Tome 12 Lamant Souverain

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 1435

J.R.

Ward

L’Amant souverain
La Confrérie de la dague noire – 12

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Éléonore Kempler

Bragelonne

À la mémoire de Jonah, alias le Boo, alias le


meilleur des Writerdog.
Repose en paix, nous nous reverrons au bout
de ma route. Bisous.
Et à W. Gillette Bird Jr.
Prologue

XVIIe siècle, Ancienne Contrée


— Longue vie au roi.
En entendant cette voix grave et profonde,
Kolher, fils de Kolher, chercha instinctivement
son père du regard… dans le vague espoir
qu’il ne soit pas mort et que ce grand chef soit
toujours parmi eux.
Mais, bien entendu, son géniteur bien-aimé
avait définitivement quitté ce monde pour
celui de l’Estompe.
Combien de temps cette triste habitude de le
chercher des yeux durerait-elle encore ? se
demanda-t-il. C’était une folle espérance,
surtout à un moment où lui-même se retrouvait
paré des insignes de la royauté vampire, que
constituaient les ceintures ornées de joyaux, le
manteau de soie et les dagues de cérémonie.
Son esprit ne se souciait pourtant guère de ces
preuves de son récent couronnement… à moins
que peut-être ce soit son cœur qui ait du mal à
accepter tout ce qui le définissait à présent.
Douce Vierge scribe, sans son père il se
sentait si seul, alors même qu’il était entouré
de gens pour le servir.
— Seigneur ?
Se composant une expression, il se retourna.
Sur le seuil des appartements de réception
royaux se tenait son plus proche conseiller :
grand et maigre, ce dernier ressemblait à une
colonne de fumée, ainsi drapé dans sa robe
noire.
— C’est un honneur de vous saluer,
murmura le mâle en s’inclinant profondément.
Êtes-vous prêt à recevoir la femelle ?
Non.
— Tout à fait.
— Et si nous commencions la procession.
— Oui.
Quand son conseiller se fut retiré, après une
ultime révérence, Kolher se mit à arpenter la
pièce lambrissée de chêne. Les flammes des
bougies vacillaient à cause des courants d’air
qui s’insinuaient entre les pierres des murs du
château, et le feu rugissant qui flambait dans
le haut et large foyer procurait certes de la
lumière, mais aucune chaleur.
En vérité, il ne désirait pas prendre de
shellane, ou plus exactement de compagne, ce
qui se produirait inévitablement s’il s’unissait.
L’amour était nécessaire pour cela, et il n’en
avait à offrir à personne.
Du coin de l’œil, il entrevit un éclat brillant
et, pour passer le temps avant cette rencontre
si redoutée, il s’approcha et contempla les
pierres précieuses exposées sur le bureau
sculpté. Des diamants, des saphirs, des
émeraudes, des perles : la beauté de la nature
capturée et fixée par l’or martelé.
Les rubis avaient le plus de valeur.
Alors qu’il tendait les doigts pour caresser
les pierres rouge sang, il se dit que tout cela
était prématuré. Son accession au trône, son
union arrangée, les milliers d’obligations
auxquelles il devait désormais se soumettre et
auxquelles il comprenait si peu de chose.
Il aurait eu besoin de plus de temps pour
apprendre de son père…
Le premier des trois coups frappés à la
porte se répercuta dans la pièce, et Kolher fut
heureux que nul ne soit là pour le voir
tressaillir.
Le deuxième fut tout aussi puissant.
Le troisième exigeait une réponse de sa
part.
Fermant les yeux, il peina à respirer à cause
de la douleur dans sa poitrine. Il aurait voulu
que son père soit avec lui. Ceci aurait dû
survenir plus tard, quand il aurait été plus
âgé, avec son propre père pour guide, et non
un courtisan. Le destin, néanmoins, avait privé
le grand mâle des nombreuses années qui lui
restaient encore à vivre et, en retour, gratifié
le fils d’un sort qui donnait à ce dernier
l’impression qu’il se noyait, alors même qu’il
avait de l’air pour respirer.
Je ne peux pas faire cela, songea-t-il.
Et pourtant, quand le troisième coup
résonna, il carra les épaules et imita la voix
de son père.
— Entrez.
Sur son ordre, la lourde porte s’ouvrit en
grand, et un large éventail de courtisans, aux
robes grises identiques à celle que portait le
conseiller qui se tenait à leur tête, s’offrit à
ses yeux. Mais ce ne fut pas ce qui le frappa.
Derrière le groupe d’aristocrates se trouvaient
d’autres vampires, à la taille prodigieuse, au
regard aiguisé, qui entonnèrent un grondement
à l’unisson.
En toute honnêteté, il redoutait la Confrérie
de la dague noire.
Conformément à la tradition, le conseiller
demanda à haute et intelligible voix :
— Seigneur, j’ai une offrande pour vous.
Puis-je vous la présenter ?
Comme si cette fille de la noblesse était un
objet. Mais bon, la tradition et les conventions
sociales stipulaient que la procréation
constituait son unique objectif de vie et, à la
cour, elle serait traitée comme une poulinière
de valeur.
Comment allait-il procéder ensuite ? Il ne
savait rien de l’acte sexuel et pourtant, s’il
approuvait le choix de cette femelle, il se
lancerait dans cette activité à un moment
donné après la tombée de la nuit le lendemain.
— Oui, s’entendit-il répondre.
Les courtisans franchirent la porte deux par
deux et se séparèrent de façon à former un
cercle tout autour de la pièce. Puis le
grondement s’intensifia.
Les magnifiques et imposants guerriers de
la Confrérie, entièrement vêtus de cuir noir et
armés, entrèrent au pas cadencé,
synchronisant le rythme de leurs voix et de
leurs mouvements comme s’ils ne faisaient
qu’un.
Contrairement aux membres de la glymera,
ils ne se séparèrent pas, mais demeurèrent
épaule contre épaule, poitrine contre poitrine,
en formation serrée. Le roi ne distinguait rien
de ce qui se trouvait au milieu d’eux.
Mais il parvint à en capter l’odeur.
Et le changement en lui fut instantané et
irréversible. En un seul battement de cœur, la
pesanteur de sa vie fut balayée par un frisson
d’excitation, qui, à mesure que les frères
approchaient, évolua en une agressivité qui ne
lui était pas familière mais qu’il n’avait
nullement l’intention d’ignorer.
Il inspira de nouveau, et la fragrance
imprégna davantage ses poumons, son sang,
son âme – et il ne s’agissait ni des huiles dont
la femelle avait été enduite, ni des parfums
que l’on avait vaporisés sur ses vêtements.
C’était l’émanation même de sa peau qu’il
humait sous tout cet attirail, le délicat
mélange d’arômes féminins qu’il savait lui
être propre.
La Confrérie s’arrêta juste devant lui et,
pour la première fois, il ne fut pas intimidé par
l’aura meurtrière de ces guerriers. Non. Alors
que ses crocs s’allongeaient dans sa bouche, il
se surprit à retrousser la lèvre supérieure pour
grogner.
Il fit même un pas en avant, prêt à
déchiqueter les mâles pour atteindre ce qu’ils
lui dissimulaient.
Le conseiller se racla la gorge comme s’il
cherchait à rappeler son importance à
l’assemblée.
— Seigneur, cette femelle vous est offerte
par sa lignée afin que vous l’envisagiez
comme mère potentielle de votre descendance.
Si vous souhaitez vérifier…
— Laissez-nous, rétorqua Kolher. Sur-le-
champ.
Il ignora facilement le silence choqué qui
suivit.
Le conseiller baissa d’un ton.
— Seigneur, si vous voulez bien me
permettre d’achever la présentation…
Sans qu’il ait conscience de bouger, Kolher
pivota pour regarder le mâle dans les yeux.
— Dehors.
Derrière lui, un ricanement s’éleva du
groupe de la Confrérie, comme si les guerriers
se réjouissaient de voir ce dandy être remis à
sa place par leur chef. Toutefois, cela n’amusa
pas le conseiller. Mais Kolher s’en fichait.
Inutile d’insister : le courtisan avait
beaucoup de pouvoir, mais il n’était pas le roi.
Les mâles en gris sortirent de la pièce en
s’inclinant, puis le roi se retrouva avec les
frères. Comme un seul homme, ils s’écartèrent
et…
… au milieu de ces guerriers massifs, une
silhouette mince drapée de noir des pieds à la
tête apparut. Comparée aux frères, sa promise
était menue, fine d’ossature et petite en taille,
et pourtant c’était bien sa présence qui le
chavirait.
— Seigneur, voici Anha, déclara l’un des
frères avec respect.
Après cette présentation toute simple et
naturelle, les guerriers disparurent, le laissant
seul avec la femelle.
Les sens en émoi de Kolher prirent de
nouveau le contrôle de son corps, et il se mit à
traquer la femelle du regard, alors même
qu’elle restait immobile. Douce Vierge scribe !
aucune des réactions dues à la présence de la
femelle, que ce soit le désir qui croissait dans
ses reins ou le pic d’agressivité qu’il avait
senti naître en lui l’instant d’avant n’était
intentionnelle.
Mais, plus que tout, il n’aurait jamais cru…
Elle est mienne.
C’était comme si un éclair tombé du ciel
nocturne avait transformé son paysage mental,
en creusant au passage une entaille
inguérissable dans sa poitrine. Et pourtant,
même ainsi, il songeait : Oui, la situation est
telle qu’elle devait être. L’ancien conseiller de
son père avait bien pris ses intérêts à cœur.
C’était de cette femelle dont il avait besoin
pour échapper au sentiment de solitude qui le
rongeait : même sans avoir encore vu son
visage, elle lui faisait ressentir la force vitale
de son sexe. Il avait l’impression que sa petite
et délicate silhouette s’insinuait sous sa peau
et venait combler un vide intérieur. Le besoin
de la protéger lui donnait désormais une
priorité et un but qui lui avaient cruellement
manqué jusque-là.
— Anha, murmura-t-il en s’approchant
d’elle. Parle-moi.
Il y eut un long silence. Puis sa voix, douce
et agréable, mais quelque peu chevrotante,
atteignit ses oreilles. Fermant les yeux, il
vacilla légèrement, tandis que le son se
propageait dans son sang et ses os, surpassant
en beauté tout ce qu’il avait jamais entendu.
Sauf qu’il fronça alors les sourcils car il
n’avait pas la moindre idée de ce qu’elle
venait d’énoncer.
— Qu’as-tu dit ?
Pendant un instant, les mots venus de sous
le voile n’eurent aucun sens. Mais ensuite son
cerveau déchiffra et combina les syllabes :
— Souhaitez-vous en rencontrer une autre ?
Kolher fronça les sourcils, désorienté.
Pourquoi diable…
— Vous n’avez rien vu de mon corps,
entendit-il comme s’il avait prononcé sa
question à voix haute.
Soudain, il découvrit qu’elle tremblait, en
partie parce qu’il remarqua le tressaillement
de sa robe, mais aussi parce qu’il perçut un
fort relent de peur dans son odeur.
Son excitation avait obscurci tout ce qu’il
aurait pu observer d’autre chez elle, mais il
devait absolument remédier au malaise de la
femelle.
S’emparant du trône, il transporta le vaste
fauteuil sculpté à travers la pièce, comme si
ses forces étaient décuplées par le besoin de la
réconforter.
— Assieds-toi.
Elle se laissa choir sur le siège en cuir
sang-de-bœuf, et, quand il vit ses mains
toujours couvertes d’un voile agripper les
accoudoirs de toutes ses forces, il se
représenta ses jointures en train de blanchir.
Kolher tomba à genoux devant elle. En
relevant la tête, sa seule idée, en dehors de son
intention de la posséder, fut de ne plus jamais
la voir ainsi effrayée.
Plus jamais.

Ensevelie sous le poids des différentes
couches de tissu qui la recouvraient, Anha
suffoquait de chaleur. À moins que ce ne soit
la terreur qui lui serrait la gorge.
Elle n’avait pas souhaité cette destinée. Ne
l’avait pas recherchée. Elle l’aurait donnée à
n’importe laquelle de ces jeunes femelles qui,
au cours des ans, l’avaient enviée. Dès sa
naissance, elle avait été promise comme
première compagne au fils du roi. À cause de
ce supposé honneur, elle avait été élevée par
des étrangers, cloîtrée, privée d’affection.
Recluse et solitaire durant toute son
éducation, elle ignorait ce qu’étaient les
encouragements d’une mère ou la protection
d’un père, et s’était retrouvée à la dérive au
milieu d’un océan d’étrangers implorants,
manipulée comme un objet précieux et non
comme un être vivant.
Et à présent qu’elle avait atteint le moment
crucial de ce pour quoi on l’avait élevée et
auquel elle était vouée, toutes ces années de
préparation semblaient n’avoir servi à rien.
Le roi était furieux ; il avait jeté tout le
monde dehors. Il n’avait pas ôté un seul voile
de son corps, ainsi qu’il aurait dû le faire, s’il
souhaitait l’accepter. Au lieu de quoi il
tournait autour d’elle avec une agressivité
palpable.
Et elle avait probablement accru sa colère
par sa témérité. Nul n’était censé faire de
suggestion au roi…
— Assieds-toi.
Anha s’exécuta en laissant ses genoux
tremblants céder sous le poids de son corps.
Elle s’attendait à rencontrer le sol dur et froid,
mais un fauteuil rembourré et massif accueilli
sa chute.
Les grincements du plancher lui apprirent
qu’il avait recommencé à lui tourner autour,
d’un pas lourd. Il irradiait une telle présence
qu’elle pouvait évaluer sa stature, alors même
qu’elle ne voyait rien. Le cœur battant, la
sueur dégoulinant le long de son cou et entre
ses seins, elle attendait son prochain
mouvement, en redoutant un geste de violence
de sa part. D’après la loi, il pouvait faire ce
qu’il voulait d’elle. Il pouvait l’abattre ou la
jeter en pâture à la Confrérie pour qu’ils se
servent d’elle. Il pouvait la déshabiller,
prendre sa virginité puis la rejeter, et la laisser
ainsi, à jamais souillée pour autrui.
Ou il pouvait simplement la dénuder et
apprécier la vue de son corps, puis préserver
sa vertu jusqu’à la cérémonie qui se tiendrait
la nuit suivante. Et peut-être même, ainsi
qu’elle l’avait imaginé dans ses rêves les plus
fous, l’observerait-il brièvement et la
recouvrirait-il d’un tissu particulier, signalant
ainsi son intention de la compter au nombre de
ses shellane, ce qui faciliterait grandement sa
vie à la cour.
Elle avait trop entendu d’histoires sur les
courtisans pour espérer une quelconque bonté
de leur part. Et elle avait bien conscience que,
même si elle s’unissait au roi, elle ne devrait
compter que sur elle-même. Néanmoins, si elle
disposait d’un peu de pouvoir, elle pourrait se
préserver des pièges de la cour et de la
royauté jusqu’à un certain point, laissant les
machinations aux femelles dotées de plus
d’ambition et de cupidité…
Le bruit de pas cessa brusquement et le
parquet protesta juste devant elle, comme si le
roi avait changé de posture.
L’instant décisif était arrivé, et Anha eut
l’impression que son cœur avait cessé de
battre, comme s’il ne souhaitait pas attirer
l’attention de la dague de Sa Majesté…
D’un geste rapide, sa tête fut dégagée du
capuchon et elle put inspirer de grandes
goulées d’air frais.
Anha resta bouche bée devant le spectacle
qui s’offrit à elle.
Le roi, leur chef, le représentant suprême de
la race vampire, se tenait à genoux en une
posture de suppliant devant le siège qu’il lui
avait procuré. Mais bien que cela soit déjà
assez troublant à voir, ce ne fut pas ce qui la
frappa le plus.
Il était incroyablement beau, et, de tout ce à
quoi elle s’était préparée à faire face, elle
n’avait jamais songé à cette première et
magnifique vision de lui.
Tandis qu’il la dévisageait, elle nota que ses
yeux avaient la couleur des pâles feuilles
printanières et scintillaient autant que la lune
sur la surface d’un lac. Il possédait le plus
beau visage qu’elle ait jamais contemplé,
même si ce n’était peut-être pas un vrai
compliment, vu qu’elle n’avait jamais été
autorisée à regarder de mâle jusqu’à présent.
Et ses cheveux, noirs comme les ailes d’un
corbeau, cascadaient le long de son large dos.
Sauf que ce ne fut pas cette beauté qui la
toucha le plus, mais la sollicitude inquiète
qu’elle lut dans l’expression du roi.
— N’aie aucune crainte, dit-il d’une voix à
la fois veloutée et rocailleuse. Rien ne te
blessera jamais, car je suis là.
Anha sentit les larmes lui picoter les yeux.
Puis elle laissa échapper cette remarque :
— Seigneur, vous ne devriez pas être à
genoux.
— De quelle autre façon devrais-je
accueillir une femelle telle que toi ?
Anha tenta de répondre mais, captive du
regard de Kolher, elle sentit son esprit
s’embrumer. Ce mâle puissant qui déposait son
honneur à ses pieds semblait irréel. Pour en
être certaine une bonne fois pour toutes, elle
leva la main et la tendit pour abolir la
distance entre eux…
Que diable faisait-elle ?
— Pardonnez-moi, seigneur…
Il saisit sa paume et le contact de sa chair
contre la sienne la fit tressaillir. Ou bien cela
en fut-il de même pour tous les deux ?
— Touche-moi, lui ordonna-t-il. N’importe
où.
Quand il la lâcha, elle posa une main
tremblante sur sa joue, rendue tiède et douce
par un récent rasage.
Le roi ferma les yeux et s’appuya contre sa
paume, tandis qu’un frisson parcourait son
corps immense.
Comme il se contentait de demeurer ainsi,
elle éprouva un sentiment de triomphe, sans
que cela s’accompagne d’arrogance ou de la
moindre ambition d’y gagner quelque chose.
C’était simplement dû au fait qu’elle avait
l’impression d’avoir réussi de manière
inespérée à conserver l’équilibre sur ce qui lui
était apparu comme une pente dangereusement
glissante.
Comment était-ce possible ?
— Anha…, murmura-t-il comme si son
prénom était une incantation magique.
Il n’ajouta rien de plus, mais tout langage
était désormais inutile, tout discours ou
vocabulaire incapable de décrire la moindre
nuance du lien qui s’était déjà formé entre eux
et les attachait l’un à l’autre, et encore moins
de le définir.
Elle finit par baisser les yeux.
— N’avez-vous pas envie d’en voir
davantage ?
Le roi laissa échapper un ronronnement
sourd.
— Je verrai tout de toi… et ne ferai pas que
regarder.
L’odeur de son excitation de mâle était
palpable dans l’air et, de façon incroyable, le
propre corps d’Anha commença à répondre à
l’appel. Mais Kolher contenait volontairement
son désir : il n’allait pas la prendre sur-le-
champ. Non, il semblait qu’il allait lui
conserver sa vertu jusqu’à ce qu’il lui ait
rendu l’hommage et le respect d’une union
convenablement scellée.
— La Vierge scribe a répondu à mes prières
de façon miraculeuse, chuchota-t-elle en
clignant des paupières à travers ses larmes.
Elle avait passé trois décennies d’angoisse,
à attendre ce jour où l’épée suspendue au-
dessus de sa tête s’abattrait enfin…
Le roi sourit.
— Si j’avais su qu’une femelle telle que toi
pouvait exister, j’aurais moi aussi imploré la
mère de l’espèce. Mais je n’avais aucune
illusion, et c’est tout aussi bien. Je n’aurais
fait que perdre ma jeunesse à attendre que tu
croises un jour ma destinée.
Sur ce, il bondit sur ses pieds et se dirigea
vers un étalage de robes. Toutes les couleurs
de l’arc-en-ciel étaient représentées, et on
avait enseigné à Anha depuis son plus jeune
âge la signification de chaque teinte dans la
hiérarchie de la cour.
Il choisit le rouge pour elle. La couleur la
plus estimée, le symbole qu’elle serait la
favorite parmi ses femelles.
La reine.
Et cet honneur aurait dû lui suffire. Sauf
que, quand elle imagina qu’il prendrait
d’autres femelles, la douleur lui étreignit la
poitrine.
Alors qu’il revenait vers elle, il dut sentir sa
tristesse.
— Qu’est-ce qui te fait souffrir, leelane ?
Anha secoua la tête, et se dit qu’elle n’avait
pas le droit de se lamenter de devoir le
partager. Elle…
Le roi secoua la tête.
— Non. Il n’y aura que toi.
Anha eut un mouvement de recul.
— Seigneur, ce n’est pas la tradition…
— Ne suis-je pas le chef ? Ne puis-je pas
décider de la vie et de la mort de mes sujets ?
Quand elle hocha la tête, il arbora une
expression dure, qui poussa Anha à avoir pitié
de quiconque tenterait de s’opposer à lui.
— Alors c’est à moi de déterminer ce qu’est
ou non la tradition. Et je décrète qu’il n’y
aura que toi pour moi.
Des larmes montèrent aux yeux d’Anha. Elle
aurait voulu le croire, et pourtant cela
paraissait impossible, même quand il
l’enveloppa de soie rouge sang.
— Vous m’honorez, dit-elle en le
dévisageant.
— Pas assez.
Il se retourna et traversa la pièce jusqu’à
une table sur laquelle étaient disposées des
pierres précieuses.
Qu’il lui offre des joyaux était bien la
dernière chose à laquelle elle avait pensé
quand il lui avait ôté sa capuche, mais à
présent elle écarquillait les yeux devant un tel
étalage de richesse. Elle ne méritait
certainement pas de tels cadeaux. Pas avant
de lui avoir donné un héritier.
Ce qui brusquement ne lui apparaissait plus
du tout comme une corvée.
Lorsqu’il revint auprès d’elle, elle prit une
profonde inspiration. Des rubis, tant de rubis
qu’elle n’arrivait pas à les compter – en fait,
un plateau entier, y compris le Rubis des
ténèbres qui, lui avait-on dit, avait toujours
orné la main de la reine.
— Accepte ce présent en gage de ma
sincérité, dit-il en s’agenouillant de nouveau à
ses pieds.
Anha secoua la tête.
— Non, non, ils sont pour la cérémonie…
— Que nous allons célébrer ici et
maintenant.
Il tendit sa paume.
— Donne-moi ta main.
Anha tremblait de tous ses membres quand
elle lui obéit et elle laissa échapper un cri à
l’instant où le roi glissa le Rubis des ténèbres
au majeur de sa main droite. Quand elle
contempla la pierre, elle vit la lumière des
bougies se réfléchir sur ses facettes, la faisant
flamboyer de beauté, tandis qu’un amour
véritable en faisait briller le cœur de
l’intérieur.
— Anha, m’acceptes-tu pour roi et
compagnon, jusqu’à ce que la porte de
l’Estompe s’offre à toi ?
— Oui, s’entendit-elle répondre avec une
force surprenante.
— En ce cas, moi, Kolher, fils de Kolher, te
prends comme shellane pour te protéger et
prendre soin de toi et de chaque enfant que
nous pourrions avoir, aussi sûrement que je
l’ai fait et le ferai de mon royaume et de ses
sujets. Tu seras mienne à jamais ; dorénavant,
tes ennemis seront les miens, ta lignée se
mêlera à la mienne, tu ne partageras tes
crépuscules et tes aubes qu’avec moi. Ce lien
ne sera jamais rompu par des forces
intérieures ou extérieures et… (il marqua un
temps d’arrêt) je n’aurai qu’une seule et
unique femelle pour le restant de mes jours, et
tu seras cette unique reine.
Cela dit, il posa son autre main sur celle
d’Anha et entrelaça leurs doigts.
— Rien ne nous séparera. Jamais.
Même si Anha l’ignorait encore, à l’avenir,
quand le destin aurait poursuivi sa course,
transformant le moment présent en passé, elle
reviendrait encore et toujours à cet instant.
Plus tard, elle se dirait qu’ils étaient tous les
deux perdus cette nuit-là et que la vue l’un de
l’autre leur avait donné les fondations solides
dont ils avaient besoin.
Plus tard, quand elle dormirait près de son
compagnon dans leur lit et l’entendrait ronfler
doucement, elle saurait que ce qui lui avait
paru un rêve était en réalité un miracle vivant.
Plus tard encore, la nuit où elle et son bien-
aimé seraient massacrés, quand elle aurait les
yeux rivés sur l’étroit espace où elle avait
caché leur héritier, leur avenir, la seule chose
plus importante qu’eux deux, elle aurait
comme dernière pensée que tout cela devait
arriver. Qu’il s’agisse de tragédie ou de
chance, tout avait été déterminé à l’avance et
avait commencé ici, à cet instant, au moment
où les doigts du roi s’étaient mêlés aux siens
et où tous deux s’étaient attachés l’un à
l’autre pour l’éternité.
— Qui doit te servir cette nuit et demain
avant la cérémonie publique ? demanda-t-il.
Elle détestait l’idée de le quitter.
— Je devrais retourner dans mes quartiers.
Il fronça les sourcils. Mais ensuite il la
relâcha et prit tout son temps pour la parer de
rubis, depuis ses oreilles et son cou jusqu’à
ses poignets.
Le roi caressa la plus grosse pierre, le
pendentif qui reposait sur son cœur. Comme il
fermait à demi les paupières, elle crut que ses
pensées avaient pris un tour concupiscent :
peut-être l’imaginait-il enfin débarrassée de
ses vêtements, avec rien d’autre que sa peau
nue pour servir d’écrin aux lourdes montures
d’or serties de diamants et de ces incroyables
joyaux rouges.
La couronne constituait la dernière pièce de
la parure et il prit le diadème posé sur le
plateau de velours pour le placer sur la tête
d’Anha avant de reculer pour admirer son
œuvre.
— Ta beauté surpasse tous ces rubis, dit-il.
Anha s’examina à son tour. Du rouge, du
rouge partout, la couleur du sang, la couleur
même de la vie. Elle ne parvenait pas à
évaluer le prix de ces gemmes, mais ce n’était
pas cela qui la touchait vraiment. L’honneur
que lui faisait le roi à cet instant était
extraordinaire, et, en y réfléchissant, elle se
mit à souhaiter que tout ceci demeure à jamais
leur secret.
Mais ce ne serait pas le cas. Et les
courtisans n’allaient pas aimer cela, se dit-
elle.
— Je vais te conduire à tes appartements.
— Oh ! seigneur, vous ne devriez pas vous
donner cette peine…
— Rien d’autre ne m’occupera ce soir, je te
le garantis.
Elle ne put retenir un sourire.
— Comme vous le souhaitez, seigneur.
Sauf qu’elle n’était pas certaine de pouvoir
tenir debout avec tous ces…
Anha n’eut pas le temps de se mettre debout.
Le roi la souleva dans ses bras, comme si elle
ne pesait pas plus lourd qu’une colombe.
Et sur ce il traversa la pièce, ouvrit la porte
d’un coup de pied et déboucha dans le couloir.
Toute la cour était rassemblée là, et le passage
était bondé d’aristocrates et des membres de
la Confrérie de la dague noire.
Instinctivement, elle cacha son visage dans le
cou de Kolher.
Tout le temps de son éducation, elle avait
toujours eu l’impression d’être considérée
comme un objet et, pourtant, ce sentiment
avait disparu à l’instant où elle s’était trouvée
seule avec le mâle. Mais, à présent qu’elle
était ainsi exposée aux regards importuns des
autres, elle éprouvait de nouveau le malaise de
se sentir davantage comme une possession que
comme l’égale du roi.
— Où vous rendez-vous ? demanda l’un des
aristocrates quand le roi les dépassa sans les
saluer.
Kolher ne s’arrêta pas mais, à l’évidence,
ce courtisan ne comptait pas se laisser spolier
de son dû.
Le mâle se plaça en travers de leur chemin.
— Seigneur, il est de coutume de…
— Je l’accompagne moi-même dans mes
appartements pour cette nuit et il en sera de
même pour toutes les suivantes.
La surprise s’épanouit sur l’étroit visage
pincé du courtisan.
— Seigneur, cet honneur revient à la reine
seule, et, même si vous avez accepté de
prendre cette femelle comme compagne, rien
n’est officiel tant que…
— Nous nous sommes unis selon la
tradition. J’ai célébré la cérémonie moi-même.
Nous appartenons mutuellement l’un à l’autre,
et vous ne souhaitez certainement pas vous
immiscer entre un mâle lié et sa femelle,
encore moins s’il s’agit du roi et de sa reine.
N’est-ce pas ?
On entendit un claquement de dents, comme
si quelqu’un avait ouvert la bouche avant de
la refermer à toute vitesse.
En regardant par-dessus l’épaule de Kolher,
Anha aperçut des sourires sur les visages des
frères, comme si les guerriers approuvaient
cette agressivité. En revanche, elle ne lut
aucune approbation sur le visage des
courtisans, seulement l’impuissance, le
reproche, et le mécontentement.
Ils savaient qui détenait le pouvoir, et ce
n’était pas eux.
— Vous devriez être escorté, seigneur,
déclara l’un des frères. Non en vertu de la
tradition, mais au regard de l’époque. Même
dans cette forteresse, il est bon que la
Première famille soit protégée.
Le roi hocha la tête au bout d’un moment.
— C’est juste. Suivez-moi, mais… (sa voix
se mua en grognement) ne la touchez en
aucune manière, ou je vous arracherai
l’appendice qui aura offensé son corps.
Un véritable respect et une sorte d’affection
teintèrent la voix du frère :
— Comme vous le souhaitez, seigneur.
Confrérie, en formation !
D’un seul mouvement, ils tirèrent leurs
dagues de leurs fourreaux et les lames noires
brillèrent à la lueur des torches qui bordaient
le couloir. Alors qu’Anha enfonçait les doigts
dans les précieux vêtements de son roi, les
frères poussèrent un cri de guerre retentissant,
en dressant leurs armes au-dessus de leurs
têtes.
Avec une coordination née des longues
heures passées en compagnie les uns des
autres, chacun des grands guerriers
s’agenouilla en cercle et enfonça la pointe de
sa dague dans le sol.
Puis ils inclinèrent la tête et prononcèrent
d’une seule voix des paroles qu’elle ne saisit
pas.
Et pourtant ce discours lui était destiné : ils
lui juraient allégeance en tant que reine.
C’était ce qui aurait dû arriver la nuit
suivante, devant la glymera. Mais elle
préférait de loin que la cérémonie ait lieu ici
et, quand ils relevèrent les yeux, leurs regards
brillaient de respect à son égard.
— Vous avez toute ma gratitude, s’entendit-
elle répondre. Et mon roi a mon honneur.
En un clin d’œil, les redoutables guerriers
se positionnèrent tout autour d’elle et de son
compagnon car, une fois la promesse
d’allégeance acceptée, leur travail
commençait sur-le-champ. Encadré de tous
côtés, à l’instar d’Anha lors de sa
présentation, Kolher reprit sa marche
totalement protégé.
Par-dessus l’épaule de son compagnon, à
travers une montagne de frères, Anha observa
l’assemblée des courtisans s’éloigner d’eux à
mesure qu’ils avançaient dans le couloir.
Le conseiller à leur tête, celui avec les
mains sur les hanches et les sourcils froncés,
avait l’air furieux.
Un frisson de peur la parcourut.
— Chut, lui chuchota Kolher à l’oreille. Ne
t’inquiète pas. Je serai doux avec toi l’instant
venu.
Anha rougit et dissimula de nouveau sa tête
dans son cou épais. Il avait l’intention de la
prendre dès leur arrivée dans les appartements
royaux, son corps sacré pénétrant le sien, afin
de sceller intimement leur union.
Elle fut sous le choc de découvrir qu’elle en
avait envie, elle aussi. Tout de suite. Vite et
violemment…
Et pourtant, quand ils se retrouvèrent enfin
seuls, quand ils se furent installés sur un
fantastique lit de plumes et de soie, elle lui fut
reconnaissante de se montrer aussi patient,
doux et attentif qu’il le lui avait promis.
Ce fut la première des très, très nombreuses
fois où son hellren ne la déçut pas.
Chapitre premier

Meatpacking District, Manhattan, de nos


jours.

— Donne-moi ta bouche, ordonna Kolher.
Beth inclina la tête en arrière et se laissa
aller dans les bras de son compagnon.
— Tu la veux ? Alors prends-la.
Le grondement qui sortit de sa poitrine
massive lui rappela que son homme n’en était
pas un. Il était le dernier vampire de sang pur
sur cette planète, et, quand il était question
d’elle et de sexe, il était parfaitement capable
de se changer en boulet de démolition pour
arriver à ses fins.
Et pas à la façon stupide de cette poseuse de
Miley Cyrus – et à condition que Beth soit
d’accord, bien entendu. Même si, vraiment,
quelle femme refuserait de coucher avec un
dur à cuire de deux mètres de haut, habillé de
cuir noir, avec des yeux vert pâle étincelant
comme la lune, de longs cheveux noirs et un
fessier en béton ?
« Non » n’était pas seulement exclu de son
vocabulaire ; c’était un concept étranger.
Le baiser qui suivit était brutal et elle le
désirait ainsi, la langue de Kolher explorant sa
bouche, tandis qu’il la poussait en arrière vers
la porte ouverte de leur refuge secret.
« Vlam ! »
Le plus beau son au monde. Bon, d’accord,
le deuxième après celui que faisait son amant
quand il jouissait en elle.
À cette seule pensée, son sexe s’ouvrit
encore plus.
— Oh merde ! dit-il contre sa bouche tout
en glissant une main entre ses cuisses. J’en ai
envie… oui… Mouilles-tu pour moi, leelane ?
Ce n’était pas une question. Parce qu’il
connaissait la réponse.
— Je sens ton odeur, gronda-t-il contre son
oreille tout en faisant courir ses crocs le long
de sa gorge. C’est la plus belle chose au
monde, à l’exception de ton goût.
Cette voix rocailleuse, cette tension de son
bassin, son pénis en érection pressé contre
elle, tout cela lui procura un orgasme
immédiat.
— Putain ! il faut qu’on fasse ça plus
souvent, lâcha-t-il tandis qu’elle se frottait
contre sa main, en ondulant des hanches.
Pourquoi on ne vient pas ici toutes les nuits ?
La pensée du bazar qui les attendait à
Caldwell vida Beth d’une partie de son
excitation. Mais il commença alors à la
caresser, en prenant soin d’appuyer la couture
de son jean contre son point le plus sensible,
tandis que sa langue explorait sa bouche de la
même façon que quand il… hum, oui.
Ça alors, quelle surprise : tout ce qui avait
trait à sa royauté et à la bande de salopards
s’évanouit instantanément.
Il avait raison. Pourquoi diable ne se
ménageaient-ils pas du temps pour ce petit
moment de paradis de façon plus régulière ?
S’abandonnant à son désir, elle passa les
mains dans les longs cheveux de Kolher, au
toucher incroyablement doux comparé à la
sévérité des traits de son visage, à la force de
son formidable corps et à sa volonté de fer.
Elle n’avait jamais été l’une de ces bécasses
qui rêvent au prince charmant, à un mariage
de conte de fées ou à une de ces conneries
dignes d’une comédie musicale de Disney.
Mais, même si elle ne s’était jamais bercée
d’illusions, ni eu la moindre intention de
signer un acte de mariage, elle ne se serait
jamais imaginé vivre un jour avec Kolher, fils
de Kolher, roi d’une espèce qui, pour ce
qu’elle en savait à l’époque, n’était qu’un
mythe d’Halloween.
Pourtant voilà, elle était folle amoureuse
d’un tueur de sang-froid qui jurait comme un
charretier, était issu d’une lignée royale
longue comme le bras et doté d’une
personnalité assez narcissique pour faire
passer Kanye West pour un timide sans
assurance.
Bon, d’accord, il n’était pas égocentrique à
ce point, même si, oui, il ferait probablement
taire Taylor Swift au premier mot, mais c’était
par amour du rap et du hip-hop, et non pour le
plaisir de critiquer.
Au bout du compte, son hellren était du
genre « à ma manière ou alors sans moi », et
le trône sur lequel il était assis signifiait que
ce défaut était accepté et respecté à genoux par
ses sujets au même titre que la loi.
Heureusement, si le roi se mettait dans une
colère noire, elle était l’unique exception, la
seule personne à pouvoir lui faire entendre
raison. Il en allait ainsi de tous les frères avec
leurs compagnes : les membres de la
Confrérie de la dague noire, le groupe de
guerriers d’élite de l’espèce, de grosses
brutes, n’étaient pas connus pour être faciles à
vivre. Mais bon, on ne voulait pas de
mauviettes en première ligne, quelle que soit
la nature de la guerre, surtout avec un ennemi
du genre de la Société des éradiqueurs.
Et ces foutus salopards.
— Je n’arriverai pas jusqu’au lit, gémit
Kolher. Il faut que je te prenne là tout de suite.
— Alors prends-moi par terre. (Elle aspira
sa lèvre inférieure.) Tu sais comment faire,
non ?
Il y eut un autre grognement, suivi d’un
changement de gravité quand il la souleva du
sol et l’étendit sur le parquet poli. Le loft dont
Kolher s’était autrefois servi comme
garçonnière n’était pas du tout classique : il
était doté d’un plafond cathédrale, d’une
décoration digne d’un entrepôt vide et d’une
peinture d’un noir mat grossièrement étalée. Il
différait complètement de la demeure de la
Confrérie où ils vivaient, et c’était le but
recherché.
Si beau que soit cet endroit, les dorures, les
lustres en cristal et les meubles anciens
pouvaient être un peu étouffants…
« Craaaaac ».
En entendant ce bruit joyeux, elle comprit
qu’un autre de ses vêtements était
définitivement perdu pour sa garde-robe… et
Kolher était fier de lui : exhibant des crocs
longs comme des dagues et blancs comme la
neige, il avait entrepris de faire de son
chemisier en soie un chiffon, l’arrachant à ses
seins nus, faisant voler les boutons partout.
— Voilà qui me plaît.
Kolher ôta ses lunettes de soleil et sourit,
révélant sa dentition.
— Plus rien pour gêner…
Penché au-dessus d’elle, il se jeta sur son
téton, tandis que ses mains se dirigeaient vers
la ceinture de son jean noir. Tout bien
considéré, il se montra relativement poli
quand il le déboutonna et baissa la fermeture
Éclair, mais elle connaissait la suite…
Tirant violemment, il massacra ce qui avait
été un Levi’s vieux d’à peine deux semaines.
Elle s’en fichait. Et lui aussi.
Oh ! Seigneur, elle avait besoin de ça.
— Tu as raison, cela fait bien trop
longtemps, souffla-t-elle quand il s’attaqua à
sa propre braguette, arrachant les boutons
pour libérer un pénis en érection qui lui
coupait toujours le souffle.
— Je suis désolé, articula-t-il en l’attrapant
par la nuque pour la prendre.
Tout en écartant largement les cuisses pour
lui, elle savait exactement pour quelle raison
il s’excusait.
— Ne le sois pas… mon Dieu !
C’était exactement de cette possession
torride dont elle avait envie, ainsi que de la
rude chevauchée qu’il lui imposa. Alors qu’il
l’écrasait de tout son poids, les fesses nues de
Beth firent crisser le parquet tandis qu’il
s’enfonçait en elle, et qu’elle l’entourait de ses
jambes pour qu’il la pénètre plus
profondément. C’était une domination totale,
durant laquelle son corps immense allait et
venait dans un rythme érotique de plus en plus
rapide et intense.
Mais, si agréable cela soit-il, elle savait
comment rendre les choses encore plus
torrides.
— Tu n’as pas soif ? demanda-t-elle d’une
voix languissante.
Arrêt total.
Comme si un rayon paralysant venait de le
frapper. Ou peut-être un camion.
Quand il leva la tête, ses yeux brillaient si
fort qu’elle sut que, si elle regardait par terre
à côté d’elle, elle verrait son ombre.
Plantant les ongles dans ses épaules, elle se
cambra et tourna la tête sur le côté.
— Et si tu buvais quelque chose ?
Il retroussa les lèvres sur ses crocs et siffla
comme un cobra.
La morsure ressemblait à un coup de
poignard, mais la douleur se mua en un
délicieux délire qui la transporta dans une
autre dimension. Avec l’impression d’être
clouée au sol et de flotter dans l’air en même
temps, elle gémit et glissa les doigts dans sa
chevelure pour l’attirer encore plus près,
tandis qu’il buvait à sa gorge et s’enfonçait
dans son sexe.
Elle jouit, et lui aussi.
Ouf !
Seigneur, après une traversée du désert qui
avait duré combien de temps ? au moins un
mois – ce qui était inouï pour eux –, elle
redécouvrait à quel point le sexe leur était
nécessaire à tous les deux. Toutes les
sollicitations autour d’eux avaient fini par
parasiter leur relation. L’excès de stress avait
infecté leurs vies. L’un comme l’autre, ils
avaient laissé trop d’emmerdes s’accumuler
sans prendre le temps de les régler.
Par exemple, avaient-ils vraiment discuté
des séquelles psychologiques de la tentative de
meurtre dont Kolher avait été victime,
lorsqu’il avait reçu une balle dans la gorge ?
Bien entendu, Beth avait été soulagée sur le
moment de découvrir qu’il était vivant, qu’il
s’en était sorti, mais depuis elle sursautait
toujours chaque fois qu’elle entendait un
doggen ouvrir une bouteille de vin dans la
salle à manger ou les frères jouer au billard
tard le soir.
Qui eût cru qu’une boule blanche tapant
d’autres boules faisait exactement le même
bruit qu’une détonation de pistolet ?
Pas elle. Pas avant que Xcor décide de loger
une balle dans la jugulaire de Kolher.
C’était le genre de leçon dont elle se serait
bien passée…
Sans raison, les larmes lui montèrent aux
yeux et se mirent à couler, s’accrochant à ses
cils avant de glisser sur ses joues, alors même
qu’un autre orgasme submergeait son corps.
Puis l’image de Kolher blessé envahit son
champ de vision.
Elle revit le sang sur le gilet pare-balles
qu’il portait alors. Le sang sur son débardeur.
Le sang sur sa peau.
La sensation d’un danger imminent revint la
hanter et la laideur de la réalité ne fut plus un
épouvantail hypothétique caché dans son
placard mental, mais un cri dans son âme.
Le rouge était la couleur de la mort pour
elle.
Kolher se figea de nouveau et releva la tête.
— Leelane ?
Ouvrant les yeux, elle eut un accès de
panique car elle ne le voyait plus
distinctement, Un instant, elle crut disparu ce
visage que, depuis l’attentat, il lui arrivait
souvent de chercher dans chaque pièce à toute
heure du jour ou de la nuit, afin d’obtenir la
confirmation visuelle qu’il était bien vivant.
Sauf qu’elle n’avait qu’à cligner des
paupières. Plusieurs fois… et il fut de retour
auprès d’elle, radieux comme le jour.
Et cela la fit pleurer de plus belle. Parce que
son puissant compagnon bien-aimé était
aveugle, et que, même si elle ne le percevait
pas comme handicapé, cela le privait d’un de
ses sens primordiaux, et que c’était injuste.
— Oh, merde ! je t’ai fait mal…
— Non, non… (Elle prit son visage entre
ses mains.) Ne t’arrête pas.
— J’aurais dû aller jusqu’au lit…
La meilleure façon de lui rendre sa
concentration était d’onduler sous lui, ce
qu’elle fit, roulant des hanches pour le
caresser de son intimité. Et, salut, mon grand,
le frottement fit son effet, le laissant sans voix
et indécis quant à continuer ou pas.
— Ne t’arrête pas, répéta-t-elle en tentant de
le ramener sur sa veine. Jamais…
Mais Kolher renonça à se nourrir et lui
écarta une mèche de cheveux du visage.
— Cesse de gamberger sur tout ça.
— Je ne le fais pas.
— Si.
« Sur tout ça » signifiait complots et
trahisons, Kolher enchaîné à son bureau
sculpté, étranglé par sa fonction de roi.
L’avenir inconnu, et pas dans le bon sens du
terme.
— Je ne vais nulle part, leelane. Cesse de
t’inquiéter pour rien. Compris ?
Beth aurait voulu le croire. Elle en avait
besoin. Mais elle craignait qu’il s’agisse d’une
promesse bien plus difficile à tenir qu’à dire.
— Beth ?
— Fais-moi l’amour.
C’était la seule vérité qu’elle pouvait
prononcer sans risquer de faire éclater leur
bulle.
— S’il te plaît.
Il l’embrassa. Une seconde fois. Puis il se
remit à bouger.
— Toujours, leelane. Toujours.

Leur meilleure nuit.
Quand Kolher s’écarta de sa shellane une
heure plus tard, il était à bout de souffle,
saignait à la gorge, et son légendaire pénis en
acier avait fini par se dégonfler.
Même si, connaissant l’endurance de ce
fichu machin, il disposait de cinq, peut-être
dix minutes avant que M. Heureux
recommence à sourire.
Le grand lit au centre du loft avait été
amélioré depuis son union avec Beth, et,
quand il s’allongea sur le dos, il dut
reconnaître que s’envoyer en l’air dessus était
bien mieux que de le faire par terre. Alors
qu’il reprenait des forces, il songea que les
draps n’étaient pas nécessaires vu qu’il aurait
pu faire frire un œuf sur sa poitrine tant
l’exercice lui avait donné chaud. Les
couvertures étaient strictement inutiles. Dans
la bataille, les oreillers avaient rapidement
chuté par terre, faute de tête de lit, mais
l’avantage de cette absence était qu’il pouvait
prendre appui à n’importe quel endroit.
Parfois, il aimait poser un pied par terre et
s’enfoncer vraiment en elle.
Beth laissa échapper un soupir d’aise plus
long et plus satisfaisant qu’un sonnet de
Shakespeare, et Kolher sentit sa poitrine se
gonfler comme une montgolfière.
— Je m’occupe bien de toi ? demanda-t-il.
— Mon Dieu ! oui.
Un autre sourire. C’était comme dans The
Mask, avec Jim Carrey et son sourire Colgate.
Et elle avait raison : le sexe était plus que
fantastique. Il l’avait baisée sur le parquet
jusqu’à ce qu’ils atteignent le matelas. Puis, en
mâle galant, il l’avait posée sur le lit, et l’avait
prise encore trois fois. Ou quatre ?
Il aurait pu continuer toute la nuit…
Aussi sûrement qu’une éclipse efface la
lune, son humeur parfaitement détendue
disparut soudain et emporta toute sa chaleur
avec elle.
« Toute la nuit » n’existait plus pour lui. Pas
quand il était question de s’envoyer en l’air
avec sa femelle.
— Kolher ?
— Je suis ici, leelane, murmura-t-il.
Lorsqu’elle roula sur le flanc, il sentit
qu’elle le dévisageait et, même si sa vision
avait fini par abandonner et l’avait
définitivement lâché, il se représenta sa
longue chevelure noire et épaisse, ses yeux
bleus et son beau visage.
— Non.
— Ça va.
Merde ! quelle heure était-il ? S’était-il
écoulé plus d’une heure, ainsi qu’il l’avait cru
? Probablement. Dès qu’il s’agissait de baiser
avec Beth, il perdait la notion du temps.
— Il est 1 heure passée, dit-elle doucement.
— Putain de merde !
— Est-ce que ça t’aiderait de parler ?
Kolher… peux-tu me dire à quoi tu penses ?
Ah ! bordel, elle avait raison. Il était
souvent distrait ces derniers temps, se retirant
dans un coin de son esprit où le chaos ne
pouvait l’atteindre. Ce n’était pas forcément
négatif, mais il s’agissait d’un voyage en
solitaire.
— Je ne suis simplement pas prêt à
retourner bosser.
— Je ne t’en veux pas. (Elle trouva sa
bouche et lui effleura les lèvres des siennes.)
Pouvons-nous rester un peu plus longtemps
ici ?
— Oui.
Mais pas assez longtemps à son goût…
Une alarme discrète résonna à son poignet.
— Bon sang de bonsoir !
Posant son avant-bras sur son visage, il
secoua la tête.
— Le temps file, hein.
Et les responsabilités l’attendaient. Il avait
des requêtes à examiner. Des déclarations à
rédiger. Et des mails dans sa boîte de
réception, ces putains de mails que la glymera
sortait de son cul toutes les nuits… même si
ceux-ci se tarissaient ces derniers temps – sans
doute un signe que cette bande de crétins
discutaient entre eux. Ce qui n’était pas une
bonne nouvelle.
Kolher poussa un nouveau juron.
— Je ne sais pas comment faisait mon père.
Nuit après nuit. Année après année.
Tout cela pour être brutalement assassiné
dans la force de l’âge.
Au moins, quand Kolher l’Aîné était sur le
trône, la situation était stable : son peuple
l’aimait et il l’aimait en retour. Aucun
complot ne se fomentait dans les arrière-
salles. L’ennemi venait de l’extérieur, et non
de l’intérieur.
— Je suis désolée, dit Beth. Es-tu certain de
ne pouvoir mettre certaines choses en attente ?
Kolher s’assit et repoussa ses longs
cheveux noirs dans son dos. Regardant droit
devant lui sans rien voir, il avait envie d’être
dehors à se battre.
Ce n’était pas une option envisageable. En
fait, la seule obligation figurant sur son
agenda était le retour à Caldwell pour
s’enchaîner une fois de plus à ce bureau. Son
destin avait été scellé bien des années plus tôt,
quand sa mère avait eu ses chaleurs et que son
père avait agi en hellren… et, contre toute
attente, un héritier avait été conçu, mis au
monde, puis élevé suffisamment longtemps
pour voir ses deux parents se faire assassiner
par des éradiqueurs juste devant ses yeux de
prétrans alors encore fonctionnels.
Ses souvenirs étaient aussi clairs que de
l’eau de roche.
Son défaut oculaire ne s’était pas manifesté
avant son changement. Mais cette faiblesse
faisait partie, autant que le trône, de son
héritage. La Vierge scribe avait élaboré un
programme spécifique de reproduction,
destiné à accentuer les traits les plus
désirables des mâles et des femelles, et à créer
un système de hiérarchie sociale semblable
aux castes. C’était une bonne idée, jusqu’à un
certain point. Comme d’habitude, cette garce
de Mère Nature avait mis son grain de sel, et
la loi des conséquences inattendues s’était
retournée contre ce programme, et c’était
ainsi qu’un roi, issu d’une lignée « parfaite »,
avait fini aveugle.
Rongé par la frustration, il sauta hors du lit
et atterrit sur l’un des oreillers au lieu du sol.
Au moment où son pied glissa et où il perdit
totalement l’équilibre, il tendit les mains pour
se rattraper à quelque chose, sans savoir à
quoi…
Kolher heurta le parquet et la douleur
explosa dans son flanc gauche, mais le pire
était encore à venir. Il entendit Beth se débattre
avec les draps défaits pour venir l’aider.
— Non ! hurla-t-il en s’écartant d’elle.
Laisse-moi me relever seul !
Quand il entendit sa voix se répercuter dans
l’espace ouvert du loft, il eut envie de se
fracasser la tête contre une des baies vitrées.
— Désolé, marmonna-t-il en rejetant ses
cheveux en arrière.
— C’est bon.
— Je n’avais pas l’intention de te sauter à la
gorge.
— Tu subis beaucoup de stress. Ça arrive.
Seigneur ! comme s’ils étaient en train de
parler d’une panne sexuelle ?
Mon Dieu ! quand il avait endossé son rôle
de roi, il s’était fait la promesse de gérer la
couronne, d’être un mec fiable, de marcher
sur les traces de son père, bla-bla-bla. Mais
malheureusement, en réalité, c’était un
marathon qui durerait toute sa vie, et il
flanchait après seulement deux ans. Ou trois.
Peu importe.
En quelle année était-on, d’ailleurs ?
Il était clair qu’il avait toujours été prompt
à s’emporter, mais se retrouver coincé dans
l’obscurité de sa cécité, sans pouvoir rien
faire d’autre que répondre à des exigences
qu’il ne supportait plus, le mettait carrément
hors de lui.
Non, attendez, la situation était un peu
moins critique que son état d’esprit actuel le
laissait supposer. Le problème sous-jacent
résidait dans sa personnalité. Il se révélait bien
plus doué au combat, son premier métier, que
pour diriger une espèce depuis un fauteuil.
Le père avait excellé dans l’art de manier la
plume et le fils dans celui de manier l’épée.
— Kolher ?
— Pardon, quoi ?
— Je t’ai demandé si tu voulais manger
quelque chose avant de partir.
Il imagina son retour à la demeure, avec
des doggen partout, les allées et venues des
frères, des shellane dans tous les coins… et se
sentit étouffer. Il les aimait tous mais, bon
sang ! il n’y avait aucune intimité là-bas.
— Merci, mais je grignoterai un truc à mon
bureau.
Il y eut un long silence.
— Très bien.
Kolher resta par terre pendant qu’elle se
rhabillait, et le doux bruissement de son jean
remontant sur ses longues jambes affolantes
lui fit l’effet d’une marche funèbre.
— Est-ce que je peux t’emprunter ton
débardeur ? demanda-t-elle. Mon chemisier
est fichu.
— Oui. Bien sûr.
La tristesse de Beth avait un parfum de pluie
d’automne et lui parut tout aussi froide.
Mince, dire qu’il existe des gens qui
souhaitent devenir roi, songea-t-il en se
relevant.
Quelle idiotie.
S’il n’y avait pas eu l’héritage de son père
et tous ces vampires qui avaient véritablement
et profondément aimé ce dernier, il aurait tout
envoyé valser sans un regard en arrière. Mais
abdiquer ? Il ne le pouvait pas. Son père avait
été un roi exemplaire, un mâle qui n’avait pas
seulement régné avec toute l’autorité que lui
conférait son trône, mais qui avait également
inspiré à ses sujets un dévouement sincère.
Si Kolher renonçait à la couronne, il
pourrait tout aussi bien aller pisser sur la
tombe de son géniteur.
Quand la main de sa shellane se glissa dans
la sienne, il sursauta.
— Voilà tes vêtements, dit-elle en les lui
donnant. Et j’ai tes lunettes de soleil.
D’un mouvement rapide, il l’attira à lui et la
serra contre son corps nu. Elle était grande
pour une femelle, mais, malgré tout, elle lui
arrivait à peine aux pectoraux et, tout en
fermant les yeux, il l’enveloppa de son
étreinte.
— Je veux que tu saches une chose, dit-il
contre ses cheveux.
Quand elle se figea, il tenta de balancer un
truc digne d’être entendu. Quelques phrases
qui auraient même un rapport avec ce qu’il
ressentait dans la poitrine.
— Quoi, murmura-t-elle.
— Tu représentes tout pour moi.
De façon incroyable, car c’était très loin
d’exprimer ce qu’il éprouvait vraiment, elle
poussa un soupir et se laissa aller contre lui
comme si c’était tout ce qu’elle avait souhaité
entendre. En plus de l’idée de déguster bientôt
un cornet de frites.
Parfois, on avait de la chance.
Et tout en continuant à la serrer contre lui, il
sut qu’il ferait mieux de s’en souvenir. Tant
que sa femelle se tenait à ses côtés, il pouvait
tout traverser.
Chapitre 2

Caldwell, État de New York



— Longue vie au roi.
Tout en prononçant ces paroles, Abalone,
fils d’Abalone, essayait de jauger la réaction
des trois mâles qui avaient frappé à sa porte,
pénétré d’un pas décidé dans sa demeure et se
tenaient à présent dans sa bibliothèque, où ils
le dévisageaient comme s’ils prenaient les
mesures de son linceul.
En fait, non. Il ne surveillait qu’une seule
expression : celle du guerrier défiguré qui se
tenait derrière les autres, adossé au papier
peint en soie, ses bottes de combat fermement
plantées sur le tapis oriental.
Les yeux du mâle étaient dissimulés sous
ses épais sourcils et ses iris étaient
suffisamment foncés pour qu’on ne puisse en
déterminer leur couleur : bleue, marron ou
verte. C’était un colosse et, même au repos, il
représentait une menace évidente, comme une
grenade mal goupillée. Et que penser de sa
réaction à ce qu’il venait d’entendre ?
Aucune émotion n’avait altéré les traits de
son visage : son bec-de-lièvre n’était resté
qu’une balafre figée et ses sourcils froncés
n’avaient pas eu un tressaillement.
Mais sa main droite s’était ouverte avant de
se refermer en poing.
À l’évidence, l’aristocrate Ichan et l’avocat
Tyhm, qui avaient amené ce soldat, avaient
menti. Il ne s’agissait pas d’une simple «
conversation sur l’avenir » ; non, une telle
chose aurait suggéré qu’Abalone avait le
choix.
C’était un coup de semonce tiré sur la proue
de sa lignée, un appel à l’abordage auquel il
n’existait qu’une seule réponse.
Et pourtant, même ainsi, les mots étaient
sortis de sa bouche de cette façon, et il ne
pouvait pas les modifier.
— Es-tu certain de ta réponse ? demanda
Ichan en haussant un sourcil.
Ichan présentait toutes les caractéristiques
physiques typiques de son rang social et de sa
fortune : il était raffiné au point d’apparaître
efféminé en dépit de son sexe, vêtu d’un
costume et d’une cravate assortie et
impeccablement coiffé. À côté de lui, Tyhm,
l’avocat, lui ressemblait comme un frère,
quoique plus mince, comme si ses
considérables capacités mentales pompaient
l’essentiel de son apport calorique.
Et tous deux, ainsi que le guerrier,
attendaient que la réponse qui leur avait été
faite change.
Le regard d’Abalone se posa sur l’antique
parchemin encadré et accroché au mur près de
la double porte. Il n’arrivait pas à lire les
petits caractères en langue ancienne depuis
l’autre bout de la pièce, mais il était inutile
qu’il s’approche, car il les connaissait par
cœur.
— Je n’avais pas conscience qu’on m’ait
posé une question, reprit-il.
Ichan eut un sourire faux et se mit à
déambuler dans la bibliothèque, effleurant au
passage du bout des doigts une coupe en
argent remplie de pommes rouges, la
collection d’horloges Cartier posées sur un
guéridon, et le buste en bronze de Napoléon
trônant sur le bureau à côté de l’alcôve percée
de fenêtres.
— Nous sommes, bien entendu, intéressés à
connaître ta position.
L’aristocrate s’arrêta devant un dessin à
l’encre posé sur un pupitre.
— Il s’agit de ta fille, il me semble ?
Abalone sentit sa poitrine se serrer.
— Elle est sur le point d’être présentée à la
cour, n’est-ce pas ?
Ichan jeta un coup d’œil par-dessus son
épaule.
— C’est bien cela ?
Abalone aurait voulu écarter le mâle du
portrait.
De tout ce qu’il considérait comme « sien »,
sa précieuse fille, la seule descendance qu’il
avait eue avec sa shellane, était la lune qui
éclairait son ciel nocturne, la joie qui rythmait
les heures de la maisonnée, sa boussole pour
l’avenir. Et il désirait tant de choses pour elle
– pas selon les critères de la glymera,
pourtant. Non, il lui souhaitait ce que sa
mahmen et lui avaient trouvé, du moins
jusqu’à ce que sa femelle rejoigne l’Estompe.
Il souhaitait pour sa fille un amour durable
avec un mâle de valeur qui prendrait soin
d’elle.
Et si elle n’était pas autorisée à être
présentée à la bonne société, cela risquait de
ne jamais arriver.
— Je suis désolé, susurra Ichan. Est-ce que
tu as répondu et que je n’aurais pas entendu ?
— Elle doit bientôt être présentée, en effet.
— Oui.
L’aristocrate sourit de nouveau.
— Je sais que tu t’inquiètes à juste titre de
ses perspectives d’avenir. Étant père de
famille moi-même, je me mets à ta place ;
avec les filles, il faut s’assurer qu’elles
contractent une bonne union.
Abalone retint sa respiration jusqu’à ce que
le mâle reprenne sa déambulation.
— Cela ne te donne-t-il pas un sentiment de
sécurité de songer qu’il existe de si nettes
séparations de classes au sein de notre société
? Les mesures correctives de reproduction ont
donné un groupe supérieur d’individus, et la
tradition comme le bon sens exige que nous
préservions nos unions entre semblables au
sein de notre espèce. Peux-tu imaginer ta fille
mariée à un roturier ?
Il s’attarda sur le dernier mot, qu’il
prononça à la manière d’un juron et d’une
façon aussi menaçante qu’un pistolet pointé.
— Non, tu ne l’imagines pas, répondit Ichan
pour lui-même.
En vérité, Abalone n’en était pas aussi sûr.
Si le mâle aimait assez sa fille, il pourrait
envisager une telle union. Mais ce n’était pas
là le but de cette discussion.
Ichan s’interrompit pour examiner les
portraits accrochés en face des rayonnages
abritant la vaste collection familiale de
premières éditions. Les peintures
représentaient, naturellement, les ancêtres
d’Abalone, et le plus éminent était suspendu
au-dessus du grand manteau de la cheminée en
marbre.
Un mâle célèbre dans l’histoire de l’espèce
et de la lignée d’Abalone. Le Noble
Rédempteur, comme on l’appelait dans la
famille.
Son père.
Ichan fit un geste de la main, qui
n’englobait pas seulement la bibliothèque,
mais l’ensemble de la demeure et son contenu,
y compris ses habitants.
— Tout ceci mérite d’être préservé, et cela
ne sera possible que si les traditions
ancestrales sont respectées. Les principes que
nous, la glymera, cherchons à maintenir, sont
à la base même de ce que tu souhaites offrir à
ta fille. Sans eux, qui sait où elle pourrait finir.
Abalone ferma brièvement les yeux.
Et cela poussa l’aristocrate à adopter un ton
plus doux et plus aimable.
— Ce roi dont tu parles avec tant de
révérence… il est uni à une métisse.
Abalone rouvrit les paupières. Comme tous
les membres du Conseil, il avait été informé
de l’union royale, mais cela s’arrêtait là.
— Je le croyais uni à Marissa, fille de
Wallen.
— En fait, non. La cérémonie a eu lieu à
peine un an avant les attaques, et l’on
supposait que le roi avait fini par tenir la
promesse faite à la sœur de Havers, mais des
soupçons sont apparus quand Marissa s’est
ensuite unie à un frère. Plus tard, nous avons
appris par l’intermédiaire de Tyhm (il désigna
l’avocat du menton) que Kolher avait pris une
autre femelle, qui n’est pas de notre espèce.
Il y eut un silence, comme si on offrait à
Abalone une chance de hoqueter de surprise
devant une telle révélation. Comme il ne
chancelait pas sous le choc, Ichan se pencha et
lui parla lentement, comme à un attardé.
— S’ils ont une descendance, l’héritier du
trône sera un quart humain.
— Nul n’est véritablement de sang pur,
marmonna Abalone.
— Et c’est regrettable. Néanmoins, tu
conviendras sans doute qu’il existe une
énorme différence entre être lointainement
apparenté à un humain, et avoir un roi
appartenant de façon substantielle à cette race
affreuse. Mais, même si cette idée ne t’indigne
pas – et je suis sûr du contraire –, le droit
ancien impose que le roi doive être un mâle
de sang pur. Or Kolher, fils de Kolher, ne peut
nous donner un tel héritier.
— En supposant que cette histoire soit
vraie…
— Elle l’est.
— … qu’attendez-vous de moi ?
— Je ne fais que te mettre au courant de la
situation. Je ne suis qu’un simple citoyen
inquiet.
Dans ce cas, pourquoi venir accompagné de
ce guerrier ?
— Eh bien, j’apprécie que vous me teniez
informés…
— Le Conseil devra passer à l’action.
— De quelle manière ?
— Il y aura un vote. Bientôt.
— Pour désavouer de futurs héritiers ?
— Pour destituer le roi. Son autorité est
telle qu’il pourrait changer les lois à
n’importe quel moment, annuler cette clause
et affaiblir ainsi un peu plus notre espèce. Il
doit être mis hors d’état de gouverner de la
façon la plus légale possible.
L’aristocrate jeta un nouveau coup d’œil au
portrait de la fille d’Abalone.
— Je peux donc compter sur le fait que,
lors de cette réunion spéciale du Conseil, ta
lignée sera représentée par ton sceau et tes
couleurs.
Abalone regarda furtivement le guerrier
toujours adossé au mur. Le mâle semblait à
peine respirer, mais il était loin de dormir.
Combien de temps la ruine mettrait-elle à
s’abattre sur sa maison s’il ne promettait pas
son vote ? Et quelle forme celle-ci prendrait-
elle ?
Il imagina sa fille pleurer la disparition de
son dernier parent et se retrouver abandonnée
pour le reste de sa vie, puis lui-même, torturé
et tué de façon horrible.
Douce Vierge scribe ! le guerrier le
dévisageait en plissant les yeux comme s’il
était une cible.
— Longue vie au véritable roi, dit Ichan.
Voilà qui serait plus approprié.
Sur ce, le « citoyen inquiet » à la mise
impeccable prit congé de son hôte, et sortit de
la pièce avec l’avocat.
Le cœur d’Abalone se mit à tambouriner
quand il se retrouva seul avec le soldat. Puis,
après un moment de silence assourdissant, le
mâle se redressa et se dirigea vers la coupe
pleine de pommes.
D’une voix grave et à l’accent prononcé, il
demanda :
— On peut se servir, n’est-ce pas.
Abalone ouvrit la bouche, mais seul un
geignement s’en échappa.
— Est-ce que c’est un oui ? reprit le
guerrier dans un murmure.
— En effet. Oui.
De son harnais de poitrine, le guerrier tira
une dague, dont la lame argentée paraissait
aussi longue que le bras d’un mâle adulte.
D’un geste rapide, il lança en l’air l’arme,
dont le fil aiguisé réfléchit un instant la
lumière, avant de la rattraper par le manche
avec une assurance égale et de la planter dans
une pomme.
Tout cela sans quitter un seul moment
Abalone des yeux.
Tandis qu’il soulevait le fruit de la coupe,
son regard dur dériva vers le portrait de la
fille de ce dernier.
— Elle est belle. Pour l’instant.
Abalone se plaça devant le dessin pour en
cacher la vue, prêt à se sacrifier s’il fallait en
venir là : il ne voulait pas que le guerrier y
jette ne serait-ce qu’un coup d’œil, encore
moins qu’il émette le moindre commentaire,
ou fasse bien pire.
— À très bientôt, alors, dit le guerrier.
Il sortit en tenant la pomme en l’air,
empalée jusqu’au trognon.
Quand Abalone entendit la porte d’entrée se
refermer au loin, il s’effondra carrément, se
laissant tomber sur le sofa tendu de soie, les
membres inertes et le cœur battant à tout
rompre. Même si ses mains tremblaient, il
parvint à prendre une cigarette dans une boîte
en cristal et à l’allumer au moyen d’un lourd
briquet assorti.
Tout en inhalant une bouffée, il scruta le
portrait de sa fille et éprouva une véritable
terreur pour la première fois de sa vie.
— Douce Vierge scribe…
Cela faisait bien un an que les signes
d’agitation étaient visibles : des rumeurs et des
grondements indiquaient que le roi était tombé
en disgrâce au sein de certains cercles de
l’aristocratie ; des bruits avaient couru au
sujet d’une éventuelle tentative d’assassinat et
d’un complot en préparation. Puis il y avait eu
cette réunion du Conseil à laquelle Kolher
s’était rendu avec la Confrérie et durant
laquelle il avait ouvertement menacé
l’assemblée.
C’était la première fois que les gens
voyaient le roi depuis… eh bien, plus
longtemps qu’Abalone parvenait à se rappeler.
En fait, il n’arrivait pas à se souvenir de la
dernière fois que quelqu’un avait obtenu une
audience avec le souverain. On avait diffusé
quelques proclamations, bien entendu : des
décrets progressistes qui, de l’avis d’Abalone,
auraient dû passer depuis longtemps déjà.
Néanmoins, d’autres n’étaient pas de cet
avis.
Et ils étaient à l’évidence prêts à forcer la
main de ceux qui n’étaient pas d’accord avec
eux.
Posant les yeux sur le portrait de son père,
il tenta de trouver un peu de bravoure au fond
de lui, une sorte de socle où poser les pieds
pour défendre ce qu’il savait être juste : si
Kolher s’était uni à une métisse, quelle
importance s’il l’aimait ? Nombre de lois
anciennes qu’il avait réformées étaient
discriminatoires, et le choix du roi en matière
de shellane montrait plutôt qu’il agissait en
conformité avec sa parole, et dans le sens de
la modernité qu’il prônait.
Toutefois, il restait un côté vieille école
chez le roi : deux aristocrates avaient été tués
récemment. Montrag. Elan. Tous deux de
façon violente et chez eux. Et tous deux
avaient eu des liens avec les dissidents.
Visiblement, Kolher ne comptait pas rester
assis sans rien faire pendant qu’on complotait
contre lui. La mauvaise nouvelle, c’était que
ses ennemis à la cour avaient eux aussi
basculé dans la surenchère, en introduisant
leurs propres gros bras dans le jeu.
Abalone sortit son téléphone portable de la
poche de sa veste de smoking. Après avoir
sélectionné un numéro parmi ses contacts, il
lança l’appel et écouta la sonnerie retentir
chez son correspondant.
Quand une voix mâle répondit, il dut se
racler la gorge.
— Je dois savoir si tu as reçu une visite.
Son cousin n’hésita pas une seconde.
— Oui. En effet.
Abalone poussa un juron.
— Je ne veux pas être mêlé à cela.
— Personne ne le souhaite. Mais que
penses-tu de leur argument légal ? (Son
cousin prit une profonde inspiration.) Au sujet
de l’héritier, les gens sont d’accord avec eux.
— Ce n’est pas bien. Kolher a réalisé
d’excellentes choses et nous a fait entrer dans
le monde moderne. Il a aboli l’esclavage de
sang et créé ce foyer pour les femelles battues
et leurs enfants. Il s’est montré juste et a même
proclamé…
— Ils l’ont coincé sur ce point, Abalone. Ils
vont l’emporter, cette fois-ci, parce qu’il en
reste largement assez qui sont dégoûtés à
l’idée d’avoir une reine métisse et un héritier
au sang sérieusement dilué.
Son cousin baissa d’un ton.
— Ne te range pas du mauvais côté, mon
frère. Ils sont prêts à faire tout ce qui est
nécessaire pour s’assurer d’un vote unanime
quand viendra le moment, et la loi est ce
qu’elle est.
— Le roi pourrait la changer. Je suis
surpris qu’il ne l’ait pas déjà fait.
— Il a sans doute eu à gérer d’autres
problèmes plus pressants avant de s’attaquer à
de vieux livres poussiéreux. Et franchement,
même s’il reformulait la clause, j’ignore s’il
aurait assez de soutiens derrière lui.
— Il pourrait se venger sur l’aristocratie.
— Que peut-il faire ? Nous tuer tous ? Et
après ?
Quand Abalone finit par raccrocher, il
regarda son père dans les yeux. Son cœur lui
disait que l’espèce était entre de bonnes mains
avec Kolher, même si le roi s’isolait à bien
des égards. Mais son cousin avait raison.
Au bout d’un long moment, il passa un
autre appel qui le rendit malade. Lorsqu’on lui
répondit, il ne s’embarrassa pas de
préambules.
— Vous avez mon vote, dit-il d’une voix
enrouée.
Avant qu’Ichan fasse l’éloge de son bon
sens, il raccrocha. Et tira promptement une
corbeille à papier devant lui afin d’y vomir.
La seule chose pire que de n’avoir aucun
héritage… était de ne pas être à la hauteur de
celui qui vous était échu.

Lorsque Xcor sortit de la maison de
l’aristocrate, il fut agacé de découvrir
qu’Ichan, le représentant du conseil, et Tyhm,
l’avocat, l’attendaient sous le clair de lune.
— Je pense que nous nous sommes montrés
assez persuasifs, proclama Ichan.
Tant de fierté dans cette voix hautaine,
comme si le mâle avait déjà posé ses fesses
ramollies sur le trône.
Xcor observa la demeure de style Tudor
derrière lui. À travers les vitres aux carreaux
en losanges, le mâle auquel ils s’étaient
confrontés téléphonait en fumant une
cigarette, comme si ses poumons avaient plus
besoin de nicotine que d’oxygène. Puis il
s’interrompit et regarda fixement quelque
chose. Un moment plus tard, les épaules
affaissées en signe de défaite, il remit son
portable à l’oreille.
Le téléphone d’Ichan sonna, et ce dernier
sourit en le tirant de sa poche.
— Allô ? Que c’est aimable d’appeler…
(Un silence.) Oh ! je trouve que c’est très sage
de ta part… Allô ? Allô ?
Ichan rangea le mobile en haussant les
épaules.
— Je ne vais même pas m’offenser qu’il
m’ait raccroché au nez.
Encore un qui se rangeait à leur logique.
Xcor saisit sa pomme volée et l’arracha de
sa lame. D’une main sûre, il se mit à ôter la
peau rouge sang de la chair blanche et
croquante, en la faisant tourner jusqu’à ce
qu’une bande écarlate se forme sous son
arme.
Contrairement à sa méthode préférée,
l’assassinat, la nouvelle approche légale pour
obtenir une abdication contrainte était en
bonne voie. Ils avaient encore une demi-
douzaine de membres des Premières familles
à rencontrer et à informer, puis il serait temps
d’officialiser les choses au niveau du Conseil.
Après cela ? Il faudrait tuer, à n’en pas douter,
l’un, voire tous les aristocrates avec lesquels
ils avaient été en affaire et qui entretenaient
des illusions au sujet de la couronne.
C’était un problème auquel on pouvait
facilement remédier, puis il obtiendrait ce
qu’il voulait.
— …un repas de ton choix ?
Alors qu’Ichan et Tyhm le dévisageaient, il
comprit qu’on venait de l’inviter à manger.
Il laissa la pelure tomber à ses pieds dans la
neige. Il était évident que le dandy à l’intérieur
disposait de domestiques pour la ramasser,
même si, vu comme ce cher garçon était
bouleversé, il s’aventurerait peut-être dehors
pour marcher au milieu de ses foutues
topiaires et la verrait lui-même.
Les menaces étaient plus efficaces quand
elles étaient faites à plusieurs niveaux.
— J’ai rendez-vous sur le champ de
bataille, répondit Xcor tout en découpant un
triangle de pomme, puis, montrant les crocs,
il porta sa dague à la bouche avec le morceau
piqué à l’extrémité.
Le craquement quand il mordit dedans
produisit l’effet désiré.
— Oui, bon, bien entendu, tout à fait, c’est
cela, balbutia Ichan, dont les paroles firent
penser à une ballerine tournoyant sur ses
pointes et venant s’écraser dans la fosse
d’orchestre.
Que c’était mignon.
Puis il y eut un silence, comme s’il fallait
répondre aux adieux. Quand Xcor se contenta
de hausser un sourcil, les deux autres se
dématérialisèrent aussi sûrement que s’il y
avait une urgence dans leurs demeures
respectives.
Ces pions n’avaient strictement aucune
importance ; il en avait déjà utilisé quelques-
uns et, sans le moindre doute, l’un ou l’autre,
voire les deux mâles qui venaient de
disparaître, finirait dans une tombe après lui
avoir été utile.
Dans la grande maison, le membre du
Conseil qu’ils étaient venus voir se tenait
toujours tête basse, mais plus pour longtemps.
Quelqu’un entra dans la pièce et, qui que ce
soit, l’aristocrate ne souhaitait pas que cette
personne sache qu’il était bouleversé. Il se
ressaisit, sourit et tendit les bras. Quand une
jeune femelle s’approcha de lui, Xcor supposa
qu’il s’agissait de la fille.
Elle était belle, c’était vrai, et le portrait lui
rendait justice.
Mais elle n’arrivait pas à la cheville d’une
certaine autre.
Spontanément, des souvenirs envahirent son
esprit, des images d’une peau claire et d’une
chevelure blonde, d’yeux capables de l’arrêter
net avec autant d’efficacité qu’une balle, qui
lui embrouillèrent la tête jusqu’à ce qu’il
trébuche sur l’une de ses propres bottes, alors
même qu’il était immobile.
Non, aussi jolie et jeune que soit la fille de
l’aristocrate, sa beauté n’était qu’une pâle
copie, comparée à celle de son Élue
inatteignable.
— Il faut que tu arrêtes ça, s’admonesta-t-il
dans le froid vent nocturne. Cesse
immédiatement.
Un ordre sensé, oui, et pourtant il lui fallut
plusieurs minutes avant de se calmer
suffisamment pour se concentrer et se
dématérialiser loin du jardin.
Un instant plus tard, Xcor se retrouva enfin
dans son élément ; la ruelle qui s’étendait
devant lui ressemblait à un dépotoir urbain, la
neige souillée de traces de pneus laissées par
les innombrables camions de livraison qui
étaient passés dans cette zone, située derrière
une demi-douzaine de restos bas de gamme.
En dépit des rafales glaciales de décembre, la
puanteur de la viande avariée et des légumes
pourris qui remplissaient les nombreuses
bennes à ordures suffit à lui irriter les narines.
Prenant une inspiration, il chercha l’odeur
douceâtre de l’ennemi.
Il était né défiguré et avait été rejeté par la
femelle qui l’avait mis au monde. Élevé dans
le campement du Saigneur, on l’avait affûté
comme une lame dans le brasier d’agressivité
et de douleur de ce sadique, chacune de ses
faiblesses corrigée par des coups jusqu’à ce
qu’il devienne aussi mortel qu’une dague.
Il était chez lui sur ce théâtre d’opérations.
Et il ne serait pas seul bien longtemps.
Tandis qu’il tournait la tête en tous sens
pour assouplir les muscles de son cou, il se
campa fermement sur ses cuisses. Un groupe
de mâles humains apparut au coin de la ruelle.
Quand ils le virent, ils s’arrêtèrent et se
concertèrent.
Xcor leva les yeux au ciel et reprit sa
promenade dans la direction opposée…
— Qu’est-ce tu fous ? lui cria-t-on.
Il se retourna pour les scruter tous les cinq.
Ils portaient la panoplie typique des voyous
humains : veste en cuir, casquette noire ornée
d’un crâne, bandana dissimulant le bas de leur
visage.
Ils avaient visiblement l’intention de
s’attaquer à toute personne qui croiserait leur
route.
Ce n’était pas le genre d’ennemi dont Xcor
s’embarrassait. Pour commencer, les humains
lui étaient si inférieurs sur le plan physique
que c’était comme mordre dans cette pomme.
D’autre part, ils étaient fichus d’impliquer
d’autres membres de leur espèce, que ce soit
volontairement en appelant ce redoutable
numéro d’urgence, ou par inadvertance, en
faisant un bruit qui alerterait un passant.
— Qu’est-ce tu fous, bordel !
S’il demeurait silencieux, cela finirait-il en
drame ? Que c’était effrayant !
— Occupe-toi de ta vie, répondit-il à voix
basse.
— Occupe-toi de… Hé ! t’es un putain
d’enfoiré d’étranger ?
Ou quelque chose dans ce goût-là. Leurs
accents étaient difficiles à saisir ; en outre, il
n’était pas d’humeur à faire le moindre effort
pour les comprendre…
Surgie de nulle part, une voiture déboula au
coin de la ruelle à toute vitesse. Ses pneus
perdirent de l’adhérence lorsque le chauffeur
écrasa la pédale de frein.
Puis des détonations résonnèrent, qui se
répercutèrent dans la nuit, dispersant le
groupe, lui compris.
Mauvais endroit au mauvais moment,
songea Xcor quand il reçut une balle dans
l’épaule. La douleur se répercuta dans sa tête
et l’empêcha de se dématérialiser.
Il ne voulait rien avoir à faire avec ce
combat débile entre rats sans queue. Mais il
semblait qu’il allait devoir y participer.
Hors de question de mourir à cause d’une
balle humaine.
Chapitre 3

I-87, autrement dit l’autoroute du Nord.



Oh ! cette odeur de voiture neuve.
Un mélange de moquette propre, d’huile de
charnière encore visqueuse et de colle à peine
sèche.
Sola Morte adorait la nouveauté en matière
d’automobile, raison pour laquelle elle
prenait toujours ses Audi A4 en leasing. Tous
les trois ans, elle en récupérait une nouvelle ;
parfois plus souvent quand une offre
promotionnelle lui permettait de changer de
véhicule un ou deux mois plus tôt.
Donc, oui, elle se trouvait en territoire
familier… sauf qu’elle inspirait cette
délicieuse fragrance depuis le coffre d’une
berline dans lequel on l’avait enfermée.
Ce n’était pas vraiment la façon dont elle
avait prévu de finir sa nuit, mais parfois le
libre arbitre était tenu en échec par des
circonstances extérieures.
À présent, la question était : comment
survivre à cet enlèvement et rentrer à la
maison ?
Compte tenu du fait qu’elle exerçait le
métier de cambrioleuse, elle avait l’habitude
d’improviser dans les situations dangereuses.
Elle n’avait pas tout à fait les compétences de
MacGyver ; elle n’était pas en mesure de
fabriquer un neuf millimètres automatique à
partir d’un rouleau de Scotch, d’un tube de
dentifrice, de dix centimes et d’un briquet Bic.
Mais elle était assez intelligente pour tâtonner
à la recherche d’un démonte-pneu, d’une
caisse à outils, ou d’une canette de soda
oubliée. Tout objet susceptible de lui servir
d’arme.
Quand on l’avait enlevée dans sa maison,
elle n’avait rien d’autre que sa parka sur le
dos et un espoir désespéré que son ravisseur
l’emporte avant que sa grand-mère arrive au
pied de l’escalier et se retrouve embarquée
dans toute cette histoire. Si sa grand-mère
l’avait échappé belle, en revanche, Sola
n’avait même pas de téléphone portable sur
elle.
Et jusqu’à présent ses fouilles à tâtons dans
le coffre ne lui avaient rapporté que dalle.
Elle ignorait également où on l’emmenait.
Vu le ronronnement du châssis et l’absence de
chaos, ils devaient rouler sur l’autoroute, et
cela depuis un moment.
Mince, elle avait mal au crâne.
Avec quoi l’avaient-ils frappée ? Un
marteau ?
Elle s’arc-bouta pour passer la main sous
ses reins, en se disant qu’elle était peut-être
étendue sur le compartiment dans lequel on
stockait la roue de secours et les outils.
Toutefois, elle ne sentit aucune fente dans le
tapis. Peut-être fallait-il soulever tout le
plateau ? Merde !
Levant le bras, elle revérifia les parois, et
sentit la moquette légèrement rugueuse ainsi
que le renflement du logement d’une des
roues arrière… puis le filet à bagages… un
rectangle de papier plié qui devait être une
carte, un ticket de caisse, bref, une liste des «
dix meilleures façons de torturer un
prisonnier »…
Après avoir ramené les genoux sur sa
poitrine, elle se retourna dans l’espace étroit,
en poussant sur ses mains et ses pieds, et se
tordit le cou selon un angle que celui-ci
n’apprécia pas vraiment.
— Seigneur…, grogna-t-elle en
s’immobilisant pour reprendre son souffle.
Pour ma reconversion au Cirque du Soleil,
c’est foutu.
Reprenant ses contorsions, elle finit par
obtenir sa récompense : la possibilité de
fouiller l’autre côté du coffre…
— Eh ! salut…
Enfonçant les doigts dans une fente de la
moquette, elle suivit le contour carré jusqu’à
trouver un loquet à l’autre bout.
Déverrouillant le couvercle du compartiment,
elle le souleva et découvrit…
… une boîte à outils ? une trousse de
premiers secours ?
… un gros lot sous la forme d’un Smith &
Wesson chargé ?
Tandis qu’elle procédait uniquement par le
toucher et tentait de deviner la forme et la
texture de ce qui se trouvait à l’intérieur, elle
se rappela combien elle appréciait son sens de
la vue.
— Je te tiens, souffla-t-elle en enfonçant les
ongles dans la boîte et en luttant avec une
attache pour dégager l’objet.
Quand elle y parvint, elle découvrit qu’il y
avait une poignée sur le couvercle. Crétine !
Son fermoir fut facile à défaire et à
l’intérieur…
Le cylindre faisait environ vingt
centimètres de long sur trois de diamètre. À
l’une des extrémités se trouvait un capuchon
avec une partie rugueuse sur le dessus, et à
l’intérieur ? C’était la fête.
Cette fusée de détresse était sa seule chance.
Resserrant la main dessus, elle rassembla
ses esprits pour essayer de découvrir où elle
risquait d’atterrir, en dehors de la morgue,
bien entendu. Le problème, c’était qu’elle
n’avait aucune idée du temps passé sur la
route… mais s’ils l’emmenaient chez
Benloise ils devaient se rapprocher de leur
destination. West Point ne se trouvait pas si
loin que cela de Caldwell.
Car tout ceci était l’œuvre de Benloise.
Le grossiste en drogue se vengeait parce
qu’elle était entrée par effraction dans son
domicile et en avait subtilement modifié la
déco. Ce qui avait été sa façon à elle de lui
faire payer leur différend à propos d’un
paiement.
Qui avait impliqué Ahssaut.
Fermant les yeux – même si elle ne
distinguait strictement rien –, elle se
représenta l’homme tout entier, depuis ses
cheveux noirs brillants et ses yeux
profondément enfoncés, jusqu’à ce corps qui
aurait dû être celui d’un athlète, et non d’un
dealer s’apprêtant probablement à prendre le
contrôle de toute la côte Est.
Pendant une fraction de seconde
d’égarement, elle s’imagina qu’il partirait à sa
recherche et l’aiderait à se tirer de ce mauvais
pas. Et, oui, c’était gênant à bien des égards :
pour commencer, elle n’avait jamais compté
sur personne de toute sa vie et, deuxièmement,
l’idée même d’un sauveur musclé venant à son
secours suffisait à lui donner la nausée par
principe.
Mais sa fierté avait tout de même pris un
coup sur un point : elle en savait beaucoup
trop sur Benloise. Il lui faudrait un miracle
pour se tirer de là, et Ahssaut était ce qui s’en
rapprochait le plus à sa connaissance.
Dommage qu’elle ne lui manque pas pour le
moment. Ils ne se connaissaient que parce que
Benloise l’avait payée – partiellement – pour
l’espionner. Cela n’avait pas plu à Ahssaut, qui
lui avait rendu la monnaie de sa pièce.
Ce qui avait mené à autre chose.
Secouant la tête jusqu’à ce que la douleur
lui donne le tournis, elle se rappela à quel
point ses rencontres avec lui avaient compté
pour elle, avant qu’elle tombe dans une
embuscade dans sa propre cuisine : leur jeu du
chat et de la souris, l’impression séduisante de
menace qui émanait de lui, la décharge
érotique qu’elle recevait rien qu’à se trouver
en sa compagnie.
Tout cela avait énormément compté, putain
!
Néanmoins, ce nouveau coup du sort
remettait tout en question. Elle luttait
désormais pour sa survie, et, si cela tournait
mal, elle espérait seulement que sa grand-
mère aurait un corps à enterrer.
Parce qu’elle ne se leurrait pas. Benloise
n’allait pas se montrer indulgent avec elle
sous prétexte qu’il l’avait considérée un temps
comme sa fille. Elle n’aurait pas dû le pousser
à bout. Ah ! son mauvais caractère ; c’était la
colère qui avait causé sa perte.
Mon Dieu ! sa grand-mère.
Elle sentit les larmes monter et lui picoter
les yeux, ce qui la força à entrouvrir les
paupières et à battre des cils pour les
empêcher de couler.
Il y avait trop de deuils dans la vie de vovò.
Trop de choses difficiles. Et ceci serait
probablement la pire de toutes.
À moins que Sola se tire de là.
Quand l’intensité de ses émotions menaça
de lui court-circuiter le cerveau, elle lutta
pour les contenir, et l’ultime remède fut une
surprise. Pourtant, elle suivit son instinct, de la
même façon dont elle avait l’intention
d’utiliser ce qu’elle avait découvert dans le
coffre.
Posant son unique arme à côté de sa hanche,
elle joignit les mains sur son cœur et inclina
la tête pour prier, le menton contre la poitrine.
Ouvrant la bouche, elle attendit que les
prières apprises par cœur lors de son enfance
catholique resurgissent de sa mémoire et
disent à sa langue quoi faire.
Et ce fut le cas.
— Je vous salue Marie, pleine de grâce…
Les mots adoptèrent une cadence, un rythme
similaire à celui de son cœur, qui la projeta
instantanément dans un passé lointain,
lorsqu’elle assistait chaque semaine à la messe
du dimanche.
Quand elle eut fini, elle attendit d’éprouver
une sorte de soulagement, de force ou de quoi
que ce soit d’autre qu’on était censé obtenir
grâce à ce rituel millénaire.
Mais rien.
— Fait chier.
Des mots. Ce n’étaient que des mots.
Dans un geste de frustration, elle rejeta la
tête en arrière et heurta le compartiment – pile
au mauvais endroit.
— Putain !
Il est temps de redescendre sur terre, se dit-
elle en palpant son crâne pour frotter sa bosse.
Au bout du compte, nul ne viendrait la
sauver. Comme d’habitude, elle ne pouvait
compter que sur elle-même, et, si cela ne
suffisait pas à la sortir de là, elle mourrait de
façon vraiment horrible, et sa grand-mère
souffrirait. Encore.
En parlant de prière, Sola aurait donné
n’importe quoi pour revenir en arrière et
rembobiner le film de la soirée, appuyer sur
la touche « pause » au moment où elle était
rentrée chez elle sans remarquer l’étrange
berline garée de l’autre côté de la rue. Dans
cette nouvelle version idéale, elle aurait sorti
son arme et y aurait fixé un silencieux avant
de franchir le seuil de sa maison. Elle aurait
tué ses deux ravisseurs, avant de monter et de
dire à sa grand-mère qu’elle allait changer les
meubles de place, exactement comme celle-ci
le lui avait demandé la semaine précédente.
Sous le couvert de la nuit, elle aurait
emporté les deux cadavres dans le garage,
aurait rentré la voiture et les aurait mis dans le
coffre. Ou, plutôt, elle en aurait casé un sur la
banquette arrière et l’autre dans le coffre.
Direction la cambrousse. Salut.
Après quoi, elle aurait emmené sa grand-
mère et elles seraient parties sur-le-champ,
même si on était au milieu de la nuit.
Sa vovò n’aurait pas posé de questions. Elle
comprenait aussitôt les situations d’urgence.
Une vie difficile n’empêchait pas d’avoir un
esprit pratique.
Elles se seraient évaporées dans le soleil
levant, en quelque sorte, et personne ne les
aurait jamais revues.
Vous voyez ? C’était un bien meilleur film,
qui pouvait peut-être encore devenir réalité, à
supposer que Sola se montre efficace quand
les gardes du corps de Benloise s’arrêteraient
et la laisseraient finalement sortir.
La fusée de détresse serrée entre ses doigts,
elle se prépara à l’action. Quel angle d’attaque
adopter ? Comment les surprendre ?
Mais ce n’était que de la masturbation
intellectuelle, car le succès ou l’échec
dépendrait d’une fraction de seconde qui, au
bout du compte, était imprévisible.
Tandis que son esprit se vidait, sa
respiration ralentit et ses sens s’aiguisèrent.
L’attente n’était plus un problème ; le temps
s’était arrêté. Les pensées n’étaient plus un
souci. L’épuisement n’existait plus.
Ce fut quand elle s’installa dans cette zone
grise entre « maintenant » et « plus tard » que
survint une véritable transformation.
Elle revit nettement une photographie de sa
grand-mère, prise au Brésil quand elle avait
dix-neuf ans. Son visage n’était pas ridé mais
plein, dans le meilleur sens du terme, la
jeunesse resplendissait dans son regard et ses
longs cheveux étaient détachés.
Si elle avait su ce qui l’attendait à l’âge
adulte, elle n’aurait jamais souri ainsi.
Son fils mort. Sa fille morte. Son mari
mort. Et sa petite-fille, la seule qui lui restait ?
Non, se dit Sola. Il fallait que cette histoire
finisse bien. C’était la seule option.
Sola ne pria pas à voix haute cette fois-ci ;
elle ne récita rien et ne joignit pas les mains.
Et elle n’était pas certaine de croire à sa
propre prière plus qu’à celles qu’on lui avait
enseignées. Mais, bizarrement, elle se surprit
à rebattre les oreilles de Dieu pour de bon.
Seigneur, je Te promets que, si Tu me sors de
là, je changerai radicalement de mode de vie.
J’emmènerai vovò loin de Caldwell. Plus
jamais je ne mettrai ma vie en danger, ni ne
volerai, ni ne commettrai d’acte criminel.
C’est la promesse solennelle que je Te fais, sur
le cœur de ma vovò.
— Amen, chuchota-t-elle.

Le Masque de Fer, Caldwell, État de New
York
— Oh mon Dieu ! oh mon Dieu ! oh mon
Dieu…
Trez soutenait l’étudiante blonde au-dessus
du sol, en lui agrippant fermement l’arrière
des cuisses, mais il était grandement tenté de
la laisser tomber comme un vieux kebab. Cette
petite baise était aussi acceptable qu’une pizza
froide : toujours bonne à consommer malgré
cela, mais sans plus.
On était loin d’être au Bella Napoli sur la 7e
Rue à New York.
Et ces jérémiades sur Dieu ? C’était un vrai
tue-l’amour, et pas parce qu’il était religieux
au sens humain du terme, ni parce qu’elle
s’éclatait pendant qu’il pensait à de la pizza. Sa
prestation vocale énervante et haut perchée à
la YouPorn, accompagnée de ces hochements
de tête qui lui balançaient ses extensions en
pleine figure, commençait à lui taper sur les
nerfs.
Fermant les yeux, il tenta de se concentrer
sur la sensation de son pénis allant et venant
en elle. La fille avait de faux nichons énormes,
aussi durs que des ballons de basket, et un
ventre qui pendait un peu, et il n’arrivait pas à
choisir ce qui était le pire : le fait qu’elle ne
l’attirait absolument pas, ou le fait qu’il était
en train de baiser cette salope dans les toilettes
de son propre club, courant le risque d’être
surpris par son personnel dans cette situation
lamentable, ou celui, quoique mince, que son
frère en entende parler.
Merde ! iAm. Le mâle avait une façon de
vous dévisager qui pouvait donner à un joueur
de foot américain équipé de pied en cap
l’impression d’être à poil et exposé à la
tempête.
Ce que ne recherchait pas Trez.
— …Dieu ! oh mon Dieu ! oh mon Dieu…
Putain de merde ! si elle pouvait au moins
varier un peu avec deux ou trois « Seigneur »
ou autre.
— OHMONDIEUOHMONDIEU…
Insinuant une main entre eux, il décida de
mettre fin à ses propres souffrances. Il lui
caressa le clitoris et la mena à l’orgasme juste
avant que son pénis se dégonfle tout à fait et
glisse hors d’elle.
Lorsqu’il la reposa sur ses pieds, il dut
immédiatement la rattraper car ses genoux
ployèrent.
— Oh… mon Dieu… tu es incroyable… tu
es…
Ouais, merci, chérie. La seule chose qui lui
importait à présent était le temps qu’elle
mettrait à se rhabiller.
— Toi aussi, bébé.
Trez se pencha sur le côté et ramassa son…
S’agissait-il de cette espèce de soutien-gorge
qu’elle considérait comme un tee-shirt ? ou de
son string ? ou alors…
— Oh ! je n’ai pas besoin de mes leggings
pour l’instant… n’est-ce pas ?
Ce truc était pour les jambes ? s’étonna-t-il
en serrant les lanières noires. Difficile
d’imaginer que cela puisse couvrir plus
qu’une main, ou peut-être l’un de ses seins,
gros comme des saladiers.
Qui avait ôté ces pseudobas ? Pas lui, il ne
le croyait pas, mais il n’arrivait pas à s’en
souvenir, et pas parce qu’il était ivre. Cet
épisode tout entier, exactement comme les
innombrables autres que comptait sa vie
amoureuse depuis des années, n’était pas
seulement profondément, mais aussi
volontairement, oubliable.
Alors pourquoi insistait-il pour remettre le
couvert encore et encore…
Bien, aucune raison d’endosser le rôle
d’iAm. Son frère était plus que capable de
dérouler cette rhétorique chaque putain de fois
qu’ils étaient ensemble.
— Papa, je t’aime, dit la fille en s’agrippant
à son biceps comme s’il s’agissait d’une barre
de striptease. J’adore ça.
— Moi aussi.
— Tu m’aimes, hein ?
— Toujours.
Il jeta un coup d’œil vers l’entrée, en
regrettant de ne pas avoir demandé à l’un de
ses employés de frapper à la porte à un
moment convenu d’avance.
— Laisse-moi ton numéro, OK ? Parce que
je dois retourner bosser.
Elle fit la moue, ce qui donna envie à Trez
de montrer les crocs et de déchiqueter le mur
des toilettes pour sortir.
— On pourrait remettre ça, susurra-t-elle
en se hissant sur la pointe des pieds pour
essayer de se blottir contre son cou.
Ma fille, j’ai déjà eu du mal à en finir la
première fois, pensa-t-il. Recommencer n’est
pas envisageable sur le plan anatomique.
— S’il te plaît, papa…
Elle se blottit de plus belle. Puis elle
s’écarta.
— S’il te plaît ?
Trez ouvrit la bouche, sa mauvaise humeur
et sa langue aiguisées par la frustration…
Sauf que, quand il croisa le regard de la
fille, il y lut une vraie émotion qui provoqua
chez lui un léger mouvement de recul. En la
regardant, il avait l’impression de se
contempler lui-même dans un miroir : il
voyait la même tristesse, le même vide
intérieur, le même sentiment de déracinement.
Elle n’était que la moitié d’une femme.
Il n’était que la moitié d’un mâle.
Sur ce seul point, ils étaient faits l’un pour
l’autre : deux idiots brisés cherchant un
dérivatif à leur désespoir en s’étourdissant
dans le sexe, tentant d’établir un lien d’une
façon qui ne faisait que renforcer leur
sentiment de solitude.
— S’il te plaît… ? supplia-t-elle, comme si
elle se préparait à un échec relationnel
supplémentaire dans la longue succession de
ses amants d’un soir.
En l’observant dans son ensemble, il se
rendit compte qu’il l’avait choisie, comme
toutes ses conquêtes éphémères, en fonction
de son physique, mais aussi parce qu’il y avait
une histoire derrière le fait qu’elle avait fini
par baiser dans des toilettes, en prononçant le
nom de Dieu en vain, avec un homme qui n’en
était pas un du tout.
Merde ! il n’était même pas un vampire
normal.
Trez lui effleura la joue de ses doigts
repliés, et, quand elle tourna la tête contre sa
main, il murmura :
— Ferme les yeux…
Le coup net et assuré frappé à la porte n’en
nécessitait pas un second.
— Patron ? on a un problème, entendit-il à
travers le panneau.
C’était la voix de Big Rob. Il s’agissait donc
d’un problème de sécurité, et, vu qu’il
s’adressait à lui et non à Xhex, c’était soit
qu’elle était sortie, soit, plus probablement,
qu’elle l’avait elle-même envoyé chercher.
La blonde souleva ses paupières garnies de
faux cils, mais il ne voulait pas de ça.
— Accorde-moi une minute, Rob.
— Compris, patron.
— Ferme les yeux, répéta-t-il.
Quand la blonde se fut exécutée, il entreprit
de se calmer : le martèlement étouffé des
basses du club s’évanouit, l’odeur du parfum
trop capiteux de la fille se dissipa, la douleur
au centre de sa poitrine… eh bien, elle
demeura à sa place, mais tout le reste fut mis
en veilleuse.
Plongeant dans l’esprit de la blonde, il fit ce
que son frère lui avait reproché de ne pas
faire : contrairement à tant d’autres de ces
conquêtes, il prit le temps d’effacer ses
souvenirs de leurs ébats, depuis l’instant où
elle avait engagé la conversation avec lui au
bar, jusqu’au moment où il l’avait amenée ici
et où elle avait vécu son expérience mystique.
iAm avait raison. Si Trez avait nettoyé
derrière lui comme cela depuis le début, il ne
se serait pas retrouvé dans les emmerdes avec
cette autre nana. Et lui et son frère n’auraient
pas dû déménager dans la demeure de la
Confrérie. Et cette Selena ne l’aurait pas
ensorcelé au point que…
Reportant son attention sur la blonde, il
décida de ne pas se contenter de son ménage
habituel. Au lieu de laisser une vingtaine de
minutes de blanc, il lui implanta le fantasme
qu’elle recherchait : elle avait rencontré un
mec qui l’avait lorgnée avec les yeux
exorbités de désir et ils avaient eu la meilleure
séance de sexe de leurs vies à cinq reprises,
avant qu’elle décide qu’elle était trop bien
pour lui.
Une histoire que, avec son nouvel état
d’esprit, elle allait répéter souvent.
Enfin, il inséra une pensée l’incitant à se
rhabiller et à refaire son maquillage. Et à la
toute dernière minute il ajouta qu’elle allait
vivre la meilleure année – non la meilleure
décennie – de sa vie.
Trez sortit un instant plus tard, après avoir
remonté sa braguette et rajusté sa chemise, en
affichant son masque qui disait « tout va bien
» sur son visage. Big Rob rôdait dans
l’ombre, aussi discret que possible pour un
type grand comme une montagne.
Trez le rejoignit, puis croisa les bras sur sa
poitrine et s’adossa au mur recouvert de
papier peint. En règle générale, il évitait de
parler boulot à l’intérieur du club, mais la
musique était suffisamment forte, et la foule
de clients concentrés sur leur nombril à la
façon des ivrognes et des désespérés, enfin, et
surtout, il se sentait obligé de garder un œil
sur la blonde, afin de s’assurer que nul n’entre
dans les toilettes avant qu’elle en soit sortie.
En outre, il supputait qu’il voulait avoir la
confirmation de l’avoir laissée dans un
meilleur état mental que quand il l’avait
trouvée.
Au moins l’un d’entre eux irait mieux.
— Alors, que se passe-t-il ?
Trez scruta la pénombre glauque du club,
ce qui était à la fois le fruit d’un talent naturel
et celui de l’entraînement : les Ombres avaient
tendance à observer mais, après avoir
travaillé avec Vhen et depuis qu’il était à la
tête de cet antre de perdition, c’était devenu
son premier moyen d’information.
Big Rob fit craquer ses doigts.
— Alex a mis fin à une dispute il y a
environ une heure entre deux nouveaux
clients. On les a virés tous les deux, mais
l’agresseur est revenu et monte la garde sur le
trottoir dehors.
La blonde émergea des toilettes, ses
vêtements à leur place, son maquillage
retouché, ses cheveux attachés au lieu d’être
en bataille. Mais, surtout, elle avait le menton
levé, le regard calme et concentré, et le
sourire mystérieux sur ses lèvres rendait son
apparence assez ordinaire véritablement
séduisante.
Quand elle rejoignit la foule, Big Rob la
suivit des yeux, de même que beaucoup
d’hommes. Mais elle ne parut pas y prêter
attention, sa confiance en elle lui suffisant
désormais à la rassurer sur son pouvoir de
séduction.
Trez se frotta le centre de la poitrine. Il
aurait aimé pouvoir se frapper lui-même et
changer radicalement les choses comme il
l’avait fait avec cette fille. Mais bon, toutes les
améliorations personnelles du monde ne
changeraient rien au fait que les s’Hisbe
désiraient son retour afin qu’il serve d’étalon
reproducteur pour le restant de ses jours.
— Patron ?
— Désolé, quoi ?
— Vous voulez qu’on fasse disparaître le
mec ?
Trez se passa une main sur le visage.
— Je vais m’occuper de lui. À quoi
ressemble-t-il ?
— Un blanc habillé en noir, coiffé à la
Keith Richards.
— Ça restreint la recherche, marmonna
Trez.
— Vous le trouverez devant l’entrée. Il ne
fait pas la queue.
Trez hocha la tête et traversa la foule pour
se diriger vers la porte. En chemin, il scruta
tout le monde, cherchant inconsciemment des
signes de tension risquant de dégénérer en
conflit ouvert qui pourrait aller de la simple
posture d’intimidation jusqu’à une baston dans
une ruelle.
Même les goths pouvaient se comporter en
étudiants de fraternités quand ils ingéraient
trop d’alcool.
À mi-chemin de la sortie, il crut entrevoir
un éclat métallique sur sa droite, mais, quand
il s’arrêta et explora l’endroit avec ses autres
sens, il ne trouva rien. Reprenant sa marche, il
poussa la porte pour sortir du club, salua d’un
signe de tête Ivan et le nouveau videur qui
surveillaient l’entrée, puis longea la file
d’attente, pleine de suspects ordinaires.
Mais aucun du genre de Kevin Spacey dans
Usual Suspect, bien entendu. Dommage, il
l’adorait dans ce film.
Sur le trottoir d’en face, personne ne
correspondait à la description de Big Rob.
Il supposa que l’inconnu était parti en
balade.
Au moment où Trez faisait demi-tour pour
regagner le club, il fut ébloui par les phares
d’une voiture qui roulait lentement, et la
douleur le fit se détourner de la lumière
comme un vampire. Tout en clignant des yeux
pour clarifier sa vue, il parvint tout de même à
atteindre la tête de la file d’attente et…
— C’est quoi ce bordel, il n’a pas fait la
queue ! Pourquoi vous le laissez entrer !
Quand Trez comprit qu’il était la cause de
cette altercation, il s’arrêta et regarda par-
dessus son épaule. Le blanc-bec faisait
environ un mètre soixante-quinze pour une
cinquantaine de kilos – et ce n’était pas une
fille. Visiblement, cet enfoiré souffrait du
syndrome du roquet : ses petits yeux perçants
lancèrent des éclairs lorsqu’il dévisagea Trez
et ses trépignements le faisaient haleter.
Il jouait sans doute beaucoup trop à World
of Warcraft, et cela lui faisait oublier que,
quand on se comportait en grande gueule
intolérante, mieux valait être capable
d’assurer derrière.
Trez se pencha vers le type et lui donna un
moment pour assimiler la différence de taille.
Et ça alors ! le connard referma la bouche et
ne l’ouvrit plus.
— Le club m’appartient, dit-il à voix basse.
Donc la question est : pourquoi devrais-je te
laisser entrer ?
Il jeta un coup d’œil à Ivan.
— Il n’est pas le bienvenu ici. Pour
toujours.
Il y eut encore quelques échanges, mais il
en avait terminé. En tant qu’Ombre, il avait
l’habitude qu’on le dévisage. Les vampires
ordinaires ne savaient pas trop comment
réagir en présence d’Ombres, et, franchement,
il ne s’intéressait pas non plus vraiment à eux.
En fait, on lui avait longtemps fait croire que
les deux espèces feraient mieux de ne pas se
fréquenter, du moins jusqu’à ce que
Vhengeance passe outre cette croyance et les
aide, son frère et lui, dans leur exil. Tout
d’abord, il ne s’était pas fié à lui, jusqu’à ce
qu’il comprenne que Vhen était comme eux :
un étranger dans un club de gens qu’il ne
respectait pas.
Dans le monde des humains, tout le monde
le prenait pour un Noir et projetait sur lui ses
préjugés raciaux, bons et mauvais, mais là
était l’ironie. Il n’était ni « africain », ni «
américain », donc aucune de ces conneries ne
s’appliquait à lui, en dépit du fait que sa peau
était foncée.
Mais c’était ainsi avec les humains : ils
étaient si égocentriques, qu’ils devaient
toujours se reconnaître dans toutes les
situations. Pendant ce temps, tout un tas
d’autres espèces se baladaient parmi eux, et ils
n’en avaient pas la moindre idée.
Sauf que… cela étant dit… si un imbécile
malavisé essayait de lui balancer des
saloperies racistes, il pouvait aller se faire
voir.
De retour dans le club, les stroboscopes et
le bruit agressèrent ses sens, au point que
traverser la salle lui fut aussi pénible que
franchir l’épaisseur d’un mur. Les flashs
étaient bien trop brillants et la musique
assourdissante ricochait sous son crâne,
transformant les mélodies en bouillie
inaudible.
Mais à quoi donc pensait son personnel,
bon sang ? Qui avait décidé de monter le
son…
Oh… merde !
Il se frotta les yeux, battit des paupières
deux ou trois fois et… oui, voilà, dans le quart
droit de son champ de vision, une rangée de
lignes brouillées scintillait comme le soleil au
travers d’un éclat de verre.
— Putain…
Si leur petite séance de baise dans les
toilettes avait permis à la blonde de gagner en
bon sens, lui n’avait récolté que la joie de
subir prochainement huit à dix heures de
vomissements, de diarrhées et de céphalées
atroces.
Comme tous les migraineux, il consulta sa
montre. Il lui restait environ vingt minutes
avant que la fête commence, et il ne pouvait
pas se permettre de les gâcher.
Accélérant le pas, il se fraya un chemin
entre les clients, saluant d’un signe de tête les
filles et son équipe de sécurité comme si tout
allait bien. Puis il se dirigea vers la porte du
fond ouvrant sur la partie du club réservé au
personnel, fit un détour par son bureau pour
récupérer sa veste en cuir et ses clés de
voiture, avant de ressortir sur le parking. Sa
BMW l’attendait et, tandis qu’il s’installait au
volant, bouclait sa ceinture de sécurité et
démarrait, il regretta amèrement de ne plus
habiter au Commodore, parce qu’alors il
aurait pu demander à l’un de ses videurs de le
reconduire chez lui.
Depuis qu’il vivait dans la demeure de la
Confrérie, ces chauffeurs de dépannage
n’étaient plus envisageables.
Bien entendu, il aurait pu appeler son frère.
Mais il aurait dû subir les reproches
silencieux d’iAm tout au long du chemin, et
c’était bien la dernière chose dont il avait
besoin en ce moment. iAm était la seule
personne de sa connaissance qui en se taisant
vous assourdissait plus durement qu’un avion
qui décolle.
Quand son portable sonna, il se dit qu’il
ferait bien de prévenir tout le monde au boulot
qu’il était au tapis.
Sortant l’appareil, il consulta l’écran…
— Génial !
Mais ce n’était pas comme s’il pouvait
basculer iAm sur répondeur. Passant le pouce
sur l’écran pour répondre, il porta le mobile à
son oreille même s’il était interdit de
téléphoner au volant dans l’État de New York.
Son frère ne lui donna même pas le temps
de dire « allô ».
— Tu as une migraine.
— Tu n’es pas censé être devin.
— Ce n’est pas le cas. Je suis arrivé pile au
moment où tu décampais. Je suis juste derrière
toi, et il n’y a qu’une seule raison pour que tu
t’en ailles ainsi à 1 heure du matin.
Trez jeta un coup d’œil dans le rétroviseur
et fut assez fier de lui : s’il inclinait la tête
d’une certaine façon, il parvenait à supporter
la vue des phares.
— Arrête-toi.
— Je…
— Arrête-toi, putain ! Je reviendrai
chercher la voiture une fois que je t’aurai
raccompagné.
Trez ne s’arrêta pas et poursuivit son
chemin vers l’autoroute tout en se disant qu’il
pouvait y arriver.
Cela lui parut un bon plan, du moins
jusqu’à ce qu’une voiture apparaisse dans la
file d’en face : à mesure qu’elle se
rapprochait, il y voyait de moins en moins, et
n’eut d’autre choix que de lever le pied.
Clignant des yeux plusieurs fois de suite, il
avait l’intention d’enfoncer de nouveau la
pédale d’accélérateur et de continuer, sauf
qu’il prit conscience de la réalité ; il n’avait
plus le temps, et pas seulement par rapport à
sa migraine.
Les s’Hisbe ne feraient qu’intensifier leur
pression pour le faire revenir dans les
territoires et Dieu seul savait quelle serait leur
prochaine tactique. Donc, dans cette situation,
il ne fallait pas qu’iAm voie son frère mourir
juste sous ses yeux.
Trez lui avait déjà infligé trop de peine.
Une voiture en flammes n’était pas une
bonne façon d’allonger la liste.
Il renonça à conduire, se gara sur le bas-
côté, et posa le front sur le volant. Même s’il
avait les yeux fermés, l’aura s’étendait
toujours et gagnait peu à peu la partie
supérieure de son champ de vision. Quand elle
disparaîtrait, ce serait l’éclate, et pas dans le
sens amusant du terme.
Tandis qu’il attendait qu’iAm se range à
côté de lui, il trouva ironique d’éprouver un
immense sentiment de défaite alors qu’il avait
pris une sage décision.
Chapitre 4

— Alors, qu’avons-nous là… ?


La question était plutôt : que n’avons-nous
pas ? se dit Beth en se penchant sur le
congélateur dédié aux glaces.
Les femmes enceintes semblaient raffoler
de ces friandises froides et sucrées. Enfin,
plus exactement, l’Élue Layla aimait ça, et
Beth lui en apportait régulièrement toutes les
nuits depuis… Combien de temps s’était-il
écoulé depuis les chaleurs de la femelle ?
Mon Dieu ! comme le temps filait.
Et tandis qu’elle recomptait les jours, elle
avait bien conscience que ce n’était pas à la
grossesse de Layla qu’elle pensait. En réalité,
elle additionnait les heures qu’elle-même avait
passées dans cette chambre, au chevet de
l’Élue, en espérant que, pour une fois, ce
vieux conte de bonne femme soit vrai.
Elle ne s’y rendait pas uniquement en tant
qu’amie attentionnée venue réconforter la
femelle.
Non. Même si la raison qui l’avait amenée à
penser que Kolher et elle avaient besoin d’un
bébé au milieu de tout ce bordel demeurait un
mystère. Toutefois, Mère Nature l’avait
comme acculée et elle ne pouvait plus faire
demi-tour, ni comprendre ce désir, ni se
raisonner.
Non qu’elle en ait nécessairement parlé à
Kolher récemment. Comme s’il n’avait pas
déjà suffisamment de problèmes à gérer en ce
moment. Mais bon, si elle arrivait à
déclencher ses chaleurs…
Elle voulait seulement un morceau d’elle et
de Kolher, et plus le danger augmentait avec
la bande de salopards, plus cette envie se
faisait pressante.
À certains égards, c’était le plus triste
commentaire que l’on puisse faire de leur
situation.
Une part de lui au moins survivrait si la
bande de salopards réussissait finalement à le
tuer…
La vague de douleur que cette idée
provoqua en elle fut si puissante qu’elle
s’affaissa contre le congélateur et qu’il lui
fallut un moment avant de pouvoir concentrer
de nouveau son attention sur la cargaison de
Ben & Jerry’s, Häagen-Dazs et autres marques
de glaces.
C’était tellement plus sécurisant de
s’inquiéter du parfum qu’elle mangerait ce
soir. Layla prenait toujours saveur vanille, la
seule qu’elle parvenait à avaler. Mais Beth
était ouverte à tout sur ce point-là et, grâce à
l’appétit notoire de Rhage, elle avait des
milliards de choix à sa disposition.
Comme elle cherchait l’inspiration, elle se
rappela une période de son enfance où, après
avoir empoché l’un de ses dollars durement
gagnés, elle parcourait un demi-kilomètre
jusqu’à l’épicerie de Mac et mettait vingt
minutes à choisir chaque fois le même pot de
glace au chocolat. Bizarrement, elle se
souvenait encore du parfum des cornets en
gaufrette faits maison qui embaumait
l’épicerie. Et de la vieille caisse enregistreuse
à manivelle.
Quand elle avait payé, Mac lui donnait
toujours une petite cuillère en plastique rouge,
une serviette et la gratifiait d’un sourire, ainsi
que de ses vingt-six centimes de monnaie.
Il se montrait encore plus gentil avec les
orphelins qui vivaient à Notre-Dame. Mais
bon, beaucoup de gens étaient gentils avec elle
et les autres enfants non désirés ou
malchanceux.
— Menthe aux pépites de chocolat,
annonça-t-elle en plongeant le bras entier dans
le bac pour en atteindre le fond.
Quand une bouffée d’air froid lui remonta
au visage, elle s’immobilisa pour profiter de
la sensation.
— Oh ! oui…
Même si on était en décembre, elle se
surprenait à préférer la fraîcheur. Elle aimait
sentir la chair de poule se former sur sa peau,
les pores de son visage se resserrer et
l’intérieur de ses narines se dessécher sous
l’action du froid.
C’était sans doute cette partie de jambes en
l’air qui l’avait réchauffée.
Fermant les yeux, elle repensa au moment
où Kolher l’avait allongée sur le sol pour lui
arracher ses vêtements. C’était tellement bon.
Ils en avaient tellement besoin.
Même si elle détestait son état d’esprit
actuel.
Il était si distant psychiquement avec elle,
malgré sa proximité physique.
C’était peut-être une autre raison pour
laquelle elle désirait un enfant.
Elle devait se reconcentrer sur sa tâche.
— Vanille, vanille… où es-tu ?
Quand elle comprit qu’il n’y avait plus de
glace à la vanille, elle dut se contenter d’un
pot de deux litres aux trois parfums, pollué
par de la fraise et du chocolat. Ce n’était pas
un problème. En procédant à une extraction
chirurgicale, elle devrait parvenir à récupérer
de la vanille sans contaminer le bol de Layla.
Elle quitta le garde-manger pour entrer
dans la cuisine, où un parfum à la fois doux et
terreux d’oignons et de champignons sautés
mélangés à du basilic et de l’origan assaillit
ses narines. Mais cette ambroisie n’était pas
destinée au Dernier Repas, et ce n’était pas un
doggen qui s’activait aux fourneaux.
Non. Il s’agissait d’iAm ; encore lui. Ce qui,
vu qu’il semblait cuisiner quand il était
stressé, suggérait que quelqu’un d’autre avait
des problèmes.
L’Ombre et son frère étaient les derniers
arrivants de la maison de la Confrérie et, en
tant que propriétaire et chef en titre du très
traditionnel restaurant Sal’s, iAm avait
largement prouvé ses talents culinaires en
préparant d’excellentes linguine. Mais cela ne
voulait pas dire pour autant que Fritz
appréciait qu’il utilise ces casseroles ; comme
d’habitude, le majordome rôdait à la
périphérie, au bord de l’apoplexie parce que
l’un des invités de la maison cuisinait.
— Ça sent divinement bon, dit-elle en
posant les pots de glace sur l’immense
comptoir en granit.
Elle n’eut pas le temps de sortir les bols ou
les cuillères. Fritz était passé à l’action,
ouvrant les placards et les tiroirs, et elle n’eut
pas le cœur de lui enjoindre de ne pas
s’occuper d’elle.
— Alors, de quoi s’agit-il cette fois-ci ?
demanda-t-elle à l’Ombre.
— Sauce bolognaise.
iAm dévissa un autre flacon d’épices, et
parut évaluer la quantité exacte à verser sans
l’aide d’une cuillère doseuse.
Lorsqu’elle croisa ses yeux noirs en
amande, Beth remonta un peu plus son col
roulé pour dissimuler les marques de morsure
sur son cou. Non qu’il semble s’en soucier de
toute façon.
— Où est ton frère ?
— Là-haut, répondit-il d’une voix tendue.
Ah ! sujet à éviter.
— Bon, je suppose que je te verrai au
Dernier Repas ?
— J’ai une réunion, mais j’ai cru entendre
qu’on vous servirait de l’agneau.
— Oh ! je croyais que tu cuisinais pour…
— C’est une thérapie, expliqua-t-il en
tapotant la spatule contre le rebord de la
casserole pour en débarrasser les résidus de
sauce. C’est la seule raison pour laquelle Fritz
me laisse utiliser ses fourneaux.
Elle baissa d’un ton.
— Je croyais que tu exerçais des pouvoirs
particuliers sur lui.
— Crois-moi, si j’avais ce don, je m’en
servirais.
Il baissa le feu.
— Excuse-moi. Je dois voir comment va
Trez.
— Il est blessé ?
— Si l’on veut.
Il la salua d’un bref signe de tête et sortit de
la pièce.
— À plus.
Dans son sillage, l’air parut changer de
texture, les molécules de la cuisine s’apaisant
aussi sûrement que si la mauvaise humeur de
l’Ombre les avait électrifiées. C’était flippant,
mais elle les appréciait, lui et son frère : deux
tueurs expérimentés supplémentaires dans
cette maison n’étaient pas pour lui déplaire.
— Maîtresse, je crois que j’ai réuni tout ce
dont vous avez besoin.
Le majordome lui présenta tous les
ustensiles nécessaires à une orgie de glace sur
un plateau d’argent.
— Pour vous et l’Élue.
— Oh ! Fritz, comme c’est aimable, mais en
fait je n’ai besoin que d’un seul bol. Je
mangerai la mienne directement dans le pot, si
vulgaire que cela puisse paraître. Mais
j’aurais besoin d’une… merci.
Elle sourit quand le majordome lui tendit
une cuillère à glace.
— Lirais-tu dans les pensées ?
Le doggen rougit et un sourire apparut sur
son visage buriné et ridé.
— Non, maîtresse. Mais de temps à autre
j’anticipe assez bien les désirs des gens.
Après avoir ôté le couvercle du pot aux
trois parfums, elle plongea la cuillère dedans,
en veillant à ne prendre que de la vanille.
— Je dirais plutôt que tu le fais tout le
temps.
Quand il s’empourpra et détourna ses yeux
déjà baissés, elle eut envie de le prendre dans
ses bras. Mais, la dernière fois qu’elle s’était
comportée ainsi, il avait failli s’évanouir
devant tant d’indécence. Les doggen vivaient
selon un strict code de conduite et, même si
leur vœu le plus cher était de bien servir, ils
ne supportaient tout simplement pas les
louanges.
Et iAm avait déjà suffisamment stressé le
pauvre homme.
— Êtes-vous certaine que je ne puisse
servir la glace à votre place ? demanda le
majordome avec inquiétude.
— Tu sais que j’aime le faire moi-même.
— Puis-je porter le plateau, dans ce cas ?
— Non, je m’en charge.
Quand il parut au bord de l’implosion, elle
finit de remplir le bol de Layla et glissa :
— Pourrais-tu remettre la glace dans le
congélateur à ma place ?
— Oui, s’il vous plaît, maîtresse. Et la
cuillère. Je vais m’en occuper également.
Quand il eut disparu comme un voleur avec
son butin, elle secoua la tête, souleva le
plateau et traversa la salle à manger.
Débouchant à l’extrémité du vestibule, elle
s’arrêta pour contempler les lieux. Même si
elle voyait cet espace haut de deux étages
toutes les nuits depuis deux ans, entrer dans
cet endroit étonnant était comme débarquer
dans un autre monde : depuis les dorures à la
feuille et le sol de mosaïque aux couleurs
brillantes jusqu’au plafond peint et les
colonnes de marbre et de malachite, c’était de
la magie à l’état pur.
Et la royauté à l’état pur.
En fait, la demeure tout entière était une
œuvre d’art. Le moindre centimètre carré était
travaillé avec un goût et une magnificence à
couper le souffle, et chaque pièce peinte dans
des nuances de couleurs différentes qui
s’harmonisaient à la perfection.
Elle n’avait jamais vécu dans un tel luxe
avant l’arrivée de Kolher dans sa vie, et
n’avait pas davantage imaginé le faire un jour.
Doux Jésus ! elle se rappelait le moment où ils
étaient venus ici tous les deux la première
fois. Main dans la main, ils avaient visité
toutes les ailes et tous les étages, depuis les
catacombes du sous-sol jusqu’au grenier aux
poutres apparentes. Combien de pièces y
avait-il ici ? Elle avait perdu le compte vers
cinquante.
Quelle folie !
Elle n’avait pas hérité de son père que cette
demeure, mais aussi de l’argent… beaucoup
d’argent.
Au point que, même si elle avait partagé
équitablement sa fortune avec John Matthew,
son demi-frère, quand celui-ci était apparu,
elle était encore riche à millions.
C’était complètement dingue.
Marchant sur la représentation d’un
pommier en fleur, elle emprunta l’escalier
recouvert d’un tapis rouge en direction du
premier étage. Orpheline durant toute sa
jeunesse, elle avait eu un choc en découvrant
que son père connaissait son existence, avait
veillé sur elle et subvenu à ses besoins. Mais,
d’après tout ce qu’elle avait entendu dire à son
sujet, Audaszs n’était pas du genre à se
soustraire à ses devoirs.
Seigneur ! comme elle regrettait de ne pas
l’avoir connu.
Surtout en ce moment.
Quand elle arriva en haut des marches, elle
vit que la porte du bureau était ouverte, et que
son homme se trouvait à l’endroit qu’il
détestait, penché sur des montagnes de
paperasses traduites en braille, ses larges
épaules dissimulant l’essentiel du trône sur
lequel il était assis, ses doigts agiles effleurant
une ligne après l’autre, les sourcils froncés
derrière ses lunettes de soleil…
Son mâle et George, son chien d’aveugle
bien-aimé, se tournèrent dans sa direction
comme s’ils avaient senti son odeur.
— Leelane, murmura Kolher en soupirant.
Le golden retriever bondit aussitôt sur ses
pattes en remuant la queue et ouvrit la gueule
en un sourire qui le fit éternuer.
Elle était la seule personne pour laquelle il
souriait, mais, même s’il l’adorait, il ne quitta
pas Kolher d’une semelle.
Posant le plateau d’argent avec la glace sur
un guéridon dans le couloir, elle entra et salua
Saxton, qui était assis à sa place habituelle sur
l’un des canapés bleu pâle de style français.
— Comment vont les deux mâles les plus
travailleurs de l’univers ?
L’avocat spécialiste en droit ancien
s’extirpa de sa pile de papiers et s’inclina
devant elle, son beau costume taillé sur
mesure épousant ses mouvements avec
fluidité.
— Vous avez bonne mine.
Oui, bon, rien ne valait une petite partie de
jambes en l’air.
— Merci.
Elle contourna le bureau massif et prit le
visage de son mari entre ses mains.
— Salut.
— Je suis ravi que tu sois là, lui glissa-t-il
comme s’ils ne s’étaient pas vus depuis des
années.
Quand elle se pencha pour l’embrasser sur
la bouche, elle sut qu’il avait fermé les yeux
même si elle ne pouvait pas le voir derrière
ces verres noirs.
Puis elle dut s’occuper du chien.
— Comment vas-tu, George ?
Tout comme avec son mari, elle déposa un
gros baiser sur son museau, doux comme
celui d’un chiot.
— Tu prends soin de notre roi ?
Le halètement et le battement de sa queue
contre les pieds du trône constituèrent le plus
gros « oui » qu’elle ait jamais entendu.
— Alors, sur quoi travaillez-vous ?
demanda-t-elle pendant que Kolher l’attirait
sur ses genoux et lui caressait le dos.
C’était bizarre. Avant de le rencontrer, elle
détestait les papouilles et les câlins mièvres
des couples. Mais, ça alors ! les temps
changeaient.
— De simples requêtes.
Comprendre : des conneries auxquelles je
préférerais foutre le feu plutôt que de m’en
occuper.
— Et il nous en reste encore deux
douzaines.
Saxton s’étira le bras droit, comme s’il
souffrait d’ankylose.
— Ensuite il nous faudra nous occuper des
arbitrages de conflits et des faire-part de
naissance et de décès.
Kolher renversa la tête en arrière.
— Je continue de croire qu’il existe une
meilleure façon de traiter tout cela. Je déteste
devoir te transformer en secrétaire, Saxton.
Le mâle leva les yeux de son bloc-notes.
— Ça ne me dérange pas du tout. Il faut
faire le nécessaire pour venir à bout de ces
requêtes.
— À ce propos, quel est le cas suivant ?
Saxton tira une feuille de papier d’un épais
dossier.
— Bien. Ce gentilhomme souhaite prendre
une autre shellane…
Beth leva les yeux au ciel.
— Quoi, comme chez les mormons, mais
version vampire ?
— C’est légal.
Saxton secoua la tête.
— Cependant, franchement, en tant que gay,
je ne comprends déjà pas pourquoi on
voudrait d’une femelle, alors, encore moins
de plusieurs… oh ! je veux dire vous mise à
part, ma reine. Vous valez bien une exception.
— Attention à ce que vous dites, l’avocat,
gronda Kolher.
— Je plaisantais, rétorqua celui-ci.
Beth sourit de voir combien ces deux-là
étaient à l’aise ensemble.
— Attendez, donc le fait d’avoir deux
épouses est courant ?
Saxton haussa une épaule avec élégance.
— C’était plus fréquent quand la population
était plus importante. De nos jours, nous
avons moins de tout : d’unions, de naissances,
de décès.
Kolher posa les lèvres contre son oreille.
— Peux-tu rester pendant que je fais ma
pause ?
Il ondula du bassin, laissant suggérer que
son cerveau était retourné en territoire
horizontal. Ou vertical, puisque le ciel savait
qu’il était assez fort pour la soulever du sol
aussi longtemps qu’il le désirait.
Alors qu’elle sentait son corps s’échauffer,
elle songea à la glace qu’elle avait laissée
dans le couloir.
— Peux-tu m’accorder une heure ? Je
dois…
Un bruit de chute sur le palier du premier
étage leur fit tous tourner la tête.
— Qu’est-ce que c’est que ce bordel ?
articula Kolher.

Dans la ruelle, Xcor s’accroupit et couvrit
sa blessure d’une main, tandis que des
détonations retentissaient tout autour de lui et
que des crissements de pneus annonçaient
l’arrivée d’autres membres du gang.
Un abri. Il lui fallait un abri – tout de suite.
Ces humains ne se préoccupaient pas de lui,
mais leurs balles tombaient dru, et étaient
aussi peu prévisibles et sélectives qu’un
troupeau de bisons.
Reculant d’un bond, il se plaqua contre l’un
des bâtiments qui bordaient la ruelle, tandis
que la douleur lui vrillait l’épaule. Mais il
n’avait pas le temps d’examiner les dégâts. Il
jeta un coup d’œil à gauche… à droite…
La seule chose qu’il vit fut une porte à
environ cinq mètres de là. Il se laissa glisser à
terre et la rejoignit d’une roulade, en sortant
son pistolet dans le même mouvement. Il tira
deux coups dans la serrure en acier, donna un
violent coup de pied dans le battant et plongea
dans l’obscurité.
À l’intérieur, l’air était fétide… et
douceâtre.
Écœurant. Comme la puanteur de la chair
en décomposition.
Rance… comme celle d’un éradiqueur.
Alors qu’il refermait derrière lui, les
échanges de coups de feu continuaient, et les
sirènes de la police ne tarderaient pas à
retentir. La question était : combien y avait-il
de morts et de blessés et est-ce que l’un de ces
rats sans queue viendrait se réfugier ici ?
Hélas ! ces questions idiotes ne trouveraient
leur réponse qu’une fois qu’il aurait
déterminé pourquoi cet endroit empestait
l’odeur de l’ennemi.
Sortant sa lampe de poche, il en promena le
faisceau lumineux tout autour de lui sur le sol
sale. La cuisine professionnelle avait à
l’évidence été abandonnée, des toiles
d’araignées pendaient de la hotte industrielle
au-dessus des fourneaux et des étagères vides
au-dessus des plans de travail… une épaisse
poussière recouvrait toutes les surfaces… les
détritus d’un déménagement effectué à la va-
vite jonchaient le passage menant à la porte.
Xcor se releva et décrivit de larges cercles
avec sa torche. Des seaux vides renversés qui
avaient autrefois contenu des sauces et des
yaourts industriels encombraient l’une des
paillasses, et des tubes sans bouchon toujours
pleins de moutarde et de ketchup désormais
solidifiés, ayant depuis longtemps passé le
stade de la décomposition pour atteindre celui
de la momification. Plus loin, des plateaux
alignés près d’un lave-vaisselle professionnel
rouillé étaient garnis chacun d’une fourchette
ou d’une cuillère égarées, et des verres
opaques ébréchés semblaient attendre qu’un
plongeur fantôme les dépose dans la machine.
Écrasant des débris d’assiettes blanches en
porcelaine, il suivit l’odeur qui avait attiré son
attention.
La Société des éradiqueurs était constituée
d’humains recrutés pour alimenter la guerre
contre les vampires. Ces avortons étaient
transformés par l’Oméga, et cela avait pour
effet secondaire de créer cette puanteur
permanente, à mi-chemin entre la carcasse
animale vieille de deux jours et le lait tourné.
On pouvait toujours débusquer l’ennemi au
flair…
La chambre froide se trouvait au fond de la
cuisine, et sa porte, digne de celle d’une
prison, s’entrouvrait sur un intérieur noir
comme l’enfer.
Lorsqu’il tendit la main vers la poignée, il
vit sa peau luire d’un éclat blanc dans le
faisceau de sa lampe torche, et le craquement
que fit le lourd battant en s’ouvrant résonna
suffisamment fort pour que ses oreilles
bourdonnent. Un trottinement de petites pattes
lui fit soupçonner que de véritables rats
détalaient à son arrivée, et il les sentit passer
sur ses bottes de combat.
La puanteur lui fit monter les larmes aux
yeux.
Le rayon lumineux pénétra la pièce en
premier.
Il était là.
Au centre du profond réfrigérateur,
suspendu à un crochet par la nuque, un mâle
humain imitait à la perfection un quartier de
bœuf.
Du moins, Xcor supposait qu’il s’agissait
d’un mâle, s’il en jugeait par le pantalon et la
veste en cuir. Impossible d’effectuer une
identification faciale : les rats l’avaient dévoré
à partir du cuir chevelu, en se servant de la
chaîne qui le maintenait au-dessus du sol
comme d’une autoroute pour atteindre leur
repas pestilentiel.
Tragiquement, il ne s’agissait donc pas d’un
ennemi, mais d’un vrai cadavre.
Quelle déception ! Il avait espéré quelque
chose qui l’aurait concerné. Au lieu de quoi,
ce n’était rien qu’un humain de plus…
Le bruit d’une personne trébuchant dans
l’obscurité le poussa à éteindre sa lampe, tous
les sens en alerte.
En dépit de la puanteur de son ami piqué sur
le crochet de boucher, il perçut l’odeur
cuivrée du sang frais qui accompagnait le
nouvel arrivant, ainsi que les grognements
d’un blessé.
Oh ! quelqu’un s’était fait bobo.
L’agitation continua dans la cuisine, tandis
que des sirènes annonçaient l’arrivée de la
police de Caldwell, mais les sons étaient
étouffés, ce qui suggérait que le nouveau venu
avait eu la présence d’esprit de refermer la
porte derrière lui.
— Merde !
Son visiteur fit tomber des contenants vides
en plastique quand il heurta le comptoir. Puis
on entendit de nouveaux jurons. Un
grognement comme s’il s’allongeait,
probablement sur le plan de travail en acier
inoxydable. Puis une respiration difficile.
Perdant patience, Xcor sortit de la chambre
froide. Contrairement au membre du gang
blessé, il avait une idée de la disposition des
lieux, et parvint à rejoindre le type grâce à son
oreille et sa mémoire.
Néanmoins, les choses auraient été
beaucoup plus simples s’il avait vu. Même si
cela lui permettait d’exercer son sens de
l’orientation, il n’aimait pas cette sensation
d’apesanteur qui accompagnait la cécité, pas
plus que de ne devoir se fier qu’à son ouïe et
son odorat pour se déplacer. Il y avait toujours
le risque qu’il trébuche sur quelque chose.
Mais il parvint à rejoindre l’humain éclopé.
— Tu n’es pas seul, susurra-t-il dans
l’obscurité.
— Quoi ! Oh mon Dieu ! Qui…
— Trouves-tu que je parle comme l’un des
tiens ?
Il avait pris soin de rouler les « R » un peu
plus longtemps que d’habitude, juste au cas où
son accent venu de la langue ancienne ne
serait pas parfaitement distinct.
La respiration se fit très bruyante et
s’accompagna d’une bouffée de l’odeur âcre
de la terreur.
— Vous, les humains…
Xcor s’avança encore de deux pas, sans se
soucier d’en étouffer le bruit.
— Le problème avec vous, c’est que vous
n’avez pas de véritable ennemi. Vous vous
battez les uns contre les autres pour des
tronçons de rues ou des limites de territoires,
parce qu’aucune menace extérieure n’est là
pour vous unir, contrairement à mon espèce.
Nous, nous avons un ennemi qui requiert de
notre part une certaine cohésion.
Pas suffisamment pour désamorcer ses
ambitions royales, toutefois.
À ce moment-là, l’humain bredouilla
quelque chose. Ou peut-être récitait-il une
quelconque prière ?
Quelle faiblesse ! C’était déplorable, et,
d’un point de vue moral, il était nécessaire de
l’exploiter.
Xcor alluma sa torche.
Ébloui par le faisceau lumineux, le membre
du gang sursauta si fort qu’il débarrassa de sa
poussière une partie du plan de travail avec
son corps ensanglanté.
Le plasma était aussi efficace que du lave-
vitre, apparemment.
L’ancien gros dur atteint de plusieurs balles
avait les yeux écarquillés au point de sortir de
leurs orbites et respirait bruyamment la
bouche ouverte, tandis que la douleur et la
peur avaient réduit son air bravache à un
lointain souvenir.
— Vous devriez savoir que d’autres se
promènent parmi vous, murmura Xcor.
Semblables, mais différents. Et nous vous
observons tout le temps.
L’homme se recroquevilla pour s’écarter de
lui, mais il ne pouvait aller bien loin. Le plan
de travail servait à entreposer des couteaux et
des tamis, ce n’était pas un matelas pour un
homme adulte.
Encore un peu et il finirait par terre.
— Qui… qui êtes-vous ?
— Un petit aperçu sera peut-être plus
éloquent qu’une description.
Montrant les crocs, Xcor tourna le faisceau
de sa lampe pour éclairer son propre visage.
Le hurlement suraigu ne dura guère.
Submergé par la décharge d’adrénaline,
l’homme tomba dans les pommes, et la
puanteur de l’urine qui s’éleva soudain
suggéra qu’il avait perdu le contrôle de ses
sphincters.
C’était plutôt amusant, en fait.
Xcor s’éloigna rapidement, se dirigeant
avec aisance vers la porte grâce à sa lampe
torche. Après s’être plaqué contre le mur, il
l’éteignit et laissa le cri du blessé attirer
l’attention des agents dans la rue.
La police de Caldwell réagit avec une
admirable efficacité, de nombreux hommes
forcèrent l’ouverture et transpercèrent
l’obscurité dense du faisceau de leurs propres
lampes torches.
À l’instant où ils aperçurent le membre du
gang, ils se précipitèrent à l’intérieur, et ce fut
le signal du départ pour Xcor.
Lorsqu’il se glissa dehors par
l’entrebâillement de la porte, il entendit le mot
« vampire » dans le chaos de la conversation
et ce fut donc en souriant qu’il se
dématérialisa loin de la foule.
Dans l’Ancienne Contrée, lui et sa bande de
salopards entretenaient les légendes et les
mythes en pratiquant occasionnellement des
apparitions, toujours devant des individus
isolés, et en adaptant leur attitude de façon à
correspondre aux fausses idées que l’espèce
humaine se faisait des vampires.
Ils étaient perçus comme des profanateurs
de vierges. Une source de maux qui dormait
dans un cercueil. Des monstres de la nuit.
Que des conneries, même si ce dernier
qualificatif pouvait effectivement s’appliquer
à lui.
Et en vérité c’était agréable de faire quelque
chose de similaire ici, à Caldwell, un peu
comme un chien qui marquerait son territoire.
Cela avait été également plaisant de donner à
cette erreur de la nature sur son plan de travail
de quoi hanter ses souvenirs pour le restant de
ses jours en prison.
Il fallait prendre ses distractions là où on
les trouvait.
Chapitre 5

Quand John Matthew avait emprunté


l’escalier monumental de la demeure, le passé
était bien la dernière chose qu’il avait en tête.
Tout en gravissant les marches, plusieurs
idées l’obnubilaient, à savoir, par ordre
d’importance : déshabiller sa shellane avant le
Dernier Repas ; la déshabiller dans leur
chambre ; et avoir sa shellane nue et sous lui
dans leur chambre avant le Dernier Repas.
Que lui soit ou non vêtu n’était pas un gros
souci, hormis sous la ceinture. Et, au pire, la
chambre n’était pas obligatoire, du moment
que l’endroit où ils finiraient leur offrait ne
serait-ce qu’un semblant d’intimité.
Donc, oui, en se rendant à l’étage, il était
très concentré sur le présent et la compagnie
de Xhex, qui, si tout avait fonctionné comme
prévu, avait quitté le Masque de Fer environ
un quart d’heure plus tôt et s’occupait en ce
moment même des aspects « nudité » et «
chambre » de ses préoccupations.
Toutefois, le destin lui offrit une diversion.
Lorsqu’il atteignit le palier, les portes du
bureau de Kolher étaient ouvertes et il aperçut
un tableau familier : le roi assis derrière son
bureau sculpté, la reine sur ses genoux,
George, le golden retriever, à leurs pieds, et
Sax, l’ex de Blay et l’actuel avocat de Kolher,
assis non loin d’eux sur un canapé. Comme
d’habitude, l’immense table de travail était
couverte de paperasse et Kolher était d’une
humeur de dogue.
En fait, son expression lugubre faisait
partie intégrante de la pièce, tout comme le
mobilier français ancien qui s’efforçait de
supporter le poids des frères lors des réunions
et les murs bleu pâle qui auraient mieux
convenu au boudoir d’une cocotte du nom de
Lisette ou Louisa.
Mais il n’y connaissait rien en matière de
décoration.
S’arrêtant pour les saluer tous les quatre
d’un geste de la main, il avait l’intention de
poursuivre son chemin jusqu’à sa chambre, y
retrouver sa compagne, la prendre dans
diverses positions, puis redescendre, douché
de frais, pour le dernier repas de la nuit.
Au lieu de quoi… juste avant de se
retourner… il croisa le regard de sa demi-
sœur, Beth.
À l’instant où le contact s’établit, une
connexion neuronale s’enclencha dans son
cerveau et la surcharge électrique lui fit péter
un fusible. Il se retrouva en chute libre,
basculant en arrière tandis que l’attaque
d’épilepsie, sans prévenir, prenait le contrôle
de ses muscles et les agitait de spasmes avant
qu’ils se rigidifient à l’extrême.
Il s’évanouit avant même d’avoir touché le
sol…

…et, quand il reprit conscience, la première
chose qu’il ressentit fut la douleur dans sa tête
et son postérieur.
Battant lentement des paupières, il découvrit
qu’il était au moins capable d’y voir lorsqu’il
distingua d’abord nettement le plafond, puis
un alignement de visages inquiets. Xhex se
trouvait juste à côté de lui et lui tenait la main,
les sourcils froncés comme si elle avait voulu
plonger dans l’obscurité de son
évanouissement pour le ramener à elle.
Vu qu’elle était à moitié symphathe, peut-
être en était-elle vraiment capable. C’était sans
doute la raison pour laquelle il s’était remis si
vite. Ou avait-il perdu connaissance pendant
des heures ?
Doc Jane se tenait près d’elle et de l’autre
côté il y avait Vhif et Blay. Kolher était au
niveau de ses pieds avec Beth…
À la seconde où il prit conscience de la
présence de sa sœur, l’activité électrique
anormale recommença dans son cerveau, et,
alors qu’il était sur le point d’entamer un
second petit tour au pays du marchand de
sable, la seule chose à laquelle il put penser
fut que ce n’était pas arrivé depuis longtemps.
Il avait cru en avoir terminé avec tout ça.
Il n’avait jamais eu de crises d’épilepsie
avant de rencontrer Beth. Après cela, il avait
subi plusieurs épisodes, toujours à
l’improviste, sans jamais pouvoir en
expliquer la cause. La seule bonne nouvelle ?
Elles n’étaient jamais survenues pendant un
combat et n’avaient pas mis sa vie en
danger…
Spontanément, son corps se redressa, son
torse se soulevant du tapis comme si on avait
noué une corde autour de sa cage thoracique
et que quelqu’un au-dessus de lui la tirait.
— John ? demanda Xhex. John, rallonge-
toi.
Quelque chose gonfla dans sa poitrine, une
sorte d’émotion paroxystique qui était à la
fois hors d’atteinte et profondément viscérale.
Tendant la main vers Beth, il lui ordonna
mentalement de s’en saisir, et, quand elle
s’accroupit et obéit, il se mit à remuer les
lèvres comme s’il voulait parler… sans
qu’aucun son sorte de sa bouche et sans qu’il
contrôle rien.
— Qu’essaie-t-il de dire ? demanda Beth.
Xhex ? Blay ?
L’expression de Xhex se fit impassible.
— Rien. Ce n’est rien.
John fronça les sourcils, tout en songeant :
C’est des conneries. Pourtant, il ne savait pas
plus que Beth de quoi il retournait, sans
compter qu’il semblait incapable de cesser de
communiquer.
— John, quoi qu’il arrive, tout va bien.
Sa sœur lui pressa la main.
— Tu vas bien.
Au-dessus de sa shellane, le visage de
Kolher se mua en un masque implacable,
comme s’il avait senti quelque chose qui ne
lui plaisait pas.
Brusquement, John sentit que sa bouche
formait d’autres phrases, qui exprimaient
désormais d’autres choses, même s’il n’avait
toujours pas la moindre idée de ce dont il
s’agissait. Pendant ce temps, Beth avait froncé
les sourcils… de même que Kolher…
Et ce fut tout.
Quand la crise connue une certaine
accalmie, sa vision se concentra sur Beth
jusqu’à ne distinguer que son visage.
Sans raison valable, il eut l’impression de
ne pas l’avoir vue depuis un an ou deux. Et
l’émotion suscitée par ses traits, ses grands
yeux bleus, ses cils et ses longs cheveux
noirs… résonna dans sa poitrine.
Pas d’une façon romantique, non.
C’était tout à fait différent, mais tout aussi
puissant.
Dommage qu’il ne soit plus capable de
rester conscient plus longtemps pour en
comprendre le sens.

— Nous sommes prêts.
Ahssaut termina son second rail de cocaïne,
releva la tête du plan de travail en granit et
observa ses cousins. De l’autre côté de la
cuisine de sa maison en verre au bord de
l’Hudson, tous deux étaient vêtus de noir mat
des pieds à la tête. Même leurs pistolets et
leurs couteaux n’accrochaient pas la lumière.
C’était parfait pour ce qu’il avait prévu.
Ahssaut referma le bouchon de son flacon
et le glissa dans sa veste en cuir noir.
— Allons-y dans ce cas.
Ouvrant la marche jusqu’à la porte donnant
sur le garage, il se rappela pourquoi il les
avait fait venir de l’Ancienne Contrée : ils
étaient toujours prêts et ne posaient jamais de
question.
À cet égard, ils étaient exactement comme
les automatiques qu’ils transportaient sur eux
nuit et jour.
— Nous allons vers le sud, ordonna-t-il.
Suivez mon signal.
Les jumeaux hochèrent la tête. Leurs
visages parfaitement identiques arboraient une
expression dure et calme, et leurs corps
puissants semblaient prêts à bondir et à
accomplir tout ce que nécessiterait la situation.
En vérité, ils étaient les seules personnes
auxquelles il faisait confiance, et même cet
engagement, scellé par le sang qu’ils
partageaient, n’était pas absolu.
Alors qu’Ahssaut enfilait une cagoule
noire, ils l’imitèrent. Puis il fut temps de se
dématérialiser. Fermant les yeux pour se
concentrer, il regretta la coke. Il n’avait pas
vraiment besoin de ce stimulus. Vu l’endroit
où ils se rendaient, il était déjà bien assez
remonté. Néanmoins, ces derniers temps,
s’enfiler un rail revenait à revêtir un manteau
ou glisser une arme dans le holster sous son
bras.
C’était devenu un automatisme.
Concentration… concentration…
concentration…
Sa détermination et sa volonté fusionnèrent
une fraction de seconde plus tard, et sa forme
physique se fragmenta en un nuage de
molécules. Se focalisant sur sa destination, il
se volatilisa vers elle, en compagnie de ses
cousins qui s’évaporèrent comme lui dans le
ciel nocturne.
Dans un coin de son esprit, il admit que
cette expédition ne lui ressemblait pas. En tant
qu’homme d’affaires, sa vie était calculée en
fonction des retours sur investissement, et tout
ce qu’il faisait reposait sur ce principe. Raison
pour laquelle il était impliqué dans le trafic de
drogue. Difficile d’obtenir de meilleures
marges qu’en vendant des produits chimiques
à des humains au marché noir.
Donc, non, il n’avait pas la fibre d’un
sauveur ; il était même l’inverse d’un bon
Samaritain. Et quand il était question de
vengeance, il n’agissait que pour son propre
bénéfice, jamais pour celui d’autrui.
Pourtant, il allait faire une exception dans
ce cas précis.
Sa destination était un domaine de West
Point, dans l’État de New York, une vénérable
demeure en pierre, entourée de plusieurs
hectares de terrain. Ahssaut s’était déjà rendu
une fois dans la propriété. Quand il pistait une
certaine cambrioleuse, il l’avait observée non
seulement franchir un système de sécurité en
parfait état, mais également flâner dans la
maison sans y prendre une seule chose.
Toutefois, elle avait décalé l’une des
sculptures de Degas d’environ un centimètre.
Et elle en avait récolté de terribles
conséquences.
Néanmoins, la tendance allait s’inverser.
De façon violente.
Reprenant forme dans le coin le plus
éloigné de la vaste pelouse, il se dissimula
derrière la bordure d’arbres qui longeait
l’extrémité du domaine. Tandis que ses
cousins se matérialisaient à côté de lui, il se
rappela son premier passage ici, et revit Sola
dans la neige, vêtue de sa parka blanche qui la
faisait se fondre dans le paysage, pendant
qu’elle se dirigeait vers la maison en ski de
fond.
Tout simplement extraordinaire. C’était la
seule façon dont il pouvait décrire le moindre
élément concernant cette femme…
Un grognement de propriétaire prit
naissance dans le fond de sa gorge, encore
une chose qui ne lui ressemblait absolument
pas. Il s’intéressait rarement à autre chose
qu’à l’argent… certainement pas aux femelles
et jamais aux humaines.
Mais Sola était différente, il l’avait su dès
l’instant où il avait senti son odeur quand elle
était entrée par effraction dans sa propre
demeure, et l’idée que Benloise l’ait enlevée ?
chez elle ? là où sa grand-mère dormait ?
C’était inacceptable.
Benloise ne survivrait pas à son choix.
Ahssaut commença à avancer, scrutant le
paysage de son regard acéré. Grâce à la
brillante lune hivernale, on aurait pu se croire
en plein jour, et pas à 2 heures du matin. Tout,
depuis les corniches de la maison jusqu’aux
contours de la terrasse et les dépendances au
fond du terrain étaient parfaitement visibles
devant lui.
Rien ne bougeait. Ni à l’extérieur, ni
derrière les fenêtres noires de la maison.
Se rapprochant, il fit le tour par-derrière
pour se familiariser de nouveau avec
l’agencement des balcons et des étages. La
propriété faisait penser à celle d’une famille
de notables établis de longue date et
absolument pas à celle d’un dealer de drogue.
Benloise n’était peut-être pas très fier de la
façon dont il faisait son beurre.
— Nous allons entrer par là, chuchota
Ahssaut en désignant du menton les portes
vitrées d’une entrée de service.
Après s’être dématérialisé à travers, il
reprit forme à l’intérieur, où il se tint un
instant immobile, l’oreille aux aguets, à
l’écoute d’éventuels bruits de pas, d’un cri,
d’une rumeur d’agitation ou d’un claquement
de porte.
La lueur rouge d’une diode fixée dans un
coin du plafond lui apprit que le système de
sécurité était allumé, et que sa brusque
apparition n’avait pas encore déclenché les
détecteurs de mouvements. À l’instant où il
bougerait, l’enfer se déchaînerait.
Ce qui était l’idée.
Ahssaut commença par désactiver les
caméras de surveillance. Puis il déclencha
l’alarme en tirant un cigare cubain de sa
poche intérieure. En réaction, la diode se mit
immédiatement à clignoter. Et pendant ce
temps il alluma tranquillement son barreau de
chaise, en s’attendant à ce qu’un certain
nombre de gros bras à la nuque épaisse
débarque à toute allure.
Comme cela n’arrivait pas, il exhala la
fumée par-dessus son épaule et avança,
traversant tout le rez-de-chaussée, ses cousins
sur les talons. Ce faisant, il fit tomber ses
cendres sur le tapis d’Orient et le sol en
marbre d’Italie.
Une petite carte de visite, au cas où ils ne
rencontreraient personne. Vu les mesures de
rétorsion que cet enfoiré estimait justifiées
pour un simple déplacement de statuette, des
résidus de cigare lui feraient péter les plombs.
Comme il ne trouva rien dans les pièces de
réception de la maison, il se dirigea vers l’aile
réservée au personnel et découvrit une cuisine
vide, moderne et parfaitement terne. Seigneur,
quel ennui ! Les nuances de gris et de chrome
rappelaient la pâleur d’une personne âgée, et
l’ameublement sommaire suggérait que la
décoration n’était pas une priorité dans les
espaces que Benloise ne fréquentait pas en
personne. Mais surtout, de même que dans les
pièces principales, il n’y avait aucune trace
olfactive de Sola, de poudre ou de sang.
Aucun des trois éviers n’était encombré de
vaisselle et, quand il ouvrit le réfrigérateur
juste par principe, il ne vit que six bouteilles
vertes de Perrier sur l’étagère du haut et rien
d’autre…
Des phares illuminèrent un instant les
fenêtres, éclairant son visage et projetant des
ombres contrastées sur les pieds de la table,
les dossiers de chaises et les rangées
d’ustensiles.
Ahssaut souffla un nuage de fumée et sourit.
— Sortons les accueillir.
Sauf que le véhicule dépassa la maison et se
dirigea vers une des dépendances, ce qui
indiquait que cette arrivée n’était pas due au
déclenchement de l’alarme.
— Sola…, murmura-t-il en se
dématérialisant vers la pelouse enneigée.
Bien que submergé par les émotions, il
veilla à désactiver les caméras de surveillance
qui donnaient sur l’arrière de la maison avant
d’ôter sa cagoule pour mieux respirer.
La berline s’arrêta devant un garage, et
deux humains blancs en sortirent, refermèrent
les portières et contournèrent le…
— Bonsoir, chers amis, les salua Ahssaut en
pointant son calibre sur eux.
Ils se figèrent aussitôt après s’être retournés
en sursaut, et se montrèrent soudain
extrêmement attentifs.
S’avançant vers eux, Ahssaut braqua son
arme vers l’homme de droite, sachant que les
jumeaux s’occuperaient de tenir l’autre en
joue. Quand il s’approcha, il se pencha vers la
voiture et jeta un coup d’œil par la vitre
arrière, se préparant à découvrir Sola en
mauvaise posture…
Rien. Il n’y avait rien sur la banquette,
personne de ligoté et bâillonné, assommé ou
recroquevillé d’un air soumis dans la crainte
d’un éventuel passage à tabac.
— Ouvrez le coffre, ordonna-t-il. Un seul
d’entre vous. Toi, vas-y.
Ahssaut suivit le type, avec son flingue
toujours pointé sur sa tête, le doigt contracté
sur la détente, prêt à appuyer.
« Pop ! »
Le coffre fut déverrouillé et le panneau se
souleva sans un bruit, les petites lampes
intérieures s’allumèrent…
Pour éclairer deux sacs. Point barre. Rien
d’autre que deux sacs noirs en nylon.
Ahssaut tira une bouffée de son cigare.
— Bon sang de bonsoir ! où est-elle ?
— Où est qui ? demanda l’homme. Qui
êtes-vous…
Mue par un sentiment de haine pure, sa
colère jaillit, prenant le contrôle de son esprit.
Le second « pop ! » fut le bruit d’une balle
quittant l’arme d’Ahssaut pour finir sa course
en plein milieu du lobe frontal du gars. Et
l’impact éclaboussa de sang les sacs en nylon,
la voiture et l’allée.
— Seigneur Dieu ! hurla l’autre. Qu’est-ce
que…
La rage, qui n’était plus tempérée par la
moindre pensée rationnelle, fit pousser à
Ahssaut un rugissement atroce, tandis qu’il
actionnait de nouveau sa détente.
Le troisième « pop ! » brûla la cervelle du
conducteur. La balle pénétra pile entre ses
sourcils et il bascula en arrière comme s’il
subissait une crise de narcolepsie.
Quand le corps s’effondra dans la neige, les
bras et les jambes flasques, la voix sèche
d’Ehric lui parvint.
— Tu as conscience que tu aurais pu les
interroger ?
Ahssaut mordit dans son cigare, tirant une
longue bouffée pour s’empêcher d’infliger à
sa lignée quelque chose qu’il regretterait.
— Prenez les sacs et planquez-les quelque
part sur la propriété où on pourra les
retrouver…
À l’orée de l’allée, une voiture quitta la
route principale et s’approcha à toute allure.
— Enfin, grommela Ahssaut. On aurait pu
s’attendre à une réaction plus rapide.
Le conducteur écrasa la pédale de frein au
niveau de la maison, du moins jusqu’à ce qu’il
aperçoive Ahssaut, la berline et les cousins.
Puis les roues patinèrent un instant dans la
neige tassée, tandis que le moteur rugissait
une fois de plus.
— Prenez les sacs, souffla-t-il aux jumeaux.
Allez-y.
Éclairé par les phares, Ahssaut plaqua son
arme contre sa cuisse, afin de la dissimuler
dans les plis de sa longue veste en cuir, et
ordonna à son bras de ne pas bouger. La
situation avait beau le foutre encore plus en
rogne, Ehric avait raison. Il venait juste de
buter deux informateurs potentiels.
Preuve supplémentaire que toute cette
histoire le mettait hors de lui. Et il ne pouvait
pas commettre de nouveau une erreur qui lui
ressemblait si peu.
Quand la berline s’arrêta devant lui en
dérapant, trois hommes en sortirent et,
effectivement, ils étaient préparés. On pointa
plusieurs canons dans sa direction, sans
trembler. Ces mecs étaient des professionnels
et, en réalité, il en reconnut deux.
Le garde du corps en tête baissa son
automatique.
— Ahssaut ?
— Où est-elle ? demanda-t-il.
— Quoi ?
En vérité, toutes ces expressions incrédules
commençaient franchement à le lasser.
Son doigt toujours posé sur la détente
recommença à le démanger.
— Votre patron détient quelque chose que je
veux récupérer.
L’homme de main jeta un regard acéré sur
la première berline et son coffre ouvert. Son
haussement de sourcils indiqua qu’il avait
remarqué les semelles de ses prédécesseurs
sur l’asphalte.
— Aucun d’eux n’a pu me fournir de
réponse, susurra Ahssaut. Tu veux peut-être
essayer aussi ?
Immédiatement, l’arme du gars retrouva sa
position initiale.
— Qu’est-ce que tu fous…
Surgis de nulle part, les jumeaux firent leur
apparition, de part et d’autre du trio, et ils
disposaient d’une puissance de feu bien
supérieure, puisqu’ils tenaient chacun deux
Smith & Wesson.
Ahssaut laissa son arme plaquée contre sa
cuisse, préférant rester hors de l’action pour
le moment.
— Je vous suggère de lâcher vos armes. Si
vous ne le faites pas, ils vous tueront.
S’ensuivit une fraction de seconde
d’immobilité, qui s’avéra trop longue à son
goût.
En un clin d’œil, il leva le bras et « pop ! »
tira sur le garde du corps le plus proche, lui
logeant une balle dans l’oreille, selon une
trajectoire qui laissa les deux hommes restants
debout.
Alors qu’un autre cadavre tombait par terre,
il songea : Vous voyez ? il reste encore plein
de vivants avec qui travailler.
Ahssaut baissa le bras et recracha un
nouveau nuage de fumée qui dériva dans la
lumière des phares, la teintant de bleu.
S’adressant aux deux survivants, il dit d’une
voix égale :
— Je vais vous le redemander. Où est-elle ?
On lui débita pas mal de mots, mais aucun
se rapprochant de « femme », « retenue » ou «
captive ».
— Vous m’ennuyez, dit-il en levant une fois
de plus le canon de son arme. J’engage l’un
d’entre vous à cracher le morceau maintenant.
Chapitre 6

— Il est vivant ?
Beth entendit les mots sortir de sa bouche
sans avoir vraiment conscience de les avoir
prononcés. Voir un type aussi résistant que
John Matthew s’évanouir de cette façon était
tout simplement trop terrifiant, mais, le pire,
c’est qu’il avait refait surface pendant environ
une minute et demie, et tenté de lui
communiquer quelque chose avant de
retomber dans les pommes.
— Il va bien, annonça Doc Jane tout en lui
pressant un stéthoscope sur le cœur. Bon, j’ai
besoin de mon tensio…
Blay lui glissa le brassard flasque dans les
mains et elle en enveloppa rapidement le
biceps saillant de John avant de le gonfler. On
entendit un long sifflement aigu, et Beth se
blottit contre son hellren en attendant les
résultats.
Cela sembla durer un siècle. Pendant ce
temps, Xhex caressait la tête de John posée sur
ses genoux, et, Seigneur ! c’était une situation
difficile que de voir quelqu’un qu’on aimait
s’écrouler, sans savoir ce qui allait suivre.
— Sa tension est un peu basse, marmonna
Jane en détachant le Velcro. Mais rien de
catastrophique…
John entrouvrit les yeux et battit des
paupières.
— John ? demanda Xhex d’une voix
enrouée. Est-ce que tu es avec moi ?
Visiblement, oui. Il se tourna vers le visage
de sa compagne et leva une main tremblante,
puis il enserra la sienne et la regarda dans les
yeux. Une sorte de transfert d’énergie parut
avoir lieu et, peu après, John s’assit. Il finit
par se lever et titubait juste un peu quand tous
deux s’étreignirent, ne formant qu’une seule
âme pendant un long moment.
Quand son frère se tourna enfin vers elle,
Beth s’écarta de Kolher et serra farouchement
le jeune mâle dans ses bras.
— Je suis vraiment désolée.
John recula et signa :
— Pourquoi ça ?
— Je ne sais pas. C’est juste que je ne veux
pas… Je ne sais pas.
Quand elle leva les mains au ciel, il secoua
la tête.
— Tu n’as rien fait de mal. Beth,
sérieusement. Je vais bien et tout baigne.
Croisant son regard bleu, elle le scruta
comme si elle pouvait y lire la réponse à ce
qui venait d’arriver et à ce qu’il avait tenté
d’exprimer.
— Qu’essayais-tu de me dire ? s’enquit-elle
d’une petite voix.
À l’instant où elle entendit ses paroles, elle
poussa un juron. Ce n’était vraiment pas le
moment.
— Désolée. Je n’avais pas l’intention de te
le demander…
— Est-ce que j’ai dit quelque chose ?
— Laissons-le respirer, déclara Kolher.
Xhex, tu ferais bien de ramener ton mec dans
votre chambre.
— Avec joie.
La femelle aux épaules carrées se glissa
entre eux, passa un bras autour de la taille de
John et l’entraîna dans le couloir aux statues.
Doc Jane rangea son équipement dans son
petit sac noir.
— Il est temps de découvrir ce qui cause ces
crises.
Kolher jura à mi-voix.
— A-t-il l’autorisation médicale de se battre
?
Elle se releva et le regarda d’un air
soucieux.
— Il va me haïr, mais non. Je veux d’abord
lui faire passer une IRM. Malheureusement,
pour cela, nous allons devoir prendre
quelques dispositions.
— Comment puis-je vous aider ? demanda
Beth.
— Je vais en parler à Manny. Havers ne
dispose pas de ce genre d’équipement, et nous
non plus.
Doc Jane passa une main dans ses courts
cheveux blonds.
— J’ignore tout à fait comment nous allons
le faire entrer à St Francis, mais c’est là que
nous devons aller.
— Qu’est-ce qui pourrait clocher, à ton avis
? l’interpella Beth.
— Ne le prends pas mal, mais tu ne veux
pas le savoir. Pour l’instant, laisse-moi tirer
des ficelles et…
— J’irai avec lui.
Beth jeta un regard si dur à la shellane de V.
que ce fut un miracle si elle ne lui fit pas un
trou dans la tête.
— S’il doit passer cet examen, je
l’accompagne.
— Bien, mais nous réduirons l’effectif au
strict minimum. Ce sera assez difficile de
partir sans embarquer une armée avec nous.
La compagne de Viszs fit demi-tour et
redescendit l’escalier au pas de course en
perdant graduellement de sa substance jusqu’à
n’être plus qu’une apparition fantomatique
flottant au-dessus du tapis.
Fantôme ou pas, cela n’avait aucune
importance, se dit Beth. Elle préférait être
soignée par cette femme plutôt que par
n’importe qui d’autre sur terre.
Oh, mon Dieu… John.
Beth se tourna vers Blay et Vhif.
— Est-ce que l’un d’entre vous sait ce qu’il
essayait de dire ?
Tous deux jetèrent un coup d’œil à Kolher.
Avant de promptement secouer la tête en signe
de dénégation.
— Menteurs, marmonna-t-elle. Pourquoi ne
pas me dire…
Kolher se mit à lui masser les épaules,
comme s’il voulait la calmer, et cela indiquait
que, même s’il n’avait pas eu connaissance
des détails à cause de sa cécité, il avait su
déchiffrer les émotions. Il était ainsi. Il savait
quelque chose.
— Laisse filer, leelane.
— Ne me dis pas que c’est interdit aux
filles, s’exclama-t-elle en s’écartant de lui
pour fusiller du regard la gent masculine
réunie là. Il s’agit de mon frère et il essayait
de me parler. J’ai le droit de savoir.
Blay et Vhif s’évertuaient à contempler le
tapis. Le miroir au-dessus du guéridon près
des portes ouvertes du bureau. Leurs ongles.
Visiblement, ils espéraient qu’un trou
s’ouvre sous leurs rangers.
Eh bien, dommage pour eux, mais la vie ne
ressemblait pas un épisode de Doctor Who. Et
vous savez quoi ? l’idée que ces deux-là –
ainsi que chaque autre mâle de la maison –
s’en remettent toujours à Kolher l’agaçait
encore plus. Mais à part taper du pied et passer
pour une crétine elle n’avait d’autre choix que
de différer la mise au point qui s’imposait à
plus tard, quand son compagnon et elle
disposeraient d’un peu d’intimité.
— Leelane…
— Ma glace est en train de fondre,
marmonna-t-elle en allant récupérer le
plateau. Ça me ferait vraiment plaisir si l’un
de vous trois se montrait franc avec moi. Mais
mieux vaut que je ne me fasse pas d’illusions,
hein.
Tandis qu’elle s’éloignait à grands pas, elle
songea que le mauvais pressentiment qu’elle
éprouvait n’était pas récent ; depuis qu’on
avait tiré sur Kolher, elle avait l’impression
qu’une autre catastrophe allait lui tomber
dessus n’importe quand, et, franchement, voir
son frère évanoui par terre n’arrangeait pas sa
paranoïa.
Vraiment pas.
Arrivée devant la porte qui avait autrefois
été celle de la chambre de Blay avant qu’il
s’installe avec Vhif, elle tenta de reprendre ses
esprits.
Cela ne marcha pas, mais elle toqua tout de
même.
— Layla ?
— Entrez, lui parvint la réponse étouffée.
Avec le plateau calé contre sa hanche, elle
eut du mal à saisir correctement la poignée…
Souffhrance, la sœur de V., lui ouvrit en
souriant. Et bon sang ! elle dégageait une
présence impressionnante, surtout quand elle
était entièrement vêtue de cuir noir. Elle était
la seule femelle à se battre aux côtés des
frères et elle devait tout juste revenir de son
service.
— Bonsoir, ma reine.
— Oh, merci !
Beth raffermit sa prise sur le plateau et
entra dans la pièce couleur lavande.
— J’apporte le ravitaillement.
Souffhrance secoua la tête.
— Je pense que cela va s’avérer nécessaire.
Je n’imagine pas qu’il lui reste quelque chose
dans l’estomac. En fait, je crois qu’elle a aussi
évacué tout ce qu’elle a ingurgité la semaine
dernière.
Quand des bruits de vomissements leur
parvinrent de la salle de bains, toutes deux
grimacèrent.
Beth regarda le bol de glace.
— Je devrais peut-être revenir plus tard…
— Certainement pas, s’exclama l’Élue. Je
me sens en pleine forme !
— On ne dirait pas, à t’entendre…
— J’ai faim ! Ne t’en va pas, surtout.
Souffhrance haussa les épaules.
— Elle se comporte de façon admirable. Je
viens ici pour m’inspirer de son courage,
mais je ne veux pas prendre le risque de
déclencher mes chaleurs, c’est pourquoi je
dois partir, à présent.
Pendant que la sœur de V. réprimait un
frisson, comme si elle ne voyait aucun intérêt
à toutes ces histoires de cycle et de bébé, Beth
déposa le plateau sur une commode ancienne.
— Eh bien, en fait… j’espère déclencher les
miennes.
L’expression surprise de Souffhrance lui fit
pousser un juron.
— Je veux dire que… hem…
Oui, comment se tirer de ce mauvais pas ?
— Toi et Kolher allez avoir un bébé ?
— Non, non, non… attends.
Elle leva les mains, tentant de trouver
quelque chose à ajouter pour sauver la face.
— Euh…
L’étreinte de Souffhrance fut brève, aussi
brève qu’une bourrasque et aussi puissante
que celle d’un mâle, et elle lui laissa les
poumons vides.
— Quelle merveilleuse nouvelle…
Beth s’extirpa de la poigne d’acier.
— En fait, nous n’en sommes pas encore là.
C’est seulement que… Écoute, ne dis pas à
Kolher que je suis ici, d’accord ?
— Alors tu veux lui faire la surprise !
Comme c’est romantique !
— Oui, il sera surpris, c’est sûr.
Comme Souffhrance la regardait d’un drôle
d’air, Beth secoua la tête.
— Bon, pour être honnête, j’ignore si mes
chaleurs seront forcément une bonne
nouvelle.
— Un héritier pour le trône pourrait
vraiment l’aider, néanmoins. Si on y réfléchit
d’un point de vue politique.
— Ce n’est pas ma façon de voir et ça ne le
sera jamais.
Beth posa la main sur son ventre et tenta d’y
imaginer autre chose que trois sandwichs et
deux desserts.
— J’ai seulement très envie d’un bébé et je
ne suis pas certaine qu’il soit partant. Mais si
cela arrive… eh bien, ce sera peut-être une
bonne chose.
En réalité, il lui avait dit une fois qu’il ne
voyait pas d’enfants dans leur avenir. Mais il y
avait longtemps de cela et…
Souffhrance lui pressa brièvement l’épaule.
— Je suis contente pour toi, et j’espère que
ça va marcher. Mais, comme je l’ai dit, je
ferais mieux d’y aller parce que, si cette
vieille superstition est vraie, je ne veux pas
m’attirer d’ennuis.
Elle se tourna vers la porte entrouverte de
la salle de bains.
— Layla, je dois partir !
— Merci d’être passée ! Beth ? tu restes,
n’est-ce pas ?
— Oui, je suis là pour un moment.
Souffhrance partie, Beth se sentit trop
énervée pour s’asseoir. L’idée qu’elle cachait
quelque chose à Kolher la mettait mal à l’aise.
Au bout du compte, ils devraient parler de tout
cela ; il fallait seulement trouver le « bon
moment » pour le faire.
Et cette histoire de chaleurs et d’enfants
n’était pas la seule chose qui lui pesait. Cet
accrochage avec Kolher et les garçons la
contrariait toujours. Les mâles. Elle adorait la
Confrérie : chacun de ses membres donnerait
sa vie pour elle et avait toujours mis sa chair
et son sang au service de Kolher. Mais parfois
leur « un pour tous, tous pour un » la rendait
dingue…
Layla vomissait encore dans la salle de
bains. Au point que Beth plissa le nez et
enfouit son visage dans ses mains.
Prépare-toi à ça, s’admonesta-t-elle. C’était
très bien de fantasmer sur des envies de
poupées et de peluches, de gazouillis et de
câlins, mais il y avait une réalité derrière le
fait de devenir parent – et enceinte – à laquelle
elle ferait mieux de s’attendre.
Même si, pour l’instant, ses chaleurs ne
semblaient pas très pressées d’arriver. Depuis
combien de temps venait-elle ici la nuit ? Elle
avait l’impression de subir des variations
hormonales, mais cela pouvait tout aussi bien
être parce que sa vie était franchement
compliquée en ce moment.
Et comme par hasard c’était précisément
cette période qu’elle choisissait pour tenter de
faire un gamin.
Elle devait être folle.
S’installant sur le lit, elle allongea les
jambes, tendit le bras vers son pot de Ben &
Jerry’s et l’attaqua à la cuillère. La plongeant
dans le carton, elle extirpa quelques morceaux
de chocolat de la glace et les écrasa entre ses
molaires, sans en tirer vraiment du plaisir.
Elle n’avait jamais mangé en fonction de
ses émotions jusqu’à présent, mais, depuis
quelque temps, elle grignotait sans avoir faim,
et cela commençait à se voir.
D’ailleurs, à ce sujet, elle souleva son
chemisier pour déboutonner son jean et
baisser la fermeture Éclair.
Adossée aux oreillers, elle se demanda
comment il était possible de passer si vite des
sommets de la passion et de l’entente à cet état
morose et dépressif : à cet instant précis, elle
était convaincue qu’elle n’aurait jamais ses
chaleurs, qu’elle ne tomberait jamais enceinte,
et qu’elle était mariée à un fichu crétin.
Replongeant dans son pot de glace, elle
parvint à extraire le plus gros des morceaux
de chocolat et s’enjoignit de se reprendre. Ou
du moins d’attendre que les bouchées
précédentes fassent leur effet et améliore son
humeur.
On vivait mieux avec de la Ben & Jerry’s.
Cela aurait dû être leur slogan.
Enfin, elle entendit qu’on tirait la chasse
d’eau. Quand l’Élue sortit, elle avait le visage
aussi blanc que la robe ample qu’elle portait,
et un sourire aussi resplendissant que le soleil.
— Désolée ! s’exclama joyeusement la
femelle. Comment vas-tu ?
— Plus important : comment, toi, tu te
portes…
— Je suis en grande forme ! annonça-t-elle
en se dirigeant vers la crème glacée. Oh ! c’est
magnifique. C’est exactement ce dont j’ai
besoin pour calmer un peu les choses en bas.
— J’ai dû détacher la fr…
Layla leva une main. Posa l’autre sur sa
bouche. Secoua la tête.
D’une voix étouffée, elle marmonna :
— Je ne peux même pas entendre ce mot.
Beth eut un geste de la main.
— Aucun souci, aucun souci. Nous n’avons
même pas du parfum-dont-on-ne-doit-pas-
prononcer-le-nom dans cette maison.
— Je suis certaine que c’est un mensonge,
mais je vais le croire, merci bien.
Quand l’Élue grimpa sur le lit avec son bol,
elle lui coula un regard.
— Tu es tellement prévenante à mon égard.
Beth sourit.
— Après tout ce que tu as traversé, j’ai
l’impression de ne pas en faire assez.
Elle avait failli perdre le bébé, jusqu’à ce
que la fausse couche s’arrête comme par
magie. Nul ne savait vraiment ce qui s’était
passé ni comment la situation s’était résolue,
mais…
— Beth ? est-ce que tu as des soucis ?
— Non, pourquoi ?
— Ça n’a pas l’air d’aller.
Beth poussa un soupir et se demanda si elle
pourrait s’en tirer par un mensonge. Sans
doute pas.
— Je suis désolée.
Elle racla le fond du pot, récupérant les
dernières miettes de glace à la menthe.
— J’ai la tête à l’envers en ce moment.
— Est-ce que tu veux en parler ?
— Je suis seulement dépassée par tout ce
qui arrive.
Elle posa le pot à côté d’elle et renversa la
tête en arrière.
— J’ai l’impression d’avoir une épée
suspendue au-dessus de la tête.
— Vu la situation de Kolher, je ne sais pas
comment tu fais pour tenir le coup…
On frappa à la porte et, quand Layla eut
répondu, elles ne furent pas surprises de voir
Blay et Vhif entrer. Les deux guerriers avaient
pourtant l’air gênés, et ce n’était pas à cause
de l’Élue.
Beth se maudit.
— Puis-je vous faire mes excuses là tout de
suite ?
Tandis que Blay s’asseyait à côté de Layla,
Vhif resta debout et secoua la tête.
— Tu n’as pas à t’excuser.
— Alors je suis la seule à trouver que je
vous ai sauté à la gorge ? Allons.
Et à présent qu’elle s’était calmée et
convenablement gorgée de chocolat, elle
devait s’excuser auprès de son mari, et le faire
parler.
— Je n’avais pas l’intention de vous
agresser.
— C’est une période difficile.
Vhif haussa les épaules.
— Et je n’aime pas les gens parfaits.
— Vraiment ? Tu es amoureux de l’un
d’eux pourtant, le taquina Layla.
Les yeux vairons du mâle couvrirent Blay
du regard.
— Tu parles que oui, dit-il d’une voix
douce.
Quand le rouquin devint rouge comme une
pivoine – normal –, le lien entre les deux
mâles devint carrément palpable.
L’amour était une si belle chose.
Beth se frotta le plexus solaire et dut
réorienter la conversation avant de se mettre à
pleurer.
— Je voulais seulement savoir ce que John
avait dit.
Le visage Vhif se ferma.
— Discutes-en avec ton mari.
— C’est prévu.
Une part d’elle-même voulait prendre
congé de l’Élue et se rendre directement dans
le bureau de Kolher. Mais alors elle songea à
toutes ces requêtes sur lesquelles Saxton et lui
travaillaient. Cela lui sembla trop égoïste de
débarquer là-bas et de les interrompre.
En outre, elle était à deux doigts de se
mettre à pleurer, pas de façon hystérique
comme dans les pubs, mais plutôt par
attendrissement, comme quand elle regardait
la fin de Marley et moi.
Fermant les yeux, elle passa en revue les
deux années écoulées et se souvint à quoi
ressemblaient les choses entre elle et Kolher
au début. Une passion renversante. Unis corps
et âme. Rien entre eux, même quand ils étaient
entourés.
Tout ceci était encore présent, se rappela-t-
elle. Pourtant, la vie avait une façon de voiler
les choses. Maintenant, si elle souhaitait être
avec son homme, elle devait faire la queue et
elle le comprenait ; c’était ainsi avec le travail
et le stress. Mais le problème était que, très
souvent ces derniers temps, quand ils se
retrouvaient enfin seuls tous les deux, Kolher
avait cet air absent sur le visage.
Celui qui signifiait qu’il n’était avec elle
que physiquement, mais pas en esprit, ni en
âme.
Cette excursion à Manhattan lui avait
rappelé leur relation d’autrefois. Mais ce
n’étaient que des vacances, une pause dans la
véritable nature de leurs vies.
Posant les mains sur son ventre, elle aurait
aimé devoir relâcher ses vêtements pour la
même raison que Layla.
C’était peut-être une autre raison pour
laquelle elle voulait un enfant. Elle cherchait à
retrouver ce lien viscéral qu’elle avait partagé
avec Kolher…
— Beth ?
Revenant à la réalité, elle se tourna vers
Layla.
— Je suis désolée, qu’y a-t-il ?
— Qu’aimerais-tu regarder ? demanda
l’Élue.
Oh, mince ! Blay et Vhif étaient partis.
— Hum… je propose que celle qui a vomi
en dernier choisisse le programme.
— Ce n’est pas si douloureux que ça.
— Tu es une vraie guerrière, tu le sais ?
— Pas vraiment, non. Mais puis-je dire que
je te souhaite la même possibilité de…
comment dites-vous, être en loques ?
— Cloque. C’est « être en cloque ».
— Voilà.
L’Élue prit la télécommande et afficha la
liste des chaînes.
— Je suis déterminée à utiliser
correctement ces expressions. Voyons voir…
L’Entremetteuse de millionnaires ?
— J’adore Patti.
— Moi aussi. Tu sais, cette glace a vraiment
atteint son tube.
— Son but. En veux-tu un autre bol ? Je
peux descendre et…
— Non, attendons de voir si je la garde.
L’Élue posa une main sur son ventre.
— Tu sais, je vous souhaite vraiment de
vivre cette expérience, au roi et à toi.
Beth observa son propre corps, lui
ordonnant de s’y mettre.
— Puis-je être honnête ?
— Je t’en prie.
— Et si j’étais stérile ?
Quand les mots s’échappèrent de ses lèvres,
sa poitrine la brûla d’une terreur si profonde
qu’elle fut certaine qu’il lui en resterait une
cicatrice.
Layla lui prit la main.
— Ne dis pas cela. Bien sûr que non.
— Je suis métisse, non ? Je n’ai jamais eu
de règles régulières quand j’étais… tu sais,
avant de passer la transition. Je pouvais ne pas
les avoir pendant des années, puis, quand elles
arrivaient, ce n’était pas normal.
Aucune raison d’entrer dans les détails avec
l’Élue, mais ce qui pouvait passer pour des
règles était si léger par rapport à ce que les
autres filles décrivaient.
— Et après mon changement tout s’est
arrêté.
— Je ne connais pas très bien la façon dont
fonctionnent les cycles ici sur terre, mais j’ai
cru comprendre que les premières chaleurs
survenaient environ cinq ans après la
transition. À quand cela remonte-t-il pour toi ?
— Deux ans et demi.
Et voilà, elle se sentait vraiment dingue.
Pourquoi s’inquiéter d’une chose qui ne
devrait pas apparaître avant trois ans ?
— Avant que tu le dises, je sais, je sais… ce
serait extrêmement tôt si j’arrivais à les
déclencher maintenant. Un miracle. Mais la
loi, pour les métisses, c’est qu’il n’y en a pas,
et j’espère…
Elle se frotta les yeux.
— Désolée, j’arrête. Plus j’en parle, plus je
prends conscience de ma folie.
— Au contraire, je comprends parfaitement
ce que tu ressens. Ne t’excuse pas de vouloir
un enfant, ni de faire tout ce que tu peux pour
en avoir un C’est parfaitement normal…
Beth n’avait pas l’intention de serrer l’Élue
dans ses bras. Simplement… un instant elle
était adossée aux oreillers, et, le suivant, elle
se cramponnait à Layla.
— Merci, articula-t-elle d’une voix
étranglée.
— Douce Vierge de l’Estompe !
Layla l’étreignit à son tour.
— Pourquoi donc ?
— J’ai besoin de savoir que quelqu’un
d’autre comprend ce que j’éprouve. Parfois, je
me sens si seule.
Layla inspira un grand coup.
— Je vois très bien de quoi tu parles.
Beth se redressa.
— Pourtant Blay et Vhif te soutiennent à
cent pour cent.
L’Élue se contenta de secouer la tête, les
traits tirés en une expression douloureuse.
— Ils ne sont pas en cause.
Beth attendit que la femelle poursuive.
Quand ce ne fut pas le cas, elle refusa de se
montrer indiscrète. Mais peut-être…
seulement peut-être, les choses n’étaient-elles
pas aussi simples qu’elles le semblaient vues
de l’extérieur. Il était connu que la femelle
avait été amoureuse de Vhif à un moment
donné, même si elle avait semblé accepter le
fait qu’il soit destiné à un autre.
Visiblement, elle était plus douée pour
dissimuler ses sentiments en public qu’on ne
le pensait.
— Sais-tu pourquoi je désirais tant un
enfant ? demanda Layla tandis qu’elles se
réinstallaient sur leurs oreillers respectifs.
— Dis-le-moi, je t’en prie.
— Il me fallait quelque chose qui soit à
moi. Tout comme Vhif.
Elle lui coula un regard de côté.
— Et c’est pour cela que je t’envie. Toi, tu
veux le faire pour renforcer le lien avec ton
compagnon. C’est extraordinaire.
Seigneur ! que pouvait-elle répondre à cela
? « Vhif t’aime à sa façon » ? Cela reviendrait
à poser un cataplasme sur une jambe de bois.
Quand l’Élue reporta son regard vert pâle
sur l’écran de la télévision, elle parut bien
plus âgée qu’en réalité.
Voilà une bonne leçon à se rappeler, songea
Beth. Personne n’avait de vie parfaite, et
malgré les épreuves que Beth affrontait, elle
au moins ne portait pas le bébé de l’homme
qu’elle aimait, pendant qu’il était heureux avec
un autre.
— Je n’arrive pas à imaginer combien ce
doit être difficile pour toi d’aimer quelqu’un
avec qui tu ne peux pas vivre, s’entendit-elle
dire.
Layla tourna des yeux écarquillés vers elle,
et Beth y lut une émotion qu’elle ne parvint
pas à déchiffrer.
— Vhif est un bon mâle, reprit Beth. Je
comprends pourquoi tu l’apprécies.
Il y eut un instant de gêne. Puis l’Élue se
racla la gorge.
— Oui. En effet. Eh bien… Patti semble
mécontente de ce monsieur.
Génial ! songea Beth. Jusqu’à présent, elle
avait fait s’évanouir son frère, s’était pris le
bec avec son mari… et maintenant elle était
visiblement en train de bouleverser Layla.
— Je n’en parlerai à personne, dit-elle dans
l’espoir d’améliorer les choses.
— Merci, répondit cette dernière au bout
d’un moment. Je t’en serais très
reconnaissante.
S’efforçant de se concentrer de nouveau sur
l’écran, Beth découvrit qu’en effet Patti
Stanger était en train d’engueuler un don juan
aux cheveux gras.
Celui-ci avait sans doute enfreint l’une de
ses règles. Ou alors il avait jacassé comme
une pie lors du rendez-vous.
Beth tenta de s’intéresser à la scène, mais le
cœur n’y était plus. C’était comme si
quelqu’un se trouvait avec elles dans la
chambre, un spectre ou un fantôme, et pas à la
manière joyeuse de Doc Jane.
Non, l’air lui-même semblait chargé d’un
poids.
Quand l’épisode s’acheva, Beth regarda sa
montre, même si la télé indiquait l’heure.
— Je pense que je vais voir comment se
porte Kolher. C’est peut-être l’heure de sa
pause.
— Oh ! oui, et je suis fatiguée. Je vais peut-
être dormir.
Beth se leva du lit et ramassa le bol et le pot
vides, puis les reposa sur le plateau de Fritz.
Arrivée à la porte, elle se retourna.
Layla était adossée aux oreillers, les yeux
rivés sur l’écran, comme hypnotisée. Mais
Beth n’y croyait pas. La femelle était une vraie
pipelette devant les programmes, encline à
tout commenter : les tenues, la façon dont les
gens s’exprimaient ou une scène qu’elle
trouvait choquante.
Néanmoins, à cet instant, elle ressemblait à
Kolher ; elle était là sans y être, présente et
absente en même temps.
— Dors bien, dit Beth.
Layla ne répondit pas. Et Beth savait que la
femelle ne dormirait pas.
Elle se glissa dans le couloir aux statues…
avant de s’arrêter.
En fait, elle n’irait pas voir Kolher. Elle ne
se faisait pas confiance pour le moment. Elle
subissait trop de montagnes russes
émotionnelles, et elle n’était pas tout à fait
certaine de pouvoir éviter d’aborder le sujet
du bébé avec lui à la seconde où ils se
retrouveraient seuls.
Non, avant de le voir, elle devait retrouver
un semblant d’équilibre.
C’était dans son intérêt.
Et dans celui des autres.
Chapitre 7

Ahssaut tua son quatrième humain peu


après avoir buté le numéro trois.
Et que la Vierge scribe lui vienne en aide, il
brûlait d’envie d’en finir avec le dernier du
trio, qui était arrivé avec tant d’empressement.
Il voulait loger une balle dans les entrailles de
ce type et le regarder se tordre de souffrance
dans l’allée. Il voulait se tenir au-dessus du
mourant et humer l’odeur du sang frais et de
la douleur. Puis il voulait décrocher des coups
de pied au cadavre quand tout serait terminé.
Peut-être même y mettre le feu.
Mais son cousin avait raison. Qui
interrogerait-il alors ?
— Emparez-vous de lui, ordonna-t-il en
désignant l’humain restant du menton.
Le frère d’Ehric s’empressa d’obtempérer,
s’avançant pour passer un bras autour du cou
épais de l’homme. D’un geste brutal, il le tira
en arrière.
Ahssaut s’approcha de sa proie et prit une
bouffée de son cigare avant de la recracher au
visage du garde du corps.
— J’aimerais accéder à ce garage.
Il désigna le bâtiment du doigt, songeant
qu’ils la détenaient peut-être là-dedans.
— Tu vas faire en sorte que j’entre à
l’intérieur. Soit en me fournissant la clé, soit
parce que mon associé se servira de ta tête
comme d’un bélier.
— J’en sais rien, putain ! Qu’est-ce que
c’est que ce foutoir ! Merde !
Ou quelque chose du genre. Les mots
étaient étranglés.
Quelle vulgarité ! Mais bon, vu son front de
Cro-Magnon, on pouvait supposer avoir
affaire à une forme d’intelligence inférieure.
Il était facile d’ignorer tout ce bavardage.
— Bien, allons-nous utiliser une clé, une
télécommande… ou une partie de ton
anatomie ?
— J’en sais rien, putain !
Bon, j’ai la réponse à cette question, songea
Ahssaut.
Retournant son cigare, il contempla son
extrémité orange pendant un moment. Puis il
se rapprocha et plaça le bout incandescent à un
petit centimètre de la joue de l’homme.
Le vampire sourit.
— C’est une bonne chose que mon associé
te tienne bien. Un sursaut dans la mauvaise
direction et…
Il pressa la braise contre la peau de
l’homme. Immédiatement, un cri retentit dans
la nuit, effarouchant un animal dans les
broussailles, résonnant aux oreilles d’Ahssaut
jusqu’à lui faire mal.
Ce dernier retira son cigare.
— Et si nous essayions une nouvelle
réponse ? Souhaites-tu utiliser une clé ? ou
autre chose ?
La réponse assourdie fut aussi inintelligible
que l’odeur de chair brûlée était
reconnaissable.
— Donne-lui plus d’oxygène, murmura
Ahssaut à son cousin. Qu’il puisse
communiquer, s’il te plaît.
Quand le frère d’Ehric relâcha sa prise, la
réponse de l’homme jaillit de sa bouche.
— Télécommande. Pare-soleil. Côté
passager.
— Aide cet homme à la récupérer, veux-tu.
Le frère d’Ehric, qui était aussi délicat
qu’un marteau frappant un clou, traîna son
prisonnier sans égard pour la carrosserie de
la voiture. En fait, on aurait dit qu’il se servait
du corps de l’homme pour évaluer la solidité
du capot et du bloc-moteur.
Et la télécommande fut récupérée et tendue
d’une main tremblante. Mais Ahssaut s’abstint
de l’activer lui-même. Il avait l’habitude des
pièges, et préférait que quelqu’un d’autre que
lui les déclenche.
— Ouvre la porte pour moi, veux-tu ?
Le jumeau d’Ehric poussa l’homme vers le
garage, en gardant son revolver pointé à
quelques centimètres de sa tête. Ce dernier
trébucha et tomba à plusieurs reprises mais,
ses faux pas mis à part, il parvint à s’en
approcher.
Les mains de l’homme tremblaient
tellement qu’il lui fallut plusieurs tentatives
pour appuyer sur le bon bouton, mais bientôt
deux des quatre portes se soulevèrent. Et,
quelle bonne surprise ! les phares de la berline
en éclairèrent l’intérieur.
Rien. Rien qu’une Bentley Flying Spur d’un
côté et une Rolls-Royce Ghost de l’autre.
Poussant un juron, Ahssaut s’avança vers le
bâtiment à grands pas. Sans le moindre doute,
une alarme silencieuse avait été déclenchée,
mais cela ne l’inquiétait pas particulièrement.
Le premier régiment de cavalerie était déjà
arrivé. Il y aurait une accalmie avant que la
seconde équipe débarque.
Le garage comptait deux niveaux et, à en
juger par ses vitres en verre isolant et ses
proportions modernes, on pouvait supposer
qu’il était récent. Aussi, quand il entra dans le
box de gauche, il ne fut pas surpris de
découvrir que tout était immaculé, depuis le
sol de béton peint en gris pâle jusqu’aux murs
lisses et blancs comme du papier. On n’y
voyait aucun outil de jardinage, ni tondeuse à
gazon, ni débroussailleuse, ni râteau. On
faisait sans doute appel à un prestataire de
services pour ce genre de travaux, et personne
n’aurait souhaité stocker ce genre
d’équipement sale et puant à côté de ces belles
caisses.
Tandis qu’il s’avançait rapidement vers le
fond du box que le faisceau des phares
n’atteignait pas, les semelles de ses bottes
firent résonner ses pas tout autour de lui. Il ne
semblait pas y avoir de sous-sol. Et à l’étage il
n’y avait rien d’autre qu’un petit bureau utilisé
pour entreposer les pneus d’été, des bâches et
autres accessoires automobiles.
Après être redescendu au rez-de-chaussée,
Ahssaut ressortit d’un pas alerte. S’approchant
du garde du corps, il sentit ses crocs
descendre, ses mains trembler et son esprit
bourdonner d’une façon qui lui fit songer au
vrombissement des voitures sur l’autoroute.
— Où est-elle ?
— Où… est… qui… ?
— Donne-moi ton couteau, Ehric.
Quand son cousin tira une lame de quinze
centimètres de long, Ahssaut rengaina son
arme.
— Merci.
Acceptant le prêt, il en piqua la pointe juste
contre la gorge de l’homme, en s’approchant
tellement qu’il pouvait sentir la sueur
déclenchée par la peur couler des pores de
celui-ci et la chaleur du souffle qui sortait de
sa bouche ouverte.
Visiblement, il avait posé la mauvaise
question.
— Dans quel autre endroit Benloise
ordonne-t-il d’emmener ses prisonniers ?
Avant que l’homme puisse répondre, il
reprit :
— Je te prierai de bien veiller à ta réponse.
Si tu mens, je le saurai. Les mensonges ont
une puanteur bien particulière.
L’homme parcourut les alentours d’un
regard affolé, comme s’il évaluait ses chances
de survie.
— Je ne sais pas, je ne sais pas, je ne sais…
Ahssaut appuya la pointe du couteau jusqu’à
percer la peau et faire couler du sang sur la
lame.
— Ce n’est pas la bonne réponse, mon ami.
Maintenant, dis-moi, dans quel autre endroit
emmène-t-il les gens ?
— Je ne sais pas ! Je le jure ! Je le jure !
L’homme persista dans ce sens pendant un
bon moment et, malheureusement, le vampire
ne sentit aucun parfum de dissimulation.
— Bon sang de bonsoir ! marmonna-t-il.
D’un geste rapide, il mit fin à ces
absurdités, et le cinquième humain inutile
tomba par terre.
Tournant les talons, il lança un regard
courroucé vers la maison. Les angles du toit et
les cheminées ainsi que les branches nues des
arbres au loin se détachaient plus nettement en
ombre chinoise à présent, car une douce lueur
était apparue dans le ciel à l’est.
C’était de mauvais augure.
— Nous devons partir, dit Ehric à voix
basse. Nous reprendrons les recherches pour
trouver ta femelle à la tombée de la nuit.
Ahssaut ne prit pas la peine de corriger
l’expression employée par son cousin. Il était
trop perturbé par le fait que le tremblement
qui s’était d’abord manifesté dans ses mains
avait gagné du terrain comme une mauvaise
herbe dans un jardin et s’était répandu dans
toute sa chair jusqu’à faire tressauter les
muscles de ses cuisses.
Il lui fallut un moment pour en découvrir la
cause et, quand il le fit, la majeure partie de
son être la rejeta.
Mais le fait était que, pour la première fois
depuis sa transition, il avait peur.

— C’est où ce putain d’endroit ? Au Canada
?
Au volant de la Ford Crown, Two Tone
était prêt à se tirer une balle dans la tête à
force d’entendre ces incessants et stupides
commentaires. Les cinq heures de trajet en
pleine nuit étaient déjà suffisamment pénibles,
mais que dire de l’emmerdeur assis à côté de
lui sur le siège passager ?
S’il voulait rendre service à l’univers, Two
Tone ferait mieux de pointer son arme sur son
coéquipier plutôt que de la retourner contre
lui.
Ce serait tellement gratifiant de couper le
courant à cet abruti mais, au sein de
l’organisation, le rôle de superviseur
comportait des limites, et le droit d’envoyer
cet enfoiré à la langue bien pendue au
cimetière était hors de ses prérogatives.
— Enfin quoi, où on est ?
Two Tone serra les dents.
— On est presque arrivés.
Comme si ce fils de pute avait cinq ans et
allait voir sa mamie… Seigneur !
Tandis qu’ils s’enfonçaient dans la
cambrousse, les phares de la berline
n’éclairaient qu’à une très faible distance
devant eux, ne faisant surgir de la nuit que les
pins alignés en bordure de route et les deux
voies qui serpentaient au pied de la montagne.
Néanmoins, l’aube approchait à grands pas,
car une faible lueur rosée apparaissait à l’est.
Super nouvelle ! Bientôt, dans très peu de
temps, ils quitteraient enfin la route. Alors, ils
pourraient se débarrasser de la marchandise et
se reposer un peu.
Plissant les yeux, il se pencha sur le volant.
Il avait l’impression qu’ils arrivaient à
l’embranchement…
Deux cents mètres plus loin, un chemin de
terre dépourvu de poteau indicateur apparut
sur leur droite.
Inutile de mettre le clignotant ou de ralentir.
Il écrasa la pédale de frein et tourna le volant
sans ménagement pour leur chargement, qui
heurta la paroi du coffre dans la manœuvre.
Si elle s’était endormie, elle était réveillée,
à présent.
La montée était raide et ils roulèrent bien
plus lentement : au mois de décembre, il était
déjà tombé un bon paquet de neige, si loin au
nord.
Il s’était déjà rendu dans cette propriété une
fois, et pour la même raison. Le patron n’était
pas quelqu’un qu’on souhaitait énerver et, si
c’était le cas, on vous enlevait pour vous
embarquer ici où personne ne vous
retrouverait jamais.
Il ignorait totalement ce qu’avait fait cette
femme pour l’offenser, mais ce n’était pas son
problème. Son boulot consistait à l’enlever, la
faire disparaître et la garder prisonnière
jusqu’à plus amples instructions.
Pourtant il ne pouvait s’empêcher de
s’interroger. Le dernier connard qu’il avait
conduit dans ce refuge secret avait détourné
cinq cent mille dollars et douze kilos de
cocaïne. Qu’est-ce qu’elle avait foutu ? Merde
! il espérait qu’il ne resterait pas là-haut aussi
longtemps que la dernière fois.
Il avait aussi récolté une blessure à l’épaule
lors de cette mission.
Le patron n’aimait pas torturer en personne.
Il préférait regarder.
Difficile de réclamer un congé maladie en
compensation de ce qu’il avait infligé à ce
type.
Mais bon, cette partie du boulot ne
dérangeait pas Two Tone. Il n’était pas comme
certains mecs, qui aimaient satisfaire ainsi
leurs tendances sadiques, ni comme le grand
chef, qui avait horreur de se salir les mains.
Nan, il était entre les deux, satisfait de s’en
charger si tant est qu’on le payait bien.
— C’est encore loin…
— Encore quatre cents mètres.
— On se pèle ici.
Ce sera pire quand tu seras mort, espèce
d’enfoiré.
Le patron avait engagé ce trou du cul
environ six mois plus tôt, et Two Tone avait
dû faire équipe avec lui à deux ou trois
reprises. Il gardait l’espoir que ce crétin se
ferait licencier « à l’ancienne » même si cela
ne s’était pas produit jusqu’à présent.
Ce salaud ferait un excellent flotteur dans
l’Hudson.
Ou il remplirait parfaitement un trou dans
la terre.
Après un dernier virage, ils atteignirent
leur destination, qui se révéla assez décevante
: la « cabane de chasse » d’un seul niveau se
fondait parfaitement dans le paysage, le
bâtiment bas disparaissant au milieu des
broussailles enneigées et des arbres à feuilles
persistantes bien fournis. En fait, l’extérieur
avait été délibérément construit pour paraître
décrépit. Mais, à l’intérieur, c’était une
forteresse renfermant de noirs secrets.
Et ce qui se trouvait dans le coffre de la
voiture allait s’ajouter au décompte.
Il n’avait jamais entendu dire qu’une femme
avait été amenée ici auparavant. Était-elle bien
foutue ? Impossible de s’en rendre compte
quand ils l’avaient transportée hors de la
maison.
Il pourrait peut-être s’amuser un peu pour
passer le temps.
— C’est quoi cet endroit, bordel ? On dirait
une putain de remise. Y a du chauffage au
moins ?
Two Tone ferma les paupières et passa en
revue un certain nombre de fantasmes
impliquant un bain de sang. Puis il ouvrit sa
portière et sortit en s’étirant. Bon, il devait
aller pisser.
Se dirigeant vers la porte, il marmonna :
— Sors la nana du coffre, t’veux.
Pas de problème de clé. L’ouverture se
faisait grâce à un lecteur d’empreintes
digitales.
Il se dirigea vers l’entrée faussement
décrépite avec sa lampe torche. Il était environ
à mi-chemin quand il se retourna, soudain
aiguillé par un mauvais pressentiment.
— Fais gaffe en ouvrant, cria-t-il.
— Ouais. On s’en branle.
Phil contourna la voiture.
— Qu’est-ce qu’elle peut bien me faire ?
Two Tone secoua la tête et marmonna :
— Te tuer, avec un peu de chance…
À la seconde où le coffre fut déverrouillé,
l’enfer se déchaîna : leur captive jaillit de la
voiture comme si elle avait des ressorts dans
les fesses, et elle avait dégotté une arme. La
lueur rouge d’une fusée de détresse perça
l’obscurité, éclairant les dégâts qu’elle
infligea en fourrant l’extrémité grésillante en
plein dans le visage de son stupide
coéquipier…
Le hurlement de douleur de Phil effraya un
hibou de la taille d’un gamin de dix ans qui
s’envola d’un arbre à côté de Two Tone, et ce
dernier fut contraint de se baisser pour ne pas
être décapité par l’oiseau.
Mais il se redressa rapidement.
La femme s’enfuit à toute allure, prouvant
que, contrairement à cette merde de Phil, elle
n’était pas sotte.
— Fils de pute !
Two Tone se lança à sa poursuite, en se
guidant grâce aux craquements de broussailles
et aux froissements de vêtements alors qu’elle
s’enfonçait dans les bois. Faisant passer sa
lampe torche dans sa main gauche, il dégaina
maladroitement son flingue.
Ce n’était pas ainsi que les choses étaient
censées se passer. Absolument pas.
La salope était rapide comme l’éclair et,
comme il la coursait d’un pas lourd, il savait
qu’elle allait le distancer, et le dernier appel
qu’il avait envie de passer à son patron était :
« Oh ! au fait, j’ai laissé échapper votre
captive. »
Il risquait très bien d’être le prochain
pensionnaire de la « cabane ».
Vider son chargeur était sa seule option.
Il s’arrêta en dérapant, s’appuya contre un
bouleau, visa et se mit à décocher des balles,
dont les tirs se répercutèrent dans l’aube.
On entendit un juron strident, puis le bruit
de course cessa. À la place, il perçut un
bruissement concentré, comme si elle se
tordait de douleur par terre.
— Putain ! haleta-t-il en courant.
S’il s’agissait d’une blessure mortelle, il
était presque autant dans la merde que si elle
s’était échappée.
Il balaya le sous-bois du faisceau de sa
lampe torche à mesure qu’il se rapprochait,
éclairant des troncs et des branches nues, ainsi
que les broussailles et le sol enneigé.
Et il la découvrit recroquevillée là, le nez
dans les aiguilles de pin, serrant l’un de ses
genoux contre sa poitrine. Sauf qu’il ne se
laisserait pas avoir. Dieu seul savait ce qu’elle
avait en réserve.
— Debout ou je tire.
Il mit un chargeur neuf dans son revolver.
— Debout, bordel !
Elle roula sur le côté en gémissant.
Il appuya sur la détente et logea une balle
dans le sol, juste à côté de sa tête.
— Debout, ou la prochaine te traversera le
crâne.
La femme se redressa d’une poussée. Des
débris végétaux étaient accrochés à ses
vêtements et sa parka noirs, et ses cheveux
foncés étaient ébouriffés. Il ne prit pas la peine
d’évaluer si elle était ou non baisable. Avant
toute chose, il fallait l’emmener au lieu
sécurisé.
— Mains en l’air, ordonna-t-il en pointant
son arme vers le centre de sa poitrine. Avance.
Elle boitait fortement et il sentit l’odeur du
sang quand il se plaça derrière elle. Plus
question de courir pour elle.
Il leur fallut quatre fois plus de temps pour
revenir à la voiture et, quand ils y parvinrent,
il découvrit que Phil gisait toujours par terre
sans bouger. Pourtant un souffle d’air entrait
et sortait de sa bouche ouverte, tandis qu’un
léger sifflement indiquait que la douleur était
dévorante.
Quand ils passèrent à côté de lui, Two Tone
regarda son visage. Oh… merde… il avait des
brûlures au troisième degré partout, et l’un de
ses yeux était perdu. Sauf que l’enfoiré allait
probablement survivre.
Non ?
Génial ! Mais il s’occuperait de lui plus
tard.
Quand ils atteignirent la porte, il sut qu’il
devait s’assurer de conserver le contrôle de la
situation.
D’un geste rapide, il saisit Sola par la nuque
et la projeta tête la première contre les
panneaux durs.
Cette fois-ci, alors qu’elle s’effondrait par
terre, il sut qu’elle ne tenterait pas de s’enfuir
à nouveau pendant un moment. Mais il attendit
quand même de vérifier qu’elle ne bouge plus
avant de ranger son flingue, de presser son
pouce sur le lecteur d’empreintes et d’ouvrir
la porte.
Allumant les lumières, il la saisit par les
aisselles et la traîna à l’intérieur. Après avoir
refermé derrière eux, il la tira sur le sol en
béton jusqu’à l’escalier, puis la porta jusqu’au
sous-sol.
Là, il y avait trois cellules, exactement
comme celles qu’on voyait à la télé, avec des
barreaux en acier, un sol bétonné et des
couchettes métalliques en guise de lits. Elles
étaient équipées de toilettes, pas pour le
confort du ou des prisonniers, mais pour
préserver l’odorat sensible du patron. Toutes
étaient dépourvues de fenêtre.
Two Tone ne souffla pas jusqu’à ce qu’il
l’ait installée dans la première cellule et ait
refermé la porte.
Avant de remonter pour confirmer la
capture au QG, dissimuler la voiture sous une
bâche goudronnée et s’occuper de Phil, il se
dirigea vers la cellule voisine et urina pendant
ce qui lui sembla durer une heure et demie.
Refermant sa braguette, il sortit et observa le
mur taché de sang en face de lui.
La paire de menottes qui pendait des deux
chaînes en acier fixées dans le béton servirait
bientôt.
Si on mettait de côté les problèmes
occasionnés par l’incompétence de Phil, il
était presque désolé pour cette salope.
Chapitre 8

Plus tard dans la matinée, Kolher reçut un


uppercut venu de sa gauche, qu’il ne réussit
pas à parer malgré le sifflement émis par le
coup : le poing le toucha en pleine mâchoire
et le craquement résonna comme une stupide
cloche sous son crâne, projetant sa tête en
arrière et lui faisant cracher du sang.
C’était absolument génial.
Après une autre séance de travail
cauchemardesque avec Saxton – sept à dix
heures de sa vie qu’il ne récupérerait jamais –,
il avait gagné les appartements privés qu’il
partageait avec Beth. Il ne pensait qu’au sexe,
le seul moyen de sauver la planète de son
humeur de chien.
Sa compagne n’était pas seulement
endormie mais carrément dans les choux.
Il avait tenu une heure, les yeux rivés sur le
plafond, avant de téléphoner à Souffhrance
pour lui demander de le retrouver dans le
gymnase du centre d’entraînement.
Comme Rhage le disait toujours, rien de tel
que le sexe ou la baston pour calmer la
mauvaise humeur. Faute de sexe, il restait
donc la baston.
Exploitant l’énergie de l’impact, il
accompagna l’impulsion et la redirigea en un
coup de pied qui heurta son adversaire au
flanc, la déséquilibrant et la faisant tituber.
Mais la sœur de V. n’alla pas au tapis. Elle
atterrit aussi légèrement et rapidement qu’un
chat, et il comprit qu’elle avait d’autres coups
en réserve pour lui.
Triangulant les mouvements de l’air,
l’odeur de la guerrière et le battement de ses
pieds nus courant vers lui, il sut qu’elle
approchait de face, en position accroupie. Se
préparant, il se campa fermement sur ses
cuisses, adorant la sensation de ses muscles
qui se contractaient et maintenaient les cent
vingt kilos de son corps. Rentrant les coudes,
il attendit qu’elle passe à sa portée pour lancer
un coup de poing devant lui. Grâce à ses
réflexes et à l’avantage de la vision, elle
esquiva l’attaque et plongea pour le ceinturer.
Souffhrance ne frappait pas comme une
fille, qu’il s’agisse de ses poings, de ses pieds
ou de son corps tout entier. Elle fonctionnait
plutôt comme un 4 x 4, et, même si les
couilles de Kolher en auraient préféré
autrement, elle lui fit mal.
Avec un juron, il se retrouva cul par-dessus
tête et atterrit sur le dos comme une mauviette.
Mais on n’allait pas en rester là.
Et cela posa un problème.
Au cours de sa chute, il se rappela la façon
dont il avait dégagé du lit dans le loft, et son
détonateur interne explosa, faisant apparaître
sa véritable agressivité. En un clin d’œil, il ne
fut plus question de s’entraîner, de se
maintenir au niveau ou de faire de l’exercice.
Son instinct guerrier se déchaîna contre son
adversaire.
Avec un grognement qui se répercuta dans
tout le gymnase, il empoigna Souffhrance par
le biceps et la retourna, l’arracha à son corps
et la projeta sur le ventre contre les matelas.
C’était une femelle solide, bien musclée et
dont les coups pouvaient être mortels, mais
elle ne faisait pas le poids face à sa force et sa
taille, surtout quand il se mit à califourchon
sur elle et lui passa un bras autour du cou. Sa
gorge coincée au creux de son coude, il
referma sa main libre sur son poignet épais et
se pencha en arrière pour l’étrangler.
Des éradiqueurs. Des ennemis. Les
disparitions tragiques qui avaient changé le
cours de sa vie et de celle des autres.
La distance qui s’était créée entre lui et sa
compagne. La frustration sexuelle.
L’impression que Beth lui cachait quelque
chose.
La frustration chronique qui s’était
rapidement muée en une anxiété qui ne
l’abandonnait jamais.
La peur. Négligée, bien enfouie, qui
l’empoisonnait.
La haine de soi.
Sur le fond noir de sa cécité, tout devint
blanc, et la rage prit le contrôle quand elle
n’eut plus d’autre issue. Et cela eut pour effet
de lui donner bien plus de puissance que n’en
recélaient déjà ses muscles et ses os : alors
même que Souffhrance lui enfonçait ses
ongles dans l’avant-bras et se débattait comme
si elle affrontait les affres de la mort, il ne
perçut rien.
Il voulait tuer. Et il allait le faire…
— Kolher !
Tout comme la réaction de défense de
Souffhrance, il se ficha complètement de celui
qui criait son nom. Il s’était engagé sur le
chemin du meurtre et avait perdu tout sens de
ce qui arrivait…
Quelqu’un se précipita dans le gymnase et
se mit à le secouer, tandis qu’on hurlait son
nom de plus en plus fort.
Sous lui, Souffhrance se soumettait, la vie
désertant peu à peu son corps, la rage en lui
désirant précisément son immobilité éternelle.
Cela ne prendrait plus que quelques instants.
Un peu plus de pression. Un peu plus…
Un bruit fort et répété retentissait devant
son visage. Encore et encore, comme une
grosse caisse dont les battements seraient
parfaitement espacés. La seule chose qui
changeait était le volume.
Qui augmentait.
Ou peut-être qu’il s’insinuait peu à peu dans
sa fureur.
Kolher fronça les sourcils alors que le
vacarme continuait. Levant la tête, il relâcha
un tout petit peu sa prise pendant un moment.
George.
Son golden retriever bien-aimé et docile lui
faisait face, aboyant comme une mitraillette,
exigeant que Kolher cesse et abandonne sur-
le-champ.
D’un seul coup, la réalité de ce qu’il était en
train de faire le submergea.
C’était quoi son problème, putain ?
Kolher lâcha prise, mais il n’eut pas le
temps de s’écarter. Celui qui le tirait par les
épaules prit le contrôle, ôtant son poids de la
guerrière.
Quand il atterrit sur le dos sur le matelas,
les haut-le-cœur et les halètements de son
adversaire se mêlèrent aux jurons de la
personne qui se trouvait avec eux, ainsi qu’à
un léger geignement.
— Mais à quoi penses-tu, putain !
Voilà que le nouveau venu lui faisait face
désormais.
— Tu as failli la tuer !
Quand il porta les mains à son visage, une
sueur froide recouvrit son corps tout entier.
— Je ne sais pas…, s’entendit-il répondre.
Je n’avais pas la moindre idée…
— Croyais-tu vraiment qu’elle pouvait
respirer de cette façon !
C’était Doc Jane. Bien entendu. Elle était à
la clinique et avait dû entendre les aboiements
ou alors…
Et iAm était là, lui aussi. Il percevait la
présence de l’Ombre même si ce dernier ne
disait pas grand-chose, comme à son habitude.
— Je suis désolé. Souffhrance… je suis
désolé.
Seigneur Dieu ! qu’avait-il fait ?
Il abhorrait la violence à l’encontre des
femelles. Le problème était que, quand il
affrontait la sœur de V., il ne la percevait pas
comme l’une d’elles. C’était un adversaire, ni
plus, ni moins ; les bleus et même un ou deux
os cassés qu’il avait récoltés témoignaient
qu’en matière de combat elle ne faisait ni ne
demandait le moindre quartier.
— Merde ! Souffhrance…
Il tendit la main dans le vide, sentant les
restes de sa peur ainsi que l’odeur de la mort
imminente.
— Souffhrance…
— C’est bon, répondit la femelle d’une voix
rauque. Franchement.
Doc Jane marmonna un certain nombre de
gros mots.
— C’est entre lui et moi, déclara
Souffhrance à sa belle-sœur. Ce n’est pas
ton…
Comme elle fut interrompue par une quinte
de toux, Jane s’exclama :
— Quand il manque de t’étrangler, bien sûr
que c’est mon problème !
— Il allait me lâcher…
— C’est pour ça que tu es devenue toute
bleue ?
— Je n’étais pas…
— Son bras dégouline de sang sur le tapis.
Est-ce que tu essaies de me dire que ce n’est
pas l’effet de tes ongles ?
Souffhrance hoqueta.
— On se bat, on ne joue pas à la belote !
Doc Jane baissa d’un ton.
— Est-ce que ton frère sait exactement
jusqu’où ça va ?
Alors que Kolher ajoutait ses propres
jurons à la salade de gros mots, Souffhrance
gronda :
— Tu ne diras rien à Viszs de ce…
— Donne-moi une bonne raison de ne pas
le faire et je l’envisagerai peut-être. Par
ailleurs, personne ne me dit ce que je peux
raconter ou pas à mon propre mari. Ni toi, ni
lui…
Kolher était certain qu’elle lui décochait un
regard meurtrier.
— …et certainement jamais au sujet d’un
foutu problème de sécurité qui concerne un
membre de sa famille !
Le silence qui suivit était marqué par une
agressivité croissante. Puis Souffhrance aboya
:
— Combien de fracture as-tu réduites sur le
roi ? Combien de points de suture lui as-tu
faits ? La semaine dernière, tu as cru que je lui
avais déboîté l’épaule, et à aucun moment tu
n’as éprouvé le besoin de courir voir sa
shellane pour lui rapporter ce fait. Pas vrai.
Pas vrai ?
— C’est différent.
— Parce que je suis une femelle ?
Pardonne-moi, tu aimerais peut-être me
regarder dans les yeux quand tu utilises deux
poids et deux mesures, Doc ?
Seigneur ! on aurait dit que la mauvaise
humeur de Kolher les avait contaminées toutes
les deux. Mais bon, tout avait commencé à
cause de lui. Bordel…
Tout en se passant une main sur le visage, le
roi les écoutait se disputer.
— Doc Jane a raison.
Cela leur cloua le bec.
— Je n’allais pas m’arrêter.
Il se releva.
— Par conséquent, j’en parlerai à V. et nous
ne recommencerons plus jamais…
— N’essaie même pas, cracha la guerrière
avant d’être reprise d’une quinte de toux.
Dès qu’elle fut remise, elle l’affronta de
nouveau.
— Tu n’as pas intérêt à me manquer de
respect ; je viens ici me battre avec toi pour
rester affûtée. Si tu tires parti d’une faiblesse,
c’est ma faute, pas la tienne.
— Alors tu crois que je me contentais
seulement d’être dur avec toi ? demanda-t-il
sombrement.
— Bien entendu. Et je n’avais pas encore
frappé le signal d’arrêt sur le sol…
— Crois-tu une seule seconde que j’aurais
percuté sans l’intervention de Doc Jane ?
L’air autour de la femelle se chargea
soudain de peur.
— Et c’est pour cette raison que nous ne
nous battrons plus ensemble.
Il se tourna vers Doc Jane.
— Mais Souffhrance a raison, elle aussi. Ce
ne sont pas tes affaires, alors reste en dehors
de tout ça.
— Tu parles que…
— Ce n’est pas une requête, Jane, mais un
ordre. Et j’irai voir V. dès que j’aurai pris ma
douche.
— Tu peux vraiment te comporter comme
un sale con, Ton Altesse.
— Et comme un meurtrier. Ne l’oublie pas.
Il se dirigea vers la porte, sans prendre la
peine de saisir le harnais de George. Quand il
s’écarta de sa trajectoire, le chien lui fit
reprendre le cap et le conduisit jusqu’à la
bonne sortie.
— Le vestiaire, grogna-t-il quand ils
débouchèrent dans le couloir en béton.
George, familier du mot ou du rituel
d’après-entraînement de son maître, le guida
jusqu’au bout du couloir, en faisant cliqueter
ses griffes sur le sol nu.
Dieu merci ! le centre d’entraînement était
une ville fantôme à ce moment de la journée.
La dernière chose qu’il souhaitait, c’était
croiser quelqu’un.
Quand les frères dormaient, le vaste
complexe souterrain était vide, depuis le
gymnase et ses salles de sport, le stand de tir
et les salles de classe, la piscine olympique et
le bureau qui administrait le tout, jusqu’aux
salles d’opération et de réveil de Doc Jane et
Manny.
Même si Souffhrance avait bien failli
devenir leur patiente.
Merde !
Il laissa courir sa main sur le mur, jusqu’à
ce qu’il sente l’encadrement de la porte du
vestiaire sous ses doigts.
— Tu veux attendre ici ? demanda-t-il à
George.
À en juger par le tintement de son collier et
le battement de sa queue, le golden retriever
avait décidé de rester dehors pendant la
douche de son maître, ce qui était assez
classique de sa part. En raison de son pelage
long, il n’appréciait guère l’air chaud et
humide.
Poussant la porte, Kolher parvint à
s’orienter correctement. Grâce à l’acoustique
du lieu et au carrelage, il était facile de se
repérer au bruit, mais c’était aussi une
question d’habitude. En outre, il lui était
beaucoup plus aisé de se mouvoir dans des
espaces où il avait passé beaucoup de temps
seul, à l’époque où il y voyait encore un peu.
Merde ! et si le chien ne l’avait pas arrêté
tout à l’heure ?
Kolher s’affaissa contre un mur et laissa
pendre sa tête. Seigneur Dieu !
Tandis qu’il se frottait le visage, son
cerveau lui joua des tours en lui montrant
comment la situation aurait pu dégénérer.
Le gémissement qui monta de sa gorge
ressemblait à une corne de brume. La sœur de
son frère. Une guerrière qu’il respectait.
Anéantie.
Il était redevable à son chien. Comme
d’habitude.
Ôtant son débardeur humide de sueur, il le
laissa tomber par terre, puis se débarrassa de
son short en nylon. Se guidant de nouveau de
la main contre le mur, il avança et sut qu’il
était entré dans l’espace des douches grâce à
l’inclinaison du sol. Les robinets s’alignaient
sur trois côtés et il se dirigea vers eux, en
sentant au passage les bouches d’évacuation
d’eau circulaires sous ses pieds nus.
En choisissant un au hasard, il fit couler
l’eau et se prépara à la cascade froide qui
allait lui tomber en plein visage.
Mon Dieu ! cette poussée de colère. C’était
un carburant familier, mais dont il ne
souhaitait pas le retour dans sa vie. Cette
brûlure diabolique l’avait nourri pendant
toutes ces années depuis l’assassinat de ses
parents jusqu’à sa rencontre et son union avec
Beth. Il l’avait crue disparue pour de bon.
— Merde ! cracha-t-il.
Fermant les yeux, il plaqua les mains de
chaque côté du pommeau de douche et posa la
tête sur ses bras épais. Sa mauvaise humeur lui
donnait l’impression d’avoir au sommet du
crâne des pales d’hélicoptère sur le point de
détacher sa tête du reste de son corps.
Bon sang !
Il ne l’aurait jamais cru auparavant, mais la
« folie » était un concept largement
hypothétique pour les gens sains d’esprit ; une
injure pour frapper quelqu’un qu’on ne
respectait pas ; une description qu’on
appliquait à un comportement inapproprié.
Debout sous la douche, il comprit que la
véritable folie n’avait rien à voir avec le
syndrome prémenstruel, le fait « d’aller dans
le mur » ou de se bourrer la gueule avant de
ravager une chambre d’hôtel et de s’écrouler.
Ce n’était pas conduire comme un malade,
dévaliser une banque ou défouler
temporairement sa colère contre un objet
inanimé.
C’était se replier loin du monde qui vous
entourait, dire au revoir aux sensations et à la
conscience, comme si on ne voyait plus le
monde qu’à travers une caméra vidéo qui
zoomerait sur vos problèmes perso et rendrait
tout le reste, conjoint, boulot, entourage, santé
et bien-être, non seulement inatteignable, mais
invisible.
Et le plus flippant dans cette expérience
c’était cet entre-deux, quand on avait encore
un pied dans la réalité et l’autre dans son
propre petit purgatoire personnel, mais qu’on
sentait la première vous filer entre les
doigts…
D’un seul coup, Kolher eut l’impression
qu’il perdait l’équilibre et que l’univers tout
entier s’inclinait sur son axe, au point qu’il ne
savait plus s’il était ou non tombé.
Mais alors il sentit une lame acérée juste
sous son menton, et comprit que quelqu’un
l’avait empoigné par les cheveux.
— À ce moment précis, nous savons deux
choses. Mais une seule peut changer la donne,
lui glissa-t-on à l’oreille.
Chapitre 9

C’était une sacrée migraine.


Quand iAm entrouvrit la porte de la
chambre de son frère, la souffrance de celui-
ci était palpable dans l’air, au point qu’il était
difficile de respirer, et même d’y voir
correctement.
Mais bon, la pièce avait volontairement été
plongée dans le noir.
— Trez ?
Le gémissement qui lui répondit n’était pas
de bon augure, à mi-chemin entre la plainte
d’un animal blessé et celle d’une gorge irritée
à force de vomir. iAm leva le poignet dans la
lumière qui s’infiltrait derrière lui et jura en
consultant sa montre. À cette heure-ci, son
frère aurait déjà dû s’extirper du trou dans
lequel le mal de tête l’avait aspiré et entamer
sa convalescence.
Mais ce n’était pas le cas.
— Tu veux quelque chose pour apaiser ton
estomac ?
Murmure, murmure, grognement,
murmure.
— OK, je suis certain qu’ils en ont.
Murmure, gémissement, gémissement.
Chuchotis, chuchotis.
— Oui, ça aussi. Tu veux des biscuits ?
Gémissement.
— Compris.
iAm referma la porte et redescendit
l’escalier jusqu’à la jonction entre le couloir
aux statues et le palier du premier étage.
Comme le reste de la maison, tout était
silencieux comme un tombeau, mais, au
moment où il atteignit l’escalier principal, son
odorat de chef huma les subtils effluves du
Premier Repas, qu’on préparait dans les
cuisines.
Plus il se rapprochait du centre névralgique
des doggen, plus son propre estomac
s’exprimait. Logique. Après avoir préparé la
sauce bolognaise, il était allé voir son frère
avant de passer plusieurs heures au gymnase.
Où il avait vu bien plus qu’un simple
intérieur de salle de sport.
Il se serait attendu à tout, sauf à devoir
arracher cette femelle guerrière à la prise du
roi. Il finissait ses exercices quand il avait
entendu quelqu’un hurler et était allé voir, et
c’est là qu’il avait découvert le roi en train
d’étrangler la femelle.
Inutile de dire qu’il éprouvait un respect
redoublé pour le vampire aveugle. Depuis
qu’il était adulte, iAm n’avait échoué à
déplacer que très peu de choses. Il avait
changé un pneu avec ses seuls bras en guise de
cric. Il était connu pour être capable de
soulever des marmites de sauce aussi larges
que des lave-vaisselle dans une cuisine. Merde
! il avait même déménagé un lave-linge et un
sèche-linge sans vraiment y réfléchir.
Et puis il avait dû soulever le pick-up de
son frère environ deux ans plus tôt.
Encore un exemple que la vie amoureuse de
Trez partait en sucette.
Mais dans le centre d’entraînement, avec
Kolher, il avait été incapable de faire bouger
cet enfoiré. Le roi était verrouillé sur sa proie
comme un bouledogue. Quant à l’expression
de son visage… Il ne manifestait aucune
émotion, pas même une grimace d’effort. Et
ce corps… d’une force redoutable.
iAm secoua la tête en traversant la
représentation du pommier en fleur.
Tenter de déloger Kolher était revenu à
tirer un rocher. Il n’avait pas bougé d’un
millimètre, n’avait même pas tressailli.
Heureusement, le clebs y était parvenu. Dieu
merci !
Bon, d’habitude, iAm n’aimait pas les
animaux de la maison, et il n’était vraiment
pas un amateur de chiens. Ils étaient trop
grands, trop dépendants, laissaient des poils
partout… c’était trop. Mais il respectait ce
golden machin-chose désormais…
« Miiiiiaaaaaoooouuu ».
— Merde !
En parlant du loup ! Quand le chat noir de
la reine se faufila entre ses pieds, il fut forcé
d’imiter Michael Jackson pour ne pas marcher
sur l’animal.
— Bon sang, le chat !
Le félin l’accompagna jusque dans la
cuisine, sans cesser de jouer avec ses
chevilles, comme s’il savait qu’iAm donnait
des bons points du chien et cherchait à établir
sa supériorité.
Sauf que les chats ne savaient pas lire dans
les pensées, bien sûr.
Il s’arrêta et lui lança un regard noir.
— Qu’est-ce que tu veux à la fin ?
Ce n’était pas vraiment une question, car il
se fichait de nouer une relation avec le chat.
Ce dernier leva une patte et…
… soudain, le fichu chat lui sauta dans les
bras, avant de rouler sur le dos, en ronronnant
comme une Ferrari.
— Non mais tu te fous de ma gueule,
marmonna-t-il. Je ne t’aime pas. Bon sang !
— Maître, que puis-je faire pour vous ?
Quand il se retrouva nez à nez avec Fritz, le
vieux majordome doggen, iAm prit un
moment pour se calmer et se retirer dans son
petit monde intérieur. Qui, malheureusement,
ressemblait beaucoup à un film de la série
Saw, avec des morceaux de cadavres un peu
partout.
Mais ce n’était qu’un fantasme induit par le
stress. Il se rappelait qu’autrefois, très
longtemps auparavant, il n’était pas emmerdé
par tout et tout le monde. Vraiment.
Le chat donna plusieurs petits coups de patte
sur sa chemise.
— Putain de merde !
Il abandonna la partie et caressa le ventre
noir.
— Et, non, je n’ai besoin de rien.
Les ronronnements se firent si puissants
qu’il dut se pencher vers le majordome.
— Qu’est-ce que tu as dit ?
— Je suis heureux de répondre à vos
requêtes, quelles qu’elles soient.
— Oui. Je sais. Mais je vais m’occuper de
mon frère. Je ne veux personne d’autre dans
sa chambre. On s’est compris ?
Le chat se frottait à présent la tête contre ses
pectoraux. Puis il s’étira sous les grattouilles.
Oh, mon Dieu ! c’était horrible, surtout
quand le visage déjà flasque du majordome
s’affaissa jusqu’à ses genoux sans doute
cagneux.
— Ah merde ! Fritz…
— Est-il malade ?
iAm ferma brièvement les yeux quand il
entendit la voix féminine. Fantastique. De
mieux en mieux.
— Il va bien, répondit-il sans regarder
l’Élue Selena.
Laissant les fouineurs derrière lui, il se
dirigea vers le garde-manger avec ce
profiteur de chat et…
Bien. Comment allait-il prendre les
provisions post-migraine sur les étagères
alors qu’il avait les mains occupées par…
Comment s’appelait l’animal ?
Bref. Va pour Foutu Chat, alors.
Baissant la tête pour plonger le regard dans
ses grands yeux satisfaits, iAm pinça les
lèvres et le caressa sous le menton, puis
derrière une oreille.
— OK, ça suffit.
Il joua avec l’une de ses pattes.
— Je vais te reposer maintenant.
Reprenant le contrôle de la situation, il
saisit le chat sous les pattes avant et se pencha
pour le poser sur le…
Sans qu’il sache comment, la bête parvint à
se frayer un chemin dans sa veste polaire à la
force des griffes et à se pendre à elle comme
une cravate.
— Tu te fous de moi.
Encore des ronronnements. Puis l’animal
cligna des yeux. Une expression assurée qui
signifiait, pour iAm, que leur contact
s’achèverait lorsque le chat l’aurait décidé, et
personne d’autre.
— Peut-être devrais-je vous aider ? proposa
doucement Selena.
iAm ravala un juron et jeta un regard
assassin au chat. Puis à l’Élue. Mais, sauf s’il
retirait sa veste, Foutu Chat ne le quitterait pas.
— Il me faudrait ces biscuits, là-haut.
L’Élue tendit le bras et saisit un paquet de
Pepperidge Farm.
— Et il lui faudra des chips mexicaines.
— Nature ou aromatisées au citron vert ?
— Nature.
iAm rendit les armes et recommença à
caresser Foutu… et celui-ci se remit
immédiatement à jouer les gros paresseux.
— Il voudra un de ces quatre-quarts. Et
nous lui apporterons trois Coca glacés, deux
grandes bouteilles d’eau minérale à
température ambiante et un Mars.
Après une de ses migraines, Trez voulait
s’hydrater et ingurgiter du glucose et de la
caféine. C’était logique. Douze heures sans
manger constituaient une sacrée épreuve pour
son organisme, sans compter les
vomissements qu’il avait dû gérer.
Cinq minutes plus tard, toujours
accompagné de l’Élue et de Foutu Chat, iAm
se dirigeait de nouveau vers le deuxième
étage. Et au moins il avait été en mesure
d’aider un peu en calant les bouteilles d’eau
sous ses aisselles. Fritz avait également fourni
l’un de ces grands sacs de courses à poignées
pour le reste des provisions.
Seigneur ! il aurait infiniment préféré faire
ce trajet tout seul.
— Il vous apprécie beaucoup, commenta la
femelle pendant qu’ils gravissaient les
marches.
— C’est mon frère. Il a intérêt.
— Oh ! non, en fait je parlais du chat. Bouh
vous adore.
— Ce n’est pas réciproque.
iAm avait vraiment l’intention de reprendre
le sac à la femelle quand ils arriveraient à la
porte de la chambre, mais Foutu Chat refusait
toujours de déguerpir.
Et ce fut ainsi que l’Élue Selena atterrit dans
la piaule de Trez.
Pile ce dont la situation n’avait pas besoin.
Merci, le chat.
Quand la porte s’ouvrit en grand, la
lumière s’infiltra dans la pièce et, comme par
hasard, éclaira Trez juste au moment où ce
grand dadais se redressait.
Quelqu’un avait senti l’odeur de la femelle.
Oh ! par pitié.
Et, au fait, pourquoi cet enfoiré n’avait-il
pas plus mauvaise mine ? Son frère aurait dû
ressembler à un cadavre vu la façon dont il
avait passé la journée.
— Où dois-je poser tout ceci ? demanda
l’Élue à la cantonade.
— Sur le bureau, marmonna iAm.
C’était le point le plus éloigné du lit…
— Laisse-nous, grogna le patient.
OK, Dieu merci, Trez avait enfin retrouvé
sa lucidité. L’Élue pouvait retourner à ses
moutons, et lui et son frère pourraient essayer
d’avoir une conversation tous les deux…
iAm prit conscience que personne ne
bougeait. Trez, toutefois, était toujours assis
dans son lit et l’Élue figée comme une biche
prise dans les phares d’une voiture. Et tous
deux le regardaient.
— Quoi ? demanda-t-il.
Quand la lumière se fit sous son crâne
épais, iAm considéra son frère avec des yeux
étrécis.
— Est-ce que tu es sérieux ?
— Laisse-nous, fut tout ce que répéta ce
salopard.
Foutu Chat cessa de ronronner dans ses
bras, comme s’il avait perçu l’agressivité qui
flottait dans la chambre.
Mais c’était là le truc, on ne pouvait pas
raisonner avec les crétins, et iAm était sur le
point de lâcher l’affaire.
Se tournant vers l’Élue, il dit à voix basse :
— Prends garde à toi.
Sur ce, il sortit de la chambre avec le chat.
C’était sans doute pour le mieux. Il avait
l’impression de se comporter comme Kolher
avec son frère, et rien de bon ne pourrait en
sortir.
Il revint sur ses pas pour se diriger de
nouveau vers l’escalier. À un moment donné,
il se remit à caresser l’animal toujours dans
ses bras, en décrivant de petits cercles sous le
menton du chat avec son doigt.
De retour dans la cuisine, pleine de
serviteurs au travail, il songea qu’il était
temps pour lui de se séparer de son ombre.
— Fritz.
Le majordome se précipita, abandonnant
l’assaisonnement des crudités sur lequel il
s’affairait.
— Oui, maître ! Je suis prêt à vous aider.
— Prends ça.
iAm retira le chat de sa veste, en ôtant les
griffes de ses deux pattes de devant.
— Et fais-en ce que tu veux.
Au moment de partir, il eut envie de jeter un
coup d’œil en arrière pour s’assurer que
Foutu Chat allait bien. Mais pourquoi diable
ferait-il cela ?
Il devait aller chez Sal’s et réunir son
personnel. D’ordinaire, il se rendait au
restaurant en début d’après-midi, mais rien
n’avait été « ordinaire » avec cette migraine,
car, chaque fois que son frère en avait une,
tous deux avaient mal à la tête. Pourtant, cette
fois-ci, vu que Trez repartait du bon pied et
serait bientôt au pieu avec l’Élue, il était temps
pour lui de reprendre le boulot.
Au moins pour s’empêcher de devenir
barje.
Seigneur Dieu ! Trez allait maintenant se
taper cette femelle. Et le ciel seul savait où
cela allait les mener.
Juste au moment où il atteignit la porte, il
lança par-dessus son épaule.
— Fritz.
Au travers du vacarme de la préparation du
Premier Repas, le doggen répondit : — Oui,
maître ?
— Je ne vois jamais de fruits de mer ni de
poisson ici. Comment ça se fait ?
— Le roi n’apprécie rien de ce qui est
aquatique.
— Et autoriserait-il qu’on en apporte ici ?
— Oh oui ! maître. Mais pas sur sa table,
c’est tout, et jamais dans son assiette.
iAm regarda fixement les panneaux de la
porte devant lui.
— J’aimerais que tu achètes du saumon
frais et que tu le fasses pocher. Ce soir.
— Mais bien entendu. Il ne sera pas prêt
pour le Premier Repas pour que vous…
— Ce n’est pas pour moi. J’ai horreur du
poisson. C’est pour Foutu Chat. Je veux qu’on
lui en serve régulièrement.
Il ouvrit la porte.
— Et donne-lui des légumes. Quel genre de
nourriture mange-t-il ?
— Des croquettes.
— Trouve leur composition, et ensuite je
veux que tout soit préparé à la main. À partir
d’aujourd’hui, il ne mangera rien qui
provienne d’un sac.
La voix du doggen se gonfla d’approbation.
— Je suis certain que maître Bouh
appréciera votre intérêt.
— Cette boule de fourrure ne m’intéresse
pas.
Aussi agacé par lui-même que par chacun
des habitants sur cette Terre, il dégagea non
seulement de la cuisine, mais aussi de la
maison, pour découvrir avec plaisir que le
soleil s’était couché et que la lumière quittait
le ciel.
Il adorait la nuit et prit un moment pour
inspirer un grand coup. L’air froid de l’hiver
fit chanter ses sinus.
S’il avait été maître de son destin, libéré des
liens qui l’attachaient à son frère et de la
prison que leurs parents avaient imposée à
Trez, il aurait choisi une existence très
différente. Il serait parti quelque part à l’ouest,
pour vivre de la terre, loin de tous.
Il n’était pas seulement solitaire par nature.
Il ne trouvait aucun intérêt à ce qui intéressait
la plupart des gens. À ses yeux, le monde
n’avait pas besoin d’un nouvel iPhone, d’une
connexion Internet plus rapide ou d’une vingt-
septième déclinaison de The Real Housewives.
Merde ! quelle importance que le voisin ait
une maison/voiture/bateau/caravane/tondeuse
à gazon plus grosse que la vôtre. Pourquoi
s’énerver si quelqu’un avait une meilleure
montre/bague/télé/ticket de loterie que vous ?
Et qu’on ne le lance pas sur le sujet des
baskets. La mode. Les pubs pour le
maquillage, le foin autour des stars de cinéma,
les acheteurs en ligne frénétiques et ces robots
humains sans cervelle qui avalaient tout ce
dont on les gavait.
Et, non, les humains n’étaient pas les seuls à
succomber à toutes ses conneries.
Les vampires étaient tout aussi coupables,
même s’ils considéraient leur comportement
de mouton comme un signe de supériorité sur
ces rats sans queue.
Ils étaient si nombreux à subordonner leur
vraie nature à ce qu’on leur ordonnait de
désirer, vouloir, chercher et acquérir.
Mais bon, lui-même n’avait pas réussi à se
libérer des problèmes de son frère, alors qui
était-il…
Quand son téléphone sonna dans la poche
de sa polaire, il s’en empara. Il sut qui était
son correspondant avant même de regarder
l’écran, accepta l’appel et plaqua le téléphone
contre son oreille.
L’infime partie de lui qui avait ressuscité un
instant mourut encore une fois dans sa
poitrine.
— Votre Excellence, salua-t-il le grand
prêtre. Que me vaut cet honneur.

Ahssaut faisait les cent pas dans sa cuisine
en consultant sans cesse sa montre. Il fit demi-
tour devant l’évier. Retourna vers le bar.
Vérifia de nouveau l’heure.
Ehric était parti environ vingt et une – non,
vingt-deux – minutes auparavant, et le trajet
qu’on l’avait envoyé faire devait en prendre
vingt-cinq au maximum.
Le cœur d’Ahssaut battait à tout rompre. Il
avait un projet pour ce soir et la première
partie était aussi cruciale que la conclusion.
Il sortit son téléphone portable et composa
un numéro…
Le double « bip » qui résonna lui apprit
qu’un véhicule entrait dans le garage.
Ahssaut se précipita dans le cagibi, ouvrit la
porte blindée à la volée et tenta de voir à
travers les vitres teintées de sa Range Rover
blindée. Les cousins avaient-ils vraiment
récupéré…
Le protocole ordonnait d’attendre que
toutes les issues soit refermées pour sortir
d’un véhicule, mais l’impatience et cette peur
qui le tenaillait envoyèrent bouler cette règle
de prudence, et, marchant à grandes
enjambées sur le sol de béton nu, il se dirigea
vers les 4 x 4 alors qu’Ehric éteignait le
moteur et sortait avec son frère.
Avant qu’Ahssaut ait pu jauger les
expressions de ses cousins ou commence à
leur aboyer l’ordre de lui fournir des
explications, la portière arrière s’ouvrit
lentement.
Ehric et son frère se figèrent. Comme s’ils
avaient eu des difficultés à contrôler leur
chargement, et savaient que tout pouvait
arriver.
L’humaine âgée qui émergea mesurait un
mètre cinquante et était aussi trapue qu’une
commode. Son visage ridé était dégagé de ses
épais cheveux blancs coiffés en arrière, et son
regard noir brillait d’intelligence sous ses
paupières lourdes. Sous un manteau de laine
noir et rêche, sa robe simple ressemblait à un
sac orné de fleurs bleues, mais ses chaussures
à petits talons et son sac à main assorti étaient
clairement en cuir, comme si elle avait
souhaité porter ce qu’elle avait de mieux et
que c’était tout ce qui se trouvait dans son
placard.
Il s’inclina devant elle.
— Madame, soyez la bienvenue.
La grand-mère de Sola tenait son petit sac
serré sous la poitrine.
— Mes affaires. Je les ai.
Son accent portugais était prononcé, et il
dut faire un effort pour la comprendre.
— Bien.
Il fit un signe de tête à ses cousins qui, à cet
ordre, contournèrent le véhicule et sortirent
trois modestes valises dépareillées du coffre.
— Votre chambre est prête.
Elle hocha brièvement la tête.
— En route, alors.
Ehric, qui revenait avec les bagages, haussa
un sourcil. Il était choqué à juste raison, car
Ahssaut ne réagissait pas bien quand on lui
donnait des ordres.
Toutefois, il se montrerait tolérant avec
elle.
— Mais bien entendu.
Il recula d’un pas et s’inclina de nouveau,
puis indiqua la porte par laquelle il était venu.
Aussi digne qu’une reine, la minuscule
vieille dame traversa la pièce jusqu’aux trois
marches étroites qui donnaient dans la maison.
Ahssaut se précipita pour lui ouvrir la
porte.
— Il s’agit de notre buanderie. Elle
débouche dans la cuisine.
Il lui emboîta le pas en ravalant son
impatience. Pourtant, il n’y avait pas
d’urgence. Il devait s’assurer que la galerie, la
couverture légale de l’empire de Benloise,
était vide de ses marchands d’art et de ses
employés avant de s’y rendre. Et cela
prendrait encore une bonne heure, au moins.
Il poursuivit la visite.
— Derrière se trouvent la salle à manger et
les pièces de réceptions.
En pénétrant le premier dans cet immense
espace ouvert qui dominait l’Hudson, il
regarda son mobilier clairsemé d’un œil neuf.
— Non que je me soucie de recevoir.
Il n’y avait rien de personnel dans cette
maison. Rien qu’une mise en scène
soigneusement préparée pour vendre la
propriété : des vases et des tapis anonymes,
des canapés et des fauteuils assortis mais
neutres. Il en allait de même dans les
chambres, les quatre au sous-sol ainsi que
celle au premier étage.
— Mon bureau se trouve là-bas…
Il s’arrêta. Fronça les sourcils. Regarda
autour de lui.
Il dut retourner dans la cuisine pour
retrouver son invitée.
La grand-mère de Sola avait la tête plongée
dans le réfrigérateur, comme un gnome qui
chercherait un endroit frais où passer l’été.
— Madame ? s’enquit Ahssaut.
Elle referma la porte et se dirigea vers les
placards qui s’étendaient du sol au plafond.
— Il n’y a rien ici. Rien du tout. Qu’est-ce
que vous mangez ?
— Euh…
Ahssaut se surprit à se tourner vers ses
cousins pour leur demander de l’aide.
— En général, nous prenons nos repas en
ville.
Le bruit sarcastique qui lui répondit
ressemblait clairement à un « Arrête ces
conneries » à la sauce vieille dame.
— J’ai besoin des denrées de base.
Elle pivota sur ses petites chaussures
vernies et mit les mains sur ses hanches.
— Qui m’emmène au supermarché ?
Ce n’était pas une requête.
Et quand elle les dévisagea tous les trois, il
sembla qu’Ehric et son jumeau, le tueur
sanguinaire, étaient tout aussi perplexes
qu’Ahssaut.
La soirée avait été planifiée à la minute
près, et un détour par la supérette du coin
n’était pas au programme.
— Vous êtes tous les deux trop maigres,
déclara-t-elle en désignant les jumeaux. Il faut
manger.
Ahssaut se racla la gorge.
— Madame, nous vous avons fait venir ici
pour votre sécurité.
Il ne laisserait pas à Benloise la possibilité
de faire monter les enchères. Il avait donc dû
prévenir d’éventuels dommages collatéraux.
— Pas pour servir de cuisinière.
— Vous avez déjà refusé mon argent. Je
reste pas ici gratuitement. Je gagne mon pain.
Ce sera ainsi et pas autrement.
Ahssaut poussa un long soupir. À présent il
savait de qui Sola tenait son indépendance.
— Eh bien ? demanda-t-elle. Je conduis pas.
Qui m’emmène ?
— Madame, ne préféreriez-vous pas vous
reposer…
— Votre corps se repose quand il est mort.
Qui ?
— Nous disposons d’une heure, lâcha
Ehric.
Tandis qu’Ahssaut décochait un regard noir
à son cousin, la minuscule vieille dame passa
l’anse de son sac à son avant-bras et hocha la
tête.
— Alors il m’emmènera.
Ahssaut riva les yeux sur ceux de la grand-
mère de Sola et baissa d’un ton, juste pour
s’assurer que la ligne qu’il traçait serait
respectée.
— Je paie. Nous sommes bien d’accord,
vous ne dépenserez pas un centime.
Elle ouvrit la bouche comme pour
protester, mais elle était têtue, pas folle.
— Alors je vais repriser.
— Nos vêtements sont en bon état…
Ehric s’éclaircit la voix.
— En fait, j’ai perdu quelques boutons. Et la
bande Velcro de son gilet pare-balles est…
Ahssaut jeta un coup d’œil par-dessus son
épaule et montra les crocs à cet imbécile, mais
hors de vue de la grand-mère de Sola, bien
entendu.
Puis il se recomposa une expression
bienveillante, se retourna et…
… sut qu’il avait perdu. La grand-mère
avait haussé un sourcil et ses yeux noirs le
fusillaient du regard.
Il secoua la tête.
— Je n’arrive pas à croire que je suis en
train de négocier avec vous.
— Et que vous acceptez mes conditions.
— Madame…
— Alors c’est réglé.
Ahssaut leva les bras au ciel.
— Très bien. Vous avez quarante-cinq
minutes. C’est tout.
— Nous serons de retour dans trente.
Sur ce, elle se retourna et se dirigea vers la
porte. Derrière elle, les trois vampires
échangèrent des regards désemparés.
— Allez, articula Ahssaut. Allez-y tous les
deux.
Les cousins gagnèrent la porte du garage à
grandes enjambées, mais pas assez vite : la
grand-mère de Sola pivota de nouveau sur
elle-même, les mains sur les hanches.
— Où est votre crucifix ?
Ahssaut se reprit.
— Je vous demande pardon ?
— Vous n’êtes pas catholique ?
Ma chère madame, nous ne sommes pas
humains, songea-t-il.
— Non, je crains que non.
Elle posa un regard acéré sur lui. Sur Ehric.
Et sur le frère de celui-ci.
— Nous allons changer ça. C’est la volonté
de Dieu.
Sur quoi elle sortit, traversa le cagibi,
ouvrit la porte et disparut dans le garage.
Alors que le lourd battant en acier se
refermait automatiquement, Ahssaut s’avéra
incapable de faire autre chose que cligner des
yeux.
Les deux autres étaient tout aussi
abasourdis. Dans leur univers, la domination
s’établissait par la force et la manipulation
d’individus dotés d’une mâle persuasion. On
gagnait ou perdait sa place lors
d’affrontements de volontés souvent sanglants
et qui s’achevaient avec des cadavres à
dénombrer.
Quand on venait d’un milieu pareil, on ne
s’attendait certainement pas à se faire castrer
dans sa propre cuisine par une femme qui ne
tenait même pas de couteau. Et qui devrait
probablement monter sur un escabeau pour
vous ôter la partie concernée de votre
anatomie.
— Ne restez pas plantés là, s’exclama-t-il.
Elle est capable de prendre le volant.
Chapitre 10

— …une seule peut changer la donne.


La douche continuait à couler comme si de
rien n’était et le bruit agréable de la cascade
d’eau se répercutait dans le vestiaire, mais
Kolher gardait la tête coincée en arrière. Avec
une dague posée sur la jugulaire et une main
tirant sur la tresse qui lui tombait dans le dos,
il n’irait nulle part.
Serrant les dents, il ignorait s’il devait être
impressionné ou s’il devait encourager cette
lame à regagner son fourreau.
Mais il n’était pas suicidaire.
— Et quelles sont-elles, Souffhrance ?
articula-t-il.
La femelle gronda à son oreille.
— Nous savons tous les deux que tu peux te
tirer de cette situation si tu choisis de le faire.
En un clin d’œil, tu peux me maîtriser ; tu l’as
amplement prouvé dans le gymnase.
— Et la seconde ?
— Si je t’ai eu une fois, je peux
recommencer. Et la prochaine fois je ne
gaspillerai peut-être pas ma salive à tenter de
te prouver que je suis ton égale.
— Je suis le roi, tu t’en rends compte.
— Et moi je suis la fille d’une déesse,
espèce d’enfoiré.
Sur ce, elle le relâcha et recula.
Couvrant ses parties génitales d’une main,
il se retourna pour lui faire face. Il n’avait
jamais vu à quoi ressemblait Souffhrance,
mais on lui avait expliqué qu’elle avait la
même stature que son frère, grande et
puissante. Apparemment, elle avait également
les mêmes cheveux d’un noir de jais et les
mêmes yeux pâles et glacés ; quant à son
intelligence, il pouvait en juger par lui-même.
Et à l’évidence elle avait aussi des couilles.
— Je peux te tuer, dit-elle sombrement.
Quand je le veux. Je n’ai pas non plus besoin
d’une arme conventionnelle. Certes, tu es plus
fort, je te l’accorde. Mais je dispose de
ressources dont tu n’as même pas idée.
— Alors pourquoi ne t’en es-tu pas servie ?
— Parce que je ne veux pas t’envoyer à six
pieds sous terre. On a besoin de toi ici. Ton
existence est vitale pour l’espèce.
Saloperie de trône !
— Alors tu es en train de me dire que tu
m’aurais laissé te tuer dans le gymnase.
— Tu ne m’aurais pas tuée.
Oh que si ! songea-t-il, dégoûté de lui-
même.
— Écoute, Souffhrance, nous pouvons
tourner autour du pot comme ça pendant
encore un an et demi sans que ça nous mène
nulle part. Je ne me battrai plus avec toi.
Jamais.
— Franchement, tu n’espères pas que je
vais accepter un argument fondé sur mon sexe
?
— Non, j’espère que tu respecteras ma
relation avec ton frère.
— Ne me sors pas ces conneries démodées.
Je suis majeure, et unie qui plus est. Je
n’adhère en rien à l’idée que mon frère puisse
exercer le moindre pouvoir sur moi…
Il se campa plus fermement sur ses pieds.
— Arrête avec ça. Viszs est mon frère. As-
tu la moindre idée de ce qu’il ressentirait si je
te tuais ?
Il désigna sa propre tête.
— Peux-tu cesser de monter sur tes grands
chevaux pendant une seconde et réfléchir à ça
? Même si je me foutais complètement de ta
vie, crois-tu que je lui infligerais ça ?
Il y eut un silence, et il eut l’impression
qu’elle allait répondre. Mais, quand rien ne
vint, il poussa un juron.
— Et, oui, tu as raison, concéda-t-il. Tu te
bats assez bien pour rejoindre la Confrérie. Je
me suis entraîné avec eux pendant des années,
donc je suis au courant. Je n’arrête pas de
combattre avec toi parce que tu es une fille,
merde ! Mais pour la même raison que Blay et
Vhif ne peuvent pas se trouver côte à côte sur
le champ de bataille, ou que Xhex, si jamais
elle décidait de rejoindre le groupe, ne serait
pas autorisée à rejoindre l’équipe de John.
C’est également pour cela que Doc Jane ne
vous opérera jamais, toi et ton frère. Certaines
choses sont tout simplement trop proches, tu
me suis ?
Par-dessus le bruit de l’eau qui coulait, il
l’entendit faire les cent pas, malgré le fait que
ses pieds nus soient presque silencieux sur le
carrelage.
— Si tu étais son frère au lieu de sa sœur,
ce serait la même chose, expliqua Kolher. Le
problème c’est moi, pas toi, alors rends-toi
service et redescends de ton estrade féministe.
Tu m’ennuies.
Il se montrait peut-être un peu dur. Mais il
avait déjà prouvé qu’un comportement civilisé
était hors de sa portée pour l’instant.
Le silence se prolongea. Jusqu’à ce que
Kolher manque de lever les bras au ciel en
signe de frustration, mais il se rappela que ses
bijoux de famille n’avaient pas besoin de
parader.
— Allons, Souffhrance. Je conçois
parfaitement que tu sois blessée dans ta fierté.
Sauf que je préfère te savoir en vie plutôt que
me soucier de heurter ta susceptibilité.
Il y eut de nouveau une longue période de
silence. Mais elle n’était pas partie ; il sentait
sa présence presque comme s’il pouvait la
voir : elle se tenait juste en face de lui, en
travers de la sortie.
— Tu crois vraiment que tu ne te serais pas
arrêté ? demanda-t-elle d’une voix rauque.
— Non.
Il ferma les yeux, le cœur rongé par le
regret.
— Je le sais. Et comme je te l’ai dit, cela n’a
rien à voir avec toi. Alors je t’en prie, pour
l’amour du ciel, lâche l’affaire et laisse-moi
finir de me doucher.
Comme elle ne répondait rien, Kolher sentit
la rage monter en lui une fois de plus.
— Quoi ?
— Laisse-moi te poser une question.
— Ça ne peut pas attendre que…
— Les frères s’entraînent ensemble, pas
vrai.
— Non. Ils sont trop occupés à apprendre le
tricot quand ils ne sont pas de service.
— Alors pourquoi ne se battent-ils plus
avec toi ?
Elle baissa la voix.
— Pourquoi ne t’entraînes-tu pas avec eux ?
Les choses ont-elles changé quand tu es monté
sur le trône ?
— Quand je suis devenu totalement
aveugle, cracha-t-il. Les choses ont changé à
ce moment-là. Tu veux la date exacte ?
— Si je posais la question autour de moi, je
me demande si les gens seraient d’accord sur
ça.
— Sous-entends-tu que je suis capable de
voir ?
Il montra les crocs.
— Sérieusement ?
— Non je m’interroge. Même si tu avais
conservé la vue, tes frères se seraient-ils
battus avec toi après que tu as coiffé la
couronne pour de bon ? J’ai l’impression
qu’on me répondrait « non ».
— Tu veux bien m’expliquer en quoi cela a
un rapport avec notre affaire, l’interrompit-il.
Parce que sinon, ton autre option, c’est me
regarder perdre de nouveau les pédales, en
sachant tous les deux à quel point c’était
poilant la première fois.
Quand elle reprit la parole, sa voix lui
parvint de plus loin et il lui sembla qu’elle
s’était avancée jusqu’à l’arcade donnant sur
les casiers.
— Je crois que la seule raison pour laquelle
nous nous entraînons ensemble, c’est parce
que je suis une femelle.
Quand il ouvrit la bouche, elle lui coupa la
parole.
— Et je crois également que tu continuerais
à te battre avec moi si j’étais un mâle. Tu peux
toujours te dire que c’est à cause de mon
frère, très bien. Mais je crois que tu es plus
macho que tu le soupçonnes.
— Va te faire foutre, Souffhrance.
Vraiment.
— Je ne vais pas me disputer avec toi. Mais
pourquoi ne pas poser la question à ta
shellane ?
— Quoi ?
— Demande-lui ce qu’elle éprouve à l’idée
de t’affronter.
Il pointa le doigt dans sa direction.
— Sors de là. Avant de me donner une
raison de t’étrangler de nouveau, bordel !
— Pourquoi ne veut-elle pas que tu saches
où elle va quand tu travailles ?
— Je te demande pardon ?
— Les femelles ne font pas de cachotteries
aux mâles qui les respectent. Et je n’irai pas
plus loin. Mais, aveugle ou pas, tu dois te faire
une idée plus nette de toi-même.
Kolher s’avança sur le sol mouillé.
— Souffhrance. Souffhrance ! reviens ici
tout de suite, putain !
Mais il se disputait avec lui-même.
La femelle l’avait abandonné.
— Merde ! hurla-t-il à pleins poumons.

Merde ! songea Trez en reprenant son
souffle.
Se remettre d’une migraine consistait à
atterrir en douceur quand on reprenait
conscience. En général, on vous prescrivait de
manger et de vous reposer pour de bon, parce
qu’il était bien connu que, même dans une
pièce plongée dans l’obscurité sans rien
d’autre que les informations sur votre
téléphone, on ne croisait pas trop le marchand
de sable.
Néanmoins, à ce moment précis, il
envisageait sérieusement de reconsidérer des
années de retour à la normale par
tâtonnements progressifs ; à l’instant où la
porte s’était refermée derrière son frère et où
Trez s’était retrouvé seul avec l’Élue Selena,
chaque cellule de son corps s’était mise à le
démanger.
Oh, mince ! il devait allumer une lampe,
même si ses rétines risquaient de ne pas
encore pouvoir supporter l’exposition à la
lumière…
Bonjour, déesse.
Selena était grande et, même si elle portait
la traditionnelle robe blanche des Élues, il
était évident qu’elle avait une silhouette de
rêve. Rien ne pouvait dissimuler ses jolies
courbes, pas même le drapé du tissu. Et que
dire de son visage. Elle avait des lèvres roses
et des yeux bleu pâle, ainsi que des traits
parfaitement symétriques, conçus pour attirer
le regard d’un mâle et le retenir. Et puis il y
avait sa chevelure. Longue, épaisse, de la
couleur de la nuit, qu’elle coiffait à la manière
traditionnelle des Élues, remontée sur le
sommet du crâne.
Si bien qu’en la voyant on ne pensait qu’à
une chose : la défaire et y passer les doigts.
Elle était parfaite à tous égards.
Et n’avait pas de temps à lui consacrer.
Ce qui rendait son apparition ici avec son
sac de bouffe encore plus remarquable.
— Vous avez été gravement malade, dit-elle
doucement.
Trez sentit ses yeux se révulser dans leurs
orbites. Cette voix. Merde ! cette voix.
Attendez, elle voulait qu’il lui réponde, pas
vrai. Qu’avait-elle…
— Nan. Je vais bien. À merveille.
Et il bandait comme un âne, merci bien.
Mon Dieu ! il espérait qu’elle ne sentirait pas
l’odeur de son excitation.
— Que puis-je faire pour vous aider ?
Hum… Et si tu laissais tomber ta robe pour
grimper sur le lit ? Après quoi tu pourrais me
chevaucher comme un poney jusqu’à ce que
j’en tombe dans les pommes.
— Souhaiteriez-vous manger quelque
chose ?
— Manger quoi ? marmonna-t-il.
— Votre frère a préparé ce sac pour vous.
Ce salopard était-il monté ici ?
s’interrogea-t-il.
— Vous venez tout juste de lui demander de
sortir.
Il fallait croire qu’il était bien venu là.
— Oh ! oui. C’est vrai.
Trez se rallongea sur les oreillers et
grimaça. Quand il fit mine de se frotter les
tempes, il la sentit s’approcher du lit, et, d’un
geste rapide, remonta la lourde couette plus
haut sur son ventre.
Parfois « nu » signifiait bien plus que « Je
ne porte aucun vêtement ».
Mince ! elle semblait si inquiète. Au point
qu’il dut se forcer à se rappeler qu’elle l’avait
battu froid auparavant. Ce qui avait vraiment
été le cas.
Oui, sa mémoire à court terme avait beau
être défaillante – du moins quand il était
question, par exemple, de la présence de son
frère dans cette pièce –, il se rappelait
exactement où il se trouvait quand il avait
croisé la femelle la dernière fois, aussi bien
que de la réaction franchement peu
enthousiaste qu’elle avait eue en le voyant.
Il se rappelait aussi précisément comment il
avait appris l’existence de cette femelle. Il
avait entendu son nom lorsque Fhurie avait
libéré les Élues du sanctuaire de la Vierge
scribe, et que Selena et les autres avaient
commencé à vivre par intermittence dans la
grande maison de Vhen dans les Adirondacks.
Il l’avait même aperçue de temps à autre, mais
Vhengeance avait des emmerdes à ce moment-
là, et cela l’avait distrait.
Mais c’était du passé. Lui et iAm étaient
retournés là-bas récemment, à la demande de
Vhen, et c’était à cette occasion qu’il l’avait
rencontrée pour de bon, seul à seule.
D’accord, iAm se trouvait avec lui, mais il
préférait l’écarter de son esprit. Après tout, à
l’instant où il avait vu la femelle, il avait
oublié son propre nom et perdu la plupart de
son vocabulaire ainsi que soixante-quinze
pour cent de son sens de l’équilibre.
Une attirance instantanée et sidérale.
Du moins, de son côté à lui.
Bien entendu, elle avait paru beaucoup
moins bouleversée par leur rencontre que lui,
même s’il avait nourri quelques espérances. Et
des tendances à la suivre. Au cours de la
semaine écoulée, il était resté à traîner dans la
demeure plusieurs nuits d’affilée, dans
l’espoir de l’apercevoir au cours d’une de ses
visites pour servir la Confrérie. Car, oui, rien
ne proclamait mieux « Je veux sortir avec toi
» que des charges de harcèlement.
Au bout du compte, il avait décroché le
gros lot et réussi à la « croiser par hasard ».
Comme la carpette qu’il était, il lui avait dit
qu’elle était belle, et pas pour lui faire du
gringue. Il le pensait réellement.
Malheureusement, et contrairement aux
innombrables humaines qu’il avait draguées,
elle était restée de marbre.
Donc, une fois encore, pourquoi lui
rendait-elle visite ?
Non qu’il s’agisse d’une question sur
laquelle il avait envie de s’attarder.
— Que puis-je vous apporter ? demanda-t-
elle.
Et cette inquiétude sincère le rendit honteux.
— Euh… une de ces bouteilles de Coca, s’il
te plaît ?
Oh oui ! il adorait la façon dont elle se
mouvait, surtout lorsqu’elle se pencha sur le
sac qu’elle avait posé par terre. Cette
démarche si fluide et si souple, ses hanches
qui ondulaient sous sa robe, ses épaules qui
contrebalançaient l’effort, ses…
Il détourna les yeux de ses atouts
postérieurs.
Même si, miam.
Quand elle s’approcha du lit, il se décala
vers le centre du matelas, dans l’espoir qu’elle
s’assoie près de lui. Ce ne fut pas le cas. Elle
se pencha et lui tendit la bouteille en plastique.
Puis elle recula, en conservant une distance
respectueuse.
Le soda laissa échapper un sifflement quand
il en ôta le bouchon.
— Je vous en prie, dites-moi ce qui vous
fait souffrir.
Elle avait les mains croisées devant elle et
les tordait en tous sens.
— Rien qu’une migraine.
Il avala une grande gorgée.
— Oh ! ça fait du bien.
Sa vision s’améliorait.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Du Coca-Cola.
Trez fit une pause avant le deuxième round,
comprenant qu’elle ne lui parlait pas de cette
sensation qui s’appelle Coke.
— Une migraine est une sorte de mal de
tête. Ce n’est pas bien grave.
Enfin, mis à part le fait que les siennes
pouvaient durer douze heures et le rendaient
malade comme un chien.
Elle plissa ses beaux yeux.
— Si ce n’est pas grave, pourquoi votre
frère était-il si inquiet ?
— Il est comme ça. Hystérique.
Trez referma les paupières et but une
longue gorgée. Puis encore une autre.
— Le nectar des dieux, vraiment.
— Je n’ai jamais pensé à lui de cette façon.
Mais, bien entendu, vous le connaissez mieux
que moi.
Comme elle se tenait près de lui, il aurait
aimé qu’elle montre un peu d’intérêt pour son
torse nu. Il n’était pas arrogant mais, en temps
normal, les femelles le regardaient et ne
détournaient pas les yeux.
— Ne t’inquiète pas, il va s’en tirer,
grommela-t-il. Et moi aussi.
— Mais vous êtes resté ici toute la journée,
depuis votre retour hier soir.
Il était sur le point de se mettre vraiment en
colère contre lui-même quand il pensa…
attendez une seconde.
— Comment le sais-tu ?
Le fait qu’elle détourne promptement le
regard le poussa à se rasseoir dans le lit.
— Votre frère y a fait allusion en bas.
Il en doutait. iAm parlait rarement aux gens,
à moins d’y être forcé.
Donc elle avait dû le chercher. Pas vrai ?
Trez baissa à demi les paupières.
— Hé, ça t’ennuierait de t’asseoir ici ; j’ai
du mal à garder les yeux levés sur toi.
Menteur.
— Oh ! mais bien sûr.
Magnifique.
Quand elle s’installa sur le lit et réarrangea
les plis de sa robe, il sut qu’il exagérait, mais
allons, il avait passé un temps considérable
effondré par terre sur le carrelage devant les
toilettes à peine quelques heures plus tôt.
— Êtes-vous certain de ne pas avoir besoin
d’un guérisseur ? demanda-t-elle, en
l’hypnotisant du regard au point qu’il se
contenta de l’observer battre de ses longs cils.
Et soyez franc, cette fois-ci.
Oh ! il voulait être franc avec elle sur un
point, c’est vrai. Mais il n’avait aucune raison
de se comporter comme un idiot.
— Ce n’est qu’un mal de tête qui dure
longtemps. Honnêtement. Et j’en ai depuis que
je suis adulte. Mon frère n’en a pas, mais j’ai
entendu dire que c’était le cas de mon père. Je
ne suis pas à la fête, mais ça ne peut pas
m’être fatal.
— Votre père est-il décédé ?
Trez contracta son visage pour être certain
de ne rien montrer.
— Il est toujours en vie. Mais, à mes yeux,
il est mort.
— Pourquoi donc ?
— C’est une longue histoire.
— Et… ?
— Non. Trop longue, trop compliquée.
— Ainsi, vous aviez d’autres projets pour
ce soir ?
Elle avait posé la question d’une voix douce
mais avec une pointe de défi.
— Est-ce que tu te proposes de rester avec
moi ?
Elle contempla ses mains.
— Cette… longue histoire de vos parents.
Est-ce pour cette raison que vous avez un nom
de famille ?
Comment savait-elle… ?
Trez se mit à sourire, et c’était une bonne
chose qu’elle ait détourné les yeux, autrement
elle aurait vu ses quenottes.
Elle avait bel et bien fait des recherches à
son sujet ; voilà qui était intéressant.
Quant au nom de famille ?
— Nous l’avons inventé. Je travaille parmi
les humains et j’avais besoin d’une
couverture.
— Quel genre de travail effectuez-vous ?
Trez fronça les sourcils en se représentant
l’intérieur de son club, puis l’intérieur des
toilettes dont il s’était servi comme
baisodrome à combien de reprises ?
— Rien d’important.
— Alors pourquoi le faites-vous ?
Il prit une dernière longue gorgée de Coca
et regarda dans le vide.
— Tout le monde doit aller quelque part.
Mon Dieu ! il ne voulait vraiment pas
aborder cette partie de sa vie, au point que, si
elle devait partir faute de conversation, cela
lui convenait. En un éclair, des images de lui-
même en train de baiser avec cette longue
succession d’humaines défilèrent devant ses
yeux, prenant la place de Selena jusqu’à ce
qu’il ne puisse même plus sentir son odeur.
Pour les Ombres, le corps était une
extension de l’âme, une réalité qui paraissait
évidente mais qui, en fait, était bien plus
compliquée si on l’envisageait du point de vue
des s’Hisbe. Au bout du compte, ce que l’on
faisait de son corps, la façon dont on le traitait
et dont on le soignait – ou pas – vous
changeait au plus profond de vous-même. Et
puisque le sexe était, de par sa nature, l’acte le
plus sacré de la forme corporelle, il n’était
pas pris à la légère, et encore moins quand il
était pratiqué avec des humains sales et
néfastes, surtout s’ils avaient la peau claire.
Pour les Ombres, une peau pâle était
synonyme de maladie.
Mais ces règles ne s’appliquaient pas que
vis-à-vis de l’espèce Homo sapiens. Faire
l’amour était entièrement ritualisé dans le
Territoire. Les relations sexuelles étaient
programmées entre les membres d’un couple,
ou les « moitiés », ainsi qu’on les appelait là-
bas. On échangeait des rouleaux officiels dans
les couloirs de marbre, on requérait et
accordait son consentement en suivant une
série de stricts protocoles. Et quand tout avait
été entériné, l’acte n’était pas réalisé pendant
la journée et jamais sans être précédé d’un
bain purificateur. On l’annonçait également à
tout un chacun : une bannière spéciale était
suspendue à la porte de la chambre, une
manière élégante de déclarer que, à moins
d’un incendie ou d’une hémorragie grave, nul
ne devait déranger le couple concerné jusqu’à
ce que l’une ou les deux parties émerge plus
tard.
En compensation de toutes ces barrières,
quand deux moitiés couchaient ensemble, cela
pouvait durer des jours.
La masturbation n’était pas autorisée non
plus, car elle était considérée comme une
perte de communion.
Donc, oui, son peuple n’aurait pas
seulement froncé les sourcils devant sa vie
sexuelle ; ils ne l’auraient touché qu’avec des
pincettes et après avoir enfilé une
combinaison étanche et un masque de soudeur
car il s’était tapé des femmes à 11 heures, 15
heures et aussi avant le dîner. Il les avait prises
dans des lieux publics, sous des ponts, dans
des clubs et des restaurants, dans des toilettes
et des chambres d’hôtel miteuses, ainsi que
dans son bureau. Dans la moitié des cas
seulement, il connaissait leur nom et, de cet
auguste groupe, il se rappelait peut-être un
dixième.
Et seulement parce qu’elles étaient bizarres
ou lui avaient rappelé autre chose.
Quant à cette histoire de peau claire ? Il
n’était pas raciste. Il avait goûté à toutes les
ethnies humaines, et parfois même à plusieurs
en même temps. Le seul groupe qu’il n’avait
pas baisé ou qui ne l’avait pas sucé, c’était les
mâles, mais uniquement parce qu’il
n’éprouvait aucune attirance pour eux.
Si cela avait été le cas, il l’aurait fait.
Il se disait que tout n’était pas perdu. Les
Ombres croyaient qu’on pouvait s’amender, et
il avait entendu parler de rituels de
purification, mais on ne pouvait pas réparer
tous les dégâts.
Le plus ironique, bien entendu, c’était qu’il
avait éprouvé une fierté malsaine à se détruire
à ce point. Même si on pouvait juger cela
immature, certes, cela revenait à faire un doigt
d’honneur à la tribu et à toutes ses règles
ridicules ; surtout à la fille de la reine, dont
tout le monde estimait qu’il devrait être pressé
de se la taper régulièrement jusqu’à la fin de
ses jours.
Même s’il ne l’avait jamais rencontrée, il
n’avait pas envie de devenir un jouet sexuel et
n’avait aucune intention de se faire enfermer
volontairement dans une cage dorée.
Mais c’était drôle. En dépit de tout ce qu’il
détestait dans les traditions des siens, il se
surprenait finalement à y trouver un certain
sens car il se retrouvait là, dans son état de
flottement post-migraine, assez près pour
embrasser une femelle qu’il mourait d’envie
d’honorer de son corps. Et devinez quoi ?
Toute cette rébellion qui lui avait tant plu lui
donnait le sentiment d’être répugnant et
parfaitement indigne d’elle.
Non que l’acte puisse arriver un jour avec
Selena ; il était une pute, mais ne se faisait pas
d’illusions.
Merde !
Poussant un grognement, il se laissa
retomber sur les oreillers. En dépit du Coca et
de ses décharges de sucre et de caféine, il se
sentait brusquement épuisé comme s’il avait
soudain été aspiré sous l’eau.
— Pardonnez-moi, murmura l’Élue.
Ne me dis pas que tu vas t’en aller, songea-
t-il. Même si je ne te mérite à aucun égard, je
t’en prie ne me laisse pas…
— Avez-vous besoin de vous nourrir ?
demanda-t-elle précipitamment.
Trez sentit sa mâchoire s’affaisser. De
toutes les choses qu’il s’était préparé à
entendre, il n’avait jamais pensé qu’elle lui
offrirait ses services.
— Je me montre peut-être trop hardie,
ajouta-t-elle en baissant les yeux. Mais vous
me semblez tellement fatigué, et parfois c’est
ce qui aide le mieux.
Nom de… Dieu !
Il n’arrivait pas à déterminer s’il avait
décroché le gros lot, ou s’il venait d’être
condamné à mort.
Mais quand son pénis tressauta dans un
sursaut de désir et que son sang se mit à rugir
dans ses veines, la part de décence en lui qu’il
avait enterrée depuis longtemps parla d’une
voix calme mais insistante.
Non, disait-elle. Ni maintenant, ni jamais.
La question était : qui allait l’emporter de
l’ange ou du démon en lui ?
Chapitre 11

Kolher traversa le tunnel du complexe


souterrain à toute vitesse, et le martèlement de
ses rangers sur le sol se répercutait tout
autour de lui, rythmant sa course comme s’il
était accompagné par un groupe de
percussionnistes. À côté de lui, George
avançait trois fois plus vite qu’à l’ordinaire,
faisant tinter son collier et cliqueter ses
griffes sur le sol en béton à chaque pas.
Le trajet pour rejoindre la demeure prenait
au moins deux minutes, trois ou quatre si on
discutait en marchant plus lentement. Pas cette
fois-ci : George le fit s’arrêter devant la porte
sécurisée à peine trente secondes après qu’ils
eurent quitté le bureau dans le placard duquel
débouchait le passage secret.
Gravissant les marches étroites, Kolher
tâtonna pour trouver le clavier et tapa le code.
Avec un bruit semblable à celui d’un coffre-
fort se déverrouillant, la porte s’ouvrit, puis
ils se dirigèrent jusqu’au barrage suivant.
Celui-ci franchi, ils émergèrent dans
l’immense vestibule, et la première chose que
fit Kolher fut de humer l’air.
De l’agneau pour le Premier Repas. Un feu
de cheminée dans la bibliothèque. Viszs qui
fumait une de ses cigarettes dans la salle de
billard.
Merde ! Il devait informer son frère de ce
qui s’était passé avec Souffhrance dans le
gymnase. Bordel ! techniquement, il lui devait
un honoris.
Mais tout cela pouvait attendre.
— Beth, demanda-t-il au chien. Cherche-la.
Tous deux flairèrent une fois encore l’air.
— Là-haut, ordonna-t-il à l’instant même
où le chien se mettait en marche.
Quand ils atteignirent le palier du premier
étage, l’odeur se fit plus forte, ce qui signifiait
qu’ils allaient dans la bonne direction. La
mauvaise nouvelle était qu’elle provenait de la
gauche.
Kolher descendit le couloir aux statues,
dépassant la chambre de John et Xhex, puis
celle de Blay et Vhif.
Il s’arrêta avant de parvenir à la suite de
Zadiste et Bella.
Il n’avait pas besoin de son chien pour lui
indiquer qu’il avait atteint leur destination, et
il savait exactement à qui appartenait la
chambre devant laquelle ils se tenaient, car,
même dans le couloir, les hormones de
grossesse imprégnaient l’air au point qu’on
avait l’impression de franchir un rideau de
velours.
Raison pour laquelle Beth se trouvait là, pas
vrai.
« Les femelles ne font pas de cachotteries
aux mâles qui les respectent. »
Bon sang ! ne lui dites pas que sa compagne
voulait un gamin et s’efforçait d’y parvenir
sans même lui en parler.
Serrant les dents, il leva la main pour
toquer, mais finit par tambouriner à la porte.
Une fois. Deux fois.
— Entrez, répondit l’Élue Layla.
Kolher ouvrit en grand le battant et sut
exactement à quel moment sa shellane
l’aperçut car l’odeur enfumée de la culpabilité
et de la duperie atteignit ses narines à travers
la pièce.
— Il faut qu’on parle, dit-il d’un ton sec.
Puis il hocha la tête en direction, espérait-il,
de Layla.
— Excuse-nous, Élue.
Les deux femelles prirent congé l’une de
l’autre en échangeant quelques mots, guindés
de la part de Beth, nerveux pour Layla. Puis sa
compagne descendit du lit et le rejoignit.
Ils ne se dirent rien. Ni quand elle referma
la porte derrière eux. Ni lorsqu’ils
remontèrent le couloir côte à côte. Et quand
ils arrivèrent à son bureau, il ordonna à
George de rester dehors avant de refermer la
porte derrière eux.
Même s’il connaissait intimement la
disposition du mobilier de chochotte, il tendit
les mains, effleurant le dos des fauteuils
tendus de soie, puis un canapé délicat, avant
d’atteindre le coin du bureau de son père.
Il le contourna et s’assit sur le trône, où ses
mains agrippèrent si fort les bras sculptés que
le bois craqua en guise de protestation.
— Depuis combien de temps lui tiens-tu
compagnie ?
— À qui ?
— Ne joue pas les idiotes. Ça ne te va pas.
Il y eut un déplacement d’air dans la pièce,
et il l’entendit marcher sur le tapis. Ce faisant,
il se la représentait facilement, les sourcils
froncés, la bouche pincée, les bras croisés sur
la poitrine.
Sa culpabilité avait disparu. À présent, Beth
était aussi remontée que lui.
— Pourquoi diable cela t’intéresse-t-il,
murmura-t-elle.
— J’ai parfaitement le droit de savoir où tu
te trouves.
— Je te demande pardon ?
Il pointa un doigt dans sa direction
approximative.
— Elle est enceinte.
— J’avais remarqué.
Il tapa si violemment du poing sur la table
que le combiné du téléphone tomba de son
socle.
— Est-ce que tu veux avoir tes chaleurs ?
— Oui ! hurla-t-elle. Oui, j’en ai envie !
Est-ce que c’est un crime, à la fin ?
Kolher expulsa l’air de ses poumons, avec
l’impression d’avoir été percuté par une
voiture. Une fois de plus.
Étonnant de constater à quel point sa plus
grande peur énoncée à voix haute était
dévastatrice.
Inspirant profondément, il sut qu’il devait
choisir ses mots avec soin, en dépit du fait que
ses glandes à adrénaline déversaient
suffisamment de « Oh mon Dieu ! » dans son
corps pour qu’il soit submergé de terreur.
Dans le silence qui s’installa, la tonalité du
téléphone, suivie du « bip-bip » qui voulait
dire « Repose-moi » résonna aussi fort que les
jurons qui leur traversaient la tête à tous deux.
D’une main tremblante, il tâtonna jusqu’à
retrouver le combiné. Il lui fallut plusieurs
essais pour réussir à le reposer sur son socle,
mais il y parvint sans rien démolir.
Seigneur Dieu ! un calme profond régnait
dans la pièce. Et, bizarrement, il eut une
conscience surnaturelle du siège sur lequel il
se trouvait, depuis son assise en cuir dur, en
passant par les symboles sculptés sous ses
avant-bras, jusqu’à la façon dont le relief
gravé sur le dossier lui rentrait dans le bas du
dos.
— J’ai besoin que tu entendes quelque
chose, et sache que c’est la pure vérité, dit-il
d’une voix atone. Je ne te servirai pas lors de
tes chaleurs. Jamais.
Cette fois, ce fut elle qui souffla comme si
elle venait de prendre un coup de poing dans
le ventre.
— Je… je n’arrive pas à croire que tu dises
cela.
— Cela n’arrivera jamais, point. Jamais je
ne te mettrai enceinte.
Il savait peu de choses dans la vie avec
autant de certitude. La seule autre qui lui
venait à l’esprit était l’intensité de son amour
pour Beth.
— Tu ne le feras pas. Ou tu ne le pourras
pas, demanda-t-elle d’une voix enrouée.
— Je ne le ferai pas. En tout cas, pas de
mon plein gré.
— Kolher, c’est injuste. Tu ne peux pas être
aussi catégorique sur ce sujet que s’il
s’agissait d’une de tes proclamations.
— Donc je suis censé mentir sur ce que je
ressens ?
— Non, mais tu peux en parler, bon Dieu !
Nous sommes partenaires et cela nous affecte
tous les deux.
— Discuter ne changera strictement rien à
mon point de vue. Si tu veux continuer à
perdre ton temps avec l’Élue, c’est ton choix.
Mais si les rumeurs s’avèrent exactes et que sa
fréquentation déclenche vraiment tes chaleurs,
sache que tu seras droguée pour traverser
cette épreuve. Il est hors de question que je te
serve dans ses conditions.
— Seigneur… comme si j’étais une sorte
d’animal qu’on doit emmener chez le
vétérinaire.
— Tu n’as pas la moindre idée de l’ouragan
que ces hormones déclenchent.
— Ces mots. Dans la bouche d’un mâle.
Il haussa les épaules.
— C’est un fait biologique vérifiable.
Quand Layla a eu les siennes, nous l’avons
ressenti dans toute la maison, même trente-six
heures plus tard. Marissa a été droguée
pendant des années. C’est l’usage.
— Oui, peut-être quand une femelle n’est
pas mariée. Mais, aux dernières nouvelles,
mon prénom est gravé sur ton dos
— Ce n’est pas parce qu’on est unis qu’on
est obligés d’avoir des enfants.
Elle demeura silencieuse un moment.
— Ne t’est-il jamais venu à l’esprit, ne
serait-ce qu’une seconde, que cela pouvait être
important pour moi ? Et pas comme un simple
caprice, du genre : « Tiens, j’ai envie d’une
nouvelle voiture » ou « Je veux reprendre mes
études ». Ou même : « Et si on prenait rendez-
vous pour baiser de temps en temps, quand tu
ne te fais pas canarder et que tu n’es pas
occupé à faire un boulot que tu exècres. »
Kolher, enfanter est la base de la vie.
Et la porte ouverte à la mort pour elle. Tant
de femelles mouraient en couches et s’il la
perdait…
Putain ! il n’arrivait même pas à envisager
cette hypothèse.
— Je ne te donnerai pas d’enfant. Je
pourrais enrober la vérité avec plein de
conneries insignifiantes et de mots gentils,
mais, tôt ou tard, tu devras l’accepter…
— L’accepter ? Comme si on venait de
m’éternuer dessus et que je devais me
résigner à tousser pendant quelques jours ?
L’étonnement dans sa voix résonna aussi
nettement que sa colère.
— Est-ce que tu t’entends parler ?
— J’ai parfaitement conscience de chaque
mot que je prononce. Crois-moi.
— D’accord. Très bien. Pourquoi ne pas
changer de perspective. Et si je disais… tiens
voyons : « Tu vas me donner l’enfant que je
désire et tu vas devoir t’y faire. Point barre. »
Il haussa de nouveau les épaules.
— Tu ne peux pas me forcer à coucher avec
toi.
Quand Beth hoqueta, il eut l’impression que
leur relation venait d’entrer dans une nouvelle
dimension, et pas de façon positive. Mais il
n’était pas question qu’il revienne sur sa
position.
Jurant à voix basse, il secoua la tête.
— Rends-toi service et cesse de passer des
heures avec cette femelle toutes les nuits. Si tu
as de la chance, ça n’a pas marché et nous
pourrons oublier tout cela…
— Oublier… attends. Est-ce que… est-ce
que tu as perdu la tête, putain ?
Merde ! sa shellane ne bégayait pas, ni ne
s’emmêlait les pinceaux et elle jurait très
rarement. Quelle trinité.
Mais cela ne changeait rien.
— Quand avais-tu l’intention de me le dire
? demanda-t-il.
— Te dire quoi ? Que tu peux être un vrai
connard ? Et si je te le disais maintenant.
— Non, que tu essayais délibérément de
déclencher tes chaleurs. Puisqu’on parle de
choses qui nous affectent tous les deux.
Que se serait-il passé si ses chaleurs étaient
soudain arrivées pendant qu’ils étaient tous les
deux, dans la journée ? Il aurait pu céder et…
Ce n’était pas bon. Surtout s’il découvrait
plus tard qu’elle avait passé du temps avec
l’Élue précisément dans ce dessein.
Il la fusilla du regard.
— Oui, quand donc exactement allais-tu
placer cela dans la conversation ? Pas ce soir,
n’est-ce pas ? Tu attendais d’être à demain ?
Non ?
Il se pencha sur son bureau.
— Tu savais que je ne le souhaitais pas. Je
te l’ai dit.
Elle se remit à marcher de long en large : il
entendait chacun de ses pas. Ils ne cessèrent
pas avant un moment.
— Tu sais quoi, je vais partir
immédiatement, et pas seulement parce que je
dois sortir ce soir. J’ai besoin de m’éloigner
de toi pendant quelque temps. Puis, à mon
retour, nous reparlerons de tout cela – des
deux issues du problème… Non ! lui ordonna-
t-elle quand il fit mine d’ouvrir la bouche. Ne
prononce pas un mot de plus. Si c’est le cas, je
pense que je ferai mes valises de façon
permanente.
— Où vas-tu ?
— Contrairement à la croyance populaire,
tu n’as pas le droit de savoir où je me trouve à
chaque seconde du jour et de la nuit. Surtout
après une dispute pareille.
Poussant un nouveau juron, il souleva ses
lunettes de soleil et se frotta l’arête du nez.
— Beth, écoute, je…
— Oh ! je t’ai assez écouté pour l’instant.
Alors rends-nous service et reste à ta place. À
ce rythme-là, ce bureau et ce fauteuil seront
tout ce qui te restera, de toute façon. Tu ferais
mieux de t’y habituer.
Sans un mot, il l’écouta s’éloigner et
entendit les portes claquer dans son sillage.
Il était sur le point de bondir à sa poursuite
quand il se rappela que Doc Jane avait parlé
d’une IRM et que John Matthew devait aller
dans cet hôpital humain. Beth devait se rendre
là-bas ; elle avait dit que c’était important pour
elle d’accompagner son frère.
Brusquement, la crise d’épilepsie et ses
suites lui revinrent en mémoire. Il avait
interrogé Vhif après coup sur ce que John
avait tenté de communiquer à Beth, et, quoi
qu’on ait dit à sa shellane, il voulait en
connaître la teneur, merci bien.
Je te protégerai. Je prendrai soin de toi.
OK, c’était n’importe quoi. Normalement,
Kolher n’avait pas de dent contre John
Matthew. En fait, il l’avait toujours apprécié,
au point qu’il était un peu flippant de constater
avec quelle facilité le guerrier muet était entré
dans leurs vies et y était resté.
Un excellent soldat. Il avait la tête sur les
épaules. Et sa mutité n’était pas un problème,
sauf avec Kolher, qui bien entendu ne pouvait
pas lire le langage des signes.
Quant à l’examen sanguin qui avait révélé
qu’il était le fils d’Audaszs, plus on passait de
temps avec le gamin, plus la filiation était
évidente.
Mais il traçait une limite quand un mâle
tentait de s’insinuer entre lui et sa compagne,
frère de sang ou pas. C’était à lui de protéger
Beth et de prendre soin d’elle. Et à personne
d’autre. Et il comptait interroger John juste
après, sauf que, le plus étrange dans toute cette
affaire, c’était que le gamin semblait ignorer
lui aussi ce qu’il avait dit. John ne maîtrisait
pas assez la langue ancienne pour tenir une
conversation, et pourtant Blay et Vhif lui
avaient tous les deux confirmé que c’était ce
qu’il avait paru articuler.
Bref ! John allait se faire soigner et,
concernant Beth, il ne représenterait pas un
problème au bout du compte. Cette histoire de
bébé, en revanche…
Il s’écoula un long moment avant que
Kolher ôte ses mains crispées des accoudoirs
du trône et, quand il écarta les doigts, ses
articulations le brûlèrent.
« À ce rythme-là, ce bureau et ce fauteuil
seront tout ce qui te restera. »
Quel bordel. Mais, au final, la vérité pure et
simple… c’était qu’il refusait de la perdre à
cause d’une grossesse. Et si douloureux que
cela soit d’être séparés par un tel fossé, au
moins ils étaient tous les deux encore en vie et
les choses demeureraient ainsi, car il était
strictement hors de question qu’il mette
volontairement la vie de Beth en péril dans
l’hypothétique espoir d’avoir un fils ou une
fille, qui, d’ailleurs, en partant du principe que
l’enfant survive jusqu’à l’âge adulte, était
susceptible de subir le poids de son héritage
royal aussi douloureusement que lui.
Et c’était un autre point important à ses
yeux. Il n’était pas pressé de condamner un
innocent à ces royales conneries. Cela avait
foutu sa vie en l’air, et ce n’était pas un
héritage qu’il souhaitait transmettre à
quelqu’un qu’il aimerait sans le moindre
doute autant que sa shellane…
Tandis qu’il changeait de position sur le
trône, il baissa la tête, et fronça les sourcils.
Même s’il n’y voyait rien, il comprit qu’il
avait une érection. Une turgescence palpitante
soulevait la braguette de son pantalon en cuir.
Comme si elle devait se rendre quelque
part. Sur-le-champ.
Se prenant la tête dans la main, il comprit
exactement ce que cela signifiait.
— Oh… mon Dieu… non !

— Avez-vous besoin de vous nourrir ?
Tandis que l’Élue Selena attendait la
réponse à sa question, elle faisait de son
mieux pour ignorer le fait que l’incroyable
mâle à la peau noire, allongé sur le lit devant
elle, était nu. Il l’était forcément. En tirant ses
draps jusqu’à la taille, il avait laissé à
découvert son torse aux pectoraux ciselés et
ses épaules noueuses, doucement éclairés par
la lumière tamisée provenant d’un coin de la
pièce.
Dans ces circonstances, il était difficile
d’imaginer pourquoi il s’embêterait à porter
quoi que ce soit en dessous des hanches.
Douce Vierge scribe ! qu’il était beau à
voir. C’était une révélation, mais pas parce
qu’elle était ignorante ou naïve. Elle avait
peut-être été recluse dans le sanctuaire depuis
sa naissance un siècle plus tôt mais, en tant
que courthisane, elle connaissait la mécanique
du sexe.
Néanmoins, en dépit de sa formation, le
destin ne lui avait pas encore offert la
possibilité de la mettre en pratique. L’ancien
Primâle avait été tué lors des attaques juste
après qu’elle eut atteint sa puberté, et il n’avait
pas été remplacé avant plusieurs décennies.
Puis, quand Fhurie avait accepté le titre, il
avait tout changé et libéré les Élues, tout en
prenant une shellane à laquelle il était fidèle.
Elle s’était toujours demandé à quoi
ressemblait l’acte sexuel en vrai. Et à présent,
en contemplant Trez, elle comprenait
viscéralement pourquoi les femelles s’y
soumettaient. Pourquoi ses sœurs se
pomponnaient et se préparaient pour
accomplir leur « devoir ». Pourquoi elles
revenaient ensuite au dortoir avec la peau, les
cheveux, le sourire et l’âme transfigurés.
Ce devait être étourdissant de
l’expérimenter en personne…
Brusquement, elle prit conscience qu’il ne
lui avait pas répondu.
Comme il continuait de la dévisager, elle se
demanda si elle l’avait offensé. Mais comment
? Elle croyait savoir qu’il n’avait pas de
compagne ; il s’était installé dans cette maison
avec son frère, pas avec une shellane, et
aucune femelle ne montait jamais dans ses
quartiers.
Non qu’elle ait pris note de chacun de ses
mouvements.
De la plupart, seulement.
Quand ses joues rougirent, elle se dit qu’il
avait certainement besoin d’une veine après
tout ce qu’il avait subi. En fait, son visage
portait les traces de sa maladie… Son beau
visage dur, avec ses yeux sombres en amande,
ses lèvres charnues et bien dessinées, ses
pommettes hautes et sa mâchoire carrée…
Selena perdit le fil de ses pensées.
— Tu ne penses pas ce que tu dis, énonça-t-
il d’une voix rauque.
Sa voix était plus grave que d’habitude, et
eut un effet très étrange sur elle. D’un seul
coup, la chaleur de son visage se propagea à
tout son corps, la réchauffant de l’intérieur et
la détendant d’une façon qui lui fit envisager
son avenir avec un peu moins d’angoisse.
— Je le pense, s’entendit-elle répondre.
Et ce ne serait certainement pas un devoir
pour elle. Non, dans cet espace paisible et peu
éclairé qu’ils partageaient, elle le désirait à
son cou, pas à son poignet…
C’était de la folie, la mit en garde une voix
intérieure. Ce n’était pas convenable, et pas
seulement parce que cela brouillait les limites
de ce qu’elle faisait dans cette maison.
Fermant les yeux, elle détestait que la raison
lui enjoigne de tourner les talons et de sortir
de la chambre immédiatement. Ce mâle, ce
mâle superbe qui était capable de faire fléchir
même ses membres raidis, n’était pas son
avenir. Pas plus que le Primâle ou tout autre
mâle, en l’occurrence.
Son futur avait été déterminé avant même
qu’elle enfile sa première robe d’Élue.
Au bout d’un long moment, il secoua la tête.
— Non. Mais merci.
Ce refus lui donna la nausée. Il avait peut-
être perçu le désir inapproprié qu’elle
éprouvait ? Et pourtant elle aurait pu jurer
qu’il ressentait la même chose. Il l’avait
interceptée près de l’escalier une fois, et elle
avait été absolument certaine de ce qu’il
voulait.
Eh bien, au moins à l’époque elle avait eu
assez de bon sens pour le repousser.
Toutefois, quand ils s’étaient séparés,
gênés, la façon dont son regard s’était attardé
sur elle l’avait marquée, et c’était à partir de là
qu’elle s’était mise à l’observer dans l’ombre.
Mais il ne la dévisageait pas de cette façon,
à présent.
Et son attitude avait radicalement changé
quand elle lui avait proposé ses services.
Pourquoi ?
— Tu ferais bien d’y aller.
Il désigna la porte du menton.
— Il me suffit de manger un peu et j’irai
mieux.
— Vous ai-je offensé ?
— Oh, mon Dieu ! non.
Il ferma les yeux et secoua la tête.
— Simplement, je ne veux pas…
Elle ne saisit pas le reste de ses paroles, car
il se passa une main sur le visage et étouffa
ses mots.
Soudain, Selena repensa aux livres qu’elle
avait lus dans la bibliothèque sacrée du
sanctuaire. Il y avait tant de détails sur les vies
qui s’écoulaient sur terre. Les nuits et les jours
étaient si riches et surprenants. Les histoires
étaient si vivantes, au point qu’il lui avait
semblé possible de toucher du doigt cet autre
plan d’existence. Elle avait eu faim de ce
monde, au point de développer une addiction à
ces histoires qui regorgeaient d’événements
glorieux et tragiques. Contrairement à
beaucoup de ses sœurs, qui se contentaient de
rapporter ce qu’elles avaient vu dans les bols
de vision, elle s’était montrée avide de
connaissances pendant son temps libre,
étudiant le monde moderne, les mots utilisés,
la façon dont se comportaient les gens.
Elle avait toujours eu la conviction qu’elle
n’approcherait jamais de plus près la liberté
de choix et son propre destin.
Et c’était toujours vrai, même après que
Fhurie eut libéré les Élues.
— Bon Dieu ! femelle, ne me regarde pas
comme ça, gronda Trez.
— Comme quoi ?
Il parut remuer le bassin et, quand il
marmonna quelque chose qu’elle ne saisit pas,
elle inspira profondément, et, douce Vierge
scribe ! l’odeur qui émanait de lui fut
délicieuse à ses narines.
— Selena, ma belle, il faut que tu partes.
S’il te plaît.
Il s’arc-bouta contre les oreillers, ce qui eut
pour effet de contracter son magnifique torse
et de faire ressortir les veines de son cou.
— S’il te plaît.
À l’évidence, il souffrait, et elle en était,
d’une façon ou d’une autre, la cause.
Selena empoigna maladroitement sa robe
pour la maintenir en place quand elle se
releva, puis elle s’inclina gauchement, la tête
baissée.
— Mais bien sûr.
Sans se souvenir, ni d’avoir quitté la
chambre, ni d’en avoir refermé la porte, elle
se retrouva dans le couloir, à mi-chemin entre
la porte blindée qui menait aux appartements
privés de la Première famille et l’escalier qui
la ramènerait au premier étage…
Soudain, sans qu’elle sache comment, elle
se rendit compte qu’elle avait regagné le
sanctuaire.
C’était un peu surprenant, en fait.
D’habitude, quand elle avait accompli ses
devoirs, elle retournait dans le nord de la
ville, dans la grande maison de Vhengeance.
Elle en appréciait la bibliothèque car ses
romans et ses biographies étaient tout aussi
captivants, quoique plus éloignés de la réalité,
que les volumes du sanctuaire.
Mais quelque chose en elle l’avait conduite
dans son ancienne demeure.
Quelle différence, songea-t-elle en
regardant tout autour d’elle. Ce n’était plus un
ensemble monochrome. Désormais seuls les
édifices, bâtis en marbre immaculé, étaient
blancs. Tout le reste étincelait de couleurs,
depuis l’herbe vert émeraude, les tulipes
jaunes, roses et violettes, jusqu’à la cascade
bleu pâle des bains. Mais la disposition des
lieux restait la même. Le temple réservé au
Primâle voisinait toujours avec les cloîtres
des scribes et l’énorme bibliothèque de
marbre, ainsi qu’avec l’entrée des
appartements privés de la Vierge scribe. Plus
loin, les dortoirs des Élues, destinés aussi bien
au repos qu’aux repas, jouxtaient les bains et
le bassin aux multiples reflets. Puis, à
l’opposé de tous ces bâtiments, se trouvait le
trésor avec ses objets, ses bizarreries et ses
corbeilles de pierres précieuses.
Quelle ironie, cependant. À présent que les
couleurs ravissaient l’œil, il n’y avait plus
aucune vie, les Élues ayant quitté le nid et
déployé leurs ailes.
Nul ne savait où était la Vierge scribe ;
personne n’avait non plus osé poser la
question.
Cette absence était étrange et déconcertante,
et en même temps.
Quand les pieds de Selena se mirent en
mouvement, il devint évident qu’elle avait une
destination à l’esprit, même si elle n’en avait
pas conscience. Voilà au moins qui n’était pas
inhabituel. Elle avait toujours été rêveuse de
nature, généralement parce qu’elle
réfléchissait à ce qu’elle avait observé dans
les bols de vision ou lu dans les pages de ces
ouvrages reliés de cuir.
Néanmoins, elle ne songeait absolument pas
aux vies des autres, à cet instant.
Ce mâle à la peau noire était… eh bien, en
dépit de son riche vocabulaire, elle n’avait
apparemment pas assez de mots pour le
décrire. Et les images qui lui revenaient de ce
moment passé dans sa chambre lui donnaient
la même impression que les magnifiques
couleurs des lieux : celle d’avoir eu la
révélation de la beauté.
Perdue dans ses souvenirs, elle poursuivit
son chemin, dépassa le scriptorium, longea la
pelouse qui menait aux dortoirs, jusqu’à
s’approcher de la frontière constituée par la
forêt qui, si vous pénétriez à l’intérieur, vous
recrachait magiquement, pile à l’endroit où
vous étiez entré.
Ce ne fut que trop tard qu’elle comprit où
ses pas l’avaient menée.
Le cimetière et ses tombes étaient
volontairement dissimulés à la vue par une
charmille, qui l’entourait de tous côtés et dont
le réseau de feuilles était aussi dense et
verdoyant qu’une pelouse verticale. L’entrée
était également en partie cachée par une
tonnelle recouverte de rosiers grimpants, et le
sentier gravillonné qui sinuait à l’intérieur
était à peine assez large pour une personne.
Selena n’avait pas l’intention d’entrer…
Ses pieds franchirent d’eux-mêmes la
tonnelle, avançant comme s’ils étaient au
service d’un mystérieux dessein.
Dans l’enceinte des charmilles, l’air était
aussi doux qu’ailleurs dans le sanctuaire,
pourtant elle fut parcourue d’un frisson.
Elle s’enveloppa de ses bras, détestant tout
de ce lieu, mais surtout l’immobilité des
tombeaux ; dressées sur des socles de pierre
blanche, des sculptures aux formes féminines
arboraient différentes poses, l’orientation de
leurs gracieux bras et jambes mettant en
valeur leurs corps nus. L’expression des
statues était sereine, leurs yeux fixes semblant
contempler l’autre vie dans l’Estompe, leurs
lèvres incurvées en un même sourire
mélancolique.
Elle repensa au mâle dans le lit. Tellement
vivant. Tellement vigoureux.
Pourquoi était-elle venue là ? Pourquoi,
pourquoi, pourquoi… dans le cimetière… ?
Ses genoux cédèrent au moment même où
son cœur se libérait de ses larmes, elle
s’affala sur l’herbe douce pour pleurer, la
gorge rendue douloureuse par ses sanglots.
Ce fut au pied de ses sœurs qu’elle sentit la
mort prochaine que lui promettait le destin.
Au cours de sa vie, elle avait supposé que
toutes les circonstances de son trépas futur
avaient été envisagées.
Se trouver en présence de Trez Latimer lui
avait appris à quel point elle se trompait.
Chapitre 12

La galerie d’art Benloise était située dans le


centre-ville de Caldwell, à environ dix rues
des gratte-ciel et seulement deux des berges de
l’Hudson. Le bâtiment simple et sans
prétention comportait deux étages, avec une
galerie d’exposition haute de plafond au rez-
de-chaussée, les bureaux du personnel dans le
fond, et celui de Benloise, long comme une
piste de bowling, juste sous le toit plat.
Quand Ahssaut eut garé sa Range Rover
dans la ruelle de derrière, il inspira
profondément. Il n’avait pas pris de cocaïne
avant de quitter la maison car il voulait
conserver toute sa vigilance.
Malheureusement, la sensation de manque le
faisait frissonner et lui embrouillait l’esprit.
— Tu veux qu’on t’accompagne ? demanda
Ehric depuis la banquette arrière.
— Un seul de vous deux suffira.
Ahssaut sortit et attendit qu’ils se décident.
Bon sang ! ses mains tremblaient et, malgré la
neige qui tombait du ciel, il commençait à
transpirer.
Ne devait-il pas tout simplement se faire un
rail ? Il était presque inutile dans cet état.
Ehric le rejoignit, en contournant le 4 x 4
par l’arrière.
— Que t’arrive-t-il ?
— Rien.
Un mensonge à tellement d’égards.
Alors qu’ils approchaient de la porte de
service, Ahssaut abandonna la partie.
Plongeant la main dans la poche intérieure de
son manteau Tom Ford, il sortit son flacon
brun foncé. Ôtant le bouchon, il remplit la
petite cuillère d’une dose de poudre blanche.
« Snif ».
Il répéta l’opération avec l’autre narine,
puis inspira un grand coup pour s’assurer
qu’il avait bien tout absorbé.
Le fait qu’il revienne immédiatement à son
état « normal » était un autre signal d’alerte
qu’il choisit d’ignorer. Il n’était pas censé se
sentir calme et concentré après avoir sniffé
deux rails, mais il n’allait pas perdre de temps
à réfléchir à cela. Certains avalaient un café.
D’autres prenaient un autre produit dérivé de
la coca.
L’important était d’avoir ce qui vous faisait
avancer, peu importe la substance.
Une fois arrivé devant la lourde porte en
acier – une mesure de sécurité déguisée en
commentaire sur l’industrialisation du marché
de l’art –, il n’y avait aucune raison de sonner
et encore moins de frapper. Il était inutile de
se faire mal aux doigts en toquant sur ce
monstre de huit centimètres d’épaisseur.
Et effectivement on ouvrit rapidement.
— Ahssaut ? Qu’est-ce tu fais là ? demanda
l’homme de Néandertal de l’autre côté.
Quelle remarquable maîtrise du français. Et
l’accueil lui apprit également que Benloise et
ses hommes ignoraient qui avait commis les
meurtres de West Point la nuit précédente, car
autrement on pouvait imaginer que cet être à
l’intelligence titanesque ne se serait pas
montré aussi aimable.
Les cagoules qu’ils avaient pris soin
d’enfiler s’étaient révélées bien utiles. Et
déconnecter le système de sécurité avait été
crucial.
Ahssaut sourit sans montrer les crocs.
— J’ai quelque chose à donner à ton
employeur.
— Il t’attend ?
— Non, je regrette.
— D’ac. Viens.
— Voici mon associé, au fait, murmura
Ahssaut en pénétrant dans la partie consacrée
aux bureaux. Ehric.
— Ouais. J’ai compris. Viens.
Ils traversèrent l’immense espace à grandes
enjambées, le bruit de leurs pas sur le sol de
béton se répercutant jusqu’aux canalisations et
fils apparents qui couraient le long du haut
plafond. Il régnait là une sorte de chaos
organisé. Une rangée de tables de travail
fonctionnelles, des étagères remplies de
classeurs et des « œuvres d’art » disséminées
çà et là encombraient les lieux. Pas d’employé.
Pas de téléphone qui sonne. La face légale du
négoce de drogue en gros était fermée pour la
nuit.
Comme prévu.
Il jeta un rapide coup d’œil dans la galerie
d’exposition, tandis que le vigile qui les avait
laissés entrer disparaissait par la porte
dissimulée qui menait au premier étage.
Il n’y avait personne, à part les deux types
qui montaient la garde devant l’accès au
bureau de Benloise.
Ahssaut observa les hommes. Ils semblaient
plus attentifs que d’ordinaire, ne cessaient de
changer de jambe d’appui et de remuer les
mains comme s’ils avaient constamment
besoin de s’assurer qu’ils étaient armés.
— Charmante nuit, n’est-ce pas ? commenta
Ahssaut, tout en faisant un discret signe de tête
à Ehric.
Au moment où les gardes du corps se
figèrent, son cousin comprit le signal et partit
faire une petite promenade, déambulant au
milieu de l’exposition qui présentait différents
symboles phalliques en papier mâché.
— Il fait un petit peu froid, je vous
l’accorde. Mais les flocons sont assez
pittoresques.
Ahssaut sourit et sortit un cigare cubain.
— Puis-je fumer ?
Le garde de droite désigna un panneau
plastifié sur le mur.
— Interdit de fumer.
— On peut certainement faire une exception
dans mon cas ?
Il trancha l’extrémité du cigare et la laissa
tomber par terre.
— Non ?
Le type baissa les paupières sur des yeux
d’un marron boueux, avant de les relever.
— Interdit de fumer.
— Il n’y a personne à part nous.
Il sortit son briquet. Souleva le capuchon.
— Vous pouvez pas faire ça.
Peut-être que Benloise les choisissait exprès
pour leur manque de vocabulaire ?
— Dans l’escalier, alors ?
Le génie jeta un coup d’œil à son
partenaire, avant de hausser les épaules.
— J’suppose que c’est bon.
Ahssaut sourit de nouveau et fit jaillir une
flamme.
— Alors laissez-moi entrer.
Tout se passa très vite. Celui qui faisait la
conversation tourna le dos et défit le verrou
qui retenait la porte, tandis que, au même
moment, l’autre choisissait de s’étirer les
bras. Ehric se matérialisa juste derrière ce
dernier, posa une main de chaque côté de son
visage à l’expression surprise et lui brisa la
nuque. Pour ne pas être en reste, Ahssaut
planta le couteau qu’il avait discrètement tiré
d’un fourreau qu’il portait à la hanche
directement dans le ventre du vigile qui avait
fait un rappel de la loi. Puis il fit disparaître
son briquet et plaqua une main sur la bouche
de l’homme, étouffant le grognement qui
menaçait de les trahir.
Pour finir, il dégagea la lame d’un geste vif
et l’enfonça plus haut.
Le second coup de couteau toucha
directement le cœur, entre deux côtes.
L’homme s’effondra par terre, comme une
poupée de chiffon.
— Dis à ton frère de se tenir prêt à nous
réceptionner avec la Rover, chuchota Ahssaut.
Et dégage-moi ça d’ici. Il va mettre une
minute ou deux à se vider de son sang et on
risque d’entendre sa respiration.
Ehric fit le ménage en empoignant les
chevilles épaisses du mourant et en le traînant
derrière l’une des œuvres exposées.
Pendant ce temps. Ahssaut se glissa dans
l’escalier dérobé et alluma son cigare,
soufflant des nuages de fumée tandis qu’il
utilisait la main du type à la nuque brisée
comme cale pour maintenir la porte ouverte.
Son cousin le rejoignit une fraction de
seconde plus tard, accepta son propre barreau
de chaise et l’alluma à son tour pendant qu’il
laissait la porte se refermer derrière eux.
Le linguiste qui était allé trouver Benloise
se pencha par-dessus la rampe.
— Qu’est-ce vous faites là ?
Ainsi donc, cette phrase était à la fois une
salutation et une question. Il faudrait s’en
souvenir à l’avenir, se dit Ahssaut.
Il cracha un filet de fumée bleue et désigna
la porte close.
— Ils ont dit qu’on ne pouvait pas fumer
dans la galerie.
— Vous pouvez pas fumer ici non plus.
L’homme jeta un coup d’œil par-dessus son
épaule comme si on venait de l’appeler.
— Ouais, d’ac.
Il se retourna.
— Il a dit dans une minute.
— Je pense que nous allons nous joindre à
vous, alors.
Le garde du corps n’était pas au mieux de
sa forme ce soir-là, pour sûr. Au lieu de
contrôler la situation, il se contenta de hausser
les épaules et de permettre à son ennemi de se
rapprocher de lui et de son patron.
Quel cadeau.
D’ordinaire, Ahssaut prenait son temps,
mais pas ce soir. Ehric et lui gravirent les
marches en métal à un rythme soutenu.
Il était à mi-chemin du but quand il comprit
qu’il avait commis une erreur. Sans doute à
cause de la coke. Il y avait des caméras de
surveillance partout dans le bâtiment et il ne
s’en était pas occupé.
— Plus vite, souffla-t-il à son cousin.
Arrivé sur le palier, Ahssaut salua le vigile
en inclinant la tête.
— Où souhaitez-vous que je jette mon
mégot ?
— J’en sais rien, bordel. Il aurait pas dû
vous autoriser à en griller une.
— Oh ! très bien dans ce cas.
Ehric, à ce signal, se dématérialisa une fois
de plus, pour réapparaître derrière le garde. Il
lui couvrit la bouche d’une main et le tira en
arrière de l’autre.
Présentant à Ahssaut la cible parfaite.
D’un violent mouvement de son poignard,
il trancha cette gorge aussi facilement que du
beurre. Puis ils traînèrent également le
cadavre à l’écart.
Ahssaut enfonça la porte du bureau, qui
s’ouvrit en grand. Tout au fond de l’immense
espace, Benloise était assis seul derrière son
bureau de style moderniste. Contrastant avec
la pénombre ambiante, la lueur de la lampe
posée à côté de lui soulignait les traits de son
visage, si bien qu’il rivalisait avec les
meilleurs portraits de Goya.
— … je vais dans le Nord sur-le-champ…
Benloise s’interrompit net et son visage se
fit aussitôt impassible.
— Permettez-moi de vous rappeler.
Le grossiste en drogue de Caldwell
raccrocha si vite que le combiné claqua sur sa
base.
— Je croyais t’avoir demandé d’attendre,
Ahssaut.
— Vraiment ?
Celui-ci jeta un coup d’œil par-dessus son
épaule.
— Tu devrais peut-être te montrer plus clair
avec tes subordonnés. Même si Dieu sait qu’il
est difficile de trouver du personnel valable,
n’est-ce pas ?
Le petit homme élégant se carra dans son
fauteuil semblable à un trône, sans que son
expression change. Ce soir-là, son costume
taillé sur mesure était d’un bleu marine
soutenu, ce qui accentuait son éternel
bronzage et ses yeux noirs et, comme
toujours, ses cheveux clairsemés étaient
coiffés en arrière, de manière à dégager le
front. On sentait son parfum depuis l’autre
bout de la pièce.
— Désolé de te presser, déclara l’homme
du monde de son ton cultivé qui disait « Je ne
suis pas un dealer ». Mais j’ai un autre rendez-
vous.
— Je détesterais te mettre en retard.
— Et la raison de ta visite est ?
Ahssaut hocha la tête une seule fois, et cela
suffit. Ehric se matérialisa derrière le bureau
surélevé et s’empara du grossiste, qu’il tira de
son fauteuil en le tenant par la tête. Un coup de
Taser plus tard, et Benloise n’était plus qu’une
poupée de chiffon habillée d’un costume bleu
foncé très bien coupé.
Pendant que son cousin installait l’homme
en travers de son épaule à la manière d’un
pompier, ils n’échangèrent pas un mot. Il n’y
avait aucune raison de le faire car tout avait
été planifié à l’avance : l’infiltration, la
capture, l’enlèvement.
Bien entendu, cela aurait été bien plus
satisfaisant de mettre en scène une
confrontation digne d’un film de Hollywood,
dans laquelle Ahssaut aurait répondu à la
question du marchand d’art sur la raison de sa
visite avec force détails violents. Mais, dans la
vraie vie, un enlèvement et une intimidation ne
permettaient pas de s’offrir une gratification
aussi immédiate.
Pas si on voulait mettre la main sur sa
victime et la garder.
Ehric sur ses talons, Ahssaut se mit à
courir, traversa le sol noir brillant du bureau
et descendit l’escalier aussi vite que possible.
Quand ils atteignirent la galerie d’exposition,
il y eut un instant d’attente, afin de s’assurer
rapidement qu’il n’y avait pas de bruits
annonçant une confrontation imminente.
Rien du tout. Rien que le dernier râle
étouffé du vigile poignardé et l’odeur cuivrée
du sang provenant de sa blessure au ventre.
Ils retraversèrent les bureaux du personnel.
Dépassèrent les tables de travail et un mobile
suspendu fabriqué à partir de morceaux
d’épaves de voitures, avant de déboucher dans
la rue.
La Range Rover était garée si près de la
sortie de service qu’elle se trouvait
pratiquement dans le bâtiment et, avec des
gestes assurés, Ahssaut ouvrit la portière
arrière, puis Ehric jeta Benloise sur la
banquette comme un sac de patates. Enfin, ils
claquèrent les portières et la voiture démarra
dans un crissement de pneus.
En une fraction de seconde ils étaient partis
et roulaient en respectant la limitation de
vitesse, Ahssaut sur le siège passager, Ehric
assis derrière lui avec leur chargement.
Ahssaut consulta sa montre. Il s’était écoulé
en tout onze minutes et trente-deux secondes,
et ils disposaient encore d’un bon nombre
d’heures avant le lever du soleil.
Ehric sortit une paire de menottes et les
passa aux poignets du « marchand d’art ». Puis
il gifla l’enfoiré pour le forcer à se réveiller.
Quand Benloise ouvrit les yeux, il sursauta
comme s’il faisait un mauvais rêve.
D’un ton lugubre, Ahssaut répondit enfin à
la question qu’on lui avait posée.
— Tu as quelque chose qui m’appartient. Et
tu vas me le rendre avant l’aube, ou je ferai en
sorte que tu souhaites n’être jamais venu au
monde.

Une demi-heure après la confrontation
homérique avec son mari, Beth était assise à
l’arrière de la Mercedes S600 de la Confrérie
en compagnie de son demi-frère, et Fritz
conduisait. La berline était toute neuve, et la
merveilleuse odeur de cuir neuf et de vernis
ressemblait à une aromathérapie pour riches.
Malheureusement, ce délicieux parfum
n’avait aucun effet sur son humeur.
Comme elle regardait le paysage défiler à
travers les vitres teintées, la descente de la
montagne enneigée jusqu’à la route de
campagne située à son pied lui sembla durer
une éternité. Mais c’était peut-être à cause de
la bande-son qui résonnait sous son crâne. Au
lieu d’une musique apaisante, comme du
Vivaldi ou du Mozart ainsi que les publicités
pour voitures le suggéraient, elle se repassait
en boucle sa joyeuse discussion avec Kolher.
Merde ! son hellren avait toujours eu des
tendances tyranniques, et, une fois encore,
cela n’avait rien à voir avec son statut – au
diable la couronne ! ; il s’agissait de sa
personnalité. Au cours des deux dernières
années, elle l’avait vu se mettre en rogne dans
d’innombrables situations, que ce soit avec les
frères, la glymera, le personnel – mince,
même avec la télécommande de la télé. Mais,
avec elle, il s’était toujours montré aimable,
sans être trop complaisant. Jamais.
Néanmoins, elle avait toujours eu
l’impression qu’il se fiait à son jugement,
quoi qu’elle veuille et quand elle le voulait. Et
pourtant, Dieu vienne en aide à celui qui se
mettait en travers du chemin de Kolher.
Donc, oui, elle était partie du principe que
cette histoire d’enfant se passerait de la façon
habituelle et qu’il céderait, vu comme c’était
important pour elle.
Au lieu de quoi, sa réaction avait été à
l’exact opposé…
Un léger contact sur son coude lui rappela
deux choses : un, elle n’était pas seule sur la
grande banquette arrière de la berline et, deux,
elle n’était pas la seule à avoir des problèmes.
— Désolée, dit-elle en baissant les mains,
qu’elle avait posées sur son visage sans s’en
apercevoir. Je suis impolie, n’est-ce pas ?
— Est-ce que ça va ? signa John dans la
pénombre.
— Oh ! oui, parfaitement.
Elle lui tapota l’épaule, sachant que toute
cette histoire de crises d’épilepsie devait lui
peser : le trajet en ville, l’IRM, les résultats
qui allaient suivre.
— Plus important, comment te sens-tu, toi ?
— Je suppose que Doc Jane est arrivée sans
encombre au centre hospitalier.
— Oui.
Beth ne put s’empêcher de hocher la tête,
suffoquée de gratitude envers Jane et son
collègue humain, Manny Manello.
— Ils sont incroyables, ces deux-là. Les
soins humains coûtent cher et il est difficile de
s’y repérer. J’ignore totalement comment ils
se sont débrouillés.
— Personnellement, j’estime que c’est une
perte de temps.
Il détourna la tête.
— Enfin, voyons, j’ai ces crises depuis
combien de temps ? Il n’y a jamais eu aucune
séquelle.
— Mieux vaut vérifier, c’est plus prudent.
Le téléphone de John s’alluma en émettant
un « ding » et ce dernier inclina l’écran pour
le regarder.
— C’est Xhex.
— Donc elle est arrivée à l’hôpital ?
— Oui.
Il poussa un soupir retentissant.
— Je trouve ridicule qu’on me conduise là-
bas. J’aurais pu faire le trajet en un clin d’œil.
— Oui, mais si tu n’étais qu’un simple
humain tu viendrais en voiture. C’est plus
facile pour consolider le mensonge, tu sais.
— Encore mieux, on aurait pu éviter ces
conneries.
Il eut un petit rire.
— Tu sais quoi ? je plains la personne qui
va accueillir Xhex à l’entrée. Elle comptait
inspecter tout le complexe hospitalier et,
quand elle est de cette humeur, on n’a pas
envie de lui dire « non ».
Le respect qui étincelait dans son regard fit
mal à Beth, vu la façon dont Kolher s’était
comporté avec elle.
— Xhex a beaucoup de chance, dit-elle
d’une voix enrouée.
— C’est plutôt moi. Crois-moi… Pourquoi
me regardes-tu comme ça ?
— Comme quoi ?
Il parut rougir.
— Comme si tu étais sur le point de pleurer.
Elle balaya son inquiétude d’un geste de la
main.
— Une allergie. J’ai toujours les yeux
rouges à cette époque de l’année. Je devrais
peut-être profiter qu’on aille à l’hôpital pour
demander une prescription d’antihistaminique.
— En décembre ? Vraiment ?
Alors que c’était à elle de détourner la tête,
Fritz accéléra sur la route de campagne.
Ralentit en arrivant dans un virage. Reprit de
la vitesse quand ils l’eurent franchi. La
Mercedes avalait les obstacles avec une
facilité absolue, le siège ultrarembourré
absorbait tous les chocs, tandis qu’un léger
courant d’air chaud soufflait sur ses pieds.
Ils auraient dû ajouter le qualificatif «
Édition limitée Ambiance » sur la voiture.
Même si, là encore, ce bercement apaisant
n’avait aucun effet sur elle.
Elle avait l’impression qu’elle ne dormirait
pas tant que Kolher et elle n’auraient pas
résolu le problème, ou…
Une autre tape sur son bras.
— Tu sais, tu peux me parler de tout.
Beth repoussa ses cheveux en arrière, pour
simplement les replacer devant, sur ses
épaules. Que pouvait-elle bien lui dire ? Il y
avait tellement de sujets possibles… mais
John avait déjà largement sa part de
problèmes.
— Beth. Je suis sérieux.
— Et si on en finissait d’abord avec toi et…
— Ça me donnera autre chose à penser, et
j’en aurais bien besoin, là, tout de suite.
Quand elle ne répondit pas, il soupira.
— Allez, s’il te plaît. Je m’inquiète pour toi.
— Tu es un amour, tu sais ?
— Et tu ne me diras rien, hein.
Elle demeura silencieuse pendant un
moment. Devant eux, un panneau indiquant
l’autoroute du Nord apparut, le « I-87 »
scintilla dans la lumière des phares. S’ils la
rejoignaient et poursuivaient leur route, ils
pourraient se retrouver à Manhattan d’ici à
une heure environ. Un peu plus au sud, et ils
arriveraient en Pennsylvanie, puis dans le
Maryland et…
— Tu as déjà souhaité partir vivre ailleurs
quelque temps ? s’entendit-elle demander.
— Avant que Xhex arrive dans ma vie ?
Bien entendu. Mais à présent…
Seigneur ! dire que c’était de Kolher qu’elle
voulait s’éloigner. Elle ne l’avait pas vu venir.
— Que se passe-t-il, Beth ?
Il y eut encore un long silence, pendant
lequel elle comprit qu’il espérait qu’elle lui
parle enfin.
— Oh ! tu sais, je traverse seulement une de
ces crises conjugales.
Il hocha la tête.
— J’ai vécu cela. Ça craint.
— Bien dit.
Pour finir il signa :
— Tu peux utiliser la maison d’Audaszs, tu
sais. Si tu as besoin d’air. Tu me l’as donnée,
ce qui est génial, mais j’ai toujours estimé
qu’elle t’appartenait pour moitié.
Elle se représenta la demeure de style
fédéral en plein territoire humain, et sa
poitrine la brûla.
— Merci, mais ça ira.
Et même sans cette brûlure le dernier
endroit où elle souhaitait se rendre était celui
où Kolher et elle étaient tombés amoureux.
Parfois, les bons souvenirs étaient plus
difficiles à supporter que les mauvais.
— Peux-tu au moins me donner une piste ?
Mon cerveau part dans toutes les directions.
Il leur faudrait encore quinze, vingt minutes
pour arriver au centre hospitalier St Francis.
Un long moment à rester assis dans ce silence
gêné. Et pourtant, parler de cette histoire de
bébé lui paraissait une violation de l’intimité
qu’elle partageait avec Kolher, ou peut-être
s’agissait-il seulement d’une excuse pour
cacher le fait qu’elle ne voulait pas éclater en
sanglots.
— Est-ce que tu te rappelles quelque chose
de tes attaques. Je veux dire, quand tu es en
pleine crise ?
— Je croyais que nous parlions de toi.
— C’est le cas.
Quand il lui jeta un coup d’œil, elle soutint
son regard.
— Tu m’as dit quelque chose. En plein
milieu de la crise, tu m’as regardée, et tu as
articulé quelque chose. Peux-tu te rappeler ce
que c’était ?
Il fronça les sourcils, comme s’il fouillait
dans sa mémoire, le regard lointain.
— Je n’y arrive vraiment pas… C’est
seulement… Je suis arrivé en haut de
l’escalier, j’ai regardé dans le bureau de
Kolher, je t’ai vue… et puis je n’ai pas
totalement repris conscience avant que Xhex
me fasse emprunter le couloir aux statues
jusqu’à notre chambre.
— Ils disent que c’était de la langue
ancienne.
John secoua la tête.
— Impossible. Je veux dire, je la déchiffre
un peu et je comprends vaguement quand on
s’adresse à moi. Mais je suis incapable de la
parler.
Elle inspecta les pointes de ses cheveux,
même si elle savait qu’elles n’étaient pas
fourchues, puisqu’une doggen les lui avait
coupées la semaine précédente.
— Bon, est-ce que tu veux me dire quelque
chose quand même ?
Elle lui jeta un coup d’œil.
— Tu peux être honnête avec moi sur
n’importe quel sujet. Kolher a, quoi ? une
douzaine de frères. Je n’ai que toi.
John fronça de nouveau les sourcils.
— Non, je…
Un brusque tremblement s’empara de ses
mains, étouffant ce qu’il allait signer, puis il
se jeta en arrière contre son siège, le corps
raidi.
— John !
Beth tendit le bras vers son frère.
— John ! oh mon Dieu…
Quand ses yeux se révulsèrent, elle en vit le
blanc comme s’il allait mourir.
— John, reviens !…
Se redressant, elle toqua contre la cloison
de séparation.
— Fritz !
Au moment où le majordome abaissa la
vitre fumée, elle hurla : — Accélère ! Il fait
une nouvelle crise !
Fritz lança un regard choqué dans le
rétroviseur.
— Oui, madame. Immédiatement !
Le vieux majordome écrasa la pédale
d’accélérateur et, tandis que la Mercedes
remontait la rampe d’accès à l’autoroute à
toute allure, elle tenta d’aider John. Mais
l’attaque avait pris le dessus, il avait le dos
raide comme un piquet et les mains
recroquevillées sur sa poitrine, semblables
aux griffes de Dracula.
— John, le supplia-t-elle d’une voix brisée.
Reste avec moi, John…
Chapitre 13

— Dis-moi quand il revient à lui.


Tout en parlant, Ahssaut regardait fixement
devant lui à travers le pare-brise de la Rover,
en serrant farouchement la garde d’une dague
dans sa main droite. Ils se trouvaient dans les
confins boisés de Caldwell, aucune lumière
d’habitation ne filtrait entre les arbres, aucun
autre véhicule ne circulait le long de cette
route de campagne glacée à deux voies.
Benloise s’était brièvement réveillé, mais
seulement pour « s’évanouir » aussitôt. Ce qui
pouvait très bien être un subterfuge.
— Pas encore, murmura Ehric. Mais il est
en vie.
Plus pour longtemps.
— Et nu, ajouta le guerrier.
Ahssaut se retourna à l’instant même où son
cousin reposait son couteau de chasse.
Benloise était nu, en effet. Son costume sur
mesure avait été déchiqueté, le coûteux tissu
bleu marine était en lambeaux, et la chemise
en soie n’aurait même pas pu servir de
serpillière. Tous ses bijoux avaient été ôtés :
sa montre ornée de diamants Chopard, sa
chevalière, sa gourmette et la croix suspendue
à sa lourde chaîne en or.
Le butin était entassé dans un porte-gobelet,
avec un téléphone portable dont on avait retiré
la batterie pour supprimer tout signal GPS.
Les vêtements étaient éparpillés un peu
partout.
Peut-être était-il vraiment inconscient.
Difficile d’imaginer qu’il ait subi ce
déshabillage sauvage sans se débattre.
— C’est encore loin ? demanda Ahssaut.
— Juste ici, ça ira, répondit Ehric.
Son jumeau freina, mit la voiture au point
mort et arrêta le moteur. Immédiatement,
Ahssaut sortit, regarda autour de lui et eut
confirmation qu’ils étaient bien isolés. Aucune
lumière d’habitation n’était visible. Pas un
bruit de véhicule. Personne nulle part.
— Éteins les phares.
L’averse de neige s’était calmée et la lune
avait fait son apparition entre les nuages, il y
avait donc largement assez de lumière qui
filtrait entre les pins.
Ahssaut rengaina sa dague et fit craquer ses
articulations.
— Réveillez-le et faites-le sortir.
Ehric déplaça le poids mort avec une
assurance admirable, vu que Benloise était
dévêtu et flasque, un peu comme il l’aurait fait
avec une valise sans poignée.
Le grossiste en drogue reprit conscience au
moment même où on l’adossait à la
carrosserie glaciale de la Rover, et le sursaut
qui annonça son réveil se communiqua à tous
ses membres, ses bras et ses jambes se mettant
à tressauter comme ceux d’un pantin.
Les cousins le plaquèrent contre le 4 x 4, et
le grand Ricardo Benloise perdit d’un coup de
sa superbe. Il avait toujours eu l’air imposant
dans ses beaux costumes, mais, privé de ces
vestes et pantalons attentivement créés, il
n’était plus qu’un assemblage de creux
ratatinés, avec ses côtes saillantes, son ventre
rond au-dessus de ses hanches osseuses et ses
genoux plus gros que ses cuisses et ses
mollets.
— Ne perdons pas de temps, dit Ahssaut
d’une voix menaçante. Dis-moi où elle se
trouve.
Pas de réponse. Le corps de Benloise était
peut-être affaibli, mais son esprit et son
regard étaient plus aiguisés que jamais. Même
s’il se trouvait en dangereuse position, sa
volonté ne fléchissait pas.
Cela n’allait pas durer.
Ahssaut leva le bras et frappa l’homme du
dos de la main.
— Où est-elle !
La tête de Benloise partit de côté, tandis que
la gifle retentissait et que du sang mouchetait
la veste d’Ehric.
— Où est-elle !
Ahssaut frappa de nouveau le grossiste, en
cognant ses articulations assez fort pour lui
faire mal.
— Où est-elle !
Les cousins redressèrent le prisonnier, qui
commençait à s’affaisser.
Ahssaut saisit l’homme à la gorge et soutint
l’effort jusqu’à ce que les pieds de Benloise
pendent à quinze centimètres du sol enneigé.
— Je vais te tuer. Ici et maintenant. Si tu ne
me dis pas où elle est.
Benloise jeta un regard autour de lui, avant
de croiser celui d’Ahssaut. Mais là encore il
resta muet.
La poigne d’Ahssaut se resserra jusqu’à
comprimer la trachée.
— Marisol. Tu vas me dire où tu l’as
emmenée.
Benloise ouvrit la bouche, alors qu’il luttait
pour respirer. Ses bras minces tirèrent sur les
menottes qui les retenaient et ses pieds
battirent contre l’aile de la voiture.
— Marisol. Où est-elle.
L’homme ne lâchait pas Ahssaut des yeux,
au point que, dans d’autres circonstances, on
aurait pu respecter son obstination. Pour
l’instant, cela ne faisait qu’augmenter la
frustration du mâle.
— Où est-elle !
Ahssaut tendit sa main libre entre les
jambes du prisonnier et lui tordit les
testicules, qui s’étaient recroquevillés contre
le tronc.
Le hurlement qui jaillit demeura coincé
dans la gorge de Benloise, étouffé par la prise
d’Ahssaut. Et il voulait lui infliger tellement
plus, mais ne pouvait pas tuer ce salopard. Pas
encore. Ordonnant à sa main de libérer la
trachée, il fallut un moment avant que ses
doigts obéissent.
Benloise toussa et hoqueta, du sang coulant
de sa lèvre fendue sur sa poitrine nue.
— Où est-elle !
Aucune réponse.
Ce connard n’allait pas céder. Pas ainsi, à
aucun prix, et, tandis que la paume d’Ahssaut
le démangeait de saisir sa dague, il ne se fia
pas assez à lui-même pour tirer la lame
effilée.
Éventrer cet enfoiré n’était pas ce qu’il
désirait.
Ahssaut se rapprocha.
— Je veux que tu fasses très attention
maintenant. Est-ce que tu es là ?
Benloise dodelina de la tête, mais garda les
yeux ouverts. Ahssaut fit donc le tour du 4 x 4.
Ouvrant le coffre, il souleva l’homme attaché
et bâillonné qu’ils avaient enlevé avant de se
rendre à la galerie.
Eduardo ne se débattit pas du tout. Mais
bon, Ehric s’était glissé derrière le frère de
Benloise chez lui et lui avait injecté une
seringue pleine d’héroïne dans une épaisse
veine du cou. L’homme était également nu et
son physique athlétique suggérait qu’il était à
la fois plus jeune et plus vaniteux que son
frère, car une partie de sa musculature était
brunie à l’autobronzant.
Ahssaut le jeta aux pieds de Benloise.
Il ne s’attendait pas à ce que la surprise
fasse pencher la balance. Mais ce qui allait
suivre aurait cet effet.
Sous les yeux de son aîné, Ahssaut roula
l’homme inconscient sur le dos, ôta le bâillon
et sortit une deuxième seringue. Dans sa
fragile ampoule, la naloxone, l’antidote
généralement utilisé aux urgences pour lutter
contre les overdoses d’opiacés, était
transparente. Quand il enfonça l’aiguille dans
la veine du bras d’Eduardo, il ne fallut pas
longtemps à ce dernier pour reprendre ses
esprits.
Celui-ci se réveilla en sursaut sur le sol
enneigé.
Ahssaut lui empoigna aussitôt la mâchoire.
Lui tordant le cou, il gronda : — Dis bonjour
à ton frère ; soyons polis.
Écarquillant les yeux, Eduardo se mit
immédiatement à parler en espagnol, et
Ahssaut le guérit de cette tendance en tirant sa
dague et en la pointant devant son visage.
— Ton frère possède un endroit où il
emmène les gens pour les tuer. Où est-ce ?
— J’ignore ce que vous…
Ahssaut enfourcha l’homme et le saisit par
les cheveux. Vu qu’Eduardo consommait
beaucoup de drogue, ceux-ci étaient gras,
mais il parvint à trouver une prise convenable.
Après lui avoir glissé la lame sous le menton,
il prit soin de lui parler lentement et
aimablement.
— Où emmène-t-il les gens ? Je sais qu’il
existe un endroit isolé et sécurisé. Ce n’est pas
chez lui. Ni en centre-ville.
Entre deux inspirations saccadées, l’aîné
des Benloise s’adressa précipitamment à son
frère en espagnol. En réponse, Eduardo
écarquilla un peu plus les yeux, et il n’était pas
nécessaire de comprendre la langue pour
saisir l’idée générale : « si tu parles, je te
tuerai de mes propres mains ».
Ahssaut se plaça entre les deux hommes et
se pencha jusqu’à se retrouver nez à nez avec
Eduardo.
— À présent, je vais te faire mal.
Choisir un endroit, n’importe lequel.
Ahssaut décida de commencer par les
épaules. D’un geste rapide, il plongea
profondément la lame dans la chair sous la
clavicule, ce qui était douloureux, mais loin
d’être fatal.
Tandis que ses oreilles bourdonnaient sous
l’effet des hurlements, il maintint la dague en
place. Ainsi que sa prise sur la garde.
— Où est-ce ?
Quand il n’obtint pas de réponse immédiate,
il tourna le couteau dans la plaie.
— Où les emmène-t-il ?
Un autre mouvement tournant. Un autre cri.
Ce fut alors que Ricardo renouvela ses
menaces à son frère d’une voix perçante.
Pourtant, la souffrance allait l’emporter ;
Ahssaut allait s’en assurer.
Reculant pour donner à ce cher Eddie un
moment de répit pour se remettre, il observa
la garde de la dague monter et descendre au
rythme de sa respiration douloureuse.
Oh, quelle déchéance ! Eduardo avait
toujours été un contrôleur financier
impeccablement habillé. Mais il était là, les
cheveux en bataille, les yeux injectés de sang,
la peau maculée de neige boueuse.
Ahssaut le regarda avec toute la
compassion que l’on éprouverait pour un
animal blessé après avoir été percuté par une
voiture.
— Ne l’écoute pas. Si tu le fais, je te tuerai
lentement. La seule façon de sauver ta vie est
de me dire ce que j’ai besoin de savoir.
Ricardo cria quelque chose d’un ton sévère.
— Ne l’écoute pas.
Ahssaut gardait les yeux rivés sur ceux
d’Eduardo.
— Parle-moi. Sauve ta peau.
Eduardo tentait toujours d’apercevoir son
frère, mais Ahssaut se déplaçait en même
temps que son regard paniqué, jusqu’à ce que
l’homme gémisse et ferme les yeux dans une
grimace de souffrance.
Ahssaut lui accorda encore un répit, jusqu’à
perdre patience. Tendant la main vers la
dague, il annonça : — Je vais recommencer à
te faire du mal…
— C’est dans le Nord ! hurla Eduardo. Sur
l’autoroute du Nord ! Au nord ! Sur le versant
sud du mont Iroquois ! La seule route qui
mène à la propriété part du pied de la
montagne ! Roulez sur un kilomètre et vous
verrez l’allée !
Adossé au 4 x 4, Ricardo explosa de fureur
contre son frère et se répandit en invectives
dont le détail fut perdu, faute de traduction.
Ahssaut inspira lentement par le nez.
Aucune odeur de ruse n’émanait d’Eduardo. Il
ne sentit que celle du sang frais, bien sûr, ainsi
que la puanteur acide de la terreur. Il perçut
également celle, assez touchante, de la honte,
qui rappela à Ahssaut l’odeur de tubercules
fraîchement remontés de la cave.
L’homme avait dit la vérité telle qu’il la
connaissait.
— Rembarquez Ricardo dans la voiture,
grommela Ahssaut…
— Attendez, les interpella-t-il alors que ses
cousins obtempéraient. Retournez-le.
Ahssaut se déplaça pour se retrouver
derrière Eduardo dont il redressa le torse
avachi. Puis il regarda Ricardo et déclara d’un
ton sinistre : — Tu prends ce qui m’appartient,
je prends ce qui t’appartient.
Alors, il arracha la dague de l’épaule
d’Eduardo et lui trancha la gorge.
Ricardo tenta de détourner la tête en se
contorsionnant entre les deux cousins.
— Ce n’est que le début, Ricardo.
Ahssaut dégagea l’homme ensanglanté et
suffocant de son chemin comme l’ordure
qu’il était.
— Nous ne faisons que commencer.
Il s’approcha de Benloise.
— Toutefois, il me semblait important que
tu conserves un dernier souvenir de la
faiblesse de ton frère. Songe seulement que,
s’il avait été aussi résistant que toi, il aurait pu
mourir honorablement. Hélas ! tel n’était pas
son destin.
Il se glissa sur le siège passager et récupéra
son flacon de coke.
Pendant qu’il sniffait deux cuillères par
narine, les cousins placèrent Ricardo à
l’arrière, et le bruit du Scotch que l’on
déroule montra à quel point les deux mâles
sécurisaient la situation.
Levant la main pour allumer le plafonnier
de la voiture, Ahssaut déplia une carte de
l’État de New York ornée de trois « A »
rouges, sans avoir la moindre idée de
l’endroit où chercher.
Ehric s’installa au volant et agita son
iPhone devant son nez.
— C’est un trajet de cinq heures.
Ahssaut sentit sa tête se mettre à
bourdonner. Même avec Benloise entre leurs
mains, il était terrifié à l’idée de ce qu’on était
sûrement en train d’infliger à Marisol. Cinq
heures, c’était si long. Beaucoup trop, si l’on
songeait que cela faisait déjà vingt-quatre
heures qu’elle avait disparu.
Bon sang ! pourquoi Benloise devait-il se
montrer si fin stratège.
— Alors il faut que nous y allions,
articulat-il.
Chapitre 14

Le Commodore était probablement la


résidence la plus huppée du centre-ville de
Caldwell. Haut de plus de vingt étages,
l’immeuble d’habitation surplombait
l’Hudson et était découpé en immenses
appartements équipés de cuisines et de salles
de bains dernier cri. La vue imprenable
qu’offraient leurs baies vitrées courant du sol
au plafond faisait autant partie du décor que
leurs élégants ameublements intérieurs, et la
rumeur courait que certaines célébrités, qui
cherchaient à s’échapper de Manhattan, en
avaient fait leurs garçonnières.
Le toit accueillait même une piste
d’héliport.
iAm sortit de l’ascenseur au dix-huitième
étage et tourna à droite. Une trentaine de
mètres plus loin, il s’arrêta devant une porte
sur laquelle était indiqué « 18A » et défit le
verrou en cuivre que son frère et lui avaient
insisté pour installer quand ils avaient
emménagé cinq ans plus tôt.
Quand il pénétra dans l’appartement de
deux cent quatre-vingts mètres carrés, ses
mocassins ne firent pas beaucoup de bruit,
même si le sol poli était dépourvu de tapis et
que le mobilier moderne se voulait
minimaliste, aussi bien en termes de style que
de quantité.
Mince… cette vue était toujours aussi
époustouflante. Surtout la nuit. Quand les
pièces étaient plongées dans l’obscurité, la
ville montrait sa face nocturne : tout scintillait,
depuis la mosaïque de lumières des gratte-ciel
jusqu’aux arches des ponts jumeaux, sans
oublier les raies rouges et blanches des feux
arrière et des phares des voitures qui
longeaient la rive tout en bas.
Il était si facile d’oublier que le cœur de
Caldwell était un endroit répugnant, où la
richesse côtoyait la pauvreté, voire la misère
la plus noire. De là-haut, loin de la réalité, des
sirènes hurlantes et de la puanteur des
poubelles, il était tentant de croire à cette
image proprette du quartier.
Mais il n’était pas idiot.
En face de lui se trouvaient les portes-
fenêtres coulissantes qui donnaient sur la
terrasse et, lorsqu’il eut allumé les lampes, il
traversa le salon pour en ouvrir une ; une
rafale de vent froid s’engouffra aussitôt pour
chasser l’odeur de renfermé qui imprégnait
l’air intérieur. Son visiteur n’était pas censé
arriver avant une heure, mais il voulait
s’assurer que l’endroit donne l’impression
d’être habité. Revenant à la cuisine
américaine, il mit en scène un discret désordre
en disposant quelques plats déjà propres dans
l’égouttoir près de l’évier et en
abandonnant… voyons voir… une ou deux
cuillères sur le plan de travail. Un sachet de
chips rassies à demi entamé. Un numéro de la
revue GQ qu’il feuilleta avant de la laisser
ouverte sur une page montrant une veste qui
plairait à Trez.
Puis il prépara le café.
Son frère et lui n’avaient aucune intention
de revenir vivre ici, mais il devait continuer à
faire croire qu’ils habitaient toujours là, parce
qu’il était important que les s’Hisbe ne se
doutent pas qu’ils avaient déménagé ; une
expédition de recherche dans Caldwell
n’apporterait rien de bon. Surtout si elle
s’achevait dans la demeure de la Confrérie…
iAm se tourna vers la baie vitrée. Sur la
terrasse, une silhouette s’était matérialisée
dans la nuit noire, comme un spectre, et les
pans de sa robe claquaient dans les
bourrasques qui soufflaient le long de la paroi
lisse de l’immeuble.
— Bienvenue, déclara iAm au grand prêtre
d’une voix atone. Tu es en avance.
Très bien, lequel d’entre eux s’était trompé
d’heure ?
La silhouette s’avança jusqu’au seuil, en se
déplaçant d’une démarche si fluide et
contrôlée qu’on aurait juré qu’elle flottait au-
dessus du sol.
— Suis-je invité à enter ? demanda une voix
sèche.
iAm sentit son cœur manquer un battement.
Merde ! il ne s’agissait pas du grand prêtre.
Avec cette robe qui recouvrait le corps de
son visiteur des pieds à la tête, il avait cru
savoir de qui il s’agissait.
C’était pire. Bien pire.
Le capuchon du bourreau aurait dû lui
mettre la puce à l’oreille.
— Eh bien, veux-tu que j’y aille, iAm ?
On pouvait presque entendre son sourire
mauvais.
— Que d’allitérations dans cette phrase.
— Oui, entre, répondit iAm en glissant
discrètement une main sous sa veste.
D’un geste rapide, il défit la lanière qui
retenait la crosse de son Glock.
— Je ne m’attendais pas à te voir chez moi.
— Intéressant. Je ne te croyais pas aussi
naïf.
Le mâle dut se pencher pour entrer.
— Et ne sommes-nous pas également chez
ton frère ?
Seigneur ! la seule chose qui venait à
l’esprit d’iAm, c’était une image de la Grande
Faucheuse.
Mais bon, s’Ex, l’exécuteur des basses
œuvres de la reine des Ombres, avait tué assez
de monde pour remplir un cimetière ou deux.
Et il était taillé pour donner la mort. Le mâle
faisait plus de deux mètres de haut et cent
trente kilos au bas mot… Quant à cette voix
qui sortait de sous son capuchon, c’était le mal
à l’état pur.
— J’ai entendu dire que tu n’avais jamais
laissé AnsLai entrer, dit-il en refermant la
porte coulissante. Je suis touché que tu
m’accordes ce privilège.
— Ne le sois pas. En fait, le grand prêtre
estimait que cet endroit était trop contaminé
par nos contacts avec les humains. Du café ?
— Comme si nous avions rendez-vous ?
Contrairement au grand prêtre, s’Ex n’avait
aucune patience concernant le respect de
l’étiquette à la cour ou du cérémonial
observée par les membres des s’Hisbe entre
eux. Mais bon, leur chef suprême ne le gardait
pas à ses côtés pour son charme.
— Eh oui, pourquoi pas. J’aime l’idée que
tu me serves.
iAm serra les dents, mais il n’allait pas se
mettre en rogne. Les s’Hisbe avaient fait
exploser les enchères en envoyant ce type au
lieu du grand prêtre, donc les choses partaient
déjà du mauvais pied.
Contournant le comptoir en granit, il sortit
deux tasses du placard vitré, tout en espérant
que ce connard ne voudrait pas de lait. Pendant
qu’il attendait que la cafetière gargouille et
siffle la fin du cycle, il eut l’immense surprise
de voir s’Ex le rejoindre et s’asseoir sur un
tabouret. En temps normal, l’exécuteur aurait
inspecté l’appartement.
Malheureusement, cela signifiait sans doute
qu’il l’avait déjà fait.
— Ainsi, ton frère et toi avez été occupés
récemment.
s’Ex posa ses avant-bras massifs sur le plan
de travail et se pencha légèrement vers iAm.
— N’est-ce pas ?
— Ça t’ennuierait de retirer ton capuchon ?
iAm fixa le regard sur la résille qui
recouvrait le visage de son interlocuteur.
— Je veux voir tes yeux.
— Quel romantisme.
— Loin de là.
— Tu sais, rien ne m’oblige à accéder à ta
demande.
— Tu détestes porter ce foutu capuchon. Ne
fais pas semblant.
— Contrairement à certains, accomplir
mon devoir ne me fait pas mal au cul.
— Arrête tes conneries.
Le court silence qui suivit lui apprit qu’il
avait touché juste à un certain niveau. Mais
cela ne dura pas.
— Le café est prêt. Apporte-moi le mien,
veux-tu.
iAm se retourna pour ne pas montrer sa
mâchoire serrée.
— Du sucre ?
— Je suis déjà tout miel, ça ira.
Ouais. Bien sûr.
Il apporta les deux tasses.
— Si tu veux une paille, y en a plus. Désolé.
s’Ex se dévoila en dégageant sa coiffe d’un
léger et rapide mouvement de tête, même si ce
truc devait bien peser cinq kilos.
Et, oui, sa figure était exactement la même
que dans les souvenirs d’iAm. Une peau
foncée, très foncée. Des yeux noirs rusés. La
tête rasée selon des motifs cérémoniels. Des
tatouages blancs qui partaient de sa gorge
pour couvrir chaque centimètre carré de sa
chair.
Et, au fait, ceux-ci n’étaient pas réalisés
avec de l’encre, mais du poison, qui était
injecté sous la peau selon un dessin qui se «
décolorait » quand le derme mourait. La
plupart des mâles, pour prouver leur virilité,
s’en faisaient faire un petit sur le bras, et
étaient malades pendant des jours. Personne,
vraiment personne n’en avait de semblables à
ceux de s’Ex.
Ce salopard était un monstre. Surtout quand
il souriait. Bizarrement, sans doute à cause
d’un excès de testostérone, ses crocs étaient
toujours descendus. — Alors, heureux ?
susurra-t-il.
— Ce n’est pas le terme que je choisirais.
iAm prit une gorgée de café.
— Eh bien, que me vaut cet honneur.
Ou plutôt, ce coup de pied dans les couilles.
s’Ex eut un sourire en coin, ce qui était pire
que son sourire carnassier.
— Ainsi, ton frère et toi avez été occupés.
— Tu l’as déjà dit.
— Je vous ai rendu quelques visites ici.
Rien de particulier, seulement une
reconnaissance ou deux. Vous n’êtes pas venus
ici récemment. Vous étiez trop accaparés par
des femelles ?
— On travaillait.
— Nuit et jour, dans ce cas. Ou… vous
rencontrez des difficultés financières ? Vous
avez besoin d’un prêt ?
— Pas de ta part. J’ai pas les moyens de te
rembourser les intérêts.
— Tout à fait.
Le bourreau étrécit les yeux.
— Alors où êtes-vous ?
— Dans le coin. En ce moment, ici, à
l’évidence.
— Je ne pense pas que vous habitiez encore
ici.
— Alors pourquoi es-tu assis sur l’un de
mes tabourets ?
— Je suis prêt à parier que, si je vais dans ta
chambre, le placard sera vide.
— Et je suppose qu’entrer par effraction
chez les gens fait partie de tes «
reconnaissances », à moins que tu aies changé
de style.
s’Ex se releva et croisa les bras sous sa
robe.
— Voyons, quelle grossièreté de ma part de
m’introduire ici pour fouiner. Ce serait
impensable.
— Tu affirmes que tu ne l’as pas fait.
iAm leva les yeux au ciel.
— Vraiment ?
— Non. Ou je pourrais mentir. Un peu
comme toi quand tu dis que tu vis encore ici.
— Peut-être que tu es simplement venu
quand nous étions absents.
— OK, voyons ce soir. Pourquoi portes-tu
ton manteau ? Pourquoi les cuillères sur le
plan de travail sont-elles propres ? Oh ! et ce
magazine ? Il date du mois dernier. Et pourtant
il est ouvert comme si tu étais en train de le «
lire ».
Il mima le signe des guillemets.
— Et un seul paquet de chips ouvert ne fait
pas un garde-manger plein.
Bon sang de bonsoir !
— GQ n’est-il pas un objet de contrebande
dans le Territoire ?
s’Ex sourit de nouveau.
— Son Altesse royale aime faire mon
bonheur. Qu’y puis-je.
Soit cela, soit la reine elle-même avait peur
de lui.
iAm ferma à demi les paupières.
— Parle-moi.
— Je croyais être en train de le faire. Ou
utilisions-nous le langage des signes à mon
insu ?
Sauf que l’exécuteur devint sérieux, fronça
les sourcils et se mura dans le silence.
Et plus cela durait, plus la situation devenait
étrange. s’Ex ne perdait pas de temps et n’avait
aucune patience ; d’ordinaire, cet enfoiré était
aussi tranchant qu’une tronçonneuse.
iAm attendit que les choses sortent pour
deux raisons : un, il n’avait pas d’autre choix,
et, deux, il y était habitué, désormais.
Grâce aux conneries de Trez, il avait suivi
des cours de résignation.
s’Ex tourna de nouveau les yeux vers lui.
— Le grand prêtre va venir t’annoncer que
le sursis de Trez est révoqué. La reine veut ce
qu’on lui a promis et sa fille est prête à le
recevoir. Tout délai à partir de là aura des
répercussions importantes. Donc, sans mentir,
si tu disposes du moindre moyen de pousser
ton frère à rentrer dans le rang, fais-le. Tout
de suite.
— Elle va t’ordonner de le tuer, n’est-ce pas
? devina sombrement iAm.
Le bourreau secoua la tête.
— Pas encore. Je vais commencer par vos
parents. Votre mère, tout d’abord. Puis votre
père. Et ce ne sera pas beau à voir.
Le mâle ne cilla pas un instant.
— On m’a ordonné de commencer par
l’attacher et lui raser le crâne, puis de la
violer et de lui taillader les veines pour
qu’elle se vide lentement de son sang. Ton
père assistera à toute la scène, puis ce que je
lui ferai sera pire encore. Si tu les honores
d’une façon ou d’une autre, parle à ton frère.
Ramène-le dans le Territoire. Fais-lui faire ce
qu’il faut. Elle ne s’arrêtera pas tant qu’elle ne
l’aura pas, et, pour que les choses soient
claires, je n’hésiterai pas à faire mon boulot.
iAm s’appuya sur le comptoir en granit. La
relation avec leurs parents était « compliquée
», pour reprendre un terme de Facebook. Mais
cela ne voulait pas dire qu’il souhaitait leur
mort et/ou leur profanation.
Quand s’Ex se leva et jeta son capuchon sur
son épaule, iAm s’entendit déclarer : — Tu
n’as pas touché à ton café.
— Tu aurais pu l’empoisonner.
Le bourreau haussa les épaules.
— Je ne prends aucun risque avec personne,
désolé.
— Intelligent.
iAm jaugea le mâle.
— Mais bon, tu es un vrai professionnel.
— Et c’est pour une bonne raison que j’ai
cette réputation, iAm.
— Je sais.
Il poussa un juron à voix basse.
— J’ai parfaitement connaissance de ton
travail.
— Ne me pousse pas. Je n’ai pas eu de
parents, et j’aurais aimé que ce soit le cas. Je
n’attends pas ce moment avec impatience.
— Bon sang, cela ne dépend pas de moi !
iAm serra les poings.
— Et j’ignore si Trez s’en souciera, pour
être honnête. Il les déteste.
Le bourreau secoua la tête.
— Ce n’est pas une bonne nouvelle. Pour
aucun d’entre vous.
— Pourquoi diable ne peut-elle simplement
pas choisir quelqu’un d’autre ?
— À ta place, je ne poserais pas la question.
s’Ex parcourut l’appartement du regard.
— C’est joli, au fait. Tout à fait mon style,
et j’ai bien profité de la vue pendant que
j’étais ici.
iAm plissa les yeux en entendant l’étrange
tonalité de cette voix grave.
Fils de pute…
— Tu comprends, pas vrai.
— Quoi donc ? Pourquoi quelqu’un
voudrait quitter le Territoire ? être libre de
vivre sa propre vie ?
Brusquement, le visage de s’Ex se changea
en masque.
— J’ignore de quoi tu veux parler.
L’exécuteur se retourna pour se diriger vers
la baie coulissante. Il bougeait avec la grâce
d’un prédateur et sa robe ondulait derrière lui
à chaque pas.
— s’Ex.
Le mâle regarda par-dessus son épaule.
— Oui ?
iAm tendit le bras et prit le café qu’il avait
versé à son invité. Levant la tasse à ses lèvres,
il but à longs traits, finissant le breuvage
d’une seule traite, même s’il lui brûla
l’œsophage en descendant jusqu’à son
estomac.
Quand il reposa la tasse vide, l’exécuteur
s’inclina.
— Tu as plus d’honneur que beaucoup,
iAm. Et c’est pour cela que je suis venu te
voir. Je t’apprécie réellement, même si ça ne
t’aidera pas plus loin que cette nuit.
— Je t’en suis reconnaissant.
Le bourreau contempla une dernière fois
les lieux, comme s’il stockait des souvenirs
pour plus tard.
— Chez les s’Hisbe, je ferai mon possible
pour retarder les choses, mais c’est à toi de
jouer. C’est peut-être ton frère qui a la corde
au cou, mais c’est toi qui vas devoir
l’emmener là où il doit se rendre.
— Tu te rends compte qu’il n’est pas pur.
— Comment cela ?
— Il a baisé des humaines. Par centaines.
s’Ex rejeta la tête en arrière et éclata de rire.
— J’espère bien. Si j’étais dehors, c’est ce
que je ferais.
— Je parie que ta reine ne sera pas de cet
avis.
— Elle est également ta souveraine, et je ne
miserais pas là-dessus si j’étais toi.
s’Ex le pointa du doigt.
— Elle lui fera subir une purification et, s’il
y survit – ce qui n’est pas assuré –, il ne sera
plus jamais le même. Il faut que tu fermes ta
gueule au sujet de sa vie sexuelle, crois-moi.
Oh ! et AnsLai ignore que je suis venu.
Gardons ma visite secrète, tu veux bien.
Une fois que l’exécuteur eut disparu, iAm
s’approcha de la baie vitrée et la referma. Puis
il se dirigea directement vers le bar au fond
du salon et se versa un bourbon.
Apparemment, la carte « Vous êtes libéré de
prison » de Trez était trouée : son addiction au
sexe n’aurait pas l’effet rédhibitoire qu’ils
escomptaient.
Génial.
Et si s’Ex ne s’était pas pointé ici pour lui
dire de la mettre en veilleuse sur le sujet, Dieu
seul savait ce qui aurait pu arriver.
Il n’avait même jamais entendu parler de
purification, mais il pouvait deviner ce que
cela recouvrait.
Une chose était sûre : il n’aurait jamais cru
être redevable un jour à ce tueur sans pitié.
Mais bon, Trez n’était apparemment pas le
seul à regimber devant les restrictions du
Territoire.
La question était : que faire, à présent ? Et il
disposait d’environ dix minutes pour y
réfléchir avant l’arrivée du grand prêtre.
Chapitre 15

— Je ne m’attendais pas à te revoir par ici.


On racontait que tu avais quitté la ville.
Penché sur l’écran de son ordinateur, le
chef du service de neurologie de l’hôpital St
Francis semblait se parler à lui-même.
D’ailleurs, quand Manny Manello ne lui
répondit pas, il parut s’en ficher.
Beth s’avança d’un pas pour regarder elle
aussi de plus près, même si, bon, les multiples
images du cerveau de son frère sur cet écran
n’avaient aucune signification pour elle.
Néanmoins, et c’était à espérer, ce type en
blouse blanche bardé de diplômes verrait les
choses sous un autre angle.
La salle faiblement éclairée dans laquelle
ils s’entassaient semblait tout droit sortie d’un
épisode de Star Trek, avec son équipement
high-tech qui bipait et clignotait et l’imposante
machine à IRM dans la pièce voisine séparée
par une vitre épaisse. Et, à vrai dire, le
neurologue assis devant son panneau de
commande, qui comptait plusieurs écrans
d’ordinateur, des claviers, un ou deux
téléphones, plus un ordinateur portable,
ressemblait un peu au lieutenant Sulu.
— Combien de temps a duré sa dernière
attaque ? demanda le médecin, toujours
absorbé par l’écran.
— Une quinzaine de minutes, répondit Beth
pendant que John lui jetait un coup d’œil.
— A-t-il ressenti des picotements, un
engourdissement ?
Quand John secoua la tête, Beth répliqua :
— Non. Rien.
John était sorti de la machine environ dix
minutes plus tôt et avait quitté sa brassière
d’hôpital pour remettre son jean passe-partout
et son tee-shirt des Giants. L’intraveineuse qui
avait diffusé le produit contrastant dans son
corps avait été ôtée de son bras et remplacée
par un petit pansement blanc, et il avait de
nouveau enfilé ses rangers.
Il avait laissé ses armes à la maison.
Xhex, quant à elle, était armée jusqu’aux
dents, et se tenait debout à ses côtés, avec une
casquette noire Nike enfoncée jusqu’aux yeux.
Souffhrance constituait leur autre escorte. La
guerrière était vêtue de noir et portait le même
genre de manteau ample que la compagne de
John.
Beth enfonça un peu plus sa propre
casquette des Red Sox. Cela faisait un moment
qu’on ne l’avait pas vue dans le monde
humain, et elle ne connaissait personne dans
cet hôpital, mais il n’y avait aucune raison
d’ajouter des complications à ce déplacement.
Oh, mon Dieu, faites que tout aille bien,
songea-t-elle pendant que le docteur passait
une fois de plus les images en revue.
Juste derrière lui, sans que l’homme ait
conscience de sa présence, Doc Jane
examinait aussi les images en noir et blanc, en
mode fantôme.
Plus il y avait d’yeux pour analyser la
situation, mieux c’était.
— Que vois-tu ? demanda Manny.
À sa décharge, le neurologue ne se retourna
pas avant d’être parfaitement prêt, et il
s’adressa à John quand il fit enfin face au
groupe.
— Je ne distingue rien d’anormal.
Chacun poussa un soupir de soulagement.
Et la première chose que fit John fut de serrer
étroitement le corps tendu de Xhex contre lui,
le reste de l’univers semblant avoir
visiblement disparu pour ces deux-là.
Tandis qu’elle les observait, Beth savait
qu’elle aurait dû se concentrer sur la bonne
nouvelle. Au lieu de quoi, elle se dit qu’elle
avait de la chance de ne pas être toute seule à
attendre de savoir si son frère était atteint
d’une embolie, d’une tumeur ou le ciel savait
quelle autre horreur au cerveau, mais qu’entre
elle et son mari se dressait un éléphant
symbolique qui n’était pas près de disparaître.
Un éléphant rose. Rose layette.
Ou peut-être pas. Il était peut-être bleu pâle.
— La structure du cerveau est normale…
Le médecin se lança dans un discours
scientifique qui, heureusement, avait un sens
pour Manny, si l’on se fondait sur ses
hochements de tête. Mais les deux tourtereaux
l’ignorèrent, et cette fascination mutuelle
qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre était belle
à voir.
Du moins jusqu’à ce que des larmes de
soulagement se mêlent aux larmes de tristesse
et que le champ de vision de Beth se brouille.
Il était temps pour elle d’inventer une
excuse pour s’esquiver.
Prétextant un coup de téléphone à donner,
elle sortit de la salle. Le centre d’imagerie
médicale était situé au sous-sol de l’un des
nombreux bâtiments de St Francis et, le moins
que l’on puisse dire, c’était que le calme
régnait dans le couloir : elle ne vit passer
aucun patient, ni chariot de fournitures, ni
membre du personnel.
Enfouissant son visage dans ses mains, elle
se laissa glisser le long du mur. Dieu merci !
John avait l’air en forme. Donc au moins une
partie de sa famille allait bien…
« J’ai besoin que tu entendes quelque chose,
et sache que c’est la pure vérité. Je ne te
servirai pas lors de tes chaleurs. Jamais… »
Merde ! pensa-t-elle en se frottant les yeux.
À présent, elle devait rentrer à la maison et
régler cette histoire.
Peu après, le groupe sortit de la salle de
contrôle et elle se releva maladroitement, en
essayant d’avoir seulement l’air soulagée par
les résultats du scanner.
Le neurologue regardait fixement le chèque
entre ses mains et secouait la tête.
— Seigneur ! Manello, tu as gagné à la
loterie ?
Plus ou moins. Grâce aux investissements
d’Audaszs, faire une donation de cinquante
mille dollars au service de neurologie n’était
pas un problème.
Et dire que cette blouse blanche n’avait eu
qu’à enfourner son frère dans la machine
bourdonnante pendant une demi-heure.
— Je te suis juste reconnaissant de nous
avoir laissés venir, murmura Manello.
Le médecin se tourna vers John tout en
pliant le chèque pour le mettre dans sa poche.
— Donc, je vous recommande tout de
même de prendre le traitement que je vous ai
prescrit pour prévenir les attaques, mais, si
vous êtes totalement opposé à cette idée, la
seule chose que je peux vous dire c’est
d’essayer de noter les circonstances de vos
crises. Voyez s’il existe un schéma récurrent.
Peut-être y en a-t-il un, peut-être pas. Et sachez
que je suis là si vous avez besoin de moi.
Néanmoins, rappelez-vous ce que j’ai dit : ce
n’est pas parce que je ne distingue rien que
vous êtes tiré d’affaire. Ces épisodes
surviennent parce que quelque chose cloche.
Point barre.
— Merci, mec.
Manello tendit la main.
— Tu es le meilleur.
Les anciens collègues topèrent leurs
paumes l’une contre l’autre.
— Quand tu veux, et je le pense vraiment.
Et… tu sais, si jamais tu voulais revenir, ils te
réengageraient dans la seconde. Tu nous
manques.
Manny tourna les yeux vers Souffhrance, et
le sourire qui lui vint aux lèvres fut une
nouvelle preuve de l’émerveillement qu’il
ressentait vis-à-vis de la femelle.
— Nan. Je suis bien, à présent, mais merci.
Bla-bla. Bla-bla. Bon vieux temps. Salut.
Merci encore.
Alors le groupe de vampires se sépara une
fois de plus des humains et Manny les guida à
travers le dédale de couloirs carrelés qui se
ressemblaient tous, au point que Beth
commença à se persuader qu’ils s’étaient
perdus. Faux. Soit l’homme à leur tête avait
une boussole implantée dans le cerveau, soit il
gardait d’excellents souvenirs de la décennie
passée à travailler ici, car ils finirent par
rejoindre le rez-de-chaussée et sortir en
empruntant les mêmes portes battantes que
lors de leur arrivée.
Fritz les attendait le long du trottoir, dans
l’énorme Mercedes noire qui semblait
appartenir à un diplomate. Ce qui était une
autre preuve de l’utilité de la voiture : les gens
avaient tendance à ne pas les emmerder,
comme si ses passagers étaient véritablement
importants ou lourdement armés. On faisait
plus souvent signe à Fritz de passer au stop ou
dans les parkings qu’elle l’avait jamais vu.
Mais bon, il conduisait aussi vite qu’il était
lent à se mouvoir.
Le vieux majordome n’avait pas tendance à
appuyer sur le champignon. Il en faisait de la
purée…
— On rentre, maintenant ? signa John
devant le visage de Beth, comme s’il essayait
d’attirer son attention.
— Qu… oh ! pardon.
Elle repoussa ses cheveux en arrière.
— Tu ne veux pas partir avec Xhex ?
— Je vais au club, annonça la femelle. En
l’absence de Trez, je dois vérifier que tout
roule.
Et c’était une bonne excuse, plausible, sauf
qu’il était impossible de ne pas voir les
regards en coin que s’échangeaient les
membres du groupe.
— Ce n’est pas à cause de moi ?
marmonna-t-elle.
— Bien sûr que non, répliqua John. Tu me
fais une faveur en rentrant avec moi. Tu sais,
pour me tenir compagnie.
Fritz fut trop heureux de bondir hors de la
voiture pour lui ouvrir la portière et, quand
elle se glissa à l’arrière de la berline, elle
aperçut Manny donner un baiser à
Souffhrance et John embrasser Xhex à pleine
bouche.
Quand une vague d’angoisse la submergea,
elle envisagea avec joie l’idée de s’enivrer
plutôt que d’affronter son mari. Mais le seul
problème, c’était que cela ne résoudrait rien et
que, en outre, elle avait toujours méprisé les
femmes qui agissaient ainsi. Il n’y avait rien
de plus laid ni de plus pathétique.
John monta de l’autre côté, puis la
Mercedes démarra et suivit la voie depuis le
portique jusqu’à la route qui faisait le tour du
centre hospitalier. Avec des panneaux tels qu’«
Urgences », « Rééducation » et « Centre du
rachis », on se serait cru sur une autoroute
proposant des sorties vers des villes qu’on
n’avait pas vraiment envie de visiter.
À côté d’elle, son frère ne la quittait pas des
yeux, comme si elle était un bâton de dynamite
et qu’il se demandait quelle longueur de
mèche il restait avant que tout explose en
Technicolor.
— Je vais bien.
— OK, je ne te presserai pas de questions.
Mais prends ça.
— Hum ?
Il répondit à sa question en lui passant un
mouchoir blanc.
— Pourquoi aurais-je besoin…
Fantastique. Elle s’était remise à pleurer.
Vraiment, absolument fantastique.
Tandis qu’elle essuyait les larmes qu’elle
n’avait pas eu conscience de verser, elle
secoua la tête et déballa toute l’affaire :
— Je veux un bébé.
— Bordel de merde… c’est formidable,
signa son frère. C’est…
— Un cauchemar, en fait. Kolher est
résolument contre.
— Oh ! articula John.
— Oui, à peu près. Et j’ai découvert cela
juste avant notre départ.
— Mon Dieu, tu n’aurais pas dû venir.
— Il fallait que je sorte de cette maison. Et
je voulais t’aider.
— Eh bien… Kolher est sans doute
simplement inquiet à ton sujet. C’est effrayant
pour les femelles.
À ces mots, son visage se ferma.
— Je veux dire, Xhex n’est pas du genre à
vouloir des gamins et, pour tout t’avouer, j’en
suis soulagé.
Tordant le carré de coton entre ses mains,
elle reversa la tête en arrière contre le siège.
— Mais si, moi, je suis prête à en assumer
les risques, j’ai le sentiment qu’il devrait
respecter ma décision. Et, à ce propos, ce n’est
pas comme s’il avait mis en avant son
inquiétude pour ma santé. Il a simplement dit :
« Je ne te servirai pas. » Terminé.
John siffla doucement.
— Je sais. Ce n’était pas notre meilleur
moment.
Elle jeta un coup d’œil à son frère.
— Je vous envie beaucoup, Xhex et toi.
Vous vivez dans une telle harmonie.
— Ah ! Tu aurais dû nous voir il y a un an.
John haussa les épaules.
— J’ai cru que nous n’y arriverions jamais.
— Vraiment ?
— Merde, oui ! Elle voulait se battre et,
bon, ça ne me dérangeait pas, jusqu’à ce que
je comprenne qu’elle risquait d’être blessée.
Il agita la main en cercle près de sa tempe.
— Ça m’a foutu la tête à l’envers. Je veux
dire, en tant que mâle, ta femme t’appartient
d’une façon que, je crois, vous les femelles ne
pouvez pas comprendre. Quand il s’agit de
Xhex, je ne contrôle littéralement pas mes
émotions, mes pensées, ou mes actes du
moment qu’il est question de sa sécurité. C’est
une sorte de psychose.
Quand elle ne répondit pas, il lui toucha le
bras pour s’assurer qu’elle l’écoutait bien.
— Ça ressemble beaucoup à ce que Kolher
et toi vivez. Oui, tu peux dire « C’est une
histoire de bébé » mais, compte tenu du taux
de mortalité des femelles ? Dans son esprit, il
est sans doute question de ta survie… et il
préfère cela plutôt qu’avoir un fils ou une fille.
Mon Dieu, cela faisait peut-être d’elle une
connasse, mais elle ne voulait vraiment pas
voir les choses sous l’angle de Kolher.
Surtout quand elles étaient exprimées de façon
aussi rationnelle, et en supposant que c’était
vraiment ce qu’éprouvait son compagnon.
Elle se sentait toujours blessée et en colère.
— D’accord, très bien, c’est peut-être vrai.
Mais laisse-moi te poser une question :
refuserais-tu un enfant à Xhex si elle en
voulait un ?
Quand il ne répondit pas, Beth lança :
— Tu vois ? Tu ne le ferais pas.
— Techniquement, je n’ai pas répondu.
— C’est écrit sur ton visage.
— Oui, mais c’est facile pour moi de dire «
peu importe », parce qu’elle n’en veut pas.
J’aurais peut-être une opinion différente si
elle en voulait vraiment. Les risques sont
réels, et la médecine ne peut pas accomplir de
miracles.
— J’affirme toujours qu’il s’agit de mon
corps, et donc de ma décision.
— Mais tu es le premier objet de ses
inquiétudes. Alors il a le droit de faire valoir
son opinion.
— Faire valoir son opinion est une chose.
Mais formuler un veto royal en est une autre.
Elle secoua de nouveau la tête.
— En outre, si tu es capable d’exprimer
clairement le ressenti d’un mâle lié, il devrait
l’être aussi. Il n’a pas de passe-droit au seul
titre qu’il est le roi.
Tandis que leur échange houleux lui
revenait en mémoire, elle se sentit nauséeuse.
— Sa solution est de me droguer. Comme si
j’étais une espèce d’animal. Je… j’ignore si je
pourrais me soustraire à ça.
— Tu devrais peut-être faire une pause. Par
exemple, t’éloigner jusqu’à ce que tu sois
moins sur les nerfs. Puis revenir pour en
parler avec lui.
Elle posa une main sur son ventre et, tout en
évaluant les poignées d’amour qui s’y
trouvaient désormais, elle se sentit vraiment
stupide d’avoir passé toutes ces nuits avec
Layla à manger de la glace. Elle n’était pas
près d’avoir ses chaleurs et quand elles
viendraient, si elles venaient un jour, elles
obéiraient visiblement à leur propre
programmation. Elle n’avait réussi qu’à
prendre du poids, au point que ses pantalons la
serraient désormais à la taille, et à ériger une
barrière entre elle et son mari.
Comme dirait le docteur Phil : Comment ça
marche pour vous ?
Génial, Phil. Tout baigne.
Mince, elle devrait peut-être tout
simplement regarder la télé plus souvent. On
rediffusait les talk-shows du docteur Phil à
raison de, quoi ? cinq heures tous les matins.
Du lundi au vendredi. Il avait forcément fait
une émission sur les couples en désaccord sur
l’idée d’avoir un enfant.
— Pourquoi ne vas-tu pas te reposer dans la
maison de notre père, signa John.
Elle songea à la demeure.
— Oui, mais non. Je ne veux même pas
penser à cet endroit.
Comme si elles étaient déclenchées par un
signal, des images de Kolher et elle à leurs
débuts lui revinrent brusquement en mémoire,
en particulier le souvenir de leur premier
rendez-vous officiel. Mon Dieu ! les choses
étaient tellement parfaites à l’époque, ils
étaient tombés amoureux si facilement. Kolher
l’avait fait venir à la maison et avait porté un
costume pour la seule et unique fois de leur
vie ensemble. Ils s’étaient assis à la table de la
salle à manger et Fritz les avait servis.
C’était alors que Kolher lui avait dit qu’elle
avait un goût de…
Avec un grognement, elle se prit la tête à
deux mains et tenta de respirer calmement.
Raté. Son cerveau semblait être atteint de
l’équivalent mental d’une arythmie cardiaque,
les pensées, les souvenirs du passé heureux et
les inquiétudes quant à leur avenir sombre se
mêlant de façon chaotique et anarchique.
Une seule chose lui paraissait claire.
John avait raison. Elle ne pouvait pas
rentrer pour le moment, car, à l’instant où elle
verrait Kolher, elle lui tomberait dessus et
cela ne les mènerait nulle part.
Dieu savait qu’ils avaient déjà eu cette
conversation. La répéter ne ferait que rendre
les choses encore plus difficiles.
— D’accord, s’entendit-elle répondre. Très
bien. Mais je dois d’abord manger quelque
chose.
— Vendu, signa John.
Chapitre 16

Quand Kolher reprit forme près de la


clinique de l’espèce, il sentit Viszs se
matérialiser à côté de lui, et se sentit contrarié
de devoir recourir aux services d’un baby-
sitter. Mais au moins les connaissances
médicales de V. lui seraient utiles.
— Cinq mètres droit devant, annonça son
frère. Un mètre de chaussée dégagée devant
toi. Ensuite, c’est un terrain couvert de neige.
Kolher fit un pas en avant et son pied heurta
l’asphalte dur. Encore un pas, et la neige
absorba son ranger.
Hors de question d’amener George ici. La
cécité n’était déjà pas une vertu pour un
souverain en temps de paix. Alors, en temps
de guerre, c’était une terrible faiblesse, et rien
ne l’annonçait mieux qu’un chien guide
d’aveugle.
Naturellement, le golden retriever avait été
furieux qu’on l’abandonne. Comme si cela
n’était pas déjà suffisant avec Beth, il fallait
bien sûr qu’il se mette aussi à dos son fichu
chien. Qui serait le prochain sur la liste ? La
Confrérie. Même si ce groupe d’enfoirés à la
tête dure était trop tenace pour être découragé
par autre chose qu’une bombe atomique.
— Stop, dit V.
Kolher obtempéra même s’il ne put
s’empêcher de serrer les dents. Mais cela
valait mieux que se cogner dans un des murs
du bâtiment.
Il y eut un silence, pendant lequel V. tapa le
code qui changeait chaque soir, puis ils
pénétrèrent dans l’étroit espace d’accueil.
L’odeur d’antiseptique caractéristique des
hôpitaux annonçait qu’ils se trouvaient bel et
bien au bon endroit.
Et il se sentait franchement mal ; sa poitrine
était douloureuse, sa tête bourdonnait et il
avait l’impression que sa peau était trop petite
pour son squelette.
C’était visiblement un cas de connardise.
Et c’était sans doute fatal.
— Salutations, messires, dit une petite voix
féminine, dont le respect mêlé d’effroi était
perceptible même à travers le haut-parleur.
Nous vous envoyons l’ascenseur sur-le-
champ.
— Merci, articula V.
Oui, le frère haïssait Havers pour tout un
tas de raisons. Mais bon, c’était aussi le cas de
Kolher.
Dire que, quand le bon docteur avait tenté
de le tuer quelques années plus tôt, cela lui
avait semblé toute une affaire. À présent,
comparé aux problèmes occasionnés par Xcor
et sa bande de salopards, être poursuivi par
une blouse blanche portant un nœud papillon
et des lunettes à monture d’écaille paraissait
une promenade de santé.
Merde ! il aurait aimé revenir à l’époque de
son père, quand les gens respectaient le trône.
On entendit le bruit d’un ascenseur qui
s’ouvrait, puis V. lui toucha l’arrière du bras.
Ensemble, ils entrèrent dans la cabine et, après
un « ding » et un glissement de portes,
l’impression de chute lui confirma qu’ils se
dirigeaient vers le sous-sol.
Quand les portes se rouvrirent, Viszs se
montra prudent dans son rôle de guide : il se
rapprocha jusqu’à toucher l’épaule de Kolher
et demeura collé à lui, donnant sans doute
l’air aux observateurs extérieurs qu’il n’était
qu’un garde du corps en mission auprès du
roi de l’espèce.
Plutôt qu’une paire d’yeux de substitution.
Un brusque murmure dans la salle d’attente
signala clairement au roi qu’ils avaient
débouché dans un espace public. Et l’accueil à
la réception fut tout aussi électrique.
— Seigneur, dit une femelle, tandis que
résonnait un grincement comme si on avait
repoussé une chaise. Par ici. Je vous prie.
Kolher tourna la tête vers la voix et hocha
la tête.
— Merci de nous avoir trouvé une place.
— Bien entendu, seigneur. C’est un rare
honneur de bénéficier de votre présence dans
nos…
Bla-bla-bla.
La bonne nouvelle était qu’on le conduisit
jusqu’à une zone privée où il ne risquait pas
d’être dérangé. Puis il fallut attendre. Mais
cela ne durerait pas longtemps. Il était prêt à
parier que Havers enfilerait ses baskets pour
les rejoindre le plus vite possible.
Non que cette mauviette coincée connaisse
forcément l’existence des Nike.
— Est-ce que tous les hôpitaux sont décorés
de Monet ? râla Viszs.
— Je suppose que les affiches ne coûtent
pas cher.
— Celui-ci est un original.
Oh ! Oui. À l’évidence, ils se trouvaient
dans une suite VIP.
— Il doit appartenir à Havers… Ce gars est
un cliché ambulant, même quand il se rend
aux enchères chez Sotheby’S.
— Il l’a probablement rapporté de
l’Ancienne Contrée. Cet idiot sans le moindre
goût. Une fois qu’on a vu un putain de
nymphéa, on les a tous vus. Et je déteste le
rose. Je déteste vraiment le rose. Même si le
mauve est pire.
Pendant que Kolher tendait les mains pour
prendre connaissance de son environnement,
il songea aux tableaux impressionnistes qu’il
avait vus à l’époque où sa vue fonctionnait
encore un peu. En parlant de vision floue, rien
de tel que les œuvres tachetées d’un peintre à
demi aveugle contemplées par un idiot à
moitié aveugle.
Avec leurs contours nets, il trouvait les
surréalistes bien meilleurs, s’il avait
souhaité…
Waouh ! son cerveau n’avait vraiment pas
envie de réfléchir aux raisons de leur
présence ici.
— Il y a une table d’examen juste devant toi.
— Je ne suis pas venu pour me faire
examiner, marmonna Kolher.
— D’accord, il y a un canapé ancien
recouvert de soie à ta droite.
Tout en changeant de direction pour
s’avancer vers le sofa, il songea à quel point il
appréciait d’avoir ses propres médecins à
demeure. Dommage que Doc Jane et Manny
soient incapables de répondre à ses questions
dans ce cas précis. Et, oui, il supposait qu’il
aurait pu obtenir les réponses d’une autre
façon, en envoyant Fritz à sa place par
exemple. Mais parfois aller chercher les
choses directement était la seule façon de
faire, car il voulait sentir l’odeur du médecin
quand celui-ci lui parlerait. C’était l’unique
moyen de s’assurer qu’il dirait bien la vérité.
— Tu vas m’expliquer à quoi ça rime, tout
ça, demanda V.
Il perçut le bruit d’une pichenette suivi d’un
craquement de briquet et, un instant plus tard,
un parfum de tabac turc recouvrit
partiellement l’odeur de javel et d’antiseptique
qui imprégnait la pièce.
Quand Kolher ne pipa mot, V. poussa un
juron.
— Tu sais, si c’est une question médicale,
Jane peut s’en charger, quel que soit le
problème.
— Elle s’y connaît en chaleurs vampires ?
Non, je ne crois pas.
Cela fit taire le frère pendant une minute.
Dans ce silence, Kolher éprouva soudain le
besoin irrépressible de faire les cent pas, mais
c’était hors de question s’il ne voulait pas se
cogner dans les jolis meubles de Havers.
— Parle-moi.
Kolher secoua la tête.
— Je n’ai rien de bon à dire.
— Comme si ça t’avait déjà retenu avant,
hein ?
Heureusement, Havers choisit ce moment
pour entrer, mais il s’arrêta net sur le seuil de
la salle d’examen.
— Pardonnez-moi, dit-il à Viszs. Mais c’est
une zone non-fumeur.
V. parla d’un ton agacé.
— Notre espèce n’attrape pas le cancer ; ou
est-ce que c’est une nouvelle pour toi ?
— C’est à cause des bouteilles d’oxygène.
— Il y en a une ici ?
— Euh… non.
— Eh bien alors, je n’irai pas en chercher
une.
Kolher interrompit la suite.
— Ferme la porte.
Espèce d’idiot.
— Je dois seulement te poser quelques
questions. Et dis à ton infirmière de partir,
merci.
— Bien… entendu.
L’odeur de la peur envahit l’air alors que
l’infirmière s’éclipsait en refermant la porte,
et Kolher ne pouvait reprocher au type de se
sentir nerveux.
— Comment puis-je vous servir, seigneur ?
Kolher se représenta le mâle d’après ses
souvenirs, imaginant que Havers portait
toujours les mêmes lunettes sur son visage de
premier de la classe, ainsi que sa blouse
blanche avec son nom brodé sur le revers.
Comme s’il risquait d’y avoir la moindre
confusion concernant son identité dans la
clinique.
— Je veux savoir ce qu’on peut faire pour
arrêter les chaleurs d’une femelle.
Un ange passa. Un troupeau d’anges.
Enfin, à l’exception de V., qui articula
probablement un truc qui commençait par M
et finissait par E-R-D-E.
Au bout d’un moment, on entendit un
grincement, comme si le bon docteur s’était
assis dans le fauteuil à côté du canapé de
Kolher.
— Je… euh… je ne suis pas certain de
savoir comment répondre à cette question,
seigneur.
— Essaie pour voir, rétorqua Kolher d’un
ton sec. Et vite. Je n’ai pas toute la nuit.
Une succession de petits bruits suggérèrent
que le mâle tripotait quelque chose. Un stylo ?
Un stéthoscope, peut-être ?
— A-t-elle… la… euh… la femelle… Est-
ce que ça a commencé ?
— Non.
Le silence qui suivit lui fit regretter d’être
venu. Mais il n’allait pas partir maintenant, et
pas seulement parce qu’il ne se rappelait plus
où se trouvait la porte.
— Il ne s’agit pas de ma shellane, au fait.
Mais d’une amie à moi.
Seigneur Dieu ! comme s’il avait une MST
ou un truc du genre.
Mais au moins cela détendit le docteur.
Immédiatement, le mâle se calma et il ouvrit
le bec.
— Je n’ai pas de bonne réponse à vous
donner, malheureusement. Jusqu’à présent, je
n’ai découvert aucun moyen pour stopper le
processus une fois qu’il a démarré. J’ai testé
différents médicaments, même ceux
disponibles sur le marché humain. Le souci
étant que les femelles vampires sécrètent une
hormone supplémentaire qui, quand elle est
libérée, submerge tout le corps. Par
conséquent, les pilules ou injections
contraceptives humaines n’ont aucun effet sur
nos femelles.
Kolher secoua la tête. Il aurait dû s’en
douter. Rien n’était simple avec le cycle
reproductif des femelles vampires.
Satanée Vierge scribe ! Oh ! bien entendu,
allez-y, créez une nouvelle espèce, et, pendant
que vous y êtes, pourquoi ne pas lui refiler
des trucs franchement pénibles ? Ce sera
parfait.
Havers poursuivit, et son fauteuil grinça de
nouveau comme s’il changeait de position.
— Calmer la femelle pendant qu’elle
souffre est la seule chose dont je peux vous
garantir le succès. Désirez-vous que je vous
fournisse un kit de traitement pour votre amie,
seigneur ?
— Un kit de traitement ?
— Pour apaiser les chaleurs.
Il pensa à Beth, assise dans cette chambre
avec Layla. Dieu seul savait depuis combien
de temps cela durait, mais surtout il craignait
que cela ait marché, car la présence de sa
shellane l’avait complètement électrisé la
dernière fois qu’il l’avait vue. Et ce n’était pas
inhabituel chez lui, sauf qu’alors ils étaient en
train de se disputer et que le sexe était bien la
dernière chose qu’il avait à l’esprit à ce
moment-là.
Les hormones de Beth pouvaient très bien
avoir commencé à se diffuser.
Ou alors il devenait parano.
C’était aussi une possibilité.
— Oui, s’entendit-il répondre. Je veux bien.
Il entendit qu’on écrivait quelque chose.
— Bon, j’ai besoin que le mâle responsable
d’elle signe ceci, que ce soit son hellren, son
père ou le mâle le plus âgé de sa famille. Je ne
suis pas à l’aise à l’idée de laisser de telles
doses de narcotiques dans la nature sans en
conserver une trace. Et, bien entendu, il faudra
que quelqu’un les lui administre. Non
seulement et selon toute probabilité ses
chaleurs l’inciteront à s’exposer à des
situations potentiellement dangereuses pour
elle, mais, soyons honnêtes, les femelles ne
sont pas les mieux équipées d’un point de vue
mental pour s’occuper de ces choses.
Bizarrement, Kolher repensa à
Souffhrance, qui l’avait accusé de machisme.
Au moins, Havers le battait à plates
coutures sur ce point…
Oh merde ! comment allait-il pouvoir
signer quoi que ce soit ? Quand il était à son
bureau, Saxton signalait l’emplacement de la
signature avec une suite de…
— Je signerai, interrompit V. Et ma
shellane, qui est médecin tout autant que toi, se
chargera du reste.
— Vous êtes uni ? balbutia le médecin.
Comme s’il était plus probable qu’une
météorite tombe sur la clinique.
— Je veux dire…
— Donne-moi ce papier, dit Viszs. Et ton
stylo.
Il y eut encore des bruits d’écriture dans un
silence gêné.
— Combien pèse-t-elle ? demanda Havers
tandis qu’on entendait un bruissement de
papier comme s’il glissait quelque chose dans
un dossier.
— Je ne sais pas, fit Kolher.
— Souhaitez-vous que je rencontre la
femelle en question, seigneur ? Elle pourrait
venir ici au moment qui l’arrange, ou je
pourrais effectuer une visite à domicile…
— Soixante et un kilos, répliqua V. Et trêve
de bavardage. Donne-nous les médicaments
qu’on puisse dégager d’ici.
Alors que Havers trébuchait sur ses
mocassins pour quitter la pièce, Kolher se
laissa aller en arrière jusqu’à ce que sa tête
touche le mur en plâtre dont il ignorait la
présence derrière lui.
— Tu veux me dire ce qui se passe, à
présent ? lâcha son frère. Parce que je suis en
train de tirer tout un tas de conclusions en ce
moment, et ni toi ni moi n’avons besoin de
cela, alors que tu pourrais te contenter de
répondre à cette foutue question.
— Beth a passé du temps en compagnie de
Layla.
— Parce qu’elle veut…
— … un bébé.
Une nouvelle exhalaison de tabac turc
pénétra les narines de Kolher, le poussant à
croire que le frère venait de prendre une
grande bouffée.
— Alors tu es sérieux, tu ne veux pas
d’enfant ?
— Jamais. « Jamais », ça veut dire quoi à
ton avis ?
— Amen.
Brusquement, V. se mit à arpenter la pièce
et, mince, ces allers et retours lui faisaient
envie.
— Ce n’est pas que je ne respecte pas Z. et
sa petite bombe nucléaire. Grâce à ses deux
femelles, il semble presque normal, ce qui est
un miracle en soi. Alors bravo à lui, pas vrai ?
mais ça c’est pas pour moi. Dieu merci ! Jane
pense la même chose.
— Oui. Dieu merci.
— Beth n’est pas de cet avis ?
— Pas du tout. Elle est même très loin de le
partager.
Kolher se frotta le front. D’un côté, c’était
agréable d’avoir quelqu’un qui soit d’accord
avec lui sur la question des enfants, car il avait
moins l’impression de se comporter mal ou
de façon cruelle à l’égard de Beth. D’un autre
côté, il s’étonnait de cet accord passé entre
Viszs et Jane, qu’il ne trouvait pas sérieux.
Non qu’il souhaite les emmerdes qu’il
traversait à son frère. Pas du tout. Merde ! il
aurait bien aimé être à sa place, merci.
Tandis que son frère faisait les cent pas en
fumant, et que tous deux attendaient le retour
de Havers avec les narcotiques, bizarrement,
il songea à ses parents.
Les souvenirs qu’il avait de son père et de
sa mère ressemblaient à un tableau de Norman
Rockwell, enfin, sonorisé en langue ancienne
et transposé dans un décor de château
médiéval. Mais, oui, ces deux-là avaient connu
une vie de couple parfaite. Pas de dispute, pas
de colère, rien que de l’amour.
Rien ne s’était jamais interposé entre eux.
Ni la fonction de son père, ni la cour au sein
de laquelle ils vivaient, ni le peuple qu’ils
servaient.
L’harmonie parfaite.
Encore un autre idéal du passé qu’il
n’arrivait pas à atteindre…
V. laissa échapper un drôle de bruit, à mi-
chemin entre le hoquet et le juron.
— Tu as mal avalé la fumée ? demanda-t-il
sèchement.
Juste à côté de lui, le fauteuil dans lequel
Havers s’était assis hurla plus qu’il ne grinça,
comme si V. s’y était jeté de tout son poids.
— V. ?
Quand son frère finit par répondre, il
parlait d’une voix basse, trop basse.
— Je te vois…
— Non, non, non.
Kolher explosa.
— Je ne veux pas savoir, V. Si tu as une de
tes visions, ne me dis pas de quoi…
— …debout au milieu d’une étendue
blanche. Du blanc, du blanc partout autour de
toi…
L’Estompe ? Oh, putain de merde !
— Viszs…
— …et tu parles…
— Eh ! connard ! je te l’ai toujours dit, je ne
veux pas savoir quand je mourrai. Tu
m’entends ? Je ne veux pas savoir.
— ….au visage dans les cieux.
— Ta mère ?
La Vierge scribe était portée disparue
depuis quelque temps.
— S’agit-il de ta mère ?
Merde ! il ne voulait pas l’encourager.
— Écoute, V., tu dois revenir dans le
présent. Je ne peux pas le supporter, mec.
Il y eut un juron, comme si son frère se
reprenait.
— Désolé, quand ça me vient d’un coup
comme ça, c’est difficile à arrêter.
— C’est bon.
Même si ce n’était pas le cas. Et de loin.
Parce que le souci avec les prémonitions de
Viszs, mis à part le fait qu’elles montraient
toujours la mort des gens, c’était qu’il n’y
avait aucune indication de temps. La vision
pouvait aussi bien dire que Kolher mourrait la
semaine suivante, l’année prochaine ou dans
sept siècles.
Si Beth mourait, il ne voudrait plus vivre…
— Tout ce que je peux dire… (V. souffla de
nouveau la fumée de sa cigarette) c’est que
l’avenir est entre tes mains.
Eh bien, au moins cela restait général et
évident, comme une prédiction astrologique
dans un magazine, c’est-à-dire le genre de
chose que n’importe qui pouvait lire en ayant
l’impression que cela s’appliquait à lui.
— Rends-moi service, V.
— Quoi.
— Ne vois rien d’autre à mon sujet.
— Ça dépend pas de moi, OK ?
C’était vrai. Tout comme son propre avenir.
Mais, la bonne nouvelle, c’était qu’il
n’aurait pas à s’inquiéter des chaleurs de Beth.
Grâce à cette minable petite visite, il serait en
mesure de prendre soin d’elle si elles
survenaient.
Sans courir le risque d’une grossesse.
Chapitre 17

1664

— Leelane ?
Quand il n’obtint pas de réponse, Kolher,
fils de Kolher, toqua de nouveau à la porte de
sa chambre.
— Leelane, puis-je entrer ?
En tant que roi, nul ne le faisait jamais
attendre et il ne le permettait à personne.
Sauf à sa très chère compagne.
Et comme c’était le cas ce soir-là, lorsque
des festivités avaient lieu, elle désirait se
préparer dans l’intimité, ne lui autorisant
l’accès à la chambre qu’une fois qu’elle était
disposée à être admirée et adorée. C’était tout
à fait charmant, de même que la façon dont
leur espace conjugal embaumait grâce aux
huiles et aux lotions qu’elle utilisait ; ou la
façon qu’elle avait, même un an après leur
union, de toujours baisser les yeux en souriant
d’un air secret quand il lui faisait la cour ; ou
encore le fait de se réveiller à chaque
crépuscule en la sentant lovée contre lui, et de
s’assoupir à l’aube tout contre son corps tiède
et magnifique.
Mais il y avait quelque chose de différent à
présent.
Quand l’attente s’achèverait-elle ? Et il ne
s’agissait pas du moment où il pourrait entrer
dans leur chambre.
— Entre, mon amour, entendit-il à travers
l’épaisse porte en chêne.
Le cœur de Kolher bondit dans sa poitrine.
Soulevant le lourd loquet, il poussa le panneau
de l’épaule, et la découvrit. Sa bien-aimée.
Anha se trouvait au fond de la pièce, près du
foyer suffisamment grand pour qu’un mâle
adulte s’y tienne debout. Assise à sa coiffeuse,
qu’il avait fait déplacer près du feu pour
s’assurer qu’elle ait bien chaud, elle lui
tournait le dos, ne lui laissant voir d’elle que
ses longs cheveux noirs torsadés qui lui
tombaient jusqu’à la taille.
Kolher huma profondément la pièce, l’odeur
de sa compagne lui étant plus nécessaire que
l’air qui lui remplissait les poumons.
— Oh ! tu es ravissante.
— Tu ne m’as pas encore contemplée comme
il se doit…
Kolher fronça les sourcils en percevant une
tension dans sa voix.
— Que t’arrive-t-il.
Sa shellane se retourna pour lui faire face.
— Rien. Pourquoi poses-tu la question ?
Elle mentait. Son sourire était loin d’être
aussi radieux que d’habitude, comme s’il
n’était qu’une pâle copie, et elle avait le teint
blême et les traits tirés.
Tandis qu’il traversait la chambre en
marchant sur les peaux de bête, il se sentit
étreint par l’angoisse. Combien de nuits
avaient passé depuis que ses chaleurs étaient
survenues ? Quatorze ? Vingt et une ?
En dépit du risque que cela représentait
pour elle, ils avaient sincèrement prié pour
qu’une fécondation se produise, et pas
simplement pour avoir un héritier, mais un fils
ou une fille qu’ils aimeraient et sur qui ils
veilleraient.
Kolher s’agenouilla devant sa leelane, ce
qui lui rappela la première fois qu’il s’était
comporté ainsi. Il avait eu raison de s’unir à
cette femelle, et encore plus d’avoir placé son
cœur et son âme entre ses mains délicates.
Il ne pouvait se fier qu’à elle.
— Anha, dis-moi la vérité.
Il tendit la main pour lui toucher le visage,
et la retira immédiatement.
— Tu as froid !
— Non.
Elle le repoussa, avant de poser son pinceau
et de se lever.
— J’ai revêtu ce velours rouge que tu
préfères. Comment pourrais-je avoir froid ?
L’espace d’un instant, il oublia presque ses
inquiétudes. Elle était magnifique dans cette
couleur riche et profonde. Les fils d’or de son
corset réfléchissaient la lumière du feu de la
même façon que ses rubis, car elle portait tous
les bijoux de sa parure ce soir-là, et les
pierres scintillaient à ses oreilles, son cou, ses
poignets et ses mains.
Toutefois, si resplendissante soit-elle,
quelque chose n’allait pas.
— Lève-toi, mon hellren, ordonna-t-elle. Et
rendons-nous aux festivités. Tous t’attendent.
— Ils peuvent patienter encore un peu.
Il n’avait pas l’intention de céder.
— Anha, parle-moi. Quel est le problème ?
— Tu t’inquiètes beaucoup trop.
— As-tu saigné ? demanda-t-il, tendu.
Ce qui signifierait qu’elle ne portait pas
d’enfant.
Elle posa une main fine sur son ventre.
— Non. Et je me sens parfaitement bien. Je
te l’assure.
Kolher étrécit les yeux. Bien sûr, une autre
inquiétude pouvait peser sur son cœur.
— Quelqu’un s’est-il montré cruel à ton
égard ?
— Jamais.
Sur ce point, il était évident qu’elle mentait.
— Anha, crois-tu que quelque chose
m’échappe ? J’ai bien conscience de ce qui se
passe à la cour.
— Ne te soucie pas de ces imbéciles.
C’était pour sa résistance qu’il l’aimait.
Mais sa bravoure n’était pas nécessaire. Si
seulement il pouvait découvrir qui la
tourmentait, il s’en occuperait.
— Je crois qu’il faut que je m’adresse de
nouveau aux commères.
— Ne dis rien, mon amour. Ce qui est fait
est fait, et tu ne peux pas revenir sur la
présentation. Tenter de faire taire toute
critique ou commentaire à mon sujet ferait fuir
les courtisans.
Tout avait commencé la nuit où on la lui
avait amenée. Il n’avait pas respecté le
protocole convenu et, en dépit du fait que les
désirs du souverain dirigeaient le pays et ses
vampires, certains désapprouvaient beaucoup
de choses : qu’il ne l’ait pas déshabillée, qu’il
lui ait donné les rubis et l’anneau de la reine
avant de célébrer lui-même leur union, qu’il
l’ait immédiatement installée ici, dans ses
appartements personnels.
Ses censeurs n’avaient pas du tout été
apaisés lorsqu’il avait consenti à une
cérémonie publique. Pas plus qu’ils ne
s’étaient, même un an après, montrés plus
chaleureux à l’égard de sa compagne. Ils
n’étaient jamais impolis en sa présence, bien
entendu, et Anha refusait de dire un mot sur ce
qui survenait quand il avait le dos tourné.
Mais il connaissait trop bien l’odeur de son
angoisse et de son abattement.
En vérité, la façon dont la cour traitait sa
bien-aimée le mettait dans une colère à la
limite de la violence et créait un fossé entre lui
et son entourage. Il avait l’impression de ne
pouvoir se fier à personne. Il se méfiait même
de la Confrérie, dont les membres étaient
censés composer sa garde personnelle et en
lesquels plus que tout autre il aurait dû avoir
une confiance absolue.
Anha était tout ce qu’il avait.
Se penchant vers lui, elle prit son visage
entre ses mains.
— Kolher, mon amour.
Elle pressa ses lèvres contre les siennes.
— Rendons-nous aux célébrations.
Il lui agrippa les avant-bras. Elle avait des
yeux immenses dans lesquels il pouvait se
noyer et sa seule terreur était de ne plus
pouvoir les contempler.
— Cesse de ruminer, l’implora sa shellane.
Rien ne m’arrivera, ni maintenant, ni jamais.
L’attirant contre lui, il posa la tête contre
son ventre. Tandis qu’elle lui caressait les
cheveux, il scruta sa table de toilette. Des
brosses, des peignes, de petits pots de couleur
pour ses lèvres et ses yeux, une tasse près
d’une théière, un morceau de pain à moitié
grignoté.
Des objets si prosaïques mais qui, parce
qu’elle les avait réunis, touchés, consommés,
prenaient la plus grande des valeurs : elle
était l’alchimie qui, à ses yeux, changeait tout
en or.
— Kolher, nous devons y aller.
— Je n’en ai pas envie. C’est ici que je veux
être.
— Mais ta cour t’attend.
Il marmonna un juron, tout en espérant que
celui-ci serait étouffé dans les plis du velours.
Compte tenu du léger éclat de rire d’Anha, il
supposa que ce n’était pas le cas.
Elle avait néanmoins raison. Une
nombreuse assemblée attendait son apparition.
Qu’ils aillent tous au diable.
Se relevant, il lui offrit son bras et, comme
elle glissait le sien au creux de son coude, il
les fit sortir de la chambre et dépasser les
gardes disposés le long du couloir. Un peu
plus loin, ils empruntèrent un escalier
tournant, tandis que le bruit de l’assemblée
d’aristocrates au rez-de-chaussée augmentait
au fur et à mesure de leur descente.
Alors qu’ils s’approchaient de la grande
salle, elle s’appuya un peu plus sur lui, et il
gonfla la poitrine, comme si son corps gagnait
en stature parce qu’elle dépendait de lui.
Contrairement à beaucoup de courtisans, qui
désiraient cette dépendance, sa chère Anha
avait toujours gardé une certaine retenue
pleine de fierté ; alors quand, à l’occasion,
elle réclamait sa force d’une façon ou d’une
autre, cela constituait un présent qui flattait le
mâle en lui.
Jamais il ne se sentait plus viril qu’en ces
instants-là.
Quand le brouhaha de voix devint si fort
qu’il couvrit les bruits de leurs pas, il se
pencha à son oreille.
— Nous prendrons rapidement congé d’eux.
— Kolher, tu dois profiter de…
— Toi, dit-il au moment où ils approchaient
du dernier tournant. C’est toi qui dois profiter
de moi.
Quand une charmante rougeur envahit son
visage, il eut un petit rire et se surprit à
anticiper avec ferveur leur prochain moment
d’intimité.
Après le dernier tournant, sa shellane et lui
se retrouvèrent devant une double porte
réservée à leur usage exclusif, et deux frères
s’avancèrent pour la saluer de façon formelle.
Douce Vierge de l’Estompe ! il détestait ces
réunions de l’aristocratie.
Quand les trompettes annoncèrent leur
arrivée, on ouvrit les portes en grand et les
centaines de vampires rassemblés là se turent.
Leurs vêtements colorés et leurs bijoux
scintillants rivalisaient en magnificence avec
le plafond peint au-dessus de leurs têtes
richement ornées et le sol de mosaïque sous
leurs pieds chaussés de souliers de soie.
À une époque, quand son père était encore
en vie, il se rappelait avoir été frappé
d’admiration devant l’immense salle de
réception et les beaux atours des aristocrates.
Mais à présent, même si la pièce était aussi
vaste qu’un terrain de chasse et ses deux
foyers aussi grands que des habitations
civiles, il n’avait plus ces illusions de
grandeur et d’honneur.
Un troisième membre de la Confrérie
annonça d’une voix tonitruante :
— Leurs Altesses royales, Kolher, fils de
Kolher, souverain de toute chose dans et hors
des territoires de l’espèce, et la reine Anha,
bien-aimée fille de sang de Tristh, fils de
Tristh.
D’un seul coup, les inévitables
applaudissements se firent entendre, chaque
claquement se répercutant les uns sur les
autres, jusqu’à s’éteindre dans la foule. Puis
vint le moment de la réponse royale. Selon la
tradition, le roi ne devait jamais incliner la
tête devant âme qui vive, il était donc du
devoir de la reine de remercier l’assemblée
par une révérence.
Sa chère Anha l’accomplit avec une grâce et
un aplomb sans égal.
Puis ce fut au tour des vampires réunis de
reconnaître leur vassalité par une inclinaison
de la tête pour les mâles et une révérence pour
les femelles.
Une fois ces formalités échangées, le roi
devait se diriger vers la ligne de courtisans et
les saluer un par un.
Tout en avançant, il était incapable de se
rappeler quelle fête on célébrait, si c’était le
changement de saison, ou celui de la lune, ou
dieu savait quoi d’autre dans le calendrier. La
glymera pouvait imaginer d’innombrables
raisons de se réunir, dont la plupart
semblaient vaines, vu que les mêmes individus
se rendaient aux mêmes endroits.
Bien entendu, ils portaient chaque fois des
vêtements différents et il en allait de même des
bijoux des femelles.
Et pendant qu’on organisait et picorait des
repas gastronomiques, en échangeant des
affronts et des offenses à chaque respiration,
le roi devait s’occuper de graves problèmes :
la souffrance du peuple à cause de la dernière
sécheresse, l’empiétement du territoire par les
humains, les agressions de la société des
éradiqueurs. Mais l’aristocratie ne se souciait
pas de ce genre de choses, parce que, de leur
point de vue, il s’agissait de problèmes
concernant surtout ces « bâtards sans visage
ni nom ».
À l’encontre des lois élémentaires de la
survie, la glymera n’était que peu intéressée
par la population qui cultivait la nourriture
qu’elle consommait, construisait ses
habitations et cousait les vêtements qui lui
couvraient le dos…
— Viens, mon amour, chuchota Anha. Allons
les saluer.
Oh ! apparemment, il s’était arrêté sans
s’en rendre compte.
Se remettant en marche, il posa les yeux sur
Enoch, qui se trouvait toujours à la tête d’une
file de mâles en robes grises.
— Salutations, Votre Altesse, dit le
gentilhomme, d’un ton qui sous-entendait qu’il
était le seul maître de cérémonie. Et à vous,
ma reine.
— Enoch.
Kolher passa en revue les courtisans. Les
douze mâles étaient disposés selon un ordre
hiérarchique et le dernier de la ligne sortait
tout juste de la transition. Il était issu d’une
famille de noble lignée mais désargentée.
— Comment te portes-tu ?
Non qu’il s’en soucie. Il était bien plus
intéressé de savoir qui, parmi eux, avait
bouleversé sa bien-aimée. Assurément, ce
devait être l’un d’entre eux, voire tous, car elle
n’avait pas de dames d’atours, à sa propre
demande, et ils étaient donc les seules
personnalités avec lesquelles elle se trouvait
en contact à la cour.
Qu’avait-on dit ? Qui l’avait dit ?
Ce ne fut pas sans agressivité qu’il
descendit la file pour saluer chacun
conformément au protocole. Oui, cette
succession d’entretiens privés au milieu d’une
réunion publique était une ancienne tradition
destinée à faire reconnaître ou renforcer la
position des conseillers au sein de la cour,
bref, à déclarer leur importance.
Il se souvenait de son père en train de se
livrer à cet exercice. Sauf que le mâle avait
semblé réellement apprécier ces échanges
avec ses courtisans.
Cette nuit-là, en particulier, le fils n’était
pas dans les mêmes dispositions d’esprit que
son père.
Qui avait…
Tout d’abord, il crut que sa bien-aimée avait
trébuché et nécessitait qu’il la soutienne un
peu plus. Mais, hélas ! elle n’avait pas fait un
faux pas, mais perdu l’équilibre…
Totalement.
La sensation que l’on tirait sur son avant-
bras lui fit tourner la tête et ce fut ainsi qu’il
vit sa shellane s’affaiblir et s’effondrer.
Poussant un hurlement, il tendit le bras
pour la rattraper, mais ne fut pas assez rapide.
Alors que la foule retenait son souffle, Anha
tomba sur le sol, son regard aveugle fixé sur
lui, sans rien voir, son expression aussi vide
qu’un miroir sans personne à refléter, le teint
encore plus blême que dans la chambre.
— Anha ! s’exclama-t-il en se jetant par
terre à ses côtés. Anha…
Chapitre 18

Sola se réveilla en sursaut ; sa tête frottait


contre un sol froid en béton et son corps était
étendu de façon anormale. Pendant qu’elle se
retournait sur le dos, son cerveau assimila en
une fraction de seconde dans quel genre de
lieu elle se trouvait : une cellule dotée de trois
murs solides et d’un pan de barreaux. Pas de
chauffage, pas de fenêtre, un plafonnier très
haut au-dessus d’elle, des toilettes en acier.
Pas de camarade de cellule, ni de gardien à
l’horizon.
Puis elle passa son corps en revue. Sa tête
lui faisait un mal de chien au niveau de la
nuque et du front, mais ce n’était pas aussi
terrible que sa cuisse. Ce salopard à la tache
de naissance qui lui recouvrait la moitié du
visage l’avait touchée une quinzaine de
centimètres au-dessus du genou. Le fait
qu’elle soit capable de soulever son mollet du
sol indiquait que la balle n’avait pas atteint
l’os, mais elle douillait. La sensation de
brûlure associée aux élancements suffisait à
lui donner la nausée.
Silence.
De l’autre côté du sous-sol, sur un mur, on
avait fixé deux chaînes dans le béton, et les
menottes qui pendaient à leur extrémité
promettaient l’horreur.
Enfin, cela et les taches de sang sur le sol et
le mur.
Elle ne vit pas de caméra de surveillance.
Mais bon, Benloise était méfiant. Il utiliserait
peut-être un téléphone portable pour se
repasser son interprétation personnelle du
film du dimanche soir.
Ignorant totalement de combien de temps
elle disposait, elle se leva…
— Putain !
Faire porter son poids sur sa jambe droite
ressemblait à planter un tisonnier chauffé à
blanc dans sa blessure. Puis de le faire tourner
à la manière de Chubby Checker.
Et si on essayait d’éviter.
Lorsqu’elle avisa les toilettes, qui se
trouvaient à un bon mètre cinquante d’elle,
elle poussa un nouveau juron. Sa jambe serait
un désavantage tactique majeur, parce qu’il lui
serait difficile de ne pas marcher sans traîner
des pieds comme un zombie, ce qui ferait du
bruit et la ralentirait.
Afin d’éviter autant que possible de
provoquer un vacarme qui risquait de signaler
qu’elle était réveillée, elle se servit des
toilettes sans tirer la chasse. Puis elle revint
sur ses pas. Elle ne ressentit pas le besoin de
tester la solidité des barreaux ni de vérifier si
la porte était bien verrouillée.
Benloise ne donnait pas dans les
constructions de mauvaise qualité et
n’emploierait pas quelqu’un de stupide.
Sa seule chance était d’essayer de maîtriser
le gardien avec le flingue, et elle n’avait pas la
moindre idée de la façon dont elle s’y
prendrait dans son état. À moins que…
Se réinstallant par terre, elle s’étendit
exactement dans la position qu’elle avait à son
réveil. Fermant les yeux, elle fut
momentanément distraite par les battements de
son propre cœur.
Retentissants. Vraiment retentissants.
Surtout quand elle songeait à sa grand-
mère.
Oh, Seigneur ! elle ne pouvait pas finir ici.
Et pas ainsi ; il ne s’agissait pas d’une maladie
ou d’un accident de la route. Cela impliquerait
une souffrance infligée volontairement, et
après ? Benloise était exactement le genre de
taré à envoyer un morceau d’elle pour qu’on
l’enterre.
Même si le destinataire était une innocente
victime au milieu de toute cette laideur.
Alors qu’elle s’imaginait sa grand-mère
avec seulement une main ou un pied à déposer
dans le cercueil, elle se surprit à remuer les
lèvres.
Mon Dieu, je t’en prie, laisse-moi m’en
sortir vivante. Pour l’amour de vovò. Laisse-
moi survivre à cette épreuve et je te promets
que je changerai de vie. Je l’emmènerai dans
un endroit sûr, et jamais, plus jamais, je ne
commettrai la moindre mauvaise action.
Au loin, elle entendit un bruit métallique
comme si on déverrouillait une porte, suivi de
chuchotements.
Se forçant à respirer de façon régulière,
elle regarda à travers le voile de ses cheveux,
tout en écoutant les bruits de pas qui se
rapprochaient.
L’homme qui descendait l’escalier était
celui avec l’énorme tache de naissance sur le
visage. Vêtu d’un treillis noir et d’un
débardeur assorti, il avait le regard dur, le
cheveu hirsute et semblait fou de rage.
— …satané idiot, crever comme ça en me
laissant son cadavre sur les bras. Au moins ça
l’a fait taire…
Elle ferma les yeux, puis entendit un
nouveau claquement métallique.
Soudain, la voix fut beaucoup plus proche.
— Réveille-toi, salope.
Il l’empoigna sans ménagement par le bras
et la retourna sur le dos, et il lui fallut toute sa
concentration pour ne pas gémir de douleur à
cause de sa tête et de sa jambe.
— Salope ! réveille-toi !
Il la gifla et, quand elle sentit le goût du
sang, elle supposa qu’il lui avait fendu la
lèvre, mais cette douleur-là n’était qu’une
goutte d’eau dans l’océan en comparaison de
celle à sa cuisse.
— Salope !
Encore une gifle, plus puissante.
— Ne joue pas avec moi, bordel !
Sa poitrine se souleva du sol quand il
attrapa le devant de sa parka et la déchira,
mais, lorsque sa tête vint cogner contre le
béton, elle ne put retenir un grognement.
— Très bien, je vais te réveiller.
Il lui remonta son tee-shirt et marqua un
temps d’arrêt.
— Pas mal.
Son soutien-gorge s’attachait par-devant et,
lorsqu’il défit le crochet, elle sentit l’air
glacial sur sa peau nue.
— Oh… c’est… ouais…
Elle serra les dents pendant qu’il la tripotait,
et dut se forcer à rester sans réaction pendant
qu’il descendait la main jusqu’à la ceinture de
son pantalon. Comme avec la fusée de
détresse qu’elle avait découverte dans le
coffre, elle n’avait droit qu’à une seule
tentative, et elle avait besoin qu’il soit
convenablement distrait.
Même si elle avait l’impression qu’elle
allait se remettre à vomir.
Le garde lui baissa son pantalon et sa
culotte avec des gestes brusques, et ses fesses
nues tapèrent contre le sol froid et rêche
tandis qu’il tirait sur le tissu.
— Tu me dois bien ça, salope ! Maintenant,
je vais tout lui raconter sur cette petite merde
que tu as butée… Putain, tes bottes me font
chier !
Il se mit à défaire frénétiquement les lacets
et lui arracha ses chaussures l’une après
l’autre. Et pendant qu’il achevait de retirer le
bas de ses vêtements, elle fut tentée de le
frapper au visage, mais la position dans
laquelle elle se trouvait ne lui permettait pas
de porter un coup assez puissant pour lui
infliger de sérieux dégâts, et si elle se débattait
trop tôt et perdait la partie, il ne manquerait
pas de l’enchaîner à ce foutu mur.
Quand il fourra une main entre ses jambes,
elle ne put combattre la panique de son corps
face à cette invasion. Peu importe ce
qu’ordonnait son cerveau, ses cuisses se
refermèrent sur son poignet.
— T’es réveillée, maintenant ? articula-t-il.
T’en as envie, pas vrai ?
Détends-toi, s’intima-t-elle. Tu n’attends
qu’une seule et unique chose.
Il ôta sa main. Puis le bruit d’une fermeture
Éclair que l’on baissait donna à Sola la
motivation supplémentaire pour ouvrir les
jambes. Il fallait qu’il essaie de la prendre.
Et, ça alors ! il le fit.
Lui écartant encore plus les cuisses, il se
mit à quatre pattes et commença à se
positionner.
L’occasion qu’elle attendait. Elle s’en saisit.
Dans une soudaine explosion d’énergie,
elle se redressa et lui empoigna les couilles
comme si elle avait l’intention de le castrer.
Et, merde ! c’était exactement son programme.
Elle ignora les cris de douleur de sa cuisse
et de sa tête, et imprima un mouvement de
torsion de toutes ses forces. L’homme poussa
un hurlement suraigu, comme un petit chien
tombé dans une bassine d’huile bouillante, et
s’écroula sur le côté.
C’était tout ce dont elle avait besoin.
L’écartant d’elle, elle bondit sur son pied
valide, tandis qu’il se recroquevillait sur lui-
même, les mains plaquées sur son pénis et ses
testicules.
Jetant un rapide coup d’œil autour d’elle, il
lui fallait…
Boitant dans ses chaussettes, elle défit l’une
des chaînes prévues pour elle et la traîna sur
le sol. Quand elle l’enroula autour de son
poing, les lourds maillons formèrent une cage
autour de sa main serrée.
Elle revint se placer au-dessus de la tête et
des épaules de l’homme.
— Tu veux baiser, connard ? Et si tu
essayais ça.
Levant le bras au-dessus de sa tête, elle
abaissa le poids de toute la force dont elle était
capable et lui frappa le crâne. L’homme
poussa immédiatement un rugissement et tenta
de se protéger en entourant sa tête de ses bras.
Très bien. La lobotomie pouvait attendre.
Puis elle frappa sous les côtes, la chair
tendre qui protégeait les reins et la rate.
Encore et encore, jusqu’à ce qu’il se
recroqueville d’une autre façon pour se
protéger. Elle s’attaqua donc de nouveau à sa
tête, plus fort, cette fois-ci, jusqu’à ce qu’elle
se mette à transpirer, alors même qu’elle était
pratiquement nue et que l’air du sous-sol
n’excédait pas dix degrés.
Encore.
Et encore.
Une fois de plus.
Partout où elle pouvait dénicher un espace
vulnérable.
Et, le plus bizarre, c’était qu’elle avait
retrouvé toutes ses forces pendant ce passage
à tabac ; comme si elle était possédée, ses
blessures passant à l’arrière-plan, par
déférence envers ce besoin supérieur
d’assurer sa propre survie.
Elle n’avait jamais tué personne auparavant.
Voler des gens ? Depuis qu’elle avait onze
ans, oui. Mentir quand il le fallait ? Oui.
S’introduire dans des endroits où elle n’était
pas la bienvenue ? Tout à fait.
Mais le meurtre lui avait toujours semblé
être la limite qu’elle ne voulait pas franchir.
Comme l’héroïne pour un fumeur de joint,
cela revenait à ouvrir la boîte de Pandore, Et
une fois qu’on avait tué, eh bien, on était un
criminel pour de bon.
Néanmoins, en dépit de ces principes,
quelques minutes plus tard, elle se tenait
devant un corps ensanglanté et
méconnaissable.
Inspirant profondément, elle laissa son bras
retomber le long de son corps. Comme sa
rage refluait, sa prise sur la chaîne se desserra
et les maillons se déroulèrent de son poing,
pour finir par tomber au sol en sifflant.
— Bouge, haleta-t-elle. Il faut que tu
bouges.
Seigneur… Quand elle avait prié pour sa
survie, elle n’avait pas envisagé que Dieu
puisse lui accorder la force d’enfreindre l’un
de Ses commandements.
— Bouge-toi, Sola. Tu dois bouger.
Alors qu’elle était en proie au vertige et à la
nausée, et avait un mal de tête si puissant
qu’elle ne voyait plus que par intermittence,
elle tenta de réfléchir.
Ses bottes. Elle allait avoir besoin de ses
bottes, elles étaient plus essentielles qu’un
pantalon dans la neige. Fouillant
précipitamment autour d’elle, elle ramassa la
première qu’elle trouva, mais elle lui glissa
aussitôt des mains.
Du sang. Elle était couverte de sang, surtout
sur la main droite.
S’essuyant les paumes sur sa parka souple,
elle se remit à l’œuvre. Une botte. Puis l’autre.
Des lacets mal serrés mais fermés par un
double nœud.
De retour vers sa victime.
Elle s’arrêta une seconde pour prendre
conscience du carnage.
Merde ! cette scène resterait imprimée sous
ses paupières closes pendant très, très
longtemps.
En supposant qu’elle survive.
Se signant, elle s’accroupit près de
l’homme et tâtonna le sol autour de lui. Le
pistolet qu’elle découvrit fut un don du ciel ;
de même que l’iPhone qui était… merde !
protégé par un mot de passe. En outre il ne
captait aucun réseau, mais cela changerait
peut-être quand elle serait remontée à la
surface.
Elle n’avait besoin que de passer un appel
d’urgence, puis elle pourrait balancer
l’appareil.
Une fois qu’elle fut sortie de la cellule en
sautillant, elle referma les barreaux derrière
elle. Elle était quasiment certaine que ce
salopard était mort, mais les films d’horreur
et tous ceux de la franchise Batman laissaient
entendre qu’il valait mieux redoubler de
précautions en matière de sales types.
Elle procéda à un rapide examen des lieux.
Deux autres cellules identiques à la sienne. Les
deux étaient vides. Terminé.
Elle emprunta un petit couloir qui menait à
un escalier, et il lui fallut une éternité pour y
parvenir. Satanée jambe. Elle s’arrêta au pied
des marches et tendit l’oreille. Elle ne perçut
aucun bruit ni mouvement provenant de
l’étage au-dessus, mais elle sentit l’odeur
caractéristique de hamburger.
Il devait s’agir du dernier repas de son
ravisseur.
Sola grimpa les marches en s’appuyant
contre le mur, le pistolet pointé devant elle, en
s’efforçant de limiter au maximum le
frottement de sa botte droite, même si elle dut
s’arrêter pour reprendre son souffle à deux
reprises.
Le rez-de-chaussée était brillamment
éclairé, mais il n’y avait pas grand-chose
d’autre : deux couchettes dans un coin, une
cuisine sommaire avec des plats sales dans
l’évier peu profond…
Quelqu’un était étendu sur un lit de camp
près d’une salle de bains.
Faites que l’autre mec soit mort, songea-t-
elle… et, merde ! pour que de telles pensées
lui traversent l’esprit, quel genre de nuit était-
elle donc en train de vivre ?
Sa question rhétorique trouva une réponse
quand elle s’approcha pour y voir de plus
près.
— Oh…
Posant une main sur sa bouche, elle se
détourna.
Était-ce elle qui avait occasionné ces
blessures avec la fusée de détresse ?
Seigneur… et cette odeur n’était pas celle d’un
hamburger. C’était celle de la chair humaine
carbonisée.
Concentration, elle devait se concentrer.
Les seules fenêtres de la pièce consistaient
en de petits soupiraux que l’on trouvait
normalement dans les sous-sols et qui étaient
installés très haut, si bien qu’on ne pouvait pas
voir dehors. Et il n’y avait que trois portes :
celle dont elle s’était servie pour remonter du
sous-sol, une autre qui était ouverte et laissait
apercevoir des toilettes, et la dernière, qui
avait l’air d’être blindée.
Elle était équipée d’une barre antipanique.
Elle ne prit pas la peine de chercher
d’autres armes. Le calibre.40 qu’elle tenait
était suffisant, mais elle traversa tout de même
la pièce pour ramasser un chargeur
supplémentaire sur le bar…
Salut, ticket gagnant.
On avait jeté négligemment des clés de
voiture avec le chargeur et, si elle n’avait pas
eu aussi peur pour sa vie, elle aurait pris une
seconde pour pleurer comme une petite fille.
Oui, bien sûr, la voiture dans laquelle on
l’avait transportée était probablement équipée
d’une balise GPS, tout comme le téléphone.
Mais comparée à l’option de s’enfuir de cet
endroit à pied ?
La voiture remportait la partie haut la main.
Boitillant jusqu’à la porte, avec sa vue qui
flanchait, elle appuya sur la barre…
Et heurta de plein fouet le panneau d’acier.
Rien ne bougea.
Essayant encore et encore, elle découvrit
que la porte était verrouillée de l’extérieur.
Bon sang ! Et quand elle vérifia les clés de la
voiture, elle ne vit rien d’autre sur le porte-
clés. Non…
Oh ! bien sûr, songea-t-elle.
Un petit détecteur de sécurité était fixé à
côté de la porte.
Bien entendu, il était à reconnaissance
d’empreintes digitales et on devait l’utiliser
pour déverrouiller la porte, aussi bien de
l’extérieur que de l’intérieur.
Jetant un coup d’œil par-dessus son épaule,
elle regarda le cadavre à l’autre bout de la
pièce et s’attarda en particulier sur la main qui
pendait hors du lit de camp au-dessus du sol.
— Putain de merde !
Revenant vers le macchabée, elle sut que le
traîner jusqu’à la porte n’allait pas être une
partie de plaisir. Surtout avec sa jambe. Mais
de quel autre choix disposait-elle ?
Observant autour d’elle, elle…
Dans le coin, devant un bureau de fortune,
se trouvait un siège à roulettes. Ses accoudoirs
étaient même rembourrés.
C’était mieux que de le traîner sur le sol,
non ?
Faux. Installer monsieur J’ai-pris-une-
fusée-de-détresse-dans-la-tronche dans le
fauteuil s’avéra plus difficile qu’elle l’avait
cru, et pas à cause de la rigidité cadavérique,
vu qu’il était apparemment mort peu après
qu’elle lui avait fait fondre le visage. Le
problème était la chaise, qui glissait hors de sa
portée chaque fois qu’elle tentait de poser ce
poids mort dessus.
Ça ne marcherait pas. En outre, avec la
puanteur de la chair brûlée, c’était comme si
un entraîneur de foot ordonnait à son estomac
de botter en touche.
Lâchant le cadavre, qui ne reposait plus
qu’à moitié sur la couchette, elle se traîna
jusqu’aux toilettes, et ses haut-le-cœur
n’arrangèrent rien : tout d’abord, elle n’avait
rien à vomir, et ensuite elle trouva cela encore
plus douloureux que sa commotion cérébrale.
De retour près du macchabée, elle se plaça
au niveau de ses épaules, l’attrapa par les
aisselles et prit appui sur sa bonne jambe. Les
bottes du mec claquèrent l’une après l’autre
contre le sol tandis qu’elle le tirait hors du lit
de fortune, et les talons des Timberland
crissèrent jusqu’à la porte. Heureusement, le
type avait des bras assez longs pour jouer
dans une équipe de basket, elle put donc
s’arrêter un bon mètre avant sa cible.
Son coude était même plié dans la bonne
direction.
Elle posa le pouce pile au bon
emplacement, et le voyant à la base du lecteur
passa de rouge à un orange clignotant.
À la seconde où elle sortirait d’ici, elle
sauterait dans cette fichue caisse et écraserait
le champignon…
Rouge.
Le lecteur revint au rouge. Donc son
empreinte ne fonctionnait pas.
Lui lâchant la main, elle s’affaissa sur elle-
même, la tête baissée. L’évanouissement
menaçait et elle prit quelques profondes
inspirations.
L’autre kidnappeur se trouvait désormais
enfermé dans une cellule au sous-sol et elle
avait à peine réussi à traîner celui-là à travers
la pièce. Comment allait-elle hisser jusqu’ici
l’homme qu’elle avait tué en bas ?
Enfin, l’autre homme qu’elle avait tué.
Eh merde… elle l’avait enfermé en bas. Si
cette cellule était également verrouillée par
des empreintes digitales, elle risquait de
mourir de faim dans cette cabane.
À moins que Benloise se pointe bientôt ici.
Adossée au mur, les mains entourant son
genou intact qu’elle avait replié sous son
menton, elle tenta de réfléchir, réfléchir,
réfléchir…
Il semblait que Dieu ait répondu à sa prière
de façon littérale : elle était sortie du coffre
après son premier « Aide-moi, Seigneur ».
Mais le second « Mon Dieu, je t’en prie,
libère-moi » ne l’avait délivrée que de sa
prison et pas de la maison.
Quand elle formula sa troisième prière, elle
entra dans les détails.
Oh ! Seigneur, je promets de quitter cette vie
de criminelle si tu me laisses revoir le visage
de ma grand-mère une fois. Attendez, attendez,
cela pouvait arriver si elle était aux portes de
la mort et que vovò venait ici ou à l’hôpital.
Mon Dieu, si je peux seulement la regarder
dans les yeux et savoir que je suis en sécurité
à la maison avec elle, je jure de l’emmener
loin d’ici et de ne plus jamais me mettre en
danger.
— Amen, dit-elle à haute voix en luttant
pour se redresser.
Puisant au plus profond d’elle-même, elle
trouva la force de repartir vers l’escalier et…
Sola s’arrêta net. Se retourna pour faire
face au comptoir sur lequel elle avait
découvert les clés de voiture et le chargeur.
Elle riva les yeux sur la solution qui était à la
fois parfaitement répugnante et la preuve,
discutable, que Dieu l’écoutait.
Apparemment, le destin lui faisait signe.
De façon répugnante.
Chapitre 19

— Voici l’embranchement, annonça


Ahssaut en pointant une direction à travers le
pare-brise.
Cela faisait une éternité qu’il attendait que
ce sentier, à demi caché par un bosquet de
sapins, apparaisse enfin. C’était chose faite
désormais, à une quinzaine de mètres d’eux.
Suivant les recommandations du GPS sur le
téléphone d’Ehric, ils avaient suivi l’autoroute
du Nord jusqu’au parc national des
Adirondacks, après avoir dépassé le lac Placid
ainsi qu’une montagne qui, compte tenu de ce
qu’ils transportaient à l’arrière, portait un
nom plutôt approprié.
Le mont Gore.
Et n’avait-il pas vu un panneau signalant la
présence d’une station de ski du nom de
Killington à proximité ? Tout à fait le genre
de divertissement qu’il affectionnait.
Le trajet avait été très long. Des heures et
des heures de kilomètres avalés par les roues
de la Range Rover en une succession sans fin
d’obstacles à surmonter.
— Merci, putain ! marmonna Ehric en
tournant le volant et en les faisant cahoter sur
une route de terre désolée.
L’ascension qui suivit aurait mieux convenu
à des chèvres, et, heureusement, les roues
motrices de la voiture se changèrent en sabots
passables. Néanmoins, la lenteur de leur
progression retardait encore le sauvetage de
Sola, au point qu’Ahssaut finit par se
convaincre qu’ils avaient choisi la mauvaise
option car, même si Benloise en personne les
accompagnait, cet homme était bien capable
d’avoir établi une règle absolue en vertu de
laquelle, s’il ne contactait pas les geôliers
selon certaines conditions, la personne
détenue devait être éliminée.
Ahssaut s’accouda à la portière et posa le
visage dans sa paume ouverte. Le fait que sa
Marisol soit une femelle le rendait malade.
Les mâles pouvaient déjà se montrer
suffisamment durs à l’égard des membres de
leur propre sexe, mais penser à toutes les
horreurs que l’on pouvait infliger à une
femme était un cauchemar contre la
réalisation duquel il priait.
— Plus vite, articula-t-il.
— Et courir le risque de perdre un
amortisseur ? Il faut qu’on puisse redescendre
de ce tas de cailloux.
Alors même qu’Ahssaut était sur le point de
hurler, la fin du trajet se présenta de façon
abrupte, sans tambour ni trompette : une
structure en béton d’un seul niveau, possédant
tout le charme d’un chenil, apparut devant eux
et, avant qu’ils s’en soient approchés, il avait
ouvert sa portière et bondi hors du véhicule…
À cet instant précis, la porte de la cabane
s’ouvrit en grand.
Et jusqu’à la fin de sa vie il n’oublierait
jamais ce qui en sortit.
Marisol était nue sous la ceinture, une parka
qu’il reconnut battait au vent dans son dos,
tandis qu’elle titubait dans la nuit. Éclairée et
aveuglée par le faisceau des phares, elle
luisait d’une lumière rouge, du sang coulait le
long de ses jambes et souillait également son
tee-shirt clair. L’expression de son visage était
aussi sinistre que la mort quand elle brandit
son arme droit devant elle.
— Marisol ! hurla-t-il. Ne tire pas ! C’est
moi, Ahssaut !
Il leva les mains en l’air, mais ce n’était pas
comme si elle pouvait le voir.
— C’est moi, Ahssaut !
Elle s’arrêta en trébuchant mais, en fille
avisée, garda son flingue pointé, tandis qu’elle
clignait des yeux comme si elle était myope.
— Ahssaut… ?
Sa voix tremblait d’un désespoir qui le
transforma pour toujours : de même que cette
vision d’elle à cet instant-là, il entendrait cette
intonation sur les deux syllabes qui
composaient son nom pour les années à venir.
Dans ses cauchemars.
— Marisol, Marisol chérie… je suis venu te
chercher.
Il voulait dire à Ehric d’éteindre les phares,
mais il ignorait qui d’autre se trouvait avec
elle dans la cabane et si quelqu’un se lancerait
à sa poursuite.
— Marisol, rejoins-moi.
La façon dont sa main tremblait quand elle
la porta à sa tête lui donna envie de la
rejoindre. Mais elle n’avait pas l’air de savoir
avec certitude ce qui était réel et ce qui aurait
pu être un fantôme de son imagination. Et
avec cette arme elle était aussi dangereuse que
vulnérable.
— Marisol, j’ai promis à ta grand-mère que
je te sauverais. Rejoins-moi, ma chérie. Suis
ma voix.
Il tendit les bras dans l’obscurité.
— Ahssaut…
Quand elle fit un pas en avant, il découvrit
qu’elle boitait. Fortement. Mais bon, il était
évident qu’une partie de ce sang lui
appartenait.
— Elle va avoir besoin de soins médicaux,
dit-il d’une voix puissante.
Bon sang ! comment allait-il faire pour la
soigner ?
Et si elle mourait sur le trajet du retour…
Quelle quantité de ce sang était le sien ?
Comme elle faisait un pas puis un autre, et
que personne ne surgissait derrière elle, il se
mit à espérer que tout ce sang ne soit pas que
le sien.
— Viens vers moi.
Quand il entendit sa propre voix se briser, il
sentit Ehric lui lancer un regard choqué
depuis le 4 x 4.
— Ma chérie…
Marisol déplaça sa main tremblante pour
protéger ses yeux de l’éblouissement des
phares et, bizarrement, cela mit en évidence le
fait qu’elle était nue.
La gorge du mâle se serra si violemment
qu’il fut momentanément incapable de
déglutir.
Au diable tout cela.
Ahssaut fourra son pistolet dans sa ceinture
et se précipita vers elle.
— Ahssaut… est-ce vraiment toi ?
chuchota-t-elle quand il s’approcha.
— Oui. Je t’en prie, ne tire pas… Rejoins-
moi, ma chérie.
Lorsqu’elle laissa échapper un sanglot, il la
prit dans ses bras et la serra contre sa poitrine,
tandis que le canon de son arme appuyait
directement contre son sternum. Si elle
pressait la détente, elle le tuerait sur-le-champ.
Elle ne le fit pas.
Sanglotant, elle s’abandonna à sa force, et il
la souleva du sol au moment où elle
s’effondrait. Elle ne pesait presque rien, et,
étrangement, cela le terrifia encore plus.
Par conséquent, il ne s’accorda qu’un
instant de communion avec elle. Ensuite il
devait la mettre en sécurité.
Il se retourna avec son précieux chargement
dans les bras, et courut jusqu’à la Rover
blindée dans la lumière des phares comme
s’ils représentaient une merveilleuse zone
sécurisée.
Ehric et son frère anticipèrent son souhait à
la perfection. Ils jaillirent de la voiture et
laissèrent les portières arrière ouvertes, tandis
qu’ils tiraient Benloise de la banquette et le
tenaient hors de vue.
Marisol n’avait pas besoin de savoir qu’il
était présent.
Déposant sa femelle à l’arrière, Ahssaut
sortit le sac de couchage qu’il avait emporté,
ainsi que l’eau et les barres énergétiques qu’il
avait prévues pour elle. Recouvrant sa nudité,
il la serra contre lui, alors qu’elle commençait
à être parcourue de tremblements.
— Marisol, dit-il en reculant. Mange. Bois.
Ehric, mon cousin, va t’emmener…
Elle lui enfonça les ongles dans l’avant-
bras, à travers le pull épais qu’il portait.
— Ne me laisse pas !
Il caressa son beau visage.
— J’ai à faire à l’intérieur un moment.
Certaines choses requièrent mon intervention.
Je te retrouverai en route.
Il se retourna d’un bloc.
— Ehric ! Evale !
Les deux mâles s’approchèrent et, l’espace
d’un instant, il envisagea d’emmener Marisol
lui-même.
Mais non, il devait accomplir sa vengeance,
et c’était lui qui rétablirait l’équilibre.
— Ma chérie, regarde mes cousins.
Tandis qu’il s’écartait pour que les jumeaux
puissent se pencher et montrer leurs visages,
il fut reconnaissant au ciel que ceux-ci lui
ressemblent beaucoup. Oui, on les avait
souvent pris pour des frères, tous les trois.
— Ils vont d’emmener en lieu sûr et
risqueront leur vie pour protéger la tienne si
nécessaire. Je vous rejoindrai très bientôt. Je
ne serai pas long, je te le jure.
Elle tournait ses yeux agités et angoissés de
tous côtés comme si elle tentait désespérément
de se ressaisir.
— Partez, siffla Ahssaut en jetant un coup
d’œil à la cabane. Partez tout de suite !
Et pourtant il découvrit qu’il lui était
impossible de se détourner de sa Marisol. On
l’avait maltraitée et sa nudité suggérait que…
Ehric lui saisit le bras.
— Tranquillise-toi, mon cousin. Nous la
traiterons comme notre précieuse sœur.
Puis Evale prit la parole pour une fois.
— Elle est entre de bonnes mains, cousin.
Ahssaut se sentit un instant en communion
avec les mâles, mais il avait la gorge trop
nouée pour leur exprimer verbalement sa
gratitude. En fin de compte, il ne put que
s’incliner devant eux.
Puis il dut se pencher une fois de plus dans
le 4 x 4.
— Je ne serai pas long.
Instinctivement, sans avoir conscience qu’il
l’avait décidé, il embrassa Marisol sur la
bouche.
Elle est mienne, songea-t-il.
Se forçant à retrouver son calme, il saisit
son sac à dos, ferma la portière du 4 x 4 et
s’écarta du véhicule. Ehric, loué soit-il, prit
garde, en effectuant son demi-tour, que
Benloise ne soit pas éclairé par les phares,
puis la Rover s’engagea de nouveau
rapidement sur le sentier inégal.
Oh ! comme il aurait aimé que ce chemin
soit pavé. Il aurait aimé qu’il s’agisse d’une
putain d’autoroute limitée à cent dix
kilomètres à l’heure. Ou, mieux encore, qu’ils
soient venus en hélicoptère.
Une fois que les phares eurent disparu, il
sortit un casque dont il se coiffa, et en alluma
la lampe frontale. Puis il se dirigea vers
Benloise, l’agrippa par les bandes de gros
Scotch qui lui entouraient les chevilles, et le
traîna sur le sol enneigé jusqu’à la porte
ouverte de la cabane.
Puis il le lâcha, prit son pistolet et le pointa
sur l’homme.
— Juste pour être sûr que tu ne vas pas
t’enfuir, dit-il.
« Pop ! »
Benloise se recroquevilla un peu plus en
tentant de protéger son ventre – trop tard. La
balle s’y trouvait déjà et faisait lentement son
travail. Douloureuses et handicapantes, les
blessures intestinales prenaient également tout
leur temps pour atteindre leur but.
Même si Ahssaut n’avait pas prévu de
laisser ce salopard attendre trop longtemps la
mort.
Lorsqu’il entra dans la cabane, il garda son
arme levée et son regard affûté.
Ce qu’il découvrit à l’intérieur l’arrêta net.
Juste devant la porte ouverte, on avait
abandonné une main humaine tranchée,
comme si elle avait eu une utilité, mais n’avait
plus aucune valeur. Le corps auquel elle avait
appartenu était également là et… non, ce
cadavre-là avait deux mains, mais pas
vraiment de visage.
Donc il y avait au moins un autre
macchabée à l’intérieur.
Sa Marisol s’était visiblement battue
comme une diablesse pour sa liberté.
Déambulant dans l’espace ouvert, il ne
remarqua rien de valeur ou d’intérêt, ni rien
qui permette de détenir un individu. Mais, dans
le fond, on apercevait des marches qui
menaient à un niveau inférieur.
Il jeta de nouveau un coup d’œil à son
prisonnier. Benloise continuait à se tordre de
douleur dans la neige juste devant la porte
principale ; ses yeux noirs clignaient à
intervalles irréguliers, sa lèvre supérieure
était retroussée et ses dents de porcelaine
luisaient dans la lumière ambiante.
Mieux valait l’emmener.
Ahssaut s’approcha et força l’homme à se
relever. Comme Benloise ne parvenait pas à se
tenir debout tout seul, il ne lui fallut qu’un
instant pour traîner ses soixante kilos à
l’intérieur. Puis, ensemble, ils se dirigèrent
vers l’escalier.
Jusqu’au sous-sol, les pieds inutiles de
Benloise rebondirent sur les marches comme
des balles.
Là, il découvrit une nouvelle scène
d’épouvante.
Le niveau inférieur était constitué d’un
large espace comportant trois cellules, plus un
mur des horreurs. L’une de ces cellules n’était
pas vide. Un homme au visage et au cou
meurtris gisait sur le dos, contemplant ce qui
ne pouvait être, espérait-il, que l’enfer. On
avait tiré son bras droit entre les barreaux
d’acier, et le moignon ensanglanté montrait
que c’était sa main qu’on avait prise.
Pendant un moment, Ahssaut sentit son
cœur brûler d’une fierté affligée. Marisol
avait réussi à se sortir de là. Peu importe ce
qu’ils lui avaient fait, ou le peu de ressources
dont elle avait disposé, elle avait triomphé de
ses ravisseurs, et ne s’était pas contentée de les
mettre à genoux, mais dans la tombe…
Ce fut à cet instant qu’il comprit qu’il était
perdu.
Il était amoureux de cette femme. Et, oui,
c’était dingue d’éprouver des sentiments aussi
nobles, au milieu de ce carnage et de cette
violence, mais le cœur avait ses raisons.
Et tandis qu’Ahssaut imaginait sa Marisol
enchaînée à ce mur de béton souillé, il fut pris
d’une rage frôlant la folie, comme si un
troupeau de taureaux chargeait dans son
corps, et que leurs milliers de sabots le
menaient à l’aliénation.
Se retournant vers Benloise, il montra les
crocs et siffla comme le vampire qu’il était…
Alors même qu’il avait pris une balle, le
grossiste en drogue eut un mouvement de
recul.
— Madre de Dios !
Ahssaut se baissa violemment, pour se
retrouver nez à nez avec lui.
— C’est vrai ! Je suis un cauchemar venu te
terroriser !
Une seule chaîne pendait du mur. L’autre
était en tas par terre à l’intérieur de la cellule
verrouillée ; le sang qui en couvrait les
maillons prouvait qu’il s’agissait de l’arme
dont s’était servie Marisol.
La chaîne allait reprendre du service.
Ahssaut se dématérialisa de l’autre côté des
barreaux et ramassa les maillons poisseux à
l’odeur cuivrée.
Oh ! Marisol, si seulement tu n’avais pas dû
te montrer aussi brave.
Quand Ahssaut se dématérialisa pour
ressortir, Benloise n’était plus l’homme
d’affaires habitué à avoir toutes les cartes en
main et qui contrôlait la situation. Alors que,
jusqu’ici, il était à peu près parvenu à
conserver son sang-froid en dépit des
cadavres et du sang, de la perte de son frère et
de la menace contre sa propre vie, découvrir
la véritable nature d’Ahssaut l’avait fait
basculer.
Gémissant, pleurant, priant, l’homme perdit
le contrôle de sa vessie et urina sur le sol de
béton.
Ahssaut se dirigea vers le mur et y rattacha
la chaîne. Heureusement, il n’y avait pas de
sang frais sur la paroi souillée. Mais il y en
aurait.
Soulevant le corps couvert de pisse d’un
Benloise hurlant et battant des bras, Ahssaut
trancha d’un coup de croc les liens de Scotch
qui entouraient ses poignets, puis le menotta
au mur les bras en croix, en réduisant les
longueurs jusqu’à ce que son torse maigre
soit collé à la paroi.
Ahssaut retira son sac à dos et l’ouvrit.
Quand il aperçut la quantité d’explosifs qu’il
avait apportée, il sut qu’elle était plus que
suffisante pour envoyer le bâtiment jusqu’au
ciel. Il jeta un coup d’œil à Benloise.
L’homme pleurait en secouant la tête comme
s’il espérait se réveiller.
— Oui, tu es totalement conscient, articula
Ahssaut. Mais cela ne durera pas.
Se retournant pour observer la cellule, il
s’imagina sa chère Marisol là-dedans,
terrorisée, et pire encore.
Son cœur se mit à tambouriner dans sa
poitrine. S’il faisait exploser les lieux,
Benloise serait libéré, mort et enterré. Peut-
être irait-il en enfer, mais, comme on ne
pouvait être sûr que l’au-delà existait tant que
son heure n’était pas venue, mieux valait qu’il
demeure du côté des véritables souffrances.
Il avait eu l’intention de commencer par
tuer le grossiste. Puis d’installer les explosifs
et de les déclencher à distance.
Mais ce n’était pas équitable. Marisol avait
souffert…
Un grondement fit vibrer sa poitrine,
comme si son propre corps protestait à l’idée
qu’on le prive de cette mise à mort.
— Non, dit-il à haute voix. C’est mieux
ainsi.
Dommage que seule une partie de son être
en soit convaincue.
Ahssaut referma son sac et le remit sur son
dos. S’approchant des chaînes, il les examina
par précaution. Oui, elles tenaient bien. Il en
allait de même des menottes passées aux
poignets de la victime.
Il saisit Benloise par le menton et le força à
renverser la tête en arrière.
Avec un nouveau sifflement, il mordit la
chair près de la carotide et en arracha un
morceau qu’il recracha par terre. Le sang
avait bon goût dans sa bouche, et ses canines
le démangèrent dans l’attente d’en boire plus.
Sauf que ce désir ne serait pas exaucé.
La morsure n’était qu’un symbole de ce que
l’instinct et la tradition le poussaient à
accomplir pour protéger sa femelle. Et il
aurait volontiers égorgé l’homme si celui-ci
ne souffrait pas déjà le martyre.
Alors que sa proie murmurait
précipitamment une suite de mots en espagnol,
Ahssaut dut lutter pour laisser l’homme en
vie. La cruauté exigeait de savoir se contrôler
dans le cas présent et, d’habitude, ce n’était
pas un problème.
Néanmoins, rien de ce qui impliquait
Marisol n’était ordinaire.
Ahssaut gifla le prisonnier pour le faire
taire. Pointant l’index sur son visage, il
gronda :
— Tu n’avais pas le droit de me la prendre.
Tu entends ? elle n’est pas à toi. Mais à moi.
Il repartit vers l’escalier avant de perdre la
maîtrise de sa colère, laissant la lumière
allumée pour que Benloise sache parfaitement
où il se trouvait : emprisonné dans sa propre
geôle, sans rien d’autre que les restes de l’un
de ses gardes du corps pour lui tenir
compagnie.
Tout en grimpant les marches deux par
deux, Ahssaut savait qu’il existait une
possibilité que quelqu’un vienne libérer le
grossiste en drogue, mais elle était très faible.
Il était de notoriété publique que Benloise était
secret et, Eduardo étant mort, les seules
personnes qui remarqueraient son absence
seraient ses vigiles et son personnel. De plus,
compte tenu de sa grande circonspection, il
faudrait du temps avant que ses employés
discutent ensemble et découvrent qu’ils
n’étaient pas tenus à l’écart mais qu’aucun
membre de l’équipe n’avait eu de contact avec
son supérieur.
Après quoi, la question de savoir si l’un
d’entre eux chercherait vraiment son patron
était ouverte. Les gens qui opéraient dans le
milieu clandestin se dispersaient quand
surgissait ce genre de complications, et
personne n’allait risquer de se faire tuer ou
embarquer par les autorités humaines pour
sauver la peau d’un autre.
Benloise mettrait longtemps à mourir, seul.
Et quand on découvrirait les corps dans
cette cabane – cette année… la suivante… dans
une décennie ? – la couverture que Benloise
s’était fabriquée serait réduite à néant.
Au rez-de-chaussée, Ahssaut inspecta
l’espace ouvert. Il découvrit deux autres
téléphones, qu’il éteignit avant d’en ôter les
batteries et de les glisser dans son sac. Il laissa
les pistolets et les munitions et prit garde en
refermant la porte de s’assurer qu’elle s’était
bien autoverrouillée.
C’était le cas.
Contournant le petit bâtiment trapu, il
découvrit un réservoir de fuel à l’arrière.
Quand il eut trouvé la jauge, il nota que celui-
ci n’était plein qu’au quart. Vu comme il
faisait froid à cette altitude, il supposa que la
réserve serait consommée d’ici à un jour ou
deux.
Les cadavres seraient conservés dans un
environnement relativement frais. C’était idéal
pour restreindre la propagation de l’odeur de
décomposition, non qu’elle s’échapperait
beaucoup, vu l’étroitesse des fenêtres, toutes
fermées, du rez-de-chaussée.
Il était sur le point de s’en aller quand il
remarqua une voiture garée sur le côté.
S’approchant, il souleva la bâche qui la
camouflait et tenta d’ouvrir une des portières.
Verrouillée.
S’il la faisait sauter, l’explosion attirerait
l’attention, ce qu’il ne désirait pas. Il laissa
retomber la toile goudronnée.
Fermant les yeux afin de se dématérialiser,
il revit sa Marisol sortir par cette porte. Et au
moment où il se mit à frissonner, il ne fit plus
qu’un avec l’air nocturne, projetant ses
molécules vers le sud, sur une aire
d’autoroute, une trentaine de kilomètres après
l’accès qu’emprunteraient ses cousins.
Reprenant forme, il sortit son téléphone
pour appeler Ehric.
Une sonnerie. Deux. Trois.
— Elle va bien, annonça son cousin en
guise de salut. Elle a mangé et bu de l’eau. Et
elle désire vivement te voir.
Les épaules d’Ahssaut s’affaissèrent de
soulagement.
— Bien joué. Je suis à l’endroit convenu.
— As-tu tout accompli ?
— Oui. Y a-t-il un véhicule près de vous ?
— Ni devant, ni derrière, et nous ne
sommes qu’à trois kilomètres de toi.
— Je vous attends ici.
Il raccrocha et regarda fixement son
portable. Son premier instinct était d’emmener
Marisol chez lui, mais elle avait besoin de
soins médicaux, et elle voudrait se laver et
s’habiller avant que sa grand-mère la voie.
Son appel suivant fut à destination de sa
propre demeure et, quand la voix féminine au
fort accent lui répondit, il se surprit à ravaler
des larmes.
— Madame, dit-il d’une voix rauque. Elle…
— Pas morte, gémit la vieille femme. Meu
Deus ! dites-moi qu’elle…
— Elle est en vie. Elle est avec moi.
— Quoi ? Répétez, s’il vous plaît.
— Elle est vivante.
Même s’il n’avait aucune certitude sur l’état
réel de sa santé.
— Elle est vivante et sous ma protection.
Un discours précipité lui répondit, dans la
langue maternelle de son interlocutrice. Et
même si Ahssaut n’en comprit pas un mot, sa
signification était évidente, et il était
parfaitement d’accord avec cela.
Merci, Vierge scribe, songea-t-il même s’il
n’était pas religieux.
— Nous sommes loin de Caldwell, lui
expliqua-t-il. Nous ne serons peut-être pas là
avant l’aube, auquel cas nous rentrerons à la
tombée de la nuit.
— Lui parler ? Je peux ?
— Bien entendu, madame.
Loin devant, deux phares montaient une
côte sur l’autoroute et se dirigeaient vers lui,
puis ils s’engagèrent sur la rampe de sortie.
— Laissez-moi une seconde et je vous la
passe.
La Range Rover s’avança jusqu’à lui et les
feux arrière s’éclairèrent brillamment quand
Ehric ralentit.
— La voici, madame, dit-il en ouvrant la
portière arrière.
Marisol était emmitouflée dans le sac de
couchage et elle avait meilleure mine, du
moins jusqu’à ce qu’elle l’aperçoive et que le
peu de couleur qu’elle avait aux joues
disparaisse sur-le-champ.
Alors que cette réaction plongeait Ahssaut
dans la perplexité, Ehric se retourna, lui jeta
un coup d’œil, et eut un mouvement de recul.
D’un bref geste circulaire, il désigna son
propre visage.
Oh, merde ! il devait avoir du sang tout
autour de la bouche.
— Ta grand-mère, lâcha-t-il en lançant le
téléphone à la jeune femme.
Cela suffit à détourner son attention et, une
fois qu’elle eut attrapé l’appareil comme s’il
lui avait jeté une bouée de sauvetage, il
referma la portière.
Il fit demi-tour et se précipita à toutes
jambes vers les toilettes publiques, localisa la
partie réservée aux hommes et se retrouva
face à un alignement d’urinoirs et de cabinets.
Au-dessus de l’un des lavabos, il jeta un
coup d’œil dans le panneau d’acier qui servait
de miroir.
— Putain !
Certainement pas ce qu’une femelle avait
envie de voir, surtout après avoir été retenue
prisonnière : sa mâchoire et ses lèvres étaient
effectivement maculées de sang, et ses
crocs… la pointe de ses crocs était visible.
Avec un peu d’espoir, elle n’avait réagi
qu’à la vue du sang sur son visage.
Il se pencha et tenta de faire couler l’eau
dans ses mains en coupe, mais il fallait
appuyer sur le robinet pour le faire
fonctionner. Cela lui prit beaucoup trop de
temps de remplir une seule paume au lieu des
deux pour se nettoyer, encore et encore.
Ensuite, il ne trouva rien pour se sécher.
Passant la main sur son visage, il vérifia sa
coiffure qui, grâce au gel, gardait un semblant
d’attrait.
Tentait-il vraiment d’améliorer son
apparence dans une situation pareille ? C’était
tout à fait ridicule.
Tandis qu’il retournait vers la Range Rover,
il sut qu’il devrait passer un troisième appel
une fois que sa Marisol en aurait fini avec sa
grand-mère : sa femelle avait besoin de soins
médicaux.
Mais où aller ? Dans l’Ancienne Contrée, ni
lui ni ses cousins n’avaient pu recevoir l’aide
d’un médecin de l’espèce. Mais,
heureusement, ses parents et lui avaient pu se
reposer sur un ou deux docteurs humains qui
venaient les voir en dehors de leurs horaires
habituels et ne posaient pas de questions.
Il ne disposait pas d’arrangement de ce
genre dans le Nouveau Monde.
Par conséquent, il ne pouvait contacter
qu’une seule personne et, du moins l’espérait-
il, il trouverait une solution à la hauteur de ses
exigences.
Marisol méritait le meilleur. Et il
n’accepterait rien de moins.
Chapitre 20

Assis à l’arrière de la Mercedes, John


Matthew regardait sa sœur hésiter sur le seuil
de la maison de leur père. La double porte de
la demeure était grande ouverte, et il y était
entré quelques instants plus tôt pour allumer la
lumière du hall.
La silhouette de Beth se découpait en
contre-jour, semblable à une ombre projetée.
Seigneur ! si elle avait un enfant, celui-ci
serait le futur souverain. Et cela ne faisait que
compliquer la question de savoir si elle devait
ou non avoir un bébé.
— Pouvons-nous partir, messire ? demanda
Fritz depuis le siège conducteur.
John siffla une note aiguë, puis se frotta le
visage et s’adossa à la banquette. Il était
épuisé. Il se sentait bizarre à cause du produit
contrastant qu’on lui avait injecté, et il avait
éprouvé une angoisse intense durant
l’examen, quand la machine tournait autour de
lui. Une IRM ouverte, mon cul. Oui, bien sûr,
c’était toujours mieux que d’être enfourné
dans ce tube énorme, comme du dentifrice,
mais la situation n’était pas agréable pour
autant.
Oh ! et puis il y avait eu cette jolie épée
suspendue au-dessus de sa tête, en forme de «
T’as peut-être une tumeur ».
Au moins, il n’avait plus à s’inquiéter de ça
pour le moment, apparemment. Et au diable
les médocs contre les attaques. Tout irait bien.
Il était en forme. Oui. Parfaitement…
Merde ! et s’il faisait une crise en plein
combat ?
On s’en foutait. Il refusait de s’inquiéter
de…
Avec un « ding », son téléphone lui annonça
qu’il avait reçu un SMS. Il sortit l’appareil et
fronça les sourcils en déchiffrant le message
que Tohr avait envoyé à tout le monde : «
Renforts requis à la clinique. Arrivée prévue
de visiteurs dans 55 minutes. Où êtes-vous ? »
John rédigea une brève réponse : « Sur le
chemin du retour. Je suis dispo… »
Il n’était pas certain de la façon de finir son
texte. Dès qu’ils arriveraient, il demanderait à
Fritz d’emballer les affaires réclamées par
Beth, puis il irait trouver Kolher. Ah ben,
merde ! Apprendre au roi que sa compagne ne
passerait pas la journée à la maison serait
presque aussi marrant qu’une de ses crises
d’épilepsie, mais quelqu’un devait le mettre au
courant des projets de Beth, car, à l’évidence,
elle ne s’en chargerait pas.
Elle lui avait dit nettement qu’elle n’était
pas pressée de parler à son mari.
Ni de se retrouver en sa compagnie,
visiblement.
Après avoir quitté l’hôpital, elle avait
demandé à Fritz de leur faire faire un tour en
voiture avant de choisir, sur la
recommandation de John, un restaurant
chinois ouvert toute la nuit dans Trade Street.
Celui-ci se trouvait, comme par hasard, juste
au bout de la rue du Masque de Fer ; non que
John soit incapable de veiller sur sa sœur,
mais c’était rassurant de savoir que de
nombreux renforts étaient disponibles à
seulement un pâté de maisons de là, en la
personne de sa compagne et de son équipe de
videurs poids lourd.
Pendant le repas, Beth était demeurée
silencieuse, même si elle avait mangé de bon
appétit. Elle avait englouti son bœuf aux
brocolis, terminé le propre poulet kung pao de
John et avalé une demi-douzaine de fortune
cookies. Quand ils avaient eu fini, elle n’avait
pas voulu retourner à la voiture
immédiatement, si bien qu’ils avaient
déambulé sur Trade Street un moment, jusqu’à
ce qu’il ne leur reste plus de temps.
Manifestement, elle était déchirée entre la
possibilité de rester en ville et celle de rentrer
à la maison.
Mince ! il avait du chagrin pour elle. Quel
bazar.
Et, c’était drôle, il avait beau détester
s’immiscer dans les affaires des autres, il était
prêt à tout pour elle. Tout.
Mon Dieu ! qu’avait-il donc articulé
pendant son attaque… ?
Une vingtaine de minutes plus tard, Fritz le
ramenait sans dommage au complexe secret
de la Confrérie. Tournant autour de la
fontaine qui occupait le centre de la cour, il se
gara entre la Ferrari violette de Rhage et la R8
toute neuve et complètement noire de V.
Le frère avait toujours l’Escalade, bien sûr.
C’était simplement la toute dernière version.
John sortit de la voiture et marcha avec le
majordome jusqu’à l’entrée monumentale.
Contrairement à la résidence de son père en
ville, cette demeure ressemblait plus à une
forteresse qu’à un foyer avec ses grands murs
de pierre qui semblaient jaillir de la terre et
avaient l’air aussi indestructibles que la
montagne sur laquelle ils étaient bâtis.
Si la côte Est du pays devait être bombardée
un jour, il resterait cet endroit, des rations de
survie et des cafards. C’est tout.
John tapota le bras du serviteur à l’instant
où celui-ci tendait la main vers la poignée en
bronze de l’énorme porte.
— Tu lui apporteras ses affaires ?
— Mais bien entendu.
Le doggen eut l’air inquiet.
— Exactement comme elle l’a demandé.
La reine dormait ailleurs que dans sa
chambre avec son compagnon et Fritz n’avait
pas manqué d’en relever les conséquences,
mais il était bien trop discret pour poser des
questions ou faire des vagues. Au lieu de cela,
il irradiait seulement l’anxiété, au point que, si
l’on avait pris une brochette de guimauves, on
aurait probablement pu les faire fondre sur
son aura.
En pénétrant dans le hall, John plaça son
visage devant la caméra de surveillance et
attendit qu’on lui ouvre. Depuis que la
Première famille s’était installée ici, la
maison n’avait plus de clés. On y accédait que
si quelqu’un déjà à l’intérieur vous laissait
entrer.
Un instant plus tard, le verrou se défit et ils
furent autorisés à pénétrer dans le majestueux
vestibule. Il y avait tellement de feuille d’or,
de cristaux… et ces colonnes de marbre
coloré ? On aurait dit un palais du tsar déplacé
dans les montagnes à côté de Caldwell.
Comment son père avait-il créé cet endroit
? se demanda John. En, quoi ? 1914 ?
Aucune idée. Et ce qui était encore plus
impressionnant, pendant près d’un siècle,
Audaszs avait étonnamment réussi à empêcher
les humains de violer l’intimité de la demeure,
les éradiqueurs d’y pénétrer, et à en
dissimuler la localisation aux symphathes. Cet
endroit, de même que son centre
d’entraînement souterrain, n’avait jamais été
mis en péril. Même pendant les attaques.
C’était une sacrée réussite. Et un sacré
héritage.
Seigneur ! il aurait aimé connaître son père.
Il aurait aimé que le frère soit toujours en vie,
parce qu’il aurait sans nul doute eu besoin
d’un conseil sur la façon d’expliquer la
situation à Kolher.
S’arrêtant au milieu de la mosaïque qui
représentait un pommier en fleur, John laissa
Fritz partir devant. Le majordome monta d’un
pas alerte l’escalier digne du palais de
Buckingham.
Kolher se trouvait sans nul doute dans son
bureau mais, tout d’abord, il lui fallait un
traducteur.
Merde !
À qui donc pouvait-il demander…
— Où est-elle ?
John ferma les yeux en entendant ces mots,
et il lui fallut une minute avant de réussir à se
tourner vers la salle de billard. Bien entendu,
juste sous l’arche, se trouvait le roi, vêtu de
cuir noir, les mains sur les hanches, la
mâchoire serrée.
Même s’il était aveugle et que ses yeux
étaient dissimulés par des lunettes de soleil,
John eut l’impression que le mâle avait le
regard rivé sur lui.
D’un seul coup, les bruits ambiants dont
John n’avait pas eu conscience jusque-là se
turent, les frères qui jouaient au billard
derrière Kolher interrompant tout geste, toute
discussion, jusqu’à ce que seules les chansons
de l’album The Marshall Mathers LP 2,
d’Eminem, subsistent en fond sonore.
— John, où est ma compagne ?
Face à cette expression sévère, John avança.
Oui, presque tous les frères étaient là avec
Kolher ; nul doute qu’ils avaient perçu sa
fureur et formé aussitôt un cercle autour de
lui.
Se frayant un chemin entre leurs corps
massifs, John regarda V. droit dans les yeux et
signa :
— J’ai besoin de ton aide.
Viszs hocha la tête et tendit sa queue à
Butch. Il écrasa sa cigarette dans un cendrier
en cristal et le rejoignit.
Kolher montra les crocs.
— John, Dieu m’en est témoin, je vais te
démolir si tu ne…
— Du calme, mon grand, articula V. Je vais
faire la traduction. Tu souhaites peut-être
t’installer dans la bibliothèque où nous
pourrons…
— Non, je veux savoir où se trouve ma
shellane, bordel ! tonna l’interpellé.
John se mit à signer et, alors que la plupart
du temps les gens traduisaient demi-phrase
par demi-phrase, V. attendit qu’il ait fini son
compte-rendu.
Quelques frères marmonnèrent derrière
eux en secouant la tête.
— Dans la bibliothèque, ordonna V. au roi
sur un ton que John n’aurait jamais employé.
Tu veux qu’on fasse ça dans la bibliothèque.
Ce n’était pas la bonne chose à dire.
Kolher se jeta sur le frère avec une telle
vitesse et une telle précision qu’il prit tout le
monde de court. Une seconde, V. se tenait à
côté du roi, la suivante, il se défendait contre
une attaque aussi injustifiée que… eh bien,
vicieuse.
Puis les choses dégénérèrent complètement.
Comme si Kolher savait qu’il était sur le
point de craquer, il lâcha V. et se mit à démolir
la salle. Il commença par la table de billard
près de laquelle traînait Butch, et ce dernier
eut à peine le temps de retirer le cendrier du
rebord. Kolher la saisit par les côtés et la
balança comme s’il s’agissait d’une vulgaire
table pliante. L’énorme meuble en acajou et en
ardoise vola si haut qu’il détruisit la
suspension, et fendit le sol de marbre en
retombant.
Sans perdre une seconde, le roi se dirigea
comme une tornade vers sa prochaine victime,
le lourd canapé en cuir d’où Rhage eut à peine
le temps de s’extraire d’un bond.
Oh ! un sofacoptère.
Le canapé tourbillonna à un mètre
cinquante du sol, en direction de John, en
éparpillant ses coussins aux quatre coins de la
salle. Le frère ne le prit pas personnellement,
surtout quand le double du canapé se mit à
valser avec le bar, démolissant au passage les
bouteilles hors de prix, dont l’alcool aspergea
les murs et le sol, et fit crépiter le feu dans la
cheminée.
Kolher n’avait pas fini.
Le roi ramassa un guéridon, le leva au-
dessus de sa tête et le lança en direction de
l’écran plasma. Il le rata, mais parvint à briser
un miroir ancien. La télé ne tint pas longtemps
pour autant. La table basse qui se trouvait
entre les deux canapés accomplit cet ouvrage,
en supprimant net l’image des trois
commentateurs de Boston, dont le vieux avec
sa batte de base-ball, qui rameutaient des
clients pour DirectTV.
Les frères se contentèrent de laisser Kolher
se déchaîner. Non parce qu’ils craignaient de
se blesser – merde ! Rhage s’était interposé et
avait intercepté le premier canapé juste avant
qu’il arrache un morceau des moulures de
l’arche –, mais simplement parce qu’ils
n’étaient pas stupides.
Kolher - Beth x séparation pour la journée
= gros taré psychopathe
Mieux valait le laisser s’épuiser en
saccageant la pièce. Mais, putain ! c’était
douloureux à regarder…
John évita de justesse d’être assommé par
un baril de bière en sautant de côté.
Heureusement, Viszs parvint à attraper le
tonnelet avant qu’il explose sur le sol en
mosaïque du vestibule, ce qui aurait été
chiantissime à nettoyer.
— Il faut qu’on le maîtrise, marmonna
quelqu’un.
— Amen, répondit un autre. S’il sort de
cette pièce, il va foutre un tel merdier dans la
baraque que même Fritz ne saura pas
comment réparer les dégâts.
— Je m’en occupe.
Tout le monde se retourna pour dévisager
Lassiter. L’ange déchu aux mauvaises
manières, et dont les goûts en à peu près
n’importe quoi étaient encore pires, avait
surgi de nulle part et arborait une expression
sérieuse, pour une fois.
— C’est quoi ce truc ? demanda V. quand
l’ange plaça le bout d’un fin stylo en or entre
ses dents.
L’objet n’était finalement pas un Bic
fantaisie. D’un souffle, Lassiter lança une
fléchette à travers la pièce et, quand celle-ci
toucha Kolher à l’épaule, ce fut comme si le
roi avait pris une balle dans la poitrine.
Il s’écroula d’un coup, son corps se
raidissant avant de tomber, tel un arbre
déraciné.
— Qu’est-ce que tu lui as fait, putain ?
V. imita Kolher et fit mine de frapper
l’ange. Mais Lassiter tint tête au frère en ne
bougeant pas d’un poil.
— Il allait se faire du mal, démolir la
maison ou l’un d’entre vous, bande de
connards ! Et inutile de vous pisser dessus, il
va seulement faire une petite sieste…
Kolher laissa échapper un léger ronflement.
Avec des gestes lents, les membres de la
Confrérie se rapprochèrent du roi comme
s’ils vérifiaient le sommeil d’un grizzli, et
John leur emboîta le pas. Ils formèrent un
cercle autour de la belle au bois dormant et
marmonnèrent de nombreux jurons à voix
basse.
— Si tu l’as tué…
Lassiter rangea sa sarbacane en or.
— Est-ce qu’il vous paraît mort ?
Non, en fait, le pauvre vieux avait l’air en
paix avec lui-même et l’univers, le teint
vermeil, le corps si détendu qu’il avait les
pieds en canard.
— Douce… Vierge… scribe…
Tout le monde se tourna vers la porte. Fritz
se tenait sous l’arche, un sac de voyage Louis
Vuitton dans une main, et il arborait
l’expression de quelqu’un qui vient d’assister
à un accident de la route.
John ferma les yeux.
Il espérait vraiment que Beth s’était décidée
à entrer dans la maison de leur père, s’y était
enfermée comme promis et s’était calmée un
peu durant la journée.
L’un des deux membres du couple était déjà
sérieusement atteint. Inutile que le second soit
de même.
Chapitre 21

Après le départ de Fritz et John, Beth avait


fini par entrer dans la maison de son père, et,
ce faisant, elle avait eu l’impression que le
temps avait inversé sa course. En l’espace
d’un instant, les minutes, les heures, les jours,
puis les semaines et les mois passés avaient
disparu.
Brusquement, elle était redevenue celle
qu’elle était avant de rencontrer Kolher : une
femme humaine âgée d’une vingtaine
d’années qui vivait dans un petit studio avec
son chat et tentait de se faire une place dans la
vie sans appui moral ni financier. Bien
entendu, elle adorait son boulot, mais son
chef, Dick le Connard, était un cauchemar
lubrique et misogyne. Et, non, elle n’était pas
trop mal payée, sauf qu’il ne restait pas grand-
chose une fois le loyer acquitté, et qu’elle
n’avait que peu de chances de promotion au
Caldwell Courrier Journal. Oh ! et tout ce qui
touchait de près ou de loin à l’amour lui
semblait aussi fictif et lointain que la série Le
Justicier solitaire.
Non que les hommes l’intéressent vraiment.
Et pas du tout les femmes.
Sauf une fois, en colonie de vacances…
Refermant la porte, elle veilla à bien la
verrouiller. Fritz avait une clé, donc, quand il
arriverait avec ses affaires, il serait en mesure
d’entrer, mais personne d’autre ne le pourrait.
Le silence de la maison l’enveloppa
aussitôt, comme les barreaux d’une cage.
Comment diable avait-elle atterri ici ? à passer
une journée entière sans Kolher ? La nuit
précédente encore, dans leur loft new-yorkais,
une telle séparation aurait été inenvisageable.
Elle pénétra dans le petit salon sur sa
gauche et y flâna, en se rappelant que, lors de
sa première visite ici, elle était convaincue
que Kolher était un dealer, un criminel et un
tueur. Au moins elle s’était trompée sur les
deux premiers points, mais il lui avait donné
raison sur le dernier en manquant d’assassiner
Butch O’Neal devant elle dans une ruelle.
Après cette scène horrible, ils s’étaient
rendus ici, où ils avaient découvert Rhage
dans la salle de bains du bas, en train de
recoudre ses plaies. C’était après cet épisode
que Kolher lui avait fait franchir la porte
cachée derrière le tableau, descendre
l’escalier souterrain éclairé par des lanternes,
et visiter son antre secret.
Où il lui avait appris qui il était réellement.
Où elle avait appris qui elle était réellement.
Cela avait fait sortir pas mal de lapins de
son chapeau et donné un sens à tant de choses
qui la déboussolaient : le fait qu’elle n’arrivait
pas à communiquer avec son entourage, son
impression de n’être nulle part à sa place, son
agitation croissante parce qu’elle approchait
de la transition.
Dire qu’elle avait cru qu’elle avait
seulement besoin de quitter Caldwell.
Niet. Son changement approchait et, sans
Kolher, elle serait morte. Sans le moindre
doute.
Il l’avait sauvée à tellement d’égards. Il
l’avait aimée corps et âme. Il lui avait donné
un avenir dont elle n’avait jamais osé rêver.
Et maintenant elle voulait seulement revenir
à leurs débuts. Les choses étaient tellement
faciles alors…
S’approchant du portrait d’un roi français
qui couvrait le mur du sol au plafond, elle
appuya sur l’interrupteur dissimulé qui
détachait la toile de son cadre de deux tonnes
doré à la feuille. Quand le panneau pivota, elle
s’attendait à moitié à ce que le chemin soit
plongé dans l’obscurité, car, après tout,
personne ne vivait plus ici depuis… combien
de temps ? Mais, de même que toute la maison
était encore passée à l’aspirateur, époussetée
et cirée, les flammes des lanternes à gaz
tremblotaient dans leurs cages en fer forgé,
éclairant les marches qui menaient au sous-sol
et les murs taillés dans le roc.
Seigneur ! l’odeur n’avait pas changé. Un
mélange de renfermé et d’humidité, mais pas
de saleté.
Laissant une de ses mains courir le long de
la pierre brute, elle descendit dans le
souterrain. Les deux grandes chambres au
pied de l’escalier lui laissaient le choix entre
la gauche et la droite, et elle choisit celle de
gauche.
C’était l’ancien refuge de son père.
Les photos d’elles se trouvaient toujours là
où il les avait disposées. Toutes sortes de
photos dans différents cadres couvraient le
bureau, les tables de chevet et le manteau de la
cheminée.
Elle chercha un portrait en particulier et le
trouva près du réveil.
C’était la seule de sa mère et, oui… un
simple coup d’œil à cette femme lui rappela
de qui elle tenait son épaisse chevelure noire,
la forme de son visage et son maintien.
Sa mère.
Quel genre de vie cette femme avait-elle
vécu ? Comment Audaszs l’avait-il rencontrée
? D’après ce que Kolher lui avait raconté au
début, ils n’étaient pas restés ensemble très
longtemps, avant qu’elle découvre la véritable
nature d’Audaszs et déguerpisse. Elle n’était
revenue le voir qu’après avoir découvert
qu’elle était enceinte, effrayée par ce qu’elle
allait mettre au monde.
Elle était morte en couches.
Et Audaszs était resté sur la touche après
cela, espérant que le côté vampire ne prenne
pas le dessus chez sa fille.
Certains métis ne traversaient jamais la
transition. D’autres n’y survivaient pas. Et
ceux qui s’en tiraient et devenaient des
vampires étaient soumis à des règles
biologiques différentes et imprévisibles. Beth,
par exemple, pouvait s’exposer au soleil tant
qu’elle portait de l’écran total et des lunettes
protectrices. Butch, quant à lui, était incapable
de se dématérialiser.
Alors Dieu seul savait comment se
déroulerait une grossesse chez elle. Mais, si
elle avait de la chance, elle aurait ses chaleurs,
Kolher changerait d’avis et elle donnerait
naissance à…
Bon, c’était comme ça que sa mère était
morte.
— Zut !
Elle s’assit sur le matelas et se prit la tête à
deux mains. Kolher avait peut-être raison. Le
fait de concevoir un bébé était peut-être
vraiment trop dangereux pour prendre ce
risque. Mais cela n’excusait pas la façon dont
il l’avait traitée et avait mis un terme à la
discussion.
Seigneur ! assise ici, entourée par les
photos qu’Audaszs avait prises d’elle, elle
était d’autant plus convaincue de désirer un
enfant.
Baissant les bras, elle sortit son BlackBerry,
tapa son mot de passe et regarda si elle avait
reçu un message qu’elle n’aurait pas entendu.
Non. Elle tourna et retourna le téléphone entre
ses mains, en regrettant un peu que ce ne soit
pas un iPhone. Mais V. n’était pas seulement
anti-Apple, il était également persuadé que
l’héritage de Steve Jobs était la racine de tous
les maux…
Parfois les couples s’entendaient mieux par
téléphones interposés.
Et même si Kolher ne s’était pas montré
sympa, cela ne voulait pas dire qu’elle devait
suivre son exemple. Si elle avait l’intention de
prendre l’air pour les douze et quelques
heures à venir, elle devait lui faire la politesse
de le lui apprendre elle-même et pas se servir
de son frère comme messager.
Le souci était que Kolher n’avait plus de
téléphone portable. Inutile car, quand il avait
officiellement pris ses fonctions de roi, on
l’avait « mis à la retraite » de la Confrérie, en
vertu de la tradition, de la loi et du bon sens.
Même si cela ne l’avait pas empêché de se
faire tirer dessus.
Toutefois, la demeure regorgeait de
téléphones.
Six heures du matin. Il était probablement
encore à son bureau.
Composant le numéro, elle entendit une
sonnerie. Puis une autre. Et une troisième.
Kolher n’avait plus de messagerie vocale
car la glymera avait usé et abusé du numéro
qu’on lui avait donné. C’était ainsi qu’il s’était
retrouvé avec sa boîte mail infernale.
Elle essaya ensuite le téléphone de leur
chambre, celui dont le numéro était si
confidentiel qu’elle ne l’avait jamais entendu
sonner. Pas de réponse.
Plusieurs choix s’offraient désormais à elle.
La clinique du centre d’entraînement, au cas
où il serait blessé. Mais comment cela aurait-il
pu arriver ? Il ne quittait plus la maison. La
cuisine, sauf que le Dernier Repas était
quasiment servi et que Kolher n’affronterait
probablement pas tout ce brouhaha sans elle.
Même s’il n’en avait jamais parlé, elle avait
l’impression que les pièces bondées et
bruyantes le mettaient mal à l’aise parce que
son ouïe et son odorat étaient rapidement
saturés par l’excès de stimuli, ce qui
l’empêchait de situer facilement les gens dans
l’espace.
Il ne lui restait plus qu’un numéro à essayer.
Quand elle sélectionna son correspondant
dans ses contacts, une autre période du passé
lui revint en mémoire.
Elle revit Tohr franchir la baie vitrée de
son ancien appartement. Avec sa stature
imposante, le frère semblait aussi effrayant
qu’un cauchemar. Mais il avait été, et serait
toujours, un allié. La nuit où ils avaient
partagé quelques bières et des cookies en
regardant la série de films Godzilla avait
marqué le début d’une amitié sincère.
Il avait tellement changé depuis la mort de
Wellsie et sa rencontre avec Automne.
Et Beth non plus n’était plus la même.
On répondit à son coup de fil au bout d’une
seule sonnerie : — Beth.
Elle fronça les sourcils en percevant un ton
inhabituel dans la voix de Tohr.
— Ça va ?
— Oh ! oui. Tout à fait. Je suis content que
tu appelles.
— Ah… pourquoi ?
Kolher avait-il dit à la Confrérie qu’elle ne
rentrerait pas ? Probablement pas.
— Peu importe. Je cherche à joindre
Kolher. Sais-tu où il se trouve ? J’ai essayé
d’appeler à son bureau et dans notre chambre
et il ne répond pas.
— Oh ! ça, c’est sûr.
Pardon ?
— Tohr, que se passe-t-il ?
La peur naquit au centre de sa poitrine et
elle perdit les pédales. Et si…
— Rien du tout. Je t’assure. Un VIP
inattendu va arriver à la clinique, alors je me
débats pour trouver du renfort.
Ah ! mince. Elle devenait parano. Mais ça
valait mieux que d’avoir raison.
— Quant à Kolher, la dernière fois que je
l’ai vu, il…
Il y eut un silence. Puis un bruit comme si le
mâle changeait son téléphone d’oreille.
— Il faisait une petite pause.
— Une petite pause dans quel sens ?
— Il dormait.
Beth sentit sa mâchoire s’affaisser.
— Il dormait ?
— Oui. Il se reposait.
— Vraiment.
Elle se mettait la rate au court-bouillon, ne
sachant que penser ni qu’éprouver, se
repassant toute leur vie de couple en arrière
puis en avant, réfléchissant à leur
conversation, se martyrisant les méninges
pour trouver une solution à leur problème, et
pendant ce temps-là il faisait la sieste.
— Bon, c’est formidable, s’entendit-elle
répondre. Je suis contente pour lui.
— Beth…
— Écoute, il faut que j’y aille.
Oui, elle était très très occupée.
— S’il se réveille, dis-lui…
Non, inutile qu’il sache qu’elle avait appelé.
Les hommes n’étaient pas les seuls à avoir le
droit de préserver leur fierté et les femmes
n’étaient pas obligées d’être le « sexe faible ».
— En fait, je le lui dirai moi-même. Je serai
chez mon père pour faire du rangement
aujourd’hui.
C’est vrai, la maison était dans un bordel
innommable.
— Mais je serai de retour à la tombée de la
nuit
Elle fut frappée par le soupir de sincère
soulagement qu’elle entendit à l’autre bout du
fil.
— Oh ! c’est une bonne nouvelle. J’en suis
ravi.
— OK, bon…
Bizarrement, elle n’arrivait pas à
raccrocher.
— Beth ? tu es toujours là ?
— Oui. Je suis là.
Elle découvrit qu’elle se frottait
machinalement la cuisse.
— Dis, est-ce que je peux te poser une
question ?
— Bien sûr. Je t’en prie.
Après tout, Wellsie et Tohr avaient eu leurs
disputes, et Beth en avait entendu certaines
avant que la belle rousse disparaisse bien trop
tôt. Flûte ! Wellsie n’avait pas peur d’exprimer
clairement sa pensée à quiconque, y compris à
son hellren. Évidemment, elle ne s’emportait
jamais sans une bonne raison, mais on n’avait
pas forcément envie de la contrarier si ce
n’était pas nécessaire.
Les gens la respectaient.
Que pensent-ils de moi ? se demanda-t-elle.
— Beth ?
Assurément, si quelqu’un pouvait l’aider
avec Kolher en toute discrétion, c’était bien
Tohr. En fait, c’était généralement lui qu’on
envoyait quand les gens n’arrivaient pas à
parler avec le roi.
— Beth, que se passe-t-il ?
Ouvrant la bouche, elle était déterminée à
cracher le morceau, mais un problème se
posait : c’était à Kolher qu’elle devait parler.
Tout autre interlocuteur ne serait qu’un pis-
aller.
— Tu en pinces toujours pour le monstre ?
Un silence. Puis le frère éclata de son rire
de baryton si caractéristique.
— Est-ce que tu me proposes un nouveau
marathon Godzilla ?
Beth était soulagée de se trouver seule.
Parce qu’elle avait le sentiment que son
sourire était plus triste que n’importe quel
sanglot.
Elle voulait simplement revenir à l’époque
où les choses étaient plus simples. Plus faciles.
Plus proches.
— Je pensais juste au bon vieux temps,
lâcha-t-elle.
Immédiatement, la voix de Tohr se durcit.
— Oui, c’était… bien.
Oh ! merde. Il avait beau être amoureux et
uni à Automne, ce devait être douloureux pour
lui de se rappeler sa première épouse et le
bébé qu’elle portait.
— Je suis désolée, je…
Il se remit plus vite qu’elle.
— Ne te sens pas coupable. Le passé est ce
qu’il est : bon et mauvais, il est écrit et
immuable. Et on peut y puiser du réconfort.
Des larmes lui picotèrent les yeux.
— Qu’entends-tu par là ?
Le silence se prolongea.
— Les bons moments sont plus lumineux
parce qu’on peut s’y fier. Et les mauvais ne
peuvent pas devenir encore plus tragiques,
exactement pour la même raison. Le passé est
rassurant parce qu’il est indélébile.
D’un seul coup, elle songea de nouveau à
son premier rendez-vous avec Kolher, au rez-
de-chaussée. Avec le recul, son esprit avait
tout repeint en rose, mais cela ne s’était pas si
bien passé que cela.
En y repensant, il était en colère quand elle
était arrivée ce soir-là. Au point qu’à la moitié
du repas elle avait même envisagé de partir.
C’était loin d’être la perfection absolue que
lui suggérait sa nostalgie.
— Tu as raison, Tohr.
— Ouais.
Il se racla la gorge.
— Tu sais, il n’est pas trop tard. Tu peux
toujours être de retour à temps si tu pars
maintenant.
— Je n’ai pas à m’inquiéter du soleil,
rappelle-toi.
Elle le sentit presque frissonner par
l’entremise du téléphone.
— Je n’ai rien à dire sur ce point.
Strictement rien.
Prenant pitié de lui, elle changea de sujet en
lui promettant de prendre soin d’elle et de
revenir à la tombée de la nuit.
Après avoir raccroché, elle s’allongea sur
le lit de son père. Le regard rivé sur le
plafond, elle imagina Audaszs faire la même
chose pendant la journée, parfois avec Kolher
de l’autre côté du couloir, dans l’autre
chambre.
Ce dernier était un vrai solitaire avant de la
rencontrer. Il se battait seul, dormait seul et
n’avait certainement rien à faire du trône ;
jusqu’à ce qu’il s’unisse à elle, il avait refusé
de régner.
Elle ne pouvait compter le nombre de fois
où des gens l’avaient remerciée d’avoir
convaincu Kolher d’accepter la couronne,
comme si son amour était une sorte de potion
magique qui avait changé une bête en… eh
bien, peut-être pas en un type tout à fait
civilisé, mais au moins quelqu’un désireux
d’endosser ses responsabilités.
Était-il vraiment allé faire un somme ?
Mais bon, à quand remontait la dernière
fois qu’il avait dormi toute une journée ? Ce
n’était pas arrivé depuis qu’on lui avait tiré
dessus.
Juste avant que ses yeux se ferment, elle se
rassit et se tourna vers le panneau de contrôle
de l’alarme installé près de la tête de lit.
Tapant le code, elle enclencha le système de
sécurité et se rallongea.
Les huit chiffres reprenaient sa date de
naissance, jour, mois, année.
Un autre exemple qui prouvait à quel point,
longtemps avant qu’elle rejoigne le monde
vampire, son père pensait à elle ; c’était peut-
être V. qui avait installé cet équipement dernier
cri et l’avait mis à jour, mais c’était Audaszs
qui en avait choisi le code.
Tendant le bras, elle éteignit la lampe et se
réinstalla sur la couverture.
Quelques instants plus tard, elle rallumait.
Quand on se retrouvait sans son mari, « être
en parfaite sécurité » était une notion toute
relative.
Chapitre 22

Sola ne se rappelait pas avoir déjà eu aussi


froid.
Malgré le sac de couchage dans lequel elle
était emmitouflée, et l’air chaud que les
bouches de ventilation de la voiture lui
soufflaient en plein visage, elle ne pouvait
cesser de trembler sur la banquette arrière de
la Range Rover.
Mais, après tout, elle avait une bonne demi-
douzaine de raisons d’être en état de choc ;
une de ces crises qui commençaient par la tête
et plongeaient le corps dans un
engourdissement glacial.
Elle changea de position, et sa cuisse lui fit
un mal de chien, lui rappelant qu’il y avait
également un élément physique dans
l’équation. Quelle quantité de sang avait-elle
perdue ?
— Nous y sommes presque.
Elle tourna la tête vers le son de cette voix à
l’accent prononcé. Même s’il n’y avait
quasiment aucune lumière dans le 4 x 4, elle
parvenait à se représenter les traits d’Ahssaut
comme s’il était éclairé par des spots : des
yeux profondément enfoncés couleur de lune,
des sourcils noirs très fournis, des lèvres
charnues, une mâchoire volontaire. Des
cheveux d’un noir de jais implantés en « V ».
Pendant une fraction de seconde, elle avait
cru voir du sang sur sa mâchoire inférieure,
ainsi que la pointe anormalement longue de
ses canines.
S’agissait-il d’un cauchemar ? Elle avait du
mal à discerner la réalité.
Elle ouvrit la bouche pour parler. Rien n’en
sortit.
— Ma tête… pas marcher.
— Tout va bien.
Comme mû par une impulsion, il tendit le
bras dans sa direction, avant de baisser la
main comme s’il ignorait quoi faire.
Sola lutta pour déglutir, la bouche sèche.
— Encore de l’eau. S’il te plaît.
Il bougea si vite qu’on aurait dit qu’il
attendait l’occasion de faire quelque chose. Et
tandis qu’il ouvrait une nouvelle bouteille
d’eau, elle tenta de repousser le sac de
couchage pour dégager ses mains – sans
résultat. Le tissu en nylon semblait peser aussi
lourd qu’une couche de bitume.
— Reste tranquille, dit-il doucement.
Laisse-moi t’aider à boire.
— Mes mains ne fonctionnent plus.
— Je sais.
Il posa le goulot contre ses lèvres.
— Bois.
Plus facile à dire qu’à faire. Elle se mit à
claquer des dents.
— Désolée, marmonna-t-elle, alors que
l’eau se répandait partout sur elle.
— Ehric, combien de temps devons-nous
encore rouler ? demanda-t-il sèchement.
La Range Rover s’immobilisa brutalement.
— Je crois que nous y sommes. En tout cas,
nous sommes quelque part.
Sola fronça les sourcils en regardant par-
dessus l’épaule du conducteur installé devant
elle. La barrière bancale éclairée par les
phares semblait appartenir à une ferme qu’on
aurait désertée. Elle était à moitié tordue, et
ses vieilles planches et son grillage rouillé
semblaient assemblés de bric et de broc.
— Où allons-nous ? demanda-t-elle d’une
voix enrouée. Je croyais rentrer à la maison.
— Nous allons d’abord te faire soigner.
Ahssaut fit de nouveau mine de tendre le
bras vers elle, mais se ravisa encore aussitôt.
— Il te faut… Tu es blessée et on ne peut
pas laisser ta grand-mère te voir dans cet état.
— Oh ! c’est vrai.
Seigneur ! elle avait oublié qu’elle était à
moitié nue, blessée et qu’elle avait besoin
d’une longue douche.
— Merci.
— Ça ne peut pas être là, marmonna le
chauffeur.
Ahssaut jeta un coup d’œil à travers le pare-
brise et son regard se fit noir, comme s’il ne
s’était pas attendu à cette situation, lui non
plus.
— Rapproche-nous de cette boîte.
Ils avancèrent vers ce qui ressemblait à un
nichoir à oiseau fixé sur un piquet branlant et
le chauffeur baissa sa vitre…
Une voix bourrue et désincarnée sortit de
l’objet :
— J’vous vois. Passez le portail.
Comme par magie, la barrière « vétuste »
s’ouvrit en plein milieu, et les deux parties
s’écartèrent avec fluidité et sans un bruit.
La route qui sinuait derrière était enneigée
mais entretenue. Et un peu plus loin apparut
une nouvelle barrière. Celle-ci était moins
fragile et plus haute, faite de chaînes rouillées
mais qui semblaient solidement fixées à leurs
poteaux. Cette fois-ci, ils n’eurent pas besoin
de s’arrêter : la clôture s’écarta devant eux,
pour les laisser passer.
Et les choses continuèrent ainsi.
Au fur et à mesure de leur progression, les
barrages se firent de plus en plus récents et
imposants, jusqu’à ce qu’ils se retrouvent au
pied de ce qui ressemblait à une installation
gouvernementale. Des pylônes de béton aussi
gros que ceux qui soutenaient les ponts de
Caldwell étayaient un énorme portail en métal
plein de la taille d’une affiche publicitaire. Et
de chaque côté s’étendait un mur de six mètres
de haut surmonté de barbelés sur lequel des
panneaux d’avertissements à l’encontre des
intrus étaient placardés tous les trois mètres.
On dirait Jurassic Park, songea Sola.
— Impressionnant, lâcha le conducteur.
De même que les autres barrières, celle-ci
s’ouvrit avant qu’ils aient pu s’arrêter au point
de contrôle équipé d’un clavier, d’un haut-
parleur et de plusieurs caméras de
surveillance.
— C’est une base militaire ? marmonna
Sola.
Ahssaut était peut-être un flic infiltré,
auquel cas…
— Est-ce que j’ai besoin d’un avocat ?
demanda-t-elle.
— Pour quoi faire ?
L’attention d’Ahssaut était concentrée sur ce
qui se trouvait devant eux. Il scrutait l’autre
côté du pare-brise comme s’il était au volant.
— Allez-vous m’arrêter ?
Il tourna la tête, les sourcils froncés.
— De quoi parles-tu ?
Sola se détendit sur la banquette. S’il
mentait, il méritait un oscar. Et si ce n’était pas
le cas, eh bien, c’était peut-être la manière de
Dieu de répondre à ses prières car une
solution infaillible pour l’empêcher de
reprendre sa vie d’avant était de la jeter en
pâture au système judiciaire.
Le souterrain dans lequel ils
s’engouffrèrent n’avait rien à envier au
Lincoln Tunnel avec ses éclairages au néon et
sa ligne jaune au milieu, et la pente fit
s’incliner sérieusement la voiture.
— Sommes-nous à Caldwell ? demanda-t-
elle.
— Oui.
Ahssaut se renfonça dans son siège et, dans
la lumière désormais abondante, elle le vit
glisser la main droite dans sa parka.
Sola se rembrunit.
— Est-ce que… Pourquoi prends-tu une
arme ?
— Je ne fais confiance à personne d’autre
que moi pour prendre soin de toi.
Il se tourna vers elle.
— Et j’ai fait une promesse à ta grand-
mère. Tu lui reviendras saine et sauve, et je
compte bien respecter ma parole. Au moins
dans ce cas précis.
Lorsqu’elle croisa son regard, une
sensation étrange s’installa dans sa poitrine.
C’était en partie de la peur, ce qui la
désorienta. Compte tenu de la situation dans
laquelle elle s’était trouvée, son sauveur avait
intérêt à embarquer un calibre.40 et à être prêt
à s’en servir.
Quant au reste de son ressenti, elle n’avait
pas envie de l’étudier de trop près.
Le tunnel déboucha sur un parking qui lui
rappela celui du stade de la ville. Il était bas de
plafond, disposait de nombreuses places, et
une montée qui disparaissait dans un virage
suggérait l’existence de plusieurs niveaux.
— Où sommes-nous ? demanda-t-elle alors
qu’ils s’arrêtaient devant une porte fermée.
En guise de réponse, cette dernière s’ouvrit
en grand et une équipe médicale en sortit,
médecins, infirmières, brancard et tout le
tremblement.
— Grâce soit rendue à la Vierge scribe,
marmonna Ahssaut.
Oh… merde ! les blouses blanches n’étaient
pas seules. Elles étaient accompagnées par
trois mecs énormes : un blond avec une belle
gueule d’acteur de cinéma, un militaire avec
une coupe en brosse et une expression aussi
dure qu’un billot, et un gars franchement
terrifiant au crâne rasé, avec une cicatrice qui
lui barrait la joue et s’incurvait sur le côté de
la bouche.
Non, ce n’était pas le gouvernement fédéral.
À moins qu’il s’agisse d’une division
secrète de gros durs.
Ahssaut mit la main sur la portière.
— Reste dans la voiture.
— Ne t’en vas pas, lâcha Sola.
Il lui jeta un coup d’œil.
— N’aie pas peur. Ils me sont redevables.
Son sauveur tendit de nouveau le bras vers
elle, mais cette fois-ci il ne suspendit pas son
geste. Il lui effleura la mâchoire si légèrement
que, si elle ne l’avait pas vu faire, elle ne
l’aurait pas remarqué.
— Reste ici.
Puis il descendit de la voiture et referma la
portière. À travers la vitre teintée, elle vit un
quatrième homme sortir du couloir
brillamment éclairé. Non, ce n’était pas un
comptable… Avec son long manteau de
fourrure et sa canne, il ressemblait à un
maquereau à l’ancienne, sa crête courte et son
sourire sardonique complétant à merveille le
tableau.
Le nouveau venu et Ahssaut se tendirent la
main exactement au même moment. Et ils se la
serrèrent tout en échangeant quelques mots…
Quelque chose n’allait pas. Ahssaut se mit à
froncer les sourcils, puis il eut l’air
franchement de mauvais poil. Mais comme
l’homme à la crête haussait les épaules d’un
air impassible, il finit par tendre son arme et
laissa les autres le fouiller. Ce ne fut qu’une
fois ses cousins sortis de la voiture et soumis
au même traitement que le maquereau fit signe
à l’équipe médicale de se diriger vers le
véhicule.
Quand ils ouvrirent sa portière, une
poussée de terreur força Sola à remonter le
sac de couchage jusqu’à son menton…
La femme qui passa la tête à l’intérieur du
véhicule était belle, avec de courts cheveux
blonds et des yeux vert foncé.
— Bonjour, je suis Doc Jane. J’aimerais
vous examiner, si vous m’y autorisez.
Sa voix était égale. Douce. Posée.
Pourtant Sola se révéla incapable de bouger
ou de parler.
Du moins pas avant qu’Ahssaut apparaisse
derrière le médecin.
— C’est bon, Marisol. Elle va s’occuper de
toi.
Elle se surprit à plonger les yeux dans les
siens pendant une éternité. Quand elle fut
satisfaite de ce qu’elle y lut, elle chuchota : —
D’accord, d’accord…
Et ce fut alors que ses tremblements
cessèrent.

Ahssaut n’était pas ravi d’avoir ses holsters
vides, mais Vhen s’était montré clair : soit lui
et ses cousins entraient désarmés, soit
l’humaine ne serait pas soignée.
C’était la seule raison pour laquelle Ahssaut
consentait à être vulnérable, et il détestait cela.
Mais la fin justifiait les moyens.
— Et elle s’appelle Marisol, s’entendit-il
expliquer tandis que la doctoresse blonde se
mettait à parler à voix basse. Sola.
Sur sa gauche, il sentit Vhen le dévisager, et
le menheur du Conseil n’était pas le seul. Les
trois frères chargés de monter la garde étaient
trop professionnels pour montrer quoi que ce
soit, mais il voyait bien qu’ils se demandaient
pourquoi il s’était pointé devant leur porte
avec une humaine. Qui était blessée. Et pour
laquelle il était prêt à abandonner ses flingues.
— Non, restez ici, Marisol. Nous ferons le
tour.
Le médecin recula et fit signe de la tête à
son équipe.
— Ses constantes vitales sont basses mais
stables. Plaie par balle à la cuisse droite.
Possible commotion cérébrale. Je crains
qu’elle soit en état de choc. Elle a pu subir
d’autres traumatismes dont elle ne souhaite
pas parler.
Ahssaut sentit le sang quitter sa tête mais ne
lâcha pas la bride à son envie de s’évanouir…
— Toi, dit-il d’un ton mordant. Reste en
arrière.
Le mâle – ou… mon Dieu ! s’agissait-il
vraiment d’un humain ? – s’arrêta net.
Le médecin principal, la femelle, prit la
parole.
— Voici mon collègue. Le docteur Manello.
Il…
— …ne s’occupera pas d’elle.
Ahssaut montra les crocs.
— Elle est nue sous la ceinture.
Il eut vaguement conscience du fait que tout
le monde s’était figé et l’observait. Il eut
également conscience de l’odeur qui venait
soudain d’entrer en scène. Il ne s’attarda sur
aucun de ces deux points tandis qu’il défiait
l’homme du regard, prêt à lui sauter à la
gorge s’il continuait à faire le tour de la
voiture.
Le type leva les mains comme si on lui
braquait une arme sous le nez.
— D’accord, d’accord. Du calme. Tu veux
que je me barre, je me barre.
Il recula en secouant la tête, mais sans rien
dire.
La femme médecin posa une main sur
l’avant-bras d’Ahssaut.
— Nous allons l’installer sur le brancard.
Pourquoi ne pas venir avec moi. Vous pourrez
observer la manœuvre et rester près d’elle.
Ahssaut fit taire son grognement et se racla
la gorge.
— C’est ce que je vais faire. Merci.
En réalité, il fit mieux.
Lorsque le docteur ouvrit la portière de
Marisol, il détesta la façon dont celle-ci
esquissa un mouvement de recul avant de se
reprendre. Puis elle riva les yeux sur les siens.
— Veux-tu que je t’aide à sortir ? lui
demanda-t-il d’une voix enrouée, avant qu’un
membre du personnel médical ait pu bouger.
— Oui. S’il te plaît.
Il lui semblait évident d’écarter tout le
monde et d’être le mâle qui s’occupait d’elle.
Se glissant dans l’habitacle, il la prit dans ses
bras, en veillant bien à maintenir le sac de
couchage en place pour qu’elle ne soit pas
exposée…
La plainte qu’elle tenta de retenir lui donna
la nausée, mais il devait la sortir de là. Et
quand il se fut redressé, elle parut trouver une
position dans ses bras qui ne lui causait pas
trop d’inconfort.
Elle appuya la tête contre son épaule et ne
bougea plus.
— Je vais la porter, annonça-t-il au
médecin.
— Il vaut sans doute mieux que… Bon,
d’accord, ça ira.
La guérisseuse blonde leva les mains en
l’air quand il montra de nouveau les crocs.
— C’est bon. Suivez-moi.
Le frère Rhage entra le premier dans le
couloir, et les deux autres guerriers restèrent
en arrière, fermant la marche avec ses
cousins.
Ahssaut avançait d’une démarche aussi
fluide que possible, car chaque raidissement
ou halètement de Marisol communiquait sa
douleur à sa propre poitrine, au point de lui
brûler les poumons, d’encombrer sa
respiration et de lui faire mal à la jambe.
Ils dépassèrent d’innombrables salles, dont
il observa l’intérieur pour certaines, mais
qu’il ne prit pas la peine de regarder pour la
plupart. D’après le peu qu’il remarqua, il
s’agissait de salles de classe, d’un bureau
vide… d’un endroit ressemblant à une salle
d’interrogatoire. Alors qu’il commençait à
être convaincu qu’ils allaient changer d’État,
la femelle médecin s’arrêta enfin et désigna
une salle d’examen.
La table d’opération au milieu se trouvait
pile sous une lampe et, quand il s’approcha
pour installer Marisol sur la surface
rembourrée et couverte d’un drap, il fut
soulagé que la guérisseuse n’ait pas allumé la
suspension. La pièce carrelée semblait déjà
trop brillante, avec ses placards d’acier et de
verre étincelants. Le chariot à roulettes
surmontée d’instruments chirurgicaux avait
l’air menaçant, même si ces objets étaient
censés aider si on les mettait entre de bonnes
mains.
Douce Vierge de l’Estompe ! le visage de
Sola était gris de douleur et d’épuisement
quand elle s’assit sur cette table, les genoux
remontés contre sa poitrine, le sac de
couchage bleu marine collé à elle comme une
seconde peau.
— Je vais demander à toutes les personnes
qui ne sont pas nécessaires de rester dans le
couloir, annonça le docteur en repoussant les
frères, ses cousins et le guérisseur mâle. Non,
non, tout ira bien. C’est ça, salut.
Puis d’un ton plus bas elle ajouta :
— C’est un mâle lié. Vous voulez
l’affronter si je dois effectuer un examen
interne sur elle ?
Un mâle… lié ? Lui ?
Alors que les frères protestaient, Ahssaut
hocha la tête d’un air furieux vers les
guerriers et Vhengeance.
— Je ne causerai aucun problème. Vous
avez ma parole.
Sauf qu’il se demanda si l’intimité de
Marisol ne méritait pas d’être également
protégée de quelqu’un comme lui.
— Marisol, dit-il doucement. Il vaudrait
peut-être mieux que je…
— Reste.
Il ferma les yeux.
— Très bien.
Il vint se placer près de la tête de la jeune
femme, en prenant soin de tourner le dos à la
table d’opération, de sorte qu’elle puisse
garder les yeux rivés sur les siens mais qu’il
n’aperçoive rien qui mette en péril sa pudeur.
Le docteur s’approcha d’elle et parla
doucement. Gentiment.
— Si vous pouviez vous allonger, ce serait
formidable. Si vous ne vous sentez pas en
sécurité, je comprendrai et je redresserai le
dossier du lit.
Il y eut un long silence.
— Comment vous appelez-vous, déjà ?
demanda Marisol d’une voix rauque.
— Jane. Je m’appelle Jane. Derrière moi se
trouve mon infirmière, Ehlena. Et rien
n’arrivera ici sans votre consentement,
d’accord ? C’est vous qui décidez.
Oui, il avait l’impression qu’il allait
apprécier ce médecin.
— D’accord. Très bien.
Marisol saisit la main d’Ahssaut et
s’allongea en grimaçant, jusqu’à ce qu’elle
soit totalement étendue.
— OK.
Il s’attendait à ce qu’elle le lâche une fois
installée. Mais elle ne le fit pas, et ne le quitta
pas des yeux non plus. Ni quand la guérisseuse
défit le sac de couchage et la recouvrit d’une
couverture. Ni quand on lui posa des questions
sur une éventuelle commotion cérébrale et
qu’on testa ses réflexes. Ni quand on examina
et sonda sa plaie à la cuisse. Ni même quand
on approcha un appareil de radiographie
portable au-dessus d’elle pour prendre des
clichés de sa jambe sous différents angles.
— Bon, j’ai beaucoup de bonnes nouvelles,
annonça le médecin un peu plus tard en
s’avançant avec un ordinateur portable.
Sur l’écran, on apercevait l’image
brumeuse de l’épais fémur de Marisol.
— Non seulement vous ne souffrez que
d’une légère commotion, mais, en plus, la
balle a traversé proprement la jambe. Rien ne
montre que l’os soit cassé ou fêlé. Notre
principal problème est donc le risque
d’infection. J’aimerais nettoyer la plaie
méticuleusement et vous donner également
des antibiotiques et des antalgiques. Ça vous
paraît bien ?
— Ça ira, l’interrompit Marisol.
Le docteur éclata de rire tout en reposant
l’ordinateur.
— Je vous assure que vous êtes à votre
place ici. C’est ce que tous mes patients me
disent. Néanmoins, j’en appelle à votre
intelligence, et je sais que vous ne voudrez pas
mettre votre santé en péril. Ce qui m’inquiète,
c’est la septicémie. Vous m’avez dit dans la
voiture qu’on vous avait tiré dessus il y a
environ vingt-quatre heures. C’est une période
assez longue pour que la plaie se soit infectée.
— Allons au bout des choses, Marisol,
s’entendit raisonner Ahssaut. Suivons l’avis
qui nous est donné.
La jeune femme ferma les yeux.
— OK.
— Bien, bien.
Le médecin tapa quelques notes sur
l’ordinateur.
— Il reste encore une chose.
— Quoi ? demanda Ahssaut comme le
silence se prolongeait.
— Marisol, je dois savoir si vous avez été
blessée ailleurs.
— Ai… lleurs ? marmonna-t-on en
réponse.
Ahssaut sentit le regard de la doctoresse
peser sur lui.
— Pourriez-vous nous laisser une minute.
Avant qu’il puisse répondre, Marisol lui
serra la main si fort qu’il fit la grimace.
— Non, répondit-elle avec raideur. Il n’ira
nulle part.
Jane se racla la gorge.
— Vous pouvez tout me dire, vous savez.
Tout ce qui sera pertinent pour les soins.
Brusquement, le corps de Marisol
recommença à trembler de la même façon que
sur la banquette arrière du 4 x 4.
Précipitamment, comme si elle arrachait
quelque chose de sa peau, elle expliqua : — Il
a tenté de me violer. Il a échoué. Je l’ai tué
avant…
D’un seul coup, les bruits de la pièce
disparurent. L’idée – non, la réalité – que
quelqu’un l’ait maltraitée, blessée, ait marqué
son corps, tenté de…
— Est-ce que ça va ? demanda quelqu’un.
L’infirmière. Ce devait être…
— Il est en train de tourner de l’œil !
s’exclama le docteur.
Ahssaut se demanda de qui on parlait au
moment où il perdit connaissance.
Chapitre 23

— Parle, guérisseur, exigea Kolher, qui se


tenait au-dessus du corps inanimé de sa
shellane. Parle !
Douce Vierge scribe ! elle semblait morte.
Oui, juste après l’évanouissement d’Anha, il
l’avait portée jusqu’à leur chambre conjugale,
accompagné des frères, laissant derrière lui
les aristocrates et leur jeu social inutile. Il
avait lui-même étendu sa bien-aimée sur la
couche pendant qu’on convoquait le
guérisseur, et lui avait délacé son corset. Les
frères s’étaient retirés dès l’arrivée du
médecin de confiance muni des instruments de
son art, puis ils s’étaient retrouvés tous les
trois, avec le crépitement du feu et le
hurlement qui se répercutait dans son âme.
— Guérisseur, qu’en dis-tu ?
Le mâle, accroupi près d’Anha, regarda par-
dessus son épaule. Avec sa longue robe noire,
symbole de son rang, étalée par terre, il
ressemblait plutôt à un oiseau géant sur le
point de prendre son envol.
— Elle court un grave danger, seigneur.
Quand Kolher eut un mouvement de recul, le
guérisseur se redressa.
— Je crois qu’elle porte un enfant.
Un courant glacé le parcourut
intérieurement des pieds à la tête, effaçant
tout sentiment sur son passage.
— Elle est…
— … enceinte. Oui. Je m’en suis rendu
compte en palpant son ventre. Il est dur et
tendu, et vous avez mentionné qu’elle avait
récemment eu ses chaleurs.
— Oui, chuchota-t-il. C’est donc à cause
de…
— Son malaise n’est pas lié à son début de
grossesse, car elle ne saigne pas. Non, je crois
qu’il s’agit d’autre chose. Je vous en prie,
seigneur, approchons-nous du feu pour parler
sans la déranger.
Kolher se laissa guider plus près des
flammes.
— A-t-elle de la fièvre ?
— Seigneur…
Le guérisseur se racla la gorge comme s’il
redoutait une mort qui n’aurait aucun rapport
avec la reine.
— Pardonnez-moi, seigneur…
— Ne me dis pas que tu n’as pas
d’explication, gronda Kolher.
— Préféreriez-vous que je vous trompe ?
Son cœur bat au ralenti, son teint est d’une
pâleur terne, sa respiration superficielle et
intermittente. Elle est peut-être en train de
succomber à un problème interne que je ne
puis évaluer. Je l’ignore.
Kolher regarda une fois de plus sa
compagne. Il n’avait jamais été enclin à la
peur. Désormais, la terreur s’insinuait sous sa
peau, prenait possession de lui à la manière
d’un esprit malin et le dominait.
— Seigneur, je vous conseille de la nourrir.
Maintenant et aussi souvent qu’elle pourra
s’alimenter à votre veine. L’énergie qu’elle en
retirera changera peut-être la situation…
Assurément, s’il reste le moindre espoir, il
réside en vous. Et si elle se réveille, je ne lui
ferais boire que de l’eau fraîche, pas de bière.
Rien qui puisse causer un nouvel
alanguissement de son corps…
— Sors d’ici.
— Seigneur, elle est…
— Laisse-nous. Tout de suite !
Kolher eut conscience que le mâle regagnait
la porte en trébuchant. Et cela valait mieux
pour le guérisseur, car une rage meurtrière
avait enflé dans la poitrine de son roi et
risquait de s’abattre sur n’importe quel être
vivant à sa portée.
Une fois la porte refermée, Kolher
s’approcha de la couche.
— Mon amour, dit-il, désespéré. Anha, mon
amour, entends ma voix et réveille-toi.
Il tomba de nouveau à genoux.
Kolher était une fois de plus agenouillé, par
terre, près de sa tête. Caressant ses cheveux
jusqu’à son épaule, puis le long de son bras, il
veilla à seulement l’effleurer.
Scrutant son souffle, il tenta de lui faire
prendre des inspirations plus profondes par la
seule force de sa volonté. Il aurait voulu
revenir à la nuit précédente, quand ils
s’étaient réveillés ensemble et qu’il avait
plongé les yeux dans les siens, étincelants de
vie. À dire vrai, se rappeler avec autant de
détails tout ce qui avait trait à ce moment,
cette heure, cette nuit, les saveurs du repas
qu’ils avaient partagé, les conversations sur
leur avenir et les audiences qu’ils avaient
accordées à la cour, lui embrouillait l’esprit.
Il avait l’impression que la clarté de ses
souvenirs aurait dû être une porte qu’il aurait
pu franchir et ainsi lui prendre la main, humer
son odeur, avoir le cœur léger qui allait de
pair avec la bonne santé et le bonheur, et la
ramener au présent dans cet état.
Mais, bien entendu, ce n’était qu’un
fantasme.
Tirant sa dague de cérémonie, il leva la
lame brillante et polie. Quand sa lourde
manche sertie de joyaux et d’or restreignit ses
mouvements, il ôta son beau manteau, et le
jeta derrière lui. Alors que celui-ci atterrissait
bruyamment sur le sol, à cause de toutes les
gemmes méticuleusement cousues qui
éraflèrent le chêne dur, il s’entailla le poignet
de sa lame.
Oh ! il aurait préféré qu’il s’agisse de sa
gorge.
— Anha, assieds-toi pour moi. Redresse la
tête, mon amour.
Il la soutint de son avant-bras libre,
apportant la source intarissable de son sang
aux lèvres de sa compagne.
— Anha, prends mon sang… prends…
Elle entrouvrit les lèvres, mais ce n’était
pas sous l’effet d’un aimable assentiment.
Non, ce n’était dû qu’à l’angle de son cou.
— Anha, bois… reviens-moi.
À mesure que les gouttes rouges tombaient
dans sa bouche, il pria pour qu’elles
parviennent au fond de sa gorge et ainsi dans
ses veines, pour la ressusciter grâce à leur
pureté.
Ce n’était pas leur destin, songea-t-il. Ils
devaient encore demeurer ensemble pour des
siècles, et non être séparés à peine un an après
leur rencontre. Ce n’était pas eux.
— Bois, mon amour…
Il maintint son poignet en place jusqu’à ce
que le sang menace de couler sur son menton.
— Anha ?
Posant la tête sur le dos de sa main froide,
il pria pour un miracle. Et plus il demeurait
là, plus il la rejoignait dans un état qui n’était
qu’à un cheveu de la mort.
Si elle trépassait, il la suivrait. D’une façon
ou d’une autre…
Douce Vierge scribe ! ce n’était pas eux…

Kolher ne se réveilla pas, mais émergea
plutôt du sommeil comme une bouée
échappée des profondeurs jaillit à la surface
agitée de l’eau.
Il était plongé dans la profonde obscurité de
sa cécité, naturellement, et, comme toujours, il
tendit le bras vers l’autre côté du lit…
« Crac ! »
Kolher leva la tête et fronça les sourcils. À
tâtons, ses doigts rencontrèrent ce qui
ressemblait à des livres, un sous-verre, un
cendrier.
Du bois calciné.
Il ne se trouvait pas dans sa chambre. Et
Beth n’était pas avec lui.
Se retournant, il se redressa, le cœur battant
à tout rompre dans sa poitrine, ce qui lui
donna le vertige.
— Beth ?
Dans les tréfonds de son cerveau, il savait
qu’il était dans la bibliothèque au rez-de-
chaussée de la demeure de la Confrérie, mais
ses pensées ressemblaient à des vers se
tortillant continuellement dans la terre
meuble, sans aller nulle part.
— Beth… ?
Un gémissement lointain.
— George ?
Un gémissement plus fort.
Kolher se passa une main sur le visage. Se
demanda où étaient ses lunettes de soleil.
Songea que, oui, il était assis sur ce canapé
dans la bibliothèque, celui situé en face de la
cheminée.
— Oh… putain de merde…, grogna-t-il
quand il tenta de se lever.
Se tenir debout était tout bonnement
grandiose. Il avait le tournis, l’estomac noué
et il dut s’agripper à l’accoudoir du canapé
pour ne pas s’effondrer par terre.
Titubant dans l’espace, il se cogna dans les
portes plus qu’il ne les rejoignit, et heurta les
panneaux résistants en pleine poitrine. Il
chercha les poignées à tâtons, défit les verrous
et…
… George bondit dans la pièce et se mit à
courir autour de lui, ses éternuements
suggérant qu’il souriait.
— Eh, eh…
Kolher avait l’intention de revenir s’asseoir
sur le canapé parce qu’il ne souhaitait pas que
des yeux valides le voient dans cet état, mais
son corps en avait décidé autrement. Et quand
il posa ses fesses sur le sol, George saisit
l’occasion de lui sauter dessus et se
transforma en couverture.
— Salut, mon grand, oui, on est tous les
deux encore là…
Caressant le large poitrail du chien, il
enfouit le nez dans son pelage et se laissa
gagner par son agréable odeur de propre.
— Où est maman ? Est-ce que tu sais où elle
est ?
Quelle question stupide. Elle n’était pas là,
et c’était sa faute à lui.
— Merde ! George.
L’animal tapait sa queue contre ses côtes, le
reniflait et secouait les oreilles en tous sens. Et
c’était agréable, normal, sans être suffisant.
— Je me demande quelle heure il est.
Bon sang ! il s’était emporté contre John et
V., non ? Et il n’avait pas fait les choses à
moitié. Il se rappelait vaguement avoir
saccagé la salle de billard, renversé tout un tas
de choses, s’être battu avec quiconque passait
à portée, puis d’avoir fait une sieste. Il était
quasi certain que quelqu’un l’avait drogué, et
il ne pouvait pas vraiment en vouloir à celui
qui l’avait fait. S’il n’avait été endormi par des
tranquillisants, il ignorait quand il se serait
arrêté.
Et il n’aurait pas voulu blesser un de ses
frères ou son personnel. Ni endommager la
maison.
— Merde !
Son vocabulaire se limitait apparemment à
ce mot.
Zut ! il aurait dû laisser Viszs le guider
jusqu’ici et lui expliquer ce qui se passait.
Mais au moins sa compagne n’irait qu’à deux
endroits. Le refuge de Marissa, ou l’ancienne
maison d’Audaszs. Et c’était sans doute ce que
John avait essayé de lui dire.
Putain ! songea-t-il. Ce n’était pas Beth et
lui. Leur couple n’était pas censé finir ainsi.
En réalité, il avait toujours eu l’impression
que son destin était d’être avec elle ; depuis le
moment où elle était apparue dans sa vie,
jusqu’au sentiment de complétude qu’elle lui
procurait, tout lui avait toujours semblé écrit
d’avance. Bien entendu, ils avaient leurs
disputes. Il était un connard entêté et elle ne lui
laissait rien passer. Pff.
Mais jamais cette séparation. Jamais.
— Viens, mon pote. On a besoin d’être
seuls.
George sauta de ses genoux, puis Kolher se
releva d’une poussée. Une fois qu’il eut
refermé les portes, il se mit à jouer à « trouve
le téléphone ». Tu parles d’une émasculation.
Les mains tendues devant lui, le torse incliné,
la démarche hésitante, il se cogna dans le
mobilier qu’il effleurait pour déterminer s’il
s’agissait d’une causeuse, d’un fauteuil ou
d’une lampe…
Il eut l’impression que le bureau était le tout
dernier meuble à passer à sa portée, et il
découvrit où se trouvait le téléphone quand il
fit tomber le combiné de son socle. Il le posa
contre son oreille, tâtonna jusqu’à trouver les
touches, puis réinitialisa la tonalité avant de
pouvoir composer le numéro.
Se représentant les dix chiffres avec le dièse
et l’étoile en bas du clavier, il composa la
combinaison à sept chiffres et attendit.
— Le Refuge, bonjour.
Il ferma les yeux. Il avait espéré que la nuit
soit plus proche parce que, dans ce cas-là, il
aurait pu partir à sa recherche.
— Bonjour, est-ce que Beth est là ?
— Non, je regrette. Puis-je prendre un
message ?
Les yeux toujours fermés, il entendit la
femelle reprendre :
— Allô ? Il y a quelqu’un ?
— Pas de message.
— Puis-je lui dire qui a appelé si jamais
elle vient plus tard ?
Il se demanda brièvement ce que ferait la
réceptionniste s’il lui déclinait son identité.
— Je la trouverai ailleurs. Merci.
Quand il raccrocha, il sentit la grosse tête
de George appuyée contre sa cuisse. C’était
tellement caractéristique de ce chien de
toujours vouloir aider.
Kolher garda enfoncée la touche de la
tonalité. Il ignorait s’il était prêt à composer
l’autre numéro. Et si elle ne répondait pas, il
n’aurait plus la moindre idée de l’endroit où
elle se trouvait. Et songer qu’il devrait peut-
être aller voir Viszs ou John pour obtenir
cette information était insupportable, tant il
avait honte.
Tandis qu’il composait une autre suite de
chiffres, il se dit…
Je n’arrive pas à croire que cela nous arrive
à nous. Ce n’est pas nous.
Chapitre 24

La tête tournée sur l’oreiller, Sola avait le


regard fixé sur la porte de la chambre
d’hôpital qu’on lui avait attribuée. Mais elle ne
la voyait pas.
Au lieu de cela, les images de son
enlèvement défilaient devant ses yeux,
bloquant tout le reste. Son arrivée chez elle et
le coup sur sa tête. Le trajet en voiture. La
fusée de détresse. La course-poursuite dans la
neige. Puis la cellule et ce gardien qui avait
voulu la…
Elle sursauta quand on toqua à la porte. Et,
chose étrange, elle savait qui était son visiteur.
— Je suis heureuse que tu sois revenu.
Ahssaut ouvrit la porte et se contenta de
passer la tête, comme s’il craignait de la
bouleverser.
— Tu es réveillée.
Elle remonta les couvertures sur sa
poitrine.
— J’ai pas dormi.
— Non ?
Écartant plus largement le battant, il entra
avec un plateau de nourriture.
— J’avais espéré… enfin, peut-être
souhaiterais-tu te sustenter ?
Sola inclina la tête.
— Tu as vraiment des expressions
démodées.
— Le français n’est pas ma langue
maternelle.
Il déposa le plateau sur une table à roulettes
et la fit glisser vers elle.
— Ni ma seconde langue, d’ailleurs.
— Sans c’est doute pour cela que j’adore
t’entendre parler.
Il se figea à ses mots. Si elle n’avait pas été
shootée aux antalgiques, elle n’aurait peut-être
pas avoué une chose pareille. Mais on s’en
fichait.
Soudain, il la dévisagea et la lueur intense
dans ses yeux leur donna un aspect plus
chatoyant encore qu’à l’ordinaire.
— Je suis ravi que ma voix te plaise, dit-il
d’un ton rauque.
Sola concentra son attention sur la
nourriture, tandis qu’elle sentait monter une
chaleur intérieure pour la première fois
depuis… tout ça.
— Merci de ta peine, mais je n’ai pas faim.
— Tu as besoin de manger.
— Les antibiotiques me rendent malade.
Elle désigna du menton la perfusion
suspendue à côté de son lit.
— Ce qu’il y a là-dedans est épouvantable.
— Je vais te nourrir.
— Je…
Bizarrement, elle repensa à cette nuit-là,
dans la neige, quand il l’avait suivie, alors
qu’elle quittait sa propriété et l’avait
confrontée près de sa voiture. Tu parles d’une
menace dans le noir ! Il lui avait vraiment
foutu les jetons. Mais ce n’était pas la seule
émotion qu’elle avait ressentie alors.
Ahssaut approcha une chaise de son lit.
C’était drôle, parce qu’il ne s’agissait pas d’un
de ces sièges en plastique qu’on trouve
normalement dans les hôpitaux ; celle-ci
semblait tout droit sortie d’un magasin de
décoration, rembourrée, confortable et
joliment tapissée. Quand il s’assit dessus, il se
trouva à l’étroit, mais pas parce qu’il était trop
gros. Il était trop grand, et son corps puissant
écrasait le dos et les accoudoirs du siège. Et
ses vêtements foncés contrastaient
affreusement avec la couleur pâle du tissu.
Il avait des taches brunes de sang séché sur
sa veste. Ainsi que sur sa chemise et son
pantalon.
— Ne regarde pas cela, lui demanda-t-il
doucement. Tiens. Pour toi, je n’ai choisi que
le meilleur.
Soulevant la cloche, il dévoila…
— Mais où suis-je donc, bon sang ?
s’exclama-t-elle en se penchant pour humer
les appétissants arômes. Est-ce que Jean-
Georges a créé un restaurant pour les
hôpitaux ou quelque chose comme ça ?
— Qui est Jean-Georges ?
— Un chef renommé à New York. J’ai
entendu parler de lui sur Cuisine TV.
Elle s’assit dans son lit, grimaçant lorsque
sa cuisse se rappela à son bon souvenir.
— Je n’aime même pas le rosbif, mais
celui-ci a l’air délicieux.
— J’ai pensé qu’un apport en fer te ferait du
bien.
La tranche de bœuf était parfaitement cuite,
avec une croûte qui craqua quand il la trancha
avec…
— Est-ce que ce sont des couverts en argent
? s’étonna-t-elle en scrutant la fourchette, le
couteau et la cuillère toujours posée sur la
serviette élégamment pliée.
— Mange.
Il porta un morceau découpé avec précision
à ses lèvres.
— Mange pour moi.
Sans se faire prier, sa bouche s’ouvrit
d’elle-même, comme si elle ne voulait pas
entendre parler d’un « Je peux me nourrir
toute seule ».
Fermant les yeux, elle grogna de plaisir.
Pourtant, elle n’avait pas faim. Pas du tout.
— C’est la meilleure chose que j’ai jamais
mangée.
Le sourire qui éclaira le visage d’Ahssaut
était incompréhensible. Il était bien trop
éclatant comparé au fait qu’elle ne faisait
qu’avaler de la bouffe, et il dut s’en rendre
compte, car il détourna la tête pour qu’elle ne
puisse plus voir son expression.
Au cours des quinze ou vingt minutes
suivantes, les seuls bruits dans la pièce,
hormis le sifflement de la ventilation, furent
ceux de l’argenterie luxueuse tintant contre
l’assiette en porcelaine. Et, oui, en dépit de ses
réticences, elle avala l’énorme tranche de
bœuf, le gratin dauphinois et les épinards à la
crème. Ainsi que le petit pain certainement
préparé sur place. Et le sablé aux pêches. Et
elle but même un peu d’eau minérale fraîche
et du café conservé dans une carafe.
Elle aurait sans doute mangé la serviette, le
plateau, l’argenterie et la table si on lui en
avait laissé l’occasion.
S’effondrant contre l’oreiller, elle posa une
main sur son ventre.
— Je crois que je vais exploser.
— Je vais juste déposer ceci dans le couloir.
Excuse-moi.
De son point de vue privilégié, elle scruta
chacun de ses mouvements : la façon dont il se
leva, saisit les poignées du plateau de ses
longues mains élégantes, fit demi-tour et
marcha d’un pas fluide vers la porte.
En parlant de bonnes manières, il avait
manipulé l’argenterie avec des gestes raffinés,
comme s’il utilisait la même chose chez lui. Et
il n’avait pas renversé une goutte en lui
servant son café. Ni fait tomber de nourriture
en lui donnant à manger.
Le parfait gentleman.
Difficile de concilier cela avec ce qu’elle
avait vu quand il lui avait tendu le téléphone
pour parler à sa grand-mère. À ce moment-là,
il avait eu l’air d’un déséquilibré, avec le sang
qui lui dégoulinait du menton comme s’il
avait mordu quelqu’un. Ses mains aussi étaient
couvertes de sang…
Vu qu’elle avait tué toutes les personnes qui
se trouvaient dans cet horrible endroit avant
de partir, il avait de toute évidence dû amener
quelqu’un avec lui.
Oh ! mon Dieu… elle était une meurtrière.
Ahssaut revint s’asseoir à côté d’elle. Il
croisa les jambes au niveau des genoux, au
lieu de placer une cheville sur sa cuisse
comme la plupart des hommes. Joignant les
mains, il les posa contre ses lèvres et la
dévisagea.
— Tu l’as tué, n’est-ce pas, dit-elle
doucement.
— Qui ?
— Benloise.
Il détourna son regard hypnotique.
— Nous ne devrions pas aborder ce sujet.
Absolument pas.
Sola replia le haut de la couverture avec un
soin méticuleux.
— Je ne peux pas… je ne peux pas faire
comme s’il ne s’était rien passé la nuit
dernière.
— Il le faudra pourtant.
— J’ai tué deux hommes.
Elle leva les yeux vers lui et battit plusieurs
fois des paupières.
— J’ai tué deux êtres humains. Oh ! mon
Dieu…
Se couvrant le visage de ses mains, elle
tenta de garder la tête froide.
— Marisol…
Elle entendit un grincement comme s’il
avait rapproché son siège.
— Chérie, tu dois chasser cela de ton esprit.
— Deux hommes…
— Des animaux, corrigea-t-il brusquement.
C’étaient des animaux qui méritaient bien pire.
Tous.
Baissant les mains, elle fut surprise, non de
voir son expression meurtrière, mais de ne
pas avoir peur de lui. Néanmoins, elle restait
épouvantée de ce qu’elle avait fait.
— Je n’arrive pas…
Elle désigna un côté de sa tête.
— Je n’arrive pas à évacuer les images
de…
— Bloque-les, ma chérie. Oublie
simplement que c’est arrivé.
— Je ne peux pas. Jamais. Je devrais me
livrer à la police…
— Ils allaient te tuer. Et crois-tu que, s’ils
l’avaient fait, ils auraient éprouvé le moindre
remords ? Je peux te certifier que non.
— C’était ma faute.
Elle ferma les yeux.
— J’aurais dû savoir que Benloise se
vengerait. Je ne pensais tout simplement pas
que ce serait à ce point.
— Mais, ma chérie, tu es en sécurité…
— Combien ?
— Je te demande pardon ?
— Combien en as-tu tué ?
Elle poussa un long soupir.
— Et, s’il te plaît, n’essaie pas de me
convaincre que tu n’as rien fait. J’ai vu ton
visage, rappelle-toi. Avant que tu le laves.
Il détourna les yeux et s’essuya le menton
comme s’il était encore couvert de sang.
— Marisol, enfouis profondément ces
souvenirs dans un coin de ta tête, et n’y pense
plus.
— Est-ce ainsi que tu gères la situation ?
Ahssaut secoua la tête, la mâchoire crispée,
les lèvres pincées.
— Non. Je me souviens de mes meurtres.
De chacun d’entre eux.
— Donc tu détestes ce que tu as dû
accomplir ?
Il garda les yeux rivés sur les siens.
— Non. J’y prends grand plaisir.
Sola fit la grimace. Découvrir qu’il était un
meurtrier sociopathe, c’était vraiment la
cerise sur le gâteau.
Il se pencha vers elle.
— Je n’ai jamais tué sans raison, Marisol.
J’ai pris plaisir à tuer parce que ces gens
méritaient leur sort.
— Donc tu as protégé d’autres personnes.
— Non, je suis un homme d’affaires. À
moins que l’on me barre la route, je préfère
amplement vivre et laisser vivre. Néanmoins,
il ne faut pas empiéter sur mes plates-bandes,
et je ne laisse pas davantage mettre en péril les
miens.
Elle l’examina pendant une éternité et il ne
se détourna pas une seule seconde.
— Je pense que je te crois.
— Tu devrais.
— Mais c’est toujours un péché.
Elle songea à toutes ces prières qu’elle
avait formulées et éprouva une culpabilité
qu’elle n’avait jamais connue.
— Je sais que j’ai commis des actes
criminels par le passé, mais je n’ai jamais
blessé quiconque, sauf dans ses finances. Ce
qui est déjà mal, mais au moins je ne leur ai
pas brûlé la…
Il lui prit la main.
— Marisol, regarde-moi.
Il fallut un moment avant qu’elle y
parvienne.
— Je ne sais pas comment vivre avec ma
conscience. Je ne sais vraiment pas.

Ahssaut sentit son cœur cogner dans sa
poitrine et comprit qu’il s’était trompé. Il avait
cru que sauver Marisol et s’occuper de
Benloise conclurait cet épouvantable chapitre
de sa vie.
Une fois qu’elle serait sous sa protection et
qu’il se serait assuré qu’elle était rendue à sa
grand-mère, l’ardoise serait effacée.
Faux. Complètement faux. Et à en juger par
la douleur émotionnelle de la jeune femme, il
ne savait pas comment la délivrer de ses
remords.
— Marisol…
Il n’avait jamais entendu une telle inflexion
dans sa voix. Mais bon, il n’avait pas coutume
de supplier.
— Marisol, je t’en prie.
Quand elle souleva enfin les paupières, il se
surprit à prendre une profonde inspiration.
Les yeux clos, son immobilité lui rappelait
beaucoup trop l’autre issue qu’aurait pu avoir
cette histoire.
Mais que lui dire ?
— En vérité, je ne peux prétendre
comprendre ce concept de péché que tu
défends, car ma religion est différente de la
tienne, mais je respecte cela.
Seigneur ! comme il détestait cet hématome
sur le côté de son visage.
— Mais, Marisol, tu as commis ces actes
par instinct de survie. Pour ta propre survie.
Ce que tu as fait là-bas est la raison pour
laquelle tu respires à cet instant précis. La vie
consiste à accomplir le nécessaire, et c’est ce
que tu as fait.
Elle se détourna comme si sa douleur était
trop grande. Puis elle chuchota : — J’aurais
seulement aimé… Mince ! tu as peut-être
raison. Il faudrait que je remonte bien trop
loin dans le passé avec une gomme, pour me
sortir de l’endroit où j’étais il y a deux nuits.
Toute cette histoire résulte de l’accumulation
de plein de choses.
— Tu sais, si tu le décides, tu peux changer
ta destinée. Tu pourrais cesser toute relation
avec des gens comme Benloise.
Une ombre de sourire passa sur les lèvres
de la jeune femme tandis qu’elle regardait
fixement la porte sans la voir.
— Oui. Je suis d’accord.
Il prit une profonde inspiration.
— Il existe un autre chemin pour toi.
Même si elle se contenta de hocher la tête, il
eut l’impression qu’elle s’était réconciliée
avec l’idée de prendre sa retraite. Et,
bizarrement, cela lui donna envie de pleurer,
même s’il ne l’admettrait jamais devant
personne, y compris elle.
Pendant qu’elle se taisait, il la contempla,
mémorisant tout de sa personne, depuis ses
cheveux noirs ondulés qu’elle avait
shampouinés quand elle avait pris sa douche
ici, jusqu’à ses joues pâles et ses lèvres
parfaitement dessinées.
Songeant à tout ce qu’elle avait subi, il se
rappela le moment où elle avait affirmé qu’on
ne l’avait pas violée, mais seulement parce
qu’elle avait tué ce salopard avant qu’il le
fasse.
Celui dans la cellule, comprit-il. Celui dont
elle avait utilisé la main pour se tirer de ce
bâtiment.
Tout son corps la désirait, vraiment…
— Je te sens m’observer, dit-elle d’une voix
douce.
Ahssaut se renfonça dans son siège et se
frotta les cuisses.
— Pardonne-moi.
Jetant un coup d’œil de l’autre côté de la
pièce, il détesta l’idée de franchir la porte
même s’il devrait certainement la laisser se
reposer.
— Souffres-tu physiquement ?
Le regard acajou de Marisol croisa de
nouveau le sien et le scruta.
— Où sommes-nous ?
— Et si tu commençais par répondre à ma
question ?
— Je peux supporter la douleur.
— Faut-il que j’appelle l’infirmière ?
Il était en train de se lever quand elle tendit
la main pour l’arrêter.
— Non, s’il te plaît. Je n’aime pas la
sensation que me procurent ces médicaments.
Pour l’instant, j’ai besoin d’être connectée à la
réalité à cent pour cent. Autrement, j’ai
l’impression d’être encore là-bas.
Ahssaut se rassit donc, avec la sincère et
véritable envie de retourner dans le Nord et de
tuer Benloise sur-le-champ. Il réprima cette
impulsion en se rappelant les souffrances
qu’endurait ce dernier, en supposant que son
cœur batte encore.
— Alors, où sommes-nous ?
Comment répondre à cette question ?
Si fort que soit son désir d’entendre la
vérité, ce ne serait pas aujourd’hui qu’elle
apprendrait qu’il n’était pas humain mais, en
réalité, un membre d’une espèce qu’elle
associait à Dracula. Merci encore, Bram
Stoker.
— Nous sommes chez des amis.
Il s’aventurait peut-être un peu loin. Mais
Vhen lui avait fourni ce qu’il demandait quand
il en avait eu besoin, probablement en
contrepartie de l’aide apportée par Ahssaut
lors de l’attentat contre Kolher, certes pas
directement au nom du roi, mais
indéniablement à son bénéfice.
— Tu as de sacrés amis. Est-ce que tu
travailles pour le gouvernement ?
Il éclata de rire.
— Seigneur ! non.
— Quel soulagement. Je me demandais si tu
allais m’arrêter ou essayer de me recruter
comme informateur.
— Je t’assure que les affaires de la justice
humaine ne me concernent en rien.
— Humaine… ?
Jurant à voix basse, il balaya le mot d’un
geste de la main.
— Tu vois ce que je veux dire.
Elle lui sourit et cligna des paupières.
— Désolée, je crois que je suis en train de
m’assoupir. C’est toute cette nourriture.
— Laisse-toi aller. Et sache qu’à ton réveil
je te ramènerai à la maison.
Elle se redressa d’un bond.
— Ma grand-mère est toujours dans cette
maison…
— Non, elle est dans mon domaine. Je ne
l’aurais jamais laissée là où elle était, exposée
et vulnérable…
Sans prévenir, Marisol jeta ses bras autour
de ses épaules et le serra si fort qu’il sentit
chaque frisson de son corps.
— Merci, articula-t-elle d’une voix étouffée
contre son cou. Sans elle, je n’ai plus rien.
Ahssaut prit bien garde d’appuyer
légèrement les mains sur son dos lorsqu’il lui
rendit son étreinte. Inspirant son parfum, il
sentit son cœur se serrer une fois de plus en
songeant que d’autres mâles l’avaient touchée
autrement qu’avec respect.
Ils demeurèrent ainsi un long moment. Et
quand elle finit par reculer pour le
contempler, il ne put s’empêcher de lui
caresser le visage du bout des doigts.
— Je n’ai pas de mots, dit-il d’une voix
fêlée.
— À quel propos ?
Il ne put que secouer la tête et mettre fin à
ce contact en se levant. C’était cela, ou il se
glissait dans le lit avec elle.
— Repose-toi bien, l’enjoignit-il d’un ton
rauque. À la tombée de la nuit, je t’escorterai
jusqu’à ta parente.
Ensuite, elle pourrait vivre avec sa grand-
mère chez lui. Et ainsi il aurait la certitude
qu’elle serait toujours en sécurité.
Plus jamais il ne s’inquiéterait pour elle.
Ahssaut s’esquiva avant qu’elle ferme les
yeux. Il ne supportait tout simplement pas la
vue de ses paupières closes.
Débouchant hors de la chambre, il…
… s’arrêta net.
De l’autre côté du couloir, ses cousins
jumeaux étaient adossés au mur et ils n’eurent
même pas besoin de remuer la tête pour le
regarder droit dans les yeux dès l’instant où il
sortit, comme s’ils avaient guetté son
apparition chaque seconde depuis qu’il était
entré là.
Ils ne prononcèrent pas une parole, mais ce
n’était pas nécessaire.
Ahssaut se passa une main sur le visage.
Dans quel univers avait-il cru pouvoir
héberger deux humaines dans sa maison ? Et,
putain de bordel de merde ! il ne serait même
pas en mesure de le faire une seule nuit. Car
que leur raconterait-il quand il deviendrait
évident qu’il ne pouvait pas sortir durant le
jour ? ni laisser le soleil pénétrer dans sa
demeure ? ni…
Submergé par l’émotion, il fouilla dans la
poche de son pantalon noir, tira son flacon de
coke et sniffa rapidement ce qu’il en restait.
Histoire de se sentir un tout petit peu
normal.
Puis il ramassa le plateau resté par terre.
— Ne me regardez pas ainsi, marmonna-t-il
en s’éloignant.
Chapitre 25

— Kolher !
Hurlant le prénom de son mari, Beth se
redressa d’un coup et, l’espace d’un instant, ne
sut pas où elle se trouvait. Les murs de pierre
et la riche literie en velours n’étaient pas…
La maison d’Audaszs. La chambre qui
n’était pas celle de son père mais celle que
Kolher avait occupée quand il avait eu besoin
d’un endroit où dormir. Celle où elle s’était
installée quand elle n’avait pas réussi à
s’endormir.
Elle avait dû finir par s’assoupir sur le
couvre-lit…
Au loin, un téléphone se mit à sonner.
Dégageant les cheveux de son visage, elle
découvrit une couverture étendue sur ses
jambes qu’elle ne se rappelait pas avoir mise
là, sa valise posée juste à côté de la porte, et
un plateau d’argent sur la table de nuit.
Fritz. Le majordome avait dû passer à un
moment dans la journée.
Se frottant le sternum, elle avisa l’oreiller
vide à côté d’elle, les draps toujours en place,
l’absence de Kolher, et se sentit encore plus
mal que la nuit précédente.
Dire qu’elle avait cru qu’ils avaient touché
le fond. Ou que cet endroit l’aiderait…
— Flûte ! Kolher ! cria-t-elle en sautant du
lit.
Se précipitant vers la porte, elle l’ouvrit en
grand, traversa l’étroit couloir et fonça dans
la chambre de son père, où elle se jeta sur le
téléphone posé sur l’une des tables de nuit.
— Allô ! Allô ? Allô…
— Salut.
Au son de cette voix grave, elle se laissa
tomber sur le lit, le poing serré sur le
combiné. Puis elle le plaqua contre son oreille
comme si cela pouvait faire venir son homme
à elle.
— Salut.
Fermant les yeux, elle ne prit pas la peine
de retenir ses larmes et les laissa couler.
— Salut.
Il avait la voix aussi enrouée qu’elle.
— Salut.
Il s’ensuivit un long silence, mais tout allait
bien ; même s’il était à la maison et qu’elle se
trouvait ici, c’était comme s’ils s’étreignaient
l’un l’autre.
— Je suis désolé, dit-il. Je suis sincèrement
désolé.
Elle laissa échapper un sanglot.
— Merci…
— Je suis désolé.
Il eut un petit rire.
— Je ne m’exprime pas très bien, n’est-ce
pas ?
— C’est bon. Je ne me sens pas très loquace
moi non plus… Je crois que j’étais juste en
train de rêver de toi.
— Un cauchemar ?
— Non. Tu me manquais.
— Je ne le mérite pas. J’avais peur que tu ne
répondes pas si je t’appelais sur ton portable.
Je me suis dit que, si quelqu’un se trouvait
avec toi, il pourrait peut-être décrocher et…
oui, je suis désolé.
Beth expira lentement et s’adossa aux
oreillers. Croisant les jambes au niveau des
chevilles, elle observa les photos d’elle.
— Je suis dans sa chambre.
— Ah bon ?
— Il n’y a pas de téléphone dans celle que
tu utilisais.
— Mon Dieu ! cela fait longtemps que je ne
me suis pas rendu dans cette maison — Je sais.
Cela rappelle beaucoup de souvenirs, hein ?
— Je veux bien le croire.
— Comment va George ?
— Tu lui manques.
On entendit un bruit étouffé : il tapotait le
flanc du chien.
— Il est juste à côté de moi.
La bonne nouvelle, c’était qu’aborder des
sujets neutres était le meilleur moyen de
sonder leur relation. Mais la discussion
importante planait toujours entre eux, comme
une menace invisible et imminente.
— La tête de John n’a rien, dit-elle en
triturant le bas de son tee-shirt. Mais je
suppose que tu sais déjà que tout s’est bien
déroulé à clinique.
— Ah oui ! non. En fait, j’étais… un peu
ailleurs.
— J’ai appelé.
— Ah bon ?
— Oui. Tohr m’a appris que tu dormais.
Est-ce que tu as enfin réussi à te reposer ?
— Euh… oui.
Quand il se tut, elle décida de mettre à
profit ce nouveau silence pour préparer ce
qu’elle lui dirait ensuite, comme une sorte de
compte à rebours avant d’entrer dans le vif du
sujet. Bien qu’elle ne sache pas trop comment
mettre tout cela sur le tapis, quoi dire,
comment le…
— J’ignore si je t’ai souvent parlé de mes
parents, commença Kolher. Autrement que de
la façon dont ils ont…
… été tués, finit-elle dans sa tête.
— Ils étaient faits l’un pour l’autre, pour
utiliser une expression humaine. Enfin, même
si j’étais jeune, je me souviens d’eux
ensemble et, pour dire la vérité, à leur décès,
j’ai cru que cette idée de couple idéal avait
disparu avec eux. Qu’ils partageaient un
amour comme on en rencontre une fois par
millénaire. Mais plus tard je t’ai rencontrée.
Les larmes brûlantes de Beth n’avaient de
cesse de couler le long de ses joues. Certaines
tombaient sans bruit sur l’oreiller, d’autres
glissaient dans son oreille. Tendant le bras,
elle saisit un Kleenex et se tamponna les yeux
sans faire de bruit.
Mais il savait qu’elle était en train de
pleurer. Il l’avait toujours su.
La voix de Kolher devint fluette, comme
s’il avait du mal à poursuivre.
— Lorsqu’on m’a tiré dessus cette nuit-là il
y a quelques mois, et que Tohr et moi
rentrions ventre à terre de la maison
d’Ahssaut, je n’ai pas eu peur de mourir. Bien
entendu, je savais que la blessure était
sérieuse, mais j’avais survécu à beaucoup de
trucs graves auparavant, et j’étais sûr que
j’allais m’en tirer, parce que rien ni personne
ne m’éloignerait de toi.
Coinçant le téléphone entre sa joue et son
épaule, elle plia le mouchoir humide en petits
carrés.
— Oh ! Kolher…
— Quand tu as parlé d’avoir un bébé…
Sa voix se fêla.
— Je… je… je… Oh, putain de merde ! je
n’arrête pas de chercher les mots, mais je n’en
ai pas, Beth. Tout simplement. Je sais que tu
veux essayer, je le comprends. Mais tu n’as
pas passé quatre siècles à voir et à entendre
parler du nombre de femelles vampires qui
sont mortes en couches. Je ne peux pas. Je
n’arrive pas à me retirer ça de la tête, tu vois ?
Et le problème, c’est que je suis un mâle lié,
donc, même si j’aimerais pouvoir te donner
ce que tu désires, il existe une partie de moi
qui n’écoute pas la voix de la raison. Elle
refuse d’écouter, parce qu’il est question de
risquer ta vie. J’aimerais être différent car
cela me tue, mais je ne peux pas changer ma
façon de penser.
Se penchant sur le côté, elle attrapa un autre
mouchoir dans la boîte.
— Mais il y a la médecine moderne,
aujourd’hui. Nous avons Doc Jane et…
— En outre, que se passera-t-il si l’enfant
est aveugle ? s’il a mes yeux ?
— Je ne l’en aimerai pas moins, je peux te
le certifier.
— Demande-toi à quoi nous l’exposerions
sur le plan génétique. D’accord, j’arrive à
gérer ma vie quotidienne. Mais crois-tu un
instant que je ne regrette pas ma vue chaque
jour qui passe ? Je me réveille à côté de la
femelle que j’aime sans être capable de voir
ses yeux le soir. J’ignore à quoi tu ressembles
quand tu t’habilles pour moi. Je ne peux pas
discerner ton corps quand je suis en toi…
— Kolher, tu en fais tellement…
— Et le pire de tout, je ne peux pas te
protéger. Je ne quitte même pas la maison – et
c’est autant à cause de mon foutu boulot qu’en
raison de ma cécité. Oh ! et ne te fais pas
d’illusions. Légalement, si nous avions un
mâle, il me succéderait. Il n’aurait pas le
choix, tout comme moi je ne l’ai pas eu, et je
déteste être roi. Je déteste chaque nuit de ma
vie. Seigneur Dieu ! Beth, je déteste sortir du
lit, je déteste ce putain de bureau, je déteste les
édits, toutes ces conneries et me retrouver
coincé dans cette satanée baraque. Je déteste
tout ça.
Mon Dieu ! elle savait qu’il n’était pas
heureux, mais elle ignorait que c’était aussi
profond.
Mais bon, quand avaient-ils vraiment parlé
ensemble pour la dernière fois ? Le train-train
quotidien ajouté à la pression de la bande de
salopards et toutes ces conneries avaient tout
envahi…
— Je l’ignorais.
Elle poussa un soupir.
— Je veux dire, j’avais conscience que tu
étais malheureux, mais…
— Je n’aime pas en parler. Je ne veux pas
que tu t’inquiètes à mon sujet.
— Mais je le fais quand même. Je sais que
tu es stressé, et j’aimerais t’aider d’une façon
ou d’une autre.
— C’est là où je veux en venir. Tu ne peux
pas m’aider, Beth. Personne ne le peut. Et
même si j’avais une vue parfaite et que les
risques de la grossesse n’étaient pas aussi
élevés, je refuserais toujours cependant de
transmettre ce merdier à la génération
suivante. C’est un acte cruel que je
n’infligerais pas à quelqu’un que je hais,
encore moins à mon propre rejeton.
Il éclata d’un rire dur.
— Merde ! je devrais laisser Xcor
s’emparer du trône. Ça lui ferait les pieds.
Beth secoua la tête.
— Je veux seulement que tu sois heureux.
En réalité, ce n’était pas vrai.
— Mais je ne peux pas mentir. Je t’aime et
pourtant j’ai toujours…
Voilà, elle avait une idée de ce qu’il avait
éprouvé quand il cherchait ses mots.
Mais il avait trouvé le moyen de lui parler.
— Je n’arrive quasiment pas à l’expliquer.
Elle serra un poing contre son cœur.
— C’est comme s’il y avait un vide dans ma
poitrine. Cela n’a rien à voir avec toi ni avec
mes sentiments à ton égard. C’est en moi ;
comme si on avait appuyé sur un interrupteur,
tu vois ? et j’aimerais pouvoir mieux
l’exprimer, mais c’est difficile à décrire. Je ne
savais même pas que c’était là… avant l’une
de ces nuits où Z. a emmené Bella dans notre
appartement de Manhattan et où j’ai fait du
baby-sitting. Je me trouvais dans leur
chambre, avec Nalla endormie sur mes
genoux, et je ne cessais de contempler tout
leur nouveau bazar qui emplissait la pièce. La
table à langer, les mobiles, le berceau, les
lingettes, les biberons et les tétines. Et j’ai
seulement pensé : Je veux la même chose. Tout
ça. Les couches, les canards en plastique et les
jours sans sommeil. Le caca, l’odeur du bain,
les pleurs et les gazouillis, le bleu et le rose
layette même si c’est cliché, peu importe que
ce soit un garçon ou une fille. Et écoute, sur le
moment, je n’ai pas pris cette envie au sérieux.
Vraiment. C’était un tel choc que j’ai pensé
qu’il s’agissait d’une passade, d’une phase,
d’une illusion peinte en rose dont j’allais me
réveiller.
— Quand as-tu…
Il se racla la gorge.
— C’était il y a longtemps ?
— Plus d’un an.
— Mince !
— Comme je l’ai expliqué, cela fait un
moment que j’éprouve ce désir. Et j’ai cru que
tu changerais d’avis. Je savais que ce n’était
pas une priorité pour toi.
Elle essayait de se montrer diplomate sur ce
point.
— Je me suis dit… Eh bien, maintenant que
je t’en parle, je prends conscience que je ne
t’ai jamais exprimé ce que je ressentais. Nous
n’en avons tout simplement pas eu le temps.
— Je suis désolé. Je sais que je t’ai déjà
présenté mes excuses, mais… bordel !
— C’est bon.
Elle ferma les yeux.
— Et je sais ce que tu éprouves. Ce n’est pas
comme si je ne te voyais pas tous les soirs
avec ton air de vouloir te trouver n’importe
où, sauf à ton bureau.
Il y eut un autre long silence.
— Il y a autre chose que tu dois savoir,
finit-il par dire.
— Quoi donc ?
— Je crois que tu vas avoir tes chaleurs.
Bientôt.
Même si Beth en demeura bouche bée, dans
un coin de son esprit, le jour se fit.
— Je… Comment le sais-tu ?
Les changements d’humeur. Les envies de
chocolat. La prise de poids…
— Merde ! dit-elle. Je… euh… oh, merde !

Voilà qui résumait tout à fait la situation, se
dit Kolher en se renfonçant dans le fauteuil de
bureau dans la bibliothèque. À ses pieds,
George était étendu de tout son long sur le
tapis, sa grosse tête carrée posée sur l’une des
rangers du roi comme pour lui apporter son
soutien.
— Je n’en suis pas certain.
Il frotta ses tempes douloureuses.
— Mais, vu que je suis ton compagnon, je
serai affecté dès que tes hormones
commenceront à affluer. J’ai déjà le sang plus
vif, mes émotions sont plus puissantes et je
deviens vraiment susceptible. Par exemple, à
présent que tu n’es plus à la maison, je me
sens plus moi-même que je l’ai été au cours
des deux dernières semaines. Mais pendant
notre dispute j’étais quasiment cinglé.
— Deux semaines… c’est à peu près à ce
moment-là que j’ai commencé à passer du
temps avec Layla. Et, oui, tu étais vraiment
hors de toi.
— Maintenant… (il leva l’index pour
souligner ses dires même si elle n’était pas là
pour le voir) ce n’est pas une façon d’excuser
mon comportement. Ce n’est qu’un contexte.
Je peux te parler au téléphone et conserver
suffisamment mon sang-froid pour
m’expliquer. Mais c’est impossible dès que tu
es avec moi. Une fois encore, ce n’est pas une
excuse et ce n’est pas ta faute, mais je me
demande si ça n’a pas joué un rôle dans tout
cela.
Il se pencha sur le côté et posa une main sur
son chien. George leva la tête et le renifla
avant de lui donner un petit coup de langue.
Kolher caressa les longues mèches qui
poussaient sur le solide poitrail du chien et les
lissa jusque sur ses pattes avant.
— Mon Dieu ! Kolher, lorsque je me suis
réveillée sans toi tout à l’heure…
— C’était affreux. Je sais. Il en a été de
même pour moi ; c’était peut-être même pire.
Je me suis demandé si je n’avais pas tout foutu
en l’air entre nous. Au sens définitif du terme.
— Non.
Il entendit un bruissement, comme si elle
changeait de position sur le lit.
— Et je suppose que je savais que nous
réfléchissions en parallèle ces derniers jours.
Je n’avais tout simplement pas pris conscience
de tout le temps que nous avions perdu, entre
autres choses. Aller à Manhattan, partir
ensemble, parler pour de bon. Cela remonte à
longtemps.
— Honnêtement, c’est une raison
supplémentaire pour laquelle je ne veux pas
d’enfant. J’arrive à peine à garder le contact
avec toi en ce moment. Je n’ai rien à offrir à
un bébé.
— Ce n’est pas vrai. Tu ferais un père
remarquable.
— Dans un autre univers, peut-être.
— Alors, que faisons-nous ? demanda-t-elle
peu après.
Kolher se frotta les yeux. Punaise ! il avait
l’impression d’avoir une méchante gueule de
bois.
— Je ne sais pas. Vraiment pas.
Chacun avait dit ce qu’il avait sur le cœur,
comme ils auraient dû le faire dès le départ.
Raisonnablement. Calmement.
En fait, c’était lui qui posait un problème
dans cette histoire, pas elle.
— Je suis sincèrement désolé, répéta-t-il.
Ce n’est pas assez, à bien des égards. Mais je
ne peux rien y faire… Mince ! je suis vraiment
soûlé de me sentir impuissant.
— Tu n’es pas impuissant, rétorqua-t-elle
d’un ton sec. Nous l’avons fermement établi.
Il ne put que grommeler en guise de
réponse.
— Quand rentres-tu à la maison ?
— Tout de suite. Je prendrai la voiture ; il y
en a une quelque part.
— Attends qu’il fasse nuit.
— Kolher, nous en avons déjà parlé. Je suis
parfaitement à l’aise avec le soleil. En outre, il
est près de 16 heures 30. Le jour est quasiment
fini.
Lorsqu’il se l’imagina dehors dans
l’éclatante lumière du soleil, il sentit son
estomac se tordre, et il songea à Souffhrance
qui l’avait traité de macho. Plutôt que de
s’inquiéter pour sa shellane, il était bien plus
facile de lancer un « Je te l’interdis ». Mais les
conséquences sur Beth posaient un problème.
Il ne pouvait pourtant pas l’enfermer dans
une cage dorée rien que pour ne pas avoir à
péter les plombs au sujet de sa sécurité.
Et peut-être que cette peur irrépressible
d’une grossesse n’était qu’une autre
expression de la lâcheté…
— D’accord, s’entendit-il répondre. Très
bien. Je t’aime.
— Je t’aime aussi. Kolher, attends avant de
raccrocher.
— Oui ?
Quand il y eut un long silence, il se
renfrogna.
— Beth ? Quoi ?
— J’aimerais que tu fasses quelque chose
pour moi.
— Tout ce que tu veux.
Elle mit un moment à parler. Et quand elle
eut fini, il ferma les yeux et renversa la tête en
arrière.
— Kolher ? as-tu entendu ce que je viens de
dire ?
Chaque mot. Malheureusement.
Et il était sur le point de lui balancer un «
Hors de question » quand il repensa à ce que
cela faisait de se réveiller sans elle à son côté.
— OK, articula-t-il. Oui, très bien. Je le
ferai.
Chapitre 26

Comme il s’observait dans le miroir de son


dressing, Saxton pinça les extrémités de son
nœud papillon et le resserra. Quand il lâcha la
soie imprimée, le tissu conserva sa forme et
sa symétrie comme un chiot bien dressé.
Il recula d’un pas, lissa ses cheveux
récemment coupés et enfila son manteau
d’hiver en cachemire. Il tira sur une manche,
puis sur l’autre, avant de tendre les bras pour
que ses boutons de manchette soient visibles.
Ce n’étaient pas ceux ornés des armes de sa
famille.
Il ne les portait plus.
Non, ceux-là dataient des années quarante et
venaient de chez Van Cleef & Arpels.
— Est-ce que j’ai mis du parfum ?
Il passa en revue les différents flacons, tous
alignés sur un plateau dont le fond était en
miroir et les poignées en cuivre.
— Aucune critique de votre part ?
Il porta rapidement son poignet à ses
narines. Oui, c’était de l’Égoïste, et il venait
de le mettre.
Il pivota sur lui-même et marcha sur le sol
de marbre crème aux nombreuses veines pour
déboucher dans sa chambre tout en camaïeu
de blanc. Quand il passa près du lit, son
instinct lui cria de le refaire entièrement, mais
ce n’était que son angoisse qui s’exprimait.
— Je vais seulement vérifier.
Après avoir regonflé les oreillers et
réinstallé le couvre-lit dans la position exacte
qu’il occupait quand il était entré dans son
dressing, il jeta un coup d’œil à l’ancienne
horloge Cartier posée sur la table de nuit.
Il ne pouvait plus s’attarder.
Et pourtant il contempla une dernière fois
son intérieur, la chaise longue blanche et les
fauteuils assortis. Il inspecta les tapis en
mohair blanc. S’approcha du Jackson Pollock
accroché au-dessus de la cheminée pour
s’assurer qu’il était parfaitement d’aplomb.
Il ne s’agissait pas de sa vieille maison,
cette demeure de style victorien où Blay était
venu passer une journée. C’était l’autre, une
résidence d’un seul étage conçue par Frank
Lloyd Wright qu’il avait achetée à la seconde
où elle avait été mise en vente, car comment
faire autrement ? Il en restait si peu.
Bien entendu, il avait dû opérer en secret
quelques ajustements et agrandir le sous-sol,
mais cela faisait longtemps que les vampires
contournaient les règlements humains, leurs
petits inspecteurs des bâtiments casse-pieds et
autres lois stupides.
Il s’assura de l’heure une fois de plus sur sa
montre en se demandant pourquoi il effectuait
cet épouvantable pèlerinage. Encore.
C’était comme une version horrible d’Un
jour sans fin. Mais au moins l’événement ne se
reproduisait pas exactement de la même
manière, contrairement au film.
Tandis qu’il gravissait les marches, il avait
vaguement conscience qu’il tripotait son nœud
papillon une fois de plus. Arrivé sur le palier,
il déverrouilla la porte et émergea dans une
élégante cuisine du style des années quarante
en parfait état de marche, équipée de
reproductions modernes de tous les appareils
ménagers de l’époque.
Chaque fois qu’il déambulait dans la
maison, avec son mobilier tout droit sorti
d’un épisode des Jetson et son absence totale
de fioritures, il avait l’impression d’être
revenu dans l’Amérique de l’après-guerre, et
cela l’apaisait. Il aimait le passé. Il aimait les
empreintes que laissaient les différentes
périodes historiques sur le présent. Il
appréciait de vivre dans des espaces aussi
authentiques que possible.
Et il n’était pas près de retourner dans cette
demeure de style victorien. Pas après que Blay
et lui avaient démarré leur relation là-bas.
Alors qu’il se dirigeait vers la porte
d’entrée, la simple idée du mâle lui comprima
la poitrine, et il s’arrêta pour se concentrer
sur cette sensation, les souvenirs qui
l’accompagnaient, l’évolution de sa tension
artérielle et le cheminement de ses pensées.
Après leur rupture, dont il avait pris
l’initiative, il avait lu beaucoup de choses sur
le deuil. Les étapes. Le processus. Et c’était
drôle… bizarrement, il avait tiré ses
meilleures informations d’un petit guide qu’il
avait découvert expliquant la façon de se
remettre de la perte d’un animal. On y
suggérait de trouver des réponses à des
questions telles que : qu’est-ce que le chien
vous a enseigné ? Qu’est-ce qui vous manque
le plus depuis la disparition de votre chat ?
Quels sont vos meilleurs souvenirs avec votre
cacatoès ?
Il ne l’aurait avoué à personne mais, dans
son journal intime, il avait répondu à chacune
d’entre elles en songeant à Blay et cela l’avait
aidé. Jusqu’à un certain point. Il dormait
toujours seul et, même s’il avait des relations
sexuelles, au lieu d’effacer l’ardoise, cela
avait pour seul effet de lui faire encore plus
mal.
Mais les choses s’amélioraient. Au moins il
fonctionnait presque normalement désormais
car, les premières nuits, il avait été un zombie.
Mais à présent sa plaie se refermait et il
réussissait à manger et à dormir. Il y avait
toujours de petites rechutes, par exemple
chaque fois qu’il devait voir Blay ou Vhif.
C’était tellement difficile de se réjouir pour
celui que l’on aimait, quand celui-ci était en
couple avec un autre.
Cependant, comme tout dans la vie, on
pouvait changer certaines choses et d’autres
non.
D’ailleurs à ce sujet…
Fermant les yeux, il se dématérialisa et
reprit forme sur une pelouse enneigée aussi
vaste qu’un jardin public et tout aussi bien
entretenue. Mais bon, son père détestait tout ce
qui sortait du rang : les plantes, l’herbe, les
objets d’art, les meubles… les fils. Le grand
manoir devant lui faisait plus de mille cinq
cents mètres carrés, des générations
d’humains lui ayant ajouté de nouvelles ailes
au fil du temps. Tandis qu’il le scrutait dans la
nuit hivernale, Saxton se rappela précisément
pourquoi son père avait acheté le domaine
quand un ancien étudiant l’avait légué à
l’Union College : c’était un morceau de
l’Ancienne Contrée dans le Nouveau Monde,
un foyer loin de la terre natale.
Traditionaliste, son père avait pris plaisir à
ce retour aux origines. Non qu’il les ait
vraiment perdues.
Pendant qu’il s’approchait de l’entrée
principale, les lanternes au gaz de chaque côté
de l’immense porte projetaient une lueur
vacillante et ancienne sur les sculptures de
pierre du chambranle de style néogothique,
mais datant en fait du XIXe siècle. Lorsqu’il
s’arrêta, il se dit qu’il n’aurait peut-être pas à
sonner car le personnel l’attendait sûrement
derrière le battant. Tout comme son père, les
serviteurs étaient toujours pressés de le faire
entrer puis sortir de la demeure, comme s’il
était un document à traiter instamment ou un
dîner à servir et à débarrasser prestement.
Néanmoins, nul n’ouvrit la porte à l’avance.
Il se pencha et tira donc sur une chaîne
métallique enveloppée de velours pour faire
retentir la cloche.
Aucune réponse.
Fronçant les sourcils, il recula et regarda
des deux côtés, mais sans résultat. Trop de
buissons bien taillés empêchaient de voir à
travers les fenêtres aux vitres découpées en
losanges.
Se retrouver enfermé dehors illustrait si
bien sa relation avec son père : le mâle lui
demandait de venir pour son anniversaire
mais le laissait attendre à la porte dans le
froid.
En réalité, Saxton avait décidé que son
existence serait désormais un doigt d’honneur
à son père. D’après ce qu’il avait compris,
Tyhm avait toujours désiré un enfant – un fils,
pour être précis. Il avait prié la Vierge scribe
dans ce sens. Et il avait été exaucé.
Malheureusement, une clause du contrat
s’était avérée rédhibitoire.
Alors qu’il se demandait s’il devait ou non
sonner de nouveau, le majordome ouvrit la
porte. Le visage du doggen était aussi figé
qu’à l’ordinaire, mais le fait que celui-ci ne
s’incline pas devant le premier et unique fils
de son maître constituait un commentaire bien
senti sur ce qu’il pensait de son visiteur.
Les choses n’avaient pas toujours
fonctionné ainsi dans cette maison. Mais sa
mère était morte, puis son petit secret avait été
éventé, alors…
— Votre père est actuellement occupé.
Point barre. Pas de « Puis-je prendre votre
manteau ? », « Comment vous portez-vous ? »
ni même un « Qu’il fait froid ce soir ! ».
On ne lui ferait même pas l’aumône d’un
banal échange sur la météo.
Ce qui lui convenait. Ce type ne l’avait
jamais intéressé, de toute façon.
Lorsque le majordome s’écarta et reprit son
poste, les yeux rivés sur le mur tendu de soie
derrière lui, Saxton eut l’impression, en
passant devant ce regard fixe, de recevoir une
décharge électrique, même si, au moins, il y
était habitué. Et il savait où se rendre.
Le boudoir se trouvait sur la gauche et, au
moment de pénétrer dans la pièce ornementée,
il glissa les mains dans les poches de son
manteau. Les murs mauves et le tapis jaune
citron étaient éclatants et accueillants et, en
vérité, même si le faire patienter ici était une
insulte déguisée, il préférait largement cet
endroit à son équivalent masculin lambrissé
de bois de l’autre côté du vestibule.
Sa mère était morte trois ans plus tôt, mais
rien ne témoignait de cette perte. En fait, il
n’avait pas l’impression qu’elle manquait à
son père.
Tyhm avait toujours éprouvé un profond
intérêt pour le droit, qui dépassait largement
les affaires relatives à la glymera…
Saxton s’immobilisa. Fit demi-tour vers le
fond de la pièce.
L’écho lointain d’une discussion se
répercutait jusqu’ici, et c’était inhabituel. La
maison était d’ordinaire aussi silencieuse
qu’une bibliothèque. Le personnel se déplaçait
sur la pointe des pieds, et les doggen avaient
développé un système complexe de signes de
main pour communiquer entre eux sans
déranger leur maître.
Il s’approcha d’une autre porte.
Contrairement à celle donnant sur le vestibule,
elle était fermée.
Entrouvrant le panneau, Saxton se glissa
dans la spacieuse pièce octogonale où son
père conservait ses volumes de droit ancien
reliés de cuir. Le plafond faisait près de dix
mètres de haut, les moulures des étagères
étaient en acajou foncé et les corniches au-
dessus des portes étaient sculptées
d’authentiques bas-reliefs gothiques, ou, du
moins, d’une reproduction du XIXe siècle.
Au centre de l’espace circulaire se trouvait
une gigantesque table ronde, sur le plateau en
marbre de laquelle s’offrait une vision un peu
choquante.
Il était couvert de livres ouverts.
Levant les yeux vers les rayonnages, il
aperçut des vides dans l’alignement
ininterrompu de volumes. Une vingtaine.
Alors qu’un signal d’alarme résonnait à la
base de son crâne, il garda les mains dans les
poches et se pencha au-dessus de la table, pour
parcourir un passage de l’un des textes
exposés…
— Oh, Seigneur…
La succession.
Son père faisait des recherches sur les lois
de succession.
Saxton leva la tête en direction des voix.
Elles étaient plus fortes à présent qu’il se
trouvait dans la pièce, même si une seconde
porte de l’autre côté les étouffait encore.
Une réunion se déroulait actuellement dans
le bureau privé de son père.
C’était très inhabituel. Le mâle ne laissait
jamais personne y pénétrer. Il n’autorisait
même pas ses clients à venir dans cette
maison.
C’était grave et Saxton n’était pas stupide. Il
existait une cabale contre Kolher au sein de la
glymera et, visiblement, son père était
impliqué.
Plus besoin de s’inquiéter du futur héritier
royal si l’on essayait de s’en prendre au roi
actuel.
Il fit le tour de la table pour jeter un coup
d’œil aux autres pages. Plus il en lisait, plus il
s’alarmait.
— Oh… merde ! marmonna-t-il avec un de
ses rares jurons.
C’était grave. Très grave…
Le bruit d’une porte qui s’ouvrait dans le
bureau le sortit de sa stupeur. Il regagna vite le
boudoir sur la pointe des pieds et referma
silencieusement le panneau derrière lui.
Il contemplait le tableau de John Singer
Sargent accroché au-dessus de la cheminée
lorsque le majordome l’appela deux minutes
plus tard.
— Il va vous recevoir.
Aucune raison de le remercier. Il se
contenta de suivre le sillage désapprobateur
du doggen, et se prépara à subir la même
attitude de la part de son père.
D’ordinaire, il détestait venir ici.
Mais pas ce soir. Non, ce soir, il avait un
objectif bien plus important que déjouer ce
qui serait sans nul doute une nouvelle tentative
de son géniteur de le faire rentrer dans le
droit chemin.

« Ronron ».
Trez fronça les sourcils en entendant le
bruit. Entrouvrant un œil, il découvrit son
frère au pied de son lit. Il tenait Bouh, le chat
noir, dans ses bras, et le regardait avec un air
de désapprobation glaciale qui lui plissait les
yeux.
Son frère, pas le chat.
— Comptes-tu encore passer une nuit à rien
foutre, lâcha iAm.
Ce n’était pas une question, alors pourquoi
prendre la peine de répondre.
Trez se redressa en grognant et dut prendre
appui sur ses bras pour rester à la verticale.
Apparemment, pendant qu’il était aux abonnés
absents, l’univers s’était transformé en
cerceau et la planète lui tournait autour du
cou.
Il perdit le combat et retomba sur le dos.
Son frère ne bougea pas et il comprit qu’il
s’agissait de son rappel à la réalité. Et il
voulait y répondre, vraiment. Néanmoins, son
corps était à court de carburant.
— Quand t’es-tu nourri pour la dernière
fois ? lui demanda iAm.
Il esquiva son regard et sa question.
— Depuis quand es-tu un ami des animaux ?
— Je déteste ce foutu chat.
— Je vois ça.
— Réponds-moi.
Le fait était qu’il n’arrivait même pas à se
rappeler quand il… Non, le blanc total.
— Je vais t’envoyer quelqu’un, marmonna
iAm. Puis toi et moi aurons une petite
discussion.
— Parlons tout de suite.
— Pour que tu puisses faire comme si tu
n’avais rien entendu plus tard ?
Ah ! en voilà une bonne idée.
— Non.
— Ils vont s’en prendre à notre père et
notre mère.
Trez se rassit et, cette fois-ci, il n’eut pas
besoin d’aide. Merde ! il aurait dû s’attendre à
une chose pareille de la part des s’Hisbe,
pourtant…
— Comment ?
— À ton avis ?
Son frère cessa de gratter gentiment les
oreilles du chat pour s’occuper du menton de
l’animal.
— Ils vont commencer par elle.
Il se frotta le visage.
— Seigneur Dieu ! je ne m’attendais pas à
ce que le grand prêtre soit aussi…
— Ce n’était pas lui. Nan. Il est la seconde
personne que j’ai vue hier soir.
— Quelle heure est-il ?
Même si le fait qu’il distingue la nuit
derrière la fenêtre répondait au moins en
partie à cette interrogation.
— Pourquoi ne m’as-tu pas secoué avant
d’aller à l’appartement ?
— J’ai essayé. À trois reprises. Si tu ne
t’étais pas réveillé cette fois-ci, j’aurais fait
chercher le défibrillateur.
— Alors, qu’a dit le grand prêtre ?
— C’est de s’Ex dont nous devons nous
soucier.
Trez laissa retomber ses mains de
stupéfaction. Il dévisagea son frère, sachant
qu’il avait dû mal comprendre.
— Je te demande pardon, qui ?
— Je n’ai pas besoin de répéter un nom
pareil, si ?
— Oh, mon Dieu !
Qu’est-ce que l’exécuteur de la reine
fabriquait en rendant une petite visite à son
frère ? Mais bon…
— Ils mettent vraiment la barre très haut,
pas vrai ?
iAm fit légèrement tanguer le matelas en
s’asseyant au bord du lit.
— Nous sommes dans une impasse, Trez.
On ne peut plus ni faire semblant, ni les
persuader de renoncer. Ils ont utilisé la carotte
; à présent, ils sortent le bâton.
Songeant à ses parents, Trez eut toutes les
peines du monde à se représenter leurs
visages. La dernière fois qu’il les avait vus
remontait à… eh bien, encore une chose dont
il ne se souvenait pas. En revanche, il revoyait
très nettement leur résidence. Le marbre
omniprésent. Les installations sanitaires en or
massif. Les tapis de soie. Les serviteurs
partout. Les pierres précieuses suspendues aux
lampes pour créer un effet de scintillement.
Leur situation n’avait pas toujours été aussi
privilégiée, et c’était encore une chose qu’il
pouvait se représenter. Il était né dans un
modeste trois-pièces, situé dans un coin reculé
de la cour et plutôt agréable selon les critères
normaux.
Mais cela ne se rapprochait en rien de ce
qu’ils avaient obtenu quand ils avaient vendu
son avenir.
Et après cela ? Pendant qu’ils se hissaient au
sommet de l’échelle sociale, on l’avait
expédié, lui, Trez, auprès du personnel de la
reine pour être élevé, seul dans une pièce
blanche. On ne lui avait envoyé iAm que
lorsqu’il avait refusé de boire et de manger
pendant plusieurs nuits d’affilée.
Leur relation dysfonctionnelle avait débuté
ainsi.
Depuis lors, bizarrement, iAm était la seule
personne à s’être chargée de lui faire tenir le
coup.
— Est-ce que tu te souviens de la dernière
fois que nous les avons vus ? s’entendit-il
demander.
— Au cours de cette fête. Tu sais, celle
donnée en l’honneur de la reine.
— Oh… en effet.
Leurs parents étaient installés parmi les
Primaires de la reine, comme on les appelait.
En plein milieu. Souriants.
Ils ne les avaient pas salués, ni lui ni iAm,
lors de leur entrée, mais ce n’était pas
inhabituel. Une fois vendu, il était devenu la
propriété de la reine. Et une fois désigné
comme le serviteur chargé d’apaiser les
choses, iAm, lui aussi, avait cessé d’être l’un
des leurs.
— Ils n’ont jamais regretté leur décision,
n’est-ce pas ? murmura Trez. Je n’étais qu’une
marchandise à leurs yeux. Et ils en ont tiré un
bon prix.
iAm demeura silencieux, comme à son
habitude. Il se contenta de rester assis à
caresser le chat.
— Combien de temps me reste-t-il ?
demanda Trez.
— Nous devons partir ce soir.
Il tourna son regard noir vers lui.
— Genre tout de suite.
— Et si je ne…
Inutile de répondre à cela, et iAm ne s’en
donna pas la peine : s’il ne sortait pas du lit et
ne se livrait pas, ses parents seraient
massacrés. Voire pire.
Probablement bien pire.
— Ils sont devenus un véritable rouage du
système, dit-il. Tous deux ont vraiment obtenu
ce qu’ils désiraient.
— Donc tu n’y vas pas.
Une fois qu’il aurait posé le pied sur le
Territoire, il ne reverrait plus le monde
extérieur. La garde de la reine l’enfermerait
dans ce dédale de couloirs, le séquestrerait
pour qu’il serve d’étalon dans l’équivalent
masculin d’un harem, et le séparerait même de
son frère.
Et pendant ce temps-là ses parents
continueraient à vivre leur existence sans
souci.
— Elle m’a regardé, marmonna-t-il. Ce
soir-là, lors de la fête. Son regard a croisé le
mien, et elle a esquissé ce petit sourire de
supériorité. Comme si elle avait pris toutes les
bonnes décisions, et qu’en prime elle n’avait
plus besoin de s’occuper de moi. Quel genre
de mère fait ça, putain ?
— Donc tu vas les laisser mourir.
— Non.
— Alors tu rentres.
— Non.
iAm secoua la tête.
— Il n’existe que deux réponses, Trez. Je
sais que tu leur en veux, que tu en veux à la
reine et à cent mille autres choses. Mais nous
sommes à la croisée des chemins et nous
n’avons que deux options. Tu dois vraiment le
comprendre. Et je reviendrai avec toi si tu
décides de retourner là-bas.
— Non, tu resteras ici.
Tandis que sa tête embrouillée tentait
d’appréhender les variables, son cerveau ne
faisait que crépiter sans donner d’étincelle.
— En outre, je n’irai pas.
Merde ! il devait se nourrir avant d’essayer
de gérer la situation.
— Putain ! ce sang humain, c’est vraiment
pourri, grommela-t-il en se frottant les
tempes, comme si la friction pouvait faire
redémarrer son cerveau. Tu sais quoi ? je ne
suis vraiment pas en état d’en discuter pour
l’instant, et je ne dis pas ça pour te faire chier.
Je suis littéralement incapable de réfléchir.
— Je vais t’envoyer quelqu’un.
iAm se leva et se dirigea vers la porte qui
séparait leurs chambres.
— Ensuite, tu devras faire un choix. Tu
disposes de deux heures.
— Est-ce que tu vas me haïr ? lâcha-t-il
soudain.
— Pour eux ?
— Oui.
Un long moment s’écoula avant qu’il
obtienne la réponse. Et le chat cessa de
ronronner quand la main d’iAm se figea sur
sa gorge.
— Je ne sais pas.
Trez hocha la tête.
— Ça me convient.
La porte s’était déjà refermée sur son frère
depuis un moment déjà, quand le cerveau de
Trez cracha un « oh ! attends ».
— Pas Selena, s’exclama-t-il. iAm ! Hé-ho !
Pas Selena !
Il ne se faisait pas confiance si elle venait le
nourrir cette nuit. La dernière chose dont il
avait besoin, c’était de se retrouver près d’elle
maintenant.
Chapitre 27

Lorsqu’il frappa à la porte devant lui,


Kolher ne savait pas ce qu’il fichait là. Avec
un peu de chance, on ne lui répondrait pas.
Il avait besoin de réfléchir encore un peu
avant d’entreprendre une telle démarche…
Raté. Le panneau s’ouvrit et une voix grave
l’accueillit : — Salut. Comment va ?
Alors qu’il tentait de répondre à cette
question, il ferma les yeux derrière ses
lunettes de soleil.
— Z…
— Ouais. Salut.
Le frère se racla la gorge. Ce qui ne fit que
souligner le silence.
— Ouais. Alors. Comment va ?
Soudain, comme si l’univers lui avait
balancé un coup de pied dans les couilles, un
bébé poussa un cri retentissant.
— Euh… écoute, j’étais justement en train
de la réveiller. Tu permets ?
Le roi se passa une main dans les cheveux.
— Ouais, ça ira.
— Tu veux que je vienne te voir dans ton
bureau après ?
Il se demanda à quoi ressemblait leur
chambre et se la représenta selon la
description que Beth lui en avait faite.
Encombrée, décida-t-il. Chaleureuse. Joyeuse.
Rose.
Avant de rencontrer Bella, Z. aurait préféré
mourir que d’être vu dans un tel
environnement.
— Kolher ? que se passe-t-il ?
— Ça t’ennuie si j’entre ?
— Euh… oui. Non, je veux dire, Bella fait
sa gym, alors nous avons un peu d’intimité.
Mais tu devras sans doute…
« Pouet ! »
— …faire attention où tu mets les pieds.
Kolher souleva son ranger et le jouet qu’il
avait écrasé se regonfla en sifflant.
— Merde ! je l’ai cassé ?
— Je crois qu’il s’agit d’un jouet pour
chien, en fait. Oui, je suis presque sûr qu’elle
l’a pris à George en bas. Tu veux le récupérer
?
— Il en a plein. Elle peut le garder.
En refermant la porte, il avait
douloureusement conscience qu’ils parlaient
tous les deux de leurs progénitures, sauf que
celle de Kolher avait quatre pattes et une
queue.
Au moins il n’avait pas à craindre que
George lui succède ou devienne aveugle.
La voix de Z. lui vint de plus loin dans la
pièce.
— Tu peux t’asseoir au bout du lit si tu
avances de quatre mètres droit devant toi.
— Merci.
Il n’avait pas particulièrement envie de se
poser, mais, s’il restait debout, il aurait envie
de faire les cent pas et il ne mettrait pas
longtemps à trébucher sur quelque chose qui
ne serait pas un jouet.
Dans un coin de la chambre, Z. parla à sa
fille d’une voix douce, en prononçant les mots
selon une sorte de rythme, comme s’il
communiquait en chantant. Il obtint un
généreux babil en réponse.
Suivi de quelque chose qui résonna de
façon terriblement nette : — Dada.
Kolher fit la grimace derrière ses lunettes et
se dit qu’il ferait aussi bien d’en finir tout de
suite.
— Beth veut que j’aie une discussion avec
toi.
— À quel sujet ?
Imaginant le Z. qu’il connaissait si bien, il
se représenta le frère dont il était autrefois
convaincu qu’il péterait les plombs en
entraînant une demi-douzaine de personnes
dans sa chute : le crâne rasé, le visage couturé,
les yeux aussi noirs et opaques que ceux d’un
requin avant l’arrivée de Bella. Puis ceux-ci
avaient viré au jaune, du moins tant qu’il
n’était pas de mauvaise humeur, et cela
n’arrivait plus que sur le champ de bataille.
Sacré revirement.
— Est-ce que tu la tiens dans tes bras ?
demanda Kolher.
Il y eut un silence.
— Dès que j’aurai noué ce truc dans son
dos… Une seconde, ma puce. Voilà, tu es
prête. Elle porte une robe rose cousue par
Cormia. Je déteste le rose. Mais, sur elle,
j’aime bien ça, mais garde-le pour toi.
Kolher fit jouer les articulations de ses
doigts.
— Quel effet ça fait ?
— De ne plus haïr viscéralement le rose ?
Put… euh… punaise, c’est assez castrateur.
— Oui.
— Ne me dis pas que Lassiter a réussi à te
changer toi aussi en métrosexuel. J’ai appris
qu’il essayait de convaincre Manello de faire
une pédicure avec lui, mais je prie pour qu’il
ne s’agisse que d’un racontar.
Il était vraiment difficile d’ignorer la
décontraction avec laquelle s’exprimait
désormais le frère. Comme une personne
normale, vraiment. Mais il avait sa famille, sa
shellane était en sécurité et il disparaissait au
sous-sol avec Mary à intervalles réguliers
depuis combien de temps déjà ?
Nul ne savait exactement de quoi ils
parlaient en bas. Mais tout le monde le
devinait.
— En fait, je ne sais pas pourquoi je suis
venu, avoua Kolher d’une voix enrouée.
Menteur.
Il entendit des bruits de pas approcher, puis
un craquement régulier, comme si le mâle
s’était assis dans le rocking-chair et se
balançait. Visiblement, Nalla appréciait cette
nouvelle position car elle se mit à gazouiller
de plus belle.
Un léger couinement lui fit comprendre que
Z. avait ramassé un autre jouet pour occuper
sa fille.
— C’est parce que Beth passe du temps avec
Layla ?
— Suis-je la seule personne qui n’était pas
au courant ?
— Tu ne quittes pas beaucoup ton bureau.
— Raison de plus pour ne pas vouloir
d’enfant.
— Alors c’est vrai.
Kolher baissa la tête, en souhaitant que sa
vue fonctionne pour faire mine d’examiner
quelque chose. Le couvre-lit. Ses bottes. Une
montre.
— Oui, Beth veut un bébé.
Il secoua la tête.
— Enfin, comment as-tu fait ? Mettre Bella
enceinte ; cette idée a dû te terrifier.
— Nous n’avions rien programmé. Elle a
eu ses chaleurs et puis de fil en aiguille… je
veux dire, j’avais la drogue. Je l’ai suppliée de
me laisser m’occuper d’elle ainsi. Mais, au
bout du compte, j’ai fait ce que fait un mâle
pour aider sa femelle à traverser cette
épreuve. La grossesse a été difficile, mais
l’accouchement m’a foutu la pire peur de ma
vie.
Et vu que le vampire avait été esclave
sexuel pendant une éternité, cela voulait dire
quelque chose.
— Ensuite, je n’ai pas dormi pendant
quarante-huit heures, reprit lentement Z. Il m’a
fallu tout ce temps pour me convaincre que
Bella n’allait pas mourir d’une hémorragie et
que Nalla était bel et bien en vie et allait le
rester. Mince, ça a peut-être plutôt duré une
semaine.
— Est-ce que ça en valait la peine ?
Il y eut un long silence, durant lequel
Kolher aurait parié sa couille gauche que le
frère contemplait le visage de sa fille.
— Je peux répondre par l’affirmative car
elles ont toutes deux survécu. Si cela n’avait
pas été le cas, ma réponse aurait été différente,
en dépit du fait que j’adore ma fille. Quoi
qu’il en soit, comme pour tous les mâles liés,
c’est sur Bella que se concentre mon attention
avant toute autre chose, y compris mon enfant.
Kolher fit craquer les articulations d’une de
ses mains. Puis il s’attaqua à l’autre.
— Je crois que Beth espérait que tu me
ferais changer d’avis.
— Je ne peux pas faire ça. Personne ne le
peut. C’est profondément ancré chez les mâles
liés. C’est à Tohr que tu devrais parler. Tout
cela m’est tombé dessus, et je suis le connard
le plus chanceux du monde, parce que ça a
marché. D’un autre côté, Tohr l’a choisi. Il a
eu les couilles de jeter les dés, même en
connaissant les risques. Et sa Wellsie est morte
malgré tout.
Soudain, Kolher se souvint du moment où il
était descendu dans le bureau du centre
d’entraînement, à la recherche du guerrier
avec toute la Confrérie derrière lui. Il avait
trouvé Tohr assis avec John, un téléphone à
l’oreille. Une aura de désespoir soulignait
toute la scène, depuis son visage pâle et sa
main crispée sur le combiné, jusqu’à la façon
dont son expression s’était figée quand il avait
levé les yeux pour les découvrir tous alignés
sur le seuil.
Seigneur Dieu ! c’était aussi frais dans sa
mémoire que si l’événement était survenu
hier. En dépit du fait que, depuis, Tohr s’était
uni à Automne et était allé de l’avant, aussi
loin qu’un mâle en soit capable.
Kolher secoua la tête.
— J’ignore si je peux aborder ce sujet avec
lui.
Il s’ensuivit un autre long silence, comme si
Zadiste songeait lui aussi à cette nuit-là. Mais
celui-ci finit par dire tranquillement : — C’est
ton frère. S’il le fait pour quelqu’un… ce sera
toi.

À la seconde où Beth pénétra dans le
superbe vestibule de la demeure, elle s’arrêta
net.
Tout d’abord, elle fut incapable de mettre
un nom sur les débris de bois entassés sous la
porte en arcade de la salle de billard. Mais
ensuite, le tapis de feutre vert déchiqueté lui
donna un indice : il s’agissait du billard. Qui
paraissait avoir été attaqué à la tronçonneuse.
Elle s’approcha pour jeter un coup d’œil
dans la pièce et sentit sa mâchoire s’affaisser.
Tout était détruit. Les canapés et les
appliques, la télé et le bar.
— Il va bien, dit une voix mâle dans son
dos.
Pivotant sur elle-même, elle aperçut les
yeux jaunes de Z. Dans les bras du frère, Nalla
portait une adorable robe rose style Empire
s’évasant vers le bas, qui serait trop petite
pour elle dans quelques mois. Qu’elle était
mignonne. On distinguait de petits souliers
blancs à ses pieds et un nœud blanc de travers
retenait ses cheveux multicolores en arrière.
Elle avait les yeux jaunes, tout comme son
papa, mais son sourire était la copie conforme
de celui de Bella, large, confiant et aimable.
Mon Dieu ! qu’il était douloureux de les
voir. Surtout en connaissant la cause des
destructions dans l’autre pièce.
— Il m’a appelée, dit-elle.
— C’est pour ça que tu es rentrée ?
— Je serais revenue quand même.
Z. hocha la tête.
— Tant mieux. C’était quelque chose, la nuit
dernière.
— Visiblement.
Elle jeta un coup d’œil par-dessus son
épaule.
— Comment s’est-il…
— … arrêté ? Lassiter lui a lancé une
fléchette. Il est tombé comme une pierre et a
fait une bonne grosse sieste.
— Ce n’était pas ce que j’allais te
demander, mais… oui.
Elle frotta ses mains froides l’une contre
l’autre.
— Euh… sais-tu où il se trouve ?
— Il m’a dit que tu lui avais demandé de
venir me parler.
Elle dévisagea Z., en songeant à la première
fois qu’elle l’avait rencontré. Seigneur ! il
était terrifiant, et pas seulement à cause de sa
cicatrice. Il avait un regard glacial, à l’époque,
de même qu’une espèce d’intensité meurtrière
qui l’avait touchée en pleine poitrine.
Aujourd’hui, il était comme un frère pour
elle, sauf quand il était question de Kolher.
Kolher passerait toujours en priorité.
C’était vrai pour tous les membres de la
Confrérie. Et vu ce que Kolher avait accompli
dans la salle de jeu, ce n’était pas une
mauvaise chose.
— J’ai pensé que ce serait peut-être utile.
Mon Dieu ! cela semblait si foireux.
— Je veux dire que…
— Il est allé voir Tohr.
Beth ferma les yeux. Au bout d’un moment,
elle reprit : — Je ne veux pas que mon couple
se déchire. Histoire qu’on soit au clair.
— Je te crois. Et je ne le souhaite pas non
plus pour vous deux.
— Nous résoudrons peut-être le problème.
Quand elle se dirigea vers l’escalier, une
vague d’épuisement s’abattit sur elle comme
une tonne de briques.
— Écoute, si tu le vois… dis-lui que je suis
montée prendre une douche. La journée a été
longue pour moi aussi.
— Compris.
Quand elle dépassa le frère, elle fut
immensément surprise qu’il lui pose la main
sur l’épaule et la presse doucement en signe
de soutien.
Bon Dieu ! si on lui avait dit deux ans plus
tôt que le guerrier offrirait à quelqu’un, autre
chose qu’une balle dans la tête, elle aurait
estimé que c’était impossible. Pas plus qu’il
tiendrait un jour un bébé Cadum dans ses bras
musclés, et que la petite fille contemplerait
son visage couturé avec la plus totale
admiration.
C’était comme si les poules avaient des
dents. Qu’il gelait en enfer. Ou que Miley
Cyrus parvenait à rester habillée.
— Je suis désolée, dit-elle d’une voix
rauque, sachant que le revers de cette
proximité au sein de la Confrérie était qu’ils
s’inquiétaient tous sincèrement les uns pour
les autres.
Les problèmes d’un seul devenaient ceux de
tous.
— Je lui ferai savoir que tu es bien rentrée,
la rassura Z. Va te reposer. Tu as l’air lessivée.
Elle hocha la tête et gravit les marches, en
traînant son corps fatigué une marche après
l’autre. Quand elle arriva au premier étage,
elle passa la tête dans l’embrasure de la porte
du bureau.
Le trône et son immense bureau dominaient
la pièce tels des monstres. Le bois ancien et
son antique décor sculpté représentaient de
façon tangible toutes les lignées qui s’étaient
succédé au service de l’espèce depuis très
longtemps. Combien exactement ? Elle
l’ignorait. Elle n’en avait pas la moindre idée.
Tant de couples avaient sacrifié leur fils
aîné pour un rôle qui, d’après ce qu’elle en
avait vu, n’était pas seulement sans merci,
mais carrément dangereux.
Pourrait-elle exposer sa chair et son sang à
ce péril ? se demanda-t-elle. Pourrait-elle
condamner à ce lieu, où son propre mari
s’était assis et avait souffert, un être qu’elle
aurait aidé à concevoir ?
Franchissant le seuil, elle marcha sur le
tapis d’Orient jusqu’à se trouver juste devant
les deux symboles de la monarchie. Elle se
représenta Kolher là, avec la paperasse et la
pression, semblable à un tigre en cage, bien
nourri, toujours soigné… mais toujours
enfermé.
Elle repensa à son travail au Caldwell
Courier Journal, où Dick le Connard essayait
de loucher dans son décolleté pendant qu’elle
lui tenait lieu de secrétaire. Elle avait tant
désiré se tirer de cet endroit, et sa transition et
sa rencontre avec Kolher l’avaient sauvée.
Qu’en était-il de Kolher ?
Comment pourrait-il un jour s’en sortir ?
À moins d’abdiquer, sa seule issue était de
se faire tuer par Xcor et sa bande de
salopards.
Waouh ! quel avenir radieux.
Et sa solution à elle consistait à mettre en
danger sa propre vie en essayant de tomber
enceinte. Pas étonnant qu’il perde les pédales.
Effleurant du bout des doigts un motif
complexe sur le bureau, elle découvrit que les
arabesques dessinaient en fait une vigne. Et
que des dates étaient inscrites sur les
feuilles…
Les rois et les reines. Leurs enfants.
Un héritage venu de très loin et dont Kolher
était l’actuelle incarnation.
Il n’abandonnerait pas. Impossible. S’il se
sentait impuissant à l’heure actuelle, quitter le
trône serait la goutte d’eau de trop. Il avait
déjà perdu ses parents trop tôt. Alors, déposer
leur héritage entre les mains d’un autre, ce
serait un coup dont il ne se remettrait jamais.
Pourtant, elle désirait toujours un enfant.
Mais plus elle demeurait là, plus elle se
demandait si le jeu en valait la chandelle et si
elle était obligée de sacrifier l’homme qu’elle
aimait Et ce serait pourtant ce à quoi elle
aboutirait si elle persistait dans son envie. En
outre, en supposant qu’elle puisse tomber
enceinte et accoucher d’un bébé en bonne
santé, s’ils avaient un fils, il finirait dans ce
bureau.
Et s’ils avaient une fille, celui qu’elle
épouserait prendrait la suite, et alors sa fille
aurait le plaisir de voir son mari devenir fou à
son tour sous la pression.
Une formidable succession dans les deux
cas.
— Bon sang ! souffla-t-elle.
Elle savait que Kolher était roi lorsqu’elle
s’était unie à lui, mais, à l’époque, il était déjà
trop tard pour elle. Elle était folle amoureuse
et, qu’il soit vigile ou chef suprême d’un État,
déjà accro.
Elle n’avait pas réfléchi à leur avenir à ce
moment-là. Être avec lui suffisait.
Mais allons, même si elle avait eu
conscience de toutes les implications…
Non. Elle aurait malgré tout enfilé la
somptueuse robe rouge de Wellsie et aurait
avancé jusqu’à Kolher pour avoir la peur de
sa vie en le voyant se faire graver son prénom
dans le dos.
Dans la joie comme dans la peine. La
misère ou la pauvreté, selon les termes
humains.
Avec une postérité nombreuse… ou nulle.
Quand elle finit par faire demi-tour, elle
carra les épaules et sortit de la pièce la tête
haute. Elle ne cillait pas, son cœur était
paisible et ses mains fermes.
La vie n’était pas un buffet à la carte où
l’on pouvait remplir son assiette de tout ce
qu’on désirait. On n’avait pas le choix de
l’entrée et des accompagnements, pas plus
qu’on ne pouvait revenir se servir quand il
restait trois bouchées de viande mais plus de
purée. Et mince ! quand elle y réfléchissait de
façon logique, avoir décroché les cartes «
Grand amour », « Mariage heureux » et « Vie
sexuelle d’enfer » était déjà une sacrée
réussite.
Ils avaient de bonnes raisons de ne pas
avoir d’enfant. Et cela changerait
éventuellement à l’avenir. Xcor et la bande de
salopards finiraient peut-être à six pieds sous
terre, la glymera finirait par se ranger du côté
de Kolher, la société des éradiqueurs cesserait
ses assassinats…
Et les poules auraient des dents.
L’enfer gèlerait.
Miley cesserait de remuer du cul pour le
poser sur une chaise et ainsi rendre service à
tout le monde.
Tout en se dirigeant vers l’escalier privé
qui menait au deuxième étage, elle regretta de
n’être pas parvenue à cette conclusion avant
que Kolher soit allé trouver Tohr, mais c’était
là encore un nouveau désaccord entre eux
qu’elle avait provoqué et sur lequel elle ne
pouvait pas revenir.
Néanmoins, elle pouvait empêcher la
situation d’aller plus loin.
Quelle que soit sa douleur, elle pouvait
choisir une autre voie et leur rendre service à
tous les deux.
Nom de Dieu ! elle ne serait pas la première
femme sur terre à ne pas pouvoir avoir
d’enfant même si elle en voulait. Et elle ne
serait pas la dernière. Quant à ces femelles,
elles avançaient. Elles vivaient leurs vies… et
sans Kolher à leurs côtés…
Il lui suffisait amplement.
Et chaque fois qu’elle croirait le contraire,
elle reviendrait s’asseoir derrière ce bureau et
se mettrait à la place de son hellren pendant un
moment.
Elle ne voulait pas décevoir son père, alors
même qu’elle ne l’avait jamais rencontré.
Pour Kolher, être roi était le seul moyen
d’honorer le sien. Et son refus d’imposer le
trône à la génération suivante était la seule
façon de protéger les enfants qu’il aurait
jamais.
Les Rolling Stones avaient raison. Parfois,
on n’obtenait pas ce que l’on voulait. Mais si
on avait tout ce qu’il fallait…
… la vie était belle.
Chapitre 28

— Ton cousin va s’unir.


Voilà le salut que reçut Saxton lorsqu’il
franchit la porte du bureau de son père.
Nous y sommes, songea-t-il. Lors de leur
prochaine conversation, on lui apprendrait
sans doute que ledit cousin avait un petit
garçon en parfaite santé qui grandirait de
façon normale. Il supposa qu’il s’agissait de
son « cadeau » d’anniversaire : un exposé sur
un parent qui avait choisi la bonne façon de
vivre, avec en filigrane l’idée qu’il était une
honte pour sa lignée et un grand gâchis
d’ADN aux yeux de son père.
En fait, ces joyeuses petites nouvelles
avaient commencé à fleurir peu après que son
père avait découvert son homosexualité.
Saxton se rappelait chaque annonce et les
disposait comme d’horribles bibelots sur le
manteau de la cheminée de son esprit. Sa
préférée entre toutes ? La mésaventure arrivée
quelques mois plus tôt à un mâle gay qui était
sorti avec un autre mâle de l’espèce et avait
fini tabassé dans une ruelle par un groupe
d’humains.
Son père ignorait totalement que la victime
n’était autre que son propre fils.
Ce crime homophobe avait couronné son
premier rencard avec Blay, et il avait bien
failli mourir de ses blessures faute de soins.
Havers, l’unique médecin de l’espèce, était un
fervent traditionaliste et avait l’habitude de
refuser tout traitement aux homosexuels. Et
consulter un médecin humain était
inenvisageable. Oui, il existait des hôpitaux
ouverts vingt-quatre heures sur vingt-quatre
en ville, mais se traîner jusqu’à la maison lui
avait pris toute son énergie, et il avait eu trop
honte pour appeler quiconque à l’aide.
Mais Blay était venu, et tout avait changé
pour eux.
Du moins pendant un temps.
— As-tu entendu ce que je viens de dire ?
l’interrogea son père.
— Je suis ravi pour lui. De quel cousin
s’agit-il ?
— Du fils d’Enoch. C’est une union
arrangée. Les familles organiseront un week-
end de réjouissances pour la célébrer.
— Ici ou dans leur domaine de Caroline du
Sud ?
— Ici. Il est temps pour l’espèce de rétablir
les traditions à Caldwell. Sans tradition, nous
ne sommes rien.
Comprendre : si tu ne te conformes pas à ce
programme, tu n’as aucune valeur.
Même si, naturellement, son père formulait
cette directive en des termes bien plus
élégants.
Saxton fronça les sourcils quand il regarda
enfin le mâle, assis derrière son bureau. Tyhm
avait toujours été maigre. Il ressemblait à
Ichabod Crane avec son costume qui pendait
sur ses épaules osseuses comme un linceul.
Depuis sa dernière visite, il semblait avoir
perdu du poids, ses traits anguleux tendant la
peau de son visage comme des piquets de
tente.
Saxton ne ressemblait en rien à son
géniteur, car la loterie génétique ne lui avait
attribué ni cette chevelure noire, ni ces yeux
foncés, ni cette peau pâle, ni ce corps
dégingandé. Au lieu de cela, il était la copie
conforme de sa mère au mental comme au
physique, tous deux étant blonds aux yeux gris
avec un teint éclatant de santé.
Son père avait souvent souligné à quel point
il ressemblait à sa mahmen, et, en y repensant,
il n’était pas certain qu’il s’agissait d’un
compliment.
— Alors, où en es-tu sur le plan
professionnel ? marmonna le mâle en faisant
tambouriner ses doigts sur son sous-main en
cuir.
Au-dessus de la tête de son père, le portrait
de son grand-père le toisait avec le même air
désapprobateur.
Scruté par ces deux paires d’yeux
inquisiteurs, Saxton ressentit un besoin
presque irrépressible de répondre
honnêtement : qu’il était, en fait, le Premier
conseiller du roi. Et même en ces temps où la
monarchie était plus mal considérée que
jamais, cela demeurait impressionnant.
Surtout pour quelqu’un qui révérait autant
le droit que son père.
Mais non, se dit Saxton, il garderait cette
information pour lui.
— Je suis toujours gestionnaire de fortune,
murmura-t-il.
— C’est un domaine assez complexe. J’étais
surpris que tu le choisisses. Qui comptes-tu
parmi tes nouveaux clients ?
— Vous savez que je ne peux pas divulguer
cette information.
Son père eut un geste dédaigneux.
— Ce ne sont sans doute pas des personnes
que je connais.
— Non. Probablement pas.
Saxton tenta d’esquisser un sourire.
— Et vous ?
L’attitude du mâle changea instantanément
et sa légère expression de dégoût s’effaça
pour faire place à un masque aussi révélateur
qu’une porte de prison.
— Il y a toujours des choses qui retiennent
mon attention.
— Bien entendu.
Pendant que tous deux poursuivaient cette
conversation guindée et sans intérêt, Saxton
glissa la main dans sa poche et cala son
iPhone dans sa paume. Il avait prévu son
départ, et se demandait quand il obtiendrait le
signal.
Puis celui-ci vint.
Le téléphone sur le bureau, qui avait été
conçu pour paraître « ancien », émit une
sonnerie qui, venant d’un objet qui n’était pas
en cuivre, semblait aussi proche que possible
de celle d’un authentique appareil vintage.
— Je vais vous laisser, annonça Saxton en
reculant d’un pas.
Son géniteur consulta l’écran digital
soigneusement dissimulé, et parut avoir
oublié comment répondre à l’appel.
— Au revoir, p…
Saxton s’immobilisa. Depuis qu’on avait
dévoilé son orientation, c’était un mot en « P »
bien pire que « putain », du moins quand lui
en faisait l’usage.
Comme son père se contentait de le
congédier d’un geste, il se sentit brièvement
soulagé. D’ordinaire, le pire moment de ses
visites était le départ ; quand il s’en allait et
que le mâle faisait une nouvelle tentative ratée
de ramener son fils à la raison, c’était comme
si on le clouait au pilori une fois de plus.
Il n’avait pas avoué son orientation sexuelle
à sa famille. Il n’avait jamais eu l’intention de
mettre son père au courant.
Mais quelqu’un avait mouchardé, et il était
quasiment certain de savoir qui.
Donc, chaque fois qu’il partait, il revivait
son expulsion de cette maison une semaine
après le décès de sa mère. On l’avait jeté
dehors avec les seuls vêtements qu’il portait,
sans argent et sans nulle part où aller, alors
que l’aube approchait.
Il avait appris plus tard qu’on avait
rituellement brûlé toutes ses affaires dans les
bois situés derrière le manoir.
Voilà qui constituait un usage des terres des
plus pragmatique.
— Referme la porte derrière toi, ordonna
son père d’un ton sec.
Il fut plus que ravi de lui obéir et tira
doucement le panneau, et, pour une fois, ne
perdit pas une seconde à remâcher sa peine. Il
jeta un coup d’œil à gauche puis à droite et
tendit l’oreille.
Le silence régnait dans la maison.
À pas de loup, il regagna le boudoir qu’il
traversa pour déboucher dans la bibliothèque.
Après en avoir refermé la porte derrière lui, il
sortit son téléphone portable et commença à
photographier les documents qui recouvraient
la table, le cœur battant. Il ne prit pas la peine
de choisir un cadrage ni de respecter l’ordre
des volumes. Tout ce qui lui importait, c’était
d’avoir une bonne mise au point, un éclairage
suffisant et d’aller assez…
Le bruit de la porte qui s’ouvrait juste
derrière lui le poussa à se retourner.
Sur le seuil de son bureau, son père parut
déconcerté.
— Que fais-tu ?
— Rien. Je contemplais vos livres. Ils sont
impressionnants.
Tyhm coula un regard à la porte du
boudoir, comme s’il se demandait pourquoi
celui-ci était fermé.
— Tu n’aurais pas dû venir ici.
— Je suis désolé.
Il rangea subrepticement le téléphone dans
sa poche, puis inclina légèrement le buste de
côté comme s’il désignait les volumes du
menton.
— Mais je voulais admirer votre collection.
Les miens sont reliés en tissu.
— Tu as les codes du droit ancien ?
— En effet. Je les ai achetés lors d’une
succession.
Son père s’avança et effleura les pages du
tome le plus proche, ouvert sur la table ronde.
La façon dont il caressait amoureusement ces
mots, ce papier, cet objet inanimé… sous-
entendait que Saxton n’était peut-être pas le
plus grand chagrin de sa vie.
Si le droit l’abandonnait, il ne s’en
remettrait pas.
— De quoi s’agit-il ? demanda calmement
Saxton. J’ai entendu dire que le roi s’était fait
tirer dessus, et maintenant… tous ces livres
parlent de la succession.
Quand il n’obtint pas de réponse, il
commença à se dire qu’il devrait déguerpir de
là. Il était fort probable que son géniteur soit
de mèche avec la bande de salopards et il
serait idiot de croire que Tyhm hésiterait une
seule seconde à livrer son fils gay à l’ennemi.
Ou, s’agissant de son père, à ses alliés.
— Kolher n’est pas un roi qui convient à
notre espèce.
Tyhm secoua la tête.
— Il n’est rien arrivé de bon depuis
l’assassinat de son père. Lui était un véritable
souverain. J’étais jeune à l’époque où je
fréquentais la cour, mais je me souviens de
Kolher et, contrairement au fils qui ne
respecte pas nos coutumes, le père était un roi
exemplaire, un mâle sage, patient et
majestueux. Cette nouvelle génération
représente un tel échec.
Saxton baissa les yeux. De façon totalement
absurde, il remarqua que ses mocassins étaient
parfaitement cirés. Comme toutes ses
chaussures. Propres et nettes, bien rangées.
Il avait du mal à respirer.
— Je croyais que la Confrérie gérait plutôt
bien la situation. Après les attaques, ses
membres ont tué beaucoup d’éradiqueurs…
— Le fait que tu utilises le terme « après »
pour parler des « attaques », voilà tout ce qu’il
est nécessaire de savoir. Voilà un constat qui
devrait plutôt les couvrir de honte. Kolher se
moquait de régner avant d’épouser sa métisse.
Ce n’est que lorsqu’il a cherché à souiller le
trône avec les gènes humains de sa bâtarde
qu’il a jugé bon d’essayer d’être roi. Son père
aurait détesté cela ; cette humaine portant
l’anneau de sa mère ? c’est une infamie qu’on
ne peut…
Il dut s’éclaircir la voix.
— C’est tout simplement insupportable.
Alors que Saxton prenait toute la mesure de
ce qu’impliquaient les paroles de son père, il
sentit le sang quitter sa tête. Oh, mon Dieu !
pourquoi ne l’avaient-ils pas vu venir ?
Beth. Ils allaient le renverser en se servant
d’elle.
Son père leva le menton et sa pomme
d’Adam saillit comme un poing sur sa gorge.
— Et il faut agir. Il faut agir lorsque
quelqu’un fait de mauvais choix.
Comme être gay, finit Saxton
intérieurement. Ce fut alors qu’il comprit…
C’était comme si son père avait rejoint le
complot uniquement parce qu’il était
incapable de remédier à l’échec de sa propre
progéniture.
— Kolher sera démis du trône, annonça
Tyhm dans un regain de force. Et un autre, qui
ne s’est pas écarté des valeurs fondamentales
de l’espèce, y montera à sa place. Voilà la
juste rétribution pour celui qui n’agit pas de
façon convenable.
— J’avais entendu dire…
Saxton marqua un temps d’arrêt.
— J’avais entendu dire qu’il s’agissait d’un
mariage d’amour. Entre Kolher et sa reine.
Qu’il était tombé amoureux d’elle en l’aidant
à passer la transition.
— Les pervers emploient souvent le
vocabulaire des vertueux pour parler de leurs
actes. C’est une tentative délibérée de s’attirer
nos bonnes grâces. Cela ne signifie pas qu’ils
se comportent bien ni que la majorité des gens
doivent subir leurs choix hasardeux sans rien
faire. Bien au contraire, il a couvert de honte
notre espèce et mérite tout ce qui va lui
arriver.
— Me haïssez-vous ? demanda
brusquement Saxton.
Son père leva les yeux des volumes qui
allaient servir à ouvrir la voie de la
destitution. Lorsque leurs regards se
croisèrent au-dessus des documents destinés à
détruire Kolher, Saxton se trouva réduit à
l’état d’enfant qui désirait seulement être aimé
et apprécié du seul parent qui lui restait.
— Oui, répondit le mâle. Je te hais.

Sola enfila le jean neuf jusqu’à ses genoux
et s’arrêta. Elle se prépara mentalement, puis
fit délicatement glisser la ceinture du pantalon
sur sa blessure à la cuisse.
— Pas mal, marmonna-t-elle, tout en
continuant à le remonter jusqu’à ses fesses
avant d’en fermer les boutons et le zip.
Il était un peu ample mais, une fois qu’elle
eut enfilé le tee-shirt blanc à manches longues
et le confortable sweat noir qu’on lui avait
également donnés, cela ne se remarquait pas.
Oh ! et les Nike étaient pile à la bonne taille ;
elle en appréciait même le motif rouge et noir.
Elle se rendit dans la salle de bains de sa
chambre d’hôpital et vérifia sa coiffure dans
le miroir. Ses cheveux étaient brillants et
lissés grâce au brushing qu’elle s’était fait.
— Tu es…
Pivotant au son de cette voix, elle découvrit
Ahssaut près du lit. Elle sentit la brûlure de
son regard, malgré la distance qui les séparait
et la présence presque menaçante de son corps
qui la dominait de sa large carrure.
— Tu m’as surprise.
— Toutes mes excuses.
Il s’inclina brièvement.
— J’ai frappé à plusieurs reprises et,
comme tu ne répondais pas, j’ai craint que tu
sois tombée.
— C’est vraiment… euh… aimable à toi.
Oui, il était impossible de lui accoler le mot
« gentil ».
— Es-tu prête à rentrer à la maison ?
Elle ferma les yeux. Elle aurait voulu
répondre oui, et, bien entendu, elle avait
besoin de voir sa grand-mère, mais elle
redoutait également ces retrouvailles.
— Est-ce qu’on s’en rend compte ?
demanda-t-elle.
Ahssaut s’approcha d’elle à pas lents,
comme s’il savait qu’elle était à un cheveu de
s’effaroucher. Levant les mains, il repoussa
ses cheveux derrière ses épaules. Puis il lui
toucha les joues.
— Non. Elle n’en verra rien.
— Dieu merci !
Sola poussa un soupir.
— Elle ne doit pas le savoir. Est-ce que tu
comprends ?
— Parfaitement.
Se tournant vers la porte qui donnait sur le
couloir, il lui offrit son bras, comme s’il
l’escortait à une soirée.
Et Sola le prit uniquement parce qu’elle
souhaitait le sentir contre elle. Connaître sa
chaleur. Apprécier sa taille et sa force.
Affronter la perspective de soutenir le
regard de sa grand-mère était une autre
définition de l’enfer.
— N’y pense pas, lui dit-il en la guidant
dans le long passage. Souviens-t’en. Si tu y
penses, elle le verra sur ton visage. Rien de
tout cela n’est arrivé, Marisol. Rien.
Sola avait vaguement conscience que les
gardes qui les avaient accueillis à leur arrivée
ici s’étaient glissés derrière eux. Mais elle
avait tant de sujets d’inquiétude, et ces
hommes n’avaient pas appuyé sur la détente
lorsqu’elle avait débarqué dans le bâtiment.
Difficile de croire qu’ils prendraient cette
peine alors qu’elle s’en allait.
L’un d’entre eux se précipita en avant et
ouvrit la porte en acier pour eux, et ils
retrouvèrent la Range Rover pile à l’endroit
où on l’avait garée. Juste à côté se trouvaient
les deux cousins d’Ahssaut, la mine sévère,
surveillés par d’autres de ces types à l’air
incroyablement dangereux.
Ahssaut lui ouvrit la portière arrière et lui
offrit sa main. Elle en avait besoin. Se hisser
dans le 4 x 4 lui provoqua un élancement dans
la cuisse qui lui fit monter les larmes aux
yeux. Mais, quand on referma derrière elle,
elle parvint à mettre sa ceinture toute seule.
Sola fronça les sourcils. Par la vitre teintée,
elle observa Ahssaut s’avancer vers chaque
homme, l’un après l’autre, et leur tendre la
main. Nul ne prononça un mot, du moins
d’après ce qu’elle en vit, mais ce n’était pas
nécessaire.
Des regards graves répondirent à celui
d’Ahssaut et certains hochèrent légèrement la
tête avec respect, comme s’ils étaient parvenus
à un accord tous ensemble.
Puis les cousins s’installèrent à l’avant,
Ahssaut prit place à l’arrière à ses côtés et ils
s’en allèrent.
Elle ne se rappelait que vaguement toutes
les portes et les barricades qu’ils avaient dû
franchir pour arriver jusqu’ici, mais elle
supposa que le retour prendrait une éternité.
Du moins elle le souhaitait. Elle entretenait
l’espoir que, si elle disposait d’assez de
temps, elle pourrait se convaincre qu’elle
n’avait pas enfreint le principal
commandement, ni manqué de se faire violer,
ni été contrainte de mutiler un cadavre pour se
sortir de l’enfer.
Malheureusement, ils regagnèrent
l’autoroute quelques instants plus tard, en
direction du sud vers le centre-ville de
Caldwell. Du moins était-ce son impression.
Alors qu’ils approchaient du pont qui leur
ferait franchir le fleuve et traverser la forêt
jusqu’à la forteresse d’Ahssaut, ils allaient…
Génial. Son cerveau passait du coq-à-l’âne.
Frottant ses yeux fatigués, elle dut se
reprendre.
Ce n’était pas arrivé.
— Tu sais, tu as peut-être raison, dit-elle
calmement.
— À quel propos ?
— Tout cela n’était peut-être qu’un rêve. Un
horrible cauchemar…
La Range Rover emprunta le pont qui
enjambait l’Hudson en direction de l’ouest et,
vu que la circulation était fluide, ils
arriveraient chez Ahssaut d’ici à peine cinq à
dix minutes.
Elle se retourna pour observer les lumières
du centre-ville s’éloigner, en songeant
qu’elles étaient semblables à des étoiles
tombées sur terre.
— J’ignore si je pourrai soutenir son
regard, s’entendit-elle dire.
— Il ne s’est rien passé.
Tout en regardant le paysage urbain
rapetisser, elle ordonna à son cerveau de faire
la même chose avec toutes les images, les
odeurs et les sensations qui étaient beaucoup
trop présentes. Le temps était une autoroute
sur laquelle son corps et son esprit
voyageaient. Elle avait donc besoin d’appuyer
sur le champignon pour mettre à distance ces
quarante-huit dernières heures.
Avant qu’elle s’en rende compte, ils avaient
tourné sur l’étroite route menant à la
péninsule appartenant à Ahssaut. Puis elle
sentit son estomac se nouer en apercevant la
maison de verre avec ses lumières dorées qui
se déversaient sur le paysage comme si le
bâtiment était fait d’or.
Les phares balayèrent les murs de la maison
lorsqu’ils se dirigèrent vers l’arrière. Elle
était là. À la fenêtre de la cuisine, levant la tête
pour regarder dehors, tendant la main pour
attraper un torchon, sa grand-mère scruta
l’extérieur, guettant leur retour, puis se
précipita vers la porte de service.
D’un seul coup, tout disparut de l’esprit de
Sola, alors qu’elle tâtonnait pour ouvrir la
portière.
Ahssaut lui saisit le bras.
— Pas avant que nous soyons entrés dans le
garage.
Contrairement au reste du trajet, se mettre à
couvert prit une éternité, le portail blindé
s’abaissant comme s’il avait tout le temps du
monde.
À l’instant où il fut en place, Sola jaillit du
4 x 4 et courut vers la porte. Elle était
verrouillée et, dans son cerveau embrumé,
elle ne songea qu’à serrer et tirer la poignée
plus fort…
Quelqu’un la déverrouilla à distance parce
qu’on entendit un « clac ! » et que le panneau
s’écarta d’un seul coup.
Sa grand-mère se trouvait de l’autre côté
d’un petit cagibi, debout au milieu de la
cuisine, le torchon blanc roulé en boule contre
son visage, et les délicieux arômes du repas
qu’elle avait préparé emplissaient l’air
d’amour.
Sola s’élança vers la vieille dame, qui lui
ouvrit les seuls bras qui l’avaient jamais
étreinte.
Elle ne savait pas précisément ce que
signifiaient les paroles murmurées en
portugais à son oreille mais, des deux côtés,
les mots pleuvaient. Jusqu’à ce que sa grand-
mère l’écarte d’elle et lui prenne le visage
entre ses mains ridées.
— Pourquoi toi être désolée ? lui demanda-
t-elle en essuyant ses larmes du pouce. Pas de
« désolé » pour toi. Jamais.
Sola se sentit attirée avec force et écrasée
contre cette généreuse poitrine. Fermant les
yeux, elle tituba et mit son cerveau en
veilleuse.
C’était tout ce qui importait. Elles étaient
ensemble. Elles étaient saines et sauves.
— Merci, mon Dieu, chuchota-t-elle. Merci,
Seigneur.
Chapitre 29

Bien évidemment, il s’agissait de Selena.


Dès que Trez entendit le coup frappé à sa
porte, il prit une profonde inspiration, et, oui,
son odeur la précédait, s’insinuant sous le
battant.
Son corps se raidit instantanément, sa verge
se tendit jusqu’à son bas-ventre et souleva la
couette.
Renvoie-la, lui intima une partie de son
esprit. S’il te reste la moindre décence,
renvoie-la…
Ce n’était pas vraiment le meilleur des
arguments. Après tout, il envisageait
d’envoyer ses parents dans la tombe, donc,
dommage pour le boy-scout qui sommeillait
éventuellement en lui…
Il mit fin immédiatement à cette spirale
mentale. À cet instant, il était si assoiffé de
sang qu’il était incapable de penser
correctement. D’abord boire. Ensuite, il
réfléchirait.
Très bien. Retour au « Pitié mon Dieu pas
Selena ».
Mais le problème était : qui d’autre
viendrait ici pour le nourrir ? Il n’avait aperçu
aucune autre Élue dans cette maison hormis
elle et Layla, qui était désormais libérée de ses
obligations. Et s’il ne prenait pas la veine
qu’elle allait lui offrir, sa seule autre option
serait de se rendre au club et de se nourrir sur
une demi-douzaine d’humaines, ce qui était à
peu près aussi appétissant que la perspective
de boire de la graisse de moteur.
Il y avait aussi le risque qu’il soit trop en
manque d’énergie pour que même ce procédé
soit suffisant. Et, encore plus drôle, il ne
s’estimait pas capable de se lever pour enfiler
un jean. Donc comment diable pourrait-il se
rendre au Masque de Fer et…
On toqua de nouveau.
Glissant une main sous la couverture, il
plaça son pénis en érection de façon qu’il soit
le moins visible possible sous la couette, et ce
simple contact lui fit serrer les dents.
Il faudra faire avec elle, s’intima-t-il. Une
fois et jamais plus.
— Selena…
Merde ! le simple fait de prononcer son
nom lui donna l’impression d’avoir repris
son pénis en main.
Oh ! attendez, il ne l’avait pas retirée.
Quand elle ouvrit la porte, il sortit
précipitamment son bras de sous la couette et
le fusilla du regard pour lui ordonner de ne
pas bouger.
Sainte Marie, mère de Dieu, pour citer le
flic de Boston.
Elle était aussi belle qu’à son habitude dans
cette robe blanche et avec ses cheveux
remontés, mais sa faim dévorante fit d’elle
une vision transcendantale, qui gagna ses
reins. Il se mit immédiatement à onduler du
bassin, tandis que son sexe suppliait qu’elle lui
accorde quelque chose, n’importe quoi.
C’était une mauvaise idée, se dit-il.
Et, bien entendu, Selena s’immobilisa sur le
seuil et scruta la pièce comme si elle avait
reconnu la tension dans l’air.
C’était sa dernière chance de la renvoyer.
Il ne la saisit pas.
— Ferme la porte, demanda-t-il d’une voix
si grave qu’elle en était déformée.
— Vous souffrez.
— Referme-la.
« Clic. »
Une seule lampe était allumée, celle près de
la chaise longue, et sa lueur couleur de beurre
frais semblait jouer le rôle d’un amplificateur
tampon, accroissant tous les bruits de la pièce
et étouffant ceux qui venaient de l’extérieur.
Mais bon, c’était peut-être un effet de la
couleur de ses yeux.
Tandis qu’elle approchait, elle remonta sa
manche, dévoilant son poignet pâle. Et, en
réaction, les crocs de Trez jaillirent de sa
mâchoire plus qu’ils n’en descendirent. Eh
merde ! il ne voulait pas de son poignet. Il
voulait la mordre à la gorge… il la voulait
nue sous lui, ses canines dans son cou et son
pénis…
En gémissant, il rejeta la tête en arrière et
empoigna la couette.
— Ne vous souciez de rien, dit-elle en hâte.
Tenez, prenez mon sang.
En dépit de l’air dans la pièce, Trez sentit
ses poumons manquer d’oxygène, et il dut
ouvrir la bouche pour prendre quelques
inspirations superficielles.
Puis elle lui effleura le bras et il poussa un
nouveau gémissement en tentant de s’écarter.
Il serra les dents, sachant que la situation était
très mauvaise.
— Selena, je ne peux pas… je ne peux pas
faire cela…
— Je ne comprends pas.
— Tu devrais partir…
Putain ! il arrivait à peine à formuler les
mots.
— Pars, ou je vais…
— … boire, l’interrompit-elle sèchement.
Vous devez boire…
— Selena…
— Vous devez prendre ma veine…
— …tu ferais mieux de t’en aller…
Chacun parlait sans écouter l’autre, ce qui
ne les menait à rien, quand elle prit le contrôle
de la situation. Tout d’abord, il crut que son
cerveau lui jouait des tours, mais non, cela
sentait le sang frais dans sa chambre. Son sang
à elle.
Elle s’était entaillé le poignet.
Monumentale erreur.
Avec un rugissement, il se jeta sur elle, et
pas sur son bras. Ses mains lâchèrent la
couette et il s’empara d’elle, la saisissant par
les épaules et la renversant sur ses genoux
pour l’étendre sur le lit.
Puis il grimpa sur elle une fraction de
seconde plus tard, en rabattant la couette entre
eux dans la manœuvre, et lui maintint les
poignets sur les oreillers au-dessus de la tête.
Un coup d’œil à son regard affolé l’arrêta
net. Toutefois, il fut incapable de s’écarter
d’elle.
Au diable les halètements ; il respirait
comme un moteur diesel, le corps tendu à
l’extrême, les muscles parcourus de spasmes.
— Merde…, gémit-il en baissant la tête.
Dégage de là, ordonna-t-il à son corps.
Dégage, putain…
Il mit un moment à enregistrer les
mouvements sous lui. Puis il comprit que
c’était elle. Elle ondulait contre lui et pas
comme si elle cherchait à se dégager. Son
regard, tout à l’heure alarmé, était désormais
vitreux, et ses lèvres étaient entrouvertes,
tandis qu’elle se cambrait sous lui.
Elle le désirait. Bordel de merde ! l’odeur
de la femelle enflait dans ses narines, elle
avait le sang aussi bouillonnant que le sien.
— Selena, gronda-t-il. Je suis désolé…
— De quoi ? s’enquit-elle d’un ton rauque.
— De ça.
Il la mordit au cou, y enfonçant
profondément les crocs, et le sang coula sur
sa langue et dans sa gorge. Et tandis qu’il la
tétait, son corps se pressait contre la couette
entortillée dans une tentative désespérée
d’atteindre le sexe de la femelle à travers les
couches de draps, et sa verge palpitait, le
mouvement de friction attisant
dangereusement son désir.
Alors qu’il buvait, un grognement
s’échappa de sa poitrine, emplissant l’air du
bruit d’un mâle qui venait d’obtenir ce qu’il
voulait, ou, du moins, une partie. Et en un sens
ce n’était peut-être pas plus mal qu’il soit
assoiffé de sang. Autrement, son désir sexuel
aurait pris le dessus.
Tant qu’il ne faisait que se nourrir, ils
pourraient oublier cela et reprendre
tranquillement le cours de leur vie.
Si les choses dégénéraient, ils seraient…
Elle est mienne, proclama une voix au plus
profond de son être.
Mienne.

Selena s’était crue préparée. Elle avait cru
qu’elle serait prête à venir dans cette chambre,
pour trouver Trez dans son lit et le laisser
boire à son poignet. Elle était partie du
principe qu’elle était prête à accomplir son
devoir et à cacher le désir qu’elle éprouvait
pour lui.
Au lieu de quoi, elle fut subjuguée. Par sa
puissance déchaînée, par la morsure à son
cou, par le besoin désespéré qu’elle avait de
lui. Et ce ne fut pas tout. Écrasée sous son
poids impressionnant, elle sentit son bassin
aller et venir sur elle, tout en sachant qu’il
était en train de boire à sa veine et, du moins
momentanément, elle n’eut plus peur des
statues dans le cimetière du sanctuaire.
Comment pouvait-elle en être effrayée
désormais ? Pas quand son corps était ainsi,
ses bras et jambes, son sexe même, alanguis,
en feu et brûlant de le recevoir.
Ouvrant les yeux, elle les leva sur le
plafond derrière ses épaules noires.
— Prends-moi, souffla-t-elle en réponse à
son grognement. Prends-moi…
En réaction, il libéra ses poignets et fit
glisser ses doigts contre ses paumes pour les
entrelacer aux siens, tandis qu’il enfouissait le
nez dans son cou, et qu’elle sentait sa joue
râpeuse frotter contre sa peau. D’instinct, elle
écarta les jambes et, dès cet instant, le
mouvement imprimé par le bassin de Trez se
concentra sur son intimité douloureuse,
poussant, frottant, mais les sensations étaient
trop diffuses. Elle voulait qu’elles convergent
sur un point précis.
Elle voulait qu’ils soient nus tous les deux
quand il remuait ainsi.
Mais il lui était impossible de bouger. Elle
était coincée par le poids de Trez et la
frustration qu’elle en éprouva amplifia la faim
qui avait pris racine en elle, comme si son
désir se trouvait exacerbé par l’impossibilité
de contenter sa libido. Elle tenta de pousser
ses paumes contre celles du mâle, sans
résultat, car sa force n’était rien comparée à la
sienne.
— Encore, gémit-elle en cambrant le dos,
ses seins pointant douloureusement alors que
son cœur tambourinait dans sa poitrine.
Chaque gorgée qu’il prenait à sa gorge,
chaque succion de sa veine la rapprochait
d’une sorte de précipice et jamais elle n’avait
eu autant envie de tomber. Alors même qu’elle
ignorait où l’emmènerait l’atterrissage, elle
n’arrivait pas à croire qu’elle pourrait monter
plus haut sans éclater en morceaux.
Elle se trompait.
Sauf quand il s’arrêta.
Avec un juron, il parut se forcer à se retirer
et, même ainsi, il ne s’écarta pas beaucoup de
sa gorge. Ayant ôté les crocs de son cou, il
resta la tête baissée pendant un long moment.
Jusqu’à ce qu’il se mette à lécher les plaies
pour les sceller.
Ça ne peut pas être fini, songea-t-elle
paniquée. Ce n’est pas…
— Je suis désolé, dit-il d’une voix gutturale.
— S’il te plaît… s’il te plaît, supplia-t-elle
d’un ton rauque. Ne t’arrête pas…
À ces mots, il leva la tête et la regarda.
Douce Vierge scribe ! il était magnifique.
Avec ses lèvres charnues entrouvertes, ses
yeux noirs luisants et ses joues brûlantes, il
était à la fois repu et toujours affamé, le mâle
en lui n’était nourri qu’en partie.
Et elle savait pertinemment quelle partie du
repas lui manquait.
Pourtant, lorsqu’elle tenta de le toucher, ses
mains se heurtèrent à une poigne de fer.
— Prends-moi, l’implora-t-elle. Plus bas…
J’ai besoin de toi là…
— Seigneur Dieu ! cracha-t-il en se
redressant d’un bond pour se précipiter hors
du lit.
Une fois debout, il parut avoir du mal à
coordonner ses mouvements, mais alors il se
dirigea vers la salle de bains et s’y enferma
après avoir claqué la porte.
D’un seul coup, elle se sentit glacée. Et pas
seulement parce que le corps de Trez ne
couvrait plus le sien. C’était la honte.
L’embarras.
Mais comment avait-elle pu mal interpréter
la situation ?
Elle parvint à s’asseoir après quelques
tentatives. Et une fois qu’elle eut enfin quitté
les oreillers, elle repoussa ses cheveux
emmêlés et resserra les pans de sa robe. En se
retournant, elle regarda l’endroit où elle
s’était étendue. Son sang faisait une tache d’un
rouge brillant sur les draps blancs.
Elle saignait toujours au poignet, là où elle
s’était entaillée.
Elle régla le problème d’un coup de langue
et glissa les jambes hors du lit. Celles-ci
étaient trop faibles pour soutenir son poids,
mais elle n’eut d’autre choix que de les
obliger à reprendre leur fonction.
S’approchant de la porte fermée de la salle
de bains, elle plaqua une main contre le
battant. De l’autre côté, elle entendait Trez
respirer bruyamment.
Elle ouvrit la bouche dans l’intention de
s’excuser de sa témérité et de prendre congé,
et prit une profonde inspiration…
L’odeur de l’excitation du mâle était plus
puissante que jamais, et elle fronça les
sourcils. Il la désirait toujours. Alors
pourquoi avait-il…
Au moins, cela eut le mérite d’adoucir un
peu son humiliation.
— Trez ?
— Je suis désolé.
Elle tenta de tourner le bouton de la porte et
découvrit que celle-ci n’était pas verrouillée
mais, à l’instant où elle commença à ouvrir le
panneau, il hurla : — Non ! Ne…
Alors que l’odeur de son désir sexuel
imprégnait encore plus fortement ses narines,
elle glissa la tête à l’intérieur. Elle le
découvrit appuyé au plan de toilette, la tête
basse. Et quels que soient les tourments
psychiques qu’il endurait, son corps savait
parfaitement ce qu’il voulait.
Son érection était tout aussi incroyable que
le reste de sa personne.
— Ferme cette foutue porte ! beugla-t-il.
Sauf qu’elle n’allait pas l’écouter. Pas après
sa visite au cimetière là-haut. Pas après s’être
vu rappeler ce même matin ce qui l’attendait
précisément. Son corps venait d’entamer sa
lente agonie vers la mort, mais elle savait
pertinemment que, une fois que la machine
avait commencé à se gripper, le temps était
compté.
C’était peut-être sa seule et unique occasion
de coucher avec un mâle, et elle voulait que
cela arrive. En fait, elle aurait désiré Trez
même si son avenir n’était pas déjà
compromis.
Et son corps à lui la désirait aussi. C’était
évident.
Voilà pourquoi elle ouvrit la porte en
grand.
— Putain de merde ! marmonna-t-il.
Puis il ajouta plus fort :
— Selena, s’il te plaît.
— Je… le veux.
Il secoua la tête.
— Oh que non !
— Je… te veux toi.
— Tu ne peux pas… Au nom du ciel,
Selena, je t’ai fait du mal.
— Non.
Il observa les muscles bien dessinés de son
biceps. Ses yeux brillaient d’une lueur verte.
— Ne me pousse pas maintenant. La suite ne
va pas te plaire.
— Vas-tu me forcer à te supplier ?
Son corps immense chancela, comme si
elle lui avait aspiré toute son énergie au lieu
de lui en insuffler.
— Ne nous inflige pas cela, Selena. Pas
cette nuit.
Elle fronça les sourcils.
— Cette nuit ?
Il s’empara d’une serviette et s’en ceignit
les reins.
— Va-t’en. Je te suis très reconnaissant de
m’avoir donné ce dont j’avais besoin. Mais je
ne peux pas faire cela en ce moment.
Lui tournant le dos, il demeura planté là, à
contempler le mur blanc.
Selena resserra les pans de sa robe.
— Que t’arrive…
— Pour l’amour du ciel ! je suis déjà en
train de baiser mes parents, d’accord ? Je ne
veux pas t’ajouter à la liste.
— Mais de quoi parles-tu ?
Comme il ne répondait pas, elle s’approcha
de lui, sans que ses chaussures à la semelle en
tissu fassent le moindre bruit. Il sursauta
quand elle lui toucha l’épaule.
— Trez…
Il pivota et recula en même temps, si bien
qu’il se cogna dans le mur.
— S’il te plaît…
— Parle-moi.
Son regard paniqué passa sans s’arrêter sur
son visage, ses épaules, son corps.
— Je n’ai pas envie de discuter pour
l’instant. Je veux…
— Quoi ? chuchota-t-elle.
— Tu sais quoi… Bon sang de bonsoir…
j’ai envie de toi. Donc il faut vraiment que tu
te casses.
Ils se dévisagèrent pendant un long
moment. Puis elle décida de prendre les
choses en main.
Refermant les doigts sur le nœud de sa
ceinture, elle le défit d’une main tremblante et
laissa tomber la bande de tissu par terre. Sa
robe s’ouvrit, dévoilant le milieu de son
corps, tandis que ses seins douloureux
retenaient encore les pans du vêtement.
Mais son sexe était visible. Et les yeux de
Trez se dirigèrent instantanément dessus, et
s’immobilisèrent, comme fascinés.
Il entrouvrit les lèvres lorsque ses crocs
firent de nouveau leur apparition, et ce fut
désormais à elle de tanguer sur ses pieds à
mesure que son intimité réagissait,
s’épanouissait entre ses jambes, lançait un
appel.
Auquel il répondit en tombant à genoux.
Elle ne savait pas trop à quoi s’attendre,
mais sûrement pas à ce qu’il fit ensuite.
Levant les bras, il glissa les mains sous les
pans de sa robe et autour de sa taille. Elle
ressentit tout d’abord de la chaleur, qui fut
immédiatement suivie par un intense frisson,
comme si un courant électrique se propageait
de ses larges paumes à tout son corps.
Il était si grand que sa tête arrivait à la
hauteur de ses seins, et elle ne pensa à rien
d’autre que caresser ses cheveux doux et
frisés…
Elle perdit toute initiative quand il lui
effleura le sternum de la bouche. Puis le haut
du ventre. Et le nombril.
Il se tassait sur ses talons à mesure qu’il
descendait et elle… Allait-il…
Selena poussa un gémissement et manqua
de tomber par terre quand il posa les lèvres
sur le haut de son sexe ; seule la prise de Trez
sur ses hanches la maintenait encore debout.
Les caresses étaient douces et suaves, tandis
que son visage et son nez frottaient contre son
bassin et que ses lèvres embrassaient sa fente.
Et elle en voulut plus.
Alors qu’elle tentait d’articuler des mots,
Trez sortit davantage la langue pour explorer
son intimité, la pénétrant de façon si
voluptueuse que l’étrangeté de la sensation ne
l’effraya pas le moins du monde. Puis il
recommença, revenant la goûter.
Il ronronnait, à présent.
Tombant en avant, elle prit appui sur ses
épaules et écarta les jambes, même si rester
debout lui réclamait un effort qu’elle ne
tolérait plus : elle voulait concentrer toute son
attention sur lui et les sensations qu’il lui
procurait. Se soucier de son équilibre et de sa
coordination…
Il résolut le problème en la soulevant pour
l’étendre sur la carpette en fourrure posée
devant la baignoire aux pieds griffus.
S’abandonnant à ce qui arriverait, elle tendit
les bras au-dessus de sa tête et arqua le dos,
soulevant ses seins qui libérèrent les pans de
sa robe, lui dévoilant son corps.
— Putain de merde ! articula-t-il tandis
qu’il la contemplait du sommet de la tête aux
tétons, et plus bas, après son ventre plat,
jusqu’à son sexe et ses jambes.
Sa main noire contrastait avec la pâleur de
sa peau tandis qu’il la caressait lentement de la
clavicule jusqu’à l’un de ses seins. Au moment
où il le captura dans sa paume, elle poussa un
grognement et ondula des hanches, puis
remonta les genoux, avant de les écarter.
La serviette tomba des reins de Trez,
révélant sa beauté glabre et son sexe
impressionnant.
— Prends-moi, lui ordonna-t-elle. Montre-
moi.
Chapitre 30

Les larmes de son frère avaient eu l’odeur


de la pluie estivale sur l’asphalte encore
chaude.
Tandis que Kolher revenait du centre
d’entraînement, chaque mot échangé avec
Tohr, chaque syllabe et tous ces silences au
milieu résonnaient comme autant de douleurs
après un combat, et il ressentait les
impressions que leur conversation près de la
piscine avait laissées en lui jusque dans la
moelle de ses os.
Une remarque lui revenait sans cesse à
l’esprit.
« Sans enfant, elles se sentent aussi vides
que nous quand elles ne sont pas là. »
C’était probablement la seule chose qui
avait supplanté la peur. Pour lui, se réveiller
sans Beth à ses côtés avait été la pire des
révélations, et si c’était ainsi qu’elle se sentait
sans bébé, l’affreuse sensation du lit vide
risquait de se prolonger pour tous les deux.
Regardez-le. Il menait une existence qu’il
détestait et n’était pas loin de devenir
psychotique. Il ne souhaitait pas que cela
arrive aussi à Beth, et il savait trop bien que
vivre avec la personne que l’on aimait ne
suffisait pas si l’on était vraiment,
fondamentalement, malheureux.
Le souci ? Le fait qu’il comprenne ce
qu’elle éprouvait ne changeait strictement rien
à tout ce qu’il redoutait. Cela ne faisait que
souligner de façon viscérale leur
incompatibilité.
George éternua.
Kolher changea de main sur le harnais, se
pencha et flatta le flanc du chien.
— Ce tunnel te monte toujours au nez.
Mon Dieu ! qu’allait-il faire, bordel ? En
supposant qu’elle ait ses chaleurs, bien
entendu… mais il se trompait peut-être et cela
les sauverait. Mais pour combien de temps ?
Tôt ou tard elle serait fertile.
Lorsque George lui signala qu’il était
temps de s’arrêter après avoir grimpé les
marches étroites, il tapa le code et ouvrit la
porte. Peu après, ils débouchaient dans le
vestibule et contournaient le pied du grand
escalier. On avait déjà servi le Premier Repas,
comme en témoignait l’écho des voix graves
et puissantes des membres de la Confrérie
attablés. Il s’immobilisa pour écouter le
groupe et songea à la nuit où Beth avait passé
la transition. Elle était remontée du sous-sol,
chez Audaszs, et il avait sidéré ses frères en la
serrant dans ses bras devant eux.
Pas étonnant. À l’époque, ils ne l’avaient
jamais vu se comporter ainsi avec une
femelle.
Et quand il était revenu de la cuisine avec
les petits lardons et le chocolat dont elle avait
besoin pour satisfaire ses envies après le
changement, il les avait tous découverts
agenouillés autour d’elle, la tête penchée, avec
leurs dagues plantées dans le plancher.
Ils l’avaient reconnue comme leur future
reine. Même si elle l’ignorait à l’époque.
— Seigneur ?
Kolher tourna la tête par-dessus son épaule
en fronçant les sourcils.
— Salut, que se passe-t-il, conseiller ?
Tandis que Saxton s’approchait, son odeur
indiquait de mauvaises nouvelles.
— Je dois vous parler.
Derrière ses lunettes de soleil, Kolher
ferma les yeux.
— J’en suis sûr, marmonna-t-il. Mais je
dois aller voir Beth.
— C’est urgent. Je reviens tout juste de…
— Écoute, ne le prends pas mal, mais j’ai
fait passer ma shellane derrière tout le reste
ces derniers… Merde ! je ne sais même plus
depuis combien de temps. Ce soir, elle est ma
priorité. Une fois que j’en aurai fini, s’il reste
du temps, je te retrouverai.
Il baissa la tête.
— George, emmène-moi retrouver Beth.
— Seigneur…
— Dès que possible, mon pote. Mais pas
une seconde plus tôt.
Il grimpa quatre à quatre les marches avec
son chien et se dirigea vers la porte qui menait
au deuxième étage…
Surgie de nulle part, une sensation de
vertige le fit chanceler au point qu’il dut
tendre la main et se rattraper au mur.
L’impression bizarre disparut pourtant
aussitôt après qu’elle l’eut frappé, et il
retrouva son équilibre, les pieds solidement
plantés sur le sol.
Il tourna la tête à gauche et à droite, comme
à l’époque où il y voyait encore quelque
chose. Pourtant, rien ne s’approchait de lui.
Personne ne le poussait dans le dos. Aucun
courant d’air ne soufflait du salon vers l’autre
bout du couloir. Pas un jouet de George
n’avait été oublié sur le sol.
Bizarre.
Enfin bref. Il voulait seulement rejoindre sa
Beth, dont il sentait la présence à l’étage, dans
leurs appartements privés.
Elle l’attendait.
Alors qu’il commençait à monter le dernier
escalier, il songea à ses parents. D’après tout
ce qu’on lui avait dit, ils avaient ardemment
désiré sa naissance. Pas de discorde entre eux
sur ce point. Ils avaient prié et œuvré pour sa
venue, et le destin, la providence ou la chance
leur avait donné Kolher.
Il aurait aimé que lui et Beth soient sur la
même longueur d’onde qu’eux. Il l’aurait
vraiment souhaité.

Quand Anha entendit son nom dans le
lointain, elle eut l’impression de se noyer.
Aspirée dans l’inconscience, elle savait
qu’on l’appelait et voulait répondre à ce cri.
C’était son compagnon, son bien-aimé, son
hellren qui lui parlait. Et pourtant elle ne
parvenait pas à l’atteindre, comme si sa
volonté était attachée à un grand poids qui
refusait de la libérer.
Non, pas un poids. Non, c’était quelque
chose qu’on avait introduit dans son corps,
quelque chose d’étranger à sa nature.
Peut-être le bébé, songea-t-elle, horrifiée.
Mais ce n’était pas censé se passer ainsi.
L’enfant qu’elle avait conçu en son sein devait
être une bénédiction. Une chance, un don de la
Vierge scribe pour garantir un nouveau roi.
Et pourtant elle éprouvait ce mal depuis
qu’elle avait eu ses chaleurs. Elle avait
dissimulé les symptômes et l’inquiétude de son
mieux, protégeant son bien-aimé de l’angoisse
qui enflait en elle. Néanmoins, elle avait perdu
ce combat et était tombée par terre à côté de
lui durant les festivités…
La dernière chose qu’elle avait nettement
entendue était son compagnon qui l’appelait.
En déglutissant, elle sentit le goût familier
de son sang épais comme du vin, mais l’afflux
de puissance qui venait quand elle buvait à sa
veine ne suivit pas.
La maladie l’emportait, morceau par
morceau, la privant de ses facultés et de ses
moyens.
Elle allait mourir de ce mal mystérieux.
Adieu, elle voulait dire adieu à Kolher. Si
elle ne parvenait pas à inverser le processus,
elle pouvait au moins lui offrir son amour
juste avant de rejoindre l’Estompe.
Rassemblant les miettes de sa force vitale,
elle tira avec désespoir sur la corde qui
l’enchaînait à son trépas, en priant d’avoir la
force nécessaire pour le revoir une dernière
fois.
En réponse, ses paupières se soulevèrent
lentement et partiellement mais, oui, elle
aperçut son bien-aimé, appuyé contre leur
couche, la tête baissée.
Il pleurait à chaudes larmes.
Son esprit ordonna à sa main de se tendre, à
sa bouche de s’ouvrir pour parler, à sa tête de
se tourner vers lui.
Rien ne bougea ; aucune parole ne fut
prononcée.
La seule chose qui sortit d’elle fut une
unique larme qui grossit au coin de son œil,
jusqu’à tomber de ses cils et glisser le long de
sa joue froide.
Et ce fut fini, une fois ses paupières
refermées et son « adieu » transmis, ses forces
l’abandonnèrent.
D’un seul coup, un brouillard blanc envahit
l’espace noir de son champ de vision à partir
des coins et ses volutes pâles remplacèrent la
cécité qu’elle subissait. Et, surgissant de ses
tourbillons étrangement translucides, une
porte s’offrit à sa vue et s’avança vers elle,
comme si elle avait été enfantée par le
brouillard lui-même.
Elle savait sans qu’on le lui explique que, si
elle refermait la main sur la poignée dorée de
cette porte et en ouvrait le battant, elle serait
accueillie dans l’Estompe, sans retour en
arrière possible. Elle avait également
conscience que, si elle n’agissait pas dans un
laps de temps défini, elle perdrait sa chance et
se retrouverait perdue dans l’Entre-Deux.
Anha ne voulait pas partir.
Elle craignait pour l’existence de Kolher, si
elle n’était plus là. Il y avait si peu de gens
dignes de confiance à la cour, et tant de
personnes à redouter.
L’héritage de l’ancien roi était pourri. Mais
ce n’était pas évident dès le départ.
— Kolher, dit-elle dans la brume. Oh !
Kolher…
La langueur dans sa voix résonna à ses
oreilles autant qu’à travers ce paysage blanc.
Levant la tête, elle espéra vaguement que la
Vierge scribe apparaisse dans toute sa
splendeur et la prenne en pitié.
— Kolher…
Comment pouvait-elle quitter la terre en
laissant tant de choses derrière elle…
Anha fronça les sourcils. La porte devant
elle semblait avoir reculé. À moins qu’elle
l’ait imaginé ?
Non, elle s’éloignait. Lentement,
inexorablement.
— Kolher ! cria-t-elle. Kolher, je ne veux
pas partir ! Kolheeeeer…
— Oui ?
Anha se retourna en poussant un cri. Tout
d’abord elle ne reconnut pas celui qui lui
faisait face, un petit garçon d’environ sept ou
huit ans, aux cheveux noirs, aux yeux pâles, et
au corps si décharné que sa première pensée
fut qu’elle devait le nourrir.
— Qui es-tu donc ? demanda-t-elle d’une
voix enrouée.
Et pourtant elle le savait. Elle le savait.
— Tu m’as appelé.
Elle posa la main sur son bas-ventre.
— Kolher… ?
— Oui, mahmen.
L’enfant regarda la porte avec des yeux qui
semblaient très vieux.
— Vas-tu rejoindre l’Estompe ?
— Je n’ai pas le choix.
— Ce n’est pas vrai.
— Je suis mourante.
— Tu n’es pas obligée de mourir.
— Je perds le combat.
— Bois. Bois ce qui se trouve dans ta
bouche.
— Je ne peux pas. Je n’arrive pas à avaler.
Ils parlaient de plus en plus vite, comme s’il
savait qu’elle était à court de temps, et que,
par extension, lui aussi.
Ses yeux, d’un vert très pâle, avaient
quelque chose d’étrange. Leurs pupilles
étaient trop étroites.
— Je ne peux pas boire, répéta-t-elle.
Douce Vierge scribe ! son esprit était
effroyablement embrouillé.
— Suis-moi et tu en seras capable.
— Comment ?
Il lui tendit la main.
— Viens avec moi. Je te ramènerai à la
maison et alors tu boiras.
Elle regarda de nouveau la porte. Celle-ci
l’attirait, aiguisant sa tentation de tendre la
main et d’achever le cycle commencé quand
elle s’était évanouie sur le sol.
Mais ce qu’elle éprouvait à l’égard de son
fils fut plus fort.
Elle tourna le dos au portail.
— Tu me ramènes à ton père ?
— Oui. À lui et à moi.
Elle s’avança et saisit la paume tiède de son
fils au lieu de la poignée de la porte, et il la
guida, comme il l’avait dit, l’escortant hors du
brouillard blanc, loin de la mort qui était
venue la prendre, jusqu’à…
— Kolher ? chuchota-t-elle dans l’obscurité
qui les avait engloutis tous les deux.
— Oui ?
— Merci. Je n’avais pas envie de partir.
— Je sais, mahmen. Et un jour tu me le
revaudras.
— Vraiment ?
— Oui. Et tout ira bien…
Elle n’entendit pas la fin de sa phrase. Tout
comme elle avait été aspirée vers la mort, une
brusque explosion la propulsa vers la vie, la
poussée touchant chaque partie de son corps
simultanément. Puis une grande rafale de vent
lui fouetta le visage, soufflant ses cheveux en
arrière, lui coupant le souffle.
Anha ignorait où elle atterrirait.
Elle ne pouvait qu’espérer que celui qui
était venu la chercher était bel et bien sa
progéniture, et non quelque démon venu
l’égarer. La seule chose pire que ne pas
revenir serait d’être spoliée d’une éternité
avec ceux qu’elle aimait…
— Kolher ! cria-t-elle dans le maelström.
Kolheeeeer… !
Chapitre 31

Trez savait que rien de tout cela n’aurait dû


arriver.
Ni la façon dont il avait pris la gorge de
Selena au lieu de son poignet. Ni ces
conneries sur le lit. Et certainement,
absolument pas, le fait qu’elle se retrouve
étendue sur la carpette en fourrure, les seins
offerts, le sexe prêt à être possédé, exhalant
une odeur saturée d’excitation.
— Prends-moi, dit-elle de la voix la plus
attirante qu’il ait jamais entendue. Montre-
moi…
Elle avait les yeux rivés sur les siens et,
quelque part, il ne comprenait pas. Elle l’avait
déjà repoussé une fois et, là, elle voulait de
lui, à présent ?
On s’en fiche. Son pénis en érection
palpitait. On s’en fout ! Prends-la ! Elle nous
désire !
« Nous ». Comme s’il existait deux parties
en lui. Et en fait ce n’était pas aussi débile que
cela en avait l’air. En réalité, son pénis parlait
en son nom personnel à ce moment-là.
— Selena, grogna-t-il. En es-tu certaine ? Si
tu m’en donnes plus, n’importe quoi, je serai
incapable de m’arrêter.
Mince ! il arrivait à peine à se retenir.
Elle tendit la main et la lui passa sur
l’avant-bras pour le caresser.
— Oui.
— Je ne devrais pas faire ça, s’entendit-il
répondre.
Ta gueule ! Assieds-toi !
Génial ! maintenant il se prenait pour un
instructeur militaire.
— Selena, je ne suis pas digne de tout cela.
— J’ai envie de toi. Et cela t’en rend digne.
Je t’ai dit de ne pas te montrer stupide,
espèce de crétin.
Oui, il se la jouait vraiment sergent
instructeur.
Trez ferma les paupières et hésita en
songeant qu’il s’agissait d’un cruel coup du
sort de se voir offrir cela cette nuit-là
précisément.
— Je t’en prie, dit-elle.
Oh, putain ! comme s’il allait lui dire non ?
Quand il rouvrit les yeux, il ignorait s’il
allait leur faire franchir cette étape en un seul
morceau. C’était le pire moment possible pour
ouvrir la boîte de Pandore, mais il ne se
détournerait pas d’elle ; il était à vif à des
endroits qu’il détestait reconnaître comme
étant les siens, même à lui-même, et cela
constituerait son pansement, un souvenir qui
l’aiderait.
Même si ce ne serait que temporaire.
Et au moins il pourrait faire son possible
pour qu’elle apprécie la chose.
Se plaçant au-dessus de Selena, il prit appui
sur ses bras, de chaque côté du corps de l’Élue
qui ondulait toujours sous lui, et lentement,
inexorablement, approcha sa bouche jusqu’à
se trouver à seulement un millimètre de la
sienne.
— Pas de retour en arrière, gronda-t-il.
Elle referma les bras autour de son cou.
— Pas de regret.
N’en jetez plus.
Pour sceller leur accord, il l’embrassa, lui
effleurant la bouche de la sienne, revenant à la
charge jusqu’à ce qu’elle s’ouvre d’elle-
même. Il avait déjà pénétré son sexe de sa
langue, mais seulement à un certain degré.
Merde ! il s’était choqué lui-même de ce coup
de langue. À présent, il ne se retiendrait pas. Il
goûta pleinement la saveur de sa langue,
fusionnant sa bouche à la sienne, inclinant la
tête sur le côté pendant qu’il s’abreuvait à ses
lèvres.
Il vivait une dichotomie très étrange. Il était
tout à fait prêt à la prendre, préparé à lui
écarter largement les jambes et à s’enfoncer
dans cet espace chaud et humide entre ses
cuisses. Il voulait la marquer intérieurement
de sa jouissance, laisser son odeur partout sur
elle et en elle, et faire en sorte qu’aucun mâle
n’ose la toucher ou la regarder.
Pourtant il prit tout son temps pour
l’embrasser.
Mais bon, elle était sucrée comme du saké,
douce comme du bourbon, entêtante comme
du porto. Et il se sentit ivre avant même de
relever la tête pour respirer.
Toutefois, il ne resterait pas là
éternellement. Il voulait retourner à un autre
endroit de son corps.
Lorsqu’il l’embrassa dans le cou, il regretta
les marques douloureuses qu’il avait laissées
sur sa veine et les effleura des lèvres, une fois,
puis deux.
— Je suis désolé, dit-il d’une voix rauque.
— Pourquoi cela ?
Il dut refermer les yeux lorsque cette voix
enrouée pénétra son brouillard intérieur et
stimula encore plus son excitation. Qu’avait-
elle demandé… oh ! oui.
— Je n’aurais pas dû être aussi brutal.
— Eh bien, ça ne m’a pas dérangée d’être
incapable de bouger. Pas du tout.
Voilà qu’il voyait double, à présent.
— Vas-tu retourner là où tu étais ?
demanda-t-elle.
Oh que oui !
— Oui… tout de suite. Si tu veux…
Le roulement de ses hanches et son
gémissement constituèrent le meilleur
assentiment qu’il ait jamais entendu.
Tentant de contenir sa nature bestiale, il
l’embrassa en descendant jusqu’à la clavicule,
puis dut s’écarter pour simplement la
regarder. Sa poitrine était la plus belle chose
qu’il ait jamais contemplée. Elle était
parfaitement symétrique, les tétons pointaient
au sommet des globes pâles des seins, la peau
était lisse et douce et la respiration qui la
soulevait mettait au défi sa maîtrise de lui-
même.
Il fut aussi attentif avec ses seins qu’avec sa
bouche.
Tirant la langue, il lécha tout le pourtour
d’une aréole, et, à en juger par la façon dont
elle lui empoigna les cheveux, cela lui plut
beaucoup.
— Oh ! grogna-t-elle.
Il sourit avant d’aspirer le mamelon entre
ses lèvres. Tout en la tétant, il s’allongea sur
le flanc pour glisser une main jusqu’à sa
taille, sa hanche, sa cuisse… l’intérieur de sa
cuisse.
Elle lui céda comme de l’eau, son corps
alangui et confiant pendant qu’il la suçait et
remontait plus haut, toujours plus haut. Il avait
presque atteint son sexe et réfléchissait à
l’endroit précis où il allait la caresser
quand…
… l’image d’une humaine envahit l’espace
entre ses oreilles.
Tout d’abord, il ne parvint pas à
comprendre ce que son cerveau lui avait
recraché… Mais ensuite il reconnut la femme
surgie inopinément, comme celle qu’il s’était
tapée à l’arrière d’une voiture plus d’un an
auparavant. Et la netteté de l’image l’acheva. Il
voyait tout en haute définition, le rouge à
lèvres étalé sur ses dents de devant, les
coulures de mascara sous ses yeux,
l’augmentation mammaire mal faite avec un
des tétons qui disait merde à l’autre.
Mais ce n’était pas le pire.
Non, le pire, c’était la façon dont sa tête
oscillait d’avant en arrière, parce qu’il était en
elle. Son pénis allait et venait dans son sexe,
de plus en plus vite, pour qu’il jouisse et en
finisse avec cette partie de jambes en l’air.
Son pénis, celui qu’il s’apprêtait à glisser
dans l’intimité de Selena, avait traîné dans un
cloaque. Il avait pénétré des centaines
d’humaines dégoûtantes qui n’avaient jamais
abordé avec lui la question des rapports
protégés, du dépistage des MST ou le fait
qu’elles avaient peut-être contracté le sida à
force de laisser des débauchés comme lui se
glisser dans leurs culottes.
Le fait qu’il ne puisse pas contracter ces
maladies n’était absolument pas important.
Immonde il était, immonde il resterait.
Il recula d’un coup en lâchant un sifflement
et ferma les yeux pour tenter d’évacuer tout ce
merdier.
— Trez ?
— Désolé, je…
Secouant la tête, il reporta son attention sur
la poitrine de Selena, et son dégoût de lui-
même lui donna la nausée.
— C’est juste que…
Une autre humaine prit possession de son
cerveau. Cette fois-ci, il s’agissait de l’agent
immobilier qu’il s’était tapée dans l’entrepôt
qu’il venait d’acheter. Il revoyait ses mains
plaquées contre le mur pendant qu’il la baisait
par-derrière, avec son alliance bien en
évidence.
— Je suis désolé, grommela-t-il.
Puis l’image de la première avec ses
écœurants branlements de tête lui revint de
nouveau, comme si ses souvenirs étaient des
objets qu’il ne pouvait dégager de la table de
sa conscience.
— Je…
En une rapide succession, il vit la brune
qu’il avait laissée le sucer dans son bureau. La
rouquine qu’il s’était tapée en même temps
que cette blonde dans les toilettes du club. Le
plan à trois avec ces étudiantes, la goth au
cimetière, la serveuse chez Sal’s, la
pharmacienne qu’il s’était enfilée en allant
acheter de l’ibuprofène un après-midi, la
barmaid dans cet autre endroit, la femme qu’il
avait rencontrée chez le concessionnaire
automobile…
De plus en plus vite, jusqu’à ce que les
images se transforment en balles qui visaient
son cerveau l’une après l’autre.
Quand il s’écarta de Selena, il lui parut à la
fois étrange et parfaitement approprié que la
seule chose qui lui vienne à l’esprit soit l’idée
que les Ombres avaient raison.
Le sexe avec des humaines l’avait
contaminé.
Et il payait le prix du poison, ici et
maintenant.

Assis à la table de la cuisine, Ahssaut ne
pouvait s’empêcher de dévisager ses cousins.
Les deux tueurs à gages, dealers et exécuteurs
de ses basses œuvres ne s’étaient pas
seulement lavés avant le repas, ils étaient
désormais avachis dans leur siège avec l’air
de vouloir déboutonner la ceinture de leur
pantalon.
Alors que la grand-mère de Marisol se
levait une fois encore, Ahssaut fit un signe de
tête.
— Madame, vous devez profiter de cette
nourriture que vous avez préparée si
diligemment.
— Je profite.
Elle retourna vers le plan de travail pour
couper davantage de pain.
— Ces garçons, ils doivent manger plus. Ils
sont trop maigres, beaucoup trop maigres.
À ce rythme, elle allait transformer ses
associés en… comment disait-on ? bibendums
?
Et ça alors ! même si les deux mâles étaient
rassasiés, ils reprirent chacune une tranche de
pain fait maison et la tartinèrent
consciencieusement de beurre.
Incroyable
Le regard d’Ahssaut se porta sur Marisol.
La tête baissée, elle triturait l’excellente
nourriture avec sa fourchette. Elle n’avait pas
beaucoup mangé, mais avait ouvert le flacon
cuivré que Doc Jane lui avait remis et avalé
une des gélules grise et orange qu’il contenait.
Il n’était pas le seul à l’observer. L’œil de
lynx de sa grand-mère scrutait tout : chaque
mouvement de sa fourchette, chaque gorgée
d’eau avalée, et son manque d’appétit général.
Marisol, de son côté, ne regardait personne.
Après les retrouvailles pleines d’émotion avec
sa grand-mère, elle s’était refermée, les yeux
rivés sur son repas, limitant sa conversation à
« oui » ou « non » quand il était question de
condiments et d’assaisonnements.
Elle s’était retirée dans un endroit où il ne
voulait pas qu’elle s’attarde.
— Marisol, dit-il.
Elle leva la tête.
— Oui ?
— Voudrais-tu que je te montre ta chambre
?
À l’instant où ces mots quittèrent sa bouche,
il jeta un coup d’œil à la grand-mère.
— Si vous me le permettez, bien entendu.
Selon les anciennes traditions, la femelle la
plus âgée était la ghardienne de la jeune
femme, et, même s’il montrait rarement du
respect aux humains, il lui semblait
convenable d’être attentif à la vieille dame.
Celle-ci hocha la tête.
— Oui. J’ai des choses pour elle. Là-bas.
Bien entendu, une valise à roulettes était
rangée près de la porte menant au salon.
Tandis que la grand-mère retournait à sa
propre assiette, il aurait juré qu’un léger
sourire lui étirait les lèvres.
— Je suis seulement épuisée.
Marisol se mit debout et ramassa son
assiette.
— J’ai l’impression que je pourrais dormir
une éternité.
Évitons de parler de ça, se dit-il tout en se
levant à son tour.
Une fois qu’elle eut embrassé sa grand-
mère sur la joue et échangé quelques mots
dans leur langue maternelle, il la suivit et
déposa sa propre assiette dans l’évier, avant de
s’approcher de la valise. Il avait envie de lui
passer un bras autour des épaules. Il ne le fit
pas. Néanmoins, il prit le bagage, alors
qu’elle faisait mine de s’en saisir.
— Permets-moi, dit-il.
La facilité avec laquelle elle céda lui apprit
qu’elle souffrait de nouveau. Prenant la tête, il
la mena vers l’escalier. Il y en avait deux : un
qui montait vers sa propre chambre, l’autre
qui descendait au sous-sol, où se trouvaient
cinq autres chambres.
La grand-mère et les cousins logeaient au
niveau inférieur.
Quand il jeta un coup d’œil par-dessus son
épaule, elle resta silencieuse, la mine
préoccupée, les paupières tombantes, le dos
affaissé par une fatigue qui était plus morale
que physique.
— Je vais te laisser ma chambre, lui apprit-
il. Pour que tu sois tranquille.
Mieux valait qu’il ne reste pas avec elle. Pas
avec la grand-mère dans cette maison.
Même si c’était là qu’il souhaitait se
trouver.
— Merci, murmura-t-elle.
Avant qu’il sache ce qu’il faisait, il écarta la
porte coulissante blindée d’un ordre mental,
dévoilant les marches de marbre noir et blanc
polies.
Oh merde ! songea-t-il.
— Un détecteur de mouvements, hein, fit-
elle remarquer sans surprise.
— En effet.
Tandis qu’elle gravissait les marches,
Ahssaut tenta de ne pas remarquer le
mouvement de ses hanches. Cela lui semblait
le summum de l’irrespect, d’autant plus
qu’elle boitait.
Mais, douce Vierge scribe ! il la désirait
plus que toute autre chose ou personne au
monde.
Sa chambre occupait l’étage supérieur tout
entier, l’espace octogonal offrant un
panorama à trois cent soixante degrés sur le
fleuve, le lointain centre-ville de Caldwell et
les marais à l’ouest. Le lit était de forme
circulaire, avec une tête de lit arrondie, et sa
plate-forme était installée au centre de la pièce
sous un plafond en miroir. Le « mobilier »
était intégralement encastré, des pièces
d’ébénisterie en loupe de noyer servant de
tables de chevet, de commodes et de bureau,
sans qu’aucune d’entre elles gêne la vue vers
l’extérieur.
Appuyant sur un interrupteur près de la
porte, il ferma les rideaux, qui se glissèrent
hors de leurs compartiments dissimulés, les
longues tentures se gonflant alors qu’elles se
mettaient en place.
— Pour ta pudeur, dit-il. La salle de bains
est par là.
Il marcha jusqu’à une autre porte et fit jouer
un nouvel interrupteur. La chambre était
décorée dans des tons de vert amande et de
crème, que l’on retrouvait dans le marbre qui
recouvrait le sol, les murs et la tablette des
toilettes. Étrangement, il n’avait jamais rien
pensé de ce décor, mais à présent il était
heureux qu’il s’agisse de teintes apaisantes.
Marisol méritait le calme qu’elle avait
remporté de haute lutte.
Alors qu’elle visitait la salle de bains, elle
caressa du bout des doigts les veines du
marbre, comme si elle essayait de trouver un
point d’ancrage.
Pivotant sur ses talons, elle lui fit face.
— Où vas-tu dormir ?
Même s’il n’était pas du genre à se laisser
intimider par personne, il dut néanmoins se
racler la gorge.
— En bas. Dans une des chambres d’amis.
Elle croisa les bras sur sa poitrine.
— N’y a-t-il pas d’autre lit ici ?
Il sentit qu’il haussait les sourcils.
— Il y a un lit de camp pliable.
— Peux-tu rester ? S’il te plaît.
Ahssaut se surprit à s’éclaircir la voix une
fois de plus.
— Es-tu certaine que ce soit convenable,
alors que ta grand-mère est ici ?
— J’ai tellement la trouille que, si je suis
seule, je n’arriverai jamais à dormir.
— Alors je serai ravi de me plier à ta
requête
Il devait seulement s’assurer qu’il ne ferait
rien d’autre…
— Bien. Merci.
Elle avisa le jacuzzi sous le rebord de la
fenêtre.
— Ça m’a l’air formidable.
— Laisse-moi le remplir pour toi.
Il s’avança et ouvrit les robinets en cuivre,
faisant couler de l’eau transparente et bientôt
chaude.
— La baignoire est très profonde.
Non qu’il s’en soit déjà servi.
— Il y a également une kitchenette ici.
Il ouvrit une porte dissimulée, dévoilant un
réfrigérateur trapu, un minuscule four à
micro-ondes et une cafetière.
— Et il y a des victuailles dans le placard
au-dessus, si tu as faim.
Oui, il était passé maître dans l’art
d’énoncer l’évidence.
Un silence gêné.
Il referma le petit placard.
— J’attendrai en bas pendant que tu…
L’effondrement de Marisol survint sans
préambule, et les sanglots lui secouèrent les
épaules, tandis qu’elle se prenait la tête dans
les mains pour essayer d’en étouffer les sons.
Ahssaut n’avait pas l’habitude de
réconforter les femelles, mais il la rejoignit
immédiatement.
— Ma chérie, murmura-t-il en l’attirant
contre sa poitrine.
— Je ne peux pas faire ça. Ça ne marche
pas… Je ne peux pas…
— Tu ne peux pas quoi ? Parle-moi.
Bien qu’assourdie par sa chemise, sa
réponse fut toutefois assez nette.
— Je ne peux pas faire comme s’il ne s’était
rien passé.
Elle leva la tête, les yeux luisant de larmes.
— C’est ce que je vois chaque fois que je
cligne des yeux.
— Chut…
Il lui remit une mèche derrière l’oreille.
— Tout va bien.
— Non…
Prenant son visage entre ses mains, il
éprouva un mélange de rage et d’impuissance.
— Marisol…
En guise de réponse, elle lui agrippa les
poignets et les pressa, et, dans le silence tendu
qui suivit, il eut l’impression qu’elle lui
demandait quelque chose.
Seigneur ! elle désirait quelque chose de lui.
Cela s’inscrivait dans l’immobilité de son
corps, la sauvagerie de son regard, sa
mainmise sur lui.
Ahssaut ferma brièvement les yeux. Il
interprétait peut-être mal la situation, mais il
ne le pensait pas, même si, quoi qu’il arrive,
on pouvait difficilement lui attribuer un
raisonnement sensé, vu les épreuves qu’elle
venait de traverser.
Il recula d’un pas.
— La baignoire est presque pleine, dit-il
d’une voix rauque. Je vais confirmer les
dispositions de logement avec ta grand-mère,
d’accord ? Appelle-moi si tu as besoin de
quelque chose avant mon retour.
Après lui avoir montré l’interphone de la
maison, il se hâta de sortir de la chambre dont
il referma la porte derrière lui. Une fois
dehors, il s’adossa au battant avec l’envie de
se cogner la tête dessus, mais y renonça, afin
de ne pas alerter la jeune femme sur son
conflit intérieur.
Il passa une main sur le devant de son
pantalon, avec l’intention de replacer son
pénis en érection dans une position
socialement acceptable mais, dès l’instant où
le contact fut établi, il poussa un grognement
et sut qu’il devait gérer la situation.
Il se précipita dans la salle de bains
attenante au bureau du rez-de-chaussée, s’y
enferma, agrippa le lavabo en marbre des
deux mains et baissa la tête.
Cela ne dura pas plus de trois battements de
cœur.
Sa ceinture se défit avec l’empressement
d’un tissu qui tombe, et les boutons de son
pantalon se montrèrent tout aussi
accommodants, puis son pénis, dur comme du
bois et palpitant, jaillit entre ses hanches.
Se mordant la lèvre inférieure, il se prit en
main et commença à se caresser, en
s’appuyant de tout son poids sur le bras tendu
qui agrippait toujours le lavabo, et en
ressentant un plaisir intense au point d’en être
douloureux.
Le gémissement qu’il laissa échapper
menaçait d’être entendu, mais il ne pouvait
rien y faire. Il était allé trop loin pour
s’arrêter, changer de trajectoire ou même de
réaction.
Plus vite, de haut en bas, jusqu’à ce que se
mordre la lèvre inférieure ne suffise plus et
qu’il doive tourner la tête contre son bras et
plonger les crocs profondément dans son
biceps au travers de son pull et de sa chemise.
L’orgasme fut violent, des pointes acérées
comme des couteaux s’enfonçant dans sa
chair, et son sperme se répandit dans sa main
alors qu’il tentait de se couvrir.
Même à l’apogée du plaisir, il honora sa
Marisol en écartant délibérément toute image
d’elle de son esprit, résolu à ne faire de cette
séance masturbatoire qu’un acte purement
physique.
Une fois que ce fut fini, il ne fut absolument
pas soulagé.
Et il se sentit sale même après s’être lavé.
Chapitre 32

Beth trouva la petite trousse contenant le kit


de traitement contre les chaleurs sur le plan de
toilette de la salle de bains. Après avoir flippé
en découvrant l’état du billard et du reste de la
salle, elle était montée et avait immédiatement
traversé leur chambre pour prendre une
douche, et, à cette occasion, avait découvert la
sacoche en cuir noir posée entre son lavabo et
celui de Kolher.
Tout d’abord, elle crut qu’il s’agissait d’un
étui pour les lunettes de soleil de Kolher, sauf
que celui-ci était mou et non rigide.
Et ce fut quand elle tendit le bras pour
ramasser l’objet que la première vague
s’abattit sur elle.
De l’air chaud et humide enveloppa tout son
corps, depuis sa nuque jusqu’à ses pieds en
passant par son visage, sa gorge, son ventre et
ses longues jambes.
Comme si elle avait déjà fait couler la
douche.
Sans s’appesantir sur cette sensation, elle
ouvrit la trousse. Pas de lunettes de soleil, non.
Au lieu de cela, un flacon en verre empli d’un
liquide transparent et trois seringues, tous
attachés comme s’ils allaient faire une balade
en voiture et respectaient la loi obligeant tout
passager à boucler sa ceinture de sécurité.
L’étiquette sur le flacon était tournée vers
l’intérieur, et elle la fit pivoter pour lire
l’inscription.
De la morphine.
Elle n’avait jamais rien vu de tel dans les
affaires de Kolher. Et il n’était pas difficile de
conclure qu’il avait dû aller voir Doc Jane –
ou, merde ! peut-être même Havers – pour
être prêt au cas où elle…
Une nouvelle bouffée de chaleur s’abattit
sur elle, et elle leva la tête vers les bouches
d’aération au-dessus d’elle. Fritz procédait
peut-être à une vérification du système de
ventilation…
Quand ses genoux cédèrent sans prévenir,
elle eut à peine le temps de se rattraper au plan
de toilette. Ce faisant, la trousse tomba dans le
lavabo de Kolher et ses deux flacons de
Chanel se renversèrent. Grognant comme un
animal blessé, elle tenta de se hisser sur ses
pieds, mais son corps ne lui obéissait plus.
Il suivait son propre chemin.
Une puissance invraisemblable et
volcanique explosa dans son corps, la privant
de toute force, tandis qu’elle essayait de se
redresser. Elle s’affala par terre, où elle se
recroquevilla en position fœtale, les mains
crispées sur son bas-ventre. Elle remarqua à
peine la fraîcheur du marbre, tandis que
l’incendie sous sa peau évoluait en un besoin
impétueux, un désir sexuel écrasant qui
n’exigeait qu’une seule et unique chose.
Son compagnon.
Se retournant sur le dos, elle roula sur
l’autre flanc, puis sur le ventre. Griffant le sol
lisse, elle frotta ses cuisses l’une contre
l’autre, dans l’espoir d’obtenir un peu de
répit, d’être un peu soulagée de cette douleur
qui la submergeait.
Combien d’heures ? Elle tenta de réfléchir :
combien d’heures cela avait-il duré, d’après
Layla ?
Vingt-quatre ? Non, plus…
Beth poussa un cri quand une autre
explosion lui traversa le corps, faisant jaillir
la sueur de ses pores et descendre ses crocs
dans sa bouche.
Et ce n’était que le début, reconnut une
partie lointaine de son être. Seulement la
première salve. Les choses allaient empirer,
et, à mesure que le temps s’écoulerait, les
hormones la rendraient incapable de faire
autre chose que respirer.
Et dire qu’elle s’était portée volontaire pour
ça.
C’était de la folie.
Les chaleurs ressemblaient à deux poings
qui tordaient son corps au point qu’elle était
convaincue d’avoir des os brisés. Non, non,
cela la tuerait. Comment le contraire serait-il
possible ? Et le besoin de sexe ? Il n’était
même pas question de faire un enfant. C’était
une question de survie…
Kolher.
Oh, mon Dieu ! il allait monter ici. Quand il
aurait fini de discuter avec Tohr. Et il la
découvrirait par terre, et ensuite quoi ?
Même à travers le tourbillon d’hormones,
elle fut capable de réfléchir et d’en arriver à la
conclusion qu’il se retrouverait dans une
horrible position : soit il la servirait et
assumerait des conséquences qu’il détestait,
soit il la regarderait souffrir.
Ce qu’il ne ferait jamais.
Ses paumes grincèrent sur le sol quand elle
souleva son torse qui pesait des tonnes.
S’agrippant aux poignées des tiroirs comme
aux barreaux d’une échelle, elle se hissa
jusqu’au niveau du plan de toilette, où elle dut
faire une halte. Elle voyait flou et devait lutter
pour faire la mise au point, pendant que son
corps réclamait du sexe qu’il ne pouvait tout
simplement pas obtenir.
Avant de succomber complètement, elle
allait devoir gérer la situation toute seule.
Ses mains tremblaient tellement qu’il lui
fallut plusieurs tentatives pour s’emparer de la
trousse, mais elle finit par l’attraper et
s’effondra de nouveau sur le sol avec. Ce fut
le moment de refaire une pause sur le marbre
frais. Mais il ne fallait pas tarder. Les vagues
se succédaient de plus en plus vite et de plus
en plus fort.
Les doigts gourds, elle détacha le flacon en
verre qui glissa loin d’elle.
Elle se traîna en pleurant derrière l’objet, le
bras tendu, et finit par refermer la main…
— Beth, fit une voix. Oh, mon Dieu… Beth.
Une paume masculine surgit du ciel, la
cherchant, tâtonnant dans le vide pour la
trouver – et son esprit embrumé se débattit
pour expliquer la présence de cette main –
sauf qu’alors son corps fit le lien à sa place.
Kolher.
Quand elle aperçut ses rangers, le niveau de
ses hormones creva le plafond, répondant à sa
présence en grimpant au point que ce ne fut
plus seulement l’enfer sur terre, mais
également sous sa peau. Son sang se mit à
bouillir, tandis que son sexe réclamait à cor et
à cri ce que lui seul pouvait lui donner.
Mais c’était cependant inenvisageable.
— Va-t’en…, cria-t-elle d’une voix brisée.
Drogue-moi… ou donne-moi le…
Kolher s’agenouilla à côté d’elle.
— Beth…
— Donne-moi la morphine ! Je vais le
faire…
— Je ne peux pas te laisser…
Elle lui décocha un regard noir, car elle
n’avait plus l’énergie de se battre avec lui.
— Donne-moi cette putain de morphine !

Le corps de Kolher avait commencé à
réagir dès qu’il avait emprunté l’escalier
menant à leurs appartements, et, au moment
où il était entré dans la salle de bains, il avait
su exactement ce qu’il se passait. De même
qu’il connaissait la solution car tous ses
instincts lui hurlaient de servir sa femelle,
d’apaiser sa souffrance de la seule façon
acceptable.
Se secouant, il était tombé à genoux, l’avait
cherchée à tâtons en se dirigeant au son de sa
voix et aux convulsions de son corps sur le
sol de marbre. Elle était incohérente, tordue
de douleur, perdue dans les affres des
chaleurs.
— Donne-moi cette putain de drogue !
Il lui fallut un moment pour assimiler son
exigence, et il comprit alors qu’il se trouvait à
un moment de sa vie où le chemin qui
s’ouvrait devant lui n’avait que deux
directions, et, dans son esprit, ni l’une ni
l’autre n’était la bonne.
— Kolher…, grogna-t-elle. Kolher…
drogue-moi et c’est tout.
Il songea à la trousse qu’il avait laissée sur
le plan de toilette. Il n’avait qu’à l’ouvrir,
remplir la seringue et lui injecter la morphine.
Alors, ses souffrances seraient apaisées…
Seulement en partie, souligna une petite
voix au fond de lui-même…
Le corps de Beth fut terrassé par une
nouvelle attaque de désir, qui transforma son
halètement en cri, et la fit convulser au point
que ses membres vinrent buter dans Kolher.
Il ne sut pas précisément quand il prit sa
décision. Mais d’un seul coup il oublia la
morphine et ses mains se posèrent sur la
braguette de son pantalon en cuir.
— Tiens bon, leelane, gronda-t-il en sortant
son pénis en érection. Tiens bon, je viens…
Et ce choix lui semblait parfaitement juste.
Sauf que, quand il chercha ses jambes et
entreprit de lui ôter son jean, cela lui prit une
éternité car son corps luttait contre lui, ses
cuisses se refermant pendant qu’elle se
tortillait sur le sol, mais, lorsqu’il finit par lui
retirer cette saloperie, il ne perdit pas de
temps. Il la força à s’immobiliser en
enfonçant les doigts dans ses hanches, puis…
Beth hurla son nom à l’instant où il la
pénétra, lui griffant le dos de ses ongles,
écrasant ses seins contre son torse. Il jouit
immédiatement, ses couilles se contractant
avant de se relâcher, mais il ne s’attendait pas
à la réaction de sa shellane. Tandis qu’elle
jouissait à l’unisson, son sexe l’enserrait,
tirait sur son pénis, l’attirait plus
profondément…
Il eut un nouvel orgasme. Si violent qu’il se
mordit la langue.
Allant et venant en elle, contre elle, il prit
son pied de façon spectaculaire et violente,
jusqu’à ce que son corps fasse une courte
pause pour se remettre. Ce fut alors qu’il
sentit le changement qu’il avait opéré en elle ;
elle aussi se reposait brièvement, la tension de
son corps se relâchant comme si toutes ses
molécules prenaient une grande inspiration.
Mais avant qu’il puisse se féliciter il sentit
autre chose. Le chagrin imprégnait désormais
l’air. Cette odeur de tristesse épicée l’arrêta et
lui fit baisser la tête vers elle, comme s’il
pouvait la regarder dans les yeux.
— Ne pleure pas, dit-il d’une voix enrouée.
Leelane, ne…
— Pourquoi fais-tu cela ? gémit-elle.
Pourquoi… ?
Il n’existait qu’une seule réponse. Pour ce
soir, et à jamais :
— Parce que je t’aime plus que tout au
monde.
Plus que lui-même. Plus que n’importe quel
éventuel enfant.
D’une main tremblante, elle lui caressa le
visage.
— Tu en es sûr ?
Il répondit en recommençant à bouger au
plus profond d’elle, le mouvement de va-et-
vient le faisant entrer et sortir de son sexe
humide. Et en réaction elle émit un son à mi-
chemin entre le ronronnement et le
grondement, tandis que ses hormones
montaient encore en flèche.
Bizarrement, il repensa à la vision de Viszs.
« Je te vois au milieu d’un espace blanc. Du
blanc, du blanc tout autour de toi, et tu parles
au visage dans les cieux. »
« Ton avenir est entre tes mains. »
Seigneur Dieu ! il avait l’impression que
l’Estompe était à ses trousses dans une traque
sans merci, et, même si c’était le cas de tout
être vivant, il se sentait pris pour cible comme
si sa date d’expiration était toute proche.
Cela ne voulait pas dire que Beth lui
survivrait. Bien au contraire. La cause la plus
probable de sa propre disparition serait celle
de sa shellane.
Enfouissant le visage dans son cou, il
assura sa prise sur elle et se mit à la baiser
pour de bon. Céder, abandonner la partie,
suivre le programme biologique, c’était
comme se jeter du haut d’une falaise, le saut
étant la partie facile parce que la chute ne
coûtait rien.
C’était l’atterrissage qui vous tuait.
Chapitre 33

Sola ferma les yeux en se laissant glisser


dans le fond de la baignoire. Lorsque l’eau la
recouvrit entièrement hormis le cou et la tête,
la chaleur du bain lui fit comprendre à quel
point elle avait froid, non à la surface de la
peau, mais au tréfonds d’elle-même.
Regardant fixement son corps dans la faible
lumière, elle se sentit détachée de cette
enveloppe charnelle, et elle savait pourquoi.
C’était le fait d’avoir laissé un salopard la
tripoter pour pouvoir survivre qui avait causé
cette séparation entre son corps et son esprit.
La question désormais était de savoir
comment elle allait réunir ces deux aspects
d’elle-même.
Elle connaissait un moyen infaillible.
Mais son hôte l’avait laissée ici toute seule.
Mince ! elle avait du mal à suivre
l’excellent conseil d’Ahssaut. Prétendre que
ces heures, cette peur, toute cette horreur
n’avaient jamais existé lui semblait un défi à
relever aussi insurmontable que la traversée
de l’épreuve elle-même. Mais avait-elle une
autre option ? Elle était incapable de respirer
le même air que sa grand-mère sans cesser de
penser à tout ce qu’elle avait fait ou vu.
Tandis qu’elle s’observait de nouveau, elle
remua les jambes dans le bain. À travers le
prisme déformant des vaguelettes, elle aperçut
le bandage de sa cuisse qui se distordait sans
cesse. Elle ôta le pansement dont l’adhésif
céda facilement. Elle savait qu’elle n’était pas
censée mouiller la blessure et ses points de
suture – oups !
Mais où diable Ahssaut l’avait-il emmenée
se faire soigner ? Cet endroit puait le fric,
depuis cette succession de portails sécurisés
pour accéder au lieu jusqu’aux équipements
médicaux dernier cri, en passant par tous ces
gens qu’elle avait croisés là-bas. Son cerveau
essayait de comprendre de quoi il s’agissait,
mais la seule conclusion à laquelle elle
parvenait était qu’on l’avait conduite dans une
base secrète du gouvernement.
Même si Ahssaut avait écarté sa suggestion
en riant, elle ne voyait pas d’autre explication.
Pourtant il ne l’avait pas arrêtée.
Fermant de nouveau les yeux, elle se
demanda comment il avait su où la trouver. Et
s’interrogea également sur ce qu’il avait fait
exactement à Benloise. Merde ! cette image du
sang barbouillant la mâchoire d’Ahssaut…
Qui dirigerait Caldwell, à présent.
Pff.
Sortant une main de l’eau, elle repoussa ses
cheveux en arrière. L’humidité les avait collés
en mèches contre la base de son cou, ce qui la
faisait transpirer.
Mon Dieu ! comme c’était calme ici.
Dans la maison où elle avait vécu avec sa
grand-mère pendant presque dix ans, elle
s’était habituée aux bruits du voisinage : le
passage des voitures, les aboiements des
chiens, les cris des enfants qui jouaient au
basket dans la rue. Ici, on n’entendait que le
clapotis de l’eau dans la baignoire lorsqu’elle
remuait les jambes, et elle se rendait bien
compte que le silence n’était pas seulement dû
à l’absence d’autres maisons à proximité
immédiate. Cet endroit était bâti comme une
forteresse, et comportait des pièges. Des
pièges de haut niveau.
Elle repensa à la nuit où elle était venue ici
pour la première fois, à la demande de
Benloise. Sa mission consistait à espionner
Ahssaut et son château et ce qu’elle avait
découvert l’avait déconcertée. Ces étranges
rideaux holographiques. Les caméras de
surveillance. Et l’homme lui-même.
Peut-être réfléchissait-elle trop. Ahssaut et
ses potes étaient peut-être seulement des
survivalistes…
Elle referma les paupières, abandonna toute
réflexion et se contenta de flotter dans le bain.
Elle aurait pu s’activer un peu en se savonnant
par exemple, mais son corps avait vécu assez
d’agitation, merci bien…
Brusquement, les émotions remontèrent à la
surface, en trop grand nombre pour qu’elle
puisse les contenir.
Se redressant d’un coup, elle répandit de
l’eau par terre.
— Bon sang !
Combien de temps cela prendrait-il avant
qu’elle se sente de nouveau normale ?
Combien passerait-elle encore de nuits à avoir
la trouille et de jours à être distraite au
moment des repas ou à pleurer en cachette ?
Elle sortit de la baignoire, attrapa une
serviette blanche moelleuse sur le plan de
toilette et fit la grimace quand celle-ci entra en
contact avec sa peau. Comme si ses nerfs
étaient en alerte rouge, elle ressentait de façon
exacerbée chaque tension du tissu éponge,
chaque souffle provenant des bouches
d’aération au-dessus d’elle, chaque frisson de
l’eau qui s’évaporait.
— Tu es magnifique.
Ses talons mouillés grincèrent quand elle se
tourna d’un bloc vers la porte de la salle de
bains. Ahssaut se tenait dans l’ombre, comme
une présence ténébreuse et menaçante qui lui
donna l’impression d’être plus que nue.
Un courant électrique les parcourut quand
leurs regards se croisèrent.
Puis elle lâcha sa serviette.
— J’ai besoin de toi.
Le soupir de son hôte sonna comme une
défaite, mais elle s’en fichait. Elle sentait l’air
crépiter entre eux et savait que ce n’était pas à
sens unique.
— Tout de suite, ordonna-t-elle.
— Comment refuser, chuchota-t-il de sa
voix à l’accent prononcé.
Il s’approcha d’elle et prit son visage dans
ses grandes mains chaudes. Sola éprouva un
immense soulagement de le voir se pencher et
lui effleurer les lèvres des siennes. Tandis
qu’il assaillait sa bouche, elle se sentit apaisée,
et en même temps terriblement excitée. Puis il
la souleva du sol pour la porter dans la
chambre.
Avec une douceur incroyable, il l’étendit
sur le couvre-lit en fourrure comme si elle
risquait de se briser, ce qui était d’ailleurs
parfaitement vrai. Même si son corps
réagissait à sa présence en se détendant et se
liquéfiant, elle était à un cheveu de se
désagréger.
Mais il allait l’aider à se sentir mieux.
Elle l’attira contre elle par les épaules,
tandis qu’il s’installait à son côté sur le lit,
comme s’il craignait que la coincer de
quelque façon que ce soit puisse la faire
paniquer. Sauf qu’elle voulait être écrasée
sous son poids ; elle voulait le sentir la
presser contre le matelas, pour qu’enfin la
réalité remplace l’atroce souvenir et que ses
caresses modifient positivement sa perception
du passé.
Sola le tira sur elle. Lorsqu’elle écarta les
jambes pour lui faire de la place, le pénis en
érection d’Ahssaut, sous sa braguette, frôla
son intimité. Et le frottement de son pantalon
en laine contre sa peau sensible la fit gémir de
plaisir.
Il l’embrassa encore et glissa la langue dans
sa bouche, tandis qu’il posait les mains sur sa
poitrine. Il s’avéra meilleur que l’eau du bain
pour soulager ses douleurs et ses peines,
surtout lorsqu’il ondula du bassin contre elle,
caressant son sexe avec la promesse du sien,
emportant facilement Sola vers les rives de
l’oubli et du plaisir. Au moment où ses tétons
se raidirent au point de lui faire mal, il parut
savoir ce dont elle avait besoin ensuite et mit
fin à leur baiser en faisant glisser sa bouche
jusqu’à ses seins.
Il lécha paresseusement l’un puis l’autre,
avant d’aspirer une pointe et de la titiller.
S’arc-boutant de plaisir, elle lui caressa les
cheveux, dont les épaisses ondulations lui
offrirent très vite une prise plus que
suffisante, tandis qu’elle regardait le miroir
au-dessus du lit.
Et l’observait lui faire l’amour.
— Oh, Marisol… quel régal pour les
yeux…
Il avait les paupières lourdes lorsqu’il
releva la tête et contempla son corps.
— Tu incarnes le rêve de tout mâle.
Si peu. Elle était mince comme un garçon,
sans véritables hanches et avec des seins juste
assez gros pour nécessiter un soutien-gorge,
et pourtant, étendue ainsi, dans cette lumière
douce, sur ce lit circulaire, sous son regard
pénétrant, elle se sentait aussi sensuelle que
n’importe quelle autre femme sur terre,
complètement excitée et prête à être prise par
son homme.
Même s’il n’était pas vraiment le sien.
Baissant de nouveau la tête, il s’occupa un
peu plus de ses seins, pendant que ses doigts
s’égaraient vers sa hanche et l’extérieur de sa
cuisse. Il lui caressa la jambe de bas en haut,
sans cesser de lui sucer les tétons, et finit par
se coller prudemment à elle…
Puis il glissa une main entre eux, jusqu’à
son entrejambe, effleura une fois ou deux son
sexe humide, avant de la caresser.
Il reprit sa bouche tandis qu’il plongeait les
doigts en elle.
Pendant une fraction de seconde, elle
grimaça et se raidit, car son corps se rappelait
la dernière fois qu’une telle chose était
arrivée.
Ahssaut arrêta immédiatement tout ce qu’il
faisait. Il la dévisagea avec une expression
assombrie au point de paraître violente.
— Quel mal t’a-t-on fait ?
Sola se contenta de secouer la tête. Elle ne
voulait pas y penser, pas alors que la
jouissance était si proche qu’elle pouvait
presque la toucher.
— Marisol, dis-moi.
— Je croyais que j’étais censée oublier ce
qui est arrivé.
Il ferma brièvement les yeux, comme s’il
souffrait.
— Je ne veux pas te blesser ; jamais. Mais
surtout pas de cette façon.
Mon Dieu ! qu’il était beau quand ses traits
magnifiques étaient déformés par la douleur
qu’il éprouvait pour elle.
Elle tendit une main et la lui passa sur le
front, effaçant les rides qui s’étaient creusées
là.
— Couche avec moi, c’est tout. Fais en
sorte que je ne pense qu’à toi et à rien ni
personne d’autre. C’est ce qu’il me faut, pour
l’instant.

Chaque fois qu’Ahssaut pensait que sa
femelle ne pouvait plus le surprendre, Marisol
l’entraînait à un niveau plus profond. En
l’occurrence, à l’idée qu’un homme ait
brutalisé son corps sacré… douce Vierge de
l’Estompe ! son cerveau était littéralement
congestionné par un embouteillage
d’agressivité et de souffrance.
Et pourtant son simple contact suffit à
détourner son esprit de toute violence.
— Ne t’arrête pas, souffla-t-elle tout en se
frottant le nez contre sa gorge…
Son geste innocent déclencha
immédiatement chez lui le réflexe de se
nourrir. Ses crocs descendirent dans sa
bouche et le besoin de la marquer en prenant
sa veine fut presque aussi puissant que sa
détermination irréductible à ne pas la laisser
découvrir sa véritable nature.
Elle était déjà suffisamment traumatisée…
Elle s’empara de sa chemise et la sortit de
son pantalon. Puis elle s’attaqua à sa ceinture.
Sauf qu’il était incapable de penser à autre
chose qu’au mal qu’elle avait subi. Et il en
serait ainsi tant qu’il ne saurait pas…
— Que t’a-t-il fait ? demanda-t-il.
Lorsque Marisol se figea, une partie de lui-
même se demanda pourquoi il la poussait dans
ses retranchements, surtout vu le conseil qu’il
avait insisté pour lui donner.
— J’ai fait ce qu’il fallait pour le distraire,
répliqua-t-elle, tendue. Puis je l’ai chopé par
les couilles.
Ahssaut poussa un soupir.
— C’est moi qui aurais dû le tuer.
— Pour défendre mon honneur ?
Il la dévisagea, mortellement sérieux.
— Absolument.
Elle semblait incapable de le quitter des
yeux.
— Tu es vraiment un gentleman sous tes
airs d’homme d’affaires impitoyable, n’est-ce
pas ?
— J’ai tué Benloise, s’entendit-il révéler.
De façon à le faire souffrir.
Elle ferma brièvement les paupières.
— Comment as-tu su que c’était lui qui
m’avait enlevée ?
— Je t’ai suivie la nuit où tu es entrée chez
lui par effraction.
— Ainsi c’était toi.
Elle secoua la tête.
— J’aurais juré que quelqu’un était avec
moi. Mais je n’en étais pas certaine. Seigneur !
tu me fais honte quand je vois tes capacités à
pister quelqu’un.
— Pourquoi es-tu allée là-bas ? Je me suis
posé la question.
Elle lui sourit d’un air ironique.
— Parce qu’il m’avait interdit de
poursuivre mes investigations sur toi, et avait
refusé de me payer la totalité de ce qu’il me
devait. Je veux dire, j’étais prête à respecter
ma part du marché, mais quelque chose le
faisait flipper. Toi ?
Il hocha la tête et reprit sa bouche, se
délectant de la sensation, de son goût.
— Plus de cela pour toi.
— De quoi ?
— De ce genre de boulot.
Elle s’immobilisa une fois de plus, mais
seulement un instant.
— Je suis d’accord.
Mon Dieu ! c’était ce qu’il avait besoin
d’entendre sans le savoir, et l’idée qu’elle
reste désormais à l’écart du danger lui
insuffla une telle énergie qu’il dut battre des
paupières lorsque son flux lui traversa le
corps.
Dès que cet instant fut passé, Ahssaut se
déshabilla rapidement en faisant voler en l’air
ses vêtements coûteux. Puis il se retrouva peau
contre peau avec elle, positionné au-dessus de
ses cuisses écartées, avec son pénis dur
comme du bois, et néanmoins satisfait
d’attendre.
À l’instant où il glissa enfin son gland à
l’entrée de son sexe, il sut qu’il serait perdu à
jamais s’il allait jusqu’au bout. Ou peut-être
était-ce un mensonge. Peut-être était-il déjà
perdu depuis la première nuit où il l’avait
rencontrée sur la neige.
Alors qu’il la pénétrait lentement, la sentait
se cambrer contre son torse et regardait ses
yeux se révulser, il se mit à souhaiter ne
l’avoir jamais vue. Si agréable cela soit-il, il
n’avait pas besoin d’une telle faiblesse dans sa
vie. Mais, comme une plaie emplie de sel, il
l’avait définitivement dans la peau.
Au moins elle resterait ici avec lui et serait
en sécurité.
Ce serait son unique réconfort.
Avec des mouvements lents et attentifs, il se
mit à aller et venir dans son intimité humide,
qui caressait son pénis de tous côtés. Il dut
serrer les dents et obliger ses reins à
conserver ce rythme régulier, car il voulait
accélérer, mais ce n’était pas une option.
Et, oui, il savait exactement ce qu’elle
recherchait. Elle l’utilisait comme un effaceur,
et il était plus que désireux d’endosser ce rôle.
Il était prêt à faire n’importe quoi pour
elle…
Marisol changea de position et lui entoura
la taille de ses jambes en inclinant le bassin
pour qu’il s’enfonce plus profondément en
elle. Une poussée plus tard, elle se
cramponnait à ses épaules. Elle était proche du
but, si proche.
— Je te tiens, dit-il dans ses cheveux.
Laisse-toi aller et je te rattraperai.
Elle rejeta la tête en arrière, planta ses
ongles dans son dos et se tendit. Il se figea en
sentant qu’elle tirait sur son pénis, et ces
légères contractions sur son sexe l’excitèrent
encore plus.
Enfouissant le visage dans son cou, il ne
pensa plus qu’à se rapprocher d’elle, la sentir
un peu plus, et satisfaire au mieux ses désirs.
Mais elle bougea de façon inattendue, s’arc-
bouta pour changer de position et, ce faisant,
plaqua le cou contre la bouche d’Ahssaut…
sur ses crocs.
L’éraflure était mineure. Mais son goût
certainement pas.
Avant qu’il ait pu s’en empêcher, il la
mordit plus profondément.
Sa Marisol gémit et fit courir ses mains
jusqu’à ses hanches, l’attirant contre elle
comme si elle souhaitait qu’il recommence
ses va-et-vient.
— Je prends la pilule, dit-elle de très loin.
L’esprit embrumé d’Ahssaut ignorait la
signification de ces paroles, mais le son de sa
voix suffit à le faire redescendre sur terre.
Léchant la blessure qu’il venait de lui infliger,
il la referma tout en avalant un peu plus de son
sang, même si c’était une quantité infime
comparée à ce qu’il désirait.
— Continue, l’implora-t-elle. Je t’en prie…
ne t’arrête pas…
Ahssaut fut tenté de mal interpréter ces mots
et de la mordre pour de bon, de la prendre
comme il fallait. Mais il ne ferait pas cela sans
sa permission. Le viol pouvait prendre
beaucoup de formes, et une violation
demeurait une violation, surtout lorsqu’une
seule des deux parties y prenait plaisir.
Néanmoins, il irait jusqu’au bout du sexe.
Resserrant encore sa prise sur elle, il se mit
à aller et venir, encore et encore, ondulant des
hanches.
Au dernier moment, il se retira et jouit sur
son bas-ventre, chaque spasme de son pénis
répandant son odeur sur sa peau en même
temps que sa semence.
Il avait beau en vouloir encore – et il avait
l’intention de la reprendre sur-le-champ –, il
n’irait pas jusqu’au bout tant qu’elle ne
connaîtrait pas toute la vérité à son sujet.
Seulement alors elle serait capable de décider
en toute honnêteté si elle voulait de lui pour
amant.
Posant les lèvres contre son oreille, il
murmura :
— Oui, encore…
Le gémissement qu’elle poussa était la
réponse parfaite. Et avant qu’il se soit tu, avant
qu’elle recommence à lui enfoncer les ongles
dans les flancs et à lui enserrer les reins de ses
jambes, il se remit à bouger, avec une ardeur
tempérée par le respect qu’il éprouvait pour
elle, même si cette retenue lui rendait
l’expérience encore plus vivante et intense que
jamais.
Il n’avait jamais couché ainsi avec une
femme ou une femelle.
Après des années de baise, il avait
l’impression de faire enfin l’amour avec
quelqu’un pour la première fois.
Chapitre 34

À genoux devant la couche, Kolher comptait


le temps entre deux respirations de sa bien-
aimée et mesurait la profondeur de ses
inspirations chaque fois qu’elles soulevaient
faiblement le bras qu’il avait posé sur sa
taille. Il s’écoulait de plus en plus de temps et
son souffle était de plus en plus faible. Et
pendant ce temps son propre cœur continuait
de battre, ses poumons faisaient leur devoir et
son corps continuait à fonctionner.
Cela lui semblait si cruel, et il aurait
échangé sa santé avec elle en un clin d’œil. Il
lui aurait donné n’importe quoi rien que pour
la garder près de lui, vu que ce n’était pas
possible, il empoigna la garde de sa dague
incrustée de joyaux et la plaça entre eux.
Concentrant son attention sur ses lèvres
entrouvertes, il inclina la lame de sorte qu’elle
soit pointée vers le centre de sa propre
poitrine. L’estrade était en chêne massif et
arrivait pile à la bonne hauteur pour ce qu’il
désirait faire. Installant la base de l’arme sur
le rebord en bois, il maintint la dague à la
verticale et se pencha pour évaluer la distance
qu’il devrait parcourir.
Posant son sternum sur la pointe de la lame,
il appuya juste assez pour sentir une piqûre.
Satisfait de l’angle, il retourna le poignard
et planta l’estoc dans le bois, creusant un
cercle dans les fibres pour créer un socle à la
garde. Ce faisant, il lui paraissait
irrespectueux de gâcher les derniers instants
d’Anha en effectuant pareil ouvrage. Il devrait
plutôt s’occuper d’elle, et d’elle seulement.
Mais il devait se préparer.
S’il la perdait avant de s’être chargé de
cela, il était capable de faire une tentative de
suicide ratée, et il devait être certain de
n’avoir aucune chance de survivre…
— Que… fais-tu ?
Kolher releva la tête. Et tout d’abord il fut
incapable de comprendre ce qu’il vit.
Sa chère Anha avait tourné son visage pâle
vers lui et le dévisageait sous ses paupières
lourdes.
La pointe de son arme glissa du creux qu’il
était en train de fabriquer et s’enfonça dans le
poignet de la main sur laquelle il s’appuyait.
Mais il ne se rendit pas compte de la blessure.
— Anha… ?
Elle lécha le sang sur ses lèvres.
— Notre fils…
En vérité, il n’entendit pas un mot de ce
qu’elle dit. Les larmes lui montèrent aux yeux
et son cœur se mit à battre la chamade, et il
commença à se demander s’il ne s’agissait pas
d’un rêve, si une partie de lui-même n’avait
pas déjà mis son dessein à exécution, en se
poignardant à l’endroit même où il ressentait
le plus vivement son amour pour elle.
Sauf que non, car elle tendit la main pour
lui toucher le visage. Elle le fit avec
étonnement, comme si elle ne comprenait pas
son soudain retour à la vie.
— Anha !
Il pressa ses lèvres contre les siennes, puis
essuya ses propres larmes sur les joues froides
de la femelle.
Brusquement, le conseil du guérisseur lui
revint en mémoire et il se hâta de poser son
poignet contre sa bouche.
— Bois, mon amour. Ne parle pas pour
l’instant, bois. Avant tout chose, tu dois boire !
Sa chère Anha lutta à peine un instant avant
d’avaler une bonne gorgée. Puis une autre. Et
une troisième.
Quand elle se mit à gémir et ferma les yeux,
ce ne fut pas en raison de l’inconfort ou la
peur. Non, c’était l’effet d’un soulagement
vital, comme si elle nourrissait une faim qui la
faisait souffrir et que la douleur refluait.
— Bois, dit-il tandis que son environnement
se brouillait. Mon amour… prends mon sang et
reviens…
Tout en caressant la chevelure de sa
compagne, il jeta un coup d’œil à sa dague. Et
pria pour que ce miracle persiste. Pour qu’elle
demeure en vie et se remette vite…
— Seigneur ?
Au son de cette voix grave, Kolher tourna la
tête sans écarter sa veine des lèvres de sa
shellane. Le frère de la dague noire Tohrture
était entré sans bruit dans la chambre et se
tenait devant la porte fermée.
— Elle s’est réveillée, dit Kolher d’une voix
enrouée. Grâces soient rendues à la Vierge
scribe… elle s’est réveillée.
— Oui, répondit le frère. Et je dois vous
parler.
— Cela ne peut-il attendre ?
Il se tourna vers sa bien-aimée.
— Laisse-nous…
Le frère s’avança à grandes enjambées et
approcha la bouche de l’oreille du roi, si bien
que pas un seul mot ne lui échappa :
— On dirait votre père.
Kolher cligna des yeux. Leva la tête.
— Pardon ?
Le frère avait des yeux d’un bleu
extraordinaire, dont la couleur rivalisait avec
les gemmes turquoise qu’on avait spécialement
achetées pour la robe de printemps d’Anha.
Il se pencha de nouveau et chuchota une
fois de plus.
— Votre père avait cet aspect le soir de sa
mort.
Quand le frère se redressa, il ne cilla pas.
Son expression demeura impassible. Son corps
immobile.
Dans un éclair de rage, Kolher serra le
poing. La dernière chose qu’il souhaitait voir
profaner cet espace sacré d’espoir était le
souvenir de cette autre nuit de deuil, quand il
avait traversé la forêt à toute vitesse, au
risque de sa vie, pour revenir à temps au
château.
Oui, il avait beau souhaiter que les
chapitres de cette histoire demeurent loin de
son esprit, ils lui revenaient nettement. Il
s’était blessé dans la journée, en tombant dans
sa chambre sur une pique en métal. La plaie
l’avait empêché de se dématérialiser, mais il
s’était senti assez bien pour quitter le palais,
quand l’une des Familles fondatrices l’avait
appelé.
À son départ à la nuit tombante, il n’avait
pas l’intention de revenir avant le lendemain.
La Confrérie était venue le chercher une
heure plus tard.
En rentrant au château, il était trop tard.
Son père avait trépassé.
Et s’il était vrai que certains morts
révélaient par leur seul aspect la cause de leur
décès, comme les victimes de meurtre, les
blessés ou les vieillards, ce n’était pas le cas
de son père. Le roi paraissait simplement
endormi lorsqu’on regardait son corps lavé et
vêtu d’une robe de cérémonie, bien coiffé,
chaussé et ganté, comme s’il avait l’intention
de marcher jusqu’à sa tombe.
— Que dis-tu ?
Kolher secoua la tête.
— Je n’arrive pas…
Un autre murmure :
— Regardez ses ongles.
Comme Anha ouvrait les yeux et les
écarquillait à la vue du frère, Kolher se
pencha et lui embrassa le front.
— Ne t’inquiète pas, mon amour.
Instantanément, elle se calma à son contact
et à sa voix, et recommença à se nourrir en
refermant les paupières.
— C’est cela, murmura-t-il. Prends ce que
je te donne.
Une fois qu’il fut certain qu’elle était de
nouveau bien installée, il lui observa
furtivement les mains et fronça les sourcils.
Ses ongles étaient bleus.
Son père avait les mains gantées.
— Reviens plus tard, ordonna-t-il au frère
d’une voix rauque. Je t’appellerai.
Tohrture hocha la tête et regagna la porte.
Avant de partir, il énonça clairement :
— Ne la laissez pas avaler quoi que ce soit
qui n’aura pas été goûté.
Du poison ? S’agissait-il de poison ?
Une fois la porte de leur chambre refermée
et verrouillée, Kolher se sentit étrangement
calme, et la force et la détermination lui
revinrent, tandis qu’Anha continuait de
s’abreuver à sa veine, avalant des gorgées de
plus en plus importantes. Et plus elle buvait,
plus la couleur morbide disparaissait de ses
doigts.
Après la mort de son père, il s’était senti
partir à la dérive, jusqu’à ce qu’on lui amène
Anha et qu’elle devienne le point d’ancrage
non seulement de son souffle et de ses
pulsations cardiaques, mais aussi de son
règne.
Se dire qu’on avait pu lui arracher son père
? Et qu’on s’en prenait maintenant à sa
femelle bien-aimée ?
En repensant à l’expression de Tohrture, il
comprit qu’il avait des ennemis à la cour. Des
ennemis capables de tuer.
La colère se mit à bouillir en lui, le
transformant intérieurement, à la façon dont
on forgeait le fer et l’acier.
— Ne t’inquiète pas, mon amour, dit-il en
serrant sa main. Je veillerai à tout.
Et le sang coulera comme les larmes de
douleur que tu as versées.
Il était le roi, oui. Mais, d’abord et avant
tout, il était le hellren de cette magnifique
femelle, et il lui offrirait sa revhanche.
Chapitre 35

— De tous les sujets, il fallait qu’ils aient


raison sur…
Allongé sur le sol de la salle de bains, Trez
se couvrit les yeux de son avant-bras. Il avait
parfaitement conscience que son sexe
dégonflait, que toutes ces relations sexuelles
dépourvues de sens lui avaient coupé les ailes,
et plus encore.
Mais il percevait encore plus nettement qui
se trouvait à côté de lui, nue sur la carpette en
fourrure.
Merde ! il devrait remettre cette serviette
sur ses reins et…
— Qui sont « ils » ?
Il saisit le tissu éponge, incapable de
regarder Selena.
— Mon peuple.
— À quel sujet ont-ils raison ?
— Pourquoi es-tu encore là ?
Lorsqu’il comprit quelle impression
donnaient ses propos, il s’assit et perçut le
mouvement de recul de la femelle.
— Désolé, je voulais dire, comment fais-tu
pour supporter mes conneries ?
Bon sang ! elle était à croquer, assise là,
dans sa robe qui ne couvrait plus rien, hormis
ses épaules, avec ses seins toujours tendus, et
ses jambes disposées de telle façon que, s’il
bougeait un petit peu, il pourrait voir son…
Selena resserra les pans du vêtement sur
elle, et il eut beau en éprouver de la peine,
c’était le geste qu’il convenait de faire. Il
venait de gâcher ce qui s’était passé entre eux.
Mais pour de bonnes raisons.
— Je suis désolé, dit-il en songeant qu’il
devrait se faire tatouer cette phrase sur le
front afin de la voir dans le miroir chaque
matin et chaque soir.
Il n’aurait jamais dû aller aussi loin avec
elle. Jamais.
— De t’être arrêté ?
— Non je suis désolé pour tout ça.
Quand elle fit la grimace, il eut envie de se
donner un coup de pied dans les couilles.
— Ce que je veux dire… Merde ! je ne sais
pas. Je ne sais rien du tout pour l’instant.
Il y eut un long silence. Puis elle parla
calmement.
— Tu dois savoir qu’il n’est rien que tu ne
puisses me dire.
— Fais attention avec ça, la boîte de
Pandore est difficile à refermer.
— Rien.
Son regard était parfaitement limpide quand
elle le dévisagea.
— Je ne crains rien, ni de ce que tu es, ni de
ce que tu pourrais me faire. Néanmoins
j’estime que tu me dois une explication. En
supposant que tu n’as aucune intention de
poursuivre, et à tout le moins afin que je ne
me sente pas coupable du tour qu’ont pris les
événements.
Waouh ! OK. S’il avait cru qu’elle était
excitante avant, à présent, elle avait carrément
atteint le niveau d’une déesse. La beauté
physique était une chose, avoir de la
personnalité était encore plus attirant.
Et elle avait raison.
— Très bien, concéda-t-il en se faisant
l’impression d’être un complet déchet.
Mais elle avait le droit de savoir.
— J’ai baisé beaucoup d’humaines ces dix
dernières années, et aucune de ces relations
n’a eu d’importance à mes yeux avant ce soir
avec toi. Et je crois que je suis sur le point de
condamner mes parents à une mort lente et
douloureuse. En dehors de ça, je vais bien.
Elle haussa les sourcils. Mais elle ne recula
pas ; elle ne prit pas la fuite. Toutefois, elle
prit un certain nombre d’inspirations.
— On va peut-être commencer par la
seconde moitié. Au nom de la Vierge scribe !
de quoi parles-tu ?
— C’est un putain de foutoir ; je suis
lamentable.
Elle attendit, comptant visiblement sur le
fait qu’il continue.
— Et tu ne m’as rien dit.
La regardant dans les yeux, il éprouva un
immense respect pour elle.
— Mon Dieu ! comment est-il possible que
tu existes ?
— Tu ne me dis toujours rien.
Un lent sourire lui étira les lèvres.
— Même si j’aime la façon dont tu
m’observes.
Trez secoua la tête, sachant qu’elle méritait
bien mieux que ce qu’il pouvait lui offrir.
— Tu ne devrais pas. Vraiment pas.
— C’est à moi d’en décider. Maintenant,
parle. Si tu es déterminé à me dégoûter de toi,
dans ce cas utilise tes mots pour me persuader
de ton ignominie.
— Ma vie sexuelle ne t’a pas suffi ?
— J’ai reçu une formation de courthisane.
Je m’attends à ce que les mâles répandent leur
semence largement et généreusement.
Il plissa les yeux car le visage de l’Élue
était soudain devenu impassible, et cela en
révélait beaucoup.
— Il y a autre chose.
— Et c’est ?
— Je suis promis à quelqu’un.
Elle parvint presque à cacher sa grimace.
Presque.
— En effet.
— Oui. En effet. Et si je ne me pointe pas
dans mon monde, on massacrera mes parents.
— Alors, tu n’es pas amoureux d’elle ?
— Je ne l’ai pas rencontrée. Et je ne le
souhaite pas.
Une partie de sa tension déserta l’Élue.
— Tu ne connais rien d’elle ?
— Rien. Sauf qu’elle est la fille de la reine.
Elle écarquilla ses yeux incroyables.
— Tu seras membre d’une famille royale,
alors.
Il songea à la façon dont Kolher se marrait
sur son trône et à la partie de plaisir que Vhen
vivait en tant qu’empereur des symphathes, et
au moins on leur permettait de sortir la nuit.
Enfin, plus ou moins, dans le cas de Kolher.
Son avenir ne serait qu’une cage dorée.
— Mes parents m’ont vendu quand j’étais
encore enfant, s’entendit-il expliquer. On ne
m’a jamais donné le choix, et aujourd’hui, à
moins que je revienne dans le Territoire, tous
deux ne vivront plus longtemps.
Selena pencha la tête sur le côté,
visiblement pour réfléchir.
— Il n’y a aucune possibilité de négocier ?
— Aucune.
— Tes parents ne peuvent-ils rembourser ce
qu’ils ont obtenu en échange de leur fils ?
Il songea au sourire cynique de sa mère la
dernière fois qu’il l’avait vue.
— Même s’ils le pouvaient, je ne pense pas
qu’ils le feraient.
Elle haussa de nouveau les sourcils.
— En es-tu certain ?
— Ce serait cohérent avec leur façon de
penser.
— Mais le leur as-tu demandé ?
— Non. Mais cela impliquerait pour moi de
retourner chez les s’Hisbe, et c’est impossible.
— Y a-t-il quelqu’un que tu pourrais
envoyer en ton nom ?
Il s’imagina iAm en train de se rendre dans
le Territoire. Le contrat concernait
spécifiquement Trez, donc ce n’était pas
comme s’il pouvait être piégé par le grand
prêtre ou même par s’Ex. Ils pouvaient
néanmoins le retenir en otage. Voire pire.
Et cela ferait revenir Trez.
— Je ne pense pas. Il n’y a que mon frère et
je ne peux pas courir ce risque. Je ne peux pas
mettre sa vie en danger.
— Et tu crois que vos parents seront…
— Non, je sais qu’ils vont les tuer.
Il se massa la nuque.
— Tu sais, cela a beau être très triste, je
crois que le pire de tout est que je n’arrive
même pas à faire semblant d’éprouver la
moindre compassion à leur égard. C’est
comme… s’ils avaient conclu un pacte avec le
diable. Si cela tourne mal pour eux, ils
n’auront que ce qu’ils méritent.
Mais malheureusement, indépendamment
du sort réservé à ses parents, la dette
subsisterait.
Même si s’Ex les découpait en tout petits
morceaux, Trez resterait toujours l’objet du
contrat.
Ce qui avait été mis en branle ne pouvait
être annulé. Et quand il regarda Selena, cette
vérité l’endeuilla plus que jamais.

Selena avait les mains qui tremblaient. Était-
ce depuis que Trez avait confessé avoir
couché avec… combien d’humaines,
exactement ? se demanda-t-elle.
Douce Vierge scribe ! elle ne voulait même
pas y penser.
Toutefois, elle pouvait au moins essayer de
faire cesser ces tremblements. Alors que Trez
se taisait, elle fit jouer ses doigts dans cet
espoir, avant qu’il perce à jour son calme de
façade. Elle avait la très nette impression que,
s’il prenait conscience de l’avoir bouleversée,
il ne dirait plus un mot, et le moment
d’intimité qui s’était créé entre eux à
l’improviste était encore plus sacré que le
promettait l’expérience sexuelle.
— Je suis pour ainsi dire orpheline, dit-elle
doucement. Mais je ne puis imaginer avoir un
bébé et le vendre.
Trez hocha la tête, tout en continuant à se
frotter la nuque.
— Je sais, hein ? Je veux dire, mes parents
faisaient grand cas de moi. Le seul problème,
c’est que j’étais une marchandise à leurs yeux,
quelque chose qu’on pouvait échanger.
Comme s’ils étaient des vendeurs de voitures,
des marchands de tapis ou des directeurs de
centres commerciaux. Et, tu vois, j’aurais
aimé être un de ces connards équilibrés pour
pouvoir dire : « Ils ne voulaient pas de moi,
mais je suis néanmoins une personne de
valeur », mais ça ne s’est pas passé ainsi pour
moi.
Il désigna sa tempe d’un geste circulaire.
— Je ne suis rien. Je ne suis… rien.
Soudain, Selena eut envie de pleurer.
Contempler ce mâle absolument magnifique et
savoir qu’au fond de son cœur il ne voyait
rien de ce qu’il était ? C’était un crime, un
crime causé par les personnes qui auraient dû
l’aimer le plus.
— Est-ce pour cela que tu as couché avec
des humaines ? s’entendit-elle demander.
Dans le silence qui suivit, elle cessa presque
de respirer, tant elle redoutait sa réponse. Pour
tout un tas de raisons.
— Oui.
Il jura à voix basse.
— Tu vois, par exemple, j’ai couché avec
une femme juste avant ma migraine.
C’était la nuit précédente, songea-t-elle en
se hérissant…
— Et elle était aussi vide que mes
sentiments. Nous n’étions rien d’autre que
deux corps creux frottés l’un contre l’autre.
Cela n’avait aucune signification et c’est ce
que je fais depuis des années. De l’exercice
physique, point barre.
Selena s’efforça de trouver la bonne chose
à dire, quelque chose de mesuré qui
indiquerait qu’elle n’était pas gênée par ce
qu’il lui racontait, alors que, en réalité, cela
lui déchirait le cœur. Même si cela n’aurait
pas dû.
Combien de temps avait-elle passé avec lui
? Une heure ? Deux, tout au plus ?
L’imminence de la mort la rendait
téméraire…
— Je pourrais les sauver, dit-il presque
pour lui-même. Si je me sacrifie, je peux
sauver ma mère et mon père.
Il inclina brutalement la tête sur le côté et fit
craquer ses vertèbres.
— Allons, murmura-t-elle en venant se
placer derrière lui. Laisse-moi faire.
Lui écartant la main, elle agrippa ses
épaules aussi dures que l’acier et les pétrit
comme il l’avait fait, en tentant d’instiller un
peu de détente dans les fibres musculaires.
Tandis qu’elle le massait, la peau lisse de Trez
glissait sur les points de tension, sans que cela
semble lui apporter d’amélioration notable.
Il poussa un grognement.
— C’est incroyablement agréable.
— Je ne pense pas arriver à quelque chose.
Il recouvrit brièvement ses mains des
siennes.
— Si. Plus que tu ne crois.
Selena poursuivit le massage et songea à
son propre passé.
— Ainsi que je te l’ai dit, je suis
pratiquement orpheline. J’ai été élevée par
mes sœurs. On avait besoin de moi pour
perpétuer les traditions, mais je ne peux pas
dire que quelqu’un ait jamais désiré ma venue
au monde, ni même m’ait reconnue comme
son enfant. Donc, d’une certaine façon, je
comprends ce que tu ressens, cette impression
d’avoir été élevé sans être né, parce que «
naître » sous-entend que quelqu’un a prié et
espéré ta naissance.
Il renversa la tête en arrière et la dévisagea.
— Oui. C’est exactement ça.
Elle lui sourit et le redressa d’une poussée.
— Si mes parents sont tués, j’ai le sentiment
que j’irai en enfer, marmonna-t-il.
— Mais tu ne peux pas être coupable de leur
meurtre, car tu n’as jamais consenti à ce qu’ils
ont signé.
— Je te demande pardon ?
— Tu as été promis alors que tu étais
incapable de donner ton consentement,
puisqu’on dirait qu’ils ne t’ont jamais posé la
question. Donc ton refus d’honorer ce contrat
et les conséquences qui en découlent, tout cela
relève de tes parents, non de toi. Cela te
concerne et pourtant tu n’es pas concerné.
— Mon Dieu…
Comme il n’achevait pas, elle fronça les
sourcils.
— Je suis désolée. Je n’avais pas l’intention
de me montrer présomptueuse.
— Non, pas du tout. Tu es parfaite.
— Loin de là.
— J’ai toujours eu envie de faire quelque
chose pour toi.
Elle se figea.
— Quoi donc ?
Parce qu’elle avait une ou deux idées.
— Quelque chose qui en vaille la peine.
Elle coula un regard à la carpette en
fourrure sur laquelle elle s’était trouvée
allongée. Oh ! cela en vaudrait la peine…
— Mais je n’ai aucune idée.
Selena soupira.
— Ta présence me suffit largement.
Trez reposa ses mains sur les siennes et la
tira en avant afin qu’elle vienne s’appuyer sur
la largeur de son dos, et que leurs deux têtes
se touchent.
Chaque fois qu’il inspirait et que son large
torse se gonflait, elle était soulevée du sol.
— Merci, dit-il d’une voix brisée.
— Je n’ai rien fait.
— Tu m’as donné le sentiment de ne pas
être malfaisant. Et ce soir cela veut tout dire.
— Oh ! tu ne le seras jamais, chuchota-t-
elle en déposant un baiser sur sa joue. Pas toi,
jamais.
Fermant les yeux, elle se cramponna à lui,
et découvrit qu’elle se trouvait liée à lui à un
niveau spirituel. Au point qu’elle ignorait
comment elle pourrait le quitter. Pas
seulement ce soir, mais également quand sa
propre destinée la rattraperait.
— As-tu mangé ? demanda-t-il au bout d’un
moment.
— En fait, non.
Son estomac se mit à gargouiller.
— Et j’ai faim.
— Descendons. Mon frère a dû préparer sa
célèbre sauce… En tout cas, je le suppose. Il la
cuisine chaque fois que j’ai une migraine.
Selena le relâcha et commença à reculer…
Sans prévenir, sa colonne vertébrale se
rebella, comme si les os s’étaient verrouillés.
Trez, de son côté, se leva relativement
aisément, et, lorsqu’il lui tendit la main pour
l’aider à se redresser, elle ne put que la
regarder fixement.
Quand la perplexité se peignit sur le beau
visage du mâle, elle supposa qu’elle ferait tout
aussi bien d’accepter son aide. À cet instant,
elle était incapable de se soulever du sol.
— Doucement, dit-elle d’un ton bourru. S’il
te plaît.
Trez fronça les sourcils mais la remit
debout avec douceur.
— Est-ce que ça va ?
Elle gagna un peu de temps en nouant les
pans de sa robe. Ce faisant, ses articulations
l’élancèrent, notamment ses hanches et son
dos.
Se forçant à sourire, elle tenta de ne pas
s’effrayer. Mais cela avait débuté ainsi pour
ses sœurs. Pour chacune d’entre elles.
— Y allons-nous ? proposa-t-elle d’un ton
résolu.
Trez plissa un peu plus ses yeux en forme
d’amande. Mais il haussa les épaules.
— Oui, bien sûr. Je vais seulement enfiler
quelques vêtements.
— Je t’attends dehors.
Par la seule force de sa volonté, elle parvint
à traverser la chambre et à sortir dans le
couloir. Quand elle referma la porte derrière
elle, elle était à bout de souffle…
Instantanément, son corps subit une
transformation interne d’une puissance
incroyable. D’une façon qui ne pouvait
signifier qu’une seule chose : quelqu’un dans
la maison avait ses chaleurs.
La reine ? songea-t-elle, étonnée, en
regardant la porte blindée qui menait aux
appartements de la Première famille.
Voilà qui s’avérerait une sacrée nouvelle.
S’adossant au mur, elle songea au massage
des épaules de Trez en souhaitant qu’il existe
un équivalent pour apaiser son propre corps.
Il n’y en avait pas. Pas de traitement, pas de
moyen de ralentir le mal.
Impossible de savoir combien de temps il
lui restait.
Chapitre 36

Beth n’avait d’autre choix que de


s’abandonner aux exigences torrides de son
corps. Heureusement, chaque fois que Kolher
jouissait en elle, elle bénéficiait d’un bref
répit avant que le désir accablant recommence
à monter en elle.
— Prends ma veine, dit Kolher d’une voix
rauque. Prends-la…
Elle ne savait même pas si elle était
allongée sur le dos ou sur le ventre, dans
quelle pièce ils se trouvaient ni l’heure qu’il
était. Mais, à l’instant où la gorge de son
hellren apparut devant sa bouche, elle sut avec
clarté qu’elle allait mordre : ses crocs
sortirent et elle les planta violemment dans la
chair de son compagnon, perçant la surface
pour plonger profondément, libérant l’autre
fluide qu’elle devait recevoir de lui.
Oh ! cette puissance. Tout en remplissant sa
bouche, elle fut une fois encore frappée de
l’effet incroyable qu’avait son sang sur elle.
Alors que ses forces diminuaient en dépit de
ses chaleurs et que son corps lui faisait mal
partout, comme si elle était passée dans une
broyeuse, elle se sentit tout de suite
ragaillardie dès la première gorgée, et mieux
à même de poursuivre, même si ce n’était pas
une option.
Elle dut relâcher sa veine pour aspirer un
peu d’air, et se trouva incapable de
comprendre pourquoi elle s’était portée
volontaire pour cela. Elle devait être folle,
aveuglée par sa vision débile et romantique
d’un bébé.
Pendant qu’elle recommençait à boire à la
gorge de Kolher, celui-ci poursuivait ses va-
et-vient, et, chaque fois que son pénis entrait et
sortait, les mouvements profonds et saccadés
résonnaient dans le buste de Beth, secouant sa
tête d’avant en arrière, tandis que ses hanches
absorbaient le poids de son amant. Trempés de
sueur, leurs corps bougeaient à l’unisson dans
une communion si absolue qu’elle ignorait où
s’arrêtait le sien et où commençait celui de
son compagnon.
Un soudain changement de rythme lui
apprit qu’il se préparait à un autre orgasme, et
elle en avait besoin…
Lorsque Kolher rejeta la tête en arrière, les
crocs de Beth lui déchiquetèrent le cou, mais
il ne parut pas s’en préoccuper.
Il ne parut même pas le remarquer.
Seigneur ! il était magnifique. À travers
cette brume érotique, elle le regarda se
cambrer, les lèvres retroussées, dévoilant ses
propres crocs, ses longs cheveux battant dans
son dos, pendant qu’il écarquillait ses yeux
vert pâle et aveugles avant de les refermer.
Puis ce fut au tour de Beth. Son sexe se
contracta autour du pénis en érection, désirant
avidement ce qu’il déversait en elle, et son
plaisir fut si aigu qu’il avoisina la souffrance.
Lorsque les spasmes commencèrent à
s’apaiser, elle attendit la vague suivante, se
préparant à être terrassée par un autre pic de
désir foudroyant…
Quand celle-ci ne surgit pas
immédiatement, elle regarda autour d’elle,
comme si ses chaleurs étaient une troisième
personne qui venait tout juste de quitter le…
Oh, mince ! ils étaient toujours dans la salle
de bains. Par terre.
Kolher s’effondra sur elle, et sa tête tomba
de si haut et si violemment qu’elle entendit
son front cogner contre le sol de marbre.
Comme son répit durait, elle aurait sans
doute dû commencer à se refroidir, mais le
feu de l’enfer qui brûlait dans son corps leur
tenait bien assez chaud à tous deux…
Un léger bruit de moteur au-dessus de la
baignoire lui fit tourner la tête. Les volets
s’abaissaient pour la journée et les panneaux
s’insérèrent dans le rebord des fenêtres.
Donc cela durait depuis… huit heures ?
neuf ?
Aucun bruit ne leur parvenait d’en bas, mais
les frères avaient probablement tous été
affectés par ses hormones. De même que les
femelles.
Kolher se redressa, les muscles tendus, les
bras tremblants.
— Comment vas-tu ?
Beth ouvrit la bouche pour répondre mais
seul un croassement en sortit.
— Tu auras encore envie de reprendre ma
veine, dit-il en lui écartant une mèche du
visage. Tu en as besoin.
— Qu’en est-il…
Quand sa voix se fêla, elle se racla la
gorge.
— Qu’en est-il de toi ?
Il avait l’air émacié, ses joues étaient
creusées comme s’il avait perdu une dizaine
de kilos, mais il fit un signe de dénégation de
la tête.
— Je ne me soucie que de toi.
L’image de Kolher se brouilla quand les
larmes jaillirent.
— Je suis désolée, marmonna-t-elle. Oh !
mon Dieu… je suis vraiment désolée.
— De quoi ?
— De… tout ça.
Il secoua la tête.
— Ce serait arrivé tôt ou tard.
— Mais je…
Kolher posa sa bouche contre la sienne et
l’embrassa doucement.
— Ça suffit. À partir de ce soir, nous irons
de l’avant. Quoi qu’il arrive, on gérera,
d’accord ?
Elle n’eut pas le temps de répondre.
Brusquement, ses chaleurs revinrent, la marée
monta et la chaleur se diffusa depuis son sexe
jusqu’à son cœur.
— Oh ! mon Dieu, gémit-elle. Je croyais
que c’était fini.
— Pas encore.
Il n’avait pas du tout l’air surpris.
— Nous n’avons pas fini…

iAm se tenait devant les fourneaux de la
cuisine quand il sentit la présence de son frère.
Il n’eut même pas besoin de se détourner du
ragoût qu’il faisait mijoter car l’air de la
pièce s’était soudain modifié, et pas dans le
bon sens du terme.
Trez n’était pas seul. Et il le sut, non parce
qu’il saisit l’odeur de Selena, mais parce qu’il
perçut celle de son frère.
iAm poussa un juron à voix basse tout en
remuant sa préparation. L’enfoiré s’était lié.
Fantastique.
Merde ! il avait eu le vague espoir que, avec
toutes ces hormones qui imprégnaient la
maison, les relations sexuelles que ces deux-là
avaient partagées ne soient que le résultat des
chaleurs de quelqu’un d’autre.
Belle théorie. Sauf que les Ombres étaient
immunisées contre ce genre de trucs.
— Tu n’étais pas censée le servir,
marmonna-t-il en ajoutant du sel à son
mélange.
— Surveille ton langage.
Il pivota et lança un regard noir à l’abruti.
— J’ai une idée. Et si – pour une fois – tu
prenais une bonne décision concernant une
femelle. Comme ça je n’aurais pas à
m’énerver.
L’Élue qui se tenait à côté de Trez leva le
menton.
— Si vous voulez blâmer quelqu’un, ne
vous adressez pas à lui. J’ai choisi d’aller le
voir même si vous aviez demandé quelqu’un
d’autre.
Il retourna à ses casseroles.
— Génial. Toutes mes félicitations et
bienvenue dans notre famille.
Son frère se matérialisa près de lui, le força
à se retourner et le saisit à la gorge.
— Présente-lui tes excuses…
iAm s’inclina en arrière sous l’action de la
poigne de fer et montra les crocs.
— Va te faire foutre, Trez.
— Tu veux essayer ? gronda son frère. Tu
veux, putain…
— Vas-y. Je te mets au défi de…
— Ne me pousse pas…
— J’essaie de te sauver les fesses ! Espèce
de c…
Tandis qu’ils s’acheminaient vers une
implosion capable de rivaliser avec celle de
Kolher la nuit précédente, l’Élue s’approcha et
parla d’une voix posée.
— Il m’a raconté, les interrompit-elle. Il
m’a tout dit. Et ce qui me frappe dans cette
histoire, c’est que vous êtes tous seuls. Donc
peut-être que partager ensemble le Dernier
Repas vaudrait mieux que vous bagarrer, non.
iAm tourna la tête au même moment que
Trez.
Quand tous deux se retrouvèrent nez à nez
avec l’Élue parfaitement calme et contenue,
Trez fit quelque chose d’inouï. Il baissa la
main. Il s’écarta. Et croisa les bras sur sa
poitrine.
Il était toujours furieux, jusqu’aux tréfonds
de son être, mais il avait obéi à la demande de
Selena avec une telle facilité qu’on ne pouvait
s’empêcher de se dire que ces conneries de
lien avaient peut-être une utilité – jusqu’à un
certain point.
iAm fusilla son frère du regard.
— Je ne sais pas quoi te dire.
— Selena, peux-tu nous accorder une
seconde ?
L’Élue hocha la tête.
— Je vais peut-être rentrer dans le Nord,
tout simplement. Et vous laisser respirer.
Trez fronça les sourcils.
— Tu n’es pas obligée de partir.
Elle les considéra l’un après l’autre.
— En fait, je pense que si. Tu sais où me
trouver, et, s’il vous plaît, ne vous déchirez
pas. Cela ne fera qu’empirer la situation.
iAm s’attendit à des adieux déchirants
propres à lui donner la nausée, mais la
femelle l’impressionna un peu plus quand elle
se contenta de s’incliner légèrement avant de
sortir. Sans pleurnicheries.
Merde ! il aurait presque pu l’apprécier. S’il
n’avait pas été aussi en colère contre son idiot
de frère…
— Je veux rencontrer s’Ex. Aujourd’hui.
iAm croisa les bras à son tour et s’appuya
contre la cuisinière.
— Parce que tu crois que tu vas réussir à le
raisonner ? J’ai déjà mis cartes sur table avec
cet enfoiré, et il est plus que prêt à faire son
boulot.
— Peux-tu le joindre ?
— Oui.
— Dis-lui de me retrouver à midi à notre
appartement.
— C’est l’heure limite à laquelle tu dois te
pointer chez les s’Hisbe.
Quand son frère ne répondit pas, il haussa
les sourcils.
— Tu ne vas pas te livrer, n’est-ce pas ?
— Organise cette rencontre.
iAm marmonna quelques jurons bien sentis.
Oui, il avait très envie de botter les fesses de
son frère, mais il ne souhaitait absolument pas
que quelqu’un d’autre le fasse à sa place.
— Trez.
— Fais-le.
— Pas si tu ne me dis pas ce que tu comptes
faire.
— Je croyais que tu voulais que je retourne
là-bas.
— Alors c’est ce que tu veux faire ? Dis-
moi, tu as l’intention d’emmener ton Élue
avec toi, afin de fonder une jolie petite famille
ou une connerie du genre ?
— Elle n’est pas mienne.
— Est-ce que tu as prévenu tes hormones ?
Trez fendit l’air de sa main.
— Je ne vois pas de quoi tu veux parler…
— Et c’est bien là ton problème.
— Contente-toi d’appeler le bourreau. C’est
tout ce que j’ai à dire.
Quand Trez tourna les talons, son frère
lança d’un ton coupant : — Je ne peux pas te
laisser y retourner.
L’interpellé s’arrêta et le regarda par-
dessus son épaule.
— Quoi ? râla iAm.
— Je… je ne sais pas. Je suppose que je ne
m’y attendais pas.
Il était temps de revenir à sa sauce. Son
ragoût. Qu’était-il en train de cuisiner, déjà ?
Soulevant le couvercle, il reprit sa cuillère
et remua lentement. Il avait tout préparé lui-
même, depuis le bouillon de poule jusqu’aux
sachets d’épices qui flottait à la surface du
mélange odorant.
— iAm ?
— Je me fous qu’ils meurent.
Il regarda les rondelles de carottes et les
lamelles d’oignons remonter à la surface.
— Je sais que je suis censé en avoir quelque
chose à faire, parce que ce sont mes parents,
mais j’y ai réfléchi et, je suis désolé, s’ils
peuvent se montrer égoïstes, moi aussi. Ma
famille, c’est toi et moi, et je nous choisirai
toujours face à qui que ce soit d’autre.
— Mon Dieu… je crois que j’avais besoin
de te l’entendre dire.
Il lui lança un nouveau regard noir.
— Tu en doutais ? Genre, tu en as douté un
jour ?
Trez traversa la pièce et se posa sur un des
tabourets du bar.
— Il y a des limites.
iAm ne put s’empêcher de rire.
— Sans déconner.
Il se dirigea vers le placard à sa gauche, en
sortit deux grands bols, puis ouvrit l’un des
tiroirs pour y prendre des cuillères à soupe.
Puisant le ragoût à la louche, il servit son
frère en premier.
Trez goûta et poussa un gémissement de
plaisir.
— C’est délicieux.
Quand iAm prit une bouchée à son tour ; il
fut d’accord avec son frère, mais garda son
avis pour lui. La fierté n’était pas un trait de
caractère séduisant, même quand elle était
bien placée.
— Que vas-tu faire de l’Élue ? demanda
iAm.
Son frère haussa les épaules d’un air un tout
petit peu trop nonchalant.
— Rien.
— Je ne suis pas certain que ça se passera
comme ça pour toi.
Trez contempla le ragoût.
— Elle est seulement une raison
supplémentaire pour moi de rester hors du
Territoire. Non que j’aie besoin de cela.
— Elle dit que tu lui as tout raconté. C’est
vrai ?
Il fallut un long moment avant que Trez
hoche lentement la tête.
— Oui. Grosso modo.
— Qu’est-ce que tu ne lui as pas révélé,
exactement ?
Son frère leva ses yeux noirs au bout de
plusieurs minutes.
— Il y a du rab ?
iAm s’empara du bol désormais vide et
l’emporta pour le remplir.
— Je ne lui ai pas dit à quel point ça
dégénérerait, dit doucement Trez en recevant
sa nouvelle portion de ragoût.
— Donc tu as menti.
Un autre long silence.
— Oui. En effet.
Parce qu’une fois que la reine aurait
éliminé leurs parents la tribu se lancerait à la
poursuite d’iAm. Il était le barreau suivant sur
l’échelle de coercition parce que, après tout,
ils ne pouvaient pas toucher à Trez. Celui-ci
devait rester en un seul morceau.
iAm se surprit à hocher la tête.
— C’est probablement une bonne idée.
Chapitre 37

Il était facile de penser à Dieu lorsqu’on


regardait le soleil se lever sur l’Hudson.
Sola était assise sur la terrasse déserte de la
maison en verre d’Ahssaut et contemplait le
paysage qui s’étalait derrière l’autre rive du
fleuve à l’eau froide et paresseuse. L’étendue
glacée était parcourue de scintillements rosés
et jaunes tandis que, de l’autre côté, la grosse
sphère orange flamboyait au-dessus des
gratte-ciel du centre-ville.
Elle était sortie de cette prison, songea-t-
elle pour la centième fois. Et quelles que
soient les cicatrices qui s’étaient formées en
elle, son corps était intact, son esprit
fonctionnait, et sa sécurité, du moins pour une
brève période, était assurée.
Repensant à toutes les prières qu’elle avait
formulées, elle ne pouvait croire que celles-ci
avaient été exaucées. Le désespoir lui avait fait
prononcer ces mots, mais elle ne s’attendait
pas vraiment à ce que quelqu’un l’entende.
Désormais, la question était : tiendrait-elle
sa part du marché ?
Mince ! tout aurait été tellement plus facile
si un ange ailé était descendu la libérer et
l’avait déposée ici comme par magie. Au lieu
de quoi, elle avait fait le sale boulot toute
seule, Ahssaut avait nettoyé et l’un de ses deux
cousins avait joué les chauffeurs pendant les
cinq heures du trajet de retour à la normalité.
Oh ! et puis il y avait eu ces gens dans ce
complexe.
Fallait-il y voir la main de Dieu ? ou une
série d’événements aléatoires qui s’étaient
déroulés ainsi par hasard ? Le fait qu’elle ait
la vie sauve était-il le résultat d’une
intervention divine, ou cela n’avait-il pas plus
de signification qu’un tirage du loto ?
Un petit bateau de pêche apparut dans son
champ de vision, dont l’unique passager était
assis à la poupe, d’où il contrôlait la vitesse
du moteur et la direction.
Resserrant la lourde couverture autour de
son corps, elle songea à toutes les choses
qu’elle avait faites, depuis l’âge de neuf ou dix
ans. Elle avait commencé comme pickpocket,
entraînée par son père, et avait évolué vers des
vols plus complexes, toujours grâce à l’aide
de son paternel. Puis, quand il s’était retrouvé
en prison, et qu’elle et sa grand-mère s’étaient
installées ici, aux États-Unis, elle avait
décroché un boulot de caissière dans un
restaurant et tenté de les faire vivre toutes les
deux. Quand cela s’était révélé trop difficile,
elle avait fait bon usage de son expérience de
cambrioleuse et avait survécu.
Sa grand-mère n’avait jamais posé de
questions, comme toujours. Sa mère avait fait
de même, sauf quand il avait été question
d’entraîner Sola dans ce genre de vie.
Malheureusement, elle n’avait pas vécu assez
longtemps pour avoir beaucoup d’influence
et, après sa disparition, le mari et la fille
qu’elle avait laissés derrière elle s’étaient
entendus comme larrons en foire.
Naturellement.
Tôt ou tard, elle se serait fait prendre.
Merde ! son père était encore plus doué
qu’elle, et il était mort en prison.
Se rappelant la dernière fois qu’elle l’avait
vu, elle se souvint de lui lors de son procès,
vêtu d’une tenue de bagnard, menotté. Il l’avait
à peine regardée, et pas parce qu’il avait honte
ou qu’il craignait de céder à l’émotion.
Elle ne lui était simplement plus d’aucune
utilité.
Se frottant les yeux, elle trouva idiot de se
sentir encore blessée par cette attitude. Mais
après avoir passé tout son temps à tenter de
faire en sorte qu’il soit fier d’elle, à quêter
son approbation, à rechercher une forme de
complicité, elle avait fini par comprendre que,
à ses yeux, elle n’était qu’un outil de plus dans
sa panoplie de truand.
Elle avait quitté le tribunal sans attendre le
jugement et s’était rendue directement chez
lui. Entrant par effraction, elle avait découvert
la réserve de liquide qu’il conservait dans une
cachette située dans le mur derrière la douche,
et s’en était servi pour les libérer, sa grand-
mère et elle, de son héritage.
Les papiers pour entrer aux États-Unis
avaient été falsifiés. Mais les nouvelles
envoyées par des connaissances environ trois
semaines plus tard étaient vraies : son père
avait écopé de la prison à vie.
Puis on l’avait assassiné derrière les
barreaux.
Lorsque sa grand-mère s’était non
seulement retrouvée veuve, mais également
privée de son fils unique, Sola avait endossé
le rôle de soutien de famille de la seule façon
qu’elle connaissait, la seule qui fonctionnait.
Et voilà qu’elle était là, assise sur la
terrasse d’un dealer, affrontant un dilemme
moral qu’elle n’aurait jamais cru vivre…
Elle observa le pêcheur couper les gaz et
jeter une ligne.
Même si le type avait éteint le moteur, il
n’était pas immobile. Le courant du fleuve
l’emportait et son bateau dérivait sous ses
yeux, une humble embarcation dominée par
les immeubles lointains.
— Tu veux le petit déjeuner ?
Sola se retourna.
— Bonjour.
Sa grand-mère avait coiffé ses cheveux en
boucles serrées qui lui encadraient le visage.
Elle portait un tablier et avait maquillé sa
bouche d’une touche de rouge à lèvres. Elle
était vêtue d’une simple robe de coton cousue
main – par elle, naturellement – et ses solides
chaussures marron étaient étonnamment bien
coordonnées à sa tenue.
— Oui, s’il te plaît.
Quand elle fit mine de se lever, sa grand-
mère lui fit signe de rester assise de ses mains
noueuses.
— Reste au soleil. Tu en as besoin, tu es
trop pâle. Tu vis comme un vampire.
D’ordinaire, elle aurait répliqué, mais pas
ce matin. Elle était trop heureuse d’être en vie
pour faire autre chose qu’obéir.
Revenant au paysage, elle découvrit que le
pêcheur avait tellement dérivé qu’il
disparaissait peu à peu de son champ de
vision.
Si elle n’avait pas prié, elle serait tout de
même sortie de cet endroit. Elle était une
survivante, l’avait toujours été et avait agi
dans un état bizarre de pilotage automatique,
qui avait anesthésié ses émotions et ses
sensations physiques pour qu’elle puisse
accomplir le nécessaire.
Donc si elle envisageait son avenir et les
courants de sa vie qui la tiendraient à distance
des ennuis, pour ainsi dire… devenir réglo
était la meilleure chose à faire.
Sans compter l’« accord » qu’elle avait
conclu avec Dieu.
Elle finirait en prison ou morte, et elle
venait juste de tremper le pied dans le froid
glacial du second scénario. Elle ne voulait pas
atterrir là.
Clignant des yeux dans la lumière naissante,
elle cessa d’essayer de voir quelque chose et
ferma les yeux en renversant la tête en arrière.
La chaleur sur son visage lui rappela Ahssaut.
Coucher avec lui avait été comme toucher
le soleil sans se brûler. Et son corps en voulait
plus. Mince ! même le simple fait de penser à
lui suffisait à la ramener à ces moments qu’ils
avaient passés ensemble au lit, dans la
quiétude de la nuit qui amplifiait leurs
halètements.
Ses seins s’érigèrent et elle se sentit devenir
humide entre les cuisses…
— Sola, tu es prête ? dit sa grand-mère dans
son dos.
Se levant, elle se pencha par-dessus le
balcon de verre pour essayer d’apercevoir
son pêcheur. Elle n’y parvint pas. Il avait
disparu.
Brr, il faisait froid dehors…
— Sola ?
C’était une aimable piqûre de rappel.
Étrange. D’habitude, la voix de sa grand-
mère ressemblait à ses mains et n’était jamais
douce. En fait, elle parlait comme elle
cuisinait, de manière directe, franche, sans
retenue.
Mais désormais son ton était plus gentil que
tout ce que Sola avait jamais entendu.
— Sola, tu viens manger, maintenant.
Sola fit une dernière tentative pour voir son
pêcheur. Puis elle se tourna vers sa grand-
mère.
— Je t’aime, vovò.
Sa grand-mère ne put que hocher la tête
tandis que ses yeux s’embuaient.
— Viens, tu vas attraper la mort.
— Le soleil est chaud.
— Pas assez chaud.
La vieille dame recula et lui fit signe.
— Tu dois manger.
Quand Sola entra dans la maison, elle se
figea.
Sans même regarder, elle sut qu’Ahssaut
était au pied des marches et la dévisageait.
Merde ! elle n’était pas certaine de pouvoir
le laisser derrière elle.

Après avoir été reclus dans sa chambre
pendant deux jours, Trez trouva que l’univers
mettait ses sens à rude épreuve, un peu comme
si un stroboscope clignotait devant ses yeux et
qu’on lui avait posé un haut-parleur à chaque
oreille. Lorsqu’il s’engagea sur l’autoroute
pour se rendre dans le centre de Caldwell, il
fut forcé de mettre ses lunettes de soleil et
d’éteindre la radio…
Surgi de nulle part, un abruti franchit deux
couloirs d’affilée et se rabattit en lui faisant
une queue de poisson.
— Regarde où tu vas ! hurla-t-il dans le
pare-brise tout en écrasant le Klaxon Pendant
une fraction de seconde, il se prit à espérer
que le mec au volant de la Dodge Charger
décide de se livrer à une petite démonstration
de violence routière contre lui. Il avait envie
de cogner quelqu’un. Merde ! cela
constituerait certainement un bon
entraînement avant sa rencontre avec s’Ex. M.
Dodge, cependant, se contenta d’évacuer sa
surdose de testostérone et sa microbite en
dégageant à la sortie suivante, où il coupa la
route à un monospace et à un pick-up dans la
manœuvre.
— Enfoiré.
Avec un peu de chance, ce connard n’avait
pas attaché sa ceinture de sécurité et
s’encastrerait dans un fossé.
Environ dix minutes plus tard, Trez quittait
l’autoroute et pénétrait dans un dédale de
ruelles à sens unique. Assailli par tous ces
feux rouges et ces panneaux de stop, son
cerveau se brouilla et il en oublia le chemin
de l’appartement…
Quand un coup d’avertisseur résonna
derrière lui, il serra les molaires et appuya sur
l’accélérateur. Au bout du compte, il dut
conduire à vue, en se rapprochant peu à peu de
la tour du Commodore, haute de plus de vingt
étages, jusqu’à tomber sur la rampe d’accès
du parking souterrain. Pendant qu’il effectuait
la descente, il sortit son passe du pare-soleil,
le glissa dans le lecteur et se dirigea vers
l’une de leurs deux places réservées.
Le trajet en ascenseur prit une éternité, puis
il traversa le tapis du couloir. Leur
appartement était un peu plus loin et il passa
par l’entrée principale plutôt que par celle de
service, en se servant de sa clé en cuivre.
Lorsqu’il arriva dans la cuisine, il aperçut
deux tasses sur le bar, un sachet de chips déjà
ouvert et une cafetière à moitié pleine.
Il s’arrêta devant un numéro de GQ ouvert.
Il l’avait déjà parcouru.
— Jolie veste, murmura-t-il en refermant le
magazine.
Aucune raison d’allumer les lampes. Le
jour était ensoleillé et déversait sa belle
lumière à travers les panneaux de verre…
L’immense silhouette noire qui se
matérialisa sur la terrasse était un oiseau de
mauvais augure comme il n’en avait jamais
vu.
S’approchant à grands pas, Trez ouvrit le
panneau coulissant, sortit, et le referma
derrière lui.
La voix de s’Ex, sous son capuchon de
bourreau, avait un ton vaguement amusé.
— Ton frère m’a laissé entrer.
— Je ne suis pas mon frère.
— Oui. Nous l’avions remarqué.
Quand l’exécuteur des basses œuvres de la
reine croisa les bras sur sa poitrine, ses avant-
bras massifs se gonflèrent de manière visible,
même sous les plis du tissu.
— À quoi dois-tu l’honneur de ma présence
?
Le fait qu’il gèle dehors semblait
parfaitement adapté à la situation.
— Je ne veux pas que tu déconnes avec mes
parents.
— Tu n’as qu’à rentrer, dans ce cas. Voilà
tout.
Le bourreau se pencha vers lui.
— Ne me dis pas que tu m’as fait faire tout
ce chemin dans l’espoir de négocier, non ? Tu
n’es sans doute pas stupide à ce point.
Trez montra les crocs, mais arrêta vite ses
conneries.
— Tu veux quelque chose. Tout le monde a
un prix.
L’homme de main leva les bras et ôta
lentement son capuchon. Le visage sous le
tissu noir était beau comme le péché, et avait
des yeux aussi chaleureux qu’un morceau de
granit en plein hiver.
— Pourquoi risquerais-je ma propre vie
pour tes parents ? Si je désobéis aux ordres,
j’en subirai les conséquences, et aucun de
vous ne mérite ce sacrifice.
— Tu peux parler à la reine. Elle t’écoute.
— En supposant que ce soit vrai, et ce n’est
pas ce que je dis, pourquoi ferais-je cela pour
toi ?
— Parce que tu veux quelque chose.
— Puisque tu as l’air de tout savoir, de quoi
crois-tu qu’il s’agisse, exactement, rétorqua le
bourreau d’un ton las.
— Tu es coincé là-bas tout autant que les
autres. Je me rappelle à quoi cela ressemble,
et je peux te garantir que la vie de ce côté-ci
est bien meilleure.
— Raison pour laquelle tu as une tête à
faire peur, alors ?
— Réfléchis-y. Je peux t’obtenir tout ce que
tu veux en provenance de l’extérieur.
N’importe quoi.
Le mâle étrécit les yeux.
— Les épargner ne te sauvera pas.
— Les tuer ne me fera pas revenir. Et c’est
pour cela que tu le feras, n’est-ce pas ? Alors
va voir la reine, dis-lui que tu m’as parlé en
personne, et que je me fous que tu les tues.
Puis suggère-lui de les dépouiller de tout ce
qu’ils ont reçu : leur résidence, les vêtements
et les bijoux qu’ils ont achetés avec la
récompense qu’on leur a donnée, la
nourriture dans leurs placards. Tout. La reine
sera remboursée. Elle n’aura rien perdu, ne
sera à court de rien…
— Arrête tes conneries. Elle n’a pas de
moitié pour sa fille. Toute cette « restitution »
ne résoudra pas le fait que la princesse n’a pas
de compagnon.
— Ce ne sera pas moi. Je te le dis tout de
suite. Vous pouvez massacrer mon père et ma
mère, vous pouvez me menacer de
représailles physiques ou mettre ma maison à
sac…
— Et si je t’embarquais de force maintenant
?
Trez sortit le revolver qu’il avait coincé
dans sa ceinture, dans le creux de son dos. Il
ne le pointa pas sur s’Ex. Il le plaça juste sous
son propre menton.
— Si tu essaies, j’appuie sur la détente.
Alors tu n’auras qu’un cadavre, et, à moins
que sa fille soit complètement tarée, elle ne
voudra plus de moi.
s’Ex s’immobilisa totalement.
— Tu as perdu la tête.
— Tout ce que tu veux en provenance de
l’extérieur, s’Ex. Tu fais ça pour moi, et je
fais ça pour toi.
Tandis que l’homme de main de la reine
réfléchissait à la proposition, Trez respira
calmement, et songea aux deux seules
personnes qui comptaient vraiment pour lui.
Selena… Seigneur Dieu ! il la désirait mais il
n’était pas assez bien pour une femelle comme
l’Élue. Merde ! même si cette tentative de
négociation fonctionnait, il serait toujours un
maquereau, et il lui serait impossible de
changer son passé.
Et puis il y avait iAm.
L’idée de perdre son frère était… Il
n’arrivait même pas à mettre de mots dessus.
Mais le mâle serait mieux sans lui s’il ne
parvenait pas à résoudre ce problème.
— Je suis surpris que tu veuilles autant
sauver tes parents, fit remarquer s’Ex d’un ton
désinvolte.
— Est-ce que tu te fous de ma gueule ? S’ils
perdent leur statut, ce sera pire que la mort
pour eux. Ce qu’ils m’ont fait a foutu ma vie
et celle de mon frère en l’air. Ce sera ma
vengeance. En outre, comme je te l’ai dit, peu
importe ce que tu fais d’eux, je n’y
retournerai pas.
L’exécuteur s’écarta et se mit à déambuler
sur la terrasse. Les pans de sa robe
tourbillonnaient autour de lui comme une
promesse de violence et les nuages de
condensation qu’il exhalait ressemblaient aux
fumerolles d’un dragon crachant le feu.
Au bout d’un long moment, il serra les
mains dans son dos et se retourna.
Il mit encore du temps avant de parler et,
quand ce fut le cas, il ne regarda pas Trez. Il
contempla l’appartement à travers les vitres.
— J’aime cet endroit.
Trez garda le canon de l’arme braqué sur
son cou, mais il sentit une pointe de…
d’espoir ? Non, pas une émotion aussi
joyeuse. Mais il existait peut-être une solution,
après tout.
s’Ex haussa un sourcil.
— Trois chambres, deux salles de bains et
une salle de douche, une belle cuisine.
Beaucoup de lumière. Mais les lits sont ce
qu’il y a de mieux ; ils sont immenses.
— Si tu veux cet endroit, il est à toi.
Quand s’Ex dirigea son regard vers lui,
Trez entendit l’expression « conclure un pacte
avec le diable » résonner sans fin dans sa tête.
— Il y manque quelque chose.
— Quoi ?
— Des femmes. Je veux qu’on m’amène des
femmes ici. Je te dirai quand. Et j’en veux
trois ou quatre à la fois.
— Compris. Donne-moi le nombre et
l’heure, et je te les amènerai.
— Tu es si sûr de toi.
— Qu’est-ce que je fais comme boulot, à
ton avis ?
s’Ex écarquilla les yeux.
— Je croyais que tu dirigeais une boîte de
nuit.
— Je ne vends pas que de l’alcool,
marmonna-t-il.
— Hmm, en voilà un travail.
Le bourreau fronça les sourcils.
— Juste pour qu’on soit bien d’accord, il
est possible qu’elle m’ordonne de m’en
prendre à ton frère.
— Alors je devrai te tuer.
Le mâle renversa la tête en arrière et se mit
à rire.
— Très présomptueux de ta part.
— Laisse-moi être parfaitement clair : si tu
touches à iAm, je te retrouverai. Ton dernier
souffle m’appartiendra et ton cœur sera
encore chaud quand je l’arracherai de ta
poitrine pour le manger cru.
— Tu sais, il est étonnant que nous ne nous
entendions pas mieux tous les deux.
Trez tendit sa main libre.
— Sommes-nous d’accord ?
— Il faut penser à la reine. Il est possible
que je n’arrive pas à l’influencer. Et je
t’informe que, si elle ne marche pas, ton délai
sera expiré.
— Alors tue-les.
Il soutint le regard noir de s’Ex sans ciller.
— Je suis sérieux.
Celui-ci inclina la tête sur le côté, comme
s’il envisageait la situation sous tous les
angles.
— Oui, évidemment que je les tuerai.
Retrouve-moi ici demain à midi, avec un
échantillon, et je verrai ce que je peux faire
pour toi dans le Territoire.
Avant de s’en aller, s’Ex serra brièvement
la paume qu’on lui avait présentée. Puis il
disparut, comme un cauchemar s’évapore au
réveil.
Malheureusement, Trez savait que le mâle
reviendrait.
La question était : avec quelles nouvelles ?
Et quel genre d’appétit ?
Chapitre 38

Le soleil était couché depuis une heure


lorsqu’Abalone quitta sa demeure, en se
dématérialisant depuis le jardin. La nuit était
d’un froid mordant et, quand il reprit forme
sur le domaine de l’une des plus riches
familles de la glymera, il s’accorda un
moment pour inspirer jusqu’à avoir les sinus
engourdis.
D’autres se rassemblaient là. Des mâles et
des femelles surgissaient de l’obscurité,
lissant leurs fourrures, rajustant leurs beaux
vêtements et leurs bijoux avant de s’avancer
vers la lumière.
Le cœur lourd, il les suivit.
Les portes sculptées monumentales étaient
maintenues ouvertes par des doggen. Les
serviteurs immobiles dans leurs livrées étaient
semblables à des feux de circulation.
La propriétaire de la maison se tenait sous
le lustre du vestibule, vêtue d’une robe haute
couture d’un rouge éclatant qui tombait au sol
en drapés de soie. Elle portait des rubis, qui
brillaient à sa gorge, ses oreilles et ses
poignets de façon ostentatoire.
Sans raison particulière, il songea que les
joyaux de la véritable reine de l’espèce étaient
plus gros, plus transparents et d’une plus belle
eau. Il avait vu un portrait de cette femelle
majestueuse dans l’Ancienne Contrée et,
même ternis par la peinture et l’âge, le Rubis
des ténèbres et ses homologues
resplendissaient d’une façon qui réduisait à
néant les prétentions qu’il avait sous les yeux.
Le compagnon de l’hôtesse était invisible.
Mais bon, ce mâle avait des difficultés à rester
debout longtemps.
Il ne serait plus de ce monde d’ici peu.
La file qui s’était formée avançait
rapidement, et bientôt Abalone embrassa la
joue poudrée de son hôtesse.
— Je suis si heureuse que vous ayez pu
venir, dit-elle d’un ton distingué en désignant
de la main l’espace derrière elle. La salle à
manger, je vous en prie.
Tandis que ses rubis étincelaient, il imagina
sa fille ainsi, une grande dame dans une belle
maison et avec des yeux vitreux.
La punition pour ne pas soutenir cette
offense au trône en valait peut-être la peine. Il
avait trouvé l’amour avec sa shellane pendant
les années qu’elle avait vécues sur terre, mais
c’était un coup de chance, avait-il fini par
comprendre. La plupart de ses contemporains,
dont beaucoup avaient été massacrés pendant
les attaques, vivaient des relations dépourvues
d’amour spirituel et charnel, qui tournaient
autour des réceptions mondaines et non de la
table familiale.
Il ne voulait pas de cela pour sa fille.
Pourtant, si lui avait eu la chance de
rencontrer l’amour, elle en avait certainement
une, elle aussi, même au sein de la glymera ?
Non ?
À l’instant où il pénétra dans la salle à
manger, il découvrit que celle-ci avait été
aménagée exactement de la même façon que
lorsque le roi s’était adressé à eux si
récemment : on avait enlevé la longue table
étroite et aligné à la place une vingtaine de
fauteuils. Mais cette fois-ci les survivants de
l’aristocratie étaient venus avec leurs
compagnes.
D’ordinaire, les shellane ne participaient
pas aux réunions du Conseil, mais ce
rassemblement n’avait rien d’habituel ; tout
comme le dernier qui avait eu lieu ici.
Et, oui, l’assistance aurait dû faire preuve
de plus de réserve et de dignité, se dit-il en
choisissant un siège tendu de soie dans le
fond. Plutôt que de montrer la moindre
considération pour la portée historique, le
danger, la nature sans précédent de
l’événement, ils bavardaient de manière
frivole entre eux, avec force fanfaronnades
pour les mâles, et gesticulations destinées à
faire scintiller leurs bijoux pour les dames.
Par conséquent, Abalone, qui était seul au
dernier rang, défit le bouton de sa veste de
costume et croisa les jambes, au lieu de saluer
ceux qu’ils connaissaient. Quand quelqu’un
alluma un cigare, il en sortit un à son tour et
fit de même pour se donner une contenance. Et
lorsqu’un doggen se précipita à côté de lui
avec un cendrier posé sur un pied en cuivre, il
hocha la tête en guise de remerciement et
tapota poliment la cendre au-dessus.
Il n’était que de la roupie de sansonnet à
leurs yeux, car il avait depuis longtemps
décidé qu’il valait mieux ne pas attirer
l’attention sur soi. Ses ancêtres avaient été les
témoins privilégiés de la cruauté qui régnait à
la cour et dans la société, et il avait tiré cette
leçon en lisant les journaux intimes qu’on lui
avait légués. En vérité, ses ressources
financières étaient bien supérieures à
l’ensemble de celles de tous les participants
réunis là.
Merci, Apple.
Le meilleur investissement qu’on pouvait
faire dans les années quatre-vingt. Puis il y
avait eu l’industrie pharmaceutique dans les
années quatre-vingt-dix. Et avant cela, la
sidérurgie et les compagnies ferroviaires au
début du siècle.
Il avait toujours eu le don d’anticiper dans
quelle direction la passion et la nécessité
portaient les humains.
Si la glymera savait cela de lui, sa fille
deviendrait une marchandise de grande valeur.
Ce qui lui faisait une raison supplémentaire
de taire ses revenus.
C’était incroyable de constater le chemin
parcouru par sa lignée au cours des siècles. Et
dire qu’ils devaient tout cela au père de ce roi.
Dix minutes plus tard, la pièce était pleine,
et cela, bien plus que l’affectation de la
réception, signalait que la glymera avait au
moins une certaine idée de l’importance de ce
qu’elle s’apprêtait à faire. Le retard mondain
n’était pas de mise ce soir ; on allait
verrouiller les portes…
Il consulta sa montre.
…maintenant.
Comme par hasard, on entendit le lourd
panneau de bois de la porte d’entrée se
refermer.
Tout le monde s’assit et se tut, et ce fut alors
qu’il put compter les personnes présentes et
découvrir qui n’était pas là. Vhengeance, le
menheur, bien entendu, car il s’était allié à
Kolher et nul ne détruirait ce lien. Marissa
était également absente, même si son frère,
Havers, était venu, mais elle était unie à ce
mâle de la confrérie que personne ne
connaissait vraiment et qui était censé être issu
de la lignée de Kolher.
Les portes à droite de la cheminée
s’ouvrirent et six mâles entrèrent.
Instantanément, l’assemblée se redressa dans
les fauteuils. Il en reconnut deux
immédiatement : celui à la mine aristocratique
en tête, et celui dans le fond, avec son bec-de-
lièvre, qui était venu lui rendre visite avec
Ichan et Tyhm. Les quatre autres étaient faits
du même bois dur que ce dernier. Ils en
avaient le corps massif, le regard aiguisé de
guerrier, et semblaient vigilants sans être
nerveux, prêts à réagir sans dégainer
immédiatement leurs armes.
Leur maîtrise d’eux-mêmes était leur trait le
plus terrifiant.
Seuls des fous dénués de peur pouvaient
être détendus dans une telle situation…
La dame des lieux guida son hellren à
l’intérieur. Le mâle avait les cheveux blancs,
un visage aussi ridé qu’un drap froissé et était
aussi courbé que la poignée de sa canne.
Elle le fit asseoir comme un enfant, puis
arrangea sa veste et lissa sa cravate rouge vif.
Ensuite elle s’adressa à l’assistance, les
mains jointes comme une soprano sur le point
d’interpréter une aria devant une salle comble.
Avec sa mine réjouie à la vue de tous ces
regards tournés vers elle, elle était
parfaitement indécente, songea Abalone.
En fait, tout ceci était un cauchemar, se dit-il
en tapotant de nouveau son cigare au-dessus
du cendrier.
Pendant qu’elle saluait et remerciait
l’assistance, il se demanda comment les
choses se passeraient pour elle une fois que
son « bien-aimé » aurait rejoint l’Estompe.
Sans le moindre doute, cela dépendrait du
testament, s’il s’agissait ou non d’une seconde
union et s’il y avait ou non des enfants qui
auraient la priorité dans la course aux avoirs.
Ichan fut le suivant à prendre la parole. « …
croisée des chemins… action nécessaire…
travail de Tyhm pour dévoiler cette faiblesse
aux yeux de l’espèce… compagne métisse…
héritier un quart humain… »
C’était la rhétorique qu’on lui avait servie,
le récapitulatif faisant simplement semblant de
prétendre que c’était la première fois que
quiconque en entendait parler. Mais tout avait
été orchestré à l’avance, les attentes comme
les répercussions qui en découlaient
nécessairement.
Abalone jeta un coup d’œil dans un coin de
la pièce. Tyhm, l’avocat, absorbé par le
discours, se tenait bien droit avec toute
l’amabilité et la grâce d’un portemanteau. Il
était nerveux et clignait beaucoup trop souvent
des yeux.
— …vote de défiance doit être unanime
pour que le Conseil ait la majorité absolue. En
outre, vos signatures devront être assorties de
vos sceaux sur ce document préparé par
Tyhm.
Ichan brandit un parchemin couvert de
symboles en langue ancienne tracés avec soin
à l’encre bleue, puis il désigna un alignement
de rubans multicolores, un bol en argent
rempli de bâtonnets de cire rouge et une pile
de serviettes en lin blanc.
— Toutes vos couleurs sont représentées.
Abalone baissa les yeux sur la lourde
chevalière qui pesait sur sa main. C’était celle
qu’avait portée son père. Les armes étaient
gravées si profondément dans le métal que,
même avec le passage des années, on en
distinguait encore parfaitement les contours,
les fioritures et les figures.
En vérité, la bague en or avait certainement
dû étinceler lorsqu’on l’avait fondue, mais la
patine de l’âge et de l’usage, honorablement
accumulée par les mâles de sa famille, l’avait
rendue mate.
C’était mal, se répéta-t-il. Cette conspiration
contre Kolher était une erreur, manigancée
uniquement pour servir l’ambition
d’aristocrates qui n’étaient pas dignes du trône
et se fichaient de la pureté du sang de
l’héritier. Ce n’était que l’excuse choisie pour
justifier leur but.
— Pouvons-nous passer au vote ?
Ichan parcourut la foule des yeux.
— Maintenant.
C’était mal.
La main d’Abalone se mit à trembler si fort
qu’il fit tomber son cigare par terre et fut
incapable de bouger pour le ramasser.
Refuse, s’intima-t-il. Prends fait et cause
pour ce qui est…
— Tous ceux qui sont d’accord, dites « oui
».
Il ne parla pas. Mais pas parce qu’il avait le
courage d’être le seul « non » lorsqu’on
demanderait qui était en désaccord.
Il n’ouvrit pas non plus la bouche à ce
moment-là.
Abalone baissa la tête quand le marteau
frappa le bois.
— La motion est acceptée. Le vote de
défiance est entériné. À présent, unissons-nous
pour envoyer ce message de changement à
notre espèce.
Abalone se pencha et ramassa son cigare.
Le fait que celui-ci ait légèrement brûlé le
parquet vernis lui sembla une juste métaphore
de sa lâcheté.
Ce soir, il avait laissé une tache sur
l’héritage de ses ancêtres.
Au lieu de s’avancer vers le parchemin, il
demeura à sa place, tandis que chaque
représentant de famille et toutes les femelles
se levaient et défilaient en prenant de grands
airs devant Ichan, jouant leur rôle, pendant
que l’on apposait les sceaux et les rubans.
C’était comme observer des acteurs sur scène,
chacun profitant de son instant de gloire sous
les projecteurs, alors que toute l’attention était
concentrée sur lui.
Savaient-ils ce qu’ils étaient en train de
faire ? s’interrogea-t-il. Donner les rênes à…
qui ? … Ichan ? Comme s’il s’agissait d’un
chef d’envergure pour ces guerriers ? C’était
un désastre…
— Abalone ?
Il se secoua en entendant son nom et leva
les yeux. L’assemblée tout entière le
dévisageait.
Ichan lui sourit franchement.
— Tu es le dernier, Abalone.
C’était à présent l’occasion pour lui de se
montrer à la hauteur du nom de son père.
C’était le moment d’exprimer son opinion et
de dire que c’était un crime, que c’était…
— Abalone.
Ichan souriait toujours, mais son ton était
catégorique.
— À ton tour. Au nom de ta lignée.
Au moment de déposer son cigare dans le
cendrier, il constata que ses mains étaient
moites et qu’elles tremblaient de nouveau. Se
raclant la gorge, il se mit debout, en songeant
à la bravoure des siens et à la façon dont son
ancêtre avait toujours fait ce qui était juste en
dépit des risques.
L’image de sa fille interrompit cette
déferlante d’émotions.
Et il sentit les regards des autres comme un
millier de pointeurs laser dirigés sur lui.
Dans l’intention de le tuer.

Lorsque Kolher entendit frapper à la porte
renforcée de la chambre conjugale, il jura à
voix basse et ne répondit pas.
— Kolher, tu dois recevoir ce visiteur.
Il prit une autre cuillerée de la riche soupe
qu’on avait préparée devant lui avec des
légumes qu’il était allé personnellement
déterrer. Le goût était subtil et le bouillon
parfumé, grâce aux morceaux de viande d’un
bœuf récemment abattu après avoir été élevé
dans ses étables.
Il l’avait tué lui-même.
On toqua de nouveau.
— Kolher, le réprimanda Anha en se
redressant sur les oreillers. D’autres ont
besoin de toi.
Il n’avait plus la notion du temps, ignorait
si c’était le jour ou la nuit, combien d’heures
ou de nuits s’étaient écoulées depuis qu’elle
lui était revenue. Et il s’en fichait. Tout comme
il se fichait des caprices de la cour ou des
inquiétudes des courtisans…
On frappa encore.
— Kolher, donne-moi cette cuillère et va
répondre, lui ordonna sa femelle.
Oh ! cela le fit sourire. Elle était bel et bien
de retour.
— Tes désirs sont des ordres, dit-il en
déposant le grand bol sur ses genoux et en lui
donnant l’ustensile dont il s’était servi.
Il aurait largement préféré continuer à la
nourrir lui-même. Mais la voir capable de
faire cet effort sans rien renverser et constater
l’effet positif que cela avait sur elle l’apaisait
au plus profond de lui-même.
Et pourtant, tristement, une ombre planait
toujours au-dessus d’eux. Ni l’un ni l’autre
n’avaient parlé du bébé, ni évoqué la
possibilité que ce qui avait touché Anha les ait
privés de leur souhait le plus cher.
Il était trop douloureux d’en parler, surtout
à la lumière des révélations de Tohrture…
— Kolher. La porte.
— Oui, mon amour.
Traversant les tapis, il était prêt à décapiter
celui ou celle qui osait venir déranger la
convalescente.
Sauf que, quand il ouvrit le lourd battant, il
se figea.
Dans le couloir, les membres de la Confrérie
de la dague noire étaient rassemblés, au point
qu’ils remplissaient complètement l’espace
pourtant relativement vaste.
Son instinct de protection vis-à-vis de sa
shellane lui fit regretter de ne pas avoir une
dague à la main alors qu’il sortait, puis
refermait la porte derrière lui.
Oui, ce besoin viscéral de défendre son
territoire lui fit serrer les poings, même s’il
n’avait jamais reçu d’entraînement au combat.
Mais il mourrait pour la sauver…
Sans un mot, ils tirèrent leurs lames noires,
dont les surfaces mortelles scintillèrent à la
lueur des torches.
Le cœur battant, il se prépara à une attaque.
Sauf qu’il n’y en eut pas. Comme un seul
mâle, ils mirent un genou à terre, inclinèrent
la tête et frappèrent le sol de la pointe de leurs
dagues.
Tohrture fut le premier à relever la tête.
— Nous te prêtons allégeance, à toi, et à toi
seulement.
Puis tous le regardèrent. Le respect se lisait
sur leurs visages et leurs corps étaient prêts à
répondre à l’appel du roi, et uniquement au
sien.
Kolher posa la main sur son cœur et se
trouva incapable de parler. Jusqu’à cet
instant, il n’avait pas compris à quel point il
était isolé, avec seulement lui et sa shellane
pour lutter contre l’univers, même si cela lui
avait paru suffisant. Jusqu’à présent.
Et cette déclaration d’allégeance ainsi
réalisée sans témoin était à l’exact opposé de
la façon dont agissait la glymera. Les
courtisans n’effectuaient ce type d’actions
qu’en public, et celles-ci n’avaient pas plus de
valeur qu’une représentation théâtrale. En
effet, une fois exécutées, elles appartenaient
au passé.
Mais ces mâles…
Par tradition et par coutume, le roi ne
s’inclinait devant personne.
Pourtant il le fit. Profondément et avec
respect.
Se souvenant des mots qu’il avait entendu
prononcés par son père, il dit :
— Votre roi accepte avec gratitude votre
serment.
Puis il ajouta sa touche personnelle :
— Et je vous fais la même promesse. Je jure,
à chacun d’entre vous, de vous rendre la même
fidélité que celle que vous venez de m’offrir et
que j’ai acceptée.
Il soutint le regard de chaque frère.
Son père avait fait appel aux services de ces
mâles spécialement sélectionnés pour leur
carrure, mais sa fidélité allait avant tout à la
glymera.
Son instinct soufflait au fils que l’avenir
serait plus sûr si le contraire était vrai. Avec
ces guerriers pour les soutenir, lui, sa bien-
aimée et leurs éventuels enfants auraient de
meilleures chances de survivre.
— Quelqu’un désire vous rencontrer,
annonça Tohrture, toujours agenouillé. Nous
serons honorés de monter la garde à votre
porte pendant que vous réglerez l’affaire dans
votre salle d’audience.
— Je ne quitterai pas Anha.
— S’il vous plaît, seigneur, gagnez votre
salle d’audience au plus vite, je vous en prie.
Il vous faut parler avec cette personne.
Kolher plissa les yeux. Le frère ne cilla pas.
Ni aucun d’entre eux.
— Que deux d’entre vous m’accompagnent,
s’entendit-il répondre. Et que les autres
montent la garde ici pour la protéger.
Avec un cri de guerre retentissant, les
membres de la Confrérie se relevèrent à
l’unisson, leurs visages durs et figés donnant
la pire interprétation de la situation qui soit.
Mais, tandis qu’ils prenaient place devant sa
porte, Kolher sut au fond de son cœur qu’ils
sacrifieraient leurs vies pour lui ou sa
shellane.
Oui, se dit-il. Ils étaient sa garde
personnelle.
Lorsqu’ils s’éloignèrent, Tohrture se plaça
devant lui et Ahgonie juste derrière et,
pendant qu’ils marchaient tous les trois,
Kolher sentit cette protection l’envelopper
comme une cotte de mailles.
— Qui nous attend ? demanda-t-il à voix
basse.
— Nous l’avons fait entrer en douce, lui
répondit-on de même. Nul ne doit connaître
son identité ou il ne vivra pas deux semaines.
Ce fut Tohrture qui ouvrit la porte et,
compte tenu de sa stature, il fut impossible au
roi de distinguer qui était…
Dans le coin le plus reculé se tenait une
silhouette vêtue d’un manteau et
encapuchonnée, mais qui n’était pas immobile
: le visiteur, qui qu’il soit, tremblait de peur,
comme le tressaillement de ses vêtements le
montrait.
Ahgonie referma la porte, et Tohrture resta
à ses côtés.
Prenant une inspiration, Kolher reconnut
l’odeur.
— Abalone ?
Des mains d’une pâleur fantomatique
agrippèrent le bord de la capuche pour la
repousser.
Le jeune mâle avait les yeux écarquillés et
le visage blême.
— Seigneur, dit-il en se laissant tomber par
terre, la tête basse.
C’était le jeune courtisan sans famille, au
bout de la rangée des conseillers, celui qui
n’était là que par la grâce du sang qui coulait
dans ses veines, et rien d’autre.
— Qu’as-tu à dire ? demanda Kolher en
inspirant par le nez.
Il saisit l’odeur de la peur, oui, mais il y
avait autre chose. Et quand il mit le doigt
dessus, il fut impressionné.
Il n’était pas ordinaire de sentir l’odeur
d’une émotion telle que la noblesse.
D’habitude, on percevait plutôt la peur, la
tristesse, la joie, l’excitation, mais ce jeune
mâle, qui à peine un an plus tôt avait passé
une transition qui n’avait eu que peu d’effet
sur son poids ou sa taille, paraissait avoir une
détermination sous sa peur, une motivation qui
ne pouvait être que noble.
— Seigneur, pardonnez ma lâcheté, dit-il
d’une voix étouffée.
— À quel sujet ?
— Je savais… je savais ce qu’ils allaient
faire et je n’ai pas…
Un sanglot lui échappa.
— Pardonnez-moi, seigneur…
Lorsque le mâle céda à son émotion, deux
approches étaient possibles. L’une agressive.
L’autre conciliante.
Il savait qu’il irait plus loin avec la
seconde.
S’approchant du mâle, il lui tendit la main.
— Relève-toi.
Abalone parut désorienté par cet ordre.
Mais il finit par accepter la paume offerte et
se laissa entraîner jusqu’à l’une des chaises
en chêne sculpté installées devant la
cheminée.
— De l’hydromel ? proposa Kolher.
— Non… non, merci.
Le roi s’assit face au mâle, et son siège
grinça sous son poids, contrairement à celui
d’Abalone.
— Respire profondément.
Une fois qu’on lui eut obéi, Kolher se
pencha vers le jeune mâle.
— Dis-moi la vérité et je t’épargnerai ce
que tu redoutes. Personne ne te touchera tant
que tu ne proféreras pas de mensonge.
Le mâle prit son visage entre ses mains.
Puis il inspira profondément une fois de plus.
— J’ai perdu mon père avant ma transition.
Ma mère, quant à elle, est morte à ma
naissance. Depuis ces disparitions, je suis
orphelin comme vous.
— Il est terrible de se retrouver sans
parents.
Abalone baissa les mains, dévoilant un
regard franc.
— Je n’étais pas censé découvrir ce que j’ai
trouvé. Mais il y a trois aubes de cela j’étais
dans les celliers du château. Je n’arrivais pas
à dormir, et ma mélancolie m’a poussé à
déambuler dans le souterrain. Je n’avais pas
de bougie et j’étais chaussé de souliers en cuir
souple ; c’est pourquoi, lorsque j’ai entendu
des voix, nul n’a eu vent de mon arrivée.
— Qu’as-tu vu ? lui demanda doucement
Kolher.
— Il existe une pièce cachée. Sous les
cuisines. Je ne l’avais jamais vue auparavant
car sa porte est conçue pour se confondre avec
les murs qui l’entourent, et je ne l’aurais
jamais remarquée si le faux panneau s’était
refermé correctement. Coincé par une pierre,
il laissait apercevoir une fissure à travers
laquelle j’ai pu porter mon regard. À
l’intérieur se trouvaient trois personnes
réunies autour d’un chaudron posé sur un feu.
Elles parlaient à voix basse pendant que l’une
d’entre elles ajoutait des herbes à la
préparation qui chauffait. La puanteur était
atroce… et j’étais sur le point de m’en aller et
de me mêler de mes affaires… quand j’ai
entendu votre nom.
Le regard d’Abalone se fit lointain, comme
s’il revoyait et réentendait ce qu’il décrivait.
— Sauf qu’il ne s’agissait pas de vous, mais
de votre père. Ils discutaient de la façon dont
il était tombé malade avant de mourir… et
tentaient de déterminer la bonne dose pour
quelqu’un de plus petit que lui.
Le mâle secoua la tête.
— J’ai reculé. Puis je me suis enfui. J’étais
bouleversé par ce que j’avais vu et entendu et
je me suis convaincu… que j’avais dû tout
imaginer. Ils ne pouvaient certainement pas
parler de votre père ni de votre compagne. Car
ils ont juré allégeance, à vous et à votre sang.
Alors comment des horreurs pareilles
pouvaient-elles s’échapper de leurs lèvres ?
Un regard clair et ingénu soutint celui de
Kolher.
— Comment pouvaient-ils faire une chose
pareille ?
Contrôlant sa fureur, le roi posa une main
sur l’épaule du jeune mâle. Même s’ils
n’étaient pas d’âges très éloignés, il avait
l’impression de parler à quelqu’un de
beaucoup plus jeune que lui.
— Ne t’inquiète pas de leurs motivations,
mon garçon. Les impurs déconcertent toujours
les vertueux.
Les yeux d’Abalone parurent s’emplir de
larmes.
— Je me suis persuadé que je m’étais
trompé. Jusqu’à ce que la reine…
Il enfouit de nouveau son visage dans ses
mains.
— Douce Vierge de l’Estompe ! à l’instant
où la reine s’est écroulée par terre, j’ai su que
j’avais manqué à mon devoir envers vous. J’ai
su que je n’étais pas différent de ceux qui lui
avaient causé du mal, car je n’ai pas empêché
ce que j’aurais dû savoir…
Pour prévenir une crise de nerfs, Kolher lui
pressa l’épaule.
— Abalone… Abalone, arrête-toi.
Une fois que ce dernier eut repris un tant
soit peu ses esprits, le roi parla d’une voix
égale, même si, à l’intérieur, il bouillait de
rage.
— Tu n’es pas responsable des actes des
infâmes.
— J’aurais dû venir vous trouver ; ils ont
tué la reine.
— Ma compagne est vivante et en bonne
santé.
Aucune raison de s’attarder sur le fait
qu’elle avait frôlé la mort.
— Je t’assure qu’elle se porte très bien.
Abalone s’affaissa.
— Grâces soient rendues à la Vierge scribe.
— Et moi et les miens te pardonnons.
Comprends-tu ? Je te pardonne.
— Seigneur, dit le mâle en se laissant de
nouveau tomber sur le sol et en posant le front
contre le diamant noir que Kolher portait au
doigt. Je ne le mérite pas.
— Si. Parce que tu es venu me voir, tu peux
obtenir la rédemption que tu cherches. Peux-tu
mener les frères jusqu’à cette pièce secrète ?
— Oui, répondit-il sans hésitation.
Sautant sur ses pieds, il rabattit sa capuche
sur sa tête.
— J’irai avec eux sur-le-champ.
Kolher fit un signe de tête à Ahgonie.
— Accompagne-le.
— Seigneur, répondit celui-ci, acceptant
l’ordre.
— Une dernière chose avant que tu t’en
ailles, gronda Kolher. Peux-tu me donner leur
identité ?
Abalone le regarda droit dans les yeux.
— Oui. Pour chacun d’entre eux.
Kolher sentit ses lèvres s’étirer en un
sourire, alors même que son cœur ne
connaissait ni joie ni bonheur.
— Bien. Voilà qui est très bien, mon garçon.
Chapitre 39

Il y avait un avantage à vivre seul et être


désavoué par son seul parent survivant :
lorsqu’on ne rentrait pas à la maison de toute
la nuit, nul ne vous attendait en se rongeant les
sangs dans la crainte de votre éventuel trépas.
Au moins, cela réduisait la facture
téléphonique, se dit Saxton en s’asseyant en
face de la porte du bureau de Kolher.
Il changea de position sur le banc décoré et
regarda par-dessus la balustrade dorée à la
feuille. Silence. Pas même un doggen occupé à
faire le ménage. Mais bon, il se passait
quelque chose dans la demeure, quelque chose
d’important. Il le sentait dans l’air et, même
s’il n’avait pas beaucoup d’expérience avec
les femelles, il savait de quoi il retournait.
Quelqu’un avait ses chaleurs.
Bien entendu, il ne s’agissait pas de l’Élue
Layla. Mais il avait entendu dire qu’une
femelle à qui cela arrivait pouvait déclencher
les chaleurs des autres, et c’était visiblement
ce qui s’était passé.
Mon Dieu ! il espérait que ce ne soit pas
Beth, songea-t-il en frottant ses yeux fatigués.
Il fallait régler la situation avant qu’elle…
— Sais-tu où il se trouve ?
Saxton jeta de nouveau un coup d’œil par-
dessus la balustrade. Vhengeance, le menheur
du conseil, avait gravi la moitié des marches
sans qu’il décèle sa présence.
Et apparemment il se passait vraiment un
truc. Comme toujours, le mâle avait une
silhouette imposante avec son manteau de
vison et sa canne rouge, mais son expression
mauvaise lui donnait un air carrément
meurtrier.
Il haussa une épaule.
— Je l’attends moi-même.
Vhen atteignit le palier d’un pas lourd et
s’approcha de la porte du bureau comme pour
s’assurer personnellement qu’il était bien
vide. Puis il fronça les sourcils, pivota sur les
talons de ses mocassins et leva les yeux au
plafond tout en réarrangeant discrètement son
pantalon.
À ce moment-là, il blêmit.
— Est-ce que c’est Beth ?
Aucune raison de définir le « c’est ».
— Je crois que oui.
— Oh, bordel de merde !
Le menheur s’assit sur le banc en face de
lui, et ce fut alors que Saxton remarqua qu’il
tenait un mince tube en carton.
— Cela ne fera qu’empirer la situation.
— Ils l’ont fait, chuchota-t-il. Pas vrai ?
Vhen tourna brusquement la tête, les yeux
plissés.
— Comment le sais-tu ?
« Me haïssez-vous ? »
« Oui, je le fais. »
Saxton regarda ailleurs.
— J’ai essayé de prévenir le roi. Mais, il est
allé s’occuper de sa shellane.
— Tu n’as pas répondu à ma question.
— Je me suis rendu dans la maison de mon
père à sa demande. Et à mon arrivée là-bas
j’ai tout compris.
Il sortit son téléphone et montra les photos
à Vhen.
— Je les ai prises en douce. Ce sont des
livres de droit ancien, tous ouverts à des
chapitres faisant référence aux héritiers et à la
pureté du sang. Comme je l’ai dit, j’avais
l’espoir de lui en parler hier soir.
— Cela n’aurait rien changé.
Vhen passa une main sur sa crête rase.
— Ils avaient déjà tout mis en branle…
De l’autre côté, à l’entrée du couloir aux
statues, la porte menant à l’étage supérieur
s’ouvrit. Ce qui en sortit…
— Nom de Dieu !
Vhen secoua la tête et marmonna :
— Maintenant, on sait à quoi ressemble une
apocalypse zombie.
Le cauchemar titubant, aux bras ballants et
aux yeux caves, n’avait qu’une vague
ressemblance avec le roi. Ses cheveux longs,
encore humides d’un récent passage sous la
douche, lui tombaient toujours dans le dos à
partir de l’implantation en « V » sur son front,
Ses lunettes de soleil étaient bien en place et,
oui, il avait enfilé le débardeur noir et le
pantalon en cuir assorti qui constituaient son
uniforme. Mais tout le reste clochait. Il avait
perdu tellement de poids que son pantalon
flottait comme un drapeau autour de ses
jambes, la ceinture lui tombait en haut des
cuisses et même le maillot censé mouler son
corps bâillait sur son torse. Et son visage était
tout aussi effrayant. La peau était collée à ses
pommettes hautes et à sa forte mâchoire… et
sa gorge… douce Vierge scribe ! sa gorge.
Les veines des deux côtés avaient été
mordues si souvent et avec tant de force que
Kolher ressemblait à un figurant du film
Massacre à la tronçonneuse.
Et pourtant le mâle semblait flotter sur un
petit nuage. L’air qui le précédait était
agréable comme une brise estivale et son
sentiment de satisfaction et de bonheur
l’enveloppait comme une bulle.
Quel dommage de tout foutre en l’air.
Kolher sentit immédiatement leur présence
et, quand il s’arrêta, se tourna vers l’un puis
vers l’autre comme s’il scrutait leurs visages.
Mais Saxton savait qu’il s’agissait de leurs
auras.
— Quoi ?
Mon Dieu ! sa voix était rauque, à peine
plus qu’un murmure. Mais on sentait la force
derrière cependant.
— Il faut qu’on parle.
Vhen frappa le tube contre sa paume,
comme il l’aurait fait d’une batte de base-ball.
— Tout de suite.
Kolher répondit par un chapelet de jurons
bien sentis. Puis il articula entre ses dents : —
Bordel ! est-ce que vous pouvez m’accorder
une heure pour nourrir ma shellane après ses
chaleurs ?
— Non. Impossible. Et on a besoin des
frères. De chacun d’entre eux.
Vhen se leva à l’aide de sa canne.
— La glymera vient de voter ta mise à
l’écart, mon ami. Et nous devons trouver une
parade.
Kolher ne bougea pas pendant un long
moment.
— Sur quelle base ?
— Ta reine.
Son visage déjà pâle devint carrément
blême.
— Fritz ! hurla le roi à pleins poumons.
Le majordome se matérialisa
immédiatement devant eux, comme s’il
attendait qu’on l’appelle depuis des heures.
— Oui, messire ?
Avec un profond épuisement, Kolher
marmonna :
— Beth a besoin de manger. Apporte-lui
tout ce qu’elle voudra. Je l’ai mise au bain…
tu ferais bien d’aller la voir tout de suite. Elle
est faible et je ne veux pas qu’elle
s’évanouisse et se noie.
Fritz s’inclina si bas qu’il fut surprenant
que son visage à la peau flasque n’effleure pas
la moquette.
— Immédiatement. Tout de suite.
Tandis que le doggen s’éloignait à toute
vitesse, Kolher lui lança : — Et pourras-tu
emmener promener mon chien ? Puis le
ramener dans mon bureau.
— Bien entendu, messire. Avec plaisir.
Kolher se tourna et affronta les portes
ouvertes de son bureau comme s’il montait à
l’échafaud.
— Vhen, appelle la Confrérie.
— Compris. Et Saxton doit assister à la
réunion. Quelqu’un doit vérifier la légitimité
de tout ceci.
Le roi ne répondit pas. Il se contenta
d’entrer dans la pièce bleu pâle, tel une ombre
vivante au milieu de tout ce mobilier français
trop chargé.
À cet instant, Saxton vit le poids qui pesait
sur les épaules du mâle, sentit la chaleur du
feu qui brûlait à ses pieds et eut l’intuition
qu’une situation où personne ne l’emporterait
venait de se présenter au tournant. Kolher était
la proue du navire de l’espèce, et, en tant que
tel, serait le premier à se prendre l’iceberg.
Son rôle était si ingrat. Les heures que le
mâle avait passées, enchaîné au bureau de son
père ; toute la paperasse qui lui était passée
entre les mains, et qui formait un brouillard
de pages préparées par d’autres, présentées
par Saxton, arbitrées par Kolher puis
renvoyées dans le bas monde.
Un flot ininterrompu de doléances doublées
d’obligations.
Saxton se releva et lissa les vêtements dont
il n’avait pas changé depuis qu’il s’était rendu
chez son père et avait découvert la vérité,
hélas bien trop tard.
Qu’arriverait-il ensuite ? Il était dans le
camp de Kolher, et pas seulement parce que
son père et lui ne se parlaient plus.
Il savait trop bien ce que cela faisait d’être
forcé de se couler dans un moule qui ne vous
convenait pas, puis d’être diabolisé pour avoir
enfreint les usages.
Lui et Kolher étaient des esprits frères.
Malheureusement.

En silence et le cœur lourd, Sola traversa la
maison qu’elle avait partagée avec sa grand-
mère. Elle passa de pièce en pièce, sans
vraiment voir quoi que ce soit de ce qui
l’entourait.
— Je peux engager quelqu’un pour le
déménagement, proposa doucement Ahssaut.
S’arrêtant dans la cuisine, elle se tint au-
dessus de la petite table ronde et regarda par
la fenêtre. Même si aucune lumière ne brillait
dehors, elle se représenta le porche de
derrière, recouvert de neige, et revit Ahssaut,
debout dans le froid.
C’était un peu agaçant. Elle était venue ici
avec des cartons pour emballer ses affaires
personnelles, pas pour évoquer ses souvenirs
de cet homme. Mais, pendant qu’elle ouvrait
des placards et estimait la quantité de papier
journal nécessaire pour envelopper la
vaisselle, il était le seul objet à vraiment
occuper son esprit ; elle ne songeait ni à la
maison qu’elle quittait, ni aux choses qu’elle
devrait abandonner, ni aux années qui s’étaient
écoulées depuis ce jour d’automne où sa
grand-mère et elle étaient venues ici la
première fois et avaient décidé que, oui, cette
maison leur conviendrait.
Elle avait vécu longtemps dans cette
maison.
Et pourtant elle ne pensait qu’à celui qui se
tenait derrière elle.
— Marisol ?
Elle regarda par-dessus son épaule.
— Oui, pardon ?
— Je t’ai demandé par où tu voulais
commencer.
— Euh… par l’étage, je pense.
Sortant de la cuisine pour gagner le salon,
elle prit quelques cartons encore pliés, glissa
des rouleaux de Scotch autour de son poignet
et monta l’escalier. Sur le palier, elle décida
d’entrer dans sa chambre.
Il ne lui fallut qu’un instant pour déplier un
carton de taille moyenne, arracher le Scotch
avec un bruit de tissu qu’on déchire, en en
cisaillant les bandes à coup de dent, et
rigidifier les quatre côtés de la boîte de façon
qu’elle puisse contenir des choses.
Sa grand-mère s’occupait de son linge
depuis assez longtemps pour savoir quels
étaient ses vêtements préférés, et elle les avait
déjà apportés chez Ahssaut. Ceux qui restaient
dans sa commode n’étaient que du second
choix et elle jeta le tout dans le carton, sans
prendre la peine de plier quoi que ce soit : un
pantalon de yoga noir lavé si souvent qu’il
était devenu gris foncé, des cols roulés qui
avaient perdu leur élasticité au niveau de la
gorge mais qui à la rigueur pouvaient encore
servir, des soutiens-gorge aux bonnets un peu
effilochés, des polaires qui s’étaient entassées,
des jeans de l’époque du lycée, qu’elle utilisait
pour évaluer ses variations de poids.
— Tiens, dit doucement Ahssaut.
— Que…
Quand elle vit le mouchoir qu’il lui tendait,
elle comprit qu’elle pleurait.
— Désolée.
Avant d’en avoir conscience, elle s’était
assise sur son lit une personne. Et après s’être
tamponné les yeux elle regarda fixement le
mouchoir en tissu qu’elle se mit à triturer.
— Que t’arrive-t-il ? demanda-t-il en
faisant craquer ses genoux quand il
s’accroupit à côté d’elle.
Relevant la tête, elle le dévisagea. Mon Dieu
! elle n’arrivait pas à croire qu’elle avait
trouvé ses traits durs, autrefois. Ils étaient
magnifiques.
Et ses yeux de cette extraordinaire couleur
de lune formaient deux océans de compassion.
Mais elle avait l’impression que cela allait
changer.
— Je dois partir, dit-elle d’une voix rauque.
— De cette maison ? Oui, bien sûr. Et nous
la mettrons en vente, puis tu…
— De Caldwell.
L’immobilité qui le saisit fut aussi
éloquente qu’un déchaînement d’activité. Tout
changea, alors même qu’il demeurait dans la
même position.
— Pourquoi ?
Elle inspira profondément.
— Je ne peux pas… je ne peux pas rester
éternellement avec toi.
— Bien sûr que si.
— Non, c’est impossible.
Elle reporta son attention sur le mouchoir.
— Je partirai demain matin et j’emmène ma
grand-mère avec moi.
Ahssaut bondit sur ses pieds et se mit à faire
les cent pas dans la pièce étroite.
— Mais tu es en sécurité avec moi.
— Je ne peux pas faire partie de la vie que
tu mènes. C’est tout simplement impossible.
— Ma vie ? Quelle vie ?
— Je sais ce qui va suivre. Benloise
disparu, tu vas devoir trouver à te fournir
ailleurs, et tu résoudras le problème en
devenant responsable non seulement de
l’approvisionnement des nombreux clients de
Caldwell, mais aussi de la vente en gros pour
toute la côte Est.
— Tu ignores quels sont mes projets.
— Mais je te connais. Tu es un dominant, et
ce n’est pas une mauvaise chose. Sauf si,
comme moi, on cherche à s’éloigner de
tout… (elle désigna la chambre d’un geste de
la main) ceci.
— Tu n’as pas besoin d’être impliquée dans
mes affaires.
— Ce n’est pas ainsi que ça fonctionne, et tu
le sais.
Elle leva les yeux vers lui.
— Ce serait peut-être vrai si tu étais avocat,
mais ce n’est pas le cas.
— Alors, tu estimes que me quitter est la
meilleure option ?
C’était drôle, mais une partie d’elle-même
se sentait ragaillardie de l’entendre parler
comme s’ils étaient en couple. Mais la réalité
écrasa ce petit rayon de soleil.
— Tu crois pouvoir changer de carrière ?
Le silence qui suivit répondit à cette
question de la façon qu’elle attendait.
Il parla d’une voix agacée.
— J’ai du mal à comprendre ce brusque
revirement.
— J’ai été enlevée chez moi, retenue contre
ma volonté et presque violée.
Lorsqu’il eut un mouvement de recul
comme si elle l’avait giflé, elle poussa un
juron.
— C’est juste qu’il est temps que je
devienne réglo et que je le reste. J’ai assez
d’argent pour ne pas avoir besoin de travailler
immédiatement, et j’ai un autre logement.
— Où ça ?
Elle esquiva son regard.
— Pas ici.
— Tu ne vas même pas me dire où tu pars ?
— Je crois que tu viendrais me chercher. Et
je suis trop faible pour l’instant pour te dire «
non ».
Brusquement, une odeur imprégna l’air et
elle regarda autour d’elle en songeant aux
échantillons de parfums insérés dans les pages
des magazines. Mais rien n’avait changé. Ils
étaient seuls dans la maison, et aucun
désodorisant n’était en vue.
Il traversa la moquette bon marché et la
domina de toute sa taille.
— Je n’ai pas envie que tu partes.
— Cela fait peut-être de moi une démente,
mais je suis heureuse que cela te peine.
Elle posa son mouchoir contre sa bouche et
s’en frotta les lèvres.
— Je n’ai pas envie d’être la seule à
éprouver du chagrin.
— Je peux te tenir à l’écart de mes affaires.
Tu n’auras pas besoin de savoir quoi que ce
soit des opérations, de la distribution ou de
l’état des comptes.
— Sauf que tant que je serai ta copine, ou
l’équivalent, je serai une cible. Et si ma grand-
mère vit avec nous, elle sera une cible, elle
aussi. Benloise a de la famille, pas ici aux
États-Unis, mais en Amérique du Sud. Tôt ou
tard, son corps refera surface, ou on
remarquera son absence, et peut-être qu’ils ne
te trouveront pas. Mais peut-être qu’ils te
dénicheront.
— Me crois-tu incapable de te protéger ?
demanda-t-il d’un air hautain.
— Je me crois capable de prendre soin de
moi-même. Et j’ai examiné ta maison ;
comme tu le sais, c’est une forteresse, je te
l’accorde. Mais il arrive parfois des accidents.
Des gens s’introduisent par effraction. Des
gens se font blesser.
— Je ne veux pas que tu partes.
Elle croisa de nouveau son regard, et sut
qu’elle n’oublierait jamais à quoi il
ressemblait, debout au milieu de sa petite
chambre, les mains sur les hanches, les
sourcils froncés, l’air désorienté.
Comme s’il avait tellement l’habitude de
contrôler tous les aspects de la vie qu’il ne
parvenait pas à comprendre ce qui se passait.
— Tu vas me manquer, avoua-t-elle d’une
voix brisée. Chaque jour, chaque nuit.
Mais elle devait se montrer intelligente.
L’attirance était là depuis le tout début, et le
fait qu’il soit venu la sauver ajoutait une
dimension supplémentaire à son engouement
pour lui, parce qu’un lien émotionnel s’était
forgé dans le creuset de sa terreur et de sa
souffrance. Le souci était que rien de tout cela
ne pouvait servir de base solide à une relation.
Merde ! elle l’avait rencontré en
l’espionnant pour le compte d’un importateur
de drogue. Il l’avait pourchassée parce qu’elle
était entrée par effraction chez lui. Ils s’étaient
traqués l’un l’autre pendant des nuits ; elle
l’avait même observé baiser avec une autre
femme, bordel ! Puis étaient survenus sa
quasi-tragédie et le sexe hallucinant qui l’avait
aidée à se rétablir, tout en ouvrant une
nouvelle plaie dans son cœur.
Sola se racla la gorge.
— J’ai besoin de me barrer. Et même si cela
a beau me faire un mal de chien, c’est ce que
je vais faire.
Chapitre 40

Ici, c’était mieux pour faire l’annonce, se


dit Kolher en pénétrant dans la salle à manger,
George à son côté.
Prenant place au bout de la table de dix
mètres de long, il attendit que tout le monde
arrive. Hors de question d’organiser ce genre
de réunion le cul posé sur le trône de son
père. Ça n’arriverait pas. Et il n’y avait pas de
raison d’exclure l’un des habitants de la
maison. Cette nouvelle affectait tout le monde.
Et pas de réunion préalable non plus. Il
n’avait pas besoin d’un conclave privé avec
Vhen et Saxton pour apprendre les détails de
l’affaire, et ensuite devoir les entendre répéter
pour tous les autres. Il n’avait rien à cacher à
sa famille, et rien ne rendrait les choses plus
faciles à entendre.
Ôtant ses lunettes de soleil, il se frotta les
yeux et trouva une autre raison de se réjouir
de ne pas être à l’étage, trop près de Beth.
Fritz lui avait assuré qu’elle était au lit en train
de manger, mais il savait une chose au sujet de
sa shellane : elle était tout à fait capable,
même après les rigueurs de ses chaleurs, de
descendre le voir et reprendre contact avec le
monde extérieur.
Si l’affaire avait un rapport avec elle, elle
n’avait pas besoin de l’entendre maintenant.
Le ciel savait qu’il y aurait largement le temps
de le lui apprendre…
— Asseyez-vous, marmonna-t-il en
remettant ses lunettes. Toi aussi, Z.
Il sentit Fhurie hésiter sur le seuil de la
pièce avec son frère et, dans le moment de
gêne qui suivit, Kolher secoua la tête.
— Tu n’embrasses pas ma bague, d’accord
? Laisse-moi respirer.
— Très bien, murmura le guerrier. Tout ce
que tu veux.
Donc on les avait mis au parfum. Soit ça,
soit Kolher avait aussi mauvaise mine qu’il le
pensait.
À mesure que les autres arrivaient, un par
un ou en petits groupes, il parvenait à
déterminer qui entrait et dans quel ordre. Nul
ne proféra un son, et il imagina que Fhurie
leur faisait des signes pour leur indiquer de la
boucler et de garder leurs distances.
— Je suis à ta droite, annonça Vhen. Saxton
est à côté de moi.
Kolher hocha la tête dans leur direction.
Un peu plus tard, Tohr annonça :
— Nous sommes tous là.
Kolher tambourina des doigts sur la table,
le cerveau submergé par les odeurs de
tristesse et d’inquiétude qui imprégnaient ses
narines, de même que par le silence.
— Explique-nous, Vhen, ordonna-t-il.
On entendit le bruit discret d’une chaise que
l’on repoussait sur le tapis, puis le roi
symphathe et menheur du conseil de la
glymera manipula un objet. Il y eut un « pop »,
suivit d’un froissement de papier.
Il déroula un parchemin… un long
parchemin. Avec quelque chose qui frottait sur
la table.
Les rubans des familles, songea-t-il.
— Je ne vais pas lire cette merde, râla
Vhen. Elle ne mérite pas que je perde mon
temps. Résultat, ils ont tous apposé leur sceau
dessus. Dans leurs têtes, Kolher n’est plus le
roi.
Un déferlement de colère se déversa des
gorges de tous les membres de la maison et
un brouhaha d’indignation unanime s’éleva
jusqu’au plafond.
Et ce fut Marissa, la shellane de Butch, de
loin la femelle la plus raffinée de la demeure,
qui résuma le mieux la situation :
— Quelle bande de fils de putes !
En toute autre circonstance, Kolher aurait
éclaté de rire. Merde ! il ne l’avait jamais
entendue proférer le moindre juron. Il
ignorait que ce genre de grossièreté pouvait
franchir ses lèvres parfaites.
— Sur quoi fondent-ils leur proclamation ?
demanda quelqu’un.
Kolher interrompit les bavardages avec
deux mots :
— Ma compagne.
Un silence de mort s’ensuivit.
— L’union était tout à fait légale, souligna
Tohr.
— Mais Beth n’est pas entièrement vampire.
Kolher se frotta les temps et repensa à ce
que lui et sa compagne avaient fait au cours
des dix-huit dernières heures.
— Et cela signifie que, si nous avons un
enfant, il ne le sera pas non plus.
Seigneur Dieu ! quel bordel. Un putain de
gros bordel. Il aurait peut-être eu une chance
sans descendance. Alors le trône aurait pu
échoir à son parent le plus proche. Butch, par
exemple. Ou à un enfant du frère et de sa
compagne.
Mais à présent les enjeux étaient différents,
n’est-ce pas ?
— Personne n’est de sang pur…
— …plus le Moyen Âge…
— …il faut qu’on les descende tous…
— C’est complètement ridicule…
— …pourquoi on perd notre temps à…
Kolher apaisa le chaos en frappant du poing
sur la table.
— Ce qui est fait est fait.
Seigneur ! que c’était douloureux.
— La question est : et maintenant ? Quelle
est notre réaction, et qui diable va régner,
d’après eux ?
Vhen reprit la parole.
— Je vais laisser Saxton aborder les aspects
légaux de la première partie, mais je peux
répondre à la seconde. C’est un type du nom
d’Ichan, fils d’Enoch. Il est indiqué ici…
(froissement de papier) qu’il est l’un de tes
cousins.
— Qui peut bien savoir ?
Kolher remua sur son siège.
— Je ne l’ai jamais rencontré. La question
est : où se trouve la bande de salopards ? Ils
sont forcément impliqués là-dedans.
— Je l’ignore, indiqua Vhen tout en
enroulant la proclamation. Cela me paraît un
peu trop sophistiqué pour Xcor. Une balle
dans la tête est plus dans son genre.
— C’est lui qui est derrière tout cela.
Kolher secoua la tête.
— Je suppose qu’il laissera les choses se
tasser, puis tuera cet enfoiré d’Ichan et
s’autoproclamera roi.
Tohr prit la parole.
— Ne peux-tu pas simplement modifier le
droit ancien ? En tant que roi, tu peux faire ce
que tu veux, non ?
Lorsque Kolher désigna Saxton du menton,
l’avocat se leva, faisant légèrement craquer sa
chaise.
— D’un point de vue légal, le vote de
défiance ôte au roi tout pouvoir législatif et
exécutif. Désormais, toute tentative de
modification des textes de loi sera nulle et non
avenue. Vous êtes toujours le roi, au sens où
vous détenez encore le trône et la bague, mais
en pratique vous n’avez plus aucun pouvoir.
— Donc ils peuvent désigner quelqu’un
d’autre à ma place ? interrogea Kolher. Juste
comme ça ?
— Je crains que oui. J’ai découvert une note
de procédure qui établit que, en l’absence d’un
roi, le conseil peut désigner un chef de facto
avec la majorité absolue, et c’est ce qu’ils ont
fait. Ce passage était destiné à servir en
période de guerre, au cas où toute la Première
famille disparaîtrait avec ses héritiers
immédiats.
Je suis venu, j’ai vu, songea Kolher.
Saxton poursuivit.
— Ils ont fait jouer cette clause et,
malheureusement, d’un point de vue légal, elle
est valide, même si on en a fait un usage qui
n’avait pas été envisagé par ses rédacteurs à
l’origine.
— Comment se fait-il que nous n’ayons pas
vu venir cela ? demanda quelqu’un.
— C’est ma faute, articula Saxton avec
gêne. Et en conséquence, devant vous tous, je
présente ma démission et mon retrait du
barreau. Il est impardonnable que j’aie raté
cela…
— Ça suffit, putain ! déclara Kolher, épuisé.
Je n’accepte pas ta…
— C’est mon propre père qui a fait cela.
Mais, le pire, c’est que j’aurais dû effectuer
des recherches. J’aurais dû…
— Stop ! tonna Kolher. Si tu suis cet
argument, j’aurais dû le savoir depuis le
début, car ce sont mes ancêtres qui ont rédigé
cette merde. Ta démission est refusée, alors
cesse de palabrer sur ton départ et rassieds-
toi, bordel ! Je vais avoir besoin de toi.
Mince ! quel talent pour les relations
sociales.
Kolher poussa quelques jurons
supplémentaires avant de marmonner :
— Donc, si j’ai bien compris, je ne peux
rien faire.
— D’un point de vue légal, on peut dire que
c’est correct, dit Saxton en évitant de répondre
directement.
Dans le long silence qui suivit, Kolher se
surprit lui-même. Après s’être senti
malheureux, non seulement durant des siècles,
avant qu’il décide de se montrer à la hauteur
de l’héritage de son père, mais aussi pendant
toutes ces nuits où il avait travaillé dur à son
métier de roi, on aurait pu croire qu’il serait
soulagé. Toute cette paperasse qui lui pesait,
les exigences de l’aristocratie, tout ce côté
vieillot, auxquels il fallait ajouter le fait qu’il
soit bloqué à la maison et ne puisse plus
s’entraîner qu’avec Souffhrance, au point que
son talent à manier la dague s’atrophiait.
Au point qu’il avait l’impression d’être une
figurine en porcelaine.
Donc, ouais, il aurait dû être surexcité à
l’idée d’être libéré de toutes ces conneries.
Au lieu de quoi, il n’éprouvait que du
désespoir.
C’était comme s’il avait perdu ses parents
une seconde fois.

Au bout du compte, Kolher ne put
s’empêcher d’aller voir la chambre secrète
par lui-même. Dissimulant sa carrure sous une
humble robe afin que nul ne le reconnaisse, il
traversa le château avec Ahgonie, Tohrture et
Abalone, qui avait également remis son
déguisement.
D’une démarche preste, ils empruntèrent
divers couloirs de pierre dans lesquels ils
croisèrent des doggen, des courtisans, mais
aussi des soldats. Débarrassés des révérences
et saluts rituels qu’on devait d’habitude au
roi, ils avançaient vite. Les finitions du
château devenaient plus grossières à mesure
qu’ils s’éloignaient des parties destinées à la
cour et descendaient dans les communs
réservés aux domestiques.
Les odeurs étaient différentes, ici. Pas de
joncs frais ni de fleurs, pas de sachets
d’épices suspendus, ni de femelles au parfum
délicat. Dans ces immenses dépendances, il
faisait sombre et humide, et les feux n’étaient
pas changés avec une régularité d’horloge, si
bien que l’odeur de suie était perceptible à
chaque inspiration. Néanmoins, à mesure
qu’ils approchaient de la cuisine, la senteur
remarquable des oignons et du pain en train de
cuire surpassa toutes les autres.
Ils n’entrèrent pas dans l’office à
proprement parler. Au lieu de cela, ils
empruntèrent un escalier de pierre étroit qui
plongeait encore plus profondément sous terre.
Au pied des marches, l’un des frères prit une
torche allumée dans son support et éclaira
leur chemin de sa flamme vacillante.
Des ombres les suivaient, se dispersant sur
le sol de terre battue comme des rats,
s’emmêlant à leurs pieds.
Kolher n’était jamais descendu ici. En tant
que roi, il ne fréquentait que les parties nobles
du château.
C’était un endroit approprié pour faire le
mal, songea-t-il quand Abalone s’arrêta
devant un pan de mur qui ne semblait pas
différent des autres.
— C’est ici, chuchota le mâle. Mais j’ignore
comme ils sont entrés.
Ahgonie et Tohrture se mirent à tâter la
paroi, en s’aidant de la torche pour rechercher
une aspérité dans la pierre.
— Qu’en est-il de cela ? proposa Ahgonie.
Il y a un rebord.
Le « mur » était effectivement faux, un
fragile artifice coloré pour faire croire qu’il
s’agissait d’un morceau du bâtiment en pierre.
Et à l’intérieur…
— Non, seigneur, dit Ahgonie avant que
Kolher ait même conscience d’avoir fait un
pas en avant. J’entrerai en premier.
Levant la torche au-dessus de sa tête, le
frère pénétra dans la pièce plongée dans
l’obscurité. La lueur de la torche dévoila ce
qui ressemblait à un atelier encombré. Sur un
côté se trouvait une table en bois brut dotée de
pieds sans élégance, sur laquelle s’alignaient
des pots de verre fermés par de lourds
couvercles en métal, un mortier et un pilon, un
billot et de nombreux couteaux. Et au centre de
la pièce exiguë il y avait un chaudron posé au-
dessus d’un foyer.
Kolher s’approcha de l’ustensile en fonte.
— Apportez-moi la lumière.
Ahgonie obtempéra.
Un ragoût ignoble, désormais froid, mais
que l’on avait clairement fait cuire, et qui
ressemblait aux restes d’un débordement
d’égouts.
Kolher y trempa le doigt et ramena un peu
de l’épais liquide marronnasse. En le
reniflant, il découvrit qu’en dépit de sa
consistance et de sa vilaine teinte il n’avait
que peu d’odeur.
— Ne goûtez pas, seigneur, l’interrompit
Tohrture. Si vous le souhaitez, laissez-moi
faire.
Kolher essuya sa main sur son manteau et
s’approcha des pots en verre. Il n’identifia pas
les différentes racines noueuses qu’ils
contenaient, pas plus que les feuilles séchées
ni les poudres noires. Il n’y avait pas non plus
de livre de recettes, ni de parchemin couvert
de notes pour aider à préparer la mixture.
Donc ils connaissaient les ingrédients par
cœur.
Ils devaient utiliser cet endroit depuis un
moment, se dit-il en faisant courir ses doigts
sur la table éraflée avant d’examiner le
rudimentaire conduit d’aération au-dessus du
chaudron.
Il se tourna vers les autres membres du
groupe et s’adressa à Abalone.
— Tu as fait honneur à ta lignée. Ce soir, tu
as prouvé ta valeur. Pars et sache que ce qui
surviendra à partir de maintenant ne
retombera pas sur toi.
Abalone s’inclina profondément.
— Seigneur, une fois encore, je ne suis pas
digne de votre pardon.
— C’est à moi d’en décider, et j’ai fait ma
déclaration. Maintenant, va. Et garde le
silence sur tout ceci.
— Vous avez ma parole. C’est tout ce que
j’ai à offrir et elle est à vous, et à nul autre.
Abalone tendit la main vers le diamant noir,
qu’il embrassa. Puis il s’en alla et le bruit de
ses pas diminua à mesure qu’il refaisait le
trajet en sens inverse.
Kolher attendit jusqu’à ce que son ouïe fine
ne distingue plus rien. Puis, à voix basse, il
déclara :
— Je veux que l’on prenne soin de ce jeune
mâle. Puisez dans le trésor assez de richesses
pour qu’il améliore le statut de sa
descendance à partir de maintenant.
— Comme il vous plaira, seigneur.
— À présent, fermez cette porte.
Pas un bruit. Pas un rai de lumière. Ils
s’étaient enfermés presque sans un
grincement.
Pendant une éternité, Kolher déambula dans
le minuscule espace, imaginant l’action de la
chaleur qui avait transformé le mélange de
végétaux, de racines et de poudres dans le
chaudron en poison.
— Pourquoi elle ? s’interrogea-t-il. S’ils
ont tué mon père, c’est qu’ils veulent le trône,
pourquoi pas moi ?
Ahgonie secoua la tête.
— Je me suis moi-même posé la question. Ils
ne souhaitent peut-être pas d’héritier. Qui,
dans votre lignée, vous succède ? Qui serait le
suivant sur le trône si vous n’aviez pas
d’enfant ?
— J’ai des cousins. Éloignés.
Les membres de la famille royale tendaient
à n’avoir qu’une progéniture limitée. Si la
reine survivait à l’accouchement, ils ne
voulaient pas risquer sa vie sans nécessité,
surtout si l’aîné était un mâle.
— Réfléchissez, seigneur, l’enjoignit
Ahgonie. Qui serait l’héritier du trône ? Peut-
être un vampire sur le point de naître ? Ils
pourraient gagner du temps en attendant une
naissance, après laquelle vous deviendriez
leur cible.
Remontant les manches de son manteau,
Kolher examina ses avant-bras. Après sa
transition, on lui avait tatoué son arbre
généalogique, et il suivit du doigt ce qui se
trouvait de façon permanente dans sa peau,
cherchant qui était vivant, qui était mort, qui
avait un enfant et qui était enceinte…
Il ferma les yeux, la solution de l’équation
se présentant d’elle-même.
— Oui. Oui, en effet.
— Seigneur ?
Kolher remit ses manches en place.
— Je sais à qui ils pensent. Il s’agit de l’un
de mes cousins, dont la compagne est très
avancée dans sa grossesse en ce moment
même. L’autre soir, ils disaient prier la Vierge
scribe pour avoir un fils.
— Et de qui parlez-vous ?
— Enoch.
— Certes, articula Tohrture, d’un air
sinistre. J’aurais dû m’en douter.
Oui, se dit Kolher. Son principal conseiller.
Il convoitait le trône pour un fils qui
présiderait aux destinées de la famille à
l’avenir, tandis que le père poserait la
couronne sur sa propre tête pour plusieurs
siècles.
Dans le silence, il songea à sa salle
d’audience, au bureau couvert de parchemins
sur chaque centimètre carré de sa surface, aux
plumes et aux encriers, aux listes de problèmes
qu’il devait régler. Il aimait tout cela, les
discussions, les arbitrages, le processus
apaisant précédant la prise d’une décision
mûrement réfléchie.
Puis il revit le cadavre de son père avec ses
mains gantées et les ongles bleus de sa
shellane.
— Il faudra régler la question, déclara-t-il.
Tohrture hocha la tête.
— La Confrérie retrouvera et exécutera…
— Non.
Les deux frères le regardèrent fixement.
— Ils s’en sont pris à mon sang. Je verserai
le leur en réaction, personnellement.
Les guerriers sélectionnés et entraînés pour
le combat affichèrent une expression
impassible, et il sut ce qu’ils pensaient. Mais
cela ne lui importait pas. Il devait venger son
lignage et sa bien-aimée.
En face de lui se trouvait un petit banc
grossier sous la table, et il le tira. Il s’assit
dessus, puis désigna le chaudron de la tête.
— Ahgonie, remonte chez les courtisans et
célèbre la force vitale de ma compagne. Fais
savoir à tous qu’elle a survécu. Tohrture, reste
ici avec moi, et attendons le retour des
assassins. Dès qu’ils apprendront la nouvelle,
ils reviendront ici pour faire une seconde
tentative… et je les accueillerai.
— Seigneur, je pourrais peut-être vous offrir
mes services d’une façon différente.
Ahgonie observa son frère.
— Laissez-nous vous escorter jusqu’à votre
compagne, et permettez-nous d’engager le
combat avec toute personne qui descendra ici.
Kolher croisa les bras sur sa poitrine et
s’adossa au mur.
— Prends la torche avec toi.
Chapitre 41

Beth ne put s’empêcher de se lever pour


aller se regarder dans le miroir.
Même si elle croyait avoir découvert une
nouvelle définition de l’épuisement, elle
devait sortir du lit, marcher d’un pas raide sur
l’épais tapis et se diriger vers la lumière
étincelante au-dessus des lavabos de la salle de
bains. Ce faisant, son corps exprima toute sa
désapprobation à travers ses muscles
endoloris et tendus, et ses organes liquéfiés et
cotonneux… et son cerveau avait
apparemment décidé d’imiter les seconds, car
elle était incapable de se concentrer sur une
idée. Des fragments de la journée et de la nuit
précédentes jaillissaient au premier plan, mais
sans la force de lui permettre concrètement de
les reconnaître.
À la vue de son reflet, elle fut stupéfaite : on
aurait dit qu’elle contemplait son propre
fantôme, et pas parce qu’elle était pâle. En fait,
sa peau était éclatante et son regard pétillait
alors même qu’elle était sur les rotules,
comme si elle s’était rendue dans une
parfumerie pour se faire maquiller par un pro.
Merde ! même ses cheveux semblaient tout
droit sortis d’une pub pour shampoing.
Non, l’aspect spectral avait tout à voir avec
la chemise de nuit qu’elle avait enfilée. En
flanelle et large comme une tente, imprimée
d’un motif bleu clair et blanc, elle
l’enveloppait comme un nuage.
Cela lui fit penser au film Beetlejuice, dans
lequel Geena Davis et Alec Baldwin se
retrouvaient coincés dans l’autre vie et
erraient dans leur maison cachés sous des
draps, en étant à peu près aussi effrayants que
Casper.
Baissant les yeux, elle se pencha et ramassa
la trousse d’injection qui n’avait pas servi.
Elle la referma et la reposa là où elle l’avait
trouvée, sur le plan de toilette entre leurs deux
lavabos.
Mon Dieu ! elle ignorait si c’était dû au
contrecoup ou à toutes ces hormones qui
s’attardaient encore dans son sang, mais le
phénomène des chaleurs lui semblait un rêve,
un souvenir aussi confus que l’expérience
avait été vive et dévastatrice.
Mais ce qui était survenu avant ses chaleurs
lui était devenu désormais aussi clair que de
l’eau de roche. Comme quelqu’un dont les
symptômes demeurent mystérieux faute de
diagnostic, elle repensa à ces quatre derniers
mois, et mit bout à bout ses changements
d’humeur, son désir d’enfant, ses fringales et
sa prise de poids.
Cela avait tout du syndrome prémenstruel,
version vampire.
Toute cette histoire de fertilité préexistait
depuis un bon moment déjà. Elle n’avait tout
simplement pas su relier les signes entre
eux…
Retournant son attention vers le miroir, elle
se pencha pour s’observer de plus près. Non,
ses traits étaient les mêmes. Elle avait
seulement l’impression qu’ils auraient dû être
différents.
Comme lors de sa transition.
Kolher l’avait également aidée à traverser
cette épreuve. Et c’était drôle, tout comme
avec les chaleurs, elle avait là aussi ressenti
des symptômes bizarres avant que le
changement survienne, comme de l’agitation,
une perte d’appétit ou des maux de tête au
soleil.
Elle ne put s’empêcher de se demander si
découvrir qu’elle était enceinte serait un aussi
grand choc que celui d’apprendre qu’elle était
un vampire.
Posant la main sur son bas-ventre, elle se
dit qu’en fait ce serait probablement le cas.
Bizarrement, elle repensa à son réveil après
la transition. Avant toute chose, elle s’était
rendue dans la salle de bains pour se regarder
dans le miroir. Au moins à l’époque, elle avait
eu ses crocs pour se prouver que le
changement avait bien eu lieu. Aujourd’hui,
les éventuelles transformations
s’effectueraient à l’intérieur.
Au moins son abdomen était toujours
gonflé. Même si c’était sans doute seulement
dû aux kilos qu’elle avait pris grâce à son
régime Haägen-Dazs.
Ou elle était peut-être enceinte. Genre, en ce
moment.
Tandis qu’elle repensait à cette pub pour un
opérateur téléphonique, elle sut que, même si
Kolher l’avait servie, elle serait folle de
croire qu’il avait opéré un virage à cent
quatre-vingts degrés comme par magie et
serait d’un seul coup hyper heureux de fonder
une famille.
Une fois encore, en partant du principe
qu’elle était enceinte.
Croisant son propre regard dans la glace,
elle se demanda ce qu’elle avait mis en branle.
Dans la vie, certaines choses ne pouvaient être
défaites.
Et c’était l’une d’entre elles…
Son estomac gargouilla comme si son cœur
était parti en spéléo jusqu’à son fessier. Jetant
un coup d’œil à l’organe incriminé, elle
marmonna :
— OK, très bien, on va y arriver.
Alors que ses tripes digéraient la nourriture
qu’elle avait ingurgitée, elle retourna vers le
lit.
Sauf que ce ne fut pas là qu’elle s’arrêta.
Au lieu de cela, elle entra dans le dressing,
enfila un peignoir de bain bleu et glissa ses
pieds dans une paire de bottes roses UGG que
Marissa avait offertes à toutes les femelles de
la maison pour rire.
Les appartements de la Première famille
étaient si somptueux que Beth ne perdait pas
son temps à chercher ou à réfléchir à la façon
dont ils étaient agencés et, comme d’habitude,
elle fut soulagée d’en sortir. Oui, bien
entendu, cet endroit était superbe, si on était un
sultan. Bon sang de bonsoir ! c’était comme
dormir dans la caverne d’Ali Baba, avec des
joyaux scintillant aux murs et au plafond ; et
pas des faux, en plus.
Et, non, elle ne s’était jamais habituée à
utiliser les toilettes en or.
Tout cela était absurde…
Punaise ! songea-t-elle en verrouillant la
porte blindée derrière elle. Comment pouvait-
on élever un gamin dans un environnement
pareil ?
Un gamin vaguement normal, bien entendu.
Descendant l’escalier jusqu’au premier
étage, elle prit conscience qu’il existait un
autre aspect à toute cette histoire d’enfant
qu’elle n’avait pas envisagé. Elle s’était
tellement focalisée sur l’idée d’en avoir un
qu’elle n’avait pas songé aux conséquences
d’en avoir un avec ce style de vie.
Ce serait un prince ou une princesse. Le
premier devenant l’héritier du trône.
Oh ! au fait, comment expliquait-on à son
enfant que quelqu’un qui voulait la couronne
avait mis une balle dans la gorge de son père
?
Mon Dieu ! pourquoi n’avait-elle pensé à
rien de tout cela ?
C’était justement ce que Kolher avait
cherché à lui faire comprendre.
S’éloignant de l’escalier, elle se dirigea
vers le bureau de son compagnon, vaguement
consciente qu’une conversation se déroulait
au rez-de-chaussée dont les échos résonnaient
dans le vestibule.
Elle fut un peu surprise de ne pas le trouver
derrière sa table de travail. Quand Fritz lui
avait apporté à manger, elle était partie du
principe que son hellren s’était fait aspirer par
le boulot.
Elle entra dans la pièce et regarda fixement
l’énorme pièce de bois qui formait le trône,
puis plissa les yeux en tentant d’imaginer un
fils – ou une fille – assis dessus. Parce qu’au
diable le droit ancien ! S’ils avaient une fille,
Beth s’assurerait personnellement que son
mari modifie la loi.
Si la monarchie britannique pouvait le
faire, les vampires aussi.
Mon Dieu ! était-elle vraiment en train de
réfléchir de cette façon ?
Se frottant les tempes, elle reconnut que tout
cela n’était que la partie émergée de l’iceberg
dans lequel s’était encastré Kolher. Et pendant
ce temps-là elle avait fantasmé, se délectant
d’un débat interne « couches en tissu contre
Pampers », s’interrogeant sur le type de baby
phone à acheter, et se demandant si les
nouveaux styles de berceaux lui plaisaient.
Des affaires de nouveau-né et de bébé. Le
genre de choses avec lesquelles elle avait vu
Bella et Z. se débattre, avant de les acquérir et
de s’en servir.
À aucun moment, elle n’avait réellement
envisagé d’élever un enfant jusqu’à l’âge
adulte. À l’inverse de Kolher.
En cet instant, les pressions inhérentes à cet
immense fauteuil sculpté ne lui avaient jamais
semblé aussi réelles, car, même si elle les
avait vues de ses propres yeux, elle n’avait
jamais vraiment assimilé le fardeau que tout
ceci représentait jusqu’à maintenant, alors
qu’elle imaginait son enfant assis à la même
place que son compagnon chaque soir.
Elle quitta la pièce en hâte.
Il pouvait se trouver à deux autres endroits :
la salle de musculation ou éventuellement la
salle de billard.
Oh ! attendez, plus personne ne s’y rendait.
Du moins tant qu’on n’en aurait pas
renouvelé le mobilier.
Merde ! quel bazar.
Remontant le bas de sa chemise de nuit et
celui du peignoir, elle descendit l’escalier au
pas de course, jusqu’à ce que les secousses sur
ses organes lui donnent la nausée et qu’elle
doive ralentir.
Traversant la représentation du pommier en
mosaïque, elle supposa qu’elle pourrait
demander aux personnes qui discutaient dans
la salle à manger de…
À l’instant où elle franchit la porte voûtée,
elle se figea.
En dépit du fait que ce n’était pas l’heure du
repas, toute la maisonnée était à table. Et il
avait dû se passer quelque chose d’horrible,
car tous les membres de sa famille
ressemblaient à des imitations en cire d’eux-
mêmes. Tous se tenaient immobiles avec une
expression consternée sur le visage.
Et tous avaient les yeux tournés vers elle.
Quand Kolher tourna la tête dans sa
direction, ce fut comme si elle venait de
passer la transition pour la seconde fois,
lorsqu’elle était sortie du sous-sol de son père
et s’était retrouvée nez à nez avec la Confrérie
attablée. La différence, bien entendu, c’était
qu’à l’époque ils étaient surpris de la voir.
Aujourd’hui, c’était quelque chose
d’entièrement différent.
— Qui est mort ? demanda-t-elle.

Dans l’Ancienne Contrée, Xcor et sa bande
de salopards résidaient dans un château qui
semblait sorti directement de terre, comme si
les pierres de sa structure avaient été
recrachées par la boue et expulsées comme
une tumeur. Situé sur une colline aride, sinon
inhabitable, le bâtiment surplombait le petit
hameau d’une ville médiévale humaine, et ses
fortifications donnaient plus une impression
d’hostilité que de grandeur. À l’intérieur, le
tableau n’était guère plus séduisant : des
fantômes d’humains erraient dans les
nombreuses pièces, en particulier dans la
grande salle, où ils s’amusaient à faire tomber
la vaisselle des lourdes tables, tournoyer les
lustres en fer forgé et dégringoler les piles de
bûches enflammées hors des foyers.
Oui, ils étaient dans leur environnement, là-
bas.
Mais, dans le Nouveau Monde, ils vivaient
dans une impasse, dans une maison de style
colonial dotée d’une chambre de maître de la
couleur des tripes.
— Nous l’avons fait ! Le trône est à nous !
— Nous régnerons à jamais !
— Hourra !
Tandis que ses guerriers se félicitaient les
uns les autres, Xcor s’assit sur le canapé du
salon et songea que la grande salle du château
lui manquait. L’endroit lui semblait un décor
bien mieux adapté à l’histoire qu’ils étaient
parvenus à mettre en mouvement.
Un plafond de deux mètres cinquante de
haut et des sofas en velours n’étaient pas
franchement à la hauteur d’un événement de
cette importance.
En outre, leur château avait autrefois abrité
la Première famille de l’espèce. Annoncer la
destitution de Kolher à l’endroit même où il
était né et avait été élevé aurait eu bien plus de
prestige.
C’était peut-être ce pauvre logement de
banlieue qui le privait de la joie partagée par
ses combattants.
Non, c’était autre chose : la lutte contre
Kolher n’était pas finie.
Il était impossible que l’on s’en tienne là,
comme ça. Trop facile.
Réfléchissant à sa trajectoire jusqu’à cet
instant, Xcor ne put que secouer la tête. Avant
de gagner le Nouveau Monde, lorsqu’il avait
volé de nuit au-dessus de l’océan, les choses
lui avaient semblé bien plus sous contrôle. À
la mort du Saigneur, il avait pris les rênes et
profité des siècles de conflit avec la Société
des éradiqueurs après le départ de la
Confrérie pour Caldwell.
Mais au bout du compte, après de très
nombreuses victoires sur le champ de bataille,
il ne leur était plus resté que des humains à
pourchasser, et il était difficile de trouver du
plaisir avec ces rats sans queue.
Il avait désiré le trône dès qu’il avait eu
posé le pied ici parce qu’il était là.
Et peut-être parce qu’il savait que, à moins
de s’emparer de la couronne, lui et sa bande
de bâtards seraient pourchassés, et, tôt ou tard,
la Confrérie découvrirait leur présence et
voudrait affirmer sa supériorité sur eux.
Ou les éliminer.
Mais grâce à ses efforts il avait changé la
donne ; il avait pris le dessus sur eux et sur
leur roi. Et c’était cela, le plus étrange. Le
sentiment qu’il avait désormais perdu, d’une
façon ou d’une autre, le contrôle était
illogique…
Quand Balthazar éclata d’un rire tonitruant
et que Zypher se versa un autre gin – à moins
qu’il s’agisse de vodka ? –, il perdit son sang-
froid.
— Il n’a pas encore répondu, les
interrompit-il.
Le groupe se tourna vers lui, les sourcils
froncés.
— Qui donc ? demanda Affhres en reposant
son verre.
Les autres utilisaient des gobelets en
plastique rouges ou buvaient au goulot.
— Kolher.
Affhres fit un signe de dénégation.
— Il ne peut rien répondre, vu qu’il n’a,
d’un point de vue légal, plus aucun pouvoir. Il
ne peut rien faire.
— Ne sois pas naïf. Il y aura une réaction à
notre coup de semonce. Ce n’est pas encore
terminé.
Il se leva, le corps agité de tics nerveux
qu’il avait du mal à cacher aux autres.
— Sans vouloir te manquer de respect, je ne
vois pas ce qu’il pourrait faire, fit valoir
Affhres.
S’éloignant des réjouissances, Xcor
rétorqua :
— Croyez-moi, cette histoire n’est pas
terminée. La question n’est pas de savoir
comment il réagira, mais si nous pourrons
supporter sa réponse.
— Où te rends-tu ? s’enquit Affhres.
— Dehors. Et il est inutile de me suivre,
merci.
Son « merci » ressemblait plutôt à un «
allez vous faire foutre », se dit-il en se
dématérialisant à travers la porte d’entrée de
mauvaise qualité avant de reparaître sur la
pelouse.
Il n’y avait pas d’autre maison dans cette
partie du quartier, seulement une station de
pompage pour le service municipal de
traitement des eaux.
Il inclina la tête en arrière et observa le ciel.
La lune ne fournissait aucune lumière, à cause
de la couverture nuageuse qui promettait de
nouvelles chutes de neige.
Oui, en ce moment de triomphe, il
n’éprouvait ni joie intense ni sentiment
d’accomplissement. Il s’était attendu à être…
eh bien, « heureux » devait être le mot qui
convenait, même si cette émotion ne faisait
pas partie de son vocabulaire. Au lieu de quoi,
il se sentait aussi vide que quand il était arrivé
sur ces rives, et mal à l’aise au point d’en être
anxieux…
Oh ! merde. Il connaissait la cause de son
inquiétude.
Il s’agissait de son Élue, bien entendu.
Tandis que ses hommes se délectaient de
l’illusion de la victoire, il n’existait qu’un seul
endroit où il désirait se rendre, même si cela
mettrait sans nul doute sa vie en danger.
Et il partit vers le nord.
Traversant l’air glacial de la nuit, ses
molécules s’écrasèrent en vague au pied des
montagnes, à l’extrême limite du territoire de
Caldwell.
Debout au milieu des pins et des chênes, ses
bottes de combat plantées dans la neige
craquante, il leva la tête vers le sommet,
même s’il ne pouvait pas le discerner.
En réalité, il ne distinguait rien à plus d’un
mètre.
Le vaste paysage brouillé qui s’élevait
devant lui n’était pas dû au temps ni à la
végétation. Mais à la magie. Une sorte de tour
de passe-passe qu’il ne comprenait pas, mais
dont il ne pouvait mettre en doute l’existence.
Il avait suivi son Élue jusqu’ici.
Lorsqu’elle s’était rendue à la clinique, et
qu’il avait redouté que les frères lui aient fait
du mal pour la punir de l’avoir nourri, il avait
attendu qu’elle émerge du bâtiment où on la
soignait, et l’avait suivie. Oui, on l’avait
manipulée pour qu’elle lui donne sa veine.
Elle lui avait sauvé la vie, non par choix
personnel, mais par une manœuvre montée
par Affhres. Et une fois encore il regretta
d’avoir envoyé le guerrier dans les bras de la
Confrérie. S’il n’avait pas cherché à punir
ainsi le mâle, aucun des deux n’aurait
rencontré la femelle.
Et son pyrocante lui serait resté inconnu.
En vérité, ne jamais avoir connu l’existence
de la femelle, ni senti son odeur, ni goûté son
sang, ni vécu ces moments volés et
bouleversants dans la voiture avec elle, aurait
été une bénédiction pour lui.
Mais c’était comme s’il avait pris une scie
pour trancher sa propre jambe.
Sans le faire exprès, il s’était porté
volontaire pour croiser son chemin.
Regardant fixement la limite de la brume, il
se prépara mentalement et franchit la barrière
invisible. Sa peau assimila immédiatement la
mise en garde lorsque le champ de force
provoqua en lui un sentiment de terreur sans
fondement qui activa son instinct le plus
intime. Continuant d’avancer, il écrasa le sol
couvert de neige de ses bottes, et la déclivité
du terrain lui apprit qu’il grimpait le flanc de
la montagne.
En cet instant de triomphe, il ne désirait
qu’une seule chose : être avec la femelle qu’il
ne pouvait avoir.
Chapitre 42

En règle générale, quand votre mari refuse


de s’expliquer tant que vous n’êtes pas seuls
tous les deux derrière une porte verrouillée…
ça pue.
Dès que Beth entendit les deux battants du
bureau se refermer derrière eux, elle se
dirigea vers le feu couvert et tendit les mains
en direction de la source de chaleur. Elle se
sentait brusquement gelée, surtout lorsque
Kolher ne se dirigea pas vers le bureau pour
s’asseoir sur le trône de son père.
Son hellren s’installa sur l’un des deux
canapés bleus, et le petit meuble efféminé
poussa un cri de protestation très peu
distingué en recevant son poids.
George s’assit aux pieds de son maître et le
dévisagea comme si, lui aussi, s’attendait au
pire.
Kolher se contenta de regarder droit devant
lui, même s’il ne voyait rien, les sourcils
froncés derrière ses lunettes de soleil, son
aura aussi noire que ses cheveux.
Elle se retourna pour se chauffer les fesses
et croisa les bras.
— Tu me fiches la trouille.
Silence.
— Pourquoi n’es-tu pas assis derrière le
bureau ? demanda-t-elle d’une voix enrouée.
— Il ne m’appartient plus.
Beth sentit le sang refluer de sa tête.
— Qu’est-ce que tu… Je suis désolée, quoi
?
Kolher ôta ses lunettes et posa le coude sur
son genou tout en se frottant les yeux.
— Le Conseil m’a démis.
— C’est quoi… cette histoire ? Comment ?
Qu’est-ce qu’ils ont fait ?
— Ça n’a pas d’importance. Mais ils m’ont
eu.
Il éclata d’un rire bref.
— Écoute, au moins, maintenant, toute cette
paperasse là-bas ? c’est plus mon problème.
Ils n’ont qu’à se gouverner eux-mêmes ; je les
laisse se chamailler et débattre sur toutes ces
conneries…
— Sur quels fondements t’ont-ils démis ?
— Tu sais ce qui est vraiment hallucinant ?
Je détestais ce boulot, et pourtant, maintenant
que je l’ai perdu…
Il se frotta de nouveau le visage.
— Peu importe.
— Je ne comprends pas. Tu es le roi de par
le sang, et l’espèce est gouvernée par un
monarque. Comment ont-ils fait cela ?
— On s’en fout.
Beth étrécit les yeux.
— Que me caches-tu ?
Il se releva d’un bond et se mit à faire les
cent pas, ayant depuis longtemps mémorisé la
disposition des meubles.
— Cela nous permettra de passer plus de
temps ensemble. Ce n’est pas une mauvaise
chose, surtout si tu es enceinte. Eh merde ! si
nous avons un enfant maintenant, une partie de
ce qui me posait un problème n’en sera plus
un…
— Je vais découvrir le pot aux roses, tu le
sais. Si tu ne me le dis pas, je trouverai
quelqu’un qui le fera.
Son hellren s’approcha du bureau et fit
courir ses doigts sur le rebord sculpté. Puis il
tâta le sommet du trône et caressa les creux et
les bosses du bois.
— Kolher. Parle. Tout de suite.
Même une fois qu’elle eut formulé les
choses ainsi, il lui fallut un long moment
avant de parler. Et quand il le fit enfin, sa
réponse ne ressembla à rien de ce qu’elle
attendait, et fut aussi accablante que tout le
reste.
— Ils se sont fondés sur toi.
OK, il était temps pour elle de s’asseoir.
Se dirigeant vers le canapé qu’il avait
choisi plus tôt, elle se laissa tomber sur les
coussins moelleux.
— Pourquoi ? Comment ? Qu’est-ce que
j’ai fait ?
Mon Dieu ! l’idée qu’elle lui ait coûté le
trône à cause d’une chose qu’elle aurait…
— Tu n’as rien fait. C’est à cause de ce que
tu es.
— C’est ridicule ! Ils ne me connaissent
même pas.
— Tu es à moitié humaine.
Voilà qui la fit taire.
Kolher s’approcha et s’agenouilla devant
elle. Lui prenant les mains, il les conserva
dans ses paumes bien plus larges.
— Écoute-moi, et tu vas devoir être au clair
sur ce point, je t’aime, tout entière, chaque
parcelle de ton être. Tu es parfaite à tous les
niveaux…
— À l’exception du fait que ma mère était
humaine.
— Ça, c’est leur problème, bordel !
rétorqua-t-il. Je me fous de leurs putain de
préjugés. Cela ne m’affecte absolument pas…
— C’est pas tout à fait vrai, non ? À cause
de moi, tu n’es plus assis sur ce trône, ou je
me trompe ?
— Tu sais quoi ? Ce merdier n’en vaut pas
la peine à mes yeux. C’est toi qui m’importes.
C’est toi qui comptes. Tout le reste, tous les
autres peuvent aller se faire foutre.
Elle jeta un coup d’œil au trône.
— Tu veux me faire croire que tu te fiches
que le pouvoir de ton père ne soit désormais
plus le tien ?
— Je détestais ce boulot.
— Ce n’est pas ce que je veux dire.
— Le passé est le passé et mes parents sont
morts depuis des siècles.
Elle secoua la tête.
— Mais est-ce que cela compte vraiment ?
Je sais pourquoi tu as continué : pour eux. Ne
me mens pas, et, plus important, ne te mens
pas à toi-même.
Il se rassit brusquement.
— Je ne le fais pas.
— Je pense que si. Je t’ai observé ces deux
dernières années. Je sais ce qui t’a motivé, et
ce serait une erreur de croire que ton
engagement a disparu parce qu’un petit
groupe a décrété que tu ne pouvais plus
coiffer la couronne.
— Primo, ce n’est pas « un petit groupe »,
c’est le conseil. Deuzio, c’est un fait accompli.
Ce qui est fait est fait.
— Tu dois pouvoir faire quelque chose. Il
doit y avoir un moyen de contourner…
— Lâche l’affaire, Beth.
Il se leva et tourna vaguement la tête en
direction du trône.
— Allons de l’avant…
— C’est impossible.
— Mon cul !
— Ce serait le cas si tu avais pris ta retraite,
abdiqué ou je ne sais quoi encore. Si c’était un
libre choix. Mais tu n’aimes pas recevoir
d’ordres des autres.
Elle ajouta sèchement :
— On en a déjà discuté.
— Beth, tu vas laisser tomber…
— Pense à l’avenir, dans un an, dans deux
ans… Es-tu vraiment sincère lorsque tu
affirmes que tu ne m’en voudras jamais ?
— Bien sûr que oui ! Tu ne peux pas
changer ta nature. Ce n’est pas ta faute.
— Tu dis ça pour l’instant, et je te crois,
mais dans une décennie, quand tu regarderas
notre fils ou notre fille, tu crois que tu ne
m’en voudras pas un peu de les avoir
empêchés de…
— … me faire tirer dessus ? me faire
critiquer par tout le monde ? être placé sur un
piédestal dont je ne veux pas ? Merde,
certainement pas ! Tout cela est une des
raisons pour lesquelles je ne voulais pas
d’enfant, bon sang !
Beth secoua de nouveau la tête.
— Je n’en suis pas si sûre.
— Seigneur Dieu ! marmonna-t-il en posant
les mains sur les hanches. Rends-moi service
et cesse de me prêter des pensées que je n’ai
pas, d’accord ?
— Nous ne pouvons ignorer la
possibilité…
— Je suis désolé, mais ai-je raté un truc ?
Est-ce qu’une diseuse de bonne aventure t’a
donné une boule de cristal ou quelque chose
du genre ? Parce que, ne le prends pas mal,
mais tu ne peux pas plus voir l’avenir que
moi.
— Exactement.
Kolher leva les bras au ciel et se mit à taper
du pied.
— Tu ne comprends pas, tu ne comprends
pas, merde ! C’est fini, emballé, c’est pesé. Le
vote de défiance est passé et je suis un
monarque castré, je n’ai plus ni pouvoir ni
autorité. Donc, même s’il y avait quelque
chose à faire d’un point de vue légal, je ne
suis plus en mesure de changer quoi que ce
soit.
— Alors qui va te remplacer ?
— Un cousin éloigné. Un vrai petit veinard.
Le ton employé par son hellren suggérait
que « petit veinard » était un euphémisme pour
« gros connard ».
Beth croisa les bras sur sa poitrine.
— Je veux voir cette proclamation ou ce
document… Il doit y en avoir un, non ? Je ne
pense pas qu’ils se soient contentés de te
laisser un message.
— Oh mon Dieu ! Beth, vas-tu laisser tout
ça…
— Est-ce que Saxton l’a en sa possession ?
ou l’ont-ils envoyée à Vhen…
— Mais est-ce que tu peux réagir
normalement, putain ? lui hurla-t-il. Tu viens
juste d’avoir tes chaleurs ! La plupart des
femelles gardent le lit pendant une semaine,
pourquoi pas toi ? Tu veux un bébé, alors va
t’allonger, c’est ce que vous êtes censées faire.
Je suis surpris qu’avec tout le temps que tu as
passé en compagnie de Layla elle ne t’ait pas
dit…
Il continua encore et encore, et elle savait
que c’était seulement le flot d’émotions qu’il
relâchait par l’entremise de ses paroles. Mais
ils n’avaient pas le temps pour cela.
Se levant, elle se dirigea vers lui et…
« Slap ».
Tandis que Beth regardait sa paume
s’abattre sur la joue de Kolher et que le
claquement diminuait jusqu’à s’éteindre dans
la pièce, son compagnon bien-aimé la boucla.
Le dévisageant calmement, elle dit :
— Et maintenant que j’ai toute ton attention
et que tu n’es plus en train de fulminer et de
délirer comme un malade, j’aimerais que tu
me dises où je peux trouver ce qu’ils nous ont
envoyé.
Kolher renversa la tête en arrière comme
s’il était profondément épuisé.
— Pourquoi fais-tu cela ?
Soudain, elle songea à tout ce qu’il lui avait
dit lorsque ses chaleurs s’étaient déclenchées
et qu’il l’avait découverte en train d’essayer
de s’injecter la drogue.
Elle répondit d’une voix brisée :
— Parce que je t’aime. Et soit tu ne veux
pas le reconnaître, soit tu n’arrives pas à te
projeter si loin dans l’avenir, mais cela a
vraiment beaucoup d’importance pour toi. Je
te l’affirme, Kolher, c’est le genre de
traumatisme dont on ne se remet pas. Et ainsi
que je te l’ai dit, si tu avais voulu abdiquer,
très bien. C’était ton choix. Mais je préférerais
mourir que de laisser quelqu’un t’arracher la
couronne.
Il se redressa.
— Tu ne comprends pas, leelane. C’est fini.
— Pas si je peux y faire quelque chose.
Il s’écoula un long moment, puis il tendit
les bras et l’écrasa contre sa poitrine, la
serrant si étroitement qu’elle sentit chacun de
ses os plier.
— Je ne suis pas assez fort pour ça, lui
chuchota-t-il à l’oreille, comme s’il ne
souhaitait pas que quiconque entende ce qui
sortait de sa bouche.
Jamais.
Lui caressant le dos, elle le serra tout aussi
fort.
— Mais moi si.

Cela dura une éternité.
Kolher attendit dans la pièce cachée qui
sentait la terre et les épices pendant une
éternité. Dans le noir, ses pensées étaient
aussi retentissantes que des hurlements, aussi
vives que des éclairs, aussi indélébiles qu’une
inscription gravée dans la pierre.
Et juste au moment où il se disait qu’il ne se
passerait rien, que lui et son compagnon
silencieux et inquiet resteraient éternellement
plongés dans l’obscurité, au sens propre
comme au figuré, on entendit un crissement et
le panneau camouflé commença à s’écarter.
— Peu importe ce qui arrive, tu
n’interviendras pas, chuchota-t-il au frère. Je
te l’ordonne à cet instant, écoute-moi bien.
La réponse de Tohrture fut aussi légère
qu’un souffle.
— Comme il vous plaira.
La lueur vacillante d’une torche ne projetait
que peu de lumière, mais ce fut amplement
suffisant pour que Kolher identifie le mâle, un
clerc qui vivait en marge de la cour, mais dont
le père avait été un guérisseur de l’espèce.
Un mâle versé dans l’art des plantes
médicinales et des potions.
Ce dernier marmonna dans sa barbe :
— …faire plus en une nuit. Je ne puis
accomplir l’impossible…
Lorsqu’il se dirigea vers sa table de travail,
le corps de Kolher agit instinctivement.
Surgissant de l’ombre de façon un peu
maladroite, il saisit le bras mince, en y mettant
plus de force que d’adresse. En réaction, on
entendit un cri suraigu de surprise, mais le
mâle balança la torche devant lui et Kolher
faillit lâcher prise quand les flammes
passèrent très près de ses yeux.
— Ferme la porte ! cria-t-il tandis qu’il
essayait de saisir le clerc par la taille.
Même si l’on ne pouvait comparer leurs
tailles, puisque Kolher était deux fois plus
grand, les robes du clerc lui glissaient des
mains, et le fait que sa proie se débatte la
rendait difficile à maîtriser. Et cette torche
était un danger, d’autant que les deux
adversaires cherchaient à la contrôler. Tandis
que leurs ombres dansaient sur les murs, le
chaudron et la table, Kolher s’aperçut que ses
mains brûlaient lorsqu’il tenta de…
C’est alors que la cape dont il s’était servi
pour dissimuler son identité prit feu.
Pendant qu’une chaleur écrasante lui
dévorait le flanc et menaçait d’embraser ses
cheveux, il recula d’un bond et chercha à
tâtons sa dague pour découper le tissu, sauf
que l’arme se trouvait sous son manteau. Il ne
pouvait que sentir les contours de la garde
dans son fourreau.
Reculant encore, il essaya de retirer le lourd
tissu en le passant par la tête, mais dut retirer
sa main avec un cri de douleur. L’instant
d’après, il était enveloppé par les flammes et,
même s’il tenta de les étouffer, c’était comme
se débattre contre une nuée de guêpes. Battant
des bras, aveuglé par la douleur et la chaleur,
les oreilles assaillies par le souffle angoissant
des flammes qui redoublaient d’ardeur, il
comprit…
… qu’il n’en sortirait pas vivant.
Le souffle court, le cœur battant, l’âme
hurlant de l’injustice de la situation, il
regretta de ne pas être un mâle différent, un
mâle d’épée et non de plume, un mâle capable
de dominer l’autre avec rapidité et
confiance…
Un déluge lui tomba sur la tête ; il
empestait et avait un goût affreux, et était si
visqueux qu’il ressemblait plus à une
couverture en laine mouillée qu’à un liquide.
Avec force sifflements et crépitements, ainsi
qu’une puanteur qui lui fit monter un peu plus
les larmes aux yeux, les flammes disparurent,
le feu s’éteignit et il cessa de battre
désespérément des bras.
Un grand fracas suivit quand Tohrture jeta
le chaudron de côté.
— Ne buvez pas, seigneur ! Crachez si vous
en avez avalé !
Kolher se plia en deux et expulsa ce qui
avait franchi ses lèvres. Et quand on lui fourra
un chiffon dans les mains, il parvint à essuyer
le liquide qui lui irritait les yeux.
S’appuyant sur ses cuisses, il inspira
profondément dans l’espoir que cela ferait
cesser sa suffocation, tandis que l’épuisement
lui faisait tourner la tête. Ou peut-être était-ce
dû à la fumée. Ou à la douleur. Ou à cette
saleté qu’on lui avait renversée dessus.
Au bout d’un moment, il prit conscience que
la lumière ne vacillait plus et il jeta un coup
d’œil dans cette direction. Le frère avait pris
le contrôle de la torche, tout comme il avait
maîtrisé le clerc, car le mâle était
recroquevillé par terre à ses pieds, les jambes
molles.
— Comment as-tu…
Une quinte de toux l’interrompit.
— Que lui as-tu fait ?
— J’ai coupé les tendons derrière ses
genoux pour qu’il ne puisse pas s’enfuir.
Kolher eut un mouvement de recul à cette
idée. Mais son utilité était bien visible.
— Vous êtes libre d’en faire ce que vous
désirez, seigneur, dit Tohrture en s’écartant.
Pendant que Kolher observait le clerc, il lui
fut difficile de ne pas remarquer le contraste
entre l’attitude calme du frère dont les efforts
avaient été couronnés de succès et sa propre
personne épuisée et trempée. Maîtriser le clerc
n’avait pris qu’un instant à Tohrture.
Se déplaçant jusqu’au mâle blessé, il força
le mâle à se retourner sur le dos, et éprouva un
soupçon de satisfaction quand celui-ci
écarquilla les yeux en découvrant l’identité de
son premier agresseur.
— Qui sers-tu ? demanda-t-il.
La réponse ne fut qu’un bredouillement
dénué de sens et, avant qu’il en ait conscience,
le roi attrapa le mâle par la robe et le souleva
du sol. Tout en le secouant, ce qui fit osciller
sa tête de-ci de-là, il fut saisi par un besoin
profond et irréductible de tuer.
Il n’avait toutefois pas le temps de
s’attarder sur cette émotion étrangère.
Soulevant un peu plus le vampire afin de se
retrouver nez à nez avec lui, Kolher gronda :
— Si tu me livres les noms de tes
commanditaires, j’épargnerai ta jeune
shellane et ton fils. Si je découvre que tu en as
seulement oublié un seul, ta famille aura les
pieds et les poings liés et sera pendue par les
chevilles dans ma grande salle, jusqu’à ce que
mort s’ensuive.
Alors que Tohrture esquissait un sourire
cruel, le visage du clerc blêmit.
— Seigneur…, chuchota-t-il. Épargnez-moi
également… Épargnez-moi et je vous dirai
tout.
Kolher scruta ce regard suppliant,
observant les larmes monter et couler, et
songea à sa shellane, à son père.
— S’il vous plaît, seigneur, soyez
miséricordieux, je vous en supplie, soyez
miséricordieux !
Au bout d’un long moment, Kolher hocha la
tête.
— Parle.
D’une voix tremblante, le mâle égrena des
noms, que le roi reconnut tous.
Il s’agissait de l’intégralité de ses
conseillers, en commençant par Ichan pour
finir par Abalone, qui avait déjà prouvé sa
loyauté…
La pulsion de violence qui l’animait
commença à gagner en intensité dès que le
dernier nom fut prononcé et que le clerc se tut,
et il ne lutterait pas contre ce besoin de tuer.
Sa main tremblait lorsqu’il chercha à tâtons
la garde de sa dague, et il tira son arme avec
des gestes hésitants, car l’angle était mauvais
et la lame se coinça dans son fourreau.
Mais il parvint à la dégager.
Laissant le clerc retomber par terre, il
referma la main sur sa gorge et se mit à serrer.
— Seigneur…
Le mâle commença à se débattre et à griffer
les poignets de Kolher.
— Seigneur, non ! Vous avez juré…
Kolher leva le bras…
Et découvrit qu’il avait bloqué tout accès du
sang au cœur, à la jugulaire et aux principaux
organes avec sa poigne.
— Seigneuuuur…
— Voici pour mon sang !
Il abattit sa dague de toute sa force, et
croisa le regard horrifié du clerc à l’instant où
la pointe affûtée comme un rasoir transperça
son œil droit et poursuivit sa course dans son
cerveau, ne s’arrêtant qu’une fois que la lame
tout entière se fut enfoncée dans son crâne.
Le corps sous le sien fut immédiatement
secoué de spasmes, les bras et les jambes
tressautèrent et l’œil encore intact roula dans
son orbite, si bien qu’on n’en distingua plus
que le blanc.
Puis le mâle se figea, hormis quelques
légers tics persistants des muscles faciaux et
des mains.
Kolher s’effondra sur le corps désormais
mort.
Tandis qu’il regardait le manche de sa
dague qui ressortait du visage du mâle, il fut
submergé par la nausée et dut se détourner
pour prendre appui sur la terre froide et vomir
jusqu’à ce que ses bras ne puissent plus le
soutenir.
Roulant sur le flanc, il posa son visage
brûlant sur son avant-bras crasseux.
Il ne pleurait pas.
Mais il en avait envie.
Alors qu’il prenait conscience qu’il avait
tué quelqu’un, il désira revenir dans le monde
qu’il connaissait avant ; celui dans lequel son
père était mort de causes naturelles et sa
shellane s’était simplement évanouie à cause
de sa grossesse ; celui dans lequel les ragots
de la cour concernant son choix de compagne
constituaient sa seule inquiétude.
Il n’avait aucune envie d’appartenir à cette
nouvelle version de la réalité.
Il n’y avait aucune lumière de ce côté-ci.
Rien qu’un noir d’encre.
— Je n’avais jamais tué quelqu’un
auparavant, dit-il d’une petite voix.
En dépit de sa férocité, la voix de Tohrture
était douce.
— Je sais, seigneur. Vous vous êtes bien
débrouillé.
— Certes non.
— N’est-il pas mort ?
Si, il l’était.
— J’étais sincère pour sa shellane et son
fils. Ils seront épargnés.
— Bien entendu.
Alors que la liste des noms tournait dans sa
tête, le besoin de tuer se ranima en lui, même
si son estomac se remettait à peine et que ses
capacités en matière de combat n’étaient
qu’une plaisanterie comparé à ce que pouvait
faire la Confrérie.
En effet, si Tohrture n’était pas intervenu, il
serait mort.
Kolher se redressa, la tête basse. Comment
allait-il…
Une large paume apparut devant lui.
— Seigneur, permettez-moi de vous aider.
Le roi leva les yeux pour croiser ce regard
bleu brillant, et se dit que ces prunelles
ressemblaient à la lune inondant l’obscurité
de lumière et montrant le chemin au milieu de
cette sauvagerie.
— Nous vous entraînerons, déclara
Tohrture. Nous vous apprendrons ce qui vous
sera nécessaire pour offrir sa revhanche à
votre lignée. Je vais enlever ce corps d’ici et
le disposer pour faire croire à un accident,
cela nous donnera le temps nécessaire. Et
dorénavant vos repas seront préparés dans vos
propres appartements par votre doggen
personnel, et non par une personne affiliée à
la cour, et toutes les victuailles devront être
apportées directement des champs et du ciel
par un frère. Nous goûterons préalablement
devant vous tout ce que vous mangerez et
boirez, et dormirons devant vos appartements.
Voici notre vœu solennel.
Pendant un moment, Kolher ne put que
regarder fixement cette main tendue comme
une bénédiction de la Vierge scribe elle-même.
Il ouvrit la bouche pour prononcer des
remerciements, mais rien ne sortit.
En guise de réponse, il serra la paume
offerte, et sentit qu’on le soulevait jusqu’à ce
qu’il soit solidement campé sur ses deux pieds.
Chapitre 43

L’air frais était excellent pour le corps et


l’esprit.
Alors que Layla se dirigeait d’un bon pas
vers le jardin, elle traversa lentement et avec
précaution la terrasse couverte de gel, les bras
écartés, pour ne pas courir le risque de
tomber.
C’était étrange de voir à quel point sa façon
d’évaluer les dangers, depuis une surface
potentiellement glissante jusqu’à ses choix en
matière de nourriture, s’était intensifiée.
— Nous partons dans la nuit, dit-elle au
bébé dans son ventre.
Bien entendu, il était aberrant de parler avec
un être qui n’était pas encore né. Mais elle se
disait que le simple fait de maintenir le
dialogue ouvert convaincrait peut-être le bébé
de rester. Si elle s’appliquait à manger les
bonnes choses, à ne pas tomber et à prendre
du repos… d’une façon ou d’une autre, à la
fin d’un certain nombre de mois, elle pourrait
tenir son fils ou sa fille dans ses bras, et pas
seulement dans son corps.
En traversant la pelouse enneigée pour
s’éloigner de la maison éclairée, elle constata
que les bottes qu’elle avait enfilées dans le
vestibule de derrière étaient chaudes, solides
et confortables. Il en allait de même de la
parka et des gants. Elle n’avait pas mis de
bonnet ni d’écharpe, car elle souhaitait que le
froid lui rafraîchisse les idées.
Plus loin, la piscine arborait son manteau
d’hiver, mais elle l’imagina remplie d’eau et
éclairée par en dessous, avec ses vaguelettes
azuréennes douces sur la peau et bénéfiques
pour les articulations qui invitaient à la
baignade. Elle irait nager dès que possible à
l’extérieur. Elle avait beau apprécier la piscine
du centre d’entraînement, l’air y sentait le
chlore, et comme elle avait été habituée aux
bassins naturellement frais et aux eaux
cristallines du sanctuaire, sa préférence
n’allait pas…
Soudain, elle cessa de marcher. Elle
interrompit le flot de ces pensées légères. Elle
arrêta tout, hormis le mouvement de ses
poumons et les battements de son cœur.
Fermant les yeux, elle songea à ce qui
venait de se passer dans la salle à manger. Elle
revit la douleur sur le visage de Kolher
lorsqu’on lui avait annoncé la nouvelle,
entendit de nouveau l’indignation et
l’agressivité dans les voix des frères, observa
encore une fois la façon dont Vhen n’avait
cessé de scruter le visage du roi comme s’il y
avait lu des choses qu’elle ne pouvait pas
percevoir.
Xcor était derrière tout ceci.
Il en était impossible autrement. On ne
passait pas de l’orchestration d’une tentative
d’assassinat à une attente passive, pendant que
la glymera obtenait ce qu’on désirait par le
biais de procédures légales. Non, il rôdait
dans les coulisses. Quelque part.
L’estomac noué, elle reprit sa promenade et
dépassa la piscine pour gagner les jardins à la
française. Et elle les traversa jusqu’au mur
d’enceinte haut de six mètres qui entourait la
propriété.
Tandis qu’elle poursuivait sa déambulation
le long du mur, elle sentit que ses oreilles
s’engourdissaient sous l’effet du froid. De
même que son nez. Mais elle s’en moquait.
Des images de Beth faisant son apparition
sur le seuil de la salle à manger et de Kolher
la regardant depuis l’autre bout de la table
luttaient dans son esprit contre une autre scène
bien plus traîtresse et tout aussi tragique…
Voilà ce à quoi elle refusait de penser.
Ou, du moins, essayait de ne pas penser.
Avait-elle vraiment laissé Xcor monter dans
cette voiture ? S’était-il vraiment assis à côté
d’elle, désarmé, après avoir abandonné sa
collection d’armes sur le capot de la
Mercedes, et lui avait-il parlé ? Tenu la main ?
— Arrête, s’intima-t-elle.
Aucun bien ne viendrait des souvenirs de
cette rencontre, de cette étincelle qui avait
jailli entre eux.
Layla ralentit. S’arrêta. Se rappela avec une
grande précision et beaucoup de culpabilité la
façon dont Xcor l’avait contemplée.
Elle en savait si peu sur lui. En dehors de
ses aspirations politiques, il lui était
totalement étranger, et dangereux qui plus est.
Et pourtant elle avait la sensation, compte tenu
de sa gêne en sa présence, qu’il n’était pas de
ceux qui profitaient souvent de la compagnie
des femelles.
Avec son visage défiguré, la raison en était
évidente.
Mais avec elle il était différent.
En dehors de sa grossesse, qu’elle avait
activement recherchée, elle n’avait jamais
influé sur grand-chose au cours de sa vie.
Mais elle ne pouvait pas rester les bras
ballants quand elle avait peut-être une petite
possibilité d’aider Kolher dans cette horrible
situation.
Elle éprouvait tant de remords.
Néanmoins, elle pouvait tenter de faire
quelque chose.
Sortant son téléphone portable, celui que
Vhif avait insisté pour qu’elle emporte partout
avec elle, elle fit apparaître le clavier
numérique sur l’écran.
Xcor lui avait expliqué comment l’appeler
et les chiffres s’étaient gravés dans son esprit
à l’instant où ils avaient quitté les lèvres du
mâle.
Elle n’avait jamais imaginé s’en servir.
Chaque fois qu’elle tapait sur une des
touches du clavier, le téléphone émettait un
son différent, et le numéro fut achevé au bout
de sept chiffres.
Son pouce hésita un instant au-dessus du
bouton « Appel ». Puis elle appuya dessus.
Tout son corps tremblait lorsqu’elle posa
l’engin guère plus grand qu’une carte à jouer
contre son oreille. Une sonnerie électronique
retentit une fois… deux…
Layla se retourna.
Loin sur sa gauche, de l’autre côté du mur,
elle entendit un bruit lointain, si faible que,
s’il n’avait pas reproduit exactement le rythme
de la sonnerie de son propre téléphone, elle
n’y aurait peut-être pas prêté attention.
L’appareil lui glissa des mains et s’enfonça
dans la neige à ses pieds.
Il les avait découverts.

Dans la douche de la maison d’Ahssaut,
Sola ignorait combien de temps elle était
restée sous le jet brûlant, adossée au mur, les
yeux fermés, à laisser l’eau cascader sur ses
épaules et couler le long de son dos.
Bizarrement, elle se sentait encore gelée
jusqu’à la moelle, même s’il y avait assez de
vapeur dans la salle de bains pour transformer
les toilettes en sauna, et qu’elle était presque
certaine d’avoir fait grimper sa température
corporelle à plus de quarante degrés.
Rien ne semblait pouvoir venir à bout du
froid profond qui s’était insinué au centre de
sa poitrine.
Elle avait annoncé à sa grand-mère qu’elles
partiraient pour Miami juste avant l’aube.
Rétrospectivement, investir dans un
logement de secours situé au cœur du business
familial de Benloise avait été complètement
idiot. Mais avec un peu de chance, Eduardo, en
supposant qu’il soit toujours de ce monde et
légataire de son frère, serait tellement occupé
à profiter de son argent en achetant des
Bentley bleu pâle et des draps Versace à
imprimé léopard qu’il ne se lancerait pas à la
poursuite de gens comme elle.
En partant du principe qu’il sache ce que
son frère lui avait infligé. Ou avait prévu
d’infliger.
Ricardo était très secret.
Mon Dieu ! qu’est-ce qu’Ahssaut lui avait
fait subir ?
La brève vision du visage de ce dernier
avec sa mâchoire ensanglantée augmenta ses
frissons et elle se retourna…
— Merde ! s’exclama-t-elle quand elle
regarda à travers la vitre embuée de la cabine
de douche.
La silhouette masculine qu’elle distingua
sur le seuil de la salle de bains était aussi
immobile qu’une statue et aussi puissante
qu’un tigre. Et il l’observait à la façon d’un
prédateur.
Instantanément, sa température interne
remonta, parce qu’elle savait pourquoi il était
venu, et qu’elle désirait la même chose que
lui.
Ahssaut s’avança jusqu’à la porte en verre
qui les séparait et l’ouvrit en grand. Il respirait
bruyamment et, à la lueur des plafonniers au-
dessus de sa tête, ses yeux luisaient comme
des allumettes embrasées.
Il se glissa dans la cabine de douche tout
habillé, ruinant sans doute ses mocassins et sa
veste en daim marron foncé, qui, en absorbant
l’eau qui coulait toujours, vira au rouge sang.
Sans un mot, il prit le visage de Sola entre
ses mains et attira sa tête contre sa bouche. Ses
lèvres écrasèrent les siennes tandis qu’il la
plaquait contre le marbre de tout son corps.
Sola s’abandonna avec un gémissement,
acceptant sa langue qui la pénétrait, et
s’agrippa à ses épaules à travers ses vêtements
coûteux.
Il était en érection et avait collé son bassin
contre le sien, pressant et frottant son pénis
dur contre son ventre, alors que la boucle en
or de sa ceinture lui griffait la peau. D’autres
baisers suivirent, des baisers affamés et
désespérés, de ceux dont on se souvenait à vie,
même lorsqu’on avait passé quatre-vingts ans
et qu’on était bien trop vieux pour penser au
sexe. Puis il glissa les mains sur ses seins
mouillés et lui pinça les tétons jusqu’à ce que
la différence entre douleur et plaisir
disparaisse et qu’elle n’ait plus qu’une chose
en tête : si elle ne jouissait pas à la seconde
suivante, elle allait trépasser…
Comme s’il avait senti ce dont elle avait
besoin, Ahssaut tomba à genoux, plaça une
des jambes de Sola sur son épaule et se mit à
la lécher, ses lèvres dévorant son sexe de la
même manière qu’elles avaient attaqué sa
bouche.
C’était du sexe en guise de punition, une
mise en cause de son choix, une expression
physique de sa colère et de sa désapprobation.
Et cela faisait peut-être d’elle une pétasse
complètement tarée, mais elle adorait ça.
Elle voulait qu’il vienne la prendre dans cet
état, exaspéré et sur le fil du rasoir, qu’il se
déverse en elle, pour qu’elle n’ait plus besoin
de se sentir aussi coupable, ni aussi vide.
Empoignant ses cheveux trempés, elle
inclina le bassin et le força à se montrer plus
brutal, appuyant son mollet contre son dos
pour qu’il trouve un rythme qui…
Sola se mordit la lèvre lorsqu’elle eut un
orgasme incontrôlable, qui fit tressauter son
buste contre le marbre avec un grincement
suraigu.
Avant qu’elle en ait conscience, elle se
retrouva étendue devant lui sur le sol de la
douche, tandis qu’il ôtait sa veste trempée et sa
chemise en soie de son torse sculpté. Alors
qu’il s’apprêtait à défaire sa ceinture, elle se
redressa et le fit à sa place, tant elle était
impatiente de toucher cette peau lisse et ses
muscles bien dessinés.
Il ne lui dit pas un mot.
Ni quand il lui écarta les jambes pour la
monter, ni quand son pénis s’insinua en elle et
qu’il commença à aller et venir, ni même
lorsqu’il prit appui au-dessus d’elle et la
regarda droit dans les yeux comme s’il la
mettait au défi de quitter tout ce qu’il pouvait
lui donner.
Le large dos d’Ahssaut s’interposait entre
elle et le jet d’eau, ce qui lui permettait de
conserver une vision claire. Elle voyait donc
tout de son amant, depuis son expression
farouche jusqu’aux muscles bandés de ses
épaules, sans oublier les ombres projetées par
ses pectoraux. Ses cheveux ruisselants
ondulaient en rythme, tandis que des gouttes
d’eau tombaient de leurs pointes comme des
larmes et, de temps à autre, il retroussait la
lèvre…
Quelque chose lui parut soudain vaguement
déplacé, comme un drapeau rouge agité dans
un coin reculé de son cerveau. Mais il fut trop
facile de l’ignorer quand un nouvel orgasme
prit le contrôle, rejetant toute pensée au profit
des sensations qu’Ahssaut lui procurait.
Alors que le sexe de Sola se contractait
autour son pénis en érection, il jouit à son
tour, rejetant son corps en arrière…
Pas de préservatif. Merde !
Cette pensée lui traversa l’esprit mais
disparut immédiatement lorsque son orgasme
redoubla, au point que, au lieu de le repousser,
elle tendit les mains et lui enfonça les ongles
dans les hanches.
Ce fut juste au moment où son plaisir
refluait que les choses devinrent un peu
étranges.
Comme Sola s’immobilisait pour reprendre
des forces, elle sentit qu’il s’enfonçait
profondément en elle pour achever ce qu’il
avait commencé.
Sauf qu’il n’en avait pas fini avec elle.
Une fois qu’il eut éjaculé, son bassin collé
contre le sien, il se retira presque
immédiatement. Et alors qu’elle s’attendait à
ce qu’il s’allonge avec elle sur le marbre, ou
peut-être qu’il la prenne dans ses bras pour la
sécher et l’emmener au lit, ou peut-être encore
qu’il fasse remarquer que, bon sang ! ils
n’avaient pas pris la moindre précaution.
Ou encore qu’il lui dise ce qu’il venait de
lui montrer : qu’il ne voulait pas qu’elle
parte…
Au lieu de cela, il prit appui sur une main et
saisit son pénis luisant de l’autre. Se caressant,
il grogna comme s’il était prêt à jouir une fois
de plus.
Le second orgasme explosa de son corps et
il prit pour cible de sa jouissance le sexe de
Sola, et ne s’arrêta pas là. Après avoir
recouvert son intimité de sa semence, il
changea de position afin de décharger sur le
ventre de son amante, puis sur sa cage
thoracique, ses seins, son cou, et finalement
son visage. Il semblait avoir des réserves
inépuisables de sperme et, à mesure que les
jets brûlants touchaient sa peau ultrasensible,
elle se surprit à jouir en même temps que lui,
étalant elle-même le fluide chaud sur ses seins
et tout le reste de son corps.
Dans un coin reculé de son cerveau, elle
savait qu’il y avait une raison à tout cela.
Mais de même qu’avec l’absence de
préservatif elle était trop absorbée par le
moment pour s’en soucier.
C’était comme s’il…la marquait… d’une
certaine façon.
Et cela lui convenait.
Chapitre 44

Xcor était totalement désorienté dans la


brume et savait qu’il serait bientôt temps pour
lui de repartir. Il avait péniblement gravi la
montagne pendant ce qui lui avait semblé des
heures, sans jamais atteindre le moindre
sommet ni la moindre fortification. Il n’avait
vu que des conifères. Le lit d’un ruisseau pris
dans les glaces, à l’occasion. Des empreintes
de cerf dans la neige…
Son téléphone sonna doucement dans sa
poche.
Même s’il maudit l’interruption, il reconnut
que c’était le signal de mettre fin à cette folie ;
c’était sans doute l’un de ses salopards qui
venait aux nouvelles. En outre, à supposer
qu’il découvre la tanière de la Confrérie,
qu’avait-il l’intention de faire ? Hurler sous
les fenêtres de l’Élue jusqu’à ce qu’elle
accepte de le rencontrer ?
Il se trouverait aussitôt entouré de guerriers
et, même s’il avait entendu dire que le rouge
était la couleur de l’amour, une effusion de
sang ne pouvait guère remplacer une rose.
Sortant son portable, il répondit d’un ton
brusque.
— Oui ?
Une tonalité aiguë se réverbéra dans son
conduit auditif, suffisamment perçante et
puissante pour qu’il écarte l’appareil de son
oreille.
Quand il le rapprocha de nouveau de lui, il
aboya : — Quoi ?
Pas de réponse.
— Bon sang, Affhres…
D’un seul coup, tout l’instinct qu’il avait ou
aurait jamais se mit à hurler, et ce n’était pas
un simple avertissement lui signalant qu’il
était sur le point de se faire attaquer.
Baissant la main, il se retourna lentement,
craignant un dérèglement de ses nerfs…
Son souffle se relâcha en un long soupir
quand il vit ce qui était apparu devant lui.
C’était elle.
Surgie du brouillard dense, son Élue s’était
matérialisée, et l’impact de sa présence le
figea sur place. Oh ! qu’elle était belle à voir.
La douceur de l’attitude de la femelle lui fit
ressentir avec encore plus clairement le
monstre qui était en lui.
— Comment es-tu arrivé ici ? demanda-t-
elle d’une voix tremblante.
Il regarda autour de lui.
— Où suis-je ?
— Je… Tu veux dire que tu l’ignores ?
— La Confrérie ne doit pas être loin, mais
je ne puis rien distinguer ni trouver quoi que
ce soit avec ce satané enchantement.
Resserrant les bras autour d’elle, elle parut
en proie à un conflit intérieur, mais comment
ne le serait-elle pas ? Il devait se trouver près
de l’endroit où elle résidait, même s’il lui était
impossible de dire s’il se tenait à des mètres
ou des kilomètres de ce lieu.
— Comment te portes-tu ? demanda-t-il
doucement. J’aimerais que la lune nous
éclaire. Je pourrais mieux te contempler.
Mais il pouvait la sentir… sentir son odeur.
Cette odeur si merveilleuse.
— Je t’ai appelé, chuchota-t-elle au bout
d’un long moment.
Il sentit qu’il haussait les sourcils.
— C’était toi ? Juste à l’instant ?
— Oui.
L’espace d’une traîtresse seconde, son cœur
s’emballa plus vite que s’il l’avait rejointe en
courant. Mais alors…
— Tu es au courant de la nouvelle.
— Sur ce que vous avez fait à Kolher.
— C’était le choix du Conseil.
— Ne fais pas semblant avec moi.
Il ferma les yeux. Hélas, c’était impossible.
— Je t’ai dit que le trône m’appartiendrait.
— Où sont tes soldats ?
— Comme si j’étais venu ce soir pour
débusquer le roi aveugle de son trou ?
La voix de l’Élue devint plus ferme.
— Tu lui as pris ce que tu désirais, et tu t’es
servi de sa bien-aimée pour le faire. Pourquoi
s’embêter avec lui, à présent ?
— Ce n’est pas lui que je suis venu voir.
Elle expira brusquement, même si cet aveu
n’était sûrement pas une surprise pour elle.
Et, que Dieu lui vienne en aide, Xcor fit un
pas dans sa direction même si, en vertu de ce
qui était juste et convenable, il aurait dû
s’enfuir car elle le rendait plus vulnérable
qu’aucun frère, surtout quand il s’aperçut que
des légers frissons parcouraient son corps
mince.
Il banda immédiatement. Il lui était
impossible de ne pas réagir.
— Tu le sais, n’est-ce pas ? dit-il avec un
léger grognement. Est-ce que tu m’as appelé
pour voir si tu ne pouvais pas influencer mes
actes ? Vas-y, maintenant. Tu peux te montrer
honnête, il n’y a que toi et moi ici. Seuls.
Elle leva le menton.
— Je ne comprendrai jamais ta haine pour
ce mâle plein de bonté.
— Ton roi ?
Il éclata d’un rire dur.
— Un mâle plein de bonté ?
— Oui, rétorqua-t-elle avec ardeur. C’est
une âme d’une extraordinaire bonté, dont la
compagne est son âme sœur… un mâle qui
s’engage chaque soir à faire de son mieux
pour l’espèce…
— Vraiment ? Et comment accomplit-il ce
but louable ? Personne ne le voit jamais, tu
sais. Il ne sort jamais pour se mêler aux
aristocrates ou aux roturiers. C’est un reclus
qui a échoué à tenir ses promesses en temps
de guerre. Si ce n’était pas moi, ce serait un
autre…
— C’est mal ! Ce que tu as fait est mal !
Il secoua la tête, à la fois admiratif de ses
principes naïfs, et attristé qu’elle doive se
battre avec la vérité.
— C’est ainsi que marche le monde. La
force domine la faiblesse. C’est aussi
universel que la gravité et le coucher du
soleil.
Même à travers son manteau, il devinait que
ses seins se soulevaient au-dessus de ses bras
croisés, et il baissa les yeux avant de les
fermer brièvement.
— L’innocence ne m’a jamais intéressé,
marmonna-t-il.
— Pardonne mon insulte, dans ce cas.
Relevant les paupières, il rétorqua :
— Mais je trouve que, comme toujours
lorsqu’il s’agit de toi, les révélations
surviennent à un rythme soutenu.
Elle tendit ses longues mains vers lui pour
le supplier dans l’air froid.
— Je t’en prie. Arrête. Je…
Comme elle déglutissait avec difficulté, il
se surprit à s’immobiliser.
— Tu feras quoi ?
Avec des mouvements nerveux et saccadés,
elle se mit à faire les cent pas devant lui. Et
pourtant il se sentait toujours incapable de
remuer un seul muscle.
— Que feras-tu exactement ? demanda-t-il
d’une voix profonde.
Elle s’arrêta. Leva son menton adorable. Le
défia du regard et du corps, même si elle
faisait quatre-vingt-dix kilos de moins que lui
et n’avait aucun entraînement.
— Tu pourras m’avoir.

— Est-ce qu’il fait trop chaud ici, ou est-ce
moi qui deviens dingue ?
Comme personne ne lui répondait, Beth jeta
un coup d’œil au fond du bureau. Saxton,
Vhen et Kolher étaient installés sur les
canapés bleus assortis et ne disaient pas un
mot. Les deux premiers regardaient fixement
le feu mourant, et elle ignorait dans quelle
direction Kolher avait tourné les yeux.
Mince ! même s’il se trouvait dans la même
pièce qu’elle, elle ne savait absolument pas
dans quel état d’esprit il était plongé.
Ôtant son peignoir, elle le posa sur le grand
bureau sculpté et relut la proclamation. Le
siège qu’elle avait choisi était celui que Vhen
prenait d’habitude, une bergère moelleuse,
placée juste à côté du trône de Kolher.
Malgré ce qu’elle tenait entre ses mains,
elle refusait de laisser le fauteuil gigantesque
à quelqu’un d’autre que son compagnon.
Reportant son attention sur le parchemin,
elle secoua la tête devant tous les symboles
qu’on y avait minutieusement tracés. Elle lisait
lentement la langue ancienne, car elle devait
d’abord penser à la définition de chaque
caractère avant de les lier en une phrase. Mais,
ça alors ! même à la deuxième tentative, le
texte disait exactement la même chose.
Reposant le lourd papier raide avec tous ses
rubans colorés sur le bureau, elle fit courir
ses doigts sur les morceaux de satin retenus
par des sceaux de cire. Ils étaient aussi étroits
et soyeux que les rubans dont on nouait les
cheveux des fillettes. Ils auraient fait de
parfaites attaches pour couettes.
Non qu’elle songe à un bébé pour l’instant.
— Donc nous ne pouvons vraiment rien
faire ? demanda-t-elle au bout d’un moment.
Mince ! elle avait chaud. La flanelle était un
mauvais choix, à moins que ce soit l’angoisse.
Saxton se racla la gorge quand personne ne
se porta volontaire pour répondre.
— D’un point de vue procédural, ils ont
suivi les règles. Et sur le plan légal leur
argument est correct. Techniquement, vu la
façon dont le droit ancien est désormais
interprété, votre…
Il se racla de nouveau la gorge. Puis jeta un
coup d’œil à Kolher comme pour évaluer la
violence de sa réaction.
— …progéniture aurait le droit d’accéder
au trône, mais il existe une réserve relative au
sang de notre monarque.
Elle posa la main sur son bas-ventre. L’idée
qu’un groupe de gens puisse prendre pour
cible son enfant, alors qu’il n’était pas encore
né, ni même peut-être conçu, suffisait à lui
donner envie de descendre au stand de tir pour
vider quelques chargeurs.
À l’époque où elle appartenait au monde
des humains, elle avait parfois subi des
discriminations en tant que femme,
notamment de la part de Dick le Connard.
Mais elle n’avait jamais été confrontée
personnellement au racisme. Comme elle
avait une apparence caucasienne, même s’il
s’était avéré qu’elle n’était qu’à moitié
blanche puisque à moitié humaine, tout cela
n’avait jamais été un problème.
Mon Dieu… forger son opinion d’une
personne sur les seules caractéristiques de la
loterie génétique était complètement débile.
Les gens ne pouvaient décider de leur sexe en
sortant du ventre de leur mère, pas plus qu’ils
ne pouvaient changer la nature de leurs
parents.
— La glymera, marmonna-t-elle. Quelle
bande d’enfoirés.
— Je suis sans doute le suivant sur la liste,
au fait, dit Vhen. Ils connaissent mes liens
avec vous deux.
Elle regarda le mâle à la crête.
— Je suis vraiment désolée.
— Ne le sois pas. Je n’ai gardé le poste que
pour vous aider, vous deux et la Confrérie.
Puis il ajouta sèchement :
— J’ai largement de quoi m’occuper dans
le Nord.
C’est vrai, songea-t-elle. Il était si facile
d’oublier qu’il était non seulement le menheur
du conseil, mais aussi le roi des symphathes.
— Et tu ne peux pas les foutre dehors ? lui
demanda-t-elle. Je veux dire, en tant que
menheur, tu ne peux pas… je ne sais pas,
former une nouvelle équipe ?
— Je laisserai notre cher ami avocat ici
présent m’interrompre si je me trompe, mais,
d’après ce que je comprends, l’appartenance
au Conseil est déterminée par la famille.
Donc, même si je trouvais des raisons de les
mettre à la porte, ils seraient simplement
remplacés par d’autres membres des mêmes
lignées, qui partagent sans doute la même
opinion qu’eux sur le sujet. Mais, surtout, ce
qui est fait est fait. Même si d’autres gens leur
succédaient, cet acte tiendrait toujours.
— Je continue de croire qu’il y a quelque
chose…
— Pouvons-nous arrêter, s’interposa
Kolher. Hein, est-ce que tu ne peux pas
simplement accepter la réalité telle qu’elle est
? Ne le prends pas mal, mais on a examiné le
problème sous tous les angles, tu as lu le truc
qu’ils ont envoyé ; ce qui est fait est fait.
— Je n’arrive tout simplement pas à croire
que cela ait été aussi facile.
Elle contempla le trône.
— Enfin ! un morceau de papier et tout est
fini.
— Je crains pour l’avenir, murmura Saxton.
Leur système de valeurs n’est pas bon pour les
gens comme moi. Ni pour les femelles. Nous
avions fait tellement de progrès ces deux
dernières années en faisant sortir l’espèce de
l’âge de pierre. À présent, tout sera effacé,
croyez-moi sur parole.
Kolher se leva d’un bond.
— Il faut que j’y aille.
À grandes enjambées, il s’approcha d’elle,
une main tendue pour qu’elle l’attrape et le
guide sur les derniers centimètres.
Quand elle prit sa paume et l’attira à elle,
elle inclina la tête sur un côté pour qu’il
puisse embrasser sa jugulaire, fit de même de
l’autre côté, avant de lui présenter ses lèvres
pour qu’il les effleure aussi.
Puis il sortit avec George.
En le regardant partir, elle détesta voir à
quel point il avait les traits tirés, à quel point il
semblait faible, à quel point il avait l’air
décharné, même si, d’un point de vue
physique, c’était plutôt à cause de ce qu’elle
lui avait infligé pendant ses chaleurs.
Néanmoins, sur le plan mental et émotionnel,
une longue chaîne de gens était responsable de
son état.
Même si elle en faisait également partie.
— Il doit y avoir un moyen, dit-elle sans
s’adresser à personne en particulier.
Mon Dieu ! elle pria pour que son hellren
ne se rende pas à la salle de muscu. La
dernière chose dont il avait besoin, c’était
d’exercice physique. Pour l’instant, son corps
exigeait du repos et de la nourriture.
Mais elle connaissait trop bien cette
expression sur son visage.
Chapitre 45

Xcor n’avait jamais été un lettré. Ce n’était


pas seulement parce qu’on ne lui avait pas
enseigné la littérature, mais parce qu’il était
complètement analphabète, et, régulièrement,
Affhres utilisait des mots qu’il ne comprenait
pas, que ce soit en français ou dans leur
langue maternelle.
Et pourtant on aurait pu supposer, même en
considérant ses très faibles connaissances, que
les quatre mots qu’on venait de lui dire – en
tout cas, si on les prenait un par un –
n’offraient aucun défi à sa compréhension.
Mais son cerveau refusait de les assimiler.
— Qu’as-tu dit ? demanda-t-il d’une voix
rauque.
Lorsque Layla répéta sa phrase, son odeur
révéla une forte note de peur : — Tu pourras
m’avoir.
Xcor ferma les yeux et serra les poings.
Son corps avait déjà traduit ses paroles et
réagissait comme s’il était animé d’une
volonté propre. Ses muscles le démangeaient
de lui sauter dessus, de l’allonger sur le sol
froid et de la monter pour la marquer comme
sienne.
— Tu ne sais pas ce que tu dis, s’entendit-il
marmonner.
— Si.
— Tu es enceinte.
— Je…
Même les paupières baissées, il arriva à se
la représenter en train de déglutir à grand-
peine.
— Cela signifie-t-il que tu ne veux pas de
moi ?
Il prit un moment pour respirer, les
poumons en feu.
— Non, grogna-t-il. Pas du tout.
En effet, chaque fois qu’il l’imaginait avec
un autre, la douleur qui lui traversait la
poitrine suffisait à le faire pâlir. Et pourtant,
en dépit du fait que la semence d’un autre avait
fécondé son corps, il la prendrait, l’aurait, la
garderait…
À un détail près.
Rouvrant les yeux, il la scruta avidement,
depuis ses magnifiques cheveux remontés sur
son crâne jusqu’à ses traits délicats et ce cou
mince qu’il désirait sentir sous sa bouche. Il y
avait plus à voir, bien entendu, mais c’était de
son visage, plus que de tout le reste, dont il
avait besoin au premier plan de son cerveau.
Depuis le début, il ressentait une sorte de
folie liée à cette Élue. Depuis qu’on l’avait
amené à elle sous l’érable dans cette prairie,
depuis qu’on lui avait donné son poignet et
fait boire à sa veine, il était infecté par une
maladie.
— Réponds à une question.
Il poursuivit son examen, en évaluant
chaque nuance de son expression craintive et
figée.
— Quoi ? répliqua-t-elle quand il ne parla
pas immédiatement.
— Si les derniers événements n’avaient pas
eu lieu, te serais-tu offerte à moi ?
Elle baissa les yeux. Resserra les bras
autour de son cœur. Détourna la tête.
— Réponds-moi, dit-il doucement. Dis-moi
la vérité pour que nous puissions tous deux
l’entendre.
— Mais ce qui est fait est fait, et…
Il tendit la main et lui souleva le menton
avec la plus grande douceur.
— Dis-le. Je dois entendre ta vérité, et je te
promets que j’ai encaissé des tirs bien plus
méchants que ce que tu pourrais me dire.
Les larmes lui montèrent aux yeux, leur
donnant le même éclat que celui de la lune se
reflétant sur un lac.
— Non. Je ne l’aurais pas fait.
Il se sentit chanceler, aussi sûrement que si
on l’avait frappé. Mais, comme promis, il
demeura impassible sous la souffrance.
— Alors ma réponse est non. Même s’il
existait un moyen de défaire toute cette
histoire avec ton roi – et il n’y en a pas –, je
ne te prendrais jamais contre ton gré.
— Mais je l’ai choisi. C’est mon choix.
Xcor secoua la tête.
— Uniquement sous la pression d’autre
chose.
Il recula d’un pas.
— Tu devrais rentrer…
Il observa la brume autour de lui, toujours
aussi désorienté.
— Là où tu résides.
— Tu me désires.
Sa voix était désormais ferme et assurée.
— Je peux le sentir.
— Bien sûr que oui. Mais je ne veux pas
d’un agneau qui se sacrifie. Mon fantasme…
ce n’est pas ça.
— Est-ce que mes motivations ont de
l’importance ?
— Certains cadeaux sont plus douloureux
que des insultes.
Il voulait s’éloigner, mais demeura
immobile.
— Surtout quand on ne peut plus rien faire
pour ton Kolher. Il a été remplacé.
— Si tu as destitué un roi légitime, tu peux
en destituer un autre. Tu peux rétablir Kolher
sur le trône.
— Tu m’accordes trop de crédit.
— S’il te plaît.
Sa ténacité le mettait en colère, même si
c’était une vertu, supposait-il.
— Pourquoi cela a-t-il tant d’importance
pour toi ? Ta vie ne changera pas. Tu seras en
sécurité ici, ou ailleurs. La Confrérie n’a pas
été démantelée…
— Ils te pourchasseront.
— Alors nous les tuerons. J’espère qu’ils
verront les bienfaits qu’il y a à tirer
gracieusement sa révérence.
Il n’arrivait pas à croire qu’il venait de dire
une chose pareille. Mais, pour ne pas la
perturber, il les laisserait, eux et Kolher,
vivre, à condition qu’ils ne se mettent pas en
travers de son chemin.
Layla secoua la tête.
— Leur loyauté ne le permettra pas.
Elle posa les mains sur ses joues et les
pressa comme si elle imaginait l’horreur.
— Il y aura de nouveau la guerre. À cause
de toi.
— Alors déteste-moi. Cela vaudra mieux
pour nous deux.
Elle le dévisagea pendant une éternité.
— Je crains que ce ne soit impossible.
Xcor fit de son mieux pour ignorer la façon
dont son cœur bondit dans sa poitrine.
— Je vais prendre congé.
— Comment as-tu trouvé cet endroit ?
— Je t’ai suivie il n’y a pas longtemps. Tu
étais dans une voiture, tu rentrais de la
clinique. Je m’inquiétais à ton sujet.
— Et pourquoi es-tu venu ce soir ?
— Je dois y aller.
— Non.
Pendant un moment, il entretint le rêve
qu’elle avait dit cela à son unique intention. Et
pas seulement dans l’espoir de le persuader
encore d’adopter son point de vue.
Cette folie ne dura pas. Surtout lorsqu’il se
revit en train de terroriser cet humain blessé
dans le restaurant désert, uniquement parce
qu’il en était capable… avant de se rappeler
qu’il avait arraché la colonne vertébrale de
ces éradiqueurs pour les livrer à il ne savait
plus quel membre de l’aristocratie, comme si
le destinataire avait la moindre importance.
Après quoi il se souvint d’avoir décapité ces
tueurs. Les avoir éventrés. Leur avoir brisé les
membres…
Il y avait tant d’actes de violence dans son
passé.
Sans compter la dépravation qui avait cours
dans le camp du Saigneur.
Et pour couronner le tout, il y avait son
visage défiguré.
Il avait l’intention d’entamer la descente.
Contrairement à elle, il ne pouvait pas se
dématérialiser : il avait essayé à de multiples
reprises pour accélérer l’ascension, sans
succès dans ce brouillard.
Oui, il avait l’intention de la laisser. Pour
toutes les raisons qu’il lui avait expliquées,
mais aussi pour celles qu’il taisait.
Au lieu de quoi, il s’entendit lui dire :
— Retrouve-moi sous l’érable. Demain, à
minuit.
— Dans quel…
Elle resserra sa parka comme s’il allait la
dévorer toute crue.
— …dessein ?
— Pas ce qui t’inquiète.
Cette fois-ci, il tourna les talons et se mit en
route, jusqu’à ce que ses pensées
s’éclaircissent assez pour qu’il s’arrête.
Regardant par-dessus son épaule, il demanda :
— Élue, connais-tu le chemin du retour ?
— Oh ! oui… bien sûr…
Sauf que, quand elle jeta un coup d’œil
autour d’elle, elle parut désorientée.
— Oui, c’est juste…
Elle ne s’arrêta pas pour lui dissimuler la
vérité. Elle ne semblait honnêtement pas
savoir où elle se trouvait.
Fermant les yeux, il poussa un juron. Il
n’aurait jamais dû venir ici, jamais.
Que se passerait-il s’il la laissait seule ici et
qu’elle ne dénichait pas d’abri avant le lever
du soleil ? Et s’ils se trouvaient en réalité
assez loin de l’endroit où elle résidait ?
Posant les mains sur ses hanches, il inclina
la tête en arrière et scruta les cieux, en se
disant qu’ils lui offriraient peut-être un peu de
bon sens, car il avait visiblement perdu le sien.
De toutes les façons de mourir, songea-t-
il…
Il n’avait jamais envisagé que ce serait à
cause d’une femelle.

Tandis qu’il scrutait la foule de goths qui
fréquentait le Masque de Fer, Trez ne pouvait
pas dire qu’il était ravi de se remettre en selle.
Ses affaires avaient toujours beaucoup compté
pour lui. Enfin, cela avait d’abord été la boîte
de Vhen, puis, quand le Révérend avait tiré sa
révérence – ou plutôt s’était explosé –, Trez
avait repris les commandes de l’entreprise. Et
pourtant, que le club soit la propriété de Vhen
ou la sienne, il avait adoré diriger les
opérations, s’occuper du personnel et des
clients, planifier l’implantation de nouveaux
locaux, regarder son argent croître et
multiplier. Oui, bien sûr, les humains étaient
des emmerdeurs, mais c’était vrai que l’on
soit au volant, en train de faire les courses au
supermarché ou d’essayer de gagner sa vie.
D’accord, les drogues et l’alcool n’aidaient
pas sur ce dernier point, mais on s’en
foutait…
Ce soir, pourtant, tandis qu’il observait ses
quelque douze filles au travail, certaines
assises sur les genoux de mecs, d’autres qui
flirtaient avec les clients ou les prenaient
carrément par la main pour disparaître dans
les toilettes privées… tout cela lui donna la
nausée.
Surtout lorsqu’il songeait à ce qu’il avait
accepté de faire pour s’Ex.
Merde ! c’était si tentant de croire qu’il
avait résolu le problème… qu’en garantissant
le bonheur de l’exécuteur il ferait tout
disparaître.
Faux.
Le souci était qu’il ne cessait de penser
qu’avec seulement un peu plus de temps il
trouverait une porte de sortie.
— Y a des chances que tu me cherches ?
L’humaine qui se tenait devant lui avait de
longs cheveux noirs – comme tant d’autres ici
– et un corps voluptueux, aussi sinueux qu’une
piste de course. Et probablement aussi rapide.
Avec cette peau pâlie par l’artifice du
maquillage au point de ressembler à de la
farine et ces lèvres peintes couleur sang, elle
figurait un vampire d’opérette dans un univers
de poseurs, tous excités par un personnage
sans doute né d’un paysage émotionnel
bipolaire.
Non qu’il généralise.
— Non, répondit-il. Ce n’est pas toi que je
cherche.
— Tu es sûr ?
Elle tourna sur elle-même devant lui,
exhibant son cul bombé.
— Parce que je vaux le coup.
Dans son esprit, il ne voyait que son Élue,
étendue devant lui, si belle et si pure.
— Désolé, marmonna-t-il en s’éloignant.
Une fois que Selena les avait eu laissés
ensemble, lui et iAm, dans la cuisine, elle
n’était pas revenue. Quand tout le monde avait
été convoqué dans la salle à manger pour
entendre l’horrible nouvelle au sujet du roi, il
s’était attendu à l’y voir. Raté.
Et il avait bien envie de se rendre dans la
grande demeure de Vhen pour la croiser. La
situation entre eux était trop indéterminée à
son goût, mais il avait la sensation que passer
aux choses sérieuses empirerait son moral.
Et celui de Selena également.
Il devait simplement lâcher toute l’affaire
avec elle…
Au fond de la boîte, l’une des prostituées
professionnelles, une brune vêtue de cuir
rouge moulant, croisa son regard et il la
détailla rapidement des pieds à la tête.
Oui, songea-t-il. Elle ferait l’affaire.
Dès qu’il lui fit signe de le rejoindre, elle
fut ravie de se frayer un chemin dans la foule
jusqu’à lui.
— Salut, patron.
Merde ! il avait vraiment, absolument
horreur de faire cela.
— J’ai un client privé pour lequel j’aurais
besoin de quelques services particuliers. Tu es
intéressée ?
— Toujours.
Elle regarda autour d’elle.
— Il est là ce soir ?
— Pas ici. Demain à midi. Je vais demander
à deux autres.
— Ça promet d’être marrant. Inutile de
demander à Willow, OK ? Elle s’est montrée
super emmerdante récemment.
— Compris.
— Merci d’avoir pensé à moi, patron.
Elle sourit et prit congé en le gratifiant d’un
petit coup de hanche sur la jambe.
— Je suis sûre que votre pote va prendre
son pied.
Tandis qu’elle s’éloignait d’un pas
nonchalant, Trez songea à peut-être,
éventuellement… oui, assurément… vomir
son dîner sur le sol noir luisant.
Cherchant de l’air frais, il se dirigea vers
l’entrée et se plaça devant, comme s’il ne
faisait que vérifier si tout se passait bien pour
Ivan et le nouveau videur, qui sélectionnaient
les clients massés en file d’attente à
l’extérieur. Puis il décida de se dégourdir les
jambes en marchant sans but, même s’il ne
portait pas de manteau et que ses mocassins
n’étaient pas adaptés aux trottoirs glissants.
Dans sa solitude, il était loin d’être seul : les
pensées de Selena, de son frère, de ses parents
encombraient l’espace autour de lui, et lui
faisaient sérieusement considérer les mérites
qu’on pouvait retirer à se bourrer la gueule.
iAm lui avait dit que l’accord passé avec
s’Ex était une putain de mauvaise idée. Puis il
était tout de suite reparti vers la cuisine pour
préparer un poulet chasseur.
Pourtant, tout bien considéré, cette
conversation entre eux s’était beaucoup mieux
passée que certains de leurs derniers
échanges…
— Tu veux du crack ? de l’héro ?
Haussant un sourcil, Trez jeta un coup d’œil
au mec blanc qui traînait non loin d’un salon
de tatouage. Classe.
Alors qu’il ouvrait la bouche pour dire au
mec « putain ! non », le vent changea de
direction, et il eut la surprise de recevoir la
puanteur caractéristique des éradiqueurs en
pleine figure.
Cela le fit s’arrêter net.
— Ce sera quoi ? lui demanda le tueur.
Trez regarda à gauche et à droite sans
véritable raison, sinon qu’il avait soudain très
envie d’acheter quelque chose dont il ne se
servirait jamais à un enfoiré qui ignorait
totalement qu’il parlait à son ennemi.
S’avançant dans l’obscurité, Trez mit la
main dans la poche de son pantalon, comme
s’il cherchait son portefeuille.
— Combien ?
— Pour quoi ?
Trez poursuivit sa ruse, et jeta un regard
alentour comme s’il était nerveux. De près,
c’était bel et bien un éradiqueur. La puanteur
douceâtre était bien pire que celle d’un
ouvrier d’usine qui n’aurait pas pris de
douche pendant une semaine et se serait
aspergé de talc pour bébé.
Et qui planquerait un raton laveur mort sous
chaque bras.
— Les deux. Hé ! ça t’ennuie si on s’éloigne
un peu ?
Le tueur se retourna et commença à donner
ses tarifs à mesure qu’il s’enfonçait dans la
ruelle à côté du salon de tatouage. Il n’arriva
jamais à conclure la transaction.
Trez prit facilement le contrôle de
l’éradiqueur en l’attaquant par-derrière. Il
l’attrapa par la tête et lui brisa la nuque, si
bien que sa colonne vertébrale ne fut plus
maintenue que par la peau. Saisissant le poids
mort par le torse, il poussa le tueur derrière
une pile de palettes et commença à lui faire les
poches.
Dix sachets de poudre. Une vingtaine de
cailloux de crack. Du petit trafic. Environ sept
cents dollars en liquide.
Ce n’était pas un gros bonnet. En fait, c’était
à peine remarquable pour cette partie de la
ville, mis à part le fait qu’il s’agissait d’un
éradiqueur.
Il étendit le cadavre qui bougeait encore sur
le sol, puis sortit son téléphone et composa un
numéro. On lui répondit à la troisième
sonnerie.
— Butch ? dit-il. Salut, mon pote… tu fais
quoi ? Hmm. Ouais. D’accord.
Il examina le tueur et se dit que ses lents
mouvements de bras et de jambes
ressemblaient totalement à ceux d’une mouche
coincée sur une fenêtre.
— Eh bien, j’ai un ami que j’aimerais que
tu rencontres. Non, pas le genre que tu auras
envie d’emmener dîner. Non, il n’ira nulle
part. Prends ton temps.
Une fois qu’il eut raccroché, il observa les
paquets dans sa paume. Ils étaient marqués du
symbole de la mort, en langue ancienne.
Quelqu’un au sein de l’espèce dealait, et à
grande échelle. Et coopérait avec l’ennemi
pour ce faire.
La question suivante était : de qui s’agissait-
il ?
Chapitre 46

L’aube approchait quand Beth décida


qu’elle devait tout simplement sortir des
appartements qu’elle partageait avec Kolher. Il
n’était pas encore rentré, et la perspective de
passer une seule minute de plus avec le chaos
de ses pensées suffisait à lui donner envie de
se pendre.
Premier arrêt : la chambre de Layla, mais
l’Élue était absente. Ce n’était sans doute pas
plus mal car elle soupçonnait qu’elle n’aurait
fait que bombarder la pauvre femelle de
questions sur les premiers symptômes de la
grossesse, ce qui était crétin à deux niveaux :
tout d’abord, si elle était tombée enceinte, elle
en était à quoi, vingt-quatre heures grand max
? et en outre Layla avait vécu cette horrible
quasi-fausse couche.
Pas tout à fait un bon point de comparaison,
si Beth ne voulait pas se rendre complètement
dingue.
Redescendant le couloir aux statues, elle se
dit… la cuisine. Oui, la cuisine était un bon
endroit où s’arrêter, en supposant qu’elle ne
veuille pas emmerder Kolher dans la salle de
musculation du centre d’entraînement.
Il avait clairement besoin de respirer.
En atteignant le grand escalier, elle ne put
s’empêcher d’établir un parallèle avec la
réalité. Le premier niveau représentait ce qui
se trouvait devant elle : Kolher et sa
destitution, le calme triste de la maison,
l’angoisse concernant l’avenir de l’espèce. Le
second niveau était complètement interne et
physique : un élancement dans son bassin –
était-ce la nidification… ou l’arrivée de ses
règles, ce qui équivaudrait à un échec ? –, une
douleur dans ses seins – un symptôme de
conception… ou les séquelles de tout ce sexe ?
–, des bouffées de chaleur – le résidu du
dérèglement hormonal… ou la flanelle ?
Seule la gravité de la situation dans laquelle
ils se trouvaient à cause des agissements du
Conseil l’empêchait de se concentrer
exclusivement sur les petits détails de son
corps. Et pendant ce temps, au fond de son
cœur, elle ignorait si elle espérait être
enceinte, ou si elle espérait ne pas l’être.
En fait, c’était un mensonge.
Posant la main sur son bas-ventre, elle se
surprit à prier pour que cela n’ait pas
fonctionné. Pour Kolher, la seule chose pire
que de perdre le trône, ce serait de découvrir
juste après qu’il allait devenir père.
S’il avait déjà le sentiment d’avoir perdu
l’héritage de ses parents, ce serait comme si
elle lui balançait un rocher à la figure alors
qu’il avait à peine pied. Sans le moindre
doute, il aurait également l’impression
d’avoir spolié son enfant.
Arrivée dans le vestibule, elle traversa
l’espace jusqu’à la salle à manger, puis poussa
la porte de la cuisine. Mon Dieu ! quel vide
étrange ; l’endroit fourmillait d’activité en
temps normal, même pendant les pauses entre
les grands repas de la maisonnée. Marcher ici,
alors que les volets se fermaient et qu’il n’y
avait rien sur le feu, dans le four ou sur le
plan de travail lui flanqua la frousse.
Bon sang ! qu’allait-il arriver, à présent ?
La Confrérie allait-elle se séparer ? Où
iraient-ils, Kolher et elle ? Techniquement, ils
ne devraient pas rester dans ces appartements
excessifs du deuxième étage s’ils n’étaient
plus la Première famille.
En fait, ce serait un soulagement de ne plus
loger là.
Même si la raison était à chier.
Ouvrant le frigo, elle vit tout un tas de
choses qu’elle ne voulait pas manger. Mais
elle aurait dû avoir faim, non ? Elle n’avait
rien grignoté d’autre que ce que Fritz lui avait
apporté, combien d’heures auparavant ? Et
elle n’avait rien avalé pendant ses chaleurs.
Elle devait aller faire pipi.
Disparaissant dans les toilettes attenantes à
la cuisine, elle fit son affaire, se lava les
mains, et retenta sa chance avec le
réfrigérateur.
Quelqu’un avait entreposé un grand bac
dans le compartiment du bas. Elle jeta un
rapide coup d’œil sous le couvercle, et
découvrit du poulet chasseur. Normalement,
c’était un plat qui valait la peine qu’on s’y
attaque, surtout parce que c’était sans doute
iAm qui l’avait préparé. Néanmoins, un rapide
contrôle olfactif lui valut un grand « NON »
de la part de son estomac. Même chose avec
les restes de jambon. Avec l’équivalent d’une
assiette de linguine à la bolognaise stocké
dans un Tupperware. Avec de la soupe à ta
tomate…
Elle fit une tentative avec le congélateur, et
sortit une boîte de gaufres glacées, qu’elle
reposa aussitôt.
— Beurk !
La glace était strictement hors de question.
La simple idée de cette nourriture chargée en
crème lui donnait envie de vomir…
Elle hésita et baissa les yeux sur son bassin.
— Y a quelqu’un là-dedans ?
OK, c’était officiel. Elle avait perdu la
boule.
Après un détour par le cellier, qui se révéla
aussi fructueux qu’essayer de trouver quelque
chose de comestible dans la buanderie, bon
sang de bonsoir ! elle se retrouva une fois
encore devant le frigo et se vit sortir un pot de
condiments.
— Hé, c’est des cornichons, marmonna-t-
elle. Des cornichons. Bonjour le cliché.
Sauf qu’une fois qu’elle eut dévissé le
couvercle et regardé les petits concombres qui
baignaient dans leur piscine de saumure elle
fit la grimace et dut le reposer.
En dernier recours, elle fouilla dans le bac
à légumes…
— Oui ! s’exclamat-elle précipitamment
alors qu’elle refermait la main sur quelque
chose. Oh, oui, oui, oui…
Pendant qu’elle emportait la botte de
carottes bio vers le tiroir à couteaux, elle
n’arrivait pas à croire qu’elle allait se
sustenter de bêtacarotène.
Elle avait horreur des carottes. OK, pas tout
à fait. Si elle en trouvait dans une salade, elle
ne faisait pas le tri. Mais jamais de sa vie elle
n’en avait sorti volontairement du
réfrigérateur.
Debout devant l’évier, elle en détacha une,
prit un économe et constitua un joli petit tas de
bandelettes orange vif dans la cuve en acier
inoxydable. Un rinçage rapide. Elle la coupa
en deux, puis deux fois dans le sens de la
longueur. Et voilà des crudités.
« Crunch ». Mâche. Avale.
Elles étaient si fraîches qu’elles craquaient
chaque fois qu’elle en prenait un morceau, et
leur goût sucré et terreux était meilleur que
celui du chocolat.
Encore une, se dit-elle quand elle eut fini
son dernier quart. Sauf que, parvenue au bout
de la numéro deux, elle pensa : et pourquoi
pas une autre ?
Tout en mâchant la troisième, elle repensa à
la proclamation du Conseil. Sa motivation
pour tenter de trouver une solution n’était pas
bien difficile à comprendre. Même si les
origines ethniques de sa mère n’étaient pas sa
faute, elle se sentait tout de même responsable
d’avoir déversé ce merdier sur le paillasson
de son compagnon.
Si elle pouvait seulement découvrir un
moyen de contourner ce truc…
Du côté du Conseil, les choses avançaient,
de toute évidence. Une prestation de serment
officiel de cet Ichan avait été programmée.
Vhen l’avait appris parce que, comme un
idiot, le secrétaire du Conseil n’avait pas
songé à supprimer son nom de leur fichue
liste mail d’information.
Cela aurait lieu à minuit.
Elle jeta un coup d’œil au four. L’horloge
digitale bleue affichait 4 h 54. Ils disposaient
donc de dix-neuf heures.
Que diable pouvait-on faire en dix-neuf
heures ?
Revenant à sa botte de carottes, elle…
L’alarme du système de sécurité annonçant
l’ouverture puis la fermeture de la porte
extérieure fut une surprise. Fronçant les
sourcils, elle sortit par le cellier, poussa l’une
des portes battantes destinées au personnel…
Layla sortit de la bibliothèque avec l’air
d’avoir eu un accident de voiture : ses cheveux
étaient emmêlés, son visage blanc comme un
linge, et elle se tenait les joues à deux mains.
— Layla, l’appela Beth. Est-ce que ça va ?
L’Élue fit un tel bond qu’elle dut agiter les
bras pour garder son équilibre.
— Oh ! Oh… euh… oui. Oui, ça va. Je vais
bien, très bien, oui. Merci.
La femelle fronça brusquement les sourcils.
— Et toi ? Est-ce que…
Il y avait tellement de façons d’achever cette
phrase, étant donné les circonstances : est-ce
que… tu as des pensées suicidaires ? Est-ce
que… tu fais une pause entre deux séances de
pleurs ? Est-ce que… tu es enceinte, toi aussi ?
— Oh ! oui, bien. Ouais, ça va. Tout à fait.
Elles pouvaient être deux à jouer au jeu des
réponses élusives.
— Bon, je vais monter. Me coucher.
Prendre une douche et me coucher.
Quand Layla commença à retirer sa parka,
elle lui décocha un sourire aussi peu naturel
que celui d’une playmate.
— Je te verrai… eh bien, plus tard. On se
voit plus tard. Au revoir. À tout à l’heure !
L’Élue grimpa l’escalier comme si
quelqu’un était à sa poursuite, même s’il n’y
avait personne derrière elle.
De retour dans la cuisine, Beth eut mauvaise
conscience de ne pas avoir insisté pour que la
femelle lui explique pourquoi elle semblait si
angoissée, mais la triste vérité était qu’elle
avait personnellement déjà tant de problèmes
à résoudre qu’elle ne se sentait pas la force
d’affronter en plus l’hystérie et le pétage de
plombs de quelqu’un d’autre.
Elle éplucha une nouvelle carotte. La coupa
en deux puis la tourna pour…
La solution lui vint avec tant de netteté
qu’elle faillit s’entailler le doigt.
Posant le couteau, elle ramassa les deux
moitiés du légume, et les colla l’une contre
l’autre, de façon qu’elles donnent toujours
l’impression de former un seul morceau.
Puis elle les sépara de nouveau
délibérément. Et les réunit. Puis les sépara.
Quelle que soit leur présentation, ces
moitiés étaient toujours des carottes.
Jetant les morceaux sur le plan de travail,
elle partit à toute allure.

C’était un gros buis rond qui les avait
sauvés.
Lorsque Xcor reprit forme dans le jardin de
son antre de banlieue, il dut prendre un
moment pour se ressaisir, même si le soleil
menaçait à l’est.
En parlant d’avoir eu chaud, il avait ramené
Layla juste à temps. Et même à présent il
n’était pas certain d’avoir réussi.
Mais il avait fait de son mieux.
Une fois qu’il était devenu évident qu’elle
souffrait du même problème de désorientation
que lui dans la brume, il l’avait prise par la
main et lui avait fait gravir la pente. Il ne lui
avait pas demandé de confirmer si le
complexe caché de la Confrérie se trouvait ou
non au sommet. Pour cette information, il
s’appuyait sur les mêmes principes qui avaient
conduit à l’édification de sa tanière dans
l’Ancienne Contrée.
Plus la position était élevée, plus elle était
défendable.
La pressant autant que possible, ils avaient
fini par se cogner dans un mur d’enceinte haut
de six mètres, un très bon signe qu’ils étaient
proches de sa demeure. Mais le problème était
qu’elle était trop bouleversée pour se
dématérialiser de l’autre côté de ce satané
machin.
Il ignorait s’ils devaient longer le mur vers
la droite ou vers la gauche, tout en ayant
conscience que la sécurité de la femelle
dépendait de sa décision.
À bien des niveaux.
Il se rendait bien compte que même s’il
pouvait leur construire un abri convenable,
capable de les protéger tous deux du soleil
durant la journée, l’absence de l’Élue serait
remarquée et questionnée lorsqu’elle
rentrerait le soir suivant. Et alors, comment
serait-elle en mesure de donner des réponses
qui ne compliqueraient pas sa vie de façon
irrévocable ? Il l’ignorait.
Il avait pris à droite, en se fondant sur l’idée
que, s’il voulait se montrer juste et droit avec
elle, ce serait la direction qu’il emprunterait.
Après qu’il avait découvert ce petit buisson
bien taillé et entretenu, suivi d’un certain
nombre de ses jumeaux, il était devenu évident
qu’ils étaient bien sur le chemin de la maison
principale. Il ne l’avait pas accompagnée
jusqu’au bout. Il était allé assez loin pour
découvrir le premier parterre, puis lui avait
lâché la main en lui soufflant de partir, vite.
Lui aussi était à court de temps.
Xcor l’avait regardée s’éloigner à grandes
enjambées pendant une seconde à peine, puis
elle s’était perdue dans la brume, et même le
bruit de ses pas avait cessé de parvenir à ses
oreilles.
C’était comme si elle avait disparu à jamais.
Et bien qu’une part de son être éprouve la
tentation de s’asseoir et d’attendre que le
soleil le prenne, il s’était forcé à s’éloigner à
son tour, et était redescendu de la montagne,
jusqu’à tomber, presque au sens propre, sur le
sentier d’où il était parti.
Même s’il n’y voyait pas à plus d’un mètre
cinquante devant lui, la surface plane du
terrain lui avait permis d’avancer beaucoup
plus rapidement que sur le sol accidenté de la
montagne. Il avait couru ventre à terre, la
gravité jouant en sa faveur, en s’inquiétant
seulement du risque d’être pris dans les phares
d’un conducteur remontant à flanc de
montagne.
Cela n’était pas arrivé. Il était revenu dans
la zone stabilisée et s’était enfin dégagé du
paysage embrumé et brouillé.
Toutefois, le sentiment d’épouvante qu’il
avait éprouvé en entrant dans ce brouillard
était toujours présent en lui. Et si Layla n’était
pas rentrée à temps ? Et si quelqu’un l’avait
découverte et l’avait interrogée ? Et si… ?
Il avait regardé son téléphone, en vain, puis
s’était forcé à fermer les yeux, s’était
concentré, et avait prié qu’il lui reste assez de
force et de calme pour se dématérialiser.
La seule chose qui avait rendu sa
disparition possible était qu’il ne pouvait pas
mourir sans savoir ce qu’il était advenu de la
femelle.

Sortant une fois de plus son téléphone, il eut
le vague espoir qu’elle ait appelé et qu’il n’ait
pas entendu la sonnerie lors de sa descente
jusqu’au pied de la montagne. Hélas… non.
Tandis qu’il s’avançait vers la porte de la
maison de style colonial, la pâle lueur du ciel
lui picota la peau comme un signal d’alarme,
et il sentit ses yeux s’embuer de larmes.
L’émotion fut de courte durée, cessant dès
qu’il déboula dans la maison.
Pour se trouver face à une scène d’abjecte
débauche.
Seule la présence de femelles aurait pu
parachever le tableau. En l’occurrence, l’air
était chargé de vapeurs de rhum et de gin,
ainsi que de cette agressivité mâle qui émanait
des guerriers après chaque victoire, et
retentissait de rires gras.
— Tu es de retour ! s’exclama Zypher. Il est
de retour !
Le braillement était assez tonitruant pour
réveiller les voisins, si jamais ils en avaient
eu. Dans le cas présent, il se répercuta dans
toute la maison.
— Et nous avons des nouvelles, annonça
Affhres avec une satisfaction légèrement
teintée d’ivresse. La cérémonie d’initiation
aura lieu à minuit ce soir chez Ichan. Nous
sommes invités, bien entendu.
La tentation de leur dire d’y aller sans lui
était forte. Mais il se tint coi. Il se contenta
d’un hochement de tête et disparut à l’étage.
Heureusement, ses soldats avaient
l’habitude de son comportement taciturne, et
le laissèrent partir sans manifester
d’étonnement.
Une fois la porte de sa chambre refermée,
le bruit au rez-de-chaussée fut atténué, mais
sans disparaître complètement ; toutefois, il
était accoutumé à faire la sourde oreille.
Se dirigeant vers le lit, qui était un fouillis
de draps et de couvertures, il s’assit, se
désarma et sortit son téléphone portable. Le
tenant à deux mains, il observa fixement
l’écran.
Il n’y avait aucun moyen de l’appeler car le
téléphone qu’elle utilisait avait un numéro
masqué.
S’allongeant pour contempler le plafond, il
comprit qu’un vide pouvait avoir valeur de
révélation.
L’idée qu’elle puisse être morte et qu’il
l’ignore le frappa si profondément qu’il eut
l’impression qu’on l’avait coupé en deux.
Et qu’il resterait ainsi à jamais.
Chapitre 47

Où était-il ?
Pendant que Sola s’attardait dans la cuisine
d’Ahssaut, en prenant exagérément soin des
quelques affaires de la chambre à l’étage
qu’elle avait remballées, elle ne cessait de
regarder par-dessus son épaule, s’attendant à
le voir surgir de nulle part pour tenter de la
convaincre de rester.
Mais il l’avait déjà fait, non.
Dans la douche.
Mince ! pour une fois, le souvenir de leur
coucherie ne l’excita pas, et lui donna plutôt
envie de pleurer.
— Je pas comprendre pourquoi nous
partons si tôt, proclama sa grand-mère en
remontant du sous-sol. L’aube n’est même pas
encore levée.
La vieille dame portait une version jaune de
sa blouse de travail, mais elle était prête pour
le voyage, car elle avait enfilé ses bonnes
chaussures et son sac assorti pendait à son
poignet grâce à la lanière en similicuir.
Derrière elle, les gardes du corps jumeaux
d’Ahssaut portaient chacun une valise, et
n’avaient pas l’air réjouis. Mais bon, allez,
leurs visages n’étaient pas vraiment taillés
pour la rigolade.
— C’est un trajet de vingt-trois heures en
voiture, vovò. Il faut qu’on décolle.
— On ne s’arrêtera pas ?
— Non.
Elle ne pouvait pas courir de risque avec sa
grand-mère dans son sillage. Celle-ci émit un
son qui, pour n’importe qui d’autre, aurait été
un « putain ».
— Nous devrions rester ici. C’est bien ici.
J’aime la cuisine.
Ce n’était pas la cuisine qu’elle appréciait.
Zut ! sa grand-mère était capable de cuisiner
sur un réchaud à gaz, et elle l’avait fait.
« Il n’est pas catholique, eut envie de dire
Sola. En fait, c’est un dealer de drogue athée.
Qui sera bientôt grossiste… »
Et si elle était enceinte ? se demanda-t-elle.
Parce que cela faisait deux jours qu’elle
n’avait pas pris sa pilule. Ne serait-ce pas…
Complètement barjo, comme on dit.
S’arrachant à son délire, elle ferma la
valise à roulettes et se contenta de rester
plantée là.
— Eh bien ? persifla sa grand-mère. On
part ? ou pas ?
Comme si elle savait exactement ce
qu’attendait sa petite-fille.
Ou plutôt, qui.
Il ne restait pas assez de fierté à Sola pour
essayer d’avoir l’air détaché lorsqu’elle
observa une fois encore son environnement,
scrutant tour à tour la porte qui donnait sur la
salle à manger, l’arcade sous laquelle on
passait en venant du bureau ou de l’étage et
l’étroit couloir en haut des marches qui
descendaient au sous-sol. Tout était vide. Et on
n’entendait pas de pas précipités, ni le bruit
sourd de quelqu’un enfilant un tee-shirt à la
hâte et se dépêchant de descendre.
La séance dans la douche mise à part,
comment pouvait-il ne pas venir lui dire au
revoir…
À ce moment-là, sa grand-mère prit une
profonde inspiration et la croix plate en or
jaune qu’elle portait toujours autour du cou
réfléchit la lumière du plafonnier.
— On y va, s’entendit annoncer Sola.
Sur ce, elle prit sa valise et se dirigea vers
la porte du fond. Dehors, une Ford tout ce
qu’il y avait de plus banal était garée près de
la maison Le contrat de location avait été
établi au nom d’emprunt que Sola utilisait en
situation d’urgence.
Celui dont personne dans Caldwell n’avait
connaissance. Et dans la boîte à gants se
trouvaient d’autres faux documents et papiers
d’identité pour sa grand-mère.
Avec la télécommande, elle déverrouilla la
voiture et ouvrit le coffre. Pendant ce temps-
là, les hommes d’Ahssaut s’occupaient de sa
grand-mère, l’aidant à descendre les marches,
portant ses bagages et son manteau, qu’elle
avait à l’évidence refusé d’enfiler en signe de
protestation.
Pendant qu’ils installaient la vieille dame
sur le siège passager et sa valise dans le
coffre, Sola fouilla du regard l’arrière de la
maison. Comme auparavant, elle s’attendait à
le voir. Il traverserait peut-être la pièce
principale au pas de course pour la retrouver
avant qu’elle s’en aille. Il remonterait peut-
être du sous-sol et se précipiterait dehors. Ou
arriverait en dérapant parce qu’il se trouvait à
l’étage…
À ce moment-là, il se passa quelque chose
d’étrange. Chaque fenêtre de la maison se mit
soudain à chatoyer. Les panneaux de verre
fixes entre les montants et les vitres des portes
coulissantes scintillèrent légèrement.
Qu’est-ce que…
Des volets, se dit-elle. Des volets
descendaient devant les fenêtres, leur
mouvement subtil quelque chose qu’on
pouvait manquer, à moins de regarder dans
cette direction à la seconde même où cela
arrivait. Après, ce fut comme si rien n’avait
changé. Les meubles étaient toujours visibles,
les lumières allumées, tout était redevenu
parfaitement normal.
Encore un de ses tours de passe-passe pour
sa sécurité, songea-t-elle.
Prenant son temps pour ouvrir la portière,
elle glissa un pied à l’intérieur et se retourna.
Les deux gardes du corps s’étaient écartés et
croisaient les bras.
Elle voulait leur dire… mais non, ils
n’avaient pas l’air enclin à transmettre un
message à Ahssaut.
Ils avaient l’air carrément énervés
maintenant qu’ils avaient installé
confortablement sa grand-mère dans la
berline.
Sola attendit encore un peu, les yeux rivés
sur la porte de derrière toujours ouverte. À
travers l’encadrement, elle apercevait les
chaussures et les manteaux rangés dans le
cagibi. Cela avait l’air si ordinaire, enfin,
ordinaire pour quelqu’un de riche. Mais la
maison ne faisait en rien classe moyenne, et
pas seulement parce qu’elle devait valoir dans
les cinq millions. Voire dix.
Elle se retourna, se glissa derrière le
volant, referma les portières et inspira une
grande bouffée de désodorisant au citron.
Sous lequel on distinguait une légère odeur de
fumée de cigarette.
— Je sais pas pourquoi on doit partir.
— Je sais, vovò. Je sais.
Le moteur démarra avec un son métallique
et elle mit la voiture en marche arrière.
Effectuant un demi-tour, elle jeta un dernier
regard à la porte ouverte.
Puis elle n’eut plus d’excuse pour s’attarder.
Enfonçant l’accélérateur, elle se mit à battre
des paupières, tandis que les phares éclairaient
l’allée, puis la route à une seule voie qui leur
ferait quitter la péninsule.
Il ne viendrait pas la chercher.
— Tu fais une erreur, grommela sa grand-
mère. Une grosse erreur.
Mais tu ne connais pas toute l’histoire,
pensa Sola en s’arrêtant à un panneau « Stop »
et en enclenchant son clignotant.
Néanmoins, ce dont elle n’avait pas
conscience, c’était qu’elle non plus ne la
connaissait pas.

Ahssaut assista au départ de Sola, caché
derrière le bouquet d’arbres à l’arrière de sa
maison.
À travers les fenêtres de la cuisine, il la vit
debout près de la table, fouillant dans une
valise comme si elle cherchait quelque chose
qu’elle aurait oublié.
Dehors, mon amour, pensa-t-il. Ce que tu as
perdu se trouve dehors.
Puis sa grand-mère fit son apparition en
compagnie des deux cousins, et il était évident
que la femelle n’approuvait pas ce départ.
Raison de plus pour l’adorer.
Il était également évident que ses cousins
n’étaient pas d’accord, eux non plus. Mais
bon, ils n’avaient jamais aussi bien mangé de
leur vie, et éprouvaient du respect pour toute
personne capable de leur tenir tête.
Ce qui n’était pas un problème avec la
granhmen de Marisol.
Pendant qu’il observait sa femelle chercher
autour d’elle comme si elle attendait qu’il
fasse son apparition, il éprouva une petite
satisfaction à la voir triste. Mais l’impératif
primordial était de convaincre le fauve en lui
de la laisser choisir son chemin.
Il ne pouvait pas plus argumenter contre
l’instinct de préservation de Sola qu’il ne
pouvait lui jurer de quitter ce business. Il avait
travaillé trop longtemps et trop dur pour se
glisser dans un mode de vie fait de nuits
sédentaires, même s’il les passait avec elle. En
outre, il craignait que les choses ne soient pas
encore terminées avec la famille Benloise.
Seul le temps dirait s’il existait un autre frère,
ou éventuellement un cousin, à l’œil avide et
au cœur débordant de vengeance pour ce
qu’on avait infligé à son sang.
Elle serait plus en sécurité sans lui.
Tandis que Marisol déposait ses bagages
dans le coffre de la voiture, on installa sa
grand-mère à l’avant. Puis il y eut une autre
pause. Oui, pendant qu’elle regardait les
alentours, il eut l’impression qu’elle l’avait
aperçu… mais non. Ses yeux passèrent sur lui
sans le voir dans sa cachette pleine d’ombres.
Dans la voiture. Portière fermée. Moteur
qui démarre. Demi-tour.
Puis il ne resta plus que des feux arrière
disparaissant au bout de son allée.
Les cousins ne s’attardèrent qu’un instant.
Contrairement à sa femelle, ils savaient
précisément où il se trouvait, mais ils
n’approchèrent pas. Ils se retirèrent dans la
maison, en laissant la porte ouverte à son
intention quand il ne pourrait plus supporter le
soleil levant.
Dans sa poitrine, son cœur hurlait lorsqu’il
finit par quitter son refuge.
Tandis qu’il marchait dans la neige, son
corps lui sembla comme désarticulé au point
qu’il se demanda s’il n’allait pas s’effondrer.
Et la tête lui tournait, de même que ses
intestins. La seule chose stable en lui, c’était
son instinct de mâle, qui ne cessait de lui
répéter qu’il devait se placer en travers de sa
route, se dresser devant cette voiture bas de
gamme et exiger qu’elle fasse demi-tour pour
rentrer à la maison.
Au lieu de quoi, Ahssaut se força à rentrer
chez lui.
Dans la cuisine, les cousins se servaient des
plats spécialement préparés à leur intention et
enveloppés en portions dans des barquettes en
aluminium, rangées dans le congélateur. À
voir leur tête, on aurait cru que quelqu’un était
mort.
— Où sont les téléphones portables ?
demanda Ahssaut.
— Dans le bureau.
Ehric fronça les sourcils en ôtant un Post-it
d’une des barquettes.
— Préchauffer à cent quatre-vingts degrés.
Son frère s’approcha des fours muraux et
se mit à appuyer sur des boutons.
— Chaleur tournante ?
— C’est pas précisé.
— Bon sang !
En toutes autres circonstances, Ahssaut
aurait cru impossible qu’Evale renonce à son
mutisme ordinaire pour discuter de cuisine.
Mais Marisol et sa grand-mère avaient tout
bouleversé pendant leur court séjour ici.
Laissant les cousins tranquilles, il ne fut pas
surpris qu’ils ne lui proposent pas de partager
leur repas. Après des siècles d’une existence
frugale, il avait l’impression qu’ils allaient
thésauriser cette nourriture.
Dans le bureau, il s’assit à sa table de travail
et regarda les deux téléphones identiques
devant lui. Naturellement, son cerveau revint à
la façon dont il se les était procurés, et il revit
d’abord Eduardo gisant par terre, puis
Ricardo attaché à ce mur de torture.
Donnant l’ordre à ses mains de s’en saisir,
il…
Ses bras refusèrent d’obéir à son ordre et il
se laissa aller dans le fauteuil. Alors qu’il
regardait droit devant lui sans rien voir, il
devint évident que toute motivation l’avait
abandonné.
Ouvrant le tiroir central du bureau, il sortit
l’un de ses flacons et inhala une dose de
cocaïne, puis une autre.
Le flash provoqué par le produit lui permit
au moins de se redresser dans le fauteuil et, un
instant plus tard, il s’empara vraiment des
téléphones et les connecta à son ordinateur.
Sa concentration était artificielle, son
attention forcée, mais il savait qu’il devrait s’y
habituer.
Son cœur, si noir soit-il, venait de le quitter.
Et était en route pour Miami.
Chapitre 48

Il était en fait possible, si l’on courait assez


longtemps et assez énergiquement, de donner
à son corps l’impression d’avoir participé à
une bagarre.
Pendant que Kolher continuait à marteler le
tapis de course de ses Nike, il repensa à son
dernier entraînement avec Souffhrance.
Il lui avait menti. À l’époque où il avait
enfin assumé son rôle de roi de façon
sérieuse, les frères et Beth étaient venus le
trouver avec un assortiment de «
recommandations » afin qu’il renonce à
mettre sa vie en danger. Pas exactement une
discussion agréable, et il avait enfreint les
règles au moins une fois, ce dont tout le
monde était au courant, et un certain nombre
d’autres fois où personne ne l’avait pris. Et
après qu’on l’avait découvert en train de se
battre en centre-ville, il avait accepté une
nouvelle fois de raccrocher ses dagues, sauf
pour les cérémonies ; depuis lors, l’odeur de
déception de sa shellane avait suffi à le
maintenir dans le rang.
Enfin, cela et le fait qu’il avait perdu tout à
fait le peu de vue qui lui restait à peu près au
même moment.
Les autres n’avaient pas eu tort. Le roi
devait rester en vie, c’était primordial, et buter
des tueurs au fond d’une ruelle de Caldwell ne
pouvait plus être sa première directive.
Pas plus que s’entraîner avec ses frères.
Aucun d’entre eux ne souhaitait courir le
risque de le blesser.
Sauf qu’alors Souffhrance avait fait
irruption dans ce monde. Même s’il avait
d’abord cru qu’il s’agissait d’un mâle,
lorsqu’on avait découvert sa véritable identité,
on lui avait accordé ce passe-droit,
précisément parce qu’elle était une femelle.
Il repensa à ce moment où elle s’était
glissée dans les vestiaires des mâles et lui
avait posé un couteau sous la gorge Il
supposait qu’à présent il pouvait se battre avec
qui il voulait. Et qu’il lui devait des excuses.
Tendant la main, il augmenta la vitesse du
tapis de course. On avait installé des crochets
sur le panneau de commande de la machine,
ainsi qu’une ceinture rembourrée conçue pour
lui. Des tendeurs reliaient les deux, et il
pouvait ainsi courir sans avoir besoin de se
tenir aux montants, puisque les subtiles
tractions sur sa taille lui signalaient s’il restait
ou non dans l’axe du tapis.
Pratique par une nuit pareille. Oh !
attendez… il faisait jour, à présent.
Accélérant, il découvrit que, ainsi qu’à
l’ordinaire, sa tête parvenait à dépasser
l’épuisement, comme si, alors que son corps
était engagé dans l’effort, son esprit était libre
de dériver. Malheureusement, semblable à un
hélicoptère en perdition, il ne cessait de se
heurter à des murs : ses parents, sa shellane,
l’éventualité d’un enfant, toutes ces années
vides qui s’étiraient devant lui.
Si seulement il voyait encore. Il pourrait au
moins lutter de façon crédible contre
l’ennemi. Mais à présent il était piégé. Par sa
cécité, par Beth, par l’éventualité qu’elle soit
enceinte.
Bien entendu, si elle n’avait pas fait partie
de sa vie, il serait parti tuer des éradiqueurs
jusqu’à mourir au champ d’honneur. Même si,
merde ! sans elle, il ne se serait sans doute
jamais soucié de devenir roi.
Il savait que, seul, il n’aurait jamais essayé
de poser cette foutue couronne sur sa tête.
Après tout ce que son père avait accompli
en un temps si tragiquement court, il aurait dû
suivre son premier instinct et se barrer.
L’espèce s’était bien portée sans capitaine
pendant quelques siècles, elle aurait
probablement pu continuer indéfiniment.
Il songea à Ichan. Peut-être que ce fils de
pute allait découvrir que les peuples modernes
n’avaient pas besoin de roi.
Ou plutôt, peut-être que Xcor et ses
salopards l’apprendraient.
Peu importe.
Kolher voulut accélérer encore, et
découvrit qu’il avait réglé la machine sur la
vitesse maximale. Avec un juron, il continua à
courir à toute allure et repensa à son père,
assis derrière le bureau que lui-même ne
pouvait plus ni voir ni utiliser, avec sa surface
sculptée couverte de rouleaux de parchemin,
d’encriers, de plumes et de volumes reliés de
cuir.
Il imaginait parfaitement le mâle derrière
cet amas de papiers, arborant un petit sourire
de contentement tout en faisant fondre lui-
même la cire pour y presser le sceau royal…
— Kolher !
— Que…
Il y eut un grincement de caoutchouc
lorsqu’il tira sur la clé de sécurité et bondit
par-dessus la rampe de protection.
— Beth… ?
— Kolher, oh mon Dieu…
— Est-ce que ça va…
— Kolher, j’ai la solution…
Il n’arrivait plus à respirer.
— À quel… sujet ?
— Je sais ce qu’on doit faire !
Kolher fronça les sourcils, tandis que,
toujours hors d’haleine, il prenait appui sur la
rampe au cas où ses jambes en coton se
dérobent et qu’il finisse par terre. Pourtant,
même en hypoxie, il percevait l’odeur de sa
femelle. Elle était chargée de détermination et
de conviction, mais ses arômes naturels
étaient si prononcés qu’il les distinguait
clairement.
S’emparant de la serviette qu’il avait jetée
en travers du panneau de commande, il
s’épongea le visage avec.
— Beth, pour l’amour du ciel ! vas-tu
arrêter de…
— Divorçons.
En dépit des halètements provoqués par
l’exercice, il cessa de respirer.
— Je te demande pardon, dit-il d’une voix
rauque. Mais je refuse d’entendre cela.
— Dissous notre union. En rendant le
divorce effectif à partir d’hier, quand tu étais
encore pleinement le roi.
Il secoua la tête, le cerveau encombré de
toutes sortes de pensées.
— Je refuse de t’entendre dire que…
— Si tu te débarrasses de moi, tu te
débarrasses aussi du motif qu’ils ont invoqué.
Plus de motif, plus de destitution. Tu gardes le
trône et…
— Est-ce que tu as perdu la tête ! hurla-t-il.
De quoi est-ce que tu parles, putain ?
Il y eut un léger silence. Comme si elle était
surprise qu’il n’adhère pas complètement à
son idée géniale.
— Kolher, sérieusement. Voilà le moyen de
récupérer le trône.
Lorsque le mâle lié en lui commença à
hurler à pleins poumons, il se trouva à deux
doigts d’exploser, mais il avait déjà réduit en
miettes une pièce entière du complexe. Les
frères le tueraient s’il détruisait également
leur salle de muscu.
Il tenta de garder une voix égale, mais
échoua lamentablement : — Hors de question,
bordel !
— Ce n’est qu’un bout de papier, cria-t-elle
en retour. Qu’est-ce que ça fait ?
— Tu es ma shellane !
— Tout est une question de carottes !
Cela l’arrêta net. Secouant la tête pour
s’éclaircir les idées, il dit : — Je te demande
pardon… quoi ?
Il était un peu difficile de passer
brutalement de la fin de leur vie de couple à
de fichus légumes racines.
— Tu vois, toi et moi sommes ensemble
parce qu’on s’aime. Un morceau de papier
dans un sens ou dans l’autre ne va pas changer
nos sentiments…
— Non, certainement pas, je ne vais pas
donner à ces enfoirés la satisfaction de te
dégager…
— Écoute-moi.
Elle posa la main sur l’un de ses avant-bras
et le pressa.
— Je veux que tu te calmes et que tu
m’écoutes.
C’était le plus dingue. Il avait beau être
remonté comme une horloge, quand elle lui
donnait un ordre direct comme celui-ci, il
obéissait comme un bon petit soldat.
— Antidate la dissolution de notre mariage
– union – peu importe. Ne leur fournis aucune
raison, pour ne pas donner l’impression
d’avoir réagi à la destitution. Puis décide si tu
veux, oui ou non, rester roi. Mais ainsi ce ne
sera pas ma faute. En ce moment même, que
cela te plaise ou pas, je suis le motif pour
lequel tu perds le trône, et je ne veux pas
passer le reste de ma vie à me sentir
responsable d’une chose pareille. Cela me
tuerait.
— Te sacrifier n’est pas le moyen…
— Nous ne me sacrifions absolument pas.
Je me fiche d’être reine. Je veux être à tes
côtés, et rien ne changera cela, ni couronne, ni
édit, ni quoi que ce soit d’autre.
— Tu portes peut-être notre progéniture en
ce moment même. Es-tu en train de me dire
que tu veux faire naître un bâtard ?
— Il ne le serait pas pour moi. Ni pour toi.
— Mais pour les autres…
— Comme qui ? Es-tu en train de me dire
que Viszs estimerait moins cet enfant ? ou
Tohr ? ou Rhage ? ou l’un des frères ou leurs
shellane ? Qu’en est-il de Vhif et Blay ? Vhif
n’est pas uni à Layla. Est-ce que cela signifie
que tu mépriseras leur bébé ?
— Ce ne sont pas eux que je désigne
comme « les autres ».
— Alors qui, précisément ? Nous ne
fréquentons pas la glymera – Dieu merci ! – et
je ne crois pas avoir jamais rencontré ceux
que vous qualifiez de « roturiers ». Bon, en
dehors d’Ehlena et Xhex, je suppose. Je veux
dire, tous ces citoyens de l’espèce ; ils ne
viennent jamais ici, et est-ce que cela va
changer ? Je ne crois pas.
Elle lui pressa de nouveau le bras.
— En outre, tu craignais de mettre notre
enfant sur le trône ? Cela règle également ce
problème.
Kolher dégagea son bras et eut envie de
faire les cent pas, sauf qu’il ne connaissait pas
assez bien la disposition de la salle de muscu
pour ne pas finir au tapis.
Il choisit de s’éponger une nouvelle fois le
visage.
— Je ne désire pas assez le trône pour me
séparer de toi. C’est tout. C’est la base, Beth.
— Eh bien, si cela te permet de te sentir
mieux, c’est moi qui divorcerai.
Il cligna des paupières derrière ses lunettes.
— Cela ne se produira pas. Je suis désolé,
mais je ne te laisserai pas faire cela.
La voix de sa leelane se fêla.
— Je ne peux pas passer le reste de ma vie à
penser que c’est ma faute. C’est tout
simplement impossible.
— Mais ce n’est pas le cas. Honnêtement.
Écoute, je… je vais lâcher prise avec le passé,
tu vois ? Je ne peux pas me cramponner de
cette façon à mes parents. Ce n’est pas sain.
Il rejeta la tête en arrière.
— Bon sang ! enfin, on aurait pu croire que
je m’en étais remis depuis le temps. De les
avoir perdus.
— Je ne pense pas qu’on se remette un jour
de ce genre de chose, surtout vu la façon dont
cela t’est arrivé.
Des images lui revinrent du prétrans
maigrichon qu’il était à l’époque, enfermé
dans cet espace étroit, observant par une
fissure du bois ses parents se faire mettre en
pièces. C’était toujours le même film, les
mêmes épées étincelantes, les mêmes cris de
souffrance et de terreur, et cela s’achevait
toujours de la même façon, avec les deux
personnes les plus importantes de sa vie
d’alors qui disparaissaient à jamais.
Il ne perdrait pas Beth. Même si ce n’était
que de façon théorique.
— Non, dit-il d’un ton irrévocable.
Tendant le bras, il lui posa une main sur le
ventre.
— J’ai perdu mon passé et je ne peux rien y
changer. Je ne perdrai pas mon avenir, même
pour le trône.
Chapitre 49

L’un des problèmes avec les mariages,


unions, peu importe, était que, quand la
personne qu’on aimait mettait son veto, on ne
pouvait pas y faire grand-chose.
En sortant de la salle de musculation avec
son hellren, Beth ressemblait à un ballon de
baudruche dégonflé. À court d’arguments, à
court de plans, elle détestait leur situation,
mais tous les chemins menant à un meilleur
endroit étaient bloqués par un « non » qu’elle
ne pouvait transgresser.
Au lieu de l’accompagner jusqu’aux
douches, elle entra dans le bureau, s’assit à la
table et regarda fixement l’écran de veille de
l’ordinateur portable, qui montrait des bulles
flottant autour du logo Outlook…
La bouffée de chaleur surgit de nulle part,
explosa dans son bassin et se répandit comme
un feu de brousse jusqu’au bout de ses doigts,
sa voûte plantaire et le sommet de sa tête.
— Seigneur ! marmonna-t-elle. Je pourrais
faire frire un œuf sur ma poitrine.
Agiter le col de sa chemise de nuit la
rafraîchit un peu, mais son fourneau interne
s’éteignit aussi vite qu’il s’était allumé, ne
laissant que la sueur refroidir sur sa peau.
Faisant disparaître l’écran de veille, elle
regarda la boîte mail réceptionner les
messages. C’était le compte officiel du roi qui
était enregistré sur cet ordinateur, et elle se
prépara à voir apparaître une longue liste de
mails non lus.
Il n’y en avait qu’un.
Sûrement une expression tangible de la
bascule du pouvoir, supposa-t-elle…
Fronçant les sourcils, elle se pencha sur
l’écran. L’intitulé du message était : « Cœur
lourd ». Et il provenait d’un mâle dont elle
reconnut le nom uniquement parce qu’il se
trouvait sur la liste des signatures au bas de ce
foutu parchemin.
Ouvrant le message, elle le lut une fois.
Puis deux. Et encore une troisième.

À : Kolher, fils de Kolher
De : Abalone, fils d’Abalone
Date : 04430 12 h 59 min 56 s
Sujet : Cœur lourd

Seigneur,
C’est le cœur lourd que j’envisage l’avenir. Je me
trouvais à la réunion du Conseil, et j’ai participé au vote
de défiance, fondé sur ce motif arriéré et plein de
préjugés. Je suis dégoûté, pour moi-même comme pour
l’espèce, par les récentes actions de la glymera, mais
surtout par mon manque de courage.
Il y a bien longtemps, mon père, Abalone, a servi le
vôtre. La tradition familiale a transmis l’histoire, même si
les détails ne m’en sont plus très familiers aujourd’hui.
Lorsqu’une cabale s’est montée contre vos parents,
mon père a pris fait et cause pour son roi et sa reine, et
ce faisant a honoré à jamais cette lignée qui est la
mienne. En retour, votre père a accordé au mien et à ses
descendants la liberté financière et l’élévation sociale.
Je ne me suis pas montré à la hauteur de mon héritage
ce soir. Et je découvre que je ne puis tolérer ma lâcheté.
Je ne suis pas d’accord avec les actions entreprises à
votre encontre, et je crois que d’autres pensent de
même. Je travaille avec un groupe de roturiers pour les
aider à répondre à leurs inquiétudes et à approcher la
glymera en vue de défendre leurs intérêts. En traitant
avec ces citoyens, il m’est apparu clairement que
nombreux sont ceux, à la base de l’espèce, à se
souvenir de toutes les choses que votre père a faites
pour eux et leurs familles. Même s’ils ne vous ont jamais
rencontré, cette bonne réputation s’étend à vous et aux
vôtres. Je sais qu’ils partagent ma tristesse – et mon
inquiétude – quant à notre avenir.
En conséquence de mon échec à empêcher cette
destitution, et afin de marquer publiquement mon
opposition, j’ai démissionné du Conseil. Je continuerai
de travailler avec les roturiers, car ils ont besoin d’un
défenseur, et, même si je ne suis absolument pas à ma
place dans ce rôle, je dois essayer de faire quelque bien
en ce monde ou ne serai plus jamais capable de dormir.
J’aurais aimé faire plus pour vous. Vous et votre
shellane serez dans mes pensées et mes prières.
Tout cela constitue une erreur monumentale.

Sincèrement,
Abalone, fils d’Abalone

Quel type adorable, se dit Beth en fermant
la messagerie. Et il devait sans doute avoir
besoin de se débarrasser de sa culpabilité.
Compte tenu du fait que la glymera abordait
n’importe quel sujet à la façon d’un rouleau
compresseur, il n’avait pas eu la moindre
chance.
La glymera avait une façon de ruiner des
vies qui n’impliquait pas forcément la mort
des personnes concernées.
Consultant l’horloge sur le mur, elle estima
que Kolher serait là d’une minute à l’autre.
Ensuite, ils… eh bien, elle n’en avait pas la
moindre idée. D’ordinaire, à cette heure-ci, ils
regagnaient leur lit, mais cette perspective ne
revêtait aucun attrait.
Peut-être qu’ils pourraient changer de
chambre aujourd’hui. Elle n’était pas certaine
de supporter de revoir cette suite ornée de
joyaux.
Elle cliqua négligemment sur l’icone
d’Internet Explorer et resta un moment à
regarder fixement la page d’accueil de
Google. Puis elle secoua la tête en apercevant
le bouton « J’ai de la chance ».
Oui. Bien sûr.
Mon Dieu ! si seulement V. ne détestait pas
si profondément tout ce qui avait un lien avec
Apple, elle pourrait avoir un iPhone et
demander à Siri quoi faire.
Elle avait été ravie que Kolher ne cède pas
sur la question du divorce, mais mince…
Sans aucune raison, une scène du film
Princess Bride surgit dans son esprit, celle où
les héros étaient mariés devant l’autel par un
prêtre qui avait un défaut d’élocution.
« Mariage, un rêve dans un rêve. » disait-il,
ce qui donnait avec sa prononciation rigolote :
« Ma’iage, un ‘êve dans un ‘êve. »
Beth se figea.
Puis se mit à taper à toute vitesse avant
d’appuyer sur ce satané bouton « J’ai de la
chance ».
Le résultat fut…
— Hé, tu es prête à remonter ?
Elle leva lentement les yeux sur son mari.
— Je sais ce qu’on doit faire.
Kolher eut un mouvement de recul comme
s’il venait de recevoir un piano sur le pied.
Puis il eut l’air d’avoir la migraine.
— Beth, pour l’amour du ciel…
— Est-ce que tu m’aimes, tout entière ?
Il s’adossa contre la porte vitrée du bureau,
tandis que George se roulait en boule pour
une petite pause, comme s’il s’attendait à ce
que cela prenne un certain temps.
— Beth…
— Alors, oui ou non ?
— Oui, grommela son hellren.
— Tout chez moi, le côté humain et le côté
vampire.
— Oui.
— Et tu ne fais pas de distinction entre les
deux, pas vrai ?
— Non.
— Alors c’est comme Noël. Je veux dire,
vous ne le fêtez pas, mais comme Butch et
moi avions l’habitude de le célébrer, vous
nous laissez installer des sapins et des
décorations, et maintenant tout le monde dans
la maison s’offre des cadeaux, on est d’accord
?
— Ouais, marmonna-t-il.
— Et en ce qui concerne le solstice d’hiver,
si tu devais un jour organiser l’un de ces bals,
tu n’estimerais pas qu’il serait plus ou moins
important ou significatif que Noël, c’est bien
ça ?
— C’est ça.
Ces derniers mots furent prononcés sur un
ton qui suggérait que, dans sa tête, il répondait
plutôt à la question : « Si je posais le pistolet
ici et que j’appuyais sur la détente, je pourrais
échapper à ma douleur, pas vrai ? »
— Aucune différence. Strictement aucune.
— Aucune. Est-ce qu’on peut arrêter,
maintenant ?
— Mes croyances, mes traditions sont aussi
importantes que les tiennes, tu ne fais aucune
différence, c’est vrai ?
— C’est vrai.
— Du tout.
— Du tout.
Elle s’écarta de l’ordinateur et se leva de
son siège.
— Retrouve-moi dans le vestibule dans
deux heures. Habille-toi bien.
— Que… qu’est-ce que tu fous ?
— Un truc dont on a parlé il y a un moment
et qu’on n’a jamais mis en œuvre.
— Beth, que se passe-t-il ?
— Rien.
Elle courut vers le placard pour entrer dans
le tunnel avant lui.
— Tout.
— Pourquoi ne m’expliques-tu pas ?
Elle hésita avant de disparaître.
— Parce que je crains que tu n’argumentes
avec moi. Rappelle-toi, dans deux heures, dans
le vestibule.
Lorsqu’elle s’engouffra comme une flèche
dans le passage dissimulé, elle entendit son
hellren jurer, mais elle n’avait pas le temps de
rentrer dans les détails avec son homme.
Elle devait trouver Lassiter. Et John
Matthew.
Tout de suite.

Selena vécut sa première véritable crise de
paralysie ce matin-là.
Assise à la table de la cuisine, dans la
grande demeure de Vhengeance, elle dégustait
une tasse de café et un scone fait maison
lorsqu’elle commença à ruminer sur le destin
du roi, les baisers de Trez, le regard dur
d’iAm, l’incertitude de son propre avenir…
Surtout les baisers de Trez.
Elle ne l’avait plus vu, ni en public ni en
privé, depuis qu’ils avaient quitté la salle de
bains pour redescendre et découvrir son frère
dans la cuisine.
Elle en était plutôt heureuse.
Les affaires inachevées entre eux – les
affaires sexuelles inachevées – étaient trop
intenses pour elle pour l’instant. Lorsqu’elle
avait été happée par le moment, tout lui avait
semblé naturel, prédestiné même. Mais après
coup, avec l’esprit clair et les yeux grands
ouverts, elle se demandait à quoi elle avait
bien pu penser.
L’avenir approchait, et il serait bien assez
difficile sans la pression qu’engendrait le fait
de tomber amoureuse.
Et c’était cette direction que prenaient les
choses avec lui…
Tandis qu’elle se tordait les méninges à
force de cogiter, elle but une gorgée de café,
se brûla la langue et, de frustration, décida
qu’il n’y avait tout simplement pas assez de
sucre dans sa caféine. Et qu’elle avait mis trop
de mouture dans le filtre. Et que l’eau utilisée
pour son breuvage n’avait pas été assez
refroidie avant, si bien qu’il persistait un
arrière-goût métallique.
En réalité, la boisson était quasiment
parfaite. C’était plutôt la perception qu’elle
avait d’elle-même qu’elle avait du mal à
rééquilibrer.
Mais elle pouvait faire quelque chose pour
le « jus », comme l’appelaient les frères.
Cherchant à attraper le petit sucrier, elle
tendit le bras, inclina le torse et…
Son corps se figea plus qu’il se raidit dans
cette position, comme si toutes ses
articulations s’étaient solidifiées d’un coup.
La terreur fit quadrupler son pouls, la sueur
se mit à dégouliner sur son visage et sa
poitrine. Et lorsqu’elle tenta d’ouvrir la
bouche pour respirer plus profondément, elle
découvrit que même sa mâchoire était
coincée, même si cela pouvait être également
une conséquence de la peur.
Soudain, le silence de la maison l’oppressa.
Personne d’autre ne se trouvait dans la
demeure aux bardeaux de cèdre. Les autres
Élues s’étaient rendues au sanctuaire pour
voir Amalya, la directrix, à la suite du
détrônement de Kolher. Vhengeance était à
Caldwell. Les doggen, qui désormais
effectuaient une rotation entre ici et la
demeure de la Confrérie, étaient restés en ville
à l’annonce de cette triste nouvelle.
Calculant frénétiquement, elle tenta de se
rappeler combien de temps il avait fallu à ses
sœurs avant d’être affectées de façon
permanente.
Pas des jours. Peut-être quelques mois en
temps terrestre ?
Douce Vierge scribe… et si c’était cela ?
Concentrant toute son énergie, elle essaya
de débloquer les gonds de ses articulations,
sans résultat. Oui, la seule chose qui bougeait
était les larmes qui lui mouillaient les yeux et
coulaient de ses cils. Et c’était vraiment
bizarre car, en dépit de son immobilité, elle
ressentait tout. Les ruisseaux brûlants sur ses
joues. La chaleur au-dessus, qui émanait de
ses tempes et de ses oreilles. Le courant d’air
froid sur ses chaussures à semelles souple. La
brûlure persistante du café sur sa langue et le
fond de sa gorge.
Elle éprouvait même toujours la faim qui
l’avait attirée dans la cuisine pour essayer d’y
remédier.
Qu’allait-elle faire si elle ne…
Le tremblement débuta dans ses cuisses,
d’abord sous forme de spasmes, avant de se
propager de plus en plus largement. Ses bras
suivirent. Puis ses épaules.
Comme si son corps luttait pour sortir de sa
prison et secouait les barreaux métaphoriques
qui s’étaient refermés autour de lui.
— Bonjour ?
La voix masculine était lointaine et
provenait du côté de la maison donnant sur le
lac, et elle tenta d’y répondre. Elle ne parvint
qu’à émettre un faible gémissement et rien
d’autre. Tout son corps était agité de
tremblements convulsifs depuis les dents
jusqu’aux orteils et ses os s’entrechoquaient à
la limite de la violence…
Juste au moment où Trez entra dans la
cuisine, son corps se libéra de ses liens
invisibles. Ses membres se dégagèrent d’un
seul coup, gesticulant follement dans l’air et
venant taper contre la table. Puis elle
s’effondra sur le plateau en bois avec un bruit
assourdissant, comme une bombe qui
exploserait. Sa tête heurta le rebord de sa tasse
de café, et l’impact fit tinter le sucrier et
valser le scone hors de son assiette.
— Selena !
Trez la rattrapa avant qu’elle glisse à terre.
Tandis qu’il la soulevait et la serrait
étroitement dans ses robustes bras, à
l’intérieur du corps de l’Élue, tout ce qui
s’était rigidifié se liquéfia, et elle fondit plus
qu’elle ne s’appuya contre lui. Et pas parce
qu’elle était excitée.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-il en la
portant hors de la cuisine et en l’allongeant
sur le lit de repos installé devant la cheminée
du vestibule.
Même si elle ouvrit la bouche pour parler,
aucun son n’en sortit. Au lieu de quoi, les
détails des lambris de bois foncé de la hotte,
les galets de rivière de l’âtre et la chouette
empaillée sur le manteau de la cheminée
devinrent excessivement nets, l’acuité de sa
vision lui brûlant presque les yeux.
Fermant les paupières, elle gémit.
— Selena ? Selena !
Elle éprouvait une étrange léthargie à
présent, si intense qu’elle sentait son énergie
aspirée dans un tourbillon dont elle redoutait
d’être jamais libérée. Elle avait vaguement
conscience d’avoir mal compris le mécanisme
de la maladie. Elle avait toujours supposé
qu’elle trouvait son origine dans les
articulations mais, en fait, elle avait
l’impression que le problème résidait plutôt
dans les muscles.
Par superstition, aucune de ses sœurs n’était
entrée dans les détails. On ne lui avait parlé
que de la dernière étape.
À présent, elle regrettait de ne pas avoir
questionné celles qui en avaient souffert.
Surtout à l’époque où elle avait commencé à
ressentir une très légère raideur, il y avait
combien de temps déjà ?
Un bon moment.
Elle était définitivement en route pour
l’étape finale…
Quelque chose effleura sa bouche. Quelque
chose d’humide et de chaud… du sang.
— Bois, ordonna Trez. Bois, bon sang !
bois…
Elle tira la langue et goûta le fluide, et la
saveur du mâle la fit grogner de soif.
Toutefois, elle ne se pensait pas capable de
déglutir…
Si, si, en fait, elle y arrivait.
Pinçant les lèvres, elle les scella à l’entaille
qu’il avait faite à son poignet et, oh ! quelle
nourriture délicieuse. À chaque gorgée, elle
sentait une force monter en elle et la remplir
là où la léthargie l’avait vidée.
Et plus elle buvait de sang, plus elle en
voulait, son avidité s’accroissant au lieu de sa
satiété.
Mais Trez ne paraissait pas s’en soucier.
Pas du tout.
Avec des gestes doux, il l’installa plus
confortablement, si bien qu’elle se trouva
étendue sur ses genoux, les jambes allongées,
les bras au-dessus de la tête. Et à mesure
qu’elle buvait son sang, elle ne voyait que lui,
ses magnifiques yeux en amande, ses lèvres
parfaitement modelées, sa peau noire et ses
cheveux rasés.
Exactement comme la dernière fois qu’elle
s’était trouvée en sa présence, elle sentit que
ses priorités revenaient à cet état de désespoir,
à ce désir sexuel qui avait effacé en elle toute
pensée cohérente à un point tel qu’elle n’avait
plus réfléchi du tout.
Oui, tout au fond de sa conscience, elle
savait qu’elle regretterait sans nul doute tout
acte accompli dans cet état, mais elle s’en
fichait. Au contraire, la première véritable
crise de la maladie lui donnait encore
davantage envie d’aller plus loin avec lui que
l’inverse.
Et peut-être qu’elle pourrait ne pas tomber
amoureuse.
Peut-être qu’elle pourrait se blinder contre
ce sentiment.
Après tout, elle était promise à la rigidité
dans l’avenir.
Chapitre 50

Debout sur le seuil de sa chambre, John


Matthew sentit qu’il allait avoir une crise.
Tandis que sa sœur continuait à parler et
qu’il hochait la tête, il se retira dans cet
endroit où l’épilepsie prenait naissance, une
sorte de nœud d’impulsions électriques qui
menaçaient de prendre le contrôle… sauf qu’il
en avait marre. Juste à l’instant où le
bourdonnement commençait à enfler, il
l’interrompit par la seule force de sa volonté.
Cela n’arriverait pas…
Incroyable qu’il ait utilisé la méthode Coué.
Mais bon.
En outre, cela fonctionna. Pas
immédiatement, mais peu à peu le crépitement
et la brûlure commencèrent à s’atténuer, et ses
absences s’espacèrent progressivement.
— Alors… tu es d’accord ? demanda Beth,
les yeux écarquillés. C’est dans, quoi ? une
heure. Lassiter a besoin de ce temps pour se
préparer.
Retrouvant sa concentration, il raccorda
avec ce qu’elle disait, son cerveau reliant les
noms et les verbes jusqu’à ce que…
Oh, mon Dieu ! songea-t-il.
Pour une fois, il était content d’être muet.
Parce que, s’il avait dû parler, elle aurait su
qu’il se trouvait dans un drôle d’état
émotionnel. En l’occurrence, ses mains étaient
plus fermes que sa voix ne l’aurait été.
Quelque chose dans sa demande le touchait
profondément.
— Ce sera un honneur, signa-t-il.
Avant qu’il puisse baisser les bras, sa sœur
se jeta sur lui et l’étreignit si fort qu’elle faillit
lui briser la nuque. Et quand il ferma les yeux
et lui rendit son embrassade, le temps
s’arrêta…
Une vision surgit de nulle part. Un instant, il
se tenait devant la chambre qu’il partageait
avec Xhex, le suivant…
Il ne distinguait que des larmes… sauf que,
non, il s’agissait de pluie. La pluie sur un
pare-brise de voiture – une voiture qu’il
adorait. Puis il tendit la main pour tourner la
clé de contact et…
Beth s’écarta et il l’observa de très loin
remuer la bouche et lui dire d’autres choses. Il
hocha la tête quand il le fallait mais, dès
qu’elle fut partie et qu’il eut refermé la porte,
tout ce qu’elle venait de lui dire disparut de sa
mémoire.
Appuyant le front contre le battant, il
ignorait totalement pourquoi les larmes lui
montaient aux yeux, ni pourquoi sa poitrine se
gonflait de tant de fierté et de bonheur.
— Ça va ? chuchota Xhex derrière lui.
Se tournant dans l’obscurité, il hocha la tête
avant de comprendre qu’elle ne pouvait pas le
voir.
— Oui, je sais, dit-elle. Mais parfois je dois
poser la question à voix haute.
Il y eut un « clic » lorsqu’elle alluma sa
lampe de chevet. Clignant des yeux à cause de
la lumière, il s’essuya les joues, en faisant
comme si de rien n’était. Mais elle était
symphathe, donc elle savait parfaitement
comment il se sentait.
Je ne comprends pas. Pourquoi est-ce que
j’ai la tête complètement à l’envers dès qu’il
s’agit d’elle ?
Sa compagne plongea ses yeux gris
métallique dans les siens, et il ne fit rien pour
échapper à son regard laser car, s’il voulait
davantage d’informations sur toute cette
histoire, elle était sa meilleure chance.
— Ta grille comporte une ombre,
murmura-t-elle en secouant la tête. Je n’ai
jamais rien vu de tel. C’est comme si… je ne
sais pas, tu vivais en parallèle ? ou que…
— Quoi ? demanda-t-il.
— C’est comme si vous étiez deux là-
dedans.
— C’est ce que je ressens.
Il ébouriffa ses cheveux déjà en bataille.
— Surtout en sa présence.
— C’est ta sœur.
Mais il y avait plus que cela, songea-t-il.
Pas au sens romantique ni rien. Pourtant…
— Viens, dit Xhex en sortant du lit. Nous
devons nous préparer. Son idée est carrément
géniale.
Lorsque sa femelle s’approcha de lui nue,
son corps ferme et musclé eut le mérite de
clarifier immédiatement les choses. Soudain,
il ne pensa plus qu’au sexe et ce fut un
soulagement. Au moins, il pouvait remédier à
ce problème.
— Laisse-moi te savonner sous la douche,
dit-elle en glissant la main entre les pans de sa
robe de chambre pour trouver son pénis en
érection. Tu dois être très, très propre pour
cette occasion.
John fut plus que ravi de se laisser mener
par le bout de cette poignée improvisée jusque
dans la salle de bains et, quand ils en
émergèrent quarante-cinq minutes plus tard, il
était bien plus détendu… et propre comme un
sou neuf.
— Oui, le smoking, dit sa femelle lorsqu’il
resta devant leur placard à regarder sans les
voir les vêtements accrochés aux cintres. Ce
n’est pas négociable.
Hochant la tête, il tendit la main vers une
chemise blanche amidonnée, l’ôta du
portemanteau et l’enfila. Xhex dut la
boutonner, car bizarrement, ses mains
n’arrivaient pas à se poser, comme s’il était
nerveux. Il enfila pourtant le pantalon sans
anicroche, mais pas les bretelles. Elle dut s’en
occuper. Quant à la ceinture large et le nœud
papillon, il demeura planté là comme une
vache regardant passer les trains tandis qu’elle
se chargeait de les lui nouer prestement.
Le bénéfice fut qu’il put la mater.
— La veste, à présent.
Elle lui présenta le vêtement comme un
valet de chambre, guidant la laine de qualité
quand il l’enfila sur son dos, avant de tourner
autour de lui pour la lisser.
— Mince…
— Quoi ?
Elle avait le regard brillant quand elle
l’admira des pieds à la tête.
— Sur toi, c’est sexy en diable.
John gonfla les pectoraux, fier comme un
coq. Difficile de s’en empêcher quand votre
femelle vous dévorait ainsi des yeux.
— Et tu es toujours nue.
Il sourit.
— J’adore ta tenue d’Ève.
Sauf qu’elle n’était pas complètement nue.
Tendant la main, il effleura le collier qu’il lui
avait offert, celui avec le gros diamant au
centre.
Xhex n’était normalement pas du genre à
tomber dans la mièvrerie, mais elle lui prit la
main et la porta à ses lèvres. En l’embrassant,
elle murmura : — Je sais. Moi aussi, je t’aime.
Pour toujours.
Il se pencha vers elle et lui effleura la
bouche de la sienne.
Quelques minutes plus tard, ils sortaient de
leur chambre. Sa compagne était vêtue d’un
pantalon habillé et d’un chemisier en soie
noir, Ce qui, juste après ladite tenue d’Ève,
constituait une mise assez élégante. D’autant
que, pour une fois, elle avait enfilé une paire
d’escarpins vertigineux qui semblaient dire «
baise-moi ».
Programme qu’il avait l’intention de mettre
à exécution dès qu’ils auraient une minute tout
seuls.
D’autres personnes sortaient des chambres :
Blay et Vhif, Z. et Bella, avec leur petite Nalla
encore une fois habillée d’une meringue rose
en soie et en tulle, qui faisait de la fillette la
plus adorable petite chose qu’il ait jamais vue.
Et pourtant il n’aimait pas les enfants.
Tandis que le groupe descendait le couloir
aux statues puis l’escalier, peu de paroles
furent échangées. C’était ainsi depuis que
Vhen avait posé cette proclamation sur la table
de la salle à manger. Et cela durerait encore
un moment.
Mais ce qui se préparait en bas leur
redonnerait un peu de joie de vivre, cependant.
Dans le vestibule, d’autres membres de la
maisonnée s’étaient réunis, mais Kolher et
Beth manquaient encore à l’appel, et John se
joignit à la foule, qui, une fois encore, se
montra très silencieuse. Merde ! même Rhage
avait cessé de balancer ses blagues habituelles,
mais avec cet ange à la langue bien pendue qui
devait bientôt faire son apparition…
— C’est quoi ce bordel ?
En entendant la voix de V., John se retourna
à l’unisson avec les autres, et, en apercevant
ce qui venait d’apparaître en haut du grand
escalier, il cligna des yeux. Et encore. Une
bonne douzaine de fois.
Lassiter se trouvait sur la plus haute
marche. Il avait coiffé ses cheveux blonds et
noirs en banane, tenait une grosse bible sous
le bras et ses piercings réfléchissaient la
lumière…
Mais ce n’était pas le plus stupéfiant chez
lui.
L’ange déchu avait revêtu un costume
d’Elvis à paillettes blanches. La panoplie était
complète avec les pattes d’ef, les manches
ballons, le col pelle à tarte assez grand pour
servir de store dans un jardin. Oh ! et des ailes
multicolores qui se dépliaient dès qu’il
écartait les bras à la façon d’un prédicateur.
— C’est l’heure de faire la fête, annonça-t-
il en descendant l’escalier à petites foulées, ce
qui fit encore plus scintiller et briller ses
paillettes. Et où diable est mon pupitre ?
V. toussa la fumée qu’il venait d’inhaler.
— Beth t’a demandé d’officier ?
L’ange remonta son col déjà immense.
— Elle a dit qu’elle voulait que l’être le
plus saint de la maison s’en charge.
— Elle voulait plutôt dire « l’être le plus
cinglé », marmonna quelqu’un.
— Est-ce que c’est la bible de Butch ?
demanda V.
L’ange brandit l’objet.
— Oui. Et son paroissien, comme il
l’appelle. J’ai aussi un sermon que j’ai rédigé
moi-même.
— Le ciel nous vienne en aide, dit une voix
de l’autre côté de la foule.
— Attends, attends, attends.
V. agita sa cigarette.
— Je suis le fils d’une divinité et elle t’a
choisi, toi ?
— Vous pouvez m’appeler père, et, avant
que M. le fan des Red Sox se pisse dessus, je
veux que tout le monde sache que je suis
réglo. Je suis allé sur le Net, j’ai suivi un
séminaire pour devenir pasteur en moins
d’une heure, et me voilà ordonné prêtre, bébé.
Rhage leva la main.
— Père Crétin, j’ai une question.
— Oui, mon fils, tu iras en enfer.
Lassiter fit le signe de croix avant de
regarder autour de lui.
— Alors, où sont les futurs mariés ? Je suis
prêt à célébrer un mariage, moi.
— Je n’ai pas emporté assez de tabac pour
supporter de voir ça, râla V.
Rhage poussa un soupir.
— Il y a de la vodka dans le bar, mon frère
– oh ! attends, nous n’avons plus de bar.
— Je crois que je vais juste me faire une
perfusion de morphine.
— Je peux te la poser ? demanda Lassiter.
— C’est ce qu’elle a dit, répliqua
quelqu’un…
— Oh… waouh ! C’est… euh… une sacrée
tenue.
Tout le monde regarda par-dessus son
épaule quand Beth prit la parole. Elle venait de
la bibliothèque, Saxton à son côté, Vhen
derrière eux. Ce dernier avait coincé un
parchemin roulé sous son bras et arborait une
expression amusée.
— Je sais, je sais, dit Lassiter en faisant une
pirouette qui déploya sa cape.
Non que John Matthew lui prête la moindre
attention. Ni personne d’autre, d’ailleurs.
Sans en avoir conscience, il s’avança vers
sa sœur. Elle portait une simple robe blanche
cintrée, qui lui couvrait les épaules et
descendait sous le genou. Quand il
s’approcha, il la reconnut car il avait déjà vu
les Élues de la maison en porter quand elles
voulaient être à leur aise. Mais, contrairement
à elles, Beth avait dénoué ses cheveux noirs,
qui ondulaient dans son dos.
Elle avait l’air innocente. Et ravissante. Et
parfaite.
— Tu es magnifique, signa-t-il.
— Oh ! merci.
Elle fit voleter la robe.
— Layla me l’a prêtée. Alors, tu es prêt à
m’accompagner à l’autel ?
Il fallut un long moment à John pour faire
fonctionner correctement ses mains. Et
lorsqu’il signa sa réponse, il se dit qu’en dépit
de toutes les conneries de la glymera, du stress
qui régnait dans la maison et de la tristesse de
Kolher, c’était un événement qu’il avait
l’impression d’avoir attendu toute sa vie. Un
événement pour lequel il avait parcouru une
distance immense. Une sorte de but qu’il avait
toujours désiré atteindre sans en avoir
conscience.
— Oui, je le suis, répondit-il fièrement.

Beth n’avait jamais autant aimé son frère.
Dès que John Matthew prit place à côté d’elle,
elle sentit sa force tranquille se communiquer
à elle, et elle en avait besoin.
Même si elle avait tout organisé, elle
n’avait pas la moindre idée de la façon dont
Kolher réagirait.
Jetant un coup d’œil derrière la large
carrure de son frère, elle haussa de nouveau
les sourcils en apercevant Lassiter. Au moins,
son hellren échapperait à la vision de l’ange
dans ce déguisement.
— Ça te plaît, hein ? demanda l’ange en
soulevant sa bible. Je veux dire, tu m’as
suggéré d’aller sur Internet. C’est ce que j’ai
fait. J’ai même imprimé mon diplôme ou quel
que soit le nom de ce machin.
Soulevant la couverture de la bible, il sortit
un morceau de papier qu’il agita sous son nez.
— Tu vois ? Joli et légal.
Beth se pencha.
— Waouh !
— Je sais. Exactement comme à Harvard,
hein ?
— Impressionnant.
— Je vais l’encadrer, y a pas à tortiller.
Il rangea le document.
— Et après cela j’ai fait des recherches sur
les mariages humains. Je savais qu’il me
faudrait une tenue de cérémonie, et c’était
celle que je préférais. Je l’ai trouvée sur un
site, et « boum ! » je suis le King.
Beth se frotta les tempes. Viszs. Elle aurait
dû demander à Viszs de s’en charger.
— Comment as-tu fait pour la coiffure ?
— De la laque. Des épingles à cheveux. Le
Cosmo du mois de décembre consacré à Noël.
Une fois encore, merci, Internet.
Rhage secoua la tête.
— Est-ce que tu as des couilles ? ou est-ce
que les anges naissent sans ?
Lassiter esquissa un sourire espiègle.
— Je vais très bien. Dans l’Ancienne
Contrée, je jouais du carillon avec.
Elle aurait vraiment, vraiment, vraiment dû
demander à Viszs.
— Bon, j’apprécie tout ce que tu…
Quand tout le monde se tut, et elle leva la
tête vers le palier. Kolher avait fait son
apparition et il se tenait dans toute sa gloire,
George à son côté. Contrairement à John, il ne
portait pas de smoking, mais il avait mis un
certain costume dont elle se souvenait très
bien.
C’était celui qu’il avait porté lors de leur
premier « rencard » officiel chez Audaszs.
— La foule, c’est pour quoi ? demanda-t-il.
— Contente-toi de descendre, rétorqua-t-
elle.
Alors qu’il s’exécutait, elle sentit ses
paumes devenir moites, puis, quelques instants
plus tard, elle fut traversée par la pire bouffée
de chaleur qu’elle ait jamais éprouvée.
Mince ! elle était impatiente de savoir si elle
était enceinte ou ménopausée. Son micro-
ondes interne la rendait dingue.
Lorsque Kolher toucha le sol en mosaïque
de sa seule paire de non-rangers, elle se dit
qu’il n’aurait pas pu être plus beau. Ses
cheveux s’étalaient sur ses larges épaules et
lui descendaient jusqu’aux hanches, et avec
cette cravate autour du cou il ressemblait à un
homme d’affaires influent. Capable de tuer
s’il en avait envie.
Et cela eut pour effet d’augmenter encore
son taux d’hormones dans le sang.
— Qu’est-ce qu’on fait là, Beth ? demanda-
t-il.
— On se marie.
Il eut un mouvement de recul, et elle se
précipita avant qu’il puisse se lancer dans une
tirade.
— Tu as dit que mes traditions humaines
comptaient pour toi, qu’elles étaient tout aussi
importantes que celles des vampires. Alors on
se marie. Tout de suite. À ma façon.
Il secoua la tête.
— Mais nous sommes déjà unis.
Pourquoi…
— Pour que tu puisses divorcer et garder le
trône.
La mâchoire de son compagnon s’affaissa
et elle l’interrompit.
— Devant notre famille réunie. Avec un
vrai pasteur en chair et en os.
Lassiter leva la main.
— Heureux de vous rendre service. Je fais
aussi les baptêmes. Juste au cas où.
Kolher branla de nouveau du chef.
— C’est…
— Est-ce que tu dis que mon côté humain a
moins de valeur ?
— Eh bien, non. Mais…
— Alors, si nous accomplissons cette
cérémonie ici et maintenant, nous n’avons
rien perdu, n’est-ce pas ? Tu peux divorcer
d’avec moi en vertu du droit vampire, nous
serons toujours unis et nous aurons réussi à
conserver le trône.
Elle lui prit le menton, même s’il ne pouvait
pas la voir.
— C’est plutôt une bonne équation, tu ne
trouves pas ?
Il y eut une seconde de silence. Puis l’un des
frères s’exclama : — Putain ! j’adore cette
femelle. Je l’adore vraiment.
Chapitre 51

Pendant que Kolher se laissait guider dans


le vestibule, George, comme toujours, ne le
quitta pas.
Franchement, même s’il y avait vu quelque
chose, il aurait eu besoin qu’on le prenne par
la main.
Il attendait toujours qu’un « Hors de
question » franchisse ses lèvres. Mais Beth
l’avait coincé, de la meilleure façon possible.
Elle avait raison. Si ses traditions culturelles
étaient aussi importantes que celles des
vampires pour leur couple, eh bien, s’ils
étaient « mariés » à l’humaine, alors ils étaient
officiellement unis. Point barre.
Et pourtant il ne savait trop qu’en penser.
Mais bon, ils avaient dès le départ fait les
choses selon les traditions de son espèce à lui
et, même si rien de tout cela n’avait eu de
signification pour elle, Beth avait accepté de
jouer le jeu.
Ce n’était que justice qu’il fasse de même
pour elle.
— Tu es prêt ? lui demanda doucement
Lassiter.
Il entendit les gens se déplacer dans le
grand espace du vestibule.
— Que font-ils ? lui chuchota-t-il en retour.
— Ils forment deux lignes pour créer une
haie d’honneur, depuis la salle à manger
jusqu’à nous. Nous sommes à environ cinq
mètres de la salle de billard. Quelqu’un vient
d’en fermer la porte pour que nous ne la
voyions plus.
Kolher repensa à la célébration de leur
union vampire. La Vierge scribe était présente.
Beth portait la robe rouge de Wellsie, et avait
failli s’évanouir lorsque ses frères avaient
gravé les neuf lettres de son prénom entre ses
épaules. John Matthew, Blay et Vhif n’étaient
pas encore là. Pas plus que Vhen et Xhex,
Souffhrance, Manny, les Ombres et tant
d’autres.
Ni Xcor et les salopards.
Et depuis lors ils avaient perdu Wellsie.
Mais personne d’autre.
Venue de nulle part, une musique envahit le
vestibule, un morceau classique qu’il avait
déjà entendu, en général dans des films de
nanas qui parlaient de mariage, évidemment.
— Prêt ? lui demanda Lassiter.
— Oui.
Seigneur ! ce n’était pas du tout ce qu’il
s’attendait à faire.
— Je viens de faire signe à Fritz, murmura
l’ange. Et il ouvre les portes de la salle à
manger.
Kolher se racla la gorge et se pencha vers
lui.
— Que… qu’est-ce qu’elle porte ?
— Une robe cintrée blanche. Évasée en bas.
À mi-mollet. Elle est escortée par son frère et
tient une rose fuchsia que Rhage a prise d’un
bouquet posé sur la cheminée.
Il y eut un silence.
— Elle a les yeux rivés sur toi et son
sourire vaut tout l’or du monde, mon ami.
Tout l’or du monde.
D’un seul coup, toutes les conneries autour
du trône et les raisons pour lesquelles ils
faisaient cela disparurent. Lorsqu’il capta
l’odeur de sa leelane, il songea qu’elle était
tout pour lui, et pas seulement parce qu’elle
était peut-être bien en train de sauver son
trône en ce moment même.
Oh, et putain de merde ! elle était peut-être
enceinte, aussi.
— Mes biens chers frères, nous sommes
tous ici réunis pour assister à l’union
d’Elizabeth, fille d’Audaszs, et de Kolher, fils
de Kolher.
Ainsi, on abandonnait la formulation
officielle de leurs noms vampires. Tant mieux.
Cela sonnait plus humain.
— Qui donne cette femelle – euh… cette
femme – en mariage ?
Kolher s’attendait à ce que l’un des frères
traduise la réponse de John. Au lieu de cela, le
mâle communiqua de façon claire et nette en
sifflant une note montante qui annonçait sans
ambiguïté qu’il était celui qui présentait sa
sœur.
D’instinct, et parce qu’il n’avait aucune idée
du déroulement de la cérémonie, Kolher lui
tendit la paume. Lorsque John Matthew la
saisit, tous deux se serrèrent la main avec
force, comme s’ils échangeaient une
promesse implicite, un « Je prendrai soin
d’elle » auquel on répondait par « Tu as
intérêt ».
À la vue de ce geste, certains frères se
raclèrent la gorge, comme s’ils étaient émus.
Lassiter toussota, puis on entendit des pages
feuilletées dans un sens puis dans l’autre.
— Euh… OK, bon, je vais juste envoyer
valser tout ça, d’accord ? Y a-t-il la moindre
raison pour que vous ne puissiez pas vous
marier ensemble ? Non ? Génial.
Beth éclata de rire.
— Je crois que tu es censé attendre qu’on
réponde.
— Tous ensemble, alors, OK ? Et le public
aussi. Y a une raison pour que ce mariage ne
se fasse pas ?
La maison tout entière hurla, de concert
avec sa shellane et lui : — Non !
— Super, ça se passe à merveille.
Il feuilleta encore son livre.
— Oui, ils en font des tartines, là. Kolher ?
Sans véritable raison, il se mit à sourire.
— Oui ?
— Veux-tu prendre cette femme incroyable,
qui vient juste de te sauver les miches, pour
épouse ? Est-ce que tu l’aimeras et la
consoleras, l’honoreras et la garderas à tes
côtés dans la maladie comme dans la santé, et
renonceras à toutes les autres, lui seras fidèle
tout au long de votre vie ensemble… Flûte,
j’étais censé commencer par toi, Beth. Et si tu
répondais ?
— Non, l’interrompit Kolher avec un
immense sourire. Je passe en premier. Oui.
Dans l’assistance, quelqu’un renifla et
Rhage souffla :
— Quoi ? C’est très beau, d’accord ? Allez
tous vous faire foutre.
— Maintenant, Beth, veux-tu prendre cet
emmerdeur forcené pour époux ? Est-ce que
tu l’aimeras et le consoleras, l’honoreras et le
garderas à tes côtés dans la maladie comme
dans la santé, et renonceras à tous les autres,
lui seras fidèle tout au long de votre vie
ensemble ?
— Oui, répondit sa Beth. Totalement.
— Cool.
Lassiter feuilleta encore son livre.
— OK, Passons à l’échange des anneaux.
Est-ce que quelqu’un a des bagues ici ?
— Enfile ma bague sur son pouce, dit
Kolher en ôtant l’énorme diamant noir de son
père. Tiens.
— Et il peut utiliser la mienne, ajouta Beth.
Elle appartenait à sa mère.
— Ah ! comme c’est adorable.
Lassiter prit le diamant de Kolher.
— OK, c’est parti. Je bénis les alliances.
Beth, reprends la tienne et enfile-la sur le
doigt de Kolher auquel elle ira. Ou plutôt sur
la première phalange… Voilà.
» Bien, répète après moi. Oh, mer… je veux
dire, zut ! j’étais censé commencer par
Kolher, je crois.
— Non, répliqua Beth en riant de nouveau.
En fait, c’est parfait.
— Parfait, renchérit Kolher.
C’était tellement évident. C’était si naturel et
vrai, et l’absence de solennité fonctionnait à
merveille, surtout comparé à la pesanteur des
cérémonies prônées par l’aristocratie.
Merde ! Lassiter était un antidote vivant à
tout ça.
— D’accord, bon, Beth, répète après moi.
Moi, Beth, une nana absolument géniale…
Beth hurla de rire.
— Moi, Beth…
— Où est la partie « nana absolument
géniale » ? Quoi ? Allez, j’ai un diplôme
décroché sur Internet. Je sais ce que je fais.
Kolher fit un signe de tête à sa leelane.
— Il a raison. En fait, tu es géniale. Je crois
qu’on a besoin de l’entendre.
— Puis-je avoir un amen ! hurla Lassiter.
Un gigantesque « amen » retentit dans toute
la demeure.
— D’accord, dit-elle. Moi, Beth, une nana
absolument géniale…
— …prends cette tête de nœud, Kolher…
— …prends cette tête de nœud, Kolher…
— …pour légitime époux, et m’engage à
dater de ce jour…
— … pour légitime époux, et m’engage à
dater de ce jour…
— …pour le meilleur et pour le pire, dans
la richesse comme dans la pauvreté…
— … pour le meilleur et pour le pire, dans
la richesse comme dans la pauvreté…
Et brusquement ce ne fut plus une blague.
Plus elle avançait dans le serment, plus
Lassiter devenait sérieux, et plus Kolher
sentait sa shellane flageoler sur ses jambes,
comme si les mots qu’elle prononçait
portaient des valeurs véritablement riches de
sens.
C’était la tradition pour elle, comprit-il.
Elle poursuivit d’une voix enrouée :
— … dans la maladie comme dans la
santé…
— … à l’aimer et à le chérir, jusqu’à ce que
la mort nous sépare. J’en fais le vœu solennel.
— … à l’aimer et à le chérir, jusqu’à ce que
la mort nous sépare. J’en fais le vœu solennel.
Lassiter tourna une autre page.
— Je te donne cet anneau en symbole de ma
promesse et, avec tout ce que je suis, et tout ce
que je possède, je t’honore, au nom du Père,
du Fils et du Saint-Esprit.
Soudain, Kolher serra les dents pour garder
le contrôle de ses propres émotions tandis
qu’elle répétait les mots et lui glissait le rubis
au petit doigt.
— Et maintenant, seigneur, dit Lassiter sans
ambages. Répète après moi.

Beth n’avait jamais été une de ces filles qui
rêvent de leur mariage dès le plus jeune âge,
répètent la cérémonie avec leurs Barbie, et
achètent Mariée Magazine dès qu’elles ont
vingt ans.
Pourtant elle était presque certaine que, si
cela avait été le cas, ses projections n’auraient
en rien ressemblé à ce qu’elle vivait
actuellement. Elle ne se serait jamais imaginée
entourée de vampires, potentiellement
enceinte, avec pour prêtre un ange déchu vêtu
d’un costume d’Elvis qui massacrerait le rite
et le texte de la bénédiction nuptiale.
Et pourtant, lorsqu’elle dévisagea son futur
époux, elle fut incapable d’imaginer une
cérémonie qui lui plaise davantage. Mais bon,
quand on avait trouvé la bonne personne,
aucune de ces choses jugées indispensables
pour une cérémonie réussie dont on parlait à
la télévision, comme avoir une robe de
couturier, une cascade de champagne, un DJ,
un plan de table, ou des dragées n’avait
d’importance.
— Moi, Kolher, te choisis, Beth, commença
Lassiter.
— J’ai compris, s’exclama son compagnon
d’une voix tonitruante. Moi, Kolher, te
choisis, Beth, pour épouse bien-aimée, et
m’engage à dater de ce jour, pour le meilleur
et pour le pire, dans la richesse comme dans
la pauvreté, dans la maladie comme dans la
santé, à t’aimer et te chérir jusqu’à ce que la
mort nous sépare. J’en fais le vœu solennel.
La vue de Beth se brouilla sérieusement.
Tandis qu’elle reniflait et souriait en même
temps, Kolher passa l’énorme anneau du roi à
son pouce. Avec une sincérité grave, il ajouta :
— Je te donne cet anneau en symbole de ma
promesse et, avec tout ce que je suis, et tout ce
que je possède, je t’honore, au nom du Père,
du Fils et du Saint-Esprit.
Un tonnerre d’applaudissements spontanés
retentit. Et Lassiter dut crier pour qu’on
l’entende : — Au nom des pouvoirs qui me
sont conférés grâce à Google, je vous déclare
unis par les liens du mariage ! Tu peux
embrasser la mariée !
Les applaudissements s’intensifièrent
lorsque Kolher l’enlaça et la renversa en
arrière si bas qu’elle ne fut plus maintenue au-
dessus du sol que par sa seule force.
C’était un geste qu’il faisait régulièrement,
une façon inconsciente d’affirmer et de
prouver sa capacité physique à prendre soin
d’elle.
— Retire mes lunettes de soleil, lui
chuchota-t-il alors que ses cheveux leur
offraient un semblant d’intimité en les
enveloppant tous deux comme des rideaux. Je
veux que tu voies mes yeux même s’ils ne
peuvent plus te voir.
Les mains de Beth tremblaient lorsqu’elle
les posa sur son visage. Faisant glisser les
lunettes de ses tempes, elle dévoila son regard
extraordinaire et repensa à la première fois
qu’elle l’avait vu, dans la chambre d’amis au
sous-sol de la maison paternelle.
Ses yeux étaient exactement comme
autrefois. D’un vert pâle étincelant, ils
luisaient de l’intérieur au point qu’elle dut
battre des paupières, et pas seulement à cause
des larmes.
— Ils sont magnifiques, souffla-t-elle.
— Mais inutiles, rétorqua-t-il en souriant,
comme s’il se souvenait d’un échange
semblable auparavant.
— Non, ils me montrent tout l’amour de ton
cœur.
Elle lui toucha le visage.
— Et cela est très utile.
Kolher posa sa bouche sur la sienne,
l’effleurant une, puis deux fois. Puis il lui
donna un baiser profond et lent.
Il la redressa et elle lui remit ses lunettes.
Quand elle fit de nouveau face aux habitants
de la maison, elle les regarda tous en
rougissant. Il émanait d’eux tant d’amour.
Cela lui donnait l’impression d’être
invincible vis-à-vis de l’épreuve qui leur était
tombée dessus.
Par-dessus le tumulte des acclamations,
Lassiter cria :
— Merci, merci beaucoup.
Kolher se pencha sur le côté, gratta les
oreilles de George et empoigna le harnais du
chien, puis tous trois descendirent la haie
d’honneur jusqu’à la salle à manger.
Étrangement, Fritz avait réussi à faire
apparaître un banquet de nulle part ; la table
avait été mise comme par magie durant la
cérémonie avec une nappe blanche toute
simple qui tombait jusqu’au sol.
Mais d’abord les affaires.
Lorsque Vhen franchit l’arcade, il fit un
signe de tête à Beth et elle se pencha vers son
mari.
— Il est temps de signer, dit-elle.
Ce fut douloureux de voir la joie sans
borne de son mari disparaître sur-le-champ.
— Notre situation est toujours la même,
d’accord ? chuchota-t-elle. Nous sommes
mariés. Nous sommes couverts.
— Oui…
Il y eut un long silence.
— Oui, je peux le faire.
Sauf qu’il prit son temps pour rejoindre
Vhen, qui déroulait un parchemin dont la
partie inférieure s’ornait de rubans rouges et
noirs.
— J’ai un stylo bleu pour la signature, dit-il
en sortant l’objet de son manteau de vison. Ce
document a été préparé par Saxton, et a été
antidaté de trois semaines. Il m’a assuré que sa
formulation était blindée et qu’ils ne
pourraient pas l’attaquer.
— Blindé, marmonna Kolher.
Vhen lui tendit le stylo.
— Signe-le et je m’occuperai de le leur
transmettre avec plaisir.
Beth lui lâcha la main pour lui laisser le
temps d’encaisser le choc, mais il n’en avait
pas besoin, c’était évident. Il lui reprit la
paume et se pencha sur le parchemin.
— Qu’est-ce que ça dit ? demanda-t-il d’une
voix rauque.
Beth parcourut les symboles des yeux et ne
discerna rien d’autre que des motifs tracés à
l’encre bleue.
— Ça dit…
Vhen se pencha.
— Que votre union est annulée.
— Comme si elle n’avait jamais existé ?
murmura Kolher.
Vhen tapota le parchemin.
— C’est une affirmation politique.
Purement politique. Cela ne vous concerne en
rien tous les deux.
— Ma signature est censée apparaître
dessus. Et son nom aussi. Donc cela nous
concerne.
Vhen s’écarta à son tour. Alors il ne resta
que Kolher et le parchemin qu’il ne pouvait
voir.
Tous les habitants de la maison s’étaient tus
et faisaient cercle autour d’eux.
Il ne va pas le faire, se dit-elle. Il n’en sera
tout simplement pas capable…
Chapitre 52

Tandis qu’il observait Selena se nourrir à


sa veine, Trez se sentait pleinement satisfait
d’avoir abandonné le centre-ville de Caldwell
au profit de cet instant.
Il se trouvait toujours au club, en train de
finir de régler un problème comptable qui
était en souffrance depuis des jours, lorsqu’il
avait reçu le message collectif annonçant le
rassemblement. Et il était rentré sur-le-champ
à la demeure, en s’attendant à y voir Selena.
Quand elle ne s’était pas montrée, il s’était
intimé de se calmer, de la laisser venir à son
heure, etc.
Il avait tenu environ une minute et demie
avec ce discours avant de s’esquiver, laissant
un iAm mécontent dans le vestibule avec
Foutu Chat, ainsi qu’il appelait l’animal, dans
les bras.
Dès son arrivée à la demeure de Vhen, il
avait senti la présence de Selena, ce qui l’avait
excité. Mais tout cela avait changé à l’instant
où il l’avait découverte dans la cuisine,
apparemment en pleine crise
d’évanouissement. Mais bon, allez… quand
s’était-elle nourrie pour la dernière fois…
Sans prévenir, son pénis et ses couilles
hurlèrent à l’idée qu’elle puisse partager cet
instant avec quelqu’un d’autre que lui, et pour
se calmer il se concentra sur la succion à son
poignet, la sensation de ses lèvres contre sa
peau, la réalité du fait que c’était lui,
assurément, qui prenait soin d’elle.
Mais pour combien de temps ? se demanda
une partie de lui.
— La ferme.
Elle leva les yeux vers lui, et il secoua la
tête.
— Pas toi.
Caressant ses cheveux du bout des doigts, il
s’émerveilla de leur différence par rapport
aux siens, songea que tout chez elle était d’une
infinie douceur, s’extasia sur le fait qu’elle
sente l’air printanier alors même qu’on était
en plein hiver ou que ses cils soient si longs
sur ses joues pâles lorsqu’elle fermait les
yeux.
Il aurait pu la contempler ainsi à jamais.
Mais elle finit par le lâcher, ôtant ses crocs
et sa bouche. Puis cela fut suivi d’un instant de
torture, quand elle tira sa langue rose et lécha
les marques de morsure pour les refermer,
augmentant encore d’un cran l’excitation de
Trez.
Renversée dans ses bras, elle le regarda de
sous ses longs cils avec des yeux rendus
troubles par la satisfaction.
— Je n’ai pas cessé de penser à toi, dit-il
doucement. Pas une seconde.
— Ah oui ?
— Oui.
Il hocha la tête tout en effleurant sa lèvre
inférieure du pouce.
— Et pas seulement parce que nous avons…
des affaires en suspens.
Son sourire aurait pu l’envoyer au tapis s’il
n’avait pas déjà été assis.
— Ça c’est vrai.
Mon Dieu ! il adorait le calme qui régnait
ici. Pas de musique forte, pas d’humains
envahissant la pièce, pas de pression de
l’extérieur, ou des s’Hisbe. Pas même les
frères et leurs compagnes, si sympas soient-
ils. Rien qu’eux deux.
Tandis que son érection grossissait encore,
il dut remuer les hanches sous la tête de la
femelle. Et il s’entendit lui dire : — Je veux te
faire l’amour. Tout de suite.
Merde ! venait-il vraiment de balancer un
truc pareil ? Et pourtant, à cet instant précis,
toutes les raisons de garder la tête froide lui
semblaient très très loin, comme un coup de
tonnerre distant dans un ciel nocturne qui,
pour l’instant, serait dégagé et plein d’étoiles.
Sauf qu’alors une ombre passa sur le visage
de la femelle et sa satiété paresseuse fut
remplacée par une expression de doute qui lui
donna envie de se donner un coup de pied
dans les couilles.
Néanmoins, au lieu de s’écarter, elle tendit
le bras et lui caressa le visage.
— J’en ai envie.
— Tu en es sûre ?
Putain ! il bandait dur. Trop pour faire ce
qu’il fallait.
À la seconde où elle hocha la tête, il sut
qu’ils étaient tous les deux perdus.
— S’il te plaît, chuchota-t-elle d’une voix
rauque. Mets fin à cette souffrance, efface la
brûlure.
Elle glissa la main le long de son propre
corps pour s’arrêter à la jonction des cuisses,
et il faillit jouir sur-le-champ ; ses testicules
se contractèrent et sa verge tendit le tissu de
son pantalon, à un point tel qu’il dut serrer les
dents.
Sa première pensée fut de la prendre à
l’endroit même où ils se trouvaient. Mauvaise
idée.
Il ne s’arrêterait pas, même si quelqu’un les
surprenait.
Dans un sursaut d’énergie, Trez se leva
avec l’Élue toujours dans les bras et la serra
délicatement contre lui.
— Où est ta chambre ?
— À l’étage. Derrière.
À grandes enjambées, il grimpa avec elle
l’escalier aux marches grinçantes jusqu’au
premier étage, puis se dirigea vers un
appartement situé au-dessus des cuisines, dont
il ouvrit la porte d’un coup de pied. À
l’intérieur, le mobilier victorien était en
acajou et sculpté d’arabesques, et le lit était un
chef-d’œuvre d’ébénisterie, le cadre parfait
pour elle lorsqu’il l’étendit sur le couvre-lit
en velours.
Penché au-dessus d’elle, il finit par
l’enfourcher, en veillant à ne pas l’écraser.
— Je veux te voir.
Elle fit mine de dénouer sa robe, mais il
l’arrêta.
— Non, j’aimerais le faire.
La ceinture était aussi blanche et douce que
tout ce qu’elle portait et, lorsque ses mains
noires défirent le nœud, il se lécha les lèvres.
Écartant les pans du vêtement, il prit son
temps pour la dévoiler.
— Oh ! putain…
Oui, ses tétons pointèrent encore plus au
contact de l’air frais.
Incapable de s’en empêcher, il se courba et
en lécha un, l’aspirant dans sa bouche tout en
continuant à repousser les pans du tissu. Puis
il s’occupa de l’autre, tout en la caressant
jusqu’aux cuisses.
L’odeur de la femelle alla droit à son sexe
et son pénis se pressa de nouveau contre son
pantalon, tentant de sortir.
Eh merde ! l’entendre gémir son prénom le
fit chanceler. Mais il revint très vite à l’action
et la toucha entre les jambes, découvrant son
intimité brûlante et humide, et frotta son mont
de Vénus. Lorsqu’elle enfonça les ongles dans
ses biceps, il sourit contre son sein.
— Jouis pour moi, grogna-t-il en suçant
son mamelon.
À ce signal, le corps de Selena se tendit
comme une corde, sa poitrine se redressa
contre son torse pendant qu’il dirigeait ses
attentions vers sa bouche, dans laquelle il
fourra sa langue pour l’aider à aller au bout
de sa jouissance. Quand ce fut fini, elle
s’effondra, hors d’haleine.
— S’il te plaît…
Sa voix se fêla.
— Je sais qu’il y a plus.
— Oh que oui !
Il recula et faillit déchirer sa chemise en
deux.
— Putain, oui… merde ! je veux dire… zut
!
Il savait qu’il devait surveiller son langage,
et se jura d’améliorer son vocabulaire.
Son pantalon ne fut pas mieux traité que sa
chemise lorsqu’il le jeta au loin, sans même se
soucier qu’il atterrisse sur l’une des colonnes
du lit.
— Tu es magnifique.
Quand elle parla, Trez se figea et la regarda
dans les yeux, sauf qu’elle n’observait pas son
visage. Non. Elle scrutait son corps plus bas,
et un rapide coup d’œil lui confirma que son
pénis très excité se tenait fier et droit, prêt à
faire son travail.
— Puis-je te toucher ? demanda-t-elle
timidement.
Sauf qu’elle avait déjà tendu sa main pâle…
Le grondement qu’il laissa échapper fut
assez retentissant pour faire trembler le
miroir près de la porte, et il se laissa tomber
sur le flanc.
— Doucement… oh, mon Dieu…
Il allait jouir, surtout si elle caressait…
— Oh Seigneur ! s’exclama-t-il dans un
souffle avant de se mordre la lèvre inférieure.
Selena se redressa pour se mettre à genoux
et se pencher sur lui, ce qui fit osciller ses
seins lourds et retomber sur son visage les
cheveux qui s’étaient échappés de son
chignon. Tenant son pénis à deux mains, elle
trouva un rythme régulier, de bas en haut et de
haut en bas, massant le gland avant de glisser
de nouveau le long de la hampe. Et à mesure
qu’elle le branlait, le bassin de Trez se mit à
répliquer, accélérant la cadence.
Avec un sursaut brutal, il la repoussa sur le
dos et ôta ses mains de son corps.
— Mais je veux…
Il l’interrompit en forçant la barrière de ses
lèvres d’un coup de langue.
— Je veux jouir en toi.
Le sourire que lui donna Selena était sexy
en diable et ses yeux étincelèrent.
— Ensuite j’aurai le droit d’explorer ?
— Tu vas me tuer, femelle.
Lorsqu’il l’enfourcha, elle écarta les
jambes pour lui faire de la place.
— Tu es la seule dans mes pensées,
s’entendit-il lui dire.
Et, ça alors ! cette fois-ci le passé demeura
à distance, sans doute parce qu’il avait passé
les heures où ils avaient été séparés à penser à
elle, étendue sur le sol de cette salle de bains,
ondulant sous sa bouche, désirant davantage.
Oui, l’envie désespérée de la pénétrer, de la
faire sienne, de jouir en elle, était plus forte
que tout ce qu’il détestait en lui. Rien
n’arrêterait les choses, à présent.
D’autant que, durant leur séparation, il
s’était souligné un point important à lui-même
: Elle avait couché avec beaucoup de mâles,
elle aussi.
Cela faisait partie de son boulot, même s’il
détestait y penser. En tant qu’Élue pourvoyant
aux besoins en sang des autres, elle avait reçu
un enseignement sexuel et avait partagé le lit
des mâles qu’elle avait servis. C’était ainsi que
cela fonctionnait.
Et la situation avait beau le déprimer, il
supposait que cela les mettait sur un pied
d’égalité, même si les relations sexuelles
auxquelles elle avait consenti participaient
d’un rôle sacré qui sauvait des vies. Tandis
que les siennes n’étaient que pure addiction.
Il avait employé le passé, nota-t-il. Bien.
Empoignant son pénis, il le pressa contre
son intimité, cherchant le bon angle pour
s’enfoncer en elle. Quand il se fut positionné
avec un grognement, il leva les deux mains
pour lui prendre le visage, et, au moment où
leurs regards se croisèrent, il comprit qu’elle
avait cessé de respirer, comme si elle se
préparait à accueillir sa taille imposante.
— J’irai lentement, murmura-t-il en
l’embrassant doucement.
Sa voix n’était plus qu’un murmure :
— Merci.
Lorsqu’il glissa progressivement en elle,
elle se tint étrangement immobile, les yeux
fermés, les crocs saillants. Et il ne put que
contempler sa beauté sur le couvre-lit en
velours rouge, ses cheveux noirs répandus sur
l’oreiller, ses joues empourprées.
— Tu es étroite, articula-t-il. Mon Dieu !
— Ne t’arrête pas.
— Je n’en ai pas l’intention…
— Vas-y, c’est tout, vas-y.
Trez fronça les sourcils, songeant que
c’était une façon étrange…
Cela arriva si vite qu’il n’eut pas la
moindre chance de l’empêcher : Selena lui
agrippa les hanches, le maintint en place et se
poussa en avant, lui faisant franchir une
barrière qui n’aurait pas dû être là.
Lorsqu’elle laissa échapper un petit cri de
douleur, il ne comprit pas — Qu’est-ce que…
Il n’acheva pas sa phrase. Il fut incapable
d’aller au bout de sa pensée. La pression
qu’elle exerçait sur son pénis était trop forte,
et l’orgasme qui menaçait explosa, inondant
l’intérieur du corps de la femelle.
En réaction, Selena replia les jambes
derrière les fesses de Trez et un soupir
s’échappa de sa bouche, tandis qu’il tentait de
limiter au maximum ses va-et-vient. Vierge ?
Vierge…
Puis il se souvint, dans la salle de bains… «
Prends-moi, montre-moi. »
Vierge.
Trez se retira si vite qu’elle grimaça, et il
faillit quitter non seulement le lit mais aussi la
chambre.
Le sang sur son pénis qui dégonflait lui
noua les tripes.
— Selena… Seigneur ! pourquoi n’as-tu
rien dit ?
Elle détourna le regard pendant qu’elle
rabattait sur elle les pans de sa robe. Elle
renoua même sa ceinture en tissu avant de
s’adosser aux oreillers.
— J’avais envie de toi. J’ai toujours envie
de toi. C’est aussi simple que cela.
Il leva la main pour desserrer la cravate qui
l’empêchait de respirer, et se rappela qu’il
était à poil.
— Ce n’est pas simple, dit-il d’une voix
rauque. Ce n’est pas simple du tout.
La dernière chose dont il avait besoin,
c’était d’une autre femelle qu’il serait obligé
d’épouser. Si Fhurie en tant que Primâle
voulait qu’il assume jusqu’au bout, qu’allait-il
faire, bon sang ?
D’autant plus que… il était en train de
tomber amoureux de Selena.

Alors que Trez se tenait, complètement nu,
à l’autre bout de la chambre, Selena se dit que,
non, ce n’était pas ce qu’elle avait cherché à
obtenir.
Mais elle avait eu raison de se taire. À la
dernière minute, elle avait pris la décision
consciente de ne pas le lui dire, précisément
pour ce motif.
— Comment… que… pourquoi…
Le fait qu’il bafouille était mauvais signe.
— Je croyais que tu étais une courthisane.
— En effet.
— Alors comment se fait-il que tu sois
vierge ?
— On ne m’a pas utilisée de cette façon.
Il leva les bras au ciel en signe de
frustration.
— Pourquoi moi ?
D’un coup, il se mit à jurer.
— Je veux dire…
— Comme je l’ai dit, j’avais envie de
coucher avec toi. J’en ai toujours envie.
Après la douleur, elle n’avait fait
qu’entrevoir le plaisir. Elle voulait savoir ce
qu’il y avait d’autre dans l’acte d’amour.
Les mains posées sur la tête, Trez se
contentait de rester planté là.
— Seigneur !
— Pour que les choses soient bien claires,
je n’attends rien de toi, dit-elle avec vivacité.
Si c’est ce qui t’inquiète, il n’y aura pas
d’union.
Pas avec ce que son avenir lui réservait.
Même si, vu la façon dont Trez la dévisageait,
cela n’aurait pas été au programme de toute
manière…
— Tu es certaine que le Primâle pensera de
cette façon ?
Elle leva le menton.
— Qui le lui dira ?
Quand l’argument sembla l’arrêter, elle
haussa les épaules.
— Pas moi, en tout cas. Et il n’y a personne
d’autre que nous dans cette maison. Donc, si tu
ne lui en parles pas, il ne le saura jamais.
En vérité, elle n’était pas certaine de la
réaction de Fhurie s’il avait vent de cette
histoire. Techniquement, à présent qu’elle
avait couché avec quelqu’un d’autre que le
Primâle ou un frère, elle était déchue. Mais il
était difficile de savoir, en ses temps
nouveaux, ce qui survivait des anciennes
traditions.
Non que cela ait de l’importance. Son temps
serait bientôt révoqué.
Raison pour laquelle, quand Trez s’était
arrêté après avoir remarqué que son sexe était
étroit, elle avait pris les choses en main. Elle
était déterminée à ne pas laisser passer sa
chance, surtout après sa crise de paralysie
dans la cuisine, au rez-de-chaussée.
Brusquement, elle songea à celle à laquelle
il était promis, et sentit une douleur lui
transpercer la poitrine.
— Ne t’inquiète pas, dit-elle, épuisée. Il n’y
a aucune faute à réparer.
— J’ai de l’honneur, tu sais, rétorqua-t-il.
— Je ne voulais pas t’insulter.
Il ferma les yeux et marmonna :
— Tu ne devrais pas t’excuser.
— Je ne vois pas le problème. Mon corps
m’appartient, et j’ai choisi de te le donner et tu
me désirais.
À ces mots, il souleva les paupières.
— Je t’ai fait mal.
— Le plus douloureux, c’est quand tu as
cessé.
Trez secoua la tête.
— Quel bazar.
— D’après qui ?
— Tu ne connais pas la moitié de la
situation.
Mais au moins il s’approcha pour s’asseoir
sur le lit. Se reprenant la tête dans les mains, il
expira bruyamment.
— Cela n’aurait pas dû être moi, Selena.
N’importe qui, mais pas moi.
— Une fois encore, ne crois-tu pas que
c’est à moi seule d’en juger ?
— Mais tu ne me connais pas.
— J’en sais assez.
Après tout, il lui avait parlé des humaines.
De ses parents. Du fait qu’il était promis à une
autre. Que pouvait-il y avoir d’autre ?
— Non. Ce n’est pas…
Un bruit retentit dans la pièce, et il fallut un
moment à Selena pour comprendre qu’il
s’agissait d’une sonnerie de portable.
— C’est une blague, râla-t-il en tendant le
bras derrière elle vers l’oreiller.
Dessous se trouvait un téléphone, écran
tourné vers le haut, qui avait visiblement
glissé de sa poche de pantalon quand celui-ci
avait atterri sur une des colonnes du lit.
Il consulta le numéro, puis jeta un coup
d’œil à l’horloge.
— Quelle heure est-il… oh, merde !
— Que se passe-t-il ?
— Je dois répondre.
Il regarda autour de lui comme s’il
cherchait un peu d’intimité.
— Je reviens tout de suite.
Lorsqu’elle l’observa sortir dans le couloir,
son corps nu était resplendissant, et, à la
simple vision de son derrière, elle se mit à
évaluer ses chances de coucher de nouveau
avec lui.
Fermant les yeux, elle s’étira et découvrit
une douleur dans son bassin qu’elle n’avait
jamais ressentie auparavant.
Oui, cela lui avait fait mal. Mais pas assez
pour qu’elle regrette quoi que ce soit, ni
refuse de recommencer.
Toutefois, une petite voix intérieure lui
souffla que ce n’était pas au programme.
Elle aurait dû tenter de le convaincre de
recommencer.
Mais aucune discussion ne le ferait revenir
sur sa décision.
Chapitre 53

Au final, Kolher signa cette satanée


proclamation d’annulation.
Ce fut la bague de sa mère à son petit doigt
qui lui fit prendre cette décision. Ce rubis était
un symbole de la promesse solennelle que lui
avait faite Beth et cela lui fit songer à tout ce
que sa femelle avait fait pour lui. Afin de
s’unir à lui, elle avait placé sa foi, son cœur et
son avenir entre ses mains et celles de son
peuple, adoptant leurs traditions, leurs
coutumes et s’éloignant complètement de son
côté humain, au point qu’elle n’avait plus
aucun contact avec cette espèce-là, ni non plus
avec celle des vampires, hormis lui et ses
frères, car son travail occupait leurs deux
vies.
Elle avait beaucoup gagné en retour, bien
sûr. Mais elle avait perdu tout ce qu’elle avait
toujours connu. Et elle l’avait fait pour lui,
pour eux.
Pour le moment, le plus important pour lui
n’était pas de récupérer le trône. Non, c’était
de se montrer à la hauteur des principes de vie
qu’elle s’était fixée pour elle-même ; il devait
joindre l’acte à la parole. Même s’il détestait
toute cette putain de situation, depuis les
aristocrates et la bande de salopards jusqu’au
sentiment de perte qui accompagnait ce foutu
morceau de papier, il devait honorer ce qu’il
avait promis à sa Beth.
Les traditions de sa femme étaient tout aussi
importantes et avaient autant de poids que les
siennes.
S’il ne signait pas, il la traiterait avec autant
d’irrespect que le Conseil l’avait fait.
Et c’était la façon la plus logique de
contrecarrer les plans de la glymera.
Un petit « Je vous ai bien eus » en réponse à
leurs machinations.
— Où est le stylo ? grommela-t-il.
Une fois que Vhen lui eut mis l’objet dans
la main, il pressa la paume de sa compagne.
— Où dois-je signer ?
— Juste ici, dit-elle d’une voix rauque. Là.
Il la laissa guider la pointe de la plume à
l’endroit prévu à cet effet, puis griffonna son
nom.
— Que se va-t-il se passer maintenant ?
demanda-t-il.
Vhen eut un rire mauvais.
— Je roule cette petite missive et je la leur
enfonce là où le soleil ne brille pas.
On entendit le froissement du parchemin
qu’on roulait.
— Ils ont décidé que le « couronnement »
aurait lieu à minuit. C’est une honte que je
doive attendre jusque-là. Viens, Saxton, tu as
besoin de manger. Tu as l’air sur le point de
t’effondrer.
Kolher tourna la tête en direction de la
foule silencieuse et immobile.
— Bon. Vous venez manger ou quoi ?
Lorsque les conversations reprirent,
comme si ses frères avaient su qu’il avait
besoin de détourner l’attention de lui, il prit
Beth par le bras.
— Sors-nous d’ici, dit-il durement.
— Compris.
Avec une prompte efficacité, sa shellane
l’éloigna du bruit et de la nourriture et, quand
il perçut un effluve de feu de bois, il devina
qu’elle l’emmenait vers la bibliothèque.
— Couché, George, ordonna-t-elle quand
elle s’arrêta net sur ce qu’il supposa être le
seuil. Je sais, je sais, tu n’as pas envie de
rester dehors, mais on a besoin d’une minute.
Bien vu, songea-t-il en lâchant le harnais
pour s’avancer tout seul dans la pièce, la main
tendue. Lorsqu’il sentit le manteau de la
cheminée sous ses doigts, il regretta de ne pas
pouvoir discerner le foyer. Il avait envie de
taper dans les bûches enflammées pour les
faire crépiter.
Un cliquetis lui apprit qu’elle les avait
enfermés.
— Merci, dit Beth.
Il se retourna.
— À toi aussi.
— Tout se passera bien.
— Si tu parles de la bande de salopards, je
n’en suis pas si sûr. Ils trouveront un autre
angle d’attaque. Nous avons gagné du temps,
sans résoudre le problème.
Mince ! l’amertume dans sa voix lui
ressemblait si peu. Mais cette situation l’avait
transformé Dieu merci, son père était mort, et
il n’aurait jamais cru en éprouver du
soulagement un jour…
Derrière lui, Beth se pressa contre son
corps, fit glisser ses mains jusqu’à ses épaules
et massa ses muscles noués.
— C’était une superbe cérémonie.
Il ne put s’empêcher de rire.
— Elvis a fait un super boulot.
— Tu sais quelle est la tradition pour les
humains après avoir officialisé les choses ?
— Quoi ?
Tout en l’enlaçant, elle se plaça face à lui,
se hissa sur la pointe des pieds et lui embrassa
le côté de la gorge. Et, ça alors ! il sentit son
humeur s’améliorer.
— La consommation, murmura-t-elle. Il est
de tradition pour les époux de sceller
l’accord, si tu vois ce que je veux dire.
Kolher se mit à sourire, avant de se
rappeler la dernière fois qu’ils avaient couché
ensemble, et les circonstances.
— Es-tu certaine d’être prête après… enfin,
tu sais.
— Tout à fait sûre.
Pour enfoncer le clou, elle se frotta contre
lui, et il ne put retenir un juron. Instantanément
affamé, il n’en contint pas moins sa
sauvagerie lorsqu’il inclina la tête pour
prendre la bouche de sa femme.
— Soulève-moi, dit-elle en soupirant.
Il obéit, et elle remonta sa robe jusqu’à la
taille, puis écarta les jambes pour les refermer
autour de ses hanches.
— Tu ne portes pas de culotte, gronda-t-il.
— Je voulais être parée.
— Seigneur ! je suis content de ne pas
l’avoir su… J’aurais…
Il ne prit pas la peine d’achever. Au lieu de
quoi, elle affermit sa prise sur son cou, il
glissa la main entre eux et déboutonna son
pantalon. Immédiatement, son pénis jaillit,
palpitant et brûlant, et, quand il installa sa
compagne un peu plus bas, il trouva son
intimité…
— Merde ! et si tu es enceinte ? lâcha-t-il en
la repoussant. Putain…
— Les femmes enceintes ont une vie
sexuelle. Vraiment. Je t’assure.
Se redressant, elle lui suçota la lèvre
inférieure avant de la taquiner de ses crocs.
— À moins que tu veuilles dire que tu n’as
pas envie de moi ?
Il écarta les pieds.
— Ce n’est absolument pas le cas.
Il dissipa toute éventuelle confusion en la
pénétrant avec lenteur et douceur. Elle ne
semblait pas du tout souffrir mais il ne prit
pas le moindre risque lorsqu’il plaqua les
mains sous ses fesses et commença à aller et
venir en elle.
— Je t’aime, dit-il contre ses cheveux. Pour
toujours.
Au moment où elle lui répondait à
l’identique, une pointe de paranoïa priva son
corps d’une partie de sa chaleur.
Son père avait-il dit la même chose à sa
mère ?
Et il savait comment les choses s’étaient
finies.
Surgi de nulle part, l’avertissement de V. lui
revint en mémoire, au sujet de ce terrain blanc
et de l’avenir qu’il tenait dans ses mains.
Qu’est-ce que…
— Kolher, chuchota sa femme. Reviens à
moi. Concentre-toi sur ici et maintenant…
Avec un grognement de soumission, il
envoya valser toutes ces conneries et obéit à
son ordre, ne sentant et ne connaissant plus
que la sensation de ses va-et-vient en elle.
L’orgasme fut calme, comme une vague qui
s’approcherait et se retirerait avec toute la
légèreté d’une brise estivale. Mais lorsqu’il
jouit dans le corps de sa femelle et la sentit se
contracter autour de lui, il lui sembla plus
puissant que tous ceux qu’il avait éprouvés.
Il ne voulait pas la quitter.
Jamais.

Devant la chambre de Selena, Trez accepta
l’appel, mais n’eut droit à aucun « salut ».
— Où es-tu, putain ? articula le bourreau de
la reine. Et où se trouve ce que tu m’as promis
?
Trez ferma les yeux.
— Je suis en route.
— N’essaie pas de me baiser.
La connexion fut coupée net.
— Trez ? demanda Selena depuis sa
chambre. Est-ce que tout va bien ?
Non. Absolument pas.
Comment se faisait-il que midi ait déjà
sonné ?
Il ouvrit la porte en grand.
— Oui, mais il faut que j’y aille.
Jurant à voix basse, il se dirigea droit vers
son pantalon et l’enfila en vitesse, et, lorsque
ses couilles se coincèrent dans la fermeture
Éclair, il choisit délibérément de tirer plus
fort, si bien que la douleur lui transperça le
bassin à le rendre malade.
Ce petit coup de fil de s’Ex lui avait rappelé
toutes les raisons pour lesquelles il avait été
stupide de venir ici.
Une vierge.
Putain !
Tandis qu’il ramassait sa chemise et passait
un bras dans la manche, il avait parfaitement
conscience de la présence de Selena, assise en
silence sur le lit.
Une vierge.
Comme par hasard, toutes les femmes qu’il
s’était tapées lui revinrent d’un coup en
mémoire, envahissant l’espace entre eux. Puis
il songea joyeusement à celles qu’il allait
fournir à s’Ex aujourd’hui.
— Ça ne se reproduira pas, lui dit-il en
désignant le lit.
Une fois, c’était déjà trop.
En réponse, le visage de Selena ne trahit
rien, mais son odeur disait tout ; la tristesse
exsudait de tous ses pores.
Et pourtant elle le regarda dans les yeux.
— Comme tu le souhaites. Mais je serai là
si tu changes d’avis.
Mince ! elle était parfaitement maîtresse
d’elle-même en le toisant du regard, presque
comme si elle le mettait au défi de rester à
l’écart.
Il n’était pas aussi doué pour se contrôler.
Mais la situation dans laquelle il se trouvait
était vraiment mauvaise.
iAm risquait déjà sa vie. Et si Selena se
trouvait impliquée avec lui ?
Il ne voulait pas qu’elle tombe dans son
enfer personnel.
Oh ! et quant à Fhurie il se sentait merdeux
de ne rien dire au Primâle. C’était un
déshonneur supplémentaire qu’il infligeait à
la femelle, mais rien de bon ne pourrait sortir
d’une révélation pareille.
— Je dois y aller, marmonna-t-il.
— Comme tu le souhaites.
Il avait vraiment envie qu’elle cesse de dire
cela.
Trez quitta la pièce en titubant, et ne se
rappela absolument pas comment il descendit
l’escalier, traversa la maison plongée dans
l’obscurité, et sortit dans le jardin scintillant
de neige. Fermant les yeux, il lui fallut un
moment avant de pouvoir se concentrer
suffisamment pour se dématérialiser…
…mais il finit par arriver au Commodore,
où il reprit forme derrière la benne à ordures
de la sortie de service. Lorsqu’il surgit de sa
cachette, des livreurs qui déchargeaient des
produits d’entretien dans la zone prévue à cet
effet ne le remarquèrent pas, pas plus qu’un
coursier qui descendait la ruelle.
Mais beaucoup de monde l’attendait au dix-
huitième étage.
Dès qu’il sortit de l’ascenseur, il jura à voix
basse.
iAm était adossé à la porte d’entrée dans
une attitude d’apparence nonchalante, si on
exceptait son regard meurtrier. Et avec lui il y
avait les putes que Trez avait engagées pour
s’Ex.
L’exécuteur des basses œuvres de la reine
se trouvait sans nul doute sur la terrasse
extérieure. Ou rôdait dans l’appartement après
être entré par effraction, en proie à la rage.
Trez fourra les mains dans ses poches : pas
de clés. Putain !
Les avait-il oubliées à la demeure de la
Confrérie ? ou gisaient-elles sur le sol de la
chambre de Selena ?
Bon sang !
— Il te manque quelque chose ? susurra son
frère.
— Salut, patron, dit l’une des prostituées.
— Patron…
— Comment va…
Les femmes se coupèrent mutuellement la
parole tout en triturant leurs extensions
capillaires et en rajustant les bonnets de leur
soutien-gorge. Chacune portait une tenue
vaguement décente, mais tout était court,
moulant et décolleté.
Non qu’elles restent habillées bien
longtemps.
— Laisse-moi faire, murmura iAm en
sortant sa propre clé.
Après s’être occupé du verrou, il ouvrit le
battant en grand et fit signe aux filles d’entrer.
Elles obéirent en se dandinant, et le mâle
plissa les yeux.
— Qu’est-ce que tu fous ?
— Je m’occupe de mes affaires, rétorqua
Trez à voix basse. De la seule façon que je
connaisse.
Dépassant son frère, il entra dans le salon.
Semblable au spectre qu’il était, le bourreau
attendait de l’autre côté de la vitre, sa robe
noire flottant dans le vent froid.
Lorsque les trois prostituées remarquèrent
sa présence, elles se figèrent, comme si elles
étaient fascinées, ou mortes de trouille. Peut-
être les deux.
— Accordez-moi une minute, mesdames,
déclara Trez en se dirigeant vers les portes
coulissantes. Je vous l’enverrai dans la
chambre qui se trouve au bout du couloir là-
bas.
— Oui, d’accord, patron, répondit celle qui
se trouvait devant.
Il attendit qu’elles soient sorties de la pièce
pour laisser entrer s’Ex. Ce fut une bonne
chose car l’exécuteur était de mauvais poil
lorsqu’il arracha le capuchon de sa tête.
Pointant du doigt le visage de Trez, il aboya
:
— À l’avenir, sois à l’heure. Ou notre
accord sera caduc.
Juste au moment où Trez allait lui rentrer
dedans, iAm s’interposa.
— Nous avions un engagement auprès du
roi. Ce n’était pas un truc auquel on pouvait
échapper, mais rien qui se reproduira dans
l’avenir.
Des yeux noirs et étincelants se tournèrent
vers son frère.
— Tu y veilleras.
iAm hocha la tête, arborant un calme
trompeur, que démentait le léger spasme de
son sourcil gauche. Merde ! Trez allait en
entendre parler dès que tout ceci serait
terminé.
Génial. Encore un truc qu’il attendait avec
joie.
s’Ex posa la main sur la broche noire au
niveau de sa gorge. Aussi grosse que le poing
d’un guerrier, elle était faite d’un métal ciselé
d’arabesques compliquées et serti de pierres
noires. Quand il la défit, sa robe tomba par
terre.
Révélant un débardeur et un pantalon de
treillis noir franchement banals.
Ce qui n’était pas banal, en revanche, c’était
le reste de sa personne. Sa peau était
entièrement recouverte de tatouages blancs
rituels, pas seulement ses bras et ses épaules
musclées. Et pourtant, il pouvait toujours
passer pour un humain.
Une bonne chose pour les prostituées.
— En dépit de ton retard, je t’ai fait une
faveur, articula s’Ex.
— Alors nos parents sont encore en vie ? fit
Trez.
— Oh, oui ! ça aussi. Mais ils vont perdre
leurs appartements, sur ordre de la reine. Aux
dernières nouvelles, votre mère faisait une
dépression nerveuse parce qu’on lui avait
confisqué ses bijoux.
Le bourreau eut un petit sourire.
— Sa Majesté est en fait ravie de leur
souffrance. Si je ne m’y connaissais pas, je
dirais que tu as planifié ta vengeance à la
perfection.
— Quelle est la faveur ?
— Sa Majesté va être absorbée par des
choses qui ne te concerneront pas pendant un
petit moment.
Trez plissa les yeux.
— Comment ça ?
— Environ neuf mois.
— Je te demande pardon ? Je ne comprends
pas ce que tu…
— Elle est enceinte.
Trez cessa de respirer. Puis força ses
poumons à se remettre au boulot tout en jetant
un coup d’œil à son frère.
— Comment diable est-ce arrivé ?
— Toi entre tous, je ne pense pas que tu aies
besoin d’un dessin.
— Mais je croyais que le prince consort
était mort il y a dix ans ?
— Oui. Comme c’est triste.
s’Ex fit craquer ses articulations.
— Il a fait une mauvaise chute.
— Alors qui est le père ?
Le bourreau sourit d’un air sournois.
— C’est un miracle.
Nom… de Dieu !
L’autre hocha la tête.
— Le moment est opportun pour toi parce
qu’elle va devoir attendre de savoir si c’est
une autre fille. Dans ce cas-là, les cartes
astrologiques diront laquelle sera la nouvelle
reine. Évidemment, si c’est un garçon, tu es
baisé. Sinon, tu auras peut-être une chance de
t’en sortir ; après tout, tu as été promis à une
fille en particulier. Si c’est une autre qui doit
devenir reine, alors tu seras tranquille.
iAm souffla lentement.
— C’est une putain de bonne nouvelle.
Potentiellement.
— Mais tu m’es toujours redevable,
grommela s’Ex. À partir de maintenant, tu
t’occupes de moi, ou je m’occupe de vous
deux.
— Ne t’inquiète pas de cela.
Trez rajusta son pantalon avec l’impression
d’avoir le tournis.
— Je te fournirai tout ce dont tu as besoin.
— Voilà qui est plus engageant.
Seigneur… cela changeait tout. Ou de
moins, c’était une possibilité.
Une bien meilleure issue que celle qu’il
aurait pu concevoir.
Tandis que s’Ex tournait son regard
d’obsidienne vers le couloir où les filles
avaient disparu, Trez reprit ses esprits.
— Quelques règles cependant.
L’exécuteur reposa les yeux sur lui.
— Je ne comprends pas.
Trez s’avança pour se trouver nez à nez
avec l’énorme mâle.
— Les règles sont : tu ne leur fais pas de
mal. Le sexe à la dure est OK tant qu’il est
consenti, mais pas de cicatrice permanente ni
de marque. Et tu n’as pas le droit de les
manger. Ce sont mes deux seules exigences,
mais elles ne sont pas négociables.
Avec les Ombres, il fallait toujours établir
des limites. Surtout avec une Ombre comme
celle-ci.
— Attends, elles sont à toi ? demanda le
mâle.
— Oui.
— Oh, merde ! pourquoi ne l’as-tu pas dit ?
s’Ex tendit la main.
— Promis. Rien de permanent, et pas de
repas.
Quel soulagement, songea Trez en serrant
fermement la paume qu’on lui offrait.
— Mais je te les donne pour aussi
longtemps que tu voudras d’elles. Et
l’appartement aussi, bien sûr. Quand tu
voudras quelque chose de nouveau, tu sais où
me trouver.
Lorsque le bourreau sourit et fit mine de
s’en aller, Trez l’attrapa par le bras.
— Une dernière chose : ce sont des
humaines. Pour ce qu’elles en savent, les
vampires relèvent de la fiction, et tu dois
laisser les choses en l’état si tu veux continuer.
s’Ex prit un air ennuyé.
— Très bien. Mais cela aurait été plus drôle
autrement.
Il sortit de la pièce et le bruit de ses pas se
répercuta dans le couloir, puis on entendit des
voix. Suivies d’une porte que l’on refermait.
Trez se dirigea immédiatement vers le bar,
même s’il était midi tout juste passé, et prit
une bouteille de whisky. Il ne s’embarrassa
pas d’un verre ; boire au goulot lui suffit.
Alors que la liqueur traçait un sillon brûlant
jusqu’à ses tripes, sa seule pensée fut qu’il
aurait dû se sentir plus soulagé qu’il l’était
vraiment. Mais bon, il n’était pas encore sorti
de l’auberge.
Et il venait de prendre la vertu d’une
excellente femelle environ une demi-heure
plus tôt.
Aucune carte « Vous êtes libéré de prison »
n’y changerait rien.
— Neuf vies, dit iAm en le rejoignant et en
lui tendant la main.
Trez lui passa l’alcool.
— Pas encore…
Le gémissement qui retentit au loin était
d’origine féminine. De même que celui qui
suivit.
— Il va se les faire toutes les trois en même
temps, marmonna iAm.
Une rapide image du bourreau étendu sur le
dos pendant qu’une femelle lui enfourchait les
hanches, une autre le visage et qu’il doigtait la
troisième poussa Trez à reprendre la bouteille
à son frère et à en avaler une bonne rasade.
Bon sang ! se dit-il en espérant qu’il
pourrait garder une longueur d’avance sur cet
appétit.
Chapitre 54

La neige avait recommencé à tomber à 18


heures, comme si elle avait attendu que le
soleil disparaisse à l’horizon pour faire son
apparition, et, à minuit, la tempête ne montrait
aucun signe d’accalmie.
Xcor regardait fixement par la fenêtre de sa
chambre, suivant des yeux les épais flocons
qui voltigeaient sous la lumière des
lampadaires qui bordaient le cul-de-sac
circulaire devant la maison.
— Est-ce que tu viens ?
Au son de la voix d’Affhres, Xcor jeta un
coup d’œil par-dessus son épaule. Son
guerrier se tenait sur le seuil, vêtu d’un
élégant costume.
Son Élue devrait l’attendre, se dit-il. Malgré
ce temps épouvantable.
En supposant qu’elle vienne.
Mais il ne pouvait rater le couronnement.
— Oui, dit-il d’un ton bourru en quittant la
chaise qu’il avait placée devant la fenêtre.
Ramassant ses holsters, il les attacha autour
de ses épaules et de sa taille, puis glissa
dedans diverses armes à feu et lames. Mais,
lorsqu’il fit mine de prendre sa faux, Affhres
secoua la tête.
— Je pense que tu devrais laisser cela ici,
non ?
— Elle vient avec moi.
Après l’avoir glissée dans son dos, il
recouvrit le tout de son long manteau en cuir.
— Allons-y.
Tandis qu’il marchait à côté d’Ahffres, il
refusa de croiser son regard. Il savait ce qu’il
y trouverait et ne voulait pas subir d’examen
approfondi
Rejoignant les salopards au rez-de-
chaussée, il demeura silencieux pendant qu’ils
sortaient dans la nuit froide et se
dématérialisaient depuis le jardin…
…jusqu’au parc de la maison d’Ichan, fils
d’Enoch.
À travers la neige qui tombait, il vit que les
autres invités étaient déjà arrivés. Derrière les
fenêtres éclairées, on apercevait les membres
du Conseil vêtus de tenues de soirée qui se
rassemblaient à l’intérieur de la maison.
La fête était de rigueur puisqu’il s’agissait,
pour de bon, d’un triomphe, du moins cela
aurait dû être le cas, mais Xcor ne pensait qu’à
la femelle qui l’attendait dans une prairie,
assez emmitouflée, espérait-il, pour se
protéger des éléments hivernaux. Jetant un
coup d’œil au ciel, de la neige lui tomba dans
les yeux et il battit des paupières.
Combien de temps l’attendrait-elle là-bas…
— Par ici, indiqua Affhres en désignant
l’entrée principale, qui était aussi discrète
qu’un panneau publicitaire au bord d’une
autoroute. Comme si quelqu’un risquait de la
manquer.
De très nombreux spots éclairaient une
porte peinte en rouge dont le pourtour
s’ornait de vitraux colorés et le centre d’une
espèce de symbole solaire.
— Que c’est voyant, marmonna son
lieutenant tandis qu’ils traversaient la neige.
Malheureusement, l’intérieur est pire.
Xcor, à l’inverse du mâle, resta indifférent
au décor. Et il ne fut pas impressionné non
plus par la foule de domestiques en livrée qui
ouvraient les portes, présentaient des petits
fours sur des plateaux d’argent et prenaient
commande des boissons.
Non, il était dans un champ, très loin, sous
un érable, attendant qu’une femelle arrive
pour pouvoir lui donner son manteau et la
protéger des flocons.
Il n’y était pas…
— Puis-je prendre votre manteau ? s’enquit
un doggen au niveau de son coude.
Après avoir jeté un coup d’œil au visage du
nouveau venu, le majordome recula.
— Non.
— Comme vous le souhaitez, messire.
Le doggen s’inclina si bas qu’il toucha
presque le sol étincelant.
— Mais bien entendu…
À ce moment précis, Ichan s’approcha en se
pavanant comme un coq. En effet, il portait
une veste de smoking en satin rouge sang et
une paire de mocassins sur lesquels ses
initiales étaient brodées au fil d’or. Un vrai
dandy, du moins à ses propres yeux.
— Bienvenue, bienvenue. Prenez à boire…
Claus, sers-les ?
Xcor laissa ses salopards répondre à sa
place et décida de gagner une autre pièce.
Et en effet les aristocrates se taisaient sur
son passage, les yeux écarquillés de peur et de
respect, raison pour laquelle il avait pris ses
armes. Il voulait que son personnage soit un
puissant rappel de qui était véritablement le
chef.
Tandis qu’il déambulait dans la maison, il
nota vaguement qu’Affhres avait raison à
propos de l’ameublement et de la décoration
intérieure. Le style « art moderne »
envahissait l’espace, emplissant chaque
recoin, tapissant chaque mur, offrant aux
regards une multitude de chaises, de tables et
de canapés si tordus que c’était à se demander
où les invités pouvaient réellement s’asseoir.
Et il y avait des couleurs partout, leur seul
point commun étant apparemment d’offenser
la rétine par le jeu de leurs nuances éclatantes
et discordantes…
Combien de temps attendrait-elle ? Aurait-
elle enfilé un manteau ?
Bien sûr que oui.
Et si quelqu’un lui demandait pourquoi elle
sortait ? Et si elle se faisait prendre en rentrant
à la maison ?
— Xcor ? demanda Affhres à voix basse.
— Oui.
— Il est l’heure.
Son second désigna du menton une
bibliothèque où demeuraient seulement des
étagères et des livres, les meubles ayant été,
fort heureusement, dégagés.
Du moins, la plupart d’entre eux. Au beau
milieu de l’espace libre se trouvait un grand
fauteuil semblable à un trône, ainsi qu’une
table sur laquelle était posé un grand morceau
de parchemin, de la cire à cacheter et
beaucoup, beaucoup de rubans.
Ah, oui ! la scène où se déroulerait le
précieux petit triomphe d’Ichan.
Qui ne durerait pas.
Xcor entra dans la pièce et se plaça près de
la porte, ce qui lui permit de croiser le regard
de chaque membre de la glymera qui passa
devant lui. Une fois que tout le monde fut
réuni là, il se tourna vers l’assemblée, entouré
de ses salopards, si bien que le groupe
bloquait le passage pour sortir de la
bibliothèque…
Derrière eux, la porte principale s’ouvrit
une dernière fois et une rafale d’air froid et
sec s’engouffra à l’intérieur comme un invité
égaré. Jetant un coup d’œil par-dessus son
épaule, il fronça les sourcils.
Un invité égaré, ça oui ! Vhengeance, le
menheur du Conseil en titre, entra comme s’il
était chez lui. Il s’appuyait sur une canne
rouge qui n’était pas parapluie, tandis que son
long manteau de vison balayait le sol derrière
lui.
Il souriait et ses yeux violets révélaient une
duplicité qui était une mise en garde.
— Suis-je en retard ? cria-t-il.
Arrivé au niveau de Xcor, il le regarda
droit dans les yeux.
— Je détesterais rater l’événement.
Qui diable l’avait invité ? se demanda le
mâle. C’était un soutien sans faille de l’ancien
roi, une taupe qui ressemblait plutôt à un
jaguar au milieu de tous ces gens.
Dans la bibliothèque, Ichan, qui s’apprêtait
à porter son fume-cigarette en ébène à ses
lèvres, suspendit son geste pour se retourner,
et se figea en découvrant le nouveau venu.
Vhengeance leva sa canne en guise de salut.
— Surprise ! s’exclama-t-il en se frayant un
chemin dans la foule. Oh ! vous ne
m’attendiez pas ? J’étais pourtant sur la liste
des invités.
Lorsque Affhres fit un pas en avant, Xcor le
retint et le força à reculer.
— Non. Il n’est peut-être pas seul.
D’un seul coup, ses guerriers firent
disparaître leurs mains sous leurs vêtements.
Tout comme lui.
Et pourtant aucun frère ne se montra.
Il s’agissait donc de délivrer un message, se
dit-il.
Ichan jeta un coup d’œil dans sa direction,
comme s’il s’attendait à ce que Xcor s’occupe
de l’intrus, mais, quand personne au sein du
groupe de soldats ne remua, l’aristocrate se
racla la gorge et s’approcha du mâle.
— Un mot, je te prie, dit-il. En privé.
Vhengeance sourit comme s’il avait déjà
planté ses crocs dans la gorge de cet idiot.
— Non, pas en privé. Pas pour cela.
— Tu n’es pas le bienvenu ici.
— Tu veux essayer de me faire partir ?
Le mâle pencha légèrement le buste en
avant.
— Tu veux essayer et voir comment ça se
passe ? ou peut-être demander à l’un de tes
gros bras de s’en charger à ta place ?
Ichan ouvrit la bouche comme un poisson
hors de l’eau, toute son arrogance envolée.
— Je crois bien que non.
Lorsque Vhengeance glissa la main dans
son manteau, Ichan couina d’inquiétude et les
aristocrates se dispersèrent dans la pièce
comme du bétail que l’on mènerait à
l’abattoir.
Xcor se contenta de jeter un nouveau coup
d’œil par-dessus son épaule. On avait laissé la
porte ouverte, le personnel sans doute trop
occupé pour l’avoir refermée, ou peut-être
s’était-il tout simplement volatilisé.
Vhengeance l’avait certainement laissée
ouverte à dessein. Le mâle avait déjà planifié
sa sortie.
— J’apporte les salutations de Kolher, fils
de Kolher, annonça ce dernier, sans perdre
son sourire faux cul. Et j’ai un document qu’il
souhaiterait vous communiquer à tous.
Lorsqu’il sortit un tube en carton de sous
son manteau et en fit sauter le couvercle, les
aristocrates retinrent leur souffle, comme s’ils
s’attendaient à ce qu’une bombe explose.
Et peut-être bien que le tube en contenait
une, mais d’un genre différent.
Vhengeance déroula un parchemin d’où
pendaient des rubans rouges et noirs. Au lieu
de lire ce qu’on y avait inscrit, il se contenta
de le retourner.
— Je crois que tu devrais nous en faire les
honneurs, dit-il à Ichan.
— Qu’est-ce que…
Les mots moururent sur ses lèvres dès que
le mâle s’approcha pour parcourir le
document qu’on lui présentait. Au bout d’un
moment, il appela :
— Tyhm ! Tyhm !
— Oui, je pense que vous découvrirez que
tout ceci est parfaitement légal. Kolher n’est
plus uni à elle. Ils ont divorcé il y a environ
trois semaines, et je ne suis pas juriste, mais je
suis presque certain qu’on ne peut pas fonder
un vote de défiance sur un problème qui
n’existe pas.
L’avoué élancé s’avança en titubant et se
pencha sur le document, comme si la
proximité améliorait sa compréhension de ce
qui était écrit là.
Et, oui, l’expression de son visage traduisit
tout ce que la foule avait besoin de savoir,
l’incrédulité se métamorphosant en une sorte
d’horreur, comme si on venait vraiment de
faire exploser quelque chose devant lui.
— C’est un faux ! affirma Ichan.
— Le document a été rédigé en présence de
témoins fiables, dont je fais partie. Vous
souhaitez peut-être que Kolher et la Confrérie
viennent ici pour attester de sa validité ? Non ?
Oh ! et ne vous inquiétez pas, nous n’attendons
aucune réponse de votre part. Il n’y en a pas.
— Partons tout de suite, chuchota Xcor.
S’il avait été à la place de Kolher, sa
prochaine étape aurait été d’attaquer cette
maison, où ces œuvres d’art atroces et ces
larges espaces ouverts pouvaient difficilement
servir de boucliers.
Pendant qu’une rumeur d’indignation
enflait chez les aristocrates, lui et ses soldats
se dématérialisèrent devant la maison. Prêts à
l’affrontement, ils sortirent leurs armes.
Sauf qu’il n’y avait personne.
Pas de frère. Pas d’attaque. Rien.
Le silence était assourdissant.
Chapitre 55

Comme lors de tous les grands


changements dans la vie, le soleil et la lune
demeurèrent indifférents aux bouleversements
des destinées terrestres et poursuivirent
imperturbablement leur course dans le ciel.
Il était minuit largement passé quand
Kolher se réveilla aux côtés de sa shellane
dans leur lit conjugal, un bras passé autour de
sa taille et une main posée sur l’un de ses
seins. Et pendant un moment il se demanda si
tout cela était bien arrivé : les chaleurs de
Beth, sa destitution par le Conseil et
l’annulation de leur union en réponse.
Peut-être que tout ça n’était qu’un
cauchemar complètement barré.
Il se blottit contre Beth, prenant soin de ne
pas l’effleurer avec son pénis en érection. Il
laisserait à sa leelane l’initiative de leur
sexualité, du moins jusqu’à ce qu’ils sachent si
elle était ou non enceinte. Et si c’était le cas,
eh bien, là, il ne savait pas trop ce qu’il
ferait…
Bordel de Dieu ! était-il vraiment en train
de réfléchir ainsi ?
— Tu es réveillé, dit-elle.
— Comment as-tu su ? murmura-t-il contre
ses cheveux.
Elle se retourna dans ses bras.
— Je le sais, c’est tout.
Ils demeurèrent allongés ainsi pendant une
éternité et, putain ! il regretta de ne pas
pouvoir la voir vraiment. Au lieu de quoi, il
se contenta de caresser les contours de son
visage du bout des doigts.
— Comment te sens-tu ? l’interrogea-t-il.
— Victorieuse.
Il entendait le sourire dans sa voix.
— Mon Dieu ! j’adore Vhengeance. Il l’a
vraiment apporté au Conseil.
Kolher ne répondit pas, et elle poussa un
soupir.
— C’est une bonne chose. Je te le jure.
— Oui.
Il l’embrassa sur la bouche, avant de
s’écarter.
— Je suis affamé. Tu veux manger ?
— En fait, non. Je n’ai pas faim, mais il doit
être l’heure du Premier Repas. À moins que
nous ayons dormi trop longtemps ?
— Je crois que l’heure est passée. Et vous,
les humains, appelez ça un petit déjeuner, non
?
Il sortit du lit pour aller libérer George, qui
était enfermé dans la salle de bains.
— Je doute que quiconque soit levé. La fête
a duré jusqu’à 17 heures.
Lorsqu’il déverrouilla la porte, le golden
retriever l’assaillit de caresses, faisant tinter
son collier et cogner sa queue contre le
chambranle, la jambe de son maître, le mur,
tandis qu’il tournait sur lui-même plusieurs
fois, et éternuait de joie.
— Kolher ?
— Salut, mon grand, dit-il en
s’agenouillant. Comment ça va, mon chien ?
C’est qui le grand…
— Kolher.
— Oui ?
— Allons travailler une fois que tu auras
mangé.
— Tu essaies de me remettre au boulot ?
Il caressa la tête à la fourrure douce et le
chien éternua de nouveau.
— Oui, tout à fait.
Il se passa la main sur le visage.
— Je me douche. Je mange. Ensuite on
parlera.
— « On travaillera », tu veux dire.
La bonne nouvelle, supposait-il, était que
personne ne lui demanderait rien aux toilettes.
Et lorsqu’il se plaça sous le jet de la douche
avant que celui-ci soit chaud, il ne comprit pas
pourquoi il se dépêchait ainsi. Sa femme allait
agiter sa chaîne jusqu’à ce qu’il soit de
nouveau assis sur le trône, à compulser des
kilomètres de paperasse.
Avec cette perspective suspendue au-dessus
de la tête, il devrait plutôt se laver au gant
devant le lavabo et se sécher avec un
éventail…
Tout d’abord, il ne fut pas certain de ce
qu’il entendait. Mais ensuite, par-dessus le
bruit de la douche, il reconnut le son d’un
haut-le-cœur.
Il sortit de la cabine en marbre si
rapidement qu’il faillit tomber sur le sol
glissant.
— Beth ! Beth…
— Ça va, répondit-elle de l’autre côté de la
cloison.
Se précipitant vers le petit espace séparé, il
tendit la main et tâtonna jusqu’à trouver sa
compagne à genoux devant la cuvette, retenant
d’une main sa chevelure et prenant appui sur
le siège de l’autre.
— Je vais chercher Doc Jane.
— Non…
Elle fut interrompue par une série de
vomissements et, alors qu’il se tenait au-
dessus d’elle, il regretta de ne pouvoir
endurer les nausées et le stress à sa place.
— Merde ! marmonna-t-il en se dirigeant
d’un pas chancelant vers le téléphone de la
maison…
Sauf que celui-ci se mit à sonner avant qu’il
ait pu décrocher le combiné pour composer le
numéro de la clinique. Merde ! peut-être que
la femme de V. s’était mise à lire dans les
esprits.
— Jane ?
— Euh… non, messire, c’est Fritz.
— Oh ! écoute… peux-tu m’appeler…
— Kolher, arrête, intima Beth juste derrière
lui.
Il se retourna d’un bloc. L’odeur de sa
femme ne suggérait assurément pas une
urgence médicale, et elle parlait d’un ton
agacé, pas paniqué.
— Euh…
— Qui puis-je appeler pour vous ? s’enquit
le majordome à l’autre bout du fil.
Beth reprit la parole :
— Sérieusement, Kolher. Inutile de
déranger Jane, d’accord ? Il ne se passe rien
d’extraordinaire.
— Alors pourquoi étais-tu en train de
vomir ?
— Je vous demande pardon ? répondit
Fritz. Messire ?
— Pas toi, marmonna le roi. Et soit elle
vient ici, soit…
— Bien, bien, allons à la clinique,
grommela Beth. Laisse-moi seulement
m’habiller.
— Je t’accompagne.
— C’était bien mon impression.
Poussant un juron, il se demanda comment
diable il allait tenir le choc. Soit elle était
enceinte, auquel cas il serait mort de trouille
pendant combien de temps ? Dix-huit mois ?
soit elle ne l’était pas, et alors il devrait
l’aider à surmonter la déception.
Ou… merde ! elle pouvait aussi perdre
l’enfant.
C’était la troisième option… Oh, mon Dieu
! maintenant c’était lui qui avait envie de
vomir.
— Merci, Fritz, dit-il. Je vais descendre…
— Seigneur, je voulais simplement vous
informer que des ouvriers seront présents
dans la maison ce soir.
— Des ouvriers ?
— Pour la salle de billard. Les dégâts sont
assez importants. Il faut remplacer
intégralement le sol, mais la bonne nouvelle
est que les artisans qui ont fait la pièce à
l’origine sont disponibles. Je les ai
embauchés, et me suis arrangé avec Tohr. Il
devait venir en discuter avec vous.
— Il s’est passé beaucoup de choses.
— Mais ne vous inquiétez pas, seigneur.
Nous avons mis en place des mesures de
sécurité dignes de ce nom. Viszs a vérifié les
antécédents des ouvriers, et les frères
resteront à proximité pour superviser. Je
crains qu’il n’y ait pas d’autre option, en
supposant que nous souhaitions réutiliser cette
pièce.
— C’est très bien. Ne t’inquiète pas.
— Merci, seigneur.
Lorsque Kolher raccrocha, il reporta son
attention sur le problème de sa femelle. Se
dirigeant vers le dressing, il passa un pantalon
en cuir et un débardeur.
— Allons-y, annonça-t-il en enfilant son
harnais à George.
— Kolher, ça va aller…
Il y eut un silence, et elle s’exclama :
— Oh, merde !
Elle le dépassa en courant et retourna vers
les toilettes.
Calmement, Kolher se dirigea de nouveau
vers le téléphone et demanda au majordome
de le mettre en relation avec Doc Jane.

Il était un peu difficile de convaincre son
mari de l’inutilité d’une consultation médicale
alors qu’elle n’arrivait pas à sortir la tête de la
cuvette. Chaque fois qu’elle croyait la nausée
terminée, elle se mettait debout, revenait dans
leur chambre, et, deux minutes plus tard, elle
se retrouvait à genoux sur le sol de marbre, à
régurgiter de la bile.
— Je n’ai pas besoin de m’allonger, râla-t-
elle en contemplant le plafond au-dessus du lit.
Quand Kolher ne répondit pas, elle tourna
la tête sur l’oreiller dans sa direction et lui
lança un regard noir. Assis au bout du matelas,
les épaules droites, la mâchoire serrée, il se
tenait aussi immobile qu’une statue.
— Je vais bien, reprit-elle.
— Hum-hum.
— Les quelques mois à venir vont être très
longs si on s’inquiète à chaque petit bobo.
— Tu viens juste d’essayer de dégobiller
ton foie.
— Certainement pas.
— Alors tu essayais avec le pancréas ?
Elle croisa les bras sur sa poitrine.
— Je sens tes yeux me lancer des éclairs, fit
remarquer son hellren.
— Eh bien, oui. C’est ridicule.
Le coup frappé à la porte fut discret. De
même que le « Bonjour ? »
— Entre, fit Kolher en se levant.
Tendant la main devant lui, il attendit que
Doc Jane le rejoigne.
— Salut, vous deux, dit-elle en entrant,
avant de ralentir pour admirer la chambre.
Seigneur Dieu ! regardez-moi ça.
— C’est exagéré, pas vrai ? souffla Beth.
— Est-ce qu’ils sont vrais ? murmura Jane
tout en serrant la main de Kolher. Je veux
dire… les rubis et les émeraudes. Sur les murs
?
— Oui, ils sont vrais.
Le roi haussa les épaules comme si ce
n’était pas grand-chose.
— Ils faisaient partie du trésor dans
l’Ancienne Contrée. Audaszs les a fait sertir
ici.
— Sympa, comme papier peint.
Doc Jane concentra son attention sur Beth et
sourit en s’approchant, parfaitement
professionnelle.
— J’ai cru comprendre que tu étais malade.
— Ça va.
— Non, ça ne va pas, l’interrompit Kolher.
— Si, ça va.
Doc Jane posa sa mallette démodée sur la
table de chevet et se racla la gorge.
— Eh bien, quoi qu’il en soit, on peut peut-
être simplement regarder comment tu te
portes. Peux-tu me dire ce qui s’est passé ?
Beth haussa les épaules.
— J’ai vomi…
— Genre deux douzaines de fois, fit
remarquer Kolher.
— Pas deux douzaines de fois !
— D’accord, trois douzaines…
Doc Jane leva les deux mains et les
dévisagea alternativement.
— Hem… vous savez ce que j’aimerais
faire si ça ne t’ennuie pas, Kolher ? Que
dirais-tu si je discutais en tête à tête avec ta
compagne ?… Je ne veux pas te jeter dehors.
Je pense seulement que les choses seraient
peut-être un peu plus faciles si elle et moi
disposions d’une minute toutes les deux.
Il mit les mains sur ses hanches.
— Elle a vomi. Au moins une douzaine de
fois. Si elle veut édulcorer ses symptômes,
très bien. Mais ce sont les faits.
— D’accord, merci. Je te suis
reconnaissante de cette info.
Le médecin sourit.
— Eh ! tu sais ce qui serait d’une aide
précieuse ? Si tu descendais lui chercher du
ginger ale et des biscuits salés à la cuisine.
Kolher s’empourpra de fureur.
— Tu me donnes un truc à faire pour te
débarrasser de moi.
— Tu es un mâle lié, je sais que tu vas
vouloir t’occuper d’elle. Et je pense que, si
elle est nauséeuse, ingurgiter ces denrées
l’aidera peut-être à se sentir mieux.
— Je pourrais appeler Fritz, tu en as
conscience ?
— Oui, je sais. Ou tu peux le faire toi-
même et subvenir à ses besoins.
Kolher demeura planté là, les sourcils
froncés et les dents serrées.
— Tu sais quoi, Jane ? Tu passes beaucoup
trop de temps avec Rhage.
— Parce que je te manipule ?
Le sourire du médecin s’élargit.
— Peut-être. Mais si tu pars tout de suite tu
pourras être de retour bien avant que j’aie fini.
Il marmonnait toujours dans sa barbe quand
il siffla pour appeler George et saisit le
harnais.
— Je ne serai pas long.
Un avertissement plus qu’autre chose.
Mais il partit pour de bon.
Doc Jane attendit que la porte se soit
refermée avant de se tourner vers Beth.
— Donc. Laisse-moi deviner, tu crois être
enceinte.
Beth en resta bouche bée.
— Eh bien, je…
D’une voix plus douce, le médecin ajouta :
— Tu ne vas pas te porter malheur. Le dire
à voix haute ne changera rien. Je te le promets.
Je veux juste savoir où tu en es.
Beth posa les mains sur son ventre arrondi.
— Je ne sais pas, je me sens un peu stupide.
Mais cette nausée ne ressemble à rien que j’ai
déjà vécu. C’est comme si ce n’était pas
vraiment mon estomac. Comme si tout mon
corps était nauséeux. Et Layla s’est mise à
vomir dès que sa fausse couche s’est arrêtée.
Doc Jane hocha la tête.
— En effet. Mais avant que nous allions
plus loin dans la comparaison, j’aimerais te
rappeler que chaque grossesse est différente.
Y compris pour une même femme. Cela étant
dit, tu viens juste d’avoir tes chaleurs, et tu es
peut-être enceinte. Mais il est sans doute trop
tôt pour pouvoir le dire.
— C’est ce que je pensais. Et pourtant… je
ne sais pas ; je prends un peu cela comme un
signe éventuel. Mais, mince ! si ça se trouve,
cela ne veut rien dire.
— Eh bien, voici ce que j’en pense. Le fait
que tu aies des gènes humains ajoute une
inconnue qui va rendre le diagnostic et le
suivi d’une potentielle grossesse complexes.
Voilà pourquoi je voulais avoir une
conversation franche avec toi. Je crois que ce
serait une bonne idée que toi et moi décidions
de la façon dont tu seras médicalement
surveillée et par qui, si tu es enceinte. Je serais
ravie de t’accompagner, mais ce n’est pas ma
spécialité. Maintenant, Layla a vu Havers…
— Je ne peux pas aller là-bas. Kolher
voudra m’accompagner à chaque rendez-
vous, et personne ne croira que nous sommes
séparés s’il se montre à la clinique avec moi
enceinte. Je veux dire, la dernière chose dont
nous ayons besoin est qu’ils contre-attaquent
en arguant l’imposture.
— Je suis d’accord. Du coup, j’ai une idée.
— Laquelle ?
— Il y a un gynécologue obstétricien à
Caldwell… une femme. Tout le monde parle
d’elle à l’hôpital. Elle a vraiment un don avec
les cas et les besoins particuliers, et je pense
que nous devrions demander à Manny de la
contacter, pour voir si elle t’accepterait
comme patiente. Avec moi et Ehlena pour
gérer le côté vampire, et elle le côté humain et
avec l’équipement qu’il faut, je me sentirai
plus à l’aise pour suivre ta grossesse.
Beth hocha la tête.
— Oui, c’est une bonne idée.
— Génial. Je m’occupe de la contacter. En
attendant, je vais t’examiner ici et te donner
quelque chose contre la nausée…
— Franchement, ça va pour l’instant. Cela
ne semble arriver que quand je me lève.
— Très bien, mais laisse-moi prendre ta
tension, OK ?
— Fais-toi plaisir.
Au moment de tendre le bras, Beth vécut un
instant d’incrédulité totale. Se pouvait-il que
leur séance de sexe endiablé ait porté ses
fruits ?
C’est-à-dire, concernant sa véritable
fonction biologique.
Doc Jane lui passa le brassard, qui émit un
petit bruit lorsqu’elle le gonfla, et la pression
sur le biceps de Beth lui fit songer à tous ces
examens invasifs qui auraient lieu si elle était
en cloque pour de bon. Analyses de sang.
Échographies. Examens divers. Vu qu’elle
avait toujours été en bonne santé, elle ne savait
pas trop comment elle vivrait tout cela.
Mais il n’y avait plus de retour en arrière
possible à présent.
Un long sifflement retentit pendant que Doc
Jane observait un petit cadran et écoutait son
cœur grâce au stéthoscope.
— Parfait. Laisse-moi trouver ton pouls.
Après avoir pressé ses doigts un moment
sur l’intérieur du poignet de la femelle, le
médecin hocha la tête.
— Oui. C’est bon.
Elle se rassit et se contenta de dévisager sa
patiente.
— Tu me fais ton regard de docteur, dit
Beth, soudain effrayée.
— Désolée, c’est un réflexe.
Doc Jane rangea ses affaires dans sa
mallette.
— Voilà ce que je te propose. Je pourrais
être proactive et t’examiner sous toutes les
coutures, mais ta tension et ton pouls sont
parfaits, ton teint est éclatant et tu ne vomis
plus pour l’instant. J’aimerais attendre de voir,
du moment que tu ne perds pas de sang…
— Non. Pas du tout.
— Formidable Tant que tu t’engages à tirer
le signal d’alarme au moindre changement, je
reste en retrait.
— Ça marche…
Kolher déboula dans la pièce, Fritz sur les
talons.
— Oh, mon Dieu ! s’exclama Beth en
apercevant le chargement de… hem… le
chargement qu’ils transportaient tous les deux.
— Est-ce que c’est une caisse de ginger ale
?
— Deux, annonça son mari. Et nous avons
laissé l’autre dans le couloir.
Doc Jane éclata de rire en se levant.
— Ta femme est bonne pour le service,
pour l’instant. Mais elle a promis de
m’appeler en cas de problème et j’ai
l’impression que, si elle ne le fait pas, tu t’en
chargeras.
Kolher opina du chef.
— Tu peux parier ta chemise là-dessus.
Beth leva les yeux au ciel. Mais
intérieurement cela ne la dérangeait pas du
tout qu’il se montre aussi fanfaron. Son mari
allait très bien prendre soin d’elle, qu’elle
porte ou non son enfant.
Et c’était-là une preuve d’amour.
Chapitre 56

Dès que Kolher eut raccompagné Doc Jane


dehors, il revint directement vers le lit.
Lorsqu’il s’assit, Beth lui prit la main et la
serra.
— Ça va aller, lui dit-elle.
Seigneur ! il l’espérait.
— Es-tu en train de bâiller ?
— Oui. Je me sens soudain épuisée.
— Laisse-moi aller te chercher du ginger
ale…
— Non. Non, merci… j’ai simplement
envie de me reposer une minute ou deux. Puis
j’envisagerai l’idée d’avaler un truc.
— Est-ce que tu te sens toujours mal ?
— Non. Mais je n’ai pas envie de l’être de
nouveau.
Elle lui caressa le dos de la main de son
pouce.
— Nous pouvons y arriver, Kolher. À
régler tout cela.
Vu qu’il ne voulait pas faire étalage de sa
paranoïa, il hocha la tête.
— Oui. Tout ira bien.
Sauf qu’intérieurement il ne se sentait pas
optimiste. Pas du tout.
— Tu devrais descendre travailler,
marmonna-t-elle comme si elle était déjà en
train de s’assoupir. Saxton a passé la nuit ici. Il
pourrait t’aider à trier tes mails et faire des
choses.
Comme si la glymera avait quoi que ce soit
à lui dire ce soir.
Quand il était descendu récupérer les
victuailles auprès de Fritz, il avait croisé
Vhengeance, qui avait été ravi de lui raconter
la cérémonie de couronnement avortée
d’Ichan. En parlant de fanfaronner, Vhen
semblait sur un petit nuage avec cette victoire.
Les aristocrates s’étaient pris un sacré coup,
qui avait tranché au niveau du genou la jambe
sur laquelle ils se tenaient.
Mais il n’y avait aucune raison de se
montrer naïf et de partir du principe qu’ils
n’allaient pas recommencer à l’emmerder.
Ils trouveraient simplement un autre moyen
de l’atteindre.
Grâce à Xcor.
Mince ! s’il pouvait seulement mettre la
main sur ce fils de pute…
— Je n’arrive pas à dormir, dit Beth, quand
tu rumines à côté de moi.
— Je veux rester.
— Il n’y a rien à faire ici. Nous sommes en
mode « il est urgent d’attendre » jusqu’à ce
que nous sachions ce qu’il en est réellement.
— Qui te nourrira quand tu en auras envie ?
Elle se radoucit.
— Je m’en sortais très bien avant que tu
débarques dans ma vie.
Eh bien… zut !
Au bout du compte, il estima qu’elle avait
plus besoin de sommeil que lui de veiller sur
une femelle adulte. Après avoir déposé un ou
deux baisers sur ses lèvres, il laissa George
l’escorter hors de leurs appartements puis au
bas de l’escalier. Arrivé sur le palier du
premier étage, il cala. Le dernier endroit où il
souhaitait se retrouver était ce bureau…
Des coups de marteau au rez-de-chaussée
attirèrent son attention. Qu’est-ce que… ?
— L’escalier, ordonna-t-il à son chien.
À mesure que George le faisait descendre,
les bruits se faisaient plus forts, mais ils
étaient toujours étouffés, et ses narines
perçurent un effluve de poussière de béton. Et
autre chose…
— Salut, dit Rhage. Qu’est-ce qu’il y a ?
Kolher tendit la main et laissa son frère la
serrer.
— Rien. Comment ça se passe là-dedans ?
— Ils aplanissent le sol. On a installé une
épaisse bâche en plastique devant l’entrée
pour empêcher la poussière de s’échapper.
Fritz espérait que nous laisserions ouvert pour
qu’il puisse nettoyer chaque matin après le
départ des ouvriers. Nous l’en avons empêché.
— Bien vu.
De l’autre côté de la bâche, des voix mâles
échangeaient des plaisanteries par-dessus le
vacarme des marteaux qui fendaient la pierre ;
la discussion était bon enfant et résultait
clairement d’une grande familiarité.
— Combien y a-t-il d’ouvriers ?
— Sept. Nous voulons qu’ils finissent le
plus vite possible parce que ça nous rend tous
un peu nerveux. John est ici avec moi.
— Salut, JM, dit Kolher en hochant la tête
vers l’odeur du mâle.
— Il te dit « salut », et voudrait savoir
comment va Beth.
— Elle va bien. Très bien… Merci pour
tout, fiston.
— Il dit que ça lui a fait plaisir.
Brave petit. Qui s’était transformé en un
grand mâle, songea Kolher.
— Bon, j’aimerais entrer les saluer, lâcha-t-
il sans raison particulière.
Il y eut un long moment de silence, pendant
lequel il était prêt à parier que Rhage et John
se regardaient dans les yeux et se faisaient
comprendre mutuellement que c’était hors de
question.
— Bien, je suis content que vous soyez
d’accord, marmonna Kolher en faisant signe à
George.
Le chien lui indiqua qu’ils se trouvaient
devant un obstacle en s’arrêtant. Kolher tendit
la main et toucha une bâche raide et épaisse. Il
lâcha le harnais et se servit de ses deux mains
pour l’écarter afin de ne pas l’arracher de ses
attaches au-dessus de la porte.
Les voix se turent sur-le-champ.
Sauf une qui souffla :
— Nom de… Dieu !
D’un seul coup on entendit un fracas
métallique, comme si on avait laissé tomber
des outils par terre, suivi d’un froissement de
tissu.
Comme si sept mâles d’une certaine taille
venaient tout juste de se mettre à genoux.
Pendant un instant, les yeux de Kolher se
mouillèrent de larmes derrière ses lunettes de
soleil.
— Bonsoir, dit-il en essayant d’avoir l’air
détendu. Comment se passe le travail ?
Pas de réponse. Et il sentait l’odeur
d’incrédulité et de surprise, car elle
ressemblait à celle des oignons sautés, et
n’était pas vraiment déplaisante.
— Seigneur, le salua quelqu’un à voix
basse. C’est un grand honneur de nous
retrouver en votre présence.
Il ouvrit la bouche pour évacuer cette
remarque, sauf que, quand il inspira, il prit
conscience que c’était la vérité. Pour chacun
d’entre eux. Ils étaient sincèrement
impressionnés et bouleversés.
D’une voix enrouée, il reprit :
— Bienvenue dans ma demeure.

Lorsque John se glissa sous la bâche et se
plaça derrière Kolher, la seule chose qui lui
vint à l’esprit fut : Putain ! il était temps.
Les sept ouvriers avaient mis chacun un
genou à terre et baissé la tête, et ils clignaient
des yeux comme si Kolher était le soleil et
qu’ils ne pouvaient pas le contempler trop
longtemps.
Puis le roi prit la parole, et les quatre mots
simples qu’il proféra eurent un effet magique
: les ouvriers levèrent la tête vers lui avec une
sorte d’amour dans le regard.
Kolher fit semblant d’examiner la pièce
autour de lui.
— Alors, comment se présentent les
travaux, selon vous ?
Les mâles échangèrent des coups d’œil,
puis le contremaître, celui qui avait présenté
les ouvriers un par un pendant la fouille, prit
la parole : — Nous allons retirer le sol. Et en
poser un nouveau.
Encore des échanges de regards, pendant
que Kolher continuait simplement à tourner la
tête à gauche et à droite comme s’il évaluait
l’avancée du chantier.
— Êtes-vous…
Le contremaître se racla la gorge comme
s’il était chagriné.
— Préféreriez-vous une autre équipe ?
— Quoi ?
— Avons-nous déplu à notre seigneur d’une
façon ou d’une autre pour vous faire venir ici
?
— Mon Dieu ! non. J’étais simplement
curieux. Voilà tout. Je n’y connais rien en
matière de construction.
Le contremaître jeta un coup d’œil à chacun
de ses mâles.
— Eh bien, c’est parce que cela est en
dessous de vous, seigneur.
Kolher éclata d’un rire dur.
— Tu parles. C’est un travail honnête. Il n’y
a aucune honte à ça. Alors, comment vous
appelez-vous ?
Le contremaître écarquilla les yeux comme
si c’était la dernière demande à laquelle il
s’attendait. Mais il se releva et rajusta sa
ceinture à outils.
— Je m’appelle Elph. Voici…
Il fit rapidement les présentations.
— Vous avez tous des familles ? demanda
Kolher.
— J’ai une fille et une compagne, répondit
Elph. Mais ma première shellane est morte en
couches.
Kolher porta une main à son cœur comme
s’il avait été frappé par une balle.
— Oh, putain ! Je suis vraiment navré.
Le contremaître dévisagea le roi en clignant
des yeux.
— Je… Merci, seigneur.
— Depuis combien de temps l’as-tu perdue
?
— Douze ans.
Le mâle se racla la gorge.
— Douze ans, trois mois et dix-sept jours.
— Comment se porte ta fille ?
Le contremaître haussa les épaules. Puis
secoua la tête.
— Ça va…
L’ouvrier du fond, celui qui avait lâché un «
Nom de Dieu », l’interrompit : — Elle est
paralysée. Et c’est un ange.
Son supérieur le fusilla immédiatement du
regard, comme si celui-ci ne voulait pas
embêter Kolher avec cela.
— Elle va bien, trancha-t-il.
— Paralysée ?
Le roi sembla pâlir.
— Depuis la naissance ?
— Euh… oui. Elle a été blessée. Ma
shellane a accouché sans assistance. En dehors
de moi, qui n’étais que de peu d’aide.
— Où était Havers, bordel ?
— Nous n’avons pas pu nous rendre à la
clinique.
Kolher écarquilla les narines.
— Tu me mens.
Le contremaître haussa les sourcils, sous le
choc.
— Ce n’est la faute de personne, seigneur.
À part la mienne.
— Je croyais que tu étais ouvrier du
bâtiment. Ou est-ce que tu es allé à la fac de
médecine ?
— Certes non.
— Alors comment cela peut-il être ta faute
?
Kolher branla du chef avec tristesse.
— Je suis désolé. Écoute, je suis heureux
que ta fille ait survécu.
— C’est ma plus grande bénédiction,
seigneur.
— Je n’en doute pas. Et je sais que ta
compagne doit te manquer affreusement.
— Chaque nuit. Chaque jour. Même si ma
seconde shellane m’aide à avancer.
Kolher hocha la tête comme s’il savait
exactement ce qu’éprouvait le mâle.
— Je comprends. Je comprends tout à fait.
Il est arrivé le même malheur à mon frère,
Tohr.
Il y eut un long silence. Puis le contremaître
dit lentement : — Je ne sais que dire, seigneur.
Hormis que vous nous avez grandement
honorés par votre présence.
— Tu n’es pas obligé de dire ce genre de
choses. Et je vais vous laisser tranquilles.
J’abuse de votre temps.
Kolher leva la main pour esquisser un salut
décontracté.
— À plus.
Lorsque la bâche retomba derrière le roi,
les ouvriers se retrouvèrent sans voix.
— Est-ce qu’il est toujours comme ça ?
demanda le contremaître d’un air hébété.
Rhage opina du chef.
— C’est un vrai mâle de valeur.
— Je ne pensais pas qu’il était comme ça.
— Comme quoi ?
— Si facile à approcher.
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
— Les rumeurs. On dit qu’il est distant.
Intouchable. Que les gens comme nous ne
l’intéressent pas.
Le mâle se secoua, comme s’il ne parvenait
pas à croire qu’il venait de dire cela à voix
haute.
— Je veux dire que…
— Non, ne t’inquiète pas. J’imagine d’où
viennent les rumeurs.
— Il ressemble à son père, dit le plus âgé
dans le fond. C’est son portrait craché.
— Tu connaissais le père de Kolher ?
demanda Rhage.
L’intéressé hocha la tête.
— Et je les ai vus ensemble une fois.
Kolher le jeune avait cinq ans. Il
accompagnait son père chaque fois que le roi
tenait audience pour les gens du peuple. À
l’époque, j’avais un différend immobilier
avec mon propriétaire, qui était un membre de
la glymera. Le roi a pris mon parti contre
l’aristocrate, je vous le garantis.
La tristesse submergea toute l’aura du mâle.
— Je me rappelle quand le roi et la reine
ont été tués. Nous étions certains que l’héritier
aussi avait été massacré, Lorsqu’on nous a
appris que ce n’était pas le cas, ce Kolher-là
avait disparu.
— J’ai entendu dire qu’on lui avait tiré
dessus récemment, reprit le contremaître en
s’adressant à Rhage. Est-ce que c’est vrai ?
— Nous ne parlons pas de ce genre de sujet.
Le mâle s’inclina.
— Bien entendu. Toutes mes excuses.
— Comme je te l’ai dit, tout va bien, ne
t’inquiète pas. Viens, JM, laissons ces mecs
travailler.
Alors que John hochait la tête, Rhage ajouta
: — Faites-nous savoir si vous avez besoin de
quoi que ce soit.
John fit mine de suivre le frère, mais
s’arrêta entre les deux pans de la bâche. Les
ouvriers regardaient toujours l’endroit où
Kolher s’était tenu et leur avait parlé, comme
s’ils se repassaient toute la scène. Comme s’ils
avaient assisté à un événement historique.
En sortant, il se demanda si le roi avait eu
conscience de son effet sur eux.
Sans doute pas.
Chapitre 57

Assise à sa coiffeuse, Anha ne ressentait


plus qu’une fatigue persistante après son
évanouissement. Au fil des nuits, elle se sentait
redevenir un peu plus elle-même, son corps
comme son esprit récupérant leurs forces.
Mais tout avait changé.
Pour commencer, la Confrérie s’était
installée dans la pièce voisine. Les douze
membres. Et ils effectuaient des tours de
garde, si bien que la porte qui menait à la
chambre qu’elle partageait avec Kolher
n’était jamais laissée sans surveillance.
Puis il y avait la nourriture. Kolher refusait
de lui laisser manger quoi que ce soit que lui
ou les frères n’avaient pas personnellement
goûté avant, après quoi s’ensuivait une
période d’attente assez longue.
Et enfin il y avait l’inquiétude inscrite sur
les traits de son hellren chaque fois qu’elle le
regardait sans qu’il le sache.
En parlant d’inquiétude, où se trouvait-il
donc ?
— Votre roi reviendra très bientôt.
Elle sursauta et regarda par-dessus son
épaule. Tohrture était assis dans un coin et il
faisait mine de lire un recueil de sonnets. En
vérité, elle ne pensait pas qu’il déchiffrait le
moindre caractère. À la place, il examinait en
boucle, tour à tour, les fenêtres condamnées, la
porte, elle-même. À l’occasion, il interrompait
ce cycle en parlant à l’un de ses frères ou en
goûtant la nourriture que l’on préparait dans
la cheminée.
— Où est-il parti ? redemanda-t-elle.
— Il reviendra bientôt.
Le sourire se voulait rassurant, mais
l’ombre dans son regard ne l’était pas du tout.
Anha plissa les yeux.
— Il ne m’a rien expliqué.
— Tout va bien.
— Je ne vous crois pas.
Le frère se contenta de lui sourire à sa
façon, sans rien laisser paraître.
Anha posa sa brosse à cheveux et se
retourna complètement.
— Il croit que l’on m’a empoisonnée, alors.
Autrement, pourquoi cette protection ? la
cuisine ? son inquiétude ?
— Tout va bien.
Au moment même où elle levait les mains en
signe de frustration, la porte s’ouvrit…
Elle se mit debout si vite que sa coiffeuse
trembla et que des flacons et des pots se
renversèrent.
— Douce Vierge scribe ! Kolher !
Remontant ses jupes, elle courut pieds nus
sur le plancher de chêne jusqu’à la scène
d’horreur devant elle : soutenu par deux
frères, son compagnon était couvert de sang,
qui coulait encore de sa lèvre fendue et de son
visage contusionné. Les articulations de ses
mains dégoulinaient également de sang sur le
tapis et sa tête penchait en avant comme s’il
n’avait plus la force de la soulever.
— Que lui avez-vous fait ? hurla-t-elle
tandis qu’on refermait et verrouillait la porte
de la chambre.
Avant qu’elle puisse s’en empêcher, elle
frappa les frères qui le soutenaient, mais ses
derniers ignorèrent ses coups tandis qu’ils
manœuvraient pour installer le roi sur le lit.
— Anha… Anha, cesse…
Pendant qu’ils l’allongeaient, Kolher leva
la main gauche.
— Anha… cesse.
Elle aurait voulu lui saisir la main et s’y
cramponner, mais il semblait blessé partout.
— Qui t’a infligé cela !
— Je leur ai demandé de le faire.
— Quoi ?
— Tu m’as bien entendu.
S’asseyant sur le lit, elle découvrit qu’elle
avait désormais bien envie de le frapper, lui
aussi.
La voix de Kolher était si faible qu’elle se
demanda comment il pouvait être encore
conscient.
— J’ai une mission à accomplir. De mes
propres mains.
Il fit jouer ses jointures et fit la grimace.
— Personne d’autre ne s’en chargera à ma
place.
Anha fusilla son compagnon du regard, puis
elle fit de même avec les mâles réunis, ainsi
qu’avec ceux qui venaient juste d’arriver,
visiblement attirés par ses cris.
— Vous devriez vous expliquer sur-le-
champ, aboya-t-elle. Chacun d’entre vous. Ou
je quitterai cette pièce.
— Anha.
Kolher s’exprimait avec difficulté et avait
du mal à retrouver son souffle.
— Sois raisonnable.
Elle se leva et posa les mains sur ses
hanches.
— Dois-je faire mes malles, ou l’un d’entre
vous va-t-il se décider à me parler ?
— Anha…
— Parlez, ou je m’en vais.
Kolher poussa un juron épuisé.
— Il n’y a rien qui doive t’inquiéter…
— Quand tu reviens dans notre chambre
conjugale en ayant l’air d’avoir été renversé
par une calèche, cela m’inquiète franchement
! Comment oses-tu m’exclure de tout ceci !
Il leva la main pour se frotter le visage, puis
grimaça quand il le fit.
— Je crois que tu as le nez cassé, dit-elle
d’un ton impassible.
— Entre autres choses.
— En effet.
Kolher finit par la regarder.
— Je te dois ta revhanche. C’est tout.
Anha s’entendit pousser un hoquet de
surprise. Puis ses genoux cédèrent, et elle dut
se rasseoir sur le lit. Elle n’était pas naïve, et
pourtant entendre la confirmation de ses
soupçons était un choc.
— Ainsi c’est donc vrai. On m’a
empoisonnée.
— Oui.
Examinant les blessures de son hellren d’un
regard neuf, elle secoua la tête.
— Non, je ne le permettrai pas. Si tu dois te
venger, laisse faire l’un de ces mâles experts
dans l’art du combat.
— Non.
Elle jeta un coup d’œil au lourd bureau
sculpté de l’autre côté de la pièce, celui qu’ils
avaient récemment fait porter ici, et derrière
lequel Kolher s’asseyait avec tant de bonheur
des heures durant, pour diriger, réfléchir,
planifier. Puis elle observa de nouveau son
visage tuméfié.
— Kolher, tu n’es pas taillé pour accomplir
ce genre de mission, dit-elle d’une voix
rauque.
— Je vais le devenir.
— Non. Je te l’interdis.
Ce fut à son tour de jeter un regard noir à
sa compagne.
— Nul ne donne d’ordre au roi.
— Sauf moi, rétorqua-t-elle sans fléchir. Et
nous le savons tous les deux.
À ces mots, un petit rire retentit dans la
pièce, mais c’était une expression de respect.
— Ils ont également empoisonné mon père,
dit Kolher d’une voix atone. Sauf que,
contrairement à toi, ils ont réussi à le tuer.
Anha porta une main à sa gorge.
— Mais non… il est mort de causes
naturelles…
— C’est faux. Et puisque je suis son fils, je
dois venger son meurtre, de même que la
tentative d’assassinat dont tu as été victime.
Il essuya le sang de sa bouche.
— Écoute-moi à présent, Anha, et écoute
bien la vérité ; je ne me laisserai pas castrer
dans cette affaire, ni par toi, ni par quiconque.
L’âme de mon père me hante en ce moment
même, elle marche dans les couloirs de mon
esprit, me parle. Et tu me hanteras de la même
façon s’ils réussissent à te mener au tombeau.
C’est mon destin de vivre avec la première et
j’accepte cela. Mais ne t’attends pas à ce que
je me résigne de la même façon à vivre avec la
tienne.
Elle insista.
— Mais tu as la Confrérie. C’est leur
fonction et leur devoir de te servir. Ils forment
ta garde personnelle.
Tandis qu’elle implorait son compagnon, le
poids et le nombre des mâles dans la pièce
appuyaient ses propos de façon évidente.
— Ordonne-leur de te venger, supplia-t-elle.
Envoie-les faire payer cette dette.
Il tendit sa main ensanglantée, et elle crut
qu’il allait saisir sa paume. Mais il la posa
sur sa robe, sous le corsage, sur son ventre.
— Tu portes un enfant, dit-il d’une voix
rauque. Je le sens.
Elle aussi le pensait, mais pour des raisons
différentes L’œil encore fonctionnel de Kolher
croisa les siens.
— Je ne peux donc pas laisser les autres
accomplir mon devoir. Même si j’étais capable
de te regarder en sachant que je me suis
montré si faible… je ne pourrais jamais
regarder mon fils ou ma fille dans les yeux en
ayant conscience que le courage m’a manqué
pour prendre soin de ma lignée.
— Kolher, je t’en prie…
— Quel genre de père serais-je, dans ce cas-
là ?
— Un père vivant.
— Mais pour combien de temps ? Si je ne
protège pas ce qui m’appartient, on me
l’arrachera. Et je refuse de perdre ma famille.
Submergée par l’émotion, Anha sentit les
larmes couler le long de ses joues, en longs
ruisseaux brûlants.
Posant le front sur le diamant noir au doigt
du roi, elle pleura.
Car dans son cœur elle savait qu’il avait
raison, mais elle détestait le monde dans
lequel ils vivaient, et dans lequel ils seraient,
en temps voulu, amenés à faire naître un
enfant.
Chapitre 58

Dans le centre-ville, le cœur urbain de


Caldwell, Xcor piqua un sprint dans une
ruelle. Il fit crisser la neige fondue sale et
mêlée de sel sous ses bottes de combat, tandis
que l’air glacé lui fouettait le visage et que les
sirènes et les cris lointains fournissaient une
sorte de commentaire audio à son combat.
Devant lui, le tueur qu’il pourchassait était
tout aussi rapide. Néanmoins, ce salaud n’était
pas aussi bien armé que lui, surtout après
avoir vidé son chargeur et ensuite, dans une
crise digne d’un ado de quinze ans, balancé
l’automatique sur Xcor.
Excellente idée. C’était du même niveau que
réclamer sa maman en pleurant.
Et puis la traque avait commencé.
Xcor était heureux de laisser l’éradiqueur
courir comme un dératé. En espérant que cette
course ne mène pas au genre de complication
qu’il avait rencontré l’autre nuit.
Il n’avait aucune envie d’effrayer un autre
humain.
Environ trois cents mètres plus loin, le
tueur parvint au bout officiel de la ruelle. Là,
il fut obligé de faire comme dans les clips
vidéo, et s’élança sur le grillage haut de six
mètres qui fermait le passage et qu’il
commença à escalader avec un sang-froid
remarquable.
Mais bon, l’Oméga lui avait insufflé une
sorte de superpouvoir après son initiation.
Non que cela puisse le sauver.
Xcor prit son élan en trois bonds et se
projeta dans les airs pour atterrir sur le dos de
l’éradiqueur, juste avant que celui-ci
parvienne au sommet du grillage. Il s’agrippa
à lui et le tira en arrière, l’arrachant à la
clôture, puis il les fit tous deux pivoter en
plein vol si bien que, lorsqu’ils s’écrasèrent
au sol, le vampire était au-dessus.
Sa faux hurlait de la laisser sortir jouer.
Mais au lieu de la libérer, il dégaina la petite
cousine de celle-ci, sanglée à sa hanche.
La machette était dotée d’une poignée en
acier recouverte de gomme, et elle lui donna
l’impression d’être une extension de son bras
lorsqu’il la leva au-dessus de son épaule.
Il pouvait en finir rapidement s’il visait le
milieu de la poitrine. Mais ce n’était pas
amusant. Il plaqua une main sur le visage du
tueur et le força à incliner la tête sur le côté
pour lui trancher l’oreille…
Le cri qui en résulta fut aussi plaisant à ses
oreilles que de la musique.
— L’autre côté, grogna-t-il en inclinant la
tête du tueur dans le sens inverse. Il faut
assortir.
La lame de la machette siffla dans l’air une
seconde fois, et le coup de Xcor fut d’une telle
précision que rien d’autre, hormis l’appendice
de chair, ne fut touché. Et la douleur suffit à
immobiliser sa proie ; enfin, cela et la
conviction du tueur que ce qui suivrait serait
bien pire.
La peur était paralysante.
Et le cadavre ambulant avait raison d’être
terrifié.
En une rapide succession de coups, Xcor
s’occupa du corps, enfonçant profondément la
lame dans chaque épaule pour trancher les
tendons et paralyser le torse, avant de
continuer avec l’arrière des genoux.
S’installant confortablement, il observa sa
proie se tortiller et huma sa puanteur, ainsi
que sa souffrance. Être la cause de la douleur
nourrissait le fauve en lui, comme un repas
que son côté malfaisant consommait, et qui lui
ouvrait davantage l’appétit.
Il était temps de se montrer un peu plus
invasif. Et il décida de découper le pied
gauche, lentement. En modérant sa force, il
frappa une fois, deux fois, trois fois, avant que
la lame tranche proprement. Le pied droit
subit le même sort, au même rythme
tranquille.
Au milieu de son ouvrage, son esprit se
tourna vers des pensées qui le rendirent
encore plus méchant.
Il réfléchissait au renversement de Kolher.
Tyhm, le juriste, avait évalué a posteriori le
document qui actait la dissolution de l’union
et en avait reconnu la légalité, mais Xcor
savait qu’il avait été antidaté.
Il refusait de croire que le roi n’avait pas
apposé sa signature sur la ligne dès que le
parchemin annonçant le vote de défiance avait
atterri sur son bureau.
Après les pieds, il s’attaqua aux genoux du
tueur, et le rythme des coups de machette lui
rappela l’Ancienne Contrée, quand il coupait
du bois pour se débarrasser de la frustration.
La question à laquelle il voulait que l’on
réponde était : qu’impliquait exactement ce
document ? Le roi avait-il réellement répudié
sa compagne ?
C’est un mariage d’amour.
La voix de l’Élue dans sa tête provoqua en
lui un sursaut d’énergie, et c’était le bon
moment, car il arrivait aux cuisses de
l’éradiqueur. Plus question qu’il retienne sa
force à présent ; il sollicita tous ses muscles
pour réaliser ce découpage-là, taillant dans la
peau et l’os, tandis que du sang noir lui
aspergeait le visage et que l’effort le faisait
grimacer et montrer les crocs.
Le tueur avait enfoncé les doigts dans la
neige du trottoir, s’arrachant les ongles dans
l’asphalte en dessous pendant que ses cris
s’asséchaient dans sa gorge à mesure que sa
respiration et son pouls ralentissaient sous
l’effet du choc hémorragique, jusqu’à ce qu’il
sombre dans l’inconscience.
Mais il ne mourrait pas ainsi.
Oui, il n’existait qu’une seule façon de le
tuer.
Xcor débita l’éradiqueur en morceaux, ne
laissant que la tête attachée au tronc et des
flaques de sang noir, là où les membres
avaient été tranchés.
Une fois qu’il ne resta plus rien à découper,
Xcor s’accroupit et reprit son souffle. Ce
n’était plus aussi drôle à présent que le tueur
était évanoui. La souffrance était toujours là,
mais elle n’était plus si évidente.
Pourtant, il refusait d’achever son ouvrage.
Comme un drogué se cramponne à une dose
qui ne suffit plus à apaiser ses besoins, il
n’arrivait pas à en finir avec ce tueur.
Lorsque son téléphone sonna, il était
déterminé à ne pas répondre. Il n’avait pas
envie d’entendre les lamentations d’Ichan.
L’aristocrate lui laissait message sur message
dans l’espoir qu’il l’aide à récupérer ce trône
qui lui avait échappé de justesse. Et puis il y
avait aussi les appels de Tyhm.
Néanmoins, leur petite cabale avait échoué,
et Xcor devait réfléchir à un nouveau plan.
Levant bien haut sa machette, il planta la
lame d’acier en plein dans la poitrine vide, et
recula immédiatement pour se protéger les
yeux et le visage de l’éclair brillant et de
l’explosion de chaleur.
Alors que l’impact le faisait tomber à la
renverse, son téléphone recommença à
sonner.
— Bon sang de bonsoir !
Glissant une main dans la poche intérieure
de son manteau, il sortit l’agaçant appareil.
— Quoi ?
Il y eut un silence. Puis la voix la plus
agréable qu’il ait jamais entendue pénétra son
oreille.
— Je t’attends.
Xcor se sentit vaciller, alors même qu’il
gisait sur le dos par terre. Fermant les yeux, il
soupira.
— Je suis en route.
— Tu n’es pas venu plus tôt comme tu
l’avais annoncé.
Faux. Dès qu’il avait pu se séparer des
salopards, il s’était dématérialisé jusqu’à
l’érable, pour découvrir les empreintes de sa
Layla dans la neige. Elle avait dû revenir à
leur lieu de rendez-vous.
— J’ai eu des obligations auxquelles je n’ai
pas pu échapper.
Cette putain de réunion. L’agitation qui s’en
était suivie.
— Mais ce n’est plus le cas. Sois-en
assurée.
Il aurait voulu rester au téléphone avec elle,
mais il mit fin à l’appel. Sautant sur ses pieds,
il baissa les yeux et reconnut qu’une partie de
sa colère venait du fait qu’il avait raté
l’occasion de la voir…
Soudain, il poussa un juron. Les membres
qu’il avait découpés n’avaient pas été
incinérés.
Toutefois, il ne nettoierait pas derrière lui
ce soir. Les humains qui découvriraient les
restes pourraient prendre leur pied avec.
Se transportant vers le nord, il se dispersa
avec le vent, et reprit forme à l’orée de leur
prairie. Il l’aperçut tout de suite sous l’arbre
géant, dans sa robe pâle qui luisait sous la
lune.
Il tenta précipitamment de se dématérialiser
pour la rejoindre, trop impatient pour
parcourir la distance à pied. Mais son esprit
était trop embrouillé pour qu’il se concentre
efficacement.
Obligé de traverser la prairie à pied, il
commença par marcher, mais se mit bientôt à
accélérer, pour finir par courir.
Elle était l’unique but qui importait en cet
instant et, lorsqu’il arriva devant elle, il était à
bout de souffle. Hors de lui.
Amoureux.

Layla plaqua une main sur son nez.
Lorsque Xcor arriva devant elle, l’odeur
qui l’enveloppait était si atroce, si douceâtre,
qu’elle étouffa. Il remarqua immédiatement sa
réaction, dissimula ses mains ensanglantées
derrière son dos et s’écarta de façon que le
vent ne rabatte pas la puanteur sur elle.
— Pardonne-moi, dit-il d’une voix rauque.
J’étais sur le champ de bataille.
Comme rien ne portait l’odeur du sang de
leur espèce, elle poussa un soupir de
soulagement.
— Notre ennemi ?
— Oui.
— Alors cela est juste et bon.
Il écarquilla les yeux et elle secoua la tête.
— Je n’ai aucun problème avec ta façon de
défendre l’espèce.
— Voilà qui est revigorant.
Elle tenta de l’imaginer en train de se battre,
et découvrit que cela lui était très facile. Avec
son cou épais et ses larges épaules, il était
effectivement taillé pour le combat. Et
pourtant, même couvert de la puanteur des
éradiqueurs, elle n’éprouvait aucune peur.
— Je t’ai attendu sous la neige, chuchota-t-
elle.
— C’était ce que je craignais.
— Donc c’est fait. Le Conseil sait pour
Kolher.
Il plissa les yeux.
— Est-ce pour cette raison que tu as décidé
de me revoir ici ? Pour te vanter ?
— Non, pas du tout. J’espère simplement…
Comme elle n’achevait pas, il croisa les
bras, ce qui fit paraître son torse plus large
que jamais.
— Sois plus claire.
— Tu sais exactement de quoi je parle.
— Je désire l’entendre à voix haute.
— Laissez Kolher tranquille.
Xcor s’éloigna d’elle et se mit à faire les
cent pas.
— Réponds à une question.
— Tout ce que tu veux.
— Ce n’est pas une réplique prudente, Élue.
Il lui jeta un coup d’œil par-dessus son
épaule et elle vit ses yeux briller dans
l’obscurité.
— En fait, cette rencontre est dangereuse
pour toi.
— Tu ne me feras pas de mal.
— Tu accordes une grande foi à un
monstre.
— Tu n’es pas un monstre. Si c’était le cas,
tu m’aurais tuée l’autre nuit dans la voiture.
— Ma question est : Kolher a-t-il
sincèrement répudié sa femelle ? s’enquit-il
pour changer de sujet. Et tu peux tenter de me
mentir, mais je saurai la vérité.
Peut-être pas, songea Layla. Car elle s’était
entraînée à répondre à cette interrogation
précise. Pendant des heures.
Croisant son regard sans ciller, elle dit sans
se départir de sa contenance : — Oui, tout à
fait. La proclamation a été antidatée, mais tout
ceci est vrai. Il a abandonné son unique amour
pour garder ce que vous vous efforcez de lui
voler.
Des heures devant le miroir. Elle s’était
assise dans sa salle de bains, sur le petit siège
rembourré, sous l’éclairage de toutes les
lampes qu’elle avait pu allumer et avait répété
ces mots encore et encore. Jusqu’à les
connaître par cœur ; jusqu’à ce qu’ils perdent
leur signification pour devenir de simples
syllabes. Jusqu’à ce qu’elle puisse prononcer
ce mensonge sans hésiter ni bégayer.
Et elle savait qu’énoncer une vérité partielle
lui donnerait davantage de crédibilité.
— Quel sacrifice, murmura-t-il.
Lui non plus ne laissa rien transparaître de
sa pensée.
Il y eut un long, très long silence, empli par
les battements du cœur de Layla.
— Oublie cette quête impie, dit-elle. Je t’en
prie.
— Et qu’en est-il de ton ancienne offre ?
Tient-elle toujours ?
Elle déglutit avec difficulté. À bien des
égards, elle ne pouvait s’imaginer coucher
avec lui. C’était assurément un ennemi,
comme la Société des éradiqueurs, et il avait
effectivement un côté monstrueux. En outre,
elle n’avait jamais envisagé de troquer son
corps contre quelque chose.
Et elle n’était pas naïve. Oui, elle avait
éprouvé de l’attirance pour lui quand il était
venu la retrouver et l’avait découverte dans
cette voiture. Mais la proposition qu’elle lui
avait faite servait des enjeux politiques
d’envergure.
Layla releva le menton.
— Oui, l’offre tient toujours.
— Et si j’accepte tes conditions, devrai-je
attendre la naissance de l’enfant ? ou pourrai-
je te prendre sur-le-champ ?
À ces mots, l’odeur de l’air se chargea
soudain d’une forte odeur épicée qui recouvrit
la puanteur qui la rendait malade.
Elle posa les mains sur son ventre, saisie
d’une brusque terreur. Et si elle mettait en
danger le bébé qui grandissait en elle ? Sauf
que les autres Élues avaient continué à avoir
des relations avec le Primâle, non ? Sans effet
négatif.
— Tu pourras m’avoir quand tu le
souhaiteras, dit-elle d’une petite voix.
— Et si je le voulais ici, et maintenant. Dans
le froid. Debout. Tout habillée.
Le cœur de Layla se mit à tambouriner dans
sa poitrine, et elle se sentit oppressée
lorsqu’elle reconnut l’excitation du mâle, et la
redouta. Néanmoins, elle tint bon, gardant en
tête qu’elle avait quelque chose qu’il désirait
et que, de ce fait, il y avait une chance que
Kolher, Beth et l’enfant qu’ils auraient peut-
être soient en sécurité.
— Je ferai selon tes exigences, s’entendit-
elle répondre.
— Tout cela pour ton roi.
— Oui. Pour lui.
Xcor sourit, mais sans trace de chaleur ni
d’humour.
— Je vais réfléchir à tes conditions.
Reviens me voir ici demain, à minuit, et je te
donnerai ma réponse.
— Je croyais que tu m’avais demandé de
venir ici pour cette raison ce soir ?
— J’ai changé d’avis.
Elle s’attendait à ce qu’il se dématérialise.
Au lieu de quoi, il lui tourna le dos et
retraversa la prairie à grandes enjambées.
Fermant les yeux, elle…
— Que lui avez-vous dit ? demanda une
voix mâle dans son dos.
Chapitre 59

Trez décida d’en finir avec ces conneries.


Lorsqu’il se dématérialisa pour regagner la
grande demeure de Vhen, il était prêt à tout
avouer, à parler à cœur ouvert, à remettre les
choses à plat avec son Élue. Lui et Selena se
tournaient autour depuis assez longtemps, et à
présent qu’il pouvait respirer un peu – quelle
que soit la durée de ce répit – il devait faire de
sa relation avec cette femelle sa priorité.
En plus de gérer les appétits de s’Ex, bien
entendu.
Putain ! Apparemment, l’exécuteur avait
tellement épuisé les filles qu’elles s’étaient
trouvées incapables de travailler le soir
même. Il avait reçu des messages des trois, et
la bonne nouvelle était qu’au moins aucune ne
semblait regretter quoi que ce soit : toutes
avaient demandé si elles pourraient revoir le
bourreau.
À ce rythme-là, c’était elles qui allaient le
payer pour coucher avec ce fils de pute.
Merde ! elles n’avaient même pas
mentionné l’argent qu’il avait accepté de leur
verser en paiement de leurs services.
Reprenant forme à son endroit habituel sur
la pelouse, il fut soulagé de voir que la fenêtre
de la chambre de l’Élue était éclairée et
qu’aucune autre lumière ne brillait par
ailleurs dans l’habitation. Dieu merci ! Entrant
dans la maison par la porte de la cuisine, il ne
l’appela pas, ni n’émit le moindre bruit. Il
traversa discrètement la maison vide,
contourna le pied de l’escalier et gravit les
marches de façon à n’en faire grincer aucune.
Sur le palier, il tourna à droite et, quand il
arriva devant la porte entrouverte de sa
chambre, il sentit sa poitrine se serrer.
— Selena… ?
Son odeur flottait dans l’air ; il savait
qu’elle était là.
— Selena ?
Il poussa un peu le battant, et ce fut alors
qu’il entendit de l’eau couler dans la salle de
bains.
Il dut baisser la tête sous l’imposte placée
bas pour entrer dans la pièce, et, en tournant
de nouveau à gauche, sentit l’humidité de l’air
et la chaleur…
Oh… seigneur !
Il la découvrit dans son bain. Elle avait la
tête appuyée sur une serviette, le corps alangui
dans une eau transparente et les mains posées
sur les rebords de la baignoire rétro en
porcelaine.
— J’aurais pu me lever et passer un
peignoir, dit-elle sans prendre la peine
d’ouvrir les yeux, mais je voulais que tu me
voies nue.
Trez se racla la gorge en toussant, ce qui
était normal quand on vous frappait au plexus
solaire.
— Euh… est-ce qu’on peut parler ?
— Je crois que c’est déjà fait.
Elle souleva les paupières et lui jeta un
coup d’œil.
— Il y a autre chose ?
À ces mots, elle remua les jambes, ce qui fit
onduler l’eau au-dessus de son corps
incroyable et amplifia ses courbes comme si
elle se déplaçait, tandis que ses tétons léchés
par l’onde demeuraient à l’air libre, tout
luisants d’humidité.
— Il y a autre chose, articula-t-il d’une voix
enrouée en se passant la langue sur les lèvres.
— Alors, je t’en prie, prends une chaise. À
moins que tu ne te sentes d’humeur à me
rejoindre.
Putain de merde !
— Y a-t-il moyen que je te fasse te lever et
sortir d’ici ? Habillée ?
— Si tu le souhaites, satisfais donc ton
désir.
Oui, parce que poser les mains sur son
corps nu allait vraiment beaucoup l’aider.
Jurant à mi-voix, Trez alla chercher une
chaise, car au bout du compte il craignait, s’il
demeurait debout, de trébucher et de lui
tomber dessus. Littéralement.
Lorsqu’il s’assit, il posa les mains sur son
visage et le frotta vigoureusement, avant de se
trouver incapable de changer de position.
L’eau clapota comme si elle s’asseyait.
— Trez ? Est-ce que ça va ?
— Non.
Dans sa vie, il était très souvent tombé du
haut d’une falaise quand les choses qu’il avait
faites ou qu’on lui avait infligées étaient
revenues le poignarder dans le dos. Mais
jamais de cette façon-là.
— Trez ?
Lorsqu’il ne répondit pas, elle reprit :
— Tu me fais peur.
— Je…
Bon sang de bonsoir ! par où commencer.
— Selena, je suis vraiment désolé.
— Pourquoi ?
La tension dans la voix de la femelle était
palpable.
— Pour quelle raison t’excuses-tu ?
La honte lui serrait tellement la gorge qu’il
avait du mal à faire entrer de l’air dans ses
poumons.
— Je dois être honnête avec toi. À cent pour
cent.
— Je croyais que tu l’avais été.
Il ne put que secouer la tête.
— Écoute, tu sais que j’ai eu de multiples
relations avec des humaines.
— Ce n’est pas exactement de cette manière
que tu as formulé les choses la dernière fois,
fit-elle remarquer.
Il secoua de nouveau la tête.
— L’entreprise que je gère, c’est… c’est un
club. Est-ce que tu sais de quoi il s’agit ?
— Un club de rugby ? ou de base-ball ?
— Un club de danse. Un endroit où les gens
viennent boire et écouter de la musique.
Seigneur !
— Et faire d’autres choses.
— Oui… ?
Il ôta les mains de sa figure. Elle s’était
assise ; ses tétons roses pointaient juste au-
dessus de la surface du bain et l’onde tiède
vint les lécher une fois encore, même si elle
ne parut pas s’en rendre compte.
— Est-ce que ça t’ennuierait d’enfiler un
peignoir ? demanda-t-il.
— Je n’ai pas à avoir honte.
Tout à fait d’accord sur ce point.
— Je sais. Mais c’est difficile pour moi de
me concentrer.
— Peut-être que j’ai envie de te voir lutter
contre ton désir.
OK, d’accord, les vierges n’étaient pas
censées être aussi tentatrices. Mais bon, elle ne
l’était plus… il s’en était occupé.
Putain !
— Bravo alors, mission accomplie,
marmonna-t-il.
— Tu étais en train de me parler de ton
travail ?
Il riva les yeux sur le sol. Celui-ci était
constitué de simples carreaux blancs, anciens
et bien astiqués, du genre à avoir l’air en bon
état en dépit de quelques fêlures et éclats
d’émail manquants.
— Trez ?
Du coin de l’œil, il la vit tendre le pied et
ouvrir le robinet d’eau chaude pour
réchauffer son bain.
— Que disais-tu ?
Fais-le.
Génial, sa vie se résumait à un slogan Nike.
— Je fais du trafic de femmes. Comprends-
tu ce que cela signifie ?
Elle fronça les sourcils.
— Tu les fais sortir dans la rue ?
— Je les vends. Leur corps. À des hommes,
en général.
Quel silence.
Il soutint son regard.
— En échange, je suis payé. Je les vends.
Est-ce que tu comprends ?
Au bout d’un moment, elle ôta ses
magnifiques mains des rebords de la
baignoire et les croisa sur sa poitrine.
Exactement, songea-t-il.
— Et ce n’est pas le pire.
Il y eut un très long silence. Puis elle
déclara : — Je crois qu’il vaudrait mieux que
je m’habille.
Il se leva et se dirigea vers la porte.
— Oui, c’est ce que je me disais aussi.

Dans le champ enneigé, Layla se retourna
d’un bloc. Elle était sur le point de crier
lorsqu’elle reconnut le mâle qui avait surgi de
derrière le grand arbre. Il s’agissait du soldat,
celui qui avait été blessé et emmené au centre
d’entraînement de la Confrérie. Celui qui ne
l’avait pas détrompée quand elle avait cru
qu’il était affilié aux frères.
Celui qui l’avait amenée ici pour aider
Xcor cette nuit-là, il y avait si longtemps.
— Je suis désolé, dit-il en s’inclinant
profondément sans la quitter des yeux. Ce
n’était pas une façon de vous saluer.
Elle allait lui faire la révérence lorsqu’elle
se rappela qu’il ne méritait pas son respect.
Tout comme Xcor, il se trouvait de l’autre
côté de l’échiquier.
— Vous êtes particulièrement belle ce soir,
murmura-t-il.
Son accent ne ressemblait en rien à celui de
Xcor ; chaque mot était prononcé à la
perfection, sa voix bien modulée et non pas
cassante. Mais elle ne se faisait pas d’illusions.
Il s’était déjà servi d’elle une fois.
Elle ne doutait pas qu’il recommencerait.
— Alors, de quoi parliez-vous avec lui ?
s’enquit-il en plissant les yeux.
Layla resserra les lourds pans de sa robe
autour d’elle.
— J’aurais tendance à penser que, si vous
souhaitez l’apprendre, vous pourriez aussi
bien lui poser la question directement. Si vous
voulez bien m’excuser, je vais prendre
congé…
La main qui se referma sur son bras lui
meurtrit la chair, et le beau visage du mâle se
fit menaçant.
— Non, je ne crois pas. Je veux que vous
me disiez de quoi vous discutiez avec lui.
Relevant le menton, elle soutint le regard du
soldat.
— Il voulait savoir si c’était réel.
Il fronça les sourcils et desserra un peu son
étreinte.
— Je vous demande pardon ?
— La proclamation de divorce. Il voulait
savoir si Kolher avait bel et bien abandonné sa
reine, et je lui ai assuré que c’était la vérité.
Le soldat la relâcha.
— En supposant que l’on puisse vous faire
confiance.
— Peu importe, ça ne change pas la vérité.
Vous le découvrirez en vous renseignant
ailleurs, j’en suis certaine.
En fait, probablement pas, vu le manque de
contact entre la maison du roi et le reste de
l’espèce. Mais le mâle n’était peut-être pas au
courant de cet état de fait.
— Ainsi, il s’agissait d’une union arrangée
dont le roi n’avait que faire.
— Au contraire, leur amour était évident
pour tout le monde. Kolher était bel et bien lié.
Layla se força à hausser les épaules d’un air
nonchalant.
— Encore une fois, d’autres que moi vous
le confirmeront, j’en suis sûre.
Affhres secoua la tête.
— Dans ce cas, il ne peut pas l’avoir laissée
partir.
— Vous devriez peut-être envisager la
situation à l’aune des ambitions que vous
nourrissez pour le trône.
Elle recula subrepticement d’un pas.
— Un mâle capable de se séparer de celle à
laquelle il est uni fera n’importe quoi pour
garder ce que les autres cherchent à lui
prendre. L’ennemi que vous cherchez à
renverser par vos agissements, non seulement
ne sera pas vaincu, mais en plus viendra tous
vous tuer. Je vous le garantis.
— Vous êtes une petite créature féroce,
n’est-ce pas ?
— Une fois encore, ceci est un fait
purement établi dont vous découvrirez la
véracité quand bon vous semblera. Ou pas.
Peu importe, cela m’est bien égal.
Il la laissa reculer d’un pas supplémentaire,
et elle se dit qu’elle avait de bonnes chances
de pouvoir partir.
— Vous avez parlé d’autre chose, reprit-il.
Pas vrai ?
— Non.
— Alors pourquoi ne s’est-il pas
dématérialisé ?
Elle fronça les sourcils, car elle n’avait pas
réfléchi à cela.
— Vous devriez le lui demander.
— Ce n’est pas envisageable.
Les yeux du soldat s’attardèrent sur son
corps qu’il détailla des pieds à la tête.
— Et je crois que je devine. Prenez garde,
Élue. Il n’est pas celui que vous croyez. Il est
capable de trahisons qu’une femelle telle que
vous ne peut même pas imaginer.
— Si vous voulez bien m’excuser, je vais
prendre congé, à présent.
Elle fit la révérence puis lutta pour se
concentrer, se concentrer, se concentrer…
— Prenez garde.
Ces mots se gravèrent dans son esprit tandis
qu’elle disparaissait de la prairie et se
retrouvait devant la porte d’entrée de la
demeure.
Tandis qu’elle regardait le lourd battant,
elle fut parcourue d’un frisson. Ce guerrier
lui paraissait plus terrifiant encore que Xcor
car le second ne lui ferait jamais de mal. Elle
ignorait comment elle pouvait en être si
certaine, mais c’était comme les battements de
son cœur, une chose qu’elle sentait au centre
de sa poitrine.
Ce qui n’était pas le cas avec cet autre mâle.
Pas du tout.
Fermant les yeux, elle détesta cette situation
d’entre-deux avec Xcor. Comment allait-elle
passer les heures avant le lendemain minuit ?
Et pourquoi la faisait-il attendre ?
Elle connaissait déjà sa réponse.
Chapitre 60

Selena renfila intégralement sa tenue. Tout,


y compris les sous-vêtements. Et ce malgré le
fait que ses mains tremblaient tellement
qu’elle pouvait à peine s’en servir.
En regagnant sa chambre, elle découvrit
Trez assis sur une chaise à dossier droit
derrière le bureau qu’elle utilisait parfois
pour rédiger son journal intime. Et, oui, elle
fut soulagée de voir qu’elle avait refermé le
volume relié de cuir après avoir fini
d’inscrire ses impressions dedans la veille au
soir.
Elle parlait de lui, bien entendu.
Et elle avait le sentiment qu’elle ajouterait
un commentaire très prochainement.
Quand il leva la tête vers elle, ses yeux
noirs étincelèrent pendant une seconde.
— Tu es vraiment prête à entendre cela
maintenant ?
Douce Vierge scribe ! de toutes les choses
qu’elle pensait qu’il lui dirait, elle n’avait
jamais imaginé cela.
— Comment peux-tu vendre ces femmes ?
demanda-t-elle d’une voix rauque.
Il poussa un soupir.
— Elles veulent de l’argent. Je leur fournis
l’occasion d’en gagner. Je m’efforce de le
faire en assurant leur sécurité.
— Et elles… Tu es aussi payé pour cela.
— Oui.
Il fallait qu’elle s’assoie avant de
s’effondrer, et elle se dirigea vers le lit avant
de se raviser. À la place, elle choisit la
causeuse placée devant la cheminée. Elle
s’installa dans le siège, glissa les pieds sous
ses fesses et s’assura que ses jupes couvraient
chaque centimètre de sa peau.
— Depuis combien de temps ? s’entendit-
elle demander.
— Des années. Des décennies. Au début,
j’étais le gérant. Maintenant je suis le patron.
— Je n’arrive pas à imaginer cela.
Il se frotta les tempes.
— Je le sais bien.
Soudain, Selena découvrit qu’elle luttait
pour demeurer immobile. Sa boussole interne
tournait si vite que c’est à peine si elle
parvenait à formuler des phrases intelligibles.
— Tu sais quoi ? Raconte-moi tout. Pour
l’instant, ma tête imagine tout un tas de choses
horribles et je…
— Le pire dans tout ça, c’est que j’ai
couché avec plusieurs milliers de femmes. Au
bas mot.
Tout d’abord, elle se dit que, non, elle avait
mal compris. Mais la vague de froid qui la
traversa suggérait qu’en fait elle avait
parfaitement saisi.
— Des milliers, répéta-t-elle faiblement.
— C’est une estimation basse. Cela doit
avoisiner la dizaine. La dizaine de mille, je
veux dire. Merde ! peut-être même plus.
Selena cligna des yeux. D’accord, quand il
avait déclaré plus tôt qu’il avait couché avec «
beaucoup » d’humaines, elle avait pensé à
deux douzaines, au grand maximum. Mais le
nombre qu’il avançait ? Même du point de vue
d’une courthisane, c’était…
incommensurable.
Alors qu’elle tentait d’imaginer les
différents scénarios qu’il avait pu…
— Est-ce que certaines de ces femmes
faisaient partie de celles que tu…
— Oui. Pendant longtemps, je n’ai pas
vendu une prostituée sans avoir couché avec
elle avant.
Les tripes traversées par une vague de
nausée, Selena ne put que le dévisager.
— Tu as raison, s’entendit-elle affirmer. Je
ne te connais pas.
— Mon Dieu ! Selena. Je suis vraiment
navré, putain ! Je n’aurais jamais dû coucher
avec toi. Pas parce que je ne te désirais pas,
mais parce que je… bon, oui, parce que je
savais quelle serait ta réaction si je t’apprenais
la vérité. Et en réalité, hier soir, j’étais venu
ici pour essayer de m’expliquer, mais j’ai
seulement…
Elle enfouit son visage dans ses mains,
recevant comme des gifles les images de lui
en train de l’embrasser, de la caresser, de la
prendre.
— Je crois que je vais être malade.
— Je ne peux pas t’en vouloir, dit-il d’un
air désolé.
Et pourtant transformer la réalité ne lui
ramènerait pas la vertu qu’elle avait perdue de
son plein gré.
— Je t’ai séduite.
Elle baissa les mains.
— J’ai obtenu ce que j’avais demandé.
— Non, c’est entièrement ma faute…
— Arrête tout de suite.
— D’accord. Je suis désolé.
Elle aussi l’était. Parce que la triste vérité
était qu’elle avait aimé coucher avec lui. Oui,
pendant que cela se passait, elle s’était crue
transportée dans une sorte de paradis.
Malheureusement, cette illusion s’était révélée
aussi fugace que l’acte lui-même et, à présent
que tout était fini, c’était comme si le plaisir
n’avait jamais existé.
— Selena, quoi que tu penses, tu peux le
dire…
— J’aurais aimé naître à une autre époque,
lâcha-t-elle. J’aurais aimé tomber amoureuse
d’un unique mâle, aux côtés duquel j’aurais
trouvé une humble place dans le monde. Je ne
crois pas que j’aurais voulu vivre une relation
comme celle que nous avons partagée, même
si cela a duré peu de temps.
— Tu peux encore avoir cette existence
dont tu rêves.
Il se mit à parler d’un ton parfaitement
neutre.
— Cela peut arriver ; n’importe quel mâle
voudra de toi.
Ah ! oui, mais de son côté elle ne désirait
qu’une seule et unique personne. Et même si
Trez avait été un saint, ce qu’il n’était
visiblement pas, elle serait toujours à court de
temps.
— C’est bon.
Elle lutta pour retenir ses larmes et y
parvint. Après tout, elle serait bientôt seule.
— C’est ainsi. Je l’ai appris il y a bien
longtemps : on ne négocie pas avec le destin.
Ils se turent pendant très longtemps.
— Je ne l’aime pas, articula-t-il. Je ne sais
pas pourquoi je me sens obligé de te préciser
cela, mais voilà.
— Celle à laquelle tu es promis ? Oui, tu
me l’as déjà dit.
Soudain, elle tourna les yeux vers lui et
remarqua sa tête baissée, son aura de tristesse.
— Bizarrement, mais nous ne sommes pas
si différents, toi et moi.
Lorsqu’il leva la tête pour croiser son
regard, elle haussa les épaules.
— Je n’ai jamais eu la mainmise sur mon
destin, moi non plus. La tragédie de notre
existence est que certaines choses nous suivent
comme des ombres et nous accompagnent où
que nous allions. Oui, je ne m’en suis tout
simplement jamais préoccupée. Jusqu’à ce que
je te rencontre.
Elle repensa au cimetière du sanctuaire, à
ses sœurs qui avaient été condamnées à une
vie courte, et avaient dû attendre de mourir
dans la prison de leurs propres corps. Puis
elle se rappela la sensation des va-et-vient de
Trez à l’intérieur d’elle et la chaleur liquide
qui avait envahi ses muscles et ses os.
— Est-ce que tu les as aimées ? demanda-t-
elle.
— Qui ? Oh ! ces femmes… Non. Jamais.
Pas du tout. Merde ! la moitié du temps, je n’ai
même pas vraiment pris mon pied.
Il fit craquer sa nuque comme si les
muscles de ses épaules souffraient de nouveau
de raideur.
— Je ne sais vraiment pas à quoi je pensais.
J’étais hors de contrôle et j’essayais
simplement de sortir de ma propre tête. Mais,
le problème, c’est qu’aujourd’hui toutes ces
femmes sont en moi.
— En toi… ?
— Mon peuple croit qu’on peut
s’empoisonner si on… si on couche avec des
gens comme je l’ai fait. Et c’est vrai, je me
suis empoisonné. Cela me dévorera jusqu’à ce
qu’il ne reste rien là.
Lorsqu’il toucha le centre de sa poitrine,
elle comprit qu’il était, en fait, creux, que la
lumière avait disparu de son regard, que
l’animation faisait défaut à son corps, que son
aura s’était dissipée comme si elle n’avait
jamais existé.
Submergée de chagrin, elle secoua la tête.
— Tu t’es trompé.
— À quel sujet ?
Si creux, il était vide jusqu’à l’âme.
— Ce que je vois à présent, c’est pire que
tout.

Debout sur les rives de l’Hudson, Ahssaut
était de nouveau vêtu de noir, avec le visage
couvert d’un masque assorti. Accoutré comme
son cousin, Ehric se tenait derrière lui,
silencieux et attentif.
Tous deux avaient un revolver à la main.
— Ils sont en retard, déclara son cousin.
— Oui.
Ahssaut tendit l’oreille.
— Accordons-leur encore cinq minutes. Pas
une de plus.
Sur la gauche, à environ quatre mètres sous
le couvert des arbres, sa Range Rover blindée
était garée dos au fleuve, avec Evale installé
au volant et le moteur allumé.
Ahssaut leva les yeux vers le ciel nocturne.
Depuis la fin de la tempête de neige qui s’était
abattue en début de soirée, la lune était voilée
de nuages paresseux, et il espérait que ceux-ci
prendraient leur temps pour se disperser. Ils
n’avaient pas besoin de davantage de lumière,
même si, en dehors de cela, le site était
suffisamment discret en raison de son
isolement, sa localisation sur un coude du
rivage, et la protection offerte par la forêt qui
s’étendait presque jusqu’à la berge gelée. En
outre, le chemin pour y accéder était un
maigre sentier bosselé et cahoteux, que même
le 4 x 4 avait dû parcourir en mode « tout-
terrain »…
— Je me fais du souci pour toi.
Ahssaut lui jeta un regard noir par-dessus
son épaule.
— Je te demande pardon ?
— Tu ne dors pas.
— Je ne suis pas fatigué.
— Tu prends trop de coke.
Ahssaut se retourna et trouva une nouvelle
raison de prier pour que les personnes qu’ils
attendaient fassent enfin leur apparition.
— Ne t’inquiète pas, cousin.
Puis il reporta son attention sur le fleuve.
— Sais-tu si elles sont bien arrivées à
destination ?
Cela faisait si longtemps qu’Ehric n’avait
pas demandé de nouvelles de quiconque
qu’Ahssaut dut pivoter une fois de plus. Et,
oui, son premier instinct fut de mettre
rapidement un terme à cet interrogatoire,
pourtant le souci sincère qu’il vit sur ce
visage aux traits durs l’en empêcha.
Il reprit son observation de l’eau glaciale
qui coulait avec lenteur.
— Non, je l’ignore.
— Vas-tu l’appeler ?
— Non.
— Pas même pour t’assurer qu’elles vont
bien.
— Elle ne souhaitait pas que je le fasse.
Et la raison de sa présence actuelle sur le
bord de l’Hudson prouvait la sagesse de sa
décision de le quitter.
— C’est une rupture claire et nette.
Même lui perçut le vide dans sa voix.
Mon Dieu ! il aurait sacrément préféré ne
jamais avoir rencontré cette femme…
Le son fut tout d’abord impossible à
distinguer du bruit ambiant de la nuit, mais le
bourdonnement devint rapidement ne. Venant
de la gauche, il annonçait que leur attente
touchait peut-être à sa fin.
Le bateau de pêche qui surgit au détour du
fleuve était aussi plat qu’une feuille et presque
aussi silencieux. Ainsi qu’indiqué, trois
hommes se trouvaient à bord, tous vêtus de
noir, et chacun avait une ligne qui plongeait
dans les profondeurs, comme s’ils n’étaient
que des pêcheurs cherchant un repas dans
l’eau vive.
Ils s’approchèrent par la proue.
— Vous avez attrapé quelque chose ?
s’enquit Ahssaut comme on le lui avait
ordonné.
— Trois truites.
— J’en ai eu deux hier soir.
— J’en veux une de plus.
Ahssaut hocha la tête, rengaina son arme et
s’avança. À partir de là, tout se déroula en
silence et avec rapidité : on souleva une toile
imperméable et quatre sacs marins changèrent
de mains, passant du bateau à lui puis à Ehric,
qui les suspendit à ses épaules. En retour,
Ahssaut fit passer une mallette noire en métal.
Le plus grand des hommes entra le code
qu’on lui avait donné, souleva le couvercle,
examina les liasses de billets et hocha la tête.
On se serra brièvement la main, puis lui et
Ehric se replièrent sous les arbres. Les sacs
furent déposés dans le coffre, son cousin
s’installa à l’arrière et Ahssaut sur le siège
passager.
Tandis que la voiture s’éloignait en
cahotant sur le chemin défoncé, les vitres
demeurèrent entrouvertes afin de capter tout
bruit ou odeur suspecte.
Rien.
Lorsqu’ils atteignirent la route, ils
s’arrêtèrent et attendirent, toujours dissimulés
sous le couvert des arbres. Pas de voiture, ni
dans un sens ni dans l’autre : la voie était libre.
Sur l’ordre d’Ahssaut, Evale enfonça la
pédale d’accélérateur et ils s’enfoncèrent dans
la nuit.
Avec cinq cent mille dollars de cocaïne et
d’héroïne dans le coffre.
Jusqu’ici, tout allait bien.
Après avoir extrait toutes les données des
téléphones des deux frères Benloise, Ahssaut
avait passé au peigne fin les numéros et les
messages, en particulier ceux provenant de
l’étranger. Il avait découvert deux contacts en
Amérique du Sud avec lesquels il semblait y
avoir beaucoup d’échanges et, quand il avait
appelé depuis le mobile de Ricardo, on l’avait
redirigé vers un réseau sécurisé, car un
certain nombre de « clics » avaient résonné
avant que la sonnerie de son correspondant
commence à retentir pour de bon.
Inutile de dire que ce dernier avait été très
surpris lorsque Ahssaut s’était présenté et
avait expliqué le but de son appel. Néanmoins,
Benloise avait informé ses compatriotes de
l’existence de son nouveau gros client, si bien
que cela n’avait pas été totalement un choc
pour eux d’apprendre que celui qui avait été
autrefois le grossiste était devenu superflu, et
avait été éliminé.
Ahssaut leur avait proposé un accord pour
démarrer leur relation commerciale du bon
pied : un million en liquide pour un demi-
million de produit, en gage de bonne foi.
Il fallait cultiver ses partenariats, après tout.
Et il avait apprécié les hommes envoyés
pour effectuer la transaction. Ils s’étaient
montrés largement au-dessus des voyous
employés par Benloise, parfaitement
professionnels.
À présent, lui et ses cousins n’avaient plus
qu’à fractionner le produit en doses destinées
à la vente de rue, puis à joindre le grand
éradiqueur pour effectuer la distribution. Et
les affaires pourraient reprendre comme si
Benloise n’avait jamais existé.
Tout était parfaitement orchestré.
— Cela s’est bien passé, commenta Ehric
quand ils s’engagèrent sur la route qui menait
à la maison de verre de son cousin.
— Oui.
Et tandis qu’ils s’y rendaient, Ahssaut
regarda le paysage défiler. Les arbres. Une
maison. La cabane de chasse.
Il aurait dû éprouver davantage de
satisfaction. Après tout, ce nouveau partenariat
promettait un potentiel de profit considérable.
Et il adorait l’argent et le pouvoir qui en
découlait. Vraiment.
Mais au lieu de cela il s’inquiétait seulement
de savoir si sa femelle était arrivée à Miami
en un seul morceau avec sa grand-mère.
Et il ne pouvait rien à y faire.
Elle avait disparu.
À jamais.
Chapitre 61

Quand Beth s’éveilla, la première chose


qu’elle fit fut de sonder ses sensations pour
savoir si elle devait ou non se précipiter aux
toilettes. Lorsqu’elle obtint un « pas tout de
suite » en guise de réponse, elle se redressa à
la verticale et posa les pieds par terre.
Combien de temps avait-elle dormi ? Les
volets étaient toujours levés, donc il ne faisait
pas encore jour mais, mince ! elle avait
l’impression d’avoir pioncé pendant des
jours.
Baissant les yeux, elle posa les mains sur
son ventre…
Nom de Dieu ! elle n’avait pas souvenir
d’avoir avalé un ballon de basket.
Sous ses paumes, son ventre était gonflé et
tendu, à un point tel qu’elle doutait de pouvoir
enfiler son pantalon.
Son premier instinct fut de se ruer sur le
téléphone pour joindre Doc Jane, mais elle
ravala sa panique et se mit debout.
— Ça va pas trop mal, murmura-t-elle. Ça
va plutôt bien…
Lorsqu’elle se dirigea vers son dressing,
elle eut l’impression que son corps était une
bombe sur le point d’exploser et, merde ! elle
avait horreur de cela. Elle n’avait jamais su ce
qu’elle pouvait tenir pour acquis en matière de
santé, même avant qu’elle décide délibérément
de se compliquer…
Sans raison apparente, le Rubis des ténèbres
glissa de son doigt.
Baissant la tête, elle regarda la bague
rebondir sur le tapis, et fronça les sourcils
lorsqu’elle se pencha pour la ramasser. Elle et
Kolher avaient échangé leurs alliances pour
des raisons pratiques, parce que tous deux
avaient lutté avec quelque chose qui n’était pas
à leur taille, et que les symboles de leur
mariage avaient une signification, peu
importe la main qui les portait.
Ou d’où ils tombaient, en l’occurrence…
— Que se passe-t-il ? souffla-t-elle.
Tentant de remettre le bijou, elle découvrit
que ses doigts étaient carrément squelettiques.
Elle avait la peau tendue sur ses jointures
proéminentes et la paume creusée.
Alors que son cœur commençait à battre la
chamade dans sa poitrine, elle se précipita sur
le miroir de la salle de bains, dont elle alluma
la lumière…
Beth eut un hoquet de surprise. Le reflet qui
la dévisageait était une aberration, une
aberration totale. En une nuit, son visage
s’était littéralement creusé, toute la graisse
avait disparu de ses joues et de ses tempes, son
menton était devenu aussi anguleux qu’une
lame et les tendons de son cou saillaient de
façon saisissante.
Une pure terreur se répandit dans sa
poitrine. Surtout lorsqu’elle leva un bras et
tira sur la peau qui couvrait le triceps. Elle
pendait. Elle pendait vraiment.
C’était comme si elle avait perdu douze
kilos en quelques heures, à l’exception de son
ventre.
Tentant de ne pas paniquer complètement,
elle revint à son placard pour trouver quelque
chose à se mettre. Au bout du compte, elle
enfila un pantalon de jogging et l’une des
rares chemises de Kolher. Cette dernière
formait une sorte de nuage de beau coton
blanc autour d’elle, ce qui lui garantissait
l’aération indispensable en cas de nouvelle
bouffée de chaleur.
Au moins ses chaussons lui allaient à
merveille.
Descendant jusqu’au palier du premier
étage, elle passa la tête dans le bureau et ne
trouva pas Kolher à sa table de travail. Peut-
être œuvrait-il dehors ?
Elle descendait les marches du grand
escalier lorsqu’elle le découvrit dans le
vestibule.
Lui et George sortaient de la salle à
manger, suivis d’une file de doggen portant
toutes sortes de plateaux en argent.
À la seconde où il saisit son odeur, il
s’arrêta sur la reproduction du pommier en
fleur.
— Leelane ! es-tu certaine que tu devrais
être debout ?
Les effluves dégagés par la nourriture
captèrent aussitôt l’attention de Beth et la faim
brutale qui la frappa suffit à la faire s’arrêter
net.
— Euh… oui, ça va à peu près. En fait, j’ai
faim.
Et elle avait aussi une trouille effroyable.
Pendant que le personnel poursuivait son
chemin et entrait dans la salle de billard en
passant sous une bâche en plastique épais,
Kolher s’avança jusqu’au pied de l’escalier.
— Allons dans la cuisine.
Elle le rejoignit, le laissa lui prendre le bras
et s’appuya contre lui en prenant une longue
inspiration pour se calmer. Elle avait
probablement seulement imaginé tout ce qui
s’était déroulé là-haut. Vraiment.
Probablement.
Merde !
— Tu sais, j’ai bien dormi, murmura-t-elle
comme pour se rassurer.
Ce qui n’eut aucun effet.
— Ah oui ?
— Hum-hum.
Ensemble, ils dépassèrent la longue table et
franchirent la porte battante dans le fond de la
pièce. De l’autre côté, iAm se tenait de
nouveau devant les fourneaux, où il remuait le
contenu d’une grande marmite.
L’Ombre se retourna et fronça
immédiatement les sourcils en apercevant
Beth.
— Quoi ?
Elle posa les mains sur son ventre.
— Qu’est-ce que tu…
— Rien, répondit-il en tapotant sa spatule
sur le récipient en acier. Vous voulez de la
soupe de poulet, tous les deux ?
— Oh oui ! cela me semble parfait.
Beth s’installa sur un tabouret haut.
— Et peut-être un peu de pain…
Fritz se matérialisa au niveau de son coude
avec une baguette et une assiette de beurre.
— Pour vous, madame.
Elle ne put s’empêcher de rire.
— Comment savais-tu ?
Lorsque Kolher s’assit sur le tabouret à
côté d’elle, George prit place entre eux.
— Je lui avais demandé de se tenir prêt.
L’Ombre glissa un bol fumant de soupe
devant elle.
— Régale-toi.
— Lui aussi ? demanda-t-elle en désignant
iAm.
— Oui, l’Ombre était peut-être aussi dans
l’attente.
Prenant la cuillère que lui présentait Fritz,
elle la plongea dans le potage, consciente que
les trois mâles la dévisageaient, et Kolher
avec tant d’intensité qu’on aurait presque dit
qu’il avait recouvré la vue…
— Miam, dit-elle sincèrement.
La soupe était parfaite, simple, pas trop
épaisse, et chaude, chaude, chaude.
Peut-être était-ce simplement parce qu’elle
avait eu ses chaleurs et n’avait pas mangé
depuis longtemps ?
— Que se passe-t-il dans la salle de billard
? demanda-t-elle pour essayer de détourner
l’attention des mâles.
— On répare mes dégâts.
Elle fit la grimace.
— Ah !
Kolher tâtonna pour trouver la baguette, en
rompit le croûton et le mit de côté. Le
morceau qu’il préleva ensuite pour elle était
moelleux au centre et croustillant à
l’extérieur, et le beurre dont il le tartina n’était
pas salé, mais doux.
C’était l’accompagnement idéal de la soupe.
— Voulez-vous boire quelque chose ?
s’enquit Fritz.
— Du vin ? proposa iAm avant de se
reprendre. Non, pas de vin. Du lait. Tu as
besoin de calcium.
— Bonne idée, l’Ombre, intervint Kolher
en faisant un signe de tête au majordome.
Prends du lait entier…
— Non, non, cela va me faire vomir.
Voilà qui les arrêta tous net.
— C’était déjà vrai avant de… enfin, vous
savez. Mais du lait écrémé me paraît bien.
Et il en fut ainsi, tous trois la servant. Si elle
désirait encore de la soupe, iAm lui
remplissait immédiatement son bol. Si elle
voulait un autre morceau de pain beurré, son
mari s’occupait de le lui préparer. Si elle avait
envie de boire davantage de lait, le doggen se
ruait sur le frigo.
Être entourée de toute cette normalité l’aida
vraiment à se calmer. Mais elle devait poser
les limites tout de suite, avant qu’ils la
nourrissent au point de la faire exploser.
— Les garçons, j’apprécie vraiment toutes
vos attentions, mais nous ne savons toujours
pas si je suis ence…
Elle n’eut pas l’occasion d’achever sa
pensée, et encore moins sa phrase.
D’un seul coup, tout ce qu’elle venait
d’avaler se précipita vers la sortie de secours
en même temps, tandis que son estomac se
contractait sans prévenir.
Elle eut juste le temps de se rendre aux
toilettes.
Oui, tout remonta, la soupe et le pain, en
l’occurrence. Puis, alors même qu’elle aurait
pu jurer qu’elle n’avait pas seulement vidé le
contenu de son estomac mais l’intégralité de
sa cage thoracique, les haut-le-cœur la
maintinrent pliée en deux au-dessus de la
cuvette jusqu’à en avoir les larmes aux yeux,
la tête bourdonnante et la gorge en feu.
— Eh ! comment ça va ?
Doc Jane, bien entendu.
— Salut, quoi de neuf…
Il lui fallut un long moment avant de
pouvoir ajouter quelque chose. Et, au fait, elle
détestait vraiment la façon dont le bruit de ses
vomissements se répercutait dans la cuvette.
Profitant d’un moment d’accalmie entre
deux nausées, elle appuya son front brûlant et
couvert de sueur sur son avant-bras, tendit de
nouveau la main vers la chasse d’eau, et
découvrit qu’elle n’avait plus la force de la
tirer.
— Je pense qu’on devrait t’emmener chez
le médecin, annonça Jane.
— Je croyais que tu en étais un, fit valoir
Kolher.
— On est obligés ? se récria Beth…
Le fait qu’elle recommence à dégobiller
répondit assez bien à la question.

Debout juste à côté des toilettes du
personnel à côté de la cuisine, Kolher était sur
le point de s’emporter à cause de sa cécité car
il n’y avait rien de pire que de savoir sa
compagne en mauvaise santé pour vous
exaspérer d’être aveugle.
Avec ses pupilles de merde, impossible
pour lui d’examiner le teint de Beth, son
expression ou son regard. Il ne pouvait même
pas compter sur son odorat pour compenser
son handicap, car il était hors service lui aussi.
L’odeur des vomissements avait saturé ses
sinus, l’empêchant totalement de discerner
l’état émotionnel de sa compagne par ce biais.
Son ouïe était la seule chose qui
fonctionnait encore chez lui, à son grand
désespoir, puisque chaque haut-le-cœur
parvenait directement à son cerveau et
renforçait son sentiment d’impuissance.
— D’accord, allons-y, finit par dire Beth
d’une voix enrouée.
— Attendez une minute, bordel ! aboya-t-il.
Aller où ?
Jane conserva une voix égale.
— Chez le médecin…
— Tu es le foutu médecin…
La compagne de V. posa la main sur son
avant-bras.
— Kolher, elle a besoin d’un spécialiste et
nous en avons trouvé un.
C’était quoi ce bordel… ? Attendez une
minute.
— Cela n’a pas l’air d’être Havers, articula-
t-il.
— Non. C’est une humaine…
— Oh, non ! niet, ça n’arrivera pas…
Et ce fut le signal d’une nouvelle série de
vomissements.
Derrière ses lunettes de soleil, il ferma les
paupières.
— Merde !
Par-dessus l’horrible fond sonore des
souffrances endurées par sa femme, Doc Jane
commença à lui énumérer toutes les raisons
très rationnelles pour lesquelles sa shellane
devait être médicalement prise en charge avec
la plus grande prudence. Mais, Seigneur !
l’idée qu’elle sorte dans le monde humain, de
jour en plus, parce que, évidemment, ces
putains de volets venaient tout juste de se
baisser…
Vous savez quoi ? il aurait vraiment
beaucoup apprécié que la vie le retire de sa
liste d’emmerdes. Il commençait à en avoir
ras le cul de ces situations perdantes.
— …métisse… complications inconnues…
incapables de faire un examen…
Il interrompit le petit discours de Doc Jane.
— Ne le prends pas mal, mais je ne
laisserai pas ma femme aller là-bas sans une
escorte digne de ce nom, or personne ne peut
quitter la maison en ce moment…
— Alors j’irai avec elle.
Kolher jeta un coup d’œil par-dessus son
épaule en entendant iAm parler. Son premier
instinct fut de se comporter en mâle lié et de
dire à l’Ombre qu’il gérait la situation, merci.
Mais le problème était qu’il gérait que dalle,
et que seul un connard se mettrait entre sa
compagne et les soins médicaux dont elle
avait besoin.
Il renversa la tête en arrière en poussant un
juron.
— Es-tu certaine que c’est nécessaire ?
demanda-t-il, sans savoir avec certitude à qui
il s’adressait.
— Oui, rétorqua gravement Doc Jane. J’en
suis parfaitement sûre.
iAm reprit la parole.
— Rien ne lui arrivera sous ma protection.
Je te le jure sur mon honneur.
Il eut l’impression que l’Ombre lui tendait
la main et, ça alors ! lorsque Kolher tendit la
sienne à l’aveugle – naturellement –, le mâle
s’en saisit.
— Que puis-je faire pour toi ? s’entendit-il
demander pendant qu’ils se serraient la pogne.
— Rien pour l’instant. Laisse-moi
seulement l’emmener.
— OK. Très bien.
Sauf qu’au moment de lâcher prise et de
s’effacer il n’était pas du tout tranquille sur le
sujet. Mais quel autre choix avait-il ?
Secouant la tête, il se dit que c’était
exactement pour cette raison qu’il ne voulait
pas d’enfant. Ces conneries de grossesse
n’étaient vraiment pas pour lui.
Que diable ferait-il s’il la perdait ?…
— Kolher, dit Beth d’une voix faible.
Kolher, où es-tu parti ?
Comme si elle savait qu’il avait dépassé le
seuil de la raison, et se dirigeait droit vers le
pétage de plombs.
— Je suis là.
— Peux-tu m’emmener à l’étage ?
J’aimerais essayer de me nourrir à ta veine
avant d’aller consulter le docteur, et je ne veux
pas le faire en public.
— De mon côté, je dois appeler et voir
quand elle pourra nous recevoir, murmura
Doc Jane.
— Kolher, tu m’emmènes ?
Passant à l’action, il s’avança et souleva
doucement sa bien-aimée dans ses bras.
Et, ça alors ! il redescendit immédiatement
sur terre. Apaisé. Prêt à tenir le coup, ne
serait-ce que pour éviter à Beth de s’inquiéter
pour lui.
— Merci…, chuchota-t-elle tandis que sa
tête roulait dans le creux de son bras.
— Pour quoi ?
Elle ne lui répondit pas avant que George
les ait guidés jusqu’au pied de l’escalier et
qu’ils commencent leur ascension.
Elle ne prononça qu’un seul mot :
— Tout.
Chapitre 62

Il était 7 heures 23 lorsque Sola sortit sur la


terrasse pour contempler l’océan dans toute sa
splendeur.
— Ça valait presque la peine de faire tout ce
trajet, se murmura-t-elle.
Avec le lever du soleil, l’immense surface
d’eau bleutée se confondait avec la couleur du
ciel matinal, et seuls les nuages orangés de
l’aube marquaient la ligne d’horizon entre les
cieux et la terre.
S’installant sur une chaise longue, elle
poussa un grognement lorsque chacune de ses
articulations, y compris certaines dont elle
ignorait l’existence, poussa un hurlement.
Mince ! elle était raide. Mais bon, vingt-quatre
heures de conduite auraient eu cet effet sur
n’importe quelle nana. Et il n’y avait pas que
ses os qui la faisaient souffrir. Son mollet
droit était parcouru de spasmes, comme s’il
prévoyait la venue d’une méchante crampe, et
ce malgré le fait qu’elle avait utilisé le
régulateur de vitesse pendant bien quatre-
vingts pour cent du temps.
Waouh ! l’air était doux et agréable ici,
même en décembre.
Et l’humidité était géniale. Sa peau buvait
littéralement la moiteur ambiante, ainsi que
ses cheveux, car sa queue-de-cheval
commençait déjà à tire-bouchonner aux
pointes.
— Je vais faire un somme maintenant,
annonça sa grand-mère.
Sola jeta un coup d’œil à travers la
moustiquaire.
— Moi aussi. Je rentre bientôt.
— Et il est interdit de fumer, la gronda-t-
elle.
— J’ai arrêté il y a deux ans.
— Et tu ne recommenceras pas.
Sur ce, sa grand-mère hocha la tête et quitta
l’étroit salon.
Sola retourna à sa contemplation de
l’océan. Son appartement de Miami se trouvait
au quatrième étage d’un vieil immeuble ;
c’était un logement de cent quarante mètres
carrés sans prétentions, qu’elle avait acheté
quelques années plus tôt en liquide et équipé
avec du mobilier bon marché. Le complexe
résidentiel disposait toutefois d’une piscine et
de courts de tennis, et était encore presque
vide d’occupants, à cause des fêtes de fin
d’année qui approchaient et parce que les
retraités du nord du pays n’étaient pas encore
descendus passer le reste de la saison
hivernale ici.
Elle tenta de soulager un peu sa colonne
vertébrale en s’étirant le dos. Raté. Elle aurait
sûrement besoin de consulter un chiropracteur
après un trajet pareil.
C’était une bonne chose qu’elle n’ait plus
jamais à se soucier de refaire un tel trajet.
Merde ! quelle pensée déprimante.
Glissant la main dans la poche arrière de
son pantalon, elle sortit son iPhone. Aucun
appel. Ni message.
Elle n’aurait pas cru que quitter Ahssaut
serait aussi douloureux. Et pourtant elle ne
pouvait pas dire qu’elle regrettait son choix.
Que faisait-il en ce moment ? se demanda-t-
elle. Il était probablement en train de se
coucher après une nuit passée à trafiquer dans
les bas-fonds de l’économie de Caldwell.
Retournerait-il voir cette femme ? celle
qu’elle l’avait regardé baiser ?
Fermant les yeux, elle inspira
profondément à plusieurs reprises et la
salinité de l’air lui fit du bien. Elle n’était plus
là-bas, se rappela-t-elle. Elle n’était plus avec
lui, non qu’ils aient vraiment été ensemble.
Alors ce qu’il faisait et avec qui il couchait,
ça n’était pas ses oignons.
Ça ne l’était plus.
Tout ira bien, se dit-elle en rangeant son
téléphone pour scruter l’océan. Elle avait pris
la bonne décision…
Et pourtant, encore maintenant, des images
d’Ahssaut s’infiltraient dans son esprit,
interférant avec le magnifique panorama
devant elle.
Elle se pencha en avant pour palper sa
cuisse, avant d’enfoncer les doigts dans le
bandage. Lorsque la douleur remonta dans
son torse et se rua jusqu’à son cœur, elle
s’intima de se souvenir des raisons pour
lesquelles elle avait atterri ici. Pourquoi elle
avait déménagé.
De la façon exacte dont ses prières avaient
été exaucées.
Oui, le trajet avait fait autre chose que lui
laisser un corps endolori et un cerveau fatigué
: tous ces kilomètres sur l’autoroute lui
avaient permis de mettre les choses en
perspective.
Dans le Nord, elle s’était dit que sa fuite
était le fruit de son seul raisonnement.
Mais à présent, tandis que le soleil se levait
sous ses yeux, que ses rayons dardaient sur
l’océan et que les dauphins jouaient dans les
vagues matinales, elle comprenait que non.
Qu’il s’agissait d’une excuse.
Parce que s’avouer qu’elle croyait en Dieu
était trop effrayant, trop dingue.
Loin de tout ce qu’elle avait abandonné
dans le Nord, dans un territoire neutre où elle
recommençait à zéro, elle était capable d’être
honnête avec elle-même. Cette prière qu’elle
avait formulée, la toute dernière, avait en fait
trouvé une réponse, et, en venant ici, elle
honorait sa part du marché.
Au prix d’un grand sacrifice, en
l’occurrence, parce qu’elle savait qu’il lui
faudrait beaucoup, beaucoup de temps avant
de cesser de consulter son téléphone.
Quittant sa chaise, elle rentra dans
l’appartement et, lorsqu’elle s’arrêta pour
refermer la porte-fenêtre, la vue de la vitre
coulissante lui rappela le rez-de-chaussée de
la maison d’Ahssaut. Et quand elle ramassa sa
valise qu’elle avait laissée de l’autre côté, elle
songea qu’elle avait mis ses affaires dedans
alors qu’elle se trouvait encore avec lui.
Elle ressentit la même impression quand
elle se brossa les dents ; la dernière fois
qu’elle l’avait fait, elle se trouvait dans la salle
de bains d’Ahssaut à l’étage.
Lorsqu’elle se glissa dans les draps blancs,
elle se souvint de s’être lovée contre lui après
qu’il était venu la rejoindre sous la douche et
l’avait prise avec une vigueur incroyable.
Fermant les yeux, elle écouta les bruits
inconnus de son nouvel environnement :
quelqu’un parlait très fort dans le parking
derrière, le voisin du dessus prenait une
douche, un chien aboyait de l’autre côté du
mur.
La maison d’Ahssaut était si paisible en
comparaison.
— Merde ! dit-elle à haute voix.
Combien de temps lui faudrait-il avant
qu’elle cesse de tout mesurer à l’aune de ce
qu’elle avait abandonné ?
C’était exactement comme lors du décès de
sa mère. Pendant les mois qui avaient suivi, le
métronome de sa vie avait été rythmé par ses
plus récents souvenirs de la défunte : le
dernier film vu ensemble, les choses qu’elles
avaient achetées au magasin l’après-midi
précédant sa mort, les ultimes cadeaux
d’anniversaire qu’elles s’étaient échangés, le
dernier Noël, dont, bien entendu, nul n’avait
soupçonné qu’il marquerait la fin d’une
tradition.
Tous ces souvenirs avaient régulièrement et
impitoyablement resurgi pendant une bonne
année, jusqu’à ce qu’ils finissent par se tarir à
force d’être célébrés, tant sur le plan
psychologique que sur celui du calendrier.
Surmonter chacun d’entre eux avait été chaque
fois comme traverser un mur à coups de
poing, mais elle avait réussi, non ? Elle avait
mis un pied devant l’autre jusqu’à ce que sa
vie reprenne un semblant de normalité…
Ah, flûte ! Elle ne devrait vraiment pas
comparer le fait d’avoir quitté le dealer avec
le deuil de la femme qui lui avait donné la vie
et l’avait élevée pendant de nombreuses
années avant que sa grand-mère prenne le
relais.
Mais voilà.
Avant de s’endormir enfin, Sola tendit le
bras vers la table de chevet, ouvrit un tiroir et
en tira la bible de son père pour la glisser
sous son oreiller.
Il était important pour elle de conserver un
lien avec quelque chose, n’importe quoi.
Autrement, elle redoutait de remettre ses
valises dans cette fichue Ford de location et de
refaire immédiatement le trajet en sens
inverse. Et cette idée stupide n’était tout
simplement pas une option envisageable.
Après tout ce qui s’était passé récemment,
elle ne voulait vraiment pas savoir ce qui
arrivait aux gens qui rompaient un accord
passé avec le grand patron.
Et, non, elle ne parlait pas du Père Noël.
Chapitre 63

C’était une bonne chose que Beth n’ait


jamais entretenu de fantasme sur ce qu’elle
éprouverait quand elle se découvrirait
enceinte.
Assise dans une élégante salle d’attente,
entourée de fauteuils confortables aux tons
neutres, de magazines qui parlaient de
ménopause ou de maternité, et de femmes
dans la vingtaine ou la cinquantaine, elle était
parfaitement sûre que, quoi qu’il ressorte de
ce rendez-vous, positif, négatif ou trop tôt
pour le dire, elle n’aurait jamais imaginé ce
scénario.
Elle était venue ici sans son mari. Escortée
par une Ombre qui dissimulait assez d’armes
sur lui pour faire sauter un char, voire un
porte-avions. Après avoir bu du sang à une
veine, bon sang de bonsoir ! une vingtaine de
minutes avant de quitter une maison dont la
taille et la déco étaient dignes du château de
Versailles.
Non, ce n’était pas tout à fait le genre de
récit qu’elle aurait trouvé dans, disons… –
elle attrapa le magazine le plus proche d’elle –
Famili, par exemple.
Feuilletant les pages multicolores, elle y
découvrit tout un tas de mères heureuses et
satisfaites tenant leurs anges descendus sur
terre tout en prêchant la sainteté de
l’allaitement maternel, l’importance du peau-
à-peau et du crucial premier rendez-vous
postnatal avec son médecin.
— Je vais être malade, marmonna-t-elle en
jetant cette propagande.
— Merde ! s’exclama iAm en se levant d’un
bond. Je vais voir où se trouvent les
toilettes…
— Non, non.
Elle le força à se rasseoir.
— Je veux dire, non, c’était juste un
commentaire.
— Tu en es sûre ?
— Absolument. Et la prochaine fois que
quelque chose m’agace, je te promets de le
dire de façon claire. Pas en utilisant la
métaphore du vomissement.
iAm était contraint de se tasser dans son
siège ; il était si grand qu’il débordait des
accoudoirs et du dossier. Par ailleurs, il
attirait beaucoup l’attention.
Mais pas forcément à cause de sa taille.
Chaque femme qui entrait, passait ou
travaillait à l’accueil le dévisageait, d’une
façon qui prouvait qu’on n’était pas de bois,
même quand on était enceinte, qu’on avait les
ovaires à l’arrêt ou qu’on était lessivée par les
coups de téléphone, les patientes et la
montagne de paperasse.
— As-tu déjà été marié ? lui demanda-t-elle.
D’un air absent, il secoua la tête en scrutant
les alentours de ses yeux noirs comme s’il
était prêt à la défendre au péril de sa vie.
Ce qui était atrocement gentil, vraiment.
— Déjà été amoureux ?
Encore un signe de tête négatif.
— Est-ce que tu veux des enfants ?
Lui jetant un regard par-dessus son épaule,
il s’esclaffa d’un air tendu.
— N’aurais-je pas entendu dire que tu étais
autrefois journaliste ?
— Est-ce que ma tendance au « qui-quoi-
où-pourquoi-quand » aurait resurgi ?
— Oui. Mais c’est bon, je n’ai rien à cacher.
Il croisa les jambes, une cheville sur le
genou.
— Tu sais, avec tout ce qui est arrivé avec
mon frère ces dernières années, je n’ai jamais
pensé à ça, tu me suis ? Je dois le remettre
dans le droit chemin, et Dieu sait que ce n’est
pas près d’arriver.
— Je suis vraiment désolée.
Elle en avait assez entendu grâce aux
rumeurs qui couraient dans la maison pour
saisir l’essentiel de leur situation.
— Pour être honnête, je m’attends toujours
à descendre une de ces nuits et à découvrir que
vous avez disparu tous les deux.
Il hocha la tête.
— Ça pourrait bien arriver…
— Marklon, Beth ? appela une infirmière
depuis une porte ouverte de l’autre côté de la
pièce.
— C’est moi.
Se levant, elle glissa la bandoulière de son
sac autour de son épaule et se dirigea vers
l’infirmière.
— Je suis là.
Seigneur ! en parlant de nausées… À l’idée
de rencontrer le docteur en chair et en os, elle
se dit : OK, maintenant, j’ai vraiment envie de
vomir…
L’infirmière lui sourit et s’écarta en lui
faisant signe d’entrer dans la petite salle
d’examen derrière elle.
— Je vais seulement prendre votre poids et
votre tension ici.
— Peux-tu me tenir ça ? demanda-t-elle à
iAm en lui tendant son sac à main.
— Bien sûr.
Lorsqu’il le prit, l’infirmière s’arrêta et le
détailla de la tête aux pieds. Puis elle rougit
jusqu’aux oreilles et dut se racler la gorge.
— Bienvenue, lui dit-elle.
iAm se contenta de hocher la tête et reprit sa
surveillance. Comme si des ninjas risquaient
de surgir d’une salle d’examen ou d’ailleurs.
Beth ne put retenir un sourire tandis que
l’infirmière retrouvait sa contenance et se
mettait à relever ses constantes vitales.
Une fois cela accompli, elle les escorta le
long d’un couloir qui desservait une douzaine
de chambres numérotées. Beth remarqua que
la décoration présentait les mêmes tonalités de
marron et de crème que la salle d’attente, et
était assortie des mêmes « œuvres d’art » sous
verre à l’aspect faux qui tentaient de leur
mieux de donner une atmosphère détendue à
un endroit rempli de matériel médical et de
gens vêtus de pyjamas de bloc et de blouses
blanches.
— Entrez dans la cinq, s’il vous plaît, leur
annonça l’infirmière en s’écartant une fois de
plus.
Lorsque iAm passa devant elle, elle recula
encore d’un pas, écarquillant les yeux comme
si elle appréciait son parfum.
Puis l’humaine se secoua, entra à leur suite
et referma la porte.
— Si vous pouviez vous asseoir sur la table
d’examen, ce serait parfait. Et vous pouvez
vous installer où vous le souhaitez, monsieur.
L’Ombre choisit le siège juste en face de
l’entrée, et riva les yeux sur la porte comme
s’il mettait quiconque au défi de la franchir.
Avec un autre sourire, Beth ne put
s’empêcher de se demander ce que penserait
l’infirmière si elle savait qu’il était prêt à
sauter à la gorge de quiconque entrerait dont
la tête ne lui revenait pas. Et à le tuer.
Voire peut-être même à le découper et à le
faire mijoter.
Mon Dieu ! elle espérait qu’il avait
vraiment mis du poulet dans cette soupe…
— Mme Marklon, s’il vous plaît ?
Elle se reprit.
— Oh ! pardon, qu’y a-t-il ?
L’historique de ses antécédents fut rapide,
car avant sa transition elle était en excellente
santé, et ce n’était pas comme si elle allait leur
raconter qu’à peine deux ans plus tôt elle était
devenue un vampire.
Pff.
— Et à votre avis, à combien de semaines
d’aménorrhée en êtes-vous ? finit-on par lui
demander.
— J’ignore même si je suis enceinte ou pas,
pour être honnête. Mais c’est une possibilité
car j’ai beaucoup de nausées. Je voudrais
seulement m’assurer que tout va bien.
— Avez-vous fait un test de grossesse ?
— Non. J’aurais dû ?
L’infirmière secoua la tête.
— Nous pouvons effectuer une analyse de
sang si le médecin en souhaite une. Quant aux
nausées, si vous êtes enceinte, beaucoup de
femmes en ont le matin, voire parfois toute la
journée, au cours de leur premier trimestre,
alors même que tout va bien.
— Seigneur Dieu ! je n’arrive pas à croire
que je parle comme cela.
L’infirmière se contenta de sourire et finit
de remplir le dossier.
— Très bien, à présent, si vous voulez bien
vous déshabiller et passer cette tenue
d’examen.
On lui posa un carré de papier sur les
genoux.
— Je vais vous envoyer le médecin.
— Merci.
La porte se referma derrière l’infirmière en
cliquetant.
— Je ne peux pas te quitter, annonça iAm
tout en se levant et en se retournant pour faire
face au mur et mettre sa tête entre ses mains.
Mais je te suggère fortement de ne pas dire à
ton mari que tu t’es retrouvée nue avec moi
dans la même pièce. J’aime bien mes bras et
mes jambes là où ils sont, merci bien.
— Je suis d’accord.
Elle ôta rapidement ses vêtements pour
enfiler la robe de papier, en regrettant
sincèrement que Kolher ne soit pas avec elle.
Et en fait cela lui rappelait à quel point sa
présence la calmait. Ils étaient si rarement
séparés qu’il était facile d’oublier ce qu’il
représentait pour elle, surtout quand la
situation devenait angoissante.
Et ensuite il devint urgent d’attendre.
— Donc, si tu devais te marier, quel genre
de femme voudrais-tu ?
iAm lui jeta un regard noir par-dessus son
épaule.
— On ne pourrait pas plutôt parler de base-
ball ou d’autre chose ?
Oh, zut !
— Ou un mec, si ça se trouve. Je suis
désolée, je n’avais pas l’intention de
t’offenser.
Il rit de nouveau.
— Je ne suis pas gay.
— Alors comment serait-elle ?
— Bon sang ! tu n’abandonnes jamais, hein
?
Ce fut à elle de s’esclaffer.
— Écoute, je suis assise là, en train de me
geler les fesses dans ce napperon en papier, et
de m’imaginer que je vais apprendre que j’ai
la grippe et que je n’aurais pas dû me donner
la peine de venir ici. Rends-moi un grand
service et aide-moi à détourner mon esprit de
la réalité, d’accord ?
iAm retourna s’asseoir sur sa chaise.
— Bon, comme je te l’ai dit, je n’y ai
jamais vraiment réfléchi.
— Je peux peut-être te présenter
quelqu’un…
— Non, hurla-t-il. Non. Non, non, non,
machine arrière toute, petite.
Elle leva les mains.
— OK, OK. C’est juste que, je ne sais pas,
tu m’as l’air d’un type bien.
Il ne répondit rien.
Et lorsqu’il demeura muet, elle se dit que,
bon sang ! elle l’avait embarrassé…
— Puis-je te dire un truc que personne ne
sait ? lâcha-t-il.
Beth se redressa.
— Oui, bien sûr.
L’Ombre poussa un long soupir.
— La vérité, c’est que…
Oh, mon Dieu ! faites que le médecin
n’entre pas avant qu’il…
— … je n’ai jamais couché avec une
femelle.
Sentant ses sourcils se hausser sur son
front, Beth les réprimanda fermement sur leur
tenue et les obligea à réintégrer leur place
habituelle. Elle ne voulait pas qu’il lève les
yeux et découvre l’expression de choc sur son
visage.
— Eh bien, voilà qui est…
— … nul. Je sais.
— Non, non, pas du tout.
— Trez a amplement compensé les choses,
marmonna-t-il. Si on faisait la moyenne de
nos deux vies sexuelles, on arriverait encore
au niveau de Casanova.
— Oh, mince ! Je veux dire…
— Avant que mon frère s’enfuie de chez les
s’Hisbe, j’étais bien trop timide. Et puis, quand
les choses ont dégénéré à son sujet, j’ai essayé
de l’empêcher de partir totalement en vrille.
En plus, je ne sais pas, je n’ai pas de penchant
pour les prostituées. Notre tradition dit que tu
dois honorer ton corps et ne le partager
qu’avec ta moitié. Je suppose que je n’arrive
pas à m’enlever ces conneries du crâne.
Au bout d’un moment, il lui lança un regard
noir.
— Quoi ?
— C’est juste que je ne t’ai jamais entendu
prononcer autant de mots d’un seul coup.
C’est sympa que tu t’ouvres comme cela.
— Est-ce qu’on peut garder ça entre nous ?
— Oui, bien sûr.
Elle attendit quelques secondes.
— Mais si je rencontre quelqu’un, tu sais,
qui serait susceptible de t’intéresser, je
pourrais vous présenter l’un à l’autre ?
Il secoua la tête.
— J’apprécie l’intérêt que tu me portes.
Mais je ne suis pas un bon parti.
— Alors, qu’est-ce que tu vas faire, vivre
toute ta vie célibataire ?
— J’ai mon frère, répondit-il d’un ton
bourru. Crois-moi, ce merdier suffit
largement à m’occuper.
— Oh oui : j’en suis certaine.
Quand il se tut de nouveau, elle supposa
qu’il en avait fini. Au lieu de quoi, il prit la
parole une dernière fois : — Il ne me reste
plus qu’un secret.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Ne le dis à personne, mais j’aime bien
ton foutu chat.
Penchant la tête sur le côté, Beth sourit à
l’Ombre.
— J’ai l’impression qu’il t’apprécie, lui
aussi.

Il s’écoula une heure entière avant que la
porte se rouvre.
Et il ne s’agissait que d’une autre
infirmière.
— Bonjour, je m’appelle Julie. Le docteur
Sam est retenue par une urgence. Elle est
sincèrement désolée. Elle m’a demandé de
faire un prélèvement sanguin pour accélérer
les choses.
Pendant une fraction de seconde, cette
brillante idée inquiéta Beth. Il existait des
différences anatomiques entre les deux
espèces. Et s’ils trouvaient quelque chose…
— Mme Marklon ?
iAm avait dit qu’il gérerait n’importe
quelles conséquences de cette visite, se
rappela-t-elle. Et elle devinait comment il s’y
prendrait.
— Oui, bien entendu. Quel bras préférez-
vous ?
— Laissez-moi regarder vos veines.
Cinq minutes, une lingette désinfectante,
deux seringues et trois flacons remplis plus
tard, elle et iAm étaient de nouveau seuls.
Pour un moment.
— Est-ce que ça prend toujours aussi
longtemps ? demanda-t-il. Avec les humains ?
— Je ne sais pas. Je n’ai jamais été malade,
et je ne me suis jamais demandé si j’étais
enceinte auparavant.
L’Ombre changea de position dans le
fauteuil.
— Tu veux appeler Kolher ?
Elle sortit son téléphone.
— Je n’ai pas de réseau. Et toi ?
Il regarda le sien.
— Moi non plus.
C’était compréhensible. Ils se trouvaient au
beau milieu du premier niveau de l’un des
bâtiments les plus récents de l’hôpital St
Francis, une construction de verre et d’acier
d’une douzaine ou d’une quinzaine d’étages.
Il n’y avait pas une fenêtre en vue.
Mon Dieu ! comme elle aurait aimé que
Kolher soit présent…
La porte s’ouvrit d’un coup et plus tard,
bien plus tard, elle se rappellerait la première
chose qui la frappa : J’aime bien cette femme.
Le docteur Sam mesurait un mètre
cinquante, avait la cinquantaine, et se montra
aussitôt entièrement dévouée à sa patiente.
— Bonjour. Je m’appelle Sam, et je suis
désolée de vous avoir fait attendre.
Glissant le dossier qu’elle portait sous son
autre bras, elle tendit la main et sourit,
révélant de jolies dents blanches et un visage
qui avait bien vieilli naturellement. Ses courts
cheveux blonds étaient colorés de façon
experte, et elle arborait de jolies créoles en or
ainsi qu’un solitaire à la main gauche.
— Vous devez être Beth. Manny est un vieil
ami à moi. Je faisais des consultations de
gynécologie et obstétrique pour lui aux
urgences de temps à autre.
Sans aucune raison valable, Beth ressentit
un besoin absurde de pleurer, et se retint
immédiatement.
— Je suis Beth Marklon.
— Et vous êtes ? reprit le médecin en
s’adressant à iAm, la main tendue.
— Un ami.
— Mon mari n’a pas pu venir, expliqua
Beth pendant que tous deux se saluaient.
— Oh ! je suis navrée.
— Il ne pourra pas non plus assister aux
prochains rendez-vous.
Le docteur Sam appuya une hanche contre
la table d’examen.
— C’est un militaire ?
— Euh…
Elle jeta un coup d’œil à iAm.
— En fait, oui.
— Remerciez-le de ma part pour le service
qu’il rend à la nation, d’accord ?
Seigneur ! elle avait horreur de mentir.
— Je le ferai.
— Bien, mettons-nous au travail.
Elle ouvrit le dossier.
— Prenez-vous des vitamines ?
— Non.
— Ce sera au sommet de notre liste.
Le médecin releva la tête.
— J’en ai d’excellentes, d’origine bio, qui
ne vous rendront pas malade…
— Attendez, alors je suis enceinte ?
Le médecin fronça les sourcils.
— Je… je suis désolée. Je croyais que vous
veniez pour l’échographie de contrôle ?
— Non, je suis venue pour savoir si j’avais
une gastro ou si je… vous savez.
Le docteur tira la chaise sur laquelle s’était
assise l’infirmière et s’installa tout près d’elle.
Elle posa la main sur celle de Beth.
— Vous êtes tout à fait enceinte. Et ce depuis
un moment. C’est pour cela que nous devons
vous prescrire ces vitamines immédiatement,
en plus d’essayer de vous faire prendre du
poids.
Beth sentit le sang refluer de sa tête.
— Je… C’est impossible.
— D’après votre taux de bêta-HCG, je
dirais que vous en êtes au deuxième trimestre,
même si, bien entendu, ce taux peut varier de
façon significative. Mais en ce moment vous
êtes à plus de cent mille. Donc, comme je vous
l’ai dit, j’espère que vous nous laisserez
réaliser une échographie pour voir ce qu’il se
passe.
— Je… je… je… je…
— Oui, elle est d’accord, dit iAm d’une
voix ferme. Pouvez-vous la faire tout de suite
?
— Je… je…
— Oui, bien entendu.
Mais le docteur Sam ne bougea pas.
— Mais assurons-nous d’abord que Beth a
bien compris la situation. Désirez-vous que je
vous laisse quelques instants avec votre ami ?
— Je ne peux pas être enceinte de quatre
mois. Vous ne comprenez pas… c’est
impossible.
C’était peut-être lié à la physiologie
vampire, se dit-elle. Par exemple,
l’interprétation des résultats pouvait être
faussée parce qu’elle était…
— Eh bien, une fois encore, votre taux de
bêta-HCG ne constitue qu’une indication au
tout début, et ne prend toute sa signification
qu’en fonction de son augmentation.
Le médecin se leva et ouvrit un tiroir d’où
elle sortit un petit instrument carré relié à un
capteur par un épais cordon.
— Puis-je vérifier s’il y a un pouls ?
— Ce n’est pas possible, s’entendit
répondre Beth. C’est vraiment impossible.
— Me laisserez-vous vérifier l’existence
d’un pouls ?
Beth se laissa tomber en arrière sur la table
et sentit le médecin appuyer quelque chose de
la taille d’un pouce sur son ventre…
Un petit bruit rythmique retentit bientôt dans
la pièce.
— Oui, nous avons un battement de cœur.
Fort et régulier. On aime bien quand ils sont à
cent quarante, et c’est pile votre cas.
Beth ne put que contempler les carreaux du
plafond en clignant des yeux.
— Apportez la machine pour
l’échographie, dit-elle d’une voix enrouée.
Tout de suite.
Chapitre 64

Pendant qu’il faisait les cent pas sur la


mosaïque du vestibule, John avait conscience
de deux choses : un, sa sœur était partie depuis
des heures, et deux, Kolher était à bout de
patience.
Le roi s’était installé sur la dernière marche
du grand escalier, et oscillait machinalement
du buste d’avant en arrière, comme si tout son
corps mesurait l’écoulement des secondes.
Sans raison particulière, John souleva la
bâche qui recouvrait l’entrée de la salle de
billard. Les travaux avaient progressé durant
la nuit précédente, et, en dépit de la superficie
de la pièce, on avait presque entièrement
déposé le sol. Le soir même, les ouvriers
devaient apporter un chargement du nouveau
marbre et commencer à le poser. Puis ils
devraient s’attaquer aux murs, ce qui prendrait
sans doute plus de temps…
Waouh ! il essayait vraiment de se distraire.
Laissant la bâche retomber, il jeta un coup
d’œil au roi. On aurait pu croire que, dans ces
circonstances, John serait la pire des
compagnies pour le mâle, vu qu’il était muet
et que Kolher était aveugle.
Mais ce dernier n’avait pas envie de
communiquer alors, oui, ça fonctionnait.
Tous les autres avaient fui les lieux après le
départ de Beth avec l’Ombre, et John les avait
un temps imité. Le mari primait totalement sur
le frère, surtout dans une situation de ce genre.
Mais une fois là-haut, après avoir eu une petite
discussion avec Xhex, ses pas l’avaient
ramené ici.
Depuis, il attendait.
C’était étrange, il avait le sentiment que, s’il
avait été quelqu’un d’autre, Kolher l’aurait
foutu dehors.
— Est-ce que ton téléphone a sonné ?
demanda ce dernier sans lever la tête.
John siffla une note courte et descendante,
ce qui ressemblait le plus à un « non ». Mais
bon, s’il avait reçu un coup de fil, ils
l’auraient tous les deux entendu.
— Un message ?
John secoua la tête avant de se souvenir de
siffler une fois de plus…
D’un seul coup, la sonnette de l’entrée
retentit et une image apparut sur l’écran
discrètement inséré à côté des immenses
moulures de la porte principale.
Beth et iAm étaient dehors sur le perron.
Pendant que Kolher bondissait sur ses
pieds, John se précipita sur le bouton d’accès
avant que Fritz surgisse, en sifflant une note
pressante et aiguë afin que le mari sache que
son épouse était de retour.
À la seconde où il déverrouilla, la porte
intérieure du hall s’ouvrit en grand.
John n’oublierait jamais à quoi ressemblait
Beth lorsqu’elle déboula dans la maison : son
visage était pâle et ses traits tirés, ses yeux
trop grands, ses gestes désordonnés. Elle
portait son manteau sur son bras et non sur ses
épaules, et le laissa tomber par terre sans y
prendre garde, ainsi que son sac à main.
Des objets tout à fait banals s’éparpillèrent
partout. Un portefeuille. Une brosse à
cheveux. Un baume à lèvres.
Pourquoi avait-il remarqué cela… ?
Puis il vit sa sœur traverser la
représentation du pommier en fleur en
courant, comme si un fou la pourchassait.
Et lorsqu’elle sauta dans les bras de Kolher,
ce n’était pas de joie.
Elle était terrifiée.
En réaction, son hellren l’étreignit, puis la
souleva du sol, les mâchoires serrées sous
l’effet de la tension nerveuse et non du poids
de sa compagne.
— Que se passe-t-il, leelane ? s’enquit-il.
— Je suis enceinte. Je vais…
— Oh, mon Dieu…
— …avoir un garçon.
John dut tendre un bras pour conserver son
équilibre. Il ne pouvait pas avoir entendu
correctement. Il était impossible que…
Kolher la reposa lentement sur le sol. Puis
il fit une petite pause, en se laissant choir sur
la première marche de l’escalier comme si ses
genoux venaient de le lâcher.
Et merde ! ça alors ! John fit de même et se
retrouva assis par terre, tandis que son
énergie était soudain aspirée par un étrange
mélange de désespoir et de joie incrédule.
Comment était-ce possible… ?

Dans le silence qui suivit la grande annonce
de Beth, Kolher ne parvenait plus à faire
fonctionner son cerveau. Ni ses bras ni ses
jambes. Lorsqu’il se laissa retomber sur cette
marche que son postérieur avait réchauffée, il
eut l’impression de vivre une sorte de
cauchemar.
— Je ne… comprends pas.
Un fils ? Ils allaient avoir un fils.
— Tu as eu tes chaleurs il y a une nuit, deux
tout au plus.
— Je sais, je sais, dit-elle d’une voix
étouffée.
Tout à coup, il passa à l’action. Au diable
son cerveau embrouillé, sa shellane avait
besoin de lui. Retrouvant sa maîtrise de lui-
même, il la reprit sur ses genoux, heureux de
constater que John et iAm étaient les seuls
témoins de la scène.
— Raconte-moi ce qu’a dit le médecin.
L’odeur de ses larmes le tuait, mais il garda
son calme tandis qu’elle se raclait la gorge à
plusieurs reprises.
— J’y allais uniquement pour qu’on me
dise qu’il était trop tôt. Je n’étais pas censée en
être au quatrième mois…
— Quoi ?
— C’est ce qu’elle a dit.
Beth secoua la tête contre la poitrine de
Kolher.
— Je veux dire, je sais que je me sentais
bizarre ces derniers temps, mais je croyais
que c’était seulement parce que mes chaleurs
arrivaient. Au lieu de ça, j’étais déjà… je veux
dire, je crois que j’étais déjà enceinte avant
même qu’elles surviennent.
Seigneur Dieu !
Elle s’écarta un peu.
— Honnêtement, j’avais remarqué que mes
vêtements me serraient depuis environ un
mois. Peut-être un peu plus. Je me suis dit que
c’était parce que je compensais le stress par la
nourriture ou parce que je ne prenais pas le
temps de faire du sport. Et puis j’ai commencé
à avoir des sautes d’humeur… et, maintenant
que j’y repense… ma poitrine me faisait mal,
aussi. Mais je n’ai jamais eu mes règles ni
rien. Alors je ne sais pas ? Oh mon Dieu ! et si
j’avais fait du mal au bébé en passant du temps
avec Layla ? Et si…
— Beth, chut… Beth, écoute-moi. Qu’est-ce
que le médecin a dit au sujet du bébé ?
— Elle a dit…
Sa compagne renifla.
— Elle a dit qu’il était magnifique. Qu’il est
parfait. Qu’il a un cœur de lion…
À ces mots, Beth fut prise d’une crise de
sanglots, du genre de celles qui permettent
d’évacuer les émotions plus qu’autre chose. Et
tout en la berçant il gardait la tête droite avec
un air absent sur le visage.
— Un fils ? demanda-t-il d’une voix
enrouée.
— Le médecin a dit qu’il était grand et fort.
Et je l’ai vu bouger, dit-elle entre ses larmes.
J’ignorais qu’il s’agissait d’un bébé, je
croyais que c’était une indigestion…
— Alors tu étais enceinte avant tes chaleurs.
— C’est la seule explication, gémit-elle.
Il resserra encore son étreinte, la pressant
tout contre son cœur palpitant.
— Un fils ?
— Oui. Un fils.
Tout à coup, il sentit le sourire le plus
grand, le plus large, le plus heureux
s’épanouir sur son visage. Ce satané truc
étirait ses joues jusqu’à lui faire mal, lui
faisait monter les larmes aux yeux à cause de
la tension, tirait sur ses tempes jusqu’à ce
qu’elles le brûlent. Et la joie n’était pas
seulement inscrite sur ses traits. Une bouffée
de chaleur si puissante qu’elle le consumait
vivant envahit tout son corps, le purifiant en
des endroits qu’il ignorait être répugnants,
nettoyant les toiles d’araignées qui s’étaient
installées dans les recoins de son être, lui
donnant le sentiment d’être vivant d’une façon
dont il ne l’avait pas été depuis très, très
longtemps.
Avant de savoir ce qu’il faisait, il se leva
avec Beth toujours dans ses bras, se pencha en
arrière et hurla à pleins poumons, avec plus
de fierté que sa carcasse pouvait en contenir :
— Un fiiiiiiiiiiiiiiiiils ! Je vais avoir un
fiiiiiiiiiiiiiiiils !
Chapitre 65

Beth tomba amoureuse de son fils à cet


instant.
Lorsque Kolher hurla à la lune avec une
fierté toute paternelle, elle sourit en dépit de
ses larmes et de son inquiétude. Cela faisait si
longtemps qu’elle ne l’avait pas vu
véritablement heureux, et pourtant il était là,
sautant à pieds joints dans une vie nouvelle
dont elle s’était attendue à ce qu’elle le fasse
flipper, rayonnant comme le soleil.
Et cela grâce à leur fils.
— Où sont-ils tous, putain ? râla-t-il en
lançant un regard noir en direction du premier
étage.
— Tu les as appelés il y a tout juste deux
secondes…
Un fracas de pas résonna jusque dans le
vestibule, lorsque les frères et leurs
compagnes se précipitèrent hors de leurs
chambres pour descendre l’escalier et
formèrent un embouteillage en haut des
marches, malgré les impressionnantes
dimensions du palier.
— Tiens, dit-elle en sortant de sa poche une
fragile feuille de papier pliée en quatre.
Montre-leur ça, c’est une image de
l’échographie.
Kolher repositionna Beth de façon à la
porter d’un seul bras, puis de l’autre il prit la
feuille et la brandit comme si elle faisait la
taille d’un panneau publicitaire et était en or.
— Regardez ! hurla-t-il. Regardez ! Mon
fils ! Mon fils !
Beth ne put s’empêcher de rire, alors que
ses larmes coulaient de plus belle sur ses
joues.
— Regardez !
Les frères formèrent un cercle autour de ce
qu’il exposait, et elle fut stupéfaite de voir que
chacun d’eux avait les yeux brillants de
larmes, même si leurs sourires virils et un peu
raides prouvaient qu’ils retenaient leurs
émotions.
Puis elle observa Tohr. Il demeurait en
retrait, Automne tout contre lui. Lorsque sa
compagne le dévisagea avec inquiétude, il
parut se blinder, avant de se décider à
s’avancer.
— Je suis vraiment heureux pour vous, leur
déclara-t-il d’une voix rauque.
— Oh ! Tohr, s’exclama-t-elle en tendant
les mains.
Quand le frère les serra, Kolher baissa le
bras comme pour cacher la photo.
— Non, l’interrompit le mâle. Continue à la
montrer, ressens cette fierté. J’ai un bon
pressentiment, et je me réjouis avec vous,
complètement.
— Ah, merde ! dit Kolher en attirant son
frère pour l’étreindre. Merci, mec.
Il y avait tant de voix et de gens qui les
félicitaient, mais il n’y avait qu’un seul visage
qu’elle désirait vraiment voir.
John aussi demeurait à la périphérie mais,
lorsqu’il croisa son regard, il se mit à sourire,
mais pas comme Kolher. Il était inquiet.
Tout va bien se passer, articula-t-elle.
Même si elle n’était pas sûre d’y croire.
Elle s’en voulait de ne pas avoir su qu’elle
était enceinte, d’avoir essayé à tort de
déclencher ses chaleurs et, surtout, d’y être
parvenue. Et si cette violente crise de nausées
annonçait une fausse couche ? Et si…
Se forçant à revenir à la réalité, elle se
cramponna à deux certitudes : un, elle avait
entendu le cœur de son enfant battre à un
rythme puissant et régulier, et deux, le
médecin s’était extasié sur le bébé.
Brusquement, la foule se fendit, et ils étaient
là.
Bella, avec Nalla dans les bras, et Z., qui se
tenait à côté de ses femmes.
Beth craqua une fois de plus lorsque la
femelle s’avança. Mon Dieu ! il était
impossible de ne pas se rappeler que c’était
cette petite fille qui avait déclenché tout cela,
qui avait mis en branle ce désir irrépressible
de devenir mère.
Bella pleurait également quand elle s’arrêta.
— Nous voulions seulement vous dire «
bravo » !
À ce moment-là, le bébé tendit les bras à
Beth, un sourire édenté sur le visage, irradiant
de joie pure.
Elle n’allait pas refuser ce câlin,
certainement pas.
Elle prit la petite fille des bras de sa mère et
la plaça contre sa poitrine, puis saisit l’une des
menottes qui remuaient sans cesse et lui donna
des baisers à n’en plus finir.
— Tu es prête à devenir une grande…
Beth jeta un coup d’œil à Z. puis à son mari.
— …une grande sœur ?
Oui, songea-t-elle. Parce que c’était ce que
les membres de la Confrérie et leurs familles
étaient pour elle et Kolher. Ils étaient aussi
proches que des frères et des sœurs, plus liés
même que par le sang, parce qu’ils s’étaient
choisis.
— Oui, elle l’est, affirma Bella en
s’essuyant les yeux et en se tournant vers Z.
Elle est tout à fait prête.
— Mon frère.
Z. tendit la main vers le roi, tandis que son
visage scarifié était déformé par un demi-
sourire et que son regard jaune brillait d’un
éclat chaleureux.
— Félicitations.
Au lieu de lui serrer la pogne, Kolher lui
fourra l’échographie sous le nez.
— Est-ce que tu le vois ? Tu vois mon fils ?
Il est grand, hein, Beth ?
Elle embrassa les cheveux tout doux de
Nalla.
— Oui.
— Grand et fort, pas vrai ?
Beth rit de plus belle.
— Grand et fort. Absolument parfait.
— Parfait ! hurla Kolher. Et c’est un
médecin qui le dit… je veux dire, elle est allée
à la fac de médecine.
Même Z. se mit à rire à ce moment-là.
Beth rendit la petite à ses parents.
— Et le docteur Sam m’a dit qu’elle avait
accouché plus de quinze mille bébés au cours
de sa carrière…
— Vous voyez ! s’exclama son hellren. Elle
connaît son sujet. Mon fils est parfait ! Où est
le champagne ? Fritz ! apporte ce foutu
champagne !
Secouant la tête, Beth inspira profondément
et décida de se laisser porter par l’instant. Ils
avaient encore un long chemin à parcourir,
qui s’achèverait avec l’accouchement, ce qui,
Seigneur ! lui foutait déjà les jetons. Avec tant
d’obstacles à venir, et tant d’inconnues en
perspective, il était tentant de partir en vrille.
Mais pendant l’heure suivante elle voulait
simplement profiter avec Kolher de toute cette
allégresse, et participer à la célébration de ce
miracle.
C’était si drôle… Tout ce temps où ils
s’étaient disputés sur la question des enfants,
ils en avaient déjà un en gestation.
La vie se révélait vraiment ironique parfois.
Alors qu’elle était toujours dans les bras de
son mari, elle prit plaisir à l’observer donner
des claques dans le dos de ses frères et
accepter la flûte de champagne que lui tendait
Fritz.
Son hellren était grand. Mais à cet instant
précis il aurait pu faire de l’ombre à l’Everest.
— Tu peux me reposer, dit-elle dans un
sourire.
L’air renfrogné qui lui répondit était aussi
inflexible qu’un mur de briques.
— Absolument pas ! Tu es ma femme et tu
portes mon enfant. Tu auras de la chance si je
te laisse reposer les pieds par terre d’ici à
trois ans.
Sur ce, il se pencha pour l’embrasser sur la
bouche.
Ah mince ! elle aurait peut-être dû lui
rétorquer un « Ce bébé est le nôtre, et pas le
tien », mais elle n’était pas d’humeur. Elle
avait tellement redouté qu’il n’accepte pas ni
n’aime cet enfant qu’elle était soulagée et
submergée de joie qu’il se montre déjà aussi
possessif.
Qu’il soit déjà amoureux de leur fils.
Ce qui était la meilleure des nouvelles pour
leur enfant à naître car, quand Kolher, fils de
Kolher, avait décidé que quelqu’un était un des
siens, il pouvait décrocher la lune si c’était
nécessaire.
Sa réaction était exactement celle qu’elle
n’avait pas osé espérer.
Il leva son verre.
— À mon fils, cria-t-il à la foule. Et, plus
important, à ma femme.
Quand il tourna son visage vers elle, ses
yeux luisaient d’un amour si intense qu’elle
parvint à discerner une pâle lumière verte,
même à travers ses lunettes de soleil.
La maisonnée hurla de joie, et tout le
monde trinqua.
Sauf elle, bien entendu.
Parce qu’elle était enceinte, se dit-elle avec
un sourire assez éclatant pour rivaliser avec
celui de son mari.

Kolher se laissa porter par la vague
d’euphorie aussi longtemps que possible.
Entouré de ses frères et galvanisé par un
nouveau but dans sa vie, il savait qu’il vivait là
l’une des meilleures nuits de sa vie. Ou…
merde ! il faisait encore jour, pas vrai ?
Mais on s’en foutait, vraiment.
Il était difficile d’expliquer, même à lui-
même, ce qui avait changé précisément. Mais
d’un seul coup tout lui paraissait différent,
depuis la façon dont il serrait les mains de ses
frères jusqu’à celle dont il souriait à leurs
compagnes, ou celle qu’il avait de tenir Beth.
Et elle était la meilleure partie dans tout
cela.
Le champagne coulait à flots, et les rires se
répercutaient dans le vestibule, si bien qu’il
n’arrivait pas à croire qu’il était parvenu à ce
moment de sa vie. La nuit précédente, il était
sans trône et, potentiellement, sans compagne.
Et voilà qu’il avait toujours sa couronne sur la
tête, et que sa femme était enceinte de leur fils.
Depuis quatre mois.
Il revint en arrière, passant en revue les
semaines puis les mois. Il y avait eu une nuit,
environ quatre mois auparavant, où Beth était
venu le trouver dans son bureau pendant la
journée. Ils n’avaient pas couché ensemble
depuis un moment à cette époque, avec tout ce
qui se passait, et il avait été agréablement
stupéfait par la façon agressive dont elle lui
avait sauté dessus. Après quoi, en y repensant,
son odeur avait changé. Elle s’était intensifiée,
mais pas à la façon d’une femelle vampire
enceinte.
Tout ce temps-là, elle portait un bébé.
Le destin leur avait servi ce qu’elle désirait
mais craignait de ne jamais obtenir, et ce que
lui ignorait vouloir.
Lorsqu’il entendit sa compagne bâiller, il
s’alarma sur-le-champ.
— OK, c’est l’heure de monter.
La foule se calma instantanément, et il sentit
tous les regards se concentrer sur Beth. Elle
subirait souvent ce genre d’attention
désormais, pas seulement de sa part à lui, mais
aussi de la part de ses frères. Ils se montraient
déjà protecteurs à son égard. Alors, à présent
qu’elle était enceinte, ils le seraient vingt fois
plus.
— Et je crois que j’ai de nouveau besoin de
me nourrir, dit-elle tandis qu’il commençait à
gravir les marches, guidé par la légère
pression de George contre sa cuisse.
— Je te tiens.
Il fronça les sourcils.
— Qu’a dit le médecin à propos des
nausées ?
— Elle pense vraiment que j’ai un rhume.
Mais bon, elle ignore tout de cette histoire de
chaleurs, et c’est peut-être la cause de ce
problème ?
— Je parlerai à Havers. Tu n’auras pas
besoin de le voir.
— Ce serait génial, honnêtement. Je me
sens très nerveuse.
— Ne t’inquiète pas. Je m’en occupe.
Et c’était absolument le cas. Il avait
l’impression de contrôler l’univers entier,
comme si une ancienne partie familière de son
être se réveillait.
George le guida jusqu’à la porte qui
donnait sur l’escalier du deuxième étage puis,
quand ils arrivèrent en haut, Kolher tourna à
gauche.
Lorsque le battant blindé fut déverrouillé, il
entra dans leur chambre et la déposa
immédiatement sur le lit.
— Tu veux que je te fasse couler un bain ?
une douche ? de l’eau dans l’évier ?
Elle éclata de rire.
— J’ai seulement envie de m’allonger. J’ai
l’impression d’être allée sur des montagnes
russes beaucoup trop rapides.
S’asseyant à côté d’elle, il posa la main sur
son bas-ventre.
— J’adore ça.
— Quoi donc ?
— Cette petite bosse qui est en train de
pousser.
Il sourit.
— C’est notre bébé.
— Certainement.
— J’aimerais pouvoir la voir. Cette photo.
— Moi aussi.
— Mais c’est bon.
Il lui massa le ventre en décrivant des
cercles, tout en tentant d’imaginer à quoi
ressemblerait son fils.
— Et il est fort.
— Oui. Tout comme son père.
— Tiens, prends ma veine.
Il tendit le poignet vers sa bouche.
— S’il te plaît.
— Oh ! merci.
Lorsqu’elle planta profondément les crocs
dans sa peau, il regretta qu’elle ne le morde
pas au cou, mais il ne se faisait pas confiance.
Il était excité, et ce genre de pratiques avait
tendance à mener à d’autres formes
d’exutoire, et cela n’arriverait pas tant qu’elle
serait enceinte. Non. Pas avec son fils là-
dedans…
La main de sa femme atterrit sur son pénis
en érection, et il faillit bondir.
— Putain !
Elle lâcha sa veine.
— Nous pouvons avoir des relations
sexuelles, tu sais.
— Ah, non ! Certainement pas.
— Kolher, je ne suis pas malade, et nous
n’avons plus à nous inquiéter des risques que
je tombe enceinte.
Le sourire qu’elle arborait transparaissait
dans sa voix.
— Tu t’es déjà chargé de cet ouvrage à la
perfection.
— Oui, hein ?
— Je suis si heureuse, dit-elle tandis qu’il la
sentait lui toucher le visage. Et surtout de ta
réaction en apprenant la nouvelle.
Il fallait croire qu’il les avait surpris tous
les deux sur ce point.
Lui caressant le ventre, il songea à l’être
qui grandissait en elle.
— Tu veux savoir le meilleur de l’histoire ?
— Dis-moi, chuchota-t-elle.
— Tu m’as donné quelque chose dont
j’ignorais même avoir besoin. C’est le plus
beau cadeau que je recevrai jamais. C’est
comme si cet événement complétait des
manques en moi dont je n’avais pas
conscience. Et pourtant, malgré cela, je ne
t’aime pas plus. Tu es tout aussi importante
pour moi que tu l’as toujours été.
Il se recroquevilla et déposa un baiser sur la
chemise ample qu’elle portait. C’était l’une
des siennes, en fait, et voilà qui était
formidable.
— J’étais totalement lié à toi avant tout ceci,
et le demeurerai après, à jamais.
— Tu vas me refaire pleurer.
— Alors pleure. Et laisse-moi prendre soin
de toi. Je m’occupe de tout.
— Je t’aime tellement.
Il remonta jusqu’à sa bouche et l’embrassa
une fois, deux, trois.
— Et moi pareil. Maintenant, finis de te
nourrir et repose-toi. Je te ferai monter à
manger.
— Pas de nourriture, s’il te plaît. Pas tout de
suite. Je n’ai besoin que de ta force.
Amen, songea-t-il.
Kolher demeura au bord du lit pendant une
éternité tandis qu’elle buvait à son poignet.
Puis il l’aida à prendre sa douche, la sécha et
l’installa entre les draps.
— Je vais juste me reposer un peu, dit-elle
en sombrant déjà dans le sommeil, alors que
les volets se relevaient pour la nuit.
— Aussi longtemps que tu voudras.
Un fils. Un fils.
— Je vais retrouver mon bureau, annonça-
t-il, avant de s’arrêter.
Bizarrement, c’était ce qu’il lui disait
chaque nuit après le Premier Repas, en
manière de plaisanterie pour signifier qu’il
allait endosser son rôle de roi et affronter les
emmerdes.
— J’en suis ravie, dit-elle d’une voix
endormie.
Étrangement, à cet instant précis, tous ses
devoirs royaux ne semblaient plus être un
fardeau pour Kolher.
En fait, lorsqu’il saisit le harnais de George
pour descendre les marches et gagner son
bureau, il se sentit incroyablement léger. Puis
il entra dans la pièce, trouva la table,
contourna ses coins sculptés, et s’arrêta avant
de s’asseoir dans le fauteuil de son père.
Ce fut avec un sentiment d’admiration qu’il
s’y installa lentement. Le trône craqua comme
toujours, et il se demanda s’il en était de
même lorsque son géniteur s’y asseyait. Il ne
se rappelait pas ce détail de sa jeunesse et
regretta que sa mémoire ne soit pas meilleure.
Au lieu de convoquer Saxton ou de relever
ses e-mails grâce à la commande vocale de
son ordinateur, il fronça les sourcils et tenta
de rassembler autant de souvenirs du passé
que possible. Ceux qui lui revenaient étaient
flous, à cause de ses yeux malades.
Mon Dieu ! il n’avait jamais réellement
songé au côté humain de sa femme, mais il
espérait sincèrement que ce nouvel ADN
qu’elle apportait compenserait cette déficience
visuelle. Ce serait un tel bonheur si son fils
naissait avec une vue correcte.
Mais si ce n’était pas le cas ?
Alors il aurait préparé la voie et serait là
pour le soutenir. Être aveugle n’était pas
génial, mais cela ne voulait pas dire qu’on
devait passer à côté de sa vie.
Merde ! dire qu’il avait été prêt à se priver
d’un enfant, uniquement parce qu’il redoutait
qu’il soit affligé du même handicap que lui.
C’était stupide. Tellement stupide. Et vraiment
nul de sa part.
Dieu merci ! le destin avait su quoi faire…
— Seigneur, s’annonça Fritz.
— Entre donc !
Mince ! il était vraiment de bonne humeur ;
il était temps de se calmer, au moins pour ne
pas s’agacer lui-même de son propre
comportement.
— L’un des ouvriers désire une audience.
Ah ! oui. Et pendant un instant sa tendance à
repousser les choses resurgit, mais il finit par
se lever.
— Je vais descendre… Non.
Avec des gestes réfléchis, il se rassit sur le
trône.
— Fais-le monter, mais escorte-le, d’accord
? Et demande à quelques frères de te prêter
main-forte.
Il n’était pas prêt à faire confiance à
quiconque, hormis les gens qui vivaient sous
son toit.
— Tout de suite, s’exclama le majordome.
Avec plaisir !
Apparemment, il n’était pas le seul à planer.
Il baissa les yeux vers le sol.
— Je ne sais pas ce que je fabrique, George.
Le halètement de soutien qu’il obtint en
retour était exactement le vote de confiance
dont il avait besoin. Que la glymera aille se
faire voir, pour de bon.
Un peu plus tard, la voix perçante de Viszs
retentit dans la pièce.
— Je suis avec ton visiteur, c’est bon ?
— Fais-le entrer.
On entendit un mouvement et, soudain,
l’odeur de la pièce changea de façon si
puissante que Kolher eut un mouvement de
recul.
Il n’avait jamais perçu tant de… gratitude ?
– était-ce cela ? – de vénération ? C’était un
bouquet composé de profondes émotions,
voilà qui était certain.
— Le contremaître s’incline devant ton
bureau, mon frère, lui indiqua V. Il a ôté son
chapeau.
V. passa obligeamment sous silence que le
visiteur était en train de pleurer.
Kolher se leva et contourna la table. Mais,
avant qu’il ait pu dire quoi que ce soit, un
déluge de mots se déversa de la bouche de
l’humble mâle.
— Je sais que c’est vous. Je sais que ce ne
peut être que vous.
Sa voix s’étrangla.
— Je ne vous remercierai jamais assez…
Comment avez-vous su ?
Le roi haussa les épaules.
— Je me suis dit que ta fille avait sans doute
besoin d’un meilleur fauteuil roulant. Et de
quelques rampes d’accès.
— Et le monospace. Ce monospace…
Comment avez-vous…
— Je suppose que c’est un peu difficile
pour toi de joindre les deux bouts, même si tu
prends grand soin de ta famille. Quant au
pourquoi, tu m’aides ici dans ma demeure, je
voulais t’aider en retour.
— Ma seconde shellane ne peut assez vous
exprimer sa gratitude. Pas plus que moi. Mais
nous vous offrons ceci, même si c’est un bien
piètre témoignage de notre reconnaissance
pour Votre Altesse.
Kolher fronça les sourcils, soudain assailli
par des souvenirs du passé.
Qui le firent battre des paupières à toute
vitesse.
Il se rappelait avoir vu des gens agir de
même avec son père et offrir au roi des gages
de remerciement.
— Je suis honoré, dit-il d’un ton bourru en
tendant les mains.
On lui déposa un tissu doux et lisse dans le
creux des paumes.
— Qu’est-ce que c’est ?
Il y eut un silence gêné. Comme si le
contremaître ne comprenait pas.
Et ce fut à cet instant que Kolher sut qu’il
était à la croisée des chemins. Bizarrement, il
songea à son fils.
Serrant le fin tissu dans une de ses mains, il
leva l’autre…
…et ôta ses lunettes de soleil.
— Je suis aveugle, expliqua-t-il au roturier.
Je ne vois rien. C’est pour cela que j’ai su ce
qui pourrait faciliter la vie de ta famille et la
tienne. J’ai un peu d’expérience en matière
d’adaptation dans ce monde.
Le mâle eut un hoquet de surprise.
Kolher esquissa un sourire.
— Oui, ce titre de roi aveugle n’est pas
qu’une rumeur. C’est la vérité, et je n’en ai pas
honte.
Nom de Dieu… Jusqu’à ce qu’il prononce
ces mots, il n’avait pas eu conscience à quel
point il se sentait inférieur aux autres. À quel
point il avait dissimulé. Du nombre de fois
qu’il s’était excusé d’une chose sur laquelle il
n’avait aucun contrôle. Mais cette époque était
révolue.
Voyant ou aveugle, il devait montrer
l’exemple en ce bas monde, et qu’il soit
maudit s’il n’était pas à la hauteur.
— Alors, je t’en prie, décris-moi le présent
dont tu m’as honoré, demanda-t-il au roturier
très clairement stupéfait.
Il y eut un long silence. Et le contremaître
n’était pas le seul à être surpris. V., qui fumait
comme un pompier dans son coin, laissa
échapper une bonne douzaine de « Oh mon
Dieu ! ».
L’ouvrier se racla la gorge.
— C’est… euh… ma compagne, elle tisse
des étoffes selon la tradition de l’Ancienne
Contrée. Elle les vend au sein de l’espèce pour
fabriquer des bannières et des vêtements. Ceci
est… c’est son plus bel ouvrage, une pièce
qu’elle a tissée il y a des années et qu’elle n’a
pas eu le cœur de vendre. Il lui a fallu un an
pour l’achever…
La voix du mâle se fêla.
— Elle a dit qu’elle savait à présent
pourquoi elle n’avait pas voulu s’en séparer.
Elle m’a demandé de vous dire qu’elle savait
désormais qu’elle l’avait gardée pour vous en
faire l’hommage.
Kolher posa ses lunettes de soleil sur le
bureau et palpa l’étoffe.
— Je n’ai jamais rien touché de si délicat,
on dirait du satin. De quelle couleur est-elle ?
— Rouge.
— Ma couleur préférée.
Kolher se tut. Puis il décida de faire fi de la
prudence !
— Je vais avoir un fils.
Le mâle émit un second hoquet de surprise.
— Oui, mon amour et moi nous avons eu
de la chance.
Soudain, la réalité que son fils ne serait pas
l’héritier du trône le frappa, et il en éprouva
sincèrement de la tristesse, mais aussi un
certain soulagement.
— J’utiliserai cette étoffe pour
l’envelopper. Lorsqu’il naîtra.
Et le mâle laissa échapper un troisième
hoquet de stupéfaction.
— Non, il ne sera pas l’héritier du trône.
Ma femme est à moitié humaine. Alors il ne
pourra pas s’asseoir à ma place, et cela me
convient.
Son fils tracerait son propre chemin. Il
serait libre.
Et tandis que Kolher exprimait sa vérité,
sans excuse ni explication, tandis qu’il revêtait
le manteau de l’honnêteté, et qu’il prononçait
les mots qu’il avait inconsciemment retenus
jusque-là…
… il comprit qu’il était, lui aussi, enfin
libre, et que ses parents, s’ils avaient eu
l’occasion de regarder par-dessus son épaule,
l’auraient accepté.
Tel qu’il était.
Chapitre 66

Le centre commercial Galleria de Caldwell


était ouvert jusqu’à 22 heures.
Xcor reprit forme dans un coin du vaste
parking, puis dépassa à grandes enjambées les
rangées de voitures garées là, jusqu’à une
entrée surmontée d’un énorme panneau rouge
et dotée d’une multitude de portes.
Il se demandait encore ce qu’il fabriquait
ici. Prêt à se mêler aux humains. Avec un but
auquel il n’aurait jamais consenti que ses
soldats s’abaissent si l’un d’eux lui avait fait
part de son intention de s’y livrer.
Franchissant les portes en verre, il fronça
les sourcils. La galerie marchande abondait de
vêtements féminins aux couleurs joyeuses, ce
qui lui donna envie d’utiliser un lance-
flammes pour épargner ses rétines.
Devant lui se trouvait une enfilade de
vitrines regorgeant de bizarreries
scintillantes, de foulards suspendus à des
portants et de miroirs. Bon sang ! il y avait des
miroirs partout.
En passant devant, il détourna les yeux. Il ne
voulait pas qu’on lui rappelle sa laideur.
Surtout ce soir…
Avaient-ils seulement ce qu’il était venu
chercher ici ?
Tandis qu’il traversait le rez-de-chaussée, il
sentit le regard des clients rivé sur lui, et il
était évident qu’ils se demandaient s’ils
allaient finir à la une du journal du soir, dans
le mauvais sens du terme. Il les ignora et
monta à l’étage supérieur en empruntant
l’escalier.
Ce fut au premier qu’il découvrit l’espace
réservé à la mode masculine.
Oui, ici, toutes sortes de chemises,
pantalons, sweat-shirts et vestes étaient
disposées sur des cintres et des présentoirs. Et
comme au rez-de-chaussée la musique
résonnait de façon feutrée au-dessus de sa tête,
tandis que la lumière des spots du plafond
mettait en valeur la marchandise.
Que diable faisait-il ici…
— Bonjour, puis je vous aider… Waouh !
Lorsqu’il pivota d’un bloc sur lui-même et
se mit en position de combat, le vendeur
humain noir fit un bond en arrière, les mains
levées.
— Pardonnez-moi, marmonna Xcor.
Au moins il n’avait pas sorti ses armes.
— Aucun problème.
Le bel homme bien habillé lui sourit.
— Cherchez-vous quelque chose en
particulier ?
Xcor regarda autour de lui et faillit
retourner vers l’élégant escalier.
— Il me faut une nouvelle chemise.
— Oh ! génial, vous avez un rendez-vous
galant ?
— Et un pantalon. Et des chaussettes.
En y réfléchissant, il ne portait jamais de
sous-vêtements.
— Et des sous-vêtements. Et une veste.
Le vendeur sourit et leva une main comme
s’il allait taper dans le dos de son client, mais
il se ravisa, préférant de façon évidente y
réfléchir à deux fois.
— Quel genre d’image voulez-vous donner
de vous-même ? lui demanda-t-il plutôt.
— Vêtu.
Le type se tut comme s’il se demandait s’il
s’agissait ou non d’une plaisanterie.
— Euh… OK, je peux faire dans le non-
dénudé. En plus, c’est légal. Suivez-moi.
Xcor lui emboîta le pas, parce qu’il ne
savait pas quoi faire d’autre. À présent qu’il
avait mis les choses en branle, il n’y avait
aucune raison de ne pas continuer.
L’homme s’arrêta devant un présentoir de
hauts.
— Bon, je vais partir sur l’idée du rendez-
vous galant, à moins que vous me suggériez
autre chose. Décontracté ? Vous n’avez pas
parlé d’un costume.
— Décontracté. Oui. Mais je veux avoir
l’air…
Eh bien, il ne voulait pas se ressembler, à
aucun prix.
— … présentable.
— Alors je pense qu’il vous faudra une
chemise.
— Une chemise.
Le type le regarda sans ciller.
— Vous n’êtes pas d’ici, n’est-ce pas.
— Non, en effet.
— Je l’ai remarqué à votre accent.
Le vendeur fit courir une main sur un
étalage vertigineux de carrés de tissu pliés
surmontés de cols.
— Voici nos coupes traditionnelles. Je peux
dire sans prendre vos mesures que les tailles
européennes ne vous rendront pas justice, car
vous avez les épaules trop musclées. Même si
cela convenait au niveau de l’encolure et des
manches, vous allez faire craquer les
coutures. Est-ce que l’une de ces couleurs
vous plaît ?
— Je ne sais pas ce que j’aime.
— Tenez.
L’homme en prit une bleue qui rappela à
Xcor le fond d’écran de son téléphone.
— La couleur va bien avec vos yeux. Non
que j’adhère à ce principe qu’il faut assortir la
teinte de ses vêtements à celle de ses iris…
mais vous devriez travailler vos atouts. Avez-
vous une idée de votre taille ?
— XXXL.
— Il faudrait que ce soit un peu plus précis
que cela.
Le vendeur sortit un mètre ruban de sa
poche.
— Tour de cou ? de biceps ?
Pour aider son client à comprendre ce qu’il
demandait, il décrivit un petit cercle devant sa
propre gorge.
Xcor baissa les yeux pour s’observer. Il ne
portait rien d’autre que son débardeur le plus
propre, un pantalon de treillis et ses bottes de
combat.
— Je ne sais pas.
L’autre tendit les bras en déroulant le mètre,
puis il se ravisa.
— Vous savez quoi, et si je vous donnais le
ruban… Enroulez-le autour de votre cou et je
lirai le chiffre.
Xcor prit l’objet et fit comme on lui avait
demandé.
— OK. Waouh !
L’homme croisa les bras sur sa poitrine.
— Bon, vous ne porterez pas de cravate,
hein ?
— Une cravate ?
— Je prends ça pour un non. Me laisserez-
vous mesurer votre bras ?
Xcor tendit le gauche et le vendeur agit
rapidement.
— La longueur est presque normale. Mais
quant à la largeur… Vous pourriez facilement
être catcheur professionnel. Mais j’ai une idée.
Après que le vendeur eut exploré les rayons
une minute, Xcor se retrouva avec trois
chemises différentes à essayer.
— Et pour le pantalon ? s’enquit l’humain.
— J’ignore ma taille.
Autant être efficace.
— Et c’est la même chose pour les vestes.
— J’avais l’impression que vous diriez
cela. Suivez-moi.
Avant qu’il s’en rende compte, il se
retrouva à poil dans une cabine d’essayage en
train de passer les vêtements, ses armes
camouflées sous la pile des habits qu’il portait
en arrivant.
— Comment ça se passe ? demanda son
nouveau meilleur ami de l’autre côté de la
porte.
Xcor s’observa dans le miroir et sentit ses
sourcils se hausser. Il avait l’air… pas beau,
non. Ce ne serait jamais le cas. Mais il n’avait
pas l’air aussi stupide qu’il se sentait, ni aussi
brutal que dans sa propre garde-robe.
Ôtant la veste noire qu’on lui avait
conseillée, il attacha ses pistolets et ses
couteaux avant de la remettre. Elle était un peu
serrée dans le dos, et il ne parvenait pas à la
boutonner, mais c’était bien mieux que sa
veste en cuir maculée de sang. Et ses cuisses
ne tendaient que légèrement le tissu du
pantalon.
Sortant de la cabine, il rendit les deux autres
chemises.
— Je vais prendre cela.
Le vendeur tapa des mains.
— Joli. Sacrée amélioration. Il vous faut
des chaussures ?
— Plus tard, peut-être.
— Nous organisons des soldes à la fin du
mois. Revenez à ce moment-là.
Xcor le suivit jusqu’à la caisse et prit une
paire de ciseaux dans un pot à crayons pour
couper les étiquettes accrochées à son poignet
et à sa taille.
— Avez-vous de l’eau de senteur ?
— Oh ! vous voulez dire du parfum ?
— Oui.
— Vous en trouverez dans un autre rayon,
juste en face. Je peux vous montrer où ils sont
installés… Oh ! attendez.
Il ouvrit un tiroir.
— J’ai quelques échantillons ici… Oui, un
bon vieux Drakkar. De l’Égoïste… il est bien,
celui-ci. Polo, la version originale. Oh !
essayez ceci.
Xcor accepta un petit flacon, ouvrit le
capuchon et en respira le contenu. Du frais, du
propre, l’odeur de la beauté si on devait lui
créer un parfum.
En gros, tout ce qu’il n’était pas.
— Celui-là me plaît.
— Eternity, de Calvin Klein. Très
traditionnel, et les poulettes adorent.
Xcor hocha la tête comme s’il savait de
quoi parlait le vendeur. Quel mensonge.
Celui-ci additionna le tout.
— OK, cela nous fait un total de 501
dollars et 92 cents.
Xcor sortit les billets qu’il avait fourrés
dans la poche arrière de son nouveau
pantalon.
— Voilà ce que j’ai, annonça-t-il en
disposant l’argent en éventail entre ses mains.
Le vendeur haussa les sourcils.
— Houla, ça ne fait pas tant que ça !
Il y eut un silence.
— Voulez-vous… Oui, d’accord, il m’en
faut cinq de vingt, quatre de cent et deux de un
dollar.
Xcor tenta de l’aider en tirant les billets
concernés, qui pour lui se ressemblaient tous,
même s’ils avaient apparemment des valeurs
différentes.
— Et voilà votre monnaie et votre ticket de
caisse. Désirez-vous un sac pour emballer vos
affaires ?
— Oui, s’il vous plaît. Merci.
On lui tendit un grand sac blanc orné d’une
étoile rouge par-dessus le comptoir.
— Merci de votre visite. Je m’appelle
Antoine, au fait. Si vous voulez revenir pour
les chaussures.
Après avoir fourré ses vieux vêtements
dedans, Xcor se surprit à s’incliner.
— J’ai beaucoup apprécié votre aide.
Antoine leva la main comme s’il s’apprêtait
de nouveau à lui donner une claque dans le
dos. Mais, une fois encore, il se ravisa et
préféra sourire à la place.
— Faites-la tomber raide, mec.
— Oh non !
Xcor secoua la tête.
— Ce ne sera pas nécessaire. Celle-là, je
l’aime bien.

Layla quitta la demeure à 23 heures 48 en
se glissant dehors par la porte-fenêtre de la
bibliothèque. Nul ne parut s’en rendre compte,
mais bon, Rhage et John Matthew gardaient un
œil sur les ouvriers dans la salle de billard,
Kolher se trouvait dans son bureau avec
Saxton, Beth se reposait, les autres frères
étaient au combat, et Vhif et Blay profitaient
d’un peu de répit pendant leur nuit de repos.
Oh ! et le personnel était occupé à nettoyer
après un Premier Repas de fête.
Non qu’elle surveille chaque membre de la
maisonnée.
Non.
Se dématérialisant depuis la terrasse de
derrière, elle se transporta jusqu’à la prairie
qui lui était devenue si familière et reprit
forme au pied de l’érable.
Vêtue de sa robe traditionnelle, elle avait
enfilé un manteau par-dessus pour se tenir
chaud, dans la poche duquel elle avait glissé
une bombe lacrymogène.
Vhif avait insisté pour lui donner des cours
d’autodéfense et pour qu’elle apprenne à
conduire. Donc, au cas où cet autre mâle ferait
une apparition, elle était prête.
Plongeant la main dans sa poche et la
refermant sur le petit cylindre, elle fit
prudemment le tour de l’arbre, avant de
scruter la prairie enneigée.
Elle était seule.
Douce Vierge scribe ! était-elle vraiment…
Au pied de la colline, une silhouette surgit
de nulle part, et, lorsque le vent changea de
direction, elle saisit son odeur.
C’était lui. Et… quelque chose d’autre ?
Une sorte de parfum à la fois masculin et
délicieux.
Xcor prit son temps pour la rejoindre. Il
gravit la colline d’un pas lent et régulier en
portant quelque chose sous le bras. Le corps
de Layla répondit instantanément à sa
présence, son cœur s’emballa, ses paumes
devinrent moites, son souffle se fit court.
Elle mit cela sur le compte de la peur. Et
c’était indéniablement le cas. Mais il y avait
autre chose…
Il avait changé de vêtements, comprit-elle
lorsqu’il arriva à sa hauteur. Ceux-ci étaient
plus raffinés. Élégants.
Comme s’il s’était habillé pour elle ?
Tentant de soulager la brûlure dans ses
poumons, elle inspira profondément et fronça
les sourcils.
— Ton odeur est différente.
— En mal ?
Elle secoua la tête.
— Non Pas du tout. Et tes vêtements… Tu as
belle allure.
Il ne répondit pas et son visage ne laissa
rien transparaître, si bien qu’elle ne put tirer
aucune conclusion.
Le silence s’étira entre eux, jusqu’à ce
qu’elle ne puisse plus le supporter.
— Eh bien… ?
Au moins, il ne fit pas semblant de ne pas
comprendre son incitation.
— J’ai réfléchi à ton offre.
Et à présent son cœur battait si fort qu’elle
entendait à peine sa voix grave.
— Quelle est ta réponse ? s’enquit-elle d’un
ton rauque.
— J’accepte tes conditions.
C’était ce à quoi elle s’attendait. Et pourtant,
même ainsi, elle se mit à trembler de façon
incontrôlée.
— Tu te donnes à moi, et en échange je
renonce à conquérir le trône.
Au moins elle trouverait une source de
réconfort là-dedans, sauf qu’elle savait qu’elle
devrait tenir sa part du marché.
— Ne t’inquiète pas, dit-il d’un air bourru.
Ce ne sera pas ce soir.
Elle poussa un soupir de soulagement
retentissant, qui fit se renfrogner Xcor.
— Ton répit ne durera pas éternellement.
Il prit ce qu’il tenait sous son bras.
— Tu me donneras ce que je désire tôt ou
tard.
D’un geste précis, il déplia ce qui s’avéra
être une couverture et l’étendit sur le sol.
Baissant les yeux dessus, Layla ne savait
quoi faire.
— Assieds-toi, ordonna-t-il. Et enveloppe-
toi de ceci.
Tandis qu’elle obéissait et qu’il lui donnait
une seconde couverture, elle se demanda ce
qu’il allait…
Xcor s’assit à côté d’elle et enserra ses
genoux de ses bras. Le regard perdu au loin, il
conserva une expression indéchiffrable.
Sans raison, elle imita sa posture.
Au moins elle avait sauvé Kolher. Et tant
que cela ne compromettait pas la sécurité de
son enfant, elle continuerait de faire tout ce
qu’il faudrait pour son roi.
Peu importe le prix.
Chapitre 67

Le soir suivant, Beth était allongée sur le lit


conjugal et tenait une extraordinaire pièce de
tissu entre ses mains.
— Quelqu’un a fabriqué ceci à la main ?
— Oui, la shellane du contremaître.
Plissant les yeux, elle tenta de comprendre
comment le tissage incroyablement fin et
régulier avait pu être réalisé par autre chose
qu’une machine.
— C’est totalement incroyable.
— Je leur ai dit que je m’en servirais pour
envelopper notre fils, à sa naissance.
Avec une grimace, elle tenta d’ignorer
l’élan de terreur pure qui la traversa. Kolher,
qui paniquait tant au sujet des risques liés à
l’accouchement avant qu’ils conçoivent,
semblait avoir oublié cet aspect-là pour le
moment. Mais, de son côté, elle faisait plus
que reprendre le flambeau.
— Oui, bien entendu, murmura-t-elle.
J’adore la couleur.
— Je voulais simplement faire quelque
chose pour eux. C’est un type bien. Je
n’attendais rien en retour…
Lorsque Kolher sortit du dressing, il portait
sa tenue habituelle, et elle dut prendre une
seconde pour admirer la vue. Il avait les
cheveux lâchés, qui arrivaient presque au
niveau de ses fesses fermes. Chaque muscle de
ses superbes bras était révélé, grâce au
débardeur. Et ce pantalon en cuir…
— Alors je suppose qu’elle a travaillé
dessus pendant un an…
— Est-ce que tu vas recommencer à faire
l’amour avec moi ? ou faudra-t-il que
j’attende cinq mois ?
Arrêt sur image.
Mais au moins elle était sûre d’avoir toute
l’attention de son mari.
— Allez, Kolher. Comme je te l’ai dit hier,
je suis enceinte, pas malade.
— Euh…
Elle riva les yeux sur son bassin, observant
son excitation qui prenait forme, désirant ce
pénis en érection, si long et si dur.
— Eh bien, au moins je sais que tu as envie
de moi, murmura-t-elle.
— N’en doute jamais.
— Alors pourquoi pas tout de suite. Parce
que tu m’as l’air très en forme.
Elle le dévora des yeux une fois encore.
— J’ai l’impression que tu viens encore de
grossir tout à coup ! Enfin, tu as une batte de
base-ball dans ta poche ou tu es simplement
content de me voir ? Viens ici et laisse-moi
jeter un œil, mon grand.
Il renversa la tête en arrière.
— Beth…
— Quoi ? C’est quoi le problème… Écoute,
il faut qu’on en parle. L’abstinence n’est bonne
ni pour toi ni pour moi.
— Mon fils est là-dedans, OK ? Et c’est
juste que ça ne me semble pas… bien.
Beth n’avait pas l’intention de rire mais elle
ne put s’en empêcher.
— Je suis désolée.
Elle leva les mains lorsqu’il fronça les
sourcils comme s’il était vexé.
— Honnêtement, je ne me moque pas de toi.
— Oh ! vraiment.
— Viens ici,
Elle ouvrit les bras.
— Et, non, je ne vais pas te séduire. Parole
de scout.
Il s’approcha, pieds nus, ses chaussettes à la
main. Il semblait ridicule de faire asseoir le
roi des vampires et de lui tenir un petit
discours de motivation, surtout avec cette
carrure. Mais elle allait devenir dingue si elle
continuait à être privée de leur lien sexuel. Et
lui aussi.
— J’aimerais faire l’amour avec toi, mais
seulement si tu es à l’aise avec cette idée. Cela
ne fera pas de mal au bébé – tu peux appeler le
médecin et lui poser toi-même la question. Ou
parler à Z. – lui et Bella ont couché ensemble
pendant sa grossesse. Elle me l’a dit. Parle
avec toute personne qui te semblera nécessaire
mais, je t’en prie, revois ta position. Nos
relations sexuelles doivent avoir une place
dans toute cette histoire.
Quand il fit craquer les jointures de ses
doigts comme s’il réfléchissait à la question,
elle avisa les tatouages qui couvraient
l’intérieur de ses avant-bras.
Elle tenta de se représenter son fils avec les
mêmes motifs et tendit la main pour faire
tourner le bras de son époux et pouvoir passer
les doigts sur les symboles.
— Les recevra-t-il, lui aussi ?
Tant de noms, se dit-elle.
— Ou, parce que je suis sa mère, n’aura-t-il
pas le droit…
— Au diable ces conneries. Il pourra tout à
fait avoir les mêmes, et je demanderai à V. de
s’en charger. Mais uniquement s’il les veut.
— Je suis surprise.
— De quoi ?
— De constater à quel point je veux qu’il en
ait envie. Je veux qu’il te ressemble en tous
points.
Il y eut un long silence et Kolher dut se
racler la gorge.
— C’est le plus beau compliment qu’on
m’ait jamais fait.
— Je ne sais pas… J’ai simplement
l’impression que tu es l’homme parfait.
— Voilà que tu me fais rougir.
Elle éclata de rire.
— C’est vrai.
— Je jure. En permanence. J’ai mauvais
caractère. Je donne des ordres aux gens, y
compris à toi.
— Tu es aussi un guerrier remarquable. Un
excellent amant – même si mon fils n’aura
jamais de relations sexuelles – non, je ne vais
pas penser à ça et, si nous avons des petits-
enfants, ils auront été conçus par l’opération
du Saint-Esprit. Tu n’as jamais regardé les
autres filles.
Kolher leva l’index.
— Et ce serait le cas même si je pouvais
voir.
— Et tu es intelligent. Tu es magnifique…
Il se pencha légèrement vers elle.
— Serais-tu en train d’essayer de me cirer
les pompes pour que je couche avec toi ?
— Est-ce que ça marche ?
— Peut-être.
Il l’embrassa doucement sur la bouche.
— Accorde-moi seulement un peu de temps.
Pas plus tard qu’hier, on t’a emmenée en
catastrophe chez le médecin parce que tu
vomissais tes tripes.
Elle lui caressa la joue et la mâchoire.
— Je t’attendrai. Toujours.
— J’en suis heureux.
Il se rassit.
— Alors, comment va ton estomac ? Tu as
faim ? Le médecin a dit qu’il fallait que tu
prennes du poids, non ?
— Rien ne me fait envie. Mais je vais
essayer les biscuits salés et le ginger ale d’ici
peu. Layla ne jurait que par eux.
— Bien vu. Quand retournes-tu voir le
médecin ?
— Eh bien, c’était la seconde partie du
rendez-vous. iAm a dû utiliser sa magie sur
cette pauvre femme car, naturellement, ils
n’avaient jamais vu d’analyses sanguines
comme les miennes, même si les taux des
hormones de grossesse étaient à peu près
normaux. Elle voulait que je revienne la voir
d’ici à un mois, à moins qu’il y ait du
changement. Doc Jane a dit qu’elle allait
essayer d’obtenir un appareil d’échographie
pour la clinique. Ils possèdent une machine 3D
portable destinée à l’orthopédie, mais rien de
spécifique pour la grossesse.
Malheureusement, ce truc va être hors de
prix…
— Qu’ils achètent tout ce qui leur est
nécessaire.
Beth hocha la tête et se tut.
Au bout d’un moment, elle prit la grande
main de son mari et frotta du pouce le diamant
noir qu’il avait au doigt.
— Que vas-tu faire ce soir ?
Même si elle connaissait sa réponse.
— Je serai à mon bureau.
Elle sourit.
— J’adore quand tu dis ça, maintenant.
— Tu sais quoi… moi aussi.
Il haussa les épaules.
— C’est drôle, je ne me sentais vraiment
pas fait pour ce boulot. Tu sais, comparé à
mon père, tout ça. Mais c’était moi qui
n’approuvais pas ce que je faisais, pas lui. Et
je ne sais pas, mais apparemment je ne pense
plus comme ça.
— Tant mieux.
— Oui, c’est une bonne chose.
Il fronça les sourcils.
— J’aimerais seulement qu’il y ait un
moyen de… je ne sais pas, cela m’a plu
d’aider ce contremaître. Et il y en a plein
comme lui dehors – forcément. Pourtant
j’ignore comment les contacter. Mon père
aimait faire ce genre de choses, il parlait aux
gens… les vraies gens, pas les connards de la
glymera…
Beth se redressa d’un bond sur son lit.
— J’ai une idée. Je sais exactement quoi
faire.
Il tourna la tête vers elle, et le lent sourire
qu’il se mit à esquisser était son expression la
plus sexy.
— Tu sais quoi ? dit-il. J’adore ton esprit.
Vraiment.

Kolher balança la jambe et pivota en même
temps, décrivant un cercle complet. Et le coup
porta pile à l’endroit où il le souhaitait : à la
verticale, dans le visage.
Tohrture accompagna l’impact en tournant
sur lui-même et en brandissant son épée de
concert, si bien que la lame frôla la poitrine
de Kolher, sans que le sang soit versé, ni son
vêtement entaillé.
Mais Kolher savait bien qu’il ne devait pas
se réjouir de cette petite victoire. Décollant du
sol, il effectua un saut périlleux arrière et
atterrit fermement en position de combat, les
dagues levées…
— Lâchez vos armes, hurla Ahgonie.
Sans perdre une seconde, il s’en débarrassa
pour affronter son adversaire à mains nues.
Tohrture se jeta sur lui sans retenue, ni en
vitesse ni en force, et Kolher se figea. À la
dernière seconde, lorsque le frère fit résonner
son cri de guerre dans la cave éclairée par des
torches, le roi s’aplatit au sol et saisit le
guerrier par les chevilles grâce à une
spectaculaire extension des bras.
Tohrture tomba en avant, et, ainsi que
Kolher l’avait appris, la dernière chose que
l’on souhaitait était qu’un frère vous tombe
dessus une épée à la main. S’extirpant de sous
son adversaire, il se remit debout. C’était le
plus important. Toujours se relever.
Tohrture fit de même, et se redressa un
instant plus tard, l’épée brandie, sans ciller.
Tous deux respiraient bruyamment et, à
présent, après d’innombrables nuits à
s’entraîner, Kolher n’était plus le seul à
récolter des hématomes.
L’épée émit un sifflement rauque lorsque
Tohrture se mit à la faire tournoyer d’un côté à
l’autre de son corps massif.
Kolher n’avait même pas conscience des
évaluations qu’il faisait : comment le poids de
son adversaire se répartissait, où il regardait,
quelle était l’intensité de ses spasmes
musculaires. Mais tout ceci faisait désormais
partie de son entraînement. Ces choses qui lui
paraissaient autrefois étrangères devenaient
chez lui une seconde nature…
Il fut attaqué dans le dos par surprise, et un
poids énorme le plaqua au sol. Avant qu’il
puisse inspirer, il fut retourné et maintenu par
la gorge, alors qu’un poing couvert d’un gant
clouté s’abattait sur son visage.
« Crac ! »
L’impact lui fit voir trente-six chandelles et
ses bras retombèrent mollement le long de son
corps.
— Ça suffit ! aboya Ahgonie.
Immédiatement, le poids sur lui se dégagea,
et Nuit sauta en arrière, avec un visage qui
exprimait désormais de l’inquiétude au lieu de
l’agressivité.
Kolher se força à rouler sur le ventre, puis
tenta de redresser le buste en s’appuyant sur
ses bras. Luttant pour respirer à travers sa
bouche ensanglantée, il laissa le flot rouge
couler sur le sol de terre battue.
En attendant que la douleur brûlante qui lui
enflammait le visage reflue, il se remémora ses
premières séances d’entraînement ; à
l’époque, la souffrance qu’il ressentait
lorsqu’il était blessé le rendait nerveux,
effrayé, perturbé. Ce n’était plus le cas
maintenant. À présent, il connaissait la façon
dont venait le soulagement, comment la
douleur finissait inévitablement par
s’engourdir et son esprit s’éclaircir pour qu’il
soit de nouveau sur pied.
« Ploc, ploc, ploc ».
Son sang était rouge vif et formait une mare
qui s’élargissait sous son visage.
— C’est assez pour ce soir, annonça
Ahgonie. Bel effort, seigneur.
Kolher se mit à genoux, si bien que son
torse se retrouva à la verticale. Il savait bien
qu’il ne devait pas essayer de se lever pour le
moment. Il était encore trop étourdi pour cela.
Il devait encore attendre… attendre…
— Tenez, seigneur, permettez-moi, lui dit
Nuit en lui tendant la main.
— Devrions-nous appeler un guérisseur ?
Kolher ferma les yeux et sentit son corps
flancher. Mais alors il se représenta sa bien-
aimée shellane, étendue sur leur couche, la
peau grise comme les nuages.
Il se releva seul et cracha le sang qui avait
coulé dans sa bouche.
— En position, annonça-t-il au groupe. On
continue… En position.
Il y eut un instant de silence, tandis que les
torches projetaient leur lueur vacillante sur
les autres mâles présents dans la grotte
d’entraînement secrète.
Puis les frères s’inclinèrent d’une façon
qu’ils n’avaient adoptée que récemment, et qui
était très différente de la révérence des
courtisans quand ils l’accueillaient ou lui
faisaient leurs adieux, ainsi que le voulait la
tradition aristocratique.
Celle-ci exprimait un respect nouveau.
— Comme vous le souhaitez, seigneur,
répondit Ahgonie.
Avant de hurler une fois encore :
— En garde !
Chapitre 68

— Où vas-tu ?
Abalone s’interrompit alors qu’il enfilait
son manteau. Fermant les yeux, il se composa
une expression dégagée avant de se retourner
et d’affronter sa fille.
— Nulle part, ma chérie.
Il sourit.
— Vas-tu poursuivre tes leçons…
— Pourquoi cette lettre ?
Elle tapota l’enveloppe ouverte qu’elle
tenait.
— Où vas-tu ?
Il songea à la proclamation suspendue au-
dessus de la cheminée. Celle qui portait le
nom de son père. Puis il se soucia du
document qu’elle serrait dans sa main délicate.
— J’ai été convoqué devant le roi, dit-il
d’une voix tendue. Je dois obéir.
Sa fille pâlit et s’entoura de ses bras.
— Vas-tu revenir ?
— Je ne sais pas.
S’approchant, il ouvrit les bras et la serra
contre lui.
— C’est à Sa Majesté d’en décider…
— N’y va pas !
— Tu ne manqueras de rien.
En supposant que les avoirs autrefois
accordés à son père par le prédécesseur du roi
actuel demeurent à sa fille. Mais, même dans
le cas contraire, il en avait caché beaucoup à
divers endroits.
— Fedricah est au courant de toutes mes
affaires et s’occupera de toi.
Il recula d’un pas.
— Je ne puis couvrir notre lignée de honte.
Ton avenir en dépend.
S’il refusait de se soumettre à la sanction
que méritait sa lâcheté, il savait que sa fille en
subirait les conséquences. Et il ne le
permettrait pas.
— Prends bien soin de toi, ajouta-t-il d’une
voix tremblante.
— Père ! s’écria-t-elle lorsqu’il se retourna
pour se diriger vers la porte.
Faisant un signe de tête au majordome, il
fut incapable de regarder le doggen
s’interposer et retenir sa fille.
Dehors, il entendit encore son enfant chérie
crier son nom et pleurer. Et il lui fallut un
moment avant de rassembler la concentration
nécessaire pour se dématérialiser, même si,
finalement, il y parvint.
Se rendant à l’adresse qu’on lui avait
donnée, il reprit forme devant…
Eh bien, si c’était là qu’on devait l’exécuter,
que voilà un endroit élégant où perdre la vie.
La demeure était située dans le meilleur
quartier de Caldwell. Le beau bâtiment de style
fédéral avait toutes ses fenêtres éclairées et
une lanterne accueillante suspendue au-dessus
de l’entrée.
Il distinguait des silhouettes qui se
déplaçaient à l’intérieur. Des silhouettes
massives.
La gorge nouée et les genoux affaiblis par
la peur, il marcha jusqu’à la porte. À côté du
heurtoir en laiton se trouvait un bouton de
sonnette et, dès qu’il appuya dessus, le lourd
battant s’ouvrit en grand.
— Bonsoir ! Vous devez être Abalone ?
Il ne put que cligner des yeux. La brune
devant lui portait des vêtements amples, ses
cheveux ondulaient aux extrémités, et elle
avait de grands yeux bleus brillant d’un éclat
amical et attentif.
— Je suis Beth.
Elle lui tendit la main.
— Je suis très heureuse que vous soyez
venu.
Il regarda les doigts de la femelle et fronça
les sourcils. S’agissait-il bien du Rubis des
ténèbres à son annulaire ? Douce Vierge
scribe ! alors c’était la…
Abalone tomba à genoux devant elle et
inclina la tête presque jusqu’au sol ciré.
— Votre Altesse, je ne suis pas digne de…
Deux énormes bottes noires apparurent
dans son champ de vision.
— Eh ! mon pote. Merci d’être venu.
Ce devait être un rêve.
Abalone leva les yeux très haut, sur le
vampire le plus impressionnant qu’il ait
jamais vu. Et, oui, avec ces longs cheveux
noirs et ces lunettes de soleil enveloppantes, il
comprit tout de suite de qui il s’agissait.
— Votre Altesse, je…
— Ne le prends pas mal, mais pourrais-tu te
relever ? J’aimerais fermer cette porte. Ma
femme va attraper froid.
Alors qu’il se redressait, Abalone se rendit
compte qu’il avait oublié d’ôter son chapeau.
D’un geste brusque, il l’arracha de sa tête et le
plaça devant lui.
Puis il ne put s’empêcher de les regarder
l’un après l’autre, ainsi que les deux mâles, si
imposants qu’ils devaient forcément s’agir de
membres de la Confrérie, qui traversaient le
vestibule en portant des fauteuils derrière le
couple royal.
— Est-ce lui ? demanda celui des deux qui
était d’une beauté à couper le souffle.
— Oui, répondit le roi en tendant le bras
vers la droite. Entrons, Abe…
— Allez-vous me tuer ? lâcha ce dernier
sans bouger.
La reine haussa les sourcils.
— Non. Mon Dieu ! non… Pourquoi
ferions-nous cela ?
Kolher posa une main sur l’épaule
d’Abalone.
— J’ai besoin de toi vivant, mon pote. J’ai
besoin de ton aide.
Convaincu qu’il allait se réveiller d’un
instant à l’autre, l’intéressé les suivit d’un air
hébété dans une pièce ravissante qui avait dû
servir autrefois de salle à manger, compte
tenu de son lustre en cristal et de son
imposante cheminée. Néanmoins, on n’y
trouvait ni table longue, ni rangée de chaises,
ni desserte. Au lieu de cela, devant le foyer, on
avait disposé deux fauteuils face à face, tandis
que d’autres canapés et sièges confortables
avaient été installés à côté. On avait placé un
bureau dans le coin le plus proche, derrière
lequel était assis un beau mâle blond vêtu d’un
élégant costume trois-pièces qui compulsait
des papiers.
— Assieds-toi, Abe, dit le roi en prenant
lui-même place dans l’un des fauteuils.
Abalone obéit ; c’était bien mieux qu’une
guillotine, après tout.
Le roi sourit, ce qui réchauffa un peu son
visage dur aux traits aristocratiques.
— J’ignore ce que tu sais au sujet de mon
père. Mais autrefois il tenait audience pour les
roturiers. Ma femme a lu ton e-mail la nuit où
le Conseil s’est réuni, celui dans lequel tu
mentionnais que tu travaillais avec certains
d’entre eux au sein d’une association
consacrée à la défense de leurs intérêts.
Le nouveau venu regarda alternativement le
roi et sa compagne, qui s’était assise sur l’une
des autres chaises rembourrées, et se versait
un ginger ale.
Leur séparation est un mensonge, songea-t-
il soudain. Ils étaient toujours ensemble, le
respect et l’amour qu’ils se portaient l’un à
l’autre étaient évidents.
— Abe ?
— Euh…
Ce n’était pas du tout ce à quoi il s’était
attendu à ce niveau-là, même s’il était toujours
submergé de joie à l’idée que les plans de la
glymera aient été contrecarrés.
— Oui, mais c’est… c’est plutôt une sorte
d’affiliation officieuse, en vérité. Certains
problèmes doivent être réglés et… non que je
tente d’empiéter sur vos attributions…
Le roi leva les mains.
— Eh ! je t’en suis reconnaissant. J’ai
seulement besoin d’aide.
Abalone déglutit alors qu’il avait la gorge
sèche.
— Vous voulez un soda ? lui proposa
quelqu’un.
C’était un frère aux cheveux et au bouc
noirs comme le jais, avec des yeux d’un
argent glacial, et des tatouages sur une tempe.
— S’il vous plaît. Merci, répondit-il d’une
voix faible.
Deux secondes plus tard, le guerrier lui
apportait un verre de Coca glacé, qui se révéla
être la meilleure boisson qu’Abalone ait
jamais goûtée de sa vie.
Se reprenant, il marmonna :
— Pardonnez-moi. Je craignais d’avoir
perdu votre faveur.
— Pas du tout.
Kolher sourit de nouveau.
— Tu vas m’être très, très utile.
Abalone regarda fixement les bulles dans
son verre.
— Mon père a servi le vôtre.
— Oui. Et très bien même, devrais-je
ajouter.
— Grâce à la générosité de votre sang, le
mien a prospéré.
Abalone reprit une gorgée, et le
tremblement de sa main fit s’entrechoquer les
glaçons.
— Puis-je dire quelque chose au sujet de
votre père ?
Le roi parut se raidir.
— Oui.
Abalone regarda droit dans les lunettes de
soleil.
— La nuit où lui et votre mère ont été
assassinés, une partie de mon père est morte,
également. Il n’a plus jamais été le même. Je
me rappelle que notre maison a marqué le
deuil pendant sept années complètes, avec les
miroirs drapés de noir, l’encens qui brûlait en
permanence et l’encadrement de la porte
d’entrée repeint en noir.
Kolher se passa une main sur le visage.
— C’était des gens bien, mes parents.
Abalone posa son soda et se leva de son
fauteuil pour s’agenouiller devant le roi.
— Je vous servirai comme mon père l’a
fait, du plus profond de mon âme.
Il avait vaguement conscience que d’autres
personnes s’étaient glissées dans la pièce et
l’observaient. Il ne s’en soucia pas. L’histoire
avait fait un tour complet, et il était prêt à
reprendre le flambeau avec fierté.
Kolher hocha la tête.
— Je te nomme clerc en chef, à compter de
cet instant. Saxton, comment procède-t-on
pour officialiser mon choix ? hurla-t-il.
Une voix cultivée lui répondit sans frémir :
— Vous venez tout juste de le faire. Je vais
m’occuper des papiers.
Le roi sourit et lui tendit la main.
— Te voilà bombardé premier membre de
ma cour.

— Je sais où tu es allé hier soir.
Xcor s’arrêta au milieu de la ruelle, mais ne
se retourna pas.
— Vraiment.
La voix d’Affhres était catégorique.
— Je t’ai suivi. Je l’ai vue.
À ces mots, Xcor pivota sur ses bottes de
combat. Plissant les yeux pour dévisager son
commandant en second, il rétorqua : —
Prends garde à ce que tu vas dire ensuite. Et ne
recommence jamais.
Affhres tapa du pied.
— Je lui ai parlé. Que diable fais-tu…
Xcor agit si vite que, moins d’un battement
de cœur plus tard, l’autre mâle se trouvait
plaqué contre un bâtiment en briques, luttant
pour respirer alors qu’il lui serrait la gorge.
— Tu n’as pas à m’interroger.
Xcor s’obligea à ne pas tirer sa dague, mais
ce fut difficile.
— Ce qui se passe dans ma vie privée ne te
concerne en rien. Et laisse-moi t’énoncer
clairement les choses : ne t’approche plus
jamais d’elle si tu veux vivre et mourir de
cause naturelle.
La voix d’Affhres était étouffée.
— Quand nous prendrons le trône…
— Non. C’est fini.
Son lieutenant écarquilla les yeux.
— Non ?
Xcor le relâcha et se détourna.
— Mes ambitions ont changé.
— À cause d’une femelle ?
Avant qu’il puisse s’en empêcher, il dégaina
l’un de ses revolvers et le pointa sur la tête
d’Affhres.
— Surveille ton langage.
L’autre leva lentement les mains.
— Je ne fais que m’interroger sur ce
revirement.
— Ce n’est pas à cause d’elle. Cela n’a rien
à voir avec elle.
— Quoi, alors ?
Au moins Xcor pouvait dire la vérité.
— Ce mâle a abandonné la femelle à
laquelle il était lié pour conserver son trône.
Je le tiens de source sûre. S’il est prêt à agir
ainsi, il peut se le garder.
Affhres expira lentement.
Et n’ajouta rien. Il se contenta de regarder
son chef dans les yeux.
— Quoi ? fit Xcor.
— Si tu veux que j’ajoute quelque chose, il
te faudra d’abord baisser cette arme.
Il fallut un moment avant que son bras
obéisse aux ordres de son cerveau.
— Parle.
— Tu commets une erreur. Nous avons déjà
bien progressé, sans compter qu’il y aura
d’autres leviers pour renverser Kolher.
— Cela ne viendra pas de nous.
— Ne fais pas ce choix à cause d’une
amourette.
Mais c’était là le problème. Il craignait
d’être tombé bien plus profondément
amoureux que cela.
— Ce n’est pas le cas.
Affhres se mit à faire les cent pas, les mains
sur les hanches, en secouant la tête en signe de
dénégation.
— C’est une erreur.
— Alors monte ta propre conspiration et
tente de prendre le pouvoir. En cas d’échec, je
te promets un bel enterrement si je suis
toujours là pour y assister.
— Tes ambitions servaient les miennes.
Affhres le dévisagea sans ciller.
— Je ne peux renoncer à cet avenir avec la
même allégresse que toi.
— Je ne connais pas le mot « allégresse »,
mais je me fiche de sa définition. Voici où
nous en sommes. Tu peux partir si tu le
souhaites, ou tu peux rester et te battre avec
nous comme nous l’avons toujours fait.
— Tu es sérieux ?
— Le passé ne m’intéresse plus autant
qu’autrefois. Alors va-t’en si tu le désires.
Prends les autres avec toi si tu veux. Nous
nous sommes très bien contentés de notre vie
dans l’Ancienne Contrée pendant des années,
alors, à présent, je ne comprends pas
pourquoi l’identité du roi te pose un tel
problème.
— C’est parce que ma lame n’a pas été
aiguisée sur la pierre de la couronne…
— Que vas-tu faire à présent ? Voilà tout ce
qui m’importe.
— Je crains de ne plus te comprendre.
— Autrefois cela aurait été une bénédiction.
— Mais ça ne l’est plus.
Xcor haussa les épaules.
— C’est ton choix.
Affhres leva les yeux comme s’il cherchait
l’inspiration dans les cieux.
— Très bien, dit-il d’une voix tendue.
— Très bien, quoi ?
— Fais ce que tu veux (le visage du mâle se
rembrunit), ma loyauté t’est acquise.
Xcor hocha la tête.
— J’accepte ton engagement.
Mais il ne se faisait pas d’illusions. Les
ambitions d’Affhres se dressaient entre eux
désormais, et aucun échange de serment
verbal ou écrit n’y changerait rien.
Ils n’en avaient pas fini, absolument pas. Et
cela prendrait peut-être des nuits, des
semaines, voire des années avant que la
rupture soit consommée, mais cette issue les
poursuivrait dorénavant.
Et il craignait que le prix à acquitter soit
une femelle.
Chapitre 69

Assis à son bureau au Masque de Fer, Trez


en avait sa claque du club. Le bruit, l’odeur,
les humains… merde ! même la paperasse lui
tapait sur les nerfs.
Écartant environ cent cinquante reçus au bas
mot, il se frotta les yeux, prêt à exploser. Puis,
alors qu’il baissait les mains et que ses yeux
se réhabituaient à la lumière des néons, un
motif pixelisé vint se superposer à sa vision.
Une autre migraine ?
Il prit un reçu au hasard pour vérifier qu’il
pouvait encore lire.
Pas de cécité partielle, pour l’instant.
Abandonnant toute idée de faire quoi que ce
soit, il s’installa plus confortablement dans
son fauteuil, croisa les bras sur sa poitrine et
fusilla la porte du regard. Les lointaines
pulsations des basses lui firent songer qu’il
devrait se procurer des bouchons d’oreilles.
Ce qu’il souhaitait vraiment, c’était se
barrer d’ici. Et pas seulement de ce club. Ni de
celui en cours d’installation dans l’entrepôt à
l’autre bout de la ville. Il avait envie de lâcher
toute l’entreprise : la vente d’alcool et les
prostituées, l’argent et la folie.
Bordel de merde ! dès qu’il fermait les
yeux, il revoyait le visage de Selena. Il
entendait sa voix lui dire qu’elle voulait se
rhabiller. Il sentait l’odeur de sa déception.
Repensant à leur « relation », si l’on
pouvait qualifier les choses ainsi, un mot
résumait le problème : le « non-dit », autant
vis-à-vis d’elle que de lui-même. Cela n’avait
été qu’une succession de conversations
avortées, de vérités à moitié avouées, de
secrets jalousement gardés.
Tout cela entièrement de son fait à lui.
Et c’était bizarre. Son frère l’avait harcelé
pour qu’il fasse le ménage dans sa vie pendant
très longtemps, en lui disant qu’il devait
reprendre le contrôle et cesser de baiser à tout
bout de champ, en l’avertissant que le temps
leur était compté, en espérant et en priant qu’il
fasse volte-face, alors même qu’il n’y avait
aucune chance que cela arrive un jour. Et tout
ce temps-là, où il s’était envoyé des putes en
public, avait récolté des migraines, et surfé
sur une énorme vague d’autodestruction, il
avait agi sans jamais avoir conscience de rien,
et même avec une certaine arrogance.
En dépit de tous les efforts d’iAm, c’était
Selena qui l’avait forcé à se voir réellement
tel qu’il était.
Reconnaître cela lui donnait l’impression
de manquer de respect à son frère, mais voilà.
Mon Dieu… il priait pour que la reine
accouche d’une fille qui soit choisie comme
nouvelle reine. De cette façon, peut-être qu’au
moins une partie de ce cauchemar prendrait
fin…
Le coup frappé à la porte était discret, et il
capta un effluve de lotion pour le corps avant
même que le battant s’ouvre.
— Entre, marmonna-t-il.
La fille qui se présenta devant lui avait les
jambes assez longues pour être mannequin,
mais son visage n’était pas à la hauteur, à
cause de son nez un peu trop gros, de ses
lèvres un peu trop fines et de ses yeux un peu
trop écartés. Et ce malgré les nombreuses
opérations de chirurgie esthétique qu’elle
avait subies. Mais vue de loin, ou dans le noir,
c’était un sacré canon.
— J’ai entendu dire que vous vouliez me
voir ?
Elle avait une voix digne d’une messagerie
rose, grave et rauque, et ses cheveux, qu’elle
repoussa derrière ses épaules, étaient
naturellement épais.
— Oui.
Une bonne chose qu’elle ne le connaisse
pas assez pour se rendre compte qu’il était à
moitié mort.
— J’ai un client particulier qui…
— Est-ce que c’est le type dont elles parlent
toutes ?
Elle ouvrit de grands yeux.
— Je veux dire, le dieu du sexe ?
— Oui. Je veux savoir si tu peux te rendre
dans un appartement demain pour le voir.
Lui et s’Ex s’étaient accordés sur un
rendez-vous hebdomadaire mais, quand votre
maître chanteur appelait parce qu’il voulait
tirer un coup supplémentaire, on obtempérait.
— Je te présenterai et…
— Oh, putain ! d’accord. Les filles
racontent que c’est un étalon.
Elle se mit à se caresser, une main posée
sur la poitrine et l’autre sur son sexe.
— Demain, à midi.
Il lui donna son adresse au Commodore.
— Je te retrouverai là-bas.
— Merci, patron.
Lorsqu’elle plissa les yeux, il comprit ce
qui allait suivre. Sans surprise, elle reprit : —
Que puis-je faire pour vous exprimer ma
gratitude ?
Il secoua la tête.
— Rien. Contente-toi d’être à l’heure
demain.
— Vous êtes certain ?
Tandis qu’il l’examinait, une partie de lui-
même eut envie de céder. C’était bien plus
facile ainsi, comme se laisser tomber en
arrière dans une piscine en plein mois de
juillet ; « plouf », et on était rafraîchi. Mais le
problème avec cette comparaison-là, c’était
qu’il ne savait pas nager. Et chaque fois qu’il
se laissait basculer dans l’eau, simplement
pour avoir moins chaud, il finissait par boire
la tasse et s’étouffer.
L’effort pour remonter à la surface ne valait
tout simplement pas ce soulagement
momentané.
— Merci, ma puce. Mais je vais passer mon
tour.
Elle sourit.
— Vous avez une nana, patron ?
Trez ouvrit la bouche pour nier.
— Oui, en effet.
Ah, se dit-il. Oui, d’accord.
Après leur joyeuse petite discussion, Selena
n’était pas revenue à la demeure de la
Confrérie, et lui n’était pas retourné dans la
grande maison de Vhen.
Il se rappelait encore précisément son
expression lorsqu’elle l’avait dévisagé. Il
avait fini par se lever et sortir de sa chambre,
après que le silence se fut étiré très longtemps.
Oui, évidemment, il aurait pu l’obliger à lui
donner congé définitivement. Mais le point
final de cette histoire-là, c’était qu’il était
toujours contaminé, peu importe qu’il reparte
ou non chez les s’Hisbe.
Ce qu’il avait à offrir, à elle ou quelqu’un
d’autre, ne valait pas le souffle gâché pour
s’excuser.
— Oh ! voilà un sacré scoop, dit la
prostituée. Est-ce que je peux le dire aux
autres ?
— Oui. Bien sûr. Comme tu veux.
Elle sortit de son bureau presque en
dansant.
Quand la porte se fut refermée, il riva de
nouveau les yeux dessus. Sur le battant, il ne
voyait que Selena, comme si elle était morte et
que son fantôme était revenu le hanter.
Pendant un instant, il fut assez dingue pour
espérer qu’il existe un dernier non-dit entre
eux qui puisse lui servir d’excuse pour la
revoir. Mais bon, en réalité, il pouvait trouver
un millier de prétextes différents pour aller à
sa rencontre, il n’avait toujours que sa
personne à offrir.
Ce n’était pas suffisant hier. Ça ne l’était pas
aujourd’hui. Quant à demain…
Au plus profond de son être, un changement
s’amorça. Tout d’abord, il n’y accorda guère
plus d’importance qu’une simple pensée
égarée. Mais ensuite, à mesure que cette idée
trouvait un écho en lui, il comprit qu’elle
allait beaucoup, beaucoup plus loin que cela.
Lorsqu’il envisageait l’avenir, rien
d’essentiel ne comptait dans sa vie hormis son
frère. iAm constituait son unique trésor en ce
bas monde. Et, brusquement, l’idée de se
rendre à la reine et à sa fille, de devenir un
esclave sexuel emprisonné entre les murs du
palais, seulement utilisé pour sa queue et son
sperme, ne lui sembla guère différente de la
façon dont il avait vécu sa vie jusqu’à présent.
Il avait régulièrement baisé des femmes
sans que cela pose un problème.
Aucune de ses partenaires n’avait eu la
moindre importance.
En quoi coucher avec la fille de la reine
serait-il différent ?
Eh bien, merde… une seule chose
changerait alors. Son frère serait libre de
vivre sa vie.
Délivré.
Et c’était le seul acte vraiment honorable
que Trez pouvait accomplir.
Se renfonçant dans son fauteuil, il comprit
que ce n’était pas une mauvaise façon de
mettre un terme à toute cette histoire.

Sola quitta son appartement même si on
était au beau milieu de la nuit. Elle se sentait
tout simplement incapable de supporter
l’enfermement plus longtemps, et le balcon ne
suffisait pas à contenir sa bougeotte.
Descendant les marches de béton, elle
dépassa la piscine éclairée pour rejoindre le
chemin qui serpentait entre les arbustes. De
l’autre côté, la plage s’étendait sur un
kilomètre dans chaque sens, et le vent puissant
et tiède lui fouettait le visage.
Elle se dirigea à droite sans raison
particulière et tâtonna dans les poches de sa
veste légère à la recherche de son téléphone.
Celui-ci était toujours silencieux.
Et tandis qu’elle contemplait l’océan noir
en écoutant le fracas des vagues qui
s’écrasaient sur le rivage, elle sut qu’il ne
sonnerait pas.
Oh ! bien sûr, elle recevrait des appels de sa
grand-mère. Peut-être de l’opérateur. Peut-être
du garage pour son nouveau tacot.
Mais rien en provenance de l’État de New
York.
Elle s’arrêta pour observer la crête
mouvante des vagues que la lune, derrière
elle, éclairait. Même si cela lui donnait la
nausée, elle s’imagina délibérément dans le
coffre de cette voiture, ressentit le froid, les
vibrations et la peur de savoir que ce qui allait
suivre serait douloureux. Très douloureux.
Serrant tout cela contre sa poitrine, elle se
rappela une fois encore la raison pour
laquelle c’était une bonne chose que son
téléphone reste muet…
Tout d’abord, elle ne sut pas avec précision
ce qui l’alerta.
Ce n’était pas une odeur, non, car le vent
soufflait dans sa direction. Ni le fait d’avoir
aperçu quelque chose ; lorsqu’elle scruta le
paysage derrière elle, elle distingua des
buissons mal taillés, un autre complexe
résidentiel en construction, une sorte de
pelouse, une piscine, mais aucun mouvement.
Il n’y avait pas de bruit non plus.
— Ahssaut ? murmura-t-elle dans le vent.
Elle marcha en direction des buissons. Puis
se mit à courir.
Mais quand elle les atteignit il n’était pas là.
— Ahssaut ! s’écria-t-elle. Je sais que tu es
là !
Sa voix ne portait pas loin à cause des
rafales. Elle rebroussa chemin et repartit vers
chez elle au pas de course.
— Ahssaut ?
Son cœur cognait dans sa poitrine, tandis
qu’un espoir traître vibrait en elle au point de
lui donner l’impression de flotter au-dessus
du sable.
Cet optimisme, toutefois, se consuma
comme de l’essence dans un réservoir. Plus la
réponse tardait à venir, plus le niveau baissait,
jusqu’à ce qu’elle ralentisse, puis s’arrête.
— Ahssaut… ?
Elle regarda autour d’elle, priant pour
l’apercevoir même si c’était la dernière chose
dont elle avait besoin.
Mais l’homme à la chevelure de jais qu’elle
cherchait ne répondit pas à son appel, et,
finalement, cette impression d’être observée
s’évanouit.
Comme si le vent l’avait emportée.
Comme si elle n’avait jamais existé.
Sur le chemin de son appartement, elle
laissa les larmes couler une à une sans se
soucier de les essuyer. Il faisait noir dehors.
Nul n’était là pour les discerner.
Et elle n’avait à se cacher de personne.
Elle était toute seule.
Chapitre 70

Et la vie suivit son cours, les semaines et les


mois défilèrent, les saisons changèrent,
passant du froid mordant de l’hiver aux vents
humides et vivifiants du printemps, puis aux
nuits parfumées qui promettent un été précoce.
En mai, Kolher avait pris l’habitude de ne
plus mesurer le temps d’après le calendrier,
les mouvements des volets de la demeure ou
les repas servis chez lui.
Il le comptait désormais grâce aux nuits
qu’il passait à écouter les histoires de son
peuple.
Les véritables histoires. Celles qui parlaient
de vie et de mort. D’union et de divorce. De
maladie et de santé. De manière très étrange,
et si importante que soit pour lui la cérémonie
d’union vampire, il avait l’impression que la
version humaine qu’il avait vécue avec Beth
avait optimisé le métronome de son existence.
Si le paisible et sérieux Abe, alias Abalone,
se chargeait d’organiser les audiences avec
les roturiers, les réponses relevaient de la
seule autorité de Kolher. Et il y avait tant à
faire, arbitrer un conflit familial, bénir les fils
et les filles qui venaient de naître, partager le
chagrin de ceux qui avaient souffert d’une
perte et la joie de ceux qui avaient reçu une
bonne fortune.
Comme toujours, Beth était assise à ses
côtés avec Abe lors des audiences, s’occupant
de la paperasse avec Saxton quand c’était
nécessaire, en s’arrondissant un peu plus
chaque nuit au niveau du ventre.
— Nous sommes arrivés, seigneur, annonça
Fritz au volant de la Mercedes. Chez maître
Audaszs.
— Merci, mon pote.
Alors que lui et George s’extirpaient de la
banquette arrière, il s’arrêta pour se pencher
vers le majordome.
— Eh ! peux-tu aller chercher davantage de
fraises ? Et elle a de nouveau envie de
carottes. Et de cornichons. Tu ferais bien de
prendre deux bocaux de ces saloperies acides.
— Je reviens tout de suite, seigneur ! Et je
pense que je vais également lui prendre du
yaourt glacé. Elle aime celui aux pépites de
chocolat ?
— Oh, merde ! oui. Et n’oublie pas les
betteraves. Ni le bœuf.
— Promis.
— Dépêche, d’accord ? iAm la ramène du
magasin de décoration.
Kolher referma la portière.
— Au boulot, dit-il à George.
Et le chien, qui savait exactement où aller,
le mena à l’entrée, que Kolher ouvrit d’un
ordre mental.
— Chérie, je suis rentré ! hurla-t-il.
— Tu as apporté des fleurs ? répondit
Lassiter sur le même ton.
— Pas pour toi.
— Bon sang ! Bien, je suis sur le pont avec
Tohr ce soir, donc est-ce qu’on peut s’y mettre
tout de suite ? Il y a une longue liste de
rendez-vous et je voudrais être de retour pour
regarder Cauchemar en cuisine.
— Tu n’enregistres pas ce truc ? râla le roi
tandis qu’il se dirigeait, toujours accompagné
de George, vers l’ancienne salle à manger.
— Si, mais je cède trop facilement à la
tentation. C’est diffusé à 21 heures, OK ? Et je
déteste attendre. J’ai mis de l’eau propre pour
George par terre à côté de ton fauteuil, au fait.
— Au moins tu aimes les chiens. C’est la
seule chose qui te sauve.
— Ha ! j’ai des ailes et une auréole, espèce
de fils de pute grincheux. Je suis déjà sauvé
pour l’éternité.
— C’est bien notre veine.
— Salut, mon frère, dit V. en franchissant la
porte en arcade et en s’allumant une roulée.
Où est ta nana ?
Lassiter l’interrompit :
— Elle doit bientôt rentrer, non ?
Kolher ne put s’empêcher de sourire en
s’asseyant. Le seul moment ou presque où cet
enfoiré devenait sérieux, c’était au sujet de
Beth, et il fallait reconnaître que c’était assez
touchant.
— Elle est déjà rentrée ? demanda Rhage en
entrant dans la pièce.
— Combien de temps ça peut prendre, de
commander des meubles pour bébé ? demanda
Butch en faisant son apparition.
— Des semaines, rétorqua Z. Tu n’as pas
idée.
Et les choses continuèrent ainsi, tous
arrivèrent avec la même question, que ce soit
Blay, Vhif, Fhurie ou Vhengeance.
Le seul qui ne parla pas à voix haute fut
John, mais il n’en avait pas besoin. Le frère de
Beth les entourait de sa sollicitude silencieuse
et inquiète depuis qu’ils avaient annoncé cette
grossesse surprise. Et Kolher l’adorait pour
cela. John ne se montrait jamais indiscret,
mais il était toujours là, pour écouter Beth, lui
offrir son soutien, discuter avec elle ou lui
apporter des DVD.
Bizarrement, le sérieux avec lequel il
traitait la situation lui rappelait Audaszs.
Mon Dieu ! il aurait aimé que le frère soit
encore en vie pour voir ce qui allait arriver
dans seulement quatre semaines ?
Seigneur…
Chaque fois qu’il songeait à
l’accouchement, il se découvrait incapable de
respirer. Alors, il se forçait à se souvenir de
tous les examens auxquels iAm avait emmené
sa femme. Beth vivait une grossesse parfaite.
Elle était en bonne santé, heureuse, mangeait,
buvait et se nourrissait correctement, même si
le docteur Sam, le médecin humain qui la
suivait, n’était pas au courant de ce dernier
point. Et le pouls du bébé était nickel. Son fils
était nickel.
C’était presque trop facile.
Plus que quatre semaines…
— Leelane, aboya-t-il en bondissant de son
fauteuil.
On entendit tout un tas de saluts prononcés
par des voix graves, mais les frères
s’écartèrent de sa route si bien qu’elle put se
jeter dans ses bras. Et lorsqu’il la souleva du
sol, il veilla à ne pas appuyer sur son ventre.
— Comment vas-tu ? lui chuchota-t-il à
l’oreille, sachant que, l’un de ces jours, elle
lui répondrait qu’elle avait des contractions.
— Comme sur des roulettes. Oh, mon Dieu,
j’ai acheté ce qu’il y a de mieux ! J’ai dû
prendre en bleu ; enfin, on s’en fiche,
puisqu’on aura un garçon. Le berceau et la
table à langer sont parfaits – pas vrai, iAm ?
L’Ombre répondit :
— Parfait.
À n’en pas douter, tout ce cirque
n’intéressait absolument pas le pauvre vieux,
mais cela n’avait pas d’importance. Encore un
qui n’avait pas lâché Beth une seconde et avait
été son protecteur dans le monde humain.
Kolher connaissait la raison de ce
dévouement, bien entendu. C’était la façon
d’iAm de rembourser la maisonnée de les
avoir hébergés lui et son problématique frère
depuis que la sécurité de leur appart du
Commodore avait été compromise après une
effraction. En outre, il était évident qu’il
appréciait Beth de façon purement amicale.
— Oui, hein ? Je sais, pas vrai ?
Beth serra la nuque de Kolher si fort qu’il
n’arrivait plus à déglutir.
— Je suis surexcitée ! Je voudrais tant
pouvoir le voir dès à présent !
— N’est-ce pas ce qu’on appelle la
nidification ? demanda Kolher en tournant la
tête vers l’endroit où il avait entendu la voix
de Z. pour la dernière fois.
— Oui. Et attends la suite. Tu vas devoir
encore passer par les étapes poubelle à
couches et biberons.
— On va choisir une marque sans
bisphénol A, l’informa Beth, comme s’il
savait ce que cela voulait dire. Au cas où mon
lait ne monte pas.
Kolher se contenta de s’asseoir sur son
fauteuil et l’installa sur ses genoux, heureux
de s’adosser et de la laisser lui faire
joyeusement son compte-rendu. Quant aux
guerriers, ils se rassemblèrent autour d’eux,
pour poser des questions à la façon de frères
aînés.
Chacun d’eux aurait donné sa vie pour elle
ou l’enfant qu’elle portait.
C’était assez pour pousser un mâle à
cligner des yeux un peu plus vite.
Comme Kolher tenait sa femelle contre lui,
et décrivait du bout du doigt des cercles sur
son ventre dur comme de la pierre, son
cerveau revint aux instants qui avaient précédé
le coucher du soleil. Une fois qu’il avait eu
surmonté son blocage par rapport au sexe, la
situation était revenue au point où ils en
étaient au tout début de leur rencontre.
Les poussées hormonales étant ce qu’elles
étaient.
À une étape aussi avancée, ils devaient faire
l’amour avec elle sur le dessus, et cela lui
convenait parfaitement. Il adorait empoigner
ses seins désormais lourds et la sentir le
prendre en elle d’une nouvelle façon parce
que son corps avait changé.
En fait, peut-être qu’ils auraient le temps de
tirer un coup rapide avant…
— Salut, Abe.
— Yo, Ab.
— Quoi de neuf, Albacore ?
Naturellement, c’était Lassiter qui refusait
de prononcer correctement le nom.
Il était impossible de ne pas sourire à la vue
d’Abalone en train de les saluer en retour. Il
n’arrivait pas encore à s’habituer aux frères,
même si eux s’étaient habitués à lui. Tout
comme Kolher.
— Seigneur, ma dame, bonsoir.
— Abalone, comment va ta fille ? s’enquit
Beth.
— Ouais, Abe, comment s’est passé son
rencard hier soir ?
Silence de cathédrale. La Confrérie avait
adopté le mâle et son enfant, alors malheur au
jeune blanc-bec qui sortait avec la jeune fille
s’il ne la traitait pas correctement.
— Eh bien, je ne crois pas qu’ils soient
amoureux. Mais elle est rentrée trente bonnes
minutes avant le couvre-feu.
— Bien.
Kolher hocha la tête.
— Cela veut dire qu’il peut garder ses
jambes. Alors, qu’avons-nous sur le métier ce
soir ?
— La liste des solliciteurs est pleine,
expliqua l’aristocrate. Le premier couple que
nous verrons vient tout juste d’avoir un petit-
fils, et vous demande s’ils peuvent faire venir
la mère avec le bébé. Toutefois, leur fille n’est
pas mariée au père, et ils redoutent de vous
offenser.
— Absolument pas.
Le ton d’Abalone demeura calme.
— Mais il est important pour eux de vous
remercier de votre bonté en personne.
— Bien. D’accord. Quand est-ce que je
verrai le môme ?
Abalone éclata de rire.
— Demain soir ?
— Je serai là. Qui vient ensuite ?
— Un cousin à moi, pour être honnête. Il
aimerait obtenir la permission de…
Tandis que le gentilhomme poursuivait,
détaillant les relations existant entre les
membres de sa famille, Kolher fut, une fois
encore, admiratif. Abe était si discret et
respectueux, il ne sortait jamais de ses
attributions, et pourtant chaque soir il mettait
inlassablement et généreusement ses conseils
avisés et sa compassion au service des autres.
C’était sacrément impressionnant.
Et alors que le roi s’installait
confortablement dans son fauteuil et écoutait
tout ce préambule, il fut frappé de découvrir
qu’il pourrait faire cela éternellement.
Vraiment.
Surtout avec sa shellane sur ses genoux,
son chien près de lui et ses frères qui les
entouraient.

Avec un sentiment de profonde angoisse,
Anha posa la main sur son ventre gonflé et
observa son compagnon qui se préparait au
combat pour la nuit à venir.
À la lueur dansante du foyer et des bougies,
tout était différent chez lui. Elle avait
remarqué le changement au cours des derniers
mois mais, ce soir-là, tout ce qui avait été
latent était soudain devenu manifeste, et
l’apogée de sa métamorphose approchait.
Son corps était différent à présent, plus dur
et plus affûté. Plus large.
Et son expression aussi n’était plus la
même. Du moins, pas quand il arborait cette
nouvelle humeur.
Comme s’il avait senti son regard, il se
tourna vers elle.
— Seras-tu absent longtemps ? demanda-t-
elle. Et ne me mens pas. Je sais pourquoi tu
pars.
Il s’écarta pour se diriger vers la table en
chêne sur laquelle s’étalaient des vêtements
qu’elle n’avait jamais vus, apportés par la
Confrérie. Tous étaient noirs.
— Je serai de retour à l’aube.
Sa voix était plus grave qu’à l’ordinaire,
plus froide. Et alors elle prit conscience qu’il
enfilait un baudrier de cuir en travers de la
poitrine. Exactement comme celui que
portaient les frères.
— Tu vas te battre ? chuchota-t-elle, la
gorge serrée.
Après avoir glissé deux dagues noires,
garde en bas, dans la bande de cuir, il répondit
enfin.
— Je serai de retour à l’aube.
— Tu vas les tuer, n’est-ce pas.
— Veux-tu vraiment que je réponde à cette
question ?
— Oui.
Kolher, son compagnon, le père de son
enfant à naître, s’approcha de l’endroit où elle
était assise, devant sa coiffeuse. Quand il
s’agenouilla, ce fut un soulagement car il lui
semblait presque familier ainsi. Surtout
lorsqu’il la regarda dans les yeux.
— Je dois faire le nécessaire, dit-il.
Elle posa les mains sur son visage et en
caressa les contours du bout des doigts, en
repensant à toutes les aubes où il était revenu
en sang, en boitant, tout meurtri et courbatu
des coups qu’il avait reçus. Mais ces derniers
temps il s’était entraîné comme d’habitude
avec les mâles sans rentrer blessé.
Alors elle aurait dû savoir que l’heure était
venue.
— Fais attention à toi ! l’implora-t-elle.
Nous avons besoin de toi.
— Je te reviendrai. Toujours.
Sur ce, il l’embrassa avec passion, puis
sortit par la porte de leur chambre. Avant que
le battant se referme derrière lui, elle vit que
les frères, qui tenaient chacun une torche,
avaient formé une haie d’honneur de chaque
côté du couloir de pierre.
Ils s’inclinèrent tous devant son hellren
alors que celui-ci s’éloignait.
Seul…
Enfouissant le visage dans ses mains, elle
comprit que, tout ce qu’elle pouvait faire,
c’était prier.
Chapitre 71

Pendant que Kolher recevait le premier de


ses rendez-vous, Beth se glissa dans la cuisine
et attrapa un bol de fraises fraîches que Fritz
avait achetées au supermarché du coin.
Mince ! après tous ces mois, elle avait pris
l’habitude qu’on la gâte ; un privilège de
femelle enceinte dont Bella l’avait enjoint de
profiter, mais vis-à-vis duquel elle avait mis
du temps à se sentir à l’aise. Tout le monde
avait été, et était encore, si gentil, les frères et
leurs compagnes, le personnel, John Matthew,
les Ombres. C’était incroyable.
Tout comme cette grossesse.
Par miracle, celle-ci évoluait exactement
comme une grossesse humaine ; elle avait
bien avancé son huitième mois et se sentait en
grande forme. Elle avait beaucoup d’énergie,
mais ni chevilles enflées, ni vergetures, et un
bébé qui faisait des cabrioles sous sa cage
thoracique dès qu’elle mangeait. Surtout
quand il y avait du sucre au menu.
Cela ne ressemblait à rien de ce à quoi elle
s’était préparée.
Des désastres ? Merde oui ! elle en avait été
convaincue. Passé le premier choc chez le
médecin, elle était naturellement allée tout de
suite surfer sur Internet pour se foutre une
trouille bleue avec toutes les choses qui
pouvaient mal tourner. Heureusement, à cette
époque-là, elle avait déjà passé le premier
trimestre flippant, celui où la plupart des
fausses couches survenaient, même si,
malheureusement, la survenue de ses chaleurs
avait eu l’effet d’un chien dans un jeu de
quilles et qu’elle n’avait pas réussi à se
détendre complètement avant encore un bon
mois supplémentaire.
Mais oui, l’inquiétude avait presque
entièrement disparu à présent qu’elle arrivait à
ses quatre dernières semaines. Et certes,
l’accouchement serait difficile, mais non, elle
n’allait pas jouer les dures à cuire en
choisissant une naissance sans péridurale. Et
dès qu’elle grinçait un peu des dents, elle se
rappelait simplement que des millions et des
millions de femmes et de femelles étaient
passées par là avant elle.
En revanche, son projet de naissance
impliquait qu’iAm et Trez soient tous les deux
disponibles au premier claquement de doigts
durant les quatre prochaines semaines. Le
docteur Sam lui avait promis de se libérer
quelle que soit l’heure du jour ou de la nuit,
un engagement que, soupçonnait-elle, iAm lui
avait insufflé grâce à un tour de passe-passe
mental.
Il en avait effectué un certain nombre de
façon discrète, bien entendu.
Ainsi, ils avaient réussi à maintenir secrète
l’existence de l’espèce.
Elle espérait que, comme beaucoup de
femmes, le travail débuterait pendant la nuit,
pour que Kolher puisse y participer au moins
en partie. Mais ils étaient tous les deux tombés
d’accord : même si cela devait le tuer, sa
sécurité et celle du bébé étaient prioritaires.
Et cela signifiait qu’elle devrait se rendre à
l’hôpital du docteur Sam…
— Les fraises sont-elles à votre goût,
madame ? demanda Fritz.
Elle hocha la tête en direction du doggen,
qui se tenait à l’autre bout de la cuisine de son
père.
— Elles sont parfaites.
Lorsque le majordome prit une expression
rayonnante comme s’il avait décroché le gros
lot, Beth termina ce qui restait dans le bol et le
laissa lui prendre l’objet des mains.
Retournant dans la salle à manger, elle
veilla à ne pas faire de bruit lorsqu’elle
regagna son siège rembourré.
Kolher était assis dans son fauteuil préféré,
celui de gauche, derrière lequel était installé le
bureau de Saxton. Face à lui, dans le fauteuil
jumeau, un mâle était assis avec les mains
serrées sur ses genoux, les épaules tombantes
et le teint cendreux. Les vêtements qu’il portait
n’étaient pas élégants, c’était le genre de
choses qu’on trouvait en supermarché, et sa
montre était loin de ressembler à une Rolex,
avec son simple bracelet en caoutchouc noir
mat.
Kolher se pencha vers son visiteur et lui
tendit la main.
— Que s’est-il passé ?
Le mâle oscillait d’avant en arrière sur son
fauteuil.
— Elle…
D’un seul coup, il avisa Beth, et son visage
blêmit un peu plus.
Se raidissant, elle posa la main sur son
ventre.
Oh… merde !
— Parle-moi, ordonna Kolher à voix basse.
— Elle…
À ce moment-là, le mâle se mit à chuchoter
si faiblement qu’elle n’entendit rien.
Mais il était évident que Kolher avait
compris chaque mot. Et lorsqu’elle vit son
mari serrer les poings et contracter ses avant-
bras, elle sut de quoi il retournait.
La mort. À cause d’un accouchement.
Elle avait entendu pendant si longtemps
parler de la grande difficulté que les femelles
vampires rencontraient lors de
l’accouchement, sans jamais mesurer
véritablement l’importance du nombre de
celles qui mouraient en couches. Et lorsque ce
sujet était abordé lors des audiences, comme
c’était le cas aujourd’hui, elle était
systématiquement horrifiée.
Il y avait tant de morts à déplorer. Les
mères comme les enfants.
Sa propre mère était morte ainsi.
C’était une tragédie que la médecine
paraissait incapable d’enrayer. On pouvait
dire ce qu’on voulait au sujet de Havers, mais,
même si sa clinique avait beau être équipée de
la technologie dernier cri, pourtant le pire
arrivait. Apparemment tout le temps.
Kolher se pencha davantage et posa les
mains sur les épaules du mâle. Il parla tout bas
lui aussi mais, quels que soient ses mots,
l’époux qui avait tout perdu les écouta
religieusement en hochant la tête.
Ils demeurèrent ainsi pendant un très long
moment.
Quand l’audience s’acheva, tous deux se
levèrent et s’étreignirent, ce qui fit paraître
encore plus chétif le civil, par rapport à la
haute stature du roi.
Avant de partir, le mâle embrassa l’anneau
de Kolher.
Abalone escorta le roturier jusqu’à la
sortie, en discutant paisiblement avec lui,
tandis que Kolher se rasseyait dans son
fauteuil. Il avait les sourcils froncés et la
bouche pincée.
Lorsque Beth se leva, elle fit la grimace et
dut s’étirer le dos. S’approchant de lui, elle eut
envie de le serrer fort dans ses bras, mais se
dit qu’il n’avait sans doute pas besoin d’un
rappel de sa grossesse pour le moment.
— Je ne peux pas l’aider, dit-il d’une voix
fêlée. Je ne peux pas apaiser ce qu’il endure.
— Parfois, il suffit de savoir qu’on n’est
pas seul.
— Je n’en suis pas si sûr.
Mais il lui prit les mains et les porta à ses
lèvres pour lui embrasser les phalanges une à
une. Et quand une soudaine vague
d’épuisement s’abattit sur elle, il parut s’en
rendre compte.
— Et si tu rentrais à la maison ? suggéra-t-
il.
— Comment as-tu su ?
— Tu viens de bâiller.
— Ah bon ?
— Demande à Fritz de te ramener.
S’étirant le dos, elle avait envie de rester
mais dut se montrer réaliste.
— Déambuler dans le centre commercial
pendant tout ce temps était peut-être un petit
peu trop.
— Allez, va te reposer. Je serai de retour
d’ici à quelques heures et je nous mettrai un
programme télé de merde, d’accord ?
— Ça me semble le paradis.
— Tant mieux.
Il l’embrassa. Puis recommença.
— Je t’aime.
— Moi aussi.
— Fritz ! appela son mari. La voiture !
Elle veilla à caresser George une ou deux
fois et à lui dire où elle allait avant de partir.
Puis elle se retrouva dehors, dans la nuit, et
monta à l’arrière de la Mercedes en direction
de la demeure.
Laissant sa tête retomber contre le siège,
elle sentit qu’elle commençait déjà à
somnoler.
— Je suis désolée, je ne suis pas de très
bonne compagnie ce soir, dit-elle à Fritz.
— Reposez-vous, madame.
— Bonne idée, Fritz.

Lorsque Beth fut partie, Kolher se renfonça
dans son fauteuil, absolument pas détendu.
« …elle est morte sous mes yeux… »
« …tenu mon fils sans vie entre mes mains…
»
— Seigneur ?
— Pardon, quoi ?
Il se reprit.
— Quoi ?
Abalone se racla la gorge.
— Désirez-vous faire une pause, messire ?
— Oui. Accordez-moi une minute.
Empoignant le harnais de George, il lui
ordonna : — À la cuisine.
Franchissant la porte battante avec son
chien, il fut soulagé que Fritz soit parti et que
les frères soient restés en arrière.
Merde ! à l’instant où il avait senti la
douleur et le chagrin de ce civil, il avait su
tout ce que le mâle avait perdu, et non de
façon matérielle. Les gens n’étaient pas
plongés dans une souffrance pareille à cause
de la disparition d’un objet. Et comme
d’habitude Abalone connaissait toute
l’histoire, mais Kolher préférait laisser les
gens lui donner les détails en personne ; il
voulait entendre les choses directement de
leur bouche.
En réalité, ce n’était pas un accouchement
qui avait coûté la vie à la femelle, cette fois-ci.
Mais un accident de voiture.
Kolher s’était attendu à ce qu’il s’agisse du
premier cas, mais le destin ne s’était pas joué
ainsi. Non, la femelle avait survécu à la
naissance, de même que l’enfant. Ils avaient
été tués par un chauffard ivre en rentrant de la
clinique de Havers.
La cruauté ordinaire du destin équivalait
parfois à un coup de pied dans les couilles aux
proportions dantesques.
Incroyable.
S’approchant de la table, il tira une chaise et
s’assit. Il était presque certain de se trouver
face aux fenêtres, même s’il ne pouvait pas
regarder dehors.
Il avait entendu tellement d’histoires, mais
celle-ci… Seigneur Dieu ! celle-ci l’avait
particulièrement touchée.
Il ignora combien de temps il demeura assis
là, mais en fin de compte V. passa la tête dans
la cuisine.
— Ça va ?
— Non.
— Tu veux qu’on ajourne, hein ?
— Oui.
— Très bien.
— V.
— Oui ?
— Est-ce que tu te souviens de cette vision
dont tu m’as parlé. Celle où je regardais le
ciel et où l’avenir se trouvait entre mes mains.
— Oui.
— Que…
Soudain, il revécut la douleur du civil.
— Non, laisse tomber. Je ne veux pas
savoir.
Parfois, la connaissance n’était pas une
bonne chose. Si ce roturier avait pu voir
l’avenir, ce dernier n’aurait pas changé pour
autant. Il aurait simplement passé le peu de
temps qui lui restait à vivre avec sa femelle et
son bébé terrifié à l’idée de ce qui allait
arriver.
— Je vais dégager les lieux, annonça le
frère au bout d’un moment.
La porte se referma avec un bruit mat.
Sans raison apparente, Kolher songea à son
père et sa mère, et se demanda à quoi avait
ressemblé la nuit de sa naissance. Ils n’en
avaient jamais parlé, et lui n’avait jamais posé
la question non plus. Il y avait toujours eu
autre chose à faire, et en outre il était trop
jeune pour s’en soucier.
Tandis qu’il essayait d’imaginer l’arrivée
de son propre enfant, il fut incapable de se
représenter l’enchaînement des événements.
C’était une hypothèse trop chargée d’émotions
pour trouver un écho en lui.
Mais une chose était devenue brusquement
claire comme de l’eau de roche.
Il n’était tout simplement pas certain de s’y
faire.
Pendant qu’il ressassait les choses, des
souvenirs de ses derniers mois d’audiences
s’insinuèrent en lui. Des histoires et des
problèmes, des présents accordés et reçus.
Après avoir subi son boulot de roi comme
une épreuve pendant toutes ces années, cela
avait été une telle révélation de découvrir
qu’il aimait pour de bon ce qu’il faisait.
Se battre ne lui manquait même plus.
Mince ! il avait eu bien trop de défis à
affronter et surmonter. Après tout, les combats
n’étaient pas toujours engagés sur un champ
de bataille, et parfois les ennemis n’étaient pas
équipés d’armes conventionnelles. Parfois,
l’ennemi, c’était soi-même.
En fin de compte, il savait exactement
pourquoi son père avait tellement tenu à
siéger sur le trône. Il pigeait parfaitement.
Et c’était étrange, mais la valeur que tant de
gens partageaient était l’amour pour leur
famille. Leurs compagnons, leurs parents,
leurs enfants. Et cela semblait passer en
priorité.
Toujours.
La famille d’abord.
La génération suivante d’abord.
Il repensa à la nuit où ses parents avaient été
massacrés. La seule chose qu’ils avaient faite
avant que cette porte soit défoncée avait été de
le cacher. Le protéger. Le préserver. Et cela
n’avait pas eu pour but d’assurer l’avenir du
trône. Ce n’était pas du tout ce qu’ils avaient
dit lorsqu’ils l’avaient enfermé dans cet
espace étroit.
« Je t’aime. »
C’était le seul message d’importance qu’ils
lui avaient transmis quand ils s’étaient trouvés
à court de temps.
Pas, « Sois un bon roi ». Pas « Suis mes
traces ». Pas « Rends-moi fier » ou quoi que
ce soit d’autre dans ce goût-là…
« Je t’aime. »
C’était le lien qui unissait, même par-delà la
mort et le temps.
Lorsqu’il imaginait la naissance de son fils,
il était presque certain qu’une des premières
choses qu’il lui dirait serait « Je t’aime ».
— Kolher ?
Il sursauta et se tourna vers la voix de
Saxton.
— Oui ? Désolé, j’étais dans mes pensées.
— J’ai fini toute ma paperasse d’hier soir et
de ce soir Kolher se retourna vers les fenêtres
qu’il ne discernait pas.
— Tu as travaillé vite.
— En fait, il est 3 heures du matin. Vous
êtes assis ici depuis environ cinq heures.
— Oh !
Et pourtant il ne bougea pas.
— La plupart des frères sont partis il y a
plusieurs heures. Fritz est toujours là. Il
nettoie à l’étage.
— Oh !
— Si vous n’avez besoin de rien…
— Il y a quelque chose, s’entendit-il
répondre.
— Bien entendu. En quoi puis-je vous aider
?
— J’ai besoin de faire quelque chose pour
mon fils ?
— Un legs ?
Lorsque Kolher se mit à combiner tout son
projet dans sa tête, il eut un peu la trouille.
Mon Dieu ! on aurait pu croire que les grands
tournants de la vie étaient précédés d’un
panneau d’avertissement au bord de la route,
avec un petit signal lumineux montrant la
direction à suivre, et l’indication « Ralentir »
en guise de conseil.
Mais bon, lui et sa shellane attendaient un
enfant avant même qu’elle ait ses chaleurs.
Alors la vie faisait sa propre affaire, pas
vrai.
— Oui. Si on veut.
Chapitre 72

Les choses se déroulèrent ainsi qu’il l’avait


promis.
Kolher respecta la promesse qu’il avait faite
à sa shellane. Il fut effectivement de retour à
l’aube.
Tandis qu’il chevauchait sa monture sur le
chemin du retour, il se sentait épuisé au point
de souffrir et incapable d’avancer plus vite
qu’au pas. Mais après tout il y avait une autre
raison à sa lente progression.
Même s’il était parti seul, il revenait
accompagné.
Il ramenait six cadavres qui traînaient sur
le sol derrière son cheval, plus deux autres
suspendus à l’arçon de sa selle. Le premier
pendait à des cordes attachées aux chevilles,
l’autre à des crochets et un filet.
Et il ne restait pas assez des autres
conspirateurs qu’il avait tués pour qu’il les
emporte.
Il ne sentait rien d’autre à part l’odeur du
sang qu’il avait versé.
Il n’entendait que le bruissement étouffé des
corps frottant sur la route de terre.
Il ne savait rien hormis le fait qu’il avait
assassiné chacun d’entre eux de ses propres
mains.
Le vallon boisé qu’il traversait constituait
le dernier tronçon de route à parcourir avant
d’arriver au château, et, lorsqu’il déboucha
dans une clairière, il aperçut la forteresse, qui
se dressait de manière menaçante hors de
terre.
Il ne se délectait pas d’avoir commis ces
meurtres. Contrairement à un chat de gouttière
qui adorait tuer des rongeurs, les souris qu’il
avait éradiquées n’étaient pas source de joie
pour lui.
Mais, songeant à son enfant à naître, il sut
qu’il avait rendu ce monde plus sûr pour son
fils ou sa fille. Et tandis qu’il pensait à sa
compagne bien-aimée, ainsi qu’à la mort de
son propre père, il avait bien conscience que
ce qui était si peu dans sa nature s’était avéré
cependant tout à fait nécessaire.
Le pont-levis au-dessus du fossé s’abaissa
en toute hâte, lui ouvrant l’entrée comme si on
l’attendait.
Et c’était le cas.
Anha courut sur la passerelle de bois, alors
que la lune pâlissante éclairait ses cheveux
noirs et sa robe rouge.
Il la connaissait depuis si peu de temps si
on se référait au passage des saisons. Mais
avec tous ces événements il avait la conviction
d’être avec elle depuis une éternité.
La Confrérie accompagnait la femelle.
Tirant sur les rênes, il sut qu’elle avait vu
les cadavres à l’instant où elle porta les mains
à sa bouche et où Tohrture dut la prendre par
le coude pour la maintenir debout.
Il aurait préféré qu’elle ne vienne pas
l’accueillir. Mais il était désormais impossible
de faire machine arrière.
Il mit pied à terre, même s’il ne se trouvait
même pas encore sur le pont, abandonna son
cheval et gagna les planches épaisses.
Il pensa qu’elle allait s’enfuir, tandis qu’en
réalité c’était l’inverse.
— Est-ce que ça va ? lui demanda-t-elle en
se jetant dans ses bras.
Kolher l’étreignit doucement quand il
l’enlaça.
— Oui.
— Tu mens.
Il enfouit le visage dans ses cheveux à
l’odeur délicieuse.
— Oui.
Au moins, avec elle, il n’avait pas à faire
semblant. En vérité, pour l’instant, il redoutait
l’avenir. Il s’était peut-être vengé de ces
traîtres, mais il y en aurait d’autres.
Les rois étaient des cibles pour l’ambition
des autres.
C’était une réalité.
Fermant les yeux, il regretta de ne pas avoir
un moyen d’échapper à cet héritage, et
s’inquiéta pour son futur fils, s’il en avait un.
Les filles avaient une chance. Les fils étaient
maudits.
Mais il ne pouvait changer le destin pour
lequel il était né. Il priait simplement pour que
le courage qui l’avait servi ce soir lui revienne
quand il en aurait le plus besoin.
Au moins, désormais, il s’était prouvé à lui-
même et à sa bien-aimée qu’il n’était pas
qu’un roi de paix. En période de guerre, il
pouvait brandir l’épée si besoin était.
— Je t’aime, dit-il.
Sa compagne frissonna contre lui, et il sut
qu’elle frissonnerait encore le lendemain soir,
quand elle verrait ce qu’il allait faire des têtes
de ces cadavres.
Il fallait envoyer un message pour que
celui-ci soit reçu.
— Regagnons nos appartements, dit-il en la
serrant contre sa poitrine.
Faisant signe aux frères, il sut qu’ils
prendraient soin de son cheval, ainsi que de
ses proies. Il serait temps, plus tard, de les
décapiter. Pour l’instant, il voulait seulement
retrouver un peu de raison au milieu de toute
cette folie.
Tout en se dirigeant vers leur château, il
songea qu’Anha était, comme toujours, son
unique point d’ancrage.
— Si nous avons un fils, murmura-t-il.
— Oui ?
Elle le dévisagea.
— Eh bien ?
Kolher observa le visage au regard fixé sur
lui, ce visage si beau qui déterminait ses
heures aussi bien que ses années.
— J’espère qu’il trouvera quelqu’un comme
toi.
— Vraiment ? murmura-t-elle.
— Oui. Je prie pour qu’il soit moitié aussi
chanceux que moi.
Anha lui pressa la taille de son bras, et
parla d’une voix enrouée.
— Et si c’est une fille, j’espère qu’elle
s’unira à un mâle moitié aussi bon que son
père.
Kolher lui embrassa le sommet de la tête et
ils poursuivirent leur route, traversèrent le
grand hall et montèrent à leur chambre, les
frères sur leurs talons, même s’ils
conservaient une distance respectueuse.
Oui, se dit-il, pour survivre, il ne faut pas
être seul.
Et il faut avoir un partenaire de valeur.
Si l’on possédait cela, alors on était plus
riche que n’importe quel roi et reine ayant
jamais régné sur terre.
Chapitre 73

Le jour suivant, Kolher revit sa mère pour


la première fois depuis trois cent trente ans.
Quelque part, il savait que c’était forcément
un rêve. Il était aveugle depuis trop longtemps
pour succomber à l’idée que la réalité avait
brusquement changé.
En outre, elle était morte depuis plusieurs
siècles.
Et pourtant, lorsqu’elle surgit des ténèbres
devant lui, vêtue d’une robe de velours rouge
à l’ancienne mode, dans laquelle elle se
mouvait avec aisance, elle lui sembla aussi
vivante qu’il aurait pu le souhaiter.
— Mahmen ? demanda-t-il avec incrédulité.
Alors qu’il levait la tête, il découvrit avec
un choc que celle-ci était toujours posée sur
son oreiller. Eh merde ! il s’agissait bien de sa
chambre, comme l’indiquait le scintillement
subtil des murs.
Son premier instinct fut de se retourner
pour trouver…
Beth était juste à côté de lui, allongée
tranquillement sous les couvertures, le visage
tourné dans sa direction, ses cheveux noirs
assortis aux siens répandus sur l’oreiller. Et il
devinait, à la forme de son ventre, qu’elle était
toujours enceinte…
Seigneur Dieu ! il pouvait la voir.
— Beth, dit-il d’une voix enrouée. Beth ! Je
te vois, leelane, réveille-toi, je-te-vois, je-te-
vois…
— Kolher.
Au son de la voix de sa mère, il se retourna.
Elle se trouvait juste à côté du lit à présent, les
bras croisés, les mains glissées dans les
amples manches de sa robe.
— Mahmen ?
— J’ignore si tu t’en souviens, mais tu es
venu à moi, une fois.
Mon Dieu ! sa voix était si douce,
exactement comme dans ses souvenirs, et il
faillit fermer les yeux rien que pour
mémoriser ce son. Sauf que, non, il ne se
laisserait pas priver une seule nanoseconde de
sa vision.
Attendez, qu’avait-elle dit ?
— Ah bon ?
— J’étais mourante. Et tu es venu me
trouver dans les brumes de l’Estompe. Tu
m’as dit de te suivre jusqu’à la maison. Tu
m’as arrêtée pour que je rentre avec toi.
— Je ne me rappelle pas…
— C’est une dette dont je te suis redevable
depuis très longtemps.
Elle avait un sourire aussi paisible que celui
de la Joconde.
— Et je vais la rembourser, à présent. Parce
que je t’aime tellement…
— Rembourser ? De quoi parles-tu ?
— Réveille-toi, Kolher. Réveille-toi tout de
suite.
D’un seul coup, la voix de sa mère se
modifia, se faisant pressante.
— Appelle le guérisseur… Tu dois appeler
le guérisseur si tu veux la sauver.
— La sauver… sauver la vie de Beth ?
— Réveille-toi, Kolher. Immédiatement,
appelle le guérisseur.
— Qu’est-ce que tu…
— Kolher, debout !
D’un seul coup, comme si on venait de le
catapulter hors de son sommeil paradoxal,
Kolher se redressa d’un bond.
— Beth ! hurla-t-il.
— Que-que-que-que…
Se contorsionnant pour faire face à sa
femme, il poussa un juron contre les ténèbres
qui l’entourait de nouveau. Putain de saloperie
de rêve ! qui se moquait de lui avec ce qu’il
n’avait plus.
— Quoi ? demanda Beth.
— Merde ! désolé, je suis désolé.
Il tendit le bras pour la tranquilliser et se
calma lui-même.
— Désolé, j’ai fait un rêve foireux.
— Oh, seigneur ! tu m’as fichu la frousse.
Elle éclata de rire et il l’entendit toucher
l’oreiller comme si elle s’était laissée
retomber dessus.
— C’est une bonne chose que nous
dormions avec la lumière de la salle de bains
allumée.
Fronçant les sourcils, il se tourna vers le
côté du lit où sa mère s’était tenue et…
— Non, elle n’était pas vraiment là.
— Qui ça ?
— Désolé.
Faisant craquer sa nuque, il sortit les
jambes du lit.
— Je reviens tout de suite.
Il s’étira un bon coup et, quand sa colonne
vertébrale émit toutes sortes de craquements,
il repensa avec bonheur à la conversation
qu’il avait eue avec Souffhrance dès son
retour à la maison. Ils allaient recommencer
les entraînements, et pas parce que c’était une
femelle.
Mais parce qu’elle était une sacrément
bonne combattante et qu’il voulait se remettre
en selle.
Dans la salle de bains, il caressa George,
qui était roulé en boule dans le panier offert
par Butch à Noël, avant de pisser et de se
rafraîchir le visage.
De retour sous les draps, il avait l’intention
de replonger dans les bras de Morphée. Sauf
que, étendu sur le dos, il se mit à froncer les
sourcils.
— Euh… écoute… Est-ce que tu te sens
bien ?
Beth se mit à bâiller.
— Oui, tout à fait. Mais je suis contente
d’être rentrée plus tôt… le sommeil m’a fait
du bien. Et je me sens mieux allongée. J’ai
toujours le dos raide depuis mes courses au
centre commercial.
D’un ton qu’il espérait nonchalant, il
demanda :
— Quand a lieu ton prochain rendez-vous
chez le médecin ?
— Pas avant vendredi. Je la vois toutes les
semaines, maintenant. Pourquoi poses-tu la
question ?
— Sans raison.
Lorsqu’il se tut, elle se pelotonna contre lui
et poussa un soupir comme si elle s’apprêtait
à se rendormir pour un moment. Il tint bon
pendant une minute et demie.
— Et si nous appelions le docteur ?
— « Appeler » dans le sens où… Attends, tu
veux dire tout de suite ?
— Eh bien, oui.
Il la sentit avoir un mouvement de recul.
— Mais pourquoi ?
Oui, comme s’il pouvait lui dire un truc du
genre « Ma mère défunte me l’a ordonné ».
— Je ne sais pas. Elle pourrait peut-être
t’examiner et vérifier que tout va bien.
— Kolher, ça n’a aucun sens. Surtout si l’on
considère qu’il n’y a rien qui cloche.
Il sentit qu’elle jouait avec ses cheveux.
— Est-ce à cause de ce civil ? celui qui a
perdu sa femme et son bébé ?
— Ce n’est pas arrivé pendant
l’accouchement.
— Oh ! j’ai cru que…
— Peut-être que nous pourrions juste
l’appeler.
— Il n’y a pas de raison.
— Quel est son numéro ?
Il tendit la main vers le téléphone.
— Je l’appelle.
— Kolher, as-tu perdu la tête ?
Putain ! il venait tout juste d’appeler les
renseignements.
Beth continua à lui parler tandis qu’il
attendait que l’opérateur décroche.
— Oui, bonjour, pour Caldwell, dans l’État
de New York. Je voudrais le numéro du
docteur Sam… C’est quoi déjà, son nom de
famille ?
— Tu as perdu la tête.
— Je paierai la visite… non, pas vous,
monsieur l’opérateur.
Lorsqu’il se souvint du nom de famille, il
l’annonça et l’épela à deux reprises.
— Oui, mettez-moi en relation avec son
cabinet, merci.
— Kolher, c’est…
Alors que l’appel était en cours, Beth se tut.
— Beth ? demanda-t-il en fronçant les
sourcils.
— Désolée, dit-elle. Mon dos me fait mal.
Tu sais quoi ? Je mettrai des baskets la
prochaine fois que j’irai me promener comme
cela. Maintenant, vas-tu raccrocher et…
— Oui, bonjour, c’est pour une urgence.
J’aurais besoin que le docteur Sam vienne
chez nous, ma femme est une de ses
patientes… trente-six semaines… des
symptômes ? Ma femme est enceinte, que vous
faut-il de plus ?
— Kolher ? fit Beth d’une toute petite voix.
— Comment ça vous ne pouvez pas…
— Kolher.
Et ce fut alors qu’il la boucla, et sut que sa
mère avait raison. Tournant la tête vers son
épouse, il demanda avec anxiété : — Quoi ?
— Je saigne.

La définition du mot « terreur » change
quand vous n’êtes pas la seule personne
concernée par la situation. Et rien n’était plus
vrai que lorsqu’on était enceinte de trente-six
semaines, qu’on sentait de l’humidité entre ses
jambes, et que ce n’était pas dû à la rupture de
la poche des eaux.
Tout d’abord, Beth cru qu’elle avait perdu
le contrôle de sa vessie, mais, après avoir
écarté les couvertures et changé de position,
elle aperçut quelque chose sur les draps.
Elle n’avait jamais vu de sang si brillant
auparavant.
Eh merde ! le bas de son dos lui faisait tout
à coup un mal de chien.
— Que se passe-t-il ? l’interrogea Kolher.
— Je saigne, répéta-t-elle.
Tout arriva si vite alors. Ce fut comme si
elle se trouvait à l’arrière d’une voiture lancée
à toute allure, et que le paysage défilait trop
rapidement pour que son œil accroche quoi
que ce soit. Elle entendit Kolher crier dans le
téléphone, il passa ensuite un autre coup de fil,
puis Doc Jane et V. arrivèrent ventre à terre. Et
les choses s’accélérèrent encore, tout le
monde s’affaira autour d’elle, tandis qu’elle
se sentait étrangement immobile et engourdie.
Une fois qu’on l’eut transférée sur le
brancard, elle regarda la place qu’elle avait
occupée dans le lit et frissonna en apercevant
la tache brillante. Elle était énorme, comme si
on avait déversé cinq litres de peinture sous
elle.
— Est-ce que tout ira bien pour le bébé ?
marmonna-t-elle tandis qu’elle plongeait en
état de choc. Est-ce que… est-ce que mon fils
va s’en tirer ?
On lui offrit de la compassion mais aucune
vraie réponse.
Mais Kolher, le père de son enfant, était
juste à côté d’elle et lui tenait la main, en
s’orientant grâce au brancard.
John apparut lorsqu’ils atteignirent le
palier. Il ne portait qu’un boxer, ses cheveux
étaient en bataille, mais son regard vif. Il prit
son autre main.
Elle ne se rappela pas grand-chose de la
course effrénée dans le tunnel, hormis le fait
que la douleur devenait violente. Et aussi de
l’éclat des plafonniers qui défilèrent en
rythme sous ses yeux alors qu’elle était
allongée, parce qu’ils lui donnèrent
l’impression qu’elle se trouvait dans un Star
Wars, au moment de passer en vitesse lumière.
Pourquoi n’entendait-elle rien ?
Lorsqu’elle observait les gens autour
d’elle, ils remuaient la bouche, en échangeant
des regards inquiets au-dessus d’elle.
— Est-ce que petit Kolher ira bien ?
Même sa propre voix était étouffée, comme
si on avait mis le volume au plus bas. Elle
tenta de la rendre plus forte.
— Est-ce qu’il va s’en sortir ?
Puis ils franchirent l’entrée habituelle
menant au centre d’entraînement et
descendirent encore, jusqu’à une porte
d’urgence qu’on avait créée pour elle,
justement pour ce genre de situation.
Sauf qu’elle n’avait pas prévu d’accoucher
ainsi. Elle était censée se rendre dans le
monde humain, où il y aurait des gens pour
s’occuper d’elle et du petit Kolher, qui
régleraient les problèmes que celui-ci
pourrait rencontrer, seraient là pour elle et
iAm s’il faisait jour, et grand Kolher et John
s’il faisait nuit.
Petit Kolher, songea-t-elle.
Apparemment, elle venait de donner un
nom à son fils.
Lorsqu’elle arriva à la clinique, elle ne
cessait de se répéter qu’elle n’aurait pas dû
être là. Surtout quand elle leva les yeux sur
l’énorme plafonnier de la salle d’opération
principale.
Bizarrement, elle repensa à toutes les fois
où elle s’était retrouvée ici, pour réconforter
un frère blessé au combat, pour accompagner
Layla à un examen ou…
Doc Jane apparut dans son champ de vision.
Elle remuait lentement les lèvres.
— …eth ? Est-ce que tu m’entends, Beth ?
Ah ! bien, quelqu’un venait d’augmenter le
volume.
Mais elle ne comprit pas sa réponse. Elle
n’entendait pas sa propre voix.
— OK, c’est bon.
Doc Jane articula de façon très claire.
— Je veux faire une échographie pour
écarter l’hypothèse d’un placenta prævia.
C’est une complication lorsque le placenta est
inséré dans le bas de l’utérus. Mais je crains
que tu souffres d’un hématome
rétroplacentaire.
— Que… c’est ? marmonna Beth.
— Est-ce que tu as mal au dos ?
— Dans le bas.
Doc Jane hocha la tête et posa les mains sur
le ventre de Beth.
— Si j’appuie…
Beth poussa un gémissement.
— Assurez-vous seulement que mon fils va
bien.
Ils approchèrent l’échographe et on
découpa sa chemise de nuit. Lorsqu’on étala
du gel conducteur sur son ventre et qu’on
éteignit la lumière, elle ne regarda pas l’écran.
Elle observa le visage de son mari.
Ce magnifique visage masculin était
empreint d’une terreur profonde.
Il ne portait pas ses lunettes de Solex – de
soleil, plutôt. Et ses yeux vert pâle
parcouraient la salle en tous sens, comme s’il
essayait désespérément de voir quelque chose,
n’importe quoi.
— Comment as-tu su ? chuchota-t-elle. Que
j’avais un problème…
Il se tourna vers elle.
— Ma mère me l’a dit. En rêve.
Étrangement, cela la fit pleurer, et l’image
de son mari se brouilla tandis que la nature
dictait sa loi de la pire des manières : Beth ne
se souciait que du bébé, mais ne pouvait
strictement rien faire pour lui. Son corps et
son enfant avaient seuls les cartes en main.
La raison de Beth, sa volonté, son âme ?
Tous ses rêves et ses désirs, ses espoirs et ses
folies ?
Rien de tout cela n’entrait enjeu.
Le visage de Doc Jane reparut.
— …eth ? Beth ? est-ce que tu es avec moi ?
Lorsqu’elle souleva la main pour dégager
les cheveux de son visage, elle se rendit
compte qu’ils lui avaient passé un brassard
pour prendre sa tension et lui avaient posé une
perfusion. Et ce n’étaient pas des cheveux, qui
gênaient sa vue, mais des larmes.
— Beth, l’échographie ne me montre pas ce
que j’espérais voir. Le pouls du bébé ralentit
et tu saignes abondamment. Il faut qu’on le
sorte de là, d’accord ? Je suis persuadée que tu
fais une hémorragie rétroplacentaire et que
vous êtes tous les deux en danger. D’accord ?
Beth ne put que regarder Kolher.
— Qu’est-ce qu’on fait ?
D’une voix si fêlée qu’elle était à peine
compréhensible, il répondit : — Laissons-la
opérer avec Manny, OK ?
— Très bien.
Doc Jane reparut dans son champ de vision.
— Nous allons devoir t’endormir. Je ne
veux pas poser de péridurale car nous n’avons
plus le temps.
— Compris.
— Je t’aime, dit-elle à Kolher. Oh, mon
Dieu… le bébé…
Chapitre 74

Kolher n’avait que les odeurs de la pièce


pour tenter de comprendre ce qui se passait
dans la salle. Celle de l’antiseptique. Celle du
sang, qui le terrifiait. Celle de la peur, qui
émanait de Beth et des frères autour de lui.
Celle d’un raisonnement calme et froid venant
de Doc Jane, Manny et Ehlena.
Avec un peu de chance, cette dernière odeur
sauverait des vies.
D’un seul coup, un nouvel effluve s’ajouta
au mélange des autres. Astringent.
Puis il entendit un couinement à côté de lui,
comme si on avait approché une chaise. Après
quoi, une large main le repoussa pour qu’il
s’assoie, avant de serrer la sienne avec tant de
force que ses os faillirent être écrabouillés.
John Matthew.
— Eh ! mec, murmura Kolher, conscient
que le temps s’était arrêté. Eh… mec.
Au bout du compte, il ne put que serrer lui
aussi la paume de son beau-frère, et tous deux
demeurèrent ensemble, figés côte à côte,
pendant que les membres de l’équipe médicale
échangeaient des informations dans un jargon
technique, par-dessus des bruits de cliquetis
métalliques, de sifflements et de succion.
La voix de Doc Jane était si calme. Ainsi
que les réponses de Manny.
Leur attitude était à l’inverse de la situation
: plus les choses devenaient effrayantes, plus
ils étaient concentrés et maîtres d’eux-mêmes.
— OK, je le tiens…
— Attendez, c’est déjà en train d’arriver ?
demanda Kolher.
Un sifflement montant dans les aigus à côté
de lui fut sa seule réponse.
Puis, il entendit le premier cri d’un
nouveau-né.
— Est-ce qu’il est vivant ? demanda Kolher
comme un crétin.
Nouveau sifflement.
Puis il oublia complètement son fils.
— Beth ? Qu’en est-il de Beth ?
Personne ne répondit.
— Beth ? aboya-t-il. John, que se passe-t-il,
bordel ?
L’odeur de sang était lourde dans l’air. Si
lourde. Bien trop lourde.
Il n’arrivait plus à respirer. Il ne
réfléchissait plus. Il n’était même plus en vie.
— Beth…, chuchota-t-il dans l’obscurité.
Il fallut une éternité avant que Doc Jane
s’approche de lui. Et à en juger par la
proximité et la direction de sa voix, il sut
qu’elle s’était agenouillée devant lui.
— Kolher, nous avons un problème. Le
bébé va bien, Ehlena s’occupe de lui. Mais
Beth continue à saigner alors même que je l’ai
recousue après la césarienne. Elle a une
hémorragie sévère et rien ne montre qu’elle
coagule. Le plus sûr serait de procéder à une
hystérectomie. Sais-tu de quoi il s’agit ?
Elle lui parlait comme s’il était stupide, ce
qui était une bonne chose, cependant.
— Non.
Même s’il avait déjà entendu le mot
auparavant. Merde ! elle aurait dû lui donner
la définition des termes les plus courants.
— Je dois lui retirer son utérus. Elle va
mourir si je ne le fais pas, Kolher. Cela veut
dire qu’elle ne sera plus en mesure d’avoir
d’autres enfants…
— Je me fous de tout le reste à part elle.
Quoi que vous deviez faire, faites-le. Tout de
suite.
— OK, au boulot, Manny.
— Où est mon fils ! s’exclama-t-il d’un seul
coup. Donnez-moi mon fils !
À peine un instant plus tard, on lui déposa
un petit paquet dans les bras. Si léger. Trop
léger pour être en vie, et pourtant son fils était
tiède et respirait. Il était vivant.
Il le serra contre lui parce que sa shellane
se trouvait dans cet enfant. Dans chaque
molécule de son corps, elle se trouvait avec
lui, et cela voulait dire que, lorsqu’il pressait
le bébé contre son cœur, il tenait sa chère
Beth.
— Que se passe-t-il ? chuchota-t-il, sans
attendre de réponse.
Il laissa les larmes tomber où elles
pouvaient. Sans doute sur le visage de son fils.
Qui s’en souciait ?
Chapitre 75

Beth émergea de l’inconscience comme un


bouchon à la surface d’une eau paisible. Des
choses lui revenaient et lui échappaient par à-
coups.
Mais à la seconde où son cerveau se remit
en route elle hurla : — Kolher !
— Juste ici, nous sommes juste ici.
Avec un mouvement de recul, elle se
retourna sur le lit d’hôpital et ressentit
immédiatement une intense douleur au niveau
du ventre.
Puis plus rien n’eut d’importance. Assis à
côté de son lit, sur une chaise trop petite pour
sa corpulence, son mari et son fils étaient
comme les deux doigts de la main.
Les pleurs qui lui échappèrent étaient
parfaitement incontrôlables, montant si vite
qu’ils explosèrent de son âme. Et, Seigneur !
son ventre lui faisait un mal de chien.
Lorsqu’elle tendit le bras vers son mari et
son fils, son intraveineuse la tira en arrière,
mais elle ne s’en soucia pas. Et alors ses deux
hommes la rejoignirent, Kolher se leva en
portant le nouveau-né et s’assit tout contre elle
sur le lit d’hôpital.
— Oh, mon Dieu ! c’est mon bébé,
s’entendit-elle dire.
Petit Kolher – oui, elle lui avait vraiment
déjà trouvé un surnom – était le portrait
craché de son père. Même ses rares cheveux
présentaient une implantation en V au centre
de son front. Et, comme s’il l’avait reconnue,
il ouvrit les yeux au moment où son père la
laissait prendre le précieux fardeau.
— Salut, mon grand.
Parce que même s’il pesait, quoi ? trois
kilos et quelque ? la façon dont ce petit bout la
dévisageait lui donnait l’impression qu’il était
déjà aussi grand que son père.
— Tu es magnifique, lui dit-elle.
Puis elle examina ses yeux. Les pupilles
étaient normales, les iris bleu foncé et non
vert pâle.
Elle se tourna vers son mari.
— Il est parfait.
— Je sais. Ils m’ont dit qu’il me
ressemblait.
— C’est le cas.
— Hormis les yeux. Mais je l’aurais quand
même aimé.
— Moi aussi.
Elle gazouilla, en triturant le tissu rouge
que la shellane du contremaître avait tissé.
Jusqu’à ce qu’elle prenne conscience que
quelque chose clochait.
Son mari était bien trop réservé pour un
moment pareil.
— Kolher ? qu’est-ce que tu ne me dis pas ?
Quand il se frotta le visage, la terreur
qu’elle avait éprouvée revint.
— Quoi. Est-ce qu’il a un problème ?
— Non.
— C’est quoi le « mais » ?
— Ils ont dû te retirer l’intérieur. Tu
saignais trop.
Elle fronça les sourcils et secoua la tête.
— Je te demande pardon ?
Kolher tâtonna jusqu’à trouver son bras.
— Tu n’as plus rien à l’intérieur.
Elle fut prise d’une sueur froide.
— Une hystérectomie ?
— Oui. C’est le terme qu’ils ont employé.
Beth poussa un soupir. Encore une chose
qui ne faisait pas partie du plan. Et c’était un
choc de comprendre que l’organe qui la
définissait en tant que femme… en tant que
femelle… ne faisait plus partie d’elle.
Mais ensuite elle baissa les yeux sur son
petit garçon parfaitement formé et en parfaite
santé. L’idée qu’elle ait pu rater ce moment ?
Qu’elle ne soit pas là avec son mari et son fils
?
Au diable son utérus.
— OK, dit-elle. C’est bon.
— Je suis désolé…
— Non.
Elle secoua fermement la tête.
— Non, nous ne sommes pas désolés. Nous
avons notre famille et nous sommes très, très
chanceux. Nous ne sommes pas désolés.
Et ce fut alors que Kolher se mit à pleurer,
les larmes cristallines tombant de sa mâchoire
carrée sur les tatouages de ses avant-bras.
Comme elle contemplait l’ensemble des
inscriptions, elle sourit et s’imagina le petit
Kolher, aussi grand, large et fort que son père.
— Nous y sommes arrivés, annonça-t-elle
dans une soudaine bouffée d’optimisme. Nous
y sommes arrivés !
Kolher se mit à sourire, puis trouva sa
bouche pour l’embrasser.
— Oui Tu l’as fait.
— Il fallait être deux.
Elle lui caressa le visage.
— Toi et moi. Ensemble.
— J’ai seulement fait la partie marrante,
répliqua-t-il en souriant.

Un certain nombre d’heures plus tard, Beth
sortit du lit et se lava à l’éponge dans les
toilettes. Puis elle enfila une chemise de nuit
et, avec l’aide de Kolher, sortit de la pièce
avec son fils dans les bras…
Pour se retrouver face à une standing
ovation.
Elle avait eu l’intention de regagner la
demeure et d’y retrouver tous ses amis, mais
ils étaient venus à elle. Ils étaient près de
cinquante, depuis les frères jusqu’aux doggen,
entassés dans le couloir en béton du centre
d’entraînement, alignés de chaque côté.
Difficile de ne pas se mettre à pleurer.
Mais bon, on s’en fichait. Ils faisaient partie
de la famille.
— Vive le roi ! se mit-on à scander.
Berçant son fils contre son sein et lui
couvrant les oreilles, elle se mit à rire, et ce
fut alors qu’elle aperçut son frère. Il
rayonnait, avec son sourire si large et si fier,
et ses mains posées sur son cœur comme s’il
mourait d’envie de tenir le bébé.
Boitillant jusqu’à lui, elle ne prononça pas
un mot. Elle se contenta de lui passer petit
Kolher.
La joie qu’elle reçut en retour, alors que
John tenait maladroitement le petit paquet
enveloppé de rouge, fut quasiment la
meilleure chose en ce monde. Juste derrière
celle de Kolher.
Soudain, la foule se mit à psalmodier en
langue ancienne.
— Vive le roi…
— En fait, pas vraiment.
Lorsque Kolher eut prononcé ces mots, ce
fut comme s’il avait débranché le son de tout
l’univers.
Le regardant par-dessus son épaule, les
sourcils froncés, Beth, comme tous les autres,
se contenta de dévisager le dernier vampire de
sang pur sur la planète.
Kolher se racla la gorge et souleva ses
lunettes pour se frotter l’arête du nez.
— J’ai aboli la monarchie hier soir.
On entendit une mouche voler.
— Que… ? demanda-t-elle.
— Tu m’as dit que tu ne voulais pas être la
raison pour laquelle j’abandonnerais le trône.
Tu ne l’as pas été. En fin de compte, il
s’agissait de mon choix. Tôt ou tard,
quelqu’un d’autre aurait tenté de me
disqualifier – et par extension vous deux. Et
puis, si je mourais, mon fils se retrouverait à
devoir se battre pour garder un titre qui ne
devrait pas être acquis par le sang. Mais par le
mérite.
Beth plaqua les mains sur son visage.
— Oh, mon Dieu…
— Donc nous sommes désormais une
démocratie. Saxton m’a aidé à rendre la
situation légale. Et des élections auront lieu
dans quelque temps. J’en ai discuté avec
Abalone, et il va tout coordonner. Merde ! il y
a déjà une bonne liste de candidats. Oh ! et le
meilleur de tout… la glymera est au chômage.
J’ai dissous le Conseil. Salut, les emmerdeurs.
— Je suis très heureux d’être à la retraite,
intervint Vhen. Vraiment.
Kolher tourna la tête en direction de Beth.
— C’était la meilleure solution pour nous.
Pour petit Kolher. Et qui sait, il décidera peut-
être de se présenter un jour. Mais ce sera son
choix. Pas un fardeau. Et personne, dans
aucune couche de la société, ne pourra lui dire
que la femelle qu’il aura choisie n’est pas
digne de lui. Jamais.
À ces mots, Kolher enfonça la main dans la
poche de son treillis noir, et en sortit une
poignée de… copeaux ?
Non, il s’agissait de fragments de
parchemin.
Tout en les répandant par terre, il annonça :
— Oh ! et j’ai déchiqueté ce faux décret de
divorce, aussi. La cérémonie humaine est
parfaitement légale. Mais comme notre fils
porte deux sangs en lui, j’ai voulu que les
deux traditions aient autant d’importance.
Beth ouvrit la bouche pour dire quelque
chose. Mais en fin de compte elle ne fit que
s’approcher du corps musclé de son mari et se
suspendre à son cou.
Naturellement, il n’y avait plus un œil de
sec dans tout le centre d’entraînement.
Mais c’était ce qui arrivait quand un mortel
ordinaire accomplissait un acte digne d’un
superhéros.
Chapitre 76

Ce fut un bon mois plus tard que Kolher


comprit de quoi parlait la vision de V. Le
visage dans les cieux, l’avenir entre ses
mains…
Petit Kolher était déjà réglé : il dormait
pendant la journée et restait éveillé toute la
nuit, ce qui était absolument parfait. Beth
s’était remise comme un charme de sa
césarienne, se nourrissait bien, mangeait
correctement et se comportait comme la
meilleure mère du monde.
Elle semblait née pour cela. Elle était
incroyable, et si heureuse, si absolument
heureuse.
La réalité d’avoir un fils était encore plus
belle que ses rêves le lui avaient laissé croire.
Et oh ! oui, petit Kolher attaquait la vie
comme un battant. Il mangeait, remplissait sa
couche, dormait, remplissait sa couche,
mangeait. Il pleurait rarement, et n’avait aucun
problème à passer de bras en bras pendant les
repas pour que chaque membre de la
maisonnée ait l’occasion de le tenir.
Même le chien et le chat l’appréciaient.
L’enfant dormait dans un berceau dans les
appartements de la Première famille et,
apparemment, George et Bouh estimaient tous
les deux qu’il s’agissait d’un poste de garde.
Quand le retriever n’aidait pas Kolher à se
déplacer, il était toujours avec le gamin,
allongé au pied du petit lit, montant la garde
vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Et quand
George était au service de son autre maître,
c’était au tour du félin de surveiller le bébé.
Donc oui, ce fut par une nuit
merveilleusement normale de juin que Beth
annonça qu’elle allait courir après le Premier
Repas et que Kolher décida d’emmener
l’enfant avec son chien et le chat en
promenade au rez-de-chaussée. Petit Kolher
semblait toujours apprécier cela et, comme
d’habitude, à la seconde où ils se mirent en
route, il commença à se tordre le cou comme
s’il passait la maison en revue.
Ils se trouvaient dans la bibliothèque et
s’approchaient des portes-fenêtres quand le
bébé poussa un cri et se tendit, comme si
quelque chose avait attiré son regard.
— Que se passe-t-il, mon grand ?
Kolher repositionna son fils – Dieu, qu’il
aimait ce mot, « son fils » – puis résolut
l’équation.
— C’est la lune que tu vois ? Ce doit être…
oui, je crois que c’est ça.
Déverrouillant la fenêtre, il l’ouvrit et prit
une grande inspiration. L’été arrivait à grands
pas, la nuit était tiède comme un bain et, quand
P.K. leva les bras, papa se dit qu’il allait saluer
le vieil homme dans le ciel.
Ou… le visage.
Avec le sentiment que réalité et magie se
fondaient spécialement cette nuit-là, Kolher
souleva son fils face au ciel.
Il le leva très haut.
Il tenait son avenir entre ses mains.
Et son fils vit la lune pour la toute première
fois, grâce à ses yeux, qui étaient aussi
parfaits que le reste de sa personne.
— Je te donnerai tout ce que je pourrai, lui
dit son père d’un ton bourru, soulagé que
personne ne soit dans les parages. Tout ce
dont tu auras besoin, je te le fournirai. Et je
t’aimerai jusqu’à mon dernier souffle.
D’un seul coup, il prit conscience qu’il
n’était pas seul.
Des gens sortaient par les différentes issues
de la maison. Une large foule.
Pivotant sur lui-même, il serra son fils
contre lui d’un air protecteur, se préparant à
entendre une mauvaise nouvelle.
— Quoi ?

Ils vinrent chercher Beth alors qu’elle était
sur le tapis de course. Tous ensemble. Tous
les membres de la Confrérie.
Mais ce ne fut pas Tohr qui prit la parole.
Ce fut Saxton.
Et une fois qu’il eut fini elle se sentit si
engourdie qu’elle faillit tomber par terre.
Le retour dans le tunnel, en direction de la
maison, lui donna la même impression
d’irréalité que celle qu’elle avait eue lors de
son accouchement problématique. Elle ne se
rappela rien de la bousculade, ni des gens qui
l’accompagnaient, ni de ce qu’on lui dit.
Et lorsqu’elle déboucha dans le vestibule et
aperçut les autres membres de la maisonnée
réunis une fois de plus, chacun d’entre eux
arborait la même expression d’incrédulité
qu’elle.
Le destin avait repris les rênes.
Et ils ne pouvaient que suivre cette nouvelle
direction.
Elle prit la tête des recherches lorsqu’ils
fouillèrent le rez-de-chaussée de la maison, en
s’attendant à découvrir à chaque instant
Kolher et son fils.
La porte-fenêtre ouverte sur la terrasse leur
indiqua où ils se trouvaient.
Sortant dans la nuit, elle aperçut son mari
qui tenait son fils face à la plus grosse pleine
lune de la saison. Le globe scintillait comme
le soleil et baignait tout le paysage de sa
lumière blanche.
C’était comme s’il faisait une offrande
sacrée…
D’un mouvement rapide, Kolher se
retourna d’un bloc, en protégeant leur fils de
ses bras massifs.
— Quoi ?
Même si c’était Saxton qui leur avait
rapporté la nouvelle, tout le monde la regarda.
S’avançant d’un pas, elle aurait aimé porter
autre chose que son jogging. Une robe de bal,
peut-être.
— Beth, que se passe-t-il, putain ?
Elle tenta de trouver les mots justes,
accolant frénétiquement des noms et des
verbes au hasard dans sa tête. Mais en fin de
compte elle opta pour la simplicité.
Mettant un genou à terre, elle inclina la tête.
— Longue vie au roi.
Comme un seul homme, la foule derrière
elle l’imita, reprenant en chœur ces quatre
mots, qui s’élevèrent dans la nuit tandis que
leurs corps s’abaissaient vers les dalles.
— Je suis désolé.
Kolher secoua la tête.
— Je n’ai pas bien entendu ?
Elle se releva. Mais fut la seule.
— Tu as été élu à vie à l’unanimité. Roi de
l’espèce. Abalone a mené campagne, et tous
ces roturiers que tu as aidés ont voté pour toi.
Chacun d’entre eux. Tu as été choisi par ton
peuple pour régner. Tu es le roi.
Quand le chant débuta, Kolher parut ne pas
savoir comment répondre. Et c’était un chant
si joyeux, les voix mâles et femelles montant
dans le ciel nocturne pour célébrer le présent
et l’avenir.
— Et qui sait, ajouta Beth en contemplant
leur fils. S’il grandit pour devenir comme son
père, il sera peut-être choisi, lui aussi. Mais ce
sera à ton peuple d’en décider. Tu lui as remis
le droit de vote, et il t’a donné le trône.
Kolher se racla la gorge. Plusieurs fois.
Finalement, il ne put que murmurer :
— J’aurais aimé que mon père et ma mère
soient en vie pour voir cela.
Beth enlaça son mari et son fils et les serra
fort tous les deux. Et lorsqu’elle regarda par-
dessus l’épaule de son compagnon et aperçut
la lune, elle eut brusquement la sensation que
l’alignement était achevé et la nouvelle ère
enfin venue.
— Je crois que c’est le cas, dit-elle
doucement. Je crois que tous deux nous
regardent en ce moment même, et qu’ils sont
très, très, heureux.
Après tout, les parents sont particulièrement
fiers de voir le courage de leurs enfants
récompensé par les autres.
Et de savoir que l’amour rayonne autour
d’eux.
Partout.
À jamais.
LEXIQUE DES TERMES ET
DES NOMS PROPRES

Abhîme : enfer.
Ahstrux nohtrum : garde personnel du roi
ayant le droit de tuer, nommé à son poste par
le roi.
Brhume : dissimulation d’un certain
environnement physique, création d’un champ
d’illusion.
Chaleurs : période de fertilité des vampires
femelles, d’une durée moyenne de deux jours,
accompagnée d’intenses pulsions sexuelles.
En règle générale, les chaleurs surviennent
environ cinq ans après la transition d’un
vampire femelle, puis une fois tous les dix
ans. Tous les vampires mâles sont réceptifs à
des degrés différents s’ils se trouvent à
proximité d’un vampire femelle pendant cette
période qui peut s’avérer dangereuse,
caractérisée par des conflits et des combats
entre des mâles rivaux, surtout si le vampire
femelle n’a pas de compagnon attitré.
Chaste : vierge.
Chrih : symbole d’une mort honorable dans
la langue ancienne.
Cohmbat : conflit entre deux mâles
revendiquant les faveurs d’une même femelle.
Confrérie de la dague noire : organisation
de guerriers vampires très entraînés chargés
de protéger leur espèce de la Société des
éradiqueurs. Des unions sélectives au sein de
l’espèce ont conféré aux membres de la
Confrérie une force physique et mentale hors
du commun, ainsi que des capacités de
guérison rapide. Pour la plupart, les membres
n’ont aucun lien de parenté et sont admis dans
la Confrérie par cooptation. Agressifs,
indépendants et secrets par nature, ils vivent à
l’écart des civils et n’entretiennent que peu de
contacts avec les membres des autres castes,
sauf quand ils doivent se nourrir. Ils font
l’objet de nombreuses légendes et d’une
vénération dans la société des vampires.
Seules des blessures très graves – balle ou
coup de pieu dans le cœur, par exemple –
peuvent leur ôter la vie.
Courthisane : Élue formée dans le domaine
des arts du plaisir et de la chair.
Doggen : dans le monde des vampires,
membre de la caste des serviteurs. Les doggen
obéissent à des pratiques anciennes et suivent
un code d’habillement et de conduite
extrêmement formel. Ils peuvent s’exposer à
la lumière du jour, mais vieillissent
relativement vite. Leur espérance de vie est
d’environ cinq cents ans.
Élues : vampires femelles élevées au
service de la Vierge scribe. Elles sont
considérées comme des membres de
l’aristocratie, mais leur orientation est
cependant plus spirituelle que temporelle.
Elles ont peu, si ce n’est aucune interaction
avec les mâles, mais peuvent s’accoupler à des
guerriers à la solde de la Vierge scribe pour
assurer leur descendance. Elles possèdent des
capacités de divination. Par le passé, elles
avaient pour mission de satisfaire les besoins
en sang des membres célibataires de la
Confrérie, mais cette pratique est tombée en
désuétude au sein de l’organisation.
Éradiqueur : être humain dépourvu d’âme,
membre de la Société des éradiqueurs, dont la
mission consiste à exterminer les vampires.
Seul un coup de poignard en pleine poitrine
permet de les tuer ; sinon, ils sont intemporels.
Ils n’ont nul besoin de s’alimenter ni de boire
et sont impuissants. Avec le temps, leurs
cheveux, leur peau et leurs iris perdent leur
pigmentation : ils blondissent, pâlissent et
leurs yeux s’éclaircissent. Ils dégagent une
odeur de talc pour bébé. Initiés au sein de la
Société par l’Oméga, les éradiqueurs
conservent dans une jarre de céramique leur
cœur après que celui-ci leur a été ôté.
Esclave de sang : vampire mâle ou femelle
assujetti à un autre vampire pour ses besoins
en sang. Tombée en désuétude, cette pratique
n’a cependant pas été proscrite.
L’Estompe : dimension intemporelle où les
morts retrouvent leurs êtres chers et passent
l’éternité.
Ghardien : tuteur d’un individu. Les
ghardiens exercent différents degrés de tutelle,
la plus puissante étant celle qui s’applique à
une femme rehcluse : le ghardien est alors
nommé gharrant.
Gharrant : protecteur d’une femelle
rehcluse.
Glymera : noyau social de l’aristocratie,
équivalant vaguement au beau monde de la
Régence anglaise.
Granhmen : grand-mère.
Hellren : vampire mâle en couple avec un
vampire femelle. Les vampires mâles peuvent
avoir plusieurs compagnes.
Honoris : rite accordé par un offenseur
permettant à un offensé de laver son honneur.
Lorsqu’il est accepté, l’offensé choisit l’arme
et frappe l’offenseur, qui se présente à lui
désarmé.
Hyslop (n. ou v.) : terme qui fait référence à
une erreur de jugement, ayant normalement
pour conséquence de compromettre le
fonctionnement mécanique ou la possession
d’un véhicule ou d’un engin motorisé
quelconque. Par exemple, laisser ses clés dans
sa voiture alors que celle-ci est garée devant
la maison pour la nuit, oubli ayant pour
conséquence une virée criminelle dans un
véhicule volé par un tiers inconnu, est un
hyslop.
Intendhante : Élue au service personnel de
la Vierge scribe.
Jumheau exhilé : le jumeau maléfique ou
maudit, celui né en second.
Leelane : terme affectueux signifiant «
tendre aimé(e) ».
Lewlhen : « cadeau » en langue ancienne.
Lhenihan : fauve mythique connu pour ses
prouesses sexuelles. En argot actuel, fait
référence à un mâle à la taille et à l’endurance
sexuelle surnaturelles.
Lhige : marque de respect utilisée par une
soumise sexuelle à l’égard de son maître.
Lys : instrument de torture utilisé pour
énucléer.
Mahmen : « maman ». Terme utilisé aussi
bien pour désigner une personne que comme
marque d’affection.
Menheur : personnage puissant et influent.
Mharcheur : un individu qui est mort et est
revenu de l’Estompe pour reprendre sa place
parmi les vivants. Les mharcheurs inspirent le
plus grand respect et sont révérés pour leur
expérience.
Nalla ou nallum : être aimé.
Oméga : force mystique et malveillante
cherchant à exterminer l’espèce des vampires
par rancune contre la Vierge scribe. Existe
dans une dimension intemporelle et jouit de
pouvoirs extrêmement puissants, mais pas du
pouvoir de création.
Première famille : roi et reine des
vampires, ainsi que leur descendance
éventuelle.
Prétrans : jeune vampire avant sa
transition.
Princeps : rang le plus élevé de
l’aristocratie vampire, après les membres de
la Première famille ou les Élues de la Vierge
scribe. Le titre est héréditaire et ne peut être
conféré.
Pyrocante : point faible d’un individu ; son
talon d’Achille. Il peut s’agir d’une faiblesse
interne, une addiction par exemple, ou
externe, comme un(e) amant(e).
Rahlman : sauveur.
Rehclusion : statut conféré par le roi à une
femelle issue de l’aristocratie à la suite d’une
demande formulée par la famille de cette
dernière. La femelle est alors placée sous la
seule responsabilité de son ghardien,
généralement le mâle le plus âgé de la famille.
Le ghardien est alors légalement en mesure de
décider de tous les aspects de la vie de la
rehcluse, pouvant notamment limiter comme
bon lui semble ses interactions avec le monde
extérieur.
Revhanche : acte de vengeance à mort,
généralement assuré par un mâle amoureux.
Shellane : vampire femelle compagne d’un
vampire mâle. En règle générale, les vampires
femelles n’ont qu’un seul compagnon, en
raison du caractère extrêmement possessif des
vampires mâles.
Société des éradiqueurs : organisation de
tueurs à la solde de l’Oméga, dont l’objectif
est d’éradiquer les vampires en tant qu’espèce.
Symphathe : désigne certains individus
appartenant à l’espèce des vampires, qui, entre
autres, ont la capacité et le besoin de
manipuler les émotions d’autrui (afin
d’alimenter un échange énergétique). Ils ont
de tout temps fait l’objet de discriminations et
parfois même de véritables chasses à
l’homme. Ils sont aujourd’hui en voie
d’extinction.
Tahly : terme d’affection dont la traduction
approximative serait « chérie ».
Le Tombeau : caveau sacré de la Confrérie
de la dague noire. Utilisé comme lieu de
cérémonie et comme lieu de stockage des
jarres de céramique des éradiqueurs. Dans le
Tombeau se déroulent diverses cérémonies,
dont les initiations, les enterrements et les
mesures disciplinaires prises à l’encontre des
membres de la Confrérie. L’accès au Tombeau
est réservé aux frères, à la Vierge scribe et
aux futurs initiés.
Trahyner : terme d’affection et de respect
utilisé entre mâles. « Ami cher ».
Transition : moment critique de la vie d’un
vampire mâle ou femelle lorsqu’il devient
adulte. Passé cet événement, le vampire doit
boire le sang d’une personne du sexe opposé
pour survivre et ne peut plus s’exposer à la
lumière du jour. La transition survient
généralement vers l’âge de vingt-cinq ans.
Certains vampires n’y survivent pas,
notamment les mâles. Avant leur transition, les
vampires n’ont aucune force physique, n’ont
pas atteint la maturité sexuelle et sont
incapables de se dématérialiser.
Vampire : membre d’une espèce distincte de
celle d’Homo sapiens. Pour vivre, les
vampires doivent boire le sang du sexe
opposé. Le sang humain leur permet de
survivre, bien que la force ainsi conférée soit
de courte durée. Après leur transition, qui
survient vers l’âge de vingt-cinq ans, les
vampires ne peuvent plus s’exposer à la
lumière du jour et doivent s’abreuver de sang
à intervalles réguliers. Ils ne sont pas capables
de transformer les êtres humains en vampires
après morsure ou transmission de sang, mais,
dans certains cas rares, peuvent se reproduire
avec des humains. Ils peuvent se
dématérialiser à volonté, à condition toutefois
de faire preuve de calme et de concentration ;
ils ne peuvent pendant cette opération
transporter avec eux d’objets lourds. Ils ont la
faculté d’effacer les souvenirs récents des
êtres humains. Certains vampires possèdent la
faculté de lire dans les pensées. Leur
espérance de vie est d’environ mille ans, ou
plus dans certains cas.
Vierge scribe : force mystique œuvrant
comme conseillère du roi, gardienne des
archives vampires et pourvoyeuse de
privilèges. Existe dans une dimension
intemporelle. Ses pouvoirs sont immenses.
Capable d’un unique acte de création, auquel
elle recourut pour conférer aux vampires leur
existence.
Vhigoureux : terme relatif à la puissance
des organes génitaux masculins. Littéralement
: « digne de pénétrer une femelle ».
REMERCIEMENTS

Avec mon immense gratitude aux lecteurs


de La Confrérie de la dague noire !
Merci infiniment de votre soutien et de vos
conseils : Steven Axelrod, Kara Welsh, Claire
Zion et Leslie Gelbman. Merci également à
tout le monde chez New American Library :
ces livres sont vraiment le résultat d’un travail
d’équipe.
Toute mon affection à la Team Waud, vous
savez de qui je parle. Cela n’aurait tout
simplement pas pu arriver sans vous.
Rien de tout cela ne serait possible sans
mon mari aimant, qui est mon conseiller, mon
gardien et mon voyant, ma formidable mère
qui m’a donné tellement d’amour que je ne
pourrai jamais lui en rendre assez, ma famille
(de sang comme d’adoption) et mes très chers
amis.
Oh ! et à mon nouvel écrivain-assistant,
Naamah.
J.R. Ward vit dans le sud des États-Unis
avec son mari. Diplômée de droit, elle a
travaillé dans le milieu de la santé à Boston et
a été chef de service dans un des plus grands
centres médicaux du pays. Elle a toujours été
passionnée d’écriture et son idée du paradis
ressemble à une journée passée devant son
ordinateur en compagnie de son chien avec
une cafetière pleine toujours à portée de main.
Sa série La Confrérie de la dague noire
connaît un succès phénoménal dans le monde
entier et sa nouvelle série Anges déchus est en
train de suivre le même chemin.
Du même auteur, chez Milady, en poche :
La Confrérie de la dague noire :
1. L’Amant ténébreux 2. L’Amant éternel
3. L’Amant furieux
4. L’Amant révélé
5. L’Amant délivré
6. L’Amant consacré 7. L’Amant vengeur
8. L’Amant réincarné 9. L’Amant déchaîné
10. L’Amant ressuscité 11. L’Amant désiré

Anges déchus :
1. Convoitise
2. Addiction
3. Jalousie
4. Extase
5. Possession
6. Immortalité

Aux éditions Bragelonne, en grand format :
La Confrérie de la dague noire :
Le Guide de la Confrérie de la dague noire
7. L’Amant vengeur
8. L’Amant réincarné 9. L’Amant déchaîné
10. L’Amant ressuscité 11. L’Amant désiré
12. L’Amant souverain
www.bragelonne.fr
Collection dirigée par Stéphane Marsan et
Alain Névant

Titre original : The King Copyright © Love
Conquers All, Inc., 2014

Tous droits réservés y compris les droits de
reproduction en totalité ou en partie.
Publié avec l’accord de NAL Signet,
membre de Penguin Group (U.S.A.) Inc.

© Bragelonne 2015, pour la présente
traduction
L’œuvre présente sur le fichier que vous
venez d’acquérir est protégée par le droit
d’auteur. Toute copie ou utilisation autre que
personnelle constituera une contrefaçon et
sera susceptible d’entraîner des poursuites
civiles et pénales.

ISBN : 978-2-82052168-2

Bragelonne – Milady
60-62, rue d’Hauteville – 75010 Paris

E-mail : info@bragelonne.fr
Site Internet : www.bragelonne.fr
BRAGELONNE – MILADY,
C’EST AUSSI LE CLUB :
Pour recevoir le magazine Neverland
annonçant les parutions de Bragelonne
& Milady et participer à des concours
et des rencontres exclusives avec les
auteurs et les illustrateurs, rien de plus
facile !
Faites-nous parvenir votre nom et vos
coordonnées complètes (adresse
postale indispensable), ainsi que votre
date de naissance, à l’adresse suivante :
Bragelonne
60-62, rue d’Hauteville
75010 Paris
club@bragelonne.fr
Venez aussi visiter nos sites Internet :
www.bragelonne.fr
www.milady.fr
graphics.milady.fr
Vous y trouverez toutes les nouveautés,
les couvertures, les biographies des
auteurs et des illustrateurs, et même
des textes inédits, des interviews, un
forum, des blogs et bien d’autres
surprises !
Couverture
Titre
Dédicace
Prologue
Chapitre premier
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20
Chapitre 21
Chapitre 22
Chapitre 23
Chapitre 24
Chapitre 25
Chapitre 26
Chapitre 27
Chapitre 28
Chapitre 29
Chapitre 30
Chapitre 31
Chapitre 32
Chapitre 33
Chapitre 34
Chapitre 35
Chapitre 36
Chapitre 37
Chapitre 38
Chapitre 39
Chapitre 40
Chapitre 41
Chapitre 42
Chapitre 43
Chapitre 44
Chapitre 45
Chapitre 46
Chapitre 47
Chapitre 48
Chapitre 49
Chapitre 50
Chapitre 51
Chapitre 52
Chapitre 53
Chapitre 54
Chapitre 55
Chapitre 56
Chapitre 57
Chapitre 58
Chapitre 59
Chapitre 60
Chapitre 61
Chapitre 62
Chapitre 63
Chapitre 64
Chapitre 65
Chapitre 66
Chapitre 67
Chapitre 68
Chapitre 69
Chapitre 70
Chapitre 71
Chapitre 72
Chapitre 73
Chapitre 74
Chapitre 75
Chapitre 76
Lexique des termes et des noms
propres
Remerciements
Biographie
Du même auteur
Mentions légales
Le Club

Vous aimerez peut-être aussi