Revue Talismanslesoleildesconnaissances Shamsalmarif
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Book review of Al-Būnī, Aḥmad ibn ʿAlī ibn Yūsuf. Talismans, le soleil des
connaissances, traduit et présenté par Pierre Lory et Jean-Charles Coulon ;
calligraphies de Saïd Benjell...
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Pascal Lemmel
Ecole Pratique des Hautes Etudes
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Abū Ḥāmid al-Ġazālī (m.1111), seeking after God, the middle path, an Islamic reform in the 5th century AH. View project
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Al-Būnī, Aḥmad ibn ʿAlī ibn Yūsuf. Talismans, le soleil des connaissances, traduit et
présenté par Pierre Lory et Jean-Charles Coulon ; calligraphies de Saïd Benjelloun. Paris,
Orients, Nouvelle éd. Enrichie, 2018. ISBN : 9791093315065.
L’ouvrage que nous présentons ici, « Talismans, le soleil des connaissances », n’est
finalement que l’extrait d’un ouvrage bien plus vaste intitulé Shams al-ma'ārif wa Lata’if
al ‘Awarif (Le livre du soleil de la gnose et les subtilités des choses élevées). Les spécialistes
considèrent ce dernier ouvrage comme le manuel de « magie » rédigé en terre d’Islam ayant
eu le plus d’influence sur la culture populaire7. Seul le Ghāyat al-ḥakīm (Le but du sage),
compilation de magie astrale composée en Andalousie vers le milieu du XIe par
Maslama b. Qāsim al-Qurṭubī (m.964) et connu en occident sous le titre de Picatrix, lui
dispute se titre8. Écrit au XIIIe siècle en Égypte ayyoubide, suivant les manuscrits retrouvés, le
Shams al-ma'ārif comporte entre 400 et 600 pages9. L’ouvrage aborde, sous un angle
« musulman », tous les sujets relevant de la magie et en particulier les procédés
talismaniques. Ouvrage au texte complexe, peu de personne devaient y avoir accès au
Moyen-âge.
Il s’agit d’une compilation tardive de textes, qui est en partie seulement basée sur les
enseignements d’al-Būnī, auteur soufi du XIIIe né à Bône en Algérie (anciennement Hippone
et aujourd’hui Annaba). Al-Būnī est l’auteur d’un certain nombre d’ouvrages ésotériques
traitant tout particulièrement de la « science des lettres » dans laquelle il est considéré, avec
Ibn ʿArabī (m.1240), le célèbre mystique andalou, comme étant l’un des « plus illustres
représentants de cette discipline » (p.8). Quoiqu’il en soit, il semble que l’auteur du
Shams al-ma'ārif ait tiré une partie de la légitimité de son ouvrage des écrits du célèbre
7
Owen Davies. Grimoires: A History of Magic Books, Oxford University Press, 2009, p. 27
8
Cf. p80 dans Images et magie. Picatrix entre Orient et Occident, éd. Jean-Patrice Boudet, Anna Caiozzo,
Nicolas Weill-Parot, Paris, Champion (« Sciences, techniques et civilisations du Moyen Âge à l’aube des
Lumières » 13) 2011, 390p.
9
Voir par exemple la version arabe en ligne de la maison d’éditions Muṣṭafá al-Bābī al-Ḥalabī (Egypte)
publiée par l’Institute of Islamic studies McGill university, toronto, 1927,
https://archive.org/details/McGillLibrary-131812-5180/page/n8
théologien sunnite Abū Ḥāmid Ghazālī (m.1111). C’est ainsi que les titres des quarante
chapitres du Shams al-ma'ārif , font écho aux quarante tomes de la somme de Ghazālī,
l'Iḥyā' 'ulūm al-dīn (Revification des sciences religieuses)10. Bien que Ghazālī ait clairement
condamné les pratiques magiques (sihr) et talismaniques (tilasmāt)11, l’auteur du Shams
al-ma'ārif utilisa les écrits du théologien dans lesquels ce dernier avait tenté de démontrer
qu’à l’instar de la prophétie et des miracles, il existe des « propriétés merveilleuses qui sont
inaccessibles à la raison ». C’est ainsi que dans son Al-munqiḏ min ad-dalāl nous pouvons
lire : « Les Naturalistes n’admettent-ils pas, dans leurs livres, des propriétés autrement
surprenantes ? Par exemple, dans le traitement d’un accouchement difficile: la parturiente
regarde, puis place sous ses pieds, deux morceaux d’étoffe sur lesquels on a écrit, et qui
n’ont pas été mouillés. Il paraît qu’elle accouche immédiatement. Les Naturalistes citent ce
cas dans leur traité des “ Propriétés merveilleuses ”. Le dessin (magique) se compose de neuf
carrés, contenant neuf chiffres dont la somme fait toujours quinze (qu’on le lise en longueur,
en largeur ou en diagonale) »12. Al-Būnī utilisera, entre autres, ce texte, que l’on retrouve
dans le présent ouvrage en ouverture de la section sur les carrés magiques (p.43), et
surinvestira deux notions utilisées par Ghazālī pour montrer qu’il existe des connaissances
au-delà de la raison, à savoir la notion d’al-khawāṣṣ (occulte) qui prédit l’existence de
propriétés cachées au sein des éléments et la notion d’al-asrâr (sg. sirr) qui, de surcroit,
suggère les secrets ou les pouvoirs secrets de ces mêmes éléments. Cependant « al-Būnī ne
propose pas vraiment une sorte de manipulation utilitaire des forces divines qui serait à la
fois simpliste et blasphématoire. Son projet s’insère dans une spiritualité, voire une mystique
qui fait de l’homme initié à cette science un coopérateur de l’action divine, un ‘‘ lieu-tenant
’’de la volonté divine sur terre ». (p.6). En quarante chapitres et près de trois cent carrés
magiques, l’auteur du Shams al-ma'ārif croise toutes les correspondances possibles de la
terre et du cosmos pour en faire une science de l’universel.
Au-delà même des textes d’al-Būnī, si l’ouvrage apparait comme une encyclopédie des
sciences occultes, on y retrouve aussi des passages de traités de mystique rédigés, entre
autres, par Abū l-Qāsim al-Qushayrī (m.1072). Dans ce dernier cas, les passages repris ont
pour fonction d’instruire le lecteur sur la façon correcte d’invoquer Allah. L’œuvre mélange
donc des enseignements de spiritualité « classiques » avec des éléments relevant de la magie.
C’est pourquoi l’ouvrage est tenu en haute estime par les ordres soufis (courant mystique de
l’Islam). En revanche, comme on pouvait s’y attendre, il subira les foudres des juristes et des
savants, tenants de « l’orthodoxie », tels qu’Ibn Taymiyya ou Ibn Ḫaldūn, qui condamneront
sa lecture.
10
Constant Hamès, « Entre recette magique d'Al-Bûnî et prière islamique d'al-Ghazali : textes talismaniques
d'Afrique occidentale. », Systèmes de pensée en Afrique noire, 12, Fétiches II, École pratique des hautes
études, Sciences humaines,1993, p.187-223.
11
Wa ammâ al-maḏmûm minhu fa-‘ilm as-sihr wa at-tilasmât (Iḥyā',I, 3) dans ibid, p.193.
12
Cf p. 117, Al-Ghazâlî Muhammad (s d). Al-Munqiḏ min ad-dalâl, Al-maktabat al-jund s l. (Le Caire ?),
édité sous le titre Erreur et délivrance, texte arabe et traduc. franç, par Farid Jabre, Beyrouth, Imprimerie
Catholique, 55 et 122 p., Coll. Unesco.
al-ḥurūf wa-l-awfāq (Le soleil des horizons : la science des lettres et des carrés magiques)13
incluant de nombreux éléments de l’ouvrage d’al-Būnī. Plus tard, au XVIe siècle et à la suite
des travaux d’al-Bisṭāmī, le Shams al-ma'ārif fut enrichi au point qu’il devint le
Shams al-ma’ārif al-Kubra (Le « Grand » soleil des connaissances) (p.9). Depuis le XIXe
siècle, il a été de nombreuses fois édité dans le monde Arabe, soit sous le titre
Shams al-ma’ārif al-Kubra, soit sous celui de Shams al ma’ārif al-Sughra14.
A partir d'extraits du texte originel, en une centaine de pages, l’ouvrage « Talismans, le soleil
des connaissances », donne à voir au lecteur un panorama des fondements de la magie en
Islam, accompagnés d’exemples concrets d’objets magiques ou de pratiques observées et en
particulier un panel de talismans.
Après une préface (pp.6-7) suivie d’une présentation du manuscrit originel (pp.8-9) rédigées
par les deux co-auteurs P. Lory et J-C. Coulon, l'ouvrage commence par introduire la
« science des lettre » qui s’apparente à une grammaire de l’Univers. Celle-ci fonctionne sur la
base de correspondances entre les lettres de l’alphabet (la Parole) et différents éléments
(nature, chiffre, signe astrologiques, partie du corps) ou hiérarchies
cosmologiques (pp.12-23). C’est ainsi que les signes du Zodiaque, les planètes et les maisons
lunaires sont « marqués » par des lettres arabes distribuées sur chaque zone de l’espace dont
elles désignent les qualités spécifiques. Ces lettres ne représentent pas seulement des signes
ou des repères pour l’action céleste désignée, mais elles sont en quelque sorte les matrices de
ces actions ; elles sont ontologiquement supérieures aux astres. De son côté, la tradition
soufie y voit souvent des hiérarchies supérieures d’anges. L’une d’entre elles est présentée
dans l’ouvrage (p.20). C’est à partir de cette base de connaissance que celui qui pratique la
magie va ainsi pouvoir articuler son langage ou ses actions afin, entre autres, de
communiquer avec les djinns, les anges en vue d’influer sur le monde. Ce type de pratiques
participe « de la longue tradition islamique de sciences occulte des lettres (ʿilm al-ḥurūf), une
praxis qui trouve ses racines dans la pensée chiite ‘‘extrémiste’’ primitive qui pose
l'enchevêtrement métaphysique des lettres de l'alphabet et du monde créé »15. Sur ce sujet, le
lecteur intéressé pourra se reporter à l’ouvrage de P. Lory, La Science des lettres en islam16.
Si comme nous l’avons évoqué ces procédés sont sous-tendus par des conceptions
théologiques et des pratiques principalement islamiques (p.6), à la base de la pensée magique,
il y a donc l’idée que le monde sensible dans lequel nous vivons n’est qu’une partie de la
réalité. Il serait possible d’acquérir un savoir, une connaissance, permettant de posséder un
pouvoir sur ses êtres et ses forces de façon à les éloigner ou à les utiliser. Au-delà même d’un
apprentissage, certains humains, comme les saints, auraient cette capacité de façon innée ou
pourrait l’acquérir de façon « intuitive », à l’aide de la piété par exemple. Fondée sur le
dogme selon lequel le Coran est incréé, existant de toute éternité, cette pensée magique
« islamisée » postule que la récitation du Coran par le croyant est une actualisation de la
13
Cf. p.304 dans Jean-Charles Coulon, « Histoire de la littérature magique en Islam au Moyen Âge »,
Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, t. 123, 2016.
Cf. par exemple Shamsu al-Ma‘aref al-Sughra, Al Nour Library, Beirut, Lebanon: 2005 & Shamsu al-
14
Dans une seconde partie intitulée Les révélations et artefacts légendaires (pp.24-42), les
auteurs présentent des récits relatifs aux artefacts de saints ou de prophètes comme par
exemple Le bâton de Moïse et Le manteau de Joseph (cf.p.40-42). Dans ces récits, prophètes
et saints se voient révéler, le plus souvent aux travers des rêves où apparaissent le Prophète
de l'Islam et son cousin et gendre 'Alī ibn Abū Tālīb (m.661), des secrets de la création et en
particulier le nom suprême de Dieu. Originellement, il s'agit de textes de la tradition soufie,
eux-mêmes basés sur les textes scripturaires musulmans.
Dans une troisième et dernière partie (pp.43-100), une trentaine de « talismans » à visées
prophylactiques (Cf. Amulette de protection, p.64) ou destinés à répondre aux désirs du
croyant (Cf. Les portes de la richesse en p.48 ou Pour obtenir l'amour, p.50) sont présentés.
La plupart ont pour principes actifs des carrés magiques (wafq), c'est à dire, en
mathématiques, des carrés de nombres dont la somme de chaque colonne, ligne et diagonale
est identique. Toutefois « la littérature magique s'est également appropriée cet art en
proposant des carrés où les nombres sont remplacés par des lettres ou des noms
divins » (p.43). A l’instar de certains écrits d’ Ibn ‘Arabī ou bien de la vision ésotérique
shi’ite de l'univers proposée par les Ikhwān al-Safā' dans leurs Épîtres (Rasā'il Ikhwān
al-Safā') composés au cours des IXe et Xe siècle, les carrés magiques numériques qu'al-Būni
nous propose utilisent les noms divins et proviennent du double langage des 28 lettres de
l’alphabet arabe que le Coran, par son caractère incréé, a finalement élevées au rang
d'institution d'origine divine. D’Allāh au « Nom Suprême » en passant, entre autres, par le
« Très-Saint » (al-Quddūs), le « Tout-Puissant » (al-Muqtadir) ou encore « Celui qui
pourvoit la richesse » (al-Muġni) une quinzaine de talismans à base de noms divins sont
décrits (pp.45-79). Pour finir, la dernière section présente des « talismans composites »
conçus à base de carrés magiques composés de « figures géométriques (cercles, carrés,
triangles) contenant lettres, chiffres et carrés magiques, généralement centrés sur un thème
commun » (p.80).
Au final, ce livre comporte indéniablement plusieurs mérites. Tout d'abord, pour la première
fois, une version française d'un manuscrit majeur de la pensée « magique islamique » est
proposé au « grand » public. Deuxièmement, il fait la démonstration par la pratique, que la
magie en question, souvent considérée comme une activité suspecte et assez méprisée,
peut-être parfois qualifiée d'islamique selon sa visée et dans la mesure où ses fondements
sont scripturaires. Troisièmement, il fait prendre conscience au lecteur que la science de la
magie en terre d’islam se situe à la confluence des sciences naturelles (en contexte médiéval,
il s’agit de l’astrologie, de l’alchimie, de la pharmacopée, etc.) et des sciences islamiques
(cosmologie, mystique, tradition prophétique, etc.), c’est-à-dire religieuses. C’est pourquoi
« son caractère englobant en faisait pour certains auteurs de traités magiques, voire certains
épistémologues, la science la plus élevée des savoirs humains, celle dont la maîtrise est
l’aboutissement du chemin propédeutique vers la Sagesse universelle (ḥikma) »17.
Enfin, pour finir, cet ouvrage est un bel objet. Les figures cosmologiques associées aux
notions de base et les carrés magiques de chaque talisman sont illustrés à l'aide de
somptueuses calligraphies. De plus, idée originale, l'ouvrage est accompagné d'un petit livre
de talismans, livre à porter, et lui aussi calligraphié.
P.Lemmel
17
Cf. p.299 dans Jean-Charles Coulon, « Histoire de la littérature magique en Islam au Moyen Âge », Op.Cit.