Senghor Asmp 1983
Senghor Asmp 1983
Senghor Asmp 1983
XXe siècle, tous les continents, toutes les nations, voire toutes les races, à quelques
exceptions près, sont métissés. Il n’est que de consulter leurs tableaux numériques
des groupes sanguins. S’agissant de l’Afrique, nous pouvons y voir un peu plus clair
en remontant, brièvement, de la Préhistoire à l’Histoire.
Remontons jusqu’au Néolithique, avant le dessèchement du Sahara. On y
trouvait deux races. Au Nord, vivait une grande race, depuis la Méditerranée jusqu’à
la forêt tropicale dense. Plus on descendait vers le Sud, plus l’homme était grand et
noir. Au Sud donc, vivait, dans la forêt, un petit homme jaune à la tête ronde. Ses
descendants, plus ou moins métissés, sont les Pygmées, Bochimans et autres
Hottentots, qui portent le nom général de Khoïsans.
Cette situation a duré jusqu’à la désertification du Sahara, qui a poussé les
populations qui habitaient cette région à émigrer, les unes vers le nord du continent,
les autres dans ns la forêt tropicale et sur les plateaux de l’Afrique orientale,
jusqu’en Afrique australe. C’est cette dernière migration qui a favorisé le métissage
entre Grands Nègres et Khoïsans. La situation d’aujourd’hui résulte donc de la
Géographie et de la Préhistoire, mais aussi de l’Histoire, c’est-à-dire des migrations
asiatiques et européennes, très exactement, sémitiques et indo-européennes.
Si l’on veut simplifier, les peuples d’Afrique se divisent, aujourd’hui, en deux
groupes : en Arabo-Berbères et en Négro-Africains. Les premiers, qui habitent
l’Afrique du Nord, sont des métis de Noirs d’Afrique et de Blancs, Sémites et Indo-
Européens ; les seconds le sont de Noirs, Africains, voire Asiatiques, et de Khoïsans.
En vérité, la réalité, comme le prouvent les tableaux numériques des groupes
sanguins, est bien plus complexe. Ces tableaux des différents peuples de notre
continent, pour ne pas encore parler de « nations », prouvent l’unité biologique de
l’Afrique, bien plus affirmée que celle de l’Europe. En effet, dans tous les tableaux
que j’ai eus sous les yeux, le groupe O vient en tête, et de loin, comme en Europe,
sauf quelques exceptions, le groupe A. Mais, en Afrique du Nord, il y a un « mais »,
représenté par l’Égypte. Son tableau est bien plus semblable à ceux des pays
soudano-sahéliens qu’à ceux du Maghreb. Voici, par exemple, les tableaux
comparés de la Tunisie, de l’Égypte et du Sénégal.
1
Mélanges Henri Frei.
2
Université de Brazzaville.
Revue des Sciences morales et politiques - 4
non pas les trois, mais les quatre facultés que voilà. Il y a seulement que chaque race
ou nation a développé, le plus souvent, une, deux, trois facultés au détriment des
autres ou de l’autre. C’est ainsi que les Africains ont développé surtout la sensation
et la raison intuitive. C’est de ce fait que je partirai pour exposer leur culture, en
mettant l’accent sur leur philosophie et sur les caractéristiques de leur art. De leur
part parce que c’est, avec la pensée, ce qui distingue l’homme de l’animal.
La philosophie africaine, comme l’a démontré Alassane Ndaw, répond
parfaitement à la définition que lui ont donnée les fondateurs grecs de la discipline.
Elle se fonde sur les grandes intuitions d’où l’homme a tiré « les premières causes et
les principes des êtres », qui lui ont permis de connaître le monde et de le
transformer. Comme la grecque, la philosophie africaine est une connaissance ou un
savoir : une épistêmê. Au demeurant, pour parler comme les Wolofs du Sénégal, le
philosophe, dans la tradition africaine, était appelé borom xamxam, c’est-à-dire
« maître-du-savoir ».
Or donc, comme les Grecs, nos sages ont fondé leur philosophie sur les premiers
éléments de la matière : la terre, l’eau et l’air. Allant plus loin que les présocratiques,
qui, à ces éléments, avaient ajouté le feu et l’éther, Aristote trouvera une substance
immatérielle, spirituelle, qui serait cause première et fin ultime : Dieu,
« l’Intelligence qui se pense elle-même en saisissant l’Intelligible ». C’est ici que la
philosophie africaine, fondée, au départ, sur des éléments similaires, se sépare de la
philosophie grecque, européenne, pour s’affirmer dans une identité sur laquelle sera
fondée, avec l’art, une esthétique authentique.
Le premier trait de cette philosophie est qu’elle privilégie la raison intuitive
comme mode de connaissance. Que l’intuition soit au début et à la fin du connaître,
voire de la science, c’est ce qu’affirment nombre de philosophes depuis Aristote
jusqu’à Bergson et Teilhard de Chardin, voire des mathématiciens contemporains.
Comme dit Bergson, par l’intuition, l’homme « s’installe dans le mouvant et adopte
la vie même des choses »(3). Les africanistes le savent bien, qui parlent de la
« connaissance par participation » des Négro-Africains.
Le deuxième trait est la dialectique. Qu’on ne croie surtout pas que les langues
africaines ignorent le concept, et qu’elles n’ont pas de mots abstraits. Il reste que, le
plus souvent, l’Africain préfère désigner une chose, un être, un sentiment, une idée
par une image. C’est que, doué de sens éminemment sensibles, il aime à leur faire
parcourir les aspects divers de la nature, qu’interprètera sa raison, qui se fera, tour à
tour, intuitive et discursive, sentiment, pensée, puis symbiose des deux.
Le troisième trait de la philosophie africaine est qu’elle est pratique. Alassane
Ndaw l’a bien montré dans le chapitre où il va de la « pensée mythique » à la « vie
mystique ». Le mythe est le fondement et comme l’aliment de la vie mystique : de la
religion. Il s’agit, en définitive, non seulement de connaître la vie de l’au-delà, mais
encore, mais surtout de la vivre pratiquement. Après les cours d’initiation, où le
maître-du-savoir donne à ses élèves un enseignement qui a souvent recours au
raisonnement et aux mots abstraits, il faut vivre, dans la religion, dans la pratique, la
vie mystique ainsi enseignée, très précisément, dans les cérémonies du rituel. C’est
ici qu’intervient l’art africain avec ses caractéristiques originales et ses différents
genres : poésie, musique, danse, peinture, sculpture, voire architecture.
Le quatrième trait qui caractérise la philosophie africaine est l’humanisme. Un
humanisme aux dimensions du cosmos : de l’espace et du temps, de l’espace-temps.
L’homme est le centre, le microcosme du macrocosme qu’est le cosmos, mieux, son
agent actif. C’est sur son modèle que s’organise la société : la maison avec son autel,
3
La Pensée et le Mouvant, P.U.F., p. 216.
Revue des Sciences morales et politiques - 5
le village, le royaume.
Qu’est-ce à dire encore ? C’est que l’homme est, non pas un individu inséré,
mais une personne intégrée dans son groupe : sa famille, son clan, son ethnie. À la
persona, concept latin, enrichi par le christianisme, l’Africain oppose une notion,
c’est-à-dire une connaissance intuitive, plus complexe : plus sociale qu’individuelle.
Verticalement, l’homme est enraciné dans son lignage, jusqu’à l’Ancêtre primordial,
jusqu’à Dieu. Horizontalement, il est lié à la société des hommes : à son groupe,
comme nous venons de le voir.
Quel est donc ce Dieu que nous rencontrons ? Contrairement à ce que les
explorateurs européens, voire les ethnologues, ont dit pendant longtemps, il n’y a
qu’un Dieu dans la philosophie et la religion africaines, dont les ancêtres et les
génies ne sont que des émanations ou expressions. Aristote nous a dit, en son temps,
que Dieu était l’Être en soi, et l’Être, la « substance », c’est-à-dire ce qui est
permanent quand tout change. Dans la philosophie africaine, cet être, cette
substance, qui se trouve sous la matière, sous les apparences du monde sensible,
c’est la force. Une force qui émane de Dieu et s’accomplit en Dieu. C’est pourquoi
Dieu est défini comme « la Force des forces ».
noire (4). Et j’ai entendu, pendant ces vacances, des chants berbères polyphoniques,
dont une sorte de plain-chant, également polyphonique. Avant d’aller plus loin, je
souligne que cette musique est, comme la poésie, plus complexe qu’on ne le croyait.
Au lieu de la gamme européenne à sept tons ou demi-tons, il y a, en Afrique, des
modes plus subtils avec des tons, demi-tons et quarts de ton.
Mais, plongeons au-dessous du chant, dans la musique instrumentale, avant de
revenir au gim. Écoutez, au Maroc, en Algérie ou en Tunisie, ce qu’on appelle « de
la musique andalouse ». Écoutez le rythme de base donné par une sorte de tam-tam :
1234, 1234, 1234. Au-dessus de ce rythme monotone, despotique, vous entendrez,
s’appuyant sur lui, un autre plus léger, marqué par un autre instrument à percussion
et se livrant, comme librement, à des contretemps et syncopes. C’est cette
polyrythme, singulièrement ces contretemps et syncopes qui constituent la seconde
caractéristique de la musique africaine. Il reste qu’il y a encore, au-dessus de ces
instruments à percussion, des instruments à cordes ou à vent. Sans parler des voix
humaines qui chantent, et qui, elles aussi, soutenues par le rythme profond de
l’Afrique-Mère, peuvent se livrer, plus librement encore, à leurs fantaisies
créatrices : aux vibratos et autres glissements expressifs.
On me demandera : « Où sont, dans tout cela, les images analogiques ? » Je
répondrai qu’elles sont dans les éléments caractéristiques de cette musique : dans la
mélodie et le rythme ; plus précisément, dans la polyphonie, les contretemps et
syncopes. Elles sont surtout, outre le mode employé, dans les altérations aussi bien
des voix que des instruments, qui expriment, qui suggèrent les images-sentiments
inspirent les oreilles, et le cœur avec : l’âme.
Si, maintenant, nous retournons à la poésie psalmodiée, nous découvrirons
qu’elle est, elle aussi, comme le chant et la musique instrumentale, animée par des
contretemps et syncopes. Surtout quand elle est à plusieurs voix ou entrecoupée de
silences.
Nous finirons par les arts plastiques en nous arrêtant sur la sculpture. Je prendrai,
ici, comme exemples, deux sculptures en bois qui ornent mon bureau.
Ce sont, au premier abord, des images analogiques. L’une représente la tête d’un
bovidé avec ses cornes ; l’autre, un oiseau, une sorte de calao. Mais c’est moins
simple. Nous voyons, d’une part, alignés au milieu du front et des naseaux du
bovidé, un léopard, un oiseau et un petit ruminant ; d’autre part, sur les ailes
déployées du calao, deux tortues. Il y a là, exprimée par une imagerie complexe,
toute une philosophie, une théologie. Traditionnellement, en effet, le calao et le
bovidé sont des images-symboles de la fécondité et de la force ; de la Vie. Et celle-ci
est, une fois de plus, animée aussi bien par la mélodie des formes et des couleurs que
par les mouvements du rythme.
La tête du bovidé est un masque dont la mélodie des couleurs tient au fait que
celles-ci sont complémentaires : du jaune et de l’orange sur fond noir. Quant au
calao, dressé sur ses pattes et les ailes ouvertes, il est peint d’une couleur d’ébène
claire, uniforme en apparence, mais que le temps a patinée, non sans nuances.
Le plus expressif, c’est, de nouveau, comme toujours en Afrique, le rythme. Sur
la tête du bovidé, il y a deux plans qui se coupent. À l’horizontale se présentent des
courbes allongées : une corne, une joue, puis une corne, une joue. À la verticale, ce
sont successivement, de haut en bas : une pointe noire, triangulaire, un léopard
jaune, tacheté de noir, un oiseau noir, jaune et orange, enfin, un ruminant jaune.
Bref, des répétitions qui ne répètent pas, et que nous allons retrouver sur la sculpture
du calao, mais sous les apparences, premières, de la monotonie. Ici aussi, nous
4
Cf. Jean Amrouche : Chants berbères de Kabylie, Éditions Charlot, Paris, 1974.
Revue des Sciences morales et politiques - 8
avons, d’abord, le plan horizontal des ailes, déployées en carrés, que coupe un plan
vertical, formé de courbes, qui sont : l’excroissance cornée de la tête, le bec,
présenté comme en double, et le ventre. Il y a mieux : sur chaque aile est sculptée
une tortue, surmontée d’un oiseau de paradis, les ailes également déployées et ayant,
pour ainsi dire, la même tête que la tortue. Qu’on y regarde plus attentivement, et
l’on verra, bientôt, qu’il s’agit d’une fausse monotonie parce que d’une fausse
symétrie. Le calao, de grande taille, de plus d’un mètre, se présente avec un léger
déhanchement. C’est le coup de reins du contretemps, que l’on trouve, ici, sur toutes
les parties du corps : sur la tête, le bec, les pattes, comme aux ailes, sur les deux
tortues et les deux oiseaux de paradis.
Il est temps que je m’achemine vers ma conclusion.
*
* *
LA RÉVOLUTION DE 1889
C’est Pierre Teilhard de Chardin, qui, au milieu de ce siècle, fut l’un des
premiers paléontologues, après Darwin, à conseiller de rechercher les origines de
l’Homme en Afrique. Il fut surtout, je le rappelle, le premier à annoncer, pour l’aube
du deuxième millénaire, « la Civilisation de l’Universel ». C’est que, comme il avait
pu le constater lui-même, depuis ce que j’appelle « la Révolution de 1889 », les
emprunts des cultures les unes aux autres et, partant, leur fécondation réciproque
avaient commencé.
1889, c’est une grande date, et double. C’est, en effet, cette année-là qu’Henri
Bergson a publié l’Essai sur les Données immédiates de la Conscience. C’est cette
même année que Paul Claudel a écrit sa première pièce de théâtre, Tête d’Or. Cette
révolution, que je vais définir, avait été préparée, sinon annoncée, par La Saison en
Enfer d’Arthur Rimbaud. Mais revenons à Bergson et à Claudel, que nous
expliquerons par Rimbaud.
La philosophie d’Henri Bergson se présente, essentiellement, comme « un retour
conscient et réfléchi aux données de l’intuition », dont nous avons fait la vertu
majeure de la philosophie négro-africaine. Quant à Paul Claudel, il avait noté, pour
la représentation de Tête d’Or sur scène : « avec accompagnement de tambours ou
de tam-tams ». Mais c’est Arthur Rimbaud qui, pour ainsi dire, annoncera la
couleur. En effet, dans Une saison en Enfer, il n’hésite pas à se présenter comme
« un nègre ». Il fait mieux en présentant une esthétique, que nous avons découverte
quand nous avons lancé le mouvement, comme l’esthétique même de la Négritude.
En effet, il préconise l’usage d’un « verbe poétique accessible... à tous les sens ». Et
cela, grâce à un « dérèglement de tous les sens », c’est-à-dire toutes barrières
renversées, à leur communication analogique, symbolique.
C’est donc sous l’influence de la révolution culturelle de 1889 que ce qu’on
appelle l’Art nègre, qui est, plus véritablement, l’art africain, a commencé
d’influencer l’art français, mais aussi l’art américain, et, par ces deux voies, l’art
mondial.
Je partirai des arts plastiques, qui ont le plus fait parler d’eux grâce à l’École de
Paris. Quand, jeune professeur, je fréquentais les peintres, Picasso m’a dit, un jour,
en me reconduisant à la porte de son atelier : « Il nous fait rester des sauvages ». Ce
n’était pas hasard. D’autre part et s’agissant de littérature, singulièrement du
Surréalisme, je vous signale la thèse de doctorat de Jean-Claude Blachère, un
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5
Les Nouvelles Éditions africaines, Dakar, 1981.
6
Revue Diogène, octobre 1956.
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