Tome 12 Lamant Souverain
Tome 12 Lamant Souverain
Tome 12 Lamant Souverain
Ward
L’Amant souverain
La Confrérie de la dague noire – 12
Bragelonne
— Longue vie au roi.
En entendant cette voix grave et profonde,
Kolher, fils de Kolher, chercha instinctivement
son père du regard… dans le vague espoir
qu’il ne soit pas mort et que ce grand chef soit
toujours parmi eux.
Mais, bien entendu, son géniteur bien-aimé
avait définitivement quitté ce monde pour
celui de l’Estompe.
Combien de temps cette triste habitude de le
chercher des yeux durerait-elle encore ? se
demanda-t-il. C’était une folle espérance,
surtout à un moment où lui-même se retrouvait
paré des insignes de la royauté vampire, que
constituaient les ceintures ornées de joyaux, le
manteau de soie et les dagues de cérémonie.
Son esprit ne se souciait pourtant guère de ces
preuves de son récent couronnement… à moins
que peut-être ce soit son cœur qui ait du mal à
accepter tout ce qui le définissait à présent.
Douce Vierge scribe, sans son père il se
sentait si seul, alors même qu’il était entouré
de gens pour le servir.
— Seigneur ?
Se composant une expression, il se retourna.
Sur le seuil des appartements de réception
royaux se tenait son plus proche conseiller :
grand et maigre, ce dernier ressemblait à une
colonne de fumée, ainsi drapé dans sa robe
noire.
— C’est un honneur de vous saluer,
murmura le mâle en s’inclinant profondément.
Êtes-vous prêt à recevoir la femelle ?
Non.
— Tout à fait.
— Et si nous commencions la procession.
— Oui.
Quand son conseiller se fut retiré, après une
ultime révérence, Kolher se mit à arpenter la
pièce lambrissée de chêne. Les flammes des
bougies vacillaient à cause des courants d’air
qui s’insinuaient entre les pierres des murs du
château, et le feu rugissant qui flambait dans
le haut et large foyer procurait certes de la
lumière, mais aucune chaleur.
En vérité, il ne désirait pas prendre de
shellane, ou plus exactement de compagne, ce
qui se produirait inévitablement s’il s’unissait.
L’amour était nécessaire pour cela, et il n’en
avait à offrir à personne.
Du coin de l’œil, il entrevit un éclat brillant
et, pour passer le temps avant cette rencontre
si redoutée, il s’approcha et contempla les
pierres précieuses exposées sur le bureau
sculpté. Des diamants, des saphirs, des
émeraudes, des perles : la beauté de la nature
capturée et fixée par l’or martelé.
Les rubis avaient le plus de valeur.
Alors qu’il tendait les doigts pour caresser
les pierres rouge sang, il se dit que tout cela
était prématuré. Son accession au trône, son
union arrangée, les milliers d’obligations
auxquelles il devait désormais se soumettre et
auxquelles il comprenait si peu de chose.
Il aurait eu besoin de plus de temps pour
apprendre de son père…
Le premier des trois coups frappés à la
porte se répercuta dans la pièce, et Kolher fut
heureux que nul ne soit là pour le voir
tressaillir.
Le deuxième fut tout aussi puissant.
Le troisième exigeait une réponse de sa
part.
Fermant les yeux, il peina à respirer à cause
de la douleur dans sa poitrine. Il aurait voulu
que son père soit avec lui. Ceci aurait dû
survenir plus tard, quand il aurait été plus
âgé, avec son propre père pour guide, et non
un courtisan. Le destin, néanmoins, avait privé
le grand mâle des nombreuses années qui lui
restaient encore à vivre et, en retour, gratifié
le fils d’un sort qui donnait à ce dernier
l’impression qu’il se noyait, alors même qu’il
avait de l’air pour respirer.
Je ne peux pas faire cela, songea-t-il.
Et pourtant, quand le troisième coup
résonna, il carra les épaules et imita la voix
de son père.
— Entrez.
Sur son ordre, la lourde porte s’ouvrit en
grand, et un large éventail de courtisans, aux
robes grises identiques à celle que portait le
conseiller qui se tenait à leur tête, s’offrit à
ses yeux. Mais ce ne fut pas ce qui le frappa.
Derrière le groupe d’aristocrates se trouvaient
d’autres vampires, à la taille prodigieuse, au
regard aiguisé, qui entonnèrent un grondement
à l’unisson.
En toute honnêteté, il redoutait la Confrérie
de la dague noire.
Conformément à la tradition, le conseiller
demanda à haute et intelligible voix :
— Seigneur, j’ai une offrande pour vous.
Puis-je vous la présenter ?
Comme si cette fille de la noblesse était un
objet. Mais bon, la tradition et les conventions
sociales stipulaient que la procréation
constituait son unique objectif de vie et, à la
cour, elle serait traitée comme une poulinière
de valeur.
Comment allait-il procéder ensuite ? Il ne
savait rien de l’acte sexuel et pourtant, s’il
approuvait le choix de cette femelle, il se
lancerait dans cette activité à un moment
donné après la tombée de la nuit le lendemain.
— Oui, s’entendit-il répondre.
Les courtisans franchirent la porte deux par
deux et se séparèrent de façon à former un
cercle tout autour de la pièce. Puis le
grondement s’intensifia.
Les magnifiques et imposants guerriers de
la Confrérie, entièrement vêtus de cuir noir et
armés, entrèrent au pas cadencé,
synchronisant le rythme de leurs voix et de
leurs mouvements comme s’ils ne faisaient
qu’un.
Contrairement aux membres de la glymera,
ils ne se séparèrent pas, mais demeurèrent
épaule contre épaule, poitrine contre poitrine,
en formation serrée. Le roi ne distinguait rien
de ce qui se trouvait au milieu d’eux.
Mais il parvint à en capter l’odeur.
Et le changement en lui fut instantané et
irréversible. En un seul battement de cœur, la
pesanteur de sa vie fut balayée par un frisson
d’excitation, qui, à mesure que les frères
approchaient, évolua en une agressivité qui ne
lui était pas familière mais qu’il n’avait
nullement l’intention d’ignorer.
Il inspira de nouveau, et la fragrance
imprégna davantage ses poumons, son sang,
son âme – et il ne s’agissait ni des huiles dont
la femelle avait été enduite, ni des parfums
que l’on avait vaporisés sur ses vêtements.
C’était l’émanation même de sa peau qu’il
humait sous tout cet attirail, le délicat
mélange d’arômes féminins qu’il savait lui
être propre.
La Confrérie s’arrêta juste devant lui et,
pour la première fois, il ne fut pas intimidé par
l’aura meurtrière de ces guerriers. Non. Alors
que ses crocs s’allongeaient dans sa bouche, il
se surprit à retrousser la lèvre supérieure pour
grogner.
Il fit même un pas en avant, prêt à
déchiqueter les mâles pour atteindre ce qu’ils
lui dissimulaient.
Le conseiller se racla la gorge comme s’il
cherchait à rappeler son importance à
l’assemblée.
— Seigneur, cette femelle vous est offerte
par sa lignée afin que vous l’envisagiez
comme mère potentielle de votre descendance.
Si vous souhaitez vérifier…
— Laissez-nous, rétorqua Kolher. Sur-le-
champ.
Il ignora facilement le silence choqué qui
suivit.
Le conseiller baissa d’un ton.
— Seigneur, si vous voulez bien me
permettre d’achever la présentation…
Sans qu’il ait conscience de bouger, Kolher
pivota pour regarder le mâle dans les yeux.
— Dehors.
Derrière lui, un ricanement s’éleva du
groupe de la Confrérie, comme si les guerriers
se réjouissaient de voir ce dandy être remis à
sa place par leur chef. Toutefois, cela n’amusa
pas le conseiller. Mais Kolher s’en fichait.
Inutile d’insister : le courtisan avait
beaucoup de pouvoir, mais il n’était pas le roi.
Les mâles en gris sortirent de la pièce en
s’inclinant, puis le roi se retrouva avec les
frères. Comme un seul homme, ils s’écartèrent
et…
… au milieu de ces guerriers massifs, une
silhouette mince drapée de noir des pieds à la
tête apparut. Comparée aux frères, sa promise
était menue, fine d’ossature et petite en taille,
et pourtant c’était bien sa présence qui le
chavirait.
— Seigneur, voici Anha, déclara l’un des
frères avec respect.
Après cette présentation toute simple et
naturelle, les guerriers disparurent, le laissant
seul avec la femelle.
Les sens en émoi de Kolher prirent de
nouveau le contrôle de son corps, et il se mit à
traquer la femelle du regard, alors même
qu’elle restait immobile. Douce Vierge scribe !
aucune des réactions dues à la présence de la
femelle, que ce soit le désir qui croissait dans
ses reins ou le pic d’agressivité qu’il avait
senti naître en lui l’instant d’avant n’était
intentionnelle.
Mais, plus que tout, il n’aurait jamais cru…
Elle est mienne.
C’était comme si un éclair tombé du ciel
nocturne avait transformé son paysage mental,
en creusant au passage une entaille
inguérissable dans sa poitrine. Et pourtant,
même ainsi, il songeait : Oui, la situation est
telle qu’elle devait être. L’ancien conseiller de
son père avait bien pris ses intérêts à cœur.
C’était de cette femelle dont il avait besoin
pour échapper au sentiment de solitude qui le
rongeait : même sans avoir encore vu son
visage, elle lui faisait ressentir la force vitale
de son sexe. Il avait l’impression que sa petite
et délicate silhouette s’insinuait sous sa peau
et venait combler un vide intérieur. Le besoin
de la protéger lui donnait désormais une
priorité et un but qui lui avaient cruellement
manqué jusque-là.
— Anha, murmura-t-il en s’approchant
d’elle. Parle-moi.
Il y eut un long silence. Puis sa voix, douce
et agréable, mais quelque peu chevrotante,
atteignit ses oreilles. Fermant les yeux, il
vacilla légèrement, tandis que le son se
propageait dans son sang et ses os, surpassant
en beauté tout ce qu’il avait jamais entendu.
Sauf qu’il fronça alors les sourcils car il
n’avait pas la moindre idée de ce qu’elle
venait d’énoncer.
— Qu’as-tu dit ?
Pendant un instant, les mots venus de sous
le voile n’eurent aucun sens. Mais ensuite son
cerveau déchiffra et combina les syllabes :
— Souhaitez-vous en rencontrer une autre ?
Kolher fronça les sourcils, désorienté.
Pourquoi diable…
— Vous n’avez rien vu de mon corps,
entendit-il comme s’il avait prononcé sa
question à voix haute.
Soudain, il découvrit qu’elle tremblait, en
partie parce qu’il remarqua le tressaillement
de sa robe, mais aussi parce qu’il perçut un
fort relent de peur dans son odeur.
Son excitation avait obscurci tout ce qu’il
aurait pu observer d’autre chez elle, mais il
devait absolument remédier au malaise de la
femelle.
S’emparant du trône, il transporta le vaste
fauteuil sculpté à travers la pièce, comme si
ses forces étaient décuplées par le besoin de la
réconforter.
— Assieds-toi.
Elle se laissa choir sur le siège en cuir
sang-de-bœuf, et, quand il vit ses mains
toujours couvertes d’un voile agripper les
accoudoirs de toutes ses forces, il se
représenta ses jointures en train de blanchir.
Kolher tomba à genoux devant elle. En
relevant la tête, sa seule idée, en dehors de son
intention de la posséder, fut de ne plus jamais
la voir ainsi effrayée.
Plus jamais.
Ensevelie sous le poids des différentes
couches de tissu qui la recouvraient, Anha
suffoquait de chaleur. À moins que ce ne soit
la terreur qui lui serrait la gorge.
Elle n’avait pas souhaité cette destinée. Ne
l’avait pas recherchée. Elle l’aurait donnée à
n’importe laquelle de ces jeunes femelles qui,
au cours des ans, l’avaient enviée. Dès sa
naissance, elle avait été promise comme
première compagne au fils du roi. À cause de
ce supposé honneur, elle avait été élevée par
des étrangers, cloîtrée, privée d’affection.
Recluse et solitaire durant toute son
éducation, elle ignorait ce qu’étaient les
encouragements d’une mère ou la protection
d’un père, et s’était retrouvée à la dérive au
milieu d’un océan d’étrangers implorants,
manipulée comme un objet précieux et non
comme un être vivant.
Et à présent qu’elle avait atteint le moment
crucial de ce pour quoi on l’avait élevée et
auquel elle était vouée, toutes ces années de
préparation semblaient n’avoir servi à rien.
Le roi était furieux ; il avait jeté tout le
monde dehors. Il n’avait pas ôté un seul voile
de son corps, ainsi qu’il aurait dû le faire, s’il
souhaitait l’accepter. Au lieu de quoi il
tournait autour d’elle avec une agressivité
palpable.
Et elle avait probablement accru sa colère
par sa témérité. Nul n’était censé faire de
suggestion au roi…
— Assieds-toi.
Anha s’exécuta en laissant ses genoux
tremblants céder sous le poids de son corps.
Elle s’attendait à rencontrer le sol dur et froid,
mais un fauteuil rembourré et massif accueilli
sa chute.
Les grincements du plancher lui apprirent
qu’il avait recommencé à lui tourner autour,
d’un pas lourd. Il irradiait une telle présence
qu’elle pouvait évaluer sa stature, alors même
qu’elle ne voyait rien. Le cœur battant, la
sueur dégoulinant le long de son cou et entre
ses seins, elle attendait son prochain
mouvement, en redoutant un geste de violence
de sa part. D’après la loi, il pouvait faire ce
qu’il voulait d’elle. Il pouvait l’abattre ou la
jeter en pâture à la Confrérie pour qu’ils se
servent d’elle. Il pouvait la déshabiller,
prendre sa virginité puis la rejeter, et la laisser
ainsi, à jamais souillée pour autrui.
Ou il pouvait simplement la dénuder et
apprécier la vue de son corps, puis préserver
sa vertu jusqu’à la cérémonie qui se tiendrait
la nuit suivante. Et peut-être même, ainsi
qu’elle l’avait imaginé dans ses rêves les plus
fous, l’observerait-il brièvement et la
recouvrirait-il d’un tissu particulier, signalant
ainsi son intention de la compter au nombre de
ses shellane, ce qui faciliterait grandement sa
vie à la cour.
Elle avait trop entendu d’histoires sur les
courtisans pour espérer une quelconque bonté
de leur part. Et elle avait bien conscience que,
même si elle s’unissait au roi, elle ne devrait
compter que sur elle-même. Néanmoins, si elle
disposait d’un peu de pouvoir, elle pourrait se
préserver des pièges de la cour et de la
royauté jusqu’à un certain point, laissant les
machinations aux femelles dotées de plus
d’ambition et de cupidité…
Le bruit de pas cessa brusquement et le
parquet protesta juste devant elle, comme si le
roi avait changé de posture.
L’instant décisif était arrivé, et Anha eut
l’impression que son cœur avait cessé de
battre, comme s’il ne souhaitait pas attirer
l’attention de la dague de Sa Majesté…
D’un geste rapide, sa tête fut dégagée du
capuchon et elle put inspirer de grandes
goulées d’air frais.
Anha resta bouche bée devant le spectacle
qui s’offrit à elle.
Le roi, leur chef, le représentant suprême de
la race vampire, se tenait à genoux en une
posture de suppliant devant le siège qu’il lui
avait procuré. Mais bien que cela soit déjà
assez troublant à voir, ce ne fut pas ce qui la
frappa le plus.
Il était incroyablement beau, et, de tout ce à
quoi elle s’était préparée à faire face, elle
n’avait jamais songé à cette première et
magnifique vision de lui.
Tandis qu’il la dévisageait, elle nota que ses
yeux avaient la couleur des pâles feuilles
printanières et scintillaient autant que la lune
sur la surface d’un lac. Il possédait le plus
beau visage qu’elle ait jamais contemplé,
même si ce n’était peut-être pas un vrai
compliment, vu qu’elle n’avait jamais été
autorisée à regarder de mâle jusqu’à présent.
Et ses cheveux, noirs comme les ailes d’un
corbeau, cascadaient le long de son large dos.
Sauf que ce ne fut pas cette beauté qui la
toucha le plus, mais la sollicitude inquiète
qu’elle lut dans l’expression du roi.
— N’aie aucune crainte, dit-il d’une voix à
la fois veloutée et rocailleuse. Rien ne te
blessera jamais, car je suis là.
Anha sentit les larmes lui picoter les yeux.
Puis elle laissa échapper cette remarque :
— Seigneur, vous ne devriez pas être à
genoux.
— De quelle autre façon devrais-je
accueillir une femelle telle que toi ?
Anha tenta de répondre mais, captive du
regard de Kolher, elle sentit son esprit
s’embrumer. Ce mâle puissant qui déposait son
honneur à ses pieds semblait irréel. Pour en
être certaine une bonne fois pour toutes, elle
leva la main et la tendit pour abolir la
distance entre eux…
Que diable faisait-elle ?
— Pardonnez-moi, seigneur…
Il saisit sa paume et le contact de sa chair
contre la sienne la fit tressaillir. Ou bien cela
en fut-il de même pour tous les deux ?
— Touche-moi, lui ordonna-t-il. N’importe
où.
Quand il la lâcha, elle posa une main
tremblante sur sa joue, rendue tiède et douce
par un récent rasage.
Le roi ferma les yeux et s’appuya contre sa
paume, tandis qu’un frisson parcourait son
corps immense.
Comme il se contentait de demeurer ainsi,
elle éprouva un sentiment de triomphe, sans
que cela s’accompagne d’arrogance ou de la
moindre ambition d’y gagner quelque chose.
C’était simplement dû au fait qu’elle avait
l’impression d’avoir réussi de manière
inespérée à conserver l’équilibre sur ce qui lui
était apparu comme une pente dangereusement
glissante.
Comment était-ce possible ?
— Anha…, murmura-t-il comme si son
prénom était une incantation magique.
Il n’ajouta rien de plus, mais tout langage
était désormais inutile, tout discours ou
vocabulaire incapable de décrire la moindre
nuance du lien qui s’était déjà formé entre eux
et les attachait l’un à l’autre, et encore moins
de le définir.
Elle finit par baisser les yeux.
— N’avez-vous pas envie d’en voir
davantage ?
Le roi laissa échapper un ronronnement
sourd.
— Je verrai tout de toi… et ne ferai pas que
regarder.
L’odeur de son excitation de mâle était
palpable dans l’air et, de façon incroyable, le
propre corps d’Anha commença à répondre à
l’appel. Mais Kolher contenait volontairement
son désir : il n’allait pas la prendre sur-le-
champ. Non, il semblait qu’il allait lui
conserver sa vertu jusqu’à ce qu’il lui ait
rendu l’hommage et le respect d’une union
convenablement scellée.
— La Vierge scribe a répondu à mes prières
de façon miraculeuse, chuchota-t-elle en
clignant des paupières à travers ses larmes.
Elle avait passé trois décennies d’angoisse,
à attendre ce jour où l’épée suspendue au-
dessus de sa tête s’abattrait enfin…
Le roi sourit.
— Si j’avais su qu’une femelle telle que toi
pouvait exister, j’aurais moi aussi imploré la
mère de l’espèce. Mais je n’avais aucune
illusion, et c’est tout aussi bien. Je n’aurais
fait que perdre ma jeunesse à attendre que tu
croises un jour ma destinée.
Sur ce, il bondit sur ses pieds et se dirigea
vers un étalage de robes. Toutes les couleurs
de l’arc-en-ciel étaient représentées, et on
avait enseigné à Anha depuis son plus jeune
âge la signification de chaque teinte dans la
hiérarchie de la cour.
Il choisit le rouge pour elle. La couleur la
plus estimée, le symbole qu’elle serait la
favorite parmi ses femelles.
La reine.
Et cet honneur aurait dû lui suffire. Sauf
que, quand elle imagina qu’il prendrait
d’autres femelles, la douleur lui étreignit la
poitrine.
Alors qu’il revenait vers elle, il dut sentir sa
tristesse.
— Qu’est-ce qui te fait souffrir, leelane ?
Anha secoua la tête, et se dit qu’elle n’avait
pas le droit de se lamenter de devoir le
partager. Elle…
Le roi secoua la tête.
— Non. Il n’y aura que toi.
Anha eut un mouvement de recul.
— Seigneur, ce n’est pas la tradition…
— Ne suis-je pas le chef ? Ne puis-je pas
décider de la vie et de la mort de mes sujets ?
Quand elle hocha la tête, il arbora une
expression dure, qui poussa Anha à avoir pitié
de quiconque tenterait de s’opposer à lui.
— Alors c’est à moi de déterminer ce qu’est
ou non la tradition. Et je décrète qu’il n’y
aura que toi pour moi.
Des larmes montèrent aux yeux d’Anha. Elle
aurait voulu le croire, et pourtant cela
paraissait impossible, même quand il
l’enveloppa de soie rouge sang.
— Vous m’honorez, dit-elle en le
dévisageant.
— Pas assez.
Il se retourna et traversa la pièce jusqu’à
une table sur laquelle étaient disposées des
pierres précieuses.
Qu’il lui offre des joyaux était bien la
dernière chose à laquelle elle avait pensé
quand il lui avait ôté sa capuche, mais à
présent elle écarquillait les yeux devant un tel
étalage de richesse. Elle ne méritait
certainement pas de tels cadeaux. Pas avant
de lui avoir donné un héritier.
Ce qui brusquement ne lui apparaissait plus
du tout comme une corvée.
Lorsqu’il revint auprès d’elle, elle prit une
profonde inspiration. Des rubis, tant de rubis
qu’elle n’arrivait pas à les compter – en fait,
un plateau entier, y compris le Rubis des
ténèbres qui, lui avait-on dit, avait toujours
orné la main de la reine.
— Accepte ce présent en gage de ma
sincérité, dit-il en s’agenouillant de nouveau à
ses pieds.
Anha secoua la tête.
— Non, non, ils sont pour la cérémonie…
— Que nous allons célébrer ici et
maintenant.
Il tendit sa paume.
— Donne-moi ta main.
Anha tremblait de tous ses membres quand
elle lui obéit et elle laissa échapper un cri à
l’instant où le roi glissa le Rubis des ténèbres
au majeur de sa main droite. Quand elle
contempla la pierre, elle vit la lumière des
bougies se réfléchir sur ses facettes, la faisant
flamboyer de beauté, tandis qu’un amour
véritable en faisait briller le cœur de
l’intérieur.
— Anha, m’acceptes-tu pour roi et
compagnon, jusqu’à ce que la porte de
l’Estompe s’offre à toi ?
— Oui, s’entendit-elle répondre avec une
force surprenante.
— En ce cas, moi, Kolher, fils de Kolher, te
prends comme shellane pour te protéger et
prendre soin de toi et de chaque enfant que
nous pourrions avoir, aussi sûrement que je
l’ai fait et le ferai de mon royaume et de ses
sujets. Tu seras mienne à jamais ; dorénavant,
tes ennemis seront les miens, ta lignée se
mêlera à la mienne, tu ne partageras tes
crépuscules et tes aubes qu’avec moi. Ce lien
ne sera jamais rompu par des forces
intérieures ou extérieures et… (il marqua un
temps d’arrêt) je n’aurai qu’une seule et
unique femelle pour le restant de mes jours, et
tu seras cette unique reine.
Cela dit, il posa son autre main sur celle
d’Anha et entrelaça leurs doigts.
— Rien ne nous séparera. Jamais.
Même si Anha l’ignorait encore, à l’avenir,
quand le destin aurait poursuivi sa course,
transformant le moment présent en passé, elle
reviendrait encore et toujours à cet instant.
Plus tard, elle se dirait qu’ils étaient tous les
deux perdus cette nuit-là et que la vue l’un de
l’autre leur avait donné les fondations solides
dont ils avaient besoin.
Plus tard, quand elle dormirait près de son
compagnon dans leur lit et l’entendrait ronfler
doucement, elle saurait que ce qui lui avait
paru un rêve était en réalité un miracle vivant.
Plus tard encore, la nuit où elle et son bien-
aimé seraient massacrés, quand elle aurait les
yeux rivés sur l’étroit espace où elle avait
caché leur héritier, leur avenir, la seule chose
plus importante qu’eux deux, elle aurait
comme dernière pensée que tout cela devait
arriver. Qu’il s’agisse de tragédie ou de
chance, tout avait été déterminé à l’avance et
avait commencé ici, à cet instant, au moment
où les doigts du roi s’étaient mêlés aux siens
et où tous deux s’étaient attachés l’un à
l’autre pour l’éternité.
— Qui doit te servir cette nuit et demain
avant la cérémonie publique ? demanda-t-il.
Elle détestait l’idée de le quitter.
— Je devrais retourner dans mes quartiers.
Il fronça les sourcils. Mais ensuite il la
relâcha et prit tout son temps pour la parer de
rubis, depuis ses oreilles et son cou jusqu’à
ses poignets.
Le roi caressa la plus grosse pierre, le
pendentif qui reposait sur son cœur. Comme il
fermait à demi les paupières, elle crut que ses
pensées avaient pris un tour concupiscent :
peut-être l’imaginait-il enfin débarrassée de
ses vêtements, avec rien d’autre que sa peau
nue pour servir d’écrin aux lourdes montures
d’or serties de diamants et de ces incroyables
joyaux rouges.
La couronne constituait la dernière pièce de
la parure et il prit le diadème posé sur le
plateau de velours pour le placer sur la tête
d’Anha avant de reculer pour admirer son
œuvre.
— Ta beauté surpasse tous ces rubis, dit-il.
Anha s’examina à son tour. Du rouge, du
rouge partout, la couleur du sang, la couleur
même de la vie. Elle ne parvenait pas à
évaluer le prix de ces gemmes, mais ce n’était
pas cela qui la touchait vraiment. L’honneur
que lui faisait le roi à cet instant était
extraordinaire, et, en y réfléchissant, elle se
mit à souhaiter que tout ceci demeure à jamais
leur secret.
Mais ce ne serait pas le cas. Et les
courtisans n’allaient pas aimer cela, se dit-
elle.
— Je vais te conduire à tes appartements.
— Oh ! seigneur, vous ne devriez pas vous
donner cette peine…
— Rien d’autre ne m’occupera ce soir, je te
le garantis.
Elle ne put retenir un sourire.
— Comme vous le souhaitez, seigneur.
Sauf qu’elle n’était pas certaine de pouvoir
tenir debout avec tous ces…
Anha n’eut pas le temps de se mettre debout.
Le roi la souleva dans ses bras, comme si elle
ne pesait pas plus lourd qu’une colombe.
Et sur ce il traversa la pièce, ouvrit la porte
d’un coup de pied et déboucha dans le couloir.
Toute la cour était rassemblée là, et le passage
était bondé d’aristocrates et des membres de
la Confrérie de la dague noire.
Instinctivement, elle cacha son visage dans le
cou de Kolher.
Tout le temps de son éducation, elle avait
toujours eu l’impression d’être considérée
comme un objet et, pourtant, ce sentiment
avait disparu à l’instant où elle s’était trouvée
seule avec le mâle. Mais, à présent qu’elle
était ainsi exposée aux regards importuns des
autres, elle éprouvait de nouveau le malaise de
se sentir davantage comme une possession que
comme l’égale du roi.
— Où vous rendez-vous ? demanda l’un des
aristocrates quand le roi les dépassa sans les
saluer.
Kolher ne s’arrêta pas mais, à l’évidence,
ce courtisan ne comptait pas se laisser spolier
de son dû.
Le mâle se plaça en travers de leur chemin.
— Seigneur, il est de coutume de…
— Je l’accompagne moi-même dans mes
appartements pour cette nuit et il en sera de
même pour toutes les suivantes.
La surprise s’épanouit sur l’étroit visage
pincé du courtisan.
— Seigneur, cet honneur revient à la reine
seule, et, même si vous avez accepté de
prendre cette femelle comme compagne, rien
n’est officiel tant que…
— Nous nous sommes unis selon la
tradition. J’ai célébré la cérémonie moi-même.
Nous appartenons mutuellement l’un à l’autre,
et vous ne souhaitez certainement pas vous
immiscer entre un mâle lié et sa femelle,
encore moins s’il s’agit du roi et de sa reine.
N’est-ce pas ?
On entendit un claquement de dents, comme
si quelqu’un avait ouvert la bouche avant de
la refermer à toute vitesse.
En regardant par-dessus l’épaule de Kolher,
Anha aperçut des sourires sur les visages des
frères, comme si les guerriers approuvaient
cette agressivité. En revanche, elle ne lut
aucune approbation sur le visage des
courtisans, seulement l’impuissance, le
reproche, et le mécontentement.
Ils savaient qui détenait le pouvoir, et ce
n’était pas eux.
— Vous devriez être escorté, seigneur,
déclara l’un des frères. Non en vertu de la
tradition, mais au regard de l’époque. Même
dans cette forteresse, il est bon que la
Première famille soit protégée.
Le roi hocha la tête au bout d’un moment.
— C’est juste. Suivez-moi, mais… (sa voix
se mua en grognement) ne la touchez en
aucune manière, ou je vous arracherai
l’appendice qui aura offensé son corps.
Un véritable respect et une sorte d’affection
teintèrent la voix du frère :
— Comme vous le souhaitez, seigneur.
Confrérie, en formation !
D’un seul mouvement, ils tirèrent leurs
dagues de leurs fourreaux et les lames noires
brillèrent à la lueur des torches qui bordaient
le couloir. Alors qu’Anha enfonçait les doigts
dans les précieux vêtements de son roi, les
frères poussèrent un cri de guerre retentissant,
en dressant leurs armes au-dessus de leurs
têtes.
Avec une coordination née des longues
heures passées en compagnie les uns des
autres, chacun des grands guerriers
s’agenouilla en cercle et enfonça la pointe de
sa dague dans le sol.
Puis ils inclinèrent la tête et prononcèrent
d’une seule voix des paroles qu’elle ne saisit
pas.
Et pourtant ce discours lui était destiné : ils
lui juraient allégeance en tant que reine.
C’était ce qui aurait dû arriver la nuit
suivante, devant la glymera. Mais elle
préférait de loin que la cérémonie ait lieu ici
et, quand ils relevèrent les yeux, leurs regards
brillaient de respect à son égard.
— Vous avez toute ma gratitude, s’entendit-
elle répondre. Et mon roi a mon honneur.
En un clin d’œil, les redoutables guerriers
se positionnèrent tout autour d’elle et de son
compagnon car, une fois la promesse
d’allégeance acceptée, leur travail
commençait sur-le-champ. Encadré de tous
côtés, à l’instar d’Anha lors de sa
présentation, Kolher reprit sa marche
totalement protégé.
Par-dessus l’épaule de son compagnon, à
travers une montagne de frères, Anha observa
l’assemblée des courtisans s’éloigner d’eux à
mesure qu’ils avançaient dans le couloir.
Le conseiller à leur tête, celui avec les
mains sur les hanches et les sourcils froncés,
avait l’air furieux.
Un frisson de peur la parcourut.
— Chut, lui chuchota Kolher à l’oreille. Ne
t’inquiète pas. Je serai doux avec toi l’instant
venu.
Anha rougit et dissimula de nouveau sa tête
dans son cou épais. Il avait l’intention de la
prendre dès leur arrivée dans les appartements
royaux, son corps sacré pénétrant le sien, afin
de sceller intimement leur union.
Elle fut sous le choc de découvrir qu’elle en
avait envie, elle aussi. Tout de suite. Vite et
violemment…
Et pourtant, quand ils se retrouvèrent enfin
seuls, quand ils se furent installés sur un
fantastique lit de plumes et de soie, elle lui fut
reconnaissante de se montrer aussi patient,
doux et attentif qu’il le lui avait promis.
Ce fut la première des très, très nombreuses
fois où son hellren ne la déçut pas.
Chapitre premier
— Il est vivant ?
Beth entendit les mots sortir de sa bouche
sans avoir vraiment conscience de les avoir
prononcés. Voir un type aussi résistant que
John Matthew s’évanouir de cette façon était
tout simplement trop terrifiant, mais, le pire,
c’est qu’il avait refait surface pendant environ
une minute et demie, et tenté de lui
communiquer quelque chose avant de
retomber dans les pommes.
— Il va bien, annonça Doc Jane tout en lui
pressant un stéthoscope sur le cœur. Bon, j’ai
besoin de mon tensio…
Blay lui glissa le brassard flasque dans les
mains et elle en enveloppa rapidement le
biceps saillant de John avant de le gonfler. On
entendit un long sifflement aigu, et Beth se
blottit contre son hellren en attendant les
résultats.
Cela sembla durer un siècle. Pendant ce
temps, Xhex caressait la tête de John posée sur
ses genoux, et, Seigneur ! c’était une situation
difficile que de voir quelqu’un qu’on aimait
s’écrouler, sans savoir ce qui allait suivre.
— Sa tension est un peu basse, marmonna
Jane en détachant le Velcro. Mais rien de
catastrophique…
John entrouvrit les yeux et battit des
paupières.
— John ? demanda Xhex d’une voix
enrouée. Est-ce que tu es avec moi ?
Visiblement, oui. Il se tourna vers le visage
de sa compagne et leva une main tremblante,
puis il enserra la sienne et la regarda dans les
yeux. Une sorte de transfert d’énergie parut
avoir lieu et, peu après, John s’assit. Il finit
par se lever et titubait juste un peu quand tous
deux s’étreignirent, ne formant qu’une seule
âme pendant un long moment.
Quand son frère se tourna enfin vers elle,
Beth s’écarta de Kolher et serra farouchement
le jeune mâle dans ses bras.
— Je suis vraiment désolée.
John recula et signa :
— Pourquoi ça ?
— Je ne sais pas. C’est juste que je ne veux
pas… Je ne sais pas.
Quand elle leva les mains au ciel, il secoua
la tête.
— Tu n’as rien fait de mal. Beth,
sérieusement. Je vais bien et tout baigne.
Croisant son regard bleu, elle le scruta
comme si elle pouvait y lire la réponse à ce
qui venait d’arriver et à ce qu’il avait tenté
d’exprimer.
— Qu’essayais-tu de me dire ? s’enquit-elle
d’une petite voix.
À l’instant où elle entendit ses paroles, elle
poussa un juron. Ce n’était vraiment pas le
moment.
— Désolée. Je n’avais pas l’intention de te
le demander…
— Est-ce que j’ai dit quelque chose ?
— Laissons-le respirer, déclara Kolher.
Xhex, tu ferais bien de ramener ton mec dans
votre chambre.
— Avec joie.
La femelle aux épaules carrées se glissa
entre eux, passa un bras autour de la taille de
John et l’entraîna dans le couloir aux statues.
Doc Jane rangea son équipement dans son
petit sac noir.
— Il est temps de découvrir ce qui cause ces
crises.
Kolher jura à mi-voix.
— A-t-il l’autorisation médicale de se battre
?
Elle se releva et le regarda d’un air
soucieux.
— Il va me haïr, mais non. Je veux d’abord
lui faire passer une IRM. Malheureusement,
pour cela, nous allons devoir prendre
quelques dispositions.
— Comment puis-je vous aider ? demanda
Beth.
— Je vais en parler à Manny. Havers ne
dispose pas de ce genre d’équipement, et nous
non plus.
Doc Jane passa une main dans ses courts
cheveux blonds.
— J’ignore tout à fait comment nous allons
le faire entrer à St Francis, mais c’est là que
nous devons aller.
— Qu’est-ce qui pourrait clocher, à ton avis
? l’interpella Beth.
— Ne le prends pas mal, mais tu ne veux
pas le savoir. Pour l’instant, laisse-moi tirer
des ficelles et…
— J’irai avec lui.
Beth jeta un regard si dur à la shellane de V.
que ce fut un miracle si elle ne lui fit pas un
trou dans la tête.
— S’il doit passer cet examen, je
l’accompagne.
— Bien, mais nous réduirons l’effectif au
strict minimum. Ce sera assez difficile de
partir sans embarquer une armée avec nous.
La compagne de Viszs fit demi-tour et
redescendit l’escalier au pas de course en
perdant graduellement de sa substance jusqu’à
n’être plus qu’une apparition fantomatique
flottant au-dessus du tapis.
Fantôme ou pas, cela n’avait aucune
importance, se dit Beth. Elle préférait être
soignée par cette femme plutôt que par
n’importe qui d’autre sur terre.
Oh, mon Dieu… John.
Beth se tourna vers Blay et Vhif.
— Est-ce que l’un d’entre vous sait ce qu’il
essayait de dire ?
Tous deux jetèrent un coup d’œil à Kolher.
Avant de promptement secouer la tête en signe
de dénégation.
— Menteurs, marmonna-t-elle. Pourquoi ne
pas me dire…
Kolher se mit à lui masser les épaules,
comme s’il voulait la calmer, et cela indiquait
que, même s’il n’avait pas eu connaissance
des détails à cause de sa cécité, il avait su
déchiffrer les émotions. Il était ainsi. Il savait
quelque chose.
— Laisse filer, leelane.
— Ne me dis pas que c’est interdit aux
filles, s’exclama-t-elle en s’écartant de lui
pour fusiller du regard la gent masculine
réunie là. Il s’agit de mon frère et il essayait
de me parler. J’ai le droit de savoir.
Blay et Vhif s’évertuaient à contempler le
tapis. Le miroir au-dessus du guéridon près
des portes ouvertes du bureau. Leurs ongles.
Visiblement, ils espéraient qu’un trou
s’ouvre sous leurs rangers.
Eh bien, dommage pour eux, mais la vie ne
ressemblait pas un épisode de Doctor Who. Et
vous savez quoi ? l’idée que ces deux-là –
ainsi que chaque autre mâle de la maison –
s’en remettent toujours à Kolher l’agaçait
encore plus. Mais à part taper du pied et passer
pour une crétine elle n’avait d’autre choix que
de différer la mise au point qui s’imposait à
plus tard, quand son compagnon et elle
disposeraient d’un peu d’intimité.
— Leelane…
— Ma glace est en train de fondre,
marmonna-t-elle en allant récupérer le
plateau. Ça me ferait vraiment plaisir si l’un
de vous trois se montrait franc avec moi. Mais
mieux vaut que je ne me fasse pas d’illusions,
hein.
Tandis qu’elle s’éloignait à grands pas, elle
songea que le mauvais pressentiment qu’elle
éprouvait n’était pas récent ; depuis qu’on
avait tiré sur Kolher, elle avait l’impression
qu’une autre catastrophe allait lui tomber
dessus n’importe quand, et, franchement, voir
son frère évanoui par terre n’arrangeait pas sa
paranoïa.
Vraiment pas.
Arrivée devant la porte qui avait autrefois
été celle de la chambre de Blay avant qu’il
s’installe avec Vhif, elle tenta de reprendre ses
esprits.
Cela ne marcha pas, mais elle toqua tout de
même.
— Layla ?
— Entrez, lui parvint la réponse étouffée.
Avec le plateau calé contre sa hanche, elle
eut du mal à saisir correctement la poignée…
Souffhrance, la sœur de V., lui ouvrit en
souriant. Et bon sang ! elle dégageait une
présence impressionnante, surtout quand elle
était entièrement vêtue de cuir noir. Elle était
la seule femelle à se battre aux côtés des
frères et elle devait tout juste revenir de son
service.
— Bonsoir, ma reine.
— Oh, merci !
Beth raffermit sa prise sur le plateau et
entra dans la pièce couleur lavande.
— J’apporte le ravitaillement.
Souffhrance secoua la tête.
— Je pense que cela va s’avérer nécessaire.
Je n’imagine pas qu’il lui reste quelque chose
dans l’estomac. En fait, je crois qu’elle a aussi
évacué tout ce qu’elle a ingurgité la semaine
dernière.
Quand des bruits de vomissements leur
parvinrent de la salle de bains, toutes deux
grimacèrent.
Beth regarda le bol de glace.
— Je devrais peut-être revenir plus tard…
— Certainement pas, s’exclama l’Élue. Je
me sens en pleine forme !
— On ne dirait pas, à t’entendre…
— J’ai faim ! Ne t’en va pas, surtout.
Souffhrance haussa les épaules.
— Elle se comporte de façon admirable. Je
viens ici pour m’inspirer de son courage,
mais je ne veux pas prendre le risque de
déclencher mes chaleurs, c’est pourquoi je
dois partir, à présent.
Pendant que la sœur de V. réprimait un
frisson, comme si elle ne voyait aucun intérêt
à toutes ces histoires de cycle et de bébé, Beth
déposa le plateau sur une commode ancienne.
— Eh bien, en fait… j’espère déclencher les
miennes.
L’expression surprise de Souffhrance lui fit
pousser un juron.
— Je veux dire que… hem…
Oui, comment se tirer de ce mauvais pas ?
— Toi et Kolher allez avoir un bébé ?
— Non, non, non… attends.
Elle leva les mains, tentant de trouver
quelque chose à ajouter pour sauver la face.
— Euh…
L’étreinte de Souffhrance fut brève, aussi
brève qu’une bourrasque et aussi puissante
que celle d’un mâle, et elle lui laissa les
poumons vides.
— Quelle merveilleuse nouvelle…
Beth s’extirpa de la poigne d’acier.
— En fait, nous n’en sommes pas encore là.
C’est seulement que… Écoute, ne dis pas à
Kolher que je suis ici, d’accord ?
— Alors tu veux lui faire la surprise !
Comme c’est romantique !
— Oui, il sera surpris, c’est sûr.
Comme Souffhrance la regardait d’un drôle
d’air, Beth secoua la tête.
— Bon, pour être honnête, j’ignore si mes
chaleurs seront forcément une bonne
nouvelle.
— Un héritier pour le trône pourrait
vraiment l’aider, néanmoins. Si on y réfléchit
d’un point de vue politique.
— Ce n’est pas ma façon de voir et ça ne le
sera jamais.
Beth posa la main sur son ventre et tenta d’y
imaginer autre chose que trois sandwichs et
deux desserts.
— J’ai seulement très envie d’un bébé et je
ne suis pas certaine qu’il soit partant. Mais si
cela arrive… eh bien, ce sera peut-être une
bonne chose.
En réalité, il lui avait dit une fois qu’il ne
voyait pas d’enfants dans leur avenir. Mais il y
avait longtemps de cela et…
Souffhrance lui pressa brièvement l’épaule.
— Je suis contente pour toi, et j’espère que
ça va marcher. Mais, comme je l’ai dit, je
ferais mieux d’y aller parce que, si cette
vieille superstition est vraie, je ne veux pas
m’attirer d’ennuis.
Elle se tourna vers la porte entrouverte de
la salle de bains.
— Layla, je dois partir !
— Merci d’être passée ! Beth ? tu restes,
n’est-ce pas ?
— Oui, je suis là pour un moment.
Souffhrance partie, Beth se sentit trop
énervée pour s’asseoir. L’idée qu’elle cachait
quelque chose à Kolher la mettait mal à l’aise.
Au bout du compte, ils devraient parler de tout
cela ; il fallait seulement trouver le « bon
moment » pour le faire.
Et cette histoire de chaleurs et d’enfants
n’était pas la seule chose qui lui pesait. Cet
accrochage avec Kolher et les garçons la
contrariait toujours. Les mâles. Elle adorait la
Confrérie : chacun de ses membres donnerait
sa vie pour elle et avait toujours mis sa chair
et son sang au service de Kolher. Mais parfois
leur « un pour tous, tous pour un » la rendait
dingue…
Layla vomissait encore dans la salle de
bains. Au point que Beth plissa le nez et
enfouit son visage dans ses mains.
Prépare-toi à ça, s’admonesta-t-elle. C’était
très bien de fantasmer sur des envies de
poupées et de peluches, de gazouillis et de
câlins, mais il y avait une réalité derrière le
fait de devenir parent – et enceinte – à laquelle
elle ferait mieux de s’attendre.
Même si, pour l’instant, ses chaleurs ne
semblaient pas très pressées d’arriver. Depuis
combien de temps venait-elle ici la nuit ? Elle
avait l’impression de subir des variations
hormonales, mais cela pouvait tout aussi bien
être parce que sa vie était franchement
compliquée en ce moment.
Et comme par hasard c’était précisément
cette période qu’elle choisissait pour tenter de
faire un gamin.
Elle devait être folle.
S’installant sur le lit, elle allongea les
jambes, tendit le bras vers son pot de Ben &
Jerry’s et l’attaqua à la cuillère. La plongeant
dans le carton, elle extirpa quelques morceaux
de chocolat de la glace et les écrasa entre ses
molaires, sans en tirer vraiment du plaisir.
Elle n’avait jamais mangé en fonction de
ses émotions jusqu’à présent, mais, depuis
quelque temps, elle grignotait sans avoir faim,
et cela commençait à se voir.
D’ailleurs, à ce sujet, elle souleva son
chemisier pour déboutonner son jean et
baisser la fermeture Éclair.
Adossée aux oreillers, elle se demanda
comment il était possible de passer si vite des
sommets de la passion et de l’entente à cet état
morose et dépressif : à cet instant précis, elle
était convaincue qu’elle n’aurait jamais ses
chaleurs, qu’elle ne tomberait jamais enceinte,
et qu’elle était mariée à un fichu crétin.
Replongeant dans son pot de glace, elle
parvint à extraire le plus gros des morceaux
de chocolat et s’enjoignit de se reprendre. Ou
du moins d’attendre que les bouchées
précédentes fassent leur effet et améliore son
humeur.
On vivait mieux avec de la Ben & Jerry’s.
Cela aurait dû être leur slogan.
Enfin, elle entendit qu’on tirait la chasse
d’eau. Quand l’Élue sortit, elle avait le visage
aussi blanc que la robe ample qu’elle portait,
et un sourire aussi resplendissant que le soleil.
— Désolée ! s’exclama joyeusement la
femelle. Comment vas-tu ?
— Plus important : comment, toi, tu te
portes…
— Je suis en grande forme ! annonça-t-elle
en se dirigeant vers la crème glacée. Oh ! c’est
magnifique. C’est exactement ce dont j’ai
besoin pour calmer un peu les choses en bas.
— J’ai dû détacher la fr…
Layla leva une main. Posa l’autre sur sa
bouche. Secoua la tête.
D’une voix étouffée, elle marmonna :
— Je ne peux même pas entendre ce mot.
Beth eut un geste de la main.
— Aucun souci, aucun souci. Nous n’avons
même pas du parfum-dont-on-ne-doit-pas-
prononcer-le-nom dans cette maison.
— Je suis certaine que c’est un mensonge,
mais je vais le croire, merci bien.
Quand l’Élue grimpa sur le lit avec son bol,
elle lui coula un regard.
— Tu es tellement prévenante à mon égard.
Beth sourit.
— Après tout ce que tu as traversé, j’ai
l’impression de ne pas en faire assez.
Elle avait failli perdre le bébé, jusqu’à ce
que la fausse couche s’arrête comme par
magie. Nul ne savait vraiment ce qui s’était
passé ni comment la situation s’était résolue,
mais…
— Beth ? est-ce que tu as des soucis ?
— Non, pourquoi ?
— Ça n’a pas l’air d’aller.
Beth poussa un soupir et se demanda si elle
pourrait s’en tirer par un mensonge. Sans
doute pas.
— Je suis désolée.
Elle racla le fond du pot, récupérant les
dernières miettes de glace à la menthe.
— J’ai la tête à l’envers en ce moment.
— Est-ce que tu veux en parler ?
— Je suis seulement dépassée par tout ce
qui arrive.
Elle posa le pot à côté d’elle et renversa la
tête en arrière.
— J’ai l’impression d’avoir une épée
suspendue au-dessus de la tête.
— Vu la situation de Kolher, je ne sais pas
comment tu fais pour tenir le coup…
On frappa à la porte et, quand Layla eut
répondu, elles ne furent pas surprises de voir
Blay et Vhif entrer. Les deux guerriers avaient
pourtant l’air gênés, et ce n’était pas à cause
de l’Élue.
Beth se maudit.
— Puis-je vous faire mes excuses là tout de
suite ?
Tandis que Blay s’asseyait à côté de Layla,
Vhif resta debout et secoua la tête.
— Tu n’as pas à t’excuser.
— Alors je suis la seule à trouver que je
vous ai sauté à la gorge ? Allons.
Et à présent qu’elle s’était calmée et
convenablement gorgée de chocolat, elle
devait s’excuser auprès de son mari, et le faire
parler.
— Je n’avais pas l’intention de vous
agresser.
— C’est une période difficile.
Vhif haussa les épaules.
— Et je n’aime pas les gens parfaits.
— Vraiment ? Tu es amoureux de l’un
d’eux pourtant, le taquina Layla.
Les yeux vairons du mâle couvrirent Blay
du regard.
— Tu parles que oui, dit-il d’une voix
douce.
Quand le rouquin devint rouge comme une
pivoine – normal –, le lien entre les deux
mâles devint carrément palpable.
L’amour était une si belle chose.
Beth se frotta le plexus solaire et dut
réorienter la conversation avant de se mettre à
pleurer.
— Je voulais seulement savoir ce que John
avait dit.
Le visage Vhif se ferma.
— Discutes-en avec ton mari.
— C’est prévu.
Une part d’elle-même voulait prendre
congé de l’Élue et se rendre directement dans
le bureau de Kolher. Mais alors elle songea à
toutes ces requêtes sur lesquelles Saxton et lui
travaillaient. Cela lui sembla trop égoïste de
débarquer là-bas et de les interrompre.
En outre, elle était à deux doigts de se
mettre à pleurer, pas de façon hystérique
comme dans les pubs, mais plutôt par
attendrissement, comme quand elle regardait
la fin de Marley et moi.
Fermant les yeux, elle passa en revue les
deux années écoulées et se souvint à quoi
ressemblaient les choses entre elle et Kolher
au début. Une passion renversante. Unis corps
et âme. Rien entre eux, même quand ils étaient
entourés.
Tout ceci était encore présent, se rappela-t-
elle. Pourtant, la vie avait une façon de voiler
les choses. Maintenant, si elle souhaitait être
avec son homme, elle devait faire la queue et
elle le comprenait ; c’était ainsi avec le travail
et le stress. Mais le problème était que, très
souvent ces derniers temps, quand ils se
retrouvaient enfin seuls tous les deux, Kolher
avait cet air absent sur le visage.
Celui qui signifiait qu’il n’était avec elle
que physiquement, mais pas en esprit, ni en
âme.
Cette excursion à Manhattan lui avait
rappelé leur relation d’autrefois. Mais ce
n’étaient que des vacances, une pause dans la
véritable nature de leurs vies.
Posant les mains sur son ventre, elle aurait
aimé devoir relâcher ses vêtements pour la
même raison que Layla.
C’était peut-être une autre raison pour
laquelle elle voulait un enfant. Elle cherchait à
retrouver ce lien viscéral qu’elle avait partagé
avec Kolher…
— Beth ?
Revenant à la réalité, elle se tourna vers
Layla.
— Je suis désolée, qu’y a-t-il ?
— Qu’aimerais-tu regarder ? demanda
l’Élue.
Oh, mince ! Blay et Vhif étaient partis.
— Hum… je propose que celle qui a vomi
en dernier choisisse le programme.
— Ce n’est pas si douloureux que ça.
— Tu es une vraie guerrière, tu le sais ?
— Pas vraiment, non. Mais puis-je dire que
je te souhaite la même possibilité de…
comment dites-vous, être en loques ?
— Cloque. C’est « être en cloque ».
— Voilà.
L’Élue prit la télécommande et afficha la
liste des chaînes.
— Je suis déterminée à utiliser
correctement ces expressions. Voyons voir…
L’Entremetteuse de millionnaires ?
— J’adore Patti.
— Moi aussi. Tu sais, cette glace a vraiment
atteint son tube.
— Son but. En veux-tu un autre bol ? Je
peux descendre et…
— Non, attendons de voir si je la garde.
L’Élue posa une main sur son ventre.
— Tu sais, je vous souhaite vraiment de
vivre cette expérience, au roi et à toi.
Beth observa son propre corps, lui
ordonnant de s’y mettre.
— Puis-je être honnête ?
— Je t’en prie.
— Et si j’étais stérile ?
Quand les mots s’échappèrent de ses lèvres,
sa poitrine la brûla d’une terreur si profonde
qu’elle fut certaine qu’il lui en resterait une
cicatrice.
Layla lui prit la main.
— Ne dis pas cela. Bien sûr que non.
— Je suis métisse, non ? Je n’ai jamais eu
de règles régulières quand j’étais… tu sais,
avant de passer la transition. Je pouvais ne pas
les avoir pendant des années, puis, quand elles
arrivaient, ce n’était pas normal.
Aucune raison d’entrer dans les détails avec
l’Élue, mais ce qui pouvait passer pour des
règles était si léger par rapport à ce que les
autres filles décrivaient.
— Et après mon changement tout s’est
arrêté.
— Je ne connais pas très bien la façon dont
fonctionnent les cycles ici sur terre, mais j’ai
cru comprendre que les premières chaleurs
survenaient environ cinq ans après la
transition. À quand cela remonte-t-il pour toi ?
— Deux ans et demi.
Et voilà, elle se sentait vraiment dingue.
Pourquoi s’inquiéter d’une chose qui ne
devrait pas apparaître avant trois ans ?
— Avant que tu le dises, je sais, je sais… ce
serait extrêmement tôt si j’arrivais à les
déclencher maintenant. Un miracle. Mais la
loi, pour les métisses, c’est qu’il n’y en a pas,
et j’espère…
Elle se frotta les yeux.
— Désolée, j’arrête. Plus j’en parle, plus je
prends conscience de ma folie.
— Au contraire, je comprends parfaitement
ce que tu ressens. Ne t’excuse pas de vouloir
un enfant, ni de faire tout ce que tu peux pour
en avoir un C’est parfaitement normal…
Beth n’avait pas l’intention de serrer l’Élue
dans ses bras. Simplement… un instant elle
était adossée aux oreillers, et, le suivant, elle
se cramponnait à Layla.
— Merci, articula-t-elle d’une voix
étranglée.
— Douce Vierge de l’Estompe !
Layla l’étreignit à son tour.
— Pourquoi donc ?
— J’ai besoin de savoir que quelqu’un
d’autre comprend ce que j’éprouve. Parfois, je
me sens si seule.
Layla inspira un grand coup.
— Je vois très bien de quoi tu parles.
Beth se redressa.
— Pourtant Blay et Vhif te soutiennent à
cent pour cent.
L’Élue se contenta de secouer la tête, les
traits tirés en une expression douloureuse.
— Ils ne sont pas en cause.
Beth attendit que la femelle poursuive.
Quand ce ne fut pas le cas, elle refusa de se
montrer indiscrète. Mais peut-être…
seulement peut-être, les choses n’étaient-elles
pas aussi simples qu’elles le semblaient vues
de l’extérieur. Il était connu que la femelle
avait été amoureuse de Vhif à un moment
donné, même si elle avait semblé accepter le
fait qu’il soit destiné à un autre.
Visiblement, elle était plus douée pour
dissimuler ses sentiments en public qu’on ne
le pensait.
— Sais-tu pourquoi je désirais tant un
enfant ? demanda Layla tandis qu’elles se
réinstallaient sur leurs oreillers respectifs.
— Dis-le-moi, je t’en prie.
— Il me fallait quelque chose qui soit à
moi. Tout comme Vhif.
Elle lui coula un regard de côté.
— Et c’est pour cela que je t’envie. Toi, tu
veux le faire pour renforcer le lien avec ton
compagnon. C’est extraordinaire.
Seigneur ! que pouvait-elle répondre à cela
? « Vhif t’aime à sa façon » ? Cela reviendrait
à poser un cataplasme sur une jambe de bois.
Quand l’Élue reporta son regard vert pâle
sur l’écran de la télévision, elle parut bien
plus âgée qu’en réalité.
Voilà une bonne leçon à se rappeler, songea
Beth. Personne n’avait de vie parfaite, et
malgré les épreuves que Beth affrontait, elle
au moins ne portait pas le bébé de l’homme
qu’elle aimait, pendant qu’il était heureux avec
un autre.
— Je n’arrive pas à imaginer combien ce
doit être difficile pour toi d’aimer quelqu’un
avec qui tu ne peux pas vivre, s’entendit-elle
dire.
Layla tourna des yeux écarquillés vers elle,
et Beth y lut une émotion qu’elle ne parvint
pas à déchiffrer.
— Vhif est un bon mâle, reprit Beth. Je
comprends pourquoi tu l’apprécies.
Il y eut un instant de gêne. Puis l’Élue se
racla la gorge.
— Oui. En effet. Eh bien… Patti semble
mécontente de ce monsieur.
Génial ! songea Beth. Jusqu’à présent, elle
avait fait s’évanouir son frère, s’était pris le
bec avec son mari… et maintenant elle était
visiblement en train de bouleverser Layla.
— Je n’en parlerai à personne, dit-elle dans
l’espoir d’améliorer les choses.
— Merci, répondit cette dernière au bout
d’un moment. Je t’en serais très
reconnaissante.
S’efforçant de se concentrer de nouveau sur
l’écran, Beth découvrit qu’en effet Patti
Stanger était en train d’engueuler un don juan
aux cheveux gras.
Celui-ci avait sans doute enfreint l’une de
ses règles. Ou alors il avait jacassé comme
une pie lors du rendez-vous.
Beth tenta de s’intéresser à la scène, mais le
cœur n’y était plus. C’était comme si
quelqu’un se trouvait avec elles dans la
chambre, un spectre ou un fantôme, et pas à la
manière joyeuse de Doc Jane.
Non, l’air lui-même semblait chargé d’un
poids.
Quand l’épisode s’acheva, Beth regarda sa
montre, même si la télé indiquait l’heure.
— Je pense que je vais voir comment se
porte Kolher. C’est peut-être l’heure de sa
pause.
— Oh ! oui, et je suis fatiguée. Je vais peut-
être dormir.
Beth se leva du lit et ramassa le bol et le pot
vides, puis les reposa sur le plateau de Fritz.
Arrivée à la porte, elle se retourna.
Layla était adossée aux oreillers, les yeux
rivés sur l’écran, comme hypnotisée. Mais
Beth n’y croyait pas. La femelle était une vraie
pipelette devant les programmes, encline à
tout commenter : les tenues, la façon dont les
gens s’exprimaient ou une scène qu’elle
trouvait choquante.
Néanmoins, à cet instant, elle ressemblait à
Kolher ; elle était là sans y être, présente et
absente en même temps.
— Dors bien, dit Beth.
Layla ne répondit pas. Et Beth savait que la
femelle ne dormirait pas.
Elle se glissa dans le couloir aux statues…
avant de s’arrêter.
En fait, elle n’irait pas voir Kolher. Elle ne
se faisait pas confiance pour le moment. Elle
subissait trop de montagnes russes
émotionnelles, et elle n’était pas tout à fait
certaine de pouvoir éviter d’aborder le sujet
du bébé avec lui à la seconde où ils se
retrouveraient seuls.
Non, avant de le voir, elle devait retrouver
un semblant d’équilibre.
C’était dans son intérêt.
Et dans celui des autres.
Chapitre 7
1664
— Leelane ?
Quand il n’obtint pas de réponse, Kolher,
fils de Kolher, toqua de nouveau à la porte de
sa chambre.
— Leelane, puis-je entrer ?
En tant que roi, nul ne le faisait jamais
attendre et il ne le permettait à personne.
Sauf à sa très chère compagne.
Et comme c’était le cas ce soir-là, lorsque
des festivités avaient lieu, elle désirait se
préparer dans l’intimité, ne lui autorisant
l’accès à la chambre qu’une fois qu’elle était
disposée à être admirée et adorée. C’était tout
à fait charmant, de même que la façon dont
leur espace conjugal embaumait grâce aux
huiles et aux lotions qu’elle utilisait ; ou la
façon qu’elle avait, même un an après leur
union, de toujours baisser les yeux en souriant
d’un air secret quand il lui faisait la cour ; ou
encore le fait de se réveiller à chaque
crépuscule en la sentant lovée contre lui, et de
s’assoupir à l’aube tout contre son corps tiède
et magnifique.
Mais il y avait quelque chose de différent à
présent.
Quand l’attente s’achèverait-elle ? Et il ne
s’agissait pas du moment où il pourrait entrer
dans leur chambre.
— Entre, mon amour, entendit-il à travers
l’épaisse porte en chêne.
Le cœur de Kolher bondit dans sa poitrine.
Soulevant le lourd loquet, il poussa le panneau
de l’épaule, et la découvrit. Sa bien-aimée.
Anha se trouvait au fond de la pièce, près du
foyer suffisamment grand pour qu’un mâle
adulte s’y tienne debout. Assise à sa coiffeuse,
qu’il avait fait déplacer près du feu pour
s’assurer qu’elle ait bien chaud, elle lui
tournait le dos, ne lui laissant voir d’elle que
ses longs cheveux noirs torsadés qui lui
tombaient jusqu’à la taille.
Kolher huma profondément la pièce, l’odeur
de sa compagne lui étant plus nécessaire que
l’air qui lui remplissait les poumons.
— Oh ! tu es ravissante.
— Tu ne m’as pas encore contemplée comme
il se doit…
Kolher fronça les sourcils en percevant une
tension dans sa voix.
— Que t’arrive-t-il.
Sa shellane se retourna pour lui faire face.
— Rien. Pourquoi poses-tu la question ?
Elle mentait. Son sourire était loin d’être
aussi radieux que d’habitude, comme s’il
n’était qu’une pâle copie, et elle avait le teint
blême et les traits tirés.
Tandis qu’il traversait la chambre en
marchant sur les peaux de bête, il se sentit
étreint par l’angoisse. Combien de nuits
avaient passé depuis que ses chaleurs étaient
survenues ? Quatorze ? Vingt et une ?
En dépit du risque que cela représentait
pour elle, ils avaient sincèrement prié pour
qu’une fécondation se produise, et pas
simplement pour avoir un héritier, mais un fils
ou une fille qu’ils aimeraient et sur qui ils
veilleraient.
Kolher s’agenouilla devant sa leelane, ce
qui lui rappela la première fois qu’il s’était
comporté ainsi. Il avait eu raison de s’unir à
cette femelle, et encore plus d’avoir placé son
cœur et son âme entre ses mains délicates.
Il ne pouvait se fier qu’à elle.
— Anha, dis-moi la vérité.
Il tendit la main pour lui toucher le visage,
et la retira immédiatement.
— Tu as froid !
— Non.
Elle le repoussa, avant de poser son pinceau
et de se lever.
— J’ai revêtu ce velours rouge que tu
préfères. Comment pourrais-je avoir froid ?
L’espace d’un instant, il oublia presque ses
inquiétudes. Elle était magnifique dans cette
couleur riche et profonde. Les fils d’or de son
corset réfléchissaient la lumière du feu de la
même façon que ses rubis, car elle portait tous
les bijoux de sa parure ce soir-là, et les
pierres scintillaient à ses oreilles, son cou, ses
poignets et ses mains.
Toutefois, si resplendissante soit-elle,
quelque chose n’allait pas.
— Lève-toi, mon hellren, ordonna-t-elle. Et
rendons-nous aux festivités. Tous t’attendent.
— Ils peuvent patienter encore un peu.
Il n’avait pas l’intention de céder.
— Anha, parle-moi. Quel est le problème ?
— Tu t’inquiètes beaucoup trop.
— As-tu saigné ? demanda-t-il, tendu.
Ce qui signifierait qu’elle ne portait pas
d’enfant.
Elle posa une main fine sur son ventre.
— Non. Et je me sens parfaitement bien. Je
te l’assure.
Kolher étrécit les yeux. Bien sûr, une autre
inquiétude pouvait peser sur son cœur.
— Quelqu’un s’est-il montré cruel à ton
égard ?
— Jamais.
Sur ce point, il était évident qu’elle mentait.
— Anha, crois-tu que quelque chose
m’échappe ? J’ai bien conscience de ce qui se
passe à la cour.
— Ne te soucie pas de ces imbéciles.
C’était pour sa résistance qu’il l’aimait.
Mais sa bravoure n’était pas nécessaire. Si
seulement il pouvait découvrir qui la
tourmentait, il s’en occuperait.
— Je crois qu’il faut que je m’adresse de
nouveau aux commères.
— Ne dis rien, mon amour. Ce qui est fait
est fait, et tu ne peux pas revenir sur la
présentation. Tenter de faire taire toute
critique ou commentaire à mon sujet ferait fuir
les courtisans.
Tout avait commencé la nuit où on la lui
avait amenée. Il n’avait pas respecté le
protocole convenu et, en dépit du fait que les
désirs du souverain dirigeaient le pays et ses
vampires, certains désapprouvaient beaucoup
de choses : qu’il ne l’ait pas déshabillée, qu’il
lui ait donné les rubis et l’anneau de la reine
avant de célébrer lui-même leur union, qu’il
l’ait immédiatement installée ici, dans ses
appartements personnels.
Ses censeurs n’avaient pas du tout été
apaisés lorsqu’il avait consenti à une
cérémonie publique. Pas plus qu’ils ne
s’étaient, même un an après, montrés plus
chaleureux à l’égard de sa compagne. Ils
n’étaient jamais impolis en sa présence, bien
entendu, et Anha refusait de dire un mot sur ce
qui survenait quand il avait le dos tourné.
Mais il connaissait trop bien l’odeur de son
angoisse et de son abattement.
En vérité, la façon dont la cour traitait sa
bien-aimée le mettait dans une colère à la
limite de la violence et créait un fossé entre lui
et son entourage. Il avait l’impression de ne
pouvoir se fier à personne. Il se méfiait même
de la Confrérie, dont les membres étaient
censés composer sa garde personnelle et en
lesquels plus que tout autre il aurait dû avoir
une confiance absolue.
Anha était tout ce qu’il avait.
Se penchant vers lui, elle prit son visage
entre ses mains.
— Kolher, mon amour.
Elle pressa ses lèvres contre les siennes.
— Rendons-nous aux célébrations.
Il lui agrippa les avant-bras. Elle avait des
yeux immenses dans lesquels il pouvait se
noyer et sa seule terreur était de ne plus
pouvoir les contempler.
— Cesse de ruminer, l’implora sa shellane.
Rien ne m’arrivera, ni maintenant, ni jamais.
L’attirant contre lui, il posa la tête contre
son ventre. Tandis qu’elle lui caressait les
cheveux, il scruta sa table de toilette. Des
brosses, des peignes, de petits pots de couleur
pour ses lèvres et ses yeux, une tasse près
d’une théière, un morceau de pain à moitié
grignoté.
Des objets si prosaïques mais qui, parce
qu’elle les avait réunis, touchés, consommés,
prenaient la plus grande des valeurs : elle
était l’alchimie qui, à ses yeux, changeait tout
en or.
— Kolher, nous devons y aller.
— Je n’en ai pas envie. C’est ici que je veux
être.
— Mais ta cour t’attend.
Il marmonna un juron, tout en espérant que
celui-ci serait étouffé dans les plis du velours.
Compte tenu du léger éclat de rire d’Anha, il
supposa que ce n’était pas le cas.
Elle avait néanmoins raison. Une
nombreuse assemblée attendait son apparition.
Qu’ils aillent tous au diable.
Se relevant, il lui offrit son bras et, comme
elle glissait le sien au creux de son coude, il
les fit sortir de la chambre et dépasser les
gardes disposés le long du couloir. Un peu
plus loin, ils empruntèrent un escalier
tournant, tandis que le bruit de l’assemblée
d’aristocrates au rez-de-chaussée augmentait
au fur et à mesure de leur descente.
Alors qu’ils s’approchaient de la grande
salle, elle s’appuya un peu plus sur lui, et il
gonfla la poitrine, comme si son corps gagnait
en stature parce qu’elle dépendait de lui.
Contrairement à beaucoup de courtisans, qui
désiraient cette dépendance, sa chère Anha
avait toujours gardé une certaine retenue
pleine de fierté ; alors quand, à l’occasion,
elle réclamait sa force d’une façon ou d’une
autre, cela constituait un présent qui flattait le
mâle en lui.
Jamais il ne se sentait plus viril qu’en ces
instants-là.
Quand le brouhaha de voix devint si fort
qu’il couvrit les bruits de leurs pas, il se
pencha à son oreille.
— Nous prendrons rapidement congé d’eux.
— Kolher, tu dois profiter de…
— Toi, dit-il au moment où ils approchaient
du dernier tournant. C’est toi qui dois profiter
de moi.
Quand une charmante rougeur envahit son
visage, il eut un petit rire et se surprit à
anticiper avec ferveur leur prochain moment
d’intimité.
Après le dernier tournant, sa shellane et lui
se retrouvèrent devant une double porte
réservée à leur usage exclusif, et deux frères
s’avancèrent pour la saluer de façon formelle.
Douce Vierge de l’Estompe ! il détestait ces
réunions de l’aristocratie.
Quand les trompettes annoncèrent leur
arrivée, on ouvrit les portes en grand et les
centaines de vampires rassemblés là se turent.
Leurs vêtements colorés et leurs bijoux
scintillants rivalisaient en magnificence avec
le plafond peint au-dessus de leurs têtes
richement ornées et le sol de mosaïque sous
leurs pieds chaussés de souliers de soie.
À une époque, quand son père était encore
en vie, il se rappelait avoir été frappé
d’admiration devant l’immense salle de
réception et les beaux atours des aristocrates.
Mais à présent, même si la pièce était aussi
vaste qu’un terrain de chasse et ses deux
foyers aussi grands que des habitations
civiles, il n’avait plus ces illusions de
grandeur et d’honneur.
Un troisième membre de la Confrérie
annonça d’une voix tonitruante :
— Leurs Altesses royales, Kolher, fils de
Kolher, souverain de toute chose dans et hors
des territoires de l’espèce, et la reine Anha,
bien-aimée fille de sang de Tristh, fils de
Tristh.
D’un seul coup, les inévitables
applaudissements se firent entendre, chaque
claquement se répercutant les uns sur les
autres, jusqu’à s’éteindre dans la foule. Puis
vint le moment de la réponse royale. Selon la
tradition, le roi ne devait jamais incliner la
tête devant âme qui vive, il était donc du
devoir de la reine de remercier l’assemblée
par une révérence.
Sa chère Anha l’accomplit avec une grâce et
un aplomb sans égal.
Puis ce fut au tour des vampires réunis de
reconnaître leur vassalité par une inclinaison
de la tête pour les mâles et une révérence pour
les femelles.
Une fois ces formalités échangées, le roi
devait se diriger vers la ligne de courtisans et
les saluer un par un.
Tout en avançant, il était incapable de se
rappeler quelle fête on célébrait, si c’était le
changement de saison, ou celui de la lune, ou
dieu savait quoi d’autre dans le calendrier. La
glymera pouvait imaginer d’innombrables
raisons de se réunir, dont la plupart
semblaient vaines, vu que les mêmes individus
se rendaient aux mêmes endroits.
Bien entendu, ils portaient chaque fois des
vêtements différents et il en allait de même des
bijoux des femelles.
Et pendant qu’on organisait et picorait des
repas gastronomiques, en échangeant des
affronts et des offenses à chaque respiration,
le roi devait s’occuper de graves problèmes :
la souffrance du peuple à cause de la dernière
sécheresse, l’empiétement du territoire par les
humains, les agressions de la société des
éradiqueurs. Mais l’aristocratie ne se souciait
pas de ce genre de choses, parce que, de leur
point de vue, il s’agissait de problèmes
concernant surtout ces « bâtards sans visage
ni nom ».
À l’encontre des lois élémentaires de la
survie, la glymera n’était que peu intéressée
par la population qui cultivait la nourriture
qu’elle consommait, construisait ses
habitations et cousait les vêtements qui lui
couvraient le dos…
— Viens, mon amour, chuchota Anha. Allons
les saluer.
Oh ! apparemment, il s’était arrêté sans
s’en rendre compte.
Se remettant en marche, il posa les yeux sur
Enoch, qui se trouvait toujours à la tête d’une
file de mâles en robes grises.
— Salutations, Votre Altesse, dit le
gentilhomme, d’un ton qui sous-entendait qu’il
était le seul maître de cérémonie. Et à vous,
ma reine.
— Enoch.
Kolher passa en revue les courtisans. Les
douze mâles étaient disposés selon un ordre
hiérarchique et le dernier de la ligne sortait
tout juste de la transition. Il était issu d’une
famille de noble lignée mais désargentée.
— Comment te portes-tu ?
Non qu’il s’en soucie. Il était bien plus
intéressé de savoir qui, parmi eux, avait
bouleversé sa bien-aimée. Assurément, ce
devait être l’un d’entre eux, voire tous, car elle
n’avait pas de dames d’atours, à sa propre
demande, et ils étaient donc les seules
personnalités avec lesquelles elle se trouvait
en contact à la cour.
Qu’avait-on dit ? Qui l’avait dit ?
Ce ne fut pas sans agressivité qu’il
descendit la file pour saluer chacun
conformément au protocole. Oui, cette
succession d’entretiens privés au milieu d’une
réunion publique était une ancienne tradition
destinée à faire reconnaître ou renforcer la
position des conseillers au sein de la cour,
bref, à déclarer leur importance.
Il se souvenait de son père en train de se
livrer à cet exercice. Sauf que le mâle avait
semblé réellement apprécier ces échanges
avec ses courtisans.
Cette nuit-là, en particulier, le fils n’était
pas dans les mêmes dispositions d’esprit que
son père.
Qui avait…
Tout d’abord, il crut que sa bien-aimée avait
trébuché et nécessitait qu’il la soutienne un
peu plus. Mais, hélas ! elle n’avait pas fait un
faux pas, mais perdu l’équilibre…
Totalement.
La sensation que l’on tirait sur son avant-
bras lui fit tourner la tête et ce fut ainsi qu’il
vit sa shellane s’affaiblir et s’effondrer.
Poussant un hurlement, il tendit le bras
pour la rattraper, mais ne fut pas assez rapide.
Alors que la foule retenait son souffle, Anha
tomba sur le sol, son regard aveugle fixé sur
lui, sans rien voir, son expression aussi vide
qu’un miroir sans personne à refléter, le teint
encore plus blême que dans la chambre.
— Anha ! s’exclama-t-il en se jetant par
terre à ses côtés. Anha…
Chapitre 18
— Kolher !
Hurlant le prénom de son mari, Beth se
redressa d’un coup et, l’espace d’un instant, ne
sut pas où elle se trouvait. Les murs de pierre
et la riche literie en velours n’étaient pas…
La maison d’Audaszs. La chambre qui
n’était pas celle de son père mais celle que
Kolher avait occupée quand il avait eu besoin
d’un endroit où dormir. Celle où elle s’était
installée quand elle n’avait pas réussi à
s’endormir.
Elle avait dû finir par s’assoupir sur le
couvre-lit…
Au loin, un téléphone se mit à sonner.
Dégageant les cheveux de son visage, elle
découvrit une couverture étendue sur ses
jambes qu’elle ne se rappelait pas avoir mise
là, sa valise posée juste à côté de la porte, et
un plateau d’argent sur la table de nuit.
Fritz. Le majordome avait dû passer à un
moment dans la journée.
Se frottant le sternum, elle avisa l’oreiller
vide à côté d’elle, les draps toujours en place,
l’absence de Kolher, et se sentit encore plus
mal que la nuit précédente.
Dire qu’elle avait cru qu’ils avaient touché
le fond. Ou que cet endroit l’aiderait…
— Flûte ! Kolher ! cria-t-elle en sautant du
lit.
Se précipitant vers la porte, elle l’ouvrit en
grand, traversa l’étroit couloir et fonça dans
la chambre de son père, où elle se jeta sur le
téléphone posé sur l’une des tables de nuit.
— Allô ! Allô ? Allô…
— Salut.
Au son de cette voix grave, elle se laissa
tomber sur le lit, le poing serré sur le
combiné. Puis elle le plaqua contre son oreille
comme si cela pouvait faire venir son homme
à elle.
— Salut.
Fermant les yeux, elle ne prit pas la peine
de retenir ses larmes et les laissa couler.
— Salut.
Il avait la voix aussi enrouée qu’elle.
— Salut.
Il s’ensuivit un long silence, mais tout allait
bien ; même s’il était à la maison et qu’elle se
trouvait ici, c’était comme s’ils s’étreignaient
l’un l’autre.
— Je suis désolé, dit-il. Je suis sincèrement
désolé.
Elle laissa échapper un sanglot.
— Merci…
— Je suis désolé.
Il eut un petit rire.
— Je ne m’exprime pas très bien, n’est-ce
pas ?
— C’est bon. Je ne me sens pas très loquace
moi non plus… Je crois que j’étais juste en
train de rêver de toi.
— Un cauchemar ?
— Non. Tu me manquais.
— Je ne le mérite pas. J’avais peur que tu ne
répondes pas si je t’appelais sur ton portable.
Je me suis dit que, si quelqu’un se trouvait
avec toi, il pourrait peut-être décrocher et…
oui, je suis désolé.
Beth expira lentement et s’adossa aux
oreillers. Croisant les jambes au niveau des
chevilles, elle observa les photos d’elle.
— Je suis dans sa chambre.
— Ah bon ?
— Il n’y a pas de téléphone dans celle que
tu utilisais.
— Mon Dieu ! cela fait longtemps que je ne
me suis pas rendu dans cette maison — Je sais.
Cela rappelle beaucoup de souvenirs, hein ?
— Je veux bien le croire.
— Comment va George ?
— Tu lui manques.
On entendit un bruit étouffé : il tapotait le
flanc du chien.
— Il est juste à côté de moi.
La bonne nouvelle, c’était qu’aborder des
sujets neutres était le meilleur moyen de
sonder leur relation. Mais la discussion
importante planait toujours entre eux, comme
une menace invisible et imminente.
— La tête de John n’a rien, dit-elle en
triturant le bas de son tee-shirt. Mais je
suppose que tu sais déjà que tout s’est bien
déroulé à clinique.
— Ah oui ! non. En fait, j’étais… un peu
ailleurs.
— J’ai appelé.
— Ah bon ?
— Oui. Tohr m’a appris que tu dormais.
Est-ce que tu as enfin réussi à te reposer ?
— Euh… oui.
Quand il se tut, elle décida de mettre à
profit ce nouveau silence pour préparer ce
qu’elle lui dirait ensuite, comme une sorte de
compte à rebours avant d’entrer dans le vif du
sujet. Bien qu’elle ne sache pas trop comment
mettre tout cela sur le tapis, quoi dire,
comment le…
— J’ignore si je t’ai souvent parlé de mes
parents, commença Kolher. Autrement que de
la façon dont ils ont…
… été tués, finit-elle dans sa tête.
— Ils étaient faits l’un pour l’autre, pour
utiliser une expression humaine. Enfin, même
si j’étais jeune, je me souviens d’eux
ensemble et, pour dire la vérité, à leur décès,
j’ai cru que cette idée de couple idéal avait
disparu avec eux. Qu’ils partageaient un
amour comme on en rencontre une fois par
millénaire. Mais plus tard je t’ai rencontrée.
Les larmes brûlantes de Beth n’avaient de
cesse de couler le long de ses joues. Certaines
tombaient sans bruit sur l’oreiller, d’autres
glissaient dans son oreille. Tendant le bras,
elle saisit un Kleenex et se tamponna les yeux
sans faire de bruit.
Mais il savait qu’elle était en train de
pleurer. Il l’avait toujours su.
La voix de Kolher devint fluette, comme
s’il avait du mal à poursuivre.
— Lorsqu’on m’a tiré dessus cette nuit-là il
y a quelques mois, et que Tohr et moi
rentrions ventre à terre de la maison
d’Ahssaut, je n’ai pas eu peur de mourir. Bien
entendu, je savais que la blessure était
sérieuse, mais j’avais survécu à beaucoup de
trucs graves auparavant, et j’étais sûr que
j’allais m’en tirer, parce que rien ni personne
ne m’éloignerait de toi.
Coinçant le téléphone entre sa joue et son
épaule, elle plia le mouchoir humide en petits
carrés.
— Oh ! Kolher…
— Quand tu as parlé d’avoir un bébé…
Sa voix se fêla.
— Je… je… je… Oh, putain de merde ! je
n’arrête pas de chercher les mots, mais je n’en
ai pas, Beth. Tout simplement. Je sais que tu
veux essayer, je le comprends. Mais tu n’as
pas passé quatre siècles à voir et à entendre
parler du nombre de femelles vampires qui
sont mortes en couches. Je ne peux pas. Je
n’arrive pas à me retirer ça de la tête, tu vois ?
Et le problème, c’est que je suis un mâle lié,
donc, même si j’aimerais pouvoir te donner
ce que tu désires, il existe une partie de moi
qui n’écoute pas la voix de la raison. Elle
refuse d’écouter, parce qu’il est question de
risquer ta vie. J’aimerais être différent car
cela me tue, mais je ne peux pas changer ma
façon de penser.
Se penchant sur le côté, elle attrapa un autre
mouchoir dans la boîte.
— Mais il y a la médecine moderne,
aujourd’hui. Nous avons Doc Jane et…
— En outre, que se passera-t-il si l’enfant
est aveugle ? s’il a mes yeux ?
— Je ne l’en aimerai pas moins, je peux te
le certifier.
— Demande-toi à quoi nous l’exposerions
sur le plan génétique. D’accord, j’arrive à
gérer ma vie quotidienne. Mais crois-tu un
instant que je ne regrette pas ma vue chaque
jour qui passe ? Je me réveille à côté de la
femelle que j’aime sans être capable de voir
ses yeux le soir. J’ignore à quoi tu ressembles
quand tu t’habilles pour moi. Je ne peux pas
discerner ton corps quand je suis en toi…
— Kolher, tu en fais tellement…
— Et le pire de tout, je ne peux pas te
protéger. Je ne quitte même pas la maison – et
c’est autant à cause de mon foutu boulot qu’en
raison de ma cécité. Oh ! et ne te fais pas
d’illusions. Légalement, si nous avions un
mâle, il me succéderait. Il n’aurait pas le
choix, tout comme moi je ne l’ai pas eu, et je
déteste être roi. Je déteste chaque nuit de ma
vie. Seigneur Dieu ! Beth, je déteste sortir du
lit, je déteste ce putain de bureau, je déteste les
édits, toutes ces conneries et me retrouver
coincé dans cette satanée baraque. Je déteste
tout ça.
Mon Dieu ! elle savait qu’il n’était pas
heureux, mais elle ignorait que c’était aussi
profond.
Mais bon, quand avaient-ils vraiment parlé
ensemble pour la dernière fois ? Le train-train
quotidien ajouté à la pression de la bande de
salopards et toutes ces conneries avaient tout
envahi…
— Je l’ignorais.
Elle poussa un soupir.
— Je veux dire, j’avais conscience que tu
étais malheureux, mais…
— Je n’aime pas en parler. Je ne veux pas
que tu t’inquiètes à mon sujet.
— Mais je le fais quand même. Je sais que
tu es stressé, et j’aimerais t’aider d’une façon
ou d’une autre.
— C’est là où je veux en venir. Tu ne peux
pas m’aider, Beth. Personne ne le peut. Et
même si j’avais une vue parfaite et que les
risques de la grossesse n’étaient pas aussi
élevés, je refuserais toujours cependant de
transmettre ce merdier à la génération
suivante. C’est un acte cruel que je
n’infligerais pas à quelqu’un que je hais,
encore moins à mon propre rejeton.
Il éclata d’un rire dur.
— Merde ! je devrais laisser Xcor
s’emparer du trône. Ça lui ferait les pieds.
Beth secoua la tête.
— Je veux seulement que tu sois heureux.
En réalité, ce n’était pas vrai.
— Mais je ne peux pas mentir. Je t’aime et
pourtant j’ai toujours…
Voilà, elle avait une idée de ce qu’il avait
éprouvé quand il cherchait ses mots.
Mais il avait trouvé le moyen de lui parler.
— Je n’arrive quasiment pas à l’expliquer.
Elle serra un poing contre son cœur.
— C’est comme s’il y avait un vide dans ma
poitrine. Cela n’a rien à voir avec toi ni avec
mes sentiments à ton égard. C’est en moi ;
comme si on avait appuyé sur un interrupteur,
tu vois ? et j’aimerais pouvoir mieux
l’exprimer, mais c’est difficile à décrire. Je ne
savais même pas que c’était là… avant l’une
de ces nuits où Z. a emmené Bella dans notre
appartement de Manhattan et où j’ai fait du
baby-sitting. Je me trouvais dans leur
chambre, avec Nalla endormie sur mes
genoux, et je ne cessais de contempler tout
leur nouveau bazar qui emplissait la pièce. La
table à langer, les mobiles, le berceau, les
lingettes, les biberons et les tétines. Et j’ai
seulement pensé : Je veux la même chose. Tout
ça. Les couches, les canards en plastique et les
jours sans sommeil. Le caca, l’odeur du bain,
les pleurs et les gazouillis, le bleu et le rose
layette même si c’est cliché, peu importe que
ce soit un garçon ou une fille. Et écoute, sur le
moment, je n’ai pas pris cette envie au sérieux.
Vraiment. C’était un tel choc que j’ai pensé
qu’il s’agissait d’une passade, d’une phase,
d’une illusion peinte en rose dont j’allais me
réveiller.
— Quand as-tu…
Il se racla la gorge.
— C’était il y a longtemps ?
— Plus d’un an.
— Mince !
— Comme je l’ai expliqué, cela fait un
moment que j’éprouve ce désir. Et j’ai cru que
tu changerais d’avis. Je savais que ce n’était
pas une priorité pour toi.
Elle essayait de se montrer diplomate sur ce
point.
— Je me suis dit… Eh bien, maintenant que
je t’en parle, je prends conscience que je ne
t’ai jamais exprimé ce que je ressentais. Nous
n’en avons tout simplement pas eu le temps.
— Je suis désolé. Je sais que je t’ai déjà
présenté mes excuses, mais… bordel !
— C’est bon.
Elle ferma les yeux.
— Et je sais ce que tu éprouves. Ce n’est pas
comme si je ne te voyais pas tous les soirs
avec ton air de vouloir te trouver n’importe
où, sauf à ton bureau.
Il y eut un autre long silence.
— Il y a autre chose que tu dois savoir,
finit-il par dire.
— Quoi donc ?
— Je crois que tu vas avoir tes chaleurs.
Bientôt.
Même si Beth en demeura bouche bée, dans
un coin de son esprit, le jour se fit.
— Je… Comment le sais-tu ?
Les changements d’humeur. Les envies de
chocolat. La prise de poids…
— Merde ! dit-elle. Je… euh… oh, merde !
Voilà qui résumait tout à fait la situation, se
dit Kolher en se renfonçant dans le fauteuil de
bureau dans la bibliothèque. À ses pieds,
George était étendu de tout son long sur le
tapis, sa grosse tête carrée posée sur l’une des
rangers du roi comme pour lui apporter son
soutien.
— Je n’en suis pas certain.
Il frotta ses tempes douloureuses.
— Mais, vu que je suis ton compagnon, je
serai affecté dès que tes hormones
commenceront à affluer. J’ai déjà le sang plus
vif, mes émotions sont plus puissantes et je
deviens vraiment susceptible. Par exemple, à
présent que tu n’es plus à la maison, je me
sens plus moi-même que je l’ai été au cours
des deux dernières semaines. Mais pendant
notre dispute j’étais quasiment cinglé.
— Deux semaines… c’est à peu près à ce
moment-là que j’ai commencé à passer du
temps avec Layla. Et, oui, tu étais vraiment
hors de toi.
— Maintenant… (il leva l’index pour
souligner ses dires même si elle n’était pas là
pour le voir) ce n’est pas une façon d’excuser
mon comportement. Ce n’est qu’un contexte.
Je peux te parler au téléphone et conserver
suffisamment mon sang-froid pour
m’expliquer. Mais c’est impossible dès que tu
es avec moi. Une fois encore, ce n’est pas une
excuse et ce n’est pas ta faute, mais je me
demande si ça n’a pas joué un rôle dans tout
cela.
Il se pencha sur le côté et posa une main sur
son chien. George leva la tête et le renifla
avant de lui donner un petit coup de langue.
Kolher caressa les longues mèches qui
poussaient sur le solide poitrail du chien et les
lissa jusque sur ses pattes avant.
— Mon Dieu ! Kolher, lorsque je me suis
réveillée sans toi tout à l’heure…
— C’était affreux. Je sais. Il en a été de
même pour moi ; c’était peut-être même pire.
Je me suis demandé si je n’avais pas tout foutu
en l’air entre nous. Au sens définitif du terme.
— Non.
Il entendit un bruissement, comme si elle
changeait de position sur le lit.
— Et je suppose que je savais que nous
réfléchissions en parallèle ces derniers jours.
Je n’avais tout simplement pas pris conscience
de tout le temps que nous avions perdu, entre
autres choses. Aller à Manhattan, partir
ensemble, parler pour de bon. Cela remonte à
longtemps.
— Honnêtement, c’est une raison
supplémentaire pour laquelle je ne veux pas
d’enfant. J’arrive à peine à garder le contact
avec toi en ce moment. Je n’ai rien à offrir à
un bébé.
— Ce n’est pas vrai. Tu ferais un père
remarquable.
— Dans un autre univers, peut-être.
— Alors, que faisons-nous ? demanda-t-elle
peu après.
Kolher se frotta les yeux. Punaise ! il avait
l’impression d’avoir une méchante gueule de
bois.
— Je ne sais pas. Vraiment pas.
Chacun avait dit ce qu’il avait sur le cœur,
comme ils auraient dû le faire dès le départ.
Raisonnablement. Calmement.
En fait, c’était lui qui posait un problème
dans cette histoire, pas elle.
— Je suis sincèrement désolé, répéta-t-il.
Ce n’est pas assez, à bien des égards. Mais je
ne peux rien y faire… Mince ! je suis vraiment
soûlé de me sentir impuissant.
— Tu n’es pas impuissant, rétorqua-t-elle
d’un ton sec. Nous l’avons fermement établi.
Il ne put que grommeler en guise de
réponse.
— Quand rentres-tu à la maison ?
— Tout de suite. Je prendrai la voiture ; il y
en a une quelque part.
— Attends qu’il fasse nuit.
— Kolher, nous en avons déjà parlé. Je suis
parfaitement à l’aise avec le soleil. En outre, il
est près de 16 heures 30. Le jour est quasiment
fini.
Lorsqu’il se l’imagina dehors dans
l’éclatante lumière du soleil, il sentit son
estomac se tordre, et il songea à Souffhrance
qui l’avait traité de macho. Plutôt que de
s’inquiéter pour sa shellane, il était bien plus
facile de lancer un « Je te l’interdis ». Mais les
conséquences sur Beth posaient un problème.
Il ne pouvait pourtant pas l’enfermer dans
une cage dorée rien que pour ne pas avoir à
péter les plombs au sujet de sa sécurité.
Et peut-être que cette peur irrépressible
d’une grossesse n’était qu’une autre
expression de la lâcheté…
— D’accord, s’entendit-il répondre. Très
bien. Je t’aime.
— Je t’aime aussi. Kolher, attends avant de
raccrocher.
— Oui ?
Quand il y eut un long silence, il se
renfrogna.
— Beth ? Quoi ?
— J’aimerais que tu fasses quelque chose
pour moi.
— Tout ce que tu veux.
Elle mit un moment à parler. Et quand elle
eut fini, il ferma les yeux et renversa la tête en
arrière.
— Kolher ? as-tu entendu ce que je viens de
dire ?
Chaque mot. Malheureusement.
Et il était sur le point de lui balancer un «
Hors de question » quand il repensa à ce que
cela faisait de se réveiller sans elle à son côté.
— OK, articula-t-il. Oui, très bien. Je le
ferai.
Chapitre 26
Où était-il ?
Pendant que Sola s’attardait dans la cuisine
d’Ahssaut, en prenant exagérément soin des
quelques affaires de la chambre à l’étage
qu’elle avait remballées, elle ne cessait de
regarder par-dessus son épaule, s’attendant à
le voir surgir de nulle part pour tenter de la
convaincre de rester.
Mais il l’avait déjà fait, non.
Dans la douche.
Mince ! pour une fois, le souvenir de leur
coucherie ne l’excita pas, et lui donna plutôt
envie de pleurer.
— Je pas comprendre pourquoi nous
partons si tôt, proclama sa grand-mère en
remontant du sous-sol. L’aube n’est même pas
encore levée.
La vieille dame portait une version jaune de
sa blouse de travail, mais elle était prête pour
le voyage, car elle avait enfilé ses bonnes
chaussures et son sac assorti pendait à son
poignet grâce à la lanière en similicuir.
Derrière elle, les gardes du corps jumeaux
d’Ahssaut portaient chacun une valise, et
n’avaient pas l’air réjouis. Mais bon, allez,
leurs visages n’étaient pas vraiment taillés
pour la rigolade.
— C’est un trajet de vingt-trois heures en
voiture, vovò. Il faut qu’on décolle.
— On ne s’arrêtera pas ?
— Non.
Elle ne pouvait pas courir de risque avec sa
grand-mère dans son sillage. Celle-ci émit un
son qui, pour n’importe qui d’autre, aurait été
un « putain ».
— Nous devrions rester ici. C’est bien ici.
J’aime la cuisine.
Ce n’était pas la cuisine qu’elle appréciait.
Zut ! sa grand-mère était capable de cuisiner
sur un réchaud à gaz, et elle l’avait fait.
« Il n’est pas catholique, eut envie de dire
Sola. En fait, c’est un dealer de drogue athée.
Qui sera bientôt grossiste… »
Et si elle était enceinte ? se demanda-t-elle.
Parce que cela faisait deux jours qu’elle
n’avait pas pris sa pilule. Ne serait-ce pas…
Complètement barjo, comme on dit.
S’arrachant à son délire, elle ferma la
valise à roulettes et se contenta de rester
plantée là.
— Eh bien ? persifla sa grand-mère. On
part ? ou pas ?
Comme si elle savait exactement ce
qu’attendait sa petite-fille.
Ou plutôt, qui.
Il ne restait pas assez de fierté à Sola pour
essayer d’avoir l’air détaché lorsqu’elle
observa une fois encore son environnement,
scrutant tour à tour la porte qui donnait sur la
salle à manger, l’arcade sous laquelle on
passait en venant du bureau ou de l’étage et
l’étroit couloir en haut des marches qui
descendaient au sous-sol. Tout était vide. Et on
n’entendait pas de pas précipités, ni le bruit
sourd de quelqu’un enfilant un tee-shirt à la
hâte et se dépêchant de descendre.
La séance dans la douche mise à part,
comment pouvait-il ne pas venir lui dire au
revoir…
À ce moment-là, sa grand-mère prit une
profonde inspiration et la croix plate en or
jaune qu’elle portait toujours autour du cou
réfléchit la lumière du plafonnier.
— On y va, s’entendit annoncer Sola.
Sur ce, elle prit sa valise et se dirigea vers
la porte du fond. Dehors, une Ford tout ce
qu’il y avait de plus banal était garée près de
la maison Le contrat de location avait été
établi au nom d’emprunt que Sola utilisait en
situation d’urgence.
Celui dont personne dans Caldwell n’avait
connaissance. Et dans la boîte à gants se
trouvaient d’autres faux documents et papiers
d’identité pour sa grand-mère.
Avec la télécommande, elle déverrouilla la
voiture et ouvrit le coffre. Pendant ce temps-
là, les hommes d’Ahssaut s’occupaient de sa
grand-mère, l’aidant à descendre les marches,
portant ses bagages et son manteau, qu’elle
avait à l’évidence refusé d’enfiler en signe de
protestation.
Pendant qu’ils installaient la vieille dame
sur le siège passager et sa valise dans le
coffre, Sola fouilla du regard l’arrière de la
maison. Comme auparavant, elle s’attendait à
le voir. Il traverserait peut-être la pièce
principale au pas de course pour la retrouver
avant qu’elle s’en aille. Il remonterait peut-
être du sous-sol et se précipiterait dehors. Ou
arriverait en dérapant parce qu’il se trouvait à
l’étage…
À ce moment-là, il se passa quelque chose
d’étrange. Chaque fenêtre de la maison se mit
soudain à chatoyer. Les panneaux de verre
fixes entre les montants et les vitres des portes
coulissantes scintillèrent légèrement.
Qu’est-ce que…
Des volets, se dit-elle. Des volets
descendaient devant les fenêtres, leur
mouvement subtil quelque chose qu’on
pouvait manquer, à moins de regarder dans
cette direction à la seconde même où cela
arrivait. Après, ce fut comme si rien n’avait
changé. Les meubles étaient toujours visibles,
les lumières allumées, tout était redevenu
parfaitement normal.
Encore un de ses tours de passe-passe pour
sa sécurité, songea-t-elle.
Prenant son temps pour ouvrir la portière,
elle glissa un pied à l’intérieur et se retourna.
Les deux gardes du corps s’étaient écartés et
croisaient les bras.
Elle voulait leur dire… mais non, ils
n’avaient pas l’air enclin à transmettre un
message à Ahssaut.
Ils avaient l’air carrément énervés
maintenant qu’ils avaient installé
confortablement sa grand-mère dans la
berline.
Sola attendit encore un peu, les yeux rivés
sur la porte de derrière toujours ouverte. À
travers l’encadrement, elle apercevait les
chaussures et les manteaux rangés dans le
cagibi. Cela avait l’air si ordinaire, enfin,
ordinaire pour quelqu’un de riche. Mais la
maison ne faisait en rien classe moyenne, et
pas seulement parce qu’elle devait valoir dans
les cinq millions. Voire dix.
Elle se retourna, se glissa derrière le
volant, referma les portières et inspira une
grande bouffée de désodorisant au citron.
Sous lequel on distinguait une légère odeur de
fumée de cigarette.
— Je sais pas pourquoi on doit partir.
— Je sais, vovò. Je sais.
Le moteur démarra avec un son métallique
et elle mit la voiture en marche arrière.
Effectuant un demi-tour, elle jeta un dernier
regard à la porte ouverte.
Puis elle n’eut plus d’excuse pour s’attarder.
Enfonçant l’accélérateur, elle se mit à battre
des paupières, tandis que les phares éclairaient
l’allée, puis la route à une seule voie qui leur
ferait quitter la péninsule.
Il ne viendrait pas la chercher.
— Tu fais une erreur, grommela sa grand-
mère. Une grosse erreur.
Mais tu ne connais pas toute l’histoire,
pensa Sola en s’arrêtant à un panneau « Stop »
et en enclenchant son clignotant.
Néanmoins, ce dont elle n’avait pas
conscience, c’était qu’elle non plus ne la
connaissait pas.
Ahssaut assista au départ de Sola, caché
derrière le bouquet d’arbres à l’arrière de sa
maison.
À travers les fenêtres de la cuisine, il la vit
debout près de la table, fouillant dans une
valise comme si elle cherchait quelque chose
qu’elle aurait oublié.
Dehors, mon amour, pensa-t-il. Ce que tu as
perdu se trouve dehors.
Puis sa grand-mère fit son apparition en
compagnie des deux cousins, et il était évident
que la femelle n’approuvait pas ce départ.
Raison de plus pour l’adorer.
Il était également évident que ses cousins
n’étaient pas d’accord, eux non plus. Mais
bon, ils n’avaient jamais aussi bien mangé de
leur vie, et éprouvaient du respect pour toute
personne capable de leur tenir tête.
Ce qui n’était pas un problème avec la
granhmen de Marisol.
Pendant qu’il observait sa femelle chercher
autour d’elle comme si elle attendait qu’il
fasse son apparition, il éprouva une petite
satisfaction à la voir triste. Mais l’impératif
primordial était de convaincre le fauve en lui
de la laisser choisir son chemin.
Il ne pouvait pas plus argumenter contre
l’instinct de préservation de Sola qu’il ne
pouvait lui jurer de quitter ce business. Il avait
travaillé trop longtemps et trop dur pour se
glisser dans un mode de vie fait de nuits
sédentaires, même s’il les passait avec elle. En
outre, il craignait que les choses ne soient pas
encore terminées avec la famille Benloise.
Seul le temps dirait s’il existait un autre frère,
ou éventuellement un cousin, à l’œil avide et
au cœur débordant de vengeance pour ce
qu’on avait infligé à son sang.
Elle serait plus en sécurité sans lui.
Tandis que Marisol déposait ses bagages
dans le coffre de la voiture, on installa sa
grand-mère à l’avant. Puis il y eut une autre
pause. Oui, pendant qu’elle regardait les
alentours, il eut l’impression qu’elle l’avait
aperçu… mais non. Ses yeux passèrent sur lui
sans le voir dans sa cachette pleine d’ombres.
Dans la voiture. Portière fermée. Moteur
qui démarre. Demi-tour.
Puis il ne resta plus que des feux arrière
disparaissant au bout de son allée.
Les cousins ne s’attardèrent qu’un instant.
Contrairement à sa femelle, ils savaient
précisément où il se trouvait, mais ils
n’approchèrent pas. Ils se retirèrent dans la
maison, en laissant la porte ouverte à son
intention quand il ne pourrait plus supporter le
soleil levant.
Dans sa poitrine, son cœur hurlait lorsqu’il
finit par quitter son refuge.
Tandis qu’il marchait dans la neige, son
corps lui sembla comme désarticulé au point
qu’il se demanda s’il n’allait pas s’effondrer.
Et la tête lui tournait, de même que ses
intestins. La seule chose stable en lui, c’était
son instinct de mâle, qui ne cessait de lui
répéter qu’il devait se placer en travers de sa
route, se dresser devant cette voiture bas de
gamme et exiger qu’elle fasse demi-tour pour
rentrer à la maison.
Au lieu de quoi, Ahssaut se força à rentrer
chez lui.
Dans la cuisine, les cousins se servaient des
plats spécialement préparés à leur intention et
enveloppés en portions dans des barquettes en
aluminium, rangées dans le congélateur. À
voir leur tête, on aurait cru que quelqu’un était
mort.
— Où sont les téléphones portables ?
demanda Ahssaut.
— Dans le bureau.
Ehric fronça les sourcils en ôtant un Post-it
d’une des barquettes.
— Préchauffer à cent quatre-vingts degrés.
Son frère s’approcha des fours muraux et
se mit à appuyer sur des boutons.
— Chaleur tournante ?
— C’est pas précisé.
— Bon sang !
En toutes autres circonstances, Ahssaut
aurait cru impossible qu’Evale renonce à son
mutisme ordinaire pour discuter de cuisine.
Mais Marisol et sa grand-mère avaient tout
bouleversé pendant leur court séjour ici.
Laissant les cousins tranquilles, il ne fut pas
surpris qu’ils ne lui proposent pas de partager
leur repas. Après des siècles d’une existence
frugale, il avait l’impression qu’ils allaient
thésauriser cette nourriture.
Dans le bureau, il s’assit à sa table de travail
et regarda les deux téléphones identiques
devant lui. Naturellement, son cerveau revint à
la façon dont il se les était procurés, et il revit
d’abord Eduardo gisant par terre, puis
Ricardo attaché à ce mur de torture.
Donnant l’ordre à ses mains de s’en saisir,
il…
Ses bras refusèrent d’obéir à son ordre et il
se laissa aller dans le fauteuil. Alors qu’il
regardait droit devant lui sans rien voir, il
devint évident que toute motivation l’avait
abandonné.
Ouvrant le tiroir central du bureau, il sortit
l’un de ses flacons et inhala une dose de
cocaïne, puis une autre.
Le flash provoqué par le produit lui permit
au moins de se redresser dans le fauteuil et, un
instant plus tard, il s’empara vraiment des
téléphones et les connecta à son ordinateur.
Sa concentration était artificielle, son
attention forcée, mais il savait qu’il devrait s’y
habituer.
Son cœur, si noir soit-il, venait de le quitter.
Et était en route pour Miami.
Chapitre 48
— Où vas-tu ?
Abalone s’interrompit alors qu’il enfilait
son manteau. Fermant les yeux, il se composa
une expression dégagée avant de se retourner
et d’affronter sa fille.
— Nulle part, ma chérie.
Il sourit.
— Vas-tu poursuivre tes leçons…
— Pourquoi cette lettre ?
Elle tapota l’enveloppe ouverte qu’elle
tenait.
— Où vas-tu ?
Il songea à la proclamation suspendue au-
dessus de la cheminée. Celle qui portait le
nom de son père. Puis il se soucia du
document qu’elle serrait dans sa main délicate.
— J’ai été convoqué devant le roi, dit-il
d’une voix tendue. Je dois obéir.
Sa fille pâlit et s’entoura de ses bras.
— Vas-tu revenir ?
— Je ne sais pas.
S’approchant, il ouvrit les bras et la serra
contre lui.
— C’est à Sa Majesté d’en décider…
— N’y va pas !
— Tu ne manqueras de rien.
En supposant que les avoirs autrefois
accordés à son père par le prédécesseur du roi
actuel demeurent à sa fille. Mais, même dans
le cas contraire, il en avait caché beaucoup à
divers endroits.
— Fedricah est au courant de toutes mes
affaires et s’occupera de toi.
Il recula d’un pas.
— Je ne puis couvrir notre lignée de honte.
Ton avenir en dépend.
S’il refusait de se soumettre à la sanction
que méritait sa lâcheté, il savait que sa fille en
subirait les conséquences. Et il ne le
permettrait pas.
— Prends bien soin de toi, ajouta-t-il d’une
voix tremblante.
— Père ! s’écria-t-elle lorsqu’il se retourna
pour se diriger vers la porte.
Faisant un signe de tête au majordome, il
fut incapable de regarder le doggen
s’interposer et retenir sa fille.
Dehors, il entendit encore son enfant chérie
crier son nom et pleurer. Et il lui fallut un
moment avant de rassembler la concentration
nécessaire pour se dématérialiser, même si,
finalement, il y parvint.
Se rendant à l’adresse qu’on lui avait
donnée, il reprit forme devant…
Eh bien, si c’était là qu’on devait l’exécuter,
que voilà un endroit élégant où perdre la vie.
La demeure était située dans le meilleur
quartier de Caldwell. Le beau bâtiment de style
fédéral avait toutes ses fenêtres éclairées et
une lanterne accueillante suspendue au-dessus
de l’entrée.
Il distinguait des silhouettes qui se
déplaçaient à l’intérieur. Des silhouettes
massives.
La gorge nouée et les genoux affaiblis par
la peur, il marcha jusqu’à la porte. À côté du
heurtoir en laiton se trouvait un bouton de
sonnette et, dès qu’il appuya dessus, le lourd
battant s’ouvrit en grand.
— Bonsoir ! Vous devez être Abalone ?
Il ne put que cligner des yeux. La brune
devant lui portait des vêtements amples, ses
cheveux ondulaient aux extrémités, et elle
avait de grands yeux bleus brillant d’un éclat
amical et attentif.
— Je suis Beth.
Elle lui tendit la main.
— Je suis très heureuse que vous soyez
venu.
Il regarda les doigts de la femelle et fronça
les sourcils. S’agissait-il bien du Rubis des
ténèbres à son annulaire ? Douce Vierge
scribe ! alors c’était la…
Abalone tomba à genoux devant elle et
inclina la tête presque jusqu’au sol ciré.
— Votre Altesse, je ne suis pas digne de…
Deux énormes bottes noires apparurent
dans son champ de vision.
— Eh ! mon pote. Merci d’être venu.
Ce devait être un rêve.
Abalone leva les yeux très haut, sur le
vampire le plus impressionnant qu’il ait
jamais vu. Et, oui, avec ces longs cheveux
noirs et ces lunettes de soleil enveloppantes, il
comprit tout de suite de qui il s’agissait.
— Votre Altesse, je…
— Ne le prends pas mal, mais pourrais-tu te
relever ? J’aimerais fermer cette porte. Ma
femme va attraper froid.
Alors qu’il se redressait, Abalone se rendit
compte qu’il avait oublié d’ôter son chapeau.
D’un geste brusque, il l’arracha de sa tête et le
plaça devant lui.
Puis il ne put s’empêcher de les regarder
l’un après l’autre, ainsi que les deux mâles, si
imposants qu’ils devaient forcément s’agir de
membres de la Confrérie, qui traversaient le
vestibule en portant des fauteuils derrière le
couple royal.
— Est-ce lui ? demanda celui des deux qui
était d’une beauté à couper le souffle.
— Oui, répondit le roi en tendant le bras
vers la droite. Entrons, Abe…
— Allez-vous me tuer ? lâcha ce dernier
sans bouger.
La reine haussa les sourcils.
— Non. Mon Dieu ! non… Pourquoi
ferions-nous cela ?
Kolher posa une main sur l’épaule
d’Abalone.
— J’ai besoin de toi vivant, mon pote. J’ai
besoin de ton aide.
Convaincu qu’il allait se réveiller d’un
instant à l’autre, l’intéressé les suivit d’un air
hébété dans une pièce ravissante qui avait dû
servir autrefois de salle à manger, compte
tenu de son lustre en cristal et de son
imposante cheminée. Néanmoins, on n’y
trouvait ni table longue, ni rangée de chaises,
ni desserte. Au lieu de cela, devant le foyer, on
avait disposé deux fauteuils face à face, tandis
que d’autres canapés et sièges confortables
avaient été installés à côté. On avait placé un
bureau dans le coin le plus proche, derrière
lequel était assis un beau mâle blond vêtu d’un
élégant costume trois-pièces qui compulsait
des papiers.
— Assieds-toi, Abe, dit le roi en prenant
lui-même place dans l’un des fauteuils.
Abalone obéit ; c’était bien mieux qu’une
guillotine, après tout.
Le roi sourit, ce qui réchauffa un peu son
visage dur aux traits aristocratiques.
— J’ignore ce que tu sais au sujet de mon
père. Mais autrefois il tenait audience pour les
roturiers. Ma femme a lu ton e-mail la nuit où
le Conseil s’est réuni, celui dans lequel tu
mentionnais que tu travaillais avec certains
d’entre eux au sein d’une association
consacrée à la défense de leurs intérêts.
Le nouveau venu regarda alternativement le
roi et sa compagne, qui s’était assise sur l’une
des autres chaises rembourrées, et se versait
un ginger ale.
Leur séparation est un mensonge, songea-t-
il soudain. Ils étaient toujours ensemble, le
respect et l’amour qu’ils se portaient l’un à
l’autre étaient évidents.
— Abe ?
— Euh…
Ce n’était pas du tout ce à quoi il s’était
attendu à ce niveau-là, même s’il était toujours
submergé de joie à l’idée que les plans de la
glymera aient été contrecarrés.
— Oui, mais c’est… c’est plutôt une sorte
d’affiliation officieuse, en vérité. Certains
problèmes doivent être réglés et… non que je
tente d’empiéter sur vos attributions…
Le roi leva les mains.
— Eh ! je t’en suis reconnaissant. J’ai
seulement besoin d’aide.
Abalone déglutit alors qu’il avait la gorge
sèche.
— Vous voulez un soda ? lui proposa
quelqu’un.
C’était un frère aux cheveux et au bouc
noirs comme le jais, avec des yeux d’un
argent glacial, et des tatouages sur une tempe.
— S’il vous plaît. Merci, répondit-il d’une
voix faible.
Deux secondes plus tard, le guerrier lui
apportait un verre de Coca glacé, qui se révéla
être la meilleure boisson qu’Abalone ait
jamais goûtée de sa vie.
Se reprenant, il marmonna :
— Pardonnez-moi. Je craignais d’avoir
perdu votre faveur.
— Pas du tout.
Kolher sourit de nouveau.
— Tu vas m’être très, très utile.
Abalone regarda fixement les bulles dans
son verre.
— Mon père a servi le vôtre.
— Oui. Et très bien même, devrais-je
ajouter.
— Grâce à la générosité de votre sang, le
mien a prospéré.
Abalone reprit une gorgée, et le
tremblement de sa main fit s’entrechoquer les
glaçons.
— Puis-je dire quelque chose au sujet de
votre père ?
Le roi parut se raidir.
— Oui.
Abalone regarda droit dans les lunettes de
soleil.
— La nuit où lui et votre mère ont été
assassinés, une partie de mon père est morte,
également. Il n’a plus jamais été le même. Je
me rappelle que notre maison a marqué le
deuil pendant sept années complètes, avec les
miroirs drapés de noir, l’encens qui brûlait en
permanence et l’encadrement de la porte
d’entrée repeint en noir.
Kolher se passa une main sur le visage.
— C’était des gens bien, mes parents.
Abalone posa son soda et se leva de son
fauteuil pour s’agenouiller devant le roi.
— Je vous servirai comme mon père l’a
fait, du plus profond de mon âme.
Il avait vaguement conscience que d’autres
personnes s’étaient glissées dans la pièce et
l’observaient. Il ne s’en soucia pas. L’histoire
avait fait un tour complet, et il était prêt à
reprendre le flambeau avec fierté.
Kolher hocha la tête.
— Je te nomme clerc en chef, à compter de
cet instant. Saxton, comment procède-t-on
pour officialiser mon choix ? hurla-t-il.
Une voix cultivée lui répondit sans frémir :
— Vous venez tout juste de le faire. Je vais
m’occuper des papiers.
Le roi sourit et lui tendit la main.
— Te voilà bombardé premier membre de
ma cour.
— Je sais où tu es allé hier soir.
Xcor s’arrêta au milieu de la ruelle, mais ne
se retourna pas.
— Vraiment.
La voix d’Affhres était catégorique.
— Je t’ai suivi. Je l’ai vue.
À ces mots, Xcor pivota sur ses bottes de
combat. Plissant les yeux pour dévisager son
commandant en second, il rétorqua : —
Prends garde à ce que tu vas dire ensuite. Et ne
recommence jamais.
Affhres tapa du pied.
— Je lui ai parlé. Que diable fais-tu…
Xcor agit si vite que, moins d’un battement
de cœur plus tard, l’autre mâle se trouvait
plaqué contre un bâtiment en briques, luttant
pour respirer alors qu’il lui serrait la gorge.
— Tu n’as pas à m’interroger.
Xcor s’obligea à ne pas tirer sa dague, mais
ce fut difficile.
— Ce qui se passe dans ma vie privée ne te
concerne en rien. Et laisse-moi t’énoncer
clairement les choses : ne t’approche plus
jamais d’elle si tu veux vivre et mourir de
cause naturelle.
La voix d’Affhres était étouffée.
— Quand nous prendrons le trône…
— Non. C’est fini.
Son lieutenant écarquilla les yeux.
— Non ?
Xcor le relâcha et se détourna.
— Mes ambitions ont changé.
— À cause d’une femelle ?
Avant qu’il puisse s’en empêcher, il dégaina
l’un de ses revolvers et le pointa sur la tête
d’Affhres.
— Surveille ton langage.
L’autre leva lentement les mains.
— Je ne fais que m’interroger sur ce
revirement.
— Ce n’est pas à cause d’elle. Cela n’a rien
à voir avec elle.
— Quoi, alors ?
Au moins Xcor pouvait dire la vérité.
— Ce mâle a abandonné la femelle à
laquelle il était lié pour conserver son trône.
Je le tiens de source sûre. S’il est prêt à agir
ainsi, il peut se le garder.
Affhres expira lentement.
Et n’ajouta rien. Il se contenta de regarder
son chef dans les yeux.
— Quoi ? fit Xcor.
— Si tu veux que j’ajoute quelque chose, il
te faudra d’abord baisser cette arme.
Il fallut un moment avant que son bras
obéisse aux ordres de son cerveau.
— Parle.
— Tu commets une erreur. Nous avons déjà
bien progressé, sans compter qu’il y aura
d’autres leviers pour renverser Kolher.
— Cela ne viendra pas de nous.
— Ne fais pas ce choix à cause d’une
amourette.
Mais c’était là le problème. Il craignait
d’être tombé bien plus profondément
amoureux que cela.
— Ce n’est pas le cas.
Affhres se mit à faire les cent pas, les mains
sur les hanches, en secouant la tête en signe de
dénégation.
— C’est une erreur.
— Alors monte ta propre conspiration et
tente de prendre le pouvoir. En cas d’échec, je
te promets un bel enterrement si je suis
toujours là pour y assister.
— Tes ambitions servaient les miennes.
Affhres le dévisagea sans ciller.
— Je ne peux renoncer à cet avenir avec la
même allégresse que toi.
— Je ne connais pas le mot « allégresse »,
mais je me fiche de sa définition. Voici où
nous en sommes. Tu peux partir si tu le
souhaites, ou tu peux rester et te battre avec
nous comme nous l’avons toujours fait.
— Tu es sérieux ?
— Le passé ne m’intéresse plus autant
qu’autrefois. Alors va-t’en si tu le désires.
Prends les autres avec toi si tu veux. Nous
nous sommes très bien contentés de notre vie
dans l’Ancienne Contrée pendant des années,
alors, à présent, je ne comprends pas
pourquoi l’identité du roi te pose un tel
problème.
— C’est parce que ma lame n’a pas été
aiguisée sur la pierre de la couronne…
— Que vas-tu faire à présent ? Voilà tout ce
qui m’importe.
— Je crains de ne plus te comprendre.
— Autrefois cela aurait été une bénédiction.
— Mais ça ne l’est plus.
Xcor haussa les épaules.
— C’est ton choix.
Affhres leva les yeux comme s’il cherchait
l’inspiration dans les cieux.
— Très bien, dit-il d’une voix tendue.
— Très bien, quoi ?
— Fais ce que tu veux (le visage du mâle se
rembrunit), ma loyauté t’est acquise.
Xcor hocha la tête.
— J’accepte ton engagement.
Mais il ne se faisait pas d’illusions. Les
ambitions d’Affhres se dressaient entre eux
désormais, et aucun échange de serment
verbal ou écrit n’y changerait rien.
Ils n’en avaient pas fini, absolument pas. Et
cela prendrait peut-être des nuits, des
semaines, voire des années avant que la
rupture soit consommée, mais cette issue les
poursuivrait dorénavant.
Et il craignait que le prix à acquitter soit
une femelle.
Chapitre 69
Abhîme : enfer.
Ahstrux nohtrum : garde personnel du roi
ayant le droit de tuer, nommé à son poste par
le roi.
Brhume : dissimulation d’un certain
environnement physique, création d’un champ
d’illusion.
Chaleurs : période de fertilité des vampires
femelles, d’une durée moyenne de deux jours,
accompagnée d’intenses pulsions sexuelles.
En règle générale, les chaleurs surviennent
environ cinq ans après la transition d’un
vampire femelle, puis une fois tous les dix
ans. Tous les vampires mâles sont réceptifs à
des degrés différents s’ils se trouvent à
proximité d’un vampire femelle pendant cette
période qui peut s’avérer dangereuse,
caractérisée par des conflits et des combats
entre des mâles rivaux, surtout si le vampire
femelle n’a pas de compagnon attitré.
Chaste : vierge.
Chrih : symbole d’une mort honorable dans
la langue ancienne.
Cohmbat : conflit entre deux mâles
revendiquant les faveurs d’une même femelle.
Confrérie de la dague noire : organisation
de guerriers vampires très entraînés chargés
de protéger leur espèce de la Société des
éradiqueurs. Des unions sélectives au sein de
l’espèce ont conféré aux membres de la
Confrérie une force physique et mentale hors
du commun, ainsi que des capacités de
guérison rapide. Pour la plupart, les membres
n’ont aucun lien de parenté et sont admis dans
la Confrérie par cooptation. Agressifs,
indépendants et secrets par nature, ils vivent à
l’écart des civils et n’entretiennent que peu de
contacts avec les membres des autres castes,
sauf quand ils doivent se nourrir. Ils font
l’objet de nombreuses légendes et d’une
vénération dans la société des vampires.
Seules des blessures très graves – balle ou
coup de pieu dans le cœur, par exemple –
peuvent leur ôter la vie.
Courthisane : Élue formée dans le domaine
des arts du plaisir et de la chair.
Doggen : dans le monde des vampires,
membre de la caste des serviteurs. Les doggen
obéissent à des pratiques anciennes et suivent
un code d’habillement et de conduite
extrêmement formel. Ils peuvent s’exposer à
la lumière du jour, mais vieillissent
relativement vite. Leur espérance de vie est
d’environ cinq cents ans.
Élues : vampires femelles élevées au
service de la Vierge scribe. Elles sont
considérées comme des membres de
l’aristocratie, mais leur orientation est
cependant plus spirituelle que temporelle.
Elles ont peu, si ce n’est aucune interaction
avec les mâles, mais peuvent s’accoupler à des
guerriers à la solde de la Vierge scribe pour
assurer leur descendance. Elles possèdent des
capacités de divination. Par le passé, elles
avaient pour mission de satisfaire les besoins
en sang des membres célibataires de la
Confrérie, mais cette pratique est tombée en
désuétude au sein de l’organisation.
Éradiqueur : être humain dépourvu d’âme,
membre de la Société des éradiqueurs, dont la
mission consiste à exterminer les vampires.
Seul un coup de poignard en pleine poitrine
permet de les tuer ; sinon, ils sont intemporels.
Ils n’ont nul besoin de s’alimenter ni de boire
et sont impuissants. Avec le temps, leurs
cheveux, leur peau et leurs iris perdent leur
pigmentation : ils blondissent, pâlissent et
leurs yeux s’éclaircissent. Ils dégagent une
odeur de talc pour bébé. Initiés au sein de la
Société par l’Oméga, les éradiqueurs
conservent dans une jarre de céramique leur
cœur après que celui-ci leur a été ôté.
Esclave de sang : vampire mâle ou femelle
assujetti à un autre vampire pour ses besoins
en sang. Tombée en désuétude, cette pratique
n’a cependant pas été proscrite.
L’Estompe : dimension intemporelle où les
morts retrouvent leurs êtres chers et passent
l’éternité.
Ghardien : tuteur d’un individu. Les
ghardiens exercent différents degrés de tutelle,
la plus puissante étant celle qui s’applique à
une femme rehcluse : le ghardien est alors
nommé gharrant.
Gharrant : protecteur d’une femelle
rehcluse.
Glymera : noyau social de l’aristocratie,
équivalant vaguement au beau monde de la
Régence anglaise.
Granhmen : grand-mère.
Hellren : vampire mâle en couple avec un
vampire femelle. Les vampires mâles peuvent
avoir plusieurs compagnes.
Honoris : rite accordé par un offenseur
permettant à un offensé de laver son honneur.
Lorsqu’il est accepté, l’offensé choisit l’arme
et frappe l’offenseur, qui se présente à lui
désarmé.
Hyslop (n. ou v.) : terme qui fait référence à
une erreur de jugement, ayant normalement
pour conséquence de compromettre le
fonctionnement mécanique ou la possession
d’un véhicule ou d’un engin motorisé
quelconque. Par exemple, laisser ses clés dans
sa voiture alors que celle-ci est garée devant
la maison pour la nuit, oubli ayant pour
conséquence une virée criminelle dans un
véhicule volé par un tiers inconnu, est un
hyslop.
Intendhante : Élue au service personnel de
la Vierge scribe.
Jumheau exhilé : le jumeau maléfique ou
maudit, celui né en second.
Leelane : terme affectueux signifiant «
tendre aimé(e) ».
Lewlhen : « cadeau » en langue ancienne.
Lhenihan : fauve mythique connu pour ses
prouesses sexuelles. En argot actuel, fait
référence à un mâle à la taille et à l’endurance
sexuelle surnaturelles.
Lhige : marque de respect utilisée par une
soumise sexuelle à l’égard de son maître.
Lys : instrument de torture utilisé pour
énucléer.
Mahmen : « maman ». Terme utilisé aussi
bien pour désigner une personne que comme
marque d’affection.
Menheur : personnage puissant et influent.
Mharcheur : un individu qui est mort et est
revenu de l’Estompe pour reprendre sa place
parmi les vivants. Les mharcheurs inspirent le
plus grand respect et sont révérés pour leur
expérience.
Nalla ou nallum : être aimé.
Oméga : force mystique et malveillante
cherchant à exterminer l’espèce des vampires
par rancune contre la Vierge scribe. Existe
dans une dimension intemporelle et jouit de
pouvoirs extrêmement puissants, mais pas du
pouvoir de création.
Première famille : roi et reine des
vampires, ainsi que leur descendance
éventuelle.
Prétrans : jeune vampire avant sa
transition.
Princeps : rang le plus élevé de
l’aristocratie vampire, après les membres de
la Première famille ou les Élues de la Vierge
scribe. Le titre est héréditaire et ne peut être
conféré.
Pyrocante : point faible d’un individu ; son
talon d’Achille. Il peut s’agir d’une faiblesse
interne, une addiction par exemple, ou
externe, comme un(e) amant(e).
Rahlman : sauveur.
Rehclusion : statut conféré par le roi à une
femelle issue de l’aristocratie à la suite d’une
demande formulée par la famille de cette
dernière. La femelle est alors placée sous la
seule responsabilité de son ghardien,
généralement le mâle le plus âgé de la famille.
Le ghardien est alors légalement en mesure de
décider de tous les aspects de la vie de la
rehcluse, pouvant notamment limiter comme
bon lui semble ses interactions avec le monde
extérieur.
Revhanche : acte de vengeance à mort,
généralement assuré par un mâle amoureux.
Shellane : vampire femelle compagne d’un
vampire mâle. En règle générale, les vampires
femelles n’ont qu’un seul compagnon, en
raison du caractère extrêmement possessif des
vampires mâles.
Société des éradiqueurs : organisation de
tueurs à la solde de l’Oméga, dont l’objectif
est d’éradiquer les vampires en tant qu’espèce.
Symphathe : désigne certains individus
appartenant à l’espèce des vampires, qui, entre
autres, ont la capacité et le besoin de
manipuler les émotions d’autrui (afin
d’alimenter un échange énergétique). Ils ont
de tout temps fait l’objet de discriminations et
parfois même de véritables chasses à
l’homme. Ils sont aujourd’hui en voie
d’extinction.
Tahly : terme d’affection dont la traduction
approximative serait « chérie ».
Le Tombeau : caveau sacré de la Confrérie
de la dague noire. Utilisé comme lieu de
cérémonie et comme lieu de stockage des
jarres de céramique des éradiqueurs. Dans le
Tombeau se déroulent diverses cérémonies,
dont les initiations, les enterrements et les
mesures disciplinaires prises à l’encontre des
membres de la Confrérie. L’accès au Tombeau
est réservé aux frères, à la Vierge scribe et
aux futurs initiés.
Trahyner : terme d’affection et de respect
utilisé entre mâles. « Ami cher ».
Transition : moment critique de la vie d’un
vampire mâle ou femelle lorsqu’il devient
adulte. Passé cet événement, le vampire doit
boire le sang d’une personne du sexe opposé
pour survivre et ne peut plus s’exposer à la
lumière du jour. La transition survient
généralement vers l’âge de vingt-cinq ans.
Certains vampires n’y survivent pas,
notamment les mâles. Avant leur transition, les
vampires n’ont aucune force physique, n’ont
pas atteint la maturité sexuelle et sont
incapables de se dématérialiser.
Vampire : membre d’une espèce distincte de
celle d’Homo sapiens. Pour vivre, les
vampires doivent boire le sang du sexe
opposé. Le sang humain leur permet de
survivre, bien que la force ainsi conférée soit
de courte durée. Après leur transition, qui
survient vers l’âge de vingt-cinq ans, les
vampires ne peuvent plus s’exposer à la
lumière du jour et doivent s’abreuver de sang
à intervalles réguliers. Ils ne sont pas capables
de transformer les êtres humains en vampires
après morsure ou transmission de sang, mais,
dans certains cas rares, peuvent se reproduire
avec des humains. Ils peuvent se
dématérialiser à volonté, à condition toutefois
de faire preuve de calme et de concentration ;
ils ne peuvent pendant cette opération
transporter avec eux d’objets lourds. Ils ont la
faculté d’effacer les souvenirs récents des
êtres humains. Certains vampires possèdent la
faculté de lire dans les pensées. Leur
espérance de vie est d’environ mille ans, ou
plus dans certains cas.
Vierge scribe : force mystique œuvrant
comme conseillère du roi, gardienne des
archives vampires et pourvoyeuse de
privilèges. Existe dans une dimension
intemporelle. Ses pouvoirs sont immenses.
Capable d’un unique acte de création, auquel
elle recourut pour conférer aux vampires leur
existence.
Vhigoureux : terme relatif à la puissance
des organes génitaux masculins. Littéralement
: « digne de pénétrer une femelle ».
REMERCIEMENTS