Pezzini Fellini
Pezzini Fellini
Pezzini Fellini
Dossier : Des nudges dans les politiques publiques : un défi pour la sémiotique ................ 5
Jacques FONTANILLE
Introduction ............................................................................................................................................................. 6
Fiona OTTAVIANI
Transformations de l'action publique et dynamiques institutionnelles : quels changements dans les
comportements ? .......................................................................................................................................... 20
Jean-Marie KLINKENBERG
L’incitation douce dans la mise en œuvre des politiques linguistiques
Le cas des usages non sexistes ...................................................................................................................... 27
Marion COLAS-BLAISE
Vers une politique du nudge : l’instrument au service de l’incitation ........................................................ 41
Isabella PEZZINI et Paolo PEVERINI
Communication non conventionnelle et nudging en contexte urbain ........................................................ 55
Juan ALONSO ALDAMA et Mehrvi FAZAL
« Je vais lui faire une offre qu’il ne pourra pas refuser »
Du hard power au soft power ...................................................................................................................... 71
Valeria DE LUCA
Qui gardera les gardiens ? Sur certaines déclinaisons sémiotiques de la transparence en vue d’une
évaluation critique des nudges .....................................................................................................................83
Hamidreza SHAIRI
La préfiguration en tant que source de la manipulation : spéculations monétaires dans la société iranienne
.......................................................................................................................................................................96
Denis BERTRAND
Praxis énonciative, habitude et résistance au changement ....................................................................... 108
Anne BEYAERT-GESLIN
Factitivité et manipulation douce : quelques leçons tirées de l’exposition d’objets de design ................ 122
Ivan DARRAULT-HARRIS
L’urbanisme comportemental : formes dures et douces de la dissuasion dans la ville ............................ 132
Cécile McLAUGHLIN, François BOBRIE et Anne KRUPICKA
Goûtons aux nudges : contre le gaspillage alimentaire
Réflexions sémiotiques sur les pratiques d’influence de type « nudge » en milieu scolaire ................... 138
Camille ALLOING et Julien PIERRE
Nudges ou affordances ?
Tisser la toile d’une affection distribuée .................................................................................................... 157
Nedret ÖZTOKAT KILIÇERI
Le nudge : du faire discursif politique au comportement civil
L’exemple des élections 2019 d’Istanbul .................................................................................................... 175
Tiziana MIGLIORE
Nudge. La décision artifiée ......................................................................................................................... 186
Maria Giulia Dondero, Les langages de l’image. De la peinture aux Big Visual Data, Paris, Hermann, 2020
Jean-François Bordron ................................................................................................................................ 450
Louis Hébert, Cours de sémiotique, pour une sémiotique applicable, Paris, Classiques Garnier, 2020
Jean-Louis Brun.............................................................................................................................................. 455
Amir Biglari et Nathalie Roelens (éds.), La sémiotique et son autre, Paris, Éditions Kimé, 2019
Valeria DE LUCA ............................................................................................................................................ 458
Jorge Lozano, El discurso histórico (1987), Madrid, Sequitur, 2015 (rééd.)
Rayco González................................................................................................................................................465
Gianfranco Marrone, Addio alla Natura, Torino, Einaudi, 2011
Carlo Andrea TASSINARI ............................................................................................................................ 472
Isabella PEZZINI
Université de Rome « La Sapienza »
Une capacité à trouver des équivalences entre les sons, les couleurs et
les formes…
Nous sommes également tenus de croire à la perception colorée des
noms des villes. Alors que Rimini ne s’associe qu’à « un mot fait de tiges,
de soldats en ligne », Rome, lui, sonne comme « un visage rougeâtre,
une expression rendue lourde et réfléchie par les besoins gastro-
sexuels : je pense à une terre brune et visqueuse : un vaste ciel dissout,
une toile de fond d’opéra, aux couleurs violettes, jaunâtres, noires,
argentées : couleurs funèbres. Mais, dans l’ensemble, c’est un visage
réconfortant ».
Paolo Fabbri (2010)
2 Pètr Il’ič (Il’ič) Tchaïkovski, Op. 71. La musique du film a été choisie et retravaillée par Gianfranco Plenizio. Il
n’était pas rare chez Fellini de tourner des scènes à partir d’un thème musical.
2. Un horizon de convivialité
L’existence de tant de matériaux sur le thème « Fellini et la nourriture » est pour nous d’une
grande utilité pratique pour délimiter notre objet d’analyse en ayant à l’esprit un champ de référence
plus vaste3.
De la filmographie fellinienne émerge une riche typologie de situations conviviales. Sans parler
des fêtes et des réceptions, très nombreuses, ces dernières peuvent être regroupées en fonction d’une
opposition très générale entre les tables publiques et les tables privées, dans certains cas articulées,
comme on l’a dit, avec leurs cuisines. On peut aussi essayer de les organiser en suivant la « carte »
proposée par Jean Jacques Boutaud (2005, pp. 54-58) et reprise par Marrone (2016, pp. 25-26). Elle
combine un axe (vertical) concernant les relations entre les personnes qui s’assoient autour de la table,
fondé sur les degrés d’intimité et de socialisation, avec un deuxième axe (horizontal) relevant de l’aspect
extérieur des objets disposés sur la table elle-même, du plus modeste au plus somptueux. La diagonale
qui traverse le champ parcourt les différences de qualité de la nourriture, en allant du plus simple au
plus complexe.
Dans les situations publiques, on trouve des tables qui varient selon le contexte : occasions
spéciales telles que les mariages (La strada, 1954 ; Amarcord, 1973) ; festivals populaires (Rome, 1972 ;
Par ailleurs, un tête-à-tête intime peut avoir lieu lors d’un dîner public ou d’un banquet officiel.
C’est ce qui arrive dans le film Casanova entre l’aventurier vénitien et la mystérieuse Henriette, au cours
du banquet à Parme chez le bossu Du Bois : la conversation tourne autour de l’éternel féminin, mais il y
a un double niveau de lecture. Le premier, qui se déroule entre Casanova et les autres convives, est
mondain, tandis que l’autre est tout à fait privé, assuré par les regards que les deux amants échangent
entre eux. Toujours dans ce film, à un certain moment Casanova tente d’obtenir un emploi comme
ambassadeur lors d’un dîner rude et grossier, dans une cour où règnent des manières brutales... On peut
penser aussi, dans Amarcord, au mariage de la Gradisca au bord de la mer ; mariage très simple et
poétique, pas du tout somptueux. C’est-à-dire qu’à partir du modèle cité, très utile, de nouvelles
4 https://www.youtube.com/watch?v=xVb-UdNqcc4
5 https://www.archiviostoricobarilla.com/esplora/focus/caleidoscope/federico-fellini-interludio-per-rigatoni-
solisti/#
8 (General Video Classic). Il y a deux versions du script : le script littéraire, que Fellini a utilisé pendant le tournage,
et celui issu du film édité, avant le mixage final (Fellini, 1972). Je remercie Mirco Vannoni, qui m’a fourni une copie
de ces textes presque introuvables.
9 On a ici une référence à une façon complètement « différente » de voir et de percevoir la ville, surtout si on la
compare avec le trajet du tramway emprunté par le jeune provincial de Termini à la pension de la famille Palletta.
Dans la cantine, les élèves sont habillés en uniforme sombre, alignés le long d’une table
rectangulaire sans nappe, avec une vaisselle très simple composée de petits bols en métal et de quelques
cruches d’eau. Ils doivent bouger à l’unisson en répondant aux ordres militaires secs, notamment à la
fin du repas, lorsqu’ils doivent ranger les serviettes dans les anneaux. Le professeur mange seul, dans
une petite table à part, signe de distinction : sa table est couverte d’une nappe blanche, et du vin lui est
versé avec déférence par la femme qui l’assiste. Son repas dure plus longtemps, car il est toujours assis
lorsque, dans la même salle, une projection de diapositives pour les élèves démarre. Il mange avec le
chapeau sur la tête, un signe récurrent dans notre corpus, distinctif de l’âge et du rôle, qui s’oppose au
filet pour les cheveux porté par des hommes plus jeunes10.
La table du dimanche, quant à elle, est placée au centre de la salle à manger. Le père, portant un
chapeau, est assis en tête de table ; la mère, la tante et les filles se trouvent à sa droite, les fils à gauche,
et la grand-mère est assise non pas à table, mais à côté. Le mobilier est des années 1930, bourgeois, en
bois avec des incrustations : à droite, le buffet ou « vitrine » avec des poteries exposées ; à gauche, une
grande radio Phonola sur un meuble en bois de bruyère. La bonne, qui fait penser à l’enseignant de
l’école, apporte la marmite de soupe en criant que c’est l’heure de la bénédiction papale. La radio est
rapidement allumée par la mère, les femmes et les enfants s’agenouillent par terre parmi le son des
cloches et les jurons du père, qui finalement saisit la marmite et s’enfuit dans la cuisine.
Ce sketch est un prélude à la scène du déjeuner familial dans Amarcord, qui présente une série
de permutations et un développement plus dramatique, bien que toujours grotesque. L’environnement
est plus simple : cuisine au lieu de salle à manger, table équipée seulement de l’essentiel. Les garçons
sont plus âgés, et il y a une composante masculine en plus – le frère « vitellone » de la mère, en robe de
chambre et hairnet sur la tête. Il y a le grand-père au lieu de la grand-mère, qui garde son chapeau et
moleste un peu la serveuse, ici plantureuse, qui mange en dernier, debout, près de la table. Le
déroulement du déjeuner correspond au crescendo d’une querelle aussi dramatique qu’hilarante, qui
commence par une « moue » de la mère et se termine par l’arrachement de la nappe, avec tout ce qui est
disposé dessus, par le père, qui à cause de l’effort tombe à l’envers, en jurant. Un événement qui illustre
à la lettre l’expression « renverser la table », désignant la tentative violente de s’opposer à une situation
au moyen de la « destruction ».
10 Rien à voir, ni ici ni dans le Fellini-Satyricon, avec les coiffures iconiques des « Romains au cinéma » analysées
par Roland Barthes (1957), parmi lesquelles se trouvent les boucles de statue sur le front de Marlon Brando dans le
Jules César de L. Mankiewicz (1953). À propos des jeux signifiants de la coiffure masculine, voir Fabbri, 2020.
Bien que tourné en farce et en comédie, le déjeuner en famille est un moment de turbulences, le
théâtre de conflits latents entre les différentes instances de la maison ; conflits relevant d’abord des
différentes conceptions de l’« être à table », partagées entre le devoir et le plaisir, en collision
potentielle. C’est la scène pratique où les bonnes manières sont apprises aux enfants, et notamment
l’idée d’un accès réglementé et modéré à la nourriture. Mais c’est aussi le moment où les tensions
explosent, où la rencontre physique obligée exacerbe les désunions potentielles. L’isotopie érotique
circule dans toutes les scènes ci-dessus. « L’ordre et le silence » imposés dans le réfectoire du collège
dégénère en chaos lorsque, parmi les diapositives des monuments romains montrées aux écoliers,
apparaissent les fesses blanches d’une femme nue. Lors du premier déjeuner familial, la paix et le
réconfort attendus par le chef de famille sont « perturbés » par l’instance religieuse, incarnée par les
membres féminins de la famille. La relation entre le comportement à table et les appétits érotiques et
sexuels est encore plus évidente dans la scène d’Amarcord. La composante masculine « mange »
différemment selon l’âge : les enfants sont affamés, l’oncle mange avec bon goût et de façon
imperturbable, le grand-père « a déjà mangé auparavant », mais ne renonce pas à chercher une certaine
satisfaction, ne serait-ce que verbale. Le chef de famille est aux prises avec le ressentiment de la mère et,
une fois de plus, avec la « perturbation » provoquée par les enfants, qui ont pissé sur le chapeau – donc
sur l’Autorité paternelle – d’un voisin, qui viendra interrompre le repas pour demander une
indemnisation.
4. Chez Giggetto
Les repas collectifs de cette famille s’opposent au début à ceux de la famille Palletta, lorsque le
jeune homme vêtu de blanc s’installe à Rome (4). Bien que la bonne soit en train de cuisiner des pâtes,
la première visite à la maison des hôtes est en fait l’occasion de découvrir des façons différentes de
manger seuls – peut-être parce que la patronne est indisposée au lit, ou peut-être pour signifier une
liberté plus grande. Un hôte chinois, par exemple, se fait une amatriciana à sa manière, tandis que dans
la grande cuisine commune, lieu de passage et de rencontre des différents habitants de la maison, se
déroulent les activités les plus diverses. Une fille en tenue légère se sèche les cheveux, une vieille dame
OSTE : Damme a me, je la porto io a quelli. Guarda qi che bellezza… Ahò, qua ve la dovete
magnà tutta, qua ‘nse butta niente ! (Fellini 1972, p. 258).14
La place est un théâtre naturel, délimitée par les rails du tramwa – y qui, à un certain moment, la
traversera comme un « rideau de théâtre » –, et le dîner est un spectacle immersif : tout au long des
différentes tables, on peut assister à des micro-scènes, entendre des dictons populaires, des éclats de
rire et des chansonnettes. Le fil narratif de la scène est donné par la descente dans la rue du nouvel
arrivé, accueilli et placé à table par l’hôtesse, qui le guide aussi dans le choix de la nourriture. Dans la
dimension visuelle, le fil conducteur repose tout d’abord sur la figure de l’hôte qui parcourt les tables,
puis sur celle de l’hôtesse qui, au contraire de son mari, courant partout, reste debout, immobile, habillée
d’une manière très élégante. La caméra se concentre ensuite sur les différentes tables, très proches les
unes des autres. Chaque famille occupe une table différente ; on y voit des personnes de tous âges, y
compris des vieillards et des enfants criards, habillés indistinctement avec des vêtements élégants ou
négligés : les hommes en particulier sont souvent en débardeur, torse nu et, s’ils sont jeunes, avec un
filet à cheveux sur la tête. Contrôlé par le couple d’aubergistes, qui à la fois sert et apprivoise les clients,
tout le monde mange, crie, pleure et commente, dans une ambiance orgiaque pleine de références
érotiques et scatologiques. L’étranger est intégré au collectif, accueilli dans une table autre que celle de
la famille où il loge, et occupée par une femme, un mari et deux jeunes filles. Tout au long du dîner, la
femme oscille entre deux manières d’être, passant sans cesse de l’une à l’autre : comme dans les échanges
familiaux typiques, d’un côté elle se chamaille avec son mari et gronde ses filles, tandis que de l’autre
côté elle se tourne vers le garçon d’une manière plus polie et vaguement séduisante. Mais, il faut le dire,
par rapport aux dîners de famille à Rimini, les tensions et les conflits sont ici suspendus au lieu
d’exploser ; l’atmosphère générale est de jovialité et de bienveillance réciproque 15.
étendu sur 13 pages. Dans la première version, les différents dialogues et sketchs se succèdent dans un ordre dont
le montage, dans le film, fait ressortir la simultanéité.
14 « LE PATRON: Donnez-le-moi, je vais le leur apporter. Regardez cette beauté... Vous devez tout manger, ici il
y rien à jeter ! »
15 Voir le scketch de Fernanda, une belle femme qui au début de la scène regarde la place du haut de sa terrasse,
visiblement fâchée avec son compagnon, et qui finit par accepter de descendre dîner à côté de lui, en riant de ses
lourdes plaisanteries pour faire la paix. La scène introduit également une autre figure énonciative, celle de
l’observateur extérieur qui se laisse séduire et devient un participant : peut-être une invitation adressée aussi au
spectateur pour « descendre » avec le réalisateur sur la place et pour profiter de la soirée en abandonnant tout
préjugé et toute distance.
16 Gianfranco Marrone propose d’utiliser les deux termes, « savoureux » et « gouteux », comme méta-termes
équivalents au couple « figuratif/plastique » utilisé par Floch (1995), utiles pour identifier deux niveaux de
signification différents dans l’analyse du texte et/ou de l’expérience gastronomique (Marrone, 2016, chap. 7). Nous
nous limitons ici aux définitions du dictionnaire.
Puis c’est à la maîtresse de répéter le menu pour le nouvel arrivé, en lui adressant un clin
d’œil :
coratella
trippa
zampetti di vitello
la pajata – « un pezzo de budellino de vacca pieno de latte »
e poi finalmente le lumache !
En dehors des « petites bites d’ange à la sauce tomate », une invention poétique de Fellini, la
cuisine romaine traditionnelle est listée dans son intégralité, comme si elle était tirée de l’encyclopédie
– de fait, le serveur dit avec fierté au début : « c’avemo tutto ! » (« nous avons tout ! »)19. Au-delà de ce
qui est désigné verbalement, l’image montre d’autres plats tels que des saucisses et des haricots à
l’étouffée et, en grand final, la tête de bœuf entourée de ses pattes. La cuisine romane est d’origine rurale,
nourrissante et aux saveurs fortes, concentrée sur le premier plat et sur ce qu’on appelle le « cinquième
quart », c’est-à-dire les parties les moins nobles des animaux, comme les entrailles et les extrémités –
17 « Magnaccione » est le superlatif de « magnaccia », qui signifie proxénète et qui désigne par extension
métaphorique quelqu’un qui vit sans trop se soucier de gagner sa vie. Les mots de la chanson sont attribuées au
chansonnier Lando Fiorini.
18 Le mari explique la facture de ce plat à sa femme : « … Sò maniche de frate con sangue de maiale, mamma li
faceva bene… » (« Ce sont des maniche de frate avec du sang de porc, maman les cuisinait bien... »).
19 Comme l’observe Mary Douglas (2012), y compris au sein de la même tradition culinaire, chaque famille a
tendance à choisir ses plats préférés, sa propre sous-culture, tandis que le restaurant a tendance à être plus
globaliste.
DONNA : Ah, io in trattoria le lumache non le mangio mai, sai, le mangio solo quando le
faccio io. Le faccio spurgà quattro giorni. Allora sì (schiocca un bacio)… te succhi tutto !...
Ma così… No.
Il ragazzo mastica perplesso.
UOMO (f.c.) : Ma nun je date retta… A Roma sapete che dicono ? Come magni cachi !
DONNA : Sí, ma come cachi male ! (rivolta al ragazzo) Scusi, sa… (Fellini, 1972, p. 256).20
Fig. 5. Photos de scène de Rome. Ici, l’aubergiste, le chapeau sur la tête, est sur le point de
servir la spécialité de la maison, des escargots « qui ressemblent à des pigeons ».
Fellini condense dans le parlato de cette scène de nombreuses expressions typiques du dialecte
romain : dialogues sous la forme de « botta e risposta », comptines indécentes, proverbes et dictons
populaires, parmi lesquels ne peuvent pas manquer « li mortacci tua », le plus caractéristique des
20 LA FEMME : Ah, je ne mange jamais d’escargots dans la trattoria, tu sais, je ne les mange que quand je les fais.
Je vais la purger quatre jours. Alors oui (fait éclater un baiser)... tu suces tout!... Mais ainsi... Non.
Le garçon mâche perplexe.
L’HOMME (f.c.) : Mais ne l’écoutez pas ! Savez-vous ce que l’on dit à Rome ? Comment tu manges, tu chies.
LA FEMME : Oui, mais quelle merde ! (adressée au garçon) Désolé, vous savez... (Fellini, 1972, p. 256).
Ou bien le très celèbre « Stornello di Lola » tiré de la Cavalleria Rusticana, mais en version
satirique : « Fior di giaggiolo / brutti come te ce n’è uno solo / ma d’embriachi qui ce se’ te solo »23. Au-
delà de ces segments divers, ce qui compte, c’est précisément de savoir saisir cet ensemble polyphonique
et immersif : le dîner romain populaire est tout cela, l’occasion quotidienne de s’amuser, en rapportant
les blagues d’une table à l’autre. Un condensé de vie dans ses éléments les plus fondamentaux : la
sensualité, la famille, l’exubérance, l’excitation et la jouissance d’être tous ensemble, unis par la
nourriture, le vin et la langue communs.
Le dîner chez Giggetto se termine très tard dans la nuit, avec une des célèbres scènes
« métaphysiques » de Fellini (Fabbri, 2019), en contraste total avec ce qui précède. La rue est
maintenant presque déserte, les travaux sur les rails du tramway produisent des bruits sinistres, et de
pâles lumières éclairent des vitrines surréalistes : un magasin de chapeaux d’homme ; une colonne avec
le profil de Mussolini avec un casque ; une boucherie où sont accrochées les carcasses des animaux, et
une tête de bœuf au premier plan24.
Pour conclure
Pour conclure, nous rappellerons une observation de Fellini à propos de la caractérisation du
« peuple romain », que le réalisateur fait contraster avec les autres couches sociales de la ville, en
mettant en scène leurs « manières de table » et en essayant d’impliquer le spectateur, autant que
possible, dans leur appréciation. Ces romains à table sont précisément qualifiés par Fellini de
« gourmands et féroces ». Le premier adjectif fait référence au rapport ingestif direct avec la nourriture
– « glouton », selon le dictionnaire, est celui « qui ressent une préférence particulière pour certains
21 Par exemple: « Celui qui ne mange pas en compagnie, le diable l’emporte » ; « l'eau et la salade, ça fait de la
pisse ». À propos de la langue dans le cinéma de Fellini cf. Gargiulo, 2017.
22 Il s’agit de Ciccio Formaggio de Nino Taranto (1940), en dialecte napolitain: « Si tu m’aimais vraiment, tu ne
laisserais pas que les gens se moquent de moi, tu ne m’arracherais pas les cheveux des oreilles, tu ne mettrais pas
tes doigts dans mes yeux ». Le stornello est une chanson en rime, généralement improvisée, très simple, portant sur
l’amour ou sur un sujet satirique. Semblable à la comptine, il peut être comparé au chant de l’étourneau,
rebondissant d'un endroit à l’autre.
23 Voici le texte original : « Fior di giaggiolo / Gli angeli belli / Stanno a mille in cielo / Ma bello come lui / Il n’y en
a qu’un ». Ici, en revanche, on dit : « Fior di giaggiolo / aussi laid que toi, il n’y en a qu’un / mais aussi ivre, il n’y
a que toi ». Il s’agit, comme on l’a dit, du « Stornello di Lola » dans la Cavalleria Rusticana (Acte I) de Pietro
Mascagni (1890), dont la première au Teatro Costanzi à Rome avait eu un succès extraordinaire.
24 La combinaison des vitrines des deux magasins semble confirmer la sensibilité de Fellini à la dimension
symbolique et sacrificielle des animaux : n’oublions pas que l’accident de l’épisode sur le GRA consiste précisément
dans le renversement d’un camion transportant des veaux, dont les carcasses ensanglantées encombrent la route
sous la pluie.
Dans le film, Fellini positionne les Romains entre les goinfres et les gourmands. Ils ont la capacité
de discerner la nourriture, mais ils la consomment avec avidité, et parfois ils sont décidément vulgaires
par rapport aux canons bourgeois. Cependant, ils tirent de ces plongées conviviales une consolation et
un sentiment d’identité ; ils se reconnaissent à travers une cuisine et un langage de longue tradition,
dont la persistance leur permet de donner un sens à la précarité de l’existence.
Fellini ne se propose pas de les juger, il envie en quelque sorte leur immédiateté et leur
authenticité. Authenticité : telle semble être la valeur perdue et poursuivie tout au long du film, au-delà
de la nostalgie banale de « ce que nous étions ».
Bibliographie
Pour citer cet article : Isabella PEZZINI. « Dîner “Chez Giggetto” à Rome. Manières de table dans le
cinéma de Federico Fellini », Actes Sémiotiques [En ligne]. 2021, n° 124. Disponible sur :
<https://doi.org/10.25965/as.6822> Document créé le 11/01/2021
ISSN : 2270-4957