L'Homme Révolté - Albert Camus
L'Homme Révolté - Albert Camus
L'Homme Révolté - Albert Camus
Résumé
L’homme révolté poursuit la réflexion qu’a développée Camus dans Le mythe de Sisyphe
où il se demandait en somme s’il existait, dès lors qu’est atteint le sentiment de l’absurde –
c’est-à-dire lorsque toute chose perd son évidence et qu’à nos yeux ne paraît plus que
l’insensé du monde et des hommes – une bonne raison de ne pas se suicider. Son
raisonnement aboutissait de la manière suivante : il faut rejeter le suicide afin de
maintenir « la confrontation désespérée entre l’interrogation humaine et le silence du
monde » par laquelle le sentiment absurde naît. Autrement dit, le sentiment absurde est à
considérer comme une fin en soi, et le suicide dans cette optique serait contreproductif. La
réalisation du sentiment absurde est le sentiment absurde ; le suicide ne fait que
contredire ses termes : pour dire que la vie est absurde il faut tout d’abord qu’il y ait vie.
Dans L’homme révolté, Camus entreprend une recherche similaire, mais au sujet cette
fois-ci du meurtre. En 1951, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, âge des idéologies et
des assassinats collectivement organisés et philosophiquement justifiés, Camus affirme
que la question du meurtre – plus précisément : le meurtre est-il nécessaire ? A-t-on le
droit de tuer ou de consentir au meurtre d’autrui ? En bref existe-t-il une bonne raison de
ne pas tuer ? – remplace la question du suicide, pourtant brûlante au moment de la
rédaction du Mythe de Sisyphe.
Camus propose une première piste de réflexion : le sentiment absurde, de prime abord,
ne semble pas s’opposer à l’idée de meurtre. Soit on considère que rien n’a de sens –
auquel cas le meurtre est indifférent – soit on considère que ce qui vaut c’est l’action
immédiate dans le sens de la survie et de la domination d’autrui (afin d’être maître plutôt
qu’esclave) – auquel cas le meurtre est privilégié. Mais Camus en retournant à la
conclusion du Mythe montre que le raisonnement qu’il vient de formuler n’est pas
satisfaisant. Un nihilisme absolu, qui admettrait la légitimité du suicide, pourrait
logiquement tolérer le meurtre, mais ce n’est pas ce que propose Camus. Il n’est tout
simplement pas logique d’accepter le meurtre quand on a refusé le suicide – ce serait
préserver la vie d’un côté pour ne pas la préserver de l’autre. Ainsi, au cœur du sentiment
absurde, on ne peut nettement trancher la question du meurtre, on peut trouver des
arguments pour et des arguments contre. De là il apparaît qu’on ne peut pas déduire de
règle de vie de l’idée absurde. C’est d’ailleurs l’erreur, affirme Camus, des meurtriers des
deux guerres mondiales : ils ont agi à partir d’un sentiment, qui comme tout sentiment
était limité, visait à être dépassé.
Le sentiment d’absurde toutefois dicte une attitude – la révolte, c’est-à-dire un élan de
scandale face à la déraison générale. C’est dans cette attitude qu’on peut trouver des motifs
d’action. Camus propose alors de faire un panoramique des manifestations de révolte au
travers des deux siècles qui précèdent le sien. C’est dans les révoltes concrètes, dit-il, qu’on
pourra le mieux identifier les raisons de la révolte.
I. L’homme révolté
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note qu’au XXe siècle c’est le crime légal qui triomphe – un crime légal si sophistiqué qu’il
a fait siens le nihilisme et les rêves de puissance sadiens.
Camus remarque que, sans forcément reconnaître Sade comme maître à penser, les
romantiques ont poursuivi au XIXe siècle le fantasme sadien, dans les mêmes modalités
que le marquis : la liberté absolue reste une savoureuse hypothèse littéraire qu’on ne
cherche nullement à vivre – au mieux dont on se pare en affichant les transgressions
vestimentaires du dandysme. Baudelaire est, selon Camus, l’auteur qui a le plus
assidûment honoré, au XIXe siècle, le goût du mal sadien.
Même dans ces représentations aiguës, la révolte métaphysique romantique n’atteint pas
encore la puissance de la révolte métaphysique moderne. C’est qu’elle s’envisage
seulement pour un individu donné, qui parle par et pour soi. On atteint une autre
dimension chez Ivan Karamazov et particulièrement dans sa fameuse tirade du Grand
Inquisiteur, dans Les Frères Karamazov de Dostoïevski. Camus identifie dans le
personnage un des premiers modèles du nihilisme moderne. Mais la chose aux yeux de
Camus ne va pas encore assez loin : Dostoïevski condamne encore le révolté, le fait dépérir
dans la solitude et la folie ; Ivan ne voit pas qu’il est possible de trouver, en faisant fi de
l’impossible unité entre Dieu et le monde, une unité du monde contre Dieu.
C’est dans la lecture de Nietzsche que Camus trouve une pleine réalisation du nihilisme.
C’est que Nietzsche est consciemment nihiliste, et qu’il considère cet état – du moins dans
un premier temps – comme désirable, et son travail consiste pour partie à nier tout ce qui
met à part l’homme et son nihilisme, la médiocrité, les idoles, Dieu, la morale. Par là on
accède à la gratuité du monde et à l’acceptation de cette gratuité. Or, que pense Nietzsche
du meurtre ? Puisque sa méthode tend à donner son assentiment à tout ce qui est,
Nietzsche valide la légitimité du meurtre. De fait le nazisme est un héritier de cette pensée
nihiliste positive. Camus montre cependant que le nazisme n’est qu’une concrétisation
possible des réflexions nietzschéennes. Pour lui, Marx, qui propose « de ne dire oui qu’à la
histoire et non plus à la création entière », permet de dépasser en le canalisant le nihilisme
positif.
Camus analyse enfin les manifestations de la révolte métaphysique chez trois grands
poètes français qui font la transition (symboliquement, non chronologiquement) entre le
XIXe siècle et le XXe siècle, Lautréamont, Rimbaud et Breton. Pour lui, Lautréamont a
honoré la révolte nihiliste en adoptant en attitude le plus grand conformisme : puisque
rien n’a de sens, soyons n’importe quoi. C’est le même geste qu’aurait accompli Rimbaud
en quittant la poésie pour les affaires, et Breton en retournant à la morale traditionnelle
faute de parvenir à fonder une morale nouvelle. Camus ne décrit pas ces devenirs comme
des échecs de la révolte ; ce sont d’autres concrétisations possibles du nihilisme positif,
qu’il ne cherche pas à hiérarchiser par rapport à des concrétisations plus actives.
Pourtant, c’est bien dans le domaine politique que la révolte métaphysique se manifeste
le plus souvent – « Dieu mort, restent les hommes, c’est-à-dire l’histoire qu’il faut
comprendre et bâtir ». Camus annonce par là le troisième temps de sa réflexion, détail des
révoltes historiques.
Camus part du principe que la liberté est le principe qui motive toute révolte politique. Il
y a révolution dès lors qu’il y a une nostalgie d’un temps où la liberté était plus grande –
c’est pourquoi Camus précise qu’une révolution politique vise bien souvent la même fin
qu’une révolution astronomique, c’est-à-dire le retour à un ordre passé. La plupart du
temps ces révolutions s’exprime par le meurtre, et parfois encore plus spécifiquement par
le déicide (ou le régicide, qui est un déicide symbolique, qui se contente de tuer les
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représentants de Dieu sur Terre). La révolte historique, définie de la sorte, n’apparaît que
tardivement, au XVIIIe siècle, ainsi que la révolte métaphysique. Bien sûr, il y a eu avant
cela des révoltes politiques motivées par la liberté et se concrétisant par le meurtre. Camus
cite Spartacus. Mais ces révoltes, précise Camus, fonctionnaient encore dans un système
d’équivalence – « vie contre vie », esclave contre maître. La révolte politique moderne tue
plus qu’un homme quand elle tue.
C’est ce qui distingue les régicides révolutionnaires des régicides antérieurs : avant la
Révolution on tuait une personne, après la Révolution on cherche à tuer le principe même
de monarchie. Il suffit pour le voir d’examiner les arguments des révolutionnaires, par
exemple ceux de Saint-Just qui, pour justifier l’exécution du roi, réutilise les réflexions de
Rousseau dans Le Contrat social, et plus précisément l’idée que le pacte civil entre les
différents éléments du peuple est bien antérieur – car découlant directement des
dispositions naturelles de l’homme – à celui entre le peuple et le roi. Le régicide
révolutionnaire toutefois n’est pas aussi absolu que les régicides modernes. Les
révolutionnaires veulent maintenir Dieu, même s’ils le renomment et le redéfinissent, et
cherchent encore la vertu universelle. Il existe au XXe siècle, affirme Camus, des
révolutions qui passent par des déicides purs et simples.
Ce sont les idées du philosophe Hegel et de sa Phénoménologie de l’Esprit qui selon
Camus ont permis ce passage du régicide au déicide. C’est que Hegel a daté précisément la
fin de l’histoire. En 1807, apogée de Napoléon, l’histoire s’est d’après ce dernier
définitivement stabilisée. Cela a pour effet direct, aux yeux de Camus, de détourner le
révolté de son véritable but en lui cachant les véritables voies d’action. Hegel en d’autres
termes permet aux révoltés du XXe siècle de tuer « Dieu dans les principes eux-mêmes ». Il
inaugure le nihilisme historique.
Camus montre, pour appuyer le propos, la grande influence qu’ont Hegel et ses
successeurs dans la pensée des nihilistes russes du XXe siècle, et les extrémités
désastreuses auxquelles elle mène. D’une part il semble que le nihilisme hégélien soit le
moteur du terrorisme individuel (ce que Camus prouve en détaillant les présupposés des
discours des terroristes russes de cette époque), d’autre part qu’il permette la formulation
de doctrines telles que le chigalevisme, qui part du principe qu’on doit asservir le peuple
pour son bien (idée intolérable pour Camus).
C’est contre Hegel, et pour l’histoire, que s’est développé le communisme russe, que
Camus identifie comme la seule véritable tentative de révolte historique qui soit en accord
avec une révolte métaphysique. Au contraire le nazisme, fausse révolution qui visait à
terme le fantasme hégélien d’une fin d’histoire (Hitler prétendait « stabiliser l’histoire
pour mille ans »), n’est au goût de Camus qu’un élan primitif à l’efficacité hasardeuse.
Camus s’attache à montrer la conformité du communisme russe à la révolte métaphysique
en étudiant précisément les textes de Marx et Lénine.
Pour qu’une révolution soit efficiente, il faut qu’elle se fixe une règle. Mais toujours dans
le sens de l’efficience, il faut que la règle se distingue de la morale bourgeoise en vigueur.
Le révolté, en somme, se doit de créer. Camus propose alors d’explorer le lien qu’il peut y
avoir entre la révolte et la création artistique.
Camus s’attache à démontrer que, bien qu’en général les révolutionnaires soient
méfiants envers l’art et plus généralement envers l’esthétique même, les artistes ont la
capacité de rendre présents des mondes où les problématiques de la révolte sont
suspendues. Camus va jusqu’à affirmer que les artistes, ou en tout cas leurs œuvres,
pourraient servir de modèles aux révolutionnaires : « Tous les grands réformateurs
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essaient de bâtir dans l’histoire ce que Shakespeare, Cervantes, Molière, Tolstoï ont su
créer : un monde toujours prêt à assouvir la faim de liberté et de dignité qui est au cœur de
chaque homme. » Camus souhaite que la révolte inclue l’art, car à ses yeux c’est en
persistant à considérer la beauté du monde qu’une révolution pourra effectivement se
réaliser. C’est par défiance envers la beauté que le monde moderne pâtirait.
V. La pensée de midi
Première analyse
L’homme révolté pourrait être Albert Camus, qui réagit contre les « crimes logiques »,
ceux prémédités de manière massive (il parle de 70 millions de morts) au nom d’une «
philosophie qui peut servir à tout, même à changer les meurtriers en juges ».
On comprend bien, et il le dit, qu’il s’agit des idéologies du XXe siècle, mues par l’absurde,
la négation et le nihilisme. Mais pour mieux saisir les fondements de ces idéologies, il faut
remonter bien en amont.
Après avoir défini la notion de révolte, distincte de celle du ressentiment, Albert Camus
montre que :
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Quelques pages auparavant, Albert Camus montre que l’on peut se révolter au spectacle de
l’oppression des autres ; ce qui n’est d’ailleurs pas contradictoire avec le sens que donne
par exemple Alain Laurent à l’individualisme. C’est, finalement, le passage du sacré des
sociétés traditionnelles aux valeurs de liberté et de conscience élargie de l’espèce humaine
et des droits de l’individu qui induisent cette apparition du sentiment de révolte.
Une fois le terme défini, Albert Camus passe ensuite en revue, à travers des analyses
complexes et absolument remarquables, les différents types de révolte (métaphysique,
historique, vis-à-vis de l’art, et dans son rapport au meurtre ou au terrorisme).
Tour à tour, il dresse ainsi un panorama éloquent et complexe de la révolte contre Dieu, la
négation de celui-ci, le nihilisme, les fondements de la pensée révolutionnaire de 1792, les
régicides et déicides, en distinguant poésie révoltée et révolte historique dans son
prolongement de la réflexion philosophique, comme dans une vague montante et allant
s’amplifiant, jusqu’à atteindre des sommets de turpitude et de turbulence extrême, avec
son lot de contradictions ultimes.
Si l’on peut s’interroger sur la sorte de fascination, voire d’admiration, que semble
éprouver Albert Camus à l’égard des terroristes de la fin du XIXe siècle, que l’on pourrait
presque qualifier, sinon de romantiques, du moins d’idéalistes et d’âmes tourmentées
accomplissant leurs actes au nom de principes qu’ils considèrent justes, notre auteur
n’éprouve pas la même indulgence à l’égard des révolutionnaires, qui n’ont plus rien
d’humain et ne répondent plus à aucun principe, ce qui n’en fait plus des révoltés.
Au terrorisme individuel, œuvre parfois de « meurtriers délicats », pour lesquels une vie a
encore un prix, succède un terrorisme d’État, basé sur un régime de terreur et écrasant les
libertés, au nom de la liberté (reléguée à un horizon indéfini, voire illusoire).
Aux récriminations à l’égard d’Hitler succède une critique absolument brillante de Marx,
des marxistes et des révolutionnaires, qui se sont fourvoyés dans des erreurs tant au
regard de l’économie (en ce domaine, la compréhension d’Albert Camus, basée sur
l’observation et les faits, est tout à fait prodigieuse) que de la science.
À une démarche se voulant scientifique (le socialisme scientifique), Albert Camus oppose
une fin de non-recevoir et la qualifie plutôt de scientiste, apportant une démonstration très
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intéressante (cf. pages 260 à 280 environ). De là l’échec de la « prophétie » théorisée par
Karl Marx. Ce qui fait dire à Albert Camus :
Rappelons que l’ouvrage date de 1951. Des analyses très clairvoyantes et courageuses pour
l’époque, et dont beaucoup aujourd’hui seraient incapables.
Ainsi, les stratégies établies par Lénine, loin d’aboutir à l’accomplissement de la liberté,
que recherchaient les révoltés, conduisent à ce que « la vraie passion du XXe siècle, c’est
la servitude« . En effet,
À cette fin, l’individualisme est nié et remplacé par la propagande ou la polémique, qui
sont deux sortes de monologue.
En fin de compte, la déception d’Albert Camus est immense à l’égard de ce qu’est devenu le
sentiment de révolte. À peine l’Homme était-il délivré des contraintes religieuses, qu’il
était parvenu à abattre, qu’il s’en inventait de nouvelles, bien plus terrifiantes et «
intolérables ». La vertu, de « charitable » devient « policière » et, « pour le salut de
l’Homme, d’ignobles bûchers s’élèvent ».
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Après avoir longtemps cru qu’il pourrait lutter contre Dieu avec
l’humanité entière, l’esprit européen s’aperçoit donc qu’il lui faut
aussi, s’il ne veut pas mourir, lutter contre les hommes […]
Pour finir, Albert Camus se demande donc s’il faut renoncer à toute révolte, acceptant les
injustices, conduisant à un « lâche conformisme ». Mais il est un fait, selon lui, que nous
ne sommes plus véritablement dans un monde révolté, la révolte étant devenue « l’alibi de
nouveaux tyrans ».
Et, « en logique, conclut-il, on doit répondre que meurtre et révolte sont contradictoires
».
Un essai, en définitive, particulièrement ardu, qui nécessite une bonne culture à la fois
littéraire et historique. Un ouvrage qui révèle pleinement la puissance intellectuelle
d’Albert Camus, absolument éblouissante. Une lecture à aborder avec une solide volonté et
une grande détermination, et qui a aussi le mérite de permettre de mieux comprendre la
pensée de l’auteur, ainsi que ce qui se cache derrière ses romans.
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Deuxième analyse
L’homme révolté n’accepte pas les dérives totalitaires. Albert Camus dénonce
dans L’homme révolté les tyrannies de son siècle ainsi que les camouflages démocratiques
grâce auxquels elles se font accepter et même soutenir. Il propose donc un individualisme
de la révolte qui s’oppose à l’humiliation de l’homme commise impunément par les
totalitarismes.
L’homme révolté peut s’insurger pour différentes raisons. Si Albert Camus fait
de la révolte une caractéristique propre à l’homme, il montre que cette propension à
s’opposer porte en elle la revendication d’un changement social. Ainsi, l’homme révolté ne
s’insurge pas seulement pour lui-même, mais également par refus de la condition faite aux
autres. L’écrivain distingue dès lors une révolte métaphysique et une révolte historique. «
L’esclave, écrit Camus, proteste contre la condition qui lui est faite à l’intérieur de son
état ; le révolté métaphysique contre la condition qui lui est faite en tant qu’homme »
(L’homme révolté). Datant la révolte métaphysique du XVIIIe siècle, il voit son incarnation
dans la revendication de la liberté totale du marquis de Sade et l’attitude des dandys, dans
le refus du salut d’Ivan Karamazov[1], ou encore dans l’affirmation de Nietzsche de la
liberté de l’homme de pouvoir se dépasser. Alors que Dostoïevski mettait en évidence le
vide dans lequel la mort de Dieu plongeait le monde (« Si Dieu est mort, tout est permis.
»), Nietzsche voyait lui l’effacement de la divinité comme une opportunité pour l’homme
de créer ses propres valeurs. Camus condamne la déformation, par les nazis, de cet idéal
d’émancipation en volonté de domination et d’humiliation.
L’homme révolté perd son âme dans la révolution. Camus affirme que les
nihilismes débouchent sur la révolte historique qui installe, par l’oppression, un état de
servitude. Après avoir entraîné les hommes à lutter contre l’Église et l’Inquisition, puis à
remettre en cause Dieu lui-même, ils les ont rendus sensibles à des idoles sanguinaires
servies par des polices impitoyables. Plus précisément, les idéologies révolutionnaires
substituent le mythe à la religion, l’Histoire à Dieu. Or, les lois impitoyables de l’Histoire
justifient un triomphe sans limites du pouvoir, incarné dans des dictateurs comme Franco,
Hitler ou Staline. Le messianisme du marxisme et du nazisme a donc donné naissance à
des théocraties totalitaires où le meurtre est généralisé et légitimé. « Et quand, décrit
Camus, sur la Terre enfin soumise et purgée d’adversaire, la dernière iniquité aura été
noyée dans le sang des justes et des injustes, alors l’État, parvenu à la limite de toutes les
puissances, idole monstrueuse couvrant le monde entier, se résorbera sagement dans la
Cité silencieuse de la justice » (L’homme révolté). Ainsi, dans la machine totalitaire, les
bourreaux ont la violence confortable, tandis que les victimes, elles, se sentent coupables.
Son refus de la révolution et du messianisme historique n’a cependant pas fait renoncer
Camus à l’idée que le salut moral est lié au sort de la classe ouvrière ni à l’ambition de
contribuer à l’Histoire.
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globale par l’Histoire. Or, la position de l’homme révolté, son insistance à dénoncer le
scandale n’est certainement pas confortable ; elle implique une action pour améliorer le
présent et une solidarité à l’égard de l’homme qui s’expriment par exemple dans le
syndicalisme. « Le monde où je vis me répugne, affirme Camus, mais je me sens solidaire
des hommes qui y souffrent » (L’homme révolté). En pratique, dès lors, la révolte peut se
vivre dans la fraternité d’un groupe restreint, par le dialogue et la modestie. Sa fidélité à
l’homme requiert d’accepter la ponctualité des combats et la fragilité des victoires. Cette
sagesse de l’homme révolté est pour Camus le remède aux idéologies qui, en enseignant le
primat des masses humaines, légitiment le développement d’États surcentralisés où la vie
et l’âme humaines ne comptent plus que pour quantité négligeable.
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