Séance TD 7 Libertés Publiques

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Véronique Champeil-Desplats

Des « libertés publiques » aux « droits


fondamentaux » : effets et enjeux
d’un changement de dénomination 1

D
epuis le début des années 1990, les cours de « libertés publiques »  ont
été progressivement dénommés « Droit des libertés fondamentales ».
Les titres des manuels ont suivi cette évolution, en réservant toute-
fois une place variable à l’une et l’autre de ces terminologies. P. Wachsmann
distingue à cet égard trois types d’attitudes de la part des auteurs de manuels 2 :
celle des conservateurs « qui refusent de se plier au changement officiel de
terminologie et restent fidèles à l’intitulé traditionnel : ‘libertés publiques’ »
(P. Wachsmann lui-même, J. Rivero et H. Moutouh, D. Turpin…) ou « droit
de l’homme » (D. Lochak) ; celle des modérés « qui ne peuvent se résoudre à
abandonner l’intitulé traditionnel, mais » qu’une « sorte de mauvaise conscience
par rapport aux exigences officielles » conduit à compléter par une référence
aux droits fondamentaux (J.-M. Pontier ou J. Robert et J. Duffar) ; celle des
modernes qui « adoptent l’intitulé officiel » (L. Favoreu et alii, B. Mathieu et
M. Verpeaux, R. Cabrillac et alii, M. Delmas Marty et C. Lucas de Leyssac...).
La lecture des titres de manuels offre ainsi une très grande diversité de désigna-
tions de la matière 3.

1. Travail présenté au colloque « Des droits fondamentaux à l’obsession sécuritaire : mutation ou


crépuscule des libertés publiques ? » organisé par l’Institut Michel Villey pour la culture juridique
et la philosophie du droit en collaboration avec l’Institut Carré de Malberg de l’Université de
Strasbourg (Paris, 14 mai 2010) [Note de l’éditeur].
2. « L’importation en France de la notion de droits fondamentaux », R.U.D.H., 2004, vol. 16,
n° 1-4, p. 42.
3. Contentieux constitutionnel des droits fondamentaux (B. Mathieu et M. Verpeaux), Droit des
libertés fondamentales (L. Favoreu et alii, J.-J. Israël), Libertés et droits fondamentaux (T. Revet
et alii; M. Delmas-Marty et C. Lucas de Leyssac), Droits de l’homme et libertés de la personne
(R. Charvin, J.-J. Sueur), Libertés publiques (C. Leclercq ; P. Wachsmann), Droits de l’homme
(D. Lochak), Libertés publiques et droits de l’homme (G. Lebreton), Droits de l’homme et libertés
fondamentales (J. Robert et J. Duffar).

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Jus Politicum - n° 5 - 2010

Dans ce contexte de changement des repères terminologiques, les auteurs


de manuels ont presque tous ressentis le besoin d’expliciter les raisons de leur
choix. La diversité des arguments avancés offre une matière première riche pour
comprendre les enjeux ou, à tout le moins, les représentations des enjeux que
les auteurs associent au choix des termes désignant la matière.
De prime abord, un tel chahut pourrait étonner. D’un point de vue stric-
tement sémantique en effet, le passage de l’expression « libertés publiques » à
celle de droits ou libertés « fondamentaux » ne constitue rien d’autre qu’un
changement de mots. Or les mots ne sont que des mots, rien que des mots. Ils
sont perméables à de multiples interprétations et conceptions qu’ils ne déter-
minent par aucune nécessité logique. Un changement de termes n’implique rien
d’autre que lui-même, si on le déconnecte des univers conceptuels et des usages
pragmatiques dans lesquels il s’inscrit. Il peut donc n’avoir aucune conséquence
sur l’objet ou les objets désignés. Deux termes différents peuvent renvoyer à un
ensemble d’objets identiques, ou en termes plus savants, à une « dénotation »
ou à une « extension » 4 identique. Pour reprendre un exemple classique en lin-
guistique, les expressions « Étoile du matin » et « l’Étoile du soir » désignent
toutes deux Venus, sans que le choix de l’une ou de l’autre n’ait de conséquences
significatives pour celui qui n’est pas poète.
Analogiquement, le passage de l’expression « libertés publiques » à celle de
« droits fondamentaux » peut être dépourvu d’effets sur l’ensemble des normes
juridiques dénoté, c’est-à-dire sur l’ensemble des normes juridiques étudié dans
les manuels. En ce cas, les auteurs cèdent à l’air du temps terminologique,
sans modifier la structure de leur pensée 5. Si donc un changement terminolo-
gique peut être indifférent au regard de la dénotation, il peut toutefois ne pas
l’être à l’égard de la connotation. La connotation renvoie ici de façon simple à
l’« intension » 6 des termes, ou plus précisément, à l’ensemble des conceptions
dont peuvent faire l’objet les mots dans un contexte linguistique ou conceptuel
donné. Sur ce plan, comme l’a rappelé D. Lochak, « les mots ne sont, on le
sait, jamais neutres, et il est difficile de faire abstraction des symboles et des

4. G. Frege, « Sens et dénotation », in, Ecrits logiques et philosophiques, Paris, Le Seuil, coll. « Points.
Essais », 1994, pp. 102-126.
5. Illustration en est donnée par le manuel de MM. Robert et Duffar. À l’exception de nécessaires
actualisations, il n’existe pas de modifications significatives entre les éditions intitulées Libertés
publiques et droit de l’homme et celles qui ont dorénavant pour Droits de l’homme et libertés
fondamentales. En outre, les auteurs imbriquent étroitement les définitions qu’ils donnent à
ces différentes expressions, voir Libertés publiques et droit de l’homme, Paris, Montchrestien,
1988,  p. 18 et Droits de l’homme et libertés fondamentales, Paris, Montchrestien, 2009, p. 20.
6. G. Frege, op. cit., pp. 102-126.

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V. Champeil-Desplats : Des « libertés publiques » aux « droits fondamentaux »

connotations qui leur sont attachés »7.


L’auteur s’exprimait en l’occurrence sur le passage de l’expression « droits
de l’homme » à celle de « droits fondamentaux ». Mais, bien que personne
ne tienne pour synonyme les expressions « droits de l’homme » et « libertés 
publiques », l’étroite connexité qui est souvent établie entre elles 8 – connexité
d’ailleurs renforcée dans un mouvement d’opposition à la terminologie nou-
velle –, rend également valable l’observation de D. Lochak pour le passage des
« libertés publiques » aux « droits fondamentaux ». Les réactions positives ou
négatives qui ont entouré l’émergence de l’expression « droits fondamentaux »
dans le vocabulaire juridique français constituent à ce titre un premier indice de
ce que l’évolution terminologique à l’œuvre est porteuse, ou est perçue comme
porteuse, d’enjeux qui la dépassent.
La compréhension de ces enjeux, soulignons-le, est essentiellement circons-
crite à la France. À supposer en effet que le passage des « libertés publiques »
aux « droits fondamentaux » existe au-delà de nos frontières, la probabilité est
forte pour qu’ils présentent des formes, des effets ou des enjeux autres qu’ici.
Chaque système juridique recourt à ses propres terminologies et concepts dont
les significations se cristallisent et se modifient en fonction des évolutions du
système lui-même et du contexte social, historique, politique dans lequel il est
situé. La seule nuance qui pourrait être apportée à cette nécessaire contextualisa-
tion de l’étude des usages terminologiques proviendrait, au terme d’une analyse
de type structuraliste, de la mise à jour d’identités de propriétés linguistiques
d’une langue à l’autre, ce qui nous mènerait ici trop loin. Relevons néanmoins
à dessein qu’en Espagne, en Allemagne ou en France, dans ses traductions res-
pectives, l’expression « droit » ou « liberté » « fondamental(e) » tend à favoriser
l’intégration des personnes morales parmi les sujets des droits et libertés 9.
Pour en revenir au vocabulaire juridique français, il s’agit de cerner les effets
et les enjeux associés au passage de l’expression « libertés  publiques » à celle de
« droits ou libertés fondamentaux », étant entendu que l’attention se concen-
trera sur la qualification des droits et libertés plutôt que sur les substantifs
mêmes de droits ou de libertés10. Même s’il est variablement apprécié par la

7. D. Lochak, Les droits de l’homme, Éditions La Découverte, collection Repères, 2002, p. 6.


8. Pour beaucoup, les libertés publiques s’analysent comme une « forme de consécration juridique
des droits de l’homme » (L. Favoreu et alii., Droit des libertés fondamentales, Paris, Dalloz, 2005,
3ème édition, p. 59) ou comme l’expression de l’idéologie des droits de l’homme dans le droit
positif  : voir J. Rivero,, Les libertés publiques, Paris, Paris, P.U.F., 5ème édition, 1987, p. 11.
9. Voir Infra, 1ère partie, A.
10. Pour une étude plus étendue des enjeux du passage des « libertés publiques » aux « droits
fondamentaux », voir S. Etoa, « Le passage des ‘libertés publiques’ aux ‘droits fondamentaux’ : analyse
des discours juridiques français », Thèse, Université de Caen, 3 juillet 2010.

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Jus Politicum - n° 5 - 2010

doctrine ou par les acteurs du droit, ce passage est en France perçu comme
porteur de glissements tant du point de vue la dénotation (I) que de la conno-
tation (II) des termes.

I. Des libertés publiques aux droits fondamentaux : problèmes


de dénotation
Sans prétendre à l’exhaustivité, il est possible d’isoler trois domaines poten-
tiellement affectés par l’usage de la dénomination « droits ou libertés fonda-
mentaux » en lieu et place de celle de « libertés publiques » : celui des sujets des
droits et libertés (A), celui de l’objet des droits et libertés, (B), et enfin celui de
la valeur juridique des droits et libertés considérés (C).

A. Les sujets de droits et libertés : de l’universalisme au particularisme

Les sujets des libertés publiques sont-ils les mêmes que ceux des droits et
libertés fondamentaux ? À dire vrai, cette question n’a pas mobilisé beaucoup
d’esprits. Elle a plus fréquemment été posée à l’occasion de l’étude du glissement
des « droits de l’homme » aux « droits fondamentaux », et c’est alors qu’a pu
incidemment être évoqué le cas des sujets des libertés publiques.
Sur le plan lexical, contrairement à l’expression « droits de l’homme », celles
de « libertés publiques » et de « droits ou libertés fondamentaux » ont en com-
mun de ne pas se référer immédiatement à l’homme. Ceci tend à favoriser une
pensée de la titularité des droits et libertés en faveur d’entités qui dépassent la
singularité humaine pour épouser des formes catégorielles (des communautés,
des groupes d’intérêts, des personnes morales 11 : collectivités territoriales 12, uni-
versités, Églises 13, entreprises bénéficiant par ailleurs d’un processus de « fon-
damentalisation » des libertés économiques 14), immatérielles (les générations

11. La reconnaissance de droits fondamentaux aux personnes morales est clairement affirmée dans
le manuel de L. Favoreu et alii, Droit des libertés fondamentales, op. cit., p. 2. Voir sur ce point
V. Champeil-Desplats, « L’affirmation des droits fondamentaux : quelles significations? Quelles
conséquences? », Cahiers français, n° 354, février 2010, p. 21.
12. Conseil d’État, 18 janvier 2001, Commune de Venelles, rec. 18.
13. Tribunal constitutionnel espagnol, S.T.C. 26/1987 du 27 février, F.J. 4 a). Voir F. de Borja
López-Jurado Escribano, La autonomía de las Universidades como derecho fundamental. La
construcción del Tribunal Constitucional, Madrid, Civitas, col. « Cuadernos », 1991.
14. Voir V. Champeil-Desplats, « La liberté d’entreprendre au pays des droits fondamentaux »,
Revue de droit du travail, 2007, n° 1, p. 19.

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V. Champeil-Desplats : Des « libertés publiques » aux « droits fondamentaux »

futures), voire non humaine (animales ou végétales).


Pour recentrer le sujet des droits fondamentaux ou des libertés publiques
sur l’ « homme », deux issues sont possibles. Ou bien, l’on adopte une précon-
ception du sujet de droit qui reste ancrée dans les schèmes qui entourent classi-
quement les « droits de l’homme ». Mais il ne s’agira alors que d’un choix parmi
d’autres possibles. Ou bien, l’on réintègre une référence explicite à l’homme
dans l’expression qui devient « droits fondamentaux de l’homme » ou « droits
de l’homme fondamentaux ». On tend alors à supposer que tous les droits de
l’homme ne sont pas fondamentaux et qu’il faut procéder parmi eux à des tris
ou à des hiérarchisations. Or de telles opérations sont étrangères à la recherche
d’unité qui entoure classiquement les notions de droits de l’homme et de liber-
tés publiques. Tandis que les droits de l’homme sont réputés indivisibles, les
libertés publiques sont unies par des principes généraux relatifs à leur régime
juridique 15. Par conséquent, si les expressions « libertés publiques» et « droits
fondamentaux » peuvent être lexicalement apparentées en raison de leur absence
de référence immédiate à l’ « homme », des différences conceptuelles nettes les
distinguent, différences dont l’analyse engage déjà en partie sur le terrain de
la connotation. Elles peuvent schématiquement être présentées comme suit :

- l’univers conceptuel des droits de l’homme hérité de la Révolution


française invite à penser le sujet à partir du couple universalisme/indivi-
dualisme. L’ « homme » des droits de l’homme, on le sait, est d’abord un
individu qui s’émancipe de l’organicisme des sociétés antiques et médié-
vales qui se prolonge en France sous l’Ancien Régime. Les droits qui
lui sont reconnus ont pour fondement l’universalité du genre humain.
Cette visée universelle est d’ailleurs au cœur de nombreuses critiques
adressées à la pensée des droits de l’homme, qu’elles proviennent des
contre-révolutionnaires (J. de Maistre), des utilitaristes (J. Bentham),
de la pensée sociale (K. Marx) ou des formes contemporaines de com-
munautarisme.

- l’univers conceptuel des libertés publiques pense le sujet à partir de la


triade universalisme/individualisme/collectif voire, du seul couple uni-
versalisme/collectif. L’enracinement de la notion de libertés publiques
s’effectue dans la seconde moitié du XIXe siècle concomitamment à la
consécration de droits ou libertés destinés à encadrer non plus seule-
ment les rapports particuliers de l’individu à l’ État, mais ses activités

15. Voir J. Rivero, Les libertés publiques, Paris, P.U.F., collection Thémis, 1987, t. 1, p. 15 : « Le
droit de libertés publiques (…) ne doit son unité qu’à son objet : il étudie toutes les règles qui
concourent à l’aménagement et à la protection des libertés ».

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Jus Politicum - n° 5 - 2010

sociales et collectives. Ces droits ou libertés individuels qui s’exercent


collectivement  (la liberté de réunion, de manifestation, d’association,
la liberté syndicale…) constituent un compromis savant entre, d’une
part, l’universalité et la singularité du sujet des droits de l’homme
et, d’autre part, la nécessité de faire valoir des prétentions juridiques
exprimant des intérêts collectifs ;

- l’univers conceptuel des droits fondamentaux tend à penser le sujet à


partir de la triade universalisme/individualisme/catégorie, voire à partir
du seul couple individualisme/catégorie. Les droits fondamentaux ne
s’exerceraient donc plus avec l’universel pour horizon, mais en vue de
la défense d’intérêts catégoriels 16. Ce phénomène se dévoierait jusqu’à
l’atomisation des prétentions du sujet de droit là où, notamment en
matière sociale, le dépassement des situations individuelles et la pro-
jection dans le collectif sont essentiels 17.

B. L’objet des droits et libertés : des articulations complexes

Les expressions « libertés publiques » et « droits fondamentaux » désignent-


ils les mêmes droits et libertés ? La confrontation du contenu des différents
manuels pourrait permettre de répondre rapidement à la question. Malheureu-
sement, elle ne s’avère pas fructueuse pour au moins trois raisons.
Tout d’abord, très peu d’auteurs ont finalement modifié le titre initial de leur
manuel pour y intégrer le qualificatif « fondamental », ce qui rend un travail de
comparaison diachronique peu probant. Et, lorsqu’ils ont procédé à une modi-
fication, le contenu de l’ouvrage ne s’en est trouvé que marginalement affecté18.
Par ailleurs, avant même d’être soumis à l’épreuve d’un changement de
dénomination, l’objet des droits et libertés étudiés varie en fonction des

16. A. Troianiello, « Les droits fondamentaux fossoyeurs du constitutionnalisme ? », Débats, n° 124,


2003, p. 58 et p. 67. « Alors que les droits de l’homme et, dans leur sillage les libertés publiques
véhiculaient un imaginaire collectif, un projet politique auquel tous pouvaient souscrire,  les
droits fondamentaux font saillir les intérêts contradictoires et les dissensions inhérents à toute
société » ; « le communautarisme et les droits fondamentaux » deviennent « (…) en définitive les
produits dérivés du même phénomène : le rejet de l’universel.
17. Les droits des travailleurs, tout particulièrement, qui situent collectivement les individus dans
des relations universalisables de travail cèdent la place aux droits fondamentaux de la personne
particularisée dans un parcours professionnel qui lui est propre. Voir en ce sens, I. Meyrat, « Droits
fondamentaux et droit du travail : réflexions autour d’une problématique ambivalente », Droit
Ouvrier, juillet 2002, p. 345.
18. Voir MM. Robert et Duffar, op. cit. ; supra, introduction.

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V. Champeil-Desplats : Des « libertés publiques » aux « droits fondamentaux »

conceptions que les auteurs se forgent de chacune des notions de libertés


publiques ou de droits fondamentaux. Pour s’en tenir à la première, on peut
opposer de façon idéale-typique la conception ouverte défendue par J. Rivero
pour qui, rejetant notamment la distinction « libertés publiques » et « libertés
privées »19, toute liberté, quel qu’en soit l’objet, à vocation à intégrer le champ des
libertés publiques à partir du moment où les pouvoirs publics la reconnaissent
et en aménagent le régime dans le droit positif, à des conceptions circonscrites,
délimitées selon des critères variables parfois mobilisés dans le seul but de
justifier la supposée plus grande richesse d’une terminologie concurrente 20.
Enfin, les auteurs français qui écrivent leur premier manuel en faisant réfé-
rence à la fondamentalité n’utilisent pas le critère de l’objet des droits et des
libertés pour se différencier des manuels de « libertés publiques »21. Ils s’appuient
essentiellement, on le verra, sur un critère hiérarchique. Les éventuelles varia-
tions quant à l’objet des droits et des libertés étudiés s’analysent, par conséquent,
avant tout, comme des effets collatéraux du choix pour le critère hiérarchique.
Les droits dits « sociaux » fournissent un exemple paradigmatique de ce
phénomène. Leur inclusion ou non au sein des « libertés publiques » et des
« droits et libertés fondamentales » dépend de présupposés complexes portant,
d’une part, sur la signification conférée à chacune de ces notions et, d’autre part,
sur les relations établies entre les droits sociaux et la notion de droit-créance.
Classiquement, en effet, la doctrine française a tendance à rejeter les droits-
créances de la catégorie des libertés publiques. Celle-ci ne désignerait que des
droits ou des libertés dont la garantie repose sur une abstention des pouvoirs
publics (« droit de »). Elle exclurait donc les « droits à », les « droits-créances »,
dont la garantie et la mise en œuvre supposent une intervention des pouvoirs
publics. C’est en raison de la prégnance de cette conception que L. Duguit avait
exprimé ses réserves à l’égard de la notion de libertés publiques et proposait de
l’élargir pour inclure l’idée « d’obligation positive » 22.

19. J. Rivero, op. cit., p. 23. Voir également P. Wachsmann, Libertés publiques, Paris, Dalloz,
5ème éd., 2005, p. 2 : « Si les libertés sont qualifiées de publiques, ce n’est pas pour les opposer à des
libertés privées. L’adjectif introduit une précision quant à l’origine de la contrainte sociale dont il
vient d’être question : les libertés sont envisagées en tant qu’objets de la règlementation juridique ».
20. Voir MM. Mathieu et Verpeaux, op. cit., p. 18 ou L. Favoreu et alii, op. cit, pp. 1 et s.
21. Ce type de critère est pourtant mobilisé ailleurs. G. Peces-Barba, par exemple, justifie en
partie sa préférence pour le qualificatif « fondamental » par le fait qu’il peut rendre compte de
la dimension collective et sociale des droits et libertés, Théorie générale des droits fondamentaux,
L.G.D.J., collection Droit et Société, 2004, Droit et Société, n° 58, p. 30. D’autres associent la
fondamentalité des droits au critère du minimum existentiel : voir R. Lobo Torres, O direito ao
Minimo existencial, Rio do Janeiro, Renovar, 2009 ; V. Abramovich, C. Courtis, Los derechos
sociales como derechos exigibles, Madrid, Trotta, 2002.
22.«  Aujourd’hui l’expression libertés publiques est évidemment trop restreinte, puisque, à

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Jus Politicum - n° 5 - 2010

Mais cette posture est loin d’avoir fait école. La doctrine de l’après deuxième
guerre mondiale a largement repris le critère des formes d’obligations de l’ État
pour distinguer les libertés publiques d’autres catégories de normes. Certains
auteurs ne sont toutefois pas restés indifférents aux conséquences sur le sort des
droits et libertés à objet social. Soucieux de ne pas les exclure par principe des
libertés publiques, ils ont élaboré des distinctions fines qui font ressortir leur
double dimension, l’une porteuse d’une obligation de ne pas faire (« pourvoir
de libre action » 23 ou « obligation négative »24), l’autre d’une obligation de faire
(« créance » ou « obligation positive »). Seule la première dimension des droits et
libertés sociaux pourrait alors être considérée exprimer une liberté publique 25.
Quelle que soit la force de son fondement, l’association de la notion de liber-
tés publiques à une obligation d’abstention est forte dans la culture juridique.
C’est précisément pour cette raison que certains auteurs préfèrent convention-
nellement s’en détourner au bénéfice de la notion de droit fondamental dont
la relative nouveauté permettrait d’intégrer, sans contre-intuitivité, les droits
sociaux dans toutes leurs dimensions 26. Néanmoins cette approche de la notion
de « droit fondamental » et de ses rapports aux droits sociaux est loin d’être la
plus répandue en France. En effet, l’inclusion ou non des droits sociaux au sein
de cette nouvelle catégorie y est le plus souvent présentée comme la conséquence
de (ou justifié par) l’application d’un critère fondé sur la hiérarchie des normes,
et ce lorsqu’elle n’est pas guidée par des présupposés idéologiques ou des consi-
dérations économiques. C’est ainsi par exemple que dans le cadre spécifique de
l’application de l’article L. 521-2 du Code de Justice administrative, le Conseil
d’ État a refusé de qualifier le droit au logement de liberté fondamentale en
raison de l’insuffisance de son niveau de reconnaissance normatif. Il n’existe en

côté de ces obligations négatives, il existe pour l’ État des obligations positives qui l’astreignent
notamment à mettre chacun en situation de pouvoir développer son activité (…). Cependant, je
conserve l’expression libertés publiques parce qu’(…), elle est passée dans l’usage et qu’il est, avec
la précision que je viens de donner, commode et légitime de l’employer ». Font alors partie pour
L. Duguit des « libertés publiques » : la liberté individuelle, la liberté du travail, du commerce et
des contrats, la liberté d’opinion, la liberté religieuse, la liberté d’association, L. Duguit, Traité
de droit constitutionnel, t. 5, Les libertés publiques, Paris, 1926, 2ème éd., p. 2.
23. J. Rivero, op. cit., p. 25.
24. P. Braud, La notion de liberté publique en droit français, Paris, L.G.D.J., 1968, pp. 85 et s.
25. Certains droits et libertés sociaux seraient alors partiellement des libertés publiques (liberté
syndicale, droit de grève, liberté de l’industrie et du commerce), d’autres ne le seraient en aucun
cas dans la mesure où ils ne justifieraient que des obligations positives: le droit au travail, le droit
au repos, le droit aux loisirs, le droit à l’instruction (etc…), voir P. Braud, op. cit., p. 149.
26. G. Peces-Barba, op. cit., p. 30. Voir aussi, V. Champeil-Desplats, A. Lyon-Caen (éds.),
Services publics et droits fondamentaux dans la construction européenne, Dalloz, collection Thèmes
et Commentaires, 2001.

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V. Champeil-Desplats : Des « libertés publiques » aux « droits fondamentaux »

droit français qu’un objectif à valeur constitutionnelle d’accès à un logement


décent et, en droit international, que des affirmations relevant de la soft law 27.
Mais le même refus opposé au droit à la santé individuelle alors que l’exigence
de protection de la santé est proclamée à l’alinéa 11 du Préambule de la Consti-
tution de 1946 auquel renvoie celui de la Constitution du 4 octobre 1958, laisse
pressentir la complexité des critères qui peuvent interférer dans l’opération de
qualification 28.

C. Le niveau hiérarchique des droits et libertés : de la loi à la constitution

Le critère du niveau hiérarchique de reconnaissance des droits et libertés est


placé par la doctrine française au centre de la distinction entre les notions de
libertés publiques et de droits fondamentaux. Hormis quelques auteurs pour
qui, comme E. Picard, la fondamentalité d’un droit ou d’une liberté ne s’épuise
pas dans le droit positif et n’est donc pas « réductible au constitutionnel »29, les
promoteurs des « droits fondamentaux » les identifient à leur niveau constitu-
tionnel, souvent étendu au niveau international, de reconnaissance et de garan-
tie. À l’inverse les « libertés publiques » ne renverraient qu’à un régime légal.
Il est difficile de remettre en cause l’importance de la loi dans l’approche clas-
sique des libertés publiques 30. Historiquement, d’une part, la notion de libertés
publiques a été promue sous la IIIe République à un moment où les normes
constitutionnelles étaient muettes en la matière et où le législateur, quand il a
cessé d’être liberticide, a joué un rôle de premier ordre dans l’affirmation des
droits et libertés et la détermination de leur régime. Juridiquement, d’autre part,
la Déclaration de droits de l’homme et du citoyen de 1789 et l’alinéa premier
de l’article 34 de la Constitution du 4 octobre 1958 confient à la loi, respecti-
vement, le soin d’encadrer les droits et libertés et de fixer les règles concernant
« les droits civiques et les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour
l’exercice des libertés publiques…».

27. Conseil d’ État, 3 mai 2002, Association de réinsertion sociale du Limousin et autres, A.J.D.A.,
2002, n° 11, p. 818.
28. Conseil d’ État, Ordonnance du 8 septembre 2005, Bunel, rec. 422.
29. E. Picard, « L’émergence des droits fondamentaux en France », in Les droits fondamentaux :
une nouvelle catégorie juridique ?, A.J.D.A., 1998, n° spécial, p. 29.
30. Voir par exemple, MM. Robert et Duffar, op. cit., 1ere éd., 1988, pp. 7-8 ; J. Rivero , op. cit.,
1987, p. 12 : « le statut des libertés publiques repose sur un certain nombre de postulats qui ont
pris, pour nombre de libéraux, valeur de dogmes : ainsi notamment, de la confiance mise dans le
législateur pour en fixer la règle, et dans le juge pour en assurer le respect ».

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Jus Politicum - n° 5 - 2010

Toutefois, cette assimilation, voire réduction, de la notion de libertés


publiques au niveau légal de garantie a largement été accentuée par les promo-
teurs de la notion de « droits fondamentaux ». Beaucoup d’auteurs écrivant sous
le label des « libertés publiques » avaient en effet pris acte de l’évolution des
niveaux et des formes de garanties des droits et libertés depuis l’après deuxième
guerre mondiale, sans considérer qu’elle rendait obsolète l’usage de la dénomi-
nation. C’est plutôt l’ouverture pluridisciplinaire de la matière qui a été saluée,
celle-ci faisant désormais appel, outre le droit administratif, au droit constitu-
tionnel, au droit pénal, au droit social, et au droit international et européen 31.
À ce titre, pour certains défenseurs de la notion de libertés publiques, le
crédit accordé au niveau constitutionnel de protection des droits et libertés
serait en France largement surfait. D’un côté, elle néglige l’importance que
conservent la loi et la jurisprudence en la matière 32. De l’autre, l’association
de l’expression « droit fondamental » au niveau constitutionnel de garantie
des droits et libertés procèderait d’une importation indue de notions étrangères.
P. Wachsmann souligne à ce titre qu’en Allemagne ou en Espagne l’affirmation
de droits fondamentaux est liée à l’institution de mécanismes de protection spé-
cifiques et renforcés au bénéfice desdits droits. Or de tels mécanismes n’existent
pas en France. Jusqu’à l’introduction de la Question prioritaire de constitution-
nalité tout au moins, notre contrôle de constitutionnalité, a priori, facultatif
et réservé à des autorités saisines politiques n’aurait offert rien de comparable
aux mécanismes d’accès à la justice constitutionnelle outre-Rhin et en-deçà
des Pyrénées 33.
À cet égard, l’usage que les juridictions françaises feront de la Question
prioritaire de constitutionnalité introduite par la révision constitutionnelle du
23 juillet 2008 pourrait conduire à reconsidérer l’analyse, bien que ce soit sous
le sceau des « droits et libertés que la Constitution garantit » que la réforme
s’est finalement concrétisée. Il s’agira d’apprécier si, sans la mention des termes,
le concept de droits fondamentaux, jusque dans son approche formelle la plus
exigeante, se réalisera. Si tel était le cas – ce que certains nient déjà en rai-
son des filtres à l’accès direct à la justice constitutionnelle que constituent les
passages par l’appréciation de la Cour de cassation et du Conseil d’ État– , le
système français présenterait un beau paradoxe : alors que l’expression « droits
fondamentaux » a été promue par la doctrine sans que son concept (ou une
conception de son concept) n’ait été réalisé en droit positif, cette réalisation
pourrait s’imposer sans les termes supposés la désigner 34.

31.J. Rivero, op. cit., pp. 15 et 22.


32. P. Wachsmann, op. cit., p. 5.
33. Ibid., pp. 4 et s.
34. Rappelons-le, en France, l’expression « droits fondamentaux » a essentiellement été soutenue

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V. Champeil-Desplats : Des « libertés publiques » aux « droits fondamentaux »

Certes, toute référence à la fondamentalité de droits et libertés n’est pas


absente du droit positif français. Mais elle n’est pas là où les constitutionnalistes
l’attendent le plus. On la rencontre classiquement dans la jurisprudence relative
à la voie de fait, dans des lois (une dizaine aujourd’hui) et dans des arrêts et
jugements rendus par les juridictions dites « ordinaires » dans deux principales
hypothèses : a) lors de l’application de lois ou de traités internationaux qui
utilisent expressément l’adjectif 35; b) à l’issue d’une qualification prétorienne.
Chacune de ces références aux droits ou libertés fondamentaux a ses propres
dénotations, repose sur des conceptions très hétérogènes, et justifie ou est asso-
cié à des régimes et à des effets juridiques différents. Ceux-ci peuvent prendre
la forme d’une priorité accordée à des politiques publiques ou de mécanismes
juridictionnels spécifiques de protection, tel que le référé-liberté 36.

II. Des libertés publiques aux droits fondamentaux : problèmes


de connotation

Quelles conceptions des droits et libertés justifient le choix d’une terminolo-


gie plutôt que d’une autre ? De quels enjeux ou effets symboliques, conceptuels
ou stratégiques s’accompagnent le glissement de la notion de libertés publiques
vers celle de droits fondamentaux ? Outre la question de la représentation du
sujet de droit précédemment évoquée (infra, I. B.), trois effets et enjeux peuvent
être ici relevés : la redéfinition des disciplines juridiques (A), le déplacement
des combats (B), l’affirmation de pouvoirs (C).

par la doctrine constitutionnaliste et elle s’est diffusée en complet décalage avec la terminologie
utilisée par des acteurs du droit. Ce décalage est devenu d’autant plus important que le Conseil
constitutionnel a abandonné ses références aux « droits fondamentaux constitutionnels » et,
qu’en dépit de la pression de certains professeurs de droit au sein du Comité de réflexion et de
proposition sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions de la Ve République qui
avait fait sienne la cause des « droits fondamentaux », ces termes n’ont finalement pas intégré la
constitution française au moment de la révision de juillet 2008.
35. Illustration par excellence en est donnée par la procédure de référé-liberté instituée à l’article
L. 521-2 du Code de Justice administrative ou la Convention européenne de sauvegarde des
droits de l’homme et des libertés fondamentales
36. V. Champeil-Desplats, « Les droits fondamentaux en droit français : genèse d’une qualification »,
Droits fondamentaux et droit social, P. Lokiec, A. Lyon-Caen (dir.), Dalloz, collection Thèmes et
Commentaires, 2005, p. 11.

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Jus Politicum - n° 5 - 2010

A. La redéfinition des disciplines juridiques : le « coup de force » des constitu-


tionnalistes

C’est d’abord dans les discours doctrinaux que l’affirmation de droits fon-
damentaux a pris en France le plus d’ampleur. Si certains cèdent à un effet de
mode ou à l’autorité d’un arrêté 37 sans modifier sensiblement la délimitation
de l’objet de leur étude, d’autres s’appuient sur un changement de terminologie
pour susciter des redéfinitions disciplinaires plus profondes.
Certains constitutionnalistes ont ainsi manifesté un engouement tout parti-
culier pour l’expression « droit fondamental ». Forts de la quasi-monopolisation
de l’analyse du régime des droits et libertés par les spécialistes des jurisprudences
constitutionnelles dans des États où celles-ci se sont intensifiées (Allemagne,
Espagne, Italie bien que la constitution italienne ne se réfère pas expressément
à des droits « fondamentaux »), certains ont entrevu dans le renouveau ter-
minologique une force d’attraction d’un champ d’études juridiques jusque là
éparpillé entre plusieurs disciplines au sein desquelles les constitutionnalistes
n’étaient pas toujours les mieux placés : le droit administratif, le droit interna-
tional puis européen, le droit pénal ou encore le droit social. Le développement
de la jurisprudence du Conseil constitutionnel a beaucoup servi ce mouvement
doctrinal de constitutionnalisation des libertés publiques qui trouve dans les
termes neufs de « droits fondamentaux » une dénomination particulièrement
opportune pour redistribuer les champs d’études entre les disciplines juridiques.
Cette entreprise est clairement affirmée dès la première page de la première
édition du manuel de Droit des libertés fondamentales 38. Tandis que « l’ensei-
gnement des ‘libertés publiques’ » serait « baigné des principes et des concepts
de droit administratif, ce qui explique d’ailleurs que la plupart des auteurs de
manuels soient des administrativistes », les droits fondamentaux sont conçus
comme des « sources de rayonnement (…) destinées à faire évoluer les concepts
de base des diverses matières concernées ». « Les droits fondamentaux ne sont
pas un point d’aboutissement et [ils] ne se trouvent pas au carrefour de ces dis-
ciplines : les droits fondamentaux sont situés en amont, et non pas en aval, en
ce sens que toute discipline devrait, au moment d’être enseignée, déjà être ‘ense-
mencée’ par les droits fondamentaux ». Il ne s’agit plus, comme chez J. Rivero,
de penser l’inter- ou la pluri-disciplinarité de la matière « Libertés publiques »
(supra), mais d’affirmer le caractère surplombant voire suprême de droits tenta-
culaires dont les constitutionnalistes deviendraient les observateurs privilégiés.

37. Depuis l’arrêté du 29 janvier 1998 (art. 8 al. 2, 1°), l’épreuve d’exposé-discussion de l’examen
d’entrée aux Centres régionaux de formation professionnelle d’avocats porte sur les droits et
libertés fondamentaux.
38. L. Favoreu et alii., op. cit., p. 1. Voir également, B. Mathieu, M. Verpeaux, op. cit., pp. 10-12

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V. Champeil-Desplats : Des « libertés publiques » aux « droits fondamentaux »

B. Le déplacement des combats

Le glissement vers la qualification « fondamental » sous-tend également une


modification des rapports entre les droits et libertés et les ordres juridiques.
Historiquement en effet, l’affirmation de droits de l’homme ou de libertés
publiques dans les ordres juridiques présente une dimension « hétéro-intégra-
tive ». En d’autres termes, elle dessine un processus d’intégration dans le droit
positif – de positivation – de prétentions morales.
Les droits de l’homme renvoient ainsi « à une tradition, à des idéaux, à des
combats politiques » 39. Ils s’inscrivent dans des revendications humanistes à
vocation universelle qui ont pour but d’imposer aux États la reconnaissance et
la garantie de droits dont tout individu à vocation à bénéficier.
L’expression « libertés publiques », quant à elle, même si certains aiment
à rappeler le goût que Napoléon III lui portait 40, acquiert une connotation
nettement libérale et républicaine à partir du milieu du XIXe siècle. C’est à
l’antécédent de l’article 9 de la Constitution du 24 juin 1793 qui emploie
l’expression au singulier que l’on se réfère (« la loi doit protéger la Liberté
publique et individuelle contre l’oppression de ceux qui gouvernent »), non
sans en oublier un autre, à savoir celui de l’article 10 du Décret du 11 août
1789 sur l’abolition des privilèges : « Une constitution nationale et la liberté
publique étant plus avantageuses aux provinces que les privilèges dont quelques-
unes jouissaient, et dont le sacrifice est nécessaire à l’union intime de toutes les
parties de l’empire, il est déclaré que tous les privilèges particuliers de provinces,
principautés, pays, cantons, villes et communautés d’habitants, soit pécuniaires,
soit de toute autre nature, soient abolis sans retour, et demeureront confondus
dans le droit commun de tous les Français ». Mais, plus significativement, c’est
dans la conquête de garanties de l’administré face à l’administration et dans une
vision libérale de la fonction du droit administratif que l’expression de libertés
publiques a progressivement pris corps 41. Pour P. Braud, cet ancrage de plus en
plus libéral de l’expression expliquerait d’ailleurs qu’on ne la trouve pas « chez

39. D. Lochak, op. cit., 2002, p. 6. Sur l’histoire des droits de l’homme comme combat politique
pour l’affirmation juridique de prétentions morales, voir aussi N. Bobbio, Le futur de la démocratie,
Paris, Seuil, 2007 ; G. Peces-Barba, Théorie générale des droits fondamentaux, op.cit.
40. L’article 25 de la constitution du 14 janvier 1852 érige notamment le Sénat en « gardien du
pacte fondamental et des libertés publiques ».
41. Voir par exemple, M. Thouzeil-Divina, La doctrine publiciste 1800-1880, Paris, Editions La
Mémoire du Droit, 2009, pp. 196 et s. ; P. Gonod, Edouard Laferrière, un juriste au service de la
République, Paris, LGDJ, 1997, pp. 90 et s. ; L. Duguit, Traité de droit constitutionnel, op. cit.,
t. 2, 1911 et t. 5, 1925.

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Jus Politicum - n° 5 - 2010

certains traditionnalistes » tels que de Maistre ou Bonald 42.


Les références aux droits fondamentaux qui se multiplient en France à partir
de la fin des années 1980 s’inscrivent dans une toute autre histoire. Beaucoup
soulignent qu’elles n’unifient plus l’affirmation d’un ensemble de droits et liber-
tés contre le pouvoir mais qu’elles engagent à procéder à des tris et à établir des
hiérarchies au sein même des droits de l’homme et des libertés publiques. Ainsi,
d’un côté, au terme d’une approche axiologique de la fondamentalité 43, il est
considéré que certains droits et libertés mériteraient des mécanismes de garantie
plus rigoureux que d’autres. D’un autre côté, en adoptant des conceptions for-
melle et structurelle de la fondamentalité, certains droits et libertés sont qualifiés
de fondamentaux parce qu’ils sont affirmés aux plus hauts degrés de la hiérarchie
des normes d’un ordre juridique ou parce qu’ils fondent cet ordre 44. Dans cette
dernière hypothèse, la qualification d’un droit ou d’une liberté ne s’inscrit plus
dans un processus « hétéro-intégratif », mais « auto-intégratif ». En d’autres
termes, sont fondamentaux (ou prétendent à être considérés comme tels) des
droits et libertés déjà consacrés par des ordres juridiques. Il s’agit donc moins de
consacrer de nouveaux droits et libertés dans les ordres juridiques que d’iden-
tifier - dans une démarche descriptive - ou de conférer - dans une démarche
normative - des garanties spécifiques à des droits déjà posés. Les raisons avancées
par le Conseil d’ État pour refuser le caractère de liberté fondamentale au droit
au logement dans l’Ordonnance de référé Association de réinsertion sociale du
Limousin (supra) est de ce point de vue paradigmatique. Le passage des droits
de l’homme et des libertés publiques aux droits fondamentaux connote donc,
dans le vocabulaire juridique français, un déplacement des combats.

C. Les droits fondamentaux : enjeux de pouvoirs 

Parfois, la référence à des droits fondamentaux ne vise à produire aucun effet


autre que rhétorique ou symbolique. Autrement dit, le locuteur ne recherche
rien de plus que d’emporter la conviction d’un auditoire sur le bien fondé de
ses prétentions par la montée en généralité de son argumentation. L’appui sur le
« fondamental », dans la mesure où cette qualification renvoie à un degré ultime
de normes ou de valeurs, fait alors office d’argument de clôture qui ne peut être
questionné. Il manifeste la nécessité de recourir à des méta-arguments dès lors
qu’un locuteur veut établir la supériorité de la prétention qu’il défend à l’égard

42. P. Braud, op. cit., p. 6.


43. Voir V. Champeil-Desplats, « Les droits fondamentaux en droit français : genèse d’une qua-
lification », op. cit., pp. 17 et s.
44. Ibid.

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V. Champeil-Desplats : Des « libertés publiques » aux « droits fondamentaux »

de celles qui lui sont opposées. Dans un contexte de controverse, l’invocation de


la protection d’un droit de l’homme ou d’une liberté publique ne suffit ainsi plus
toujours. La proclamation du caractère fondamental du droit ou de la liberté
devient nécessaire pour qu’il lui soit accordé un sort juridique tout particulier.
Ce schéma est renforcé lorsque que l’invocation de la fondamentalité des
droits et des libertés est le fait d’acteurs juridiques, c’est-à-dire d’acteurs qui
détiennent un pouvoir normatif.
Ainsi, lorsqu’elle est le fait d’acteurs habilités à produire des normes juri-
diques, l’affirmation du caractère fondamental de certains droits et libertés
constitue sans conteste la manifestation d’un pouvoir normatif, comme c’est
d’ailleurs le cas à chaque fois qu’une nouvelle terminologie ou qualification est
intégrée dans le langage juridique. Ce pouvoir normatif est amplifié lorsque de
nouveaux effets juridiques sont associés à cette affirmation. Quand le législateur
prévoit que les « libertés fondamentales » - sans les préciser - bénéficient d’une
procédure d’urgence en cas de violation grave et manifestement illégale par
l’administration, non seulement il manifeste son pouvoir de création législative
mais il confère aussi aux interprètes futurs le pouvoir de décider des libertés qui
seront concernées. Lorsque le Conseil constitutionnel réservait, de sa propre ini-
tiative, l’ « effet cliquet » aux droits fondamentaux constitutionnels, il s’octroyait
deux pouvoirs : celui d’identifier les droits et celui de limiter sous une forme
nouvelle les pouvoirs du législateur.
La référence à la fondamentalité de droits et libertés peut enfin être un
facteur de légitimation de l’exercice du pouvoir. D’une part, dans le contexte
français, cette affirmation permet d’inscrire la protection des droits et libertés
dans un mouvement, devenu particulièrement porteur, d’harmonisation des
ordres juridiques et, notamment, de rapprochement terminologique avec les
principaux textes européens de la matière, à savoir la Convention européenne
des droits de l’homme et des libertés fondamentales et la Charte des droits
fondamentaux de l’Union européenne. D’autre part, et plus généralement,
s’ériger en protecteur des droits fondamentaux dans un État de droit, s’impose
comme un but légitime en soi parce que concourant à la réalisation même des
visées ultimes de l’ordre juridique.

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Jus Politicum - n° 5 - 2010

Si pour beaucoup la modernité du système juridique français passe par la


consécration de l’expression « droit fondamental », celle-ci continue de susciter
chez d’autres un niveau de méfiance qui a peu d’égal au-delà de nos frontières.
En droit positif, la diffusion de la qualification est très variable selon les niveaux
normatifs considérés. Elle est plus importante dans les jurisprudences judi-
ciaires 45 ou administratives que dans la constitution où elle n’apparaît qu’inci-
demment à l’article 53-1, alors qu’elle aurait pu au moins à trois reprises y faire
son entrée 46. Surtout, les références faites aux droits et libertés fondamentaux
justifient des régimes juridiques très hétérogènes. L’importance acquise par
l’expression « droit fondamental » en France est donc essentiellement le fruit
d’un effort doctrinal. Celui-ci a moins consisté à décrire un phénomène qu’à
l’instituer, en se livrant parfois à un travail de redéfinition des terminologies
juridiques classiques, dont les déformations ne sont sans doute pas étrangères
à la vigueur du vent de réaction suscité. La dénomination du champ des droits
et libertés repart en quête de son qualificatif.

Véronique Champeil-Desplats
Professeur de droit public à l’Université de Paris Ouest-Nanterre la Défense,
Véronique Champeil-Desplats y dirige le master « droit de l’homme » et le
Centre de recherche et d’étude sur les droits fondamentaux. Elle est membre
de l’umr 70/74 « théorie et analyse du droit » et de la Chaire UNESCO « Droit
de l’homme et violence ».

45. X. Duprè de Boulois, « Les notions de liberté et de droit fondamentaux en droit privé »,
J.C.P., 5 décembre 2007, n° 49, p. 11
46. Notamment dans les projets de révisions constitutionnelles abandonnés de 1990 et 1993
(Voir V. Champeil-Desplats, op. cit.) et révision de 2008 (supra).

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