Regardez Nous Danser: Le Pays Des Autres

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LEÏLA SLIMANI

REGARDEZ -NOUS
DANSER
Le pays des autres, 2

rom a n

GALLIMARD
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DE LA MÊME AUTRICE

Aux Éditions Gallimard

DANS LE JARDIN DE L’OGRE, roman, 2014 (« Folio » n° 6062).


CHANSON DOUCE, roman, 2016 (« Folio » n° 6492, « Écoutez lire »). Prix
Goncourt 2016. Grand Prix des lectrices de Elle 2017.
LE PAYS DES AUTRES, vol. 1. LA GUERRE, LA GUERRE, LA GUERRE,
roman, 2020 (« Folio » n° 6943, « Écoutez lire »). Grand Prix de ­l’Héroïne Madame
Figaro 2020.
LE PARFUM DES FLEURS LA NUIT, 2021, « Écoutez lire », lu par l’autrice.

Aux Éditions de l’Aube

LE DIABLE EST DANS LES DÉTAILS, 2016.


SIMONE VEIL, MON HÉROÏNE, illustrations de Pascal Lemaître, 2017.
COMMENT J’ÉCRIS. CONVERSATION AVEC ÉRIC FOTTORINO ,
2018.

Aux Éditions Les Arènes

PAROLES D’HONNEUR, dessin de Laetitia Coryn, 2017.


SEXE ET MENSONGES. LA VIE SEXUELLE AU MAROC, 2017.
À MAINS NUES, dessin de Clément Oubrerie, vol. 1, 2020.
À MAINS NUES, dessin de Clément Oubrerie, vol. 2, 2021.

Aux Éditions Stock

LE PARFUM DES FLEURS LA NUIT, 2021.


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regardez-nous danser
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LEÏLA SLIMANI

REGARDEZ-NOUS
DANSER
Le pays des autres, 2
roman

GALLIMARD
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Page 15 : Boris Pasternak, Le docteur Jivago,


© Giangiacomo Feltrinelli Editore Milano, 1957. Publié pour la première fois
sous le titre Il Dottor Zivago en novembre 1957, par Giangiacomo Feltrinelli Editore,
Milan, Italie. © Éditions Gallimard, 1958, pour la traduction française.
Page 217 : Milan Kundera, L’insoutenable légèreté de l’être,
titre original : Nesnesitelná Iehkost bytí, © Milan Kundera, 1984.
Traduit du tchèque par François Kérel,
© Éditions Gallimard, 1984, pour la traduction française,
© Éditions Gallimard, 1987, pour la traduction française revue par l’auteur.

© Éditions Gallimard, 2022.


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À Bounty, sans qui rien ne serait possible.


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index des personnages

Mathilde Belhaj : Née en 1926 en Alsace, elle rencontre


Amine Belhaj en 1944, lorsque son régiment stationne dans
son village. Elle l’épouse en 1945 et, un an plus tard, le
rejoint à Meknès, au Maroc. Après trois ans dans la maison
familiale de la médina, au cœur du quartier de Berrima, ils
s’installent dans une ferme et Mathilde accouche de deux
enfants, Aïcha puis Selim. Tandis que son mari travaille
d’arrache-pied pour faire de cette ferme une exploitation
florissante, elle ouvre un dispensaire où elle soigne les pay-
sans des alentours. Dès son arrivée au Maroc, elle apprend
l’arabe et le berbère et, malgré les difficultés et son opposi-
tion à certaines traditions, notamment concernant le statut
des femmes, elle s’attache à ce pays.
Amine Belhaj : Né en 1917, fils de Kadour Belhaj, interprète
dans l’armée coloniale, et de Mouilala, Amine est l’aîné et
deviendra chef de famille à la mort de son père en 1939. Il
hérite des terres de Kadour mais, au début de la Seconde
Guerre mondiale, décide de s’engager dans un régiment
de spahis. Auprès de son aide de camp, Mourad, il est
incarcéré dans un camp en Allemagne dont il parviendra
à s’échapper. En 1944, il rencontre Mathilde et l’épouse

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à l’église, en Alsace, en 1945. Dans les années 1950, alors


que le Maroc est en proie aux troubles, il se consacre avec
acharnement à la ferme dont il rêve de faire une exploita-
tion prospère. Passionné par l’agronomie et les techniques
modernes, il développe de nouvelles variétés d’agrumes et
d’oliviers. Après des années de déconvenues, son associa-
tion avec le médecin hongrois Dragan Palosi lui permet
enfin de réaliser des bénéfices.
Aïcha Belhaj : Née en 1947, Aïcha est la fille de Mathilde et
d’Amine. Elle poursuit sa scolarité à l’école des sœurs où
elle obtient d’excellents résultats. Enfant mystique et sau-
vage, elle fait la fierté de ses parents.
Selim Belhaj : Né en 1951, Selim est le fils de Mathilde et
d’Amine. Garçon choyé par sa mère, il suit lui aussi sa sco-
larité à l’école coloniale.
Omar Belhaj : Né en 1927, Omar est l’un des frères d’Amine.
Durant son enfance et son adolescence, il nourrit un
mélange d’admiration et de haine envers son grand frère. Il
lui reproche notamment de s’être engagé dans l’armée fran-
çaise et d’être le préféré de leur mère, Mouilala. Personnalité
violente, impulsive, il se rapproche des nationalistes pen-
dant le conflit mondial. Dans les années 1950, son implica-
tion est grandissante et il organise des actions violentes lors
des événements qui précèdent l’indépendance.
Jalil Belhaj : Né en 1932, Jalil est le plus jeune garçon de
la fratrie Belhaj. Touché par la malédiction qui entoure la
famille de Mouilala, il souffre de maladie mentale. Il vit
reclus dans sa chambre et ne peut cesser de se regarder
dans un miroir. Lorsque sa mère, malade, s’installe à la
ferme, Jalil est envoyé à Ifrane chez un oncle. Refusant de
s’alimenter, il meurt de faim en 1959.

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Mouilala  Belhaj : Née au début du xxe  siècle, Mouilala


épouse Kadour Belhaj. Issue d’une famille de la classe
moyenne, elle n’apprend ni à lire ni à écrire. Parmi ses
ancêtres, nombreux ont souffert de maladie mentale, se
promenant nus dans les rues ou parlant à des fantômes.
Elle accouche de sept enfants dont quatre survivront :
Amine, Omar, Jalil et Selma. Mère aimante et courageuse,
elle voue à son aîné une véritable adoration et admire sa
belle-fille, Mathilde, pour sa liberté et son éducation. Vers
1955, elle montre les premiers symptômes d’une maladie
mentale, proche de la démence. Elle abandonne alors sa
maison de Berrima, dans la médina de Meknès, et vit ses
dernières années à la ferme. Elle meurt quelques mois
avant son fils Jalil, en 1959.
Selma Belhaj : Née en 1937, Selma est la sœur d’Amine,
Omar et Jalil. Adorée par sa mère, cette enfant à la beauté
solaire est constamment surveillée par ses frères et vio-
lentée par Omar. Élève dissipée, elle sèche régulièrement le
lycée et rencontre, au printemps 1955, le jeune pilote Alain
Crozières dont elle tombe enceinte. Pour éviter le scan-
dale et le déshonneur, Amine la marie à son ancien aide de
camp, Mourad. En 1956, elle donne naissance à une petite
fille, Sabah.
Mourad : Né en 1920, Mourad est originaire d’un petit vil-
lage à quatre-vingts kilomètres de Meknès. En 1939, il est
enrôlé dans l’armée et envoyé sur le front où il devient
l’aide de camp d’Amine, alors officier. Il éprouve pour son
commandant de puissants et secrets sentiments amoureux
et regarde Mathilde avec jalousie. À la fin de la guerre, il
part en Indochine avec les contingents marocains. Écœuré
par la violence, il déserte et parvient à rejoindre le Maroc
et à retrouver Amine. Engagé comme contremaître sur la

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propriété Belhaj, il exerce son métier avec autorité et est


détesté par les ouvriers. En 1955, il épouse Selma.
Monette Barte : Née en 1946, Monette Barte est la fille
d’Émile Barte, un aviateur de la base de Meknès. Élève
à l’école des sœurs, elle se rapproche d’Aïcha durant leur
scolarité. Les deux jeunes filles deviennent meilleures amies
et confidentes. Son père Émile meurt en 1957.
Tamo : Fille d’Ito et de Ba Miloud, deux ouvriers vivant
dans le douar près de la ferme, Tamo est engagée comme
domestique par Mathilde dès son arrivée sur l’exploitation.
Traitée avec rudesse par sa patronne alsacienne, elle finit
par se faire une place au sein de cette famille avec qui elle
travaillera jusqu’à la fin de sa vie.
Dragan Palosi : Gynécologue hongrois d’origine juive,
il se réfugie au Maroc pendant la guerre avec sa femme
Corinne. Après une mauvaise expérience dans une clinique
de Casablanca, il décide de s’installer à Meknès où il ouvre
un cabinet. En 1954, il propose à Amine de s’associer pour
exporter des oranges en Europe. Il éprouve pour Mathilde
de l’amitié et de l’admiration et lui viendra en aide quand
elle sera dépassée par son dispensaire. Il prend Aïcha sous
son aile et, durant toute sa scolarité, l’aidera à assouvir sa
soif de connaissances en lui offrant des livres.
Corinne Palosi : Originaire de Dunkerque, Corinne est
l’épouse de Dragan. Femme d’une grande sensualité, elle
provoque le désir des hommes et la méfiance des femmes.
Elle souffre de ne pas avoir eu d’enfants et vit, à Meknès,
dans une relative solitude.
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première partie

L’époque ne tient pas compte de ce que je


suis, elle m’impose ce qui lui plaît de m’imposer.
Permettez-moi d’ignorer les faits.
boris pasternak
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Mathilde était à la fenêtre et observait le jardin. Son


jardin opulent et désordonné, presque vulgaire. Sa ven-
geance contre l’austérité à laquelle son mari, en tout, la
contraignait. Le jour était à peine levé et le soleil, encore
timide, perçait à travers les frondaisons. Un jacaranda,
dont les fleurs mauves n’étaient pas encore écloses. Le
vieux saule pleureur et les deux avocatiers qui ployaient
sous des fruits que personne ne mangeait et qui pourris-
saient dans l’herbe. Le jardin n’était jamais aussi beau
qu’à cette période de l’année. On était au début du mois
d’avril  1968 et Mathilde pensa qu’Amine n’avait pas
choisi ce moment par hasard. Les roses, qu’elle avait fait
venir de Marrakech, s’étaient ouvertes quelques jours
auparavant et dans le jardin flottait une odeur fraîche
et suave. Au pied des arbres s’étendaient des buissons
d’agapanthes, de dahlias, des massifs de lavande et de
romarin. Mathilde disait que tout poussait ici. Pour les
fleurs, cette terre était bénie.
Déjà lui parvenait le chant des étourneaux et elle
aperçut, sautillant dans l’herbe, deux merles qui

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piquaient leur bec orange dans la terre. L’un d’eux


avait sur la tête des plumes blanches et Mathilde se
demanda si les autres merles se moquaient de lui ou si,
au contraire, cela faisait de cet oiseau un être à part que
ses congénères respectaient. « Qui sait, songea Mathilde,
comment vivent les merles. »
Elle entendit le bruit d’un moteur et la voix des ouvriers.
Sur le sentier qui menait au jardin surgit un monstre
énorme et jaune. D’abord, elle vit le bras métallique
et, au bout de ce bras, la gigantesque pelle mécanique.
L’engin était si large qu’il avait du mal à passer entre les
allées d’oliviers et les ouvriers hurlaient des indications au
conducteur de la pelleteuse qui arracha des branches sur
son passage. Enfin, la machine se gara et le calme revint.
Ce jardin avait été son antre, son refuge, sa fierté.
Elle y avait joué avec ses enfants. Ils avaient fait la sieste
sous le saule pleureur et des pique-niques à l’ombre du
caoutchouc du Brésil. Elle leur avait appris à débusquer
les animaux qui se dissimulaient dans les arbres et les
buissons. La chouette et les chauves-souris, les camé-
léons qu’ils cachaient dans des boîtes en carton et lais-
saient parfois mourir sous leurs lits. Et quand ses enfants
avaient grandi, quand ils s’étaient lassés de ses jeux et
de sa tendresse, elle était venue y oublier sa solitude.
Elle avait planté, taillé, semé, repiqué. Elle avait appris
à reconnaître, pour chaque heure de la journée, le chant
des oiseaux. Comment pouvait-elle, à présent, rêver de
chaos et de dévastation ? Souhaiter l’anéantissement de
ce qu’elle avait aimé ?
Les ouvriers pénétrèrent dans le jardin et plantèrent
des piquets de manière à former un rectangle de vingt

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mètres sur cinq. Ils prenaient soin en se déplaçant de ne


pas écraser les fleurs avec leurs bottes en caoutchouc, et
cette attention, touchante mais inutile, émut Mathilde.
Ils firent signe au conducteur de la pelleteuse qui jeta sa
cigarette par la fenêtre et démarra le moteur. Mathilde
sursauta et ferma les yeux. Quand elle les rouvrit,
l’énorme pince métallique s’enfonçait dans le sol. La
main d’un géant pénétrait la terre noire et libérait une
odeur de mousse et d’humus. Elle arrachait tout sur son
passage et, au fil des heures, se forma un haut monticule
de terre et de roches sur lequel gisaient des arbustes sans
vie et des fleurs décapitées.
Cette main de fer, c’était celle d’Amine. C’est ce que
pensa Mathilde pendant cette matinée qu’elle passa,
immobile, derrière la fenêtre du salon. Elle s’étonna que
son mari n’ait pas souhaité assister à ce spectacle et voir
tomber, un à un, les plantes et les arbres. Il avait affirmé
que le trou ne pouvait être que là. Qu’il faudrait creuser
au pied de la maison, sur la partie la plus ensoleillée du
terrain. Oui, là où se trouvait le lilas. Là où autrefois
avait poussé le citrange.
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Il avait d’abord dit non. Non, parce qu’ils n’en avaient


pas les moyens. Parce que l’eau était un bien rare et
­précieux dont on ne pouvait user pour son loisir. Il avait
dit non en hurlant parce qu’il haïssait l’idée d’afficher ce
spectacle indécent devant les paysans misérables. Que
penserait-on de l’éducation qu’il donnait à son fils, de
la façon dont il se comportait avec sa femme quand on
la verrait, à moitié nue, nager dans une piscine ? Il ne
vaudrait pas mieux, alors, que les anciens colons ou ces
bourgeois aux mœurs décadentes qui pullulaient dans le
pays et affichaient, sans pudeur, leur éclatante réussite.
Mais Mathilde ne renonça pas. Elle balaya ses refus.
Année après année, elle revint à la charge. Chaque été,
quand soufflait le chergui et que la chaleur, écrasante,
lui portait sur les nerfs, elle lançait cette idée de piscine
qui révulsait son époux. Elle pensait qu’il ne pouvait pas
comprendre, lui qui ne savait pas nager et avait peur
de l’eau. Elle se fit douce, roucoulante, elle le supplia.
Il n’y avait pas de honte à afficher leur réussite. Ils ne
faisaient aucun mal, ils avaient bien le droit de profiter

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de la vie, eux qui avaient sacrifié leurs plus belles années


à la guerre puis à l’exploitation de cette ferme. Elle
voulait cette piscine, elle la voulait en compensation
de ses sacrifices, de sa solitude, de sa jeunesse perdue.
Ils avaient plus de quarante ans maintenant et rien à
prouver à personne. Tous les fermiers des alentours,
enfin ceux qui vivaient de façon moderne, possédaient
une piscine. Est-ce qu’il préférait qu’elle aille s’exhiber
au bassin municipal ?
Elle le flatta. Elle vanta ses succès dans la recherche
sur les variétés d’oliviers et les exportations d’agrumes.
Elle crut le faire plier en se tenant là, devant lui, ses joues
roses et brûlantes, ses cheveux collés sur les tempes par
la transpiration, ses mollets couverts de varices. Elle lui
rappela que tout ce qu’ils avaient gagné, ils le devaient à
leur travail, à leur acharnement. Et il la corrigea : « C’est
moi qui ai travaillé. C’est moi qui décide comment on
dispose de cet argent. »
Lorsqu’il dit cela, Mathilde ne pleura pas et ne se mit
pas en colère. Elle sourit intérieurement, pensant à tout
ce qu’elle faisait pour lui, pour la ferme, pour les ouvriers
qu’elle soignait. Au temps passé à élever leurs enfants, à
les accompagner aux cours de danse et de musique, à
surveiller leurs devoirs. Depuis quelques années, Amine
lui avait confié la comptabilité de la ferme. Elle établis-
sait les factures, payait les salaires et les fournisseurs. Et
parfois, oui, parfois il lui arrivait de falsifier les comptes.
Elle modifiait une ligne, inventait un ouvrier supplé-
mentaire ou une commande qui n’avait jamais eu lieu.
Et dans un tiroir dont elle était la seule à posséder la clé,
elle cachait des liasses de billets qu’elle roulait avec un

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élastique beige. Elle le faisait depuis si longtemps qu’elle


n’éprouvait plus de honte et même plus de peur à l’idée
d’être découverte. La somme grossissait et elle estimait
que c’était une retenue bien méritée, une taxe qu’elle
prélevait pour compenser ses humiliations. Et pour se
venger.
Mathilde avait vieilli et sans doute par sa faute, sa faute
à lui, elle faisait plus que son âge. La peau de son visage,
constamment exposée au soleil et au vent, paraissait plus
épaisse. Son front et les coins de sa bouche s’étaient cou-
verts de rides. Même le vert de ses yeux avait perdu son
éclat, comme une robe qu’on a trop portée. Elle avait
grossi. Pour provoquer son mari, elle se saisit, un jour
de canicule, du tuyau d’arrosage qui servait au jardin et,
sous le nez de la bonne et des ouvriers, s’aspergea tout
entière. Ses vêtements collèrent à son corps, laissant voir
ses tétons durcis et sa toison pubienne. Ce jour-là, les
ouvriers prièrent le Seigneur en passant la langue entre
leurs dents noircies pour qu’Amine ne devienne pas fou.
Pourquoi une adulte ferait-elle une chose pareille ? C’est
vrai, on aspergeait les enfants parfois, quand ils man-
quaient de s’évanouir, quand le soleil ardent les faisait
délirer. On leur disait de bien fermer le nez et la bouche
car l’eau du puits rendait malade et pouvait vous tuer.
Mathilde était comme les enfants et, comme eux, elle
n’était jamais lasse de supplier. Elle évoquait le bonheur
d’autrefois, leurs vacances à la mer dans le cabanon
de Dragan à Mehdia. Dragan, d’ailleurs, n’avait-il pas
fait construire une piscine dans leur maison en ville ?
« Pourquoi Corinne, dit-elle, aurait-elle quelque chose
que je n’ai pas ? »

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Elle se persuada que c’était cet argument qui avait


fait rendre les armes à Amine. Elle l’avait dit avec la
cruauté et l’assurance d’un maître-chanteur. Elle pen-
sait que son mari avait entretenu avec Corinne, au cours
de l’année 1967, une relation de quelques mois. Elle en
était convaincue sans pour autant avoir jamais recueilli
d’autres indices qu’une odeur sur ses chemises, une
trace de rouge à lèvres –  ces indices triviaux et dégoû-
tants dont héritent les ménagères. Non, elle n’avait pas
de preuves et il n’avait jamais avoué, mais cela sautait
aux yeux comme si se consumait entre ces deux êtres
un feu qui ne durerait pas mais qu’il faudrait endurer.
Mathilde avait tenté une fois, avec maladresse, de s’en
ouvrir à Dragan. Mais le médecin, que le temps avait
rendu encore plus débonnaire et plus philosophe, fit
semblant de ne pas comprendre. Il refusa de se ranger à
ses côtés, de s’abaisser à ces mesquineries et de mener,
auprès de la brûlante Mathilde, ce qu’il considérait
comme une guerre inutile. Mathilde ne sut jamais com-
bien de temps Amine avait passé dans les bras de cette
femme. Elle ignorait si c’était d’amour qu’il s’agissait,
s’ils s’étaient dit des mots tendres ou si, au contraire
– et c’était peut-être pire –, ils avaient vécu une passion
silencieuse et physique.
Avec l’âge, Amine était devenu encore plus beau. Ses
tempes avaient blanchi et il s’était laissé pousser une
fine moustache, poivre et sel, qui lui donnait des airs
d’Omar Sharif. Comme les stars de cinéma, il portait
des lunettes de soleil qu’il ne quittait presque jamais.
Mais ce n’était pas seulement son visage bronzé, ses
mâchoires carrées, ses dents blanches qu’il dévoilait les

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rares fois où il souriait, ce n’était pas seulement cela qui


le rendait beau. L’âge lui avait permis de déployer sa
virilité. Ses gestes s’étaient déliés, sa voix s’était faite
plus profonde. À présent, sa rigidité passait pour de la
retenue, son air grave donnait l’impression qu’il était
un de ces fauves affalés dans le sable, apparemment
impassibles, qui, d’un bond, s’abattent sur leurs proies.
Il n’avait pas tout à fait conscience de la séduction qu’il
exerçait, il la découvrait petit à petit, à mesure qu’elle
se dépliait, comme en dehors de lui. Et dans cette façon
d’être presque surpris de lui-même résidait sans doute
l’explication de son succès auprès des femmes.
Amine avait acquis de l’assurance et s’était enrichi. Il
ne passait plus ses nuits les yeux ouverts, à fixer le pla-
fond en faisant le calcul de ses dettes. Il ne rêvait plus à
sa ruine prochaine, à la déchéance de ses enfants, ni à
l’humiliation dont ils seraient victimes. Amine dormait.
Les cauchemars l’avaient quitté et en ville il était devenu
une personnalité respectée. Ils étaient désormais invités
à des réceptions, on voulait les connaître, les fréquenter.
En 1965, on leur proposa d’adhérer au Rotary Club et
Mathilde sut que ce n’était pas pour elle mais pour son
mari, et que les épouses y étaient pour quelque chose.
Amine, pourtant taiseux, attirait toutes les sollicitudes.
Les femmes l’invitaient à danser, elles posaient leur joue
contre la sienne, attiraient sa main sur leurs hanches et,
même s’il ne savait pas quoi dire, même s’il ne savait
pas danser, il lui arrivait de penser que cette vie était
possible, une vie aussi légère que le champagne dont il
sentait l’odeur dans leurs haleines. Lors des réceptions,
Mathilde se détestait. Elle trouvait qu’elle parlait trop,

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qu’elle buvait trop, passant ensuite des jours à regretter


son comportement. Elle s’imaginait qu’on la jugeait,
qu’on la trouvait idiote et inutile, méprisable de fermer
les yeux sur les infidélités de son mari.
Si les membres du Rotary insistèrent, s’ils se mon-
trèrent si bienveillants, si attentionnés à l’égard
d’Amine, c’est aussi parce qu’il était marocain et que le
club voulait prouver, en intégrant des Arabes parmi ses
membres, que le temps de la colonisation, le temps des
vies parallèles, était terminé. Bien sûr, ils étaient nom-
breux à avoir quitté le pays au cours de l’automne 1956
quand la foule en colère avait envahi les rues et laissé
libre cours à la folie sanguinaire. La briqueterie avait
été incendiée, des hommes avaient été tués en pleine
rue et les étrangers avaient compris qu’ils n’étaient
plus chez eux. Certains avaient plié bagage, abandon-
nant derrière eux des appartements dont les meubles
prirent la poussière avant d’être rachetés par une famille
marocaine. Des propriétaires renoncèrent à leurs terres
et aux années de travail auxquelles ils avaient consenti.
Amine se demandait si c’étaient les plus peureux ou
les plus lucides qui étaient rentrés chez eux. Mais cette
vague de départs ne fut qu’une parenthèse. Un rééqui-
librage avant que la vie ne reprenne son cours normal.
Dix ans après l’indépendance, Mathilde devait admettre
que Meknès n’avait pas tellement changé. Personne ne
connaissait le nouveau nom des rues, le nom arabe, et
on se donnait toujours rendez-vous sur l’avenue Paul-
Doumer ou rue de Rennes, en face de la pharmacie de
M. André. Le notaire était resté mais aussi la mercière,
le coiffeur et sa femme, les propriétaires de la boutique

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de prêt-à-porter de l’avenue, le dentiste, les médecins.


Tous voulaient continuer à jouir, avec plus de discré-
tion peut-être, avec plus de retenue, des joies de cette
ville fleurie et coquette. Non, il n’y eut pas de révolution
mais seulement un changement dans l’atmosphère, une
réserve, une illusion de concorde et d’égalité. Pendant
les dîners du Rotary, aux tables où se mêlaient les bour-
geois marocains et les membres de la communauté euro-
péenne, il semblait que la colonisation n’avait été rien
d’autre qu’un malentendu, une erreur dont les Français
à présent se repentaient et que les Marocains faisaient
semblant d’oublier. Certains tenaient à le dire, jamais
ils n’avaient été racistes et toute cette histoire les avait
terriblement gênés. Ils juraient qu’ils étaient soulagés
à présent, que les choses étaient claires et qu’ils respi-
raient mieux, eux aussi, depuis que la ville avait rejeté
la mauvaise graine. Les étrangers faisaient attention à ce
qu’ils disaient. S’ils n’étaient pas partis, c’était pour ne
pas précipiter la ruine d’un pays qui avait besoin d’eux.
Bien sûr, un jour, ils laisseraient la place, ils s’en iraient
et le pharmacien, le dentiste, le médecin ou le notaire
seraient marocains. Mais en attendant, ils restaient et se
rendaient utiles. Et puis, ils n’étaient pas si différents de
ces Marocains assis à leurs tables. Ces hommes élégants
et ouverts, ces colonels ou hauts fonctionnaires dont la
femme arborait des robes occidentales et les cheveux
courts. Non, ils n’étaient pas si différents de ces bour-
geois qui, sans culpabilité, sans arrière-pensées, lais-
saient des enfants pieds nus porter leurs courses devant
le marché central. Qui refusaient de céder aux suppli-
cations des mendiants « car ils sont comme les chiens

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qu’on nourrit sous la table. Ils s’habituent et perdent le


peu d’attrait qu’ils ont pour l’effort et le travail ». Les
Français n’auraient jamais osé dire qu’elle était affli-
geante, cette propension du peuple à mendier et à se
plaindre. Ils n’auraient jamais osé, comme le faisaient
les Marocains, incriminer la malhonnêteté des bonnes,
la paresse des jardiniers, l’arriération du petit peuple. Et
ils riaient, un peu trop fort, quand leurs amis meknassis
se désespéraient de construire un jour un pays moderne
avec une population d’analphabètes. Ces Marocains, au
fond, étaient comme eux. Ils parlaient la même langue,
voyaient le monde de la même manière, et il était diffi-
cile de croire qu’ils aient pu, un jour, ne pas appartenir
au même camp et se considérer comme des ennemis.
Amine, au début, se montra méfiant. « Ils ont retourné
leur veste, disait-il à Mathilde. Avant, j’étais le raton, la
crouille, et maintenant j’ai droit à des monsieur Belhaj
en veux-tu en voilà. » Mathilde comprit qu’il avait raison
un soir, lors d’un dîner dansant à l’hacienda. Monique,
la femme du coiffeur, avait trop bu et, au milieu d’une
conversation, lâcha le mot « bicot ». Elle porta les mains
à ses lèvres comme pour y faire rentrer ce mot honni et
poussa un long « oh », les yeux écarquillés, les joues cra-
moisies. Personne, à part Mathilde, ne l’avait entendue
mais Monique ne cessa de s’excuser. Elle répétait : « Je
t’assure, ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. Je ne sais pas
ce qui m’a pris. »
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Mathilde ne sut jamais avec certitude ce qui avait


convaincu Amine. Mais au mois d’avril  1968, il lui
annonça que la piscine serait construite. Après l’excava-
tion, il fallut couler les parois en béton puis installer un
système de plomberie et de filtrage et Amine supervisa
les travaux avec autorité. Il fit poser, au bord du bassin,
une rangée de briques ocre et Mathilde dut reconnaître
qu’elles donnaient à l’ensemble une certaine élégance.
Ils assistèrent tous les deux au remplissage de la cuve.
Mathilde s’assit sur les briques brûlantes et regarda
monter l’eau, attendant avec l’impatience d’une enfant
qu’elle atteigne ses chevilles.
Oui, Amine céda. Au fond, il était le chef, le patron,
celui qui donnait de quoi manger aux ouvriers de la
ferme et ils n’avaient rien à dire sur son mode de vie.
Au moment de l’indépendance, les meilleures terres
étaient encore aux mains des Français et la majorité
des paysans marocains vivaient dans la misère. Depuis
le protectorat qui avait permis de réaliser d’immenses
progrès sanitaires, l’accroissement démographique du

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pays était galopant. En dix ans d’indépendance, les par-


celles des paysans s’étaient morcelées jusqu’à atteindre
des surfaces si petites qu’ils ne pouvaient plus vivre de
leurs terres. En 1962, Amine avait racheté une partie du
domaine de Mariani et les terres de la veuve Mercier, qui
s’était établie en ville dans un appartement sordide près
de la place Poeymirau. Il avait récupéré les machines,
le cheptel, les stocks, et pour un prix modique, il avait
loué à quelques familles d’ouvriers des lopins qu’ils irri-
guèrent avec des seguias. Dans les environs, on parlait
d’Amine comme d’un patron dur, entêté, colérique,
mais personne ne remit jamais en cause son intégrité
et son sens de la justice. En 1964, il bénéficia d’aides
importantes du ministère pour irriguer une partie de
son exploitation et acheter du matériel moderne. Amine
le répétait à Mathilde : « Hassan II a compris que nous
sommes avant tout un pays rural et que c’est l’agricul-
ture qu’il faut aider. »
Quand la piscine fut prête, Mathilde organisa une
réception avec leurs nouveaux amis du Rotary Club.
Pendant une semaine, elle prépara ce qu’elle appelait sa
« garden-party ». Elle engagea des serveurs et loua, chez
un traiteur de Meknès, des plateaux en argent, de la
vaisselle de Limoges et des flûtes à champagne. Elle fit
dresser des tables dans le jardin et disposa dans de petits
vases des bouquets de fleurs des champs. Des coqueli-
cots, des soucis, des boutons-d’or qu’elle fit couper le
matin même par les ouvriers. Les convives la compli-
mentèrent. Les femmes répétaient qu’elle trouvait ça
« charmant, tout simplement charmant ». Et les hommes
tapaient dans le dos d’Amine en admirant la piscine.

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« Alors Belhaj, c’est qu’on a réussi ! » Des applaudisse-


ments accueillirent le méchoui et Mathilde insista pour
que ses convives se servent avec les mains, « à la maro-
caine ». Tous se jetèrent sur la bête, soulevèrent la peau
grillée et enfoncèrent leurs doigts dans la chair, arra-
chant des morceaux de viande tendre et grasse qu’ils
trempaient dans le sel et le cumin.
Le repas dura jusqu’au milieu de l’après-midi. L’alcool,
la chaleur, le doux clapotis de l’eau, les avaient détendus.
Dragan hochait doucement la tête, les yeux mi-clos. À la
surface de la piscine planait une nuée de libellules rouges.
« Cette maison est un vrai paradis, se réjouit Michel
Cournaud. Mais méfie-toi, mon cher Amine. Il vaut
mieux que le roi ne passe pas par ici. Vous ne savez pas
ce qu’on m’a raconté ? »
Cournaud avait un ventre aussi gros que celui d’une
femme enceinte et s’asseyait toujours les jambes écar-
tées, les mains posées sur sa bedaine. Son visage, cra-
moisi et congestionné, était très expressif et ses petits
yeux verts avaient gardé quelque chose de l’enfance, une
malice, une curiosité qui le rendaient touchant. Sous le
parasol orange que Mathilde avait fait installer, la peau
de Cournaud paraissait plus rouge encore et il sembla à
Amine, qui à présent le fixait, que son nouvel ami était
près d’exploser. Il travaillait pour la chambre de com-
merce et avait des relations dans les milieux d’affaires.
Il partageait son temps entre Meknès et la capitale et,
au Rotary Club, on l’appréciait pour son humour mais
surtout pour son talent à raconter des histoires sur la
Cour et les intrigues qui s’y nouaient. Il distribuait les
ragots comme des friandises à des enfants affamés.

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À Meknès, il ne se passait rien ou pas grand-chose. La


bonne société se sentait coupée du monde, cantonnée
à un mode de vie provincial et ennuyeux. Elle ignorait
ce qui se tramait vraiment dans les grandes villes de la
côte, là où l’avenir du pays se décidait. Les Meknassis
devaient se contenter des communiqués officiels et des
rumeurs qui couraient sur les complots, les émeutes,
la disparition de Mehdi Ben Barka à Paris ou d’autres
opposants dont les noms n’étaient jamais prononcés à
voix haute. La plupart d’entre eux ne savaient même pas
que le pays vivait depuis trois ans sous un état d’excep-
tion, que le Parlement avait été renvoyé, la Constitution
mise en sommeil. Bien sûr, nul n’ignorait que les débuts
du règne d’Hassan II avaient été difficiles et qu’il devait
faire face à une opposition de plus en plus radicale. Mais
qui pouvait affirmer détenir la vérité ? Le cœur du pou-
voir était un lieu lointain et opaque, qui suscitait à la
fois crainte et fascination. Les femmes, surtout, aimaient
écouter les histoires concernant le harem dans lequel le
roi aurait enfermé près d’une trentaine de concubines.
Elles imaginaient que se donnaient derrière les enceintes
du méchouar des fêtes dignes des péplums hollywoo-
diens et que le champagne et le whisky coulaient à flots
chez le descendant du Prophète. C’est de ce genre d’his-
toires que Cournaud les abreuvait.
Il tenta de se rapprocher de la table et se mit à
parler d’un ton de conspirateur. Les invités tendirent
l’oreille, sauf Dragan qui s’était endormi et dont les
lèvres vibraient doucement. « Figurez-vous qu’il y a
quelques semaines le roi est passé en voiture devant un
beau domaine. Dans le Gharb je crois, enfin, je ne sais

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plus. Toujours est-il que le lieu lui a plu. Il a demandé


à visiter l’exploitation, à rencontrer le propriétaire. Et
voilà qu’en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, il
a racheté le domaine pour une somme qu’il avait fixée
lui-même. Le pauvre propriétaire n’a rien pu dire. »
Contrairement aux autres convives, Amine ne rit pas.
Il n’aimait pas qu’on colporte des ragots, qu’on dise du
mal de ce monarque qui, depuis son arrivée sur le trône
en 1961, avait fait du développement de l’agriculture la
priorité du pays.
« Ce sont des racontars, dit-il. Des rumeurs malveil-
lantes inventées de toutes pièces par des gens jaloux.
La vérité, c’est que ce roi est le seul à avoir compris
qu’on pouvait faire du Maroc une nouvelle Californie.
Au lieu de débiter des mensonges, ils feraient mieux de
se réjouir de la politique des barrages, du programme
d’irrigation qui va permettre à tous les paysans de vivre
de leur travail.
—  Tu te fais des illusions, le coupa Michel. D’après
ce que je sais, ce jeune roi est surtout occupé par les
longues nuits de fête qu’il organise au palais et par ses
parties de golf. Je ne voudrais pas te décevoir, mon cher
Amine, mais son amour des fellahs, c’est de la poudre
aux yeux. Une basse manœuvre politique pour se garder
les faveurs du bon bled. Sinon, il aurait déjà lancé une
vraie réforme agraire, il aurait donné des terres à ces
millions de paysans qui n’ont rien. À Rabat, on sait bien
qu’il n’y aura jamais assez de terres pour tout le monde.
—  Qu’est-ce que tu crois ? s’emporta Amine. Que le
pouvoir allait nationaliser d’un coup toutes les terres
coloniales et ruiner le pays ? Si tu comprenais quelque

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chose à mon travail, tu saurais que le palais a raison de


faire ça petit à petit. Qu’est-ce qu’ils en savent à Rabat ?
Notre potentiel agricole est immense. La production
de céréales ne cesse d’augmenter. Moi-même j’exporte
deux fois plus d’agrumes qu’il y a dix ans.
— Tu devrais te méfier, alors. Bientôt on viendra
peut-être te prendre tes terres pour les distribuer aux
fellahs qui n’en ont pas.
—  Ça ne me dérange pas qu’on enrichisse les pauvres.
Mais pas au détriment de ceux qui, comme moi, ont
construit des exploitations viables après des années de
travail. Le roi le sait. Les paysans sont et resteront les
meilleurs défenseurs du trône.
— Ah ça ! Dieu t’entende comme on dit, poursuivit
Michel. Mais si tu veux mon avis, ce roi ne s’intéresse
qu’aux manigances. L’économie, il la laisse aux grands
bourgeois qui s’enrichissent grâce à lui et répètent par-
tout qu’au Maroc seul le roi compte. »
Amine se racla la gorge. Il fixa quelques instants le
visage rougeaud de son voisin, ses mains couvertes
de poils, et il eut envie de fermer le bouton de son col de
chemise pour le voir étouffer.
« Tu devrais faire attention à ce que tu dis. Tu pour-
rais être expulsé pour avoir tenu de tels propos. »
Michel allongea les jambes. Il sembla sur le point de
glisser de sa chaise et de s’écraser au sol. Son visage affi-
chait un sourire figé.
« Je ne voulais pas t’offenser, s’excusa-t-il.
—  Tu ne m’as pas offensé. Si je dis ça, c’est pour toi.
Tu répètes que tu connais ce pays, que tu y es chez toi.
Alors tu devrais savoir qu’ici on ne peut pas tout dire. »
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Le lendemain, Amine accrocha sur un mur de son


bureau une photographie dans un cadre doré. Une image
en noir et blanc où Hassan  II, en costume de flanelle,
regarde l’horizon d’un air grave. Il l’accrocha entre une
planche d’agronomie sur la taille de la vigne et un article
paru sur la ferme qui décrivait Amine comme un pionnier
de la culture de l’olivier. Amine pensa que ça en impose-
rait quand il recevrait des clients et des fournisseurs ou
quand ses ouvriers viendraient se plaindre. Ils passaient
leur temps à geindre, leurs mains crasseuses posées sur
le bureau, leurs visages burinés couverts de larmes. Ils
se plaignaient de la misère. Ils regardaient dehors, par
la porte vitrée, et avaient l’air d’insinuer qu’Amine, lui,
était un bienheureux. Il ne pouvait pas comprendre ce
que c’était que d’être un simple ouvrier, un cul-terreux
qui ne possède, pour nourrir sa famille, qu’un lopin
aride et deux poules. Ils réclamaient une avance, un
piston, un crédit et Amine refusait. Il leur disait de se
reprendre et de se montrer courageux, comme il l’avait
lui-même été au début dans cette exploitation. « D’où

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croyez-vous que me vient tout ceci ? » demandait-il en


tendant le bras. « Vous croyez que j’ai eu de la chance ?
La chance n’a rien à voir là-dedans. » Il jeta un regard
à la photographie du monarque et trouva que ce pays
attendait trop du makhzen1 et des gens de pouvoir. Ce
que le roi voulait c’étaient des travailleurs, des paysans
orgueilleux, des Marocains fiers de leur indépendance
durement gagnée.
Son exploitation grandissait et il fallut embaucher
des ouvriers pour travailler dans les serres et récolter
les olives. Il envoya Mourad dans les douars avoisinants
et jusqu’à Azrou ou Ifrane. Le contremaître en revint,
accompagné d’une bande de garçons malnutris qui
avaient grandi dans les champs d’oignons et ne trou-
vaient pas de travail. Amine interrogea les jeunes gens
sur leurs compétences. Il leur fit visiter les serres, les
hangars, leur expliqua le maniement du pressoir. Les
garçons le suivaient, silencieux et dociles. Ils ne posèrent
pas de questions sauf celle concernant leur salaire. Deux
d’entre eux voulurent des avances et les autres, enhardis
par le courage de leurs camarades, dirent qu’ils en
auraient bien besoin eux aussi. Amine n’eut jamais à se
plaindre du travail de ces jeunes ouvriers qui se présen-
taient à l’aube et s’épuisaient à la tâche, sous la pluie ou
le soleil brûlant. Mais au bout de quelques mois, certains
disparurent. Dès qu’ils avaient empoché leur salaire, on
ne les voyait plus. Ils ne cherchaient pas à s’installer ici,

1. Dérivé du verbe khazana qui signifie « cacher » ou « préserver », le


makhzen désigne, dans le langage populaire, l’État et ses agents, et, plus
spécifiquement, le roi et son entourage.

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à fonder une famille, à se faire bien voir du patron pour


obtenir une augmentation. Ils n’avaient qu’une idée en
tête : gagner un peu d’argent et fuir la campagne et sa
misère. Les cahutes, l’odeur de la fiente de poule, l’an-
goisse des hivers sans pluie et des femmes qui mouraient
en couches. Pendant les journées qu’ils passaient sous
les oliviers à secouer les branches pour faire tomber
les fruits dans les filets, ils murmuraient leurs rêves de
rejoindre Casablanca ou Rabat et les bidonvilles où ils
avaient tous un oncle, un cousin, un grand frère parti
faire fortune et qui ne donnait pas de nouvelles.
Amine les observait. Il perçut dans leur regard une
impatience, une rage qu’il n’avait jamais vues encore et
qui l’effrayèrent. Ces garçons maudissaient la terre. Ils
détestaient les travaux auxquels, pourtant, ils se sou-
mettaient. Et Amine pensa que sa mission n’était plus
simplement de faire pousser les arbres et de récolter les
fruits, mais de les retenir ici. Tous, à présent, voulaient
vivre en ville. La ville les envahissait, pensée abstraite et
obsessionnelle, la ville dont bien souvent ils ne savaient
rien. Elle progressait, comme une bête rampante,
comme une menace. Chaque semaine, elle paraissait
plus proche et ses lumières mangeaient la campagne. La
ville était vivante. Elle palpitait, elle avançait et ­charriait
les rumeurs et les rêves malfaisants. Il semblait parfois
à Amine qu’un monde était en train de disparaître, ou
du moins une façon de voir le monde. Même les fer-
miers voulaient être des bourgeois. Les nouveaux pro-
priétaires terriens, nés de l’indépendance, parlaient
d’argent comme des industriels. Ils ne connaissaient rien
de la boue, du gel, des aubes violettes où l’on marche

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entre les rangées d’amandiers en fleur et où le bonheur


de vivre dans la nature apparaît aussi évident que sa
propre respiration. Ils ne savaient rien des déceptions
que vous procurent les éléments et ce qu’il faut d’opi-
niâtreté, d’optimisme, pour continuer à faire confiance
aux saisons. Non, ils se contentaient d’arpenter leurs
domaines en voiture pour le donner à voir à des visiteurs
ravis, pour se vanter, mais ils n’en apprenaient rien.
Amine n’avait que mépris pour ces fermiers de pacotille
qui engageaient des contremaîtres et préféraient vivre
en ville, avoir des relations, fréquenter le grand monde.
Dans ce pays qui avait vécu de la terre et de la guerre
pendant des siècles, on ne parlait plus que de ville et de
progrès.
Amine se mit à haïr la ville. Ses lumières jaunes, ses
trottoirs sales, ses boutiques à l’odeur de renfermé et ses
grands boulevards sur lesquels les garçons marchaient
sans but, les mains dans les poches pour masquer une
érection. La ville et la bouche de ses cafés qui mangeaient
la vertu des jeunes filles et la force de travail des hommes.
La ville où l’on perdait ses nuits à danser. Depuis quand
les hommes avaient-ils ce besoin de danser ? Est-ce que
ce n’était pas stupide, est-ce que ce n’était pas ridicule,
pensait Amine, ce goût de la fête qui s’était emparé
de tous ? En vérité, Amine ne savait rien des grandes
villes et la dernière fois qu’il était allé à Casablanca, les
Français dirigeaient encore le pays. Il ne comprenait pas
non plus grand-chose à la politique et ne perdait pas
son temps à lire les journaux. Ce qu’il savait, il le devait
à son frère Omar, qui vivait à présent à Casablanca et
travaillait pour les services de renseignements. Omar

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LEÏLA SLIMANI
Regardez - nous danser
Le pays des autres, 2

« Année après année, Mathilde revint à la charge.


Chaque été, quand soufflait le chergui et que la chaleur,
écrasante, lui portait sur les nerfs, elle lançait cette idée
de piscine qui révulsait son époux. Ils ne faisaient aucun
mal, ils avaient bien le droit de profiter de la vie, eux
qui avaient sacrifié leurs plus belles années à la guerre
puis à l’exploitation de cette ferme. Elle voulait cette
piscine, elle la voulait en compensation de ses sacrifices,
de sa solitude, de sa jeunesse perdue. »
1968 : à force de ténacité, Amine a fait de son domaine
aride une entreprise florissante. Il appartient désormais
à une nouvelle bourgeoisie qui prospère, fait la fête et
croit en des lendemains heureux. Mais le Maroc indé-
pendant peine à fonder son identité nouvelle, déchiré
entre les archaïsmes et les tentations illusoires de la
modernité occidentale, entre l’obsession de l’image et
les plaies de la honte. C’est dans cette période trouble,
entre hédonisme et répression, qu’une nouvelle généra-
tion va devoir faire des choix. Regardez-nous danser
poursuit et enrichit une fresque familiale vibrante
d’émotions, incarnée dans des figures inoubliables.
Leïla Slimani est née en 1981. Elle est l’autrice de
trois romans parus aux Éditions Gallimard : Dans le
jardin de l’ogre, Chanson douce (prix Goncourt 2016,
Grand Prix des lectrices de Elle 2017) et Le pays des
autres, qui a reçu le Grand Prix de l’héroïne Madame
Figaro 2020.
NI LEÏLA LEÏLA SLIMANI
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s inoubliables.
le est l’autrice de
allimard : Dans le
x Goncourt 2016,
17) et Le pays des

LEÏLA SLIMANI
’héroïne Madame

GALLIMARD GALLIMARD

Regardez-nous danser
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13/12/2021 17:08

Cette édition électronique du livre


Regardez-nous danser de Leïla Slimani
a été réalisée le 27 décembre 2021
par les Éditions Gallimard.
Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage,
(ISBN : 9782072972553 - Numéro d’édition : 431268)
Code Sodis : U42787 - ISBN : 9782072972560
Numéro d’édition : 431269

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