Ecologie - B. Perret (Esprit Mai2020)
Ecologie - B. Perret (Esprit Mai2020)
Ecologie - B. Perret (Esprit Mai2020)
par
Bernard Perret
https://esprit.presse.fr/article/bernard-perret/l-ecologie-est-elle-rationnelle-42614
MARS 2020
La rationalité écologique est irréductible à la rationalité économique. Il faut donc rompre
avec cette dernière pour imaginer une société d’après la croissance.
Fin novembre 2019, on a vu Bruno Lemaire s’inquiéter de l’explosion des achats de grosses
cylindrées et Brune Poirson partir en guerre contre le Black Friday. C’est sans doute la première fois
que des ministres s’en prennent directement à des comportements emblématiques de la société de
consommation. Habituellement, c’est plutôt la frilosité des consommateurs qui inquiète Bercy. On
a là un indice probant de l’inquiétude qui gagne les sphères dirigeantes face au constat d’une
accélération de la crise climatique et du retard pris par la France sur la feuille de route qu’elle s’est
elle-même fixée. Ces changements d’attitude sont encourageants, mais font-ils sens au regard de la
politique économique ? Il faudrait pouvoir expliquer aux Français que la critique du consumérisme
participe d’une nouvelle conception du développement économique et social et du « bien-vivre ».
Oser se placer à cette hauteur serait d’autant plus justifié que la crise des Gilets jaunes a mis au jour
un symptôme majeur de l’épuisement de notre modèle économique : le poids croissant des
dépenses contraintes et de la monétarisation subie. Quand les besoins perçus augmentent
structurellement plus vite que les moyens de les satisfaire, il y a lieu de s’interroger sur les vertus de
la croissance. Prendre ce problème au sérieux devrait logiquement conduire à des politiques de
réduction des besoins monétaires, à rebours de tout ce que l’on a fait depuis des décennies[1]. Ce
serait faire un pas dans la voie de l’après-croissance. Il faudrait alors envisager toutes les
conséquences sociales et politiques d’une stagnation de la consommation marchande (en termes
d’emploi, de financement des dépenses publiques, etc.). Ne nous leurrons donc pas : imaginer une
autre cohérence économique et sociale et la transformer en projet politique viable n’a rien
d’évident et, à vrai dire, on ne voit pas qui en serait capable aujourd’hui.
La crise climatique est dans toutes les têtes et la certitude gagne que l’humanité s’achemine vers de
grandes ruptures, mais la plupart des responsables politiques continuent de traiter l’écologie
comme un problème soluble dans les raisonnements économiques habituels. Leur présupposé
implicite est qu’il est possible de « découpler » la croissance et les émissions de gaz à effet de serre.
Or, au vu d’indicateurs que n’importe qui peut consulter, il y a tout lieu d’en douter. L’« intensité
carbone » de l’économie française diminue certes régulièrement depuis 1990, mais à un rythme
beaucoup trop lent (inférieur à 1,5 % par an) pour espérer diviser par quatre nos émissions à
l’horizon 2050 et a fortiori pour attendre la « neutralité carbone ». Sauf à prouver que ce chiffre peut
être multiplié par au moins trois ou quatre grâce au progrès technique[2] et à un programme
d’investissements massifs, l’idée même de croissance soutenable est une chimère. Il est d’ailleurs
significatif que le mot « découplage » ne soit jamais prononcé dans le débat public : face à un
ministre, les journalistes préfèrent poser des questions sur la place du nucléaire ou l’insuffisance
des moyens consacrés à la transition énergétique, mais, quelle que soit l’importance de ces sujets,
c’est encore prendre le problème par le petit bout de la lorgnette. La question préalable, c’est de
savoir quel modèle de développement serait compatible avec les engagements climatiques de la
France.
L’idée même de croissance soutenable est une chimère.
Et les économistes dans tout ça ? Le moins que l’on puisse dire est qu’ils n’ont généralement pas
grand-chose à dire sur ce genre de sujets. L’idée que des changements de mode de vie seront
nécessaires émerge pourtant ici ou là, mais cela va rarement jusqu’à une remise en cause du modèle
de croissance, et encore moins du cadre de rationalité dans lequel les agents économiques prennent
leurs décisions. Or ce cadre est structurellement lié aux idées et aux valeurs véhiculées par la
science économique. La pensée économique dominante, celle qui imprègne les raisonnements des
décideurs publics, des entreprises et des consommateurs quand ils s’efforcent d’agir
rationnellement, reste tributaire d’un méta-objectif d’accroissement indéfini des échanges
monétaires. Le cœur de ce « logiciel », au sens très exact du mot, c’est l’idée même de valeur
économique, de métrique universelle permettant d’évaluer et de comparer tout ce qui mérite d’être
pris en compte au titre de la richesse et du bien-être.
Il est devenu urgent d’imaginer ce que pourrait signifier le progrès social dans une société de post-
croissance, c’est-à-dire une société qui organiserait la décroissance des flux énergétiques et
matériels. L’une des rares certitudes que l’on puisse avoir, c’est qu’une telle société pourra de moins
en moins compter sur la seule rationalité marchande pour assurer la coordination des activités
humaines. D’une manière ou d’une autre, il faudra miser davantage sur la coopération volontaire, la
délibération, la gouvernance démocratique des communs, la régulation institutionnalisée et la
recherche de relations symbiotiques avec les autres et la nature. De quelle science économique
aura-t-on besoin dans un tel contexte ? Avant tout d’un savoir transdisciplinaire, intégrant l’étude
de l’économie monétaire dans une anthropologie des activités de production et d’échange, en
étroite articulation avec l’écologie comme science des interdépendances.
- Bernard Perret, Au-delà du marché. Les nouvelles voies de la démarchandisation, Paris, Les Petits Matins,
[1]
2015.
[2] - Voir dans ce numéro le texte de Franck Aggeri, p. 40.
- « Nobel » est souvent mis entre guillemets, pour souligner, d’une part, que ce prix n’est pas
[3]
décerné par le comité Nobel mais par la Banque centrale de Suède et, d’autre part, sa faible
légitimité aux yeux d’un certain nombre de chercheurs.
- « Le prix Nobel de Nordhaus n’est pas menacé : notre monde, lui, l’est », Chroniques de
[4]
janvier 2000, p. 79.
- Voir Hélène Gully, « Taxer le carbone, l’outil le plus efficace face au défi climatique selon Jean
[7]
telle manière que, pour ceux qui y participent, il existe une chance élevée que les choses se passent
conformément à cette représentation. L’ordre légitime rend donc mutuellement prévisibles les
comportements (Max Weber, Économie et société, t. I, Les Catégories de la sociologie, Paris, Pocket, 1995,
p. 64 sq.).
- Pour Christian de Perthuis, l’une des principales contradictions d’un « capitalisme post-carbone » est
[10]
pourquoi, dans un système de troc, les désirs des échangistes doivent finir par converger vers un
bien supposé plus échangeable et « liquide » que les autres.
- Georg Simmel, Philosophie de l’argent, trad. par Sabine Cornille et Philippe Ivernel, Paris, Presses
[14]
l’émergence de valeurs et d’engagements partagés », Amartya Sen, Un nouveau modèle économique. Développement,
justice, liberté, trad. par Michel Bessières, Paris, Odile Jacob, 2000.
Bernard Perret
Bernard Perret est haut fonctionnaire ; il a longtemps travaillé pour l'INSEE, pour ensuite se tourner vers les questions écologiques et de
développement durable au sein de différentes instances (dont le Ministère de l'Ecologie, du Développement durable et de l'Energie). Il est
l'auteur de nombreux essais sur les politiques publiques, les liens entre économie et société, le développement durable (…
Le dossier, coordonné par Bernard Perret, regrette que la prise de conscience de la crise écologique ait si peu d’effet
encore sur la science et les réalités économiques. C’est tout notre cadre de pensée qu’il faudrait remettre en chantier,
si l’on veut que l’économie devienne soutenable. À lire aussi dans ce numéro : survivre à Auschwitz, vivre avec
Alzheimer, le Hirak algérien, le jeu dangereux entre l’Iran et les États-Unis et un entretien avec les réalisateurs de Pour
Sama.