3478 JEAN JACQUES ROUSSEAU Du Contrat Social Net
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Du Contrat Social
- Collection Philosophie -
i
Table des matières
Du Contrat Social
Chapitre 3.6.......................................................................................69
Chapitre 3.7.......................................................................................74
Chapitre 3.8.......................................................................................76
Chapitre 3.9.......................................................................................81
Chapitre 3.10.....................................................................................82
Chapitre 3.11.....................................................................................84
Chapitre 3.12.....................................................................................86
Chapitre 3.13.....................................................................................87
Chapitre 3.14.....................................................................................89
Chapitre 3.15.....................................................................................90
Chapitre 3.16.....................................................................................93
Chapitre 3.17.....................................................................................95
Chapitre 3.18.....................................................................................97
LIVRE IV..........................................................................................99
Chapitre 4.1.....................................................................................100
Chapitre 4.2.....................................................................................102
Chapitre 4.3.....................................................................................105
Chapitre 4.4.....................................................................................107
Chapitre 4.5.....................................................................................116
Chapitre 4.6.....................................................................................118
Chapitre 4.7.....................................................................................121
Chapitre 4.8.....................................................................................123
Chapitre 4.9.....................................................................................132
ii
Du Contrat Social
Ce petit traité est extrait d'un ouvrage plus étendu, entrepris autrefois sans
avoir consulté mes forces, et abandonné depuis longtemps.
1
DU CONTRAT SOCIAL...
DU CONTRAT SOCIAL... 2
AVERTISSEMENT
Ce petit traité est extrait d'un ouvrage plus étendu, entrepris autrefois sans
avoir consulté mes forces, et abandonné depuis longtemps. Des divers
morceaux qu'on pouvait tirer de ce qui était fait, celui-ci est le plus
considérable, et m'a paru le moins indigne d'être offert au public. Le reste
n'est déjà plus.
AVERTISSEMENT 3
LIVRE 1
Je yeux chercher si, dans l'ordre civil, il peut y avoir quelque règle
d'administration légitime et sûre, en prenant les hommes tels 'qu'ils sont, et
les lois telles qu'elles peuvent être. Je tâcherai d'allier toujours, dans cette
recherche, ce que le droit permet avec ce que l'intérêt prescrit, afin que la
justice et l'utilité ne se trouvent point divisées.
J'entre en matière sans prouver l'importance de mon sujet. On me
demandera si je suis prince ou législateur pour écrire sur la politique. Je
réponds que non, et que c'est pour cela que j'écris sur la politique. Si j'étais
prince ou législateur, je ne perdrais pas mon temps à dire ce qu'il faut
faire ; je le ferais, ou je me tairais.
Né citoyen d'un État libre, et membre du souverain, quelque faible
influence que puisse avoir ma voix dans les affaires publiques, le droit d'y
voter suffit pour m'imposer le devoir de m'en instruire : heureux, toutes les
fois que je médite sur les gouvernements, de trouver toujours dans mes
recherches de nouvelles raisons d'aimer celui de mon pays !
LIVRE 1 4
Chapitre 1.1
Chapitre 1.1 5
Chapitre 1.2
Chapitre 1.2 6
Du Contrat Social
pasteurs d'hommes, qui sont leurs chefs, sont aussi d'une nature supérieure
à celle de leurs peuples. Ainsi raisonnait, au rapport de Philon, l'empereur
Caligula, concluant assez bien de cette analogie que les rois étaient des
dieux, ou que les peuples étaient des bêtes.
Le raisonnement de ce Caligula revient à celui de Hobbes et de Grotius.
Aristote, avant eux tous, avait dit aussi que les hommes ne sont point
naturellement égaux, mais que les uns naissent pour l'esclavage et les
autres pour la domination.
Aristote avait raison ; mais il prenait l'effet pour la cause. Tout homme né
dans l'esclavage naît pour l'esclavage, rien n'est plus certain. Les esclaves
perdent tout dans leurs fers, jusqu'au désir d'en sortir ; ils aiment leur
servitude comme les compagnons d'Ulysse aimaient leur abrutissement (b).
S'il y a donc, des esclaves par nature, c'est parce qu'il y a eu des esclaves
contre nature. La force a fait les premiers esclaves, leur lâcheté les a
perpétués.
Je n'ai rien dit du roi Adam, ni de, l'empereur Noé, père de trois grands
monarques qui se partagèrent l'univers, comme firent les enfants de
Saturne, qu'on a cru reconnaître en eux. J'espère qu'on me saura gré de
cette modération ; car, descendant directement de l'un de ces princes, et
peut-être de la branche aînée, que sais-je si, par la vérification des titres, je
ne me trouverais point le légitime roi du genre humain ? Quoi qu'il en soit,
on ne peut disconvenir qu'Adam. n'ait été souverain du monde, comme
Robinson de son île, tant qu'il en fut le seul habitant, et ce qu'il y avait de
commode dans cet empire était que le monarque, assuré sur son trône,
n'avait à craindre ni rébellion, ni guerres, ni conspirateurs.
Chapitre 1.2 7
Chapitre 1.3
Chapitre 1.3 8
Chapitre 1.4
De l'esclavage
Puisque aucun homme n'a une autorité naturelle sur son semblable, et
puisque la force ne produit aucun droit, restent donc les conventions pour
base de toute autorité légitime parmi les hommes.
Si un particulier, dit Grotius, peut aliéner sa liberté et se rendre esclave
d'un maître, pourquoi tout un peuple ne pourraît-il pas aliéner la sienne et
se rendre sujet d'un roi ? Il y a là bien des mots équivoques qui auraient
besoin d'explication ; mais tenons-nous-en à celui d'aliéner. Aliéner, c'est
donner ou vendre. Or, un homme qui se fait esclave d'un autre ne se donne
pas ; il se vend tout au moins pour sa subsistance : mais un peuple,
pourquoi se vend-il ? Bien loin qu'un roi fournisse à ses sujets leur
subsistance, il ne tire la sienne que d'eux ; et, selon Rabelais, un roi ne vit
pas de peu. Les sujets donnent donc leur personne, à condition qu'on
prendra aussi leur bien ? Je ne vois pas ce qu'il leur reste à conserver.
On dira que le despote assure à ses sujets la tranquillité civile ; soit : mais
qu'y gagnent-ils, si les guerres que son ambition leur attire, si son
insatiable avidité, si les vexations de son ministère les désolent plus que ne
feraient leurs dissensions ? Qu'y gagnent-ils, si cette tranquillité même est
une de leurs misères ? On vit tranquille aussi dans les cachots : en est-ce
assez pour s'y trouver bien ? Les Grecs enfermés dans l'antre du Cyclope y
vivaient tranquilles, en attendant que leur tour vint d'être dévorés. Dire
qu'un homme se donne gratuitement, c'est dire une chose absurde et
inconcevable ; un tel acte est illégitime et nul, par cela seul que celui qui le
fait n'est pas dans son bon sens. Dire la même chose de tout un peuple,
c'est supposer un peuple de fous ; la folie ne fait pas droit.
Quand chacun pourrait s'aliéner lui-même, il ne peut aliéner ses enfants ;
ils naissent hommes et libres ; leur liberté leur appartient, nul n'a droit d'en
disposer qu'eux. Avant qu'ils soient en âge de raison, le père peut, en leur
nom, stipuler des conditions pour leur conservation, pour leur bien-être,
mais non les donner irrévocablement et sans condition ; car un tel don est
Chapitre 1.4 9
Du Contrat Social
La guerre n'est donc point une relation d'homme à homme, mais une
relation d'État à État, dans laquelle les particuliers ne sont ennemis
qu'accidentellement, non point comme hommes, ni même comme citoyens
(a), mais comme soldats ; non point comme membres de la patrie, mais
comme ses défenseurs. Enfin chaque État ne peut avoir pour ennemis que
d'autres États, et non pas des hommes, attendu qu'entre choses de diverses
natures on ne peut fixer aucun vrai rapport.
Ce principe est même conforme aux maximes établies de tous les temps et
à la pratique constante de tous les peuples policés. Les déclarations de
guerre sont moins des avertissements aux puissances qu'à leurs sujets.
L'étranger, soit roi, soit particulier, soit peuple, qui vole, tue, ou détient les
sujets, sans déclarer la guerre au prince, n'est pas un ennemi, c'est un
brigand. Même en pleine guerre, un prince juste s'empare bien, en pays
ennemi, de tout ce qui appartient au public ; mais il respecte la personne et
les biens des particuliers ; il respecte des droits sur lesquels sont fondés les
siens. La fin de la guerre étant la destruction de l'État ennemi, on a droit
d'en tuer les défenseurs tant qu'ils ont les armes à la main ; mais sitôt qu'ils
les posent et se rendent, cessant d'être ennemis ou instruments de.
l'ennemi, ils redeviennent simplement hommes, et l'on n'a plus de droit sur
leur vie. Quelquefois, on peut tuer l'État sans tuer un seul de ses membres :
or la guerre ne donne aucun droit qui ne soit nécessaire à sa fin. Ces
principes ne sont pas ceux de Grotius ; ils ne sont pas fondés sur des
autorités de poètes ; mais ils dérivent de la nature des choses, et sont
fondés sur la raison.
A l'égard du droit de conquête, il n'a d'autre fondement que la loi du plus
fort. Si la guerre ne donne point au vainqueur le droit de massacrer les
peuples vaincus, ce droit qu'il n'a pas ne peut fonder celui de les asservir.
On n'a le droit de tuer l'ennemi que quand on ne peut le faire esclave ; le
droit de le faire esclave ne vient donc pas du droit de le tuer : c'est donc un
échange inique de lui faire acheter au prix de sa liberté sa vie, sur laquelle
on n'a aucun droit. En établissant le droit de vie et de mort sur le droit
d'esclavage, et le droit d'esclavage sur le droit de vie et de mort, n'est-il pas
clair qu'on tombe dans le cercle vicieux ?
En supposant même ce terrible droit de tout tuer, je dis qu'un esclave fait à
la guerre, ou un peuple conquis, n'est tenu à rien du tout envers son maître,
Chapitre 1.4 11
Du Contrat Social
qu'à lui obéir autant qu'il y est forcé. En prenant un équivalent à sa vie, le
vainqueur ne lui en a point fait grâce : au lieu de le tuer sans fruit, il l'a tué
utilement. Loin donc qu'il ait acquis sur lui nulle autorité jointe à la force,
l'état de guerre subsiste entre eux comme auparavant, leur relation même
en est l'effet ; et l'usage du droit de la guerre ne suppose aucun traité de
paix. Ils ont fait une convention ; soit : mais cette convention, loin de
détruire l'état de guerre, en suppose la continuité.
Ainsi, de quelque sens qu'on envisage les choses, le droit d'esclavage est
nul, non seulement parce qu'il est illégitime, mais parce qu'il est absurde et
ne signifie rien. Ces mots, esclave et droit, sont contradictoires ; ils
s'excluent mutuellement. Soit d'un homme à un homme, soit d'un homme à
un peuple, ce discours sera toujours également insensé : "Je fais avec toi
une convention toute à ta charge et toute à mon profit, que j'observerai tant
qu'il me plaira, et que tu observeras tant qu'il me plaira."
Chapitre 1.4 12
Chapitre 1.5
Chapitre 1.5 13
Chapitre 1.6
Du pacte social
Je suppose les hommes parvenus à ce point où les obstacles qui nuisent à
leur conservation dans l'état de nature l'emportent, par leur résistance, sur
les forces que chaque individu peut employer pour se maintenir dans cet
état. Alors cet état primitif ne peut plus subsister ; et le genre humain
périrait s'il ne changeait de manière d'être.
Or, comme les hommes ne peuvent engendrer de nouvelles forces, mais
seulement unir et diriger celles qui existent, ils n'ont plus d'autre moyen,
pour se conserver, que de former par agrégation une somme de forces qui
puisse l'emporter sur la résistance, de les mettre en jeu par un seul mobile
et de les faire agir de concert.
Cette somme de forces ne peut naître que du concours de plusieurs ; mais
la force et la liberté de chaque homme étant les premiers instruments de sa
conservation, comment les engagera-t-il sans se nuire et sans négliger les
soins qu'il se doit ? Cette difficulté, ramenée à mon sujet, peut s'énoncer en
ces termes :
"Trouver une forme d'association qui défende et protège de toute la force
commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle
chacun, s'unissant à tous, n'obéisse pourtant qu'à lui-même, et reste aussi
libre qu'auparavant." Tel est le problème fondamental dont le Contrat
social donne la solution.
Les clauses de ce contrat sont tellement déterminées par la nature de l'acte,
que la moindre modification les rendrait vaines et de nul effet ; en sorte
que, bien qu'elles n'aient peut-être jamais été formellement énoncées, elles
sont partout les mêmes, partout tacitement admises et reconnues, jusqu'à ce
que, le pacte social étant violé, chacun rentre alors dans ses premiers
droits, et reprenne sa liberté naturelle, en perdant la liberté conventionnelle
pour laquelle il y renonça.
Ces clauses, bien entendues, se réduisent toutes à une seule - savoir,
l'aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la
Chapitre 1.6 14
Du Contrat Social
Chapitre 1.6 15
Chapitre 1.7
Du souverain
On voit, par cette formule, que l'acte d'association renferme un engagement
réciproque du public avec les particuliers, et que chaque individu,
contractant pour ainsi dire avec lui-même, se trouve engagé sous un double
rapport : savoir, comme membre du souverain envers les particuliers, et
comme membre de l'État envers le souverain. Mais en ne peut appliquer ici
la maxime du droit civil, que nul n'est tenu aux engagements pris avec
lui-même ; car il y a bien de la différence entre s'obliger envers soi ou
envers un tout dont on fait partie.
Il faut remarquer encore que la délibération publique, qui peut obliger tous
les sujets envers le souverain, à cause des deux différents rapports sous
lesquels chacun d'eux est envisagé, ne peut, par la raison contraire, obliger
le souverain envers lui-même et que, par conséquent, il est contre la nature
du corps politique que le souverain s'impose une Ici qu'il ne puisse
enfreindre. Ne pouvant se considérer que sous un seul et même rapport, il
est alors dans le cas d'un particulier contractant avec soi-même ; par où l'on
voit qu'il n'y a ni ne peut y avoir nulle espèce de loi fondamentale
obligatoire pour le corps du peuple, pas même le contrat social. Ce qui ne
signifie pas que ce corps ne puisse fort bien s'engager envers autrui, en ce
qui ne déroge point à ce contrat ; car, à l'égard de l'étranger, il devient un
être simple, un individu.
Mais le corps politique ou le souverain, ne tirant son être que de la sainteté
du contrat, ne peut jamais s'obliger, même envers autrui, à rien qui déroge
à cet acte primitif, comme d'aliéner quelque portion de lui-même, ou de se
soumettre à un autre souverain. Violer l'acte par lequel il existe, serait
s'anéantir ; et qui n'est rien ne produit rien.
Sitôt que cette multitude est ainsi réunie en un corps, on ne peut offenser
un des membres sans attaquer le corps, encore moins offenser le corps sans
que les membres s'en ressentent. Ainsi le devoir et l'intérêt obligent
également les deux parties contractantes à s'entraider mutuellement ; et les
Chapitre 1.7 16
Du Contrat Social
mêmes hommes doivent chercher à réunir, sous ce double rapport, tous les
avantages qui en dépendent.
Or, le souverain, n'étant formé que des particuliers qui le composent, n'a ni
ne peut avoir d'intérêt contraire au leur ; par conséquent, la puissance
souveraine n'a nul besoin de garant envers les sujets, parce qu'il est
impossible que le corps veuille nuire à tous ses membres ; et nous verrons
ci-après qu'il ne peut nuire à aucun en particulier. Le souverain, par cela
seul qu'il est, est toujours ce qu'il doit être.
Mais il n'en est pas ainsi des sujets envers le souverain, auquel, malgré
l'intérêt commun, rien ne répondrait de leurs engagements, s'il ne trouvait
des moyens de s'assurer de leur. fidélité.
En effet, chaque individu peut, comme homme, avoir une volonté
particulière contraire ou dissemblable à la volonté générale qu'il a comme
citoyen ; son intérêt particulier peut lui parler tout autrement que l'intérêt
commun ; son existence absolue, et naturellement indépendante, peut lui
faire envisager ce qu'il doit à la cause commune comme une contribution
gratuite, dont la perte sera moins nuisible aux autres que le payement ne
sera onéreux pour lui ; et regardant la personne morale qui constitue l'État
comme un être de raison, parce que ce n'est pas un homme, il jouirait des
droits du citoyen sans vouloir remplir les devoirs du sujet ; injustice dont le
progrès causerait la ruine du corps politique.
Afin donc que ce pacte social ne soit pas un vain formulaire, il renferme
tacitement cet engagement, qui seul peut donner de la force aux autres, que
quiconque refusera d'obéir à la volonté générale, y sera contraint par tout le
corps ; ce qui ne signifie autre chose sinon qu'on le forcera à être libre, car
telle est la condition qui, donnant chaque citoyen à la patrie, le garantit de
toute dépendance personnelle, condition qui fait l'artifice et le Jeu de la
machine politique, et qui seule rend légitimes les engagements civils,
lesquels, sans cela, seraient absurdes, tyranniques, et sujets aux plus
énormes abus.
Chapitre 1.7 17
Chapitre 1.8
De l'état civil
Ce passage de l'état de nature à l'état civil produit dans l'homme un
changement très remarquable, en substituant dans sa conduite la justice à
l'instinct, et donnant à ses actions la moralité qui leur manquait auparavant.
C'est alors seulement que, la voix du devoir succédant à l'impulsion
physique et le droit à l'appétit, l'homme, qui jusque-là n'avait regardé que
lui-même, se voit forcé d'agir sur d'autres principes, et de consulter sa
raison amant d'écoute, ses penchants. Quoiqu'il se prive dans cet état de
plusieurs avantages qu'il tient de la nature, il en regagne de si grands, ses
facultés s'exercent et se développent, ses. idées s'étendent, ses sentiments
s'ennoblissent, son âme tout entière s'élève à tel point que, si les abus de
cette nouvelle condition ne le dégradaient souvent au-dessous de celle dont
il est sorti, il devrait bénir sans cesse l'instant heureux qui l'en arracha pour
jamais et qui, d'un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un
homme.
Réduisons toute cette balance à des termes faciles à comparer ; ce que
l'homme perd par le contrat social, c'est sa liberté naturelle et un droit
illimité à tout ce qui le tente et qu'il peut atteindre ; ce qu'il gagne, c'est la
liberté civile et la propriété de tout ce qu'il possède. Pour ne pas se tromper
dans ces compensations, il faut bien distinguer la liberté naturelle, qui n'a
pour bornes que les forces de l'individu, de la liberté civile, qui est limitée
par la volonté générale ; et la possession, qui n'est que l'effet de la force ou
le droit du premier occupant, de la propriété, qui ne peut être fondée que
sur un titre positif.
On pourrait, sur ce qui précède, ajouter à l'acquis de l'état civil la liberté
morale qui seule rend l'homme vraiment maître de lui ; car l'impulsion du
seul appétit est esclavage, et l'obéissance à la loi qu'on s'est prescrite est
liberté. Mais je n'en ai déjà que trop dit sur cet article, et le sens
philosophique du mot liberté n'est pas ici de mon sujet.
Chapitre 1.8 18
Chapitre 1.9
Du domaine réel
Chaque membre de la communauté se donne à elle au moment qu'elle se
forme, tel qu'il se trouve actuellement, lui et toutes ses forces, dont les
biens qu'il possède font partie. Ce n'est pas que, par cet acte, la possession
change de nature en changeant de mains, et devienne propriété dans celles
du souverain ; mais comme les forces de la cité sont incomparablement
plus grandes que celles d'un particulier, la possession publique est aussi,
dans le fait, plus forte et plus irrévocable, sans être plus légitime, au moins
pour les étrangers : car l'État, à l'égard de ses membres, est maître de tous
leurs biens, par le contrat social, qui, dans l'État, sert de base à tous les
droits, mais il ne l'est, à l'égard des autres puissances, que par le droit de
premier occupant, qu'il tient des particuliers.
Le droit de premier occupant, quoique plus réel que celui du plus fort, ne
devient un vrai droit qu'après l'établissement de celui de propriété. Tout
homme a naturellement droit à tout ce qui lui est nécessaire ; mais l'acte
positif qui le rend propriétaire de quelque bien l'exclut de tout le reste. Sa
part étant faite, il doit s'y borner, et n'a plus aucun droit à la communauté.
Voilà pourquoi le droit de premier occupant, si faible dans l'état de nature,
est respectable à tout homme civil. On respecte moins dans ce droit ce qui
est à autrui que ce qui n'est pas à soi.
En général, pour autoriser sur un terrain quelconque le droit de premier
occupant, il faut les conditions suivantes : premièrement, que ce terrain ne
soit encore habité par personne, secondement, qu'on n'en occupe que la
quantité dont on a besoin pour subsister ; en troisième lieu, qu'on en prenne
possession, non par une vainc cérémonie, mais par le travail et la culture,
seul signe de propriété qui, à défaut de titres juridiques, doive être respecté
d'autrui.
En effet accorder au besoin et au travail le droit de premier occupant,
n'est-ce pas l'étendre aussi loin qu'il peut aller ? Peut-on ne pas donner des
bornes à ce droit ? Suffira-t-il de mettre le pied sur un terrain commun
Chapitre 1.9 19
Du Contrat Social
posséder, et que, s'emparant ensuite d'un terrain suffisant pour tous, ils en
jouissent en commun, ou qu'ils le partagent entre eux, soit également, soit
selon des proportions établies par le souverain. De quelque manière que se
fasse cette acquisition, le droit que chaque particulier a sur son propre
fonds est toujours subordonné au droit que la communauté a sur tous ; sans
quoi il n'y aurait ni solidité dans le lien social, ni force réelle dans
l'exercice de la souveraineté.
Je terminerai ce chapitre et ce livre par une remarque qui doit servir de
base à tout système social ; c'est qu'au lieu de détruire l'égalité naturelle, le
pacte fondamental substitue, au contraire, une égalité morale et légitime à
ce que la nature avait pu mettre d'inégalité physique entre les hommes, et
que, pouvant être inégaux en force ou en génie, ils deviennent tous égaux
par convention et de droit (a)
Chapitre 1.9 21
LIVRE II
LIVRE II 22
Chapitre 2.1
Chapitre 2.1 23
Du Contrat Social
Chapitre 2.1 24
Chapitre 2.2
Chapitre 2.2 25
Du Contrat Social
Chapitre 2.2 26
Chapitre 2.3
Chapitre 2.3 27
Du Contrat Social
sont les seules bonnes pour que la volonté générale soit toujours éclairée,
et que le peuple ne se trompe point.
Chapitre 2.3 28
Chapitre 2.4
Chapitre 2.4 29
Du Contrat Social
égalité, qu'ils s'engagent tous sous les mêmes conditions et doivent jouir
tous des mêmes droits. Ainsi, par la nature du pacte, tout acte de
souveraineté, c'est-à-dire tout acte authentique de la volonté générale,
oblige ou favorise également tous les citoyens ; en sorte que le souverain
connaît seulement le corps de la nation, et ne distingue aucun de ceux qui
la composent. Qu'est-ce donc proprement qu'un acte de souveraineté ? Ce
n'est pas une convention du supérieur avec l'inférieur, mais une convention
du corps avec chacun de ses membres ; convention légitime, parce qu'elle a
pour base le contrat social ; équitable, parce qu'elle est commune à tous ;
utile, parce qu'elle ne peut avoir d'autre objet que le bien général ; et solide,
parce qu'elle a pour garant la force publique et le pouvoir suprême. Tant
que les sujets ne sont soumis qu'à de telles conventions, ils n'obéissent' à
personne, mais seulement à leur propre volonté : et demander jusqu'où
s'étendent les droits respectifs du souverain et des citoyens, c'est demander
jusqu'à quel point ceux-ci peuvent s'engager avec eux-mêmes, chacun
envers tous, et tous envers chacun d'eux.
On voit par là que le pouvoir souverain, tout absolu, tout sacré, tout
inviolable qu'il est, ne passe ni ne peut passer les bornes des conventions
générales, et que tout homme peut disposer pleinement de ce qui lui a été
laissé de ses biens et de sa liberté par ces conventions ; de sorte que le
souverain n'est jamais en droit de charger un sujet plus qu'un autre, parce
qu'alors, l'affaire devenant particulière, son pouvoir n'est plus compétent.
Ces distinctions une fois admises, il est si faux que dans le contrat social il
y ait de la part des particuliers aucune renonciation véritable, que leur
situation, par l'effet de ce contrat, se trouve réellement préférable à ce
qu'elle était auparavant, et qu'au lieu d'une aliénation ils n'ont fait qu'un
échange avantageux d'une manière d'être incertaine et précaire contre une
autre meilleure et plus sûre, de l'indépendance naturelle contre la liberté,
du pouvoir de nuire à autrui contre leur propre sûreté, et de leur force, que
d'autres pouvaient surmonter, contre un droit que l'union sociale rend
invincible. Leur vie même, qu'ils ont dévouée à l'État, en est
continuellement protégée ; et lorsqu'ils l'exposent pour sa défense, que
font-ils alors que lui rendre ce qu'ils ont reçu de lui ? Que font-ils qu'ils ne
fissent plus fréquemment et avec plus de danger dans l'état de nature,
lorsque, livrant des combats inévitables, ils défendraient au péril de leur
Chapitre 2.4 31
Du Contrat Social
vie ce qui leur sert à la conserver ? Tous ont à combattre, au besoin, pour
la patrie, il est vrai ; mais aussi nul n'a jamais à combattre pour. soi. Ne
gagne-t-on pas encore à courir, pour ce qui fait notre sûreté, une partie des
risques qu'il faudrait courir pour nous-mêmes sitôt qu'elle nous serait
ôtée ?
Chapitre 2.4 32
Chapitre 2.5
Chapitre 2.5 33
Du Contrat Social
tel, tout au moins par son séjour, il en doit être retranché par l'exil comme
infracteur du pacte, ou par la mort comme ennemi public ; car un tel
ennemi n'est pas une personne morale, c'est un homme ; et c'est alors que
le droit de la guerre est de tuer le vaincu.
Mais, dira-t-on, la condamnation d'un criminel est un acte particulier.
D'accord : aussi cette condamnation n'appartient-elle point au souverain ;
c'est un droit qu'il peut conférer sans pouvoir l'exercer lui-même. Toutes
mes idées se tiennent, mais je ne saurais les exposer toutes à la fois.
Au reste, la fréquence des supplices est toujours un signe de faiblesse ou
de paresse dans le gouvernement. Il n'y a point de méchant qu'on ne pût
rendre bon à quelque chose. On n'a droit de faire mourir, même pour
l'exemple, que celui qu'on ne peut conserver sans danger.
A l'égard du droit de faire grâce ou d'exempter un coupable de la peine
portée par la loi et prononcée par le juge, il n'appartient qu'à celui qui est
au-dessus du juge et de la loi, c'est-à-dire au souverain ; encore son droit
en ceci n'est-il pas bien net, et les cas d'en user sont-ils très rares. Dans un
État bien gouverné, il y a peu de punitions, non parce qu'on fait beaucoup
de grâces, mais parce qu'il y a peu de criminels : la multitude des crimes en
assure l'impunité lorsque l'État dépérit. Sous la république romaine, jamais
le sénat ni les consuls ne tentèrent de faire grâce ; le peuple même n'en
faisait pas, quoiqu'il révoquât quelquefois son propre jugement. Les
fréquentes grâces annoncent que, bientôt les forfaits n'en auront plus
besoin, et chacun voit où cela mène. Mais je sens que mon coeur murmure
et retient ma plume : laissons discuter ces questions à l'homme juste qui n'a
point failli, et qui jamais n'eut lui-même besoin de grâce.
Chapitre 2.5 34
Chapitre 2.6
De la loi
Par le pacte social, nous avons donné J'existence et la vie au corps
politique : il s'agit maintenant de lui donner le mouvement et la volonté par
la législation. Car l'acte primitif par lequel ce corps se forme et s'unit ne
détermine rien encore de ce qu'il doit faire pour se conserver.
Ce qui est bien et conforme à l'ordre est tel par la nature des choses et
indépendamment des conventions humaines. Toute justice vient de Dieu,
lui seul en est la source ; mais si nous savions la recevoir de si haut, nous
n'aurions besoin ni de gouvernement ni de lois. Sans doute il est une justice
universelle émanée de la raison seule ; mais cette justice, pour -être admise
entre nous, doit être réciproque. À considérer humainement les choses,
faute de sanction naturelle, les lois de la justice sont vaines parmi les
hommes ; elles ne font que le bien du méchant et le mal du juste, quand
celui-ci les observe avec tout le monde sans que personne les observe avec
lui. Il faut donc des conventions et des lois pour unir les droits aux devoirs
et ramener la justice à son objet. Dans l'état de nature, où tour est commun,
je ne dois rien à ceux à qui je n'ai rien promis ; je ne reconnais pour être à
autrui que ce qui m'est inutile. Il n'en est pas ainsi dans l'état civil, où tous
les droits sont fixés par la loi.
Mais qu'est-ce donc enfin qu'une loi ? tant qu'on se contentera de n'attacher
à ce mot que des idées métaphysiques, on continuera de raisonner sans
s'entendre, et quand on aura dit ce que c'est qu'une loi de la nature, on n'en
saura pas mieux ce que c'est qu'une loi de l'État.
J'ai déjà dit qu'il n'y avait point de volonté générale sur un objet particulier.
En effet, cet objet particulier est dans l'État ou hors de l'État. S'il est hors
de l'État, une volonté qui lui est étrangère n'est point générale par rapport à
lui ; et si cet objet est dans l'État, il en fait partie : alors il se forme entre le
tout et sa partie une relation qui en fait deux êtres séparés, dont la partie est
l'un, et le tout, moins cette même partie, est l'autre. Mais le tout moins une
partie n'est point le tout ; et tant que ce rapport subsiste, il n'y a plus de
Chapitre 2.6 35
Du Contrat Social
tout ; mais deux parties inégales : d'où il suit que la volonté de l'une n'est
point non plus générale par rapport à l'autre.
Mais quand tout le peuple statue sur tout le peuple, il ne considère que
lui-même ; et s'il se forme alors un rapport, c'est de l'objet entier sous un
point de vue à I'objet entier sous un autre point de vue, sans aucune
division du tout. Alors la matière sur laquelle on statue est générale comme
la volonté qui statue. C'est cet acte que j'appelle une loi.
Quand je dis que l'objet des lois est toujours générai, j'entends que la loi
considère les sujets en corps et les actions comme abstraites, jamais un
homme comme individu ni une action particulière. Ainsi la loi peut bien
statuer qu'il y aura des privilèges, mais elle n'en peut donner nommément à
personne ; la loi peut faire plusieurs classes de citoyens, assigner même les
qualités qui donneront droit à ces classes, mais elle ne peut nommer tels et
tels pour y être admis ; elle peut établir un gouvernement royal et une
succession héréditaire, mais elle ne peut élire un roi, ni nommer une
famille royale : en un mot, toute fonction qui se rapporte à un objet
individuel n'appartient point à la puissance législative.
Sur cette idée, on voit à l'instant qu'il ne faut plus demander à qui il
appartient de faire des lois, puisqu'elles sont des actes de la volonté de faire
des lois, puisqu'elles sont des actes de la volonté générale ; ni si le prince
est au-dessus des lois, puisqu'il est membre de l'État ; ni si la loi peut être
injuste, puisque nul n'est injuste envers lui-même ; ni comment on est libre
et soumis aux lois, puisqu'elles ne sont que des registres de nos volontés.
On voit encore que, la loi réunissant l'universalité de la volonté et celle de
l'objet, ce qu'un homme, quel qu'il puisse être, ordonne de son chef n'est
point une loi : ce qu'ordonne même le souverain sur un objet particulier
n'est pas non plus une loi, mais un décret ; ni un acte de souveraineté, mais
de magistrature.
J'appelle donc république tout État régi par des lois, sous quelque forme
d'administration que ce puisse être : car alors seulement l'intérêt public
gouverne, et la chose publique est quelque chose. Tout gouvernement
légitime est républicain (a) : j'expliquerai ci-après ce que c'est que
gouvernement.
Les lois ne sont proprement que les conditions de l'association civile. Le
peuple, soumis aux lois, en doit être l'auteur ; il n'appartient qu'à ceux qui
Chapitre 2.6 36
Du Contrat Social
Chapitre 2.6 37
Chapitre 2.7
Du législateur
Pour découvrir les meilleures règles de société qui conviennent aux
nations, il faudrait une intelligence supérieure qui vît toutes les passions
des hommes, et qui n'en éprouvât aucune ; qui n'eût aucun rapport avec
notre nature, et qui la connût à fond ; dont le bonheur fût indépendant de
nous, et qui pourtant voulût bien s'occuper du nôtre ; enfin, qui, dans le
progrès des temps se ménageant une gloire éloignée, pût travailler dans un
siècle et jouir dans un autre (a). Il faudrait des dieux pour donner des lois
aux hommes. Le même raisonnement que faisait Caligula quant au fait,
Platon le faisait quant au droit pour définir l'homme civil ou royal qu'il
cherche dans son livre du Règne. Mais s'il est vrai qu'un grand prince est
un homme rare, que sera-ce d'un grand législateur ? Le premier n'a qu'à
suivre le modèle que l'autre doit proposer. Celui-ci est le mécanicien qui
invente la machine, celui-là n'est que l'ouvrier qui la monte et la fait
marcher. "Dans la naissance des sociétés, dit Montesquieu, ce sont les
chefs des républiques qui font l'institution et c'est ensuite l'institution qui
forme les chefs des républiques."
Celui qui ose entreprendre d'instituer un peuple doit se sentir en état de
changer pour ainsi dire la nature humaine, de transformer chaque individu,
qui par lui-même est un tout parfait et solitaire, en partie d'un plus grand
tout dont cet individu reçoive en quelque sorte sa vie et son être ; d'altérer
la constitution de l'homme pour la renforcer ; de substituer une existence
partielle et morale à l'existence physique et indépendante que nous avons
reçue de la nature. Il faut, en un mot, qu'il ôte à l'homme ses forces propres
pour lui en donner qui lui soient étrangères, et dont il ne puisse faire usage
sans le secours d'autrui. Plus ces forces naturelles sont mortes et anéanties,
plus les acquises sont grandes et durables, plus aussi l'institution est solide
et parfaite : en sorte que si chaque citoyen n'est rien, ne peut rien que par
tous les autres, et que la force acquise par le tout soit égale ou supérieure à
la somme des forces naturelles de tous les individus, on peut dire que la
Chapitre 2.7 38
Du Contrat Social
Les sages qui veulent parler au vulgaire leur langage au lieu du sien n'en
sauraient être entendus. Or, il y a mille sortes d'idées qu'il est impossible
de traduire dans la langue du peuple. Les vues trop générales et les objets
trop éloignés sont également hors de sa portée : chaque individu, ne
goûtant d'autre plan de gouvernement que celui qui se rapporte à son
intérêt particulier, aperçoit difficilement les avantages qu'il doit retirer des
privations continuelles qu'imposent les bonnes lois. Pour qu'un peuple
naissant pût goûter les saines maximes de la politique et suivre les règles
fondamentales de la raison d'État, il faudrait que l'effet pût devenir la
cause ; que l'esprit social, qui doit être l'ouvrage de l'institution, présidât à
l'institution même ; et que les hommes fussent avant les lois ce qu'ils
doivent devenir par elles. Ainsi donc le législateur ne pouvant employer ni
la force ni le raisonnement, c'est une nécessité qu'il recoure à une autorité
d'un autre ordre, qui puisse entraîner sans violence et persuader sans
convaincre.
Voilà ce qui força de tout temps les pères des nations de recourir à
l'intervention du ciel et d'honorer les dieux de leur propre sagesse, afin que
les peuples soumis aux lois de l'État comme à celles de la nature, et
reconnaissant le même pouvoir dans la formation de l'homme et dans celle
de la cité, obéissent avec liberté, et portassent docilement le joug de la
félicité publique.
Cette raison sublime, qui s'élève au-dessus de la portée des hommes
vulgaires, est celle dont le législateur met les décisions dans la bouche des
immortels, pour entraîner par l'autorité divine ceux que ne pourrait
ébranler la prudence humaine (a). Mais il n'appartient pas à tout homme de
faire parler les dieux, ni d'en être cru quand il s'annonce pour être leur
interprète. Le grande âme du législateur est le vrai miracle qui doit prouver
sa mission. Tout homme peut graver des tables de pierre, ou acheter un
oracle, ou feindre un secret commerce avec quelque divinité,' ou dresser un
oiseau' pour lui parler à l'oreille, ou trouver d'autres moyens grossiers d'en
imposer au peuple. Celui qui ne saura que cela pourra même assembler par
hasard une troupe d'insensés -mais il ne fondera jamais un empire, et son
extravagant ouvrage périra bientôt avec lui. De vains prestiges forment un
lien passager ; il n'y a que la sagesse qui le rende durable. La loi judaïque,
toujours subsistante, celle de l'enfant d'Ismaël, qui depuis dix siècles régit
Chapitre 2.7 40
Du Contrat Social
Chapitre 2.7 41
Chapitre 2.8
Du peuple
Comme, avant d'élever un grand édifice, l'architecte observe et sonde le sol
pour voir s'il en peut soutenir le poids, le sage instituteur ne commence pas
par rédiger de bonnes lois elles-mêmes, mais il examine auparavant si le
peuple auquel il les destine est propre à les supporter. C'est pour cela que
Platon refusa de donner des lois aux Arcadiens et aux Cyréniens, sachant
que ces deux peuples étaient riches et ne pouvaient souffrir l'égalité : c'est
pour cela qu'on vit en Crète de bonnes lois et de méchants hommes, parce
que Minos n'avait discipliné qu'un peuple chargé de vices.
Mille nations ont brillé sur la terre, qui n'auraient jamais pu souffrir de
bonnes lois ; et celles même qui l'auraient pu n'ont eu, dans toute leur
durée, qu'un temps fort court pour cela. La plupart des peuples, ainsi que
des hommes, ne sont dociles que dans leur jeunesse ; ils deviennent
incorrigibles en vieillissant. Quand une fois les coutumes sont établies et
les préjugés enracinés, c'est une entreprise dangereuse et vaine de vouloir
les réformer ; le peuple ne peut pas même souffrir qu'on touche à ses maux
pour les détruire, semblable à ces malades stupides et sans courage qui
frémissent à l'aspect du médecin.
Ce n'est pas que, comme quelques maladies bouleversent la tête des
hommes et leur ôtent le souvenir du passé, il ne se trouve quelquefois dans
la durée des États des époques violentes où les révolutions font Sur les
peuples ce que certaines crises font sur les individus, où l'horreur du passé
tient heu d'oubli, et où l'État, embrasé par les guerres civiles, renaît pour
ainsi dire de sa cendre, et reprend la vigueur de la jeunesse en sortant des
bras de la mort. Telle fut Sparte au temps de Lycurgue, telle fut Rome
après les Tarquins, et telles ont été parmi nous la Hollande et la Suisse
après l'expulsion des tyrans.
Mais ces événements sont rares ; ce sont des exceptions dont la raison se
trouve toujours dans la constitution particulière de l'État excepté. Elles ne
sauraient même avoir lieu deux fois pour le même peuple : car il peut se
Chapitre 2.8 42
Du Contrat Social
rendre libre tant qu'il n'est que barbare, mais il ne le peut plus quand le
ressort civil est usé.
Alors les troubles peuvent le détruire sans que les révolutions puissent le
rétablir ; et, sitôt que ses fers sont brisés, il tombe épars et n'existe plus : il
lui faut désormais un maître et non pas un libérateur. Peuples libres,
souvenez-vous de cette maxime : "On peut acquérir la liberté, mais en ne la
recouvre jamais."
La jeunesse n'est pas l'enfance. Il est pour les nations comme pour les
hommes un temps de jeunesse ou, si l'on veut, de maturité, qu'il faut
attendre avant de les soumettre à des lois : mais la maturité d'un peuple
n'est pas toujours facile à connaître ; et si on la prévient, l'ouvrage est
manqué. Tel peuple est disciplinable en naissant, tel autre ne l'est pas au
bout de dix siècles. Les Russes ne seront jamais vraiment policés, parce
qu'ils l'ont été trop tôt.
Pierre avait le génie imitatif ; il n'avait pas le vrai génie, celui qui crée et
fait tout de rien. Quelques-unes des choses qu'il fit étaient bien, la plupart
étaient déplacées. Il a vu que son peuple était barbare, il n'a point vu qu'il
n'était pas mûr pour la police ; il a voulu civiliser quand il ne fallait que
l'aguerrir. Il a d'abord voulu faire des Allemands, des Anglais, quand il
fallait commencer par faire des Russes : il a empêché ses sujets de devenir
jamais ce qu'ils pourraient être, en leur persuadant qu'ils étaient ce qu'ils ne
sont pas. C'est ainsi qu'un précepteur français forme son élève pour briller
au moment de son enfance, et puis n'être jamais rien. L'empire de Russie
voudra subjuguer l'Europe, et sera subjugué lui-même. Les Tartares, ses
sujets ou ses voisins, deviendront ses maîtres et les nôtres, cette révolution
me paraît infaillible. Tous les rois de l'Europe travaillent de concert à
l'accélérer.
Chapitre 2.8 43
Chapitre 2.9
Suite
Comme la nature a donné des termes à la stature d'un homme bien
conformé, passé lesquels elle ne fait plus que des géants ou des nains, il y a
de même, eu égard à la meilleure constitution d'un État, des bornes à
l'étendue qu'il peut avoir, afin qu'il ne soit ni trop grand pour pouvoir être
bien gouverné, ni trop petit pour pouvoir se maintenir par lui-même. Il y a,
dans tout corps politique, un maximum de force qu'il ne saurait passer, et
duquel souvent il s'éloigne à force de s'agrandir. Plus le lien social s'étend,
plus il se relâche ; et en général un petit État est proportionnelle. ment plus
fort qu'un grand.
Mille raisons démontrent cette maxime. Premièrement, l'administration
devient plus pénible dans les grandes distances, comme un poids devient
plus lourd au bout d'un plus grand levier. Elle devient aussi plus onéreuse à
mesure que les degrés se multiplient : car chaque ville a d'abord la sienne,
que le peuple paye ; chaque district la sienne, encore payée par le peuple ;
ensuite chaque province, puis les grands gouvernements, les satrapies, les
vice-royautés, qu'il faut toujours payer plus cher à mesure qu'on monte, et
toujours aux dépens du malheureux peuple ; enfin vient l'administration
suprême, qui écrase tout. Tant de surcharges épuisent continuellement les
sujets : loin d'être mieux gouvernés par tous ces différents ordres, ils le
sont bien moins que s'il n'y en avait qu'un seul au-dessus d'eux. Cependant
à peine reste-t-il des ressources pour les cas extraordinaires ; et quand il y
faut recourir, l'État est toujours à la veille de sa ruine.
Ce n'est pas tout : non seulement le gouvernement a moins de vigueur et de
célérité pour faire observer les lois, empêcher les vexations, corriger les
abus, prévenir les entreprises séditieuses qui peuvent se faire dans des
lieux éloignés ; mais le peuple a moins d'affection pour ses chefs, qu'il ne
voit jamais, pour la patrie, qui est à ses yeux comme le monde, et pour ses
concitoyens, dont la plupart lui sont étrangers. Les mêmes lois ne peuvent
convenir à tant de provinces ; diverses qui ont des moeurs différentes, qui
Chapitre 2.9 44
Du Contrat Social
vivent sous des climats opposés, et qui ne peuvent souffrir la même forme
de gouvernement. Des lois différentes n'engendrent que trouble et
confusion parmi des. peuples qui, vivant sous les mêmes chefs et dans une
communication continuelle, passent ou se marient les uns chez les autres,
sont soumis à d'autres coutumes, ne savent jamais si leur patrimoine est
bien à eux. Les talents sont enfouis, les vertus ignorées, les vices impunis,
dans cette multitude d'hommes inconnus les uns aux autres, que le siège de
l'administration suprême rassemble dans un même lieu. Les chefs, accablés
d'affaires, ne voient rien par eux-mêmes ; des commis gouvernent l'État.
Enfin les mesures qu'il faut prendre pour maintenir l'autorité générale, à
laquelle tant d'officiers éloignés veulent se soustraire ou en imposer,
absorbent tous les soins publics ; il n'en reste plus pour le bonheur du
peuple, à peine en reste-t-il pour sa défense, au besoin ; et c'est ainsi qu'un
corps trop grand pour sa constitution s'affaisse et périt écrasé sous son
propre poids.
D'un autre côté, l'État doit se donner une certaine base pour avoir de la
solidité, pour résister aux secousses qu'il ne manquera pas d'éprouver, et
aux efforts qu'il sera contraint de faire pour se soutenir : car tous les
peuples ont une espèce de force centrifuge, par laquelle ils agissent
continuellement les uns contre les autres, et tendent à s'agrandir aux dépens
de leurs voisins, comme les tourbillons de Descartes. Ainsi les faibles
risquent d'être bientôt engloutis ; et nul ne peut guère se conserver qu'en se
mettant avec tous dans une espèce d'équilibre qui rende la compression
partout à peu près égale.
On voit par là qu'il y a des raisons de s'étendre et des raisons de se
resserrer ; et ce n'est pas le moindre talent du politique de trouver entre les
unes et les autres la proportion la plus avantageuse à la conservation de
l'État. On peut dire en général que les premières n'étant qu'extérieures et
relatives, doivent être subordonnées aux autres, qui sont internes et
absolues. Une saine et forte constitution est la première chose qu'il faut
rechercher ; et l'on doit plus compter sur la vigueur qui naît d'un bon
gouvernement que sur les ressources que fournit un grand territoire. Au
reste, on a vu des États tellement constitués, que la nécessité des conquêtes
entrait dans leur constitution même, et que, pour se maintenir, ils étaient
forcés de s'agrandir sans cesse. Peut-être se félicitaient-ils beaucoup de
Chapitre 2.9 45
Du Contrat Social
cette heureuse nécessité, qui leur montrait pourtant, avec le terme de leur
grandeur, l'inévitable moment de leur chute.
Chapitre 2.9 46
Chapitre 2.10
Suite
On peut mesurer un corps politique de deux manières, savoir : par
l'étendue du territoire, et par le nombre du peuple ; et il y a entre l'une et
l'autre de ces mesures un rapport convenable pour donner à l'État sa
véritable grandeur. Ce sont les hommes qui font l'État, et c'est le terrain qui
nourrit les hommes : ce rapport est donc que la terre suffise à l'entretien de
ses habitants, et qu'il y ait autant d'habitants que la terre en peut nourrir.
C'est dans cette proportion. que se trouve le maximum d'un nombre donné
de peuple ; car s'il y a du terrain de trop, la garde en est onéreuse, la culture
insuffisante, le produit superflu ; c'est la cause prochaine des guerres
défensives : s'il n'y en a pas assez, l'État se trouve pour le supplément à la
discrétion de ses voisins ; c'est la cause prochaine des guerres offensives.
Tout peuple qui n'a, par sa position, que l'alternative entre le commerce ou
la guerre, est faible en lui-même ; il dépend de ses voisins, il, dépend des
événements ; il n'a jamais qu'une existence incertaine et courte. Il subjugue
et change de situation, ou il est subjugué et n'est rien. Il ne peut se
conserver libre qu'à force de petitesse ou de grandeur.
On ne peut donner en calcul un rapport fixe entre l'étendue de terre et le
nombre d'hommes qui se suffisent l'un à l'autre, tant à cause des
différences qui se trouvent dans les qualités du terrain, dans ses degrés de
fertilité, dans la nature de ses productions, dans l'influence des climats, que
de celles qu'on remarque dans les tempéraments des hommes qui les
habitent, dont les uns consomment peu dans un pays fertile, les autres
beaucoup sur un sol ingrat. Il faut encore avoir égard à la plus grande ou
moindre fécondité des femmes, à ce que le pays peut avoir de plus ou
moins favorable à la population, à la quantité dont lie législateur peut
espérer d'y concourir par ses établissements, de sorte qu'il ne doit pas
fonder son jugement sur ce qu'il voit, mais sur ce qu'il prévoit, ni s'arrêter
autant à l'état actuel de la population qu'à celui où elle doit naturellement
parvenir. Enfin, il y a mille occasions où les accidents particuliers du lieu
Chapitre 2.10 47
Du Contrat Social
qui n'est ni riche ni pauvre, et peut se suffire à lui-même ; enfin celui qui
réunit la consistance d'un ancien peuple avec la docilité d'un peuple
nouveau. Ce qui rend pénible l'ouvrage de la législation est moins ce qu'il
faut établir que ce qu'il faut détruire ; et ce qui rend le succès si rare, c'est
l'impossibilité de trouver la simplicité de la nature jointe aux besoins de la
société. Toutes ces conditions, il est vrai, se trouvent difficilement
rassemblées : aussi voit-on peu d'États bien constitués.
Il est encore en Europe un pays capable de législation ; c'est l'île de Corse.
La valeur et la constance avec laquelle ce brave peuple a su recouvrer et
défendre sa liberté mériteraient bien que quelque homme sage lui apprit à
la conserver. J'ai quelque pressentiment qu'un jour cette petite île étonnera
l'Europe.
Chapitre 2.10 49
Chapitre 2.11
Chapitre 2.11 50
Du Contrat Social
Chapitre 2.11 51
Chapitre 2.12
Chapitre 2.12 52
Du Contrat Social
Chapitre 2.12 53
LIVRE III
LIVRE III 54
Chapitre 3.1
Du gouvernement en général
J'avertis le lecteur que ce chapitre doit être lu posément, et que je ne sais
pas l'art d'être clair pour qui ne veut pas être attentif.
Toute action libre a deux causes qui concourent à la produire : l'une
morale, savoir : la volonté qui détermine l'acte ; l'autre physique, savoir : la
puissance qui l'exécute. Quand je marche vers un objet, il faut
premièrement que j'y veuille aller ; en second lieu, que mes pieds m'y
portent. Qu'un paralytique veuille courir, qu'un homme agile ne le veuille
pas, tous deux resteront en place. Le corps politique a les mêmes, mobiles :
on y distingue de même la force et la volonté ; celle-ci sous le nom de
puissance législative, l'autre sous le nom de puissance exécutive. Rien ne
s'y fait ou ne doit s'y faire sans leur concours.
Nous avons vu que la puissance législative appartient au peuple, et ne peut
appartenir qu'à lui. Il est aisé de voir, au contraire, par les principes
ci-devant établis, que la puissance exécutive ne peut appartenir à la
généralité comme législatrice ou souveraine, parce que cette puissance ne
consiste qu'en des actes particuliers qui ne sont point du ressort de la loi, ni
par conséquent de celui du souverain, dont tous les actes ne peuvent être
que des lois.
Il faut donc à la force publique un agent propre qui la réunisse et la mette
en oeuvre selon les directions de la volonté générale, qui serve à la
communication de l'État et du souverain, qui fasse en quelque sorte dans la
personne publique ce que fait dans l'homme l'union de l'âme et du corps.
Voilà quelle est, dans l'État, la raison du gouvernement, confondu mal à
propos avec le souverain, dont il n'est que le ministre.
Qu'est-ce donc que le gouvernement ? Un corps intermédiaire établi entre
les sujets et le souverain pour leur mutuelle correspondance, chargé de
l'exécution des lois et du maintien de la liberté tant civile que politique.
Les membres de ce corps s'appellent magistrats ou rois, c'est-à-dire
gouverneurs et le corps entier porte le nom de prince (a). Ainsi ceux qui
Chapitre 3.1 55
Du Contrat Social
prétendent que l'acte par lequel un peuple se soumet à des chefs n'est point
un contrat ont grande raison. Ce n'est absolument qu'une commission, un
emploi, dans lequel, simples officiers du souverain, ils exercent en son
nom le pouvoir dont il les a faits dépositaires, et qu'il peut limiter, modifier
et reprendre quand il lui plaît. L'aliénation d'un tel droit, étant incompatible
avec la nature du corps social, est contraire au but de l'association.
J'appelle donc gouvernement ou suprême administration, l'exercice
légitime de la puissance exécutive, et prince ou magistrat, l'homme ou le
corps chargé de cette administration.
C'est dans le gouvernement que se trouvent les forces intermédiaires, dont
les rapports composent celui du tout au tout du souverain à l'État. On peut
représenter ce dernier rapport par celui des extrêmes d'une proportion
continue, dont la moyenne proportionnelle est le gouvernement. Le
gouvernement reçoit du souverain les ordres qu'il donne au peuple ; et,
pour que l'État soit dans un bon équilibre, il faut, tout compensé, qu'il y ait
égalité entre le produit ou la puissance du gouvernement pris en lui-même,
et le produit ou la puissance des citoyens, qui sont souverain d'un côté et
sujets de l'autre.
De plus, on ne saurait altérer aucun des trois termes sans rompre à l'instant
la proportion. Si le souverain veut gouverner, ou si le magistrat veut
donner des lois, ou si les sujets refusent d'obéir, le désordre succède à la
règle, la force et la volonté n'agissent plus de concert, et l'État dissous
tombe ainsi dans le despotisme ou dans l'anarchie. Enfin, comme il n'y a
qu'une moyenne proportionnelle entre chaque rapport, il n'y a non plus
qu'un bon gouvernement possible dans un État : mais, comme mille
événements peuvent changer les rapports d'un peuple, non seulement
différents gouvernements peuvent être bons à divers peuples, mais au
même peuple en différents temps.
Pour tâcher de donner une idée des divers rapports qui peuvent régner
entre ces deux extrêmes, je prendrai pour exemple le nombre du peuple,
comme un rapport plus facile à exprimer.
Supposons que l'État soit composé de dix mille citoyens. Le souverain ne
peut être considéré que collectivement et en corps ; mais chaque
particulier, en qualité de sujet, est considéré comme individu : ainsi le
souverain est au sujet comme dix mille est à un ; c'est-à-dire que chaque
Chapitre 3.1 56
Du Contrat Social
que je ne prends ici ce nombre que pour un exemple ; que les rapports dont
je parle ne se mesurent pas seulement par le nombre des hommes, mais en
général par la quantité d'action, laquelle se combine par des multitudes de
causes ; qu'au reste, si pour m'exprimer en moins de paroles, j'emprunte un
moment des termes de géométrie, je n'ignore pas cependant que la
précision géométrique n'a point lieu dans les quantités morales.
Le gouvernement est en petit ce que le corps politique qui le renferme est
en grand. C'est une personne morale douée de certaines facultés, active
comme le souverain, passive comme l'État, et qu'on peut décomposer en
d'autres rapports semblables d'où naît par conséquent une nouvelle
proportion une autre encore dans celle-ci, selon l'ordre des tribunaux,
jusqu'à ce qu'on arrive à un moyen terme indivisible, c'est-à-dire à un seul
chef ou magistrat suprême, qu'on peut se représenter, au milieu de cette
progression, comme l'unité entre la série des fractions et celles des
nombres.
Sans nous embarrasser dans cette multiplication de termes,
contentons-nous de considérer le gouvernement comme un nouveau corps
dans l'État, distinct du peuple et du souverain, et intermédiaire entre l'un et
l'autre.
Il y a cette différence essentielle entre ces deux corps, que l'État existe par
lui-même, et que le gouvernement n'existe que par le souverain. Ainsi la
volonté dominante du prince n'est ou ne doit être que la volonté générale
ou la loi ; sa force n'est que la force publique concentrée en lui : sitôt qu'il
veut tirer de lui-même quelque acte absolu et indépendant, la liaison du
tout commence à se relâcher. S'il arrivait enfin que le prince eût une
volonté particulière plus active que celle du souverain, et qu'il usât, pour
obéir à cette volonté particulière, de la force publique qui est dans ses
mains, en sorte qu'on eût, pour ainsi dire, deux souverains, l'un de droit et
l'autre de fait, à l'instant l'union sociale s'évanouirait, et le corps politique
serait dissous. Cependant, pour que le corps du gouvernement ait une
existence, une vie réelle qui le distingue du corps de l'État ; pour que tous
ses membres puissent agir de concert et répondre à la fin pour laquelle il
est institué, il lui faut un moi particulier, une sensibilité commune à ses
membres, une force, une volonté propre qui tende à sa conservation. Cette
existence particulière suppose des assemblées, des conseils, un pouvoir de
Chapitre 3.1 58
Du Contrat Social
Chapitre 3.1 59
Chapitre 3.2
Chapitre 3.2 60
Du Contrat Social
Chapitre 3.2 62
Chapitre 3.3
Chapitre 3.3 63
Du Contrat Social
Chapitre 3.3 64
Chapitre 3.4
De la démocratie
Celui qui fait la loi sait mieux que personne comment elle doit être
exécutée et interprétée. Il semble donc qu'on ne saurait avoir une meilleure
constitution que celle où le pouvoir exécutif est joint au législatif : mais
c'est cela même qui rend ce gouvernement insuffisant à certains égards,
parce que les choses qui doivent être distinguées ne le sont pas, et que le
prince et le souverain, n'étant que la même personne, ne forment, pour
ainsi dire, qu'un gouvernement sans gouvernement.
Il n'est pas bon que celui qui fait les lois les exécute, ni que le corps du
peuple détourne son attention des vues générales pour les donner aux
objets particuliers. Rien n'est plus dangereux que l'influence des intérêts
privés dans les affaires publiques, et l'abus des lois par le gouvernement est
un mal moindre que la corruption du législateur, suite infaillible des vues
particulières. Alors, l'État étant altéré dans sa substance, toute réforme
devient impossible. Un peuple qui n'abuserait jamais du gouvernement
n'abuserait pas non plus de l'indépendance ; un peuple qui gouvernerait
toujours bien n'aurait pas besoin d'être gouverné.
A prendre le terme dans la rigueur de l'acception, il n'a jamais existé de
véritable démocratie, et il n'en existera jamais. Il est contre l'ordre naturel
que le grand nombre gouverne et que le petit soit gouverné.
On ne peut imaginer que le peuple reste incessamment assemblé pour
vaquer aux affaires publiques, et l'on voit aisément qu'il ne saurait établir
pour cela des commissions, sans que la forme de l'administration change.
En effet, je crois pouvoir poser en principe que, quand les fonctions du
gouvernement sont partagées entre plusieurs tribunaux, les moins
nombreux acquièrent tôt ou tard la plus grande autorité, ne fût-ce qu'à
cause de la facilité d'expédier les affaires, qui les y amène naturellement.
D'ailleurs, que de choses difficiles à réunir ne suppose pas ce
gouvernement ! Premièrement, un État très petit, où le peuple soit facile à
rassembler, et où chaque citoyen puisse aisément connaître tous les autres ;
Chapitre 3.4 65
Du Contrat Social
Chapitre 3.4 66
Chapitre 3.5
De l'aristocratie
Nous avons ici deux personnes morales très distinctes, savoir, le
gouvernement et le souverain ; et par conséquent deux volontés générales,
l'une par rapport à tous les citoyens, l'autre seulement pour les membres de
l'administration. Ainsi, bien que le gouvernement puisse régler sa police
intérieure comme il lui plaît, il ne peut jamais parler au peuple qu'au nom
du souverain, c'est-à-dire au nom du peuple même ; ce qu'il ne faut jamais
oublier.
Les premières sociétés se gouvernèrent aristocratiquement. Les chefs des
familles délibéraient entre eux des affaires publiques. Les jeunes gens
cédaient sans peine à l'autorité de l'expérience. De là les noms de prêtres,
d'anciens, de sénat, de gérontes. Les sauvages de l'Amérique septentrionale
se gouvernent encore ainsi de nos jours et sont très bien gouvernés.
Mais, à mesure que l'inégalité d'institution l'emporta sur l'inégalité
naturelle, la richesse ou la puissance (a) fut préférée à l'âge, et l'aristocratie
devint élective. Enfin la puissance transmise avec les biens du père aux
enfants, rendant les familles patriciennes, rendit le gouvernement
héréditaire, et l'on vit des sénateurs de vingt ans.
Il y a donc trois sortes d'aristocratie : naturelle, élective, héréditaire. La
première ne convient qu'à des peuples simples ; la troisième est le pire de
tous les gouvernements. La deuxième est le meilleur : c'est l'aristocratie
proprement dite. Outre l'avantage de la distinction des deux pouvoirs, elle
a celui du choix de ses membres ; car, dans le gouvernement populaire,
tous les citoyens naissent magistrats ; mais celui-ci les borne à un petit
nombre, et ils ne le deviennent que par élection (b) : moyen par lequel la
probité, les lumières, l'expérience, et toutes les autres raisons de préférence
et d'estime publique, sont autant de nouveaux garants qu'on sera sagement
gouverné.
De plus, les assemblées se font plus commodément ; les affaires se
discutent mieux, s'expédient avec plus d'ordre et de diligence ; le crédit de
Chapitre 3.5 67
Du Contrat Social
l'État est mieux soutenu chez l'étranger par de vénérables sénateurs que par
une multitude inconnue ou méprisée.
En un mot, c'est l'ordre le meilleur et le plus naturel que les plus sages
gouvernent la multitude, quand on est sûr qu'ils la gouverneront pour son
profit, et non pour le leur. Il ne faut point multiplier en vain les ressorts, ni
faire avec vingt mille hommes ce que cent hommes choisis peuvent encore
mieux. Mais il faut remarquer que l'intérêt de corps commence à moins
diriger ici la force publique sur la règle de la volonté générale, et qu'une
autre pente inévitable enlève aux lois une partie de la puissance exécutive.
A l'égard des convenances particulières, il ne faut ni un État si petit, ni un
peuple si simple et si droit, que l'exécution des lois suive immédiatement
de la volonté publique, comme dans une bonne démocratie. Il ne faut pas
non plus une si grande nation, que les chefs épars pour la gouverner
puissent trancher du souverain chacun dans son département, et
commencer par se rendre indépendants pour devenir enfin les maîtres.
Mais si l'aristocratie exige quelques vertus de moins que le gouvernement
populaire, elle en exige aussi d'autres qui lui sont propres, comme la
modération dans les riches, et le contentement dans les pauvres ; car il
semble qu'une égalité rigoureuse y serait déplacée ; elle ne fut pas même
observée à Sparte.
Au reste, si cette forme comporte une certaine inégalité de fortune, c'est
bien pour qu'en général l'administration des affaires publiques soit confiée
à ceux qui peuvent le mieux y donner tout leur temps, niais non pas,
comme prétend Aristote, pour que les riches soient toujours préférés. Au
contraire, il importe qu'un choix opposé apprenne quelquefois au peuple
qu'il y a, dans le mérite des hommes, des raisons de préférence plus
importantes que la richesse.
Chapitre 3.5 68
Chapitre 3.6
De la monarchie
Jusqu'ici nous avons considéré le prince comme une personne morale et
collective, unie par la force des lois, et dépositaire dans l'État de la
puissance exécutive. Nous avons maintenant à considérer cette puissance
réunie entre les mains d'une personne naturelle, d'un homme réel, qui seul
ait droit d'en disposer selon les lois. C'est ce qu'on appelle un monarque ou
un roi.
Tout au contraire des autres administrations où un être collectif représente
un individu, dans celle-ci un individu représente un être collectif ; en sorte
que l'unité morale qui constitue le prince est en même temps une unité
physique, dans laquelle toutes les facultés que la loi réunit dans l'autre avec
tant d'efforts se trouvent naturellement réunies.
Ainsi la volonté du peuple, et la volonté du prince, et la force publique de
l'État, et la force particulière du gouvernement, tout répond au même
mobile, tous les ressorts de la machine sont dans la même main, tout
marche au même but ; il n'y a point de mouvements opposés qui
s'entre-détruisent, et l'on ne peut imaginer aucune sorte de constitution
dans laquelle un moindre effort produise une action plus considérable.
Archimède, assis tranquillement sur le rivage et tirant sans peine à flot un
grand vaisseau, me représente un monarque habile, gouvernant de son
cabinet ses vastes États, et faisant tout mouvoir en paraissant immobile.
Mais s'il n'y a point de gouvernement qui ait plus de vigueur, il n'y en a
point où la volonté particulière ait plus d'empire et domine plus aisément
les autres : tout marche au même but, il est vrai ; mais ce but n'est point
celui de la félicité publique, et la force même de l'administration tourne
sans cesse au préjudice de l'État.
Les rois veulent être absolus, et de loin on leur crie que le meilleur moyen
de l'être est de se faire aimer de leurs peuples. Cette maxime est très belle,
et même très vraie à certains égards : malheureusement, on s'en moquera
toujours dans les cours. La puissance qui vient de l'amour des peuples est
Chapitre 3.6 69
Du Contrat Social
sans doute la plus grande ; mais elle est précaire et conditionnelle ; jamais
les princes ne s'en contenteront. Les meilleurs rois veulent pouvoir être
méchants s'il leur plait, sans cesser d'être les maîtres. Un sermonneur
politique aura beau leur dire que, la force du peuple étant la leur, leur plus
grand intérêt est que le peuple soit florissant, nombreux, redoutable ; ils
savent très bien que cela n'est pas vrai. Leur intérêt personnel est
premièrement que le peuple soit faible, misérable, et qu'il ne puisse jamais
leur résister. J'avoue que, supposant les sujets toujours parfaitement
soumis, l'intérêt du prince serait alors que le peuple fût puissant, afin que
cette puissance étant sienne le rendît redoutable à ses voisins ; mais,
comme cet intérêt n'est que secondaire et subordonné, et que les deux
suppositions sont incompatibles, il est naturel que les princes donnent la
préférence à la maxime qui leur est le plus immédiatement utile.
C'est ce que Samuel représentait fortement aux Hébreux : c'est ce que
Machiavel a fait voir avec évidence. En feignant de donner des leçons aux
rois, il en a donné de grandes aux peuples. Le Prince de Machiavel est le
livre des républicains (a).
Nous avons trouvé, par les rapports généraux, que la monarchie n'est
convenable qu'aux grands États ; et nous le trouverons encore en
l'examinant en elle-même. Plus l'administration publique est nombreuse,
plus le rapport du prince aux sujets diminue et s'approche de l'égalité, en
sorte que ce rapport est un ou l'égalité, même dans la démocratie. Ce même
rapport augmente à mesure que le gouvernement se resserre. et il est dans
son maximum quand le gouvernement est dans les mains d'un seul. Alors il
se trouve une trop grande distance entre le prince et le peuple, et l'État
manque de liaison. Pour la former, il faut donc des ordres intermédiaires, il
faut des princes, des grands, de la noblesse pour les remplir. Or, rien de
tout cela ne convient à un petit État, que ruinent tous ces degrés.
Mais s'il est difficile qu'un grand État soit bien gouverné, il l'est beaucoup
plus qu'il soit bien gouverné par un seul homme ; chacun sait ce qu'il arrive
quand le roi se donne des substituts.
Un défaut essentiel et inévitable, qui mettra toujours le gouvernement
monarchique au-dessous du républicain, est que dans celui-ci la voix
publique n'élève presque jamais aux premières places que des hommes
éclairés et capables, qui les remplissent avec honneur ; au lieu que ceux qui
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Du Contrat Social
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Chapitre 3.7
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Du Contrat Social
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Chapitre 3.8
Chapitre 3.8 76
Du Contrat Social
plus les tributs deviennent onéreux : ainsi, dans la démocratie' le peuple est
le moins chargé ; dans l'aristocratie, il l'est davantage ; dans la monarchie,
il porte le plus grand poids. La monarchie ne convient donc qu'aux nations
opulentes ; J'aristocratie, aux États médiocres en richesse ainsi qu'en
grandeur ; la démocratie, aux États petits et pauvres.
En effet, plus on y réfléchit, plus on trouve en ceci de différence entre les
États libres rit les monarchiques. Dans les premiers, tout s'emploie à
l'utilité commune ; dans les autres, les forces publiques et particulières sont
réciproques ; et l'une s'augmente par l'affaiblissement de l'autre : enfin, au
lieu de gouverner les sujets pour les rendre heureux, le despotisme les rend
misérables pour les gouverner.
Voilà donc, dans chaque climat, des causes naturelles sur lesquelles on
peut assigner la forme de gouvernement à laquelle la force du climat
l'entraîne, et dire même quelle espèce d'habitants il doit avoir.
Les lieux ingrats et stériles, où le produit ne vaut pas le travail, doivent
rester incultes et déserts, ou seulement peuplés de sauvages : les lieux où le
travail des hommes ne rend exactement que le nécessaire doivent être
habités par des peuples barbares ; toute politie y serait impossible ; les
lieux où l'excès du produit sur le travail est médiocre conviennent aux
peuples libres ; ceux où le terroir abondant et fertile donne beaucoup de
produit pour peu de travail veulent être gouvernés monarchiquement, pour
consumer par le luxe du prince l'excès du superflu des sujets ; car il vaut
mieux que cet excès soit absorbé par le gouvernement que dissipé par les
particuliers. Il y a des exceptions, je le sais ; mais ces exceptions mêmes
confirment la règle, en ce qu'elles produisent tôt ou tard des révolutions qui
ramènent les choses dans l'ordre de la nature.
Distinguons toujours les lois générales des causes particulières qui peuvent
en modifier l'effet. Quand tout le Midi serait couvert de républiques, et tout
le Nord d'États despotiques, il n'en serait pas moins vrai que, par l'effet du
climat, le despotisme convient aux pays chauds, la barbarie aux pays
froids, et la bonne politie aux régions intermédiaires. Je vois encore qu'en
accordant le principe, on pourra disputer sur l'application : on pourra dire
qu'il y a des pays froids très fertiles, et des méridionaux très ingrats.
Mais cette difficulté n'en est une que pour ceux qui n'examinent pas la
chose dans tous ses rapports. Il faut, comme je l'ai déjà dit, compter sur des
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Du Contrat Social
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Chapitre 3.11
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Du Contrat Social
loin de s'affaiblir, les lois acquièrent sans cesse une force nouvelle dans
tout État bien constitué ; le préjugé de l'antiquité les rend chaque jour plus
vénérables : au heu que partout où les lois s'affaiblissent en vieillissant,
cela prouve qu'il n'y a plus de pouvoir législatif, et que l'État ne vit plus.
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Chapitre 3.12
Chapitre 3.12 86
Chapitre 3.13
Suite
Il ne suffit pas que le peuple assemblé ait une fois fixé la constitution de
l'État en donnant la sanction à un corps de lois'. il ne suffit pas qu'il ait
établi un gouvernement perpétuel, ou qu'il ait pourvu une fois pour toutes à
l'élection des magistrats ; outre les assemblées extraordinaires que des cas
imprévus peuvent exiger, il faut qu'il y en ait de fixes et de périodiques que
rien ne puisse abolir ni proroger, tellement qu'au jour marqué le peuple soit
légitimement convoqué par la loi, sans qu'il soit besoin pour cela d'aucune
autre convocation formelle.
Mais, hors de ces assemblées juridiques par leur seule date, toute
assemblée du peuple qui n'aura pas été convoquée par les magistrats
préposés à cet effet, et selon les formes prescrites, doit être tenue pour
illégitime, et tout ce qui s'y fait pour nul, parce que l'ordre même de
s'assembler doit émaner de la loi.
Quant aux retours plus ou moins fréquents des assemblées légitimes, ils
dépendent de tant de considérations qu'on ne saurait donner là-dessus de
règles précises. Seulement, on peut dire en général que plus le
gouvernement a de force, plus le souverain doit se montrer fréquemment.
Ceci, me dira-t-on, peut-être bon pour une seule ville ; mais que faire
quand l'État en comprend plusieurs ? Partagera-t-on l'autorité souveraine ?
au bien doit-on la concentrer dans une seule ville et assujettir tout le reste ?
Je réponds qu'on ne doit faire ni l'un ni l'autre. Premièrement, l'autorité
souveraine est simple et une, et l'on ne peut la diviser sans la détruire, En
second lieu, une ville, non plus qu'une nation., ne peut être légitimement
sujette d'une autre, parce que l'essence du corps politique est dans l'accord
de l'obéissance et de la liberté, et que ces mots de sujet et de souverain sont
des corrélations identiques dont l'idée se réunit sous le seul mot de citoyen.
Je réponds encore que c'est toujours un mal d'unir plusieurs villes en une
seule cité et que, voulant faire cette union, l'on ne doit pas se flatter d'en
éviter les inconvénients naturels. Il ne faut point objecter l'abus des grands
Chapitre 3.13 87
Du Contrat Social
États à celui qui n'en veut que de petits. Mais comment donner aux petits
États assez de force pour résister aux grands ? comme jadis les villes
grecques résistèrent au grand roi, et comme plus récemment la Hollande et
la Suisse ont résisté à la maison d'Autriche.
Toutefois, si l'on ne peut réduire l'État à de justes bornes, il reste encore
une ressource ; c'est de n'y point souffrir de capitale, de faire siéger le
gouvernement alternativement dans chaque ville, et d'y rassembler aussi
tour à tour les états du pays.
Peuplez également le territoire, étendez-y partout les mêmes droits,
portez-y partout l'abondance et la vie ; c'est ainsi que l'État deviendra tout à
la fois le plus fort et le mieux gouverné qu'il soit possible. Souvenez-vous
que les murs des villes ne se forment que du débris des maisons des
champs. À chaque palais que je vois élever dans la capitale, je crois voir
mettre en masures tout un pays.
Chapitre 3.13 88
Chapitre 3.14
Suite
A l'instant que le peuple est légitimement assemblé en corps souverain,
toute juridiction du gouvernement cesse, la puissance exécutive est
suspendue, et la personne du dernier citoyen est aussi sacrée et inviolable
que celle du premier magistrat, parce qu'où se trouve le représenté il n'y a
plus de représentants. La plupart des tumultes qui s'élevèrent à Rome dans
les comices vinrent d'avoir ignoré ou négligé cette règle. Les consuls alors
n'étaient que les présidents du peuple ; les tribuns de simples orateurs (a) :
le sénat n'était rien du tout.
Ces intervalles de suspension où le prince reconnaît ou doit reconnaître un
supérieur actuel, lui ont toujours été redoutables ; et ces assemblées du
peuple, qui sont l'égide du corps politique et le frein du gouvernement, ont
été de tout temps l'horreur des chefs : aussi n'épargnent-ils jamais ni soins,
ni objections, mi difficultés, ni promesses, pour en rebuter les citoyens.
Quand ceux-ci sont avares, tâches, pusillanimes, plus amoureux du repos
que de la liberté, ils ne tiennent pas longtemps contre les efforts redoublés
du gouvernement : c'est ainsi que, la force résistante augmentant sans
cesse, l'autorité souveraine s'évanouit à la fin, et que la plupart des cités
tombent et périssent avant le temps.
Mais entre l'autorité souveraine et le gouvernement arbitraire, il s'introduit
quelquefois un pouvoir moyen dont il faut parler.
Chapitre 3.14 89
Chapitre 3.15
Chapitre 3.15 90
Du Contrat Social
il est sûr que les tribuns, n'ayant aucune partie du pouvoir exécutif, ne
purent jamais représenter le peuple romain par les droits de leurs charges,
mais seulement en usurpant sur ceux du sénat.
Chez les Grecs, tout ce que le peuple avait à faire, il le faisait par
lui-même : il était sans cesse assemblé sur la place. Il habitait un climat
doux ; il n'était point avide ; des esclaves faisaient ses travaux ; sa grande
affaire était sa liberté. N'ayant plus les mêmes avantages, comment
conserver les mêmes droits ? Vos climats plus durs vous donnent plus de
besoins (a) : six mois de l'année la place publique n'est pas tenable ; vos
langues sourdes ne peuvent se faire entendre en plein air ; vous donnez
plus à votre gain qu'à votre liberté, et vous craignez bien moins l'esclavage
que la misère. -
Quoi ! la liberté ne se maintient qu'à l'appui de la servitude ? Peut-être. Les
deux excès se touchent. Tout ce qui n'est point dans la nature a ses
inconvénients, et la société civile plus que tout le reste. Il y a telles
positions malheureuses où l'on ne peut conserver sa liberté qu'aux dépens
de celle d'autrui, et où le citoyen ne peut être parfaitement libre que
l'esclave ne soit extrêmement esclave. Telle était la position de Sparte.
Pour vous, peuples modernes, vous n'avez point d'esclaves, mais vous
l'êtes ; vous payez leur liberté de la vôtre. Vous avez beau vanter cette
préférence, j'y trouve plus de lâcheté que d'humanité.
Je n'entends point par tout cela qu'il faille avoir des esclaves, ni que le droit
d'esclavage soit légitime, puisque j'ai prouvé le contraire : je dis seulement
les raisons pourquoi les peuples modernes qui se croient libres ont des
représentants, et pourquoi les peuples anciens n'en avaient pas. Quoi qu'il
en soit, à l'instant qu'un peuple se donne des représentants, il n'est plus
libre ; il n'est plus.
Tout bien examiné, je ne vois pas qu'il soit désormais possible au
souverain de conserver parmi nous l'exercice de ses droits, si la cité n'est
très petite. Mais si elle est très petite, elle sera subjuguée ? Non. Je ferai
voir ci-après (a) comment on peut réunir la puissance extérieure d'un grand
peuple avec la police aisée et le bon ordre d'un petit État.
Chapitre 3.15 92
Chapitre 3.16
Chapitre 3.16 93
Du Contrat Social
contrat à l'acte d'un homme qui dirait à un autre : "Je vous donne tout mon
bien, à condition que vous m'en rendrez ce qu'il vous plaira."
Il n'y a qu'un contrat dans l'État, c'est celui de l'association : celui-là seul
en exclut tout autre. On ne saurait imaginer aucun contrat public qui ne fût
une violation du premier.
Chapitre 3.16 94
Chapitre 3.17
De l'institution du gouvernement
Sous quelle idée faut-il donc concevoir l'acte par lequel le gouvernement
est institué ? Je remarquerai d'abord que cet acte est complexe, ou composé
de deux autres, savoir : l'établissement de la loi et l'exécution de la loi.
Par le premier, le souverain statue qu'il y aura un corps de gouvernement
établi sous telle ou telle forme ; et il est clair que cet acte est une loi.
Par le second, le peuple nomme les chefs qui seront chargés du
gouvernement établi. Or cette nomination, étant un acte particulier, n'est
pas une seconde loi, mais seulement une suite de la première et une
fonction du gouvernement.
La difficulté est d'entendre comment on peut avoir un acte de
gouvernement avant que le gouvernement existe, et comment le peuple,
qui n'est que souverain ou sujet, peut devenir prince ou magistrat dans
certaines circonstances.
C'est encore ici que se découvre une de ces étonnantes propriétés du corps
politique, par lesquelles il concilie des opérations contradictoires en
apparence ; car celle-ci se fait par une conversion subite de la souveraineté
en démocratie, en sorte que, sans aucun changement sensible, et seulement
par une nouvelle relation de tous à tous, les citoyens, devenus magistrats,
passent des actes généraux aux actes particuliers, et de la loi à l'exécution.
Ce changement de relation n'est point une subtilité de spéculation sans
exemple dans la pratique : il a lieu tous les jours dans le parlement
d'Angleterre, où la chambre basse, en certaines occasions, se tourne en
grand comité, pour mieux discuter les affaires, et devient ainsi simple
commission, de cour souveraine qu'elle était l'instant précédent ; en telle
sorte qu'elle se fait ensuite rapport à elle-même, comme chambre des
communes, de ce qu'elle vient de régler en grand comité, et délibère de
nouveau sous un titre de ce qu'elle a déjà résolu sous un autre.
Tel est l'avantage propre au gouvernement démocratique, de pouvoir être
établi dans le fait par un simple acte de la volonté générale. Après quoi ce
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Du Contrat Social
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Chapitre 3.18
Chapitre 3.18 97
Du Contrat Social
faveur l'aveu de ceux que la crainte fait taire et pour punir ceux qui osent
parler. C'est ainsi que les décemvirs, ayant d'abord été élus pour un an,
puis continués pour une autre année, tentèrent de retenir à perpétuité leur
pouvoir, en ne permettant plus aux comices de s'assembler ; et c'est par ce
facile moyen que tous les gouvernements du monde, une fois revêtus de la
force publique, usurpent tôt ou tard l'autorité souveraine.
Les assemblées périodiques, dont j'ai parlé ci-devant, sont propres à
prévenir ou différer ce malheur, surtout quand elles n'ont pas besoin de
convocation formelle ; car alors le prince ne saurait les empêcher sans se
déclarer ouvertement infracteur des lois et ennemi de l'État.
L'ouverture de ces assemblées, qui n'ont pour objet que le maintien du
traité social, doit toujours se faire par deux propositions qu'on ne puisse
jamais supprimer, et qui passent séparément par les suffrages.
La première : "S'il plaît au souverain de conserver la présente forme de
gouvernement."
La seconde : "S'il plaît au peuple d'en laisser l'administration à ceux qui en
sont actuellement chargés."
Je suppose ici ce que je crois avoir démontré, savoir, qu'il n'y a dans l'État
aucune loi fondamentale qui ne se puisse révoquer, non pas même le pacte
social ; car si tous les citoyens s'assemblaient pour rompre ce pacte d'un
commun accord, on ne peut douter qu'il ne fût très légitimement rompu.
Grotius pense même que chacun peut renoncer à l'État dont il est membre,
et reprendre sa liberté naturelle et ses biens en sortant du pays (a). Or il
serait absurde que tous les citoyens réunis ne pussent pas ce que peut
séparément chacun d'eux.
Chapitre 3.18 98
LIVRE IV
LIVRE IV 99
Chapitre 4.1
Des suffrages
On voit, par le chapitre précédent, que la manière dont se traitent les
affaires générales peut donner un indice assez sûr de l'état actuel des
moeurs et de la santé du corps politique. Plus le concert règne dans les
assemblées, c'est-à-dire plus les avis approchent de l'unanimité, plus aussi
la volonté générale est dominante ; mais les longs débats, lès dissensions,
le tumulte, annoncent l'ascendant des intérêts particuliers et le déclin de
l'État.
Ceci paraît moins évident quand deux ou plusieurs ordres entrent dans sa
constitution, comme à Rome les patriciens et les plébéiens, dont les
querelles troublèrent souvent les comices, même dans les plus beaux temps
de la république ; mais cette exception est plus apparente que réelle ; car
alors, par le vice inhérent au corps politique, on a pour ainsi dire deux
États en un ; ce qui n'est pas vrai des deux ensemble est vrai de chacun
séparément. Et en effet, dans les temps même les plus orageux, les
plébiscites du peuple, quand le sénat ne s'en mêlait pas, passaient toujours
tranquillement et à la grande pluralité des suffrages : les citoyens n'ayant
qu'un intérêt, le peuple n'avait qu'une volonté.
A J'autre extrémité du cercle, l'unanimité revient c'est quand les citoyens,
tombés dans la servitude, n'ont plus ni liberté ni volonté. Alors la crainte et
la flatterie changent en acclamations les suffrages, on ne délibère plus, on
adore ou l'on maudit. Telle était la vile manière d'opiner du sénat sous les
empereurs. Quelquefois cela se faisait avec des précautions ridicules.
Tacite observe que sous Othon les sénateurs accablant Vitellius
d'exécrations, affectaient de faire en même temps un bruit épouvantable
afin que, si par hasard il devenait le maître, il ne pût savoir ce que chacun
d'eux avait dit.
De ces diverses considérations naissent les maximes sur lesquelles on doit
régler la manière de compter les voix et de comparer les avis, selon que la
volonté générale est plus ou moins facile à connaître et l'État plus ou moins
déclinant.
Il n'y a qu'une seule loi qui, par sa nature, exige un consentement
unanime ; c'est le pacte social : car l'association civile est l'acte du monde
le plus volontaire ; tout homme étant né libre et maître de lui-même, nul ne
peut, sous quelque prétexte que ce puisse être, l'assujettir sans son aveu.
Décider que le fils d'une esclave naît esclave, c'est décider qu'il ne naît pas
homme.
Si donc, lors du pacte social, il s'y trouve des opposants, leur opposition
n'invalide pas le contrat, elle empêche seulement qu'ils n'y soient compris :
ce sont des étrangers parmi les citoyens. Quand l'État est institué, le
consentement est dans la résidence ; habiter le territoire, c'est se soumettre
à la souveraineté (a).
Hors ce contrat primitif, la voix du plus grand nombre oblige toujours tous
les autres ; c'est une suite du contrat même. Mais on demande comment un
homme peut être libre et forcé de se conformer à des volontés qui ne sont
pas les siennes. Comment les opposants sont-ils libres et soumis à des lois
auxquelles ils n'ont pas consenti ?
Je réponds que la question est mal posée. Le citoyen consent à toutes les
lois, même à celles qu'on passe malgré lui, et même à celles qui le
punissent quand il ose en violer quelqu'une. La volonté constante de tous
les membres de l'État est la volonté générale : c'est par elle qu'ils sont
citoyens et libres (a). Quand on propose une loi dans rassemblée du peuple,
ce qu'on leur demande n'est pas précisément s'ils approuvent la proposition
ou s'ils la rejettent, mais si elle est conforme ou non à la volonté générale,
qui est la leur : chacun en donnant son suffrage dit son avis là-dessus ; et
du calcul des voix se tire la déclaration de la volonté générale. Quand donc
l'avis contraire au mien l'emporte, cela ne prouve autre chose sinon que je
m'étais trompé, et que ce que j'estimais être la volonté générale ne l'était
pas. Si mon avis particulier l'eût emporté, J'aurais fait autre chose que ce
que j'avais voulu ; c'est alors que je n'aurais pas été libre.
Ceci suppose, il est vrai, que tous les caractères de la volonté générale sont
encore dans la pluralité ; quand ils cessent d'y être, quelque parti qu'on
prenne, il n'y a plus de liberté.
En montrant ci-devant comme on substituait des volontés particulières à la
volonté générale dans les délibérations publiques, j'ai suffisamment
Chapitre 4.2 103
Du Contrat Social
indiqué les moyens praticables de prévenir cet abus ; j'en parlerai encore
ci-après. À l'égard du nombre proportionnel des suffrages pour déclarer
cette volonté, j'ai aussi donné les principes sur lesquels on peut le
déterminer. La différence d'une seule voix rompt l'égalité ; un seul
opposant rompt l'unanimité : mais entre l'unanimité et l'égalité il y a
plusieurs partages inégaux, à chacun desquels on peut fixer ce nombre
selon l'état et les besoins du corps politique.
Deux maximes générales peuvent servir à régler ces rapports "l'une. que,
plus les délibérations sont importantes et graves, plus l'avis qui l'emporte
doit approcher de l'unanimité ; l'autre, que, plus l'affaire agitée exige de
célérité, plus on doit resserrer la différence prescrite dans le partage des
avis : dans les délibérations qu'il faut terminer sur-le-champ, l'excédant
d'une seule voix doit suffire. La première de ces maximes paraît plus
convenable aux lois, et la seconde aux affaires. Quoi qu'il en soit, c'est sur
leur combinaison que s'établissent les meilleurs rapports qu'on peut donner
à la pluralité pour prononcer.
Des élections
A l'égard des élections du prince et des magistrats, qui sont, comme je l'ai
dit, des actes complexes, il y a deux voies pour y procéder, savoir, le choix
et le sort. L'une, et l'autre ont été employées en diverses républiques, et l'on
voit encore actuellement un mélange très compliqué des deux dans
l'élection du doge de Venise.
"Le suffrage par le sort, dit Montesquieu, est de la nature de la
démocratie." J'en conviens, mais comment cela ? "Le sort, continue-t-il, est
une façon d'élire qui n'afflige personne : il laisse à chaque citoyen une
espérance raisonnable de servir la patrie." Ce ne sont pas là des raisons.
Si l'on fait attention que l'élection des chefs est une fonction du
gouvernement, et non de la souveraineté, on verra pourquoi la voie du sort
est plus dans la nature de la démocratie, où l'administration est d'autant
meilleure que les actes en sont moins multipliés.,
Dans toute véritable démocratie, la magistrature n'est pas un avantage,
mais une charge onéreuse qu'on ne peut justement imposer à un particulier
plutôt qu'à un autre. La loi seule peut imposer cette charge à celui sur qui
le sort tombera. Car alors, la condition étant égale pour tous, et le choix ne
dépendant d'aucune volonté humaine, il n'y a point d'application
particulière qui altère l'universalité de la loi.
Dans l'aristocratie le prince choisit le prince, le gouvernement se conserve
par lui-même, et c'est là que les suffrages sont bien placés. L'exemple de
l'élection du doge de Venise confirme cette distinction, loin de la détruire :
cette forme mêlée convient dans un gouvernement mixte. Car c'est une
erreur de prendre le gouvernement de Venise pour une véritable
aristocratie. Si le peuple n'y a nulle part au gouvernement, la noblesse y est
peuple elle-même. Une multitude de pauvres Barnabotes n'approcha jamais
d'aucune magistrature, et n'a de sa noblesse que le vain titre d'excellence et
le droit d'assister au grand conseil. Ce grand conseil étant aussi nombreux
que notre conseil général à Genève, ses illustres membres n'ont pas plus de
celle des races, qu'il abolit, d'en substituer une autre tirée des lieux de la
ville occupés par chaque tribu. Au lieu de trois tribus il en fit quatre,
chacune desquelles occupait une des collines de Rome et en portait le nom
Ainsi, remédiant à l'inégalité présente, il la prévint encore pour l'avenir ; et
afin que cette division ne fût pas seulement de houx, mais d'hommes, il
défendit aux habitants d'un quartier de passer dans un autre ; ce qui
empêcha les races de se confondre.
Il doubla aussi les trois anciennes centuries de cavalerie, et y en ajouta
douze autres, mais toujours tous les anciens noms ; moyen simple et
judicieux, par lequel à acheva de distinguer le corps des chevaliers de celui
du peuple, sans faire murmurer ce dernier.
A ces quatre tribus urbaines, Servius en ajouta quinze autres appelées
tribus rustiques, parce qu'elles étaient formées des habitants de la
campagne, partagés en autant de cantons. Dans la suite on en fit autant de
nouvelles ; et le peuple romain se trouva enfin divisé en trente-cinq tribus,
nombre auquel elles restèrent fixées jusqu'à la fin de la république.
De cette distinction des tribus de la ville et des tribus de la campagne
résulta un effet digne d'être observé, parce qu'à n'y en a point d'autre
exemple, et que Rome lui dut à la fois la conservation de ses moeurs et
l'accroissement de son empire. On croirait que les tribus urbaines
s'arrogèrent bientôt la puissance et les honneurs, et ne tardèrent pas d'avilir
les tribus rustiques : ce fut tout le contraire. On connaît le goût des
premiers Romains pour la vie champêtre. Ce goût leur venait du sage
instituteur qui unit à la liberté les travaux rustiques et militaires, et relégua
pour ainsi dire à la ville les arts, les métiers, l'intrigue, la fortune et
l'esclavage.
Ainsi, tout ce que Rome avait d'illustre vivant aux champs et cultivant les
terres, on s'accoutuma à ne chercher que là les soutiens de la république.
Cet état, étant celui des plus dignes patriciens, fut honoré de tout le
monde ; la vie simple et laborieuse des villageois fut préférée à la vie
oisive et lâche des bourgeois de Rome ; et tel n'eût été qu'un malheureux
prolétaire à la ville, qui, laboureur aux champs, devint un citoyen respecté.
Ce n'est pas sans raison, disait Varron, que nos magnanimes ancêtres
établirent au village la pépinière de ces robustes et vaillants hommes qui
les défendaient en temps de guerre et les nourrissaient en temps de paix.
Chapitre 4.4 108
Du Contrat Social
Pline dit positivement que les tribus des champs étaient honorées à cause
des hommes qui les composaient ; au lieu qu'on transférait par ignominie
dans celles de la ville les lâches qu'on voulait avilir. Le Sabin Appius
Claudius, étant venu s'établir à Rome, y fut comblé d'honneurs et inscrit
dans une tribu rustique, qui prit dans la suite le nom de sa famille. Enfin,
les affranchis entraient tous dans les tribus urbaines, jamais dans les
rurales ; et il n'y a pas, durant toute la république, un seul exemple d'aucun
de ces affranchis parvenu à aucune magistrature, quoique devenu citoyen.
Cette maxime était excellente ; mais elle fut poussée si loin, qu'il en résulta
enfin un changement, et certainement un abus dans la police.
Premièrement, les censeurs, après s'être arrogé longtemps le droit de
transférer arbitrairement les citoyens d'une tribu à l'autre, permirent à la
plupart de se faire inscrire dans celle qui leur plaisait ; permission qui
sûrement n'était bonne à rien, et ôtait un des grands ressorts de la censure.
De plus, les grands et les puissants se faisant tous inscrire dans les tribus
de la campagne, et les affranchis devenus citoyens restant avec la populace
dans celles de la ville, les tribus, en général, n'eurent plus de lieu ni de
territoire, mais toutes se trouvèrent tellement mêlées, qu'on ne pouvait plus
discerner les membres de chacune que par les registres ; en sorte que l'idée
du mot tribu passa ainsi du réel au personnel, ou plutôt devint presque une
chimère.
Il arriva encore que les tribus de la ville, étant plus à portée, se trouvèrent
souvent les plus fortes dans les comices, et vendirent l'État à ceux qui
daignaient acheter les suffrages de la canaille qui les composait.
A l'égard des curies, l'instituteur, en ayant fait dix en chaque tribu, tout le
peuple romain, alors renfermé dans les murs de la ville, se trouva composé
de trente curies, dont chacune avait ses temples, ses dieux, ses officiers, ses
prêtres et ses fêtes, appelées compitalia, semblables aux paganalia,
qu'eurent dans la suite les tribus rustiques.
Au nouveau partage de Servius, ce nombre de trente ne pouvant se répartir
également, dans ses quatre tribus, il n'y voulut point toucher ; et les curies,
indépendantes des tribus, devinrent une autre division des habitants de
Rome ; mais il ne fut point question de curies, ni dans les tribus rustiques
ni dans le peuple qui les composait, parce que les tribus étant devenues un
établissement purement civil, et une autre police ayant été introduite pour
Chapitre 4.4 109
Du Contrat Social
dans les besoins pressants. Pour ceux qui n'avaient rien du tout et qu'on ne
pouvait dénombrer que par leurs têtes, ils étaient tout à fait regardés
comme nuls, et Marius fut le premier qui daigna les enrôler.
Sans décider ici si ce troisième dénombrement était bon ou mauvais en
lui-même, je crois pouvoir affirmer qu'il n'y avait que les moeurs simples
des premiers Romains, leur désintéressement, leur goût pour l'agriculture,
leur. mépris pour le commerce et pour l'ardeur du gain, qui pussent le
rendre praticable. Où est le peuple moderne chez lequel la dévorante
avidité, l'esprit inquiet, l'intrigue, les déplacements continuels, les
perpétuels révolutions des fortunes, pussent laisser durer vingt ans un
pareil établissement sans bouleverser tout l'État ?
Il faut même bien remarquer que les moeurs et la censure, plus fortes que
cette institution, en corrigèrent le vice à Rome, et que tel riche se vit
relégué dans la classe des pauvres pour avoir trop étalé sa richesse.
De tout ceci l'on peut comprendre aisément pourquoi il n'est presque
jamais fait mention que de cinq classes, quoiqu'il y en eût réellement six.
La sixième, ne fournissant ni soldats à l'armée, ni votants au champ de
Mars (a) et n'étant presque d'aucun usage dans la république, était rarement
comptée pour quelque chose. Telles furent les différentes divisions du
peuple romain. Voyons à présent l'effet qu'elles produisaient dans les
assemblées. Ces assemblées légitimement convoquées s'appelaient
comices : elles se tenaient ordinairement dans la place de Rome ou au
champ de Mars, et se distinguaient en comices par curies, comices par
centuries, et comices par tribus, selon celle de ces trois formes sur laquelle
elles étaient ordonnées. Les comices par curies étaient de l'institution de
Romulus ; ceux par centuries, de Servius ; ceux par tribus, des tribuns du
peuple. Aucune loi ne recevait la sanction, aucun magistrat n'était élu, que
dans les comices ; et comme il n'y avait aucun citoyen qui ne fût inscrit
dans une curie, dans une centurie, ou dans une tribu, il s'ensuit qu'aucun
citoyen n'était exclu du droit de suffrage, et que le peuple romain était
véritablement souverain de droit et de fait.
Pour que les comices fussent légitimement assemblés, et que ce qui s'y
faisait eût force de loi, il fallait trois conditions : la première, que le corps
ou la magistrat qui les convoquait fût revêtu pour cela de l'autorité
nécessaire ; la seconde, que l'assemblée se fît un des jours permis par la
Chapitre 4.4 111
Du Contrat Social
ces comices selon le droit qu'ils en avaient comme citoyens, devenus alors
simples particuliers, ils n'eussent guère influé sur une forme de suffrages
qui se recueillaient par tête, et où le moindre prolétaire pouvait autant que
le prince du sénat.
On voit donc qu'outre l'ordre qui résultait de ces diverses distributions pour
le recueillement des suffrages d'un si grand peuple, ces distributions ne se
réduisaient pas à des formes indifférentes en elles-mêmes, mais que
chacune avait des effets relatifs aux vues qui la faisaient préférer.
Sans entrer là-dessus en de plus longs détails, il résulte des
éclaircissements précédents que les comices par tribus étaient plus
favorables au gouvernement populaire, et les comices par centuries à
l'aristocratie. À l'égard des comices par curies, où la seule populace de
Rome formait la pluralité, comme ils n'étaient bons qu'à favoriser la
tyrannie et les mauvais desseins, ils durent tomber dans le décri, les
séditieux eux-mêmes s'abstenant d'un moyen qui mettait trop à découvert
leurs projets. Il est certain que toute la majesté du peuple romain ne se
trouvait que dans les comices par centuries, qui seuls étaient complets ;
attendu que dans les comices par curies manquaient les tribus rustiques, et
dans les comices par tribus le sénat et les patriciens. Quant à la manière de
recueillir les suffrages, elle était chez les premiers Romains aussi simple
que leurs moeurs, quoique moins simple encore qu'à Sparte. Chacun
donnait son suffrage à haute voix, un greffier les écrivait à mesure :
pluralité de voix dans chaque tribu déterminait le suffrage de la tribu ;
pluralité des voix entre les tribus déterminait le suffrage du peuple ; et
ainsi des curies et des centuries. Cet usage était bon tant que l'honnêteté
régnait entre les citoyens, et que chacun avait honte de donner
publiquement son suffrage à un avis injuste ou à un sujet indigne ; mais,
quand le peuple se corrompit et qu'on acheta les voix, il convint qu'elles se
donnassent en secret pour contenir les acheteurs par la défiance, et fournir
aux fripons le moyen de n'être pas des traîtres.
Je sais que Cicéron blâme ce changement, et lui attribue en partie la ruine
de la république. Mais, quoique je sente le poids que doit avoir ici l'autorité
de Cicéron, je ne puis être de son avis : je pense au contraire que, pour
n'avoir pas fait assez de changements semblables, on accéléra la perte de
l'État. Comme le régime des gens sains n'est pas propre aux malades, il ne
Chapitre 4.4 114
Du Contrat Social
faut pas vouloir gouverner un peuple corrompu par les mêmes lois qui
conviennent à un bon peuple. Rien ne prouve mieux cette maxime que la
durée de la république de Venise, dont le simulacre existe encore,
uniquement parce que ses lois ne conviennent qu'à de méchants hommes.
On distribua donc aux citoyens des tablettes par lesquelles chacun pouvait
voter sans qu'on sût quel était son avis : on établit aussi de nouvelles
formalités pour le recueillement des tablettes, le compte des voix, la
comparaison des nombres, etc. ; ce qui n'empêcha pas que la fidélité des
officiers chargés de ces fonctions (a) ne fût souvent suspectée. On fit enfin,
pour empêcher la brigue et le trafic des suffrages, des édits dont la
multitude montre l'inutilité.
Vers les derniers temps on était souvent contraint de recourir à des
expédients extraordinaires pour suppléer à l'insuffisance des lois : tantôt on
supposait des prodiges ; mais ce moyen, qui pouvait en imposer au peuple,
n'en imposait pas à ceux qui le gouvernaient : tantôt on convoquait
brusquement une assemblée avant que les candidats eussent eu le temps de
faire leurs brigues : tantôt on consumait toute une séance à parler quand on
voyait le peuple gagné prêt à prendre un mauvais parti. Mais enfin
l'ambition éluda tout ; et ce qu'il y a d'incroyable, c'est qu'au milieu de tant
d'abus, ce peuple immense, à la faveur de ses anciens règlements, ne
laissait pas d'élire les magistrats, de passer les lois, de juger les causes,
d'expédier les affaires particulières et publiques, presque avec autant de
facilité qu'eût pu faire le sénat lui-même.
DU tribunat
Quand on ne peut établir une exacte proportion entre les parties
constitutives de l'État, ou que des causes indestructibles en altèrent sans
cesse les rapports, alors on institue une magistrature particulière qui ne fait
point corps avec les autres, qui replace chaque terme dans son vrai rapport,
et qui fait une liaison ou un moyen terme soit entre le prince et le peuple,
soit entre le prince et le souverain, soit à la fois des deux côtés s'il est
nécessaire.
Ce corps, que j'appellerai tribunat, est le conservateur des lois et du
pouvoir législatif. Il sert quelquefois à protéger le souverain contre le
gouvernement, comme faisaient à Rome les tribuns du peuple ; quelquefois
à soutenir le gouvernement contre le peuple, comme fait maintenant à
Venise le conseil des Dix ; et quelquefois à maintenir l'équilibre de part et
d'autre, comme faisaient les éphores à Sparte.
Le tribunat n'est point une partie constitutive de la cité, et ne doit avoir
aucune portion de la puissance législative ni de l'exécutive : mais c'est en
cela même que la sienne est plus grande : car, ne pouvant rien faire, il peut
tout empêcher. Il est plus sacré et plus révéré, comme défenseur des lois,
que le prince qui les exécute, et que le souverain qui les donne. C'est ce
qu'on vit bien clairement à Rome, quand ces fiers patriciens, qui
méprisèrent toujours le peuple entier, furent forcés de fléchir devant un
simple officier du peuple, qui n'avait ni auspices ni juridiction. Le tribunat,
sagement tempéré, est le plus ferme appui d'une bonne constitution ; mais
pour peu de force qu'il ait de trop, il renverse tout : à l'égard de la faiblesse,
elle n'est pas dans sa nature ; et pourvu qu'il soit quelque chose, il n'est
jamais moins qu'il ne faut.
Il dégénère en tyrannie quand il usurpe la puissance exécutive, dont il n'est
que le modérateur, et qu'il veut dispenser des lois, qu'il ne doit que
protéger. L'énorme pouvoir des éphores, qui fut sans danger tant que
Sparte conserva ses moeurs, en accéléra la corruption commencée. Le sang
d'Agis, égorgé par ces tyrans, fut vengé par son successeur : le crime et le
châtiment des éphores hâtèrent également la perte de la république ; et
après Cléomène, Sparte ne fut plus rien. Rome périt encore par la même
voie ; et le pouvoir excessif des tribuns, usurpé par décret, servit enfin, à
l'aide des lois faites pour la liberté, de sauvegarde aux empereurs qui la
détruisirent. Quant au conseil des Dix, à Venise, c'est un tribunal de sang,
horrible également aux patriciens et au peuple, et qui, loin de protéger
hautement les lois, ne sert plus, après leur avilissement, qu'à porter dans les
ténèbres des coups qu'on n'ose apercevoir.
Le tribunat s'affaiblit, comme, le gouvernement, par la multiplication de
ses membres. Quand les tribuns du peuple romain, d'abord au nombre de
deux, puis de cinq, voulurent doubler ce nombre, le sénat les laissa faire,
bien sûr de contenir les uns par les autres, ce qui ne manqua pas d'arriver.
Le meilleur moyen de prévenir les usurpations d'un si redoutable corps,
moyen dont nul gouvernement ne s'est avisé jusqu'ici, serait de ne pas
rendre ce corps permanent, mais de régler les intervalles durant lesquels il
resterait supprimé. Ces intervalles, qui ne doivent pas être assez grands
pour laisser aux abus le temps de s'affermir, peuvent être fixés par la loi, de
manière qu'il soit aisé de les abréger au besoin par des commissions
extraordinaires.
Ce moyen me paraît sans inconvénient, parce que, comme je l'ai dit, le
tribunat, ne faisant point partie de la constitution, peut être ôté sans qu'elle
en souffre ; et il me paraît efficace, parce qu'un magistrat nouvellement
rétabli ne part point du pouvoir qu'avait son prédécesseur. mais de celui
que la loi lui donne.
De la dictature
L'inflexibilité des lois, qui les empêche de se plier aux événements peut, en
certains cas, les rendre pernicieuses et causer par elles la perte de l'État
dans sa crise. L'ordre et la lenteur des formes demandent un espace de
temps que les circonstances refusent quelquefois. Il peut se présenter mille
cas auxquels le législateur n'a point pourvu et c'est une prévoyance très
nécessaire de sentir qu'on ne peut tout prévoir.
Il ne faut donc pas vouloir affermir les institutions politiques jusqu'à s'ôter
le pouvoir d'en suspendre l'effet. Sparte elle-même a laissé dormir ses lois.
Mais il n'y a que les plus grands dangers qui puissent balancer celui
d'altérer l'ordre publie, et l'on ne doit jamais arrêter le pouvoir sacré des
lois que quand il s'agit du salut de la patrie. Dans ces cas rares et
manifestes, on pourvoit à la sûreté publique par un acte particulier qui en
remet la charge au plus digne. Cette commission peut se donner de deux
manières, selon l'espèce du danger.
Si, pour y remédier, il suffit d'augmenter l'activité du gouvernement, on le
concentre dans un ou deux de ses membres : ainsi ce n'est pas l'autorité des
lois qu'on altère, mais seulement la forme de leur administration. Que si le
péril est tel que l'appareil des lois soit un obstacle à s'en garantir, alors on
nomme un chef suprême, qui fasse taire toutes les lois et suspendre un
moment l'autorité souveraine. En pareil cas, la volonté générale n'est pas
douteuse, et il est évident que la première intention du peuple est que l'État
ne périsse pas. De cette manière, la suspension de l'autorité législative ne
l'abolit point : le magistrat qui la fait taire ne peut la faire parler ; il la
domine sans pouvoir la représenter. Il peut tout faire, excepté des lois.
Le premier moyen s'employait par le sénat romain quand il chargeait les
consuls par une formule consacrée de pourvoir au salut de la république.
Le second avait lieu quand un des deux consuls nommait un dictateur (a) ;
usage dont Albe avait donné l'exemple à Rome.
Dans les commencements de la république, on eut très souvent recours à la
dictature, parce que l'État n'avait pas encore une assiette assez fixe pour
pouvoir se soutenir par la seule force de sa constitution.
Les moeurs rendant alors superflues bien des précautions qui eussent été
nécessaires dans un autre temps, on ne craignait ni qu'un dictateur abusât
de son autorité, ni qu'il tentât de la garder au delà du terme. Il semblait, au
contraire, qu'un si grand pouvoir fût à charge à celui qui en était revêtu,
tant il se hâtait de s'en défaire, comme si c'eût été un poste trop pénible et
périlleux de tenir la place des lois.
Aussi n'est-ce pas le danger de l'abus, mais celui de l'avilissement, qui me
fait blâmer l'usage indiscret de cette suprême magistrature dans les
premiers temps ;car tandis qu'on la prodiguait à des élections, à des
dédicaces, à des choses de pure formalité, il était à craindre qu'elle ne
devînt moins redoutable au besoin, et qu'on ne s'accoutumât à regarder
comme un vain titre celui qu'on n'employait qu'à de vaines cérémonies.
Vers la fin de la république, les Romains, devenus plus circonspects,
ménagèrent la dictature avec aussi peu de raison qu'ils l'avaient prodiguée
autrefois. Il était aisé de voir que leur crainte était mal fondée, que la
faiblesse de la capitale faisait alors sa sûreté contre les magistrats qu'elle
avait dans son sein ; qu'un dictateur pouvait, en certain cas, défendre la
liberté publique sans jamais y pouvoir attenter ; et que les fers de Rome ne
seraient point forgés dans Rome même, mais dans ses armées. Le peu de
résistance que firent Marius à Sylla, et Pompée à César, montra bien ce
qu'on pouvait attendre de l'autorité du dedans contre la force du dehors.
Cette erreur leur fit faire de grandes fautes ; telle, par exemple, fût celle de
n'avoir pas nommé un dictateur dans l'affaire de Catilina : car, comme il
n'était question que du dedans de la ville et, tout au plus, de quelque
province d'Italie, avec l'autorité sans bornes que les lois donnaient au
dictateur, il eût facilement dissipé la conjuration, qui ne fut étouffée que
par un concours d'heureux hasards que jamais la prudence humaine ne
devait attendre.
Au lieu de cela, le sénat se contenta de remettre tout son pouvoir aux
consuls, d'où il arriva que Cicéron, pour agir efficacement, fut contraint de
passer ce pouvoir dans un point capital et que, si les premiers transports de
joie firent approuver sa conduite, ce fut avec justice que, dans la suite, on
lui demanda compte du sang des citoyens versé contre les lois, reproche
Chapitre 4.6 119
Du Contrat Social
De la came
De même que la déclaration de la volonté générale se fait par la loi, la
déclaration du jugement public se fait par la censure. L'opinion publique
est l'espèce de loi dont le censeur est le ministre, et qu'il ne fait
qu'appliquer aux eu particulier% à l'exemple du prince.
Loin donc que le tribunal censorial soit l'arbitre de l'opinion du peuple,, il
n'en est que le déclarateur et, sitôt qu'il s'en écarte, ses décisions sont
vaines et sans effet.
Il est inutile de distinguer les moeurs d'une nation des objets de son
estime ; car tout cela tient au même principe et se confond nécessairement.
Chez tous les peuples du monde, ce n'est point la nature, mais l'opinion,
qui décide du choix de leurs plaisirs. Redressez les opinions des hommes,
et leurs moeurs s'épureront d'elles-mêmes. On aime toujours ce qui est
beau ou ce qu'on trouve tel ; mais c'est sur ce jugement qu'on se trompe ;
c'est donc ce jugement qu'il s'agit de, régler.
Qui juge des moeurs juge de l'honneur ; et qui juge de l'honneur prend sa
loi de l'opinion.
Les opinions d'un peuple naissent de sa constitution. Quoique la loi ne
règle pas les moeurs, c'est la législation qui les fait naître : quand la
législation s'affaiblit, les moeurs dégénèrent : mais alors le jugement des
censeurs ne fera pas ce que la force des lois n'aura pas fait.
Il suit de là que la censure peut être utile pour conserver les moeurs, jamais
pour les rétablir. Établissez des censeurs durant la vigueur des lois ; sitôt
qu'elles l'ont perdue, tout est désespéré ; rien de légitime n'a plus de force
lorsque les rois n'en ont plus.
La censure maintient les moeurs en empêchant les opinions de se
corrompre, en conservant leur droiture par de sages applications,
quelquefois même en les fixant lorsqu'elles sont encore incertaines.
L'usage des seconds dans les duels, porté jusqu'à la fureur dans le royaume
de France, y fut aboli par ces seuls mots d'un édit du roi : "Quant à ceux
De la religion civile
Les hommes n'eurent point d'abord d'autres. rois que les dieux, ni d'autre
gouvernement que le théocratique. Ils firent le raisonnement de Caligula ;
et alors ils raisonnaient juste. Il faut une longue altération de sentiments et
d'idées pour qu'on puisse se résoudre à prendre son semblable pour maître,
et se flatter qu'on s'en trouvera bien.'
De cela seul qu'on mettrait Dieu à la tête de chaque société politique, il
s'ensuivit qu'il y eut autant de dieux que de peuples. Deux peuples
étrangers l'un à l'autre, et presque toujours ennemis, ne purent longtemps
reconnaître un même maître : deux armées se livrant bataille ne sauraient
obéir au même chef. Ainsi des divisions nationales résulta le polythéisme,
et de là l'intolérance théologique et civile, qui naturellement est la même,
comme il sera dit ci-après.
La fantaisie qu'eurent : les Grecs de retrouver leurs dieux chez les peuples
barbares, vint de celle qu'ils avaient aussi de se regarder comme les
souverains naturels de ces peuples. Mais c'est de nos jours une érudition
bien ridicule que celle qui roule sur l'identité des dieux de diverses
nations : comme si Moloch, Saturne et Chronos pouvaient être le même
dieu ! comme si le Baal des Phéniciens, le Zeus des Grecs et le Jupiter des
Latins pouvaient être le même ! comme s'il pouvait rester quelque chose
commune à des êtres chimériques portant des noms différents !
Que si l'on demande comment dans le paganisme, où chaque État avait son
culte et ses dieux, il n'y avait point de guerres de religion ; je réponds que
C'était par cela même que chaque État, ayant son culte propre aussi bien
que son gouvernement, ne distinguait point ses dieux de ses lois. La guerre
politique était aussi théologique ; les départements des dieux étaient pour
ainsi dire fixés par les bornes des nations. Le dieu d'un peuple n'avait
aucun droit sur les autres peuples. Les dieux des païens n'étaient point des
dieux Jaloux ; ils partageaient entre eux l'empire du monde : Moïse même
et le peuple hébreu se prêtaient quelquefois à cette idée en parlant du Dieu
d'Israël. Ils regardaient, il est vrai, comme nuls les dieux des Cananéen§,
peuples proscrits, voués à la destruction, et dont ils devaient occuper la
place ; mais voyez comment ils parlaient des divinités des peuples voisins
qu'il leur était défendu d'attaquer : "La possession de ce qui appartient à
Chamos, votre dieu, disait Jephté aux Ammonites, ne vous est-elle pas
légitimement due ? Nous possédons au même titre les terres que notre Dieu
vainqueur s'est acquises (a)." C'était là, ce me semble, une parité bien
reconnue entre les droits de Chamos et ceux du Dieu d'Israël.
Mais quand les Juifs soumis aux rois de Babylone, et dans la suite aux rois
de Syrie, voulurent s'obstiner à ne reconnaître aucun autre Dieu que le leur,
ce refus, regardé comme une rébellion contre le vainqueur, leur attira les
persécutions qu'on lit dans leur histoire, et dont on ne voit aucun autre
exemple avant le christianisme (a). Chaque religion étant donc uniquement
attachée aux lois de l'État qui la prescrivait, il n'y avait point d'autre
manière de convertir un peuple que de l'asservir, ni d'autres missionnaires
que les conquérants ; et l'obligation de changer de culte étant la loi des
vaincus, il fallait commencer par vaincre avant d'en parler. Loin que les
hommes combattissent pour les dieux, c'étaient, comme dans Homère, les
dieux qui combattaient pour les hommes ; chacun demandait au sien la
victoire, et la payait par de nouveaux autels. Les Romains, avant de
prendre une place, sommaient ses dieux de l'abandonner ; et quand ils
laissaient aux Tarentins leurs dieux irrités, c'est qu'ils regardaient alors ces
dieux comme soumis aux leurs et forcés de leur faire hommage. Es
laissaient aux vaincus leurs dieux comme ils leur laissaient leurs lois. Une
couronne -au Jupiter du Capitole était souvent le seul tribut qu'ils
imposaient.
Enfin les Romains ayant étendu avec leur empire leur culte et leurs dieux,
et ayant souvent eux-mêmes adopté ceux des vaincus, en accordant aux
uns et aux autres le droit de cité, des peuples de ce vaste empire se
trouvèrent insensiblement avoir des multitudes de dieux et de cultes, à peu
près les mêmes partout : et voilà comment le paganisme ne fut enfin dans
le monde connu qu'une seule et même religion.
Ce fut dans ces circonstances que Jésus vint établir sur la terre un royaume
spirituel, ce qui, séparant le système théologique du système politique, fit
que l'État cessa d'être un, et causa les divisions intestines qui n'ont jamais
Chapitre 4.8 124
Du Contrat Social
cessé d'agiter les peuples chrétiens. Or, cette idée nouvelle d'un royaume
de l'autre monde n'ayant pu jamais entrer dans la tête des païens, ils
regardèrent toujours les chrétiens comme de vrais rebelles qui, sous une
hypocrite soumission, ne cherchaient que le moment de se rendre
indépendants et maîtres, et d'usurper adroitement l'autorité qu'ils feignaient
de respecter dans leur faiblesse. Telle fut la cause des persécutions.
Ce que les païens avaient craint est arrivé. Alors tout a changé de face ; les
humbles chrétiens ont changé de langage, et bientôt on a vu ce prétendu
royaume de l'autre monde devenir, sous un chef visible, le plus violent
despotisme dans celui-ci.
Cependant, comme il. y a toujours eu un prince et des lois civiles, il a
résulté de cette double puissance un perpétuel conflit de juridiction qui a
rendu toute bonne politie impossible dans les États chrétiens ; et l'on n'a
jamais pu venir à bout de savoir auquel du maître ou du prêtre on était
obligé d'obéir.
Plusieurs peuples cependant, même dans l'Europe ou à son voisinage, ont
voulu conserver ou rétablir l'ancien système, mais sans succès ; l'esprit du
christianisme a tout gagné. Le culte sacré est toujours resté ou redevenu
indépendant du souverain, et sans liaison nécessaire avec le corps de l'État.
Mahomet eut des vues très saines, il. lia bien son système politique ; et,
tant que la forme de son gouvernement subsista sous les califes ses
successeurs, ce gouvernement fut exactement un, et bon en cela. Mais les
Arabes, devenus florissants, lettrés, polis, mous et lâches, furent subjugués
par des barbares : alors la division entre les deux puissances recommença.
Quoiqu'elle soit moins apparente chez les mahométans que chez les
chrétiens, elle y est pourtant, surtout dans la secte d'Ali ; et il y a des États,
tels que la Perse, où elle ne cesse de se faire sentir.
Parmi nous, les rois d'Angleterre se sont établis chefs de l'Église ; autant en
ont fait les czars -mais, par ce titre, ils s'en sont moins rendus les maîtres
que les ministres ; ils ont moins acquis le droit de la changer que le
pouvoir de la maintenir, ils n'y sont pas législateurs, ils ne sont que princes.
Partout où le clergé fait un corps (a), il est maître et législateur dans sa
patrie. Il y a donc deux puissances, deux souverains, en Angleterre et en
Russie, tout comme ailleurs.
De tous les auteurs chrétiens, le philosophe Hobbes est le seul qui ait bien
Chapitre 4.8 125
Du Contrat Social
vu le mal et le remède, qui ait osé proposer de réunir les deux têtes de
l'aigle, et de tout ramener à l'unité politique, sans laquelle jamais État ni
gouvernement ne sera bien constitué. Mais il a dû voir que l'esprit
dominateur du christianisme était incompatible avec son système, et que
l'intérêt du prêtre serait toujours plus fort que celui de l'État. Ce n'est pas
tant ce qu'il y a d'horrible et de faux dans sa politique, que ce qu'il y a de
juste et de vrai, qui l'a rendue odieuse (b).
Je crois qu'en développant sous ce point de vue les faits historiques, on
réfuterait aisément les sentiments opposés de Bayle, et de Warburton, dont
l'un prétend que nulle religion n'est utile au corps politique, et dont l'autre
soutient, au contraire, que le christianisme en est le plus ferme appui. On
prouverait au premier que jamais État ne fut fondé que la religion ne lui
servît de base ; et au second, que la loi chrétienne est au fond plus nuisible
qu'utile à la forte constitution de l'État. Pour achever de me faire entendre,
il ne faut que donner un peu plus de précision aux idées trop vagues de
religion relatives à mon sujet.
La religion, considérée par rapport à la société, qui est ou générale ou
particulière, peut aussi se diviser en deux espèces : savoir, la religion de
l'homme, et celle du citoyen. La première, sans temples, sans autels, sans
rites, bornée au culte purement intérieur du Dieu suprême et aux devoirs
éternels de la morale, est la pure et simple religion de l'Évangile, le vrai
théisme, et ce qu'on peut appeler le droit divin naturel. L'autre, inscrite
dans un seul pays, lui donne ses dieux, ses patrons propres et tutélaires.
Elle a ses dogmes, ses rites, son culte extérieur prescrit par des lois : hors
la seule nation qui la suit, tout est pour elle infidèle, étranger, barbare ; elle
n'étend les devoirs et les droits de l'homme qu'aussi loin que ses autels.
Telles furent toutes les religions des premiers peuples, auxquelles on peut
donner le nom de droit divin civil ou positif.
Il y a une troisième sorte de religion plus bizarre, qui, donnant aux
hommes deux législations, deux chefs, deux patries, les soumet à des
devoirs contradictoires, et les empêche de pouvoir être à la fois dévots et
citoyens. Telle est la religion des Lamas, telle est celle des Japonais, tel est
le christianisme romain. On peut appeler celui-là religion du prêtre. Il en
résulte une sorte de droit mixte et insociable qui n'a point de nom.
A considérer politiquement ces trois sortes de religions, elles ont toutes
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Du Contrat Social
Je dis même que cette société supposée ne serait, avec toute sa perfection,
ni la plus forte ni la plus durable ; à force d'être parfaite, elle manquerait de
liaison ; son vice destructeur serait dans sa perfection même. Chacun
remplirait son devoir ; le peuple serait soumis aux lois, les chefs seraient
justes et modérés, les magistrats intègres, incorruptibles ; les soldats
mépriseraient la mort ; il n'y aurait ni vanité ni luxe ; tout cela est fort
bien ; mais voyons plus loin.
Le christianisme est une religion toute spirituelle, occupée uniquement des
choses du ciel ; la patrie du chrétien n'est pas de ce monde. Il fait son
devoir, il est vrai, mais il le fait avec une profonde indifférence sur le bon
ou mauvais succès de ses soins. Pourvu qu'il n'ait rien à se reprocher, peu
lui importe que tout aille bien ou mal ici-bas. Si l'État est florissant, à peine
ose-t-il jouir de la félicité publique ; il craint de s'enorgueillir de la gloire
de son pays : si l'État dépérit, il bénit la main de Dieu qui s'appesantit sur
son peuple.
Pour que la société fût paisible et que l'harmonie se maintînt, il faudrait
que tous les citoyens sans exception fussent également bons chrétiens :
mais si malheureusement il s'y trouve un seul ambitieux, un seul hypocrite,
un Catilina, par exemple, un Cromwell, celui-là très certainement aura bon
marché de ses pieux compatriotes. La charité chrétienne ne permet pas
aisément de penser mal de son prochain.
Dès qu'il aura trouvé par quelque ruse l'art de leur en imposer et de
s'emparer d'une partie de l'autorité publique, voilà un homme constitué en
dignité ; Dieu veut qu'on le respecte : bientôt voilà une puissance ; Dieu
veut qu'on lui obéisse. Le dépositaire de cette puissance en abuse-t-il, c'est
la verge dont Dieu punit ses enfants. On se ferait conscience de chasser
l'usurpateur : il faudrait, troubler le repos public, user, de violence, verser
du sang : tout cela s'accorde mal avec la douceur du chrétien, et après tout,
qu'importe qu'on soit libre ou serf dans cette vallée de misères ? L'essentiel
est d'aller en paradis, et la résignation n'est qu'un moyen de plus pour cela.
Survient-il quelque guerre étrangère, les citoyens marchent sans peine au
combat ; nul d'entre eux ne songe à fuir ; ils font leur devoir, mais sans
passion pour la victoire ; ils savent plutôt mourir que vaincre. Qu'ils soient
vainqueurs ou vaincus, qu'importe ? La Providence ne sait-elle pas mieux
qu'eux ce qu'il leur faut ? Qu'on imagine quel parti un ennemi fier,
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Du Contrat Social
quiconque ose dire : Hors de l'Église point de salut, doit être chassé de
l'État, à moins que l'État ne soit l'Église, et que le prince ne soit le pontife.
Un tel dogme n'est bon que dans un gouvernement théocratique ; dans tout
autre il est pernicieux. La raison sur laquelle on dit qu'Henri IV embrassa
la religion romaine la devrait faire quitter à tout honnête homme, et surtout
à tout prince qui saurait raisonner.
Conclusion
Après avoir posé les vrais principes du droit politique et tâché de fonder
l'État sur sa base, il resterait à l'appuyer par ses relations externes ; ce qui
comprendrait le droit des gens, le commerce, le droit de la guerre et les
conquêtes, le droit public, les ligues, les négociations, les traités, etc. Mais
tout cela forme un nouvel objet trop vaste pour ma courte vue : j'aurais dû
la fixer toujours plus près de moi.