Ecologie - B. Perret (Esprit Mai2020)

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L'écologie est-elle rationnelle ?

par
Bernard Perret
https://esprit.presse.fr/article/bernard-perret/l-ecologie-est-elle-rationnelle-42614

MARS 2020
La rationalité écologique est irréductible à la rationalité économique. Il faut donc rompre
avec cette dernière pour imaginer une société d’après la croissance.
Fin novembre 2019, on a vu Bruno Lemaire s’inquiéter de l’explosion des achats de grosses
cylindrées et Brune Poirson partir en guerre contre le Black Friday. C’est sans doute la première fois
que des ministres s’en prennent directement à des comportements emblématiques de la société de
consommation. Habituellement, c’est plutôt la frilosité des consommateurs qui inquiète Bercy. On
a là un indice probant de l’inquiétude qui gagne les sphères dirigeantes face au constat d’une
accélération de la crise climatique et du retard pris par la France sur la feuille de route qu’elle s’est
elle-même fixée. Ces changements d’attitude sont encourageants, mais font-ils sens au regard de la
politique économique ? Il faudrait pouvoir expliquer aux Français que la critique du consumérisme
participe d’une nouvelle conception du développement économique et social et du « bien-vivre ».
Oser se placer à cette hauteur serait d’autant plus justifié que la crise des Gilets jaunes a mis au jour
un symptôme majeur de l’épuisement de notre modèle économique : le poids croissant des
dépenses contraintes et de la monétarisation subie. Quand les besoins perçus augmentent
structurellement plus vite que les moyens de les satisfaire, il y a lieu de s’interroger sur les vertus de
la croissance. Prendre ce problème au sérieux devrait logiquement conduire à des politiques de
réduction des besoins monétaires, à rebours de tout ce que l’on a fait depuis des décennies[1]. Ce
serait faire un pas dans la voie de l’après-croissance. Il faudrait alors envisager toutes les
conséquences sociales et politiques d’une stagnation de la consommation marchande (en termes
d’emploi, de financement des dépenses publiques, etc.). Ne nous leurrons donc pas : imaginer une
autre cohérence économique et sociale et la transformer en projet politique viable n’a rien
d’évident et, à vrai dire, on ne voit pas qui en serait capable aujourd’hui.
La crise climatique est dans toutes les têtes et la certitude gagne que l’humanité s’achemine vers de
grandes ruptures, mais la plupart des responsables politiques continuent de traiter l’écologie
comme un problème soluble dans les raisonnements économiques habituels. Leur présupposé
implicite est qu’il est possible de « découpler » la croissance et les émissions de gaz à effet de serre.
Or, au vu d’indicateurs que n’importe qui peut consulter, il y a tout lieu d’en douter. L’« intensité
carbone » de l’économie française diminue certes régulièrement depuis 1990, mais à un rythme
beaucoup trop lent (inférieur à 1,5 % par an) pour espérer diviser par quatre nos émissions à
l’horizon 2050 et a fortiori pour attendre la « neutralité carbone ». Sauf à prouver que ce chiffre peut
être multiplié par au moins trois ou quatre grâce au progrès technique[2] et à un programme
d’investissements massifs, l’idée même de croissance soutenable est une chimère. Il est d’ailleurs
significatif que le mot « découplage » ne soit jamais prononcé dans le débat public : face à un
ministre, les journalistes préfèrent poser des questions sur la place du nucléaire ou l’insuffisance
des moyens consacrés à la transition énergétique, mais, quelle que soit l’importance de ces sujets,
c’est encore prendre le problème par le petit bout de la lorgnette. La question préalable, c’est de
savoir quel modèle de développement serait compatible avec les engagements climatiques de la
France.
L’idée même de croissance soutenable est une chimère.

Et les économistes dans tout ça ? Le moins que l’on puisse dire est qu’ils n’ont généralement pas
grand-chose à dire sur ce genre de sujets. L’idée que des changements de mode de vie seront
nécessaires émerge pourtant ici ou là, mais cela va rarement jusqu’à une remise en cause du modèle
de croissance, et encore moins du cadre de rationalité dans lequel les agents économiques prennent
leurs décisions. Or ce cadre est structurellement lié aux idées et aux valeurs véhiculées par la
science économique. La pensée économique dominante, celle qui imprègne les raisonnements des
décideurs publics, des entreprises et des consommateurs quand ils s’efforcent d’agir
rationnellement, reste tributaire d’un méta-objectif d’accroissement indéfini des échanges
monétaires. Le cœur de ce « logiciel », au sens très exact du mot, c’est l’idée même de valeur
économique, de métrique universelle permettant d’évaluer et de comparer tout ce qui mérite d’être
pris en compte au titre de la richesse et du bien-être.

Deux Prix Nobel face au changement climatique


Ce cadre de pensée est de plus en plus inadapté à la situation où se trouve l’humanité. La théorie
économique a prouvé son utilité dans une économie de marché en expansion. Elle contribue à
rendre plus performant le pilotage du système en incitant les décideurs à le faire fonctionner en
cohérence avec sa logique interne et en renforçant la croyance commune dans son caractère
rationnel, favorisant ainsi l’alignement des comportements sur la loi du marché. Mais tout change
lorsque le bien-être et la survie de l’humanité dépendent crucialement de biens hétérogènes, non
substituables, non échangeables ni appropriables, parfois non productibles ni renouvelables. Ces
biens sont, d’une part, les biens collectifs à caractère social tels que la santé publique, la sécurité
sous toutes ses formes, la cohésion sociale et la qualité du cadre de vie et, d’autre part, tout ce qui
participe de l’intégrité et de l’hospitalité de notre niche écologique. Les contributions de deux
récents Prix Nobel[3] d’économie illustrent parfaitement l’inadéquation de la pensée économique à
ce nouveau contexte.
William Nordhaus a reçu ce prix en 2018 (avec Paul Romer) pour ses travaux sur l’intégration du
réchauffement climatique dans une modélisation de la croissance économique. Alain Grandjean
résume ainsi l’opinion de nombreux spécialistes du climat sur les travaux de Nordhaus : « Lorsque
les générations futures regarderont en arrière pour comprendre pourquoi l’espèce humaine a tant tardé à agir contre le
réchauffement climatique, le modèle économique DICE de Nordhaus (Dynamic Integrated Model of Climate
and the Economy) sera considéré comme l’un des principaux suspects[4]. » Pour comprendre la sévérité de
ce jugement, on pourrait se contenter de rappeler que les calculs de Nordhaus aboutissent au
résultat aberrant qu’il existerait un niveau de réchauffement « optimal » correspondant à l’arbitrage
le plus rationnel entre les efforts financiers à consentir pour limiter les émissions et les pertes de
bien-être causées par le changement climatique, chiffré par le modèle à + 3,5 degrés. Or cela n’a
aucun sens au regard de l’immensité des risques liés aux possibles emballements de la machine
climatique et, plus largement, de l’irréalité d’une « fonction de dommage » progressive et continue
dans un monde où les changements peuvent avoir un caractère catastrophique et irréversible.
L’absurdité de ce résultat reflète les vices rédhibitoires de l’approche de Nordhaus. Comme
beaucoup d’économistes, il s’autorise à traduire en termes monétaires une multitude d’impacts
sociaux, de souffrances et de dérèglements de tous ordres. Ce qui revient implicitement à
considérer l’augmentation de la consommation marchande « comme un baume guérissant toutes
les souffrances[5] ». Rien de nouveau ici, c’est le principe même de l’analyse coûts-bénéfices
largement utilisée depuis des décennies dans différents contextes. En 1991, dans un article souvent
cité et critiqué, Lawrence Summers, alors économiste en chef à la Banque mondiale, justifiait ainsi
sa recommandation que la Banque encourage le transfert des industries polluantes dans les pays en
développement : « La mesure des coûts de santé liés à la pollution dépend des pertes économiques dues à un
accroissement de la morbidité et de la mortalité. Un montant donné de pollution doit donc être fait là où les salaires
sont les plus bas. Je pense que la logique économique qui sous-tend l’exportation des nuisances toxiques dans les pays
à bas salaire est impeccable est que nous devons la prendre en compte[6]. » Dès lors que le bien-être social est
vu comme la somme des consommations marchandes, il est logique d’évaluer le dommage créé par
la pollution par les pertes économiques qui en résultent. Et il est rationnel d’infliger la pollution
aux pauvres ! Le raisonnement est imparable, mais sa logique est démente.
Un autre Prix Nobel, Jean Tirole, s’est également intéressé à la lutte contre le changement
climatique. Le cœur de son raisonnement est simple : partant du constat que toutes les molécules
de CO2 produisent le même dommage marginal quels que soient le lieu et l’activité génératrice de
leur émission, il faut donner un prix unique mondial au carbone au moyen d’une taxe universelle
ou, à défaut, à travers un marché de permis d’émission négociables[7]. L’augmentation du prix payé
par le consommateur est en effet, le plus souvent, un moyen efficace de réduire une
consommation, et c’est notoirement le cas pour l’énergie. Le problème, comme on l’a vu avec les
Gilets jaunes, c’est que ce levier d’action est inutilisable, parce qu’incompréhensible et socialement
inacceptable, s’il ne s’inscrit pas dans une politique d’ensemble reposant sur une pluralité d’outils et
accompagné de mesures sociales compensatrices. Les spécialistes de l’analyse des politiques
publiques ont coutume de dire que les leviers d’action des pouvoirs publics se ramènent toujours à
trois grandes catégories : les « carottes » (les incitations économiques, subventions et taxes), les
« bâtons » (les normes et réglementations) et les « sermons » (la persuasion, mais aussi la formation,
etc.) Les bonnes politiques sont celles qui mettent en œuvre de manière cohérente l’ensemble des
leviers de manière à changer le contexte global (économique, mais aussi normatif et idéologique)
dans lequel les gens prennent leurs décisions.
Tirole a le mérite de dire clairement que la lutte contre le changement climatique pourrait entraîner
une baisse du PIB et du pouvoir d’achat : « Il faut arrêter de mentir aux gens sur le climat, ça va
coûter[8]. » Mais ce qu’il semble ne pas voir, c’est qu’un tel renoncement n’a de sens et ne peut être
accepté que dans le contexte plus vaste d’une transformation du cadre de la rationalité collective.

Raison marchande et transition écologique


L’idée de rationalité n’est pas toujours clairement distinguée de celle de vérité. Il y a pourtant une
différence essentielle entre les deux : la rationalité se rapporte implicitement à l’existence d’un
cadre social. Quand nous disons de quelqu’un qu’il est « rationnel », nous voulons seulement dire
que ses opinions et ses choix sont interprétables dans un cadre de buts, de valeurs et de jugements
de fait qui nous semblent plausibles et moralement défendables[9]. En d’autres termes, nous
reconnaissons la valeur des buts qu’il poursuit et la cohérence interne de ses actes. Inversement,
nous qualifions spontanément d’irrationnel un comportement dont nous ne percevons pas le cadre
(ce qui veut simplement dire que ses buts et/ou la représentation de la réalité qui les sous-tend
nous restent inaccessibles). Nous ne pourrions vivre en société sans être guidés par un ensemble de
représentations, de motifs et de règles qui nous indiquent à chaque instant ce que nous devons
considérer comme réel et ce qu’il est souhaitable et légitime de faire pour être perçus comme
rationnels.
Dans les sociétés contemporaines, l’élément le plus prégnant du cadre de la rationalité sociale est
l’ordre marchand – notion qui n’est pas un simple équivalent de « système capitaliste ». Ce n’est pas
d’abord une structure de pouvoir mais une logique d’action liée à la concurrence marchande, une
manière de raisonner et de formuler des préférences dans un monde dominé par l’argent. La vision
marchande du monde fournit un cadre de rationalité performatif, résilient et flexible, capable de
rendre mutuellement compatibles une infinie diversité de libres décisions individuelles, dans
n’importe quel contexte politique et culturel. Sa force procède de la structure dense et cohérente
des chaînes d’objectifs et de contraintes qu’il produit, ceux-là même qui le critiquent restant pris
comme les autres dans l’entrelacs serré de leurs intérêts financiers.
Il est trop évident que la « raison écologique », c’est-à-dire le cadre de rationalité qui tiendrait
compte des irréversibilités, de la finitude du monde physique et des limites de la croissance, n’est
pas soluble dans la rationalité marchande. Les signaux massifs et cohérents produits par le système
ont beaucoup plus d’effet que les mesures ponctuelles visant à réorienter les comportements. Il en
résulte que le souci du long terme est absent du contexte immédiat de la plupart de nos décisions.
On nous suggère à chaque instant que l’argent peut tout acheter, mais presque rien n’est fait pour
nous rappeler nos devoirs à l’égard de nos descendants et de la planète, et quelles conséquences
pratiques nous devrions en tirer chaque fois que nous sommes confrontés à des choix
économiques.
La « raison écologique » n’est pas soluble dans la rationalité marchande.

Il ne suffit pas de s’en prendre aux excès du consumérisme[10] ou de la financiarisation : c’est la


logique d’ensemble du système qui est en cause. Donner la priorité absolue aux enjeux écologiques
oblige à mettre en cohérence les incitations économiques, la réglementation et les normes
techniques, les systèmes d’information, les valeurs et visions de l’avenir portées par le discours
politique.
Mais cela même ne suffira pas si de nouvelles perspectives mobilisatrices ne sont pas tracées et de
nouvelles formes de vie et d’action rendues pensables et légitimes : des contraintes de grande
ampleur ne sont acceptables qu’à la condition d’être perçues comme les conditions d’un avenir
souhaitable. L’enjeu d’une transformation de l’imaginaire social est donc essentiel et la science
économique ne peut s’exempter d’une réflexion critique sur la manière dont elle peut y contribuer.

Rompre avec trois postulats pour imaginer une


société post-croissance
Transformer notre cadre de rationalité est une tâche immense, ce dont ne semblent pas s’aviser
ceux qui parlent de décroissance comme si une telle évolution pouvait être spontanément désirée.
Je ne m’intéresse ici qu’au prérequis épistémologique de ce changement, à savoir la déconstruction
de la vision du monde véhiculée par la pensée économique dominante.
Les définitions classiques de la science économique contiennent toujours, d’une manière ou d’une
autre, l’idée qu’elle traite de l’affectation de ressources rares à la production de biens et services
utiles. Cela reste un point de départ valable pour définir l’économie dans un monde aux ressources
limitées. D’ailleurs, l’un des sens du mot « économie » renvoie au verbe « économiser », utiliser
avec parcimonie les ressources dont on dispose. Non seulement l’écologie assume cette manière de
voir les choses, mais elle la radicalise. Le développement des méthodes de comptage du carbone et
d’analyse du cycle de vie des produits est en la concrétisation.
Il y a cependant autre chose dans l’ADN de la science économique : le fait de s’intéresser
principalement à des biens échangeables produits par l’activité humaine et destinés à être
appropriés ou consommés par des individus mus uniquement par leur intérêt. On objectera sans
doute qu’il existe d’importants courants critiques, que de grands noms de la discipline comme
Amartya Sen ou Elinor Ostrom se sont émancipés du cadre de pensée standard et que même les
économistes mainstream en connaissent les limites. Il n’en demeure pas moins que la théorie
enseignée dans les universités témoigne d’un effort constant pour réduire toutes les situations à des
écarts par rapport à l’idéal du marché pur et parfait. L’objectif est toujours de les modéliser dans un
cadre formel dérivé du modèle standard et d’étendre l’usage de notions telles que le bien-être
économique (au sens réducteur de somme des satisfactions individuelles évaluées à travers la
consommation), la productivité ou l’efficience. Ce cadre, notons-le au passage, a facilité
l’émancipation et la mathématisation de la discipline, avec d’évidents avantages pour la position
sociale des économistes professionnels. Il est à peine exagéré de dire que la science économique a
défini son domaine à partir des types de raisonnements et de calculs qui peuvent s’y déployer[11].
Des individus qui maximisent des grandeurs quantifiables constituent un matériau propre à la
modélisation.
Pour préciser ces critiques, considérons trois présupposés centraux qui limitent la pertinence de
l’économie en tant que science sociale et qui deviennent encore plus indéfendables dans un
contexte d’aggravation du problème écologique.
Le premier est la croyance dans l’existence d’une métrique permettant d’évaluer et de comparer les
biens. Certains des textes fondateurs de la discipline sont éloquents sur ce point. Pour
Malthus : « Il est évident que nous ne pouvons aborder, sous le point de vue pratique, aucune discussion sur
l’accroissement relatif de la richesse chez les différentes nations si nous n’avons aucun moyen quelconque, quelque
imparfait qu’il soit, d’évaluer la somme de cet accroissement[12]. » Du point de vue théorique, André Orléan
a bien montré la vanité des tentatives des siècles derniers pour fonder la discipline sur des réalités
substantielles comme le travail ou l’utilité. L’objectivité de la valeur est purement sociale, c’est un
effet second de l’invention de la monnaie, elle-même étant l’aboutissement d’un processus de
polarisation mimétique au sein d’un espace marchand, d’une convergence nécessaire des désirs vers
une « définition unique de la liquidité[13] ». L’analyse d’Orléan reprend en la précisant une idée déjà
formulée par Simmel : la notion de valeur économique a émergé d’un long processus d’itérations et
de confrontations de multiples opérations d’évaluation : « L’économie elle-même, et non seulement l’étude
de l’économie, consiste en une abstraction à partir de la vaste réalité des processus de valorisation[14]. »
La prégnance de l’idée de valeur procède du fait que l’argent est convertible en une large gamme de
biens sociaux. L’État moderne, en prélevant ses ressources sur les flux monétaires, n’y est pas pour
rien. Aucun gouvernement ne peut ignorer que sa capacité d’action est directement indexée sur
le PIB. Or, justement, la capacité de la richesse monétaire de résumer toutes les formes de
puissance, de sécurité et de bien-être collectifs est de moins en moins évidente. Dans les pays
riches, les indicateurs de bien-être social – espérance de vie, niveau d’éducation, taux
d’incarcération, etc. – sont de moins en moins corrélés au PIB. Ce divorce est d’abord la
conséquence de l’accroissement des inégalités et de l’évolution des conditions d’existence dans les
sociétés postindustrielles. Mais ce qui défie le plus radicalement l’homogénéité du domaine
économique, c’est la place que vont prendre à l’avenir les biens écosystémiques comme le climat, la
biodiversité, la qualité de l’air et des eaux. Ces biens n’ont en effet aucune des caractéristiques
d’une marchandise : ils sont non appropriables, non échangeables et ils ne peuvent être produits
par le travail humain.
Le second postulat, c’est l’individualisme méthodologique, en vertu duquel chaque individu est
supposé posséder une fonction de préférence qui ordonne de manière stable et rationnelle ses
décisions économiques. Or nos désirs sont interdépendants. Ils sont puissamment influencés par
les désirs d’autrui et, de ce point de vue, les professionnels du marketing et de la publicité en savent
plus que les économistes. Le préjugé individualiste-utilitariste ignore aussi la logique du don, « la
triple obligation de donner, recevoir et rendre » qui, comme le rappelle Alain Caillé[15], imprègne
l’ensemble des activités humaines. Ajoutons qu’il n’est pas difficile de repérer sous l’universalité du
don l’impératif toujours actuel de stabiliser les rapports sociaux au moyen d’échanges inscrits dans
la durée[16]. Par ailleurs, comme on l’a vu plus haut, les comportements économiques sont guidés
par un ensemble de signaux et de normes. L’oubli de toutes ces dimensions a pour conséquence
que les économistes tendent à privilégier les incitations économiques en oubliant que celles-ci
agissent toujours en interaction avec d’autres modes de régulation des comportements, dans un
cadre de rationalité qui les rend plus ou moins légitimes.
Dans le même ordre d’idées, une politique de transformation des préférences individuelles devra
prendre en compte le fait que celles-ci peuvent être modifiées par les informations et les arguments
échangés au cours des interactions sociales, ce qui peut se révéler décisif pour promouvoir des
comportements écoresponsables et une gouvernance coopérative des communs. Dans le contexte
d’une réflexion sur la justice sociale, Amartya Sen a ainsi souligné le fait que les points de vue
exprimés sur le bien-être collectif et la légitimité de la redistribution sont liés aux conditions dans
lesquelles les gens exercent leur jugement[17]. La qualité du débat public est donc essentielle pour
éduquer les aspirations et les projections individuelles. On peut illustrer cela par l’exemple d’une
réunion de copropriété : le climat de convivialité, la confiance mutuelle et la qualité des échanges
ont une influence décisive sur la capacité des copropriétaires à s’approprier le bien qu’ils ont à
gérer en commun.
Le troisième postulat, étroitement lié aux deux précédents, c’est l’indépendance mutuelle de la
production et de la répartition des biens. La question sociale se pose une fois que l’on a produit le
maximum de richesse et le travail lui-même est considéré comme une « désutilité » dont la seule
valeur réside dans ce qu’il produit. C’est ce qui sous-tend la conception libérale des politiques
sociales, conçues comme des politiques de redistribution financière totalement dissociées de la
régulation des rapports professionnels et du fonctionnement du marché du travail. Cette manière
de voir les choses ignore, entre autres, les dimensions non utilitaires du travail. Or celles-ci vont
prendre encore plus d’importance avec le développement de diverses formes d’« hybridation » de la
logique marchande, notamment dans le cadre de l’économie collaborative. Ce que la théorie
économique permet difficilement de penser, c’est l’imbrication croissante du monétaire et du non-
monétaire, dans les entreprises comme dans les associations, avec une valorisation de ressources
sociales non monétarisables (bénévolat et contributions volontaires, mobilisation des réseaux
sociaux dans les échanges pair à pair, implication des utilisateurs dans la production des services,
etc.) et, d’autre part, la production volontaire, dans un esprit citoyen, de bénéfices sociaux et
environnementaux (écoconception des produits, modèles d’affaires fondés sur l’usage permettant
de réduire les impacts environnementaux, etc.).
Il est devenu urgent d’imaginer ce que pourrait signifier le progrès social dans une
société de post-croissance.

Il est devenu urgent d’imaginer ce que pourrait signifier le progrès social dans une société de post-
croissance, c’est-à-dire une société qui organiserait la décroissance des flux énergétiques et
matériels. L’une des rares certitudes que l’on puisse avoir, c’est qu’une telle société pourra de moins
en moins compter sur la seule rationalité marchande pour assurer la coordination des activités
humaines. D’une manière ou d’une autre, il faudra miser davantage sur la coopération volontaire, la
délibération, la gouvernance démocratique des communs, la régulation institutionnalisée et la
recherche de relations symbiotiques avec les autres et la nature. De quelle science économique
aura-t-on besoin dans un tel contexte ? Avant tout d’un savoir transdisciplinaire, intégrant l’étude
de l’économie monétaire dans une anthropologie des activités de production et d’échange, en
étroite articulation avec l’écologie comme science des interdépendances.
 - Bernard Perret, Au-delà du marché. Les nouvelles voies de la démarchandisation, Paris, Les Petits Matins,
[1]

2015.
[2]  - Voir dans ce numéro le texte de Franck Aggeri, p. 40.
 - « Nobel » est souvent mis entre guillemets, pour souligner, d’une part, que ce prix n’est pas
[3]

décerné par le comité Nobel mais par la Banque centrale de Suède et, d’autre part, sa faible
légitimité aux yeux d’un certain nombre de chercheurs.
 - « Le prix Nobel de Nordhaus n’est pas menacé : notre monde, lui, l’est », Chroniques de
[4]

l’anthropocène, blog d’Alain Grandjean (alaingrandjean.fr), 4 septembre 2019.


[5]  - Antonin Pottier, Comment les économistes réchauffent la planète, Paris, Seuil, 2016, p. 77.
 - Cité par Ernest R. House, “The limits of cost benefit evaluation”, Evaluation, vol. 6, no 1,
[6]

janvier 2000, p. 79.
 - Voir Hélène Gully, « Taxer le carbone, l’outil le plus efficace face au défi climatique selon Jean
[7]

Tirole », Les Échos, 26 février 2017.


 - « Pour le climat, il faudra accepter un PIB plus faible », entretien avec Jean
[8]

Tirole, L’Écho, 27 février 2019.


 - La notion d’« ordre légitime », chez Max Weber, cristallise un ensemble de pratiques sociales de
[9]

telle manière que, pour ceux qui y participent, il existe une chance élevée que les choses se passent
conformément à cette représentation. L’ordre légitime rend donc mutuellement prévisibles les
comportements (Max Weber, Économie et société, t. I, Les Catégories de la sociologie, Paris, Pocket, 1995,
p. 64 sq.).
 - Pour Christian de Perthuis, l’une des principales contradictions d’un « capitalisme post-carbone » est
[10]

la « persistance de la logique consumériste » (Le Tic-tac de l’horloge climatique, Louvain-la-Neuve, De Boeck,


2019, p. 293), mais il ne semble pas voir que celle-ci est inhérente à la logique d’ensemble du
système marchand.
[11]  - Voir l’entretien avec Robert Boyer dans ce numéro, p 107.
[12]  - Cité par Dominique Méda, Qu’est-ce que la richesse ?, Paris, Aubier, 1999, p. 54.
 - André Orléan, L’Empire de la valeur. Refonder l’économie, Paris, Seuil, 2011, p. 179. Orléan montre
[13]

pourquoi, dans un système de troc, les désirs des échangistes doivent finir par converger vers un
bien supposé plus échangeable et « liquide » que les autres.
 - Georg Simmel, Philosophie de l’argent, trad. par Sabine Cornille et Philippe Ivernel, Paris, Presses
[14]

universitaires de France, 1987, p. 51.


[15]  - Alain Caillé, Extensions du domaine du don. Demander, donner, recevoir, rendre, Arles, Actes Sud, 2019.
 - Voir Marcel Mauss, « Essai sur le don », dans Sociologie et anthropologie, Paris, Presses
[16]

universitaires de France, 2013, p. 278.


 - « Une importance particulière doit être accordée au rôle de la discussion et des interactions publiques dans
[17]

l’émergence de valeurs et d’engagements partagés », Amartya Sen, Un nouveau modèle économique. Développement,
justice, liberté, trad. par Michel Bessières, Paris, Odile Jacob, 2000.
Bernard Perret

Bernard Perret est haut fonctionnaire ; il a longtemps travaillé pour l'INSEE, pour ensuite se tourner vers les questions écologiques et de
développement durable au sein de différentes instances (dont le Ministère de l'Ecologie, du Développement durable et de l'Energie). Il est
l'auteur de nombreux essais sur les politiques publiques, les liens entre économie et société, le développement durable (…
Le dossier, coordonné par Bernard Perret, regrette que la prise de conscience de la crise écologique ait si peu d’effet
encore sur la science et les réalités économiques. C’est tout notre cadre de pensée qu’il faudrait remettre en chantier,
si l’on veut que l’économie devienne soutenable. À lire aussi dans ce numéro : survivre à Auschwitz, vivre avec
Alzheimer, le Hirak algérien, le jeu dangereux entre l’Iran et les États-Unis et un entretien avec les réalisateurs de Pour
Sama.

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