cela voulait dire : continuer ce qui avait été
avorté. Depuis quelques semaines, ses désirs fluctuaient sans cesse.
Enfin, il était traversé par une certitude presque brutale. Il désirait
être désiré ; il voulait mordre les heures à l’aide d’un autre corps. Les
sentiments ne comptaient plus. Il n’aimait pas Sabine et il ne
l’aimerait probablement jamais. Mais vient un moment où ce que l’on
veut est moins important que ce que l’on peut avoir.

Sabine avait toujours été persuadée qu’il reviendrait. Non par


excès de confiance, c’était plutôt la sensation que leur soirée ne
pouvait rester dans l’inachevé. La certitude qu’il manquait un point
pour finir une phrase. Elle avait compris qu’Antoine devait digérer sa
rupture ; un être sensible et entier était incapable de s’oublier dans le
dédale des relations. Elle se trompait totalement sur ce point. Il ne la
rappelait pas parce qu’il allait mieux, mais parce qu’il était encore
plus mal. Mais au fond les raisons d’Antoine importaient peu à
Sabine. Son désir à elle était intact, et c’était bien là l’essentiel à ses
1
yeux .

En se retrouvant ainsi, en pleine nuit, ils auraient pu croire que


les journées passées à s’éviter n’avaient pas existé. Ils reprenaient là
où ils en étaient restés ; pourtant, l’attitude d’Antoine était
totalement différente. Il saisit Sabine vivement par la nuque. On
sentait qu’il libérait une rage en la pénétrant. Sa vie entière, avec ses
frustrations et ses peurs, se jouait dans la mécanique d’un mouvement
primaire. Il ne s’était jamais comporté ainsi avec une femme ; c’était
un homme plutôt délicat et doux, qui se laissait dériver dans une
posture inédite. Sans se montrer pour autant bestial ou sauvage, il
voulait jouir sans se soucier réellement de sa partenaire. Sabine ne
reconnaissait pas Antoine, et finalement cela l’excitait davantage
encore. La distorsion subite du moment accentuait le plaisir. Sabine
voulait être froissée, jouissait d’être propulsée dans un monde impoli
et vaguement barbare. Jamais elle n’avait ressenti une telle jouissance.
Une fois la chose finie, alors qu’Antoine reprenait sa respiration
auprès d’elle, elle n’avait qu’un mot à l’esprit : encore.

Le temps de leur aimable sentimentalité venait de s’achever. Ils ne


pourraient plus faire marche arrière vers leurs discussions teintées de
pudeur et d’appréciation mutuelle. Antoine se leva pour s’habiller. Il
partit sans dire un mot, laissant Sabine hébétée.

1. Il ne faut jamais chercher à comprendre pourquoi quelqu’un nous


désire.

La journée, ils se croisaient sans se parler. Et le soir, ils se


retrouvaient pour faire l’amour. Antoine se livrait à une bataille
intérieure. Si cette aventure physique le libérait, elle lui laissait
souvent un goût amer. Le bonheur charnel s’accompagnait chez lui
d’une effroyable mélancolie. Il pensait à Louise nue avec son nouvel
homme. Il se laissait envahir de questions. Était-elle avec l’autre
comme elle avait été avec lui ? Lui faisait-elle les mêmes choses ? Il
voulait savoir ; une curiosité comme une autre.

Il n’avait qu’une certitude : Louise était heureuse. Étrangement,


cela le rassurait. Il n’aurait pas voulu que leur histoire cesse pour
laisser place à du médiocre ; si ce qu’elle vivait était intense, alors cela
justifiait d’une certaine manière la séparation. Ainsi, l’ordre
amoureux s’articulait. Les jours s’écoulaient et la douleur s’atténuait.
Elle avait été son plus grand amour et le demeurerait à l’évidence
longtemps. C’était déjà magnifique d’avoir pu le vivre. Elle devait se
sentir tellement coupable depuis leur dernier déjeuner, et sa réaction
brutale. Il résolut de l’apaiser en lui envoyant un message : « Je te
souhaite beaucoup de bonheur dans ta nouvelle vie. Tu es une femme
merveilleuse. » Louise, enfin libérée de ce poids, en fut émue aux
larmes. Elle hésita à lui proposer un rendez-vous. Peut-être
pourraient-ils prendre un café ? Non, il était préférable de couper
vraiment les ponts cette fois. Ils ne se verraient plus.

Il fallait pourtant avouer un ultime désir. Antoine n’était pas tout


à fait à l’aise avec ce qu’il éprouvait. Il était prêt à commencer une
nouvelle vie, il admettait que Louise n’avait pas réussi à l’imaginer
comme le père de ses futurs enfants et que cela avait précipité la fin
de leur union, mais il avait besoin d’un dernier élément pour être
totalement libéré : il voulait voir cet homme. Il voulait voir à quoi il
ressemblait, peut-être même entendre sa voix. Était-ce grave de
ressentir cette nécessité ? Non, cela lui semblait au contraire assez
classique. Il ne pourrait pas se reconstruire avec cette vision floue du
nouvel environnement de Louise. Il aurait pu lui demander : « Je
voudrais rencontrer ton amoureux… » Non, c’était impossible. Elle
trouverait cette requête étrange. Ou alors, il pourrait proposer un
dîner à quatre avec Sabine, dans une ambiance faussement détendue
et des sourires masquant le pathétique de la situation. Mais Sabine
n’avait pas cette place à ses yeux. Elle n’était en aucun cas l’équivalent
du nouvel homme de la vie de Louise. Comment s’appelait-
il, d’ailleurs ? Antoine ne le savait même pas. Il ne savait rien. Sauf
qu’il était avocat et qu’il avait une fille de dix-huit ans. Si ça se
trouvait, c’était l’une de ses élèves. C’était possible. Il n’avait aucune
idée de ce qu’elle pouvait étudier, cette fille. Il ne savait rien, voilà ce
qu’il se répétait. Louise aurait pu lui donner davantage de détails,
tout de même, expliquer un peu ce qui était mieux dans cette
nouvelle vie. Il oubliait au passage qu’il l’avait plantée là sans lui
laisser le temps de parler. Mais maintenant, il avait besoin de savoir.
Cela l’aiderait. Il voulait bien avancer, oui, il voulait bien rompre avec
le passé, d’accord, mais il avait le droit de posséder quelques
informations supplémentaires. C’était légitime, voilà ce qu’il se
répétait.

10

Après plusieurs soirées, Sabine demanda à Antoine : « Tu ne veux


pas qu’on aille dîner quelque part ? Ou alors, on pourrait aller au
cinéma ? » Il la regarda comme si elle parlait à un autre homme. Il
aurait pu lui dire la vérité, à savoir qu’il n’envisageait rien d’autre
avec elle que leurs rendez-vous érotiques, mais il préféra botter en
touche. Il prétendit avoir beaucoup de travail en ce moment, et ce
n’était pas tout à fait faux. Il avait des copies à corriger, et cela lui
prenait une grande partie de son temps. En plus des amphis, il avait
trois classes en TD. Deux fois par mois, alors qu’il n’était pas obligé
de le faire, il évaluait ses élèves par des QCM ou des dissertations.
C’était une façon de faire en sorte qu’ils ne relâchent pas leurs
efforts. Certains étudiants paresseux évitaient à tout prix ses cours, et
ceux qui voulaient réussir et travailler dur savaient qu’il les y aiderait.
Les implications pour Antoine étaient énormes : il passait des heures
à corriger des copies, essayant d’être le plus précis possible dans ses
annotations. Bien sûr, il aurait pu dégager du temps pour aller au
cinéma, ou simplement boire un café avec Sabine, mais plus il faisait
l’amour avec elle, plus il ressentait comme une évidence que leur
relation devait se borner à ça. Pourtant, il l’appréciait. Ils avaient
toujours entretenu d’excellents rapports, ils avaient même été depuis
le début davantage que des collègues, des amis presque, mais depuis
qu’il jouissait dans sa bouche, depuis qu’elle gémissait sous ses
attentions sensuelles, Antoine avait un mal fou à se dire qu’on pouvait
dériver d’un monde à un autre sans difficulté. Sabine acceptait la
situation, soumise à son propre plaisir. Elle avait toujours pensé que la
sexualité devait s’accompagner d’une complicité affective, d’un
émerveillement intellectuel mutuel, eh bien non, elle découvrait un
peu béatement que faire l’amour ne nécessitait nul épanouissement
annexe. Certes, cela ne durerait pas, mais en attendant il fallait
s’accrocher aux intermittences de la jouissance.

Antoine préférait passer le reste du temps dont il disposait avec ses


amis. Depuis qu’il était célibataire, il les voyait davantage. Le samedi
soir, il traînait sans regarder sa montre, plus personne ne l’attendait.
Plus la nuit avançait, plus il trouvait que les conversations étaient
toujours les mêmes ; on ressassait de vieilles anecdotes ; le passé est
un vieux film vu et revu. Il lui arrivait alors de se sentir seul. C’était
une impression réelle et effrayante. Chaque relation humaine lui
apparaissait d’une futilité totale. Aucun de ses amis ne pouvait le
comprendre. Et il ne cherchait même pas à rencontrer une autre
femme. Quand il en croisait une qui aurait pu lui plaire, il n’allait
jamais lui parler. Il pouvait vaguement espérer que la fille fasse le
premier pas mais cela n’arrivait jamais, sauf dans les rêves et les
romans.

C’était classique d’éprouver cela au cœur de la nuit, avec l’ivresse.


Car, il n’était pas malheureux ; il avait Sabine parfois ; il avait sa sœur
souvent ; il avait ses élèves tout le temps. Il trouvait de nombreux
plaisirs ici ou là. Il adorait marcher dans sa ville, arpenter les rues,
découvrir de nouvelles impasses. Le soir après les cours, c’était son
moment préféré. Il longeait le Rhône, passait devant les bateaux qui
faisaient escale le temps d’une soirée. Il observait de vieilles femmes
sur leur petit balcon, rangées dans leurs cases flottantes. Il leur faisait
un petit signe amical ; il y a une connivence tacite qui se crée entre les
passants et les passagers ; peu importe le moyen de locomotion, on se
doit de faire un geste en direction de ceux qui voyagent. C’était ce
chemin qu’Antoine empruntait quand il allait chercher Louise à son
travail. Toujours porté par son désir de connaître sa nouvelle vie, il
décida ce soir-là de continuer sa promenade jusqu’à son bureau.

Le cabinet d’avocats était situé dans un immeuble en face du


palais de Justice. Antoine s’installa à une terrasse d’où il pouvait
guetter la sortie de Louise. Il faisait étonnamment beau pour un jour
de novembre. En buvant un café, Antoine observa des innocents et
des coupables descendant les grandes marches du Palais. Les avocats
couraient toujours un peu, comme s’il fallait virevolter pour être un
prince de la plaidoirie. Enfin, Louise sortit de l’immeuble. Antoine
fut ému de la voir au loin, sa silhouette se dessinait dans un léger flou,
et pourtant, il était capable de discerner les moindres détails de son
visage. Elle attendait. Quelques minutes plus tard, elle fut rejointe par
son compagnon. Antoine fut surpris de découvrir un homme aux
cheveux gris. Il paraissait plus vieux que son âge. Mais pourquoi pas.
C’était le choix de Louise. Il n’avait pas à juger de la couleur des
cheveux de sa nouvelle vie. Voilà, c’était juste ça que voulait voir
Antoine. Cela lui faisait mal sûrement, mais c’était ainsi. Il continua à
les observer. L’homme déposa un baiser sur la nuque de Louise, et ils
se mirent à marcher. Tout entre eux avait l’air si simple.

Antoine paya son café, et se leva pour les suivre. Une seule fois,
rien qu’une seule fois. Juste pour savoir où ils habitaient. Connaître le
décor de ce bonheur. Ce besoin ne lui paraissait pas extravagant.

11

Alors qu’il restait à bonne distance pour ne pas se faire repérer, il


fut abordé par une jeune fille :
« Bonsoir, monsieur Duris.
— Bonsoir, répondit Antoine, tout en regardant Louise s’éloigner.
— Cela me fait plaisir de vous revoir.
— Oui… moi aussi, dit-il sans trop savoir à qui il parlait, et en
tentant de continuer son chemin.
— Vous savez, vos cours ont eu une grande influence sur ma vie.
— Merci beaucoup… », répondit-il machinalement.
Ces quelques mots avaient ralenti Antoine, au point qu’il avait
perdu la trace de Louise. Ce n’était pas grave. Rien ne pressait. Il
pourrait revenir le lendemain, ou un autre jour. Il avait déjà
grandement assouvi son besoin d’en savoir plus. Il avait eu la
confirmation éclatante de son bonheur, de cette vie qu’elle vivait loin
de lui. Au fond, avait-il besoin d’autre chose ? Simplement de savoir
où ils habitaient. C’était le dernier élément dont il voulait disposer. Ils
devaient vivre à trois dans une harmonie adorable. Louise devait être
une belle-mère parfaite. Les deux femmes faisaient sûrement du
shopping ensemble, le samedi. La vie rêvée, en somme.

Son errance digressive finit par être stoppée par le déroulé


biographique de l’ancienne étudiante :
« J’ai eu la chance de partir six mois à New York au musée
Guggenheim, c’était une expérience magnifique.
— Oui, sûrement.
— C’est incroyable que je tombe sur vous comme ça, car je ne suis
que quelques jours à Lyon. Je pars vivre à Hambourg dans une
semaine.
— Ah… très bien.
— Je vais être guide francophone au musée d’Art moderne. Il est
sublime. Je suis allée le visiter il y a deux mois, pour prendre mes
marques… »
La jeune fille enchaînait les phrases avec un tel débit qu’il était
difficile pour Antoine de réagir autrement que par onomatopées. À
l’écouter, elle avait suivi ses cours en amphi, mais aussi en TD. Il ne
comprenait pas pourquoi il ne se souvenait plus du tout d’elle. Il joua
la comédie sociale, en faisant semblant de savoir exactement qui elle
était, mais vraiment, il avait beau chercher, rien, pas la moindre trace
de cette fille dans sa mémoire. C’était d’autant plus incompréhensible
qu’elle était séduisante. Certes, son babil incessant épuisait un peu
Antoine, et altérait son charme, mais c’était une jeune femme tout à
fait désirable. Il était célibataire, elle l’admirait, qui sait, peut-être
pourraient-ils passer la soirée ensemble ?

Elle fut ravie de la proposition de son professeur : boire un verre


avec lui, quelle chance ! Elle songea avec émotion à la majesté du
hasard. Ils s’installèrent à la terrasse qu’Antoine venait de quitter. On
aurait pu croire à un signe du destin tentant de panser les plaies : au
moment où il observait Louise avec son nouveau fiancé, on lui avait
envoyé une jeune et jolie fille débordant d’admiration. Le destin
voulait équilibrer les avenirs, en quelque sorte. Au moment de
1
commander la boisson, la jeune fille lui demanda :
« Je peux vous poser une question ?
— Oui.
— Votre histoire de jus d’abricot comme étant la boisson préférée
de Picasso, c’était n’importe quoi, non ?
— Je…
— Vous pouvez me le dire maintenant. Il y a prescription ! Je ne
répéterai rien. Mais je suis sûre que c’était un message codé entre
vous et quelqu’un dans l’auditoire. Je me trompe ?
— Non… vous avez raison », dit-il d’une voix blanche.
Alors que cette fille respirait la promesse d’une belle soirée, elle
venait de le renvoyer à son insu au temps de l’insouciance, au temps
où Louise venait se faufiler par surprise entre ses étudiants. Antoine
chassa aussitôt le nuage nostalgique qui voulait assombrir son visage.

Le temps passa sur eux comme sur des amis ayant tant à se
raconter. La jeune fille pensa plusieurs fois qu’il était surprenant que
cet homme si éminent n’ait rien de prévu ce soir-là. Elle le croisait
dans la rue, et il était libre. Si elle avait été moins jolie, il aurait
probablement écourté le moment. Pendant qu’elle parlait, il jetait
furtivement des regards pour détailler son corps. Cette fille était
sublime. Plus la soirée avançait, plus il se demandait comment il avait
pu l’oublier. En plus, c’était vraiment plaisant d’entendre une jeune
fille désirable vous envoyer aux oreilles une multitude de
compliments ; elle évoquait ses cours avec des trémolos dans la voix.
C’était la première fois qu’il vivait ce genre de situation. Du temps de
son histoire avec Louise, il ne s’était jamais posé la question de savoir
s’il pouvait plaire ou non. Il avait vécu avec les œillères heureuses de
la fidélité. À présent, c’était comme un nouveau monde qui se
révélait. Cette fille allait partir pour Hambourg, elle l’admirait
follement, il y avait tout pour vivre un moment magique. Il y avait tout
pour arracher un peu de beauté à la monotonie.

Il s’approcha d’elle, et posa sa main sur son bras.


« Qu’est-ce que vous faites ? demanda subitement la fille.
— Rien. Je me disais juste qu’on pouvait peut-être continuer la
conversation chez moi.
— Chez vous ? Mais pourquoi ?
— Je ne sais pas… pour être tous les deux.
— Mais on est tous les deux… là… dans ce café.
—…»
Soit elle faisait exprès de ne pas comprendre, soit elle n’en avait
pas du tout envie. Antoine perçut immédiatement un changement
dans l’attitude de la jeune fille. Elle parut moins enthousiaste, pour
ne pas dire profondément déçue. C’était incompréhensible. Elle
n’avait cessé de le couvrir d’éloges, si bien qu’il s’était autorisé cette
audace. Il avait confondu l’admiration et le désir. Aux yeux de
l’ancienne élève, il représentait non seulement l’autorité asexuée,
mais tout simplement un homme bien trop âgé pour elle. Elle avait
bien sûr compris l’allusion d’Antoine, et prétexta quelques minutes
plus tard qu’elle devait rentrer. Elle prétendit avoir passé une
excellente soirée, mais il ne fallait pas être très perspicace pour en
sentir la déception finale. Ce rendez-vous avait pris l’allure du Titanic,
s’enfonçant subitement dans une eau glaciale. Cet homme n’avait
peut-être écouté ses histoires que dans le but d’obtenir une issue
sensuelle à la soirée. Cela la dégoûtait presque. Elle serra la main
d’Antoine avec un sourire poli. Il la regarda partir, se disant qu’il
n’avait jamais dégringolé si vite dans l’estime d’une personne. Avec
Louise, cela lui avait pris des années ; là, en l’espace d’une heure, il
était passé de la flamboyance à la médiocrité. Ses déchéances
s’accéléraient.

1. Antoine n’avait toujours pas la moindre idée de son prénom, et il


sentait bien qu’il était trop tard maintenant pour le lui demander. La bonne
humeur qui s’installait entre eux serait incontestablement gâchée par un
« et au fait… peux-tu me rappeler comment tu t’appelles ? ».

12

Il y a toujours un flottement quand on change de vie. Il faut


prendre ses marques, comme les gens aiment à le dire. Antoine détestait
ces expressions toutes faites ; il était prêt à tuer quiconque lui
parlerait de refaire sa vie. Il devait trouver une façon d’aborder les
relations humaines sous un angle différent. En d’autres termes, vivre
en couple l’avait plongé dans une sorte de mécanique sociale, et il
devait maintenant tout réorganiser. La déconvenue avec son ancienne
étudiante en était l’exemple type. Antoine n’avait pas été
particulièrement grossier ou imbu de lui-même, non, il avait
simplement manqué de lucidité. La compréhension des autres, la
lecture de leurs comportements, voilà sur quoi devrait travailler
Antoine dans sa recomposition émotionnelle.

Seul son environnement professionnel était immuable. Sa


trajectoire intellectuelle n’avait pas été modifiée par sa trajectoire
sentimentale. L’enseignement favorise parfois une double
personnalité, car il s’agit aussi d’être en représentation devant les
élèves. Louise le lui avait dit lors de leur déjeuner ; elle voyait deux
Antoine. Et c’était sûrement la raison pour laquelle sa vie aux Beaux-
Arts ne semblait pas soumise à son effondrement personnel. Il était
loin d’être le seul enseignant à baigner dans cette forme de
schizophrénie. Il y a quantité de professeurs autoritaires qui respirent
la souplesse le dimanche. Ou encore des énervés de la méthode qui
se noient dans un verre d’eau dès la fin des cours. Antoine pouvait
ainsi être une autoroute à l’université, alors que le reste de sa vie
ressemblait à une succession de départementales, de chemins de
terre, et parfois même d’impasses.

Il aimait être à l’écoute des élèves : leurs rêves, leurs désirs, leurs
espoirs. C’était parfois compliqué. La nouvelle génération lui
semblait déjà si éloignée de la sienne. Il n’avait pas quarante ans, et
pourtant il percevait un fossé profond. La plupart de ses étudiants se
destinaient à des carrières dans la conservation du patrimoine ou la
gestion d’établissements culturels. Mais il y avait aussi des artistes qui
estimaient ne pas pouvoir imposer leur empreinte sur le présent sans
avoir une connaissance précise du passé. Ceux-là n’avaient aucune
obligation de s’inscrire aux TD d’histoire de l’art. Mais la réputation
d’Antoine était excellente. Beaucoup appréciaient la façon qu’il avait
de s’intéresser à chaque élève, de le considérer, d’être à son écoute
sans le juger. Quand il corrigeait ses copies, Antoine passait du temps
à trouver le mot juste dans ses annotations. Il aimait se retrouver le
soir ou le week-end avec toutes ces pensées originales, et il alternait
des moments de réelle admiration devant la pertinence de telle ou
telle réflexion et des moments de pur agacement devant
l’approximation ou la désinvolture d’un commentaire. Louise lui
disait tout le temps qu’il ne corrigeait pas les copies, mais qu’il les
vivait.
13

Après plusieurs jours d’hésitation, Antoine décida de reprendre ce


qu’il avait dû abandonner. Il voulait savoir où habitait Louise,
persuadé que cela lui ferait du bien pour définitivement tourner la
1
page . Il s’installa à la terrasse du même café. Et les choses se
produisirent de façon identique. Louise sortit de l’immeuble, attendit
un peu l’arrivée de l’homme. Il l’embrassa sur la nuque, exactement
comme la première fois. Il s’agissait pourtant de deux humains en
pleine possession de leur capacité à varier leurs gestes. Il y a sûrement
dans les premiers jours d’un amour un sens étourdissant du rituel,
comme s’il ne fallait surtout pas mettre en péril la subtile mécanique
d’un bonheur naissant.

Ils partirent dans la même direction que la fois précédente. Leur


allure présentait toujours cet attelage paradoxal, à la fois pressé et
rêveur ; ils voulaient rentrer vite tout en profitant de leur errance à
deux. Antoine se souvenait bien de ces moments. Au début de son
histoire avec Louise, il l’attendait aussi à la sortie de la faculté, et
quand ils se retrouvaient, le trajet le plus insipide prenait une
tournure merveilleuse. Cela paraissait à la fois si lointain et si présent,
comme si la rupture avait gommé les années de lassitude pour ne
laisser apparaître que l’éclat du parfait.

Cette fois, aucune étudiante admirative ne vint interrompre la


filature. Antoine demeurait à une distance mesurée pour ne pas être
repéré. Un instant, il s’arrêta. Que penserait Louise si elle le voyait ?
Elle entrerait dans une grande colère, c’était certain. Il nierait, bien
sûr, mais le doute se serait installé, transformant la tristesse de leur
séparation en quelque chose d’inquiétant, pour ne pas dire de
malsain. Heureusement, elle ne remarqua rien. Cette partie de Lyon
était parfaite pour une poursuite discrète et suffisamment éloignée.
Le couple longeait le quai Victor-Augagneur et non les ruelles de la
vieille ville. Ils traversèrent le pont Lafayette, tournèrent à droite rue
de la République, pour prendre la rue Neuve sur leur gauche. Là,
Antoine accéléra le pas pour éviter de les perdre. Il avait laissé une
bonne distance de sécurité après le passage du pont. Au moment où il
parvint au croisement avec la rue Neuve, il vit le couple entrer dans
un immeuble. C’était donc là. Il pensa un instant à la symbolique sans
appel du nom de cette rue.

Antoine songea à s’approcher de l’entrée de l’immeuble, mais


cela lui parut trop risqué. Et si Louise ouvrait la fenêtre ? Elle le
repérerait immédiatement. Il finit par trouver un endroit assez
protégé d’où il pourrait voir le bâtiment sans être vu. Il perçut
quelques lumières dans les appartements, mais ne parvint pas à
distinguer le couple. Ils vivaient peut-être de l’autre côté, oui, ça
devait être ça, bien au calme, avec une vue sur un jardin ou une cour
intérieure. Que faire ? Cela n’avait aucun sens. Il avait vu l’autre
homme, il avait vu Louise heureuse. Cela suffisait, il pouvait repartir
maintenant.

Comme un puits sans fond, il fut alors animé d’un nouveau désir.
La belle-fille. Il voulait voir son visage. Mais il n’allait pas faire le guet
ici tous les jours. Elle était peut-être chez sa mère ce soir-là. Au
moment précis où il se formulait cette pensée, Louise, accompagnée
de son homme et de sa belle-fille, sortit de l’immeuble. Le cœur
d’Antoine s’arrêta de battre. Il se tassa sur lui-même. Heureusement,
le trio s’éloigna sans passer devant lui. Antoine reprit ses esprits, et se
mit à les suivre. Son corps tremblait, il ne savait plus très bien
pourquoi il était là. Ah oui, pour voir la nouvelle vie de Louise. Il
n’avait pas eu le temps d’observer avec attention la jeune fille ; mais
elle ne lui disait rien ; a priori, ce n’était pas une de ses étudiantes.
Quelques mètres plus loin, ils entrèrent dans un restaurant chinois, et
la nuit tomba.

Encore une fois, Antoine se positionna à un endroit d’où il


pouvait voir la scène sans être vu. Ce fut plutôt facile, car le trio s’était
installé près de la vitrine. Il y avait Louise d’un côté, le père et sa fille
de l’autre. La serveuse leur adressait de grands sourires, signe qu’ils
étaient des habitués du lieu ; Louise et ses nouvelles habitudes.
L’homme se leva, sûrement pour aller aux toilettes, et les deux filles
restèrent en tête à tête. Antoine ne put que constater leur
connivence. La fille parlait sans cesse, se confiait sûrement, et Louise
faisait ces petits hochements de tête qu’Antoine connaissait par
cœur ; elle était compréhensive, et finit par dire quelque chose, un
conseil ou un sentiment personnel, que la jeune fille sembla
apprécier. Le père revint, et les plats arrivèrent presque en même
temps, dans un ballet du bonheur.

Dînant derrière cette vitre, ils étaient comme dans un cadre


majestueux. Un moment de vie où la plénitude est attrapée en plein
vol. Antoine qui passait son temps à analyser des tableaux se
retrouvait face à une œuvre aérienne, où rien ne semblait manquer. Il
y avait la connivence et la simplicité. Le décor même, qui aurait pu
être grossier, ne l’était pas. Antoine observa un long moment la jeune
fille de dix-huit ans. Elle semblait épanouie, comme une enfant
profondément aimée par ses parents. Il ne se souvenait pas d’avoir
jamais dîné avec ses parents dans un restaurant. Cette famille parfaite
lui sautait à la figure, et il ne voyait qu’une chose maintenant : la
chaise vide à côté de Louise. C’était le signe de son absence. La
preuve qu’il n’était pas convié dans cette nouvelle vie.

1. Antoine trouvait également cette expression totalement absurde.


Rien n’est plus facile, au sens propre, que de tourner une page. C’était
incomparable avec le sens figuré, qui évoquait une rupture majeure avec le
passé. Dans ces cas-là, on devrait plutôt dire : changer de livre.

14

Antoine ne voulait plus voir Sabine. Il sentait de plus en plus


qu’elle attendait davantage. À un autre moment de sa vie, peut-être, il
aurait pu vivre avec elle ; mais là, ses attentes l’oppressaient. De la
même manière que Louise ne l’avait pas vu comme le père de ses
enfants, il ne se voyait pas former une union stable avec Sabine. Il n’y
avait pas toujours d’explications aux évidences du cœur.

Il lui fallut mettre des mots sur sa décision. Il parla d’un fossé qui
s’était creusé entre leurs envies. Un couple ne pouvait pas être une
union solidaire contre l’ennui. Sabine avait compris depuis un
moment. Ils se mirent d’accord pour un dernier rendez-vous, qui fut
plus doux que torride. On pouvait même parler d’une certaine
tendresse. Ainsi, ils se séparèrent sans heurt, bien qu’avec une
certaine amertume du côté de Sabine. La question était de savoir s’ils
pouvaient reprendre leur relation initiale. Pouvaient-ils déjeuner de
temps à autre, parler de manière anodine de l’école ou de leur week-
end, après avoir autant fait l’amour ? Ils n’y arriveraient pas. Le
silence allait maintenant cimenter leur relation. Le sexe avait détruit
tout ce qui auparavant les unissait.
Parfois, ils se retrouvaient lors de réunions administratives. Ils
prenaient alors soin de se positionner chacun à une extrémité de la
table ; une attitude qui semblait d’autant plus absurde que tout le
monde connaissait leur ancienne connivence. Cette distanciation
soulignait une rupture au lieu d’accompagner la discrétion d’un
évitement. Les rumeurs de leur aventure alimentèrent les couloirs des
Beaux-Arts, jusqu’au moment où un nouveau couple excita davantage
les murmures. Ils n’existaient même plus dans les ragots.

Aussi étrange que cela puisse paraître, au vu des derniers jours,


Antoine allait bien. Comme libéré d’un poids. Il avait eu besoin de
cette histoire avec Sabine, il avait eu besoin de suivre Louise. Deux
mouvements qui pouvaient paraître différents mais qui relevaient
d’une même nécessité, celle d’écouter ses intuitions pour survivre au
séisme intime. À présent, il voulait refaire tout ce qu’il ne faisait plus,
aller au cinéma ou lire dans les parcs. C’est un sentiment que l’on
peut éprouver quand on sort indemne d’une période noire. Il se
rendait compte qu’il venait de traverser une zone de turbulences
comme il n’en avait jamais vécu. Une zone qui lui avait imposé une
totale remise en question. Pour la première fois, il se sentit même
adulte.

15

Contrairement à ce qu’il avait initialement pensé (il fallait aussi


admettre l’imprécision de ses instincts), les nouveaux élèves n’étaient
pas particulièrement dissipés. Par le prisme de son malaise général, il
avait vu ici ou là des agressions fictives. L’une de ses classes de travaux
dirigés était même composée d’étudiants particulièrement investis.
Cela le rendait heureux. Chaque cours lui semblait une réussite. Il y
avait du répondant, beaucoup d’interaction, une véritable émulation
collective. Plusieurs fois, il avait dérivé du programme prévu pour
lancer des discussions sur telle ou telle exposition se déroulant à
Lyon. Antoine avait envie de les pousser dans leurs retranchements,
de tout faire pour qu’une pensée ne soit pas une fulgurance mais
plutôt le fruit d’un cheminement intellectuel.
Au cœur de cette classe, il y avait une jeune fille qu’Antoine
trouvait particulièrement brillante. Il y a des rêves qui traversent son
visage, avait-il pensé, sans trop savoir ce que cela voulait dire. Malgré
cette façon qu’elle avait de paraître ailleurs, il était impressionné par
l’étendue de sa culture et par sa capacité de concentration. Il n’était
donc pas surpris qu’elle lui ait rendu le meilleur travail au dernier
devoir sur table. Antoine était passé entre les élèves pour rendre les
copies, tentant d’avoir un mot pour chacun, qu’il soit de déception
ou d’encouragement. Quand vint le tour de Camille, il enchaîna
quelques phrases très élogieuses. La jeune étudiante ne suscitait pas
de jalousies, au contraire, tout le monde trouvait qu’elle méritait cette
place au sommet des notations, et elle fut félicitée. Habituellement
réservée, elle eut ce jour-là un immense sourire en recevant sa copie.
TROISIÈME PARTIE
1

Quand Camille Perrotin retrouva sa mère ce soir-là, son sourire ne


s’était pas encore effacé.

Depuis peu, elle vivait seule dans un meublé près des Beaux-Arts,
mais elle aimait rentrer le week-end chez ses parents. Ils vivaient dans
un pavillon de la banlieue lyonnaise. À vrai dire, pendant toute son
adolescence, Camille avait surtout vécu avec sa mère. Son père était
représentant en assurances, et disparaissait régulièrement quatre ou
cinq jours d’affilée. Entre Isabelle et sa fille, c’était l’interrogation
quotidienne : « Il est où, papa ? » Aucune ne savait répondre. Dijon,
Limoges, Toulouse, est-ce que cela importait finalement ? Il n’était
pas là, c’était ce qui comptait. La mère de Camille était infirmière au
centre hospitalier Saint-Joseph Saint-Luc ; son quotidien n’était qu’un
réservoir à complaintes. Elle rentrait lessivée le soir, et admettait
qu’elle n’avait pas toujours eu beaucoup d’énergie à consacrer à sa
fille. Quand elle vit le visage heureux de Camille ce soir-là, elle en fut
bouleversée. Elle l’interrogea : « Une bonne nouvelle ? » La jeune
fille ne répondit pas ; elle ne voulait pas partager ce rare bonheur de
peur qu’il ne se dilapide par les paroles. Elle avait déjà été
complimentée par son professeur, mais pour la première fois elle se
sentait en mesure d’apprécier cette reconnaissance. Depuis qu’elle
avait intégré les Beaux-Arts, elle allait de mieux en mieux ; et elle
aimait particulièrement les cours de monsieur Duris.

Ce sourire, Isabelle y repensa un long moment une fois que


Camille eut quitté la pièce. Elle échangea quelques messages avec son
mari, ce qui n’était pas dans leurs habitudes. Il leur arrivait de ne pas
se parler pendant plusieurs jours. C’était plutôt étrange dans un
couple, mais ils ne voulaient pas se forcer, poser des questions
mécaniques dont les réponses ne les intéressaient pas forcément. Les
péripéties médicales de sa femme ne passionnaient pas Thierry, tout
comme Isabelle n’était pas curieuse de connaître les itinéraires de son
mari. Ils allaient à l’essentiel. Cela conférait à leur relation un côté
qui aurait semblé abrupt à d’autres mais qui leur convenait
parfaitement. Pourtant, ce soir-là, Isabelle avait envie de raconter le
sourire de Camille. Et Thierry en posa sa fourchette sur la nappe en
papier. Il était seul au milieu de la grande salle de restauration d’un
hôtel Ibis, en train de finir le plat principal de la formule
spécialement conçue pour les VRP. Cette nouvelle lui mit du baume
au cœur. Il eut même l’impression de l’entendre, ce sourire. Parfois
l’apparition de ce que l’on a longtemps espéré transforme le silence
en vacarme.

En empruntant les mêmes chemins de la mémoire, Isabelle et


Thierry se rappelèrent les dernières années. Il était difficile de savoir
à quel moment les choses avaient basculé. Leurs opinions différaient
d’ailleurs sur ce point. La mère pensait que Camille avait plongé
subitement dans une sorte de léthargie, alors que le père estimait que
sa morbidité était arrivée progressivement. Peu importait. Le résultat
était le même. Camille n’était plus la petite fille joyeuse de son
enfance ; l’insouciance s’était échappée d’elle.

Isabelle avait passé des heures sur Internet, essayant de


comprendre ce qui se passait, comparant la vie des autres aux
symptômes qu’elle croyait repérer chez Camille. Schizophrène,
bipolaire, dépressive ? Les témoignages étaient plus effrayants les uns
que les autres. Il valait mieux arrêter de surfer sur ces forums et
prendre enfin un avis médical. Le généraliste de la famille n’y
connaissait pas grand-chose en dérèglements psychiques mais il
1
voulait aider . Il prenait toujours un air très sérieux, comme s’il
désirait qu’on lise ses diplômes sur son visage. Il s’adressait à Camille
comme à une enfant :
« Dis-moi ce qui ne va pas. Ta mère me dit que tu ne manges
presque pas. Tu as mal quelque part ?
—…»

Camille venait alors d’avoir seize ans. Depuis plusieurs semaines,


son comportement inquiétait ses parents. Elle qui avait toujours été
une élève brillante rechignait à aller au lycée. Sa mère ne cessait de
lui demander s’il s’était passé quelque chose. Non rien, non rien,
répétait-elle. Elle ne voulait plus se lever, c’était ainsi. Un jour, elle
avait fini par murmurer : « Je sens en moi un poids impossible à
soulever. » Sa mère avait déjà entendu ce genre de propos à l’hôpital,
de la part de patients en dépression. Chaque geste devenait d’une
lourdeur insoutenable. Isabelle s’imagina qu’il fallait aider sa fille
dans son quotidien, faciliter le moindre de ses mouvements, elle
pourrait ainsi retrouver de l’énergie. Elle voulait la déposer le matin
au lycée, venir la chercher le soir. Cela ne changeait rien ; Camille ne
voulait pas sortir de son lit. Isabelle en éprouvait un épouvantable
sentiment d’impuissance.

Assis près de Camille, le docteur ne savait pas quoi dire. Alors il


prit sa tension, tâta un peu ses ganglions, la fit tousser, se relever, puis
se rallonger ; il tentait de cacher son incompréhension par des gestes
familiers. Les analyses de sang étaient normales.
« Tu peux tout me dire. Tu sais bien que je suis un ami de la
famille. Je te connais depuis que tu es toute petite.
— Je sais.
— Alors, dis-moi ce que tu as. Dis-moi où tu as mal.
— Je n’ai pas mal », fit Camille sur un ton définitif, espérant ainsi
mettre un terme à la consultation. Elle voulait qu’on la laisse
tranquille. Quand elle était seule et plongée dans le noir, la douleur
devenait presque supportable.

Mais sa mère ne pouvait pas baisser les bras. « Ma chérie, je t’en


prie… dis au docteur ce qui ne va pas… tu me l’as dit hier… que tu
n’étais pas bien… » Rien à faire. Autant essayer d’examiner un mur.
Le médecin se leva, adressant un signe à Isabelle. On aurait pu croire
qu’il avait été frappé par la grâce du génie médical et venait de
trouver la solution. La mère s’approcha, il chuchota : « Parfois, les
enfants ne veulent rien dire en présence des parents. Tu ferais peut-
être mieux de nous laisser tous les deux. Il faut essayer… » Isabelle
s’exécuta.

Le médecin ressortit quelques minutes plus tard, accompagné de


toutes ses tentatives stériles pour faire parler la jeune fille. On sentait
bien qu’il avait envie de dire : « Elle n’a rien. Elle essaye juste de faire
son intéressante comme toutes les petites pisseuses de son âge », mais
face à la mine inquiète de la mère, il était préférable de se contenir. Il
préféra se lancer dans l’expression de quelques banalités :
« Tu sais, je crois que c’est assez classique à l’adolescence.
— Tu crois ?
— Oui. On sort de l’enfance qui est comme un paradis. On est
choyé, on est le centre du monde. Mais après, il faut grandir. On se
rend compte que la vie est difficile. Je me souviens que moi aussi j’ai
eu des coups de blues à cet âge-là. Non, vraiment, Isa, rassure-toi…
C’est une déprime très classique. J’en vois beaucoup à mon cabinet,
des adolescents qui deviennent gothiques et s’habillent tout en noir.
— Mais Camille ne fait rien de tout ça.
— Je sais. Mais le mal-être fait partie de cet âge. Certains fument
de la drogue, d’autres restent au lit. Franchement, tu as presque de la
chance, ça pourrait être pire. Dis-toi juste que c’est un mauvais
moment à passer.
— J’espère que tu as raison.
— Fais-moi confiance. Il faut essayer de lui changer les idées.
— Elle ne veut plus rien faire.
— Et l’école ? Elle a loupé beaucoup ?
— Plus d’une semaine déjà. Je voulais qu’elle y aille ce matin. Elle
m’a fait une crise. Je ne sais plus quoi faire.
— Je peux lui prescrire des anxiolytiques, mais je ne suis pas sûr
que ce soit la solution. »
Après un court silence d’hésitation, il reprit :
« Tu devrais peut-être consulter un psychiatre.
— Elle n’est pas folle.
— Je n’ai pas dit ça. Je sais très bien qu’elle n’est pas… mais elle a
besoin d’un suivi, sûrement. En tout cas, son problème ne relève pas
de la médecine générale.
— Je ne te comprends pas. Tu viens de me dire que c’est une
déprime classique, et maintenant tu veux l’envoyer consulter…
— Je cherche une solution avec toi. Il faut essayer différentes
possibilités, c’est tout ce que je dis. Et le dessin ? Ce n’était pas sa
passion ?
— Si, mais même ça, c’est fini. Elle n’aime plus rien, on dirait. »

Le médecin fut subitement traversé par une interrogation :


« Tu es sûre qu’il ne lui est rien arrivé ?
— Quoi ?
— Tu es sûre qu’il ne s’est rien passé dans sa vie ?
— Comme quoi ?
— Je ne sais pas. Rien de précis. Une histoire de garçon… ou je ne
sais pas…
— Mais non, elle me l’aurait dit. On se dit tout. »
Cette phrase fut prononcée sans conviction, tant Isabelle sentait à
quel point sa fille lui échappait. À vrai dire, c’était bien pire que cela :
elle ne la reconnaissait plus. Elle finit par dire :
« Tu crois qu’elle m’aurait caché quelque chose ?
— Peut-être, je ne sais pas. Elle n’a pas un journal intime ?
— Non.
— Un compte Facebook ?
— Il est désactivé, je crois.
— Tu crois ou tu es sûre ?
— Je suis sûre.
— Cherche un peu. Appelle ses amis. Tu trouveras peut-être
quelque chose.
— Oui, répondit Isabelle, en se disant que cette intrusion dans la
vie de sa fille était à envisager.
— Je suis là en tout cas, pour toi, pour vous.
— Merci pour tout. »
Le médecin s’approcha d’Isabelle avec un geste amical. Elle lui
proposa un verre, mais il préféra partir. Il était très ami avec Thierry,
et même s’il n’y avait rien d’ambigu dans la situation présente,
quelque chose le gênait. Sans qu’il sache vraiment quoi.
L’atmosphère peut-être. La lourdeur sûrement. En y réfléchissant
davantage, il se dit qu’il ne s’agissait pas là d’une crise d’adolescence
classique. Quelque chose de grave avait dû se produire.

1. Lui, son domaine c’était plutôt les bronchites, y compris aiguës.

Un peu plus tard, le même soir, Thierry rentra. Sa femme lui


raconta le rendez-vous avec le médecin. Selon lui, aucun spécialiste
ne pourrait apaiser sa fille. Pendant sa dernière tournée, il n’avait
cessé de penser à elle, pour en conclure qu’il était le seul à pouvoir
agir. Lui, son père. Il allait essayer de travailler moins. « Ma fille a
besoin de moi », dit-il simplement. Il était plus de vingt-deux heures,
pourtant, il décida d’aller parler à Camille. Il frappa trois fois à sa
1
porte . Elle ne répondit pas, mais Thierry décida tout de même
d’entrer. À sa grande stupéfaction, sa fille était en train de dessiner, si
concentrée qu’elle n’avait rien entendu. Quelle vision merveilleuse
pour son père ; cela faisait des semaines qu’elle avait arrêté d’exercer
sa passion.

Il avança vers elle doucement, le cœur battant. Si elle dessinait à


nouveau, c’était un signe qu’elle allait mieux, tout allait peut-être
redevenir comme avant. Mais une fois arrivé tout près d’elle, il
s’arrêta net en découvrant le croquis en cours. C’était d’une noirceur
terrible, à la limite du dégoûtant, une sorte de scarabée avec des
tentacules. Camille se retourna alors, sans montrer la moindre
surprise de découvrir la présence de son père ; elle était si léthargique
que rien ne la faisait plus sursauter. Elle l’embrassa rapidement. Il
préféra ne pas mentionner le côté terrifiant du dessin qu’il venait de
voir, d’autant que le sol était jonché, il s’en apercevait maintenant,
d’une dizaine d’autres tout aussi morbides.

1. C’était leur code quand elle était petite. Trois coups, et elle savait que
c’était son père. Elle devait alors donner l’autorisation d’entrer.

Quelques mois auparavant, Camille avait commencé à peindre. La


naissance de cette passion avait eu pour origine une sortie scolaire.
Ce jour-là, elle avait ressenti une sorte de révélation. Un nouveau
monde s’offrait subitement. À vrai dire, elle était peu habituée aux
visites culturelles. Le week-end, ses parents préféraient l’emmener
faire de grandes balades en forêt, ou alors elle pêchait avec son père.
C’était moins le cas ces derniers temps, et cela lui manquait. Mais
durant toute son enfance, elle avait passé des dimanches silencieux et
rêveurs. Cela avait sûrement favorisé une nature introvertie,
accentuée par le fait qu’elle était fille unique. Chaque lundi matin, le
retour à l’école était comme un choc. Il fallait reprendre un rythme
effréné. En quelque sorte, sa vie avait deux têtes.
Son caractère réservé ne l’empêchait pas d’avoir de nombreux
amis. Elle avait un grand sens de l’écoute. Elle était de ces taiseux à
qui on prête intelligence, et auxquels on délivre immédiatement des
confidences très intimes. De son côté, elle n’aimait pas se dévoiler.
Pendant trois mois, elle était sortie avec un garçon qui avait un an de
plus qu’elle ; ils se promenaient main dans la main et s’embrassaient
dans leur endroit, un coin reculé du grand parc situé à proximité du
lycée. Et puis l’histoire s’était terminée, sans que personne sache
vraiment pourquoi. C’était Jérémie qui avait décidé de rompre.
Quelques jours plus tard, on l’avait aperçu avec une autre fille de sa
classe. Camille les voyait marcher, eux aussi main dans la main, et
peut-être allaient-ils s’embrasser dans leur endroit, salissant ainsi la
mémoire de ce qui lui avait paru unique.

Camille gardait un goût amer de cette histoire qui, en quelques


jours, avait basculé de la beauté à la laideur. Mais elle ne voulait
partager avec personne ce qui s’était passé. Iris, sa meilleure amie,
finit un jour par la faire parler :
« Il voulait coucher. Je ne me sentais pas prête.
— Quoi ? Tu aurais dû accepter ! répliqua Iris avec un art plutôt
surprenant de la consolation (mais il faut comprendre qu’elle aurait
tout donné pour être à la place de son amie).
— J’avais envie d’attendre encore un peu, reprit Camille.
— Oui, d’accord. Mais Jérémie Balesteros… quand même.
— Il m’a tellement déçue. Je n’allais pas le faire attendre dix ans.
Juste quelques semaines, peut-être moins… Et regarde, non
seulement il m’a quittée, mais il s’est mis aussitôt avec une autre fille.
Alors vraiment, c’est mieux comme ça. Je n’ai aucun regret.
— Le prince charmant n’existe pas. Si tu l’attends, tu vas mourir
1
vierge », conclut Iris .
Camille s’efforçait de chercher le côté positif en toute chose.
Progressivement, elle arriverait à extraire le meilleur de ce qu’elle
avait vécu avec Jérémie. Notamment leurs baisers ; elle n’en revenait
pas de se dire à quel point cela pouvait être divin d’embrasser un
garçon. Il leur arrivait de laisser leurs langues en suspens, quasiment
immobiles, et de demeurer ainsi pendant d’intenses minutes de
sensualité.

1. Elle mettrait d’ailleurs bientôt en pratique son point de vue en


couchant avec le premier venu. Une expérience qui se révélerait
catastrophique. Pour la rassurer, Camille lui dirait cette phrase
énigmatique : « Il y a dans tout échec un avant-goût de la réussite à venir. »

Revenons à la sortie scolaire qui avait marqué un tournant dans la


vie de Camille. L’enseignant qui organise ce type d’excursion
culturelle espère toujours que ses élèves en seront marqués, certains
même émerveillés. La réalité est souvent bien plus décevante. La
plupart traînent des pieds à l’idée de se taper une visite guidée dans
un musée. On allait encore décortiquer les intentions d’un artiste
mort depuis trois siècles, analyser pendant des heures pourquoi il
avait mis du rouge ici et pas du vert là, mais bon, c’était toujours
mieux que de croupir au lycée. À vrai dire, ce jour-là le professeur
n’imposa rien, ni guide ni obligation. Chacun était libre. Il leur offrait
une errance au musée des Beaux-Arts de Lyon. Seule consigne :
choisir une œuvre, peinture ou sculpture, et expliquer en une page
les raisons de sa préférence. Le professeur ajouta : « Vous avez
l’embarras du choix. Il y a du Bacon, du Picasso, du Gauguin… bref,
de quoi vous ravir. » Il paraissait toujours un peu suranné, mais on
sentait chez lui une inaltérable envie de bien faire.

Camille s’éloigna seule. Elle fut envahie très rapidement par une
intense émotion, celle d’être plongée au milieu des siècles et des
œuvres. Tout un monde de beauté s’offrait à elle, subitement,
effroyablement.

Elle passa devant une toile peinte par deux Polonais. Elle savait
qu’il existait des duos au cinéma ou en littérature, mais il lui semblait
plutôt original de peindre à quatre mains. Camille continua son
chemin, et s’arrêta devant un tableau de Théodore Géricault, La
Monomane de l’envie. C’était comme une évidence. Tout l’attirait, et
notamment le regard de la vieille femme, empli d’une démence
douce. Plus tard, Camille découvrirait le goût de ce peintre pour les
aliénés. Malgré tout, elle percevait chez lui, en dépit de la cruauté et
la froideur apparentes de son travail, une force bienveillante ; comme
s’il cherchait à sauver une âme perdue du dédale de la folie. C’était
un tableau saisissant qui vivrait en elle longtemps.

Le professeur fut particulièrement heureux de ressentir l’émotion


de son élève. Dès le trajet du retour, Camille avoua n’avoir qu’une
envie : revenir. Il lui conseilla d’aller aussi au musée d’Art
contemporain, ce qu’elle ferait pendant les vacances suivantes, en
février. Elle se mit à acheter des livres d’art d’occasion, à découvrir de
nouveaux peintres, des époques et des couleurs. Elle partageait ses
enthousiasmes avec sa mère. Isabelle avait tendance à tout trouver
formidable, en partie pour écourter les envolées interminables de sa
fille. Un soir, elle énonça de la manière la plus anodine qui soit : « Si
tu aimes autant la peinture… pourquoi tu ne peindrais pas, toi ? »
Camille n’y avait jamais vraiment songé, mais sa mère avait raison, il y
avait dans son attraction davantage qu’une envie de connaissance.
Son désir était organique ; elle voulait créer.

Dès le week-end suivant, elle acheta des pinceaux et des tubes de


peinture. Elle voulait commencer de manière artisanale ; à cet
instant, le désir était plus fort que l’inspiration. Elle ne savait pas quoi
peindre. Peu importait. Le simple fait d’avoir un chevalet face à elle,
un tablier et une palette de couleurs la remplissait d’une satisfaction
totale ; le préliminaire à la création est déjà une extase en soi. Elle
pensa : « Ce que je fais, c’est ce que j’ai toujours voulu faire. » Elle
venait de déchiffrer une intuition qui flottait dans son corps. Celle de
se vivre comme une artiste. Tout ce qu’elle avait vécu jusqu’à
maintenant n’avait été qu’une attente inconsciente de ce qui se
passait là.

Pendant les week-ends, fini les promenades en forêt. Camille


préférait peindre. Ses parents la laissaient au petit matin pour la
retrouver en fin de journée dans une frénésie qui semblait
inépuisable. Ils s’inquiétèrent du fait que ses résultats scolaires s’en
ressentent un peu, mais au fond, c’était réjouissant de voir son enfant
s’emplir ainsi d’une passion, surtout la peinture, à un âge où l’on
végète parfois dans l’inaction. Et puis, Camille semblait vraiment
épanouie. Ses parents suivaient sa progression avec fierté. L’univers
pictural de leur fille commençait à se préciser, une sorte de réalisme
avec de légers dérapages dans l’onirisme. Ses tableaux étaient souvent
assez doux, des couleurs sans agressivité ; on aurait dit une peinture
qui vous tend la main.

« Je me suis dit que tu devrais peut-être montrer ce que tu fais,


lança un soir Isabelle.
— Ça n’intéressera personne. Et puis… je peins pour moi.
— Je sais bien. Mais tu me disais encore hier à quel point tu avais
envie de progresser.
— Oui.
— Alors un avis te sera utile.
— Peut-être.
— J’ai pensé à Sabine.
— Ta collègue ?
— Oui.
— Elle n’y connaît rien en peinture.
— Pas elle, mais son mari. Il est professeur de dessin dans un lycée
privé.
— Je ne savais pas.
— Je peux leur proposer de venir prendre l’apéro samedi, si tu es
d’accord ?
— Oui, pourquoi pas. »

Camille avait joué l’indifférence, mais l’idée la séduisait beaucoup.


Elle était touchée de sentir à quel point sa mère s’efforçait de l’aider
à accomplir ses rêves. Elle voulut la remercier, mais une pudeur
retenait en elle les mots de la tendresse.
7

Le samedi suivant, ils se retrouvèrent à cinq autour d’une table.


Camille et ses parents, ainsi que Sabine et son mari, Yvan. C’était un
apéritif calme, une politesse étrange se dégageait de cette soirée ; on
aurait presque dit qu’ils se rencontraient tous pour la première fois.

Camille était surprise de voir Sabine en minijupe et chaussures à


talons. Habituellement, elle la croisait quand elle allait chercher sa
mère à l’hôpital. Elle l’avait toujours considérée comme une
personnalité sérieuse et discrète. Cette apparition du samedi, à la
limite de la vulgarité, détonnait. En revanche, elle découvrait son
mari. Il avait l’air adorable, on sentait comme une envie de bien faire
dans le moindre de ses gestes. La jeune fille se demandait simplement
pourquoi il se goinfrait de pistaches alors qu’il était déjà nettement
en surpoids. Sûrement les histoires d’infirmières ne le passionnaient
pas. Isabelle et Sabine évoquaient une de leurs collègues en
dépression, une certaine Nathalie qui ne reviendrait probablement
pas à l’hôpital. On comblait l’ennui comme on pouvait ; une pistache
pouvait faire l’affaire, pour un homme pas compliqué. Et puis, il faut
avouer que Thierry et Yvan n’avaient rien à se dire. L’un aimait la
pêche, l’autre l’opéra ; l’un voyageait, l’autre était sédentaire ; l’un
aimait le football, l’autre avait le sport en horreur ; l’un votait à
gauche, l’autre à droite ; l’un n’avait pas faim, l’autre vidait le bol de
pistaches. Bref, bien qu’ils aient chacun épousé une infirmière, il était
évident que ce petit apéritif somme toute sympathique n’allait pas se
répéter tous les samedis.
On en vint au sujet à l’origine de la rencontre : la passion de
Camille pour le dessin. Isabelle se lança dans un éloge non crédible à
double titre : elle n’y connaissait rien en peinture, et elle était la mère
de l’intéressée. Thierry lui fit signe de laisser parler Camille, qui se
mit alors à raconter, avec des mots simples mais précis, pourquoi elle
se sentait vivante quand elle peignait. Elle était décidément habitée
quand elle en parlait ; cela contamina tous les convives. Yvan finit par
proposer qu’ils aillent dans la chambre pour voir les dessins. Camille
se leva, et il la suivit.

Il demeura un long moment devant le premier croquis. Camille


pensa que ce silence n’augurait rien de bon. Il devait chercher ses
mots pour expliquer pourquoi il trouvait ça mauvais. Mais non, il
n’avait rien dit encore. Il fallait qu’il apprivoise ce qu’il voyait.
Camille trouva Yvan très différent ; il n’avait plus rien à voir avec
l’affamé de l’apéritif. Au contraire, il se révélait réfléchi et serein. Au
bout d’un moment, il délivra enfin son jugement. Il aimait beaucoup,
il voulait voir d’autres travaux. Soulagée et ravie, Camille sortit des
dizaines de dessins, et aussi quelques gouaches qu’elle venait de
réaliser. Le professeur repartit dans son pays silencieux, tout à sa
concentration. Au bout de plusieurs minutes, il finit par s’asseoir sur
la chaise installée devant le bureau de Camille : « Tu sais, j’ai compris
assez vite que je ne serais jamais un artiste. J’aime follement la
peinture, mais je n’ai pas de vision artistique. Alors j’enseigne la
technique aux collégiens et aux lycéens. Mais toi, Camille… je peux te
le dire, tu as quelque chose. Je ne sais pas quoi précisément. Mais ce
que je vois là, c’est très original… »
Yvan prononça encore quelques mots de cet ordre. Camille
n’écoutait presque plus, il y avait comme un bourdonnement dans ses
tympans, comme si la félicité était un vacarme intérieur.
Ce qu’était en train de lui dire cet homme la ravissait. Elle se vivait
artiste, et était certaine d’avoir une voix particulière ; c’était la
première personne extérieure qui lui confirmait ce qu’elle ressentait.
« Quand je vivais à Paris, reprit Yvan, j’ai essayé de peindre. C’était
mauvais, tellement mauvais…
— Vous ne devriez pas dire ça.
— Mais ce n’est pas grave de ne pas avoir de talent. Il faut
simplement avoir le talent de le reconnaître. »
Camille sourit, avant de l’interroger :
« Mais pourquoi avez-vous quitté Paris ?
— Oh, ça, c’est une autre histoire. »

Sans doute étaient-ils restés un long moment dans la chambre, car


ils furent accueillis par un « Ah… enfin ! » de Sabine. À peine assis
sur le canapé, Yvan confirma :
« Elle a vraiment du talent.
— J’en étais sûre ! dit sa mère.
— C’est peu commun ce qu’elle fait. Sa maturité est étonnante.
— Oui, c’est vrai, confirma Isabelle.
— En revanche, elle manque de technique. Il lui faut de
meilleures bases. Ce n’est pas grand-chose. Elle va apprendre vite. Je
lui ai proposé de passer me voir le mercredi après-midi.
— C’est adorable », dit le père, coupant la même réplique de la
mère.

Cette annonce fut suivie d’un silence. Alors Isabelle proposa un


toast pour fêter le talent de sa fille. Ils levèrent tous leur verre, mais
au moment de porter l’alcool à ses lèvres, Sabine ajouta : « Et une
petite pensée aussi pour Nathalie… » Cela lui ferait sûrement chaud
au cœur, à leur collègue dépressive, de savoir qu’on ne l’oubliait pas.
8

Camille remercia plusieurs fois Yvan de la recevoir chez lui. Il finit


par lui dire de mettre un terme à cet excès de reconnaissance. Cela
lui faisait plaisir de pouvoir l’aider. Habituellement, le mercredi
après-midi, c’était son temps à lui : « Pas de cours et pas de femme »,
précisa-t-il avec un sourire un peu appuyé.

La jeune fille trouvait son hôte légèrement mal à l’aise, sans


pouvoir vraiment définir cette sensation. C’était une impression
générale, il bougeait beaucoup, par exemple, si bien qu’il se mit à
transpirer et que son visage rougit. On sentait qu’il essayait de bien
faire. Quel homme adorable, pensa à nouveau Camille. En revanche,
elle trouvait étonnant qu’il tienne à lui faire visiter tout l’appartement
avant de commencer. Yvan était le genre d’homme qui vous dit où
sont les toilettes avant même que vous ne le lui demandiez. Camille
eut droit à un coup d’œil sur la chambre maritale, et elle jugea au
passage le lit très large. Il ouvrit également une porte qui donnait sur
une pièce relativement vide. Yvan balbutia :
« Quand on a emménagé ici, on s’est dit que ça serait la chambre
de notre enfant. Mais… Sabine n’est jamais tombée enceinte. Alors ça
fait vingt ans qu’on habite ici, et cette chambre est toujours restée
vide…
— Je suis désolée », soupira Camille, un peu gênée, pensant que
c’était ce qu’on devait dire en de telles circonstances.

Yvan demanda si elle voulait boire ou manger quelque chose. « J’ai


tout ce qu’il faut », précisa-t-il avec fierté, comme si le fait d’avoir un
frigo bien rempli était une haute qualité. Camille expliqua qu’elle
avait déjà mangé.
« Ça ne t’ennuie pas si j’avale un bout avant qu’on commence ?
dit-il.
— Non, pas du tout.
— J’ai une de ces faims. Je n’ai pas arrêté de la matinée… »
Camille le regarda alors se préparer un sandwich au pâté qu’il
engloutit d’une manière incroyablement rapide. Il but un verre de
Coca-Cola avec la même avidité. S’il semblait souvent tâtonner lors de
ses déplacements, sa façon de manger respirait la promptitude, pour
ne pas dire une forme de radicalité. Il n’y avait aucune place pour l’à-
peu-près dans son rapport à la nourriture. Il ne semblait pas rassasié,
mais préféra s’arrêter là, de crainte de passer pour un goinfre.

Une fois dans le salon, il demanda :


« Tu ne trouves pas qu’il fait chaud ici ?
— Non, ça va.
— Moi, j’enlève mon pull, dit-il avec un air sérieux qui fit rire
Camille. Quoi ? J’ai dit quelque chose de bizarre ?
— Non… Non… C’est juste que vous avez une façon assez drôle
de commenter tout ce que vous faites.
— Et ce n’est pas bien ? s’inquiéta Yvan.
— Si. C’est très bien. Moi, je ne parle pas assez, sûrement.
— Tu es vraiment une artiste. Il y a ceux qui font, et ceux qui
commentent, c’est bien connu. Bon… est-ce que tu m’as apporté
quelques dessins ? »

Camille alla chercher sa pochette. Yvan l’ouvrit avec délicatesse. Il


recherchait les mots justes pour expliquer ce qu’il ressentait.
« Mon but est que tu progresses, alors je vais te dire franchement
les choses.
— Oui, bien sûr.
— Il me semble que tu te contrôles un peu trop. Tu sais toujours
ce que tu es en train de faire. Est-ce que je me trompe ?
— Non, c’est vrai. Je ne me laisse sûrement pas assez aller… »
Yvan n’avait pas tort. Camille avait un côté bon élève : elle
exécutait davantage qu’elle ne vivait. Ce premier commentaire lui
parlait vraiment. Elle y repenserait le soir même et les jours suivants.
Cet homme avait l’air de bien la comprendre. Il deviendrait peut-être
une sorte de mentor. Camille était stupéfaite de voir à quel point il
semblait prêt à s’investir pour l’aider. Vivait-il par procuration ce qu’il
ne s’estimait pas capable d’accomplir ? Les vies d’artistes sont souvent
jalonnées de rencontres avec des hommes et des femmes qui ont
digéré leur frustration créative pour se dévouer entièrement aux
autres. Il n’y a alors plus la moindre aigreur, car il y a une beauté dans
la transmission. Aider à faire éclore le talent de l’autre est aussi un
immense talent. Cet homme semblait avoir envie de dessiner le destin
artistique de Camille.

Après ce préambule, il fallait commencer par revoir les bases :


« C’est assez beau de voir comme tu as un sens inné des couleurs
ou de l’harmonie générale d’une composition, mais il me semble que
tu peux apprendre deux ou trois principes qui te seront toujours
utiles.
— Merci. J’ai tellement hâte d’apprendre.
— Tu as un petit copain ? demanda subitement le professeur.
— Pardon ?
— Je te demande cela car pour t’aider… j’ai besoin de
comprendre un peu ton environnement. Ce que tu vis.
— Je ne vois pas vraiment le rapport, mais non… je n’ai personne.
— Très bien. Je ne voulais surtout pas paraître trop indiscret.
—…»
Après un blanc dans la conversation, Yvan se mit à expliquer ce
qu’il fallait savoir sur les couleurs.

Camille rentra chez elle ce premier mercredi avec une envie de


peindre plus irrépressible que jamais. Elle voulait peindre, elle voulait
peindre, elle voulait peindre. Les morceaux de sa vie s’assemblaient
dans une unité totale. Dorénavant, tout le reste deviendrait annexe.
Isabelle demanda comment s’était passé le cours, elle répondit :
merveilleux. Camille détailla un peu ce qu’elle avait appris, mais finit
par dire :
« Tu savais qu’ils n’avaient jamais pu avoir d’enfants ?
— Ah bon ? Sabine m’a toujours dit qu’elle n’en voulait pas.
Qu’elle voulait consacrer sa vie aux malades.
— Et tu l’as crue ?
— Oui.
— Son mari m’a montré la chambre de l’enfant qu’ils n’ont jamais
eu. Apparemment, ça a été difficile pour eux.
— Sûrement… maintenant que tu me le dis… il y a beaucoup de
pudeur entre Sabine et moi. On ne se parle pas tant que ça,
finalement. On voit tant de souffrances autour de nous qu’on finit
par s’oublier. Mais c’est vraiment une femme extraordinaire, elle ne
se plaint jamais.
— Toi non plus, maman. Et toi aussi tu es une femme
extraordinaire. »
C’était la première fois que Camille s’adressait ainsi à sa mère.
Certes, la chose avait été dite dans la continuité de la discussion, mais
d’une manière si spontanée qu’Isabelle en fut profondément
touchée. Elles se serrèrent dans les bras l’une de l’autre un instant, et
cela leur fit du bien. Pourquoi donc ne le faisaient-elles pas plus
souvent ? Avec l’adolescence, une distance corporelle s’installe
progressivement entre parents et enfants. Il était loin le temps des
câlins infinis. Camille avait seize ans déjà, bientôt elle serait une
femme. Mais c’était si bon d’être dans les bras de sa mère, et de
prolonger l’enfance le temps d’un moment.

10

Chaque soir, après les cours, Camille faisait ses devoirs le plus vite
possible pour retrouver sa palette. Elle avait moins de temps pour ses
amis.
« Tu as quelqu’un en ce moment ? On ne te voit plus aux soirées.
Et chaque soir, tu fonces…, lui reprocha Jérémie un soir.
— Et alors, ça t’intéresse ?
— Ça pourrait.
— Ça veut dire quoi ? C’est fini avec l’autre ?
— Oui.
— Tu m’as quittée pour une pauvre petite histoire de rien du tout,
et maintenant tu reviens. T’es pathétique. Je te remercie de m’avoir
quittée. C’est la meilleure chose qui me soit arrivée. »
Elle laissa Jérémie en plan, dans la recherche infructueuse d’une
réplique. Camille n’était pas surprise qu’il soit revenu vers elle ; sans
être dotée d’un ego exagérément développé, elle avait l’impression
de posséder maintenant une force qui exerçait une attirance sur les
autres. Plus personne n’avait de prise sur elle. La création lui avait
donné non seulement une densité inouïe, mais une capacité à ne plus
rien attendre de personne. C’était un monde total, de nature à
rassasier un être humain.

Elle développa le goût de l’autoportrait. Sur certains dessins, elle


semblait se regarder elle-même intensément. Pour rappeler son âge,
elle se peignait avec un « 1 » dans l’œil gauche et un « 6 » dans l’œil
droit. Ses parents trouvaient cela magnifique. Ils n’y connaissent rien,
pensait Camille. Pourtant, ils la soutenaient sans relâche. Ils avaient
économisé pour lui offrir ce dont elle rêvait : un long week-end à
Paris, avec un Pass Musées. Pendant trois jours, elle pourrait arpenter
le Louvre, Beaubourg et le musée d’Orsay. Sa mère l’accompagna
dans ce périple de la connaissance. La jeune fille s’oubliait si
longuement face à certaines œuvres qu’Isabelle finissait par chercher
un banc où s’asseoir. L’apothéose de son séjour fut à Orsay ; elle jugea
le lieu divin, d’une beauté à couper le souffle.

À son retour, elle raconta à Yvan tout ce qu’elle avait vu. Cela lui
rappela ses années parisiennes. Il avait l’impression de revivre son
passé à travers les yeux de la jeune fille. Il était ému et troublé quand
elle partageait avec lui son enthousiasme. Il y avait une telle lumière
en elle, le genre de lumière dont on ne sait si elle aspire le regard ou
si elle l’aveugle.

Depuis qu’il la connaissait, il ne s’agissait que de quelques


semaines, il avait le sentiment de la voir changer de jour en jour,
comme si la peinture faisait d’elle une femme. Il aimait se placer
derrière elle quand elle peignait, il s’approchait pour attraper son
poignet et le guider, et il n’était pas rare alors qu’il soit presque
happé par les cheveux de son élève. Il parlait mécaniquement pour
donner ses indications, mais son esprit était ailleurs, errant dans la
nuque de Camille. Il voyait bien son trouble progresser. Il tentait de le
chasser, mais fuir le désir devenait impossible. Parfois, il posait une
main dans son dos, pour ajuster cette fois-ci non pas le poignet mais
la tenue générale de la jeune fille, et alors qu’il aurait simplement pu
la poser fugitivement, il la laissait, longtemps et encore. Il se mit à
inventer que la position du bassin était très importante pour peindre,
tout ça pour la tenir juste au-dessus des fesses. Yvan n’avait qu’une
envie maintenant, se positionner tout contre elle dans son dos.
Camille, tout à sa concentration, ne perçut pas immédiatement que
les gestes du professeur étaient de moins en moins délicats, les
attitudes de plus en plus équivoques. Et puis c’était impossible. Il était
bien plus vieux et marié. Cet homme ne pouvait pas être débordé par
un désir incontrôlable.

Pourtant, elle y repensait le soir. Avait-il mis sa main si bas par


inadvertance ou intentionnellement ? C’était minime, une question
de millimètres peut-être, pour définir la frontière entre la
bienveillance et l’indécence. Pourquoi y songeait-elle ? Forcément,
quelque chose l’avait gênée. Peut-être que cela avait été son souffle
un peu trop fort quand il était près d’elle ? Il aurait pu lui montrer la
même chose sans faire du joue contre joue. Non… c’était absurde, cet
homme était adorable, il prenait sur son temps pour l’aider, pour la
faire progresser ; il croyait en elle ; il vivait intensément les cours, et
pour cela il fallait la guider. Si elle prenait des cours de tango avec lui
les contacts seraient mille fois plus intenses, finit-elle par se raisonner.
Je dois fuir, aurait-elle dû penser.
11

En ouvrant les rideaux, Camille fut éblouie. Il était plutôt rare que
le soleil perce ainsi les nuages à cette époque de l’année. La veille,
elle s’était couchée tard pour finir un tableau sur lequel elle travaillait
depuis plusieurs jours. Naissance de la compréhension évoquait les
premières images que l’on peut avoir dans une vie ; des visages flous
et indécis (elle se sentait de plus en plus influencée par Francis
Bacon) sur lesquels elle écrivait des bribes de mots, des morceaux de
phrases volés au balbutiement.

Elle demanda à sa mère par texto si, exceptionnellement, elle


pouvait ne pas aller au lycée, et se recoucher jusqu’à sa leçon de
peinture. Au moment où Isabelle accepta, sa fille avait déjà refermé
les rideaux et s’était rendormie. Elle se réveilla vers midi, un peu plus
en forme certes, mais toujours sans énergie. Elle commençait à
admettre que la création, même si cela ne paraissait pas physique,
vous vidait de votre substance pour les autres activités.

Elle exagérait un peu, sûrement, en jouant à l’artiste. Elle


élaborait des théories ici ou là sur ses comportements. Elle disait
maintenant que son prénom était un hommage à Camille Claudel,
alors que ses parents ignoraient probablement tout de cette
sculptrice. Tout juste en avaient-ils entendu parler lors de la sortie du
film où elle était interprétée par Isabelle Adjani. Camille avait
d’ailleurs adoré ce film, l’esthétique de la folie créatrice, où l’on se
perd dans le dédale des illuminations. Tout se mélangeait parfois
dans l’esprit de la jeune fille, ce qu’elle voyait et ce qu’elle voulait, ce
qu’elle était et qui elle se rêvait. Il y a un âge où toutes les formes
possibles de ce que nous sommes se mélangent et se diluent dans une
inconfortable indécision. Si Camille était traversée par une évidence,
elle ne pouvait pas faire l’économie des doutes incessants inhérents à
la création. Son obsession la rendait heureuse, son obsession la
rendait malheureuse.

Elle fit part de ses doutes à Yvan, qui parut tout saisir. Quand deux
personnes se comprennent, on dit qu’elles parlent la même langue.
Non pas une langue que l’on pourrait apprendre mais une langue qui
repose sur une connivence intellectuelle ou une affinité
émotionnelle. Cette langue est d’ailleurs souvent composée de
silences.

Il y avait justement du silence à cet instant.

Yvan s’approcha de Camille comme à son habitude pour la guider


dans ses gestes. Il avait attendu ce moment depuis une semaine,
parfois même d’une manière hébétée. Sabine lui avait demandé
pendant le week-end ce qu’il avait, et il avait été bien incapable de le
dire. Lui qui était habituellement si actif était resté prostré pendant
deux heures, assis sur le canapé du salon, près du chevalet de son
élève. « Alors, elle est douée ? » avait demandé Sabine, et Yvan avait
caché ses impressions réelles, déclarant simplement d’un ton détaché
que, oui, la petite avait du talent. Il n’avait pas envie de parler de
Camille avec sa femme, et qu’est-ce que ça pouvait lui faire ? Est-ce
qu’il lui demandait si ses patients étaient bien malades, lui ? Chacun
son domaine. Ce qui se passait entre Camille et lui restait entre eux.
C’était leur monde. Qu’on les laisse tranquilles.
Yvan aimait tellement le regard admiratif que son élève posait sur
lui. Enfin, il se sentait compris. Partout ailleurs, c’était un désastre
quotidien. Il enseignait le dessin à des élèves pour qui c’était une
matière inutile, la plupart se foutant complètement de ce qu’il
pouvait raconter. Et c’était pareil pour les autres professeurs. Lors des
conseils de classe, il arrivait qu’on saute son avis sur tel ou tel élève.
Ce que pense le professeur d’arts plastiques n’a pas grande valeur. Il
avait beau essayer d’animer ses cours, de proposer des sorties,
d’organiser des concours, il était de plus en plus invisible. Même sa
femme semblait mépriser son travail. Elle faisait un métier concret,
elle sauvait des vies, elle soignait des souffrances. Que faisait-il, lui,
pour le bien de l’humanité ? Enseigner le coloriage. Voilà ce qu’elle
disait pour rire, au début, mais ce n’était plus un rire maintenant,
c’était bien du mépris. Pour elle et pour tous les autres. C’était cela, la
vérité, il était méprisé.

Les premières années de sa carrière, il n’avait pas ressenti cela. Les


choses s’étaient aggravées progressivement pour aboutir à une
dévalorisation totale de ce qu’il enseignait, donc de ce qu’il était. Il
s’était mis à grossir ; on ne le voyait plus, alors il se rebellait par le
corps. Sans doute aurait-il aimé que sa femme comprenne son mal-
être. Il n’est pas anodin de prendre ainsi du poids, mais non, elle
n’avait rien dit. Quand il l’avait interrogée sur ce qu’elle pensait de sa
transformation physique, elle avait paru surprise. Elle n’avait pas
remarqué l’importance du changement. Elle avait fini par s’excuser
d’être moins attentive, elle avait beaucoup de stress à l’hôpital. Et
puis, elle avait déclaré que ça lui allait bien, d’être un peu gros.
Comme ça, simplement. Ça lui allait bien. Plus rien n’avait donc la
moindre importance. Il aurait pu perdre une jambe qu’elle lui aurait
dit avec le même air désinvolte : « Ça te va bien, d’être unijambiste. »
Alors, il avait continué à manger. Et un collègue au lycée lui avait dit
la même chose que Sabine. Ils se passaient le mot. Oui, il lui avait dit
que ça lui allait bien. Il avait même ajouté que sa nature souriante
s’accompagnait bien d’une masse corporelle importante. Car, oui, il
continuait de sourire. Encore et encore. Personne ne pouvait
imaginer les frustrations qu’il accumulait.

C’est pourquoi Camille était devenue son rayon de soleil, et même


sa nouvelle raison d’être. Il y avait une connivence, un projet d’avenir,
un espoir, une stimulation réciproque. C’était si bon de partager ces
moments avec elle. Bien sûr, elle lui plaisait. Une attirance qui ne
pouvait pas être d’ordre sexuel, elle était trop jeune évidemment, il
s’interdisait d’y penser, il chassait les images, mais elles revenaient
tout le temps, tout le temps, comme des attaques de désir, des
pulsions acides de moins en moins contrôlables. Il aimait son odeur,
sa peau, son rire, sa voix, ses cheveux, sa nuque, sa main, et le défilé
de l’émerveillement aurait pu continuer dans une orgie de détails.
Parfois, elle sentait un regard un peu appuyé, et aussitôt il détournait
la tête, ou lui envoyait un sourire gêné, certes, mais qui ne respirait
pas l’équivoque. Il paraissait davantage timide que hanté par des
démons. Il aurait dû arrêter les cours, comprendre avant qu’il ne soit
trop tard, mais non, ce n’était pas possible, on ne peut pas faire
marche arrière dans ce qui vous ravage d’une manière irrépressible. Il
avançait lentement vers la perte des repères, et maintenant, là, à cet
instant du cours, il ne put s’empêcher de s’avancer tout près de
Camille, tout près au point d’être contre elle. Elle tenta de se
retourner, en vain :
« Que faites-vous ?
— Tu ne veux pas ? demanda-t-il mollement.
— Quoi ?
— Nous deux.
— Nous deux… quoi ?
— Il y a une attirance… non ?
— Je… Non… Pourquoi vous dites ça ?
— Tu ne m’aimes pas ?
— Je vous apprécie. Vous êtes mon professeur…
— Je ne te plais pas alors ?
— Vous êtes marié », tenta Camille, comprenant qu’il était
préférable de ne pas le rejeter frontalement, en lui disant clairement :
« Non, tu ne me plais pas. Et même, tu me dégoûtes. »
« Je peux tout quitter pour toi, tu sais.
— Mais… arrêtez de dire n’importe quoi. Vous n’êtes pas dans
votre état normal. Je vais rentrer, et la semaine prochaine, ça ira
mieux… »
Elle essaya de se dégager, mais il la retint.
« Non, reste. Tu ne peux pas partir comme ça.
— Je ne me sens pas bien. Je suis fatiguée. C’est mieux d’arrêter
maintenant.
— Embrasse-moi.
— Quoi ?
— Embrasse-moi. Juste un baiser, et tu pourras partir.
— Mais non.
— Tu en as envie. J’en suis sûr.
— J’ai envie de rentrer. S’il vous plaît… »
Elle essaya de passer à nouveau, mais cette fois-ci, il la bloqua avec
plus d’autorité, de la violence même.
« Mais qu’est-ce que vous faites ? Arrêtez !
— Non, tu restes, dit-il en accentuant sa pression sur elle.
— Mais ça ne va pas ! » cria-t-elle.
La situation avait brusquement changé de tonalité. Camille faisait
maintenant face à une attaque subite, violente, démesurée. Elle tenta
de se débattre ; rien à faire. L’homme la poussa dans un recoin pour
la retenir dans un espace confiné. Elle tenta de fuir, mais elle avait si
peu de forces aujourd’hui. Elle hurla :
« Arrêtez !
— Tais-toi ! Tais-toi ! » ordonna-t-il, plaquant cette fois-ci son bras
sur sa bouche. Camille se sentait étouffer. Déjà, elle respirait de
manière saccadée. Si elle se débattait, cela lui faisait atrocement mal.
Il était toujours derrière elle ; une masse violente dans son dos. Il
serrait de plus en plus fort son cou. Voulait-il la tuer ? L’horreur était
en marche.

L’homme qui l’immobilisait pesait trois fois son poids, et la


brutalisait au moindre cri. Camille pensait à la manière de s’en sortir.
Elle pensait survie. Elle pensait comment faire pour qu’il s’arrête.
Que dire pour le raisonner. Que dire pour stopper sa folie. Mais
c’était de pire en pire. Il prit un torchon pour la bâillonner. C’était
celui qu’elle utilisait pour essuyer le surplus de gouache. Elle dut
ouvrir la bouche, et bouffer du jaune. Juste avant, elle l’avait supplié
d’arrêter, elle ne pouvait plus parler maintenant. Elle pensa qu’elle
allait mourir. Je vais mourir, je vais mourir, je vais mourir. C’était
incessant. Arrivait-il seulement à voir les larmes sur son visage ? À lire
l’effroi de son expression ? Non, il baissa son jean pour en extraire
son sexe. Il souleva la jupe de Camille, arracha sa culotte. C’était
atroce de facilité. Lui qui avait du mal à avoir une érection avec sa
femme était envahi d’une virilité inédite, toute-puissante. Il pénétra sa
proie avec un doigt deux doigts puis son sexe. Pendant qu’il
s’exécutait de plus en plus brutalement, il soufflait fort dans l’oreille
de Camille qui à cet instant ne s’appelait plus Camille ; elle perdait
son identité, et chaque coup qui la déflorait davantage aggravait cette
plongée vers une autre Camille.
Difficile de savoir combien de temps dura l’acte. Il parut
interminable à la jeune fille, mais la chose avait dû être réglée en
moins de deux minutes, une dizaine de coups, pas plus, distillés avec
brutalité dans un rythme espacé. Après avoir joui, il recula, comme
s’il venait de comprendre ce qu’il avait fait. Camille tomba au sol et se
recroquevilla sur elle-même. On ne la voyait plus. Elle disparaissait de
la surface du monde. Yvan remonta son pantalon, referma sa
braguette, comme pour gommer ce qui venait de se passer. Son
regard fut alors happé par le tableau qu’était en train de peindre
Camille, une nature apaisante qui contrebalançait le chaos qui
régnait maintenant dans la pièce. L’homme se rendit compte
immédiatement qu’il ne pouvait plus faire marche arrière. Il se dit
très vite qu’elle l’avait bien cherché, à toujours venir glousser chez lui,
à se laisser approcher de si près, c’était une tentation insoutenable à
la fin. Et pourquoi avait-elle mis une jupe ? Tout était de sa faute à
elle. Non, ça ne tenait pas. Il avait fait n’importe quoi. Que devait-il
faire maintenant ? Elle allait parler. Sa vie était foutue. Que dirait
Sabine ? Ses collègues ? Sa mère ? Mon Dieu, sa mère ne s’en
remettrait jamais. Elle mourrait si elle l’apprenait. Il allait se retrouver
en prison. Il avait mal agi, très mal agi.

Il fallait vite trouver une solution. Mais que faire ? S’excuser ?


Plaider la folie passagère ? Implorer la petite de lui pardonner ? Mais
elle ne bougeait pas. Elle demeurait comme morte. C’était foutu. Une
morte ne pouvait pas pardonner. Il tenta alors de minimiser ce qui
venait de se passer : « Bon, allez, relève-toi. C’est pas un drame. Tu
sais, ça arrive souvent entre un professeur et son élève… » Elle ne
répondit pas. Cet argument ne semblait pas fonctionner. Elle était
toujours allongée au sol, prostrée. Yvan voulut l’aider à se relever, elle
rejeta son bras. Elle tremblait, peut-être même s’agissait-il de
convulsions, fallait-il appeler un médecin ? Non, ce n’était pas
possible. Il espérait qu’elle reprendrait ses esprits. Comment allait-elle
rentrer chez elle ? La situation était grave. Il fallait trouver une
parade, vite. Il fallait trouver les mots justes. Il pouvait toujours
chercher, il n’y en avait pas.

Il finit par lui apporter un verre d’eau. « Allez, relève-toi… si tu


veux, on continue le cours… », dit-il dans une incohérence totale.
L’heure avançait, Sabine pouvait rentrer à tout moment, il fut pris de
panique et changea une nouvelle fois de tonalité : « Je t’en prie,
excuse-moi… je ne sais pas ce qui m’a pris… une pulsion, un
démon… Camille, ne reste pas comme ça… écoute-moi s’il te
plaît… » Ses mots étaient de plus en plus inaudibles, comme aspirés
par le silence. La jeune fille finit par tourner la tête, et lui lancer un
regard. Elle voulait se lever, fuir, mais elle n’y arrivait pas, elle avait
l’impression de ne plus avoir de jambes, oui, c’était ça, réellement,
son corps lui paraissait avoir été tranché à hauteur de bassin. Il posa
une main sur son épaule, qu’elle repoussa violemment. Ce geste
brusque éveilla quelque chose en elle. Camille pouvait bouger. Le
simple contact de son bourreau lui donnait la nausée, et de ce dégoût
réactivé pouvait naître la force nécessaire à l’action. Elle se redressa, il
tenta de l’aider : « Ne me touche pas, ne me touche pas, ne me
touche pas », enchaîna-t-elle, dans une litanie à la fureur contenue.
Yvan obtempéra et recula. Elle se leva sans le regarder, et se dirigea
vers la porte sans prendre ses affaires. Il mit un instant à comprendre
qu’elle allait partir, son esprit semblait totalement en retard sur sa
vision. Il réagit en se positionnant devant elle :
« Qu’est-ce que tu fais ?
— Laissez-moi partir.
— Mais, tu vas aller où ? Tu vas faire quoi ?
— Laissez-moi partir.
— Si tu répètes ce qui s’est passé, ça va très mal aller…
— Je ne répéterai rien », dit Camille avec ce qui lui restait de
lucidité. Elle devait apaiser le bourreau pour s’échapper. Elle dit que
c’était une promesse, qu’elle acceptait ses excuses, personne ne
saurait jamais rien. Elle ajouta un mot sur l’admiration qu’elle lui
portait. L’effroi qu’elle ressentait la poussait à trouver les mots justes,
et les ressources de la survie, car elle voyait bien dans le regard de son
professeur qu’il fallait le rassurer ; sans cela, il pourrait recommencer,
il pourrait prendre peur et la tuer. Dans un premier temps, il la crut.
Oui, elle garderait le silence, car elle voulait le protéger ; elle était la
seule à savoir vraiment qui il était, à l’admirer, alors elle ne voudrait
pas abîmer leur relation. Il faudrait du temps sûrement, mais elle lui
pardonnerait, c’était certain ; peut-être même qu’un jour ils
pourraient en sourire, elle lui dirait quel petit fou tu as été, il y aurait
une tendresse dans ses mots, car ils se comprenaient tous les deux, ils
parlaient la même langue.

Mais pourquoi insistait-elle autant pour partir ? Et seule. Yvan


s’était proposé de la raccompagner mais elle avait dit non merci, non
merci, non merci. Il se mit à douter. À penser que, peut-être, elle ne
disait pas la vérité. Bien sûr qu’elle allait dire à tout le monde ce qui
s’était passé. Elle voudrait se venger, c’était certain. Quel idiot avait-il
été de la croire. Subitement, il l’attrapa par le bras : « Non, tu ne pars
pas ! » Elle l’implora à nouveau, mais cette fois-ci, elle ne répéta pas
trois fois sa phrase, juste une fois, sans la moindre conviction, cela ne
servait plus à rien de batailler, elle était à la merci de ce fou. Yvan la
força à s’asseoir sur le fauteuil, et lui dit :
« Je ne crois pas un mot de ce que tu me dis. Tu vas tout raconter.
Alors, tu vas te calmer et reprendre tes esprits. Et nous aurons une
discussion. Tu m’as entendu ?
—…
— Réponds-moi ! Tu m’as entendu ?
— Oui. »

Camille baissa la tête. Yvan sortit alors son téléphone pour appeler
sa femme, vérifier où elle était. Il tomba sur sa messagerie, c’était le
signe qu’elle était encore à l’hôpital, en service. Rien ne pressait
donc, il en fut soulagé. Il avait du temps devant lui pour trouver une
solution. Il apporta à nouveau un verre d’eau à Camille, et l’obligea à
boire. Il évitait de la regarder, car tout se mélangeait en lui. Si on
apprenait ce qu’il avait fait, il allait devoir fuir. Mais pour aller où ?
C’était impossible, il avait un emploi, une femme, tout était là, non ce
n’était pas possible de balayer une existence pour une erreur de deux
minutes.

Il resta un moment comme suspendu dans le vide. Camille leva les


yeux, avant de demander à partir.
« Pas tout de suite, répondit-il. Nous devons d’abord parler.
—…
— Je veux m’assurer que tu ne diras rien.
— Je ne dirai rien. Je ne veux pas que vous ayez des ennuis à cause
de moi.
— Tu dis ça maintenant, mais tu changeras peut-être d’avis. C’est
pour ça que je vais te dire quelque chose de très important. Je n’ai pas
le choix.
—…
— Tu aimes ta mère ?
— Oui.
— Tu ne voudrais pas qu’il lui arrive quelque chose de grave ?
— Non.
— Alors, tu vas bien m’écouter, et faire ce que je te dis.
—…
— Réponds quand je te parle !
— Oui.
— Tu m’écoutes attentivement ?
— Oui.
— Ta mère a fait une grave erreur médicale, il y a un peu moins
de deux ans. Une erreur qui a coûté la vie à un patient. Seule ma
femme le sait et elle n’a jamais rien dit, car elle veut protéger son
amie. Tu m’écoutes ?
— Oui.
— Je sais tout de cette affaire. Alors, les choses sont très simples. Si
tu parles à quiconque de ce qui s’est passé aujourd’hui, je dénonce
immédiatement ta mère. Elle perdra son emploi, sera radiée, et ira
probablement en prison. Est-ce que c’est ça que tu veux pour ta
mère ?
—…
— Réponds-moi ! Est-ce que c’est ça que tu veux pour ta mère ?
— Non.
— Alors, tu as bien compris ?
— Oui.
— Tu as bien compris que si tu parles, ta mère est foutue ?
— Oui.
— Alors, tu vas rentrer chez toi. Et tu vas te débarbouiller. Tu vas
arrêter de faire cette gueule d’enterrement, et tu vas oublier tout ça.
Et pour ne pas éveiller les soupçons, tu vas revenir me voir mercredi
prochain.
— Je ne dirai rien, c’est promis, mais ça… je ne veux pas.
— Tu n’as pas le choix. Rentre chez toi, et je t’attends la semaine
prochaine. »

Il l’aida à se lever, et la laissa partir. Une fois dehors, elle rassembla


ses dernières forces pour rentrer. Elle prit une douche qui dura
presque une heure. Dans sa chambre, elle tira les rideaux pour faire
l’obscurité la plus totale, et s’allongea sur son lit. Elle voulait mourir.

12

Isabelle rentra vers vingt heures. Elle fut surprise de ne pas voir sa
fille à la maison. Ce n’est qu’au bout de plusieurs minutes qu’elle
entendit un gémissement en provenance de sa chambre. Elle ouvrit la
porte pour découvrir une pièce plongée dans la pénombre. Elle
s’approcha du lit :
« Mais ma chérie… tu es là ? Qu’est-ce que tu as ?
— Rien. »
Machinalement, comme une mère peut le faire, comme une
infirmière peut le faire, elle posa la main sur le front de sa fille :
« Tu as de la fièvre… pourquoi est-ce que tu ne m’as pas appelée ?
— J’étais fatiguée.
— Tu dois couver une grippe. Je comprends que tu ne sois pas
allée en cours ce matin. Je vais te préparer une tisane, et demain ça
ira mieux.
— Maman…
— Quoi ?
— Reste un peu là s’il te plaît. Je ne me sens pas bien.
— D’accord. Je suis là. Tu dois essayer de dormir.
—…
— Tu sais, ça ne m’étonne pas. Avec ton père, on se disait que tu
n’arrêtais pas. C’est magnifique d’avoir une passion, mais c’est
devenu une obsession. Des heures et des heures à rester debout, c’est
normal que ton corps lâche au bout d’un moment. Avec l’école en
plus… Tu devrais faire une pause, hein ? Tu as la vie devant toi pour
nous faire des chefs-d’œuvre. »
Camille en eut la gorge serrée. « La vie devant toi », avait dit sa
mère, alors qu’il lui fallait lutter pour atteindre la prochaine minute.
Elle se sentait aspirée par un gouffre infini, un gouffre au milieu de
son corps, un gouffre à la place du cœur.

Elle finit par demander à sa mère un cachet pour dormir. Ce


serait la seule solution pour faire taire la réalité. Demain matin, elle se
réveillerait peut-être dans un état d’esprit différent. Il fallait y croire,
les somnifères faisaient sûrement cet effet, celui de plonger dans la
nuit comme dans de l’eau froide. Sa mère se montra réticente,
Camille était trop jeune pour s’accoutumer aux aides artificielles,
mais elle l’avait demandé avec une telle conviction, en suppliant
presque. Alors, elle accepta. Et la nuit commença.

Quelques heures plus tard, Camille se réveilla. Il était un peu plus


de minuit. Rien ne s’était échappé d’elle. C’était même pire. Elle
comprit qu’il n’y aurait à présent plus aucun moyen d’effacer ce qui
s’était passé. Il faudrait vivre avec une image atroce devant ses yeux, le
filtre permanent de la laideur sur chaque heure. Ce serait
insoutenable. Elle ne supporterait pas deux jours une telle souffrance.
Elle ne cessait de se répéter pourquoi, pourquoi moi ? L’injustice la
brûlait. Ou alors, était-elle coupable ? C’était de sa faute. Tout se
mélangeait dans sa tête, un étourdissement qui la maintenait dans un
état de conscience absolu. Elle ne pourrait plus dormir. Que faire ?
Rester prostrée. Elle ne voulait plus voir personne. Et que personne
ne puisse la voir.

Le lendemain matin, sa mère constata qu’elle n’allait pas mieux.


Elle lui donna de l’aspirine, remède dérisoire. Isabelle ne pouvait pas
imaginer le pire. Bien plus tard, elle s’en voudrait de n’avoir pas
deviné. Mais là, elle voyait juste une jeune fille épuisée, qui avait peut-
être attrapé un petit virus. Après tout, Camille ne parlait que de
fatigue, de repos, un vocabulaire qui ne laissait rien présager de
tragique. Au bout de trois jours d’apparente léthargie, Isabelle prit
tout de même la décision de lui faire une prise de sang. Elle apporta
les prélèvements au laboratoire de l’hôpital. Quelques heures plus
tard, le résultat était sans appel. Tout allait bien. Camille ne manquait
de rien. Le sang ne parlait pas. Le sang se taisait. Isabelle fut
confortée dans l’idée que sa fille avait simplement besoin de repos.
Les jeunes sont soumis à tant de stress de nos jours, pensa-t-elle.

13

Les jours passèrent, et il fallait se rendre à l’évidence. Camille


n’allait pas mieux. Sa fièvre était tombée, mais on la sentait toujours à
bout de forces. Habituée aux situations dramatiques, Isabelle s’était
mise à imaginer le pire, et pourquoi pas un lymphome.
Heureusement, des examens médicaux approfondis avaient
démontré que, malgré les apparences, tout allait bien.

Le plus inquiétant, finalement, c’était le mutisme de Camille.


Isabelle venait s’asseoir près d’elle, sur le rebord du lit, et sa fille ne
disait rien. Pas un mot. De temps en temps, elle chuchotait qu’il ne
fallait pas s’inquiéter, c’était une question de quelques jours encore.
Mais il était évident que ces mots étaient prononcés dans l’unique but
de rassurer l’autre, il n’y avait pas la moindre conviction dans leur
énonciation. Isabelle invita Iris, la meilleure amie de Camille, et cette
dernière resta des heures avec elle. Elles parlèrent peu. Iris tenta de
faire sourire son amie, lui racontant les dernières anecdotes du lycée.
Mais tout paraissait futile à Camille, pour ne pas dire absurde.

Ce monde absurde, il faudrait pourtant qu’elle s’y confronte à


nouveau. Elle n’avait pas d’autre choix que d’être forte. Elle ne
cessait de penser au monstre, elle voulait le poignarder, c’était une
image qui l’obsédait, un couteau planté dans son gros ventre, le voir
se vider de son sang, lentement, un supplice. Pour cela, il faudrait le
revoir. Ce qu’elle ne pouvait pas imaginer. L’idée de sa présence
provoquait chez elle une terrible nausée. Elle n’avait qu’une peur,
qu’il vienne lui rendre visite, jouer la comédie du professeur inquiet
pour la santé de son élève. N’ayant aucune nouvelle le mercredi
suivant l’agression, il avait fini par appeler Isabelle. De temps à autre,
il envoyait des messages à la mère de Camille pour avoir des
nouvelles ; à l’évidence, c’était surtout pour vérifier qu’elle n’avait
rien dit. Sa menace semblait fonctionner. La jeune fille s’interrogeait
parfois : avait-il dit la vérité ? Sa mère avait-elle vraiment commis une
erreur médicale ? Elle se souvenait maintenant qu’il y a deux ans,
peut-être, cette dernière avait paru comme en état de choc pendant
plusieurs semaines. Alors oui, c’était possible. Mais peut-être que
Camille inventait ces souvenirs pour qu’ils s’accordent avec le
présent ? Elle ne savait plus. D’une manière générale, il n’y avait plus
la moindre frontière entre ses émotions, elles se succédaient et se
contredisaient dans le plus grand désordre.

Elle retourna enfin au lycée, où elle fut accueillie par des


attentions touchantes. On avait fini par dire qu’elle avait été victime
d’une dépression ; un de ces moments de vie qui ne peut se panser
que par des semaines à ne rien faire dans un lit. On la trouva très
pâle, mais sa peau n’avait jamais été très foncée. On la trouva
silencieuse, mais elle n’avait jamais été une grande bavarde. Le
véritable changement concerna son niveau scolaire. Elle ne parvenait
plus à se concentrer. Elle ne se sentait plus capable de comprendre.
C’était comme s’il manquait des liens dans son cerveau, une anarchie
qui rendait tout confus. Alors qu’elle avait jusqu’ici été une élève
brillante, en tout cas une élève dotée de facilités, tout lui paraissait
maintenant extrêmement compliqué. À la stupéfaction générale, elle
finit par redoubler sa seconde.

Camille avait eu une façon particulière de masquer sa souffrance.


La fissure était invisible. Tout le monde avait pu constater son mal-
être, sa fatigue, sa déprime, mais personne n’avait imaginé la réalité.
Elle faisait preuve de volonté, disait qu’elle ne comprenait pas ce qui
lui arrivait. Elle mentait sans cesse ; cela l’aiderait peut-être à devenir
une autre personne, espérait-elle.

Au début de l’été, elle parut aller mieux. Elle ne voulut pas partir
1
en vacances hormis la semaine habituelle avec ses parents en
Bretagne. Ils avaient leurs habitudes à Crozon, au bout du Finistère.
Cette année-là la destination familière prit une dimension
particulière ; Camille se tenait à l’extrême limite de ce qu’elle pouvait
vivre. Elle était une terre qui va mourir dans la mer. Un après-midi, ils
firent une promenade en bateau. Le ciel était orageux, offrant à
l’océan une densité inquiétante. Paradoxalement, Camille vit la
beauté de cette vision oppressante. Elle fut ravagée au point de
pleurer. Sa mère lui demanda ce qu’elle avait, et Camille avait
simplement répondu : « Je suis heureuse. »

1. Ses parents lui avaient proposé un séjour linguistique en Angleterre,


en se disant que la plongée dans une langue étrangère, une autre culture,
lui permettrait de s’évader un peu.
14

Les parents de Camille ne comprenaient pas pourquoi elle avait


cessé de peindre. Ce n’était sûrement pas plus mal ainsi : il était
probable que l’une des raisons de sa plongée dans l’abîme ait été
cette overdose d’intensité créatrice. Pour être tout à fait juste, Camille
avait voulu se remettre à peindre quelques semaines après l’agression.
Mais à peine s’était-elle approchée de sa palette qu’elle s’était mise à
vomir. L’odeur de la peinture avait provoqué chez elle une nausée
incoercible. Le monstre avait aussi réussi à saccager cela, contaminer
par le dégoût ce qui était le plus important à ses yeux. Elle était
condamnée à vivre dans l’absence de ce qui l’exaltait.

Après les vacances, Camille entama une nouvelle seconde, qui se


déroula plutôt bien. Elle avait décidé de se plonger entièrement dans
le travail et obtenait des résultats impressionnants ; personne ne
comprenait comment cette jeune fille avait pu redoubler l’année
précédente. Dès la fin du premier trimestre, elle fut convoquée par la
proviseure de son établissement. Madame Berthier était une femme
d’un certain âge, mais dont le visage respirait la jeunesse. Elle
accueillit l’élève avec un grand sourire, et lui indiqua un siège.
Camille était effrayée par cette convocation. Qu’avait-elle bien pu
faire ? Elle se sentait coupable de tout depuis le jour de l’horreur.
Madame Berthier commença :
« J’aimerais demander une dérogation exceptionnelle pour toi. Je
sais que tu as traversé un moment difficile l’année dernière, et cela
arrive à tout le monde. Nous t’avons fait redoubler, car il était
impossible de faire autrement. Mais là, nous sommes ravis de ton
implication et de tes résultats. Dans ces conditions, il est évident à
mes yeux que tu peux passer directement en première. Tu devras
travailler beaucoup, mais je sais que tu peux le faire. Qu’en penses-
tu ?
— Je ne sais pas.
— Tu peux réfléchir quelques jours, mais sache que c’est une
mesure exceptionnelle. J’ai expliqué la situation aux référents de
l’académie, et ton passage est accepté.
— Je… je ne sais pas comment vous remercier… », dit alors
Camille, bouleversée, non tant par la nouvelle que par la
bienveillance de cette femme.

15

Ce fut le début d’une période plus apaisée. Les bons résultats


qu’elle obtint justifièrent totalement la mesure dont elle avait
bénéficié. Le hasard fit qu’elle se retrouva dans la classe de Jérémie (il
avait redoublé sa première). Pendant les cours, elle l’observait avec
une étrange tendresse ; il appartenait au monde d’avant le drame.
Elle se souvenait de leur endroit dans le parc, et cela resterait à jamais
la preuve qu’elle avait pu être heureuse. Cela avait existé. Il fallait
caresser encore un peu cette réalité oubliée. Camille lui proposa
d’aller se promener un soir, et il accepta avec une pointe
d’arrogance ; comme s’il avait toujours pensé qu’elle reviendrait vers
lui un jour ou l’autre. Il ne pouvait pas se douter qu’il lui avait fallu
mourir pour ressusciter à lui.

Ils marchèrent, puis finirent par se tenir la main, puis par


s’embrasser. L’intensité que mit Camille dans ce baiser surprit le
jeune garçon. Il recula.
« Quoi ? Ça ne va pas ? demanda-t-elle.
— Si… si… C’est juste que… tu n’embrassais pas comme ça,
avant…
— On change… »
Effectivement, ce n’était plus la même fille. Elle semblait
débordante d’envie. En embrassant Jérémie, quelque chose s’était
produit en elle : le sentiment qu’elle devait accumuler des souvenirs
pour diluer le poison du viol. C’était un peu étrange à comprendre
ou à définir, mais cette intuition fut ravageuse. Elle voulait embrasser,
et embrasser encore Jérémie, elle voulait qu’il la tienne fortement par
la taille, elle voulait se donner à lui, se perdre en lui, elle voulait qu’il
devienne la première image qui surgirait devant ses yeux quand elle
éteindrait la lumière.
« On peut aller chez moi, si tu veux…, dit-elle alors.
— Chez toi ?
— Oui. Mon père est à Nancy et ma mère de garde jusqu’à vingt-
deux heures. On sera seuls.
—…
— Ce n’est pas ce que tu voulais ?
— Si… bien sûr. C’est parfait. »

Moins de trente minutes plus tard, Jérémie lançait un cri strident


dans l’oreille droite de Camille. Il venait de jouir. La jeune fille
continua à le serrer très fort, pour qu’il ne bouge pas et demeure le
plus longtemps possible sur elle. Elle n’avait éprouvé aucun plaisir,
uniquement focalisée sur la conscience de l’acte. Comme si son
regard avait quitté le lit et son corps pour observer la situation dans
son ensemble. Et cette image l’avait follement apaisée. Les
gémissements du plaisir assouvi de Jérémie lui permettaient de penser
qu’une autre histoire était possible. Elle était libre de mener sa vie
comme elle le voulait. Son corps lui appartenait.

Dès qu’elle était seule chez elle, Camille appelait Jérémie. Son
appétit sexuel était de plus en plus intense. Le garçon avait parfois
peur de ne pas être à la hauteur, mais il vivait un rêve éveillé. Cette
fille qu’il avait tant désirée s’offrait à lui sans cesse, au point que cela
finissait par être étrange. Il proposa un jour à Camille d’aller au
cinéma, cela ne l’intéressait pas ; pas plus qu’un restaurant ; pas plus
que n’importe quelle activité qui ne serait pas sexuelle. Elle voulait
une orgie d’images, et elle était très loin d’en avoir son compte. Il
finit par s’agacer, dire qu’il en avait marre d’être un objet. « Des
garçons qui veulent coucher avec moi, il y en a plein, alors si tu n’es
pas content, au revoir », répondit-elle froidement.

Effectivement, il y en eut d’autres. Elle coucha avec Baptiste,


Thomas, et Mustapha. On commença à la traiter de pute, de salope,
de nympho, mais cela ne lui faisait ni chaud ni froid. Elle était
insensible aux jugements des autres, et c’était la meilleure façon de
les faire taire. Personne ne peut blesser un mort.

16

Ses résultats scolaires étaient toujours excellents. Elle passa en


terminale littéraire. Avec ses parents, elle partit à nouveau pour la
Bretagne. Une copie parfaite de l’été précédent. Cette routine la
rassurait plus que tout. Elle avait besoin d’une existence composée de
points fixes et immuables, des endroits balisés non soumis à
l’imprévisibilité des hommes.
Au cours d’une promenade sur la plage de Morgat, Isabelle
demanda :
« Tu vas faire quoi après le bac ?
— Je ne sais pas encore.
— Et la peinture ? Tu ne veux plus aller aux Beaux-Arts ?
— Je ne sais pas. On verra l’année prochaine. Cela me paraît si
loin…
— Oui, enfin, ça passe vite.
— Maman… je peux te poser une question ?
— Bien sûr ma chérie.
— Est-ce que ça t’est déjà arrivé… de… d’avoir des regrets… dans
ton travail ?
— C’est-à-dire ? Je ne comprends pas.
— Je ne sais pas. Avec un patient… tu te dis après coup… que tu
aurais voulu faire les choses différemment.
— Elle est bizarre, ta question.
— Je ne sais pas. C’est juste pour savoir.
— On travaille souvent dans l’urgence. On fait au mieux la
plupart du temps. On prend des décisions collectives… On doit
sûrement faire des erreurs d’appréciation parfois, mais ça fait partie
du métier… La médecine n’est pas une science exacte. Mais bon,
moi, je suis surtout là pour accompagner les patients. Faire en sorte
qu’ils souffrent le moins possible…
—…
— Pourquoi tu me demandes ça ? Tu veux devenir infirmière ? »
s’illumina alors Isabelle, trouvant magnifique l’idée que sa fille ait
envie de suivre son chemin.
Mais son enthousiasme fut vite refroidi : « Non, non. Pas du tout »,
répondit Camille.
La jeune fille ne cessait de penser à ce qu’avait prétendu Yvan ; la
conversation revenait à son esprit, mais sous une forme confuse,
comme déformée. Elle ne se souvenait plus des mots exacts. Camille
avait juste compris que sa mère serait en grand danger si elle parlait.
Était-ce vraiment cela qu’il avait dit ? Cela paraissait étrange tout de
même. Isabelle venait de lui confirmer qu’elle ne prenait pas de
décisions toute seule. C’est collectif, avait-elle précisé. Alors, elle ne
pouvait rien risquer. Camille avait vu à la télévision l’histoire d’une
infirmière qui euthanasiait des patients en fin de vie, pour abréger
leurs souffrances. C’était peut-être ça qu’avait fait sa mère. Aider
quelqu’un à mourir. Et Sabine l’avait compris. Elle aurait des soucis,
bien entendu. Et il y aurait des comités de soutien comme pour
l’autre infirmière. On en parlerait, le pour et le contre, un sujet de
société. Rien d’irrémédiable en tout cas. Rien qui justifiait le silence,
et l’impunité du bourreau. Mais c’était peut-être autre chose. Une
injection mal dosée, l’oubli fatal d’un traitement, sa mère lui disait
tout le temps qu’ils étaient en sous-effectif à l’hôpital, alors une
erreur d’appréciation était si vite arrivée, une maladresse devenant un
drame, une erreur transformée en horreur. Pouvait-on vivre avec cela
sur la conscience ? Oui. Elle savait mieux que personne qu’on pouvait
enfouir au fond de soi la barbarie.

17

Plusieurs fois, Yvan avait envoyé des messages à son ancienne


élève, faisant mine de prendre de ses nouvelles. Il pesait le moindre
de ses mots, trouvait une distance parfaitement dosée. Elle les effaçait
immédiatement. Comme cela durait, elle finit par répondre : « Je
vous en supplie, ne m’écrivez plus. » Ce qu’il fit pendant quelques
semaines, avant de ne pouvoir s’empêcher de la contacter à nouveau.
Camille n’eut d’autre choix que de changer de numéro. Il tenta alors
de récolter des informations par l’intermédiaire de sa femme ;
Isabelle confiait à Sabine le mal-être de sa fille. En toute inconscience,
ou alors était-ce une ironie malsaine, il était capable de répondre :
« Ce qui lui faut, c’est reprendre la peinture avec moi. »

Yvan se sentait rassuré. Camille ne le dénoncerait plus maintenant.


Mais il voulait lui parler pour en être certain. Il décida alors de venir à
la sortie du lycée. À vrai dire, ce qui pouvait apparaître comme un
acte réfléchi était le fruit d’une pulsion. Entre deux cours, il prétexta
un insupportable mal de tête, et quitta son établissement. Il ne savait
pas à quelle heure terminait Camille ce jour-là, mais peu importait, il
était prêt à l’attendre des heures, juste pour lui parler quelques
minutes. Il n’était pas capable de le formuler aussi clairement, mais la
réalité était simple : il avait besoin qu’elle soulage sa conscience ;
qu’elle lui pardonne en lui disant que ce qui s’était passé n’était pas si
grave. Seule une franche conversation pourrait apaiser son anxiété.
Elle l’avait pourtant supplié de ne pas rentrer en contact avec elle. Ce
dont avait besoin Camille, il n’y pensait pas.

En sortant du lycée, elle le vit immédiatement. Il était là, posté de


l’autre côté de la rue, un sourire dégoûtant sur son visage. Leurs
regards se croisèrent, il eut alors le temps de faire un petit geste de la
main, un geste qu’il espéra amical, mais sa main était molle, comme
pendante au bout de son bras. Juste en voyant cet homme à quelques
mètres, Camille eut le sentiment qu’il était encore en train de la
violer. Son corps hurla dans une réplique plus brutale encore que le
séisme initial. Heureusement, Iris était près d’elle. Camille s’accrocha
à son amie, et lui demanda de l’aide pour rentrer. Iris pensa qu’elle
n’avait pas mangé de la journée, qu’elle avait un malaise. Elles
partirent ensemble, bras dessus, bras dessous, sans se retourner.

Yvan observa Camille disparaître au coin de la rue. Hébété, il


demeura sans bouger. Au bout d’un moment, il eut l’impression
qu’on le regardait. Le prenait-on pour un pervers qui guette les
adolescentes à la sortie du lycée ? Il fut traversé par une peur
étrange : tout le monde savait ce qu’il avait fait. Oui, on le regardait,
Camille avait tout raconté. La police allait arriver, c’était certain. Il
fallait partir vite. Ne surtout pas se faire attraper. Quel idiot d’être
venu ici, et de prendre autant de risques. Mais bon, il n’avait pas
imaginé que ça se passerait de cette manière. Pourquoi Camille avait-
elle réagi ainsi ? Même pas un bonjour. Même pas un sourire. Leur
connivence qui avait été si intense n’existait plus. Tout était fini. Tout
était anéanti à cause d’une stupide pulsion. Il devait admettre
l’évidence : elle ne voulait plus le voir. Il ne servait à rien de lui écrire,
de venir à la sortie des cours, d’espérer quoi que ce soit. Il fallait
disparaître de son horizon. C’était sa condamnation. Cela le rendit
triste, profondément triste. Il l’avait trouvée si belle. Oui, il n’avait pas
osé se l’avouer dans un premier temps, mais il l’avait trouvée encore
plus belle qu’avant, comme sublimée par l’effroi.

Le soir même, Yvan joua la comédie de la vie conjugale. Il prépara


le dîner pour Sabine, des spaghettis sauce bolognaise, précisant :
« J’ai coupé les oignons exactement comme tu aimes. » Sabine
embrassa son homme sur la joue. Heureusement, ils ne parlaient
presque pas en dînant, ils regardaient la télévision ; cela laissait à Yvan
le loisir d’être loin, loin d’ici, et de penser encore à Camille. Elle lui
avait lancé un regard si noir qu’il continuait à le transpercer. Il aurait
tout donné pourtant pour passer encore un peu de temps avec elle.
Une heure, une minute, même une respiration. C’était tout
simplement impossible de ne pas la revoir.

18

La vue de son agresseur avait provoqué chez Camille une nouvelle


crise. Elle resta au lit un mois durant, refusant d’aller au lycée, disant
que cela ne servait à rien. Isabelle avait beau interroger sa fille, elle
faisait face à un mur. Traversée parfois par le fatalisme, elle se disait
que Camille était ainsi. On ne pouvait pas faire grand-chose. La
nature distribue de l’ombre et de la lumière, et nous devons nous en
accommoder. Mais quelques secondes plus tard, Isabelle était envahie
par les souvenirs d’une Camille divinement joyeuse.

Cette nouvelle vague mélancolique plongea Isabelle dans un


désarroi total. Elle avait pensé que le plus difficile était derrière eux.
Cette rechute lui semblait bien plus effrayante que la première
dépression, car elle ne pouvait s’empêcher de penser : « Cela ne
s’arrêtera donc jamais… » Et la situation était grave. Le bac était à la
fin de l’année. Camille mettait en danger son avenir. Mais sa
souffrance paraissait si intense que cela diminuait l’importance d’un
diplôme. Seul l’espoir d’un nouveau sourire comptait. Rien à faire. Le
visage de sa fille était comme un masque mortuaire. Elle en pleurait
le soir dans sa chambre. Thierry était tout aussi perdu. Il sillonnait les
routes avec une menace permanente au-dessus de la tête, celle d’un
appel qui annoncerait une mauvaise nouvelle. Il ne voulait pas en
parler à sa femme, mais il avait le sentiment que leur fille quittait par
moments le monde des vivants, comme en repérage vers l’au-delà.
Il fallait agir. Thierry proposa à sa fille de l’accompagner pour une
de ses tournées. Quelques jours sur la route, tous les deux. Elle
accepta pour faire plaisir à ses parents. Ils semblaient en être si
heureux. Isabelle aida Camille à préparer son sac, l’embrassa fort au
moment du départ, et fit de grands gestes quand la voiture s’éloigna
de la maison. Mais dès le premier soir, Camille s’excusa auprès de son
père et lui demanda : « Mets-moi dans un train s’il te plaît, je veux
rentrer. » Thierry insista un peu, puis tenta de faire preuve
d’autorité : c’était trop tard maintenant, ils étaient partis, elle aurait
dû y réfléchir avant, on ne changeait pas de programme sur un coup
de tête, etc. Il arrêta d’un coup ce pseudo-sermon éducatif en
constatant le malaise de sa fille. C’était une évidence, elle avait essayé
de bien faire, de rassurer ses parents en acceptant cette proposition,
mais elle avait présumé de ses forces. Le monde extérieur lui faisait
mal, la brûlait. Elle luttait pour retenir ses larmes afin de ne pas
transformer cette situation déjà inconfortable en déroute. Thierry
n’insista pas, et la déposa à la gare la plus proche. Sa mère vint la
chercher à Lyon-Perrache, et elles rentrèrent en silence. Ce retour
fantomatique contrastait brutalement avec la joie factice du départ.
La tentative de Thierry, comme tout ce qu’ils avaient essayé avant,
s’était fracassée dans un échec désolant.

19

Quelques jours après cette tournée avortée, Camille quitta son lit
en fin de matinée. Elle prit un sac pour y déposer quelques affaires.
Elle exécuta ces gestes sans la moindre hésitation, comme si ce
moment n’avait été que la réalisation d’une action déjà écrite dans sa
tête.
Isabelle, trouvant la maison vide en rentrant de l’hôpital, paniqua
immédiatement. Elle adressa à Camille de nombreux messages, audio
et écrits, sans obtenir de réponse. Après quelques appels infructueux
auprès de ses amis, elle se rendit au poste de police. Au bout d’une
heure interminable, elle fut reçue par une femme qui avait
sensiblement le même âge qu’elle :
« Depuis quand avez-vous constaté la disparition de votre fille ?
— Ce soir, quand je suis rentrée à la maison.
— Et vous venez déjà nous voir ?
— Elle ne me répond pas.
— Avez-vous des raisons particulières de vous inquiéter ?
— Oui. Elle est… dans une sorte de dépression. Et ce n’est pas
dans ses habitudes de ne pas me prévenir. Elle a pris un sac avec ses
affaires…
— Donc, vous pensez que c’est une fugue ?
— Oui.
— Vous avez essayé de contacter ses amis ?
— Aucun ne sait où elle a pu aller.
— Elle va sûrement revenir. Rentrez chez vous, et on verra
demain.
— Je vous dis que ce n’est pas dans ses habitudes de ne pas me
prévenir… Elle n’est pas dans son état normal en ce moment. Je vous
en prie… aidez-moi… »

Elle avait prononcé ces derniers mots avec des sanglots dans la
voix. Alors qu’elle était coutumière de ce genre de situations, et s’était
entraînée à ne pas se laisser déborder par elles, la fonctionnaire qui
prenait la déposition fut touchée par le désarroi d’Isabelle. À vrai
dire, elle se souvenait d’elle. Quelques mois auparavant, elle était
allée à l’hôpital avec son fils qui s’était blessé lors d’un match de
football. Elle avait trouvé cette infirmière adorable. Il y avait quelque
chose d’incongru à la revoir dans cet état de fragilité total, de
désespoir même, alors que lors de leur première rencontre les rôles
étaient inversés : la mère inquiète pour son enfant, ce jour-là, c’était
elle. Elle tenta de la rassurer, de lui dire que ça arrivait tout le temps,
des fuites éphémères. Les adolescents revenaient toujours à la
maison, ou finissaient par donner des nouvelles. Isabelle n’écoutait
pas, les mots ne servaient à rien. Il fallait l’aider par des gestes
concrets.

« Vous avez une idée de la manière dont Camille était habillée ce


matin ?
— Non.
— On va signaler sa disparition. Vous avez une photo d’elle ? »
Isabelle ouvrit son sac et prit son portefeuille. Elle avait toujours
une photo de sa fille à l’intérieur. Certes, elle datait de plus d’un an,
mais elle était suffisamment ressemblante. En la prenant, Isabelle
éclata en sanglots. Cette photo, c’était celle d’un temps qui n’existait
plus, ce temps d’avant l’incompréhension et les peurs. Elle retrouvait
l’expression de sa petite fille adorée, celle qui n’aurait jamais pu
partir sans donner de nouvelles.

La policière voulut la soutenir du mieux qu’elle le pouvait,


proposant même ce qui ne se faisait jamais à ce stade :
« Ça va aller… Ne vous inquiétez pas… On va diffuser la photo à
toutes nos patrouilles de nuit. Je vais veiller personnellement à ce
qu’elles prennent en compte la disparition de Camille.
— Merci.
— Le mieux maintenant, c’est de rentrer chez vous, et de tenter
de vous reposer.
— Je vais essayer… », répondit Isabelle, en sachant bien que ce
serait impossible. Une conscience en souffrance ne se relâche pas.
Elle sentait comme une brûlure de plus en plus vive à l’intérieur de
son corps. Depuis des mois, elle accompagnait le mal-être de sa fille,
elle le minimisait sûrement pour éviter d’affronter le pire, mais cette
fois-ci elle éprouvait comme un avant-goût du tragique. La situation
était grave. « On vous appelle dès qu’on a du nouveau… », avait
ajouté la policière. Une phrase terrible qu’on entendait dans les films,
associée souvent à un contexte sordide. Il l’était, à présent. Il n’y avait
plus le moindre doute.

Thierry écourta sa tournée, et rejoignit sa femme en pleine nuit.


Toujours aucune nouvelle de Camille. Ils fouillèrent sa chambre, à la
recherche du moindre indice, et peut-être même d’un journal intime.
En vain. Ils finirent par ouvrir la grande malle en osier où étaient
entassés des centaines de croquis et d’esquisses. Ils se mirent à les
parcourir en espérant y trouver un signe, ou une explication. Mais il
n’y avait rien à déchiffrer dans ces dessins. Au bout d’une heure, ils
abandonnèrent. Camille n’était pas le genre de personne à laisser
derrière elle les preuves de son désarroi, ou l’adresse de sa dérive.

20

Camille avait passé la nuit dans un hôtel près de la gare de la Part-


Dieu. Au petit matin, dans un éclair de lucidité, elle songea à
l’angoisse de ses parents. En allumant son téléphone, face à la
multitude des messages, elle mesura leur inquiétude. Elle s’excusa :
« J’ai besoin de partir quelques jours. Pardon de vous faire souffrir,
mais je ne peux pas faire autrement. » Une heure plus tard, elle
acheta un billet pour Nice. C’était le premier train qui partait. « Je
vais me baigner dans la mer », se dit-elle, en oubliant qu’elle devait
être glaciale en ce mois de février.

Avec l’hôtel et le train, le peu d’argent dont elle disposait était


déjà largement dilapidé. En arrivant à Nice, elle posa son sac à la
consigne de la gare, et se promena une longue partie de la journée.
Camille éprouva un réel soulagement à ne plus être dans sa ville ;
l’intuition de fuir avait été bonne. Elle était encore capable d’aller
vers ce qui pouvait l’apaiser. Changer d’air, comme on dit. Elle
respirait ici comme une autre vie. Après une errance le long de la
promenade des Anglais, elle décida de s’allonger sur les galets. Au
bout d’un moment, elle se déshabilla et avança vers la mer
simplement vêtue d’un tee-shirt. Elle entra dans l’eau, sans la
moindre hésitation, comme si elle ne se rendait pas compte qu’elle
était glaciale. Depuis un moment déjà, elle n’était plus en mesure de
discerner avec précision le monde réel. Il ne lui sembla pas étrange,
non plus, d’être la seule à se baigner. Rapidement, son attitude attira
les regards. Elle s’éloigna du rivage sans avoir la lucidité de
comprendre qu’elle ne disposait d’aucune force pour nager ; elle
n’avait rien mangé depuis vingt-quatre heures. Elle se sentait enfin
heureuse, et pourtant, elle avait l’air d’une folle ou d’une suicidaire.

Deux policiers municipaux lui criaient de revenir vers la plage,


mais elle ne les entendait pas, tout juste distinguait-elle au loin deux
formes vaguement humaines. L’un des hommes finit par se mettre à
l’eau pour aller la chercher ; au moment où il s’approchait, Camille
se mit à faire de grands mouvements désordonnés, comme pour se
débattre par avance, persuadée qu’on l’attaquait. L’homme parvint à
la calmer, expliquant qu’il ne lui voulait aucun mal, simplement
l’aider car elle se mettait en danger. Elle n’avait plus assez d’énergie
pour ne pas le croire, elle se laissa aller, et perdit conscience avant
d’atteindre le rivage.

Elle se réveilla, allongée sur un lit d’hôpital. Elle demeura un long


moment, les yeux rivés sur la blancheur du plafond, avant qu’une
infirmière ne vienne vers elle.
« Comment vous sentez-vous ?
— On est où ?
— Vous êtes aux urgences. Vous avez fait un malaise en nageant.
— En nageant ? Où ça ?
— Dans la mer.
— Quelle mer ?
— À Nice. Vous êtes à Nice. »
Camille n’avait aucun souvenir de ce qui venait de se produire.
« Vos parents arrivent », reprit l’infirmière avant d’ajouter tout
doucement, presque en chuchotant à son oreille : « Tout va rentrer
dans l’ordre. » C’était une formule qu’elle devait prononcer des
dizaines de fois par jour à tous les patients de l’hôpital. Quel était cet
ordre ? se demanda aussitôt Camille. L’antidote du désordre ? Dans
ce cas, elle serait heureuse que la prophétie de l’infirmière se
concrétise. Elle n’attendait pas l’ordre, elle attendait que cesse le
désordre.

Les policiers avaient trouvé dans le pantalon de Camille la clé de


la consigne. En récupérant ses affaires, ils avaient découvert son
identité. Ils avaient alors transmis l’information à leurs collègues de
Lyon, puisque la disparition de la jeune fille y avait été signalée.
Isabelle avait cru défaillir en entendant : « On a retrouvé votre fille à
l’hôpital de Nice. » Un instant, elle avait été persuadée qu’on lui
parlait d’un cadavre. Un instant, elle avait ressenti la perte ultime.
Mais son bébé était vivant. Elle allait pouvoir le serrer dans ses bras.
Avec Thierry, ils suivirent un long couloir pour parvenir à la chambre
de Camille. Par la vitre, ils purent la regarder sans être vus.
Étrangement, elle paraissait sereine. Alors que la situation était
dramatique, il y eut presque un moment de joie quand la famille se
recomposa.

Ils prirent la voiture et roulèrent lentement pour remonter vers


Lyon. Isabelle était à l’arrière, près de sa fille, et la tenait dans ses
bras. Toutes les cinq minutes, elle lui demandait si ça allait, si elle
voulait faire une pause, n’importe quoi qui aurait pu lui faire plaisir.
Camille disait que tout allait bien, et c’était vrai. Elle avait eu besoin
de se perdre, de regarder la mort en face, peut-être, pour pouvoir
vivre à nouveau.

21

Camille retourna au lycée, redevint studieuse. Comme par


miracle, pensa Isabelle. Elle se plongea follement dans les révisions
pour le bac. Il n’y avait plus que ça qui comptait. S’armer d’une
connaissance inébranlable. C’était difficile de la comprendre, mais
peut-on reprocher à une lycéenne de travailler trop ? Le dimanche,
son père voulait l’emmener à la pêche, elle refusait puis finissait par
accepter pour lui faire plaisir, à condition de pouvoir emporter un
livre.

Personne n’aurait pu imaginer un tel dénouement en milieu


d’année mais Camille obtint son bac avec la mention très bien. Elle
était si douée. Sa mère voulait organiser une grande fête, il fallait
partager ce bonheur, et peut-être qu’il durerait pour toujours si on le
montrait ainsi au monde. Mais la jeune fille se ferma quand elle
entendit le nom de Sabine parmi les invités. « Non, non, je ne veux
pas de fête, dit-elle à sa mère, rien ne me rendra plus heureuse que
de dîner avec toi et papa. » Ce qu’ils firent dans l’un des meilleurs
restaurants de Lyon, chez Daniel et Denise, où ils purent célébrer
ensemble le happy end de cette année scolaire.

À la fin du repas, Camille annonça qu’elle allait se remettre à la


peinture. En d’autres temps, ses parents auraient pu s’en inquiéter.
La voie artistique n’est pas toujours la plus rassurante pour construire
un avenir concret. Mais là, tout était différent. Le simple fait que leur
fille éprouve un désir les emplissait de joie. À nouveau, elle avait des
projets, des envies. Pour la première fois depuis longtemps, Camille
se sentait forte, et même indestructible ; c’était excessif, mais elle ne
connaissait plus la demi-mesure ; dans la force ou dans la faiblesse,
elle était extrême. Sa décision lui permettait de prendre enfin le
dessus sur son bourreau. Il l’avait anéantie en lui volant son corps,
mais il ne lui volerait pas sa vie. Camille était en train de trouver la
force de ne plus associer la peinture au viol qu’elle avait subi. Elle
voulait intégrer les Beaux-Arts à la rentrée. On lui dit que c’était trop
tard, qu’elle aurait dû présenter son dossier dès le printemps. Encore
une fois, madame Berthier, la proviseure de son lycée, l’aida dans ses
démarches, et Camille fut admise. Elle passa tout l’été en
bibliothèque, à feuilleter des livres d’art, explorant ainsi l’univers de
tant d’artistes, d’Otto Dix à Charlotte Salomon.

Elle demanda à ses parents de passer quelques jours à Paris au lieu


de filer directement vers la Bretagne. Ils ne pouvaient rien lui
refuser ; ses envies étaient de la vie. Elle voulait tant revisiter les
musées de la capitale, celui d’Orsay notamment. Ce second voyage fut
un enchantement encore supérieur à celui de la première fois ; elle
aurait voulu ne plus quitter les lieux, y passer tout l’été. Elle
comprenait la puissance cicatrisante de la beauté. Face à un tableau,
nous ne sommes pas jugés, l’échange est pur, l’œuvre semble
comprendre notre douleur et nous console par le silence, elle
demeure dans une éternité fixe et rassurante, son seul but est de vous
combler par les ondes du beau. Les tristesses s’oublient avec
Botticelli, les peurs s’atténuent avec Rembrandt, et les chagrins se
réduisent avec Chagall.

En Bretagne, à Crozon, Camille repensa à toutes les images


accumulées ; quelque chose naissait en elle, le balbutiement de sa
propre voix. Bien sûr, elle avait déjà beaucoup peint avant la tragédie,
et sa singularité ne faisait pas de doute, mais elle revenait avec une
puissance accrue, une vision plus précise. Il y a toujours un moment
où un artiste peut se dire : c’est maintenant. C’est ce que vécut
Camille cet été-là. Elle revenait à la vie par l’art, et cela lui donnait
encore plus de force et d’évidence. Personne ne lui ressemblerait ;
l’unique coulait dans ses veines.

22

La rentrée aux Beaux-Arts se déroula comme un rêve. Camille


était heureuse de se trouver dans un nouvel environnement qui
n’était pas hanté par les souvenirs. On peut parfois guérir par une
simple modification géographique. Si elle allait mieux, le passé
surgissait souvent par vagues. Elle ne pourrait pas vivre ainsi. Elle
devait se reconstruire non pas en colmatant les fissures mais en
bâtissant de nouvelles fondations. Elle chercha sur Internet une
psychologue qui pourrait l’aider. Elle s’arrêta sur Sophie Namouzian.
Surtout à cause de son nom, qu’elle trouva totalement crédible.

Camille avait imaginé une petite blonde plutôt ronde, une sorte
de mère de famille épanouie, mais elle se retrouva face à une grande
femme assez maigre aux cheveux gris ; on était chez Giacometti.
Plutôt austère au premier abord, elle ne cherchait pas à séduire, à
faire croire qu’elle allait régler vos problèmes en trois séances. Son
visage présentait la topographie d’un long chemin à parcourir pour
tenter de trouver l’apaisement.

Au premier rendez-vous, Camille parla peu, et Sophie Namouzian


ne la relança pas. Elles firent connaissance par le silence. Il faudrait
plusieurs semaines pour que la conversation devienne plus fluide. La
psychologue avait intuitivement cerné le profil de sa nouvelle
patiente. Une enfance heureuse, dans un environnement stable, une
fille équilibrée et pleine de vie, fauchée subitement par un
traumatisme, un viol a priori, pas par un membre de la famille, mais
un homme en périphérie qui avait agi de manière brutale et
imprévisible, il y avait une suffocation liée à cette dimension
soudaine, et l’homme lui faisait du chantage peut-être ; quoi qu’il en
soit, il était évident qu’elle n’en avait parlé à personne, et que c’était
surtout cela qui pesait sur son esprit, cette insoutenable vérité du
désastre et le silence qui l’entourait.

La clairvoyance de Sophie Namouzian était impressionnante. Il y a


des personnes qu’on peut lire facilement, mais ce n’était pas le cas de
Camille. Elle tentait tant bien que mal de masquer son cœur par
pudeur. À vrai dire, ce n’était pas tout à fait une pudeur : il lui arrivait
si souvent de vouloir crier, déchirer le voile qui retenait ses paroles ;
alors non, ce n’était pas de la pudeur mais de la honte. Seuls les mots
pourraient la libérer de cette honte qui la rongeait. Namouzian les
attendrait patiemment, ces mots. Ils viendraient, et ils seraient
déterminants.

23

Les parents de Camille avaient décidé de casser leur PEL pour


payer la location d’un studio près de l’école. Cela lui évitait des allers-
retours quotidiens, et peut-être que cette nouvelle indépendance lui
ferait du bien. En tout cas, elle avait exprimé ce désir. Elle vivait dans
un petit meublé dénué de charme, mais cela n’avait aucune
importance. Elle passait son temps aux Beaux-Arts, où de grands
espaces appelés « les ateliers » permettaient aux élèves de travailler
dans des conditions qui lui semblaient idéales. Malgré sa présence
quasi permanente, elle ne se faisait pas d’amis. Dès qu’une
conversation devenait trop personnelle, elle s’échappait, prétextait
devoir rentrer, n’était jamais libre quand il y avait des soirées. Bien
sûr, elle aurait voulu échanger avec d’autres jeunes artistes, comparer
les œuvres, partager les doutes ; mais c’était encore au-dessus de ses
forces. Elle se sentait effrayée à l’idée de nouer des relations. Pour se
rassurer, elle pensait à tous les artistes qu’elle admirait, et dont les vies
avaient été des chefs-d’œuvre de solitude. Il lui arrivait de parler
parfois au téléphone avec Iris, mais elle ne la voyait plus. Camille était
en train de se couper du monde, et cela ne l’attristait pas.

Elle aimait s’oublier dans la foule, notamment pendant les cours


de monsieur Duris. Elle s’asseyait au milieu de l’amphithéâtre,
utilisant les autres élèves tels des remparts. Elle aimait
particulièrement ce professeur qui semblait avoir deux personnalités.
En amphi, malgré une évidente passion, il y avait toujours chez lui
quelque chose d’un peu mécanique, on ne le sentait pas prêt à se
laisser aller à l’improvisation ou aux digressions, il était une autoroute
du savoir. En TD, les choses étaient différentes, il paraissait bien plus
libre. Très à l’écoute des étudiants, il pouvait modifier la trajectoire
de ses cours pour être plus proche des sensibilités de chacun. Camille
se demandait parfois où était la vérité de cet homme. Intuitivement,
elle le voyait comme un compagnon de tristesse ; les autres ne
semblaient pas le percevoir, mais elle devinait chez lui comme du
désarroi. C’était le temps de sa séparation d’avec Louise, et sous ses
airs détachés personne ne voyait le désespoir ; seule une âme blessée
pouvait le lire.

Pour Camille, l’essentiel était bien sûr de peindre, et de


progresser sur le plan technique. Mais il fallait aussi se nourrir des
autres, pour pouvoir ensuite se définir. Les cours de monsieur Duris
seraient, en ce sens, indispensables à son évolution. Quand il parlait
de l’enfance de Rubens ou de la vieillesse de Dalí, la peinture se vivait
telle une narration ininterrompue. L’acte de peindre devenait alors
une participation à cette narration. Camille aimait sentir le poids de
cette histoire quand elle dessinait ; les génies du passé ne
l’intimidaient pas. Au contraire, la connaissance de la beauté
accentuait sa force. La vie des autres enrichissait sans cesse la sienne.

Duris observait cette nouvelle étudiante avec une grande


attention. Il n’avait pas mis longtemps à la trouver particulière, ne
serait-ce que par l’intensité de son désir de savoir. Certains élèves la
surnommaient « la silencieuse ». Cela n’aurait pas forcément déplu à
Camille de l’apprendre ; elle aurait sans doute trouvé que c’était
plutôt bon signe pour une artiste. Si elle parlait peu, Antoine jugeait
ses devoirs écrits originaux et inspirés. Il discernait chez cette élève
une forte personnalité qui se traduirait, à coup sûr, par une voix
artistique singulière.

24

1
Quand elle était aux Beaux-Arts, Camille était protégée .
Pourtant, elle traversait à nouveau des zones orageuses ; cela ne
cesserait donc jamais ? Parfois, elle se sentait promise au dégoût
permanent d’elle-même. Les quelques minutes qui l’avaient
déshumanisée prenaient la forme d’une condamnation à perpétuité.
Le travail effectué auprès de la psychologue, en la forçant à se
confronter à ses émotions, la fragilisait. Elle n’arrivait toujours pas à
parler, mais les mots se trouvaient maintenant sur le rivage de la
parole. Elle était hantée par le discours à venir. Et puis, par instants, il
lui semblait qu’elle n’y arriverait jamais. Il demeurerait impossible de
raconter ce qu’elle avait vécu ; comme si les phrases à formuler
étaient elles-mêmes dégoûtées par ce qu’elles allaient incarner. La
libération par les mots, nécessaire à son apaisement, était un espoir
sans cesse avorté.

Sophie Namouzian, qui avait perçu ce blocage, proposa lors d’une


séance : « Vous devriez écrire. Mettre vos mots sur du papier. Vous
pourrez me les lire à défaut de parler ; et si vous préférez les
conserver pour vous, ils auront au moins le mérite d’exister. Il faut
pouvoir déposer son intimité quelque part. Parfois, dans la douleur,
on en vient à douter de la réalité de ce qu’on a vécu. Avec ce
témoignage écrit, vous vous offrez la force du réel. C’est votre vérité,
celle d’une victime bien sûr, mais aussi celle d’une combattante. Et
c’est bien là le point de départ de toutes les promesses… »
Elle avait prononcé ces mots calmement et lentement, comme
une sentence un peu hypnotique. Alors qu’elle paraissait distante
parfois, ou peu impliquée émotionnellement, cette femme se révélait
d’une humanité incroyable. La jeune fille quitta le cabinet, en
remerciant sa psychologue. Une fois seule, cette dernière fut envahie
par un étrange sentiment. Quelque chose qui pouvait ressembler à un
mauvais pressentiment.

1. Le nom même de l’école, associant la Beauté et l’Art, lui était une


caresse.

25

Une semaine plus tard, Camille se réveilla en pleine nuit pour


écrire. Elle ne savait pas par où commencer. Tant de fois, elle s’était
reformulé les événements, ressassant à en devenir folle certains
détails. Mais elle ne pouvait plus reculer. C’était le moment.

Elle avait l’impression de tenter d’éclairer un abîme noir avec une


petite allumette fragile. Cela prendrait du temps, forcément. Chaque
mot, chaque lettre même, était un poids dont il fallait se délivrer. Elle
écrivit deux phrases, puis fit une pause. Elle se dirigea vers la fenêtre
pour observer sa ville qui dormait. Son studio, constitué de deux
anciennes chambres de bonne, se situait au dernier étage d’un
immeuble bourgeois. Elle vit au loin, perchés sur un toit, deux
amoureux qui fumaient une cigarette. L’incarnation du bonheur. Elle
rêvait d’être eux. S’aimer en regardant le ciel, au cœur de la nuit, en
fumant une cigarette ; s’aimer à l’aide de volutes. Cela paraissait
simple à accomplir, et pourtant, Camille eut l’impression d’être face à
l’inaccessible. Cette vision, après l’avoir émerveillée, lui devint
terriblement douloureuse.

Elle cessa d’écrire, et tenta de dormir. Au petit matin, elle se leva


et relut aussitôt les deux phrases qu’elle avait écrites. Elle se fit la
promesse de continuer le soir même. Elle se prépara rapidement
pour ne pas être en retard. Elle commençait à huit heures par le TD
d’Antoine Duris. Elle trouvait absurde d’enseigner quoi que ce soit si
tôt le matin, et encore plus la peinture. L’art méritait la nuit.
D’ailleurs, le professeur lui-même semblait assez peu frais, et avait la
bouche pâteuse en début de cours. On pouvait en conclure qu’il
vivait seul. Avant le « bonjour » aux élèves, il n’avait pas encore
prononcé le moindre mot ; ni à sa femme qui était partie, ni aux
enfants qu’il n’avait pas. Mais il possédait la divine énergie des
passionnés. En quelques phrases sur un peintre ou une œuvre, on le
sentait pleinement réveillé.

Ce matin-là, il poursuivit un cycle entamé depuis un mois sur


l’autoportrait. Il développait à présent une théorie sur ce qu’il
considérait comme une réelle particularité de la peinture :
« Pratiquement tous les peintres, à un moment ou à un autre, ont
décidé d’être le sujet de leur œuvre. C’est comme un passage obligé.
Il me semble que c’est le seul art qui soit soumis à cette nécessité
autobiographique. Par exemple, en littérature, nombre de grands
écrivains ont accompli leur œuvre sans jamais écrire sur leur vie, sans
jamais se peindre eux-mêmes, si j’ose dire. Qu’en pensez-vous ?
—…»
Il était un peu tôt pour avoir un avis sur cette théorie. Camille leva
la main, à la surprise générale. Avant même que son professeur ne lui
donne la parole, elle commença : « Je ne pense pas que cela soit juste.
Tout artiste se représente. En littérature, un auteur est partout,
sûrement. C’est peut-être plus visible quand on peint son propre
visage, mais cela ne fait pas de la peinture un art à part dans
l’expression de soi. Je ne pense pas qu’on puisse créer sans exprimer
ce que l’on est. Votre théorie s’arrête à la surface des choses, il me
semble. »

Camille jugea prudent de s’arrêter là. Tout le monde fut stupéfait


que « la silencieuse » se soit ainsi lancée dans la longue expression de
son point de vue. Rapidement, elle fut suivie par d’autres élèves qui
exprimèrent également leur désaccord. Le professeur ne s’attendait
pas à une telle remise en cause de son propos mais, pour faire bonne
figure, finit par dire qu’il était heureux de voir que son cours était un
terrain d’échange, et que chacun s’exprimait le plus librement
possible. Il avait d’ailleurs reçu le commentaire de Camille avec
bienveillance. Pour une personnalité réservée, cette prise de parole
en public était un signe encourageant.

À la fin du cours, Camille voulut aller voir son professeur et


s’excuser. Elle ne se sentait pas à l’aise avec l’idée d’être ainsi
intervenue. Elle mit son audace sur le compte des deux phrases
écrites la veille au soir. Oui, il y avait forcément un lien. En mettant
des mots sur le passé, elle libérait le présent. Presque d’une manière
anarchique, comme l’irruption quasi incontrôlable de son point de
vue ce matin même. Alors qu’elle avait si peu écrit encore, elle
recevait déjà les effets bénéfiques de ce soulagement. Elle libérait
subitement une si longue période de mutisme ! Finalement, elle se
dirigea vers son professeur :
« Est-ce que je peux vous parler un instant ?
— Oui, bien sûr Camille.
— Je voulais vous dire… que j’étais désolée pour ce matin. Je ne
voulais pas vous contredire ainsi.
— Ne soyez pas désolée. Vous avez bien fait d’exprimer votre
opinion. J’ai peut-être tort de penser que seule la peinture fait de
l’autoportrait un passage obligé.
— Oh non, vous n’avez pas tort, pas vous.
—…
— Je trouve que vos cours sont formidables. Votre passion est
contagieuse. Vous êtes une réelle inspiration pour moi.
— Merci.
— Je…
— Quoi ?
— Je ne veux surtout pas abuser de votre temps mais…
— Dites-moi.
— J’aimerais beaucoup avoir votre avis sur mon travail.
— Vous voulez que je passe vous voir aux ateliers ?
— Oui, ce serait important pour moi.
— Écoutez… je ne le fais pas habituellement. Pour ne pas
empiéter sur le travail de mes collègues. Mais puisque vous me le
demandez, pourquoi pas.
— Merci. Merci beaucoup. J’y suis demain toute la journée.
— Très bien, j’essaierai de passer alors. »

Camille quitta la classe dans un état de stupéfaction. Elle avait osé


lui demander cela, elle n’en revenait pas. À vrai dire, elle y pensait
depuis plusieurs jours. Elle était très bien guidée aux Beaux-Arts, mais
elle voulait se soumettre à l’opinion de son professeur d’histoire de
l’art. Son avis comptait plus que les autres. Elle se sentait en totale
connivence intellectuelle et émotionnelle avec lui. Antoine avait
perçu l’importance qu’il prenait aux yeux de son élève, si bien qu’il
ne pouvait pas dire non. Son attitude de ce matin avait été si
différente des autres jours ; on aurait dit une nouvelle version de
Camille, avait-il pensé. Elle ne cessait de le surprendre, et cela lui
donnait encore plus envie de découvrir ce qu’elle peignait.

26

En fin de journée, Camille avait rendez-vous chez Sophie


1
Namouzian . À peine assise, submergée par une forme de honte à
rebours, elle balbutia :
« Je ne sais pas ce qui m’a pris aujourd’hui. Je suis intervenue en
plein cours, devant tout le monde. Et après je suis allée voir mon
professeur. Il a dû me prendre pour une folle. Je lui ai parlé si
librement. Je ne me suis pas reconnue. Ce n’était pas moi.
— Si Camille, c’était vous ! répondit presque sèchement la
psychologue. Je suis certaine que vous étiez comme ça il y a quelques
années, à dire tout haut ce que tout le monde pensait tout bas. »

Camille ne parvint pas à répondre et se mit à pleurer. Cela faisait


si longtemps que des larmes ne s’étaient pas échappées de son corps.
C’était une libération par les yeux. Elle pleurait car cette femme avait
raison. Elle venait de renouer avec celle qu’elle avait été, comme un
réveil après une longue anesthésie. Oui, c’était elle qui agissait ainsi,
libre et insoumise au jugement des autres. Les larmes n’étaient pas de
tristesse ; au contraire, pour la première fois, tout était possible à
nouveau. Camille mit quelques mots ici ou là sur son tempérament et
raconta quelques souvenirs. Sa narration reprenait vie.

De retour dans son studio, son histoire retrouvée lui procura une
envie irrépressible de dessiner. Elle prit un grand cahier qu’elle avait
acheté la semaine précédente. Allongée dans son lit, elle enchaîna
quelques croquis évoquant des scènes d’enfance ; une fête de Noël
avec sa mère lui racontant les anges ; ou une visite au cimetière sur la
tombe de sa tante, morte prématurément ; ce qui lui passait par la
tête, sans trame précise, sans ligne directrice. Le passé revenait à elle,
rejoignant le temps présent. La fracture temporelle se refermait. Il
s’était vraiment passé quelque chose ce matin. Sa décontraction
subite lors du cours de Duris avait marqué cette irruption tant
attendue. L’ancienne Camille avait repris possession des lieux.

Enchaînant les pensées, elle se mit à dessiner son professeur. Elle


reprit ses propos sur tel ou tel peintre, et fut surprise de se souvenir
pratiquement mot pour mot de ce qu’il avait dit. Elle le faisait revivre
sous ses yeux. Il devenait comme un personnage. Sur certains croquis,
on pouvait voir le reflet du regret sur son visage. Camille dessinait un
homme qui avait l’air d’être en retard sur lui-même. C’était ce qu’elle
ressentait à son propos. Toujours cette tristesse cachée. Mais, sur
d’autres dessins, elle mettait en avant sa douceur, sa bienveillance.
Elle voyait bien qu’il était à son écoute tout particulièrement. Elle se
rapprochait de la vérité avec cette hypothèse. Antoine devinait son
potentiel, et voulait l’aider du mieux qu’il pouvait.

1. Quand elle pensait à sa psychologue, elle l’appelait toujours ainsi,


comme si elle avait besoin de se confier également à un nom.
27

Comme convenu, il passa en fin d’après-midi le lendemain à


l’espace des ateliers. Il erra un peu entre les travaux des élèves, qui
tous le saluèrent avec déférence. Il se demanda pourquoi il ne venait
jamais. Peut-être était-il gêné d’empiéter sur un terrain qu’il estimait
ne pas être le sien ? C’était absurde. On lui avait dit plusieurs fois, et
Camille encore récemment, que ses exposés pouvaient être d’une
grande influence sur l’évolution d’un parcours artistique. Il se sentit
ému de pouvoir s’octroyer une part de responsabilité dans cette
effervescence créative.

Quand il arriva auprès de Camille, il la découvrit assise sur une


chaise. La mise en scène de ce moment laissait croire qu’elle avait
l’intuition de l’arrivée de son professeur, et qu’elle l’attendait. Elle
était à côté d’un tableau qu’elle venait de peindre : son autoportrait.
Ainsi, Antoine fut confronté à cette vision étrange, comme s’il avait
rendez-vous avec deux Camille. Au lieu de s’adresser à son élève, il
préféra observer en détail la toile. Le visage affichait une expression
neutre, mais le regard semblait clairement dirigé vers celui ou celle
qui observait le tableau. Antoine fut hypnotisé un instant, tant ce
regard était soutenu et intimidant. Mais la force de l’expression
s’atténuait par un contour mauve tout en douceur.

Il resta encore un instant posté devant l’œuvre, la trouvant


immédiatement singulière. Camille finit par lui dire :
« Bonsoir.
— Bonsoir, pardon. Je suis happé par votre tableau, vraiment.

À
— Je l’ai dessiné pour vous. À cause de votre théorie, je me suis dit
qu’il fallait que je fasse un autoportrait.
— Ah… merci.
— À vrai dire, j’en ai déjà fait souvent. Ce qui est étrange, c’est
que ce sont mes dessins les moins personnels. Je me représente pour
être différente. Pour ne plus être moi.
— Je comprends… Et pourquoi avez-vous choisi le mauve ?
— C’est la couleur de la mélancolie joyeuse », répondit la jeune
fille en esquissant un sourire. Elle semblait si heureuse qu’il soit venu,
d’une joie si intense, qu’elle lui faisait oublier l’enjeu de sa présence.

Antoine semblait décontenancé. Camille avait une si forte


personnalité qu’il fallait toujours un moment pour trouver sa place
auprès d’elle. Dans un premier temps, il préféra observer en silence
plutôt que de livrer au fur et à mesure ses impressions. En se
plongeant dans les travaux que l’étudiante lui présenta, il ne perçut
pas, au premier abord, de réelle cohérence. On sentait une artiste
soumise à des impulsions, changeant au gré de ses humeurs, aux
inspirations multipolaires. Il fallait un moment pour déceler
progressivement une identité commune, comme un lien qui unissait
1
les tableaux les uns aux autres . On pouvait dire que l’inspiration
générale était végétale ; la nature, par une présence plus ou moins
importante, rassurait le chaos du monde. Il y avait un espoir caché
dans chacune des œuvres, y compris les plus sombres. Et souvent,
cette lumière se matérialisait par la présence d’un arbre ou d’une
fleur.

« C’est vraiment formidable, finit par dire Antoine.


— C’est vrai ? Vous aimez ?
— Oui, vraiment.
— Vous ne dites pas ça pour me faire plaisir ?
— Non, je vous assure que vous avez une voix unique. Qui est
votre professeur de technique ?
— Monsieur Bouix.
— Il doit vous le dire je suppose.
— Il n’aime pas vraiment complimenter, mais quand je vois à quel
point il est capable de détruire le travail des autres élèves, je me dis
qu’il doit à peu près apprécier ce que je fais.
— Oui, il est connu pour ça. Son silence est déjà une immense
approbation.
— Merci en tout cas. J’avais tellement peur de vous déranger.
— Au contraire. Je suis ravi d’échanger avec vous. Allons boire un
café, nous serons mieux pour parler de votre travail… », proposa
simplement Antoine.

C’était très rare qu’il agisse ainsi, mais l’accueil général des
étudiants lors de son arrivée aux ateliers et le réel désir de Camille
d’écouter son avis le poussèrent vers cette envie. Il voulait être
davantage complice avec ses élèves. Cela lui donnait même une raison
d’être.

1. On dit parfois d’un roman qu’il faut savoir le lire entre les lignes ;
Antoine estima qu’il en était de même pour le travail de Camille ; il fallait
l’observer entre les couleurs.

28

Quelques minutes plus tard, ils étaient assis dans un café situé non
loin des Beaux-Arts. Antoine était curieux d’en savoir plus sur les
inspirations de Camille. Il aimait les créateurs et leurs secrets.
L’admiration qu’il lui portait était réelle. Cela le fascinait de
s’approcher d’un esprit qui peignait ainsi. Antoine était professeur,
mais il aurait tout aussi bien pu tenir une galerie, faire partager ses
coups de cœur, mettre en valeur les autres. Il se sentait parfaitement à
sa place dans ce rôle, n’ayant lui-même aucune velléité artistique.

À cet instant, Camille se renferma un peu. Non qu’elle


n’appréciât pas le moment, bien au contraire, mais elle trouvait très
difficile de parler d’elle. Elle était heureuse d’écouter les
commentaires d’Antoine, elle les trouvait pertinents et flatteurs, mais
elle se trouvait mal à l’aise dès qu’il abordait la genèse de telle ou
telle œuvre. Elle ne supportait pas d’être disséquée. Ses questions
relevaient d’un intérêt bienveillant, et Camille le savait très bien, mais
elle préférait laisser la création dans les sphères de l’inconscient ; elle
aimait le mystère de la naissance des idées. D’une manière générale,
elle vivait mal que l’on tente d’accéder à son intimité. Pourtant,
c’était elle qui l’avait sollicité. Mais son regard lui avait suffi. Le simple
fait qu’il vienne, observe son travail, y soit sensible, cela valait tous les
mots. Antoine le perçut, n’insista pas, et emprunta une direction plus
légère :
« Vous avez un lien avec la galerie Perrotin ? Emmanuel est-il de
votre famille ? demanda-t-il.
— Non, pas du tout. Ma famille ne connaît rien à la peinture.
— Alors… d’où vient votre vocation ?
— Une visite dans un musée… Mais après coup je ne suis pas
certaine que cela ait vraiment débuté ce jour-là. C’était déjà en moi, je
crois. Pardon, je ne sais pas si je suis claire.
— Je vous comprends très bien.
— Et vous ?
— Quoi ? Comment j’en suis venu à enseigner l’histoire de l’art ?
— Oui.
— Par hasard aussi. Je ne sais pas comment est venu mon amour
de la peinture. Le simple plaisir de me promener dans les musées, un
peu comme vous, je crois bien. Fuir une adolescence compliquée.
C’étaient les endroits qui m’apaisaient le plus.
— Oui, la beauté apaise… », fit Camille avec une gravité subite.
Ils s’arrêtèrent sur cette phrase un instant, comme si le silence
permettait à une pensée de s’incarner.

Ils continuèrent à parler un long moment de leurs peintres


préférés, de l’art contemporain, des meilleures galeries de Lyon.
Camille finit par demander :
« Vous avez un lien avec Romain Duris ?
— Non, aucun.
— Cela nous fait un point commun alors », répondit-elle avec un
sourire.

Ils quittèrent le café, et se retrouvèrent dans la rue. Il y eut un


instant de gêne. Ils ne s’imaginaient pas en train de se faire la bise.
Finalement Antoine posa furtivement une main sur l’épaule de
Camille. Ce serait leur seul contact. Il repenserait à ce geste. Il y
repenserait souvent. C’était un geste fraternel, dont pourrait naître
une amitié sûrement.
29

Antoine rentra chez lui, et continua de penser à Camille. Quelle


jeune femme incroyable. Pendant l’heure passée avec elle, il avait tout
oublié. Certaines personnes ont le pouvoir de vous fixer entièrement,
totalement, dans une dévotion du présent. Il avait hâte de voir ce
qu’elle deviendrait. À un moment de leur conversation, il lui avait
dit : « Je crois en vous. » Elle avait paru particulièrement troublée par
cette phrase. « Il croit en moi », se répéterait-elle, et cela lui
donnerait la force d’aller plus loin encore.

La nuit avançait, Antoine avait des devoirs à corriger.


Régulièrement, il faisait commenter un tableau à ses élèves. Il
attendait d’eux une forme de pertinence dans le propos mais aussi la
maîtrise des éléments historiques contextualisant l’œuvre. Il se
retrouva avec une vingtaine de copies, et c’était justement la classe de
Camille. Il commença par elle, bien sûr. C’était étrange, maintenant
qu’il avait le sentiment de la connaître un peu plus. Il ne lui était
jamais arrivé de prendre un verre avec un élève dont il aurait à
corriger la copie le soir même. Il entamait sa lecture avec un regard
plus que favorable. Et c’est justement pour cette raison qu’il serait
sûrement un peu plus dur dans sa notation. Leur évidente
connivence ne devait altérer en rien sa neutralité. Finalement, il était
sans doute préférable de ne pas trop fréquenter les étudiants, pour
éviter de se retrouver dans de telles situations.

Sans réelle surprise, il fut impressionné par la qualité d’analyse de


Camille. Elle écrivait bien, son style était fluide et précis. Il s’agissait
d’évoquer un tableau d’Edvard Munch : Tête d’homme dans les cheveux
d’une femme. Elle parla du peintre norvégien, de sa folie et de ses
névroses, on aurait pu croire qu’elle évoquait un lointain cousin. Mais
dans la dernière partie de son exposé, elle se mit à évoquer tout autre
chose, avec notamment une longue digression sur Salvador Dalí. Un
propos intéressant, mais sans véritable lien avec l’analyse attendue.
Antoine finit par inscrire en marge l’annotation suivante : « Brillant
mais hors sujet ». Et instinctivement, sans y mettre une quelconque
intention, par habitude, il souligna l’expression « hors sujet ».

Il était toujours difficile pour un esprit artistique de se laisser


enfermer dans un exposé à thèse, antithèse, synthèse. Il comprenait
parfaitement pourquoi elle était partie dans d’autres sphères, les
œuvres étant reliées les unes aux autres, comme si l’histoire de la
peinture n’était pas une succession de périodes distinctes. Camille
n’était tout simplement pas faite pour se laisser encercler dans une
seule énergie, fût-ce celle d’un génie norvégien.

30

De son côté, elle passa la soirée à dessiner. Elle exécuta un croquis


où l’on pouvait la voir les bras levés vers le ciel. Puis, elle écrivit le
titre en plein milieu du dessin : « La fin de la culpabilité ».

Elle s’arrêta un long moment sur ces mots. Elle s’était toujours
considérée comme coupable du viol qu’elle avait subi, sentiment
absurde et déraisonnable, mais elle se libérait subitement d’un poids
supplémentaire. Pour la première fois, elle admit qu’elle n’avait eu
aucune responsabilité dans le drame qui l’avait abattue. Aurait-elle dû
agir autrement ? Pourquoi s’était-elle habillée de cette manière ?
C’était fini maintenant. Elle se savait victime, et uniquement victime.
Et cela la rendait combative. Elle se dit qu’elle pourrait porter plainte,
que peu importaient les représailles. À vrai dire, elle mettait de plus
en plus en doute la solidité des menaces de son bourreau. Il avait
exercé sur elle une pression psychologique pour qu’elle se taise, mais
l’erreur de sa mère dont il lui avait parlé lui paraissait maintenant
improbable. Elle se mit à songer concrètement à ce qui se passerait si
elle allait à la police. Elle devrait tout expliquer, donc tout revivre. Il y
aurait une confrontation. Elle serait obligée de se retrouver face à lui
sûrement. Et il nierait. Il l’accuserait de mentir. Certains peut-être le
croiraient, lui. Pourrait-elle le supporter ? Elle était en train de se
reconstruire, loin de ce cauchemar. Elle luttait chaque jour pour cela,
alors pourquoi y retourner ? Quelques minutes auparavant, elle se
sentait une telle force, et voilà que la fragilité revenait, la fragilité et le
dégoût.

Cela ne finirait donc jamais.

Le mal appelait le mal dans un écho incessant de la noirceur. Yvan


fit une nouvelle apparition dans sa vie. Le professeur emmenait sa
classe visiter les Beaux-Arts. Une exposition mettait en avant les
premiers travaux de certains artistes. Comment commence-t-on à
peindre ? Reconnaît-on d’emblée ce qui sera la tonalité d’une voix
artistique ? Yvan trouvait que c’était une bonne idée de confronter
des lycéens à toutes ces naissances. Montrer que tout le monde
débute, cela permet d’une certaine façon à chacun d’y croire pour
soi-même. Ils déambuleraient dans la grande salle, puis ils iraient
approfondir le sujet en bibliothèque. Cette sortie ferait peut-être
éclore quelques vocations, pensait-il.
C’est à la toute fin de la journée que Camille croisa le groupe. Elle
n’aperçut pas tout de suite Yvan, mais fut attirée par cette foule si
jeune. Elle en perçut l’insouciance instinctivement, et repensa à ses
sorties lycéennes ; elle se souvint du moment où elle s’était trouvée
face au tableau de Géricault. Et c’est à cet instant précis qu’elle le vit,
bouffi et en sueur, jouissant de son petit pouvoir d’adulte en intimant
à tel élève de faire ceci ou cela. Oui, c’était lui. Elle aurait pu le
reconnaître au milieu d’un stade bondé, lui qui hantait ses visions et
son âme, il était là. Il la reconnut lui aussi immédiatement et ne parut
pas surpris. Il devait savoir qu’elle étudiait ici ; à vrai dire, il avait
secrètement espéré la croiser, et le hasard avait joué en sa faveur. Une
fois près d’elle, il dit simplement : « Bonsoir, Camille. » Une politesse
qui prenait l’allure d’une gifle. Elle demeura stupéfaite. Il continua
son chemin, s’avançant vers la sortie, entouré d’élèves, et notamment
de jeunes filles. Elle voulut crier, mais c’était une vague de silence qui
s’abattait sur elle.

Elle tenta de s’apaiser, de ne pas ressentir de fureur contre ce


signe morbide du destin. Peut-être fallait-il y voir un symbole positif,
une façon de clore l’horreur. Sa psychologue lui dirait ça, à coup sûr.
Mais non, non, ce n’était pas ça. C’était la perfidie incessante de la vie
qui s’acharnait contre elle, précisément au moment où elle sortait
enfin la tête de l’eau. Il y avait une force qui continuait à se moquer
d’elle et de sa souffrance. Elle ne voyait que cette possibilité.
Pourquoi lui infliger ça ? Pourquoi la mettre face à celui qui l’avait
tuée ? Oui, il l’avait tuée. Elle n’était pas morte, mais elle ne vivait pas.
Elle survivait. Quelle était la raison de cette saloperie de hasard ? Et
lui, il avait paru si indifférent. Il n’avait pas semblé hanté par ce qu’il
avait fait, pas la moindre ombre sur son visage. Il n’avait pas semblé
craindre qu’elle le dénonce non plus. Avait-il oublié ? Son bonsoir
avait été si doux. Était-il possible d’oublier un tel crime ? Ces minutes
inoubliables pour elle semblaient avoir été effacées pour lui.
L’injustice continuait à être injuste.

Elle rentra chez elle, tremblante. Elle posa son sac sur la table.
Elle y chercha les anxiolytiques prescrits par Namouzian, mais ne les
trouva pas. Elle sortit alors de son sac la copie rendue par le
professeur Duris. Il avait eu l’air si gêné de lui indiquer qu’elle était
passée à côté de son sujet. Mais c’était la vérité. La stricte vérité.
Penser à lui la calma un peu. Elle se mit même à relire son travail
pour occuper son cerveau, le divertir du pire. Elle ne savait plus
pourquoi elle était partie si loin du sujet principal. Pendant la moitié
de son devoir, elle oubliait complètement Munch. C’était sans doute
ce qu’on appelait avoir l’esprit d’escalier. Cela correspondait si bien à
sa nature : elle cherchait à s’échapper sans cesse. Sa pensée était
vagabonde. Cette pensée qui nous permet justement d’échapper à
nos pensées.

31

En entrant dans sa classe le lendemain, Antoine constata


immédiatement que Camille n’était pas là. Il s’installa derrière son
bureau. Habituellement, il commençait aussitôt son cours, mais là, il
avait envie de l’attendre. Comme un acteur qui ne veut pas jouer tant
que sa spectatrice préférée n’est pas dans la salle. Il y fut néanmoins
contraint car elle n’arrivait pas. Peut-être avait-elle peint toute la
nuit ? Oui, ça devait être ça. Elle lui avait dit que ses cours
commençaient trop tôt. Voilà, c’était sûrement ça. Pourtant, elle avait
dit ne jamais vouloir les manquer. Il y avait peut-être autre chose.
Antoine était en train de parler des danseuses de Degas, et alors que
son esprit devait être léger et virevoltant, il sentit un poids s’installer
progressivement dans son cœur. Minute après minute, l’angoisse
s’empara de lui. Pour la première fois de sa carrière, il vécut les
derniers instants de son cours tel un supplice.

Dès la sonnerie, le professeur sortit rapidement de la salle. Au lieu


d’aller vers l’amphithéâtre, il se dirigea vers le secrétariat de
l’établissement. Il croisa Sabine, et fut presque surpris de son
existence tant son esprit était ailleurs. Hanté par le malaise d’une
intuition. Il demanda les coordonnées de Camille à une employée de
l’administration. Il prononça son nom, mais la femme face à lui
entendit mal, et répéta : Perruchon. Non, Perrotin. Elle finit par
trouver la fiche, et Antoine nota le numéro. Il ne voulait pas l’appeler
là, ici, devant tout le monde. Il quitta l’accueil, chercha un endroit
calme, finit par se positionner sous un escalier, là où personne ne
passait. Il composa le numéro. Camille était sur messagerie. Il tenta
de l’appeler à nouveau, et encore une fois il entendit sa voix
proposant de laisser un message. Il hésita, il hésita plusieurs secondes,
et finit par raccrocher sans parler.
QUATRIÈME PARTIE
1

Antoine était submergé par l’émotion. Mathilde hésita à


s’approcher, à se placer tout contre lui, mais elle décida finalement
de le laisser seul dans son recueillement. Il n’y avait personne dans le
cimetière à cette heure. Tout concourait à imprégner chaque seconde
d’une mélancolie totale. Il balbutia quelques paroles indiscernables,
puis s’abaissa pour replacer sur la pierre tombale des roses fanées qui
avaient été balayées par le vent. On pouvait voir quelques mots, ici ou
là. Il y avait également une plaque portant cette phrase sobre : « Nous
t’aimons pour toujours. » Elle n’était pas signée, mais elle venait
sûrement de ses parents.

Au bout d’un moment, Antoine éprouva une forme de


soulagement. Depuis des semaines, il avait vécu le cœur étouffé. Il se
savait prêt maintenant à affronter ce qu’il avait éprouvé. Malgré la
tristesse qui l’envahissait, il trouvait à cet instant les prémices d’une
force qui ne faiblirait pas. Régnait toujours dans son esprit une
immense confusion émotionnelle, mais ici naissait aussi quelque
chose de beau. Il promit à Camille qu’il reviendrait souvent, que
jamais elle ne manquerait de fleurs. Il posa sa main sur ses lèvres,
accompagna ce baiser en touchant la tombe du bout des doigts.
Antoine finit par rejoindre Mathilde. Il ne savait que dire. Cela
n’avait aucune importance ; elle n’attendait pas d’explication. Elle
l’aurait suivi jusqu’au bout du royaume de l’incompréhension. Elle
voulait le soutenir, être simplement là, près de lui. À vrai dire, en cet
instant, c’était plutôt Antoine qui avait besoin de parler. Il éprouvait
la nécessité de livrer enfin tout ce qu’il avait retenu. Ils longèrent les
tombes en lisant ici ou là les noms des morts. Ces ombres du passé
faisaient renaître la parole ; cet endroit représentait l’injonction par
excellence de la vie. Ils quittèrent le cimetière pour se diriger vers la
voiture. Au bout d’un moment, Mathilde demanda :
« On va où ? Tu veux qu’on aille dans un café ?
— Non. Restons dans la voiture. »

Il se mit à raconter. Toute la matinée, il n’avait cessé d’appeler le


numéro de Camille. En vain. Il ne partagea pas son inquiétude avec
d’autres, conscient qu’elle semblerait démesurée, mais il sentait que
quelque chose de grave s’était produit.

À l’heure du déjeuner, il décida de se rendre chez elle. Il


commanda un taxi, qui le déposa au pied de l’immeuble. Il chercha
son nom sur les boîtes aux lettres, mais il n’était sur aucune d’elles.
Sans doute sous-louait-elle une chambre de bonne ou vivait-elle en
colocation, comme nombre d’étudiants des Beaux-Arts. Il n’y avait
pas de gardien. Que faire ? Il resta un instant immobile dans le hall.
Quelqu’un allait bien passer, le renseigner. Non, le mieux était de
monter, de frapper à toutes les portes. Mais si Camille allait bien, elle
prendrait peut-être très mal cette irruption chez elle ; il avait bien vu,
lors de leur conversation, qu’elle n’aimait pas trop qu’on empiète sur
son intimité. Il était préférable qu’il reparte.

Mais Antoine demeurait figé dans le hall de l’immeuble. Dans la


valse incessante de son hésitation lui revinrent en mémoire tous les
indices de la fragilité de son étudiante. Une fragilité brouillée par les
derniers jours où elle était apparue sûre d’elle, et pleine de vie. Mais
l’autre Camille, celle qu’il avait observée pendant des semaines,
n’était pas du tout pareille. Il avait constaté tant de fois que cette
jeune fille était infiltrée par la tristesse ou l’absence. Toujours seule,
introvertie, parfois plus une ombre qu’une vie, elle était le genre de
fille pour laquelle il fallait s’inquiéter si elle venait à disparaître
quelques jours. Alors, voilà, son sentiment était tout de même un peu
fondé. Mais elle n’avait été absente qu’une matinée. N’était-il pas
prématuré de s’en faire autant ? Antoine était perdu entre son
intuition et la réalité. Si elle descendait maintenant (ce qu’il espérait
tant), elle se moquerait de son angoisse démesurée. Ou pire, elle le
trouverait bizarre. Une sorte de psychopathe qui se pointait chez elle
dès qu’elle ne répondait pas au téléphone. C’était si loin de lui.
Louise l’avait même quitté à cause de ça, cette façon qu’il avait de ne
jamais s’investir complètement dans la vie de l’autre, de rester en
surface, de vivre en rêveries, alors pourquoi était-il là, oppressé par la
peur et le pressentiment ?

La vérité allait apparaître maintenant.


Il fallait attendre encore un tout petit peu.
Juste quelques pas.
Une dizaine de pas, pas plus.
Un, deux, trois.
Une femme qui se dirigeait vers l’immeuble.
Quatre, cinq, six.
Une voisine qui savait la vérité.
Sept, huit, neuf.
Elle ouvrit la porte, pour faire face à un Antoine immobile.
Dix.
« Est-ce que je peux vous aider ? demanda-t-elle.

Pour telecharger plus d'ebooks gratuitement et


légalement, veuillez visiter notre site
:www.bookys.me
— Je cherche une jeune fille qui habite ici. Mais son nom n’est pas
sur la boîte aux lettres.
— Vous cherchez Camille ? dit alors l’inconnue d’un air
subitement grave.
— Oui, c’est ça.
— Vous êtes de la famille ?
— Non, je suis son professeur aux Beaux-Arts.
— Je suis désolée, monsieur…
— Quoi ?
— Elle… elle s’est jetée hier soir du dernier étage. »

Antoine ne fut pas en mesure d’assurer ses cours de l’après-midi.


Il rentra chez lui, hagard. Son appartement ne lui semblait plus
composé de murs droits et identiques. Sa vision hésitante rendait tout
incertain. Pour ne pas tomber, il finit par s’allonger sur son lit. Il
ressassait sans cesse la nouvelle, ce n’était pas possible, pas Camille,
non. Il ne pensait qu’à l’horreur de son corps écrasé sur le sol. Le
sang qui avait dû couler sur le trottoir. Qui avait entendu le premier
le bruit du choc ? Quelqu’un avait-il crié ? Tout l’obsédait. La veille
encore, elle était là, assise dans sa classe. Quelques heures après, elle
était morte. On ne pouvait pas mourir comme ça. On n’avait pas le
droit, voilà ce qu’il se disait dans la succession épuisante de ses
pensées. Il y avait forcément eu un choc pour partir ainsi, dans une
brutalité si éclatante. Antoine imaginait une pulsion, quelque chose
d’incontrôlable, il faut sauter, en finir, c’est tout de suite, il n’y a pas
d’alternative.

Quelques jours auparavant, elle était là, avec lui, montrant ses
œuvres avec fierté ; elle était là, pleine de vie et d’avenir. Elle était là,
avec lui, au café, pleine de vie et d’avenir. Il avait effleuré son épaule,
et maintenant tout était fini. Il n’y aurait plus jamais d’épaule à
effleurer. Ce n’était pas possible. Il n’avait rien vu, rien pressenti.
Enfin, non, ce n’était pas la vérité. Il avait décelé la fragilité de
Camille. Tout le monde en était conscient. Elle transportait un
gouffre qu’elle essayait de cacher sans y parvenir ; oui, on le voyait
bien. Mais les choses avaient changé ces derniers jours. Il n’était pas
fou. Cela avait changé. Elle était intervenue en classe. Elle avait voulu
lui montrer ses tableaux. Elle avait parlé de ses projets. Elle était
pleine de vie et d’avenir. Il n’était pas fou. Elle avait l’air de vouloir
peindre, et peindre encore, on percevait chez elle les débordements
de la création, alors non, ce n’était pas logique, ce n’était pas possible
qu’elle ait pu décider de mourir comme ça, si brutalement, elle qui
était si pleine de vie et d’avenir. Non, ce n’était pas possible. Il s’était
forcément passé quelque chose.

Voilà la phrase qu’Antoine ne cessait de répéter. Il s’était


forcément passé quelque chose. Et c’est au cœur de cette litanie
sinistre que lui revint un fait. Un élément qui lui apparut comme
l’acte ultime qui avait précipité la chute de l’étudiante. C’était de sa
faute. C’était lui le responsable. Il lui avait rendu sa copie, et il avait
souligné les mots « hors sujet ». Cela ne pouvait être que ça.
Comment expliquer autrement l’enchaînement des événements ? Il
lui avait remis un devoir en soulignant « hors sujet » et trois heures
après elle se jetait par la fenêtre. Trois heures après, elle devenait hors
sujet.

Il peinait à respirer. Il se leva, et se mit à tourner dans son salon,


comme un fou. C’était lui le responsable. Cela ne pouvait être que lui.
Comment avait-il pu être si inconséquent ? Il savait la fragilité de cette
fille. Il savait que son avis comptait énormément à ses yeux, et voilà
que subitement, après l’avoir encensée, après lui avoir dit « je crois en
vous », il lui avait balancé en pleine figure qu’elle était « hors sujet ».
À coup sûr, elle avait reçu cette annotation comme une trahison. Ils
s’entendaient si bien tous les deux. Il n’avait jamais pris de café avec
aucune de ses élèves ; et pour elle, c’était pareil, elle l’admirait ; oui,
elle le lui avait dit clairement. Elle avait dit « vous êtes une réelle
inspiration pour moi », et il l’avait humiliée d’un coup. Il avait créé
du désastre. C’était certain qu’elle l’avait ressenti comme ça ; cela ne
pouvait pas être autrement. Il se repassait sans cesse le film des
événements, et il ne voyait que l’éclatante vérité en trois actes : elle
était redevenue joyeuse, puis il lui avait dit qu’elle était hors sujet, et
ensuite elle se tuait. Comment ne pas voir le lien ? Existe-t-il
expression plus terrible que celle-ci ? « Hors sujet », cela veut dire
qu’on est exclu de soi-même. Nous sommes un sujet, et subitement
on ne veut plus de vous. Le hors-sujet, c’est la mort.

Vrai ou faux, fondé ou non, à partir du moment où il s’était


persuadé du lien entre son annotation et le suicide de l’élève,
Antoine ne pourrait plus faire marche arrière vers une autre
hypothèse, une autre vérité. Ce n’était plus une interrogation à ses
yeux, c’était une certitude absolue. De toutes les façons, le suicide
d’un proche ne peut que renvoyer à la culpabilité. Pourquoi n’a-t-on
pas vu ce qui se tramait dans la sentinelle de l’horreur ? Aurait-il fallu
agir différemment ? Prononcer quelques paroles consolantes qui
auraient sauvé une âme peut-être non encore condamnée ? Ce
sentiment de la responsabilité du « hors sujet » accompagnait celui,
bien plus vaste, des survivants consternés et hagards face au naufrage
qu’ils n’ont pas vu venir. Antoine entra alors corps et âme dans
l’obsession de sa culpabilité. Sa souffrance allait se révéler si puissante
qu’il laisserait progressivement place à un homme mort à l’intérieur
de lui.

Quelques jours plus tard, il n’eut pas la force d’aller à


l’enterrement. Aussi étrange que cela puisse paraître, après la
première demi-journée d’absence, il assura ses cours pendant presque
deux semaines, sans que personne ne se rende compte de son état. Il
traversait les heures d’une manière mécanique, robotique, sans
humanité. En classe, il lançait des regards vers la place habituelle de
Camille. Personne ne pouvait imaginer ce qu’il traversait. Il voyait
l’école vivre à nouveau, à peine égratignée par l’horreur du suicide
d’une de ses étudiantes. Il y avait bien sûr eu des mines attristées sur
les visages les premiers jours, mais cela avait duré si peu. On survole si
vite les drames.

Quand Antoine avait décidé de fuir, personne n’avait fait le lien


avec le suicide de Camille. Patino, surpris, avait tenté d’en savoir un
peu plus sur les raisons de son départ. Le professeur avait alors
évoqué un projet de roman qui ne pouvait pas attendre. La vérité
était tout autre. Son corps brûlait à l’intérieur. Seule la beauté pouvait
le sauver.
4

Mathilde prit la main d’Antoine. Il avait raconté sans s’arrêter,


dans la voiture stationnée près du cimetière. Il parla encore un peu
de Camille, de son talent, du café qu’ils avaient pris ensemble. Avec
beaucoup d’émotion dans la voix, il énonça :
« J’avais la certitude que son avenir serait brillant. Cela semble
absurde, maintenant.
— Non, tu as raison. Il est évident que cette fille était très douée.
—…
— Antoine, je n’y crois pas à ton histoire de commentaire qu’elle
aurait mal pris. Ce que tu m’as raconté d’elle montre bien qu’elle
était habitée par des démons terribles. Tu ne pouvais rien faire. Je
crois même au contraire que ton attitude, ta bienveillance, ont été ses
derniers grands bonheurs. J’en suis certaine. »
Antoine ne répondit rien. Sa gorge se serrait face à ces mots de
consolation. Mathilde reprit :
« Tu ne peux pas rester ainsi.
— Je sais.
— Que vas-tu faire ?
— Je crois que j’aimerais aller voir ses parents. Peut-être qu’ils
pourront me confier quelques dessins. On pourrait lui rendre
hommage à l’école.
— C’est une très bonne idée », s’enthousiasma Mathilde.

Antoine fut heureux de sa réaction. Il doutait de tout, et avait


besoin comme d’une validation de ses idées. La présence de cette
femme changeait tout. Sans elle, il n’aurait jamais pu faire ce chemin.
Malgré sa détresse, il n’avait cessé de prendre les bonnes décisions,
d’Orsay à Mathilde, pour arriver là où il devait être : devant la maison
de Camille.

Mathilde avait trouvé très facilement l’adresse sur Internet. Il avait


suffi de rouler un peu moins de dix minutes. Antoine observa le
pavillon, en imaginant le nombre de fois où Camille avait dû entrer et
sortir par cette porte. Il imaginait ses trajets, elle avait laissé des traces
de sa présence partout ; des traces concrètes avec ses œuvres, mais
aussi immatérielles, comme l’air qu’elle avait inspiré puis expiré par
exemple.

« Je t’attends dans la voiture ? demanda Mathilde.


— Non, vas-y. Tu peux partir.
— Tu es sûr ?
— Oui, je sais que tu dois récupérer tes enfants. Je vais m’en sortir.
— Vraiment ?
— Oui.
— Tu m’appelleras ce soir pour me raconter ?
— Oui, c’est promis. Fais attention sur la route… »
Antoine s’approcha alors de Mathilde et l’embrassa. Malgré le
1
contexte douloureux, ce fut un baiser d’une grande beauté . Il
murmura : « Merci, merci encore pour tout », et quitta la voiture.
Avant de démarrer, elle observa un instant la silhouette de cet homme
qui lui plaisait.

1. Ou alors, c’était justement à cause du contexte douloureux que le


baiser fut d’une grande beauté.
5

Antoine hésita avant de sonner à la porte du pavillon, et préféra


finalement taper doucement. Tellement doucement qu’on aurait pu
croire qu’il n’avait pas tapé, à vrai dire. Il dut s’y reprendre à trois fois
pour produire un son audible. Isabelle se leva de son fauteuil. Depuis
la mort de sa fille, elle restait des journées entières ainsi, prostrée. Ses
amis venaient la voir, la famille aussi, car elle ne répondait plus au
téléphone. On essayait de la faire parler, de lui demander ce qu’on
pouvait faire pour elle, mais elle voulait être seule. Rien ne pouvait la
divertir, rien ne pourrait l’apaiser. Son mari, lui, avait souhaité
reprendre la route assez vite, « pour se vider la tête » comme il avait
dit. Isabelle trouvait folle cette expression. Comment peut-on se vider
la tête quand elle est encombrée du suicide de son enfant ? À part en
s’abrutissant de cachets, il n’y aurait aucune seconde où elle pourrait
échapper à la terrible réalité. Elle hésitait parfois à retourner à
l’hôpital, s’étourdir de la douleur des autres pour atténuer un peu la
sienne. Mais c’était vain. Il n’y avait pas de solution. Il n’y avait pas
d’issue.

Isabelle découvrit sur le seuil de sa porte un homme long et fin


qui paraissait presque se fondre dans le ciel gris en arrière-plan. Elle
ne lui demanda pas ce qu’il voulait, elle attendait qu’il se présente,
autant dire que le silence entre ces deux humains pouvait être
interminable. Antoine finit par dire : « Je suis vraiment désolé de vous
déranger. Je suis Antoine Duris, le professeur d’histoire de l’art de… »
Il coupa sa phrase, dans l’incapacité de prononcer le prénom de
Camille.
Quelques instants plus tard, ils buvaient un café dans le salon.
Alors qu’Isabelle ne supportait pas les visites, celle d’Antoine semblait
lui faire du bien :
« Camille m’a souvent parlé de vous. Elle vous appréciait
tellement.
— C’était… réciproque. »
Antoine devint blême à cet instant. Il voulut parler du « hors
sujet », avouer son sentiment de culpabilité, mais il n’eut pas le temps
de le faire. Isabelle se mit à raconter ce qui s’était passé :
« Elle était désespérée, et nous n’avons jamais su l’aider. J’ai tout
fait pour qu’elle parle, mais cela n’est jamais sorti. Et je n’ai pas su
comprendre l’ampleur du drame.
—…
— Camille a été violée à l’âge de seize ans. Nous avons retrouvé
chez elle une longue lettre qui racontait tout. »

Isabelle s’arrêta un instant, avant de reprendre le récit de la


tragédie. Camille n’avait pas laissé de véritable lettre testament pour
expliquer son geste, mais c’était le long récit de son calvaire. Le texte
que le docteur Namouzian lui avait suggéré d’écrire. « Cette femme a
été extraordinaire », précisa Isabelle. Elle était d’ailleurs allée la voir
plusieurs fois en consultation. Cela avait aussi été une façon de se
rapprocher de sa fille. Et puis, à des degrés différents, elles
partageaient une même douleur. La psychanalyste avait été
profondément choquée par la mort de Camille. Elle aussi ne pouvait
s’empêcher de penser qu’elle aurait dû trouver les mots ou les gestes
pour la sauver.

Tout était écrit dans la lettre de Camille. Le nom du criminel, la


façon dont il avait agi, et la pression qu’il avait exercée sur elle par la
suite. L’horreur était décrite calmement, sans la moindre agressivité,
sans la moindre émotion même, juste les faits, les faits évoqués avec
une froideur extrême. Isabelle en lisant la lettre en avait eu des
nausées, puis s’était mise à vomir. Tout lui revenait en mémoire. Le
mercredi fatal, et comment tout avait basculé à partir de ce moment-
là. Comment avait-elle pu ne pas comprendre ? Et puis, bien sûr, la
terrible culpabilité : tout était de sa faute. Elle l’avait précipitée dans
les griffes du démon. Elle avait organisé la rencontre avec l’assassin de
sa fille. C’était bien trop à supporter pour une mère.

Thierry, de son côté, était entré dans une rage terrible. Il avait
aussitôt voulu aller se venger. Cette ordure allait payer, il allait
souffrir. Le père de Camille s’en foutait des conséquences, il pourrait
passer le reste de sa vie en prison pour apaiser l’âme blessée de sa
fille. Isabelle, à bout de forces, parvint pourtant à l’en dissuader. Elle
ne pourrait pas supporter de se retrouver seule. Il fallait porter
plainte. La lettre serait suffisante. Devant la détresse de sa femme,
Thierry renonça à son projet.

Au milieu des démarches de préparation des funérailles, Isabelle


et Thierry allèrent ensemble au commissariat. Yvan fut interpellé le
jour même, à la sortie de son établissement. Il ne demanda même pas
le motif de l’arrestation. Il avait appris le suicide de Camille.
Quelques minutes plus tard, alors qu’il aurait pu nier les accusations
portées contre lui, il avouait tout. Et précisait qu’il avait croisé
Camille une dernière fois, quelques heures avant son suicide. Par
hasard, oui, c’était le hasard, avait-il répété plusieurs fois dans une
litanie fiévreuse. Devant des policiers stupéfaits, il finit même par
ajouter : « J’ai aussi abusé de Mathilde Ledoux. » C’était une élève de
seconde qui, elle non plus, n’avait jamais porté plainte. La police alla
l’interroger le soir même, et elle éclata en sanglots devant ses parents
médusés. Depuis quelque temps, ces derniers s’étaient inquiétés de
constater qu’elle n’était plus tout à fait la même. On retrouva
également une première plainte contre le violeur. À Paris, vingt ans
auparavant, et qui l’avait contraint à quitter la capitale. Il fut
incarcéré aussitôt.

Sabine voulut le voir, mais Yvan refusa la visite. Il n’avait pas la


force d’affronter le regard de sa femme. Il allait rester de nombreuses
années en prison. Il avait avoué si vite que cela laissait encore
davantage de regrets aux parents de Camille. Le bourreau de leur fille
avait inventé une histoire d’erreur médicale ; si seulement elle avait
pu parler, tout leur dire, tout dire à la police. Si seulement. Il aurait
avoué, comme il venait de le faire. Il y aurait eu un procès. Et la jeune
fille, reconnue dans son statut de victime, aurait sans doute pu se
reconstruire. Si seulement. Les scénarios de ce qui n’avait pas existé
repassaient sans cesse dans la tête d’Isabelle.

Antoine avait écouté son récit avec stupéfaction. Il était face à la


douleur d’une femme qui allait vivre avec la culpabilité qu’il s’était
attribuée. Il devait l’aider ; il savait à quel point ce poids ancré dans le
cœur vous empêchait d’avancer. Il murmura qu’il fallait vivre pour
Camille. Isabelle n’avait pas entendu. Il répéta : « Il faut vivre pour
Camille. » Oui, c’était facile à dire. Mais à quoi bon ? Bientôt, Antoine
expliquerait à Isabelle ce qu’il envisageait de faire. Et pour cela, il
fallait tous les vivants. Il fallait tous ceux qui avaient aimé Camille, car
elle revivrait d’une certaine manière.

Isabelle avoua que cela lui faisait du bien de parler avec Antoine.
C’était pareil pour lui. Elle ajouta : « Vous savez… la femme du
violeur, c’est ma meilleure amie. Elle est effondrée. Tout le monde la
regarde comme une pestiférée. Eh bien, on se parle quand même.
J’ai de la pitié pour elle… » Tout paraissait si compliqué, choisir sa
place entre les erreurs et l’horreur, choisir de mourir ou de survivre,
les errances se croisaient. Là encore, Antoine hésitait. Devant le
désarroi de cette femme, il se sentait impuissant. Il finit par se lever et
s’approcher d’elle. Il effleura son épaule, tout comme il avait effleuré
celle de sa fille ; par ce geste identique, sans doute la vie pourrait-elle
continuer.
ÉPILOGUE
Le jour où Antoine avait rencontré Isabelle, elle lui avait montré
la chambre de son élève. Il avait essayé d’imaginer toutes les versions
de Camille ici. Bébé, petite fille, adolescente ; toute une vie se
recomposait dans ce décor inamovible. Il s’approcha du chevalet. Les
couleurs, dans les tubes, n’étaient pas encore sèches. Cela lui serra le
cœur. Le week-end, elle aimait venir chez ses parents, et peindre. Il se
trouvait face à un tableau inachevé, et personne ne pourrait jamais
savoir dans quelle direction serait allée cette œuvre. La mort arrêtait
aussi la lumière des inspirations.

Il s’avança vers une grande malle en osier posée au sol. Il l’ouvrit


et en tira des dizaines de gouaches qu’il jugea merveilleuses. Il passa
presque deux heures à les détailler, interrompu seulement à un
moment par Isabelle qui demandait s’il avait faim. Non, il ne voulait
pas manger. Non, il ne voulait rien. Juste rester avec les dessins de
Camille. Il avait toujours senti sa particularité, et ce qu’il avait vu à son
atelier l’avait émerveillé déjà, mais là, peut-être plus encore en la
sachant disparue, il était ébloui. Il eut la surprise, le choc, de se
reconnaître. Elle l’avait dessiné ; il en fut bouleversé. Leur lien avait
été aussi éphémère que puissant, marqué par cette intensité rare des
grandes rencontres.

Le lendemain, il appelait le directeur des Beaux-Arts pour lui dire


qu’il était revenu, et qu’il reprendrait bientôt les cours s’il l’y
autorisait. Patino accueillit cette nouvelle avec enthousiasme. À vrai
dire, Antoine l’appelait avant tout pour organiser le transfert des
œuvres laissées par Camille à l’atelier. Ses parents n’avaient pas le
courage de s’en occuper. Le chef d’établissement, avec élégance,
promit de prendre en charge le transport. Isabelle ne savait comment
remercier Antoine. Ensemble, ils passèrent plusieurs journées à
classer les dessins, leur cherchant une cohérence narrative. C’était
impressionnant de voir tout ce que Camille avait produit en si peu de
mois. Sa mère n’en revenait pas : « Je l’entendais parfois la nuit, mais
je ne pouvais pas imaginer… » Isabelle n’entrait presque jamais dans
la chambre de sa fille ; c’était son territoire quand elle était en vie ;
depuis sa mort le lieu était devenu comme tabou. Elle découvrait
maintenant un terrain quasi inconnu, et qui prenait à ses yeux l’allure
d’un pays magique.

Thierry rentra pour le week-end. Sa première impression fut


plutôt négative. Il se demandait si cette façon de faire rejaillir le
souvenir de Camille ne finirait pas par faire encore plus de mal à sa
femme ; remuer le passé, se laisser bercer par l’illusion que leur fille
était encore avec eux… Ne valait-il pas mieux essayer d’oublier ? Tout
jeter, déménager, fuir le moindre détail susceptible de leur rappeler
Camille. Pourtant, Isabelle semblait comme respirer à nouveau, et il
finit à son tour par considérer Antoine comme une présence
bienveillante. Ce professeur voulait rendre hommage à leur fille lors
d’une grande soirée. Il voulait même qu’on baptise une classe de
cours à son nom, pour que les générations à venir sachent qu’un jour
avait existé Camille Perrotin. Mais la découverte des œuvres avait
encore accru son ambition. Il voulait maintenant une grande
exposition, dans une galerie de Lyon.

Antoine connaissait tout le milieu artistique de sa ville : il hésita


entre plusieurs endroits où pourrait être exposée Camille, avant de
pencher pour la galerie Clemouchka, située dans le quartier de la
Croix-Rousse. Il entretenait de très bonnes relations avec Karine, la
directrice. Connaissant sa sensibilité, il pensa qu’elle pourrait être
intéressée. Il l’appela pour lui expliquer son projet, et effectivement
elle eut envie d’en savoir davantage. Elle avait senti dans la voix
d’Antoine comme le prélude à quelque chose d’important. Elle ne
put s’empêcher de penser aussi qu’exposer une jeune fille de dix-huit
ans qui venait de se suicider pourrait créer un intérêt médiatique.
C’était toujours bien d’avoir une histoire derrière une œuvre.

À vrai dire, Karine oublia tout cela quand elle découvrit l’œuvre
de Camille. Elle et son assistante, Léa, se déplacèrent au domicile des
parents. Elles furent immédiatement conquises par l’intensité qui
émanait des dessins. Karine y trouva assez vite une cohérence, lançant
quelques idées à propos de l’exposition. « Vous voulez dire que vous
êtes d’accord pour montrer le travail de… ma fille ? » finit par
demander Isabelle en balbutiant. La directrice de la galerie
Clemouchka avait oublié de préciser ce détail, tant cela relevait pour
elle de l’évidence. Isabelle s’assit alors sur le lit de sa fille, submergée
par l’émotion.

À
À partir de ce moment, les choses allèrent assez vite. Karine
résolut même de décaler la prochaine exposition pour laisser place à
Camille. Antoine accepta de s’occuper du projet en tant que
directeur artistique. On rédigea une notice biographique, on fit
imprimer un catalogue, et les invitations furent lancées. Pour
l’enseignant, ce vernissage marquerait la fin d’une période très
douloureuse ; et davantage encore sûrement. Il marquerait aussi le
début d’une nouvelle ère. Symboliquement, il souhaita convier les
personnes qui comptaient pour lui. Dans la foule des invités, on
apercevait ses parents, sa sœur. Il n’oublierait jamais l’incroyable
ténacité, le soutien indéfectible dont elle avait fait preuve à son égard.
Et puis, il avait convié Louise. C’était important qu’elle soit là. Elle
avait simplement demandé : « Est-ce que je peux venir avec lui ? »
Antoine avait accepté bien sûr, et il découvrit ce soir-là que Louise
était enceinte. Elle avait été si inquiète de sa réaction :
« Je ne savais pas comment te le dire…
— Félicitations.
— Merci.
— Je suis heureux de te voir, enchaîna Antoine.
— C’est merveilleux, tout ce que tu as fait pour cette fille. Elle a
un si grand talent.
— Je n’ai rien fait. C’est elle qui a tout fait.
— Oui.
— C’est un garçon ou une fille ?
— Une fille. »
Antoine lui adressa un sourire. Le compagnon de Louise
s’approcha d’elle, passant une main autour de sa taille. Il énonça
quelques éloges sur Camille, et ils partirent tous deux vers d’autres
tableaux. Antoine ne la reverrait pas avant longtemps.
Il se mit alors un peu en retrait pour observer les invités. Les
parents de Camille semblaient heureux. On ne cessait de les
complimenter, comme s’ils étaient eux-mêmes l’artiste. Ils se tenaient
par la main pour recevoir à deux les impressions enthousiastes du
public. Sophie Namouzian était en train de leur dire qu’elle
retrouvait toute la sensibilité de Camille dans son travail. Elle avait
raison. Tout était ici à l’image de la jeune fille. Y compris le rythme.
La soirée fila à une vitesse inouïe, elle touchait déjà à sa fin. Plusieurs
personnes annoncèrent qu’elles reviendraient quand il y aurait moins
de monde pour mieux profiter des œuvres. Karine et son équipe
saluèrent les derniers visiteurs, puis elle s’avança vers Antoine pour
lui laisser les clés. « Je te laisse fermer », lui dit-elle avec un sourire de
connivence. Elle avait compris qu’après cette soirée Antoine aurait
envie de rester un moment seul avec Camille.

Mathilde l’avait compris aussi. Pendant toute la soirée, elle était


restée un peu à l’écart pour ne pas gêner Antoine. Depuis le jour où
elle l’avait déposé chez les parents de Camille, ils s’étaient revus deux
fois. Ils avaient assez peu parlé, et surtout fait l’amour. Ce vernissage
lui paraissait être aussi un peu celui de leur histoire. Elle aimait cet
homme, elle l’avait aimé dès le début. Elle lui fit un signe de la main
qui voulait dire : « Je t’attends dans la voiture… » En la voyant quitter
la galerie, il repensa fugitivement aux dernières semaines. Au bord du
désespoir, il avait tout quitté. Seule l’intuition qu’il lui fallait aller
travailler au musée d’Orsay lui avait permis de résister. Il s’était
renseigné, avait noté le nom de la responsable des ressources
humaines : Mathilde Mattel. Il se souvenait si bien de ce moment où il
avait écrit ce nom. Mathilde Mattel. Maintenant, il comprenait que ce
nom avait été comme un oracle qui annonce une possibilité de survie.
Antoine Duris se tenait maintenant seul au milieu de la galerie. Le
ravissement, c’était bien le sentiment qui l’emplissait à cet instant. Il
s’approcha d’un dessin qu’il aimait particulièrement. Un autoportrait
de Camille. Il la regarda droit dans les yeux, lui chuchota quelques
mots, tout comme il avait parfois parlé avec Jeanne Hébuterne. Il
sentit alors un souffle passer près de son visage, comme une caresse.
© Éditions Gallimard, 2018.

Éditions Gallimard
5 rue Gaston-Gallimard
75328 Paris
http://www.gallimard.fr
DU MÊME AUTEUR

Aux Éditions Gallimard


INVERSION DE L’IDIOTIE, roman, 2002.
ENTRE LES OREILLES, roman, 2002.
LE POTENTIEL ÉROTIQUE DE MA FEMME, roman, 2004 (« Folio »,
o
n 4278).
QUI SE SOUVIENT DE DAVID FOENKINOS ?, roman, 2007.
o
NOS SÉPARATIONS, roman, 2008 (« Folio », n 5001).
o
LA DÉLICATESSE, roman, 2009 (« Folio », n 5177, « Écoutez Lire »).
o
LES SOUVENIRS, roman, 2011 (« Folio », n 5513, « Écoutez Lire »).
o
JE VAIS MIEUX, roman, 2013 (« Folio », n 5785).
o
CHARLOTTE, roman, 2014 (« Folio », n 6135, « Écoutez Lire »).
CHARLOTTE. Avec des gouaches de Charlotte Salomon, 2015.
o
LE MYSTÈRE HENRI PICK, roman, 2016 (« Folio », n 6403, « Écoutez Lire »).

Aux Éditions Flammarion


o
EN CAS DE BONHEUR, roman, 2005 (« J’ai Lu », n 8257).
CÉLIBATAIRES, théâtre, 2008.
o
LA TÊTE DE L’EMPLOI, roman, 2013 (« J’ai Lu », n 11534).
LE PLUS BEAU JOUR, théâtre, 2016.

Aux Éditions Grasset


o
LES CŒURS AUTONOMES, roman, 2006 (« Livre de poche », n 32650).

Aux Éditions Plon


o
LENNON, 2010 (« J’ai Lu », n 9848).

É
Aux Éditions Albin Michel Jeunesse
LE PETIT GARÇON QUI DISAIT TOUJOURS NON, illustrations Soledad
Bravi, 2011.
LE SAULE PLEUREUR DE BONNE HUMEUR, illustrations Soledad Bravi,
2012.
DAVID FOENKINOS
Vers la beauté

Antoine Duris est professeur aux Beaux-Arts de


Lyon. Du jour au lendemain, il décide de tout quitter
pour devenir gardien de salle au musée d’Orsay.
Personne ne connaît les raisons de cette reconversion
ni le traumatisme qu’il vient d’éprouver. Pour
survivre, cet homme n’a trouvé qu’un remède, se
tourner vers la beauté. Derrière son secret, on
comprendra qu’il y a un autre destin, celui d’une
jeune femme, Camille, hantée par un drame.

David Foenkinos est né en 1974. Il est l’auteur de


quinze romans parmi lesquels La délicatesse, Les
souvenirs, tous deux adaptés au cinéma, et Le
mystère Henri Pick. Ses livres sont traduits en plus
de quarante langues. Son roman Charlotte a obtenu
le prix Renaudot et le prix Goncourt des lycéens en
2014.
Cette édition électronique du livre
Vers la beauté de David Foenkinos
a été réalisée le 20 février 2018 par les Éditions Gallimard.
Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage
(ISBN : 9782072784873 - Numéro d’édition : 332267).
Code Sodis : N96120 - ISBN : 9782072784903.
Numéro d’édition : 332270.

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo

Vous aimerez peut-être aussi