Séance TD 7 Libertés Publiques
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epuis le début des années 1990, les cours de « libertés publiques » ont
été progressivement dénommés « Droit des libertés fondamentales ».
Les titres des manuels ont suivi cette évolution, en réservant toute-
fois une place variable à l’une et l’autre de ces terminologies. P. Wachsmann
distingue à cet égard trois types d’attitudes de la part des auteurs de manuels 2 :
celle des conservateurs « qui refusent de se plier au changement officiel de
terminologie et restent fidèles à l’intitulé traditionnel : ‘libertés publiques’ »
(P. Wachsmann lui-même, J. Rivero et H. Moutouh, D. Turpin…) ou « droit
de l’homme » (D. Lochak) ; celle des modérés « qui ne peuvent se résoudre à
abandonner l’intitulé traditionnel, mais » qu’une « sorte de mauvaise conscience
par rapport aux exigences officielles » conduit à compléter par une référence
aux droits fondamentaux (J.-M. Pontier ou J. Robert et J. Duffar) ; celle des
modernes qui « adoptent l’intitulé officiel » (L. Favoreu et alii, B. Mathieu et
M. Verpeaux, R. Cabrillac et alii, M. Delmas Marty et C. Lucas de Leyssac...).
La lecture des titres de manuels offre ainsi une très grande diversité de désigna-
tions de la matière 3.
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4. G. Frege, « Sens et dénotation », in, Ecrits logiques et philosophiques, Paris, Le Seuil, coll. « Points.
Essais », 1994, pp. 102-126.
5. Illustration en est donnée par le manuel de MM. Robert et Duffar. À l’exception de nécessaires
actualisations, il n’existe pas de modifications significatives entre les éditions intitulées Libertés
publiques et droit de l’homme et celles qui ont dorénavant pour Droits de l’homme et libertés
fondamentales. En outre, les auteurs imbriquent étroitement les définitions qu’ils donnent à
ces différentes expressions, voir Libertés publiques et droit de l’homme, Paris, Montchrestien,
1988, p. 18 et Droits de l’homme et libertés fondamentales, Paris, Montchrestien, 2009, p. 20.
6. G. Frege, op. cit., pp. 102-126.
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V. Champeil-Desplats : Des « libertés publiques » aux « droits fondamentaux »
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doctrine ou par les acteurs du droit, ce passage est en France perçu comme
porteur de glissements tant du point de vue la dénotation (I) que de la conno-
tation (II) des termes.
Les sujets des libertés publiques sont-ils les mêmes que ceux des droits et
libertés fondamentaux ? À dire vrai, cette question n’a pas mobilisé beaucoup
d’esprits. Elle a plus fréquemment été posée à l’occasion de l’étude du glissement
des « droits de l’homme » aux « droits fondamentaux », et c’est alors qu’a pu
incidemment être évoqué le cas des sujets des libertés publiques.
Sur le plan lexical, contrairement à l’expression « droits de l’homme », celles
de « libertés publiques » et de « droits ou libertés fondamentaux » ont en com-
mun de ne pas se référer immédiatement à l’homme. Ceci tend à favoriser une
pensée de la titularité des droits et libertés en faveur d’entités qui dépassent la
singularité humaine pour épouser des formes catégorielles (des communautés,
des groupes d’intérêts, des personnes morales 11 : collectivités territoriales 12, uni-
versités, Églises 13, entreprises bénéficiant par ailleurs d’un processus de « fon-
damentalisation » des libertés économiques 14), immatérielles (les générations
11. La reconnaissance de droits fondamentaux aux personnes morales est clairement affirmée dans
le manuel de L. Favoreu et alii, Droit des libertés fondamentales, op. cit., p. 2. Voir sur ce point
V. Champeil-Desplats, « L’affirmation des droits fondamentaux : quelles significations? Quelles
conséquences? », Cahiers français, n° 354, février 2010, p. 21.
12. Conseil d’État, 18 janvier 2001, Commune de Venelles, rec. 18.
13. Tribunal constitutionnel espagnol, S.T.C. 26/1987 du 27 février, F.J. 4 a). Voir F. de Borja
López-Jurado Escribano, La autonomía de las Universidades como derecho fundamental. La
construcción del Tribunal Constitucional, Madrid, Civitas, col. « Cuadernos », 1991.
14. Voir V. Champeil-Desplats, « La liberté d’entreprendre au pays des droits fondamentaux »,
Revue de droit du travail, 2007, n° 1, p. 19.
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V. Champeil-Desplats : Des « libertés publiques » aux « droits fondamentaux »
15. Voir J. Rivero, Les libertés publiques, Paris, P.U.F., collection Thémis, 1987, t. 1, p. 15 : « Le
droit de libertés publiques (…) ne doit son unité qu’à son objet : il étudie toutes les règles qui
concourent à l’aménagement et à la protection des libertés ».
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V. Champeil-Desplats : Des « libertés publiques » aux « droits fondamentaux »
19. J. Rivero, op. cit., p. 23. Voir également P. Wachsmann, Libertés publiques, Paris, Dalloz,
5ème éd., 2005, p. 2 : « Si les libertés sont qualifiées de publiques, ce n’est pas pour les opposer à des
libertés privées. L’adjectif introduit une précision quant à l’origine de la contrainte sociale dont il
vient d’être question : les libertés sont envisagées en tant qu’objets de la règlementation juridique ».
20. Voir MM. Mathieu et Verpeaux, op. cit., p. 18 ou L. Favoreu et alii, op. cit, pp. 1 et s.
21. Ce type de critère est pourtant mobilisé ailleurs. G. Peces-Barba, par exemple, justifie en
partie sa préférence pour le qualificatif « fondamental » par le fait qu’il peut rendre compte de
la dimension collective et sociale des droits et libertés, Théorie générale des droits fondamentaux,
L.G.D.J., collection Droit et Société, 2004, Droit et Société, n° 58, p. 30. D’autres associent la
fondamentalité des droits au critère du minimum existentiel : voir R. Lobo Torres, O direito ao
Minimo existencial, Rio do Janeiro, Renovar, 2009 ; V. Abramovich, C. Courtis, Los derechos
sociales como derechos exigibles, Madrid, Trotta, 2002.
22.« Aujourd’hui l’expression libertés publiques est évidemment trop restreinte, puisque, à
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Mais cette posture est loin d’avoir fait école. La doctrine de l’après deuxième
guerre mondiale a largement repris le critère des formes d’obligations de l’ État
pour distinguer les libertés publiques d’autres catégories de normes. Certains
auteurs ne sont toutefois pas restés indifférents aux conséquences sur le sort des
droits et libertés à objet social. Soucieux de ne pas les exclure par principe des
libertés publiques, ils ont élaboré des distinctions fines qui font ressortir leur
double dimension, l’une porteuse d’une obligation de ne pas faire (« pourvoir
de libre action » 23 ou « obligation négative »24), l’autre d’une obligation de faire
(« créance » ou « obligation positive »). Seule la première dimension des droits et
libertés sociaux pourrait alors être considérée exprimer une liberté publique 25.
Quelle que soit la force de son fondement, l’association de la notion de liber-
tés publiques à une obligation d’abstention est forte dans la culture juridique.
C’est précisément pour cette raison que certains auteurs préfèrent convention-
nellement s’en détourner au bénéfice de la notion de droit fondamental dont
la relative nouveauté permettrait d’intégrer, sans contre-intuitivité, les droits
sociaux dans toutes leurs dimensions 26. Néanmoins cette approche de la notion
de « droit fondamental » et de ses rapports aux droits sociaux est loin d’être la
plus répandue en France. En effet, l’inclusion ou non des droits sociaux au sein
de cette nouvelle catégorie y est le plus souvent présentée comme la conséquence
de (ou justifié par) l’application d’un critère fondé sur la hiérarchie des normes,
et ce lorsqu’elle n’est pas guidée par des présupposés idéologiques ou des consi-
dérations économiques. C’est ainsi par exemple que dans le cadre spécifique de
l’application de l’article L. 521-2 du Code de Justice administrative, le Conseil
d’ État a refusé de qualifier le droit au logement de liberté fondamentale en
raison de l’insuffisance de son niveau de reconnaissance normatif. Il n’existe en
côté de ces obligations négatives, il existe pour l’ État des obligations positives qui l’astreignent
notamment à mettre chacun en situation de pouvoir développer son activité (…). Cependant, je
conserve l’expression libertés publiques parce qu’(…), elle est passée dans l’usage et qu’il est, avec
la précision que je viens de donner, commode et légitime de l’employer ». Font alors partie pour
L. Duguit des « libertés publiques » : la liberté individuelle, la liberté du travail, du commerce et
des contrats, la liberté d’opinion, la liberté religieuse, la liberté d’association, L. Duguit, Traité
de droit constitutionnel, t. 5, Les libertés publiques, Paris, 1926, 2ème éd., p. 2.
23. J. Rivero, op. cit., p. 25.
24. P. Braud, La notion de liberté publique en droit français, Paris, L.G.D.J., 1968, pp. 85 et s.
25. Certains droits et libertés sociaux seraient alors partiellement des libertés publiques (liberté
syndicale, droit de grève, liberté de l’industrie et du commerce), d’autres ne le seraient en aucun
cas dans la mesure où ils ne justifieraient que des obligations positives: le droit au travail, le droit
au repos, le droit aux loisirs, le droit à l’instruction (etc…), voir P. Braud, op. cit., p. 149.
26. G. Peces-Barba, op. cit., p. 30. Voir aussi, V. Champeil-Desplats, A. Lyon-Caen (éds.),
Services publics et droits fondamentaux dans la construction européenne, Dalloz, collection Thèmes
et Commentaires, 2001.
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V. Champeil-Desplats : Des « libertés publiques » aux « droits fondamentaux »
27. Conseil d’ État, 3 mai 2002, Association de réinsertion sociale du Limousin et autres, A.J.D.A.,
2002, n° 11, p. 818.
28. Conseil d’ État, Ordonnance du 8 septembre 2005, Bunel, rec. 422.
29. E. Picard, « L’émergence des droits fondamentaux en France », in Les droits fondamentaux :
une nouvelle catégorie juridique ?, A.J.D.A., 1998, n° spécial, p. 29.
30. Voir par exemple, MM. Robert et Duffar, op. cit., 1ere éd., 1988, pp. 7-8 ; J. Rivero , op. cit.,
1987, p. 12 : « le statut des libertés publiques repose sur un certain nombre de postulats qui ont
pris, pour nombre de libéraux, valeur de dogmes : ainsi notamment, de la confiance mise dans le
législateur pour en fixer la règle, et dans le juge pour en assurer le respect ».
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V. Champeil-Desplats : Des « libertés publiques » aux « droits fondamentaux »
par la doctrine constitutionnaliste et elle s’est diffusée en complet décalage avec la terminologie
utilisée par des acteurs du droit. Ce décalage est devenu d’autant plus important que le Conseil
constitutionnel a abandonné ses références aux « droits fondamentaux constitutionnels » et,
qu’en dépit de la pression de certains professeurs de droit au sein du Comité de réflexion et de
proposition sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions de la Ve République qui
avait fait sienne la cause des « droits fondamentaux », ces termes n’ont finalement pas intégré la
constitution française au moment de la révision de juillet 2008.
35. Illustration par excellence en est donnée par la procédure de référé-liberté instituée à l’article
L. 521-2 du Code de Justice administrative ou la Convention européenne de sauvegarde des
droits de l’homme et des libertés fondamentales
36. V. Champeil-Desplats, « Les droits fondamentaux en droit français : genèse d’une qualification »,
Droits fondamentaux et droit social, P. Lokiec, A. Lyon-Caen (dir.), Dalloz, collection Thèmes et
Commentaires, 2005, p. 11.
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Jus Politicum - n° 5 - 2010
C’est d’abord dans les discours doctrinaux que l’affirmation de droits fon-
damentaux a pris en France le plus d’ampleur. Si certains cèdent à un effet de
mode ou à l’autorité d’un arrêté 37 sans modifier sensiblement la délimitation
de l’objet de leur étude, d’autres s’appuient sur un changement de terminologie
pour susciter des redéfinitions disciplinaires plus profondes.
Certains constitutionnalistes ont ainsi manifesté un engouement tout parti-
culier pour l’expression « droit fondamental ». Forts de la quasi-monopolisation
de l’analyse du régime des droits et libertés par les spécialistes des jurisprudences
constitutionnelles dans des États où celles-ci se sont intensifiées (Allemagne,
Espagne, Italie bien que la constitution italienne ne se réfère pas expressément
à des droits « fondamentaux »), certains ont entrevu dans le renouveau ter-
minologique une force d’attraction d’un champ d’études juridiques jusque là
éparpillé entre plusieurs disciplines au sein desquelles les constitutionnalistes
n’étaient pas toujours les mieux placés : le droit administratif, le droit interna-
tional puis européen, le droit pénal ou encore le droit social. Le développement
de la jurisprudence du Conseil constitutionnel a beaucoup servi ce mouvement
doctrinal de constitutionnalisation des libertés publiques qui trouve dans les
termes neufs de « droits fondamentaux » une dénomination particulièrement
opportune pour redistribuer les champs d’études entre les disciplines juridiques.
Cette entreprise est clairement affirmée dès la première page de la première
édition du manuel de Droit des libertés fondamentales 38. Tandis que « l’ensei-
gnement des ‘libertés publiques’ » serait « baigné des principes et des concepts
de droit administratif, ce qui explique d’ailleurs que la plupart des auteurs de
manuels soient des administrativistes », les droits fondamentaux sont conçus
comme des « sources de rayonnement (…) destinées à faire évoluer les concepts
de base des diverses matières concernées ». « Les droits fondamentaux ne sont
pas un point d’aboutissement et [ils] ne se trouvent pas au carrefour de ces dis-
ciplines : les droits fondamentaux sont situés en amont, et non pas en aval, en
ce sens que toute discipline devrait, au moment d’être enseignée, déjà être ‘ense-
mencée’ par les droits fondamentaux ». Il ne s’agit plus, comme chez J. Rivero,
de penser l’inter- ou la pluri-disciplinarité de la matière « Libertés publiques »
(supra), mais d’affirmer le caractère surplombant voire suprême de droits tenta-
culaires dont les constitutionnalistes deviendraient les observateurs privilégiés.
37. Depuis l’arrêté du 29 janvier 1998 (art. 8 al. 2, 1°), l’épreuve d’exposé-discussion de l’examen
d’entrée aux Centres régionaux de formation professionnelle d’avocats porte sur les droits et
libertés fondamentaux.
38. L. Favoreu et alii., op. cit., p. 1. Voir également, B. Mathieu, M. Verpeaux, op. cit., pp. 10-12
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V. Champeil-Desplats : Des « libertés publiques » aux « droits fondamentaux »
39. D. Lochak, op. cit., 2002, p. 6. Sur l’histoire des droits de l’homme comme combat politique
pour l’affirmation juridique de prétentions morales, voir aussi N. Bobbio, Le futur de la démocratie,
Paris, Seuil, 2007 ; G. Peces-Barba, Théorie générale des droits fondamentaux, op.cit.
40. L’article 25 de la constitution du 14 janvier 1852 érige notamment le Sénat en « gardien du
pacte fondamental et des libertés publiques ».
41. Voir par exemple, M. Thouzeil-Divina, La doctrine publiciste 1800-1880, Paris, Editions La
Mémoire du Droit, 2009, pp. 196 et s. ; P. Gonod, Edouard Laferrière, un juriste au service de la
République, Paris, LGDJ, 1997, pp. 90 et s. ; L. Duguit, Traité de droit constitutionnel, op. cit.,
t. 2, 1911 et t. 5, 1925.
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V. Champeil-Desplats : Des « libertés publiques » aux « droits fondamentaux »
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Véronique Champeil-Desplats
Professeur de droit public à l’Université de Paris Ouest-Nanterre la Défense,
Véronique Champeil-Desplats y dirige le master « droit de l’homme » et le
Centre de recherche et d’étude sur les droits fondamentaux. Elle est membre
de l’umr 70/74 « théorie et analyse du droit » et de la Chaire UNESCO « Droit
de l’homme et violence ».
45. X. Duprè de Boulois, « Les notions de liberté et de droit fondamentaux en droit privé »,
J.C.P., 5 décembre 2007, n° 49, p. 11
46. Notamment dans les projets de révisions constitutionnelles abandonnés de 1990 et 1993
(Voir V. Champeil-Desplats, op. cit.) et révision de 2008 (supra).
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