Apologieduchrist 03 y 04 Weis

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LIBRARY

Brigham Young University

DANIEL C. JACKLING LIBRARY


IN THE
FIELD OF RELIGION
<b
APOLOGIE DU CHRISTIANISME
AU POINT DE VUE

DES MŒURS & DE LA CIVILISATION

in

HUMANITÉ ET HUMANISME
\iuy3 R. P. Albert Maria WEISS
de l'ordre des frères-prêcheurs

AU POINT DE VUE

DES MŒURS & DE LA CIVILISATION

Traduite de l'allemand sur la 3 e édition


PAR

L'Abbé Lazare COLLIN


PROFESSEUR A L'ÉCOLE SAINT-FRANÇOIS DE SALES DE DIJON

Avec la collaboration de M.. J . MI G Y, professeur à Dijon,

III

HUMANITÉ & HUMANISME

DELHOMME ET BRIGUET, ÉDITEURS


PARIS LYON
83, rue de Rennes, 83 3, avenue de l'Archevêché, 3.

Seule traduction française autorisée et revue par l'auteur


THI
BRIGUA^- 3RSITÏ
PRG » i>, H
INTRODUCTION

4. La soi-disant pensée moderne, la doctrine de l'homme ou l'Hu-


manisme, —
2. Les cinq doctrines fondamentales de l'Humanisme :

a) La négation de Dieu ou du moins le manque d'attention pour


lui. — 3. b) L'idolâtrie personnelle. — 4. c) La négation de la
doctrine du péché hére'ditaire. — 5. d) Du Christ et de la Rédemp-
tion. — 6. e) De l'Eglise et des moyens de salut. — 7. L'Huma-
nisme foncièrement différent de l'Humanité. — 8. L'Humanisme
ne conduit à aucune civilisation satisfaisante, et cela pour deux
raisons. — 9 a) Parce qu'il méprise la dernière fin de l'homme.
Sous ce rapport, il est bien au-dessous de l'antiquité. —
10 b) Parce
qu'il nie la corruption de la nature humaine. — 11. Corruption
héréditaire du genre humain tout entier et péché personnel li-
bre. — 12. La doctrine du péché et de la Rédemption est la clef
pour comprendre l'histoire du monde.

Buckle fait très justement remarquer quelque part i— Lasoi-


. , « disant pensée
,
que chaque période un peu considérable renferme en moderne, u
* * r l doctrine de

elle une pensée agissante déterminée, qui imprime à ™


!!H^JJJ igm
tous les événements leur direction et leur donne une
physionomie particulière, pensée à laquelle il faut attri-
buer en dernier lieu les résultats du mouvement civili-
sateur accompli en cet espace de temps.
Pour la période qu'on appelle les temps modernes, et
dans laquelle nous vivons, il est inutile de nous deman-
der longtemps quelle est l'idée qui lui donne son ca-
ractère. Tous nous savons que l'humanité et la glorifi-
cation personnelle de l'homme forment la base et le
centre des vues modernes.
apprend que la victoire de l'Huma-
L'histoire nous
nisme, au milieu du XV 6 siècle, fut la crise décisive que
les temps modernes considèrent comme le moment de
leur naissance. Aussi cette période a-t-elle pris son nom
6 INTRODUCTION
dans l'histoire de la civilisation. Mais ce qui n'était
qu'un faible début, y a quatre siècles, nous l'avons
il

développé depuis, sinon jusqu'à la limite du possible,


du moins bien au delà de ce qui est tolérable. On en est
venu à ce point que le caractère qui a donné son em-
preinte particulière aux temps modernes tout entiers,
que l'âme du développement de la civilisation moderne,
que la soi-disant pensée moderne, ne sont, au fond,
rien autre chose que l'Humanisme c'est-à-dire la glori-
fication, pour ne pas dire la déification de ce qui est
purement humain.
Telle est aussi l'opinion de l'époque dans laquelle nous
vivons. A la fin de tous les beaux discours sur les idées
modernes, nous trouvons toujours un mot qui, à lui

seul, résume tout le mot Humanité. Dans toutes


: les

hymnes de louanges qu'on chante en l'honneur des


temps modernes, se cache une pensée unique, la pen-
sée que leur grandeur et leur fécondité prodigieuses
proviennent de ce qu'ils ont rendu l'homme à lui-même.
Ce ne sont pas, dit-on, des conquêtes peu nombreuses
et insignifiantes, qui nous autorisent à nommer ces der-

niers siècles la période des inventions et des découvertes ;

mais la plus glorieuse et la plus importante de toutes


ces découvertes est celle de l'homme. Au moyen âge,
sous la domination du Christianisme, l'homme vivait
dans une telle servitude, qu'il n'avait pas seulement
l'idée de sa puissance et de sa dignité. Pour la première
fois, il vient de se sentir libre, d'atteindre sa majorité et
de prendre conscience de lui-même. Si on voulait donc
récompenser l'époque moderne de ses mérites, il fau-
drait mêler àsa^couronne d'honneur d'abondantes feuil-
les de laurier, ceindre son front d'un large bandeau sur
lequel on écrirait en grosses lettres d'or, projetant au
loin leur éclat, les mots qui ont éclipsé la gloire de tous
les autres grands faits : découverte de l'homme.
Découverte de l'homme Voilà une nouvelle à la fois si
!

singulière, si importante et si réjouissante, que nous


INTRODUCTION 7

aurions tort de ne pas l'examiner de plus près, lors


même que le bruit qu'on fait autour d'elle n'est pas de
nature à exciter outre mesure notre intérêt. Comme Dio-
gène serait étonné si, revenant dans le monde, il y trou-
vait ce qu'il chercha en vain dans son entourage, dans
le monde grec ! Oui, la découverte vaut la peine d'être
examinée avec attention.
En vérité, c'est une découverte que cet homme mo-
derne. Pour le moment, laissons de côté la question de
savoir s'il est aussi l'homme vrai, et si cette humanité
moderne est, comme on se plaît à l'exalter, la pure hu-
manité. Actuellement, il nous suffit de savoir que nous
avons devant nous, quelque chose de nouveau, différant
essentiellement de ce que nous, chrétiens, et nous hom-
mes en général, nous nous sommes représenté jusqu'à
présent comme l'idéal de l'homme.
Or, en cherchant, d'après les sources les plus certai-
nes, ce que nous devons comprendre par là, nous trou-
vons que l'Humanisme moderne bien compris renferme
en lui cinq principes, ou, pour parler plus exactement,
cinq négations par lesquelles il se sépare des convictions
de l'humanité qui l'a précédé, même de l'histoire tout
entière, et se limite à un monde nouveau propre à lui

seul.
Son premier principe est celui-ci Pour apprendre à â.-Lesdoq
:

connaître l'homme véritable, et pour bien le former, il dameS °dê s

faut faire abstraction de Dieu et du surnaturel. Il est pos- a) unégauon



i M , . .|
-r,
.de Dieu ou du .
t

sible qu
±
il v ait un Etre suprême, il est possible aussi moinsieman-
*>
Q ue d'atten- .

que l'homme, après cette vie, ait une autre existence, tionpouriui.
mais ce sont là des questions qu'il faut laisser aux théo-
logiens et à renseignement de l'Eglise. L'éducation mo-
derne du peuple et de l'humanité n'a rien à faire avec
elles, car sa tâche unique est de former l'homme pour

ce monde (1 ). Or le citoyen du monde et la culture ter-


restre, dans le domaine de la science, de l'art, de lamo-

(I) Verhandlungen der « Allgem. deutschen Lehrerversammlung »


zu Leipzig, Pfingsten, 1893.
8 INTRODUCTION

raie, de l'éducation, de la vie publique, bref dans tout


ce qui concerne lemonde, ne dépendent pas de la foi,
qui n'a aucun droit, aucune valeur, aucun suffrage en
ces matières, et qui surtout ne doit pas les régenter.
De là provient l'enseignement de la séparation entre
la foi et la science, entre la morale et l'art, entre la mo-
rale et le droit, entre l'Eglise et l'Etat, enseignement
auquel quelqu'un doit souscrire sans réserve aujourd'hui
s'il veut être compté parmi les gens instruits, enseigne-
ment dans lequel la parole bien connue de saint Augus-
tin « Deux royaumes sont en présence, l'un a été fondé
:

par l'amour propre, l'autre par l'amour de Dieu (1) »,

trouve une complète confirmation.


Que ceci soit intentionnel, personne n'en doutera qui
connaît notre littérature. Les termes que Gœthe met dans
la bouche de son Faust sont relativement adoucis et
bénins :

« De ton ne m'inquiète guère »


là-bas je ;

« Si tu mets ce monde-ci en poussière, »


« Un autre après lui peut surgir. »
« Cette terre est la source de mes joies, »
« Et ce soleil éclaire mes douleurs. » V
« Que une fois me séparer d'eux, »
je puisse
« Alors advienne que pourra. »
« Je ne veux pas m'enquérir davantage, »
« Si l'on aime et si Ton hait dans ces sphères, »
« S'il y a un en haut et un en bas (2) ».

Mais d'autres nous disent la même chose avec beau-


coup moins de retenue, en paroles rimées et non rimées.
Jodl, par exemple, n'hésite pas un seul instant à décla-
rer que notre tâche, désormais la plus importante, est
de remplacer les hypothèses surnaturelles de la reli-
gion par des idées plus conformes à l'époque (3). Or
d'après lui, ces idées consisteraient à chasser le culte
par la civilisation (4), et à planter, sur les ruines de la

(1) Augustin., Civ. Dei, XIV, 29 ; In ps. LXIV, en. 2.


(2) Gœthe, Faust I (Stuttgart, 1854, XI, 68).
(3) Jodl, Gesch. der Ethik in der neuern Philos., II, 160.
(4) Jôtd.,II, 394.
INTRODUCTION 9

une solidarité naturelle de l'hu-


religion vieillie, la foi à
manité comme formant un grand tout (1).
Mais Gœthe aussi, quand il veut exprimer sans ré-
serve son sentiment personnel, s'élève jusqu'au blas-
phème railleur qu'il intitule d'une manière très carac-
téristique : « Menschengefùhl » [Sentiment de l'homme),
et, par là, ce poète doucereux et froid entend naturelle-
ment le sentiment de l'homme moderne :

« Hélas Vous dieux, grands dieux »


!

« Qui êtes là-haut dans le vaste ciel, »


« Si vous nous donniez sur terre »
« Fermeté dans la résolution et le courage, »

« Oh Nous vous laisserions vos biens, »


!

« Votre vaste ciel là-haut » (2).

De tels égarements sont si fréquents, que nous avons


presque perdu le, sentiment de la répulsion qu'ils de-
vraient nous inspirer, et l'intelligence de leur portée.
Nos auteurs modèles sont tellement familiarisés avec
eux, que nous aurions peine à nous les représenter au-
trement que comme des gens qui renoncent à Dieu et à
sa béatitude, et qui cherchent uniquement leur ciel sur
la terre.

Au nom de tous les poètes et de tous les classiques,


Platon lance ces paroles de mépris aux chrétiens, ainsi
qu'à Dieu et à son Christ :

« Vous pouvez vous asseoir dans la gloire à côté du Sauveur, »


« Pour contempler le Dieu qui se dévoile à vos yeux. »

« Un bonheur moindre suffit aux poètes cheminer sur terre. »


:

« Heureux si je puis, sur les lèvres du peuple, passer à la postérité (3) ! »

Platon, malheureusement, atout sujet de parler ainsi.


Nos grands poètes n'hésitent pas à dire que la foi en
Dieu a fait perdre au monde son bonheur, et qu'il lui
faut renoncer au Dieu des chrétiens, s'il veut de nou-
veau posséder la vraie culture et la vraie félicité. Ainsi
parle Gœthe, dans la « Fiancée de Corinthe » ; ainsi
Schiller dans « Les dieux de la Grèce », et dans d'au-

(1) Ibid., II, 493.


(2) Gœthe, Menschengefùhl (Stuttgart, 1853, II, 69 sq.).
(3) Platen, Rellgiœser und poetlscher Stolz (G. W. H, 313).
1 INTRODUCTION

très poèmes (1) que nous examinerons plus tard avec


plus de détails ; ainsi les autres poètes d'un rang infé-
rieur. Chez chacun d'eux se retrouve plus ou moins ce
que Constantin Wurzbach dit dans ces vers :

« Le monde a cessé »
« De se sacrifier pour une illusion vaine. »

« L'homme a chassé la foi de sa route, »

« Parce que toute force et tout soutien lui manquent. »

« Nous n'avons plus de sympathie »


« Pour ce conte de nourrice avec lequel »
« On nous effraya durant des milliers d'années. »

« C'était le rêve d'une imagination vieillie. »

C'est pourquoi il est facile de comprendre comment,


chez les esprits soi-disant cultivés, la foi a fait place à
un mépris et à une orgueilleuse manie de criti-
froid
quer. Combien parmi eux ont encore une parole de res-
pect pour Dieu? Ils ne se sentent libres que lorsqu'ils
ont rejeté la pensée à tout ce qui est d'un ordre supé-
rieur. C'est alors seulement qu'ils se trouvent à leur aise
et osent dire :

« Je suis homme ; ici je puis être homme (2). »

Oui, on en est venu à ce point, qu'on a l'outrecuidance


de prétendre que Dieu doit disparaître du monde pour
que l'homme y puisse prospérer. Dans le discours d'ou-
verture que le baron Charles de Rokitansky, conseiller
à la cour, professeur à l'Université et président de l'A-
cadémie de Vienne, prononça le 13 février 1870 devant
la société anthropologique dans la ville impériale, il ne

trouva pas de meilleur moyen pour être agréable aux


savants réunis, et pour s'assurer l'admiration et l'ap-
probation des sphères instruites, que de terminer par
ces mots : Dits extinctis successif humanitas (3), [aux
dieux éteints a succédé T humanité) c'est-à-dire que l'hu- ,

manité ne peut fleurir qu'après l'anéantissement delà


divinité.

(1) Cf. Janssen, Schiller als Historiher, (2) 180.


(2) Wurzbach, Parallelen, (1) 48, 66.
(3) Kolb, Culturgeschichte, (2) 1,44.
INTRODUCTION 1 1

Or, quand une fois Dieu est exclu par principe de la doîâtrîe

pensée de l'homme, il est inévitable que celui-ci se mette


à sa place. S'il ne reconnaît pas de maître au-dessus
de lui, il est alors son propre maître. S'il n'y a pas de
puissance supérieure au nom de laquelle il accomplisse
ses actions, et s'il n'y a plus de règle plus élevée qui lui
serve de guide, chaque progrès nouveau devient une
nouvelle preuve de sa puissance suprême et de sa divi-
nité.

Personne ne s'étonnera donc si l'Humanisme vise


sans cesse à faire prévaloir la doctrine de la déification
et de la glorification illimitée de l'homme. Cette pensée
est une de celles que notre génération caresse avec le

plus de fierté, et c'est elle qu'on a tout d'abord en vue,


quand on dit que la découverte de l'homme était réser-
vée à notre temps. Il n'y a qu'un Dieu, dit-on, c'est l'es-
prit humain ; il n'y a qu'un rayonnement de Dieu, c'est
la civilisation et l'histoire de l'humanité (1). Un homme
qui oublie sa puissance et sa dignité au point de croire
à une Providence, d'implorer Dieu ou de le remercier,
ressemble à un sauvage ou à un demi-civilisé (2). Le
seul principe auquel doive s'en tenir désormais notre
religion est celui-ci: Le Dieu de l'homme, c'est l'Hu-
manité (3). -Tel est le second enseignement de l'Huma-
nisme.
Tous ses partisans ne se prononcent pas, il est vrai,
dune manière aussi catégorique sur ce point décisif, car
beaucoup d'entre eux ne voient peut-être pas très claire-
ment la chose. Néanmoins, nous ne pouvons faire au-
trement que de le désigner comme le dogme fondamen-
tal de l'esprit moderne. C'est le sens de la doctrine du

moi, laquelleforme le point de départ et le point final


de la métaphysique moderne, et même de la logique ;

c'est le sens de la doctrine de l'autonomie, laquelle est

(1) Sallet, Die Atheisten und die Gottlosen, 180.


(2) Gizycki, Moralphilosophie, (1) 413.
(3) Jodl, Gesch. der Ethik, II, 385.
\ 2 INTRODUCTION

la base de l'Ethique moderne . De toutes les chaires


d'enseignement tombe que l'homme doit être
la parole

son propre législateur, sa propre loi, son propre juge et


son propre arbitre. Il n'est ni plus ni moins qu'immo-
ral, dit Kant, et avec lui toute la philosophie actuelle,
que l'homme veuille observer un autre commandement
que celui qu'il s'est donné lui-même, lors même que ce
commandement serait la volonté bien explicite de Dieu.
C'est dans ce sens que Riïckert fait enseigner à ses Brah-
manes :

« Enfant tu ne dois pas te croire obligé d'accomplir »


« Des actions, parce que Dieu les commande. »

« Considère plutôt comme un commandement divin »


« Ce à quoi tu te sens obligé intérieurement (1). »

dans ce sens que d'un bout du monde à l'autre,


C'est
chez les pédagogues chez les jeunes gens, chez les
,

bourgeois et chez les anarchistes retentit la chanson de


la morale bourgeoise :

« Se sentir en dehors de toute autorité, »


« Voilà, voilà, la seule chose qui rende l'homme libre et magni-
fique (2). »

11 faudrait supprimer aux


mots leur signification et
aux lois de la logique leur force, pour méconnaître dans
toutes ces pensées le germe delà déification personnelle
de l'homme. L'expression doit être prise non pas au
sens figuré, mais à la lettre. 11 n'y a plus qu'à y ajouter
les idées panthéistiques, et cet autocrate n'hésitera pas
à dire avec Guillaume Jordan :

« J'étais là quand se formaient les globes solaires, »


« Et quand une force gigantesque les sépara en anneaux; »

« J'ai eu aussi ma part d'activité »


« Quand ces anneaux se roulaient en boules. »

« Enfin, pour former la conscience, l'esprit et Dieu, »


« Le temps, comme
chef de l'humanité, »
« Fond la masse bigarrée des choses »
« En une image harmonieuse (3). »

(1) Rùckert, Weisheit des Brahmanen, 4, 24.


(2) Léopold Schefer, Weltpriester, 156.
(3) Jordan, Demiurgos, If, 153 sq.
3

INTRODUCTION 1

Nous comprenons alors que le poète du Panthéisme,


Léopold Schefer, puisse dire de l'homme moderne :

« .
. . . De la chrysalide »

« Des anciens est sorti un noble esprit, »


« Un nouvel homme-Dieu a surgi à la vie. »
« Possédant une nature que jamais »
« Ils n'avaient adorée dans leurs désirs » (1).

Il en est peut-être qui reculent d'horreur devant de


telles paroles ; cependant, la manière d'agir n'est que
trop en harmonie avec elles. Dans la pratique, nos poè-
tes, nos écrivains, nos artistes, font-ils autre chose que
de réaliser l'humanité éprise d'orgueil pour elle-même,
l'humanité qui ne s'inquiète d'aucune loi, et surtout
d'aucune loi divine, quand il s'agit de ses caprices et de
son bon plaisir? A quoi visait, aux jours de Jean Paul
et de Grabbe, celte entreprise titanesque qu'on a tant
vantée, sinon à escalader le ciel ? A quoi se rapportent
ces génies mis à la mode par Gœthe et Byron sinon à la
parole : qu'un esprit grand et distingué n'est pas seule-
ment souverain du monde, niais maître et même créa-
teur du bien et du mal, du juste et de l'injuste, du vrai
et du beau, ainsi que de la morale? A quoi tendent les
héros que Carlyle et Swinburne élèvent sur le pavois,
sinon à la réalisation du principe que le vrai héros se :

fait à lui-même son chemin, sa fin, son monde, ses lois,

son droit, sa conscience? Celui qui ne pense pas ainsi


en est encore au même point que les habitants des fo-
rêts vierges, dit Carlyle ; il fait partie des Philistins, dit
Gœthe, ou bien, selon l'expression adoucie de Detlev Li-
liencron, il fait partie de ces âmes de commis que Nietz-
sche range parmi les esclaves et les gens vulgaires.
Comme on le voit, par ce rapide coup d'œil jeté sur la
littérature des dernières dizaines d'années, les noms
seuls changent avec le temps. Le dogme delà puissance
souveraine et irresponsable de l'homme qu'on a en vue
parla, se retrouve partout, et remplit notre génération

(1) Schefer, Weltpriester, 467.


,

\ 4 INTRODUCTION

dune telle conscience d'elle-même, qu'elle sent se pro-


duire au plus intime de son âme ce que Gœthe met dans
la bouche de son Prométhée :

« Je ne suis pas un dieu, »


« Et je me figure que je le suis » (1).

4. — <:) La
Une telle déification de l'homme ne permet naturelle-
nésration de la
u
tr
chf hS?â uat ment pas d'admettre f existence d'un ver rongeur caché
re
dans la nature humaine, d'une corruption innée de la

bonté naturelle, en d'autres termes l'existence du péché


originel et de la corruption terrestre.
La négation de ce dogme forme donc le troisième prin-
cipe, et le principe le plus important de l'Humanisme.
C'est avant tout autour de ce point que se livre le com-
bat pour ou contre l'esprit moderne. C'est pourquoi on
peut,dire que l'Humanisme n'est ni plus ni moins que
l'opposé de la doctrine de la chute de l'humanité. Bon
nombrede ses représentants sont peut-êtreplus ou moins
choqués de la déification de l'homme et du bannissement
de Dieu de la vie terrestre, mais ils sont tellement una-
nimes à nier le péché originel, qu'on ne peut regarder
comme un partisan de la doctrine de l'Humanité celui
qui croirait encore à cette doctrine.
C'est dans ce sens que Rousseau parle de la « bonne
nature », Schlégel de la « belle nature », Gœthe et ses
disciples de la « saine nature ». C'est dans le même
sens que le Naturalisme parle tant de la a sainte nature »
de la « divine nature », que l'Esthétique de la sensua-
lité sans délicatesse parle de la « nature naïve, chaste ».

C'est cet évangile que prêche Shelley dans son Caté-


chisme de l'athéisme qui a été si pernicieux à des milliers
et à des milliers de personnes :

u Valets de prêtres, laissez de côté cette illusion, »


« Que c'est par he'ritage que pèsent sur vous la faute et le malheur.»
« C'est la séduction et non l'héritage qui sème le mal. »

« Seul le mauvais exemple tue dans l'enfant »


« La bonté innée (2). »

(1) Gœthe, Prometheus (Stuttgart, 1853, VII, 232).

(2) Shelley, Queen Mab IV.


INTRODUCTION \ 5

Stirner exprime en termes pleins d'un orgueil in-


domptable le dernier et véritable motif de cette néga-
tion. « Si la Religion a établi le principe que nous
sommes tous pécheurs, moi, je lui en oppose un autre :

Nous sommes tous parfaits. Montrez-moi encore un


pécheur dans le monde, si personne n'a besoin de satis-

faireaux exigences d'un être suprême. S'il me faut être


pieux, je dois me conformer aux exigences de Dieu s'il ;

me faut agir simplement en homme, je dois satisfaire


aux exigences de la nature humaine, à l'idée de l'huma-
nité » (1).
Ceci nous montre combien le monde s'est endurci
dans cette manière de penser. C'est un principe qu'on
ne comprend pas chez un pédagogue comme Henri
Zschokke, l'auteur des « Heures d'adoration », principe
qu'il a probablement emprunté à Gœlhe (2). « On a,

dit-il, écrit de vraies bibliothèques sur l'éducation, et


pourtant il n'y a rien de plus simple. De même que l'a-

nimal et la plante se développent d'eux-mêmes, ainsi en


est-il de l'homme. Les enfants sont sans péchés et sans
vertus. C'est avec raison qu'on les appelle innocents. Le
soi-disant péché originel des théologiens n'est pas autre
chose que la nature animale du corps (3) ».
Non moins étonnante et non moins criante est cette
bravade que lance à l'adresse de l'honnêteté et de la

vertu l'évangile de la morale libre, quand, comme un


dragon de vertu dont la sévérité ne veut pas lui accor-
der la moindre liberté (4), il juge sans pitié les défauts
des pauvres chrétiens. On se demande souvent si on a
affaire à des hommes faits de poussière et de boue, lors-
qu'on les entend sonner le clairon de leur propre sain-
teté. Ils suivent seulement leur nature, et c'est pourquoi
tout est bon. Ils ignorent la tentation, l'aiguillon de la

(1) Stirner, Der Einzige und sein Eigenthum, 480 sq.


(2) Gœthe, Aus meinem Leben, 6, Buch (4 830, XXV, 42).
(3) Zschokke, Selbstschau, (4) 354 sq.
(4) Molière, L'École des maris, 1, 6.
\ 6 INTRODUCTION
sensualité, les faiblesses de la chair et de la volonté, la
prédisposition au péché. Ils n'hésitent pas à s'étaler
comme des paons devant Dieu, et à s'encenser comme
des saints. Ils n'ont pas honte de dire en termes qui rap-
pellent la prière du pharisien dans le temple :

« Je prie comme on peut prier, »


« Si je fais du bien en travaillant, »
« Si je me repose, en honnête homme, »

« Sur des lauriers bien mérite's. »

« Ainsi je prie en toute droiture et simplicité, »

« Je sers Dieu dans la paix du cœur, »


« Je ne suis pas le vil esclave d'un prêtre »
« Et j'ai la paix dès ici-bas (1). »

On voit donc à quelle monstruosité conduit la néga-


tion de la peccabilité delà nature. Mais nous croyons
volontiers qu'il faut attribuer ces folies à la fausse cano-
nisation de la nature humaine, plutôt qu'aux hommes
eux-mêmes, et que ceux-ci sont meilleurs que la doc-
trine qui les a égarés, c'est-à-dire l'hérésie de l'Huma-
nisme qui divinise l'homme et le rabaisse.

5. -d)La S'il en est ainsi, il va de soi qu'un partisan de l'Hu-


uég.uion du . . .

christ et deia
Rédemption.
manisme qui
x
connaît la valeur de ses principes, ne peut
• •
i i
admettre que le Christ soit le Rédempteur du monde.
C'est ce qui constitue le quatrième principe de la fausse
doctrine de l'Humanisme moderne. La liaison est facile
à saisir. Kolb a dit très justement que la Rédemption et
l'apparition d'un Rédempteur étaient écartées par le

fait de la La nécessité de
négation du péché originel (2).

la Rédemption, et l'incapacité de l'homme à se rendre


juste lui-même, sont donc deux mots qui, pour cette
raison, résonnent d'une manière aussi blessante aux
oreilles de cette génération, que les mots de jugement,
de récompense, et de punition éternelle.
C'est pourquoi quiconque a juré sur le drapeau de la
Libre-Pensée fait tous ses efforts pour éviter ce qui
peut lui rappeler le Sauveur, ainsi que le mystère de sa

(1) Rau, Natur, Welt undLeben, 7.

(2) Kolb, Cidturgeschichte, (2) I, XVII.


7

Introduction 1

vie et de sa mort. « Enigme insoluble, dit Rosegger, ce


signe de la Rédemption pèse comme un cauchemar sur
le genre humain moderne (1) ». Gœthe aussi, cet esprit

si libre d'ordinaire, tombe dans des inquiétudes mor-

telles et perd son calme olympien tant vanté, quand la

pensée du Christ vient seulement effleurer son esprit.


« J'en ai assez de l'histoire du bon Jésus écrit-il à ,

M me de Stein. Faire dépendre du Christ la naissance, la


mort, le salut et la félicité de tous les hommes, voilà
qui finit par devenir révoltant et insupportable (2) ». On
comprend alors, d'après ses propres paroles, qu'il ait
fini par concevoir contre l'œuvre du Christ une haine
digne de Julien l'Apostat (3), et qu'il ait exprimé cette
haine dans la fameuse épigramme, où il dit qu'il peut
endurer et souffrir avec calme la plupart des choses pé-
nibles, mais qu'il en déteste quatre à l'égal du poison
ou du serpent :

« La fumée du tabac, les punaises, Tail et ^ (4) ».

Et voilà le poète dont on inculque par force l'esprit à


notre jeunesse, comme devant être la base de sa façon de
concevoir le monde, le poète dont on présente les idées
à notre peuple comme étant les modèles des plus nobles
et des plus sublimes aspirations !

Il ne faut pas s'étonner alors que les blasphèmes con-


tre celui-là seul en qui l'humanité trouve son salut, aug-
mentent chaque jour, deviennent de plus en plus gros-
siers, et soient presque considérés comme une chose
nécessaire au bon ton, et comme la marque d'un esprit
distingué. Pris d'une sainte colère, Frédéric de Sallet
nous fait un crime, ànous chrétiens, d'adorer le Rédem-
pteur, comme fils de Dieu, et nous crie ces paroles :

« Gommentavez-vous pu défigurer cette physionomie humaine, »


« La plus pure qui soit, et la changer en un Dieu ridicule, »

(1) Rosegger, Wanderungen, (1871), 168.


(2) Baumgartner, Gœthe, (2) I, 519.
(3) Viehoff, Gœthes Leben, III, 162.
(4) Gœthe, G. VV. (Stuttgart, 1853) 1,287.
18 INTRODUCTION
« En faisant du Sauveur l'enseigne »
« D'un impur culte païen, et l'objet d'une dérision choquante? (1) »

Qui plus est, Gizycki considère comme un blasphème


contre notre propre nature morale la demande de l'assis-
tance de Jésus-Christ comme Sauveur (2).

6— La né- va sans dire que ces théories ne s'accordent pas avec


11
e
ffise" et des la foi de l'Eglise à la médiation du salut et aux moyens
moyensde sa-
(1 4 p, ,,„
qui nous communiquent la grâce. L nomme de 1 Huma-
-,

lut -

nisme est son propre maître. 11 se crée sa propre loi. 11

se fait à lui-même sa morale. Pèche-t-il ? 11 ne fait

qu'exercer son propre droit. Veut-il s'affranchir de son


péché? Il se suffit à lui-même dans la circonstance. Mais
il ne veut pas du secours
qu'il soit dit qu'il ait besoin

divin, ou même d'une médiation humaine. Avec Helmar


Friedemund, il dit hardiment :

« Je représente ma cause moi-même » ;

<( Je n'ai pas besoin d'avocat (3). »

Ceci est, comme l'avoue Théodore Schultze, une des


raisons principales pour lesquelles l'esprit moderne
estime beaucoup plus le Bouddhisme que le Christianis-
me. Le Bouddhisme, prétend-il, est une religion faite
pour des hommes sérieux, non pour des enfants, car
elle enseigne que l'homme est lui-même son Bédempteur,

tandis que le Christianisme le nie. Dans le Bouddhisme,


tout est gagné par mérite personnel ; dans le Christia-
nisme au contraire tout est gagné par les mérites de Jé-
sus-Christ. Honneur donc à la mémoire de Bouddha le
Grand Maître, parce qu'il ne s'est pas lassé de crier à ses
disciples cette exhortation : Ne cherchez de refuge qu'en
vous (4) !

On ne s'étonnera donc pas de voir chaque jour notre


littérature remplie d'attaques, de railleries et d'insultes
contre tous les moyens de salut établis par le Sauveur.

(!) Sallet, Laienevangelium, (4) 398.

(2) Gizycki, Moralphilosophic, (1)396.


(3) Geselhchaft, X (1894), 187.
(4) Gesellschaft, X (1894), 230-233.
9

INTRODUCTION 1

Mais nous pouvons passer d'autant plus rapidement sur


ce sujet, que le monde moderne s'y laisse plus souvent
et plus volontiers entraîner. C'est à peine si l'on peut
ouvrir un livre de littérature, un ouvrage scientifique,
ou même une simple feuille volante, sans rencontrer des
phrases qui rendent avec une uniformité fatigante, tan-
tôt sous une forme grossière, tantôt sous une forme plus
raffinée, tantôt par la raillerie, tantôt par l'insulte, tan-
tôt sous l'apparence de l'érudition, tantôt d'une manière
populaire, les vers de Héribert Rau :

« Jamais ilne fera bon sur terre »


« Si la raison n'y prend racine, »
« Et si chacun ne jure pas haine »
« A la stupidité, à la superstition, »
« A la fourberie et à la domination des prêtres. »

« L'esprit aura son libre essor ; »


« Libre sera l'espérance, libre Ja foi, »

« Quand ils ne seront plus la proie »


« De la supercherie des prêtres »
« Et de la contrainte des dogmes (1). »

Voilà donc l'Humanisme. La dogmatique classique 7. — U'IIa-


manisme ton-
résume toutes ses tendances dans ces quelques mots SêSntdîf- :

e
La foi s'est perdue; l'efficacité de la prière s'est éva- Sté.
nouie ; le monde qu'on croyait placé hors de la portée
des sens s'est évaporé ; la religion perd son contenu le

plus mystérieux et disparaît de plus en plus (2), notre


vie est liée à la terre d'une façon indissoluble ; de la terre

jaillissent nos joies ; sa vie nous indique notre destinée,


c'est pourquoi elle est notre monde (3). Paul Heyse ex-
plique ceci encore plus clairement quand il dit : « Aidons-
nous les uns les autres, ou sans quoi personne ne nous
aidera. Il n'y a pas de châtiment éternel dans l'enfer,
pas de Dieu vengeur, pas de médiateur qui nous ait ra-

cheté. Mais nous connaissons le bien. 11 n'y a pas d'éter-


nité pour nous. Soyons honnêtes,- vaillants et bons ici-

(1) Rau, JSatur, Welt und Leben , 146, 126.


(2) Radenhausen, Isis, (2) IV, 506 sq.
(3) lbid., IV, 468.
20 INTRODUCTION

bas ; nouspouvons (1) ». Théophile Gautier, l'inven-


le

teur de l'art pour l'art, met presque littéralementlamême


profession de foi sur les lèvres du héros de son roman
le plus malsain « Je suis un homme du temps d'Ho-
:

mère, un païen comme Alcibiade. Jésus-Christ


dit-il,

n'est pas venu pour moi dans le monde. Je ne me suis


pas baigné dans le flot qui a coulé sur le monde du côté
du Crucifié ma chair rebelle ne veut pas reconnaître la
;

domination de l'esprit. Pour moi, la terre est aussi belle


que le ciel. Une forme achevée, voilà pour moi la vraie
vertu. Toute ma vie, je me suis plus inquiété de la forme
que du fonds (2) ». Mais l'expression la plus intelligible
et la plus concise de tout cela, ou, pour parler comme
Jules Duboc (3) et Fritz Schultze (4), l'expression spiri-
tuelle des temps modernes, expression qu'on a long-
temps pressentie d'une manière confuse et qu'on a long-
temps cherchée en vain, a été trouvée par L. Feuerbach,
le Spinoza du XIX siècle, quand il a donné comme mot
e

d'ordre : Concentration dans Yau-deçà.


Or, si l'Humanisme réel et véritable, Huma-
c'est là

nisme et Humanité sont deux choses complètement


différentes. Sans doute, depuis Herder, l'Humanisme a
échangé son nom contre celui d'Humanité, de même
qu'à cette époque on disait vertu civique au lieu de ré-
volution, philanthropie au lieu de décapitation, associa-
tion de bienfaisance au lieu d'association pour le meur-
tre. Mais personne, il faut l'espérer , ne se laissera
tromper par ces paroles.
Nous n'avons qu'à nous habituer à envisager la con-
ception moderne du monde, non pas de loin, avec
crainte, comme un sanctuaire donton ne peut approcher,
mais dans ses sources. 11 en résulte alors que l'Huma-

(1) Heyse, Kinder der Welt, (7) II, 223.


(2) Brandes, Die Hauplstrœmungen der Lit. des XIX Jahrh. (4) V,
2o6.
(3) Jul. Duboc, Bundert Jahre Zeitgeist, I, 44, 49.
(4) Fritz Schultze, Der Zeitgeist in Deulschland, 126.
INTRODUCTION 21

nisme est à l'Humanité ce que le théâtre est à la vie


réelle, le rococo à l'art, Don Quichotte aux chevaliers
des croisades, l'euphuisme, le gongorisme au style des

proverbes populaires. Nous ne voulons pas dire parla,


qu'il n'a rien de naturel en lui. Au contraire, c'est pré-
cisément ce qui lui donne sa force. Sans cette base, il
ne pourrait subsister. Mais de même que dans le cheva-
lier à la triste mine, une nature noble et la folie la plus
bizarre sont tellement unies ensemble qu'il devrait re-,
noncer à être lui-même, s'il voulait être guéri de sa fo-
lie, de même dans l'Humanisme le vrai et le faux sont
si étroitement liés, qu'il serait obligé, pour revenir à la
nature, de rejeter bien loin de lui, ce dont il est le plus
fier. C'est pourquoi, il n'a aucun droit à se rapporter à
la nature, car ce qu'il nomme ainsi n'est qu'une affecta-
tion et un marivaudage de la nature, un don quichot-
tisme, une nature d'acteur ou de roman.
Or, une vraie Humanité ne peut prospérer sur de ^"e H ïë
U1
telles bases. Et elle ne prospère pas non plus. Nous en cSne ci4isï-

avons pour témoins non seulement nos yeux et nos oreil- wnte^cXà
e
les, en d'autres termes l'expérience, mais le jugement ïml

du monde lui-même. S'il ne fait pas cas du nôtre, peut-


être accordera-t-il quelque valeur au sien.
S'il s'agissait sérieusement de pour lui, une
la vérité

chose qui devrait lui donner à réfléchir, c'est que préci-


sément les hommes et les temps qui ont constamment
sur les lèvres les mots de culture et de progrès, s'expri-
ment toujours de la manière la plus défavorable sur les
situations réelles. L'historien de la civilisation qui se
proposerait de rassembler les jugements les plus durs
sur le monde aurait ici un jeu facile. 11 n'aurait qu'à
feuilleter les écrits de ceuxqui, selon la parole de Sterne
se représentent notre époque comme une époque de lu-
mière sans pareille, dontles rayons pénètrent jusqu'aux
moindres recoins (1).

(1) Sterne, Voyage sentimental, 12.


22 INTRODUCTION
JNolre intention n'étant pas de condamner le monde
injustement, nous éviterons soigneusement de donner
ici notre jugement personnel. Par principe, nous ne
laisserons parler que ses enfants et ses connaisseurs les
plus autorisés. Nous adoucirons même à dessein ses
opinions ; mais, par égard pour nos lecteurs, nous ne
donnerons pas les plus risquées. Malgré cela, le tableau
de la culture moderne sera loin d'être flatteur.
Voici en effet ce qui est indiscutable Le monde ne
:

fait aucun cas de sa morale, de sa culture, quand mê-


me il vante tant sa pureté et sa profondeur. A la fin de
ses a Captifs », Plaute a déjà compliment peu
fait ce
élogieux aux poètes et aux éducateurs du peuple de l'an-
tiquité :

« Spectateurs, cette pièce est faite sur le modèle des bonnes mœurs. »

« On n'y voit ni tentatives de séduction, ni amourettes, »


« Point de supposition d'enfant, point d'escroquerie d'argent. »

« Les poètes n'inventent pas souvent des comédies de ce genre, »

« Où les bons apprennent à devenir meilleurs (1). »

Mais une telle pièce, un tel roman, une telle nouvelle


une exception aujourd'hui qu'à cette
serait aussi bien
époque. Théophile Zolling affirme d'un de ces auteurs
qui mettent leur gloire à imiter la vie moderne dans ce
qu'elle a de plus conforme à la nature, de Zola, que
parmi les nombreux caractères dépeints dans ses neuf
premiers romans, on ne trouverait même pas les cinq
justes nécessaires au salut de Sodome (2).

Que ces opinions ne sont pas exagérées, le premier


ouvrage venu, qui peint avec tant peu de fidélité la
soit
vie du monde réel, en fait foi. La morale libérale du
monde ne craint pas de s'attribuer la conception de tâ-
ches supérieures vers lesquelles elle peut seule élever
l'humanité. Mais si cette morale plus élevée consiste
comme l'enseigne P. Heyse, le moderne Wieland, —
nous nous gardons de dire où, en ce que le droit na- —
turel de l'homme, le droit du beau, soit aussi le droit

(1) Plaute, Capt., 1023 sq.


(2) Zolling, Reise um die Panser Welt, I, 159. ...
INTRODUCTION 23

à l'exception de la règle bourgeoise, en ce que des âmes


héroïques tranchent l'antagonisme entre la chair et
l'esprit, ou, comme il s'exprime, l'antagonisme des
obligations, autrement que la race timide des Philistins,
il n'est pas nécessaire, ni même bon, de soulever le

couvercle protecteur qui cache cette morale. Autrement,


il pourrait très bien se faire que, sous la blanche cou-
che du Pharisaïsme, on ne trouve pas autre chose que
des vers et des ossements, ou encore une vaine pous-
sière. On serait alors obligé de dire avec Béranger :

« Le mot vertu dans vos caquets »


« Ressemble aux grands noms historiques »

« Que devant vous crie un laquais. »

« Les échasses de l'étiquette »

« Guindent bien haut des cœurs bien bas (1). »

De on n'a qu'à ouvrir les yeux pour voir quelle


fait,

peine ces représentants de l'esprit moderne, montés


sur leurs échasses, se donnent pour sauvegarder leur
dignité et leurs apparences extérieures. C'est pourquoi,
dans « L'École des blasphèmes » de Sheridan, cet honnête
homme qui a trompé si longtemps la société par sa vertu
hypocrite dit : « Je voudrais presque n'avoir jamais
commencé le rôle que je joue dans le monde, car depuis
que je joue le rôle d'homme consciencieux, je me de-
mande si longtemps ». Et Gœthe
je pourrai le remplir
lui-même, qui savait orner de tant de charmes la per-
fection de l'humanité néo-païenne, avoue sans façon,
dans le cercle de ses frères initiés des loges, que lors-
qu'il considère les hommes, il ne peut que sourire de
ce qu'on les prenne au sérieux, et qu'il lui faut donner
raison aux plus sages de tous les peuples et de tous les
temps d'avoir résumé la somme de leur expérience dans
la sentence suivante :

« Bien iusensé est celui qui attend que les fous s'améliorent. »

« Enfants de la prudence, considérez toujours »


« Les fous comme des fous c'est ce qui leur convient (2). »
; .

(1) Béranger, II, 29. — (2) Sheridan, V École des blasphèmes,}, 14.
(3) Gœthe, G. W. (Stuttgart, 4853), I, 103 sq.
24 INTRODUCTION

D'ici à la haine de l'homme


au pessimisme, il n'y
et

a qu'un tout petit pas. Les situations que l'Humanisme


a créées dans l'humanité sont de t elle sorte qu'elles sem-
blent trop favoriser cet esprit méchant d'acharnement
et de mépris. nous est impossible de ne pas le désa-
11

vouer, sans approuver toutefois l'ardeur impitoyable


avec laquelle les pessimistes, les soi-disant modernes
en matière d'art, et les socialistes appliquent au monde
lejugement qu'il mérite.
Mais nous devons déclarer tout d'abord qu'il n'est pas
nécessaire d'être pessimiste pour être peu satisfait delà
civilisation extérieure, de ses moyens de formation et de
ses conquêtes. Personne, — et nous nous en rapportons
précisément aux défenseurs les plus enthousiastes des

temps modernes, — ne méconnaît combien les appa-


rences, le faux éclat, le convenu et le mensonge défigu-
rent notre civilisation et notre conduite. Zschokke lui-
même, ce beau parleur incorrigible, doit avouer que la

civilisation, — il veut dire la civilisation néo-païenne, —


n'est qu'un frein mis à la brutalité (1). D'autres s'expri-
ment en termes plus durs encore. « C'est, dit Bogumil
Goltz, une espèce de bienséance contre nature qui s'est
emparée des classes instruites c'est une philanthropie;

intellectuelle, une religion un enthousias-


intellectuelle,

me creux poui des théories sans cesse rabâchées, une


hypocrisie morale, une pruderie dans le maintien, qui
n'atteint pas les cœurs, quand toutefois elle ne les cor-
rompt pas à fond (2) ». Goethe exprime un jugement aussi
sévère, quand il nous initie aux impressions que lui
fournit son expérience relativement aux singulières
erreurs qui minent la société. « Religion, morale, loi,
situations, rapports, habitude, tout, prétend -il, n'existe
qu'à la surface de la vie. Les rues bordées de maisons
superbes sont tenues proprement, et chacun s'y com-
porte avec décence mais souvent ce clinquant extérieu r
;

(1) Zschokke, Selbstschau, (4) 221.


(2) Bog. Goltz, Die Bildung und die Gebildeten, II, 258.
INTRODUCTION 25
recouvre bien des malpropretés, et cache plus d'une
muraille pourrie qui s'effondre pendant la nuit » (1).
Quant à la véritable formation de l'esprit, ce dont —
l'esprit moderne est le plus fier, les connaisseurs les —
plus expérimentés en parlent d'une manière telle qu'elle
suffirait à guérir radicalement celui qui sentirait le désir
de marcher avec le monde. C'est ce que dit Frédéric
Riïckert dans ces vers :

« Comme les hommes, qui se meuvent dans la société, »

« Savent dire peu de choses qui en vaillent la peine ! »

« Il semblerait que quelqu'un supporte mieux »

« Son ennui quand il le partage avec un autre (2). »

Et si quelqu'un prétextait que ce poète parle de jours


qui ne sont plus, Robert Hamerlinglui répondrait :

« Hélas ! C'est une vie perdue, une


d'amertume, »
vie pleine
« Que de se sentir solitaire, que de passer à côté de son temps, »

« L'àme pleine de fiel, en soupirant sur une harpe funèbre »


« Les beautés d'un passé qui n'est plus » .

« Avec quel enthousiasme, ô Avenir, j'entonnerais un hymne en ton hon-


[neur, »]
« Avec quel bonheur et quels transports de joie je porterais moi-même ta
[bannière, »]

« Si je voyais, dans un essor d'aigle, l'aspiration intérieure »

« S'élever aussi haut que la solidité extérieure de l'existence ! »

« Mais hélas ! C'est en vain que les regards cherchent cette belle réalité. »
« génie du siècle, toi qui trônes avec tant de majesté »

« Sur les trésors que tu as conquis, comme tu es pauvre » !

« Si pressé que soit l'essaimdes poètes, aucun ne plie le genou devant


[toi. » (3)]

« Vous dites que les charmes des arts et de la poésie périssent, »

« Que les peuples surgissent à une vie nouvelle, »


« Que la force et l'ordre des états, la fixation des races, »
« Sont les fins les plus hautes, celles qui rajeunissent éternellement l'hu-
[manité. »]

« Mais moi je vous dis Magnifiques sont l'unité, la grandeur, la force »


:

« Des peuples. Cependant c'est en vain qu'ils déploient leur magnificence »

« Si vous ne portez pas dans votre âme l'étincelle divine, »


« Si le germe de la corruption intérieure croît dans votre cœur (4) » .

Mais si quelqu'un voulait prétendre que ces hommes


n'ont pas pénétré dans les sphères les plus distinguées

(i) Goethe, Aus meinem Leben (Stuttgart. 1855, XI, 85).


(2) Riickert, Weisheit des Brahmanen, 3, 38.
(3) Hamerling, Schwanenlied der Romantik, n° 33 (1), p. 39.
(4) Jbid., n° 35 (1), p. 41.
26 INTRODUCTION
de la société, voici un troisième poète qui, en cette ma-
tière, était lui aussi sur son vrai terrain ; voici un des
vrais de notre temps, un de ses favoris, et en même
fils

temps un des observateurs les plus perspicaces et un


des peintres les plus heureux du monde qu'il connais-
sait parfaitement, l'infortuné Puschkin. 11 tient ce lan-
gage :

« Que c'est ennuyeux de ne voir »


« Que banquet sur banquet, fête sur fête, »
« De ne voir que de vaines formalités, »
« A la place de la vie, »
« De végéter comme ces autres êtres »
« Avec lesquels on n'a de commun que la sève et le sang, »

« Ces êtres sans intelligence et sans passions !


(1) »

« Tout ce qu'on touche dans le salon »


« Est insipide et factice, »

« Tout y est ennuyeux et incolore, »


« Tout, jusqu'à la médisance frivole. »

« Dans ce désert des bavardages, »


« Dans ce filet à cancans et à questions oiseuses, »
« On ne prend, dans une seule journée, »
« Pas le moindre brin d'esprit et d'intelligence (2). »

9 —
L'Hu-
manisme mé- On ne doute monde, que la culture fondée
pas, dans le
prise la der-
mère finie sur l'Humanisme moderne est complètement vermoulue
l'homme. Sous ._ ,• i t t
• •
i •

ce rapport ii
CSt D16D 3U*
et pourrie. Les phtisiques qui, comme Leopardi, seplai-
dessous
1 antiquité.
de gnent
°
sans cesse, en font En font foi aussi ces névro-
7
foi.

pathes qui, avec Félix Dœrmann, disent d'eux-mêmes :

« J'aime tout ce qui est malade » ces sinistres hommes- ,

hiboux qui, avec Viggo Stuckenberg, se plaisent dans


le rôle de « Prophètes delà mort », ces censeurs du
monde littéraire dans le genre d'Ibsen, ces démolisseurs
sans repos dans le genre de Lassalle et de Ravachol ;

bref, en font foi tous les esprits, toutes les écoles, toutes
ces sectes et tous ces partis qui donnent leur empreinte
à notre temps.
Le seul point difficile est d'en trouver la raison, non
que cette raison soit impossible à découvrir, mais parce
que le monde ne veut pas la connaître, ou en tous cas
pas l'avouer. Or cette raison est double. Elle ne consiste

(1) Puschkin, Eugen Onegin (Seubert), 8, H. — (2) Ibid., 1, 48.


INTRODUCTION 27

pas en ce que toute cette tendance ne veut pas poursui-


vre la vraie, ou mieux encore Tunique fin possible de
tout développement humain. En enseignant à l'homme à
exclure Dieu de sa pensée et de ses aspirations ; en l'a-

baissant à sa fin propre et unique, elle fait de lui qui,

par suite de ses dispositions naturelles, croîtrait droit


comme un palmier s'il s'élevait vers la lumière du so-
leil,un pauvre sapineau noueux et rabougri, dont les
racines rampent péniblement sur le sol, ou un chardon
dont la, tête ne présente que des dards. Or, en agissant
ainsi, elle a complètement manqué son but. Inutile de
nous étendre davantage sur ce point, puisque nous l'a-
vons déjà traité ailleurs (1).
Au même nous avons également démontré
endroit,
le fait historique que l'Humanisme moderne n'atteint
ni la culture intellectuelle, ni la satisfaction intime donl
l'antiquité a joui, quelque petites qu'elles aient pu être.
La raison en est que les anciens aspiraient du moins à
la fin la plus haute, à Dieu, quand même ils ne la con-
naissaient pas clairement, tandis que notre temps l'évite
par principe. Les anciens considéraient le respect en-
vers Dieu comme le premier devoir et la première vertu
de Thomme, aussi bien dans la vie privée que dans la
vie publique. Celui qui le violait passait chez eux pour
un être infâme et indigne de fréquenter les hommes, en
même temps qu'il était privé de ses droits de citoyen.
Selon eux, il n'y avait pas d'incrédulité complètement
exempte de mais l'impiété était toujours la con-
faute,
séquence de l'absence de morale et certainement de l'or-
gueil, sinon d'un autre crime moral. C'est plein de cette
conviction que Pindare chante : « Insulter les dieux est
une odieuse sagesse ; mal à propos ressem-
se glorifier
ble à de la folie » (2). L'époque moderne ne peut que se
fâcher ou sourire d'une telle conception des choses.
Elle, au contraire, voit dans l'incrédulité la marque d'une

(1) Vol., II, Conf., XII. — (2) Pindare, 0/., IX, 38 sq.
28 INTRODUCTION

force morale et d'une formation intellectuelle supérieu-r


res. Elle ne recule pas devant ce blasphème, que la pen-
sée de Dieu qui pèse sur l'humanité comme un sombre
cauchemar, l'éloigné du vrai progrès. Avant tout, dit-

elle, il faut supprimer Dieu du monde :

« Alors, dans le cours des temps, l'homme »

« S'élèvera à la toute-puissance et à l'omniscience (i). »

Les anciens avaient gardé tant d'amour pour la vérité,

qu'avec Euripide, ils criaient à celui qui voulait se déli-


vrer delà faute du péché, ou qui se plaignait quand il

tombait sous le coup de la punition :

« Ce n'est pas la divinité qui est l'auteur de ton mal, mais toi
[seul ». (2) ]

Nous, nous trouvons au contraire, parfaitement dans


l'ordre que Reinhold Lenz écrive à Frédérique Brion,
une de ces nombreuses femmes que Gœthe a rendues à
la fois malheureuses et célèbres « Je ne suis pas cause:

de tous ces événements je ne suis pas plus séducteur


;

que dupe je joue un rôle passif. C'est le ciel qui en est


;

cause lui seul peut y -mettre un terme » (3).


;

Les vues du monde ancien et du monde moderne ne


pourraient être plus différentes qu'elles le sont en réa-
lité. Mais les résultats eux aussi ne sont pas moins dif-

férents ; seulement, ils sont loin d'êlre à l'honneur de


l'humanité moderne.
Dans l'Inde païenne à laquelle
nous aimons tant re-
procher sa mollesse, on tend à faire de l'homme un au-
tocrate avec cette doctrine superbe :

« Pour en vaincre d'autres, triomphe d'abord de toi-même. »


« Indomptable toi -même, comment veux-tu les soumettre à ta volonté ? » (4)

Dans l'Europe saturée de christianisme et qui se ,

vante d'avoir trouvé le chemin vers une force morale


jusqu'alors inconnue, en rejetant une religion soi-disant
féminine, au XIX e
siècle, Alfred Meissner ose nous met-
(1) Jordan, Demiurgos, II, 157.
(2) Euripid., Fragm., 135 (Wagner).
(3) Diïntzer, Frauenbilder aus Gœ.thes Jugendzeit, 65.
(4) D'après Fritze, Indische Sprùche, 54.
INTRODUCTION 29
tre sous les yeux l'exemple de Paris, pour nous y faire
apprendre la philosophie de la vie légère « Ne prends :

pas ton devoir trop au sérieux, dit-il, et ne charge pas


tes épaules mortelles de l'horrible fardeau d'une sombre
abnégation » (1).

Les Grecs, qui prenaient pourtant la vie assez à la lé-

gère, neselassaient pas d'admirer lasagesse de Pythagore


enseignant à ses disciples qu'il lui est impossible d'arri-
ver à la sagesse sans ascétisme, et que la véritable ado-
ration de Dieu, et la véritable sagesse consistent à puri-
fier notre âme de toute morale (2). Les Romains
souillure
admirent le principe dans lequel Epictète résume ioute
sa philosophie: abstine et sustine (3). Et aujourd'hui
Grant Allen ose dire à tout le monde que l'ascétisme est
le grand ennemi de l'humanité, que ce n'est ni le sacri-
fice, ni l'abnégation qui peuvent rendre l'homme bon,

mais seulement l'hédonisme Le sombre passé avait


.

dit : Sois vertueux, el tu seras heureux nous, au con- ;

nous devrions dire Commence d'abord par être


traire, :

heureux, ensuite tu seras tout naturellement ver-


tueux (4).
L'antiquité tout entière est pleine de cette conviction :

« Celui qui pèche est pire que l'animal, ditAristote, car,


être animal estun mal moindre que d'êtreméchant » (5).
L'époque moderne tient au contraire pour ce principe :

que celui qui ne peut pécher n'est pas un homme, pas


un caractère, car, dit Georges Sand, a la vertu consiste
à apprendre à braver la honte » (6).
Nous avons ici la preuve la plus frappante que io—i/hu-
i,i 1M •«,'-,.-•«. ,. , . .
manismeniela
1 homme, 1 humanité, la civilisation, la vie privée '
comme corruption
Ja nature
de
hu-
.

la vie publique, ne peuvent pas se détacher de Dieu sans maine -

Alfred Meissner, Gedichte, (5) 268.


(1)
(2) Pythag., Sent., 96 (Mullaoh., Frag. phil. Gr., 1, 493).
(3j Epictet., Frag., 179. Aulu-Gellius, 17, 19.
(4) Fortnightly Review, March, 1894. Review of Reviews, IX, 398,
490. Religious Review of Reviews, 1894, 172, 280.
(5) Aiïstot, Eth., 7, 6 (7), 7.
(6) Sand, Lelia 34.
30 INTRODUCTION

porter atteinte à la nature humaine, et sans déchoir au


point de vue moral. Que l'incrédulité se défende d'ad-
mettre ce principe, c'estcompréhensible, mais sesefforts
sont vains.
Le langage ordinaire fournit déjà des preuves de la
vérité de ce que nous venons de dire. Par impiété et
athéisme, on entend partout non seulement un état né-
gatif, dans lequel l'esprit s'est tout simplement détaché

de Dieu, mais une tendance positive vers le mal. Le mot


impiété signifie même un degré tout à fait à part de dé-
pravation.
Cette manière de penser et de s'exprimer de l'huma-
nité répond à la situation réelle du genre humain. Si
l'homme était bon et non corrompu par nature, on ne
voit pas pourquoi quelqu'un adhérerait inévitablement
au mal, par la raison qu'il tourne le dos à Dieu. Sans
doute ce serait un péché s'il se détournait de Dieu ;

mais dans ce cas, ce péché négatif n'entraînerait pas


nécessairement avec lui un mal positif. Mais que
l'homme ne puisse pas s'arrêter au simple éloignement
de Dieu que cet éloignement soit aussi, de par la nature,
;

l'acheminement vers quelque chose de mal, vers l'or-


gueil, vers l'idolâtrie de soi-même, vers le mensonge,
vers l'hypocrisie, ou vers quelque chose d'identique, la
raison en est que la nature de l'homme est corrompue.
Par nature, l'homme n'est pas ce qu'il devrait être.
Le mal sommeille en lui non malheureusement il ne
; !

sommeille pas la nature humaine a fait un pacte avec


;

lui et guette la première occasion d'identifier sa cause

avec la sienne. Ce n'est que par l'acheminement de l'es-


prit vers Dieu, que ce penchant vers le mal peut être af-
faibli mais non anéanti entièrement. La crainte de Dieu

est le seul frein capable de dompter la nature corrom-


pue. Si on néglige de serrer ce frein, il n'y a pas de
puissance capable d'arrêter ses perfidies, et c'est ainsi
que, bon gré mal gré, l'homme tombe dans le mal au mo-
ment où il abandonne Dieu.
INTRODUCTION 3

Cette situation, en vertu de laquelle les efforts les


plus grands, et les considérations les plus nobles de l'es-
prit humain font preuve de tant d'incapacité en face des
instincts les plus méprisables et de l'attrait pour les
choses les plus basses, montre déjà à elle seule com-
bien tout notre être est faible, disloqué et indigne de
l'homme.
Notre conduite en est une preuve encore plus grande.
C'est avec raison qu'à chaque pas nous nous heurtons
Dans des moments où
à la contradiction et au blâme.
nous sommes sincères envers nous-mêmes, malheu- —
reusement ces moments sont rares, nous nous éton- —
nons qu'on nous traite encore avec tant de ménage-
ments. Nous ne nous comprenons pas nous-mêmes.
Notre raison se confond, notre conscience se révolte,
notre volonté résiste, et pourtant nous faisons ce que
nous déplorons et condamnons, et nous le faisons en
connaissance de cause et avec plaisir.
Tel c'est chez nous, chez nos enfants. Ces
tel c'est

petits que nous appelons innocents sont hélas bien !

loin de l'innocence. Nous les protégeons comme notre


vie, afin que le mal ne les atteigne pas, et c'est en vain.
Il vient d'eux, il est en eux,
au fond de leur nature.
il gît

Ce n'est pas ce qu'il y a d'animal dans leur nature sen-


sible qui nous fait peur, —
ils ne savent rien de cela

dans leurs années les plus heureuses, à moins qu'une


malice intentionnelle ne les corrompe par la séduction,
— mais nous remarquons en eux les défauts les plus in-
tellectuels longtemps avant qu'ils ne puissent faire usage
de leur raison et de leur langue : la vanité, la satisfac-
tion d'être loués, l'égoïsme, l'arrogance, la ruse calcu-
lée, l'insubordination et le désir ardent d'attirer l'at-
tention et d'être l'objet des sollicitudes de tout le
monde. Et aurions-nous tout mis en œuvre pour empê-
cher le développement de ces germes empoisonnés ;

ces plantes humaines si soigneusement cultivées au-


raient-elles grandi sous les bénédictions de Dieu et des
32 INTRODUCTION

hommes que, la plupart du temps, ce sont ces êtres


rares et exceptionnels qui avouent avec la plus grande
douleur qu'ils ont à supporter en eux des luttes terri-
bles, qu'ils ne passent pas un jour sans commettre de
fautes, que souvent le mal les envahit à l'improviste
dans leur intérieur et les fait tomber. Aussi les meil-

leurs sentent la contradiction en eux-mêmes ; aussi les


plus vigilants sont surpris, aussi les Saints sont tentés
et trébuchent. Parmi tous les témoignages qui procla-
ment combien la nature humaine est portée au péché,
celui qui émeut le plus est l'aveu d'hommes bons et sin-
cères.
Oui, comme celle de l'enfant, la nature de l'homme
le meilleur est inclinée au mal et contaminée par lui.

Personne n'a besoin d'apprendre le mal il l'apporte en ;

naissant personne n'a besoin de nous l'enseigner, il est


;

inné en nous.
"• -\c.<*-
ruption here-
Voilà où nous en sommes et où en est le monde entier.
JehumaiiS H en est ainsi aujourd'hui, il en sera ainsi de tout temps.
ie
ché pers5nnVi Le mal n'est pas le produit des hommes individuels, ni
libre
le résultat deou telle civilisation perverse, mais
telle

quelque chose que nous trouvons comme existant, quel-


que chose qui s'empare de nous, que nous nous appro-
prions librement, quelque chose qui est le germe de tous
les péchés personnels et la raison de toutes les tendan-
ces perverses de la civilisation.
Sans doute la puissance du mal est formidable aujour-
d'hui, dans ce temps d'Humanisme moderne auquel le
psychologue qui garde le moins de ménagement de tous,
Max Nordau, attribue l'obsession sociale, l'hystérie so-
ciale, le délire moral des masses. Mais ceci existait aussi
jadis, et a existé dans tous les siècles de l'histoire d'une
manière qui souvent n'était guère moins terrible. Dans
les bons vieux temps, l'humanité n'a jamais été non plus
ce qu'elle devait être. L'Humanisme n'a peut-être jamais
été cultivé si àfond, et d'une manière si démesurée qu'au-
INTRODUCTION 33

jourd'hui, c'est possible: mais nulle part dans l'histoire


il ne faut chercher la pure humanité.
Sous ce rapport, aucune époque n'a de reproches à
faire à une autre, aucun peuple n'a le droit d'en mépri-
ser un autre, aucune société, aucune civilisation, aucune
tendance intellectuelle soi-disant purement humaine n'a
le droit de se décerner l'auréole de la sainteté. Hommes,
peuples, époques, tous ont fait leur possible pour défi-
gurer l'humanité tous ont travaillé au templeidolâtrique
;

de l'Humanisme ; tous se sont transmis la corruption


comme un héritage que leur avaient légué leurs ancê-
tres ; tous ont péché eux-mêmes, tous ont légué le pé-
ché et le malheur à leurs descendants tous sont tombés
;

dans le péché ; tous ont été dans le péché et tous y sont

allés; tous étaient dégénérés quand ils sont venus au


monde, tous ont dégénéré d'eux-mêmes, quand même
ils ont amélioré quelque chose dans cette dégénéres-
cence héréditaire ; tous ont transmis à leurs descendants
legerme d'une dégénération ultérieure.
C'est ainsi que le mal se propage de génération en gé-
nération, d'époque en époque. Le péché et la dégéné-
ration sont communs à tous, aussi communs que leur na-
ture. Si loinque nous jetions un regard en arrière sur
l'humanité, peu importe où nous l'examinions, en tout
temps et partout, nous voyons que le mal est insépara-
ble d'elle.
Cetteanomalie ne fait pas partie de la nature humaine,
et pourtant elle en provient. Tant que l'humanité ne s'a-

donne pas au mal par plaisir ou par désespoir, elle dis-

tingue toujours avec douleur et dégoût entre sa nature


qui est bonne et le mal; mais nulle part elle n'est capa-
ble de séparer le mal de la nature.
Trouvé uniformément en tout temps et en tout lieu,
chez tous les hommes ;
pratiqué et transmis de la même
manière par héritage, le mal doit être considéré comme
une maladie héréditaire, comme une dégénération innée
du genre humain tout entier.
34 INTRODUCTION

Et il en est ainsi. Les individus sont pécheurs, le genre


humain tout entier est pécheur. Le péché de l'individu
provient de son action libre, la capacité de pécher du
genre humain tout entier est innée et héréditaire. Nous
ne cherchons pas ici nous ne
d'où provient cet héritage ;

nous occupons pas de réfuter l'exagération moderne que


chaque péché personnel doit êlre ramené à la transmis-
sion héréditaire. 11 suffîtque l'humanité tout entière soit
pécheresse, et qu'il faille chercher en elle la cause pour

laquelle chacun de ses membres se laisse entraîner au


péché personnel par l'abus de sa liberté.
Tel est que nous explique la marche de l'his-
le fait

toire universelle. Ce que Léon Tolstoï raconte en petit


de lui, chaque homme, chaque peuple, chaque civilisa-
tion peut le dire en grand « Je voulais être bon et
:

parfait, par tous les moyens de mon âme, dit-il, mais


j'étais jeune, j'avais des passions et personne pour m'ai-

der. Chaque fois, lorsque je voulais exprimer franche-


ment les besoins intimes de mon âme, mon désir de
rester bon au point de vue moral, je ne trouvais autour
de moi que la raillerie et le mépris. L'ambition, la pas-
sion du pouvoir, la cupidité, l'avidité, l'orgueil, la flat-
terie, tout cela jouissait de la considération (1) ».

Cette société, c'est Fhumanité en grand ; cet homme


qui succombe, ce sont tous les hommes, tous les peuples,
tous les temps, tous les degrés de civilisation. On ne sau-
rait attacher assez d'importance à l'influence du mal
général sur les individus, sur les groupes d'hommes et

sur les périodes de l'histoire. Souvent nous parlons d'une


manière exagérée, — parce que nous voulons excuser
la liberté personnelle et la responsabilité, — de la puis-

sance de l'opinion publique. La même chose s'applique


à l'importance de la morale publique sous laquelle suc-
comberont des milliers de fois la morale privée et la
conscience privée, lors même que ce n'est jamais sans
culpabilité personnelle de la part de celui qui tombe.

(1) Revue des revues, Vlll (1894), 516.


INTRODUCTION 35

Cette morale publique de l'humanité corrompue dans


son germe dès le début est la cause de la corruption gé-
nérale. L'humanité comme unité, la société elle-même
comme organisme est corrompue et malade. Elle produit
un effet pernicieux sur chacun des membres du genre
humain et le conduit au péché. Elle n'excuse pas l'indi-
vidu quand il pèche lui-même, mais ceci nous explique
d'où provient cette inclination générale au mal, qui fait

de la liberté personnelle un péché personnel et par le

fait même un péché dont on est responsable.


Comme unité et comme tout, l'humanité est donc dé- d0Jfrî n ^a ^
C e d la
générée, l'humanité est donc malade. Cène sont pas les Réd e m P tion
es C r
individus seuls qui sont méchants, et ce n'est pas la com P rendîe
, , , .
P ,
i ' <-
i
l'histoire du
somme de leurs égarements qui forme le mal gênerai, monde.

mais l'organisme total de l'humanité, le genre humain


tout entier est malade, et sa dégénération est autre chose
que l'excès de tous les égarements humains.
C'est à dessein que nous disons toujours dégénération
ou maladie. Beaucoup se sont plu à exagérer la chute
de l'humanité, en ne lui laissant plus rien de bon. Ceci
est en contradiction avec le Christianisme comme avec
l'histoire. L'humanité est dégénérée, mais elle n'est pas
complètement corrompue. Sa vigueur pour le bien est
affaiblie, mais non éteinte le genre humain est malade,
;

mais il n'est pas mort. Partout l'histoire de l'Humanis-


me nous montre la profanation de la dignité humaine,
le retour de l'humanité pure à un état sauvage, souvent

une grande inhumanité, mais nulle part une vraie hu-


manité, et nulle part non plus l'anéantissement complet
des forces humaines pour le vrai, le bien et le beau.
C'est avec une profonde douleur que nous déplorons
la gravité de la chute du genre humain, mais n'oublions
pas que malgré cela, ou plutôt précisément à cause de
cela, il mérite toute notre compassion. Il ne doit jamais
nous venir à l'esprit de lui refuser tout bien, comme si,
parle péché, il avait perdu le dernier reste de ses qua-
lités.
36 INTRODUCTION

C'est là-dessus qu'est basée notre conviction que le


salut est possible pour chacun de ses
pour l'humanité et

membres. La noble nature humaine, cette création du


Dieu vivant, ne peut périr entièrement par la faiblesse
humaine. Elle a subi, c'est vrai, une profanation terri-
ble. Jadis l'homme était un roi magnifique et sublime.
Il régna sur l'univers tout entier tant qu'il restalui-mê-
me soumis à Dieu. Cette souveraineté, il Ta perdue;
mais il a du moins conservé la capacité d'exercer par sa
volonté libre la domination sur soi. Quand même il n'est
plus roi, il est encore un pauvre petit roitelet (1 ).
Jadis l'homme était une perle précieuse et magnifi-
que, et cette perle est tombée du haut du ciel dans la
boue la plus profonde (2). Elle est souillée et invisible,

mais elle n'a pas perdu sa valeur. Quand même le nom-


bre de ceux qui daignent l'apprécier dans cet état est
très restreint, elle a cependant toujours aux yeux de
Dieu une valeur telle, qu'il est descendu du ciel pour la

tirer de cette fange où elle gît.

Au commencement, l'homme un arbre capable était

de porter les meilleurs fruits. Malheureusement il a dé-


généré c'est pourquoi il est stérile maintenant. Cepen-
;

dant il n'est qu'un tronc d'olivier sauvage, sur lequel


il n'y a qu'à greffer l'olivier franc, pour lui rendre sa no-
blesse d'autrefois (3). Il est le rameau de saule dessé-
ché qui n'a besoin que d'être arrosé pour revivre (4).

Tel est l'homme d'après l'idée chrétienne, d'après la


pensée de Dieu. Or les pensées de Dieu ne sont ni sté-
riles ni mortes elles sont action et vie. Il a laissé le
;

monde aller ses voies pendant de longs siècles (5). Ar-


riva enfin la plénitude des temps, et avec elle le Désiré
des nations époque féconde comme une douce on-
(6),

dée de printemps, et aussitôt une nouvelle vie fleurit

(1) Anselm., HomiL, 16 (Migne, I, 664 c).


(2) Anselm., Cur Deus homo, 1, 19 (18).
(3) Iren., Advenus hœres., 5, 10, 1. — (4) Hermas, 3, 8, 2.

(5) Act. Ap., XIV, 15. - (6) Agg., II, 8.


INTRODUCTION 37

sur terre. La perle a été tirée de la boue, elle a été la-


vée le tronc sauvage a vu croître sur lui une végéta-
;

tion nouvelle ;
branche sèche a reverdi et fleuri.
la

Ces principes sont la clef pour comprendre l'histoire


du monde.
PREMIÈRE PARTIE

CHANGEMENT DE L'HUMANITÉ EN HUMANISME

PREMIERE CONFERENCE

LA CORRUPTION DE LA NATURE HUMAINE,

1. Le cœur humain est le témoin le plus irrécusable de la perver-


sité humaine. — 2. La doctrine de l'intégrité de la nature humaine.
— 3. La perversité morale comme conséquence de cette doctrine.
— 4. La bonté de la nature comme excuse à tous les égarements.
— 5. Tous les hommes sans exception sont corrompus dans leur
intérieur. — 6. La convoitise mauvaise qui se trouve dans chaque
homme est indépendante de sa volonté elle est déjà de par la
;

nature. — 7. La corruption de la nature existe déjà dans l'enfant.


— 8. L'homme est à lui-même une énigme. — 9. L'idée de nature
est elle-même une contradiction, parce qu'elle porte la corruption
en elle. — 10. Bifurcation de l'Humanisme et de l'Humanité.

S'il est une faute qui mérite d'être excusée, une faute ^
C( T 7ma^
h

qui restera toujours faute et qui nuit singulièrement à fe plus IfS-


l'objet aimé, c'est bien l'amour excessif delà mère pour JLuéhamai-
ne.
l'enfant qu'elle a porté dans son sein. Toute mère trouve
son enfant beau, dit, par manière d'excuse et de blâme
tout à la fois, le peuple qui s'y connaît aux choses du
monde.
Oui, très souvent hélas ! l'amour maternel rend aveu-
gle et passionné. Mais sa violence peut-elle en arriver
au point qu'une mère croie son enfant sans tache? Y a-
t-ilune mère qui ne désire pas de tout son cœur un en-
fant tel que le poète beaucoup trop adulé des Harmo-
nies se présente au monde ? Mais y a-t-il également une
mère digne de ce nom, et par sa vigilance et par l'édu-
40 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
cation qu'elle a donnée à ses enfants, qui puisse croire
sérieusement à l'existence d'un enfant tel qu'il se dé •

peint à nosyeux? « Heureux de formes, dit Lamartine,,


en parlant de lui-même avec cette verbeuse complai-
sance personnelle qu'il semble avoir apprise de Marc-
Aurèle, heureux de cœur, heureux de caractère, la vie
avait écrilbonheur, force et santé sur tout mon être » (1).
«Ma mère ne me demandait que d'être vrai et bon. Mon
âme qui ne respirait que la bonté ne pouvait pas pro-
duire autre chose. Je n'avais jamais lutté ni avec moi-
même, ni avec personne » (2).
Que la conviction personnelle du poète fût telle, c'est

possible, et c'est pour nous une nouvelle preuve du de-


gré d'aveuglement que l'amour propre produit chez
l'homme; mais il n'y a pas de doute qu'en dehors de lui r
personne n'a ainsi pensé ou parlé sur son compte, non !

personne, sa mère moins quetout autre. Car si quelqu'u n


est compétent pour témoigner en toute certitude qu'un
tel enfant n'est pas possible, et qu'aucun enfant ne vient
au monde dans cet état de perfection, c'est bien la mère
avant tout.
2.-Ladoc-
trine de Pin-
Les hommes qui savent compter avec le monde réeL
.
tegrité de la
n e prennent
r pas ces paroles
r r au sérieux.' Mais de même
nature humai-
ne -
qu'il y a des gens qui trouvent plaisir à écouter des dis-

cours oiseux, de même il s'en trouve qui aiment à s'y


rapporter, sinon par conviction, du moins pour attein-
dre leurs fins. Que donné Rousseau, si, à
n'aurait pas
la place de l'enfant de son imagination, il avait pu don-

ner comme exemple vivant le tils du gentilhomme de


Milly? Quelle preuve c'eût été en faveur de ce principe
funeste avec lequel il a tracé la voie à l'éducation et à la
formation moderne, nous voulons dire ces paroles en
partie justes dans labouche du chrétien, mais complè-
tement fausses à la façon dont lui Rousseau les entend :

tout ce qui sort des mains du Créateur est bon, mais

(1) Lamartine, Les Confidences, 4, 6. -- (2) Ibid., 4, 7.


LA CORRUPTION DE LA NATURE HUMATNE 41

dégénère dès mains de l'homme. 11


qu'il est entre les

n'y a donc pas de perversité primitive dans l'homme ;

il n'y a donc pas dans le cœur un seul vice dont on ne

puisse indiquer le chemin par lequel il s'y est intro-


duit (1).

Sans exagération aucune, il est permis d'appeler ce


principe le point de départ de toutes ces tendances qui,
réunies ensemble, forment ce qu'on appelle l'Humanis-
me. C'est sur lui que jurent les représentants de l'école
moderne, c'est en lui qu'ils puisent sans cesse un cou-
rage nouveau pour lutter contre les principes chrétiens
d'éducation. C'est lui que représente la philosophie mo-
derne quand elle ne devient pas la proie du Pessimisme.
Avec J. G. Fichte, elle prétend qu'il est superficiel et
faux de croire que l'enfant vient au monde avec Tégoïs-
me, et que l'affaire de l'éducation est de lui inculquer
des ressorts moraux (2). C'est à lui que rend hommage
toute la littérature au nom de laquelle Jacobi fait cette

profession de foi : « L'essence de la nature est l'inno-


cence. Si nous écoutons ce qu'elle murmure à notre
nous nous trouverons aussi bien que n'importe
oreille,

qui sur terre » (3). Chose curieuse, les éducateurs


des peuples et les guides du monde l'avouent eux-
mêmes.
On raconte du vieux Palmerston, — cet homme que
les principes ne gênèrent jamais beaucoup, — que le

seul principe sur lequel il n'ait jamais faibli est celui-ci,

que les enfants naissent bons.


Cette erreur n'est d'ailleurs rien moins que neuve. Au
temps de la philosophie grecque, Heraclite (4), Speu-
sippe (5) et Polémon (6), exposèrent déjà cette doctrine
d'après laquelle le moyen d'arriver à la perfection hu-

(1) Rousseau, Emile, (Œuvres, 1791, X, 19) ; /. 2, p. 189.


1. 1, introd.

(2) J. (G. W., VII, 414).


G. Fichte, 10, Rede an die deutsche Nation
(3) Biedermann, Deutschland in XVIll Jahrhundert, II, 2, 216.
(4) Stobœus, FloriL, 3, 84. Mullach, Fragm. philos. Grœe., I, 322,
36. _ Clemens Alex., Strom., 2,
(5) 22, 133.
(6) Cicero, Academ. qu., 2.(4), 42, 131.
42 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
maine consiste à vivre conformément à la nature. Au
premier abord, cet enseignement, comme le dit si bien
Lactance (1), paraît si indigne de l'homme et si con-
forme à la condition de l'animal, qu'on serait tenté de
croire que l'humanité dût se révolter contre lui. Mais
c'est précisément parce qu'il flatte ce qu'il y a d'animal
dans l'homme, qu'il plaît à l'homme, lui qui se croit
supérieur à tout, et qui ne cherche que la satisfaction.
11 n'est donc pas difficile à comprendre qu'une telle doc-
trine ait réuni tant d'adhérents qu'elle l'a fait.
Zenon, le fondateur de l'école stoïcienne, la tenait des
anciens, et ses partisans la répandirent dans le mon-
de (2). L'école néo-platonicienne donna à ce principe
une conception qui, pour plaire à l'homme, parle en
des termes encore plus clairs et plus flatteurs. Notre
plus haut devoir, dit-elle, est de vivre selon les disposi-
tions de l'homme (3). Nous n'apportons pas
mal en le

naissant la nature nous a créés libres et purs. Si nous


;

trouvons du mal en nous, c'est nous qui l'y avons


mis (4). A ce compte, l'homme est donc sur le même
pied que la divinité (5). La conclusion qui s'impose est
que la vertu et la conformité à la nature sont deux cho-
ses identiques, etqu'au fond c'est tout ce qu'il y a de plus
facile au monde (6). Cette conclusion, les Stoïciens eux
aussi l'ont tirée.
Par la bouche de son philosophe le plus éloquent,
nous voulons dire Cicéron (7), l'ancien monde a empê-
ché le monde moderne de sortir de la sphère de ces pa-
roles séductrices. De tout temps, les humanistes ont
trouvé en elles l'expression la plus juste de la manière
dont ils concevaient notre tâche morale. Tout écolier

(1) Lactant., Instit., 3, 8.

(2) Clemens 5, 14, 95. Diogenes Laert.,


Al., Strom., 2, 19, 101 :

7, 87. Lactant, Instlt., 3, 7, 8.


(3) Clemens Al., Strom., 2, 21, 126. Marc-Aurèle, 7, 55 10, 33. ;

(4) Seneca, Fp. 94,55.t (5) -


Seneca, Ep., 59, 14; 92, 30; 116, 8.
(6) Seneca, Ep., 41, 9 Vita beata,
; 8, 2, 6.
(7) Gicero, Offic., 1, 28, 100. Cf. Missirini, La sapienza morale degli
antichi filosofi, 70-73.
LA CORRUPTION DE LA NATURE HUMAINE 43

qui travaille pour obtenir à la sueur de son front une


formation classique, répète en tremblant ce principe
jusqu'à ce qu'il l'ait incrusté dans sa chair et dans son
sang comme une vérité élémentaire et irréfutable. 11

n'estdonc pas surprenant que les savants s'étonnent


quand quelqu'un ose s'en choquer.
De l'esprit de cette conception stoïcienne et huma-
niste de la nature est sortie, dans les temps chrétiens,
une des erreurs les plus dangereuses, celle des Péla-
giens. La nature, enseignent ceux-ci (1), se suffit com-
plètement à elle-même pour éviter tout mal et accomplir
tout bien (2). Puisqu'elle est bonne en soi, elle n'a be-
soin ni de secours ni d'amélioration (3). On peut vivre
exempt delà plus petite faute quand même on est réduit
à ses propres forces (4). Or, ceci n'est pas autre chose
que ce que nous venons d'entendre de la bouche des
Stoïciens. Tous ils n'ont rien à reprocher à la nature ;

au fond, la vertu est la chose du monde la plus facile.

De tout ceci, il résulte que la glorification de la na-

ture qu'on chérit tant à notre époque n'est pas une in-
vention particulière, ni même une gloire spéciale qu'on
doive attribuer exclusivement aux temps modernes. Elle
était connue bien avant la Renaissance, et ses ancêtres
sont tout autres que l'homme de la culture moderne. Si
le grand mur par lequel les Chinois se sont séparés de

l'humanité vient un jour à tomber, l'étonnement sera


peut-être grand dans l'Empire du Milieu, en voyant com-
ment les rudes barbares d'Occident ont pu produire
exactement la même sagesse que celle qu'ils ont inven-
tée deux siècles plus tôt. Mais nos savants s'étonneront
peut-être à leur tour, quand ils trouveront que cette ma-
nière de concevoir le monde, dans laquelle ils saluent
un triomphe du progrès moderne, est depuis longtemps
(\) Hieronymus, Ep. ad Ctesiphontem. Vall., 133, 1 ; In Jeremiam
lib. 4, prolong August., Serrno, 156,7, 10.
.

(2) Synod. Carthagin-., 416 (Augustin, Ep., 175, 6).


(3) Augustin, Op. imperf., 3, 144, 145, 162.
(4) Augustin, Ep., 179, 8 De naturâ et gratiâ, 37, 44
; ; 59, 69.
44 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
propre à ce peuple dont ils ne prononcent le nom qu'avec
pitié et en esquissant un sourire moqueur. Pour le Chi-
nois, la vie est une mer unie comme une glace, ridée
tout au plus par des vagues légères. La nature humaine,
enseignent les sages de la Chine, n'a pas besoin de deve-
nir parfaite; elle Test de par son origine. La vertu forme
l'essence de l'homme. Tous les hommes sont essentielle-
ment bons en vertu de leur nature. De celle-ci jaillissent
sans contrainte, sans préméditation et sans peine par-
ticulière, la vertu et la piété. De même que l'eau ne peut
couler qu'en bas, de même l'homme ne peut être autre-
ment que vertueux. C'est sa nature qui le veut ainsi, et
par cette raison, ce n'est même pas un mérite de sa part.
Son idéal ne se trouve pas dans
Bref, la vertu va de soi.
des régions surhumaines chacun peut la pratiquer. La
;

voie et la porle qui conduisent à elle sont larges, et beau-


coup sont arrivés à l'atteindre. La vertu est ce qu'il y a
de plus facile et de plus agréable, le péché n'est qu'une
exception très rare (1).

venue morîfë M ^au ^ en quelque sorte nous considérer comme obli-


CO COn
quSfce de" gés de remercier ces bons Chinois de cette conception
de la vie. Nous aurions cherché les panégyristes de la
bonne nature et les prédicateurs de cette vertu conforme
à la nature soi-disant si facile, seulement parmi les hu-
manistes européens, que nous aurions soulevé une
grande tempête. L'indignation eût été telle qu'on nous
aurait à peine permis de parler, et qu'on n'aurait pas
écouté nos raisons, si nous avions eu l'audace de pré-
tendre que cette conception dépouille Phomme de tout
élan vers l'idéal, qu'elle le rend prosaïque, le paralyse
et en fait un philistin. Mais nous avons ainsi l'avantage
de pouvoir montrer, dans un exemple vivant et histori-

que, ce que devient fatalement une tendance d'esprit


qui a son point de départ dans la canonisation de la na-
ture, et ce qu'elle produit de fait sur l'homme quand elle

est réalisée logiquement.

(1) Wuttke, Geschichte des Heidenthums, II, 41, 63, 122, 124 sq.
LA CORRUPTION DE LA NATURE HUMAINE 45
Quand il s'agit de l'application de ses principes, notre
Humanisme moderne est toujours trop inconséquent
pour que nous puissions le réfuter entièrement par ses
propres fruits. Les Chinois, au contraire, ont poursuivi
avec constance jusque dans ses dernières ap-
et fidélité,

plications, leur conception de la bonté de la nature.


Sous ce rapport, l'Occident n'a qu'un seul homme
qui puisse être mis sur le même pied qu'eux, mais un
homme qui peut être appelé l'incarnation la plus par-
faite de la pensée et de la nature chinoise, Marc-Aurèle.
Ce n'est pas pour rien qu'il est devenu le philosophe fa-
vori de l'Humanisme. Mais à notre sentiment, le genre
d'optimisme qu'il représente est beaucoup plus insup-
portable et beaucoup plus stérile que le Pessimisme lui-
même sous sa forme la plus désolante. Cette manière
d'envisager le monde qui, de nos jours, est cultivée avec
une prédilection si regrettable, est assez désagréable.
Il est difficile de fréquenter des hommes qui, de parti
pris,ne trouvent rien de bien, qui veulent corriger quel-
que chose en tout, et qui pourtant ne corrigent rien.
Mais plus insupportables sont les gens qui trouvent tout
bien, qui louent tout, sont contents de tout quoiqu'il
arrive, les gens qui laissent couler l'eau, les gens qui,
comme Marc-Aurèle, ne connaissent qu'une règle de vie :

laisser arriver ce qui doit arriver (1) ; ce qui existe de


fait est bien (2).
Le Pessimisme possède au moins encore un reste d'a-
mour de la vérité. Mais la déification de la nature qui
fait le fond de l'Optimisme tue non seulement le plaisir

pour l'activité, il finit même forcément par étouffer dans


son germe la foi à la possibilité d'une amélioration, et
par condamner toute aspiration vers celle-ci comme un
empiétement Qui ne connaît de ces âmes des-
illégitime.
séchées qui ne sentent pas le besoin d'une rénovation,
qui sont incapables de comprendre des appels répétés

(1) Marc-Aurèle, 3, 6. — (2) Ibid., 4, 10.


46 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
à l'amélioration, et qui sont un obstacle à toute réforme
et à tout élan ? Elles n'ont aucune idée du progrès ni de
la perfection, et ne s'entendent que trop bien à tuer celle-

ci chez les autres. N'ayant aucun sentiment de leur mi-

sère, elles ne vous savent aucun gré si vous les approchez


pour leur demander ou leur offrir de se relever. Au con-
traire, elles sont toutes disposées à persuader aux au-
tres que c'est les offenser que de leur parler de la né-
cessité d'un changement.
On peut voir par là ce qu'il faut attendre d'une vie
ainsi conçue selon Ton veut faire passer
la nature. Si

pour bonne une nature qui de fait est corrompue; si


par principe, on laisse se propager sans vouloir l'enno-
blir un germe qui n'est pas mauvais, mais qui, en
réalité, est profondément altéré, le résultat ne peut être
autre qu'un retour à la nature sauvage. La triste expé-
rience que nous en faisons cent fois chaque jour, nous
dispense d'en donner des preuves. Cependant Lamartine
nous en rend encore une fois témoignage. Il n'avait rien
à reprocher à la nature, il vivait en paix par suite de sa
nature merveilleuse. Et quel fut le résultat? Parlant de
sa vie de Paris qu'il avait commencée à quinze ans:
« Je n'écris rien, dit-il, sur ces trois années que j'ai pas-
sées dans toutes les frivolités, dans toutes les distrac-
tions, dans tous les désordres d'une jeunesse inactive.
Ce sont des années qui ne laissent à l'âge avancé qu'hu-
miliations et regrets, des années dont on voudrait s'évi-
ter le souvenir amer, des années qui font naître en nous
le désir de pouvoir les oublier » (1 ).
4. - La Mais quelle est la cause pour laquelle cette plante hu-
?u°?eçommeêx- maine porte des fruits si amers? Ce sont, dit Lamartine,
égarements, le temps, l'éducation, les fautes, les hommes, les cha-
grins. Voilà, il est vrai, bien des coupables. Mais n'y en
a-t-il pas encore d'autres? y en a encore un, ajoute-
Il

t-il timidement, etc'est moi(2). Seulement aucune tache

(1) Lamartine, Les Confidences, VI, 7. — (2) I6id.,IV, 6.


LA CORRUPTION DE LA NATURE HUMAINE 47
ne peut retomber sur la nature. A elle, il n'a rien à re-
procher. Elle est toujours la pure, la sainte nature.
Voilà cependant qui doit donner à réfléchir. C'est une
chose bizarre et qui fait naître un soupçon involontaire,
de voir quelqu'un tout accuser, se charger même d'une
partie de la faute, et vouloir ainsi supprimer au prix de
sacrifices personnels toutes les responsabilités de la
nature. Est-ce que, par hasard, cette nature tant dorlo-
tée serait le bouclier avec lequel le pauvre condamné
voudrait se mettre à l'abri de tout reproche, malgré les
accusations personnelles qu'il entend ? En réalité, il n'en
pourrait être autrement. Il ne fait que suivre sa nature.
Peut-il faire quelque chose de mieux ? D'ailleurs pour-
rait-il faire autre chose ? C'est précisément de cette ma-
nière que le sage Stoïcien ne craint pas de s'abaisser à
toute espèce d'horreur. Néanmoins, pour ce qui le con-
cerne, il se flatte de rester comme un dieu, dans une
sublimité et dans une pureté inaltérables. 11 ne que
fait

suivre sa nature. Dans ce sanctuaire intime, le péché ne


l'atteint pas quels que soient les crimes qu'il com-
mette (1).
Sinous n'étions pas habitués à dévorer la littérature
sans nous rendre un compte exact des idées que nous y
puisons, nous nous rappellerions peut-être en ce mo-
ment que souvent nous avons rencontré cette pensée
sous toutes les formes. On peut l'appeler le filet rouge
qui traverse notre littérature dramatique et romanes-
que. impossible de se représenter dans toute sa
Il est
grandeurle mal causé par ces appels continuels à la na-
bouleversement des idées de convenance, de
ture, et le
morale, de devoir, et de responsabilité qui en est le ré-
sultat.
e e
Les funestes bergeries du XVII et du XVIII siècle,
dont nous parlerons dans une autre occasion, n'étaient
déjà pas autre chose qu'une tentative délicate faite pour

(1) Plutarch.,S£otc.r<?pw(/.,22, 1. Sextus Empir., Math., li, 191, 192.


Diogenes Laert., 7, 188.
48 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
mettre le relâchement de la vie sous la protection de la
vraie nature. Mais à partir du règne de Louis XV, plus
la corruption des mœurs moins on se gêna
s'accentua,
pour prêcher la doctrine criminelle que le mal est un
droit de la nature, ou plutôt qu'il n'y a point de mal,
parce que l'homme ne fait qu'obéir à la sainte nature.
Alors parut cet ouvrage pervers de l'abbé Prévost, Manon
Lescaut, dans lequel se trouve réalisé le principe que,
même dans le vice, l'homme ne fait que suivre sa na-
ture, et peut ainsi, malgré le péché, conserver une na-
ture noble.
morale que Victor Hugo a présentée dans
C'est la
Marion Delorme, Alexandre Dumas dans la Dame aux
Camélias, mais surtout Dostojewskij et 01a Hansson,
le premier dans Raskolnikow et le second dans ses

Parias.
Les succès obtenus par cette morale laissent facile-
ment deviner combien cette conception de l'humanité
est chère au cœur humain. Rousseau et Gœthe furent
les premiers à en faire l'idée directrice de la littérature.

Dans Rousseau dit qu'il est parfaitement


ses Confessions,
possible d'être injuste et méchant en action, sans pour
cela cesser de rester juste et bon dans l'âme (1). Com-
me preuve de ceci, il écrivit la Nouvelle Héloïse et Gœthe
le Jeune Werther. En Allemagne, les petits esprits qui

se nourrissent des restes du maître y onttellement accli-


maté ce principe, que nous ne pouvons nous en défaire.
Mais les français Ralzac, Georges Sand et surtout Eu-
gène Sue lui ont conquis un droit de cité presque dans
le monde moderne tout entier. Un innocent au milieu de

tous les vices, un ange par le cœur malgré tous les égare-
ments, voilà selon l'expression favorite de Ralzac (2), le

héros ou l'héroïsme de presque toutes ses œuvres, ro-


mans ou drames. Ce n'est point par nécessité ou pous-

Rousseau, Confessions, 1. 2 (Œuvres, 1793, XXIII,


(1) 5). H
Julien Schmidt, Geschichte der franzœsischen Literatur
(2) seit der
Révolution, (1) 11,493.
LA CORRUPTION DE LA NATURE HUMAINE 49
sée par le sort, mais par manque d'énergie, par plaisir
au mal, que la pauvre créature glorifiée dans un des
romans les plus connus de cette école, se ravale au ni-
veau des êtres les plus bas. Et pourquoi pas Elle a con- !

fiance en sa nature elle est sûre que dans l'infect ma-


;

rais de toutes les abominations auxquelles elle peut se


livrer, le sanctuaire le plus secret de son âme restera
aussi pur et aussi immaculé que l'aimable sainte dont
elle porte le nom (1).

Quoi d'étonnant alors qu'un esprit excentrique comme


Georges Sand s'empare de la question, et prêche (2) que
l'honneur et la vertu exigent qu'on passe par dessus les
préjugés de bien et de mal? Les exigences artificielles

ou plutôt brutales delà morale extérieure sont une atta-


que injuste contre tout ce que nous dit la vraie nature.
Pratiquer la vertu uniquement par égard pour la cou-
tume serait la même faiblesse que si quelqu'un n'avait
pas le courage d'avouer publiquement le vice qu'il pra-
tique en secret. Il n'y a qu'une âme lâche qui se sou-
mette à l'opinion publique. N'est-ce pas de la lâcheté et

de l'égoïsme de pratiquerla vertu ou de vouloir cacher ses


fautes parce que la tournure générale des esprits sem-
ble le demander ? La seule vraie force dame est de passer
par dessus cette opinion publique, supposé toutefois
qu'on possède assez de vigueur pour le faire. Tels sont
les conseils qu'une dame donne à sa sœur dansZe'/m (3),
Et, avec tout cela, elle se croit si pure et si intègre ; elle
est si fermement convaincue d'avoir conquis les droits
de la nature humaine qu'à l'heure où cette voix de la
réprobation publique, qu'elle semble mépriser si pro-
fondément, l'écrase et la jette hors de la société, elle de-
mande à Dieu, dans un blasphème criant vengeance au
ciel, comment il a pu jouer si injustement un mauvais

tour à son innocence. Personne, dit-elle, n'a été plus ca-


lomnié, plus blessé que moi ; mais personne non plus

(1) Sue, Fleur de Marie. J. Schmidt, II, 475.


(2) J. Schmidt, II, 521. — (3) Sand, Lëlia, 35.
50 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
ne s'est cramponné aussi fortement à l'espoir en une
justice divine et à la conviction de sa propre innocence.
Pourquoi donc Dieu me laisse-t-il devenir si malheu-
reuse Mon Dieu Mon Dieu
! ! Tandis que votre Provi-
!

dence s'occupe du plus petit brin d'herbe de la lande,


vous faites mourir à petit feu une pauvre innocente (1).
Le monde avouera, nous l'espérons, qu'elle a parlé
du fond du cœur. Nous disons le monde, car pourquoi
serions-nous injustes envers cette malheureuse? Serait-
elle par hasard pire que d'autres pour qu'on lui infligeât
d'amers reproches? N'a-t-elle pas dit ce que des centai-
nes de grandeurs littéraires répètent sur tous les tons?
Partout la vie n'est qu'une lutte du cœur malheureux,
mais bon, contre l'austère devoir, de l'inclination infruc-
tueuse contre l'honneur impitoyable, en un mot delà
nature pure contre la contrainte déraisonnable de la loi,

de la coutume et sans aucun doute de la conscience. La


chère nature fait ce qu'elle ne peut éviter, et, en agis-
sant ainsi, elle n'a aucun pressentiment du péché ; elle

ne soupçonne même
aucune embûche (2).
De là proviennent, dans notre littérature, l'éternelle
excuse basée sur les soi-disant droits de l'homme, les
cajoleries du cœur et de la nature. Nous n'avons que
des Lamartines devant nous. Tous n'ont rien à repro-
cher à la nature. A les croire, le cœur humain est tou-
jours pur et bon, le mal ne se trouve que dans les cir-
constances extérieures qui, bien loin de rendre le pauvre
cœur mauvais, ne que le plonger dans l'affliction.
font
Romanciers délicats et démagogues grossiers luttent
d'émulation pour chatouiller, caresser, flatter la bonne
nature. La méchanceté, disent-ils, est tout simplement
une maladie produite par l'éducation, une injustice so-
ciale, un empiétement de lois autorisées et d'habitudes

cruelles sur le sanctuaire de la nature. Heureusement


que le mal ne peut pas porter préjudice à la pureté du

(1) Sand, Lettres de voyages; Lélia, 28.


(2) Wolf, Menzel, Deutsche Dichtung, III, 406 &q., 112 sq.
LA CORRUPTION DE LA NATURE HUMAINE 51

cœur (1 ) ! Et quand il arrive à Fhomme de tomber, c'est

pour un accident et non sa faute, car le pécheur est


lui

un homme et un homme maltraité qui est assez à plain-


dre sans cela. Qui pourrait le blâmer, qui pourrait le

punir (2) ? C'est le monde, dit-on, qu'il faut accuser, ce


sont les circonstances extérieures qui peuvent rendre
mauvaise bonne et noble nature extérieure qu'il faut
la

châtier, mais pas un mot contre la nature Ainsi par- !

laient les anciens libéraux ainsi parlent les modernes ;

séducteurs socialistes des peuples.


Nous nous sommes arrêtés un peu longtemps à ces 5.- tous
-• L , 1 1 les hommes
d,emonstrations, ,

nous sommes entres dans beaucoup


et
,

sans exception

de détails. Mais, comme nous l'avons déjà dit souvent, -pus dans leur
intérieur.
il nous habituer à étudier l'esprit moderne dans
faut
ses sources, tout aussi bien que les manifestations de
la civilisation antique, sans quoi cette anguille nous
glissera constamment entre les mains.
Or,nous savons maintenant la raison pour laquelle
si

on canonise la nature avec tant de solennité, et si nous


connaissons l'intention dernière qui a présidé à tout
cela, nous comprenons aussi le sens des motifs qu'on
allègue pour atteindre la fin qu'on vise. C'est pourquoi
nous disons à qui veut l'erîtendre Plus on nous donne :

de raisons pour prouver que la nature n'est pas mau-


vaise, moins nous y croyons, moins nous sommes con-
vaincus qu'on les prend au sérieux. Ce que l'on veut,
c'est se garantir soi-même, avec toutes ses mauvaises
inclinations, derrière cette soi-disant nature innocente.
En on n'a d'autre intention que d'ob-
glorifiant la nature,
tenir un sauf-conduit pour ses propres passions.
Le monde, il est vrai, parle de la sainteté de la nature,
mais il n'y croit pas. Personne ne s'y trompe. Pourquoi
rejeter toute faute sur le temps, les circonstances,
l'entourage? Est-ce que par hasard, ceux qui forment
autour de nous ce monde si coupable n'ont pas aussi

(1) Ibid., II, 99.


(2) Sintenis, Hallos glùcklicher Abend, 1 783, Menzel, III, 454.
52 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
une nature, et une nature qui est semblable à la nôtre ?
Il est donc clair que, par cette louange à l'adresse delà

nature, on veut seulement s'absoudre personnellement


de la faute, mais non pas absoudre la nature humaine
en général. Or c'est injuste. Ou le mal n'existe pas, ou
il est général et sans exception. Ou lemal ne se trouve
nulle part, ou une participation à la faute retombe sur
nous et sur notre nature.
Eh mal foisonne partout
bien, qui donc niera que le
où nous portons nos regards? Quelle souffrance pour
le savant, pour l'homme dont la nature est plus délicate

et lapureté morale plus grande que chez d'autres, de se


voir en butte à la malicenoireetà la grossièreté? Etchose
de la plus haute importance, quelle souffrance même
sans que le prochain ait l'intention de leur nuire ! Il ne
faut pas condamner à plaisir, mais même en fréquentant
les meilleurs, on verra bientôt se réaliser la parole de
Freidank :

« Quelqu'un reconnaît l'ortie »

(( Dès qu'il la touche (1). »

Que dire alors quand on se rencontre avec des hom-


mes qui ont positivement l'intention de nuire Quelle I

que soit la bénignité du jugement porté par le poète in-


dien, il se plaint pourtant en ces termes :

« Ily a de nobles cœurs qui meurent pour les autres »

« Et qui renoncent à leur propre avantage ; »


« Ily a des gens vulgaires qui ne s'occupent de personne, »
« Quand ils n'ont pas commencé par mettre leur bien en lieu sûr : »
« Hommes diaboliques qui troublent le bonheur d'autrui, »
« A cause de leur propre profit. »
« Mais je ne connais pas de nom pour ceux »
u Qui troublent sans motif la paix chez les autres (2). »

N'insistons pas trop sur ce sujet, car la vue du mal


que nous trouvons chez les autres nous aigrit volontiers
contre eux, et nous fait oublier ce que nous sommes.
Mais ceci ne suffit point pour dire à chacun qu'il fait

(4) Freidank, 135, 14, sq.


(2) Bartrihari (Ernst Meier, Morgenlœnd Anthologie, 102).
LA CORRUPTION DE LA NATURE HUMAINE 53

exception à la corruption générale. Il serait en effet dif-


ficile de comprendre comment l'homme, par suite de ce
mal infini qu'il constate en lui-même, trouve le temps
de penser au mal d'autrui, si une des marques essen-
tielles de sa misère propre ne consistait pas à être mé-
chant sanss'eninquiéterbeaucoup. Mais cet oubli de soi-
même, cet épanchement vers le dehors, la légèreté avec
laquelle nous méconnaissons nos propres fautes, la du-
reté avec laquelle nous condamnons les faiblesses d'au-

trui, la promptitude de la chute, l'opiniâtreté dans l'ex-

cuse, l'insincérité dans l'aveu, la médiocrité du repentir,


la peur d'éviter le danger, la crainte de s'améliorer, les

rechutes sans fin, voilà ce qu'il faut nous représenter


pour avoir l'image complète de notre misère.
Comme il faut peu pour nous faire tomber Une pièce !

de monnaie, la vaine espérance d'une petite faveur, la


vaine crainte d'un regard malveillant, d'un jugement
dédaigneux, un coup d'œil passager, le froufrou d'un
vêtement, une seule rencontre, une petite parole, une
flatterie rusée,une petite image, un verre plein, quel-
ques cartes crasseuses ou quelques dés, une fausse pa-
rure, l'éclat d'un ruban ! Que l'homme est vénal ! Qu'il
est lâche et indolent! Qu'il est mou et inconstant ! Et
ce serait la vraie nature? Si seulement tel ou tel

faisait exception, et pouvait dire que cette peinture de


la faiblesse humaine ne peut lui être appliquée ! Mais de
fait, jamais personne n'a réfuté par des actes la parole
de l'orateur ancien Nous avons tous beaucoup plus
: «

de propension à commettre le péché qu'à bien agir (1 ». )

C'est en vainque l'humanité, tant que la grâce de —


Jésus-Christ ne la munira pas d'une force nouvelle plus
élevée, —
attendra le sauveur, qui fera mentir la parole
du poète païen « Je ne tenterai point la recherche de ce
:

qui ne peut exister, et je ne perdrai pas une partie de


ma vie dans l'espoir vain et stérile de rencontrer un

(1) Isocrates, 5, 35.


54 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
homme tout à fait sans reproche, parmi tous tant que
nous sommes, qui vivons de ce que produit le vaste sein
de la terre si je le trouve, je vous le dirai (1 ».
; )

Ou devons-nous croire que ceci s'applique seulement


aux scélérats qui trouvent leur plaisir dans le péché?
Or ce sont précisément ceux qui admettent cette opi-
nion qui sont les derniers à en comprendre le sens, car,
dit saint Augustin, pour se faire une idée de la vérité de
la corruption de lanature, ilfaut lutter sérieusementcon-
tre ses passions (2). C'est pourquoi, chose étrange, ceux-
là sont presque y croire qui ont le cœur le plus
les seuls à
pur. Ce sont eux qui sentent avec le plus d'amertume que
souvent quelque chose d'humain arrive même à celui qui
lutte avec vaillance, même à celui qui sait commander à
ses passions (3). Bizarre contradiction ! Les méchants se
proclament saints, mauvais sont ceux qui se
et les plus
canonisent. Des gens qui vivent au contraire exempts de
péchés proprement dits, des justes, des saints même
affirmeraient qu'ils sont sans défaut, que personne ne
les croirait. Mais telle n'est pas leur prétention (4). Le
juste tombe sept fois, dit l'Ecriture, seulement il se re-
lève (5), L'homme le meilleur, disent Platon et Xéno-
phon, est tantôt mauvais, tantôt bon (6). Ce n'est pas la
modestie qui défend aux meilleurs de dire qu'ils sont
sans péché, mais c'est la vérité et la peur de se tromper
eux-mêmes (7).
Maintenant la question est de savoir d'où provient le
6.— Lacon- , i
voitise
vaise
mau-
qui se
mal que
x
nous trouvons en nous et que x
nous devons
trouve
ehaque homme
dans avouer si nous sommes sincères. Nous avons vu que le
est1 ii

edetavo-
dantei
dernier m ^t n'est pas encore dit quand nous rejetons la
éî e
déjà dans 2 faute sur notre entourage et sur les circonstances. Il
volonté.

(1)Simonide dans Platon, Protagoras, 31, p. 345, c.


(2) Augustin., Sermo, 128, 10.
(3) Augustin., Civ. Dei, 19, 27 22, 23.
;

(4) Augustin., Contra duas cpist. Pelag., 1, 14, 28. De gestis


Pelag.,
11, 26. De natura et gratia, 38, 45. —
(5) Prov. XXIV, 16.

(6) Plato, Protag.y 31, p. 345, c. Xenophon, Memorabil., i, 2, 20.


(7) I Joan,, I, 8. — Augus-t.,
- De natura et gratia, 34, 38.
LA CORRUPTION DE LA NATURE HUMAINE 55
ne vient à l'idée d'aucun homme sincère de nier que la
dernière cause du mal soit en nous. Nous en parlerons
plus tard.
Malgré une erreur de dire que la cause
cela, ce serait
de tout péché se trouve seulement et uniquement en
nous-mêmes. Sans doute Sénèque et d'autres l'affir-
ment, comme nous l'avons vu dans ce qui précède, mais
ils portent préjudice à l'homme et contredisent l'expé-

rience. Sénèque lui-même doit avouer qu'il y a en nous


une contradiction profonde autre chose est ce que nous
:

voulons et autre chose ce que nous faisons nous agis- ;

sons autrement que nous pensons (1). Euripide tient le


même langage (2). Ovide dit également la même chose
dans le passage bien connu : « Je sens, j'approuve les
conseils de la vertu, et je cède au mal (3) ».
Et en est ainsi. Quiconque est vrai et sincère ne
il

niera pas que c'est sa faute quand il fait le mal, car s'il
ne l'avait ne l'aurait pas com-
pas voulu et permis, il

mis. Néanmoins il a le droit de dire que ce mal ne pro-


vient pas uniquement de sa seule volonté mauvaise.
Son intelligence l'a désapprouvé, mais malheureuse-
ment son cœur s'y est complu. La volonté aurait même
obéi facilement aux lumières de son entendement, mais
elle a trop peu résisté au penchant qui l'entraînait vers
le mal, vers le laid, vers ce qui est bas, penchant qu'elle
sentait s'agiter en elle et qui a fini par la capter.
Cette source est celle qui produit et de beaucoup le

plus grand nombre de péchés. En dépit de sa volonté


bonne et de sa circonspection, malgré tous ses efforts,
l'homme éprouve en lui quantité de choses qu'il voudrait
que personne ne sût, et dont il voudrait bien s'épargner
la honte à lui-même (4). Même un homme comme saint
Paul doit faire cet aveu : Je ne sais pas ce que je fais ;

je ne fais pas ce que je veux et je fais ce que je hais.

(1) Seneca, Ira, 2, 2.8. —


(2) Euripides, Hippolyt., 380 sq.

(3) Ovid., Metamorph., 7, 20, 21.


(4) Gregor. Magn., Moral., H, 70.
56 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
Or si je fais ce que je ne veux pas, ce n'est pas moi qui
le fais, c'est le péché qui habite en moi. Je trouve donc
cette loi en moi : quand je veux faire le bien, le mal est
près de moi (1).
Cette corruption qui est en nous s'appelle la concupis-
cence. La chair a des désirs contraires à ceuxde l'esprit,
dit l'Ecriture, et l'esprit en a de contraires à ceux de la

chair ; ils sont opposés l'un à l'autre de telle sorte que


vous ne faites pas ce que vous voudriez (2).
Pourrait-il y avoir sur terre un homme qui ne connût
pas cette contradictiou intérieure entre la partie basse
et la partie élevée de notre nature? Pourrait-il y avoir
un homme qui, dans cette dernière, ne connût pas la
lutte entre la tête et le cœur, entre la conviction et la
volonté, entre le dessein et l'exécution? Non, à l'excep-
tion de Notre-Seigneur et de sa Sainte Mère, cet homme
n'a jamais existé et n'existera jamais. Il y a des malheu-
reux qui aiment cette lutte en eux, qui la favorisent, la
provoquent à dessein, et qui ne connaissent pas de plai-
sir plusgrand que de se faire les esclaves de la concu-
piscence. Mais il n'y en a pas un qui ne connaisse cette
révolte de la nature.
L'humanité a toujours vu quantité de ees âmes ser-
viles, ce qui prouve combien sa chute est profonde.
L'une de ces âmes fut Julien d'Eclane, le panégyriste
enthousiaste de la concupiscence qu'il ne se lasse pas
de louer comme une chose bonne et agréable, comme
un véritable bienfait pour les hommes, comme un pré-
sent du Créateur (3). Une de ces âmes fut Lessing, qui
ne rougit pas de prendre la défense des mouvements
honteux de la sensualité, comme étant un besoin de la
nature (
7
<). Une de ces âmes fut Strauss qui, sans pudeur
aucune, blâme le Rédempteur d'avoir marqué, aux

(1) Rom., VII, 16 sq. —


(2) Gai., V, 17.
(3) Augustin., De nuptiis et concupiscentia, 2, 9, 2i; 10, 23 ; 12, 15.
— De Rubeis, De peccato orig., c. 48, i .

(4) Lessing, 26 oct. 1774, II, 411.


LA CORRUPTION DE LA NATURE HUMAINE 57

yeux de l'humanité moderne, d'un signe d'ignominie


lessentiments naturels les plus autorisés, — tout le

monde comprend ce qu'il veut dire par là, — auxquels


l'antiquité tout entière faisait droit publiquement (1).

Et ce sont pourtant des hommes sérieux qui tiennent


ce langage. Ce sont des philosophes, des savants, des
fondateurs d'école comme Schopenhauer (2) et Main-
liender (3), qui osent enseigner que la seule chose qui
donne de l'intérêt et de l'importance à la vie, c'est l'o-

béissance aux exigences de la sensualité. S'abstenir de


jouissance, c'est ne pas vouloir vivre être chaste, c'est ;

aimer la mort.
Si ces hommes parlent de la sorte, nous ne pouvons
guère blâmer la littérature légère, quand elle rend hom-
mage au principe que vouloir donner des lois à la sen-
sualité, c'est semer du sel sur le sentier de la vie, que
son unique but est, pour parler comme Zola et Brandes,
d'élever ce qu'il y a d'animal dans l'homme, de le dé-
chaîner et de le laisser ensuite courir librement. Beau-
coup envient les animaux à cause de leurs dérèglements,
et s'écrient pleins de douleur avec Guarini, parce qu'ils
ne peuvent pas faire comme eux :

« Que vous êtes heureux, animaux sauvages ! »

« La nature, l'aimable nature, »


« Ne vous a donné d'autres lois que celles de l'amour. »

« Que tu es inhumaine, ô loi des hommes »


« Qui punis de mort l'amour tendre » (4) !

Ces sentiments bas et servilçs sont évidemment la

triste preuve qu'un retour à la nature sauvage, presque


animale, a pris racine dans notre nature.
Ce fait est encore prouvé d'une manière plus convain-
cante, quand nous voyons les plus nobles esprits éprou-
ver eux aussi cette contradiction intérieure, alors même

(1) Strauss, Der alte und der neue Glaube, 253.


(2) Schopenhauer, Die Welt als Wille und Vorstellung (3), I, 390,
449 sq.
(3) Mainlœnder, Philosophie der Erlœsung, 216, 532, 534 sq.
(4) Guarini, Pastor fido, 3, 4.
58 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
qu'ils aspirent par les plus grands sacrifices à la pureté
du cœur, et qu'ils ne peuvent penser sans rougir à ce
qui se passe en eux. Or, si les meilleurs sentent cette
révolte de la nature contre l'esprit, et si, malgré une lutte
constante, ils ne parviennent jamais à être sûrs d'elle,

il est inutile de recourir à d'autres témoignages pour se


rendre compte que cette corruption ne peut venir exclu-
sivement de la volonté de l'individu, mais qu'elle doit
être dans la nature elle-même.
Les luttes acharnées des Saints contre la sensualité
nous en fournissent des exemples frappants. Saint Paul
lui-même ne pouvait émoussercet aiguillon qu'il sentait
en lui, parles larmes, les prières, les œuvres de péni-
tence, par le travail des mains qui, après le poids des
fatigues apostoliques de la journée, lui tenait lieu de
repos pendant la nuit { 1 ) . Le grand saint Augustin avoue
que ses cheveux blancs ne le mettaient pas complète-
ment à l'abri des mouvements de la sensualité (2), et
ne le rendaient pas insensible à ce qui flattait le sens du
goût (3). Que d'hommes pleins d'une sainte gravité et
d'une rigide austérité envers eux-mêmes avouent la
même chose, la rougeur au front (4).
Mais ce n'est pas seulement dans la partie basse de
notre nature c'est aussi dans la partie spirituelle que
;

se font sentir ces mouvements qu'aucun homme sérieux


ne peut éprouver sans une profonde affliction. Qui vou-
drait prétendre qu'il n'a jamais eu de lutte à subir con-
tre le désir d'être connu et honoré, contre le penchant

à la curiosité et à vouloir toujours faire prédominer son


sentiment, contre l'inclination à éclipser son prochain,
contre la vanité, la colère, la jalousie, la susceptibilité?
Y quelqu'un qui puisse dire qu'il ne se sent pas
a-t-il

atteint, quand nous déclarons que les mouvements hon-

(1) II Cor., XII, 7-9.


(2) Augustin., Sermo, 128, H
Confess., 10, 30, 41.
;

(3) Augustin., Confess., 10, 31, 43.


(4) Tertullian., De anima, 47; Cassian., Collât., 4, 15 , 12, 7, 8 ; 7ns-
tit. monach., 6, 10, H, 20, 23.
LA CORRUPTION DE LA NATURE HUMAINE 59
teux préviennent la vigilance de chacun de nous, lui
préparent, par l'opposition la plus opiniâtre, des ora-
ges redoutables, ne lui laissent la victoire qu'au prix
des plus grands sacrifices, et lui font, dans maintes oc-
casions, toucher du doigt sa faiblesse? Qui s'est si peu
observé pour ne pas sentir que cet ennemi n'est jamais
en repos, même quand il semble sommeiller, mais qu'il
épie la première occasion de faire une nouvelle sortie ?
Semblable aux Stoïciens, Lamartine essaie de nous
convaincre qu'il n'a rien éprouvé de nos misères jour-
nalières. Et ces héros brutaux de la religion de l'hon-
nête homme, qui prêchent sans cesse que la prière et la
foi importent peu, pourvu qu'on vive honnêtement, ne
seraient pas mal tentés eux aussi d'affirmer la même
chose de leur personne, pour s'en faire un titre de gloire.
11 est difficile de trouver le mot juste pour répondre à

de Accuser de manque de sincérité


telles affirmations.

des hommes qui parlent ainsi, nous ne le pouvons les ;

canoniser de leur vivant serait une dérision. Il n'y a


donc qu'à leur déclarer qu'ils n'ont pas le droit d'élever
la voix dans cette question. Car celui qui ne porte pas

en lui la nature commune à tous les hommes, n'a pas


non plus le droit de dire son mot dans des choses qui
concernent tous les hommes en général.
Nous avons cependant encore un moyen de connaître *
7.-L a co r -
la vérité sur ces êtres exceptionnels. Ils n'ont, disent- ïKî^exîste
ils, rien à reprocher à la nature. Mais leurs mères en fant.

pourraient-elles dire autant? C'est à elles que nous en


appelons. Avec ses craintes, ses larmes et ses décep-
tions, la mère est sans aucun doute le meilleur juge
dans notre question. C'est ellemieux qu'elle
qui sait le

n'a craint aucun sacrifice, négligé aucune peine pour


préserver son enfant delà corruption. Elle sait combien
de nuits sans sommeil elle a passées, pour qu'aucun
souffle, aucun regard jeté sur un objet mauvais ne pénè-
tre le cœur de l'enfant dont Dieu la faite prêtresse. Elle
sait quelles peines elle a eues, — car autrement elle ne
60 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
porterait pas son nom avec honneur, — pour qu'une
bonne semence soit déposée dans cette terre, et éclai-

rée par les rayons d'exemples excellents. Comment les

mauvaises herbes viennent-elles envahir ce sol cultivé


avec tant de soins ? Cette petite créature ne sait pas en-
core distinguer entre sa main droite et sa main gauche,
mais, comme les grandes personnes, elle connaît la co-
lère et l'entêtement, la jalousie et le plaisir de nuire, la
dissimulation, l'arrogance et la vengeance. Sa mère la

caresse et l'appelle son cher ange. Nous pardonnons à


son amour prononce pas sérieu-
cette parole qu'elle ne
sement, car c'est elle qui sait le mieux que cet enfant
n'est pas un ange. Regardez comme il sourit dès que
vous flattez sa vanité, comme il devient maussade dès
que vous ne faites pas attention à lui, comme il feint
d'être charmant dès qu'on parle de lui Par ses boude- !

ries et par ses cris, ce petit ange s'entend à merveille à


extorquer tout ce qu'il veut à sa faible mère. Quelque
petit qu'il soit, il comprend parfaitement si on le paie de
tendresses ou non. Essayez seulement. 11 se taira dès
que vous ne ferez plus attention à ses minauderies. Où
cet enfant si jeune a-t-il appris tant de mal ? En vérité
si cela ne vient pas de sa nature, il n'y a pas d'explica-
tion possible.
« L'enfant apprend facilement le mal; »

« Il n'a pas besoin de maître, il se suffit à lui-même. »


« Le bien entre difficilement chez lui, et ne s'y attache pas »
« Malgré les menaces sérieuses et fréquentes du maître (1). »

Ainsi parle l'ancien poète païen. Le poète chrétien


dit :

« Tu n'as pas besoin d'aller chercher le péché, »


« Car il sait bien te trouver lui-même (2). »

Le cœur et les sens de l'homme sont enclins au mal


dès sa jeunesse (3), dit la Vérité divine, et l'expérience
enseigne la même chose.

(1) Sophocles, Fragm., 826, Ahrens (779 Dindorf).


(2) Calderon, L'Enchantement du péché. —
(3) Gen., VIII, 21.
LA CORRUPTION DE LA NATURE HUMAINE 61
8 L
Si l'homme s'examine sincèrement, il doit se consi- me *«t iS"
une énig "
dérer comme un être qui n'a jamais le pied solide, et ml.

qui manque de stabilité sur un terrain mouvant. L'inac-


tion le corrompt, les efforts l'épuisent ; l'abondance sou-
lève en lui l'excitation de la passion, la disette rend
le

lâche et paralytique, la contradiction le décourage, le


succès l'éblouit, la douleur le jette à terre. De tous cô-
tés, le danger épie cette pauvre créature si facile à gri-
ser, si négligente pour agir, si faible pour résister.
On ne peut malheureusement le nier, le péril ne vient
pas seulement d'une puissance étrangère ; mais, comme
pour pousser l'amertume à son comble, il réside dans
le propre intérieur de l'homme. Presque toujours nous

avons tort de rejeter la faute de nos péchés ailleurs que


sur nous. -Nous nous plaignons des hommes, et nous ne
devrions nous plaindre que de nous-mêmes. Nous nous
irritons contre le monde, et nous sommes les seuls à
mériter notre colère. Nous appelons nos ennemis l'oc-
casion, la tentation, le prochain, sans réfléchir que
nous n'avons qu'un seul ennemi nous-mêmes. Cha-
:

cun est à lui-même son propre ennemi. C'est pourquoi


tout ce que nous sommes que nous avons est
et tout ce

notre ennemi juré, Ennemis pour nous sont nos yeux dé-
réglés, ennemis nos sens énervés, ennemie est notre
langue indomptée, notre volonté engourdie, ennemi
notre cœur indocile, notre esprit orgueilleux.
Mais tous ces ennemis ne sont nos ennemis que parce
que notre nature est notre plus grand ennemi. C'est de
là que viennent tout danger et toute chute. Nous mé-

prisons mais notre cœur ne peut rester indifférent


l'or,

quand il afflue vers nous ou s'en éloigne. Nous nous


efforçons de garderie calme quand on nous a offensé,
cependant notre orgueil nous empêche d'accepter l'in-
jure avec sérénité ou de cacher au moins à l'extérieur
lesémotions de notre cœur. Nous nous plaignons que
des égards humains nous aient fait négliger le bien et
garderie silence en face du mal, et pourtant nous ne
62 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
pouvons pas plus aujourd'hui qu'hier briser ce joug si
honteux du respect humain. Ce que nous avons con-
damné depuis longtemps, nous le défendons à nouveau.
La résolution que nous avons prise aujourd'hui de nous
corriger nous prépare déjà le repentir pour demain.
Jamais nous ne restons une heure à la même place cha- ,

que jour nous avons un visage différent la lune est no- :

image. Et, ce qu'il y a de plus triste, c'est


tre véritable

qu'au fond nous avons conscience que cela n'est pas


conforme à notre nature. Je sens que je dois aspirer à
un idéal que j'ai perdu. Seulement je n'ai pas perdu le
pressentiment qui me rend sa perte doublement sensi-
ble seulement il m'est resté la pensée que je suis obligé
;

de le poursuivre seulement j'ai gardé cette conviction


;

d'autrefois que je ne puis trouver le bonheur qu'en l'at-


teignant. C'est de la vérité que mon âme a soif; c'est
pour arriver à la pureté que s'épuise chaque veine de
mon être. Et plus j'aspire à la vérité, plus je lutte pour
arriver à la pureté, plus je me trouve éloigné de cette
fin dans laquelle seule je reconnais ma félicité. Quelque
chose d'inexplicable pèse sur moi comme un cauche-
mar ; mais non
pour parler plus exactement, je sens
!

en moi quelque chose qui me fait gémir et que pourtant


je caresse. Comme la pieuvre, avec ses bras puissants,
entraîne au fond des mers le plongeur, malgré ses ef-
forts désespérés pour remonter à la surface, ainsi une
^puissance invincible étreint mon cœur, puissance sous
descends au fond de l'abîme, sans
l'action de laquelle je
éprouver ce qu'on appelle une véritabledouleur. J'y suis
à moitié entraîné, j'y tombe à moitié de moi-même.
C'est une énigme à laquelle je ne comprends rien.
Oui, c'est une énigme Que de fois je me surprends
!

ces paroles sur les lèvres : Oh ! je ne puis prendre cela


sur moi, toute ma nature se révolte là contre. Or, quelle
estdonc cette chose pour laquelle j'éprouve un tel dé-
goût ? C'est le devoir clairement connu. Mon intelligence
me dit que mon honneur et ma conscience exigent que
LA CORRUPTION DE LA NATURE HUMAINE 63

je fasse un effort sur moi ;


comprends que suivre
je
mon inclination vers le bien serait mon bonheur, et
pourtant je sens une résistance. Je me suis dit cent fois
à moi-même : Si je continue à suivre la voie que j'ai

suivie jusqu'à présent, cela finira mal. Je vois bien qu'il


me faut éviter cette occasion, ce danger ;
je comprends
qu'ici il me faut revenir sur mes pas, que là je dois me
taire, qu'une autrefois je dois réparer ce que j'ai fait.

Je le veux, j'en ai pris la ferme résolution ;


je l'ai pro-
mis, je l'ai juré, et pourtant je ne le fais pas. Pour-
quoi cela. Le mal, le faux que je veux éviter sont contre
ma nature, et c'est justement ma nature qui me fait

tomber sous leur joug. Comme„je me l'étais toujours


promis, j'ai voulu dominer ma langue, modérer mon
impétuosité, et pourtant l'état des choses n'a pas chan-
gé. Finalement j'ai perdu courage et j'ai dit : Qu'y faire ?

Telle est ma nature, quoique je sache très bien que


j'agis contrairement à elle, quand ma langue, ma bile,

mon sang ne connaissent pas plus de discipline que le

sanglier et le serpent.
Toujours cette malheureuse nature comme prétexte,
et pourtant toujours condamnation de cette même
la
nature ! C'est qu'alors la nature n'est évidemment pas
ce qu'elle devrait être. C'est qu'alors elle a été blessée.
C'est qu'alors elle est devenue tout autre qu'elle n'était
autrefois, si jamais elle a élé comme elle devait être.

Mais cet état est inné en moi et grandit avec moi. D'un 9. -L'idée

côté mon intelligence me dit qu'il ne peut être mon état ene-memeune
contradiction,
£ * 1 1j a , • • .

naturel ; a un autre cote ma conscience me crie que si parce qu'elle


porte la cor-
.

je suis devenu à moi-même une telle énigme, ce n'est ruptioneneiie.

pas sans qu'il y ait de ma faute. Le seul mot d'excuse


que j'ose mettre en avant pour me disculper, c'est ma
nature. Sans doute c'est à elle que je dois d'être ce que
je suis ; mais c'est à elle aussi que je dois de rougir si

souvent d'avoir été un homme, et de sentir la honte


monter à mon front quand quelqu'un découvre en quoi
64 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
j'ai fait voir que j'étais un homme. Oui, j'ai beaucoup
de reproches à faire à ma nature.
Mais à qui la faute? À personne autre qu'à elle. Tou-
jours la faute et les accusations retombent sur elle. Qui-
conque éprouve une faiblesse se sert de son nom comme
excuse. Le mot de nature sert à expliquer tout ce que
l'homme conçoit en lui de contradiction. Le mot de na-
ture, tel qne nous le trouvons en nous, est quelque chose
d'hybride.
Quand que la partie meilleure de mon être et
est-ce
ma vraie nature m'accusent d'avoir agi contre ma na-
ture? C'est une contradiction criante et pourtant c'est
la triste vérité. Jamais leurs reproches ne sont plus

amers que lorsque j'ai le plus cédé à ma nature. Sans


doute nous avons moins à lui reprocher que les lâches et
les paresseux mais nous avons néanmoins de sérieux
;

blâmes à lui adresser. Notre nature ne répond pas au


type primitif que notre esprit s'en forme elle est cor- :

rompue, elle porte le mal en elle.


Pour nous en rendre compte* il est inutile de faire ap-
pel à la Révélation divine. Un regard jeté sur l'homme
et l'expérience propre l'enseignent à chacun. Les anciens
eux-mêmes ont rendu témoignage à cette vérité : « Ce
serait une folie et une supposition impossible, dit Thu-
cydide, que l'homme voulût prétendre que la nature hu-
maine se dirige volontiers vers l'accomplissement du
bien »
(J). « Veux-tu devenir bon, dit Epictète, la pre-
mière chose à faire, c'est de te regarder comme mau-
vais » (2). « Or, ce mal, déclare Sénèque, il faut moins
l'imputer à l'individu qu'au genre humain tout entier (3).
Personne n'est bon ou sage par nature (4). Les disposi-
tions de l'homme (5) et sa situation (6) font qu'il est
toujours en danger de pécher ».Bref, il n'est pas dou-
teux, ditChrysippe, que « le mal existe en quelque sorte

(1) Thucydid., 3, 45, 7. — (2) Epictet., Fragm , 3.

(3) Seneca, Ira, 2, 9 ; 3, 30,

(4) Ibid., 2, 10. — (5) Ibid., 2, 10; 3, 27. — (6) Ibid., 3, 26.
LA CORRUPTION DE LA NATURE HUMAINE 65
de par la nature » (1). Comme Euripide l'affirme en peu
de mots, « le péché est inné chez tous les hommes » (2).
Le Christianisme n'eut rien à ajouter à ceci, sinon le
principe que ce n'était pas un ordre établi par Dieu
dès commencement, mais simplement une consé-
le

quence de la faute de l'homme, si la nature était tombée


dans un état où elle se trouve en quelque sorte hors de
la nature (3).

Nous sommes en présence d'une bifurcation. Ceux io.-B.fur-


, i • •
i L i • de l'Hu-
cation
qui se séparent ici ne se retrouveront plus ïamais en- manisme et de
l'Humanité.
tièrement, quand même ils se serviront souvent des
mêmes expressions.
L'Humanisme lui aussi emploie souvent les mots
à! humanité et de nature, mais ce n'est pas avec sincé-
rité. Il ne veut parler que de lui-même.
Si, comme
nous disons qu'on doit vivre selon la
lui,

nature, notre pensée est qu'on doit purifier la nature


corrompue et améliorer la nature purifiée avant qu'elle
ne devienne la vraie nature de l'homme. Tout n'est pas
nature qui se fait passer comme tel. Une corruption a
pénétré notre nature, notre nature sensible, comme no-
tre nature spirituelle, et cette corruption nous conduit
au mal si nous ne lui résistons pas.

Ce n'est qu'en apprenant d'abord à résister avec


toute la force dont nous sommes capables à ce vers quoi
la nature déchue nous attire, que nous pouvons espé-

rer voir percer notre véritable nature et devenir des


hommes nous n'usons pas de violence
complets. Mais si

envers la nature telle que nous la possédons mainte-


nant en nous, il ne faut pas plus penser à dégager ses
côtés plus nobles et marcher à la victoire, qu'à faire de
l'or pur sans le dépouiller des impuretés qui l'entou-
rent.

(1) Plutarch., Commun, notit., 13, 2. — Aul. Gell., 6, 2.


(2) Euripid., Fragm., 287 (Wagner).
(3)Greg. Mag., Moral., 8, 22.
5
66 CHANGEMENT DE L'HUMANITÉ EN HUMANISME
Donc, quelque rebelle que soit le monde aux mots de
retour, d'amélioration, de renonciation personnelle,
nous n'hésiterons cependant pas à dire qu'en eux
seuls

setrouvent l'espoir de sauver notre nature, et la base


pour restaurer la vraie humanité.
DEUXIEME CONFERENCE

LE PARADIS PERDU.

,
Optimisme et Pessimisme. — 2. La nature humaine n'est pas
complètement corrompue. — 3. Le mal n'est qu'une corruption
de la nature ; le —
bien lui est antérieur. 4. La doctrine d'un état
primitif parfait répondant à la raison. — L'accord des ancien-
5.

nes légendes sur ce point. Circonspection dans leur emploi. —


6. Les légendes concernant le Paradis. — Les légendes de7. l'Ely-
sée, des Iles Fortunées, du jardin des Hespérides, des Hyperbo-
réens et de l'Atlantide. — La légende
8. de l'âge d'or et des qua-
tre âges du monde. — Les idées du monde sur
9. de l'état félicité
primitive. — 10. Le véritable état paradisiaque.

Il que quelqu'un sache parler ou se taire à


est rare l-opu-
-11 misme et Pes_
propos, tellement, dans le monde, les choses sont autre- simisme.

ment qu'elles ne devraient être. Parle-t-on par modestie


de ses propres fautes en présence d'esprits bornés, ou
bien avoue-t-on l'existence d'un côté faible dans une
chose qu'on défend contre eux ? Ils croient aussitôt qu'on
fait preuve d'une retenue beaucoup trop grande. Garde-
t-on le silence sur une parole qui ne mérite pas de ré-
ponse, ou sur un discours auquel des gens instruits et
qui savent observer les convenances n'ont rien à répli-
quer? C'est pour eux une preuve qu'ils sont irréfuta-
bles.

C'est ce qui rend la situation de l'apologiste souvent


si difficile. D'abord, à cause de ceux qui doutent, il lui

faut souvent dire bien des paroles inutiles là où il pour-


rait traiter la question très brièvement s'il n'avait à dis-
siper que les doutes qui méritent une sérieuse considé-
ration. Puis, d'un autre côté, il doit passer sous silence
les attaques les plus grossières et les plus blessantes
qu'il n'ose pas même. effleurer devant des lecteurs ins-
truits et délicats. C'est ainsi qu'il est toujours incertain
- si, pour lui, il vaut mieux parler que se taire, car, pour
68 CHANGEMENT DE L'HUMANITÉ EN HUMANISME
bien parler, il faut avoir des auditeurs qu'on puisse
atteindre, et celui qui veut se taire avec profit doit d'a-
bord voir si ceux à qui il a affaire savent aussi apprécier
le silence. Mais quand pourra-t-il compter sur ces deux
conditions préliminaires ?

La prétention optimiste que la nature de l'homme est


bonne et non corrompue, et que ce qu'il y a de mieux
à faire c'est de laisser chacun se développer de lui-mê-
me, doit être classée parmi celles qu'on ferait mieux de
passer sous silence. Car jamais elle n'a des intentions
droites, et est à chaque instant réfutée par ceux-là mê-
mes qui aiment à la dresser en face de l'enseignement
chrétien.
11 n'y a pas d'optimiste qui ne vienne parfois augmen-
ter le rang des pessimistes. Oui, et ce qu'il y a de pis,

c'est que les pires optimistes sont les pires pessimistes.


Marc-Aurèle en est une preuve évidente. D'ailleurs, c'est

une question de savoir y a un optimiste fidèle à sa


s'il

conviction. 11 y a tant de misères dans le monde, tant


de péchés, tant de corruption, qu'il faut bien, bon gré
mal gré, se rendre à l'évidence, quand même on aurait
juré de fermer les yeux aux faits et la bouche à la con-
viction personnelle. Mais ceci ne veut pas dire que le

Pessimisme soit la vérité. Il mérite, on ne peut le nier,


plus d'attention que l'Optimisme, car compte davan-
il

tage avec la vraie réalité. Possédant une force plus


grande pour le vrai qu'il représente, il a droit aussi à
plus de ménagements. Mais outre cela, il est entaché
d'un double défaut.
D'abord, il exagère le mal qui est dans le monde et
déprécie le bien que la nature humaine possède encore,
quand toutefois, il ne le nie pas tout à fait. Ensuite, il

se trompe, en prétendant que le mal appartient à l'es-

sence de la nature et ne peut pas en être séparé.


C'est cette dernière manière de voir qui constitue le
j

Pessimisme. peut y avoir dans le monde bien des


Il I

gens qui voient les choses non moins en noir, et que


]
LE PARADIS PERDU 69

cependant on ne peut appeler pessimistes. S'ils sont


d'avis qu'on peut améliorer le monde, s'ils admettent
au moins qu'on peut se représenter le monde réel meil-
leur qu'il n'est, bref, s'ils ne considèrent pas la nature
comme mauvaise dans son essence, ce ne sont pas des
pessimistes proprement dits. II n'y a de vrai pessimiste
que celui qui s'enlize dans l'erreur qu'il en a toujours
été comme c'est actuellement, qu'il en sera toujours
ainsi, qu'il n'a jamais pu en être autrement, et qu'il

n'en pourra jamais être autrement, car on ne peut pas


faire disparaître le mal de la nature humaine.
Or, c'est une grande illusion. Que la nature soit cor- 2.-Lana-
, . ture humaine
rompue,
r il ne peut y avoir aucun doute a ce sujet,
7
nous : n'est pas com-
> . .
plètementcor-
nous en sommes suffisamment convaincus dans ce qui rompue.

précède. Mais tout en reconnaissant ce fait, nous ne som-


mes pas autorisés, tant s'en faut, à prétendre que la cor-
ruption fasse partie de l'essence de la nature, ou, en
d'autres termes, que le mal soit quelque chose de natu-
rel.

Tout ce qui se rattache de fait à l'état de la nature


telle qu'elle est maintenant ne doit pas être considéré
comme naturel. Cela seul est naturel qui provient né-
cessairement de la nature elle-même (1). De là vient
qu'on ne peut appeler naturel que ce qui appartient à
une chose en vertu de son être (2). Or si quelque chose
appartient à la nature en ce sens, on ne peut se repré-
senter la nature sans cet accessoire, et il est impossible
que quelque chose de naturel soit ou se passe autrement
qu'il n'arrive et qu'il n'est (3).
Mais personne ne niera qu'il y a encore beaucoup de
bien dans le monde. Si donc l'on ne veut pas considérer
le bien comme un simple hasard, comme une faible dé-
viation de la loi naturelle, ou comme une chose contre
nature, il faut admettre que ce bien correspond à notre

(1) Petr. a Tarantasia, 2, d. 23, q. 1, a. 1 ad. 1, 2.


(2) Thomas, i, 2, q. 10, a. 1.
(3) Aristot., Animal, générât., 4, 4 (Par., III, 402, 46).
70 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
nature et qu'il est produit par elle. Or s'il en est ainsi,

le mal ne peut provenir de notre nature il doit, au con- ;

traire, être considéré comme une contradiction et un

défaut de la nature.
Et il en est ainsi. Bien loin d'être mauvaise dans son
essence, la nature est ainsi faite qu'elle est corrompue
par le mal, et qu'il n'y a que le bien qui lui réponde.
Le profond malaise intérieur que nous ressentons dès
que nous avons commis un péché en est une preuve.
Preuve en est aussi la lutte que le bien et le mal se livrent
en nous, preuve la satisfaction que nous cause un acte
de violence fait à nous-mêmes, une victoire remportée
sur nos passions, une bonne œuvre preuve en un mot ;

est cette mystérieuse puissance intérieure dont on ne


peut se défaire pour longtemps, quand même on l'étouffé
un instant, nous voulons dire la conscience.
Telle est l'explication de cette contradiction que nous
ressentons en nous, de cet état énigmatiqiïe dans lequel
nous vivons. Quel que soit l'attrait que le mal exerce sur
nous, et quel que soit notre empressement à lui répon-
dre, ce qui forme le fond, et pour ainsi dire la moelle de
notre nature, ne veut pas entendre parler de lui. Dans
chacun de nos efforts, et dans chacune de nos luttes
pour le bien, il nous semble qu'un poulpe, placé à la
porte de notre cœur, menace d'engloutir, de sa gueule
vorace, tout ce qui est mauvais et laid. Non seulement
il cherche à se précipiter sur sa proie à l'extérieur, mais
il soulève la passion au dedans de nous, avec les mille
bras dont il entoure mille fois notre intérieur. Avant
tout, il enserre le cœur, et lui verse goutte à goutte le
poison qu'il a sucé au dehors, et ce pauvre cœur trem-
ble d'émotion et palpite dans toutes ses fibres. Du cœur,

il plonge ses bras dans les replis les plus profonds de


notre nature et y remue tout ce qui assure à l'attrait ex-
térieur un accueil empressé de la part de l'intérieur. Il
ose même attaquer la forteresse de l'esprit pour trou-
bler notre intelligence et notre jugement par les vapeurs
LE PARADIS PERDU 71

de l'imagination surexcitée. Mais si vivement que nous


ressentions cette tendance vers le mal, nous ne pouvons
nier qu'au fond de nous-mêmes, il y a une puissance
qui n'a rien de commun avec elle. Que l'attrait au péché
soit aussi séduisant qu'il voudra, jamais il ne s'acclima-
tera chez nous. 11 est plus sensible, il parle plus haut
que l'inclination vers le bien ; mais c'est seulement
parce qu'il est étendu sur notre cœur comme une toile

d'araignée ou un filet artificiel. Son séjour n'est pas le


cœur ; il habite la partie sensible de notre nature, et
c'est de là qu'il agit sur l'esprit. Ainsi s'explique la force

de son influence et, pour l'esprit, la difficulté de se faire


entendre jusqu'à cette profondeur, a travers la végéta-
tion touffue qui enserre notre âme, et de remporter la
victoire. Néanmoins ce penchant vers le mal ne peut
étouffer complètement la meilleure partie de notre na-
ture, quand même il s'oppose à l'activité de notre incli-
nation vers le bien.
Il n'y a donc pas de doute que la nature humaine n'est
pas corrompue tout entière. Comme telle, elle est tou-
jours bonne (1). Sans doute le mal qui s'est attaché à elle
et qui l'a pénétrée joue le rôle prépondérant, mais son
fond est bon. Les nobles inclinations font partie de son
essence, les mauvaises non seulement ne lui appartien-
nent pas, mais elles sont contraires à son essence et lui
viennent de l'extérieur (2) ; elles sont même en contra-
diction avec elle, par conséquent contre nature (3).
Le mal est une maladie de la nature, mais non la na-
ture elle-même (4). Par conséquent, il n'est pas juste
de dire que le mal ne peut être séparé de la nature. Il
doit même être supprimé d'elle parla pensée. On peut
très bien se figurer un état de la nature dans lequel celle-
ci serait exempte du mal. Et celui qui conçoit l'idée de

Augustin., Lib. arbitr., 3, J3, 36; Civ. Dei, 19, 13, 2; Contra
(1)
epist. Manich., 33, 36 De natura boni, 1, 17 Op. imperf., 1, 114.
; ;

(2) Augustin., Contra duas ep. Pelag., 3, 9, 25.


(3) Augustin., Contra ep. Manich., 35, 39.
(4) Augustin., Sermo, 151, 3; Contra Julian., 3, 15, 29; 5, 7, 26.
72 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
lanature dans sa pureté doit se la représenter sans cette
adjonction mauvaise dont nous la trouvons accompa-
gnée.
3 ^r, s, l en est ainsi, la nature
ne s r quî°nè paspunaî- humaine n'a

~™?S?°; 1? lre viciée P ar le ma l qu'elle traîne maintenant avec elle.


est
Jïïtérieïî.
Cette supposition du Manichéisme, la seule secte logi-
que et digne d'attention parmi toutes les écoles du Pes-
simisme, ne tient pas debout. Le mal n'existe pas dès le
commencement, parce qu'il n'est pas de la nature (1),
ni de l'essence des choses dans lesquelles il se trouve (2).
Il est formé par la corruption de la nature (3), et, pour
cette raison, il n'est pas de la nature (4), mais il est pos-
Or le bien seul peut être corrompu (6).
térieur à elle (5).
Donc le mal est une corruption du bien (7), un défaut
du bien (8), une perte du bien (9). Donc le bien a d'a-
bord dû exister, sans cela le mal ne serait pas possi-
ble (10).
En conséquence, s'il y a actuellement quelque chose
de mauvais dans la nature humaine, cela s'explique seu-
lement par le fait que le bien a existé le premier, et que
le mal n'est venu qu'après lui. Si l'homme est à présent

comme il ne devrait pas être, et c'est indéniable, il est


clair qu'il vit en contradiction avec l'état dans lequel il

devrait se trouver par nature. S'il ne peut nier sa corrup-


tion subséquente, il ne peut être douteux non plus,
que, primitivement, il se trouvait dans un état meilleur.

(1) Augustin., Contra epist. Manich., 35, 39 ; 36, 41 ; Gen . ad lit., 8,

14, 31. Thomas, 1, q. 48, a. 1.



(2) Augustin., Conf., 7, 12, 18; De mor. Manich., 2, 8, 11. Thomas,
I, q. 49, a. 3, c.

(3) Nat. boni, 4 Contra epist. Manich., 35, 39, 40.


;

(4) Augustin., Sermo, 182, 5.


(5) Aristot., Metaph., 8, 9, 3. Thomas, 1, 2, 9, 25, a. 2.
(6) Augustin., De mor. Manich., 2, 5, 7; 6, 8. Thomas, 1, q. 48,
a. 3, 4.

(7) Plato, Rep., 10, p. 608, e. Augustin., Conf., 3, 7, 12; Civ. Dei,
II, 9, 22. Thomas, 1, q. 14, a. 10; q. 48, a. 1 ; 1,2, q. 36, a. 1 ; q. 75,
a. 1.

(8) Augustin., Contra Jul. Pelag., 1, 8, 37 ; q. 45.


(9) Augustin., Gen. ad lit., 8, 14, 31.
(10) Augustin., Contra epist. Manich., 35, 40.
LE PARADIS PERDU 73

La doctrine de la Révélation, d'après laquelle l'homme trined'unS

a été créé bon au commencement, répond donc parfai- FaVuépondant

tement aux exigences de la logique. Sans doute cette


assertion que le premier homme a été mis par Dieu
dans cet état de sainteté surnaturelle dont nous parle
la foi, dépasse la portée de la raison naturelle mais ;

que la condition morale actuelle de l'homme ne puisse


s'expliquer que comme la déchéance d'une situation re-
lativement meilleure, que, par conséquent, sa situation
toute primitive ait dû être relativement meilleure, c'est
une conclusion à laquelle aucune intelligence impartiale

717
ne peut se soustraire.
D'ailleurs, sur ce point,
aux seules doctrines de la
nous n'en sommes pas réduits
foi ou au seul raisonnement
l

:
'
5 -
- L ac -
cord des an-
ciennesiégen-
des sur ce
'

mais nous sommes en présence d'une question sur Puon'™^


,eur empl01 '
laquelle les traditions sacrées de tous les hommes s'ac-
cordent plus ou moins clairement.
Une telle unanimité est toujours, sinon une preuve
irréfutable (1), du moins une forte présomption (2) en
faveur de la vérité des affirmations soutenues par des
époques et des peuples différents. Vouloir regarder
comme fausses des vues dont l'extension est universelle
est non seulement téméraire, mais conduit presque cer-
tainement à l'erreur. Car une opinion erronée est une
faiblesse de l'esprit, et une faiblesse ou un défaut son t
quelque chose d'accidentel et d'extérieur à la nature. Or
ce qui est ainsi ne peut se rencontrer partout et toujours
de la même manière (3). Autrement, on serait obligé
d'admettre que la nature conduit d'elle-même nécessai-
rement à l'erreur et à une erreur déterminée et partout
égale. Ce qui est inadmissible. Donc, on ne peut rejeter
une vérité sur laquelle les hommes se sont accordés de
tout temps.
Mais pour prouver le fait de cet accord, il faut une
grande prudence et une grande exactitude. Bien des

(1) Cicero, Nat. Deor., 1, 17. — (2) Seneca, Ep. 117,


y
6.
(3) Thomas, Contra gent., 2, 34, 1.
74 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
apologistes ont commis des fautes sous ce rapport, et
ont , malgré leurs intentions droites ,
plutôt nui à la
bonne cause, qu'ils ne lui ont été utiles. Si Ton veut,
par exemple, défendre les doctrines de la Révélation
chrétienne, comme le fait Rink, dans son ouvrage sur
la religion des Grecs, de telle sorte qu'il n'y a pas une
légende grecque, si vaine soit-elle, qui ne soit l'expres-
sion claire d'un mystère de notre foi ; si l'on jette dans
un même creuset, comme le fait arbitrairement Sepp,
les matières les plus diverses, légendes indiennes et
mexicaines, légendes du Nord, souvenirs de la vie de
Jésus-Christ, et qu'on les fasse fondre au point de les
rendre méconnaissables ; bref, si l'on agit comme c'était

la mode aux époques où l'on cherchait des mythes et


des légendes romantiques, il ne faut pas s'étonner que
le nombre des adversaires de la foi convaincus par ce
procédé soit si restreint. Il serait plutôt à craindre que
les croyants ne fussent induits en erreur. C'est pour-
quoi la prudence modération sont nécessaires
et là

sur ce terrain. Quand nous voyons la science moderne


pousser très souvent sur ce point le scrupule jusqu'à la
négation intentionnelle, c'est pour nous un avertisse-
ment salutaire qu'il faut examiner les faits dix fois au
non pas un obstacle comme le fantaisiste
lieu d'une, et
mélange religieux dont furent témoins les jours de Pau-
lus et de Strauss.
Nous nous garderons donc de justifier scientifique-
ment notre foi à la manière de la science des religions
comparées qui, répondant en cela à sa jeunesse, traite
souvent d'une manière arbitraire les souvenirs anciens.
Ceux-ci demandent un examen aussi minutieux que le sa-
ble d'or qu'on retire des rivières, et une interprétation
non moins soigneuse que n'importe quel passage de l'E-
criture sainte ou des classiques. Mais ils compensent
bien la peine qu'on s'est donnée, car les preuves ga-
gnent en solidité ce qu'elles perdent en quantité.
LE PARADIS PERDU 75

La vieille légende .perse est celle qui, d'après les ter-


,,,, .

meS du texte du moins, se rapproche le plus du récit


iiij'*x légendes co^
cernant le Pa-
radis.

biblique sur le Paradis et la chute originelle. D'après


Ahura-Mazda a créé un endroit spécial et plein.de
elle,

charmes d'où sont bannies la mort et les rigueurs du


temps (1). Au milieu de ce jardin se trouvaient deux
arbres, l'arbre de vie qui s'appelait Gaokerena, et l'ar-
bre sans douleur Viçpataokhma Le premier produi-
(2).
sait le Haoma blanc ou le Goldhom, mets qui donnait
l'immortalité, et qui rappelle les repas dans les sacrifi-
ces terrestres, le Hom jaune des Perses, le Soma des
Hindous (3). C'est pourquoi Angro-Mainyus, le mauvais
esprit, dirigea toute sa haine contre lui par l'intermé-
diaire du lézard, car tant que les hommes posséderaient
le germe pur de la vie, le destructeur de la mort, ils se-

raient garantis de toutes les mauvaises influences (4).


Malheureusement ces embûches réussirent, Yima le
premier homme qui habita ce jardin n'était point sou-
mis à la maladie et à la mort (5) Ahura-Mazda l'instrui-
;

sait pour en faire le maître de la loi, mais il préféra


la grandeur terrestre, et chercha à se faire un nom sur

terre au lieu de se consacrer docilement aux choses


divines (6).

Quelque surprenante que soit la manière dont ces


traditions concordent avec le récit de la Bible, nous ne
sommes néanmoins pas disposés à leur attribuer une
trop grande importance. Pour dire la vérité, nousavoue-
ronsque c'est précisément cette ressemblance frappante
qui fait soupçonner que la légende pourrait bien être
empruntée à la Bible.

(1) Fischer, EeidentKum und Offenbarung, 134 sq.


(2) Windischmann, Zoroastrische Studien, 165-177; 351 sq. Spiegeh
Eranische Alterthumskunde, I, 464 sq.
(3) Muir, Original sanscrit texts, V, 258-271. Schwenk, Mythologie,
V, 242 sq.
(4) Spiegel, Eranische Alterthumskunde, I, 432 sq. ; II, 4114.
(5) Vendidad, 2, 16.
(6) Fischer, loc. cit., 135 sq. Lassen, Ind. Alterthumsk., (2) I, 620.
76 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
Mais aujourd'hui, on ne saurait pousser trop loin la
réserve sur ce point Quand on vient de considérer
.

récemment chaque institution du Christianisme et cha-


que point delà doctrine chrétienne qui rappellent seu-
lement de loin des usages païens, comme des emprunts
faits au paganisme, il ne faudrait pas nous étonner si

nous voyions bientôt triompher la tendance opposée


qui veut séparer des traditions primitives de l'humanité
comme une interpolation provenant des souvenirs bi-
bliques et des missionnaires, tout ce qui, en fait de lé-
gendes et de religion des peuples , concorde avec le

Christianisme.
Spiegel incline à croire que les Juifs exilés en Perse
eurent une influence considérable sur la formation du
Parsisme, et, nous ne savons pas comment il
de fait,

pourrait en être autrement. Dernièrement Ph. Berger et


James Darmesteter ont prétendu que l'Avesta dénotait
une telle influence grecque, qu'il aurait pu n'être écrit
qu'en 170 avant Jésus-Christ, comme d'ailleurs les Vé-
das hindous, qui sont maintenant considérés comme
une œuvre savante datant d'Alexandre le Grand (1) et ;

Max Millier, qui n'a que des raisons philologiques à op-


poser, est obligé d'admettre que les raisons historiques
militent en faveur de la thèse de Darmesteter (2).
D'ailleurs cet érudit croit que des idées postérieures
venant du dehors ont influé sur la croyance à la colline
du Paradis, Allbordsch, et à ses quatre fleuves (3). 11 en
est peut-être de même de la légende chinoise sur le jar-

din et ses quatre fleuves, source de l'immortalité, et sur


En outre, Sophus Bugge a prétendu
l'arbre de vie (4).
que les légendes du Nord n'avaient pris leur forme ac-
tuelle qu'en se fondant avec des vues chrétiennes. En
face de cette situation, on ne peut donc être trop cir-

(1) Revue des Deux-Mondes, 15 sept. 1893.


(2) Contemporary Review, déc. 1893.
(3) Max Muller, Chips, I, 152 sq. Essays, I, 136 sq
(4) Stiefelhagen, Théologie des Heidenthums, 515.
LE PARADIS PERDU 7 7

conspect dans l'application des légendes païennes aux


choses religieuses.
Mais c'est avec le plus grand calme que nous atten-
dons l'issue de cette discussion et d'autres semblables.
Car lors même qu'un certain nombre de sentences
païennes analogues aux doctrines delà Révélation vien-
draient des Juifs et même des chrétiens, nous aurions
toujours l'avantage de pouvoir admettre que nombre
d'autres traditions païennes hostiles à la Bible, et l'ori-
gine du Paganisme lui-même, sont peut-être beaucoup
plus récentes qu'on ne l'a cru jusqu'à présent, et que
l'ancienne civilisation tout entière, avec ses bons et ses
mauvais côtés, n'atteint pas ces temps reculés sur les-
quels l'Ecriture Sainte nous donne les témoignages his-
toriques les plus irréfutables.
Provisoirement rien ne presse pour nier la valeur des
anciennes légendes du paganisme. Car lors même qu'on
est tenté de voir dans la légende sur le Paradis, telle

qu'ellenous est apparue tout à l'heure, une parenté avec


l'Ancien Testament, cela ne veut pas dire que tout ce
qu'elle contient soit d'origine juive.Le fond paraît plu-
tôt être propre aux Perses et surtout aux Aryens. Car
on rencontre aussi chez les Hindous, quoique plus pâles,
des souvenirs qui rappellent les mêmes noms et les mê-
mes événements (1). Cependant il est difficile d'admet-
tre que les Juifs aient transmis leurs convictions reli-
gieuses à l'Orient tout entier. S'il en était ainsi, nous
devrions apprécier beaucoup plus que nous ne l'avons
fait jusqu'à présent l'in fluence de la révélation de l'An-
cien Testament sur la civilisation antique.
Un autre fait à signaler ici, est la vénération particu-
lière que tous les peuples d'Occident ont eue pour les ar-
bres. Comme nous le voyons par la vie de saint Barbatus
de Bénévent, de saint Germain d'Auxerre, de saint Mar-
tin de Tours et de saint Boniface, cette coutume bizarre

(I) Lassen, Ind. Alterthumskunde, (2) I, 622 sq. Spiegel, Eran. Al-
terth., I, 439. Stiefelhagen, loc.'cit., 515 sq.
,

78 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME


était tellement unie au culte divin des Celtes et des Ger-
mains, que la destruction d'un arbre sacré équivalait à
la destruction du paganisme lui-même (1). Les Lom-
bards en particulier durent apporter une ténacité parti-
culière dans ce culte des arbres, car les lois de Luitprand
défendent encore le culte superstitieux de l'arbre sa-
cré (2). Celte même erreur avait également jeté de pro-
fondes racines dans le cœur des Grecs et des Romains.
Ces derniers semblent même avoir cru qu'à l'origine les

hommes étaient nés des arbres (3).


L'état actuel de nos connaissances ne nous permet
pas de dire si ceci a quelque chose à faire ou non avec une
tradition religieuse primitive. Toujours est-il que le fait

de l'accord unanime de presque tous les peuples de


l'antiquité sur ce point n'est pas à dédaigner. Et, com-
me ce culte des arbres a existé longtemps avant le
Christianisme, et qu'il a été combattu partout par lui,

on ne peut évidemment voir en lui l'influence des doc-


trines de la Révélation.
ne serait donc pas impossible qu'on découvrît dans
41

la curieuse idée de l'arbre-monde Yggrdrasil, sur lequel


la mythologie du Nord fait reposer l'univers, de telle
tombe danslenéant (4),
sorte que parlui la terre existe ou
un souvenir de l'arbre de vie du Paradis. En tout cas, il
est curieux qu'Otfrid (5) et Wolfram d'Eschenbach
dans la Guerre delà Warlbourglfi), dépeignent la sainte
Croix absolument comme les anciens dépeignaient l'ar-

bre-monde . Tous deux cependant ont pu emprunter


leur description en partie à l'Ecriture Sainte et en par-
tie à lamanière de voir de leurs ancêtres païens. En tout
cas, ce n'est pas une preuve que la conception de l'ar-

Vita S. Barbati, I, 1, 2; II, i, 2 ;


(Boll. 19 Febr.), Greg. Mag.,
(1)
Ep.i 8, 18.

(2) Leges Liiitpr., 6, 30 (Muratori, lier. ital. script., I, II, 672).

(3) Virgil., Aen., 8,


314 sq. Juvenal, Sat., 6, 11 sq.
51 (Simrock, Edda, 287, 323).
(4) Gylfaginnîng, 15,
(5) Otfrid, 5, 1, 37 sq. (Kelle).
(6) Wartburgkrieg, 85 (Hagen, Minneslnger, III, 181 b).
LE PARADIS PERDU 79
bre-monde ne remonte pas à la plus haute antiquité
germaine, et qu'elle soitseulement d'origine chrétienne.
11 en est de même d'Irmensul que détruisit Charlema-
gne, et qu'on nous explique comme ayant été une repré-
sentation symbolique du seul et unique appui qui sou-
tient l'univers (1). Nous pouvons parfaitement admettre
qu'au lieu d'avoir été donnée par le Christianisme, cette
explication provient des temps païens les plus recu-
lés.

D'après la mythologie allemande, trois sources jail-


lissent de cet arbre-monde. L'une d'elles est surtout
chantée dans la légende, c'est la fontaine de l'Urd (2),
plus connue sous le nom de Jungbrunnen (3) ou Quik-
born (4). C'est elle qui guérit les maladies, rend beau
et florissant, rajeunit et préserve de la mort (5).
Une autre légende pourrait aussi se rattacher à celle-
ci, celle des pommes d'or d'Idun qui puisent leur vertu
guérissante et rajeunissante dans la source de la vie (6).
Si nous y ajoutons la tradition grecque, que Jupiter avait
jadis accordé aux hommes une jeunesse éternelle, mais
qu'ils l'ont perdue par le crime de Prométhée (7), nous
devons au moins admettre que les peuples n'ont jamais
perdu entièrement le souvenir du récit de la Révélation
concernant la vie primitive dans le Paradis.
Hésiode se fait sans aucun doute l'interprète de l'hu-
manité ancienne, quand il chante que tout au commen-
cement, il y a eu des rapports très familiers entre les
dieux et les hommes, mais qu'ils sont perdus : A cette
«

époque, dit-il, tout était commun entre les hommes et

(1) Rudolf et Meginhart, Translatio S. Alexandrie n. 4 (Monum.


German.y II, 676, 17).
(2) Gylfaginnîng, 15, 16, 17.
(3) Haugdietrich und Wolfdietrich, 336 (Zeltschrift fur deutsches
Altcrlhum, IV 440). ;

(4) Parzifal, 613, 9 (Bartsch, 9, 909).


Grimm, Mythologie (4), 554. Simrock, Mythologie (2), 39, 507.
(5)
(6) Simrock, Mythologie, (2) 38, 462.
(7) Sophocles, Fragm., 711 (Ahrens). Nicander, Theriaca, 339 sq.
Scholia in Nicandrum, 339.
80 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
les dieux immortels, non seulement l'habitation, mais
la nourriture (1).
7.— Les ié- On a aussi regardé comme un reste des anciens sou-
lysée, des lies venirs du Paradis les légendes
° des Champs-Elysées,
Fortunées, du .
jardin des
<Jes Iles Fortunées, du Jardin des Hespérides,
7 L
des Hy-
J
Hespendes,

P e rboréens et de l'Atlantide. Nous les groupons toutes


yp rb
rlln? et dê
îAtiantide.
gous un m
ême point de vue, parce que jamais les an-
ciens ne les ont séparées.
Homère parle déjà des Champs-Elysées. Mais il est à

remarquer que, chez lui, l'Elysée n'est pas le séjour des


morts, comme il le dit expressément, mais le séjour de
ceux qui, par une faveur particulière des dieux, ont été
enlevés vivants à la terre. Pour cette raison, il ne se
trouve pas sous la terre, mais c'est à ses dernières ex-
trémités qu'il faut le chercher (2).
Ce point important est complètement passé sous si-

lence par les auteurs qui lui sont postérieurs. D'or-


dinaire, Hésiode et Platon sont assez d'accord avec Ho-
mère. Ils diffèrent de lui cependant, en ce qu'ils placent
dans l'Elysée, mais seulement après leur mort, Hésiode,
les héros et les demi-dieux (3), Platon tous les hommes
pieux (4). Chez eux il est donc déjà devenu le royaume
de mort et, par le fait même, sa conception a complè-
la

tement changé.
D'ailleurs, nous voyons déjà dans Hésiode les Iles
Fortunées remplacer 1 Elysée, et bientôt elles le chas-
seront tout à fait de la mémoire des anciens. Plus tard
c'est à peine si l'on voit encore apparaître le nom d'E-
lysée quand il s'agit du souvenir du Paradis terrestre.
Or, c'est là un signe très caractéristique du recul cons-

tant de l'humanité, et une preuve qu'elle ne sait plus à


quoi s'en tenir au sujet des campagnes des bienheureux,
Le nom est resté, mais la signification a complètement

(1) Hesiod., Fragm., 129 (Lehrs). Orig., Contra Cels., 4, 79.

(2) Homer., Od., IV, 562 sq.


(3) Hésiod., Opéra, 166 sq. (Lehrs).
(4) Plato, Gorgias cap., 79, p. 523, b.
LE PARADIS PERDU 81

disparu. 11 serait difficile de trouver un seul passage


qui donnât une vue tant soit peu claire du sens qu'on
leur attribuait. Seul Virgile parle d'eux en termes sai-
sissables ; mais chez lui aussi ils sont devenus le séjour
des morts (1).
Nous sommes plus heureux quand nous examinons
la légende du Jardin desHespérides, ou, comme on dit
aussi, des Iles Hespériques (2). Ne lui demandons pas ce-
pendant l'exactitude géographique, car nous serions
très mal renseignés. Tantôt ces Iles sont situées au delà
de la mer (3), tantôt dans l'extrême Nord (4), tantôt
aux extrémités de la terre (5); tantôt ce sont les îles
Canaries (6), tantôt les îles Cassitérides (7), c'est-à-dire
l'Angleterre ; tantôt leur situation renferme un tel tissu
de contradictions géographiques, qu'il faut longtemps
se creuser la tête pour s'y transporter en esprit (8) ;

tantôt enfin, on les relègue dans le Nifiheim, en nous


faisant remarquer qu'il ne faut pas chercher les pommes
d'or des Hespérides en Libye, comme quelques-uns le

croient, mais dans l'Atlas, dans le pays des Hyberbo-


réens (9).
Par malheur, Hyperboréens sont encore plus dif-
les

ficiles à trouver que les îles hespériques, car les opi-

nions qui les concernent sont beaucoup plus nombreu-


ses. Cette confusion ne doit cependant pas nous égarer
quand nous étudions ce qui fait le fond delà légende.
Elle provient justement de ce qu'on a cherché le Para-
dis perdu dans un coin déterminé de la terre, comme
s'il existait encore. Mais si on ne l'a trouvé nulle part,,
ce n'est pas une preuve qu'il ait jamais existé et qu'il
aitjamais été perdu.
Or, au fond de la légende des Hespérides et des pom-
mes d'or, il n'y a certainement pas d'autre pensée qu'un

(1) Virgil., Aen. 6, 638 sq.


y

(2) Strabo, 3, 2, 13.
(3) Hesiod., Theog., 215 sq. —
(4) Ibid., 275. —
(5) I6idL,518.

(6) Philostratus, Vita Apoll., 5, 3.


(7) Dionys., Perieg., 5C3. Eustathius, Comment, in Dionys., 561.,
(8) Apollodor., 2, 5, 11, 3 sq. —
(9) ld.\ 2, 5, 11, 2,
13*.
82 CHANGEMENT DE L HUMANITÉ EN HUMANISME
souvenir du Paradis, mais comme toujours défiguré.
Avec sa froide manière d'envisager les choses, Strabon
a bientôt fait d'expédier ce souvenir. « Hercule, dit-il,

se dirigea du côté de l'Occident, uniquement parce que


cette région était riche en or » (1). Diodore, de son côté,
pousse l'Evhémérisme jusqu'au ridicule. Se basant sur
la ressemblance des mots grecs, que ce ne sont pas
il dit

des pommes d'or qui auraient exercé une telle at-


traction sur le héros, au point de lui faire affronter les
périls de la mer et les fureurs du dragon pour s'empa-
rer d'elles, mais des brebis d'or, c'est-à-dire des brebis
àlafînetoison, —
probablementlespremiersmérinos(2).
Or, il n'est pas question de cela. Précisément d'après
les légendes que nous communique Diodore, les Hespé-
rides sont intimement liées à Saturne. Tantôt elles sont
les filles de l'Atlas, tantôt ses nièces, et celui-ci y est ap-
pelé frère de Saturne. Comme leur frère ou père Hespe-
rus, et leurs descendants, elles se distinguent par la
même justice, la même bienveillance envers les hommes,
la même pureté de mœurs qu'on attribue généralement

à Saturne (3). Tous, par conséquent, ne sont pas autre


chose que des représentants de l'âge d'or.
On pourrait donc parfaitement voir dans les pommes
d'or du Jardin des Hespérides un emblème de l'âge
d'or disparu. De plus, il n'y a aucun doute qu'elles
contiennent un souvenir assez exact du Paradis perdu.
Quand, par exemple, nous disons qu'un dragon gardait
ces pommes, il ne faut pas nous imaginer que celui-ci
était couché comme un chien de garde à l'entrée du jar-
din. 11 ne faut pas comprendre par là non plus simple-
ment la mer furieuse qui rendait l'île inaccessible, mais
ce dragon avait un rapport très étroit avec les pommes
d'or elles-mêmes. A Olympie, parmi les offrandes, il
y avait, dans le trésor des Epidamniens, une image
d'Atlas portant le ciel. A côté était Hercule et l'arbre des

(1) Strabo, 1, i, 4, 5; 3, 2, 13. — (2) Diodor., 4, 26, 2, 3.


(3) Id., 3, 60, 61; 4,27.
LE PARADIS PERDU 83
Hespérides portant un serpent enroulé autour de son
tronc (1), ce qui correspond bien au fait que, dans Apol-
lonius, les Argonautes trouvent au pied de l'arbre le

serpent tué par Hercule (2). On ne nous taxera donc


pas d'exagération, si, dans toute cette légende, nous
voyons une indication de la perte du Paradis, et de sa
récupération par le meurtrier du serpent.
A ceci correspond peut-être aussi le culte du serpent
qui ne s'expliquerait guère autrement. Chez tous les peu-
ples, nous trouvons des honneurs divins rendus au ser-
pent (3), aux Indes (4), à Babylone (5), en Egypte (6),
en Phénicie (7), en Italie (8), en Grèce (9), chez les Sla-
ves (10), chez les Celtes(H) et en Amérique(12).llnefaut
pas confondre cette vénération avec le sinistre culte de
Satan, qui, comme nous le verrons plus tard, atteignit
son plus haut degré chez les Ophites. Le serpent fut
plutôt adoré comme une divinité bienfaisante et présa-
geant le bonheur, d'où nom d'Agathodémon (13). On
le

regardait même les serpents comme les divinités les plus


élevées (14). Ce culte fleurit surtout en Egypte, où le
dieu Kneph adoré sous l'image du serpent, et où
était
le culte du dieu serpent Cheik Heridi (15) s'est maintenu
jusqu'à ce jour. On
connaît les rapports qu'il y avait entre
le serpent et Esculape à Epidaure (16) et à Rome (17),

de même qu'entre le serpent et Hermès.


La légende de la félicité des Hyperboréens rémonte

(I) Pausanias, 6, 19, 8. —


Apollon., Argonaut., 4, 1396 sq.
(2)
(3) W. Hudson, Fortnightly Review (April 1894), Revue des Revues,
IX, 131 sq.
(4) Strabo, 15, 1, 28. —
(5) Dan., XIV, 22, sq. Diodor.,2, 9, 5.
(6) Herod., 2, 74. Aelian., Hist. an., 11, 17.
(7) Philo Bybl., Fragm., 9 (Mùller, Fragm. hist. Gr., III, 572). Eu-
seb., Prœp. ev., 1, 10, p. 40, d.
(8) Aelian., Hist. an., 11, 16. —
(9) M., I. c, 11, 2.
(10) Beyerlinck, Theatrum vitse hum., VLI, 421, h., 432, g., 455, h.
(II) Plin., 29, 12 (3), 1, 2.— (12) Peet, The Serpent Symbol, (1886).
(13) Philo Bybl.,L c; Euseb., Prsep. ev., 1, 10, p. 40, c. (14) Ibid., —
(15) A. Sayce, Contemporary Review (Nov. 1893). Revue des Revues,
VII, 830-833.
(16) Pausan., 2, 28, 1 ; 10, 3.
(17) Valer Maxim., 1, 8, 2. Arnob., 7, 44.
,

84 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME


aussi à la plus haute antiquité. Selon Hérodote, Homère
et Hésiode l'ont déjà chantée (I), et, en elle-même,
elle ne diffère guère de celles que nous venons d'exami-

ner. Apollonius nous dit également qu'il faut chercher


le Jardin des Hespérides chez les Hyperboréens. Mais ici,

ilnous faut bien distinguer les Hyperboréens réels,


que ce soient les Germains, les Sarmates, les Irlandais ou
même parfois les Américains, des Hyperboréens de la
légende. Les charmantes descriptions que Hécatée (2),
Diodore (3) , Théopompe
Pline (6) (4) , Elien (5) ,

Mêla (7) et d'autres donnent de leurs pays et de leurs


mœurs, sont pour nous d'une importance secondaire.
Nous ne pouvons pas non plus examiner dans tous ses
détails la curieuse relation d'après laquelle c'est d'eux
que vient le culte d'Apollon (8), car, dans cette légende,
comme le dit si bien Clément d'Alexandrie, il s'agit de
situations tout à fait idéales dont il ne faut chercher la
réalisation que dans un monde meilleur inaccessible
pour nous à l'heure actuelle (9). C'est pourquoi Pindare
dit que nous pouvons nous rendre chez les Hyperboréens
aussi bien par terre que par mer (10). C'est ce qui a fait
décrire leur état sous les couleurs d'une magnificence
impossible à atteindre. Eschyle donne le nom àliyper-
boréennek ui^e félicité toutà fait exceptionnelle (1 l).Celse
classe les Hyperboréens à côté des Samolhraces, des
Eleusiniens et des Odryses, parmi les peuples les plus sa-
ges (12). Les disciples de Pythagore avaient une si grande
vénération pour leur maître, parce qu'ils croyaient qu'il

(\) Herodot., 4, 32, 2.


(2) Hecatœus, Fragm., 2 (Millier, Fragm. hist. Gr. , II, 386 sq.).
(3) Diodor., 2, 47.
(4) Theopomp., Fragm., 76 (Millier, Fragm. hist. Gr., I., 289 sq.).
(5) Aelian., Var. hist., 3, 18 Hist. an., 11, 1.
;

(6) Plinius, 4, 26 (12), 1 1, 12 6, 20 (17), 2.


; (7) Mêla, 3, 5. —
(8) Herodot., 4, 33, 35. Plato, Axiochus, p. 371, a. Pausanias, 1, 31,
2 ; 5, 7, 8; 10, 5, 7. Gicero, Nat. deor., 3, 23. Plutarch., Musica. Por-
phyr., Abstin., 2, 19.

(9) Glemens Alex., Strom., 4, 26, 171.


(10) Pindar., Pyth., 10, 46 sq.
(11) /Kschyl., Choeph., 373. — (12) Orig., Contra Cels., 1, 16.
LE PARADIS PERDU 85
avait puisé sa sagesse chez les Hyperboréens (1). Hella-
nicus rapporte que ces peuples étaient particulièrement
instruits dans la justice, qu'ils ne
mangeaient jamais de
chair, mais seulement des fruits (2), qu'ils menaient par
conséquent la vie des philosophes au sens où les anciens
la comprenaient. On dit d'eux en particulier qu'ils
vivaient mille ans (3). Ainsi se trouve donnée d'elle-
même l'explicationque ces Hyperboréens, dont s'occupe
la légende, étaient les hommes des temps primitifs. Car
les anciens sont unanimes à affirmer le fait de leur lon-
gévité (4). Flavius Josèphe (5) s'en rapporte à ce
que Manéthon (6), Bérose (7), Histiaeus (8), Jérôme
l'Egyptien Hésiode (10), Hécatée (H), Hellani-
(9),
cus (12), Acusilaus (13), Ephorus (14), Nicolaus (15),
s'accordent tous avec les citations de la Bible.
Ce qui forme base de l'antique tradition de l'île
la

Atlantis est évidemment quelque chose d'analogue. Les


questions géographiques et géologiques qui s'y rattachent
importent peu ici. Il peut se faire que ce soit la décou-
verte de l'Amérique par des navigateurs phéniciens qui
ait donné lieu à la formation historique de la légende.
Cela peut être tout aussi juste que jadis, — à une pé-
riode qui remonte à neuf mille ans selon les calculs de
Platon, — il y avait un grand continent situé en avant

(1) Diog. Laert., 8, i, H. Porphyr., Vita Pythag., 28. Jamblich.,


VitaPylhag., 6, 30; 19, 91 ; 28, 135.

(2) Hellanicus, Fragm., 96 (Muller, Fragm. hist. Gr.,l, 58). Alex.,


Strom.,\, 15, 72.
(3) Strabo, 15, 1, 57.
(4) Lactant., Just., 2, 12. August., Civ. Dei, 15, 9 sq.
(5) Flavius Joseph., Antiq., 1, 3 (4), 9.
(6) Manetho, Fragm., 1, Muller, 1 (/. c, II, 527).
(7) Berosi, Fragm., 4 (Muller, /. c, II, 498)
(8) Histiœi, Fragm., 2 (Muller, L c, IV, 434).
(9) Muller., Fragm. hist. Gr., II, 450, not. 2.
(10) Hesiod., Opéra, 114 (?)
(11) Hecataeus, Fragm., 365 (Muller, /. c, I, 30).
Fragm., 89 (Muller, /. c, I, 57).
(12) Hellanicus,
(13) Acusilaus, Fragm. (Millier, l. c, I, 102).
(14) Ephorus, Fragm., 24 (Muller, L c, I, 239).
(15) Nicol. Damasc, Fragm., 97 (Muller, l. c, III, 427).
86 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
de la côte ouest de l'Europe, lequel disparut plus tard
complètement Nous ne chercherons même pas à
(1).

troubler la paix du vieux Rudbeck au fond de son tom-


beau, en considérant comme peine perdue l'érudition
gigantesque avec laquelle il essaie de prouver que sa
Suède est la vraie Atlantis, et la patrie primitive de l'hu-
manité. Tout cela n'a rien à faire avec le sens propre-
ment dit de la question. Il nous suffit de croire que les
anciens étaient persuadés de l'existence de cette grande
île (2). Mais si nous les interrogeons sur ce qu'il y avait
dans cette île, alors ils nous répondent que les habitants
sont les gardiens du pays des bienheureux, que les si-

gnes distinctifs de ces habitants sont la piété, la bien-

veillance envers les humains et l'amour. Aussi les dieux


y sont-ils nés. Le premier roi de ces peuples fut Uranus
qui initia les hommes à la civilisation et à la vie sociale,
leur apprit les arts, l'astronomie, et leur rendit en ou-
treun grand nombre d'autres services (3). Bref, cette
légende est la même que celle des îles Hespérides, avec
cette différence qu'ici Saturne est l'auteur de la vie, tan-
disque c'est Uranus chez les habitants de l'Atlantis, et
remonte par conséquent à une époque plus reculée que
l'âge d'or.
Toutes ces légendes s'accordent donc en ce qu'elles
ont gardé le souvenir d'une époque primitive de félicité.
Mais ce qui est particulièrement important, c'est que
ces traditions ne se trouvent pas seulement chez les Grecs
et chez les Romains, et qu'on peut les considérer comme
la propriété de l'ancien monde tout entier. Les Alle-
mands eux non plus, dit Jacob Grimm, n'ont pas tout
à fait oublié le Paradis perdu. Il peut parfaitement se
faire que les nombreuses légendes concernant les gla-

ciers, qui jadis étaient des coteaux émaillés de fleurs,

(i) Plato, Tim. f p. 24, e sq., Crilias, p. 108, e sq.


(2) Posidonius, Fragm., 68, 6 (Mtiller, l. c. y
III, 281). Marcellus,
Fragm., 1 (Millier, l. c, IV, 443). Plinius, 6, 36 -(31), 3, 4.
(3) Diodor., 3, 56, 2, 3.
LE PARADIS PERDU 87
et qui ont subi cette transformation par suite de l'or-
gueil des hommes, attestent les crimes d'une époque
plus rapprochée. Nous passons là-dessus. En tout cas,
il est clair Walhalla allemande répond à l'Elysée
que la

grec (1). On peut également prouver que chez les Cel-


tes, il y a des contes et des légendes analogues (2). On

pourrait encore citer la légende de saint Brandan, et en


particulier son voyage aux îles Fortunées, lequel a tant
intéressé le moyen âge (3) mais nous le laissons de
;

côté puisqu'il est très probable que des idées bibliques


et des idées classiques ont contribué dans une grande
mesure à sa formation.
Quoi qu'il en soit, ces fables et ces légendes se ratta-
chaient certainement à des vues qui remontaient à une
époque beaucoup plus reculée. Plutarque raconte que
les barbares d'Espagne étaient convaincus qu'il fallait
chercher au delà des mers les Champs-Elysées et les
demeures des bienheureux dont parle Homère (4). C'est
un fait connu que les Egyptiens étaient fortement atta-
chés à ces idées. Platon lui-même donne une origine
égyptienne à la légende de l'Atlantide (5), ce en quoi il est
imité par Strabon (6). Diodore lui aussi incline à croire
que la légende des Champs des Bienheureux est d'origine
égyptienne (7). Enfin nous trouvons dans les Indes le

récit d'une île d'ambroisie nageant à la surface des flots,

une île lumineuse et blanche dont les habitants sont,


comme les braTimanes hindous, exclusivement occupés
à la contemplation de Dieu et des choses divines. Ce
récit se retrouve d'ailleurs dans les parties plus récen-
tes du Mahabharata (8). C'est ce qui fait croire à Lassen

(1) Grimm, Deutsche Mythologie, (3) 778 sq. (4e édit. de Meyer,
682 sq.).

(2) Preller-Plew, Griech. Myth., (4) I, 670 sq.


(3) Piper, Geistliche Dichter des Mittelalters, II, 13 sq.
(4) Plutarch., Sertorius, 8, 4.
(5) Plato, Tifn., p. 21, c; Critias, p. 108, d. —
(6) Strabo, 2, 3, 6.
(7) Diodor., 1, 96, 5 sq.
(8) Lassen, Indische Alterthumshunde, (2) II, 1115, 1118 sq.
88 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
qu'il a été emprunté à l'extérieur, et inspiré par la vé-
nération de moines et d'ermites chrétiens que les brah-
manes auraient connus chez les Parthes. Nous admet-
tons la possibilité du fait, et nous n'insistons pas sur la
valeur de ce témoignage relativement à la tradition an-
tique.
Nous répétons encore une fois que nous n'attachons
pas une force probante excessive à toutes ces légendes,
et que nous regardons comme une perte peu considéra-
ble que quelqu'un ne puisse faire disparaître tout doute
sur leur sens. Mais personne non plus ne peut nier qu'il
y a des vieux souvenirs au fond de tout cela, et que la
similitude avec le texte des Ecritures est frappante.
8.- La ié- Par contre, nous trouvons partout clairement ex-
g e
d\> r et des primée, même au Nouveau-Monde, au Mexique (1 ), une
dumondeo autre idée que les hommes ont vraisemblablement em-
portée avec eux dans toutes les parties du monde (2), et
qu'ils avaient puisée dans Le trésor général de la tradi-
tion primitive, lorsqu'ils ont émigré de leur patrie com-
mune. Nous voulons dire, la légende de l'âge d'or,
Partout l'humanité divise son histoire en plusieurs
époques dont chacune ne vaut pas celle qui l'a précédée.
Le monde ne peut se défaire de cette idée que l'état actuel
dans lequel il se trouve est un état de déchéance d'une
perfection jadis plus grande. C'est pourquoi on distin-
gue partout au moins deux époques dans l'histoire, une
époque primitive de félicité et une époque postérieure
de malheur. Telles sont, dans Virgile (3) et dans Ca-
tulle (4), les deux époques de Saturne et de Jupiter. Mais

on admettait généralement que le passage de cette épo-


que de félicité à cette époque de malheur n'avait pas eu
lieu d'une façon subite, qu'il s'était opéré graduellement.

Tylor, Anfsenge der Cultur, I, 40 sq., 47 sq.


({) Cf.
(2) alte Mexico^ 22. Waitz, Anthropologie der Natur-
Arnim., Das
vœlker, IV, 461 sq. Cf. la légende des cycles du monde chez les Maya et
les Aztèques dans Ratzel, Vœlkerkunde, (1) II, 689 sq.

(3) Virgil., Georg., I, 125 sq. ; JEn., VIII, 319 sq.

(4) Catull., 1, 3, 35 sq.


LE PARADIS^ PERDU 89
C'est ce qui donna naissance aux soi-disant âges du
monde qu'on divisait d'ordinaire en quatre et quelque-
fois en cinq.
Les Hindous connaissaient déjà cette division. Ils ap-
pellent la première époque, l'époque parfaite, Kritayuga
ou Satya, donnent aussi à cet âge de la perfection ou
et

de la vérité le nom de Devayuga, âge des dieux. A cette


époque succéda Tetrayuga ou l'âge des trois feux de sa-
crifice, c'est-à-dire l'âge de l'accomplissement parfait
de tous les devoirs religieux. Puis vint le Dvaparayuga.
l'âge du doute, dans lequel la connaissance des choses
divines fut obscurcie parle doute et l'incrédulité. Enfin
parut le dernier et le plus mauvais de tous, celui dans
lequel nous vivons, Kalyuga, l'âge du péché (1).
La légende perse parle dans les mêmes termes. On
prétend, il est vrai, qu'elle fut introduite chez les Era-
niens à une date relativement récente, sous la forme où
elle nous apparaît maintenant (2), mais c'est ce que nous
ne pouvons admettre.
Un âge évidemment été impossible si, dès le
d'or eût
commencement, un principe du mal aussi puissant que
le principe du bien avait disputé l'empire à ce dernier.

Mais nous savons que la religion perse n'admit ce dua-


lisme que plus tard.
Primitivement les Eraniens avaient les mêmes croyan-
ces que les autres Aryens, et ils les gardèrent tant qu'ils
ne furent pas obligés de s'en détacher et de les consi-
dérer avec des sentiments hostiles. Le que cette lé-
fait

gende se trouve aussi chez les Perses est donc plutôt


une marque de son antiquité que la preuve d'une inven-
tion postérieure. Sans aucun doute elle est plus an-
cienne que Parsisme lui-même.
le

La mythologie du Nord renferme aussi des échos de


cette croyance. Au commencement, quand Asgard fut

(1) Duncker, Gesch. des Alterthums, (3)11, 71. Lassen. Ind. AUerth.,
I, (2) 599 sq. ; II, (2) 731 ; IV, 592.
(2) Windischmann, Zoroastrische Studien, 212 sq.
,

90 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME


bâtie, étaitGladsheim la demeure élevée de Allfadr, faite
uniquement d'or à l'intérieur et à l'extérieur, c'est-à-dire
d'airain, car, dans ce temps-là, l'airain s'appelait aussi
or. Tout l'ameublement du palais était également en or.
De là vient le nom d'Edda, c'est-à-dire âge d'or (1 ). Mais
cette époque est passée depuis longtemps, et le mal
s'accentuera toujours de plus en plus jusqu'à ce que le

monde succombant sous ses excès finisse par disparaître


dans le feu :

« L'âge de la hache, l'âge du glaive, où les boucliers craquent, »

« L'âge du vent, l'âge des loups, précéderont l'effondrement du monde (2). »

Combien d'âges du monde faut-il distinguer par là ?

Est-ce deux, trois ou cinq? On n'en sait rien. D'ailleurs


peu importe. Le principal est. qu'ici aussi on admette
un âge d'or au commencement des choses. Mais c'est
une grande erreur que commet l'Edda postérieure
quand elle fait dériver le nom de cette époque de sa ri-
chesse en or. Elle-même dit que l'or n'existait pas en-
core. Au contraire, c'est précisément parce qu'il n'y

avait pas d'or, et par conséquent pas d'avarice, pas de


discussions ,
pas de péché, en un mot parce que les
cœurs et les mœurs' étaient aussi purs que l'or, que le
premier âge du monde s'appela l'âge d'or. Cet âge ne
disparut qu'avec le réveil de l'avarice et de toutes les

passions, lorsque les dieux créèrent les nains pour leur


faire chercher l'or dans les entrailles de la terre (3).
Mais la pensée d'un âge d'or fut surtout chère aux
Grecs aux Romains. Les descriptions poétiques des
et
âges du monde que Hésiode (4) et Ovide (5) nous ont
laissées sont célèbres.
Mais si semblables qu'elles paraissent être, elles diffè-

rent pourtant l'une de l'autre, car, comme on le sait,


Ovide compte quatre âges du monde et Hésiode cinq.

(1) Gylfaginnîng, 14 Grimnismâl, 8.


;

(2) Vœluspa, 46 (Simrock, 10).


(3) Simrock, Deutsche Mythologie, (2) 51 sq., 155.
(4) Hesiod., Opéra, 109, 201 (Lehrs).
(5) Ovid., Metamorph., I, 98, 150.
LE PARADIS PERDIT 91

Entre le troisième, l'âge d'airain, et le dernier, l'âge de


fer, auquel il appartient lui-même, Hésiode en intercale
un quatrième, celui des géants, des héros et des demi-
dieux. C'est ainsi que chez lui aussi, pour les hommes,
les âges se réduisent à quatre : l'âge d'or, l'âge d'argent,
l'âge d'airain et l'âge de fer. De là vient que Platon qui
se plaisait à distinguer quatre classes d'hommes s'en
rapporte à ce sujet expressément à Hésiode (1). Les lé-
gendes grecques et romaines s'accordent en outre sur
deux autres points. D'abord elles placent le premier,
l'âge d'or, à une époque où régnait une autre religion que
celle qui domina plus tard, la religion de Zeus ou Jupi-
ter, à savoir celle de Kronos ou Saturne. C'est pourquoi
cetteépoque toute primitive est souvent appelée aussi
époque de Saturne. Puis, les Grecs et les Romains ad-
mettent également qu'il faut se représenter les trois
premiers âges du monde comme ayant existé avant le
grand déluge. Apollodore dit expressément que la géné-
ration qui a péri dans l'inondation de Déucalion formait
l'âge d'airain (2), Hésiode regrette d'appartenir au der-
nier âge, à l'âge de fer (3). Ovide comprend que nous
soyons un peuple si dur, un peuple de fer, puisque nous
provenons des pierres que Déucalion avait jetées der-
rière lui (4).
Donc quelle que soit la sévérité avec laquelle nous
examinions les anciennes légendes, il est hors de
doute, que l'humanité croyait, d'une manière générale,
avoir été jadisdans un état de perfection, d'où elle était
tombée plus tard dans la situation actuelle de désolation
et de corruption. S'il est un principe qui soit confirmé

par les traditions religieuses de tous les peuples, c'est


l'homme, par la miséricorde divine, vivait
bien celui que
au commencement dans une situation beaucoup meil-

(1) Plato, Rep. 9 3, p. 415, a ; 8, p. 546, e ; cf. 5, p. 468, e ; Craty-


lus, 16, p. 397, e.

(2) Apollodor., 1, 7, 2 ,2. —


(3) Hesiod., Op., 174.
(4) Ovid., Metamorph., 1. 414 sq.
92 CHANGEMENT DE L'HUMANITÉ EN HUMANISME
leure que maintenant. L'enseignement de la foi que nous
avons déjà trouvé fondé sur une exigence de la raison
a de plus, pour lui, le témoignage général de l'his-
toire.

9. - Les Mais personne ne s'attendra à ce que, dans le cours


idées du mon- , , , . . , , , t ,
de sur rétat des temps, les anciens aient conserve dans une pureté
primitive. sans mélange leurs idées sur l'état paradisiaque. S'il

est vrai que l'humanité soit tombée de son état de per-


fection primitive, la représentation qu'elle s'est faite de
son état a dû s'obscurcir de bien des manières. Et de
fait il en est ainsi.
Les descriptions qu'on a faites de l'âge d'or ou de l'é-

poque de Saturne, sont souvent l'objet de grandes con-


tradictions. Là où les souvenirs religieux et historiques
prédominent on le dépeint comme une époque de
,

grande perfection morale Là où les subtilités et les


.

inventions philosophiques, particulièrement celles qui


concernent la philosophie d'état l'emportent , on se le

représente comme une situation où les hommes ne con-


naissaient ni machine d'état, ni lois de contrainte, ni
articles de lois pénales, ni armées, ni forteresses, ni le
raffinement, ni les délices, ni les maladies de notre luxe.
Selon l'âge de une vie d'ignorance grossière et
fer, c'est

de brutalité animale. Malgré cela, on était généralement


convaincu que ces premiers hommes étaient beaucoup
plus heureux que nous Quant à la nature de ce bon-
.

heur, il n'y a pas de doute que chacun se le dépeignait


à son point de vue.
D'ailleurs, on peut remarquer que la tendance d'es-
prit de l'homme et l'état de son cœur se manifestent
très promptement dès qu'on le laisse dire en quoi con-
siste pour lui la félicité. L'Allemand se représente son
Paradis ou son Elysée comme une forteresse d'or, de
où il peut boire et chasser sans cesse,
vin et de boucliers,
distribuer de temps en temps des coups à droite et à
gauche pour varier ses plaisirs (1), et désirer tout ce

(1) Grimm, Deutsche Mythologie, (3) 780.


LE PARADIS PERDU 93

qui lui fait du bien (1). Il nous répugne de dire com-


ment Mahométan conçoit le sien encore maintenant,
le

après que Max Miiller nous a régalé d'une bizarre dé-


fense en sa faveur (2). Le Grec est au comble du bon-
heur s'il peut penser qu'il n'y a mala-
là ni travail, ni

die (3) , ni vieillesse, mais une beauté éternelle, une santé


indestructible, des chants et des poèmes sans fin (4).

Etnotre Gœthe chante ces vers que répète enchœuraprès


lui toute l'armée de l'Humanisme moderne :

« Où s'est-il enfui, l'âge d'or, »


u Pour lequel chaque cœur languit en vain ? »
« Alors, comme des troupeaux joyeux, »
« Les hommes se re'pandaient sur la terre, »

« Alors chaque oiseau dans l'air libre, »

« Et chaque animal parcourant les monts et les vaux »

« Disait à l'homme : Fais ce qui te plaît (5) ».

Si les pensées et les désirs de l'homme moderne qui a


reçu l'instruction la plus élevée descendent si bas, il ne
faut pas nous étonner qu'un grand nombre des descrip-
tions que les anciens ont faites de l'âge d'or soient si
vulgaires. Tout, nous disent-ils, juste le contraire de —
l'Ecriture sainte (6), — croissait de soi-même à cette
époque, sans qu'on eût besoin de cultiver la terre (7).

Les fleuves roulaient du vin, du lait et du miel (8) les ;

chênes portaient du miel (9) ; celui-ci venait de lui-même


dans la bouche de l'homme (10).
Mais ce serait mal les juger que de croire qu'ils avaient
en général des pensées si peu relevées concernant l'état
primitif. Quand même ils ne s'élevaient pas à la hauteur

(1) ïbid., (3) 126 sq. Simrock, Mythologie, (2) 186 sq.
(2) Nineteenth Century, Feb., 1894 (Review of Reviews, IX, 152. Re-
ligions Revieiv of Reviews, 1894, 129 sq.).
(3) Hesiod., Op., 113. Dicœarchus, Fragm., 1 (Muller, Fragm.
\hist. Gr.,II, 233). Porphyr., Abslin., 4, 2.
(4) Pindar., Pyth., 10, 60 sq.
h) Gœthe, Tasso, 2, 1.
(6) Gen., II, 15.
(1) Hesiod., 117 sq. Plato, Politicus, 15, p. 271, c. ; Leg., 4, 713, c.
|Ovid., Met., 1, 89 sq. 109. Lucian., 51, 8.
(8) Ovid., Met., 1, 111. Lucian., 70, 20.
(9) Ovid., Met., 1, 112. — (10) Lucian., 69. 17.
94 CHANGEMENT DE L'HUMANITÉ EN HUMANISME
de vues que nous donne la foi, — et comment cela se-
rait-il possible sans la grâce surnaturelle? — ils conce-
vaient cependant la vie paradisiaque d'une manière plus
digne que Gœthe ne l'a fait dans le passage que nous
venons de citer. Voir le bonheur de l'âge d'or en ce
que les hommes, comme des troupeaux sans pasteurs,
pouvaient brouter sur tous les pâturages, en ce que
et

tout ce qui nattait leurs passions était chose permise


pour eux. Ils ne le cherchaient pas dans une sainteté sur-
naturelle, c'est vrai, —
on ne peut attendre cela d'eux,
et
— mais ils le mettaient dans la civilisation extérieure,
dans le raffinement des mœurs (1), dans la bonne forme
de gouvernement (2) et dans la création de bonnes
lois (3). 11 n'y avait pas de guerre à cette époque, disent-
ils, point de dispute, point de sédition (4), point de pau-
vreté (5). 11 n'y avait ni hommes libres ni esclaves ; tous
étaient égaux (6) et possédaient tout en commun (7).
Les mœurs étaient simples, exemptes de toute malice,
et de tout mensonge, pleines de loyauté, d'honnêteté, de
justice et de vérité (8). Ces hommes heureux vivaient
tranquilles et libres uniquement adonnés à la sagesse ;

ils comprenaient le langage des animaux et celui des


êtres inanimés, et ceux-ci comprenaient le leur (9). Ils

vivaient dans l'amitié des dieux, et entretenaient avec


eux des rapports familiers (10). -

10. — Le On le voit, les hommes se sont efforcés de dépeindre


véritable état
paradisiaque,
l'état primitif comme l'état de la plus grande félicité

possible. Mais ils sont restés bien en deçà de la réalité.

(1) Diodor., 5, 66, 4.


(2) Plato, Leg., 4, p. 713, b. Diodor., 3, 56, 3.

(3) Diodor., 3, 56, 2, 3.


(4) Plato, Politicus, 15, p. 271,
e Dicœarchus, Fragm., 1 (Mùlier,
Fragm. hist. Gr., II, 234). Porphyr., Abstin., 4, 2.

(5) Lucian., 70, 20.


(6) Plutarch., Compar. Lycurgiet Numse, 1, 9. Lucian., 70, 13.
(7) Plutarch., Cimon, 10, 9.
(8) Diodor., 5, 66, 4. Plutarch., Quœst. Rom., 12, 42. Aristot., PoL,
7, 13 (15), 19.
(9) Plato, Politicus, 16, p. 272,
b.

(10) Hesiod., Fragm., 129.


LE PARADIS PERDU 95
Quand Dieu met la main à l'œuvre pour faire quelque
chose, il le fait de telle sorte que sa richesse et sa libé-

ralité éclatent de toutes parts. L'Eglise dit avec une pro-


fonde vérité que, par l'abondance de sa bonté, il sur-
passe les mérites aussi bien que les vœux de ceux qui
le prient (1). Et s'il est dit de l'éternelle récompense, de
la félicité, que « l'œil de l'homme n'a point vu, son oreille
pas entendu, son cœur pas senti les choses que Dieu
prépare à ceux qui l'aiment on peut en faire l'appli-
(2) »,

cation à la magnifique situation dans laquelle Dieu a placé


les hommes dès le commencement. Cet état surnaturel
paradisiaque était si sublime, que non seulement l'in-

telligence des hommes n'aurait pu l'inventer toute seule;,


mais que le langage limité de la créature ne peut le dé-
peindre comme il faudrait, même après les lumières que
la Révélation nous a données sur lui.

« Lorsque Dieu, dans sa miséricorde, eut résolu de


créer l'homme à son image et à sa ressemblance, et d'en
faire le roi de la terre et de tout ce qui existe à sa surface,
il commença par lui donner une demeure royale, dans
laquelle il devait établir le siège de sa royauté et vivre
d'une vie riche et bienheureuse. Ce fut le Paradis ter-
restre créé par la main de Dieu, lieu où se trouvaient
réunies toutes les joies et toutes les délices, terre vrai-
ment divine et séjour digne de celui qui avait été créé à
l'image de Dieu » (3).

« L'homme vivait à sa guise dans ce Paradis, tant


qu'il futsoumis à la volonté de Dieu. Il y vivait dans la
jouissance de Dieu et du bien par lequel il était bon lui-
même. Rien ne lui manquait, et il était dans son pouvoir
de vivre toujours ainsi. 11 avait à son service des aliments
contre la faim, une boisson rafraîchissante pour étan-
cher sa soif l'arbre de vie; le protégeait contre les attein-
tes de la mort. Aucune corruption ne souillait son corps ;

aucune corruption capable de troubler son intelligence

"(1) Orat. Dom. XI post. Pentec. — (2) I Cor., II. 9.

(3) Joan. Damasc, Fid. orthod., 2, 11.


96 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
ne sortait de aucune maladie à redouter de
lui. 11 n'avait

son intérieur, aucune surprise à craindre de l'extérieur.


Son corps jouissait de la plénitude de la santé, et son
âme du calme souverain. De même que dans le Paradis,
il n'y avait ni froid, ni chaleur excessive, de même ni

le plaisir, ni la crainte, ne constituaient un péril pour la

volonté bien ordonnée de son possesseur. 11 n'y régnait


ni tristesse, ni joie folâtre,mais un vrai bonheur dont
l'éternelle durée venait de Dieu, de Dieu vers qui l'holo-
causte de l'amour s'élevait d'un cœur pur, d'une bonne
conscience et d'une fidélité sincère. Un amour fidèle et

sincère unissait les époux. Le corps et l'âme étaient dans


t

une harmonie parfaite. L'observation des commande-


ments ne coûtait pas de peine. La fatigue ne troublait
pas le repos. Le sommeil n'envahissait personne contre
sa volonté » (1).

Ainsi Dieu avait créé l'homme innocent, droit, vigou-

reux, exempt de tristesse et de soucis, orné de toutes


les vertus, embelli de tous les dons. C'était un second
monde, un petit monde dans le grand, un être chez lui
dans la création visible et plongeant dans la création
invisible. C'était le roi du royaume terrestre soumis au
roi du un être à la fois terrestre et céleste, mortel
ciel,

et immortel, doué de sens et d'intelligence, situé à égale


distance de la grandeur et de la bassesse, un être à la
fois esprit et chair dans la même nature. L'homme est
esprit pour être accessible à la grâce, il est chair pour
que l'orgueil ne s'empare pas de lui, esprit pour persé-
vérer et louer l'auteur de tous ces bienfaits, chair pour
souffrir, pour se rappeler ce qu'il est, si toutefois il était

tenté de s'exagérer sa grandeur. Il est donc un être à la


fois fixé ici-bas et en route vers une vie future. En vérité
c'estun grand mystère dont la fin consiste en ce que
l'homme se divinise en s'approchant peu à peu de Dieu,
pour arriver non pas à se transformer dans l'être de

(1) August., Civ. Dei, 14, 26.


LE PARADIS PERDU 97
Dieu, mais à participer moralement à la lumière di-
vine » (1).

Telles furent les prérogatives, la destinée, la perspec-


tive que l'homme reçut dans le Paradis, par la grâce de
Dieu, et qu'il a perdues par sa propree faut avec le Pa-
radis. Il n'est pas étonnant qu'à la suite de cette perte,
un douloureux aiguillon soit resté fiché dans son cœur,
et qu'il ne puisse jamais oublier ce qu'il s'est dérobé à
lui-même. Sans doute ce souvenir est plein de douleur
et de honte, mais il est aussi un rempart contre la ruine

complète et un moyen qui lui permet de tenter son


salut.

(i) Joan. Damasc, Fid. orthod., 2, 12.


APPENDICE

l'état primitif était surnaturel ou l'état de nature


est contre nature.

d . Combien il importe de réfuter les objections contre une vérité.


— 2. L'invocation de la nature et de l'état de nature est un té-
moignage pour la décadence de la nature. — 3. Pourquoi cette
prédilection pour l'état de nature — ? 4. Histoire de la doctrine
de l'état de nature chez les anciens. — 5 . L'homme de nature
arabe . — 6. Les romans politiques ineptes depuis la fin du
moyen âge. — 7. L'idylle et la bergerie témoignages contre l'état
de nature. — 8. Les Robinsonnades. — 9. Les sauvages comme
peuples de nature. — 10. Les pèlerinages aux pays des vrais
hommes de nature. — H. L'état de nature dans le ruisseau. —
12. Le résultat.

î. -com- La scolastique tant décriée a donné, entre autres


bien il importe i i /» i i
de réfuter les preuves
L
de la profonde sagesse
° de son enseignement,
°
objections con-
?
treune vérité, celledu soin quelle prend non seulement à poser un
principe et à le prouver, mais à exposer les opinions
contraires et à réfuter à fond les raisons sur lesquelles
elle repose. C'est alors seulement qu'elle croit avoir ac-
compli sa tâche.
Elle a prouvé ainsi d'une manière indéniable qu'elle
comprenait parfaitement la nature de notre intelligence,
car nous avons pu nous rendre compte des centaines
de fois que, sans la solution de la difficulté, aucune
preuve n'est suffisante, aucune conviction n'est sûre.
On nous donne sur une doctrine plus de raisons que
nous ne pouvons en retenir nous ne pouvons plus ;

rien répliquer à ces raisons, et cependant nous res-


tons, sinon dans le doute, du moins dans une certaine
indécision Pourquoi ? Parce que l'opinion que nous
.

avions auparavant a toujours ses racines en nous. C'est


seulement quand celles-ci sont arrachées, que la vérité
peut enfoncer solidement les siennes dans notre âme.
LE PARADIS PERDU 99
Par contre , il suffit souvent de démontrer à quelqu'un
la fausseté d'une opinion à laquelle il avait souscrit jus-
qu'alors ,
pour lui faire accepter la vérité sans diffi-

culté.
Si l'on insistait davantage sur cette partie de l'argu-
mentation dont la science moderne ne tient malheureu-
sement pas assez compte, non seulement les convictions
gagneraient en solidité et en clarté, mais on ferait taire
plus facilement les adversaires de la vérité ; on pourrait
peut-être même les gagner à la bonne cause. Mais, la
plupart du temps, notre façon d'agir actuelle, nous rend
incapables de tenir tête à nos adversaires. Nous avons
notre opinion à nous, ou du moins nous croyons l'avoir.
Dès qu'un autre se présente avec la sienne qui est diffé-
rente, nous ne savons que dire, ou du moins nous ne
pouvons nous défendre. C'est pourquoi on ne saurait
assez détourner notre génération d'entendre ou de lire
les choses qui attaquent la vérité, car son manque d'au-
tonomie et sa maladresse sont si grands, que celui qui
soutient effrontément une affirmation reste maître du
terrain, ou du moins la question n'est pas tranchée par
l'effet d'une réponse contradictoire. Autrefois les choses
se passaient autrement. On examinait la valeur des pa-
roles de l'adversaire , et c'était un moyen d'affermir

davantage les convictions personnelles. Aussi, avons-


nous, sous ce rapport, beaucoup à prendre dans des épo-
ques antérieures et injustement méprisées.
La question
1
présente
L
nous offre une preuve de ce que
1
2 .—
lV inr
vocation de la
-

nous venons de dire. La Révélation déclare comme article rSV*!? 6


l
de foi, qu'à l'origine, l'humanité se trouvait dans un Ztsl%T te
a
état de perfection surnaturelle. La raison naturelle nous i e ISuïe? ia

confirme cela, au moins en prouvant avec une logique


indéniable que nos débuts dans la vie n'ont pu être at-
teints de la faiblesse dont nous souffrons actuellement,
mais qu'ils ont dû répondre, en tout point, à l'image
primitive de notre nature ; et les souvenirs historiques
des peuples de tous les temps nous disent qu'il en fut
100 CHANGEMENT DE L HUMANITÉ EN HUMANISME
ainsi en réalité. Malgré cela,beaucoup persistent à dire
que les hommes ne se sont dégagés que peu à peu de la
barbarie la plus profonde, et ceux qui ne veulent pas
admettre cette explication franchement et complètement
n'osent du moins pas s'y opposer d'une manière catégo-
rique, en partie par la crainte d'être considérés comme
des retardataires, en partie par l'incapacité où ils sont
d'y répondre.
Nous voyons donc que l'enseignement sur l'état para-
disiaque primitif, ne serait pas traité complètement si,

son antithèse extrême, la supposition d'un soi-disant


état de nature, n'était pas soumise à un minutieux exa-
men. Il en résultera d'ailleurs encore un autre avantage.
Cette discussion nous jettera unjour complet sur le point
principal qui sépare l'un de l'autre le Christianisme et
le monde, l'Humanité et l'Humanisme, c'est-à-dire la ;

question de savoir si la nature humaine, dans son état


actuel, est la nature véritable ou la nature corrompue.
Toiis font appel à la nature, les défenseurs du Chris-
tianisme comme ses adversaires, les ascètes comme les

serviteurs de la chair, les représentants d'un art et d'une


littérature sans morale et les moralistes les plus rigides.
Personne ne contredit ce principe en lui-même Nous :

devons vivre selon la nature. Qui niera que toute erreur


morale et toute difformité qui nous choque dans la vie
des individus, des sociétés ou des temps, provient d'une
déviation de la nature ? Qui n'admet que l'amélioration
de l'homme, l'ennoblissement de la société, le véritable
progrès ne sont possibles que par le retour à la nature?
Mais nous sommes tous d'accord sur ce point, une
si

désunion effrayante se manifeste dès que nous commen-


çons à demander ce que chacun comprend par cette na-
ture à laquelle il se rapporte.
Le chrétien nous assure qu'il a un trop grand respect
de la nature pour croire que celle qu'il trouve en lui soit
la nature vraie et intègre. Qu'elle soit corrompue, ou

bien intérieurement dans ses forces, ou simplement à


LE PARADIS PERDU 101

l'extérieur relativement à l'usage de ses facultés, par le


charme énervant et funeste d'influences étrangères qui
la troublent, peu importe. Ce qui ne fait pas de doute,
c'est que telle qu'elle est maintenant en nous, elle ne
répond plus à sa vraie notion.
Donc, l'homme ne pourra jamais atteindre la perfec-
tion humaine, l'humanité, s'il vit selon cette nature sans
circonspection et sans réserve. Pour atteindre cette fin,

il faudrait au contraire, mettre de côté beaucoup de ten-


dances extérieures qui l'ont pénétrée, quand même ce
serait d'une manière violente, puis réveiller et cultiver
à nouveau beaucoup d'inclinations qui ne sont pas dé-
veloppées, parce qu'on les a plus ou moins refoulées, ou
qu'on ou moins dans l'inactivité.
les a laissées plus

D'autres, au contraire, n'ont que de la colère et du


dégoût pour de tels blasphèmes proférés contre la sainte
nature. Mais si nous leur demandons ce qu'ils compren-
nent par ce mot, c'est alors que perce la diversité des
opinions. Quelle idée s'en fait l'homme emporté, lors-
qu'il parle des ardeurs de sa nature, l'homme ambitieux
qui a toujours des excuses lorsqu'il cherche à amoindrir
ses rivaux ou à les laisser dans l'ombre, le viveur et
celui qui ne pense qu'à augmenter sa fortune? C'est
facile à comprendre. Quant à ce que le libertin invoque
sous le nom de nature, pour justifier ses débauches, un
cœur pur se refuse même à y penser. Chacun donne au
mot nature une signification différente, mais personne
n'ose dire franchement son avis. Cela seul ne suffirait-il
pas déjà à nous convaincre que la nature n'est pas aussi
pure qu'on voudrait le faire croire?
Sur cette question relative à nos origines,
° les anciens fc— v<m-
quoi cette pré-
VIVaient dans la même incertitude ou dans la même con- diiection pour
l'état de na-

tradiction que sur celle concernant la situation actuelle ture?

du monde. Tantôt ils trouvaient ce monde si bon, qu'il


ne laissait rien à désirer, tantôt ils peignaient la corrup-
tion de cet âge de fer sous des couleurs qu'ils auraient
,

102 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME


pu emprunter au Bouddhisme et au Pessimisme (1). Les
historiens, et ceux qui attachaient de l'importance à la
tradition, semblaient concevoir la situation de la so-
ciété d'alors comme la décadence d'un état plus ancien
incomparablement meilleur. Les philosophes, et ces vi-
veurs qui n'admettaient la philosophie qu'autant qu'elle
leur permettait de justifier leurs dérèglements, ne pou-
vaient pas assez louer les progrès que l'humanité avait
faits pour arriver jusqu'à elle, à elle qui était sa fleur la
plus nouvelle et son ornement le plus beau.
Il ne faut pas croire que notre époque qui
qu'il n'y ait
ait inventé la doctrine du progrès. Longtemps déjà avant

Jésus-Christ, chaque génération se flattait d'avoir gravi


le plus haut possible le sommet de la civilisation. Et

afin de pouvoir le représenter comme très élevé, et de


pouvoir se vanter de conquêtes nouvelles, on ne pouvait
faire partir d'assez bas les origines de la civilisation hu-
maine. Si les uns y voyaient une excuse pour leur vie
animale, en disant que la nature est, par son essence,
inclinée vers cette vie, l'orgueil des autres s'alimentait
de l'idée du temps et des peines qu'il fallut à l'homme
pour sortir, par ses propres forces, et avec tant d'éclat,
d'une barbarie si inhumaine. C'est dans ce sens que le
poète favori de l'ancien épicurisme, et, comme cela va
de soi aussi, le poète favori du matérialisme moderne,
Lucrèce, termine par ces mots la première histoire dar-
winiste qui fut : « dompter les mers, de rendre
L'art de
le sol fertile, d'élever de pompeux monuments, de com-
biner les lois, de forger les armes, de s'ouvrir des che-
mins, de préparer les tissus ; toutes les découvertes uti-
les sont nées avec lenteur du besoin et de l'expérience :

le temps les révèle peu à peu ; l'industrie les fait briller


à la lumière du jour le génie les perfectionne, les élève
;

sans cesse, et les empreint d'un éclat immortel (2) ».


Nous ne risquons certainement pas de nous tromper
(1) Hesiod., 174 sq. (Lehrs). Ovid., Met., 1, 128 sq.
(2) Lucretius, V, 1451 sq.
LE PARADIS PERDU 103.

en donnant ces deux mêmes raisons comme l'explica-


tion de ce que le monde cherche encore à se persuader
actuellement de l'idée révoltante de l'existence d'un état
animal primitif. Quoiqu'on puisse dire au sujet d'un
progrès indéfini, les hommes ne changent guère. Consi-
dérés au point de vue psychologique, ils sont toujours
les mêmes. Encore aujourd'hui, le poète ou l'orateur
qui, marchant sur les traces de Sophocle ou de Démos-
thène, scrute les motifs secrets des actions humaines
et les côtés faibles du cœur, produit une impression
profonde. Et celui qui veut devenir un homme d'état
influent, pourra atteindre ce but tout aussi bien en étu-
diant la politique de Périclès et d'Auguste qu'en imi-
tant celle de Richelieu et de Talleyrand.
Sans le vouloir, la science moderne fournit précisé-
1
*• - his-
,
tciredeladoo
ment une rpreuve de ce que
*
nous avançons.
* Les anciens ' rine de r tat
. t

pouvaient déjà s'enorgueilir, — si toutefois c'est un su-


de nature cher
lesAQCi ens.

jet de fierté ,
— de ce que la théorie évolutionniste de
Darwin et l'anthropologie moderne s'attribuent avec
tant de satisfaction. L'origine des premiers êtres due à
des atomes et au mouvement, la naissance des animaux
provenant de cellules primitives, ou de germes primi-
tifs, l'évolution progressive des animaux en hommes,
autant d'idées qu'on glorifie comme des découvertes
modernes par excellence, les anciens les ont inventées
aussi arbitrairement et exprimées avec autant d'assu-
rance que nos savants modernes. Et les conclusions
qu'ilsen tiraient ne diffèrent pas non plus de celles à
propos desquelles on ne se lasse pas de renouveler au-
jourd'hui les anciennes affirmations.
Parmi ceux qui se rapportaient avec un zèle tout par-
ticulier à ce soi-disant état de nature (1), les cyniques
tiennent le premier rang. Ils méritent même l'éloge d'a-
voir été pour ainsi dire les seuls à prêcher sérieusement

(l) Diodor., 1,8, 1 sq. Euripid., SuppL, 202 sq. Cicero, Invent ,

1,2. Horat., Sat., 1,3, 99 sq. Moschion, Fragm. incerta, 9 (Wagner,


Poet. trag. fragm., 140 sq.).
104 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
la nature dans le sens indiqué . D'autres parlent de la
nature comme du jeûne
celui qui parle des avantages
après avoir fait un repas copieux, mais eux semblent
avoir cru sérieusement que l'homme tire son origine des
bêtes, et que la civilisation humaine s'est dégagée de la
barbarie animale. Cette idée leur était tellement fami-
lière, qu'ils seraient volontiers retournés à cet état na-
turel qu'ils entrevoyaient dans leur imagination. Delà
leurs tendances vers la simplicité de vie qui, comme c'est
tout naturel, avait vite fait de dégénérer en vulgarité et
en abrutissement.
L'école cyrénéique rêvait aussi de l'état naturel ; mais
tandis que, pour les cyniques, la nature était un signe
de faiblesse un manque de culture intellectuelle, elle
et
était considérée par les Cyrénéiques ou Hédonistes com-
me synonyme du plaisir animal. Si Diogène ne croyait
vivre selon la nature que lorsqu'il se moquait de tout
raffinement et de tout respect pour les coutumes tradi-
tionnelles, comme le font nos esprits forts actuels, Aris-
tippe, lui, n'était convaincu de sa parfaite conformité
avec la nature que lorsqu'il dirigeait toutes ses pensées
et toutes ses aspirations vers les jouissances les plus
exquises, et enseignait la volupté à la jeunesse, par la
parole et par l'action. C'est ainsi que les grossiers à
mesure finirent par se ren-
l'excès et les raffinés outre
contrer dans cette même boue d'où ils croyaient, dans
leur aveuglement, que l'homme était sorti.
Une troisième catégorie de membres s'adjoignit en-
core à cette société pour la compléter. Elle était formée
par les plus orgueilleux de tous les anciens philosophes,
les Stoïciens. Quel que soit le mépris qu'ils portassent
aux uns comme aux autres, comme eux, ils juraient par
l'état naturel, et, comme eux, la même erreur les en-

traîna dans le même précipice. Il n'est aucune secte


philosophique qui prêche aussi énergiquement la vie
selon la nature que l'école stoïcienne, mais aucune non
plus n'a démontré d'une manière plus effrayante où
LE PARADIS PERDU lOo
aboutit cette prédication. Celui qui suit la nature, dit-
elle, peut passer par dessus tout ce qui n'est pas dans
la nature, comme lui étant chose indifférente. Mais ce
que la nature entraîne avec elle est juste et permis,
quand même des centaines de lois le défendraient. C'est
pourquoi le sage passe par dessus tout égard et toute
limite. Il parle sans honte de choses naturelles, quand
même la morale publique s'en montre indignée (1).H ne
voit pas pourquoi serait défendu ce qu'on appelle ordi-
nairement immoralité (2), alors même que ce serait le
mariage entre frères et sœurs, le mariage du fils avec
la mère (3), puisque ce sont là des choses toutes natu-
relles. Quelqu'un désirerait de la chair humaine qu'il
pourrait, sans honte aucune, satisfaire cet instinct, et
personne n'aurait le droitde le blâmer, puisque ce désir
provient également de la nature (4).
Ces maximes ont déjà un air de modernisme, mais
il nous semble être transportés en pleine époque mo-
derne, quand nous entendons parler sur l'état naturel
la quatrième école, qui entre ici en ligne de compte,
Nos matérialistes avouent qu'il leur
l'école épicurienne.
faut renoncer à inventer du nouveau quand Lucrèce
chante « Les hommes menaient alors çà et là une vie
:

errante comme les animaux féroces (5). Les fruits —


que la pluie et le soleil mûrissaient, ceux que la terre

donnait d'elle-même, suffisaient à leur faim. Au milieu


des glands amoncelés sous les chênes, ils rendaient la
vigueur à leurs corps (6). — Ils ne savaient ni préparer
des peaux, ni se revêtir de la dépouille des troupeaux
sauvages : nus, ils se retiraient dans monts caver-
les
neux, sous l'ombre des forêts; forcés de chercher un
abri contre la pluie abondante et l'aiguillon des vents,
ils étendaient leurs membres sur les broussailles fan-

(1) Gicero, Offic, 1, 35, 128. —


(2) Diogenes Laert., 7, 33, 131.
(3) Plutarch., Stoic. repugn., 22, 1. Diogenes Laert., 7, 188.
(4) Diogenes Laert., 7, 188.
(5) Lucretius, V, 929 sq. —
(6) Id., V, 935 sq.
.

106 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME


geuses ; incapables de concourir au bien commun, ils
n'étaient asservis ni par les mœurs, ni par le frein des
Chacun, ne cherchant à vivre et à se conserver que
lois.

pour soi-même, s'emparait de l'objet que le hasard of-


frait à ses désirs » (1).
5 L Après ces élucubrations d'un cœur corrompu et d'un
me 'dë naturê
arabe
esprit bas, nous sommes pénétrés d'un saint respect
pour un des ouvrages les plus remarquables qu'ait pro-
duits la philosophie au moyen âge. Car l'esprit oriental
lui aussi prit son essor vers un état naturel imaginaire.
Mais, comme en cette matière, il s'est montré plus noble
que celui de l'antiquité ! Comme il confond nos savants
actuels !

e
Abou-Becker Ibn Tofeil écrivit au XII siècle un ro-
man philosophique, « Y homme de nature », qui a été
aussi traduit en notre langue (2). Il fait grandir dans une
île un enfant seul, sans relations avec les hommes, pour
voir ce qu'il deviendra un Robinson qui paraît
: c'est
plusieurs siècles avant le nôtre, et qui est aussi beau-
coup plus noble que lui. Si un tel sujet tombait sous la
plume d'un penseur et d'un éducateur moderne, nous
entendrions des histoires à n'en plus finir sur la manière
dont cet enfant, par suite d'une observation constante,
aurait découvert tous les secrets du monde animal, de
la chimie et de la physique, et aurait appris de lui-même
tous les arts, en particulier celui de faire la cuisine.
Mais sur Dieu, sur l'âme, sur l'éternité, il n'aurait évi-
demment Robinson arabe, au con-
rien trouvé. Le petit
traire, découvre, sans instruction aucune, dans une

brièveté étonnante de temps, ces vérités spirituelles.


Par d'incessantes recherches, il les développe à un tel
degré de spéculation, et à une telle profondeur de mys-
ticisme, que cela dépasse les limites de ce qu'on peut
imaginer (3).

(l)M.,V,953sq.
(2) Eichhorn, Der Naturmensch, Berlin, 1783.
(3) Ritter, Geschichteder Philosophie,
VIII, 104-115.
.

LE PARADIS PERDU 107

Une telle idée de l'état naturel est sans doute une er-
reur honorable, mais c'est toujours une erreur. Quicon-
que connaît l'homme réel ne croira jamais que de tels
faits sont produits uniquement par sa propre nature. 11

en est ici comme des recherches qu'on fait sur l'homme


à l'état isolé et séparé de toute société, après lui avoir
secrètement rempli les poches de toutes les conquêtes
de l'histoire et de la société, ou comme chez Noé qui
pouvait se séparer facilement du monde, puisqu'il l'avait
tout entier avec lui dans l'arche.
Au moyen âge
o chrétien, le désir malsain de s'imagi-
J ' o .
6 - — Les
ineptes ro-
ans
ner un monde meilleur à la place du monde réel, ne
qUe s JJJJjJ};
la fin du
semble pas avoir existé. En tout cas, la littérature de moyen âge

cette époque ne montre aucune trace de tentatives faites


pour inventer des états de nature artificiels. Une époque
qui prend les choses comme elle les trouve une époque ;

qui a la tête et les mains pleines de plans créateurs, ne


trouve ni occasions ni loisirs pour de telles occupations.
C'est un signe que, dans ce temps-là, l'humanité n'allait
pas mal. Ce qui ne veut pas dire qu'elle n'ait pas essayéde
quitter le monde réel pour se réfugier dans le royaume
de l'imagination, car il n'y a pas eu d'époque plus fé-
conde en contes et en légendes que le moyen âge. C'est
ce qui le distingue aussi des temps postérieurs. Tandis
que nous inventons de toutes pièces des hommes étran-
gers et des situations étrangères pour combler nos dé-
sirs d'idéal, on essayais à cette époque, de transfigurer
autant que possible la réalité. Au lieu de partir pour un
passé lointain, on rapprochait celui-ci du présent. On
s'enthousiasmait pour Alexandre, pour Thierry de Berne
et pour le roi Arthus, mais seulement parce qu'on les
peignait sous les traits de personnages contemporains.
C'est pourquoi non seulement ces légendes ji'indispo-
saient pas contre le monde, mais rendaient plutôt fier
de l'entourage réel.
Un autre motif, pour lequel l'inclination à fuir le mon-
de était si peu contagieuse à cette époque, se trouvait
108 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME,
dans grande liberté de parole dont il jouissait. Celui
la

qui était mécontent pouvait exercer la critique la plus


sévère contre les institutions régnantes et se donner le

plaisir de prodiguer ses conseils aux princes et aux em-


pereurs dans le but de les corriger. De cette façon pres-
que tout le monde pouvait déployer son activité propre
dans une sphère quelconque de la vie sociale, et c'est
toujours un moyen excellent pour supprimer les vaines
investigations.
Mais les choses changèrent d'aspect au début des
temps modernes, quand l'application du droit romain
et la naissance de l'Humanisme commencèrent à faire
baisser l'esprit chrétien. A cette époque, une domination
tyrannique s'étendit d'abord sur l'Italie et ensuite sur
l'Europe entière. En l'éprouvant, les peuples avaient
pu se rappeler, selon la parole de l'Ecriture, « quelle dis-
tance y a entre le service des lois du Seigneur et le ser-
il

vice des rois de la terre » (1 ), mais ils ne purent s'en ga-


rantir. On
donc obligé d'avoir recours à des moyens
fut
pour exprimer, au moins en silence et sans danger, les
désirs du cœur concernant des situations meilleures.
L'étude des classiques indiquait tantôt Platon, tantôt
les historiensromains qui, dans une situation analogue,
avaient exposé leurs soupirs et leurs désirs dans des dis-
sertations historiques.
C'est alors que parurent un grand nombre d'ouvrages
philosophiques et historiques sur l'Etat. L'Italie marcha
au premier rang avec Bartolommeo Cavalcanti, Vida,
Segni, Parula, Francesco Sansovino et d'autres qui fu-
rent éclipsés par les noms célèbres de Machiavel et de
Guicciardini. D'autres peuples l'imitèrent, et en parti-
culier les Français, avec Bodin et la Boétie. Seulement,
avec Languit et Hotman, ils suivirent des voies qui, de
la pure imagination, les conduisirentbientôt dans la réa-
lité et menacèrent d'y porter les désordres les plus sé-
rieux.

(1) II Par., XII, 8.


LE PARADIS PERDU 109

Mais le manque de grand que les sou-


liberté était si

pirs scientifiques parurent encore souvent trop dange-


reux. C'est pourquoi il en résulta une forme toute par-
ticulière d'ouvrages que nous ne pouvons désigner que
sons le nom de romans politiques. Leur nombre consi-
dérable montre combien l'homme devait se trouver
(1)

mal à l'aise dans la situation réelle du monde.


Un des premiers ouvrages de ce genre est Y Utopie de
Thomas Morus, livre sur lequel il est difficile de porter
un jugement exact. Ce n'est pas un livre sérieux, et ce
n'est pas une satire non plus. 11 ressemble un peu au
livre si connu de Bellamy. Il contient plusieurs excel-
lentes critiques du monde réel et plusieurs excellentes
propositions mais à côté, il contient aussi tant de
;

niaiseries, tant de choses choquantes et repoussantes,


qu' il vaut mieux faire certaines réserves à cette appré-
ciation et attendre que de nouvelles découvertes donnent
la clef de l'ouvrage. Ce qu'il y a de curieux pour nous,
c'est le fait que, dans Y Utopie, Bacon ramène la pré-
tendue félicité, au principe des anciens Stoïciens
d'après lequel on doit vivre selon la nature (2).
Sans y penser évidemment, l'illustre auteur a ouvert
ainsi des écluses qui ne devaient plus se fermer. Sans
doute le monde se fut vite fatigué de ces situations idéa-
les imaginaires, mais l'état naturel auquel elles se rap-
portent sans cesse le captiva tellement qu'il ne put se
défaire du charme que ces pensées avaient répandu sur
lui. Les formes changèrent, le théâtre sur lequel ces
hommes de nature déployèrent leur félicité toujours
ancienne, mais jamais nouvelle varie sans cesse, mais

(1) Kleinwœchter, Die Slaalsromane, 1891. Schlaraffia polltica, Ges-


chichte der Dichtungen vom besten Staale, 1892. Rob. Mohl, Gesch.
und Literatur der Staalswissenschaften, I, 171, 211 Stein, Socialismus
.

und Communismus (2), 218 sq., 529 sq. Vering, Literar. Handweiser,
n° 229 (1878), Sp. 334-342. Rossbach, Gesch. der Gesellschaft, VII,
30, 36 sq., 50. Schœnberg, Handbuch der polit. (Economie, (3) I, 116
sq. Meyer, Conversationslexikon, Jahres Supplément 1892. S. 861-
868.
(2) Morus, Utopia (lib. 2).
110 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
le germe est toujours le même.
Morus plaça son état
Si
de nature dans le Nouveau-Monde récemment découvert
Campanella le mit dans le soleil. A cette fin, Francis
Bacon fit surgir du fond de la mer le pays de l'âge d'ôr
que nous connaissons déjà, l'Atlantide. Dans un ouvrage
qui provoqua un grand mouvement en Angleterre,
James Harrington nous conduit dans une île inconnue
du grand Océan Denis Vairasse d'AUais invente en
.

Australie un peuple bienheureux d'hommes de nature,


les Sevarambes, Simon Berington en invente un en Afri-
que, les Mezzoraniens, Fontenelle en découvre un autre
dans les mers du Japon, les Ajaoiens. Jean Terrasson
dit que ces hommes de nature pleins de vertu et de féli-

cité existaient en Egypte longtemps avant la guerre de


Troie. Le baron de Holberg, le créateur de la moderne
littérature danoise, va chercher les enfers dans les voya-
ges de Niels Klimm, pour pouvoir se moquer d'autant
plus facilement de toutes les institutions politiques et
religieuses du monde (1). Durant ses loisirs forcés, l'ex-

roi Stanislas Leczinski mit à profit les observations


agréables qu'il avait faites dans les diètes polonaises sur
les mœurs de l'état de nature, pour remplir le monde
du désir de jouir d'une situation purifiée autant que pos-
sible par la religion et l'organisation politique, situation
qu'il s'offre à nous montrer dans l'île de Dimocala. Et si

tout cela, temps primitifs, peuples imaginaires et royau-


mes des ombres, ne suffit pas encore à nous faire croire
à la félicité d'un Etat naturel, un anonyme qui s'appelle
Louis Sébastien Mercier, nous assure que, grâce aux
révolutions continuelles, les Français, du moins, feront
de tels progrès qu'en Tan 2440, ils seront des hommes
de nature accomplis, et par conséquent des espèces
d'images primitives de la perfection morale et de la plus
haute félicité.

Pour terminer par une note gaie, les communistes

(1) Horn, Gesch.der Liter. des Skandinav. Nordcns, 174.


LE PARADIS PERDU 1 1 1

eux-mêmes se sont emparés de l'état naturel, ce qui


leur était d'autant plus commode que Morus et Harring-
ton l'avaient déjà démontré de telle manière qu'il n'y
avait plus rien à ajouter, même au socialisme le plus

radical. Cabet n'a guère que répéter à la lettre ce


fait

que cette littérature a si souvent exprimé depuis Morus


jusqu'à la Révolution. Seulement, les modernes admi-
rateurs de la nature à la Cabet sont devenus tout à coup
des partisans suspects. Ils s'imaginent que leurs vues
sur l'état naturel sont si près de triompher, qu'ils re-
gardent comme un accompli leur érection en lois
fait

générales. C'est pourquoi, ils ne présentent plus leurs


attentes et leurs désirs comme de simples exigences de
la nature, mais proclament de vraies lois. C'est la
les

loi qui fixera quand et pendant combien de temps les


Messieurs et les dames feront leur toilette, dans l'état
naturel. La loi fournira à cet effet les pâtes dentifrices
et les parfums nécessaires. La loi ordonnera quels légu-
mes nouveaux il faudra introduire dans les nouveaux
ménages icariens. La loi prendra des dispositions pour
préserver des taches de rousseur, du choléra, de la pe-
tite vérole. La loi procurera à chacun de ces hommes

icariens la cuisine froide dont il aura besoin quand il


fera une excursion dans sa villa. La loi fournira à cha-
que -homme naturel l'ameublement de ses chambres, et
les carrosses dont il aura besoin pour la représenta-

tion de gala à l'Opéra. En vérité voilà un singulier état


naturel !

Par contre, il n'y aura pas de péché chez ce peuple de


nature, parce qu'il n'y aura pas de besoins. La pauvreté
y sera inconnue. L'éducation la plus distinguée sera dé-
partie aux balayeurs des rues, si toutefois il est encore
permis de les nommer dans une vie qui connaîtra à peine
le nom de boue. Vertu et chasteté seront les seules pas-

sions auxquelles les Icariens seront assujettis. Ils seront


lesmodèles de toutes les vertus ils seront heureux d'un ;

bonheur à rendre jaloux, et, chose, remarquable, ils le


112 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
seront sans que pour cela ils aient eu besoin d'un se-
cours divin surnaturel, ni d'efforts sérieux unis à la re-

nonciation personnelle dont le Christianisme veut faire


dépendre notre perfection et notre félicité. Ils le seront
de par la nature qui, par exception, et pour de bonnes
raisons ne s'appelle loi qu'ici.

Ces descriptions semblent être des plaisanteries, et


pourtant elles sont prises au sérieux, au moins dans le
sens de désirs. C'est pourquoi nous pouvons dire que
les paroles que Shakespeare met dans la bouche de Gon-
zalo ne sont nullement exagérées, et sont au fond de bien
des cœurs : « Je voudrais gouverner ma république sur
des principes tout opposés à ceux qu'on suit partout.
D'abord, je n'y admettrais aucune espèce de trafic. Le
nom de magistrat, les procès, l'écriture, n'y seraient
point connus. Ni pauvreté, ni richesses, ni maîtres, ni
serviteurs. Point de contrats d'héritages, délimites, de
partages de champs ; ni vignobles, ni terres en friche ;

rien de tout cela. Je n'y voudrais ni argent, ni huile, ni


blé, ni vin. Nul travail : tous les hommes seraient oisifs
et les femmes aussi, mais elles seraient vertueuses et
chastes. Surtout point de souveraineté. Tous les biens
seraient en commun, tels que la nature les donnerait à
l'homme, sans peine ni labeur. On n'y verrait ni trahi-
son, ni félonie. J'en bannirais épées, piques, mousquets
et toute autre machine de guerre. Mais la terre d'elle-

même, de sa libéralité pure, produirait tout à foison.


Abondance de tout pour nourrir mon peuple innocent.
Je voudrais régir mon état dans une perfection, oh ! à
éclipser l'âge d'or (1) ».

enalergeSè! L'humanité n'a certes pas envie de plaisanter dans


ign a
cSr°e i éut ses recherches sur l'état naturel. La preuve nous en est
de nature.
donnée par une autre branche de la littérature qui est
très ancienne et qui est beaucoup plus populaire et plus
répandue que celle que nous venons d'examiner. Les
j

(1) Shakespeare, La Tempête, II, i.


LE PARADIS PERDU 113
Grecs et les Romains lui donnent ordinairement le nom
quelque peu prosaïque de poésie bucolique, ce qui veut
dire en bon français, une poésie relative aux bœufs. Mais
plus tard on trouva qu'une dénomination aussi triviale
était peu propre à éveiller des idées élevées sur l'état civi-
lisé de l'homme naturel, c'est pourquoi on choisit l'ex-
pression plus élégante d'idylle.
Qu'est-ce donc qu'une idylle? Laissons la parole à
Schiller.
Far le mot idylle, on entend, dit-il, la représentation
de l'humanité innocente et heureuse. Or cet état d'inno-
cence n'est pas autre chose que l'harmonie et la paix
avec soi et avec l'extérieur. Parce que l'innocence et le

bonheur paraissaient incompatibles avec les rapports


artificiels de la société et avec un certain degré de cul-

ture et d'élégance, les poètes placèrent donc le théâtre


de Pidylle dans le monde des bergers, et cela avant les
débuts de la civilisation. Non seulement cet état est an-
térieur à la civilisation, mais que la
il est aussi l'état
civilisation envisage comme sa dernière fin, à supposer
toutefois qu'elle poursuive une fin déterminée. L'idée de
cette situation et la croyance à la possibilité de sa réali-

sation peuvent seules réconcilier l'homme avec tous les


maux auxquels il est assujeti sur le chemin de la civili-
sation (1). La poésie idyllique donc dans une
se trouve
lutte nécessaire avec cette dernière. Elle ne peut que
nous inspirer le triste sentiment de la déchéance et non
le sentiment joyeux de l'espérance. Elle peut seulement
guérir le cœur malade, mais elle ne peut alimenter le
cœur sain (2) ». Ainsi parle Schiller.
11 serait à souhaiter que le poète eût raison, quand il

dit que cette poésie peut au moins guérir le cœur ma-

lade. Or, c'est précisément de cela qu'elle est le plus


éloignée. Elle est au contraire le signe d'un cœur très

(1) Schiller, Naive und sentimentale Dichtung (Stuttgart, 1836), XII.


277 sq.
(2) Ibid., 280.
8
114 CHANGEMENT DE L HUMANITÉ EN HUMANISME
malade. Nous avons déjà dit qu'il fallait considérer cette
branche de la littérature comme souverainement fu-
neste nous aurions pu dire qu'il en est peu qui rivali-
;

sent avec elle en force séductrice. Il n'est guère de genre


littéraire qui joue l'hypocrite au même degré que l'i-

dylle et prêche si ouvertement toute espèce de vices.


Depuis que cette poésie a vu le jour, il est d'usage de
l'employer comme une espèce d'entrepôt où l'on dépose
l'erreur morale sous toutes ses formes. C'est tellement
passé à l'état de règle que les plus mauvaises produc-
tions de la poésie se servent de préférence de la forme
des bergeries. Il y a plus de fripons que d'honnêtes gens
parmi les bergers, pensait Sancho Pança, dont les senti-
ments n'étaient pourtant pas très délicats, lorsque son
maître, par désespoir d'avoir vu échouer toutes ses en-
treprises chevaleresques, formait le projet d'acheter
quelques moutons pour consacrer le reste de sa vie aux
douceurs de la vie pastorale (1). Et il avait parfaitement
jugé. Ce qu'un honnête homme et un poète n'oseraient
jamais dire, la meilleure société l'acceptait sans rougir
quand on le mettait dans la bouche de ces enfants de la
nature pure, de ces bergers et bergères couverts du lé-
ger vêtement de l'innocence, car l'homme de la nature,
croit-on généralement a le privilège de pouvoir se
,

permettre tout péché, et en particulier toute liberté


sensuelle, sans qu'il y ait péché pour lui. Pour lui, il

n'y a que la nature pure et innocente. Ce qui constitue


le péché dans cette nature, c'est uniquement une for-

mation fausse qui provient du Christianisme ou de la


Révélation, c'est, comme on aime à s'exprimer aujour-
d'hui, l'inoculation d'un cœur trop sensible ; c'est la

suggestion de la feuille de figuier. L'attrait de l'idylle


consiste précisément en ce qu'elle part, sinon toujours
d'une manière expresse, du moins implicitement de l'i-

dée que la culture de la sensualité et de l'amour libre

(1) Cervantes, Don Quichotte, 2, 67.


LE PARADIS PERDU 115
et sans frein, est un privilège sacré de la nature, et que
c'estun grossier empiétement sur les droits naturels de
l'homme que de protester là contre.
LapoésieidylliquedesHindousreprésente déjà ce point
de vue, et le fait avec une supériorité incomparable.
Sans doute, ce n'est pas sans motif pourqu'on lui décerne
des louanges excessives aujourd'hui, et qu'on la recom-
mande comme un moyen de culture. L'aiguillon dont
se servent des œuvres analogues dans la littérature mo-
derne, est déjà trop émoussé. Il est de plus trop lourd,
trop usé, si on le compare à la sensualité si fine et si ar-
tistique dont la poésie erotique des Hindous est remplie.
C'est pourquoi nous avons peine à croire à l'impartialité
de la haute pédagogie populaire, quand elle prétend que
la civilisation générale demande qu'on apprenne à con-

naître ces bijoux de la littérature universelle. Il est vrai


que beaucoup de pièces hindoues ont une grande valeur
au point de vue politique, mais la plupart du temps elles
sont pénétrées d'une flamme de volupté si fine, si bien
voilée, et pour cette raison si attrayante, qu'elles sont
plus nuisibles que les productions les plus grossières de
la poésie occidentale. La Sakuntala est encore tolérable,

mais d'autres poésies comme Urwasi prouvent suffisam-


ment les abus dont l'idylle est capable. Ce que ce genre
a de plus mauvais se trouve dans le soi-disant Cantique
des Cantiques hindous, le Gitagowindas, dans lequel sont
décrites les aventures de Krischna, le Messie hindou,
parmi les bergères. Plus nos histoires littéraires recom-
mandent cet ouvrage, plus il faut avertir de se mettre
en garde contre lui. Il contient des choses tellement gra-
ves qu'on peut dire sans exagération que les jeunes gens
qui les lisent sont perdus.
Les idylles grecques, surtout celles de Théocrite, res-
pirent le même esprit; seulement, par bonheur, elles
possèdent moins d'art séducteur. Ces gardeurs de gé-
nisses, de moutons et de chèvres, avec leurs mains noi-
res de malpropreté, et répandant autour d'eux une odeur
116 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
qu'on ne rencontre que chez des gens de leur condi-
tion ( suivent néanmoins les inspirations d'un cœur dé-
1
)
,

gradé avec un raffinement et une élégance aussi recherchés


que s'ils avaient été.en classe à Corinthe, à Athènes, ou à
Syracuse. Seulement, chez le poète syracusain, ils ont l'a-

vantage de présentera l'admiration comme nature pure


et innocente ce que dans ces villes, on eût accueilli comme
étant les fruits d'une nature corrompue. Ils se font pas-
ser pour des êtres si inoffensifs, que le lourd cyclope
Polyphème lui-même ne peut résister à la tentation de
participer d'une manière éléphantesque aux divertisse-
ments et aux pratiques de vertu de ces hommes de na-
ture raffinés (2).
A Rome, les derniers temps de la décadence morale
et politique suivent aussi cette poésie à la mode. Mais
le Romain n'avait guère d'aptitudes pour elle. Il lui fal-

laitune nourriture plus grossière. C'est pourquoi l'idylle


ne fleurit jamais dans la cité des Césars. Cène fut qu'au
moment de la disparition de l'Hellénisme que Longus
inaugura un nouveau genre pastoral, le roman qui,
dans la suite, servit de modèle à un grand nombre d'i-
mitateurs.
A peine le nouvel Humanisme leva-t-il la tête, que
immédiatement des rejetons
l'idylle produisit , mais
sous une forme plus fine Pourquoi l'antique . idylle
tourne-t-elle de préférence autour des bêtes à cornes et
des animaux portant soie, tandis que la moderne s'oc-
cupe plus volontiers de l'animal portant laine, qui est
plus délicat? Pourquoi, en d'autres termes, la poésie
bucolique primitive est devenue bergerie? C'est ce que
nous ne voulons pas approfondir davantage ici, bien
que cela dût conduire à de curieuses observations psy-
chologiques et historiques. 11 faut cependant attirer l'at-

tention sur cette différence qui existe entre l'idylle an-


cienne et l'idylle moderne. C'est sans aucun doute une

(1) Théocrit., Id., XX, 9 sq. — (2) Ibid., XJ, 11.


LE PARADIS PERDU 1 1 7

marque de faiblesse de la part de l'esprit moderne. Nos


ancêtres plus vigoureux n'hésitaient pas à faire des
valets d'écurie des bergers de Bethléem (1 ). Ce trait ca-
ractérise l'esprit des temps passés mais un signe carac-;

téristique de notre temps, et qui certes n'est pas un


témoignage de sa virilité, c'est que, dans l'idylle mo-
derne, les hommes eux-mêmes folâtrent avec des bou-
tons d'or, des petits agneaux blancs comme le lait, et

roucoulent comme des colombes.


C'est à Boccace qne revient la gloire d'avoir frayé le

chemin à ce genre de littérature, si toutefois c'est une


gloire d'avoir été lepremier à ranimer une poésie si
équivoque et si vide. Sans doute la poésie provençale
avait déjà cultivé ce genre au moyen âge, mais, par
bonheur, on ne l'avait pas imitée partout. Un change-
ment complet survint lorsque l'Humanisme italien s'oc-
cupa de poésie pastorale. A partir de « YArcadie » de
Sannazar et de « YAminta » de Torquato Tasso, et sur-

tout depuis les « Fidèles Bergers » de Guarini, il sembla


que les peuples ne connussent pas de plus grande at-
traction que celle qu'exerçait la monotonie insipide de
ces bergeries.
De l'Italie, l'idylle se répandit chez tous les peuples
modernes, en particulier chez les Espagnols qui, à leur
tour, par la « Diane amoureuse » de Montemayor,
exercèrent une influence considérable sur les autres
pays. L'Angleterre elle-même ne put se dérober à cet
entraînement, et fit de Sidney et de Spencer ses repré-
sentants dans ce genre de poésie vide. Mais nulle part
elle n'occupa plus les esprits qu'en Allemagne et en
France.
L'inexprimable misère morale et politique par laquelle
notre pauvre patrie devait expier le grand bouleverse-
ment religieux dont elle fut le théâtre, fait facilement
comprendre comment cette poésie put trouver ici un

(1) Héliand, 388 (Rùckert).


118 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
terrain fertile. Les deux siècles de notre décadence la
plus profonde sont aussi l'âge d'or des bergeries alle-
mandes. Académies de bergers, ordres de bergers, so-
ciétés de bergers, drames de bergers, opéras de bergers,
poésies de bergers, costumes de bergers, noces de ber-
gers, prédications de bergers, livres de prières de ber-
gers, musique de bergers, fêtes de bergers, voilà la vie
e
du XVII et du XVIII e siècle, voilà la consolation qui fait
oublier les malheurs de la patrie, voilà la douce liqueur
enivrante avec laquelle on s'endormait dans le vide de la
pensée et dans les convoitises libidineuses.

Pour apprécier tout ce que cette tendance avait de


malsain, nous n'avons qu'à la comparer aux bergeries
espagnoles ou aux légendes du moyen âge. Les poésies
pastorales espagnoles sont généralement naturelles,
vraies, et exemptes des défauts qu'on trouve dans cette
littérature. Ticknor croit que la cause en est à ce que les
Espagnols ont un caractère plus vraiment pastoral que
d'autres peuples (1). Cependant Cervantes et Caldéron,
Ximenès, Alba, Philippe II, sont de fidèles images de la
nature espagnole. Et certes, il serait difficile de dire ce
qu'on trouve de pastoral chez eux. Non ! Il faut en
chercher la causeailleurs. Tant qu'ils furent catholiques,
les Espagnols conservèrent leurs vues justes sur la na-

ture. Là où l'on rejette la doctrine chrétienne et où Ton


croit au soi-disant état naturel, l'idylle doit nécessaire-
ment être traitée comme fin et comme fin personnelle.
Celui au contraire qui admet une perfection passée plus
élevée que cet état de nature inventé, peut bien se ser-
vir de cette poésie naturelle comme d'un passe-temps,
mais il ne disparaîtra pas en elle avec toute sa pensée et
tous ses sentiments.
C'est pourquoi la poésie pastorale offre à l'historien
de aux théologiens un moyen important
la civilisation et

pour étudier l'esprit d'une époque. Quand une généra-

(1) Ticknor, Gesch. der schœnen Lit. in Spanien (deutsoh von Julius
Wolf), H, 179.
LE PARADIS PERDU H9
tion croit au surnaturel et considère la nature comme
tombée, elle est alors préservée du danger de disparaî-
tre en celle-ci, et c'est ce qui contribue à la faire rester
naturelle. Quand elle ne connaît pas autre chose que la

nature, alors elle lui appartient sans réserve, et fournit


ensuite la meilleure preuve qu'elle est corrompue. Com-
me du moyen âge, l'Espagnol choisit le premier
l'enfant
moyen. Comme dans les fables animales du moyen âge,
l'humeur gaie avec laquelle on critique ses propres rê-
veries et on ramène l'esprit à la réalité, se rencontre
partout dans la poésie espagnole. Voici par exemple le
gardeur d'oies Pimocho qui est assis sur le bord de l'eau
et exhale ses soupirs d'amour. Tout à coup les oies ne
se sentant plus surveillées s'envolent. Mais l'amoureux
trompé termine sa strophe par ce refrain : ciel i mes
oies s'envolent, viens à mon secours. Voilà un autre fou
qui souhaite à une bergère dédaigneuse, que le soleil lui

basane le teint, à cause de sa dureté. Mais elle s'en mo-


que, elle ne craint pas cela, car elle vient de chanter que
le soleil confus de sa beauté devait se voiler de nua-
ges (1).
Malheureusement le peuple allemand ne fut plus ca-
pable de cet enjouement de bon aloi, quand il eut une
fois perdu l'esprit de foi. Selon les Espagnols, l'âge d'or
de la poésie pastorale fut quand l'âne et le rossignol ri-
valisaient dans leurs chants. D'après les idées de nos
bergers allemands, ce fut quand Adam et Eve faisaient
paître tous les animaux de la terre. Ces premiers pas-
teurs, chantait-on alors, menaient une vie oisive et libre.
Ils n'avaient pas besoin de s'occuper de leur nourri-

ture ils pouvaient s'étendre sous les frais ombrages des


;

arbres et prêter l'oreille au son des harpes éoliennes et


ioniennes. Cet âge d'or apparut de nouveau sous le règne
des bergers de Pegnitz et des massacreurs de vers nu-
rembergeois et silésiens. Les seules bergeries en prose

(1) Gervinus, Gesch. der deutschen Dichlung , (4) III, 286.


120 CHANGEMENT DE L'HUMANITÉ EN HUMANISME
pourraient déjà faire entrer un homme sain dans une
douce fureur, témoins leurs titres, la Rosamonde de
l'Adriatique, la Rosamonde supra-terrestre, l 'Avant-goût

des poétiques forêts de roses, Mémorable mois du vin de


le

Chariklyts. Mais l'homme le moins impressionnable finit


par perdre Fouie et l'intelligence, quand il entend toutes
ces orgues, toutes ces harpes, toutes ces flûtes de Pan,
tous ces chalumeaux sur lesquels les Daphné, les Da-
mon, les Phillis et les Philidor s'évertuent à égaler gre-
nouilles, coucous et ruisseaux, en gazouillant, tireli-

rant, barbotant, caquetant, craquetant, claquant, piail-


lant et croassant. On
presque tenté de désespérer de
est
l'humanité, quand on pense que des siècles durant, elle
a pu chercher une guérison à ses souffrances, dans de
semblables vétilles, étourdir la voix de la raison et de
la conscience dans un tel tintamarre, et oublier entière-
ment Dieu, la foi et le bonheur. En vérité, il faut qu'elle
ait désespéré d'elle-même, sans quoi elle n'aurait pu
comme par enchantement, ces
présenter ainsi à l'esprit,
insipides produits de sa propre imagination comme les
vrais représentants de l'humanité heureuse, comme les
hommes primitifs purs, les hommes de nature, et les
imiter avec tant de fidélité.
Mais c'est en France, à partir du règne de Louis XIV,
que la poésie pastorale eut son plus grand triomphe.
Lorsque le vice joint au manque de caractère a rendu
les hommes insupportables à eux-mêmes, lorsque la si-

tuation générale est devenue intolérable, on comprend


qu'on commence à chercher des hommes et la vraie na-
ture. Il est psychologiquement certain que c'est seule-

ment depuis l'époque de la Pompadour qu'on a constam-


ment le mot de nature sur les lèvres, et que jamais on
ne parla tant d'humanité qu'au moment où la grande
Révolution célébrait ses premiers triomphes. Tantqu'on
jouit de la nature, on ne parla pas d'elle ; c'est seule-

ment lorsqu'elle fut complètement perdue que le peu-


ple commença à la désirer. Les hommes réels ne paru-
LE PARADIS PERDU 121

rent plus dignes de son nom. On crut ne plus trouver


parmi les lettrés d'hommes avec qui on pût encore
vivre. Cestemps ne voulurentpas apprendre ce que c'est
qu'un homme dans le Christianisme, qui promet de
nous transformer en hommes, à la seule condition de
nous vaincre nous-mêmes, et par le moyen d'un secours
supra-terrestre. C'est ainsi qu'il ne leur resta pas d'au-
tre alternative que de descendre vers des hommes de
nature conçus à leur façon. L'horreur pour l'absence de
'naturel dans une civilisation fausse poussée jusqu'à ces
dernières conséquences d'un côté, et de l'autre le dé-
goût pour l'état primi tif surnaturel qu'enseigne le Chris-
tianisme, conduisent à inventer un état de nature fan-
taisiste.

Mais aussi quel état de nature c'est! Ce n'est pas l'é-


tat de nature grossier, anthropophage, que les anciens
cyniques et les professeurs modernes ont créé ; mais,
comme chaque époque aime à se représenter l'idéal hu-
main selon ses propres aspirations, c'est un état de na-
ture conforme au goût qu'on apprend dans les salons
de Madame de Tencin, de Madame Geoffrin, de Madame
du Deffand, où l'on trouvait couchés sous des chênes
des gardeurs de pourceaux avec lesquels Madame du
Chatelet aimait à minauder. A en juger par les appa-
rences, les gardeurs de pourceaux jouissent chez les
poètes d'une faveur non moins grande que les femmes.
On peut même dire qu'ils furent en plus grande véné-
ration. Par cette affirmation, nous ne voulons pas sou-
lever l'indignation des champions de l'honneur des
femmes, nous voulons seulement avertir ces dernières
de ne pas accorder aux louanges des poètes plus d'im-
portance qu'elles ne le méritent. La galanterie ne peut
pousser plus loin qu'à la déification du beau sexe, mê-
me un Ulrich de Lichtenstein Mais c'est à la lettre
.

l'hommage qui a mis dans la bouche du vieil Homère


son enthousiasme pour Eumée le fidèle porcher d'Ulysse,
122 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
ce patient si éprouvé (1). Que sont donc ces hommes
de nature français sous forme de porchers ? Qui man-
la
querait de sentiment esthétique au point de ne pas s'en-
thousiasmer pour eux ? Comme ils ont changé à leur
avantage depuis l'époque de Théocrite Au fond de leur !

cœur, se cachent tout autant de convoitises que dans


ce temps-là, peut-être même un peu plus. iMais les pre-
miers n'étaient que des lourdauds, tandis que ceux-ci
ont étudié chez Richelieu et ses successeurs, et encore
davantage à l'école de galanterie de la cour, où, durant
des siècles, la séduction a été cultivée avec un sérieux
extraordinaire.
Déjà chez Ronsard, les bergers ne sont pas autre
chose que de vils courtisans qui trouvent pour un mo-
ment l'air de la cour trop pesant. Depuis Honoré d'Urfé,
Racan, Lingendes jusqu'à Florian, nous avons des ber-
gers qui se cachent dans les buissons uniquement parce
que l'hypocrisie des convenances, qui règne encore dans
les sphères élégantes de la haute société, les empêche

de dire tout haut ce qu'ils pensent tout bas. Par contre,


les prétendues couches fines ont maintenant l'avantage
de pouvoir, non seulement mener leur vie de plaisir en
hiver, sur le pavé de la capitale, mais de pouvoir la con-

tinuer d'une manière plus agréable, en été, à la cam-


pagne, car un duc peut avoir des relations avec ces ber-
gers et ces servantes-là sans compromettre sa dignité.
Ils pensent comme les philosophes parlent comme
,

Voltaire et vivent comme la Pompadour.


Que dire maintenant de l'extérieur de ces bergers ?
Chez Théocrite, Eunika elle-même se choque devoir le
bouvier languir d'amour. Mais quelle innocence résiste-
rait aux dehors polis de ces bergers muscadins qui por-
tent une collerette éblouissante de blancheur et un habit
brodé d'or? Quelle simplicité ne serait pas tentée d'as-
pirer à un état naturel où les gardeuses de vaches sont

(1) Homer., Od., XVI, 1, 452.


LE PARADIS PERDU 123

beaucoup plus belles et plus magnifiquement parées que


les marquises d'aujourd'hui? Là, les gamins de la rue
ne mangent que de la vanille et des ananas. Le plus
grand malheur que ces hommes de nature connaissent,
c'est la dentition des enfants le seul péché qu'il y ait;

là c'est qu'une jeune fille mange trop de sucre et se gâte


les dents. Ils n'ont pas plus de conscience que des pu-
tois ; ils sont dissimulés comme des renards et envelop-
pent toute innocence de leurs replis comme des serpents.
Voilà précisément ce qui forme l'état naturel.
Qui penserait au péché Ce sont des hommes de
ici !

nature nous enseigne-t-on qui ne peuvent pas plus


,
,

commettre de péchés qu'ils sont tenus aux égards exté-


rieurs et aux convenances. Il n'y a que la corruption
qui soit décente (1), dit notre Schiller. Il n'y a que la
dépravation introduite par la civilisation — et par là on
ne comprend naturellement que la loi chrétienne, — qui
rende péchés les actions naturelles, et par conséquent
tout à fait dépourvues de malice. Tant que nous étions
de vrais enfants de la nature, continue Schiller, nous
étions heureux et parfaits, nous étions libres, — c'est-
à-dire libres de suivre nos instincts sensuels, — et nous
avons perdu les deux choses, aussi bien la félicité primi-
tiveque la vraie nature (2).
Cet aveu de Schiller a une grande valeur pour nous.
Nous savons au moins d'une façon exacte ce qu'il en est
de ce soi-disant état de nature si vanté, et pourquoi on
nous envoie toujours en Arcadie. 11 faut nous habituer à
croire que la nature humaine ne connaît rien de mauvais
et qu'elle peut, sans crainte de pécher, satisfaire toutes
ses passions. 11 faut haïr le Christianisme parce qu'il
porte préjudice à notre nature et qu'il rend péchés les
choses les plus naturelles. Et la poésie arcadienne a
parfaitement atteint ce but.

(1) Schiller, Naive und sentimentale Dichlung (Stuttgart, 1836), XII,


214.
(2) Schiller, Naive und sentimentale Dichtung, XII, 214. Etwas liber
die erste Menschengesellschaft, X, 444 sq.
124 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
En face de ces hommes de nature, nous pouvons dans
une certaine mesure appeler enfants de nature non cor-
rompus les célestes filles de pasteurs, les papas septua-
génaires de l'heureux temps de la perruque, de même
que les Vrenelis (Véroniques), les Baerbelis (Barbes) et
les fées dorées des contes villageois d'Auerbach et de
Rosëgger. Seulement il s'agit ici d'une transfiguration
calculée de la prétendue nature, laquelle s'écarte de la
réalité autant que le ciel est distant de la terre. L'air
ambiant dans lequel vivent ces hommes de nature mo-
dernes le prouve déjà suffisamment. Oui, c'est un bel
état dénature que celui dans lequel l'air est rempli de
fumée de café, de gâteaux et de tabac Oui, c'est un bel
!

état de nature que celui dans lequel vous êtes suffoqués


par l'odeur de musc que répandent des palefreniers de
salons aux nerfs sensibles et des filles de fermes lettrées !

Que dire alors de la formation et de la vertu de leur


cœur !

Personne ne pourrait supporter une telle atteinte


portée à la nature si elle ne servait pas une fin déter-
minée. Il faut que la soi-disant nature pure présente au
monde une perfection et une félicité humaines que le
Christianisme est loin de pressentir, et à cause desquel-
les il est toujours introduit sur la scène dans la personne
de ses représentants les plus repoussants.
Or tout cela est de la pure invention. 11 n'est pas né-
cessaire de se livrer à de longues recherches sur la

somme d'innocence qu'on rencontre chez ces enfants de


nature. Deux choses sont certaines. D'abord que la na-
ture, telle qu'elle est en réalité, est à peu près aussi cou-
pable envers ces qualités exagérées par lesquelles les
hommes de nature éclipsent tous les anges, que le Chris-
tianisme est coupable envers leurs côtés défectueux
qu'on leur oppose comme des ombres chinoises. En-
suite que l'homme qui se rapporte le plus à la nature

trouve celle-ci incapable de le satisfaire en réalité, ce


qui fait désirer de passer par dessus pour arriver à un
LE PARADIS PERDU 125

état où les satisfactions sont plus nombreuses, dût-il le

créer avec sa propre imagination.


Il est facile de voir maintenant ce que tous les efforts s. - Les
Robinsonna-
que nous avons considérés jusqu'à présent ont de com- des -

mun entre eux. Ils tendent à vilipender, par un état na-


turel purement humain, dans lequel règne le bonheur
le plus parfait, la croyance du monde à un état primitif

surnaturel jadis parfait et bienheureux, et l'affirmation


du Christianisme que l'humanité déchue de cet état ne
peut s'élever à un état analogue que sous sa conduite.
Mais ces tentatives avaient toutes leur côté défec-
tueux. Au premier coup d'œil on s'aperçut que c'étaient
des inventions, et les défenseurs de la Révélation eu-
rent toujours un jeu facile.

Rien n'était plus simple que de prouver que de tels


hommes ne sont pas possibles et ne le seront jamais.
Le monde lui-même, dans ses heures de sérieux, dut
rire plus d'une fois de ces bonshommes de sa fabrique
qu'il offrait comme des produits naturels. Mais qu'en
eût-il été si, à leur place, il eût mis un homme de na-
ture vivant, qui, lors même qu'il serait un peu paré, se
composerait comme nous de chair et d'os ? A supposer
qu'on eût pu réussir, le succès devait être énorme. De
Foë tenta l'entreprise. C'était téméraire. Mais le résul-
tat dépassa de beaucoup les plus grandes attentes.
Peu de livres ont soulevé des transports de joie aussi
grands que le « Robinson Crusoé ». Qui pourra calculer
combien de fois cet ouvrage a été imprimé Combien de !

lecteurs l'ont dévoré Dans combien de langues il a été


!

traduit! Hettner a essayé d'en rendre compte dans un


livre très intéressant qui a pour titre « Robinson et les

Robinsonnades ». Même dans les déserts de l'Arabie, le


Bédouin écoute d'une oreille attentive comment cet
homme merveilleux, la perle de l'Océan, est devetin par
lui-même si parfait, si heureux, qu'il n'y a personne qui
lui ressemble. Mais, que dis-je? Personne? Voilà que
tout à coup on découvrit les hommes de nature par cen-
126 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
taines. Les hommes les plus pieux, les plus vertueux,
les plus heureux, apparurent aussi nombreux que les
Chaque contrée, chaque ville
escargots après la pluie.
eut son Robinson. Trois ans après la découverte du pre-
mier Robinson anglais, l'Allemagne avait déjà
et vrai
son Robinson allemand ou Bernard Creutz. Puis appa-
rurent l'un après l'autre le Robinson italien, le Robinson
français, le Robinson irlandais, le Robinson suisse, le
Robinson russe, le Robinson perse, le* Robinson autri-
chien.
Lorsque les grands pavs ne leur suffirent plus, les
hommes de nature émigrèrent dans les provinces. On vit

alors les Robinsons saxons, bas-saxons, palatins, silé-

siens, souabes, frisons, franconiens. La Westphalie fit


mieux que les autres, elle présenta deux Robinsons à la
fois.

Comme de juste, les villes ne voulurent pas non plus


rester en arrière. A leur tête se place l'honorable cité
de Leipzig avec son Robinson tout à fait primitif.

Alors fut détruit le préjugé que les meilleurs hommes


de nature ne se trouvent pas exclusivement parmi les

compagnons d'Eumée. Si un matelot, cet homme chez


qui on n'est cependant pas habitué à chercher l'idéal de
la perfection, s'entendit à en donner un semblable, sous
la forme la plus exemplaire, pourquoi tout autre profes-
sion n'en produirait-elle pas un pareil? C'est ainsi que
bientôt on trouva un Robinson libraire, un Robinson ec-
clésiastique, un Robinson moraliste et un Robinson
médecin. A cette époque de la plus grande tolérance, il
n'eût pas été admis d'exclure le Robinson juif.
Il va de soi aussi qu'on ne pouvait laisser de côté le

sexe féminin, pour le dédommager un peu de toutes les


injustices qu'il lui a fallu si souvent subir à cause d'Eve.
La Robinsonnette européenne la première tenta l'aven-
ture Elle récolta une vénération enthousiaste de la
.

part des jeunes et des vieux. Ces succès encouragèrent


la Robinsonia bohémienne à sortir de l'obscurité dans
.

LE PARADIS PERDU 127

laquelle elle s'était renfermée jusqu'alors. Puis vint


bientôt mademoiselle Robinson qui fut suivie de mada-
me Robinson et de sa fille la petite Robinson.
Si nous voulions raconter toutes les absurdités aux-
quelles cette fièvre de trouver des hommes de nature
conduisit les esprits, nous en aurions encore pour long-
temps. Tous cherchaient l'occasion favorable pour don-
ner un coup de plus au Christianisme. Nous ne voulons
pas dire parla que toutes les Robinsonnades aient été
pénétrées d'un esprit hostile au Christianisme. Il ne
nous vient pas non plus à l'idée de nier le bien que plu-
sieurs d'entre elles contiennent, surtout si on les con-
sidère au point de vue pédagogique. Mais personne ne
méconnaîtra que la cause qui donna naissance à la lit-
térature robinsonnienne est en somme la même que
celle qui avait produit les bergeries.
Plus ces recherches durèrent, plus on trouva de Ro-
binsons et de Robinsonnes, plus on vit clairement que
le véritable homme de nature n'était pas encore décou-
vert. Avec le « Robinson invisible », on avoua tacite-
ment, au bout de quelque temps, que même cette voie,
qui donnait d'abord les plus belles espérances, ne pou-
vait conduire à la fin tant désirée. Avec lui, on en arriva
exactement au même point que le philosophe arabe
Ibn Tofeil, il y a six siècles, c'est-à-dire à un homme
de nature chimérique, purement imaginaire. Chose ca-
ractéristique, c'est précisément à l'époque où l'a Robin-
sonnerie déclinait, que l'ouvrage de cet arabe fut tra-
duit en allemand, et que le titre que l'auteur lui avait
donné, fut changé en un autre plus conforme à l'épo-
que : a L'homme de nature »

L'embarras fut grand alors. Car avec un homme idéal 9. - Les


sauvages
°
fait d'air et de brouillard, il était difficile de faire dispa- comme P eu-
• ples ^e na ~
raître des réalités aussi tenaces que la foi à 1 état para- ture -

disiaque primitif et à la chute, que le fait de la déprava-


tion des hommes et que le Christianisme tout entier. Il
fallait des hommes vrais, des hommes vivants. L'édu-
128 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
cation artificielle ne servait de rien ici. Mais si on ne
voulait pas accepter l'homme tel qu'il est, tel que la foi

chrétienne et la triste expérience le montrent, c'est-à-


dire l'homme tombé et corrompu, il fallait bien le dé-
clarer comme l'idéal de l'humanité avec et malgré tout
le mal qui lui est inhérent.
De fait, il ne restait pas autre chose que cette alter-
native, ou bien d'admettre que l'homme pourrait et de-
vrait être meilleur qu'il n'est, en d'autres termes qu'il
est déchu de son idéal, ou de prendre le réalisme par les
cornes, c'est-à-dire d'aller chercher l'homme dans sa
réalité la plus grossière et de montrer aussi comme
le

le représentant de l'idée d'humanité. Le choix était dur,


c'est vrai, mais on ne pouvait guère en faire d'autre. Les
hommes choisirent donc. Pour ne pas être obligés de
se soumettre au surnaturel, ils acceptèrent ce qui n'était
pas naturel. Pour échapper à l'aveu que l'humanité et
la civilisation avaient dégénéré, ils peignirent le passé
le plus reculé sous des couleurs si horribles qu'on en
frémit rien que d'y penser.
On éleva donc les rebuts de l'humanité à la dignité
d'hommes de nature primitifs. On blâma l'expression
sauvages et par le fait même l'opinion que l'humanité
était, ou avait été dans un état de déchéance. Ce n'était
pas de sauvages qu'il fallait parler, mais de peuples de
nature, tout au plus de barbares qui auraient conservé
la nature humaine dans sa forme primitive. Car c'est en
passant successivement par les trois degrés de la vie
animale, sauvage et barbare, que l'homme s'est élevé à
la civilisation actuelle.

Alors deux principes découlaient de ceci. D'un côté


l'affirmation qu'il y a encore aujourd'hui des hommes
de nature, des peuples de nature un état de nature,
et

c'est-à-dire des débris de la société humaine primitive,


témoins de la civilisation primitive, d'un autre côté le

dogme d'un progrès continu, sans fin, parmi les hom-


mes civilisés et les peuples civilisés. Et ces deux princi-
LE PARADIS PERDU 129

pes sont ceux sur lesquels doit jurer quiconque reven-


dique le titre de savant.
Rousseau le premier a consacré tous ses efforts à la

réalisation de cette idée. Chose curieuse, c'est le même


homme qui, dans la suite, devait médire de la civilisa- '%,

tion à un point où pas un docteur chrétien ne l'a fait dans


,

la chaleur de la discussion. C'est dommage que les sau-


vages soient si éloignés de nos mœurs modernes, il y
aurait vraiment lieu pour eux de déposer une adresse
de remercîments sur la tombe de Rousseau ou sur les

bureaux de nos historiens de la civilisation et de nos


ethnographes.
D'ailleurs, il n'y a guère d'opinions plus contradic-
toires que celles qui concernent le soi-disant état de na-
ture. Quand nous parlons de la fausse civilisation que
le monde a produite, on interprète immédiatement nos

paroles comme si nous demandions que les hommes re-


viennent à la nourriture des glands et habitent dans des
trous de blaireaux. On dirait que c'est nous qui consi-
dérons l'état primitif de l'humanité comme celui delà
grossièreté animale . Puis ,
quand nous déclarons que
nous ne voulons rien savoir de ce soi-disant état de na-
ture, et que nous le considérons plutôt comme anti-hu-
main, comme l'état d'une profonde décadence qui s'est
introduite dans la suite des temps, alors on entend im-
médiatement un dithyrambe enthousiaste ac-
s'élever
compagné de lamentations sur ce que la civilisation, —
par laquelle on ne comprend naturellement que la civi-
lisation chrétienne ,
— ait détruit si profondément la
simple et belle nature.
Mais après que Rousseau eut amené ses compatriotes,
l
*<>•- Les
, . .
pèlerinages au
et par eux tous les sens instruits, à croire avec la foi du P a y s des vrais
. . .
hommes de
charbonnier à l'existence de peuples de nature, on se nature -

mit à l'œuvre avec un zèle de prosélyte pour étudier


l'état naturel chez ces peuples, car il s'agissait toujours
jde réfuter l'enseignement chrétien par des faits et des
exemples vivants.
i 30 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
L'enthousiasme des Français pour les hommes de
nature se tourna d'abord vers les insulaires de la mer du
Sud que le monde connaissait mieux par les découver-
tes modernes. Sans doute le jeu put bien contenir un
peu d'égoïsme politique, —
car les meurtres que ces
nouveaux Atlantides commirent sur les navigateurs an-
glais tendraient à prouver qu'ils n'avaient pas conservé
leurs mœurs de l'âge d'or, et c'était une raison pour
s'attirer la faveur des Français jaloux de la puissance
maritime de l'Angleterre ;

mais quoi qu'il en soit,
l'enthousiasme pour l'état naturel devint tout à fait
contagieux en France. On glorifiait ces hommes de na-
ture non corrompue, en effigie, dans les opéras et même
dans les ballets. On considérait comme une chose insi-
gnifiante l'anthropophagie et autres coutumes de ce
genre, ou bien on trouvait peut-être que ces qualités
étaient aussi indispensables à la vie paradisiaque de cette
époque que l'avait été jadis, au charme de l'existence,
le haut goût dû aux breuvages empoisonnés de la Brin-

villiers etde ses imitatrices.


Cependant les choses changèrent bientôt de face. Ces
hommes de nature se montrèrent malheureusement in-
capables de pénétrer le grand plan des disciples de Rous-
seau. Parmi les étrangers qui abordèrent sur leurs riva-
ges, ne surent pas seulement distingueras Français,
ils

leurs admirateurs, de ces scélérats qui osaient leur don-


ner le nom de sauvages. Un beau soir, Lamanon, le
compagnon de La Pérouse, soutenait que ces sauvages
ainsi nommés faussement valaient beaucoup mieux que
les hommes civilisés. Comme Français, il pouvait au
moins croire que les favoris de son peuple ne le con-
vaincraient pas de mensonge. Mais il lui arriva exacte -m
ment ce qui était arrivé aux Anglais et ce qui devait ar|
river plus tard à notre Allemand Helfer. Ce dernier lui

aussi écrivait un beau jour dans son journal : Voilà donc


ces sauvages tant redoutés ! Ce sont de timides enfants
de la nature, contents quand on ne leur fait pas de
LE PARADIS PERDU 131

mal (1). Mais le lendemain matin ce fut moins beau;


deux voyageurs avaient péri de la main de ces inoffen-
sifs enfants de la nature. Si seulement ces bons Océa-

niens avaient tué des représentants d'autres pays, ces


crimes eussent moins nui à leur réputation. Mais La-
manon appartenait à la nation de Rousseau. Enfin quand
LaPérouse lui-même eut disparu sans laisser de traces,
dans ces eaux paradisiaques, les Français furent suffi-
samment instruits sur le compte des insulaires. Ceux-ci
avaient dédaigné leur enthousiasme, ils furent alors
solennellement déchus de l'honneur de passer pour des
hommes Me on eut alors le droit, du moins en
nature ;

France, de les appeler de nouveau, sans danger pour sa


réputation de science et d'honneur, sauvages, canniba-
les, peuples dégradés.
Levaillant tourna ensuite sur les Hottentots l'affection
française que les Papouas et les Polynésiens inintelli-
gents avaient si peu appréciée. Que ce soit leur affreux
langage qui ait rendu impossibles aux Français toutes
relations fraternelles avec eux, ou que ce soient d'autres
motifs, peu importe, toujours est-il que l'enthousiasme
fut de courte durée. Joseph Lavallée essaya ensuite de
représenter les nègres comme des modèles de toutes les
vertus, mais ce fut également sans succès durable.
Bernardin de Saint-Pierre réussit mieux à attirer sur
les Peaux-Rouges l'admiration de ses lecteurs. Ici l'es-

poir de succès reposait sur la politique. Au reste, dans


des mouvements dont la pointe est dirigée contre la foi,
on fera bien de ne pas penser trop facilement à un en-
thousiasme purement théorique, mais de considérer
toujours à côté de cela, des intérêts économiques pal-
pables, ou à d'autres intérêts qui sont loin d'être plato-
niques. Il serait difficile de nier qu'à cette époque, où les
tentatives faites par la France pour sauver le Canada
avaient si lamentablement échoué, et où l'on ne pouvait

, (1) Peschel-Kirchhoff, Vœlkerkundc, (6) 135.


132 CHANGEMENT DE L HUMANITÉ EN HUMANISME
attendre des Indiens qu'un préjudice porté à la puis-
sance anglaise en Amérique, l'explosion d'une prédilec-
tion soudaine pour des hommes de nature rouges ait
dû avoir une cause autre qu'une toquade philosophique,
ou une disposition d'esprit hostile à la religion.
Et il en sera toujours ainsi plus ou moins. Croira qui
voudra qu'une société et un homme puissent se figurer
que l'état des sauvages est l'idéal et le point de départ
de l'humanité, s'ils n'ont pas en vue des fins tout à fait
arrêtées. Pour nous, nous ne le croyons pas. Il faudrait,
pensons-nous, mal connaître l'homme, pour croire qu'il
ait un enthousiasme sincère pour les prétendus peuples

de nature, s'il ne voyait pas là un moyen de donner un


coup à l'enseignement de la Révélation sur la chute ori-
ginelle et à la doctrine morale du Christianisme. C'est
pourquoi au point de vue scientifique, il n'y a pas grand
intérêt à connaître de plus près cet état de nature. Que
nos peuples civilisés préparent des émigrations, établis-
sent des colonies, fondent des bourses pour les voyages
afin que quelques particuliers jouissent personnellement
de ces avantages, et puissent étudier la possibilité de
transplanter cet état de nature dans nos pays, le monde
n'en sait rien. On peut facilement aussi se représenter
ce que ces enthousiastes diraient en faveur du pur état
naturel si un jour ils étaient condamnés à y passereux-
mêmes. Ils diraient ce que Béranger répondit une fois à
Chateaubriand qui le félicitait d'avoir cette République
dont il rêvait sans cesse : « Oui, mais j'aimerais mieux
la rêver que de l'avoir ».

Ceci soit dit seulement en passant. En tout cas, les


»
Français s'entendirent parfaitement à s'enflammer et à
enflammer le monde pourles objets deleur enthousiasme.
Mais cette fois encore, ils firent les plus tristes expérien-
ces. En 1791, ravi par les idées qui avaient cours sur l'é-
tat de nature, Chateaubriand se rendit dans les forêts

vierges d'Amérique. 11 voulut vivre à l'indienne. Il se fit

faire un costume d'indien, et vécut pendantquinze jours,


LE PARADIS PERDU 133

à la manière des Peaux-Rouges qu'il avait vus dans son


imagination. Il lui fut enfin permis de voir l'objet de ses
désirs les plus ardents, l'enfant de nature pure, dans la
personne d'un ïroquois. Quelle surprise alors Le sau- !

vage était justement en train de danser. Mais ce n'était


pas cette danse naturelle paradisiaque qu'il avait entre-
vue dans ses rêves liroquois dansait au son d'un violon
:

dont jouait le marmiton du général Rochambeau. Mal-


gré cela, Chateaubriand nous dépeint cet état de nature
indien avec une verve semblable à celle de son ancêtre
Rernardin de Saint-Pierre, et telle qu'après plusieurs
dizaines d'années écoulées nous prenons encore goût à
ces descriptions qui ont charmé notre enfance.
Quand les Français sont lassés d'une chose , c'est

alors qu'elle devient à la mode en Allemagne. A peine


nos voisins eurent-ils assez des insulaires de la mer du
Sud, qu'un véritable amour méridional s'empara des
froids cçeurs teutons. Zachariae, ce poète d'ordinaire si
aride, Forster le révolutionnaire, et celui qui donnait
le ton dans le Parnasse allemand, Gœthe, furent les in-
troducteurs de celte mode chez nous. Ce dernier se de-
manda pendant quelque temps si ce n'étaient pas les
Chinois qui avaient le plus de droit à sa vénération .

Mais le temps était passé où Leibnitz avait cru faire aux


Français la plus grande politesse en les mettant sur le

même pied que les honorables Chinois. Chez nous, on


s'en tint donc aux hommes de nature de l'Océan Paci-
vu l'état des choses, il semble qu'on s'y tiendra
fique, et
longtemps encore. En Allemagne, celui qui ne croit pas
aux peuples de nature, d'après le modèle qu'on lui pré-
sente, doit renoncer à tout jamais à l'espoir de devenir
académicien.
Mais plus mobiles que les moins pé-
Allemands, et n._ LȎtat
8
dants qu'eux pour exploiter une idée bizarre, les Fran- îïTaSau!
çais sont depuis longtemps lassés des sauvages. Par
contre, ils combinent tous leurs efforts pour mettre les
peuples civilisés eux-mêmes dans un état qui, si leurs
134 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
plans s'accomplissent, — pourrait bientôt nous offrir
le moyen de ne pas être obligés de chercher l'état natu-
rel sous sa plus mauvaise forme, dans des contrées loin-
taines.
Avec sa culture tant vantée, l'humanité se persuade
de plus en plus que notre vie n'est pas si éloignée de la
situation morale de ces hommes de nature, mais que
nous estimons plutôt trop notre civilisation, et que nous
rabaissons trop celle des peuples barbares. Déjà Livings-
tone a fait la triste découverte qu'une particularité, que
jusqu'ici nous n'avions attribuée qu'avec une légitime
fierté à notre civilisation, les cors aux pieds, se trouvent
aussi chez les nègres. Nos plus grandes maladies dont
la civilisation est la cause se retrouvent même chez les
sauvages. Que nous reste-t-il encore? Nos vices? Ils les

ont déjà. C'est pourquoi nous voulons nous persuader


que nous aussi nous sommes absolument naturels. Nos
armes meurtrières ? Ils les reçoivent avec empresse-
ment. Ils portent même les redingotes et les chapeaux
à haute forme dont nous ne nous servons plus. Nous
avons donc peu d'avance sur eux, excepté dans l'art de
falsifier le lait, le beurre et la bière. Mais combien de

temps s'écoulera-t-il avant qu'ils nous aient aussi copiés


en cela? Volney a depuis longtemps trouvé qu'il n'y a pas
la moindre différence entre les Mameloucks et les hé-
ros de l'antiquité classique. Les Grecs et les Romains
tant vantés, dit-il, ne se distinguaient que par le nom
des Huns et des Vandales, la philosophie de Socrate et la
poésie d'Euripide s'accordent à la lettre avec les idées
des sauvages de l'Amérique du Nord.
D'après les opinions admises dans ces sphères qui ne
donnent aucune attention à ce qui est chrétien, les quel-
ques différences qui nous distinguent encore des canni-
bales disparaîtront bientôt, si les propositions de Babeuf
et de ses partisans viennent à se réaliser. Selon eux,
l'Etat, l'Eglise, la propriété, le mariage, et toute civili-

sation élevée devraient disparaître. L'éducation ne de-


LE PARADIS PERDU 135

vrait donner aux enfants que les connaissances les plus


strictement nécessaires pour leur apprendre à lire, à
écrire et à calculer. Et ainsi serait établi l'état de nature.
Aussi les socialistes et les anarchistes se préparent-ils,
avec un zèle qu'on ne peut méconnaître, à l'introduire
de nouveau dans le monde civilisé. Et nous ne sommes
pas très éloignés de ce moment. Comme on le sait, le
monde a la forme d'une sphère et tourne rapidement,
mais aujourd'hui plus que jamais il aime les bonds pro-
digieux, ïl ne faudrait pas s'étonner qu'il se fatiguât de
cet excès de civilisation malsaine avec laquelle on le
tourmente actuellement, et qu'il voulût réaliser la vie
selon la nature en retournant à la barbarie complète.
Les preuves ne nous manquent pas. Béranger chante
déjà, dans une poésie connue (l),les gueux et les men-
diants comme les plus heureux des hommes. Lamartine
est pris d'enthousiasme pour les lazzaroni, Théophile
Gautier, dans son « Capitaine Fracasse », pour les co-
médiens ambulants, Henri Murger pour les Tziganes
des steppes et de la scène, Victor Fournel veille à ce que
nous n'oubliions pas les abîmes de corruption qui se ca-
chent dans les vieilles cours des miracles si magistrale-
ment Hugo, et Georges Berry nous
décrites par Victor
initie à leur continuation dans les temps modernes,

avec une connaissance si précise du vagabondage et de


la vie criminelle d'aujourd'hui, qu'il attire sur les re-
paires du vice et de la saleté l'intérêt de l'esprit le plus
indifférent.
Fourier est celui qui a, sous ce rapport, les idées les
plus simples et les plus audacieuses à la fois. Pourquoi
donc aller si loin quand le bien est si près de vous, dit-
il ? Ne l'avons-nous pas vu au milieu de nous? Ne le
voyons-nous pas tous les jours dans toutes les rues? Y
a-t-il jamais eu un état plus naturel et plus heureux que

celui des gamins de nos rues ? Si cet état n'est pas le


véritable état de nature, il n'y en a jamais eu et nous

(1) Béranger, Les Gueux, Chansons (Bruxelles, 1832), I, 62.


136 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
ne le trouverons jamais. Quelle barbarie que de traiter
avec autant de dédain qu'on le fait ordinairement ces
êtres charmants, uniquement parce qu'ils s'attroupent
pour faire du bruit et se rouler dans la boue ? Quel man-
que d'intelligence que de mépriser ce qui mériterait, à
bon droit, d'être considéré comme honorable ? Une
main directrice suffirait cependant à faire changer ces
inclinations naturelles en un moyen important de civili-

sation. Pour nettoyer les cloaques et les rues, service si


indispensable, on ne peut pourtant pas employer la
crème des citoyens. Ce n'est pas avec des mercenaires
stipendiés qui n'ont pas de goût au métier, ou avec des
ouvriers enrôlés par force que ce travail peut se faire.
Or les gamins des rues sont encore assez intègres et
assez naturels pour prendre goûta ces fonctions. Qu'on
ménage donc leurs inclinations, qu'on les favorise, qu'on
les cultive. Qu'on les organise en bandes régulières,
qu'on place à la tête de chacune d'elles un Khan, natu-
rellement le plus sale de tous, et qu'on excite son ambi-
tion en lui conférant le titre de brave des braves, qu'on
accorde enfin à ces bandes la place d'honneur dans le

service divin célébré sur l'autel de la patrie, et le pre-


mier rang dans les processions publiques, alors ce ne
sera plus qu'une question de temps pour que les préju-
gés insensés dont le Christianisme est la source, et qui
hantent toujours les cerveaux, disparaissent devant le

noble état de nature, et pour que l'humanité comprenne


comment c'est sur cette seule base qu'elle pourra s'éle-
ver à la vraie raison et à la vraie humanité (1 ).

nous avons l'état de nature dans le ruisseau. Il ne


Ici
résultat.
peut descendre plus bas. Il nous semble qu'avec cela une
tendance d'esprit qui accepte tout pour éviter la foi à la
surnature et à la déchéance de la nature, est arrivée à
son plus haut point.
Il est vrai que depuis, on n'a pas essayé de découvrir

(1) Stein, Socialismus und Communismus, (2) 556 sq. Jul. Schmidt,
Gesch. der franzœs. Liter., (1)11, 477.
LE PARADIS PERDU 137

un nouvel état de nature, mais la prétendue science


est retournée avec armes et bagages à l'endroit d'où le

mouvement était parti, c'est-à-dire chez les anciens cy-


niques et les anciens épicuriens. Ce qu'on nous vante
comme étant la découverte la plus moderne sur l'état

de nature, n'est pas autre chose que le réchauffement


de vues depuis longtemps refroidies de ces anciens phi-
losophes. Si nous interrogeons nos historiens de la civi-
lisation et nos ethnographes, ils sont unanimes à nous
dire que, dans l'état de nature, l'homme ne sait rien de
Dieu, rien de l'immortalité, de la rémunération, de l'é-

ternité, rien de la morale, du droit et de la loi. C'est des


meilleurs représentants de la science libérale, de Her-
bert Spencer et de ses disciples, que Krapotkin, le

prince des anarchistes, a appris son principe, que la for-


me primitive pure de la société ne comprenait ni loi ni
religion (1). Le mariage? disent ces philosophes. Mais
il n'en est pas question chez Hiomme de nature (2). Les
devoirs maternels? Mais pour les apprendre, il faut
aller à l'école des animaux (3). L'anthropophagie est
une coutume tout à fait inoffehsive (4). Manger les pa-
rents devenus vieux, onéreux et inutiles, est pour
l'homme de nature un devoir, et le fruit d'un dévelop-
pement intellectuel normal (5). L'imitation du genre de
vie de la bête fauve est déjà un degré plus élevé dans
le développement de la civilisation ; c'est pour ainsi
dire le degré héroïque de l'humanité (6). Mais la ven-
geance sanglante, l'exposition des enfants, l'esclavage,
sont des choses qu'il faut déjà classer dans les débuts
d'une civilisation distinguée Sans doute pour nous
(7).

à qui la formation, ou plutôt l'excès de formation qui


nous vient du Christianisme, a enlevé la force de com-

(1) New Ireland Review, May, 1894, p. 184.


(2) Lubbok (Passow), Entstehung der Civilisation (1875), 86 sq., 101.
(3) Schiller, JJeber die erste Menschengesellschaft (1836), X, 449.
(4) Lotze, MikrokosmuSy (1) II, 384.
(5) Bastian, Der Mensch in der Geschichte, III, 262-282.
(6) Lotze, loc cit., III, 252. — (7) Ibid., II, 386 sq.
138 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
mettre un meurtre. (1), ce sont là des principes quelque
peu étranges. Mais c'est précisément pour cela que
nous devrions nous défaire des vues chrétiennes, et aus-
sitôt ils nous paraîtraient acceptables.
Eh bien, si c'est là le dernier mot, nous n'avons plus
rien à ajouter. Nos adversaires ont eux-mêmes exprimé
le principe delà preuve duquel tout dépend pour nous.

Ou il y a une croyance à un état primitif surnaturel, et


une déchéance de cet état, comme l'enseigne le Christia-
nisme, ou bien, d'un autre côté, il va un état dénature
contraire à la nature, inhumain, horrible.

(i) Bastian, I, 244 sq.


TROISIÈME CONFÉRENCE

PÉCHÉ ORIGINEL ET PÉCHÉ HÉRÉDITAIRE.

1. La pratique des âmes enseigne que notre misère porte le caractère


de péché et qu'elle provient d'une faute. —
2. La doctrine de la

Révélation sur le péché originel et sur le péché héréditaire. 3. —


La théologie protestante et le péché héréditaire. 4. La —
science
moderne et le péché héréditaire. —
5. Demander quelle est l'ori-
gine du mal est une preuve en faveur de la croyance à une chute.
— 6. Souvenirs du péché originel dans les légendes anciennes. —
7. La façon dont l'antiquité concevait le monde est une preuve de
la croyance à une faute originelle. — 8. La doctrine de la migra-
tion des âmes comme souvenir du péché héréditaire. — 9. La ma-
nière dont les anciens expliquaient la situation du monde. —
10. Quelle valeur ont les preuves dans des questions de cette na-
ture? — 11. L'humanité peut aussi pécher en tant qu'unité or-
panique. — 12. Les deux lois du monde de l'hérédité et 13. —
Delasolidarité. —14. Amertume et consolations encore plusgrandes
de cette doctrine.

Que l'homme ne soit pas comme il devrait être, voilà ~


VT l{iq fô
qui ne fait pas de doute. pas tant porté à Fin- quenS mi-
S'il n'était
e
sincérité et à la dissimulation, il ne lui serait pas diffi- SrlçK du
1"

cile de sonder toute la profondeur de sa corruption. C'est ^provient


d'une faute.
précisément parce qu'il s'entoure de tant de soins pour
que personne ne pénètre son intérieur, qu'il donne la
meilleure preuve que tout n'y est pas en ordre. Car
nous le connaissons assez pour savoir qu'il se tiendrait
des journées entières à la fenêtre, la poitrine découver-
te, s'il trouvait dans cette attitude quelque chose qui
pût lui faire honneur devant les hommes.
C'est par suite de cet esprit cachotier du genre hu-
main qu'un juge d'instruction n'a guère plus de peine
avec un accusé, que le médecin de l'âme et l'historien
de la civilisation avec le malade qu'il doit ausculter pour
trouver le siège de son mal, c'est-à-dire l'humanité. Car
aussitôt que l'homme s'aperçoit qu'on vise à cette fin,
il agit absolument comme les enfants quand ils vont
140 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
dans l'eau au printemps. Le premier qui y entre éprouve
un frisson instinctif et pense en lui-même Si j'étai& :

donc dehors Mais lorsque ses camarades qui sont en-


!

core sur le bord lui demandent comment il se trouve, il


affirme bien haut, en claquant des dents, qu'il n'a pas
froid, qu'au contraire il se trouve tout à fait bien. C'est
ainsi que tous nous nous plaignons de la malice du
monde et que nous ne cessons de désirer sortir de son
milieu. Mais dès qu'on nous demande d'où peut prove-
nir le mal, nous ne voulons plus en entendre parler, et
lestermes nous manquent pour affirmer que c'est un
mensonge de dire que le monde est si mauvais, qu'il est

au contraire très bon.

Pour celui qui connaît l'âme, ce manque de loyauté


est lapreuve de deux choses. Il nous montre d'abord
qu'au fond de son cœur, l'humanité rougit de sa misère
qu'elle avoue des milliers de fois, et que, la plupart du
temps, elle exagère même beaucoup. Or, on n'a pas
honte de ce qui ne contient rien de honteux, et il n'y a
de honteux que ce à quoi une faute personnelle est atta-
chée. Donc la misère dans laquelle le monde languit
n'est évidemment pas exempte de faute. Elle n'est pas
seulement une misère, mais elle est une faute.
Il est clair en second lieu que cette faute doit avoir

une cause qu'on a des motifs de cacher, une cause par


conséquent qui est également honteuse, une cause qui
est péché et qui est encore pire que la misère qui pèse
sur nous, puisque nous préférons nier que nous ne
sommes pas à notre aise plutôt que d'admettre que notre
malaise provient d'une faute.
Pour qui comprend le cœur de l'homme, ces deux
conclusions sont aussi certaines que s'il les lisait sur
son front. Il est peu de sciences qui surpassent la psy-
chologie en sûreté et en valeur générale des résultats.
Toute négation est inutile en face de celui qui connaît
les hommes. Si un juge d'instruction ne découvre pas
la vérité dans le mensonge, la culpabilité dans le faux
PÉCHÉ ORIGINEL ET PÉCHÉ HÉRÉDITAIRE 141

prétexte, en vérité il a bien peu d'expérience de la vie


et du cœur humain.
Cependant, comme toute science humaine, la psycho- ^f/R
tri °f:

logie peut se tromper. n'y a que la vérité qui ne se jf^ïrSnS


Il
é ché
trompe jamais. Or la parole de Dieu est vérité. Si celle- 5S^e .

ci nous tient le même langage que la science du cœur

humain, nous avons alors toutes les garanties possibles

d'avoir touché le point juste.


Or, dans le cas -présent, la parole de Dieu s'accorde
de la manière la plus exacte avec ce que nous indique
l'observation de l'homme et de l'humanité. La Révéla-
tion elle aussinous enseigne deux choses. La première
c'est que la situation dans laquelle se trouve le monde
actuellement n'est pas seulement une situation miséra-
ble, mais une vie de péché, et que le mal, sous le poids
duquel nous gémissons, n'est pas seulement un mal
fondé sur la nature extérieure, mais un mal qui est
avant tout une misère morale. La seconde est celle-ci.

Tout notre mal, aussi bien le mal extérieur que le mal


intérieur, la souffrance et la faute, le péché et la puni-
tion ont à leur tour une cause qui est coupable et qui
elle-même contient plus d'iniquité que la corruption qui
est sortie d'elle.
Personne ne peut prétendre exempt de faute.
qu'il soit
Néanmoins nous pouvons déclarer, quand même nous
avons par notre coopération contribué beaucoup à cette
misère, que nous n'en sommes pas la cause directe,
mais que nous avons hérité d'elle avec notre nature.
Notre nature est corrompue. Si elle est tombée dans
l'état où elle se trouve aujourd'hui, ce n'est certes pas

arrivé sans notre faute. Mais personne non plus, à sa


naissance, ne l'a reçue comme elle aurait dû être. Nos
parents nous l'ont transmise corrompue, et eux aussi
l'ont reçue de leurs parents dans le même état de désor-
dre. 11 fut cependant un temps où elle était intacte. Elle
n'est pas sortie de la main de Dieu dans cet état de dé-
cadence où elle se trouve. Au commencement elle était
142 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
bonne, elle était plus que bonne, elle était juste et par-
faite. Maintenant elle est dépouillée de sa sainteté sur-
naturelle ; elle est même lésée dans sa bonté naturelle.
Elle est devenue ainsi par l'effet d'une cause qui fut
en même temps le premier péché et la racine de tous les
autres péchés. De ce péché primitif proviennent le péché
héréditaire, c'est-à-dire la perte de la justice primitive
paradisiaque, ainsi que la dévastation et le mal que nous
trouvons dans notre nature, dès notre enfance. Tout
cela ne peut être résumé en termes plus concis que San-
nazar l'a fait dans le passage suivant : « Lorsque la
convoitise insensée fit cueillir d'une main criminelle le

fruit d'or de l'arbre de la science du bien et du mal aux


premiers parents de l'humanité, leurs descendants hé-
ritèrent d'un amer arrière-goût de cette douce jouis-
sance. Indignes des dons du Seigneur, ils perdirent ce
qu'ils possédaient. Bannis du Paradis, condamnés à un
travail pénible, ils seront accablés par le péché, par la
misère et la crainte d'une mort qui ne se fera pas long-
temps attendre » (1).

3-Lathé- En face de cette doctrine de la Révélation, se dresse


tooSefiepî- l'incrédulité sous toutes ses formes, conduisant au com-
taire.
bat les forces réunies de ses champions passés et fu^
turs.
Tout d'abord nous avons affaire à l'armée des théolo-

giens protestants presque tout entière. 11 n'est en effet

pas comprendre comment les choses en sont


difficile à

venues ainsi, nous dirions presque comment les choses


en ont dû venir ainsi, car chaque excès se venge par un
contre-coup qui lui répond.
Les Réformateurs et leurs premiers disciples avaient
cru ne pouvoir donnerdes proportions assez grandes aux
conséquences de la chute originelle. L'homme, ensei- j

gnaient-ils, est tellement corrompu parle péché hérédi-


taire qu'il ne lui est plus resté de force pour le bien, et

(1) Sannazar, De partit Virginis, 3, 52 sq.


PÉCHÉ ORIGINEL ET PÉCHÉ HÉRÉDITAIRE 143

que même le péché a passé complètement dans sa na-


ture. 11 n'est pas étonnant que la raison, c'est-à-dire la

nature, se soit révoltée contre de telles exagérations,


preuve certaine qu'elle n'a pas été entièrement corrom-
pue par le péché, comme le Protestantisme voulait le
prétendre tout d'abord.
Le contre-coup commença par se faire sentir sur la

doctrine d'un état primitif d'innocence et de sainteté.


Gerhard le nie sans plus de façon. Admettre une perfec-
tion surnaturelle premier homme, dit-il, serait
dans le

abaisser la création divine. C'est absolument comme


si on voulait prétendre que la nature créée par Dieu eût

succombé sous le poids du mal sans un secours surna-


turel (1). La nature est assez bonne et assez forte par
elle-même.
Si le représentant le plus en vue de la soi-disante or-

thodoxie luthérienne parle ainsi, on peut se figurer ce


qui est arrivé depuis que la vraie foi est devenue un
objet de raillerie et de mépris. A l'époque du Rationa-
lisme où le mot de foi et de surnature inspirait encore
plus de colère que les mots de raison et de nature n'en
inspiraient à Luther, la lutte devint très vive contre cette
doctrine. Reimarus en particulier dirigea contre elle
toute sa bravoure anonyme (2). Ce qu'il laissa debout,
Dœderlein (3) le sacrifia à l'esprit du temps. Depuis
cette époque, c'est l'enseignement général de la théolo-
gie protestante qu'il n'y a jamais eu une sainteté surna-
turelle primitive, mais que l'état primitif a été un état
purement naturel (4).
Alors vint le tour de la doctrine sur la chute origi-
nelle et le péché héréditaire. On trouva, — et que ne
trouve-t-on pas quand on cherche ? — on trouva, disons-
nous, que l'enseignement du péché héréditaire était une
invention de saint Augustin. Pelage, qui avait joui bien

(1) Gass, Ueschichte der protest. Dogmatik, I, 286.


(2) Strauss, S. H. Reimarus, 160. —
(3) Gass, loc. cit., 123.
(4) Dœrne r, Gesch. der protest. Théologie, 874.
.

144 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME


à tort d'une mauvaise réputation jusqu'à ce moment,
était bien supérieur à Augustin en sévérité, en pureté
de doctrine et en érudition. Malheureusement, comme
dit Semler, il avait succombé dans des subtilités enfan-
tines ainsi que sous l'orgueil sans bornes d'Augus-
tin (1). Mais quand même Pelage a succombé sous le
nombre, la cause qu'il représentait, par conséquent la
science protestante moderne, n'a pas succombé Car, .

comme le prétend Ritschl, l'enseignement que combat-


tait Pelage, l'enseignement d'une chute du genre hu-

main, n'est pas mentionné dans l'Ecriture (2). Rothe


assure que ni le Rédempteur, ni aucun des Apôtres ne
connaît un mot du péché héréditaire (3). Dans saint
Paul, il y a sans doute quelques expressions qui semblent
indiquer en apparence qu'il admettait quelque chose
d'analogue, mais ce ne sont que des apparences (4)
Quant à l'Ancien Testament, surtout la Genèse, il n'en
Le récit biblique de la chute
dit rien (5). originelle n'a
pas un mot pour dire qu'elle repose sur la Révélation
divine. C'est même ce qui fait douter s'il un récit
est
historique proprement dit. Il n'est probablement pas
autre chose qu'une tentative très imparfaite, naturelle-
ment conforme au point de vue de cette époque,
très
pour résoudre, d'une manière philosophique, figurée et
poétique, l'ancienne époque de l'origine du mal (6).
Hiïllman donne un exemple presque incroyable d'abus
où peut conduire cette mauvaise interprétation de la pa-
role divine. La légende de la lutte se ramène à une his-
toire très simple, dit-il. Un jour, au temps de la moisson,
l'émir d'une caste régnante confia la garde de ses champs
homme à qui il donna pour compagnons un jeune
à un
homme et une jeune fille. Or le perfide conçut la pensée
de dérober les fruits et séduisit aussi les jeunes gens

(1) Gass, loc. cit., IV, 52 sq. ; III, 322-327.


(2) Ritschl, Versœhnung und Erlœsung, III, 293 sq., 268, 300 sq.
(3) Rothe, Dogmatik, I, 311. — (4) Ibid., I, 313.
(5) Ibid., I. 307. — (6) Ibid., I, 302.
PÉCHÉ ORIGINEL ET PÉCHÉ HÉRÉDITAIRE 145

pour en Mais il n'y a rien de si caché


faire ses complices.

qui ne finisse par se découvrir. La perspicacité du vieil


émir découvrit le larcin, et la fin de toute l'histoire fut
qu'ilcongédia séducteur et séduits (1). De cette histoire
insignifiante, qu'on rencontre tous les jours, a pris nais-
sance, parle plus grand des malentendus qui soient, la
croyance au péché héréditaire. Les philosophes et les
poètes l'ont transmisede génération en génération. Bien-
tôt l'émir devint l'Ancien des jours, le gardien du champ
un serpent, sinon le démon en personne, les deux per-
sonnes trompées devinrent le premier couple humain,
et d'un vol inoffensif commis dans les champs, on fit
dériver la chute du genre humain tout entier.
On rirait de bon cœur sur ces comiques preuves d'é-
rudition, s'il n'était pas si triste de penser que de telles

insultes faites à la foi sont proférées par des hommes


qui, abstraction faite des vœux de leur baptême, ont as-
sumé, en vertu de la vocation qu'ils ont eux-mêmes
choisie, la charge de prêcher les vérités divines au peu-
ple avide de les défendre par n'importe quel sacrifice,
et de les sceller de son sang si c'était nécessaire. Mais
on devait arriver à ceci, que celui qui ne croit pas en
Jésus-Christ ne peut plus respecter la parole de Dieu.
C'est avec raison que Vondel dit :

« Si on ne reconnaît plus la divinité »


« De Jésus-Christ notre pasteur, »
« Si on le croit engendré d'une manière ordinaire, »
« Par un père et une mère comme les enfants des hommes, »
« Et non par le miracle de l'opération ;:

« Du Saint-Esprit dans le sein de la Vierge, »


« Pourquoi la troupe des incrédules »
« Ne réduirait-elle pas en cendres, »
« En fumée, en brouillard, en vapeur, »
« La parole pure de Dieu »
« Dans la cornue des alchimistes? (2) »

Après cela, il ne faut plus nous étonner, si la littéra- *. - u


« . ., ,
'

,
science mo-
ure profane rejette avec tant de mépris 1 enseignement d ern e
, . ?
[ e
\
taire.

(1) Stiefelhagen, Théologie des Heidenthums, 420.


(2) D'après Baumgartner, Vondel, 268 sq.
10
146 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
de la chute originelle et du péché héréditaire. Ce qu'il
y a d'étonnant, c'est seulement la superficialité avec la-
quelle elle croit pouvoir renverser la vérité qui a jeté
de si profondes racines dans le cœur de l'humanité. La
science moderne des peuples sait à quoi s'en tenir au
sujet de ce que la foi à l'Ecriture Sainte est une supers-
tition.Mais maintenant pour prouver que la chute ori-
ginelle est chose impossible parce que l'homme primi-
tif s'est trouvé dans une barbarie toute animale, et que,
pour cette raison, une décadence encore plus forte n'a
pas eu lieu, Lubbock, l'ethnologiste si fêté, n'a pas
honte d'avoir recours à l'Ecriture Sainte qu'il nie en
principe. Celle-ci nous apprend, dit-il, qu'au début, les
premiers hommes n'étaient pas vêtus, et que plus tard
ils ne portaient qu'un léger vêtement de feuilles. Elle
nous montre en outre Adam et Eve incapables de résis-
ter aux petites tentations. Ces choses-là prouvent plus
que suffisamment qu'Adam a été le premier type du
sauvage (1), et qu'il n'était pas dans un état aussi élevé
qu'on se l'imagine ordinairement. Donc à la façon dont
Tinterprètentnos ethnographes, l'Ecriture Sainte prouve
simplement que les premiers hommes étaient des bar-
bares incapables de penser, des barbares sans civilisa-
tion et sans mœurs.
Les philosophes qui s'occupent de religion se rendent
également leur tâche facile dans cette question obscure.
Pfleiderer croit avoir découvert le même côté faible,
dans l'enseignement biblique seulement il le considère
;

davantage au point de vue moral. On ne peut se repré-


senter les premiers hommes autrement dit-il que ,
,

comme des individus sans éducation, des déclassés au


point de vue moral, des êtres à la volonté naïve, c'est
vrai, mais méchante, des êtres plongés dans la barbarie
morale. S'ils avaient été jadis surnaturellement parfaits
comme la foi l'admet, ils n'auraient pu devenir impar-

(1) Lubbock (Passow), Entstehung dev Civilisation, 448.


PÉCHÉ ORIGINEL ET PÉCHÉ HÉRÉDITAIRE 147

faits. Si donc les hommes sont maintenant imparfaits,


ils n'ont tout au moins pas été plus parfaits autrefois.
Puisqu'un mal considérable se manifeste déjà dans l'en-
fant, il a dû en être ainsi dans le premier homme. Nous
tous nous grandissons dans mal le mal est toujours
le ;

plus près de nous que le bien. Par conséquent nos an-


cêtres eux aussi ont dû avoir en eux plus de mal que de
bien. 11 ne peut donc nullement être question d'une
dhute originelle. Ce qui nous a fait commettre cette er-
reur, c'est que nous avons conscience que cela ne de-
vrait pas être comme c'est maintenant. Nous présumons
alors immédiatement que l'homme fut un jour comme
il doit être. De là vient l'apparence que les premiers

hommes furent jadis meilleurs que nous ne sommes


maintenant (1).
Quelle étonnante ignorance de la vie réelle ! Comme si
chez l'homme le meilleur, la chute dans le péché n'était
pas possible, et malheureusement souvent très réelle !

Toutefois cette ignorance n'est qu'une feinte. Pourquoi


Pfleiderer passe-t-il sur la question de savoir d'où vient
la persuasion que ce qui se passe en nous et chez les en-
fants ne devrait pas être comme c'est malheureusement ?
Pourquoi passe-t-il sur cette autre difficulté de savoir
comment l'aiguillon du péché est possible, si on veut
que le péché soit naturel?
Ce sont là des choses que nous ne voulons pas exa-
miner plus au long. Il nous suffit de constater que les
adversaires nous doivent encore une réponse sur les
difficultés que nous venons de soulever, difficultés sans
la solution desquelles toute parole est inutile. Il nous
suffit de constater que la science moderne ne peut éle-
ver de doutes sérieux contre l'enseignement de la chute
originelle, et qu'elle n'essaie même pas d'entrer dans
le vif de la discussion.

La superficialité de cette tendance, qui voudrait ar- mande7q_ue5ê


est l'origine
du mal est nne
preuve en fa-

(1) Pfleiderer, Die Religion, I, 1869, 302 sq. , 307 sq. Joyanceàûne
chute.
148 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
racher des esprits la croyance à chute originelle, se
la

manifeste bien quand elle croit trancher la question en

se contentant de diriger quelques attaques contre la


Révélation et le Christianisme. Mais ici nous avons af-
faire àune hypothèse que l'Ecriture Sainte seule n'a pas
inculquée dans le cœur des hommes.
Nous sommes en présence d'un fait qui nous est af-
firmé par l'histoire de l'humanité, en présence d'une
croyance que l'humanité possédait longtemps avant qu'il

y eut une Bible. Comme le dit très justement Pfleide-


rer, l'antique question, la question primitive de savoir
d'où provient le mal dans le monde , a conduit à la
croyance au péché héréditaire. Telle était aussi la ques-

tion que se posaient les Hindous et les Atzèques, les


philosophes grecs et les poètes romains. Or cette ques-
tion n'a de sens que lorsqu'on a la conviction que
quelque chose n'a pas existé de tout temps, mais qu'il
y a eu un moment où c'était autrement. Les questions :

D'où vient que deux deux font quatre ? D'où vient


et

que l'existence soit l'opposé du néant? Chacun les re-


jette comme étant inutiles. Mais si je demande: D'où
vient l'éclair? C'est tout à fait naturel, parce qu'il y eut
un temps où il n'existait pas, et qu'il y a eu besoin d'une
cause pour le produire. De même, on est autorisé à de-
mander D'où viennent les mauvaises herbes qui crois-
:

sent dans ce champ ? Car il ne devrait pas les porter et ;

il pourrait parfaitement se faire qu'il ne les ait pas.

C'est seulement dans le cas où quelque chose ne serait


pas, ou n'était pas jadis organisé comme il est mainte-
nant, ou pourrait être autrement, ou ne devrait pas être
comme qu'on pose la question D'où cela vient-il ?|
c'est, :

Par conséquent la question de l'origine du mal indique


que l'humanité est convaincue qu'il y eut un temps où
c'était autrement que maintenant où le mal règne par-
tout. Pfleiderer dit avec raison que, nous ne cherche-
rions pas l'origine du mal
nous n'étions pas convain-
si

cus qu'il n'en devrait pas être ainsi. Mais si telle est
PÉCHÉ ORIGINEL ET PÉCHÉ HÉRÉDITAIRE 149

notre conviction, nous sommes également convaincus


que notre situation actuelle est en contradiction avec
notre vraie nature. Or, comment serions-nous donc ar-

rivés à croire que notre situation actuelle est en oppo-


sition avec nos dispositions et que nous devons faire

disparaître cette contradiction, si, dès le commence-


ment, notre nature était telle qu'elle est maintenant ou
peut-être encore pire? L'idée qu'elle ne devrait pas être
ainsi serait donc aussi insensée et impossible qu'il est
impossible de penser que l'eau ne coule pas en bas,
qu'il serait insensé de croire que les trois angles d'un

triangle ne sont pas égaux à deux droits.


Par conséquent, le simple fait que tous les peuples et
tous les temps sont unanimes à soulever la question de
l'origine du mal, prouve suffisamment qu'ils croient tous
qu'ilfutun temps où le mal n'existait pas, et qu'en somme
il ne devrait pas exister.
Comment cette croyance s'est-elle répandue dans le ve ^^ p écSé
r g
monde? Les peuples sont incapables de répondre à ce ?e s 7éU™s
anciennes.
sujet. On conserve assez facilement les souvenirs de faits
consolants et édifiants, mais les souvenirs dont on rou-
git et dont on voudrait bien se défaire s'effacent vite.

Pourtant les hommes n'ont pas complètement oublié la


réponse à cette question. Comme le dit Platon, ils ont
gardé au moins lesouvenir qu'il y eut jadis un temps où
les hommes vivaient parfaits, où la maladie et la mort
n'existaient pas pour eux, un temps où la terre portait
des fruits d'elle-même, où les animaux vivaient en paix
avec les hommes, un temps où Dieu lui-même gardait
les hommes comme un pasteur (1). Mais malheureuse-
ment, dit Pindare, « l'homme ne put supporter tant de
bonheur ; son orgueil lui valut une peine terrible » (2).
Comme c'est assez bien établi, les Hindous considè-
rent Yama comme le premier homme (3). D'après le

(1) Plato, Politicus, 15, p. 271 e sq.— (2) Pindar., Olymp., 1, 55 sq.
^3) Spiegel, Eran. Alterthumskunde. I, 439. Lassen, Ind. Aller-
150 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
Rigveda Yami, c'est sa sœur qui chercha à le séduire. Il

rejette d'abord cette tentation, puis il finit par y succom-


ber d'une certaine manière, car le poète demande à être
délivré de la chaîneque Yama porte aux pieds (1 et pré- )

servé de marcher sur ses traces (2). Donc il se sent ou bien


rivé à une chaîne par le premier homme, ou du moins
attaché à la même chaîne que celle qui le retient captif.
Mais celui-ci dut tomber dans ces liens par le fait d'une
puissance extra-terrestre, puisqu'il est dit expressé-
ment (3) que le péché de Yama a été causé par les
dieux (4). Nous ne discuterons pas si c'est un souvenir
de la tentation primitive. Cela peut aussi avoir le même
sens que l'idée grecque de la jalousie des dieux.
Nous attachons encore une importance moindre à
Terreur bouddhique de la Kleça, le premier péché, parce
qu'elle aune tout autre signification que l'enseignement
chrétien du péché héréditaire.
Ce que Yama est pour les Hindous, Yima, Yem l'est
pour les Perses. Nous avons déjà parlé de sa chute. Au
lieu d'être maître de la loi divine, charge à laquelle
Ahura-Mazda l'avait destiné, il préféra être maître de la
terre et chercher sa grandeur dans des choses terres-
tres (5). Son devoir était l'obéissance, sa chute fut cau-
sée par l'orgueil, sa punition fut la mort. On ne peut
méconnaître la similitude frappante de ce récit avec le

récit biblique (6). Mais si facile que ce soit de le consi-

dérer comme une partie de la tradition religieuse éra-


nienne empruntée aux Sémites, et par conséquent étran-
gère, tout porte à croire qu'il est trop ancien pour qu'on

thumskunde, (2) I, 622 sq. Muir, Original Sanscrit teœts, V, 284 sq.,
300, n. 451.
(J) Rigveda, 10, 97, 16 (Ludwig, 1026).
(2) Ibid., 1, 38, o (Ludwig, 674).
(3) Ibid., 10, 97, 16.
(4) Muir, loc. cit., V, 288 sq. ? 301. Fischer, Heidenthum und Offen-
barung, 88-91.
(5) V. plus haut, II, 6.
(6) Windischmann, Zoroastrische Studien, 212-231.
PÉCHÉ ORIGINEL ET PÉCHÉ HÉRÉDITAIRE 151

puisse lui donner une telle origine (1). De plus, il ne


faut pas oublier qu'il existe des différences considéra-
bles entre ces récits (2). Comme ceux des Chaldéens sur
le déluge, ils nous montrent que les peuples, — même
en considérant comme juste la supposition d'un em-
prunt fait aux Juifs, — n'étaient pas disposés à sacrifier
leurs propres légendes, mais que c'est tout au plus s'ils

admettaient du dehors ce qui s'adaptait à leurs tradi-


tions, et mélangeaient ce qui leur appartenait en pro-
pre, et ce qu'ils avaient emprunté.
Les souvenirs assyro-babyloniens concernant la chute
originelle (3), —
et une autre interprétation n'est pas
possible, vu l'état actuel des recherches, semblent —
si vagues à première vue qu'on ne peut porter sur eux

un jugement sûr.
Nous passons rapidement aussi sur les récits mexi-
cains. Ici, la mère du genre humain Cihuakoatl est re-
présentée sous la forme d'une vierge au serpent. C'est
par elle que le péché s'est introduit monde. Les
dans le

monuments nous la représentent conversant avec un


énorme serpent (4). Ce sont sans doute là de grandes
ressemblances avec les récits de la Bible. Mais comme
il est possible que les influences bouddhistes de l'Asie
et les influences chrétiennes de l'Europe aient porté
dans la suite des temps maintes vues religieuses chez les
Atzèques, vues dont l'origine ne venait pas d'eux, nous
n'attacherons pas une grande importance à leurs
ici

légendes. D'ailleurs, comme nous l'avons déjà fait res-


sortir, la critique la plus sévère ne peut être qu'utile

dans de semblables comparaisons. Néanmoins des chré-


tiens sérieux, comme Prescott et Waitz, ont cru devoir
juger, d'après des recherches exactes, que les souvenirs

(1) Spiegel, Eran. Alterthumskunde, I, 530.


(2) Windischmann, loc. cit., 212. Cf. 31.
(3) Fischer, loc. cit., 213-215.
(4) Wuttke, Geschichte des Heidenthums 1,262 , sq.
152 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
religieux des Mexicains étaient leur bien primitif héré-
ditaire, apporté par eux de leur patrie (1).
Une question difficile est de savoir si les Grecs con-
naissaient une chute originelle.
On Nous ne voulons pas
a invoqué le récit des Titans.
nier que certains souvenirs du péché primitif aient pu
contribuer à la formation de cette légende. Pourtant,
celle-ci telle que nous l'avons sous lesyeux paraît ren-
fermer un autre sens. Ce n'est pas le premier péché qu'el-
le nous rappelle à la mémoire, mais ce sont ces tempê-

tes religieuses d'un temps postérieur, tempêtes pendant


lesquelles, sous les mouvements violents des passions
déchaînées, la foi relativement pure jusqu'alors déclina,
et pendant lesquelles l'introduction du polythéisme
sous sa dernière forme devint un fait accompli.
Des échos plus grands de l'enseignement biblique se
rencontrent dans le mythe de Prométhée (2). Nous disons
des échos, et c'est à dessein, car bien que Rink (3) y
trouve clairement exprimés les récits de la Bible, nous
ne pouvons pas partager son avis. Les anciens apolo-
gistes et les Pères le conçoivent déjà de plusieurs fa-
çons. Néanmoins, certaines de ses parties semblent in-
diquer assez nettement que ce qui en fait le fond résulte
d'une perturbation dans la croyance à la chute du pre-
mier homme, que ses ornements ne sont que des ad-
et

jonctions dues aux temps postérieurs. On ne peut nier


que le récit sur les actions de Prométhée et de Pandore
réponde, dans ses parties essentielles, à l'action d'Adam
et d'Eve (4) . Il est évident aussi qu'Hésiode attribue à
Pandore toute la misère qui règne maintenant sur la
terre (5), de même qu'il incrimine Prométhée de nous
avoir fait perdre l'état de félicité dont nous jouirions (6).

Waitz, Anthropologie der Naturvœlker, IV, 180 sq.


(1)
(2) Lasaulx, Studien, 316-344. Stiefelhagen, Théologie des Heiden-
thums, 524 sq.
(3) Rink, Religion der Hellenen, I; 321-333.

(4) Hartung, Religion der Rœmer, I, 180.


(5) Hesiod., Opéra, 94 sq. fLehrs). —
(6) Ibid., 42 sq.
PÉCHÉ ORIGINEL ET PÉCHÉ HÉRÉDITAIRE 153

Le crime de Prométhée consista, dit Platon, à dérober


la sagesse aux dieux, en même temps que le feu, et à
la donner aux hommes (1). Plutarque veut évidemment
dire la même chose lorsqu'il explique le nom de Pro-
méthée comme signifiant usage de la raison (2) et ,

Théophraste lorsqu'il prétend que c'est ce criminel qui

a apporté la philosophie à l'homme (3). Sans faire trop

violence à ce mythe, on pourrait trouver derrière lui

un léger souvenir de l'abus que l'homme a fait de la lu-

mière divine qui était inhérente à l'arbre de la science


<3ubien et du mal. Comme punition, on dit que Promé-
thée fut attaché à une croix sur le Caucase (4). 11 lui fut

également prédit que ses tourments n'auraient pas de


fin tant qu'un autre dieu ne serait pas descendu dans

les enfers , et ne serait pas chargé de satisfaire à la


peine qu'il avait méritée (5), Si, à cette légende, nous
ajoutons celle des quatre âges du monde, et de la dé-
générescence progressive des choses humaines , nous
ne pouvons nier que la chute primitive du genre humain
n'a pas disparu entièrement delà mémoire des premiers
Crées, quand même ils n'en avaient pas une idée très
•exacte.

De même, il n'est pas douteux,'T.qu'un certain aveu, çon7 rH


i
fa "
dont lan- ?

ou, mieux dit, une forte exagération de la croyance à la 'Ke Se


chute originelle se trouve exprimée dans ce principe dïucrSJSS
aute
terrible, que nous avons vu être la pensée fondamentale orig?neiie!
de l'antique conception du monde, le principe que la vie
est une punition (6).
Ceux qui ne tarissent pas d'éloges sur la sérénité d'es-
prit des anciens connaissent mal leur vie, ou, s'ils la

connaissent, ils ne veulent pas dire la vérité. Eux-mê-


mes parlent tout autrement que ne les font parler leurs

(i) Plato, Protagoras, il, p. 321, d.


(2) Plutarch. De forluna,3.
,

(3) Teophrast., Fragm., 50 (Wimmer).


(4) Lucian., 7, 1, 2; 13, 6.
(5) yEschyl., Prometh., 873 sq., 1026 sq. Apollodor., 2, 5, 4, 6.
(6) Vol. II, 1.5.
154 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
admirateurs actuels. C'est ainsi que s'expriment Hésiode
et Ovide « Les maux funestes errent au milieu des
:

hommes. Ils remplissent la terre, ils remplissent la


mer (1). Dans l'âge de fer, tous les crimes se font jour ;

la pudeur, la vérité, la bonne foi prennent la fuite ; à


leur place régnent la ruse, la trahison, la violence et la
coupable soif de posséder (2). Les hommes, tourmentés
par le travail et la douleur, n'ont de relâche ni la nuit ni
le jour.Cependant mêine pour eux, la vie est un mé-
lange de douleur et d'amertume. Mais ils sont destinés à
périr, puisque leurs tempes blanchissent de si bonne
heure (3).
Telle est la véritable conception de la vie dans l'anti-
quité. C'est de cette disposition d'esprit qu'est partie
cette sentence que nous rencontrons si souvent chez les
classiques : L'existence est le plus grand malheur qui
puisse frapper l'homme (4). Cette affirmation ne provient
pas seulement d'un acharnement momentané ou d'une
maussaderie contre les défauts accidentels de l'entou-
rage, par conséquent pas d'un égarement moral passa-
ger. Elle est plus que cela. Elle est l'expression d'une
conviction dogmatique, elle est une condamnation en
principe de la vie humaine
du monde. et
Sans doute aucun, cette manière de voir est une er-
reur. Ce n'est pas la vie qui est péché ou punition. Le
fait que l'homme vit dans un état si corrompu vient

uniquement de sa faute, et le fait qu'il est obligé de sup-


porter une vie pleine d'afflictions vient de ce que ces
peines lui sont imposées comme punition. Mais il est
facilede voir qu'il y aune vérité au fond de cette exagé-
ration. Plus c'est une pensée effrayante et contre nature
de dire que la vie est injustice et péché, plus cette pensée
indique clairement qu'elle n'est qu'une déformation de
la doctrine du péché héréditaire.

(1) Hesiod., Opéra, 101 sq. (Lehrs).


(2) Ovid., Metam., I, 128 sq. —
(3) Heâiod., Op., 177 sq.

(4) Vol. II, 1, 5.


PÉCHÉ ORIGINEL ET PÉCHÉ HÉRÉDITAIRE 155
Il est encore un second point sur lequel nous pouvons trinele^ami-
n
invoquer témoignage des Grecs et de beaucoup
le !mes° comme

d'autres peuples, au sujet de la croyance à la chute du pécKérédi"


taire.
genre humain. Nous voulons dire l'enseignement sur la
migration de l'âme.
La doctrine de la migration de l'âme a, dit-on, pris

naissance en Egypte (1). Il peut se faire que les Egyp-


tiens aient offert cette bizarre doctrine aux Hindous en
retour des nombreux présents qu'ils avaient reçus d'eux ;

mais il peut parfaitement se faire aussi que ce soient les


Hindous qui la leur aient communiquée. En tout cas,
elle fut considérée par les anciens comme une manière

propre avant tout à l'Egypte (2). Phérécide qui alla étu-


dier en Orient fit passer cette doctrine de l'Egypte dans
la Grèce empruntée par celui qui devait
(3). Elle lui fut
être son apôtre proprement dit en Occident, et qui le
fut plus tard en Orient par ses disciples postérieurs, Py-
thagore. Chez celui-ci, comme chez Platon, elle formait
une partie essentielle de la conception philosophique du
monde (4). Chez les Celtes aussi, lesdruidesenseignaient
la migration de l'âme et la considéraient, selon l'expres-
sion de César, comme un des moyens principaux pour
favoriser la vertu (5). Cependant, pour bien compren-
dre cette remarque, il faut considérer que souvent les
anciens ne faisaient aucune différence entre la migration
de l'âme et la continuation de l'existence personnelle
après la mort (6). Quant à la question de savoir où les
Celtes ont puisé la croyance à la migration de l'âme,
beaucoup paraissent avoir admis qu'ils la tenaient de
Pythagore (7). Mais c'est peu vraisemblable, et c'est

(1) Herod., 2, 123, 2.

(2) Diogenes Laert., Prœm., il. Clem. Alex., Strom., 6, 4, 35.


(3) Cicero, Tusc, 1, 16. Tatian., 3. August., Ep., 137, 3, 12.
(4) Plato, Rep., 10, 13, p. 614 sq. ; Phœdrus, 29, p. 249.
(5) César, Bell. GalL, 6, 14.
(6) Herodot., 2, 123, 2. Strabo, 4, 4, 4.

(7) Timogenes, Frag., 7 (Mùller, Fragm. hist. Gr., III, 323). Am-
mian. Marcell., 15, 9.
156 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
pourquoi il faut préférer le récit de Diodore disant que,
comme lui, ils avaient possédé cette manière de voir in-
dépendamment dePythagore (1).
Comment une doctrine si bizarre, dont Lactance dit
avec raison qu'elle provoque plutôt la raillerie que la
réfutation (2), a-t-elle pu devenir le bien commun de
tant de peuples, l'enseignement favori de tant de pen-
seurs éminents, une conviction à laquelle on s'est tenu
pendant des une ténacité incompréhensi-
siècles avec
ble? Aujourd'hui encore, un certain nombre de per-
sonnes, moitié pour plaisanter, moitié sérieusement,
n'auraient pas mal envie de rajeunir l'enseignement de
la métempsychose, soit par suite d'une certaine prédi-
lection pour les vieilles toquades, comme Julius Mill-
ier (3), soit pour chercher comme Hume, Lessing (4),
Leroux et Raynaud (5), les choses les plus bizarres dans
les balayures du passé, pourvu qu'elles contredisent le
Christianisme. Leur seule préoccupation est d'avoir des
idées bizarres, et de contredire avec éclat ce que tous
croient. Pourtant, les anciens soutenaient cette opinion
avec un sérieux véritable, et croyaient avoir trouvé en
elle une solution à l'énigme de l'existence. Or, comment
leur était-elle venue à l'esprit ?
Il n'y a pas de doute, que des vues panthéistiques
y
aient été jointes dans les temps postérieurs. Mais ce
n'est pas une raison pour concevoir son origine unique-
ment comme le résultat de la doctrine de l'émanation
panthéistique. Le sens primitif était tout autre.
Pour expliquer cette idée singulière, nous devons
recourir à une autre doctrine non moins bizarre, qui se
trouve sous différentes formes également chez tous les
peuples cités et chez beaucoup de penseurs. Us croyaient
qu'avant cette vie, l'âme avait vécu dans un état beau-

(1) Diodor., 5, 28, 6. —


(2) Lactant., 7, 12.
(3) Jul. Mûller, Lehre von der Sunde, (6) II, 518 sq.
(4) Lessing, Erziehunq des Menschengeschlechtes, § 94 sq.
(5) Adam Franck, Philosophes modernes, (1879), 355 sq. 5 371.
PÉCHÉ ORIGINEL ET PÉCHÉ HÉRÉDITAIRE J 57

coup plus parfait, puis qu'ayant péché par présomption,


elle avait perdu sa ressemblance avec Dieu, et que c'é-
tait précisément pour expier cette faute qu'elle avait été
envoyée dans cette vie. Ainsi pensaient les Egyptiens (1),
les Orphiques elles Pythagoriciens (2). Partant de ce
point de vue,Empédocle tient ce langage : « Revêtue d'une
chair étrangère, ô âme, tues chassée de la sublime pa-
trie de la vie, et tu as été envoyée ici pour mourir (3) ».
Cette manière de voir se trouve même chez les Ro-
mains, comme l'assure Cicéron (4). Dans le mythe gran-
diose du char divin sur lequel l'âme s'est élevée trop
haut, Platon dépeint la présomption de celle-ci, sa chute
dans cette vie terrestre, et la misère dans laquelle elle
gémit maintenant (5), de sorte qu'on est tenté de croire
que le récit bien connu de Phaéton (6) ne contient pas
l'idée d'une transformation quelconque du monde, mais
le souvenir dogmatico-éthique de la chute originelle.
Pour l'enseignement de Platon, on sait suffisamment
quelle influence il exerça plus tard non seulement sur le
Néo-platonisme (7), et sur différents faux docteurs, en
particulier sur Basilide (8), mais même sur de bons doc-
teurs chrétiens, et avant tout sur Origène (9), Syne-
sius (10) etNemesius(ll').
Mais l'origine de toutes ces erreurs remonte bien au
delà des temps du Christianisme, et leur vraie patrie est
l'Orient. Aujourd'hui encore, on y trouve répandues,
sous les formes les plus diverses, les doctrines platoni-
ciennes de la préexistence de l'âme et du ressouvenir,,
c'est-à-dire de la croyance que tout ce que nous avons

(t) Stobseus, Eclog. phys., I, 950 (Heeren).


(2) Clem. Alex., Strom., 3, 3, 14-17.
(3) Empedocles, v. 414, 416 (Mullach, Fr. phil. Gr., I, 12).
(4) Augustin., Contra
Julian., 4, 15, 78.
(5)Plato, (Phsedrus, c. 25 sq., p. 246 sq.).
(6) Ovid., Metam., I, 755 sq., II, 47 sq.
(I) Plotin., 5, 1, 1. -- (8) Clem. Alex., Strom., 4, 12, 83.

(9) Origenes, Princ, 1, 6, 2; cf. 2, 2, 2 8, 3. ;

(10) Synesius, Hymn., 1, 81 sq. ; 3, 548, sq. 729 sq. ; 5, 31 sq.'


(II) Nemesius, Nat. hom., c. 2.
158 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
appris n'est rien autre chose que le rafraîchissement de
ce que nous avons déjà su dans cette vie d'autrefois, et
que nous avons oublié lorsque nous avons été bannis
sur cette terre (1). Chez les Birmans, toute maladie et
toute infirmRé physique est considérée comme une pu-
nition pour des péchés commis- dans une vie anté-
rieure (2). Dans les écrits du perse Sufîs (3), et dans la

Kabbale juive (4), apparaissent aussi différents prin-


cipes qui démontrent combien ces vues sont vieilles en
Orient.
Quelque bizarres que soient ces doctrines, il est facile
de comprendre comment elles naquirent, aussitôt que
la raison eut quitté le chemin de la vérité pour suivre
les voies qu'elle s'était tracées. La faute d'où vient notre
misère remonte bien au delà des temps historiques.
Mais il ne faut qu'une petite erreur de l'intelligence qui
montre d'ailleurs assez de zèle sans cela pour éloigner
d'elle la faute autant que possible, et le péché lui paraît
être au delà de toute époque terrestre. Le péché préhis-
torique est devenu alors un péché antérieur au temps.
Sans doute la faute de l'humanité tout entière devient
par là la faute personnelle de l'individu, mais elle n'est

pas aussi lourde pour chacun, puisque l'homme l'a com-


mise avant d'avoir séjourné dans cette vie. Il l'a com-
mise, c'est vrai, mais il Ta commise par l'intermédiaire
d'un autre, puisque, dans"ce temps-là, il n'était pas en-

core ce qu'il est maintenant. C'est donc une excuse très


commode pour la participation au péché général. Or,
c'est ce qui nous explique la doctrine de la migration de
l 'âme. C'est par suite d'une faute propre, dit cette doc- .

trine, que l'âme a dû quitter une vie antécédente meil-


leure, pour expier dans cette vie les fautes qu'elle a com-
mises dans celle-là. Or, qu'arrive- t-il, si elle n'expie

(1) Banerjea, Dialogues on the Hindoo philosophy (London, 1861)


96 ff. — (2) Ritter Erdkunde, IV, 1, 269.
(3) Stœkl, Gesch. der Philos, des Mittelalters, II, 183.
(4)I6id., II, 243 sq.
PÉCHÉ ORIGINEL ET PÉCHÉ HÉRÉDITAIRE 159
pas sur cette terre, si, au contraire, elle tombe encore
plus bas dans cette vie et ajoute une faute nouvelle à la
faute d'autrefois ? C'est alors qu'elle doit continuer son
expiation, et cela, dans un état plus humiliant, peut-être
dans le corps d'un animal, jusqu'à ce qu'elle soit puri-
fiée de toute faute. C'est pourquoi Platon joint partout
cette doctrine à celle du jugement après la mort et à
celle de la rémunération (1).
Nous avons donc le droit de considérer la doctrine de
la métempsychose comme la confirmation la plus posi-

tive de notre enseignement sur le péché héréditaire. 11


n'y a pas que les esprits qui ont subi l'influence du Chris-
tianisme, qui voient en elle un souvenir que tous les
hommes sont obligés d'expier un péché qui pèse déjà
sur eux depuis un temps où ils n'étaient pas encore dans
cette vie (2). C'est aussi l'opinion des païens, quand
même elle n'est pas toujours exprimée clairement. Phi-
lolaus dit que le caractère distinctif de ïa doctrine des
anciens théologiens et voyants consiste en ce que l'âme
qui est unie au corps, dans lequel elle est enfermée
comme dans un tombeau, est ainsi unie à lui, unique-
ment pour faire pénitence d'une faute qui n'est pas très
bien déterminée (3). Platon nous a conservé la sentence
analogue d'un homme distingué, commeildit, seulement
il ne sait plus si c'est un Sicilien ou un Italien (4). Mais

Empédocle manière vraiment émouvante


décrit d'une
le sort des esprits tombés et qui, comme punition, ont

été bannis dans l'existence humaine « Pauvre mortel, :

faible ver de terre, rejeté comme l'écume que rejette


la mer emporté comme le
et brin de paille dans le tour-
billon Les vents te poussent dans la mer, puis celle-ci
!

te vomit sur la terre. La terre ferme ne veut pas te re-

Plato, Phxdrus, 29, p. 249 Phœdo, 57, p. 107, e ; 62, p. 113, d.


(1) ;

Augustin., Sermo, 240, 4. vËneas Gaz., De immort. (Theophras-


(2)
tus), Bibl. Lugdun., Vlll, 651 f.
(3) Philolai, Fragm., 2'ô(Mu\\<ich,Fragm.phil. Gr.,ll,7).Clem. Alex.,
Strom., 3, 3, 17.
(4) Plato, Gorgias, 47, p. 493, a.
160 CHANGEMENT DE L HUMANITÉ EN HUMANISME
cevoir et te livre au soleil ; le soleil te livre au vent ;

une chose te pousse vers une autre, et disparaît promp-


tement (1) ».
11 n'y a donc pas de doute que la conception panthéis-

tique de la migration de l'âme soit une fausse interpré-


tation de cet enseignement. Sa signification primitive
est une défiguration de la doctrine sur la chute et sur
la corruption héréditaire du genre humain. Les peuples
purent bien défigurer ce triste souvenir qui jette un
jour si sombre sur leur berceau, mais ils ne purent ja-
mais l'oublier.
9. — Ma- La conclusion de tout ceci est que la tradition uni-
nière dont les .
Anciens ex-
pliquaient le-
verselle du genre
° humain a conservé, dans ses parties
L 7

tatdumonde.
essentielles, ce que la Révélation nous transmet sur la
chute originelle et sur le péché héréditaire.
C'est pourquoi les esprits les plus nobles de tous les
temps se sont donné beaucoup de peine pour trouver
des raisons expliquant cette conviction des peuples, que
d'ailleurs ils trouvaient confirmée dans leur propre in-
térieur. Mais ils ne furent pas très heureux sous ce rap-
port. Quelque nombreuses et détaillées que soient le&
recherches des anciens philosophes sur l'origine du
mal, elles ne paient guère la peine qu'elles ont coûtée r
si on veut arriver à des résultats pratiques. Au fond, il
n'y a que trois faits qui aient été solidement établis par
ces discussions.
En premier lieu, les païens nous disent presque à l'u-
nanimité, que le mal qui s'attache à chacun de nous ne
dépend pas toujours de l'individu, mais qu'il est sou-
vent le résultat d'une puissance étrangère, plutôt qu'il
n'en est la cause. Socrate, comme on le sait,* se laissa
entraîner si loin par cette observation, qu'il prétendit
que l'homme n'est pas méchant volontairement (2). C'é-
tait sans doute une grande erreur, mais elle partait de

(1) Empedocles, De natura, 30-35 (Mullach, I, 2).

(2) Plato, Timœus,p. 86, e; Meno, 10, p. 77, c. sq. ; Protagoras,


31, 37, p. 345, d. sq. 355, d.
PÉCHÉ ORIGINEL ET PÉCHÉ HÉRÉDITAIRE 161

la juste supposition que notre inclination au mal ne


peut s'harmoniser avec notre nature telle que nous l'a-
vons reçue de Dieu. Selon ses propres expressions, il
n'est pas naturel que le péché nous atteigne plus vite
que la mort, et qu'il soit beaucoup plus difficile de lui

échapper qu'à elle (1).


En second lieu, les philosophes ont aussi trouvé que
la domination du mal s'est étendue d'une manière gé-
nérale sur tous les hommes et sur l'humanité tout en-
tière. Ce ne sont pas seulement les individus, qui, pour
leur personne, subissent son charme, mais c'est la to-
talité comme telle qui est mauvaise et corrompue. Ainsi

le déclare Sénèque (2). De même Platon dit que ce n'est


pas seulement dans les actions de chaque homme en
particulier que le bien et le mal se trouvent toujours
côte à côte, mais que cela se passe également dans le
monde en général, à tel point qu'on pourrait le croire
animé et conduit par deux puissances tout à fait diffé-
rentes (3).

En troisième lieu, les anciens ont déjà reconnu, — et


pour cela, ils n'avaient qu'à ouvrir les yeux aux faits,
— que le mal renferme en lui une certaine fécondité,
et qu'un péché en entraîne toujours un autre après lui.

C'est pourquoi ils eurent déjà la pensée d'admettre que


de même qu'un bien a pour principe quelque chose de
bon, de même le mal a pour principe quelque chose de
mal (4).

Les penseurs païens ne purent pas aller plus loin que


ceci. 11 ne faut pas les en blâmer, car, nous avons affaire
ici à une doctrine qu'il est très difficile d'approfondir.
Rien, dit saint Augustin, n'est plus facile que de se ren-
dre compte que l'humanité n'est pas comme elle devrait
être , mais rien n'est plus difficile que de compren-

(1) Plato, Apologia, 29, p, 29, a.


(2) Seneca, Ira, 2, 9, 10 ; 3, 26, 27.
(3) Plato, Leg. y 10, p. 896, d. sq.
(4) Aristot., Metaph.,. 1, 4. 3.
H
162 CHANGEMENT DE LHUMAN1TÉ EN HUMANISME
dre comment le fait s'est produit. Non pas que les mo-
tifspour l'expliquer fassent défaut, maisceux-ci ne sont
pas faciles à exposer, et, pour les admettre, il faut du
sérieux et de la réflexion (1). Il n'est donc pas étonnant
que, sous ce rapport, il soit difficile de connaître la vé-

rité (2). Ceci provient en partie de ce que personne


n'aime examiner attentivement sa propre perversité et
les causes qui l'ont produite, et en partie de ce que
cette question appartient à l'ordre surnaturel et ne peut
être résolue parfaitement que par la Révélation.
En tout cas , c'est un honneur pour les penseurs
païens d'avoir cherché à approfondir ce point difficile au
prix de tels efforts. Il leur fallut avouer qu'ils devaient

y renoncer, mais cela ne les empêcha pas de confesser


le fait de la culpabilité générale, et d'admettre au moins

que une cause commune. Les moder-


celle-ci doit avoir

nes qui se sont écartés delà Révélation se distinguent


des païens par des côtés qui sont loin d'être à leur avan-
tage. Les païens cherchaient au moins une explication à
ce qui est établi par l'histoire. Les modernes préfèrent
contester le fait indéniable uniquement pour ne pas
être obligés d'avouer qu'il n'y a pas d'explication à cela
en dehors de celle que donne la Révélation. Les païens
cherchaient des raisons modernes cherchent des
,
les

difficultés. Les païens voulaient prouver, les modernes


veulent démolir. Les païens ne trouvaient aucun motif
de négation dans la difficulté de l'explication les mo- ;

dernes exagèrent à dessein l'impossibilité d'expliquer


le péché héréditaire pour donner une apparence de
droit à leur négation.
îo.-Queiie Cependant, la doctrine de la transmission par héri-
a U r 0n
p reu v es dans tage du mal provenant d'un péché primitif n'est rpas si
des questions ° •

_.
'

de cette na- difficile a expliquer.


l *
tare ?

Nous ne voulons pas dire par là qu'elle puisse être


prouvée au moyen delà seule raison. Il est toujours

(1) A ugust., Contra Julian. Pelag., 6,5, 11.


f2) August,, De nuptiis et concupisc , 1, . 19, 21.
PÉCHÉ ORIGINEL ET PÉCHÉ HÉRÉDITAIRE 163

dangereux de vouloir édifier des événements historiques


exclusivement sur des hypothèses philosophiques. Il est
très facile par exemple de prouver par des faits, que la
ville bâtie sur le Tibre devait s'emparer de la domination
du monde, que l'Empire devait passer aux Allemands.
Mais y a-t-il quelqu'un qui ait pu nous montrer seule-
ment cent ans à l'avance, qu'à telle ou telle époque sur-
girait un Napoléon, ou que Constantinople appartien

draitaux Turcs en telle ou telle année? Tout le monde


connaît le peu de solidité de ces raisons inventées après
coup.
Si ceci est vrai des choses naturelles, c'est encore plus
vrai des choses surnaturelles et des événements histori-
ques dont parlé la Révélation. Ceux-ci ne peuvent se
prouver que comme tous les faits historiques, c'est-à-
dire par les sources qui leur sont propres. Quelqu'un
croirait qu'il nous est possible de les exposer par de
simples motifs de raison, ou s'offrirait à tenter cette en-
treprise, qu'il nous produirait l'effet d'un homme qui
s'engage à faire aujourd'hui, par la géographie de l'Eu-
rope et par l'histoire du XIX e
siècle, une histoire univer-
selle du troisième millénaire.
Donc, on ne peut prouver l'existence de la justice pri-

mitive, de la chute et de la corruption générale que par


les sources de la Révélation. Néanmoins l'histoire pro-
fane elle aussi, la psychologie, et avant tout la sociolo-
gie, fournissent assez de résultats servant à confirmer
les données de la Révélation. Il faut admettre ici la même
chose que dans les pures vérités de foi. Tout ce qu'on
peut exiger de l'activité de la raison relativement à ces
questions est tout simplement la preuve qu'elles ne sont
ni impossibles ni invraisemblables, et qu'elles concor-
dent parfaitement avec des vérités qui sont sûres par
ailleurs.
Or ce n'est pas difficile. La doctrine du péché origi- n.-i/im
nel est liée de la manière la plus étroite avec la doctrine aussi pécher
, ,, . . , , .
entantqu'unj-
ae 1 unité organique du genre humain; nous pouvons té organique.
1 64 CHANGEMENT DE L HUMANITÉ EN HUMANISME
même dire qu'elle forme une seule et même chose avec
elle.

Ce principe si important, de l'appréciation juste du-


quel dépend non seulement l'enseignement social, mais
l'existence de la société elle-même, a été complètement
nié, comme dans les temps du libéralisme atomistique
individualiste, cet acide corrosif, décomposant toute vie
organique et sociale.
En cette matière, la nécessité, cet aiguillon de l'intel-
ligence, fraie aussi peu à peu une voie qui permet delà
mieux pénétrer.
Il n'y a pas de doute que, en partie sous l'influence
des vues socialistes, et en partie par enthousiasme pour
la soi-disant nouvelle découverte, l'époque a été parfois
trop loin en voulant bannir complètement la liberté per-
sonnelle et la responsabilité par les doctrines moitié
panthéistes, moitié fatalistes delà morale collective, de
la suggestion sociale, delà psychologie collective. Selon
cette manière de voir, la communauté seule serait ac-
tive. La pensée de l'individu succomberait sous le poids!
de l'opinion publique; ses actions seraient absorbées
par la morale publique et par le paroxysme populaire
de l'organisme social tout entier, par l'âme du peuple
et par le corps social.
11 nous est impossible d'entrer ici dans des détails
pour réfuter ces vues pernicieuses que nous avons cher-
ché à rectifier ailleurs. Pour le moment, il nous suffît
de dire qu'au fond de ces exagérations évidentes, il ya
une vérité indéniable de la plus haute importance. Une
corporation, une société ne sont pas autonomes et acti-
ves, lorsqu'elles sont séparées des hommes qui les com-
posent. Leur activité a pour point de départ la liberté,
l'action d'ensemble et l'activité commune de leurs mem-
bres. morale publique, sociale, est donc
Leur morale, la

le résultat de ce que les individus accomplissent en

commun, de même que leur tendance intellectuelle, la


soi-disant opinion publique est le résultat et l'idée de
PÉCHÉ ORIGINEL ET PÉCHÉ HÉRÉDITAIRE 165

ce que tous pensent et disent lorsqu'ils agissent comme


totalité.

Mais nous disons : comme totalité. Tout le monde sait


que les hommes parlent et agissent d'une manière tout
autre, selon qu'ils le font commecommunauté ou comme
individus. C'est pourquoi on ferait une grave erreur si

on voulait concevoir la morale publique et les mœurs


publiques comme la somme de toutes les activités pri-

vées. Non seulement elles ne sont pas cela, mais sou-


vent elles sont tout le contraire de ce que les individus
veulent et pensent.
Un exemple: 11 comme homme
n'y a personne qui,
privé, ne déteste la guerre, maiscommepatriote, comme
représentant du peuple, comme membre d'un organisme
social, comme représentant de l'opinion générale, com-
me exécuteur de la morale publique tous sont pris ,

d'enthousiasme pour elle.

Donc, quoique tous les individus pris ensemble for-


ment l'activité publique sociale, il faut pourtant bien dis-
tinguer l'activité^ la morale, l'opinion de la société
de ce que les individus font quand ils agissent en leur
propre nom. Donc, la société comme unité, comme or-
ganisme, a sa tendance intellectuelle sociale, sa morale
et son activité particulières. La plupart du temps, c'est
la seule liberté de tous les membres qui les produit,
mais souvent aussi c'est l'influence excessive d'un ou de
plusieurs esprits supérieurs à qui la grande masse se
joint pour tel ou tel motif, aussitôt qu'il s'agit d'une ac-
tivité publique. Dans ce cas, il faut toutefois bien dis-
tinguer l'activité sociale, l'activité du tout, quand même
elle est produite par la liberté des hommes, de l'activité
personnelle de tous les individus.
Ceci apparaît particulièrement dans cette grande puis-
sance entraînante, on serait parfois tenté de dire irrésis-
tible, qui gît dans l'opinion publique et dans la morale
publique, pour le bien comme pour le mal. Qu'on se
rappelle le cri des Croisades : Dieu le veut ! Qu'on se
166 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
rappelle la folle nuit du 4 août 1789. Qu'on se rappelle
l'enthousiasme pour la Guerre delà liberté en 1813. Ceci
et d'autres faits analogues démontrent que souvent la
morale publique entraîne et transforme les individus,
même quand ils se trouvent sous l'influence de la tota-
lité, en fait des hommes nouveaux et les porte à accom-
plir des actions tout autres que s'ils vivaient pour eux
seuls.
Il en résulte que seul ce Libéralisme qui a décomposé
pendant si longtemps toute communauté, toute unité,
toute vie, jusqu'à rendre impossible à l'heure actuelle
la pensée d'un organisme que seul le Matéria-
social, et
lisme — qui d'ailleurs ne connaît aucune unité intellec-
tuelle, — pouvaient nier l'ancienne doctrine d'après la-
quelle il y a des crimes collectifs, comme de grandes
actions collectives. Aucun sophisme n'enlève à l'huma-
nité la conviction qu'elle peut elle-même faillir, qu'elle
aussi peut devenir pécheresse et punissable. C'est pour-
quoi les anciens ont otfert des sacrifices de prières et
avant tout d'expiation, pour leur cité, leur patrie/ le
peuple tout entier. Et quelque nombreuses que soient
les raisons apportées contre cette conviction par les ju-
risconsultes et les historiens, quelque sévères que fus-
sent les punitions etamères les suites qui en étaient les

récompenses, les hommes persistaient à parler de mal-
heurs nationaux, de punitions nationales, d'épreuves
nationales et leurs écrits le font aussi.
Or ceci nous aide à comprendre deux lois qui régnent
dans le monde d'une façon indéniable. L'une est appe-
lée la loi de l'hérédité, l'autre la loi de la solidarité.
ia.-Laioi Tout le monde connaît la loi de l'hérédité. L'anciei
proverbe dit : La pomme ne tombe pas loin de l'arbre ;

tel père, tel fils ; telle mère, telle fille. Personne cepen-
dant ne contestera qu'il y a des exceptions, Mais la dé-
générescence d'une race sera d'autant plus frappante,
si l'ancien germe réapparaît dans la race suivante.
Cette loi fournit d'abondants sujets de réflexion. Le
PÉCHÉ ORIGINEL ET PÉCHÉ HÉRÉDITAIRE 167

connaisseur d'âmes, le médecin des âmes, le pasteur des


âmes, le savent depuis longtemps. 11 faudrait qu'un édu-
cateur ou un directeur d'âmes fût bien peu intelligent,
s'il n'avait pas remarqué de quelle manière surprenante,
les inclinations, les passions, les péchés des parents,
surtout ces débauches sensuelles qui exercent leur in-
fluence sur la vie à ses débuts, renaissent dans les en-
fants, et comment les pères et les mères expient souvent
dune manière terrible, dans leurs descendants, leurs
fautes qu'ils leur ont données avec la vie.
Tout récemment, depuis que l'attention des sciences
naturelles s'est tournée vers ces phénomènes, ce fait
connu de toute antiquité a été saisi avec empressement,
et exploité avec l'exagération qui est de mode là où perce
une lueur d'espoir de faire disparaître les enseignements
du Christianisme. Il n'y a, dit cette école de psycholo-
gie, qui vénère Lombroso comme son Messie, et dont
Ola Hanson a fait passer les théories dans la littérature,
il n'y a pas de criminel personnellement responsable.
Celui qui commet un crime est toujours innocent, on ne
peut jamais imputer pour sa personne. La cause
le lui

en est due en partie à ce qu'il est né comme un idiot, un


nihiliste, un paria au point de vue moral, c'est-à-dire
sans connaissance des commandements moraux, et sans
dispositions pour ces inventions arbitraires non fondées
sur la nature de l'homme et sur la loi divine objective T

et en partie à la loi d'hérédité, ou, comme on dit, à l'a-

tavisme, loi en vertu de laquelle les fautes des ancêtres


se sont réveillées en lui avec une force invincible.
Cette déformation d'une pensée juste ne. pouvait réus-
sir qu'à notre époque qui fait preuve d'être si inaccessi-
ble à la mesure, à la modestie, et à la domination de
soi, trois vertus qu'affectionnaient nos ancêtres. Elle
n'a d'autre choix alors que de suivre le système de cor-
rection inventé par d'Elmira, et qui consisterait à met-
tre les criminels dans de magnifiques et luxueux palais
construits aux frais de l'état, jusqu'à ce que leur envie
168 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
de commettre des actes de violence soit passée, ou de
les utiliserpour la science par la vivisection, selon la
proposition du D Pyle. Mais tout ceci ne doit pas nous
r

empêcher d'admettre ce qu'il y a de vrai au fond de la


vérité dont on abuse ici, et de reconnaître la valeur de
la loi d'hérédité considérée dans de justes limites. Oui,
le mal se transmet par l'héritage dans l'humanité. Il

n'y a pas de principe qui soit mieux confirmé par l'ex-


périence et par l'histoire.
i3.-Laioi La, seconde loi tout aussi certaine de l'histoire et de
de la solida-
rité -
la science sociale est celle de la solidarité. L'humanisme
qui veut enseigner à chacun à être indépendant pour
soi, à penser uniquement à uniquement pour
soi, à agir

soi, nous a enlevé la conscience que tous ensemble nous

formons une ossature unique, que tous nous avons des


devoirs envers tous, que tous nous sommes responsa-
bles les uns pour les autres et pour l'ensemble. Depuis
qu'il est parvenu à établir sa domination, tout est frac-

tionné, morcelé, dissous. Maintenant chacun ne pense


qu'à soi, maintenant l'égoïsme, qui en tout temps a été
le maître de la vie, est au.ssi le maître des esprits.
C'est ainsi qu'a pris naissance le spectre effrayant de
l'époque : la question sociale . Celui qui avait de la
puissance croyait pouvoir en faire usage dans toute son
étendue. Celui qui possédait des droits ne croyait pas
qu'il avait aussi des obligations. Celui qui avait une
possession qu'il appelait sienne croyait user seulement
de son droit lorsqu'il en faisait ce que bon lui semblait.

Que la propriété ait été donnée à l'individu pour l'uti-


lité de la que personne ne possède pour lui
totalité ;

seul la force de travail que chacun doive employer pour


;

tous ce qu'il possède en biens extérieurs, en dons phy-


siques et intellectuels, voilà de grandes vérités qui ont
complètement disparu de chez nous. Dans notre ivresse
produite par le mot de liberté, nous avons perdu la pen-
sée de la solidarité à un degré tel que nous considérons
comme conforme à la nature la lutte pour l'existence,
PÉCHÉ ORIGINEL ET PÉCHÉ HÉRÉDITAIRE 169

la concurrence sans limite, la guerre de tous contre tous


jusqu'à l'anéantissement.
L'état se trouve dans le même cas. Etat contre état ;

dans chaque état race contre race, parti contre parti,


telle est notre politique. Ceux qui actuellement ont le
pouvoir entre mains croient qu'ils sont parvenus à ce
les

degré d'élévation uniquement pour jouir des fruits qui y


sont adhérents, et pour faire sentir aux autres leur puis-
sance. Quant à leurs devoirs, c'est à peine s'ils y pen-
sent. Le peuple doit faire des sacrifices, payer et suppor-
ter des charges jusqu'à la dernière goutte de son sang.
Mais il ne vient à l'idée de personne parmi eux, de le

rendre libre, de le soulager, de lui donner des droits


tant que la nécessité ne les contraint pas à certaines
concessions.
Et la chose se passe en petit comme en grand. Si au-
jourd'hui la noblesse est l'objet d'une persécution hai-
neuse de la part de la société, c'est bien à elle qu'il faut
en attribuer la cause, car c'est elle qui, avant tout, a
méprisé presque par principe la loi de la solidarité. Ce
reproche n'atteint pas seulement la vieille noblesse de
naissance, mais aussi la noblesse moderne, la noblesse
d'argent encore plus injuste, et, la plus fière de toutes,
la prétendue noblesse intellectuelle. Bien des gens, dans
cette classe, ne sont pas éloignés de croire à certains
moments que Dieu pu créer avant l'Adam d'argile
aurait
un Monsieur d'Adam, aux veines bleutées, ou un Adam
en or. Ils conçoivent difficilement la pensée de vivre un
jour dans un même ciel, avec leur femme de chambre
ou leur domestique. Quand ils ont payé à leurs subor-
donnés le maigre salaire qu'ils leur doivent, ils croient
être dispensés de toute obligation envers eux. Une pa-
role aimable, pour s'intéresser à eux, s'informer d'eux,
serait, d'après la conviction de la plupart de ces grands
seigneurs, s'abaisser beaucoup trop bas pour leur con-
dition. Et pourtant, les subordonnés, les ouvriers et les
pauvres sont souvent mal venus à se plaindre d'eux.
170 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
Eux aussi suivent le proverbe: Charité bien ordonnée
commence par soi-même. Considérer l'avantage des au-
tres et le bien commun à leur juste point de vue, voilà
ce dont ils sont aussi éloignés que les grands et les ri-

ches Ce qu'un homme heureux possède leur paraît


.

être un vol commis au détriment de ce qui leur est dû.


S'ils devenaient riches aujourd'hui, ils agiraient peut-
être avec plus d'égoïsme que les riches haïs. Bref, le

sentiment de la solidarité a disparu de l'humanité de


quelque côté que nous l'envisagions.
De là provient pour nous la grande difficulté d'ad-

mettre que la totalité doit porter le péché commis par


ses premiers parents. La première réflexion qui nous
vienne à ce sujet est toujours cette question bornée :

N'y a-t-ilpas une injustice dans cette hérédité? Non !

Mais y a une loi universelle qui domine le monde. La


il

maladresse d'un général est la ruine d'une armée tout


entière ; son habileté au contraire rend un pays victo-
rieux.Le pilote tient entre ses mains la mort ou la vie
d'un grand nombre de personnes. Quand le berger est
frappé à mort, les brebis se dispersent. Quand la tête

est malade tous les membres souffrent avec elle. Les


péchés des princes sont punis dans leurs peuples ; la
misère des enfants devient le châtiment des parents. Le
malheur de la totalité est souvent la faute d'un seul
homme ; le crime d'un individu, — rappelons seulement
Néron et Robespierre, — est, pour ainsi dire, la fleur,
le résumé, le couronnement des péchés que la totalité
a entassés.
Partout dans l'histoire, nous trouvons vérifié le prin-

cipe : Tous pour un et un pour tous. Cela s'applique dans


le bien comme dans le mal, quoique ce soit plus rare
dans le premier. Dans le bien, nous l'admettons volon-
tiers mais qui nous permet de faire des réserves qu'il
;

nous lie aussi dans le mal ? Il y a des hommes nationaux


et des hommes universels, chez qui cette loi se mani-
feste d'une manière toute particulière Alexandre, Au- :
PÉCHÉ ORIGINEL ET PÉCHÉ HÉRÉDITAIRE 171

guste, Constantin, Charlemagne, Luther, Voltaire et

Napoléon. Voltaire lui seul, le fruit et l'expression la


plus parfaite du siècle dernier, est devenu la malédic-
tion de son époque il en a corrompu le sang, et cette
;

corruption dure encore. Michel- Ange a défiguré, jus-


qu'à leur faire perdre le naturel, le goût et la tendance
d'esprit de siècles entiers. Bernini a changé pour long-
temps yeux de l'humanité, et lui
les a fait trouver admi-
rable ce que les autres générations considéraient commp
inexprimablement laid.
En un mot, il n'y a pas à aller contre, la loi de la soli-
darité est là qui exerce sa force. Si parfois nous la trou-

vons accablante et dure, ce n'est pas un motif pour la


nier, d'autant plus que ce n'est pas un moyen pour la

faire disparaîtredu monde.


Heureusement pour nous qu'elle est hors des attein-
tes de notre puissance. Que de fois le monde l'aurait
déjà abolie, et que de fois, par le fait même, il aurait
perdu toute perspective d'amélioration Cette loi que !

nous blâmons est la même que celle en vertu de laquelle


le changement d'une personne , dont la puissance et
l'influence sont nuisibles, amène un retour si prompt
vers l'amélioration. Comme tout changea vite lorsque
Dioclétien eut disparu, et que Constantin fut arrivé au
trône ! Si Dieu avait exaucé les soupirs de tant de chré-
tiens à courtes vues, et si cette loi avait été abolie l'an
300, l'Empire romain n'eût pas été chrétien l'an 325.
Sans doute, à l'origine, Dieu aurait pu arranger les

choses autrement, et épargner au monde le péché origi-


nel, mais il Rédemption non plus,
n'y aurait pas eu de
et le Rédempteur aurait dû mourir ou bien pour l'indi-
vidu en particulier, ou bien tous ceux qui avaient péché
auraient été perdus sans retour. Car il ne faut pas croire
que le péché originel n'existant pas , chacun eût été
exempt de péché pour son propre compte personnel.
14.— Amer-
Donc la raison ne peut rien objecter si la foi résout tume et coq-
172 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
solations en-
core plus les énigmes de l'existence du péché par cette explica-
grandes de
cette doctrine. tion :

« Chaque être est régi selon les lois »


« Que Dieu a données dès le commencement. »
« Parmi toutes les créatures, il n'y en a que deux »

« Qu'il ait comblées de biens, »

« Et elles ont incliné vers la déraison, »


« Répandant ainsi les souffrances sur la terre (1). »

Cette interprétation explique aussi la secrète mélan-


colie qui ne quitte jamais l'homme, même le meilleur,
qui s'empare de l'enfant du monde au milieu de la joie,
et que le scélérat lui-même ne peut chasser pour long-
temps. Nous ne sommes pas ce que nous devons être.
Nous étions meilleurs autrefois. Nous avons perdu un
bonheur que nous pourrions encore posséder aujour-
d'hui, et plus qu'un bonheur, une liberté, une souverai-
neté, une dignité royale, dans laquelle toutes nos aspira-
tions les plus nobles trouvent leur complète satisfaction.
A cette situation s'applique bien la parole du poète : *

<( Il n'y a que celui qui a été roi, »


« Qui peut sentir quel malheur c'est »

<( D'avoir perdu un royaume »


« Qu'il ne peut plus recouvrer (2). »

Eh bien non ! C'est trop dire. Sans doute nous avons


perdu notre royaume, et si cela ne dépendait que de
nous, il serait perdu sans retour. Mais, par la grâce de
Dieu, nous pouvons le récupérer, et cela précisément
par cette même loi de l'hérédité et de la solidarité en
vertu de laquelle nous lavons perdu. Ne nous plaignons
pas trop de cette loi. Cherchons plutôt à nous appro-
prier ses bienfaits. Depuis longtemps nos péchés per-
sonnels nous ôtent le droit d'accuser nos ancêtres de
nous avoir dépouillésduroyaume qui nous est dû. Quand
même ils ne nous l'auraient pas perdu, nous l'aurions
fait des milliers de fois par notre propre faute. Pour-

quoi ces lamentations, s'il ne tient qu'à nous de ren-

(1) Annolied, 3, 51 sq. (Stern).


(2) Rùckert, Weisheit des Brahamanen, 8, 126.
PÉCHÉ ORIGINEL ET PÉCHÉ HÉRÉDITAIRE 173
trer dans nos prérogatives perdues? A chaque instant
nous pouvons devenir les enfants de Dieu et les cohéri-
tiers de son royaume (1). Grande a été la perte, mais
plus grand est le gain forte est la puissance du mal,
;

mais plus forte est la puissance de la grâce. Par Adam,


notre père, le péché est entré dans le monde, et par le
péché la mort ; mais par le Christ notre frère, nous pou-
vons récupérer la vie, notre royaume et notre souverai-
neté. Par d'un seul la condamnation est venue
la faute

sur tous les hommes, par }a justice d'un seul vient à


tous les hommes la justification qui donne la vie (2).

(1) Rom., VIII, 17.


(2) Rom., V, 12, 15, 18.
QUATRIÈME CONFÉRENCE

LA CORRUPTION DE L HUMANITÉ TOUT ENTIÈRE,

1. L'esprit hindou, comme esprit de mépris pour l'humanité, est par-


tagé par l'humanité tout entière. —
2. L'esclavage est une preuve
de la chute de l'humanité. 3. La —dégénérescence de la pau-
vreté en misère est un signe de la chute et même un crime de
l'humanité. —
4. L'humanité est solidaire des crimes de ses mem-
bres les plus mauvais. —
5. La société a souvent plus de part aux
vices de la civilisation que les individus. —
6. Rapport entre les
fautes des hommes et de l'humanité. —
7. Devoirs relatifs aux
fautes des individus et de la totalité.

l_ Les
^e pays le plus favorisé de la terre est l'Inde, cette

comme^sFit terre merveilleuse des anciens, le but des navigateurs

r^maniK marchands et des conquérants, la patrie enchanteresse


SmamtY des contes. Avec son ivoire, ses pierres précieuses, ses
tout entière. , ,
«. t « v •, 1 t
. # , . . .

perles et ses diamants, il a satisfait les désirs insatia-


bles de l'ancien monde. Par ses parfums et ses épices,
par la cannelle, le musc, le nard, il a vaincu l'Arabie
elle-même. Les historiens les plus froids tombent dans
des ravissements poétiques quand ils nous font le récit
deKohinu et du « trône des paons ». Ce pays a donné au
monde l'oranger et le citronnier, le bois de teck et l'in-

digo, le paon de cachemire, ainsi que beau-


et le châle

coup d'autres objets dont l'importance commerciale in-


téresse le monde tout entier, le sucre, le riz, le coton.
Sur son sol croît l'arbre des poètes, le palmier avec ses
quarante-deux variétés. A côté de lui, se disputent le
royaume végétal le bois de santal, l'ébène, le vernis du
Japon, bananier à l'ombre desquels des armées de six
le

à sept mille guerriers dressent leur tente. Dans un pays


où la terre produit sans engrais double récolte, les hom-
mes pouvaient sans souci aucun se livrer aux rêves et
aux jeux (1). Les autres peuples qui voulaient jouir de

(1) Ritter, Erdkunde, IV, II, 1241 sq.


LÀ CORRUPTION DE INHUMANITÉ TOUT ENTIÈRE 175

la vie sont allés à leur école et leur ont emprunté, pour


se distraire, le jeu d'échecs, la fable animale et les con-
tes enivrants des Mille et une nuits.

Et, chose curieuse, aucun pays où l'homme


il n'est
soit moins content de son sort. Le néant du monde,
l'instabilité de la vie, la vanité de chaque joie telle est ;

l'unique* pensée qui alimente les chants mélancoliques


de l'Hindou, l'âme morte de sa religion, le vide de sa
philosophie. La mélancolie au milieu de la joie, le plai-
sir de vivre se tournant en tristesse, le plaisir le plus
excessif augmenté et enfiellé en même temps par le

bruit de lamentations funèbres, voilà ce qui forme la


pensée et la vie hindoues. Tout est périssable, tout ce
qui existe n'est autre chose que l'apparence de la Maya
trompeuse rien ne subsistera sinon le pâle et inerte
;

Brahma. La vie et la joie sont des illusions vouées à la


mort par le mal.
Ne cessez cependant pas de travailler et d'entasser
de gigantesques constructions vers le ciel. Tout n'est
que simple apparence, mais cela doit être, car la mer
profonde du tout muet qui engloutit toutes choses de-
mande une grande L'homme
éphémère com-
proie. « est
me la toile de l'araignée que déchire le souffle du doux
zéphyr, comme l'écume à laquelle l'onde donne nais-
sance pour disparaître aussitôt. La mort marche avec
le voyageur elle arrache les époux à leurs embrasse-
;

ments. Elle est à table à côté de celui qui fait bonne


chère elle répand l'ombre sur les rayons lumineux. De
;

même que la goutte d'eau enivrée de soleil disparaît en


frissonnant sur la feuille du lotus, de même la vie s'ex-
hale en souffrances, est rendue amère par les larmes et
la séparation. Toi, moi, le monde, comme le temps dé-
truira vite tout cela ! Et le monde nous préoccuperait
autant qu'un enfant s'inquiète de sa toupie ! »

Que penser de tels contrastes ? On les appelle hasard,


ironie du sort. Sans doute il est aisé d'éviter de telles
explications incommodes, mais ce n'est pas ainsi qu'on
176 CHANGEMENT DE L'HUMANITÉ EN HUMANISME
donne satisfaction à l'esprit humain avide de raisons*
C'est en vain que vous vous efforcerez d'expliquer par le
caractère des habitants, par la nature du pays, comment
ce peuple si bien doué, qui a reçu en partage un para-
dis de délices, a dû devenir et est devenu la proie d'une
telle mélancolie. Ce qui se manifeste dans ce fait, c'est

le souvenir d'une histoire triste et indéniable, «'est l'a-

veu d'une conviction qui s'impose aux esprits sérieux


de chaque époque et de chaque pays quand, voyant le

monde et les hommes tels qu'ils sont, ils les comparent


avec ce qu'ils devraient être.
Les hommes s'accordent sur ce point, quand même
ils donnent à leur croyance une expression différente.
Les pessimistes comme Bouddha et Schopenhauer voient
dans le monde un océan de misères. Les satiriques et
les railleurs acharnés comme Lucien
Juvénal y trou- et

vent une bonne occasion de montrer leur esprit ou de


déverser leur bile. Des viveurs repus dans le genre d'Hé-
gesias ou de Byron n'éprouvent que du dégoût sur la
terre et dans la vie. Des penseurs plus sérieux ressen-
tent, en méditant sur ce monde, une impression qui a
conduit Platon, Cicéron et Pline à l'horrible pensée que
notre existence est à la fois une injustice, une punition
et un péché Tibère, Néron, foulent le monde aux pieds
:

dans leur colère. Le Turc se drape dans un mépris muet,


l'Hindou se répand en mélancolie, mais tous s'accordent
en ce que l'humanité n'est pas digne d'avoir des rela-
tions avec eux.
Plaignons sincèrement toutes ces sombres vues, mais
ne soyons pas injustes envers ceux qui les représentent.
La vérité réclame qu'on excuse les hommes lorsqu'ils
jugent leurs semblables avec tant de sévérité et d'amer-
tume. Car, qui contestera qu'il faut une grande vertu et
un grand empire sur soi pour être patient et charitable

envers nos semblables?


L e
cfavale è st" Oui l'humanité a bien mérité qu'on parle d'elle aveo
ne e
îa Ke de un tel dégoût. L'individu n'a pas droit d'être dur et
l'humanité.
LA CORRUPTION DE INHUMANITÉ TOUT ENTIÈRE 177

violent, c'est vrai, mais la totalité n'a vraiment pas le

droit non plus de se plaindre. Celui qui est miséricor-

dieux trouvera miséricorde (1); celui au contraire qui


n'aura pas fait miséricorde sera jugé sans miséricor-
de Or que l'humanité ne sache rien de cette indul-
(2).

gence, elle la montré assez souvent et surtout par l'es-


clavage.
La base de tous les anciens états était l'esclavage. Le
Grec ne pouvait se figurer un homme honnête et conve-
nable sans esclaves. Même les pauvres avaient leurs
esclaves (3). Sur le territoire d'Athènes vivaient avec les
10.000 citoyens et les 10.000 métèques 400.000 escla-
ves. A Corinthe il y avait 460.000 esclaves et à Egine
370.000. A Rome, leur nombre a jusqu'ici défié tout
calcul. On peut s'en faire une idée quand on apprend
que Cecilius Claudius ïsidorus laissa à sa mort 4, 116 es-
claves (4), qu'un affranchi de Pompée faisait tenir des
siens un registre que Sénèque compare aux listes d'un
général (5). Il est donc bien permis d'en conclure que
la quantité de ces malheureux était très grande (6).
N'allons cependant pas trop loin dans notre juste co-
lère contre les anciens, ce serait condamner notre épo-
que et notre société elle-même. Sans doute la situation
terrible faite aux esclaves dans les États esclavagistes
de l'Amérique du Nord, situation que M. Beecher Stowe
a décrite dans ce livre dont la réputation est universelle :

« La case de Fonde Tom », a en grande partie disparu,


mais il a fallu pour cela une guerre civile terrible de
quatre années, et qui a coûté la vie à 500.000 hommes
environ. Parla ont été adoucies considérablement les
marchés d'escla-
atrocités des chasses à l'esclave et des
ves en Afrique. Du temps de Schauenbourg, le nombre
des nègres exportés chaque année d'Afrique s'élevait en-

(1) Matth., V, 7. — (2) Jac, II, 13.


(3) Plutarch., Apophth. reg. (Hiero, 4). — (4) Plinius, 33, 47, (10) 2.
(5) Seneca, TranquilL, 8.
(6) Wallon, Hist. de V esclavage, (2) I, 221,283 Hermann, Griech.
;

Alterthùmer, III, 2 sq. Forbiger, Hellas und Rom., IV, 1, 20, 28.
12
178 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
core à 200.000, etle nombre des heureux qui périssaient
en route, par suite des mauvais traitements, était au
moins aussi élevé (1). Aujourd'hui, il ne peut plus être
question de tels chiffres, mais malgré tous les efforts
dans le sens opposé, le mal continue toujours, et
faits

chaque année nous entendons dire que des Européens


y participent.
Eh bien, que signifie donc ce mot d'esclave? Le mot
est bientôt dit, mais la misère qu'il renferme en lui, per-
sonne ne la conçoit entièrement. Les esclaves sont des
êtres semblables à l'homme sans âme raisonnable, sans
loi, sans conscience, sans liberté personnelle, sans Dieu,
sans droit, sans possession, sans honneur, sans possi-
bilité d'aspirer à la dignité humaine (2).

L'esclave est une chosecontre laquelle il ne peut y avoir


d'injustice, un instrument acheté à prix d'argent (3),
qu'on exploite, pour qu'il rapporte le plus de gain possi-
ble, tant qu'il est capable de rendre des services. Casse-
t-il un verre par maladresse? Son maître lui fait couper
les mains il le fait jeter en pâture aux poissons, cruci-
;

fier (4). Si ce maître est d'un naturel plus doux, il lui fait

appliquer un certain nombre de coups de verges selon le


rythme d'un morceau de musique qu'on joue en sa pré-
sence (5). Quand, an jour de sa fête, il donne un festin à
ses amis, et quand ceux-ci ont assez des danseuses et des
histrions qui ont contribué à rehausser la joie de la fête,
alors il fait venir un certain nombre d'esclaves dans la
salle du festin pour les faire s'entr'égorger au son volup-
tueux des flûtes et des harpes, à la plus grande joie des
convives (6).
Quand l'empereur célèbre son avènement au trône,
ou un triomphe, les jeunes filles romaines et les matro-

(1) Schauenburg, Reisen durch Centralafrika, I, 24 sq.


(2) Champagny, Les Césars, (5) IV, 15 sq. Rein,' Privatrecht und
Civilprocess der Rœmer, 565 sq.
(3) Plutarch., Crassus, 2, 7. Varro, Agric, 1, 17.
(4) Seneca, Ira, 3, 40, 2.
!

(5) Plutarch., Cohib. ira, 13. Aristot., Fragm., 606 (Heitz).


(6) Nie. Damasc., Fragm., 84 (Millier, Frag. hist. Gr., III, 417).
LA CORRUPTION DE INHUMANITÉ TOUT ENTIÈRE 179

nés attendent qu'il leur offre un spectacle où mille bêtes


féroces lions, tigres, hyènes, ours, taureaux et dix mille
:

esclaves combattront ensemble. Etendues sur des cous-


sins resplendissants d'or, protégées contre les ardeurs
du soleil par le voile de pourpre qui couvre tous les

spectateurs, tout inondées de la fraîcheur et de la fra-


grance que répand une fine pluie d'eau de safran et de
rose, elles sont ravies, et applaudissent de leurs mains
délicates, quand un lion enfonce ses griffes dans la poi-

trine d'un de ces malheureux, ou quand des esclaves


qui jouentle rôle de Laureolusou d'Hercule sont là, sous
leurs yeux, en pleine scène, cloués vivants à la croix,
démembrés et brûlés vifs (1).

Voilà l'esclavage, voilà l'humanité où il y a des escla-


ves. Montesquieu a prétendu que l'esclavage était moins
terrible dans les états mahométans (2), et il est vrai de
direque les cruautés publiques qu'on exerce sur ces mal-
heureux sont moins fréquentes que dans l'antiquité.
Mais à cette époque aussi elles n'étaient pas les pires des
maux qu'avaient à subir les esclaves. Le plus terrible
était que rien de ce qu'on se permettait envers eux n'é-
tait considéré comme péché, et qu'ils n'avaient le droit
de se défendre contre aucun péché que le maître voulait
qu'ils commissent. Sous ce rapport, l'esclavage actuel
est encore le même que celui d'autrefois (3). Les pau-
vres créatures dont il s'agit n'avaient ordinairement pas
le moindre sentiment moral. Malheur à elles si elles y
avaient fait appel (4).
De longues preuves ne sont pas nécessaires pour at-
tester que de tels phénomènes dénotent une dégénéres-
cence horrible du cœur humain. A notre époque, qui

(1) Plutarch., De aéra vindicta, 9. Juvenal., I, 155 sq. Tacit., Annal.,


15, 44. Martialis, Spectacul., 9, 4, 5; Epigr., 8, 30; 10, 25. Tertull.,
Apolog., 15; Ad nationes, 1, 10; Pudic, 22; Antholog. Palat., 11,
184, 4.
(2) Montesquieu, Esprit des lois, 15, 12.
(3) Maltzan, Reise nach Sùdarabien, 67 sq. Harris, Gesandtschafts-
rcise nach Choa (Stuttgart, 1846), II, 275 sq.
(4) André', Forschnngsreisen in Arabien and Oslafrika, II, 381.
180 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
une prédilection particulière pour les ex-
d'ailleurs a
croissances et les rebuts de la société humaine, on a
cherché à défendre l'esclavage, et on a cru que ces abus
horribles pouvaient en être séparés et qu'il ne fallait pas,
à cause d'eux, condamner toute l'institution de l'escla-
vage. Nous admettons que cette dureté inhumaine n'est
pas nécessairement liée avec elle, mais il est difficile de
supprimer immoralités qui y sont jointes. Ce
les autres

qu'il y a de plus horrible dans l'esclavage ne consiste pas


dans l'injustice qui le fait dégénérer facilement en abus,
mais dans le soi-disant droit absolu qu'il concède au
maître sur la marchandise humaine.
Faire passer ainsi un homme au pouvoir d'un autre,
de telle sorte qu'il n'ait plus aucun droit, pas même ce-
lui de la conscience, lui enlever sa dignité à tel point
qu'il cesse de passer pour un homme, voilà qui est con-
tre nature et inhumain. Mais quand Aristote, qui pour-
tant admet encore que un homme, le con-
l'esclave est
çoit seulement comme un instrument vivant sans lequel
un ménage ne pouvait pas exister ;
quand lui-même
considère l'esclavage comme fondé sur le droit natu-
rel (1) ;
quand Caton, le saint le plus fêté de l'antique
Rome, se croit absolument autorisé à exploiter la mar-
chandise humaine, à exercer sa fureur contre les escla-
ves en les faisant flageller et décapiter, en mettant à la
porte et en abandonnant à la misère ceux qui étaient
devenus incapables de tout service ;
quand il les consi-

dère si peu* comme des hommes qu'il les fait dresser

comme des chevaux et des chiens quand les


(2) ; bref,
meilleurs parmi les anciens ne trouvent rien à blâmer
dans l'esclavage, et dans l'esclavage sous sa forme la
plus mauvaise, c'est sans aucun doute une preuve delà
profondeur de la corruption où cette institution avait
jeté le sentiment de droit de l'humanité.
Personne ne pourra donc nier que l'esclavage est un

(1) Aristot., Eth., 8, 11 (13), 6; Polit., 1, 2 (4), 4.

(2) Plutarch., Cato major, 5, 2; 10, 7; 21, 1.


LA CORRUPTION DE INHUMANITÉ TOUT ENTIÈRE 181

des témoignages les plus frappants du déclin de la race


humaine (1). Les auteurs grecs en effet connaissent
très bien des temps où l'esclavage n'existait pas dans la
Grèce (2), et même dans l'humanité (3) tout entière. Les
Romains célébraient chaque année les Saturnales en
souvenir de temps meilleurs où ces atrocités étaient en-
core inconnues.
Cependant, quelque grave que soit le péché dont le A~^ adé "
e
genre humain s'est rendu coupable par l'introduction de ?é
!
p
en ÏÏS?ê
l'esclavage, on peut encore se poser la question s'il n'y a ïVchuteet
m un
pas, dans l'histoire, des exemples encore plus frappants L de rïï-

de la dureté et de l'insensibilité de la grande masse.


Malheureusement nous n'avons pas besoin, pour y ar-
river, de faire de longues recherches dans les temps éloi-
gnés et dans les pays étrangers. Si nous reprochons l'es-

clavage aux barbares anciens et modernes, nous avons


alors tout sujet de craindre qu'ils ne nous opposent les
situations sociales que notre civilisation a créées et
qu'elle maintient. La comparaison pourrait bien alors
donner ce résultat que la faute est plus grande de notre
côté. Nous n'osons pas dire si en réalité l'esclave est
l'être qui est le plus à plaindre parmi les hommes. Il n'a

pas de droit, voilà qui est vrai, mais la grosse somme


d'argent qu'il a coûté est une protection pour lui. Qu'il
ait un maître aussi dur qu'on puisse le supposer, il sait

du moins que l'égoïsme force celui-ci à lui donner l'en-


tretien et des soins aux jours de maladie. Mais quelle
opinion doivent avoir d'eux-mêmes ces hommes dignes
de pitié, qui considèrent comme une brillante victoire
remportée sur des milliers de concurrents, la conquête
d'une place au moyen de laquelle ils peuvent apaiser
leur faim tant qu'ils sont capables de travailler, mais

(1) August., Civ. Dei, 19, 15. Chrysost., Gen. h., 29, 5. Thomas, 1,
q. 92, a, 1 ad 2.
(2)Herodot., 6, 137. Pherecrates (dans Athenœus, 6, 83, p. 263, b ;
cf.Bothe, Fragm. corn, grsec, p. 83, 1). Plato, Rep.,
5, 15, p. 469, c.
Plutarch. ^Lycurgi et Numœ camp., 1, 9.
(3) Arrian., ïnd., 10, 8. Diodor;, 2, 39, 5.
182 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
qui consume leurs forces à bref délai, et ne leur laisse
que la perspective de se voir jetés dehors, quand ils ne
pourront plus travailler, et par le fait même de mourir
de faim ? Or qui pourra compter le nombre de ces mal-
heureuses créatures dont l'existence et le sort jettent des
ombres si Nous
noires sur notre civilisation tant vantée ?
ne cessons de critiquer l'état social de l'ancienne Rome,
et certes celui qui aime les hommes a tout sujet de gémir
quand il lit dans l'histoire, qu'au temps de César,le nom-
bre des prolétaires entretenus dans la grande ville fut

réduit, par une expulsion, de 320.000 à 1 50.000, et qu'il


monta de nouveau à 200.000 sous Auguste, tandis qu'à
côté s'étalaient un luxe, une prodigalité, qui leur fai-
saient d'autant mieux sentir leur misère. Mais que sont
ces chiffres en comparaison de la situation actuelle 1
A cette époque on criait au miracle quand un riche
sportsman payait un ânederace400.000sesterces(l),ce
qui faisait, en monnaie actuelle, à peu près 3.000 livres
sterling, 60.000 marcs ou 75.000 fr. Le 1 1 janvier 1890
périt victime d'un incendie, à Versailles dans le Kentucky,
un cheval de course du nom de Belleboy qui, un an
auparavant, était monté à 51 .000 dollars, 270.300 fr. (2).
Peu de temps auparavant, le colonel Conley achetait
à Chicago, pour la somme de 525.000 francs (3), un
cheval de course, — Anteil était le nom de cet ani-
mal merveilleux, — qui un kilomètre en 82 se-
faisait

condes, et un Californien payait 579.640 marcs (4) Or-


monde le célèbre vainqueur au Uerby. Là où l'on paie
les chevaux un tel prix, où Ton donne 5.000 livres ster-
ling pour le dogue Baseldine (5), où chaque année,
sans compter des milliers de petits prix de course, on
met dans des grandes courses des prix de 50.000 florins,

de 250.000 francs, de 200.000 dollars, où dans l'espace

(1) Plin., 8, 68,(43) 1.


(2) —
Allg. Zeitung, 1890, 19, 306. (3) Univers, 10 nov. 1889.
(4) Frankf. Zeitung, 2 nov. 1892, Wiener Vaterland, 4 nov. 1892.
(5) Frankf. Zeitung, 23 juil. 1893.
LA CORRUPTION DE INHUMANITÉ TOUT ENTIÈRE 183

de quatre mois on a parié 101.342.950 francs sur des


chevaux, comme cela a eu lieu à Paris entre le premier
septembre 1891 et le 1
er
janvier 1892 (1), il faut déclarer

que les Césars étaient des mendiants par rapport à nous.


Et ils l'étaient aussi. En 1883, l'Angleterre estimait à
1 .200 millions de livres la somme de ses revenus natio-
naux. Le revenu annuel des contribuables anglais,
commerçants et industriels, sans compter les proprié-
taires fonciers, a été déclaré être de 5.339 millions de
marcs en 1875. Les impôts sur les spiritueux, la bière,
le tabac ne s'élevaient pas à moins de 35.874. 152 livres

sterling ou 896.853.800 francs dans les comptes de l'an-


née 1880-81. En 1887, les recettes publiques d'état de
la France atteignaient le chiffre de 3.234 millions. Avec
une telle augmentation des revenus et de la richesse
générale, nous pourrions nous attendre à ce que le nom-
bre des malheureux diminué dans la même propor-
ait

tion mais la réalité montre justement le contraire.


;

Dans l'opulente Grande-Bretagne, le nombre des pau-


vres connus, qui vivaient delà charité publique, était en
1871 de 1.280.088. De 1854 à 1863, c'est-à-dire pendant
une période de dix années, on a constaté parmi les pau-
vres dont on ne s'informe même pas pourquoi ils ne
peuvent plus vivre, 3.292 décès occasionnés par la
faim. 11 y a même des gens qui affirment que chaque
année y a bien 78.500 personnes qui meurent de faim
il

dans ce royaume, et, 7.500 dans la capitale seule (2).


Et comme il en est ici, il en est plus ou moins partout.
Sur 908.630 familles, la Belgique que son industrie flo-
rissante rend supérieure à
beaucoup de pays, en comp-
tait, en 1853, 446.000 qui vivaient dans la misère,

373.008 qui vivaient dans des situations gênées, et


89.630 seulement qui vivaient à l'aise (3). Trois mois
après l'exposition universelle de Chicago, on comptait

{\)Grazer Tagblatt., 23 oct. 1892.


(2) Helwald, Die Erdeund ihre Vœlker, II, 173.

(3) Cf., Meyer, Emane ipationskampf des vierten Standes, II, 208 sq.
,

184 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME


officiellement à New-York 160.000 individus sans tra-
vail (1), à Chicago même 117.000, à Boston 40.000,
dans les Etats-Unis, jusqu'alors le refuge de tous ceux
qui cherchent du travail, 15 millions de gens sans tra-
vail et sans pain. La misère a été si grande que, dans
les maisons de correction, les détenus organisaient des
collectes pour secourir ceux qui étaient dans le be-
soin (2). Voilà ce qui se passe dans une société où, dit-
on très justement on ne comptera bientôt plus des
,

millionnaires, mais seulement des billionnaires. Plus


la richesse publique est grande,- plus la misère générale
est amère. Une telle répartition de la possession une , telle

inégalité,une telle contradiction criante entre la riches-


se démesurée et la misère la plus intolérable, n'est-elle
pas la preuve la plus frappante que la société est malade
qu'elle tombe en décadence?
Nous disons misère. Misère est autre chose que pau-
vreté. La pauvreté est un fardeau, la misère est une
faute de l'humanité. La pauvreté est le manque de biens
extérieurs, la perte de la propriété, l'incapacité de sub-
venir à ses besoins personnels. Tout cela est supporta-
ble. C'est même presque inévitable. En tout temps y il

a eu des pauvres, et en tout temps il y en aura (3). Mais


tant que la société fait son devoir pour adoucir leur
sort, et tant que la force de résistance intérieure morale
et religieuse fait équilibre à la pression extérieure , elle

n'écrasera personne.
La misère est l'impossibilité personnelle de subvenir
à ses besoins, et l'abandon par une société à laquelle
quelqu'un appartient. La misère est un malheur à la

fois intérieur et extérieur. Quand la nécessité extérieure

devient telle qu'elle conduit jusqu'à la perte de la capa-


cité de pouvoir se subvenir, jusqu'à la consomption des
forces, à là diminution de la vie , à l'affaiblissement

(1) Allgem. evang. luther. Kirchenzeitung 1894, 287.


,

,
(2) Revue des Revues, VIII, 367 sq., 256 sq.
(3) Matth.,XXVI, li.
LA CORRUPTION DE L'HUMANITÉ TOUT ENTIÈRE 185

général et durable de la capacité de vivre quand la


;

ou ne fait
société ne fait plus rien, plus assez pour re-
médier à cet état quand le sentiment qu'on a detre
;

dépourvu de secours et de protection pousse au décou-


ragement, à la barbarie, à la débauche, à la vengeance y

au désespoir, nous avons la misère sous Dans les yeux.


l'histoire de Barlaam et de Josaphat, on raconte d'un
prince qu'il aimait à parcourir incognito les rues avec
ses conseillerspour voir où en étaient ses sujets. Un
jour, dans une de ses promenades, il vit sortir du sol
un rayon lumineux. S'étant approché du point où par-
tait te rayon, il vit qu'il provenait d'une grotte souter-
raine. Un homme vêtu de haillons était assis à côté
d'une maigre lumière. Près de lui était sa femme qui
lui présentait à boire après le travail de la journée ; et

comme il buvait, elle se mit à chanter et à danser pour


l'égayerun peu dans sa fatigue (1 ). Voilà de la pauvreté.
Pour savoir ce que c'est que la misère, nous n'avons
pas besoin de consulter de vieilles histoires.

Nous en avons tant d'exemples de nos jours, que c'est


à se demander où nous prenons le courage de blâmer
ce que nous appelons le sombre passé, qui pourtant
connaissait à peine la misère. Tous en effet nous ferions
bien de nous voiler la face devant le soleil qui éclairait
nos pères, tant que, chaque année, les tableaux de sta-
tistique nous reprocheront de dépenser des sommes
considérables pour des armes meurtrières, des objets
de luxe, des boissons, des cigares. Avec tout cela, ils

auraient fait mille fois plus d'établissements de bien-


faisance et de fondations qu'ils n'en ont faits dans leur
pauvreté, tandis que chaque augmentation de notre ri-

chesse nationale, de nos moyens de civilisation, de nos


arts de raffinement, équivaut pour nous à une augmen-
tation de crimes, de suicides et de misères.
Les mots nous tous, doivent être pris ici dans le sens
le plus étendu. La responsabilité de cette misère atteint

(1) Joan. Damasc, Barlaam et Josaphat, 16 (Migne, III, 999).


186 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
quiconque membre
est de la société, mais encore plus
la communauté que les individus. Jl est inévitable qu'il

y ait des pauvres et de la pauvreté, étant supposé l'état


d'humanité tombée dans lequel nous vivons. Mais il ne
doit point y avoir de misère, et aucune société ne doit
tolérer qu'on puisse dire d'elle qu'il y a de la misère
dans son sein. La pauvreté est supportable parce qu'on
peut y remédier. La misère est intolérable parce qu'il
lui manque la protection delà totalité. La pauvreté n'est

donc pas une honte pour la société, comme elle n'est

pas un péché contre la loi de Dieu. La différence entre


riche et pauvre est un ordre établi par Dieu. Mais si la

société prive la pauvreté de sa protection ; si elle laisse

libre cours à l'usure et à l'exploitation ; si la petite

minorité qui nage dans l'or n'offre non seulement aucun


moyen pour se tirer d'affaire à la grande masse privée
de secours, mais qu'elle l'opprime et la suce ; si le luxe
excessif des uns fait sentir d'autant plus amèrement leur
misère aux autres et les y réduit; si l'immoralité qu'ins-

pirent l'arrogance et le crime commis contre la loi di-

vine est cent fois pire que l'immoralité vers laquelle


porte la misère noire; si, grâce aux excès et au manque
de principe des masses, les peuples tombent dans une
situation où il n'y a que des hommes comme Nietzsche,
Krapotkin, Ravachol et Vaillant, qui fassentimpression?
et où le genre humain croit être obligé de se mettre en
garde contre la pression extérieure par des moyens d'é-
tourdissement et d'excitation comme l'alcool, l'opium,
l'absinthe, l'éther, la société elle-même est bien malade.
Non seulement elle est malade, mais elle est coupable,
car elle a manqué gravement à son devoir.
Mais comme de telles situations reviennent malheu-
reusement toujours dans l'histoire, à Rome comme sous
les califes et dank la société moderne, de telle sorte qu'on
serait tenté de dire qu'elles ont pénétré dans la moelle
du monde d'une manière indestructible, l'humanité
donne elle-même la preuve qu'elle est malade et malade
LA CORRUPTION DE INHUMANITÉ TOUT ENTIÈRE 187

jusqu'à la mort ; et, ce qui est encore pire, qu'elle est


tombée une grande criminelle, et
très bas, qu'elle est
cela aussi bien par héritage que par habitude. Oui, on
peut répondre sans crainte d'une manière affirmative à
la question de savoir si les peuples peuvent errer, que
non seulement les peuples mais une société tout entière,
— grâce à Dieu cependant, pas d'une façon absolue et

pour toujours, — peuvent tomber dans démence, la l'i-

vresse, la folie et le crime. Aucune époque n'est plus


propre que la nôtre à prouver qu'il n'y a pas seulement
des maladies physiques contagieuses, mais qu'il y a
aussi une influenza de plaisir au mal, une peste de l'in-
crédulité, un bacille de la grossièreté, de la folie des
grandeurs, de l'anarchie et de la rage de destruction.
En traitant cette question, nous songeons de nouveau 4.- L'hu-
inanité est so~
avec quelle
1
légèreté
° le genre
° humain envisage
^ les choses
i^aire des
crimes de ses
les plus
1
mauvaises. On déplore
*
les tristes événements membres, les
plus mauvais.

du jour, on les blâme, on s'en entretient, mais il ne


vient à l'idée de personne de demander quelle en est la
cause. Et pourtant celle-ci doit être imputée plus sou-
vent à ceux qui passent légèrement là-dessus qu'à ceux
qui paraissent tout d'abord en être atteints, et non
moins à la totalité qu'aux individus que l'on juge si sé-
vèrement.
nous en offre plus d'un témoignage. L'hom-
L'histoire
me peut voir dans Néron un exemple de quelle dégra-
dation il est capable. Mais ce tyran s'était tellement as-
similé les particularités du peuple romain, et, pour cette
raison, s'était rendu si populaire auprès de lui, que ce-
lui-ci ne voulait pas croire à sa mort, qu'il attendait
toujours son retour ( 1 ), et l'attendait même avec impa-
tience (2). Trois imposteurs osèrent se présenter en son

(1) Tacit., Hist., 2, 8. Sueton., Nero, 57. Vict. Petav., Com. in Apoc.
(Bibl. M. P. P., 420, c. d.). Severus Sulp., Dial, 2, 6. August,
III,
Civ. Dei, 20, 9, 3. Hieron., In Daniel, H, 28. Malvenda, Antichrist.,
i, 21. Reumont, Gesch. der Stadt Rom, I. 389 sq.

(2) Dio Chrysost., Or. 21 (Dindorff, Lips, 1857, I, 300).


,

188 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME


nom ( 1 ) , et l'ardeur avec laquelle on le désirait continua
toujours de telle sorte que, même parmi les chrétiens

qui attendaient la venue prochaine de l'Antéchrist


beaucoup croyaient que celui-ci pourrait bien être le
terrible empereur (2). Les Romains n'agirent pas autre-
ment à la mort de Caligula (3) et de Domitien (4). Tous
les excès de rage, de mépris des hommes etdedébauche

par lesquels ces monstres souillèrent le genre humain,


ne leur ravirent point l'affection du peuple; au contraire
l'humanité s'intéressa à eux jusque dans les enfers.
L'histoire russe offre un exemple analogue. C'est pré-
cisément par ses atrocités qu'Ivan le terrible devint le
favori de sa nation. Ce qui inspirait aux Russes un puis-
sant respect pour lui, c'était d'avoir fait massacrer près
de 60.000 hommes en quelques semaines. Encore au-
jourd'hui, il est pour eux un objet d'admiration (5).

Malgré cela, nous n'avons pas le droit de mépriser


les anciens ou les barbares du nord, car nos esthètes
enseignent à ceux qui ont soif d'instruction et viennent
chercher près d'eux la formation du goût, qu'il faut
compter Catilina, Médée, Macbeth, parmi les ornements
de notre race (6). Qu'il faut qu'un homme soit tombé
bas pour devenir un Danton, un Marat, un Collotd'Her-
bois ! Qu'il faut que le genre humain soit déchu, pour se
courber tremblant et sans volonté devant de tels bour-
reaux ! C'est cependant compréhensible jusqu'à un cer-
tain point. Mais que penser, quand une femme, Geor-
ges Sand (7) qui, sans être troublée par l'horreur du

(1) Tacit., Hist., 1, 2 ; 2, 8 sq. Dio Cassius, 64, 9. Sueton., Nero,


57.
(2) Lactant., De morte persecutor., 2. Sulpic. Severus, Hist., 2, 2i
sq. Dialog., 2, 44. August., Civ. Del, 20, 19, 3.
(3) Joseph Flor., Antiq., 19, 1, 16, 17. Sueton, Caligula, 60.
(4) Sueton., Domilian., 23.
(5) Herrmann, Gesch. des russischen Staates, III, 218. Earamsin,
Gescti. des russischen Reiches, IX, 61 sq. 90.

(6) Jungmann, J£sthetik,{2) 244.


(7) Jul. Schmidtj Gesch. der franzœs. Literatur seit der Révolution
(1838), II, 570.
LA CORRUPTION DE INHUMANITÉ TOUT ENTIÈRE 189

moment, mais avec une réflexion calme, dans sa cham-


bre de travail où elle vit en sécurité, place Robespierre
etSaint-Just parmi les plus grands hommes de l'histoire,
et les recommande à la vénération du genre humain
comme de véritables génies? Bûchez (1) aussi vénère
sincèrement les vertueux Jacobins, et ne trouve aucune
différence entre Robespierre, Marat et Fénelon, sinon
celle-ci, compassion des premiers pour les mal-
que la

heurs du peuple, dont leurs massacres servaient les inté-


rêts bien entendus, avait quelque peu aigri leur cœur.
De tels égarements ne vont malheureusement pas
seuls.La manie d'accorder à ces monstres de l'histoire
un honneur sans restriction est devenue contagieuse.
Adolphe Stahr a eu l'audace d'accuser Tacite de calom-
nie, et de canoniser Tibère et Agrippine ; et il a trouvé
des imitateurs. 11 semblerait presque aussi que Néron
soit devenu le favori de nos peuples. Après que Jérôme
Cardanus eut fait son apologie, Reinhold en Allema-
gne, LatourdeSaint-Ybars, Dubois-Guchan, et d'autres
en France, se sont occupés de lui dernièrement, et ont
prouvé qu'il fallait le considérer comme un homme il-

lustre et excellent (2). Fourier trouve qu'il a été plus


utile à — avec
l'humanité que Fénelon, car, dit-il, et
cela exprime
il principe auquel nous reconnaissons
le

la conviction générale des temps modernes, — plus les


passions sont grandes, plus les suites en sont avanta-
geuses pour l'humanité. Il exprimait parfaitement en
cela la pensée de la plus grande partie de son peuple, et
on l'a bien vu depuis, quand les Français se sont mis à
célébrer l'anniversaire de la grande Révolution. 11 sem-
blerait qu'ils n'aient jamais produit de grands hommes
en dehors de ces coupeurs de tête, tellement ceux-ci ont
été exaltés, et tellement peu question des autres.
il est
En face de tels faits, on ne sera sans doute pas injuste

(1) Jul. Schmidt, loc. cit., II, 600 sq.


(2)Champagny, Les Césars, (5), 1, XXIV.
(3) Jul. Schmidt, loc. cit., Il, 591.
190 CHANGEMENT DE L HUMANITÉ EN HUMANISME
en prétendant que la totalité est aussi mauvaise que les
plus mauvais de ses membres, et que la coopération de
l'humanité aux crimes des individus est loin d'être
petite.

s.-Laso- Mais ceci n'est pas encore suffisant. Il nous faut


ciété a souvent j'i
avouer sans détour que souvent
t 1
la société
• * t » tu
est beaucoup
plus de part
aux vices de , i î î 1

± j
îa civilisation plus responsable des abus qui se passent dans son
vidus. sein, que les individus qui les renouvellent constam-
ment.
En tenant ce langage, nous savons à quoi nous nous
exposons. Nous savons qu'on nous accusera de rigoris-
me et de manie de vouloir tout condamner. Bien que
nous goûtions médiocrement le reproche, nous dirons
néanmoins la vérité. Plus l'humanité se met en garde
contre la vérité, et plus la révélation de cette vérité lui
fait mal par suite de son manque de sérieux et de son
indifférence incroyable, plus il est nécessaire de la tirer
de cette illusion funeste.
Oui une amère
, c'est vérité, mais c'est une vérité
qu'une grande partie des vices, des crimes et des abus
de notre civilisation, doivent être attribués à la société
tout entière. C'est une vérité qu'il n'y a pas seulement
des péchéscommis par des hommes, mais qu'il y a aussi
des péchés commis par l'humanité, et que souvent il
faut avoir pitié des individus comme étant les victimes
de la faute commune, au lieu de les condamner comme
une peste de Nous en avons malheureuse-
la société.

ment des preuves assez nombreuses. En Angleterre, on


a arrêté de 1857 à 1865, pour ivrognerie, et pour désor-
dres extérieurs, 816.821 personnes. Entre 1850 et 1859,
plus de 8.000 hommes sont morts par suite d'ivrognerie
dans ce même pays. Dans la seule ville de Liverpool, la

police a arrêté de 1858 1864 c'est-à-dire dans un


à
espace de sept années, 81 .653 personnes atteintes de ce
vice, dont 46.646 hommes et 35.007 femmes. En Alle-
magne, le chiffre de ceux qui ont été condamnés par les

tribunaux étaitde 253.234 hommes et de 62.6 5 femmes1


.

LA CORRUPTION DE INHUMANITÉ TOUT ENTIÈRE 191

en 1882, de 250.933 hommes etde 63.163 femmes en


1883, de 264. 156 hommesetde 64. 336 femmes en 1884,
de 263.675 hommes et de 61 .563 femmes en 1885, de
271 .857 hommes et de 61.563 femmes en 1886. De tels

chiffres disent suffisamment que la société entière est

malade.
Mais notre but n'étant pas de montrer qu'elle est ma-
lade, nous voulions seulement dire qu'elle est coupable.
Or ceci se voit immédiatement quand on entre dans le
détail. A New-York, pendant la seule année 1868, on a
porté à l'asile destiné aux ivrognes 2.153 personnes ap-
partenant aux meilleures classes. Dans ce nombre, il n'y
avait pas moins de 1.300 demoiselles appartenant à de
riches maisons (1). En sept années, de 1858 à 1864, par-
mi les différentes classes de malfaiteurs, en Angleterre,
on comptait 121.172 jeunes gens qui n'avaient pas en-
core atteint leur seizième année (2), et ce ne se sont pas
seulement des individus de basse condition, qui ont
contribué à former ce chiffre énorme, mais ce sont aussi
des enfants appartenant à des classes élevées. De 1840
à 1850, c'est-à-dire dans l'espace de dix ans, il y a eu,
dans la petite Belgique, 76.000 enfants abandonnés de
leurs parents et laissés à la charité publique dans les
hospices d'enfants trouvés. Dans la ville de Vienne, de
1801 à 1850, il n'y a pas eu moins de 219.807 de ces
pauvres créatures (3). En Bavière, dans un espace de
quarante-cinq ans, de 1835 à 1879, il n'y a pas eu moins
de 80.000 enfants qui sont morts abandonnés et par la

faute des parents , sans que les tribunaux aient pu


punir ceux-ci (4). A New- York, d'après la statistique de
la constatation officielle des décès, on a trouvé en 1885
5.775 cadavres, parmilesquels 1.968 cadavres d'enfants
qu'on avait retirés des tonneaux d'ordures et des fosses
d'aisance. Sur ce nombre, on n'en reconnut que 148 ;

(1) OËttingen, Moralstatistik, 870-872 (3 AufL, 689).


(2) OËttingen, Moralstatistik, (1) Anhang, p. 103, Tabelle, 117
(3)I6id., (3)333 sq. — (4)J6td., (3)714.
192 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
tous les antres durent être enterrés dans le cimetière
des pauvres.
Vers 1850, y avait près de Paris deux grands quar-
il

tiers comme jamais une ville ne les aurait tolérés au-


trefois. L'un de ces ghettos s'appelait parmi les gens du
peuple: La fosse aux lions . C'était une carrière aban-
donnée que le propriétaire avait louée. En quelques se-
maines, elle fut Chaque locataire devait
plus que peuplée.
se bâtir lui-même sa maison, et pour cela, il prenait
tout ce qu'il pouvait trouver, des pierres, des vieux
chiffons, des voiles, de la toile goudronnée, des fenê-
tres provenant de hangars on d'églises démolies. Mais
le propriétaire en tirait un revenu de 40,000 francs.
L'autre quartier appelé la Cité Dorée offrait l'aspect
d'une grande cage à lapins (1).

Au commencement des années 1880, Vienne a hé-


bergé dans ses hôpitaux, seulement dans des hôpi-
et

taux spéciaux, 6.000 personnes victimes de leurs débau-


ches, dans sa prison de police 42.300 vagabonds, dans
l'asile des ouvriers 2.400 hommes, dans les workhouses
1.300 personnes, et dans l'asile des enfants trouvés
34.000 enfants abandonnés. Avec cela, on comptait en-
core 101 .300 pauvres, 56.200 malades pauvres, environ
60.000 domestiques et 20.000 femmes enregistrées com-
me vivant seules.
Là où de telles choses crient vengeance vers le ciel,

on ne peut plus demander si la société est coupable ou


non. Oui, la société est coupable de ces horribles situa-
tions, et nous tous nous participons plus ou moins à la
faute. Nous y participons au moins par notre silence,
notre nonchalance, notre habitude de fermer les yeux ;

mais souvent nous y participons bien davantage par nos


exemples nos propres péchés nos crimes contre la
, ,

conscience, la loi de Dieu et la religion. Comme le pha-


risien de l'Evangile, nous considérons avec une complai-

(1) Mullois-Muller, La misère à Paris, 357, 363.


LA. CORRUPTION DE INHUMANITÉ TOUT ENTIÈRE 193
sance orgueilleuse toutes ces pauvres créatures et tous
€es faits auxquels on donne le nom de rebut de l'huma-
nité, de monde criminel, de demi-monde, d'escroquerie,
comme une plante parasite qui s'est attachée à la so-
ciété et à la vie civile. Mais c'est avec raison qu'un hom-
mequi connaîtparfaitementcesmisères, Avé-Lallemant,
déclare que c'est l'organisme social lui-même qui les a
produites, et que semblables à un abcès qui résulte de
l'accumulation de mauvaises humeurs, elles doivent
être appelées un mal social (1).
Oui, la misère morale qui accompagne notre civilisa-
tion est une suite de cette même civilisation, et une suite
méritée, par conséquent une faute de la société. La so-
ciété anglaise si distinguée, si riche, ne sut rien faire de
mieux que de aux tribunaux pour
crier et de s'adresser
faire disparaître le scandale public et le danger de la sé-
duction, lorsque W. E. Stead publia une attaque contre
elle dans son écrit « Le tribut de jeunes filles dans la Ba-
:

bylone moderne ». Mais avec cela, elle prouva une chose,


qu'il avait frappé juste. L'illustre cardinal Manning trou-
vait que ce n'était pas une insulte, mais la vérité pure
de prétendre que la société, la société fine et cultivée
aussi bien que la société ordinaire, fournissait à l'autel
où se célèbre publiquement le culte de Baal et d'Astarté,
des hécatombes plus grandes que cela ne s'est jamais
faitàBabylone et à Carthage. S'il se trouvait quelqu'un
qui ne voulût pas admettre cette conclusion, en ce qui
concerne les péchés des adultes, personne ne la conteste-

ra en voyant les crimes commis par les enfants. Or, les


péchés commis par les enfants et par les mineurs prou-
vent la même chose. Si des enfants de dix ans se suici-
dent, si des fillettes de onze ans rendent d'excellents ser-
vices comme danseuses de ballet et comme séductrices ;

si, à douze ans, elles jouent à la perfection les rôles les

Avé-Lallemant, Das deutsche Gaunerthum, I, p. VIII sq.


(I) II, ;

1 334 sq., 335. Dans Œttingen, loc. cit. (3 Aufl.), 210 sq., 226
sq., 28,
sq., 424 sq., 503. C'est aussi le jugement de Cornes, ibid., 225.
13
194 CHANGEMENT DE L HUMANITE EN HUMANISME
plus séduisants sur les théâtres populaires, la faute en
est-elleaux enfants seuls? Non, dit-on souvent, il n'est
pas croyable combien les enfants sont mauvais mainte-
nant. Pourquoi cela ne serait-il pas croyable? C'est
même facile à comprendre qu'ils doivent être ainsi. Ja-
mais, dans la famille, ils n'ont senti l'effet salutaire d'un
bon exemple, d'une parole utile. Pour l'influence reli-
gieuse, il n'en est pas question. Par contre, ils peuvent
fréquenter ceux qu'ils veulent ; ils voient et entendent
de leurs propres parents des choses que nous ne pouvons
pas dire ici. A six ans ils font des choses qu'ils devraient
encore ignorer à vingt. Les voilà maintenant à l'école.

Mais notre école n'est plus là pour ennoblir les cœurs,


ni même pour amener les âmes à Dieu.
Quand elle en a fait des machines automatiques, qui
fonctionnent à l'extérieur ;
quand elle leur a rempli la

tête d'orgueil, la volonté d'insubordination, et l'imagi-


nation de sensualité par l'étude trop prématurée de la
physiologie humaine et animale, sa tâche est accomplie.
Alors personne ne peut plus accuser les enfants s'ils de-
viennent ce qu'ils sont. Ce sont des victimes qu'on ne
saurait pas assez plaindre. Si on veut nommer les coupa-
bles, ilfaut nommer les parents, les maîtres, ceuxqui font
l'opinion publique, les représentants du peuple, les chefs
des communes, les chefs d'état, les beaux parleurs, les
admirateurs de notre situation, incapables d'être ensei-
gnés, les masses qui accablent quelqu'un de leurs rail-
leriesquand il ose dire une parole franche, le poursui-
vent avec acharnement et paralysent son action par des
quantités de pétitions, bref la société.
La même
chose s'applique à l'immoralité publique
dont souffre notre époque. Tout prêche le plaisir, la
jouissance, la licence. Celui qui parle de limites, de
sévérité, de discipline, d'influence religieuse, est décrié
comme un arriéré et un ignorantin, comme un ennemi
du peuple. Et alors ce sont les jeunes gens sans expé-
rience que l'ignorance et les passions de leur âge entrai-
LÀ CORRUPTION DE INHUMANITÉ TOUT ENTIÈRE 195

nent au plaisir, qui doivent porter seuls la responsabi-


lité de leurs égarements. Dans le premier journal venu,
ils lisent des annonces qui les familiarisent avec le vice
et lechemin qui y mène, des débats sur des crimes pas-
sionnels, des annonces de plaisirs et de spectacles qui
excitent leur vanité, leur curiosité et encore davantage
leur sensualité. Ajoutez à cela l'inévitable petite dose
quotidienne d'attaques contre l'Église, la doctrine chré-
tienne et la morale, sans compter qu'à chaque vitrine,
sur chaque affiche, dans chaque monument qui décore
les places publiques, dans les sujets qui ornent l'inté-

rieur des appartements et l'extérieur des murs, la sen-


sualité trouve tous les jours de nouvelles excitations.
La civilisation exige qu'ils visitent des galeries et des
collections dans les musées. A l'occasion de certaines
fêtes, le peuple est même invité à y entrer.
Qu'y apprend-il ? C'est facile à deviner. Très peu
comme goût artistique et comme science, mais la con-
naissance de choses auxquelles ils n'avait pas pensé
jusqu'à présent. Les romans et les suppléments des
journaux se chargent de ne pas laisser perdre ces con-
naissances. L'organisation de notre vie qui place tous
les amusements pendant la nuit, la tendance des mas-
ses à affluer vers les grands centres où aboutissent tous
les éléments dangereux, tendance favorisée à dessein
au nom d'un ordre social foncièrement à l'envers, se
chargent de fournir assez d'occasions pour pratiquer
chaque jour ce qu'on a appris. De leur côté, par aveu-
glement, par respect humain, ou, pour appeler les cho-
ses par leur nom, par crainte d être décriés comme
trop durs et trop ignorants, ceux qui ont mission de veil-
ler là-dessus n'osent ni porter ni appliquer des lois con-
tre le mal. Ils font au contraire tout ce qui est en leur
pouvoir pour donner à la corruption l'apparence de
ce qui est permis et légal, pour tromper les esprits sur
l'existence et l'étendue de ces misères.
Ainsi chaque jour des milliers de personnes tombent
196 CHANGEMENT DE L HUMANITÉ EN HUMANISME
dans le gouffre qui s'ouvre seulement pour les engloutir
et jamais pour les rendre. De la sensualité ils tombent
dans le vice, et du vice dans le crime. Ils commencent
par les convoitises mauvaises et terminent par le vol
et l'assassinat.
Nous ne les absolvons pas de la part qu'ils ont à la

faute, mais le principal coupable est la société.


La société a élevé ces membres en leur créant des
besoins qui devaient les conduire à leur ruine. La so-
ciété leur a ravi par principe tout appui moral et reli-
gieux contre le mal. La société leur a enlevé les jours de
fête, et, par le fait même, toute élévation spirituelle, de
sorte que maintenant ils soht livrés à toute espèce de
tentations sans pouvoir se défendre.
Pour produire son effet sur les masses, le vice avait

besoin de sa propédeutique, de sa philosophie, de sa


littérature et de ses temples. La société lui a procuré
tout cela. Le crime avait besoin d'une école prépara-
toire, on lui a donné les maisons publiques. Celles-ci

avaient besoin à leur tour d'une école préparatoire, on


leur a donné l'esthétique de l'esprit moderne, l'art pour
l'art, la morale libre. La société a créé à dessein des si-

tuations où il faut une force d'âme tout à fait extraordi-


naire pour ne pas succomber à la tentation. La société
confisque les pauvres à son profit pour les éloigner de
Dieu et d'eux-mêmes. Mais elle paie si mal leurs services,
qu'ils mourraient de faim, s'ils ne gagnaient pas quel-
que chose de leur côté, et le temps qu'elle leur laisse est
si restreint qu'ils n'ont pas d'autre moyen de s'en tirer
que de prendre le chemin du vice. Alors on voit le riche
passer dédaigneusement à côté des pauvres devenus
criminels, et il ne lui vient pas à l'esprit qu'il a tra-
vaillé à les jeter dans le précipice, et qu'il fait chaque
jour ce qu'il peut pour les retenir dans le gouffre. Beau-
coup de dames délicates frémissent d'horreur quand on
parle de ces créatures malheureuses qui, tombées dans
la honte, vivent de la honte. Malheureusement il ne vient
.

LA CORRUPTION DE INHUMANITÉ TOUT ENTIÈRE 197


à l'esprit d'aucune d'elles, de se demander comment la

pauvre femme digne de pitié pouvait combler le déficit

d'une demi-semaine de travail qu'elle lui avait enlevé,


simplement parce que, dans une robe neuve, il y avait un
"pli qui ne répondait pas à sa vanité. Et c'est ainsi qu'en

définitive, chacun devrait trouver sans trop de peine


qu'il a une part importante dans la corruption générale.
Tout cela est si évident que personne ne peut se faire
d'illusion à ce sujet. Tous ceux qui connaissent notre si-

tuation sociale l'avouent, obligés qu'ils y sont par l'in-


déniable force des choses. Ils déclarent que ce que la so-
ciété demande aux habitudes de l'époque, que nos
plaisirs publics sans lesquels la vie n'aurait pas de
charmes dans nos grandes villes pendant l'hiver, que
nos ballets et nos théâtres, nos bals et nos écoles de
danse, que nos ateliers d'artistes, nos collections d'art
et nos expositions artistiques, nos académies d'art, avec
leurs salles de modèles vivants et leurs écoles de modè-
les, notre littérature, les journaux et les livres illustrés
avec leurs nudités repoussantes, avec leurs voiles appa-
rents qui ne font que favoriser la sensualité, bref, tout

ce que Alexandre de OEttingen appelle si bien le proxé-


nétisme intellectuel ( \ ) , les situations incertaines, la paie
insuffisante, le manque de protection, la sujétion où se
trouvent des milliers de personnes qui doivent se sacri-
fier pour la sensualité et la vanité des autres, l'avarice,
par conséquent une grande partie de ce qui s'appelle
civilisationmoderne est devenue une "école du péché
pour un très grand nombre de ces pauvres créatures.
En vérité nous pouvons dire d'elles ce que Sénèque
etMacrobe disent des esclaves romains Elles ne sont :

pas mauvaises ; mais c'est nous qui les rendons telles (2)
Non, elles ne sont pas plus mauvaises que la société et
que l'humanité dans lesquelles elles vivent. Leur en-
tourage est plus corrompu qu'elles, car c'est lui qui les

(i) OEttingen, Moralstatistik, (3) 251.


(2) Seneca, Epist., 47, 5. Macrobius, SaturnaL, 1, 11.
198 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
a faites ce qu'elles sont. La séduction domestique en a
fait des séductrices publiques une esthétique raffinée
;

en a fait des hiérodules raffinées du vice, du mensonge


etdu vol. L'or du riche a produit sur elles cet effet que
. pour quelques sous elles vendent Dieu et la pudeur,
elles se vendent elles-mêmes. Donc au lieu de juger du-
rement ces malheureuses créatures, frappons-nous la
poitrine, car nous aussi nous sommes membres de la
société, et ce qui les a rendues vicieuses, c'est le péché
de la société, le péché de la génération, notre péché.
Pourquoi donc nous flatter, dit encore Sénèque? Pour-
quoi nous dissimuler que la société est malade? Nous
tous, nous sommes mauvais, mais la société au milieu
de laquelle nous vivons est mauvaise aussi. Les fautes
des hommes sont les fautes de l'humanité (1).

e. -Ra P - Si vraie que soit cette dernière affirmation, elle a


port entre les .
fautes des pourtant besoin d être expliquée.
l
Elle pourrait être mal
hommes et cel- * * '

le
manité
hu" com P r i se de deux façons, et elle l'est aussi. Les uns
exagèrent la faute de la totalité jusqu'à exempter l'in-

dividu de toute faute personnelle. Selon eux, il ne souf-


fre que par le fait de la corruption générale. Les autres
la négligent croyant que la corruption du tout, la soi-

disant faute héréditaire ou péché héréditaire n'est rien


autre chose que le résultat des péchés personnels des
individus, c'est-à-dire leur somme et leur résumé. Or,
ce sont là deux erreurs. Plus tard, nous étudierons plus
à fond comment la corruption héréditaire ne supprime
pas la faute des individus. Mais d'après les considéra-
tions que nous avons faites jusqu'à présent, il ne peut
plus être douteux que la corruption du tout soit autre
chose et quelque chose de pire que tous les péchés indi-
viduels réunis.
Il faut que le Matérialisme ferme les yeux à la réalité,

quand il prétend que le tout n'est pas autre chose que


la somme des parties qui le forment. S'il en était ainsi,

(1) Seneca, Ira, 3, 26.


LA CORRUPTION DE INHUMANITÉ TOUT ENTIÈRE 199

le naturaliste pourrait aussi bien faire un être vivant,


animé, avec les parties qui cœur
composent la feuille, le
et le cerveau, qu'il est capable de les disséquer. Or ceci
n'a jamais réussi et ne réussira jamais. Aucun progrès
de la science ne fera disparaître du principe de
la force

l'ancienne philosophie, que le tout, nous parlons du —


tout vivant, organique, —
ne se confond pas avec ses
parties, mais qu'il est au-dessus d'elles etles précède 1 ). (

Si ceci trouve déjà son application dans le domaine


de la nature, il la trouve à plus forte raison dans le do-
maine de la vie intellectuelle et morale. C'est pourquoi
la jurisprudence, comme la Scolastique, a établi avec
raison une différence si stricte entre le droit privé et le
droit public (2), et a repoussé toutes les tentatives de
déclarer l'autorité de l'état comme une pure société pri-
vée, comme la somme des droits de tous les individus.
La morale publique n'est nullement la somme de ce que
font tous les individus pris collectivement; mais elle
est l'activité, la vie de la communauté elle-même (3).
Malheureusement la politique, les pédagogues, les his-
toriens ne prennent pas assez en considération ces vé-
rités importantes. Il est difficile de comprendre com-

ment on doit élever et diriger des hommes, comment


on doit écrire l'histoire et entendre la civilisation si ces
principes ne sont pas admis. Car personne ne peut fer-
mer son cœur à la conviction que, dans chaque tout
vivant, vit une force, et que non seulement cette force
vit, mais donne le ton, force qui ne se confond nulle-
ment avec l'esprit des individus.
Dans beaucoup de familles, de corporations, d'asso-
ciations, de communautés d'état, nous voyons les indi-
vidus déplorer et détester une tendance, puis lui rendre
hommage avec empressement, joie et conviction, dès
que cela devient sérieux.

(1) Aristot., Topic, 6, 13, 5 ; Polit., 1, 1 (2), Métaph., 4, 23, 1 ; 6,


10, 1 sq.
(2) Vol. VII et VIII, 11, 6 ; 14, 3 ; 25, 3, 4 ; 26, 7 ; 27, 4.
(3) V. plus haut, 3, 11.
200 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
Personne ne croira que marchent
les soldats isolés qui
de victoire en victoire, avec l'exactitude d'une machine r

soient personnellement infaillibles personne ne con-


;

testera que, dans une armée, dans une association où


tout est sens dessus dessous il y a beaucoup d'hommes
excellents, d'hommes supérieurs. Mais ce qui décide de
la victoire ne se trouve pas dans les individus ; il est
dans l'ensemble. Si l'esprit du tout est bon, il entraîne
les plus faibles à la victoire. Mais quand Dieu a envoyé,
comme dit le Prophète, l'esprit de vertige sur une so-
ciété, alors mêmeles plus nobles chancellent comme des
hommes ivres (1).

Ceci nous explique la différence entre une commu-


nauté bonne et une communauté mauvaise, entre un
ordre plein de vie, par exemple, et un ordre qui tombe
en décadence. Ce ne sont pas la capacité, les disposi-

tions et l'activité qui font la force d'une corporation,


mais l'excellence générale, l'excellence sociale, en d'au-
tres termes l'esprit du tout. Dans la meilleure commu-
nauté, il peut se faire que, quant à leur personne, les
individus qui la composent ne soient ni plus parfaits ni
plus capables que c'est généralement le cas dans une
association d'hommes. Pourtant, quand ils sont tous
ensemble, ils inspirent le plus grand respect et font des
choses extraordinaires, car le tout, quand il est bon,
est plus parfait que ne le sont les parties. Par contre,
on sera souvent étonné de trouver beaucoup de mem-
bres excellents dans une communauté tombée en déca-
dence et de voir qu'en formation, en vertu, en piété et
en activité, cette communauté est bien au-dessous de ce
qu'on devrait attendre, vu l'importance de tant d'hom-
mes excellents. Mais ceux-ci ne pouvant réagir contre
l'esprit qui domine la généralité succombent souvent
sous lui, et subissent même son influence sans bien s'en
rendre compte.

(1) Isaïe, XIX, 14.


.

LA CORRUPTION DE INHUMANITÉ TOUT ENTIÈRE 201

La vérité qui se fait jour ici fait partie de celles qu'il 7,-Devoirs
p t ii i«
nous faut prendre a cœur, bien plus pour notre conduite
j't i i aux
relatifs
fautes des m-
. dividus et de
que pour notre conviction. ia totalité.

Notre vie prendrait une physionomie tout autre,, si


nous étions pénétrés de la pensée que le péché de la to-
talité est très souvent plus grand que celui de l'individu,

et que très fréquemment il le précède et le provoque


Maintenant tout le monde gémit, se plaint et désire que
les choses deviennent meilleures mais personne ne met ;

la main à l'œuvre, et, quand quelqu'un fait mine de


vouloir apporter quelques changements, ce sont des ré-
criminations de toute part, comme s'il voulait commet-
tre un crime de lèse-majesté. Tout le monde réclame
une réforme seulement, il faudrait qu'elle se fît toute
;

seule. Si quelqu'un, —
surtout celui dont la mission est
de commander, et dont tout le monde se plaint parce
qu'il ne fait pas de miracles, — appréhende le négligent
au collet, non, s'il lui touche seulement un cheveu, les
anathèmes tombent sur lui encore plus dru qu'aupa-
ravant, alors qu'il laissait tout aller son train. Comme
l'aigle se précipite sur la colombe, on se jette sur les
petits, sur les faibles, sur les victimes de la séduction
qui se permettent un pas de travers pour améliorer leur
situation intojérable, ou parce qu'ils croient qu'on a le

droit de faire ce que la totalité pense et enseigne. Per-


sonne ne peut dire un mot contre les principes qui em-
poisonnent le cœuretla tête des masses, sans s'exposer
au danger d'être lapidé. Les petites excroissances nous
effraient mais le foyer du mal nous échappe. Nous con-
damnons impitoyablement les personnes qui se trom-
pent et qui ont des faiblesses, tandis que les erreurs et
les fautes elles-mêmes sont comme sacrées pour nous.
Les convenances, la bonne éducation, la tolérance exi-
gent, comme nous voulons nous le persuader, qu'on
garde le silence à ce sujet, en tout cas, qu'on n'en parle
qu'avec ménagement et avec une extrême réserve. Aux
individus qui nous gênent, nous leur faisons sentir toute
202 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
notre colère, parce qu'ils ont fait ou dit ce qui, par no-
tre faute à nous, courait dans l'air, comme on a coutu-
me de s'exprimer. Par contre, nous laissons tranquille-
ment se propager les abus généraux où les péchés des
individus puisent leur vie, leur force, leur immortalité,
en disant : il n'y a rien à faire là contre (1).
C'est ainsi que notre paresse et notre lâcheté trouvent
toujours une excuse, et, en attendant, la perversité de
notre manière de voir, et la puissance contagieuse de
l'exemple général non seulement ne sont pas inquiétées,
mais augmentent constamment en force séductrice. 11
n'y a pas de sphère, petite ou grande famille, com- :

mune, état, où elle n'apparaisse. Ce même esprit se ma-


nifeste parfois aussi dans les sphères ecclésiastiques. Or
c'est le vrai moyen d'empêcher de découvrir les plaies
qui nous rongent et de rendre toute amélioration impos-
sible.

Il que cela change. Or, cela ne changera que si


faut
nous comprenons qu'il faut faire entrer davantage en
ligne de compte les maux de la totalité, et que ceux-ci
agissent avec beaucoup plus de séduction que toutes les
fautes individuelles. Souvent nous pouvons laisser la
responsabilité de ces dernières à ceux qui les commet-
tent, mais quiconque fait partie du tout, doit se mettre
en garde contre les premières, sans quoi la responsabi-
lité tombe aussi sur lui. En face de ces fautes, il ne s'agit
pas d'être spectateur oisif et de se lamenter ; il ne suffit

pas non plus seulement de prier, mais il faut agir avec


énergie.
C'est si du moins un grand nombre, mar-
tous, ou
chent décidément dans cette voie, que nous espérons
pouvoir entraver le mal général et préparer une amélio-
ration. Y remédier complètement est impossible; car,
par malheur, la totalité est malade depuis qu'elle existe,
et, depuis lors, la corruption générale de l'humanité s'est

(1) Seneca, Ira, 2, 9, 10.


LA CORRUPTION DE INHUMANITÉ TOUT ENTIÈRE 203
propagée sans obstacle. Mais ce qui serait au pouvoir
des hommes, ce serait que tous ceux à qui ce soin
incombe agissent de concert, ce serait, nous le répétons,
la possibilité d'empêcher que la corruption générale,
l'impunité du vice, l'audace de la séduction, le renver-
sement des notions fondamentales de vérité et de droit,
s'étendent davantage et contaminent les individus.
Soyons donc indulgents avec les pécheurs, mais fai-
sons une guerre acharnée aux péchés, excusons les hom-
mes, mais ne laissons pas surgir en nous une pensée de
tolérance contre les principes faux et séducteurs du
monde. On guérit mieux les petites misères de l'individu
avec de la douceur et de l'indulgence, mais contre les
vieilles plaies du genre humain, ces plaies transmises

par héritage depuis le commencement et profondément


enracinées, il faut employer avec tout le sérieux possi-
ble, une sévérité réfléchie et pondérée.
CINQUIÈME CONFÉRENCE

L HISTOIRE DES RELIGIONS PREUVE DE LA CHUTE DE


LHUMANITÉ.

1. Combien le sentiment religieux sert à juger les hommes. 2. —


Les doctrines modernes sur l'origine et le développement des re-
ligions. —3. Dans toutes les religions connues, le Monothéisme est

la forme primitive de la foi. —


4. Le monisme philosophique du
paganisme, à son origine, n'est pas un pur monothéisme, mais
une décadence de celui-ci. —
La profondeur de la décadence
humaine dans les religions païennes. —
6. A l'origine toutes les

manifestations de la vie religieuse sont plus pures que plus tard .

— 7. La décadence morale est attestée par les représentations


symboliques des dieux. —
8. La chute n'a pas été complète, mais

il y eut toujours des souvenirs relatifs à une vie plus ancienne

meilleure. —9. L'humanité parfaite à l'origine par la grâce di-


vine, est tombée par sa propre faute.

i.-com- C'est en voyant la vie religieuse d'un homme et d'une


b le
ment reS-" génération qu'on peut dire le plus sûrement ce qu'ils
jÇgeriesïom- sont. Cette observation est de l'ancienne sagesse, que
mes.
le poète résume dans ces mots : L'homme se reflète dans
ses dieux (I). Déjà Xénophane dit que les Ethiopiens se
fabriquaient des dieux noirs avec de gros nez, et que les
Thraces se faisaient des dieux pâles avec des, cheveux
roux (2), car « l'homme cherche toujours à faire des
dieux qui lui ressemblent » (3). Aspire-t-il à la vertu ?
11 cherche à s'identifier à cette divinité dans laquelle il

sait que sa vertu est incarnée. Son intelligence est-elle


corrompue ? Alors il invente un dieu des richesses, un
dieu du vice, une déesse de la volupté et de la sensua-
lité.

(1) Glem. Alex., Strom., 7, 4, 22. Euseb., Prœp. evang., 5, 3 ; 7, 2 ;

Hier., In ps., 80, 10.


(2) Clem. Alex.,/.c.Theodoret, Grœc. affect., 3 (Schultze, IV, II, 780).

(3) Xenophanes, 5 (Mullach, Fragm. philos., 1, 101).


HISTOIRE DES RELIGIONS ET CHUTE DE INHUMANITÉ 205
D'après cela, ceux qui veulent séparer la religion et
la morale l'une de ou ceux qui croient que la
l'autre,

valeur de l'homme ne dépend pas de sa religion, mais


seulement de son honnêteté, ceux-là, disons-nous, ne
savent pas ce qu'ils disent. Il est difficile de commettre
une plus grande erreur. Celui qui veut porter un juge-
ment sur l'individu, et encore plus celui qui veut en
porter un sur une époque ou sur une société doit, avant
tout, considérer où les choses en sont relativement à la

pratique de la religion, car la religion est aussi une vertu,


en même temps qu'elle est la réalisation la plus haute
delà vie morale, la première manifestation de la vérité

et de la fidélité à la conscience, la justice la plus élevée


qui soit, la justice envers Dieu, cette forme de la mo-
rale par laquelle l'homme seul s'élève au-dessus de la
vie terrestre. Elle est le résumé de tant de vertus, que
vouloir glorifier la vertu sans la religion équivaudrait
à l'honnêteté sans la justice. Mais la religion est plus
qu un simple exercice du cœur et de l'activité elle com-
?
;

prend aussi l'activité de l'.esprit, le travail le plus par-


fait et le plus haut ennoblissement de la raison. Bref,

la religion est l'élan le plus sublime dont l'esprit, le

cœur et l'action soient capables en même temps, et tou-


tes les puissances de l'homme unies dans la dépendance
la plus intime doivent participer à sa réalisation.
Donc bien loin de juger un homme exactement si on
ne sait où il en est au point de vue de la religion, il faut
dire qu'on ne l'estime à sa juste valeur que si on tient
compte avant tout de son sens religieux.
Mais tout en agissant ainsi, il faut savoir distinguer
entre la religion comme théorie et la religion comme
pratique. Autre chose est la religion prise objective-
ment, comme un ensemble de certaines convictions, et
autre chose est la religion prise subjectivement, c'est-à-
dire en tant que l'individu, ou la communauté, ou mieux
dit le sens religieux, la pratique.
De la religion considérée au premier point de vue,
206 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
c'est-à-dire de son contenu, de ses doctrines, de ses pré-
ceptes,on ne peut pas toujours tirer une conclusion
concernant le caractère de ses adeptes. Plus elle sera
parfaite, plus ceux-ci seront au-dessous de leur tâche.
Mais si les hommes ont le malheur de recevoir par tra-
dition une religion très imparfaite, alors il peut très
bien se faire qu'un certain nombre et même beaucoup
de ses adhérents, soient personnellement meilleurs que
les doctrines qu'ils professent et que exemples que
les

leur croyance met devant les yeux. Cependant on ne


peut concevoir que quelqu'un ait une valeur morale
plus élevée que le degré où il pratique la religion. Car,
on ne peut le dire avec assez d'assurance, la religion est
tout ce que l'homme peut accomplir de plus grand, mo-
ralement et spirituellement parlant.
Mais si la doctrine enseignée par une religion est une
pure invention humaine, ce que nous venons de dire
s'applique doublement à elle. Il est alors permis de tirer
une conclusion sur la valeur et l'état de l'homme, non
seulement d'après la simple pratique personnelle de
la religion, mais d'après le système tout entier.
Or voilà que toutes les religions païennes sont plus
ou moins des créations arbitraires des hommes. Chaque
peuple ajouta ses propres inventions au plus ou moins
grand reste de vérités qui survécurent à la disparition

de l'âge d'or. Ainsi prirent naissance les religions, les


dieux, les doctrines et les usages divers. Tout cela est
l'œuvre des hommes, c'est pourquoi on a le droit d'ap-
précier l'état de l'humanité d'après le contenu des an-
ciennes religions qu'elle a pratiquées. Par là d'ailleurs,
nous ne jugeons que la société, la totalité. Car nous
avons déjà admis que des individus peuvent être meil-
leurs qu'une religion qu'ils n'ont pas créée, mais qui a
été créée par d'autres et leur a été transmise.
Dans ce sens, nous considérons l'histoire des religions
comme la partie de beaucoup la plus importante de
l'histoire de la civilisation, et les religions inventées par
HISTOIRE DES RELIGIONS ET CHUTE DE INHUMANITÉ 207

des hommes comme le moyen le plus important pour


juger l'humanité.
C'est un fait acquis
x
non seulement chez les peuples,
L
2. - Les
* doctrines iao-

mais aussi chez les savants que, des siècles durant, 88 ™ 1


'?;
J'?®
nous pouvons dire pendant des milliers d'années., toutes ^Ji^ 111

les religions ont eu comme point de départ, où s'y rat-


tachent, la croyance en un seul Dieu, et que c'est seule-
ment plus tard que le polythéisme a remplacé le mono-
théisme primitif. Une pensée indéniable, à moins d'être
prévenu contre elle, c'est qu'il faut d'abord concevoir
l'idéed'un être divin avant de pouvoir diviser celui-ci
en plusieurs personnalités. L'idée de la pluralité des
dieux ne pouvait naître qu'après le mélange de ridée
d'un Dieu surnaturel et infini avec l'image de choses
visibles et finies, par conséquent de choses multiples
et diverses. Ce fut évidemment impossible tant qu'on
posséda l'idée de l'infini, de l'incommensurable et du
supra-terrestre.
Mais Hume, le sceptique, qui révoquait tout en doute,
peut-être même son existence, excepté cependant son
infaillibilité, Hume, pour qui toute certitude consiste à
croire qu'une chose est de telle façon et pas autrement,
déclara la guerre à cette antique tradition, et c'est ainsi
que celle-ci a presque le droit de paraître partout où
l'on cultive la science. Depuis cette époque, il est im-
possible, dit-on, que le monothéisme ait régné avant le

polythéisme, la science et la civilisation avant la barba-


rie et l'ignorance; c'est aussi impossible qu'il est im-
possible que quelqu'un commence par se bâtir un palais
et ensuite une cabane.
Voilà qui est très philosophique en apparence, mais
qui répond peu à la réalité des faits. Comme si beaucoup
de ceux qui habitèrent d'abord des palais n'avaient pas
été parfois très heureux de trouver un gîte dans une
chaumière Cette philosophie vaporeuse paraît peu s'in-
!

quiéter de ce qu'on rencontre souvent des hommes qui


sont plus grossiers à vingt ans qu'à douze, des hommes,
208 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
des vieillards dont le savoir ne peut être comparé avec
ce qu'ils possédaient dans une jeunesse meilleure, des
adultes instruits qui s'attachent à des pratiques supers-
titieuses, qui tremblent d'épouvante en présence d'une
salièrej*enversée, du nombre 13, devant un mauvais re-

gard, bref devant des niaiseries dont ils ont ri quand ils

Dans les choses religieuses, ce recul est


étaient enfants.
malheureusement la règle chez la plupart des hommes,
particulièrement chez les hommes instruits.
Psychologiquement parlant, il est donc très facile
d'expliquer comment il se fît que l'humanité en grand
perdit plus tard l'élévation et la pureté des idées reli-
gieuses qu'elle possédait primitivement. Mais ceci s'ac-
corde aussi parfaitement avec la marche que l'histoire
de la civilisation humaine a prise partout en tout temps.
Les parties les plus sublimes, les bases intellectuelles
d'une civilisation sont toujours ce qu'il y a de plus ex-
posé à la décadence. Les usages extérieurs restent, le
contenu intérieur disparaît. L'âme s'échappe et laisse
l'enveloppe morte qui se transforme encore pendant
quelque temps, jusqu'à ce qu'elle devienne momie ou
squelette, et qui, dans la suite, reste plus ou moins
invariable. Comme c'est facile à comprendre, ceci n'ap-
paraît nulle part plus que dans domaine de la vie
le et

de la civilisation la plus élevée, dans le domaine de la

religion. Les Abyssiniens, par exemple, ne sont plus


guère chrétiens par la foi et par la pensée. Les Mongols
ne sont plus bouddhistes ils n'ont conservé de la reli-
;

gion de Bouddha que les formules et les formes vides (1).

que soit tout ceci, l'opinion de Hume s'est


Si certain
maintenue malgré cette contradiction évidente qui va à
l'encontre de toute expérience. On répète sans cesse le

principe que la religion primitive a dû être au niveau le

plus bas qu'on puisse supposer, et, qu'en conséquence,


sa forme la plus primitive n'a pas pu être le monothéis-

(1) Ratzel, Vœlkerkunde, (1) III, 17 sq.


HISTOIRE DES RELIGIONS ET CHUTE DE L'HUMANITÉ 209
me. Le polythéisme lui-même esl beaucoup trop noble
pour l'état de grossièreté animale dans lequel nous de-
vons nous représenter les premiers hommes. Dernière-
ment Vignoli, vrai Decius Mus du Darwinisme, s'est
donné la peine de s'identifier aux impressions et aux
sentiments des animaux, ou du moins aux impressions
et aux sentiments les plus bas possible, afin de s'en
servir de base pour nous convaincre de la manière dont
la religion a dû prendre naissance. Un tel essai a au
moins l'avantage d'être irréfutable pour tous ceux qui
ne veulent pas s'abaisser jusqu'à l'animal ou encore plus
bas que lui. Pour nous, il nous permet de dire que si
les hommes ne peuvent le faire sans renoncer à leur
dignité humaine, il n'a pas besoin de réfutation.
Malgré cela, cette science qui part de l'idée d'un état
naturel plus qu'animal, nous assure que c'est tout au
plus le fétichisme le plus grossier qui a été la religion
de l'humanité primitive. La preuve est aussi curieuse
que la supposition est grossière. L'animal, dit-on, n'est
pas la plus basse de toutes les créatures, tant s'en faut.
Vouloir admettre que l'homme, à l'état naturel, se soit

agenouillé devant un chat ou un crocodile, serait lui


faire beaucoup trop d'honneur, lui attribuer beaucoup
trop d'intelligence. Bien au-dessous de l'animal se trouve
l'arbre. Donc l'arbre a dû être avant l'animal la di-
vinité de l'homme Au-dessous de l'arbre se trouve
.

encore lapierre qui forme le degré le plus bas de l'échelle


des êtres. y avait quelque chose qui fût plus indigne
S'il

de l'humanité, la science descendrait encore certaine-


ment d'un degré dans lequel elle verrait la divinité pri-
mitive de l'homme. Mais jusqu'ici elle s'en tient à ceci,
que la religion première de l'humanité a été l'adoration
des pierres.
Donc, à en croire les progrès de la science des reli-

gions, nous faudrait chercher dans le fétichisme le


il

premier degré de la religion. Puis serait venu le culte


de l'arbre, puis celui de l'animal, puis, — non sans
14
210 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
quelque recul, — l'adoration de l'eau, du soleil, des for-
ces de la nature. C'est seulement plus tard que vinrent
le soi-disant animisme, les symboles, et enfin l'idée
d'immortalité avec le culte des ancêtres et des héros.
Peu à peu pressentiment qu'il y avait
prit naissance le
quelque chose de surnaturel s'étendant au delà de cette
vie. Il va sans dire que les hommes cherchèrent à l'uti-

liser et à le poursuivre à travers les airs et les abîmes


quand c'était nécessaire, lorsqu'il semblait vouloir leur
échapper, c'est-à-dire qu'il en est résulté, comme le

degré le plus proche, la religion des sorciers, des en-


chanteurs, et Schamanisme. Puis, de là, par une as-
le

cension rapide, l'homme s'est élevé parle panthéisme


et le dualisme, par le monothéisme juif et chrétien et

par le purisme monothéiste de l'Islam, jusqu'à la religion


de raison purifiée de notre philosophie, au rationalisme,
le necphis ultra delà, perspicacité humaine, et au Boud-
dhisme, la plus pure fleur de la vraie perfection et delà
vraie sainteté.
Tel est, en abrégé, le contenu de cette philosophie
d'école qu'on nous donne à lire chaque jour sous de
nouvelles formes dans nos ouvrages sur la philosophie
de la religion, l'histoire de la civilisation et l'ethnogra-

phie. Quand même tous ses représentants ne vont pas


aussi loin, ils sont pourtant d'accord en ce que la
croyance à un seul Dieu n'a été qu'une invention posté-
rieure, le résultatdu développement long et lent d'une
grossièreté primitive vers une civilisation plus élevée,
et que le polythéisme l'a précédée au lieu de lui succé-
der. C'est seulement dans le judaïsme, qui, aux premiers
temps de son existence, était encore profondément en-
foncé dans le polythéisme, que le monothéisme a triom-
phé des formes jusqu'alors basses de la pensée reli-
gieuse. Les Sémites sont les créateurs proprement dits
d'un Dieu unique. Max Miiller a eu beau réfuter ce prin-
cipe de Renan, non, comme on pourrait le croire, par
intérêt pour la religion, mais exclusivement au point
HISTOIRE DES RELIGIONS ET CHUTE DE INHUMANITÉ 211

de vue scientifique, on s'en est toujours tenu à cette


idée que les Sémites avaient été monothéistes, sinon
primitivement, du moinsplus certainement que d'autres
peuples (1).
Quelle que soit l'assurance avec laquelle on présente 3.- Dans
, toutes les re_
,

ces inventions, elles ne sont pas


r de nature à nous dé- l
w™\ ™ n-
nues, le Mo-

concerter. Les savants dans la science des religions {f^^yf!


Uve de
comparées ne nous en voudront pas. On peut parfaite-
,a
Jj|

ment reconnaître leurs mérites scientifiques, et admet-


tre qu'ils ont la main malheureuse partout où ils tou-
chent au domaine de la religion et de l'éthique, surtout
au domaine des vérités spirituelles, qu'elles concernent
la métaphysique, la logique ou la morale. Tout méde-
cin sait qu'en matière de médecine, il n'y a pas d'enfant
qui soit plus maladroit que les savants. Le malheur est
aussi qu'en cette matière, personne ne se croit plus in-
faillible et n'agit avec plus d'entêtement qu'eux. 11 est
permis de tenir le même langage, et, à plus forte raison
peut-être, sur les questions religieuses et morales.
D'ordinaire, dans une chose difficile, on demande que
celui-là seul donne son avis à qui elle est familière.
Ici, ceux qui parlent avec le plus d'assurance sont

ceux qui ne se donnent même pas la peine de dissimu-


ler que leur but est de nier toutes les religions, ou du
moins de transformer religion et morale selon leurs
propres désirs. Et il nous faudrait tomber à genoux,
avec la foi du charbonnier, en présence de tels hommes
qui veulent remplacer les principes de la religion par
un cléricalisme despotique de la science, comme dit
Tolstoï ? Ne serait-ce pas prendre au sérieux le conseil
ironique du sage ? « Il faut parler de travail avec le pa-
resseux, et de piété avec l'impie » (2).

Les anciens qui avaient certainement plus de sens


que nous pour tout ce qui touche à la religion, et qui
étaient en outre de quelques milliers d'années plus

(1)Sprenger, Leben und Lehre des Mohammed, I, 245, 249,


(2)EcclL, XXXVII, 13, 14.
212 CHANGEMENT DE L'HUMANITÉ EN HUMANISME
près des origines, regardaient, ainsi que nous l'apprend
Platon, comme une vérité incontestable, le fait qu'avant
les perturbations polythéistes, un seul Dieu gouvernait
le monde tout entier, et que c'est seulement plus tard
que divers dieux furent inventés pour expliquer les dif-
férents côtés d'une seule action divine (1 ). Philon de By-
blos rapporte aussi qu'autrefois les hommes croyaient
à un Dieu unique, au Dieu du ciel (2). « Plus on re-
monte le cours des siècles, ditCicéron, plus l'humanité
se rapproche de l'époque où la divinité lui donna nais-
sance, et mieux aussi, comme c'est naturel, elle se sou-
vient de la vérité (3) ».
On peut dire que les anciens peuples qui ont conservé
la tradition des quatre âges du monde, se sont tous re-
présenté l'histoire de leurs relations avec Dieu, comme
c'est exprimé dans le Bahman Yascht : Le commence-
ment de notre vie était de l'or pur. Ensuite la religion
devint de l'argent, puis de l'airain, enfin du fer, c'est-

à-dire le dernier âge, l'âge dans lequel il y a divergence


dans la manière d'adorer Dieu (4).

Ce ne sont pas là des suppositions arbitraires. Elles


répondent à l'histoire. Les Grecs reconnaissaient l'exis-
tence d'un temps où n'existait pas encore la fourmilière
bigarrée des dieux qui entouraient leur Jupiter. Celui-
ci n'existait pas encore à cette époque. Avant lui régnait

Kronos ou Saturne. Sous le sceptre de ce dernier,


l'Olympe n'était pas encore aussi peuplé qu'on l'a cru
plus tard. Cependant Saturne ne put plus conserver seul
la souveraineté du ciel qu'il avait ravie à son père en se
révoltant contre lui. C'est par lui que le polythéisme
avait déjà commencé, bien qu'il n'eût pas encore attein|
la dégénérescence des derniers temps. Avant lui pour-
tant, on avait connu un Dieu unique, Uranus. Donc dan&

(1) Plato, Politicus, 15, p. 271, d. e.


(2) Philo Bybl., Fragm., 2,5
(Millier, Fragm. hist. Grœc, III, 566).

Euseb., Prœpar., 1, 10.


(3) Gicero, TuscuL, 1, 12, 26, 27; Leg.,2, 11, 27.
(4) Spiegel, Eranlsche
Alterthumskunde II, 152 sq.
,
HISTOIRE DES RELIGIONS ET CHUTE DE INHUMANITÉ 213

ce temps-là régnait le monothéisme. Il fut suivi par un


polythéisme d'abord modéré, lequel fut remplacé défi-
nitivement parle polythéisme complet des temps posté-
rieurs.
Une autre conception plus récente qui ne remonte
pas aux temps les plus reculés, mais qui va cependant
à une époque relativement pure, distingue également
trois degrés dans la décadence. Les temps les plus
anciens, dit-elle, sont ceux dans lesquels on vénérait
des divinités comme Ophion et Eurynome, c'est-à-dire
les divinités purement symboliques et pas encore les
divinités mythologiques représentées par des images.
Ensuite sont venus Kronos et Rhéa avec leurs cercles,
et enfin les dieux de l'Olympe qui détrônèrent les dieux
régnants pour mettre Jupiter à leur place (1 ).

D'après les récits des anciens, ceci s'applique égale-


ment à la religion romaine. Sans doute les Romains
n'avaient pas des notions aussi claires que les Grecs sur
leurs croyances les plus anciennes. Comme peuples, ils

étaient aussi plus jeunes qu'eux ; mais que ce soit Janus


ou un autre qui ait été leur dieu primitif, ce qui est cer-
tain, c'est qu'à Rome, les dieux diminuent dans la même
mesure que l'on remonte plus haut le cours des temps,
et que la conviction déjà exprimée par les anciens, qui

les ramenaient tous à une seule divinité (2), répond par-

faitement à la vérité (3).


Pour ce qui concerne les Hindous, les monuments
scripturaires les plus anciens que l'on connaisse mon-
trent, avec la plus grande vraisemblance, qu'ils croy-
aient que dans les temps primitifs leurs ancêtres n'a-
vaient adoré qu'un seul dieu, le ciel lumineux, la lu-
mière céleste (4). Ce Dieu est le créateur, maître omnis-

(1) Aristophan.,JVu&. Schol, 247.


(2) Augustin., Civ. Dei, 4, 11.
(3)Schwegler, Rœmische Geschichte, I, 227.
(4)Colebrooke, Essays on the religion and philosophy of the Hin-
doos (Leipzig, 1858), 123, 125 sq. Benfey, Art.« Indien » dans Ersch
undGruber (1840), II, section XVII, 159. Kœppen, Religion des Buddha,
214 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
cient et saint. Le mal n'existe pas en lui, c'est pourquoi
il veille sur ce qui est bon et sur ce qui est mauvais (1 ).
Ici notre but n'est pas de préciser si ce dieu unique,
dont il est question, était Varuna, ou si celui-ci ne fai-
sait qu'un avec celui que nous avons appris à connaître
comme étant le dieu unique ou primitif des Grecs, Ura-
nus (2)mais ce qui est certain c'est que Indra, qui,
;

plus tard, lorsque le polythéisme eut célébré sa victoire


complète, était considéré comme le plus élevé parmi
tous les dieux, est parvenu à occuper cette place seule-
ment peu à peu, et peut-être non sans lutte dans la foi
du peuple (3). Mais les autres êtres lumineux, les Ady-
tas (4), qui sont plus près de lui, et qui furent plus tard
adorés comme des dieux, étaient à peine considérés
comme des divinités à l'origine; ils n'étaient que les
messagers de Varuna. Dans les Védas aussi, Varuna est
bien au-dessus d'eux (5). La plupart des chants des
Védas qui nous font connaître des situations religieuses
plus anciennes dans l'Inde, ont pris naissance sinon
bien après, du moins dans un temps où se manifeste,
déjà d'une manière évidente, une décadence dans les
idées plus pures d'autrefois concernant un dieu uni-
que (6). Cependant, on ne peut se servir d'eux pour
prouver avec certitude quel était le nom du premier dieu
suprême (7). Mais c'est d'autant plus curieux que, mal-
gré cet obscurcissement, le souvenir du monothéisme
qui a précédé le polythéisme s'est au moins maintenu
chez eux au milieu des invocations adressées à leurs
nombreux dieux. La pensée à un dieu infini perce le

brouillard de cet océan de paroles polythéistes, comme


I,3. Lassen, Indische Alterthumskunde, (2) I, 897 sq., 925 sq., 1003.
Chr. Yesch, Der Gottesbegriff in den heidnischen Religionen des Alter-
thums, 3 sq., 23.
(1) Cox, Mythology of the Aryan nations, I, 331.
(2) Varuna, "AFopoç Avernus, 'Ofyavo.
(3) Muir, Original Sanscint texte, V, 122 sq. Fischer, Heidenthum
und Offenbarung, 24 sq., 30, 36 sq., 41 sq., 102.
(4) Cf. 'fypàirvi Aditî. —
(o) Muir, toc. cit., V, 420.

(6) V. plus haut. Conf. II, 6.

7) Lenormant-Busch, Histoire 'primitive de VOrient, (2) III, 168.


HISTOIRE DES RELIGIONS ET CHUTE DE INHUMANITÉ 215
le ciel bleu perce à travers les nuages qui l'ont voilé un
instant (1).
Quant à la religion des Perses,
y a une grande va- il

riété d'opinions parmi les savants, pour savoir si le


Dieu que les Eraniens adorèrent plus tard comme le
Dieu bon et lumineux, si Ahuramazda
au début le fut
seul Dieu, ou s'ils reconnaissaient avant lui pour Dieu
unique Zarvana akarana, le temps illimité (2). Aussi
loin que remontent les monuments historiques que nous
possédons, — et, comme nous l'avons déjà vu autrefois,
ils vont très loin, — les Perses croient déjà à deux êtres
supérieurs, au dieu de la lumière, Ahuramazda, et au
dieu du mal, Angromainyus. Mais si primitivement
lesEraniens formaient un seul peuple avec les autres
Aryens, il peut parfaitement se faire qu/Ahuramazda,
qui est représenté comme le créateur du ciel et de la
terre, et comme un être absolument spirituel, comme
l'esprit le meilleur, le plus saint (3), ait été au début
l'unique dieu, et que Zarvana ne soit qu'une idée et une
dénomination de celui-ci. Il peut cependant se faire
aussi que les deux proviennent d'une époque plus ré-
cente, dans laquelle l'ancienne foi avait déjà subi des
altérations. En tous cas, les Ameshaçpentas (Amshas-
pands), les saints immortels qui siègent à côtéd'Ahura-
mazda et les Yazatas (Yzeds) qui leur sont soumis, sont
des créatures du Dieu bon.
Dans non seulement on ne peut pas
la religion perse,

prouver qu'il y ait eu passage du polythéisme au dua-


lisme, et passage de celui-ci au monothéisme. Tout
indique, au contraire, comme dit Spiegel, qu'un mo-
nothéisme vigoureux a précédé le dualisme (4). La tra-
dition perse affirme donc en ces termes exprès, qu'à
l'origine, on ne connaissait qu'un seul dieu (5). D'après

(1) Mûller, Hist. of ancient Sanscrit lit., (2) 559.


(2) Fischer, loc. cit., 113 sq.
(3) Spiegel, EranischeAltertumskunde, I, 454 ; II, 24 sq.
(4) Spiegel, loc. cit., II, VI sq.
(5) Dimishki, dans Spiegel, Avesta, II, 216.
216 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
les écritures cunéiformes que nous connaissons actuel-
lement, il est même possible d'admettre, selon l'opinion
du savant que nous venons de mentionner, ou du —
moins il n'est pas facile de la réfuter, que sous Da- —
rius et Xerxès, la religion des Eraniens était encore mo-
nothéiste dans ses pensées fondamentales, et que le

dualisme n'a pris naissance qu'à l'époque des Achéme-


nides (1). Cette affirmation est si hardie, qu'elle a évi-
demment besoin de preuves solidement établies pour
être admise d'une manière générale. Mais ce qui est
certain, c'est que les Perses ont témoigné un respect
surprenant pour la religion juive, et qu'ils se sont mon-
trés très tolérants envers la foi d'un vrai Dieu unique (2).
Les différents cultes égyptiens se ramènent tous à
l'adoration d'un Dieu unique, qui, à l'origine, était com-
mun à tous les Egyptiens, le dieu non engendré, Ra, le
soleil (3). Quant à savoir si celui-ci fut le plus ancien et
l'unique Dieu qu'ils adorèrent, si on se représentait cet
ancien et unique Dieu comme personnel, ou seulement
comme personnification d'une idée générale, il faut que
nous attendions d'autres résultats certains d'une science
qui présente encore trop d'incertitude. En tout cas,
beaucoup de savants soutiennent l'opinion que le mo-
nothéisme (4), ou un polythéisme seulement nominal,
existait ici aussi dans les temps les plus reculés, et que,
dans plusieurs endroits, on a désigné sous des noms
différents le même et unique Dieu qui, dans un autre
endroit, était adoré sous un autre nom (5). Cependant,
d'après l'état actuel des recherches, il n'est pas encore
prouvé sûrement que le monothéisme ait existé primiti-

(1) SpiegeJ, loc. cit., II, VIII sq.


(2) Dan., VI, 26 III, 95. Tob., XIII, 4'.
;

(3) Reisnich, in Panlys Real-Encykl (2) I, 286.


. ,

(4j Bunsen, Mgyptens Stellung in der Weltgeschichte, V, I, 58. Fis-


cher, loc. cit., 267, 277, 280, 282, 284 sq., 286, 289. Pesch,Dé?r Gottes-
begriff in clen heidnischen Religionen des Alterthums, 116 sq.
(5) Uhlmann, Mgypt. Aller thumskunde, II, 4 55 sq. Thot, 20. Mas- ;

péro, Histoire ancienne, (4) 26 sq.


HISTOIRE DES RELIGIONS ET CHUTE DE INHUMANITÉ 217

vement en Egypte . Mais ceux qui le combattent ne


sont nullement autorisés à le faire avec l'assurance dont
ils font preuve.
Les documents chinois les plus anciens ne laissent
apparaître aucune trace de l'idolâtrie (1). Au contraire,
tout montre qu'autrefois, il y avait en Chine une religion
purement monothéiste (2). Quant au Japon, il est cer-
tain que le nombre de ses divinités s'est accru en si
grande quantité à une époque relativement récente (3).
La même marche, c'est-à-dire le développement pro-
gressif de l'idolâtrie provenant d'un monothéisme anté-
rieur, est admise par les Orientalistes les plus autorisés,
dans la religion phénicienne (4), dans les croyances des
Babyloniens et des Assyriens (5), et particulièrement
dans l'ancienne religion arabe (6). Les sources anciennes
nous rapportent ceci d'un grand nombre de peuples de
l'antiquité, par exemple des Massagètes (7).

Si les voyageurs actuels étaient aussi exacts et aussi


sérieux dans leurs recherches qu'Hérodote, nous serions
bien mieux instruits à ce sujet. Mais ou ils n'attachent
aucune importance à la chose la plus importante, —
comme Stanley par exemple, qui n'était pourtant pas
sans religion, et qui ne consacre pas un motà la religion

des nègres, — ou
comportent de telle sorte que
ils se
les sauvages comprennent qu'il vaut mieux cacher en
présence de ces intrus frivoles, leurs convictions reli-

gieuses qu'ils gardent avec un soin si jaloux et si supers-


titieux. Ils ne parlent là-dessus que quand on leur donne

(1) Du Halde, Beschreibung


des chines. Reiches, III, 20 sq.
Grosier, Description de la Chine, II, 150 sq. Hazart, Kirchenges-
(2)
chichte, (3) I, 538 sq. Pesch, Der Gottesbegriff in den heidnischen Re-
ligionen der Neuzeit, 24, 45.
Kaempfer, Beschreibung des japon. Reiches, 221 sq.
(3) *>

(4) Movers, Phœnicier, 1, 255 sq., 316, 321.


(5) Lenormant-Busch, Histoire ancienne de V Orient, (2) III, 54. Jul.
Oppert, dans Goldziher, Mythus bel den Hebrœern, 317. Cf. Fischer,
loc. cit., 184-187, 204, 243 sq.

(6) Lenormant, loc. cit., III, 54 sq., 95 sq., 119 sq. Palgrave, Reise
inArabien (Leipzig, 1867), I, 190 sq. (250).
(7) Herodot., I, 216, 4. Strabo, 11, 8, 6.
218 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
de l'eau de vie ou de l'argent (1). Comment le font-ils ?
Dieu seul le sait. Mais des recherches plus minutieuses
démontreraient qu'ils possédaient jadis une religion
plus pure.
Livingstone affirme que ceci se rencontre partout chez
les nègres (2). Ratzel et Schneider déclarent aussi que la

religion des nègres indique partout une décadence à


travers laquelle on aperçoit leur croyance primitive à
un Seigneur de toutes choses (3). En Guinée, on adore
un créateur suprême de tout ce qui existe, sous le nom
de Kano (4). Les Hottentots en connaissent un semblable
sous le nom de Gounja Tekquoa. Si on leur demande
pourquoi ils le servent si peu, ils répondent qu'ils ne
veulent pas avoir affaire à lui parce que leurs ancêtres
l'ont offensé (5). Nous entendons dire la même chose
des Wagandas et des Wanyoros qui, dit-on, connais-
sent un être suprême, Katonda, mais ne l'adorent pas,
parce qu'il est trop élevé pour eux (6). 11 est probable
que primitivement Tibbous ou Touareg n'avaient
les
qu'un seul dieu nommé Amanai (7). Chez les Indiens,
l'idée confuse d'un dieu unique plane constamment au-
dessus de leurs idées religieuses (8). On dit la même
chose aussi des Esquimaux des Hottentots (10), des (9),

Pescherais (11), des Botecoudos (12), des Boschima-


nes (13), des Polynésiens (14).
Nous avouons encore une fois que nous avons toujours
une certaine méfiance pour les récits des voyageurs et

(1) Revue des revues, X, 335.


(2) Livingstone, Neue Missionsreisen. Martin, II, 242.

(3) Ratzel, Vœlkerk., (1) I, 173. Schneider, Naturvœlher, II, 261 sq.
(4) Collection de tous voyages, III (1748), 628.
les

(5) Ibid., V (1749), 174. Cf. Ratzel, toc. citât., (1) I, 106 sq. Schnei-
der, loc. cit., II, 63.

(6) Pesch, Der Gottesbegriff in den heidnischen Religionen der Neu-


zeit, 177 Ratzel, loc. cit., I, 468.
.

(7) Ratzel, loc. cit., III, 185.


(8) Ibid., II, 678 sq. Schneider, loc. cit., II, 375 sq.
(9) Ibid., II, 60. — (10) IbicT, II, 64 sq. — (11) Ibid., II, 71 sq.
(12) Ibid., II, 73 sq. — (13) Ibid., II, 154.
(14) Ibid., II, 367 sq.
HISTOIRE DES RELIGIONS ET CHUTE DE INHUMANITÉ 219
des ethnographes sur les vues morales et religieuses, et
même sur les institutions des peuples étrangers ; et

cette méfiance est d'autant plus grande que ces récits


sont plus catégoriques. Qu'on songe seulement aux ré-
cits que, sous prétexte de nous amuser, ces soi-disant
explorateurs font sur les croyances religieuses popu-
laires, sur les coutumes et légendes de certains peuples,
bref, sous le nom de folklore, sur nos propres compatrio-
tes chrétiens, par conséquent sur des sphères où ils ont
eux-mêmes grandi, on comprendra qu'on ne peut
et
compter en toute assurance sur aucune parole venant
de tels hommes. C'est pourquoi nous passons rapide-
ment sur ces témoignages, et nous tournons de nou-
veau notre attention vers des choses qui ont des bases
plus solides.
En comparant deux choses certaines ré-
les langues,
sultent de cette comparaison. D'abord qu'avant la sépa-
ration des peuples indo-européens, il existait déjà chez
eux un nom pour désigner Dieu, secondement, qu'à
et

cette époque, ils adoraient un Dieu unique (1).


La religion des anciens Celtes, des druides, a toujours
conservé une certaine pensée fondamentale mono-
théiste (2). Il n'est pas douteux que les Germains aient
été monothéistes dans temps les plus reculés, et
les
qu'ils aient toujours conservé un penchant vers le mo-
nothéisme (3). Cependant, il est difficile d'admettre que
leur dieu souverain et unique fût primitivement celui
qui a été adoré plus tard sous le nom de Ziu ou Thyr (4).

(1) Benfey, dans Ersch et Gruber, II, XVII, 159, 162, 164. Arnold,
Deustche Urzeit, 20, 392.
(2) Aubertin, Histoire de la langue et de la littérature françaises, I,
13.
(3) Maurer, Bekehrung der nord. Slsemme, II, 8, 17.Grimm, Deutsche
Mythol., (4) I, 136; Einl, VII, XVII, XXXVIII. Cf. Simrock, Mythol.,
(2) 268 sq. Zeitschrift fiir deutsches Alterthum, 19, 170 (Gott, de Go-
den,Wodan).
(4) Ainsi Baumstark, Germania, 64 sq. Ziu est Zsvç, donc c'est un
dieu très récent. (Avant Varuna il y a un Dhvar-una, d'où Tur-nus,
Tabur-nus, Tybur-is, Satur-n, Txrjpo^nolm), Tar-au-ucnus, Tar-anis,
Thùr (Thor-nar), bref les dii tauriformes).
220 CHANGEMENT DE L HUMANITÉ EN HUMANISME
On raconte que très tard encore, des tribus isolées des
Slaves et des Antes ne reconnaissaient qu'un seul dieu,
le dieu de la foudre (1). Dans la légende dont nous avons
déjà parlé, et d'après laquelle les dieux eux-mêmes sont
tombés de l'âge d'or, de l'état d'innocence, le souvenir
que la religion germaine est déchue d'une pureté primi-
tive, nous est clairement conservé. Enfin, dans la my-

thologie allemande, la pensée à un seul dieu tranche


d'une manière si vivante, qu'on pourrait croire y re-
connaître des interpolations dues à une main chré-
tienne (2).

Donc partout où nous trouvons des documents sûrs


qui remontent aux temps les plus anciens, partout ces
documents nous indiquent la trace d'une foi plus pure.
Mais dès que nous descendons vers les générations plus
jeunes, nous rencontrons, sous tout rapport, une dé-
cadence progressive. Le monothéisme n'est pas la fin de
la civilisation humaine ; il est plutôt son commencement
et sa première base. Voilà ce que nous attestent des
faits historiques qui ne peuvent être révoqués en doute.
nisme
4.-LeMo-
phiio-
11 m
La seule chose qui paraisse être
•"•
i A' f•

en contradiction
sophique du , ,
paganisme aY ec ce principe , c'est que, dans les derniers temps
II Col p«b, cl

n
du paganisme, il se manifesta à Rome, comme en Grèce
un pur°m?no-

SfeEdOTM e t aux Indes, u ne certaine tendance vers le mono-


de celui-ci. <i »• «
théisme.
On à fait beaucoup de bruit on a pré- à ce sujet, et

tendu que cette dernière floraison d'Hellénisme romain


avait été le berceau proprement dit de la doctrine chré-
tienne. C'est à tort, et cela pour deux motifs. Si l'on juge
ainsi, on a mal compris le fait lui-même, et on a en ou-
tre tiré une conclusion tout à fait erronée.
Tout d'abord, nous ne comprenons pas quel dom-
mage atteindrait le Christianisme, quand même il serait
vrai que le paganisme de ces derniers temps ait acquis
une connaissance de Dieu aussi pure qu'on le dit. S'il en

(1) Procop., Bell, golh., 3, 14 (Dindorf, II, 334, 20).


(2) Simrock, Deutsche Mythol., (2) 168 sq., loi sq.
HISTOIRE DES RELIGIONS ET CHUTE DE INHUMANITÉ 221
a été ainsi, l'humanité n'a fait que remplir son premier
et plus simple devoir; elle a réalisé ce qu'elle pouvait et
devait réaliser. Jamais, pas même au dernier degré
d'abaissement, l'homme n'a perdu la capacité de s'éle-
ver par ses propres forces à la connaissance d'un Dieu
personnel unique. Le Christianisme nous oblige de la
manière la plus stricte à croire que l'homme n'est ja-
mais tombé si bas, et ne peut jamais tomber si bas qu'il
ne en état de se convaincre avec certitude de
soit plus
l'existence d'un Dieu unique. De là l'enseignement sé-
vère sans doute, mais justifié aussi, d'après lequel
l'homme est inexcusable non seulement devant Dieu,
mais aussi devant sa raison et sa conscience, s'il ne croit
pas à un Dieu unique, vivant, personnel (1).
Si donc on prouve que, parmi les païens, il y en eut
beaucoup qui possédèrent cette foi, c'est avouer que la
doctrine et les exigences du christianisme ne sont pas
exagérées, et c'est condamner ceux qui refusent de re-
connaître Dieu et de se soumettre à lui. Dans ce sens
nous disent avec joie que la connaissance
déjà, les Pères
de Dieu ne s'est jamais perdue complètement, même
chez les païens, et ils souhaitaient que cette connaissance
fût répandue d'une manière plus générale (2).
Mais malheureusement la croyance à un seul vrai Dieu
était extrêmement rare, et même le petit nombre de

ceux qui s'y tenaient à la lettre s'en faisaient une idée


tout à fait fausse.
Ceci s'applique déjà aux temps plus anciens relative-
ment meilleurs. Sans doute Xénophane lutte avec tou-
armes de la raillerie contre les dieux du peuple
tes les

à formes humaines; malgré cela, son seul dieu est le


tout unique et sans vie, le dieu nébuleux panthéisti-

(1) Sap., XIII, 1-5. Rom.. I, 18-21. Conc. Vatic, De fide, 2 c. 1.


Denzinger, Enchiridion symbol., 1488, 1506, 1516 à 1523. Greg. Ma ff .

Moral., 5, 52, 62.


(2) Justin., Cohortalio, 15-20. Clem. Alex., Strom., 5, 14, 109 117.
Minucius Félix, Oct., 19, Lactant., înst.. 1, 5. Euseb, Prœv. evana
4 J '
J

13,13.
222 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
que (1). Mais l'application est encore plus facile à faire
aux derniers temps de l'antiquité. Maxime de Tyr lui
aussi enseigne la foi à un seul dieu néanmoins, il to- ;

lère à côté d'elle la croyance à plusieurs, car c'est la


même chose, dit-il. Que Jupiter règne et que Saturne
soit en prison, que Vulcain soit à l'enclume et que Mi-
nerve soit à son métier, que Mercure s'épuise à porter
des messages, — le philosophe oublie que Jupiter et
Aphrodite se livrent parfois à des choses moins hono-
rables, —
tout cela n'a pas d'importance. En tout temps
les dieux ont enseigné une seule morale et une seule
manière de vivre ; en tout temps la foi en eux a eu la
même signification. Malgré leurs noms différents, ils

désignent un seul et même donc le même


être (2). C'est
indifférentisme que fait renaître notre prétendue épo-
que de lumière.
Ceci est sans doute aussi du monothéisme, mais ce
n'est en tout cas pas un progrès. Aussi certainement
que le cosmopolitisme stoïcien n'est pas un ennoblisse-
ment, mais la décadence complète du paganisme aussi ;

certainement que l'exigence d'une égalité entre l'homme


et la femme, au temps de l'empire romain, ne peut
s'expliquer que par la dissolution complète de tous les
liens de famille, aussi certainement ce monothéisme
philosophique est la disparition complète de l'ancienne
foi à la place de laquelle il ne sait que mettre le tout

sans vie, ou, ce qui est la même chose, le vide néant.


Il n'a pas la moindre influence ennoblissante sur la vie.
Même ces philosophes qui combattent du haut de la
chaire l'idolâtrie insensée, lui rendent hommage dans
leur vie mieux que ne le ferait n'importe quel ignorant,
et augmentent ses abominations d'une nouvelle supers-

tition encore pire qu'ils inventent eux-mêmes.


La plupart du temps, ces philosophes s'entendent

(1) Aristot., Metaph., 1, 5, 18. Cicero, Academ., 4 (2), 37, 118.

(2) Maxïmus Tyr., 39, 5. Plutarch., Isis et Osiris, 67. August,, Civ.
Dei,b, 11.
HISTOIRE DES RELIGIONS ET CHUTE DE L'HUMANITÉ 223

encore mieux à l'interprétation des songes, aux amu-


lettes, au gœthisme, qu'ils ne s'entendent à leur mono-

théisme. D'ailleurs, toute leur sagesse, n'est pour eux


que conjecture et doute. Le Judaïsme dispersé et hellé-
nisé dans le monde entier lui a donné plus d'une impul-
sion aussi bien pour une morale plus pure, que pour
une idée de dieu plus noble. Mais au lieu de les mettre
à profit pour dissiper les anciennes erreurs, ils font des
erreurs encore pires, car le Dieu qu'ils mettent à la place
des dieux d'autrefois, n'est que ce grand tout éternelle-
ment ruminant qui pousse des rejetons pour en faire
des malheureux, et qui les engloutit de nouveau avec
une joie incomparable. Donc, ce n'est pas le mono-
théisme que nous avons devant nous, c'est le monisme,
comme on a coutume de désignera juste titre le pan-
théisme. nous n'avons pas à enregistrer un progrès
Ici

vers le mieux, mais un nouveau et dernier recul.


5 a Pr
Entre ces deux points extrêmes de la civilisation ex- fon d^r d e îâ
h
tra-chrétienne, le monothéisme et le monisme, il y a m\Tnedan S ies
ns pai
une telle somme d'erreurs, qu'il a fallu d'énormes tra- ennfs!

vaux, pour indiquer seulement les plus importantes.


Nous n'avons pas à écrire ici l'histoire des erreurs reli-
gieuses, mais seulement à poursuivre, à l'aide de l'his-
toire de la religion, la chute de l'humanité, et le sujet
en offre une occasion unique.
Il serait très important pour psychologue de cher-
le

cher quel est le genre de paganisme dans lequel se ma-


profond de l'homme. C'est
nifeste l'abaissement le plus
assurément un spectacle digne de pitié que de voir un
Papoua prosterné dans la poussière devant un tronc
d'arbre grossièrement façonnéethideusement barbouillé,
dans l'illusion que de lui dépend son propre salut et la
vie de sa famille. Si c'était seulement le dernier degré
où puisse tomber la conscience religieuse ! Mais l'idée
d'un dieu stupide avec lequel une souris s'amuse, comme
cas des Kamtschadales avec leur Kutka, est la
c'est le

preuve d'une décadence beaucoup plus basse. Et ce qui


224 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
nous semble encore plus affreux, c'est lorsque l'homme
invente un dieu qui, bien que doué d'intelligence, ne
connaît qu'un seul. désir, satisfaire sa voracité et son
ivrognerie insatiables, chose qui est le souci continuel
de Ndengei chez les insulaires des îles Fidgi, ou de
Thor et de ses compagnons à Asgard. Mais que dire des
dieux que les Romains nous mettent sous
Grecs et les
les yeux, d'Aphrodite Pandemos, d'Eros, des dieux dont
les poètes nous racontent des choses, les artistes nous
représentent des actes, les prêtres portent des emblèmes
auxquels tout cœur qui n'est pas corrompu ne peut pen-
ser sans rougir: choses, actes, emblèmes dont les yeux
de quiconque tient à la décence, doivent se détourner
avec horreur ?

On peut trouver ridicule ou méprisable un dieu-fu-


mier undieu en brique (2), un dieu-fouet (3), un dieu
(1),
en fromage (4), un dieu avec une tête de mouton ou de
taureau, avec une trompe d'éléphant, un groin de porc
ou un museau de chien ; mais une déesse qui favorise
les effractions nocturnes un dieu de la fourberie (6),
(5),
une déesse de la volupté, de la débauche et de la séduc-
tion, sont des égarements si tristes, qu'il semblerait
qu'on ne puisse imaginer quelque chose de pire. C'est
une erreur. Nos panégyristes des Grecs ont réalisé ce
qu'on croyait impossible. Faire passer cette religion des
Grecs pour la plus haute production de l'esprit humain,
pour la fleur la plus pure de l'humanité, voilà qui est
bien plus mauvais que les inventions de toutes ces atro-
cités.

C'est déjà quelque chose de monstrueux qu'une re-


ligion s'égare jusqu'à croire à deux divinités, l'une
bonne, l'autre mauvaise, comme c'était le cas chez les
Egyptiens, chez les Perses, chez les Gnostiques et chez

(1) Plin., 17, 6, (9) 1. Macrob., Sat., 1, 7. —


(2) Arriob., 4, 6.
(3) Pausanias, o, 14, 1.— (4) Anthologia Palat., 9, 744.
(5) Horat.,£/)., 1, 16, 60. Arnob., 3, 26.
(6) Sophocles, Philoct., 133. Aristoph., Plutus, 1157.
HISTOIRE DES RELIGIONS ET CHUTE DE INHUMANITÉ 225
lesManichéens mais c'est encore bien plus triste quand
;

une religion ne reconnaît qu'un Dieu mauvais. Or c'est


ce que faisaient les Ophites, les Caïnites, et ce que font
nos Spirites, ainsi que les membres de nos sectes secrè-
tes civilisées qui tous adorent Satan. Ici cependant, il

y a ceci de vrai que le mal est admis et reconnu comme


tel. Mais, à notre avis, c'est une monstruosité encore

plus grande, lorsque les Hellènes représentaient, non pas


comme on pourrait lé croire, les dieux mauvais, mais
les dieux bons, les divinités de la lumière et du ciel,

souillées de tels vices, comme des modèles de tous les


crimes, comme des provocations àtoute action honteuse.
Le degré suprême de l'infamie nous semble être atteint
quand les admirateurs passionnés des Grecs voient en
cela une élévation morale et religieuse, que, selon eux,
aucune parole de louange ne saurait exprimer. Oui, c'est
un crime qui n'est pas moindre que la négation com-
plète de Dieu (1). Dans un certain sens, il est même en-
core plus hideux.
11 faut avoir tout ceci présent devant les yeux, pour
comprendre comment les hommes ont trouvé une cer-
taine élévation dans le panthéisme. En elle-même, cette
tendance est souverainement regrettable mais si on ;

la compare avec les prétendues religions classiques, et


avec les crimes que celles-ci canonisent, on ne peut re-
fuser un certain respect au monisme.
Telle est donc, au témoignage de l'histoire, la marche
qu'a prise la religion. L'humanité a commencé par croire
à un Dieu vivant, personnel, saint, qui domine et régit
le monde. Bientôt elle descendit à l'idée de la pluralité

des dieux qui semblèrent d'autant plus s'unir au monde


et disparaître en lui, qu'ils devenaient plus nombreux.
Enfin, par suite de toutes ces idées humaines, ou pour
mieux dire inhumaines, la divinité devint méprisable ;

par suite des symboles innombrables qu'elle eut pour là

(i) Basilius, Quod Deus non est auctor malorum, 2 (II, 73, d.).
15
226 CHANGEMENT DE l' HUMANITÉ EN HUMANISME
représenter, sa nature devint indifférente et même inin-
telligible. Homme et bête, arbre et pierre, devinrent
Dieu, et Dieu devint homme et bête. Chacun de ces
êtres représenta le même Dieu ; tous n'étaient qu'un
Dieu, et il n'y eut plus de Dieu nulle part. C'est ainsi que
s'évapora dans le panthéisme, et devint une illusion
personnelle, la plus confuse de toutes les conceptions
religieuses, la vie religieuse jadis florissante et vigou-
reuse.On eut partout un Dieu qui cependant n'était pas
unDieu et malgré cela, il valait encore mieux avoir ce
;

Dieu que les dieux qu'on avait eus auparavant. Mais


l'humanité reçut un triste cadeau avec le panthéisme.
On éleva les mains vers Dieu et on s'adora soi-même.
Selon les enseignements de cette foi, on parlait de la

crainte sacrée avec laquelle le ciel, la terre et les hom-


mes, doivent être adorés comme les temples de Dieu.
Puis, dans la suite, l'horreur que le crapaud et la vipère
inspirent ne fut que le sentiment le plus profond
d'une adoration religieuse. Et, enfin décompte, le der-
nier mot restait à l'athéisme, car il serait difficile de dire
en quoi panthéisme s'en distingue, à moins que ce
le

ne soit en ce qu'il cache, par des paroles sincères, ce que


l'incrédulité toute pure avoue avec une franchise qu'il
faut lui reconnaître.
6. — A IV
rig°in7 tontes II un certain courage pour exposer ces doctrines
faut
1 pç iyi n fp C—
ï) î

tations de la que la société moderne aime à présenter sur l'origine


vie relifirieuse
sont plus pu- de la civilisation humaine, et en *particulier de la reli-
res que plus
tard.
gion. L'homme a dû se trouver primitivement dans une
barbarie animale! Sa manière de vivre ne se distinguait
en rien de celle de l'animal féroce La religion, la plus
!

haute élévation de l'homme au-dessus de lui-même, a


dû commencer quand l'homme se prosternait devant
une pierre, implorait un taureau pour être préservé
d'un incendie, s'adressait à un chat pour le rétablisse-
ment de son enfant aux prises avec la mort Les pre- !

mières manifestations de Pinstinct religieux ont dû être,


qu'on nous pardonne l'expression, une adoration du
HISTOIRE DES RELIGIONS ET CHUTE DE INHUMANITÉ 227
diable (1). Et on appelle science une telle manière de
traiter l'histoire ! Et on refuse le diplôme de savant à
celui qui hésiterait à répéter de telles inventions î

Contrairement à ces rêveries auxquelles on ne doit


accorder qu'une médiocre confiance, toute la vie reli-
gieuse des temps les plus anciens, aussi loin que nous
les connaissons, confirme combien était vraie la convic-
tion du paganisme que Cicéron exprime en ces termes :

« L'antiquité est voisine des dieux Homère- rap- » (2).

porte déjà que l'homme n'a pas trouvé de lui-même la


connaissance de Dieu et de ses relations avec lui, que
la religion a pris naissance dans l'acte par lequel Dieu
est descendu vers l'homme et lui a enseigné ce qu'il doit
croire, et quelle doit être sa ligne de conduite envers
lui (3).

Cette manière de voir, plus noble assurément que


celle de la science moderne, a été encore conservée plus
tard par les païens (4). Autrefois, croyaient les Grecs,
ces relations de la divinité avec l'homme étaient beau-
coup plus fréquentes, et étaient même passées à l'état

d'habitude. Au temps des héros dont Homère dépeint


les exploits, elles étaient déjà devenues rares et consti-
tuaient une exception. Mais de son temps, dit-il avec
tristesse, elles avaient complètement disparu (5). Nous
savons ce qui arriva plus tard.
Nous ne ferons qu'indiquer en passant, combien,
dans les temps plus anciens, était vive la foi à une ré-
munération dans l'autre vie chez les peuples, surtout
chez les Perses, les Hindous, les Egyptiens et les pre-
miers Grecs. Nous avons déjà traité plus au long ce su-
jet dans un autre endroit (6).

(1) Tylor, Anfaençje der Cultur, II, 330.


(2) Cicero, Leg., 2, 11,27.
(3) Nœgelsbach, Homerische Théologie (2 Aufl. von Autenrieth),
loi. — Limbourg-Brouwer, Etat de la civilisation des Grecs dans les
siècles héroïques, II, 512 sq.
(4) Nœgelsbach, Nachhomerische Théologie, 159.
(5)Nsegelsbach, Homerische Théologie, (2)151-155.
(6) Vol.,1, 2, 8.
228 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME

La prière elle aussi se trouve au début de la civilisa-

tion. Comme on ne pouvait nier le fait, on a essayé du


moins de répandre la croyance à une barbarie primitive
et à une purification subséquente. Primitivement, dit-
on, la prière portait en elle un caractère tout à fait ex-
térieur. L'homme priait uniquement pour obtenir des
avantages personnels. Ce n'est que dans un état de civi-
lisation postérieure plus avancée, que le suppliant
ajoute dans sa requête, pour obtenir la félicité, un se-
cours contre le vice et une aide dans la -pratique de la
vertu, et c'est alors que la prière devint le levier de la
morale (1).
S'il en est ainsi, on peut bien dire que le plus grand

nombre de nos savants se trouvent toujours au plus bas


degré de la civilisation, si jamais la nécessité les oblige

de prier. Pourtant nous ne voulons pas tourner contre


eux cette façon d'envisager la prière, puisqu'elle n'a
rien à faire avec la vérité. Nous Savons sans doute que
les auteurs de l'antiquité classique contiennent très peu
de passages où l'on demande autre chose que des biens
temporels dans la prière. Mais ces auteurs ne représen-
tent que les derniers siècles du paganisme, pendant
lesquels, les hommes s'appliquaient avec d'autant plus
de soin et d'attention à la perfection purement terrestre
et à la perfection extérieure, que l'ennoblissement inté-
rieur leur était devenu plus indifférent.
Il n'en était pas ainsi dans les temps qui les précédè-
rent, et ceci nous donne le droit de les nommer meil-
leurs en même temps que plus anciens. L'auteur dont
nous venons de citer les paroles, Tylor, admet lui-même
que dans l'ancienne religion des lncas, dans les prières
des livres perses et du Rigveda, il y a de beaux exemples
d'éléments moraux (2). Ceci se manifeste particulière-
ment dans les plus anciennes hymnes des Hindous. On
y demande aussi de la richesse, de l'honneur, de la

(1) Tylor, Anfœnge der Cultur, II, 365 sq. — (2) lbid., 374 sq.
HISTOIRE DES RELIGIONS ET CHUTE DE INHUMANITÉ 229
mais ces prières ne s'adressent qu a
gloire, c'est vrai,
des êtres supra-terrestres d'un degré inférieur, tandis „

qu'à une époque postérieure où Indra est devenu le dieu


le plus élevé, on ne le prie plus de remettre les péchés^
mais on lui demande des chevaux, des bœufs, l'hon-
neur, la victoire (1). C'est à Varuna, le dieu suprême des
anciens temps, qu'on demande le pardon des crimes (2).

Si l'on s'adresse à d'autres dieux, dans cette circons-


tance, on le fait seulement pour que ceux-ci intercèdent
comme intermédiaires auprès de Varuna (3). C'est lui
qu'il faut apaiser par la prière et les sacrifices. Dans sa
main se trouve la vie des hommes du monde. Son ac-
et

tion invisible, et présente cependant, se manifeste dans


toutes les situations de la vie (4). Tel est le contenu su-
blime et digne des vieilles prières par lesquelles on
l'honorait, preuve que, dans les temps primitifs, la
prière était incomparablement plus pure et plus em-
preinte de gravité morale qu'aux époques suivantes.
On constate la même vérité chez les Assyriens. Les
Psaumes pénitentiaux de Babylone publiés par Zimmern
sont remplis d'une gravité vraiment émouvante. Si nous
avions pu sauver une quantité plus grande de ces an-
ciens écrits religieux, tous nous attesteraient sans au-
cun doute ce que dit Pausanias, à savoir que les hom-
mes primitifs prenaient très à cœur l'adoration de
Dieu (5). C'est pourquoi des hymnes récentes, celles qui
sont attribuées à Homère par exemple, sont extérieure-
ment plus limées que les anciennes, mais elles sont loin
de les valoir pour le fond (6).
La
Un coup d'œil jeté sur les essais de symboliserles con- C adê^e mt
victions religieuses par des représentations figuréesnous ïéè
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donne le même résultat. uoniTsymb^
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Les habitants primitifs de l'ancienne Grèce durent die iTx

(1) Fischer, Heidenthum und Offenbarung, 39, 49 sq.


(2) Ibid., 32, 35 sq.
(3) Muir, Original Sanscrit tacts, V, 46 sq.
(4) Lassen, Indische Alterthumskunde, (2) I, 897 sq.
(5) Pausanias, 10, 28, 6. —
(ô) Ibid., 9, 13, 12.
230 CHANGEMENT DE L HUMANITÉ EN HUMANISME
déjà connaître plusieurs dieux. Comme nous l'avons vu,
les Grecs aussi bien que les Romains et les Germains,
se souvenaient d'avoir jadis adoré un seul Dieu. Selon
toute apparence, ceci se rapporte à une époque où ils

n'étaient pas encore fixés dans leur patrie postérieure.


Mais il est clair aussi que les premiers habitants de la

Grèce ne connaissaient pas leurs dieux depuis long-


temps, car ils n'avaient pas encore de noms particuliers
pour les désigner. C'est seulement plus tard, qu'ils re-
çurent des Egyptiens, qui étaient déjà très bas sur le

chemin de la décadence, dénominations employées


les

depuis (1). A plus forte raison ne pouvaient-ils pas


avoir, à l'origine, des images de divinités dont ils ne
savaient pas même les noms.
Il est également discutable, si, dans les anciens
temps, Hindous connaissaient les emblèmes pour
les
représenter leurs divinités (2). En tout cas, les Perses
n'en avaient pas (3). Les Egyptiens eux-mêmes, au rap-
port de témoignages sûrs, ne possédaient pas non plus
d'images des dieux à l'origine (4). -D'après Varron, les

Romains aussi adorèrent leurs dieux sans images pen-


dant 170 ans (5).
Que ce soit là une preuve de la pureté et de l'élévation
beaucoup plus grande de la religion dans les premiers-
temps, les anciens le comprirent tout aussi bien que
nous (6). C'est aux Egyptiens que revient l'honneur, si
toutefois c'en est un, de l'invention des idoles (7). C'est
d'eux, les mieux doués parmi les descendants de Cham,
d'eux chez qui continuait à vivre le souvenir de la des-

truction des anciens méchants par grand déluge, que, le

selon toute vraisemblance, naquit le paganisme avec

(1) Herodot., 2, 52,1, 3.


(2) Muir, Orig. Sanscrit texts, V, 453 sq.
(3) Strabo, 15, 3, 13, —
(4) Lucian., {Dea Syra) 72, 3.
(5) Augustin., Civ. Dei, 4, 31, 2; 7, 5; 18,24. Euseb., Prœpar. evang.
1, 9 ; 9, 6. Clem. Alex., Strom., 1, 15, 71. Plutarch., Numa, 8, 9.

(6) Augustin., Civ. Dei, 7, 5. Athenagoras, Legatio, 17.


(7) Herodot., 2, 4, 3.
HISTOIRE DES RELIGIONS ET CHUTE DE INHUMANITÉ 231

toutes ses erreurs, et ce sont eux qui renseignèrent au


monde (1).

Mais les Egyptiens n'allèrent pas plus loin que la re-


présentation des dieux sous une forme symbolique. A
cet effet, ils se servirent surtout des animaux. Pour-
quoi? Ils avaient à ce sujet leurs doctrines particulières
secrètes (2). Ces images d'animaux n'étaient pas consi-
dérées par eux comme des divinités mais comme des
symboles (3), quand même, comme on le comprend faci-
lement, la foule ne pouvait manquer de les confondre
avec les dieux (4). Mais les Egyptiens n'osèrent jamais
représenter la divinité sous une forme purement sensible.
Ils placèrent des têtes sur des formes humaines représen-
tantdesdieux que le spectateur n'oubliât jamais
(5), afin
qu'il n'avait affaire qu'à un symbole et que, parla pen-
sée, il devait s'élever vers un être plus haut que tout ce
qui est visible et créé est impuissant à exprimer. Pres-
que tous les peuples les imitèrent pendant longtemps
sous ce rapport (6), surtout les Assyriens (7).
Les Grecs furent les plus audacieux. Eux les premiers,
ils représentèrent les dieux sous une forme complète-
ment humaine. Le monde moderne ne se lasse pas de
les glorifiera cause de cela et de célébrer les conséquen-
ces grandioses qui en ont résulté. L'ancien monde pen-
sait autrement. Aux Perses, cette idée parut aussi blas-
phématoire que ridicule Les meilleurs des Grecs
(8).
s'accordaient eux-mêmes à dire] que c'était une chose
insensée, pernicieuse, un crime, dont les conséquen-
ces étaient incommensurables. Les expressions dont

(1) Diodor., 1, 9, 6; 13, 2, 4. Lucian., (Dea Syra) 72, 2. Ammian.


Marcell.,22, 16. Euseb., Prsep. evang., I, 6 2. 1. Lactant., ; 2, 13. Au-
gustin., Sermo, 197, 1 Deunico baptismo, 4, 5.
;

(2) Herodot.,2, 65,2.


(3) Plutarch., Isis et Osiris, 74. Euseb., Prœp. evang., 3, 12. Olym-
piodor., Vita Ptaton. (éd. Didot, p. 4, 6).
(4) Plutarch., loc. cit. —
(5) Herodot., 2, 42, 2.
(6) Maximus Tyr., 8, 4-8. - (7) Lucian., 72, 2.
(8) Herodot., 1, 131, 1.
232 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
se servent Heraclite (1), Xénophane (2) et Platon (3),
pour juger ce fait, ne sauraient être plus sévères. Py-
thagoras en a vu les auteurs expier leurs crimes dans
les enfers, pendus à des arbres et torturés par des ser-
pents (4).

Inutile de perdre un mot pour dire que, dans leur ju-


gement, les anciens avaient plutôt raison que les mo-
dernes. Ce ne fut pas un progrès, mais ce fut une chute
profonde que cette humanisation des dieux. On n'a
qu'à se rappeler ce célèbre passage empreint d'une fine
grossièreté, dans lequelJacobsexpose avec feu lapensée,
que lorsqu'une fois les dieux eurent paru sous la forme
humaine, il eût été injuste de leur refuser la fleur de la
jouissance humaine, le laisser aller aux plaisirs des
sens ; et, sur ce point, le jugement des anciens est plus
prouvé qu'il n'est bon.
Quant aux effets que l'exemple de tels dieux dut pro-
duire sur les hommes qui voyaient prêches et même
consacrés par eux leurs désirs les plus bas, nous pour-
rions facilement nous en faire une idée lors même que
très souvent, ils ne nous seraient pas dépeints sous les
couleurs les plus effrayantes. C'est ainsi par exemple
que, dans Euripide, la nourrice parle à Phèdre. « Tous
ceux qui connaissent les écrits des anciens et sont ver-
sés dans l'étude de la poésie, savent de quelle manière
Jupiter épousa Sémelé, et comment l'Aurore resplendis-
sante mit Céphale, par amour, au nombre des dieux.
Or ils habitent parmi les immortels. Ils ne les fuient pas ;

mais vaincus ils subissent leur sort. Chère enfant, fais


cesser ton ressentiment ; ne moleste plus Vénus, car
vouloir être supérieur aux dieux u'est pas autre chose

(1) Diogen. Laert., 9, 4.


(2) Xenophanes, Fragm., 1, 7, 21 (Mullach., Fragm. philos. Grœc,
I, 101, 102, 105).
(3) Particulièrement dans le Xe livre de la République.
(4) Diogenes Laert., 8, 21.
HISTOIRE DES RELIGIONS ET CHUTE DE L'HUMANITÉ 233
que de l'insolence. Subis Pamour ; les dieux l'ont voulu
ainsi (1 )
».

Cette chute profonde n'eut cependant lieu que relati-


vement tard. Toute l'antiquité s'accorde sur ce point,
que ce furent Homère et Hésiode qui provoquèrent cette
transformation dans la croyance des peuples (2). Tou-
tefois, un temps assez considérable pour que
il fallut

celle-ci prévalut. L'art plastique ne se décida que peu à

peu à marcher de pair avec cette innovation si suspecte.


Quand on eut commencé à représenter complètement
les dieux comme des hommes on conserva encore
,

longtemps aussi, non pas, comme on pourrait le croire,

par simple maladresse, mais à dessein, ce style hiéra-


tique, raide, qui porte le nom de style égyptien ou dé-
dalique (3). Les Grecs ne se décidèrent à appliquer la

plus haute perfection humaine à l'image de leurs dieux,


qu'à partir du temps où le fond moral de leur civilisa-
tion disparut complètement. Mais à l'époque des Ro-
mains plus religieux et plus persévérants, il y avait
encore, du temps de César, les premières images infor-
mes des divinités (4).
Il est donc
que le culte de la pierre et des ani-
vrai
maux, ou, si on n'aime pas cette expression, que le fé-
tichisme a précédé le polythéisme, ou, pour parler plus
exactement, la déification des hommes. En conséquence,
il donc faux, au moins sous ce rapport, de con-
serait
clure qif une religion plus élevée a succédé à une reli-
gion grossière.
Le fétichisme proprement dit qui considère comme
de vrais dieux le bloc de pierre et le bloc de bois est, en
général, encore plus bas que le culte des dieux grecs.
Nous disons en général, car il est incontestable que l'a-

doration d'une Aphrodite et de divinités analogues soit,


moralement parlant, quelque chose d'incomparable-

(1) Euripides, Hippolyt., 451 sq., 473 sq.


(2) Herodot., 2, 53,2. —
(3) Diodor., 1, 97, 6.
(4) Mommsen, Rœmische Geschichte, (6) 111,628.
234 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
ment plus bas et plus dégradant que l'adoration d'une
pierre qui, du moins, ne prêche pas les vices les plus
honteux.
De plus, il du tout aussi certain qu'on le
n'est pas
pense, que les sauvages prennent toujours leurs fétiches
pour les dieux eux-mêmes. Eux aussi sont capables
d'une distinction entre l'emblème et ce qu'il doit repré-
senter. Livingstone affirme, en parlant des peuples de
l'Afrique du Sud, que le culte des idoles ne se trouve
pas chez eux au sens strict (1). Au Congrès religieux de
Chicago, ce monument grandiose du mélange moderne
des religions, tenu en septembre 1893, le professeur
Dvivedi affirma qu'il ne craignait pas d'être contredit en
déclarant que dans l'Inde tout entière, il n'y a personne
qui prenne l'image d'un dieu pour le dieu lui-même.
Son coreligionnaire Swami Vivekananda fut absolu-
ment de son avis, et dit que généralement l'image n'est
considérée que comme le symbole de la divinité (2).
Cependant nous admettons qu'on rencontre souvent
le fétichisme dans l'acception la plus basse du mot.

Déjà, au moyen âge, on prenait les bétyles, les pierres


sacrées, — la plupart du temps sans doute des pierres
tombées du ciel, par conséquent des bolides, pour —
des êtres animés envoyés par le Dieu tout-puissant lui-
même (3), et on leur vouait un culte qui n'a pas encore
perdu son attrait jusqu'à ce jour, comme le montrenl
les pèlerinages à la Kabba. Mais que l'humanité ait
commencé avec cette çrreur, voilà ce que nous ne pou-
vons pas admettre. Sous ce rapport, il est temps de prê-
ter l'oreille au témoignage de l'histoire.
Aujourd'hui encore nous trouvons des peuples qui
sont descendus jusqu'au polythéisme, mais qui ne pos-
sèdent ni idoles, ni temples, comme c'est le cas sur les

(1) Livingstone (Martin), Neue Missionsreisen, II, 244.


(2) Review of Reviews, IX, 82.
(3) Philo Byblius, Fragm., 2, 19. Millier, Fragm. hisû. Grœc, 568.
Euseb., Prœparat. evang., 1, 10, p. 37, d.
HISTOIRE DES RELIGIONS ET CHUTE DE INHUMANITÉ 235
bords de l'Orénoque (1), à Luçon (2) et chez les Mao-
ris (3). A plus forte raison le fétichisme n'était pas
possible là où la pensée à un Dieu unique, spirituel,
saint, n'avait pas encore complètement disparu.
Peu à peu la conscience religieuse déclina de plus en
plus profondément. On admit des emblèmes pour re-
présenter la divinité, en Egypte des animaux, en Grèce
des blocs de pierre et des bâtons (4), en Occident et à

Rome des pierres. Mais tout cela n'était que des signes
sensibles destinés à rappeler le souvenir de la divinité
qu'on en savait discerner malgré des fluctuations mul-
tiples.

Le danger de confondre les dieux et leurs usages de-


vint plus grand, lorsque ces derniers prirent une forme
humaine. Même à l'origine du paganisme, on ne s'en
tenait pas aux symboles représentés sous forme hu-
maine, mais aux anciens, là où la pensée à la divinité
elle-même était nécessaire. C'est ainsi que les Romains
conservaient au Capitole, pour des circonstances extrê-
mement graves, cette pierre sacrée qui fut pour leurs
pères l'emblème de leur dieu le plus élevé (5). Quand
il s'agissait d'un acte religieux important, ou quand de

grandes questions étaient en jeu, comme la prestation

d'un serment solennel, à l'occasion de traités ou d'une


conclusion de la paix, on ne prêtait pas serment sur les
dieux nouveaux humanisés. On leur attribuait d'avoir
pris, avec la forme humaine, l'inclination des hommes
pour la tromperie ; et prêter serment en leur nom équi-
valait pour eux à jeter sa parole au vent (6). Autrefois,
on se faisait des dieux une idée incomparablement plus

sérieuse, lorsqu'on se les représentait non pas sous la

forme d'hommes, mais comme des êtres supra-terres-

(1) Humboldt, Reise in die jEquinochialgegenden, III, 323.


(2) Hugel, Der stille Océan, 360.
(3) Hochstetter, Neuseeland, 468.
(4) Hermann, Goltesdiensll. Alterth. der Griechen, (2) II, 91,96.
(5) C api toi inus lapis. Augustin., Civ. Dei, 2, 29, 1.
(6) Tibull., 1, 4, 21.
,

236 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME


trèsdont on n'avait qu'un simple emblème devant soi
dans le fétiche. Quoique plus tard on crut pouvoir se
passer de ceux-ci dans la vie ordinaire, dans des situa-
tions qui avaient une influence décisive, on se souvint
pourtant toujours des divinités meilleures, plus vraies
pourquoi on prêtait les
et plus fidèles d'autrefois. C'est

serments solennels sur Jupiter lapis (1), comme dans le


bon vieux temps, et ces serments étaient considérés
comme les plus sacrés et les plus inviolables de tous-(2).
On peut donc
constater de nouveau qu'il y a différentes
périodes pendant lesquelles un déclin constant se mani-
feste dans les idées religieuses. Les temps les plus an-
ciens sont les meilleurs, et ce sont les temps où l'on ne
représentait pas les dieux sous des formes sensibles.
Puis vient temps des emblèmes. Enfin arrive 1 épo-
le

que la plus récente, la plus mauvaise, celle où les dieux


disparaissent dans une enveloppe sensible, soit sous
une forme humaine, soit sous une autre représentation
symbolique, l'époque de l'anthropomorphisme et du
fétichisme grossier.
s.-Lachu- S'il est donc vrai, et c'est vrai, que
^ la vie religieuse
te n'a pas été , . .
complète,
mais il y eut
d un nomme et d un peuple
r r permet
r de déterminer, »

i° T™L
souvenirs
ft
des
re-
d'une manière certaine, leur situation morale, nous
' '

p^an^ne avons dans l'histoire des religions, une preuve irréfuta-


^
>

et meilleure.
^ UQ l'humanité a été jadis dans un état beaucoup
plus élevé que celui dans lequel nous la trouvons plus
tard.
Mais cette même
pour nous aussi un té-
histoire est
moignage consolant que notre race, même dans la chute
la plus profonde, n'a jamais perdu entièrement les meil-

leurs germes et les restes d'une perfection antérieure.


Elle n'a jamais perdu entièrement les idées justes qu'elle
avait sur Dieu. Celles-ci furent souvent ensevelies très
profondément, mais elles existaient quand même, et

(1) Polybius, 3, 26, 6-9.


(2) Aulus Gellius,
d, 21. Cicero, FamiL, 7, 12, 2. Apuleius, Dedeo
Socratis (Paris, Didot, 1875), 138, b.
HISTOIRE DES RELIGIONS ET CHUTE DE INHUMANITÉ 237
parfois elles surgissaient tout à coup comme si elles
avaient été éveillées d'un long sommeil. Nous avons
déjà vu que, dans bien des pays, l'antique foi à un Dieu
unique se manifeste de nouveau plus clairement à l'é-
poque de l'apparition du Christianisme nous avons vu ;

également qu'aux moments où de grandes nécessités se


faisaient sentir, le culte des hommes ne satisfaisait plus
mais qu'alors une idée antérieure relative-
les esprits,
ment plus sublime des choses divines c'est-à-dire l'idée
symbolique réapparaissait. Nous savons aussi que plus
d'un illustre penseur du paganisme sut s'élever vers un
monothéisme qu'il prenait véritablement au sérieux.
Tertullien insiste déjà sur ce que les païens n'ont
jamais pu oublier entièrement leur antique croyance à
un seul Dieu. Un coup du sort qui les frappe, un mal-
heur des temps qui dégoûte de leurs dieux, dans
les
lesquels ils pouvaient sans doute voir (Les modèles in-
comparables d'un mais non des con-
plaisir effréné,
solateurs dans leurs souffrances, suffisent pour qu'aus-
sitôt ils élèvent leurs mains et leurs cœurs vers le ciel

et disent Dieu le sait, Dieu en est témoin


: que Dieu ;

soit juge entre toi et moi. Dieu, sois moi miséricor-


dieux !
(1).

Le peuple païen lui-même, malgré cette confusion


mythologique, ne put jamais oublier entièrement que
cette armée de divinités s'était substituée à un seul
Dieu. Les apologistes chrétiens des premiers siècles se
servirent, en toute circonstance, de cette conviction
comme d'une arme principale dont les païens sentaient
parfaitement le tranchant, car ils savaient qu'il n'y
avait pas de peuple qui ne crût que, parmi cette quan-
tité de dieux, il y avait un Dieu unique, souverain, qui
gouvernait tout (2), ou, comme le dit plus justement
Maxime de Tyr, que partout il n'y avait au fond qu'un
seul Dieu à qui cette quantité d'autres divinités s'étaient
juxtaposées comme d'impurs ganglions (2).

(1) Aristot., Polit., 1, 12. 7. — (2) Maximus Tyr., 17, 5.


238 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
Ce trait monothéiste est en général plus prononcé
chez les païens des temps plus anciens, mais il ne se
perdit jamais plus tard. Chez Homère, la conception du
monde est au fond monothéiste (1), quand même ce
poète a le triste mérite d'avoir rendu populaire le poly-
théisme sous sa forme anthropomorphiste. Même Jupi-
ter, d'après la peinture qu'en fait Eschyle, semble, être
un dieu qui régna seul dans le ciel et sur la terre, et qui
ne connaît personne de son espèce à côté de lui. Une
chose frappante, c'est que des événements décisifs dans
l'histoire universelle sont rarement ramenés aux dieux
par les historiens grecs, mais presque toujours à un seul
dieu, à Jupiter, à Apollon, à Athéné, ou à la divinité en
général. D'ailleurs chez les Grecs, les expressions et
les idées polythéistes et monothéistes se retrouvent sou-
vent dans une seule phrase (2), preuve évidente que la

vérité n'était pas complètement perdue.


La même chose s'applique aussi aux religions d'au-
tres peuples qui sont si bas au point de vue intellectuel,
qu'il ne faut pas penser à voir chez eux un progrès du
polythéisme vers une foi plus pure, mais seulement un
contre-coup de convictions religieuses plus anciennes et

meilleures. L'ancienne religion de Java, où la doctrine de


l'unité des dieux se manifeste d'une manière si vi-

vante (3), fera peut-être penser à de bonnes influences


venant de l'ïnde(4). Mais où les peuples nègres auraient-
ilsreçude semblables effets? Etpourtantonne peutmé-
connaître qu'il y ait chez eux des vues monothéistes très
vivaces (5). Il faut dire la même chose des Indiens (6),
des habitants primitifs de Cuba (7),du Yucatan (8) et des
grossiers Battas de Sumatra (9). En ce qui concerne les

(1) Naegelsbach, Eomev. Théologie (2 aufl. v. Auteririeth), 113.


(2), Nœgelsbach, Nachhomerische Théologie, 4 37-140.
(3) Lassen, Ind. Alterthumskunde (2) II, 207J.
,

(4) Ibid.,U, 4113.


(5) Waitz, Anthropologie der Naturvœlker, II, 168 sq.
(6) Ibid., III, 178.
— (7) Ibid., IV, 327. — (8) Ibid., IV, 308.
{9)- Ibid., V, 1, 192/
HISTOIRE DES RELIGIONS ET CHUTE DE INHUMANITÉ 239
Atzèques, tous leurs dieux disparaissent presque à côté
de Tunique dieu souverain, et cela d'autant plus que
nous remontons le cours de leur religion. Car chez eux
aussi, et chez eux surtout, se trouve, avec une certitude
particulière, le principe que nous avons rencontré par-
tout comme conclusion de nos recherches, à savoir que,
dans les anciens temps, la foi était beaucoup plus pure
que plus tard (1).
Le fait le plus curieux qui confirme le mieux le résul-
tat de toutes nos recherches, est celui que presque chez

tous les peuples, on rencontre la foi à un dieu inconnu.


Saint Paul, comme on le sait, a trouvé un autel qui lui

était consacré à Athènes (2). Beaucoup d'auteurs citent


en effet, comme curiosité, que l'adoration du dieu in-
connu, ou desdieux inconnus, avait été particulièrement
pratiquée dans cette cité (3). Elle fut aussi introduite à
Olympie (4). Tout visiteur du Palatin à Rome peut en-
core voir aujourd'hui l'autel qui était dédié au dieu in-
connu. y en avait également un semblable autrefois
Il

à Tibur (5). D'après Plutarque et d'autres auteurs, ce


culte joua un grand rôle dans la religion romaine (6).
Dans la mythologie allemande, apparaît la foi à un dieu
puissant, sans nom, qui gouverne tout (7). Il est par-
fois nommé le « Messer » (le mesureur), parce que,
en toute chose il indique la mesure et la fin (8). On
attendait de lui qu'il fît disparaître les autres dieux.
C'est pourquoi il était dit :

« Un jour il enviendra un plus puissant que lui, »


« Mais je n'ose pas encore le nommer » (9).

(1) Ibid., IV, 137 sq. —


Act. Apost., XVII, 23.
(2)

(3) Pausanias, i, 1,4. Philostratus, Apollon., 6,3, 5. Glem. Alex.,


Strom., 5, 12, 82 (Lucian.). Philopatris, 77; 9.
(4) Pausanias, 5, 14, 8. —
(5) Corp. Inscr. lat., I, 234, n. 1114.
(6) Plutarch., Quœst. rom., 61. Aul. Gell., 2, 28. Liv., 7, 26. Ma-
crob., Sut., 3, 9. Gato, R. r., 139. Arnob., 3, 8. Malvenda, Antichr.,
5, 14.

(7) Vœluspâ, 63. Tacit., Germ., 39.


(8) Simrock, Deutsche Mythologie, (2) 170, 300.
(9) Hyndluliod,41.
240 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
Nous trouvons cette même idée dans la vieille Espa-
gne (1), au Mexique (2), au Pérou (3). La déesse voilée
à Sais, en Egypte, appartient sans doute aussi à cette
classe (4). Mais nulle part la foi à un Dieu inconnu ne
se manifeste aussi vivement qu'en Assyrie. Les Psaumes
pénitentiaux de Babylone invoquent si souvent sa mi-
séricorde, qu'ils en sont plus que monotones, c'est-à-
dire presque ennuyeux (5).
Il a fallu que la perte de la connaissance de Dieu ait

touché de bien près les peuples, pour qu'ils se soient


cramponnés avec une telle opiniâtreté à cette parole
affligeante. On voit quel sort on leur fait, quand on croit
qu'ils se sont bien trouvés de la perte de Dieu, et qu'ils
n'ont conservé dans leur cœur aucun souvenir de cette
perte.
9.- Lhu- Undenosplusgrands philologues, GottfriedHermann,
manité par-
faite à rorigi-
ne par la grâ-
ce divine, est
tombee par sa
propre faute,
.
a exprime
po
r se
x
le

un degré
o
,
principe
.

que
ii
,,.
. ,, „ , ,

1 idée d un Dieu unique sup-

tellement élevé de formation întellec-


tuelle, qu'il est impossible de la prendre pour une idée
i
.

••
antérieure à l'idée de plusieurs dieux.
De quand même elles sont soute-
telles affirmations,

nues par de grands noms, sont des opinions précon-


çues! Ce n'est pas à elles que nous devons attacher de
l'importance, mais au témoignage de l'histoire. Or
l'histoire dit que la religion primitive de l'humanité, —
et celle-ci n'a jamais été sans religion, a été le mo- —
nothéisme. Toute autre forme de religion n'est pas
autre chose que la décadence postérieure d'une foi jadis
plus pure. Si c'est un fait historique, alors c'est vrai
qu'à une époque très reculée, l'humanité se trouvait au
point de vue intellectuel et moral dans une situation
plus élevée qu'elle ne fut dans des temps plus récents.
Et s'il n'est pas concevable que l'humanité n'ait pu se

(1) Strabo, 3,4, 16. — (2) Arnim, Bas alte Mexico, 67.
(3) Sammlung aller Reisebesçhreibungen (Leipzig, 1757), XV, 494 sq.

(4) Herodot., 2, 170. Plutarch., Isis et Osiris, 9.

(5) Zimmern, die babylon. Busspsalmen, 4, a, 4, 6, 8, 9, 14, 40, 41,


57,; 4,6,10, 11, 17, 18,26,28,47,48.
HISTOIRE DES RELIGIONS ET CHUTE DE INHUMANITÉ 24]
mettre d'elle-même, dès lecommencement, sur un tel
pied de développement intellectuel, nous avons
démon-
tré ce que la Révélation nous enseigne, à
savoir que les
hommes tiennent leur perfection morale et
intellectuelle
d'une puissance et d'une sagesse plus élevée,
d'une
Révélation primitive. Leur état de perfection
primitive
était un don de Dieu, leur chute et leur
corruption pos-
térieure a été le fait de leur propre faute.

m
SIXIÈME CONFÉRENCE

LÀ CONFESSION GÉNÉRALE DE l'hUMANITÉ TOMBÉE,

\. La répulsion naturelle que l'homme a pour le sang. 2. Malgré —


humains sont une des coutumes les plus géné-
cela, les sacrifices
rales de l'humanité. — Le? sacrifices humains sont joints es-
3.

sentiellement, et d'une manière inséparable à la décadence de la


religion vers le paganisme. —
4. Les sacrifices humains sont un
signe de décadence du sentiment religieux et non d'humanité.
— 5. C'est dans le sacrifice humain et dans le suicide que se ma-
nifeste surtout l'esprit de complète révolte contre Dieu. 6. Si- —
gnification des sacrifices d'animaux. —
7. D'où vient l'inclination
du genre humain à répandre le sang. — 8. Confession générale de
l'humanité.

i.-Laré- Celui qui se met sur sa tête voit le monde à l'envers.


pulsion naiu- •
, < i> i
relie que Nous aurons très souvent 1 occasion de nous rappeler l
l'homme a l

pour le sang.
ce [[ e p aro le au cours de nos recherches. Elle signifie
qu'on se renverse soi-même, et qu'on renverse les cho-
ses, quand on veut nier l'enseignement chrétien de la
corruption héréditaire. Il ne faut pas s'étonner qu'on
veuille ensuite faire passer les mouvements les plus
mauvais du cœur humain pour la nature vraie et auto-

risée, et qu'on soit obligé de représenter les dégénéra-


tions les plus grossières de notre race, comme ses types
primitifs. Celui qui n'avoue pas que la nature est cor-
rompue, doit finir par louer ce qui est contre nature.
De là vient la déification des instincts bestiaux, la glo-
rification du péché comme fait héroïque, les douces
œillades lancées à la mort. Nous aurons encore pas mal
affaire avec ces erreurs et avec d'autres semblables.
Pour le moment nous nous bornerons une seule affir- à
mation, qui contredit tellement tout sentiment humain,
qu'on se demande comment il est possible de la soutenir.
Dans leurs préoccupations à ne rien vouloir admettre qui
puisse tant soit peu toucher à renseignement du Chris-
CONFESSION GÉNÉRALE DE i/HUMANITÉ TOMBÉE 24 3

tianisme, beaucoup sont allés jusqu'à considérer comme


quelque chose de naturel non seulement la mort en gé-
néral, mais même mort violente, non seulement la
la

suppression de la vie, mais même l'effusion du sang.


Et ce n'est pas seulement un ennemi aussi déclaré du
Christianisme que Bastian, qui va jusqu'à énoncer le
principe que la peur de commettre un meurtre, est une
faiblesse artificielle de 1' énergie naturelle (1), mais le
délicat Hermann Lotze se laisse aussi porter, par la

même prévention, à ces paroles bizarres : la soif de


sang n'est pas précisément unirait fondamental de la
nature humaine, et le fanatisme des Thugs de l'Hindous-
tan et des hachichins peut être attribué à une décadence
de l'humanité, mais il ne s'ensuit pas de là que la nature
humaine ait autant l'horreur du sang que semblent l'in-
diquer certaines vues optimistes — et par là il veut dire
des vues chrétiennes (2).

Le taureau indomp-
C'est frapper l'humanité à la face.
table frissonne à l'aspect du sang, et on veut refuser
à la nature humaine ce que la sauvagerie sans raison
elle-même ne contredit pas Byron fait dire à son Caïn,
!

— l'homme qui le premier a répandu le sang humain,


— lorsqu'il voit sa main rouge de sang Ah c'est du : !

sang Les Romains, qui faisaient moins attention au sang


!

humain que Lucullus à une sesterce, ne pouvaient


s'expliquer le caractère de Caligula autrement que par
le fait que sa nourrice lui avait appris à boire du sang
quand il était encore enfant. Des hommes qui n'hési-
tent pas un instant à verser leur sang pour la patrie,
ne sont pas capables de voir du sang répandu (3), et il
nous faudrait renoncer à croire que seule la sauvagerie
complète, la décadence jusqu'au niveau du fauve peu-
vent étouffer en nous l'horreur du sang (4) Quand des !

(1) Bastian, Der Mensch in der Geschichte, 1, 244 sq.


(2) Lotze, Mikrokosmos, (1) II, 356 sq.
(3) Seneca, Ep., 57, 5.

(4) Cyrillus Hierosol., Catech., 4, 28.


244 CHANGEMENT DE L'HUMANITÉ EN HUMANISME
monstres comme Catilina et ses compagnons conspi-
rent pour détruire l'ordre du monde, ils commencent
par boire du sang pour se donner du courage. Ceci n'a
rien qui surprenne, c'est vrai, car c'est un signe qu'ils
ont déjà étouffé en eux l'humanité qu'ils veulent détruire
chez les autres (1 ). Mais cet exemple nous montre pré-
cisément qu'il faut se dépouiller de la nature pour reje-
pour le sang.
ter l'horreur innée qu'on a

,,
^~ Maigre Eh bien, que dire alors, quand nous voyons être
h

po^Tsang, prodigue de sang humain cette même humanité qui a


^œains
ri S
soD t un dégoût si invincible pour le sang? Nous ne parlons
1 n d
t u mes ÏIspîuï pas ici de la haine qui,, pour un lambeau de terre, allu-
£

Phumanlté. me la guerre entre des frères, et ne se calme pas avant


d'avoir trouvé satisfaction à ce qu'elle appelle son droit,
dans sang de milliers de personnes; nous ne parlons
le

pas de la fureur d'un tyran qui ne regrette qu'une chose,


que le peuple tout entier n'ait pas une seule tête, pour
pouvoir d'un seul coup verser le sang de millions de
personnes (2). Non, nous parlons de ce que l'homme
connaît de plus élevé, de l'adoration d'un être divin au-
quel il doit son existence, et dont il espère tout bien et

tout salut. Comment la


pensée est-elle venue à l'huma-
nité de ne pouvoir être plus agréable au saint par excel-
lence que par la chose la plus atroce, par l'effusion du
sang humain ? Nous disons Y humanité, or ,ce mot ne
signifie pas ici l'humanité intacte, mais l'Humanisme,
l'humanité déchue, non rachetée, et celle-ci dans toute
son étendue.
Ceci supposé, nous pouvons et nous devons dire
qu'ici nous avons affaire à une pratique religieuse qui
est devenue une coutume générale dans tout le genre
humain déchu (3).

(1) Sallust., Catilina, 22. Minucius Félix, Octav., 30.

(2) Sueton., Caligula, 30.


(3) Porphyr., De abstinentia, 2, 54 sq.Eusebius, Prœp. evang., 4,16,
17.Clemens Alex., Protrepticus, 3, 42. Minucius Félix, Octav., 30. Lac-
tant., Jnst., 1, 21. Le Nourry, ApparatusadBiblioth. maxim., I, 757,
11, 115 sq. Sepp, Hcidcnthum, 11, 95-193. Dœllinger, Heidenthum imd
CONFESSION GÉNÉRALE DE INHUMANITÉ TOMBÉE 245

Les sacrifices sanglants, les sacrifices humains sont


une des coutumes religieuses les plus générales. C'est

pourquoi, il que l'introduction


est déjà clair, a priori,
des sacrifices humains ne doit pas être ramenée au ca-
ractère grossier et sanguinaire de ceux chez qui on les
trouve. Tous les peuples que nous avons à nommer ici

ne sont pas sauvages et cruels, plusieurs parmi eux sont


même loués à cause de la douceur de leur caractère.
Mais sous ce rapport, ils s'accordent tous, quelque
grande que soit leur diversité : les nègres (1), les In-

diens (2), les Américains du Yucatan (3) et du Nicara-


gua (4), les Chibchas de la Nouvelle-Grenade (5), les
Polynésiens (6), les sauvages Kondes (7), les Malais mé-
lancoliques (8), les anthropophages des
Fidgi (9) îles

et les habitants beaucoup plus aimables de Tahiti (10),

la plus grande des îles de la Société.

Ce serait aussi une erreur de croire qu'il n'y a que


des peuples sans instruction qui aient pris part aux cri-
mes des sacrifices humains. Les Carthaginois et les Phé-
niciens appartenaient aux peuples les mieux doués et
les plus civilisés de l'antiquité, c'est évident, et on sait
sous quelle forme terrible, et dans quelle étendue ces
forfaits furent pratiqués chez eux. Leur nom restera à
jamais flétri par ces horribles sacrifices d'enfants faits

au Moloch embrasé et à Melkarth Baal ( \ \ ) . Et ce ne sont

Judenthum, 81 sq.,204 sq., 456, 491 sq., 537 sq., 542 sq., 560 sq.
Lasaulx, Studien, 233-282.
(1) Waitz, Anthropologie der Naturvœlker (1860), II, 192 sq., 197 sq.
Ratzel, Vœlkerkunde, (1)1, 172. Schneider, Naturvœlker,!, 193 sq.
(2) Brasseur de Bourbourg, Hist. du Canada, I, 23. Waitz, loc. cit.,
III, 207. Ratzel, loc. 698.
cit., II,

(3) Waitz, loc. cit., IV, 309. —


(4)I&id., IV, 279.
(5) Ibid., IV, 364.
(6) Ibid., VI, 162-165, 396, 304 sq. Ratzel, loc. cit., II, 123 sq.
(7) Ratzel, loc. cit., III, 626. Schneider, loc. cit., 1, 193.
(8) Ratzel, loc. cit., II, 451, 462.
(9) Waitz, loc. cit., VI, 641, 650.
(10) Muller, Cook der Weltumsegler (1864), 208-211.
(11) Schwenk, Mythologie, IV, 34 sq., 279 sq. Lenormant-Busch,
Histoire primitive de l'Orient, (2) II, 279, 346. Movers, Phœnicicr, 1,
299 sq.,324-330, 408, 675. Winer, Bibl. Reahvœrterbuch, (3) II, 100 sq.
246 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
pas seulement les Numides (1), les Scythes (2), les

habitants de la Tauride (3), les Arabes (4), les Gala-


tes (5), les Celtes (6), et les Espagnols (7), qui ont
participé aux sacrifices humains, mais les inventeurs
de tous les arts et de toutes les sciences, les Egyptiens
eux aussi ont commis ce même crime (8). Il est dif-
ficile de comprendre comment Hérodote a pu les en ab-

soudre (9). Le fait qu'ils immolaient des hommes est


indéniable, puisque Seleucus a composé un écrit spé-
cial sur ce sujet (10).
Bref, toutes les raisons explicatives qu'on veut pui-
ser dans le caractère des hommes et des peuples, sem-
blent ne pas tenir debout, et on ne ferait pas tort aux
nations chez lesquelles se trouve cette coutume, pour si,

cette raison, on les considérait comme plus inhumaines


et moins accessibles à la civilisation que d'autres peu-
ples païens (11 ). Cependant, on vante les Aschantis com-
me une des peuplades les plus remarquables de l'Afri-
que ! Cependant les Celtes se distinguent par beaucoup
d'excellentes qualités particulières, par la gaieté, l'a-.

(1) Plutarch., ParalL, 23 (Paris, Didot, 111, 383). .

(2) Euseb., Prœp. evang., 4,16 (Viguer., p. 156) ; 4, 17(164, a).


Hérodot.,4,103 ; 62,4. Ovid., Pont., 3,2,58. Trîsl., 4,4,64. Clemens
A\ex.,Protrept., 3,42. Strabo, 11,4,7 7,3,6,7. Aristot., PoJ.,8,3 (4),4.
;

Plutarch., Superstit., 13.


(3) Neumann, Die Hellenen im Skythenlande 421 sq. ,

(4) Euseb., loc. cit., 4,16 (163, c). Porphyrius, Abstinentia, 2,56
(Hercher, p. 45).
(5) Plutarch., Supers t., 13.
(6) Cœsar, Bell, gall., 6,16. Cicero, Font., 10,21. Diodor., 5,31,3 ;

32,6. Strabo, 4,4,5. Lucan., 1,444; 3, 405. Minuc. Félix, Octav., 30.
Tertull., Scorp., 7. Lactant., 1,21. August., Civ. Dei, 7,19. Forbiger,
Aile Géographie, 111, 145. Moore, Hist. of Ireland (Paris, 1837), 1,20.
(7) Strabo, 3,3,7.
(8) Athanasius, Adv. Grœcos, 25. Euseb., Prœp. evang., 4, 16
(p. 155, d.), d'après Porphyre, De abstinentia, 2,55 (éd. Hercher,
p. 44). Cf. Manetho, Fragm., 83, (Mùller, Fragm. hist. Grsec, II,
615). Uhlemann, Mgypt. Alterthumskunde,l\, 191.
(9) Herodot., 2,45,2.
(10) Millier, Fragm. hist. Gr., 111, 500.
(11) Davis, Karthago (Leipzig, 1863), 176 sq. Humboldt, Reise in die
Mquinoctialgegenden, IV, 18 sq. M. Mùller, Hist. of ancient Sanscrit
literat., (2) 419.
CONFESSION GÉNÉRALE DE INHUMANITÉ TOMBÉE 247

mabilUé ! Cependant, les anciens Slaves, malgré leurs


humains (1), sont représentés comme
cruels sacrifices
des gens d'un caractère doux et paisible (2) !

En vérité, nous n'avons pas le droit de faire à un


peuple pris séparément des reproches particuliers à
cause de ce crime. Parfois les nations les plus savantes
et les mieux douées méritent la gloire douteuse d'avoir
surpassé en cela les nations tombées le plus bas. Dans
le royaume des Incas dont on vante tant la civilisation,

la délicatesse des mœurs, on n'abusait pas, il est vrai,

des sacrifices humains comme dans d'autres pays sans ;

eux cependant, les grands jours de fêtes auraient man-


qué de solennité (3). César dit de nos bons ancêtres al-
lemands qu'ils étaient aussi avares de sacrifices envers
leurs divinités (4) qu'ils étaient prodigues de libations à
leur gorge toujours sèche. Cela peut être vrai, lorsqu'il
s'agissait de sacrifier à Odin ou à Thor un animal du
troupeau. Mais il y a des témoignages suffisants (5) qu'ils
n'étaient rien moins qu'avares du sang de leur prochain
dans les sacrifices. C'étaient précisément les tribus ger-
maniques les plus nobles, comme les Irlandais (6) et les
Saxons (7), qui offraient leurs sacrifices humains avec
tout un cérémonial de cruautés horribles. Les Perses
aussi célébraient leur culte par dessacrificeshumains (8).

(1) Mone, Das Heidenthum ira nœrdlichen Europa, l, 187 sq. Emser,
VitaS. Bennonis, 3, 36 (Bolland. Juin, IV, 135, Palmé).
(2) Hanusch, Wissenschaft des slawischen Mythus, 16 sq., 143 sq.
(3) Prescott, Eistory of the conquest of Peru (1847), I, 63. Waitz,
Anthropologie, IV, 460 sq.
(4) Cœsar, Bell, gall., 6, 21.
(5) Tacitus, German., 9 Annal., i, 61. Jornandes, Goth., 5. Grimm,
;

Deutsche Mythologie. (b) 35-37. W. Millier, Altdeutsche Religion, 76-79,


51, 208,268. Holtzmann, German. Alterth., 172, 174. Geijer, Gesch.
Schwedens, I, 109. Quitzmann, Die heidn. Religion der Baiwaren, 235
sq. Pfahler, Handbuch der deutschen Alterthumer (1865), 642 sq.
Gesch. der Deutschen (1861), I, 75, 81, 137. Zeitschrift fur deutsches Al-
terth., XII, 406.

(6) Mone, Gesch. des Heidenthums in nœrdl. Europa, I, 298.


(7) Synod. Paderborn., (785) c. 9. Sidon. Apollin., 8, 6. Mone, loc.
cit., II, 58.
(8) Herodot., 7, 114, 3 ; 180, 1 ; 3, 35, 3.
248 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
Il peu probable qu'ils tinssent cette coutume des
est très
Babyloniens, comme Spiegel le croit (1), caries peuples
d'Asie et d'Europe qui leur étaient parents avaient les
mêmes On
pourrait toutefois y trouver quel-
pratiques.
ques explications dans leur caractère sévère et grave.
Cependant les Hindous avaient aussi leurs sacrifices
humains malgré leur caractère rêveur et tendre, et cela
dans la meilleure époque de leur existence (2). Mais le

peuple chez qui cette coutume surpassait toute croyance


était celui des Atzèques (3). 11 était sans aucun doute un
des plus civilisés et des plus doux que l'histoire con-
naisse (4), et pourtant on comptait chez lui, en moyen-
ne, chaque année, 20.000 sacrifices humains (5). Dans
la seule année 1510, Montezuma en a offert 12.110 (6).

Rien ne s'oppose après cela, qu'un des officiers de Cor-


tez ait compté 136.000 crânes humains (7) entassés
devant les temples, comme souvenir de ces sacrifices.
Nous ne devons pas nous étonner si, dans cette ériu-
mération, nous rencontrons immédiatement à côté des
cannibales les plus redoutés, les Hellènes tant célébrés.
Ce ne sont pas seulement leurs ancêtres les grossiers
Pélasges ce ne sont pas seulement les habitants de
;

Rhodes, de Chypre, de Crète, de Chios, non, mais ce


sont aussi les Grecs proprement dits. Chaque fois qu'ils
allaient au combat, ils demandaient la victoire en ré-
pandant le sang de leurs frères (8). Et c'était là une cou-

(1) Spiegel, Eran. Alterthnmskunde, II, 491 ; III, 593.


(2) A. Weber, Menschenopfer der Inder in der vedischen Zeit. (Zeits-
chr. der Deutschen Morgenland Gesellschaft, XVIII, 262-287). Bohlen,
Indien, I, 302 sq. Lassen, Ind. Alterthumsk., (2)1, 935 sq. Ziegenbalg,
Généalogie der malabarischen Gœtter, 172.
(3) Waitz, Anthropologie der Nalurvœlker (1864), IV, 156 sq. Samm-
lung aller Reisebeschreibungen (Leipzig, 1755), XIII, 577 sq.
(4) Wuttke, Gesch. des Heidenthums, I, 137, 268. Arnim, Das alte
Mexico, 40, 60, 110 sq.
(5) Perty, Anthropologie, II, 364.
(6) Perty, Anthropologie, II, 140. —
(7) Ibid., II, 139.

(8).Eusebius, Prœpar. evang., 4,16. Porphyr., De abstinent., 2,54.56.


Clem. A\eK,Protrept., 5, 42. Theodoret.,A/fec£. grœc.,7 (Migne, IV,100),
Cyr. Alex., Adv., Julian. (Migne, IX, 697).
CONFESSION GÉNÉRALE DE INHUMANITÉ TOMBÉE 249
tume qui ne régnait pas seulement chez quelques tribus
isolées, mais qui était générale (1), une coutume qu'on
trouve non seulement dans les temps les plus anciens,
mais aussi dans les temps relativement plus récents.
De même que des hommes offraient leur sang et leur
vie à Kronos ou Saturne, de même ils le faisaient à Ju-
piter, à Bacchus, à Apollon et à Diane. A Athènes, l'é-

tat faisait offrir régulièrement dessacrificeshumains (2).


ïhémistocle lui-même, cet homme
que l'humanité a
élevé avec raison au rang de ses immortels, crut ne
pouvoir mieux remercier ses dieux, pour sa glorieuse
victoire, que par des sacrifices humains (3).
Les Romains firent comme les Grecs (4). Au temps où
ils possédaient l'empire du monde, ils continuaient tou-
jours à faire, en l'honneur du Jupiter latin et de Bel-
lone (5) , les mêmes sacrifices que ceux que leurs ancêtres
avaient offerts à Saturne et à Diane (6). Ces crimes n'ef-
frayèrent ni le grand César (7), ni le fils de son noble ad-
versaire (8) et Auguste, le prince de la paix, nie trouvait
;

rien d'horrible à la pensée de faire sacrifier 300 prison-


niers, en une seule fois, sur l'autel de César déifié (9).
Les riches Romains eux aussi avaient depuis des siècles
humains en forme à la
l'habitude de faire des sacrifices
mort de leurs proches. Seulement d'ordinaire, ils ne
faisaient pas égorger sur l'autel, par leurs prêtres, ces
victimes expiatoires pour les défunts, mais, pour bien

(1) Phylarch., Fragm., 63 (Mùller, loc.cit., I, 3). Porphyr., loc. cit.,


2, 56.

(2) Dœllinger, Heidenthum, 205. Pauly, Real-Encyklop . der klass.


Allerthums-Vissenschaft, VI, 661 sq.
(3) Phanias, Fragm., S (Mùller,foc. cit., II, 295). Plutarch., Themisto-
des, 13, 3, 4.

(4) Dionys. Halic, 1, 38. Livius, 22, 57. Plutarch., Quœst. rom., 83.
Ammian. Marcel., 3, 4. Orosius, 4,13. Plin., Hisl. nat.,28, 3, (2) 3;
30, 3, (1) 1.
(5) Minuc. Félix, Octavius, 30. Lactant., 1, 21. Tertull., Scorp., 1.
Apologeticum, 7. Dœllinger, Heidenthum, 493.
(6) Pausanias, 2, 27, 4. Strabo, 5, 3, 12.
(7) Dio Cassius, 43, 24. —
(8) Id., 48, 48.
(9) Dio Cassius, 48, 14. Sueton., Octavian., 15. Seneca,C/emem£<a, 1,
11. Velleius, 2, 74. Dœllinger, Heidenthum, 538.
250 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
marquer leur penchant à la cruauté, et en même temps
pour repaître leurs yeux d'un spectacle digne de leur
dureté (1), ils les obligeaient à s'égorger publiquement
entreelles, à l'occasion d'une fête donnée pour divertir le
peuple. Ainsi prirent naissancelesjeux de gladiateurs (2).
Cette horrible coutume qui doit être très ancienne,
puisque nous la trouvons aussi au Mexique (3), et chez
les mystérieux Toudas dans les Indes orientales (4),
sous une forme mitigée chez les Australiens (5), les

Polynésiens (6) et les Malais (7), les Romains la reçu-

rent sans aucun doute des Etrusques. Chez ceux-ci, les


sacrifices humains, qui d'ailleurs continuèrent toujours
d'exister (8) à côté de ces grandes tueries, se changè-
rent très souvent en sacrifices de gladiateurs, ou en car-
nage (9). Les Romains n'auraient pas été des Romains,
s'ils n'avaient pas accepté avec enthousiasme cette cou-
tume cruelle. Elle devint aussitôt le grand plaisir de ce
peuple dur et sanguinaire. Les fils d'Emilius Lepidus
sacrifièrent de cette manière quarante-quatre personnes
à la mémoire de leur père (10). Flaminius célébra celle
du sien par soixante-quatorze victimes (H). Les deux
fois, l'expiation sanglante dura trois jours complets.
Cinquante combattants tombèrent en l'honneur de Va-
lerius Laevinus (12), et cent vingt en l'honneur de P. Li-
cinius Crassus(13). C'est dans ces sacrifices que prirent
naissance les jeux les plus aimés des Romains, les com-
bats de gladiateurs qui engloutirent des milliers dévies

(i) Valer. Maxim., 2, 4, 1. Lactant., 6, 20.


(2) Hartung, Religion der Rœmer (1836), I, 51 sq., 170. Friedlren-
der, Sittengesch. Roms. (1)11, 191 sq. Pauly, Real-Encyklop., III, 859.
Schwenk, Mythologie, II, 187. Forbiger, Hellas und Rom., I, 392 sq.
Marquardt-Mommsen, Rœm. Alterth., (2) VI, 533.
(3) Wuttke, Geschichte des Heidenthums, I, 272.

(4) Ritter, Erdkunde, IV, 1, 1041-1046.


(5) Ratzel, Vœlkerkunde, (ï) II, 74. — (6) Ibid., II, 338.
{l)Ibid., II, 462.
(8)Livius, 7, 15. Muller-Deeke, Etrasker, II, 20, 101, 110 sq.
(9)Mùiler Deeke, II, 223 sq.
(10) Livius, 23, 30. — (11) Id., 41, 33. — (12) Id., 31, 50.
(là) Id., 39, 46.
,

CONFESSION GÉNÉRALE DE INHUMANITÉ TOMBÉE 251

humaines. Mais, pour ne pas oublier que ces plaisirs


cruels netaient rien autre chose dans leur origine que
des sacrifices humains, il fallait que les prêtres de Jupi-
ter y assistassent. Alors, quand un des gladiateurs avait
succombé sous coups de son adversaire, aux ap-
les
plaudissements bruyants de la ville impériale tout en-
tière, un prêtre s'avançait dans l'arène, recueillait dans

le vase du sacrifice le sang qui coulait de ses blessures,


et en aspergeait le visage du dieu (1).

Telle est la vraie signification des sacrifices humains. s ^;m


~ j£l

On ne peut les expliquer par l'absence de civilisation, joTnt^essen-


, < , i «i t tiellement et
ni par le caractère grossier des peuples ils ne sont pas d'une manière

11
;

sortis
j
de
,,
anthropomorphisme,
1 souvent au contraire, — . inséparable
ia décadence
de la religion
à

ils y
J
ont conduit (2) pas être considérés
ils ne doivent r :
7
versie paga-
\ j nisme.
comme l'exécution solennelle de grands criminels,
mais ils portent en eux-mêmes un caractère essentiel-
lement religieux, comme Pline le dit parfaitement (3).

C'est ce qu'indique déjà l'expression grecque : Les au-


tels teints de sang (4).
Sans doute une dégénérescence terrible des
c'est là
religions, mais cette dégénérescence n'est pas pire que
leur retour au paganisme. Les deux choses, la naissance
du paganisme et l'introduction des sacrifices humains,
ont lieu en même temps. L'antiquité est unanime à dire
que l'une et l'autre datent de la disparition des ancien-
nes religions meilleures, et de l'introduction de la
croyance à Moloch Kronos ou Saturne. et à
Donc, partout où nous examinons le paganisme, que
ce soit dans son raffinement exagéré chez les Grecs, ou
dans ses difformités les plus horribles chez les anciens
Bretons, ou chezles Caraïbes, toujours nous le trouvons
intimement lié aux sacrifices humains. Et tant qu'il fut
en pleine vigueur, toute tentative de les abolir parut

(1) Justin. Mart., ApoL, 2, 12 (Cyprian.); De spectac (Parjs, 1574),


.

416.
1
(2) Schneider, Naturoœlker, I, 190 sq. — (3) Plinius, 30, 4 (1), i.

(4) Hermann, Gottendienstl. Alterth. (1er Griechen, (2) II, 167.


252 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
être impuissante. Sans doute le sénat avait défendu cent
ans avant Jésus-Christ les atrocités des sacrifices hu-
mains mais à quoi cela pouvait-il aboutir, quand ceux
;

qui portaient les lois étaient les premiers à les trans-


gresser ? Tant qu'un autre esprit, l'esprit de l'humanité,
ne fut pas introduit dans le monde, cette inhumanité ne
put disparaître. Or cet esprit naquit seulement un siècle
plus tard, à Bethléem. Et il fallut encore des siècles,
pour qu'il gagnât sur le monde une influence qui per-
mit à Adrien de faire cesser au moins les sacrifices hu-
mains qui étaient pratiqués et avoués publiquement (1).
Car ils étaient encore continués en secret du temps
de Tertullien (2), malgré la peine de mort que Tibère
avait édictée contre leurs auteurs, à tel point ce renie-
ment de la nature ne faisait qu'un avec les anciennes
religions.
Mais le monde compensa-
sut bien leur trouver une
tion en donnant une vaste extension aux combats de
gladiateurs. Tandis que César s'était contenté de 640
champions (3), Trajan, si juste et si doux, en sacrifiait
10,000 à la fois à la curiosité du peuple. 11 ne leur fal-
lut pas moins de cent vingt-trois jours pour s'entr'égor-
ger tous (4). Quand les journées n'étaient pas suffisantes,
on les faisait alors s'entre-tuer pendant la nuit au mi-
lieu d'illuminations magnifiques. On les engraissait
comme des animaux pour leur donner une force extra-
ordinaire (5), les mettre ainsi en état de distribuer des
coups vigoureux, d'en recevoir et de prolonger pour les
assistants les délices du sanglant spectacle, car le peu-
ple ne pouvait se rassasier de cet horrible divertisse-
ment. Nulle part, on ne voyait une foule aussi considé-
rable de gens de toute condition, de tout sexe et de tout

(1) Eusebius, Prœp. evang., 4, 16, 47 (p. 156, b, 164, d.). Porphyr.,
De abstinent., 2, 56.
(2) Tertullian., Apologet., 9.
(3) Sueton., Domitian., 4. —
(4) Dio Cassius, 68, 15.
(5) Tacitus, Hist., 2, 88. Tertullian., Pall., 4. Plinius, Hist. nat., 36,
69.
CONFESSION GÉNÉRALE DE INHUMANITÉ TOMBÉE 253
âge que celle qui se pressait à ces jeux (1). Il arrivait
même parfois que peuple enlevait un cadavre de son
le

lit de parade, et qu'il ne le rendait à la famille que sur

la garantie qu'elle donnerait une de ces représentations


sanglantes (2).

Hérode Agrippa transporta même en Judée cette cou-


tume terrible (3), lorsqu'il y voulutintroduire les autres
coutumes religieuses païennes, convaincu que les deux
choses étaient inséparables. Chaque fois que, dans les
siècles suivants, la flamme expirante du paganisme se
raviva sous Héliogabale (4), 'sous Valérien (5), sous Au-
chaque fois l'on vit aussi se réveiller son an-
rélien (6),
cien penchant au meurtre. Quand Julien l'Apostat fit la
dernière tentative de rendre sa domination sur le
lui

monde, les sacrifices humains apparurent de nouveau


sous leur forme la plus hideuse (7).
Donc, depuis les premiers et les meilleurs jours de
sa vie, jusqu'à son dernier soupir, — l'histoire des mar-
tyrs en fournit le meilleur témoignage, — le paganisme
fut étroitement lié aux sacrifices humains, car ceux-ci,
comme nous allons le voir tout à l'heiire plus en dé-
tail, sont fondés sur sa nature la plus intime.
Qu'on ne nous oppose pas toutefois que, dans les der-_Les sa 4 _

niers siècles avant Jésus-Christ, les sacrifices humains Ssson/ ™ 1

furent supprimés dans beaucoup de pays. Nous le sa- Senc' Jn

vons, et nous admettons même que le fait se produisit i SeuTe ! not

chez beaucoup de peuples de l'antiquité, quand même


cela n'eut pas lieu chez les peuples les plus civilisés.
Mais, selon nous, l'explication est facile à donner. Plus
nous remontons cours des temps anciens, plus nous
-le

trouvons de vestiges d'une religion sérieuse. La diffé-


rence entre les situations que nous dépeint Homère, et

(1) Cicero, Pro Sextio, 59, 124, 125. — (2) Sueton., Tib., 37.
(3) Flav. Joseph., Anliquit. Jud., 19, 7, n ; cf. 15, 8, 1.
(4) Lampridius, Hcllogabal., 8.
(5) Eusebius., Hist eccl,, 7, 10.
.

(6) Vopiscus., A arelian., 20.


(7) Theodoret.,fl/s*. eccl., 3, 26.
254 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
celles que nous dépeint Aristophane, entre l'époque de
Numa et celle d'Auguste, entre les jours où le Rigveda
a pris naissance et ceux où le roi Tschandragupta rem-
plissait l'Occident de son nom, est évidente. Plus on
avance, plus on voit s'accentuer parmi les peuples la
disparition du goût pour les sacrifices, et du sentiment
Les Grecs immolaient d'abord cent taureaux
religieux.
aux dieux ils ne réservaient rien pour eux, mais ils
;

brûlaient l'offrande tout entière sur l'autel. Plus tard,


ils n'offrirent à leurs dieux que les os, la peau et la

graisse des victimes ; le reste, ils le gardaient pour eux


et le consommaient dans des festins. Telle est exacte-

ment aussi la manière d'agir des Kamtschadales et d'au-

tres tribus sibériennes où nègres. Lorsqu'ils offrent un


sacrifice, ils s'arrangent de manière à offrir aux dieux
ce qu'ils ne peuvent plus manger, c'est-à-dire les os, les
cornes, les sabots, la tête , les intestins (1). Ceci n'est

évidemment pas la marque d'une perfection religieuse.


Or si nous ne trouvons pas cette marque, ce serait évi-
demment agir avec deux poids et deux mesures, que de
vouloir découvrir un progrès, une religion purifiée, une
humanité plus noble, dans la conduite des bons Grecs,
qui nedonnentaux dieux quece dontilsnepeuvent seser-
vir eux-mêmes. Nous y sommes d'autant plus autorisés
que, contre leur habitude, ils parlent une fois sincère-
ment en cette occasion, et avouent, dans la jolie histoire
du sacrifice de Prométhée (2), si grande est — leur es-
time pour Jupiter, — : que c'est une pure tromperie en-
vers la divinité. C'est avec une raillerie amère que Phé-
récrate dit au nom des dieux : « Quand vous nous offrez
des sacrifices, vous prenez pour vous ce qu'il y a de
mieux. 11 ne nous reste que des os rongés proprement,
comme on les jette ordinairement aux chiens sous la ta-

ri) Wultke, Gesch. des Heidenthums,!, 132. Tylor, Anfœnge der Cul-
tur, II, 208, 378, 382, 384, 407.
(2) Hesiod., Theogon., 535 sq.
CONFESSION GÉNÉRALE DE INHUMANITÉ TOMBÉE 255
ble. C'est sans doute la raison pour laquelle vous cachez
votre confusion dans des nuages d'encens (1).
Cette tendance d'esprit explique facilement la dispa-
rition progressive des sacrifices humains. Celle-ci ne
s'explique pas par l'augmentation des sentiments phi-
lanthropiques, mais par la domination du sentiment re-
ligieux. Qu'on attribue donc si on veut au Bouddhisme
le mérite d'avoir supprimé les sacrifices humains, seu-

lement que personne n'y cherche un témoignage de sa


perfection religieuse. En réalité le vrai motif est qu'il
est devenu trop faible pour tout effort religieux sérieux.

Une religion si frelatée, si toutefois ce mot est applica-

ble ici, peut à peine, -


— abstraction faite de l'horreur
de l'effusion du sang (2), — offrir en sacrifice des fleurs,
du lait, du thé, des gâteaux, du beurre (3). Quant à s'é-
lever jusqu'à faire des sacrifices sérieux, le Bouddhis-
me n'en a pas l'énergie suffisante. Nous aussi, nous le
louons de ne pas avoir offert de sacrifices humains, mais
nous n'y verrions un sentiment religieux plus pur que
dans où il serait un peu plus religieux, et particu-
le cas

lièrement dans le cas, où il aurait un peu plus le senti-


ment du sacrifice.
De même chez les Chinois, le sacrifice est descendu
au niveau d'un amusement insignifiant. Ils en sont d'au-
tant plus blâmables qu'ils n'ont pas perdu la pensée que
ce doit être quelquefois plus sérieux. Quand ils y ont
intérêt, quand ils sont accablés sous le coup de mal-
heurs extraordinaires, ou qu'il s'agit de traités de paix
et de serments d'une grande importance, chose carac-
téristique, ils ont toujours des sacrifices sanglants,
comme ils en avaient dans les anciens temps (4). Mais

(1) Pherecrates, Fragm., i.Transfug. (Bothe, p. 87). Glem. Alex.,


Strom., 7, 6, 30.
(2) Kœppen, Religion des
Buddha,!, 455 sq.
(3) Ibid.y I, 560 sq.
(4) Mémoires
concernant l'hist. des Chinois (V, 55, n. 35). Moyriac de
Mailla, Hist. générale de la Chine, VI, 224. Plath, Religion und Cul-
tur der alten Chinesen (Abhandl. der bayer. Akad. der Wissensch-.,
IX, 3, 855, 865).
256 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
en dehors de ces cas, ils croient que, pour des choses
sans valeur, des cierges, des rognures de papier, sont
bons pour leur dieu (1).
Dans l'Inde, le lait a pris aujourd'hui la place de la
chair mais quand une grande détresse se fait sentir,
;

le sacrifice sanglant reparaît de nouveau, comme An-

quelil l'a vu lui-même. Sans doute ceci se fait dans des


proportions plus petites on place un tout petit morceau
:

de viande sur un morceau de pain (2), mais cela n'em-


pêche pas que ce soit un sacrifice sanglant. De même
les images égyptiennes, représentant des autels et des
sacrifices, laissent voirla plupart du temps, comme per-
due au milieu de pain, de fruits et de fleurs, une insi-
gnifiante offrande de chair (3).
Qu'on en donc avec toutes ces
finisse belles paroles
de progrès religieux dans le paganisme ! Ce n'est pas
l'augmentation de la civilisation, de la morale, de la re-

ligion ou de l'humanité qui est la cause de la suppression


progressive des sacrifices païens, c'est la décadence de
l'ancienne religion païenne qui est homicide de sa na-
ture. Ceci serait tout à fait louable, si seulement le sen-
timent homicide avait aussi disparu par le fait même.
Malheureusement, il n'en fut pas ainsi. Le sentiment
religieux disparut, l'humanité qui lui était jointe et con-
un mélange si horrible resta. Jadis les
tribuait à faire
Àtharvans offraient à Eran de grands sacrifices san-
glants, maintenant les fleurs, les fruits, le vin, le lard,

leur suffisent. A la place donnent du riz et


de chair, ils

des gâteaux (4). Mais que personne ne croie que l'adou-


cissement du caractère et l'horreur pour le sang répandu
aient été la cause de la cessation de leurs sacrifices san-
glants. Tout plutôt que cela.
Dans les anciens temps où ils sacrifiaient le sang

(1) Wuttke, Gesch. des Heidenlhums, II, 64 sq.


(2) Spiegel, Eranische Allerihumskunde, III, 572.
(3) Uhlemann, Mgypt. Alterthiimskunde, III, 193 ; JV, 18G, 29'G.

(4) Spiegel, Eranische Aller Ihumskunde, 111, 577 sq., 572.


CONFESSION GÉNÉRALE DE ï/hUMANITÉ TOMBÉE 257
d'hommes et d'animaux, les Perses étaient, c'est vrai,
violents (1), sévères et cruels dans leurs châtiments (2),
mais ils ne les appliquaient qu'autant que la justice le
demandait, et seulement dans les cas extrêmes (3).
Dans les temps postérieurs, ils devinrent absolument
inhumains (4). Les actes des martyrs ne parlent nulle
part de tourments aussi inouïs qu'ici ; on écorchait, on
sciait, on écrasait les victimes, on les coupait en mor-
ceaux (5). Si malgré cela, ils deviennent tous les jours
plus insensibles en face du sang humain et des souffran-
ces, et plus avares du sang offert surles autels, ce n'est

pas une preuve de l'élévation du sentiment, mais c'est


seulement un signe de la décadence du zèle religieux.
Tant que paganisme posséda son ancien sentiment
le

religieux, il en donna la preuve parla pratique d'atro-


cités abominables et d'inhumanités révoltantes.
Toutefois nous ne voulons pas accuser nous voulons ; 5 — c-est

plutôt expliquer. Nous sommes ici en face d'une sombre fice humain et

énigme,
° pleine
l7
d horreur, et qui
i
néanmoins n'est rpas
?
cide .jf?
manifeste sur-
se

difficile à résoudre. Il n'y a pas de mal complet, pas ^2^-


d'erreur absolue. Ce qui serait seulement mauvais ou T
S}"^
,re

faux ne saurait exister. Pour qu'une chose existe, il lui


faut au moins l'apparence, ou un faible reste de vrai et
de bien. lien est de même ici. Comme la religion, le

sacrifice est fondé sur la nature la plus intime de l'hom-


me. Sans religion, l'humanité ne peut pas plus exister
que la religion sans sacrifice. Adorer Dieu avec du sang,
accomplir dans le sang l'acte de la plus sainte élévation
vers le tout miséricordieux, voilà qui est contre nature
et une marque de dégénérescence malsaine (6).

(1) Herodot, 1, 89.


"

(2) Id., 7, 194; 5,25.


(3) ld., 1, 137, 6, 30; 7, 194. Nie Damasc, Fragm., 132 (Mûller,
Fragm. Inst. Cyr., II, 462).
(4) Theodoret., In Daniel, 7, 5. Ammian. Marcell., 23, 6. Spiegel,
loc. cit., III, 651 sq.
(5) Theodoret., Hist., eccl., 5, 59 (38). Socrates, Hist. eccl., 7, 18.
Sozomen., 2, 11, 13.
(6) Eusebius, Prsep. evang.,b, 14. Arnobius, 7,16.
il
,

258 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME


Si, malgré cela, les hommes sur la terre tout entière
font crier non seulement le sang des animaux, mais
aussi leur propre sang vers le ciel pour implorer misé-
ricorde, faut-il encore des témoignages pour nous mon-
trer que c'est l'expression d'un besoin et une nécessité
généralement sentie ? Faut-il encore longtemps prou-
vera l'humanité que l'état dans lequel elle vit mainte-
nant est un état contre nature, et, qu'en agissant ainsi
elle a prononcé sa propre sentence de mort?

Or les sacrifices humains ne sont pas autre chose que


la signature que l'humanité a écrite avec son sang au
bas de sa condamnation « Le jour où tu mangeras de :

ce fruit, tu seras frappé de mort » (1).


Le des anciens (2) nous disant que primitive-
récit

ment les hommes n'avaient que des sacrifices non san-


glants, et que c'est lorsqu'ils sentirent qu'ils ne pou-
vaient apaiser leurs dieux avec eux, qu'ils en firent avec
effusion de sang, renferme un sens profond et repose
sur une tradition vraie. Les livres saints racontent exac-
tement la même chose à propos du sacrifice d'Abel et

de Caïn. Dans le sacrifice sanglant, y a l'aveu que


il

l'homme pécheur qui l'offre donne lui-même son sang


à Dieu et mérite la mort. Or, pour prononcer cet aveu,
il lui fallait faire abnégation complète de lui-même, et
voilà ce que l'homme tombé ne pouvait faire. C'est ainsi

qu'après la chute, comme s'il vivait toujours dans la

meilleure paix avec Dieu, et non comme s'il avait en-


trepris avec lui une guerre à mort, il continua d'offrir
le sacrifice pacifique qu'il ne pouvait offrir que dans l'é-

tat d'innocence. Mais le Seigneur n'eut point pour agréa-


ble le sacrifice de cette arrogance inflexible, et fit sentir
à l'humanité non pas les suites de sa colère, mais de ses
révoltes à elle, révoltes qu'elle niait et n'expiait point.

(1) Gen., Il, 17.


(2) Plato, Leg., 6, 22, p. 782, c. Aristot., FJh., 8, 9 (11), 6. Plu-
tarch., Numa, 8, 10. Porphyr., De abstin., 2, 5, 6, 7, 27, 34. Cf. Euse-
bius, Prœp. evang., 1, 9; 4, 14. Ovid., Fast., I, 337.
CONFESSION GÉNÉRALE DE INHUMANITÉ TOMBÉE 259
C'est alors que pleine de confusion et rongeant son
frein, elle reconnut ce qu'elle ne pouvait plus cacher.

Mais de nouveau elle imita Caïn son modèle, et cher-


cha à noyer dans le sang d'hommes étrangers et dans le
sang de frères sa propre sentence de mort.
Ce fut un nouveau crime ajouté au premier. C'est ainsi
qu'une mauvaise action, quand elle n'est pas entravée,
produit chaque jour de nouveaux crimes. Ce n'est que
forcés par la nécessité, que les hommes avaient avoué
la colère de Dieu ; mais ils laissèrent subsister la cause
qui l'avait provoquée : l'esprit d'insubordination et de
glorification personnelle mauvaise semence
; et cette

produisit un nouveau fruit empoisonné les sacrifices :

humains. Ils ne pouvaient pas nier qu'ils avaient encouru


la perle de la vie mais reconnaître qu'ils n'avaient pas
;

le droit de la sacrifier, voilà ce qui leur coûtait aussi.


En réalité la parole de Dieu : Tu n'es pas maître de la
vie, pas plus de la tienne que de celle des autres, s'y
opposait. Mais l'homme ne voulut pas l'admettre, lui
qui avait tout fait pour se rendre égal à Dieu, car il lui

aurait fallu revenir complètement sur ses voies, et il

était bien éloigné de ces dispositions.


Celui qui croit être comme un dieu, croit aussi avoir
le droit d'agir en maître de la vie et de la mort. Le sui-
cide, qui est l'usage le plus abusif du droit de disposer
de soi-même, et le mépris de la vie et du sang d'étran-
gers, sont, pour cette raison, fondés sur la nature du
paganisme, c'est-à-dire sur la révolte complète envers
Dieu. C'est pourquoi nous avons dit que la renonciation
aux sacrifices humains équivalait à la suppression du
paganisme. .

Malgré
o cela, une vérité sérieuse
7
forme et incontestable r
6
;r si ni -
^des
fication
sacrifices d'à-
le fond de ces horribles forfaits. C'est par le péché que
nimanx.

l'homme a compromis la vie. C'est seulement quand


une autre vie est acceptée en retour de la sienne, qu'il
peut conserver celle-ci. Or la vie est dans le sang. C'est
pourquoi la punition comme l'expiation ont leurs raci-
260 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
nés dans le sang. Sans effusion de sang ne peut y avoir
il

rémission du péché (1). Mais l'homme n'est pas le maî-


tre de la vie, sans compter qu'il ne peut s'affranchir de
sa propre malédiction par le sang et parla vie humaine,
qui elle-même esttombée sous coup de la malédiction. le

C'est pourquoi Dieu lui a défendu de répandre le sang


humain (2), et lui a donné en même temps, par pitié
pour lui, le plein pouvoir d'offrir comme expiation le
sang des animaux à du sien. C'est Abel qui a
la place
offert, avec le sang des animaux, le plus ancien sacri-

fice que l'histoire connaisse. Et Dieu jeta avec complai-

sance les yeux sur lui et sur son sacrifice (3), non parce
qu'il attribuait de la valeur au don lui-même (4), mais

parce qu'il y voyait un aveu de sa faute et un acte d'o-


béissance à ses prescriptions (5).
Jamais le monde n'a perdu ce souvenir. Partout nous
trouvons les sacrifices d'animaux. Même dans le paga-
nisme, les sacrifices humains viennent après eux, signe
consolant que Terreur et l'inhumanité ne peuvent jamais
triompher complètement. A la fin, la conscience primi-
tive des vérités religieuses et le souvenir de ce qu'on
avait entendu et cru dans des jours meilleurs, finirent
par percer. Ainsi s'explique la question de savoir com-
ment l'humanité put croire qu'il y avait pour elle un
secours dans le sang des animaux. Comment l'idée de
faire saigner un animal à cause d'elle put-elle lui ve-

nir à l'esprit? Il n'y a qu'un moyen d'expliquer cette


sombre coutume religieuse. Celui qui nie cette explica-
tion ne comprendra jamais comment un homme, com-
ment même l'humanité tout entière pouvait faire expier
ses péchés par les animaux. C'est la grande pensée de
la représentation.
Partout et toujours où l'on sacrifie des animaux,

(1) Hebr.,IX, 22. —


(2) Gen. IX, 5, 6. 5

(3) Gen., IV, 6.

(4) Psalm., XLIX, 13.


(5) Psalm., XXXIX, 7. Hebr., X, 5. 1. Reg.. XV, 22sq. Eccl., IV, M.
Eccli., XXXV, 2.
CONFESSION GÉNÉRALE DE INHUMANITÉ TOMBÉE 261

nous trouvons exprimée l'opinion qu'ils tiennent la


place des hommes qui devraient être les victimes pro-
prement dites (1), C'est pourquoi chez les Juifs, le pé-

cheur qui faisait un sacrifice, mettait les mains sur la


tête de l'animal, devant l'autel, et confessait ainsi ses

péchés (2). De cette sorte, il transmettait son propre


péché lanimal destiné au sacrifice, et le lui imposait
à
sur la tête (3). On ne pouvait exprimer plus clairement
la représentation. Désormais, l'animal était son second

moi pécheur. Tremblant à la vue de la mort, il tenait


sa place devant l'autel, considéré comme l'image de
Dieu. Le sacrificateur pécheur devait éprouver un sen-
timent de compassion (4), quand il tranchait lui-même
la gorge de l'animal qui tenait sa place. 11 accomplis-
sait ainsisymboliquement surlui-même l'acte du sacri-
fice. Nous trouvons également la même représentation

chez les Egyptiens. Une chose à remarquer, c'est qu'ils


prononçaient une formule de malédiction sur la tête de
l'animal en la séparant du tronc (5).
Un autre usage est encore plus expressif. Ils impri-
maient sur la victime désignée un cachet rougi au feu ;

or ce cachet représentait un homme à genoux qui, les


mains liées derrière le dos , allait recevoir le coup
mortel (6).
Que même
manière de voir régnât aussi chez les
la
Grecs, c'est démontré par le sacrifice d'Iphigénie, à la
place de qui on immola une biche. Sans doute, dans
les temps postérieurs, la pensée que les animaux de-

(1) Outram, De sacrificiis, 265 sq. Lasaulx, Studien, 233 sq., 255-259.
Haneberg, Die relig. AUerth. der Bibel, (2) 420 sq., 445 sq.
(2) Exod., XXIX, 10. Levit.,I, 4, 32; IV, 4; V, 5; XVI, 21. Num.,
V, 6, 7. Bonfrère, In Levit., I, 4; 6, 4 .Wouters, Dilucid. in Levit., c. 5,
2 (II, 237 sq.).

(3) loc. cit., (2) 393. Thalhofer,Das Opfer des Altenund


Haneberg,
Neuen Blindes, 46 sq.
(4) Thalhofer, Das Opfer, 53sq.Stœckl, Das Opfer, 248. Hertzog,R<?a/
Encyklop., (2) XI, 40 sq. Schenkel, Bibel Lex.,lV, 364.
Herodot., 2, 39,2,3.
(5)
Castor., Fragm., 26 (Gtesias, éd. Millier, Append., p. 181). Plu-
(6)
tarch., Isis et Osiris, 31. Uhlemann, Mgypt. Alterthumskunde, II, 192.
262 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
vaient remplacer l'homme dans le sacrifice, perdit de
sa vivacité ; mais ce qui est certain, c'est qu'elle exista

autrefois, et qu'elle amena l'imitation des sacrifices d'a-


nimaux. Malgré cela, cette idée ne suffirait pas par
elle-même à expliquer le sacrifice d'un animal à la place
du pécheur. 11 est facile de comprendre qu'un tel sacri-
fice non seulement n'a pas de valeur, mais n'a pas de

sens non plus, à moins d'être ramené à une disposi-


tion divine expresse. L'homme n'a pu en arriver tout
seul à cette coutume, et il pouvait encore moins penser
que son salut en dépendît si Dieu ne l'avait pas ordonné
ainsi. « Ce sont les dieux, dit Platon, qui doivent avoir
établi les usages sacrés et les sacrifices » (1 ).

Nulle part la pensée que les sacrifices sont sans va-


leur, à moins que Dieu ne les commande lui-même et
ne leur donne de l'importance, n'est exprimée plus
clairement que dans le Livre de la mort des Egyptiens.
Là, il est dit, que le sacrifice est offert au saintpar excel-
lence, au Seigneur qui a fait la sphère terrestre, au Sei-
gneur des holocaustes et des sacrifices sanglants. Mais,
chose curieuse, celui pour qui le sacrifice est offert, est
aussi désigné comme son propre prêtre, comme celui
qui offre en sa propre personne elle-même le sacrifice

des péchés pour le pécheur (2).


Ce passage est l'un des plus importants pour bien
comprendre la nature des sacrifices anciens. Il est clair
qu'on y enlève aux sacrifices d'animaux leur valeur pro-
pre et indépendante. Il est impossible que le sang des
animaux, comme tel, efface les péchés de l'homme (3).
Qu'est-ce que l'animal a de commun avec nos fautes?
Qu'est-ce que j'ai de commun avec ranimai inoffensif?
Je donne quelque chose de ce que je possède ou que j'ai
acheté pour apaiser Dieu par un sacrifice. Mais aussi
c'est tout ce que je puis faire. En agissant ainsi, je re-

(1) Plato, Critias, p. il 3, c.


(2) Uhlemann, Mgypt. Alterthumskunde, IV, 158, 167.
(3) Hebr., X, 5.
CONFESSION GÉNÉRALE DE INHUMANITÉ TOMBÉE 263
connais ma mais elle n'est pas effa-
faute devant Dieu ;

cée parce moyen. J'avoue seulement que j'ai encouru


la perte de mon sang et de ma vie, mais je ne donne

pas pour eux une compensation pleine et entière. Je fais


ce que je puis, peu que ce soit, et j'exprime par là
si

que Dieu seul peut m'exonérer de mon péché, que s'il


veut être apaisé par le sang, il doit remplir lui-même le
rôle de prêtre sacrificateur et faire lui-même le sacrifice,
de telle sorte que lui seul peut se réconcilier avec moi.
Donc, je ne puis offrir autre chose que l'expression de
ma bonne volonté. Je ne puis que me donner la satisfac-
tion d'avoir fait quelque chose pour l'expiation de ma
faute, supposé que Dieu lui-même ait ordonné cette
compensation ou qu'il l'ait du moins acceptée en grâce,
et qu'il supplée à ce qui m'est impossible, bref, supposé
qu'il fasse lui-même fonction de prêtre, et que tout ce
que nous accomplissons ici-bas dans le sacrifice, nous le
fassions seulement en son nom.
Il y a donc dans cette chose, la plus obscure et la plus

horrible qui soit, le sacrifice du sang, que toutes les re-


ligions anciennes ont scrupuleusement observé, un qua-
druple aveu. Premièrement, que l'humanité s'est char-
gée d'une faute qu'elle ne peut expier que par son pro-
pre sang et sa propre vie. Secondement, que si elle doit
trouver grâce, si elle doit vivre, unîsang étranger, inno-
cent, doit couler pour représenter le sien. Troisième-
ment, que jusqu'à ce que ce sacrifice complet soit ac-
compli, l'humanité doit toujours avouer qu'elle a
mérité la perte de sa vie, et qu'elle ne peut la racheter
qu'avec du sang innocent. Quatrièmement, que le sa-

un jour doit expier complètement sa faute,


crifice qui

personne ne peut l'accomplir excepté Dieu. Dieu lui-


même doit devenir son propre prêtre, Dieu lui-même
doit devenir la victime, Dieu lui-même doit effacer la
faute des hommes dans le sang. C'est seulement ainsi
que Dieu peut être apaisé et l'homme sauvé (1). Promé-
(1) August., InLevitic.y 9, 57, 4 (III, 1, 517, a) ; Contra Faustum, 6,
264 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
thée expiera jusqu'à ce qu'un Dieu se charge volontaire-
ment de ses souffrances, et jusqu'à ce qu'un immortel
meure pour lui (1). Telle est l'idée du sacrifice san-
glant.
Nous voyons cette conviction particulièrement repré-
sentée chez les peuples où les sacrifices humains étaient
le plus en usage, chez les Mexicains (2), et chez leurs
parents de race et de religion, les Chibchas de la Nou-
velle-Grenade (3). Selon leur manière de voir, le mal-
heureux qui était destiné à être sacrifié tenait la place
de la divinité. Jl pendant une année
portait ses insignes
tout entière. On lui rendait à la lettre les honneurs de
l'adoration qu'on rendait d'ordinaire aux dieux. On se
prosternait devant lui, et on l'honorait de tous les si-
gnes de l'adoration du culte divin. Nous lisons aussi
et
dans les actes du martyre des saintes Perpétue et Féli-
cité, qu'on voulait conduire à la mort les hommes vêtus

comme des prêtres de Saturne, et les femmes vêtues


comme des prêtresses de Cérès (4). Tout cela découlait
de la pensée que Dieu seul peut délivrer par le sang le

monde de la malédiction qui pèse sur lui.

7. -d'où Sans doute il est difficile que les peuples aient eu des
vient linch- , .
ati
?e hîmam
en
à
no ^ ons claires à ce sujet, mais malgré cela, ils n'ont
ndre
sang
le
jamais pu effacer cette idée de leur esprit. Il serait alors
impossible de comprendre la ténacité avec laquelle ils
se cramponnaient à ces sacrifices qui leur coûtaient
de si pénibles renonciations. L'idée de la nécessité du
sacrifice devait être profondément enracinée chez les
hommes pour qu'ils se soumissent à des prescriptions
si pénibles et si embrouillées que Tétaient, par exem-
ple, les prescriptions concernant les grands sacrifices

5 ; 20, 18, 22 ; 22, 14, 47 ; Contra adversarium legis et prophet., 1,18,


37 20, 39 (VIII, 567 sq., 570); 2, 11, 36 (602 e).
;

(1) JEschyl. Promettions, 1026 sq.


,

(2) Wuttke, Gesch. des Heidenthums, I, 272. Arnim, Das alte Mexico,
44.
(3) Waitz, Anthropologie der Naturvœlker, (1864) IV, 364.
(4) Aeta SS. Felicit. et Perpetuse, n. 18 (Ruinart).
CONFESSION GÉNÉRALE DE INHUMANITÉ TOMBÉE 265
de chevaux, chez les Hindous. Le sacrifice durait une
année et comprenait; un million de victimes. Il était ac-
compagné de cérémonies si nombreuses, si mesquines,
et si ennuyeuses, qu'il fallait tout recommencer quand
l'une d'elles avait été omise. Et on l'offrait malgré
cela (1). Dans la loi de la religion perse, les fidèles ordi-

naires s'obligent à sacrifier jusqu'à mille animaux pour


l'expiation de certains péchés, mais les héros et les prin-

ces s'engagent à en sacrifier plus de dix mille (2). À Jé-


rusalem, Salomon célébra la dédicace du temple qu'il
avait bâti, par l'effusion du sang de plus de 142.000 vic-

times (3).
A Rome, quand Caligula monta sur le trône, il cher-
cha à se rendre le ciel propice en immolant 1 60.000 vic-
times (4). D'ailleurs, l'extension que les Romains, sur-
tout Auguste (5) et Marc-Aurèle (6), donnèrent aux
sacrifices, fut si grande, que plusieurs empereurs comme
Nerva, par exemple, cherchèrent à la restreindre, par
crainte pour la caisse de l'état (7). Mais ce fut en vain.
En face de cela, les hécatombes des Grecs, qui se com-
posaient de douze à quatre-vingt dix-neuf taureaux,
chiffre auquel arrivaient les héros d'Homère (8), étaient
une vraie bagatelle.
Les traces de sang que le roi du désert laisse après
lui en emportant son butin, indiquent au chasseur qui

le poursuit sur son coursier rapide, chemin suivi par le

le ravisseur. Il n'est pas nécessaire non plus de faire de

longues recherches pour savoir quelle voie l'humanité


a suivie à travers le monde. Des torrents de sangla font
connaître. Mais il est difficile et même impossible de
savoir s'il a coulé plus de sang sous l'arme meurtrière
brandie par la haine, que sous le couteau du sacrifica-

(1) Duncker, Gesch. des Alterthums, II, 341-346.


(2) I6id.,Il,539. — (3)111, Reg., VIII, 63. II. Par., VII, 5.
(4) Suetonius, Caligula, 14. — (5) Seneca, Benef., 3, 27, 1.
(6) Ammian. Marcell., 5, 4.
(1) Dio Gassius, 68, 2.
(8) Iliad., 6, 93. Odyss., 3,8.
266 CHANGEMENT DE L'HUMANITÉ EN HUMANISME
teur. Des millions d'animaux de la plus haute valeur,
des milliers d'esclaves et de gladiateurs dans la pléni-
tude de la force, et, dans nombre de cas, les membres
les plus chers de la famille, devaient donner leur vie.
Il fallait précisément les meilleurs animaux, les lutteurs

les plus vigoureux, les hommes les plus nobles (1), les

jeunes gens de la plus haute naissance, les premiers-


nés (2), les enfants uniques et chéris (3), comme au Mé-
roé (4) et en Norwège (5) il faut des vierges de sang
;

comme Iphigénie, comme la


royal vierge de Messine (6),
comme les trois filles d'Erechtée (7). Et ces victimes

humaines marchent à la mort joyeuses et souriantes (8),

ornéesde couronneset parées de vêtements nuptiaux (9),


au son des trompettes et des flûtes (10). Leurs mères
les félicitent d'avoir été choisies pour aller ainsi à la

mort, embrassent avec une tendresse mêlée d'or-


et les
gueil (11). Quel est celui dont le cœur ne serait pas ému
de compassion à ce spectacle?
Ailleurs, un pauvre diable, —
d'habitude, il est dans
la vie publique consul ou sénateur, descend dans —
une sombre fosse. On glisse sur lui une planche percée
de trous. Que veut-on faire? L'enterrer vivant? Non,
on veut le baigner dans le sang. Au-dessus de lui, on
immole des taureaux et des béliers, de telle sorte que
leur sang tombe sur lui comme une pluie. Puis il sort
tout dégouttant de sang ; les foules l'entourent, baisent

ses vêtements et ses mains, comme si c'était une per-

(4) Heinichen, zu Euseb., De laud. Const., (4830), 472. Scholz, Zau-


berwesen der Hebrœer, 488 sq.
(2) Curtius, 4, 3. Silius Italie, 4, 770. Diodor., 4 3, 86, 3 20, 65, 4. ;

(3) Eusebius, De laud. Constant., 13; Prœp. evang., 4, 40; 4, 46,


Diodor., 20, 14, 4. Maurer, Bekehrung der nordischen Stœmme, II,
495 sq., 240.
(4) Diodor., 3, 6, 4, 3.
(5) Maurer, Bekehrung der nord. Stsemme, II, 497.
(6) Pausanias, 4, 9, 4. —
(7) Ovid., Metam., 2, 553 sq., 6, 677 sq.

(8) Wuttke, Gesch. des Heidenthums, l, 273.


(9) Ibid., 1, 272; II, 355. — (40) Plutarch., Superstit., 43.
(11) Scholz, Gœlzendienst und Zauberwesen bei den Hebrœern, 491.
Min. Félix, Octav., 30.
CONFESSION GÉNÉRALE DE INHUMANITÉ TOMBÉE 267
sonne sacrée. Il a subi la cérémonie horrible du Crio-
bole ou du Taurobole, la plus sainte que le paganisme
connût (1).
Toute la pensée de l'antique humanité était concen-
trée sur le sang. Plus l'animal était cher, plus l'expia-
tion était efficace. Rien pourtant, — c'est la conviction
générale depuis les Indes jusqu'au pays des Celtes, —
n'atteignait en force et en durée l'efficacité du sang hu-
main (2), et lors même qu'il ne devait pas couler jus-
qu'à la dernière goutte, il devait pourtant en couler une
partie. On se coupait alors une phalange du doigt, on
s'égratignait la peau et la chair avec des alênes tran-
chantes, et on donnait son sang aux dieux, dans la me-
sure où l'on pouvait s'en passer (3).

Oui, nous devons rendre à l'humanité non rachetée le


témoignage qu'elle a payé cher et amèrement, par des
sacrifices d'argent et de biens, de sueur et de sang, le

droit de dire à la postérité qu'elle avait conscience de


son péché. Le sang d'Abel criait vengeance vers le ciel.

Ces torrents de sang humain, ces océans de sang d'a-


nimaux qui durent donner leur vie à la place de leur
maître, nous devons les appeler aussi un témoignage
criant vengeance au ciel, un témoignage par lequel l'hu-
manité a confessé sa chute et crié miséricorde.
S'il s'agit de paroles, sans doute elle a nié qu'elle était

criminelle, mais qui ajoute foiaux paroles? Chez la


plupart des hommes, la langue ne sert qu'à cacher ce
qu'ils ont au fond du cœur. 11 n'y a que les actions qui
nous permettent de conjecturer quelque chose de sûr
concernant les sentiments vrais de l'homme. C'est ainsi

(1) Dœllinger, Heidenthum, 626 sq. Forbiger, Hellas und Rom,


(1872), II, 162 sq., 187. Pauly, Real-Encyklop. der Mass. Aller thums-

wissenschaft, VI, 1639 sq. Mommsen-Marquardt, Rœm. Alterlh., (12)


VI, 87 sq.
(2) Lassen, Indische Alterthumskunde, (2) I, 935. Wuttke, Gesch. des
Heidenthums, II, 355. Augustin., Civ. Del, 7, 19.
(3) Wuttke, /oc. cit., I, 141, 270 sq. Tylor, Aafœnge der Cultur, II, 403.
Lassen, loc. cit., (1) IV, 634. Dœllinger, Heidenthum, 561, Winer, Bibl.
Real Wœrterbuch, (3)1, 119. Lasaulx, Studien, 254.
268 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
donc, que cette effusion de sang est, de la part de l'hu-
manité, un aveu qu'elle a péché, lequel aveu nous dis-
pense facilement de tout autre.
s. - con- Partout où nous trouvons un sacrifice sanglant
° ou
fession gêné- .

raie de rhu- une compensation


l
à ce sacrifice, nous devons le consi-
manité.
dérer comme une confession que le genre humain fait

à la face du ciel et de la terre. Cette confession, qu'il la


fasse avec repentirou arrogance, en pleine connais-
sance de cause, ou dans un rêve, peu importe. Elle dit
qu'il s'est éloigné de Dieu, qu'il est lui-même cause de
son péché, que, dans sa révolte contre le Seigneur de
la vie et de la mort, il est allé de la vie à la mort.
Un point sur lequel les peuples s'accordent comme
sur peu d'autres, c'est que les sacrifices doivent être
appelés la confession générale de l'humanité tombée.
Cette confession traverse toute la vie domestique et pu-
blique des anciens. Celui qui a commis un crime, et qui
redoute la punition des dieux ; celui qui veut détourner
un malheur de sa tête, conjurer la mort, afin qu'elle
n'étende pas son bras ravisseur dans sa maison, se hâte
d'aller à l'autel, et confesse dans le sang de la victime,
à la face du monde tout entier, qu'il est pécheur. Une
fête dans l'antiquité n'aurait point été une fête, si elle

n'eût été commencée par le sang, c'est-à-dire par un


aveu solennel delaculpabilité générale. C'était seulement
alors que les païens croyaient pouvoir se livrer à la ju-
bilation. Lorsque le peuple se rassemble pour délibérer
sur son bonheur ou sur son malheur, lorsque l'armée
quitte le sol de la chère patrie, pour arrêter dans sa
marche le perturbateur de la paix, lorsque celui dans
la main de qui les citoyens venaient de placer ce qu'ils
avaient de plus précieux, leur patrie, entrait en charge,
leur première pensée était toujours de faire la confes-
sion de leurs péchés en répandant du sang, et de se con-
cilier la faveur de la divinité. Quelque inflexible que

soit leur orgueil, ils savent du moins que là où ils ont


besoin de la protection du ciel, il leur faut d'abord s'hu-
CONFESSION GÉNÉRALE DE INHUMANITÉ TOMBÉE 269
milier devant lui. Ils ne l'ont peut-être jamais avoué en
paroles, mais en action, ils ont confessé que l'homme,
une fois tombé, n'ose se présenter devant Dieu qu'avec
l'aveu de sa faute sur les lèvres, quelles que soient les
demandes qu'il lui adresse. C'est aussi la raison pour
laquelle Dieu, malgré toutes les atrocités, ne les a jamais
repoussées entièrement.
Ce que nous connaissons de plus dur sur la terre,
c'est le diamant. Il résiste au feu, brave le marteau,
émousse le tranchant de l'acier. Ce n'est que dans le
sang, disent les anciens, que s'amollit sa force inflexi-
ble (1). Ce que nous éprouvons de plus dur ici-bas, c'est
le joug qui pèse sur les enfants d'Adam, à partir du
jour où ils quittent le sein de leur mère, jusqu'au jour
où la terre les reçoit (2). C'est la conscience de la propre
faute ; c'est la peur de du Dieu juste
la colère puissante
offensé. Aucun acier ne tranche ses chaînes aucun ;

feu ne les fond, car elles sont plus fortes que le fer,
plus dures que le diamant. Une seule chose nous amol-
lit et nous en délivre, c'est l'aveu de notre propre faute,
la foi au sang rédempteur qui seul efface le péché, le

sang de celui dont il est dit :

« 11a brisé dans son sang »


« La dure chaîne de la malédiction » (3).

(1) Plinius, Hist. nat., 37, 15, (4)4. Hieronymus, Amos, 7, 7. Isido-
rus Hispal., Origines, 16, 13; Parzifal, 105, 18 sq. (Bartsch, 2, 1402
sq.).Hartmann, Erec, 8436 sq. Hugo von Langenstein, Martinet,
50, 58 sq. (Keller, 125).
(2)Eccli., 40, 1.

(3) Heinrich, von Meissen (Frauenlob), Unser Frouwen leich, 20, 15


(Ettmùller, 15). Hugo von Langenstein, 8, 108 sq. (Keller, 20).
Appendice.

Détails complémentaires relativement à l'idée de la repré-


sentation dans le sacrifice sanglant et dans le sacerdoce.

1. Les différentes tentatives faites pour expliquer le sacrifice. —


2. Un exemple remarquable d'erreur de la part de la science in-
crédule. — 3. La double pensée fondamentale du sacrifice san-

glant.— 4. L'idée de la représentation pour l'homme dans le sa-

crifice sanglant. —
5. La représentation exprimée dans le cérémo-

nial extérieur des sacrifices. —


6. Sacrifice et sacerdoce sont
partout unis ensemble. —
7. Le sacerdoce comme conséquence
et preuve de la chute originelle. —
8. Le sacerdoce comme dou-

ble office médiateur. —


9. L'idée de la représentation dans le

sacrifice et le sacerdoce reposant sur l'attente d'une rédemption


divine.— 10. L'espérance de la rédemption repose sur le même
motif que celui qui a produit la chute universelle.

L es
difféI7nte s
Notre intention n'est pas de faire ici des recherches
les
1

pour* ex- très détaillées sur l'origine du sacrifice, Il suffît de sa-


cl £
l le sa
voir que, d'après le témoignage de l'Ecriture Sainte aussi
bien que d'après le témoignage du monde, le sacrifice
se trouve partout à l'origine de l'histoire, et que partout,
il est considéré comme la partie la plus importante, et
comme la pratique la plus élevée de la vie religieuse.
C'est à juste titre. Là où il n'y a plus de sacrifice, la reli-
gion a perdu son contenu et sa force. Celui qui se mon-
tre incapable de tout sacrifice, donne la preuve qu'il a
perdu toute vigueur pour prendre son essor vers des ré-
gions élevées.
Nous ne voulons pas non plus une théorie dufaire
sacrifice. C'est pourquoi nous laissons de côté l'idée du
sacrifice en général, et nous nous bornons au sacrifice
sanglant. Or ici, nous avons affaire à différents genres
d'explications, qui toutes touchent de plus ou moins
près à la véritable signification de cet acte le plus sérieux
de tous les actes religieux.
1

CONFESSION GÉNÉRALE DE L'HUMANITÉ TOMBÉE 27

Beaucoup veulent limiter les sacrifices humains à


l'exécution de criminels. C'est comme si on les suppri-

mait du nombre des pratiques religieuses. C'est, en d'au-


tres termes, les nier complètement. D'autres les expli-

quent au point de vue de la flatterie et du quémandage,


en les supposant faits dans des vues égoïstes. C'est cette
théorie qu'on appelle la théorie des cadeaux. On veut,
disent-ils, gagner Dieu par un présent afin qu'il se
montre généreux envers nous. Mais comment expliquer
alors ce fait, que le plus grand nombre des sacrifices ne
sont pas des sacrifices de prières, mais des sacrifices
d'expiation? Comment expliquer les sacrifices humains?
C'est ce que nous ne comprenons pas.
Moins noble encore est la soi-disant théorie des mets,
d'après laquelle chaque sacrifice n'est pas autre chose
qu'un tribut donné au dieu affamé, que l'offrande de
ce qui est généralement considéré comme son mets fa-
vori. Si cette opinion veut donner une preuve de la pro-
fondeur à laquelle l'esprit peut s'abaisser, dès qu'il se
met en contradiction avec la religion, son but est atteint.
Qu'elle n'attende donc pas une parole de réfutation sé-
rieuse. Plus élevée est la théorie de l'hommage. Elle a
quelque chose de vrai ; seulement elle n'explique pas le

meurtre et le sang au service de cette action religieuse,


la plus haute qui soit. La théorie de la renonciation est
juste aussi, si on envisage le sacrifice dans sa significa-
tion la plus étendue, surtout dans sa signification pre-
mière. Mais pour comprendre comment on a pu en ve-
nir au sacrifice sanglant dont le sang humain faisait les
frais, nous faut pénétrer plus avant.
il
n
Dès l'abord on se met en garde contre une explication C xèm^ere~-

logique. De telles explications, dit-on, partent de vues dSeTde'u


Àa no pf |o

préconçues et souvent arbitraires. Le seul moven vrai science incré-


dule
r
pour expliquer u- a r
les phénomènes de la vie religieuse et
î < i

-

de la civilisation, c'est le réalisme, ce sont les sciences


naturelles, et tout au plus l'histoire. Ceci s'applique
également au sacrifice. Il n'y a qu'à considérer l'état
272 CHANGEMENT DE l' HUMANITÉ EN HUMANISME
naturel au point de vue ethnographique et philologique
relativement au degré de civilisation de l'homme, et
l'origine des sacrifices sanglants en résulte d'elle-même,
sans qu'il soit besoin pour cela des pointillages inventés
parles théologiens.
Arrêtons-nous donc un instant, et voyons comment
les sciences invoquées à l'instant, ces sciences les plus

incertaines, et pour cette raison les plus présomptueuses


de toutes modernes, se comportent dans
les sciences
notre question. Nous aurons par là le triple avantage de
constater avec certitude leur caractère inoffensif, de pé-
nétrer les inventions arbitraires au moyen desquelles
l'ethnographie et la psychologie des peuples arrangent
à leur gré le soi-disant état naturel de l'homme, et d'exa-
miner en même temps les explications modernes sur
l'origine de la religion.
Pour nous expliquer comment l'idée des sacrifices
sanglants est venue à l'homme, Bastian nous conduit
parmi les sauvages. Un de ces hommes dit-il, en langage
solennel, voit sortir un lion d'un fourré. Dans le senti-
ment de sa puissance royale, l'animal regarde autour
de lui. En entendant son rugissement, l'homme est glacé
de terreur. Dès qu'il s'aperçoit que le monstre fait mine
de l'attaquer, il se sauve épouvanté. Attaqué, il se dé-
fend, mais il est bientôt terrassé. Il voit ses enfants mis
en pièces ; il sent, — il nous faut rendre ici un peu plus
claires les paroles nébuleuses de Bastian — combien il
est faible en présence de puissances plus élevées, et ce
sentiment de sa subordination à des forces naturelles
plus puissantes, lui que les questions qui de-
fait croire
puis longtemps le préoccupent lui-même sont résolues.
Cela va vite, très vite. Notre homme de nature pense
d'une façon bien moins réaliste qu'un professeur mo-
derne.
Mais d'où ce cannibale sortant du royaume des singes

(1) Bastian, Der Mensch in der Geschichte, (Psychologie) I, 169 sq.


CONFESSION GÉNÉRALE DE L'HUMANITÉ TOMBÉE 273
tient-il sa logique ? Comment l'homme animal des forêts
primitives qui n'agit qu'en vertu de grossiers instincts
en vient-il tout à coup aux questions traitant de choses
surnaturelles, et même à des questions qui l'occupent
déjà depuis longtemps? Evidemment il y a ici des énig-
mes qui ne sont pas expliquées, et on a sauté par dessus
des abîmes. M. Bastian est évidemment d'avis lui-
même que malheur apprend à prier. Pourquoi ne
le

conclut-il pas ? Malheureusement, il semble que cet évé-


nement, iqui a porté notre homme de nature à résoudre
si vite ses difficultés, ait quelque peu ébranlé sa faculté

de penser. Car n'importe quel agneau qu'une première


visite du roi du désert aurait terrifié, se serait empressé

de fuir quand il aurait paru une seconde fois. Mais que


fait l'homme naturel de M. Bastian? C'est en tremblant,
nous dit-il, qu'il attend une autre visite de cet être qu'il
ne considère plus seulement avec un étonnement mêlé
d'effroi, mais en même temps comme puissamment re-
doutable. cherche les moyens de prévenir de sembla-
11

bles inconvénients. Ce seigneur de la forêt est peut-être


irrité, pense-t-il. Et comme il est habitué à s'approcher

de son roi à genoux, — ces moitiés d'hommes ont donc


non seulement la logique, mais aussi un gouvernement
et des rois? — la première fois que le lion paraît, il se
prosterne devant lui, pour implorer sa grâce, et, comme
c'est tout naturel, il devient plus facilement la proie de
sa rapacité.
Sans doute c'est regrettable, mais c'est facile à com-
prendre, quand on est si ignorant. S'arrêtera-t-il ici?
Pas du tout. S'il s'agissait d'un animal qui, malgré toute
précaution, est devenu la proie des loups, il serait inu-
tilede continuer à philosopher. Pour l'homme de na-
ture moitié animal, que sa bêtise plus qu'animale fait
tomber sous du ravisseur, la solution des ques-
la griffe

tions qui l'occupent ne fait que commencer, au dire de


M. Bastian. Ici nous voyons ce que fait la logique. Mais
continuons.
18
274 CHANGEMENT DE L'HUMANITÉ EN HUMANISME
Une suite de réflexions, poursuit M. Bastian, amè-
nera bientôt le sauvage à reconnaître la nature carnas-
sière du Pourquoi pas? Sous les dents ou dans
lion.
l'estomac de ce lion devenu si funeste pour l'histoire de
la religion, les occasions ne manquent pas au nouveau

Jonas pour se livrer à de. telles investigations. Au mo-


ment où le fauve mettait ses enfants en pièces, il ne lui
venait malheureusement pas à l'idée de présumer qu'il
y avait derrière ses dents une nature carnassière. Mais
maintenant, après être devenu lui-même la proie de sa
voracité, une réflexion constante l'amène peu à peu à
découvrir cette peu aimable qualité. Or à quoi peut bien
servir cette découverte à la pauvre victime du monstre ?
M. Bastian nous en donne encore la réponse. Lors même
que la bête sauvage n'aurait pas encore mangé de chair,
il sera facile à sa victime de conjecturer que la proie
emportée, — c'est elle-même qui est la proie, — est
destinée à servir d'aliment au lion, soit qu'il veuille en
user pour apaiser sa faim, soit qu'il réclame un tribut.
En tout cas, ceci suggérera à l'homme un moyen de se
tirer d'affaire, et il finira par substituer des animaux do-
mestiques à ses propres enfants mis en lambeaux. C'est
abuser quelque peu de notre crédulité. Mais M. Bastian
et l'homme primitif passent par dessus de telles baga-
telles.

Bientôt, dit-il plus loin, le sauvage n'attendra plus


l'apparition du mais quand, pendant la nuit, un
lion ;

rugissement sourd retentira dans la forêt, alors il croira


entendre la voix des démons réclamant une victime, et
il attachera pour eux une chèvre ou une vache dans les
endroits où ils ont l'habitude de chasser. La divinité
sera alors apaisée par la victime. Mais quant à une idée
de Dieu, elle n'existe pas. Ainsi parle Bastian.

Le pauvre homme naturel a évidemment perdu con-


naissance pendant qu'il faisait ces réflexions dans la
gueule du lion. Et c'est pourquoi nous ne devons pas
lui en vouloir pour les bonds hasardés qui Uont conduit
CONFESSION GÉNÉRALE DE INHUMANITÉ TOMBÉE 275
d'un du lion et de son rugissement aux démons, à
trait,

la divinité, aux sacrifices et à la religion, sans cependant

le conduire à la notion de Dieu. C'est bientôt dit, mais

cela ne donne pas beaucoup d'explications. Qui sait ce


que nous aussi nous ferions dans une semblable situa-
tion ? Dans ce quart d'heure que nous ne souhaitons
nullement à M. Bastian, c'en serait fait, même pour un
esprit fort comme lui, de la religion et de l'idée de
Dieu.
Mais le célèbre ethnographe n'est pas encore au bout
de sa démonstration. Deux choses manquent à l'expli-
cation donnée jusqu'à présent. D'où vient donc l'idée de
Dieu sans laquelle aucun sacrifice ne peut exister, et
d'où viennent les prêtres qui sont partout liés au sacri-
fice? Bastian n'hésite pas à le montrer, et d'une manière
très simple. Ce sont donc, continue-t-il (1), des circons-
tances purement occasionnelles qui font qu'un sauvage
poursuit un animal ou qu'il l'adore, qu'il lui offre un
sacrifice pour l'apaiser ou pour le remercier. Le principe
est toujours le même, et on peut le suivre facilement.si
l'on veut. Le crocodile, par exemple, dut attirer de bonne
heure l'attention sur lui, et on eut vite fait de reconnaî-
tre en lui l'ennemi des poissons. Quand les habitants
du rivage étaient assez adroits pour tuer ce Léviathan
du fleuve, c'était le meilleur moyen de se défendre con-
tre lui. Dans le cas contraire, on cherchait à apaiser cet

animal méchant par des sacrifices et des flatteries. C'est


un dieu, non parce qu'on voulut faire
alors qu'il devint
de lui un dieu, mais parce que la situation anormale
dans laquelle l'homme se plaça vis-à-vis de lui, donna
naissance à des sentiments vagues et obscurs d'où jail-

lirent des idées religieuses. Ainsi parle encore textuel-


lement Bastian.
Nous sommes arrivés, croyons-nous, à la source pro-
prement dite de l'idée de Dieu. Cette tentative résulte

(i) Bastian, loc. cit., I, 171 sq.


276 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
donc de ce que toutes les tentatives ont échoué pour dé-
pouiller le lion de sa nature carnassière, et le crocodile
de sa nature nuisible aux poissons.
Ainsi, conclut Bastian, s'explique l'origine des prêtres.
Toujours et partout il y a des hommes supérieurs qui
profitent des erreurs et des faiblesses des autres. 11 eût
falluque les choses se fussent passées d'une manière bi-
zarre, si le fait ne s'était pas produit ici. Le peuple témoin
de la solennité avec laquelle les prêtres nourrissaient
un animal dont ils tiraient profit, et voyant comment
ils lui ornaient les oreilles d'or et de pierres précieuses,
selon la coutume qui existait à Thèbes et sur les bords
du lac Mœris, il arriva que ces prêtres durent faire ap-
paraître, dans une lumière extraordinaire, cet être aux
yeux de l'homme vulgaire habitué à tuer les animaux ou
aies faire paître. Mais comme cet homme ignorant et
grossier ne pouvait pas résoudre en une série de causes
et d'effets la question du pourquoi ; comme c'était le cas

aussi, pour les autres sujets, tout ce qui était étroite-

ment lié à ces animaux, prit des proportions anormales.


Si les dévots comprenaient que l'animal était nourri
pour ne pas nuire aux poissons, il était inévitable qu'ils
trouvassent bientôt un nouveau rapport, et qu'ils lui
offrissent une pêche abondante. Or si l'animal pouvait
procurer des poissons, pourquoi n'aurait-il pas aussi
contribué à procurer d'autres offrandes, particulière-
ment delà part des étrangers que les prêtres ne congé-
diaient évidemment pas de leur temple sans leur avoir
prodigué des consolations? Avec cette explication qui,
traduite en prose aride, fait passer les prêtres pour des
fourbes raffinés et pour des exploiteurs de la crédulité et

de la bêtise humaines,— mais qui n'oublie qu'une chose,


montrer l'origine des prêtres, — avec leurs châsses sain-
tes et leurs repas cérémoniels donnés aux animaux,
finit cet ingénieux essai d'une philosophie de la religion.

Demandons pardon à nos lecteurs d'avoir osé les im-


portuner avec des explications si peu intéressantes. Rou- :
CONFESSION GÉNÉRALE DE L'HUMANITÉ TOMBÉE 277
gissons nous-mêmes d'avoir perdu notre temps à des
considérations si indignes, pour ne pas dire si puériles.
Mais il faut que le monde voie ce qu'une fausse science
étale. Sans cela, il pourrait arriver que des esprits déli-
cats, qui connaissent trop peu la réalité, croient que le

défenseur de la foi chrétienne va trop loin quand il ose


parfois employer des termes un peu forts. De plus une
maladresse aussi ridicule de la part de l'incrédulité doit
nous remplir de calme et de confiance. Comment de
telles farces carnavalesques, — car personne ne prendra
cela au sérieux, — pourraient expliquer une pratique
religieuse qui porte entre toutes la marque du sérieux
le plus émouvant, une pratique pour laquelle l'humanité
a sacrifié des millions d'animaux les plus précieux, et a
versé à torrents son sang le plus noble?
Voilà donc l'érudition avec laquelle on cherche à faire
tomber les bases de notre foi, nos vues sur Dieu, sur la

religion et le sacrifice. Il faut que ces doctrines soient


bien sérieuses; il faut qu'il y ait dans l'idée du sacrifice
en particulier, une vérité terrible, pour mettre ainsi en
jeu sa valeur scientifique, dans la seule intention de se
soustraire au poids de ces principes de foi.

Oui, les sacrifices sanglants


° sont l'expression d'une 3. — La
... ^
conviction enrayante que
„ .<,
,
;.,
1
1 humanité tout entière a ex-
, . double pensée
fondamentale
J x du sacrifice
#

primée uniformément de génération en génération, de sanglant.

mer en mer, en sacrifiant ce qu'elle a de plus cher avec


des cruautés impardonnables , avec une prodigalité
inouïe de biens, de sang et de vie.
L'homme, nous disent les sacrifices sanglants, est
devenu pécheur, et comme pécheur, il est souillé, impur,
couvert de fautes. Même le peuple le plus léger de tous,
le peuple grec, qui, dans la vie ordinaire, a peut-être le

plus oublié cette vérité, avait conservé, du moins dans


sa langue, le souvenir de cette croyance à une époque
meilleure. En désignant les sacrifices sanglants sous le

nom de purification (1), ils faisaient entendre assez clai-

(1) Schol. in Aristophan., Plut., 454; Acharn. 44.


278 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
rement que ceux pour qui on les offrait étaient impurs et
souillés. Mais pourquoi des sacrifices sanglants ? On ne
peut douter longtemps de leur signification. D'après la
conviction générale, c'est dans le sang qu'est le siège de
la vie (1). Plusieurs philosophes anciens (2), Gritias (3),
par exemple, allaient jusqu'à ponsidérer le sang comme
l'âme elle-même.
Donc, en répandant du sang par le sacrifice, on vou-
lait donner une vie pour laver la souillure. On croyait,
qu'en dehors de la vie, aucun autre moyen n'était suffi-
sant pour accomplir la purification, et que la divinité
irritée ne pouvait être apaisée que par l'offrande de la
vie. Cette idée n'était peut-être pas partout aussi claire-
ment exprimée que chez les Perses (4). Ceux-ci se con-
tentaient, par principe, d'immoler l'animal destiné au
sacrifice, mais ils n'en donnaient pas un seul morceau à
la divinité, car, disaient-ils, celle-ci n'exige que la vie.

Quand même d'autres peuples ne voyaient pas si loin,

ily avait pourtant chez eux aussi, quand il s'agissait de


sacrifices sanglants, l'idée que l'homme pécheur avait
encore une punition, ne pouvait expier qu'en
et qu'il
• offrant le sacrifice de son sang et de sa vie. Les Romains
eux aussi distinguaient des autres sacrifices ceux dans
lesquels on offrait la vie d'un animal, et c'est seulement
ceux-ci qu'ils avaient en vue, quand ils parlaient des sa-
crificesau sens propre du mot (5).
Donc deux choses sont exprimées dans les sacrifices
sanglants. D'abord la foi que l'homme est souillé aux
yeux de Dieu, secondement la conviction qu'il est
et
devenu digne de mort, et ne peut obtenir son pardon
qu'en sacrifiant sa vie.
4. —L'idée Mais comme l'homme n'a pas le droit de se tuer lui-
e e
se otatioï pJur même, il lui vint la pensée d'offrir une compensation
l'homme dans
Je sacrifice
sanglant.

(1) Levit., XVII, 11, 14. Origenes, Princip., 2, 8, 1.


(2) Glem. Alex., Pœdayog., 1, 6, 39.

(3) Aristot., Anima, 1, 2, 19.


(4) Strabo, 15, 3, 13. — (5) Macrob., Saturn., 3, 6.
CONFESSION GÉNÉRALE DE INHUMANITÉ TOMBÉE 279
pour sa vie qu'il n'avait pas le droit de donner. De là

proviennent les mutilations personnelles dont nous


avons déjà parlé. Si on ne pouvait pas répandre tout le

sang qu'il fallait pour perdre la vie, on voulait du moins


en donner une partie.
De cette idée proviennent les flagellations qui furent
pratiquées sur les jeunes gens d'une manière si terrible
à Sparte, que parfois elles leur coûtaient la vie (1). Ce
serait une grave erreur de ne voir en cela qu'un moyen
d'endurcissement. Le fait que ce mauvais traitement
avait lieu devant l'autel de Diane indique déjà un but
religieux. On le ramène aussi à une ancienne réponse
d'oracle qui ordonnait d'expier un grand crime en asper-
geant cet autel de sang humain (2). A Aléa, en Arcadie,
on flagellait même les femmes devant l'autel de Diane,
ce qui, d'après Pausanias, avait la même raison d'être
qu'à Sparte (3). Les flagellations terribles par lesquelles
les Aroaquis du Brésil célèbrent leurs funérailles (4), et

les tortures horribles que les Indiens de l'Amérique du


Nord (5) pratiquent sur eux-mêmes, indiquent la même
idée, c'est-à-dire l'idée d'une compensation pour la

mort, au moyen des sacrifices sanglants.

y a donc évidemment au fond des sacrifices san-


Il

glants l'idée de la représentation. Ceci apparaît claire-


ment chez les Hindous. Dans le pays où la conscience
de la faute a jeté de si profondes racines, et où elle a

conduit à des efforts si formidables pour l'expier, il est


impossible de voir dans les sacrifices sanglants autre
chose qu'un désir d'expiation. C'était, comme on nous
l'assure en termes exprès,une manière de voir régnante
répandue partout, que celui qui offrirait un sacrifice
d'animaux se rachèterait du péché par ce moyen, et que

(1) Plutarch., Lycurg., 18, 2.


(2) Pausanias, 3, 16, 10. —(3) Id., 8, 23, 1.
(4) Martius, Ethnographie und Sprachenkunde Sùdamerikas, I, 694
sq., cf. I,410 sq.
(5) Catlin, Manners and customs of the North- American Indians, I,

161 sq., 169 sq., 232; IT, 243.


280 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
l'efficacité du sacrifice était d'autant plus grande que
l'animal était plus noble. En compré-
définitive, il est
hensible, que dans les efforts faits pour offrir une com-
pensation autant que possible équivalente à la faute, on
en soit arrivé jusqu'aux sacrifices humains (1).
La même chose s'applique au plus ancien culte grec
et à tous les cultes indo-européens. Partout régnait le
sentiment d'une rigueur inexorable dans l'exigence de
l'expiation. La croyance que la divinité demande des
sacrifices pour le péché, et que l'homme ne peut expier
qu'avec sa vie et son sang les fautes commises envers
la divinité, a produit l'aberration des sacrifices humains,
comme nous pouvons le démontrer chez les Grecs, ainsi
que chez les Italiens, les Celtes, les Germains et les Sla-
ves (2).

Par bonheur, on en vint rarement à ce genre de re-


présentation. D'autant plus fréquents étaient les sacri-
fices d'animaux à la place de victimes humaines. Dans
les grands sacrifices faits au nom d'une tribu, d'une cité,
et là où il s'agissait de choses importantes, on rencon-
Ce n'est que lors-
tre toujours des sacrifices sanglants.
que des individus sacrifient pour leur propre compte,
ou bien dans des circonstances où l'on ne veut pas aller
jusqu'aux extrêmes, ou dans le sacrifice pour disposer
Dieu à la clémence et à l'oubli des fautes commises,
qu'on s'en tient au sacrifice non sanglant (3). Mais que ce
soient des sacrifices d'hommes ou d'animaux, toujours
apparaît la pensée qu'ils doivent profiter à l'homme, di-
minuer l'obligation d'expier chez un autre en faveur
duquel on les offre.
Le Romain considérait tout accident, même le plus

petit, comme la punition d'une faute peut-être secrète,


qui lui avait attiré la colère de la divinité. Mais un grand
malheur public ne pouvait être qu'un châtiment causé

(1) Lassen, Indische Alterthumskunde, (2) I, 935.


(2) Schenkl, Ueber die Zeusreligion, 14 sq.
(3) Grimra, Deutsche Mythologie, (1) I, 47.
CONFESSION GÉNÉRALE DE INHUMANITÉ TOMBÉE 281

par une faute générale de De là, la coutume


la totalité.

que le général, au moment où son armée était en dan-


ger, se donnait la mort en se voilant la tête et les bras,
s'offrant ainsi comme victime pour la patrie tout
entière (1), coutume dans laquelle les temps les plus
reculés trouvaient exprimée l'idée d'une mort expiatoire
véritablement représentative (2). C'est ainsi qu'on se
figurait le sacrifice de P. Decius Mus comme une céré-
monie religieuse, et qu'on croyait que ce personnage
s'était offert à Saturne sur un bûcher, à la face de l'ar-
mée (3).
C'est en vertu d'une intention analogue que, dans une
grande détresse, on vouait un printemps sacré, c'est-à-
dire qu'on promettait de sacrifier aux dieux tous les
nouveau-nés qui verraient le jour au printemps suivant.
Mais comme il paraissait trop cruel de tuer tant d'en-
fants, on les laissait vivre, on les élevait, et on les
envoyait alors tous ensemble hors du pays, la face voi-
lée, à la recherche d'une autre patrie (4). Car, d'après
les idées romaines, le bannissement équivalait à la mort
elle-même.
11 en était ainsi de tous les autres sacrifices. Comme
les sacrifices humains, ils étaient considérés comme
représentatifs pour celui qui les offrait. Cette idée de la

représentation devint, il est vrai, de plus en plus mes-


quine. Au d'hommes, on -finit par ne plus jeter à
lieu
Saturne, du haut du pont (5), des animaux de valeur,
mais seulement des mannequins. A la place d'hommes,
on ne donna à Vulcain que quelques poissons jetés dans
un brasier. A la place de têtes d'hommes, on ne donna

(1) Livius, 8, 9 10,28. ;

(2) Juvenal., 8, 254 sq.


(3) Plutarch., An vitiositas ad infélicitatem suffîciat, 3.
(4) Hartung, Religion der Rœmer, II, 37 sq. Mommsen, Rœm. Gesch.,
(6) I, 172.
(5) Hartung, loc. cit., II, 104 sq. Schwegler, Rœm. Gesch., I, 376 sq.
Mommsen-Marquardt, Rœm. Alterth., (2) VI, 185 sq. ; Pauly, Real-Ency-
klop., (2) I, 1512 ; VI, 650, 2505.
282 CHANGEMENT DE i/HUMANITÉ EN HUMANISME
plus à Jupiter que des têtes d'oignons (1). On cherchait
donc toujours une compensation aux sacrifices hu-
mains (2). Ce souvenir était surtout présent à l'esprit du
sacrificateur dans les sacrifices sanglants d'animaux,
comme le démontrent les paroles d'Ovide « Prenez, je :

vous prie, cœur pour cœur, fibres pour fibres nous vous ;

offrons cette existence pour une existence plus pré-


cieuse (3) ».
Tout cela va tellement de soi, et est admis d'une ma-
nière si générale, que nous pourrions presque craindre
qu'on nous demandât pourquoi nous perdons tant de
paroles à ce sujet. Cependant il faut parfois prouver des
choses qui semblent n'être douteuses pour personne ;

car toujours on trouve des individus qui contestent ce


qui est indéniable.
Ici aussi Mommsen (4) a protesté, et a prétendu que
c'était ne pas réfléchir que de penser à une représenta-
tion. Et pourtant c'est à peine s'il y a quelque chose
qui puisse être appelé humain d'une façon aussi géné-
rale que cette idée.
Tout d'abord on remplaça les hommes par les ani-
maux. Dans les derniers temps, lorsque le zèle religieux
déclina de plus en plus, les animaux furent remplacés
par des images d'animaux faites avec de la pâte (5). Aux
Indes, on sacrifiait jadis à la place d'hommes des sta-
tues d'hommes en or et en argent (6). Plus tard on
décapitait des figures humaines faites d'argile ou de
pâte Encore aujourd'hui en Egypte, on dresse un
(7).
simulacre de forme humaine appelé Arûse, la fiancée
du Nil, et on le laisse enlever parles flots de ce fleu-

(1) Hartung, loc. cit., I, 160 sq. Cf. Ovid., Fast. , 5, 621 sq.
(2) Varro, Lingua lat., 6, 20 Dionys. Halicarnass., 1, 38.
;

(3) Ovid., Fast., 6, 161.


-
(4) Mommsen, Rœm. Gesch., (6) I, 173.
(5) Wachsmuth, Hellenische Alterthumskunde, (1) II, 2, 234. Har-
tung, loc. cit., I, 160.

(6) Lassen, Indische Alterthumskunde, (2) I, 936.


(7) Schneider, Naturvœlker, I, 193.
CONFESSION GÉNÉRALE DE INHUMANITÉ TOMBÉE 283
ve (1). On raconte qu'en l'an 642, le Nil ne voulant plus
monter, les Egyptiens se souvinrent de leur ancienne
coutume, qui consistait à lui sacrifier une vierge riche-
ment parée. MaisAmrou ne le permit pas, et il écrivit
au calife Omar qui défendit le sacrifice humain. C'est
de cette époque que date la représentation dont nous
venons de parler.
Il donc certain que l'idée de la représentation se
est
trouvait partout dans le sacrifice, quand même elle n'é-
tait pas toujours clairement exprimée. Le poète dit ex-
pressément des sacrifices humains : « Une âme expie
les fautes de milliers d'autres âmes, si elle le fait avec
une intention pure mourut Cod rus pour sau-
» (2). Ainsi
ver sa patrie ainsi Ménécée subit la mort pour les
;

siens (3) ainsi Macaria s'offrit à mourir pour ses frères


;

et pour elle en même temps (4). C'est ainsi que la pensée

de sacrifier Iphigénie partait du désir d'immoler une


personne à la place d'un grand nombre d'autres, afin
de les conserver (5). C'est ainsi que, dans les temps pos-
térieurs,on s'emparait encore par force de quelques
personnes appartenant à l'élite du peuple, tandis qu'au-
trefois les plus nobles s'offraient volontairement, et

étaient sacrifiésaux dieux en expiation des péchés du


peuple tout entier (6), pour éloigner une sécheresse ou
une épidémie (7).
Une seule chose est restée douteuse (8), c'est de sa-
voir si les Grecs concevaient les sacrifices d'animaux
comme une représentation des sacrifices humains, c'est-
à-dire si les sacrificateurs croyaient que l'animal répan-
dait son sang à leur place.
Naturellement, il ne s'agit pas de prouver ici que cha-
que Grec vulgaire et léger ait eu des pensées aussi sé-

(1) Lane-Zenker, Sitten und Gebrœuche der jEgypter, (2) III, 124.
(2) Sophocles, OEdip. Col., 498 sq. (Dindorf).
(3) Euripid., Phœn., J890. —
(4) Euripid., Heraclid., 532.
(5) Euripid., Eleclra, 1025 sq. —
(6) Aristophan., Ranœ, 733.
(7) Schol. Aristoph. ran., 734. Rink, Relig. der Hellenen, II, 19 sq.
(8) Nœgelsbach, Nachhomerische Théologie, 194 sq., 353 sq.
284 CHANGEMENT DE l' HUMANITÉ EN HUMANISME
rieuses et aussi profondes. Pour nous, il suffît de voir
que chez les Grecs aussi les sacrifices d'animaux sont
nés de cette pensée qui n'ajamais disparu. Mais en tout
cas, il une époque ancienne, ilsont connu
est certain qu'à
une représentation de sacrifices humains par des sacri-
fices d'animaux (l).Le récit d'Iphigénie le prouve suffi-

samment. Mais plus tard persista aussi l'idée que la vie


animale avait la même valeur que la vie humaine. C'est
ainsi par exemple que Pausanias rapporte qu'à Potnia
on avait sacrifié un bouc qu'on avait substitué à un sa-
crifice humain, lequel on renouvelait chaque année (2).

Vouloir refuser cette pensée aux Grecs, seraitles pren- *

dre pour des hommes moins sensés qu'ils méritent


d'être considérés. D'ailleurs, commentl'idée de l'expia-
tion de la faute humaine, par le sang d'un animal, aurait-
elle pu leur venir, comment auraient-ils pu en particu-

lier voir dans le sangd'un animal cette purification d'une

faute de sang involontaire (3), s'ils n'étaient pas partis


de la pensée que le sang et la vie de l'animal sont de
nature à effacer la faute, ou en d'autres termes à rem-
placer le sang et la vie du criminel ? Plus il y a de sang
animal qui coule sur le pécheur, plus, à leur avis, ce-
lui-ci devient pur. Quand celui qui était jusqu'alors
couvert de vices sortait de la fosse dans laquelle on fai-

sait couler sur lui des flots de sang, le peuple se pres-


sait autour de lui et le vénérait comme quelqu'un qui a
expié le dernier reste de ses crimes, qui s'est purifié de
toute tache, et qui s'est sanctifié pour de longues an-
nées. Les Grecs eux aussi savaient que l'animal était
innocent eux aussi voyaient dans la mort d'un être
(4) ;

vivant quelque chose de grand et d'important (5). Néan-


moins, ils envoyaient des centaines d'animaux à la mort,
pour se réconcilier avec le ciel par le moyen de leur sang.
N'est-ce pas là l'idée de la représentation ?

(i) V. nombreux exemples dans Lasaulx, Studien, 256, 258.


(2) Pausanias, 9, 8, 2.
(3) Rink, Religion der Hellenen, II, 13.

(4) Plutarch., Qusest. conviv., 8, 3, 6. — (5) Ibid. 9 8, 3, 7.


CONFESSION GÉNÉRALE DE INHUMANITÉ TOMBÉE 285
Par conséquent, sous ce rapport, les Grecs ne pen-
saient pas autrement que tous les autres peuples. Nous
disons tous. Encore aujourd'hui, il s'est maintenu en
Arabie une manière de voir provenant d'une ancienne
d'animaux ne
tradition, d'après laquelle les sacrifices
sont pas autre chose qu'une compensation aux sacrifices
humains (1). A Laodicée, en Syrie, on sacrifiait autre-
fois, chaque année, une vierge que plus tard on rem-

plaça par une biche (2). En Allemagne, les sacrifices de


chiens remplaçaient les sacrifices humains (3). La rai-
son pour laquelle on sacrifiait le chien à la place de
l'homme ne provenait pas du mépris des dieux ou des
hommes pour : des tribus de chasseurs, le chien est l'a-

nimal le plus précieux. C'est pourquoi les Indiens con-


sidéraient aussi le sacrifice du chien comme le plus
grand et le plus saint (4).
Partout on immole à la place de l'homme ce qui lui

coûte le plus, ou ce qui lui est le plus cher. Outre les


animaux domestiques ordinaires, dont on dorait sou-
vent les cornes pour en augmenter la valeur, beaucoup
de peuples sacrifiaient le plus noble des animaux, le
cheval. Les Hindous, les Chinois, les Touraniens et
tous leurs descendants, jusqu'aux Finnois et aux Hon-
grois, et particulièrement les Allemands, s'accordaient
sur ce sacrifice. Chez ces derniers, le sacrifice du cheval
et le repas qui ne faisaient tellement qu'un
le suivait

avec le culte des idoles, que la lutte des messagers de la


foi contre le paganisme apparaît très souvent comme

une guerre consommation de la chair de che-


faite à là

val. Ailleurs, on employait fréquemment des porcs pour

remplacer l'homme, et on a prétendu que ces animaux


furent les premiers offerts en sacrifice (5). C'est facile à
croire chez les peuples qui avaient choisi le porc comme

(1) Wrede, Reise in Hadramant, 199. —


(2) Porphyr.,De abstin., 2, 56.

(3) Quitzmann, Die heidnische Religio7i der Baiivaren, 242.


(4) Waitz, Anthropologie der Naturvœlker, III 207 sq.
(5) Ovid, Metamorph., 15, 111 sq.
286 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
mets de fête. Comme les autres peuples, ils voulaient
aussi envoyer à la mort, pour remplacer l'homme, un
animal qu'ils considéraient comme précieux, à cause de
sa chair et de son utilité. D'autres ont cru découvrir
dans les sacrifices de porcs, les significations mystiques
les plus bizarres. Pour nous, l'explication la plus simple
que nous donnons ici, nous paraît être aussi la plus. juste.
Quoi qu'il en soit, il est certain qu'au fond de ces sacri-
fices, comme dans tous les sacrifices d'animaux, il y a
une pensée à la représentation de l'homme.
p?és7nt^uJn" II ne viendra à l'idée de personne de chercher unique-
exprimée dans , ,, >
n ,- j i -n j» •

îe cérémonial ment cette signification dans les sacrifices d animaux.


sacrifices On offrait aussi, comme prière d'action de grâce ou de
demande, desanimaux à la divinité. Personne, il est vrai,
ne prétendra que tous les païens avaient clairement de-
vant les yeux toute cette théologie du sacrifice. Mais
une chose qu'on ne peut pas nier, c'est que la vérité n'a
jamais disparu de cette conviction. C'est ainsi que les
Romains, comme nous l'avons déjà mentionné, distin-
guaient entre les sacrifices qui servaient à d'autres fins,

par exemple, à scruter la volonté divine, et entre ceux


dont la fin principale était de vouer la vie à Dieu. Et
quand ils parlaient des sacrifices, dans le sens propre
du mot, ils comprenaient seulement ces derniers (1).
Cette manière de voir ne put jamais leur faire oublier
complètement l'idée d'où étaient sortis les sacrifices
d'animaux, quand même beaucoup de coutumes dans
lesquelles ils avaient exprimé celle-ci primitivement,
devinrent peu à peu, de plus en plus incompréhen-
sibles.
Beaucoup de ces cérémonies étaient pourtant telles
qu'on ne put jamais se méprendre sur leur sens profond.
Les Egyptiens, comme nous l'avons déjà dit, tranchaient
la tête à l'animal destiné au sacrifice, la chargaient du
poids de toutes les malédictions qu'ils pouvaient avoir à

(1) Macrob., Saturnal., 3, 5.


CONFESSION GÉNÉRALE DE INHUMANITÉ TOMBÉE 287

redouter, et la jetaient ensuite dans l'eau. Ce n'est qu'aux


étrangers qu'ils méprisaient foncièrement, et avec qui
ils avaient des relations, qu'ils vendaient la tête de la
victime (1). Ceci indique évidemment une baisse formi-
dable dans le sérieux moral et religieux. Mais la cérémo-
nie elle-même ne pouvait avoir d'autre sens (2) que celui

que le rite judaïque exprimait lorsque le sacrificateur


posait samain sur la tête de l'animal et s'avouait ainsi
pécheur. En agissant de cette façon, on faisait passer
symboliquement la faute personnelle sur la tête de la vic-
time, et on mettait celle-ci à sa place."
La coutume qu'avaient les Grecs et Romains de
les

répandre sur la tête de l'animal le plomb du sacrifice


avec du sel, vient probablement de la même pensée,
/animal ne devait pas êlre sacrifié sans qu'on eût accom-
pli ce rite sur lui. Cette pratique qui inaugurait le sacrifice

était si importante, que c'est d'elle que l'acte du sacrifice


tout entier reçut son nom (3).

Ainsi donc se trouve suffisamment exprimée, dans


les cérémonies extérieures dont la victime était entou-
'ée, la pensée si importante de la représentation.

Nous laisserions cet exposé incomplet, si nous ne di- crmce et sa-


cerdoce sont
sions un mot de la circonstance que
1
partout
L -
le sacrifice partout
ensemble.
unis

été offert à la divinité par des prêtres, au nom du sa-


crificateur. Aussi le sacerdoce est-il une institution qu'il

Faut ranger parmi les choses humaines. Si nous voulons


donc connaître ce qu'il en est par rapport à lui, nous
n'avons pas plus besoin d'avoir recours à nos propres
inventions, que nous n'en avons eu besoin pour ce qui
concerne le sacrifice. Nous n'avons qu'à écouter la voix
les peuples. Le sacerdoce n'avait rien à faire chez les
ireçs pour la conservation ou la tradition d'une doctrine
religieuse ; et, chez d'autres peuples, cette fonction se
réduisait à peu de chose aussi. Mais là où était confiée

(1) Herodot., 2, 39, 2. Plutarch., Isis etOsiris, 31.


(2) Uhlemann, JEgyptische Alterthumskunde, II, 192 sq.
(3) lmmolare, saupoudrer de moîa (farine sacrée).
288 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME.
aux prêtres la conservation de la science religieuse ou
d'un enseignement secret, la charge d'enseigner n'était
pas considérée comme leur charge principale. Celle-ci
consistait dans l'accomplissement des sacrifices du culte
public (1), en tant qu'il n'avait pas un caractère pure-
ment domestique ou politique.
Dans les temps les plus anciens qui remontent jusqu'à
l'état patriarcal, le roi était encore considéré comme
père, et, pour cette raison aussi, comme prêtre du peu-
ple tout entier. C'est ainsi qu'en Chine le prince lui-
même offrait les grands sacrifices (2). Chez Homère
aussi, qui pourtant reconnaît des prêtres partout, les
sacrifices politiques sont encore l'affaire du roi, comme
les sacrifices domestiques sont celle du père de famille,
et il n'y a que les sacrifices faits au nom de tous, et ser-

vant à des fins religieuses proprement dites, surtout à


la prière et à l'expiation, qui incombent au prêtre (3).
Numa accomplissait encore lui-même la majeure partie
des sacrifices (4).
t. -Le Plus donc nous remontons vers les temps historiques,
comme consé- plus
L
nous trouvons que ce sont les prêtres qui ont été
quence et n
A THome,
. ,
^
preuve de
chute origi-
ne,le -
la
chargés
°
c'était
de tout ce qui
x
concerne les sacrifices.
précisément
...
Numa qui avait fait ces prescriptions.
. .

A mesure que les situations devinrent pires, les hommes


sentirent que ce n'était plus leur affaire d'entrer en re-
lation directe avec la divinité.
Mais comment les hommes sont-ils arrivés à avoir
des prêtres ; et pourquoi les sacrifices sonl-ils'partout

confiés aux prêtres ? 11 n'y a pas de doute que le sacer-

doce soit une conséquence nécessaire du péché. Si l'hu-


manité n'était pas tombée, il n'y aurait pas de sacer-
doce. Le fait y a des prêtres est la preuve
que partout il

la plus frappante que l'humanité se sent partout pèche-

(1) Plàto, Politicus, 29, p. 290.


(2) Mémoires concernant^ l'histoire des Chinois, II, 34 ; IV, loO,.

G rosier, Description de la Chine, II, 179 sq.


(3) Aristot., Polit., 3, 9, (14) 7 ; 6, 5, (8) 11. — (4) Livius, 1, 20.
CONFESSION GÉNÉRALE DE INHUMANITÉ TOMBÉE 289
resse. Et la répulsion qu'inspirent les prêtres, répulsion
qui se manifeste si volontiers partout, est encore une
preuve de la chute. Celui qui ne veut pas avouer qu'il
est un pauvre pécheur ne peut supporter un prêtre ;

rien que son aspect le gêne, car il lui rappelle sa chute.


C'est pourquoi le malaise général qui comprend et la
faute propre et la faute du genre humain tout entier re-
tombe sur le sacerdoce. C'est très compréhensible: le
sacerdoce est une preuve du péché.
Celui qui est sans faute et sans péché peut entrer en
relation avec Dieu sans obstacle. Mais Dieu n'accepte
pas un don de la part d'un homme souillé. C'est en vain
que celui qui n'est pas saint s'efforce d'entrer en relation
avec la divinité (1). Or les hommes se sont écartés de
Dieu. Donc aucun d'eux n'a plus le droit de négocier di-
rectement avec lui : Dieu ne permet plus qu'on l'appro-
che. Autrefois, il daignait descendre vers les hommes ;

il leur parlait comme un père ; il leur enseignait lui-


même comment il fallait l'adorer ; il les paissait comme
le berger paît son troupeau. Maintenant il s'est retiré

d'eux. Le sanctuaire, le temple sont devenus un lieu


sacré (2) dans lequel personne n'ose plus mettre le pied
sans encourir le plus grand danger pour son corps et
pour sa vie (3).
Faut-il maintenant renoncer à tout accommodement
avec la divinité offensée? C'est là une chose à laquelle
n'a jamais pensé même
paganisme dans son éloigne-
le

ment de Dieu. 11 comprit toujours que, sans un manda-


taire qui représente l'offenseur devant Dieu et le Dieu

offensé, le Dieu qu'il faut apaiser devant l'homme, que


par conséquent sans un médiateur entre Dieu et l'hom-
me, l'humanité ne peut trouver le chemin pour revenir
à Dieu. De là provient l'institution du sacerdoce (4). Or

Plato, Leg., 4, 8, p. 716, e.


(1)

(2) Homer., IL,


5, 448, 512. Herodot., 5, 72, 4. Glem., Alex., Strom.,

p, 4, 19.
(3) Pausanias, 10, 32, 17.
(4) Plato, Polit., 29, p. 290, c. ; Conviv., 13, p. 188, c.
19
290 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
celle-ci a toujours étéramenée à une disposition divine.
Dieu seul, dit Xénophon, peut nous prescrire la manière
de l'adorer comme il convient (1). Si donc l'adoration
de Dieu doit être réglée par Dieu, combien, à plus forte
raison, cette mesure doit-elle être prise lorsqu'il s'agit
pour l'homme de rétablir la voie coupée pour revenir à
lui. Cette tâche ne peut être résolue que d'après des lois

établies d'une façon immuable, et seulement par des


personnes intermédiaires qui agissent également au nom
et avec le plein pouvoir de l'une et de l'autre partie.
L
cerdo7e com- Voilà quelle était la tâché des prêtres d'après la ma-
me double of- • x i • j r < • •

t i
fice média- niere de voir du genre humain tout entier. Les paroles
que chante le chœur dans Euripide, sont l'interprétation
des sentiments de l'humanité tout entière : « Qui allé-
gera cette sombre vie mortelle vide de joie et de conso-
lation, si les prêtres n'élèvent pas à l'autel leurs mains
vers Dieu ?» (2).

L'idée de la double représentation ou de la médiation,


laquelle appartient nécessairement à l'idée du sacer-
doce, se trouve partout étroitement liée à celui-ci, aussi
bien lorsque nous considérons les honneurs qu'on lui

rend que les obligations qui lui sont imposées.


C'est toujours auprès des prêtres qu'on apprend com-
ment il faut offrir les sacrifices et les dons qu'on doit
aux dieux, comment il faut présenter les prières qu'on
leur adresse (3). Les prêtres sont considérés comme des
hommes qui sont seuls capables d'offrir des sacrifices,
comme des hommes qui ont la vocation et la capacité de
jeter un pont sur l'abîme qui sépare le ciel et la terre.
Ils portent souvent les livrées du dieu qu'ils représen-

tent, en prennent les traits (4). Dans l'antiquité on les


vénère absolument comme le dieu qu'ils servent (5).

(1) Xenoph.', Mem., 4, 425, 3, 16.

(2) Euripid., Aie, HTsq.


(3) Plato, Politicus, 29, p. 290, c.
(4) Pausanias, 3, 16, 1 ; 8, 15, 3. Schol. in Aristoph., Eq. 408.
Plato, Phœdo, 13, p. 69, c.

(5) Homer., Ilias, 16,604.


CONFESSION GÉNÉRALE DE INHUMANITÉ TOMBÉE 291
Dans une société bien organisée, on les considère comme
tout aussi nécessaires que les agriculteurs et les arti-
sans, les soldats, les juges et les propriétaires (1). Dans
bien des pays ils jouissent d'une autorité souveraine (2).
Mais en revanche, on a des exigences plus grandes
envers eux qu'envers les autres hommes. C'est à peine
si l'antiquité croyait à une pureté morale
mais elle la ;

présumait chez le prêtre, un peu plus du moins que chez


les laïques. Cette pureté, on l'attendait d'eux à un degré
moindre, en tant qu'on comme les repré-
les considérait
sentants de Dieu auprès des hommes mais on était ;

plus exigeant, quand on les considérait comme les re-


présentants des hommes pécheurs ayant, de par Dieu,
plein pouvoir sur la colère divine criant vengeance. De
ce côté, on exigeait parfois d'eux une austérité qui mon-
tre suffisamment qu'ils n'ont pas usurpé leur dignité,
mais qu'ils y ont été constitués par une volonté plus éle-
vée, car ils se seraient rendus la vie plus commode, et
leur charge plus facile, s'ils avaient été eux-mêmes les
créateurs de leur état.
Les mortifications les plus dures étaient imposées
comme devoirs d'état aux prêtres péruviens (3). Les
druides gaulois exigeaient des jeunes gens qui voulaient
entrer parmi eux, une préparation sévère dans la soli-
tude des forêts, préparation qui durait quelquefois
vingt années (4). Mais les femmes qui, dans la Gaule,
étaient admises au culte des dieux, devaient accomplir
les services les plus pénibles où le moindre manque-
ment, quelque léger qu'il fut, était puni sur le champ
par une mort cruelle (5). Les Atharvans éraniens étaient
tenus, outre les trois heures de prières auxquelles cha-
que Madzayaçna était obligé, d'en faire encore une qua-
trième à minuit (6). En Egypte aussi les prêtres étaient

.(1) Aristot., Polit., 7, 7 (8), 5. —


(2) Plutarch., Quœst. rom., 113.
(3) Waitz, Anthropologie der Naturvœlker, IV, 459.
(4) Pompon. Mêla, 3, 2.
(5) Strabo, 4, 46. —
(6) Spiegel, Eran. Altherthumskunde, III, 691.
292 CHANGEMENT DE LHUMANITÉ EN HUMANISME
soumis à une vie très pénible, et ne devaient manger ni

viande ni œufs, ne pas se servir de sel, ne pas boire de


vin, pratiquer un jeûne continuel et encore d'autres
mortifications (1).
9.- L'idée De tout ceci, il résulte que le sacerdoce est aussi peu
de la repré- . . .

semationdans
une institution humaine arbitraire que
J
le sacrifice. La
le sacrifice et
Sa
re P os a Jt
rd
sS pensée fondamentale du sacerdoce est la même que celle
116

Rédemption du sacrifice sanglant. Il peut se faire que les prêtres


soient des pécheurs. Sous ce rapport, ils ont besoin pour
eux, tout aussi bien de l'expiation et de la médiation
que toute autre personne (2). Mais cela n'empêche pas
qu'ils puissent devenir pour les autres des médiateurs
devant Dieu. Ils sont élevés à cette charge, non en vertu
de leur puissance ou de leur propre mérite, mais gra-
tuitement, uniquement par la volonté de Dieu. Celui-ci,
il est vrai, a de nouveau ouvert à l'homme la voie qui

lui permet de revenir à lui ; mais il l'a fait d'une manière


qui doit toujours rappeler au pécheur qu'il s'est fermé
ce chemin par sa faute, et que c'est seulement par la

grâce et la médiation qu'il lui est possible d'y mettre le

pied à nouveau. L'étroite liaison qui existe entre le sa-

crifice et le sacerdoce est donc facile à expliquer. La


même idée fondamentale a présidé aux deux. L'homme
séparé de Dieu par le péché et livré à la mort doit faire
pénitence, et satisfaire pour retourner vers Dieu. Mais
ilne peut faire cela que par un secours étranger et par
une représentation étrangère.
Or, celte pensée ne peut être considérée comme légi-
time que repose sur une autre base sûre. En elle-
si elle

même, l'idée de la représentation est une chose qui est


contraire à l'idée qu'on se fait généralement de la jus-
tice, car « celui qui a mal agi doit expier sa faute » (3).
Ce n'est pas un étranger qui doit faire pénitence à sa pla-

(1) Plutarch., Itis et 5. Diodor., 1,80, 3. Chaeremon,


O.st'ns,
Fragm., 4 (Millier, Fragm. Grâce, III, 497, sq.). Porphyr., De ab$~
hist.
Un., 4,6, 7. Hieron., Jovin., 2, 9, 13. Clem. Alex.', Strom., 7, 6, 33.
(2) Uebr.,7, 27.
(3) -Eschyles, Fragm., 321 (Ahrens, Dindorf, 267).
CONFESSION GÉNÉRALE DE INHUMANITÉ TOMBÉE 293
ce (1 ). 11 doit s'acquitter lui-même de ce devoir. Telle est,

on peut bien le dire, la conviction de l'humanité tout en-


tière. Cependant cette humanité a basé la plus sainte de
ses actions, cette action dont elle espérait le salut dans
sa ruine, sur le principe qu'on peut se racheter de la
faute et de la punition dès qu'on met à sa place une vic-

time pure et sans faute. Il va sans dire que cette idée


de représentation n'était pas seulement absurde, mais
impossible à concevoir, si elle n'avait pas eu pour cause
une autre vérité plus élevée. L'homme pouvait peut-être
espérer sa grâce en offrant, pour sa personne, une com-
pensation à la divinité offensée, mais il ne pouvait le

faire qu'à la seule condition que, dans ce cas, elle ne le

traiterait pas en rigueur de justice. Grâce ou justice,


tel était le principe inévitable qui se présentait ici à l'es-
prit humain. Or, grâce et justice sont opposées l'une à
l'autre, et les hommes ne peuvent les concilier. Savoir
les faire accorder est une chose qu'il leur a fallu aban-
donner à la toute-puissance et à la sagesse divines. Et
comment pouvaient-ils penser présenter une telle tâche
à Dieu qu'ils voulaient apaiser, dans cette même action
entreprise à cette fin? S'ils avaient osé faire cela par
impulsion propre, c'eût été aussi insensé que criminel.
Evidemment l'humanité avait conservé, sinon la con-
viction claire, du moins un vague souvenir que Dieu lui-

même a fondé son salut sur la représentation.


L'homme a péché. Mais même dans ce cas, Dieu ne
l'a pas entièrement rejeté; il lui a laissé la possibilité
d'une réconciliation. Seulement, pour arriver à celle-ci,
il devrait satisfaire complètement. Or, il en était inca-
pable par lui-même. 11 avait déjà une fois perdu le droit

à la vie par la punition qu'il avait encourue. Comment


aurait-il pu donner de nouveau cette vie en sacrifice?
Mais la mort ne peut être supprimée autrement que par
la mort (2). La vie perdue ne peut être regagnée autre-

(i) Ezech., XVIII, 4. Exod., XXXII, 33.


(2) Ovid., Melam., 8, 483.
294 CHANGEMENT DE INHUMANITÉ EN HUMANISME
ment que par donc une vie humaine exempte
la vie. Si

de toute faute (1) n'est pas donnée pour l'homme (2),


une vie qui par conséquent n'a pas elle-même mérité
la mort, une vie capable d'équilibrer en valeur toute

la grandeur de la faute, il n'y a pas de remède pour


l'homme.
Mais lui promettre la réconciliation à la condition que
lui-même donne satisfaction complète, c'est-à-dire ré-
concilier Dieu par le sacrifice libre d'une vie exempte de
toute faute, ce serait se moquer de sa faiblesse et de son
impuissance, et le pousser au désespoir au suicide.
et

Supposer que Dieu lui ait donné cette assurance à la


condition indiquée, il a dû offrir aussi à l'homme un
nouveau moyen pour concilier deux choses qui, de leur
nature, sont complètement inconciliables. Dieu a donc
dû devenir, comme dit le Livre de la mort égyptien, son
propre prêtre (3), sa propre victime. Dieu lui-même a
dû représenter l'homme, et faire à sa place ce qu'il avait
posé comme condition de la réconciliation. Dieu lui-
même a dû racheter la vie de l'homme par une vie hu-
maine. Dieu lui-même a dû mettre sur les plateaux
de la balance, pour la mort que l'homme méritait
comme punition, une mort expiatoire, humaine, inno-
cente.
Donc, sans la supposition d'un Rédempteur innocent
envoyé par Dieu a fait le sacrifice libre de sa vie au
qui, ,

nom de Dieu, et à la place de Dieu, les sacrifices san-


glants, avec leur pensée fondamentale de la représenta-
tion, non seulement seraient absurdes, mais il serait im-
possible que les hommes eussent jamais conçu cette ma-
nière de voir.
iO.— L'es-
vénùZ dViâ Donc l'histoire tout entière des anciens sacrifices est
rédemption , .. . , .
>
_ , .

repose sur îe une preuve que les païens eux aussi n avaient rpas oublie,
même motif .,

^dSiuachu
1 com P lelemen t deux grandes vérités sérieuses. L'une que
tenniverseiie.
l'homme et l'humanité sont dans le péché, l'autre Fes-

(i) Sophocles, (Ed. Col., 499.


(2) Cœsar, Bell, gall., 6, 16.— (3) V. plus haut, Conf., VI, 6.
CONFESSION GÉNÉRALE DE INHUMANITÉ TOMBÉE 295
poir consolant que, malgré cela, ils ne sont pas repous-
sés par Dieu, mais destinés à récupérer de nouveau la

vie perdue, et cela en«vertu d'une satisfaction représen-


tative que personne ne doit faire pour eux, sinon Dieu
lui-même sous la forme humaine.
C'est sur cet homme de douleurs qui s'est chargé de
nos maladies, qui a été brisé pour nos péchés, châtié
pour notre paix, et dont les plaies devaient être notre
guérison (1 ),que se sont fixés les yeux de l'humanité tout
entière, quand même elle l'a fait la plupart du temps
sans le savoir. Dans les temps les plus anciens, il est
déjà appelé l'attente des peuples (2). Mais dans les temps
postérieurs aussi, il est resté dans toutes les fortunes et
dans toutes les douleurs le Désiré des nations (3).

C'est par les sacrifices d'animaux que ceux-ci mon-


trèrent le plus souvent que cette foi n'avait jamais entiè-
rement disparu. Ces offrandes sanglantes leur permet-
taient de ne jamais oublier qu'ils étaient pécheurs et
dignes de mort. Par eux, ils se rappelaient toujours que
le sang seul et le sang innocent serait leur salut. D'eux

s'échappait toujours l'exhortation que la réconciliation


avec Dieu, la paix et la vie, ne pourraient devenir leur
partage, si un autre qui leur était égal en tout, excepté
dans le péché, n'expiait pour eux et ne les faisait béné-
ficier de son action.
C'est ainsi que, par la miséricorde de Dieu, cette so-
lidaritédu genre humain en vertu de laquelle le péché
de son premier père était devenu le péché de la commu-
nauté tout entière, s'est transformée en un moyen de
salut pour le genre humain pécheur tout entier (4).

(1) Is., LUI, 3-5. —


(2) Gen., XLIX, 10. — (3) Agg., II, N.
(4) Eusebius, Demonstralio evangelica, 110.
DEUXIÈME PARTIE

LA MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR


DE L'HUMANISME

SEPTIEME CONFERENCE

LA NÉGATION DU PÉCHÉ.

1. L'ancienne question d'où vient le mal ?


: —
2. Exagérations rela-
tives à la corruption de la nature, comme si elle était Tunique
cause du mal. — 3. La nature sensible comme prétendue cause

de tous les péchés. — 4. Le mal ne sort pas de la nature et des


dispositions de l'homme. —
5. 11 ne provient pas non plus des
circonstances extérieures occasion, séduction, pauvreté, riches-
:

se. — 6. Il ne provient pas également de l'exemple et de l'éduca-


tion. — 7. Ni des situations climatériques et géographiques. 8. —
Dieu lui-même est rendu responsable de la faute. —
9. Personne
n'est exempt de faute, et personne n'avoue sa culpabilité. 10. —
Les hommes ne veulent pas chercher la cause du mal, car 11. —
Ils ont peur de la vraie réponse à la question de l'origine du mal.
— 12. Où l'homme trouvera-t-il la vérité et du secours?

Le premier cri poussé par l'enfant qui naît à la lumière *. — î/at-


,

et à la vie, est un cri


•î-ii
de douleur, et pendant longtemps
tienne
!
i0Q
ques-
d où
'

7 r ;
vient Ie mal?

. .

les larmes restent son unique langage. Bientôt il fait

pleurer d'autres personnesettrouve sa joie dans des souf-


frances étrangères. Oh ! quelle misère remplit le monde,
les chaumières des pauvres, les salles des hôpitaux, les
palais aux murs de marbre! Ah Si les palais pouvaient
!

parler, ils nous raconteraient qu'ils contiennent beaucoup


de gens qui n'ont pas seulement la consolation des lar-
mes, qui n'osent même pas chercher quelqu'un qui
puisse soulager leur douleur muette.
298 MANIÈRE DE PENSER ET D AGIR DE L HUMANISME
D'où vient cette misère qui nous enlève la paix, nous
rend la vie amère
nous fait craindre la
et mort? D'où
vient cette misère qui nous rend les hommes à charge,
et qui nous rend à nous-mêmes notre propre torture?
D'où provient le mal dans le monde?
Depuis que l'humanité pense, elle s'est épuisée à cher-
cher la réponse à cette question. Il peut se faire qu'elle
appelle superfluité la recherche de l'origine du mal (1 ) ;

quoiqu'il en soit, elle n'a jamais pu se débarrasser de la


question concernant la raison du mal. Cette recherche
lui a toujours paru une des plus importantes pour le

genre humain (2), une des plus difficiles pour les forces
de l'esprit (3). En effet, s'il est dans la vie une question
qui demande un examen approfondi et qui soit inhérente
à des difficultés insurmontables, c'est bien celle de l'ori-
gine du mal (4). Il n'est pour ainsi dire pas de question
qui s'impose plus souvent et plus fortement dans les
heures de sérieuse réflexion, pas de question dont l'his-

toire offre autantde choses dignes d'attention, .d'éton-


nement, d'exhortation et d'enseignement. Dans cette
question, la perspicacité humaine a fait preuve d'im-
puissance complète, et, lemanque de sincérité du cœur
2 _ Exa .
s'y est érigé une série de monuments peu glorieux.
gé ns
i aute°s à ïa"
Demandons-nous donc d'où vient le mal. Si tout le
c rru e
?a nature, monde pose cette question, nous aussi nous pouvons
comme si elle 1 • i
était l'unique nie il il ou s la poser.
cause du mal. ,^, .,, . .

D ailleurs, nous avons déjà eu à ce sujet une discus-


sion dans laquelle il était dit constamment Mettez : toute
la faute sur nous nous porterons volontiers la respon-
;

sabilité ; mais ne faites point de reproches à la nature.


Ce n'est pas sans difficulté que nous sommes enfin par-
venus à arracher à l'homme l'aveu involontaire que sa
nature n'est pourtant pas complètement exempte de re-
proche, mais qu'elle est corrompue dans son fond, et

(1) Arnob., 2, 55. — (2) Maxim. Tyr., 41, 3.


(3) Orig., Contra Cels., 4, 65.
(4) Orig., loc. cit., 4, 65.
LA NÉGATION DU PÉCHÉ 299
qu'elle est lasemence féconde du péché. C'est ainsi que
nous pouvons peut-être concevoir l'espérance d'attein-
dre cette fois notre but avec moins de peine et de lutte,
et obtenir l'aveu que l'homme lui-même est la cause du
mal. Aucune semence ne produit de rejetons et de fruits
par elle-même. Il lui faut un jardinier dont les soins
amènent sa force vitale à germer. Donc il doit y avoir
aussi une cause, lorsque cette semence du mal, la nature
corrompue, fait croître en nous de si mauvais fruits,
une cause qui excite la force germinatrice, et fait passer
la funeste inclination au mal en péché réel.

Malheur à nous, si nous avions cru ne pas être inquié-


tés sous ce rapport. Les hommes sont très curieux en
effet. Encore fatigués de la déification de la nature, voilà

qu'ils s'enflamment tout à coup d'une sainte colère con-


tre cette même nature, parce qu'ils pressentent ce que
l'on vise. Voilà que tout à coup la mauvaise nature doit
être considérée comme la cause de tout mal. Si Adam
n'avait pas péché, nous serions tous innocents. Son pé-
ché est celui qui donne naissance à tous les nôtres. Il

est cause qu'en naissant, l'homme, avec toute sa na-


ture, n'est plus pécheur, mais le péché lui-même (1).

Ainsi parle, depuis Luther,tout le chœur des réforma-


teurs de l'Eglise. Le péché de nos premiers parents a
fait de tels ravages dans notre nature, dit Bœhme,
que cette nature devenue une se-
s'est animalisée, est
mence de serpents d'où ne peut sortir qu'une semence
de dragons (2). Et ce ne sont pas seulement des pas-
teurs hyperorthodoxes et des mystiques qui profèrent
ce jugement damnatoire sur la nature, mais il y a même
des philosophes libéraux. L'homme, enseigne Fichte,
est semblable à un tronc d'arbre et à un bloc ;
par sa
nature, il peu capable de bien que la pierre
est aussi
est incapable de mouvement (3). Mauvais dans ce qu'il

(1) Mœlher., Symbolik, (6) 74, 77.


(2) Hamberger, Die Lehre Bœhme, 136 sq.
des Jacob
(3) J.G. Fischte, System der Sitfenlehre, (1789) 3 Haupt., 1 . Abschn.,
§ 16. Anhang, p. 265 (G. W. IV, 201).
300 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE L'HUMANISME
a de plus intime, au point que lemal fait partie de sa
notion, prétendent Hegel (1) et Kant (2), absolument
commejadisFlacciusIllyricus, l'homme, avec sa nichée
de mauvaises inclinations, ne fera jamais espérer autre
chose que la lutte. Jamais on ne verra en lui l'inclina-

tion à remplir son devoir.


une nouvelle preuve de ce qu'il en coûte à
C'est
l'homme pour trouver la modération et le juste milieu.
Nous ne serions pas fâchés maintenant que la nature fût
obligée de faire un peu pénitence, après les louanges
exagérées qu'elle a jadis acceptées comme des homma-
ges qui lui étaient dûs. Mais l'abus qu'on fait d'elle si
injustement nous émeut de compassion pour elle. C'est

ainsi que depuis Machiavel, tout homme d'État base


son édifice politique sur ce principe, qu'on ne doit pas
procéder humainement avec la nature humaine qui n'a
d'inclination que pour le mal. Les Réformateurs, les
Jansénistes, les pères, les héros et les héritiers de la
grande Révolution, les naturalistes modernes de l'école
d'Ibsen, de Conrad et de Zola, tous assez peu unis entre
eux, s'accordent pourtant sur un point, celui qu'il ne
faut pas perdre une parole de consolation relativement
aune humanité qui n'est capable que de faire le mal.
Et, du camp de la science moderne, retentit ce dogme
repoussant du mal radical dans l'homme, cette doctrine
de Kant que Schopenhauer prétend être le centre de
toute l'Ethique, le triomphe de la perspicacité humaine.
3. — L;i
Cependant le mot nature est une expression très géné-
uature sensi-
6
TréteX rale avec laquelle on n'a encore rien exprimé de bien
posuir, et, quelqu un aurait£ bien peu dt expérience s il1
.ifîf/-wt^.,^i^'
cause de tous r^ /
~
wr • 1

t.
• » •
les péchés,

ignorait que, dans les larges plis de son manteau, se


cachent les choses les plus diverses, des choses que sou-
vent on n'ose pas nommer. C'est pourquoi il est oppor-
tun que nous posions d'une façon plus précise cette

(1) Hegel, Philos, der Religion (G. W. XI, 238; XII, 270); Phéno-
ménologie des Geistes (G. W. II, 567).
<2) Zeller, Gesch. der deutschen Philosophie, 459.
LA NÉGATION DU PÉCHÉ 301
question Quel est donc, dans notre nature, le malfaiteur
:

proprement dit sur lequel repose en définitive toute res-


ponsabilité.
La première réponse faite à celte question est régu-
lièrement celle qui nous révèle l'homme véritable,
l'homme dans toute son indigence. La nature ? dit-on ;

ce qui forme la nature ? C'est la matière, la faculté sen-


sitive.

Nous pourrions presque dire Dieu soit loué que cette:

parole ait été proférée. Que de fois n'avons-nous pas


pensé en nous-mêmes, que tout ce qu'on dit sur la
nature ne signifie au fond pas autre chose que la cano-
nisation de la chair ! Mais malheur à nous
nous avions si

donné cette interprétation Heureusement que le monde


!

a fait le premier cet aveu !

La chair est faible, dit-on. Il est impossible de résister


à ses exigences. L'Evangile lui-même doit finir par lâ-
cher quelque chose de ses prétentions exagérées, et re-
connaître le fait que notre nature sensible ne peut pas
les satisfaire.
Plus loin vont encore ces naturalistes modernes, ces
lettrés qui, au lieu du cheval ailé, ont choisi le porc
sans frein pour monture, ces artistes qui, pour parler
avec Bleibtreu, ne voient dans le monde entier qu'un
immense café Liedrian, ces viveurs qui ne considèrent
qu'une seule loi comme sacrée, celle qui est contenue
dans ces paroles : La nature l'exige. Depuis longtemps-
tous ceux-ci n'essaient plus d'excuser la chair comme
trop faible ; ils mettent leur orgueil à vanter son bon
droit.
Les âmes à la Werther et les cœurs sensibles de tou&
lestemps tiennent le même langage. Pourquoi, disent-ils,
dans leur littérature, aurions-nous des nerfs, si nous
n'avions pas le droit de glorifier leurs maladies, quand
même cela irait jusqu'au suicide ? Pourquoi, disent les
névrosés, les hystériques et les hypocondriaques, pour-
302 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE L HUMANISME
quoi aurions-nous nos nerfs, nous ne nous en servions
si

pas pour rendre la vie amère aux autres ?


Les matérialistes les plus grossiers et les plus délicats,

en théorie comme en pratique, tiennent le même lan-


gage. Longtemps avant que Biïchfrer, Vogt et Moleschott
aient augmenté le nombre de nos pensées du principe
spirituel l'homme est ce qu'il mange, des dames trop
:

délicates et des égoïstes trop grossiers ont couvert leur


mauvaise humeur du prétexte d'une mauvaise digestion
ou d'une nuit d'insomnie. Autant de paroles dans les-
quelles on voit clairement la contradiction de la vérité.
Si la chair est faible, peut-on on ne
lui résister? Si

peut lui résister, alors c'est un mensonge manifeste que


de l'accuser de faiblesse. Mais qui regardera de si près
au sens d'un prétexte, qui n'est évidemment inventé
que pour absoudre de la faute de sensualité l'esprit qui
ne pratique pas son devoir? Et qui voudrait prendre la
peine de prouver à quelqu'un peu de solidité de ces
le

raisons, lorsqu'il est convaincu que celui-là ne croit pas


aux prétextes qu'il affiche avec tant de fanfaronnade à
l'extérieur?
Mais si ces expédients ne peuvent tromper
un con-
naisseur d'hommes quand ils sont présentés sous une
forme populaire, ce serait éprouver une crainte supers-
titieuse en face de l'éclat de la science, que de vouloir
leur attribuer une plus grande importance, quand ils
sont présentés en termes savants, ou du moins en ter-
mes plus ou moins obscurs. Nous ne contestons pas le
sens spirituel et profond de l'oracle de Platon dans le
ïimée, tendant à nous prouver que personne n'est vo-
lontairement mauvais. Mais nous croyons que ceux qui
disent tout court que la chair est faible, atteignent bien
plus simplement leur but, et procèdent avec beaucoup
plus de sincérité que lorsqu'ils démontrent, dans un
discours magnifique, que les maladies de l'âme se di-
visent en deux classes : la sensualité et l'irascibilité,
que
la première provient de l'excès d'humeurs sensuelles,
LA NÉGATION DU PÉCHÉ 303
l'autre de l'abondance de bile, absolument comme les
de maladies physiques proviennent de trois
trois classes
espèces différentes de muqueuses et de sécrétions (1).
Les belles paroles ou les paroles obscures ne peuvent
pas rendre belle une chose qui est laide, de même
qu'ellesne peuvent consolider une chose qui ne tient
pas debout. C'est pourquoi quiconque ne considère pas
seulement les apparences, trouvera incomparablement
plus noble une Xanthippe prétendant que les nerfs sont
cause de ses caprices hystériques, que le philosophe
qui attribue les excès d'un débauché à un tempéra-
ment parfois trop ardent, ou que Schleiermacher qui
voit la nature du péché, en ce que la chair mauvaise
lutte toujours contre l'esprit (2).
Toutes ces explications du mal, et autres semblables,
laissent voir d'une manière trop évidente qu'elles ont
été inventées à dessein, pour qu'on les prenne au sé-
rieux. On a tout d'abord canonisé la nature pour s'en
faire un rempart, persuader que ce que'lle nous ins-
et

pire ne peut être un péché. Ici le but est le même, mais


dans un sens opposé. Voilà que tout à coup il n'y a plus
dans la nature un seul
qui soit sain, et qu'il ne peut
fil

sortir d'elle que des choses mauvaises. Qu'elle en soit


responsable, c'est son affaire : l'âme se lave dans l'in-
nocence.
Tel est évidemment le motif bien simple qui a pro-
duit ce faux prétexte. Vouloir l'honorer d'une réfutation,
serait le prendre plus au sérieux qu'il ne s'y prend lui-
même, descendre dans des domaines où le péché se
et
meut avec prédilection, mais qui n'ont rien à faire avec
l'imputation de la culpabilité.
Non ! On n'arrive à rien dans ce domaine avec des 4 Le
m a i~ 8 rt

explications physiologiques. Le monde l'a toujours corn- ^uw ee?d£"


pris. Mais pour que la question ne soit pas transportée deThomme.

(1) Plato, Timaeus, 41, p. 86 c. sq.


(2) Gass, Gesch. der protest. Dogmatik, IV, 586. J. Miiller, Le lire von
der Siinde, (6) I, 469 sq.
.

304 MANIÈRE DE PENSER ET d'aGIR DE L'HUMANISME


dans le domaine de la liberté, — domaine qu'il craint

presque autant que celui de la logique, il vient à —


notre rencontre, en nous invitant, pour clore ces recher-
ches, à nous rendre sur un nouveau terrain. Il veut sans
doute à toute force trouver un paratonnerre à la respon-
sabilité, sans quoi il ne nous attirerait pas sur ce ter-

rain auquel il est d'ordinaire étranger et hostile. 11


ne s'agit en effet rien moins que du domaine de la mé-
taphysique.
Qu'avons-nous besoin, dit-il, de chercher la cause du
mal dans le sentiment du cœur? Voyez seulement la na-
ture du mal, et vous aurez toute l'explication. Rien, dans
A

la création, dit déjà Philon, n'a de constance et de durée.


Tout ce qui est mortel est soumis à la mutabilité par
suite de sa nature. L'homme aussi est changeant comme
tout le reste. Qu'il s'y prenne comme il voudra, il pé-
chera infailliblemen t et nécessairemen t ( 1 )

D'après cette philosophie, le mal ne serait pas autre


chose que la mutabilité innée dans l'homme.
Mais d'autres savent tirer avec autant d'assurance la
même conclusion de l'immutabilité présumée de la na-
ture humaine.
Un homme qu'animaient l'esprit et la foi du philoso-
phe d'Alexandrie, mais plus ancien que lui, l'auteur du
livre Henoch, croit que, si parmi les hommes, les uns
sont bons et les autres méchants, cela provient unique-
ment de ce que les uns ont reçu de la nature des dispo-
sitions plus mauvaises que les autres (2).
Si cette opinion n'était pas très commode pour expli-
quer comme pour excuser ce qu'il y a de plus mauvais,
on ne la trouverait pas partout, et elle ne se serait pas
insinuée partout. En Grèce, le stoïcien Chrysippe la
prêche comme un remède à tous les remords de la cons-
cience (3). A Rome, Marc-Aurèle, le stoïcien couronné,

(1) Philo, 'De opificio, 53 (Richter, I, 49).


(2) Langen, Bas Judenthum in Palœstina, 361 sq.
(3) Cicero, De fulo, 18, 20. Plutarch., Plac. phiL, 1, 27, 3, 29; Stoic.
repugn., 23, 2, 3.
LA NÉGATION DU PÉCHÉ 305
s'en sert pour se tranquilliser sur les désordres de sa
famille et sur la négligence de ses devoirs d'époux et de
père. Un homme qui a certaines dispositions, dit-il, ne
peut être que vicieux. Le blâmer pour cela serait tout
aussi injuste, — qu'on nous pardonne l'image, mais le
philosophe impérial s'en — que sert,voulait si l'on
punir quelqu'un parce qu'il a une haleine fétide (1). A
notre époque, Hume (2), Owen (3) et Kant (4), ont pro-
clamé la même philosophie, jusqu'à ce que Lombroso
l'ait achevée pour en faire un dogme universellement
reconnu.
Mais, comme toujours, c'est Schopenhauer qui tient
la tête. D'après sa doctrine qui n'offre pas plus de con-
solation à celui qui s'efforce d'atteindre la perfection,
qu'elle en est pleine pour le pécheur endurci, chacun a
son caractère particulier. « Tu n'as pas plus de droit d'en
vouloir au méchant qui a ses dispositions au mal qu'au
serpent qui a des dents venimeuses, dit-il. Aussi ne
cherche jamais à le corriger, ni à te corriger. Aucune
morale ne change le caractère. Tu changerais plutôt le
plomb en or. Essaie si tu veux, mais tu ne feras que
confirmer le principe : Tu restes ce que tu es » (5).
Au fond, cette manière de voir ne diffère que par des
expressions, de l'étude de la physionomie exposée par
Lavater et Gall. Ici aussi tout est disposition naturelle
innée, se manifestant même à l'extérieur. La structure
du crâne indique à chacun sa place parmi les penseurs,
les criminels ou les héros de vertu.
Inutile de montrer la fausseté de cette opinion. Lich-
tenberg qui avait jadis rendu hommage aux lubies phy-
siognomiques, mais qui leur devint plus tard très hostile,
croit que vouloir conclure de la même physionomie, ou,

(lfAiitonin., Médit., 9, i 10, 30; 8, 14 5, 28.


; ;

(2) Vorlœnder, Gesch. der philos. Moral, 463.

(3) J. H. Fichte, Die philosophischen Lehren von Recht, Staat und


Sitte seit Mitte des XVIII Jahrhunderts (Ethik. I), 717.
(4) Zeller, Gesch. der deutsch. Philos., 458.

(5) Schopenhauer, Welt als Wille und Vorstellunq, (3) 1, 339 sq.
2J
306 MANIÈRE DE PENSER ET d'aGIR DE L'HUMANISME
comme il dit, du même nez chez certaines personnes à
une identité de dispositions intellectuelles, est une stu-
pidité non moins grande que d'attribuer la guerre aux
queues des comètes (1).

C'est pourtant trop dire. Nous admettons qu'il y a un


petit brin de vérité dans cette doctrine (2). Mais si elle

veut rejeter toute la responsabilité de la conduite de


l'homme sur ses dispositions naturelles intérieures ou
extérieures, nous sommes alors obligés de la reléguer
dans les limites qui lui conviennent. 11 peut se faire, —
et l'antiquité impartiale Fa compris, — qu'elle explique
la formation des du visage, le développement du
traits

crâne, par la mobilité ou la fermeté du caractère inté-


rieur. Elle en a le droit mais lorsqu'elle veut nous faire
;

croire que le caractère se détermine d'après les formes


des parties du corps, elle renverse l'ordre des choses.
Alors, il ne faut pas s'étonner qu'elle donne souvent
naissance à des conjectures ridicules. Ainsi, par exem-
ple, elle a prétendu que Napoléon n'avait pas d'aptitude

pour les mathématiques et pour les idées élevées (3), que .

Newton n'avait aucune profondeur (4), et elle a mis La-


lande au nombre des imbéciles (5). C'est pourquoi nous
ne pouvons faire droit à ses affirmations que si elles sont
corroborées par d'autres faits certains. Mais si elle veut
nous faire croire que beaucoup d'hommes ont déjà, de
par leur nature, des dispositions invincibles à une cer-
taine tendance déterminée, elle va à rencontre de tous
les faits et de toutes les expériences. A quoi donc était
disposé par sa nature l'Apôtre des nations ? Etait-ce pour
être Saul ou pour être Paul ? Ou bien ses traits et ses os
se sont-ils changés avant sa conversion? Non Ce n'est !

pas la structure du crâne qui influe sur l'esprit; ce n'est


pas la disposition extérieure qui influe sur la manière

(1) J. Schmidt, Ucsch. des geisl. Leben in Deutschland, II, 704 sq.
(2) Hugo Argentin., (Albertus Magnus, Bonaventura), Comp. theo-
log. veritntis, 2, 58. Schubert, Gesch. der Seele, (4) II, 656 sq.
(3) Perty, Anthropologie, II, 4^8 sq. —(4) lbid., I, 18.
(5) Schubert, loe. cit., (4) il, 654 sq.
LA NÉGATION DU PÉCHÉ 307
d'agir. Tout l'extérieur et tous les traits de la physiono-
mie sont l'expression que l'esprit se crée par son action
continuelle. Le caractère est le résuKat librement acquis
de la manière d'agir et de penser continuée d'une ma-
nière égale (1). Mais il est impossible de parler d'une
disposition immuable de l'homme pour le mal. Vouloir
par conséquent attribuer le péché et le vice à cette cause
estune erreur manifeste.
D'où provient donc le mal? Les tentatives faites jus- 5. - Le

qu'à présent pour répondre à cette question s'en tenaient vient pas non
plus des cir—
à l'homme, et seulement à l'homme extérieur. Elles se constancesex-
teneures oc- :

gardaient prudemment de pénétrer dans son intérieur.


d
^™ s' s
!;~.

ri ~
Comme le résultat a été nul, on se détourne alors com- ch ^;
plètement de l'homme pour aller au monde extérieur.
Et c'est là qu'on a trouvé le sol le plus fertile sur lequel
croissent en abondance les excuses les plus déloyales.
On voit d'abord paraître dans la série des causes qui
doivent produire le péché, la séduction. Ce faux prétexte
est le premier que l'homme ait invoqué. Il est aussi le
plus ancien de tous. Adam
Eve ont déjà voulu s'en
et
servir pour voiler leur faute. Cependant il contient un
peu de vérité, et c'est pourquoi nous pouvons, jusqu'à
un certain point, l'appeler pardonnable. Il est bien vrai,
comme dit le proverbe, que l'occasion fait le larron. Elle
fait des criminels encore pires. Le Spartiate Glaucus
était vanté dans tous les pays à cause de sa probité.
Mais lorsqu'on lui eut apporté d'au delà des mers de
l'argent en dépôt, sa réputation universelle devint alors
un piège pour sa probité. Lui non plus, il n'échappa
pointa la tentation de faire des détournements et des
faux serments, et peu s'en fallut qu'il n'y succombât (2).
Ne soyons pourtant pas trop dédaigneux dans notre ju-
gement sur lui, car quiconque se connaît sait que l'oc-
casion est à redouter. Mais avec cela, il n'est pas encore

(i)Eccli., XIII, 31 ;XIX, 26; Aristot., Anal, priora, 2, 28; De anima,


1, 1 ; Problemata, sect. 36.
(2) Herodot., 6, 86.
308 MANIÈRE DE PENSER ET D AGIR DE L HUMANISME
dit, beaucoup que l'occasion fasse nécessaire-
s'en faut,

ment le larron, ou seulement qu'elle fasse de quelqu'un


un voleur. Elle fait que le voleur est complet, en lui
procurant la possibilité de mettre à exécution son in-
tention mauvaise. Mais ce n'est pas elle qui lui donne
la mauvaise inspiration qui fait d'abord de lui un voleur
au point de vue de l'intention, et finalement en acte,
ïl y en a beaucoup qui sont criminels devant Dieu et

devant leur conscience, bien qu'ils n'aient pas l'occasion


de faire passer leur désir en acte et, au contraire, il y
;

en a beaucoup qui vivent au milieu de tentations cons-


tantes, sans pourtant être méchants, preuve évidente
que ce n'est pas l'occasion qui fait le péché. 11 nous suf-
fit qu'une seule fois, elle n'ait pas fait le voleur il nous ;

suffît qu'un seul Joseph soit resté pur au milieu de pé-

nibles tentations.
Ainsi se trouventappréciés, àleurj uste valeur, ces prin-
cipes par lesquels notre science actuelle promet de vou-
loir améliorer la situation morale du monde (1). Le plus
grand nombre des crimes, dit Bûchner (2) qui, sans le sa-
voir, se fait l'écho d'Averroès, prend, comme on peut le
prouver, sa, source dans l'ignorance. L'homme ignorant
succombe presque infailliblement sous les circonstan-
ces extérieures. Il ne peut se tirer d'affaire que par des
crimes, et c'est ainsi qu'il devient victime de sa situa-
tion. Pour cette raison, les criminels sont des malheu-
reux qui sont plutôt à plaindre, que des hommes dignes
de mépris.
Partant de cette manière de voir, le fameux système
d'Elmira cherche, avant tout, à instruire les criminels
au moyen de lectures, de bibliothèques, de cabinets
d'étude et de somptueuses habitations, au lieu de les
punir, dans la conviction que, dans un laps de temps
très court, ils ne seront plus tentés de faire le mal.
11 est superflu de répondre à ce système, les faits eux-

(1) Stœckl, Gesch. der Philosoph. des Mittelalters, II, 118.


(2) Bïichner, Kraft und Stoff', (12) 276 sq.
LA NÉGATION DU PÉCHÉ 30&
mêmes s'en chargent. Les nihilistes russes, les anar-
chistes français comme Ravachol, Vaillant et Henri
avaient appris la littérature moderne et les sciences
naturelles, à un degré tel que beaucoup de personnes ne
pourraient rivaliser avec eux. Or, cette instruction leur
a servi à méditer leurs crimes avec plus de réflexion, et à
les exécuter avec plusdeprudence. C'est donc avec raison
que d'autres n'attendent pas de la science toute l'amé-
lioration désirable. demandent par contre, les so-
Ils

cialistes en particulier, à établir un paradis sur terre,


persuadés que dans ce cas le mal cesserait de lui-même.
Ainsi Bastian nous crie : Ne croyez pas que vous puis-
siez longtemps sermons de
satisfaire le peuple avec des
morale, et avec de belles paroles. Si vous voulez que le
peuple soit bon, mettez-le dans une situation où il puisse
être bon. Dans des situations d'état heureuses, il n'y
aura ni criminels ni scélérats, car il est beaucoup plus
naturel et plus agréable de suivre le précepte de la vertu
que de marcher dans le chemin du vice avec une colère
concentrée (1). C'est pourquoi Fr. Magri propose sé-
rieusement lui aussi un nouveau système d'améliora-
tion, qui consiste à bien soigner les criminels, et à leur
inculquer de meilleures idées par la suggestion et l'hyp-
nose, car il est convaincu que la plupart des crimes ne
proviennent que delà faim et de la mauvaise nourriture
des nerfs (2).
Eh bien, il n'y a jamais eu de paradis sur terre depuis
le péché de nos premiers parents, et il n'y en aura plus
jamais tant que dureront les suites de leur péché. Ce-
pendant, y eut des époques bonnes et tolérables. Est-
il

ce que, à ces époques, le mal avait disparu de la terre?


Nous connaissons par l'histoire, des époques où le
Christianisme jouissait de la liberté, bien qu'en réalité,
il ait toujours eu des obstacles sur son chemin. Dans
ces temps là, il prouva de fait aux peuples, qu'il était

(1) Bastian, Der Mensch in der Geschichte (Psychologie), I, 241.


(2) Rivista internazionale di scienze sociali, IV, 328 sq.
310 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE L'HUMANISME
tout disposé à répandre sur le monde ses bienfaits tem-
porels, si celui-ci voulait seulement lui accorder une
demi-confiance. C'était dans les dernières années du
XV e
siècle, Saxe était encore catholique.
alors que la
Dans ce pays, à cette époque, un manœuvre touchait par
semaine la valeur de quatre moutons. Les artisans et
les moissonneurs avaient quatre plats sur leur table,
aussi bien à midi que le soir. Les jours de jeûne, ils en
avaient cinq à midi pour moins sentir la fatigue le soir.
On cite comme exemple d'économie extraordinaire, à
cette époque, le fait qu'une riche famille bavaroise ne
donnait à ses serviteurs, au repas du soir, que de la

soupe, deux plats de poisson et encore un troisième


plat. A la même époque un maçon
aussi, en Autriche,
gagnait soixante livres de bœuf par semaine. EnMisnie,
il gagnait trois moutons et une paire de souliers, ou deux

linnots de blé, sans compter la nourriture (1 ).



Les historiens de la civilisation nous racontent que
les jours les plus heureux qu'ait jamais vus l'Angleterre,
furent les jours où elle était gouvernée par des monar-
ques catholiques, les jours de ses évoques et de ses
couvents. Dans ce temps là, on trouvait dure la pres-
cription de mettre au pain et à la bière les gens dont on
n'était pas content, tandis qu'aujourd'hui, il y a des
milliers d'honnêtes gens qui seraient bien aises d'avoir
assez de pain et de pommes de "erre à manger le di-

manche avec leur eau. Aujourd'hui des familles de bon-


ne condition y regardent à deux fois pour mettre tous
les jours du rôti sur la table. Sous le soi-disant régime
monacal du Parlement désignent le
et clérical, les actes
bœuf, le porc, le veau et le mouton comme étant la nour-
riture des classes pauvres (2). La seule ville de Gand
équipait dans ce temps là 16.000 citoyens armés (3),

Janssen, Gesch. des deustch. Volkes, I, 307, 309, 338 sq.


(1)

(2) Gobbet, Gesch. der protest. Reformation in England und Irland


(Mainz, 1862), §463, 465, p. 575 sq,
(3) Kampen, Gesch. der Niederlande, I, 207, 218.
LA NÉGATION DU PÉCHÉ 311

et Dantzig 50.000 (1). Certaines petites villes hollan-


daises, et certains petits villages étaient en état de pou-
voir mettre à la disposition de leur prince, des vais-
seaux pour faire la guerre sur mer (2). La puissance
et l'influence de Lubbeck étaient tellement considéra-
bles, queles trois empires du Nord étaient prêts à mettre
sur le trône ou à déposer des rois, sur un seul signe de
sa part. A Nuremberg, les citoyens ordinaires- vivaient

d'une manière si aisée, que les rois d'Ecosse se seraient


félicités de pouvoir faire comme eux (3).
Donc y a eu des temps où l'on se trouvait mieux
il

qu'aujourd'hui. Eh bien, nous le demandons encore une


fois : N'y a-t-il pas eu des hommes mauvais dans ces
temps-là? 11 n'y en avait certainement pas plus qu'il n'y
en a maintenant. Mais prise d'une façon générale, l'hu-
manité ne valait pas beaucoup mieux. La seule diffé^
rence est qu'aujourd'hui c'est la misère qui pousse au
péché, tandis que dans ce temps-là beaucoup s'y lais-
saient aller par folle extravagance.
On voit déjà où se trouve la juste réponse à la ques-
tion. Oui, la misère est la conseillère de bien des crimes.
Mais nous cherchions à quels méfaits le bien-être et
si

le bonheur peuvent porter l'homme, nous pourrions


peut-être recueillir des chiffres plus considérables en-
core et des faits qui seraient d'autant plus terribles.
Les causes delà ruine de Sodome, dit le Prophète, fu-
rent l'orgueil, la satiété, l'abondance et l'oisiveté (4).
Dans tous les temps, ces mêmes causes ont fait périr
des quantités innombrables d'hommes. Quel que soit le

nombre de ceux que la misère corrompt, le bonheur en


corrompt encore davantage. C'est là une de ces convic-
tions puisées dans l'expérience, qu'expriment non seu-
lement l'Ecriture Sainte (5) et les Saints (6), mais aussi

(1) Barthold, Gesch. des deutschen Stœdtwesens., IV, 255.


(2) Kampen, loc. cit., I, 208.
(3) Barthold, /oc. cit., IV, 255 sq.
(4) Ezech., XVI, 49. —
(5) Proverb., XXX, 8, 9.
(6) Bernard., De S. Malack., i, 7; In domin. Psalm., s. 2, 2. Sma-
ragd., Diadema monach., 32. Guerric, In Quadr., s. i,\.
312 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE L HUMANISME
les auteurs païens (1 ). Et ce n'est pas seulement le rigide

proverbe qui dit: Il faut de robustes jambes pour sup-


porter des jours de bonheur (2), mais un léger enfant
du monde comme Gœthe se voit obligé d'avouer que
« Tout est supportable dans le monde »
« Excepté une longue série de jours heureux » (3).

Ce qui ne veut pas dire néanmoins que quiconque est


riche et heureux doive se livrer à de folles extravagan-
ces. Mais nous admettons encore bien moins que la pau-
vreté et la misère soient inséparables du péché. 11 y en
a beaucoup qui savent garder leur intégrité au sein du
bien-être, et y en a des milliers qui, sous la pression
il

de la souffrance, offrent des exemples de vertu et de


sainteté.
11 s'ensuit de ceci, que si quelqu'un est méchant, ce
n'est ni la richesse ni la pauvreté qui en font un scélérat.
C'est à l'intérieur qu'habite notreennemi c'est à l'in- ;

térieur qu'est la cause du mal. Pourquoi donc recourir


à des choses étrangères pour excuser nos fautes? Si
nous savions bien nous mettre en garde contre les objets
extérieurs, ils ne deviendraient pas pour nous un filet
et un piège (4).

6 _ Le
C'est pourquoi, il est pareillement inadmissible de
n pr
Sent pas dê
rendre, exclusivement ou principalement, l'éducation et
dcSiation! l'exemple responsables du mal. Avec ces mots, nous
avons mis le pied sur un domaine où la science moderne
déploie un zèle particulier, et se comporte avec un
sentiment souverain d'elle-même. 11 est impossible de
direcombien de fois, et avec quel air victorieux, on nous
oppose les mots de suggestion, de maladie des peuples,
de psychose des masses et autres semblables. Il n'y a
pas de crime qui ne s'explique par l'impossibilité de

(1)Theognis, Gnom., 1155 (129). Basilius, De legend. gentil, libris,


8. Seneca, Ep., 39, 4. Solon, dans Herodot., 1, 32, 6. Lysias, 24,
16.
(2) Wander, Sprichwœrter-Lexikon, I, 300, 22.
(3) Gœthe (G. W. t 1827), II, 243.
(4) Ambros., Hexœmeron, 1, 8, 31.
LA NÉGATION DU PÉCHÉ 313
résister à l'exemple, et par l'instinct d'imitation mala-
dif et invincible. Des vues morales et politiques, des
préjugés de famille et de race, des terreurs paniques et
des enthousiasmes aveugles, l'opinion publique et la
voix de la presse, les mots d'ordre et les actes contagieux
de quelques hommes influents, tout cela, nous dit-on,
pour faire de la masse un grand troupeau de
suffit

moutons, et pour enlever toute indépendance aux indi-


vidus (1).

Souvent, il nous nous ne pourrions pas


faut l'avouer,
comprendre comment on attache une telle importance
à cela, si, au fond, il n'y avait pas le dessein de dégager
l'homme du poids de la responsabilité. C'est cependant
connu de tout le monde. Tous les temps se sont plaint
de la corruption indicible que le mauvais exemple, sur-
tout l'exemple des masses, peut causer ; et le spectacle
dont nous sommes témoins, nous dispense déparier plus
au long des malheurs que produit une fausse éducation.
Mais personne ne s'est encore avisé jusqu'à présent de
nier la liberté personnelle ou d'exiger, comme on le fait

maintenant, que notre droit pénal une


soit établi sur
base psychologique tout à fait nouvelle, en faisant une
plus large part à ces influences (2).
Par bonheur cette exigence se heurte aux conséquen-
ces publiques de sa fausseté intérieure. que
Il est évident
d'après cette manière de voir, les criminels échappe-
raient d'autant plus à la punition que les crimes augmen-
teraient en plus grand nombre caria contagion, et par
;

conséquent la non-culpabilité de ceux qui les commet-


tent, augmenteraient au même degré. Mais la nécessité
saura bien préserver d'un tel égarement.
D'ailleurs, la saine intelligence le fera aussi. Qui ne
sentirait pas toute l'exagération de Fourier, lorsqu'il
étend l'opinion de Rousseau que nous avons déjà dis-
cutée autrefois, jusqu'au principe que l'éducation est la

(1) Karl Fischer, Socialpœdagogik und Socialpolltlh, 242 sq.


'2)I6tâ.,"38J.
314 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE L HUMANISME
source par où péché est venu dans le monde (1)? Et,
le

qui ne serait pas frappé d'horreur, lorsque celte femme


diabolique, dont les écrits ont enlevé à tant d'êtres, non
seulement la vertu mais la foi à la vertu, et à l'honneur,
Georges Sand, étend si loin ce principe erroné, qu'elle
rejette la responsabilité de sa faute sur celle qui lui a
donné le jour? C'est avec une indélicatesse incroyable
que cette femme raconte au monde tout entier les pé-
chés de sa mère. C'est à elle qu'elle attribue ses propres
égarements, attendu que, dit-elle, d'après les lois de
l'hérédité, les bonnes dispositions comme les défauts
des parents doivent se retrouver dans l'enfant (2).
Le désir de trouver pour ses péchés une cause qui le
décharge de la responsabilité du devoir personnel, peut
conduire l'homme à une telle perversité. Ce doit être un
fardeau écrasant que ce sentiment de la responsabilité
et du rendement des comptes, si, pour s'en garantir, le

pécheur jette loin de lui ce qu'il y a de plus saint, la


pudeur innée, le plus naturel de tous les sentiments, la
piété de l'enfant, l'exercice de la réflexion. Ainsi, pen-
dant la tempête furieuse, le navigateur jette dans la mer
ce qu'il a de plus précieux. L'abîme veut avoir sa victime ;

il l'avoue. Plus c'est cher, meilleur ce sera, et il se cal-


mera peut-être plus vite.
Ces tentatives désespérées faites pour s'affranchir à
tout prix du sentiment de la culpabilité personnelle,
prouvent à quel anéantissement de tout sentiment hu-
main, à quelle détérioration de l'humanité on en arrive,
quand on ne veut pas reconnaître la cause du mal que
nous enseignent la conscience et la Révélation.
7 L Mais tout plutôt que ceci. Tout, excepté l'aveu de la
ma r a r P o!
r
d
situâtes C n!
mérité. 11 faut que la vérité sur ce point soit bien humi-

géogrâKues liante et qu'elle nous remplissed'uneindicibleconfusion !

Plutôt entraîner le monde tout entier dans notre culpa-

(0 Julian Schmidt, Gesch. der franzœsich. Literatur, II, 587. .

(2)Georges Saud, Mémoires,?!. Jul. Schmidt,


Gesch.der franz. Lit.,
Il, 510.
.

LA NÉGATION DU PÉCHÉ 315


bilité, plutôt rejeter la responsabilité sur les autres que
de la prendre sur nous !

Dans les temps d'ignorance, on considéraitles étoiles


comme assez complaisantes, non seulement pour nous
prédire d'avance notre sort, mais pour prendre la res-
ponsabilité de tout ce dont pourrait manquer sur terre
celui qui marche sous leur influence. Dans les temps
modernes, Lachse a essayé de concilier l'attrait pour le
crime avec le nombre des taches du soleil.
Depuis Montesquieu (\), et particulièrement depuis
Karl Ritter, c'est devenu une mode et un titre d'honneur,
pour quiconque aspire au titre de savant, d'expliquer
l'histoire de l'humanité, de la civilisation, de la morale,
des vices, des qualités des peuples, par la géographie
physique. Notre époque n'est pas peu fîère de cette pré-
tendue découverte. Mais on y a de vrai et ce
sait ce qu'il

qu'il y a d'exagéré là-dedans. Strabon a déjà fait ressor-

tir ce qu'il y a de vrai. Tite Live par contre connaît des

gens qui attribuent au climat la dégénérescence générale


des mœurs mais il juge les choses assez froidement pour
;

repousser ces théories (2).


Les modernes ont fait preuve de moins de réflexion.
Sous ce rapport, c'est Pascal qui va le plus loin, d'ac-
cord en cela avec son inclination au paradoxe. Il n'hésite
pas à dire qu'il n'y a presque rien de juste ou d'injuste
qui ne varie selon la diversité du climat. Trois degrés
plus haut vers le pôle et toute la jurisprudence serait
renversée (3).
On voit combien tout ceci est arbitraire, en ce que les
mêmes hommes ont des manières de voir tout à fait dif-
férentes sur la même cause ou sur le même effet. Au
moyen âge, on croyait que la légèreté par laquelle le
peuple anglais tranchait à son grand désavantage sur la

gravité des Français, et que les caprices bizarres qu'il


avait déjà, provenaient des brumes de son île, lesquelles

(1) Montesquieu, Esprit des lois, liv. 14, 2, 3, 42, 13 ; liv. J7


(2) Livius, 37, 54. — (3) Pascal, Pensées, 1, 68.
316 MANIÈRE DE PENSER ET DAGIR DE L HUAMNISME
influaient sur le cerveau et sur les nerfs (1). Au siècle

dernier, les riches anglais à qui la terre ne pouvait plus


offrir de changement, la vie plus de jouissances, l'oisi-

veté plus de charmes, trouvaient, dans le même climat


humide, la cause de leur inclination à la mélancolie et
au suicide (2). Rachel, dont l'humeur était aussi mobile
qu'une girouette, avait une habitude qu'elle conseillait
aussi à ses amis, celle d'écrire au-dessus de chacune de
ses lettres, la température du jour, afin que celui qui
la recevrait sût d'avance dans quelles dispositions d'es-
prit ces lignes avaient été écrites, et ce qu'il devait s'at-
tendre à trouver en les lisant. La célèbre juive en aurait
certes voulu gros à sa femme de chambre, moins ins-
truite et moins riche qu'elle, si elle se fût avisée de
faire dépendre son humeur, sa fidélité et sa discrétion,
du soleil de Berlin et des sables mouvants de la Hasen-
heide.
On se rend compte ainsi du sérieux de cette opinion.
Nous l'admettons quand nous pouvons nous en servir
pour nous excuser ; autrement nous faisons solennelle-
ment nos réserves contre elle.

Cette manière de voir est également en contradiction


avec l'histoire. On nous prouve, à n'en pas douter, que
la situation de la Grèce devait nécessairement conduire
à cet(e civilisation, à cause de laquelle nous estimons
tant les anciens Grecs. Mais que cette même Grèce qui
avait jadis produit Platon et Périclès soit aussi la patrie
des Clephtes, que le climat de Carthage ne produise
plus de Gyprien et d'Augustin, que le sol brûlant de
l'Espagne ne produise plus de Lope ni de Cervantes,
que les Stoïciens, sous le ciel d'or de la Grèce, dans les
villas ensoleillées de l'Italie succombassent à la même
maladie, à la même fatigue de la vie que les excentri-
ques habitants d'Albion, incapables de jouissances dans
les brouillards de Londres, que Jacob etEsaii, ces frères

(1) Petr. Cell., Epist., 6, 23.


(2) Edw. Vounp;, The Complaint of Wght-Thoughts, 5, 457.
LA NÉGATION DU PÉCHÉ 317
inégaux, aient vu le jour sous un même ciel, sous une
même étoile, sous un même climat, qu'est-ce que cela
faitau monde, puisqu'il faut, à tout prix, trouver au
péché une cause qui nous affranchisse de tout repro-
che ? Pourvu qu'elle atteigne cette fin, on ne se de-
mande plus si elle tient debout. Bien qu'elle n'ait pas le

sens commun en elle-même, elle l'a cependant si cette


condition est réalisée.
C'est ainsi que nous sommes encore à mille lieues de -
', ,, ,. .< .,,
,
8. Diea
lui-même est
la réponse a la question qui agite le genre humain de- rendu respon-

puis sa naissance mal? Jusqu'à présent,


: D'où vient le fente.

nous avons trouvé que les hommes, pour ne pas être


obligés de s'accuser eux-mêmes et de retourner à Dieu
par l'aveu de leur propre culpabilité, ont accusé Dieu,
mais d'une façon détournée. Car accuser une créature
de Dieu signifie toujours accuser Dieu (J). Mais du
moins les explications que nous avons indiquées pré-
cédemment n'étaient pas une attaque directe contre
Dieu.
Enfin, l'homme qui ne veut pas porter le poids de sa
responsabilité en arrive à ne pas reculer devant ce qu'il
y a de plus mauvais. D'où vient donc le mal ? Eh bien,
dit-on, si nous ne sommes pas montés assez haut avec
les étoiles, montons encore plus haut.
Les anciens héros d'Homère disent déjà sans détour :

Je n'en suis pas cause (2). Alors qui en est cause ?


Quand ils s'expriment en termes plus mitigés, la faute
se trouve dans la destinée inexorable, dans le sort aveu-
gle, inflexible, que l'homme ne peut pas plus faire plier
que la divinité. Voilà ce qui, d'après leur opinion, nous
rend coupables et dignes de punition.
Nous pouvons dire, sans exagération, que cette ter-
rible manière de pour jeter l'homme
voir, bien faite
dans le désespoir et en même temps dans la haine con-
tre Dieu, fut propre à tout le paganisme. Ce blasphème
»

(1) Angust., Ps. 31, 2, 16. — (2; llias, 19, 86 sq.


318 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DÉ L'HUMANISME
a été exprimé avec la conviction la plus profonde et le
sérieux le plus grand, par un de ses meilleurs philoso-
phes. Il ne faut pas s'étonner non plus que le peuple
n'ait pas pensé autrement. Ce n'est pas seulement la
légèreté d'une Hélène qui met sa propre sottise sur le
dos de la divinité (1), mais ce sont aussi les héros vail-
lants et joyeux ; et les Grecs les plus pieux disent, sans
détour, que la jalousie des dieux et la joie de nuire,
qu'ils manifestaient quand ils voyaient l'homme dans
le péché et dans la peine, les rendaient criminels envers
les mortels. Ils disent que ce sont eux qui sont les sé-
ducteurs, la cause du péché, et que l'homme n'est que
la victime.
Cependant, pourquoi parler des païens, pourquoi
nous effrayer quand nous rencontrons cette même doc-
trine chez les Musulmans ? (2) Est-ce que nous chrétiens,
nous n'avons pas sujet de nous voiler la face de honte
en présence des païens, quand ceux qui portent notre
nom s'expriment sur notre foi pour ainsi dire encore
plus grossièrement qu'eux ? Est-ce que ceux-ci ont
donné à leur affirmation une forme plus choquante que
le réformateur de Zurich, disant que Dieu incite et

pousse au péché, que l'homme n'est que l'instrument


avec lequel il accomplit le péché (3)? Ont-ils présenté
leur doctrine effrayante avec une froideur plus glaciale
que le réformateur de Genève a présenté la sienne sur la
prédestination au péché et à la damnation (4) ? Est-elle
bien éloignée de cela elle aussi, l'opinion du réforma-
teur de Wittemberg, opinion d'après laquelle Dieu pro-

(1) Odyss., 4, 261.

(2) Coran, 22, 52 ; 6, 125 ; 13, 27 ; 17, 62. Sprenger, Leben des Moham-
med, II, 306,423. Eremer, Cidturgeschichle des Orients untcr den Kali-
fen, H, 399, 410 sq. Aldak-I-Jalâly. Practlcal philosophy of the Mu-
hammadan people (by Thompson, 1839), 416.
(3) Mœhler, Symbolik, (6) 45.
(4) Becanus, Manualc controvers .
, I. 3, c. 5, q. 3-6. Mœhler, loc. cit.,

50 sq.
LA NÉGATION DU PÉCHÉ 319
duit en nous, le bien elle mal, tandis que nous subissons
son influence inactifs et contraints (1).

Nous ne voulons faire de peine à personne en parlant


ainsi, quoique nous sachions que ce point blessera plus
d'un cœur. Cependant, est-il possible de se taire? Ne
devons-nous pas dire avec saint Paul : « Je ne puis rien
contre la vérité » (2) ? Et n'est-ce pas ici la triste vérité
à laquelle nous rendons témoignage? Byron lui-même
n'a pas permis à son Caïn de rejeter si crûment la faute
de son péché sur Dieu. Et Conradi, qui demandait seu-
lement que Dieu partageât avec l'esprit humain l'impu-
tation du bien et du mal (3), n'a pas poussé si loin sa
haine envers Dieu que Mélanchton, qui n'hésite pas à
affirmer que Dieu est la cause de tout, du bien comme
du mal (4), et qu'il est tout aussi bien l'auteur du pé-
ché de David et de la trahison de Juda que de la con-
version de saint Paul.
11 n'y avait plus qu'un dernier pas à faire pour nous
amener à la limite de ce qui est possible à l'homme,
nous dirions presque à la limite de ce qui est possible au
démon. Et ce pas, Théodore de Bèze l'a fait en expri-
mant l'effrayante doctrine que Dieu a créé une partie
des hommes, sans autre dessein que de trouver en eux
des instruments pour exécuter le mal qu'il a résolu de
produire (5).

C'est ainsi, qu'au nom de la théologie, on attribue la


nuit à la lumière, la maladie à la santé, la mort à la
vie (6) c'est ainsi qu'on se permet le blasphème envers
;

Dieu et la négation delà propre raison, uniquement pour


pouvoir se croire soi-même innocent.
Pourquoi alors accusons-nous des esprits plus ordi-
naires d'oser introduire dans la vie ces doctrines qu'ils
tiennent de leur instruction religieuse ? Pourquoi con-

(1) Luther, De servo arbitrio, c. 150. —


(2) IL Cor., XXII, 8.
(H) Zukrigl, Nothwendigkeit der Christl. Offenbarungsmoral, 96 sq.
(4) Mœhler, loc. cit., 43 sq.
(5) 1J., 46.

(6) Basilius, Hexœm., 2, 5.


320 MANIÈRE DE PENSER ET d'aGIR DE L'HUMANISME
damnons-nous l'infortuné Lentz lorsqu'il commet le
crime de dire que le ciel est la cause de ses péchés, et
que lui seul peut faire cesser cela (1)?
Pourquoi nous emporter contre Georges Sand qui
accuse Dieu d'être la cause de nos péchés, parce qu'il
permet à l'humanité de s'écarter du droit chemin au
lieu de lafrapper de sa foudre (2) ?
9. — Per- Nous sommes arrivés à la dernière limite, car nous
sonne nest

fautee?
ne P ouvons P as a U er P ms l° m U es ^ temps que nous
de
r-
-

sa^VaE! rendions compte de ce que nous avons entendu jusqu'a-


lors. Quel est le résultat de notre long voyage à travers

les pays, les peuples, les temps ? 11 est très affligeant.

Partout nous rencontrons la faute, et nulle part l'aveu

de la faute. Tous se vantent d'être hommes, tous pè-


chent contre ce qui est véritablement humain, et tous

le corrompent sans espoir de retour, sans admettre ni


qu'il est gâté, ni que ce sont eux qui l'ont gâté.
Un jour, les fils de Dieu vinrent devant le Seigneur.
Satan aussi était parmi eux. Et le Seigneur lui dit D'où :

viens-tu $ Et il répondit: J'ai fait le tour de la terre et je


l'ai parcourue (3). 11 va sans dire que lui, le mauvais
accusateur des hommes (4), n'avait pas vu de bien dans
l'humanité, mais uniquement du mal. C'est pourquoi le

Seigneur lui demanda de nouveau, s'il n'avait pas au


moins rencontré une personne chez qui il ne trouvait
rien à reprendre, Job, le saint, l'homme irréprochable?
Non que Dieu ait voulu dire que Job était sans défaut.
Il s'occupait seulement de l'humanité, et voulait lui

éviter le reproche que tout bien l'avait abandonnée.


C'est ainsi que Dieu respecte même l'honneur des hom-
mes tombés.
Le récit ne nous dit pas si, à ce moment, le bon es-
prit de l'humanité parut aussi devant Dieu. Si oui, sans

(i) Dûntzer, Frauenbilder aus Gœthes Jugendzcit, 65.


(2) Sand, Lclia, 35. (Werke, deutsch. [Stuttgart, 1844], L. III,

16).
(3) Job, I, 6, 7. — (4) Apocal., XII, 10.
LA NÉGATION DU PÉCHÉ 321
doute le Seigneur lui posa la même question ! D'où
viens-tu? Et sa réponse fut : J'ai voyagé à travers les
pays habités par les hommes, j'ai traversé les mers, je
me suis élancé jusqu'aux étoiles du firmament. Et le
Seigneur de dire : As-tu trouvé un seul homme qui fût
sans péché ? Non ! fut sans doute sa réponse ; nulle part
je n'en ai trouvé. Mais as-tu trouvé aussi la cause qui
les a fait tomber dans le péché ? Oui, si je dois les croire.
Sous le ciel et sur la terre, dans l'air et dans la mer,
dans les abîmes profonds de y a une multi- l'enfer, il

tude d'êtres qui portent la faute de leurs crimes. Il n'y


a qu'un endroit où ils n'aient pas voulu me laisser cher-
cher quelques traces de fautes et de responsabilité, c'est
dans leur intérieur, là où le mal a son siège odieux, là
d'où il s'élance comme la bête fauve de son antre, pour
répandre la terreur et la dévastation dans les monta-
gnes et dans les vallées. Que le péché tienne le sceptre
dans l'humanité, ils l'ont avoué, si ce n'est point par
sincérité, c'est du moins par mécontentement envers
les autres. Mais personne n'a admis qu'il était pécheur.
Ils ne peuvent s'empêcher de commettre des fautes et
des péchés, comme si c'était un droit humain dont il

faut user absolument. C'est comme s'ils voulaient trou-


ver en une preuve que leur nature est humaine. Mais
lui

aussitôt qu'ils ont montré qu'ils étaient hommes, ils


nient qu'ils tiennent cela de ce qu'ils ont d'humain en
eux. S'il leur est permis de se justifier, comme
ils ont,
excuse toujours prête, la parole : Errare humanum est.
Mais on se sert de ce même principe pour leur mon-
si

trer qu'ils sont également responsables d'avoir erré,


alors ils nient leurs propres paroles.
Le génie de l'humanité a Dans ses premiers raison. io. - Les
ne
écrits, l'humanité ancienne a déjà déclaré, par la bouche véuTent Pas
ChcicllGl' \&

d'Hégésias (1), de Socrate et de Platon (2), que per- causedumai.

sonne n'est volontairement mauvais.

(l)Diogen. Laert.,2, 95.


(2) Plato., Tim., 41, p. 86, d ; Protag., 31, p. 345, e ; 37, p. 355, d.
21
322 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE L HUMANISME
Peu d'hommes, — ce sont il est vrai les plus grands
esprits de l'antiquité, — ont osé douter de cette affir-

mation (1). Mais cela n'a servi de rien. Les hommes ont
tenu à la négation de la liberté de la volonté, avec une
opiniâtreté (2) qui leur fait peu d'honneur. Aujourd'hui,
nous sommes allés si loin que même des ouvrages scien-
tifiques sérieux applaudissent quand Ola Hanson expli-

que, dans son abominable Paria,le meurtre de la mère


par un simple instinct de la nature, et qu'il nous montre
pure comme un miroir l'âme de celle qui a assassiné son
enfant (3).
Que l'homme soit maître de ses actions, qu'il en soit
même cause, qu'il porte par conséquent lui-même la
'

faute et la responsabilité de ce qui est bon et de ce qui


est mauvais, une vérité certaine, indéniable,
c'est là

attestée à chacun par sa propre conscience, une vérité


que chacun peut trouver par sa propre réflexion. Or
cette vérité a été niée avec tant de ténacité, et d'une
manière si générale, qu'on serait presque tenté de croire
qu'elle n'est plus accessible à l'homme tombé, aban-
donné à ses propres forces et à sa seule raison naturelle,
sans une lumière plus élevée, et sans une impulsion
plus vigoureuse que celle qu'il possède. Un docteur de
l'incrédulité moderne avoue en effet qu'il serait obligé
d'abandonner le point de vue auquel il se place, s'il lui
fallait admettre la doctrine de la liberté de la volonté (4).

Sans admettre une faiblesse exagérée de la raison,


nous remercions pourtant la grâce divine de ce qu'une
lumière plus brillante se soit levée pour nous dans la
personne de Jésus-Christ, lumière qui éclaire nos ténè-
bres (5) et nous rend aussi, sous ce rapport, tout égare-
ment impossible. « Que nul, lorsqu'il est tenté, nous
apprend cette doctrine, ne dise : C'est Dieu qui me tente.

(1) Aristot., Eth., 3, 5, (7) 4. Sophocl., Fragm., 362 (Ahrens).


(2) V. Vol., I, Conf., 6.
(3) Cf. Schmidkundz, Psychologie der Suggestion, 363.
(4) Boutteville, La morale de VEgl. et la morale nat., 52.
(5) Joan., I, 5.
LA NÉGATION DU PÉCHÉ 323
Car Dieu ne saurait être tenté de mal, et lui-même ne
tente personne. Mais chacun est tenté par sa propre
convoitise qui l'amorce et l'entraîne » (1). Tout ce
qu'elle peut faire, c'est de l'y exciter, mais pas davan-
tage. Telle esl la doctrine de la Révélation.
Cependant elle ne nous dit rien de nouveau sur ce
point. Elle ne faitque confirmer ce que nous savons par
notre propre intelligence. Quel est le sage qui niera qu'il
y a du mal dans le monde ? Est-ce que les chutes mor-
telles ne sont pas fréquentes dans la vie? Mais ce n'est

pas au dehors que se trouve le vrai danger. C'est à l'in-


térieur. Examine avec soin ton intérieur, et mets des
gardes devant ses portes, devant tes pensées et devant tes
passions. Pourquoi accuses-tu la nature Pourquoi as- ?

tu recours à une nature étrangère pour t'innocenter de


tes fautes? Tu es toi-même la cause de ta malice tu es ;

dans ta propre personne la cause de tes égarements, la


cause de tes péchés (2). Telle est la simple vérité que
nous reconnaissons aussi bien dans la lumière de la rai-
son que dans celle de la Révélation.
Mais la cause de cette condamnation est que la lu-
mière est venue dans le monde, et que les hommes ont
mieux aimé les ténèbres que la lumière, parce que leurs
œuvres étaient mauvaises (3).
Aujourd'hui aussi bien que dans les anciens temps,
les hommes traversent des espaces infinis pour savoir

s'ils ne trouveraient pas quelque chose à quoi ils puis-


sent imputer la responsabilité des mauvaises actions,
laquelle pèse d'un poids effrayant sur la conscience de
l'homme. Et sans cesse ils reviennent en assurant que
le mal doit sans doute être inévitable, et que le meilleur

serait de le laisser passer son chemin, comme les nua-


ges et les brouillards d'automne dont on ne sait rien de
la provenance, et dont on constate la présence subite,
sans en voir la raison ni en haut ni en bas.

(i) Jac, I, 13, 14.


(2) Ambros., Hexœm., 1, 8, 31.— (3) Joan., III, 19.
324 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE L'HUMANISME
Nous vous croyons sur parole. Mais pourquoi ne
cherchez-vous pas la raison, là seulement où l'on peut la
trouver? Vous, ô hommes, comme vous devenez insup-
portables à vous-mêmes, en ne craignant plus que vous !

Comment, en vous fuyant éternellement, trouverez-vous


jamais le vrai motif du mal ? Si vous le cherchez, cher-
chez-le bien, cherchez-le là où il se trouve en réalité, et
vous aurez vite fait de le trouver.
4i. -Les Point d'effet sans cause, tel est le principe que la
peur de la
vraie réponse
science a établi depuis
L
les temps les plus reculés, comme
à îa question point de départ de toutes les recherches. Rien ne vient
L l
del origine du
raal -
du hasard. Mais quand l'humanité s'arrête à un défaut
d'une manière si universelle, et avec tant d'opiniâtreté,
elle doit avoir des motifs particuliers. Il n'y a pas de
question qu'elle déteste plus que celle-ci : D'où vient le

mal? Et pourtant, depuis le commencement, il est peu


de questions qu'elle ait soulevées plus souvent que celle-
ci. Mais celui-là se tromperait qui voudrait croire qu'elle
l'a posée dans le but de la résoudre.
Non Les hommes ne veulent pas qu
! elle soit résolue.

Ils craignent plus que tout ce qui leur cause de la ter-


reur la juste réponse à la question effrayante : D'où
vient le mal? De là leur anxiété pour trouver à ce sujet
une réponse qui les décharge de la faute.

Pour prouver ceci, nous aurons garde de nous adres-


ser à des esprits faibles et timides. Madame de Stein, à
l'époque de ses relations défendues avec Gœthe, était
parfois accablée degraves scrupules de conscience. Peut-
être voudra-t-on rejeter son témoignage comme celui
d'une âme inquiète, lorsqu'elle s'épanche dans ces vers
mauvais :

« Ma conscience ne veut pas me dire »

« Si ce que j'éprouve est injuste, »


« Et si je dois expier le pe'ché »
« Qui m'est si cher. Ciel anéantis »
« Cette conscience, si jamais elle pouvait m'accuser ! » (1)

(1) Dùnzter, Charlotte von Stein, I, 66. Baumgartner, Gœthe, (2) 1,

294.
LA NÉGATION DU PÉCHÉ 325
C'estévidemment un fort degré de terreur, quand on
est obligé d'avouer soi-même que la conscience ne veut
pas répondre à la question de savoir si l'on vit dans le
péché, et quand on prie le ciel de l'anéantir plutôt
qu'elle ne dise la vérité. Cependant Madame de Stein est
une femme, et les femmes, dit-on, sont toujours dispo-
sées à la bigoterie. C'est pourquoi on ne peut pas atta-
cher une importance considérable à son témoignage.
Gœthe, son grand Gœthe, est assuré-
C'est bien. Mais
ment au-dessus de ce soupçon Or lui non plus n'échappe
.

pas à cette peur d'entendre la juste réponse. Lui aussi


fuyait la vérité, et peut-être encore davantage que Ma-
dame de Stein. Il n'avait pas précisément la conscience
tranquille, quand il se posait la question : « Qu'appel-
les-tu donc péché ? Mais il se garde bien d'attendre la ré-
ponse. Avec une pointe de bel esprit froide qu'il regarde
probablement comme spirituelle il dit Le péché est ce :

qu'on ne peut s'empêcher de commettre » (1).


Mais ce que Gœthe craint d'exprimer clairement, un
des esprits les plus forts parmi les esprits forts, Lessing,
l'a avoué sans ambiguïté. Que perdons-nous, dit-il, lors-

qu'on nous refuse la liberté? quelque chose, si tou- —


tefois c'est quelque chose, —
dont nous n'avons pas be-
soin ni pour notre activité ici-bas, ni pour notre félicité,
quelque chose dont la possession rend beaucoup plus
inquiet et plus soucieux que sa privation ne pourra ja-
mais le faire (2). Pour lui, assure-t-il une autre fois à
Jacobi, il ne désire aucune volonté libre il reste, ;

par exception, une fois par hasard, pour de bons mo-
tifs, c'est-à-dire commodes, —
un luthérien honnête ;

il s'en tient à l'erreur et au blasphème plus animal qu'hu-

main, qu'il n'y a pas de volonté libre (3).


On fuit donc sciemment la vérité, et par conséquent

(1) Gœthe, Zahme Xenien, III (G. W. 1827, III, 281).


(2) Lessing, Zuszetze zu Jerusalems philosopJiischen Aufsxlsen (Lach-
mann, 1839,X, 6).

(3) Jacobi, Ucber die Lchre des Spinoza, G. W. 1819, IV, 4, 61, 70 sq.
326 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE L'HUMANISME
à dessein ; on la nie par peur et par lâcheté, fuite sem-
blable à celle de l'enfant qui se sauve après avoir lancé
une pierre dans la fenêtre de son père, négation comme
celle de la petite fille que la mère surprend la main dans
le sac aux friandises.
12. - où C'est ainsi, ô homme, que tu peux reconnaître où
i'uomme trou- < .

sont tes vrais consolateurs et les



1( , . ,,.
. -^
vera-t-n la vrais médecins. Des
vérité et du n . .
, i , i , • • i
secours? milliers s approchent de toi sans en avoir reçu la mis-
sion, te tâtent le pouls, et leur jugement unanime est
celui-ci : Je ne trouve pas de faute en lui. Si seulement
cette parole pouvait l'absoudre de la faute ! Mais c'est
toi qui sens le mieux comment cette faute fait rage
dans toutes tes veines, comment elle a pénétré jusqu'à
la moelle de tes os. Ne crois-tu pas que les pires de
tous les médecins sont ceux qui n'ont que cette parole
sur les lèvres : Paix ! paix ! là où il n'y a pourtant pas
de paix, ces médecins qui guérissent ta plaie en se mo-
quant de toi (1) ! Ne leur répondras-tu pas avec Job :

Souventj'ai entendu un tel langage ; vous êtes tous des


consolateurs onéreux (2). Peux-tu espérer que ceux-ci
puissent jamais te guérir, eux qui ne connaissent pas
même le siège de tes souffrances, et qui ne veulent pas
le connaître? Ne veux-tu pas t'abandonner avec con-
fiance aux mains de ceux qui ne te flattent pas, c'est
vrai, mais qui disent où est la cause du mal?
Cet avertissement peut avoir de l'utilité sur un point.
Il t'est peut être difficile de te défaire de tes préjugés,
de ta méfiance enracinée depuis longtemps contre les

maîtres du christianisme qui te promettent une guéri-


son certaine, mais qui mettent comme condition pre-
mière la connaissance de la gravité de la maladie.
Le mal est-il donc réellement si grand? Si ceux-ci

seuls l'assuraient, tu pourrais encore en douter. Pour-


tant, si tu ne les crois pas, crois ceux qui t'avertissent
par leur propre expérience. Que le péché est donc quel-

(i) Jerem., VI, 14. — (2) Job, XVI, 2.


LA NÉGATION DU PÉCHÉ 327

que chose de hideux, de honteux, d'énorme quand !

même les plus audacieux, et surtout eux le nient avec


la peur « d'un loup qui fuit en silence et l'oreille basse,

après un méfait commis à la dérobée » (1).

Qu'ils fuientdonc aussi loin qu'ils pourront, qu'ils


nient tant qu'ils voudront Plus leur anxiété est grande,
!

>lus elle est claire. Leur effroi semble nous crier à tous

cet avertissement Si tu as montré que tu étais un hom-


!

me, avoue ta faute en homme. Si tu as commis des fau-


tes, avoue que c'est toi qui lésas commises; mais tu n'as

pas le droit de faire ce que tu n'oses pas avouer, et tu ne


dois pas laisser ce poids peser sur toi.

(1) Le Tasse, La Jérusalem délivrée, (Gries) XII, 51.


HUITIÈME CONFERENCE

GLORIFICATION DE LA SAINE SENSUALITÉ.

. L'homme dans le puits, image de l'homme. — 2. L'homme sous


l'influence de la sensualité incompréhensible à lui-même.
est —
3. La triple corruption que le péché a introduite dans l'homme.
4. Corruption de l'intelligence. —
5. Corruption de la volonté et du
cœur. — 6. Combien profonde et générale est la corruption de la
sensualité. — 7. Combien le plaisir des sens ronge l'homme et l'hu-
manité. — 8. La prétendue sensualité saine ou raffinée est elle-
même malsaine. —
9. La sensualité malsaine, corrompue, contre
nature, est une suite et une punition du péché. —
10. Les opinions
contradictoires la concernant sont une preuve de la grandeur de sa
corruption. — 11. Ce n'est que par la lutte que la sensualité peut
devenir saine. — 12. Les vrais droits naturels de l'homme.

i.-L'hom- Nous connaissons tous par Ruckert cette parabole


mee dans le
puits,
lits, image orientale au sens si profond qui, depuis des siècles, est
de l'homme.
passée dans les légendes de tous les peuples (1) : le ré-

cit de l'homme dans le puits (2). Poursuivi par un élé-


phant furieux, le pauvre homme se sauve dans une ci-
terne profonde. Ses mains se cramponnent aux branches
d'un faible arbrisseau, tandis que ses pieds reposent sur
une étroite bande de gazon qui a poussé entre les pier-
res. Quand son œil se fut habitué à la demi-obscurité de
cette citerne, il regarda autour de Mais qui pourra
lui.

décrire sa terreur ! Deux souris, l'une blanche et l'autre


noire, étaient en train de ronger les racines de l'arbris-
seau. Quand l'une était fatiguée , l'autre reprenait le
travail. Quatre vers minaient assidûment le gazon, et,

au-dessous de lui, se tordait un dragon horrible. Le


monstre ouvrait sa gueule avide, tendait vers lui son
long cou, et en haut était l'éléphant qui, attendant sa
proie, plongeait sa trompe dans le puits. Le malheureux

(1) Grimm, Deutsche Mythologie (4 Aufl. von Merger, 1876), II.


Simrock, Deutsche Mythologie (2 Aufl. 1864), 42.
(2) Fr. Ruckert, Parabeln 1 (G. W. 1882, IV, 303).
GLORIFICATION DE LA SAINE SENSUALITÉ 329
se voit déjà saisi parla mort. Il est perdu, comme le

gibier qui est entré dans le filet du chasseur. Son cœur


est sans espoir; ses yeux sont privés de toute consola-
tion. 11 dit adieu à la vie.
Ainsi penserait l'homme s'il était comme il devrait
être ; mais si on le prend tel qu'il est, personne ne s'é-

tonnera que le récit continue ainsi. Dans cette triste

situation, le malheureux voit comme une douce résine


découler des branches de l'arbrisseau. Il oublie immé-
diatement son sort. Incapable de résister au petit char-
me du moment, il tend la main et suce les quelques gout-
tes de cette résine séductrice. Crainte et mort sont
oubliées parla perspective d'éprouver un moment de
plaisir ; l'amertume la plus grande est compensée par
une petite jouissance.
Voilà bien l'homme. Il sait qu'il est enlacé par les rets
de la mort, et il ne craint pas de dédaigner sa vie pour
une goutte de douceur. Plaignons-le, moins à cause du
danger qu'à cause de la légèreté qui lui fait oublier le
danger, mais avouons que nous ne comprenons pas. le

Ce n'est pas étonnant, car l'homme lui-même ne se s.-L'hom-


'
. me sous l'in-

comprend pas. Tous les philosophes, excepté quelques- agence de ia

uns qui ont des sentiments très bas, s'accordent sur se comprend
* '
le
pas lui-même.

principe que le plaisir sensuel est tout aussi nuisible à


la nature de l'homme qu'il est indigne de son esprit. Ils

n'hésitent pas à l'appeler la plus dangereuse des mala-


dies, la plus mauvaise espèce de folie (1). Malgré cela,
il y a beaucoup de ses captifs qui se regardent comme de

grands esprits et qui sont considérés comme tels. « Ses


œuvres, dit Aristote, excitent la honte, non seulement
quand on les commet, mais quand onen parle» (2). Et tou-
tes les œuvres de nos poètes sont pleines de louanges à
son adresse, absolument comme s'il n'y avait pas d'au-
tres sujets qui puissent les enthousiasmer, et que les

lecteurs soient incapables de goûter d'autres satisfac-

(1) Plato, Rep., 3, 12, p. 403, a.

(2) Aristoteles, Rhetor., 2, 6, 21.


330 MANIÈRE UE PENSER ET D'AGIR DE L'HUMANISME
tions. Ils disent tous comme Sénèque
Le plaisir des
: «

sens a infecté le monde entier de son doux poison il ;

s'est fortifié de plus en plus par le progrès du temps et


de l'erreur (1) ». Tous s'accordent avec Cicéron disant
que personne ne mérite le nom d'homme, qui passe un
seul jour dans les plaisirs de la chair (2), et avec Eudème
qui prétend que seulel'âme la plus vulgaire peut désirer
une telle vie (3). Néanmoins la plus grande partie des
hommes, non seulement des esclaves, mais aussi des
hommes libres, des hommes instruits, des savants, des
gens intelligents et occupant un rang élevé, épuisent
leur vie tout entière au service de cette passion dégra-
dante. Personne ne peut refuser son approbation à la
parole de Platon, que la victoire remportée sur les ins-
tincts sensuels est la plus noble des victoires (4). Et
combien peu nombreux sont ceux qui la remportent !

Combien peu nombreux sont ceux qui désirent seule-


ment la remporter !

Nous devrions rougir de l'humanité, ou, pour parler


plus sincèrement, rougir de nous-mêmes, si nous réflé-
chissions un seul instant à ce que nous faisons de notre
personne par la sensualité. C'est, les yeux pleins de lar-
mes, que nous venons de jurer de ne plus jamais lui cé-
der, et le résultat est qu'un instant après, nous tendons
vers elle de toutes nos forces. Avant de nous subjuguer,
elle sait nous remplir de plaisir et de convoitise, de telle
sorte que nous croyons ne pouvoirlui résister. A peine
avons-nous appris à la connaître, que rien que d'y pen-
ser, elle est déjà devenue pour nous un fardeau intoléra-
ble (5). Veut-elle nous éviter? Nous la rappelons pour
recommencer aussitôt l'ancien et indigne jeu. Le dégoût
et le plaisir, le chagrin et la jouissance se touchent ici

de si près que nous oscillons constamment entre eux.

(1) Seneca, Octavia, 2, 426 sq.


(2) Gicero, De finibus, 2, 34, 114.
(3) Eudemus, 1, 5, 5.

(4) Plato, Leges, 8, 7, p. 480, c.


(5) August., Sermo 339, 5.
GLORIFICATION DE LA SAINE SENSUALITÉ 331

D'abord résolution énergique, puis immédiatement


après, faiblesse impardonnable, puis colère contre nous,
puis nouveau charme, nouveau dégoût, nouveau regret,
nouveau repentir et nouvelle chute. Voilà notre vie (1).
Oui, l'homme sur qui la sensualité brandit son sceptre
dominateur est à lui-même la plus grande énigme.
C'est là une difformité que
x
nous devons au péché,
L
au s.— La«-
pie corruption

péché originel, au péché personnel. Inutile d essayer


et
^f ^ péc
ro d u
a

de nier ceci ou de vouloir le pallier. Nous sommes tous aansi'homme.

des hommes,
nous savons suffisamment ce qu'il y a
et
dans l'homme, pour considérer comme non sincère qui-
conque le nie.
Pour peindre notre situation réelle, nous n'avons pas
d'autre image que celle d'une traversée orageuse. Bal-
lottés de tous côtés par les vents et les vagues, incapa-
bles de faire un pas sûr et tranquille, craignant d'être
engloutis à chaque instant, c'est ainsi que nous pour-
suivons notre route. Les flancs difvaisseau chancellent
et s'inclinent tantôt à droite, tantôt à gauche, tantôt en
haut, tantôt en bas, comme s'ils avaient conclu traîtreu-
sement une alliance avec les vagues en fureur. Ainsi agit
notre nature sensible avec laquelle nous faisons notre
voyage à travers la vie'. Mais souvent il arrive aussi que
le gouvernail, la volonté, oscille d'une façon qui donne
singulièrement à réfléchir, et fait mine de refuser son
service. Même l'intelligence, notre boussole, se détraque
quelquefois.
C
Une triple corruption s'est introduite en nous par le ^
r u pti de"
rmtell, &ence -

péché, une excitation de la sensualité, un affaiblisse-


ment de la volonté et un obscurcissement de la raison.
Le moindre de ces maux est l'obscurcissement de la
raison. Celle-ci est relativement la plus indemne dans
cette corruption. Jamais notre raison n'est capable de
nier d'une façon durable et complète ce qui est juste et
bon.

(1) Augustin., Conf., 8, H, 25, 26. Greg. Magn., Moral., 4, 68.


332 MANIÈRE DE PENSER ET d'aGIR DE L'HUMANISME
Cependant, que de fois elle aussi se trompe dans les
questions les plus sérieuses, souvent par culpabilité pro-
pre, souvent faute de mieux savoir. Pour le Tartare, lais-
sertomber du lait ou de la viande est un crime que la
mort seule peut expier (1). Par contre, répandre des
torrents de sang humain n'est absolument rien à ses
yeux. Chez les Kamtschadales, toucher une bûche en-
flammée autrement qu'avec les doigts (2), ou bien enle-
ver la neige de ses souliers avec un- couteau, est le plus
grand péché qu'on puisse commettre (3). Un vrai Wah-
habit ne connaît que deux grands péchés, le sherk,
c'est-à-dire Fidolâtrie, et la boisson honteuse, en d'au-
tres termes, la fumée du tabac. À la question de savoir
y a encore d'autres péchés mortels, et ce qu'il pense
s'il

du meurtre, du faux témoignage et de l'immoralité, il


répond plein d'assurance que Dieu est clément et misé-
ricordieux (4). Pour parvenir à des fins bonnes, pour ré-
tablir la paix entre sa femme
ou entre des enne-
et lui,
mis, Mahomet n'a pas seulement permis le mensonge,
mais il Ta ordonné. C'est pourquoi les Arabes, comme
les Perses, se distinguent par une grande habileté à men-
tir. mensonge doit être fait à dessein. Dès
Seulement le

que l'Egyptien ne ment pas à dessein, il demande im-


médiatement pardon à Dieu, et révoque ce qu'il a dit,
car, ajoute-t-il, Dieu sait tout (5).

Ces choses et d'autres semblables montrent suffisam-


ment à quel grand obscurcissement la pensée humaine
peut en arriver, et cela dans les choses les plus simples.
Sans doute, on peut nous objecter que nous avons
parlé ici dépeuples dont le degré de civilisation très
bas explique facilement de tels égarements. Mais si nous
voulions nous aviser de collectionner les erreurs aux-

(1) Jean du Plan Carpin ,Voy âge en Tartarie, art. 3. Wuttke, Gesch.
des Heidenthums, I, 222.
(2) Peschel, Vœlkerkunde (1, Aufl. 1874), 435.
(3) Wuttke, foc. cit., I, 164.
1

(4) Palgrave, Reise in Arabien (Leipzig, 1868), 11, 8 (11).


(5) Lane, Sitten und Gebrseuehe heutigen Mgypter, (2) II, 135.
GLORIFICATION DE LA SAINE SENSUALITÉ 333
quelles se sont laissé aller les gens instruits des temps
ancien.s etmodernes, nous aurions à enregistrer de bien
pires égarements. Socrate lui-même permet le mensonge
dans l'éducation (1), comme un remède excellent, et,
quand il s'agit de cacher une mauvaise action. 11 le re-

commande même dans la politique, comme étant très


utile pour duper des ennemis, ou pour faire accepter
par les citoyens une prescription salutaire. Mais, à son
avis, même dans ce cas, ceux-là ne devraient pas men-
tir qui n'ont pas l'expérience du mensonge (2). Où le

mensonge est le plus à sa place, enseigne-t-il, c'est quand


quelqu'un cherche à se marier Par contre, on devrait (3).

punir sévèrement pour mensonge, les médecins, les ar-


tisans, et avant tout les diseurs de bonne aventure (4).
Si grands peuvent être les égarements de l'intelligence
chez des esprits bien doués, et qui aspirent honnête-
ment à la vérité ! Mais l'ouvrage qui contient ces erreurs
offre tant d'exemples qui témoignent que des penseurs et
des chercheurs s'écartent souvent de la vérité, et indui-
sent les autres en erreur, qu'il estinutiled'enajouter da-
vantage.
Si la tête tombe dans une telle corruption, le cœur s'y
J
s. — cor-
ruption de la

îettera encore plus facilement. volonté et du


cœur.
Nous savons tous par expérience propre, que, dans
la plupart des cas où nous agissons mal, c'est beaucoup
moins l'intelligence qui en est cause que la volonté. Très
souvent, il est facile à notre intelligence de se justifier
en face de la volonté coupable, car elle l'avait bien aver-
tie auparavant ; mais la volonté n'a pas tenu compte de
l'avertissement. Que répondra la volonté à ces repro-
ches ? Rien de ce qui pourrait faire disparaître sa respon-
sabilité. C'est tout au plus si elle peut présenter comme
excuse qu'en elle aussi règne une corruption profonde,

(1) Plato, Rep., 5, 8, p. 459, d.


(2) Plato, Rep., 3, 3, p. 389, b. c ; c. 21 ; p. 414, c. d.
(3) Ibid., 5, 8, p. 459, d.
(4) Ibid., 3,3, p. 389, d,
334 MANIÈRE DE PENSER ET d'aGIR DE L'HUMANISME

même plus profonde que dans l'intelligence. Voilà qui


n'est certes pas une justification, mais c'est du moins la

vérité.
Oui, la volonté est tombée très bas, et s'est terrible-
ment détériorée. Quel abîmes'ouvre devant nous, quand
nous voyons les Césars romains Néron, le meurtrier de !

sa mère, n'a trouvé qu'une seule créature pour laquelle


il ait éprouvé des sentiments humains, c'est Poppéa Sa-

bina, et encore il la tua d'un coup de pied (1).


Lorsque toutes les cruautés qu'avaient inventées les
anciens tyrans eurent été épuisées, il trouva un genre
de supplice tout à fait nouveau. Il avait à son service un
égyptien à qui il ordonnait de mettre en pièces les vic-

times de sa rage, et de les dévorer (2). Caligula né sa-


vait mieux témoigner sa tendresse à son épouse que par
ces paroles : Quelle belle tête ! Seulement, elle aussi
tombera dès que je l'aurai commandé (3). 11 reconnut
que sa fille encore toute petite était bien son enfant, à
ce signe qu'elle déchirait jusqu'au sang, avec ses ongles,
ses compagnes de jeu (4).
Pourquoi invoquer de exemples? Ne sont-ce pas
tels

là des hommes exceptionnels? Oui, mais l'humanité les

a honorés comme des dieux. La sauvagerie sans exem-


ple de leur cœur leur a conquis l'admiration universelle.
C'est donc en eux que nous voyons ce dont la nature
humaine est capable.
Malgré y a des hommes en qui on peut mieux
cela, il

reconnaître encore la profondeur de la corruption qui


s'est emparée de notre volonté. Nous voulons dire nos
saints. 11 est clair que la volonté de Tibère et de Domi-
tien, ces hommes à la fois lâches et féroces, a accompli
des faits qu'on croirait ne pouvoir rencontrer que chez
les serpents et chez les tigres. Mais un abîme insonda-
ble s'ouvre devant nous, quand un saint Augustin dit de

(1) Dio Cassius, 62, 27. Tacitus, Annal., 16, 6. •

(2) Sueton Nero, 37.


,

(3) Sueton., Caligula, 33.

(4) Ibid., 25.


GLORIFICATION DE LA SAINE SENSUALITÉ 335
lui ces paroles: lime semble que je suis un monstre.
L'esprit commande à la main, et celle-ci obéit à l'ins-
tant même. Mais se commande-t-il à lui-même? 11 trouve
de la résistance. D'où provient cette anomalie? Il est
certain qu'il ne commanderait pas s'il ne le voulait pas, et
s'il voulait, il obéirait certainement. Donc la volonté se
commande à elle-même et non pas à un étranger. Mais
si elle était ce qu'elle devrait être, elle n'aurait pas be-
soin de se commander ; elle serait déjà ce qu'elle veut
être. Et, si elle étaitcommander et à vouloir,
toute à
elle voudrait alors ce qui est commandé. C'est ainsi qu'il

y a en moi deux volontés et aucune d'elles n'est com-


plète (1).
Chacun de nous ne se retrouve-t-il pas dans cette pein-
ture ? Ne devons-nous pas que ces paroles nous
dire
mettent devant les yeux un miroir dans lequel nous ne
pouvons nous regarder qu'avec un profond soupir ?
Nous en sommes déjà arrivés à chercher, avec la son- 1 .
--
bien profonde
?°T
n é ra
de du médecin, mal qui fait une énigme de
le siège du es [
e
,fc r r U p.
* sen"
notre vie toute entière. Gardons-nous donc du défaut de sïtl.
1

ces médecins qui, par ignorance, ou par une compassion


mal placée pour les malades, se contentent de poser hâ-
tivement la main sur un symptôme superficiel quelcon-
que de la maladie. Un médecin trop doux, dit le prover-
be, fait des plaies qui pourrissent (2). Si nous n'avons
pas trouvé le vrai siège de notre mal, il ne faut pas pen-
ser àune guérison, et la mort est certaine.
Or nous succomberions à la mort, si nous ne portions
pas notre attention sur ce domaine où toutes nos fièvres
et toutes nos éruptions puisent leurs sucs les plus dange-
reux, c'est-à-dire sur la sensualité corrompue. C'est ici

que se manifeste le mieux la corruption de l'homme.


C'est ici que se venge, par la plus grande faiblesse, et
comme elle le mérite, la folle exubérance avec laquelle il

a péché!

(1) August, Conf., 8, 0, 21. Cf. EpicteL, D. 2, 26, 1, 4.


(2) Kœrle, Sprichwœrier der Deutschen, -2) 391.
336 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE L,' HUMANISME
La grandeur de la misère qui a pénétré notre nature
se faiLdéjà jour en ce qu'il est presque impossible d'en
parler. Car, celui qui a encore conservé un petit reste de
délicatesse, tressaille de douleur quand nous soulevons
seulement le voile qui couvre cette plaie. Il éprouve de
la peine, il rougit, il est embarrassé pour peu qu'on lui

parle.
Si, pour ce motif, on doit s'imposer la plus grande
réserve à ce sujet, il faut le faire encore davantage à
cause de ceux qui, malheureusement, semblent avoir dé-
sappris à rougir de ces mouvements. Rien ne leur cause
un plus grand plaisir que d'entendre parler de cette
honte de notre génération. Leur esprit s'en occupe avec
une joie particulière. Leur cœur bat plus fort dès qu'on
leur rappelle cette pensée, comme quelqu'un qui, après
une longue absence, met de nouveau le pied sur le sol
inoubliable de la patrie. Tandis que les plus nobles par-
mi les hommes se plaignent de cet aiguillon de la chair,
de l'aiguillon du plaisir, qu'ils le signalent comme la
plus grande corruption de la jeunesse, comme le dan-
ger constant de l'âge mûr, comme la ruine du cœur,
comme l'ennemi delà raison (1), et disent de se tenir en
garde contre ce harpon avec lequel le vice saisit même
les meilleurs et les plus forts (2), un autre ne craint pas
de dire, -
— et il ne fait point partie des esprits les plus
bas, tant s'en faut, — moi, je préfère le plaisir à toute
autre chose. D'ailleurs, une compensation sura-
il est
bondante à la mort, aux blessures, au travail, et aux
infortunes sans nombre (3).
Si un philosophe relativement sérieux parle ainsi, il

ne faut pas s'étonner que la grande masse des esprits


vulgaires ne connaisse pas de bonheur plus élevé que le
plaisir sensuel. Ils ne sont nullement choqués quand

(1) Aristot., Elh., 7, 11, (12) 4, 5. Cicero, Senect., 12, 39.


(2) Cicero, loc. cit., 13, 44 après Plato , Timxus, 31, p. 69, d. cf.
August., Contra Julian., 4, 14, 72 ; 15, 77.
(3) Maxim. Tyr., 3 6.
GLORIFICATION DE LA SAINE SENSUALITÉ 337;

quelqu'un dit avec Léopold Schefer: « Qu'il n'est rien


au-dessus de du sang(l) ». Au contraire, ils
la chair et

ne se cachent pas pour dire que la vie est sans charme


pour eux, que le monde n'a pas de contenu, lapoésiepas
de valeur, l'art pas d'intérêt, si le plaisir sensuel n'y
trouve pas son compte.
Qu'on l'avoue ou non, le plaisir sensuel forme presque
la seule échelle sur laquelle se mesurent les produits de
la civilisation. Seuls l'art et la poésie qui s'abaissent à
favoriser lp, sensualité saine peuvent prétendre à l'admi-
ralion autrement on leur tourne le dos comme étant en-
;

nuyeux et ridicules. Nos théâtres, nos représentations


publiques, nos fêtes, nos plaisirs, sont mis au service
de cette déesse. C'est son esprit qui inspire le ton de la
conversation et les formes des relations sociales. C'est
de lui qu'est sortie cette déification du sexe féminin qui
est le trait fondamental de la galanterie exagérée, et le
centre de toutes les relations, aussi bien dans notre lit-

térature que dans les soi-disant sphères instruites (2).


Partout se trouve la sensualité mal dissimulée et des
moyens adroitement calculés pour lui procurer de la sa-
tisfaction. Seulement, on méprise comme grossiers les
hommes vulgaires qui avouent cela ouvertement et qui
vont droit à leur but. 11 est plus distingué de voiler arti-
ficiellement ses desseins et de rendre plus sinueuses les
voies pour atteindre plus sûrement le même but, ou pour
jouir plus longtemps. Le vulgaire se jette tête baissée
dans les plaisirs quand l'occasion se présente, même au
risque d'étouffer dans le bourbier. Le monde distingué
a bien soin de se modérer dans la jouissance, non pour
se limiter, mais seulement pour l'utiliser plus complète-
ment.
Mais si quelqu'un croit pouvoir exploiter la sensua- 7.-com-
11

lité, il se trompe bien. Si jamais le monde a fait fausse «lés md^S-


1
route,
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qui exploite
va £ e
''homme
etmumanité.

(1) Léopold Schefer, G. W., I, 303.


(2) Bleibtreu, Psychologie der Zukunft, 247, 257.
22
338 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE L'HUMANISME
le plaisir sensuel. C'est tout le contraire ; c'est lui qui
est exploité, épuisé, consumé par lui. Ici s'applique à la
lettre ce qu'un proverbe dit de certains mariages :

« Un vieillard qui prend une jeune femme »


« Sacrifie son argent, son honneur et son corps ».

C'est avec raison que Calderon fait tenir ce langage au


plaisir sensuel :

« Je suis »
<c L'amour condamné par Dieu, »

« Et j'en suis très fier. »

(( Je suis premier des enchanteurs, »


le

« Puisqu'en caressant l'homme, »


« Je lui prépare la ruine et la mort, »
« Choses que j'ai couvées secrètement »
« Dans le sang de son cœur. »
<( Je suis un ver qui me complais en lui, »

« Et qu'il nourrit avec lui » (1).

Hélas! pour combien de millions de personnes ceci a


été la pure vérité ! Elles se sont jetées elles-mêmes en
pâtureà la volupté, à l'intempérance, à la débauche. Len-
tement, morceau par morceau, la passion les a dévorées,
non comme les lions dévorèrent les accusateurs de Daniel
dans la fosse de Babylone, avant qu'ils eussent touché le
sol, mais comme les murènes de Vedius Pollion man-

geaient les malheureux esclaves, en jouant avec eux, et


en les déchirant par lambeaux.
On peut voir ici des millions de fois, de ses propres
yeux, combien l'Ecriture Sainte dit vrai quand elle dit

que: mort est le fruit du péché (2) ». Qui est-ce qui


« la

n'a pas connu de ces personnes qui ont été paralysées


lentement, enlacées, écrasées et dévorées par ce ver ron-
geur? Qui est-ce qui ne pourrait nommer des généra-
tions qui ont été énervées, ébranlées et anéanties tout
entières parce monstre sournois? Les maisons les plus
illustres, les peuples les plus vigoureux, les membres
de l'humanité qui promettaient le plus, ne sont-ils pas
devenus la proie du funeste plaisir sensuel?

(1) Calderon, Le navire du marchand (Eichendorff, G. W.V,261 sq.).


(2) Rom., VI, 23.
GLORIFICATION DE LA SAINE SENSUALITÉ 339
Tant que les Mèdes et les Perses redoutèrent les dé-
bauches ils furent les plus vaillants et les plus nobles
;

de tous les peuples de l'Asie, mais lorsqu'ils furent


tombés dans cette volupté devenue proverbiale depuis,
lorsque chez eux, quiconque avait inventé un nouveau
genre de plaisir fut récompensé par l'état (1), leur éner-
gie se brisa, et ils ne conservèrent même plus la capa-
cité de sentir leur ruine et leur honte (2). Les Romains
avaient trouvé dans les Gaulois des ennemis devant les-
quels ils tremblaient eux-mêmes. Leur terreur ne fut
pas de longue durée la sensualité (3) et l'ivrognerie (4)
;

indomptables de ces tribus furent pour eux un moyen


de les asservir (5) et finalement ce peuple si bien doué
;

disparut complètement sous ses conquérants. C'est


pourquoi Plutarquedit à juste titre de ce mal qui a brisé
et subjugué tant d'hommes La sensualité est un mons- :

tre qui ruine le corps, brise les forces et abaisse l'homme


au rang de l'esclave. Et si seulement c'était un monstre
sauvage ! Si seulement cet ennemi luttait ouvertement
et n'allait pas à la trahison par la voie de la flatterie ?

Mais c'est ainsi qu'il est doublement funeste il nous, :

ruine et nous étourdit par une dissimulation rusée (0).


La
Qu'on n'aille pas se consoler avec le faux prétexte p rét^due

que ceci s'applique seulement à la grossière débauche safnTou'iaf-


/i «

ehontee. Les
» t *_^ i— " il*i '

gens instruits croient partout que pourvu


l finée estelle-
même mai-
saine.
qu'ils revêtent le plaisir de formes polies, et le voilent
avec un petit manteau brodé d'une décence apparente,
il cesse d'être vulgaire et pernicieux. Ils ont même in-
venté pour leur légèreté entourée d'un certain cérémo-
nial, le nom protecteur de saine sensualité. En voilà une
illusion et une séduction !

(1) Aristoxenus, Fragm. 15 (Mûller, Fragm. hist. Grsec, II, 276).


CLearchus, Fragm. (Mùller, loc. cit., II, 307).
(2) Clearchus, Fragm., 12 (Millier, loc. cit., II, 307).

(3) Strabo, 4, 4, 6 5, 4. ;

(4) Polybius, 2, 19, 4 11, 2, 1. Diodor., 5, 26, 2, 4.


;

(5) Tacitus, Agricola, 11.


(6) Plutarch., Fragm., 20, 1, 2, 4 (Stobœus, FloriL, 6, 42, 43, 45).
340 MANIÈRE DE PENSER ET D AGIR DE L'HUMANISME
La sensualité n'agit jamais d'une manière plus perni-
cieuse et plus contagieuse que lorsqu'elle réussit à re-
vêtir les charmes de formes séduisantes. Le raffinement
dans la jouissance sensuelle est précisément le bon
moyen de captiver ceux qui ont des intentions droites,
et des cœurs qui aspirent à une culture plus élevée. Qui
ne tiendrait pas essentiellement à la morale et à la dé-
cence dans ses relations? Qui n'estimerait pas les arts

et les sciences? Si on réussit donc à mettre ces biens au


service du plaisir sensuel, on donne au mal un manteau
pour se couvrir, et une lettre de recommandation, sous
la protection de laquelle il s'insinue, même là où on lui

montrerait la porte s'il se présentait sous sa vraie forme.


Ces paroles sont dures, nous le sentons. Mais ce
qu'elles ont de plus dur, c'est qu'elles sont vraies à la
lettre. Que celui à qui notre jugement paraît trop som-
bre s'adresse à l'histoire. Elle lui confirmera cent fois

ce que nous venons de dire. S'il veut en tirer une preuve


indéniable, il n'a qu'à se reporter à l'époque de Périclès
ou- à l'époque de Louis XIV et de Louis XV.
Pour cette dernière, il n'y a pas de divergence dans
les opinions. La plupart croient ne pouvoir exprimer
assez fortement leur indignation morale sur ce point,
de que parfois on est presque tenté de leur
telle sorte

souhaiter d'être plus modérés, plus vrais, et par le fait


même plus sérieux.
Ou l'admet encore bien moins des Grecs, ces enfants
gâtés de l'Humanisme. On peut parfaitement considérer
comme le jugement de tout le monde civilisé celui que
porte Riïckert dans ces paroles :

« La vie ne fut qu'une fois digne de louange, » [l'homme.


« C'est lorsque la belle humanité était l'aspiration la plus haute de
« Iln'y a que les Grecs qui aient été sains de corps et d'âme, »
« Notre monde est un grand hôpital de phtisiques. (1) »

manière de voir qu'on élève notre


C'est d'après cette
jeunesse. C'est grâce à ce principe que les adultes avan-

{[) Fr. Rùckert, Weisheit des lirahmanen, 1, 84.


GLORIFICATION DE LA SAINE SENSUALITÉ 341

cent dans la vie avec un dégoût toujours plus grand de


la conception chrétienne du monde. Il n'est presque pas
de jours que nous ne trouvions dans un livre, dans un
périodique, la phrase que les Grecs seuls ont mené une
existence digne de l'homme, car eux seuls ont réussi à
résoudre la grande tâche de la vie, la tâche la plus no-
ble, c'est-à-dire la représentation du véritable Huma-
nisme dans la réalisation d'une sensualité saine, que le
Christianisme s'est montré le plus grand ennemi de
l'Humanité en frustrant précisément le monde de cette
acquisition sublime, que, pour cette raison aussi, c'est
la dernière fin à laquelle la civilisation moderne doive
viser, en particulier et en public, pour ressusciter le

culte de la saine sensualité à l'exemple des anciens


Grecs.
Si nous ne nous élevons pas avec toute la colère dont
le cœur est capable contre cette séduction révoltante, il

que nous avons puisé cette manière


faut l'attribuer à ce
de voir sur les bancs de l'école. Si nous comprenions
notre devoir et notre honneur, nous ne pourrions faire
autrement. Même les meilleurs parmi les païens se te-
naient en garde avec indignation contre une telle con-
ception de la vie. Quelle est cette sensualité saine, de-
mande Plutarque ? Et il répond : c'est la passion sen-
suelle qui trouble la raison, qui ne connaît pas d'autre
joie que la débauche, qui conduit sciemment et avec
joie à toutes les choses honteuses. Ce sont des esprits
déréglés qui disent avec Mimnerme : « Ne me parle pas
de vie, ne me parle pas de plaisir, là où Vénus n'est
pas. Je mourrais à l'heure même, si l'on voulait me dé-
fendre tout amusement d'amour, le jour et la nuit, selon
que l'inspire le plaisir sensuel, alors qu'un sang volup-
tueux s'enflamme aux charmes de la beauté ». Ce sont
des débauchés qui se jettent de toute leur âme dans la
fange des plaisirs et qui, tout en agissant ainsi, disent
avec le poète:
342 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE L'HUMANISME
« Bien manger, bien boire, »
« Se jeter dans les bras l'un de l'autre, »
« Voilà la véritable vie. ;;

« Tout ce qui est en dehors de cela ne compte pas (1) ».

Ton veut en effet apprendre à connaître dans toute


Si
son étendue le mal que la sensualité raffinée peut cau-
ser, il faut précisément jeter un coup d'œil sur les Grecs
tant vantés, surtout sur les Athéniens. Si la sensualité
et la paresse des autres Grecs étaient grandes, elles Té-
taient encore autrement à Athènes. Airx yeux de plu-
sieurs censeurs, c'est déjà un crime blâmable que les tra-
vailleurs chrétiens aient un jour de repos après six jours
d'un travail pénible. Que diront ces amis du travail, des
Athéniens qui ne faisaient rien les jours ouvrables déjà
si rares chez eux, mais qui, par contre, célébraient deux

fois autant de fêtes que le reste de la Grèce, laquelle


était cependant loin d'en être avare ? Les Athéniens eux-
mêmes nous disent que les affaires politiques et judi-
ciaires souffraient de la quantité des fêtes qu'ils célé-
braient (2). Aucune dépense n'était trop grande, quand
il s'agissait de pompes et de jeux publics (3). Toute la
journée, les jeunes gens étaient à jouer et à banqueter,
et ils chassaient leur ennui au moyen de joueuses de flûte
et de danseuses, ils avaient perdu le sentiment et le be-
soin des choses les plus nobles (4). Mais comment oser
en faire reproche aux jeunes gens et au peuple ordi-
naire? Socrate faisait-il mieux? Il a blâmé cette vie (5),
c'est vrai ; mais malgré lui-même part à ces
cela, il prit
divertissements, et à des amusements encore plus mal-
sains (6). Mais quand nous lisons que lui, le censeur des
mœurs, fut comme le reste du peuple pris au filet de ce
démon dont l'élégance séductrice est responsable de la

(1) Plutarch., De virtute morali, 6.

(2) Xenophon, Athen., 3, 2, 2, 8.

(3) Xenophon, Mag. equit., 1, 26. Plut., Gloria Athéniens., 6.


(4) Isocrates, Areopag., (7)48; De permutation., (1 5) 286; Alciphron.^
Ep., 1, 12.

(5) Plato, Protagoras, 32, p. 347, d. — (6) Xenoph., Conviv.,2, 11.


GLORIFICATION DE LA SAINE SENSUALITÉ 343
chute d'Athènes, au dire des anciens historiens ;
quand
nous entendons dire qu'il se vanta publiquement, dans
les leçons qu'il faisait à ses disciples, d'avoir eu Aspasie
pour maîtresse (1);quand nous apprenons qu'il avait

conseillé à ses amis de conduire leurs fils (2), même


leurs femmes (3), vers cette triste créature, pour leur
faire donner une éducation distinguée, nous pouvons
nous faire une idée de ce qu'était pour le peuple la sen-
sualité raffinée. Alors nous pouvons comprendre com-
ment les esprits les plus nobles succombent, quand un
simple clinquant extérieur ose prendre le nom de civili-
sation. Alors nous ne sommes plus étonnés si le divin
Platon lui-même fait asseoir Lasthema et Axiothea vê-
tues en hommes, dans la salle de ses auditeurs, au mi-
lieu de ses élèves (4). Alors il n'est pas si difficile de
croire ce que les anciens historiens racontent, et ce
que modernes contestent avec tant d'acharnement,
les
que ce fut précisément pour plaire à Aspasie que Péri-
clès l'Olympien alluma la guerre de Samos et celle du
Péloponèse, qui furent commencement de la fin de la
le

Grèce (5). Alors nous comprenons comment ces Athé-


niens, si distingués dans leurs manières, pouvaient con-
fier, après la mort de Périclès, leur état à un marchand
de moutons de basse extraction, Lysiclès, pour la seule
raison qu'il était le successeur de Périclès dans la fa-

veur de cette personne odieuse (6).

Nos humanistes ne se lassent pas d'admirer les Grecs


à cause de leur sensualité absolument saine, et de nous
plaindre de ce qu'il ne nous est plus permis de les imiter
sous ce rapport. Ils justifient, ils canonisent ce que les

(1) Plato, Menexemus, 3, p. 235, e. Cf., Xenophon, Mem., 3, H,


Maxim. Tyr., 24, 4. Synesius, Dio (Migne, p. 1156, d. sq.).
(2) Maximus Tyr., 38, 4.
(3) Xenophon, (Econom., 3, 14. Cicero, Invent., 1, 31, 51.
(4) Diogen. Laert., 3, 46; 4, 2. Cf. Clem. Alex., Strom., 4, 19,
122.
(5) Plutarch., Perkles, 24, 2; 25, 1. Aristophanes, Acharn., 524-
539. Clearchus, Fragm., 35 (Muller, loc. cit., II, 482).
(6) Plutarch., Pcrlcles, 24, 6.
344 MANIÈRE DE PENSER ET d'aGIR DE L'HUMANISME
anciens eux-mêmes ont confessé publiquement comme
des vices et qu'ils n'on t pas cherché à excuser. Les Grecs
riraient parfois de bon cœur, s'ils voyaient comment nos
panégyristes de l'antiquité défendent chezles anciens, à
la sueur de leur front, ce que ceux-ci ont déploré sans le
cacher.
Pour nous, il nous semble, — et après ce que nous
avons dit, nous ne perdrons plus une parole à ce sujet,
— qu'une telle sensualité mérite d'être appelée très mal-
saine et même mortelle pour l'homme et la société, pour
les mœurs, l'état et l'humanité. Et nous avons ici pour
nous l'aveu franc et sincère de l'antiquité (1).
9.-Lasen- Mais ce n'est pas seulement l'antiquité qui porte ce
saine corrom-
pue, contre
nature, est
une suite et
jugement; c'est aussi la voix générale de la raison. De
tout temps,
L
l'humanité a plutôt obéi aux instincts sen-
.
l
...
e
S pS
ition
sue l s qu'à la raison, et c'est pourquoi Dante aussi trouve
conforme à la vérité, quegrand nombre de ceux qui
le

manquent la fin de l'humanité se compose de malheu-


reux esclaves du plaisir sensuel : « J'appris que l'on con-
damnait à ce supplice les ombres charnelles qui avaient
asservi la raison aux plaisirs des sens. De même que le
froid fait prendre aux étourneaux un vol irrégulier, de
même cette tourmente emporte, choque, repousse et ra-
mène les âmes coupables sans qu'aucun espoir de relâ-
che ou d'adoucissement à cette peine vienne leur rendre
courage (2).
Malgré cela, l'esprit humain a gardé intacte la convic-
tion que la sensualité, dans l'état où nous la trouvons
maintenant, est malsaine, corrompue et mortelle.
11 n'y a que la question d'où provient la nature sen-
suelle qui ne soit pas claire pour la raison. Dans une lé-

gende profonde sur la création de l'homme, la mytholo-


gie allemande rejette la faute sur Loki, le méchant.
a Odin, dit-elle, a donné l'âme, c'est-à-dire l'esprit et la

(1) Archytas Tarentin. apud Cicero, De Senect., 12, 40, 41 (Mûllach,


Fragm. philos. Grœc, I, 563 sq.).
(2) Dante, Inf., 5,37 sq.
GLORIFICATION DE LA SAINE SENSUALITÉ 345
vie, Hœnirle sens, c'est-à-dire l'intelligence et le mou-
vement. Mais c'est de Loki, être flétri par les dieux et par
les hommes, que vient le sang et la couleur éclatante ».

Ainsi se trouve parfaitement exprimée la double signi-


fication de ce don indispensable comme chaleur delà vie,
et funeste comme sensualité. Mais l'idée
que le mal que
nous trouvons dansnotre partie sensible provientdeDieu
ou d'une puissance mauvaise située en dehors de l'hom-
me, est naturellement fausse. D'ailleurs il est inutile
d'insister après ce que nous avons vu concernant l'ori-

gine du mal.
La sensualité mauvaise elle aussi provient delà même
source que tous nos autres maux. 11 serait dur et injuste
de vouloir accuser quiconque gémit sous le fardeau de
ces luttes pénibles, en disant que ce sont ses propres éga-
rements qui ont produit cette vipère dans son sang. Sans
doute il est certain, et on ne peut assez le faire ressortir,
que souvent, très souvent peut-être, la négligence et la
faute propre augmentent et fortifient la sensualité. Tou-
tefois, son origine vient d'ailleurs. A peine éveillée, la
jeunesse la trouve déjà en elle. Le jeune homme et la
jeune fille n'ont pas besoin de commencer par l'éveil-
ler; elle les prévient; elle déchaîne en eux des tem-
pêtes terribles. En triomphant d'elle, ils ennobliront
et purifieront leur cœur, mais l'issue du combat est
souvent leur ruine. Ce n'est donc pas nous qu'elle at-
tend d'abord ; elle n'a pas besoin de mesure artificielle
pour paraître à la vie ; elle est, comme dit Maxime de
Tyr, si étroitement et durement liée à notre nature,
si

qu'il semblerait qu'elle soit sa sœur jumelle (1 ).


De fait, il en est ainsi. Nous l'apportons avec nous en
naissant. Nous l'avons innée dans notre nature, abso-
lument comme la mort. De tous les maux sous lesquels
nous gémissons, dans cette vie, le plus dangereux et le
plus honteux est la sensualité mauvaise, preuve de la

(1) MaximusTyr., 3, 2..


346 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE L'HUMANISME
corruption héréditaire, suite du péché et punition delà
chute de l'homme.
îo. - Les Ce qui
a
montre combien est grand
° l'ébranlement qu'a
*
opinions con-

co^ceJSlnMa
sum ^a
P ai> tie sensible de l'homme, c'est la contradic-

mSnfsont tion dans sa ligne de conduite vis-à-vis de la sensualité.


i™ Candeur D'un côté, il y a une immense armée d'avocats de la
c rup "
tion? chair, qui placent tout le bonheur de l'homme et son
unique devoir à se rendre la vie douce ici-bas. 11 est
curieux de voir quelle route on prend, et quels motifs
on allègue pour rendre l'homme esclave de la vie sen-
suelle. Est-il question d'art ou de poésie? Nous sommes
sûrs d'entendre dire qu'ils n'ont prospéré que sur le
terrain d'une saine sensualité. Destutt de Tracy nous
enseigne déjà, au point de vue du droit et de la philoso-
phie, que la loi naturelle exige que nous satisfassions
nos désirs (1). Au nom de la morale, et même au nom
de l'amour de la patrie, Charron nous conseille d'étu-
dier, dégoûter, de ruminercettevie.Cen'estquede cette
manière que nous témoignons à celui qui nous l'a don-
née remerciements qui lui sont dus, et que nous sa-
les

tisfaisons aux purs desseins de la nature qui veut se ser-


vir du plaisir pour nous enthousiasmera l'accomplis-
sement de notre devoir (2). Comme les apôtres du pro-
grès, Saint-Simon (3) et Fourier (4) prêchent que nous
n'arriverons à faire des hommes vrais et civilisés que si
nous commençons par rétablir dans ses droits la chair
si injustement dédaignée, opprimée et persécutée.
Rousseau a indiqué la méthode à suivre dans l'éducation
moderne, en enseignant que le corps doit avoir de la
force s'il veut obéir à l'âme. Plus il est faible plus il est
exigeant. C'est seulement quand il est fort qu'il peut
accomplir les ordres de l'esprit (5). Enfin le représen-

(1) J. H. Fichte, Die philos. Lehren von Recht, Staat und Sitte
(Ethik, I), 623.
(2) Charron, De la sagesse, 2, 6.
(3) Jul. Schmidt, Gesch. der franzœs. Lit., (1) II, 381.
(4) Id., II, 587.
(5) Rousseau, Emile, 1. 1 (Œuvres, 1791, X, 72).
GLORIFICATION DE LA SAINE SENSUALITÉ 347

tant le plus vanté de la théologie protestante moderne,


Richard Rothe, a introduit dans la science renseigne-
ment de Rousseau (1 ).

D'unautrecôté, les plus nobles parmi les païens (2), et

tout particulièrement nos saints (3) et nos docteurs (4),


sont convaincus que la force excessive de la chair pro-
duit l'affaiblissement de l'esprit. Car si le corps est trop
vigoureux, ses instincts deviennent trop effrénés, alors
l'âme s'amollit facilement. I/expérience de tous les pé-
dagogues, expérience dont chacun trouvera la confir-

mation en lui,témoigne qu'un certain refrénement mo-


déré de la trop grande exubérance physique est néces-
saire, si on veut donner à l'esprit force et énergie.

C'est tellement sûr que beaucoup, dans leur lutte con-


tre la nature sensible, perdent toute mesure et toute ré-
flexion. Ceux qui vont le plus loin sous ce rapport sont
les bouddhistes et les brahmanes qui, pleins d'une fureur
insensée, ne purifient pas la sensualité, n'affaiblissent
pas, comme on pourrait le croire, le mal qui s'est glissé
dans la nature, mais veulent rendre inutilisable le corps
avec ses forces, pour étouffer entièrement le plaisir qui
lui est inhérent. On rencontre aussi parfois, parmi les

chrétiens, un ascétisme à rebours qui croit ne pouvoir


éteindre le feu de la passion sensuelle qu'en anéantis-
sant la nature sensible. Le graud Origène fut une victime
de cette erreur.
Rref, si nous voulions citer un point sur lequel les
opinions des hommes s'écartent on ne peut plus l'une
de l'autre, et où même des gens bien intentionnés com-
mettent parfois des erreurs considérables, nous n'avons
qu'à citer la nature de l'homme.
Cette contradiction curieuse nous dispense
r de prou-
r
,**• — Ge
n est que par
ver plus au long qu'il n'y a aucune partie de la nature Jj g^^gf
humaine, où paraisse une corruption aussi profonde S?. devenir
que dans la partie sensible.
(1) Rothe, Ethik, (2) III, 471, 209.
(2) Valer. Maxim., 9, 12, 20. —
(3) Vitœ Patrum, 5, 10, 17.
(4) Bernard., Cant., 29, 7; Epiit., 254, 5.
.

348 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE L'HUMANISME '

Mais il en résulte que la ruine de la véritable huma-


nité doit nécessairement se produire si on parle delà
sensualité saine, et si on agit conformément à ce mot.
Que la chair n'ait pas un droit illimité, et qu'elle ne
doive pas jouir d'une liberté sans frein, on peut s'en
convaincre si on examine la vie des défenseurs les plus
violents de ces prétendus droits.
Oui, il n'y a qu'un moyen pour rendre l'homme sain: la
lutte décisive contre la sensualité. Ceci n'est pas difficile

à comprendre ; mais la difficulté est de savoir jusqu'où


doit aller la suppression nécessaire de la sensualité.
Personne ne niera qu'une fureur insensée dirigée
contre elle, comme l'enseigne et le pratique le Brahma-
nisme, conduit au moins à l'orgueil intellectuel, si elle

n'en vient pas, et n'est certes pas faite pour mettre un lé-

gitime accord entre l'esprit pour les con-


et les sens, et

duire vers une même fin de perfection humaine.


Nous savons aussi que la simple mortification exté-
rieure, à laquelle ne correspond pas la mortification in-
térieure, peut facilement conduire le cœur à légitimer
les désordres quand cependant le mal n'est nulle-
(1),
ment enraciné dans la chair, mais qu'il l'est plus pro-
fondément dans le cœur (2).
11 y a même des saints qui ont fait, à leur détriment,
l'expérience que des excès de sévérité nécessitent plus
tard des égards à notre partie sensible, et que celle-ci
n'est pas seulement un danger pour l'âme quand des
soins parfois trop grands la rendent florissante, mais
aussi lorsqu'elle est devenue faible et lâche par une op-
pression exagérée (3). 11 faut en croire ici l'exemple du
grand saint Bernard (4).

(1) François de Sales, Philothée, 3, 23. Scupoli, Combat spirituel,


en. I. Schram., Théol. myst., § 99.
(2) August., Civ. Dei, 14, 2, 2 3, 2 ; 4, 1
;

(3) Sap., IX, 15. Gregor. Magn. Moral. Introd., 5, François de Sa-
,

les, loc. cit. Schram, loc. cit., § 185 Schol, § 306, Schol., 2.
;

(4) Bernard., Ep., 340. Guilelm., Vita S. Bernardi, 1, 7, 31, 8,


38-41. Alanus, Vita S. Bernardi, 8, 24, 10, 27-31.
GLORIFICATION DE LA SAINE SENSUALITÉ 349
Désirer avec Pascal l'affaiblissement des forces phy-
siques pour devenir inaccessible à toute jouissance ter-
restre ;
prendre comme lui la maladie pour l'état natu-
rel du chrétien, et regretter comme un égarement d'a-
voir regardé une fois la santé comme un bien, sont des
dispositions qui ne peuvent venir que d'une fausse con-
ception delà mortification et d'un état d'esprit mala-
dif (1), car la vertu, particulièrement la domination de
soi, n'est pas l'affaire de la faiblesse mais de la force.

Nous voyons donc qu'il n'est pas si facile de trouver


la juste mesure en cette matière. Personne, dit saint
Paul, en ne parlant sans doute que de gens sensés et de
gens qui sont maîtres d'eux-mêmes, personne ne hait
sa propre chair (2). Cependant les plus raisonnables
parmi ceux-ci, et ceux qui se maîtrisent le plus, décla-
rent qu'ils ne connaissent aucun ennemi qui soit plus
infatigable, plus proche, plus indestructible que cette
chair (3). Nous gémissons sous les attaques de la sen-
sualité ; néanmoins nous l'ai-
nous craignons ses ruses ;

mons comme étant une partie de nous-mêmes, comme


une partie indispensable de l'esprit, comme un moyen
souverainement important qui doit nous aider à attein-
dre notre destinée (4).
Ainsi vient tout naturellement l'exhortation : Opérez
votre salut avec crainte et tremblement (5). Il n'est pas
possible de détruire d'un seul coup la sensualité, maisil
ne faut pas penser non plus que jamais quelqu'un par-
vienne à la santé sans lutter contre elle. Ce n'est pas par
une fuite lâche, par des négociations, par une soumis-
sion dégradante, que s'apaise cette hostilité entre la
chair et l'esprit. Il n'y a que le combat qui conduise à la
victoire, que la victoire qui conduise au repos, que le

(1) Pascal,fPensées, 2, 19,3, 9.

(2) Eph., V, 29.


(3) Bernard., In quadrag., 5, 4 ; Dom. VI post Pentec, 3, o : Vigil.
Nativ. Dom., 2, 2.
(4) Bernard., bips., 90, Scrmo 10, 3.

(5) Philothée, 2, 2.
350 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE L'HUMANISME
repos obtenu avec peine qui conduise à la récupération
des droits de noblesse que nous avons perdus.
— C'est la gloire de la foi d'avoir réveillé dans les esprits
12.
vrais
naturels
Les
droits
de la
,

connaissance de ces vérités


...importantes,
si et d avoir
*
1 homme.
fortifié en même temps les cœurs pour passer de la con-
naissance à la pratique.
L'humanité habituée trop longtemps au doux escla-
vage était sur le point d'oublier qu'elle est créée pour la
liberté. Elle s'était déjà résolue à accorder la souverai-
neté à la chair, pour avoir la paix, quand même c'était

une paix ]indigne. Alors vint le Christianisme. Avant


tout, il nous a apporté la connaissance du péché et de
ses suites. Il a éclairé l'esprit sur la dignité de ses de-
voirs. Il a réveillé la force de la volonté. Il a armé d'une
vigueur nouvelle le cœur énervé, et il l'a conduit à la
guerre d'affranchissement contre la chair. Sans doute
il a, de cette manière, augmenté la lutte, mais c'est
justement son honneur. C'est ainsi qu'il a indiqué au
prisonnier le chemin de la liberté, qu'il a rappelé aux
serviteurs leur noblesse, qu'il a tiré l'humanité de la
poussière où elle gisait.
De cette manière, il a de nouveau enseigné aux hom-
mes à reconnaître les droits humains si longtemps mé-
connus, et leur a en même
temps frayé la voie sur la-
quelle ils peuvent les reconquérir. Or le premier des
droits de la véritable humanité est le droit du cœur à la
pureté, et, d'après la manière de voir naturelle et chré-
tienne, tout droit est lié à un devoir. Donc le droit à la
pureté n'est qu'un seul et même droit avec le devoir
d'aspirer à la pureté du cœur (4), car aucune puissance
sur terre ne peut nous procurer ce trésor, si nous ne
faisons pas nous-mêmes tous nos pour l'acqué- efforts
rir. Mais plus ce bien est élevé, plus nos efforts pour le

posséder doivent être grands, et plus nous devons être


fermement convaincus qu'on ne peut le payer trop cher.

(1) Bernard, De divers, sermo, 16, 2.


GLORIFICATION DE LA SAINE SENSUALITÉ 351
La partie sensible de notre être n'a par contre
que le
droit à la santé. Le trop ou le trop peu serait sa mort (1 ).
Or, d'après ce qui a été dit, nous savons que nous n'ob-
tenons la santé qu'au prix d'une sérieuse domination
personnelle, et par la mortification de notre sensualité si

c'est nécessaire.
Enfin toute la nature humaine a ses droits garantis.
Notre dette envers de faire prédominer ce que
elle est

nous avons de plus élevé en nous, et de soumettre à l'o-


béissance ce que nous avons de bas. C'est pourquoi de
ce côté aussi, le droit le plus sacré et le premier devoir
de l'esprit est de commander à la sensualité. Fais ceci,
et il faut qu'elle le fasse. Viens, et elle doit venir sans
tergiverser (2). Mais il une discipline sévère pour
lui faut

l'habituer à faire ceci sans résistance. Tant quelle n'a


pas perdu l'envie de se révolter, il ne faut pas lui épar-
gner le châtiment. Ceci n'est pas seulement le salut du
maître, c'est aussi l'honneur et le profit du serviteur.
C'est ainsi que l'esprit devient libre et noble, et que la
nature sensible participe, de concert avec lui, à sa liberté
et à sa transfiguration (3).
Parmi les obstacles qui empêchent le Christianisme de
se frayer un chemin vers les cœurs, cet enseignement
tient sans contredit la première place, nous n'avons pas
la moindre illusion à ce sujet. Néanmoins, nous disons
avec confiance, que c'est précisément avec cet enseigne-
ment du Christianisme que l'humanité peut se retrou-
ver elle-même.
grande que soit la diversité de leurs efforts, les hom-
Si
mes sont au moins d'accord sur le désir de vivre et de
posséder la santé (4). Or la santé est la concorde et l'u-

(1) Ibid. — (2) Ibicl, 21, 1.


(3) Bernard., Dom. I. Nov. sermo 2, 2 ; In advent. Dom,, 1,6,
3,4.
(4) Plato, Leges, 1, 6, p. 631, c. Aristotel., Rhetor., 1. 5, 4. August.,
Sermo 306, 4.
352 MANIÈRE DE PENSER ET DAGIR DE L'HUMANISME
nité de toutes les parties qui doivent former ensemble
un tout (1).
Que l'homme ne puisse pas êtreheureux avec un bien-
être extérieur, comme l'animal que la santé de l'homme
;

dépende avant tout de celle de l'âme, c'est là une chose


que les anciens comprirent aussi. De là leur désir que
nous pouvons considérer comme le principe de toute la
morale ancienne un esprit sain dans un corps sain (2).
:

Mais c'est trop pour l'homme que deux tâches. Ceux qui
visent à former une partie sensible saine, et à côté une
âme saine, ceux-là se trompent toujours. Et c'est tou-
jours l'esprit qui paie les frais de l'échec.
C'est pourquoi, dans ce cas, l'homme n'a d'autre pers-
pective de voir guérir sa sensualité, que s'il la soumet à
l'esprit, comme il soumet cet esprit à Dieu lui-même.
Les sens ne se seraient pas révoltés contre l'esprit, si ce-

lui-ci ne s'était pas soulevé contre Dieu (3). C'est pour-


quoi saint Augustin a tracé de la manière la plus exacte
à l'homme, la voie vers la guérison, vers la liberté, vers
la noblesse, dans ces paroles que nous pouvons regar-
der comme l'idée fondamentale de toute la morale chré-
tienne : «Sois soumis à Dieu, et tu seras maître de ta
chair » (4).

(1) August., Sermo 137, 277, 4.


i ;

(2) JuvenaL, 10, 356. lsocrat., (1) ad Demonicum, 40.


(3) August., De agone Christiano, 7.
(4) « Tu Deo, tibi caro » (August., Inpsalm., 143, en. 6).
Appendice

Un mot pour les parents et les éducateurs,

Combien il toucher à certaines questions en pu«^


est difficile de
blic. —2. Combien la jeunesse est au courant du mal. 3. Se —
taire sur des choses dont on a mission de parler, c'est coopérer
au mal. —
4. Devoir des parents, des éducateurs, des prédica-
teurs.

4.— Corn-
La tâche que nous avons devant nous nécessite que bien n est dï£
6
parfois nous traitions et nous nommions par leur nom cher à cUS-
. , .
l o ' a* i , . nés questions
des choses qui peuvent taire naître des scrupules chez en public.

des gens trop délicats.


Dieu qui connaît le fond du cœur, sait combien de
soucis, de réflexions, de tels sujets nous coûtent, et
*
combien d'heures nous avons consacrées pour exposer
des principes que nous ne pouvions absolument pas
omettre, et qu'il nous fallait traiter de façon à ce que
les personnes d'expérience y trouvassent dit ce qui est
nécessaire, et que des cœurs innocents ne fussent pas
initiés inutilement à ces sortes de choses.
Souvent, par suite de ces égards, nous avons renoncé
à faire usage de nos meilleures armes. Nous pourrions
nous servir contre la fausse civilisation du monde de
moyens de combat tout autres et incomparablement
plus vigoureux, si les égards que nous devons à l'inno-
cence ingénue, sous les yeux de laquelle tomberont ces
pages, ne nous liaient les mains.
Nous avons agi ici comme nous croyions devoir le faire
en présence de celui qui sonde les reins et les cœurs.
Car ce n'est pas devant les hommes que nous cherchons
à nous justifier. Mais nous voulons dire quelques mots
à ce sujet pour éclairer ceux qui se trouvent dans une
23
354 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE L'HUMANISME
telle situation, surtout les parents, les maîtres et les
éducateurs.
2. — Coin- /-,• , • •
j • ..
bien la jeu- Sinous écrivions pour des marionnettes, nous nous
Courant du serions tus sur ces choses-là. Mais quand quelqu'un est
arrivé à un certain âge, el à un développement intellec-
tuel suffisant pour suivre un peu les questions traitées
ici, il est opportun d'attirer son attention sur les plus

grands dangers qu'il a à redouter de la soi-disant civili-


sation actuelle du monde.
A notre avis, l'évêque d'Orléans, Mgr Dupanloup, va
quand il s'écrie Nous vivons à une époque
trop loin :

mauvaise où l'on cherche en vain l'innocence. On ne


rencontre plus chez nous de fronts purs sur lesquels
rayonnent ses doux charmes. Souvent l'enfant lui-même
ne connaît plus cette vertu (1). Mais ce qui est vrai,
c'est que trop souvent malheureusement, les choses en
sont ainsi.
On ne peut pas nier non plus que la plupart des pa-
rents, aveuglés pour ainsi dire, ne paraissent pas s'en

douter Ce sont précisément ces jeunes gens qui


(2).

sont le plus exposés à ces dangers ou qui ont déjà suc-


combé, qui souvent savent le mieux se donner l'appa-
rence d'un bon cœur (3). Un léger vernis de bienséan-
ces extérieures trompe très facilement la tendresse et

l'ingénuité de ceux qui ne sauraient montrer trop de


circonspection. Dans un livre d'Octave Feuillet qui vaut
la peine d'être lu, il est dit en toute vérité de la jeunesse
féminine : « Je pense que la précocité des jeunes filles

du monde en ce temps-ci doive être attribuée à l'insou-


ciance morale des mères. Je rends volontiers cette jus-
tice aux mères que toutes, sans exception, quelle que soit

leur moralité personnelle, désirent faire de leurs filles

d'honnêtes femmes. Ce qui leur manque pour atteindre


un but si louable, c'est la plus faible dose du vulgaire

(1) Dupanloup, De l'éducation, III, 465.


(2) Ibid., III, 459.

(3) Ibid., III,


470.
GLORIFICATION DE LA SAINE SENSUALITÉ 355
bon sens. Il n'y a en effet que l'aveuglement des maris
à l'égard de leurs femmes qui soit comparable à l'aveu-
glement des mères à l'égard de leurs filles. Elles sem-
blent persuadées que tout dans la nature est susceptible
de corruption, excepté leurs filles. Leurs filles peuvent
braver les plus dangereux contacts, les plus troublants
spectacles, les entretiens les plus équivoques, peu im-
porte. Tout ce qui passe par les yeux, par les oreilles et
par l'intelligence de leurs filles se purifie instantané-
ment. Leurs filles sont des salamandres qui peuvent im-
punément traverser le feu, fût-ce le feu de l'enfer.
Pénétrée de cette agréable conviction une mère n'hé- ,

site pas à livrer sa fille à toutes les excitations dépra-


vantes de ce qu'on appelle le mouvement parisien,
lequel n'est autre chose en réalité que la mise en train
des sept péchés capitaux (1) ».
Grâce à Dieu, on trouve cependant toujours des âmes
que leur ange gardien conduit à travers tous les dan-
gers, sans qu'un souffle empoisonné ternisse le miroir
de leur cœur. Mais le nombre en est très petit. L'im-
mense majorité est formée par ceux qui, dans leurs
jeunes années, ont connu ou n'ont pas ignoré des cho-
ses sur lesquelles mieux valu pour eux ne jamais
il eût
rien savoir. Les mères me font rire, disait un jour une
jeune fille. Elles croient toujours que nous ignorons
cela, et nous savons lout. Nous lisons trop.
Oui, nos enfants lisent trop. Qu'on jette seulement un
coup d'oeil sur le catalogue des libraires. Qu'offrent-ils
sous les titres : Pour la jeunesse féminine de neuf à seize
ans, légendes de l'antiquité classique, dieux et héros
de l'antiquité classique, manuels de mythologie à l'usage
des filles, cours de littérature populaire, lettres esthé-
tiques pour femmes, avec gravures correspondantes
quand c'est possible ? Chose presque incroyable, on
trouve même les récits de Wieland arrangés spéciale-
ment pour les jeunes filles.

(1) Octave Feuillet, La morte, (52) 9 sq.


356 MANIÈRE DE PENSER ET d'aGIR DE L'HUMANISME
De œuvres s'élève constamment un seul et
toutes ces
. même chant qui est un hymne à la sensualité saine des
anciens, une plainte contre les temps chrétiens qui
nous ont enlevé la possibilité de jamais les imiter. La
seule chose qu'on puisse appeler belle, au sens complet
du mot, c'est le corps humain. Le sentiment du beau ne
peut se développer qu'à son aspect. Toutes les autres
tentatives d'éveiller le sentiment de l'art ne sont que
des morceaux décousus. Mais le spectacle de la beauté
toute nue produit une espèce d'enivrement. Donc, on
ne pourra jamais assez déplorer que des scrupules tra-
ditionnels nous privent des véritables modèles du beau.
Tout voile est un vol, une destruction barbare et gros-

sière de la beauté ; les idées chrétiennes sur la pudeur


sont des préjugés qui ne permettent jamais d'apprécier
le beau comme il convient, et nous font trembler devant
le péché, là où les anciens se délectaient dans le naturel
pur et dans la beauté delà forme. Tel est l'enseignement
donné par un ouvrage sur l'esthétique, — nous nous
gardons de le nommer, — qui se vante d'avoir conquis
un cercle considérable de lecteurs parmi les femmes et

les jeunes personnes.


Les ouvrages de cette nature recommandent comme
étude particulière à ces femmes et à ces jeunes filles,

auxquelles est refusée la jouissance des statues anti-


ques,— pour nous servir des expressions contenues dans
un manuel à l'usage des jeunes malheureusement
filles,

trèsrépandu, — au moins des modèles en des plâtre,


gravures provenant de l'art antique, des livres de my-
thologie avec gravures, des dactyliothèques, etc.. Et
cela, pour parler avecGœthe, dans l'intention que de tel-
les scènes nous reportent aux temps qui les ont vu naître.

C'est de cette manière seule que l'homme est ramené à


son état le plus pur, et que le spectateur lui-même de-
vient purement humain. Quand le matin, on ouvre les
yeux, on se sent ému par tout ce qu'il y a de plus excel-
lent ces formes accompagnent toutes nos pensées et
;
GLORIFICATION DE LA SAINE SENSUALITÉ 357
tous nos sentiments, et il devient par là impossible de
retomber dans la barbarie (1).
Si à ceci vient s'ajouter la lecture indispensable des
classiques, l'ouvrage pitoyable : Gœthe et les femmes,
la visite des collections artistiques et des musées sur
lesquels nos jeunes dames de quatorze ans ont déjà noté
des volumes de réflexions puériles, coupées par des
points de suspension significatifs, on comprendra faci-
lement comment ces êtres délicats sont de bonne heure
initiés aux choses les plus dangereuses.
La jeunesse n'a pas besoin de cela. Elle poursuit déjà
avec une attention assez grande, à laquelle se joint le dé-
sir de tout connaître, la curiosité et la sensualité, tout ce

qui dans l'homme, dans l'animal, dans les imageset dans


la parole luisemble énigmatique, attrayant et défendu.
Les revues que lisent les parents, les livres, les albums,
les collections et les gravures que les enfants trouvent
soit chez eux, soit chez les étrangers, n'échappent
jamais à leur curiosité. Dans une visite faite à la hâte,

ils ont certainement vu ce qu'ils ne devraient pas voir.


La simple action de feuilleter un livre, les ramène à la

page qui a excité leur imagination et leur sensualité,


n'y en aurait-il qu'une seule dans l'ouvrage tout entier.
Il faut voir les choses comme elles sont. Un auteur, un
classique par exemple, n'a pasbesoin d'être positivement
immoral pour devenir une cause de séductionet d'immo-
ralité pour les jeunes gens dans ces années où se déve-

loppe l'aiguillon de la sensualité. Les enfants lisent avec


leur imagination, avec leurs dispositions d'esprit, pour
satisfaire leur curiosité et pour entretenir leur impres-
sionnabilité, et, comme fruit de ceslectures, ils remplis-
sent leur imagination d'images dangereuses, ils réveil-
lent la sensualité qui peut-être est déjà portée à des
désirs mauvais (2). Il en est exactement de même avec
les gravures. En cette matière, nous ne devonspas juger

(1) Gœthe, Zweiter rœm. Aufenthalt {G. W. 1829, XXIX, 327 sq.).
(2) Martial, 11, 67.
358 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE L'HUMANISME
les enfants d'après nous. Nous devons faire attention
que la jeunesse regarde avec ses yeux et nous avec les
nôtres. Alors nouscomprendrons plus facilement que de
grands malheurs se soient souvent produits là où nous
n'avions rien remarqué de séduisant.
Enfin, la mollesse de la vie extérieure dans laquelle
on élève la jeunesse, et l'excès des soins qu'on lui pro-
digue, complètent le tout, et c'est ainsi qu'on voit bien-
tôt s'accomplir la parole du poète :

« Par la mollesse, la légèreté, la crainte de l'austérité, »


« Par les rêveries d'une imagination vaniteuse et paresseuse, »
« La volupté harcèle ses victimes. (1) »

C'est ainsi que se passe, pour des milliers d'enfants,


garçons et filles, ce qu'on appelle l'adolescence. Après
cela, on les produit dans la société, on les conduit dans
les bals, dans les théâtres. Us sont suffisamment prêts.
Et les parents demandent d'où vient le mal qu'ils cons-
tatent dans leurs enfants.
3. - se Ou plutôt ils ne le demandent que pas. Ils croient
choses dont tout est parfaitement en ordre. Seulement, lorsque
L x
dans
on a mission t

de parier,
c est coopérer
un sermon de carême, un prédicateur soulève délicate-
7 L

au rmi.
ment le voile qui recouvre cette pourriture, ils défendent
à leurs filles d'assister aux conférences suivantes, pour
que leur attention ne soit pas attirée sur de telles choses.
Quant au confessionnal, elles s'en éloignent également
dans la crainte de pouvoir y perdre leur innocence an-
gélique.
Il y a des gens qui semblent convaincus que saint Fran-
çois de Sales manque souvent de délicatesse, et est beau-
coup trop libre dans ses écrits. Il y a quelques années,
dans une ville épiscopale d'Autriche, une mère voulait
faire interdire un livre destiné aux écoles où l'on ensei-
gne le latin, parce que la censure ecclésiastique n'avait
pas supprimé les paroles de l'Ecriture «Voilà que tu :

concevras et enfanteras un fils ». Elle craignait que son

(1) Petrarca, Trionfo d'amore, 1, 81 sq.


GLORIFICATION DE LA SAINE SENSUALITÉ 359
fils qui devait étudier dans cette école les aventures de
Jupiter et de dame Vénus, ne fût corrompu par cette

salutation de l'ange à la plus sainte de toutes les vierges.


Dans cette même y eut, à la même époque, une
ville, il

insurrection de dames contre l'Ave Maria. Il y a dans


cette prière, disait leur délicatesse bizarre, des expres-
sions qui sont dangereuses pour des cœurs innocents. Il

ne leur venait même pas à l'esprit qu'une imagination


devait être bien gâtée, pour que cette pensée l'effleurât
seulement. Autrefois on croyait que la pureté de Marie
personne chez qui elle pût
était si grande, qu'il n'y avait
exciter des sentiments inconvenants (1). Aujourd'hui
nous sommes tous beaucoup trop sous le charme de la
soi-disant sensualité saine pour pouvoir nous élever à
semblable à ce qui se
cette pensée. Ici le cas est assez
passe dans beaucoup de classes de la société choisie de
l'Amérique du Nord, où il y a toute une
et aussi ailleurs,
catégorie de mots qui sont absolument interdits, bien
que ces mots ne contiennent rien d'inconvenant. La
cause en est que l'imagination de l'homme est tellement
corrompue, qu'on ne peut entendre ces expressions sans
qu'immédiatement elles suscitent de mauvaises pensées.
L'éducateur, le prédicateur, Fauteur, auraient le droit
de mettre en garde contre tout, excepté contre le dan-
ger de la contagion le plus grand elle plus général!
Nous admettons volontiers que ce préjugé soit issu des
meilleures intentions, et qu'il puisse s'appuyer sur bien
des exemples à propos desquels un zèle irréfléchi a cau-
sé un dommage considérable. Cependant, il est clair que
garder le silence sur ce qui ordinairement est un sujet
d'inquiétude dans le mécanisme de la vie, ne fait que
tourner au profit du mal.
C'est ainsi que le mal n'étant pas enrayé produit son
effet, et que la pauvre innocence qui n'est pas mise en
garde contre lui en devient la victime. Plus tard, quand

(1) Konrad von Wùrzburg, Goldene Schmiede, 1154 sq., 1176 sq.,
1218 sq.
360 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE L HUMANISME
le dommage qu'elle a éprouvé Ta rendue clairvoyante,
elle se lamente amèrement ! Oh ! si quelqu'un m'avait
avertie à temps ! dit-elle. Mais ne savais-tu donc pas
mon enfant que c'était mal, très mal ? Sans doute j'ai — ,

eu le pressentiment que ce n'était pas bien mais je ne ;

pensais que ce fût si mal. Et comment aurais-je pu ou-


vrir mon cœur à quelqu'un? Quand tout se taisait sur
ces choses-là, était-ce alors étonnant que je crusse qu'on
n'osait les exprimer? Oh ! si quelqu'un m'eût seulement
donné le plus petit avertissement, jamais je ne serais
allé si loin ! Puisse Dieu entendre mes plaintes, les en-
tendre à jamais ! Hélas ! pourquoi ne m'a-t-on rien dit?
Trois fois malheur !

*.- Devoir Au point où les choses en sont, n'y a qu'un seul


des parents,
des éduca- remède
, ,
mi». que tous ceux
possible, c est
,
il
A
qui ont mission
teurs des
prédicateurs, pour cela, parlent, avertissent, enseignent et rectifient.
Dans d'autres époques, où le mal ne se manifestait
pas aussi ouvertement, et où il n'avait pas à son ser-
vice les moyens de séduction que maintenant lui offrent
les arts popularisés et les sciences, on pouvait douter si,
en présence delà jeunesse, il valait mieux parler que se
taire sur les choses qui sont du domaine de la sensuali-
té. Aujourd'hui, il n'y a plus que cette seule réponse à
donner. Qu'on parle souvent sur ce grave sujet (1), et
cela de façon à éclairer et à être utile, mais qu'on le

fasse brièvement, énergiquement, catégoriquement (2).


Il ne peut plus être question maintenant que ces choses-
là soient cachées à la jeunesse. Il ne reste donc qu'à
choisir si on veut lui laisser le soin de s'instruire elle-

même en secret et par de mauvaises voies, ou si on veut


laprendre solidement par la main et la conduire sous
une discipline et sous une surveillance sévères à travers
ce domaine, pour l'avertir, l'instruire, et briser l'aiguil-
lon de la passion.

(i) Catechismus roman. , 3, c. 7, 6 sq. Carol. Borrom., Instr. past.,


1, 12, 13. Dupanloup, De V éducation, III, 494, 492. Frassinetti, Prakt.
Anleitung (Luzern, 1874), 170, 176.
(2) Alban Stolz, DieKunst Christlicher Kinder zucht, (1), 95.
GLORIFICATION DE LA SAINE SENSUALITÉ 361
Il n'y a pas de doute que cette affaire demande une
grande prudence. Il non plus que
n'y a pas de doute
cela doit se faire de telle manière que le mal soit signalé,
la conscience tenue en éveil et l'esprit mis en garde. Il

faut que les méchants aient peur et que les bons soient
avertis, sans que cependant les gens inexpérimentés en
subissent du dommage.
Sans doute c'est plus facile à dire qu'à faire, et sur-
tout à faire de telle façon que personne n'y trouve rien
à redire (1).
Celui qui est d'un avis contraire pensera ce qu'il vou-
dra. Nous ne l'attaquons pas pour cette raison. Puisse-
t-il seulement considérer, bon de juger notre
s'il croit
principe, qu'avant d'exprimer notre opinion, nous avons
pesé, dans la mesure de nos forces, et notre responsa-
bilité, et nos obligations, et les dangers qui pouvaient
en résulter.
Ce qui serait préférable, c'est que toute discussion
fût supprimée. Mais tant que notre jeunesse engloutira
d'innombrables classiques, romans ou voyages alle-
mands nous considérerons non seulement
et étrangers,
utile, mais indispensable un langage noble, clair et li-
bre à ce sujet.
Au poison, le contre-poison est indispensable ; seule-
ment il faut qu'il soit donné par un médecin expérimenté
et prudent.
Puissent les parents et les éducateurs, arrêter l'effica-
citédu poison puissent-ils apporter tous leurs soins
;

pour ne pas livrer leurs enfants au contact d'images, de


livres, de personnes, de sociétés et déplaisirs pernicieux !

Puissent-ils changer le ton de la vie de famille et de l'é-


ducation dont la tendance funeste est d'éveiller la sen-
sualité corrompue que chacun porte innée en lui Et ce !

contre-poison sera superflu. Mais quand on a des inten-


tions droites envers l'humanité et la vraie humanité, on

(1) Jungmann, Théorie der geistl. Beredsamkeit, II, 831 sq., 916 sq.
362 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE L'HUMANISME
ne saurait assez mettre en garde contre la corruption
que le plaisir sensuel ne cause nulle part plus facilement
que où une formation trompeuse et un faux sentiment

du beau cherchent adroitement à l'éveiller, pour jeter


ensuite dans le précipice les âmes inexpérimentées.
Gœthe lui-même, qui cependant est loin d'être un modèle
sous ce rapport, n'a pu s'empêcher de dire :

«'. Le beau et l'excellent sont à redouter »

« Gomme une flamme qui est utile, »


« Tant qu'elle brûle dans ton foyer, »
« Tant qu'elle t'éclaire du haut d'un flambeau. »
« C'est si agréable Qui pourrait s'en passer ?
! »

« Mais quels malheurs ne produit-elle pas, »


« Quant elle vient à franchir ces limites ! » (I)

(1) Gœthe, Tasso, 3, 2.


NEUVIÈME CONFÉRENCE

TRANSFORMATION DES FAIBLESSES HUMAINES


EN MONSTRUOSITÉS.

1. L'homme est faible et enclin aux fautes. —


2. Errare humanum

est Les faiblesses humaines sont des fautes, mais des fautes lé-
:

gères, pardonnables. —
3. Chaque faute est une violation de la
vraie humanité et un chemin qui mène à l'inhumanité. 4. Preuve —
tirée de la vie publique et de la politique. —
5. Preuve tirée de la

vie des individus. —


6. Les monstres de l'humanité ne sont pas

si difficiles à comprendre ou à égaler. —


7. Les pécheurs se sépa-
rent eux-mêmes de l'humanité. —
8. Nécessité de l'enfer. —
9. Les tourments de l'enfer pourquoi doivent-ils être éternels.
;

10. Comment on va dans l'enfer, et comment on l'évite.

4 L
La vraie justice est toujours conciliante. Une fausse me e7t faib!ë
aux
sainteté se trahit volontiers par une dureté excessive (1). tuief™
La doctrine chrétienne n'est pas aussi impitoyable
qu'on le lui reproche si souvent. Ce furent des hommes
tout autres que les docteurs du christianisme pur, qui
imaginèrent l'affirmation aussi absurde qu'inhumaine
qu'il n'y a pas de différence entre les fautes, que toutes
sont également graves et également punissables. 11 ne
nous vient pas à l'esprit de rejeter ou de condamner im-
médiatement le pauvre pécheur à cause du premier pé-
ché venu. D'accord avec la raison et avec la révélation
chrétienne, nous reconnaissons qu'il y a beaucoup de pé-
chés, que la plupart appartiennent même à lacatégoriede
ceux qjii sont moins graves et méritent plus facilement
le pardon. Très souvent, mais pas toujours, cela —
nous est impossible avec la meilleure bonne volonté, —
il que quelqu'un dise « Je suis homme, et rien
suffit :

de ce qui est humain ne m'est étranger » (2), et ce qu'il a


commis lui est pardonné, soit que l'aveu de son péché

(1) Greg. Magn., Evangel., 2, 34, 2.

(2) Sylvius, 1, 2, q. 71, a. 2 ad 4.


364 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE L'HUMANISME
nous désarme, que cette référence à la faiblesse
soit
générale soit comme une exhortation que la même chose
pourrait m'arriver. Même quand il nous a fait du tort à
nous-mêmes, tout lui est pardonné dès qu'il avoue l'a-
voir fait par faiblesse humaine. Homme et faiblesse,
humanité et faiblesse sont considérés chez nous comme
une seule et même chose.
6
hùmanum C'est à ceci qu'il faut attribuer qu'on désigne volon-
8

tés nu- tiers sous le nom de faiblesses humaines des fautes


des fautes, peu importantes et pardonnables. Inutile de nous ap-r
mais des fautes .

P esail tir beaucoup là-dessus. Pourtant cette expres-


gè e par '*
do n nabies

sion contient l'aveu que ce n'a pas été la force, la pru-


dence, notre dignité qui nous ont fait tomber, mais
notre faiblesse. Sans doute
y a des personnes qui cher-
il

chent dans ce mot une justification de leurs fautes.


Comme c'est naturel, il ne peut être question de cela. On
peut invoquer la fragilité humaine comme excuse, mais
non comme défense. Personne n'approuvera que quel-
qu'un se serve de la nature humaine comme d'un pré-
texte, en ce sens que celle-ci lui donne le droit d'agir
contre la voix de sa raison, contre sa conviction et au
préjudice de son devoir. Donc quelqu'un ne revendique
pas un droit quand il parle de faiblesse humaine, mais
il se rapporte seulement à la faiblesse qui est enracinée
dans la nature humaine. On lui pardonne volontiers à
cause de cet aveu, mais on ne lui concède point par là
un privilège pour pécher (1).
Or c'est quelque chose de très significatif qu'on se
serve seulement du mot faiblesse humaine, là où il s'a-
git de fautes plus graves. Je puis plaindre un brigand,

un assassin, un parjure, un blasphémateur, et malgré


son crime je puis encore l'aimer, car lui aussi est homme
comme moi , il a toujours la capacité de faire le bien et
de devenir bon. Pourtant, dans son péché, il n'a pas
fait preuve d'être un homme. Personne ne nommera

(1) Sylvius, i, 2, q. 7i, a. 2 ad 4.


TRANSFORMATION DES FAIBLESSES HUMAINES 365
faiblesse humaine l'action qu'il a commise. Mais s'il
arrive qu'un jour le mari rentre à la maison plus tard que
d'habitude, plus gai que jamais, frappant tout le monde
par sa loquacité et son amabilité, confondant tout et

cherchant sans cesse son centre de gravité, la femme


sait immédiatement de quoi il s'agit. Elle ne fera pas

un crime capital à son cher époux, dont elle connaît la


tempérance, de ce qu'une fois par hasard il s'est trouvé

dans le même état que le bon père Noé, qui ne s'était

pas doutédela vertu cachée dans lejusdelavigne. Pour-


tant elle et son mari préféreraient, le lendemain, que
l'aventure ne fût pas arrivée. 11 n'y avait rien de grave en
cela, mais ce n'était pas bien non plus. C'était une petite
faute, c'est vrai, mais c'était toujours une faute : c'était

une faiblesse humaine.


Et il en est ainsi de tout ce qu'on désigne sous le nom
de faiblesse humaine. Ce que nous désignons par là, ce
sont toujours des fautes, mais des fautes peu graves, des
fautes commises par précipitation, par oubli, par irré-
flexion. Quand jeme laisse entraîneràporter unjugement
dur quand j'exagère mes paroles, ou que j'accentue trop
;

fortla vérité; quand le respect humainm'empêchede par-


ler, là où il ne faudrait pas que je me taise, je puis dire :

Je regrette d'avoir agi en homme. Quand en plaisantant


j'ai perdu l'empire sur moi quand la surexcitation m'a
;

enlevé mon calme, personne ne m'en voudra si, pour


m'excuser, j'ai péché par faiblesse quand je me suis ;

rendu coupable d'irréflexion, d'oubli, d'une violationim-


prévue du devoir, tous les beaux esprits disent en vou-
lant atténuer la chose Il a péché par faiblesse.
:

3. — Cha-
D'ailleurs, une chose qui surprend. Quoique
est
i Vif j
il

dans 1 intention a atténuer nos rfautes,


1 ' 1 '
t
nous choisissions
i • •
que'
une
ia~ute "est
violation

,, -il i>«i .,
1 expression la plus douce qu il soit possible de trouver,
. , -,
de

chemi
1
ia vraie
humanité et

JJ J1
'

une expression qui semble faite pour sauvegarder l'hon- l mQUmani t é -

neur, nous sentons quand même que ce prétexte que nous


invoquons n'est pas honorable. Nous nous excusons en
disant que nous avons été des hommes, et pourtant c'est
366 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE L'HUMANISME
un sentiment pénible pour nous d'avoir donné la preuve
'

que nous sommes des hommes. Nous nous consolons


avec la faiblesse humaine, mais nous en avons honte.
N'est-ce pas absolument la même chose que si la parole
d'excuse contenait aussi une parole d'accusation ?
De fait il en est ainsi. Cette expression : faiblesse hu-
maine, ressemble fort à ces explications qui ont rendu
Quintilien proverbial par le lucus a non lucendo ( 1 ) . Donc,
nous ne sommes pas éloignés de la vérité si nous disons
que par humaine, nous comprenons des actions
faiblesse
qui ne sont pas tout à fait ou pas très humaines. Nous
sommes vexés quand quelqu'un nous dit: Ah! tu l'as
bien montré que tu étais homme. Ce n'est que la honte
au front que nous pouvons apporter le faux prétexte :

Certes, il aurait mieux valu que je ne l'eusse pas fait ;

mais que voulez-vous, il m'est arrivé ce qui arrive à tout


le monde. Et pourtant nous parlons de bagatelles, car

autrement nous n'emploierions pas l'expression fai- :

blesse humaine.
Ceci nous donne la preuve la plus claire, d'abord que
l'homme n'est pas ce qu'il doit être, puisque même la
plus petite faute est une violation de notre devoir, une
lacune dans ce que comportent nos forces, une déviation
de la perfection qui nous est imposée.
Nous avons beau vouloir atténuer le péché en nous
servant du petit mot faiblesse humaine. En disant que
:

c'est une faiblesse, c'est un premier pas, un tout petit


pas, un pas qu'on peut toujours améliorer, mais c'est
pourtant un pas fait sur cette pente qui se termine par
la défection de l'humanité. Voilà qui est tout clair. Que
le péché grand ou qu'il soit petit, il est toujours
soit
sinon une négation de notre nature, du moins une at-
teinte qui lui est portée (2), et c'est pourquoi il n'est
pas exagéré de prétendre que toute faiblesse humaine

(1) Quintilian., \, 6.

(2) August., Lib. arbitr., 3, 13, 38; Civ. Dei, 12, 1, 3; 14, 11, 1.
Damasc, Orth. fid., 2, 4, 30; 4, 20. Thom., 1, 2, 9, 71, a. 2.
TRANSFORMATION DES FAIBLESSES HUMAINES 367
met sur la voie qui conduit à l'inhumanité, en d'autres
termes, qu'il y a dans chaque péché une violation de la
véritable humanité, violation qui peut, en progressant,
aller facilement jusqu'à sa destruction.
Sijamais une vérité est bien propre à nous remplir
de dégoût et de frayeur pour le péché, et si jamais quel-
que chose peut nous montrer quelle fausse route l'huma-
nisme a prise, en se figurant que l'éloignement de la loi

divine n'est pas un obstacle, mais souvent le moyen de


parvenir à la véritable humanité, c'est bien le principe
dont nous venons de parler. Donc il est utile d'en pour-
suivre le développement.
C'est par l'histoire de la vie publique et de la poli tï— 4- Preuve
tiréede Ici vie
que qu'on peut le plus facilement prouver notre affir- publique et de

mation. Quiconque a seulement effleuré du regard ces


deux vies, sait quel terrible développement et quelles
suites effrayantes peut entraîner une faute qui, en elle-
même, n'est peut-être pas très considérable.

Les puissants de la terre ont le terrible privilège de


pouvoir exprimer en eux, dans la mesure la plus grande,
lesmauvaises qualités qui, répandues dans la foule, se
propagent en petit Celui qui regarde les choses du
.

monde yeux bien ouverts, et ne se gêne pas pour les


les

appeler parleur nom, avouera que souvent c'est en cela


qu'il faut chercher la condition et le secret de leur po-
pularité.
Celui-là seul est toujours populaire en qui la grande
masse voit incarnées ses qualités à un degré considéra-
ble. De là l'explication que les hommes vraiment ver-
tueux sont à proprement parler rarement populaires
dans de vastes sphères. Mais quand une fois quelqu'un
est entré sur une mauvaise voie, et qu'il continue sa
route avec témérité, en la frayant large et commode
pour la totalité, tout le inonde se précipite sur ses pas
en poussant des cris de joie, et marche sans cesse en
avant. Quelqu'un voudrait écrire une histoire destriom-
368 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE L'HUMANISME
phes du mal, que c'est par une histoire de la popularité

qu'il atteindrait le mieux son but.


C'est pourquoi l'histoire de la politique et de la vie
sociale contribue tant à faire reconnaître le mal. La vie
publique et la politique offrent des matériaux considé-
rables et les preuves les plus irréfutables pour bien
comprendre du monde, ou, en d'au-
la situation réelle

tres termes, pour comprendre la doctrine de la chute


de l'humanité tout entière. Nulle part, si bien que dans
ce domaine, on ne peut observer quelles conséquences
effroyables un premier pas mauvais, non réparé, peut
entraîner ,
quelles proportions gigantesques peuvent
prendre l'insanité et la passion dès qu'elles se propagent
de l'homme à la totalité. Il faut en chercher la cause
dans la nature de la vie publique. Ce qui se passe ici

n'est pas le fait des actions des individus, mais le fait

des actions du grand tout (1).


Il serait injuste de vouloir faire peser uniquement sur
la conscience de ceux dont elles portent le nom toutes
les atrocités qui remplissent les pages de l'histoire des
états. Si, par exemple, l'ambition de César a coûté la

vie à \,\ 92.000 soldats dans les pays étrangers, d'après


ses propres calculs (2), — il n'ose pas dire le nombre
de ses concitoyens tombés dans les guerres civiles ;

si l'ambition de Napoléon n'a pas sacrifié moins de
5,530.000 hommes, de 1793 à 1815 (3), à peu près au-
tant que ce qu'ont coûté les expéditions de Gengis-Khan,
nous ne devons jamais oublier que ces atrocités et au-
tres semblables, pour ne pas nous tromper dans notre
jugement, doivent être imputées aussi bien à la totalité
qu'à l'individu, qui se donnait le rôle d'exécuteur des
mauvaises inclinations de ses contemporains.
Malgré cela, il serait bon que ceux qui dirigent le

peuple, c'est-à-dire les princes, les hommes d'état, les


représentants de la nation et des coryphées de l'opinion

(l) V. Introd., 11 ; 3, 11. — (2)Plin., 7, 25,1.


(3) Kolb, Statistik, (6)418.
TRANSFORMATION DES FAIBLESSES HUMAINES 369
publique réfléchissent un peu sur leurs propres dangers
et leur responsabilité. Les peuples aussi ont leurs fai-

humaines de la com-
blesses humaines, et les faiblesses
munauté sont tout aussi bien des fautes que celles des
individus. Ceux qui veulent arriver à posséder de la
gloire; des charges, de l'influence et de l'argent, ne se
font pas scrupule d'exploiter les côtés faibles de leurs
peuples, pourvu qu'eux personnellement en tirent avan-
tage. Mais ils ne considèrent pas quel malheurpeut résul-
ter quand les passions de la grande foule sont excitées,
et, pour cela, il n'est pas même besoin de passions qui
en elles-mêmes sont déjà formidables et dangereuses,
comme l'est par exemple l'orgueil national exclusif,
mais même des inclinations qui, par elles-mêmes, sont
assez inoffensives, peuvent causer un dommage consi-
dérable au grand tout.
Pour un exemple, qu'y a-t-il de plus nuisible que
citer
la faiblesse humaine du sentiment national, du nombre
infini de formules de politesse et de titres des bons Al-
e
lemands? Nous rions avec raison de ce qu'au XVII et
au XVIII e siècle, à l'époque où la science des titres for-
mait une partie importante de l'éducation de tout hom-
me instruit, on prenait au sérieux de donner à quel-
qu'un le nom de Euer Liebden, Deiner Liebden, Dero
Liebden [votre dilection) (I). Mais quand, dans les diètes
et les négociations de paix, les représentants des états
de l'Empire allemand dissipent le temps le plus pré-
cieux, en discussions acharnées sur ces questions ;

quand ils se querellent pour savoir s'ils doivent s'asseoir


sur des fauteuils rouges ou verts, s'ils doivent poser
leurs pieds sur le tapis ou seulement sur les franges,
s'ils doivent manger avec des couverts en or ou en ar-
gent; quand dans une situation critique de l'Empire,
ils donnent, par suite de ces futiles questions de titre,

le loisir à l'ennemi d'arracher successivement des lam-

(\) Wachsmuth, Europselsche Sitte7igeschichtc, V, 2, 476, 478.


2i
370 MANIÈRE DE PENSER ET d'aGIR DE L'HUMANISME
beaux de leur patrie (I ), c'est étendre la faiblesse bien
au delà de ce qui est humain. Dans ce cas-là les ridi-
cules deviennent des monstruosités.
A cette époque, on vit aussi des princes allemands
faire une affaire d'état pour savoir si, dans les procla-

mations, leurs noms devaient être écrits en écriture


anglaise, ou, comme celui du roi, en écriture allemande,
chose digne évidemment d'être comptée parmi les fai-

blesses humaines. Mais ce qui est par trop fort, c'est que
le ducde Holstein-Gottorpne donne pas de signature pen-
dant huit années consécutives, et refuse par conséquent
à ses sujets toute place vacante, toute sentence juridique,
la moitié de l'administration et tout ce qui concerne la
justice, jusqu'à ce que cette stupidité ait été arrangée
par un traité formel en 1710 (2). Ici, sans aucun doute,
la faiblessehumaine s'est transformée en une criante
violation du devoir, et si nous sommes seulement tant
soit peu pénétrés de la dignité du prince et de sa tâche
sublime, nous avons alors le droit de demander, s'il y a
un châtiment assez grand pour une telle profanation de
la majesté, pour une telle négligence de la plus haute

charge.
5.- preuve Pourtant, il n'est pas
*
nécessaire que
*
nous allions
tirée de la vie , ,
- '

des individus.
(j ans \e domaine de la politique si nous voulons voir
jusqu'à quelle excroissance une passion négligée peut
conduire. Nous pouvons atteindre ce but plus facile-
ment, et aussi plus utilement pour notre enseignement,
en descendant dans notre propre intérieur. Chacun peut
y observer facilement ce que l'homme peut faire par
faiblesse humaine.
Parmi humaines, nous comptons la pré-
les faiblesses

dilection regrettable pour les spectacles et les exposi-


tions. Ce jugement fera sans aucun doute bondir d'in-

(1) Biedermann, Deutschjand in XVIII Jahrh.,]l, 1, 65. Gfrœrer,


Gesclrichte des geistlgen Lebens in Deutschland, 1681, 1781, I, 133.
Wachsmuth, loc. cit., V, 1, 585.

(2) Biedermann, loc. cit., II, 1, 65.


TRANSFORMATION DES FAIBLESSES HUMAINES 371

dignation bien des personnes qui, sans théâtre et sans


de amusements, ne sauraient comment passer le
tels

temps, ni comment échapper à l'ennui. Mais nous tenons


à notre opinion, et, proportion gardée avec ce que Bos-
suet et d'autres esprits sérieux ont dit à ce sujet, nous
croyons que notre jugement est modéré relativement à
ce qui se passe dans la réalité, et il en est ainsi. Il n'est
guère possible de ne pas commettre de fautes dans des
divertissements de ce genre, quelqu' in offensifs qu'ils
nous semblent. Car l'homme y court de si grands ris-
ques, que le plaisir, la passion exagérée, brisent ses
forces morales, et entraînent même l'esprit de celui qui
résiste.
Plaise à Dieu que dans ces amusements on n'y com-
mette jamais de plus grands péchés que ceux qui méri-
tent le nom de faiblesse humaine Mais qu'ils sont !

nombreux ceux qui ont trouvé là le commencement de


leur ruine temporelle et éternelle Qu'on se rappelle !

seulement la terrible chute de l'excellent Alypius dont


saint Augustin a tracé un portrait à jamais mémorable,
où nous voyons quelle maladie peut résulter de cette
inclination, même quand on se munit de toutes sortes
de précautions contre elle (1 ).

Or, malheur a pu arriver à cet illustre jeune


si ce
homme, devons-nous alors nous étonner si l'amour des
plaisirs et des jeux a souvent produit une telle quantité
de passions effroyables, que le simple mot de théâtre et
de divertissements a fait tomber des villes entières dans
ladémence? Panem et circenses (2) était l'unique pensée
du Romain. Peu lui importait que le monde tombât en
ruines pourvu qu'il vît des jeux. S'il arrivait seulement
que par hasard une représentation n'eût pas lieu, il pâ-
lissait comme si un second désastre de Cannes avait

atteint la patrie (3). La noble matrone était assise là à


côté de son époux, regardant elle-même et faisant voir

(1) August., Confess., 6, 8, 13.


(2) Juvenal., 10, 81. — (3) M., 11, 198.
372 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE l'hUxMANISME
à ses filles, des choses qu'au rapport d'un poète, qui
n'était rien moins que délicat, l'homme le plus impu-
dent eût rougi de raconter en sa présence (1). La tran-
quillité du peuplebonheur des nobles étaient subor-
et le
donnés à la victoire des bleus ou des verts (2). La
surexcitation allait si loin qu'un jour on vit un spectateur
se jeter sur le bûcher à côté du cadavre du conducteur
Félix, du parti des rouges, et se laisser brûler vivant avec
lui (3). Du cirque on portait les passions dans la vie.

Dans la lutte des verts contre les bleus à Constantinople,


Tan 501, plus, de trois mille citoyens tombèrent dans
l'arène (4). La grande émeute Nika, l'an 532, coûta la
vie à plus de trente mille hommes (5). Ni les légions de
Justinien, ni la parole des prêtres, ni le respect pour
les reliques, ne purent arrêter le carnage et l'incendie,
si grande était la rage insensée que le penchant effréné
pour les spectacles avait fait naître dans les esprits, si
loin poussait les hommes une faiblesse humaine qui
était petite en apparence (6).
Une autre inclination qui est encore plus facile à jus-
tifier que la passion pour les spectacles, est le souci de

son propre honneur. En soi, il est non seulement permis


de tenir plus à son honneur qu'à tous les autres biens
extérieurs; c'est même un devoir, car l'honneur a une
valeur plus grande que tous ceux-ci ensemble (7). C'est
pourquoi nous ne condamnerons pas trop sévèrement
quelqu'un qui, à cause d'une attaque injuste faite à son
honneur, s'emporte un peu vivement, au jugement de
spectateurs désintéressés et de sang-froid. C'est unefai-

(1) Ici, H, 200. Ovid., TrisL, 2, 501 sq.


(2) Cassiodor., Ep., 3, 51. Forbiger, Hellas und Rom., I, 338 sq.„
373 sq.
(3) Plinius, 7, 54 (53), 7.
Wilken, Ueber die Parteien den Rennbahn inbyzantinischen Kaî-
(4)
serthum (Kaumer, Hlst. Taschenbuch, 1830, I, 315).
(5) Wilken, loc. cit., 321.

(6) Evagrius, Hist. eccl., 4, 31.


(7) Thomas, 2, 2, q. 129, a. 1 ; 2, 2, q. 103, a. 1 ad 2.
TRANSFORMATION DES FAIBLESSES HUMAINES 373

blesse humaine, et en fin de compte une des plus com-


préhensibles.
Mais à quoi cette faiblesse humaine a-t-elle souvent
conduit, et à quoi conduit-elle encore tous les jours? Est-
ce une faiblesse humaine que de concevoir, pour un pe-
tit mot prononcé sans réflexion, une haine mortelle qui,
après des années, ne veut pas entendre parler de récon-
ciliation? Est-ce une faiblesse humaine quand, à la plus
petite atteinte portée à leur honneur, des hommes sans
éducation s'emportent au point de saisir la première
arme meurtrière qui leur tombe sous la main, pour ré-
tablirleur bonne réputation ? Est-ce encore une faiblesse
humaine, quand des hommes instruits, imitant le spa-
dassin le plus grossier, se tuent de sang-froid, avec ré-
flexion, et selon des conventions fixées d'après d'ancien-
nes et pénibles règles de l'art de se battre? Est-ce une
faiblesse humaine que d'appeler chose honorable une
telle tuerie d'hommes?L'Arabequi reçoiten riant comme

une marque d'honneur un coup sur le front, dût-il en


roulera terre, considère le soufflet comme une insulte
que seul le sang de l'offenseur peut laver (1). Un enfant
à qui le père a fait subir cette humiliation à cause d'une
grossière désobéissance, saisit aussitôt son dschembiye,
et d'un coup étend à terre celui qui donné la vie
lui a
sans que personne l'en blâme. L'honneur blessé du jeune
homme justifie sa conduite en présence de tout le peu-
pie (2). _

Au Chinois, — car le Chinois aussi a son honneur et


un honneur très sensible, — il suffit d'un petit mot
vexant pour qu'il se pende au premier arbre venu ou se
jette dans le premier puits qu'il rencontre, et l'opinion
publique exalte son courage, parce qu'il prépare ainsi
des embarras devant le tribunal à son ennemi dont il

ne pourrait pas se venger sans cela (3). Voilà qui nous

(1) Wrede, Reise in Hadr amant, 156 sq.


(2) Wrede, loc. cit., 238.
(3) Hue et Gabet, Voyages dans l'empire chinois, 124 sq.
374 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE L'HUMANISME
fait rire. Chez nous, un jeune homme tue son ami avec
une arme à feu, en présence de témoins et selon toutes
les règles de l'art, uniquement parce que le malheureux
a marché sur les pattes de son chien, et le monde ins-
truit fait l'éloge de l'assassin, tandis qu'il regarde avec
mépris la paysanne qui se querelle avec sa voisine, parce
qu'une de ses poules a traversé la haie de son jardin (1 ).
Quel est celui de ces exploits héroïques du sentiment
d'honneur qui a laissé le plus loin derrière lui la fai-
blesse humaine ? Quels sont ceux qui se sont le plus
égarés dans le domaine de l'inhumanité? Nous nous abs-
tenons de toute comparaison et de toute appréciation.
En tout cas, nous voyons où peuvent conduire les fai-
blesses humaines, lorsque nous lisons que cette manie
du duel pratiquée, comme une véritable science, a en-
levé en France, à partir de l'avènement de Henri IV
jusqu'en 1607, — dans une période de treize années
par conséquent, — au moins quatre mille gentilshom-
mes (2) aux bras de leurs parents, de leurs épouses, de
leurs enfants et les a traînés devant le tribunal de Dieu,
et que du temps de M. y eut, dans la seule pa-
Olier, il

roisse de Saint-Sulpice, dans une seule semaine, dix-sept


morts causées par le duel (3).
En nous ferions bien d'avoir un œil vigilant
vérité,
sur nos prétendues faiblesses humaines, et d'être beau-
coup plus circonspects avec la parole sacro-sainte fai- :

blesse humaine, que nous ne le sommes d'ordinaire. Une


petite faiblesse, un penchant qui nous paraît peu inno-
cent suffisent pour faire de nous, dans très peu de
temps, de véritables monstres.
Une mauvaise chose aussi est l'argent et les motifs ;

pour l'aimer sont si nombreux qu'on les voit facilement


sous le jour d'une petite faiblesse humaine. Mais où cette
passion ne conduit-elle pas souvent ses esclaves ! « Rien

(1) Cantu-Lacombe, Histoire universelle, (3) XVI, 135 sq.


(2) Wachsmuth, Europ. Sittengesch., V, 1,513.
(3) Helyot., Gesch. der geistlich. Orden, VIII, 161.
TRANSFORMATION DES FAIBLESSES HUMAINES 375
n'est plus mauvais que d'aimer l'argent. Quelqu'un qui
le fait vendrait sa propre âme, parce que durant sa vie,

il s'est dépouillé de tout sentiment d'humanité (1) ».


Ainsi parle l'Ecriture Sainte, et le poète dit : « A quoi ne
pousses-tu pas les mortels, exécrable soif de l'or (2) ?
Ce marchand d'Amsterdam qui trahit sa patrie s'excusa
avec ces froides paroles Le commerce doit être libre.
:

S'il fallait traverser l'enfer pour le lucre, j'exposerais


mes bateaux à être brûlés (3).
Et pourquoi l'homme ne trahirait-il pas sa patrie,
puisque, pour quelques pièces de monnaie, il sacrifie sa

santé, sa vie, sa tranquillité, sa conscience, son âme ?

Que disons-nous ? Son âme ! Dans son avidité pour le

gain, il sacrifie même des âmes innocentes, les âmes de


ses propres enfants. Il n'est pas de mère, semblerait-il,
qui, comme le pélican, n'ouvrirait sa poitrine tarie pour
apaiser, avec la dernière goutte de son sang, la faim de
l'enfant qu'elle a porté dans son sein. Cependant si

quelqu'un veut connaître la vérité, qu'il se rende sur le

théâtre des crimes les plus inhumains qui soient, qu'il


aille aux empories du commerce de chair humaine en
Europe, à Paris, à Vienne, à Berlin, àPest, à Hambourg.
Il y verra de ses propres yeux ce que le cœur et la raison

se refusent à croire, des mères livrant au vice, pour de


l'argent, leurs propres enfants, et pour de l'argent mar-
chant avec eux dans les mêmes voies (4). 11 n'y a pas
encore très longtemps, — espérotfs qu'il n'en sera plus
ainsi à l'avenir après la croisade de Stead contre le Ba-
bylonisme moderne, — que, dans la Ville des millions,
l'on voyait tous les lundis et tous les mardis matin, en-
tre six et sept heures, en plein marché public, entre
Spitalfîelds et Bethnalgreen, des mères vendre leurs
filles de sept à dix ans à des tisseurs desoie et à d'autres

(1) Eccli., X, 10.- (2) Virgil., Mn., III, 56, 57.


(3) Kampen, Geschichte der Niedcrlande, II, 84.
(4) OEttingen, Moralstatislik, (3) 216 sq.
376 MANIÈRE DE PENSER ET d'aGIR DE L'HUMANISME
amateurs. Dans quel but ? C'était le secret de tout le
monde (1 ). Voilà où mène la soif de l'argent.
e. -Les
monstres de
D'après ce que
' A nous venons de dire, tout le monde
l'humanité ne
sont pas si
admettra que
^ monstres de l'humanité dont parle
les i

comprendre
l'histoire, ne sont pas si difficiles à comprendre que nous
ouàêgaier.
j e crovons parfois. La distance de la faiblesse à l'inhu-
manité est souvent très petite. Pour jeter un pont sur
cet abîme immense en apparence, on n'a qu'à excuser la
soi-disant faiblesse humaine, ou à continuer de la culti-
ver comme quelque chose qui est permis, et le pont est
bientôt Dans Marion Delorme, Victor Hugo dépeint
fait.

un jeune homme à peine âgé de vingt ans, fatigué du


monde et de la vie, car il avait vidé jusqu'à la lie la coupe
des plaisirs. Mais naturellement il n'est pas rassasié. Il

voit une créature qu'il ne connaît pas et qui attire son


attention. D'un seul coup le démon revit en lui. 11 se re-
proche, c'est vrai, de ternir de son souffle impur l'azur de
cette âme angélique,qui probablement n'en est pas une.
Cependant c'est précisément cela qui l'aiguillonne. 11 n'y
a que l'espérance satanique de pouvoir empoisonner un
cœur pur qui donne encore quelque charme à sa pas-
sion. Jusqu'alors il n'a jamais parlé à Marion, et celle-
ci ne Ta jamais vu. Enfin il la rencontre. Il sejette à ses
pieds avec ces paroles que Stenio répète après lui dans
Lélia (2) :

« Voulez-vous quelque chose, et vous faut-il quelqu'un »


« Qui meure pour cela ? qui meure sans rien dire ? »
« Et trouve tout son sang trop payé d'un sourire? »

« Vous le faut-il? parlez, ordonnez, me voici (3) ».

Et ce Didier est encore, parmi tous les héros qui ont


. su conquérir au roman et au drame de Victor Hugo l'en-

thousiasme de l'époque, un des types les plus insipides,

les plus étriqués,un pygmée en comparaison de tant de


figures que nous font connaître ses autres romans.

(1) OEttingen, loc. cit., (1) 467 sq. Marx, Kapilal, (3)1, 361.
(2) G. Sand, Lelia, 27.
(3) Victor Hugo, Marion Delorme, 1, 3.
TRANSFORMATION DES FAIBLESSES HUMAINES 377
Mais que parlons-nous de romans? Est-ce que l'his-
toire ne dépasse pas tous les romans ? Que sont tous ces
héros de roman, vaporeux, invraisemblables en face de
ces physionomies, malheureusement trop réelles, de
Tibère et de Néron, d'Ezzelin da Romano, de Barnabo
Visconti, de Siegmund Malatesta, de Werner d'Urslin-
gen qui avait fait graver sur son bouclier d'argent ces pa-
roles : « Ennemi de Dieu, de la compassion et de la pi-
tié »(l),en face de Gilles de Laval (2), des chefs de la gran-
de Révolution, de Marat, de Collot d'Herbois, de Carrier,
d'Hébert et de tant d'autres? Quel poète dramatique se-
rait capable de créer, par l'imagination, un caractère
comme Louis XI, si hypocrite, si astucieux, si traître, si

fourbe, si cruel que nous pourrions croire que nous som-


mesén qued'un hom-
face d'un serpentgrotesque plutôt
me? Un auteur ne devrait-il pas craindre detre taxé
d'exagération, s'il imaginait un homme aussi vorace que
Vitellius ou Phago, le bouffon de la cour d'Aurélien,
aussi malpropre que le grand Vendôme, aussi bas de
caractère que François de Chartres connu parLichten-
berg, dont l'inscription funéraire porte qu'il fut le plus
grand vaurien que la terre ait porté (3). Qui pourrait
dépeindre le caractère d'une femme appartenant à la
classe la plus élevée et à une époque assez récente, le
caractère de l'horrible Elisabeth Bàthori-Nàdasdy ?Sans
doute le monde sait que la femme tombe plus bas que
l'homme quand elle s'est égarée mais qu'elle puisse ;

tomber si profondément que ce monstre qui assassina


près de six cents jeunes filles, pour rajeunir dans leur
sang sa beauté flétrie, voilà qui serait incroyable si des
témoignages certains n'en faisaient foi (4).

(1) Burckhardt, Cultur cler Renaissance. 453.


(2) Gœrres, Mystik, IV, 2, 462 sq. Biographie générale par Hœfer,
XLI, 497 sq.
(3) Lichtenberg, Erklœrung zu Hogarths Zeichnungen (Stuttgart,
1840), I, 224, 9.
(4) Wachsmuth, Europ. Sittengesch., V, 1, 357. Schubert, Gesch.
der Seele, (4) II, 259. Perty, Anthropologie, I, 319. Elsberg (Die Blut-
grœfin, 1894) adoucit sa culpabilité d'une manière notable.
.

378 MANIÈRE DE PENSER ET d'aGIR DE L'HUMANISME


Ce qu'il y a de plus terrible, c'esl qu'il n'est pas si
difficile d'imiter ces monstres. Celui qui connaît l'hom-
me doit avouer qu'il ne sait pas comment quelqu'un peut
dire d'un cœur tranquille Jamais je ne commettrai ce
:

crime. Nous ne sommes pas formés d'un autre limon


que ces monstres. Ne croyons pas ce que Lombroso et
Ferrero veulent nous faire croire, que, par leur nature
et leurs dispositions, ils étaient prédestinés à commettre
leurs crimes. Beaucoup parmi eux avaient des dons si
grands et si nobles, qu'ils a'uraient pu facilement deve-
nir un ornement de notre race. Personne peut-être n'é-
tait plus convaincu que le faible et timide Robespierre

d'être tout plutôt qu'un Néron, et pourtant il en fut un


Néron lui-même n'était pas sans avoir de bonnes dispo-
sitions, et, pendant longtemps, il ne laissa passer, sans
en profiter, aucune occasion où il lui était permis de
donner des preuves de bonté, de douceur et de généro-
sité (1). Sylla le massacreur était, à le juger d'après son

extérieur, un homme distingué, presque transparent.


Il avait un visage de jeune fille il savait gagner tous les
;

cœurs par ses belles manières, son affabilité, sa servia-


bilité et sa nature spirituelle. L'exécrable Timour, un

des plus grands destructeurs d'hommes, était l'ennemi


juré de toute flatterie et de tout mensonge il écoutait ;

la vérité, même là où elle lui faisait mal à entendre il ;

était très réservé en paroles, même modeste, et il ai-

mait les arts, les sciences et la conformité aux lois.


Ivan le Terrible lui aussi est exalté comme un politique
excellent, comme un vaillant guerrier, comme un pro-
moteur du beau et un excellent législateur. La marquise
de Brinvillers, la première des empoisonneuses, por-
tait, dans un corps fluet, une nature douce, modeste, et

visitait assidûment les hôpitaux où elle soignait les ma-


lades avec dévouement.
Qui peut dire qu'il trouve en lui toutes ces nobles

(1) Sueton., Nero, 10.


TRANSFORMATION DES FAIBLESSES HUMAINES 379
qualités et toutes ces actions qui ont illustré ces fléaux
terribles de l'humanité? Qui ne découvre pas plutôt en
soi maints défauts maintes dispositions dont ceux-ci
et

étaient peut-être exempts? Qui ose donc se promettre


qu'il ne peut tomber aussi bas qu'eux ?
Nous disons ceci, non 1pour inquiéter
*
la conscience 7. - Les
. .
pécheurs se
~
des hommesqui aspirent sérieusement au bien, mais ^m!» dêx
pour que ceux que choque la doctrine chrétienne sur la l'humanité.
réprobation et l'enfer, mettent la main sur leur cœur et
disent où ils courage de leurs négations.
puisent le

C'est quelque chose de terrible, dit-on, de penser qu'un


homme sera éternellement réprouvé. En effet, c'est une
pensée terrible. Mais il est pourtant tout naturel qu'un
réprouvé que quelqu'un qui a occupé sa place
soit rejeté,

en dehors des faiblesses humaines soit séparé de l'hu-


manité.
Quand un corps n'a plus assez de force pour rejeter
le poison qu'il voulait expulser, il est perdu. Si l'huma-
nité ne voulait pas expulser lesmalheureux qui sont sé-
parés d'elle, et qui se sont mis en contradiction avec
elle, ce serait une preuve qu'elle est même corrompue

sans retour.
La pensée d'être obligé de faire partie d'une société
qui n'aurait pas la force de rejeter de tels monstres de
son sein, nous mettrait dans la même disposition d'es-
prit queLaocoon, ou que les fugitifs dans la caverne des
serpents, ce récit de Bernardin de Saint-Pierre que
nous connaissons tous.
Toutefois, l'humanité n'a pas même besoin de les
chasser de son sein. Ils se séparent bien d'elle eux-mê-
mes. Ceci se produit d'après la même loi psychologique
que celle que suivait Tibère lorsqu'il se rendait volon-
tairement invisible, et se séparait aussi physiquement
de ses concitoyens dont il s'était déjà séparé morale-
ment. Ils ne trouvent plus que les autres leur ressem-
blent. Ils sentent eux-mêmes qu'ils ne sont plus des
hommes comme les autres, des ebenmenschen pour nous
380 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE L'HUMANISME
servir de cette excellente expression du moyen âge.
C'est pourquoi la séparation se fait d'elle-même. Sou-
vent, sans doute, c'est par la force qu'il faut mettre fin

à leur union extérieure avec le corps de l'humanité, et,

dans ce but, la justice criminelle a établi la prison, l'exil,

la peine de mort. Mais quiconque


une fois endurci
s'est
contre ses devoirs d'homme, dans une contradiction
préméditée et voulue, brise lui-même le lien intérieur
qui l'unit au véritable esprit de l'humanité.
Qui douterait de la possibilité de ce fait épouvanta-
ble? Déjà dans Eschyle, Prométhée dit à Mercure, qui
lui offre sa grâce de la part de Jupiter s'il voulait avouer
sa culpabilité : « Qu'il n'entre jamais dans ton esprit
que, terrifié par le conseil de Jupiter, je revête des sen-
timents féminins, et que je prie ce dieu détesté comme
une femme, avec des mains suppliantes, pour être déli-
vré de mes liens. Non! loin de moi cette pensée » (1).
D'une façon analogue meurt aussi le don Juan de Mo-
lière, en prononçant ces paroles: «Je ne sais ce que

c'est de trembler » (2). Ainsi parle également le duc de


Gothland dans Grabbe.
« Ce qui est fait est fait » :

« Je suis devenu injustement fratricide ; »

« Il faut bien que j'y reste. »


«. Se repentir d'une chose qui est faite, »

« C'est peine perdue » (3).

Et Manfred de Byron va à la mort en lançant cette


le

bravade à l'esprit mauvais « J'ai été mon propre des-


:

tructeur, et je le serai encore dans l'avenir » (4).


Ces criminels parlent tous comme Satan lui-même
dans Milton « L'esprit est à soi-même sa propre de-
:

meure il peut en soi faire du ciel un enfer, et de l'en-


;

fer un ciel. Qu'importe où je réside si je suis toujours le


même, et ce que je deviendrai, pourvu que ce ne soit

(1) ^Ëschylus, Prometheus, 4002 sq.


(2) Molière, Don Juan, 5, 5.
(3) Grabbe, Hertzog Theodor von Gothland, 3, 1.

(4) Byron, Manfred, 3, 4.


TRANSFORMATION DES FAIBLESSES HUMAINES 381

jamais l'esclave de celui qui ne doit la victoire qu'à ses


foudres (1)? Pour avoir perdu le champ de bataille,
avons-nous tout perdu ? Une volonté inflexible nous
reste encore, un désir ardent de vengeance, une haine
immortelle et un courage qui ne sait ni céder ni se sou-
mettre. Moi courber la tête, demander grâce avec un
genou suppliant, reconnaître pour souverain celui que
la terreur de ce bras a fait chanceler sur son trône et
douter de son empire ! Quelle honte, quelle ignominie,
quel affront plus sanglant mille fois que notre défai-
te (2) ! Mieux vaut régner dans l'enfer que servir dans
le ciel (3). Je me glorifie d'être appelé l'adversaire du
roi du ciel » (4).

Or, en est ainsi, nous ne pouvons pas nier qu'un


s'il

endroit où tous ceux qui sont séparés de l'humanité se iM^fïïE


retrouvent, c'est-à-dire un enfer, soit nécessaire.
Dieu n'avait pas créé d'enfer, ceux qui se sont ré-
Si
prouvés le créeraient eux-mêmes. Ou plutôt ce n'est
pas Dieu qui a fait l'enfer, mais ce sont les réprouvés
qui en sont les créateurs. 11 faut bien qu'ils se retrou-
vent quelque part. Ils ne veulent pas être dans l'endroit
où ils devraient se trouver. De cette manière, ils doivent
être dans un endroit qu'ils se choisissent ou créent eux-
mêmes. Et ils n'en peuvent choisir qu'un qui leur con-
vienne.
Lorsque Lesage était sur le point de mourir, le prê-
tre aux paroles de qui il n'opposait que de la raillerie, le
menaça enfin du feu de l'enfer. 11 se mit alors à rire de
tout son cœur et à dire: Je crois que je me trouverai
aussi bien dans le feu de l'enfer que le poisson dans
l'eau. C'est, dit-on,en prononçant ces paroles qu'il ex-
pira. Pour nous, à moins de preuves convaincantes, nous
ne pouvons croire qu'un vieillard de quatre-vingts ans
ait quitté la terre en prononçant ces paroles. Il est vrai

(1) Milton, Paradis Perdu, 1,254 sq.


(2) lbid., 1, 406 sq., 110 sq. -
(3) lbid., I, 263 sq.
(4) lbid., X, 386 sq.
382 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE L'HUMANISME
que notre Piïckler-Muskau avait encore six ans de plus
quand, sur son lit de mort, cette réponse l'amusait beau-
coup (1).
Que ces paroles puissent être prouvées ou non, peu
importe; elles contiennent en tous cas beaucoup de vrai.
Des hommes qui ont passé leur vie dans le péché doi-
vent, d'après toutes les règles de la justice, de la logi-
que, de la métaphysique, de la sociologie, occuper leur
place particulière. Aucune chose n'a de repos tant
qu'elle n'est pas arrivée à la place qui lui convient. Cha-
que être aspire à occuper la place qui lui est propre et à
y rester (2).
De que des êtres qui se ressemblent se rencon-
là vient

trent toujours (3). Les agneaux ne sont pas une société


pour des hyènes, et l'hyène se sentirait très mal dans le
voisinage des agneaux, supposé qu'il ne lui soit plus
permis d'apaiser sur eux sa soif de sang. C'est pourquoi,
quand elle a épuisé son énergie pour le meurtre, et que
la lumière chasse les ténèbres de la terre, elle se hâte
d'aller làoù seulement elle trouve Tendroit qui lui con-
vient, dans l'obscurité de cavernes solitaires. C'est là
que, sans s'être concertés, se donnent rendez-vous tous
les êtres qui ont des instincts analogues aux siens,
quand même, pendant la nuit, alors qu'ils rôdaient li-
brement, ils ont parcouru des chemins tout opposés.
que l'humanité ne pourra jamais se guérir
C'est ainsi
tant que de tels monstres ne seront pas expulsés de son
sein. Mais eux non plus, ils ne peuvent se sentir à l'aise,
quand il leur faut rester dans la société humaine où ils

n'ont plus la possibilité d'exercer leur activité à leur gré.


Et ce moment arrivera un jour, s'ils ne rebroussent pas
chemin sur la voie qu'ils ont suivie jusqu'alors. Pour
chacun vient la nuit, où il ne peut plus agir (4). Alors les

(1) Janssen, Zeitund Lebensbilder, (1) 12i.


(2) Aristoteles, Natural. aiiscidt.,b, 1, k, 5 (7), 5; Gêner, et cor-
rupt., 2, 8, 5 ; 10, 9.
(3) Aristot., CoeL. '
4, 3, 2, 3.
(4) Joan., IX, 4.
TRANSFORMATION DES FAIBLESSES HUMAINES 383
malheureux qui se sont séparés de l'humanité parleur
propre fait, qui se sont séparés de Dieu qui seul est la
place naturelle de l'homme, son refuge et son lieu de
repos (\ ), se réuniront dans le seul endroit qui leur res-
tera, lorsque la lumière éternelle se lèvera, dans l'en-
droit ténébreux que, d'après sa nature, le péché cher-
che (2), bref, dans leur endroit. C'est ainsi qu'il est écrit

du traître par excellence, avec une brièveté terrible : 11 est


allé dans son endroit (3). Tous ceux qui ont marché dans
des voies si différentes, en s'écartant de Dieu et de l'hu-
manité, se retrouvent dans le même endroit, non pas
l'endroit de Dieu, non pas l'endroit de l'humanité, mais
leur endroit à eux. « Dans cet endroit arrivent, de tous
les pays de la terre, ceux qui meurent dans la colère

de Dieu. Ils sont tourmentés du besoin de traverser le


fleuve, parce que la justice divine les aiguillonne et que
leur crainte se change en désir (4) ».

Que se passera-t-il dans cet endroit ? 11 est inutile de 9. - Les


j r • j ., • , • >
tourments
1 i
le dépeindre
1
avec cette complaisance in&emeuse ou on *•
de l'enfer:
, , •
pourquoi doi-
i i »
nous accuse volontiers d'avoir pour
r si le laid. Ce n est yent-us être
éternels ?

pas que nous ayons l'intention de nier que cet endroit


soitun lieu de tourments, de supplices intolérables ;

mais pour nous, il suffit de savoir que c'est l'endroit


que les rebuts de l'humanité se sont créé à eux-mêmes.
Cela seul doit suffire pour nous en faire concevoir une
horreur terrible.
Grabbe fait dire à son duc de Gothland, qui avait en-
tassé crimes sur crimes, en face de la mort qui éiait
proche, ce blasphème que le vieux Zschokke répète
après lui (5) :

« L'enfer? Voilà du moins quelque chose »

« Qui est nouveau. Et je gage »


« Qu'on peut aussi s'habituer à l'enfer. » (6)

(1) August., Enarr. in ps., 30,4, 8 ; 70, 1, 5. Greg. Magn., Mor. t 4,


67; in Ezech., 1, 9, 22.
(2) Greg. Magn., Mor., 9, 95, 97.
(3) Act., Ap., 25.—
(4) Dante, Infemo, 3, 122 sq.
I,

(5) Zschokke, Selbslschau(3), 53.


(6) Grabbe, Hertzog Theodor von Gothland, 5, 6.
384 MANIÈRE DE PENSER ET d'aGIR DE L'HUMANISME
La question est de savoir si on est bien^à son aise
dans cet endroit, où il faudra sans aucun doute s'habi-
tuer.
Oui, on peut s'habituer à l'enfer, s'il n'est pas autre
chose qu'une mer de feu et de soufre, puisque, parfois
dans la vie, on s'habitue à des choses encore plus dures.
Cependant la fumée épaisse du feu, n'est pas le plus
grand tourment dont l'enfer soit témoin.
Déjà ici-bas, dans la vie, en vertu d'un ordre de cho-
ses juste, il arrive que chaque esprit mal réglé devient
à lui-même son propre tourment, et un tourment très
grand (1). D'où vient ce besoin de changer de place, de
voyager, cette poursuite de distractions, cette nature ir-

ritable qui rend impossible à beaucoup de personnes


un séjour de vingt-quatre heures dans le même endroit,
à plus forte raison la solitude et la paix?
D'où vient le phénomène que le travail et les châti-
ments les plus durs semblent être au criminel un bien-
fait, en comparaison de l'isolement dans un cachot, iso-

lement qui l'oblige à rester seul avec lui seul? D'où


vient cet esprit qui ne laissait pas de repos à Tibère ni
dans la solitude, ni au milieu des débauches, ni au mi-
lieu des carnages les plus horribles, et qui lui fit écrire
au sénat la lettre mémorable dont le contenu était celui-

ci : « Que vous écrirai-je, pères conscrits, ou comment


vous écrirai-je, ou sur quoi ne dois-je pas vous écrire
en ce moment? Que les dieux et les déesses me fassent
périr plus misérablement encore que je ne me sens
périr chaque jour, si je le sais (2) ! » D'où vient cette
parole du parricide Oreste.
« Quelque chose me chasse, je ne puis rester plus longtemps » (3).

Tout cela est facile à expliquer. Jeté au delà des fron-


tières de l'humanité par le désir sauvage de commettre
des crimes; séparé de Dieu par l'arrogance et la haine

(1) August., Confess., 1, 12, 19.

(2) Tacitus, Annal., VI, 6.


(3) /Eschylus, Chocph., 1062 (Ahrens).
TRANSFORMATION DES FAIBLESSES HUMAINES 385
contre lui, il ne reste au pécheur que son propre cœur.
Mais quel cœur Un cœur ravagé, endurci, un esprit
!

obscurci, bref, une nature dévastée. Voilà quel est dé-


sormais son unique séjour. Il est dans son endroit.
Maintenant le péché s'est évanoui, ses charmes sont
fanés ; il est même impossible de continuer à s'y aban-
donner. Sa laideur dévoilée apparaît seule aux yeux du
pécheur. Celui-ci détourne ses regards avec dégoût, et
voilà qu'il le trouve en lui-même. Il voit avec effroi le
monstre étendre pour l'étreindre. C'est avec
les bras
horreur qu'il le presse sur son cœur. Il ne peut ni ne
veut faire autrement. Il est seul dans le péché, et le pé-
ché est seul en lui il est seul avec sa personne il n'est
; ;

plus chez lui, et pourtant il est incapable de s'échapper.


Il est dans son endroit.
maudit et ne sait ce qu'il doit mau-
C'est ainsi qu'il
dire. Il blasphème Dieu, maudit ses parents, les enfants
de ses enfants, l'espèce humaine, le temps, le lieu de
sa naissance (1). Il maudit le soleil dont il hait l'éclat,
parce qu'il rappelle à sa mémoire la lumière à laquelle
il s'est soustrait (2). Il maudit l'amour de Dieu, car pour
lui, — situation horrible, — l'amour et la haine sont
égaux (3). Cependant, toute rage est inutile. Toujours
il retombe sur lui, car il ne lui reste plus que lui seul.

Il est dans son endroit.


Il appelle une nouvelle mort, pour être délivré de ce
qui lui est le plus insupportable, de lui-même, et la mort
le fuit (4). Il reste seul avec lui seul. Il est dans son en-
droit.
11maudit d'avoir seul choisi librement, contre la
se
volonté de Dieu, contre sa propre nature (5), d'être dans
son propre endroit. Il porte l'enfer en lui, car il est dans
son endroit.

(1) Dante, Inferno, 3, 103, 105. —


(2) Milton, loc. cit., 4, 37 sq.
(3) Ibid., 4, 69 sq.
(4) Apocalyp., IX, 6. Dante Inferno, 1, 117; 5, 44 sq.
(5) Milton, loc. cit., 4, 71 sq.
25
386 MANIÈRE DE PENSER ET d'aGIR DE L'HUMANISME
Désespéré, il cherche à s'enfuir. Mais partout où il

fuit, il se porte lui-même (1). Il reste dans son endroit. •

Il est son enfer à lui, car il est lui-même son endroit (2).
« Ce que j'ai fait est fait. Je porte en moi »
« Un tourment qui ne peut plus s'accroître. »
« L'esprit qui est immortel se récompense lui-même »

« Ses bonnes ou ses mauvaises pensées » ;

« Il est à la fois le principe et la fin du mal ;


»

« Il est à lui-même et son temps et son lieu (3) ».

Ainsi le tourment du réprouvé ne mourra jamais. Son


orgueil durera éternellement, et il n'aura pas d'autre
pouvoir que de lui rendre toute amélioration impossible.
Sa haine qui ne pourra jamais s'apaiser le torturera
éternellement. Sa colère flamboiera éternellement et res-

tera pourtant éternellement impuissante. Sa rage écu-


mera éternellement, mais ne trouvera pas d'objet sur
lequel elle puisse s'assouvir, sinon lui-même. C'est pour-
quoi ni son ver ni son feu ne mourront jamais, car lui,
son propre ver (4), son propre feu, ne pourra jamais
mourir. C'est ainsi que l'enfer doit être éternel quand
même Dieu ne le voudrait pas.
io._com- Cette pensée
r
de l'enfer est une source d'inquiétude
*
ment on va
dansienfer et
comment on
DOur
r j es uns et d'audace pour
l
les autres. Les paroles du l

l'évite.
poète :

« Il est facile de descendre en enfer » (5)

ne sont que trop vraies. C'est pourquoi les uns disent


en tremblant qui donc espère alors être sauvé? tandis
:

que les autres s'écrient pleins d'une téméraire audace:


puisque tous seront damnés, pourquoi nous donner la
peine d'échapper à une ruine dont nous sommes cer-
tains?
Mais non ! Arrière tous ces préjugés ! Arrière cette
anxiété ! Elles se trompent les âmes inquiètes qui vivent

(1) Quis exsul se quoquefugit? (Horat. Carmen, 2, 16, 19, 20).

(2) Milton, /oc. cit., 4, 19 sq., 75 sq.


(3) Byron, Manfred, 3, 4.
(4) Marc, IX, 43, 45,47.
(B)-Virgil., ^., VI > 426 -
TRANSFORMATION DES FAIBLESSES HUMAINES 387
toujours dans l'appréhension de tomber dans le précipice
par suite d'une faute légère. Ils se trompent aussi ceux
qui accusent notre loi de faire de la plus petite faute un
crime inexpiable, d'entraver l'homme dans sa marche et
de menacer immédiatement l'humanité de ruine éter-
nelle. Là On ne commet pas si fa-
n'est pas la question.
cilement des crimes contre l'humanité. On ne devient
pas sans cause la proie de l'enfer. Une conscience déli-
cate qui craint même
une faute légère, ne tombera pas
dans des fautes graves. 11 n'y a que celui qui marche im-
prudemment et qui méprise les bagatelles, qui court le
plus grand péril. Une route large et commode conduit
des sommets de humaine jusqu a l'abîme de
la dignité

la réprobation anti-humaine, et nombreux sont ceux qui


marchent sur cette voie. Mais ce n'est pas d'un seul bond
qu'on se jette dans le précipice. Très peu savent quand
et comment, dans une promenade insouciante et rêveuse
à travers les bosquets des faiblesses humaines qui vont
du sommet au fond du précipice, le sol finit par leur
manquersous les pieds. C'en est fait de leur sort si, dans
leur chute, ils ne sont pas retenus par une main miséri-
cordieuse et puissante. Ils tombent alors de roc en roc,
et, en peu de temps, le sol de la faiblesse humaine a dis-

paru sous leurs pieds chancelants.


C'est pourquoi le commencement de la sagesse consis-
tera toujours en ce que l'homme se mette en garde con-
tre lui-même. Ce qui est à redouter, c'estle petit pas vers
le bas. Si on n'y attache aucune importance, il conduit

à un second, et celui-ci au dernier. 11 est très rare que


l'homme succombe dans une grande chute soudaine. Les
petites fautes que Ton méprise et qu'on ne répare pas
immédiatement, sont le plus souvent la cause de notre
ruine. Celui qui fait attention aux petites choses n'a pas
à redouter les grandes. Celui qui n'oublie pas qu'il est
homme et capable de toute faiblesse humaine, ne perdra
jamais la fin de l'homme ni l'humanité.
Appendice

Péchés véniels et péchés graves ou mortels,

1. La négation stoïcienne d'une différence entre les péchés. — 2.


Différence essentielle entre les péchés véniels et les péchés mor-
tels. —
3. La nature des péchés véniels et des péchés mortels. —
4. Le péché, la mort de l'humanité.

i.-Lané- Ce qui caractérise toute l'opiniâtreté et l'inhumanité


cation stoï- -* L
m
ci
Sence
De
^e l' es P r iï stoïcien, c'est qu'il ne veut admettre aucune
entr
chés.
pé ~
différence entre ce qui est bon et ce qui est meilleur,

entre les préceptes et les conseils, entre ce qui est mau-


vais et ce qui est pire. Toutes les vertus sont égales
entre elles, disent les Stoïciens, aucune n'est plus grande
ou plus petite que les autres (1). Celui qui en a une les

possède toutes, celui qui n'en pratique pas une n'en


possède point (2). Celui qui possède la vertu est un sage,
et le sage ne se distingue de Dieu que parce qu'il est
temporel mais en félicité et en perfec-
et périssable (3) ;

tion, il lui est égal (4). Quand une fois il est parvenu à la
vérité et à lavertu, il est sûr de les posséder tou-
jours (5). Mais celui qui ne possède pas une vertu est
exclu du nombre des sages
un insensé, un fou (6).
: c'est

Le sage peut faire tout ce qu'il veut pour lui les crimes ;

les plus affreux sont autant d'occasions favorables pour


prouver la grandeur de son esprit que l'exercice des
vertus les plus sublimes (7). De même toutes les actions

(1) Diogen. Laert., 1, 101. Plutarch., Comm. notit., ô, 1.

(2) Plutarch., Alex, fortit., 1,11.


(3) Seneca, Provid., 1.
(4) Plutarch., Comm. not.> 33, 2. Origen., Contra Cels., 6, 48.

(5) Diogen. Laert., 7, 127, 117 ; cf. 6, 105. Xenophon, Memor., 1,

2, 19.
(6) Cicero, TuscuL, 3, 5.
(7) Plutarch., Stoic. rep., 22, 1. Diog. Laert., 7, 188.
,

TRANSFORMATION DES FAIBLESSES HUMAINES 389


de l'insensé sont également mauvaises. 11 n'y a pas de
différence dans le mal. Ici une tromperie en vaut une
autre, un péché un autre. Que quelqu'un soit éloigné de
cent stades de Canope ou seulement d'un, c'est absolu-
ment la même chose ; comme résultat, il n'est toujours

pas à Canope (1).

Cette dernière affirmation parut, il est vrai, si intolé-

rable à quelques stoïciens comme Heraclite de Tarse et


Athénodore (2), qu'ils préférèrent devenir infidèles aux
principes de leur école, plutôt qu'à la saine intelligence
humaine. Mais en somme, le Portique s'en tint à cet en-
seignement, quelque effrayant qu'il dût être pour des
esprits plus sérieux, quelque évidente que dût être sa
fausseté pour chaque homme qui se donne la peine de
réfléchir.
Malheureusement l'esprit orgueilleux et impitoyable
du Portique semble être presque indéracinable. Au lieu
d'accepter les principes tolérables d'une vraie faiblesse
humaine joug suave de Jésus-Christ, l'homme pré-
et le

fère se torturer lui-même et torturer ses semblables


par des exagérations dont on pourrait souvent douter
s'il les prend au sérieux. C'est ce qui est arrivé en tout
temps relativement à la question qui nous occupe ici.

Les Pharisiens (3), ces parents intellectuels des Stoï-


ciens , et les partisans plus rigides de Mahomet (4)
s'accordent, comme il va de soi, dans toutes leurs ten-
dances avec l'enseignement du Portique. Ce qui est re-
grettable, c'estque cette même affirmation se retrouve
constamment dans les sphères chrétiennes Jovinien .

ne fut ni le premier ni le dernier qui chercha à impo-


ser aux autres ce qu'il s'épargnait lui-même en sévérité.
Quoiqu'il fut épicurien, comme le dit saint Augustin,
il était stoïcien, en ce que contrairement à la conviction

(1) Diogen. Laert., 7, 120. Cyprian., Ep., 55, 13 (52, 10). August.,
Mendac, 15, 31.
(2) Diogen, Laert., 7, 121.
(3) Langen, Judenthum in Palœstina, 375.
(4) Weil, Gesch: der islamitischen Vœlker, 33.
,

390 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE L'HUMANISME


raisonnable de l'humanité tout entière, il admettait que
tous les péchés sont égaux (1). D'autres le suivirent,
parmi lesquels un grand nombre étaient sans doute
personnellement respectables, bien que, dans leur ma-
nière de voir, ils fussent moins modérés que lui. Ceci
s'applique particulièrement à Baïus qui considérait
sans distinction aucune, tous les péchés comme égale-
ment graves et comme des péchés mortels (2). Après le

précédent créé par Wicleff et Huss, les réformateurs


voulurent eux aussi parmi eux surtout Calvin, que
, et
tout péché commis par celui qui n'a pas la foi, ou qui
n'est pas prédestiné, est un péché mortel, et que cha-
que péché commis par un prédestiné, un privilégié, ou
quelqu'un qui a la foi, est un péché véniel. Seuls quel-
ques-uns parmi eux, principalement Mélanchton, ont
osé se prononcer contre le principe de l'égalité de tous
les péchés.

11 ne peut nous venir à l'esprit de défendre la doctrine


chrétienne d'après laquelle y a une grande différence
il

entre les divers péchés. Ce serait certes la plus grande


folie, comme dit saint Augustin, que de vouloir mettre
sur le même pied un violent accès de rire et l'incendie
d'une ville causé par méchanceté (3). Mais comment
vouloir défendre la saine raison contre quelqu'un qui
ne veut pas entendre raison?
Dans ce cas, c'est tout au plus si l'on se demande
comment de telles manières de voir peuvent se présen-
ter à l'esprit. Mais leurs représentants nous donnent
eux-mêmes la réponse, en tirant de leur principe la
conclusion que tous les péchés sont également faciles à
pardonner (4).
Maintenant, nous savons où nous en sommes, car il

y a tout sujet de présumer que ce dernier principe si

choquant, nest pas une pure conjecture à laquelle ils

(1) August., Ep., 167, 2, 4; De hœres., 82.


(2) Baïus, Propos, damn., 20 (Denzinger, Enchiridion, 900).
(3) August., Ep., 104, 4, 13. —(4) Ibid., 103, 3 ; 104, 4, 14.
TRANSFORMATION DES FAIBLESSES HUMAINES 391

sont arrivés par leur affirmation antécédente de l'égalité


des péchés, mais qu'il contient plutôt la cause pour la-
quelle ils l'ont faite. Beaucoup évidemment ont inventé
l'enseignement qu'il n'y a pas de différences dans le mal,
dans le seul but de pouvoir dire hardiment qu'il importe
peu que le péché soit grand ou petit.

Les puritains d'Ecosse peuvent donc prêcher avec une


sévérité à donner que le plus petit péché,
le frisson, —
et pour eux, rire le dimanche, admirer un beau paysage,
faire de la poésie, faire de la musique, sont de très grands
péchés — (1), mérite à jamais la colère et la malédiction
de Dieu (2). Malgré cela, on ne peut douter que la plu-

part des auditeurs, quand ils ont admis l'égalité de tous


les péchés, en tireront la conclusion que Dieu, qui ne
peut jamais punir les petits péchés avec une sévérité
aussi terrible, ne châtiera certainement pas si durement
les grands qui, pour eux, sont cependant égaux aux pre-
miers.
Inutile de donner des preuves que cette doctrine est 2.- Diffé-

en contradiction aussi bien avec le Christianisme qu'a-


x
«eue entre
les péchés vé-
vec la raison saine et les sentiments humains. En tout ni el s
,
péchés
. .
et '

mor-
es

cas, nous ne chercherons pas à la réfuter ici, et nous le,s -

nous en tenons à la vérité irréfutable qu'il y a différentes


sortes de péchés, ou, comme on a coutume de dire, des
péchés graves ou mortels et des péchés légers ou véniels.
Mais il ne faut pas comprendre cette distinction en ce
sens que les petits péchés seraient seulement d'un degré
moindre, ou un commencement pour arriver aux autres,
aux péchés mortels. Il faut au contraire admettre une
deux (3).
différence essentielle entre les
Prenons un exemple qui nous fera mieux comprendre
ceci, quand même il ne s'applique pas exactement à

tous les cas, l'exemple de la cécité. Il y a divers degrés

(1) Buckle, Gesch. der Civilisation, (Ruge (5), II, 374 sq.
(2) Dixon, dans Buckle, II, 382.
(3) Salmantic, Tr. 13 depecc. disp., 19, d.2. Gotti,De peccato, q. 3,
d. 3, § 2 (Bononiae, 1870,VIII, 61 sq.). (2) Thomas 1, 2, q. 88, a. 4, 2,
d. 24, q. 3, a. 6. De malo, q.7, a. 3.
392 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE L'HUMANISME
dans la cataracte, il y a la cataracte grise et la cataracte
noire. La différence essentielle entre les deux est que,
dans la première, il n'y a que la lentille cristalline qui
soit troublée ou changée, tandis que dans la seconde, la

racine du mal est dans le nerf optique lui-même. C'est


pourquoi l'une peut être guérie, tandis que l'autre, une
fois bien caractérisée, exclut tout rétablissement de la

vue.
Il en est de même
dans notre question. Le péché vé-
niel ne rompt pas l'union avec Dieu, la source de la lu-
mière, mais met seulement un obstacle extérieur à
il

l'effet complet de la vertu sur notre âme. Le péché


mortel au contraire est une offense envers Dieu, que la

force humaine ne peut expier, parce qu'il rompt inté-


rieurement toute union avec Dieu. De là vient qu'un pé-
ché véniel ne peut jamais devenir péché mortel, s'il ne
s'y ajoute pas quelque chose qui change complètement
son espèce et sa nature. Tous les péchés véniels du
monde'unis ensemble ne font pas un péché mortel, et
n'égalent pas en gravité de la faute un seul péché mor-
tel. Tous les péchés véniels n'égalent pas plus l'effet d'un
péché grave, c'est-à-dire la mort de l'âme, que la chute
des cheveux et des dents, en tout ou en partie, n'entraîne
la perte de la vue ou l'arrêt dans les battements du
cœur.
La chute des cheveux peut provenir de la même cause
qui arrête aussi la circulation du sang, et par le fait

même produit la mort, par exemple du poison qui a pé-


nétré dans les veines. Elle peut aussi être un signe avant-
coureur de la disparition des forces ou d'un désordre
dans tout l'organisme, d'une attaque d'apoplexie, ou
d'une fièvre mortelle. Malgré cela, personne ne s'avisera
de dire que la chute de ce qui fait l'ornement de la tête

soit chose mortelle. C'est ainsi que, dans bien des cas,
les péchés véniels seront une marque indéniable, que
l'âme se trouve dans un état qui est sa mort, ou qui la
conduira directement à la mort. Celui qui avale les pé-
TRANSFORMATION DES FAIBLESSES HUMAINES 393
chés comme l'eau, sans y atlacher d'importance, prouve
précisément par là que s'il n'est pas mort, il est tout
près de la mort. Néanmoins ce ne sont pas les petits pé-
chés isolés qu'il entasse les uns sur les autres avec légè-
reté et indifférence qui le tuent, mais c'est l'intention
d'où provient cet audacieux mépris du péché.
Autant ceci est clair, autant il est difficile de détermi- 3 ~ Lana
' , ;
ture des pé-
c v n
ner en quoi se trouve la différence entre les deux espèces e ^ es ^ jJ
c s
mortels
de péchés et ce qui compose leur nature (1). Saint Au-
gustin avoue que, malgré toute l'application qu'il y avait
mise, il ne pouvait résoudre entièrement la question. Il

croit que Dieu l'a enveloppée à dessein dans une obscu-


rité qu'il est impossible de pénétrer, car si les hommes
savaient toujours exactement ce qui peut être facilement
pardonné, une faute impardonnable, toutes
et ce qui est

les portes seraient ouvertes à la légèreté. Mais l'impos-


sibilité de pouvoir dire avec certitude où commence la

limite du péché infini, est pour nous un avertissement


salutaire de nous mettre en garde contre tout péché,
grand ou petit (2).
Laissons donc sur ce point la décision au jugement de
Dieu, et soyons d'autant plus sur nos gardes dans une
chose qui offre des difficultés insolubles àla perspicacité
humaine.
Ce que nous savons, avec une entière certitude sur ce
point, nous suffit pour nous dire que le péché est quel-
que chose de grand et de terrible, et que nous ne sau-
rions assez nous mettre en garde contre lui.
Nous connaissons la fin qui a été fixée à l'homme. Que
ce soit sa perfection et sa félicité, ou que ce soit la glo-
rification de Dieu, il n'y a pas de différence. Les deux
choses n'en font qu'une. La première est la fin la plus
proche, la seconde est la fin suprême de l'homme. Ja-
mais il n'atteindra Tune sans l'autre. 11 n'atteint sa pro-
pre perfection qu'en se dévouant à Dieu. Tant que

(1) Thomas, d, 2, q. 88, a. 1, 2.

(2) Augustin., Civ. Dci, 21, 27, 5.


394 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE L HUMANISME
l'homme, avec son intelligence et sa volonté, bref, avec
l'usage conscient des facultés de son âme, a l'œil fixé sur
cette dernière fin, il est en mesure de satisfaire à ses
obligations envers Dieu, et il est en même temps sur la

seule voie par laquelle il atteindra sa perfection et sa fé-

licité. C'est ainsi que la plante, en aspirant à la lumière,


obéit à la loi qui lui est imposée, et en même temps va
au-devant de son développement complet.
Ce serait une chose excellente, et qui répondrait à
toute la hauteur de sa tâche, si l'homme gardait non
seulement toujours au fond de son cœur la pensée que
Dieu est sa fin la plus élevée et le terme de ses efforts,
mais s'il accomplissait aussi chacune de ses actions,
grande ou petite, avec l'intention expresse de faire un
pas de plus pour atteindre sa fin dernière.
Cependant, qui le croirait capable d'un tel recueille-

ment ininterrompu, d'une (elle tension continue de l'es-

prit? Qui oserait dire qu'il dévie de sa fin dernière aus-


sitôt qu'une fois par hasard il oublie de diriger telle ou
telle action isolée vers cette fin, par des paroles ou au
moins par la pensée? La plante tend toujours à monter
vers le soleil, quand même le vent en pousse les bran-
ches flexibles hors de l'atteinte de ses rayons et les en-
traîne dans l'ombre. C'est seulement lorsque les sucs
ne montent plus vers les extrémités, vers la lumière,
mais qu'ils affluent tous vers une partie malade, et qu'ils

y produisent des excroissances difformes au lieu d'y ré-


pandre une vie saine, ou qu'ils retournent vers la racine
d'où ils sont sortis, que la plante meurt. Elle commence
par dépérir, puis elle se fane, se recroqueville, sèche et
finit par périr. A partir du moment où sa sève a pour-
suiviune fin qu'elle paraissait pouvoir trouver en elle-
même, au lieu de se diriger vers la lumière, sa ruine
était inévitable. Il en est de même de l'homme. Lors
même que semblable au faible liseron grimpant, il se
laisse écarter des centaines de fois par tous les souffles
du vent de la fin vers laquelle il dirige tous ses efforts,
TRANSFORMATION DES FAIBLESSES HUMAINES 395
il devenu infidèle à sa fin dernière et à
n'est pas encore
la tendance fondamentale de son cœur. Même quand il
se détourne, en pleine connaissance de cause, par des
actions isolées, de telle ou telle voie qu'il sait conduire
de la manière la plus directe et la plus sûre vers sa fin,

on ne peut pas encore dire qu'il ait renoncé à la fin elle-


même. Le désir de l'alteindre, le zèle qu'il déploie pour
y arriver sont faibles chez lui, c'est évident. Néanmoins
il peut toujours se dire, quoiqu'il se rende difficile ou re-

tarde le terme de son voyage, qu'ils ne s'est pas com-


plètement éloigné de sa fin dernière. L'aspiration vers
elle se trouve peut-être encore au fond de son cœur, sem-
blable à la petite étincelle cachée sous la cendre. Cepen-
dant elle vit toujours en lui, et peut toujours être excitée
pour produire une nouvelle flamme. Telle est la situa-
tion de l'homme qui ne craint pas le péché véniel.
Dans tout ce que nous venons de dire, il faut évidem-
ment supposer que le fait dont il s'agit n'est pas de l'es-
pèce de ceux avec lesquels ne peut se concilier la ferme
intention de poursuivre la dernière fin, car il existe aussi
de tels faits. Il que celui qui ne veut pas aspirer
est clair
à la fin, soit parce qu'il prend une direction tout autre,
soit parce qu'il refuse de quitter la place où il vient de

s'installer commodément, en d'autres termes que celui


qui détourne sa volonté du but prescrit ou s'y oppose, a
abandonné sa fin.
Ce qui paraît moins clair à plus d'un, c'est que, par
des actions isolées, on puisse aussi se détacher de sa
fin dernière, de Dieu, sans que, pour cela, il soit besoin

d'une protestation expresse par laquelle la volonté re-


nonce une fois pour toutes à servir Dieu. y en a qui
Il

prétendent avoir dirigé, après comme avant, leur pen-


sée et leur cœur vers Dieu, quoiqu'ils se permettent des
actions qui soient inconciliablesavec cela. Il peut se faire
qu'ils se trompent ; mais il se peut aussi qu'ils parlent
ainsi seulement en apparence et pour se moquer. En
396 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE L'HUMANISME
fout cas, ce qui reste aussi vrai pour eux, c'est qu'ils ont
rejeté l'aspiration vers leur fin dernière.
Ceci s'applique également dans chaque péché grave.
Quelques exemples le prouveront. L'amour de la patrie
demande que le citoyen de l'Etat cherche son propre
bien de telle sorte qu'il serve aussi au bien de la totalité.
Son plus haut devoir est de le favoriser. En l'augmen-
tant, il travaille à son propre bonheur. Si, au contraire,
il fait tort au bien commun, il ruine le sien. Personne
ne l'empêche de chercher le sien propre en tant qu'il est
conciliable avec le bien commun. Jl peut se faire que
dans des choses isolées d'un ordre inférieur, souvent et
peut-être même consciemment, il poursuive, pour favo-
riser son bien-être, des voies que la loi de la patrie
n'approuve pas. Mais ce n'est pas encore une trahison
envers la patrie, si les actions ne sont pas de telle sorte
qu'elles suppriment l'obéissance et l'attachement au
tout. C'est ainsi que la femme, qui doit toujours harmo-
niser ses inclinations personnelles avec la soumission
envers son mari, n'a pas encore rompu la fidélité qu'elle
lui doit, en violant l'obéissance relativement à des cho-
ses de peu de conséquence par lesquelles elle devrait
lui prouver sa soumission. Mais si elle lui refuse celle-

ci dans des choses sans lesquelles la fin de leur sainte

alliance ne peut être atteinte, c'est comme si elle se sé-


parait complètement de lui, et se conduisait d'une ma-
nière indépendante.
Dans les deux cas, la fin la plus prochaine est la sa-
tisfaction des intérêts personnels, laquelle devrait seu-
lement être cachée dans la subordination à une fin plus
élevée, mais qui en est séparée et qui est choisie comme
but unique de la propre manière d'agir.
Ceci équivaut à la désertion de la fin plus élevée ; ceci
signifie choisir comme unique du pro-
fin la satisfaction

pre moi, l'égoïsme : ce qui n'est pas en harmonie avec


le devoir.
Or c'est ce qu'on a en vue, quand on dit que le péché
TRANSFORMATION DES FAIBLESSES HUMAINES 397
mortel est un éloignement de Dieu, joint à un achemi-
nement vers la créature (1). Chaque fois, cette créature
est le propre moi.
L'amour qu'on a pour soi est légitime en lui-même ;

mais il doit être subordonné à la volonté de Dieu et pra-


tiqué comme un moyen de l'accomplir. Et voilà qu'il
veut s'ériger en fin personnelle suprême et unique.
Dieu doit lui céder la place ; toutes les créatures doi-
vent être exclusivement à son service pour sa propre
satisfaction.
Il peut se faire que le pécheur s'illusionne lui-même,
et s'imagine qu'en voulant se perfectionner à sa guise,
sans avoir égard à la volonté de Dieu, il n'ait pas encore
rejeté Dieu lui-même. Mais il se trompe. ïl devrait se
perfectionner d'après la loi de Dieu, et en se subordon-
nant à sa volonté. Et voilà qu'il a pris sa volonté propre,

son moi, comme unique fin.Ce qui devrait être seule-


ment la fin secondaire et subordonnée à la fin primaire
est mis à la place qui revient à celle-ci. Or, ceci n'a pu
se faire qu'en la chassant de la place qui lui convenait.
Donc l'amour de bon qu'autant que l'homme
soi n'est
s'aime pour une fin bonne plus élevée. Dans ce cas, il a
sa limite autorisée, et il est en harmonie avec ce qui est
sa fin, avec le moi propre limité lui-même. Or si l'hom-
me se cherche à cause de lui, s'il se considère comme
sa fin personnelle, illimitée, suprême, l'amour qu'il se
porte devient péché péché mortel,' et fait de celui
(2) et

qui agit ainsi, un pécheur, un criminel contre Dieu. Car


en agissantainsi,il chasse non seulementDieu de la place
qui lui est due, c'est-à-dire du droit qu'il a d'assigner à
tous nos efforts la fin unique et dernière vers laquelle
ils doivent se diriger, mais il commet encore un autre
crime en le supplantant. Dans toutes ses pensées et dans
tous ses efforts, il occupe désormais le rang qui con-
vient seulement à l'être infini et le plus haut.

August., Lib. arbitr., 1, 16, 35 ;


(1) 2. 1-9, 53. Enchirid.. 8, 23. Tho-
mas, 1, 2, q. 72, a. 5 ; Contra gent., 3, 143.

(2) Eudem., Moral., 2, 13, 1 ; 14, 3.


398 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE L'HUMANISME
C'est ainsi que
péché accompli équivaut à la tenta-
le

tive de renverser Dieu de son trône, pour y élever le


propre moi.
P
ché'~inort dë
D'après ce que nous venons de dire, l'expression pé-
îhumanité.
c hé mortel n'a pas besoin d'autres explications.
Ce qui se produit pour la plante qui se détourne de
sa fin dernière, doit arriver dans le même casa la plante

humaine. Elle ne meurt pas tout-à-coup complètement,


car la miséricorde de celui dont l'homme s'est détourné
dans sa folie ne l'abandonne pas non plus immédiate-
ment. Mais un sain développement de l'homme, pour
arriver à sa perfection, n'est plus possible. Détaché de
sa véritable fin, il s'étiole. La marche de toutes ses for-
ces et de tous ses efforts est entravée, pour ne pas dire
renversée. Au lieu d'avoir une fin suprême et dernière,
au lieu d'avoir une fin sans limite et infinie, il a posé
comme fin dernière de son développement son moi pro-
pre, limité et étroit. En agissant ainsi, il est facile de
concevoir ce que l'homme doit devenir. Il devient ce
que devient la vigne, si on la laisse ramper comme la
tige de la courge, c'est-à-dire une difformité chétive
qui se fane lentement et meurt comme le petit sapin à
qui on a coupé l'extrémité, comme si on voulait le forcer
à diriger sa croissance dans la terre.
Le péché est donc nécessairement le dépérissement
de l'homme, la mort de l'humanité. Jules Mosen a dé-
crit ce spectacle d'une manière saisissante dans ces vers

où il fait le portrait du mauvais riche :

« Sa poitrine était devenue transparente comme un verre » ;

« L'âme y gisait accroupie, »


« Estropiée, desséche'e, si vide, si nulle, »
« Qu'à cette heure encore je frémis devant ce spectacle. »
« Comme un enfant tué avant sa naissance, »
« Informe, hideux, voué au néant, »
« Ainsi le germe de l'âme était désolé en lui » !

« Une mort éternelle, est-ce là une vie ? »


« Alors je ne pus m'empêcher de lui dire à l'oreille : »

« Pourquoi as-tu tué ta conscience ? » (1)

(1) Jul. Mosen, Gedichte, 56 sq.


DIXIÈME CONFERENCE

LE PÉCHÉ COMME DROIT.

1. Les hommes se plaignent, mais c'est seulementde petits maux et


de maux extérieurs. —
2. Leur mal propre, le péché, est celui
qu'ils sentent ou avouent le moins. —
3. Le péché est le mal le plus
grand, le plus haïssable, le plus horrible. —
4. D'après le senti-
ment unanime des hommes, le péché est ce qu'il yade plus odieux.
— 5. D'après la doctrine de l'Humanisme le péché est une faiblesse
humaine insignifiante. —
6. Quelque chose qui est une nécessité
de nature, par conséquent un droit de l'homme. 7. Le chemin—
vers le bien forme une seule et même chose avec le bien. —
8. C'est quelque chose de plus beau et de plus sublime que le bien.
— 9. Le double jugement sur le péché.

Ce une lutte facile que celle que la lumière


n'est pas _
di •! j •
t
-n
u soleil doit engager avec nos grandes villes par une
i
\.
hommes se
plaignent,
Les

froide matinée d'hiver. Elles lancent, par des milliers de seulement de


. petits maux
bouches, à 1 astre rayonnant, des nuages impénétrables et de maux
extérieurs.

de vapeurs et de brouillards, qu'une mai-


et il est rare
son soit pauvre au point que sa cheminée ne contribue
pas, au moins dans une faible mesure, à former cet océan
de fumée.
Mais tout ceci est relativement peu de chose en com-
paraison des colonnes de malédictions, de plaintes, de
soupirs, de larmes et de souffrances muettes, qui s'élè-
vent avec ces brouillards sombres en tournoyant vers le

Dans cette vaste ville, il n'y a assurément pas une


ciel.

cheminée de marbre par laquelle un mal, un souhait, un


désir ardent étouffé, ne cherche une issue aussi bien que
par cheminée de la veuve délaissée.
la froide

Sans doute on éprouve une impression singulière,


quand on demande aux hommes pourquoi toute cette
douleur. Un jour, le doux Henri Suzo, habitué à pâtir
comme il y en a peu, passait près d'une maison, comme
400 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE L'HUMANISME
toujours, chargé de souffrances(l ) . Il entendit une femme
qui gémissait : Entre, se dit-il en lui-même, et console-
la dans sa souffrance. 11 entra donc et dit Qu'avez-vous, :

chère femme, pour vous lamenter ainsi ? Et celle-ci de


répondre Mon aiguille vient de glisser de mes doigts, et
:

je ne puis la trouver. Alors il sortit en faisant cette ré-


tlexion : femme insensée, si tu avais un seul de mes
fardeaux sur tes épaules, tu ne pleurerais point pour une
aiguille perdue.
Plus d'une personne a fait la même réflexion en con-
templant, dans les sanctuaires de nos lieux de pèleri-
nage, les ex-voto dont les murs sont couverts, et en
comptant quelles sont les principales causes qui appren-
nent à prier à une génération qui a oublié Dieu. hom-
mes, doit-on penser, que vous êtes heureux quand vous
n'avez plus rien à déplorer ni à demander, sinon la
santé de vos chevaux, la protection contre l'eau et le
feu, et la guérison de vos infirmités corporelles !

Nous serions tentés de verser des larmes amères,


quand nous considérons combien la plupart des hom-
mes envisagent leurs propres misères d'une manière
superficielle. Personne ne peut voir, sans éprouver une
douleur amère, le pauvre fou qui ne se plaint que d'un
léger vertige et de quelques lourdeurs de tête. Mais nous
éprouvons le même sentiment quand nous examinons
la manière d'agir de la plupart des hommes. Tout le

monde se plaint, tout le monde se lamente, tout le


monde est mécontent, mais de quoi? Toujours et par-
tout c'est de maux extérieurs souvent très secondaires,
de maladies, de pertes de fortune, de vexations, de
manques de considération, d'entreprises, d'espérances,
de désirs qui ont échoué.
Certes nous ne disons pas ceci par indifférence ou
par mépris pour la douleur humaine. Dieu nous en pré-
serve ! Qui aurait le cœur assez dur pour ne pas éprou-

(1) Suzo, Vie. Ch. 42.


LE PÉCHÉ COMME DROIT 401

ver de la compassion pour les moindres souffrances


de son prochain? Quant à nous, du moins, nous savons
gré à quelqu'un de nous ouvrir son cœur, pour nous
étaler ses souffrances quand même ce ne serait que la
perte d'un centime, ou la déception d'un plaisir inno-
cent.
Nous nous sentons heureux quand quelqu'un nous
permet de sécher ses pleurs. Nous recevons comme une
grâce de Dieu la faveur de pouvoir dire une parole de
consolation à notre prochain, de pouvoir partager sa
souffrance quelque petite qu'elle soit. Mais quel bon-
heur incomparablement plus grand c'est d'aider à por-
ter une douleur profonde, un mal vraiment grand Ce- !

pendant, il est rare que les hommes nous donnent cette


consolation. Ils viennent toujours près de nous pour
nous apitoyer sur leurs pelites misères. Leurs grandes,
ils nous les dissimulent complètement. A plus forte rai-

son ils ne nous appellent pas pour les soulager.


Que penser alors de l'humanité? Que les maux sur
lesquels elle gémit ne sont que des maux extérieurs et
secondaires? Que semblable au malade saisi par la fiè-
vre, elle ne connaît même pas sa propre maladie?
A n'en pas
1
douter, cette dernière question nous met
'
2.
propre
-Le mai
des
. .

sur la trace de la vérité. Ceci nous montre précisément


r v ÎT^f*celui
péche.est !
e
.

u
combien profondément le péché s'est enraciné dans la J t IvoucSue
moms
nature humaine, puisque nous nous plaignons de tout,
'

excepté de lui.

Si la maladie la plus grave est celle qui enlève à sa


victime la faculté de la connaître telle qu'elle est, le plus
grand des maux est sans aucun doute le péché. Parmi
tous les hommes, aucun certainement n'oserait dire:
Je suis pur, je n'ai aucun mal. Mais combien en
fait

trouverait-on parmi eux qui se rendent compte que leur


âme est malade à cause de cela, et qui connaissent la
gravité de leur maladie?
Sans doute c'est le plus petit nombre qui ne considère
pas ceci comme une exagération, mais qui répète d'un
26
402 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE L'HUMANISME
cœur sincère ce que Socrate dit : celui qui a élé volé est
beaucoup moins à plaindre que le voleur ; l'assassin est
beaucoup plus malheureux que sa victime ; souffrir l'in-

justice n'est pas comparable à la commettre. Si je pou-


vais choisir, je préférerais me laisser maltraiter plutôt
que de du mal aux autres, car commettre une mau-
faire
vaise action est le plus grand de tous les maux (1).
Pour nous, c'est le contraire. Nous nous plaignons
toujours de l'injustice que nous subissons, et jamais de
celle que nous commettons. Nous gémissons sur la sé-
vérité de Dieu, et nous ne réfléchissons pas que sa jus-
tice nous traite encore avec beaucoup trop de douceur.

Nous parlons de la misère dans laquelle nous vivons,


mais nous ne voulons pas entendre parler du péché par
lequel nous nous la sommes attirée. Un mal insignifiant
qui atteint notre corps et notre bien nous désole. Le
mal par lequel nous avons rendu notre âme malade jus-
qu'à la mort nous laisse indifférents et insensibles.
s.-Lepé- Sous ce rapport, nous faisons preuve d'une insensibi-
rh£ pst1p iml
îepiusgrand, lité de cœar incompréhensible.
r Si nous pensions juste,
le plus hais-
.

hOTrlbiê!
plus
nous devrions comprendre que toute misère, tout trou-
ble, tout ce que le monde présente d'effrayant, est peu
de chose, même n'est rien comparativement au désor-
dre et à l'horreur du péché.
Nous sentons parfaitement que nous prononçons une
parole forte, car nous savons quelles misères et quels
désordres remplissent cette terre. Mais nous la disons
néanmoins en toute confiance. Si le péché n'existait
pas, tous les maux seraient faciles à supporter, ou plu-
tôt, dans ce cas, il n'y aurait point de maux. Le péché
fait de la douleur un tourment, de la souffrance un mal,
et fait même du bonheur la source du malheur et de la

ruine.
Le plus grand mal, le vrai mal, l'unique mal, c'est le
péché. Le péché est tout ce que l'on peut imaginer de

(1) Plato, GorgiaSy 24, p. 468, d. sq. Chrysost., Ps., 48, n. 3; Ps.,
139, n. d. August., Ps., 45, n. 3.
LE PÉCHÉ COMME DROIT 403

plus hideux, de plus noir, de plus horrible. Il est le pire

de tous les crimes que l'homme puisse commettre en-


vers Dieu, la .pire des violations qu'il puisse commettre
envers sa personne.
On peut bien admettre que, prise en général, l'huma-
nité a encore conservé assez de bonté primitive pour
admettre ce que nous venons de dire, comme l'expres-
sion vraie de sa conviction générale . Nous pouvons
même faire appel en toute confiance à la conscience de
chacun, qu'il trouve en lui la confirmation de ce que
Calderon dit du péché : Avant que le mal soit accompli,
chante-t-il, il se présente à l'âme d'une manière si at-

trayante, que celle-ci ne peut que soupirer :

« Je ne sais qui a su me charmer »


« Par des regards enchanteurs, »
« De telle sorte que, dans ma démence sauvage, »
« Il me semble que mon cœur veuille se briser en morceaux (1) ».

Mais à peine ceci s'est-il produit, que l'homme ouvre


les yeux à la lumière et s écrie plein d'horreur:
« Ah laissez-moi je vous en prie, laissez-moi
!
;
! »

« Quel feu s'empare de moi » !

« Quel venin de serpent me remplit » !

« Quelle morsure de vipères me déchire, »


« Et me ronge impitoyablement le cœur »
« Qui les a nourries de son sang » (2) !

Satan lui-même, qui pourtant se vante de sa révolte,


et qui est fier de ne pas se repentir tant que Dieu exis-
tera, doit faire cet aveu :

« Aujourd'hui encore je me souviens de ces actes; »

« Mon cœur plein d'effroi veut s'effacer. »


« C'est une horreur impossible à deviner, »
« Jamais œil n'a rien vu de semblable. » (3)

Cette horreur mystérieuse du rpéché rend compré- ^-D'après


J r ,
le sentiment
d
hensible pourquoi il est peu de choses dont l'esprit crai-
Z^l fe
é es l
gne tant le souvenir. Celui qui connaît la conscience ^Jj y a H
plus odleux
comprend pourquoi le monde évite aussi soigneusement

(1) Calderon, Poison et contrepoison (Eichendorff, G.W., V, 112).


(2) Ibid., V, 135. — (3) Ibid., V, 95.
404 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE L'HUMANISME
de penser au péché qu'à la mort. Ceci nous fait connaî-
tre à l'avance lemotif qui engage l'Humanisme à assu-
rer, avec une apparence de sérieux, que l'horreur pour
le péché ne se trouve pas plus dans la nature humaine

que la crainte de la mort. Le sentiment incomparable


que les anciens avaient pour la beauté, et qui leur rendait
impossible toute représentation de la laideur, n'aurait

jamais songé, affîrme-t-on, à concevoir le péché sous


une forme odieuse. Seul le christianisme imprime cette
fausse direction à l'art. Ce fut le triomphe des prédica-
teurs de pénitence du moyen-âge, capucins comme non
capucins, de peindre le diable sous des couleurs aussi
noires que possible, et péché aussi horrible que possi-
le

ble. Ils ont lutté d'émulation dans tout ce qu'une imagi-


nation corrompue peut inventer pour blesser le senti-

ment esthétique. Celui qui a laissé bien loin derrière lui


tous les autres, en fait de manque de goût et de fana-
tisme, a été passé maître, a donné le ton, a attiré à lui,

par la corruption du goût, poètes et artistes.


Sans doute nous ne voulons pas nier que l'esthétique
n'est pas toujours le côté fort de nos missionnaires ;

nous admettons aussi, sans parti pris, qu'il ne serait


nuisible en rien, si les maîtres de la vérité et les prédi-
cateurs faisaient davantage droit au sentiment du beau,
et s'ilsaugmentaient l'impression de leur parole par
une forme plus agréable. Mais ce sont certainement eux
qui méritent le moins ce reproche énoncé en ces termes.
Quand même quelqu'un posséderait le sentiment du
beau le plus délicat, son goût esthétique ne disparaîtrait
que trop facilement ici. Le cas s'applique non seulement
à nos capucins, mais à tout esprit sérieusement inten-
tionné. Déjà les anciens ont considéré le péché comme
une chose contraire à la nature, comme un désordre,
comme un trouble, comme une destruction de la beauté,
comme une maladie (1). Il leur semblait aussi, dès
(1) Plato, Sophisfa, 15, p. 228, a. b. ; Gorg., 62, p. 507, a. b. ;

jRep.,4, 18, p. 444, e.


,

LE PÉCHÉ COMME DROIT 405


qu'il s'agissait, de représenter des formes destinées à
faire comprendre l'union entre la faute et ses conséquen-
ces, que seul ce qu'il y a de plus laid et de plus horri-
ble, était capable de représenter le mal. Alecto, Tisi-
phone, Mégère, la Méduse et ses sœurs sinistres (1),
monstres à formes humaines, avec des griffes d'airain

aux doigts, des crampons en guise de dents, des ser-


pents autour de la poitrine, 4 des vipères autour des tem-
pes, ne montrent-elles pas que l'imagination a fait dans
l'antiquité, tout ce qui était possible pour dépeindre le
mal sous des couleurs horribles? Une des plus gran-
des saintes chrétiennes ,Gênes
sainte Catherine de
raconte que Dieu lui montra un jour l'abomination du
péché. Son sang se cailla dans ses veines elle fut sur ;

le point de défaillir et même de mourir. Si ce spectacle


avait duré un moment de plus, soncœur élit éclaté,
lors même qu'il eût été en diamant (2). La description
de la voyante chrétienne ne va pas plus loin que celle
des poètes païens, au dire desquels le simple aspect de
la tête de la Gorgone glaçait de terreur, pétrifiait le sang
et changeait les géants en rochers (3).

Ce n'est pas Dante et les docteurs chrétiens qui lui


ont fourni la matière de son chef-d'œuvre inimitable,
qui ont pensé les premiers que le lieu où se trouvent les
réprouvés est aussi noir que les actions qu'on y expie,
mais les anciens l'avaient pensé avant eux. Depuis les
plaines ensoleillées des Indes, jusqu'aux régions gla-
ciales du Nord, tous les peuples dépeignent l'être divin

comme lumière et clarté. Tous ils placent leurs divini-


tés au sein de la lumière. Tous comprennent que le mal
ne s'accorde pas avec Dieu, mais qu'il forme le contraste
le plus grand avec pourquoi tous représentent
lui. C'est

le péché sous le symbole de l'obscurité, de la nuit. Qui-


Bœttiger, Kleine Schriften, (2) I, 251-260, 265-276.
(1)
(2) yita S. Catharinœ Fliscse Adurnœ, 5, 12, 56, (Bolland. Sep-
tembr. tom. V, p. 163; Comment. prœv.,n. 119, p. 146).
(3) Homer., Od., XI, 633. Hesiod., Scut. Hercul., 223 sq. JEs-
chyl., Prometh., 794 sq. Ovid., Met., IV, 611 sq., 654 sq.
406 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE L'HUMANISME
conque a commis un péché avoue qu'il a fait une action
sinistre et ténébreuse ; il l'excuse comme une mystifi-
cation dont il a été l'objet, comme un obscurcissement
de l'esprit, et la cache dans l'ombre. Car l'homme le
plus insensible se rend compte qu'il commet la plus
noire ingratitude, l'infidélité la plus grave et se révolte
contre Dieu, quand lui, le faible mortel, il transgresse
les lois que le Seigneur a établies en vertu du souverain
pouvoir qu'il possède (1), quand lui, qui dépend si
complètement de Dieu, veut, dans son arrogance sans
limite contre le législateur unique et suprême, se créer
ses propres lois (2). Etre impie et commettre le péché
était identique pour les païens (3). Mais le reproche de
s'être séparé de Dieu, son origine et sa fin, le reproche
de ne s'être basé sur rien, d'avoir choisi le néant comme
sa propre fin , ce reproche, l'homme le plus infâme ne le
supporte pas. De là sa fuite, de là le soin anxieux qu'il
prend d'étendre sur son action les voiles de la nuit et
l'obscurité comme un manteau. Péché, ténèbres, désor-
dre, crime, forfait, révolte, impiété, sont des mots
synonymes dans toutes les langues et dans toutes les
idées des hommes.
Il faut avoir devant les yeux ce fait historique pour

trineàe îHu-
apprécier l'Humanisme dans sa véritable nature, tel qu'il
a S
pé C hé est une
ose se dévoiler aujourd'hui ouvertement à la face du
maineVngigQ^ monde entier. Une nous ouvre guère d'autre issue pour
contempler son intérieur, que les manières de voir qu'il
professe sur le péché. Les anciens comprenaient peu le
mystère du mal, c'est vrai, mais ils avaient cependant
du dégoût pour lui. Les modernes eux n'hésitent pas à
le justifier et même aie déifier. Loin d'admettre la con-
ception sérieuse de la vie de l'antiquité comme un op-
probre infamant, ils la regardent avec pitié, parce qu'elle

(1) ,Eschy]., Prometh., 486, 404.


(2) Demosthenes, Contra Dionysidorum 12 Pythagorœorum simili'
tud., 29 (Mùllach, Fragm. phil. Grsec., I, 498).
(3) ^Eschyl., Eumen., 151. Sophocles, (Ed. Rex, 1360.
LE PÉCHÉ COMME DROIT 407

est aussi pleine de vues puériles que les religieux chré-

tiens venus plus tard.


Le péché, disent-ils d'un ton railleur, est donc le plus
grand mal qu'on puisse imaginer, et tous les avantages
de la civilisation et du bien-être des peuples ne sont donc
pas capables de le compenser Peut-il y avoir une doc-
!

trine qui soit plus absurde dans ses conséquences? Un


souverain qui calcule les suites d'une guerre, dit Lecky
d'un air moqueur, doit considérer qu'un seul péché causé
par cette guerre, un seul blasphème proféré par un sol-
dat blessé, le vol d'un seul panier de volailles, une atta-
que faite à l'innocence d'une seule jeune fille ces bons —
apôtres mettent tout cela sur le même pied, sont un —
plus grand malheur que la ruine du commerce pour un
peuple tout entier ou pour un pays, que la perte de ses
provinces les plus précieuses, que l'anéantissement de sa
puissance tout entière (2) ! Comme ces vieux moines,
continue-t-il, ont embrouillé la conscience des hommes !

Comme ils leur ont obscurci la têteet rendu la vie amère !

On pourrait presque croire, en les entendant parler,


que celui qui a commis un péché est pire que tous les
brigands et tous les assassins. Ils exagèrent la plus petite
faute, comme si elle était un acte de haute trahison en-
unrenversementde tout ordre, un crime im-
vers Dieu,
mense. On comprend alors facilement que l'humanité
perde le plaisir à vivre, comme l'individu, qui s'est
rendu une fois par hasard coupable d'une faute légère
perd le sommeil. On a fait des progrès depuis ce temps-
là. Nous savons maintenant que le péché n'est pas autre
chose qu'une faiblesse insignifiante, une bagatelle par-
donnable, une idée philosophique, les antipodes du
bien (3). Pleins de cette conviction consolante, nous pou-
vons nous coucher tranquilles après une journée d'éga-

(i) Lecky, SUlengesch. Europas (Jolowicz, I, 98, 106)


(2) Daub. V. Dorner, Gesch. der protest. Théologie, 784.
(3) Plutarch, De Stoic. repugn., 37,2. .
408 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE L'HUMANISME
rement, aucun et esprit frappeur ne viendra troubler no-
tre sommeil.
Si toute la sagesse de l'esprit nouveau consiste à pré-
senter le péché comme quelque chose de peu d'impor-
tance, ce n'est pas nous qui lui porterons envie. D'ailleurs
cette prétendue découverte nouvelle est très ancienne.
Les hommes prêchent depuis longtemps et éprouvent
pour cette raison le besoin d'apaiser leur conscience. Or
lesmêmes causes produisentles mêmes effets. C'est pour-
quoi on a inventé depuis longtemps, pour pallier le mal,
des systèmes, et sinon des systèmes, du moins des paro-
les audacieuses.
Déjà Chrysippe affirme que le péché est quelque chose
de tout à fait naturel, qui va de soi et qui adhère au bien
d'une manière si inévitable que le son au blé ou l'ombre
à lalumière (1). Aristippe, le maître des jouissances sen-
suelles de la vie, dit en termes encore plus hardis et plus
brefs, que le péché n'est pas autre chose qu'une maladie
désagréablequechacunpeutsepardonnerfacilement(3).
Nous voyons que depuis longtemps l'humanité tra-
vaille à se persuader, par des raisons savantes et non
savantes, de l'idée que le mal n'est pas chose si impor-
tante. Mais si doux qu'aient été les coussins qu'elle a
préparés, la conscience n'a jamais pu y reposer. Malgré
toutes les tentatives faites pour l'apaiser, elle a toujours
été convaincue que le péché grand des maux,
est le plus
un mal plus grand que la guerre, que la maladie et la
mort.
6 . _ Dv Non Jamais on ne
! fera disparaître du cœur, avec quel-
n!sme!?epé- ques phrases superficielles, la terreur qu'inspire le pé-
ché est une , , T , TT . , .
A . . .
,
L Humanisme lui-même le sent, et c est pourquoi
,

nécessité de che.
nature, par .

conséquent il prend d autres moyens plus vigoureux, des moyens


l'homme. q U i son pires que (; le mal qu'ils doivent guérir. Sembla-
bles à nos docteurs Eisenbartqui veulent faire disparaî-
tre du monde toutes les souffrances en supprimant le

(1) Diogen. Laert, 2, 8, 95.


LE PÉCHÉ COMME DROIT 409
siège du mal à coup de bistouri, sans s'inquiéter si
l'homme doit payer cette opération de sa vie, il arrache
du cœurla crainte du. péché en déracinant la foi, comme
si celte crainte renfermait quelque chose de mal. Depuis
lecommencement, enseigne Rothe, le péché règne dans
l'homme par nécessité de nature (1). Hegel donne de
plus amples explications sur ce point. Tant que la vo-
lonté reste inactive, dit-il, jamais on ne pèche. Si donc
elle pouvait rester éternellement inactive, jamais un pé-
ché ne se produirait. Mais il est clair que la liberté doit
naturellement sortir delà volonté, et la nature est limi-
tée et finie. Donc la liberté consiste en ce que l'homme
se considère comme infini, et renverse tous les obstacles
pour vaincre cette limitation qui lui est naturelle.
Ainsi se trouve donnée l'origine du mal (2) et même sa
nécessité (3).
En une doctrine consolante pour l'homme
vérité c'est
que le mal sorte ainsi de sa nature avec une force qu'il
ne peut arrêter Dans ce cas, quelle que soit la situation
!

où quelqu'un se trouve, qu'il soit fort ou faible, riche


ou pauvre, il trouvera toujours une raison pour s'ex-
cuser.
Jadis on tenait plutôt pour les faibles, et on cherchait
à s'excuser en invoquant sa faiblesse. C'est ainsi que
Platon est persuadé que personne ne niera que le mal
environne nécessairement notre nature fragile et ce

monde tout entier (4), et que l'ancien poète chante Si :

le crime n'est pas le droit des mortels, il fait du moins


nécessairement partie de leur nature (5).
Aujourd'hui la philosophie se tient de préférence du
côté des esprits grands et forts, et revendique pour eux,
avec une insistance particulière, le droit au péché. Que

(1) Hothe, Dogmatik, II, 2, 298.


(2) Hegel, Philosophie der Religion {G. W., XI, 236 sq., 259 sq.);
Philosophie des Redites, § 139 (VIII, 184).
(3) Ibid., VIII, 185.
(4) Plato, Theœtet., 25, p. 176, a.
(5) Homerid., Hymn. ApolL, 541.
410 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DÉ L'HUMANISME
le pauvre et l'ignorant s'en tiennent donc aux anciens
préjugés, et l'homme exceptionnel pourra, dans le sen-
timent de sa sublimité, passer d'autant plus sûrement
par dessus toutes limites. Si un mendiant qui n'a qu'un
petit morceau de pain à se mettre sous la dent n'a guère
envie de folâtrer, ce n'est pas un mérite de sa part. Il

ne manquerait plus que, dans sa pauvreté, cette envie


le tourmente encore ! Mais le millionnaire et le potentat
à qui personne ne peut imposer de limites, ont bien le
droit de se dire que leur situation leur accorde aussi
quelques privilèges. Plus une créature est indépendante,
plus elle est riche en dons, plus elle est élevée, dit Pflei-
derer, plus elle est tentée de s'incliner par elle-même.
Il donc tout à fait nécessaire que cette volonté d'exis-
est
ter seul, —
que nous appelons ordinairement égoïsme,
— s'accentue dans la créature la plus parfaite, dans
l'homme, qu'elle devienne Y individualité du mal, non
pas malgré sa perfection, mais précisément à cause
d'elle (1).
Ces paroles nous donnent la pensée fondamentale de
la philosophie sur le mal. Ici le péché n'est plus excuse,
mais l'homme le revendique comme un droit, comme
une preuve de force, comme une marque d'esprit, com-
me une distinction honorifique.
L'homme, affirme la soi-disant pensée moderne,
doitsavoir que l'égoïsme n'est pas simplement un cadeau
de la nature corrompue, mais sa grande distinction est
que c'est précisément en se déifiant lui-même qu'il par-
vient au véritable amour de Dieu. L'amour n'existe
qu'entre égaux. L'homme doit se placer en face de Dieu,
non comme un subordonné qui se soumet à un être
être
plus élevé, non comme un être qui seul se connaît lui-
même, qui veut, qui se fait valoir comme étant son pro-
pre maître, ne dépendant nullement de la volonté de
Dieu, mais comme un être autonome, comme créateur

(1) Pfleiderer, Die Religion, I, 319; cî. 300.


LE PÉCHÉ COMME DROIT 411
libre de sa propre loi. Qu'il laisse aux enfants et aux
hommes sans caractère le soin de se soumettre à Dieu.
Pour lui, qui sait ce qu'il peut, ce qu'il est, il ne se prête
au service et à l'amour de Dieu que si cela lui plaît et
dans la mesure où cela lui plaît ; et si cela ne lui con-
vient pas, il ne fait rien de mal, car il ne fait qu'user de
son pouvoir et de son droit.
Tel est, dans ses parties essentielles, l'enseignement
de Pfleiderer qui logiquement n'a fait que continuer ce-
lui de Kant.
Cependant ce n'est pas encore tout. Si cet esprit qui 7. — Le
j j t i»i > • 1 ' • • 1 • j
• chemin vers
se vante de donner a 1 humanité une civilisation et une
t.

îewen forme
une seule et
morale plus grandes que le christianisme ne peut le même chose
.

faire; si,
. .

disons-nous, l'esprit de
.

la fausse civilisation
.... avec ,e bien-

croit pouvoir résoudre sa tâche en enseignant à son


élève que lemal est inévitable et nécessaire, alors il est
dans la nature des choses, que son frère jumeau, cet
esprit qui promet de conduire le monde à la vraie li-
berté ne veuille pas rester en arrière, mais dise à
,

l'homme qu'il restera privé de liberté tant qu'il ne rom-


pra pas avec les vues traditionnelles concernant le bien
et le mal.
11 temps maintenant de dire ouvertement que le
est
bien sans le mal n'est pas même possible.
Le mal est la seule voie qui conduise au bien » (1)
<(

fait dire avec raison Byron au premier-né du péché, au

fratricide. Ainsi doit parler quiconque est avide de mé-


riter la louange qu'il est à la hauteur de son époque.
Celui qui tremble devant cette parole prouve seulement
qu'il est esclave d'anciens préjugés et inaccessible à la
liberté nouvelle.
Malheureusement, il y a beaucoup de penseurs mo-
dernes qui trouvent cette idée toute naturelle. Richard
Rothe n'hésite pas à déclarer le mal comme un moyen
nécessaire pour arriver au bien (2). Pfleiderer ne voit

(1) Byrons, Werke, dentsch von Bœltger (Leipzig 1847), VII, 180.
(2) Rothe, Ethik, (2) III, 48 sq. 51 sq. cf., III, 33 sq. ;
412 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE L'HUMANISME
rien autre chose dans le mal qu'une étape pour arriver
au bien créé (1). Vatke, Sigwart (2) et Bastian (3), sont
encore plus audacieux. Ils vont si loin qu'ils disent sans
pudeur qu'une vertu qui n'a jamais péché est tout au
plus capable de bien, mais qu'elle n'est pas une vertu
véritable et proprement dite. Ce n'est que par le péché
de fait que l'acte humain devient réellement vertu. Or,
si la voie qui conduit au bien est la condition delà ver-

tu, le mal est alors la réalisation du bien alors il est ;

aussi nécessaire et légitime que le bien, alors il fait mê-


me partie de la vertu.
Dans ce cas, il est tout à fait compréhensible que
nous trouvions établi le principe qu'il n'y a pas de diffé-
rence essentielle entre le bien et le mal, que le péché et
la vertu sont au fond une seule et même chose.
C'est un enseignement terrible, mais l'Humanisme
l'a exprimé, car il a dû en arriver là en se plaçant

à son point de vue. Cette doctrine était déjà répandue


chez les Grecs (4). 11 n'y eut pourtant parmi eux que des
philosophes d'une réputation douteuse, qui aient poussé
la témérité jusqu'à lui prêter leur nom, comme Arche-
laiis de Milet (5) et Chrysippe (6). A ce dernier s'adjoi-

gnit, dans ce triste enseignement, son ennemi irrécon-


ciliable par ailleurs, Carnéade, ce bavard intarissable
qui, malgré son aspect inhumain, — ses cheveux ses
et

ongles ne connaissaient pas les ciseaux(7)— charmait


de sa langue toute-puissante la jeunesse romaine, au
grand dépit de Caton (8), ce sophiste sans égal qui ex-
cellait aujourd'hui à enflammer le monde pour la justice,

et demain à le convaincre qu'il ne peut rien faire de

(1) Pfleiderer, Die Religion, I, 317.


(2) Vatke, Die menschliche Freiheit, 79
sq., 69, 75, 133, 171, 262.
Sigwart, Problem des Bœsen, 151 (Chalybœus, Ethik, I, 347 sq.).
(3) Bastian, Der Mensch in der Geschichte, I, 237.
(4) ClemensRom., Recognit., 10, 5.
(5) Diogen. Laert., 2, 4, 16. Mùllach, Fragm. phil. Grœc, I, 258.
(6) Aulus Gellius, 6, 1. — (7) Diogen. Laert, 4, 9, 62.
(8) Plutarch., Cato major, 22, 3, 4.
LE PÉCHÉ COMME DROIT 413
plus insensé et de plus impossible que de pratiquer la
justice (1). Pyrrhon le sceptique est un digne membre
de cette ligue. La nécessité et sa nature vulgaire l'avaient
forcé d'échanger le noble art du peintre contre le métier
plus lucratif de marchand de volailles et de porcs (2).

Mais comme il préférait vivre aux dépens de ses amis,


il eut, dans cette situation, assez de loisirs pour suivre
son inclination vers la philosophie et donner au monde
l'enseignement qui porte son nom, enseignement d'a-
près lequel il n'existe rien de vrai ni de sûr, sinon que
le vrai est tout aussi vrai que le faux, et que le faux est
tout aussi faux que le vrai. Justice et injustice, honneur
et honte, bien et mal, vie et mort, tout cela est identi-
que (3).
Pour l'honneur de l'antiquité, il faut dire que per-
sonne ne s'attira beaucoup d'estime par cet enseigne-
ment. Il en est autrement aujourd'hui. Nous ne cher-
cherons pas si c'est un progrès vers le mieux. Mais le
fait est qu'aujourd'hui quelqu'un peut facilement se faire
un nom s'il a la hardiesse de dire avec Hegel : Le faux
n'existe pas plus que le mal (4) ; le bien et le mal sont
tout aussi bien la même chose qu'ils ne le sont pas (5).
Sans doute on trouve toujours des hommes pour qui
ce principe semble être un blasphème. Pourtant nous ne
devons pas nous dissimuler qu'il a toutes les chances de
réussir à l'avenir, car plus s'étend l'unique religion que
le monde nous voulons dire le panthéisme,
tolère encore,
plus l'opinion indiquée sur le bien et le mal doit dimi-
nuer. Le panthéisme n'a pas d'autre enseignement sur
la vertu. Où le monde où l'homme et ses
et l'histoire,
qualités ne sont rien autre chose qu'un développement
de la nature divine, là le bien et le mal ne peuvent être
essentiellement différents, là le mal ne peut pas même

(1) Cicero, Republ, 3, 6, 7, 15 sq. Lactant., înstîlat., 5, 14, 16.


Epitomeinstit., 55. — (2) Diogen. Laert., 9, 11, 62, 66.
(3) Id., 9, H, 62, 101.
(4) Hegel, Phénoménologie des Geistes, G. W., II, 29).
(5), Ibid., 365; cf. 562.
414 MANIÈRE DE PENSER ET d'aGIR DE L'HUMANISME
êlreune imperfection, mais seulement une transition et
une préparation au bien là tout degré d'être doit être
;

également laid et beau, bon et mauvais, également bon,


également nécessaire, également divin (1).
Dans ce cas, ce n'est que justice d'affirmer, avec Vic-
tor Considérant et Boutteville, que la question de l'ori-
gine du mal n'a pas de sens. Le mal existe, par consé-
quent il a toujours existé. Bien et mal s'engloutissent ré-
ciproquement dans l'estomac insatiable du tout. Le mal
n'a pas d'origine. Il est une condition essentielle à l'exis-
tence de l'ordre du monde (2).
Ici comme ailleurs, plusieurs penseront que nous lut-

tons contre des moulins à vent, et que ce n'est pas la


peine de perdre le temps avec des lubies philosophiques
qui n'ont aucune influence sur la vie réelle. On sait que
désireux de passer pour spirituels, les esprits fort débi-
tent des choses qu'eux-mêmes ne croient pas. Qui alors
se réglera d'après eux quand il s'agira de la vie réelle?

C'est derrière cette erreur si belle d'apparence qu'ai-


ment à se retrancher L'indifférence et l'inattention, pour
permettre à l'ennemi de s'emparer d'autant plus sûre-
ment du camp. Non ! La philosophie n'est pas sans in-
fluence sur la vie ! Même ses idées les plus excentriques
la dominent beaucoup plus qu'on ne le croit. On peut
s'en convaincre cette fois plus que suffisamment.
Personne ne doutera que Béranger ait exercé une
grande influence sur son peuple et sur son époque. Si
ce poète s'est prêté à vendre au détail la doctrine de He-
gel, il n'est pas douteux qu'elle se soit infiltrée dans les
esprits. Et avec quelle séduction ne l'a-t-il pas fait?
Nous pensons ici à son ignoble chanson : Les deux sœurs
de charité, dans laquelle mourir en même temps
il fait
une sœur de charité et une danseuse. La religieuse est
portée au paradis par les anges, la danseuse par un es-
saim d'amours. A la première, saint Pierre ne daigne pas

(1) Maret, Der Pantheismus (Widmer, (2), 226 sq,).


(2) Boutteville, La morale de l'Église et la morale naturelle, 52.
LE PÉCHÉ COMME DROIT 415
adresser une parole ;
excom-
à la seconde qui est morte
muniée, et qui commence à blasphémer contre les som-
bres curés, il souhaite cordialement la bienvenue. La
religieuse n'a rien à présenter, sinon qu'elle a toujours
pratiqué des œuvres de charité et consolé les mourants.
La danseuse se prévaut aussi de s'être sacrifiée pour
faire oublier un instant à des malheureux leurs misères
dans l'ivresse des plaisirs sensuels, pour apprendre à
aimer la vie. Puis la décision est donnée en ces termes :

« Entrez, entrez, ô saintes femmes, »

« Répond le portier des élus, »

« La charité remplit vos âmes ;


»

« Mon Dieu n'exige rien de plus. »


« On est admis dans son empire »
« Pourvu qu'on ait séché des pleurs, »
« Sous la couronne du martyre »
« Ou sous des couronnes de Heurs » (1).

Il semblerait qu'on ne pût pousser plus loin


versement de toutes les idées morales. Cependant le
. ,..
011
cnemm du mal longe des précipices sans nombre, dont ujx
le ren-
2 g.

q

bienest q u eï-
que chose de
- Le

plus beau et
la profondeur
1
est incommensurable. Quand quelqu un de p 1us s
.
v
, blime que le
bien
s'y est une fois engagé, et ne revient pas à temps sur -

ses pas, personne ne peut savoir dans quel abîme il se


précipite. 11 en est de ceci comme de ce que nous voyons
chaque été à propos de ceux qui exposent leur vie dans
des ascensions périlleuses. Pour une victime de la témé-
rité, il y en a toujours trois et dix qui veulent faire par-
ler d'eux avec une témérité plus grande encore. L'admi-
ration muette de la foule pousse sans cesse à des audaces
nouvelles. L'admiration muette, l'approbation bruyante,
la situation magnifique par laquelle se voient récompen-
sés ceux qui mettent le mal sur le même pied que le bien,
doit naturellement en encourager d'autres à aller plus
loin.
Ainsi s'explique un principe sur lequel aiment tant à
insister nos esthètes, nos littérateurs, et comme cela va

(1) Béranger, Chansons (Bruxelles, 1832, I, 244 sq.).


416 MANIÈRE DE PENSER ET d'aGIR DE L'HUMANISME
de encore davantage ceux qui doivent vivre de la
soi,

faveur du peuple, les représentants de la belle littérature,


le principe qu'il y a dans le mal non seulement une for-

ce morale, mais qu'il y en a une encore plus élevée que


dans la vertu toute simple. Pourquoi toujours marcher,
dit-on, dans les vieilles ornières battues, et admirer
dans les hommes de bien une force qui peut-être n'exis-
te pas ? Qu'y a-t-il donc de grand à ce qu'une servante

ignorante, intimidée dès son enfance parles plus som-


bres épouvantails, ne commette pas un crime pour le-
quel le courage et l'intelligence lui font défaut (1)? Ne
faut-il pas admirer cette même force morale dans le
mal comme dans le bien, demande le chef de nos criti-

ques en matière de beau? Bien plus, je le dis sans dé-


tour, le dernier degré de la malice, la révolte consom-
mée envers Dieu, est plus sublime, plus saisissante,
esthétiquement parlant, que la plus belle énergie du
bien. Ainsi parle Théodore Yiseher(2).
Longtemps avant lui, le poète favori du peuple alle-

mand, Schiller, avait enseigné la même chose. Le scé-


lérat conséquent avec lui-même, dit-il, qui ne recule
devant aucun crime par égard pour les préjugés d'au-
trui, pas même pour obéir aux impulsions de sa propre
conscience, fait preuve d'une force d'âme, d'une intel-
ligence dont nous devons lui savoir gré, et qui provoque
involontairement notre admiration (3).
L'aride et sec Hegel lui-même se plaît à affirmer que
l'homme a vécu dans l'état d'innocence paradisiaque,
privé de liberté, d'une manière stupide, dans un état de
dépendance animale et même dans une situation infé-
rieure à celle de l'animal. Ce n'est qu'après avoir quitté
le Paradis, qu'il a commencé à s'élever de sa bassesse.
C'est pourquoi il a dû pécher, sans quoi il ne serait

(1) Cf. Sand, Lelia, 34.


(2) Vischer, Ueber das Erhabene and Komische , 75.
(3) Schiller, Ueber denGrunddes Vergnùgens an tragischen Gegens-
tsenden (Stuttgart, 1836, XI, 527 sq.).
LE PÉCHÉ COMME DROIT 417

jamais arrivé à la liberté, à la conscience de lui-même


et à l'autonomie digne de sa grandeur (1).
Malheureusement cette doctrine, vraie école de dé-
moralisation, n'est pas restée lettre morte. Elle n'a que
dominer dans la pratique de
trop bien réussi à la vie. Si

Ton examine l'esprit qui donne le ton à nos relations


sociales, il ne sera pas difficile de découvrir comment
cette manière de voir est passée dans la pratique. Notre
société ne comprend plus l'homme de cœur caché, la

vie silencieuse etmodeste qui, d'après l'affirmation de


l'Apôtre, donne à la femme une si grande valeur devant
Dieu (2) mais elle n'a plus que de la raillerie et du mé-
;

pris pour eux. Elle laisse la vertu à ceux qui ne sont


pas capables de briller par leur beauté, ou de captiver
par la richesse de leur esprit ou leur audace. Pour la
chasteté, elle ne sait que s'en moquer. En retour, cha-
cun que le monde lui pardonnera et même ad-
est sûr
mirera ses égarements, pourvu qu'il s'entende à jouer
son rôle de telle sorte qu'il se vante du mal, et se con-
duise comme si la vertu était trop vulgaire pour lui.

Paris a fourni, dans ces dernières années, un exemple


remarquable, qui montre jusqu'où est allé ce renverse-
ment de toutes les idées morales. Un acteur s'est vu
décerner, nous ne savons pourquoi, un prix de vertu
parla franc- maçonnerie. Pour mériter cette faveur, il
lui avait peut-être suffi d'avoir donné quelques sous à
sa vieille mère, ou d'avoir retiré un ivrogne du ruis-
seau. En tout cas, il ne s'était pas surmené. Ce qui lui
fut le plusonéreux là-dedans, ce fut le prix de vertu.
Un acteur et un prix de vertu Comment Paris pouvait-
!

il faire accorder cela? Un acteur doit rendre le vice


aimable, mais la vertu produit un effet comique sur lui.

Ainsi juge la grande ville. Le pauvre homme ne pouvait


plus se laisser voir nulle part. Dès qu'il paraissait, un

(1) Hegel, Philosophie der Religion (G. W. XII, 265 sq.). Cf. Jul.
Miiller, Lehre von der Sùnde, (6) I, 539.
(2) 1 Petr., III, 4.
27
418 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE. L'HUMANISME
rire général accueillait le vertueux Moessard. Il fut obli-

gé de quitter Paris, et de cacher dans une ville de pro-


vince, où personne ne le connaissait, la honte de la
vertu (1).
Mais comment pourrait-il en être autrement, quand
toute la littérature dans laquelle notre peuple puise sa
nourriture intellectuelle, et particulièrement cette litté-

rature qui imprime la direction à suivre à l'éducation de


la génération qui grandit, quand, disons-nous, presque
toute la littérature traite non seulement la vertu de
faiblesse, la pureté des mœurs de simplicité et la piété

de bêtise, mais dépeint la civilisation et la grandeur


d'âmecommeinséparables du libertinisme,ettoute trans-
gression des limites imposées par Dieu comme un acte
héroïque, une condition préliminaire à l'émancipation ?
Ben Johnson a déjà indiqué cette voie à notre littéra-
ture, non pas précisément pour glorifier le vice et l'ex-
cuser, mais seulement pour mettre en lumière la vigueur
intellectuelle et la richesse inépuisable de perspicacité
inventive qui est nécessaire à un grand criminel. Mais
depuis que Balzac a fait école avec cette tendance, parla
série de romans résumés sous le nom de Comédie
qu'il a
humaine, et surtout depuis que Zola lui a conquis le
monde, elle est presque devenue contagieuse.
Par suite de ces principes, il s'est introduit dans notre
littérature relativement à la vertu, et surtout à la piété,
un dédain qui fera éternellement sa honte, et une hypo-
crisie qui la rendra la malédiction de l'humanité, tant
qu'elle agira sur les esprits. On parle beaucoup de mo-
rale, c'est vrai, on vante la morale libre, et on agit comme
si on voulait marquer du signe de la fausse sainteté et de
la lâcheté cette faible vertu qui se réfugie sous la protec-
tion de la religion. Mais c'est le moyen de rendre toute
vertu méprisable. De là vient qu'il n'est presque plus
question de moralité, sans qu'on voie les coins de la bou-

(1) Zolling, Reise um die Pariser Welt, I, 159. . .


LE PÉCHÉ COMME DROIT 419

che se contracter et les épaules se hausser à la dérobée.


Molière, le grand père de la morale moderne, a déjà in-
culqué au monde ce joli principe :

« J'aime mieux un vice commode »

« Qu'une fatigante vertu » (1).

aux jours de l'hypocrisie vertueuse la plus raffinée,


Si,

sous le sceptre de M
me
de Maintenon, la scène osait
prêcher une telle morale, nous pouvons alors facilement
conjecturer ce à quoi il faut nous attendre aujourd'hui
que tous les égards extérieurs sont supprimés. Lady
Stanhope ne craint pas d'avouer qu'elle trouve tout na-
turel qu'Eve ait préféré l'ange déchu à son Adam que la
vertu rendait ennuyeux. On comprend que Puckler-
Muskauait trouvé cette plaisanterie très bien réussie (2).
Mais pour une dame, c'est quelque peu inconvenant. Ce
même Pùckler croit qu'au lieu de péché héréditaire, il
faudrait dire noblesse héréditaire, puisque c'est parle
péché, cette école de la science et de l'expérience, que
nous avons passé du pire au mieux (3). Même un hom-
me que des gouvernements allemands avaient chargé
au prix de sommes d'argent considérables, de former
des jeunes gens au rôle de prédicateurs et de pasteurs,
le professeur Daub, croyait pouvoir faire digérer l'herbe
fade de ses spéculations rationalistes, en l'assaisonnant
avec l'huile de paroles spirituelles aussi grossières que
blasphématoires. Tant qu'Eve vécut dans l'innocence
paradisiaque, écrit-il, elle n'était pas plus qu'un animal
qui put avoir des éclairs de raison et d'intelligence.
C'est seulement parle péché qu'elle a fait partie de l'hu-
manité, et que nous, ses enfants, nous sommes arrivés
à une existence digne de l'homme. C'est à son péché
seul que nous devons de ne pas vivre aujourd'hui dans
le Paradis comme des moutons dans un parc (4). Notre

(1) Molière, Amphitryon, l, 4.


(2) Janssen, Zeit und Lebenbsilder (2), 106.
Pûckler-Muskau, Briefe eines Verstorbenen, IV, 287 sq.
(2)
(4) Daub, Philos. Anthropologie, 232: System der theol. Moral, II, 2,
227 (Dans Jul. Mùller, loc. cit., II, 243).
420 MANIÈRE DE PENSER ET d'aGIR DE L'HUMANISME
Schiller aussi, qui vraiment n'avait pas besoin d'attirer
surlui l'attention du monde par de tels écarts, a cru devoir
faire quelques concessions à ces idées. C'est pourquoi
il s'exprime en ces termes : Dans le Paradis, l'homme
«

serait devenu l'animal le plus heureux et le plus intelli-


gent. 11- serait resté éternellement enfant. Mais il a été
destiné à tout autre chose, c'est-à-dire à devenir la
créature de sa propre félicité. Du Paradis de l'inno-
cence, de l'ignorance et de la servitude, il devait arri-
ver au Paradis de la liberté et à la vue claire des cho-
ses. La soi-disant désobéissance au commandement de
Dieu est le premier pas d'activité propre qu'il ait osé
faire, le premier mouvement de sa raison, le commence-

ment de son existence morale, sans contredit l'événe-


ment le plus grand et le plus heureux de l'histoire hu-
maine. De ce moment date sa liberté. Le philosophe en
félicite l'humanité (1).
o.-Le dou-
ble jugement
Nous avons Nous nous sommes confiés à la direc-
fini.
sur le péché.
^ on fe i' es p r it du monde, et où sommes-nous arrivés?
Fr. Nietzsche nous le dit exactement. Nous sommes bien
au delà du bien et du mal. Nous avons étudié le monde,
et par là nous avons appris à connaître un esprit qui

est le bien, et qui laisse derrière lui tout ce que le lan-

gage humain ordinaire désigne par le mot mal.


un chemin détestable que celui que nous avons
C'est
parcouru, mais nous espérons que c'est un chemin utile.
Nous avons pu jeter un regard sur les doctrines de la soi-
disant civilisation et culture humanistes nous avons vu ;

comment celles-ci, dans leur éloignement du Christia-


nisme et leur hostilité pour lui, se sont développées. Ce
coup d'œil a produit sur nous une impression d'horreur.
Mais nous avons constaté de nos propres yeux, que la
négation de l'enseignement du Christianisme surlepéché
est la ruine et même la mort de toute vraie humanité.
Nous sommes bien revenus de cette crainte supersti-

(1) Schiller, Etwas ûber das erste Menschengeschlecht (4836), X, 443


sq.
LE PÉCHÉ COMME DROIT 421

tieuse qu'inspirent les coryphées de l'éducation moderne


qu'on nous a inculquée à l'école, car nous avons trouvé
qu'au meilleur d'entre eux s'applique la raillerie du
poète :

« Il remplit en secret »

« Tout un volume de vers »


« Dans lequel péché rime avec vertu (1) ».

Oui, si nous voulons être sincères, nous ne pouvons


pas faire autrement que d'avouer que nous avons conçu
une estime assez médiocre de toute la civilisation hu-
maine qu'on loue tant aujourd'hui, et que nous ne trou-
vons pas trop forts les termes dont se sertGiusti en par-
lant de notre temps :

« Siècle amphibie, »

« Trop faible pour être bon ou mauvais, »

a Qui admire Mahomet »


« Et adore le Christ. » (2)

Ceci cependant n'est qu'accessoire. Le but que nous


poursuivions était tout autre. Nous voulions apprendre
à connaître ce qu'il en est nous avions in-
du péché. Si
voqué l'ascétisme et la théologie, on ne nous aurait
probablement pas laissé parler davantage on nous au- ;

rait interrompu en ces termes Ecoutez ce capucin Il y.


: !

a longtemps que nous le connaissons par Wallenstein et


Cochem. Plût à Dieu que vous le connaissiez ce Cochem !

Voici que nous avons laissé parler les capucins de l'Hu-


manisme, les fondateurs des écoles grecques, les princes
de la littérature moderne, les conférenciers, et quel a
été le résultat?
Si nous avions demandé le concours de tous nos ca-
pucins et de tous nos missionnaires, ils ne nous auraient
certainement pas présenté autre chose que ce que nous
avons entendu ici savoir l'antique et immuable doc-
:

trine de notre Révélation. Mais peut-être auraient-ils


hésité à le faire en des termes si forts et si catégoriques

(4) Giusti, Gedichte (P. Heyse, 121).


[2)Ibid., 93 sq.
422 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE L'HUMANISME
que ceux par lesquels nous venons de l'apprendre de
la propre bouche des gens les plus instruits.

On que nos capucins sont surtout répréhensible's


dit
en ce qu'ils dépeignent le péché sous des couleurs abo-
minables, avec toutes les inventions d'une imagination
corrompue. Mais, est-ce que par hasard quelqu'un en a
jamais entendu un seul dépeindre le mal sous ces jours
aussi hideux que le font nos esthètes et nos grands
poètes ?

On nous reproche, à nous chrétiens, d'avoir exagéré


le péché à plaisir, et d'en avoir fait le plus grand crime
imaginable. Mais nous avions mis ici un de nos pré-
si

dicateurs de pénitence, nous ne croyons pas qu'il eût


dit aussi crûment ce que nous avons appris de l'élite

des hommes instruits. Le péché est désobéissance, ré-


volte, crime de lèse-majesté contre Dieu. Le péché est
la chose la plus hideuse, la plus monstrueuse qu'il y

ait ;le péché fait dans l'homme de tels ravages, qu'au-

cune parole humaine ne peut les exprimer.


Eh bien, pécheurs nous le sommes tous, et tous nous
comparaîtrons devant le tribunal de Dieu. Comment nos
actions y seront-elles appréciées, c'est l'affaire de cha-
cun. Si quelqu'un se sépare de Dieu en niant sa loi, il

peut le faire, et le juge le jugera par ses propres paro-


les (1). Mais malheur à l'homme s'il est jugé selon la
pleine rigueur de ses principes, si le mal lui est imputé
comme le monde le conçoit et le pratique, c'est-à-dire
comme une occasion bien venue pour montrer jusqu'où
peut aller l'arrogance humaine contre Dieu.
Dans ce cas, nous préférons vivre selon la loi plus
douce de Dieu, faire juger nos égarements d'après la
sagesse de sa loi, nous faire juger un jour d'après sa loi

plus humaine. Au jugement de la loi divine, le péché


est certes un grand crime et le plus grand mal. Cepen-
dant les égards dûs à la faiblesse de l'homme et à la fa-

(i) Luc, XIX, 22.


LE PÉCHÉ COMME DROIT 423
cilitéavec laquelle tombe dans Terreur, diminuent sa
il

gravité aux yeux de Dieu. Si l'homme avoue que le péché


est une faiblesse humaine et un égarement, son juge-
ment sera beaucoup moins sévère, et sa faute lui sera
remise plus facilement. Il vaut mieux tomber entre les
mains de Dieu qu'entre celles de l'homme (1).

(1) II Reg., XXIV, 14.


,

ONZIÈME CONFÉRENCE

'LE péché comme génialité,

Les bases morales du culte du génie. — 2. Ses bases dogmatiques.


— 3. César, le plus grand génie de l'antiquité, dans sa grandeur
et dans sa faiblesse. —
4. Les faiblesses des génies.— 5. La doctrine
que génie et moralité ne s'accordent pas, et que le péché est un
acte de génie. —
6. D'où vient la force de cette doctrine ? 7. —
Origine de la doctrine de la double morale dans la pratique. —
8. Son développement en philosophie. — 9. Son développement
complet. —
10. Sens et portée de la doctrine du génie, limite de
l'Humanisme.

i. - Les 11 y a, dans la dernière moitié du XIX e


siècle, deux
du cuite du choses qui frapperont d'une manière toute particulière
le futur historien delà civilisation, ce sont les nombreux
jubilés qu'on y a célébrés, comme
on avait seulement
si

vécu dans le passé et qu'on n'eût plus cru à un avenir, et


la quantité étonnante des grands esprits ou des génies

qu'on y a fêtés, et dont on ne parlera plus depuis long-


temps.
L'histoire ne nous en fera pas un honneur au con- ;

traire. De même qu'aujourd'hui que nous sommes dé-


gagés de tout esprit de parti à l'égard des siècles passés,
nous trouvons compréhensible qu'Alcibiade Néron ,

Voltaire, Rousseau, Mirabeau, aient pu être si populai-


res à Athènes, à Rome, dans la France révolutionnaire,
de même l'avenir jugera la popularité de Garibaldi, de
Mazzini, de Kossuth, et l'admiration qu'on a vouée à
Gœthe et à tant d'autres grandeurs. C'était, dira-t-on,

des en qui une génération marchant à sa dégé-


hommes
nérescence et à sa ruine, trouvait incarnées ses qualités
les plus merveilleuses. On donnera raison à Nordau, et
on jugera, ou plutôt on condamnera le culte aveugle du
génie comme une marque de dégénération morale.
LE PÉCHÉ COMME GÉNIALITÉ 425

On le fera d'autant plus que nous laissons commettre


à ces génies toute espèce de violation contre la morale
privée et le droit public, que nous les admirons en si-

lence dès qu'ils foulent audacieusement aux pieds la


discipline et la pudeur, que nous disons à haute voix
qu'il faut bien distinguer une double morale, une pour

les petits et une pour les hommes extraordinaires, et

que la meilleure preuve de leur grandeur est qu'ils se


sont élevés avec une telle virtuosité au-dessus de la vul-
gaire morale quotidienne.
Mais on exploitera aussi cette conduite comme une
preuve de la décroissance de la force intellectuelle de
notre époque, et ce sera avec raison.
La gloire d'homme de génie s'acquiert à bon marché;
le nom de grand est très facile à obtenir là où les petits

et les mesquins régnent sans conteste. Plus un peuple


est petit, plus son histoire est récente, plus il sent le
besoin de se procurer des célébrités. Ce n'est donc pas
une gloire pour notre époque, si nous avons tant d'hom-
mes célèbres, tant de génies. Ce n'est pas sans motif que
le poète, à qui personne ne contestera la perspicacité
d'esprit, se moque de cette abondance excessive de
génies :

« Aujourd'hui nous ne faisons »


« Guère attention aux mérites, »
« Une aune de Panthéon »
« Ne coûte pas cher » (1).

Sans doute notre siècle peut jusqu'à un certain point 2- - Les

en appeler de ce jugement, et déclarer qu en agissant "2


u S uculte
4 nî
ainsi, la dernière cause de l'adoration du génie, n'est
pas encore trouvée, et que l'esprit de notre époque n'est
pas encore pénétré à fond.
Quoique les deux raisons citées reposent sur la véri-
té, ellesne suffisent cependant pas à expliquer ce culte
idolâtrique si choquant dontnotre époque se rend coupa-,
ble. La vraie cause se trouve à une profondeur beau-

(1) Guisti, Gedichte, (P. Heyse 87).


.

426 MANIÈRE DE PENSER ET d'aGIR DE L'HUMANISME


coup plus considérable. Les soi-disant génies sont,
comme on Fa déjà indiqué, la vraie fleur et la limite
extrême de ce qu'on appelle l'esprit moderne. Ce sont
eux qui ont le mieux conçu ces principes, et les ont
cultivés avec la plus grande fidélité et de la manière la
plus complète. De là provient d'un côté la vénération
qu'on leur rend comme étant les chefs de la civilisation

moderne, d'un autre côté les transports de joie avec les-


quels on les salue partout où ils paraissent. Car, c'est
précisément parce que leur vie tranche d'une manière si

surprenante sur tout ce à quoi les hommes se sont or-


dinairement obligés en conscience, qu'ils trouvent en
eux une justification de leur envie de se détacher de la
loi comme de la morale, et un encouragement à conti-

nuer sur cette voie.


Telles sont les bases les plus profondes du culte des
génies, en qui le monde célèbre le triomphe del'Huma-
nisme, et croit avoir trouvé un bouclier pour protéger
sa conscience contre la loi de Dieu.
3. — César
îe'piaTg^and Les génies sont en admirablement aptes à ce rô-
effet
géniedel'an-

, ,,
tiquité, dans le. Nous ri avons qu a examiner leur vie pour nous en
sa grandeur et .

dans sa fai- convaincre.


blesse

temps qui ont précédé Jésus-


Le. plus grand génie des
Christ, la pierre de démarcation entre le monde ancien
et le monde nouveau, fut Jules César. 11 semblerait que

le maître des temps eut voulu réunir dans une seule

créature, toute la grandeur possible du génie, avantle


lever du nouvel astre. La naissance de celui-ci devait
donner au monde une mesure pour se convaincre com-
ment le plus petit dans le royaume de Dieu est plus
grand quele plus grand dans le royaume de la nature (1).
En appelant César le plus grand génie de l'antiquité,
nous ne nions pas que quelques-uns l'aientsurpassé dans
la plupart des choses où il brille, si on considère celles-
ci isolément. Si la question se pose au point de vue de

(I) Cf. Matth., XI


.

LE PÉCHÉ COMME GÉNIALITÉ 427

l'étendue, de la perspicacité et de la profondeur de la


science, tout le monde désignera Aristote parmi ceux
qui n'ont pu être égalé chez les anciens. En gloire mili-
taire, Alexandre, le plus grand disciple d'Aristote, a
certainement surpassé le général romain, bien qu'il ne
l'ait pas dépassé en modération et en domination de soi,

dans la gloire qu'il avait La grandeur de


conquise (1).

ses pensées et la multitude de ses entreprises empêchè-


rent César de surpasser Cicéronet Démosthène, et d'at-
teindre comme orateur cette perfection qu'on pouvait
attendre de son esprit extraordinaire (2).
A le prendre en général, il n'y a peut être qu'un seul
homme comparer dignement dans le
qu'on puisse lui

monde moderne, c'est Innocent III mais il n'y a per- ;

sonne dans l'antiquité (3). Le plus beau des Romains (4)


ne fut égalé par personne en force intellectuelle, en pro-
jets sublimes, en pensées profondes, en activité pour le

travail, en promptitude pour l'exécution, en force d'en-


durance, en ténacité jusqu'à la fin (5). Personne ne put
comme lui embrasser tout ce qu'il y a sous le ciel. Il li-

sait et écrivait en même temps. Pendant ce temps, il

écoutait les rapports concernant l'Etat, et, à côté de tou-


tes ces occupations, il dictait à quatre secrétaires et
même à sept à la fois, quand il ne faisait pas autre chose.
Et tous ces écrits étaient des écrits dont dépendait le sort
de milliers d'hommes (6). Il lui était impossible d'oublier
ce qu'il avait entendu une fois, excepté une injure re-
çue (7). Au témoignage de son plus grand rival, son ta-
lent d'orateur, l'éclat, la finesse et la dignité de sa pa-
role, le rendaient supérieur à tous dans la tribune aux
harangues (8). Par la richesse de sa nature, il avait tou-

(i) Velleius Paterc, 41. Cf. Appian., Bell, civ., 2, 149-151


(2) Tacitus, Dialogus de orator., 21.
(3) Cf. Joan. Saresber., Polycrat., 8, 19.
(4) Velleius Paterc, 41. —
(5) Cicero, Philipp., 2, 45, 116.
(6) Plinius, Hist. nat., 7, 25.
(7) Cicero, Pro Ligario, 12, 35. August., Ep., 138, 2, 9.
(8) Cicero, Brutus, 75.
428 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE L'HUMANISME
tes les aptitudes, et était capable de rivaliser en tout
avec les premiers, et cela en se jouant. Mais ce en quoi
il dépassait tout le monde, c'est qu'il n'entreprenait ja-
mais des choses pour lui, et
qu'il jugeait trop élevées
qu'il n'avait pas une confiance exagérée en lui-même.
Il était à hauteur pour tout. Comme orateur, comme

écrivain, comme grammairien, comme savant, comme


homme comme législateur, comme général,
d'Etat,
comme astronome, comme compagnon jovial, comme
bel esprit, comme poète à l'occasion, dans sa majesté
et dans sa popularité, partout il est au premier rang.
Les célèbres paroles par lesquelles il a rendu compte
de sa campagne dans le Pout'.je suis venu, f ai vu, fat
vaincu (1 ), peuvent servir de devise à sa vie et à chacune
de ses actions.
Et ce génie gigantesque était tellement vulgaire et
tellement sans conscience, quand il s'agissait de se pro-
curer de l'argent, comme lorsqu'il s'agissait de faire des
dettes, qu'il ne dédaignait pas la corruption la plus basse
et les modes d'acquisition les plus honteux. Sa prodi-
galité démesurée faisait seule contrepoids à son avarice ;

mais son ambition surpassait tout. Il ne pensait qu'à la


guerre, parce qu'à ses yeux jouer avec le sang humain
était la meilleure occasion de montrer son talent, et de

se procurer une nouvelle gloire (2). Il s'adonnait comme


un esclave aux débauches les plus basses, à un degré
tel qu'il se rendait même ridicule et méprisable dans la

Rome de cette époque. Pour toutes ces raisons, ses sol-


dats eux-mêmes si pleins d'enthousiasme pour lui, ne
pouvaient s'empêcher de se moquer de lui dans ses
triomphes, par des vers railleurs (3). Avec tout cela,
cet homme qui fut le plus beau de son temps, qui con-
naissait sa grandeur et sa supériorité, et qui pouvait les
faire sentir à tous et en tout, cet homme à qui fut donné

(1) Sueton., Cœsar, 37, Plutarch., Cœsar, 50.


(2) Sallust., Catilina, 54.
(3) Sueton., Cœsar, 49-52.
LE PÉCHÉ COMME GÉNIALITÉ 429

déjà de son vivant le titre de Dieu invincible, à qui fu-


rent consacrés des autels, des statues d'ivoire et des
prêtres, cet homme fut, pour le dire sans détour, un
pauvre fat etun vaniteux.
Comme une tête vide, qui n'a d'autre objectif que
d'attirer l'attention sur elle, il s'ingéniait à toutes les
mesquineries de l'art de la toilette, dans la façon de se
friser, de se raser, de se parer, pour donner à sa per-
sonne l'extérieur le plus attrayant possible (1).
Ainsi les grandeurs humaines sont presque toutes 4. —Les
faiblesses des

sans exception grandes dans les grandes choses, petites, « énies

et souvent incroyablement petites, dans les petites cho-


ses. Il n'en est pas une qui n'ait son ver rongeur.
Selon la parole de Dante, le courageux Achille lui

aussi, comme le plus faible des lâches, fut en querelle


constante avec l'amour Le tourment de Napoléon
(2).
était la gloire de Geoffroy comme critique le petit Hooke ;

troublait le repos du grand Newton. Non seulement le


pitoyable Wieland, à peine un quart d'homme, tirait
coquetterie de sa taille élancée et de ses petites mains
délicates (3), malgré ses marques de petite vérole, mais
Gœthe lui aussi, qui savait aussi bien se moquer de lui
que de la coquette mademoiselle de Weimar, le grand
Gœthe, songeait toujours à ce que le visiteur qui entrait
chez lui, le vît dans la situation la plus avantageuse et
dans le meilleur jour. Comme ces Schiller et ces Gœthe
traitent le genre humain de haut, dit l'illustre Frédéric
Perthes, et pourtant ne peuvent pas s'empêcher de
ils

s'épuiser en mesquineries pour mériter ses faveurs (4) !

Mais si nous considérons la page la plus obscure dans


la viedu vieux maître, la plus basse des passions qu'on
rappelle chaque année au souvenir du monde par un
nouveau livre sur Gœthe et les femmes, nous ne pou-

(i) Sueton., loc. cit., 44. — (2) Dante, Inferno, 5, 66.


(3) Biedermann, Deutschland in XVIII Jahrhundert, II, 2, 225. Diel,
Clemens Brentano, I, 90 sq.
(4) Fr. Perthes Leben (6 Aufl. 1872), III, 373.
430 MANIÈRE DE PENSER ET d'aGIR DE L'HUMANISME
vous que répéter ce qu'un poète du moyen-âge a dit
sur le plaisir sensuel :

« Chacun sait combien de cœurs sages »


« Sont devenus enfants par leur propre faute » (1).

Lorsque nous pensons à cette faiblesse, la plus misé-


rable de toutes, quelle pitié nous inspirent alors des hé-
ros comme Richard Cœur de Lion, le maréchal de Saxe r

et tant d'autres !

Quels esclaves de l'argent c'étaient que Vespasien,


Justinien, Mazarin, Marlborough et Voltaire! Quel es-
clave du vin, était Trajan ! Quel esclave de la vengeance
que Richelieu ! Quel esclave de la superstition qu'Au-
guste ! Quel esclave de la manie de jouer au savant
qu'Adrien ! Quel esclave de la volupté, de la colère, de
la jalousie, de l'ivrognerie qu'Alexandre ! Attila, le fléau

de Dieu, si fier que le monde se prosternât en trem-


blant devant lui, s'estime heureux d'obtenir de l'empe-
reur romain qui l'appelle son esclave, un sonore titre

romain avec un traitement correspondant (2). Qui par-


lera encore de nos petits Messieurs avec leur manie
pour les décorations et les titres? Et Constantin? Nous
l'appelons le grand, quoiqu'on commence à se moquer
de ce surnom, et nous croyons savoir pourquoi. Unis-
sant la politique d'Auguste au génie militaire de César,
unissant un chevaleresque amour du combat et un hé-
roïsme personnel sans égal à une terrible énergie de

volonté, il mérite ce nom aussi bien que personne.


Aussi terrible que Napoléon, comme lui il pouvait tout
ce qu'il voulait mais celui-ci eut plus de chance que
;

lui. Et malgré cela la moindre bagatelle suffisait pour le

faire succomber à sa colère. Comme un possédé, il était


pris de la plus diabolique de toutes les passions, la soif
de dominer. Avec la louange et la flatterie, on obtenait
de lui ce qu'on voulait (3).

(1) Winsbekin, 24, 5 sq. ; 23, 5 sq.


(2) Wietersheim, Geschichte der Vœlkerwanderang, IV, 381.
(3) Wietersheim, loc. cit., III, 244, 246.
LE PÉCHÉ COMME GÉNIALITÉ 431

Les voilà ceux qu'on décore ordinairement du nom JûT^lt


de génies Les voilà grands et mesquins à la fois, sur- SaSént
!

16
humains en apparence, mais trop humains en réalité. p&hé^t ™
ïîrtp dfi °*6nip

Il n'y a rien d'étonnant à ce mélange. Nous trouvons


plutôt que c'est de la part de Dieu une permission juste
et clémente de joindre des faiblesses surprenantes à
ceux doués de dons éminents, pour les préserver
qu'il a

de l'arrogance, et les empêcher de ne pas se considérer


comme des êtres supérieurs aux hommes.
Mais la petitesse et l'impuissance de la foule d'un
côté, et l'orgueil de ces esprits privilégiés d'un autre,
savent peu apprécier ceci à sa juste valeur, que le re-
si

mède se change pour tous en un poison mortel. Dès que


quelqu'un émerge tant soit peu dans son entourage, les
petits croient que sa claudication et son bégaiement
que ses mauvaises
font aussi partie de sa grandeur, et
manières sont plus distinguées que les bonnes maniè-
res employées par les autres.

Or quand une fois le grand homme a senti cela, il

cultive à dessein cette faiblesse naturelle pour en faire


un défaut dont il a conscience, et, enagissant ainsi, il

est déjà sur la voie de croire qu'il dépasse d'autant plus


lepeuple vulgaire qu'il traîne plus de vices à sa suite.
Bientôt il trouve qu'il monte d'autant plus dans l'estime
de ce même peuple qu'il ne fait aucun cas de la manière
ordinaire de parler, d'agir et de vivre. Finalement, il

fait aussi cet essai avec les commandements de Dieu


et sa conscience, et, à sa plus grande satisfaction, il dé-
couvre bientôt qu'il brille comme un être surnatu-
rel,depuis qu'il a osé montrer qu'un génie n'a plus be-
soin de s'inquiéter de Dieu. C'est ainsi qu'on comprend
comment a pu naître dans le monde le principe que le
génie, la religion et la morale ne s'accordent pas. Les
génies, dit-on, ne sont jamais moraux, et, ce qui est
encore pire, on cherche à se persuader qu'ils n'ont pas
besoin de se lier aux doctrines étroites de la morale
432 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE L'HUMANISME
ordinaire, et qu'ils sont capables de se faire à eux-mê-
mes leur religion et leur morale.
Maisy a dans chaque petit un petit, ou même un
il

grand aspirant a la grandeur. Celui donc qui invente


pour les Liliputiens et les Poucets, qui voudraient tous
être des géants, un moyen qui leur permette de rattra-
per les grands avec des bottes de sept lieues, peut comp-
ter sur la reconnaissance de la foule.
C'est pourquoi le moyen le plus simple et le plus sûr
pour s'attirer l'approbation du monde, c'est de lui prê-
cher la doctrine qu'il n'y a que les enfants et les lettrés
qui doivent s'en tenir aux commandements de Dieu,
que les grands esprits en sont affranchis, et que quel-
qu'un prouve précisément qu'il a en lui un trait de gé-
nie quand il ose sauter par dessus ces barrières gênan-
tes. C'est ainsi qu'on flatte ceux qui, dans le sentiment
de leur force, n'aiment pas qu'on les arrrête par une
limite, en leur prouvant qu'ils n'ont pas fait autre chose
que de se servir de leurs droits, en foulant la morale aux
pieds. Et quand même le petit se regarde comme un
génie accompli, il ne peut rivaliser en rien avec le grand,
dès qu'il est brouillé avec la morale, et, comme on le

sait ce n'est pas précisément difficile.

6. -d'où Ainsi s'explique facilement pourquoi cet enseigne-


vient la force É . , t , . • • i i • j •
* i i i
de cette doc- ment choquant et si pernicieux de la soi-disant double
si
trine ?
morale, ou morale de génie, caries deux choses sont —
identiques, —
trouve une si grande approbation, et
pourquoi pu s'enraciner avec tant de ténacité. Il y
il a
a dans l'homme, dit Jean Paul, un esprit froid, auda-
cieux, qui se moque de tout, même de la vertu (1). Cet
esprit est l'esprit de glorification personnelle ; c'est l'ins-

tinct d'indépendance. Cet esprit a dominé l'homme de


tout temps. Déjà aux jours des prophètes, il a brisé tous
ses liens et a dit : Je ne servirai pas (2). Aujourd'hui,
il s'est même créé une philosophie, et il enseigne au

(1) Jean Paul, Titan 3 Theil, (Wishofer, V, 128).


(2) Jerem., II, 20. Job, XXI, 15.
LE PÉCHÉ COMME GÉNIALITÉ 433
nom de la science et de la liberté que celui qui observe
une un esclave, une âme vulgaire, que l'homme
loi est

libre, distingué, instruit, a lui-même sa loi (1).


Sans doute, dit-on, il n'y a que les grands et les forts
qui doivent profiter de cet enseignement qui n'est pas
fait pour le peuple. 11 n'y a que ceux qui sont très ins-

truits qui aient le privilège de faire passer leurs vices


comme génialité et comme preuve d'une force supé-
rieure. Les hommes vulgaires doivent naturellement
s'en tenir aux lois morales traditionnelles, car il leur
manque l'instruction qui, chez l'homme distingué, rem-
place la religion et les commandements de Dieu. Mais
avec cela on n'effraie personne. Au contraire on favo-
rise seulement l'extension du mépris des lois. Car qui
consent à ce qu'on le considère comme faisant partie
du peuple ? Et qui est-ce pour cette rai-
qui, précisément
son, ne devient pas d'autant plus effronté pour enfrein-
dre les limites imposées par les commandements et la
tradition, afin de prouver qu'il ne fait pas partie delà
masse ordinaire ? Si le grand a le privilège de n'être
astreint par aucun lien à la loi et à la religion ; s'il a
plutôt le droit de se frayer son chemin lui-même, c'est,

pour l'homme faible, la provocation la plus attrayante


pour suivre la même voie, au bout de laquelle l'attend
une récompense si bien accueillie.
Trois choses font la force de cette hideuse erreur.
— Origine 7.

D'abord elle flatte tout le monde, non moins fe \VXubïe


les petits

que les grands. Ensuite, elle plaît encore mieux à l'or- ÏT'pnuquef
gueil de l'homme qu'à sa sensualité et à son penchant
vers l'affranchissement de toute loi. Enfin elle est très
facile à comprendre, et, ce qui sans doute prouve son
influence, elle est très facile à pratiquer dans la vie.
Ce qui fait ordinairement la force d'une erreur, c'est
son rapport avec la pratique. Plus un principe de liberté
d'esprit fournit de bases sur lesquelles on peut établir

1) Vol. I, 3, 4.
434 manière dp: penser et d'agir de l'humanisme
une vie libre, ou plus il condense d'une façon déter-
minée et saisissable la vie libre dans une phrase facile

à manier, plus le monde en dépend.


Dans le cas présent, la philosophie est le fruit d'une
vie déréglée. Depuis longtemps on agit en pratique
comme y avait une double morale, une loi pour les
s'il

enfants, une autre pour les adultes, une autre pour les
personnes de qualité, une autre pour les personnes de
basse condition, une autre pour les artistes, une autre
pour les novices dans l'art, une autre pour les lettrés,
et une autre tout à fait différente pour les ignorants. Ce
qu'ils n'auraient jamais permis à l'homme ordinaire, et

qu'ils ne se seraient jamais permis à eux-mêmes, dans


leur propre vie, leshommes les plus honorables ont cru
pouvoir s'en affranchir comme poètes et comme artistes.
Dans toute l'homme n'avait point de devoirs,
l'antiquité,

la femme point de droits. Une chose pour laquelle la


femme était punie de mort, n'était pas même une tache
déshonorante pour l'homme. Le père aurait blâmé l'en-
fant qui, comme lui, se serait permis d'enfreindre la
loi morale. Payer ses dettes, n'en point faire d'inuti-
les, remplir ponctuellement les arides devoirs de sa
charge, était considéré par les anciens comme des
actes sans noblesse, comme une vertu bonne tout au
plus pour des hommes bornés et ordinaires.
Il n'en était pas autrement au moyen-âge et dans les
temps modernes. Ceux qui faisaient les lois croyaient
toujours que les sujets seuls devaient les observer. Celui
qui possédait le pouvoir ne pouvait se représenter l'or-

dre du monde d'une autre manière que celle-ci : d'un


côté les avantages et de l'autre les charges et les devoirs.
Au moyen-âge, la Chevalerie dégénérée laissait aux vas-
saux le soin du foyer et la fidélité conjugale. Le noble
chevalier devait se distinguer par des exploits plus
élevés, qui étaient inaccessibles à l'homme vulgaire. Se
tuer selon toutes les règles de l'art, poursuivre le gibier
à travers les champs des paysans, risquer sa vie dans
LE PÉCHÉ COMME GÉNIALITÉ 435

des joutes à cheval, enivrer le plus célèbre buveur jus-


qu'à le faire rouler sous la table, attenter à l'innocence,
voilà les passions des nobles, même à des époques re-

lativement meilleures (1).

Que nos jours qui aiment tant à parler du moyen-âge


avec dédain ne soient pas meilleurs que lui, voilà qui
ne fait aucun doute. Les hommes sont partout et tou-
jours les mêmes. Celui qui peut commettre un crime le
fait ; celui qui ne le peut pas admire et envie celui qui

le peut.

Nécessairement la théorie doit sortir de cette prati-


que assidue. Quand le monde eut vécu longtemps comme
s'il existait une double morale, il lui vint enfin la pensée

de l'exprimer et de l'encadrer dans des formules scien-


tifiques.
De tout temps la pratique a existé longtemps avant
la théorie. On vit d'abord librement, puis on pense li-
brement. S'il n'y avait pas la loi de Dieu qui défende la
vie libre, personne n'aurait l'idée de penser librement.
11 n'y a que. la contradiction du Christianisme et de la
conscience qui fasse des libres-viveurs et des libres-
penseurs. Après avoir adopté une vie que la foi défend,
on finit par sombrer dans la foi. Quand quelqu'un s'est
une fois affermi dans une conduite qu'il n'ose avouer
devant Dieu, il en vient bientôt à désirer qu'il n'y ait
pas de Dieu à qui il doive rendre des comptes (2). Il

est rare que l'intelligence gâte le cœur. Mais il est diffi-


cile de compter combien de fois le cœur corrompu rend
la tête sa complice.
Dans notre question aussi, la théorie fait preuve d'ê- 8> _ Déve .

tre le résultat d'une vie pratiquée depuis longtemps. R e


cSde
Sans doute l'antiquité possédait déjà des matériaux uti- moraî" en
philosophie.
lisables à cette fin. Carnéade, que nous connaissons suf-
fisamment, savait attirer tout particulièrement la faveur
de la jeune aristocratie de Rome en lui enseignant que

(1) Knecht Heinrich, Von destôdes gehagde, 350 sq.


(2) Cicero, Tuscul., i, 13.
436 MANIÈRE DE PENSER ET DAGIR DE L'HUMANISME
le génie ou, comme
on disait à cette époque, que le sage
agit d'après une morale qui lui est propre, car bonté et
prudence sont des mots qui ne s'accordent presque ja-
mais ensemble (1), Théodore l'athée enseignait auss
que l'homme sage pouvait, sans scrupule aucun, se per-
mettre le vol, le pillage des temples, et des choses pires
encore, puisque son intelligence supérieure le mettait
bien au-dessus des préjugés idiots d'un peuple stupide.
Les conséquences qu'il en tirait sont telles que c'est tout
au plus si on peut les lire en grec. En français c'est im-
possible (2).
Mais il faut dire à l'honneur de l'antiquité que ces
principes abominables n'ont paru qu'isolément, et qu'ils
ne pouvaient pas faire école. La religion païenne en ef-
fet était très tolérante, et ne poussait pas les esprits au-
dacieux à la nécessité de fonder une propre morale
libre en contradiction avec leur vie.
Tout ceci changea à l'apparition du christianisme.
Noustrouvons alors chezles différentes sectes gnostiques
de forts emprunts faits à la philosophie de la double
morale. Basilide, le chef d'une des hérésies les plus
odieuses, dit que les hommes les plus choisis et les plus
parfaits, — ceux qu'on appelle aujourd'hui génies, — sont
au-dessus de toutes les lois morales ordinaires. Ils lais-

saient celles-ci au vulgaire, ou, comme il s'exprime dans


son langage de génie, aux porcs aux chiens (3). Va-
et
lentin, le plus spirituel, mais aussi le moins réservé
parmi les plus anciens docteurs de l'erreur, s'affranchit
en ce qui le concerne, et exempte ses semblables, les ,

hommes de génie, de l'obligation d'accomplir des bon-


nes œuvres. Ils peuvent faire ce qui leur plait, ils n'en
ressentent pas plus de dommage que
quand il est l'or

jeté dans la boue, car ils sont trop élevés pour que le
mal puisse leur porter préjudice en quoi que ce soit (4).

(1) Cice'ro, Republ., 3, 20. Lactant., Instit., o, 16.


(2) Diogen. Laert., 2, 8, 99, 100.

(3) Iren., 1, 24, 5. Epiphan., Hœres., 24, 3 sq.


(4) Iren., 3, 15, 2. Tertull., Valent., 30. Epiphan., loc. cit., 31, 20.
LE PÉCHÉ COMME GÉNIALITÉ 437

C'était déjà un pas important fait vers l'enseignement


actuel sur le génie. A cette époque cependant, les temps
n'étaient pas encore mûrs pour le propager parmi le
peuple. Même à l'époque de la Réforme, où il commen-
çait déjà à paraître au jour, les masses s'en détournaient
et témoignaient le dégoût qu'elles ressentaient pour lui,

en donnant à ses propagateurs les noms d'antinomistes,


de fanatiques exaltés et de libertins.
Montaigne et Charron introduisirent delà la théorie

double morale dans des sphères plus vastes. Ce sont eux


qu'on peut considérer comme les créateurs proprement
dits de cet enseignement. Depuis cette époque, il est

passé dans la manière de penser et d'agir des temps mo-


dernes comme un droit humain, et comme une loi fon-

damentale de la morale et de l'éducation publique. Per-


sonne, dit-on maintenant depuis Montaigne, ne peut
sans injustice juger les grands et les petits selon la mê-
me loi étroite. Il faut accorder aux esprits saillants le
même privilège qu'à ceux qui dirigent la vie publique,
en d'autres termes, les affranchir des obstacles gênants
de la petite morale. Lorsque, par suite des circonstan-
ces dans lesquelles un génie s'est précipité, il est obligé
de se servir de mauvais moyens, il faut fermer les yeux
là-dessus, comme on le ferait pour un homme d'État ou
un homme politique (1). Lui défendre cela, pense Schil-
ler, serait cruel, contre nature et impossible. Car ja-

mais le génie, avec son imagination sans frein, ne se


laisse entraver par la religion et la morale. Le cas s'ap-
plique tout particulièrement à l'art et aux sciences. Il
faut admettre que des points de vue esthétiques et mo-
raux sont un obstacle les uns pour les autres, et que
plus un objet est normal, moins il produit d'effet esthé-
tique (2). Celui qui ne s'entend pas à séparer la théorie

(1) Montaigne, Essais, 3, 4, 22, 23


; 3, 12, 13. Vorlœnder, Geschi-
;

chte der philosoph. Moral der Englœnder und Franzosen, 182 sq., Ibid.,
Charron, 197.
(2) Schiller, Ueber das Pathetische, (Stuttgart 1836), XI, 502, 508.
438 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE L'HUMANISME
et- la pratique, la connaissance et l'action, peut être un
brave homme, selon l'avis de Schopenhauer, et- un vrai
chrétien, mais il n'est pas philosophe, et il ne le devien-
dra jamais. Qu'il laisse donc nos philosophes en paix (1).
Ainsi se trouve préparée l'acceptation du mot d'ordre
et de la parole régénératrice de l'esprit moderne. Quand
il s'agit d'histoire, il importe toujours que celle-ci soit
trouvée. Depuis des siècles, monde
pour réaliser
le lutte
une pensée, mais c'est en vain. Cette pensée est dans
tous les esprits elle est sur toutes les lèvres mais elle
; ;

ne produit pas bien son effet il lui manque la justesse


;

de l'expression. Enfin celle-ci se trouve, et à l'instant


même le monde lui appartient. 11 en est de même ici.
Depuis longtemps, le monde cherchait une formule par
laquelle on pourrait exprimer brièvement et clairement
que l'homme instruit, l'esprit libre, n'a pas besoin de
s'inquiéter, ni en théorie ni en pratique, des lois de la
morale. Tantôt on disait avec les Stoïciens : l'honnête
homme pratique la vertu uniquement pour la vertu.
Tantôt les esthètes s'écriaient qu'un esprit artistique ne
connaît qu'un précepte, celui de la beauté, pour l'art

l'art, le beau pour le beau. Le principe qui fut le mieux

accueilli fut celui de Lessing: faire des recherches pour


l'amour des recherches. Tout cela était sans doute des
mots d'ordre utiles à quelque chose, mais le mot d'or-
dre décisif, celui qui voulait tout dire, on ne pouvait
pas le un pas qui porta la lumière
trouver. Kant enfin fît

dans la question. Dans notre monde, dit-il, l'homme est


la seule personne, par conséquent la seule fin de lui-

même, et l'unique objet auquel se rapportent tous ses


devoirs (2). D'où Fichte concluait que le moi est le cen-
tre et l'unique matière de notre pensée. La vie, la réalité

en dehors de nous, ne nous concernent nullement. Tout,


en dehors de nous n'est qu'un vain néant, et quand

(1) Janssen, Zeit und Lebensbilder, (3) 226.


(2) Kuno Fischer, Geschichte der neuern Philosophie, (1860), IV,
246.
LE PÉCHÉ COMME GÉNIAL1TÉ 439

même nous nous donnerions à la vie, elle serait sans


valeur pour nous autres penseurs (1).
Ce fut l'heure où naquit l'enseignement de génie. A 9. -^Déve-

dater du moment où le moi fut déclaré le centre de la


même de

ce t t ^ l

t ri ^
philosophie, de l'éthique, de la vie, et la reli-

gion,— chose curieuse, se passait à l'époque de


ceci la

grande Révolution, — l'Humanisme atteignait sa per-


fection en affranchissant l'esprit de glorification person-
nelle de tout égard pour la conscience, la loi et Dieu.
L'homme n'était pas seulement affranchi de Dieu, il était
lui-même devenu un dieu à ses yeux.
A en juger par l'époque, on voit comme elle se com-
plaît dans cette pensée. Depuis lors, il y a dans la so-
ciété humanistique une arrogance qu'on chercherait en
vain dans le paganisme. Représentons-nous en peu de
mots les principes que Frédéric Schlégel a proclamés
dans sa fameuse Lucinde, le Coran de l'enseignement du
génie. Il n'y a que le génie, dit-il, que le philosophe,
l'artiste, le poète qui soient des hommes véritables. La
divinité parle par leur bouche. Eux seuls sont les vrais

religieux et les vrais prêtres. La vertu est la génialité,


et la génialité la vertu. L'homme de génie, l'homme
instruit, a une tout autre attitude en face de la morale
que l'homme vulgaire, l'homme grossier, l'homme plat,
l'homme prosaïque. Sans doute celui-ci, l'homme de
tous les jours, la marchandise de fabrique de la nature,
est astreint à cette loi.
Sans esprit, comme la vile populace, c'est Scho- —
penhauer lui-même qui prononce ces expressions gros-
sières (2), — il ne s'élèvera jamais, et ne pourra jamais
s'élever au-dessus du travail, du devoir et de la gram-
maire de la vertu. Mais l'homme de génie, la nature
privilégiée, c'est le poète, et on n'a pas le droit de sup-
primer au poète quelque chose de ses libertés poétiques.

(1) Erdmann, Gesch. der neuern Philosophie, III, 1, 695-697.


(2) Zeller, Gesch. der deutschen Philosoph., 889. Haym, Schopenhauer,
75.
440 MANIÈRE DE PENSER ET d'aGIR DE L 'HUMANISME
Les génies sont les héros de l'art comme de la vertu.
Depuis longtemps, ils ont dépassé Va. b. c. de la vertu.
L'homme de génie n'est plus astreint au devoir ; il est
exempt de travailler. Jouissance et oisiveté divines for-
ment toute sa vie, comme elles forment la vie des dieux
de la Grèce. Pour lui les lois morales ne sont en défini-
tive que des jetons ayant une valeur déterminée par lui.
Et, cette transgression de toutes les lois est précisément
ce qui pour lui forme la morale proprement dite. Ce que
le peuple considère comme moral, le génie le méprise
par conviction. Pour parler avec Hardenberg, ce en quoi
le philistin ordinaire, cet homme vulgaire et sans esprit,
avec ses mariages, ses baptêmes et ses églises tradi-
tionnels (1), a peur de commettre un péché dans son
préjugé stupide, l'homme de génie le fait à dessein. Les
préjugés ordinaires de morale et de mariage ne l'inquiè-
tent pas une minute. Ce n'est pas pour rien qu'il s'est
convaincu qu'il est dieu. Si donc il a une fois conscience
de sa force divine, il lui est permis de ne voir en tout
qu'un jeu du moi, et il lui faut briser toutes les barriè-
res, car le divin qui est en lui ne souffre pas de chaînes.
Plus il vit aux pieds tout ce qui
sans frein, plus il foule
est sacré pour l'homme vulgaire, plus il prouve par là
son respect pour le divin qui vit en lui. Que les gens
simples veuillent faire passer cela pour de l'athéisme,
il ne peut que les en plaindre, car il sait précisément
que manière d'agir qui est la seule vraie religion.
c'est sa
Or, quiconque désormais montre des dispositions
pour cette religion de génialité doit y être initié, la fem-
me en particulier. Le génie n'a pas le droit de faire de
la femme une esclave comme elle l'a été jusqu'à pré-
sent. La femme comme l'homme doit s'élever au-dessus
des vieux préjugés de bien et de mal. 11 n'y a que la
stupidité et la méchanceté qui puissent inspirer aux
hommes l'idée d'exiger, de la part des femmes, l'inno-

(1) Schlosser, Gesch. des XVIUJarhuncl, (3) VII, 1, 73.


LE PÉCHÉ COMME GÉNIALITÉ 441

cence qu'en au manque d'éduca-


somme on demande
tion. Cette exigence insensée doit produire chez la fem-
me la pruderie et l'hypocrisie, c'est-à-dire l'obliger à
se donner l'apparence de l'innocence sans la possé-
der (1). La femme elle aussi a un droit à la liberté et à
l'instruction, à la morale et à la religion la femme elle ;

aussi a le droit de s'élever au génie, si elle comprend


cette tâche élevée ; en d'autres termes, elle a le droit de
fouler aux pieds la morale ordinaire de la vulgaire hu-
manité, et de chercher à faire triompher cette nouvelle
conception héroïque de la vie (2).
Frédéric Schlégel a réparé la faute d'un pareil scan-
dale qui crie vengeance vers le ciel, et il est revenu à la

raison saine, aux mœurs honnêtes et à la vraie religion,

en entrant dans le sein de l'Eglise catholique. Mais il

est plus facile de donner du scandale que de réparer le

mal causé par le scandale.


D'autres se sont emparés de la terrible pensée qu'il
a lancée dans monde. Schleiermacher a développé
le

avec enthousiasme la doctrine de son ancien ami. Après


avoir donné libre carrière à son génie dans une esquisse
sur « l'immoralité de toute morale », il publia ses let-
tres sur Lucinde. Dans ces lettres de nature à faire dres-
ser les cheveux sur la tête, il célèbre non seulement
cette doctrine comme poétique, mais aussi comme re-
ligieuse et morale, comme la base d'une morale énor-
me, gigantesque (3). Ce qui la rend si éminemment
morale, c'est précisément qu'elle exige l'affranchisse-
ment de toute limite et de tout préjugé, pour elle com-
me pour tous (4). Et notre époque a produit des hom-
mes qui, même dans leségarements de Schleiermacher,
trouvent encore le moyen d'admirer une certaine gra-

(1) Erdmann, Gesch. der neuern Philosophie, III, 1, 688-695.


(2) Haym, loc. cit., 523.
(3) Aus Schleiermachers Leben in Briefen, (1860), I, 540. Dan$ Jans-
sen, Zeit und Lebensbilder, (3), 158.
(4) Gass, in Herzogs Heal-Encyklop. fur protestant. Théologie und
Kirche, (1) XIII, 743.
442 MANIÈRE DE PENSER ET d'aGIR DE L'HUMANISME
vite morale, des hommes qui font de nouvelles éditions
de Lucinde et qui continuent cet ouvrage. Ilya aussi des
femmes qui ont cru honorer leur sexe en lui enseignant
le rôle d'Héloïse et de Lucinde.
Nos historiens de la civilisation et de la littérature
manifestentunecolère surprenante contre un grand nom-
bre de ces prétendus génies. Cependant, pour parler
franchement, nous ne pouvons pas très bien nous con-
vaincre que cette haine contre Strauss, Feuerbach et
Schopenhauer, contre tout le romantisme et contre la
jeune Allemagne, haine que manifestent publiquement
bon nombre de ceux qui, au fond, partagent les mêmes
idées, réponde à la vérité. Personne ne hait sa propre
chair et son propre sang. Ce mécontentement s'explique
facilement en ce que ces enfants terribles colportent in-
considérément au dehors ce qui se passe chez eux. C'est
pourquoi Carrière ne leur proprement parler que
fait à
le reproche d'avoir divulgué dans les rues le panthéisme
de Hegel et de Schleiermacher, qui était le secret public
des grands esprits (1). MaisErdmann, Gervinus, Gotts-
chall avouent que Hegel et ses successeurs ne voulaient
pas dire autre chose que ce que KantetFichte compre-
naient par la puissance illimitée de la détermination per-
sonnelle (2).
Et il en est ainsi. Les cerveaux brûlés et les esprits lé-

gers qui apparurent successivement dans la suite, à com-


mencer par Grabbe et Bœrne jusqu'à Nietzsche etàleurs
admirateurs insipides, ont émis des principes qui sont
bien de nature à inquiéter le monde. Cependant, ils n'ont
faitque répéter plus clairement ce que l'enseignement
de Kant sur l'autonomie visait sous des manières dégui-
sées et obscures. Ceci s'applique tout particulièrement
à l'homme leplus remarquablede cette école, à Max S tir-

(1) Carrière, Die Kunst in Zusammenhang der Culturentwicklung ,

(1), V, 621.
(2) Erdmann, Geschichte der neuern Philosophie, III, 1, 695 sq. Ger-
vinus, Deustche Dichtung (4), V, 533. Rud. Gottschall, Deutsche Nalio-
nalliteratur (2), I, 177.
LE PÉCHÉ COMME GÉN1AL1TÉ 443
ner, celui qui a frayé la voie à Nietzsche. Son livre « Der
Einzige und sein Eigenthnm une pièce excessive-
» est

ment précieuse, de vraies archives pour connaître l'Hu-


manisme, et nous voudrions bien savoir comment quel-
qu'un pourrait nier le mot de Hartmann, que c'est la
seule application juste des principes de Fichte (1).
Chez Fichte, chacun est un moi pour soi. Chacun
ignore ceux qui sont en dehors de lui, excepté lui-même-
C'est sans doute inconséquent. Si je suis un moi, et si,
comme tel, j'ai droit d'exiger des égards de la part de
tout autre individu, alors quiconque est en dehors de
% moi a le même droit d'exiger que je respecte en lui son
moi. Dans ce cas, il est mieux et plus sincère de dire
comme Stirner : « Je ne suis pas un moi à côté des
autres moi ; mais je suis le seul moi. En cette qualité, je
revendique tout ce qui est dans le monde comme m'ap-
partenant. En aucun cas cet unique, ce moi, ne peut
être dans le monde pour vivre pour d'autres ou pour
exercer une profession. J'aime les autres hommes, c'est
vrai, mais je les aime comme un simplement égoïste,
parce que l'amour me rend heureux, simplement parce
que cela me plaît. L'amour n'est pas un commandement.
D'ailleurs, pour l'individu, il n'existe pas de commande-
ment. Comme chacun de mes sentiments, l'amour est
ma propriété unique. Tout amour auquel est attachée la
plus petite ombre d'obligations serait de préférence
appelé possession diabolique. Cet unique doit être libre
et être à lui seul sa propre propriété. Or il ne s'appar-
tient en propre que dans le cas où rien n'a de pouvoir
sur lui, ni Dieu, ni l'État, ni l'Eglise, ni l'autorité. Ma
propriété est ma force. Moi-même je suis ma puissance.
Mes relations avec le monde consistent en ce que j'use
de lui pour mon plaisir. L'esprit aussi, comme étant
ma propriété, doit descendre à un tel niveau qu'il n'y
ait plus rien qui provoque chez moi un respect sacré.

(1) Hartmann, Phénoménologie des sittl. Bewusststeins, 403, 804.


444 MANIÈRE DE PENSER ET d'aGIR DE L'HUMANISME
Aucune pensée ne m'est Tout ce qui est saint
sacrée.
est pour moi une chaîne. Toute vérité en elle-même est
sans valeur. Je ne connais pas de vérité au-dessus de
moi, pas de vérité sur laquelle je devrais me régler.
Pour moi, il n'y a pas de vérité, car rien ne me sur-
passe (1 ). Peu m'importe que ce que je pense soit chré-
tien Je ne m'inquiète pas même si c'est humain, libéral
!

ou inhumain. Pourvu que cela aboutisse où je veux,


pourvu que j'y trouve ma satisfaction , donnez-moi
quelle épithète vous voudrez, cela m'est égal. Je ne sers
point d'idée ;
je ne sers pas d'être plus élevé, je ne sers
pas d'homme ; dans tous les cas, je n'appartiens qu'à
moi » (2).

io.— sens 11 n'y a pas de doute qu'avec de telles paroles, la puis-


fît Dortéfî dp
ia doctrine du sance humaine ait atteint ses dernières limites. Depuis
génie, la limi- é ,
te
msme.
de rHuma- ce temps-là en effet, 1 Humanisme n a rien produit de
plus fort. Mais quand une fois un arrêt s'est produit
dans un mouvement, on peut alors se rendre compte de
sa portée. Inutile de faire de plus amples recherches sur
le sens de l'enseignement du génie. 11 prouve suffisam-
ment que nous avions raison de dire que l'Humanisme
voulait chasser Dieu et sa loi, et mettre l'homme à sa
place. Le privilège d'un génie, dit quelque part Wieland,
est d'avoir le courage de découvrir une doctrine selon
laquelle les vices ne sont pas des vices. Et Gœthe déclare
encore d'une^manière plus positive, que par génie on
entend cette puissance de l'homme qui fait loi et règle
en agissant.
Après les considérations que nous avons faites, il n'y
a pas besoin d'autres preuves pour montrer que cela
s'applique non seulement à l'art, mais avant tout à la
morale et à la religion. Quant à la portée de cet ensei-
gnement, nous ne connaissons pas de meilleur moyen

(1) Max Stirner, Der Einzige und sein Eigenthum, 284, 474 sq.
478.
(2) Ibid., 478.
(3) Jul.Schmidt, Gesch. des geist. Leben in DeutschL, II, 160.
(4) Gœthe, Leben, 19. Buch. (Werke Stuttgart, 1855, XXII, 376 sq.).
LE PÉCHÉ COMME GÉN1AL1TÉ 445
pour la rendre, que les paroles adressées par Schiller à

Charles Moor : « Dois-je étreindre mon corps dans un


corset et ma volonté dans une loi? La loi a transformé
en marche d'escargot ce qui devait être un élan d'aigle.
La loi n'a pas encore formé de grands hommes, mais la
liberté fait éclore des colosses et des hommes qui sor-
tent de l'ordinaire » (1).

Nous ne saurions être trop reconnaissants envers le


poète pour ces deux dernières paroles. La différence
entre Humanité et Humanisme ne peut être exprimée
d'une façon plus claire et plus catégorique. Tandis que
le plus haut but de la véritable Humanité est de former
des hommes complets et robustes, le plus haut idéal de
l'Humanisme de produire des monstres, des anoma-
est

lies, bref, des dégénérations dans la vie.


Oui, il en est ainsi. Les deux mots : colosses et hom-
mes qui sortent de l'ordinaire, sont réellement la clef
pour comprendre la culture humaniste moderne. Tout
le monde veut être des génies ; tout le monde veut en
imposer, effrayer, pétrifier, par des actions de génie, et
tout le monde cherche à y arriver par des énormités et
des excentricités, Michel-Ange et sa suite par des con-
torsions brutales, Bernini par des contorsions hystéri-
ques, les poètes de l'époque silésienne et ceux de la pé-
riode d'épreuve, par des agissements de cannibales, les
modernes comme ils sont capables de le faire dans leur
démence de grandeur impuissante, les Hérostrates de
l'anarchie par les bombes et le pétrole, les Ravachols de
la littérature, Machiavel, Malthus, Krapotkin, Nietzsche
et consorts, par des phrases à la Spinoza. Dévouement,
sacrifice, serviabilité, ne produisent que des esclaves, di-
sent-ils, la compassion et la bienfaisance énervent ; ce-
lui qui veut devenirlibre, maître, distingué doit passer
pardessus la loi et ses limites, et doit être convaincu
qu'il n'y a que la dureté et l'exploitation qui fassent de

(1) Schiller, Die Ftxuber, \, 2.


446 MANIÈRE DE PENSER ET D AGIR DE L HUMANISME
grands hommes, et que ce qui est animal et diabolique
sert tout aussi bien à favoriser l'humanité que le con-
traire.
L'Humanisme a prononcé ici son propre jugement.
Bien loin de chercher le but de son développement dans
une humanité réfléchie, saine, il ne trouve pas assez de
paroles de mépris contre le pitoyable esprit moutonnier,
la morale d'esclaves, comme dit Nietzsche, qui se con-
tente des vulgaires perspectives d'un au-delà. Il ne con-
naît qu'une classe d'hommes qui soient dignes de vivre
sur la terre, ceux qui sont plus que des hommes. Pour
Nietzsche, CésarBorgia vaut tout un troupeau d'esclaves
de la conscience. Des milliers d'honnêtes hommes qui
gagnent honorablement leur pain à la sueur de leur
front et qui servent les autres, sont des zéros pour Car-
lyle, Il ne fait entrer en ligne de compte que le contraste
bien marqué de l'homme de mort et de la machine
loi

de la tradition, que le pédant et l'homme de tous les


jours, le héros, le destructeur de formes et le fabricant
de formules qui connait l'art de passer par dessus la loi
comme étant une vaine formule, ou, comme l'a dit le
plus puissant des hommes d'État moderne, de passer
par dessus, comme on passe par dessus des fils (1 ).
Et notre époque demande d'où viennent les grands
démolisseurs de formes et les fabricants de formules,
les Proudhon et les Bakounine, les génies de l'anarchie
et du nihilisme !

On ne peut s'empêcher de frissonner à la pensée de


ce que le monde deviendrait si l'Humanisme pouvait
faire mûrir partout ses fruits, si, en d'autres termes, il
produisait beaucoup de ces génies auxquels on peut ap-
pliquer les paroles de Phidippide dausles Nuées d'Aris-
tophane : « Qu'il est agréable de posséder ces ingénieu-

ses inventions nouvelles, et de pouvoir se moquer des


lois établies ! Quand je ne songeais qu'aux chevaux, je

(1) Garlyle, Héros et culte pour les héros, 302 sq., 319 sq., 362 sq.
LE PÉCHÉ COMME GÉNIAL1TÉ 447
n'étais pas capable de dire trois mots de suite sans me
tromper, mais maintenant que le maître m'a transformé,
etque je vis dans le commerce des pensées subtiles,
des raisonnements et des méditations, je compte prou-
ver que j'ai bien fait de battre mon père » (1).

(1) Aristophanes, Nubes, 1399 sq.


DOUZIÈME CONFÉRENCE

ŒILLADES A LA MORT.

J. Le désir ardent de la mort est une preuve de la misère humaine.


— 2. La misère publique et cache'e de l'humanité'. 3. La dé- —
cadence corporelle de l'humanité suite du péché. —
4. Le péché
comme perturbation de la nature. —
5. Tous les maux, la mort
en particulier, sont la suite du péché. —
6. Les maux et la mort
comme punition de la violation de Tordre moral du monde. —
7. La mort également naturelle et contre nature. —
8. D'où vient
la prédilection moderne pour la mort? —
9. Cajoler la mort est
plus contre nature que la mort elle-même. — 10. La crainte de
la mort est naturelle et généralement humaine. —
11. La peur
de la mort n'est pas un préjugé, mais elle est naturelle. 12. Le —
Christianisme bon pour vivre et pour mourir.

i.-Ledé- Au Campo-Santo de admirer ce célèbre


Pise, on peut
sir
la
ardent de
mort est
, ,, i» m•

tableau qu on appelle ordinairement te lriomphe de la :


- •
j

une preuve . , .

de la misère
Mort. La moisson que 1 ange de la mort y fait est très
humaine. *. ° J

abondante et très riche. Pendant les sept années de fer-

tilité, les Egyptiens n'en firent certainement pas une pa-


reille. Empereurs et religieuses, brigands et papes, rei-
nes et savants, chevaliers et moines, gisent là pêle-mêle
fauchés par lui. Il vient d'entrer dans une cour d'amour
pour y assouvir sa soifinsatiable de meurtre. Là sont as-
sis de joyeux compagnons, le faucon sur le poing. Insou-

ciants, l'imagination doucement bercée parles accords


des harpes, ils passent leur temps à badiner et à plai-
santer avec les belles dames, qui, un petit chien sur les
genoux, penchent Jeurs joues ardentes pour recevoir le
tribut d'amour qui semble leur être dû. Jamais ils n'ont
moins qu'à ce moment pensé à la faux étincelante de la
mort qui plane déjà au-dessus de leurs têtes. Le terrible
moissonneur n'oublie et n'épargne personne. Seul un
misérable aveugle fatigué de l'existence est là qui l'at-
tend avec impatience; seul un mendiant couvert d'ul-
ŒILLADES A LA MORT 449
cères et soutenu par ses béquilles, tend en vain ses mains
amaigries vers l'exterminateur qui fuit. Mais celui-ci les

laisse froidement à leur malheur.


Quelle chose affreuse que cette moisson parmi les
heureux de la vie ! Et quelle chose encore plus affreuse
que des hommes, les pères de ces heureux, aient pu en
arriver jusqu'à soupirer après la venue du terrible fau-
cheur. Cette seule pensée fait trembler chaque libre
saine d'une nature saine (1).

Pendant la grande revue que Xerxès passa sur les


bords de l'Hellespont, le despote fondit tout à coup en
larmes. La pensée lui était venue subitement que dans
cent ans, il ne resterait pas un seul homme de ces cen-
taines de mille guerriers joyeux et pleins de vie, la fleur
de l'Asie tout entière. Et pourtant, lui répondit son on-
cle Artaban, y a une autre pensée plus douloureuse
il

qui s'impose à moi. Parmi tous ceux qui sont ici, oui,
parmi tous ceux qui vivent sur la terre, il n'est per-
sonne qui soit assez heureux pour qu'il ne lui vienne
pas plus d'une fois à l'esprit le désir de voir abréger
cette vie si courte. Oui, lemalheur et la maladie trou-
blent tellement notre existence que la vie, quelque courte
qu'elle soit, nous semble trop longue. C'est pourquoi,
puisque la vie nous est devenue à charge, nous appe-
lons la mort et nous accusons Dieu, comme s'il nous
avait fait du mal en ne voulant pas nous faire goûter
les douceurs du monde. Tu as raison répondit Xerxès.
Mais laissons de côté ce de conversation, des
triste sujet

images plus réjouissantes planent devant nos yeux (2).


11 n'était pas difficile au grand roi de Perse d'avoir
Jire*""pj£
des images plus réjouissantes devant les yeux. Il vivait JftîySft
comme vivent les grands. Savait-il quelque chose de la
misère qui pèse sur l'humanité? Chez lui, il n'avait de
relation qu'avec les femmes qui pouvaient voir sa figure.

(1) Theopomp., Fragm., 11 (Mùller, Fragm. hist. Grœc, I, 291).


Clem. Alexandr., Strom., 6, 2, 21.
(2) Herodot., 7, 45-47.
450 MANIÈRE DE PENSER ET d'aGIR DE L 'HUMANISME
Il s'agenouillait en larmes devant elles, prêt à exécuter
chacun de leurs caprices (1). Ce fut peut-être la seule
souffrance qu'il connût. S'il était en voyage, on lui met-
tait dans la main unepour qu'il pût passer son
tablette
temps à écrire ou à dessiner, et on prenait soin qu'au-
cun spectacle ne le fît sortir de son ignorance insou-
ciante relative aux maux des peuples et des indivi-
dus (2). D'ailleurs qui eût osé se présenter aux yeux du
tyran avec des airs de douleur, lui qui faisait châtier la
mer à coups de fouet parce qu'elle avait eu l'audace de
détruire son pont (3) ? Un jour, quelqu'un essaya de lui
faire comprendre que les autres hommes éprouvaient
eux aussi de la souffrance et de la douleur. C'était le

riche lydien Pythius.


11 avait cru, après lui avoir donné l'hospitalité à lui
et à toute l'armée, en sacrifiant toute sa fortune, qu'il
était bien autorisé à demander au grand roi, pour sou-
tenir sa vieillesse, au moins l'un des cinq fils qu'il avait
arrachés de ses bras pour les envoyer à la mort. La ré-
ponse fut celle-ci. Le roi envoya chercher dans l'armée
l'aîné des fils de Pythius, le fit trancher en deux parties
du haut en bas (4), et exigea que toute l'armée passât
entre ces deux parties, pour que chacun se tînt pour
dit, à tout jamais, combien il était dangereux de trou-

bler la joie du despote par une parole qui lui rappelait


la douleur.
Il est parfaitement compréhensible que seules des
images de bonheur planent devant les yeux d'un prince
qui ne manifeste de sensibilité pour rien, sinon pour
un beau platane (5), et qui, comme les rois d'Ethiopie,
j

vit enfermé dans son palais où personne n'a d'accès (6). 1

Mais le monde n'est pas un jardin royal de délices,


interdit aux mendiants aux lépreux. Dans le court
et

trajet qu'il fit pour se rendre dans son parc Lambini,

(1) Id., 9, 109. — (2) yElian., Var. hisL, 4, 12.


(3) Herodot., 7, 35. — (4) Id., 7, 38, 39.
(5) ^lian., loc. cit., 2, 14. — (6) Strabo, 17, 2, 2.
ŒILLADES A LA MORT 451 ,

Gotama rencontra tant de vieillards, de malades et de


mendiants accablés de misère, qu'il s'enfuit de la mai-
son royale (1) et devint Bouddha, le fondateur de la re-
ligion qui connaît la souffrance mais pas la consolation.
Josaphatque son père avait enfermé dans le palais pour
lui épargner la vue des malheurs, de la maladie et des
larmes (2), eut à peine fait connaissance avec le monde,
que son cœur ea fut tellement ému, qu'il eut assez de
force et d'énergie pour accepter la vérité chrétienne,

et échanger le trône contre la mortification d'un ermite


dans le désert.

Nos historiens de la civilisation qui, à force de voir


des crimes et des folies, ne savent plus rien raconter de
louable l'homme, trouvent à peine un moment
sur
ponr porter leur attention sur la misère du genre hu- .

main et sur ses causes, par suite de toutes ces inventions


de perruques, de savons, de pâtés de foie gras et de réver-
bères, inventions d'après lesquelles ils ont coutume
d'envisager le progrès et la valeur de la civilisation. Ce
qui leur fournit la meilleure occasion de parler de temps
heureux, c'est quand un conquérant puissant a élevé un
nouvel empire sur le travail civilisateur d'un siècle
foulé aux pieds, quand le ver rongeur du doute pousse
un esprit agité à faire un voyage d'exploration ou une
expédition aventureuse, quand quelques milliardaires
éclipsent un pays tout entier par leur luxe.
La véritable histoire tient un langage tout autre. Seu-
lement, il est rare qu'elle puisse parler. La pauvreté
n'écrit pas plus son histoireque la vertu. Ceux que la
faim consume dans les chaumières, ceux que rongent la
fièvre et la vermine sans qu'on leur porte secours, ne
remplissent pas de l'abondance de leurs larmes et de
leurs soupirs les listes des statisticiens. Le mal secret
du cœur, le râle de l'agonie, ne laissent pas de traces
dans l'air. Celui qui ne pénètre pas de la surface brillante

(1) Max Mùller, Chips, I, 209 sq. (Essays, I, 184 sq.).


(2) Joan. Damasc, Barlaam et Josaphat, c. 5 (Migne, III, 890).
452 MANIÈRE DE PENSER ET d'aGIR DE L'HUMANISME
dans la profondeur; celui qui ne se donne pas la peine
de chercher la misère cachée, vivra éternellement dans
l'illusion sur le véritable état de l'humanité.
C'est pourquoion n'écrit jamais une vraie histoire du
monde. On enregistre peut-être encore la misère exté-
rieure, mais comme c'est peu de chose en face du mal
invisibledu cœur! On a calculé que tous les cinq ans au
moins, il y a une épidémie, et tous les sept ans une fa-
mine qui ravagent un des pays connus de la terre (1).
L'état des califes heureux, voluptueux, immensément
riches, n'a pas compté dans l'espace de 377 ans, de 638
à 1015, moins de 56 années de disette, de peste, de fa-
mine, par conséquent une année de misère sur sept,
sans même compter les années de guerre (2). Quels
chiffres produiraient d'autres temps et d'autres pays
moins brillants, si on voulait calculer leurs jours de mi-
sère! Et c'est, comme nous le disons, ce malheur qui est
toujours le plus facile à supporter. Mais si nous calcu-
lons toute la misère et toutes les afflictions qu'on n'en-
nous sommes
registre jamais parce qu'on ne peut le faire,
comme Xerxès obligés d'en détourner notre cœur, non
parce que nous avons sous les yeux des objets plus ré-
jouissants, mais parce que nous ne pouvons pas suppor-
ter une telle misère.

3— i* dé-
Comme le un vieux proverbe souvent répété, le
dit
C
porene °de" monde est un hôpital. Dans les corridors, dans les salles
sïuTdS^e- d'un hospice d'Incurables, nous rencontrons la plupart
du temps des estropiés et des formes humaines qui ins-
pirent la pitié, rarement des êtres en qui on n'aperçoive
pas les signes avant-coureurs d'une mort lente. Si nous
parcourons les rues et les places de notre patrie com-
mune, nous emporterons l'impression que les maladies
de langueur et l'étiolement sont presque devenus nature
et règle générale.
Ceci est allé si loin que, dans le temps, on considérait

(1) Malthus, Volksvermehrung (deutsch von Hegewisch), 1, 357 sq.


(•2) Kremer, Culturgeschichte des Orients, II, 490-492.
ŒILLADES A LA MORT 453

comme un honneur de se distinguer aux yeux de son


prochain, avec lequel on ne pouvait rivaliser en beauté
et en force, au moins par des infirmités ou de hideuses
difformités. Moïse et Isaïe affirment déjà qu'en Judée,
les femmes visaient à se rendre intéressantes par leur
délicatesse, et parune marche telle qu'on craignait à
chaque instant de les voir tomber (1). Dans l'ancienne
Rome, hommes et femmes auraient éprouvé une honte
mortelle s'ils avaient marché comme le fait l'homme tel

que Dieu l'a créé. C'est pourquoi ils se barbouillaient la


figure de taches hideuses (2), se faisaient des tailles de
guêpes (3), et faisaient de petits pas avec des souliers
élevés (4), comme des gens qui souffrent de crampes
dans ou de la goutte. Les temps modernes
les mollets

ne valent pas mieux sous ce rapport. Il n'y a pas encore


longtemps que chez nous, le plus insensé et le plus cruel
de tous les tyrans, la mode, exigeait aussi que celui qui
voulait se présenter dans la société fine, devait se défi-
gurer le visage par des pustules artificielles. Cette in-
vention eût peut-être rencontré des obstacles, mais
on donna à ces pustules le nom de grains de beauté, et
elles firent leur chemin. De plus, on mêlait aux aliments

du vinaigre et de la chaux, on se serrait le corps dans


de cruels instruments de torture, et tout cela par la
seule raison que le corps humain naturellement vigou-
reux, était considéré cemme quelque chose de grossier,
et que des joues fleuries n'étaient dignes d'embellir que
des de paysans. Heine dut encore vivre à une épo-
filles

que où c'était une marque de distinction d'être chétif,


puisqu'il parle avec un ironique mépris de la santé du
peuple.
Sans doute on pourrait croire que de telles difformi-
tés intentionnelles sont la chose la plus superflue du

(1) Deut., XXVIII, 56. Is., III, 16.


(2) Plinius, Ep., 6, 2. Martial 2, 29, 9, 40.
(3) Bœttiger, Kleine Schriften von Sillig, (2) III, 60, 74.
(4) Ibid.y III, 69 sq.
454 MANIÈRE DE PENSER ET d'aGIR DE L'HUMANISME
monde. Où donc y a-t-il des hommes chez qui l'œuvre
de Dieu soit restée intacte, et qui ne l'aient pas défigurée
au moins par une infirmité?
Un regard jeté sur l'atlas ethnographique nous con-
vainc que la terre porte des créatures humaines qu'on
comparerait plutôt à des animaux sauvages qu'à des
êtres semblables à Dieu, les Hottentots par exemple, les
Nouehrs (1), les Moukankalesou Kassekel (2), les Kitis-
ches (3), les habitants des îles équatoriales (4).
Par suite d'une erreur inventée à dessein, et à laquelle
on se cramponne avec opiniâtreté, on voit passer à tra-
vers toutes les œuvres de nos historiens de la civilisa-
tion, le principe que ces difformités sont l'expression
première et véritable de leur race, et même de l'huma-
nité. Mais si, pour ne mentionner qu'un exemple, les
voyageurs les plus dignes de foi trouvent parfois parmi
eux des tribus et des individus d'une beauté vraiment
surprenante (5), comment peut-on alors s'attacher avec
tant d'opiniâtreté à cette opinion, qui est déjà invrai-
semblable en elle-même en face delà contradiction d'un
tel fait? Non, la laideur, la maladie, lerabougrissement,
ne sont pas l'œuvre de Dieu ; mais ils sont une preuve
que l'humanité a décliné profondément. Ne pouvons-
nous pas voir chaque jour, dans notre entourage le plus
proche, dételles caricatures de l'image divine? Qu'avons-
nous besoin d'aller chez les sauvages pour apprendre
de quelle défiguration l'homme est capable par sa faute ?

Une visite dans nos hôpitaux, dans nos maisons de re-


traite, dans nos ateliers et nos pénitenciers, suffit non
seulement pour satisfaire complètement notre curiosité,

(1) Baker, Der Albert-Nyanza (deutscli von Martin), 3, 49, 52.


(2) Kœrner, Sùdafrica, (2) 258. —
(3) Baker, loc. cit., 58 sq.
(4) Cf. Perty, Anthropologie, II, 68, 91, 92. Peschel, Vœlkerkunde,
(1) 488. W. Humboldt, Kawi-Sprache, I, 18.
(5) Perty, Anthropologie, II, 77, 99. Peschel, Vœlkerkunde, (1) 497
sq. Waitz-Gerland, Anthropologie der Naturvœlker, (1872) VI, 18 sq.
Andrée, Abessinien (1869), 256; Forschungsreisen in Arabien und Africa,
11,28, 53,99, 194. Schauenbourg, Reisen in Centralafrica, 11,248,
264, 338, 447.
ŒILLADES A LA MORT 455

mais pour nous dire aussi d'où proviennent ces diffor-


mités. C'est le péché qui profane, détruit, ronge le corps
>

de l'homme c'est le péché qui fait ces formes infernales


;

que Hoffmann a esquissées d'après Callot Manier, que


Hogarth a peintes dans un réalisme si affreux, ces cri-
minels avec l'expression de l'abrutissement, de la sen-

sualité bestiale, du inhumain de la destruction.


plaisir
C'est le péché qui a créé ces modèles qui conduisent
Zola jusqu'à se servir de l'expression bête humaine.
Qui ne sait jusqu'à quelle profondeur la jalousie, la
haine, la tendance à mentir se gravent dans les traits?
Avec quelle rapidité les débauches ravagent le corps le
plus beau et lé rendent méconnaissable? Qui niera
qu'une telle déformation extérieure de l'homme ne soit
que trop souvent, nous ne disons pas toujours, le résul-
tat d'une décadence intérieure antécédente ? Ce n'est
naturellement pas une raison pour condamner tout in-
dividu qui porte en lui ces traces de laideur ou de mala-
die, comme quelqu'un marqué par Dieu pour subir la
punition de péchés personnels. Mais ce que nous pou-
vons et devons affirmer, c'est que c'est le péché, si- —
non le péché des individus du moins celui du genre
humain, —
qui a laissé les traces de son action.
Celui qui hésite à croire que le péché est 4.— Le pé-
un attentat ché comme
commis contre la nature, n'a qu'à chercher ce que celle-ci ffSîï?.
devient sous son influence. Le mal se venge d'une ma-
nière terrible sur son auteur. Tout péché, et ici nous ne
parlons pas seulement du péché de la chair, attaque la
moelle et le sang, empoisonne les sucs et dévore la force
vitale, et cela non seulement chez ceux qui l'ont commis

eux-mêmes, mais chez ceux qui naissent plus tard de


leur race. Que de fois les parents pèchent, et les enfants
ainsi que les petits-enfants expient ces crimes par des
douleurs amères et des maladies incurables !

Une faut donc pas s'étonner


l'humanité décline de
si

plus en plus. Chaque génération ajoute de nouveaux


crimes aux débauches par lesquelles les ancêtres ont
.

456 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE L HUMANISME


déjà empoisonné et dévoré par avance la vigueur de
leurs descendants. Pourrait-il alors se faire autrement
que les forces de l'humanité diminuent et menacent de
disparaître complètement?
Nous exagérons souvent ce point, c'est vrai. Quand
nous lisons des récits anciens, et que nous sentons l'ex-
emple de vertus héroïques pratiquées par nos ancêtres
parler à notre cœur, et nous exhorter à nous montrer di-
gnes d'eux, nous aimons trop à invoquer notre faiblesse
comme prétexte. Ceux-là, disons-nous, avaient une na-
ture plus vigoureuse, et pouvaient endurer plus que
nous. Nous sommes une race dégénérée, et nous ne pou-
vons plus faire ce qu'ils ont pu supporter. Mais, dans
des milliers de cas, l'excuse est mauvaise. y a toujours
Il

eu des forts et des faibles, les uns à côté des autres, et


la plupart du temps, autrefois comme aujourd'hui, ceux
qui ont le plus travaillé sont ceux qui ont dû arracher à
la maladie et à la faiblesse les fruits de leurs peines.
Dans tous les temps, les héros d'esprit et de vertu sont
sortis d'hommes faibles qui ont su triompher d'eux-mê-
mes et se mortifier. Les anciens pensaient déjà qu'une
force athlétique devait étouffer l'esprit ,
qu'elle était

incapable de vertu et de nobles actions, mais une se-


mence fertile de mauvais désirs et d'actes mauvais
Donc personne n'a le droit d'invoquer cette excuse fa-
vorite, lorsqu'il n'imite pas de toutes ses forces la vertu
de ses ancêtres.
Mais une chose qu'il faut absolument admettre, c'est

que la génération actuelle, n'approche plus en vigueur


et en longévité de la race de nos ancêtres. A prendre l'hu-
manité dans son ensemble, elle a décliné. Il serait diffi-

cile de nier qu'elle décline toujours, et personne ne trou-


vera cela incompréhensible.
Que sont devenus ces noms glorieux dont les blasons
étincelants jetaient jadis la terreur parmi les infidèles
sous Barberousse à Iconium, sous Villiers et La Valette
à Rhodes et à Malte, sous Hermann de Salza en Lithua-
ŒILLADES A LA MORT 457
nie et en Prusse? La plupart du temps nous ne les con-
naissons plus que par les livres. Dans leurs châteaux vit
une autre génération incapable de tirer le glaive avec le-
quel le baron d'autrefois fendait en deux les cavaliers
Seldjoucides. Quel ennemi a détruit ces races vigoureu-
ses ? Est-ce un poison italien qui a corrompu ce noble
sang ? Est-ce l'air meurtrier de la campagne romaine qui a
brisé cette force gigantesque? Oui, sans doute c'est un
poison, c'est un ennemi qui a causé cette ruine, c'est une.
épidémie plus contagieuse que la peste, plus dégoûtante
que la lèpre, plus dévastatrice que la mort noire : c'est le
vice grossier du Nord, l'ivrognerie : c'est le vice brillant

du Midi, le plaisir sensuel ; ce sont la volupté, la pa-


resse, la mollesse qui ont tout ravagé (1).
Mais les péchés que nous venons de citer ne sont pas
toujours les plus funestes à la vigueur de notre vie. Nous
nous trompons souvent sous ce rapport, en considérant
tout au plus le péché charnel comme le destructeur delà
nature. Mais il y a des passions qui causent des ravages
non moins grands que ces débauches extérieures. On ne
peut nier que l'avariceet l'ambition rongent souvent plus
la nature que le plaisir sensuel et l'intempérance. Un
seul éclat de la colère peut conduire quelqu'un à la mort.
Le cœur bat fiévreusement, la langue est presque para-
lysée, le visage est enflammé, le corps tremble, la ré-
flexion disparaît, et Userait difficile de trouver une dif-
férence entre l'homme en colère et l'épileptique (2). Mais .

plus destructive que toutes ces passions et plus perni-


cieuse est la mélancolie excessive (3). Aucune surexci-
tation, aucune intempérance, n'use les forces au même-
degré (4), ne les accable tant (5), et ne fait autant de ra-
vages mortels (6).

(1) Lacordaire, Œuvres (Paris, 1861), II, 407 sq.


(2) Gregor. Mag., Moral., 5, 79. Thomas, 1, 2, q. 48, a. 2, 3.
(3) Gassian., Instit., 9, 3. Thom., 1, 2, q. 37, a. 4.
(4) Psal. XXX, 11, Prov. XV, 13.
(5) Prov. XVII, 22.
(6) Eccli., XXXVIII, 19; XXX, 25 ; Cornel. a Lap., Prov. XV, 13.
458 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE L'HUMANISME
5. - tous Nous avons remarquer
déjà
J ^i
qu'on
fait
u peut
r aller trop
i
tes maux, la
^ om sous ce ra PPort, et porter des jugements qui peu-
11

Ser, soïu
Uitfc du
péché
ven t ^ ou t aussi bien manquer de charité que de vérité.
Le cœur humain dont les vues sont courtes et qui prend
plaisir à blâmer, est toujours prêt à faire dériver cha-
que malheur directement d'un péché personnel. Oncon-
. fond ainsi la faute commune de la race et celle de l'in-

dividu, des eifets préparés longtemps d'avance et des


faits passagers ; on mélange tellement le vrai et le faux
que souvent il n'est pas facile de faire la lumière sur ce
point.
Un exemple tout à fait curieux, à la fois singulièrement
profond et plat, est la façon dont les Chinois compren-
nent ceci. Lorsque la vertu règne, disent-ils, la pluie vient
en temps opportun. Là où le péché règne, il pleut sans
cesse, ou bien la sécheresse envahit la terre. La tempéra-
ture et la moralité d'un peuple dépendent toujours étroi-
tement l'une de l'autre. La baisse delà moralité dans une
époque a toujours été suivie de stérilité, de tempêtes, d'i-
nondations, d'épidémies, de mortalité (1). Non pas que
ce soit une punition, car qui parle de punition divine
chez le Chinois ? Là où il y a punition, il faudrait qu'il
y eut quelqu'un pour l'appliquer, Et quel serait ce per-
sonnage d'après sa religion ? Non dit-il, c'est seulement
!

la conséquence nécessaire de la rupture de l'ordre par

le péché. De même que la fièvre suit un refroidissement,


que des troubles dans la digestion sont la conséquence
d'excès de nourriture, de même le péché est suivi d'un
dérangement d'équilibre dans la création, réaction né-
cessaire de la violation de la nature (2).
Voilà un excès. En face se trouve le rationalisme eu-
ropéen, procheparentd'ailleurs du rationalisme chinois,
mais qui cette fois, par exception, n'est pas d'accord
avec lui.

Il ne veut absolument pas reconnaître de lien entre

(\) Wutlke, Gesck. des Heidenthums, II, 47, 56, 124, 181.
(2) Joan., IX, 2. Luc, XIII, 2.
ŒILLADES A LA MORT 459
la faute et le mal. Du temps de Pombal, il était dange-
reux pour la vie des individus, parce que c'était dan-
gereux pour l'Etat, de considérer un malheur comme
une épreuve venant de Dieu, la destruction de Lisbonne
par exemple, comme une punition du Très-Haut. Au-
jourd'hui quelqu'un n'est pas passible de prison pour le
même délit, c'est vrai, mais il s'attire l'anathème et le
bannissement de la part de nos savants et le reproche
de grossièreté de la part de tous les journalistes, lors-

qu'il voit le doigt de Dieu dans une suite de coups, par


lesquels le Seigneur éprouve une maison ou un pays
qui depuis longtemps semble avoir oublié sa haute mis-
sion.
Sur ce point, on est unanime à dire que de telles
idées ne répondent plus à la culture de notre époque,
et que ce sont des vieilleries de croire à une puissance
^ divine rémunératrice ou à un ordre moral du monde.
Or deux choses sont une erreur et une exagéra-
les

tion. Il ne vient à l'idée d'aucun esprit réfléchi de pré-


tendre que chaque malheur et chaque maladie soit la
punition d'un certain péché. A différentes reprises, le
Seigneur a réprimandé ses disciples chez qui existait
ce préjugé (1). Mais malgré cela le principe que le mal
dans le monde
une punition, restera inattaquable.
est
La raison et la foi nous disent que Dieu n'est ,pas l'au-
teur de ces ravages qu'on rencontre maintenant dans la
nature créée par lui (2). Sans le péché, il n'existerait
aucun de ces maux qui rendent la vie amère, et qui
néanmoins la terminent trop tôt pour quiconque souf-
fre.

Mais si tous les maux sont la récompense du péché,


la mort est sans contredit le plus grand des maux ter-
restres. Que la nature tombe en dissolution, d'abord
peu à peu et lentement par les souffrances et les mala-
dies, enfin complètement par la mort, c'est une suite du

(1) Sap., I, 13. — (2) Rom., VI, 23, Gen., II, 17 ; III, 19.
460 MANIÈRE DE PENSER ET d'aGIR DE L'HUMANISME
péché. Milton a dépeint ceci avec une brièveté, une force
etune vérité admirables. Le péché est seulement en train
de naître que déjà le monstre aux mains décharnées, la
mort, qui veille.àla porte de l'enfer, l'a aperçu. A la
vue de son père, elle dilate ses narines et flaire de loin
un souffle pestilentiel. Il lui semble que la décomposi-
tion s'accomplisse déjà : « Déjà je respire une forte
odeur de carnage, proie immense ! Je sens le goût de
mort de toutes les créatures qui vivent là. Je ne man-
querai pas à l'ouvrage que tu te proposes : j'en veux
partager l'honneur avec toi. — En parlant de la sorte le
spectre décharné huma avec délices parfum du mor-
le

telchangement arrivé sur la terre ; ainsi une bande d'oi-


seaux carnassiers, malgré la distance de plusieurs lieues,
la veille d'une bataille, arrivent en volant au champ où
campent les armées, attirés par l'odeur des cadavres
vivants, qui sont promis à la mort, pour la journée sui-
vante, dans un sanglant combat (1) ».
Et alors le spectre s'enfuit du cachot vide jusqu'à
présent, et bâtit au-dessus des marais et des abîmes,
avec son père, le pont horrible de la mort. Dès lors tous
doivent le traverser, car tous sont membres d'une mê-
me race. Etchacun aime à jouir des avantages que
si

lui donne son union avec la totalité, il ne doit pas se

plaindre non plus d'avoir sa part dans les souffrances et


les expiations du corps tout entier.
6. - Les Et cela d'autant moins s'il n'est pas resté lui-même
fflclUX fit \l

mort comme exempt de péché.


l L
Nous nous plaignons
c?
tant des maux
punition delà ••»•«"• j

violation
1 ordre moral
de de la vie Nous accusons Dieu, Adam, l'humanité Mais
!
7 7
!

du monde,
n'est-ce pas le signe d'une situation mauvaise, que de
se lamenter sans cesse des maux extérieurs dont nous
souffrons, et de ne pas même reconnaître ceux de l'âme
qui en sont la cause? Pourquoi ne pas vouloir avouer
que jamais une affliction ne nous atteint sans que nous
en soyons nous-mêmes la cause?

(1) Milton, Le Paradis perdu, X, 244 sq.


.

ŒILLADES A LA MORT 461


Oui, c'est nous qui sommes cause des maux dont nous
souffrons. C'est ce qui nous ôte le droit de nous plain-
dre quand nous gémissons sous leur poids. De qui pou-
vons-nous donc nous plaindre, sinon de nous-mêmes?
Ce n'est pas Dieu qui les a créés ces maux ; ils sont déjà
par avance dans la nature. Mais nous troublons la na-
ture que Dieu a bien faite, et voilà la cause pour laquelle
elle est un dommage pour nous. Le poison lui aussi à

son but bien calculé et sa place dans la nature. S'il nuit

à l'homme, il ne fait que se venger de l'abus que celui-


ci en fait ( 1 )

Mais s'il se une conséquence de


venge de l'abus, c'est

la loi divine. Nous nous punissons nous-mêmes, il est


vrai, mais avec cela, nous ne faisons qu'exécuterjla volon-
té de Dieu. Parle péché, nous avons rompu les barrières
qu'elle nous impose; parla punition nous les rétablis-

sons. C'est ainsi que Dieu reste toujours le maître, et la


créature toujours la servante, parce que celui qui a trou-
blé l'ordre doit le rétablir de nouveau, et réparer contre
sa volonté la faute qu'il a commise volontairement.
Il y a donc un ordre moral du monde, puisqu'il faut
se servir de cette expression chatoyante et insignifiante
qui répond si bien à l'esprit nébuleux du panthéisme.
Nous hésitons toujours à employer ces expressions creu-
ses, incolores, comme idéal, ordre du monde, téléologie
et autres semblables, parce que d'un côté elles favorisent
seulement l'absence de pensée, que d'un autre elles
et
contiennent la négation du Dieu vivant. Cependant ser-
vons-nous de cette expression ici, caries choses en sont
venues à ce point, que même l'incrédulité s'en choque.
Oui, y a un ordre du monde moral, qui n'est rien
il

autre chose que l'immutabilité de la volonté sainte de


Dieu et sa justice sauvegardées par sa toute-puissance et
sa sagesse nous domine tellement qu'aucune ruse ni
; il

aucune force n'est capable de le supprimer. Il ne se mon-

(1) Augustin., Civ. Dei, tl, 22. Estius, Comment. in Lib. Sentent., 2,
d. 15, § 4. Cornel. a Lap., In Sap., I, 44.
,

462 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE L'HUMANISME


tre jamais plus puissant que là où pécheur veut l'en-
le

freindre. C'est précisément lui qui doit accomplir sur sa


personne la punition qu'il lui destine. Plus il lutte auda-
cieusement contre cet ordre, plus il se porte préjudice à
lui-même, plus il le glorifie. Il dédaigne de le glorifier

par la vie comme il y était destiné, c'est ainsi qu'il doit


le glorifier contre sa volonté parla mort.
7- —La
mort égale-
Par conséquent
x
la mort est toujours
o
une punition de i

reuTet Sre Dieu. Quand même le pécheur se la donne à lui-même,


nature.
elle est la punition la plus terrible qui puisse l'attein-
dre.
Chacun sait que, dès que nous touchons la question de
la mort, nous touchons un tissu de contradictions mys-
térieuses. 11 est naturel que la mort existe, et cependant
c'est contre nature. Notre nature regimbe contre la mort,
notre sentiment frissonne, notre sang se révolte, chaque
membre de notre corps est prêt à se sacrifier par les
plus grands tourments, pourvu qu'il puisse sauver la vie
au corps tout entier, et notre intelligence nous dit néan-
moins qu'il va de soi et qu'il est naturel que nous per-
dions la vie. Nous ne la possédons pas par nous-mêmes
cette vie ; elle n'est pas en notre pouvoir ; nous ne la

portons pas en nous-mêmes.


D'où provient cette contradiction ? Uniquement de ce
que la mort telle qu'elle nous saisit est la punition de
nos péchés. Ce n'est pas Dieu qui a fait la mort (1). Il
a créé une nature àlaquelle la mort était naturelle, c'est
vrai, pourtant, dans sa clémence, il avait supprimé cette
loi naturelle de la mort. L'homme n'était pas immortel,

mais il pouvait le devenir s'il voulait s'attacher à Dieu,


la base de la vie. Mais aussitôt qu'il se fût séparé de la

source d'où jaillissait sa vie, il tomba sous le coup de la

mort. Alors mort ne fut plus naturelle, car elle était


la

une punition pour la séparation de la vie, une punition


que l'homme s'était attirée en se mettant en contradic-
tion avec la volonté divine.

(\) Sap.,I, 13.


ŒILLADES A LA MORT 463
La contradiction énigmatiqne se résout donc facile-

ment. Si le péché est l'apostasie de Dieu, il est alors la


séparation de la vie. Si Dieu est la source de la vie, le

péché est la mort. Parce qu'il est une révolte contre l'au-
teur de la nature, il est la destruction de la nature. Or,

rien n'est plus naturel que celui-là meure qui s'est sé-

paré de la source de la vie. Pourtant, il ne peut pas être


naturel que l'homme meure. Si la mort ne vient pas de
Dieu, il est alors impossible de l'appeler naturelle.
Nous aurions dit que la mort est tout ce qu'il y a de .s. — doù
\ .,"-, vient 'a pré-
plllS contre nature, si nous n'avions pas réfléchi qu'il y a Jj!^
00

mort?
encore quelque chose qui est plus contre nature qu'elle.
Nous voulons indiquer par là un des phénomènes les

plus surprenants de notre époque : l'habitude sinistre


de jouer avec la mort. Nous ne croyons pas nous trom-
per si nous désignons ce trait maladif comme une mar-
que tout particulièrement saillante de l'Humanisme
moderne, marque par laquelle il se distingue de toutes
les époques antérieures de civilisation, à l'exception de
l'époque de Néron et de Bouddha. Partout et toujours
on rencontre des cas isolés de ces douces œillades lan-
cées à la mort. Qu'un poète comme Properce, devenu
phtisique à bonne heure par les excès du vin et des
débauches, célèbre sans cesse dans des poèmes, la
mort (1) dont il ne nie nullement l'amertume (2), voilà
qui ne doit pas surprendre. Mais il en est autrement
aujourd'hui où l'on voudrait faire école du fanatisme
pour la mort. A vingt-cinq ans, notre Novalis n'avait
déjà plus qu'un seul désir, empêcher les plaies de son
cœur de se fermer (3). Il avait usé sa vie dans le monde,
et celui-ci ne pouvait plus lui offrir que le souvenir
amer de satisfactions dont il ne pouvait plus jouir. C'é-
tait son affaire ; mais vouloir, comme un prophète qui
en aurait reçu la mission, exiger que l'humanité compte

(1) Propert., 2, 1, 71 ; 13, 17; 15, 24, 54; 24, 34; 3, 1, 37.
(2) Id., 1, 19, 1. — (3) Haym, Die r ornant ische Schule, 338.
464 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE L'HUMANISME
la maladie et la mort parmi ses plaisirs (1), voilà qui est
trop fort. Ce n'est plus affaire de goût, mais c'est une
philosophie consciente de la mort. Ceci veut dire ensei-
gner à l'humanité à trouver du plaisir dans ce qui est
contre nature. Ceci suppose des vues secrètes auxquel-
les on adresserait plutôt le reproche de folie que d'ex-
cès de sincérité.
Nous connaissons cette arrière-pensée qu'on ne veut
pas exprimer. Elle n'est pas autre chose que l'effort fait

pour échapper à la doctrine que la nature est corrompue,


que le péché est une dévastation de la nature, que la mort
est une punition du péché. Le monde préfère nier ce qui
est indéniable, appeler naturel ce qui est contre nature,
faire passer pour agréable ce qu'il y a de plus terrible
plutôt que d'admettre que la situation dans laquelle nous
vivons maintenant est contre nature et corrompue.
Faisons cependant abstraction de ce qui se cache pour
nous en tenir aux faits évidents. Depuis que le pionnier
du royaume de la vérité et de la civilisation, comme on
aime appeler Lessing, a écrit le traité : « Comment les

Anciens se sont représentés la mort » (2); depuis que Rous-


seau a exprimé presque à la même époque le principe
que, de par la nature, l'homme souffre déjà et meurt en
paix (3), c'est presque devenu une mode d'affirmer que
le paganisme ne s'est mort comme
jamais représenté la

quelque chose de hideux, mais comme une consolatrice


et une aimable libératrice. I/homme se représentait,
dit-on, lamort comme une aimable amie, comme la sœur
du sommeil. C'est seulement lorsque la religion chré-
tienne a paru qu'elle a enseigné à ses adhérents à crain-
dre mort comme une punition, et à la représenter
la

comme un squelette hideux. Tandis qu'autrefois l'hom-


mese jetaitinsouciantetenchantant dans ses bras, main-
tenant nous tombons en tremblant sous ses coups mor-
tels, comme des victimes récalcitrantes.

(1) Ibid., 361. — (2) Lessing, S. W. (1885), V, 272 sq.


(3) Rousseau, Emile, 1. 1 {Œuvres, 1791, X, 76).
.

ŒILLADES A LA MORT 465


Ainsi parle Lessing. Il n'a fait que s'emparer de vues
anciennes et étrangères (1) ;
mais il les a si bien déve-
loppées, que Julien Schmidt affirrne que de toutes les
pensées exprimées par Lessing, ce fut celle-ci qui obtint
la plus grande approbation dans le public (2). C'est Schil-
ler qui Fa le plus popularisée par ses « Dieux de la

Grèce »

Depuis, il est incontestable qu'ellea trouvé accès dans


les esprits, grâce à la littérature moderne qui la répand
de mille manières. L'enthousiasme fou pour cette artiste
empoisonnée,
qui a consacré son talent à dorer la pilule
Sarah Bernhardt, montre jusqu'à quel degré ceci est
vrai. Comme" actrice, elle doit presque uniquement sa
célébrité à la manière dont elle représente la mort. Elle
est en outre peintre, sculpteur et beaucoup d'autres
choses, pour ne pas dire tout. Sa première sculpture
un groupe mortuaire. Son premier tableau fut une
fut
femme voluptueusement vêtue, derrière laquelle on
aperçoit les dents décharnées de la mort. Devant sa ta-
ble de toilette est un squelette, et dans sa chambre à
coucher tendue de noir, est le célèbre cercueil capitonné
de velours noir, qu'elle transporte partout avec elle, et
dans lequel elle dort, dit-on, quelquefois (3).
Qu'une telle glorification de la mort soit contre na- o.-cajoier
ture ;
que ce soit plus contre nature que la mort elle- |S ™£nSÎ
* jx*i
même de ••
traiter celle-ci si
il
grossièrement, si légèrement,
•' • r t m
"'; nature que
mort eiie-
la

même.
comme en se jouant, et en faisant d'elle un objet d'a-
musement, voilà ce qui, sans aucun doute n'a pas be-
soin de longues preuves, caria raison humaine ne s'y
trompe pas.
Sénèque lui-même, qui pourtant n'est pas avare de
déclamations stoïques sur la mort, dit ces paroles : « Je
crois qu'il n'y a rien de plus honteux que de souhaiter
(1) Glassenius, Theologia gentilis, 1, 10 (Gronovius, Antiquitat
grœ., VII, 40-43).
(2) Jul. Schmidt, Gesch. des geistig. Lebcns in Deutschland von Leib-
nitz bis Lessing (1861-1871), II, 362.
(3) Zolling, lieise um die Pariser Welt, II, 16! sq.
30
466 MANIÈRE DE PENSER ET d'aGIR DE L'HUMANISME
la mort. J'ai lu dernièrement un livre d'un homme fon-
cièrement savant, lequel commence par cette absurdité :

Si je pouvais donc bientôt mourir ! Ce sont les paroles

d'un esprit faible qui appelle la mort seulement en ap-


parence, parce qu'il voudrait se la rendre clémente. On
ne veut pas la mort sérieusement quand on parle
ainsi (1) ».
Assurément le ph^osophe a raison sur ce point. 11 n'y a
pas une fibre de notre nature qui aime la destruction ou
reste indifférente envers elle. Tout homme sincère avoue
de lui-même qu'il pense comme Shakespeare que, cer-
tes, il ne faut pas ranger parmi les lâches et les faibles :

« Oui, mais mourir et aller on ne sait où


! être gisant ;

dans une froide tombe, et y tomber en corruption per- ;

dre cette chaleur vitale et douée de sentiment, pour


devenir une argile insensible tandis que l'âme accoutu- ;

mée ici-bas à de douces jouissances se baignera dans des


ou sera plongée dans des régions de glaces
flots brûlants,

éternelles, ou emprisonnée dans les vents invisibles,


pour être emportée violemment par les ouragans autour
de ce globe suspendu dans l'espace, ou pour subir des
états plus affreux que le plus affreux de ceux que la
pensée errante et incertaine imagine avec horreur. Oh !

c'est par trop effrayant ; oh ! c'est par trop horrible. La


vie de ce monde la plus pénible et la plus odieuse que la
vieillesse, ou la ou la prison
misère, ou la douleur,

puisse imposer à la nature, est encore un paradis dé-


licieux auprès de tout ce que nous appréhendons de la
mort » (2).
Sérieusement parlant, personne ne rougit en enten-
dant dire de lui ce que le poète du moyen-âge dit
d'Alexandre :

« Quelque fier et orgueilleux qu'il fût, »

« Il craignait la mort » (3).

(1) Seneca, Ep., 117, 23.


(2) Shakespeare, Mesure pour mesure, III, 1.
(3) Lamprecht, Alexanderlied (Weismann), 6545 sq.
ŒJLLADES A LA MORT 467

donc vrai que l'antiquité eût accepté la mort cr te ^e L^


S'il était ^
avec tant d'indifférence, et que ce fût seulement le ?$%*$£
Christianisme qui eût inculqué des pensées sérieuses la ^
e#
e nt hu ~

concernant, ce serait faire un grand honneur à celui-ci,


c'est-à-dire l'honneur de nous avoir appris à posséder
des pensées naturelles sur la mort et à sentir humai-
nement, bref d'avoir rétabli aussi, sous ce rapport, la
véritable humanité, et d'avoir détruit l'erreur de l'Hu-
manisme. Cependant quelque autorisé que soit cet hom-
mage, nous ne voyons pas qu'il y ait ici une occasion
particulière de le lui rendre.
Nous ne nions pas que nous, chrétiens, nous avons
sur la mort des pensées plus sérieuses que les anciens.
Jouer avec mort ne vient certainement pas à l'esprit
la

d'un chrétien réfléchi. S'il s'agit de cela, nous cédons


volontiersle premier rang à l'antiquité. Nous nous souve-
nons d'avoir lu quantité d'antiques inscriptions funérai-

res, qui, par delàtombeau, font encore une gloire au


le

défunt d'être mort étouffé par le vin, d'avoir vécu dans


les rêves, d'avoirsuccombé dans l'ivresse, de n'être pas
devenu infidèle dans la mort au vice qu'il a pratiqué
pendant la vie (1) Est-ce un honneur pour les anciens,
.

de savoir mourir ainsi? Est-ce une honte pour nous, de


ne plus penser ainsi sur la vie et sur la mort? Assurément
non?Lenègreluiaussijoue, se réjouit jusqu'au tombeau,
et danse jusqu'à sa dernière heure (2). L'animal qui ne
sait pas apprécier la valeur de la vie meurt en paix. Ainsi
tombe également le viveur, le sceptique, le désespéré,
pour qui le plus grand bien terrestre, la vie, est devenu
un dégoût, une énigme et un fardeau. Il meurt stupide-
ment comme l'animal, ou, ce qui est pire encore, il
meurt le blasphème, le rire, ou les paroles obscènes sur

(1) Anthologia Palatina, 7, 217-223, 345, 348, 349, 398, 408, 448,
449, 454-457,28-30, 32, 33, 56, 325, 607, 706.
(2) Wuttke, Geschichte des Heidenthums, 1, 465. Andrée, Forschungs-
reisen in Africa, II, 379.
468 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE L'HUMANISME
les lèvres, comme Pétrone, le fameux maître d'orgies
de Néron (1).
Un tel mépris de la mort n'est ni plus ni moins qu'un
manque de jugement relativement au mal, ou une in-
sensibilité d'esprit. 11 n'y a qu'une nature malsaine qui,
portant un germe mortel dans son cœur, puisse trouver
la vie intolérable, et traiter ainsi la question de la mort.
En faire un sujet de gloire pour le paganisme, et rougir
d'être incapables d'une telle indifférence, voilà ce que
nous abandonnons à d'autres. Avec saint Augustin,
nous considérons comme un privilège d'éprouver l'a-
mertumeet la punition delà mort, non seulement comme
les autres, mais de les comprendre aussi (2).

D'ailleurs, la justice nous oblige à dire que les anciens


ne manquaient pas tellement d'intelligence et de senti-
ment, qu'ils passaient avec indifférence sur les choses
les plus dures et les plus pénibles qui soient imposées à
l'homme. Dans ce temps, comme plus tard, il y en avait
qui appelaient le mal bien et le bien mal, qui voulaient
faire passer les ténèbres pour la lumière et la lumière
pour les ténèbres, qui avaient le goût si corrompu, qu'ils
trouvaient doux ce qui était amer et amer ce qui était
doux (3). Mais la nature ne se laisse jamais renier en-
tièrement. Dans l'antiquité aussi on désignait la mort et
tout ce qui se rattachait à elle comme quelque chose de
peu aimable (4), de jaloux (5), de dur (6), d'impitoya-
ble (7), de noir (8), d'odieux (9). Bien loin de voir en
elle un bien, des esprits plus réfléchis parmi les païens,
l'appellent un mal (10), et cela le plus grand mal (11), la 1

(!) Tacit., Ann., XVI, 49.


(2) August., In ps., 122, en. 6.

(3) Isaïe, V, 20.



(4) Theocrit., Epigr., 25, 4.

(5) Anthologia Palalina, 7, 328, 3.

(6) Seneca, Hercules furens, 4, 1069.


(7) Anthologia Palatina, 7, 328, 3 ; 334, 1 ; 556, 1 ; 483, L
(8) Horat., Sat., 2, 1, 58. Anthol. Palat., 7, 113, 4.
(9) Iliad., 9, 159.
173; 16, 47. Anthol. Palat.,
(10) Ibid., 3, 7, 627, 5.
(11) Aristophan., Ranœ, 1394.
ŒILLADES A LA MORT 469
plus épouvantable des terreurs (1 ), la chose la plus ter-

rible qui soit (2), dont le nom seul est déjà difficile à
supporter (3), dont le souvenir inspire l'horreur (4).

Déjà Epicure, dont toute la sagesse se concentre sur ce


principe que la mort ne nous concerne pas (5), ne
peut s'empêcher d'avancer que lui aussi doit reconnaître
en elle le plus effroyable de tous les maux (6). Le meil-
leur conseil qu'il sache donner à quelqu'un, c'est de
penser souvent à la morl (7).

Ce n'est donc pas un préjugé religieux que la peur de **• — La


la mort, mais c'est le dégoût m ortn'est P a
d'une nature saine (8). La un S
' o préjuge, \ /

meilleure preuve que le mal n'a pas réussi à détruire e^


Iiatu_
^ st

complètement la nature, consiste en ce que celle-ci


se révolte toujours contre le péché et son œuvre la :

mort.
C'est pourquoi toutes les considérations et toutes les
déclamations contre cetteTaiblesse n'aboutissent à rien.
Les philosophes ont fait tous leurs efforts pour faire ac-
cepter à l'humanité la mort comme quelque chose de
naturel. Ils n'ont épargné ni la raillerie, ni les bons
mots, ni l'érudition pour arracher à la mort son aiguil-
lon. Cependant ils ont perdu leur temps. Un très petit
nombre parmi eux, se fiant à leur parole, ont peut-être
cherché à s'acquérir une triste gloire en se vantant de
leur mépris pour la mort, tant qu'ils la croyaient éloi-
gnée, et se sont fait admirer pardes hommes faibles com-
me des esprits forts. Mais même pour les plus auda-
cieux, arrive l'heure où la moquerie se tait, alors ces
esprits forts devenaient plus faibles que des enfants. De-
puis TullusHostilius(9),Bion l'athée (10),etCarnéade le

(1) Themistius apud Ncegelsbach, Nachhomer. Théologie, 396.


(2) Theocrit., Epigr., 25, 6. Aristot., Eth., 3, 6 (9), 6.
(3) Iliad., 16, 442; 18, 464.
(4) Aristot, Rhetor., 2, 5, 1.
(5) Diogen. Laert., 10, 139, 2.
(6) Ibid ,
— Seneca, Ep., 26,
10, 125. (7) 8.
(8) Augustin., Sermo, 172, 279, 3 299,
1 ; ; 8, 9.
(9) Livius, 31. — (10) Diogen. Laert.,
I, 4, 7, 54, 55.
470 MANIÈRE DE PENSER ET d'aGIR DE L'HUMANISME
vantard (1), jusqu'à VoltaireSchopenhauer (3) y
(2) et à
on a vu bien des fois Fun d'entre eux faire la mauvaise
plaisanterie que pas un parmi eux n'avait le don de
persévérance sur son lit de mort (4). A quelque degré
qu'ils le possèdent, pour grandir et s'opiniâtrer dans le
mal jusqu'au bout, il ne leur suffît pourtant pas
pour se dépouiller complètement de leur nature. Or
la crainte de la mort est innée dans la nature (5), et

personne ne peut s'en dépouiller, pas plus qu'il ne peut


se dépouiller de la nature. Et quand même sa vie lui pa-
raîtrait pire que la mort, quand même il verrait pré-
sente devant lui, prête à l'exaucer, cette dernière qu'il
avait invoquée comme une libératrice, il frémirait certai-
nement en sa présence, et demanderait^ permission
de continuer sa pauvre vie, comme le vieillard de la fa-

ble. Même quand la nature meurt, elle reste toujours


nature.
Ce serait une véritable honte pour notre époque, une
honte en face de la nature et du paganisme, si elle pre-
nait au sérieux l'affirmation inventée, non pas par ce der-
nier, mais au fond seulement par le Pélagianisme (6),
que la mort n'est ni un châtiment ni un mal. Mais elle
ne parle pas sérieusement. Elle feint précisément l'indif-
férence^ parce qu'elle n'est pas indifférente envers la
mort. Elle parle si bravement de la mort, précisément
parce qu'elle manque de courage en face d'elle et
qu'elle ne la méprise pas. Elle parle tant contre la peine
de mort, — sans doute elle a encore d'autres motifs, —
précisément parce que mort lui semble si affreuse.
la
Ici nous n'avons devant nous que des contradictions et

des erreurs, qui sont le meilleur témoignage en faveur


de la vérité. Chacun sait que la mort est la chose la plus
inévitable, mais personne ne veut y penser. Les esprits

(1) Ibid., 4, 9, 64. — Kreiten, Voltaire (1), 376.


(2)
(3) Janssen, Zeit und Lebensbllder (3), 238.
(4) Bayle, Dictionn. art. Bion, rem. D.
(5) August., Opus imperf., 6, 14 (X, 1313, b.).
(6) August., Contra 2 epist. Pelagian., 4, 2, 2.
,

ŒILLADES A LA MORT 471

forts se vantent que mourir n'est rien, et c'est précisé-


ment à eux qu'on ose le moins dire pendant leur mala-
die Voilà que cela devient grave, preuve excellente que
:

ce soi-disant mépris de la mort n'est pas autre chose


que de l'hypocrisie.
Il résulte donc de ce que nous venons de
1
dire, qu'on i?..- Le
* Christianisme
f

ne apeut attribuer au Christianisme Fhonneur d avoir le bon pour vivre


et pour rnuu-
nr *
premier considéré la mort comme quelque chose de pé-
nible. Mais ce qui est vrai, c'est qu'il enseigne à pren-
dre la vie et la mort plus au sérreux que ne le fait le fri-

vole esprit du monde. Ce n'est pas le seul motif pour


lequel il est si peu en faveur auprès de ce dernier. Fré-
déric Riïckert dit avec une sincérité dont nous lui som-
mes reconnaissants.
« J'étais déjà pas mal chrétien, »

« Et je le serais devenu encore plus. »

« Cependant je me dégoûtai »
« Tout à coup du Christianisme. »
« Vous m'en contiez un peu trop »
« Avec votre souffrance chrétienne » ;

« Mon cœur est encore joyeux, »


« C'est pourquoi je suis païen. »
« Si un jour mon courage baisse, »
« Vous pourrez peut-être me gagner, »
« Car votre doctrine n'est bonne »
« Qu'à l'heure de la mort ici-bas (l) ».

Soitdonc Une chose certaine c'est que ce nouveau


!

paganisme n'est pas bon pour mourir. Quant à la ques-


tion de savoir s'il est bon pour vivre, il y a déjà ré-

Pour nous, il nous suffirait que notre Christianisme


ne fût bon que pour mourir, Et c'est toujours suffisant
pour ses adversaires aussi. Ils disent que nous ne pou-
vons pas les gagner avant que leur énergie soit brisée,
c'est vrai. Mais pour notre Dieu, ils sont encore assez
bons, même à ce moment-là. Et pour eux aussi, le par-
don, la miséricorde et la nous l'espérons par la
vie,

grâce de Dieu, ne seront pas des biens à dédaignera

(1) Fr. Riïckert, Gedichte (1841), 6G9.


472 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE L'HUMANISME
leurs derniers moments. Mais alors, nous en avons la
douce confiance, ils verront clairement que notre doc-
trine est véritablement bonne, non seulement pour mou-
rir, mais pour vivre.
Ce qui n'est pas bon pour la mort ne l'est pas pour la
vie. Les anciens philosophes avaient coutume de dire

que la tâche de la philosophie et sa valeur consistaient


à nous apprendre à mourir (i).La philosophie moderne
affirme que l'homme libre ne pense à rien moins qu'à la
mort, que sa sagesse ne consiste pas dans des pensées
et

de mort, mais dans des méditations de vie (2). C'est


cette doctrine seule qui contient la vérité complète, qui
nous rend capables de vaincre la mort, sinon sans
crainte du moins avec confiance, et de conquérir ainsi
la véritable vie. C'est cette doctrine qui donne l'assu-
rance de dire :

« Jene hais point la vie, et j'en aime l'usage, »


« Mais sans attachement qui sente l'esclavage, »
« Toujours prêt à la rendre au Dieu dont je la tiens » (3).

Mais qu'on dise ce que l'on voudra, il n'y a que la


doctrine du Christianisme qui enseigne cela. Si, comme
Jésus-Christ, nous vivons en hommes complets et en
chrétiens, nous possédons aussi le moyen qui seul suffit
à l'heure décisive pour enlever à la mort ses terreurs.
Purifiée sous sa conduite parles souffrances de cette vie,
introduite par sa main toute-puissante avec une tran-
quillité inaltérable, dans la sombre porte de la mort, et
éveillée près de lui à une vie éternelle, pleine de félicité,
où ne régnent ni'les larmes ni la mort, l'âme croyante
poussera des cris de joie dans les transports d'une jubi-
lation infinie : « Comme elle a passé vite, dira-t-elle, la

nuit de la mort Je viens déjà de voir naître le matin de


!

la vie. Songe qui as commencé avec des pleurs pour te


terminer avec les pleurs de la mort, songe de la vie, tu

es fini maintenant, et je suis éveillé » (4).

(1) Plato, Phœdo, 12, p. 67, d. Gicero, Tascul, 1, 30, 74. Seneca,
Brevit. vitae, 7, 1 ; Ep., 26, 8 30, 3. ;

(2) Spinoza, Eth. 4, prop., 67.


(3) Corneille, Polyeucte, V, 2.
(4) Klopstock, Messiade, XII, 723 sq.
Appendice.

La mort et la crainte de la mort sont-elles naturelles

ou contre nature ?

1. Jusqu'à quel point peut aller le renversement de toute notion


morale et de tout jugement moral. — 2. Deux services rendus par
le Christianisme relativement à la mort. — 3. Les diverses rai-
sons pour lesquelles on craint la mort. — 4. La mort est contre
nature, parce qu'elle est un attentat à la souveraineté de l'âme.
— 5. La vraie raison de la crainte de la mort n'a jamais été com-
plètement connue en dehors du Christianisme. — 6. La crainte

de la mort dans l'antiquité. — 7. Le mépris de la mort chez les


philosophes provenait de leur crainte pour elle. — 8. Les raisons

du soi-disant mépris de la mort. — 9. Différence entre la concep-


tion humaniste de la vie et de la mort, et la conception chrétienne.

Le médecin connaît certaines maladies qui semblent i. _ Jas -


renversercomplètement le sentiment etlejugementchez pokft peut
• aller rcD—

l'homme. Cette maladie moitié diabolique du sexe fémi- versement de
r
toute action
nin qui
*
brave tous les remèdes tantqu on ne réussit pasL
morale et de
\ tout jugement

à faire prédominer la volonté, va si loin, qu'arrivée à son moraU

plus haut degré, elle fait considérer à la personne qui en


est atteinte l'odeur des plumes brûlées et de Tassa fœ-
tida comme une jouissance souveraine, et le parfum de
la violette comme intolérable. L'hypocondriaque ne se
sent jamais mieux que lorsqu'il est seul. Et pourtant sa
plus grande souffrance est l'isolement et l'abandon qui
font son plus grand tourment, quand tout le monde se
presse autour de lui pour le consoler et le distraire.
Le monde moral contient aussi quantité d'anomalies
semblables. C'est avec une profonde finesse psychologique
que Dante decetendroitoù le mouvement rétrograde
dit
de l'Humanité à l'Humanisme a trouvé son seul arrêt
éternel, que tout ce que nous jugeons bon ou mauvais
se transforme en son contraire là, l'amour ne vit que
;
474 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE L'HUMANISME
lorsqu'il est la proie de lamort (1); là n'est qu'unemau-
vaise farce ce que nous considérons comme agréable (2).
C'est facile à croire. Ce même renversement d'idées
se rencontre souvent ici-bas. Nous en avons déjà donné
assez de preuves, et nous en donnerons encore beaucoup
d'autres. Ce serait renverser l'ordre du monde que de
nous représenter, avec nos ethnographes, la situation

naturelle de l'humanité comme une barbarie et une


sauvagerie qu'on ne rencontre par bonheur que chez des
peuples tout à fait dégénérés, et descendus au niveau des
animaux. C'est sans aucun doute descendre bien au-
dessous de l'animal, que de voir, avec Giordano Bruno(3)
et Mme de la Sablière (4), un privilège honorable de
l'homme en ce qu'il n'est pas, comme celui-ci, astreint à
une époque déterminée pour satisfaire ses instincts sen-
suels. Avec de tels principes, nous sommes près de voir
réalisé sur terre ce que Dante ne place que dans l'enfer.
5

Certes, il y a déjà ici un tel retour à la sauvagerie


morale, et un tel renversement de toutes les idées sai-
nes, que nous ne pouvons nous empêcher de penser aux
sorcières de Macbeth : « le beau est laid et le laid est
beau » (5). Si nous nous rappelons ce que nous avons
dit autrefois sur la déification du mal, il est inutile d'en
donner d'autres preuves.
A la série de ces anomalies, appartient aussi le juge-
ment sur mort auquel l'Humanisme moderne cherche
la

à donner droit de cité. La mort serait une punition, dit


celui-ci, et une chose contre nature, elle qui est tout ce

y a de plus naturel et de plus compréhensible au


qu'il
monde? Jamais une telle folie n'était venue à l'idée du
monde avant que le Christianisme ne la prêchât. Ainsi
parle cet enseignement mythologique dont le monde ne
peut plus se défaire maintenant.

(1) Dante, Inferno, XX, 28. —


(2) Ibid., XXXIII, 150.

(3) Giordano Bruno, II Candelajo, I, 3.


(4) Hœfer, Biographie générale, XXIX, 705.
(5) Shakespeare, Macbeth, I, 1.
ŒILLADES A LA MORT 475
On peut voir quelle a été son influence funeste, quand
on constate que pas même l'érudition des frères Grimm
n'a osé s'y opposer. Pour l'antiquité, disent-ils eux
aussi, la mort n'a pas été un être qui tue, mais simple-
ment un être qui vient vous chercher pour vous conduire
aux enfers. On considérait les épidémies et le glaive
comme des assassins, mais la mort apparaissait comme
le messager d'une divinité chargé d'amener à celle-ci

les âmes des morts. Son apparition annonçait la mort,


mais ne la causait pas. C'est ainsi que, dans un de leurs
contes, l'ange de la mort donne à l'enfant un bouton de
fleur en lui disant qu'il reviendrait quand il serait fleu-
ri (1). Ainsi parlent ces grands savants.
Très bien. Seulement il faudrait déjà prouver que %— Deux
services ren-
ange de mort dont parle ce conte, n était pas un ange
1
.. la
••/•'%
.
r
chrétien, mais une invention du paganisme. La pensée

dus par
Christianisme
ie

relativement à

n
qu un enfant innocent est comparable au bouton d une
iii la m0rU

fleur, qui s'épanouit dans toute sa splendeur, au mo-


ment où le père du ciel va le chercher pour le conduire
dans son jardin, apparaît du premier coup comme une
idée chrétienne. Si c'est vrai, la gloire d'avoir conçu la
mort comme un messager consolateur qui vient nous
chercher pour nous conduire vers le père, doit être attri-

buée au Christianisme et non au Paganisme. Nous avons


en effet tant de légendes semblables dont le caractère
chrétien ne peut être discuté. Ainsi à Corvey, un lis de
la guirlande suspendue au plafond du chœur, s'incline
sur la stalle du moine dont la mort est prochaine. A
Hildesheim, c'est une rose qui se trouve sur la du
stalle
chanoine qui doit bientôt mourir. Dans le monastère
d'Altenburg, y a un rosier qui fleurit toutes les fois
il

qu'un des membres de la communauté va mourir. Per-


sonne ne voit quelque chose de païen dans tous ces si-

gnes.
Or, si cette idée de la mort et autres semblables sont

(1) Grimm, Deutsche Mythologie (4


e
édition de Meyer), II, 700
(799).
476 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE L'HUMANISME
chrétiennes, il en résulte que l'affirmation de Lessing
est le renversement le plus complet de la vérité histori-
que.
Ce n'est pas le Christianisme, mais c'est le péché qui
a rendu la mort terrible. La grâce de Dieu n'a pas sup-
primé les terreurs de la mort, comme elle n'a pas sup-
primé toutes les suites du péché mais elle les a bien ;

adoucies. Par sa doctrine surnaturelle, la Révélation


n'a pas seulement arraché à la mort son aiguillon, mais
elle a aussi appris à la faire connaître comme le passage
à une vie nouvelle meilleure, à une immortalité person-
nelle, et à une récompense éternelle. Mais s'il s'agit de
la mort, comme terme de notre vie terrestre, celle-ci
n'a rien à ajouter à ce que l'on connaît depuis long-
temps, pour la faire paraître plus terrible qu'elle n'é-
tait jusqu'à présent. Tout ce qu'elle a fait, c/est que dé-
sormais les hommes peuvent avoir sur elle des vues
plus claires qu'autrefois.
3. - Les Nous avons déjà
J
vu que,
x
considérée au point
L
de vue
diverses rai-
sons pour
lesquelles on
Redoute la
purement
*
naturel, la mort de l'homme est quelque chose
' nu
d'énigmatique. Si tout ce qui vit se dissout, pourquoi
l'homme résisterait-il à la dissolution ? Qu'y a-t-il donc
de plus naturel que de mourir? Or si cela est si naturel,
d'où provient cette horreur delà mort qu'aucune philo-
sophie n'apaise, aucune poésie n'adoucit, aucun art ne
peut cacher?
Pourtant ce qui est énigmatique n'est pas encore ter-

rible. mort n'est pas seulement difficile à com-


Mais la

prendre elle nous cause aussi des terreurs. Si elle n'é-


;

tait pas autre chose que la séparation naturelle du corps

et de l'âme, la peur qu'on a délie serait absurde et mê-


me impossible. Sans doute l'être résiste à l'anéantisse-
. ment mais qu'y a-t-il de si important à ce que le corps
;

perde son existence misérable ? Ne suffit-il pas à l'hom-


me que sa partie plus noble, l'esprit, dure éternellement
et résiste à toute dissolution?
A cette vérité que nous fournit déjà la raison, le Chris-
ŒILLADES A LA MORT 477
tianisme en a ajouté une seconde, qui donne une con-
solation encore plus grande. A
nous savons sa lumière,
que le corps lui-même ne tombe pas dans un anéantisse-
ment éternel, mais que notre âme, qui survit à la mort,
reprendra bientôt ce corps et l'animera sans qu'aucune
nouvelle séparation ait jamais lieu. Pourquoi donc celui
qui croit à l'immortalité personnelle de l'esprit, et à la
résurrection future du corns tremblerait-il tant devant
la mort?
Il s'ajoute à cela, c'est vrai, quelque chose qui est bien
de nature à nous inquiéter. Seulement, ce n'est pas le

Christianisme qui nous l'a enseigné, et de ce côté encore,


il ne nous a pas rendu la mort plus amère. Si tout était
fini à la mort, il n'y aurait pas lieu de se tourmenter.
Mais elle est suiviecomparution devant le juge
de la

infaillible. Amrou, le conquérant de l'Egypte, l'homme

cruel et sanguinaire, le vainqueur dans tant de batail-


les, se mit à trembler quand arriva sa dernière heure.
Comment, lui dit son fils, tu crains la mort ? Non ré- !

pondit Amrou, ce n'est pas la mort que je crains, mais


c'est ce qui vient après. 11 s'effrayait de la justice qui est
inséparable de la mort.
Cependant, avec tout cela, nous n'avons pas trouvé
le vrai motif qui nous fait craindre la mort. Des saints
aussi ont tremblé devant elle, et le plus saint des saints,
le juge suprême, regimbait contre elle. Mais quel mo-
tif d'anxiété pour celui dont l'unique désir est de se pré-
senter devant Dieu, pour celui qui durant toute sa vie a
travaillépour Dieu, souffert pour Dieu, tout abandonné
pour Dieu ? Si la mort est si amère, c'est qu'il doit y
avoir une cause toute particulière.
Seule la Révélation a clairement exposé cette cause.
Le sentiment de la dureté de la mort ne fut pas épargné
non plus au Paganisme. Quand approchait l'heure der-
nière, chacun pensait comme ce voluptueux roi païen :

Ah ! qu'il est amer de mourir (1) ! Mais d'où provenait

(1) Reg., XV, 32.


478 MANIÈRE DE PENSER ET d'aGIR DE L'HUMANISME
cette amertume? Voilà ce qu'il ne savait pas. Nous savons
maintenant que Dieu n'a pas faitla mort et qu'il ne veut
pas la perte de ceux qui vivent (1 ) . Dieu a créé l'homme
immortel (2). Non en ce sens qu'il lui a donné un corps
immortel par la nature, comme l'ont cru beaucoup de
faux docteurs (3), mais seulement en ce sens qu'il a
placé l'homme de l'état naturel dans l'état d'innocence
et de sainteté paradisiaque surnaturelle, et lui a donné,
avec les autres dons surnaturels , l'immortalité du
corps (4). La grâce, la sainteté, la justice, étaient une
élévation de l'âme à l'union la plus intime avec Dieu.
L'immortalité du corps n'était qu'une espèce de dot
pour la partie sensible soumise à l'âme, absolument
comme le prince, qui a fait d'une jeune fille pauvre sa
comble de joie en lui offrant toute espèce de
fiancée, la
cadeaux denoces précieux. Mais sila fiancée est si ingrate
et si insensée que, par sa légèreté, elle brise les rela-
tions que ce prince daigne nouer avec elle, il va de soi
qu'avec la rupture des fiançailles, elle doit rendre les
cadeaux qu'elle a reçus. Or, privé de ces riches dons
par sa propre faute, elle sentira désormais leur perte
tout autrement qu'elle n'a senti leur absence avant d'a-
voir été choisie comme fiancée royale. Auparavant, elle
était simplement privée de ces trésors mais comme ;

elle ne les connaissait pas pour les avoir possédés, elle

ne se sentait pas malheureuse. Maintenant elle ne peut


se souvenir de ce qu'elle a repoussé d'elle si dédaigneu-
sement, sans éprouver un sentiment de honte et de re-
gret pour les objets dont elle est dépouillée.
11 même pour la mort. Si Dieu avait laissé
en est de
l'homme mortel, comme il était de par sa nature, lamort
ne nous rendrait pas malheureux. Mais voici que la mort
n'est plus quelque chose de naturel ; elle est une perte
de l'immortalité surnaturelle, par conséquent elle n'est

(1) Sap., I, —
(2) Sap.,II, 23.
13, Tob., III, 32.
(3) Baius, Propos, damn., 78 (Denzinger, Enchirld., 958).
(4) Thomas, i, q. 97, a.l ; q. 102, a. 4.
"

ŒILLADES A LA MORT 479


pas une destinée naturelle, mais une punition pour le

péché (1).
Ceci nous fait comprendre l'amertume de la mort.
Ce n'est pas la mort comme événement naturel qui la
rend pénible, mais la conscience d'être privé, par pu-
nition, de l'immortalité accordée par grâce. Voilà ce
que signifiaientces paroles : l'aiguillon delà mort c'est le
péché (2).

C'est seulement ainsi que nous comprenons claire- 4. __ La

ment en quoi mort est contre nature, et comment la Te Nature


la

crainte de la mort mérite d'être appelée naturelle. On a est unïtten-


1,1,1 àla souve-
vu que, sans le pèche, la mort n aurait pas existe dans j-aineté de
1
• , i
tat

le monde, qu'avant la chute par le péché, le lion man-

geait de l'herbe comme le bœuf, que le loup ne sentait


pas ses instincts carnassiers, que les roses étaient sans'
épines, les colombes sans fiel, les serpents sans ve-
nin (2). C'est peut-être Milton qui, par son immortel
poème, a le plus contribué à faire pénétrer ces idées
dans des sphères plus étendues (3).
Cependant, il faut rejeter cette opinion. Elle ne tient
pas debout (4), et les premiers théologiens l'ont toujours
rejetée. Frohschammer et d'autres croyaient encore
dernièrement réfuter d'une manière commode l'ensei-
gnement de l'Eglise sur le péché héréditaire et ses sui-
tes, en invoquant les pétrifications comme preuves
d'une soif de meurtre primitive, et d'un effroi causé par
la mort chez les animaux. Mais s'ils avaient été plus fa-
miliarisés avec la théologie, ils se seraient épargnés ce
travail inutile, ou du moins ils se seraient adressés im-
médiatement où il le fallait.

De nos jours, ce ne sont pas les théologiens, mais les


archéologues et les ethnographes qui croient que les

(1) Concil. Milev. sess., 2, c. 1. Trid.sess., 5, c. t. August., Ep., 157,


3, 11, sq. Civ.Dei, 13, 3, 4, 6, 12, 16, 23; Pecc. merit, 1,2, 2 sq. Tho-
mas, 1, q. 97, a. 1 ; 1, 2, q. 85, a. 5 ; 2, 2, q. 164, a. 1.
(2) Pererius, In Genesim, 1. 4, 254-258; M, 106.
(3) Milton, Paradis perdu, XI, 182 sq.
(4) Thomas, 1, q. 96, a. 1 ad 2 : Hoc est omnino irrationabile.
480 MANIÈRE DE PENSER ET d'aGIR DE L'HUMANISME
hommes se sont mangés entre eux dans les temps
primitifs, dans dans la période des habita-
l'état naturel,
tions lacustres. Lindenschmitt croit que, dans ce temps-
là, les hommes primitifs avaient construit leurs habita-
tions sur l'eau, pour se protégercontre leurs semblables
et non pas contre animaux, car même les bêtes sau-
les
vages les plus féroces de cette époque ne commettaient
jamais de meurtres ni de rapines : c'étaient des êtres
tout à fait inoffensifs (1 ).

Pourtant, même sans le péché de l'homme, la mort


régnerait dans le monde entier. C'est le sort naturel qui
suit inévitablement la nature variable de toutes choses.
Si Dieu avait laissé l'homme dans l'état de nature pure,
sans Télever à l'état surnaturel, il serait mort quand mê-
me il n'aurait pas péché, et, dans ce cas, la mort n'eût été

pour lui ni une punition, ni quelque chose contre nature,


mais une destinée naturelle inévitable. Mais par la grâce,
l'âme a été élevée à une souveraineté illimitée et com-
plète sur le corps. Désormais elle commande non seu-
lement aux instincts et aux convoitises de la chair, mais
elle est capable de conserver, sans pouvoir le perdre,
cet empire sur la moitié sensible de l'homme. Donc,
pour le corps seul, l'anéantissement serait naturel, et de
mêmepour l'homme purement naturel composé de deux
partiesessentiellement différentes, lecorps etl'âme. Mais
lorsque l'âme fut élevée parla grâce surnaturelle aune do-
mination si complète sur le corps, et que le corps eut
été mis entièrement sous la servitude de l'esprit, la mort
ne dirigea plus seulement ses coups contre le corps, qui
était alors dépouillé de sa puissance, mais contre l'âme

elle-même. C'est celle-ci qu'elle devait d'abord dompter


pour'pouvoir s'emparer de nouveau du corps sur lequel
elle avait perdu son empire (2). Désormais la mort ne

fut plus un attentat contre le corps mortel, mais contre

(1) Perty, Anthropologie, 11,224.


(2) Thomas, De malo, q. 4, a. 3, ad 4.
ŒILLADES A LA MORT 481

l'àme. C'est pourquoi elle mérite dans le sens propre


du mot d'être appelée contre nature (1).
La cause proprement dite pour* laquelle la mort est vr ^e

is Jj

siamère pour l'homme, se trouve donc dans son carac- dl u mort n*l

tère pénal. C'est parce qu'on ne veut pas reconnaître complètement


j i«i u*i v*
ceci, qu aucune philosophie et aucune religion, excepte
t' connue en de-
hors du
t •
i

i> t •
i
Christianis-
la religion chrétienne, ne sauraient en donner 1 explica- me.

tion. Si cette manière d'envisager la mort contre


laquelle nous avons lutté jusqu'à présent, voulait seu-
lement dire que le Christianisme seul a enseigné à com-
prendre la mort, elle aurait parfaitement raison. Car
on ne peut nier que l'idée d'une punition du péché par
la mort, se soit de plus en plus obscurcie dans le monde.

Cependant, il faut admettre, comme nous l'avons


déjà établi autrefois, que, dans les légendes perses, in-
diennes et assyro-babyloniennes sur le paradis, l'homme
primitif et la chute originelle, le souvenir a persisté
qu'il fut un jour où la mort n'existait pas, et que c'est
le péché de l'homme qui La tradition des
l'a introduite.
Grecs elle aussi croyait fermement que Pandore était la
cause de tous les maux qui sont venus dans le monde,
et qu'avant elle, les maladies qui préparent la voie à la

mort, et les autres souffrances n'existaient pas. Mais il

n'est pas si commode de trouver chez les païens une dé-


mort comme
claration catégorique qu'ils regardaient la
une punition du péché, quoique cette croyance ne sem-
ble jamais avoir été perdue entièrement. Nous l'admet-
tons volontiers.
Malgré cela, nous ne pouvons nier que cette croyance
se soit toujours conservée plus ou moins clairement.
Car les philosophes postérieurs, qui se donnent tant de
peine avec la mort, luttent contre cette idée comme étant
une hypothèse insoutenable émanant d'hommes igno-
rants, comme nous allons nous en convaincre.
Les xpaïens sentaient d'autant plus
l
vivement l'amer- G - - L«
crainte de la
mort dans
l'antiquité.
(l)Sylvius, 1, 2, q. 83, a. 6. Gotti, Depeccat., q. 1, d. 2, 16.

31
482 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE L'HUMANISME
fume de la mort moins s'expliquer cette
qu'ils savaient
chose obscure. Rien ne peut être moins vrai que cette
invention prétendant que les anciens, au lieu de redou-
ter la mort, l'avaient plutôt aimée et caressée.
Nous laissons de côté ici ces prédicateurs d'une mo-
rale légère qui semoquent de la mort ou jouent avec
elle, afin de se donner du cœur pour jouir de la vie,

malheureusement trop vite écoulée. De tels hommes


n'ont pas le droit d'être écoutés là où des esprits sérieux
discutent des questions sérieuses. Que les anciens fas-
sent donc circuler s'ils veulent dans leurs banquets (1)
l'image de la mort en chantant : Crois-moi ! prends du
bon temps ;
que serait la vie sans moi?
jouis de la vie ;

Tu ne seras bientôt plus qu'une ombre, un vain nom, de


la cendre (2). Que nos païens modernes les imitent en
cela ; y ait des hommes qui soient tombés si profon-
qu'il
dément dans la grossièreté, jusqu'à faire de la chambre
mortuaire et de la chapelle des morts le théâtre de leurs
débauches, ce n'est pas d'après cela que nous pouvons
juger la manière de voir de l'humanité. Car qui voudrait
voir l'expression d'une époque et de ses vues dans de
telles exceptions heureusement peu fréquentes?
Mais les meilleurs et les plus sérieux parmi les païens
jugent tout autrement la mort. Nous disons la mort. On
veut nous faire croire qu'ils considéraient seulement avec
tristesse les instruments dont elle se* sert, et non pas la
mort elle-même. Dans cette affirmation, il n'y a que la

première partie qui soit juste, à savoir que les instru-

ments de la mort étaient odieux aux anciens. Les instru-


ments de la mort sont très nombreux, dit Lucien il y ;

la fièvre, la phtisie, le glaive, les brigands, la ciguë, les


tyrans. Viennent-ils à s'emparer de l'homme, on entend
des soupirs et des lamentations de tous côtés (3). Un es-
pritplus sérieux, leplus grand des tragiques grecs, appelle

(i) Lucian., 12, 17.


(2) Persius, V, 151 sq.
(3) Lucian., 12, 17.
ŒILLADES A LA MORT 483
aussi la peste, — qui est également un des moyens par
lesquels la mort va chercher ses victimes, — le plus
odieux mal qu'il connaisse (1). Ceci va tellement de soi,
qu'il serait inutile de perdre un mot à ce sujet.
Mais examinons de plus près ce que les païens ont
pensé de la divinité vers laquelle la mort devait les por-
ter. Ils considéraient comme souverain du royaume de
la mort, Hadès ou Pluton (2), le roi abominable, terri-
ble, sauvage (3), le prince impitoyable (4), le plus odieux
de tous les dieux (5), comme l'appellent les anciens, ce-
lui dont le nom seul glace d'effroi (6). A côté de lui, il
y
a comme reine du royaume de la mort, Persephoné, Pro-
serpine, dont on n'ose pas même prononcer le nom (7).
Elle s'appelle aussi Hécate.Son aspect est terrible, sa
hauteur atteint un demi-stade. Dans la main gauche, elle
porte un flambeau, et dans la main droite elle tient une
épée longue de vingt aunes. Elle a des serpents en guise
de pieds, et comme chevelure des vipères qui se tor-
dent autour de son cou et de sa poitrine (8). Quand elle
marche, le sol tremble comme dans un tremblement de
terre (9). Elle ne pose sonpied qu'à l'endroit où le tom-
beau exhale ses odeurs fétides, et où se caille le sang
noir (10). Les chiens eux-mêmes fuient effrayés à son
approche (U). Il faut peu d'imagination pour compren-
dre dans quels sentiments les païens devaient recevoir
lamort, quand elles'annonçait commemessagèredecette
sinistre divinité.
Ajoutez-y encore cette suite de vampires qui formaient
la cour de ces dieux, les furies, les lamies, les larves,
les lémures, les mormolyques, les squelettes et les spec-

(1) Sophocles, GEd. R., 27 sq.


(2) Iliad., VIII, 368. — (3) Bion., i, 52. — (4) Ibid., 8, 3.

(5) Iliad., IX, 159. —Hesiod., Op., 153 (Lehrs).


(6)
(7) Euripid., Hélène, 1307 (Fix); Fragm., 67 (Wagner).
(8) Lucian., 52, 22. Apollon. Rhod., Arg., 3, 1214 sq.
(9) Lucian., loc. cit., Apollon. Rhod., loc. cit., 3, 862 sq.
(10) Theocrit., Id., 2, 12.
(H) Ibid., 2, 13. Virg., Mn., 6, 257.
484 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE L'HUMANISME
très (1), avec des mines horribles (2), des ailes de chau-
ves-souris (3), des défenses féroces (4) et des grince-
ments de dénis (5) jusqu'au Charon malpropre et
,

hérissé, et au Cerbère avec ses trois ou cinquante têtes r


qui au lieu de poils porte des vipères sifflantes, et au
lieu de queue, un dragon venimeux. En vérité, il fallait
que les païens eussent un goût curieux, si, comme nos
humanistes nous les dépeignent, ils accueillaient avec
des transports de joie la mort qui les invitait à faire
connaissance avec cette belle société.
A ceci s'ajoute encore l'endroit qui devait former leur
patrie, l'Erèbe, l'Hadès ou l'Orcus. D'après ridée que
s'en faisaient les anciens, c'était un lieu souterrain,
vaste, couvert de ténèbres. Aucun rayon de soleil n'y

pénétrait. Selon leur croyance (6) tout y était amer (7).


Cet endroit ténébreux riche en soupirs et en lamen-
tations (8), ne réclamant que le meurtre et la mort (9),
était enveloppé d'une horrible nuit éternelle (10). Le
seul nom des fleuves qui le traversaient, indique déjà
ce qu'il fallait en penser (1 1). Voici le Cocyte, le fleuve
des larmes, de Pyriphlégéthon, le fleuve de feu, et avant
tout le Styx, le fleuve haï et détesté qui inspire de la ter-
reur aux dieux eux-mêmes(12).C'estparlui qu'ils jurent
leurs plus grands serments (1 3). Ils deviendraient même
la proie de la mort , s'ils devenaient infidèles à ces
serments (14).
C'est donc dans cet endroit, que, dans les cas les plus

(1) Seneca, Ep., 24, 18. Petron., Sat., 34. Lucian., 10, 25, 2; 28, 1 ;

11, 15.
(2) Mùller-Deeke, Etrusker, II, 103, 109 sq.
(3) Horat., Satir., 2, 1, 58.
(4) Seneca, Hercules furens, 2, 555.

(5)Silius Italie, Bell, punie., 13, 561.


(6) Lucian., 50, 2.
— (7) Scholiain Theocrit., 15, 94.

(8) Sophocl., (Ed. R., 29 sq.


(9) Sophocl., (Ed. C, 1689. Euripid., Aie., 225,
(10) Sophocl., Trach., SOI.
(11) Lucian., 50, 3. —
(12) Hesiod., Theog., 775.
(13) Iliad., XV, 38 Od.. V, 186.
;

(i4) Virgil., Mn., VI, 324.


ŒILLADES A LA MORT 485

favorables, séjournent les morts, sans douleur (1), il

est vrai, mais sans honneur (2), sans joie et sans cons-
cience de ce qu'ils font (3),quand même ils échappent
aux tourments terribles réservés aux impies. Ils ne sont
que des ombres (4), des illusions trompeuses (5), des
songes (t>), ou semblables à la fumée qui se dissipe (7) ;

ils ont des têtes vides (8), incapables de proférer une


parole humaine. Leur langage est un sifflement hi-
deux (9). Quand ils sont réunis en grand nombre, ils

fontun tel bruit que l'on s'enfuit d'effroi (10). Les plus
heureux qui, à cause des grandes actions qu'ils ont ac-
complies sur terre, ont été nommés princes de ce royau-
me, se sentent si délaissés et si désolés, que chacun
d'eux préférerait de beaucoup vivre ici sur terre, comme
un simple paysan, comme serviteur chez un homme
réduit à la dernière pauvreté, que de régner dans ce sé-
jour (11).
Sans doute les anciens païens parlent souvent de la paix
et du repos dans la mort, quand ils sont assaillis par les
douleurs mais on voit quelle valeur il
et l'impatience,

faut attribuer à ces expressions prononcées dans un mo-


ment de malaise. C'est ainsi que celui qui tombe dans
la mer souhaite lui aussi d'être dévoré par les requins
pour trouver une fin plus prompte. Mais quand on pénè-
tre davantage cette pensée, on entend dire « Laisse-moi :

^npaix avec tes paroles de consolation sur la mort (12)».


« On nous dit que la mort est le meilleur remède à
toutes les souffrances, s'écrie Macaria, la fille d'Hercule,
au moment où elle s'offre généreusement, dans la fleur
de sa jeunesse, comme victime pour les siens. Cepen-

(1) Sophocl., Trachin., 1173. Euripid., Troad., 602 sq., 633.


(2) Moschus, 3, 104.
(3) Eurip., HeracL, 592. //., XXIII, 104; Od., XI, 476.

(4) 2xt« t'.,


Od., X, 495. —
(5) Effila, -Od., XI, 476.
(6) Od., XI, 222. —
(7) IL, XXIII, 100. Virgil., Mn., V, 740.
(8) 'Apsv»jvà xipyvu, Od., X, 521, 536 XI, 29, 49. ;

(9) T>iǫv, IL, XXIII, 101 Od., XXIV, 5.



;

(10) Od.. XI, 43 sq. (H) Od., XL 489 sq.


(12) Od., XI, 488.
486 MANIÈRE DE PENSER ET D AGIR DE L HUMANISME
dant, ajoute-t-elle, c'est seulement dans le cas où il n'y
a rien là-bas, car si là aussi des souffrances nous atten-
daient, nous les victimes de la mort, je ne saurais plus
où aller » (1 ). Alceste tient le même langage, quand elle
consent à mouri r à la place de son époux (2) . Alors com-
ment les autres qui ne s'offraient pas volontairement en
mais qui étaient destinés à une mort sans hon-
sacrifice,
neur, sous la main des médecins et des magiciens, au-
raient-ilspu rendre cette idée plus agréable ? Nous avons
déjà vu ce que les anciens pensaient de la mort. Ce n'est
guère possible, comme dit l'Apôtre (3), d'avoir sur elle
des idées moins consolantes et plus désespérées. Les
paroles suivantes d'Iphigénie sont l'expression des sen-
timents de l'antiquité tout entière : « Dans les demeures
souterraines tout est néant. Insensé qui souhaite de mou-
rir : une vie malheureuse est encore préférable à une
mort glorieuse (4) ».
On objecte que c'était un usage très répandu chez les
païens de représenter la mort sous l'image du sommeil,
de représenter parfois sous une forme aimable (5), les

dieux qui rappelaient les Enfers, et même de


donner au
dieu de la mort la forme d'un dieu d'amour (6). Tout
cela est vrai, mais facile à expliquer. Cette génération
qui avait horreur de la mort, tenait à éloigner d'elle toute
pensée trop sérieuse à son sujet et à ce qui vient ensuite.

Ce fut cette même génération qui, dans le but de chas-


ser la pensée à une faute, à une punition et à une ex-
piation, ne nommait plus les déesses de la vengeance
Erinnyes, Furies, mais Euménides, c'est-à-dire les bien-
veillantes ; c'est cette même génération qui évitait de
prononcer le nom de la terrible Hécate, et disait à la pla-
ce : la très glorieuse (7), le plus bel enfant des enfers (8).

(1) Euripid., Heraclidœ, 593 sq. ^


(2) Euripid,, Alcestis, 168, 176 sq., 182.
(3) IThess., IV, 12. —
(4) Euripid., Iphig. Aul., 1250 sq.
(5) Pausanias, 1, 28, 6. —
(6) Furtwœngler, Idée des Todes, 295.

(7) Hesiod., Theog., 768. —


Euripid., Orest., 963 sq.
(8) Dùntzer, Frauenbilder aus Goethes Jugendzeit, 205, 403.
ŒILLADES A LA MORT 487

Mais qui se laissera tromper par une telle dissimula-


tion du sentiment vrai ? Pourquoi Gœthe a-t-il évité avec
tant de soin le mot « mourir)), et s'est-il contenté de dire:
La pauvre du monde; l'absence
Julie a quitté la scène
de mon fils m'accable (1) ? C'est pour la même raison que
celle pour laquelle la jeune fille qui s'est égarée trem-

blante dans la forêt, dit au charbonnier noir de fumée :

Brave homme, soyez donc assez bon pour m'indiquer


mon chemin; pourla même raison que cellepour laquelle
legentleman qui a rencontré un vaurien en loques sur
sa route, avec un gourdin, ôte de loin son chapeau
et lui demande en ayant l'air de s'intéresser à lui : Mon
bon ami, d'où venez-vous? Comment va votre chère
santé? En littérature on appelle cela des euphémismes.
Maïs il n'est pas nécessaire d'être bien savant pour sa-
voir qu'ils sont dus à la peur.
Et il en est ainsi. Pourtant, dans toutes les langues, et
dans tous les temps, nous retrouvons la loi psychologi-
que qu'on donne aux. choses dont on a honte, aux cho-
ses désagréables, qu'on déteste le plus, qu'on redoute
le plus, aux animaux dangereux, à des maladies terri-
bles, un nom qui est de nature à les rendre moins ef-
frayants, le peuple appelle la peste Madame la commère,
la goutte Y aimable personne, ou les dons enfants, la rou-
geole, le Dieu vous bénisse, la paralysie, la bonne ou la
bienheureuse (2). Personne n'en conclura que ces gens-
là ont une prédilection particulière pour la peste, ou un

désir ardent d'avoir une attaque de goutte. C'est juste-


ment le contraire. La même chose a lieu quand l'Hindou
parle du tigre, le nègre du lion, l'Indien de l'ours, en
termes de vénération et de tendresse. Pendant la Révo-
lution française, on invitait le bourreau à sa table, on
appelait la guillotine Madame, ou ma sainte on portait ;

son image comme pendants d'oreilles, boutons de che-


mises on la faisait graver sur son cachet, on la mettait
;

(1) Grimm, Deutsche Mythologie, (3) II, 1106, 1109sq.


(2) Schneller-Frommann, Bayer. Woerterb., I, 965 ; II ,240, 252.
488 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE L HUMANISME
comme objet d'art pour orner la cheminée (1) ; on cé-
lébrait Robespierre comme pur esprit, créateur terrible,
dieu souverain qui voit tout et sait tout (2). Chacun de-
vine sans longues réflexions le véritable motif de ces
tendresses.
Nous croyons donc ne pas nous tromper et ne pas
commettre une injustice en considérant ces expressions
et ces images flatteuses que les anciens consacrent à la

mort, seulement comme unsigne delà peur qu'ils avaient


pour elle (3). Ils ont beau parler des consolations de la
mort, de la délivrance de toutes les afflictions par le

sommeil de la mort, nous voyons qu'il ne reste guère


de cette gaieté tant vantée de l'antiquité, quand on
l'examine de près, et que si les païens trouvèrent dur
le fardeau de cette existence, ils' trouvèrent qu'il était
encore plus dur de s'en aller que nous chrétiens.
Pour nous, ce sommeil n'est que la fin de nos peines
et le terme de la séparation d'avec notre père, mais c'est
en même temps le réveil vers une vie nouvelle éternelle,
et vers une activité plus élevée. Pour eux, il est la fin
de la vie, et par le fait même de toute félicite (4) ; c'est
un sommeil d'une longueur effrayante, sans fin ni ré-
veil (5).
Il que dans ce cas l'idée delà mort, pré-
est évident
sentée sous l'image du sommeil, ne pouvait pas offrir
beaucoup de consolations aux anciens. Le sommeil et
la mort sont frères et sœurs, dit Hésiode, mais très dif-
férents l'un de l'autre: « Le sommeil parcourt la terre

et la plaine de la mer, versant sur les mortels le silence


et le repos. La mort est aussi dure que le marbre des
tombeaux ; son cœur est d'airain, elle saisit l'homme et
ne le lâche plus ; elle est abhorrée même des dieux (6).

(1) Gaume, Die Révolution, IV, 206.


(2) Ibicl, IV, 257, 260 sq., 262, 264.
(3) Meursius, De funere, c. 1 (Gronov., Antiq. gr., XI, 1285).
(4) Antkologia Palatina, 7, 685, 4.
(5) Moschus, 3, 105. >
(6) Hesiod., Theogon., 758, 764 sq.
ŒILLADES A LA MORT 489

C'est pourquoi, quand anciens représentaient le


les
sommeil et la mort ensemble, ils les symbolisaient par

•deux enfants reposant sur le sein de leur mère, pendant


lanuitj'unblancqui sommeillait doucement, l'autre noir,
les jambes convulsivement étendues, comme quelqu'un

que glace la mort (1). Laissons à Lessing la


peur de la

consolation bon marché d'expliquer ceci en ce sens


qu'on a voulu représenter la mort dans une attitude
commode, les jambes croisées l'une sur l'autre (2). Après
toutes les considérations que nous avons faites, s'il est
quelqu'un qui croit encore que les anciens trouvaient la
mort agréable, nous ne discuterons pas ïtvec lui, pour
savoir s'ils sont devenus rigides et raides avant la mort,
ou s'ils ont pris leurs aises pour mourir. Nous savons
à quoi nous en tenir à ce sujet.
Cet audacieux mépris de la mort, par lequel un cer- 7. - Le

tainnombre de philosophes, surtout des derniers temps mouchez les


. . . philosophes
du monde païen, se sont signalés
1 ° à 1 attention univer- provenait de
leur crainte
t

selle, n'est qu'une apparente contradiction avec la crainte p° ur elle -

universelle qu'on éprouve pour la mort. Nous avons


affaire tout d'abord à Lucrèce (3), le chantre de l'Epi-
curisme et de l'incrédulité, à Cicéron (4) et à Sénè-
que (5), puis à Epictète et à Marc-Aurèle. Il leur importe
surtout de chasser la crainte delà mort, en luttant con-
tre l'opinion qu'il y a dans celle-ci quelque chose d'au-
tre que la dissolution d'un animal. Si on considérait la
mort comme un mal, et qu'on la craignît pour cette rai-

son, la vie serait alors une véritable torture, puisqu'il


faut s'attendre chaque jour à mourir, dit Cicéron (6).
Donc on ne doit voir en elle, rien autre chose qu'une
disposition naturelle ; surtout, on ne doit pas la consi-

(1) Pausanias, 5, 18, 1.


(2) Lessing, G. W. (Leipzig, 1855), V, 286.
(3) Lucret., III, 842 sq.
(4) Principalement dans le l« r vol. des Tusculanes.
(5) Seneca, Ep., 26, 30, 36, 61, 69, 77, 78, etc.
•(6) Cicero, Tuscul., I, 5-7.
490 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE L'HUMANISME
dérer comme une punition (1). Le meilleur, croit Lu-.
crèce, est de s'armer de ce principe contre toutes les
idées noires : « La mort n'est donc rien, et ses terreurs
ne doivent pas nous atteindre. Ainsi, quand notre vie
sera éteinte; quand la mort aura séparé les principes
dont l'union entretient notre existence, nous serons de
nouveau affranchis des caprices du sort; que dis-je?
nous ne serons plus et notre sentiment ne serait point
;

réveillé par l'écroulement des débris confondus de la

terre, des mers et des cieux » (2).

Oui, les paroles de ces esprits forts sentent la vaillance


ou du moins la grossièreté. Si seulement elles avaient
donné au monde consolation, force et énergie Mais !

nous craignons qu'elles lui en aient donné bien peu. Un


de ceux qui s'efforcent le plus d'enlever à la mort toute
terreur nous le dévoile lui-même. Après nous avoir par-
lé jusqu'à nous en fatiguer de l'insignifiance delà mort,
il conclut ainsi : «
s
Voici mon dernier mot, le résumé
de toute ma sagesse. S'il y a même des enfants et des
insensés qui ne craignent pas la mort, le philosophe ne
la craint pas non plus, car il serait honteux que la rai-

son ne nous donnât pas la même assurance que celle que


les insensés puisent dans la folie » (3).

En une curieuse consolation, et une philo-


vérité, c'est
sophie bizarre Représentons-nous un mourant qui, au
!

lieu d 'un confesseur, a un de ces bons philosophes près de


son chevet, et se fait essuyer par lui la sueur froide qui
coule de son front, avec cette phrase insipide : « Cher
ami, meurs en paix, le fou lui non plus n'a pas peur
de la mort. L'enfant s'éteint sans s'en douter, le fou se
jette en riant dans le précipice, fais comme eux (4) ».

Nous le demandons, que pensera le malheureux ? Ne se


'

dirait-il pas en lui-même Est-ce que par hasard tu vou-


:

(1) Seneca, Consol. ad Helv., XIII, 2. Cicero, 4, Catil., 4, 7. Caesar,


dans Sali uste, Catilina, 51.
(2) Lucret.,111, 842 sq., 852 sq. *

(3) Seneca, Ep., 36, 12. —


(4) Cicero, Nat. deor., 1, 32.
ŒILLADES A LA MORT • 491

drais te moquer de moi, dans ce péril extrême où je me


trouve, ou veux-tu te moquer de ta sagesse perverse?
Crois-tu par hasard que la mort ne soit pas déjà assez
amère, pour que tu veuilles l'y reudre encore davantage
par une raillerie aussi déplacée.
Une telle philosophie n'est assurément pas autre chose
que de la pure raillerie. Avec elle, il est peut-être possi-
ble de voiler pendant la vie la crainte qu'on a pour la
mort, mais quand cela devient sérieux, l'envie de faire
des plaisanteries indignes cesse pour tout le monde.
D'où provient l'excès de ces belles phrases qui, après
des affirmations sans fin, craignent de n'avoir pas encore
suffisamment exprimé le courage en face de la mort et

le mépris pour elle, etrecommencent sans cesse ? N'est-


ce pas le signe le plus certain de la peur? Ceci a même
étonné Cicéron qui faisait pourtant partie de cette so-
ciété. Il croit qu'il y a deux choses dont certaines gens
parlent trop, pour qu'on ne s'aperçoive pas qu'ils en ont
peur: c'est Dieu et la mort (1).Apprendre à mépriser
la mort, dit-il, maintes fois, n'est pas un jeu d'enfant. 11
faut l'étudier dès sa plus tendre jeunesse, et persévérer
assidûment dans cette étude, car sans cela, aucun hom-
me ne peut passer sa vie en paix (2). Mais lui aussi se
trompait. Personne, quand même il ferait cette étude
toute sa vie, ne pourrait être indifférent envers la mort.
Quand pour de bon, ce soi-disant mépris delà mort
c'est

a vite fait de disparaître. Un des plus grands parleurs du


monde, Carnéade, a souvent mort était tout
dit que la
ce qu'il y avait de plus simple. La nature m'a fait, avait-
il coutume de dire, cette même nature me reprend, et

tout est fini parla. Mais quand une fois la mort se pré-
senta, ses fanfaronnades prirent fin, et il chercha à ca-
cher sa peur par une plaisanterie insipide (3).
Aulu-Gelle raconte un autre exemple (4). Un jour il

(1) Gicero, Nat. deor., I, 32.


(2) Cicéro, Senect., 20, 74. Lucian., 12,17.
(3) Diogen. Laert., 4, 9, 64. —
(4) Aulus-Gellius, 19, 1.
492 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE L'HUMANISME
allait de Cassiope à Brindisi. Parmi y les passagers, il

avait un philosophe stoïcien, un professeur d'Athènes,


qui, du haut de sa chaire, cherchait à inculquer aux can-
didats de la philosophie, pour des honoraires très éle-
vés, entre autres choses plus utiles, nous l'espérons,
un mépris complet pour la mort. Tout à coup, une vio-
lente tempête éclata sur la mer Ionienne. Aulu-Gelle,
quoiqu'il se trouvât lui-même dans un danger immi-
nent, ne put résister à la curiosité de voir ce que ferait
alors le vaillant héros. Nous autres, dit-il, avec notre
crainte de la mort non philosophique, nous poussions
parfois des cris quand la tempête faisait rage contre le
vaisseau. Ce stoïcien ne faisait pas comme nous, c'est
vrai, mais il changeait de couleur à tout moment, et
nous ressemblait beaucoup par son air bouleversé. Les
autres firent aussi la même remarque. Lorsque la tem-
pête fut calmée, un riche asiatique, gros, florissant de
santé, ne put s'empêcher de lui poser cette question :

D'où vient-il donc, illustre professeur, qu'à l'heure du


danger, vous soyez devenu si timide et si pâle? Je ne
suis pasun savant et pourtant je me suis montré bien plus
brave que vous. La réponse qu'il fit fut digne de l'esprit
quidonna naissance à la philosophie du stoïcien, avec son
mépris non philosophique pour les hommes et la mort.
Le professeur réfléchit d'abord assez longtemps pour
savoir s'il devait répondre à ce profane. Puis il dit : Tu
n'es pas digne d'en savoir la raison par ma bouche. Le
disciple d'Aristippe va te répondre à ma place. Un jour
un homme comme toi demanda à celui-ci, qui se trouvait
dans une situation analogue, pourquoi il avait peur alors
que lui ne craignait y a
rien. C'est que, répondit-il, il

une grande différence entre nous dans la circonstance


présente. 11 ne manquerait plus qu'un scélérat comme
toi fût accessible à l'émotion.Pour moi, il y va de la vie
d'un philosophe illustre, et pour un trésor si précieux,
il est permis de trembler un peu.
ŒILLADES A LA MORT 493
Dans sa grossièreté inhumaine, cette expression nous 8 _ Les
ra u
permet de jeter un regard sur la source d'où provient S oT-disant

toute cette audacieuse philosophie. Le chatouillement 2™


de l'orgueil, la fatuité, qui croient qu'on dépasse le vul-

gaire de la longueur d'un homme, dès qu'on nie avec


arrogance ce que celui-ci admet sans conteste, mais
dont il une conviction scientifique, a produit la
n'a pas
théorie favorite de l'Humanisme, comme beaucoup d'au-
tres. Elle est beaucoup plus mépris des hommes, qu'elle
n'est mépris de la mort. C'est pourquoi elle tient si peu
debout, dès que la mort commence à montrer qu'elle ne
trouve pas une très grande différence entre les philoso-
phes qui s'en vantent, et la foule commune.
Oui, un tel sentiment apparaîtra toujours comme très
peu solide, en face des craintes de la mort. Personne
ne donne volontiers et avec joie le plus grand de tous les
biens extérieurs, sa vie, uniquement pour satisfaire l'en-
têtement stoïque. On ne le donne que pour un bien plus
élevé, pour l'amour de Dieu, pour une nouvelle vie
meilleure, qui nous rapproche de Dieu notre fin. Or le
Christianisme seul a enseigné cette sagesse et cet art.
C'est pourquoi ces philosophes qui méprisaient si pro-
fondément la mort ne trouvaient rien de plus choquant
chez les chrétiens, et de plus ennuyeux que leur cou-
rage héroïque devant Mais eux-mêmes durent
elle (1).

faire l'expérience que l'orgueil n'est pas d'un grand se-


cours dans la vie, et ne fortifie pas à l'heure de la mort.
D'ailleurs ces soi-disant esprits philosophiques se
trompent, quand ils se croient eux seuls capables de
cet orgueil. Pour cela, il n'est pas besoin d'être philoso-
phe. Le vieil arabe lui aussi déclare qu'il ne craint point
la mort. La pensée de ne plus pouvoir voler sur son
coursier rapide à travers le désert, porter la terreur chez
ses ennemis la pensée de ne plus exciter le sourire de
;

ses femmes, dès que ses lèvres découvrent les blanches

(1) Luçian., 68, 13. Tatian., C. Grœo,,.ù. 19. ïertull., ScapuL, 5.


494 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE L'HUMANISME
rangées de ses dents ; la pensée de devenir, le bâton à
la main, un objet de moquerie pour les jeunes gens, tout
cela lui fait apparaître l'amertume de la mort comme
peu de chose (1). Le Chinois lui aussi dit qu'il ne craint
pas la mort. Seulement il faut qu'elle vienne rapidement,
car il croit qu'une mort lente pourrait lui ravir son éga-
lité d'humeur.

Partout les mêmes grands mots, partout le même pe-


tit manteau crasseux avec lequel l'orgueil du mendiant

voudrait couvrir sa nudité. Nous ne voulons pas dire par


là que ce soit l'orgueil qui produise toujours l'indifféren-
ce pour la mort. Il y a encore d'autres raisons, lesquelles
ne sont pas beaucoup plus honorables. Les hommes sa-
vent qu'ils doivent mourir, c'est vrai; mais ils ne pensent
pas à ce qui est pour eux le plus certain. Ils croient la
mort à une distance inouïe, alors même qu'elle les a
déjà saisis à la gorge (2). Ce n'est pas de l'orgueil, c'est
un manque de réflexion, c'est de la légèreté.
Ce Stoïcien dont il était question à l'instant, ou plu-
tôt son tenant-lieu aristippien, a indiqué encore une
cause pour laquelle un grand nombre de personnes font
peude>cas de la mort. Les jongleurs et les dompteurs
exposent leur vie d'une manière étonnante en faisant de
misérables et indignes tours d'adresse. Ce n'est pas du
courage, mais simplement une folle audace. Tout hom-
me réfléchi, quand même il posséderait cent fois plus de
courage, refusera de les imiter en ce qui concerne le mé-
pris de la mort. Dans une telle manière d'agir, il ne voit
pas autre chose que le manque de réflexion; en d'autres
termes, un émoussement de l'intelligence. N'avoir peur
de rien est preuve de faiblesse d'esprit Sénèque n'a (3).
pas eu si tort quand il disait, et Heine quand il répétait
qu'il n'y a que les fous qui ne craignent rien. Pour cela,
il n'est pas nécessaire d'être insensé, il suffît qu'on ne

(1) Kremer, Culturgesch. des Orients unter den Kalifen, II, 352 sq.
(2) Aristot., JRhetor., 2, 5, 1.
(3) Thomas, 2, 2, q. 126, a, 1.
ŒILLADES A LA MORT 495
réfléchisse pas. Il n'y a pas d'expressions pour caracté-
riser de tels hommes. Fou est trop fort. On ne peut que
les appeler insensés, ou vides de toute réflexion et de
tout sentiment (1 ). Ainsi pense Aristote.
y a encore une raison qui explique cette indifférence
Il

pour la vie, et c'est la pire de toutes. C'est sur des cri-


minels qui entendent de sang-froid leur condamnation
à mort, sur des hommes qui se donnent eux-mêmes la

mort de propos délibéré, parce que, soit paresse ou dé-


bauche, l'existence leur est devenue à charge, qu'on
peut le mieux l'étudier. Celui pour qui la vie n'a plus
de valeur, celui pour qui elle est manquée et insuppor-
table, doit naturellement saluer la mort comme une li-
bératrice. Le parasite qui vit sur le compte delà société,
parce qu'il est trop paresseux pour travailler et trop
lâche pour supporter ses charges et ses souffrances,
doit en quelque sorte désirer naturellement la mort.
Pourquoi donc vivre, si la que des souffrances,
vie n'a
demande Eschyle (2) ? Et Sophocle dit: « Appelez de
vos vœux une longue vie, à peine y trouverez-vous quel-
que charme et quand paraît la Parque qui ne connaît
;

nil'hyménée, ni les chants, ni les danses, alors enfin


lamort apporte un dernier remède à nos maux, en nous
conduisant tous également aux enfers » (3). Ainsi par-
lent les Grecs. Les sauvages insulaires de Fidji se sont
exactement élevés au même niveau. Leur poète chante
en termes beaucoup plus clairs :

« La mort est facile. »


« A quoi sert-il de vivre ? »
« Le repos est dans la mort (4) ».

Nous nous sommes arrêtés un peu de temps sur ce _


y Diffé-

sujet, mais par contre nous y avons trouvé la clef qui ™°^SShlî
maniste de la
vie et de la
Aristot., Eth., 3, 7 (10), 7. mort et la
(1)
(2) ^Eschylus, Armor. judic. fragm., 149 (Ahrens, p. 213). Sopho- chréuSSe"
clés, Antigon., 463 sq. (Dindorf).
(3) Sophocl., (Ed. Col., 1217 sq.
(4) Waitz-Gerland, Anthropologie der Naturwœlker, (1872) VI, 608.
496 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE L'HUMANISME
explique la manière de voir humanistique. C'est seule-
ment maintenant que nous voyons combien elle est con-
fuse et contradictoire. Rien n'est si dur, dit-elle, que
d'être obligé de vivre longtemps (1). La mort est le
dernier remède à toutes nos souffrances (2). Il n'y a que
les lâches et les gens qui ne connaissent pas encore la

souffrance qui aiment la vie et la souhaitent (3). Et ce-


pendant personne n'aime plus la vie que le vieillard (4),
c'est-à-dire précisément celui qui a vu le plus de souf-
frances dans la vie, celui qui est le plus près d'en être
délivré. C'est une cruauté de la part du sort, que de
nous donner la vie pour un temps si court (5).
Ainsi, elle rejette constamment d'un écueil à l'autre
celui qui ne connaît point de sagesse plus élevée que celle

de l'Humanisme. S'il vit, la vie lui est intolérable ; si la

mort menace, la vie lui est plus douce (6). Si la mort


le

se retire pour un moment, la vie qui lui est de nouveau


accordée l'accable d'un tel poids que la mort lui semble
préférable (7). La fin approche-t-elle de nouveau? la
pensée que s'il n'y a pas de bien dans la vie, comment k

trouverait-on quelque chose de bon dans la mort (8),


l'effraie. Si enfin la mort lui ravit la vie, il tombe dans
ses bras, découragé, sans force, car il sent qu'il s'affaisse
comme quelqu'un qui n'a plus d'espoir (9). Pauvre
païen ! S'il pense à la vie, alors il soupire Oh cette
: « !

vie humaine! Si le bonheur lui sourit, une ombre la


renverse, et si elle soupire sous les coups du malheur,
une éponge mouillée en efface les derniers restes » (10).
S'il pense à sa fin, celle-ci se présente avec une telle

horreur à son esprit, qu'il ne sait que dire en trem-


blant : « Tous nous sommes poussés vers le même abî-
me : le sort de tout mortel s'agite dans l'urne fatale pour

(1) Sophocl., Fragm., 19 (Ahrens). —


(2) ïbid., 118. (3) Iôîd.,556. —
(4) lbid., 432. —(5) Anthologia Palat., 7, 334, 1.
(6) Anthol. Palat., 1, 334, 1. —
(7) Eurip., Hecuba',311 sq.

(8) Menander. Epicier., fragm. 3 (Diibiier, Paris, 1877, p. 17).

(9) Anthol. Palat., 7,490, 4. Cf. I, Thess., IV, p. 12.


(10) ^schylus, Agamemnon, 1327 sq.
ŒILLADES A LA MORT 497

en sortir tôt ou tard, et nous faire passer sur la barque


pour l'éternel exil » (1).
Le chant lugubre et frivole en même temps d'un poète
grec inconnu exprime le mieux cette conception amère
de la vie « Ce n'est pas ma faute si je suis né, et si j'os-
:

cille d'un jour à l'autre dans la douleur, jusqu'à ce que

j'arrive aux enfers. Maudit soit le jour, le sombre jour


où je naquis, le jour depuis lequel je cours à la mort
sans consolation. J'étais néant, et néant je suis main-
tenant, et néant je serai toujours, et néant est cette re-
poussante vermine humaine qui grouille dans la pous-
sière. C'est pourquoi, buvons bravement le vin fumeux.
Je ne connais d'autre remède à notre misère, que de la
noyer dans le jus du raisin » (2).'
Tout autre est notre manière chrétienne d'envisager
la vie et la mort, le temps et l'éternité. Elle est beau-

coup plus sérieuse et plus rassurante en ce que, tout en


restant humaine, elle nous élève au-dessus des misères
humaines. Pour nous, la vie n'est jamais vide et sans
valeur, car celui dont nous portons le nom nous a en-
seigné à la vivre en lui et pour lui. Mais nous ne nous
attachons pas à cette vie, car lorsque nous la quittons
nous en trouvons une autre véritablement digne de ce
10m. Donc, quoique la vie soit un grand bien pour nous,
la mort néanmoins est encore un plus grand gain (3).

C'est pourquoi notre poète dit: Celui qui se plaint de


:e qu'on meurt sur la terre, pour vivre dans le ciel, n'a

>as connu l'abondance des doux rafraîchissements de

la paix éternelle (4). Comme il est écrit de Saint Martin,


chacun doit rester inflexible sous le poids des fatigues
delà vie, invincible devant la mort; personne ne doit
pencher d'un côté ou d'un autre, ni craindre la mort, ni
refuser de vivre (5). L'assurance de jouir de la véritable

(l)Horat., Carm., II, 3, 25 sq.


(2) Anthol. Palat., 7, 339. lbid., 7, 472, 476; 10, 84, 118; 11, 56.
(3)Phil., I, 21. —(4) Dante, Parad., XIV, 25 sq.
(5) Sulpic. Sever., Ep. 3 ad Bassulam.
32
498 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE L'HUMANISME
vie qu'on entrevoit après la mort, donne à chacun la
force de supporter toutes les souffrances de ce monde,
et enseigne à attendre patiemment l'heure de la déli-

vrance. Le désir de la patrie éternelle fait de ce qui est


pour l'homme naturel l'épreuve la plus amère, la source
delà joie; elle fait de la mort la porte de la vie (1).
C'est pourquoi, pour lui, il est beau de vivre et encore
plus beau de mourir (2).

(1) Greg. Mag., Mor., 7, 18. — (2) Bernard., Laud. nov. mil., 1,1,1.
TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION 5-37

i. La soi-disant pensée moderne, la doctrine de l'homme ou l'Hu-


manisme. — 2. Les cinq doctrines fondamentales de l'Humanisme:

a) La négation de Dieu ou du moins le manque d'attention pour


lui. — 3. b) L'idolâtrie personnelle. —
4. c) La négation de la
doctrine du péché héréditaire. —
5. d) Du Christ et de la Rédemp-
tion.— 6. e) De l'Eglise et des moyens de salut. 7. L'Huma- —
nisme foncièrement différent de l'Humanité. —
8. L'Humanisme
ne conduit à aucune civilisation satisfaisante, et cela pour deux
raisons. — 9 a) Parce qu'il méprise la dernière fin de l'homme.
Sous ce rapport, il est bien au-dessous de l'antiquité. 10 b) Parce —
qu'il nie la corruption de la nature humaine. —
11. Corruption
héréditaire du genre humain tout entier et péché personnel li-
bre. — 12. La doctrine du péché et de la Rédemption est la clef
pour comprendre l'histoire du monde.

PREMIÈRE PARTIE
CHANGEMENT DE L'HUMANITÉ EN HUMANISME
PREMIÈRE CONFÉRENCE. — La corruption de la na-
ture humaine 39-66

4. Le cœur humain est le témoin le plus irrécusable de la perver-


sité humaine. —
2. La doctrine de l'intégrité de la nature humaine.
— 3. La perversité morale comme conséquence de cette doctrine.
— 4. La bonté de la nature comme excuse à tous les égarements.
— 5. Tous les hommes sans exception sont corrompus dans leur
intérieur. — 6. La convoitise mauvaise qui se trouve dans chaque
homme est indépendante de sa volonté elle est déjà de par la
;

nature. — 7. La corruption de la nature existe déjà dans l'enfant.


— 8. L'homme est à lui-même une énigme. —
9. L'idée de nature
est elle-même une contradiction, parce qu'elle porte la corruption
en elle. — 10. Bifurcation dé l'Humanisme et de l'Humanité.

DEUXIÈME CONFERENCE. — Le paradis perdu . . . 67-97

1. Optimisme et Pessimisme. — La nature humaine n'est pas


2.
complètement corrompue. — 3.Le mal n'est qu'une corruption
de la nature ; le bien lui est antérieur. —4. La doctrine d'un état
primitif parfait répondant à la raison. —
5. L'accord des ancien-
nes légendes sur ce point. Circonspection dans leur emploi. —
500 TABLE DES MATIÈRES
6. Les légendes concernant le Paradis. —
7. Les légendes de l'Ely-
sée, des Iles Fortunées, du jardin des Hespérides, des Hyperbo-
réens et de l'Atlantide. —
8. La légende de l'âge d'or et des qua-
tre âges du monde. —
9. Les idées du monde sur l'état de fe'licité
primitive. —
10. Le véritable état paradisiaque.

Appendice. — L'état primitif était surnaturel ou l'état


de nature est contre nature 98-138

d. Combien il importe de réfuter les objections contre une vérité.

— L'invocation de la nature et de l'état de nature est un té-


2.
moignage pour la décadence de la nature. —
3. Pourquoi cette
prédilection pour l'état de nature ? —
4. Histoire de la doctrine
de l'état de nature chez les anciens. —5 L'homme de nature
.

arabe . —
6. Les romans politiques ineptes depuis la fin du
moyen âge. —
7. L'idylle et la bergerie témoignages contre l'état
de nature. —
8. Les Robinsonnades. —
9. Les sauvages comme
peuples de nature. —
10. Les pèlerinages aux pays des vrais
hommes de nature. —
il. L'état de nature dans le ruisseau. —
42. Le résultat.

TROISIÈME CONFÉRENCE . - Péché originel et péché


héréditaire 139-173

1. La pratique des âmes enseigne que notre misère porte le caractère


de péché et qu'elle provient d'une faute. —
2. La doctrine de la
Révélation sur le péché originel et sur le péché héréditaire. 3. —
La théologie protestante et le péché héréditaire. —
4. La science
moderne et le péché héréditaire. —
5. Demander quelle est l'ori-

gine du mal est une preuve en faveur de la croyance à une chute.


— 6. Souvenirs du péché originel dans les légendes anciennes. —
7. La façon dont l'antiquité concevait le monde est une preuve de
la croyance à une faute originelle. —
8. La doctrine de la migra-

tion des âmes comme souvenir du péché héréditaire. —


9. La ma-
nière dont les anciens expliquaient la situation du monde. —
10. Quelle valeur ont les preuves dans des questions de cette na-
ture? —
11. L'humanité peut aussi pécher en tant qu'unité or-
ganique. —
12. Les deux lois du monde de l'hérédité et 13. —
Delasolidarité. —
14. Amertume et consolations encore plusgrandes
de cette doctrine.

QUATRIÈME CONFÉRENCE. —La corruption de l'hu-


manité tout entière 174-203

1. L'esprit hindou, comme esprit de mépris pour l'humanité, est par-


tagé par l'humanité tout entière. —
2. L'esclavage est une preuve
de la chute de l'humanité. —
3. La dégénérescence de la pau-
vreté en misère est un signe de la chute et même un crime de
l'humanité. —
4. L'humanité est solidaire des crimes de ses mem-
bres les plus mauvais. —
5. La société a souvent plus de part aux

vices de la civilisation que les individus. —


6. Rapport entre les
fautes des hommes et de l'humanité. —7. Devoirs relatifs aux
fautes des individus et de la totalité.
TABLE DES MATIÈRES 501

CINQUIÈME CONFÉRENCE. — L'histoire des religions


preuve de la chute de l'humanité 204-241

1. Combien le sentiment religieux sert à- juger les hommes. — 2.

Les doctrines modernes sur l'origine et le développement des re-


ligions.— 3. Dans toutes les religions connues, le Monothéisme est

la forme primitive de la foi. —4. Le monisme philosophique du


paganisme, à son origine, n'est pas un pur monothéisme, mais
une décadence de celui-ci. —
5. La profondeur de la décadence

humaine dans les religions païennes. —


6. A l'origine toutes les

manifestations de la vie religieuse sont plus pures que plus tard.


—r 7. La décadence morale est attestée par les représentations
symboliques des dieux. —
8. La chute n'a pas été complète, mais

il y eut toujours des souvenirs relatifs à une vie plus ancienne

meilleure. —9. L'humanité parfaite à l'origine par la grâce di-


vine, est tombée par sa propre faute.

SIXIÈME CONFÉRENCE. — La confession générale


de l'humanité tombée, 242-269

1. La répulsion naturelle que l'homme a pour le sang. —


2. Malgré
cela, les sacrifices humains sont une des coutumes les plus géné-
rales de l'humanité. —3. Les sacrifices humains sont joints es-
sentiellement, et d'une manière inséparable à la décadence de la
religion vers le paganisme. —
4. Les sacrifices humains sont un
signe de décadence du sentiment religieux et non d'humanité.
— 5. C'est dans le sacrifice humain et dans le suicide que se ma-
nifeste surtout l'esprit de complète révolte contre Dieu. 6. Si- —
gnification des sacrifices d'animaux. — 7. D'où vient l'inclination
du genre humain à répandre le sang. — 8. Confession générale de
l'humanité.

Appendice. —
Détails complémentaires relativement
à l'idée de la représentation dans le sacrifice san-
glant et dans le sacerdoce 270-295

1. Les différentes tentatives faites pour expliquer le sacrifice. —


2. Un exemple remarquable d'erreur de la part de la science in-
crédule. — 3. La double pensée fondamentale du sacrifice san-
glant. — 4. L'idée de la représentation pour l'homme dans le sa-
crifice sanglant. —5. La représentation exprimée dans le cérémo-
nial extérieur des sacrifices. —
6. Sacrifice et sacerdoce sont
partout unis ensemble. —
7. Le sacerdoce comme conséquence
et preuve de la chute originelle. —
"8. Le sacerdoce comme dou-

ble office médiateur. —9. L'idée de la représentation dans le


sacrifice et le sacerdoce reposant sur l'attente d'une rédemption
divine. — 10. L'espérance de la rédemption repose sur le même
motif que celui qui a produit la chute universelle.

502 TABLE DES MATIÈRES

DEUXIÈME PARTIE
LA MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR
DE L'HUMANISME
SEPTIÈME CONFÉUENCE. — La négation du péché. 297-327

1. L'ancienne question d'où vient le mal?


: —
2. Exagérations rela-
tives à la corruption de la nature, comme si elle était l'unique
cause du mal. —
3. La nature sensible comme prétendue cause

de tous les péchés. —


4. Le mal ne sort pas de la nature et des
dispositions de l'homme. —
5. 11 ne provient pas non plus des cir-
constances extérieures occasion, séductian, pauvreté, richesse.
:

— 6. Ikne provient pas également de l'exemple et de l'éduca-


tion. —
7. Ni des situations climatériques et géographiques. 8. —
Dieu lui-même est rendu responsable de la faute. 9. Personne —
n'est exempt de faute, et personne n'avoue sa culpabilité. 10. —
Les hommes ne veulent pas chercher la cause du mal, car 11. —
Ils ont peur de la vraie réponse à la question de l'origine du mal.
— 12. Où l'homme trouvera-t-il la vérité et du secours?

HUITIÈME CONFÉRENCE. — Glorification de la saine


sensualité 328-352

1. L'homme dans le puits, image de l'homme. — 2. L'homme sous


l'influence de la sensualité incompréhensible à lui-même.
est —
3. La triple corruption que le péché a introduite dans l'homme.
4. Corruption de l'intelligence. —
5. Corruption de la volonté et du
cœur. —6. Combien profonde et générale est la corruption de la
sensualité . —
7. Combien le plaisir des sens ronge l'homme et l'hu-
manité. —
8. La prétendue sensualité saine ou raffinée est elle-
même malsaine. —
9. La sensualité malsaine, corrompue, contre
nature, est une suite et une punition du péché. —
10. Les opinions
contradictoires la concernant sont une preuve de la grandeur de sa
corruption. —
11. Ce n'est que par la lutte. que la sensualité peut
devenir saine. —
12. Les vrais droits naturels de l'homme.

Appendice. — Un mot pour les parents et les éduca-


teurs 353-362

1. Combien il toucher à certaines questions en pu«


est difficile de
blic. —
2. Combien la jeunesse est au courant du mal. 3. Se —
taire sur des choses dont on a mission de parler, c'est coopérer
au mal. —
4. Devoir des parents, des éducateurs, des prédica-
teurs.

NEUVIÈME CONFÉRENCE. —Transformation des fai-


blesses humaines en monstruosités 363-387

1. L'homme est faible et enclin aux fautes. — 2. Errare humanum


est Les faiblesses humaines sont des fautes, mais des fautes lé-
:

gères, pardonnables. —
3. Chaque faute est une violation de la
vraie humanité et un chemin qui mène à l'inhumanité. 4. Preuve —
tirée de la vie publique et de la politique. 5. Preuve tirée —
de la

TABLE DES MATIÈRES 503


vie des individus. —
6. Les monstres de l'humanité ne. sont pas

si à comprendre ou à égaler.
difficiles —
7. Les pécheurs se sépa-

rent eux-mêmes de l'humanité. —


8. Nécessité de l'enfer. —
9. Les tourments de l'enfer pourquoi doivent-ils être éternels?
;

10. Comment on va dans l'enfer, et comment on l'évite.

Appendice. — Péchés véniels et péchés graves ou


mortels ....... 388-398

1. La négation stoïcienne d'une différence entre les péchés. — 2.


Différence essentielle entre les péchés véniels et les péchés mor-
tels. —
3. La nature des péchés véniels et des péchés mortels. -
4. Le péché, la mort de l'humanité.

DIXIÈME CONFERENCE. — Le péché comme droit . . 399-423

1. Les hommes se plaignent, mais c'est seulementde petits maux et


de maux extérieurs. —
2. Leur mal propre, le péché, est celui
qu'ils sentent ou avouent le moins. —
3. Le péché est le mal le plus

grand, le plus haïssable, le plus horrible. —


4. D'après le senti-
ment unanime des hommes, le péché est ce qu'il yade plus odieux.
— 5. D'après la doctrine de l'Humanisme le péché est une faiblesse
humaine insignifiante. —
6. Quelque chose qui est une nécessité

de nature, par conséquent un droit de l'homme. —


7. Le chemin
vers le bien forme une seule et même chose avec le bien. —
8. C'est quelque chose de plus beau et de plus sublime que le bien,
— 9. Le double jugement sur le péché.

ONZIÈME CONFÉRENCE. — Le péché comme génialité. 424-447

\ . Les bases morales du culte du génie. —


2. Ses bases dogmatiques.
— 3. César, le plus grand génie de l'antiquité, dans sa grandeur
et dans sa faiblesse. —
4. Les faiblesses des génies. —
5. La doctrine
que génie et moralité ne s'accordent pas, et que le péché est un
acte de génie. —6. D'où vient la force de cette doctrine ? 7. —
Origine de la doctrine de la double morale dans la pratique. —
8. Son développement en philosophie. —
9. Son développement
complet. —
10. Sens et portée de la doctrine du génie, limite de
l'Humanisme.

DOUZIÈME CONFÉRENCE. '— Œillades à la mort. . . 448-472

1. Le désir ardent de la mort est une preuve de la misère humaine.


— 2. La misère publique et cachée de l'humanité. 3. La dé- —
cadence corporelle de l'humanité suite du péché. 4. Le péché—
comme perturbation de la nature. —
5. Tous les maux, la mort
en particulier, sont la suite du péché. —
6. Les maux et la mort
comme punition de la violation de l'ordre moral du monde. —
7. La mort également naturelle et contre nature. —
8. D'où vient
la prédilection moderne pour la mort? —
9. Cajoler la mort est
plus contre nature que la mort elle-même. — 10. La crainte d
la mort est naturelle et généralement humaine. —
11. La pe r
de la mort n'est pas un préjugé, mais elle est naturelle. 12,^ e —
Christianisme bon pour vivre et pour mourir.
504 TABLE DES MATIERES

Appendice. — La mort et la crainte de la mort sont-


elles naturelles ou contre nature ? 473-498

1 , Jusqu'à quel point peut aller le renversement de toute notion


morale et de tout jugement moral. —
2. Deux services rendus par
le Christianisme relativement à la mort. —
3. Les diverses rai-
sons pour lesquelles on craint la morL —
4. La mort est contre
nature, parce qu'elle est un attentat à la souveraineté de l'âme.
— 5. La vraie raison de la crainte de la mort n'a jamais été com-
plètement connue en dehors du Christianisme. 6. La crainte —
de la mort dans l'antiquité. —
7. Le mépris de la mort chez les
philosophes provenait de leur crainte pour elle. 8. Les raisons —
du soi-disant mépris de la mort. —
9. Différence entre la concep-
tion humaniste de la vie et de la mort, et la conception chrétienne.

M G. Saint-Aubin et ihevenot. — J. Thevenot, successeur, Saint-Dizier (Hte-Marne)


APOLOGIE DU CHRISTIANISME
AU POINT DE VUE

DES MŒURS & DE LÀ CIVILISATION

IV

HUMANITÉ ET HUMANISME
II
R. P. Albert Maria WEISS
de l'ordre des frères-prêcheurs

AU POINT DE VUE

DES MŒURS & DE LA CIVILISATION

Traduite de l'allemand sur la 3 e édition


PAR

L'Abbé Lazare COLLIN


PROFESSEUR A L'ÉCOLE SAINT-FRANÇOIS DE SALES DE DIJON

Avec la collaboration de M.. J . MI G Y, professeur à Dijon.

IV

HUMANITÉ & HUMANISME


ii

DELHOMME ET BRIGUET, ÉDITEURS »

PARIS LYON
83, rue de Rennes, 83 3, avenue de l'Archevêché, 3.

Seule traduction française autorisée et revue par Vauteur


TREIZIEME CONFÉRENCE

LE CULTE DU DIABLE.

\. Le principe « Dans le monde avec le diable » sauve l'honneur de


:

l'humanité. —
2. Le moyen âge et les époques de foi sur la puis-
sance de Satan. —
3. Sorcellerie et magie depuis la victoire de
l'Humanisme. — 4. Le monde comme the'âtre de démons depuis la
Réforme.— Négation de Satan. —
5. La vraie doctrine surl'in-
6.
lluence de l'esprit mauvais. — Jugement sur l'humanité et son
7.
histoire d'après les races régnantes, relativement à une puissance
mauvaise en dehors du monde. — 8.Remplir rôle du diable,
le
dernier degré de dégénérescence de l'Humanisme. — Œuvres
9.
démoniaques et hommes. — 10. Malheur au monde à cause des
scandales.

Sur la route périlleuse qui sépare le cinquième cercle 1. —Le piin-


Dans
infernal du sixième, Dante se voit obligé d'avoir recours jj^J
monde avec
ia
aux services de dix diables. Ils sont si hideux, ils ont £ U ve "hoJ-
une conduite tellement détestable, qu'ils ne font pas Sté?
mentir leur réputation. Le poète frissonne d'épouvante,
mais il se console par le proverbe « Dans l'Eglise on :

est avec les saints, et au cabaret on est avec les bu-


veurs » (1). C'est avec ces mêmes paroles que nous som-
mes obligés de nous consoler dans notre voyage à tra-
vers la littérature et la civilisation humanistes. Pour être
complet, il faut ajouter que, dans le monde, on se trouve
quelquefois avec Satan. Les historiens qui racontent seu-
lement peuvent accomplir leur tâche
les faits extérieurs
sans lui, mais l'historien de la civilisation, qui cherche
les derniers et les plus profonds ressorts des événe-

ments, se trompera beaucoup s'il ne compte pas quel-


quefois, bien qu'avec modération et circonspection, avec
ce chiffre funeste.
Nous savons quelle impression produira cette affirma-
tion. Nous savons avec quelle ténacité l'opinion publi-

(1) Dante, Inferno, XXII, 14, 15.


6 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE L'HUMANISME
que se cramponne au principe queFichte le jeune a re-
vêtu de ces paroles : Cette opinion d'une violence souve-
raine, d'après laquelle il y aurait un esprit mauvais en
dehors de l'homme, opinion si épouvantable en elle-
même qu'elle ne se laisse justifier que par les faits les
plus pressants de l'expérience, ne se base sur des prin-
cipes que d'après lesquels on ne peut conclure à autre
chose qu'à une nature du mal purementhumaine et tran-
sitoire (1).
De ne peuvent rien contre l'indé-
telles affirmations

niable réalité. Celui qui prend le monde tel qu'il est


concevrait de lui une singulière opinion, s'il ne voulait
pas croire qu'il y a en dehors du monde une cause à la
multitude des maux qui existent. S'il y a quelques évé-
nements dans l'histoire, pour ne pas dire beaucoup, aux-
quels nous attribuons une origine humaine ou quelque-
fois une origine plus ou moins extra-humaine, il sera

difficile d'éviter ce mépris des hommes que nous ren-

controns si souvent chez les représentants de l'idée tra-


ditionnelle d'humanité, oifpour parler plus justement,
de l'Humanisme. Si, — qu'on nous pardonne ce mot
que nous voudrions éviter, — on ne veut pas transfor-
mer les hommes en démons, il faut croire au diable et
compter avec lui dans l'histoire. Ou il y a un diable dans
l'humanité, ou il y a des milliers de diables à forme hu-
maine. La foi chrétienne seule, encore dans ce cas, sauve
l'honneur de l'humanité.

2 Le
Cependant, on a reproché aussi au Christianisme sa
E en
p
ge
o^ e sde doctrine sur le diable. Cet enseignement, dit-on, a
la
sin-

gulièrement favorisé cette grande inclination de l'homme


S

P uissa nce de

à se décharger de sa faute. Singulière accusation !

Comme s'il était injuste d'énoncer une vérité dont peut


abuser celui qui a de mauvaises intentions Oui, cher- !

cher à rejeter sur tout la cause de ses mauvaises actions,


plutôt que de s'avouer coupable, est chez l'homme une

(1) J. H. Fichte, Ethik, II, 1, 150 sq.


LE CULTE DU DIABLE 7

maladie aussi opiniâtre, encore plus laide que son in-


et

clination au mal. Nous en avons déjà parlé. Si l'homme


n'épargne ni le ciel ni la terre avec cette tentative cri-
minelle, qu'y a-t-il d'étonnant alors qu'il accuse aussi
le royaume^et le prince des ténèbres ? Mais ce n'est pas
une raison pour nier complètement Satan et son royau-
me. Dans ce cas, on ne pourrait plus manifester aucune
convictionpar peur d'en faire une mauvaise application.
Alors, logiquement parlant, nous en viendrions à nier
Dieu, parce que de lâches criminels ont inventé ce blas-
phème Dieu : est l'auteur de notre péché. Alors on de-
viendrait un sceptique accompli, et il faudrait nier qu'on
aunemère, nier, avecles idéalistes acosmistiques, l'exis-
tence du monde physique, pour que personne ne puisse,
comme le fait se produit souvent, rejeter la faute de ses
crimes sur la mère qui lui a donné le jour, sur le corps
ou sur la sensualité. D'ailleurs, il est inutile que nous
défendions la vérité sous ce rapport. Elle parle déjà
elle-même en sa faveur.
Deux faits sont inattaquables dans l'histoire de la ci-

vilisation, deux faits qui valent mieux que de longues


démonstrations. Là où la croyance au diable est ce
qu'elle doit être, on cherche moins de prétextes pour
s'excuser que là où on l'exagère ou on la diminue. Voilà
un des faits. Voici l'autre. La crainte superstitieuse du
diable ne se trouve pas dans les sphères qui sont péné-
trées de la foi et qui vivent selon la foi ; c'est dans le

camp opposé qu'on les rencontre.


Sainte Thérèse va nous en donner la preuve. Nous
éprouvons toujours un certain plaisir à opposer une
femme aux esprits forts du monde. Elle dit qu'elle ne
comprend pas l'anxiété de ceux qui crient toujours Le :

diable Le diable
! Le diable craint précisément ceux
!

qui ne le craignent pas. Elle-même craignait beaucoup


moins le diable que ceux qui ont pour lui une crainte si

exagérée (1).

(1) Teresa, Lcbcn Cap., XXV.


8 MANIÈRE DE PENSER ET d'aGIR DE L'HUMANISME
En cela, elle ne fait qu'exprimer la conviction de tous
les cœurs vraiment chrétiens. C'est pourquoi, dans les
temps de foi, la crainte du diable se rencontre très peu
souvent.
Quiconque connaît notre littérature plus ancienne
doit être surpris de voir combien peu on craignait Satan
et sa puissance. On le traite dans les termes les plus dé-

daigneux, et même parfois comme une figure comique.


Les dénominations reçues de : nègre d'enfer (1 ), sbire de
l'enfer (2), chien de l'enfer (3), dogue de l'enfer (4),
braque de l'enfer (5), bouc de l'enfer (6), scélérat de l'en-
fer (7), Hœllegiege (8), c'est-à-dire fou de l'enfer, ver
de l'enfer de l'enfer (10), échanson de l'en-
(9), hôtelier
fer (H), berger de l'enfer (12), voleur de l'enfer (13),
vieux chien envieux (14), et beaucoup d'autres sembla-
bles, n'indiquent pas qu'on a une grande peur du diable
ou degrands égards pour lui. La manière dont il est
représenté sur les murailles et sur les stalles dans les
chœurs des églises, nous le fait toujours voir comme
un être odieux, misérablement asservi et souvent sou-
verainement ridicule On trouve partout exprimé ce
.

que ce pauvre Hartmann dit dans son poème de la foi :

(i) Hartmann von Owe, Lied., 8, 2,dfr. Konrad von Wûrzburg,


Lcich 9 (Hagen, Minnesinger, II, 311). Walther von der Vogelweide
(Pfeiffer, 111, 7).

(2) Titurel, 548 i, 4. Bruder Wernher, 1, 2 (Hageii, III, 11). Hart-


mann von Owe, Gregorius, 7, a.
(3) Heinrich von Meissen (Frauenlob), Spr., 16, 3
(Etmùller, 40).
Heinzelin.von Konstanz, 6, 3 (Hagen, III, 409). Hartmann, Gregorius,
163 Lebendev hl. Elisabeth, 1007.
;

(4) Hugo von Langenstein, Martina, 4, 12 51, 7 (Keller, 8, 127). ;

(5) Ibid., 186, 90 (470).


(6) Ibid., 156, 43 184, 46 (394, 464).
;

(7) Ibid., 227, 82 (575).
(S) Ibid., 91, 3 (152).

(9) Konrad von Wûrzburg, Leich 10 (Hagen, II, 311); Ave Maria,
4 (III, 337). Passional, Hahn, 106, 27 ; 343, 71.
(10) Parzifal, 119, 25 (Bartsch, 3, 111). Winsbecke, 40, 11. Marner,
15, 14 (Hagen, II, 250). Hugo vonTrimberg, Rentier, 3210, 5091; Pas-
sional, Hahn, 99, 11.
(11) H. v. Langenstein, Martina, 60, 73 (Keller, 151).
(12) Parzifal, 316, 24 (Bartsch, 6, 1104).
(13) H. v. Langenstein, Martina, 216, 47 (545).
(14) Seifried Helbling, 2, 264.
LE CULTE DU DIABLE 9
« Il est là solidement attaché, »
« Au plus profond de l'abîme infernal, »
« Avec une chaîne autour du cou, »
« Et un anneau dans le nez »
« Qui l'empêchent de se redresser. »
« C'est la force sublime de Dieu »
« Qui empêche le diable «
« De nous causer autant de mal, »
« Et de nous tendre autant de pièges »
« Qu'il voudrait le faire. (1) »
« Si nous avons une foi vigoureuse, »
« Le diable ne peut pas nous nuire » (2).

au moyen-âge, on trouve peu de traces de la


Bref,
crainte lugubre du diable. Bien qu'elle nie l'existence du
diable, ou, pour mieux dire, précisément parce qu'elle la
nie, la Libre-Pensée moderne en a beaucoup plus peur
que lui. A cette époque, on ne se dissimulait pas la
puissance et l'influence de l'esprit de ténèbres, mais on
savait aussi jusqu'où allait cette puissance, et comment
on pourrait Le beau poème
l'éviter. « Le juge et le :

diable », nous en fournit un exemple frappant, aussi sé-


rieux qu'impartial (3).
Ainsi se comporte la littérature des temps meilleurs,
antefait évidemment preuve de sérieux relativement
la croyance à la puissance de Satan, et à la riche

loisson qu'il fait. Néanmoins, il traite des diables avec


ne bonne humeur qui ne saurait être plus délicieu-
;e (4). Calderon fait de même. Son « Magico prodi-
gioso » est pétillant d'esprit à propos de l'impuissance
de celui à qui il accorde cependant un grand pouvoir.
La comédie célèbre: « Le diable prédicateur », attribuée
tantôt à Belmonte, tantôt à Goello, va encore plus loin.
Il n'est guère possible de surpasser le comique de cette
pièce (5).

(1) Hartmann, Vom Glauben, 535 sq. — (2) IbUL, 957 sq.
Hagens, Gesamtabenteuer, III, 387 sq. Gœdeke, Deutsche Dich-
(3)
tung im Mittelaller, 849-851.
(4) Particulièrement Inferno, 21, 22.

(5) Dohm, Span. Nationallit., 381 sq. Schack, Bramât. Literatur in


Spanie?i, (1) II, 632 sq. Ticknor-Julius, Schœne Lit. in Spanicn, I,
684 sq.
il 2
10 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE i/HUMANISME
La forme sous laquelle sont faites ces railleries contre
Satan et d'autres semblables, est propre à ces poètes.
Mais nous ne pouvons pas nier non plus qu'elles soient
en harmonie avec les vues chrétiennes.
Aucun chrétien ne nie le pouvoir de l'ange déchu et.

de sa suite. Si celui-ci possédait avant sa chute une na-


ture, une force, une intelligence si sublimes qu'elles
dépassent de beaucoup les nôtres, il les a encore (1),
car le péché ravage la nature, c'est vrai, mais ne la dé-
truit pas. Il dispose en conséquence, pour l'exécution
de ses plans ténébreux, de forces naturelles beaucoup
plus grandes que n'importe quelle autre puissance ter-
restre, quelque bien douée qu'elle soit.

Mais le disciple de celui qui a enchaîné le fort avec


une puissance encore plus forte (2) que la sienne, et qui
l'a chassé de son royaume (3), sait qu'il n'a pas à le

craindre tant qu'il ne se livrera pas à lui par sa propre


négligence. L'ennemi ne se repose jamais, c'est vrai;
il rôde sans cesse autour de nous comme un lion qui

cherche à nous dévorer (4), car après être déchu lui-


même de sa souveraineté, il ne peut pas tolérer que
l'homme, qui lui est de beaucoup inférieur en force,
gravisse, malgré sa faiblesse, jusqu'à un échelon sur le-
quel il n'a pu se soutenir lui-même. Malgré cela, il n'est
pas redoutable. Il ne peut que menacer. Les nombreu-
ses voies et les moyens qu'il prend pour atteindre son
but prouvent précisément son impuissance (5). Il est
pourainsi dire enchaîné par la puissance de Jésus-Christ,
et il restera enchaîné jusqu'à la fin des temps, alors que
pleine liberté lui sera donnée (6) pour hâter la sépara-
«

(1) Augustin., De Genesi ad literam, 1 l, 20, 27 ; 29, 30.Greg. Mag.,


Mor., 32,17. Thomas, 1, q. 63, a. 4
q. ;
64, a. 1,2. Xant. Mariales,
Cœl. amphitheatrum in D .Thom.
quœsl. disput., q. 16. a. 2, 6, 11, 12.
(2) Matth., XII, 29.

(3) Joan., XII, 31. —
(4) I Petr., V, 8.
(5) Athanasius, Vita S. Antonii, 27, 28. Marc. Erem., De bapt.
(Bibl. Lugd., V, 1106, c).
(6) Athanasius, loc. cit., 24; Const. Ap., 8, 7. August., Civ. Dei,
20, 8. (Prosper) Dimid. temp., 4 (Augustin.). Append., s. 37, 4, 5 (al.
197 de temp.). Cassian., Coll., 7, 23. Torre, Virt. relig., 2, 2, q. 90,
LE CULTE DU DIABLE 11

tion de ce qui n'a pas été séparé jusqu'alors, et la déci-


sion de ce qui n'était pas tranché.
Si, malgré cela, il possède une si grande puissance
dans le monde, s'il est même appelé dans l'Ecriture
sainte: prince et dieu de ce monde (1), il n'y a que la
corruption des hommes qui en soit cause (2). Par pa-
resse, ceux-ci déposent les armes qui les rendraient
invincibles contre sa ruse et sa puissance (3) ; ils lui

épargnent même la peine de les tenter, puisqu'ils font


déjà ce qui lui plaît avant qu'il les attaque (4). Et s'il

les abat comme des arbres, c'est leur volonté lâche et


mauvaise qui lui met la hache entre les mains (o).

Tel est l'enseignement de l'Eglise catholique sur la


puissance de Satan, et la conviction qui a prédominé
partout où l'esprit de l'Eglise a été en vigueur.
Mais celui qui connaît les hommes ne s'étonnera pas 3. — Sor-
cellerie
c n et
qu'ils aient un grand abus de cette manière
souvent fait m a gie depSis
. ., .
A .
TT P ,
• la victoire de
devoir si juste en elle-même. Une chose qui trappe l'Humanisme.

depuis longtemps, c'est que dans les légendes du moyen-


âge, — tout à l'opposé des légendes postérieures, — le

diable a fréquemment le dessous dans les pactes faits


avec lui. La plupart du temps, il doit se contenter d'un
loup, d'un coq, d'un chien, à la place de l'âme qui était
la condition du pacte. Souvent aussi il s'en va les mains
vides. Il suffit d'indiquer à ce sujet les légendes de
Théophile, de Reprobus ou de Christophore. Nous ne
nions pas que beaucoup de ces légendes renferment en
elles une dégénération de la vraie foi, et que, principa-
lement dans les représentations françaises et espagno-
les, le dédain pour Satan devient une certaine arrogance
audacieuse relativement au salut. Mais si on a cru voir

a. 2, d. 11. Delrio, Dlsquis. mag., I. 2, q. 30, 3. Brognoli, Manuale


exorcist., 64, 71, 146, 150.
(1) Apoc, XX, 3 ; IX, 11. Malvenda, De Antichristo, 1. 12, c. 5, 6.
(2) Joan., XII, 31, II Cor., IV, 4.
(3) Estius, In 11 Cor., IV, 4.
(4) Vitœ Patrum, 7, 25, 1. Teresa, Leben, Cap. 31.
(5) Iloskoff, Gesch. des Teufels, II, 375 sq.
12 MANIÈRE DE PENSER ET d'aGIR DE L'HUMANISME
l'expression de sentiments vraiment catholiques en ce
que, d'après ces légendes, on n'a besoin que d'une cer-
taine somme de piété extérieure pour échapper au dia-
ble, on s'est trompé. La vraie conception catholique
marchands magiciens et
paraît dans les légendes de ces
chevaliers, oùleMauvaisvachercher ce qui est immortel,
parce qu'ils ont malheureusement oublié que, outre
ces choses extérieures prudentes et pieuses, l'intériorité,
c'est-à-dire la véritable conversion du cœur est indis-
pensable, et est même la chose principale, si on veut se
défaire du diable quand on a eu des relations avec lui.
Donc la légèreté du moyen-âge n'est pas aussi considé-
rable qu'on Ta décrite.
Mais que ceci allât parfois très loin, on ne peut le
nier. Proportion gardée, cet état de chose est de moindre
importance si Ton considère le mal qui a suivi la déca-
dence de l'ancienne foi. A partir du moment où dimi-
nua rattachement à la foi et à l'Eglise à partir du mo-
;

ment où l'on commença à considérer comme le résumé


de toute civilisation, non seulement l'art et la littérature
de l'ancien paganisme, mais son esprit lui-même, c'est-
à-dire depuis la victoire de l'Humanisme et le com-
mencement de la Renaissance, il semble que le diable
se soit emparé du monde. Moins la lampe sainte jetait
d'éclat dans la maison du Seigneur, plus l'esprit qui s'é-
tait éloigné du voisinage protecteur de Dieu, croyait

entendre dans tous les coins s'agiter des fantômes. On


attribuait au diable un pouvoir à"
côté duquel la puis-
sance divine ne montrait rien. Le moindre petit acci-
dent ne pouvait se produire sans que le diable en fût
cause, aucun désir ne s'élevait du cœur sans qu'on crut
pouvoir le satisfaire par son secours. Les sorcières fai-

saient le beau et Je mauvais temps. Les maladies, les


années stériles, les insectes malfaisants, provenaient
d'elles. Il donc pas étonnant si le nombre de ceux
n'est
qui étaient contaminés parce préjugé, et cherchaient à
se rendre terribles ou curieux, devint de plus en plus
LE CULTE DU DIABLE . 13
grand. Il n'y avait point de bonheur, point de disposition
d'esprit, point de science, que le diable ne pût donner.
que venait l'or, lui qui rendait invulnérable
C'est de lui
aux coups et aux balles, lui qui donnait des miroirs en-
chanteurs, des balles ensorcelées, des philtres; lui qui
transportait à travers les airs, procurait toutes les jouis-
sances que pouvait imaginer la génération débauchée et
intempérante (1). Ce fut 1 âge de la magie et de la sor-
cellerie.

D'après lestémoignages les plus certains, cet abus ne


reçut son développement qu'à partir de la disparition de
la foidu moyen-âge, vers Tan 1350 (2). Il ne peut être
douteux que l'Humanisme, qui se réveillait à cette épo-
que, ait transmis aux temps modernes ce sinistre héri-
tage provenant du paganisme classique. A ceci se joignit
l'héritage tout aussi sinistre des anciennes mythologies
germaniques, et ces restes bien accentués de superstition
orientale transmis par les sectes manichéennes du
moyen-âge et par la Kabbale juive.
Du mélange de ces trois parties essentielles, résulta ce
que nous appelons la sorcellerie. Le vieux levain germa-
nique en formait évidemment le ferment. De là vient que
la sorcellerie fleurit, dansle sens proprement dit du mot,

surtout dans les pays germains, et surtout depuis le mi-


lieu du XV siècle jusque vers la fin du XVII
e e
.

Dans les contrées purement romanes, le culte du dia-


ble se manifesta plutôt sous la forme de magie à l'épo-
que où apparurent les effets dévastateurs de l'Humanis-
me. La sorcellerie n'a jamais été florissante en Espagne.
A une époque où elle régnait incontestablement en Aile-
mage, Lope de Végaet Augustinde Salazarse moquaient
d'elle comme d'une illusion du bas peuple (3).
e
C'est seulement au XVII et au XVIII e
siècle que la sor-

ti) Menzel, Gesch. der dculschen Dichtung, II, 147 sq.


(2) Gœrres, Myslik., III, 54. Cantu-Lacombe, Hist. univ., (3) XIV,
461.
(3) Shack, Gesch. der 'dram. Literatur in Spanien, (1) II, 15 sq.
14 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE L'HUMANISME
cellerie produisiten France une nouvelle branche, non
pas dans sa vraie forme, mais avec des altérations con-
sidérables. La pourriture que le Jansénisme, la Libre-
Pensée et ledérèglement y avaient entassée, forma le ri-
che sol sur lequel crût cette seconde pousse vénéneuse
de la sorcellerie, avec toutes ses ramifications. Que per-
sonne ne se scandalise, si nous citons ici l'époque de
Louis XIV et de Louis XV elle forme même une époque
;

très saillante dans l'histoire de la sorcellerie. Si les pe-


tites réunions des Précieuses qui fournirent matière aux
railleries de Molière ; si les salons dans lesquels la Brin-
villiers, la Voisin et leurs élèves vendaient, comme on di-
sait alors, d'une manière assez transparente, de la pou-
dre d'héritiers aux marquises et aux duchesses de la

société la plus distinguée ; si les convulsionnaires et les


écoles de prophètes, les précurseurs des Camisards ; si

ces sociétés et ces ordres secrets où nous trouvons des


personnes des classes les plus hautes, groupées autour
du comte de Saint-Germain, de Casanova et de Caglios-
tro ; si, nous le répétons, de telles choses n'appartien-
nent pas au chapitre de la sorcellerie, nous pouvons
dire qu'il n'y en a jamais eu.

4. — Le
Si les choses se passent ainsi, aussi bien dans les
e
£éâ?r ededé!
sphères ^ es pl us basses que dans les sphères les plus
Uis
S°Réforme considérées et les plus distinguées, personne ne doit
s'étonner que la puissance de Satan soit si grande. Néan-
moins, on ne peut jamais admettre qu'on exagère son
influence de telle sorte qu'il semble être la seule puis-
sance spirituelle qui agisse dans le monde. Ceci signi-
fierait livrer le monde à Satan. Mais si l'on considère
la manière de voir des gens depuis la fin du XV e siècle,
il faut avouer que les choses se sont passées ainsi à cette

époque. Depuis ce temps, l'imagination s'occupe exclu-


sivement de l'ennemi de tout bien. Sur toutes les mu-
railles, on voit le diable en personne. La frayeur qu'on
éprouve à son aspect paralyse toute force de résistance,
quelque grand que soit le mal. La croyance à la Provi-
LE CULTE DU DIABLE 15

dence divine, et à l'intervention de puissances bonnes


dans notre destinée, ne répand qu'une faible lueur com-
me une flamme prête à s'éteindre. Il ne fallut plus que
l'erreurdogmatique delà Réforme, etle malheur fut con-
sommé. N'étant elle-même qu'un bloc mort et incapa-
ble de tout bien ne sachant que pécher, elle enseigne
,

que, par sa nature, l'homme est incapable de se défen-


dre contre le mal. Dans un entourage où la grossièreté
et la passion amère se débattent comme un tourbillon

déchaîné, le regard troublé croit ne plus découvrir une


seule étincelle de bien ;
par contre le mal doit prendre
une forme tangible et visible, même de la chair et du
sang.
Telle est la disposition d'esprit de Luther. C'est le
diable qui joue le rôle principal dans ses écrits comme
dans ses pensées. Si, dans une course à cheval à travers
la plaine neigeuse, la bise glaciale lui enlève sa barrette,
du diable qui ont fait le
ce sont les Juifs ou les intrigues
coup. Tout malaise d'estomac après un repas un peu pro-
longé provient du poison que le diable a dû y répandre.
La relique de la tache d'encre rappelle comment le
monstre ne l'a pas même laissé en repos dans son châ-
teau-fort. L'histoire du monde tout entier, la papauté
avant tout naturellement, les esprits exaltés et les es-
prits de parti, les avocats et les Turcs, la messe, les moi-
nes, la raison, avec les ânes de Paris et de Louvain,
tout provient du diable, exactement comme chez Ma-
homet, et appartient éternellement au diable.
Les esprits qui lui ont emprunté sa façon de conce-
voir la vie doivent naturellement voir comme lui. Ils se
sont pénétrés avec une véritable conviction de foi du
principe de Luther, qu'un chrétien doit savoir qu'il se
trouve au milieu de diables, et que le diable est plus
près de lui que son habit ou sa chemise (1). Pendant
longtemps, dans l'histoire et dans les chants de l'Eglise,

(1) Wander, Sprichwœrter-Lexikon, IV, 1067, n° 197.


16 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE L'HUMANISME
dans les sermons et dans la satire, tout tourne autour
du diable. C'est particulièrement la dogmatique ortho-
doxe luthérienne qui insiste pour qu'on se garde bien
de le chasser de ses possessions. Le luthérien Abraham
de Sancta Clara, Jean Ballhasar Schuppius, qui se don-
nait le nom d'oiseau moqueur de Lucien, envoie, dans
une de ses un vaisseau entier plein de diables à
satires,
Dordrecht. Les Réformes voulaient y tenir un synode.
A la fin, ces diableries leur deviennent insupportables.
Ils veulent décider que le péché et tout ce qui arrive dans
le monde ne doit plus être désormais attribué qu'au dia-
ble, mais que tous les maux, — comme c'est tout natu-
relpour d'honnêtes calvinistes, — doivent
être attri-
bués à Dieu. Le pasteur hambourgeois ne put supporter
cela; il leur envoya immédiatement une cargaison de
diables. Ils protestèrent contre la décision, et déclarè-
rent qu'ils ne toléreraient jamais qu'on les atteignît dans
leur honneur, et qu'on portât préjudice aux droits qu'ils
exerçaient depuis si longtemps.
D'après ce qui vient d'être dit, on s'explique facile-
ment, comment à cette époque, il parut une si grande
quantité d'écrits sur le diable, et pourquoi ceux-ci trou-
vaient tant d'écho, tant d'éditions et d'imitations (1).
Pour que ces pièces fussent conservées à la postérité,
on en fît une grande collection qui parut plusieurs fois,
et chaque fois en édition augmentée, preuve de la faveur

dont elles jouissaient. Le titre de cet ouvrage collectif


que nous venons de citer, nous indique encore claire-
ment aujourd'hui que cette mosaïque est très utile et
très sensée. A ce grand livre, le plus caractéristique de
cette époque, on n'aurait pu donner un titre qui eût
mieux exprimé la tendance des esprits d'alors que celui
qu'il porte Theatrum diabolorum.
:

(1) Osborn, Bel Teufelliterdtur des XVII Jarhimcl, (1893). Ebert,


Bibliograph. Lexikon, II, 930 sq. Gœdeke, Grundriss zur Gesch. der
deutschen Dichtung, (1) I, 380 sq. Janssen, Gesch. des deutschen
Volkcs, VI, 469 sq.
4
LE CULTE DU DIABLE 17

En vérité, le monde entier et toute son histoire est,


au point de vue de cette manière de un théâtre de
voir,
diables. Ici le diable seul a tout sur la conscience. Les
méchants s'en servent comme de faux prétexte. Sur lui
gémissent les bons. Même les libres-penseurs croient

encore à lui. Les croyants ne jurent sur personne qui


soit plus élevé que lui. A l'humanité éprouvée par tant
de maux, on cherche à inculquer une vive colère con-
tre le diable mendiant, le diable usurier, le diable fai-
néant. Le fou d'argent apprend par un sermon de Brand-
mûller que c'est le diable de l'avarice qui lui a donné
La même vérité consolante est proclamée
cette passion,
aux menteurs et aux blasphémateurs par Porto dans le
diablementeur et blasphémateur, à la jeunesse légère par
Florian Daul dans le diable de la danse, aux grands sei-
gneurs par Albert de Blankenberg dans son diable des
hobereaux Des époux désunis n'ont plus de
et des avares.

reproche à se faire depuis que le diable du mariage a eu


la complaisance de prendre la responsabilité de la chose.

D'ailleurs, c'en est fait desremords de conscience qu'on


a éprouvés jusqu'à présent, depuis que Decimator a
trouvé que c'est seulement le diable de la conscience qui
opprime l'homme. Déjà au temps de Tacite, les géants
et les chevaliers germains luttaient contre leur soif, mais
ils étaient toujours vaincus. Ce triste fait donnait sérieu-

sement à réfléchir, pour savoir quelle était cette force su-


périeure qui les domptait. Depuis longtemps déjà, on
s'était aperçu qu'il y avait là-dedans quelque chose qui
n'était pas naturel. Mais dans sombres temps du
les
moyen-âge, on n'avait jamais approfondi cela, quand
voilà que Friederich en découvrit tout à coup la vraie
cause dans le diable de l'ivrognerie. En effet, si le diable
était caché dans la bière, l'hydromel et le vin, toute
forceet toute valeur étaient inutiles auxhéros allemands.
On comprend l'importance de cette découverte. Aussi,
parmi tous les écrits de ce genre, aucun n'a vu autant
d'éditions que celui que nous venons de nommer et qui
18 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE L HUMANISME
parut à Francfort-sur-1'Oder en 1557. En 1679 parut à
Nuremberg une imitation de Hartmann. Mais il ne faut
pas avoir deux poids et deux mesures. Pourquoi les ivro-

gnes, les époux désunis, les blasphémateurs, les jeunes


filles folles de danser, jouiraient-ils seuls du privilège de
se voir déchargés de leurs fautes parle diable ? S'il pou-
vait se charger de celles-ci, il devait alors être assez com-
plaisant pour se charger aussi des autres péchés des
hommes. C'est pourquoi il n'y eut bientôt plus de vices
qu'on n'attribuât à un diable spécial. On n'a qu'à voir à
quels diables on croyait à cette époque, et on saura
aussi dans quels péchés vivaient les hommes de ce
temps-là. On vit apparaître à tour de rôle le diable delà
malédiction, le diable de l'orgueil, le diable des larges
pantalons, le diable des vêtements bouffants, le diable
des collerettes, le diable de la mélancolie, de l'oisiveté,
de la jalousie, de la spéculation, de la désunion, des sol-
dats,du désespoir, du souci, de la flatterie, le diable des
queues de renard qui paraît être proche parent des dia-
bles de la cour, le diable des curés, le diable qui fait la

guerre aux fondations. En dernier lieu, apparut même


un diable saint, prudent Le malheureux dé-
et savant.
mon de l'école qui commence à régner de nouveau au-
jourd'hui était déjà à l'œuvre à cette époque. Un des pi-
res est celui qu'Ad. Schubart a trouvé, et qu'il a décrit
pour l'avertissement de chacun sous le titre de Sieman,
c'est-à-dire, contre le démon domestique comment les mé- ;

chantes femmes tourmentent leurs maris pieux et com-


ment les maris légers tourmentent leurs femmes pieuses.
Mais le plus curieux de tous ces livres est celui de Jodo-
cus Hocker qui ouvre la grande collection du Theatrum
diabolorum. Il porte le titre de : Le diable en personne.
Dans le huitième chapitre, nous trouvons, avec beau-
coup d'autresrenseignements importants, la réponseà la
question combien y a-t-il de diables ?Martin Borrhaus,
:

plus connu sous le nom de Cellarius, s'est donné lapeine,


qui était loin d'être petite, de calculer leur nombre jus-
LE CULTE DU DIABLE 19
qu'an dernier. 11 a fait pour cela un travail de géant qui
lui assure à jamais un nom parmi les grands travailleurs.
Il moins de 2, 665, 866, 746, 664 (1 ). Une
n'y en a pas
chose digne de remarque, c'est que- presque tous les li-
vres dont il s'agit ont paru dans les villes de l'Allema-
gne du Nord, à Eisleben, à Halle, à ïéna, à Magdebourg,
dans deux Francfort, à Liïbeck, à Halberstadt, et
les
quelques-uns seulement ont vu le jour à Weissenfels, à
Ratisbonne, à Nuremberg, par conséquent dans les vil-
les protestantes de l'Allemagne du Sud.
Les Malabares païens, avec leur crainte puérile du
diable, en sont exactement au même point que les pro-
testants allemands d'autrefois. Leur croyance à l'in-
fluence du diable est tout aussi forte que leur connais-
sance de leurs institutions domestiques et politiques,
et de leurs charges individuelles est exacte (2). Ziegen-
balg nous communique une liste de soixante-dix-neuf
diables malabares les plus connus (3). Il est curieux
de voir comment ce court aperçu concorde avec la litté-
rature allemande que nous venons de signaler. Les
Hindous eux aussi connaissent le diable du jeu, le dia-

ble de la danse, le diable de la jalousie, seulement ils

nomment le diable de la danse Kuttadipéy , le diable de


la jalousie Varmappéy . Chez eux, le diable de la que-
relle est Saudaippéy , celui de la maussaderie Sudumuk-
happéy, celui de la fausseté Yanchanappéy , celui de T or-
gueil An g ârappéy Que . personne ne se scandalise des
noms effrayants de ces diables barbares ; ils sont les
proches parents de nos diables civilisés. Une chose
qu'on peut deviner facilement, c'est qu'il y a aussi
parmi eux un démon de la noblesse, de la science, un
démon des compliments. A Malabar aussi, le démon de
la vanité Lokavârkkainâdùdumppéy, le diable qui fait
tourner la tête Talaisuddiyâduneliandâlappéy, le diable

(1) Roskoff, Gesch. des Teufels, II, 380.


(2) Cf. Gœrres, Mystik III, 67 sq.
(3) Ziegenbalg, Généalogie der malabarischen Gœtler, 183-186.
20 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE L'HUMANISME
de la parure Jadattaippaddummùnikkiyapâtalappéy font
d'excellentes affaires. Seulement, il est évident que la
possibilité de vivre enbonne harmonie avec ces mauvais
maîtresest rendue plus difficile aux hommes qui habitent
ce pays, car, selon toute apparence, les bons Malabares
ont donné à dessein les noms les plus terribles aux dia-
bles les plus dangereux.
Mais ne soyons pas injustes envers les Luthériens
orthodoxes et envers leurs compagnons dravidiques
des Indes. Ici nous avons affaire à une maladie humaine
universelle, qui éclate partout aux temps où la foi est

faible et où règne l'incrédulité. A peine Lesage eut in-


troduit d'Espagne en France le diable boiteux de Gue-
vara, que, dans cette atmosphère si fine qui, de la cour
de Louis XIV, se répandit sur le monde entier, appa-
rurent les germes de la même maladie qu'au temps de
la plus grande grossièreté et de la plus grande sauvage-
rie de l'Allemagne. En quelques années il parut une

quantité d'ouvrages comme ceux-ci : le diable bossu, le

diable d'argent, le diable tondit, le diable circoncis, le dia-


ble pendu, le diable ermite, le diable femme, le diable

procurateur (1). Cette triste prédilection s'est malheu-


reusement maintenue jusqu'à présent*. Dans les cin-
quante premières années de ce siècle, les Français et
leurs imitateurs ne pouvaient, semble-t-il, pas faire
une pièce de théâtre qui ne s'occupât pas du diable. Ces
pièces se succèdent sans interruption, c' est Robert le

diable, la part du diable, le violon du diable, les amours


du mémoires du diable,
diable, les et beaucoup d'autres.
Et, à notre époque, qui est l'époque des esprits distin-
gués^ de la civilisation exquise, du progrès le plus élevé,
les choses en sont au même point qu'autrefois. Ce ne

sont pas seulement les anarchistes qui nous montrent


une prédilection particulière pour le diable, puisque —
dans l'espace de quelques années, de nombreux pério-

(1) Ebert, Bibliograph. Lexikon I, 471.


LE CULTE DU DIABLE 21

cliques socialistes ont paru en Italie sous le nom de Sa-


tano, Il Lucifer o, L 'Anticristo, ï Ateo, àcôté de La Ca-
naglia, Le Ladro, Le Petrolio (1 ), — mais des chefs des
sphères plus élevées tiennent aussi compte de cette
singulière tendance. C'est ainsi que Jules Bois écrit sa
noce du diable, Léopold Uzrad une histoire du diable et
surtout Arthur Graf son fameux ouvrage 11 diavolo.
On connaît assez les grandes œuvres plus ou moins
savantes de Roskoff, de Guaita et de Bataille.
Si nous considérons ces faits, il ne faut pas nous .5.— iwga-

étonner qu'ils aient eu de l'autre côté leur contre-coup


d'une manière aussi exclusive et démesurée. Les hom-
mes sont ainsi faits qu'ils ne peuvent garder le juste
milieu avec calme et réflexion. Ou bien on exagère la
vérité jusqu'à la rendre insupportable, ridicule et mé-
prisable, ou bien on la nie complètement. De cette ma-
nière y a toujours quelqu'un qui trouve son compte,
il

c'est l'ennemi de la vérité.


C'est naturellement là où il sait se rendre invisible
qu'il réussit le mieux. Bien audacieux est le diable
qui se laisse voir en plein jour, dit le peuple. Il ne man-
que pas d'audace, c'est vrai. Si seulement il n'était pas
si lâche, et si seulement la lumière ne le gênait pas tant!
C'est pourquoi il se fatigua aussi vite de la liberté qu'il
avait de se produire en plein jour, que le hibou se fati-
gue du soleil. Plus on l'avait exhibé jusqu'alors, pour
ainsi dire dans une baraque foraine, plus il désirait
qu'on lui trouvât un coin obscur où il pourrait se sous-
traire à tous les regards.
Cette faveur lui fut accordée par le prédicateur hol-
landais Balthasar Bekker dans son livre fameux : Le
\onde ensorcelé. Cet esprit fort ne va pas encore jusqu'à
lier complètement l'existence d'un esprit mauvais, mais
il pense qu'il ne faut pas attacher au diable tant d'im-
>ortance qu'on croit, que nous pouvons nous passer de

(1) Laveleye, Le socialisme contemporain, (5) 2Go.


22 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE L'HUMANISME
lui etnéanmoins être parfaitement instruits de la félicité.
Cependant, il admet encore l'existence d'un Satan atta-
ché dans l'enfer comme un chien de garde. Seulement,
ce qu'il ne peut croire, c'est que le juge souverain lâche
l'ennemi de la prison, et l'arme d'une force merveil-
leuse pour nuire aux hommes. Tout ce que l'Ecriture
dit à ce sujet, cene sont que des belles phrases qu'il
ne faut pas prendre au sérieux. Pour développer cette
opinion, le brave homme déploie toute la lourde érudi-
tion qui, à cette époque, était indispensable
pour entraî-
ner les esprits. Seulement l'explication donnée à cette
place et pour cette fin en parut si singulière aux con-
temporains, qu'elle provoqua leurs railleries. C'est pour-
quoi La Monnoye, faisant allusion à la physionomie
laide de l'auteur, a composé les vers suivants :

« Oui, par toi de Satan la puissance est brisée, »


« Mais tu n'as cependant pas encore assez fait. »
« Pour nous ôter du diable entièrement l'idée, »
« Bekker supprime ton portrait (1).

Malgré cela, ce livre ouvrit les écluses et un flot d'ou-


vrages analogues inonda le monde. 11 est curieux de
voir quelle abondance inépuisable d'écrits répétant tous
la même chose, peut susciter une seule brochure dès
qu'elle a piqué juste l'abcès de la société. Nous ne vou-
lons certes faire de la peine à personne, et nous ne
voulons pas traiter les hommes avec dédain. Mais s'il a
été permis aux fabulistes anciens de représenter les
actions des hommes par le moyen d'animaux, nous non
plus, nous ne blesserons personne en décrivant ce phé-
nomène si fréquent et si frappant dans l'histoire de la
littérature, sous la forme d'un apologue que nous leur
emprunterons.
Dans une après-midi où la chaleur étouffante fait pré-
voir un orage, les grenouilles s'étendent par centaines
à la surface de l'eau d'un étang, formant un cercle im-
mense. Toutes ont quelque chose sur le cœur à en juger

(1) Hœfer, Biographie générale, V, 182.


LE CULTE DU DIABLE 23
par les soupirs à moitié comprimés qui sortent par in-
tervalle de leurpoitrine oppressée. Mais elles n'ont pas
le courage de se dégonfler, ou plutôt elles le feraient
volontiers si elles savaient comment s'y prendre, et si

c'était agréable aux autres. Car faire du bruit seule,


abandonnée de toutes ses compagnes, serait la plus
grande honte qui puisse arriver à chacune d'elles. On
dit que les grenouilles le cèdent peu aux hommes en in-
dépendance et en crainte de leurs semblables. Elles sont
donc là étendues, bravant avec une patience admirable
les rayons du soleil, clignotant des yeux et désirant avi-
dement qu'une d'elles commence. Tout à coup une
bulle d'air monte du milieu de la vase à la surface de
l'eau. Elle est suivie d'un jeune freluquet délicat et vert
qui prend place sans façon dans le cercle déjà formé.
Ce personnage qui vient de revêtir la toge virile au fond
des eaux porte encore les restes de laqueue de têtard
Quoique
qu'il avait au berceau. le plus jeune, il se rend
immédiatement compte de la situation, car chez les
grenouilles les plus jeunes sont toujours les plus pru-
dentes et les plus courageuses. C'est pour cela qu'elles
sont grenouilles. Voyant la détresse des vieilles, le per-
sonnage en question se met à pousser des cris terribles.

Et le ton est trouvé, et les langues se délient ; des mil-


liers de voix hautes et basses, grêles et sourdes, répè-
tent ce que le héros téméraire a dit. Une gravité mer-
veilleuse, un accord indescriptible anime le grand con-
cert. Une seule chose lui manque, un texte unique et

une mélodie. Il y a des dacapos sans fin. On serait tenté


de croire que les grenouilles ont appris cela des hom-
mes. Si nous pensons à ce que nous avons vu sur les
robinsonnades et les bergeries, nous apprendons facile-
ment la patience avec les batraciens du marais. Mais
on pourrait citer bien d'autres exemples analogues.
L'histoire de la guerre déclarée par Bekker nous rap-
pelle les batrachomyomachies. Quelle armée de com-
battants, quand les grenouilles sortaient à chaque ins-
24 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE L'HUMANISME
tant du marécage, préparées à la lutte pour la vie et
pour la mort En vérité, le roi Physignathos et ses sol-
!

dats, tels qu'Homère nous les dépeint, avec des feuilles

de mauve comme cuissards, des feuillçsdeblettes comme


cuirasses et un chou pour bouclier (1), ne pouvaient
paraître armés plus terriblement.
Air et eau fourmillaient alors de démonologie, d'his-
toires de diables et d'histoires analogues, qui toutes
tendaient à démontrer que le diable n'est pas à craindre.
On voit quel bien* l'humanité éprouva à pouvoir s'affran-
chir de ce cauchemar sinistre sous lequel elle avait si
longtemps gémi. Et à ce point de vue, le nouvel assaut
contre le diable est facile à comprendre. De là, la grande
quantité d'ouvrages comme La Non-existence du diable,
:

Le diable parmi les paysans, Les diableries du XVIII e


siècle, Le diable dans son impuissance ,
par un anti-dia-
bolique, et une foule innombrable d'autres écrits du
même genre.
Ce n'est que lorsque la théologie protestante, jus-
qu'alors la source la plus considérable de la crainte du
diable, se fut unie à cette nouvelle tendance, et qu'elle
eut arraché au nom de la foi la croyance au monde des
esprits, que la tranquillité se rétablit. Depuis ce temps,
les soi-disant sphères lettrées la considèrent comme une
chose sur laquelle on ne doit plus revenir, et excluent
avec une intolérance excessive tout individu qui admet
l'existence d'un mauvais esprit. 11 est bien rare que
quelqu'un ose encore aller si loin que Bodichon, qui
revêt avec une admirable impartialité sa manière de
voir des paroles suivantes : Anges, diables, dews, cabi-
res, dioscures, ases, péris, fées, loups-garous et autres
êtres intermédiaires invisibles, peuvent aussi bien exis-
ter que nous (2).

Evidemment le proverbe a raison qui dit : Le diable

(1) Batrachomyomachie, 161 sq.


(2) Bodichon, De l'humanité, II, 81.
LE CULTE DU DIABLE 25

a plus d'une flèche à son arc (1). D'un côté il joue, comme
on dit, cartes sur table, dans les tables tournantes, le
spiritisme, l'hypnotisme, et dans d'autres tours de pres-
tidigitation magique. D'un autre côté, il est arrivé à faire
que tout le monde jure que l'esprit ténébreux, dont il
développe le culte pour en faire une religion univer-
selle, n'est absolument rien. De cette manière il ne peut

manquer de faire de bonnes affaires.


Mais, dit le proverbe prudent, le diable a beau pren- .«•/- L a.
L vraie doctrine
.
li n e
dre la position qu'il veut, les pieds de bouc ou de cheval S
de ?espr it
mauvais
apparaissent toujours. Ce n'est pas étonnant. Car, com-
me remarquer le même proverbe, la mesure du
le fait

diable est ou trop courte ou trop longue (2). Par consé-


quent, il n'est pas difficile de découvrir la vérité dans
cette question. Elle tient le milieu entre la négation et
l'exagération. Elle est si manifeste que c'est celui qui
ose le nier qui trébuchera le plus sûrement sur le pied
du cheval.
Oui, il y a un esprit mauvais. A l'origine, il, n'était
pas plus mauvais que toute autre créature de Dieu. Mais,
par sa propre faute, il s'est perverti dans le mal. Et voilà
qu'il est maintenant l'adversaire déclaré de Dieu et de
tout ce qui est bien. C'est pourquoi il cherche à jeter
des pierres dans le jardin de Dieu, et à gâter ses plan-
tations autant que son pouvoir le lui permet. Quand
même celui-ci n'est pas excessivement grand, il faut
néanmoins en tenir compte. Si les hommes n'allaient
pas au-devant de lui, son influence dans le monde n'au-
rait sans doute pas grande importance, mais on lui rend
facile l'accomplissement de ses desseins funestes.
Cet enseignement concorde avec ce que nous voyons
partout dans l'histoire de l'humanité et dans notre ex-
périence propre. y a des actions si noires, si vulgai-
Il

res, qu'on perdrait certainement toute croyance à l'hu-


manité, si on ne pouvait pas supposer l'influence d'une

(l)Wander, Sprichwœrter-Lcxikon IV, 1065, n. 165,


(2) Kœrte, Sprichwœrter der Deutschen (2), 7398, 7407.
il 3
26 MANIÈRE DE PENSER ET d'aGIR DE L'HUMANISME
scélératesse plus qu'humaine. Nous nous trouvons par-
fois tellement excités au mal, non par plaisir intérieur,

non pour braver le bien, comme si c'était pour nous


une consolation de nous contredire, de nous rendre
malheureux, de vexer les autres, de détruire tout ce
qui existe et tout ce qui est en ordre, bref, tellement
contre nature que nous ne pouvons plus nous attribuer
complètement à nous-mêmes cet aiguillon quelque ,

convaincus que nous soyons de notre faiblesse et de


notre corruption.
Néanmoins, aucun esprit qui aime la vérité ne la lais-
sera passer inaperçue. Est-ce moi qui suis cause si je
suis affligé de ce vice? C'est le mauvais esprit qui a dû
en être la cause. Non nous ne croyons pas que tout pé-
!

ché qui se commet, et que toute tentation au péché pro-


vienne uniquement de l'ancien serpent. Ce sont nos
propres mauvais désirs que l'ennemi ne fait qu'enflam-
mer davantage (1) ce sont les passions négligées que
;

le plaisir allume, et sans l'aide desquelles il est impuis-


sant (2). La paresse et l'inactivité des hommes sont la
cause pour laquelle Satan est si puissant (3) qu'il est
devenu le prince et le dieu de ce monde (4). Et que de
fois l'homme ne le prévient pas, si bien qu'il ferait la
chose la plus inutile du monde s'il donner la
voulait se
peine de le tenter ! Que de fois l'homme lui-même ne
joue pas envers son prochain le plus pitoyable de tous
les rôles, le rôle de méchant, de séducteur, de tenta-
teur !

Donc nous ne pouvons et nous ne devons ni excuser


l'ennemi, ni même nier son existence et son influence.
Mais nous ne devons pas non plus admettre que l'homme
s'excuse lui-même et rejette sur celui-ci la faute plus
qu'il ne le mérite (5). Nous ne devons pas garder le si-

(1) Jac, I, 14. — Origen., Princ, 3, 2, 2. 3. Basil., Reg. brev., 75.

(2) Prudentius, Hamartigenia, 55 sq.


(3) Chrysost., Ad Stagmum, 1,5; In Acta Apost. hom., 54, 3.

(4) Estius, In 2 Cor., 4, 4.


'5) Chrysost., Ad Stagirhim; 1, 5.
LE CULTE DU DIABLE 27

lence quand on lui attribue à lui seul tout le mal (1).


Nous devons insister sur ce que l'homme reconnaisse et
avoue que, la plupart du temps, il se tend un piège à
lui-même et à son prochain. C'est une bonne chose de
craindre les puissances invisibles, mais c'est de la part
des puissances visibles que le danger est souvent le plus
à craindre. Si l'homme pense toujours à s'armer de cir-
conspection et de force contre les dangers visibles, con-
tre les tentateurs et les séducteurs visibles, les esprits
invisibles seront bientôt dépouillés de leur arme prin-
cipale contre lui.
Telle est la vérité sur la signification et l'influence
du mauvais esprit, et telle est l'application que nous
devons en faire dans notre conduite.
Nous avons déjà fait ressortir combien cette manière 7.- juge-
* .

<
ment sur lHu-
manlsn? e el
de voir facilite l'intelligence
o de l'histoire et sauvegarde
o son f
histoire

en même temps l'honneur de l'humanité. Tant que le


e
v „éfrânan tes

mal n'est pas considéré comme faisant un tout avec SnfpïSce


1>i
homme, «i
ne
cl
faut
j'
pas désespérer de celui-ci. iMais
» j î • • \n • mauvaise en

d»une
il

lois
.

ne croit plus au diable, ou pense


on en t
.

est arrive a ce point


, ,

même
. ,

que 1 homme
pouvoir le rem-
in
dehors du
monde.

placer, le plus grand pessimisme, la diablerie et la dam-


nation de l'homme, ne sont pas seulement compréhen-
sibles, ils sont même nécessaires.
Une manière d'envisager le monde comme le faisaient
les Perses, les Egyptiens et les Babyloniens, qui allaient
jusqu'à rendre les honneurs divins à l'esprit de ténèbres,
ne peut pas grand cas de l'homme et de son his-
faire

toire. Ce n'est assurément pas par hasard que, dans


l'Orient, l'homme soit traité avec tant de mépris. Dans
ces pays, toute l'histoire prend une forme qu'on pour-
rait appeler plutôt diabolique qu'humaine. Ceci, il faut
l'attribuer à la tendance d'esprit qui a été imprimée au
monde oriental, par les religions dualistes. Toutes,
elles placent à „ côté du vrai Dieu qu'elles croient bien

(!) Gennadius Massil., Dogin. eccl., 49 (al. 82). Thom., De malo y


q. 3, a. 5; Summ. theol., 1, q. 4 14, a. 3 ; 1,2, q. 80, a. 4.
28 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE L'HUMANISME
éloigné, un dieu de ce monde ; et il va sans dire que,'
dans la pratique, elles placent toujours ce dernier au-
dessus de Dieu, c'est-à-dire lui attribuent plus d'impor-
tance, et croient qu'il agit beaucoup plus que nous ne
le pensons dans les actions des hommes et dans les évé-
nements de l'histoire.

On ne peut douter non plus que ceux qui nient complè-


tement le diable, et qui affirment qu'il n'est rien autre
chose qu'une représentation symbolique ayant son point
de départ dans l'homme lui-même, abaissent encore da-
vantage l'humanité. Nous comprenons maintenant com-
ment il a pu y avoir des hommes disant que le mal fai-
sait partie de la nature de Thomme: Car, si en dehors de

l'homme, il n'y a pas de puissance mauvaise, il faut


^alors imputer à celui-ci tout le mal qui est dans le
monde. Mais non, ce qui est certain, c'est qu'il faut bien
évaluer la part que l'homme a lui-même dans le mal,
et ne pas l'attribuer tout entier à Satan. Mais ce que

nous ne pouvons pas admettre, c'est que notre généra-


tion prenne à son compte, sans restriction aucune, tou-
tes les diableries dont parle l'histoire. Si, pour citer
seulement cet exemple, nous pensions qu'il faille attri-
buer à l'humanité seule toutes les atrocités, les crimes,
les débauches, les blasphèmes qui ont profané les sa-
crifices et le culte des Babyloniens, des Phéniciens, des
Chananéens, des Mexicains, est-ce qu'alors nous ne rou-
girions pas de revendiquer pour nous le nom d'hom-
mes ? Or cette chose s'applique à des milliers d'atroci-
tés analogues.
Pour celui qui veut bien comprendre l'histoire, il

n'importe pas seul ement qu'il ait des vues justes sur
Dieu et sur le bien qui est dans l'homme, mais il lui

importe aussi de bien savoir apprécier la puissance du


mal qui l'homme, par l'homme, en
se manifeste dans
dehors de l'homme. Le Christianisme nous enseigne à
penser juste sous ces trois rapports, et à répartir la
faute également.
LE CULTE DU DIABLE 29

Mais les erreurs sur la véritable doctrine font du


monde une montagne ou de fausse sainteté ou d'atro-
cités, mal démesurément sur
parce qu'elles entassent le

un seul point ou sur Satan, ou sur la nature humaine


et sur l'homme libre lui-même?
Si quelqu'un envisage la situation du monde sans l'é- 8.- Rem-
, . . . •! pHr le rôle' du
toile conductrice de la foi et de la charité chrétiennes, il ^bie, der-
nier degré de

est compréhensible qu'on se pose la question si on peut ce^ïf-Huma-


nisme>
se représenter la faute de l'homme assez grande, et si

l'homme au diable quelque chose à faire.


laisse encore
C'est un terrible égarement, quand l'homme envient
à rendre un culte divin à l'esprit de ténèbres ;
mais
n'est-il pas encore bien plus affreux qu'il remplisse lui-
même les fonctions du diable.
De fait, l'homme joue ce triste rôle, et il le joue sur
une grande échelle, avec orgueil et confiance en lui-
même, avec un calcul très adroit. 11 manifeste de l'hor-
reur et du dégoût pour mais il ac-
le culte du diable,
complit les fonctions de celui-ci sans remords de cons-
cience. La première chose, c'est-à-direle culte du diable,
il l'abandonne à des civilisations grossières ou très
raffinées la seconde, c'est-à-dire les fonctions du dia-
;

ble, il les remplit par une fausse civilisation et une

fausse culture, par des institutions nombreuses, et des


pratiques dont nous ne sommes pas peu fiers dans la vie

publique moderne. Ce n'est qu'avec répugnance que


nous touchons ce point mais nous n'avons pas d'autre
;

moyen de dépeindre complètement l'esprit du monde


qui s'est éloigné de Dieu, et qui est hostile au Christia-
nisme. Ainsi nous touchons au dernier point nécessaire
pour représenter cet esprit, la pire dégénérescence de
l'Humanisme.
Dans ce qui précède, nous avons suivi degré par degré
le chemin que celui-ci a pris. Nous avons vu comment
le premier écart aux doctrines de
relatif la vérité éter-
nelle nous conduit de plus en plus dans l'erreur, com-
ment la négation de la chute originelle, avec chaque
30 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE L'HUMANISME
nouveau pas qu'elle fait en avant, cause les plus grands
ravages dans ce que la nature a conservé de bon. Ici

non plus on ne peut plus nier que si l'Humanisme per-


siste à suivre sa voie et refuse de revenir sur ses pas, il

doive enfin conduire à la lutte contre tout ce qui est


bien. Alors, il ne s'agit plus d'un égarement accidentel,
mais d'une négation consciente de la vérité et d'une sé-
duction intentionnelle du monde vers le même crime.
Julien Schmidt dit quelque part que nous devons re-
connaître dans l'esprit séducteur de la littérature fran-
çaise moderne, moins un aveuglement dû à la sensua-
lité et à la passion, qu'une ruse intellectuelle de séduc-
tion calculée avec un grand art (1). Malheureusement
ceci- ne s'applique pas seulement à cette littérature, mais

presque à toutes les littératures modernes, non seule-


ment à la belle littérature, mais aussi à la littérature
savante, non seulement à la littérature, mais aussi à
l'art, et à chaque branche de la civilisation.

Partout nous entendons retentir la parole terrible de


Max Stirner. Est-ce que j'écris par amour pour les hom-
mes? Non! J'écris parce que je veux donner à mes
pensées une existence dans le monde. Si je prévoyais
que ces pensées vous enlèvent votre repos et votre joie,
et si je voyais cette semence de pensées produire les

guerres les plus sanglantes, et la ruine de beaucoup de


générations, je la répandrais quand même. Faites en ce
que vous voudrez, c'est votre affaire, cela ne m'inquiète
pas. Vous n'en retirerez peut-être que du chagrin, des
combats et la mort c'est le plus petit nombre qui en re-
;

tirera de la joie, peu m'importe. Si j'avais à cœur votre


salut, j'agirais alors comme ont agi les puissances chré-
tiennes qui se sont un devoir sacré de préserver
fait

l'homme ordinaire des mauvais livres. Mais ce n'est pas


seulement à cause de la vérité que je dis ce que je pense.
Non, je chante parce que je suis chanteur. Mais je

(1) Jul. Schmidt, Gesch. der franz. Literatur, I, 24.


LE CULTE DU DIABLE 31

me sers de vous parce qu'il me faut des oreilles (1).


Il en est peu qui parlent aussi franchement, car la

droiture et la sincérité ne sont pas précisément le fort

de l'Humanisme. Mais est-ce que par hasard les cory-


phées de la science humaine, les promoteurs de l'édu-
cation et de l'instruction populaires modernes, de l'art
libre, de la belletristique indépendante, agiraient d'a-
près d'autres principes? Toujours et partout nous en-
tendons : La science pour la science ! L'art pour l'art!

Il n'est pas question de vérité, de noblesse, de bien, de


juste. Qu'en est-il alors quand il s'agit de l'homme? Il

est là pour qu'on fasse sur lui des expériences, comme


le lapin pour la vivisection, comme la plaque de fer sur

laquelle on veut éprouver la force des canons.


Où cet esprit va le plus loin, c'est dans l'art moderne
>t dans la doctrine de l'art. Celui-là devient l'objet du
ridicule, qui ne dit pas avec Vischer que le beau est au-
dessus des convenances et delà pudeur(2). Celui qui re-
vendique un droit à la considération doit déclarer avec
Carrière que ce serait amoindrir le droit le plus sacré
de la beauté, que de vouloir exiger d'elle l'observation
des convenances ordinaires (3). La grossièreté aussi,
enseigne Alberti, est un moyen d'expression artistique
souverainement important, même indispensable (4). Et
mademoiselle Martha Asmus termine par cette phrase :

Que l'inconvenant soit aussi le bienvenu dans l'art (5),


un article sur l'émancipation des lois de la morale,
lequel ne laisse rien à désirer en fait de crudité.
Si ces phrases sont déjà révoltantes en elles-mêmes,
elles le deviennent encore davantage par les raisons sur
lesquelles elles s'appuient. La grossièreté, dit Alberti,
est le but de l'art (6). Il en est partout ainsi. Ce qui est

(1) Max Stirner, Der Einzige, 394, sq.


(2) Vischer, JEsthetik., I, 459, § 60.
(3) Carrière, Msthetik. (1) II, 141.
(4) Alberti, Natur und Kunst., 141.
(5) Gesellschaft., 1894, X, 301.
(G) Alberti, loc. cit., 142.
32 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE L'HUMANISME
inconvenant est célébré comme autorisé, et ce qui est
immoral comme quelque chose d'artistique, parce que
la représentation de la réalité est présentée comme but
personnel. L'homme est donné par dessus comme vic-
time. De là les explosions de colère contre ceux qui
osent prétendre qu'on abuse de l'art pour séduire le

peuple. Ce serait le rabaisser au niveau d'un moyen et

d'un instrument. Un tel dessein subordonne le beau à


l'homme dégénère en contradiction avec la nature,
et

en maladie, et en pruderie hypocrite. Fr. Pecht va jus-


qu'à accuser notre époque de ramollissement, parce
qu'elle n'a pas encore complètement réussi à détruire
les idées humaines et chrétiennes de chasteté publi-
que (1).

Dieu Ce principe ne prédomine pas encore


soit loué !

d'une manière générale dans la littérature, mais mal-


heureusement, il s'y fraie de plus en plus un large che-
min à la honte de la civilisation moderne, car, sous ce
rapport, nous sommes descendus bien au-dessous des
anciens. Aristophane certes n'est pas en odeur de sain-
teté. Mais aujourd'hui on rirait de lui à cause de son in-
sipide morale de tantes et de pensionnats, comme on
aime à dire, parce qu'il s'exprime ainsi : « Le poète doit
cacher ce qui est infâme et ne pas le produire, ne pas le
représenter sur la scène. Le maître instruit l'enfance,
et le poète 1 âge mûr. Nous ne devons montrer que le

bien » (2).

Ovide lui-même n'échapperait pas à la moquerie parce


qu'il a osé dire: « C'est là pourtant le spectacle des filles

déjà grandes ; des femmes, des hommes, des enfants, et


la plus grande partie des sénateurs y assistent. C'est peu
que des paroles incestueuses souillent les oreilles, les
yeux se familiarisent avec l'impudicité. Il semble que

(1) Pecht, Die Kunst fur Aile, I, 143, sq.


(2) Aristophanes, Range, 1053 sq. Cf. Strabo, 1, 2, 3. MaximusTyr.,
10, 1.
LE CULTE DU DIABLE 33

ta scène ait ce privilège et autorise tous les caprices de


la licence » (1 ).

On aime aujourd'hui à voir dans chaque parole de ce 9. -œu-


m ... vres diaboli-

genre, uneespècede haine aveugle contre la civilisation ues ethom -


<i

des temps modernes, et onreprocheà celui qui parle de


l'influence séductrice de l'art et delà littérature moder-
nes, de vouloir faire croire que la civilisation tout en-
tière est l'œuvre du diable. Mais on peut très bien con-
sidérer la civilisation comme un grand bien de l'huma-
nité, et admettre qu'il y a en elle une bonne partie de la

nature humaine qu'aucune erreur et aucun effort ne peu-


vent détruire complètement. Malgré cela, beaucoupil ya
trop de productions dues à la plume, au ciseau et au pin-
ceau, auxquelles s'appliquent ces paroles de Milton :

« Elles sortent de Pandémonium, la grande capitale de


Satan et de ses pairs » (2).

Ce n'est pas Satan qui a créé ces œuvres, mais ce sont


les hommes qui ont travaillé à sa place, et il peut être
satisfait de ce qu'ils font. Toutes les fois qu'une telle

œuvre apparaît, on peut dire avec Puschkin :

« Un sombre démon de la révolte »


« S'est élevé du gouffre infernal »:

« L'esprit de blasphème et de séduction (3) ».

une honte pour notre temps qu'on soit encore


C'est
obligé de se justifier relativement à de telles expres-
sions. Sous ce rapport, les anciens, même les païens,
étaient plus sincères. Dans ses jeunes années, le philo-
sophe cynique Métroclès avait lui aussi rempli ces fonc-
tions diaboliques. Plus tard, quand il fut devenu sage,
il brûla ses propres écrits en prononçant ces paroles :

« Rêves, illusions de l'enfer » (4). Boccace eut la même


pensée, lorsque, dans un âge plus avancé, il regretta

(4) Ovid., Trist., 2, 50* sq., 517 sq.


(2) Milton, Parad. lost, I, 756 sq.
(3) Scherr, Bildersaal der Weltliteratur, III, 244.
(4) Diogen. Laert., 6, 95.
34 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE L'HUMANISME
d'avoir écrit l'ouvrage qui porte son nom dans tous les
pays(i).
Sous ce rapport, nous sommes devenus p\us qu'in-
sensibles depuis le temps où nous allions à l'école, et
par suite de notre long commerce avec ces sortes de
choses. Si nous n'en étions pas arrivés là, nous senti-
rions bien qu'il y a dans les auivres d'art et dans la lit-

térature* par conséquent dans les principaux moyens


d'éducation, une grande et fine force de séduction. Des
esprits délicats et nobles jugent ici plus sévèrement que
nous. Le Lancelot du moyen âge, qui nous paraît pres-
que inoffensif en comparaison de tant d'autres œuvres
appartenant à des époques antérieures et postérieures,
donnait tellement à réfléchir à Dante, qu'il lui attribue
la perte de Françoise de Rimini etdePaolo Malatesta (2).
On peut alors facilement penser ce que serait le juge-
ment du grand poète sur tant de prétendues œuvres
d'art quirépandent dans le monde un germe de mort
autrement dangereux. Ce que Freiligrath dit de la poé-
sie estévidemment exagéré. Mais si l'on considère qu'il
connaissait peu de chose du vrai bien qui existait dans
l'ancien temps, et qu'il n'avait présent devant les yeux
que ce qui alimente particulièrement la civilisation de
notre époque, on comprend alors comment il a pu se
laisser aller à porter ce jugement terrible :

« Toujours la flamme de la poésie fut une male'diction, »


« Et imprima des marques. Le poète marche solitaire, »
« Le front flamboyant au milieu de ses contemporains. »
« La marque de la poésie est un sceau de Caïn » (3).

Ce jugement est trop sévère, nous le répétons. Mais


ceux-là en sont responsables qui l'ont provoqué. Et
malheureusement ils sont plus nombreux qu'il ne fau-
drait. Non seulement parmi les poètes, mais aussi parmi
les penseurs, les artistes, les maîtres, les éducateurs,

(1) Ruth, Gesch. der ital. Poésie, I, 583 sq. Kœrting, Gesch. der ital.
Literalur, II, 447 sq.

(2) Dante, Inferno.Y, 124 sq.


(3) Freiligrath, Gedichte, (10) 321.
LE CULTE DU DIABLE 35
bref parmi tous ceux dans les mains de qui repose l'ex-
pansion delà civilisation, il s'en trouve toujours, et sou-
vent ce sont des noms célèbres, à qui s'adressent ces
paroles de Shakespeare : « Cet homme masqué d'un
extérieur de sainteté, dont l'austère parole et le visage
froid glacent le sang de la jeunesse, font pâlir ses joues
roses, et tiennent ses riants désirs consternés d'effroi,
comme colombe tremblante sous le faucon planant
la
au-dessus d'elle eh bien, c'est un démon » (1).
:

Nous ne pouvons écrire ces mots qu'avec une douleur


amère. Cela nous fend le cœur, toutes les fois que nous
citons un tel jugement sur le monde, car nous craignons
toujours de blesser quelqu'un. De plus, nous nous sen-
tons toujours blessés par l'humanité dont nous avons
aussi notre part, quand l'un ou l'autre de ses membres
est traité si durement. Mais nous ne pouvons faire autre-
ment si nous voulons sauver l'honneur de la vraie
humanité. Si, dans un corps malade, on veut sauver les
membres qui peuvent être guéris, il faut retrancher les
membres pourris. Les épargner serait perdre les autres.
Mais, dans le cas présent, les choses sont de telle sorte
qu'on ne sait même pas*' si ceux que cela concerne,
ainsi que leurs admirateurs, ne se trouvent pas très
honorés quand on les appelle serviteurs et compagnons
du mal. C'est ainsi que Ludmilla Assing dit du prince
Piickler-Muskau, qu'il considérait seulement les maris
comme une décoration comique. D'ailleurs il avouait
plus tard, avec orgueil, en parlant de lui-même, qu'il
n'avait aucune conscience dans ces choses-là, que les
séductions appartenaient aux joies diaboliques de l'hom-
me distingué (2).
Joies diaboliques, hommes diaboliques, c'est le véri-
table mot. Enlever aux autres la paix de l'âme, la pu-
reté du cœur, la sécurité dans les convictions religieu-
ses, telle est l'œuvre de Satan, et c'est à cause de cela

(1) Shakespeare, Mesure pour mesure, III, l.

(2) Janssen, leit und Lebensbilder, (2) 106.


36 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE L'HUMANISME
que l'Humanisme vante ses héros et que ceux-ci se
vantent eux-mêmes. Sommes-nous alors injustes envers
eux ?
Oui, ils se vantent, mais ils n'en retirent aucune sa-
tisfaction. Gœthe dit de son bon génie, et de son ami
Charles Auguste, qu'il- avait en lui quelque chose de
diabolique, et qu'il ne pouvait se supporter que quand ce
quelque chose de diabolique l'avait qditté(l). Gœthe
lui-même avait beaucoup à faire avec le diabolique qui
était en lui ; et il n'était pas peu fier de l'y trouver si vi-

vant semble cependant avoir eu peur de lui et


(2). 11
des suites de ses agissements, c'est alors qu'il s'exprime
en ces termes Où le diabolique est le plus terrible,
:

dit-il, c'est quand il prédomine chez quelqu'un. Il ne


fait pas toujours les hommes les plus parfaits soit par
l'esprit soit par le talent; il rarement des hommes
fait

recommandableg par la bonté de leur cœur. Mais c'est


une force gigantesque qui part d'eux, et leur fait exer-
cer un pouvoir incroyable sur toutes les créatures.
Toutes les forces morales réunies ne peuvent rien contre
eux. Inutile que la partie la plus éclairée des hommes
veuille les rendre suspects comme dupes ou dupeurs,
lamasse est attirée par eux. Ils ne peuvent être vaincus
que par l'Universum lui-même, avec lequel ils ont com-
mencé la lutte (3).
11 est impossible de mieux dire la vérité. L'Huma-
nisme s'est écarté de la vérité et de la bonté. Plus il

s'étend, plus il se transforme en une lutte contre l'Uni-


versum, contre le bien, contre le vrai, contre l'ordre et
contre l'œuvre de Dieu tout entière. C'est la même lutte
que celle qui est faite depuis le commencement par l'es-
prit du mal. Ainsi résulte d'une manière tout à fait in-
volontaire la même alliance dans le même combat, ei
de cette manière aussi le même sort dans l'issue inévi-

(1) Dietzmann, Gœthe und die lustige leit in Weimar, 35 sq.


(2) Eckermann, Gesprœche mit Gœthe, (3)11, 198 sq., 62.'
(3) Gœthe, Dichtung und Wahrheit, ch. 20.
LE CULTE DU DIABLE 37
table. Satan a jadis succombé dans sa lutte contre la lu-
mière. Son aide plus faible, l'Humanisme, ne vaincra
pas non plus.
C'est une véritable excursion en enfer que celle que îo.-Mai-
;

nous venons de taire


.

;
7
«n
mais
•"

elle était nécessaire à cause


.
heur au mon-
de à cause du
scandale.

de la vérité. Personne, sans cela, ne croirait que les fins


du faux Humanisme sont si dangereuses. Même ceux
qui ont de bonnes intentions croient toujours que nous
faisons tort au monde, quand nous lui refusons le droit
de parler d'humanité. Même ceux qui ne se dissimulent
pas qu'il se glisse des tendances pernicieuses dans la
nouvelle civilisation, ne peuvent souvent pas s'affran-
chir de l'inquiétude que nous sommes trop pessimistes,
etque nous allons trop loin quand nous indiquons tous
ces mélanges impurs.
Que celui qui est accessible à la vérité réponde dé-
sormais à ce scrupule. « Malheur au monde, s'écriait
jadis,du haut du ciel, une voix puissante, car Satan est
descendu chez vous » (1). Mais malheur et deux fois
malheur au monde, quand il sera permis à Satan d'aller
- où sa présence ne serait pas nécessaire, parce que les
hommes seront devenus des Satans eux-mêmes envers
leurs propres frères. Malheur au monde à cause des
scandales (2) !

Malheur aux pauvres qu'on scandalise Qui peut!

compter les milliers de personnes auxquelles un exem-


ple, une parole, une image, un livre, a ravi la paix de
l'âme, la pureté du cœur, le paradis sur terre, et fait de
leur vie un enfer Souvent elles sont plus à plaindre
!

qu'à blâmer, car si l'homme, dans sa faiblesse, suc-


combe à l'attrait qui se présente à lui sous la forme la
plus grossière, comment bravera-t-il cette tentation,
s'il ne possède pas une force surhumaine où elle

s'approche d'une façon si insinuante, sous une forme si
flatteuse?
38 MANIÈRE DE PENSER ET d'aGIR DE L'HUMANISME
Malheur à ceux qui soutiennent le scandale ou qui
l'approuvent ! Nous hésitons presque à dire combien
c'est mal ; car, ne sommes-nous pas tous solidaires dans
la faute? Ne gardons-nous pas le silence par peur d'ê-
tre décriés comme des gens sans éducation, quand mê-
me mal augmente tous les jours ? Ne fermons-nous
le

pas lâchement les yeux là-dessus ? Ne sentons-nous pas


nous-mêmes ce que notre conscience condamne ? Ne
devons-nous pas nous appliquer la parole Le specta- :

teur est souvent pire que le danseur?


Malheur à ceux qui permettent le scandale! Quelle
excuse allégueront les parents, les maîtres, les éduca-
teurs, les promoteurs, les organisateurs, les directeurs,
les protecteurs d'entreprises littéraires, artistiques et
scientifiques, de fêtes, de plaisirs, de représentations,
si,malgré leur devoir et leur expérience, ils n'éloignent
pas l'ennemi tant qu'ils. peuvent. Platon fait dire à So-
crate que malgré tout ce qu'il avait dit au désavantage
des poètes, il n'avait pas exprimé ce qu'il y a de pire.
Mais ce qu'iî^y a de plus terrible, c'est qu'ils s'enten-
dent à séduire même des hommes mûrs et habiles. C'est
seulement le petit nombre qui peut se soustraire à leur
influence (1). C'est pourquoi il considère comme une
chose impossible de permettre à la jeunesse le com-
merce avec les poètes, dont les effusions tendres gâte-
raient infailliblement chez eux le sentiment de la reli-
gion et de la vertu. 11 «st si sévère, que, parmi ces cor-
rupteurs des mœurs, il cite des poètes que nous lisons
dans nos écoles chrétiennes Homère et Hésiode. Il :

croit que les mères et les éducateurs qui négligent ce


soin, manquent plus à leurs devoirs que s'ils négligeaient
le corps et la vie de Penfant (2). Aristote aussi dit que
s'il y a quelque chose qu'il faille préserver des mauvai-
ses paroles, c'est bien la jeunesse (3), à qui la pudeur

(1) Plato, Rep., 10, 7, p. 605 c.


(2) Plato, Rep., 2, 17, p. 377, b. sq. ; 3, b, p. 391, d. sq.
(3) Aristot., Eth., 4, 9(15), 3.
LE CULTE DU DIABLE 39

est surtout nécessaire. Les insultes, la fustigation pu-


blique et l'expulsion de la patrie sont à peine une puni-
tion assez grande
pour celui qui enfreint ces précep-
(1 )

tes, tellement son crime est considérable. En effet, une

pierre au cou et un tombeau dans les profondeurs de la


mer peuvent seuls, d après l'enseignement du plus doux
des maîtres, expier un tel crime (2).

Malheur surtout à ceux qui donnent du scandale Vu !

ce que sont les hommes, il est inévitable qu'il y ait des


scandales. Mais malheur à l'homme par qui le scandale
arrive !
(3)
Savoir si ce qu'on^nous dit toujours est vrai, que Sa-
tan n'a pas été autre chose qu'une sombre illusion des
anciens temps, et qu'aujourd'hui il n'a plus de prise sur
le monde, n'est pas ce que nous voulons établir ici.
Mais si c'est vrai, alors malheur à notre époque Alors !

un jour, ce ne seront pas seulement les païens qui se-


ront nos juges, mais Satan lui-même, dont nous avons
rendu l'existence superflue, sera celui qui nous con-
damnera. Et pourtant, comme il serait à désirer que
cette sinistre puissance invisible n'existât plus pour
nous ! Celui qui le veut bien évitera plus facilement l'at-

taque des ennemis visibles que la ruse d'une puissance


inattaquable, xMalheureusement, il n'est pas exact de
dire que ce danger n'existe pas pour nous. Nous avons
à lutter contre un ennemi inaccessible à nos sens gros-
siers, contre un ennemi qui, lui-même étranger et hos-

tile au bien, veut aussi par jalousie nous rendre les en-

nemis du bien.
Nous avons cependant toujours une consolation,
celle de savoir qu'il ne peut nous approcher de trop près,

(1) Aristot., Polit., 7, 15 (17), 7. Isocrates, Busiris, (11) 38 sq.


Plato, Timœus, 2, p. 19, d. sq. ; Rep., 8, 17, p. 568, b. sq., et no-
tamment dans la première moitié du Xe livre.
(2) Matth., XVIII, 6.

(3) Matth., XVJII, 7.


40 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE L'HUMANISME
à moins qu'ilne se serve de moyens agissant sur nos
sens et sur notre imagination (1).
C'est pourquoi il est en tout cas vrai de dire que nous
paralysons au diable le tendon d'Achille, nous fer-
si

mons yeux et les oreilles à la


les beauté obtenue par le
mensonge, à l'art et à la civilisation hypocrite. Le mal
se fraiera difficilement une voie pour arriver au cœur,
si notre intelligence enlève aux sens l'illusion qui con-
sisterait à faire croire qu'il peut prendre la beauté pour
s'en revêtir. Ce qui est mauvais ne s'appellera jamais
beau. Comme la vérité et la bonté, la beauté se trouve
seulement en Dieu. Seul ce qui est vrai, ce qui est beau,
ce qui est moral peut être éternellement beau, véritable-
ment humain.

(1) Thom., 1, q. Ul, a. 2-4.


.

Appendice.

Y a-t-il en réalité une adoration du diable ?

I. L'existence du diable n'est nie'e par personne. 2. Les légendes —


des peuples concernant un esprit mauvais. 3. Les religions —
dualistes et les sectes. —
4. Le culte du diable au moyen âge et
dans les temps modernes. —
5. La franc-maçonnerie. 6. Le —
diable dans la littérature moderne.

n'est guère nécessaire de prouverl'existence de Sa- _


£
Il

tan, car personne ne


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la nie.
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bien des gens, c est
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n'est
. -,
, , . . . niée par per-
moquent de la croyance a un esprit mauvais ; mais sou- sonne.

vent ce sont précisé ment ceux-ci qui croient le plus fer-


mement en lui. Ils en parlent beaucoup trop, pour que
nous attribuions de la valeur à leurs affirmations. Ils de-
vraient d'abord apprendre à se taire, et cela pendant
longtemps, avant que nous les croyions sérieuses.
Celui qui se tait ne se trompe pas, dit le proverbe ; mais
celui qui parle, et surtout celui qui parle autant qu'eux
se trahit lui-même.
D'ailleurs, dans cette question, comme dans celle de
savoir s'il y a un Dieu, les paroles et la conduite des né-
gateurs sont en pleine contradiction. Tant que quelqu'un
peut jouer un rôle étudié, assure solennellement à la
il

foule étonnée qu'il n'y a pas de Dieu. Mais voici que tout
à coup une douleur lancinolente passe à travers une de
ses dents creuses. Ouvrant alors la bouche un peu plus
qu'il ne voudrait, involontairement sur un ton
il s'écrie

lamentable, en portant sa main à sa joue mon Dieu : !

mon Dieu !

Un autre vient de se moquer du peuple stupide qui


du diable. Il n'a pas achevé de
croit encore à l'existence
parler que quelqu'un écrase parmégarde un de ses cors,
ou lui annonce quela rente menace de baisser de 25 0/0.
42 MANIÈRE DE PENSER ET D AGIR DE L HUMANISME
Dans sa frayeur subite, il ne trouve, nous parlons —
non seulement de charretiersetdebûcherons, mais aussi
d'hommes lettrés, d'un professeur d'éthique par exem-
ple, —
alors pas de moyen plus apte à soulager son cœur
dans cette circonstance, que le nom de celui qu'il com-
mençait à nier il n'y a qu'une seconde. A quoi faut-il
croire dans ce cas ? Est-ce à l'aveu simulé ou involon-
taire, aux paroles ou à la conduite, à la négation ou à
la rétractation?
Qu'on ne nous en veuille donc pas si nous prétendons
que ce sont précisément ceux qui nient Satan qui ju-
rent le plus par lui. L'autruche avec ses longues jambes
et sa petite tête n'agit pas non plus comme si elle croyait
que Bédouins sont derrière elle. C'est chose bizarre
les
qu'elle enfonce alors sa tête dans le sable. Pourquoi agir
ainsi si elle croit que ce qu'elle suppose est vrai ? C'est
pourquoi nous ne craignons pas de commettre une injus-
tice en disant que de tels railleurs nous rappellent ces
cœurs de lièvres qui sifflent ou chantent très fort quand
ils traversent un cimetière ou une forêt le soir. Toujours

les hommes parlent de ce qui les préoccupe le plus, et


leurs insultes les plus amères s'appliquent toujours à ce
qui leur pèse le plus. Par contre, nous n'avons jamais
trouvé de livres, pas même dans les plus grandes biblio-
thèques, où quelqu'un se soit donné la peine de prouver
la non-existence de Pierre l'ébouriffé et l'innocuité de
Cerbère.
2 - Les La croyance
J
à un esprit
r qui
*
est tombé dans le péché
r
légendes des
P P C
cer nant un"
par sa révolte envers Dieu, et qui maintenant s'efforce
^esprit mau-
p ar haine et par jalousie de causer du dommage dans
le jardin de Dieu sur terre, se trouve partout chez tous

les peuples. Le Uigveda connaît un démon méchant,


fanfaron et orgueilleux qui s'appelle Vritra. Il est, comme
on le dit très bien, un esprit malin. Mais malgré cela,
il exerce une grande puissance. Son assaut dirigé con-
tre le royaume de la lumière est repoussé par Indra. Il

s'appelle aussi le dragon, le premier-né des dragons,


LE CULTE DU DIABLE 43

le chef des fantômes enchanteurs (1). En Egypte appa-


raît Apap également nommé Apepi ou Apophis, le ser-

pent roulé, comme le chef des puissances mauvaises.


Ce sont ses partisans, les esprits hostiles, les fils de la

défection, qui luttent contre les dieux de la lumière (2).

Dans la légende assyro-babylonienne, le dragon de la


mort Tiamit se révolte contre les puissances du ciel. 11

attire aussi contre celles-ci les hommes de son côté,


mais il est terrassé par Marduk ou Mérodach avec ses
compagnons (3). Les Perses nous parlent de Dahâtle
serpent terrible que Angromainyus a créé dans le monde
pour ruiner ce qui est pur, particulièrement pour per-
dre Yima le seigneur du Paradis, et pour répandre
dans le monde les maladies et la mort (4). Ceci se rap-
proche tant du récit de la Bible qu'on ne peut passer
outre sans faire remarquer les variétés qui se trouvent
dans la légende. On pourrait croire que nous avons à
faire ici à une copie du récit de la Révélation.
Nous ne pouvons faire ici des recherches pour savoir 3 . _ Les
ti « >

cette croyance a un mauvais esprit


• • « >

s est
« .

trans-
religions
ij St es et
dua-
les

formée en dualisme, en d'autres termes comment les

hommes ont pu s'égarer à un point qu'ils se représen-


taient lemal à côté du bien, sinon comme également
éternel, du moins comme également puissant, et qu'ils
opposaient enfin l'un à l'autre deux représentants per-
sonnels de ces deux puissances ennemies, savoir un
Dieu bon et un Dieu mauvais. 11 suffit de savoir qu'il en
était ainsi.

Nous pouvons citer plus ou moins toutes les ancien-


nes religions païennes lorsqu'il est question du dualis-
me. La mythologie grecque elle-même a bien des cho-

(1)Muir, Original Sanscrit texts, V, 95 sq. Ludwig, Der Rigveda,


III, 33G sq. Fischer, Heidenth. und Offenb., 76-80.

(2) Maspéro, Geschichte der morgenlœnd. Wœlker (deutsch von


Pietschmann, 1817, 29). Cf. Fischer, loc. cit., 315.
(3) Maspéro, loc. cit., 140, 156. Fischer, loc. cit., 188-191, 208-
210, 212.
(4) Spiegel, Eran. Alterthitmsknnde, ï, 530 sq. Windischmann,
Zoroastrische Studien, 27-31. Fischer, loc. cit. 136, 139. }
44 MANIÈRE DE PENSER ET d'aGIR DE L'HUMANISME
ses qui le rappellent. Car, au fond, Jupiter et sa suite
de dieux jaloux ne sont rien autre chose que le dieu mé-
chant victorieux. Seulement, il s'est paré des qualités
du dieu de la lumière vaincu. Mais la philosophie grec-
que, surtout la philosophie de Platon (1), défend réso-
lument le dualisme. Parmi les religions européennes,
c'est la religion slave qui a le plus développé la foi à un
dieu méchant. Cependant, la mythologie germaine ne
lui cède en rien sous ce rapport, comme d'ailleurs nous
le constatons assez souvent par le vacarme des esprits
frappeurs et les fantômes de la légende allemande. Ceci
s'applique encore bien davantage aux religions asiati-
ques. Parmi celles-ci, c'est la religion babylonienne et
la religion perse qui poussent le plus loin la déification

du mal. La secte des Yésidis ou Jesd ,qui encore à l'heure


actuelle pratique l'adoration du diable (2), est sans
aucun doute un reste de l'ancienne croyance populaire
babylonico-perse.
Les sectes dualistes qui, dans les temps les plus re-
culés, se sont accrochées au Christianisme, viennent de
cette source, quoiqu'elles n'aient rien de commun avec
lui, sinon quelques noms dont elles abusaient. Seul
parmi elles, le Manichéisme a développé avec une très
grande logique cette sinistre manière de voir. 11 part du
principe que de toute éternité il y a eu deux êtres di-
vins (3), ou plutôt deux natures divines (4) opposées
l'une à l'autre, également puissantes et également bien-
faisantes (5), la lumière et les ténèbres, le souverain
bien et le souverain mal. C'est de lui que les sectes pos-
térieures connues sous le nom de Priscillianistes, de
Pauliciens, de Bogumiles, de Catharres ou d'Albigeois
ont reçu la même erreur, et ont fait de leur côté tout ce

(1) Plato, Theœtel, 25, p. 176, a Leg., 10, p. 906, a.


;

(2) Ritter, Erdkunde, IX, 758-762. Spiegel, loc. cit., II, 64 sq. Wetzer
und Weltes Kirchenleœikon, (I) XI, 1214 sq.
(3) Augustin., Mot. ceci, cathol., 1, 10, 16.
(4) Augustin,, loc. cit., 2, 3, 5 ; De vera relig., 9, 16.
(5) August., Continent., 9, 22 Bon. persev., il, 27.
;
LE CULTE DU DIABLE 45
qu'il était possible de
pour alimenter la croyance à
faire

une puissance mauvaise, croyance qui continua d'exis-


ter sous des formes nombreuses, grâce aux souvenirs
d'anciennes légendes païennes profondément enracinées
dans le peuple.
Les sectes dont nous avons parlé jusqu'à présent du-
rent souvent se laisser dire que leur croyance au diable,
comme d'ailleurs c'est tout clair, conduisait, dans la vie
réelle, aux principes les plus abominables et à des ac-
tions qui ne l'étaient pas moins. Mais il en est encore
plusieurs autres dont on assure ceci d'une manière si

constante et si catégorique, qu'il est difficile de le pren-


dre pour une invention imaginaire. Notre époque qui,
nous l'avons déjà vu souvent, possède une inclination
particulière pour canoniser tous les monstres de l'his-
toire, s'occupe naturellement aussi de ces sectes, au-
tant qu'elle le peut. témoignages sont trop nom-
Mais les

breux et trop irréfutables pour pouvoir être mis de côté.


Déjà Celse, un témoin qui n'est pas suspect de par-
tialité, nous parle de prétendus chrétiens qui appellent

le créateur du monde un dieu maudit (1). C'étaient des


chrétiens bizarres En réalité, c'étaient des adorateurs
!

du serpent, des Ophites ou Naasséniens qui s'étaient


écartés du Christianisme, au point de n'accueillir
dans leur société personne qui n'eût abjuré cette reli-
gion (2) . Ils se donnèrent leur nom en l'honneur du ser-
pent, qui, enseignaient-ils, s'était montré le plus grand
bienfaiteur de l'humanité, en lui transmettant la vraie
sagesse et la vraie science (3). Dieu, blasphémaient-ils,
Dieu, qui par jalousie envers l'homme voulait entraver
les progrès de l'esprit, s'était ravi par là le droit d'être

adoré. Mais le serpent méritait vraiment des homma-


ges divins comme auteur de toute lumière et de toute
civilisation (4).

(1) Origenes, Contra Cels., 6, 28, 29. — (2) 16., 6, 28.

(3) 16., 6, 28. Tertullian., Prœscript., 47.


(4) Philostrius Brix., Haer., 4, Nicetas, Thesciur. orthod., 4, 9. Anas-
tas. Sin., Anogog. contempt. in Hexœm., 1. 10.
46 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE L'HUMANISME
Marcion va encore plus loin. Le Dieu de l'Ancien
Testament, dit-il, en termes qu'il aurait pu emprunter
aux francs-maçons modernes et aux antisémites, Jé-
hovah est l'auteur de tous les maux. C'est un dieu san-
guinaire qui a soif de sang humain, c'est l'auteur des
plus sauvages guerres de religion, des sacrifices hu-
mains, des meurtres en masse Nous sommes rede-
(1).
vables au serpent de choses plus nombreuses et meil-
leures. Tandis que Dieu a voulu nous retenir dans l'a-
veuglement, lui, le serpent, nous a ouvert les trésors de
la vraie science (2). C'est pourquoi il a tout droit à no-
tre vénération, et non seulement lui, mais tous ses ad-

hérents, Caïn, lesSodomites et autres grands criminels.


Par contre, Abel, Noé, Hénoch et les patriarches, qui
se sont soustraits à "celte connaissance, doivent être
considérés comme des réprouvés (3).
Ici le du bien et du mal est complètement inter-
rôle
verti. Comme Dante le dit en parlant de l'enfer l'amour :

de Dieu s'est transformé en haine, le dégoût pour le

mal en admiration ef en vénération.


Un récit que Théodoret nous a conservé montre jus-
qu'à quel degré on a poussé ceci. Lui-même connaissait
un vieillard de quatre-vingt-dix ans, qui, le matin, ne"
se lavait jamais avec de l'eau, mais avec sa salive. In-
terrogé sur cette conduite, il répondit que, comme il ne
voulait rien avoir de commun avec le créateur, il évi-
tait, lui sa créature, de se servir d'eau. Sans doute, il

était obligé d'en user comme boisson, comme il se ser-


vait d'aliments pour se nourrir, mais il ne le faisait
qu'à contre-cœur, et seulement à cause de l'extrême
nécessité, parce qu'il ne pouvait vivre autrement (4).
Les Caïnites s'exprimaient encore d'une manière plus
impie et plus blasphématoire. On croit entendre en eux *

(1) Irenseus, 1, 27, 2.


(2) Théodoret, Hœret. fab., 1, 2i. Nicetas, Thesaur. orthod., 4, 14.
(3) Théodoret, loc. cit., 1, 24.
(4) Ibid.
LE CULTE DU DIABLE 47
Byron, Daumer, Diïhring et d'autres précurseurs de
l'antisémitisme moderne. Abel et les autres justes dont
parle l'Ecriture, ont été des esprits bornés, des hommes
faibles, avec qui ne veulent rien avoir de
ils commun,
C.aïn, Esaiï, les Sodomites, la bande de Coré, Judas,
voilà quels furent les vrais esprits forts, et ce sont ceux-
là qui ont sauvé l'honneur du monde. C'est de ceux-là
aussi qu'ils veulent faire partie, et c'est pourquoi ils se
vantent avec orgueil de leur solidarité et de leur parenté
avec Caïn, Esaiï, les Sodomites et Judas (1). Dieu, d'a-
près le récit de l'Ancien Testament, est le punisseur
étroit qui a fait la loi, — c'est-à-dire les dix commande-
ments, — uniquement pour empêcher le véritable pro-
grès de l'humanité vers la liberté et l'indépendance.
Mais il est trop faible pour assurer à sa loi protection
et respect, et pour se venger de ceux qui la transgres-
sent. Sans doute il a persécuté Esaiï, les Sodomites et
Caïn ; mais ceux-ci n'ont guère été atteints ; la civilisa-
tion et la sagesse qu'ils possédaient suffisaient à les
protéger contre sa colère impuissante, car il faut recon-
naître que l'esprit et le progrès ont toujours été du côté
de ceux qui se sont affranchis du joug de ce dieu. Seule
une volonté suprême a engagé les Sodomites et la bande
de Coré à briser les chaînes de l'esclavage et à se révol-
ter. Ce n'est qu'en vertu d'une science plus profonde
que Judas, le seul des apôtres qui fut instruit, a livré
le Christ à la croix (2). On ne peut nier qu'il y a en lui
quelque chose de divin ; son action est un acte d'affran-
chissement, un véritable bienfait pour l'humanité (3).
S'il y a quelqu'un qui mérite les honneurs de l'adora-
tion divine, c'est bien Judas (4).
Avec une telle manière de voir, il est inévitable, et * j- ,.Le
' 7
culte du dia-
même tout naturel qu'il y ait aussi des actions qui doi^ âge
e
a
et
m
S
psmo "
vent prouver d'une manière évidente la parenté avec les d erS
(1) Irenœus, i, 31. Theodoret, loc. cit., 1, 15. Nicetas., loc, cit.,

4, 11.
(2) Tertullian., Prsescr., 47. Theodoret, loc. cit., 1, 15.
(3) Augustin., Hœr., 18. — (4) Joan. Damasc, Hœr., 38.
48 MANIÈRE DE PENSER ET d'aGIR DE L HUMANISME
Sodomites et la bande de Coré. C'est pourquoi il n'y a
rien d'incrovable dans les récits concernant les atroci-
cités que les sectes ont exercées. Pendant des siècles y

s'est maintenue chez les païens la conviction qu'il y en


a eu de fait, et c'est pour cette raison qu'ils ont torturé
des milliers de chrétiens, voulant leur imputer ce qu'ils
commettaient eux-mêmes. Les innocents eurent beau
nier, il y avait trop de preuves et des preuves trop con-
vaincantes que de telles choses se commettaient en réa-
lité, pour qu'on eût retiré quelque utilité à les nier, car
les adhérents à ces sectes se faisant constamment passer
pour chrétiens, bien qu'ils n'eussent rien de chrétien,
toute la honte de leurs actions retombait alors sur la re-
ligion chrétienne elle-même. Ce fut aussi la raison prin-
cipale pour laquelle elles ne voulaient pas qu'on leur en-
levât le nom de chrétiennes, parce que, par ce moyen,
la haine qu'on avait pour elles retombait sur le Christia-
nisme, et qu'elles pouvaient, sous son manteau, se li-

vrer d'autant plus sûrement à leurs infamies.


Mais de même que les doctrines diaboliques des Gnos-
tiques et des Manichéens se maintinrent jusqu'au moyen
âge, et plus loin encore, de même les agissements dia-
boliques des sectes citées se continuèrent constamment
dans l'obscurité. Non seulement l'Eglise intervint contre
elles, mais aussi la puissance séculière, car elles avaient
toujours la réputation de s'adonner aux vices les plus
abominables. Ceci n'eut pas d'autre que ces sectes effet

qui, déjà au temps de Tertullien, avaient fait du mys-


tère un art et une science, en se rattachant évidemment
aux cultes aux mystères secrets de l'antiquité (1), de-
et

vinrent des associations secrètes au sens propre du mot.


Au commencement du moyen âge, ces associations
insaisissables prirent une très grande extension. Elles
vinrent en partie de l'Orient et en partie des Juifs par
l'Espagne maure. Si les erreurs des Albigeois se répan-

(1) Tertullian., Adv. Valenlin., 1.


LE CULTE DU DIABLE 49
dirent d'une manière incroyable en 1res peu de temps,
c'est à elles qu'il faut l'attribuer, car elles étaient très
habilement organisées, et possédaient un langage par
signes et des secrets particuliers. Lorsque, dans les ter-
ribles luttes entre l'Eglise et l'Etat, le Christianisme
cessa peu à peu d'être la puissance dominante ; lors-
que l'incrédulité la plus audacieuse put se manifester
publiquement dans les cours de Frédéric II et de Jean
sans Terre, elles ne considérèrent plus comme néces-
saire de rester sicomplètement dans l'ombre. À cette
époque, c'était le secret de tout le monde que toute
l'Europe méridionale et occidentale était bondée de lo-
ges, ou, comme on disait à cette époque, d'écoles. C'é-
taient les villes universitaires qui étaient avant tout le
siège de ces sectes secrètes. Mais nous ne pouvons pas
assez nous étonner que même de petites localités éloi-

gnées de toute communication en possédassent aussi.


Ces serviteurs du diable trouvèrent un terrain ex-
cessivement favorable à leur doctrine et à leurs agisse-
ments dans l'ordre des Templiers. Il n'est plus possible
maintenant de douter que ceux-ci aient participé à cette
faute.
Récemment, plusieurs historiens, en particulier Kug-
ler et Dœllinger, se sont occupés de cette question, et
Hans Prutz ainsi que Léopold Ranke lui-même ont fait

grand bruit de ce que, contraints évidemment par la


force écrasante des témoignages, ils les aient considé-
rés comme gravement coupables.
Mais nous connaissons tout l'intérêt que nos savants
portent aux criminels anciens, et nous trouvons dou-
blement compréhensible que ce trait caractéristique
apparaisse de nouveau si vivant dans la question pré-
sente. Nous n'avons nullement besoin de nous laisser
tromper par la croyance à des récits et à des faits dou-
teux. En admettant même qu'il y ait beaucoup d'exagé-
ration dans ce que des hommes d'ailleurs sensés nous
rapportent sur les crimes atroces de tant de cheva-
50 MANIÈRE DE PENSER ET d'aGIR DE L'HUMANISME
liers (1), les récits et lesjugements de l'Eglise inspi-
rent une pleine confiance, vu la manière modérée et
réservée avec laquelle elle les exprime sur ce point (2).
En tout cas, on est autorisé à croire que le reniement
du Christ, les outrages à la croix et certaines pratiques
qui rappellent fortement le pur culte du diable ont été
souvent mises à exécution par du Tem-
les chevaliers

ple (3). Ce qui toutefois ne veut pas dire que l'ordre


comme ordre soit allé jusqu'à cette infamie. C'est pour-
quoi nous ne doutons nullement que ces chevaliers qui,
en face de la mort, assuraient par serment l'innocence
de leur ordre, aient dit la vérité dont ils étaient convain-
cus. Car si même les membres d'une société secrète ne
savent pas, pour la plupart, ce que veut leur association,
ni ce qu'elle pratique, à combien plus forte raison de-
vaient être dans la bonne foi ceux qui, dans l'ordre du
Temple, s'étaient tenus éloignés de toute alliance secrète
criminelle?
Très proche parente de cette affaire est l'histoire des
Stadingues. Les crimes qu'on leur impute sont, de leur
nature, les mêmes que ceux qu'on attribue aux Gnosti-
ques et aux Templiers. Ils sont un véritable culte du
diable. 11 est naturel qu'ils se présentent sous une forme
beaucoup plus grossière (4) que chez les chevaliers- si
distingués, même plus que distingués. Pourtant celui
qui sait voir le fond des choses par delà ces extériori-
tés, reconnaîtra qu'il n'y a rien de nouveau ici.

D'ailleurs, c'est un point d'une très grandeimportance


lorsqu'on juge ces choses et d'autres semblables. Il n'y
a aucun doute qu'au moyen commencement
âge, ou au
des temps modernes, le peuple ne commençait pas par

(1) Thomas Walsingham (Mansi, Coll. concil., XXV, 409, b. c).


(2) Clemens V, Ad providam (Mansi, XXV, 389, c).
(3) Clemens V, Ad Philipp. reg. Franc. (Mansi, XXV, 371, b) Conc. ;

Londin., 1311 (Mansi, XXV, 425, d, 428, a. 431, c.) Conc. Eborac, ;

1311 (Mansi, XXV, 447, a).


(4) Gregor. IX, Epist. ad Henricum imperat. Frider. Fil. (Mansi",
XXIII, 324, b. c). Raynald., 1233, 43.
LE CULTE DU DIABLE 51

faire ses études chez saint Irénée et chez saint Epiphane


sur les agissements honteux des anciennes sectes, lors-
qu'il s'entretenait des crimes commis chez les Tem-
pliers, les Stadingues, et dans les sabbats des sorciers.
On peut admettre, avec autant de certitude, que ceux
qui nous informent de ce qui se passe dans le sanctuaire
le plus intime des associations secrètes modernes, n'en
ont pas puisé les traits caractéristiques dans les récits
des Pères qu'ils ne connaissaient même pas. Si, malgré
cela, ces descriptions s'accordent parfaitement entre
elles, si des manifestations qui, sortant de ces sphères,
parviennent à la publicité, s'accordent à la lettre avec
les principes des anciens gnostiques, comme nous le

remarquerons immédiatement chez plusieurs auteurs


modernes, une double conclusion s'impose. La première
est qu'il faut attribuer plus de croyance à ces récits que
nous ne le faisons souvent, la seconde que toutes ces
associations secrètes du moyen âge et des temps mo-
dernes se rejoignent à l'antiquité par le lien d'une pro-
pagation non interrompue.
En parlant nous ne nous engageons pas à prou-
ainsi,
ver tous les détails que la voix populaire rapporte des
églises secrètes. Mais essaiera qui pourra de reléguer
tout cela dans le domaine des fables. Qu'on enlève aux
formes extérieures ce qu'on peut leur enlever, qu'on
fasse la part de l'imagination si grande que l'on voudra,
ceci n'empêche pas un pacte intentionnel
qu'il existe
avec le diable. Nous ne voyons pas pourquoi on affecte
tant d'étonnement et d'aversion pour ce principe. Ce
qui réussit aux hérétiques et aux gens instruits ne serait
donc pas possible aux hommes et aux femmes du vul-
gaire? Ou bien le pacte avec le diable doit-il être le
privilège exclusif de certaines sphères distinguées? Ou
bien croit-on que Satan tient tellement aux simagrées
et à tout ce fatrascompliqué dont parlent les rose-croix,
les loges, Cagliostro, Casanova, les spirites et les hypno-
tiseurs modernes, au point que ces stupides cérémo-
52 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE L'HUMANISME
nies de vieilles femmes soient absolument nécessaires
pour entrer en relations avec lui?
Mais nous laissons à ceux qui en sentent la vocation
le soin de nier que les fantasmagories superstitieuses
sont un pur culte du diable. Sans doute, nous admet-
tons que dans le peuple ordinaire, crédule, la véritable
adoration du diable est beaucoup moins répandue que
dans les sphères cultivées qui n'ont plus la foi, mais il

y a un culte du diable. On a brûlé des centaines d'inno-


cents comme sorciers, et les véritables sorciers, les
maîtres sorciers ont échappé la plupart du temps à la
punition, comme le cas se présente pour les grands vo-
leurs, les assassins en masse et les séducteurs de pro-
fession. Si on avait voulu saisir les véritables servi-
teurs de Satan, il aurait fallu aller ailleurs que dans les
mansardes des pauvres.
Il faut chercher le culte du diable le plus raffiné, là
où une civilisation fausse et sans foi est arrivée à son
plus haut degré. devenu une mode à la cour de
11 était
France, sous Henri III comme sous Napoléon III, et
dans presque toutes les cours allemandes au XVII e et
e
au XVIII siècle. Cette élite de nobles corrompus qui
s'étaient groupés autour de Philippe d'Orléans, l'infor-

tuné régent, cette association de frères d'armes, de dé-


bauchés, d'empoisonneurs etd'insulteurs de la foi, dans
laquelle personne ne pouvait entrer sans qu'un jury lui
eût décerné le titre honorifique de roué ou de pendard,
c'est-à-dire qu'il était digne de la roue et de la potence,
bref, la société frivole du XVIII e siècle ne se donnait
plus la peine, dans l'arrogance qu'elle manifestait du
sentiment de sa sécurité, de cacher les griffes du dia-
ble. A cette même époque, en Angleterre, les riches in-
crédules trouvèrent un moyen pour chasser, au moins
pendant quelque temps, le spleen qu'ils s'étaient donné
à force de rester étendus sans but sur leurs lits de pa-
resse chargés d'or. Ils formèrent une ligue dont l'unique
but était d'inventer de nouvelles voluptés, de railler la
LE CULTE DU DIABLE 53
foi, d'imiter le culte de Dieu par des pratiques diaboli-
ques, ligue qui fut appelée le Club du feu de l'enfer.
C'est de ces sphères qu'est sortie la franc-maçonne-
rie sous sa nouvelle forme. Si celle-ci, dans sa forme
ordinaire exotérique, rejette les diableries, le besoin
qu'on en ressent trouve pourtant son compte dans des
cercles particuliers ésotériques. Et là où ceci n'est
pas possible, les gens instruits trouvent toujours des
moyens pour se procurer cette piquante jouissance.
C'est ainsi qu'il existait encore dansnotre siècle, — nous
croyons avoir entendu dire dernièrement qu'un chan-
gement était survenu, — au cœur de l'Allemagne, à
Ratisbonne, un club infernal en bonne et due forme.
La salle de réunion représentait un enfer richement
muni de diables. Les membres y apparaissaient en cos-
tumes de diables. Même les monnaies qu'on faisait cir-
culer dans cette enceinte portaient l'effigie du diable.
Et des princes, des généraux, des présidents, des
bourgmestres, des employés officiels ne trouvaient pas
au-dessous de leur dignité de coopérera cette plaisan-
terie infernale. Ailleurs on agit autrement mais la ;

chose est la même.


Nous venons de touchera la franc-maçonnerie. C'est 5 _ L
maçoD ~
un sujet dangereux. Ne pas en parler est plus facile que S;
de dire la vérité sur son compte et de ne pas dépasser
la mesure. Beaucoup de gens ne peuvent assez se la-
menter sur les sectes secrètes. A les entendre parler,
tout le mal vient uniquement de cette source. C'est très
commode, et en raisonnant ainsi, on peut se croiser
tranquillement les bras et se consoler avec la pensée
qu'il n'y a rien à faire contre cette puissance. D'un au-
on trouve encore assez de gens qui croient au
tre côté,
moins dépasser d'une aune le peuple ordinaire, lors-
qu'ils un gracieux sourire,
se contentent d'esquisser
[uand la conversation vient à tomber sur ce sujet. Ce
sont ces autruches qui ne voient dans la franc-maçon-
nerie pas autre chose qu'une petite réunion dans la-
54 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE L'HUMANISME
quelle on boit bien, on mange bien, et on entend des
discours ennuyeux sur l'humanité, la vertu et la philo-
sophie. Comme toujours, la vérité est au milieu. Les
francs-maçons ne sont pas les princes de ce monde. Sa-
tan ne se dépouille pas de cette dignité, mais pour qui-
conque prend à cœur le monde et son époque, ils sont
une puissance avec laquelle il faut compter. Tout le
mal ne vient pas d'eux. Ils n'auraient pas l'influence
qu'ils possèdent, s'il n'y avait pas tant de mal dans le
monde. Mais le mal non plus n'aurait pas une force
aussi puissante s'il ne trouvait pas en eux un soutien si
vaste et si habilement organisé.
Les manières de voir sur les proprement dites de
fins

la franc-maçonnerie diffèrent autant que celles qui con-


cernent son influence. Des milliers de francs-maçons as-
surent qu'ils sont les gens les plus inoffensifs du monde,
qu'ils sont poursuivis à mort par les reproches in-
justes d'une foule fanatique et bornée, comme le loup est
chassé par l'agneau enragé. Loin de nous la pensée de
vouloir tous les faire passer pour des hypocrites et des
menteurs. Le plus ignorant parmi eux ne peut jamais
être de bonne foi, c'est vrai, car si tout est pure vertu
angélique chez eux, pourquoi alors ce serment de gar-
derie secret? Serait-ce par hasard uniquement par hu-
milité de leur vertu ? Cependant la plupart de ces gens-
là ne savent que ce qu'ils voient et ce qu'ils entendent,

et c'est un verbiage vide, ennuyeux, indigne de l'hom-


me, des niaiseries d'enfants. Si on les mettait à la tor-

ture, il arriverait ce qu'il arriva à la plupart des Tem-


pliers qui, dans l'excès de leurs douleurs, avouaient
tout ce qu'on leur demandait, mouraient ensuite en
et

jurant qu'il n'y avait pas un mot de vrai dans tous les
crimes qu'on leur imputait, et qui pourtant n'étaient
que trop vrais.
11 donc incontestable que la franc-maçonnerie a
est
de très mauvaises fins, mais ces fins, on ne peut les
prouver suffisamment de manière à empêcher ceux qui
LE CULTE DU DIABLE 55
les connaissent de les traiter de pures inventions. D'ail-
leurs, un seul point nous occupe ici, la question de sa-
voir si, dans les sectes secrètes, ou dans les cercles d'i-
nitiés, on célèbre réellement le culte de Satan ou non.
Ily en a qui l'affirment de la manière la plus catégo-
rique. Le Dieu de la franc-maçonnerie, disent-ils, le
grand architecte de l'univers n'est pas autre que Sa-
tan (1). D'après leurs explications, Adonaï le Dieu de
l'Ecriture Sainte est le même qu'Ahriman chez les Per-
ses, Typhon chez les Egyptiens, le dieu du mal (2), le

même que celui qui a inventé les sacrifices humains de


Moloch (3). Lucifer par contre est comme Ormuzd, et
Osiris, le véritable dieu du bien (4), celui qui chasse les
ténèbres (5). Ses emblèmes sont le triangle (6), le so-
leil (7), le serpent (8), cet être bienfaisant digne de vé-
nération (9). De
provient tout bonheur (10) il dis-
lui ;

pose des trésors et des forces qui gisent dans le sein de


la terre (11). C'est à lui que nous sommes redevables du
doux péché lumière (13). Lui qui a tou-
(12) et de toute
jours été persécuté (14), mais jamais vaincu, doit être
délivré par ses partisans (15). C'est à lui qu'est dû le
royaume suprême (16), qu'il ne peut obtenir que parla
lutte. Car Adonaï continue toujours aie poursuivre avec
ses serviteurs (17). C'est donc contre ceux-ci que la

guerre doit se diriger, et cela par tous les moyens (18).


Pour bien exprimer ceci, l'initié, le chevalier Kadosch,
lève dans le festin un poignard contre le ciel (19), et

(1) Taxil, Le culte du grand Architecte, 418.


(2) Taxil, Les frères trois-points, II, 246.

(3) Taxil, Les frères trois-points, II, 243. — (4) Ibid.; II, 246.
(5) Ibid., II, 237 ; Les sœurs maçonnes, 324.
(6) Taxil, Frères, 11, 255. — (7) Taxil, Architecte, 138.
(8) Taxil, Frères, II, 245. — (0) Taxil, Sœurs, 315.
(10) Taxil, Architecte, 270. - (11) ld., Sœurs, 328. — (12) I6i</.,.264.

(13) Taxil, Sœurs, 324; Frères, II, 237. — (14) Taxil, Architecte, 270.
(15) Ibid., 115. —
(16) Taxil, Sœurs, 330.
(17) Taxil, Frères, II, 240.
(18) Maçonnerie pratique (Rosen), II, 225 sq.
(19) Taxil, Architecte, 137 sq.
56 MANIÈRE DE PENSER ET D AGIR DE L HUMANISME
jure de se venger de lui (1). Pour se railler de Dieu,
les Rose-croix exécutent une parodie sacrilège de la
Cène (2) et les sœurs travestissent d'une manière abo-
minable le psaume Miserere et l'hymne Veni Creator
Spiritus (3). Bref, si tout cela est vrai, pour
il existe
les initiés un culte diabolique si développé que nous ne
devons pas être étonnés de voir réapparaître l'antique
affirmation des Gnostiques, que Caïn, Cham, ceux qui
ont construit la tour de Babel, sont les vrais représen-
tants et les vrais libérateurs de l'humanité (4), et que
l'enfer lui-même est représenté dans la soi-disant cham-
bre infernale (5).

e.-Ledia- Nous nous garderons bien de garantir l'exactitude


térature Vo- irréfutable de ces affirmations et autres semblables.
Nous laissons le soin d'en fournir les preuves à ceux qui
les soutiennent. Mais nous posons ici deux questions.
Comment les auteurs qui donnent ces renseignements,
ont-ils été amenés à attribuer aux sectes modernes exac-
tement les mêmes affirmations et la même manière d'a-
gir que celles que l'histoire nous raconte des sectes
secrètes de l'antiquité et du moyeu âge, puisqu'ils n'a-
vaient pas seulement une idée des récits des anciens sur
les atrocités commises par leurs contemporains ? Et
ensuite, quel connaisseur de la littérature moderne ne
trouve pas, dans ce que nous venons de dire, quelque
chose qu'il a rencontré souvent, et à la lettre, dans les

œuvres accessibles à tout le monde ?


Si nous procédions avec plus de méthode dans nos
lectures, nous nous convaincrions infailliblement qu'il
doit y avoir un certain lien entre les pensées que nous
trouvons toujours être les mêmes Mais quand des .

tournures se répètent trop souvent, elles nous choquent


d'une manière désagréable. Bon disons-nous, en voici !

(1) Taxil, Frères, II, 255 ; Maçonnerie pratique, I, 341 sq.


(2) Taxil, Architecte, 115. — (3) Taxil, Sœurs, 172, 318.
(4) Taxil, Frères, II, 240.
(H) Taxil, Frères, II, 201. Rosen, Satan et compagnie, (2) 131.
LE CULTE DU DIABLE 57

encore un qui dit la même chose, et nous continuons


tranquillement notre lecture, sans nous donner la peine
de réfléchir davantage. Mais croyons-nous donc réelle-
ment que prétendues idées modernes nagent au ha-
les

sard et aveuglément dans le monde, comme les atomes


des épicuriens dans l'univers vide, jusqu'à ce qu'enfin
ils s'accrochent les uns aux autres, ici sous la forme
d'une étoile forme d'un crocodile? Ou,
fixe, là sous la

ne serait-il pas plus prudent d'admettre que si quelque


pensée voltige toujours dans la même direction, com-
me les étoiles filantes, dans la nuit de la Saint Laurent,
cela doit provenir d'une cause commune?
Or, s'il en est ainsi, nous pouvons bien croire que
derrière l'adoration du diable, publique ou voilée, dont
la littérature moderne nous rend suffisamment témoi-
gnage, il doit y avoir une cause qui a quelque analogie
avec les sectes et les pactes que nous avons vus tout à
l'heure. Nous n'en disons pas davantage. En pareille
matière il vaut toujours mieux dire trop peu que trop.
Les faits, la haine aveugle contre la vérité, la déification

des mensonges et des vices, parlent tellement en faveur


de ceci, que de plus amples explications sont inutiles.
La contestation de la vérité, la lutte contre tout ce que
. le Christianisme enseigne et prescrit est engagée d'une
manière si sérieuse par la civilisation moderne, qu'on
voit parfaitement que celle-ci n'hésiterait pas à déclarer
la guerre à Dieu lui-même, à le renverser de son trône
et à y mettre Satan, si elle avait la certitude qu'on ne
peut faire triompher autrement le principe devenu cou-
rant du soi-disant esprit moderne.
En effet très souvent, il ne s'agit plus, pour les cory-
phées de notre littérature, de demander sérieusement
où se trouve la vérité et de lui obéir sans réserve n'im-
porte où elle se trouve. Tout plutôt que ceci ! Celui qui
s'est une fois prêté comme instrument de ce qu'on ap-
pelle les idées modernes ou libérales, et celui qui, —
chose qui trop souvent est identique, — a prêté le ser-
58 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE L'HUMANISME
ment terrible du chevalier Kadosch, d'accepter toutes
les lois, et toutes les prescriptions de sa secte, de faire
son credo de son credo (1), ne craint pas non plus d'ap-
peler la lumière ténèbres et les ténèbres lumière, ce qui
est bon mauvais, et ce qui est mauvais bon, bref de
renverser les rôles, de mettre Dieu à la place de Satan,
et Satan à la place de Dieu.
De là vient le phénomène que nous ne nous compre-
nons pas plus qu'au temps de Babel. Ce qui est notre
plus grande gloire, dompter le plaisir animal et briser
notre entêtement insensé, est considéré par ceux-ci
comme un esclavage intolérable. Là où ils cherchent la
vraie grandeur de l'homme, qui d'après eux consiste à
rejeter tout joug, et à se révolter contre Dieu et sa cons-
cience, à élever son propre moi pour en faire un Dieu
indépendant, nous voyons un crime devant la simple
possibilité duquel nous nous effrayons déjà en nous-
mêmes. Bref, c'est comme si un choc avait lieu entre
deux mondes qui seraient soumis à des lois de pensée
tout à fait différentes, à une règle morale et à un ordre
de vie complètement opposés, et à deux divinités con-

traires.
En effet, deux royaumes se sont formés entre lesquels
une armistice n'est pas possible, à plus forte raison, la
paix, et le gouffre qui les sépare s'agrandit tellement
chaque jour, qu'il est à craindre qu'aucun pont n'en
joigne jamais les bords. Personne ne peut exprimer
ceci plus clairement que Gœthe ne l'a fait. « J'en ai
assez de cette histoire du bon Jésus, écrit-il à Mme de
Stein, et voilà que Hans Gaspard, il veut dire son —
ami d'autrefois, Lavater, — tisse à son Christ une tu-
nique dont il fait dépendre la naissance, la mort, le sa-

lut et la félicité de tous les hommes. C'est dégoûtant et


insupportable, me semble-t-il » (2). Pardon Mais tou-
!

tes les fois qu'il renouvelle cette attaque contre notre

(1) Maçonnerie pratique (Rosen), I, 358.


(2) Baumgartner, Gœthe, (2) I, 519.
LE CULTE DU DIABLE 59
royaume, il au moins nous réserver le droit de pro-
faut
tester. Nous avons déjà cité autre part ces paroles, mais
il nous a fallu le faire à nouveau, car il serait difficile

de citer un passage dans lequel se trouve si clairement


exprimée la pensée qu'il s'agit réellement, dans la ci-

vilisation moderne, d'élever un royaume hostile à Dieu


et au Christianisme.
Donc, nous en sommes arrivés à ce point, — et Goe-

the doit le savoir, — que le monde considère comme


une attaque contre son royaume le simple souvenir du
Christ, et la croyance à un seul Dieu vivant. En consé-
quence, le royaume du monde est sous l'influence de
vues, sous la puissance de lois, sous une souveraineté
qui ne s'accordent plus avec l'influence, la puissance et
la souveraineté de Dieu.
Ce n'est pas trop dire. On n'a qu'à regarder la réalité.
Nous demandons s'il est possible de reconnaître à Dieu
la place qu'il doit occuper, quand on pense et qu'on
parle comme nos écrivains pensent souvent et ensei-
gnent au peuple à penser. Daumer, cet homme si bien
doué, a perdu ses meilleures années et ses forces, —
plus tard il a suivi des voies meilleures, —à écrire une
série d'ouvrages destinés à remplacer, par une religion
nouvelle, le Christianisme qui selon lui était fini. Dans
ce but, il ressuscita tout ce qu'avaient déjà dit les an-
ciens adorateurs du serpent.
Le Dieu de la Bible est pour lui un monstre sangui-
naire, un Moloch, qui ne se laisse apaiser que par des
sacrifices humains. Or une religion qui croit à ce dieu-
là ne pourra jamais conduire à la vraie civilisation et à

la vraie morale. C'est pourquoi il faut l'arracher des

cœurs, et la remplacer par une nouvelle religion univer-


selle. Ghillany a tenu un langage analogue. Ce qu'il y

avait de mieux là-dedans, c'est que les hommes dont


nous venons de parler, déposaient leur sagesse dans des
ouvrages qui n'étaient accessibles qu'à un petit nombre
de lecteurs.
60 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE L'HUMANISME
Mais d'autres, des Juifs de Réforme, des antisé-
la

mites, des socialistes, s'adressent à la grande foule des


lecteurs et y jettent des idées qui renversent toute foi
en Dieu et tout respect pour ce qui est saint. Nous avons
déjà dit que d'après l'enseignement secret qui doit être
observé au sein des loges, le soi-disant architecte de
l'univers n'est pas autre que celui que les anciens gnos-
tiques appelaient démiurge, le créateur, c'est-à-dire
Satan. 11 est effrayant de penser que des hommes civi-

lisés en viennent à adorer sous ce nom le diable en per-


sonne. Mais c'est encore plus effrayant de voir qu'on
cherche ouvertement à inculquer cette monstruosité à
quiconque s'occupe de littérature, dans l'espoir d'ac-
quérir une culture moderne.
Immermann, par exemple, le fait à la lettre, quand
il recommande à tous les hommes lettrés l'adoration
du diable dans des termes dignes des gnostiques. Merlin
invoque Satan avec audace et effronterie, et lorsque
celui-ci apparaît, il le salue par ce blasphème :

« Dieu du printemps, tu viens »


« Portant des rossignols sur tes épaules, »
« Tu apportes le bouquet du bonheur nouveau ;
»

« Et dans le pli amer qui creuse sa lèvre, »


« Brille en même
temps le banquet »
« Somptueux du riche automne. »
« La grâce et la sublimité s'y jouent ensemble; »

« Je te salue, beau prince du monde. (1) »

Satan lui déclare alors qu'il se révèle toujours ainsi


aux hommes instruits. Il n'y a que la populace grossière
qui ne le connaît pas, qui se le représente sous une
forme hideuse. Ce à quoi Merlin répond :

« Pourquoi t'inquiéter de l'illusion des badauds? »


« Tues le démiurge créateur, Nous te reconnaissons, »

« Nous, les savants, et nous prononçons »


« Ton nom avec respect. (2) »

Lenau va encore plus loin. Dans son Faust, il ensei-


gne comment on peut arriver tout d'abord à la défec-

(1) Immermann, Merlin (Reclam), 44. — (2) lbid.


LE CULTE DU DIABLE 61

tion de Dieu r
ensuite à la subordination à Satan, et en-
fin à la haine la plus forte contre Dieu. Méphistophélès
commence sa leçon par ces paroles :

»'"
« Tu me plais, mon brave homme,
« Je veux donc te dire un mot de consolation ; »

« Ton créateur est ton ennemi, avoue-le. »

« Veux-tu voir s'il est ton ennemi? »

« Commence par l'attaquer. »

« Trop modeste pour interroger, celui qui croit obéit; »


« "Comme une docile génisse, il broute son petit coin de prairie. »

« Jamais la vérité ne croîtra devant lui. »


« Le despote éternel a donné aux hommes, »
« Pour leur sort, des commandements énigmatiques. »
« Cette loi n'est gravée lisiblement et clairement »
« Que dans le cœur du criminel qui l'a transgressée. (1) »

Donc ce que la civilisation moderne prêche comme


moyen pour arriver à la sagesse et à la civilisation, se-
lon l'exemple du Gnosticisme, est un péché criant et
une révolte contre Dieu. Le tentateur chatouille encore
une fois l'arrogance de l'homme, en se référant à l'E-
criture Sainte et en disant :

« ami, sois triste jusqu'à la mort, »

« Parce que tu as été assez sot pour aimer, »

« Ainsi que te le prescrivaient ces feuillets, »

« Ce monstrueux despote primitif. (2) »

Ceci produit son effet. Faust se sépare de Dieu et

choisit Satan pour maître. 11 s'écrie avec des transports


de joie :

« Je me suis donné au diable, »


« Je l'aime. Vive le diable. (3) »

Mais même ceci n'est pas suffisant. On ne peut plaire


à ce nouveau dieu, que lorsqu'on abjure l'ancien, qu'on
transforme l'ancien amour en haine et qu'on blasphème
le vrai Dieu, de telle sorte que toute réconciliation avec
lui semble impossible. C'est pourquoi, dans son orgueil

(1) Lenau, Faust (S.W. edit. Barthel, 375 sq.).


(2 Lenau, Faust, 381.
(3) Ibid., 424.
62 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE L'HUMANISME
criminel, Faust lève sa main contre les nuages qui le

menacent, et lance à la tempête ces paroles :

« Fais ce que tu voudras avec ta nuit de tempête, »

« Maître du monde, je braverai ta puissance. »


« Ici mon corps est collé au bord du précipice, »
« Mais la tempête soulève dans mon esprit »
« La force primitive, qui est éternelle comme toi, »

« Egale à toi, et je maudis mon état de créature. (1) »

Envisagés à ce point de vue, la prédilection pour le


diable et le culte du diable qu'on trouve dans la littéra-
turemoderne, prennent uneimportance plus sérieuseque
celle d'une simple erreur de goût. On serait tenté de
croire à un pacte diabolique international. En France,
c'est Soulié qui occupe le premier rang. 11 a écrit trois
ouvrages qui ont pour titre: Sathaniel, Les Mémoires ,

de Satan, Le fils de Satan. La littérature allemande a


son diable dans les Voyages de Weckherlin, les Mémoi-
res de Satan de Hauff, et YElixir du diable d'Amédée
Hoffmann la littérature flamande a son Lucifer d'Em-
;

manuel Hiel, la littérature italienne son Satan de Gio-


vanni Prati et d'autres dont il sera question plus loin.
En Angleterre, Croley a écrit son Hymne à Satan, Aird
a écrit le Songe de Satan, Southey, de concert avec
Coleridge, a écrit les Pensées du diable. Une des histoi-
res du diable les plus grossières et les plus dégoûtantes,
e
qui serait parfaitement digne du XVIII siècle, nous est
donnée par la littérature russe dans Le diable de Ler-
montow.
Il est vrai que les œuvres citées et beaucoup d'autres
semblables ne sont pas aussi scandaleuses qu'on pour-
rait le croire d'après le titre qu'elles portent. Mais le

choix qu'elles ont fait d'un tel titre donne déjà singuliè-
rement à réfléchir. Il faut bien que leurs auteurs soient
sûrs d'exciter l'attention, en agissant ainsi, et d'exercer
sur la foule une attraction considérable. Mais beaucoup
n'hésitent même pas à proclamer le culte du diable sous

(1) Ibid., 442.


.

LE CULTE DU DIABLE 63
la forme la plus grossière. Le Bréviaire du pessimisme
rafraîchit, sous toutes leurs formes, les doctrines an-
ciennes que nous connaissons sur le démiurge, le prince
de ce monde, et sur le dieu mauvais de l'ancienne al-
liance (1). 11 prêche l'antisémitisme uniquement parce
que le dieu juif est insupportable (2), et recommande la

morale des Aryens, particulièrement des Grecs, parce


qu'il voit en elle l'opposition la plus complète avec la
religion qui est inséparable du sombre joug de Jého-
vah (3). Mais comme il doit admettre lui-même qu'il
n'est pas si facile de s'affranchir de la souveraineté de
Dieu, dans sa colère, jusqu'à proférer des blas-
il va,
phèmes qu'on ne peut répéter. La puissance de Dieu,
dit-il, est le démon qui nous maîtrise comme le cava-
lier maîtrise son cheval (4). que maudire Dieu, Il ne sait
et l'appeler un esprit du monde malicieux, noir dans

son corps et dans son âme (5). Ahriman a la prédomi-


nance dans la vie et il la conservera (6). Le monde est
régi par la providence toute particulière d'un diable
souverain qui a soinde faire relever ses sentinelles, aus-
sitôt qu'un de ses esprits mauvais se montre trop fai-

ble (7).
Ici, il n'y a pas de doute qu'on ait pris au sérieux la
du diable un dieu
tentative de détrôner Dieu, et de faire
autant que la chose était possible. Nous comprenons
maintenant les paroles de Lenau « Les agissements :

du diable finissent par se transformer en culte de


Dieu (8) ». Nous comprenons qu'il faille prendre à la

lettre ce que dit le Faust de Grabbe, avec des transports


de joie, après s'être livré à Satan :

« L'enfer me va bien, »
« Et c'est avec lui que je prendrai le ciel d'assaut. (9) »

Parole terrible, mais qu'on peut donner sans hésiter


(1) Pessimistenbrevier, 368. — 257.
(2) (2) I&id., .

(3) Ibid., (2) 324.— Ibid., 353. (4)


'5) Ibid., 207. — Ibid., 418.
(6)
. (7) Lenau, 345. — Lenau, Albigenser, 619.
(8)
(9) Grabbe, Don Juan und Faust, 2, 1
64 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE L'HUMANISME
comme le mot d'ordre des représentants conscients de
laprétendue pensée moderne. Les autres ne comptent
que comme unités. Les représentants de l'Humanisme,
qui savent bien la fin qu'ils poursuivent, ne visent ni
plus ni moins qu'à renouveler l'assaut des Titans con-
tre le ciel. A cette fin, ils ne craignent même pas de
faire un pacte avec l'enfer. Un des poètes les plus bril-
lants de l'Espagne moderne, Espronceda, a composé un
poème « L'étudiant », qui, dit-on, est devenu très po-
pulaire chez ses compatriotes. Son but est démontrer
à sa patrie comment elle peut s'affranchir le plus sûre-
ment de Dieu et de la foi qu'elle a servis jusqu'à ce jour.
Un jeune débauché rencontre dans un escalier une fem-
me aux traits séduisants, mais voilée. Il se met à la
poursuivre, mais l'escalier semble n'avoir pas de fin.

Toutefois ceci ne l'effraie pas. Ils en trouvent enfin le

bout et alors ils sont en enfer. Ceci ne l'épouvante pas


non plus. Que lui importe l'enfer, pourvu qu'il puisse

satisfaire sa passion? Il arrache à la femme le voile qui


la couvrait.Ce n'est qu'un cadavre hideux. Peu importe.
Qu'est-ce qu'un cadavre? Qu'est-ce que l'enfer? Qu'est-
ce que le diable, dit-il ? J'arriverai à mes fins. C'est la

seule chose que je veuille, quand je devrais m'engager


par écrit à rester en enfer. Et c'est ce qui arrive. Il se

marie avec le cadavre à la grande joie de l'enfer (1 ).

Quelle sauvagerie horrible et diabolique ! Or c'est la

sauvagerie de l'Humanisme logique, résolu, dé l'anti-


christianisme ancien et moderne. Byron a déjà procla-
mé le même Evangile dans son Gain et dans son Man-
fred. Shelley son ami, qui partageait ses sentiments, a
prêché dans son jeune temps l'athéisme comme étant la
seule religion qui fût encore digne de l'homme instruit
actuel. Et en parlant ainsi, il n'a pas en vue la négation
de Dieu, mais seulement l'athéisme et la haine de Dieu.
Il croit en Dieu, et c'est précisément pour cela qu'il le

(1) Dohm, Spanische Nationalliteratur, 582.


LE CULTE DU DIABLE 65
déteste tant, et il le hait tant précisément parce qu'il ne
peut s'affranchir de croire en lui. Pour ce même motif,
il adore Satan. Il place encore plus haut Prométhée, ce
caractère plus poétique que celui de Satan, dit-il, parce*
que le courage et la lutte patiente et forcée de l'homme
faible contre la divinité toute-puissante méritent toute
notre admiration (1). Car l'idéal de Shelley est de
« Braver le souverain devant qui tout s'incline, »

« De ne pas chanceler, ne pas se repentir, ne pas plier » (2).

Il admire toute l'histoire du monde comme étant


« La lutte longue, mais indécise » (3)

entre les deux grandes puissances égales en force et en


'
ruse, entre l'aigle et le serpent, c'est-à-dire entre Dieu et
Satan, lutte entre
« Deux génies jumeaux ayant les mêmes droits (4) ».

Mais l'issue de la lutte serait vite décidée, si l'huma-


nité voulait se souvenir de sa force et de sa tâche, car
elle doit reconnaître qu'elle a eu tort en méconnaissant
l'esprit du bien, eten faisant de lui un odieux serpent (5).
Pour cela, elle devrait laisser reposer le serpent blessé
et sanglant, le soigner sous l'abri protecteur de son sein,
pour qu'il se rétablisse et acquière de nouvelles forces
pour triompher (6).
Et nous nous moquons des anciennes histoires de
diables et de sorciers Mais en quoi cet esprit moderne
!

diffère-t-il donc de celui d'autrefois, de cet esprit que

Marlowe nous dépeint comme existant au temps des


sorciers ? Méphistophélès y dit :

« Nous prêtons l'oreille quand quelqu'un blasphème Dieu, »

« Abjure l'Ecriture et le Christ son Sauveur. »


h Nous volons pour nous emparer de ce cœur orgueilleux. )>

« Seuls les cas où le salut de l'âme est en jeu »


« Peuvent nous faire agir. »
« C'est pourquoi le meilleur moyen denous conjurer »
« Est de rejeter toute divinité, et de prier »

« Le seigneur du royaume infernal. »

(1) Shelley, Prometheus (Seybt), Einleitung.


(2) Ibid., 92. — (3) Shelley, Révolte de Vislam, d, 14.
(4) Ibid., 1, 25. — (o) Ibid., i, 27, 28. — (6) Ibid., 1, 20, 22.

66 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE L'HUMANISME
Et Faust, — nous parlons ici de l'ancien Faust,
répond :

« Depuis longtemps j'ai fidèlement suivi cet enseignement ; »

« Je ne connais pas d'autre seigneur que Béelzébuth »


« A qui je me consacre moi-même de toute mon âme. »
« Le mot damnation ne m'effraie pas. »
« Enfer et Elysée c'est la même chose pour moi (1) ».

La seule différence y ait entre autrefois et au-


qu'il
jourd'hui, c'est que les anciens adorateurs du diable et
les sorciers étaient relativement sérieux et modérés en
comparaison des modernes. Certainement les temps
passés n'ont pas atteint l'effronterie et la légèreté avec
lesquelles Déranger dépeint, dans son excursion dans
l'enfer, ses sentiments sur l'enfer et sur le diable. Tl

n'est pas possible de reproduire ici toute cette poésie


criminelle. Les vers suivants suffiront :

« Sur la foi de votre bonne, »

« Vous qui craignez Lucifer, »


« Approchez que je vous donne »
« Des nouvelles de l'enfer ».

« Là ni chaudières ni flammes, »
« Et si grands que soient leurs torts, »

« Aux enfers nos pauvres âmes, »


« Reprennent un peu de corps ».

« Ah ! rien n'est moins épouvantable »

. « Que l'aspect de ce démon, »

« Sa majesté tenait table »

« Entre Epicure et Ninon (2) ».

Plus répugnantes encore sont les litanies de Baude-


sûrement composées, comme la chan-
laire sur Satan,
son que nous venons de citer, pour être chantées à une
fête de loges, ce blasphème que Théophile Gautier
cherche à excuser comme étant une plaisanterie inof-
fensive :

« O toi le plus savant et le plus beau des anges, »


« Dieu trahi par le sort et privé de louanges, »

« O Satan, prends pitié de ma longue misère. »

(1) Marlowe, Doctor Faustus, 1,4.


(2) Béranger, Chansons (Bruxelles, 1832), I, 66 sq.
LE CULTE DU DIABLE 67
« prince de l'exil à qui l'on a fait tort »>

« Et qui, vaincu, te redresses plus fort, »


« Satan prends pitié de ma longue misère, »

« Toi qui sais tout, grand roi des choses souterraines »


« Guérisseur familier des angoisses humaines, »
« Satan, prends pitié de ma longue misère (1) ».

Ici le premier pas, la descente en enfer, le pacte avec


le diable ont lieu d'une façon telle qu'ils n'ont jamais
été surpassésdans un sabbat de sorciers.
Voici maintenant le second pas, l'assaut du ciel.
Proudhon, un membre honoré comme on le sait des
plus hauts grades maçonniques, l'a fait d'une manière
telleque Satan lui-même n'eût jamais osé le faire. « Es-
prit menteur, dit-il à Dieu, Dieu misérable, ton règne
est fini. Cherche d'autres victimes parmi les animaux.
Père éternel, Adonaï, Jéhovah, nous avons enfin appris
à te connaître, et nous savons maintenant qui tu es,
qui tu étais et qui tu seras éternellement ; tu portes en-
l'homme et tu es son tyran. Les insensés te de-
vie à
mandent pardon des fautes qu'ils ont commises, et
c'est toi qui les leur a rendues nécessaires. Tu es le

maudit, tu nous tends des pièges, tu es le vrai Sa-


tan (2). Si quelqu'un mérite l'enfer, c'estbien Dieu (3),
dont le nom signifie sottise et canaillerie, hypocri-
sie et mensonge, tyrannie et misère : Dieu c'est le

mal » (4).

Comme on le voit, les peuples n'ont rien à se repro-


cher lorsqu'il s'agit de la question de savoir lequel d'en-
tre eux peut ouvrir la bouche avec le plus d'insolence
contre son Seigneur et son Dieu. Mais dans celte triste
lutte, ce sont sans aucun doute les Italiens qui rempor-
teront le prix. Ils ont tout résumé et tout surpassé dans
lesblasphèmes contre Dieu. C'est parmi eux que Satan
a trouvé ses adorateurs les plus francs, les plus auda-

(1) Baudelaire, Fleurs du mal, 2e éd. [Œuvres, 18G9, I. 332 sq.).


(2) Proudhon, Système des contradictions économiques (1846), I,

415 sq.
(3) Proudhon, loc. cit., I, 412. — (4) Id., loc. cit., I, 416.
68 MANIÈRE DE PENSER ET d'aGIR DE L'HUMANISME
cieux et les plus nombreux, de telle sorte qu'une An-
glaise, Mary Hargrave, a pu dire que si l'Italie nouvelle
avait à choisir un nouveau patron, elle ferait bien de
prendre Satan qu'elle célèbre avec tant de solennité (1).
Giosué Carducci se fait le chef de ces adorateurs du
diable. Il doit sa gloire à son hymne fameux sur Satan.
Sans doute il contient une poésie grandiose dans son
genre, et c'est ce qui explique l'admiration indescrip-
tible dont il a été l'objet. Mais jamais jusqu'à présent
on n'avait entendu une telle rage contre la foi, une telle
témérité dans la glorification du mal :

« Comme la lueur de l'éclair »


« Et mugissement de
le la tempête, »

<( Satanle Grand »


« Traverse le monde. »

« On le voit distribuant ses bienfaits »

« S'élever dans les airs, »


« Et trôner victorieux »
« Sur un char enflammé. »

« Salut à toi, Satan, »


« Maître de la destruction, »

« Maître de la révolte »
« Et de la rébellion de l'esprit. » '

« Laisse-nous, en t'adorant, »

« T'offrir des sacrifices, »


« Parce que tu as anéanti »

a Dieu et les prêtres. (2) »

Carducci lui-même n'eut d'abord pas le courage de


publier ces lignes. Comme il le dit, toutes les feuilles
républicaines et franc-maçonniques s'emparèrent de cet
hymne avec un enthousiasme irrésistible. En un clin
d'œil, il devint l'homme le plus fêté de l'Italie. Mis en
évidence par la masse, il osa alors s'écrier publique-
ment : Arrière Dieu! nous ne voulons pas de lui (2).
L'approbation qu'il rencontra devint de plus en plus
forte et générale. Lorsque le concile du Vatican se réu-

(1) Franck Leslie's, Monthly, Oct., 1893. Review of Reviews, III,

399.
(2) Carducci, Satana, (14) 41.
»

LE CULTE DU DIABLE 69
ait le 8 décembre 1869, les feuilles franc-maçonniques
ne connurent pas de meilleur moyen pour entraver celle
manifestation de la foi chrétienne, que de réimprimer
cet hymne, comme une preuve évidente qu'il avait dit
vrai, lorsqu'au nom du temps, de la société, de la civi-

lisation dont il était parvenu à se faire le chef, il avait


ajouté ces terribles paroles : Nous sommes satani-
ques(l).
Le nombre considérable d'imitateurs qu'il a trouvés
montre combien c'est vrai. S'ils n'ont pas atteint son
esprit et sa force, ils ont du moins égalé sa haine contre
Dieu. C'est surtout Rapisardi qui l'imite déplus près.
Son « Lucifer œuvre de longue haleine, difficile
», à
digérer, occupe évidemment le premier rang dans ce
que l'esprit blasphémateur de Dieu a produit. Satan lui-

même y est introduit et y tient ce langage :

« Je suis bien plus qu'on ne croit tout d'abord ;


»

« Plus qu'aucun dieu j'ai sur terre puissance et domination. »

'< Ce n'est pas étonnant. Sur la pierre éternelle »


« De la pensée, mon trône s'élève »
« Bien haut, haut comme les Alpes. »
« que l'univers s'étend, »
Si loin
« Personne n'ose résister à mon pouvoir, »

« Ni s'y soustraire. Seul le masque divin »


« A l'audace de me résister, àmoi l'éternel,
<( Oui à moi qui donne le coup de la mort »

« A ce débile maître d'esclaves (2) ».


« Ce Dieu se laisse emplir par le vil peuple »
'
« Les narines d'une épaisse fumée d'encens ;
»

« Il dissipe son éternité »


« A s'amuser avec des bulles de savon, »
« Et il croH qu'il crée des étoiles »
« Parce que le soleil les lui teint si brillantes. »
« C'est ainsi qu'il règne, raide, stupide, immobile, »
« S'amusant à des jeux d'enfants et avec le sang humain. »

« Moi, je ne vis que de vérité » ;

« Un chœur de prêtres composé »

« De vauriens et d'amphibies l'entoure » ;

« La vie tout entière et sa puissance »


« Reposent sur des énigmes et des mj'stères (3) ».

(1) Ibid.y 24. — (2) Rapisardi, Lacifero (2), canto 4, p. 07.


{3)Ibid., p. 99.
70 MANIÈRE DE PENSER ET D'AGIR DE L HUMANISME
Puis, parcourant toute l'histoire de l'humanité de-
puis Prométhée, le poète montre comment toute vic-
toire de la civilisation et de la science amène avec elle
«ne nouvelle perte pour Dieu, un nouveau gain pour Lu-
cifer. La troupe des partisans de Dieu devient de plus

en plus petite. La défection commence même dans le


ciel, comme c'est dépeint avec un rare déploiement de
raillerie et de finesse. A la fin, tout ce qui reste encore
fidèle à Dieu, se réduit à l'âne de Balaam, à l'âne de la
crèche et au porc de saint Antoine (1). Mais quand Lu-
cifer entreprend lui-même de prendre le ciel d'assaut et
d'en finir une bonne fois avec Dieu, ces animaux eux
aussi prennent la fuite . L'ancien Dieu se tient tout
tremblant devant Satan lorsque celui-ci, avec son glaive
enflammé, pénètre dans ses derniers retranchements
et lui parle sur ce ton :

« Ta dernière heure vient de sonner, »


« Dieu superbe qu'on a tort de tant craindre. »
« Cet art vieilli de tout changer, et la forme et les noms, »
« Ne te sert plus de rien maintenant. »
« Assez d'idoles comme celai Avec toi »
« S'éteint la forme, le nom et même la pensée »

« De Dieu de l'humanité. »

« Il parlait ainsi, et soudain il saisit »


« Le soleilpar un de ses rayons, »
« Et en frotta chacun de ses membres. »
« L'image de l'idole faisait jaillir en sifflant »
« Des étincelles, comme le fer ardent plongé dans l'eau ; »
« Et comme la chaux qui se dissout en vapeur »
« Par l'effet de l'eau, se décompose et disparaît, »
« Ainsi disparaissait devant le rayon de la vérité »
« Cette ombre vaine, tremblante, chassée dans le néant »
« Et s'éteignant dans les airs. »

« Ainsi mourut l'éternel. Les étoiles »

« Parcoururent toujours leurs voies accoutumées ;

« Lucifer brillant descendit triomphant du ciel, »


« Le vieux patient, inflexible et rivé à son rocher, »

« Prométhée, l'entend s'écrier Lève-toi, »:

« Le grand tyran n'est plus. (2) »

(1) Ibid., canto 15, p. 406 sq.


(2) Rapisardi, loc. cit., p. 409 sq.
LE CULTE DU DIABLE 71

Et on dit que le diable est passé de mode ! qu'il a été

seulement une illusion des anciens temps Pour nous, il


!

nous semble, que jamais il n'a été plus puissant qu'au-


jourd'hui. Peut-être ne s'est-il jamais mieux senti à son
aise sur la terre queoù l'humanité a trouvé son com-

plet développement, et peut montrer quels fruits terri-


bles contient sa semence.
TROISIÈME PARTIE

HISTOIRE DE LA CIVILISATION
DE L'HUMANISME

QUATORZIÈME CONFÉRENCE

L ESPRIT DE LA CIVILISATION HUMANISTE

1. Contradiction et manque de sincérité de l'homme dans les juge-


ments qu'il porte sur lui. —
2. Il faut reconnaître un progrès,

mais un progrès limité. 3. —


Faust et le Juif-Errant sont les mo-
dèles du progrès moderne. —
4. L'esprit du progrès moderne. —
5. Esprit de la littérature ancienne et de la littérature moderne.
— 6. La civilisation humaniste est malsaine. —
7. Les moyens
d'attraction dont nous avons besoin dans la vie et dans la littéra-
ture. — 8. D'où vient le manque de consistance et le manque de

but de la littérature humaniste ? —


9. Insuccès de la civilisation

humaniste provenant du manque d'amour de la vérité.

Dans ce qui précède, nous avons trouvé assez de i. — Con-


tradiction et
preuves que l'homme et le monde ne sont pas tels qu'ils manque de
sincérité de
devraient être. On pourrait encore en ajouter beaucoup l'homme dans
les jugements
d'autres ; mais nous ne nous sentons pas dans les dis- qu'il porte sur
lui.

positions d'accuser notre génération de tout le mal


qu'elle a commis. Notre tâche est seulement de l'ame-
ner à reconnaître et à confesser sa faiblesse. Ce que nous
avons amplement,
dit suffit si l'amour pour la vérité n a
pas complètement disparu.
Si ce n'était pas suffisant pour arracher au monde
l'aveu qu'il n'est pas comme il devrait être, il serait
inutile d'apporter d'autres preuves. En tout cas toutes
les preuves seraient superflues, vu l'insincérité éton-
II 6
74 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

nante avec laquelle l'Humanisme a coutume de parler


de l'humanité. Il n'y a pas de perversité, pas de fai-
blesse, dont il ne l'accuse. Ensuite il la traite presque
comme une divinité, et voit, dans ses côtés défectueux
indéniables, l'écoulement d'une puissance infinie. 11

n'y a qu'un instant, on ne pouvait la dépeindre sous


des couleurs assez noires en disant que son histoire
n'est pas autre chose qu'une suite d'infamies, de folies
et de hontes, et maintenant on dit que nous n'avons pas
besoin de croire à un Dieu en dehors de nous, puisque
le développement de notre race donne la preuve évi-
dente que l'être divin se manifeste à l'extérieur par
toutes nos actions. Aujourd'hui, on voit une espèce de
miracle en ce que monde, qui pourtant rétrograde
le

sans cesse, tienne encore ensemble, et demain on en-


tend retentir le chant de joie bien connu sur le progrès
immense et irrésistible qui doit finir par corrompre et
empoisonner la dernière goutte de notre sang. Un jour
le poète nous dit :

« L'homme porte »

« L'aigle sur son front, »

« Et ses pieds sont plongés dans la boue. »


« Qui fut assez insensé pour le créer? »

« Qu'y a-t-il de plus insensé que la vie ? »

« Quoi de plus insensé que le monde ? »


« C'est une démence toute-puissante »

« Qui les a créés. »


<c Fi donc ! La création me dégoûte » (1).

Un autre jour, l'époque s'enthousiasme à ces paroles


sublimes :

« Notre mot d'ordre ! Ecoutez-le passer »

« A voix haute et à voix basse sur l'aile des vents. »

« En avant mugit le torrent qui roule ses


! flots, »

« En avant mugit le nuage dans son vol. »


!
(2)

2.- n faut Nous nous garderons de *prendre parti soit pour con- l
reconnaître un . .

progrès, mais
un progrès li-
damner, sou pour denier 1 humanité. Comme touiours,
J u
# #
milé -
la vérité est au milieu. L'homme porte en lui le germe

(1) Grabbe, Hertzog Theodorvon Gotland, 3, 1.


(2) Anastasius Grùn, Gedichte, (5), 232.
l'esprit de la civilisation humaniste 75

du mal, mais il n'est pas mauvais par sa nature, et il


n'est pas voué sans retour à la ruine. 11 peut s'améliorer
ainsi que le monde, et bien des fois il fait des progrès
remarquables sur différentes voies. Mais sa faiblesse
native, et plus encore le poids de sa culpabilité, l'en-
traînent toujours en bas et interrompent la marche de
son développement vers le mieux.
C'est pourquoi il y a un progrès, c'est vrai, mais
jamais un progrès ininterrompu, et surtout jamais un
progrès Le monde a déjà vu souvent de brillants
infini.

essors mais, par suite de la faiblesse humaine, chacun


d'eux s'est terminé par une grande chute.
Aucun esprit ne niera qu'actuellement, nous nous
trouvons dans un grand progrès relativement à bien des
choses qui concernent soit la culture intellectuelle soit
la culture extérieure. Mais espérons-le, personne ne se
laisse éblouir par cet éclat, comme le hibou par le so-

leil. Nous avons beaucoup de conquêtes magnifiques,


fait

personne ne le niera, mais ce sont des progrès humains.


Elles montrent ce que peut faire l'homme s'il profite
de ses talents et des forces que le créateur a mises
dans sa nature. Pourtant, il faut peu d'attention pour
se convaincre qu'à côté de cela, le développement de
notre civilisation contient beaucoup d'impuretés, et
porte en lui, pour cette raison, le germe du déclin qui
arrivera tôt ou tard.
Oui, nous avons tout motif de remercier Dieu d'avoir
si bien réussi dans les choses temporelles. Les trésors,

dont la terre a été jadis si prodigue commencent à s'é-


puiser, c'est vrai, mais par contre, pressés par la né-
cessité,nous avons appris à transformer en richesses
des minéraux et des terrains devant lesquels les temps
antérieurs passaient avec dédain. Nous avons fait des
messagers de la vapeur et de l'étincelle l'éclair écrit ;

et parle pour nous. Il n'y a plus de distance. Le monde


est entouré d'un réseau de moyens de communications.
Les peuples échangent les produits de leur habileté et
76 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

de leurs travaux intellectuels. Qui ne s'en réjouirait


pas ?

Mais qui laisserait aussi, pour cette raison, troubler


le regard de son esprit? Un poète dont les sentiments
ne sont pas suspects d'avoir subi l'influence de la reli-

gion ou de l'esprit du temps, dit avec une profonde vé-


rité :

« du temps, »
Je prête l'oreille, et je plie volontiers devant toi, esprit
« Sur le front superbe duquel brille la couronne de l'avenir. »
(( Je ne puis m'empêcher de t'admirer, Titan robuste; »
<( Tout ce que tu as créé, tu le tiens sous le charme de ta volonté. »
« Et pourtant, si volontiers que l'intelligence croie à sa couronne, »
« Qu'entends-je mugir autour de moi, surles ailes du pressentiment?»
« D'où vient qu'un doux frisson traverse mon âme, »
« Que de sombres visions nocturnes passent devant moi ? (1) »

« Je vois un un immense mât, »


navire gigantesque, avec
« Qui s'élève dans le nuage qui fuit. Pendant que ce navire »
« Vogue vers un but audacieux et monte jusqu'aux astres, »
« La mer se remplit de sable sous sa carène immense. (2) »

3. — Faust
Que personne ne dise que ce sont là des pensées noi-
e
rant ^onUes res qui empoisonnent seulement la vie de quelques in-
d es
P ro g rès mo- dividus. Non c'est la conviction de l'époque,
! la convic-
tion du monde tout entier.
C'est précisément l'Humanisme qui, au moyen de
deux légendes, les a jetées dans les esprits, au moment
où il a établi sa domination sur le monde, légendes
qui jouissent aujourd'hui plus que jamais d'une popu-
larité universelle, parce que chacun sait qu'elles expri- i

ment parfaitement l'esprit de notre civilisation, nous


voulons dire la légende de Faust et celle du Juif-Errant.
Nos efforts incessants mais inutiles pour satisfaire l'es-
prit par la science profane et par la jouissance terres-
tre, ont trouvé leur meilleure expression dans le docteur
Faust, et notre satiété qui se dégoûte de tout, même
de l'existence, dans le Juif-Errant. L'un qui voudrait
vivre éternellement aspire à ce qu'on ne peut atteindre ;

(1) Hamerling, Schivanenlied der Romantik (1), n° 15, p. 16.


(2) lbid., n° 17, p. 18.
l'esprit de la civilisation humaniste 77

il voudrait tout posséder et jouir de tout, du passé du


présent, de l'avenir, de l'histoire, de la nature, de la

beauté, de la richesse, de la science et des arts, du visi-


ble et de l'invisible. Tous les moyens lui sont bons ; au-
cune voie ne lui est trop pénible, pourvu qu'il puisse

espérer atteindre son but. Mais tout est inutile. L'autre,


rendu rusé par l'expérience, sait déjà ceci d'avance.
C'est pourquoi il préfère se soustraire à cette vie sans
but et sans fin, qu'il considère comme un fardeau into-
lérable. Mais également en pure perte. C'est ainsi
c'est

qu'il a une attitude de désespéré en face de l'histoire


dans laquelle il ne veut voir qu'un vaste cimetière, et

s'écrie :

« Ils pouvaient mourir, mais moi le réprouvé, »


« Je ne puis mourir. Hélas le plus terrible des jugements »
!

« Est éternellement suspendu au-dessus de ma tête, m


« Les nations sont nées et ont disparu devant moi, »
« Mais moi je reste et ne meurs pas. »
« Ah quel malheur de ne pouvoir mourir »
! !

« De ne pouvoir me reposer après tant de fatigues » !

« D'être obligé de porter ce corps de poussière, »


« Avec sa pâleur mortelle, sa Consomption et son odeur de mort,„»
« D'être obligé de voir, pendant des milliers d'années, »

« Le monstre de l'uniformité ouvrant sa gueule, »


« Et le temps, avide et affamé »
« Enfantant et engloutissant toujours des enfants ! »
« Ah ! quel malheur de ne pouvoir mourir (1) ! »

Ces vers sont l'expression de notre culture moderne


tout entière. Leibnitz dit déjà que l'état naturel de l'âme
n'est pas la satisfaction, la sécurité, la possession de
soi, le calme, mais l'agitation vague. Cette inquiétude
excitante, comme il l'appelle, est pour lui le principe
de toutes nos actions. De là provient notre activité
sans fin. Par sa nature, l'homme est enclin à la paresse.
Il croit que nous travaillons uniquement parce que le

travail est le seul moyen d'apaiser notre soif d'agir (2),

(1) Schubart, Der ewige Jude, 1787, II, 68 sq.


(2) Erdmann;
Gesch. der neuern Philosophie, II, 2, Anh., 28, p. LVII
sq. K. Fischer, Gesch. der neuern Philos., 1855, II, 383 sq.
78 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

Ainsi parle Leibnitzà qui Biedermann, pour cette raison,


a donné le nom de nature faustique (1)..

Si telle était la manière de voir de ce grand et su-


blime génie dont la science embrassait tout, il est facile
de concevoir quel esprit représentera la culture fugitive,
déchirée, d'époques plus récentes. Même un admirateur
de Fichte ne peut s'empêcher d'appeler son enseigne-
ment du moi titanesque, faustique (2). D'après cette
philosophie, le moi n'a pas d'autre but que d'aspirer
toujours à l'infini. Aspirer et toujours aspirer, sans es-
poir de pouvoir atteindre quelque chose, est le seul but
présenté au disciple de Fichte, de même que le disciple
de Lessing se livre à des recherches éternelles sans ja-
mais rien trouver. Il en est de même de Kant. D'après
lui, l'idéal de la félicité est un homme qui remplit son
aride devoir sans perspective de récompense éternelle
ou temporelle, sans éprouver de satisfaction intérieure,
sans espoir d'arriver à une fin, car il sait d'avance qu'il
ne pourra jamais atteindre cette fin, et que tout lieu de
repos lui est éternellement refusé (3).
Singulière félicité ! Les anciens croyaient avoir in-
venté un genre de damnation particulièrement pénible
en représentant le châtiment de Tantale ou de Sisyphe.
Les tyrans orientaux qui avaient le génie de l'invention
des tortures, ne pouvaient trouver un tourment plus
cruel que la privation continuelle de sommeil et de re-
pos. Dans sa riche imagination, Dante ne sait pas trou-
ver de meilleure punition pour le péché contre nature,
que de faire marcher éternellement ceux qui l'ont com-
mis (4). Et nos philosophes, nos poètes, bref les maîtres
de la civilisation actuelle du monde, conseillent à qui-
conque veut être un homme parfait de s'approprier la
parole de Faust :

(1) Biedermann, Deutschland in XVIIIJahrh., II, 1, 241.


(2) K. Fischer, loc. cit., V, 581 sq.
(3) Zeller, Gesch. der deutsch. Philosophie, 492.
(4) Dante, Inferno, XIV, %4.
L ESPRIT DE LA CIVILISATION HUMANISTE 79
« Que c'en soit fait de moi immédiatement, »
« Si jamais je repose en paix sur un lit de paresse. (4) »

Si parla, on n'entendait que l'application continuelle,


nous n'aurions rien à objecter, puisque sans application
et sans sérieux, il n'y a ni honneur, ni progrès, ni satis-
faction.Mais ces esprits n'ont que des aspirations va-
gues, ne travaillent que pour travailler, ne font que se
tourmenter et tourmenter les autres sans connaître le
but de ce tourment. Ils cherchent fiévreusement et ne
veulent pas de vérité. 11 n'y a rien qu'ils craignent tant
que celle-ci. Pour eux, la connaissance n'est, comme dit
Fichte, que le devenir et même seulement le devant de-
venir, mais jamais ce qui est (2). Pour eux, vérité solide
est synonyme de dissolution, d'anéantissement. Possé-
der des convictions immuables équivaut à la production
de la mort par apathie et inaction (3). Un état où
l'homme n'est plus obligé d'aspirer à des choses qu'on
n'a pas atteintes et qu'on ne saurait atteindre, serait un
ennui insupportable, une condamnation à mort, la fin

de toute vie. Ils ne peuvent se figurer une chose où nous


puissions trouver du repos. Un homme, — ainsi parle
Hobbe, — qui n'aurait plus de désirs non satisfaits ne
pourrait pas plus vivre que quelqu'un chez qui cessent
les sentiments et les idées (4). Il y a un siècle, Lessing
laissa au moins encore à Dieu la possession de la vérité,
et réserva à l'homme le soin de la poursuivre inutile-
ment (5). Aujourd'hui Dieu lui-même n'est pas consi-
déré comme nécessaire. Etre sans besoins, déclare Ro-
senkrantz, en des termes que les anciens repoussaient
déjà, signifie ne plus vivre. En prétendant que Dieu est
bienheureux, nous avons seulement l'intention de dire
qu'il est capable de combler chacun de ses besoins pour

(1) Gœthe, Faust (Werke, Stuttg., 1854), XI, 69.


(2) Biichner, Kraft und Stoff(\2 Aufl. 1872), 231.
(3) Lechler, Gesch. des engllsch. Deismus, 78.
(4) Lessing, Duplik, 1 (Lachmann, X, 49 sq. Edit. Leipzig, 1859, II,

271).
(5) Aristot., Magn. mor., 2, 15, 3, 4. Eudem., 2, 12, 2, 16.
80 HISTOIRE UE LA CIVILISATION DE L 'HUMANISME
en éprouver immédiatement un autre (1), mais non qu'il
n'a pas de besoins.

4. -L'es- Ce qu'on appelle progrès moderne répond complète-


pritduprogrès
moderne.
. „
ment a ce taux principe. t»
, 11
- •

Pour de bonnes raisons, nous


nous abstiendrons de faire prédominer ici notre juge-
ment. Nous ferons parler un homme qui n'a pas d'égal
pour donner son avis sur la civilisation de notre siècle,
et à qui personne ne reprochera ses préventions pour no-

pour notre cause chrétienne. Ce


tre cause, c'est-à-dire
savant qui s'appelle Honegger dit entre autres choses
ceci Notre siècle continuellement en mouvement joue
:

à grand orchestre dans tous les domaines, et fait accom-


pagner les accords fondamentaux du bruit du canon
et du sifflement strident de la locomotive. Ce siècle ne
s'appartient pas à lui-même. Tous nous faisons une
chasse insensée à des fins inconnues, de sorte qu'il est
très difficile de conserver son intériorité (2). A travers
toutes les couches, passe une inquiétude qui ébranle les
esprits, une précipitation anxieuse qui oppresse. Nous
faisons des expériences, nous cherchons dans le monde
entier le remède aux maux qui sont en nous, nous dis-
cutons tout en voyant clairement ce qui est pourri et

malade, nous ne trouvons pas un sûr moyen de sa-


et

lut. Aujourd'hui nous bâtissons et demain nous démo-


lissons.Nous vivons agités, impatients, fiévreux, tour-
mentés. Que notre génération s'applique plus que toute
autre la pensée géniale de Pascal : L'homme cherche à
se fuir lui-même. C'est la maladie de notre temps (3).
Pour confirmer ce jugement dans les détails, Honeg-

ger continue La question sociale est l'expression pro-


:

prement dite de notre époque dans laquelle on ne ren-


contre qu'inquiétude fiévreuse, aspiration à un nouvel
idéal, doute même dans le doute, pessimisme et dou-

(1) W. Rosenkrantz, Wissenschaft des Wissens, I, 375 sq.


(2) Honegger, Allg. Culturgesch. der neuesten Zeit, V. 362 sq.

(3) Honegger, Literatur und Cultar des XlXJahrh., 8.


L ESPRIT DE LA CIVILISATION HUMANISTE 81

leur universelle (1). Si des situations comme celles


d'aujourd'hui devaient durer, il serait difficile de dire
comment quelqu'un pourrait encore s'inquiéter de la
destinée du genre humain (2). La musique introduite
par Beethoven nous fait assister la plupart du temps à
la lutte irréconciliable du moi avec le monde des objets,
c'est la musique des idées révolutionnaires (3).
Notre vertu est vice et nos vices sont vertus, tel est

le principe fondamental de la poésie moderne (4). Dans


le roman, précisément chez les maîtres, le lecteur est

tenu sans cesse en éveil ;


point de trêve, point de repos,
l'imagination sauvage se précipite comme un cheval
-emporté (5). Nous avons une littérature du désespoir,
de la douleur universelle, une littérature de la sensation

et de l'effet (6). Celui qui cherche en elle la paix et un


repos harmonieux se trompe gravement (7).
Partout et toujours, dit Honegger, en terminant son
jugement si important, il y a des personnes qui courent
après les jouissances, des personnes qui veulent être
des Titans de la négation de l'ordre social traditionnel,
et qui dissipent leurs forces et leur pétulance insensée.
Leur dernière parole est toujours le vide, leur état le
marasme provenant des insomnies qui suivent l'or-
gie (8) ; elles sont toutes en général et en particulier les
formes d'une civilisation raffinée qu'aucun autre res-
sort ne saurait mettre en mouvement, sinon le senti-
ment vague que quelque chose de nouveau va se pro-
duire, et la sauvage impulsion vers ce nouveau (9).
De là vient aussi le mécontentement général relatif à
notre situation. Malgré l'augmentation du bien-être dans

(1) lbid., 198.


(2) Honegger, Culturgesch. der neusten Zcit, V. 187.
(3) Honegger, Literatur und Cultur, 49 sq. Brendel, Gesch. der
Musik, (4) 474, 063-666.
(4) Honegger, Literatur undCultur, 198. —
(5) lbid., 213.
(6) Honegger, Allg. Culturgesch. der neusten Zeit, V. 363.
(7Ï lbid., V. 358.

(8) Honegger, Lit. u. Cultur, 22o sq.


(9) lbid., 233.
82 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

toutes les conditions, dit Max Nordau, l'humanité est


plus mécontente, plus surexcitée et plus agitée que
jamais Tout le monde sent que ce qui nous envi-
(1).
ronne est plus ou moins mensonge et hypocrisie, et que
nous jouons une comédie profondément immorale (2).
Toute la société ressent ce qu'éprouvait Platon quand
il disait :

« Peu importe ce que je fasse »


« Jamais je ne puis arriver au repos. (3) »

de
5.-Es P rit
la httera-
Quand on examine de plus près les différents domai-
. .

eïïeklîué-
nes no ^ re yie civilisée, on est obligé de
°* e se dire que
mo ' ces jugements sont exacts. Quelque fier que
dïnT soit le temps
des progrèsqu'il croit avoir réalisés partout, depuis qu'il
s'est soustrait à la direction de l'esprit chrétien, ceux-
ci nous apparaissent d'autant plus douteux qu'on les
considère avec plus d'attention, et, comparés avec la ci-
vilisation chrétienne, ils font pencher la balance en fa-
veur de celle-ci.
Ceci se constate avant tout dans la littérature. Vil-
mar dit que quelle que soit l'attitude prise par les hom-
mes envers le Christianisme, les plus indifférents et les
plus hostiles sont obligés d'avouer que pendant dix siè-
cles, la foi chrétienne a été, pour les peuples de l'Oc-
cident, non pas l'objet d'une conviction morte, mais
qu'elle composait leur vie. Nos bons vieux poèmes dont
le nombre et l'influence l'emportaient sur le mal, bien
qu'il fût florissant à cette époque, témoignent quelle
satisfaction profonde ilsy trouvaient. Le calme sans
mélange, la sérénité inaltérable, la douce lumière delà
paix et du bien-être qu'ils reflètent, prouvent que notre
peuple, pris en gros, — sans doute nous connaissons
des exceptions, et malheureusement d'importantes ex-
ceptions, — était uni, et qu'il se sentait complètement
satisfait dans ses exigences les plus grandes (4).

(1) Max Nordau, Die Lùgen der Culturmenschheit (1), 1.


(2) ïbid., 406. —
(3) Platon, Welttreiben (G . W. I, 79).
(4) Vilmar, Gesch. der deùtschen Nationalliteratur (12), 420.
l'esprit de la civilisation humaniste 83
Les temps modernes commencèrent par proclamer
qu'on était fatigué des modestes satisfactions des temps
anciens, qu'il fallait renier l'esprit chrétien devenu l'es-
prit national, et revenir à l'espritqui avait précédé le
Christianisme, on dit plus justement à l'esprit anti-chré-
tien. Cette tendance s'appela Humanisme. Elle n'osa
pas se nommer humanité, pour une bonne rai-
et cela

son. Elle commença tout


d'abord par un recul et non
par un recul vers ce qui est humain comme on le ,

croyait faussement, ni même vers l'antiquité romaine


et grecque,mais vers cet esprit qui a amené ou qui a
accompagné la dissolution de l'antiquité classique. Ce
ne furent pas les naïfs anciens, les anciens d'avant Jé-

sus-Christ, c'est-à-dire les hommes non-chrétiens qui


établirent leur domination sur le monde. Dans leur op-
position volontaire et réfléchie au Christianisme, leurs
nouveaux imitateurs devinrent plutôt les adversaires
décidés de la foi, on peut dire de vrais antéchrists.
Tous disaient d'une manière expresse ou tacite, souvent
sans s'être bien rendus compte de leur tendance, et sou-
vent aussi en pleine connaissance de cause, ces paroles
d'Ibsen :

« Je vois que vous voulez transplanter dans l'époque actuelle »


« Ce qui est passé depuis longtemps. »
« Vous croyez que le pacte que Dieu a conclu »
« Jadis avec l'homme est encore valide aujourd'hui ; »

« Pourtant chaque époque réclame ses droits. »


« Le glaive de feu ne nous paraît pas vrai, »
« Nous traitons d'illusion les contes de nourrices » ;

« La seule chose que nous demandions est celle-ci : Sois heu-


reuse (1) ».

Comme condition préliminaire, l'Humanisme exigea


d'une manière expresse, l'opposition au Christianisme.
Or, comme nous lavons déjà vu, les anciens ne purent
atteindre la fin de l'humanité, la formation parfaite des
aptitudes humaines, sans le secours du Christianisme.
D'autant moins peut le faire la tendance moderne qui

(1) Ibsen, Brand, 3 Aufzug (Passage 72).


84 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L HUMANISME

aspire au développement de l'être humain, non pas sim-


plement dans l'ignorance de la foi surnaturelle, mais
dans la contradiction consciente avec elle, quoique ce
développement ne puisse être atteint que sur ses indi-
cations.
Les païens cherchaient avec un sérieux qu'on ne peut
leur refuser, et parfois au prix de véritables sacrifi-

ces, la vérité qu'ils ne connaissaient pas eux-mêmes.


Quand ils tombaient dans l'erreur, c'était souvent invo-
lontaire de leur part.
Les modernes, au contraire, ont rejeté la vérité après
l'avoir connue, et, par hostilité contre elle, ils veulent
la remplacer par autre chose. Or cela veut dire rendre
hommage à l'erreur. De cette manière, leur esprit et
leurs tendances devaient différer essentiellement, non
seulement de ceux du monde chrétien, mais aussi de
ceux du monde ancien.
La tâche que la véritablehumanité nous réserve ,

cette tâche qui, nous ne pouvons pas assez le dire, nous


enseigne à connaître clairement le Christianisme, con-
siste en ce que nous ennoblissions notre esprit par la

soumission à une vérité certaine, immuable, et notre


cœur par un travail de purification et de perfection mo-
rales. Jamais les humanistes modernes 'n'atteindront
cette fin, car ils l'ont rejetée à dessein, et par principe
refusent même de la reconnaître. Jamais non plus ils

n'atteindront ce vers quoi aspira l'antiquité païenne,


et qu'elle n'a atteint qu'en partie, savoir, oublier notre
destinée plus élevée et nos devoirs, purifier notre na-
ture du mal qui Ta pénétrée, et arriver à une formation
artificielle des facultés corrompues, car la Révélation
qu'ils ne peuvent mettre de côté, les presse trop pour
qu'ils puissent se laisser aller librement à l'insouciance
comme les anciens.
Ainsi s'explique ce caractère d'inquiétude et de pré-
cipitation, cette agitation violente et parfois même dé-
sespérée qu'on trouve dans les doutes et les recherches
l'esprit de la civilisation humaniste 85
modernes, caractère que ne connaissait pas le calme
heureux et agréable de la vie chrétienne, et qu'igno-
raient même les joyeux et robustes Grecs.
Toute notre littérature témoigne de ces recherches
éternelles et de l'insuccès qui les couronne. Le premier
représentant de ces chercheurs qui cherchent sans ja-
mais rien trouver, c'est Lessing. Pour lui, chercher est
plus que posséder, courir est plus que la fin. Il ne veut
pas seulement croire à une vérité qu'il feint de vouloir
découvrir. ne veut pas trouver ce qu'il cherche, et s'il
11

le trouvait, il le jetterait uniquement pour avoir de nou-


veau le plaisir de le chercher. Peut-on s'imaginer une
plus grande anomalie que celle-ci? Quel chercheur d'or
agirait ainsi s'il trouvait un trésor? Quel affamé à qui
on a donné un morceau de pain se conduirait de la sorte ?

Est-ce que chacun ne montrerait pas la porte à un tel


mendiant et ne lui dirait pas Vous n'avez pas aussi
:

faim que vous le dites. C'est seulement dans le domaine


spirituel que nous devons considérer cette manière d'a-
gir comme l'écoulement de la plus grande sagesse delà
vie, et comme le meilleur moyen pour entasser des tré-

sors de science. Tandis que saint Paul la condamne en


termes dédaigneux (1) tandis que la sagesse des an-
;

ciens croyait que la marque caractéristique du fou est


de ne jamais venir à bout de ces questions (2), on exalte
aujourd'hui comme un rédempteur spirituel Lessing,
qui a soi-disant découvert le premier ce chemin, et on
donne le nom d'acte libérateur du monde à ce que, dans
les siècles passés, on appelait folie (3).

On pourrait presque croire que les coryphées de no-


tre littérature considèrent la vérité comme jadis Pilate
repu et blasé. De là aussi provient cette inquiétude non
satisfaite et qui ne satisfait pas, dans la littérature qui
donne aujourd'hui le ton. Déjà du temps de Lessing toute

(1) Timoth., III, 7.


(2) Binder, Novus thésaurus adagiorum latin., 3212.
(3) Riehl, Die biïrgerliche Gesellschaft (3), 204.
86 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

l'activité littéraire sortit d'un malaise profond. Il se sert


souvent à ce sujet d'expressions trop vulgaires pour
que nous puissions les répéter ici (1). Mais qui n'a pas
vu ce ton dominer partout dans notre littérature? Qui
peut nier, s'il veut être sincère, qu'il n'y a pas dans Na-
than, dans Werther, dans Faust, dans Gœtz, dans les
drames de Schiller, toujours quelque chose d'irrésolu,
un mal secret, une douleur cuisante et morbide (2) ?
vîiisâtion hL ne fau t pas voir dans ce mot morbide, une exagé-
I'

maisaine. f ration oratoire. Ici nous avons afîfaire à un esprit mor-


bide, dans toute l'acception du mot, à une tendance
très malsaine. Quand même il nous faudrait admettre
qu'il est exagéré de parler avec Nordau d'hystérie des

masses, de démence morale des masses, de monomanie


sociale, nous ne pouvons cependant pas nier qu'il y a
beaucoup de vrai dans ces expressions un peu crues.
Nos statisticiens et nos pplitiques ont introduit l'ex-
pression terrible de: maladie de civilisation, en se ba-
sant sur les expériences et les calculs fournis par les
chiffres. y a, disent Friedel et OEttingen, certaines
Il

maladies qui suivent une marche parallèle à celle de


notre civilisation et de notre excès de civilisation, et
qui doivent même en provenir, c'est l'idiotisme et la
folie. Guislain affirme également que la civilisation de
notre siècle, presque toujours sans but, toujours loin
du but, et avec cela visant toujours dans l'immensité,
est le motif principal de l'accroissement de la folie (3).

Nous lisons ces remarques, puis nous haussons les

épaules avec un air d'incrédulité, et nous continuons.


Sans doute nous prenons quelquefois peur, quand les
chiffres parlent trop fort mais il ne nous vient pas à
;

l'idée de réfléchir sur la raison qui produit leur aug-


mentation. Nous croyons avoir assez fait quand nous
accusons la vie extérieure qui nous use avec sa pénible

(1) Stahr, Lessing, II, 73, 84, 90, 94.


(2) Vilmar, loc, cit., 421.
(3) OEttingen, Moralstatistik (3), 682.
l'esprit de la civilisation humaniste 87

lutte pour l'existence, avec son terrible vacarme de roues


et ses jouissances effrénées. Mais ceci est peu de chose.
Et, en agissant de la sorte, on ne met pas la cognée à la
racine de l'arbre. Autrefois aussi, y avait de l'inquié-
il

tude extérieure, et des luttes pénibles il y en avait


;

même plus qu'aujourd'hui, si nous en croyons la ma-


nière de voir générale sur l'absence de droits et la gros-
sièreté du moyen âge.
Pourquoi d'autres époques ont-elles agi d'une ma-
nière moins dissolvante ? Parce que, dans ces temps,
les hommes avaient une force morale de résistance plus
grande ;
parce que l'esprit de leur civilisation n'était
pas aussi malsain que celui qui domine aujourd'hui.
Ce n'est pas la situation extérieure qui nous use, c'est

notre philosophie, c'est l'ensemble des dispositions


d'esprit que nous prêche notre littérature, en un mot,
c'est la façon moderne d'envisager le monde. Qui vou-
drait donc croire sérieusement à une activité sans qu'il
y ait une fin qui satisfasse et récompense en réalité, par
conséquent une fin plus élevée, à une activité sans fin
aucune ? Et supposé que quelqu'un y croie, que fera de
lui cette activité ? Les nerfs humains ne sont pas faits
pour un travail éternel, sans relâche et sans fin. Si mal-
gré cela, nos philosophes et nos auteurs sont tous d'ac-
cord pour instruire l'humanité comme il le faut, ils se

rendent coupables de la défection de ceux qui suivent


leur enseignement. Car niera qui voudraquecette chasse
et cette poussée qui vous use, sans avoir la seule fin

digne de votre peine, n'ait pas nécessairement pour fin

l'asile des aliénés.


Des natures vigoureuses peuvent n'éprouver que des
ébranlements passagers quand elles se laissent aller à
leurs inclinations, et se jettent dans le tourbillon du
monde sans suivre une étoile plus élevée comme guide.
Mais personne ne traversera ces flots sans s'égarer.
Notre Gœlhe savait endurer et vaincre, cependant lui
aussi apprit comment cet esprit de la prétendue huma-
88 HISTOIRE, DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME
ni té paie l'homme. « Je n'y tiens plus,écrità Mme de Stein
ce favori des dieux de vingt-huit ans, le 2 septembre
1777. Tant d'amour, tant d'intérêt ! tant d'hommes ex-
cellents ! Et avoir le cœur si oppressé » ! Deux ans plus
tôt, le 17 septembre 1775, il écrivait: « Dans tout cela T
j'éprouvais la même chose qu'un rat qui a mangé du
poison, il court dans tous les trous, suce la moindre
goutte d'humidité qu'il rencontre, dévore tout ce qu'il
trouve, et son intérieur brûle d'un feu funeste qu'il ne
peut éteindre. Malgré cela, il résista, grâce à sa force
extraordinaire, mais d'autres succombent en grand
nombre, et, dans ce cas, qui porte la faute? Est-ce aux
victimes de notre civilisation, ou est-ce à son esprit » ?
On n'a qu'à regarder ces milliers de victimes qui
chaque été envahissent les collections d'art, etempêchent
de jouir d'un petit coin paradisiaque dans la montagne
ou dans la vallée. Est-ce que cette précipitation sans
but, et cette avidité insensée de voir aussi rapidement
que possiblenenousproduitpas l'effetdegensqui veulent
se dérober àeux-mêmes etau monde? Est-ce queleur ins-
tabilité, leur continuel changement de place ne démon-
trent pas clairement qu'ils cherchent à obtenir, dans les
pays étrangers, ce qu'ils pourraient seulement trouver
en changeant leur cœur (1)? Et lorsqu'en hiver, ils rem-
plissent de nouveau les villes, ils ne connaissent pas
d'autre passe-temps que cette rage de plaisirs grossiers,
démesurés, meurtriers pour l'esprit, qui est aussi, à
n'en pas douter, la fuite d'une inquiétude intérieure in-
tolérable ou de l'ennui. Souvent on ne sait pas si l'on a
affaire à des possédés dans le genre de celui qui, dans
l'Evangile, se jetait tantôt dans le feu, tantôt dans l'eau,
ou à ces rats dont parle Gœthe. Heureux s'ils étaient
l'un ou l'autre! Mais tels qu'ils sont, leur situation peut
être comparée à celle d'un malade, et d'un malade intel-
lectuel, pour ne pas dire à celle du Juif-Errant ou de

(1) Seneca, Ep., 28, 1.


L ESPRIT DE LA CIVILISATION HUMANISTE 89

Caïn. Le signe de la réprobation empreint sur le front


et sur la nuque, celui-ci fuyait devant la face de Dieu et
des hommes, sans pouvoir trouver du repos nulle part.
De là les moyens nous avons besoin
violents dont 7. — Les

pour
r exciter nos nerfs et les tenir en éveil. C'est un au- traction dont
. nous avons be-
tre signe caractéristique par lequel nous pouvons nous soin dans ia

rendre compte de la vraie situation des choses, si tou- littérature.

nous y tenons.
tefois
Quand un homme est dans un étatoù il n'y a plus
que les boissons les plus fortes, les remèdes désespérés.
les traitements à l'électricité et les brûlures qui puissent
exciter la vie en lui, nous savons que la mort n'est pas
loin. Or telle est notre situation. Si nous vivions dans
des situations saines, nous serions effrayés de la vio-
lence des motifs par lesquels nous nous extorquons à
nous-mêmes et par lesquels les artistes ainsi que les
écrivains nous extorquent l'intérêt et l'activité.
Des impulsions qui dans la vie et dans la littérature
de temps plus anciens y suffisaient complètement, nous
nous paraissait intéressant,
laissent froids. Ce qui jadis
nous semble ennuyeux et vulgaire au possible. Ceci
s'applique tout particulièrement aux plaisirs et aux oc-
cupations sociales des jours passés. Dans tout cela, nous
avons besoin des excitants les plus forts, les plus contre
nature et les plus bizarres.
Notre siècle a créé une secte comme jamais on n'en a
vu. Son siège principal était Paris. Ses membres s'ap-
lelaient : Les ennuyés. Le but de leur existence comme
le leurs réunions était de s'ennuyer artificiellement. So-
ciété affreuse. Mais ce qu'il y avait de plus affreux là-
dedans, c'est qu'ils prenaient cela au sérieux, et qu'en
fondant leur société, ils s'étaient mis à la hauteur de
l'époque, voulant ainsi faire avec conscience et dignité
ce que les autres faisaient par abrutissement.
Leur association n'avait pas encore une existence très
longue que déjà ils prévoyaient le moment où leur unique
travail, l'ennui, leur deviendrait insupportable, et où
11 7
90 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

une gorgée d'acide prussique serait le seul moyen d'ap-


porter un dernier changement dans leur vie. Tout à
coup éclata la Révolution de juillet. Qui fut plus content
que les Ennuyés 1 Cette fois il y aurait du nouveau. Ils

se sentirent revivre en voyant des sans-culotte et des


marchandes de poissons furieuses à la place des toilettes
insupportables auxquelles on était habitué. On enten-
dait le bruit du canon et le crépitement de la fusillade
à la place du bruit monotone des équipages. Il y avait
alors du charme à être parisien. Mais quel malheur !

Voilà que jour et nuit on ne voyait que ces femmes, on


n'entendait que le bruit des coups de feu, et pas de chan-
gement ! Trois jours durant il en fut ainsi. Non ! ce n'é-
tait pas tolérable. Pendant trois jours la même chose !

Oh que c'était ennuyeux Il leur fallait d'autres exci-


! !

tants, ou sans quoi ils allaient mourir d'ennui.


Les tyrans romains, les califes seraient morts le jour
où leur ennui ne leur aurait pas appris à inventer des
nouveaux supplices. Nos ancêtres allemands du temps
de la seconde école poétique silésienne seraient morts,
si leur littérature qui surpassait les cannibales en fait

de grossièreté, ne leur eût pas présenté, au moins sur


le papier, à chaque heure du jour, les atrocités et les

crimes les plus horribles.


Malheureusemeut ces excitations du cœur et des sens,
par lesquelles ces époques d'abaissement profond et de
sauvagerie croyaient pouvoir chatouiller les nerfs déten-
dus, ne sont pas plus grossières que celles que notre
littérature juge nécessaires pour éveiller l'intérêt et le
plaisir dans la génération d'aujourd'hui. Autrefois, dit

Julien Schmidt, on croyait que l'art avait pour but de


faireprendre plaisir à la vie, ou de fortifier l'âme parla
représentation de choses terribles et tristes. De nos
jours, c'est le contraire qui semble avoir lieu. Bien loin
de créer un idéal, c'est-à-dire des formes qui puissent
inspirer de la joie à tout homme, notre poésie se plonge
avec une sinistre prédilection dans l'abîme du vice et
L ESPRIT DE LA CIVILISATION HUMANISTE 91

de la misère, et cherche à exciter le dégoût pour la vie.

Elle accumule les atrocités éparses dans la vie réelle, et


les représente comme l'expression générale de l'ordre
du monde. Dans Paul Clifford, Bulwer fait d'un voleur
et d'un brigand un héros dans Eugène Àram, il attri-
;

bue ce rôle à un assassin. Dans Vautrin, Balzac le donne


à un forçat. Dans un roman qu'une plume humaine n'a
jamais dépassé en force d'observation, Dostojeswkij le
prête à un meurtrier ramené à de meilleurs sentiments
par une femme tombée. C'est dans l'anatomie, dans les
salles de torture, dans l'asile des aliénés et dans des lieux
encore pires, que le roman établit de préférence son
On cherche à se pénétrer des sentiments d'un
siège.
condamné à mort, de quelqu'un qui est sur le point de
se suicider ou d'entrer chez les fous, d'un Néron, d'un
Héliogabale, d'une Messaline. Enfin on se précipite
comme un vampire sur les vivants, comme les profana-
teurs de cadavres sur les tombes fraîches, pour se re-
paître de l'aspect de la mort dans la phase de la décom-
position.
En cette dernière matière, Léopold Schefer, le poète
du panthéisme, l'auteur du Bréviaire des laïques se mon-
tre particulièrement inventif. Une grande partie de ses
; récits se passe dans les tombeaux il dépeint des gens ;

qu'on croit morts et qui s'éveillent après qu'ils ont été


enterrés, ou bien il déterre des cadavres pour tourmen-
ter, tromper et rendre fous des vivants. Il ne peut écrire
une histoire sans qu il y ait des crucifiés, des empalés,
des fous et d'autres images de terreur. Victor Hugo
exige encore davantage de nos nerfs. Les héros par les-
quels il a créé sa gloire ne sont que des monstres, un
monstre noir, un nain nègre, Hadibrah, un monstre es-
tropié, un Quasimodo, un monstre idiot, le
lutin nain,
fou Triboulet, enfin le monstre des monstres, le man-
geur d'hommes, Han, le dernier de la race des mons-
tres d'Ingulphe. Son aïeul était déjà moitié bête et moi-
tié diable. Lui est les deux à la fois. On s'étonne qu'il
92 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

ne se coupe jamais les ongles, mais c'est pour de bons


motifs. Il fait cela pour pouvoir déchirer ses victimes
humaines du premier coup de griffes. La chair humaine
est sa nourriture favorite ; il apaise sa soif avec de l'eau
de mer et du sang humain. Voilà les héros de Victor
Hugo, du républicain modèle. Mais les cours les plus
délicates, les classes les plus distinguées de la société
ne font pas exception Prosper Mérimée aussi appar-
ici.

tient à cette catégorie. Lui le favori de la cour française,


le confident de l'impératrice Eugénie, dont Beyle disait :

« Lorsque homme avec une décoration sur la


je vois cet
poitrine, je me représente la somme deviletés et d'abais-
sements pour obtenir ces témoignages pu-
qu'il a fallu

blics de bassesse (1) », plonge également dans toutes les


profondeurs de l'horreur. Il nous dépeint un capitaine
qui se vante d'avoir commis quarante et un assassinats
et de ne rien éprouver de ce qui ressemblerait à un re-
mords de conscience, un comte qui, par moments, se
sentait des instincts de bête fauve et coupe la gorge de
sa maîtresse avec ses dents. C'est avec de tels héros,

que ces hommes croyaient avoir trouvé les agréments


que nos lecteurs exigent pour s'intéresser. Et ils ne se
sont pas trompés.
Si quelqu'un veut exciter leur attention, il lui faut

aller encore plus loin et prendre pour compagnes Ténor-


mité et l'horreur. De tels faits se sont toujours présen-
tés isolément. Déjà Gœthe et ses amis, dans les festins

somptueux donnés par duc de Weimar, buvaient le


le

vin dans des crânes, comme les Mongols (2). Byron


aussi a écrit une poésie sur une tête de mort transfor-
mée en coupe. Mais aujourd'hui quelqu'un qui veut
percer doit représenter et cultiver ceci, ainsi que des
choses pires encore, pour les élever à la hauteur d'édi-
fices scientifiques et d'institutions sociales, sans quoi

(1) Cf. Jul. Schmidt, Gesch. der deutsch. Literatur im XIX Jahr-
handert, (3) III, 6.

(2) Hirzel, Gœthes italienische Reise, 8.


l'esprit de la civilisation humaniste 93

on ne fait aucun cas de lui. Il ne s'agit pas simplement


de représenter des horreurs, par suite de cet instinct
secret qu'un représentant de l'école vériste en Italie,
Arrigo Boito, a exprimé dans ces vers :

« Puisque nous n'avons plus le sentiment du beau, »

« Nous accueillons chaque monstre avec plaisir, »

non ! mais aujourd'hui on cherche la véritable philoso-

phie, le véritable art, la véritable sagesse de la vie, la


vraie science sociale dans la réalisation des principes
que Balzac met dans bouche de Vautrin, de Mme de
la

Bauséant, de Rastignac Il n'y a que les imbéciles qui


:

parlent de péché, il n'y a qu'une société énervée par le


Christianisme et la conscience, qui puisse subsister par
des crimes secrets et par de lâches bassesses. Il faut

que cela change. Personne ne croit à la vertu. L'honnê-


teté ne conduit à rien. L'homme se courbe seulement
devant la puissance du génie, devant le courage pour le
mal, devant ce qui est formidable, effrayant et horrible.

Il faut se frayer un chemin à travers l'humanité, comme


une bombe ou comme la peste. Les hommes, les fem-
mes, les peuples ne sont que des chevaux de poste, qui
amènent quelqu'un jusqu'à la station suivante et qui
doivent l'y amener, dussent-ils en périr (1).
Aussi peint-on et écrit-on partout d'après ces règles.
Zola et ses disciples, Huysmans, et les deux auteurs
Vast et Ricouard, ne connaissent guère d'autres repré-
sentants et héros de la société que des bandits, des bri-
gands malheureuses créatures pour lesquelles
et ces
Emile Augier a inventé l'expression si exacte As pauvres
lionnes.Les représentants de la tendance la plus mo-
derne, les grands et les petits maîtres de la littérature
en vogue, Maupassant, Ibsen, Strindberg, OlaHansson,
Gerhard Hauptmann et leurs imitateurs libéraux et so-
. cialistes, produisent des héros et< des héroïnes tels qu'il

faut avoir de forts nerfs seulement pour y penser : in-

(1) Brandes, Die Hauptstrœmungender Literatur des XlXJahrhund.,


(4), V, 155 sq.
94 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

fanticides, parricides, viveurs devenus idiots


malades et
de la moelle épinière. Dans un seul numéro de la « Ge-
sellschaft » publiée sous la direction de Conrad, on peut
trouver tant de suicides commis dans des circonstances
si horribles, que c'est à en perdre l'appétit pour des se-
maines.
D'ailleurs, un signe qui prouve que notre civilisation
est loin d'être saine, c'est ce cajolement de la mort, à
propos duquel Lenau dit au nom de notre temps :

« Ton mystérieux rayon d'espoir m'a toujours attiré »


(c Vers les cadavres, en me trompant misérablement » (1).

Or nos poètes et nos coryphées connaissent l'esprit du


temps et de notre civilisation, et vivent de la soi-disant
opinion publique. Si nous voulons apprendre à connaî-
tre à fond comment notre génération pense et sent, c'est
chez eux qu'il faut l'étudier ; ils écrivent pour le pu-
blic.

En réalité, la vie publique et sociale répond exacte-


ment aux descriptions que les écrivains nous en font.
Mais la vie de famille elle aussi, et les relations domes-
tiques se meuvent dans les mêmes ornières. Puschkin,
un de ceux qui ont le mieux dépeint l'époque, dit avec
beaucoup de vérité des rêves, des lectures, des conver-
sations de nos jeunes filles instruites : .

« Leur idole est la plupart du temps un vampire »


« Qui semble être un comte étranger, »
« Un vagabond, un brigand, »
« Le juif-errant, un corsaire ».

Alors il ne faut presque plus en vouloir aux jeunes


gens s'ils réclament un charme encore plus grossier
pour leurs plaisirs et leurs passe-temps. Les jouissances
purement esthétiques elles-mêmes ont pris, dans ces
circonstances, le caractère le plus excitant. Quand on
organise un concert, c'est un vacarme, une rage, un
remue-ménage qui certainement n'étaient pas pires dans
les fêtes de Moloch. Dans le Requiem de Hector Berlioz,

(1) Puschkin, Eugen Onegin (Seubert), 3, 12.


l'esprit de la civilisation humaniste 95
cinquante-huit instruments de cuivre, seize timbales,
deux tambours, quatre tamtams, dix cymbales doivent
y figurer, et c'est ce qu'on appelle de la musique funèbre
en sourdine. A ce compte il nous faudrait bientôt em-
ployer pour des symphonies d'un caractère gai, les ca-
nons Krupp et les explosions de dynamite. Les chanteu-
ses de l'école de Richard Wagner poussent de tels cris,
qu'on craint pour leur poitrine en même temps que pour
ses propres oreilles; les chœurs font rage et le chef d'or-
chestre gesticule comme Hagen de Tronje dans la salle
embrasée d'Etzel. Celui qui a vu l'organisateur de con-
certs, Oberlaenders, ne pourra s'empêcher de dire que la
charge est un peu forte mais il ne contestera pas que
;

c'est vrai et conforme à l'époque.


Nos plaisirs doivent être autant que possible dange-
reux pour la vie. Si la tête ou au moins la fortune n'est
pas en jeu, alors ils n'ont pas de charme. Des courses,
des combats de taureaux, traverser le Niagara à la nage
ou danser au-dessus de lui sur une corde, des paris,
des jeux de hasard, dans lesquels on engage des sommes
énormes, des ascensions périlleuses et des tours de force
de gamins, sont presque les choses qui répondent encore
à nos exigences. L'absinthe, l'opium et l'arsenic vont de
pair avec cela.
L'esprit de notre civilisation se manifeste même
dans l'architecture. Nous n'avons plus d'intelligence
pour les formes fines d'un Bramante. Tout doit être
surchargé, confus, commeun géant devenu fou avait
si

travaillé dans un grand chaudron ce qu'il y a de plus


incompatible, de plus informe, de plus énorme, des
balcons, des tours, des pointes, des saillies, des blocs
de rochers, des statues qui expriment leur méconten-
tement d'être ainsi traités, par les grimaces les plus
farouches et les gestes les plus inconvenants. Celui qui
le peut, se rend à Londres pour voir la célèbre salle
arabe de Sir Frédéric Leighton, pour étudier dans le
et
palais d'Alma-Tadéma l'art de réunir, dans le plus pe-
96 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

tit espace possible, les formes byzantines, pompéiennes,


japonaises et purement imaginaires. Dans les châteaux
royaux de Bavière, on apprend encore à unir à cela le
goût des fainéants d'autrefois et du plus haut rococo
français, la vie crépusculaire mauresque, la magnifi-
cence du moyen âge et les enchantements du Vénusberg.
pour exercer encore quelques char-
Bref, tout doit s'unir
mes sur nous. Malgré cela, il n'est rien qui produise
une impression durable.
Les événements viennent dans la mesure du possible
en aide aux besoins de nos nerfs. Dans le court espace
de temps qui s'étend de 1859 à 1889, nous avons vu
assassiner deux empereurs, un sultan, un prince ré-
gnant nous avons vu expulser deux
et dix présidents ;

empereurs et une reine, nous avons vu cinq empereurs


mourir de consomption, deux rois renoncer volontaire-
ment à l'administration du royaume, un pape, deux rois,
quelques sultans et cinq princes privés de leurs avanta-
ges temporels, l'héritier d'un trône impérial périr d'une
manière terrible, un roi finir sa vie dans les eaux d'un
un autre tomber dans la nuit de la folie. Les autres
lac et
événements ont répondu à ces exemples. Mais pour
nous, tout cela n'a été qu'un entr'acte passager qui,
pendant un moment, a fourni matière à nos entretiens,
et qui bientôt est devenu banal quand il n'a plus servi

de thème aux cancans.


s.- d'où Et maintenant que penser de ces situations? Persis-
vient le man- , ,

qucdcconsis- terons-nous a dire que


x
nous sommes dans un progrès
tance
manque de but
et le

continu, que nous



i
sommes arrivés à la hauteur de la
1 il
de la litte- * 7

Sïe
r
?
huma "
civilisation que le monde n'avait encore jamais vue jus-
qu'alors? Si des époques passées avaient à enregistrer
de tels faits, comment les jugerions nous? Mais s'il en
coûte trop à notre respect humain et à notre insincérité
de manifester notre opinion, que devons-nous alors
penser de ces situations? Elles nous crient qu'il faut re-
connaître leur nature à leurs fruits, leur esprit aux
phénomènes de la civilisation humaniste, leur absence
l'esprit de la civilisation humaniste 97

de but à leur incertitude, leur instabilité à leur inquié-


tude, leur inconstance, leur manque de satisfaction.
Sans point d'appui deux mots
et sans but, voilà les
qui caractérisent le mieux l'esprit de l'Humanisme et
de tout son progrès. La raison en saute aux yeux. En
niant solennellement et sérieusement toute fin ou toute
fin l'Humanisme a
plus élevée au-dessus de la nature,
fait de l'absence de fin son principe. En concevant

l'homme exclusivement comme un être de nature, et en


prenant en outre la nature telle qu'elle est ; en rejetant
comme une insulte toute pensée qu'elle est corrompue
et a besoin d'être purifiée, d'être disciplinée, limitée et
soumise, l'instabilité résulte d'elle-même.
Le résultat doit donc être ce qu'il est. Personne ne
contestera à l'Humanisme qu'il s'est donné beaucoup de
peine pour faire surgir de la nature tout ce qu'elle a de
grand, de beau et de solide : or, minerai, fer. Personne
ne refusera son admiration au zèle et à l'art, avec les-
quels il a formé des milliers de fois une gigantesque sta-
tue de la civilisation. Mais personne ne sera surpris que
cette statue se soit brisée chaque fois, et qu'elle se bri-

sera toujours, car en prenant la nature et ses dons, tels


qu'il les trouvait, il a inévitablement introduit de l'ar-
gile et des pailles dans son chef-d'œuvre de sable. De
cette manière, cette culture ne produira jamais qu'un
colosse à pieds d'argile, superbement travaillé à l'exté-
rieur, mais dont la base et l'intérieur sont pourris. Plus
l'édifice s'élève haut, plus son effondrement est certain.
Ce n'est qu'avec une profonde tristesse qu'on suit 9.-i nS uc-
ces de la ci—
l'histoire de l'humanité. Tant de peines,
r tant de sacrifi- 7
vacation hn-
mamste
ces, tant d'art, et une issue Quels trésors P™ eunf
si lamentable
de science et de beauté ont réuni Babylone, Memphis, ™°'é / e
!
^ ,a

Athènes, Rome, Alexandrie, Constantinople, et qu'en


est-il resté? Les peuples s'usent à des riens; les con-
quêtes de la civilisation s'en vont en fumée, dit le pro-
phète. S'ils avaient prévu cela, n'auraient-ils pas
pris une autre voie? Mais qui peut le dire en toute cer-
98 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

titude? Le monde sait cela depuis des centaines d'an-


nées. L'enseignement du Christianisme le lui prédit,
l'expérience de l'histoire le lui confirme par le passé.
Change-t-elle de conduite? Chacun doit s'appliquer à sa
personne comme à l'humanité en grand, l'avertissement
que Butler dit à propos de Wallenstein :

« Le prince fut toujours un grand mathe'maticien » ;

« Il savait tout calculer il savait faire mouvoir, »


;

<c Poursesfins, les hommescommelespiècesd'unéchiquier; »


« Il n'hésitait pas à jouer l'honneur »

« La bonne réputation et la dignité d'autrui : »

« Il a toujours calculé, et en fin de compte, »

« Son calcul sera erroné. Il a fait entrer »

« Sa vie elle-même dans le calcul » (1).

Malgré cela, chaque homme, chaque époque et cha-


que civilisation continue, même au risque de se tromper,
à faire entrer dans la perte les fruits du travail et la vie.
Et toujours, il en est ainsi ; mais personne ne s'en in-
quiète. La nouvelle génération commence là précisé-
ment où la génération disparue s'est trompée dans ses
calculs. Et d'où provient cet aveuglement? Les hommes
n'ont donc pas d'yeux pour voiries choses réelles? N'ont-
ils donc pas d'intelligence, pour comprendre que les

fruits ont des noyaux


Avant toute réflexion artificielle,
?

leur cœur ne leur dit-il pas que l'esprit d'où procède


leurs efforts n'est pas le véritable esprit ? Certes oui. Si
seulement cet esprit ne manquait pas tant de sincérité !

Il voit pourtant la vérité, Ce quia été


mais il la fuit.

commencé avec la négation de la vérité, ne peut être


amélioré que par l'abnégation de soi. Et voilà une chose
à laquelle il ne peut se résoudre. De là l'inquiétude, la
surexcitation, l'insensibilité et enfin le désespoir. On ne
peut mieux dépeindre du monde, sous l'em-
la situation

pire de l'Humanisme, que ne l'a fait la malheureuse


Louise Brachmann en dépeignant sa propre situation
d'âme :

(I) Schiller, Wallensteins Tod, 4, 8.


l'esprit de la civilisation humaniste 99
« J'ai souhaité des milliers de fois ne l'avoir jamais vu ;
»

« J'ai désiré le retour de la paix qu'il m'a fait perdre. »


« Hélas ! pourtant un dieu m'offrait une vie tranquille »
Et si

« Et l'oubli, mon cœur choisirait son image et.. .la mort ». (1)

En effet, elle alla à la mort, emportant dans son cœur


l'image du séducteur qu'elle ne pouvait pas posséder.
Elle succomba, parce qu'elle aspirait après ce qu'elle
ne pouvait atteindre, parce qu'elle aspirait à une fin qui
était une fin fausse, ou plutôt qui n'en était pas une.
Elle succomba parce qu'elle avait perdu son point d'ap-
pui, et celui-ci avait disparu parce qu'elle n'avait pas la
force de suivre la vérité qu'elle avait reconnue.
C'est ainsi que la civilisation la plus élevée ne con-
duit à aucune stabilité, mais seulement à l'erreur, et
à la désillusion sinon à la ruine, quand l'amour de la
vérité lui fait défaut.

(1) Brachmann, Geliebte Fesseln (G, W. 1834, I, 249).


QUINZIÈME CONFÉRENCE

LES MOYENS DE LA CIVILISATION HUMANISTE,

1. Les deux moyens de s'acquérir un grand nom et la reconnais-


sance de l'humanité. —
2. Le principe que la fin sanctifie les

moyens, comme principe de l'Humanisme. —


3. Machiavel. —
4. Ses imitateurs. — 5. La fable des abeilles. —
6. Le témoi-
gnage de l'histoire sur les effets des passions et du mal. 7. —
Pourquoi les états et les civilisations s'effondrent. —
8. Les civi-
lisations et les états qui durent ne ileurissent que sur la vérité et
la justice. — 9. Faux jugement de la foule sur le bonheur et la
civilisation de l'humanité. —
10. La civilisation humaniste et la
description d'une civilisation qui ne s'écarte pas de Dieu. 11. —
Diversité de jugements sur la civilisation et la grandeur. 12. De —
mauvais moyens ne conduisent ni l'homme ni l'humanité à leur
fin.

î. - Les y
J
H
avait autrefois, dit une légende
^ slave, un vieillard
deux moyens
de s'acquérir qui était assis sous un mélèze. La chaleur du soleil
un grand nom *
ec
Saissance °dê
brûlait comme du feu. Tout à coup, il aperçut dans le
rhumanité.
lointain une forme qui s'approchait de lui. C'était la
peste, enveloppée d'un linceul. A cet aspect, il veut
s'enfuir de terreur ; mais le spectre le saisit de sa lon-
gue main. Connais-tu la peste lui dit-il? C'est moi.
Charge-moi sur tes épaules, et promène-moi dans tout
le pays ; n'oublie pas une ville, pas un village, je dois les
visiter tous. Mais toi, n'aie pas peur, tu resteras sain et

sauf. Et elle se cramponne après lui avec ses bras dé-


charnés.
Le pauvre vieillard s'avance d^abord vers les villes où
régnaient les danses et les chants de joie. A peine y est-
il arrivé que le terrible fantôme agile son linceul. Im-
médiatement la joie et le plaisir se taisent. Partout où
le vieillard jette les yeux, il ne voit que tristesse. Les
cloches sonnent, des convois funèbres se mettent en
marche, les fossoyeurs manquent de force et de place,
MOYENS DE LA CIVILISATION HUMANISTE 101
tellement les cadavres gisent par monceaux dans les
rues. Tremblant, le vieillard continue sa route. Partout
où passe dans un village, les faces pâlissent, les mai-
il

sons se vident. Son cœur saigne il approche du village


;

où sont les siens. Alors il fantôme d'une main


saisit le

vigoureuse, pour qu'il ne lui échappe pas, et s'ensevelit


avec lui dans les mais non le fantôme.
flots. Il se noie,

Tant de courage effraie cependant celui-ci qui s'enfuit


bien loin dans les forêts et dans les montagnes (1).
C'est une légende qui, comme tant d'autres, ne ré-
pond pas tout à fait à la réalité. La seule chose qui soit
vraie en elle, c'est que les hommes dansent et chantent
quand même la justice de Dieu passe, jusqu'à ce que,
de sa main décharnée, la mort les arrache à ces tour-
billons du plaisir. Mais il est absolument contraire aux
faits que les maisons soient remplies de soupirs, lors-

que le fantôme de la peste approchent que les gens s'en-


fuient. Il en est tout autrement dans la vie. Si les hom-
mes dans le genre de ce vieillard approchent d'un en-
droit, évidemment chaque maison se vide, tout est mis
en mouvement, mais non comme si on voulait fuir de-
vant eux. Le peuple tout entier va plutôt à leur rencon-
tre bien au-delà des portes de la ville, au son des clo-
ches et des hymnes d'allégresse. On leur prépare une
entrée triomphale, on leur érige des statues d'airain
sur les plus belles places, et encore après des siècles,
les historiens parlent d'eux avec enthousiasme. Les pa-
roles suivantes du poète sont vraies à la lettre « Vain- :

cre dans les combats, subjuguer les nations, rapporter


chez soi les dépouilles des peuples massacrés, sera re-
gardé comme le faîte le plus élevé de la gloire humaine.
Ceux qui auront acquis cette gloire par les triomphes
seront appelés grands conquérants, protecteurs du genre
humain, dieux et fils de dieux, tandis qu'il faudrait les
nommer destructeurs et fléaux du genre humain. Voilà

(1) Hanusch, Dcr slavische Mythns, 322 sq.


102 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

comment on acquerra de la gloire et de la renommée


sur la terre » (1).

Et tel on juge les individus, tel il faut juger les socié-


tés. Toujours et partout on a considéré et on considère
comme de grands peuples civilisés, comme des précur-
seurs de la civilisation les peuples qui, de leur temps,
ont écrasé l'humanité sous des chariots de fer, et l'ont

foulée aux pieds Assur, Babylone, Rome, pour ne pas


:

parler de cités modernes. Les hommes et les nations


qui ne font pas sentir ainsi leur puissance, arrivent dif-
ficilement à se faire un nom respecté et sont bientôt
oubliés dans l'histoire.
y a encore un moyen de se faire connaître au
Il

monde. Celui qui invente un art, une branche de civi-


lisation qui offrent une excitation aux sens et une satis-
faction à la sensualité, celui qui prêche en paroles ou
en exemple le principe qui entre tous semble le plus
flatteur à l'Humanisme, celui qui, nous le répétons,
prêche qu'il ne faut se préoccuper de rien, celui-là est
sûr d'être approuvé. De là vient qu'on ne se lasse pas de
fêter les anciens Grecs, delà vient la vénération qu'on a
pour l'époque de la Renaissance, de là les louanges que
la civilisation actuelle du monde récolte à si bon marché
et en si grande abondance.
donc quelqu'un nous demandait comment il doit
Si
s'y prendre pour arriver sûrement à quelque chose dans
le monde, il nous faudrait lui dire Tu connais le pro- :

verbe qui dit que c'est l'honnêteté qui tient le plus long-
temps, mais si c'est pour toi une question d'avancement
rapide, je ne puis te cacher que ce ne sont pas précisé-
ment la droiture et la vérité qui t'aideront. Si donc, tu
ne veux avoir aucun égard ni pour ton avenir, ni pour
ton éternité, comme le font les serviteurs du monde, si

tu veux faire ton bonheur le plus facilement possible,


tu as deux moyens devant toi, la violence et la flatterie :

(1) Milton, Paradise lost, XI, 692 sq.


MOYENS DE LA CIVILISATION HUMANISTE 103

ou bien il te faut manier la cravache, ou il te faut sau-


ter par dessus. Le premier moyen est un peu pénible ;

il exige une grande puissance et une indépendance en-

core plus grande. Si tu ne te sens pas le courage de


faire tien le principe de Philippe de Macédoine :

« Celui qui tue le père »

« Ne doit pas laisser vivre le fils ; » (1)

si ne veux pas faire comme son amiral Dicaear-


tu
que qui, partout où il abordait, élevait des autels à
ses deux déesses, l'injustice et l'impiété, et commettait
ensuite de telles atrocités qu'il se flattait de faire trem-
bler non seulement les hommes mais les dieux eux-
mêmes (2) si tu ne peux pas comme Napoléon consi-
;

dérer et commander de sang-froid une exécution et un


assassinat comme une saignée bienfaisante si, nous ;

le répétons, ce moyen t'effraie, il faut te servir du se-


cond. Celui-ci est certainement le plus sûr sous tous
les rapports. Un homme qui s'est acquis le titre de
grand, au mépris de tous les égards, Philippe II de Ma-
cédoine, le père d'Alexandre, a avoué qu'il a plus fait

par l'or que par la force (3), et préféra d'ailleurs attein-

dre ses fins à l'amiable, en cherchant à faire plier ses


adversaires par des complaisances, des flatteries, des
promesses, des invitations, des fêtes, des théâtres et
des jouissances sensuelles (4). Bref, le second moyen
est plus facile que le premier et amène plus sûrement
à conquérir la gloire et là reconnaissance auprès de
l'humanité. Prends donc ton courage et marche auda-
cieusement sur une de ces deux voies. Conduis-y le
monde par la parole et par les écrits, par les ouvrages
de science et de poésie, et tu peux être sûr qu'après des
avec respect et placé parmi les
siècles, tu seras célébré

grands hommes, les princes de l'esprit de ton temps.


vous dire que ce n'est pas
Inutile de k
sérieusement 2 --Le P rm-
.
t
cipequelafin
que nous donnons ce conseil. Mais une chose qui
*• * n'a saDCtifie
moyens comme
les

principe de
(d) Polyb., 24, 8, 10. - (2) Ici., 18, 37, 9, 10. l'Humanisme.

(3) Ici., 16, 53, 3 ; 54, 4.— (4) Ici., 16, 55, 1 sq.
104 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

pas besoin de preuves non plus, c'est que le monde


règle sur lui sa manière d'agir.

Jason de Phères a déjà exprimé ce principe que si

Ton veut maintenir la justice en grand, on ne peut le

faire qu'en passant par dessus la justice en petit (1).


Combien de une grande justice
fois a-t-il pratiqué
d'après ce principe, voilà ce que nous ne savons pas.
Tout ce que nous savons, c'est qu'il a réussi par là à
atteindre quelque chose de grand, au moins à ses yeux,
c'est-à-dire à devenir le tyran des Thessaliens. Sans
doute, il a fini par tomber sous les coups des assassins,
mais il avait atteint le seul but qu'il eût rêvé toute sa
vie, devenir le premier parmi les siens.

César eut exactement les mêmes sentiments, le même


succès et la même fin. 11 avait sans cesse à la bouche
la honteuse parole d'Etéocle dans les Phéniciennes d'Eu-
ripide (2) :

a Ne recule devant aucun crime ; »

« Mais commets-le seulement pour arriver à un trône. »

« Autrement supporte le joug de la vertu, »


(( Sous lequel t'attend une maigre récompense (3) ».

Ce n'est pas sans motif que César se rapportait à Eu-


ripide qui est précisément le Machiavel de l'antiquité.
Ilmontre une prédilection particulière pour le principe
que nous venons de citer à l'instant. Il fait dire aussi à
son Ixion :

« Si tu veux être heureux, »

« Emprunte à un honnête homme son nom, »

(( Et à un coquin sa manière d'agir (4) ».

Les Stoïciens allaient encore plus loin. Pour eux, le

mal absolument nécessaire à la beauté et à l'exis-


est
tence du monde (5). Mais Carnéade, ce bavard sans cons-

(1) Aristot., Rhetor., 1, 12, 31. Plutarch., Prœcepta gerendx reipub..


24, 1 ; De sanitate prœcepta, 24.
(2) Sueton., Cœsar, 30. Cicero, Offic, 3, 21, 82.
(3) Euripid., Phœ?iiss., 524 sq.
(4) Euripid., Frag., 425. Plutarch., Andiend. poet., 3.

(5) Plutarch., Commun, notltiœ adv. Stoicos, 13, 15.


MOYENS DE LA CIVILISATION HUMANISTE \ 05
cience que nous trouvons partout au premier rang là où
il s'agit d'une attaque audacieuse contre la morale, fit

aussi de son côté ce qu'il put dans cette question, et


chercha à persuader aux Romains que la justice ne peut
être que funeste dans la vie publique sociale et civile.

Selon lui, il n'y a que l'injustice qui ait chance de réus-


sir sur terre, et de transformer celle-ci en un séjour de
bonheur (1).
Telle était la situation quand le Christianisme fit son
entrée dans le monde. Et, chose curieuse entre toutes,
ces esprits qui se vantaient publiquement et avec or-
gueil du principe qu'on doit faire du mal pour qu'il en
résulte du bien, ces esprits qui considéraient comme
faible et insensé celui qui laisse échapper un succès par
scrupule de conscience, et préfère l'honnête à l'utile,

ces esprits qui croyaient ne pouvoir réaliser aucun pro-


grès, aucune fin de civilisation sans passer par dessus
les soi-disant obstacles de la loi morale, les voilà qu'ils
ne peuvent élever contre la fastidieuse religion nouvelle
aucun reproche plus grave, sinon celui de dire qu'elle
enseigne qu'une bonne fin sanctifie les moyens. Saint
Paul eut beau se défendre de cette accusation (2) com-
me d'une invention blasphématoire, elle ne cessa néan-
moins pas d'être sur les lèvres de ses adversaires.
En agissant ainsi, ils n'avaient pas renoncé à leur
ancien principe, car pour cela, il leur eût fallu plutôt
renoncer à eux-mêmes. C'était la tactique ancienne,
mais toujours nouvelle, de mettre à la charge de l'adver-
saire ce qu'on pratique soi-même, pour détourner l'at-
tention de sa propre manière d'agir, quand elle est con-
damnable. Oui, le monde suivra toujours cette règle.
Cependant le Christianisme eut tant d'influence sur le
monde, que ses ennemis n'osèrent plus émettre long-
temps cette parole en public, comme une ligne de con-

(1) Lactant., Institut., 5, 16.


(2) Rom., III, 8.

H
106 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME
duite à tenir, quand même ils la pratiquaient assez
fréquemment dans la vie.

Ce n'est qu'aux jours où le néo-paganisme leva la


tête, aux jours de la Renaissance, de l'Humanisme que

cette nouvelle doctrine réapparut de tous côtés. Dès lors


elle est traitée dans la nouvelle littérature comme une
des bases fondamentales des tendances de la civilisation
' moderne, du moins en ce qui est de la vie publique. Il
serait difficile de trouver un principe qui ait été exprimé
plus souvent, et avec plus d'assurance par leurs repré-
r

sentants les plus vantés, et qui ait été considéré comme


plus naturel et plus indéniable que celui-ci.
3.-Machia- C'est Machiavel qui lui servit de parrain lors de son
vel
introduction dans la littérature. Aussi donné
lui a-t-il

son nom. Il pour tout le


est évident monde, dit-il, que
dans la société, aussi bien que dans la famille et dans
les relations plus intimes, il est plus honorable de tenir
sa parole et de mener une vie irréprochable. Par contre,
l'expérience enseigne que, dans la vie, ceux qui accom-
plissent les plus grandes choses, sont précisément ceux-
là qui se servent des hommes par ruse ou par vio-
lence Dans la vie publique, il n'est pas nécessaire
(1).

d'être bon et de bien se conduire, c'est même nuisible.


Seulement, la prudence exige qu'on devienne un grand
hypocrite et qu'on use de dissimulation pour sauvegar-
der à l'extérieur l'apparence du bien (2). Vouloir tou-
jours bien agir serait s'exposer à périr. Donc, il faut
aussi s'ingénier à ne pas être bon selon que les circons-

tances le réclament (3). Il faut pouvoir être moitié


homme, moitié animal, tantôt renard et tantôt lion.
Ceux qui ont le plus de succès sont ceux qui savent le

mieux jouer le rôle du renard (4). Mais avec cela, il

faut éviter prudemment le vice (5). Si les hommes


étaient bons, de tels principes seraient sans doute mau-

(1) Macchiavelli, Il principe (Francoforte, 1852), 18,108.


(2) Ibid., 18, 111. — (3) Ibid,, 15, 95.
(4) Ibid., 18, 109. — (5) Ibid., 5., 96.
MOYENS DE LA CIVILISATION HUMANISTE 107
vais. Mais d'un côté, les hommes sont pleins d'astuce,
et c'est pourquoi on n'a pas besoin de leur tenir pa-
role (1). D'un autre côté, ils sont si stupides, qu'ils n'o-
béissent qu'à la nécessité et à la contrainte, et que le

trompeur en trouve toujours qui se laissent facilement


tromper (2). La seule mesure de 'précaution qu'on ne
doit jamais perdre de vue est celle-ci Prends toujours :

le vent (3), et fais attention de toujours réussir, carie


p euple ne juge que d'après les apparences et l'issue des
événements, et le monde ne se compose pas d'autre
chose que de peuple (4).
11 est difficile de dire, quand même c'est facile à com- 4. — Les
imitateurs de
prendre, quel enthousiasme et quelle soif d'imitation Shfve?.
cette manière de voir a produits dans le monde. Si nous
voulions consulter tous les auteurs des siècles derniers,
qui la répètent sous les formes les plus variées (5), de-
puis Charron (6), Bolingbroke (7), Hume (8), jusqu'à
Fourier (9), Bielfeld (10), Gerbel (1 1 ) et Lecky (12), nous
aurions à faire un travail long et ingrat, et ce serait
toujours la même chanson: la fin sanctifie les moyens ;

il faut faire le mal, afin qu'il en résulte du bien.


Naturellement aucun de ces auteurs ne manque d'a-
jouter expressément, par précaution, que le principe
cité ne doit pas être appliqué par l'individu, pour attein-
dre ses fins personnelles. On permet à l'écrivain, au
savant, et tout particulièrement à l'artiste, d'en faire un
vaste usage ; mais celui à qui on concède le privilège

(1) Ibid., 18, 110. — (2) Ibid.

(3) Macchiavelli, Il jwincipe, 18, 11.


(4) E nel mondo non è se non vul^o (ib., 18. 112).
(5) Mohl, Geschichte und Literatur der Staatswissenschaften, III,
521-591.
(6) Vorlaender, Gesch. der philos. Moral bei den Englœndern und
'

Franzosen, 215.
(7) Ibid., 440 sq.
(8) Ibid., 483.
(9) Jul. Schmidt, Gesch. der franz. Literatur seit der Révolution,
(1858), II, 585.
(10) Ap. Stein, Pathol. Moralprincipien, 293. — (11) Ibid., 101.
(12) Lecky, Sittengeschichte Europas, I, 52, 102.
108 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

particulier d'agir d'après lui, et à qui on en fait même


une espèce de devoir, c'est l'homme d'état.
Bluntschli dit qu'il ne faut pas confondre ceci avec la
prétendue manière d'agir des Jésuites. Ceux-ci, ou plu-
tôt tous les chrétiens, ont beau enseigner avec saint Paul
qu'un mauvais moyen est toujours condamnable, et

corrompt une fin bonne, qu'une mauvaise fin gâte éga-


lement le moyen le meilleur, et qu'un moyen permis ne
peut être rendu bon que par une fin bonne malgré cela, ;

Bluntschli soutient, —
que ce soit par erreur ou par
méchanceté, peu importe, —
qu'ils permettent aussi à
l'individu de faire du mal, parce qu'il en résulte du
bien. C'est là leur premier défaut. Le second, et le plus

grand, consiste à permettre cela sans se préoccuper si

la réalisation de la fin qu'on a en vue peut exister ou non.


Or la science politique se distingue à son avantage du
Jésuitisme en ce qu'elle n'approuve jamais un mauvais
moyen, lorsqu'il n'est pas proportionné à la fin, — c'est-
à-dire lorsqu'il n'offre pas la perspective d'un bon résul-
tat, — et cela seulement lorsque la fin morale l'em-
porte (1), par conséquent seulement dans des choses
importantes.
Pour parler clairement, la politique, du moins se- —
Ion Bluntschli, —
marche avec le peuple dans Machia-
vel. Si les projets mauvais réussissent, on canonise

l'auteur, s'ils échouent, alors on dit que c'était folie


d'agir ainsi, et, dans le monde, c'est comme on le sait,

le plus grand des péchés.


11 serait d'ailleurs injuste de faire peser la responsa-
bilité de ces principes seulement sur les hommes d'état
et sur les jurisconsultes. Ils ne sont pas autre chose que
l'application stricte et claire des principes qui avaienl
cours depuis longtemps dans la philosophie.
La marche de l'histoire universelle, dit Hegel, n'i

rien à faire avec la vertu et avec la justice (2). La com-

(1) Bluntschli, Staatswœrterbuch, VIII, 124.


(2) Hegel, Philosoph. des Rechts, § 345 (G. W., 1840, VIII, 425).
MOYENS DE LA CIVILISATION HUMANISTE i 09
passion, l'humanité, et d'autres sentiments analogues,
sont d'après Spinoza déjà mauvais et déraisonnables
dans la vie ordinaire. S'ils ne causent pas plus de dom-
mage qu'ils ne le font en réalité, cela provient unique-
ment de ce que la bêtise tient le premier rang dans le
monde (1). Ceci s'applique naturellement encore da-
vantage aux relations publiques. Les vertus morales,
croit Montesquieu, sont la cause d'un grand nombre de
malheurs politiques. Les vices moraux,, au contraire, font
souvent le bonheur de la vie publique (2). Un bon chré-
tien, dit Bayle (3), avec sa fine moquerie que Rousseau
répète avec une méchanceté plus grande encore (4),
sera toujours un mauvais citoyen. Il sera toujours trop
modéré, trop froid, trop plein d'égards. Influencé par
la crainte de faire du mal aux autres, il reculera, dans
la guerre, devant la ruse et la perfidie, et, dans la paix,

devant la vengeance des offenses reçues, et, de cette


manière, il aura toujours le dessous. Un mauvais chré-
tien au contraire deviendra un citoyen d'autant meil-
leur qu'il se laissera employer à des choses auxquelles
un honnête homme ne voudrait pas se prêter. L'ordre
de ce monde est tel, dit Montaigne, qu'il a besoin de
'ices pour se maintenir. Ne pas vouloir prêter l'appui
de la parole à la tromperie voudrait dire mal compren-
dre les choses humaines. Elle lui a pourtant rendu les
plus grands services, et la plupart des hommes vivent
d'elle (5).
Si des philosophes, si des hommes qui attendent
[u'on prenne leur parole au sérieux, et qu'on les juge
à leur juste valeur si de grands auteurs qui ont un nom
;

parlent ainsi, alors il ne faut pas nous étonner que nous


rencontrions dans la littérature populaire tant de prin-

(1) Spinoza, Ethica 4, prop. 54; cf. 3, prop. 27.


(2) Montesquieu, Esprit des lois, 19, 9, 10.
(3) Bayle, Continu, des pensées, 122-1 24. Vorlsender, loc.cit., 580 sq.,
577 sq.
(4) Rousseau, Contrat Social, 4, 8. r

(5j Montaigne, Essais, 3, l,9.Vorlœnder, loc. ci7.,169sq., 172 sq.


110 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

cipes choquants. Nous savons suffisamment


y a qu'il

beaucoup de gens, qui saisissent avidement cette occa-


sion pour exercer leur raillerie et leur audace, et mépri-
ser ce qui est saint. Personne ne s'étonnera donc si
Voltaire dit qu'il n'y a que deux catégories de gens qui
réussissent ici-bas, les imbéciles, qui ne comprennent
pas que le vice et le luxe sont nécessaires, que la ruse
employée envers l'homme simple est fondée sur la na-
ture humaine, et ces malheureux qui préfèrent gémir
avec hypocrisie et stupidité sur la corruption du monde,
plutôt que de se créer par la ruse ou la force une situa-
tion agréable (1). Eugène Sue dit que c'est on ne peut
plus injuste de la part du Christianisme de condamner
tous les vices. On n'a qu'à les mettre à la place qui leur
convient et à bien les utiliser, et on verra le bien qu'ils
font et quelle utilité ils apportent dans l'humanité (2).

L'imperfection des hommes, déclare Helvetius, pro-


vient toujours de ce qu'on leur conseille de faire le bien
pour le bien. 11 ne faut pas craindre d'avoir une bonne
fois le courage de leur présenter un stimulant vigou-
reux, la véritable fin de toute action, c'est-à-dire le
plaisir sensuel, ou, pour les effrayer, la douleur sensi-
ble. Dans ce cas, ils sauront bien trouver ce qui est bon
et juste, car seules les fortes passions sont les ressorts
des grandes actions (3).

s.-Lafa- Nous voudrions bien savoir main tenant de quel droit,


ble des abeil-
les.
,

et avec
n«*-«i-i
quelle sincérité, le monde i *i ii
pourrait protester
contre la fameuse fable des abeilles de Mandeville, qui
ne que présenter en termes voilés, comme Voltaire
fait

l'a fait plus tard dans le Mondain, ce que l'esprit des

temps modernes tout entier, ou dit plus exactement,


ce que l'Humanisme des temps anciens et modernes

(1) Voltaire, Le Mondain, V. Gfrœrer, Gesch. des XVlll Jahrh., Il,


553-555. Vorlœnder, loc. cit., 599.
(2) Jul. Schmidt, loc. cit., II, 477 sq.
(3) Helvetius apud Vorlœnder, loc. cit., 605, 607. Erdmann, Gesch.
der neuern Philosophie, 11, \, 250 sq. Anh. CI-CIIJ.
1

Moyens de la civilisation humaniste 1 1

reconnaît comme un de ses dogmes fondamentaux (1).


On parle, dit Mandeville(2), d'un instinct inné chez
l'homme pour la sociabilité. Cependant l'expérience
démontre que ce sont précisément les têtes les plus
vides qui peuvent le moins rester dans la solitude.
Un homme intelligent préfère toujours la solitude à
la société. Donc, la sociabilité n'est pas un instinct de
la bonne nature. L'homme ne s'attache à ses sembla-
bles que par un penchant mauvais et par égoïsme,
parce qu'il ne peut pas s'aider lui-même et qu'il veut
exploiter les autres. Dans l'état d'innocence, il est donc
inférieur à l'animal qu'un penchant naturel fait s'unir
à d'autres pour former un troupeau.
Donc, de par la nature, il n'existe pas de charité dans
l'homme. On n'est bon pour un autre que par utilité
propre (3). La compassion n'est autre chose que l'a-
mour qu'on se porte à soi-même, c'est-à-dire le désir
de se mettre à l'abri des désagréments. C'est pourquoi
cette qualité se rencontre le plus souvent chez les hom-
mes les plus faibles. Mais en même temps que ceux-ci
sont utiles à eux-mêmes, ils nuisent à la totalité. La
compassion rend paresseux, détruit le plaisir pour* le
travail et empêche le développement de la civilisa-
Lion (4) . Plus il y a d'hommes de cette espèce, plus l'en-
semble subit de dommage.
Donc, vertu et santé publique ne peuvent pas coexis-
ter. 11 peut se faire qu'il y ait des vertus parmi les

hommes, mais elles ne peuvent donner naissance h un


esprit de communauté heureux et puissant, ni le faire
subsister. La satisfaction et l'économie sont plus nui-
sibles à l'industrie que la paresse. Avarice d'un côté,
luxe et prodigalité de l'autre, favoriseraient plus le bien-

Schlosser, Gesch. des XVIII Jahrh., (3) I, 444, 531.


(1)
(2) Die Stellen bei Erdmann, loc. cit., II, 1, 228, 235, Anh. XCI.
XCVI, et apud Vorlœnder, loc. cit., 425, 431.
(3) lt., La Rochefoucauld. V. Vorlœnder, loc. cit., 584 sq.
(4) lt., Spinoza (Ethica, 4, prop. 50) et Helvetius (apud Vorlœn-
der, loc. cit., 606).
112 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

être que tout amour du travail. L'orgueil et l'ambition


sont des impulsions meilleures pour l'activité que toute
réflexion morale (1). La jalousie et l'envie ont retenu
plus d'hommes, et ont corrigé plus de mauvais époux
que tous les sermons depuis les apôtres. Les vices sont
aussi nécessaires à la prospérité de la vie publique que
la faim dans la vie ordinaire. Les hommes les plus mau-
vais, les plus débauchés, les plus grands criminels ont
souvent favorisé le bien commun. Pendant qu'ils dissi-
paient, qu'ils prenaient et détruisaient ce que l'applica-
tion des autres avait créé, ils soutenaient les pauvres
et augmentaient les revenus de l'état.

Vouloir limiter les passions par des vertus signifie-


rait donc compromettre fortement le salut de l'huma-
nité, abstraction faite qu'une telle conduite ne produi-
rait que des hypocrites. Personne n'est bon par incli-
nation naturelle. Ce n'est que par la violence qu'on rend
quelqu'un bon ; ce n'est pas par la raison. L'unique
moyen de brider les passions est de leur opposer des
passions encore plus grandes. Mais en ce qui concerne
absolument en contradiction avec
la totalité, sa fin est
celle de l'individu. Dès que chacun est vertueux, tout
va en rétrogradant, et le bien commun s'effondre. Tant
que chaque individu est couvert de vices, l'ensemble
est un paradis terrestre (2). Celui qui croit mieux s'en
trouver avec la vertu peut essayer, mais à la seule con-
dition, comme le dit Voltaire par manière de moquerie,
de se familiariser à nouveau avec les glands qui for-
maient la nourriture des ancêtres.
6.— Le té-
Voilà ce qu'on appelle parler loyalement et claire-
e
Ko?re sur nient. Nous pouvons donc, nous aussi, y répondre par
paySetlfu une parole de même nature. Et nous ne manquerons
mal.
pas de le faire. Est-ce que ces grands esprits, dont l'hu-

•(1) J. H. Fichte, Die philosophische Lehre von Recht, Staat und


Sitte seit der Mitte des XVIII Jahrh. (Ethik, I), 543.
(2) « Thus every part was full of vice, »
« Yet the whole mass a paradise. »
MOYENS DE LA CIVILISATION HUMANISTE H3
manité vénère tant les paroles, auraient vécu dans la
lune? Ont-ils été condamnés, comme l'âne d'or d'Apu-
lée, à tomber toujours au milieu des bêtes féroces et
des bandits, au lieu de tomber dans la société humaine ?
En tout cas, à leurs discours savants, on ne devinerait
pas s'ils savent quelque chose de l'humanité réelle, et
s'ils ont jamais eu des relations avec des hommes com-
me hommes. La tentative n'en a-t-elle jamais été faite
sur terre ? Si la violation des commandements de Dieu,
si des vices saillants doivent rendre les peuples heu-
reux, vraiment on pourrait croire que ceux-ci ont eu
assez souvent l'occasion défaire leur bonheur. La guerre
du Péloponèse, les luttes à propos de la constitution
d'Athènes, les guerres civiles de Rome, et l'époque im-
périale, le royaume franc sous les Mérovingiens , la

guerre de Trente ans, la grande Révolution ont pro-


duit des passions et de fortes passions certes.
Sans doute nous avons vu qu'on a loué la Révolu-
tion française comme une des époques les plus glorieu-
ses, qu'on fait découler d'elle le commencement de la

civilisationmoderne, qu'on a prétendu que c'est seule-


ment par elle que la France a conquis une place et une
histoire parmi les peuples civilisés, mais ce ne sont pas
là les convictions d'une intelligence qui juge les choses
de sang-froid ; ce sont des affaires de goût sur lesquel-
les on ne discute pas, comme on dit, peut-être aussi des
idées de génie et des farces de génie sur lesquelles les
gens vulgaires et non initiés n'ont pas le droit d'exposer
leur opinion.
Nous, vulgaires enfants de la terre, nous avouons, au
risque d'être rangés parmi le peuple par Machiavel et
ses adhérents, que nous ne pouvons pas nous familia-
riser avec cette pensée de l'état d'innocence, des déli-
ces du paradis et du bonheur de l'humanité. Que ceux
qui en ont le courage croient donc que l'humanité
goûte la plus grande félicité quand elle ne fait pas vio-
lence à ses instincts, quand elle se développe à sa pro-
?

114 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

pre guise, quand elle se soustrait à toute discipline plus


élevée. Que les panégyristes aveugles de Nietzsche ré-
pètent son principe d'après lequel la civilisation ne peut
se passer de passions, de vices et de malice (1). Qu'ils
regardent comme unique solution de la détresse so-
ciale de l'époque ce cri de terreur qui est un écho du
Darwinisme A la mer les faibles (2). Qu'ils déclarent
:

que l'avenir appartient uniquement aux hommes-ani-


maux (3), qui sont assez forts pour braver la lutte de
l'existence mais ce n/est pas nous qu'on prendra avec
;

ces belles phrases. Notre conviction est qu'une civilisa-


tion qui se développe par de tels moyens finira mal et
conduira à la ruine, et nous pensons avoir pour nous le
témoignage de l'histoire.
7._ pour- Notre siècle a vu dans les deux empires français
quoi les étais
et les civilisa- comment une puissance qu on
.
, .....,, est
crovait invincible s
tions s'effon- x L

drent. effondrée avec la rapidité d'un château de cartes. La


chute que la grandeur et la civilisation athéniennes ont
subie à la mort de Périclès ne fut pas plus prompte.
Comment un changement si subit des choses fut-il

possible ? La chance, dit-on, s'est montrée infidèle,


l'étoile de ces grands hommes a pâli. Ils se sont épui-
sés ; leurs capacités ont disparu. Quelles paroles ! La
chance ! Mais donc toujours compter avec le
faut-il
succès ! Croirons-nous donc sérieusement que Ma-
chiavel, avec sa description dédaigneuse, a atteint la

vie de l'humanité. Et puis, est-ce que par hasard Napo-


léon, dans les années de son déclin, a déployé moins
d'activité, fait preuve de moins d'esprit, de moins d'ex-
périence de la guerre qu'au temps où son étoile gran-
dissait chaque jour (4)
Non Dans ces questions, il y a à considérer des cho-
!

ses tout autres que la chance aveugle, la faiblesse du

(i) Nietzsche. Menschliches, Allzumensc Miches, I, 324, N r 477.


(2) Cf. Duboc, Hundert Jahre Zeitgeist, II, 125 sq.
(3) Revue des Revues, 1893, VII, 393.
(4) Haeusser, Deutsche Geschichte, IV,468sq., 500, K30,'588 sq., 750,
764.
*

MOYENS DE LA CIVILISATION HUMANISTE 115

talent et le jeu du hasard. L'étoile d'Athènes et de Rome


dut pâlir, la chance dut abandonner la création de Pé-
riclès parce que la force intérieure, la vie, l'avaient quit-

tée. Et il en est de même des fondations de la plupart


des grands hommes. La semence qu'ils avaient répan-
due, avait porté des fruits, mais quand on sème du
vent et du poison, on récolte la tempête et la mort. La
base sur laquelle ils étaient établis était illusoire. Quand
elle chancela, elle entraîna tout l'édifice avec elle. Ce
n'est pas la naissance d'une passion nationale ; ce n'est
pas le destin aveugle, la malechance qui ont frappé
Napoléon. C'est sa propre faute qui l'a renversé. La
coopération à la faute est aussi ce qui a jeté à terre son
empire gigantesque. Lui-même il avait exprimé jadis
le principe que Victor Cousin a répété si souvent depuis,

et avec tant de conviction, que, dans la guerre, un


grand malheur indique toujours un grand coupable (1).
Que ce principe contienne peu ou beaucoup de vrai (2),
— et y a du vrai en lui,
certainement il — il avait en
tout cas exprimé son propre jugement en le pronon-
çant.
C'est pourquoi nous en arrivons tout naturellement à 8.— Lesci-
1

cette question
m
*

:
....
Comment les civilisations prennent-elles
vilisations
les
a™
ét* ts
et

* r durent ne fleu-
naissance ? Comment prospèrent-elles Comment se " ss e ° e
? s r , f
y T ilé
etla i ustice
conservent-elles? Cette question est très parente de -

celle-ci : Comment la chose publique est-elle fondée,


favorisée, conservée ? Car il est évident que la vie politi-

que et sociale forme la partie principale du développe-


ment de la civilisation.
Nous ne pouvons nous empêcher d'avouer que, sur
ce point, y a parfois parmi nous des vues très fausses
il

et très dangereuses. Sous l'impression du fait indénia-


ble que nous chrétiens, nous sommes souvent dépassés
par nos adversaires dans le domaine du progrès pure-

(1) Gervinus, Gesch. des XIX Jahrh., I, 8.

(2) Num., XIV, 41 sq. Jos., VII, 13. Jud., II, 20 sq. III, 8 ; ; IV, 2 ;

VI, 1. Ps., LXXVII, 59 sq. ; CV, 41 sq. August., Civ. Dei, 22, G, 2.
116 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

ment profane, nous tombons facilement dans le décou-


ragement. Nous nous croisons alors les bras, et nous
disons en soupirant Nous ne pouvons aller là contre.
:

Aussi, il n'y a pas de perspective que nous puissions


soutenir honorablement cette lutte. Le monde dispose
de trop de moyens. Tandis que nous, nous sommes
partout limités par la conscience et la loi de Dieu, lui,

il n'a pas besoin d'avoir égard à tout cela, et il est par


conséquent illimité dans le choix de ses moyens.
Sans que nous nous en doutions, nous sommes tom-
bés nous-mêmes, en nous plaignant ainsi, dans les
fausses sphères intellectuelles que nous avons blâmées.
Voulons-nous donc réellement croire que le monde
réussit mieux dans ses entreprises parce qu'il est si peu
embarrassé dans le choix de ses moyens ? Ici nous
voyons avec quelle facilité le succès du moment trou-
ble l'œil intellectuel. Si cela peut nous arriver à nous-
mêmes, pourquoi nous étonner alors que les enfants
du monde agissent ainsi ? Mais faisons en sorte de ne
pas porter préjudice à la juste appréciation de ce qui
est durable et éternel. Nous ne devons pas perdre cela
de vue, si nous voulons répondre exactement à notre
question.
Donc, comment grandissent les civilisations et les
états? Sur ce point, l'Ecriture Sainte nous donne la seule
réponse éternellement vraie: La justice élève les peu-
ples (1). Mais ce n'est pas seulement l'esprit de Dieu
qui parle ainsi ; c'est aussi la raison et l'expérience hu-
maine. Sans justice, un état n'est pas habitable, dit Aris-

tote (2). Si l'homme se sépare du droit et de la loi, il

devient alors le plus sauvage et le plus dangereux des


animaux. C'est pourquoi la justice et l'ordre public doi-
vent marcher de concert (3). Platon (4) et lsocrate (5)
tiennent le même langage. Démosthène surtout déve-

(1) Prov., XIV, 34. — (2) Aristot., Polit., 3, 7 (12), 6.


(3) Ibid., 1, 1 (2), 13. — (4) Plato, Rep., 1, 23, p. 351, c.
(S) Isocrates, De pace, (8) 116-123.
MOYENS DE LA CIVILISATION HUMANISTE H7
loppe d'une manière admirable cette pensée dans un
passage qui ne doit pas peu confondre nos historiens de
la civilisation et nos politiciens. Il n'est pas possible,
que Finjiistice soit longtemps, prospère. Le mal
dit-il,

ne dure que peu de temps. Il produit peut-être des fleurs


abondantes, et éveille de joyeuses espérances, mais il
tombe tout à coup et s'envole avec le vent. Dans une
maison, dans un vaisseau, partout, la base est ce qu'il
doit y avoir de plus solide. Et ainsi chaque action et
chaque vie par conséquent chaque état et chaque ci-
;

vilisation doit avoir pour bases la vérité et la justice


pour être heureuse et prospère (1). Même le machiavéli-
que Euripide ne peut s'empêcher de dire :

« Eh bien, vous méchants, courez après les honneurs, »


« Et entassez l'or où vous le trouvez. »
« Peu importe que ce soit d'une manière juste ou injuste ;
»'

« Vous recueillez partout le malheur et la malédiction (2) ».

Or, si la justice doit être la base de toute prospérité,


comment pouvons-nous alors expliquer l'existence et
la prospérité de tant de civilisations et de tant d'états
qui ont été édifiés sur la violence et non sur le droit ?

Nous ne parlons pas des royaumes d'Alexandre, d'Et-


zel et de Tamerlan, qui tombèrent dans le néant aussi
vite qu'ils en étaient sortis. Mais regardez l'Empire ro-
main. Est-ce qu'il n'est pas la preuve la plus frappante
que la justice et l'utilité propre sont très éloignées Tune
de l'autre dans la vie publique ? Il pratiquait l'injustice
sous toutes les formes pour avoir ensuite un prétexte
à exercer la violence et à déclarer la guerre. C'est ainsi
que sans cesse à la poursuite du bien d'autrui, et s'ap-
propriant par l'asservissement la fortune de tous les
peuples, il parvint uniquement par la rapine à la do-
mination du monde (3).

Et s'il est possible qu'une puissance dispute le pre-

(1) Demosthen., Olynth., II, 10.


(2) Euripid., Frag., 420 (Wagner).
(3) Lactant., Instit., 6, 9.
118 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

mier rang à la puissance romaine, en fait d'injustice et


de violence, c'est bien domination assyrienne. Or,
la
c'est précisément cet empire qui a duré le plus long-
temps. Il n'a pas duré moins de 1300 ans complets (1).
Citez-nous, dit-on, en nous indiquant de tels faits, ci-

tez-nous, dans toute l'histoire universelle, un royaume


semblable en force et en étendue, qui ait toujours cul-
tivé la justice, et se soit maintenu aussi longtemps.
N'aurait-il pas succombé cent fois s'il eût suivi les doc-
trines étroites du catéchisme, avec lesquelles on peut
au besoin diriger un troupeau de moutons et faire mar-
cher une ferme, mais avec lesquelles on ne peut élever
une monarchie à un haut degré de gloire, ni l'y mainte-
nir (2).'

Cette manière de parler est, pour nous servir des ex-


pressions de Socrate, un de ces lambeaux troués dont
voudraient se couvrir ceux qui font passer le droit et la
justice après l'utilité, sans pourtant comprendre ce qui
est véritablement utile (3). Elle n'est calculée ainsi que
pour tromper ceux qui ne voient pas plus profondé-
ment ni plus loin, mais qui s'arrêtent à la surface et se
laissent prendre par l'éclat du moment. Que sont donc
quelques siècles pour l'histoire du monde et pour l'em-
pire éternel de la vérité et de la justice? Y a-t-il une
seule de ces civilisations qui n'ait pas été vaincue par
la vérité méconnue ? Y royaumes
a-t-il un seul de ces
auquel n'ait pas mis fin la justice depuis longtemps
opprimée ? C'est avec un sens profond que Victor Hugo
a dit :

« Tout colosse a des pieds de sable (4). »

La raison en est facile à trouver. Les colosses sont si

faibles, parce que leur base se compose de peu de vérité


et de justice. Jamais un royaume fondé sur la seule in-

Gtesias, 2, 17, 21 (G. Muller). Diodor., 2", 21, 8 ; 28, 8.


(1)

(2) Stenzel, Gesch. des preuss. Staates, IV, 385 sq., cf. 36, 280 sq.
(3) Plato, Alcibiades, 1, 10, p. 113, d, 114, e.
(4) Victor Hugo, Voix intérieures, II, 7.
MOYENS DE LA CIVILISATION HUMANISTE 119
justice ne pourra subsister, pas plus qu'on ne bâtit une
maison sur de ou sur un précipice.
l'eau courante
Il en sera toujours ainsi. Sans justice, aucune puis-

sance ne peut prospérer ou exister d'une manière dura-


ble, et sans vérité, aucune civilisation. Ce n'est pas la
cruauté barbare ; ce n'est pas l'injustice qui a consolidé
la domination des Assyriens, des Babyloniens et des
autres conquérants, mais l'injustice plus grande de ceux
que Dieu leur faisait châtier (1). Tant quAssur selaissa
employer comme fléau et comme verge de la colère di-
vine, il fut florissant (2). Mais quand il commença à se
soustraire à cette tâche, le Seigneur retira sa main de
lui, et il devint comme un volcan, qui, en brûlant, sef-
fondre en lui-même (3). Aucune sagesse, aucune puis-
sance ne servit plus de rien ; ilne put lutter contre Tin-
justice, et il étouffa sous l'excès de sa malice, malgré
deux mille ans d'existence. Il en fut de même de la ci-
vilisation romaine et de sa domination universelle. lien
est, et il en sera ainsi de chaque nation. Les vers sui-
vants de Victor Hugo resteront éternellement vrais :

« Parfois, élus maudits de la fureur suprême, »


« Entre les nations des hommes sont passés, »
« Triomphateurs longtemps armés de Panathème »
« Par l'anathème renversés (4). »
« Lorsqu'il le veut, le Dieu secourable »
« Qui livre au méchant le pervers, »

« Brise le jouet formidable »


« Dont il tourmentait l'univers (5). »

Gardons-nous, dans ces questions, de ojuger comme 9- -


Fa » x
* o .
4
jugement de
le peuple ordinaire dont les vues sont si courtes. Quand J* Sfeuret
un homme a du pain tous les jours, on envie son bon- de
a
Sfnité!
heur, et quand dans un état quelques présomptueux
absorbent des milliards, aux pieds des mil-
et foulent
lions d'hommes pour s'entourer d'un rempart d'inven-

(1) August., Civ. Bel, 4, 15, Thom., Regim. prînc, 3, 7.

(2) Is., X, 5.Jer., LI, 20-23 XXVII, 8. ;

(3) Jer., 41, 25. Is., X, 7-16 XLVII, 6-15.


;

(4) Victor Hugo, Odes, I, 11, i.

(5) Victor Hugo, Odes, I, 11, 3.


120 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

tions destinées au raffinement de la jouissance et de la


volupté, les historiens parlent alors d'une époque floris-
sante, etnon du peuple exploité et foulé aux pieds. Mais
touteautre chose estlesuccès trompeur du moment et la
puissance extérieure, et tout autre la vraie prospérité
des peuples. Qui donc évalue bonheur de l'humanité
le

et la culture de l'esprit d'après le développement des


choses qu'on peut compter et mesurer? Est-ce qu'un
peuple doit être considéré comme heureux, quand il
peut donner, pour réaliser ses projets, des millions à un
conquérant, comme l'Assyrie à Ninus? Est-ce que son
bonheur est au comble, quand son superflu, ou encore
la sueur et le sang de ses habitants lui servent à entas-
ser vers le ciel des pyramides, des tours de Babel et
des pagodes, quand, avec ses temples de rochers, de
marbre, et ses labyrinthes, il rivalise en grandiose avec
la nature, quand avec le chant et la danse, avec la poé-
sie et les spectacles, il s'étourdit jusqu'à oublier ses souf-
frances?
nous devons avouer que les méchants contri-
Si oui,
buent plus que les bons au bonheur de l'humanité.
Nous ne pouvons pas nier qu'ordinairement, dans les
sphères de ceux qui ont abandonné Dieu, on cherche
plus les commodités extérieures de la vie, l'habileté
terrestre, le développement de nombreux moyens de
puissance que parmi ceux dont la pensée se dirige delà
terre vers le ciel. Les serviteurs de ce monde plus à leur
aise dans cet élément ne pensent et n'agissent pas autre-
ment que s'ils devaient rester éternellement ici-bas. 11

ne leur vient pas à l'idée de laisser une petite fraction


de leur temps pour chercher les biens supra-terrestres.
En conséquence, leur esprit et leur cœur ne pensent
qu'à s'établir sur terre aussi agréablement que possible.
Déjà phénicien Sanchoniaton (1) attribue à la race
le

des méchants, des frères ennemis toujours prêts à la

(1) Philo. Bybl., Fragm., 2, 9 (Mùller, Fragm. hist. Gr., III, 569).
EusebiusCgesar., Prœcep. evang., 1, 10, 8, 9 (Viger, p. 35).
MOYENS DE LA CIVILISATION HUMANISTE 121

guerre, l'invention de Fart de travailler les métaux et

de l'architecture, et à la navigation le perfectionnement


de la pêche et de la chasse. L'Ecriture Sainte attribue
également l'invention de la harpe et de la cithare, ainsi

que l'art de fondre et de travailler les métaux aux enfants-


de Caïn (1), du monde qui avaient oublié-
ces enfants
Dieu et étaient tombés dans les choses terrestres. Milton
a écrit à ce sujet des lignes dont l'application est parfaite :

« Ces tentes, qui te semblent si agréables, sont les ten-


tes de méchanceté
la ; les enfants de celui qui a tué son
frère y demeureront. Ils paraissent bien versés dans les
arts qui polissent la vie, ce sont de rares inventeurs ;

mais ils oublient leur créateur, et quoiqu'ils tiennent de


son esprit toute leur science, ils ne veulent reconnaître
aucun de ses dons »'(2).
Il est aussi dans la nature des choses qu'une vie qui
ne pense qu'à embellir la terre doive devenir esclave ou
être soumise à une certaine culture des aptitudes hu-
maines. Le chasseur qui poursuit l'ours, le lion, le cerf,

le guerrier qui, dans le désert immense, ou dans les fo-


rêts vierges, doit toujours s'attendre à être attaqué, for-
mera sans aucun doute plus ses sens et la vigilance de.
son esprit que le paysan ne peut le faire en améliorant
les fruits et en apprivoisant les animaux. Dans la lutte
des passions politiques, sur le forum agité, l'habileté
oratoire, la réplique, la prévoyance, la ruse, l'art d'em-
brasser d'un seul coup d'œil la situation et de mettre à
profit les moyens qu'on a sous la main, doivent mieux
se développer que là où tous vivent en paix et en amitié.
Dans le même ordre d'idées, compte il faut bien tenir
que nos relations de salon, où chacun est exposé aux
regards et à la langue de spectateurs moqueurs et sans
charité, contribuent plus au développement d'un vernis
distingué dans les relations extérieures que la vie retirée

(1) Gènes., IV, 21, 22.


(2) Milton, Paradise .lost, XI, 607 sq.
n
122 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

au sein de la famille. Dans des sphères où comme dit


Molière :

« Il n'est ni grands ni petits »


« Que de toute critique on ait vus garantis ; (1) »

dans des sphères où, selon l'expression de Sheridan,


chaque parole est la mort d'un beau nom (2), l'habileté,
la prudence mondaine et la connaissance des hommes,
viennent d'elles-mêmes.
Nous ne nions certes pas, qu'il y a dans ces conquê-
tes de la civilisation, quand même elles sont purement
profanes, un bien réel pour l'humanité. Mais avec leurs
lumières, ces progrès jettent aussi des ombres obscures
sur la vie, et c'est celles-ci que le penseur qui veut porter
un jugement juste ne doit pas passer sous silence. Les
histoires nous font des récits de brillantes armées, de
faits d'armes magnifiques mais elles parlent peu du
;

sang, des larmes, des dévastations qui jettent desombres


si noires, sur toute cette splendeur. La valeur héroïque

est la matière éternellement féconde par laquelle les


poètes enthousiasment notre jeunesse. Si seulement ils

disaient que les gémissements de ceux qui sont souvent


si maltraités et qu'on a dépouillés de tout, nous font
très rarement voir les héros dans la lumière d'une gloire
pure Nousnous formons aveclesprincesde l'éloquence,
!

qui doivent leur renom aux assemblées populaires


et aux négociations publiques, mais, dans notre enthou-


siasme, nous oublions complètement que, comme dit
Tacite, l'éloquence est une flamme qui se développe
par la consomption d'un puissant combustible (3), et
que souvent la désunion sociale et l'effusion du sang,
la ruse, les mensonges et les passions politiques forment

ses véritables ressorts (4).

(1) Molière, V Ecole des femmes, 1,1.


(2) Sheridan, l'Ecole des vices, l, 10.
(3) Tacitus, Orat., 36.
(4) Milton, loc. cit., XI, 638-671.
MOYENS DE LA CIVILISATION HUMANISTE 123

Si déjà par rapport au passé nous confondons facile- ^Sm 4£-


maine et la
ment la réalité et les apparences, à plus forte raison, il Ziption
U fcC I

nous faut ouvrir les yeux de l'esprit relativement à ce uo n qS ne


, ii« ,

qui nous entoure de près, et prendre bien garde de ne


il s'écarte pas de
Dieu.

pas fausser notre jugement. Car ici les vues diffèrent


beaucoup les unes des autres, et, de plus, l'inclination
et la répulsion jouent souvent un plus grand rôle que la

réflexion. Les uns croient ne pouvoir jamais être assez


fiers de tout ce qui est moderne. Pour les autres, une
chose n'est bonne que parce qu'elle est vieillie et leur
est suspecte parce qu'elle est nouvelle. Or la vérité ne
se trouve que là où il y a parfaite impartialité. En tout
cas, le panégyriste le plus enthousiaste de notre épo-
que, ne pourra pas nier que, pour des yeux d'artiste,
pour un esprit poétique, une promenade à travers le

monde avait plus d'attrait autrefois qu'aujourd'hui. De


riants villages et des champs verdoyants alternaient dans
une harmonie naturelle avec des forêts gigantesques et
des vignes en fleur. A leur place on ne voit plus que des *

cheminées ; les forêts ont disparu, le chant des oiseaux


La poussière du charbon et la vapeur, le va-
s'est tu.
carme des marteaux choquent les yeux et les oreilles.
L'aspect de la contrée la plus magnifique est défiguré
par l'insupportable ligne droite de la voie ferrée, com-
me le seraitun tableau par une coupure qu'y aurait
faite un couteau méchant. C'est avec raison que Lenau
se lamente en ces termes :

« La voie ferrée, »
« Cet hôte mauvais, »
« Se fraie un chemin »
« Dans une précipitation impétueuse. »

« Les arbres tombent à droite, à gauche, »


« Là où elle s'allonge » ;

« La barbare n'épargne pas »


« La végétation fraîche et florissante. »

« Le chêne lui-même est abattu, »


« Lui qui, comme un bouclier pieux, »
« Oppose à son ennemi »
« L'image de Marie (1). »

{\) Lenau, Gedichte (Stuttgart, 1857), II, 109.


124 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L HUMANISME

Sans doute on dit que ce sont des douleurs roman-


tiques, de stériles affaires de goût pour des choses
vieilles et usées, que c'est méconnaître le grandiose et
l'utile que notre temps a créés. Mais nous ne devrions

pas méconnaître combien, à la place du beau qui est


tombé, le confortable et Futile ont prévalu, combien
le bien-être et le bonheur ont progressé partout. Si
nous pouvions croire cela, nous sacrifierions volontiers
la jouissance de la beauté à la joie du salut de nos frè-

res. Mais de même


que quelqu'un ne peut prétendre
que chez nos pères le sens pour le confortable ait été
amoindri par leur goût, de même nous ne pouvons nous
convaincre que notre violation du beau a dû contribuer
essentiellement à favoriser le bien commun.
D'ailleurs mieux vaudrait ne pas tant parler des con-
quêtes matérielles de notre civilisation. Quelques-uns,
il est vrai, sont devenus malheureux par suite de ri-

chesses démesurées, — nous savons ce que nous avan-


çons, — par contre, des milliers d'hommes autrefois
libres sont descendus au rang d'esclaves. Les vignerons,
qui jadis exprimaient leur joie de vivre par de joyeuses
chansons, n'ont plus guère envie de chanter dans les
mines où ils sont privés de lumière et d'air, et ne peu-
vent distinguer le jour de la nuit. Là où jadis une race
florissante célébrait des fêtes avec une gaieté libre,
naturelle,une armée d'ouvriers pâles, noircis, animés
d'une colère mal contenue, maudissant Dieu et se mau-
dissant eux-mêmes, vont au-devant d'une mort préma-
turée, lien est partout de même.
Notre intention n'est cependant pas de une com- faire

paraison entre le passé et le présent au point de vue de


leur valeur. Nous savons également que le grain doit
pourrir dans la terre pour que de nouvelles semences
se produisent, et que des constructions nouvelles s'é-
lèvent, souvent sur les débris d'anciennes. Ce que nous
désirons, c'est uniquement que le monde apprenne à
estimer avec impartialité les choses anciennes aussi
MOYENS DE LA CIVILISATION HUMANISTE i 25

bien que les nouvelles. Sans condamner à la légère, et

sans faire chorus avec ceux qui entonnent les louanges


de l'antiquité, nous avons cependant le droit de faire
remarquer que le mécontentement de notre situation
perce à chaque instant, même chez ceux qui ne savent
pas assez parler des ténèbres d'autrefois et des progrès
d'aujourd'hui.
Ceci nous encourage à aller plus avant et à poser la
question : Comment se trouverait donc le monde si nous
avions un peu moins de ce qu'on appelle civilisation
moderne, et si, par contre, nous avions plus d'égards
pour Dieu et pour l'ancienne foi, plus de vertus dans le
cœur et dans la vie publique. Ou.bien demandons encore
plus hardiment où en serait le monde si le péché n'exis-
tait pas, ou si, par l'Humanisme, le monde n'avait pas
tourné le dos à Dieu et à ses saints.

Sans aucun doute, nous ne serions pas privés de ci-


vilisation ou de biens extérieurs, mais ceux-ci seraient
d'une espèce tout autre. Nous aurions assurément moins
d'inventions et de confortable, mais aussi moins de be-
soins, moins de luxe dans l'indispensable, mais par con-
tre aussi moins de falsifications dans ce qui est néces-
saire à la vie. Nous serions obligés de nous passer de
papier-monnaie et du plaisir de nous servir de ciseaux
pour encaisser des intérêts de capitaux que nous n'avons
jamais possédés. Aucun emprunt forcené viendrait non
plus mettre à l'épreuve notre sentiment patriotique et
notre amour pour la vérité. Aucun bulletin télégraphi-
que du cours de la bourse ne donnerait à des centaines
de personnes la tentation de s'attribuer, avant le Sei-
gneur, des droits sur la vie et sur la mort. L orgueil-
leux sentiment personnel d'avoir favorisé l'extension
de la civilisation par les chassepots et les canons Arm-
strong, parles vaisseaux à tourelles et les torpilleurs;
le charme particulier qu'on éprouve à attendre l'arrivée
des bulletins de pertes ; le plaisir douteux de voir mar-
cher les colonnes d'assaut au pas gymnastique à travers
126 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

nos moissons mûres pour aller tuer des frères, les tri-
bunaux, les procès, la guillotine, les fusillades, tout
cela serait inconnu. Qui sait y aurait des jugesmême s'il

de paix, des exécuteurs de jugements et des agents de


la sûreté? Nous aurions moins de millionnaires, moins
de faillites frauduleuses, moins de ventes forcées, mais
nous aurions une prospérité générale plus grande et des
hommes plus modestes dans leurs goûts nous n'au- ;

rions pas tant de récits de faits héroïques, mais nous


aurions une véritable paix parmi nous et une satisfac-
tion inaltérable nous n'aurions point de casernes ni de
;

forteresses, mais des chefs-d'œuvre d'art plus parfaits.


Les explications rassurantes que les forces intellec-
tuelles dirigées vers des fins plus sublimes nous donne-
raient, sur les questions les plus importantes du cœur et

de la vie, l'accord dans les choses indispensables, la


religion et la façon de concevoir la vie, la clarté sur nos
devoirs et nos droits compenseraient bien le manque de
raisonnements philosophiques à la Machiavel ou sur les
états des abeilles. Tandis que maintenant les plus grands
génies périssent souvent dans la boue, et que leur ta-
lent est cause délia chute de l'innocence, ils produi-
raient, si le péché n'existait pas, des œuvres plus su-
blimes de poésie, un art plus noble, et ils deviendraient^

en unissant au bien, des apôtres de vertu et


le vrai

d'adoration de Dieu. La vie elle-même ne serait qu'une


harmonie continuelle et une poésie sublime. En un mot,
l'humanité serait heureuse.
n.-Diver- Beaucoup ne trouveront pas de leur goût la description
6
ments sir^îâ dece bonheur. Il nous faudrait bien mal connaître la réa-
civilisation et .
1M ,
^. ,
la grandeur, hté pour croire que cela interesse 1 homme. Le sont
d'autres esprits qu'il acclame, et à la rencontre desquels
il se précipite ; ce sont ceux qui lui apportent en paroles
et en œuvres la peste à travers le pays, ceux qui lui en-
seignent qu'il ne vaincra pas sans peine, tant qu'il
n'aura pas banni complètement de la vie publique la
vertu et la religion. Ce sont d'autres fins qu'il cherche
MOYENS DE LA CIVILISATION HUMANISTE 127

à atteindre; il ne veut pas sortir de lui-même, il ne


veut pas porter ses regards en haut. Ce sont d'autres
moyens par lesquels il cherche à réaliser ses desseins ;

il craindrait de ne pas avoir son compte avec les nôtres.

Il s'est fait son propre horizon, il a strictement tracé


son étroite sphère d'activité. 11 ne la dépasse pas. Ce
qui s'adapte à celle-ci est grand pour lui ; et ce qui pa-

rait être propre à son ornement, il le considère comme


permis, comme beau, comme peu importe si la
utile,

conscience, la loi de Dieu et l'enseignement de la Révé-


lation y sont conformes ou non.
De là provient cette manière de voir si différente et
les tendances qui séparent le monde et nous. Ce qui
seul est grand, à notre sens, lui semble une horreur.
Ce après quoi nous aspirons de toutes nos forces, il le
fuit comme un spectre sinistre. C'est ainsi que Platen

dit en contemplant la pyramide de Ceslius :

« A côté de la pierre fune'raire païenne, »

« On se passe volontiers de ce que Rome »


« Refuse si sévèrement à tout homme égaré, »

« De cet au-delà que seule ouvre »


« La clef d'or de l'Apôtre. »
« Serait-ce en enfer, conduisez-moi là où »
« Est le séjour des nobles âmes d'autrefois, »
« Là où chante Homère, et où se repose »
« Sophocle chargé de lauriers (1). »

Oui, si l'Humanisme qu'Homère et


n'avait produit
Sophocle, ce choix criminel pourrait encore se com-
prendre. Mais y a peu de tels hommes, et ceux-ci, s'ils
il

ressuscitaient aujourd'hui, refuseraient d'être comptés


parmi ses adhérents. D'ailleurs le monde lui-même se
vante ordinairement d'avoir un esprit fout autre.
Quels sont ces hommes à qui il donne le nom de
grands après leur mort y a des exceptions, c'est vrai,
? Il

mais ce sont en général de pauvres individus, des gens


chez qui les vices se sont incarnés de la manière la plus
vivante, chez qui les passions tranchent de la manière

(1) Platen, G. W., II, 159.


128 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L HUMANISME

la plus effrontée ; ce sont ceux qui n'ont reculé devant


aucun moyen pour atteindre leur but, ceux en un mot
qui ont pratiqué les principes de l'Humanisme de la
manière la plus audacieuse.
Pour nous servir d'un seul exemple, le personnage que
le peuple grec célèbre le plus parmi ses empereurs estJus-

tinien 1. C'estàjuste titre. Il estle portrait le plus frappant


du caractère grec des derniers temps (1). Petit d'esprit
mais grand d'astuce et de dissimulation, rusé, bilingue,
vaniteux, ambitieux, cruel à l'excès, et ne reculant de-
vant aucun moyen pour arrivera ses fins, ne faisant
de parjure que lorsqu'il jurait par Théodora sa digne
épouse, moquait de tout
il se le monde. Machiavel eût
pu se féliciter d'avoir un tel disciple. Despote envers
l'Eglise d'une perfidie qu'on n'a jamais égalée, il pré-
para la développement du Cé-
ruine de l'Orient par le

saro-papisme. Sous son règne, il n'y eut pas un jour


qui né vît des révoltes et d'inhumaines effusions de
sang. Quand il était monté sur le trône, il avait trouvé
320.000 livres d'or dans le trésor. Tout fut dissipé en
peu de temps. 11 inventa les moyens les plus honteux
pour se procurer de l'argent falsification de testa- :

ments, accaparements de biens, fausses accusations ;

il corrompait et se laissait corrompre par l'argent ; il

mettait un impôt sur Fair, vendait les places, faisait


de l'usure avec le blé, accablait le peuple d'impôts
écrasants, tandis que la peste causait des ravages terri-
bles. Lorsqu'il mourut il laissa le trésor endetté et le
peuple appauvri. Il était une image frappante de ce
qu'un riche byzantin vit un jour en songe l'empereur :

était dans la mer qu'il but tout entière; puis ensuite il

but les rivières et les étangs qui se jettent dans le Bos-


phore. Eau, poissons, vase, tout disparaissait dans sa
gorge insatiable, et sa soif ne fut pas encore apaisée(2).
Malgré cela, son nom resta célèbre, malgré cela les

(1) Quellenbelege inPaulys Real Encyklopœdie, IV, 665, 677.


(2) Procopius, Historia arcana, 49 (Dindorf, III, 112, 414).
MOYENS DE LA CIVILISATION HUMANISTE 129

Grecs continuèrent, comme s'ils avaient été les disci-


ples de Mandeville, à suivre jusqu'au complet épuise-
ment de leurs forces la voie qu'il leur avait tracée.
Quelqu'un qui n'est pas grec frémit d'horreur devant
un tel grand homme, comme quelqu'un qui n'est pas
humaniste frémit devant la plupart des grandeurs de
l'Humanisme. Mais naturellement chacun trouve grand
celui qui l'a devancé le plus loin sur ses propres voies.
Que le peuple ou l'époque qui a agi d'une autre façon
sous ce rapport se lève et jette la première pierre aux
Grecs !

Si le principe que l'histoire est l'éducatrice de l'hu- 12. — D9


mauvais moy-
manite est vrai, nous pouvons espérer que la revue ensnecondui-
! , i L . sent ni l'hom -
que nous venons de passer ne sera pas sans résultat. me, ni rhu-

Nous devons compter pour cela sur la meilleure par- fin.

tie de l'homme. Nous ne pouvons remplir ici la fonc-

tion de prédicateur nous n'avons qu'à exercer la charge


;

d'historien de la civilisation et de philosophe de l'his-


toire. En jouant ce rôle, nous avons déjà examiné au-
trefois la question de savoir si l'esprit dans lequel l'Hu-
manisme fait ses recherches et ses tendances sont les
véritables. Savoir s'il poursuit la vraie fin de l'homme
et de l'humanité, tel sera l'objet de nos investigations
ultérieures.
Ici, nous avons cherché si les moyens qu'il emploie
conduisent à la fin. Or, il est inutile de donner une ré-
ponse à ce sujet. Les faits parlent d'eux-mêmes. Peut-
être que le monde lui aussi nous dispensera d'exprimer
notre jugement. Nulle part on ignore que, dans l'hu-
manité, les choses ne sont pas comme tous désireraient
Depuis longtemps le monde se lamente
qu'elles fussent.
sur les malheurs des temps. Mais qu'est-ce que les
temps? Les temps, ce sontleshommes. Mauvaishommes,
mauvais temps ( \ ) Les mauvaises actions font les temps
.

mauvais (2). Il y a des temps mauvais depuis que le

(1) August., Sermo 25, 4, 8 ; 167, 1 ; 297, 9 ; 311, 8.


(2) August., Ep., 199, 9, 29.
130 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L HUMANISME

péché existe (1).Les temps mauvais ne cesseront pas


tant que le péché durera. Plus les hommes sont mau-
vais, plus temps sont mauvais. Les temps les plus
les
mauvais sont toujours ceux qui produisent les méchants
les plus grands et les plus nombreux.

Or, ce qui produit pour l'individu des jours mauvais,


des temps mauvais, le produit pour l'humanité. Homme
et humanité ne sépareront jamais leur destinée l'un de
l'autre tant qu'ils vivront.
Or il n'y a pas une double morale (2). Ce qui rend
l'homme malheureux, c'est le péché (3). C'est donc lui
aussi qui rend les peuples malheureux. Il n'y aurait pas
de misère si le péché n'existait pas (4), pas de petites
misères et encore moins de grandes. Il peut se faire
qu'il y ait quelque chose de bon dans le péché, que de
lui il résulte du bien, une utilité petite et même
grande (5) ; malgré cela, il est toujours nuisible (6). A
la vie publique aussibien qu'à l'individu s'applique cette
parole : L'injustice frappe toujours celui qui la commet.
Le proverbe d'après lequel l'honnêteté est ce qu'il y a
de plus durable (7), restera éternellement vrai non seu-
lement pour les individus, mais aussi pour les peuples.
C'est pourquoi ont déjà un certain sens ces paroles qu'un
regard jeté sur l'histoire arrache au poète, et qui sont
un avertissement pour l'humanité :

« Tous les peuples sont morts et meurent encore »


« Par leurs dieux (8) ».

Ils sont morts non pas d'avoir trop adoré un Dieu


unique dont la loi est vérité et vie, mais d'avoir honoré
les dieux qu'ils se sont fabriqué eux-mêmes. C'est le

veau d'or qui a fait mourir les Juifs, les Grecs onLpéri

(1) August., Sermo, 25, 3.

(2) Aristot., Polit., 7, 15. Plato, Hep., 4, 17, p. 443, c.


sq.

(3) Prov., XIV, 34. Léo XIII, Inscrutabili, d. 21, Apr. 1878.
(4) August., Civ. Dei, 22, 1, 2 ; De Gen. ad Ut., 8, 14, 3t.

(5) Thomas, I, 2, q. 87, a. 2 ad 1.

(6) Thomas, 1, q. 63, a. 2 ad 1.


(7) Gaufrid., Vita S. Bernardi, 4, 3, 12.
(8) Leopold Schefer, Weltpriester, 3.
MOYENS DE LA CIVILISATION HUMANISTE 131

par leur sensualité saine, les Romains par leur soif de


domination ;chaque peuple par ses propres péchés, car
pour les peuples aussi le salaire du péché c'est la
mort(l).
Il est seulement vrai en partie de dire que chaque
faute se venge sur terre. Ce n'est que pour les grandes
corporations et non pour chaque homme en particulier
qu on peut admettre le principe qu'on énonce si sou-
vent L'histoire du monde est le jugement du monde.
:

L'homme individuel vit pour l'immortalité. Il ne peut


donc pas échappera la punition. Que, pendant sa vie
mortelle, il méprise s'il veut la miséricorde qui le rap-
pelle avec bonté à la réflexion, la justice dispose tou-
jours d'une éternité pour se faire payer. Les commu-
nes, les villes, les états, durent plus longtemps sur
terre que l'homme, mais voilà aussi toute leur immor-
talité. C'est pourquoi il peut bien se faire qu'un homme

méchant vive dans le bonheur et quitte cette courte vie


avant que la punition l'ait atteint. Mais il y a une chose
qui n'est pas possible, c'est que la communauté et la

totalité qui font le mal échappent à la punition de Dieu


et des hommes. La justice et la vérité sont les seules
bases sur lesquelles repose le bonheur de l'homme. La
pratique de la vertu et de la religion est le seul moyen
par lequel prospère le bonheur des peuples (2).

« Sans doute l'homme fort façonne comme il veut le monde avec son glaive, »
« Sans doute sa gloire a l'aigle pour compagnon » ;

« Mais souvent pourtant, la gloire se brise, »

« Et l'aigle est abattu dans son vol. »


« Petit est le gain produit par la violence, »

« Et il meurt comme une tempête dans le désert. »

« Pourtant la vérité vit. Comme un


héros vainqueur, »
« Elle est là calme au milieu des glaives, »
« Elle te conduit à travers ce monde de ténèbres »
« Et te montre une vie plus sereine. »

« La vérité est éternelle. Sa parole sainte »


« Passe de génération en génération »

(1) Rom., VI, 23.

(2) Isocrat,, Depace, (8) 120.


132 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME
« Suis donc la vérité, et veux ce qui est juste ; »

« Exécute avec joie ce qui est beau. »


« Jamais ces trois choses ne mourront dans l'humanité »

« Quand même la folie se raille d'elles. »

<( Ce que le temps a donné, il le reprendra, »

« Seul ce qui est éternel te donnera un bonheur durable (1). »

(t) Tegiier, Gedichte (Mohnike, 1840), II, 34 sq.


SEIZIEME CONFERENCE

LA FIN DE LA CIVILISATION HUMANISTE

i. Tout a sa fin marquée par Dieu la nature, l'homme, l'huma-


nité. — Cependant cela n'a pas de fin qui ne sert pas la fin la
2.
plus élevée. —
3. Dans quelle mesure la fin dernière est la féli-

cité ; différence du point de vue de l'Humanisme et de celui de


l'Humanité. —
4. La négation de la fin suprême est la déclaration
de banqueroute de l'Humanisme. —
5. Les ressorts de toute his-

toire et de tout mouvement de civilisation. 6. Les différentes—


vues sur la félicité comme thermomètre de la valeur des civilisa-
tions. —
7. Le vrai chemin de la félicité. —
8. Physionomie etcon-

ceptionde la vie d'après la philosophie et la civilisation modernes.


— 9. Les trois conceptions du monde essentiellement différentes.
— 10. La vie comme course immense.

dt
son
Un artiste regarde
i • i
à deux fois avant d'introduire
ans son atelier quelqu un qui est inexpérimenté dans
art. Il
. .

craint qu'à l'aspect de ce qu'il y rencontre,


. ,. . . .
, . , , sa

tare,
i.-
fin
Tout a

quée par
mar-

homme,
l'humanité.
il perde la haute idée qu il se faisait jusqu'à présent
de l'art. En effet, le profane est tenté de croire que ce
n'était pas pis sur la terre à l'époque dont il est écrit :

Tohuwabohu Sur le canapé il y a un fouillis indes-


(1).
criptible de modèles et de copies, sur le lit gisent des
fusains, des restes d'aliments et de couleurs, sur la
table est une main brisée et la moitié d'un squelette,
sur le mur des chiffons aux plis pittoresques, à terre
sont épars les dessins les plus artistiques, sur le poêle
se trouve une multitude de pinceaux et de tubes à cou-
leurs. Tout est à sa place là où rien ne semble y être ;

les rideaux sont à moitié tirés devant les fenêtres


comme dans une maison mortuaire, etl'artiste lui-même
est dans un costume indescriptible. Il ne faut donc pas
s'étonner si le visiteur se frappe le front et se demande

(l)Gen.,I, 2.
134 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

s'il est tombé dans un Bedlam quelconque. Là où


l'initié voit du premier coup, dans tout ce pêle-mêle
quelles grandes pensées et quels projets audacieux
occupent l'artiste, le profane ne trouve pas une pensée,
pas un mot. C'est seulement quand il s'est éloigné que
la parole lui revient, et qu'il se dédommage de cette
suspension momentanée d'intelligence et de parole en
se moquant de ce sur quoi il était incapable d'avoir une
idée. Pas plus que tous ceux qui se moquent des voies
et des plans de Dieu, il n'a pensé que c'était lui qui
aurait plutôt dû être l'objet de sa moquerie, puisquil
ne reconnaissait aucune fin là où un homme intelligent
avait en vue une fin plus élevée.
Il en est ainsi en toutes choses, dans les petites comme
dans les grandes. Ce n'est que de l'ignorance lorsque
nous crovons devoir refuser toute fin à une chose. Sur
la terre il n'y a rien sans fin ; rien ne pourrait exister
sans cela. Ce qui donne tout d'abord à une chose comme
cause l'être et l'activité, où nous c'est sa fin (1). Et là
ne trouvons pas de fin, là nous n'avons pas le droit de
nous plaindre de son absence, mais nous avons seule-
ment tout motif de plaindre notre ignorance. L'oiseau,
avec son chant qu'il ne comprend pas, poursuit une fin ;

la fourmi avec ses allées et venues indécises, poursuit


une fin sûre. Que les cils de nos yeux et nos sourcils
doivent servir à une fin déterminée, c'est ce que nous
verrions clairement si nous les enlevions.

Dans le monde, il n'y a rien qui ne soit à sa place et


qui n'ait pas sa (in déterminée, tant que l'homme ne
trouble pas, dans une présomption insensée, les sphères
de la création. C'est ce que souvent ses faibles yeux ne
veulent pas bien voir, et quelquefois, il croit faire preuve
de prudence en corrigeant l'œuvre du créateur. Mais les
confusions et les dommages qui en sont chaque fois la
conséquence maladies, inondations, insectes, stérilité,
:

(1) Thomas, 1, q. 5, a. 4 : 4, 2, q. 1, a. 2. Avistot.,* Metaph., S, 8,


7; 4, 1, 5.
FIN DE LA CIVILISATION HUMANISTE 135

et mille autres suites fâcheuses lui enseignent toujours


qu'une sagesse plus élevée, la propre sagesse de Dieu,
prescrit les fins non seulement aux parties de l'ensem-
ble, mais à l'ensemble lui-même, et. lui indique la route
à suivre.
Et il n'en est pas autrement de l'individu et de l'hu-
manité tout entière. L'homme tient sa fortune dans sa
propre main, car il est indépendant et libre. Malgré
cela, il dépend plus souvent qu'il ne le croit des choses
qui l'entourent, comme les statisticiens d'ailleurs nous
le prouvent par les chiffres. Mais le pasteur éternel des
peuples dirige encore bien plus les voies des hommes
d'après ses plans. Le cœur de l'homme dispose sa voie,
mais le Seigneur dirige ses pas (1). Le cœur du roi lui-
même est dans la main du Seigneur qui le dirige où il

veut (2). Il en est de même des états, des peuples, de


l'humanité. L'Egypte comme l'Assyrie fut une verge
entre les mains du Seigneur, et l'empire romainun pont
etune grande route destinés à procurer le salut aux
hommes. Les puissances et les civilisations qui se prê-
tèrent comme des instruments dociles pour exécuter
les derniers desseins de Dieu allèrent d'elles-mêmes, par
cette voie, au-devant de la bénédiction. Celles qui s'y
opposèrent attirèrent sur elles les mêmes malheurs que
ceux qui essaient d'entraver les voies de Dieu. Mais elles
contribuèrent enfin en dernier lieu à justifier la sagesse
de Dieu et à prouver l'inflexibilité de sa volonté et de
ses fins. Elles croyaient faire le mal, mais Dieu a tourné
ce mal en bien (3).
Chaque chose a donc sa fin. Rien ne peut exister et 2. - cela
u . ,
p . . n'a pas de fin
subsister sans lin, pas même la contusion qui semble qui ne sert pas
a i
être sans plan.
1 t\ î
D ou
'

mi
vient-il donc
ii
que tant de choses
la fin la plus
élevée -

que nous observons dans l'homme nous semblent être


sans utilité et sans fin? Pourquoi regrettons-nous alors,
avec un repentir amer, tant d'actions, tant d'heures

(1) Prov., XVI, 0. — (2) Prov., XXI, 2.


(3) Gen., L, 20.
136 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

comme perdues Comment


expliquer que souvent là où
?

la perspicacité humaine croit avoir exécuté un véritable

chef-d'œuvre, produit la plupart du temps des cho-


elle

ses inutiles et sans valeur?


On sera peut-être un peu choqué de ces expressions,
mais elles sont tout à fait autorisées. Jetons un léger
coup d'œil sur ce domaine que la civilisation actuelle
vante avec un orgueil tout particulier, comme étant sa
conquête, mais dont elle a fait en réalité le rendez-
vous des folies les plus exquises. Nous voulons parler
de l'instruction. Elle convient parfaitement
pour dé-
montrer comment une chose peut poursuivre une fin et
être néanmoins sans fin, et parfois même contraire à la
fin. Dans ces mille et mille études tantôt belles, tantôt
nuisibles, tantôt vaines, dont notre pédagogie moderne
surcharge nos pauvres enfants, chacune a sa fin. IAine
doit satisfaire la curiosité oisive, l'autre faire d'un en-
fant de dix ans un phénomène capable de prendre part
aux questions agitées par les grandes personnes et d'a-

voir toujours le dernier mot. La troisième doit, par ex-


ception, étendre le cercle de la science utile. Tout bien
examiné, nous ne pouvons dire autre chose sinon que
cette culture est en grande partie superflue, qu'elle est
même un obstacle pour l'enfant. A quoi sert à la jeune
fille, qui passera sa vie occupée aux travaux des champs
et de la maison, ce fouillis de science indigeste : archéo-
logie, anatomie, psychologie, zoologie, pomologie, géo-
métrie, entomologie, étymologie et mythologie, dont
les impitoyables pédagogues surchargent la pauvre en-
fant, au lieu de lui enseigner à faire ses comptes sans
fautes et à signer son nom lisiblement ? Quel profit re-

tirons-nous d'avoir été torturés dans notre jeune âge


par une masse de choses accessoires inintelligi-
telle

bles? A cette époque, nous n'y comprenions rien, et


depuis lors, il y a longtemps que tout cela est oublié.
La seule chose que nous en ayons conservée pour notre
vie tout entière, c'est que nos forces physiques ont été
FIN DE LA CIVILISATION HUMANISTE 137
affaiblies,que notre mémoire surchargée trop tôt a été
détruite, notre intelligence rendue incapable de liberté
et d'indépendance, le plaisir pour l'étude étouffé et
qu'on nous a inculqué cet esprit de curiosité, — la mala-
die de la jeunesse actuelle, —
dans notre enfance,
qui,
a mis souvent dans l'embarras ceux qui nous entou-
raient, nous a jetés nous-mêmes dans des luttes nom-
breuses aux jours de notre adolescence, et nous a pré-
paré tant de contre-coups humiliants dans notre âge
mûr. Tout servait à une fin, et cependant tout nous a
porté un grand préjudice. En soi, c'est quelque chose
de beau et d'excellent que le marchand, que ses affaires
conduisent aux Indes, s'arrête chemin faisant en Egypte
pour y étudier les hiéroglyphes et l'architecture de l'an-
tique Kemi, quand il séjourne assez longtemps en Arabie
et en Perse pour y apprendre les langues du pays; mais
en somme, il ne fait pas cela sans but. Si un général qui
a été envoyé aux Indes pour étouffer une insurrection
se conduisait ainsi, tout son voyage dans ce pays serait
sans but, et toutes lesbelleschosesqu'ily verraitseraient
un obstacle à sa mission.
Ces exemples montrent que notre conception de l'Hu-
manisme et de l'histoire de la civilisation ne fait nulle-
ment tort à l'esprit du monde. On se plaint sans doute
que nous n'attachons pas à sa vie et à ses progrès la
valeur qu'il est en droit de demander, mais nous pouvons
dire en toute sûreté de conscience que nous faisons
autant de cas de ses conquêtes que de lui-même, pourvu
qu'il ne nous présente pas d'exagérations manifestes,
et qu'il ne veuille pas faire passer comme des choses
douteuses des biens sûrs et inamissibles. Et si quel-
qu'un parmi nous méprisait les fruits de la civilisation,

de l'art et de nous serions les premiers à


la science,

l'en blâmer. Mais nous ne pouvons pourtant pas attri-

buer à tout cela une valeur plus grande que ne le fait


l'Humanisme lui-même. Nous aussi nous connaissons les
fins qui servent de base à ses actions. Or, ce ne sont
n 10
J 38 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

que des fins qui ont en vue des égards périssables,


terrestres, subordonnés. Les fins plus élevées qui vont
au delà de la vie terrestre et du temps, il les exclut lui-

même par principe. Aussi se récrierait-il fortement si

nous voulions les lui attribuer. Comment peut-il donc


se plaindre que nous lui fassions tort, quand nous le
traitons tel qu'il se présente à nous ? S'il dispose les
fins qu'il poursuit de manière à négliger et à rendre
impossibles les fins plus élevées, c'»est dans ce cas un
devoir de vérité et de justice de constater le fait, et de
dire que ses tendances sont un obstacle aux fins plus
élevées de l'humanité.
En d'autres termes, il faut distinguer plusieurs fins,
des fins subordonnées et des fins supérieures. Nous
poursuivons les unes pour atteindre les autres ; celles-
ci ne servent à aucune autre fin ultérieure. Personne
n'aurait des sentiments assez bas pour ne pas considé-
rer comme une insulte si on lui disait qu'il mange et
boit par simple jouissance et non pour augmenter ses
forces en vue d'accomplir sa tâche, et pour entretenir
au service de Dieu la vie que celui-ci lui a donnée. Donc
ily a des fins basses et des fins élevées.
Mais il y a aussi une fin suprême ou dernière qui
domine toutes les autres, c'est celle en vue de laquelle
nous ne poursuivons pas d'autre fin, mais que nous
poursuivons uniquement à cause d'elle-même (1 ).
Ce n'est que cette dernière fin qui donne de la valeur
à tout ce que nous faisons. Si chaque action tire son
importance de la fin à laquelle elle aspire (2), ceci doit
avant tout s'appliquer à la fin dernière. Toute action
et tout effort, quelque grands et nobles qu'ils soient
en eux-mêmes, sont néanmoins sans fin s'ils n'aspirent
pas à cette fin suprême et dernière. Unevie qui n'y aspire

(1) Aristot., Ethica, 1, 7 (5), 3, 4.

(2) Augustin., Mor. eccles., 2, 13, 27. Thomas, 1, 2,q. 1, a. 3 ; q. 18,


4 ; q. 19, a. 1. Aristot., Anima, 2, 4, 15. P ato, Republ., 10, 12,
p. 613 c.
FIN DE LA CIVILISATION HUMANISTE 139

pas et n'y arrive pas, quelque riche et féconde qu'elle


soit,ne peut être appelée, comme le dit l'ancien philo-
sophe, qu'une folie et une vie manquée (1).
La dernière donc ce à quoi aspirent tous les ^"J^J;;
fin est

hommes sans exception, ce que chacun cherche dans ê^ Sfl!


en c e
chacune de ses actions et chacun de ses efforts, ce qui f®[ d e v „g
e
seulement nous rend supportables les peines delà vie. m e eidTceiu"i
C'est peut-être aussi la seule chose sur laquelle s'ac-
cordent sinon les paroles, du moins les désirs de tous
les cœurs.
Oui, une pensée que chacun reconnaît comme
il y a
la sienne. C'est elle que le roi poursuit dans ses expédi-
tions, et le mendiant quand il se traîne à la porte des
églises. C'est elle que le philosophe sert dans ses recher-
ches, le musicien dans l'orchestre, la sœur de charité au
lit de mort du pestiféré. L'avarice et là débauche, la
mortification et le plaisir sensuel, les inventions ridicu-
les de l'oisif qui s'ennuie, ne se proposent pas autre
chose comme dernière fin que cette fin commune. Celui
même qui la nie publiquement l'admet en particulier,
car il ne la combat qu'en apparence et la plupart du
temps par orgueil.
Ce trait d'unton qui nous unit au milieu de toutes
nos divergences d'opinions ; cette seule pensée qui est
commune à l'humanité, nous n'avons pas besoin d'in-
sister pour dire quelle elle est, car tout le monde la con-
naît : du bonheur. Sans doute
c'est le désir c'est depuis
longtemps devenu une affaire de mode de traiter avec
dédain les hommes et lestemps, d'abaisser ceux qui
parlent de félicité, particulièrement la morale chrétien-
ne, parce que, comme on dit avec hauteur et dédain,
elle se place au vulgaire point de vuedel'Eudémonisme.
Celui, dit Fichte, qui attend le bonheur est un fou qui
ne se connaît pas lui-même et qui ignore toutes ses dis-
positions ; il n'y a pas de félicité ; celle-ci n'est même pas

(l)Eudem., 1, 2, 1.
140 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

possible ; attendre la félicité et reconnaître un Dieu qu'on


accepte pour lui faire plaisir, sont des idées de fou (1).
Ce aux philosophes, dit Hartmann, de ce
n'est pas
même ton dédaigneux, qu'on doit demander de la con-
solation. Celui qui veut du bonheur et de la félicité, que
celui-là s'en tienne aux sermonnaires et aux livres de
piété (2). En tous cas, il n'est pasmûrpourlalumièrede
la science moderne. Et, pour que, sous ce rapport, la

théologie incrédule ne reste pas en arrière de la philoso-


phie de la douleur universelle et de l'infélicité, Strauss
déclare, au nom de la science, que c'est une de ces nom-
breuses illusions auxquelles se laissent prendre ces tas
de charlatans insensés, lorsqu'ils croient qu'il existe une
félicité, et que l'homme est capable de l'atteindre. Cha-
cun doit s'aider soi-même, sans quoi il est impossible
de lui venir en aide (3).
Malgré cela, nous nous en tenons à ce que nous avons
dit ci-dessus. C'est la conviction générale de l'intelli-
gence comme du cœur que personne ne peut se défaire
de la
?
persuasion que nous sommes destinés à la félicité
et qu'il est possible de l'atteindre. Vouloir faire de lon-
gues recherches à ce sujet, dit Maxime de Tyr, serait
presque ridicule, puisque tout le monde est du même

avis (4).
Pour excuser ces philosophes, nous admettrons vo-
lontiers qu'ils ont un certain droit à traiter avec tant de
dédain l'Eudémonisme, c'est-à-dire les bas instincts de
félicité de la civilisation universelle, car si celle-ci n'ad-
met pas une félicité plus élevée que le bien-être terres-
tre qui consiste dans la possession de biens temporels,
de jouissances passagères, et une civilisation purement
profane, alors, il ne faut pas en vouloir à ceux qui re-
jettent comme absolument indigne de l'homme une telle

(1) J. G. Fichte, Appellation an das Publikum (G. W., V, 219 sq.).


(2) Hartmann, Philosophie des Unbeioussten, (8) II, 390.
(3) Strauss, Der alte\und der neue Glaabe, (8) 367 sq.
(4) Maximus Tyr., 35, 2.
FIN DE LA CIVILISATION HUMANISTE 141

philosophie. Ils nous obligent même à une certaine re-

connaissance, parce qu'ils nous donnent sujet de faire


ressortir avec une plus grande énergie l'enseignement
fondamental du Christianisme d'après lequel nous ne
faisons que nous perfectionner, et que nous trouvons
seulement notre félicité lorsque nous aspirons à une fin
plus élevée qui est au-dessus de nous, la fin suprême,
Dieu lui-même.
Mais il ne s'ensuit pas de cela que la philosophie ait

un droit pour nier toute félicité. Au contraire ceci prouve


seulement que nous devons nous représenter la félicité
sous un aspect beaucoup plus noble et plus pur que le
monde ne le fait ordinairement, et que nous atteignons
seulement la fin de notre tâche en aspirant à la fin la
plus élevée, la plus spirituelle.
C'est précisément ce point qu'éclaircira la dernière
et décisive question de savoir quelle est la différence
entre le faux Humanisme et la conception chrétienne,
qui est en même temps celle de la vraie humanité.
Dans l'Humanisme, on éloigne toute fin qui va au delà
de l'homme, toute fin par conséquent au moyen de
laquelle l'homme pourrait s'élever vers une perfection
plus haute et sortir de sa situation qui ne le satisfait
pas. Au point de vue chrétien, — le point de vue véri-
tablement humain ,
— on déclare tout d'abord à l'homme
qu'il peut arriver à un progrès, à un développement et
à un perfectionnement, et, par ce moyen, à la vraie sa-
tisfaction, uniquement lorsqu'il aspire à une fin der-
qui est située au delà de sa pauvreté, fin qui, en
tnière
pureté, en lumière, en perfection, est pour lui le modèle
le plus élevé qu'il puisse se proposer, de même que
l'impulsion la plus vigoureuse pour ses efforts.
n
La négation de toute félicité, c'est-à-dire de toute fin, ga tio7 de it
,, , n . . , fin suprême
que nous venons d écarter, a aussi une autre stgnitica-

'1
est ia décia-
^ .
ration de ban-
tion. C est précisément elle qui fournit une nouvelle queroute de
1 * Humanisme.
§

preuve au principe dont dépendra, comme nous l'avons


déjà vu plusieurs fois, la juste appréciation de toute
J 42 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

l'évolution de la civilisation humaniste. En d'autres ter-


mes, on ne peut nier le surnaturel, et on ne peut reje-
ter la direction intellectuelle qu'il imprime à ceux qui
l'admettent, sans porter préjudice à ce qui est naturel.
Ceci apparaît très clairement dans notre question. Que
Strauss, Hartmann et leurs disciples nient la possibi-
lité d'une une chose dont ils ne nous con-
félicité, voilà

vaincront jamais. D'abord, nous avons une trop haute


estime de la nature humaine pour croire que celle-ci
puisse se persuader de telles idées. Mais, par contre,
ces penseurs laissent deviner qu'ils ne sont pas capa-
bles d'accomplir leur tâche pour cette vie, après avoir
rejetéune vie plus élevée. Leur affirmation n'est donc
qu'une manière de dissimuler leur difficulté de ne pou-
voir offrir à l'homme la perfection terrestre promise.
Ils ont déclaré au Christianisme la guerre en disant qu'il
met la désunion dans l'homme en lui assignant une fin

plus élevée, et n'en fait pas un homme complet. Les


voilà maintenant au bout de leur sagesse. Ils n'ont rien,
absolument rien pour le cœur. Ils sont obligés de l'a-
vouer ouvertement. Ce n'est qu'à l'intelligence seule
qu'ils promettent quelque chose et, sans aucun doute,
c'est bonne foi de leur part. Comme si la tête seule
avait le privilège d'exiger d'être satisfaite ! Comme si

on pouvait rendre l'homme complet en oubliant le cœur !

Comme si la tête pouvait jamais avoir raison de s'arro-


ger tout droit à elle seule et de ne rien laisser au cœur !

C'estdonc un signe très caractéristique pour leur


tendance que de n'avoir pas fait plus tôt cet aveu hon-
teux. 11 est surprenant que Strauss aussi bien que Hart-
mann en arrivent là seulement dans leurs dernières
pages. Le Christianisme nous rend prudents dès le dé-
but quand il nous dit Eprouvez les esprits (1), éprouvez
:

tout (2) votre regard et votre intelligence doivent se


;

diriger sur la fin (3), puis vous devez prendre votre

(i) Joan., IV, 1. — (2) I Thess., V, 21.


(3) II Cor., I, 13.
FIN DE LA CIVILISATION HUMANISTE 143
course, mais courir de telle façon que vous arriviez au
but (1). On n'entend pas un langage aussi franc chez
ses adversaires. Chez eux, il est dit : Laissez la foi som-
bre qui ne fait que rendre les hommes malheureux,
séparez-vous de ces chrétiens qui vous enlèvent le sol
que vous avez sous les pieds et vous rendent la vie
amère. Mais par contre, vous apprendrez à vous ins-
taller ici-bas d'autant plus à votre aise et plus sûre-
ment. Et voilà que le malheureux les a suivis à travers

les épines, les broussailles et le sable brûlant du désert.


Mourant de soif, il ne peut aller plus loin. Il tombe en-
fin. Il demande à diverses reprises : Où donc est le lieu
de repos vers lequel vous vouliez me conduire ? Lors-
qu'ils ne peuvent le faire avancer plus loin, ils lui di-

sent alors froidement : Nulle part tu ne dois espérer


trouver chez nous du repos et de la félicité. C'est en
lui faisant cet aveu qu'ils l'abandonnent. Peu importe
qu'il meure seul sous les rayons ardents du soleil, que
les animaux du désert le dévorent, puisqu'ils abrègent
ses heures de torture et de déception.
Ainsi agit le chevalier d'industrie qui, par ses trom-
peuses promesses, détourne une jeune fille riche de son
noble fiancé. Elle s'est livrée à lui corps et âme, avec
son honneur et sa fortune. Mais voilà que dans le

voyage de noces, la prodigalité sans bornes et la con-


duite peu sérieuse du fanfaron excitent l'étonnement
de la jeune fille. Sa naïveté la tranquillise toujours,
jusqu'à ce qu'un jour, à la place des châteaux qui lui

étaient promis, elle ne trouve pas seulement une chau-


mière. Alors celui qui l'a trompée se jette à ses pieds et
lui avoue tout. Il lui déclare généreusement oir pour se
railler, — qui peut le savoir ? — qu'elle n'est plus unie
à lui, qu'elle ne compte plus trouver son bonheur près
de lui, que si elle veut être heureuse ,elle retourne chez
elle. Retourner chez elle ! Vers son père irrité ! Vers

(1) 1 Cor., IX, 24.


144 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

sa mère affligée ! Paraître de nouveau devant les regards


de celui à qui elle n'a pas tenu sa promesse ! Est-ce
que le tourment de sentir la perte de la paix, le tour-
ment de se voir trompée, le reproche d'avoir prodigué
le meilleur de son âme à un indigne, est-ce que tout
cela ne la poursuivra pas si elle s'en va ? S'il savait
qu'il ne pouvait que la rendre malheureuse, pourquoi
avait-il eu le courage delà ravir à celui qui pouvait faire
son bonheur ?

Est-ce que par hasard, l'Humanisme agit autrement


avec ceux qui se laissent capter par lui ? Comment juger
de tels hommes ? Comment concevoir cette doctrine si

choquante de la philosophie moderne, sinon comme


une banqueroute publique de l'Humanisme ?
ressorts dé*. Donc chacun veut être heureux, chacun doit vouloir
e ls e
°e" de to°ùt être heureux (1). Il n'y a que la pierre qui renonce à la
mouvement de /»,•• .., ri1 . . • / • n •> , t •, • r i
civilisation, félicite. Elle aussi y aspirerait si elle n était pas privée de
sentiment. Même l'animal demande le bien-être sensi-
ble dans lequel il trouve toute sa félicité (2).

Or la félicité est notre dernière fin, car elle est ce que


nous demandons à cause d'elle (3). C'est à cela que nous
rapportons tout le reste. Nous faisons des sacrifices et
nous supportons toute espèce de souffrances, parce que
la perspective de la félicité nous fortifie (4). Même les

méchants sont méchants parce qu'ils cherchent leur féli-


cité dans la poursuite d'une fin mauvaise (5). Nous
taxons la valeur d'une chose selon qu'elle nous rend heu-
reux ou malheureux. La félicité est donc la fin dernière
et la fin la plus parfaite (6), le plus grand des biens, le
plus haut bien créé (7). En elle seule s'arrête notre désir;

Plato., Euthyad., 8, p. 278, e. Arist., Polit., 7, 12 (13), 2.


(1) Au-
gust., Confess., 10, 20, 29 ; Op. imp., 6, 12 (X, 1307, b),
(2) Maximus Tyr.. 35, 1.
(3) Aristot., Eth., 1,7.— (4) Arist., Eth., 1, 7 (5), 6 ; 12, 7; Mag. mor.,
1,4, 2; Eudem., 2, 1, 9.

(5) August., In.ps., 32, 2, 15; 118, 1, 1.

(6) Aristot., Eth., 1, 7 (5), 8 ; 10, 6, 1,6; Polit., 8, 2 (3), 5.

(7) Aristot., Polit., 7, 7 (8), 3 ; Eudem., 1, 7, 2.


FIN DE LA CIVILISATION HUMANISTE 145
nous ne la désirons pas à cause d'une fin plus élevée (1).
C'est pourquoi elle est seule la fin suprême de l'homme.
Tous les hommes s'accordent sur cette manière de
voir. Ceux-là eux-mêmes lui rendent hommage qui
croient s'élever au-dessus du monde vulgaire quand ils

osent douter de toute vérité (2).


Bref, nous pouvons considérer comme conviction
générale de l'humanité tout entière les deux principes
que tout effort humain doit être dirigé vers une fin der-
nière, et que celle-ci consiste dans la félicité. Ceci forme
donc le centre invisible autour duquel se meut toute
l'histoire, etle ressort de tout mouvement de civilisation.
Mais moins on peut douter de l'accord du genre hu- 6. — Les

main sur ce point, que plus les opinions


, i i
• • i . iT
£ ï>«
dînèrent des
différentes
vuessuriafé-
,.,,.,, . .,
qu il s agit de déterminer en quoi consiste cette dernière
. . ,
licite comme
thermomètre
. !• •!
de la ValeUr
, 1
lin de 1 homme. Si nous voulions les énumérer, il nous des
tions.
civilisa-

faudrait écrire une histoire détaillée de la civilisation,


car tous les développements de celle-ci ne sont que l'ex-
pression de ce qu'une époque ou une tendance a compris
sous le nom de félicité, et la valeur du jugement qu'on
porte sur elle varie selon qu'elle est tombée juste ou
non.
Les Sophistes la cherchent dans la force physique et
dans la ruse de l'esprit, les Epicuriens et les Hédonistes
dans le plaisir sensuel ou raffiné, dans la vie et dans le
laisser vivre, les Stoïciens et les Pharisiens dans la sa-
tisfaction de la plus mauvaise espèce d'orgueil, l'orgueil
de la vertu.

Ce qui fait le bonheur du Chinois, c'est le travail ;

pour l'Hindou, ce sont les rêves et Je repos; pour le


Grec, c'est la santé, la beauté et la jouissance ; pour le
Romain, c'est la domination et la possession du monde
entier; pour le Germain, c'est la chasse, la lutte, les
combats et les festins pour l'irlandais, c'est le chant et
;

les voyages pour le Français c'est la gloire militaire et


;

(1) Aristot., Eth., 1, 7 (5)> o May. mor., \, 2, 7. ;

(2) August., Op. imperf., 6, 2ô (X, 1346, c).


,

146 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

la gloire littéraire ; pour la Chevalerie ce sont l'honneur,


les exploits, les actes juvéniles, et la force virile.
Le moyen âge aspirait à idéaliser la nature ; la Renais-
sance se plonge dans la nature, l'orne d'une façon artis-
tique pour en faire un objet de charmes ; les temps
modernes s'épuisent à dessécher, à anatomiser et à
empailler la nature morte. Le Christianisme enseigne
aux siens à trouver leur félicité dans l'ennoblissement
de la nature par la purification, la pénitence, les sa-

crifices, et en même temps par l'élévation vers les cho-


L'Humanisme conseille au monde de
ses surnaturelles.
chercher son bonheur dans la déification de ce qui est
purement humain, ou plutôt de ses instincts sans frein,
dans l'égoïsme, la présomption, la tendance à s'étendre
démesurément, et dans une lutte éternelle sans repos,
sans espoir à un bon résultat, sans désir d'une fin, et dit
alors que la seule félicité possible consiste à renoncer à
penser qu'il y a une félicité possible.
7.-Levrai Inutile de perdre beaucoup de paroles pour savoir la-
L
chemin de la
u . . . .

félicité. quelle de ces manières de voir est la vraie conception de


la félicité, et par conséquent chemin de la vraie civi-
le

lisation. Selon la conviction générale, l'homme, dans


sa situation actuelle, est bien loin de répondre à l'idée
que nous devons nous faire de lui, par conséquent, il est
incapable de répondre à la tâche qu'il doit remplir dans
la vie s'il ne s'ennoblit pas, ne se purifiepas. Doncce n'est
que dans la mesure où quelqu'un essaie de triompher
de son imperfection et de sa tendance au péché, ce n'est
que dansla mesure où il réussit à diminuer la distance qui
le sépare de l'image primitive de la perfection, c'est-à-

dire à s'approcher le plus qu'il peut de Dieu sa fin,


qu'il approchera de sa perfection, et par le fait même
arrivera à la félicité. Il est évident que ce chemin offre
de grandes difficultés en fait de travail et de sacrifice.
Ceux qui craignent la peine dans l'œuvre de leur puri-
fication n'atteindront jamais leur fin. Et celui qui pro-
met aux autres de les y conduire sans qu'ils aient besoin
FIN DE LA CIVILISATION HUMANISTE 147
de se faire violence, comme l'Humanisme le fait en réa-
lité, induit ouvertement en erreur. La bonté infinie que
nous devons imiter sera toujours située à une distance
que nous ne pouvons atteindre. Quand même notre na-
ture serait restée exempte de trouble, le travail de la
perfection, — et celui-ci est la condition de notre féli-

cité, — ne devrait jamais s'arrêter. Une vertu limitée


comme l'est celle de la créature, ne peut jamais avoir
une ressemblance parfaite avec Dieu ; elle ne peut qu'as-
pirer à lui ressembler.
Or voilà qu'outre cela, le péché nous a corrompu, et a
creusé un abîme profond entre nous et celui d'après qui
nous devons nous former. Nous ne pouvons alors at-
teindre notre félicité que par une lutte continuelle contre
le mal qui nous a pénétré.

Quelque amère que soit cette vérité, il est certain que


vu l'état où il se trouve actuellement, l'homme ne peut
atteindre sa félicité qu'au prix d'efforts continuels.
C'est ainsi qu'il y a, comme Platon (1) l'a déjà trouvé,
trois classes d'hommes. La première est formée par ces
malheureux qui servent volontiers le mal et ne cher-
chen-t pas à se dégager de ses liens. Parmi eux, nous
devons évidemment compter sans commettre d'injustice,
tous ceux qui enseignent à l'homme qu'il n'a qu'à vivre
selon sa nature sans écouter ceux qui lui disent qu'il y a,
dans cette nature, un mal à extirper. Or ceci est, comme
on le sait, l'enseignement de l'Humanisme. Vien-
nent ensuite ceux, continue Platon, qui se trouvent sur
le chemin de la félicité, c'est-à-dire ceux qui s'efforcent
sérieusement de s'affranchir du mal. Ceux-là appartien-
nent à cette catégorie qui sont punis et font pénitence
pour expier leurs mauvaises actions et tuer les racines
où le péché, la cause de l'infélicité, puise sa vie. Le
Christianisme ne se lasse pas de nous répéter que c'est
notre devoir le plus sacré de nous livrer sans cesse à ce

(1) Plato, Gorgias, 34, p. 478, I.


.

148 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

travail. 11 ne demande pas de nous immédiatement la


perfection la plus élevée, comme le font les Stoïciens,
mais il ne nous dispense jamais, tant que nous vivons,
de travailler à notre purification et de tendre vers des
choses plus élevées. Platon donne le nom de bienheu-
reux à ceux qui font partie de la troisième classe. Dans
ce nombre, il compte seulement ceux qui ont expié les
mauvaises actions auxquelles eux non plus n'ont pas
échappé, qui ont éloigné le mal de leur cœur et qui se
sont approchés j usqu'à un certain degré de la perfection
L'histoire du Christianisme nous en fait connaître un
grand nombre que nous devons ranger dans cette caté-
gorie pourtant ils forment parmi les siens une excep-
;

tion et une minorité.


s.- phy- Sinous *parcourons la grande
° masse des hommes, et
sionomie et .

joQcepuon de si nous passons en revue toutes les époques et toutes


a ph
et i a S»! ' combien en
es tendances de l'histoire de la civilisation,
noder-
nés.
trouverons-nous que nous puissions compter parmi ces
heureux? C'est une question sérieuse. Il s'agit de con-
naître ce sans quoi l'homme croit ne pouvoir vivre il ;

s'agit de savoir ce qui seul donne à toute culture sa va-


leur ; il s'agit de savoir quel doit être le résultat final,

si on ne veut pas que la vie soit manquée, tous les ef-


forts inutiles et la vie elle-même perdue.
Dans les sphères chrétiennes, avons-nous dit, nous
osons citer beaucoup d'individus qui, après des peines
considérables, ont réussi à se faire appeler bienheu-
reux, parce qu'ils étaient parfaits, et un nombre plus
considérable encore de personnes qui s'approchent plus
ou moins de la félicité, parce qu'elles se trouvent survie
chemin de la perfection par la pénitence, les efforts et
les sacrifices qu'elles font pour se purifier.
Mais peut-on dire la même chose de l'Humanisme ?

Combien celui-ci en a-t-il rendu parfaits et bienheureux


avec sa civilisation ? La philosophie moderne elle-même
nous donne à ce sujet la réponse la plus désolante qu'on
puisse imaginer. Parmi nous, il n'y a personne qui ne
FIN DE LA CIVILISATION HUMANISTE 149
soit heureux ;
jamais quelqu'un ne l'a été, jamais per-
sonne ne le sera ; il n'est pas possible que quelqu'un qui
marche avec nous soit heureux. Lutter sans espoir, es-
sayer de deviner une énigme sans pouvoir y arriver,
chercher sans trouver, courir sans cesse et ne pas arri-
ver au but, voilà notre sort. Mais la nous ne la
félicité,

connaissons pas. Cherche comme tu voudras seulement


;

n'espère pas sortir de cette obscurité crépusculaire pour


arriver à la lumière de la vérité :

« Tant qu'il y aura des hommes, »


« Le sentiment et la pense'e éprouveront en vain »
« Leur force contre la merveille de vie sans nom, »

« Qui nous entoure muette et e'nigmatique. »


« L'esprit qui ne sachant que faire, »
« Fouille et mine les limites solides »
« Qui l'entourent comme un rocher, »
« Se demande pourquoi l'on vit » (1).

Aveu terrible, qui est la réalisation textuelle de la


parole de Platon, que celui qui détourne ses yeux de la
lumière et qui regarde continuellement les ténèbres où
Dieu n'est pas, finira par perdre la connaissance de soi-
même et de ses actes (2).
Mais que deviendra l'homme dans une telle situation

de choses ? Que deviendra le développement de l'huma-


nité, et que deviendront ensuite l'histoire et la civilisa-
tion ? Car tout dépend de ce que les individus prennent
lebon chemin et trouventleurfin.Aristoteditavec raison
que la fin de la totalité est la même que celle de l'in-
dividu (3). Donc, conclut Polybe, il faut tenir compte
de ce qui conduit chaque homme pris individuellement
vers sa (in; en d'autres termes, de ce qui le rend juste,
bon et heureux, si l'humanité doit être conduite vers le

progrès et vers la perfection (4). Par contre, l'ensemble


doit tomber dans la perplexité et dans le malheur, si

(1) Alfred v. Berger (Allg. Zeitung, 1889, Bell. 207).


(2) Plato, Àlcibiades, 1, 30, p. 134 e.
(3)Aristot., Polit., 3, 5(9), 10, 14; 7, 2, 1.

(4) Polyb., 6, 47, 2.


150 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

ceux dont il se compose passent leur vie sans fin, sans


conviction, sans lumières, sans décision, ou plutôt s'ils

se laissent emporter par les autres.

Avec cette manière de que nous venons de


voir, telle
l'entendre, l'homme doit éprouver le même effet que si
une puissance invisible lui bandait les yeux, l'enchaî-
nait avec de forts liens sur un chariot, et excitait les
chevaux d'un formidable coup de fouet. Lui-même, il ne
peut ni les arrêter, ni les guider il ne peut savoir où
;

ils le conduisent, s'ils le lancent contre un mur, ou s'ils

le traînent à la mort. 11 ne sent qu'une chose, qu'il est

sans défense, et que cela continuera ainsi jusqu'à ce que


c'en soit fait de lui.

Or si quelqu'un examine l'histoire du monde à la


lumière, ou plutôt dans la nuit d'une telle philosophie,
elle doit faire sur lui l'impression d'une immense armée
de Huns qui, poursuivis par l'ennemi, s'enfuient comme
une tempête mugissante à travers la nuit et le brouillard.
Le sol tremble, des étincelles jaillissent des pierres, le
feu et la fumée marquent le passage de l'armée sauva-
ge. Tout ce qu'elle rencontre est foulé aux pieds des che-
vaux, celui qui veut faire halte ou quitter les rangs est
piétiné sans pitié. 11 n'a que le choix ou de marcher en
avant, ou d'être anéanti. Mais personne ne saurait dire
ce que deviendra l'armée, si elle tombera dans un préci-
pice, si elle se noiera, ou si elle se jettera sur le glaive
de l'ennemi qui la guette au passage. On peut facilement
s'imaginer avec quels sentiments l'individu prend part
à cette chevauchée de la mort. Le même poète que nous
avons entendu tout à l'heure les a spirituellement dé-

peints dans les vers suivants :

« Le monde est une énigme et toi aussi tu es une énigme ; »

« La lutte est une énigme et le repos est une énigme. »


« Enigme est la douleur, énigme est le bonheur, »
« Enigme sont les vagues qui passent et dont pas une ne revient. »

« Enigme est le bien qui se récompense lui-même, »


« Enigme est le péché qui n'épargne personne, »
« Enigme est la beauté qui fleurit en répandant son parfum, »

« Enigme est l'amour qui enflamme le cœur. »


FIN DE LA CIVILISATION HUMANISTE 151
« Enigme est la prière muette qui s'échappe de ton cœur, »
« Et le pressentiment de la divinité vers laquelle elle monte, »

« Enigme est le jeu confus du sort »

« Et la tombe silencieuse qu'on redoute tant, »

« Et pourtant, marche, marche toujours poitrine épuisée, »


« Semblable aux vagues qui se précipitent dans le ileuve, mugissantes et
« Et ne demande pas longtemps pourquoi » [joyeuses, »
« Le monde est une énigme et toi aussi tu es une énigme (1). »

Nous nous abstenons de toute observation* Ce serait


presque cruel que de demander ici Etes-vous heureux? :

Croyons-nous par ce moyen créer une civilisation saine


et atteindre la fin de l'homme et de l'humanité?

Voici maintenant notre jugement sur la valeur de la u. _ Les


• M* x* '
trois concep-
ClVlllSatlOn. tionsdumoD-
• d.6 ôssfintipllf1 -

Chacun dira que la philosophie de l'énigme que nous mentditréren-

venons de voir, et qui se refuse à expliquer les choses,


ne mérite pas le nom de conception de vie. Chaque ac-
tion,chaque civilisation, chaque manière de penser tire
son importance de la fin, comme nous l'avons déjà dit.
Mais là où l'on ne poursuit plus aucune fin, où l'on ne
reconnaît même plus de fin, là il ne peut y avoir aucune
direction. Une civilisation s$ns fin, et intentionnelle-
ment sans fin, ne doitdonc pas entrer en ligne de compte,
lorsqu'il s'agit de l'histoire de la philosophie ou de la
conception du monde.
nous faut encore exclure une classe d'hommes, lors-
11

qu'il s'agit du point de vue que nous venons de citer,

et cette classe est plus nombreuse que la précédente.


La plupart du temps, elle a peu à faire avec la littéra-
ture et avec la science, ce sont les viveurs. Horace dont
le jugement est évidemment impartial ici, puisque lui-
même inclinait quelque peu vers eux, déclare, comme
on le sait, que des gens qui ne poursuivent pas d'autre
fin que la jouissance sans cesse changeante, que des
gens qui semblables au papillon sont emportés parle
premier souffle du vent, et n'ont que la préoccupation
de savoir comment passer un temps précieux, des gens

(1) Alfred v. Berger (Allg. Zeitang, iS89, Beil. 207).


152 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

qui, comme de vrais parasites, ne savent que vivre


aux dépens des autres et ne cherchent pas à travailler
pour leur propre compte, n'ont pas plus de valeur que
des zéros (1).
Mais nous faisons abstraction de ces deux ten-
si

dances qui renoncent à toute sagesse de la vie, nous


trouvons alors trois principales manières de concevoir
le monde, lesquelles se distinguent essentiellement
l'une de l'autre par leurs vues sur la dernière fin de
l'existence, de l'activité humaine et du développement
de la civilisation.

Les uns considèrent le monde comme ljunique théâ-


tre légitime de l'activité humaine, et l'homme comme
étant sa fin propre et exclusive. Pour eux, il est tout
clair que l'homme tel qu'il est, se trouve en réalité être
comme il doit être. D'après leur manière de voir, il ne
peut être question que de développer ses forces. Mais
qu'il doive lui-même se purifier intérieurement et se
transformer est une exigence qu'ils considèrent comme
une injure. C'est cette tendance que nous désignons
toujours sous le nom d'Humanisme. Que l'activité ex-
térieure soit assignée à l'homme comme champ sur
lequel doit s'accomplir ce développement de ses pro-
pres forces, ainsi qu'on l'envisage dans le nouveau
matérialisme, dans l'industrialisme ou dans l'antique
manière de voir des Chinois, ou que la civilisation soit
envisagée principalement comme la somme de conquê-
tes intellectuelles et artistiques, comme c'est le cas dans
l'Hellénisme, ce n'est pas cela qui constitue une diffé-
rence essentielle. Car la chose principale qui est com-
mune à tous consiste à se limiter à ce qui est du domaine
du monde, à s'enfoncer dans les choses du temps, et à
exclure tout motif supra-terrestre. C'est pourquoi nous
considérons les Chinois qui sont les précurseurs les plus
anciens et les plus marqués de ces tendances, comme

(1) Horat., Ep., I, 2, 27.


FIN DE LA CIVILISATION HUMANISTE 153

les représentants proprement dits de l'Humanisme et


du Rationalisme.
11 y en a d'autres qui forment avec eux le contraste
le plus grand. Paresseusement étendus sous de frais
ombrages, méprisant le monde qu'ils estiment n'être
; pas digne d'eux, et se précipitant par dégoût pour le
'

monde mesure et sans


tantôt dans des imaginations sans
base, tantôt dans la jouissance enivrante du monde sen-
sible qu'ils méprisent, ils dirigent leur œil rêveur vers
un monde idéaf nébuleux. A cette tendance appartien-
nent le Panthéisme, le faux Idéalisme, l'ancien et mo-
derne Pessimisme. Nous la voyons se développer de très
bonne heure, et en même temps de. la manière la plus

prononcée chez les Hindous. C'est pourquoi, en cette


matière, ceux-ci peuvent être considérés comme les

auteurs de la manière de voir indiquée.


Entre les deux, il y a une troisième espèce d'hommes.
Ceux-ci s'occupent d'abord de travailler pour eux, et ce
n'est qu'après cela qu'ils s'occupent du monde. Mais en
considérant leur propre cœur comme le champ de tra-
vail le plus important, ils trouvent que tout d'abord ils

doivent se défaire de beaucoup de mal avant de pouvoir


aller plus loin et monter plus haut. »

En agissant ainsi, leur regard seporte d'abord en haut.


Pourtant, leurs pieds ne quittent pas le sol naturel. Ils

travaillent comme si tout dépendait d'eux, et ils pen-


sent comme si Dieu seul devait tout faire pour eux. Ils

jouissent de la vie, et se reposent après avoir travaillé


avec mesure et patience, attendant de nouvelles forces
pour travailler. Ils ne s'attachent pas à l'existence, et
lui attribuent pourtant une valeur immense, car ils

voient en elle la préparation à une vie bienheureuse,


plus élevée, impérissable, vers laquelle se dirigent leurs
désirs les plus ardents, comme étant leur fin suprême.
Telle est la manière de voir du Christianisme, qui ré-
sume en elle toutes les aspirations et tous les pressen-
timents que la véritable humanité ait jamais eus.
II M
154 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

Le Chinois ne connaît donc point de faute. Pour lui,


tout est bon, il n'a rien à expier, rien à améliorer, ab-
solument comme Rousseau et Gœthe. Pour l'Hindou
tout est faute, tout est mal, même l'existence, exacte-
ment comme Luther, le Jansénisme et le Pessimisme
moderne. Mais s'il existe, s'il est coupable, et si tout est
mauvais, la Brahma. L'homme ne porte
faute en est à
pas sa propre faute il porte seulement celle de Brahma.
;

Le chrétien n'exagère ni le mal ni la faute, mais il s'at-


tribue à lui-même la responsabilité du péché et de la
misère dont il est suivi. 11 expie les fautes que lui et sa
race ont commises; il souffre avec patience sous le
poids du mal général, car il s'élève à la pensée que ce
qu'il souffre pour sa part contribue à délivrer la totalité
de l'anathème et de la punition.
Le Chinois est convaincu que son empire vivra éter-
nellement. C'est également un principe par lequel l'Hu-
manisme jure comme étant le plus certain. L'Hindou
s'écrie en soupirant: Quand donc passera l'œuvre de
Brahma, ce royaume de misère Les chrétiens prient ! :

Que ton règne arrive etqu'il perfectionne notre royaume.


Le Chinois veut jouir à tout prix. 11 se trouve bien sur
terre. Il vit seulement pour ce qu'il voit. Il n'éprouve de
sentiment que pour le présent. 11 s'effraie à la pensée
que la situation dans laquelle il vit, n'est peut-être pas
la plus parfaite. L'Hindou ne veut que dissolution et
destruction. 11 fixe douloureusement le présent, et re-

garde l'avenir avec le désir ardent de l'anéantissement.


11 n'y a que le passé qu'il voie avec satisfaction, le passé,
là où n'existait que le vide Brahma, le néant. Le chré-
tien se tient à égale distance de l'aigrissement et de la

déification de la manie d'innover et de la momification


dans les vieilleries. Il espère fortement à un avenir
meilleur, endure les souffrances du présent et se réjouit
des douleurs passées, en portant ses regards sur des
jours plus beaux et sur la fin éternelle qui lui est assu-
rée pour ce qu'il a enduré.
FIN DE LA CIVILISATION HUMANISTE 155
Le Chinois ne travaille que pour le moment, et cela
avec une précipitation accablante. Comme le rationa-
liste, il rit de ces rêveries qui parlent de l'éternité et d'un
autre monde. L'Hindou se fatigue avec un soin, une
finesse et une ténacité incompréhensibles, uniquement
pour se débarrasser de la vie et s'enfuir le plus tôt possi-
ble de l'existence périssable et de l'éternel néant. Le
chrétien profite du temps parce que c'est de lui que
dépend son éternité, et il embellit la terre avec patience
pour se rendre la vie plus agréable.

Le Chinois accepte la réalité sans se demander si elle

doit rester ainsi. Telles que les choses sont, elles sont
bien pour lui. Il ne lui vient pas à l'idée de se donner,
par le travail, à lui et au monde un esprit plus élevé,
L'Hindou cherche à faire disparaître l'esprit que le
monde possède. De là ses spéculations vertigineuses,
son imagination sans borne. Non pas qu'il veuille gar-
der solidement les conquêtes intellectuelles qu'il fait

ainsi, non ! tout son désir est que le monde privé d'in-
telligence s'effondre et mette fin sous ses ruines à son
existence insupportable. Le chrétien veut faire passer
dans la réalité l'esprit qui doit l'ennoblir, la transfigurer,
l'élever et l'améliorer.
Le Chinois s'évapore dans l'existence. Une voit pas
de fin qui aille au delà du monde. Aussitôt qu'on touche
tant soit peu à la situation existante, la tête et les pieds
lui manquent, et il met fin à ses jours par la violence.
L'Hindou n'a pas de joie; pour lui, l'existence n'est
qu'un fardeau. Il regarde avec une joie maligne d'abruti
.
sa décadence et la décadence générale. Il frissonne jus-
que dans ses moelles, en pensant à une fin suprême du-
rable, aune continuation de la vie après cette pauvre
vie. Le chrétien sait qu'il y a pour lui et pour toute sa

race une fin suprême, éternelle. Il croit à un véritable


bonheur terrestre, quand même il n'attend pas qu'il soit
jamais parfait.
Pour obtenir celui-ci pour lui et pour l'humanité tout
156 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

entière, aucun sacrifice, aucune peine, ne lui semblent


trop grands. Il sait qu'en travaillant ici-bas de son côté
au bonheur de la totalité, il se prépare en même temps
à parvenir à sa fin suprême. Il travaille et lutte avec
courage, car il est certain que lors même succom-
qu'il
berait, et que le monde se briserait en morceaux à cause
de lui, suprême s'étend encore plus loin. Il
sa fin se
réjouit du monde, mais il ne se perd pas plus en lui

qu'il ne s'y abêtit par l'excès de jouissance, car il con-


naît des joies plus sublimes.
Tels sont lesjrois aspects sous lesquels on peut envi-
sager la vie et le monde. Quiconque a une opinion à ce
sujet doit toujours revenir, dans les grandes lignes, à
l'une ou l'autre de ces manières de voirque nous venons
d'indiquer. Ce sont elles aussi qui ont animé toutes les
civilisations avec lesquelles compte l'histoire du déve-
loppement intellectuel de l'humanité. La lutte que les
différentes civilisations se livrent entre elles n'est pas
autre chose que le conflit de ces dernières vues.
3
vie'comme La un concours général, une course
vie en effet est
im ~
nSe? grandiose. Tous, tant que nous sommes, nous marchons
en avant sur des voies différentes, le front inondé de
sueur et épuisés de fatigue. Que la course soit longue
ou qu'elle soit courte, là n'est pas la question, pourvu
qu'on arrive au terme. Ce n'est pas celui qui marche le
plus vite, celui qui s'épuise le plus, qui atteindra le but,
mais celui qui marche le plus sûrement. Tous ne peu-
vent pas marcher sur le même chemin. Ils seraient un
obstacle les uns pour les autres mais ce qui importe le ;

plus, c'est que chacun suive Nous recon-


la bonne voie.
naissons celle-ci en ce qu'elle conduit à la fin suprême
de l'homme. Seule leur fin suprême donne au tout va-
leur et contenu. C'est à la fin qu'on verra ce qu'ont
valu la vie et la manière de l'envisager (1).
Il n'y a donc de vrai chemin que celui qui conduit à

(1) Plato, Repub., 10, 12, p. 613, c.


FIN DE LA CIVILISATION HUMANISTE 157

la fin suprême. Celui qui s'en écarte n'échappera pas


aux fatigues des autres voies qu'il prendra ; mais sa
peine sera vaine. Plus il avancera, sans revenir sur ses
pas, dans la fausse direction qu'il aura prise, plus il s'é-

loignera de sa fin (1). Un boiteux qui suit sa route


arrive plus sûrement au but qu'un rapide coureur qui
s'en écarte (2).
Pour cette raison, nous ne pouvons pas envisager sans
une profonde émotion la manière d'agir de l'humanité.
Les hommes passent devant nous avec la même impé-
tuosité, la même précipitation, la même surexcitation
que s'ils partaient en guerre. Pourquoi cela ? Où vont-
ils? Ils ne le savent pas eux-mêmes. Ils se jettent à l'a-
veugle dans le hasard, lorsqu'il s'agit de leurs intérêts
les plus grands. Oui, il s'agit de leur unique intérêt et
de tous leurs intérêts, il s'agit de leur félicité. .C'est

celle-ci qu'ils poursuivent avec cette anxiété fiévreuse.


Mais malheureusement, ils ont pris la mauvaise voie,
et ils ne veulent pas se laisser dire qu'ils ont fait fausse
route. Ils se moquent même de nous. Un jour pousse
l'autre devant lui. Ils voient passer le court délai qui
leur est accordé. Leur inquiétude augmente à chaque
heure. Ils courent, ils se précipitent, et plus ils sont hors
d'haleine, plus ils s'éloignent de leur fin. Enfants des
hommes, arrêtez-vous. Pourquoi aimez-vous donc le

néant et courez-vous après une vaine illusion (3) ? C'est


en vain, ils n'entendent rien ; ils ne font pas attention à
nos avertissements. Ils n'ont pas seulement le temps de
faire attention à eux-mêmes.
Eh bien, nous du moins, réfléchissons surla voie que
nous devons suivre. 11 n'y a qu'une fin, nous la con-
naissons. Que nos regards et notre peine se dirigent de
ce côté, alors nous n'aurons pas besoin de nous fatiguer
prématurément avec une telle impétuosité. Inutile de
vous lever avant le jour dit l'Ecriture. Ayez seulement

(1) August., Serm., 141, 4.


(2) Ibid., 169, 18. — (3) Psal., IV, 3.
158 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

soin de ne pas perdre de vue votre fin. Alors vous pour-


rez vous asseoir pour manger votre pain trempé de lar-
mes, puis ensuite vous livrer au sommeil (1 Puis quand ) .

vous vous serez reposés, poursuivez votre route, alors


vous atteindrez votre but (2).

(1) Psal., CXXVI, 2, 3. — (2) I Cor., IX, 24.


DIX-SEPTIÈME CONFÉRENCE

L HISTOIRE DE LA CIVILISATION HUMANISTE.

Les contradictions qui existent parmi les adversaires de la doc-


trine chrétienne sont favorables à notre cause. —
2. La doctrine
du progrès constant. — 3. La question du progrès ou du recul ne
peut être résolue que sur le territoire historique. —
4. De quoi
s'agit-il quand il est question de progrès humain ? —
5. L'histoire

des religions humaines est une preuve du recul de la civilisation.


— 6. Il en est de même de l'histoire du luxe. —7. L'histoire
ancienne enseigne aussi la même chose. —
8. L'histoire du ma-
riage est une preuve de la décadence des peuples. —
9. Il en est
de même du traitement des enfants. —
10. Du traitement des
esclaves. —11. Des serviteurs libres. —
12. Du système de castes.
— 13. Les prétendus états de nature. —
14. La persuasion géné-
rale et ancienne que l'Humanité a de son recul. —
15. Courte
notion de la véritable histoire de la civilisation.

Lorsque Clément Brentano était à Paris, et qu'il re- 1. — Les


gardait d'un côté la masse énorme des ennemis du ^f^Stent
a
Christianisme, et les immenses moyens qu'ils avaient à Slrê? dê
leur disposition, et d'un autre côté la troupe des fidèles ^rétienSe

relativementpetite, une espèce de sentiment de découra- bies à notre


cause.
gement s'empara d'abord de lui. Mais après avoir exa-
miné les choses avec plus d'attention pendant quelque
temps, il les jugea avec plus de sang-froid. Le danger
n'est pas si grand que je croyais, dit-il. Quelque nom-
breux que soient ces ennemis, ils se recherchent trop
eux-mêmes, ils poursuivent des fins trop différentes
pour être d'accord (1 ).
Cet homme voyait jaste. Il est possible que la puis-
sance et l'activité des adversaires soient grandes. Il

peut se faire que, de notre côté, on ne fasse pas assez


pour défendre Ce qui doit cependant nous
la vérité.
tranquilliser, dans une certaine mesure, c'est de savoir

(1) Diel, Clemens Brentano, II, 400,


160 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

qu'au fond ils ne sont unis que par un seul lien, la con-
tradiction envers notre cause sacrée. Mais aussitôt
qu'ils suivent leurs propres voies, ils se font la guerre
entre eux, car la vérité est une et les voies de l'erreur
sont multiples (1).
C'est ce qui doit nous donner confiance quand nous
envisageons les jugements du monde sur l'histoire de
l'Humanisme. Dès le commencement, il a déclaré pour
ainsi dire à l'unanimité qu'il lui fallait prendre une voie
plus libre, plus élevée que celle que la doctrine chré-
tienne indique. Mais si nous luidemandons maintenant
ce qu'il pense de cette voie nouvelle, qu'il a lui-même
choisie, et où elle conduit, alors il nous fait des répon-
ses bien différentes. Les uns ne trouvent pas assez de
paroles pour exprimer leurs regrets sur le recul irré-
sistible qui s'opère et leur colère contre la conduite
du monde. Les autres ne peuvent assez manifester leur
admiration pour les conquêtes et les progrès merveil-
leux de leur civilisation.
Au nom des uns, Petœsi nous dit avec une image dont
la vulgarité répond à son mépris pour le monde :

« Un vase brisé qu'on a jeté, »


« Et auquel adhèrent encore quelques restes d'aliments, »

« Que lèche un pauvre affamé en loques, »


« A plus de valeur que la vie humaine (2) ».

Des attentes exagérées des autres, Wilhelm Jordan


dit avec une moquerie qui est peut-être quelque peu
légitime :

« Chacun jure ses grands dieux »


« Qu'il connaît le seul moyen »

« De conjurer la misère de l'Humanité, »


« Et que celle-ci court à sa ruine uniquement »

« Parce qu'il a dédaigné de l'écouter (3) ».

2. - La Nous réservons pour la conférence suivante, la dis-


progrèTwnV cussion avec les contempteurs de la civilisation. Nous

(l)Cyrill. Hierosol.,6, 13.


(2) Petœsi, Gedichte (Goldschmidt), 156.
(3) Jordan, Demiurgos, I, 288.
HISTOIRE DE LA CIVILISATION HUMANISTE 161

nous contenterons d'examiner ici la façon d'envisager


les progrès éternels du genre humain en nous servant de
faits historiques comme base.
Sans doute on peut nous demander si nous voulons
prendre au sérieux cet hymne exagéré qu'on entonne
en l'honneur du progrès. On nous dira que c'est plus
prudent de ne voir en lui qu'une faiblesse humaine, un
défaut, et le plus vulgaire de tous les défauts, l'orgueil
et la vanité. 11 n'y a pas de peuple qui ne regarde les
autres du haut de sa grandeur ; il n'y a pas d'époque qui
ne se croie pas être plus avancée que les autres, point de
hibou, ou, comme dit le proverbe un peu trivial, point
de singe qui ne jure qu'il n'y a rien de plus beau sur
terre que ses enfants (1).
Evidemment nous avons affaire ici à une maladie,
mais à une maladie qui est enracinée de toute antiquité
et qui est parente du péché héréditaire. Nous serions
bien surpris que ceux qui ont bâti la tour de Babel n'en
aient déjà pas souffert. En tout cas, le monde était
déjà parvenu, y a deux mille ans, au plus haut degré
il

du progrès, même au point qu'il lui paraissait impossi-


que nous voyons par ce
ble d'aller plus loin. C'est ce
passage de Lucrèce dont nous avons déjà cité une partie
pour d'autres fins « L'art de dompter les mers, de ren-
:

dre le sol fertile, d'élever de pompeux monuments, de


combiner les lois, de forger les armes, de s'ouvrir des
chemins, de préparer les tissus ; toutes les découvertes
utiles, celles même destinées seulement à nous char-
mer, la poésie, le secret d'animer le marbre et la toile,
sont nées avec lenteur du besoin et de l'expérience : le

temps les révèle peu à peu ; l'industrie les fait briller à


la lumière du jour ; le génie les perfectionne, les élève
sans cesste et les empreint d'un éclat immortel » (2).

Ce qu'il y a de plus curieux en cela, c'est que chaque

(1) Kœrte, Sprichwœrter, (2) 79, 1568. Wander, Sprichwœrterlexi-


kon, I, 35, 29 ; 902, 26.
(2) Lucret., V, 1447 sq.

162 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

époque jette un coup d'œil de commisération sur les


époques passées qui étaient assez simples pour croire
qu'elles avaient épuisé les couches les plus profondes de
la science, et, malgré cela, commet la même faille enfan-
tine. Ainsi s'est manière de voir moderne du
formée la

progrès éternel, que François Bacon, Descartes, Priest-


ley, Richard Price, Lessing ettant d'autres ont préparée,
jusqu'à ce qu'elle ait conquis le droit de cité au temps
de la grande Révolution.
Son père à proprement parler, est Condorcet, le phi-
losophe, et en même temps, comme cela va sans dire,
la victime de la Révolution. Comme c'est tout naturel

chez un homme que la lutte contre l'ancien ordre du


monde a rendu furieux et que la victoire a enivré, il ne
peut être question d'une juste appréciation du passé,
ni d'un jugement réfléchi sur ce que le genre humain
pourra faire dans l'avenir. Chez lui, dit Flint, ce n'est
pas l'esprit calme du philosophe qui parle, mais la pré-

occupation prévenue d'un sectaire fanatique (1). Mal-


gré cela, l'enseignement représenté par lui, sut gagner
la faveur de l'esprit de l'époque. En Allemagne, c'est

Kant et son adversaire Herder, mais principalement He-


gel et Schelling qui l'ont introduite par leur dialectique
panthéistique du devenir et de l'évolution, puisque, se-
lon eux, le monde et l'histoire ne sont pas autre chose
qu'un processus continuellement en progrès de la réa-
lisation personnelle de Dieu dans.la nature et dans l'his-
toire.
Sous l'influence de la même pensée, Darwin a inventé
sa doctrine de l'évolution; seulement, il s'est plutôt li-

mité aux obscurs temps primitifs qu'il n'est entré dans


le présent et dans l'avenir. Se tenant du reste complè-
tement au point de vue matérialiste, il ne s'est nulle-
ment occupé d'un être divin, et, pour cette raison,
chose dont nous lui devons être reconnaissants, il a —
laissé de côté l'argumentation panthéistique.

(1) Flint, Philosophy of History, I, 130.


HISTOIRE DE LA CIVILISATION HUMANISTE 163
Mais Comte et l'école du Positivisme fondée par lui

y sont revenus. Ici, l'histoire de l'Humanisme est tout


simplement représentée par l'influence de l'inexorable
loi de nature. C'est dans celle-ci que la divinité qui agit

partout, c'est vrai, mais surtout dans l'esprit de l'hom-


me, manifeste son efficacité et fait toujours pousser de
nouvelles branches sur l'arbre de l'humanité. C'est de
cette philosophie qu'un critique malin a dit, qu'à sa
lumière, l'histoire de la civilisation apparaît comme un
énorme polypier qui se multiplie à l'infini à travers le
temps et l'espace (1). Cet enseignement arbitraire,
quand même il se rapporte sans cesse aux faits, a peu ou
rien à faire avec une conception historique libre de
toute prévention.
Ceci s'applique encore davantage aux idées bizarres
relatives aux progrès de l'avenir, avec lesquels nous
amusent les socialistes anciens et modernes, Saint-
Simon, Fourier, Cabet et tant d'autres esprits analo-
gues qui cherchent l'âge d'or non dans le passé, mais
dans l'état futur des utopies socialistes.
Descartes s'imaginait déjà qu'on réussirait à éviter
complètement les maladies physiques et intellectuelles

et la faiblesse inhérente à la vieillesse (2). Les docteurs


de l'Economie sociale allemands, américains et anglais,

appartenant à l'école libérale, comme List, Carey, et


Stuart Mill ont transporté sa manière de voir dans le

domaine du progrès économique, et se sont livrés aux


élucubrations les plus fantaisistes sur un avenir bril-
lant, élucubrationsqui se sont tellement incarnées dans
le Libéralisme qu'il ne peut s'en défaire, alors même
que les flammes brillent déjà au-dessus de sa tête.
Mais les socialistes français, qui dans leurs rêveries
utopistes ont perdu toute dominationd'eux-mêmes, ne
connaissent plus de mesure dans leurs attentes. Tout

(1) Ferraz, Etude sur la philos, en France au XIXe siècle, 406.


(2) Descartes, Discours sur la méthode pour bien conduire sa raison
(œuvres, éd. Prévost, p. 77).
164 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

deviendra bon sur terre, dit Fourier (1) à ses adeptes,


non seulement bon, mais parfait et même divin. La
création tout entière sera comme transformée. Ce qui
est hérissé deviendra lisse, ce qui est laid deviendra
beau, ce qui est sauvage deviendra apprivoisé. Cepen-
dant personne n'est sûr que la première ou le
abeille,
premier moucheron venu, ne lui prouve d'une manière
très sensible qu'il n'y a pas lieu d'être si fier de son
royaume. 11 viendra même un temps où les lions seront
comme si on les avait retournés, comme des gants. Le
premier enfant venu pourra alors les conduire et se pro-
mènera avec eux plus commodément que dans une pe-
tite voiture. Alors, il ne viendra plus à l'idée de per-
sonne de construire des vaisseaux coûteux, pour cou-
rir le risque de les exposer à être perdus. On ira sur les
bords de la mer, et on appellera une baleine sur le dos
de laquelle on traversera joyeusement l'onde. Plus per-
sonne n'aura besoin de se préoccuper de vivres. L'eau
de la mer se changera en limonade, les oranges pous-
seront dans les régions glaciales. La mer deviendra un
bain aromatique. La nuitelle-même se transformera en
jour, car elle sera éclairée par quatre lunes au moins.
Dans ce monde magnifique, l'homme vivra cent qua-
rante-quatre ans, et jouira pendant cent vingt ans de
tout le bonheur des sens. Et quel bonheur ! Actuelle-
ment la jouissance que procurent les dîners les plus
fins est amoindrie par l'amère expérience que la capa-
cité de l'estomac ne peut aller de pair avec les délices

du palais. Mais dans ces temps paradisiaques l'estomac


le plus faible pourra digérer chaque jour trente-deux
livres de friandises les plus lourdes, et, comme l'homme
est ce qu'il mange, alors l'esprit accomplira aussi des
choses tout autres. y aura trente-cinq millions de
Il

poètes aussi grands qu'Homère, et autant de penseurs

(1) Rotteck und Welcker, Staatslexikon,V,\. 28. Bluntschli, Staats-


wœrterbuch IX, 518 sq. Stein, Socialismus und Communismus,(2) 341 sq. r
,

542 sq.
HISTOIRE DE LÀ CIVILISATION HUMANISTE 165

comme Newton, pour que rien ne manque à la per-


et,

fection de l'homme, on lui rendra dans l'état du progrès


paradisiaque parfait cet insigne incomparable que, d'a-
près les récentes découvertes de Darwin, il possédait
jadis à l'époque où il était un singe, à savoir une longue
queue qui décuplera ses forces, l'empêchera de tomber
et sera pour lui un ornement aussi magnifique qu'une
arme puissante.
Que personne ne rie d'idées aussi bizarres. Les espé-
rances que caresse la science moderne sont encore plus
curieuses. Même un savant comme Berthelot croit
qu'on réussira dans un délai assez bref, à creuser un
puits de trois ou quatre mille mètres, et à se rendre
maître de la chaleur de la terre. 11 croit qu'après cela
les ouvriers et les paysans seront superflus, car il sera
facile alors de préparer les aliments par des moyens
artificiels. Par le fait même, la question sociale sera
résolue (1). A côté de cela, les espérances du Socialisme
moderne sont beaucoup moins exagérées. Elles sont
plus croyables, mais pour cette raison aussi, elles trou-
blent la tête à un plus grand nombre d'esprits, comme
le prouvent les succès étonnants de Bellamy.
Le fait est que cette manière de voir qui flatte agréa-
blement le sentiment personnel de l'homme est devenu
un principe favori de la manière moderne d'envisager
le monde. Dans son optimisme démesuré, Herbert
Spencer a surtout déployé son activité en ce sens, et
quand même des esprits réfléchis ne peuvent s'empê-
cher d'avouer qu'il y a parfois des époques d'arrêt dans
l'histoire et même de recul, on peut cependant dire que
la conviction générale est qiîe le genre humain pris en
gros fait des progrès d'une manière irrésistible, et que,
sous peu, il atteindra un état de perfection où il pourra
jeter hardiment les béquilles de la foi et de la religion,
dont il a besoin encore jusqu'à un certain point pour

(i) Revue des Revues, IX, 170; XI, 14 sq.


166 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

soutenir ses faibles membres. Une manière de penser


qui s'écarte de celle-ci, déclare Peschel, est une erreur
qui heureusement est devenue depuis longtemps inof-
fensive (1). ïl n'y a que l'enseignement d'un progrès
continu qui puisse revendiquer l'épithète de sensé.
Toute autre supposition est, comme dit Buchner, ba-
sée sur l'absurde (2).

3. - La Des sentences de ce genre inspirent toujours un cer-


progrèsoudu tain soupçon contre la sécurité de la situation dans la-
recul ne peut . .

être résolue quelle


x
on se trouve. Mais toute notre défiance doit se
que sur le
terrain histo-
réveiller quand un des principaux représentants de cette
doctrine du progrès, déclare que cette question se meut
presque exclusivement dans des domaines préhistori-
ques (3). C'est une situation peu favorable, dit-il, mais
il faut être impartial envers elle.
Sans doute elle est peu favorable dans cette hypo-
thèse, mais c'est seulement pour nous, parce qu'on nous
enlève ainsi la terre ferme de dessous les pieds. Mais
pour la théorie du progrès, les brouillards des alluvions
postpliocènes, et les perturbations occasionnées par des
poussées postérieures à l'époque glaciaire, sont juste-
ment un moyen de nous persuader n'importe quelle
opinion préconçue, par des phrases scientifiques et des
hypothèses qu'on ne peut prouver.
Mais nous ne nous laisserons pas attirer dans ce do-
maine incertain. Cette fois nous avons sans aucun doute
affaire à un fait véritablement historique. Ici les affir-

mations n'ont pas de valeur ; il faut des preuves, des


preuves réelles, historiques et fortes. Là où l'on ne peut
les produire, toutes les phrases ne signifient rien.
On ne peut pousser trop loin la prudence dans l'exa-
men des preuves qui seront données ici. Ceci s'applique
également aux deux parties, aux défenseurs du progrès
indéfini, comme à ceux qui le nient. Même nos ethno-

(1) Peschel, Vœlkerkunde, (1) 137.


(2) Lyell-Bûchner, Das Alter des MenschengeschL, (1864) 315.
(3) Tylor, Anfœnge der Cultur, I, 39.
HISTOIRE DE LA CIVILISATION HUMANISTE 167

graphes les plus fêtés, qui ont à leur service les biblio-
thèques les plus volumineuses, commettent des mépri-
ses et des omissions incompréhensibles (1), car, dans
ces questions, nous sommes souvent obligés de nous
en rapporter à des récits de voyageurs qui s'en vont
dans les pays lointains sans avoir fait d'études préala-
bles, et dont l'instruction n'est souvent pas très élevée,
de voyageurs qui, pour chasser l'éléphant ou négocier
l'étain, séjournent huit jours chez une tribu dont ils ne
comprennent pas la langue, et qui, s'ils prennent quel-
que intérêt aux mœurs, à la civilisation et à la foi des
peuples en question, ne savent pas les comprendre parce
que ceux-ci, les considérant comme suspects, ne les
laissent pas approcher, et à plus forte raison ne les

laissent pas faire des études sérieuses sur leur religion,


leurs mœurs et leur histoire. Que de fois des voyageurs
ont découvert la vérité de ce que leurs devanciersavaient
nié (2)!
Le plus simple coup d'œil jeté sur l'histoire démontre
que la vigilance la plus grande est bien à sa place ici.
Ceux qui basent leur jugement sur des études approfon-
dies, impartiales, se convainquent facilement que chez
les peuples les plus nobles, comme chez les plus anciens,
aux Indes, en Assyrie, en Perse, en Egypte, une civilisa-

tion plus élevée avait précédé les temps historiques, les-


quels trahissent déjà une grande décadence, bref, que
relativementà la situation morale et religieuse, la période
la plus ancienne était la plus pure. Ceux qui, dans
leurs voyages précipités, ont examiné dans leur état
actuel les tribus les plus dégradées, dont la formation
date peut-être de quelques siècles, tribus que les pre-
miers explorateurs ont trouvées bien meilleures qu'elles
ne sont aujourd'hui, tribus qui, nous nous servons des

(1) Cf. Peschel, Vœlkerkunde, (1) 140.


Exemples nombreux dans Peschel, toc. cit., 130 sq., 148 sq.,
(2)
271 sq. Tylor, Anfsenge der Cultur, I, 412 sq. II, 19 sq. Perty, An-
;

thropologie, II, 53 sq.,79 sq., 352. M. Muller, Essays, I, XXII sq. ; IV


150 sq. Missions catholiques, 1881, p. 198 sq.
1 68 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

expressions un peu fortes d'un ethnographe en re-


nom (1), — ne sont devenues aussi misérables que par
la brutalité des chrétiens civilisés (2), ceux-là, nous le ré-
pétons, prétendent hardiment que de telles tribus, dont
ils ne comprennent pas la langue, dont ils ne connaissent
ni l'histoire ni les souvenirs, en sont exactement encore
au même degré où se trouvait l'humanité tout entière
avant son développement historique, savoir dans le pré-
tendu état naturel, quoiqu'ils ne puissent s'empêcher de
dire que pourtant des influences étrangères très récentes
et, souvent douteuses, se manifestent dans les légendes
de ces peuples (3). Et on nous en voudrait, si, en telle

matière, nous n'ajoutions foi à aucune affirmation, à


moins qu'elle ne soit fondée sur les preuves les plus

solides et les plus sûres. Et nous ne nous armerions pas


de circonspection, pour ne pas dire de défiance, contre
de tels récits (4). Et nous n'aurions pas raison d'accen-
tuer que ces questions ne peuvent être résolues que sur
le terrain historique !

4.-Dequoi Mais avant de répondre par l'histoire à cette question

iUsfqSSn qui vient d'être soulevée, il est indispensable d'établir


6
hnmmnT exactement quels sont domaines qu'il faut avoir en
les

vue, lorsqu'il est question du progrès ou du recul de


la civilisation humaine. Sous ce rapport, la prétendue
archéologie préhistorique et l'histoire de la civilisation
sont loin de nous faciliter la route. A peine avons-nous
manifesté notre intention, que nos savants se précipi-
tent dans toutes les cavernes, dans toutes les fissures

Waitz-Gerland, Anthropologie der Naturvœlker, VI, 438 sq.


(1)
(2) Foule de preuves dans Mùller, Gook, der Weltumsegler,2tô sq.,
268 sq. Waitz-Gerland, Anthropologie, II, 218 (Nègres) II, 404 ;

(Cafres) III, 162, 243 sq.


; (Indiens) III, 388 (Caraïbes)
;
III, 448 :

(Brésiliens) V, 2, 191
; VI, 120 sq. (Polynésiens)
; VI, 774 (Austra- ;

liens VI, 818 (Tasmaniens) VI, 438 sq. ; cf. aussi IV, 242. Schnei-
; ;

der, Naturvœlker, 1,29, 33 sq. ; II, 119 sq., 131, 134, 140 sq., 159 sq.,
316 sq. Baumstark, Las casas, 107. Charlevoix, Paraguay, 1, 46. Trol-
lope, Australia and new Zeeland (Tauchnitz, I, 73).

(3) ïylor, Anfœnae der Cultur, II, 316 sq.


(4) Max Mùller, Vorles. ûber den Ursprung der Religion, (2) 75 sq.;
cf. suprà, V, 3.
HISTOIRE DE LA CIVILISATION HUMANISTE 169
des murs, et produisent une quantité de silex, de pier-
marteaux en pierre,
res à aiguiser, de pierres à polir, de
de massues, de vrilles, de traits, de débris de barques
et de fragments de vases d'argile, d'os, de plumes et

autres objets très douteux, qu'ils nous disent être du


macaroni primitif, du savon primitif, du fard primitif,
de sorte que nous n'osons presque pas faire un pas sans
nous exposer à quelque danger. Que signifient donc
toutes ces vieilleries rouillées et rongées par le temps,
à l'aspect desquelles notre cœur à nous profanes me-
nace de se soulever ? Ce que cela signifie ? Le voici.
C'est destiné à former un arsenal de preuves et à servir
de clef principale pour résoudre notre discussion.
Comment alors juger la chose autrement, sinon d'après
la manière dont les hommes font leur feu, font chauffer
leur eau, préparent leur soupe et cuisent leur pain?
Est-il indifférent de savoir s'ils marchent avec des sa-
bots ou déchirent des bas de soie, s'ils cassent les noix
avec leurs dents ou avec des pierres, s'ils se servent de
fourchettes et de cuillères, s'ils s'envoient dans l'autre
monde avec des flèches, des frondes ou des bombardes,
c
par l'abus de l'eau-de-vie ou avec le cyankali l N'est-ce
pas là une échelle d'après laquelle nous] pouvons me-
surer le degré de leur civilisation ? Les paroles nous
font presque défaut, pour exprimer notre étonnement sur
ces bizarres appréciateurs de la civilisation. C'est une
belle occasion pour voir ce qui se passe dans le cœur
de l'homme. Des hommes qui revendiquent le nom de
savants, et des hommes instruits ne craignent pas de
dire publiquement qu'ils jugent la civilisation, le bon-
heur et le progrès de l'humanité d'après la quantité
de savon et de parfum qu'une époque a employée, et
d'après la manière dont les hommes y ont organisé
leurs plaisirs de table.
Maintenant, nous posons cette question : Qui leur
donne le droit de blâmer le pauvre diable qui croit
que sa misère finirait immédiatement, s'il pouvait se
II 12
170 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

gaver chaque jour de truffes et de Champagne, et se


faire coucher ensuite par son valet de chambre sur de
moelleux coussins de soie ? Et nous osons prononcer
le mot de progrès ! Est-ce que nous ne vivons pas en-
core comme nos grossiers aïeux qui se représentaient
la vie de leurs dieux comme une kermesse éternelle,
et qui appréciaient tant leur fou, probablement parce
que grand mangeur et grand buveur, absor-
celui-ci,
bait à une noce, dans un seul repas, un bœuf, huit
saumons, toutes les friandises destinées aux dames
et trois tonneaux d'hydromel?
D'ailleurs, quel que soit le peu de valeur des choses
dont il s'agit, la discussion sur ce point n'est pas tout à
fait sans importance. Elle nous montre tout d'abord
qu'il ne faut pas faire tant de bruit avec le prétendu
progrès, car, si on laisse les hommes s'exprimer, on
voit alors qu'ils sont toujours et partout les mêmes. La
vie du Grec se passe en fêtes, en spectacles, en danses,
en chants et en jeux ; il aime bien manger et bien boire.
Or, en quoi le genre de vie de nos soi-disant classes
meilleures diffère-t-il de celui-là? Pour l'Indien, la plus
haute perfection est de tirer avec sûreté, d'exécuter des
tours d'adresse comme cavalier, de reconnaître dans la
prairie la trace du buffle et de la corneille. C'est abso-
lument le même point de vue que celui de nos grands
Messieurs. Le Chinois blasé ne connaît qu'un art dont il

soit fier, c'est d'avaler la fumée de sa pipe avec dignité (1).


C'est à croire qu'il a pris des leçons dans nos corpora-
tions d'étudiants, et dans nos clubs de fumeurs. Au
siècle dernier, le plus savant était celui qui connaissait
à fond le cruel plaisir de forcer le renard. Aujourd'hui
la gloire mieux la no-
appartient à celui qui connaît le

ble science. Or, un nouvel ouvrage anglais par Delmé-

Radclife nous enseigne en quoi celle-ci consiste. Cet


ouvrage porte le titre curieux de: La noble science;
quelques indications pour la chasse au renard.

(1) Missions cathol., 1881, p. 16.


HISTOIRE DE LA CIVILISATION HUxMANISTE 171
Naturellement, il ne vient à l'esprit de personne de
nier qu'il vautmieux se servir d'une fourchette pour
manger, que de manger avec ses doigts. Nous laissons
à l'arabe le soin de considérer le premier procédé comme
inconvenant, de l'expliquer en disant que nous autres
et

Franks, nous avons les bras trop courts pour atteindre


notre bouche (1). On ne nous croira pas capables non
plus de regretter comme une décadence de l'humanité
et de rejeter avec Rousseau l'usage du savon, des bros-
ses, des fourneaux économiques, des lampes à pétrole,
et des machines à faire le thé, bref toutes nos inven-
tions.
Seulement, quelque reconnaissants que nous soyons
pour tout cela, nous ne pouvons néanmoins pas com-
prendre comment on peut juger d'après ces seules ex-
tériorités le bien-être, et même la perfection de l'homme.
Comme si l'homme était heureux, quand il passe des
moitiés de nuits à s'ennuyer au théâtre ou au bal!
Comme si le trappiste qui, entre le travail manuel et l,a

prière, prend un modeste repas composé de soupe, de


pain et de légumes, ne pouvait pas être tout aussi heu-
reux Les machines à vapeur sont un progrès, c'est
!

certain mais ont-elles favorisé l'amour pour le travail,


;

la dextérité, le bonheur des ouvriers ? Est-ce que par


toutes ces inventions dont nous nous vantons avec tant
d'orgueil, nos contemporains sont devenus, nous ne di-
sons pas plus moraux, mais seulement plus contents ?
La plupart de ces améliorations purement extérieures
ont peu de chose ou rien à faire avec le progrès intel-
lectuel etmoral de l'humanité. La salle des trésors de
Rhompsinit et les anecdotes qui s'y rattachent, le bou-
clier d'Hercule et l'armure d'Achille, le taureau d'ai-
rain de Phalaris, les naumachies des empereurs romains
et les actions d'éclat extorquées par violence, auxquelles
elles ont donné naissance, indiquent un progrès, mais un

(1) Wrede, Reise in Hadr amant, 189.


172 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

progrès où l'esprit cœur de l'humanité n'ont aucun


et le

profit, un progrès qu'il eût mieux valu ne pas réa-

liser. La montre que je porte sur moi est une preuve de

l'intelligence de celui qui l'a inventée, mais elle est plu-

tôt faite pour arrêter le développement de ma perspi-


cacité. Si elle vient à s'arrêter, je ne sais pas où j'en
suis avec le temps. Les bergers qui sont dans les prai-
ries ne savent pas lire sur le cadran, mais ils peuvent
dire, à une minute près, sans montre, quand il est midi.
Et il paysans qui habitent
est difficile de dire en quoi les
des villages retirés sont devenus plus prudents et meil-
leurs, lorsqu'un conducteur d'ours ou un chameau avec
le singe obligatoire sur son dos ont traversé leur pays.

Plus difficile est de dire comment les habitants de nos


petites villes peuvent grandir en science et en morale,
lorsque, pour favoriser leur instruction esthétique et
ethnographique, on leur montre un veau à quatre têtes
ou un sauvage douteux, qui éloigne tout soupçon sur sa
vraie nature, en feignant de vouloir avaler tout vivant
un pauvre agneau qu'on lui présente. Et les habitants
de nos grandes villes ? Seraient-ils par hasard devenus
plus moraux, plus raisonnables, plus réfléchis depuis
qu'ils ont à demeure des cirques, des baraques de sal-
timbanques et des jardins zoologiques, où pendant la
journée ils taquinent les singes, s'amusent à jeter des
gâteaux aux crocodiles, et pendant la nuit, mettent au
désespoir les hommes et les animaux avec leur bruyante
fanfare de janissaires?
Nous le répétons encore une fois, nous^ sommes les
derniers à dédaigner nos moyens de civilisation, dans le

cas où on peut les appliquer. Comme n'importe qui nous


allons visiter des collections artistiques et des musées
scientifiques. Nous voyons avec que les trésors de
joie
la littérature universelle sont désormais rendus acces-

sibles à tout le monde, et que beaucoup se les appro-


prient. Pour nous, une bonne bibliothèque vaut mieux
qu'un royaume. Nous admettons volontiers que la faci-
HISTOIRE DE LA CIVILISATION HUMANISTE 173
lité des relations, qui rend accessibles à tout le monde les
pays el les peuples étrangers, est un moyen de civilisa-
tion efficace. Mais toutes ces choses, en
supposant qu'on
les utilise convenablement, ne sont qu'un moyen pour

arriver au progrès: elles ne sont pas le progrès lui-


même.
Trop souvent malheureusement, le progrès matériel
et le progrès intellectuel non seulement ne s'accordent

pas l'un avec l'autre, mais sont en contradiction com-


plète (1 ). A Tahiti, Cook a trouvé une étiquette très dé-
veloppée, une très grande perfection dans l'habillement,
un tel raffinement dans l'art de la toilette, que, hommes
et femmes, —
abstraction faite du lavement des mains
avant et après les repas, — se baignaient trois fois par
jour. Mais à côté de cela, les massacres humains avaient
lieu dans une grande proportion (2). A Sumatra, les Bat-
tas sont cannibales, c'est vrai, mais ils ont une civilisa-
tion beaucoup plus élevée que leurs voisins qui ne sont
pas cannibales (3). Stanley a fait des observations ana-
logues dans le centre de l'Afrique.
Généralement, les nègres libres et parfois même les
plus sauvages, comme l'affirment les explorateurs mo-
dernes, aiment autant à se laver, à se baigner, et à se
que les anciens Romains, et se mo-
frotter d'onguents
quent des Européens comme étant des gens qui ne sa-
vent pas seulement se laver convenablement (4). Les
nsulaires des îles Fidji ont de rares dispositions intel-
ectuelles et sont capables d'une haute civilisation ; mais
ils sont aussi plus cruels que leurs compagnons de race
t terriblement sauvages au point de vue moral. C'est
vec raison qu'on a expliqué ceci précisément par leurs

(1) Pott, VerschiedenheiL des menschl. Sprachbaues und ihr Einfluss


mf die geistige Entwicklung des Menschengeschlechtes, II, 36 sq.
(2) Muller, Cook der Weltumsegler, 57.
(3) Waitz, Anthropologie der Naturcœlker,Y, 1, 183. Ilatzel, Wœlker-
kunde, (1) II, 377.
. (4) Frank}. Zeitung, 1894, n° 158. Cf., Ratzel, Vœlkerkunde, (\) I,

Einl. 72.
174 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

dispositions excellentes, qui ont été cultivées exclusive-


ment un point de vue qui n'est pas le vrai (l).Les Per-
à
ses doivent être classés parmi les peuples distingués en
fait de civilisation mais il leur manque les mots pour
;

exprimer des idées abstraites comme la reconnaissance,


le repentir, et même les mots de vertu, de conscience

et d'honneur. Les Chinois, nous assure-t-on, ne pos-


sèdent point de termes d'injures, mais ils ont une
morale telle que la société devrait envier leur culture
éthique. Ceci ne les empêche cependant pas d'être
fourbes, menteurs et grossiers au point de vue intellec-
tuel, au delà de tout ce qu'on peut imaginer. Les Japo-
nais ne se laissent surpasser par personne en dignité ex-
térieure et en mépris intérieur contre la morale; mais
on peut dire qu'ils sont en même temps les plus moraux
et les plus immoraux de tous les hommes.
Ces faits nous amènent au principe que la véritable
civilisation et le véritable progrès doivent reposer sur
deux bases fondamentales là science et la vertu.
:

La science n'est toutefois pas un exercice intellectuel


purement extérieur. Il peut se faire que quelqu'un con-
naisse jusqu'à la cinquantième génération l'arbre gé-
néalogique de tous les chevaux qui ont vaincu à Epsom,
— nous possédons à ce sujet nombre d'ouvrages super-
bes, très coûteux et dignes pendants des manuels delano-
àle scienceque nousvenons de citev(Z) quelqu'un peut
, —
avoir vu les pyramides et l'acropole, avoir visité tous les
théâtres de l'Europe et connaître toutes les prima dona,
quelqu'un peut être en état de parler des symphonies
de Beethoven, du palais de cristal et des archives de Si-
mancas, mieux que n'importe quel livre, néanmoins, il
peut se faire que la vraie science lui fasse défaut. Les
connaissances extérieures peuvent être bonnes, mais
jamais elles ne dispensent d'une science qui est la sa-

li) Waitz-Gerland, Anthropologie, V\, 680.


(2) Par exemple General Studbook, containing pedigrees of racc-hor-
ses from the earliest accounts to 1872, 18 vol. in-8° (18 livres sterl.).
HISTOIRE DE LA CIVILISATION HUMANISTE 175

gesse, c'est-à-dire l'intelligence des questions les plus


profondes et les plus élevées que la philosophie et la
théologie puissent traiter, questions qui concernent la
fin et la valeur de tout ce qui existe (1).

La science est ce qui peut le moins remplacer l'enno-


blissement du cœur. Là où quelqu'un est grossier et
barbare intérieurement, la manque la vraie civilisation.
Plus l'intelligence se forme d'une façon exclusive, aux
dépens de du cœur, plus la dégénération est
la vie

grande. Les plus mauvais criminels qui peuplent nos


pénitenciers sont, pour la plupart, bien supérieurs en
instruction à leurs compagnons.
Le fait que nous ne comprenons plus cette vérité
importante est aussi une preuve du peu de raison que
nous avons de parler du progrès. Cette vérité était très
claire pour les plus grands esprits de 1 antiquité, pour
Platon et Aristote. Sénèque., qui vivait à l'époque d'une
civilisation excessive, se rapprochant beaucoup de la
nôtre, a écrit sur ce sujet un traité spécial (2) qui ré-
pond parfaitement au temps où nous vivons. Seulement,
en vrai stoïcien qu'il est, il cherche trop la perfection
intellectuelle dans la simple connaissance du bien et du
mal.
Oui ! comme le dit déjà Platon, jamais l'ennoblisse-
ment du cœur ne doit être séparé de la science (3). C'est
seulement lorsque nous avons ennobli et favorisé
l'homme tout entier, que nous avons un progrès qui
mérite ce nom (4).

La réponse à notre question n'offre désormais plus J£'~~Jp^Z


0n h ur
aucune difficulté. La chose première et la plus impor- nfs e St !lne
U
tante d'après laquelle on doit taxer la civilisation d'une K?ia ci£
llsatlon,
époque, d'un peuple, d'un homme, c'est la religion,
La sagesse suprême, et, parle fait même, la base fonda-

(1) Plato, Âpol. Socr., 9, p. 23 a. AristoL, Eth., 6, 61 7, ; 2; Metaph.,


1,2,3,4. Thomas, 1, 2, q. 57, a. 2 ad 1 q. 66, a. 5 adl.
(2) Seneca, Êp., 88. — ;

(3) Plato, Leg., 3, 9, p. 689, d.


(4) Pfaff, Schœpfungsgeschichtc, (2) 782.
176 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

mentale de la vraie civilisation, est la connaissance


certaine de ce qui est notre origine, notre fin, d'où tou-
tes nos actions reçoivent leur importance. Or nous
avons déjà vu que dans l'histoire des religions naturel-
les, — car ici nous faisons abstraction de la religion
surnaturelle, qui a été fondée par l'intervention positive
du Dieu vivant, —
que, disons-nous, chaque religion
simplement humaine indique un recul quand même il

ne serait pas sans interruption (1).


La naissance du paganisme est déjà une chute terri-
ble et profonde du genre humain. Dans le cours de son
développement, si toutefois le mot est juste, on peut
observer une décadence de plus en plus prononcée des
idées morales et religieuses. Ce que l'ancien Romain
poursuivait comme la fin la plus élevée, c'était d'être
un bon père de famille, un bon citoyen et un vaillant
guerrier. A cette tendance, dïtHartung, répondait aussi
sa religion. La fin de celle-ci que la famille et l'é-
était

tat soient prospères, et pendant longtemps elle sut se


préserver des erreurs et des débauches d'autres reli-

gions, principalement de la religion grecque. Ses céré-


monies tendaient à attirer les bénédictions des divinités
sur les champs, sur les troupeaux, et la victoire sur les
ennemis. Ses fêtes avaient pour fin de favoriser le droit,
la concorde, le maintien de la paix. Ses mythes ensei-
gnaient le sacrifice pour la patrie, la fidélité envers
les membres d'une même famille. Elle ne connaissait
aucune mauvaise action morale des divinités. Ce n'était
pas beaucoup, mais même ce peu ne subsista pas long-
temps. Inutile de dire de quelle manière terrible cet
état de choses changea sous tous les rapports chez les
Romains postérieurs. Ovide croit que si une femme
veut rester pure, elle doit ne pas fréquenter les temples
car ce qu'elle y voit et entend concernant les dieux
porte nécessairement préjudice à sa vertu. 11 ne com-

(I) Hartung, Religion der Rœmer, I, 246, 248.


HISTOIRE DE LA CIVILISATION HUMANISTE 177

prend pas comment on peut lui reprocher que ses vers


lubriques aient pu gâter encore quelque chose chez ceux
qui étaient les partisans fidèles de ces dieux (1).
Mais tel c'était à Rome, tel c'était partout. Partout
même dégénérescence. Les fêtes et les processions in-
diennes et égyptiennes doivent être mises sur le même
pied que les écœurants usages religieux des Babylo-
niens, des Phéniciens, des Syriens, des Lydiens, des
Arméniens. Ce qui manque en fait de fureur orientale
aux processions et aux mystères grecs était remplacé,
et même au delà, par une convoitise [fine, et, pour celte
raison, d'autant plus pernicieuse. Les coutumes qui exis-
taient dans les temples de Corinlhe et de Sicile ne le

cédaient en rien en corruption aux coutumes carthagi-


noises et babyloniennes.
Sous ce rapport, les anciennes religions se ressem-
blent donc ioutes. La différence consiste seulement en
ce que les unes tombèrent en décadence plus tôt, les
autres plus tard, les unes plus profondément, les autres
moins. On ne saurait comprendre comment on pourrait
contredire ceci, si on ne savait combien il doit impor-
ter à l'Humanisme de défigurer ce fait historique. Les
anciens rendaient à la vérité un témoignage impartial.
Platon ne se lasse pas d'accuser les plus anciens poètes
grecs, en disant que par leurs descriptions, ils avaient
abaissé et corrompu la religion qui jadis était beaucoup
plus pure (2). Xénophane tient le même langage : « Ho-
mère et Hésiode entassent la honte sur les dieux, dit-il.
Ce qui serait considéré pour l'homme comme une insulte
et l'abaissement le plus profond, ils l'imputent aux
dieux, comme par exemple la fourberie, la volupté, le

vol » (3).

Mais quand une fois l'âme de la vie


générer, la vie elle-même ne peut plus rester intacte,
commence à dé-
^"J,
S u
1

eu
^
5 u ?ecSi de
l'humanité.

(l)Ovid., Trist., II, 287 sq.


(2) Plato, Rep., 2, p. 365, d. c. 377, d. sq. ; 10, 595, c. sq.
(3) Xenophaiies, Frcujm., 8 (Mullach, Phil. Gr., I, 102).
178 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

ou, pour parler plus clairement, le déclin de la religion


donne précisément la mesure du déclin de la vie. La
dissolution de la religion ne commence pas facilement
par la tête. que le cœur soit corrompu le premier
Il faut ;

ensuite, il contamine l'esprit. Mais aussitôt que celui-ci


est entraîné dans la corruption, l'empirement des mœurs
s'étend alors avec une puissance irrésistible.
L'histoire romaine en fournit un exemple qui en rem-
place des milliers. A partir de l'époque où la religion
déclina si profondément, c'en fut fait des temps où le
dictateur quittait la charrue pour aller à la victoire, et
les honneurs du triomphe pour rentrer au sein de sa
famille c'en fut fait des temps où Ton inscrivait sur la
;

tombe des riches matrones le nom honorable de fïleusès


de laine, des temps où l'épeautre grossière formait la
nourriture ordinaire. A cette époque, la femme romaine
se chargeait elle-même des soins du ménage. S'il y avait
une fête extraordinaire, on louait pour ce jour-là, au
marché, un esclave qui savait faire la cuisine (1). Mais
plus tard cet art de faire la cuisine, et même l'art de
découper devinrent une science pour laquelle il y avait
des écoles et des professeurs particuliers, un art qu'on
enseignait sérieusement et qu'on apprenait de même (2).
Un fourneau à faire la cuisine coûtait aussi cher qu'une
propriété (3), et la propriété était loin d'être bon mar-
ché. Au lieu de l'anneau en fer d'autrefois, les hommes
portaient à chacun de leurs doigts des bagues de la plus
grande valeur, lesquelles variaient en hiver et en été (4).
L'art de la toilette était arrivé à un point qu'on ne peut
plus en parler, tant c'est écœurant. On payait un mil-
lion de sesterces, et plus, une table faite en bois de ci-
tronnier d'Afrique (5), et on dit que Sénèque, le prédi-
cateur de la modération et de la simplicité, possédait

(1) Plinius, 18,28, (11) 1.


(2) Seneca, Consol. ad Helv., 10, 8. Juvenal., li, 137-141.
(3) Cicero, Rose. Amer., 46. —
(4) Juvenal., 1, 27.
(5) Plinius, 13, 29, (15) 1.
HISTOIRE DE LA CIVILISATION HUMANISTE 179

cinq cents tables de bois de cèdre incrustées d'ivoire.


Un cheval de luxe coûtait 24,000 sesterces, un âne de
race en coûtait 60,000, 100,000 et 400, 000 (1).
Il est inutile d'étudier plus au long cette matière peu
agréable. Tout le monde connaît par l'histoire assez
d'exemples qui démontrent combien le luxe augmente
promptement et démesurément, quand une fois il a
commencé ; et comment il plie sous son joug tyranni-
que d'excellents esprits d'ailleurs. Pour nous, il s'agit
simplement d'établir l'importance de ce fait si souvent
répété.
Or, c'est précisément en ceci que notre situation de-
vient difficile relativement à l'esprit moderne. Depuis lé
temps où Lessing a introduit dans la littérature la bi-
zarre tendance d'accepter toutes les monstruosités de
l'histoire, tendance à laquelle on pourrait presque ap-
pliquer le mot de l'Ecriture : quand tu voyais un vo-
leur tu courais avec lui (2); depuis le milieu du siècle
dernier, c'est donc devenu une affaire de mode de défen-
dre le luxe comme étant une source du bien public, et

de flétrir toute parole prononcée contre lui comme hos-


tile à la civilisation.
Mais c'est une manière de voir si basse et si grossière,

qu'elle seule montre déjà combien les courants de civi-

lisation qui régnent aujourd'hui reculent au lieu d'a-


vancer. Car, même au point de vue social, on doit voir
dans le luxe exagéré une malédiction pour les peuples.
Celui qui considère la question sociale seulement comme
une question d'argent, et la civilisation comme le bien-
être de la vie, peut croire que cet étalage est un bienfait
pour la société, puisqu'il conduit au raffinement des
mœurs extérieures et fait marcher le commerce. Mais
celui qui pèse les choses sérieusement, qui sait quelle
prodigalité, quelle extravagance, quel mépris des hom-
mes, quelles débauches le luxe produit chez les uns,

(1) Plinius, 8, 68, (43) 1. Varro, Rernst., 3, 2.


(2) Psal.,XLIX, 18.
180 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

quelle amertume et quelmécontentement il produit


chez les autres, et comment il corrompt par la puissance
du mauvais exemple, surtout ceux qui se causent à eux-
mêmes et à la totalité un grave dommage, c'est-à-dire
les classes moyennes et petites ; celui qui croit qu'il n'y
a point de question sociale qui ne soit en même temps
une question morale, jugera autrement.
Au point de vue moral, le jugement ne saurait être
douteux. Déjà Sénèque s'est occupé de la question (1 ),
car le spectacle qu'il avait autour de lui, aussi bien que
les reproches de sa conscience sur sa propre prodiga-
lité, durent attirer son attention sur ce point. Mais il en
conclut qu'on ne peut voir dans le luxe qu'une maladie
de la société.

y a cependant encore un troisième point de vue


Il

auquel il faut le considérer, c'est celui du progrès intel-


lectuel. C'est sous celui-là que l'envisage Pline, dans
un passage profond et digne d'être médité a D'où vient :

donc, demande-t-i], —
nous pouvons aussi poser la
et
même question relativement au moyen âge, que nous —
vivions dans une telle ignorance sur les temps qui nous
ont précédé? On ne peut assez s'étonner sur ce que la
connaissance des trésors intellectuels conquise par les
anciens soit perdue pour nous. Sous ce rapport, nous
vivons comme dans une espèce de léthargie, et il nous
faut de nouveau chercher tout ce qu'ils possédaient déjà.
Mais il en devait être ainsi, continue-t-il. Notre luxe et
notre soif d'argent nous ont émoussé l'acuité de notre
intelligence. Où ce malheureux esprit parvient à régner,
c'en est fait des biens intellectuels. Dans des situations
simples, on s'enthousiasme pour l'idéal. Plus le bien-
être de la vie domine, plus la noble culture intellec-
tuelle diminue (2) ».

Or, s'il ne peut y avoir aucun doute


en est ainsi, il

que toute époque de volupté et de prodigalité soit syno-

(1) Seneca, Epist., 114. — (2) Plinius, XIV, I, \ sq.


HISTOIRE DE LA CIVILISATION HUMANISTE 181

nyme d'époque de décadence, et que le luxe, quand il a


une fois dépassé certaines limites, soit un signe cerlain
de la décadence des mœurs et delà culture intellectuelle,
et par conséquent une preuve de recul.
Ce fait d'un recul moral constant, tel que nous venons 7, ~: L is '
t 7 4A
toire ?
ancien-
n
de l'observer chez les Romains, a lieu partout, quels îu SSi fa
chose.
Se
soient le peuple et l'espèce de civilisation morale et
kque
intellectuelle que nous envisagions. Nous pouvons con-
sidérer comme le résultat le plus certain de toute l'his-
toire de la civilisation antique, l'action rétrograde cons-
tante de l'humanité. C'est ce que nous avons déjà exa-
miné relativement à la religion. Or la même chose
s'applique à tous les domaines de la vie civilisée plus
haute, bref, à tout le caractère du peuple. Lors même
qu'un relèvement temporaire a eu lieu sur quelque point
particulier, celui-ci n'a ordinairement pas duré long-
temps, et a fait place à une décadence d'autant plus pro-
fonde.
Nous avons déjà parlé des Perses (1). Dans l'ancien
temps, nous apparaissent beaucoup plus nobles
ils et
plus doux que dans la suite, alors que la cruauté et la
perfidie semblent être presque inséparables de leur ca-
ractère. Il en est de même des Hindous. Aujourd'hui la
(versatilité est considérée comme la marque principale
du caractère hindou. Le parjure une chose qui va de
est
soi chez eux. Ils rendent incroyablement difficile le tra-
vail des tribunaux. L'abus de confiance peut être con-
sidéré comme un mal inné chez eux et enraciné dans le

sang. Comme les choses étaient différentes autrefois !

Encore des siècles après Alexandre, les serrures, les


vols, les témoins, les sceaux dans les traités et les pro-
cès (2) étaient inconnus aux Indes. La vérité primait
tout chez ces peuples (3) jamais un mensonge ne sor-
;

tait de leur bouche. Personne ne se souvenait qu'un

(i)V. plus haut, VI, 4. — (2) Strabo, 15, I, 34, 53.


(3)Id., do, 1,54.
182 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

hindou eût été cité devant un tribunal pour accusation


de fourberie (1).
Depuis guerres perses, par conséquent à partir
les

précisément de l'époque où leur floraison extérieure


avait atteint son point le plus élevé, l'état
moral des
Grecs va continuellement en empirant. Socrate en donne
déjà une description effrayante (2). À l'époque où
Alexandre le Grand portait leur nom jusqu'aux confins
de la terre, les parties essentielles et les bases indispen-
sables de la vie morale la religion, les
sentiments de
:

honte, de pudeur, de vérité et d'honneur, avaient pour


ainsi dire disparu des classes élevées. Parjure, men-
songe, tromperie, répondent à l'idée qu'on se fait des
vrais Grecs, de telle sorte qu'ils sont passés en proverbe.
Les attaques contre augmentent continuelle-
la religion

ment ; c'est en vain .qu'on cherche du sérieux dans le


peuple. La grossièreté et l'inhumanité des sentiments
peuvent alors à peine se cacher sous le vernis d'une civi-
lisation raffinée à l'excès, superficielle ; d'ailleurs elles
ne cherchent plus. Le vice devient une chose honora-
le

ble dès qu'il sait se produire avec esprit et esthétique-


ment. La vénalité, l'orgie et la perfidie deviennent carac-
tère national. A chaque pas que la civilisation semble
faire en étendue, elle diminue en force et en conformité
avec la nature.
Peu de peuples tombèrent si profondément et si
promptement que les Grecs, mais aucun n'a su se main-
tenir à la hauteur de leur morale d'autrefois. Il en fut
de même de nos ancêtres allemands, tant que la nou-
velle religion surnaturelle ne leur fut pas venue en aide.
Tandis qu'ils grandissent extérieurement en civilisation,
le sentiment religieux et la morale, les seules choses qui
donnent à la vie de la valeur et un point d'appui, décli-
nent à vue d'œil. 11 ne faut pas nous représenter les

anciens Germains tels que les dépeint Tacite, comme


(1) Arrian., Ind., 12, o.
(2) Isocrates, De permut., (13) 283 sq.
HISTOIRE DE LA CIVILISATION HUMANISTE 183
des sauvages qui avaient tout motif de porter envie au
sort des ours et des loups (1). Ils étaient très simples
dans leurs mœurs dans leur manière de vivre, mais
et

ils n'étaient pas grossiers. Peu de siècles suffirent pour


changer leur civilisation. Autrefois, ils avaient des che-
vaux lourds auxquels manquaient la beauté et la rapi-
dité (2), et voilà que Théodoric est transporté de joie
par les qualités des nobles coursiers que la Thuringe
lui avait envoyés comme présent (3). D'après César,
l'introduction du vin était interdite chez les Suèves (4).
Au temps de Tacite, il est déjà un objet d'importation (5).
A partir de Probus, ils cultivent eux-mêmes la vigne.
Autrefois, ils avaient des boucliers faits en bois de til-

leul (lintâ), ou des boucliers en osier (6), sur lesquels


ils traversaient des fleuves à la nage (7). Pour tout orne-
ment, ils étaient peints en couleurs très vives (8).
Bientôt les guerriers portèrent des boucliers tout lui-
sants d'or (9), garnis de pierres précieuses (10). Autre-
fois ils payaient avec du bétail, des anneaux, des fils

d'or, etpeu après ils ont de la monnaie frappée (1 1 ). "Une


épine suffisait aux anciens Germains pour retenir leur
manteau, car chez eux leur vêtement était plus simple
qu'on ne saurait l'imaginer. Seuls les plus riches por-
taient un habit serré. On considérait comme une grande
parure les peaux d'animaux avec des taches artificielles,
ou des peaux d'animaux venant des mers lointaines (12),
c'est-à-dire des peaux d'animaux marins teintes. Les
femmes étaient vêtues aussi simplement (13) que les
hommes. Souvent elles ne portaient qu'un habit de toile,

(1) Holtzmann, Germanische Alterthùmer, 2 sq.


(2) Tacit., Germ., 6. Cœsar, Bell, gall., 4, 2; 7, 0o.
(3) Cassiodor., Vwiar.,4, 1. —
(4) Cœsar, loc. cit., 4, 2.

(5) Tacit., loc. cit., 23.


(G) Ca)sar, loc. cit., 2, 23. — Tacit., Ârm., 2, 14.

(7) Gregor. Turon., Hist. Franc, 4, 30.


(8) Tacit., Germ., 0.
(9) Nibelwigenlied (Lassberg), 1010, 2. —(10) Ibicl, 994, 3 ; 2259, 3.
(H) Holtzmann, loc. cit., 129.— (12) Tacit., German., 17.
(13) Tacit., loc. cit.
I 84 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

sans manches, ayant pour unique ornement une bande


couleur de pourpre. Plus tard, elles portaient des vête-
ments étincelants, ornés de boutons d'or (1). On donne
aux guerriers des habits bariolés et garnis de fourru-
res (2). Ils en changent trois fois dans la même jour-
née (3). Ils ont des selles luisantes, d'un or clair et ver-
meil (4), et garnies de pierreries (5). Les brides des
palefrois étincelaient aussi de soie(6)etdepierreries(7).
Les serviteurs eux-mêmes portaient des vêtements de
couleur d'or enrichis de perles et de pierreries (8). On
peut alors se représenter de quel éclat brillaient les vê-
tements des femmes ! Les pierres précieuses enchâssées
dans l'or y resplendissaient Personne ne pouvait
(9).

dire qu'il avait vu quelque chose d'aussi beau sur


terre (10). Les coffrets renfermaient quantité d'habits
précieux, de larges rubans, d'agrafes et de boucles bril-
Dans de magnifiques étoffes de Zazamanc,
lantes (11).
vertes comme du trèfle(l 2), on enchâssait des pierreries.
On employaitles tissus les plus excellents de la Libye( 1
3)
et du Maroc, de Ninive (14) et les
les plus belles soies

plus clairs tissus d'Arabie (15). Les robes étaient garnies


de martre et d'hermine (16). Sur la table était maint
riche vase d'or (17). On servait l'eau dans des bassins
d'or vermeil (18). Bref, comme nous le voyons, parla
pompe et le cérémonial presque oriental dont Clovis
s'entourait déjà, les Allemands se montrèrent à un haut
degré accessibles à tout genre de raffinements exté-
rieurs.
Mais l'ennoblissement intérieur, en d'autres termes
le véritable progrès, marçhait-il du même pas? Plût à

(1) Nibelungenlied,\320, 1.

(2) Ibid., 59, 4. — (3) Ibid., 370, 2, 3. — (4) Ibid., 575, 2.


(5) Ibid., 409, 1.
(6) Nibelungenlied, 577, — 1. (7) Ibid., 576, 2.
(8) Ibid., 719,213.— Ibid., (9) 784, —
3. Ibid., 284,
(10) 4.
(il) Ibid., 264, 4; 278, 2,3. — (12) Ibid., 371, 1,2.
(13) J6id., 372,1. — (14) Ibid., 858,1. — Iôid.,841,
(15) 2.

(16) Ibid., 581,4 ; 373, 3.— (17) Ibid., 1355, 3.— (18) Ibid., QiO, 1.
HISTOIRE DE LA CIVILISATION HUMANISTE 185
Dieu que nous puissions répondre affirmativement à
cetle question Mais par malheur, également ici, on ren-
!

contre la sauvagerie intérieure unie à un vernis extérieur.


Les anciens Germains ont de nobles traits que nous
ne trouvons plus chez leurs descendants. Quoique
nous rencontrions chez Tacite l'antique condition des
Germains décrite sous des couleurs plus belles qu'elle
n'était ennous ne pouvons néanmoins pas croire
réalité,
qu'il ait voulu forcer les couleurs dans la description des

mœurs germaines, dans le but de présenter aux Romains


des modèles de mœurs destinés à les confondre. A la
prendre d'une façon générale, nous considérons sa des-
cription comme conforme à la vérité, parce qu'elle con-
corde avec tous les autres témoignages plus anciens.
Mais nous ne pouvons nous empêcher de reconnaître
plus tard une profonde décadence dans la vie des Ger-
mains, décadence que le Christianisme put seul réparer
après une longue et pénible lutte. Les atrocités horri-
bles qui depuis Clovis défigurent l'histoire des Franks
devenus chrétiens extérieurement, le prouvent suffisam-
ment. Lorsque les Vandales s'emparèrent de Carthage,
ils étaient tempérants et chastes, ils faisaient des lois
sévères pour, relever les mœurs (1) et ne participaient
nullement à la volupté terrible qui régnait dans le pays
dont ils avaient pris possession (2). Leurs bons exem-
ples eurent même
une influence bienfaisante sur les
anciens (3). On peut en dire autant des Goths et des
autres barbares qui se partagèrent à cetle époque l'em-
pire expirant (4). Mais ceci ne dura qu'un demi-siècle.
Ces peuples, il est vrai, étaient civilisés dans leur con-
duite mais par contre ils étaient plus rusés dans leurs
;

convoitises et dans leurs voluptés que ne l'avaient ja-


mais été les possesseurs du sol qu'ils occupaient. Pro-
cope pouvait dire des Vandales de son temps, — et à

(1) Salvian., Gubern. Dei, 7, 21, 89, 90. - (2) Ibid., 7, 1G, 65, 67.
(3) Ibid., 7, 21, 91. — (4) Ibid., 4, 13, 64 ; 7, 6, 23-25 ; 7, 27 ; 20,
85, 86.
II 13
186 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

cette époque le monde était bien habitué à voir des


vices, — que parmi tous les peuples connus, ils étaient
les plus efféminés et les plus immoraux (1).
On a cru pouvoir expliquer la décadence indéniable
de la race germaine par le contact des Romains cor-
rompus, ou par une réaction contre les durs traitements
qu'ils leur infligeaient (2). Evidemment, pour ne pas
trop maltraiter nos aïeux, il faut aussi tenir compte de
ces influences là où elles ont eu lieu en réalité. Mais on
peut déjà observer cette dégénérescence chez les tribus
qui n'avaient rien à faire avec les Romains. La cruauté
des vikings normands ne le cède assurément en rien à
celle des Franks. Ils tailladaient les côtés au prison*
nier sans défense, lui arrachaient les entrailles et ré-
pandaient du sel à la place. C'était tellement passé à
l'état d'habitude chez eux, et ils le faisaient avec une
telle dextérité, qu'ils inventèrent pour cette atrocité un
terme technique tout exprès [œrn rista) (3). La ruse, la
dissimulation, l'infidélité à la parole donnée, la perfi-
die, l'incendie, la rapine, lemeurtre commis unique-
ment pour le plaisir de verser du sang, furent, pendant
des siècles, leur véritable élément de vie (4}, jusqu'à
ce qu'enfin le Christianisme les eût domptés après une
lutte violente. Ce déclin eut évidemment lieu par leur
propre faute. Pour s'infliger de tels malheurs, ils n'eu-
rent pas besoin de l'aide d'étrangers ; ils se suffirent à
eux-mêmes.
Il en est de même des Scythes. Autrefois, ils avaient
des mœurs excellentes ; mais, dans les derniers temps
de l'antiquité (5), une corruption terrible les envahit
pour que d'autres restèrent fidèles à
la plupart, tandis

leur ancienne nature plus douce. Bien que par suite de


leur commerce et de leurs relations avec les étrangers,

(1) Procop., Bell, vand., 2, 6.


(2) Rûckert, Culturgeschichte des deutschen Volkes, I, 92 sq.
(3) Wachsmuth, Europœische Sittengeschichte, II, 10.
(4) lbid. II, 22 sq.
f

(5) De nos jours, dit Strabon, 7, 3, 7.


HISTOIRE DE LA CIVILISATION HUMANISTE 187
leur conduite extérieure devint plus polie, ils déclinè-
rent néanmoins profondément sous le rapport moral.
Leur volupté surpassait tout ce qu'on avait vu jusqu'a-
lors (1), sans compter qu'ils étaient grands massacreurs
d'hommes et buvaient dans les crânes de leurs enne-
mis (2).
Les erreurs morales des Cafres datent d'une époque
relativement récente. Autrefois ils vivaient également
dans une pureté plus grande (3). Il n'y a pas de doute
que les Indiens, lors de la découverte de l'Amérique,
étaient plus civilisés, au point de vue extérieur et au
point de vue intellectuel, que les Indiens modernes. Les
meurtres, les rapines, les violations de la fidélité con-
jugale, la gloutonnerie et l'ivrognerie étaient rares chez
eux. On dit que leur caractère actuel ne ressemble plus
à celui d'autrefois (4). Mais il n'est pas moins certain
e
que la civilisation des Américains au XVI siècle n'éga-
lait déjà plus celle des temps les plus anciens. Les voya-
geurs n'ont pas assez de paroles pour peindre la ma-
gnificence des anciennes villes de Palenque, d'Uxmal
etc., aujourd'hui tombées en ruines (5). Elles dépas-
saient de beaucoup, en beauté et en magnificence, ce
qu'on fait de nos jours. Les anciens Américains étaient
également très habiles dans la construction des routes
et dans l'organisation de la poste (6). Partout on trouve
des traces de cette civilisation plus élevée d'autrefois,
chez les Guaranis et les Omagas du Brésil (7), à Costa-
Rica(8) et au Honduras (9). La même chose peut se dire
des Australiens (10) et des Canaques (J i). Les construc-
tions cyclopéennes, les merveilleux travaux en pierre

(1) Glearchus, Fragm., 8 (Mùller, Fr. hist. Gr., II, 306).

(2) Strabo, 7, 3,6, 7,9.


(3) Waitz, Anthropologie der Naturvœlkev, II, 389.
(4) Waitz, loc. cit., III, 76, 161 sq.
(5) Missions cathol., J 893, p. 3 sq., 57 sq., 102.
(6) Ratzel, Vœlkerkunde, (1) III, 648 sq., 686 sq.
(7) Ibid., III, 425 sq. —
(8) Ibid., IV, 343.
(9) Ibid., IV, 284. —
(10) Ibid., VI, 767.
(11) Missions cathol., 1881, p. 10.
188 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L HUMANISME

qu'on trouve chez beaucoup de peuples de l'Océan Paci-


fique, surtout dans l'île de Pâques (1), les magnifiques
chefs-d'œuvre en pierre et en bronze, les constructions
monumentales, comme les temples malais, comme celui
de Burubudor en particulier, dans l'île de Java (2),
montrent que ces peuples étaient beaucoup plus élevés
qu'aujourd'hui au point de vue de l'intelligence et de
l'art, et évidemment aussi au point de vue moral et re-

ligieux. Nous devons penser de même des Chinois. Leur


art n'égale plus aujourd'hui celui du temps passé, mais
leurs mœurs non plus. Aujourd'hui, la vie est très cor-
rompue en Chine mais tous les témoignages s'accor-
;

dent à dire que, dans les anciens temps, elle était plus
pure et plus noble (3). Il est également certain que les
Polynésiens, le peuple le plus infâme que la terre porte
à l'heure actuelle, ne s'adonnaient pas autrefois à leurs
horribles débauches, mais qu'ils vivaient d'une manière
beaucoup plus morale (4).
s.-L'his- Jusqu'à présent nous avons démontré seulement en
Hageest une gros le recul de la civilisation. Mais il est facile de con-
fi T*P 11 VP flP 11

décadence des rmer nos démonstrations par des preuves particulières.



peuples.
Et dans ce but, nous avons tout d'abord recours au
moyen le plus sûr pour juger la situation morale d'un
peuple, c'est-à-dire aux rapports conjugaux (5).
Dans les temps modernes, beaucoup d'auteurs comme
Bachofen,MacLennan, Morgan, Giraud-Teulon,Dargun,
à qui se joignent les socialistes, sous la conduite d'Engel
et de Bebel, ont rafraîchi la pensée hideuse déjà soutenue
par quelques anciens (6), que, dans le soi-disant état

naturel, une vie commune n'avait pas eu lieu, mais

(1) Ratzel, loc. cit.,II, 360 sq.

(2) Ibid., II, 382 sq.


(3) Plin., 6, 20 (17), 2. Mêla, Bardesanes (Frag. hist. Gr. r
3, 7.
V, 2, 81). Euseb., Prœp., evangel., 10 (Viger., p. 274, d.). Ammian,
6,
Marcel!., 23, 6. Eustathii, Comment. inDionys. perieges., 752 (Miiller r I

Gcogr. grœci minor., II, 348) Totius orbis descriptio, 4{lib. II, 514).
;

(4) Waitz, loc. cit., V, 2, 191.

(5) V. Apologie, vol. I, 9, 8.


(6) Lasaulx, Studien, 384 sq.
HISTOIRE DE LA CIVILISATION HUMANISTE 189
qu'au début, les femmes d'une horde avaient été le bien
commun de tous les hommes. On a trouvé aussi la juste
expression qui convient à cette pensée révoltante : Lub-
bock appelle ce soi-disant état primitif Hétaïrisme.
D'autres l'appellent un peu moins crûment mariage en
commun, Lubbock et d'autres ont entassé des masses
de matériaux (1), avec une érudition, sans doute —
souvent empruntée, — qui serait digne d'une meil-
leure pour démontrer quelles malpropretés l'his-
fin,

toire du mariage peut enregistrer, et cela, sans autre but


que de vouloir faire croire que les débauches des Baby-
loniens, des Phéniciens, des Australiens et des Polyné-
siens ne sont qu'un retour àl'étatde la nature primitive.
Lubbock que nous devons re-
n'est pas loin d'affirmer
connaître, dans Néron, Héliogabale, et dans d'autres
monstres du cynisme, les représentants proprement dits
de l'humanité naturelle primitive.
Ces idées ne sont pas encore assez grossières pour
les auteurs les plus modernes. Us regardent Lubbock
avec un certain dédain parce que, chez lui, l'humain
joue un trop grand rôle au commencement de l'huma-
nité, même en fait d'immoralité, et qu'il ne développe
pas assez à fond les prétendus degrés de l'introduction
des liens sociaux par le dérèglement jusqu'à l'inhuma-
nité complète. La science moderne darvviniste trouve
même insuffisante la manière de voir générale d'après
laquelle l'humanité a eu des débuts grossiers dont nous
possédons les restes chez les peuples de nature. Elle
place avant l'ordre social actuel, c'est-à-dire la civilisa-
tion, l'état de barbarie, et avant celui-ci un état encore
plus grossier, l'état sauvage, c'est-à-dire l'état animal.
Ce n'est qu'à la troisième étape, affirme-t-elle, que le
mariage, au sens proprement dit, la monogamie, a été
introduite, et ceci n'a pas eu lieu par des raisons mo-
rales, mais exclusivement pour consolider par l'hérédité

(1) Lubbock, Entstehung der Civilisation (deutsch Iena, 1875),


86 sq.
190 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

l'institution inouïe de la propriété primitive. A l'état de


barbarie répond mariage par paire, c'est-à-dire une
le

union faite en vue d'échange et de changement, et en


tout temps dissoluble. Dans l'état de sauvagerie, il n'a
existé que le mariage par clan et par groupe, c'est-à-
dire lacommunauté complèteàl'intérieur de la tribu (i).
Nous ne pouvons pas entrer ici dans de plus amples
détails sur ces théories. Celui qui dans Engels que
a, lu
c'est seulement chez les Iroquois qu'on apprend à com-
prendre les rapports de famille des Athéniens et des
Romains nous épargnera volontiers cette peine, et
(2),
nous dira que nous avons quelque chose de mieux à
faire. D'ailleurs, ces rêves disparaissent dès que nous

nous adressons à l'histoire sérieuse.


Pour ce qui concerne les Indes, tout nous dit que la
monogamie était considérée comme loi (3) dans les temps
les plus reculés, et que la femme y occupait une place
honorable et indépendante (4). Les Védas montrent ce-
pendant déjà des traces de polygamie. Celle-ci est rare,
c'est vrai, et forme l'exception, mais c'est déjà un fait(5).
On connaît l'infidélité conjugale et d'autres crimes con-
tre les mœurs (6). Les riches cherchent déjà un honneur
dans l'abaissement de la femme par la violence, et, à
côté d'elle, il lui faut en tolérer d'autres qui partagent
les faveurs du mari (7). Mais ce n'est là qu'un commen-
cement. Nous ne pouvons développer tout au long ici la
manière dont les Hindous traitèrent plus tard le mariage
et la chasteté. 11 est triste qu'un peuple si bien doué,

dont le premier passé a été si illustre et si édifiant, ait

pu tomber si bas. Or où le mariage tombe en déca-


dence, le peuple le plus beau se perd.

(4) Engels, Ursprung der Famille, des Privateigenthums und des Staa-
tes, (4) 63.
(2) Engels, Ibid., loc. cit., 75 sq.—Bohlen, Das alte Indien, II, 144.
(3)

(4) Ibid., II, 151 sq. Cf. Paulin de Saint-Barthélémy, Voyage aux
Indes orient., (1808) II, 37 sq.
(5) Muir, Original Sanscrit texts, V, 457.
— (6) Ibid.,Y, 460 sq.
(7) Lenormant, Histoire ancienne de V Orient, III, 460 sq.
HISTOIRE DE LA CIVILISATION HUMANISTE 191
Nous devons exprimer les mêmes regrets concernant
les Grecs. Une pureté relativement plus grande dans
les rapports conjugaux de l'ancien temps, une dégéné-
ration allant toujours en augmentant progressivement,
et dont Homère (1) déplore déjà les débuts, jusqu'àce
qu'enfin toute retenue, disparaisse avec la guerre du
Péloponèse, et que le peuple périsse dans la sensualité,

voilà l'histoire lamentable du mieux doué de tous les


peuples (2).

Chez les Romains, le mariage se maintint plus long-


temps dans une discipline supportable, quoique, pour
le juger, nous ne puissions cependant pas leur appli-

quer nos idées chrétiennes. Mais à la fin, nous trouvons


chez eux le même résultat que chez les Grecs.
Les Perses, jadis si tombèrent
graves et si sévères,

bientôt dans la volupté qui les a fait passer en proverbe


dans le monde entier. Déjà, du temps d'Hérodote, il
n'était plus guère question de mariage chez eux. Il ne
leur suffisait pas de posséder plusieurs femmes légiti-
mes, mais il leur fallait encore un plus grand nombre
de concubines (3). Dans une telle décadence du ma-
riage, il s'introduit naturellement d'autres erreurs mo-
rales. C'est pourquoi il ne faut pas nous étonner que
nous trouvions déjà de bonne heure chez les Perses
l'inexprimable vice national grec (4). C'est sans aucun
doute à eux qu'il faut attribuer que celui-ci se soit
maintenu jusqu'à ce jour en Orient d'une manière si
générale et si tenace. De plus, ils se sont fait un nom par
une infamie qui paraît leur avoir été plus familière qu'à
tous les autres peuples de la terre. Nous voulons parler
du mariage avec la propre sœur ou la propre mère.
Il y a dans le cœur humain un dégoût si profond pour
ce qui est de l'union entre parents et enfants, et ce dé-

fi) Cf. Nœgelsbach, Hom. Théologie, (2) 257. Becker, Chariklès, (2)
III, 255. Lasaulx, loc. cit., 424 sq.
(2) Cf. Bernhardy, Griech. Literatur, (4) I, 56 sq., 54 sq.
(3) Herodot., 1, 135, 2. Strabo, 15, 3, 17.
(4) Herodot., 1,135, i. Xenophon, Cyrop., 2, 2, 28.
192 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

goût se trouve si naturellement exprimé chez tous les


peuplés de tous les temps, que nous ne pouvons pas
nous empêcher de voir en elle une horrible violation
de la loi naturelle donnée et sanctifiée par Dieu.
Il en est autrement du mariage entre frères et sœurs.

Si la nature elle-même se révolte contre l'union de


personnes qui appartiennent à la même souche, à un
degré plus ou moins éloigné, qui, comme on dit, sont
parentes de sang en ligne ascendante et descendante,
elle n'a rien à objecter, lorsque des personnes qui pro-
viennent d'une souche commune, mais en ligne collaté-
rale, pour nous servir de l'expression juridique, con-
tractent mariage entre elles. Tout le monde considère
comme une chose contre nature de vouloir replier la

cime de l'arbre vers sa racine, et tout le monde consi-


dère comme une absurdité la tentative de renouveler
le tronc par une branche que celui-ci a produite. Mais

on peut attacher ensemble les branches d'un seul et


même arbre, et faire porter des fruits à un tronc sau-
vage en greffant sur lui une branche provenant de cet
arbre. En conséquence, le mariage entre frères et sœurs,
— nous disons ceci sous toute réserve, parce que d'au-
tres jugent autrement, — n'est pas défendu par le droit
naturel, c'est-à-dire de par la nature humaine (t). Le
droit romain semble aussi, — les savants non plus ne
sont pas d'accord sur ce point (2), — n'avoir déclaré
cette union illicite qu'en vertu du droit des peuples.
Mais c'est une vérité indéniable que, chez tous les peu-
ples civilisés qui n'ont pas rejeté toute pudeur, elle est
défait considérée comme un grand égarement, flétrie

comme un vice contre nature, et même souvent punie


comme un crime digne de mort (3).
Il n'est pas difficile d'expliquer comment les choses
en sont venues à ce point. Nous avons un exemple ana-

(1) Thomas, 2, 2, 154, a. 9 ad. 3. Billuart, Matrim., d. 7, a. 4,


q .

§3. Pichler, Jus canon., IV, 14,15.


(2) Weiske, Rechtslexikon, II, 237 sq. —
(3) Peschel, Vœlkerkunde.
HISTOIRE DE LA CIVILISATION HUMANISTE 193
logue dans la propriété privée. La communauté des
biens n'est pas condamnable en elle-même. Mais, par
suitedu changement que le péché a introduit dans
l'homme, dans la société, et dans les rapports de
l'homme avec la nature, le partage de la possession,
commune à l'origine, devint si nécessaire, qu'on peut
dire avec raison qu'elle est maintenant une exigence du
droit naturel, car celui-ci dut changer souvent l'applica-
tion de ses lois pour répondre à la situation variable

des choses.
Il en est de même aussi dans notre question. Nulle
part la chute de l'homme ne se présente sous un jour
aussi mauvais que dans ces choses qu'on ne peut rappe-
ler àun noble cœur sans le couvrir de confusion. 11 n'y
a que des limites sévères qui puissent prévenir le dé-
chaînement de ces passions sauvages. Plus un danger
est proche, plus il est nécessaire de s'en garantir. C'est
pourquoi l'humanité tout entière s'est trouvée obligée
d'en opposer là où les plus grands abus peuvent avoir
lieu par suite du manque de retenue de la nature sensi-
ble corrompue. Ceci était tellement naturel, qu'on peut
dire avec raison que le droit naturel lui-même, ou,
pour
parler avec Xénophon (1), la loi divine, ou, pour nous
exprimer encore plus exactement, l'application du droit
naturel toujours immuable à l'état de choses complète-
ment changé parla chute originelle, défend les rela-
tions entre les plus proches parents de sang. Donc l'é-
tablissement de cette défense, de même que l'introduc-
tion de la propriété privée est une suite de la chute
originelle, et une preuve de la chute de l'humanité tout
entière.
Ainsi s'explique facilement comment, dans les débuts
du genre humain, le mariage entre frères et sœurs put
être permis, mais ne le fut plus dans la suite, sinon en
raison de nécessités particulières, comme pour Abra-

(i) Xenophon, Mcmorab., 4, 4, 19.


194 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

ham qui n'avait que le choix ou de prendre comme


femme une idolâtre ou une sœur du second lit (1 ), si

toutefois elle n'était pas sa nièce plutôtque sa sœur. Il


faut en outre considérer que dans ces temps où les hom-
mes étaient peu nombreux, il y avait des situations qui
persistaient encore en partie, situations qui étaient con-
formes à l'organisation de la famille primitive et uni-

que. Mais plus le genre humain augmenta en nombre


et s'étendit, plus les lois qui répondaient à l'état de la

corruption qui s'était introduite purent s'appliquer fa-


cilement.
Les raisons données par la science profane relative-
ment à la répugnance qu'inspirent les mariages entre
frèreset sœurs tiennent à peine debout. En tout cas, elles
ne sont pas suffisantes. Une union entre proches parents,
disent-ils, entraîne des suites aussi préjudiciables que
si l'on ensemençait un champ toujours avec la même se-
mence: elle est presque toujours punie par la dégénéra-
tion de la famille et l'amoindrissement des forces phy-
siques. Mais s'il n'y avait eu que de telles choses pour
déterminer cet empêchement, sans doute on considére-
rait un tel mariage comme une chose insensée ou nui-
sible, mais non comme inconvenante et contre nature,
et on n'y verrait pas partout la violation d'une certaine
pudeur sacrée dont l'homme ne peut se défaire.
Quoi qu'il en soit, il est certain qu'au jugement géné-
ral de l'humanité, la violation de cette prohibition est
considérée comme le signe d'une grande décadence
dans les mœurs. Malgré cela, nous pouvons constater
assez d'exemples concernant ce fait, et cela non seule-
ment chez des peuples très grossiers, mais aussi chez
des peuples très civilisés.
Nous ne trouvons peut-être rien de bien choquant à
ce que des hordes tombées aussi bas que les Aleutes et
les Korjaks, qui d'ailleurs jouissent d'une mauvaise ré-

(1) Gen., XII, 13; 20, 12.


.

HISTOIRE DE LA CIVILISATION HUMANISTE 195


putation par suite de leurs débauches, ne reculent pas
devant les unions entre frères et sœurs (1). Mais les
Egyptiens, dont la civilisation était si distinguée, se
sont révoltés, comme dit Diodore (2), contre la coutume
générale des hommes, et, selon toute apparence, ils l'ont
fait bonne heure. Ils s'en rapportaient à l'exemple
à
d'Isis qui se maria également avec son frère. D'ailleurs,

il paraît que dans les temps anciens, il n'y a que leurs

rois qui se soient permis cette liberté, ou, du moins,


c'est d'eux qu'on nous rapporte cela en termes exprès.

Chez eux, la raison première n'était pas précisément la


débauche, mais c'était l'esprit de caste qui leur interdi-
sait de mêler leur sang au sang étranger. Mais envisagé

de côté, ce pas est également une marque de la déca-


dence des mœurs, car l'arrogance, l'orgueil de no-
blesse et de race, sont des égarements tout aussi pro-
fonds, et amènent tout aussi facilement au mépris des
lois les plus sacrées de la conscience que le plaisir in-

domptable de la chair.
Le Nouveau-Monde nous offre un exemple analogue
datant d'une époque bien plus récente. Les Incas du
Pérou se mariaient également avec leurs sœurs, pour ne
pas faire passer la couronne à un sang étranger. Mais il
est dit expressément que c'est seulement le grand-père
d'Atahualpa qui introduisit ces mauvaises mœurs. Par
conséquent ce peuple relativement excellent n'a suc-
combé à la décadence complète qu'au XV e
siècle de
notre ère. A partir de cette date, l'erreur que nous si-

gnalons dut faire de rapides progrès, puisqu'encore au-


jourd'hui elle est très répandue chez les Brésiliens sau-
vages (3).
Les choses se passèrent de la même façon en Egypte,
preuve que les hommes ont partout la même nature.
Tout au commencement, cette coutume abominable

(1) Peschel, loc. cit., 233.


(2) Diodor., \, 27, i
(3) Martius, Etlinographie und Sprachenkunde Amerikas, I, 116.
196 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

semble n'avoir eu lieu que rarement chez les rois, et si


elle y eut jamais lieu, ce ne fut pas avec l'approbation

générale, car, lorsque Ptolémée Philadelphe prit pour


femme sa sœur Arsinoé, en invoquant la coutume égyp-
tienne (1), l'opinion publique se vengea de lui par une
moquerie terrible (2). C'est seulement plus tard qu'on
accuse les Egyptiens de n'avoir pas évité les mariages
entre frères et sœurs (3). Les Grecs eux-mêmes nous
rapportent cela avec dégoût, eux qui regardaient pour-
comme permis le
tant mariage entre des enfants d'un
même père et de mères différentes (4).
Nous pouvons donc dire que le mariage entre frères
et sœurs, quand même il ne se présentait autrefois que
dans des cas isolés, ne fut en usage jusqu'aux temps de
la complète dissolution chez aucun peuple ancien, sinon
chez les Perses. Seuls les Assyriens, contaminés par
l'exemple de leurs voisins, tombèrent dans cette er-
reur Mais nous savons que cette violation de la cou-
(5).
tume généralement observée n'a pas non plus existé de
tout temps chez les Perses, et qu'elle pénétra chez eux
seulement au temps de leur décadence postérieure. Ce
fut le misérable Cambyse qui introduisit cette atrocité.
Jusqu'à lui les Perses ne la connaissaient pas, quelque
soit l'abaissement dans lequel ils fussent déjà tombés (6).
Mais ceci ne dura pas longtemps, et ce premier crime
produisit un autre crime contre nature encore plus abo-
minable. En d'autres termes, nous trouvons quantité
de témoignages qui nous attestent que les Perses ne re-
culaient même pas devant le mariage avec leur propre
mère ou leur propre fille (7). Si nous devons ajouter foi

(1) Pausanias, 1, 7, 1, Memnon, Fragm., 14 (Mûller, Frag. hist. Grœc.


III, 534).
Hegesandri, Fragm., il (Mùller, Frag. hist. Grœc, IV, 416).
(2)
Euseb., Prœp., evang., 2, 1 (Viger., p. 48, d).
(3)

(4) V. Lasaulx, Studien, 425. Gornel. Nep., Cimon,i.


(5) Lucian., De sacrif., (13) 5. —
(6) Herodot., 3, 31, 2, 4, 5.
(7) Xenophon, Memor., 4, 4, 19 sq. Antisthenes, Fragm., 9 (Mûl-
Iach, Frag. philos. Grœc, 275).*Euripid., Androm., 473-175. Xanthus,
Fragm., 28 (Mùller, Ibid., I, 43). Bardesanes, Fragm. hist. Grœc, V,2,
HISTOIRE DE LA CIVILISATION HUMANISTE 197

au récit de Plutarque, un espace d'environ cent vingt ans


s'écoula jusqu'à ce que le pas fait par Cambyse ait pro-
duit ses conséquences dernières les plus honteuses. Ar-
taxerxèsll, surnommé Mnémon, connu par l'influence
que le harem exerça sur son long règne troublé, serait
lepremierquiauraitprisdeux desespropresiîlles comme
femmes (1). C'est sa propre mère qui, ayant dit-on re-
marqué sa passion, et qui faisant tous ses efforts pour
sauvegarder son influence, lui aurait donné ce conseil.
Sans doute ceci était même contraire aux lois perses (2).
Mais Parysatis lui représenta que c'étaient des lois qui
devaient leur origine aux Grecs détestés, qu'en tant que
roi des Perses, il était, comme Dieu, maître de ce qui
était bon et mauvais, et qu'en raison de cela, il était au-
dessus de la loi, qu'il tenait lui-même lieu de loi, qu'il

pouvait donc faire ce qu'il voulait (3). Ceci allait bien


à ce débauché royal, et il fit ce qui jusqu'alors avait été
considéré comme une atrocité par les Perses eux-
mêmes. Et l'effet de ce crime fut que la loi perse repré-
sentait de tels mariages comme une coutume religieuse
particulièrement agréable à la divinité (4). On voit avec
quelle rapidité s'étendun crime, et à quelle profondeur
il s'enracine quand il s'est une fois introduit quelque

part. Très peu de temps s'écoula avant que le mariage


avec la propre mère s'introduisit chez ce peuple, comme
étant une chose tout à fait naturelle. En tout cas, ce
dernier pas était un fait accompli au second siècle
avant Jésus-Christ. 11 est même possible qu'il fût déjà
effectué au temps d'Euripide, par conséquent encore au
temps d'Artaxerxès. Si loin peut aller l'égarement d'un
peuple noble et bien doué Preuve effrayante que la ci-
!

vilisation extérieure la plus fine, que le développement

83). Clem. Alex., Strom., 3, 2, 1 1 . 28. Clemens,


Tatian., Contra Grœc,
Recognit., 9, 20. Tertull.,Apol., 9; 1, Minuc. Fel.,
Nation., 16.
Octav., 31.Diogen. Laert, 9, 83 prœm. 7. Euseb.,;
Prxp. evangel.,
6, 10 (Viger., p. 2"/o, c. 279, a. Origen., Contra Cels., o. 27).
(1) Plutarch., Artaxerxes, 27, 1,3.- (2) Ibid., 27, i. — (3) Ibid.,
23, 3. — (4) Vispered., 3, 18.
198 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

du luxe le plus grand peuvent parfaitement se concilier


avec une décadence terrible de la vraie civilisation.
A part les cas que nous venons de citer, il n'y a, dit-
on, que quelques tribus arabes (1) dont la situation mo-
rale était tout à fait primitive, et que les anciens Bre-
tons (2) qui n'aient pas reculé devant le mariage avec
les plus proches parents de sang, même avec leur mère.
Mais Strabon, qui nous rapporte le fait, manifeste lui-
même des doutes sur l'exactitude de cette accusation.
La situation conjugale des Allemands était primitive-
ment beaucoup meilleure que celle des autres peuples,
non qu'ils fussent sans tache, car là où la polygamie est
admise, la pureté de vie laisse beaucoup à désirer. 11 est
vrai que seuls quelques Germains très riches usaient de
ce droit, etencorele faisaient-ils uniquement pour mon-
trer qu'ils étaient riches (3). Mais il était fâcheux que
cette mauvaise coutume fût considérée comme autori-
sée, et qu'on vît en elle un moyen de se distinguer de la
vulgaire populace. Pour le reste, il est certain que chez
nos ancêtres primitifs, la famille était dans une certaine
prospérité. La femme se rendait chez l'homme sachant
qu'elle devait être pour lui un soutien et une compagne
dans la guerre et dans la paix, dans le travail et dans le
danger (4). L'infidélité était très rare (5). Les mariages
étaient conclus seulement à un âge assez avancé, mar-
que certaine de la pureté des mœurs (6). Mais quelques
siècles plus tard, nous trouvons aussi chez les Germains
la vie de famille ébranlée comme elle ne pouvait l'être
davantage ailleurs. Les noms de Frédégonde, de Clo-
taire II et de Caribert disent tout. Les Germains du Nord,
influencés par la corruption romaine, avaient des con-
cubines en quantité (7). Le mariage entre frères et

(1) Strabo, 16, 4, 25. — (2) Id., 4, 5, 4.

(3) Tacitus, German., 18. — (4) Ibid.,


($)Ibid., 19. — (6) Ibid., 20.
(7) Weinhold, Altnordisches Leben, 248.
HISTOIRE DE LA CIVILISATION HUMANISTE 199
sœurs (1 ) et même avec des sœurs du second lit (2) n'é-
tait pas inouï. Les princes, comme Harald Schœnhaar,
avaient plusieurs femmes légitimes, et, en outre, des
concubines en aussi grand nombre qu'ils le voulaient,
et dont ils pouvaient changer à leur guise (3). Cette
coutume pernicieuse jeta bientôt de telles racines, et
régna à tel point dans toutes les tribus, que le Christia-
nisme dut longtemps pour en triompher (4).
lutter
L'histoire du mariage chez les Celtes s'écarte égale-
ment de la voie droite. Nous ne considérons pas comme
un idéal d'attribuer à la femme un rôle prépondérant
quand il s'agit de décider la paix et la guerre mais ce ;

qui est sûr, c'est que là où ceci a lieu, la femme occupe


une place honorable. Les tribus celtiques les plus an-
ciennes nous l'attestent (5). Un reste de l'antique estime
pour la femme temps de César, chez les
est qu'encore au
Gaulois, la fortune des époux était administrée en com-
mun, d'après un droit égal, et se transmettait par hé-
ritage de la même façon (6). Mais plus tard, comme
nous le voyons par Diodore, Bardesanes, et le récit de
Strabon (7), que nous avons déjà mentionné, la vie de
famille et l'honneur des femmes déclinèrent chez les
Celtes dans une mesure qui contribua pour la plus grande
partie à la ruine du peuple. D'ailleurs il n'en pouvait être
autrement par suite de l'influence du mal national qui
corrompait déjà les Grecs du temps d'Aristote (8).
C'est ainsi que nous pourrions suivre l'histoire du
mariage à travers tous les pays et tous les temps, jusque

(d) Weinhold, Die deutschen Frauen, (1) 243.


(2) Kaufmann, Deutsche Geschichte, II, 299. Weinhold, Die deutschen
Frauen, (i) 243.
(3) Geijer, Geschichte von Schweden, 1, 100. Cf. Dahlmann, Geschichte
von Danemark, I, 165.
(4) Weinhold, Altnordisches Leben, 249.
(5) Plutarch.,Virt. mul., 6 (Paris, 1868, III, 304). Polyaen. 7, 50
(Bouquet, Rec. des hist. des Gaules, I, LV, 699, a).
(6) Cœsar, Bell, gall., 6, 19.
(7) Diodor., 5, 32, 7. Strabo, 4, 4, 6. Bardesanes (Fr. hist. Grsec,
V, 2, 84). Euseb., Prœp. evangel., 6, 10.
(8) Aristot.,. Polit., 2, 6 (9), 6.
200 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

chez les malheureux Polynésiens qui nous offrent au-


jourd'hui le spectacle de la décadence la plus complète
au point de vue de la famille. Partout on trouverait le
même résultat, d'abord pureté, puis dégénération. Qui-
conque croit à l'honneur de l'humanité ne peut penser
que des situations aussi horribles qu'on appelle main-
tenant hétaïrisme, gynécocratie, droit de mère, exis-
taient à l'origine. Les sources attestent aussi que par-
tout, dans les temps anciens, le mariage était considéré
comme plus sacré parce que la femme était plus res-
pectée (1). La soi-disant gynécocratie de l'histoire
postérieure est, comme tout dérangement dans la si-
tuation assignée à la femme par nature, un témoignage
du recul du genre humain.
Ici nous avons malheureusement le droit de parler

de l'abaissement du genre humain tout entier, car si


nous prétendions être complets en cette matière, nous
devrions enregistrer presque tous les peuples et non
pas seulement quelques-uns pris isolémen t. Jusqu'à pré-
sent nous avons examiné les peuples soi-disant civili-
sés. Personne ne s'attendra à trouver une situation
meilleure chez les peuples plus grossiers. Les premiers
se sont déshonorés par la polygamie et les mariages
illégitimes, les seconds partagent avec eux la même
honte et y ajoutent encore la polyandrie comme les

Parthes (2), et comme un grand nombre de tribus du


Thibet (3),des Indes (4) du Lanzarota et de l'Améri-
que (5). Ces trois maux forment les derniers degrés de
l'échelle que nous devons maintenant descendre. Car
si on veut se représenter la chute du genre humain en
s'appuyant sur les faits historiques, il faut alors plon-

(1) Waitz-Gerland, Anthropol. der Natiwvœlker, VI, 122 sq.


(2) Bardesanes (Fragm. hist. Grœc, V. 2, 85). Euseb., Prœp.
evang., 6, 10 (Viger., p. 277, a).
(3) Schneider, Naturvœlker, II, 460. Hatzel, Vœlkerkunde, (1) III,
372 sq. —
(4) Ratzel, loc. cit., III, 442.

(5) Humboldt, Relse in die JEquinoctialgeg., I, 56. Schneider, loc.


cit., I, 284. Cf. Martius, Ethnogr. und Sprachenhinde Amerikas, 1, 121.
HISTOIRE DE LA CIVILISATION HUMANISTE 201
ger dans des abîmes profonds et sombres, abîmes qui
sont loin d'être réjouissants pour ceux qui y sont.
C'est une violation grave du mariage pire que la po-
lygamie et la polyandrie, quand une fois s'est intro-
duite chez un peuple la mauvaise habitude d'échanger
les femmes. Chez les Indiens, cette coutume est considé-

rée comme loi et droit dans toute son étendue (1). Des
nègres qui sont trop pauvres pour avoir plusieurs fem-
mes se dédommagent en échangeant les leurs entre
eux (2). A un degré encore plus bas est le louage des
femmes chez les Arraucaniens (3). Les prétendus ma-
riages de trois quarts chez les Arabes Hassaniyens (4),
en Nubie, complètentla mesure de cette catégorie d'abus.
Chez les Musulmans tout cela est permis comme légi-
time. Alli eut ainsi, dans le cours de sa vie, plus de deux
cents femmes à côté de Fatime. On raconte qu'un tein-

turier de Bagdad, qui mourut l'an 433 de l'hégire,


échangea plus de neuf cents femmes. A l'heure actuelle,
l'échange des femmes n'est pas rare chez les Bé-
douins (5).
Egalement hideux est le soi-disant mariage à l'essai
qu'on trouve chez les Indiens, pour l'espace d'une an-
née (6). Si ceux qui vivent provisoirement ensemble ne
se plaisent plus, ils peuvent alors se quitter et essayer
avec d'autres. En Perse, les mariages à l'essai sont de-
puis longtemps en usage. Déjà Omar se vit obligé d'in-
tervenir contre cette infâme coutume. Néanmoins elle

s'estmaintenue jusqu'à nos jours. Il en est de même


partout en Afrique (7).
Mais le pire est la destruction complète de tout vrai
lien du mariage par la communauté de femmes. Sous

(i) Schneider, loc. cit., I, 283 sq. ; 286, 289.


(2) Waitz, Anthropologie, II, 108.

(3) Ritter, Erdkunde, IV, 1, 325, Martius, loc. cit., I, 118.


(4) Peschel, Vœlkerkunde, (1) 230.
(5) Wahrmund, Gesetze des Nomadenthums, 14.
(6) Waitz, loc. cit., III, 105.

(7) Fraser, Darstellung. v. Persien (deutsch. v. Sporschil), II, loo,


II 44
202 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

ce rapport l'ancien monde s'est rendu presque univer-


sellement coupable. On dit que chez les Bretons, pères,
frères et fils possédaient leurs femmes en commun, au
nombre de dix à douze (1). Des auteurs modernes hési-
tent à le croire (2). Cependant, il faut remarquer que,
comme nous l'avons déjà fait observer autrefois, les
anciens attribuent généralement une grande barbarie
de mœurs à ces Celtes du Nord. D'ailleurs, il y a au
moins ici une apparence de vie de famille qui est sau-
vegardée. On peut dire la même chose des Massagètes.
Chez ceux-ci régnait ce qu'on appelle aujourd'hui les
mariages par clan. Chacun prenait sa femme, et celle-ci
trouvait dans les mains de son mari nourriture et abri,
mais elle n'était pas exclusivement à lui ; elle apparte-
nait à la communauté tout entière (3).
Mais dans d'autres tribus, il semble que soient effa-

cés les derniers vestiges d'une famille fermée, comme


par exemple chez les Nasamons (4), les Gindanes (5) et
les Ausenses (6), chez les voluptueux Agathyrses (7),
chez les habitants du Pont (8) et chez les Scythes Ga-
lactophages, sur l'honnêteté desquels on dit beaucoup
de bien (9). D'ailleurs des peuples dont la civilisation
était très différente sont sur le même pied sous ce rap-
port, comme par exemple Gelons (10) qui traitaient
les

leurs femmes comme des bêtes de somme, les Libur-

(j) Schneider, loc. cit., I, 290.


(2) Csesar, Bell. Gall., 5, 14. Bardesanes (Fragm. hist. Grœc, V, 2,
86). Clem. Rom., Recogn., 9, 24. Euseb., Prœp. evang., 6, 10 (277, a).
Dio Cassius,76, 12. Moore, History of Ireland (Paris, 1837), I, 143 sq.
Lappenberg, Geschichte von England, I, 14.

(3) Herodot., 1, 216, 1, 4, 172, 2. Neumann, DieHellenen in Skythen-


lande, I, 296 sq.
(4) Herodot., 4, 172, 2. Eustathii, Comm.in Dion.perieg., 209 (Millier,
Geogr. grœci, II, 253).
(o) Herodot., 4, 176. — (6) ld. r 4, 180, 6. — (7) Id., 4, 104.
(8) Tertull., Marc, 1,1.

(9) Nicol. Damasc, Fragm., 123, 3 (Mûller, Fragm. phil. Grœc, III,

460).
(10) Bardesanes (Fragm. hist. Grœc, V, 2, 84). Clemens Rom.,
Recogn., 9, 22. Euseb., Prœp. evang., 6, 10, p. 275, d.
HISTOIRE DE LA CIVILISATION HUMANISTE 203
niens (1), chez qui les femmes régnaient en maîtresses
souveraines, lesMosynoèques ou Mosynes (2), qui
étaient comptés parmi les plus grossiers de tous les
peuples anciens (3), les Ictyophages éthiopiens, dont
on dit qu'ils avaient perdu toute notion du bien et du
mal Bactriens (5), ce peuple
(4), et les si bien doué,
qui pouvait se vanter d'être un des plus anciens peu-
ples civilisés, et qui, en volupté et en dissolution, pou-
vait se mesurer avec tous les pays où l'excès de civilisa-

tion atteignit son plus haut degré.


une marque que ce n'est ni la pauvreté, ni la
C'est
civilisation, ni la richesse, mais exclusivement la déca-
dence morale qui est cause de ces crimes. Si nous con-
sidérons combien fréquent était dans l'antiquité ce
qu'on appelle aujourd'hui les mariages en commun,
dans quelle mesure les Spartiates se laissèrent aller à
cette coutume affreuse (6), et comment des esprits no-
bles, pour citer seulement Socrate et Platon, trouvaient

cela si peu choquant qu'ils auraient fait volontiers du


mariage de clan une loi générale de leur nouvel ordre
social, nous pouvons dire alors en toute réalité que le
Christianisme est devenu le sel de la terre. Car à qui le
monde doit-il, sinon à lui, d'avoir été préservé de la
pourriture complète et de la décadence entière ?

D'ailleurs, dans ce que nous avons traité jusqu'à pré-


sent, nous n'avons pas même mentionné les plus mau-
vais crimes que l'histoire relate contre le mariage, la

femme et la morale. Mais nous ne pouvons pas rappor-


ter ici les forfaits qu'on raconte des Bretons, des Cau-

(1) Nicol. Damasc, Fragm., ili (Millier, Fragm. hist. G'rsec, III,
638). Scylax Caryandensis, Periplus, 21 (Millier, Geogr. grœci, I, 27).
(2) Mêla, 1, 19. Diodor., 14, 30, 7. Xenophon, Anab., 5, 4, 33.

(3) Scymni, Chii orbis description 901 (Miiller, Geogr. grxc. minores,
i:, 334).
(4) Agartharchides, De mari erythrœo, 31 (Miiller, Geogr. grœci, I,

130). Diodor., 3, 15, 2.


(5) Bardesanes (Fragm. hist. Gr., V, 2, 84 sq.). Euseb,, Prœp.
evang., 6, 10, p. 276, b.
(6) Pauly, Real-Encyklop.,lV, 1645 sq. Dœllinger, Heidenth., 682.
204 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

casiens et de beaucoup de tribus indiennes (1). Ce que


nous avons raconté est déjà plus que suffisant. Nous
nous serions volontiers dispensés de dire tout cela, s'il
n'avait pas été nécessaire de montrer comment les Hu-
manistes traitent avec mépris la prétendue nature hu-
maine vraie et primitive, uniquement pour éviter la foi
à la surnature et à la chute originelle.
Mais que toutes ces dégénérations ne soient pas l'état

naturel, et doivent être considérées comme la décadence


profonde d'une nature jadis plus pure, et d'un mariage
envisagé à un point de vue plus élevé, voilà ce que les

peuples, même les plus mauvais, n'ont jamais oublié.


L'Écriture Sainte dit que dans les premiers temps
il n'en était pas ainsi. Au commencement, le créa-
teur fit un homme et une femme; et leur dit qu'ils ne
seraient plus deux, mais une seule chair (2). L'his-
toire du mariage dans chaque pays nous confirme ce
principe en dépit de toute décadence. La pureté du
mariage, qui n'est sauvegardée que dans la mono-
gamie, et l'indissolubilité du lien conjugal ont été pro-
fondément endommagées par une corruption multi-
ple. Et à cause de la dureté du cœur de l'homme,
Dieu a même expressément toléré, pendant longtemps
du moins, la polygamie et le divorce (3). Mais il n'a ja-
mais fait oublier entièrement qu'il n'en devrait pas être
ainsi, et que c'était mieux autrefois. Même là où la pra-

tique de la polygamie était la plus mauvaise, il y avait


pourtant une des femmes qui restait la femme dans le
sens proprement dit du mot. Ceci rappelle que la mo-
nogamie du mariage. En Chine,
est le seul état légitime

où la polygamie fut seulement permise plus tard, les


concubines ne sont guère plus que les esclaves de la
vraie femme (4). Chez les grossiers insulaires de Fidji,
un homme peut avoir cent femmes, mais parmi elles,

(1) Herodot., i, 203 ; a, 101. Strabo, 15, 1, 56.


(2) Matth., XIX, 8, 4, 5. — (3) Matth., XIX, 8.

(4) Ratzel, loc. cit., III, 595.


HISTOIRE DE LA CIVILISATION HUMANISTE 205
ily en a une qui est l'épouse (1). Il en était de même
chez les Mongols du moyen âge (2) et le même fait se

retrouve encore aujourd'hui dans la Tartarie (3), chez


les Chibchas dans la Nouvelle-Grenade (4), chez les Mi-
cronésiens (5), les Polynésiens (6) et la plupart des tri-

bus brésiliennes (7) qui vivent, c'est vrai, dans un état


de profonde barbarie, mais qui jadis avaient certaine-
ment des mœurs plus nobles (8). Même chez les Poly-
nésiens, toutes les débauches n'ont pas été capables
d'effacer cette idée. Nous voyons également cela dans
l'ancien Mexique, chez les Hindous et chez les plus
anciens Germains. La monogamie, reste d'anciens temps
meilleurs, y est encore à l'état de loi, mais les riches
passent déjà outre et ont plusieurs femmes (9). Comme
nous l'avons déjà mentionné, chez les Massagètes aussi,
les mariages entre un seul homme et une seule femme
étaient toujours reconnus comme légitimes, mais en
réalité, ils vivaient publiquement, et sans que personne

blâmât cette conduite, comme s'ils avaient ignoré les

liens du mariage et la famille (10).


11 résulte de tout cela, que, sous ce rapport, nous
nous trouvons en face d'un grand recul de l'humanité.
Primitivement, le mariage était un et indissoluble. Ses
déformations sont d'origine postérieure. C'est ce que
nous trouvons attesté d'une manière très claire chez
les peuples anciens. Quelque abominable que soit au-
jourd'hui la situation morale en Chine (11), il n'est
pourtant pas douteux que la monogamie y régnait à l'o-

(1) Waitz-Gerland, loc. cit., VI, 631.


(2) Jean de Plan Garpin, Voyages en Tartarie (A la Haye, 1735),
38.
(3) Hue, Souvenirs d'un voyage dans la Tartarie, I, 314 sq.
(4) Waitz, loc. cit., IV, 366. — (5) Ibid., V, 2, 107.
(6) Ibid., VI, 128.
(7) Martius, Beitrœge zur Ethnographie und Sprachenhunde Ameri-
kas, I, 117.
{S) lbid., I, 105 sq. — (9)Waitz, loc. cit., IV, 130.
(10) Herodot., 1, 216, 1. Strabo, 11, 8, 6.

(11) Hue G&bet,Voyage à travers l'empire chinois, 270 sq., 520


et sq.,
100 sq. Mémoires concernant Vempire des Chinois, IV, 196 sq.
206 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

rigine(l). Au malgré tous les abus, la


fond, elle est,
seule forme du mariage reconnue parla loi (2). Les
Thraces qui se livraient à la polygamie de la manière lg,
plus hideuse, et qui, par suite, réduisaient la femme au
dernier degré de l'abaissement (3), attestent expressé-
ment que cette coutume déplorable fut introduite chez
eux seulement dans la suite des temps, alors même
qu'elle était pratiquée à une époque assez reculée, c'est-
à-dire par le roi Dolonkus (4). Les Védas et Homère
nous disent que de fait nous avons un recul de
affaire à
l'humanité, recul dont les commencements remontent
aux temps les plus lointains de notre race. L'Ecriture
Sainte a jugé à propos, dans une chose aussi impor-
tante, de nous transmettre le nom de celui qui le pre-
mier a, par son exemple, conduit le monde sur cette
pente funeste. C'est Lamech (5) le meurtrier, le cin-

quième descendant de Caïn.


u.-Lama-
nière de trai-
A la pureté ou à la décadence du mariage sont natu-

. . .
ter les en- Tellement liés, de la manière la plus
L
étroite, le respect l
lants est aussi
ne P r e
ïa d é cade nce
^es en fan t s ou la violence exercée sur eux. Nous avons
des peuples,
déjà traité ailleurs (6) cette question, et, pour cette rai-
son, nous pouvons nous bornera tirer les conséquences
des faits que nous avons signalés. Or, sur ce domaine,
les résultats sont les mêmes que partout ailleurs. L'hu-
manité suit des voies qui la conduisent de plus en plus
bas. Avecla ruine de la famille qui augmente, les mauvais
traitements exercés à l'égard des enfants durent égale-
ment s'étendre de plus en plus. Maintes législations ont
cherché il est vrai à entraver ce crime (7), mais en vain.
La décadence une fois commencée, ses progrès furent

(i) Ratzel, loc. cit., III, 595. Du Halde, Beschreibung des chines.
Reiches, (1748) II, 143.
(2) Prichard, La Chine, I, 256.
(3) Heraclides, De rébus publ., 28 (Mûller, Fragm. hist. Grœc, II,

220).
(4) Arrian., Fragm., 37 (Mûller, loc. cit., III, 594). Eustathii, Com-
ment, in Dionys. perieg., 322 (Mûller, Geogr.grœc. min., U, 274 sq.).
(5) Gen., IV, 23. —
(6) Vol. I, Conf. XI, app. I, 9.
(7) Aristot., Polit., 7, 14 (17), 10. .Elian., Var. hist., 2, 7.
HISTOIRE DE LA CIVILISATION HUMANISTE 207

trop puissants pour pouvoir être arrêtés. Ce crime d'ex-


poser les enfants devint tellement général, que per-
sonne ne doutait plus que ce fût parfaitement autorisé.
Les esprits les plus nobles et les plus grands de l'anti-
quité : Socrate, Platon (1), Aristote, soutiennent sans
pudeur ces théories. Ce dernier n'hésite pas à conseil-
ler (2), là où des prescriptions d'État défendraient l'ex-
position des enfants sous peine de punition, un moyen
encore plus abominable que nous ne voulons pas nom-
mer, moyen en vertu duquel le même but est plus vite
atteint, et offre en même temps l'avantage d'échapper
plus facilement à l'intervention des lois.
Nous trouvons aussi chez les Germains le meurtre des
enfants. Tacite dit que la vie de l'enfant était sacrée pour
eux (3). Néanmoins, il n'y a aucun doute que le meurtre
des enfants n'était pas quelque chose d'extraordinaire
chez eux. Nous pouvons très bien atténuer cette con-
tradiction, en admettant qu'à cette époque, ce crime
n'était pas aussi fréquent qu'il le fut plus tard. Mais,
dans les siècles suivants, cette atrocité devint, on peut
bien le dire, une coutume générale parmi les Germains
païens. Toutes les légendes en sont pleines. L'histoire
nous atteste partout (4) ce fait, particulièrement dans le
Nord, par conséquent là précisément où les Germains
étaient le plus éloignés des influences étrangères, dansla
Frise (5), le Danemark, la Suède, l'Islande (6). Il fut

même érigé en loi et en droit (7) que le père avait la


complète autorisation de tuer un enfant, tant qu'il

n'avait pas été aspergé d'eau froide (8), — probablement


pour éprouver son endurance. — Ce fut précisément ce

(i)Plato, Republ, 5, 9, p. 460, c. 461, c. — (2) Ibid.,

(3) Tacitus, Germa., 19.


(4) Pfahler, Handbuch der deutschen Alterthùmer ,
(1865) 575 sq.
(5) Pfister, Geschichte der Deutschen,
829) I, 320.(1

(6) Holtzmann, German. Alterthùmer, 212. Weinhold, Altnord. Le-


ben, 260 sq. Geijer, Gesch. von Schweden, I, 101. Maurer, Bekehrung
des norwegischen Stammes zum Chrislenthum, II, 181.
(7) Klemm, Handbuch der germanischen Alterthumskunde, 226.
(8) Grimm, Deutsche Rechtsalterthùmer,kQ3, 455 sq.
208 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

point qui, dans les siècles postérieurs, offrit les plus


grandes difficultés à l'introduction et à l'affermissement
du Christianisme dans le Nord (1). Le peuple était fâ-
ché qu'une religion nouvelle voulût lui défendre une
chose qu'il considérait comme un droit inamissible, à
tel point s'était perdue la conviction meilleure d'autre-
fois, à tel point les Germains avaient changé en mal
sous ce rapport.
Nous avons donc encore une fois le droit de parler ici

de générations passées meilleures et de générations pos-


térieures déchues. Ceci peut se prouver clairement,
surtout en ce qui concerne la Chine. Le mal que nous
venons de mentionner n'y a peut-être pas atteint le
même niveau qu'à Athènes, à Sparte et dans la Rome
des Césars. En tout cas, il ne peut pas être pratiqué en
Chine d'une manière plus éhontée qu'il l'était dans
l'ancienne Grèce. Quoi qu'il en soit, on sait que les Chi-
nois sont mal famés dans l'opinion publique, à cause
de ce crime. La seule chose importante pour nous est
que chez eux, on peut citer exactement le moment à
partir duquel cette dégénération s'est établie. On ne
trouve pas de traces d'exposition d'enfants avant l'année
232 avant Jésus-Christ. Mais, à partir de cette date,
cette coutume devient chez eux une véritable épidémie
populaire, et se manifeste d'autant plus généralement
dans leur histoire que plus grande est la décadence d'une
époque (2).
40. — pu Si de la vie domestique,
*
nous passons
r
7
sur le domaine
traitement des
esclaves.
d e la vie publique, nous arrivons au même résultat.
Dans l'antiquité, l'esclavage n'était pas comme une ex-
croissance qui s'attache extérieurement au corps ;
il

forme plutôt la base de l'état social et civil ; il pénètre


la vie de l'état et de la famille tout entière. Semblable à
un cancer qui s'est formé des sucs corrompus de l'en-
semble, et dont le siège est à l'intérieur, il a nécessai-

(1) Maurer, Bekehrung des norweg. Stammes, I, 433, II, 273, 275.
(2) Mémoires concernant Vhistoire des Chinois, (1777) II, 396.
HISTOIRE DE LA CIVILISATION HUMANISTE 209
rement percé aa dehors et empoisonné ce qui n'était pas
corrompu.
Après ce que nous avons déjà dit à ce sujet (1), il est
inutile d'insister sur l'influence démoralisatrice de cette
terrible institution. Mommsen a dépeint en termes si-

nistres les ravages qu'elle a exercés : « Que celui, dit-il,

qui ose jeter un regard sur de tels abîmes, approfon-


disse l'océan de désolation et de misères qui se présente
à nos yeux dans le plus misérable de tous les proléta-
riats. Il est bien possible que les souffrances de tous les

nègres ne soient qu'une goutte d'eau comparées à celles


de l'esclavage romain (2).
Comme nous l'avons déjà indiqué, il faut voir dans
l'histoire de l'esclavage, une partie essentielle de l'an-
cienne histoire de la civilisation. En jugeant en effet la

vie antique, il faut le mettre dans la balance aussi bien


que la famille. Si tout cela est vrai, il n'est alors pas
difficile de résoudre la question de savoir si le monde a
avancé ou reculé.
Nous nous sommes déjà convaincus que les Grecs se
souvenaient d'un temps où l'esclavage n'existait pas,
aussi bien en Grèce qu'en dehors de la Grèce (3). Pour
ce qui est des tribus grecques, ceci ne peut se rapporter
qu'à des siècles très éloignés, inconnus. Par contre, Ti-
mée de Tauromenium raconte des Locriens qu'ils n'a-

vaient pas d'esclaves jusqu'à des temps très reculés, et


que l'esclavage s'introduisit chez eux seulement vers le

milieu du quatrième siècle avant Jésus-Christ (4). Selon


Aristote(5) et Polybe (6), cette indication de temps peut
n'être pas exacte, mais quand il faudrait la reporter un
peu plus en arrière, il y a une chose dont on ne peut

(1) Vol. I, Conf. XI, App. I, 3.


(2) Mommsen, Rœmlsche Geschichte, (6) II, 77.

(3) V. suprà, IV, 2.

(4) TimœusTauromen., Fragm., 67 (Mùller., Fragm. hist. Grœc, I,

207).
(5) Aristot., Fragm., 541 (Heitz, Paris, IV, 2, 274 sq.).

(6) Polybius, 12, 5, 8, 9.


210 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

douter, c'est que jadis l'esclavage n'était pas connu


chez eux. Ce renseignement est pour nous de la plus
haute importance, parce que nous avons affaire ici à
un peuple qui surpasse les Grecs en antiquité. Les Lo-
criens n'étaient pas de purs Hellènes, mais ils apparte-
naient à la race des Léléges, qui, avec les Pélasges,
avaient déjà habité la Grèce avant les Hellènes. Nous
avons donc une preuve certaine que cette institution
profondément immorale de l'esclavage, admise plus tard
comme naturelle par les Grecs, à l'époque où leur civi-
lisation était le plus florissante, était complètement in-
connue aux prétendues époques de grossièreté.
Dans les temps historiques, les Grecs proprement
dits ne savent pas autre chose, sinon qu'il y a des escla-
ves et qu'il doit y en avoir. Savoir si l'homme a le droit

de courber son semblable sous le joug de la servitude,


voilà une question dont ils ne s'inquiètent plus, telle-

ment cette institution a jeté de profondes racines chez


eux. Dans le palais d'Ulysse, il y a cinquante femmes
esclaves (1), et comme c'est sans doute dit, par exagé-
ration poétique, des milliers d'esclaves (2). On achète
une esclave favorite pour 20 bœufs (3), et on échange
du vin contre du fer, des bœufs et des esclaves (4). Ce-
pendant la manière dont ces pauvres êtres étaient traités
à cette époque, leur situation souvent libre et sûre,
même quelquefois estimée, leur conduite, montrent
qu'au temps d'Homère leur situation était au moins
supportable. Ils ont perdu la liberté, c'est vrai, mais à
part cela, ils sont traités humainement, abstraction faite
d'un point, sans doute le plus mauvais, c'est-à-dire du
droit que le maître avait de disposer de l'honneur et de
la vertu de l'esclave. Mais quand même ils étaient alors
traités avec humanité, Homère les considérait au point
de vue juridique comme des moitiés d'hommes. Quand

(1) Odyss., XXIT, 421.


(2) Odyss., XVII, 422. A/xwsç fxâ>a pvpioi.
(3) Odyss., I. 430. —
(4) IL, VII, 475.
HISTOIRE DE LA CIVILISATION HUMANISTE 211

un homme est destiné à devenir un esclave, dit Eumée,


Jupiter lui enlève la moitié de sa capacité et de sa
force (1). Quelques siècles plus tard, chez les Grecs dont
la civilisation était si fine, toute dignité humaine, toute
valeur, toute vertu, tout droit, furent enlevés à l'es-
clave.
A Rome, la situation des esclaves était tolérable à
l'origine. Dans les temps les plus anciens, ils mangeaient
en commun avec le maître (2). Plus tard, tout était
permis contre eux à celui-ci. Pendant quelque temps
aucun blâme et aucun reproche (3) n'atteignaientcelui qui
abusait de sa situation contre eux ;
plus tard parut cette
barbarie horrible qu'il est impossible de décrire. Nous
ne voulons pas même exagérer ce fait qu'il y avait des
hommes isolés, moitié animaux, qui, répondant au de-
•gré de leur civilisation, traitaient leurs subordonnés
non comme des hommes, mais comme des animaux.
Mais quand un philosophe ne peut plus résoudre la ques-
tion si, pendant une tempête, il faut jeter par-dessus
bord l'esclave ou le cheval (4), quand le droit lui-même
envisage l'esclavage comme la mort (5), alors nous
voyons bien que la voix de l'humanité est devenue
muette.
En souvenir qu'il y avait eu jadis des jours meilleurs,
où l'esclavage se présentait sous un aspect humain, cha-
que année, aux Saturnales, du 17 au 25 décembre, les
esclaves étaient remis dans leur ancienne situation.
Dans ces durs temps, cette fête étaitune espèce d'armis-
tice entre les maîtres et les esclaves (6), armistice mal-
heureusement trop court, et qui faisait sentir d'autant
plus amèrement aux pauvres créatures combien la si-
tuation ancienne, soi-disant si grossière, tranchait avan-
tageusement sur les mœurs nouvelles raffinées. Il
y
(1) Odyss.,X\U, 322 sq.
(2) Plutarch., Coriolan., 24, 9. —
(3) Ibid., 24, 7, 8.

(4) Cicero, Offic, 3,23,89.


(5) Dig., 35, 1, 1. 59, § 2 50, 17, 209.
;

(6) Epictet., Diss., 4, 1, 58.


212 HISTOIRE DE LÀ CIVILISATION DE L'HUMANISME

avait donc, au moins une fois par an, quelques heures


tolérables. Les esclaves passaient ces jours-là comme
jouissant des mêmes droits que le maître (1). Ils pou-
vaient lui jeter impunément la vérité à la face (2). Ils
étaient à table avec lui ; ils étaient même servis par
lui (3).

Les matrones romaines agissaient de la mêmemanière


avec leurs servantes le 1 er mars (4), en souvenir de ces
jours fortunés où les adorateurs de Saturne, les Abo-
rigènes, s'étaient fixés dans la Saturnie, l'Italie future.
A cette époque, il n'y avait encore point d'esclaves ; tous
étaient égaux en droit et en liberté (5).

u. — Des A côté des esclaves, on cite chez Homère encore d'au-


serviteurs
bres.
li- , •,
très serviteurs, sur la situation
i *j i* j 1 w
desquels ce poète ne
nous donne pas de détails. D'après la manière de voir
des anciens, c'étaient des colons libres (6) qui s'enga-
geaient à travailler moyennant salaire (7), et qui. par
conséquent, répondaient assez bien à la condition de
nos manants et de nos journaliers. Mais chez Hésiode,
ils apparaissent déjà comme des régisseurs sans maison
et sans enfants (8), incapables par conséquent de fonder
une propre famille. Bientôt nous les trouvons dans une
telle décadence, qu'ils ne pouvaient plus cultiver de
terres étrangères sans payer un prix de location très
élevé, et même sans mettre complètement leur personne
en gage. Ils étaient alors livrés sans défense aux riches
qui exploitaient, avec un manque de conscience com-
plet, la puissance du capital, et les écrasaient de plus en
plus (9). Pour ne pas les anéantir tout à fait, et l'état

(1) Plutarch., Sulla, 18, 8. — (2) Horat., Sat., 2, 7, 4 sq.


(3) Macrob., Saturn., !, 7.
(4) Ibid., i, 42.

(5) Justin., 43, 1


(œquato omnium jure).

(6) 0-/JTS; (Odyss., IV, 644 ; XI, 489) ; "Epiôoi (IL, XVIII, 550, 560).
Herod., 8, 137, 2. Aristot., PoL, 3, 3, (5) 3. Plato, Politicus, 29,
*
d 200 a
'(7) Odyss., X, 84; Cf. XIV, 102.

(8) Hesiod., Op., (Lehrs) 602


sq.
(9) Plutarch., Solon, 13, 3, 4.
HISTOIRE DE LA CIVILISATION HUMANISTE 213
avec eux, par la puissance de l'argent, Solon leur vint
en aide par sa législation, et leur assura une existence
qui, lors même qu'elle était nulle au point de vue poli-
tique, était du moins libre. Donc, ici comme partout,
se trouve le même progrès vers la décadence.
A l'esclavage se rattache, par bien des côtés, le sys- 12. — Du
système de
castes.
tème de deux proviennent de l'application
castes. Les
brutale du droit de guerre et de conquête. La tribu dans
laquelle le vainqueur s'est établi devient d'abord im-
puissante à se défendre, puis elle est privée d'honneur,
et enfin déclarée comme impure. Elle doit accomplir
tous les travaux bas et pénibles que le fier vainqueur
méprise ; elle est chargée de tout ce qui est gênant pour
lui, et de tout ce qui selon sa manière de voir est dé-
gradant (1). Mais elle est exclue des droits publics ; sa
postérité n'est pas digne d'un regard ou d'une parole
de sa part; c'est à peine si elle ose s'aventurer dans
son voisinage.
Les anciens possesseurs du pays ne sont donc pas ré-
duits au rang d'esclaves on les considère comme des
;

hommes libres, mais on méprise trop pour qu'un


les

des nobles veuille les avoir dans son voisinage. En ce


qui concerne les mauvais traitements extérieurs, il est
possible que le sort des esclaves soit plus déplorable,
mais l'oppression morale et la dépréciation de l'homme,
là où le système des castes est arrivé à son entier déve-

loppement, ne sont guère moins mauvaises.


11 faut donc chercher l'origine du système des castes

dans l'abus du droit de conquête et dans la grossière


haine des races, qui est un des pires fléaux du retour
des hommes à la barbarie.
Ce qui contribua le plus à son développement, ce fut
un autre mal profondément enraciné dans l'antiquité,
l'horreur du travail. Aucun homme libre ne s'abaissait
à travailler, à moins que le besoin ne l'y poussât, à plus

(1) Plin., 6,22 (19), 3.


214 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

forte raison le vainqueur dans le pays qu'il avait subju-

gué. Le travail pouvait être assez bon pour les vaincus,


mais tous les conquérants se considéraient comme no-
bles. Or plus les vaincus se donnaient de peine et s'in-
géniaient pour satisfaire leurs maîtres, et pour suffire
aux exigences de l'amour du faste, qui allait chaque
jour en augmentant chez eux, plus leur dextérité artis-
tique se développait.
En cela, les anciens ont raison de voir dans les castes
une institution qui eut une grande part au développe-
ment du progrès de l'industrie (1). Mais s'il y a aussi
des savants modernes qui l'admirent comme un luxe
que seuls les pays riches pourraient se permettre (2),
cela nous semble être une manière très basse d'envisa-
ger les choses, presque celle d'un homme vulgaire. La
grande masse toujours émerveillée pour la splendeur,
acclame les quelques milliers d'individus qui sont deve-
nus démesurément riches aux dépens de millions de
leurs concitoyens. Mais ceux qui n'ont pas l'occasion de
l'éprouver eux-mêmes ne pensent pas quelle somme de
misères est nécessaire pour que quelques hommes éta-
lent un luxe que paient des milliers de personnes.
N'avons-nous pas aujourd'hui assez d'occasions pour
observer comment des centaines de mille personnes son t

devenues incapables de se défendre, sont dénuées de


tout secours par ce démembrement et ce fractionnement
en atomes des possessions, lesquels ont contribué au
développement du système de castes ? Nous voulons
parler du système de la division du travail. Celui-ci
aussi a favorisé dans un certain sens le bien-être public
et la prospérité industrielle, mais chez la plupart, ceci

n'a eu' lieu qu'aux dépens de l'indépendance et de l'ai-

sance, et parle fait même, en définitive, au préjudice


de la société. Voici quelqu'un qui fait des rouages de

(1) Isocrates, Busiris, (11) 11. Diodor., 1, 74, 7. Xenophon, Cyrop.,


8, 2, 5, 6. Plato, Rep., 2, p. 369 sq. Bohlen, Das aile Indien, II, 33 sq.
(2) Spiegel, Eranische
Allerlhumskunde, III, 546.
HISTOIRE DE LA CIVILISATION HUMANISTE 215
montre un antre qui fait des lames de
parfaits, en voici
couteaux de poche admirables mais sortez-le de là, il ;

n'a d'intelligence pour rien. Si le manque de travail


vient à se faire sentir aujourd'hui, ou une autre cir- si

constance oblige l'ouvrier à ne compter que sur lui pour


se tirer d'affaire, il est alors incapable de gagner sa vie,
car ne peut adapter un manche à la
il lame. C'est une
conquête chèrement achetée. Hélas! L'humanité paie
souvent sa splendeur des prix inouïs !

Ce progrès matériel de l'industrie, qui a été la consé-


quence du système de castes, a été payé lui aussi un
prix terrible, inouï, parla plus grande partie du peuple,
et par conséquent par la société. Ce n'est qu'aux dépens
de la liberté et de la dignité personnelle que les castes
ont pu se développer. Les Hindous, qui étaient les meil-

leurs juges sur ce point, disent eux-mêmes que les cas-

tes doivent être expliquées par une décadence générale


de l'humanité Niebuhr a donc complètement raison
(1).

quand il dit Les castes ont toujours indiqué une déca-


:

dence, une conquête, une subjugation. Il est impossible


qu'un peuple se soumette volontairement à un tel sys-
tème (2).
La forme la plus primitive du système de castes est
celle que nous trouvons encore dans les siècles posté-
rieurs en Grèce, à savoir une classe régnante, celle des
conquérants et une classe asservie, celle des vaincus.
Tels, étaient les Pénestes en Thessalie, les Aphamiates
ou Clarotes en Crète, les Gymnésiens à Argos, les Cory-
néphores à Sicyone, les Célesyriens à Syracuse, les
Bithyniens à Byzance, les Mariandyniens à Héraclée sur
le Pont, et les plus connus de tous, les Ilotes à Sparte.
Dans les temps les plus reculés, tous les systèmes de
castes se bornaient sans doute aux Indes, à la différence

entre l'obscure population primitive dravidique, et les


peuples aryens éclairés, venus par immigration. C'est

(1) Bohlen, Das alte Indien, II, 144.


(2) Niebuhr, Vortrœge uber alte Geschichte, (1847) I, 66.
216 HISTOIRE UE LA CIVILISATION DE L HUMANISME

pour cette raison que la langue hindoue a, pour désigner


le nom de castes, le mot varna, c'est-à-dire couleur.

Mais l'injustice frappe toujours celui qui la commet.


Ce fut seulement l'insolence du vainqueur, par consé-
quent l'abus de la puissance, qui établit cette séparation
d'une manière si tranchée. Les nouveaux vainqueurs
appliquaient de gaieté de cœur aux habitants du pays
le principe que la force prime le droit. Il ne leur venait

même pas à l'idée que bientôt un certain nombre parmi


eux parviendraient au pouvoir en exploitant ce principe,
et prépareraient le même sort à leurs propres compa-

gnons de tribus qui ne pouvaient rivaliser avec eux en


richesses et en influence politique. Le fait ne tarda pas
à se présenter. Cette première injustice n'était que l'a-
cheminement vers une seconde, le développement des
castes proprement dites.
Il n'est pas facile de dire quand et où fut fait ce pre-

mier pas, signe d'une décadence à la fois morale et so-


ciale. Des modernes prétendent qu'il faut considérer les
Indes comme la patrie du système de castes. Aristote
en attribue l'introduction aux Egyptiens, au roi Sésos-
tris, qu'il considère comme plus ancien que Minos (1).

Mais que cette affirmation contienne peu ou beaucoup


de vérité, elle nous conduit en tout cas aune vérité im-
portante. Ce n'est que lorsqu'un peuple est descendu
au rang d'état conquérant, — car certainement ce n'est
pas un progrès, — qu'il est capable de ces situations
anormales.
Or, c'est ce qui arriva en Egypte sous Sésostris. Lors-
que ce roi voulut faire des Egyptiens un peuple conqué-
rant, un fléau des autres peuples, il avait besoin d'une
armée absolument libre de toutes chaînes envers la pa-
trie, d'une armée qu'il put jeter à tout moment soit dans

le pays soit en dehors. 11 choisit donc dans ce peuple


une élite de 600,000 fantassins, de 24,000 cavaliers et

(4) Aristot., PoL, 7, 9 (10), 1,3. Justin., 1, 1. Gtesias, Fragm., i

(Mùllerv, loc. cit., 12).


HISTOIRE DE LA CIVILISATION HUMANISTE 217
des servants pour 27,000 chars (1). Cette masse énorme
qui, comme on le comprend, ne fut pas toujours aussi
considérable (2), reçut comme possessions les contrées
les plus fertiles. Ceci ne peut se faire qu'en portant un
grave préjudice aux autres classes (3). Comme c'est na-
turel , l'idée de l'honneur militaire, et la nécessité d'être

toujours prêt à combattre et à marcher, ne permit pas


à la caste des guerriers d'exploiter par eux-mêmes leurs
riches propriétés (4). Tandis que ceux-ci se livraient à
leurs exercices ou s'enrichissaient dans leurs expédi-
tions par les rapines et les déprédations, les opprimés
et les spoliés devaient cultiver pour eux les terres dont
ils avaient perdu la propriété. Il ne manquait plus que
la possession et le métier soient rendus héréditaires
dans la caste des guerriers, — ce qui au fond allait de
soi, — et le système de castes était complet. C'est ce
qui arriva aussi en Egypte (5).
11 y avait donc deux castes : les guerriers ou nobles
et les non-guerriers.
11 fut pareillement inévitable que là où il existait un
sacerdoce estimé et héréditaire, celui-ci formât une caste
lui aussi. Comme le dit Aristote (6) : La formation d'un
état guerrier, héréditaire a commencé aux dépens des
classes ouvrières.
Ce que dit Strabon, qu'au commencement il n'y avait
que trois classes la première des soldats,
: la seconde
des agriculteurs et la troisième des prêtres, est donc en
pleine conformité.avec l'histoire (7). Nous aussi nous
distinguons trois classes, savoir : la classe agricole, la

classe enseignante et la classe guerrière. Le seul côté


défectueux était que la classe grossière qui ne sert qu'à
jeter la perturbation dans le genre humain, fût élevée

(1) Diodor., 1, 54, 4. —


(2) Herodot., 2, 30, 165, 166.

(3) Diodor., i, 54,6; 73, 7,8.


(4) Herodot., 2, 165, 166. Diodor., I, 74, 1,
(5) Herodot., 2, 166. Diodor., 1, 73, 9,
(6) Aristot., Polit., 7, 9, (10), i.
(7) Strabo, 17, 1, 3.
il 15
218 HISTOIRE DE LA. CIVILISATION DE L HUMANISME
au* premier rang et que les classes devinrent des castes
fermées.
Les autres castes se sont formées peu à peu des trois
que nous venons de citer, à mesure que se développè-
rent les besoins de la vie et les artifices de la civilisa-
tion .

Les récits relatifs aux castes égyptiennes varient. Hé-


rodote en compte sept (1 ). Evidemment elles n'ont pas
toutes pris naissance à la fois. L'une d'elles, celle des
interprètes, s'est même
formée aune époque très ré-
cente, sous Psammétique 1, où elle devint nécessaire
pour favoriser l'immigration (2).
Chez les Hindous non plus, le système de castes n'a
pas existé dès le commencement. Nous n'en découvrons
pas trace dans les temps les plus anciens. Les hommes
élaient alors égaux en droit et en dignité, comme en
valeur et en liberté. Primitivement, il n'existait de dif-

férence qu'entre ceux qui pouvaient offrir des sacrifices,


servir d'intermédiaires entre Dieu et les hommes, et

ceux qui ne pouvaient pas offrir de sacrifices (3). En


d'autres termes, les temps primitifs ne voient, chez les
Hindous, comme partout ailleurs, qu'une seule diffé-
rence, ceux qui sont prêtres et ceux qui ne le sont pas.
Mais alors le sacerdoce n'est pas encore une caste ; il

est exclusivement un état muni de pleins pouvoirs par-


ticuliers.
Les parties les plus anciennes du Rigvéda ne con-
tiennent à ce sujet que de faibles indications qui, si l'on
veut, peuvent être regardées comme une préparation
à une distinction postérieure de castes. Mais le déve-
loppement complet des quatre castes principales ne se
manifeste clairement que plus tard, dans les parties les

Herodot., 2, 16 4.Plato, Timœus, 3, p. 24, a. b. Isocrates, Busiris,


(1)
(11)15. Diodor., 1, 73, 74. Cf. Lenormant, Histoire ancienne de l'Orient,
(2) I, 127-132.

(2) Herodot., 2, 154, 2.

(3) Lassen, Indische Alterthnmskunde, (2) I, 941 sq., 944.


HISTOIRE DE LA CIVILISATION HUMANISTE 219
moins anciennes de l'œuvre (1). On admet ordinaire-
ment que ces dernières furent constituées entre les an-
nées 543 et 477 avant Jésus-Christ. Si c'est vrai, les
castes hindoues étaient déjà formées à la fin du VI siè-
cle avant Jésus-Christ.
Mais ce qui n'est pas clair, c'est quand, d'où et com-
ment ont pris naissance. Ont-elles été empruntées à
elles

l'Egypte? Sont-elles nées dans le pays? Jusqu'à présent


nous pouvons seulement dire avec certitude qu'elles
se formèrent aux Indes, après que les peuples occi-
dentaux se furent séparés delà souche aryenneprimitive.
Ici la raison fut probahlement la même qu'en Egypte.
Les Hindous ne furent jamais un peuple guerrier pro-
prement dit. Néanmoins il se montre belliqueux au
temps le plus ancien et le meilleur de son existence, ou
du moins à l'époque moyenne, tandis que plus tard, il
tomba dans une mollesse sans borne. La guerre chez les
Hindous n'était pas une affaire nationale, mais une en-
treprise privée, comme cela avait lieu la plupart du
temps chez les Germains. Dans ces luttes sans fin des
Kourous et des Pandous, que chante le Mahabharata, les
guerriers obtinrent également une importance exces-
sive aux dépens de la société tout entière. Il n'est peut-
être aucune nation sur terre, chez qui les soldats aient
vécu dans une condition aussi exceptionnelle. Le carac-
tère de ce peuple rendit plus facile que n'importe où la
subjugation des classes inférieures. Les guerriers ne
s'appliquaient qu'au métier de la guerre. Ils ne s'occu-
paient ni des armes, ni de tout ce qui était nécessaire
pour combat. Les autres étaient obligés de leur four-
le

nir tout cela, de nettoyer leurs armes, de soigner les


animaux, et de les tenir toujours prêts. S'attendant à
tout moment à se mettre en campagne, ils vivaient aux
frais publics, dans une abondance et une volupté roya-
les (2). Une telle situation explique facilement la for-

(1) Rigveda, 10, 90, 12.


(2) Arrian., Ind., 12, 2-4. Strabo, 15, 1, 47.
220 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

mation des castes parle même moyen, et de la même


manière qu'en Egypte.
La plupart des anciens auteurs parlent de sept castes
hindoues, sans doute pour imiter l'Egypte (1). Mais il

nyenaà proprement parler que quatre, qu'on peut sub-


diviser, ce qui forme le nombre sept (2). Avec le temps,
quand le peuple se fut fractionné par suite de cette ins-
titution, il se forma des castes mêlées en telle quantité
qu'on croyait pouvoir les évaluer à quatre-vingt dix-
huit (3). Aujourd'hui encore de nouvelles castes peu-
vent se former, et de nombreuses subdivisions se for-
ment en réalité. 11 y en a qui vont jusqu'à distinguer
1886 classes de Brahmanes et 590 subdivisions de
Kschatria (4)".

Il est inutile de dire quelle profonde décadence de


l'idéed'humanité se manifeste dans la forme du système
des castes hindoues. Avec lui la pensée à Funité du genre
,

humain, à la communauté des fins et des intérêts ne peut


plus exister. Un esclave, quelque malheureux que soit
son sort, a du moins toujours l'espoir de recouvrer sa
liberté, ou de voir ses descendants arriver un jour à une
situation respectée. Un Çudra au contraire sait que ses
enfants, même à la millième génération, seront comme
lui. Le paria et les Tschandâlî meurent avec la triste

certitude que, pour leur tribu, il n'y aura aucun hon-


neur, aucun espoir ici-bas tant qu'elle existera.
Outre les pays que nous venons de citer, l'Arabie
Heureuse avait le même système de castes (5). Savoir si
elle l'a emprunté aux Hindous ou aux Egyptiens, comme

(1) Megasthenes, Fragm., I, 29 sq., 35, 36 (Mùller, Fraç/m. hist.


Grseç. II, 405 sq., 427 sq. Diodor., 2, 40, 41. Arrian., Ind., U, 12.
y

Strabo, 15, 1, 39-49. Ludwig, Rigveda, III, 216-247. Lenormant, Histoire


ancienne de VOrient, (2) III, 237 sq.
(2) Plinius, 6, 22 (19),
2.

(3) Paulin de
St-Barthélemy, Voyage aux Indes orientales (1808),
II, 119-172. Dubois, Mœurs de llnde, I, 1,216.

443.
(4) Ratzel, Vœlkerkunde, (1)
III,

Strabo, 16, 4, 25. Agatharchides, 101 (Mùller, Geogr. grœci,


(5)
I. 189).
.

HISTOIRE DE LA CIVILISATION HUMANISTE 221

Forbigerle croit (1), ou si elle l'a créé elle-même, voilà


ce qu'on ne peut pas dire. D'ailleurs peu nous importe.
Des vestiges s'en sont conservés jusqu'à présent dans la

caste des parias de l'Arabie du Sud, les Akhdâm ou


Choumr (2).

Nous trouvons en outre une constitution de castes


chez les anciens Ibères (3), et dans les temps modernes
chez beaucoup de tribus des Papouas, des Malais et des
Polynésiens (4).
Sans doute, en lisant les récits des voyageurs, nous
ne pouvons pas nous empêcher de croire qu'ils confon-
dent un solide groupement de classes avec la constitu-
tion de& castes. Or
deux choses diffèrent essentielle-
les
ment Tune de l'autre. Un groupement de classes parfois
très accentué s'est également formé en Europe. Mais le
système de castes, au sens proprement dit du mot, ne
s'y est jamais introduit, sinon au début de la conquête,
-es Celtes avec leurs druides en furent peut-être les plus
près. Des étrangers pouvaient pourtant être admis dans
cette classe (5) ; y a de particulier dans le
mais ce qu'il
système de castes, c'est que quelques-uns qui possèdent
la puissance, l'honneur, le bien-être aux dépens de la

totalité, s'entendent pour créer une institution qui leur


assure pour toujours, à eux et à leurs descendants,
ce même état de bien-être, mais met tous les autres
dans l'impossibilité de franchir, malgré leur application
et leurs capacités, les limites de leur caste.
Or, c'est la raison principale pour laquelle cette ins-
titution doit être considérée comme un grand reeuldans
l'histoire de la civilisation, et une espèce de paralysie
des muscles pour les peuples qui la possèdent.
nous avons suffisamment d'évé-
L'histoire à la main, 13. - Les
.

j . , prétendus
nements regrettables pour nous croire dispenses du états déna-
ture.

(1) Forbiger, Alte Géographie, II, 733.


(2)Maltzan, Reise in Sùdarabien, 182 sq. Ratzel, loc. cit., (I) III,

25, 153.
(3) Strabo, il, 3, 6. — (4) Peschel, Vœlkerkande, (1) 254.
(5) Cœsar, Bell, gall., 6, 13. Mêla, 3, 2.
222 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

travailfastidieux d'entasser encore des preuves plus nom-


breuses, destinées à confirmer qu'en réalité le progrès
soi-disant continu n'est pas comme on veut bien le

dire.

y a cependant encore une chose que nous devons


11

toucher. Elle forme une des pages les plus hideuses de


l'histoire, et malheureusement elle est devenue le champ
de bataille sur lequel la science moderne dirige le com-
bat contre la doctrine de la Révélation. Il s'agit de l'état

de nature et des peuples de nature.


On peut se convaincre ici quelle absence de nature
doit être logiquement considérée comme vraie huma-
nité, lorsqu'on nie la chute par le péché. Ici l'Humanis-
me lui-même a donné, à sa honte, des preuves de son
manque de sincérité, de sa haine pour la vérité, de son
retour à la barbarie morale. Aucune expression ne sau-
rait être assez forte, quand on voit quels forfaits des sa-
vants et des hommes lettrés approuvent, uniquement
pour ne pas être obligés de rendre témoignage à la vé-
rité que l'humanité est tombée dans une décadence ter-

rible. Us appellent le parricide un effet de la nature, et

l'action de manger ses parents malades ou morts un fruit


normal du développement de l'intelligence, de la no-
blesse des sentiments et de la tendresse, pour la seule
raison que les peuples de nature se livrent à ces abomi-
nations.
Malheureusement, les exemples de telles atrocités
qu'on ose représenter comme l'expression véritable de
la nature humaine primitive, ne sont pas rares. Ici,

presque tous les peuples fournissent leur contingent.


Aux Indes, on trouve depuis un temps très reculé déjà,
les mauvais traitements et même l'abandon des vieil-

lards (1). Les Allemands (2) et les Prussiens (3) n'hési-


taient pas à tuer leurs parents infirmes qui étaient de-

(1) Kaegi, Rigveda, (2) 148 sq.


(2) Grimm, Deutsche Rechtsalterlhùmer, 486 sq.
(3) Hipler, Christl. Lehreund Erziehung in Ermland, 3.
HISTOIRE DE LA CIVILISATION HUMANISTE 223
venus une charge pour eux. Les Massagètes coupaient
les vieillards en morceaux et les mangeaient en y ajou-
de la chair de mouton (1). De la même façon agis-
ttant
saient aussi les Derbiques (2), les habitants du Cau-
case (3) et ceux du Pont (4).

Nous admettons qu'en agissant ainsi; beaucoup


comme les Derbiques (5), par exemple, croyaient té-

moigner de l'amour à leurs parents, et leur épar-


gner une mort misérable précédée d'une longue et dou-
loureuse maladie. Les Mongols avaient coutume de
manger leurs parents morts, pensant ainsi leur donner
la sépulture la plus honorable (6). Mais n'est-ce pas

précisément une preuve de décadence incroyable, que


des hommes s'égarent au point de faire disparaître de
cette vallée de larmes, par un moyen si horrible, ceux
leur sont chers? D'ailleurs les cas sont rares où un
kqui
reste d'amour naturel uni à un instinct de sauvagerie
presque animal produisait de telles coatumes. j

Nous ne craignons pas de nous tromper en leur don-


nant ordinairement pour cause le motif le plus bas qu'on
puisse imaginer, c'est-à-dire la tendance de se défaire
des parents devenus inutiles et à charge.
C'est un dur jugement: mais il s'impose véritable-
ment à nous si nous considérons les faits. Les anthro-
pophages de l'Afrique centrale avouent à Stanley qu'ils
Font attaqué, lui et ses compagnons, uniquement pour
les'manger, car, disaient-ils, ils mangeaient les étran-
gers comme leurs femmes ou leurs maris devenus
vieux (7). Les Hérules obligeaient leurs parents à les
prier de hâter leur mort. Alors ils dressaient un bûcher,

(1) Herodot., 1, 216, 2. Strabo, li, 8, 6. Eustathii, Comm. in


Dionys. perieg., 129 (Mùller, Geographi </ra?ci, II, 346).
(2) Strabo, H, 11, 8.
(3) Id., 15, 1, 56. Cf. Mùller (Fragm.hist. Gr., II, 425, 34).
(4) Tertullian., Adversus Marc, 1, 1.

(5) Prœparat. evang. (Viger), 1, 4, p. 11, d.


(6) Rubruquis, Voyage en Tartarie, c. 28.
(7) Volz, Stanleys JReisedurch den dunkeln Welttheil, (1881) 287.
224 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

y mettaient les malheureux, leur faisaient donner le

coup de grâce par quelqu'un n'appartenant pas à la fa-

mille et brûlaient les cadavres (1). Les Tibaréniens


précipitent en bas de la montagne la plus proche les
vieillards affaiblis par l'âge (2). Les Mèdes (3),. les Bac-
triens (4) et les Hyrcaniens (5), les jettent aux chiens
et aux oiseaux de proie. Les Padéens préfèrent les man-
ger, tant qu'ils sont mangeables, plutôt que devoir leur
chair rendue inutilisable par mort (6). Les Cas-
la

piens les enferment et les laissent mourir de faim (7).


Les Indiens (8) et les Hottentots (9) continuent leur
route, tandis que celui qui ne peut plus suivre reste là
exposé ou à mourir lentement de faim, ou promptement
par la dent des bêtes sauvages. Dans les îles Carolines,
on met les vieillards dans une barque et on les livre
aux caprices des vagues (10). Les insulaires de Fidji (11)
Polynésiens (12) les étranglent. Les Battas, à Su-
et les

matra, les mangent comme si c'étaient des prisonniers


de guerre et des criminels condamnés à mort (13). Ici

tout embellissement des choses est inutile.


La plupart de ces peuples nous donnent donc des
preuves plus que suffisantes que ces forfaits, qu'on ap-
pelle développement naturel et tendresse touchante, ne
sont qu'une dégénération postérieure (14).
La voix de la nature et de la raison dit à tout homme

(1) Procop., Bell. Goth., 2, 14.


(2) Euseb., Prœp. evangel., 1, 4, p. 11, d.
(3) Ibid., 6, 10, p. 277, d. Plutarch,, Alex. Fort., 1, 5.
(4) Euseb., loc. tit., 1, 4, p. 12, a. Strabo, 11, 11, 3.
(5) Gicero, Tuscul., 1, 45. Plutarch., Utrum vitiositas ad infelic.
suff., 3 (Paris, 1868, 111,604). Euseb., loc. cit., 1,4, p. H, d.
(6) Herodot, 3, 99, 1. — (7) Strabo, 11, 11, 3.

(8) Catlin, Manners of the North American Indians, I, 216.


(9) Collection de toutes les descriptions de voyages (Leipzig, 1749,
V. 167).
(10) Waitz, Anthropologie dcr Natarvœlkerkunde, V, 2, 150.
(11) Ibid., VI, 638-641. — (12) Ibid., VI, 397.
I, 188 sq. Ratzel, Vœlkerkunde, (1) II, 377.
(13) Ibid., V,
Waitz, loc. cit., V, 1, 189. Marti us, Ethnographie und Sprachen-
(14)
kunde Amerikas,!, 3 sq., 134.
HISTOIRE DE LA CIVILISATION HUMANISTE 225
impartial que de tels faits sont une désertion de la na-
ture humaine. Les Perses croyaient qu'on n'avait jamais
vu personne attenter à la vie de ses parents. Un parri-
cide était la preuve la plus frappante que le criminel
était un enfant illégitime (1). Les Romains croyaient
que Thomme pouvait tomber si bas qu'il était capable
de transgresser les lois les plus naturelles et les plus
sacrées. Mais cette décadence extérieure, et celle-ci —
se manifeste dans l'atteinte portée aux parents, — il

fallait la punir d'une manière extraordinaire. C'est


*

pourquoi ils cousaient cet homme dans un sac de cuir


et le jetaient à l'eau. Ils ne voulaient pas le jeter aux
bêtes fauves, car ils craignaient qu'une telle nature ne
les rendît encore plus sauvages. Ils ne le jetaient pas
dans l'eau sans enveloppe, car ils craignaient que ce
monstre nel'empoisonnât (2).
Icinous devons répéter encore une fois combien no-
tre procédé est différent de celui de nos adversaires dans
cette question du progrès ou du recul du genre hu-
main. Nous la considérons comme une question abso-
lument historique nous nous servons de preuves cer-
;

taines que nous examinons toujours avec prudence,


même avec défiance, et, nous nous rapportons de pré-
férence à l'histoire indiscutable de peuples qui laissent
derrière eux un passé de milliers d'années connu de
tout le monde. Nos adversaires au contraire nous ren-
voient à des périodes historiques inventées à plaisir, sur
.lesquelles chacun peut penser ce qu'il veut, et sur les-
quelles de fait chacun aune opinion différente, parce que
personne ne connaît rien de certain les concernant. Ou
bien, ils nous conduisent chez des peuples, qui, aéro-
lithes de î'humanité, existent peut-être seulement de-
puis quelques siècles comme peuples, chez des peuples
qui n'ont point d'histoire, point de souvenirs et point
de légendes, et ils voudraient que nous considérions la

(1) Herodot., d, 137, 2.


(2) Cicero, Pro Roscio Amer., 25, 26.
226 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

triste situation d'aujourd'huicomme l'état primitif de


leur civilisation, même comme la condition primitive
du genre humain tout entier! Et alors, il nous faudrait
croire sur parole, sans autre examen, toutes les hypo-
thèses sans fondement et les conclusions arbitraires
qu'ils en déduisent en un clin d'œil, avec la célérité d'un
prestidigitateur, uniquement parce qu'ils nous les af-
firment !

Nous avons le que ce qu'on nous ensei-


droit de dire
gne sur les peuples de nature ne repose sur aucun fon-
dement. Non seulement ce n'est ni prouvé ni prouvable
historiquement, mais ce n'est ni plus ni moins qu'im-
possible. Rocholl, qui d'ailleurs n'accepte nullement
sans réserve cette supposition qui ne tient pas debout,
croit qu'on peut prouver que ces peuples de nature sont
les restesdu plus ancien degré de civilisation, par cer-
taines plantes arriérées que Oswald Heer prétend avoir
découvertes à Madère (1). Sans trancher la question de
savoir s'il existe des plantes qui se développent et des
plantes qui ne se développent pas, nous répondons qu'un
simple état stationnaire n'est pas possible parmi les
hommes. Un savant qui pendant trente ans ne -travaille
plus à son instruction ; le caractère le plus noble qui ne
déploie plus son activité morale, ne s'arrête pas au point
qu'il a atteint, mais diminue et recule.
il

Si ceci s'applique déjà aux individus, à plus forte rai-


son il s'applique à des peuples et à des tribus tout en-
tières.Personne ne croira que les Juifs d'aujourd'hui
ressemblent aux contemporains de David. Personne ne
cherchera dans les Indiens actuels les habitants de l'A^
mérique découverts par Cortez etPizarre. Et alors ces
peuples grossiers qui, par l'éruption des passions les

plus sauvages, s'effritent chaque jour comme un volcan,


se morcèlent et se fractionnent dans les luttes les plus

sauvages, seraient les témoins immuables de ce que la

(1) Rocholl, Philosophie der Geschichte, II, 143 sq.


HISTOIRE DE LA CIVILISATION HUMANISTE 227
nature humaine était y a des milliers d'années Non
il ! !

Jamais Ils sont relativement à la* vraie nature humaine


!

ce que le Talmud et la Kabbale sont par rapport à l'An-


cien Testament, ce que les Coptes, les Abyssins, les
Nestoriens perses sont par rapport au Christianisme. Ils

possèdent des restes de civilisation primitive, personne


ne le nie, mais ces restes on ne peut pas plus les distin-
guer que l'eau des torrents dans la mer. Us sont mé-
langés de toute espèce d'éléments hétéroclites, et défi-
gurés de telle sorte qu'on ne peut les reconnaître, comme
l'histoire dans ne sont pas
la légende. Bref, ils les dé-
bris de l'ancienne civilisation première, mais ils sont
les témoins de sa ruine ; ils ne sont pas privés de civi-
lisation, mais ils sont les victimes d'une civilisation
fausse.
L'exemple de la formation des légendes est peut-être
parmi tous celui qui s'applique le mieux ici. La légende
suppose des souvenirs historiques mais personne n'est ;

en état d'établir l'histoire par elle, car on a trop rejeté


celle-ci ; on lui a trop ajouté, on l'a trop défigurée. C'est
ainsi que s'explique ce mélange de civilisation et de bar-

barie, de nobles traits et d'horribles dégénérations que


nous trouvons chez ces peuples. Les Bochismanes
sont encore plus sauvages et plus féroces que les Hot-
tentots, mais leur langage élégant et riche est le résul-
tat d'un profond travail intellectuel. Les Australiens,
qui pourtant sont très sauvages, ont une mémoire admi-
rable, une étonnante pour former des mots nou-
facilité

veaux et des langues dont les déclinaisons ont dix-huit


cas. Les Malais se distinguent généralement par une
grande éloquence, les nègres par leur facilité à appren-
dre les langues étrangères. Inutile de faire ressortir les
côtés défectueux qui déparent ces qualités. Mais c'est à
peine on trouverait un de ces soi-disant peuples de
si

nature qui ne donnât pas des marques d'une civilisation


élevée ou qui, du moins, n'eût pas de dispositions pour
elle.
228 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

D'un autre côté, ces peuples de nature pourraient se


plaindre ajuste titre qu'on interprétât chez eux tant de
choses comme des signes de manque de civilisation pri-
mitive, alors que ces marques se trouvent également
chez les peuples les plus raffinés, et dans les temps de
la pseudo-civilisation la plus corrompue. Le vieux Stra-
bon a déjà été surpris devoir comment les pratiques

d'une sensualité raffinée s'accordaient parfaitement


dans la sauvage Comane et dans la délicate Corinthe (1 ).

Les Mosynoèques passaient pour un des peuples les

plus grossiers de l'antiquité. Parmi tous les peuples,


c'étaient eux qui se distinguaient le plus des Grecs par
leur manière de vivre. Malgré cela, ceux-ci durent
avouer eux-mêmes qu'ils étaient sur le même pied
qu'eux au point de vue des débauches (2). Les Conquis-
tadores espagnols, et plus tard des voyageurs, trouvè-
rent, les premiers, chez les peuples primitifs d'Améri-
que, les seconds, chez les Australiens et les Polynésiens,
des mœurs si voluptueuses, que c'est tout au plus s'il
y
en avait de semblables dans la Rome des Césars, à la

cour des rois de Perse chez >


les Califes, et dans la boue
e
du XVIII siècle.
Si donc on consultait l'histoire, elle attesterait qu'elle

ne connaît pas de véritable état de nature. Ce qu'on ap-


pelle ainsi n'est que la dégénération de la nature, la dé-
cadence et un grand recul de l'humanité. Si jamais une
parole signifie le contraire de ce qu'elle exprime, c'est
bien le cas pour celle-ci. D'un côté nous trouvons chez
ces soi-disant peuples de nature des vices qui n'appar-
tiennent qu'à une civilisation foncièrement corrompue ;

d'un autre côté ils ont sauvé du milieu d'un chaos de sau-
vagerie où ils étaient plongés, des restes d'idées morales
très élevées, comme les grossiers Botécudes qui ont un
mot exprès pour désigner la pudeur (3), et se conduisent

(l)Strabo, 12, 3, 36.


(2) Xenophon, Anab., 5, 4, 33, 34.
(3) Peschel, Voelkerkunde, (1) 152.
HISTOIRE DE LA CIVILISATION HUMANISTE 229
sous bien des rapports avec une grande délicatesse, de
sorteque toutes ces choses sont dans une contradiction
criante avec leur vie et leur manière d'agir (1). Si ces
grossièretés des prétendus peuples de nature ne sont
pas une profonde décadence morale si ces bons côtés ;

qu'on trouve en eux ne sont pas des restes de temps meil-


leurs, alors il n'y a jamais rien eu sur terre qui fût sûr
et indéniable.

Une preuve qui a bien sa valeur aussi pour ce fait, est


14. — La
persuasion
générale et
lacroyance générale de l'humanité. Aucune fiuesse de ancienne que
l'humanité a
langage ne peut pallier que le monde descend plutôt de son recul.

qu'il ne monte. Ce sont non seulement les panégyristes


irréductibles des anciens temps, non seulement les con-
tempteurs pessimistes du présent, qui représentent par-
tout la pensée qu'un jour l'humanité fut dans un é(at
plus élevé, et que, dans la suite, elle a décliné mais il
;

y a aussi des esprits bons et modérés qui pariagent ces


vues. Si le monde a* fait des progrès en inventions ex-
térieures, disent-ils, il ne peut nullement se vanter d'a-
voir fait la même chose au point de vue intellectuel et
moral. Nous croyons que c'est bien la conviction du cœur
humain, en ce qu'il n'y a jamais eu personne qui, sous
l'impression des événements de la vie, n'ait pas parlé
involontairement de la sorte, quelle que soit d'ailleurs
la sévérité dont preuve dans ses jugements.
il fasse
Cette croyance universelle en ce qui concerna notre
question s'accorde parfaitement avec le témoignage de
l'histoire. On fera bien de ne pas tant exagérer nos pro-
grès extérieurs relativement au temps passé, si on ne
veut pas être démenti par les faits . Il est discutable
aussi si, avec toutes les inventions modernes, nous som-
mes supérieurs aux mécaniques desanciens, comme
arts
nous aimons sans cesse à nous le répéter. Que l'époque
où nous vivons dépasse en grandiose et en habileté ar-
tistique d'architecture les Egyptiens, les Hindous et les

.(1) Cf. Conf., VA, 3.


230 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

Grecs, qu'elle puisse créer une seconde Palinyre ou une


seconde Baalbeck, voilà ce qu'elle n'a du moins pas en-
core prouvé par des faits. Les découvertes qu'on a faites
danslespyramidesdeDachour, les trouvailles étrusques,
mycéniennes et troyennes, nous montrent que les di-
vers arts , surtout l'orfèvrerie , étaient , vers l'an
2000 avant Jésus-Christ, à une hauteur que la techni-
que moderne n'imite qu'avec peine (1). Les plus habiles
polisseurs de pierres de l'Europe, dit Maler, seraient
ravis d'admiration devant les chefs-d'œuvre artistiques
que les anciens Américains ont faits avec des pierres pré-
cieuses, avec la pyrite, l'obsidienne, la plus fragile de
toutes les matières (2). On ne saurait assez s'étonner de
la grandeur et de l'élégance de leurs édifices. Dans la

construction des routes, et dans l'organisation de la


poste, ils surpassaient peut-être les Romains (3).
Dans nous n'essayons pas même
les sciences pures,

de dépasser les anciens, à moins que nous ne fassions


comme la marotte de G. Bruce Halsted, que nous ne dé-
criions les principes d'Euclide comme une vétille insigni-
fiante, ou que nous considérions le dédain habituel de

la logique d'Aristote comme un progrès.


La plupart du temps nous sommes tellement aveuglés
par nos améliorations, que nous ne réfléchissons pas à
la grandeur des travaux intellectuels que les anciens ont
dû accomplir pour faire toutes les inventions et institu-
tions qu'ils nous ont transmises, comme si elles allaient
de soi. Pensons donc à ce qu'il a fallu d'intelligence et
d'application pour découvrir nos outils les plus simples,
la vrille, lavis, la scie, le coin, le tour, le couteau, la
charrue, le métier, l'arc, l'échelle, le harpon, la pompe,
la roue, la voiture, seulement une épingle. Maintenant
que l'idée première a été donnée, il est facile pour nous
de perfectionner tout cela. Mais à qui d'entre nous se-
rait-elle venue cette idée? Les anciens croyaient devoir.

(1) Allgem. Zeitung, 1894, Beil. 131, 6 sq.


(2) Ratzel, loc. cit., (1) III, 681 sq. — (3) Ibid., III, 686 sq.
HISTOIRE DE LA CIVILISATION HUMANISTE 231

attribuer la découverte du feu à une communication di-


vine, et qui sait s'ils n'avaient pas raison? En tout cas,
cette manière de voir nous montre que leurs 'pensées
étaient assez profondes pour comprendre comment la
chose la plus simple en apparence exige les efforts intel-
lectuels les plus grands. Mais nous bénéficions de tout
cela, nous mettons à profit l'éclat fait par le coin, l'art
de faire des voûtes, l'apprivoisement du chien et du
cheval, l'industrie laitière, le perfectionnement du blé
et des arbres, le système des chiffres, l'écriture, la divi-

sion de l'année et mille autres choses, avec une indiffé-


rence qui ferait secouer la tête à des prétendus barbares.
Ils auraient raison, car, de cette manière, nous ne faisons
que prouver que nous ne sommes pas à hauteur pour
apprécier ce qu'ils ont fait.

Ceci s'applique encore davantage aux conquêtes intel-


lectuelles de l'humanité. John Comfort Fillmore a sou-
mis à un examen minutieux les chants primitifs des In-
diens, et il y a découvert, au point de vue musical, un
art si élevé qu'il n'hésite pas à les classer parmi tout-
ce que nous avons de plus parfait en ce genre (I), et
quiconque a eu le bonheur de s'occuper des langues
les plus anciennes sait combien elles l'emportent sur

les modernes en psychologie, en logique, en philoso-


phie, en musique, en rhétorique et en poésie.
Nous ne nions pas que les temps modernes aient éga-
lement accompli de grandes choses sous bien des rap-
ports ; mais il faut être justes, et nous ne devons pas
mépriser grandeur passée au détriment de la gran-
la

deur actuelle. Personne ne peut contempler un vaisseau


de guerre moderne sans être pénétré d'admiration, mais
tout le monde admettra que le pas qui sépare la barque
du pêcheur du cuirassé, n'est pas aussi étonnant que
l'invention de la barque, des voiles et du gouvernail.
Horace dit avec raison que celui qui s'est confié le pre-

(1) Century, Jan., 1894, Revue des Revues, VIII, 155 sq.

232 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

mier aux vents et aux flots devait avoir un triple airain


autour de la poitrine (1). Les Phéniciens considéraient
l'action de ce héros comme quelque chose de si grand,
que pour cette raison, ils l'adoraient comme un dieu (2).

De plus l'histoire démontre que partout où il y a eu


un véritable progrès dans tous les domaines, il ne peut
être question que d'un progrès partiel et intermittent.

L'épuisement, le ,déclin, le recul ont immédiatement


suivi. La force du progrès extérieur est modérée, et a
toujours besoin d'une impulsion extérieure (3).Maisja-
mais la nouvelle vie ne dure longtemps. Plus l'essor est
grand, plus le déclin est rapide. Si nous parcourons les
pays qui brillèrent jadis par leur civilisation, et furent

les sièges de souverains universels, depuis l'Indus jus-


qu'aux colonnes d'Hercule, nous trouverons un désert
presque continu. Les peuples ont prospéré ; .ils ont
épuisé le sol, dépensé leurs forces, puis ont disparu.
Des déserts, des ruines, des populations clairsemées et
épuisées nous rappellent les jours magnifiques d'autre-
fois.
Mais c'est la vie religieuse et morale qui nous offre le
spectacle de la plus grande décadence. Toutes les lé-
gendes parlent d'un âge d'or et d'un déclin progressif de
l'humanité. D'après la tradition phénicienne, les arts et
les inventions augmentent chez les premiers hommes,
et selon les Babyloniens, ils sont dus à une communica-
tion Surnaturelle (4), —
mais par contre il $ a une déca-
dence intérieure considérable (5). La tradition éranienne
nous montre les hommes vivant de fruits et ensuite
de lait. Plus tard, ils mangent la chair des animaux et se

(1) Horat., Od., I, 3, 9 sq.


(2)Philo Bybl., Fragm., 2, 8 (Miiller, Fragm. hist. Grœc.,111, 566).
Euseb., Prœp. evang., 1, 10, p. 35, a.
(3) Niebuhr, Rœm. Geschiohte (2 Aufl. 1827), I, 82. Livingstone, Neue
Missionsreisen, (1866) II, 227.
(4) Berosi, Fragm., 1, 3 (Miiller, Fragm. hist. Grœc, II, 497).

(5) Philo Bybl., Fragm., 2, 8, 9 (Mùller, Fragm. hist. Grœc. III, f

566). Euseb., "/oc. cit., 1, 10 (Viger, p. 35).


HISTOIRE DE LA CIVILISATION HUMANISTE 233
vêtent de leur peau. Ils inventent l'art d'employer le fer,

tnais ils en abusent immédiatement pour la guerre et le


meurtre. Plus l'emploi des biens terrestres est bon, plus
il y a retour à la barbarie morale (1). Les Brahmanes,
chez les Hindous, représentent la même conviction (2),
et les Bouddhistes aussi (3), mais naturellement changée
en fantaisies monstrueuses et en exagérations pessi-
mistes. Les Grecs croient également que les hommes
étaient jadis meilleurs et plus doux, qu'il n'y tfvait

parmi eux ni guerre, ni jalousie, quand même ils n'a-


vaient pas les arts actuels (4).

Mais ces jours meilleurs et le commencement de la


décadence remontent à des époques très reculées. Par
l'histoire de Mélampe (5) , et par les gémissements d'Ho-
mère, nous savons que les Grecs les ont cherchés dans
lestemps les plus lointains. Platon, dans l'introduction
du Timée, a exprimé clairement cette conviction. Les
Mexicains parlent des sages de l'antiquité primitive, qui
auraient soi-disant mené une vie très parfaite dans ce
monde, et dont la bouche aurait proféré des paroles d'or
pour instruire les hommes (6). Même les Chinois assu-
rent que dans des temps reculés, la situation était meil-
leure que plus tard. Il est possible qu'on sache si peu de
chose concernant les temps primitifs justement à cause
de leur excellence (7). Il est dit dans Schi-King:
« Dans la surabondance des fêtes, »
« Un chagrin doit effrayer mon cœur; »

<c Je dois me souvenir des anciens sages. »


« Ce qui doit m'affliger, c'est qu'ils sont morts, »
« C'est qu'ils ont disparu et n'ont pas trouvé d'imitateurs. »

« Le carillon retentit gaiement, »

(1) Spiegel, Eran. Alterthumskunde I, 473 sq. 511 sq., 525 sq.
(2) Lassen, Ind. Alterthumskunde II (2), 734 ; IV, 592.
(3) Kœppen, Religion des Buddha I, 277-279, 431.
(4) Dicœarchi, Fragm., i, (Millier, Fragm. hist. Grœc, II, 233 sq.).
Porphyr., Abstin., 4, 1,2.
(5) Herodot., 2, 49.
(6) Waitz, loc. cit., IV, 124 sq.
(7) Plath, Recht und Geselz im alten China (Abhandl. der bayer. Aka?
depi. der Wissensch., X, 3, 7 79).
il 10
234 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME
« Et le son de beaucoup d'instruments »

« Nouveaux se mêle à lui »


« Pour retrouver des idées nouvelles » ;

« Mais j'entends retentir dans mon cœur »


« De vieux chants royaux (I). »

Aux Indes, le Rigvéda chante également, sur un ton


mélancolique, les jours d'autrefois où le soleil était en-
core à son aurore, où les sages des temps primitifs .qui

cultivaient l'ordre et le droit prenaient eux-mêmes part


aux fêtes des Dieux (2).
îd£"J,Sïï3t Des recherches faites avec réflexion dans le domaine
v^airhisfoiJe de la nature et basées sur des faits, ont fini par établir
de la civilisa- j •• t\ t i»i a.
tion. deux principes Premièrement que 1 homme apparaît
:

tout à coup aune époque déterminée, et que son appa-


rition ne remonte pas très loin, à quelques milliers
d'années seulement (3) secondement que les premières
;

traces que nous trouvons de l'homme nous le mon-


trent organisé comme il l'est maintenant, et que le
même abîme le sépare des animaux qui lui ressemblent
le plus (4).
Un examen de la vie morale et religieuse, en d'autres
termes de la civilisation intellectuelle, basé sur l'histoire,
nous donne le même résultat. Seulement ici les faits his-
toriques nous indiquent une troisième chose qui est
aussi sûre, et que voici L'homme ne s'est nullement
:

élevé par un procès de développement immenséme nt


long d'un état naturel bas, plus ou moins animal, vers
la civilisation digne de lui ; mais il s'est trouvé immé-
diatement, dès son apparition, à une hauteur de per-
fection intellectuelle et morale qu'il lui a été impossi-
ble d'atteindre, malgré tous ses efforts, dans les siècles
suivants.
11 n'est pas de documents humains qui nous rensei-
gnent sur la façon dont la chose s'est produite, mais c'est

la Révélation divine qui s'en est chargée. Elle nous dit

(1) Schi-King, traduct. Rùckert (G. W. 1862 VI, 284 sq.).


(2) Rigvedn, 7, 76, 3, 4.
(3) Pfaff, Schœpfungsgeschichte (2 Aufl. 1877), 725. (4) lbid.,122* —
HISTOIRE DE LA CIVILISATION HUMANISTE 235
qu'une intervention divine directe a élevé dès le com-
mencement l'homme au-dessus de sa faiblesse naturelle,
et que, plus tard, s'étant séparé de Dieu par sa propre
faute, il seulement tombé de cette élévation
n'est pas
surnaturelle, mais qu'il est descendu au-dessous de ce
qu'il y avait de bon dans sa nature. Ce n'est qu'en ajou-
tant foi à ces indications qu'on peut éclairer l'obscurité
de faits qui sans cela seraient inconciliables.
Mais nous ne voulons pas partager ces exagérations
qui attribuent à l'homme une dégénération complète et
disent qu'il n'y a plus rien de bon chez lui. Celles-ci con-
tredisent aussi bien la vérité de la foi chrétienne que
l'expérience. Les époques de décadence profonde, —
c'est la quatrième chose que l'histoire nous enseigne ,

— offrent souvent des exemples très édifiants des efforts


que l'homme fait pour s'améliorer. Au milieu de ce chaos
de la corruption morale, nous découvrons chez des in-
dividus et chez des peuples tout entiers des traits tou-
chants de grandes pensées et de nobles efforts vers le

mieux. La décadence de l'homme n'a jamais été com-


plète et ne le sera jamais.
Par là s'explique la contradiction de cette lutte et de
cette chute continuelles qui impriment à l'histoire de la
civilisation humaine une marque particulière. Si nous
la suivons, cette histoire, nous éprouvons le même effet
que lorsque nous observons la lutte opiniâtre des brouil-
lards d'hiver avec le soleil. Jamais progrès complet, ja-
mais non plus corruption complète. Jamais tout n'est
perdu, mais jamais non plus il n'y a d'époque ni de ci-
vilisation dont l'impression totale donne une satisfaction
sans mélange. Et lorsque nous avons parcouru les épo-
ques les plus brillantes delà civilisation, nous nous dé-
tournons alors, le cœur triste, car nous nous souvenons
de la parole du poète :

« Que de voies on parcourt, »


« Sur lesquelles il faut cependant revenir i »

» Et encore heureux celui qui le fait ». (1)

(1) Schrott, Dichlungen, 26.


236 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

L'observateur impartial sera étonné de la multitude


des biens qui ont péri avec chaque civilisation tombée en
décadence, pour ne plus jamais revenir sous la forme
où ils étaient jadis. Il peut se faire que les temps futurs
nous dédommagent de cela par d'autres biens, même par
des biens plus élevés mais ceci ne change rien au fait
;

que ces biens d'autrefois sont perdus sans retour. Nulle


part les conquêtes du temps passé ne s'unissent complè-
tement au travail des âges suivants, comme cela con-
vient à un progrès continu mais presque partout, la
;

nouvelle vie sort des débris de l'ancienne, au prix de


douloureux sacrifices (1).
Enfin, par suite de toutes les pertes et de toutes les
créations nouvelles, la force créatrice et la vie elle-même
se consument. Peuples et époques s'usent, dépérissent
et disparaissent. L'inoculation de sucs étrangers est un
remède dans des cas très rares, et quand il en est un, ce
n'est pas pour longtemps.
Si on n'inculque pas à la génération qui périt de lan-
gueur un élément de vie surnaturelle, dépassant toute
force humaine ordinaire, alors l'histoire nous enseigne
qu'on ne peut prévenir la détente et la ruine qui viennent
insensiblement.
Ces huit principes sont le profit que nous apporte le

regard jeté sur la véritable histoire de la civilisation hu-


maine. 11 nous élève en même temps;
nous humilie et
il confond l'humanité, mais il la console par la certi-

tude que l'œuvre de Dieu, la nature humaine, ne saurait


être complètement ruinée par aucune infidélité.

(I) Lotze, Mikrokosmus [V) III, 21.


DIX-HUITIEME CONFÉRENCE

LE RÉSULTAT FINAL DE LA CIVILISATION HUMANISTE

1. Caractère de Timon le haïsseur des hommes. 2. Le mépris des —


hommes et du monde conséquence ne'cessaire de l'humanisme.
— Le Pessimisme comme maladie intellectuelle de l'Humanité.
3.
— 4. L'éloignement de Dieu en est la première cause. 5. La —
vie réelle et les agissements du monde. 6. Le dogme fonda- —
mental de l'Humanisme comme seconde cause du mépris des
hommes. —
7. La troisième cause est la dépréciation personnelle
et le manque d'estime qu'on a pour soi. 8. La quatrième cause —
est le sentiment qu'on n'a pas de fin, accompagné du manque de
foi en Dieu. —
9. Histoire du Pessimisme. 10. Résultat final —
de l'Humanisme.

Dans les jours où la grandeur apparente de la Grèce i._caractèra


n
s'affaissa tout à coup comme une fleur quis'élevait hier haï£ur° dS
hommes.
dans toute sa grâce, et qui aujourd'hui tombe en pour-
riture par l'effet de la première gelée, vivait à Athènes,
un homme qui attira d'une façon particulière l'attention
des moralistes et des poètes d'alors et de plus tard.
C'étaitTimon, l'ennemi des hommes.
D'après tout ce que nous savons de lui, nous ne pou-
vons nous le représenter comme un homme ordinaire.
Il possédait une instruction philosophique qui n'était
pas à dédaigner ; il était aimable et sociable ; il était
bien considéré à cause des services qu'il avait rendus
à sa patrie, puisqu'il donnait à pleines mains ses riches-
ses à l'État et à ses amis (1 ). Mais il dut faire les mêmes
expériences que tout homme sérieux fait, quand la reli-
gion et la morale déclinent, car il est très rare de ren-
contrer un esprit qui soit tellement supérieur et une
vertu qui soit si parfaite que la décadence générale ne
les entraîne pas à l'indifférence, à l'aigrissement ou au
dérèglement.

(1) Lucian., Timon, (5) 5,7, 8, 50, 51.


238 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

Ce dernier cas fut celui de Timon. Il aurait encore


supporté que la masse se fût jetée dans toutes les vul-
garités mais que les plus nobles esprits qui l'entou-
;

raient ne fissent pas mieux, voilà ce qui blessait son


cœur à mort. Il voyait les hommes décliner chaque jour
plus profondément, et avec eux la société et l'état. Alors
il commença à les haïr. Son orgueil blessé de ce qu'il
ne pouvait ni se détacher de la société de ceux qu'il
méprisait comme indignes de lui, ni se passer de leurs
services (1), lui inspira une haine profonde contre l'hu-
manité tout entière (2).
Rien ne fut capable de l'apaiser (3). Plus il se péné-
trait de l'idée que tout était noir autour de lui, et perdu
sans remède, plus son acharnement devint féroce. Il

se mit à haïr et à maudire tout ce qu'il trouva devant


lui, le bien comme le mal, et le bien encore plus que le
mal. Bientôt sa haine ne se tourna plus seulement con-
tre les hommes, mais contre la divinité qui laisse tout
périr sans offrir de moyens de salut (4). A la fin, il fut
irrité aussi fortement contre Dieu que contre les hom-
mes (5), et il le fut non moins contre lui que contre les
autres. S'il n'eut pas été aussi insupportable à lui-mê-
me, il eût été plus patient avec le monde. Mais de cette
façon, le plus intolérable pour lui était ce qui lui res-
semblait le plus. C'est seulement auprès des femmes
pour qui il professait le plus profond mépris qu'il était
complètement désarmé (6), comme ses modernes imi-
tateurs, Byron et Schopenhauer. Antoine le triumvir
se retira aussi du monde dans son coin, qu'en l'honneur
de son modèle, il nomma Timonium mais ce fut pour ;

se précipiter dans des orgies toujours nouvelles (7).

Un tel mécontentement contre le monde et contre les

(1) Cicero, Amicit., 23.


(2) Alciphron, Ep., 3, 34, 2. Cicero, TuscaL, 4, il. Plin., Hist. nat.
7, 18(19), 3.
(3) Aristophan., Lysistr., 809. (4) Aves, 1547-1549.
(5) Lucian., 5, 24. —
(6) Aristophanes, Lysistrat., 815, 820.
(7)Plutarch., Anton., 69, 71.
RÉSULTAT FINAL DE LA CIVILISATION HUMANISTE 239

hommes ne provient pas du bien et ne conduit pas au


bien.
Timon ne voulait pas l'amélioration des hommes : il

les maudissait seulement (1). Ils étaient pour lui une


occasion bien venue pour dégonfler sa colère. 11 eût re-
gretté amèrement qu'ils eussent voulu se corriger et
qu'ils eussent voulu lui enlever tout sujet de blâme.
C'est pourquoi, parmi tous les hommes, il n'y en avait
que deux à qui il témoignât de l'attention : c'étaient
Alcibiade et Apemantus, parce qu'il s'attendait à les
voir jeter l'humanité dans des malheurs et des troubles

encore plus profonds (2). que Shakes-


Son seul désir,
peare exprime d'une manière très opportune pour le
cas, était de voir diminuer chaque jour le respect et la
discipline dans les familles, augmenter l'effronterie, le

dérèglement, l'insubordination chez les enfants, et dé-

'cliner de plus en plus la pitié et la paix, le droit et la


vérité, l'application et la fidélité, la tranquillité et la re-
ligion, uniquement pour que sa haine pût trouver un ali-
ment nouveau et grandît de jour en jour (3). Lorsqu'il
mourut, il ordonna qu'on l'ensevelit sur une côte inac-
cessible, dans des broussailles (4), et fit mettre sur sa
tombe une inscription qui attirerait la malédiction sur
la tête de quiconque la lirait (5).

Ce caractère mérite en réalité qu'on l'étudié avec soin. 2.- Le mépri


~ p«i possible
Comment fut-il «ii
qu une nature douée de dispo-
r ^
des
et
homme
du monde
L x *
conséquence
sitions aussi riches ait dévié de la sorte ? Un tempéra-
r
ordinaire de
r Humanisme.

ment violent et irritable, un entêtement et une opiniâ-


treté indomptables (6), un esprit d'indiscipline qui ne
sait tenir le juste milieu nulle part, dans les louanges

(1) Aristoph., Lysistr., 815.


(2) Plutarch., Alcibiad., 16,
7, 8 Anton., 70, 1.
;

(3) Shakespeare, Timon, 4, 1.

(4) Neanthes, in Schol. Aristophan. Lysistr., 808 (Dùbner, p. 208).


Mùller, Frag. hist. Grœc, III, 5, 16.
(5) Plutarch., Anton., 70, 3; Antholog. Palat., 7, 313; cf. ib. 7,
316, 319.
(6) Phrynichus, Monotropus, 1. Bothe, Comic. grœc, (Par. 1885),
212
240 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

comme dans le blâme, dans l'amour comme dans la


haine, nous en donne déjà l'explication (1).
Avec cela, une seule chose nous semble incompréhen-
sible. Nous comprenons comment un homme qui est

disposé à l'exagération, un homme qui manque de pa-


tience, de ménagements, de charité, un homme qui juge
seulement d'après les observations journalières de la
vie extérieure, sans chercher le bien qui brûle sous la
cendre, nous comprenons, disons-nous, comment un
tel homme peut arriver à ne voir dans le monde que de
la méchanceté. Mais doit-il, pour cette raison, devenir
lui-même l'ennemi du bien ? Doit-il pousser si loin sa
lutte contre le mal, qu'il se rende encore plus méchant
que ceux contre qui il lutte? Or c'était le défaut de Ti-
mon, et c'est ordinairement le défaut de celui qui mé-
prise les hommes maudit le monde.
et
On pourrait croire que ce zèle est, pour le critique,
un stimulant puissant pour éviter, au moins en ce qui
le concerne, ce qu'il blâme si amèrement. Cependant,

la plupart du temps, ceci a simplement pour effet de

lui faire dire que si tous sont méchants, chose que —


sans aucun doute lui seul croit, —
lui non plus n'a pas

besoin d'être autrement; et alors, le petit nombre de


ceux qui semblent faire une exception ne sont pas autre
chose que des acteurs plus habiles et des hypocrites
plus heureux.
C'est là que nous voyons le sort de la vertu édifiée
seulement sur l'homme et sur les raisons profanes. Ce-
lui qui attribue à cette soi-disant morale libre une im-
portance sérieuse doit, sans aucun doute, avoir peu
d'expérience du monde, mais beaucoup de bonhomie.
Toute sa force consiste en quelques paroles creuses, et
n'y réside qu'autant qu'elle tonne contre le mal. Pour
cela, elle s'y entend et souvent plus que démesure. Par
bonheur, elle s'en tient là. Car aussitôt qu'elle s'occupe

(1) Shakespeare, Timon, 4, 3.


RÉSULTAT FINAL DE LA CIVILISATION HUMANISTE 241
de la vertu, elle lui fait plus de mal que ceux qui la con-
damnent si amèrement. Mais s'il s'agit d'actes, elle est
alors frappée de stérilité, et a besoin d'une grande adresse
pour faire croire au monde qu'il y a quelque chose de bon
derrière ces bulles de savon et ces pommes de Sodome.
comprendre. En cherchant la plus haute
C'est facile à
sagesse dans le principe que l'homme doit se détacher
de tous les motifs religieux qui sont soi-disant hors de
lui, et trouver uniquement en lui-même la force pour
la vertu, c'est exclure toute vertu parfaite, pour ne pas
dire toute vertu éprouvée, et ne laisser que la vie que
nous voyons tous les jours autour de nous, cette vie
pleine de mensonges et de ruses, la chose la plus in-
supportable qui soit pour celui qui est obligé de vivre
chaque jour. Il n'est pas étonnant que le monde qui
connaît le mieux sa propre vertu, et ne veut pas connaî-
tre la vertu chrétienne, commence d'abord par douter
de tout ce qui est bien, en éprouve ensuite du dégoût et
s'en détourne comme étant une hypocrisie.
De cette manière, nous comprenons facilement des 3.-Lepes-
simisme com-
hommes comme limon. L histoire nous atteste que
x
les ™ maladie
intellectuelle

temps où l'humanité a trouvé son plus haut développe- ^ îhumamté

ment, font toujours du plus sombre mépris du monde


et des hommes une espèce de maladie contagieuse.
L'excès de civilisation en Grèce et à Rome produisit les
Cyniques etles Stoïciens ; la Renaissance, le Calvinisme,
le Puritanisme et l'époque où les Français dictaient la
civilisation au monde, produisirent le Jansénisme et
l'école philosophique préparatoire pour les massacreurs
de la Révolution. La prédilection pour le Pessimisme
qui, aujourd'hui encore, est plus grande et plus conta-
gieuse que jamais, prouve que nous vivons dans une
époque analogue. C'est avec raison qu'un poète moderne
qui lui-même souffre beaucoup de ce mal dit :

« Chaque buisson cache un destructeur du monde ;


»

« Sur chaque branche fleurit la haine des hommes (1) ».

(1) Petœsi, Menschenhass (Goldschmidt, 1GC).


242 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L HUMANISME
événements qui confirment
Si on voulait citer tous les
cette vérité, on pourrait écrire un gros livre. Nous
avons des philosophes, des romanciers et des historiens
du Pessimisme nous avons des poètes et des peintres
;

du Pessimisme. Nous trouvons cette tendance repré-


sentée dans la presse, dans la tribune, au théâtre, et à
la chambre des députés, par des démocrates socialistes
et des aristocrates, par des mendiants et des million-
naires. Nous trouvons des auteurs comme Baudelaire et

Nordau, des ouvrages comme le Bréviaire du pessi-


miste (\) et le Livre de chant du pessimiste (2), qui cul-
tivent seulement le Pessimisme pour avoir un prétexte
à blasphémer Dieu et tout ce qui est noble. Il y a des
pessimistes parmi les réformateurs du monde, comme
parmi les destructeurs du monde. C'est pourquoi les
apôtres du Bouddhisme modernisé, flattent si volontiers
cet esprit qui règne actuellement, parce qu'ils savent
qu'il est dans l'esprit du temps, et qu'il est un moyen
sûr de rendre ses représentants populaires.
La constatation que nous venons de faire est aussi la
clef pour celui qui a l'intention d'approfondir la signifi-
cation de cette civilisation qui donne tant à réfléchir.
Parmi les représentants du Pessimisme, il y a des hom-
mes qui n'avaient pas besoin de s'enrôler dans ses rangs,
pour ce qui les concerne personnellement. UnByron,
un Shelley, un Léopardi peuvent citer, pour expliquer
leur mécontentement, leurs propres expériences dont
ils sont eux-mêmes la cause mais qu'est-ce qu'un Scho-
;

penhauer a jamais vu de la misère de la vie et de la lutte


pour l'existence? Et pourtant il se croyait destiné à di-
riger ces esprits qui, pour parler avec Edouard de Hart-
mann, considèrent comme une pure, illusion les biens
les plus élevés de ce monde : l'amour, l'amitié et l'es-

pérance (3).

(1) Pessimislenbr évier, Von einem Geweihten (2, Aufl. Berlin 1881).
(2) Kemmer, Pessimistengescmgbuch (Minden 1884).
(3) Hartmann, Philosoph. des Unbewussten (8) 353, 38o sq., 434 sq.
RÉSULTAT FINAL DE LA CIVILISATION HUMANISTE 243
Mais ce que nous venons de dire explique suffisam-
ment ce qui serait incompréhensible sans cela. Ces
hommes n'ambitionnent pas autre chose que les ap-
plaudissements de leurs contemporains. Or, c'est en
favorisant inconsidérément le Pessimisme qu'ils.voient
avec raison le moyen par lequel ils peuvent les acquérir
le plus sûrement. S'ils ne savaient pas que celui-ci
forme la disposition particulière à l'époque, ils ne se
livreraient pas à lui corps et âme.
C'est donc très souvent bien moins la tendance per-
sonnelle des auteurs pessimistes qui est exprimée dans
leurs œuvres, que la disposition générale du monde,
dans lequel ils vivent. Et, à n'en pas douter, les princi-
pes qu'ils exposent leur sont mis aussi souvent sur les
lèvres par la société, qu'eux-mêmes les inculquent à
leur prochain. Des esprits comme Puschkin, Tourgué-
nief, Poë, Beecher-Stowe, Lie et Kielland, ne peuvent
être considérés que comme les interprètes de leur épo-
que et de leur entourage. Or ceci s'applique plus ou
moins à tous ceux que nous avons cités.
C'est précisément à cause de cette réciprocité et de
cette communauté de vues que cette manière de pen-
ser est très significative. Celui qui conçoit le Pessimis-
me seulement comme une erreur de certains individus
est bien loin de le comprendre. Il est plutôt une mala-
die de l'ensemble qui agit d'une manière contagieuse
sur ses membres. Le fait que ce phénomène se présente
en masse est déjà une preuve que l'humanité est ma-
lade.En même temps, il est aussi une preuve que l'in-
dividu et le genre humain tout entier sont étroitement
liés l'un à l'autre, et que la corruption du tout s'intro-
duit presque involontairement dans ses membres, vé-
rité qui sert de base avant tout à la doctrine du péché
héréditaire. Personne ne vit uniquement de soi et pour
soi. La chacun est inséparable de celle de la to-
vie de
talité. Tels le temps, l'entourage, l'atmosphère de la so-

ciété tout entière, tel aussi l'individu. Par contre,


244 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

l'homme même le plus insignifiant agit toujours d'une


manière quelconque sur son entourage et sur son épo-
que. Il souffre, il agit avec eux il est responsable d'eux.
;

Chaque homme est tout aussi bien le père de son temps


qu'il en est le Chaque caractère est le résultat du
fils.

passé et du présent, le producteur du présent et de l'a-


venir. De même que la vie et le sort de l'enfant dans
le sein de la mère sont étroitement attachés à cha-

que mouvement de sa respiration, de même, homme et


société, homme et humanité, homme, monde et temps,
ont une vie et un sort communs, une un
élévation et
déclin communs, une faute et une punition communes.
L'intelligence de l'histoire dépend de l'acceptation de
cette vérité.
4.-i/éioi- L'expansion
x
du Pessimisme s'explique sans grande
gnement de
V î • •
Dieupremière
cause du Pes-
difficulté par ce que
' x
nous venons de dire mais avec ;

simisme.
eela n'est pas encore expliquée l'origine d'une manière
de penser qui contredit si directement la nature. Qui-
conque ne sait pas apprécier l'Humanisme en lui-même,
ne comprendra jamais son origine. Mais celui qui le
connaît avouera que non seulement il ne le comprend
pas, mais qu'il le trouve nécessaire. Le Pessimisme est
la conséquence de l'Humanisme, le dernier mot d'un
humaniste qui réfléchit. C'est avec raison qu'Edouard
de Hartmann dit que seuls les livres de compte du Pes-
simisme nous ont enseigné à connaître la vraie valeur
de la vie, —
il veut évidemment parler de ceux qui par-

tagent ses idées, —


en nous arrachant à nos illusions
personnelles, et en nous montrant dans quel excès de
dégoût finit tout ce négoce. En d'autres termes, le Pes-
simisme prouve que la marche du monde organisé uni-
quement d'après les principes de l'Humanisme doit
conduire à la banqueroute.
Pour bien saisir cela, il n'est besoin que de détacher
du papier mort les enseignements principaux de l'Hu-
manisme, tels que nous avons appris à les connaître
RÉSULTAT FINAL DE LA CIVILISATION HUMANISTE 245
dans ce qui précède, et de nous transporter avec eux
dans la vie réelle.
11 un certain courage pour entrer en relations avec
faut
les hommes, et il faut une certaine somme de forces pour
porterie fardeau de la vie. 11 n'est guère nécessaire d'exa-
miner la puissance de l'homme. Non seulement ceux qui
sont foncièrement pieux ont des heures où ils se sentent
tentés de demander des miracles à Dieu mais même ;

les athées s'oublient parfois, et demandent une interven-


tion extraordinaire de la part de celuidont ils ont rejeté
le nom au jour de la prospérité. que les savants de
11 n'y a
cabinet et les héros de pain d'épice, qui ne savent pas
seulement ce qu'est le froid d'un habit, à plus forte rai-
son la sensation qu'on éprouve quand on est mouillé,
qui peuvent croire venir à bout du monde sans Dieu.
Mais il faut exposer ces parleurs au grand jour, pour
apprendre à connaître ce qu'il y a dans l'homme. Le
proverbe dit qu'il est facile de faire la guerre derrière
un poêle. Mais il y a beaucoup de choses qu'on n'ap-
prend pas derrière le poêle, le sérieux de la vie en par-
ticulier. En temps de paix, chacun peut être général.

Le monde ne manque pas de héros avant la bataille et

d'hommes adroits et prudents après la guerre. C'est


dommage que ce soient ceux sur lesquels on peut le
moins compter à l'heure de l'action et de la détresse. Si
les bons conseils étaient aussi communs que les grands
penseurs qui, derrière une bouteille de bière, ou un
bureau dans leur cabinet, déclarent Dieu superflu, il
serait alors facile d'aider le monde. Mais le malheur est
précisément que ces bonshommes en sucre ne comptent
pour rien dans la vie. Ces enfants gâtés croient évidem-
ment que tous lès sapins de la forêt n'existent que pour
leur faire des courbettes jusqu'à terre, mais dès qu'ils
entendent un écureuil dans le feuillage, ils sont pris d'at-
taques d'épilepsie, et vite il faut recourir aux médecins
et aux garde-malades.
Et ce sont ces gens-là qui nous répètent avec le plus
246 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

de zèle qu'on peut parfaitement faire son chemin dans


ce monde sans croire à Dieu. Nous admettons que der-
un poêle bien chaud, et dans des jours paisibles,
rière
un beau parleur croie qu'il s'arrangera bien avec le
monde. Mais que personne ne vienne nous dire qu'il
a vu sérieusement, en homme, la vie en face, et qu'il n'a
jamais éprouvé le besoin d'une protection supérieure.
Et, si telles sont ses prétentions, qu'il ne trouve pas mau-
vais qu'extérieurement nous le traitions comme une per-
sonne de qualité, mais qu'intérieurement nouslejugions
comme un homme de paille. Les marins ne sont pas gens
d'une piété extraordinaire, etcependantl'expérienceleur
a fait établir ce principe, que quiconque veut prier n'a
qu'à aller en mer. Et ils ont raison en cela. 11 est facile
aux rats des champs de parler, mais en faisant observer
qu'ils n'ont jamais eu besoin d'implorer la protection de
Dieu, ils ne font que rendre témoignage qu'ils ne con-
naissent pas ces amers flots salés, et ne savent pas ce
que c'est qu'une tempête en pleine mer.
Ces gens qui affirment qu'on peut se passer de Dieu
sont, pour cette raison, les derniers qui nous enlèveront
la conviction que la vie peut être supportée sans la foi et

sans une foi vigoureuse, et que celui qui enlève à


l'homme la confiance en la Providence désarme dans
le

la lutte pour l'existence. Pour rester ferme dans celle-


ci, quelqu'un doit être solide intérieurement et bien au-
dessus du monde autrement, ou
; bien il succombe, ou
il est victime de la contagion.
Mais il donne
n'y a pas que l'élévation vers Dieu qui
de la solidité et de la sublimité. C'est en vain que l'Hu-
manisme prodigue ses belles paroles pour nous faire
croirequ'un homme n'est jamais plus solide que lorsqu'il
compte seulement sur les hommes ou qu'il s'est élevé
au-dessus de ce monde en s'appuyant sur le monde. Ce-
lui qui connaît le monde et le cœur humain sait combien

en dehors de la foi religieuse, notre destinée apparaît


sans but, sans plan, sans félicité. Pour celui qui a laissé
RÉSULTAT FINAL DE LA CIVILISATION HUMANISTE 247
tomber de ses mains ce fil d'Ariadne, la vie est un laby-
rinthe de luttes, de violences et de folies. Le travail l'é-
crase, le souci le trouble, les souffrances l'aigrissent. Il

se figure être le jouet de l'arbitraire et du caprice, un


instrument au profit des autres, la proie d'une puissance
sombre; le sacrifice lui semble une chose insensée, l'in-

justice lui paraît être toujours victorieuse, la vie est


pour lui une charge, bref tout lui devient énigmatique,
confus et insupportable.
Nous le voyons chez les anciens. Sans doute ils mon-
traient une grande énergie tant que les choses étaient
supportables ou offraient de l'espoir mais quand la pa- ;

trie, leur unique chose et leur tout, était en péril, alors

ils se démenaient comme quelqu'un qui ressent pour la

première fois les secousses d'un tremblement de terre.


Le sol oscille, son esprit se trouble, il croit que le ciel
s'effondre, il chancelle comme un homme ivre, il perd
Tout ce qui lui a paru so-
la réflexion et l'intelligence.
lide et sûr jusqu'à présent, lui semble incertain il ne ;

se ^e plus à rien. Ainsi se comportent également, com-


me des fous, les Chinois qui d'habitude sont si calmes,
lorsque le moindre petit malheur arrive à leur état. Il

est leur ciel, leur terre, leur père, leur air, leur sol,
leur tout. Ils sont aussi étroitement attachés à lui que
l'escargot à sa maison. Si un petit danger les menace,
ils perdent la tête, et le suicide devient une épidé-
mie (1).
Et il en est ainsi toujours et partout dans les moments
difficiles, là où l'homme n'est pas capable de s'élever
au-dessus des pensées et des aspirations purement ter-
restres. C'est pourquoi le Bréviaire du pessimiste com-
met une erreur, lorsqu'il dit qu'on ne devient pas pessi-
miste par l'Athéisme, mais qu'au contraire on devient
athée parle Pessimisme (2). En vérité, jamais quelqu'un
ne peut être la proie d'un aigrissement et d'un désespoir

(1) Wuttke, Geschichte des Heidenthiuns, II, 132 sq.


(2) Pessimistenbrevier, (2) 257.
248 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

complet tant qu'il a conservé vivante la foi à l'empire


de Dieu sur nous. Mais lorsqu'il a renoncé à celle-ci,
lorsqu'avec Strauss, il ne voit dans Pagissement du
monde qu'un moulin à pilon qui est mis en mouvement
par la méchanceté, la folie et un sort aveugle, et qui peut
saisira chaque instant quelqu'un et le broyer ; lorsque,
comme Shelley, il s'est détaché de toule religion, etque
dans tout ce qui lui arrive il ne sait que dire :

« Ne te laisse dominer ni par l'horreur de l'enfer, »

« Ni par le bonheur du ciel, mais seulement par »


« Le sort aveugle qui régit le monde » (4),

alors nous sommes en présence du Pessimisme com-


plet.

Telle est la voie que suivent la plupart des gens qui


désespèrent du monde. Ils ont cru pouvoir s'arranger
sans Dieu avec eux-mêmes et avec le monde, et ils sont
tombés sous les roues. De là provient leur douleur uni-;
verselle, le dernier cri de la surprise et de la déception.
Quelqu'un à qui sa propre expérience avait fait com-
prendre ceci comme peu l'ont compris, le malheureux
Lenau, le dit en termes clairs :

« Depuis que tu as commencé à te disputer »

« Avec les puissances les plus éleve'es, »


« Le ver le plus petit, le plus silencieux »
« Peut former dans ton cœur une tempête (2).

La
vierédie e t Mais si, comme nous le savons, le premier principe
mentît de l'Humanisme est qu'on doit faire abstraction de Dieu,
monde.
au moins dans la considération et dans l'organisation
du monde, alors le Pessimisme est inévitable.
À l'époque romantique, où l'on s'entendait à mer-
veille à se représenter avec une dextérité incompréhen-

sible un monde rêvé et artificiel, on pouvait encore évi-


ter ce danger. Mais notre génération qui, en art comme
en littérature, vit sous le charme du Naturalisme le plus
grossier, prend le monde privé de Dieu aussi à la lettre

(1) Shelley, Poet. Werke (Seybt), 265.


(2) Lenau, Gedlchte (Stuttgart, 1857), II, 249.
RÉSULTAT FINAL DE LA CIVILISATION HUMANISTE 249
que possible. C'est pourquoi il est compréhensible que
le Pessimismesoitétroitement lié àcette tendance. Quand

même quelqu'un n'a pas en lui la moindre inclination


à mépriser l'humanité, il lui suffit de regarder le monde
réel pour se dire qu'avec toute la tolérance et la charité
possible, on frissonne à la pensée de vivre au milieu de
cet entourage aussitôt qu'on ne croirait plus que Dieu,
malgré toute la puissance du mal, gouverne les hommes
de sa forte main.
Représentons-nous un moment tous les prestidigita-
teurs, les jongleurs, les chevaliers d'industrie et les pro-
priétaires de baraques dans que Tha-
la foire de la vie
ckeray nous a dépeinte si admirablement. Qui oserait
y entrer sans une escorte sûre? Automédon s'est déjà
servi d'une forte expression. Nous ne l'approuvons cer-
tes pas, mais nous pour qu'on sache comment
la citons

un homme qui voyait clair, comment un Grec jouissant


d'une formation classique, un Grec sur l'esprit duquel
la foi en la Providence divine n'agissait pas avec douceur
et conciliation, croit devoir juger la manière d'agir du

monde. Sur ce point, il ne sait pas dire autre chose que


la parole abominable « Le soir, quand ils sont domptés
:

par le vin, on peut les appeler hommes pendantlejour, ;

ce sont des animaux qui volent, griffent et mordent » (1).


Et, à côté de cela, est la multitude énorme d'acteurs
pleins d'artifices et couverts extérieurement d'oripeaux
brillants, mais vides et faux intérieurement. Qui vou-
drait vivre pendant longtemps avec des hommes qui
paraissent toujours fardés, qui marchent sur des sou-
liers à hauts talons, qui se montrent seulement dans

un costume de carnaval éblouissant d'or, et ne parlent


que le pathos parce qu'ils savent trop bien qu'ils ne font
que parler tout au plus delà nature, mais n'osent à au-
cun prix se montrer devant les autres dans leur vérita-
ble nature ? Et la scène de la vie est si pleine de ces gens-

(1) Anthologia Palalina, 11,46.


250 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUAMNISME

là,que l'humoriste américain, Marc Twain, ne sait pas


donner à sa description du temps un titre qui lui con-
vienne mieux que celui d'Epoque dorée, tandis que le

professeur et sénateur florentin, Paul Mantegazza, va


jusqu'à flétrir notre siècle civilisé du nom de siècle hy-
pocrite.
Si de tels hommes n'existaient que sur le papier, on
pourrait peut-être rire d'eux mais ce qu'il y a de triste,
;

c'est que ce sont eux précisément qui font la vie et mê-


me l'histoire. Un honnête homme pourrait déjà être
révolté à la vue de la médiocrité des esprits qui réus-
sissent dans le monde, tandis que lui-même, avec tou-
tes ses capacités, toute l'activité qu'il déploie, il reste
partout en arrière. Si de plus, il observe quels moyens
ils emploient pour atteindre leurs fins, et autour de
quelles nullités se meut la marche des événements, on
ne peut alors presque pas lui en vouloir si la colère lui
monte au front. Quelle lutte gigantesque pour des niai-
series ! D'après Swift, la guerre règne déjà depuis trente-
six mois entre Liliput et Blefuscu.Le premier royaume
a déjà perdu trente mille de ses meilleurs soldats et de
ses plus braves matelots. Le peuple est entré dans une
telle surexcitation qu'il s'est révolté six fois, qu'un roi
a été tué et un autre détrôné, que onze mille personnes
ont été mises à mort par la main du bourreau, un nom-
bre encore plus considérable exilées, et tout cela uni-
quement parce qu'ils ne pouvaient pas s'accorder s'il
valait mieux ouvrir l'œuf du gros bout que du petit (1).
Telles sont très souvent en réalité les causes des pré-
tendus grands événements sur le théâtre de la vie.
Quels sont donc les ressorts de ces intrigues mes-
quines, exécutées avec tant de ruse et de malice, et
grâce auxquelles les hommes beau
qui font la pluie et le

temps, conquièrent les meilleures places au banquet de


la vie, avec leurs courbettes, leur souplesse rampante,
*.

(1) Swift, Gulliver, d, 4.


RÉSULTAT FINAL DE LA CIVILISATION HUMANISTE 251

leurs mensonges et leurs flatteries, tandis que des esprits


distingués, qui ne veulent pas s'abaisser eux-mêmes ni
en abaisser d'autres par des coups d'encensoir, n'arri-
vent jamais à rien? Ah il y a beaucoup de vrai dans
!

les plaintes du maladif Léopardi :

« Vertu et vraie valeur, modestie, »


« Amour pour la justice, resteront »

« Etrangers à chaque état, et se tiendront »

« Toujours éloignés de la vie publique ; »


« Toujours ils seront opprimés et écrasés. »

« Toujours la tromperie, l'audace, »


« Et la médiocrité seront unies, »
« Et toujours elles surnageront » (1).

Des natures plus grossières comme Ibsen le démolis-


seur du monde et des mœurs, revêtent de ces mêmes
expressions de colère leur manière d'envisager le monde
et la philosophie de l'histoire :

Le fantôme de l'histoire universelle, disent-ils, »


<(

« Est formé de phrases nébuleuses et des fumées de l'encens » (2).

En face de ces faits, nous comprenons, quand même


nous le regrettons, que des hommes qui réfléchissent à
ce qui leur est arrivé, et qui ne croient pas aux desseins
mystérieux d'une puissance et d'une sagesse suprêmes,
que par conséquent, les adhérents de l'Humanisme,
portent des jugements avec la sûreté qui leur est fami-
lière. Presque toujours on a considéré comme une con-
dition indispensable pour paraître un esprit important,
de s'exprimer en termes aussi forts que possible sur
e
l'humanité. La fine littérature du XVII e et du XVIII siè-
cles se distingue précisément par cette hostilité envers
les hommes. Il n'y a que la simplicité qui puisse ad-
mettre qu'il y a de la vertu dans l'homme, prétendent
les moralistes profanes quijouissaientdelaplus grande
influence à cette époque : Mandeville, La Rochefoucauld,
La Bruyère. Personne n'agit bien sinon par égoïsme et

(1) Léopardi, Palinodie (Hamerling), 120.


(2) Ibsen, Gedichte (Passarge), 128.
252 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DÉ L'HUMANISME

par vanité, par dissimulation ou par peur (1). Montes-


quieu déclare que des essais d'amélioration sont com-
plètement inutiles, car personne ne peut améliorer ce
que la nature n'améliore pas (2). Il faudrait désespérer
du monde, dit Voltaire, si on voulait réfléchir sur la si-
tuation où il se trouve. Heureusement pour nous,
ajoute-t-il, —
pour que nous n'oubliions pas que c'est
Voltaire qui parle, —
que nous sommes beaucoup trop
frivoles de notre nature, et, qu'en conséquence, nous
nous livrons rarement à de semblables réflexions. La
vraie sagesse qui nous rend la vie supportable consiste
pour nous en deux choses l'oubli et la jouissance (3).
:

11 faut évidemment être Voltaire pour faire une telle

application, et, même parmi ses adorateurs, beaucoup


ne partagent pas sa manière de voir. Tout à l'encontre
de sa raillerie méprisante, l'époque moderne fait ressor-
tir comme jamais cette manie féroce de tout condam-
ner. Diogène lui-même serait obligé de s'avouer vaincu
en face du Pessimisme moderne. On serait tenté de
croire que notre époque est allée chercher son mot d'or-
dre chez Nicolas Chamfort, quia donné cette révoltante
recette pour les relations avec les hommes Le jour où :

tu devras aller dans la société des hommes, je te con-


seille d'avaler un crapaud le matin tu seras au moins ;

sur de ne pas rencontrer dans la journée un être plus


dégoûtant (4).
6. - Le Chacun doit donc avouer, s'il examine lemonde réel,
dogme fonda- i • iv • «-
*ui J t i
mental de sans adoucir 1 impression pénible de cet examen en le-
l'Humanisme
^ommesecon- vant les veux vers Dieu,qu
x
il comprend
iit
les dispositions
de cause du •* l *
mépris des
hommes.
(} u pessimiste.
r
Toutefois ceci seul n'explique pas encore le Pessi-
misme comme école ou comme système. Des milliers de

Vorlsender, Gesch. des philos. Moral., 585 sq., 621, 648.


(1)
(2) Montesquieu, Esprit des lois 19,4, 5.
(3) Voltaire, Dict. philos, art. Frivolité (Œuvres 1785 LI, 506, 508 ;
art. Heureux (ib. LU, 244 sq.).
(4) Lotheissen, Lit. und Gesellschaft in Frankreich zur lei der Ré-
volution, 34.
RÉSULTAT FINAL DE LA CIVILISATION HUMANISTE 253
contempteurs d'hommes ne forment pas une école du
mépris des hommes. En tout temps, il y a eu des hom-
mes qui ont haï leurs semblables mais il était réservé
;

à notre temps d'enseigner systématiquement la haine


de l'homme pour l'homme, comme le résumé de toute
la pensée humaine. Il n'est pas difficile de comprendre
qu'il a fallu en venir là si on considère un second prin-
cipe de l'Humanisme.
Tant qu'on s'est plaint que les hommes sont tels
qu'ils sont, tels qu'on les trouve tant que la pensée
;

qu'il n'en devrait pas être ainsi a régné dans les esprits,
l'Humanisme ne s'était pas encore rendu compte de sa
nature la plus intime. Désormais il dit catégoriquement
qu'il doit en être ainsi, que ce retour à la barbarie est
précisément la véritable humanité, et, il condamne
toute tentative de dire que la nature est corrompue et
de conseiller aux hommes de se purifier, ou même de
s'élever vers le surnaturel.
Rousseau a fait ce dernier pas pour éclaircir la situa-
tion. Avec un seul mot, avec la courte phrase par la-
quelle il commence son Emile, il a exprimé si clairement
la question autour de laquelle s'est toujours concentrée

la lutte, que désormais tout malentendu est impossible.

C'est pourquoi on peut l'appeler à juste titre le père de


l'Humanisme poussé à son plus haut point. Ainsi s'ex-
plique pourquoi notre époque, qui se place sans réserve
à ce point de vue, élève Rousseau si haut. Se faisant son
interprète, Carlyle le met parmi les héros de l'humanité
naturelle, de l'humanité humaniste, et le célèbre comme
un des géants intellectuels qui ont lutté pour faire triom-
pher cette idée divine, et qui ont succombé (1).
Depuis que Rousseau a exprimé dans toute sa clarté
le dogme fondamental de l'Humanisme moderne, tous
les préceptes sur l'éducation de la jeunesse et la forma-
tion de l'homme ont complètement changé de forme.

(1) Carlyle, Héros et adoration de héi'os, 281.


254 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

Maintenant, on ne dit plus comme autrefois L'homme :

ne devient bon que lorsqu'il se purifie de ses imper-


fections, et qu'il s'ennoblit d'après de bons modèles,
mais :

« Parfait est l'homme qui se fie en lui-même. »


« Ne te revêts pas d'un autre homme, »
(( Vis comme tu es, comme un pur »
esprit
« Qui est lui-même et que tues toi-même. »
« Gomme tel, ne te souille pas, ne t'abaisse pas, »
<( Car en tant qu'être tu ressembles à tout être »
« Qui est sur la terre et dans le ciel. »
« A l'origine, la bonté et la vérité ont jailli en toi, »
« Et riche en dons divins tu vois la beauté s'échapper de toi, »
« Le genre humain se suffira à lui seul il le peut. » ;

« Depuis longtemps l'humanité serait arrivée à sa fin, »


« Si elle n'avait mis sa confiance qu'en elle-même, »
« Il n'y a que le sentiment de l'indépendance »

« Qui fasse de vrais hommes sans cela, il n'y en a pas. » (1)


;

On pourrait croire d'après ceci, que partout doit se


manifester chez l'homme laissé à lui-même une joyeuse
disposition à devenir chaque jour plus parfait. Mais au
lieu de cela, l'inclination à s'exprimer avec mépris et

désespoir sur les personnes et sur les choses, augmente


dans un degré si effrayant qu'elle n'est presque plus sup-
portable.
Celui qui regarde plus au fond des choses trouvera
ceci tout à fait naturel .Personne ne niera qu'il y a beau-
coup de mal dans l'humanité, mais si l'homme est tel

qu'il doit être, comme le prétend ce nouvel esprit , si

toute cette corruption morale fait partie de sa nature,


comment peut-on alors penser ou parler de lui sinon
avec dégoût?
Sans doute Rousseau prétend que l'homme est bon
par sa nature, mais c'est jouer sur les mots. Bon signi-
fie chez lui grossier à l'excès. La soi-disant bonté natu-
relle, d'après Rousseau, est la bonté de l'animal. Parla
nature, dit-il, l'homme est semblable à l'animal; il suit
tous les instincts et toutes les convoitises. Volney (2), le

(1) Leop. Schefer, Hausreden 24, 281, 362, 288.


(2) Volney, La loi naturelle, chap. 2.
RÉSULTAT FINAL DE LA CIVILISATION HUMANISTE 255
fidèle disciple de Rousseau, est logique quand il dit, —
ce que d'ailleurs Hobbe avait déjà dit, — que l'homme,
au point de vue de l'état naturel, ne le cède en rien aux
ours et aux singes en grossièreté, en ignorance, en mé-
chanceté et en cruauté. A l'homme de nature pas plus
qu'à l'animal, ne vient à l'idée de brider ses désirs. En
il

outre, il a sur l'homme corrompu par la civilisation l'a-


vantage den'être pas plus gêné que l'animal par la raison
et la conscience. C'est précisément en cela que consiste
sa beauté naturelle. Le mal commence avec le dévelop-
pement moral et social. La réflexion finit par faire de
l'homme un animal dégradé. Plus sa civilisation pro-
gresse, plus la vérité, la bonté et la nature disparaissent
de lui. Seuls les impulsions et les instincts anciens res-
tent ; il les considère maintenant comme mauvais, mais
il néanmoins d'après leurs désirs
agit (1). Quiconque a
une fois abandonné son état naturel par le prétendu pro-
grès moral, n'agit plus d'après sa nature sauvage, c'est-
à-dire d'après sa nature jadis animale; mais il ne se dé-
fait pas non plus de sa nature d'autrefois au point de ne
plus agir contre les caprices de sa conscience, qui, dans
l'intervalle, a été formée artificiellement, ou qui plutôt
a été déformée. C'est donc se comporter moins bien que
l'animal. Il eût mieux valu pour lui rester où il était, et
où l'animal est encore, c'est-à-dire dans l'état de na-
ture.
Cette doctrine et d'autres semblables étant suppo-
sées, lePessimisme n'est pas difficile à comprendre. Il
n'y a que Voltaire qui puisse passer sur de tels princi-
pes avec cette ironie légère par laquelle il récompense
Rousseau des siens. Jamais, lui écrit-il, quelqu'un n'a
déployé autant d'esprit pour faire de nous des bêtes sau-
vages. En on a envie de marchera
lisant votre livre,
quatre pattes (2). Or, en face d'une société où une telle
manière de voir appartient au bon ton, des gens qui

(1) Vorlaender, loc. cit., 647 sq.


(2) Baumer, GeschiclUe der Pœdagogik, II, 187.
256 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L HUMANISME

prennent la chose plus au sérieux que ce spirituel rail-


leur éprouvent involontairement du malaise et du dégoût,
et sont tentés de mépriser les hommes s'ils ne recon-
naissent pas une vérité plus élevée.
7. ~ La A ceci s'ajoute encore une troisième chose. Ne plus
troisième eau- • '
* i i • • « > i •
i i . , •

se du pessi- croire a la dignité humaine chez les autres est mauvais


misme est la . .

dépréciation
personnelle et
et très mauvais ; mais ne plus
L
considérer 1 homme en
le manque
d estime qu on
lui-même comme saint est un des maux les plus
r funes-
a pom soi.
( eSjcar ce ] u q U j a git ainsi se rejette et rejette les au-
j

tres. Or la façon humaniste d'envisager l'homme pour-

suit également ce but.


Quelqu'un peut-il s'estimer quand on l'a persuadé
que toutes les impulsions, tous les instincts qu'il trouve
dans sa nature sont bons et légitimes? Tout éducateur
sait qu'un jeune homme ne commence à faire violence
à ses passions, et à travailler à sa correction, que
lorsqu'on lui rend l'estime de soi qu'il a perdue ; et

que c'est en l'enthousiasmant pour une vie de sacri-


pour une sérieuse amélioration qu'on
fices et d'efforts,

y arrive le plus sûrement. Mais comment quelqu'un


peut-il trouver du goût pour l'abnégation, pour le tra-
vail de purification de son âme, lorsqu'il se dit qu'il

est déjà comme il doit être, et qu'en tout cas, il ne peut


faire de lui rien autre chose que ce que la nature en a
fait. Que peut signifier le mot de lutte contre les pas-
sions, nous faut considérer tous les instincts
s'il

comme conformes à la nature? Et qui pourra nous ren-


dre supportable l'amère nécessité du sacrifice, quand
nous n'en voyons aucune occasion en nous et aucun dé-
dommagement au-dessus de nous ?
Schiller devait être dans ces dispositions d'esprit
quand il écrivit ses deux poésies « Lutte » et « Rési- :

gnation » . La lutte sublime entre la conscience et les at-


traits sensuels lui apparait ici semblable à une desti-
née tyrannique qui pèse sur lui comme un joug d'es-
claves.
11 ne nie pas que la vertu a en elle quelque chose de
RÉSULTAT FINAL DE LA CIVILISATION HUMANISTE 257
grandiose ; néanmoins, il l'appelle servitude. Pour lui,

celui-là seul est libre qui porte les chaînes de rose du


plaisir, et non pas celui qui lutte pour la vertu après
s'être engagé à elle par serment.
« Non ! je ne combattrai pas plus longtemps »

« Le gigantesque combat du devoir. »


« Si tu ne peux dompter les instincts brûlants du cœur, »

Alors, vertu, n'exige pas ce sacrifice


(( » !

Sans doute, un jour, dans un mouvement d'enthou-


siasme irréfléchi, il lui jura les serments les plus sa-
crés, dans l'espoir d'obtenir une récompense éternelle.
Mais voilà qu'il aperçoit devant lui le Moloch auquel il

doit sacrifier le bonheur de sa vie. Alors il reprend son


serment, et rend à la vertu la promesse de la récom-
pense :

« Je Fai juré, oui je Fai juré »


« De me dompter moi-même. »

« Voici ta couronne, qu'elle soit à jamais perdue pour moi. »


« Reprends-la et me laisse pe'cher. »

ïl rejette même, comme une vaine illusion, l'espoir à


l'immortalité, récompense à la éternelle, cette dette
contractée envers les morts :

« Me voilà déjà sur ton sombre pont, ,#

« Eternité terrible. »

« Reçois la promesse de bonheur que lu m'avais faite ; »


« Je te la rapporte intacte » ;

« Je ne sais pas ce que c'est que la félicité. »

Il voit bien que c'est un acte peu honorable, mais il

passe là-dessus d'un cœur léger:


« Heureux celui qui plongé dans l'ivresse des délices, »
« Oublie aussi facilement que moi sa chute profonde ! » (4)

Enfin il appelle cela une renonciation héroïque, et re-


vendique l'admiration, parce qu'il ne croit plus qu'à
cette vie et à ses plaisirs. Mais que dira-t-il, quand il

fera l'expérience que la terre ne donne pas les biens


qu'il espérait obtenir d'elle ? Que fera-t-il quand la
nature et cette vie lui rendront intacte la promesse de

(I) Schiller, G. W. (1853) I, 83 sq.


258 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

bonheur qu'il a jetée aux pieds de Dieu et de la foi ? Il

sera frustré de tout, de la réalité et de l'idéal, des cho-


ses temporelles et des choses éternelles, de la foi, de la
conscience, de l'espérance, de tout. Comme il dit lui-
même, il sera perdu à jamais.
Un homme peut-il s'estimer quand il est dans de
telles dispositions d'esprit ? Peut-il supposer quelque
chose de bien chez les autres ?
Et maintenant représentons-nous l'homme, le vérita-
ble humaniste, avec ces dispositions, sans idéal pour
lui-même, ne sachant plus à quoi s'en tenir relativemeut
à l'humanité ne se fiant plus à aucune puissance supé-
;

rieure, jeté dans le tumulte et dans l'engrenage de la


vie. 11 veut obtenir une place qu'il croit pouvoir reven-
diquer. Personne ne lui en voudra mais le voilà aux ;

prises avec des hommes qui n'ont aucun égard pour lui,
et pour qui tous les moyens sont bons. En lui-même,
il ne trouve aucune raison de faire mieux que les au-
tres. De cette manière, il laisse flotter les rênes à ses
passions, et entreprend la lutte contre tous ceux qui
lui sont hostiles, avec les mêmes moyens que ceux dont
ils se servent, mais qu'ils savent manier d'une façon
infiniment plus adroite, grâce à leur exercice et à leur
supériorité. Néanmoins, il ne veut pas admettre une
puissance supérieure d'où il pourrait attendre du se-
cours, car son esprit mauvais l'a persuadé de cette er-

reur funeste, que ce serait un obstacle pour sa dignité


et sa perfection humaine, s'il songeait à s'appuyer sur
le surnaturel. Par conséquent le résultat de toute cette

situation ne peut être que le sentiment accablant de


l'abandon et du manque de protection.
8 La
q uatr"ième Mais pour apprécier complètement ce sentiment, il
cause du Pes- .,, . .., i 1)rT i

simisme est nous faut considérer le quatrième dommage que 1 Hu-


le sentiment . ., , . . .
•". '

. , .

qu'on n'a pas manisme cause a 1 esprit


L
humain. Il comble la mesure
de fin, accom-
pagnéduxnan- (Jq niai.
que de foi en
Dieu -
l'homme entièrement isolé se fraie un chemin à
Si
travers de nombreux ennemis, il doit évidemment se
RÉSULTAT FINAL DE LA CIVILISATION HUMANISTE 259
demander où mène ce chemin qu'il s'ouvre avec tant
de peine. S'il reste fidèle à l'enseignement de l'Huma-
nisme, il ne peut trouver de réponse à cette question,
puisqu'il a rejeté la dernière fin en suivant cette direc-
tion, et que, pour parler avec Schiller, il a passé le
sombre pont. Il a maintenant derrière lui un abîme où
aucun chemin ne conduit.
Représentons-nous un voyageur dans la situation de
Stanley. Il n'avait pas pensé que la route qu'il avait
entreprise le conduirait au centre de tribus si puissan-
tes. Chaque jour le nombre des ennemis augmente, et

sa seule perspective est de combattre constamment.


C'est peu agréable. Cependant, tant qu'il peut se dire
que chaque nouveau combat le rapproche du but qu'il
poursuit, il ne perd pas courage. Mais qu'arriverait-il
s'il s'égarait, s'il trouvait démoli le seul pont qui, jeté

sur le rapide mugissant, assure sa retraite? Sans doute,


il combattrait encore, mais ce serait sans courage, sans
espérance, ce serait seulement par désespoir. Il se di-
rait que puisqu'il est perdu, il veut vendre sa vie aussi
cher que possible.
Voilà les dispositions d'esprit de l'homme à qui l'Hu-
manisme a enlevé sa fin dans la lutte de la vie.
Il a perdu la boussole qui devait le guider sur l'océan
orageux. Tout tourne autour de lui, comme dans un
tourbillon. Il ne peut plus se rendre compte de la fin et

de l'importance de l'événement le plus simple. La civi-

lisation et la science sur lesquelles il avait tant compté,


sont comme balayées. Histoire, philosophie, distinction,
égalité d'humeur, expérience de la vie, tout l'abandonne ;

tout son bel esprit se borne à la sagesse de la salle d'a-


sile, dans laquelle Ibsen résume toute la manière mo-
derne d'envisager le monde :

« Notre sort chancelle et tourne, »


« Comme un couteau entre les mains d'un enfant. » (1)

(1) Ibsen, Gedichte (Passarge), 127.


260 HISTOIRE DE LA. CIVILISATION DE L'HUMANISME
Sans doute il se défend avec héroïsme, mais son éner-
gie est la rage du lion cerné ; ce n'est pas un courage
réfléchi, calme, c'est du désespoir.
Oui, désespoir ! Voilà quelle serait la juste expression
au lieu du mot Pessimisme. Le plus haut degré du dé-
sespoir est celui qui provient du sentiment qu'on a perdu
fin et espoir de salut, qu'on s'est égaré loin du but.
A du moment où l'humanité abandonna la
partir
croyance à une fin dernière, le Pessimisme, sous sa
formela plus grossière, devint une épidémie contagieuse.
Gœthe a déjà réprimé clairement la dépendance qui
existe entre ces choses « Ton rideau s'est levé devant
:

mon âme, dit-il, le théâtre de la vie infinie se transforme


devant moi en abîme d'une tombe éternellement ou-
verte. Il n'y a pas un moment qui ne te consume toi et
les tiens, pas un moment où tu ne sois destructeur et
où tu ne doives pas l'être. C'est ainsi que je chancelle
tourmenté, ne voyant pas autre chose qu'un monstre
qui toujours engloutit et toujours rumine (1).
Le bréviaire du pessimiste est encore plus clair dans
ces vers :

« Les fins de ma vie »


« Se sont toutes évanouies. »
« Depuis longtemps sont écoulées »

« Les heures orageuses »


« D'une puissance ambitieuse. »

« Elles ont passé sans utilité »

« Et sans profit.
« Tous les désirs me semblent »

« N'être qu'une raillerie, »


« Et tous les souhaits »
« Un vain tourment. » (2)

-Tel est ledéveloppement logique, et en même temps


la juste punition de l'Humanisme, preuve que Dieu ap-
précie la rémunération des hommes selon leur culpa-
bilité. Ils lui ont crié : Retire-toi de nous (3) ! Ils ont

(1) Gœthe, Werther 1. Briefvom 18 August Werke ( S 854,XIV, 62 sq.


(2) Pesslmistenbrevier (2), 96 sq.
(3) Job, XXI, 14.
RÉSULTAT FINAL DE LA CIVILISATION HUMANISTE 261
voulu rester seuls avec eux-mêmes, bien qu'ils ne puis-
sent supporter d'être seuls parmi des hommes qui leur
semblent pires que des animaux, seuls dans un monde
où ils ne trouvent rien de bien, et dont ils n'osent plus
espérer d'amélioration. Dieu a fait ce qu'ils ont voulu. La
conséquence en a été cet état d'esprit qui, on pourrait
le croire, surpasse presque les tourments de l'enfer. Le
nom qu'ontrouvé indique déjà ce qu'il y a de pire.
lui a

Le langage humain ne saurait inventer un mot plus ter-


rible que le mot Pessimisme. Dans leurs légendes, les
anciens font punir Prométhée, le traître envers la divi-

nité, en lui faisant déchirer par un aigle la poitrine et


le foie ; et cette punition ne finit jamais, puisque les
parties mangées pendant le jour renaissent pendant la
nuit. Dante nous montre les traîtres s'entre-déchirant
éternellement au fond de l'enfer. Aucun vautour, au-
cun ennemi sur lequel le Pessimisme pourrait se rabat-
tre par la haine et la vengeance, n'accomplit sur lui cet

horrible travail de torture ; mais c'est lui-même qui le

fait avec une rage impuissante et sans fin.

Or devenue la philoso-
cette disposition d'esprit est 9. — His-
toire du Pes-
simisme.
phie et la religion de l'heure actuelle. La littérature du
Pessimisme s'est tellement accrue, qu'elle est un vérita-
ble fléau pour le pays.
Comme nous l'avons déjà dit, il y a eu en tout temps
des cœurs aigris et désolés. Les Grecs avaient déjà leur
Pessimisme. Nous ne voulons pas parler de gens com-
me Hégésias, qui n'attribuait pas plus de valeur à la vie

qu'à la mort, et dont la sagesse se résumait dans le

principe qu'il n'y a ni bonheur ni charme, et que le plai-

sir est la même chose que la souffrance (1). Mais abs-


traction faite de tels cas isolés, tout le développement
de la civilisation de l'antiquité finit généralement dans
le Stoïcisme, c'est-à-dire dans le mépris des hommes et
le dégoût de la vie.

(1)Diog. Laert., 2, 86, 93, 94.


262 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

Sous l'Empire romain cette tendance était même


,

devenue mode et bon ton. La philosophie de l'histoire


par laquelle Tite-Live commence son ouvrage, la con-
ception du monde de Tacite, la parole de Sénèque :

« L'expérience enseigne que les hommes sont mau-


vais, et il n'y a pas d'espoir qu'ils soient jamais autre-
ment » (1), ont beaucoup d'analogie avec les idées mo-
dernes. Marc-Aurèle représente une manière de conce-
voir la vie, qui cadre bien avec l'inscription infernale
qu'on trouve chez Dante : Arrière toute espérance !
(2).

La civilisation tant vantée des Arabes a aussi son Pes-


simisme. Un de ses principaux représentants est Ma'arrî.
Selon lui, l'existence est incompréhensible et intoléra-
ble. Imposer à quelqu'un le fardeau delà vie est une
faute qui ne peutjamais être pardonnée aux parents(3).
Mais ce que le monde a connu de plus triste jusqu'à
présent, c'est le Bouddhisme. Chez lui, l'archipéché, —
le mot péché héréditaire n'y trouve pas son application,

— est non seulement la cause pour laquelle il y a tant


de mal dans le monde, mais c'est la raison de la vie
elle-même, la raison de l'existence, la raison de l'éter-
nelle pérégrination ici-bas, la raison de toutes passions,
la raison de la mort. Grâce au péché, cette existence
est un océan infini de misères que les quatre fleuves
empoisonnés: naissance, vieillesse, maladie et mort ont
rempli de tant de ruines, qu'il n'y a que l'espoir du
Nirvana, de l'anéantissement, de la ruine de l'esprit in-
dépendant, qui saurait nous en consoler, dussions-nous
l'attendre pendant des millions d'années (4).
Voilà certes une idée terrible. Abstraction faite de ce
qu'elle ne pouvait pas longtemps subsister, mais qu'aus-
si chez les Bouddhistes l'idée de la Sukhavatî, du Para-
dis, comme récompense d'une vie si pénible (5), dût

(1) Seneca, Benef., 1, 10, 3.


(2) Marc-Aurel., 8, 4, 3 ; 7, 71 ; 9, 17, 19 ; 10, 27.
(3) Kremer, Cultargesch. des Orients unter den Kalifen, II, 394.
(4) Kœppen, Religion des Buddha, I, 289 sq.
(5) Lassen, Indische Alterthumskunde, (2) II, 1106.
RÉSULTAT FINAL DE LA CIVILISATION HUMANISTE 263
prendre la place du Nirvana, elle ne peut être comparée,
dans sa forme effrayante, au Pessimisme moderne. Dans
le Bouddhisme, c'est vrai, la vie ne fait qu'un avec la

misère, et, d'après lui, — comme chez Ma'arrî, — notre


naissance est un crime. Néanmoins, ce qui nous récon-
cilie un peu avec ces erreurs, que leurs auteurs
c'est
admettent qu'il n'en devrait pas être ainsi, et que c'est
un malheur qu'il en soit ainsi.

Mais nos pessimistes actuels maudissent l'espérance,


blasphèment la paix et la consolation, et ne veulent ni
repos ni même de perspective de délivrance. Comme
un tigre prisonnier qui se débat contre les barreaux de
sa cage, c'est ainsi qu'ils sont furieux contre leur sort
et contre du monde, qu'ils regardent cependant
celui
comme inévitable et conforme à la nature et à la raison.
Leursefforts n'ont qu'un seul but ils n'éprouvent qu'une
;

seule joie, c'est de voir les choses aller mal sur terre et
empirer tous les jours. Ils ne déplorent pas, personne
ne le nie, qu'il y ait dans le monde beaucoup de mal à
côté de beaucoup de bien, et que le mal cause de grands
ravages, mais ils ne veulent pas admettre qu'il y ait le
moindre bien dans le monde. Leur plus grande douleur,
— ils l'appellent à cause de cela douleur universelle,
— est qu'ils ne peuvent jamais s'accorder s'ils feraient
mieux de réduire le monde en ruines, ou de le pousser
encore plus avant dans une irrémédiable corruption.
Mais ce qu'il y a de plus monstrueux et ce qui, jusqu'à
présent, n'était encore venu à l'idée de personne, pas
même de Timon et de Bodhisattva, c'est la pensée que
les choses sont bien comme elles sont. Que le bonheur
ne soit pas fait pour l'homme, que le mal soit nécessaire,
que le péché soit la source de la vie, comme dit Le-
roux (1), c'est une erreur dont n'étaient pas capables Ma-
hadarmaratshita, Madhyantika, Dsong K'haba.
DéveloppantlespenséesdeSpinozaetdeHobbes,Scho-

(i) Jul. Schrnidt, Gesch. der franzœs. Literatur, II, 598.


264 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE l'hUMANISME

penhauer a fait du Pessimisme, sous sa forme la plus


récente, un corps de doctrine (1). C'est précisément
par là, —
mauvais signe pour l'époque, qu'il s'est —
fait tant d'admirateurs.
Le monde tout entier, dit-il, n'est pas autre chose
que l'apparence. La seule réalité qui donne à l'ensemble
la possibilité d'éveiller au moins l'idée d'une existence,

c'est la méchanceté générale sans borne. Le monde est


le lieu de tous les maux, de toutes les souffrances, de

toutes les misères, de toutes les bassesses mais dé- ;

peindre dans sa faiblesse, sa stupidité, sa vulgarité, sa


misère, celui qui en est le théâtre, aucune langue n'est ca-
pable de le faire, pas même Schopenhauer. Tout ce
qu'il pouvait dire, c'est qu'il était séparé par une dis-
tance considérable de ceux avec qui il devait vivre. Les
hommes ordinaires lui apparaissaient comme des'chiens
ou des loups ceux qui étaient plus marquants dans
;

l'histoire, et qui causaient un peu plus de maux que les


petits, comme Le résumé de sa vie pra-
des diables (2} .

tique a- été de se mettre en garde le plus soigneusement


possible, contre les cinq sixièmes des coquins, des fous
et des imbéciles dont se compose l'humanité, comme il

dit. C'est la raison pour laquelle il cachait si soigneuse-


ment son argent, avait toujours une épée ou un pistolet
à côté de son lit, ne confiait jamais sa tête à un coiffeur,
et n'aimait pas priser, par crainte d'être empoisonné (3).
Le plus curieux est que malgré tout, il ne voulait pas
se défaire du principe que c'était nécessaire et inévitable
de par la nature. La vérité, prétend-il, est que nous
devons être misérables et que nous le sommes (4), car,
ce qui constitue la nature, ce sont des efforts continuels
sans résultat et sans repos. La base fondamentale de
toute volonté est le manque et la nécessité ; les deux

(4) Schopenhauer, Die Welt als Wille und Vorstellung, I, § 55 sq. ;

II, § 45, 46, 48 ; (3 Aufl.) I, 363 sq. ; II, 648 sq. 690 sq.
{2)lbid., (3) 660 sq.
II,

(3) Janssen, Zeit und Lebensbilder (3) 229 sq.


(4) Schopenhauer, loc. cit., (3). Il, 660.
RÉSULTAT FINAL DE LA CIVILISATION HUMANISTE 265
parties essentielles de la vie humaine sont la douleur et
l'ennui (1). Il ne peut être question de changement.
Il n'y a pas plus d'amélioration et de progrès en petit
ou en grand qu'il n'y en a dans le caractère de l'indi-
vidu. Donc pour cette raison, il n'existe rien qui soit
digne de nos Ce monde d'ailleurs est tout ce
efforts.

qu'il y a de plus mauvais. A la rigueur, il peut encore


exister malgré sa misère, mais s'il était tant soit peu
pire, il ne le pourrait plus (2). Tous ses biens sont va-
nité et néant. Lui-même est partout en état de faillite. La
vie tout entière est chose si misérable qu'elle ne couvre
pas même les frais d'exploitation. Et nous, hommes,
pour parler avec Voltaire, nous n'existons que pour être
rongés par le chagrin, absolument comme les mouches
qui sont destinées à servir de pâture aux araignées (3).
D'après cela, notre existence est déjà un mal ; la vo-

lonté de vivre est même un crime. A peine pourrait-on


douter si, dans cetteambition et dans cette joie de vivre,
la folie et la vulgarité ne surpassent pas le crime. Tout
ce qu'il y a de sûr, c'est que seuls les hommes de génie,
— mais ils sont en petit nombre, — ont compris que
notre tâche unique est de mépriser tout ce qui est en de-
hors de nous, d'anéantir en nous-mêmes le désir de vi-
vre, et d'aller par conséquent, comme Haym le dit (4),

jusqu'au suicide de la volonté.


On serait tenté de croire que tout cœur dans lequel
coule encore une goutte de sang sain devrait se révolter
en face de tels enseignements. Mais au lieu de cela, ce

sont eux qui agissent d'une manière contagieuse sur no-


tre époque, amènent toujours à leur auteur si peu
et qui
aimable pendant sa vie de nouveaux adorateurs et de
nouveaux disciples après sa mort. Peu s'en faut que ne
s'accomplisse la prophétie de Schopenhauer, qu'on lui

(1) Ibid., (3) I, 367 sq.


(2) Schopenhauer, (3) II, 667.
(3) lbid,, (3) II, 6*8.
(4) Haym, Arthur Schopenhauer , 35.
H 18
266 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

érige partout des temples et des autels. Et tel il est,


tels sont ceux qui lui ressemblent. L'anglais W. Harrell
était encore jeune, et pour ainsi dire inconnu, avant la
publication de son ouvrage : La vie vaut-elle la peine
d'être vécuel Mais à peine ce livre eut-il paru qu'il de-
vint une célébrité et le héros du jour.
nous ne ris- Ici,

quons certainement pas de porter un jugement trop dur


si nous croyons à un vaste empoisonnemenl. Nous
croyons aussi que si l'abandon de Dieu n'était puni que
de cette façon dans l'éternité, il le serait assez. En vérité,
Dieu n'aurait qu'à faire rester éternellement sur terre
des hommes qui envisagent le monde à la Schopen-
hauer, et il n'y aurait pas besoin d'autre enfer.
R
suitat ihiai dê On se pose ici involontairement la question si un hom-
l'Huiranisme.
me sérieux peut établirde tels principes avec conviction.
Nous n'osons pas y répondre, mais nous laissons le soin
de juger les personnes à celui qui s'est réservé ce droit.

Une autre question est de savoir si de tels résultats

ne suffisent pas pour ouvrir à l'humanité les yeux sur sa


situation. Tant qu'elle a erré dans les ténèbres de saj
propre imagination, uniquement occupée d'elle-même ;

tant qu'elle a gravi péniblement les hauteurs, confiante


dans le résultat de sa perspicacité, on n'a pas pu la dis-ï

suader que son chemin conduit à des fins beaucoup


plus belles que celles où la conduit le sentier de la foi
méprisée. Désormais la voilà arrivée au sommet après
lequel elle a tant soupiré, et qu'y voit-elle? Qu'a-t-elle
conquis? Nous n'avons pas besoin de le dire nous-mê-
mes;nouspouvonslaisserparlerShelley(1), un desesre-
présenlants les plus audacieux :

« Vautours qui avez construit votre nid »

« Sur les toits de l'avenir, »


« Regardez Et voyez des espérances »
!

« Sur des cadavres d'espérances. »

<( monde ! ô temps, ô vie, »


« Sur le dernier échelon desquels je suis ! »

(!) She.lley, Gedlchte (Seybt), 348 sq.


RÉSULTAT FINAL DE LA CIVILISATION HUMANISTE 267
« Je vois en frissonnant ce que je viens de quitter. »
« Le temps de votre splendeur, reviendra-t-il jamais ? »

« He'las non jamais, jamais


! » !

D'après toutes les règles de la prudence, il n'y aurait


qu'une chose à faire : rebrousser chemin le plus promp-
tement possible et chercher de nouveau les anciennes
voies qu'on a quittées d'une manière si insensée. Oui,
mais le retour et la réparation coûtent trop à l'orgueil
humain. nous sommes en face du plus grand de tous
Ici

les obstacles. Celui qui s'est trompé préfère rester étendu


sur sommet glacé où il se trouve, et attendre stupi-
le

dement l'approche du moment où il augmentera le nom-


bre des cadavres d'espérance qui gisent là, et où il de-
viendra la proie des vautours du désespoir qui planent
en cercle au-dessus de lui.

que s'explique facilement la disposition


C'est ainsi
d'esprit de ceux qui donnent le ton dans notre civilisa-
tion. Ils se sont trompés d'une manière épouvantable ;

ils ont trompé le monde qui les a suivis, et malgré cela,

ils ne veulent pas avouer que ce sont eux qui sont les
coupables. C'est peut-être un peu dur, mais jugement le

est juste, lorsque Liebmann dit que le Pessimisme est un


mélange de malaise moral et d'orgueil, un ennui de ce
qu'on n'a pas pu se rassasier de lui, et une tentative
d'apaiser la conscience révoltée en faisant parade du
repentir (1). D'ailleurs on peut l'appeler plus justement
un endurcissement.
Chez les uns, répondant ainsi à leurs dispositions
plus vigoureuses, ou aussi plus grossières, il prend l'ex-
pression de la colère impénitente, de la dispute avec
tout ce qu'ils rencontrent. Shelley était dans cette dis-
position d'esprit, lorsqu'il exprimait son mépris pour le
monde en ces termes peu nobles :

« Semblables aux chiens qui hurlent en regardant »

«• Les nuages s'enfuir au ciel »

(1) Liebmann, Kant und die Epigonen, 198.


268 HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

« Eclairé par la lune, pêle-mêle comme des fantômes, »

« Moquons-nous des ombres de cette terre (1). »

La rage du sombre et dur désespoir qu'Immermann


manifeste en termes affreux, est encore plus repous-
sante, plus horrible, pour ne pas dire infernale : « Dieu,
retire-toi dans tes profondeurs, dit-il. Que seul le dia-
ble reste près de nous ! Mes yeux pénètrent jusque dans
l'abîme infernal. Sur le trône bâti par les douleurs,
dans une prairie d'éternels tourments, est assis le géant
vaillant. Autour de lui sont assis sur des chaises et sur
des bancs les sombres héros, et l'enfer entonne à son
roi un hymne magnifique. Ces superbes domaines sont
enfermés par le torrent des atrocités. Maudit soit le
ciel maudite soit la terre maudit soit tout ce qui s'ap-
; ;

pelle vie (2) ! »

D'autres natures plus faibles expriment le même sen-


timent de la déception par des plaintes démesurées,
ou par une défaillance impuissante, dans la ruine qu'ils
ont choisie, ce qui nous émeut presque plus pénible-
ment que la rage sauvage de l'ours tombé dans la fosse.
Ainsi finit le malheureux Léopardi qui exhale son der-
nier souffle de vie en prononçant ces paroles terribles :

« Cœur fatigué, tu vas donc reposer éternellement. »


« La dernière illusion a disparu. Jadis on la croyait »
« Belle et éternelle, maintenant elle est fanée et livrée aux caprices du
« Et avec elle toute espérance a fui.» [vent, »

« Repose, oui, repose à jamais !

« Tu as été assez agité. Y a-t-i) quelque chose »

« Qui vaille la peine que tu te remues ? »


« Est-ce que ce monde pourri, où le désert »
« Forme le chemin du voyageur, où le malheur »

« Forme les délices, est digne d'un soupir ? »


« Demeure donc en paix » 1

« Le désespoir sera ta dernière petite parole. »


« La dernière parole de la destinée est également : »

« Putréfaction. Méprise-toi, comme la puissance »

« Qui règne dans une nuit sombre se repaît »

« De notre malheur, parce que chaque être »

« Est insignifiant et sans valeur (3) ».

(1) Shelley, Gedichte (Seybt), 285.


(2) Immermann, Merlin (Reclam), 22.
(3) Léopardi, Cantici e poésie scelle (Parigi, 1841), 143.
RÉSULTÂT FINAL DE LA CIVILISATION HUMANISTE 269
Avec ces paroles, développement des principes hu-
le

manistes est arrivé aux dernières limites du possible.


Chacun voit où mène un chemin qu'on suit jusqu'au
bout. Les malheureuses victimes qu'il a faites l'ont vu
trop tard ; mais trop tard parce qu'elles ne voulaient
pas revenir en arrière.
Ces pertes douloureuses n'ont même pas été sans
profit pour l'humanité, —
autant qu'elle est accessible
à la vérité, —
si elle apprend par là où conduit inévi-

tablement cette fausse manière de penser et cette ten-


dance de la vie. On ne peut mieux exprimer cela que le

poète qui n'est pas suspect d'avoir parlé ainsi qu'il suit
par conviction religieuse ou morale préconçue :

« Un jour et une heure viendront, »

(( Où le disque de la lune et le globe terrestre »

« Rouleront dans l'éther comme des scories brûlées, »


« Lorsque le tonnerre du jugement dernier les aura consumés. »

« Et comme une hymne funèbre autour d'une tombe ouverte, »

« Un chœur chantant s'élèvera des étoiles errantes. »

« Pour la terre qui tremblera, l'harmonie des sphères »

« Sera une horrible malédiction, une sérieuse exhortation. »

« Tout sera muet, et là où il y aurait Un son »


« Qui chanterait la beauté perdue, la raillerie de l'enfer » [chant, »
« Accompagnerait ses dernières vibrations, et comme un airain tran-
« Il traverserait le cœur abandonné de Dieu de celui qui l'écouterait. »

« C'est ainsi que toujours malheureuse, toujours loin »


« De ce qui est beau, la terre anxieuse, étoile éteinte, »
« Continuera de rouler, bientôt oubliée dans l'esprit éternel, »
« Ignorée et repoussée, ô nature, de ton sein maternel. »

« Comme le vautour ou le corbeau plane solitaire, »


« Au-dessus du lac noir et fangeux de la forêt, »
a. De même, après que la source de l'amour aura été tarie, »
« La colère tournera au-dessus des marécages, sur ses sombres ailes. »

« Et de même que les orages grondants prennent naissance »

« Au sommet des montagnes, tandis que la forêt est muette, immobile, »


« Et que seuls les nuages vont leur chemin dans le ciel sombre, »

« De même la terre attendant le jugement sera suspendue »

« Sur le bord du néant, muette d'horreur (1) ».

(1) Hamerling, Schwanenlied der Ruinant ik (1), n. 20, p. 23 sq.


QUATRIÈME PARTIE

LE RETOUR DE L'HUMANISME A L'HUMANITÉ

DIX-NEUVIEME CONFÉRENCE

LE GOUVERNEMENT DE DIEU DANS LE MONDE,

1. Les plaintes contre la Providence divine. —


2. Aussi peu il y a

de beauté digne de Dieu dans le monde, autant il y a de laideur.


— 3. Le mal n'est pas une perturbation de la beauté générale
parce qu'il est compris dans les plans de Dieu. —
4. La volonté
de Dieu s'accomplit en tout temps. —
5. La justice vengeresse de
Dieu est la preuve que malgré le péché, Dieu n'a pas laissé le
monde à lui-même et ne l'a pas' abandonné. —
6. Le bonheur de
l'homme et l'honneur de Dieu sont une seule et même chose les ;

punitions inlligées par Dieu sont le salut du monde. 7. Le —


tragique dans l'Humanisme. —
8. Dans le Christianisme. 9. —
Gomment le mal contribue à la beauté de l'ensemble. 10. Con- —
descendance incompréhensible de Dieu, et honneur pour l'homme
en ce que celui-ci peut participer à la réalisation des plans de
Dieu. —
11. Le gouvernement de Dieu dans le monde est le saluT
de ce dernier. —12. L'histoire universelle est un grand jour de
bataille.

Le 1pire des reproches qui puisse atteindre l'enseigne-


r
,*• - Le s
* * <-> plaintes con-
ment faux sur l'humanité, c'est qu'il manque de sincé- dTnée aS?
rite. Il ne veut pas, dit-il, agir en ennemi de Dieu, mais
seulement faire abstraction complète de lui. Si seule-

ment, nous ne disons pas il pouvait, mais il voulait


faire cela en réalité et sérieusement ! Mais il ne laisse
Dieu décote qu'autant qu'il peut s'arranger avec l'hom-
me et avec la nature. Puis aussitôt que les tristes con-
séquences de la séparation de Dieu se manifestent, alors
il voudrait que Dieu vienne immédiatement là pour ré-
272 LE RETOUR DE L'HUMANISME A INHUMANITÉ
parer ce que la folie humaine a troublé et ruiné ; et,,

si celui-ci ne se rend pas à ces désirs impatients et à ces


courtes vues, l'air retentit d'accusations et de malédic-
tions prononcées contre lui.
Quand l'homme, dont grande
la force est juste assez
pour choisir sa perte, peut se dresser contre Dieu il ne ,

veut rien savoir de lui. Mais quand il est au bout de sa


sagesse et de son art, Dieu doit alors montrer ce qu'il
peut faire. On considère le péché comme un droit hu-
main inamissible, la réparation comme une obligation
de la part de Dieu. L'homme ne veut pas reconnaître
Dieu comme maître au-dessus de lui, mais il serait bien
temps en temps comme
aise de l'avoir à son service de
aide, pour ne pas dire comme bouc émissaire.
De ce manque de sincérité du cœur humain, qui aime
mieux attribuera Dieu la faute qu'à soi-même (1), pro-
vient cette question très ancienne qui évidemment ne
disparaîtra pas tant qu'il y aura des hommes, la ques-
tion de savoir pourquoi, la plupart du temps, le bonheur
arrive aux méchants, et le malheur frappe les bons. Déjà
le vieux Théognis la pose en ces termes naïfs « Ju- :

piter Je dois avouer que tu me semblés bien bizarre


! .

Tuas la puissance entre les mains tu prévois longtemps-;

d'avance ce qui se passe dans le cœur, avant que quel -


qu'un commette le mal. Tu pourrais empêcher que la
violence n'abatte l'homme faible, et pourtant tu n'éprou-
ves aucun chagrin de ce que le bien et le mal soient éga-
lement récompensés, même que la plupart du temps le
méchant vive honoré et riche. L'un déborde d'arrogance
et nage dans le bonheur; l'autre plein de modestie ne

peut jamais se mettre à flot. En vérité, si l'on considère


leur sort ici-bas, il est difficile de dire lequel de ces
deux hommes plaît davantage au ciel » (2).

Tous ne parlent pas avec autant d'ingénuité que ce


poète. Beaucoup vont jusqu'à dire avec Epicure et En-

(1) August., Ps. 74, 4, 9. — (2) Théognis, 373 sq. (149 sq.).
.

LE GOUVERNEMENT DE DIEU DANS LE MONDE 273


nius qu'il n'y a pas de Providence, que Dieu nous ignore
et ne s'inquiète pas de nous (1). D'autres commettent
des crimes encore pires et blasphèment en ces termes
avec le poète moderne :

« Non ! Non ! »

« Il n'y a pas de Dieu. Je veux le croire »


« Pour son honneur, S'il y avait un Dieu, »

« Il n'y aurait pas de fratricides. »


« Pour moi, je crois qu'il y a des ours » ;

« Je crois que le serpent à sonnettes est venimeux ;


»

« Mais je ne crois pas à l'existence de Dieu (2). »

Les plus audacieux tirent la conclusion que peu im-


porte si l'on vit en homme de bien ou en méchant. Il

est inutile, est-il déjà dit chez le prophète, dans le sens


de ceux-ci, inutile de servir Dieu et de se rendre la vie

amère en observant ses préceptes. Les superbes, voilà


ceux qui sont heureux (3).
Cependant il n'y a pas que des méchants qui s'égarent
dans de telles pensées ; des esprits même excellents
éprouvent souvent la même tentation, grâce à la myo-
piehumaine (4). Ici la vieille maladie de l'homme, la
manie de blâmer a un champ vaste et commode. Pour-
quoi —
Dieu nous pardonne ces expressions qui sont
le langage des hommes, — Dieu existe-t-il? Pourquoi
n'empêche-t-il pas les péchés? Pourquoi ne préserve-
t-il pas au moins les bons des dange rs de la contagion ?
Pourquoi permet-il que le mal se présente revêtu de
tant de charmes ? Le péché possède en lui tout ce qui
peut nous attirer ; le bien , dans sa gravité sombre, porte
à peine une des couleurs étincelantes qui brillent en
celui-ci. Pourquoi Dieu arrange-t-il les choses de telle
sorte que la vertu soit rendue si difficile ? Pourquoi la
persécution etla honte sont-elles partout la récompense
de l'homme de bien, tandis que les méchants marchent

(4) Cicero, Divin., 2, 50.

(2) Grabbe, Herzog vom Gothland, 3, 1

(3) Mal., III, 14 sq.


(4) Psal., XXVI, 1 sq., LXII, 2 sq. Jerem., XII, 1 sq. Job, XXI, 7 sq.
Hab., I, 13. Boetius, ConsoL, 4, pr. 1. Plato, Rep., 2, p. 364, b.
274 LE RETOUR DE L'HUMANISME A INHUMANITÉ

partout libres, honorés et craints? Tout n'est-il pas


disposé pour fatiguer l'homme de la vertu ? Pourquoi
Dieu ne protège-t-il pas mieux sa propre œuvre ? Comme
le monde se présenterait sous un bel aspect, si lemal
était supprimé dès sa naissance, si le bien était mieux
favorisé Pourquoi Dieu laisse-t-il détruire si crimi-
!

nellement le beau, lui à qui la beauté seule peut plaire?


S'est-il donc du gouvernement du monde ? A-t-il
retiré
délaissé les hommes en punition de ce qu'eux-mêmes
l'ont délaissé?

2 --Au«si ^ e son ^ cer tes des pensées profondes et sérieuses


Cuté
y
dfg nc °l
ue viennent de soulever ces scrupules, pour que nous
d d
i emSe a!!- puissions les laisser décote.
ya
Keur Dieu est la beauté éternelle, et il n'y a que ce qui est
sorti de lui, comme le reflet de sa beauté primitive, qui
puisse être appelé beauté. C'estseulement quand ceque
nous percevons par les sens est un reflet de la beauté
intellectuelle, seulement quand ce qui brille le matin
sur le sommet des monts annonce la beauté complète
qui doit venir plus tard, qu'il mérite le nom de beauté.
Car si Dieu est beauté, et si toute beauté est une imitation
de Dieu, ce n'est pas ce qui frappe nos sens qui est la

beauté; mais celle-ci doit prendre naissance dans l'es-

prit, comme étant une de ses propriétés (1 ).


Mais de même que Dieu est la beauté éternelle en
même temps que la vérité et la beauté suprême, de même
le beau est en même temps le bien et le vrai (2). Ce qui

n'est pas vrai n'est jamais beau (3). C'estseulement parce


que quelque chose est vrai et bon qu'il peut revendiquer
la beauté (4). Celui qui voudrait séparer les deux cho-
ses commettrait une grave erreur. Là où il n'y a pas de
vérité, pas de vertu, là il peut y avoir du charme, même

(1) Maximus Tyr., Diss., 17, 11 ; 27, 8 ; 25, 2.


(2) Plato, Philebus, 40, p. 65, a. Thom.,2, 2, q. 145; d, q. 5, a. 4 ad
1 ; 1, 2, q. 27, a. 4 ad 3.

Plato, Lcg., 9, 5, p. 859, c, sq., Âlctb., 1, il, p. 115, a, sq.


(3)
(4) Plato, Conviv., 21, p. 201, c 24, p, 204, e, sq. RepabL, 3, dl,
:

p. 400, d. sq. Gorgias, 30, p. 474, d, sq.


;
LE GOUVERNEMENT DE DIEU DANS LE MONDE 275
de l'enchantement, mais il n'y aura jamaisdebeauté (1 ).

De même que beauté du corps est inséparable de son


la

état, de sa santé, de même, il n'y a pas de beauté là où


il n'y a ni vérité ni vertu (2). Et ce n'est pas le premier
bien venu qui mérite le nom de beau, mais seulement la
vertu complète, car la beauté est la fleur de la bonté, la
plénitude de la perfection, la juste mesure du bien (3).
C'est pourquoi le contraire du bien, le mal, tel que les
hommes le conçoivent est inséparable dulaid. Ce qui sé-
pare l'homme de l'animal, c'est la faculté d'agir raison-
nablement et de faire des actes de vertu. Mais s'il renie
cela, s'il décline au point de vue moral, par le péché, de .

telle sorte qu'il ne comprenne pas son honneur, et si,

au lieu de ressemblera Dieu, il préfère lâcher, comme l'a-


nimal, la bride à ses passions (4), jamais il ne deviendra
animal c'est vrai, mais il deviendra quelque chose de
pire, de plus hideux que n'importe quel animal,
Nous voyons donc dans chaque pécheur l'incarnation
de ce qui est laid, une difformité composée d'un corps
humain, et d'une âme humaine, et avec cela les maniè-
res d'un animal. Ce ne sont pas les chrétiens qui ont
trouvé les premiers cette manière de voir. En tout
temps, les poètes et les penseurs de tous les peuples
ont épuisé leur imagination pour représenter le péché
sous l'image de ce que nous connaissons de plus laid (5).
Mais comme ils sont restés en arrière de la réalité !

Qu'est-ce qu'un serpent en comparaison du malaise qui


vous saisit à la vue de tant de perfidies humaines?
Qu'est-ce que le tigre en comparaison de la cruauté de
tant d'hommes? Est-ce que tout ce qui rampe dansl'obs-

Plato, Leges, 2, 2, p. 655, c. sq.


(1)
(2) Gicero, Offic., 1, 27, 95.
(3) Maximus Tyr., loc. cit., 252.
(4) Psal., XLVIII, 13, 21. Basil., in ps. 48, n. 11. Chrysost., in ps.
48, 1 in Philipp. hom., 7, 6.
;

Cebetis, Tab., 23. Plato, Hep., 9, 12, p. 589, d, sq. Ovid., Met.,
(5)
15, 167 sq. Seneca, Clem., 1, 26, 3, 4. Epictet., 1, 3, 7. Clem. Al.,
Protr., 1, 4. Boetius, Consol., 4, prosa 3. Bernard., Cant., 82, 5, 6.
Heltinger, Gœttl. Komœdie, (1) 82 sq.
276 LE RETOUR DE L'HUMANISME A INHUMANITÉ
curifé, que toutes les bêtes fauves du désert at-
est-ce
teignent en laideur un de ces caractères qui nous sont
dépeints dans Théophraste, ou dans les biographies
des empereurs romains? Nous rencontrons parfois des
hommes au moindre regard desquels une peur anxieuse
s'empare de nous, et dont l'aspect nous inspire le dé-
goût, tellement ils paraissent pleins de convoitise et de
perfidie. Comme
une noble physionomie apparaît par-
fois défigurée dans la colère Quel sentiment de tristesse
I

nous envahit (^uand nous avons devant les yeux un bel


enfant, etque nous sentons involontairement qu'une
enveloppe florissante cache la pourriture du péché !

Mais en examinant le monde tel qu'il est, nous n'en


pouvons vouloir à quelqu'un si un profond sentiment
de tristesse s'empare de lui. Partout ce qui est laid at-
tire tout d'abord les yeux. Le bien se cache sous le voile

de la timidité, et la plupart du temps avec raison, car


où pourrait-il se montrer dans une beauté sans tache ?
Où sont ici les œuvres de Dieu? Que deviendront ses
plans? Le mal triomphe, le bien succombe, la vertu
elle-même est difficile à trouver dans une pureté sans
mélange. Est-ce que ceux à qui il semble parfois que
Dieu s'est retiré du monde et l'a abandonné aux mé-
chants n'ont pas le droit de se plaindre? Est-ce que la

beauté des œuvres de Dieu dont on aime tant à parler


n'est pas partout détruite ?
3. _ Le Gardons-nous de perdre du regard en pré-
la sérénité
une perturba- sence de telles questions. Mais rappelons-nous les con-
tion de la . . .

beauté gêné- sidérations que


x
nous avons faites °îadis 1 et sachons v
,
raie, parce ' -

quM est com-


que } e se cret de la beauté se trouve dans Tordre, et que
pris dans les M *
#
piansdeDieu.
i'h arm0 nie, la proportion, la juste mesure, la poursuite
de la vraie fin et l'emploi des vrais moyens sont ses
conditions fondamentales.
Si le monde accomplissait les desseins que Dieu a
voulu exécuter par lui, la beauté ne serait pas absente.

(1) V. Vol. II, Conf. XXII.


LE GOUVERNEMENT DE DIEU DANS LE MONDE 277
Quand chaque créature sert sa fin à la place qui lui est
désignée, quand tous, dans la mesure de leur situation
et de leur force, coopèrent à cette fin ;
quand, en un mot,
l'ordre règne dans le tout et dans ses parties, la beauté
des œuvres de Dieu est sauvegardée.
Mais ce qui est certain, c'est que Dieu n'a créé le

monde que pour accomplir en lui ses propres desseins,


ses desseins de justice et de charité, d'ordre et de
beauté.
Si, malgré y a mis des êtres qui possèdent le
cela, il

terrible pouvoir de se soulever contre sa volonté, cela


prouve seulement sa puissance et sa confiance en lui-

même. Celui qui n'a rien à craindre en mettant l'exé-


cution de ses desseins entre les mains, non seulement
de valets sans indépendance, mais d'hommes libres,
capables de résistance, doit posséder la conscience la

plus vivante de sa puissance invincible.


Donc la preuve la plus claire de la toute-puissance
de Dieu, consiste en ce qu'il laisse à la volonté libre de
la créature le pouvoir de se soulever contre ses projets.

11 n'y a que celui qui est assez puissant, pour conver-


tir même le mal en bien, et se servir des obstacles pour
arriver à ses fins, qui puisse se permettre cela (1).
Nous autres hommes à courte vue, faibles, impatients,
nous qui perdons courage et espoir dès que nos projets
sont renversés, nous croyons devoir réagir de toutes
nos forces aussitôt que le plus petit dérangement me-
nace d'avoir lieu dans la moindre affaire. Et nous
si

voulons conserver le repos et la patience, c'est pour nous


un droit et même un devoir, supposé qu'il s'agisse de
choses qui se trouvent dans la sphère de notre vocation.
Car si quelqu'un doit accomplir seulement une tâche
isolée, étroite, qui elle-mêm$ sert à une grande fin gé-
nérale, il doit, par tous les moyens qui sont en son pou-
voir, veiller à ce que les obstacles qui pourraient en-
traver son activité disparaissent.

(i) August., Enchiridion, 3, 11 ; 26, 100.


278 LE RETOUR DE L'HUMANISME A INHUMANITÉ
La patience divine à l'égard des criminels devrait
pourtant se comprendre, quand même nous ne pouvons
pas l'imiter. Notre impatience provient de ce que nous
voyons à une faible distance devant nous ; mais Dieu
voit infiniment loin, et il a des fins infiniment grandes.
La patience de Dieu découle de son immensité, et prouve
que son regard et ses soins paternels embrassent tout,
tous les hommes, tous les espaces, tous les temps. Ce-
lui-là peut bien passer sur quelques troubles qui pos-
sède la puissance de rehausser par eux l'harmonie du
tout (1). Donc ce qui prouve la sagesse^ et l'infinité de
Dieu, c'est que lui, qui pourtant possède la puissance
d'empêcher tout désordre, permet, dans bien des cas,
la dévastation de ses œuvres. Car il permet cela seule-

ment pour que la beauté et la bonté de Pensemble puis-


sent être atteintes plus facilement (2).
Donc, ce que l'homme aveugle saisit avec joie pour
attaquer la Providence divine est précisément une des
plus fortes preuves en sa faveur. Ces grands esprits qui
souvent parlent contre elle avec de si petites paroles,
sont absolument comme la petite fille maladroite que
sa mère a envoyé chercher du lait. L'enfant veut être
gentille et mériter des compliments à son retour. Elle
porte le pot de lait comme si elle marchait sur de la
glace, et ne le quitte pas des yeux. Il n'en faut pas per-
dre une goutte. La voilà arrivée devant la maison, quand
tout à coup le petit chien saute après son tablier pour
s'amuser. La pauvre enfant n'était naturellement pas
préparée à pareille attaque ; elle laisse tomber le pot,

et arrive sans lait et hors d'haleine auprès de sa mère


qui a toutes les peines du monde à la consoler. Voilà
l'homme. La plus petite chose qui lui arrive à l'impro-
viste suffit pour lui faire perdre la tête. Comme si non
seulement elle avait troublé son intelligence à courte

(4)Thom.,l,2, q. 22, a. 2 ad 2.
(2) Thom., Contra Gent,., 3, 71, 6.
LE GOUVERNEMENT DE DIEU DANS LE MONDE 279
vue, mais aussi la pensée de Dieu ! Comme si elle ve-
nait aussi à l'improviste pour Celui qui dirige tout !

Mais les pensées de Dieu ne sont pas nos pensées, ni

ses voies nos voies. Autant le ciel est au-dessus de la

terre, autant elles dépassent les nôtres (1). Le mal,


quand il nous proclame son éternité et son om-
arrive,
niscience. Il aurait assez de puissance pour le rendre
impossible mais il le permet parce que, pour lui, le
;

péché n'est pas un incident, pas une interruption de ses


voies. Le mal rentre également dans les calculs de sa
Providence (2), et ceux-ci datent des jours de l'éternité.
Tout un plan éternel, une alliance
est dirigé d'après
éternelle, une sagesse éternelle. « Je t'ai aimé d'un
amour éternel, nous crie cette Providence, et je t'-ai
attiré à moi par la compassion que j'ai eue pour toi » (3).
« Au temps de ma colère, j'ai détourné mon visage de

toi pour un moment ; mais je t'ai regardé ensuite avec


une compassion qui ne finira jamais. Ne crains rien ;

tu ne seras pas confondu, tu ne rougiras point » (4).

Ainsi parle le Seigneur.


Donc ce n'est ni la bonté de Dieu ni sa toute-puis- ,
4 -- La ™-
1 lonle de Dieu
s'accomplit en
sance qui sont amoindries quand permetlemal.Lepé- il
tout temps.

ché sert plutôt à prouver d'un côté la grandeur de Dieu


dans tout son éclat, et d'un autre côté à démontrer sa
propre impuissance en face de ses projets. Sa volonté
s'accomplit en toute circonstance (5). Qui pourra em-
pêcher de s'accomplir ce que le Seigneur a décidé (6) ?
Sa détermination est ferme et sa volonté tout entière
s'accomplira (7).

Sans doute, ce n'est pas sa volonté d'amour qui s'exé-


cute. S'il s '-agissait de Dieu, la volonté de sa miséricorde

\
et de sa grâce s'accomplirait toujours en nous. C'est
notre faute si ses pensées de douceur deviennent sou-

(1) Is., LV, 8,9.


(2) Bâtiez, i, q. 22, a. 2. Sylvius, ib. Estius, 1, d. 39, §9.
(3) Jerem., XXXI, 3. — (4) Is., LIV, 8, 7, 4.

(5) Thomas, 1,9, 19, a. 6. — (6) Is., XIV, 27. — (7) Is., XL VI, 10.
280 LE RETOUR DE L'HUMANISME A INHUMANITÉ
vent des mesures de sévérité, si sa volonté est su,r notre
chemin comme la justice infranchissable. Que l'enfant
tombé à terre saisisse la main du père qui veut le rele-
ver ou qu'il la repousse, et qu'il ait conscience de son
impuissance, le père a en tout cas atteint son dessein,
et l'enfant a vu qu'il ne pouvait se tirer d'affaire lui-
même, qu'il dans ce cas, il
dépendait de son père. Si,

n'a pas appris à connaître son père comme son soutien,


mais comme quelqu'un dont il peut se passer, c'est à
lui qu'il doit s'en prendre.
Si, dans son orgueil insensé, le pécheur se vante
d'avoir entravé les desseins de Dieu, il verra qu'il n'a
fait que favoriser la dernière fin qu'il a en vue. Ce qu'il

a entravé, ce sont les bénédictions que Dieu voulait lui


envoyer. S'il ne comprend pas que lui seul perd en agis-
sant ainsi, qu'il comprenne au moins qu'il n'a rien dé-
truit, rien enlevé à Dieu. Tant que Dieu sera ce qu'il

est, tant qu'il y aura une justice, tant qu'il y aura une

volonté de Dieu immuable , ses desseins s'accompli-


ront malgré tout. Les expériences de chaque homme et
les événements de l'histoire universelle le prouvent des
milliers de fois.
5. - La Mais la preuve principale, c'est la façon juste dont
resse de ofeu Dieu punit, et contre laquelle
* on crie tant. 11 n'y a que
ert la preuve , . . . . . , . \
q à in J lls ^ lce propre qui puisse inspirer au pécheur 1 idée
èchT %\eu
n a
iJ
S
mi nde
iss
I
^ e se Pendre de la punition.
êm
U
n e *i^ pas a-
Sans doute, comme on doit comprendre, la doc- le

trine d'un Dieu vengeur a été de tout temps une pierre


de scandale. De nos jours surtout, depuis que les li-
bres-penseurs ont inventé un bon Dieu commode au
lieu d'une justice éternelle, on dit que l'idée d'une pu-
nition divine est un anthropomorphisme voilé par des
expressions philosophiques et mystiques, qui passent à
Dieu un des vices les plus mauvais de l'homme, la ven-
geance. Comment, dans ce cas-là, dit Pfleiderer, avec
un bizarre sentiment de piété, peut-on exiger de l'hom-
me qu'il ne rende pas le mal pour le mal ? Comment
LE GOUVERNEMENT DE DIEU DANS LE MONDE 281
peut-on donner un tel Dieu comme un modèle de mo-
ralité (1)?

Mais depuis quand appelle-t-on vengeance les actes


par lesquels le prince ne laisse pas commettre impuné-
ment à ses subordonnés des crimes contre le droit et la
loi, et ne permet pas aux criminels de maltraiter les
hommes de bien ? Qui donc alors est un modèle moral ?

Est-ce celui qui sauvegarde malgré tout la justice en


usant de bonlé tant que c'est possible, et quand elle ne
suffit pas, de gravité, d'énergie et d'inflexibilité ; ou un
panégyriste de la vertu comme Marc-Aurèle, le stoïcien

couronné, qui écrit des livres sur la justice et qui,


comme père et comme prince, les fait fouler aux pieds,
soit parce qu'il n'y attache aucune importance, soit
parce qu'il ne veut pas perdre sa tranquillité ou la faveur
du peuple ?

Quel est donc celui de qui vient la punition ? Ce n'est


assurément pas de Dieu qui ne cause jamais la perte de
quelqu'un, mais c'est plutôt du pécheur. Celui-ci est
lui-même cause]de son mal. Dieu l'abandonne tout sim-
plement aux conséquences de ses propres actions (2).
Dans l'ordre du monde moral, personne ne subit de
dommage que celui qu'il se cause à lui-même (3). Le
méchant sera lié avec les chaînes de ses propres cri-
mes (4).
Avec cela, nous ne tenons pas le langage de Scot Eri-
gène (5), d'après lequel l'homme seul exécute sur lui-
même la punition, et non Dieu sur le pécheur. Sans
doute Dieu attend longtemps, car ce n'est pas la ven-
geance, mais l'amour qui le guide quand il punit (6), et
il diffère souvent si longtemps que l'audace et l'effron-
terie en profilent pour lui disputer la justice. Mais 'il

(1) Pfleiderer, Die Religion,I, 327 sq.

(2) August., In ps. 5, en. 10 In ps. 17, en. 2G.


;

(3) Chrysost., In Matth. hom., 22 (23), 5; h. M (52), 6.


(4) Prov-., V, 22.
(5) Erigena, Prœdest., 1G, 1 sq.
(6) V. sur ce sujet déjà Plutarch., De sera numinis vindicte, 5.

1T 19
282 LE RETOUR DE L'HUMANISME A INHUMANITÉ
exécute quand même la punition parce qu'il est la vé-
rité et la justice. Ce n'est qu'à l'injustice qu'il peut ve-
nir à l'idée d'exiger que Dieu ne la punisse pas, qu'il
lui devienne semblable, qu'il devienne injuste lui aussi,

en un mot qu'il cesse d'être Dieu (1). Là où il n'y a pas


de punition du mal il n'y a pas de Dieu juste ; et s'il

n'y a pas de Dieu juste, il n'y a pas de Dieu.


Là au contraire où il n'y a pas de punition pour le
désordre, là le dernier point d'appui de l'ordre est dé-
moli, là la vie est pire que dans l'enfer. Dans l'enfer au
moins, les bons ne sont pas tourmentés par les méchants,
et ceux-ci n'ont pas une liberté sans frein. Ce qu'il y a
de terrible dans l'enfer, c'est que tout ordre du bien est
détruit (2), et que malgré cela, il y a encore un ordre,
— sans cela, l'enfer ne serait pas possible, — et c'est

l'ordre dans la punition. Mais ici sur terre, si Dieu n'a-


gissait pas comme vengeur, cet ordre-là même man-
querait, car la punition n'est pas autre chose que l'or-
dre. Si la laideur du péché consiste en ce qu'il dérange
l'ordre des voies de Dieu, alors il faut la supprimer ou
par un retour volontaire, ou par une soumission forcée
. à l'ordre violé (3).

Ainsi, la justice vengeresse de Dieu n'est qu'un renou-


vellement de ses desseins et de la beauté du monde
troublée par le péché. Dieu ne permet pas que son œu-
vre soit détruite, et si le monde tout entier l'abandonne,
lui ne l'abandonnera jamais tant que l'homme et l'hu-
manité seront dignes et capables d'être sauvés. La pu-
nition est donc précisément une preuve que Dieu ne
s'est pas perdu lui-même, et n'a pas abandonné le

monde par suite du péché.


g _ Le
Mais, comme dit l'Ecriture sainte, les voies de Dieu
l'homme tï sont la miséricorde et la vérité unies dans une associa-

(1) Petr. Blesens, Sermo 11 de Quadrages.


(2) Job., X, 22.
(3) August., Deagon. Christ., 7 ; De lib. arbit., 3,15, 44; Demusica,
6, 14, 46;Ep., 140,2, 4.
• LE GOUVERNEMENT DE DIEU DANS LE MONDE 283
tion inséparable Le pécheur qui
x
aimerait tant à
(1). l'honneur de
.
Dieu sont une
prouver sa puissance envers Dieu, sans que
r l *
celui-ci '
seule et
chose
môme
; les pu-
doive faire usage de la sienne contre lui, caresse l'idée nilions ™ tti -
7
gees par Dieu
*° n C s aIut
que lorsque Dieu punit, il s'agit seulement de montrer u m0 n d e .

sa puissance, que nous y trouvions notre compte ou


non. Or cette conception est non seulement perfide jus-
qu'au blasphème ; elle est absolument erronée. Elle sé-
pare l'une de l'autre des qualités de Dieu qui sont unies
d'une façon inséparable, son amour et sa justice (2). 11

va même jusqu'à les mettre en opposition l'une à l'au-


tre. Or, ceci n'est pas autre chose que la dissolution et
la destruction de Dieu lui-même. C'est mettre en lui la
contradiction que le péché a créée dans l'homme.
Lorsque Dieu a créé les hommes, il a, nous nous —
exprimons d'une façon humaine, lié de la manière —
la plus étroite son sort au nôtre. A la question de savoir

pourquoi nous vivons, nous obtenons toujours une


double réponse ; tantôt on dit que c'est pour favoriser
l'honneur de Dieu, tantôt que c'est pour trouver notre
propre félicité. Les deux choses sont vraies et n'en for-
ment qu'une. Dieu a étroitement uni la fin qu'il avait en
vue lorsqu'il nous a créés, à la fin qu'il nous a fixée.

Dieu ne veut pas de notre part un honneur qui ne nous


rende pas heureux en même temps qu'il le glorifie,

et nous ne trouverons jamais notre félicité en dehors


de la glorification de Dieu, En confiant son honneur
à notre liberté, Dieu a en même temps uni notre féli-

cité à son honneur. Cette union de la volonté divine


avec notre activité est précisément ce qu'on appelle l'or-

dre moral du monde (3).


Or de ceci, il dérangement dans les
s'ensuit quetout
desseins de Dieu porte la confusion dans le monde, et
porte préjudice à notre propre bonheur. Donc si Dieu
doit faire valoir sérieusement sa puissance suprême con-

(1) Psalm., XXIV, 10.


(2) Thom., l,q. 21, a. 4.

(3) Thom., 1, q. 21, a. 4.


284 LE RETOUR DE L'HUMANISME A l'hUMANITÉ
présomption des créatures, il sauve par là
tre la folle

non seulement son propre honneur, mais aussi la bonté


, du tout, même l'avantage des pécheurs s'ils sont corri-
gibles. La sévérité de Dieu est le salut du monde, car sa
justice est son amour, sa colère son secours miséricor-
dieux, sa vengeance une action de sa sagesse pour sau-
ver Tordre du monde troublé contre les suites des folies
humaines.
7.-Letm- Cette pensée grandiose sur laquelle repose l'espoir
l'Humanisme, d'être délivré du péché a disparu du monde au point
où c'en est aujourd'hui, comme punition de ce qu'il a
persisté à se séparer de Dieu. Nous voyons cela par la
tragédie ancienne. Sans doute la sauvegarde du monde
moral a été également dans l'antiquité la pensée fonda-
mentale de la tragédie; mais la réalisation de cette idée
a toujours été défectueuse à cette époque. La tragédie
doit représenter la lutte que l'homme doit soutenir pour
trouver le juste rapport relativement aux desseins de
Dieu. Comme comprend, l'Humanisme ne put ja-
on le

mais résoudre complètement cette tâche, et cela pour


un double motif. Il lui manque tout d'abord la juste-
idée de la liberté humaine. Chez les anciens, personne
ne pouvait se représenter soi-même ou se représenter les

autres comme étant libres inlérieurement, c'est-à-dire


comme des personnalités autonomes, comme des cen-
tres d'une activité morale propre à la personne. Le droit
ou même l'obligation de se défaire [de l'opinion publique
ou du charme de la tradition, et d'agir uniquement d'a-
près la conviction de la conscience propre, leur parais-
sait une haute trahison envers l'état et envers le bien
commun. Mais si, de ce côté-là, ils laissaient dépérir la

volonté humaine, ils lui attribuaient d'autant plus d'un


autre côté, en lui reconnaissant, par rapport à la volonté
divine, une indépendance complète ou du moins un droit
de résistance illimité.

De même il leur manquait secondement la vraie idée

de la nature et delà volonté divines. Ou ils refusaient à


LE GOUVERNEMENT DE DIEU DANS LE MONDE 285
Dieu la justice complète, ou ils reconnaissaient en lui

seul une justice agissant sous l'influence de la jalousie


ou de vengeance perfide, une justice amère, irrécon-
la

ciliable qui ne connaît pas de limite dans le châtiment


et qui, dans la punition, dépasse le degré de la faute

commise. Bref, là où ils admettaient une justice en Dieu,


ils n'avaient pas de Dieu saint, et de cette manière aussi
pas de justice sainte. Mais ils ne pouvaient pas même se
représenter une coopération ou une union charitable en-
tre la volonté divine et l'action humaine.
C'est pourquoi il était inévitable que l'idée qu'ils se

faisaient du tragique fût aussi exclusive qu'elle l'était.


Ou ils le trouvent dans la lutte de la faiblesse audacieuse,
— sans doute ils reconnaissaient aussi que le péché était

faiblesse, et non pas exercice de la liberté, — c'est-à-


dire la lutte d'un révolté impuissant contre la nécessité
de l'inflexible destin, ou ils le placent dans l'écrasement
du néant humain par une force supérieure qui, dans sa
rage, l'anéantit sans ménagement et sans pitié. Les héros
de leur tragédie se défendent tout d'abord comme des
furieux aussi bien contre l'ordre moral du monde, que
contre la punition méritée dans laquelle ils cherchent à
entraîner autant que possible des compagnons. Ensuite,
comme celui qui s'ôte la vie, ils périssent victimes d'un
sort de la justice duquel ils ne peuvent se convaincre,
et auquel ilsne peuvent opposer qu'une arrogance in-
flexible. Mais l'antiquité et l'Humanisme, encore au-
jourd'hui, ne peuvent se représenter la vie humaine et

autrement qu'en contradiction avec


l'histoire universelle
l'ordre du monde, pour ne pas dire comme une rage
animale dans laquelle ils cherchent la force de l'homme.
pour laquelle
C'est en cela qu'il faut voir la raison
les superbes drames d'Eschyle et même ceux de So-
phocle ne satisfont jamais entièrement malgré l'admi-
ration qu'ils excitent en nous. Nous avons déjà donné
l'explicationpour laquelle les œuvres des auteurs mo-
dernes qui se sont formés sur eux, laissent en nous un
286 LE RETOUR DE L'HUMANISME A INHUMANITÉ
sentiment de malaise encore plus pénible (1). Jamais
il ne faut chercher la dernière limitedu développement
humain dans la révolte contre Dieu, et dans sa consé-
quence nécessaire, l'anéantissement complet de la créa-
ture. Or c'est la seule issue que l'antiquité et l'Huma-
nisme connaissent, à tel point que le monde ne saurait
concevoir le tragique autrement.
Ainsi s'explique pourquoi le moyen âge chrétien, qui
lui aussi tourna son attention vers ce sujet (2), semble
avoir presque considéré avec défiance le nom de tragi-
que. Si tout le monde, pensait Dante, voit le tragique
en ce que l'humanité pécheresse se détache de Dieu, le

blasphème pendant quelque temps, et est finalement


abandonnée par lui à sa propre misère dont elle est l'au-
teur, dans le précipice où elle s'est jetée, alors je pré-
fère éviter complètement le nom tragédie. Et à cause de
cela, il nomme comédie son épopée grandiose, car il
voyait de son regard pénétrant que ce ne sont pas seule-
ment tes bons, mais même les méchants qui, à la fin de
leur route, aplanissent les voies aux projets de Dieu. La
sagesse de Dieu triomphe toujours de toute malice, et
sa puissance de toute révolte. Quand même des mil-
liers d'années ont crié d'un accord unanime Rejetons :

son joug ! cela n'empêche pas que la parole : Celui qui


demeure dans le ciel se moque d'eux (3), soit éternel-
lement vraie.
Nous ne pouvons donc pas en vouloir au poète, s'il a
donné le nom de comédie à son œuvre immortelle. Ce-
pendant, lafin,Ja matière en sont trop sérieuses, trop
profondes, trop sublimes, pour porter ce titre. Il n'au-
rait eu qu'à la nommer tragédie, si c'eût été trancher par
làla difficulté qui surgit des siècles après lui, et qui dure
depuis des siècles sans ê(re résolue, à savoir la difficulté
concernant l'idée juste qu'il faut se faire du tragique.

(1) V. suprà. Conf. XIV.


(2) Joann. Saresberiensis, Polycraticus, 3, 8.
(3) Psalm., II, 4.
LE GOUVERNEMENT DE DIEU DANS LE MONDE 287

Depuis Shakespeare, les poètes et les auteurs A'arte 8.—Let»-


r r * gique dans le
christianisme.
poétiques ont senti et sentent encore la nécessité de
trouver une notion plus profonde du tragique. Mais
que nous voyons l'impuissance de la civi-
c'est bien ici
lisation qui s'est détachée du Christianisme. Pendant
combien de temps/et que de fois des penseurs profonds,
et des poètes de talent ont essayé de résoudre cette
lâche sans aucun résultat ! Et cependant comme c'est

facile à faire, si on prend sans réserve au sérieux la pen-


sée chrétienne ! Là, où comme dans le paganisme, rè-
gne sur l'humanité et môme surladivinitéplusou moins

impuissante un fatum raide, impersonnel, là sans doute,


on peut bien nouer et trancher le nœud, mais on ne
peut le dénouer d'une manière naturelle.
C'est autre chose, quand un seul et même législateur,
directeur tout-puissant des choses, quand le juge in-
corruptible qui est la miséricorde lui-même, quand le
rémunérateur est dans une seule personne également
père, modèle de sainteté et aide pour arriver à la per-
fection.
D'un autre côté, nous savons que l'homme est un être
libre, responsable de toutes ses actions, capable de se
rendre bon ou mauvais malgré toute influence terres-
tre dont le poids est parfois assez lourd. Une des vic-
toires principales que le Christianisme a remportées sur
l'antiquité , c'est d'avoir appris à considérer chaque
dissonance dans notre vie morale, et chaque punition
comme une conséquence juste de la séparation de la
volonté divine , séparation dont nous sommes nous-
mêmes cause, et par contre de considérer notre perfec-
tion et notre dignité, notre liberté et notre félicité, la
poursuite de notre fin, la perfection de l'humanité et

du monde, comme dépendant de la promotion de l'hon-


neur divin et de l'union libre et charitable avec l'ordre
divin.
Si Ton admet ces deux choses, l'idée du tragique
devient alors beaucoup plus vaste et beaucoup plus su-
288 LE RETOUR DE L'HUMANISME A INHUMANITÉ
blime qu'elle ne pouvait l'être dans l'antiquité. A cette
époque, tout ce que l'esprit humain pouvait imaginer
de plus grandiose, c'était une lutte entre Dieu et l'hom-
me. C'est tout au plus aux esprits obtus et faibles qu'on
pouvait prêter l'idée de soumission à Dieu. Les meil-
leurs ne pouvaient se représenter les rapports entre la
divinité et un homme de talent, que comme une guerre
à mort. Mais de même que la lutte était inévitable, de
même l'anéantissement et l'abandon paraissaient en
être le résultat. En vérité c'est une terrible manière de
concevoir la vie, elle est en tout point digne de l'Hu-
manisme et digne du paganisme.
Oh comme le monde apparaît tout autre
! à la lumière
de l'Evangile. La possibilité d'union a remplacé main-
tenant la désunion inconciliable. A la place d'une lutte
sans perspective de succès, et de l'anéantissement iné-
vitable, nous avons obtenu l'espoir de vaincre Sans .

doute la lutte restera après comme avant le noyau de


la pensée tragique. Mais comme la nature de cette lutte

a changé ! La lutte contre l'ordre du monde était pres-


que considérée comme le droit le plus sacré de l' huma-
nité. Pensée terrible que celle de concevoir l'homme
selon la nature et selon le droit, comme un révolté con-
tre Dieu ! Mais, chose encore plus terrible, c'est que
l'homme croie devoir se révolter en ayant pleine cons-
cience de son impuissance, laquelle rend inévitable son
anéantissement. C'est ainsi que toute l'histoire univer-
selle devient une lutte de témérité insensée dans la-
quelle l'esprit « excité au désespoir par l'audace, dirige
ses efforts vers la destruction et l'anéantissement, com-
me étant l'unique but de sa vie » (1). Ici, au contraire,
l'histoire de l'humanité apparaît aussi comme une
guerre, c'est vrai ; mais une guerre d'esclaves devient
une guerre sainte, la rébellion devient une croisade. Ici,
il ne s'agit plus d'une lutte contre Dieu et contre sa loi

(1) Milton, Paradis perdu, II, 45, 127 sq.


LE GOUVERNEMENT DE DIEU DANS LE MONDE 289
sainte, mais contre le mal et pour l'ordre de Dieu, d'une
lutte dans laquelle l'esprit, par son choix libre, devient
un chevalier de Dieu et un compagnon d'armes de l'é-
ternel, au lieu d'être un révolté.
Monde contre monde restera donc toujours le fond
du tragique: le monde du mal contre le monde mo-
ral. Mais qui nous dit que nous devons être partisans

du mal, et même que nous devons être éternellement


hostiles à Dieu ? Est-ce que la vie et le monde* qui ont
commencé avec des dissonances doivent nécessaire-
ment finir par des dissonances? Est-ce que le secret
de la beauté demande que le laid triomphe et règne
sans conteste sur le monde ? Pourquoi donc le beau tra-
gique ne serait, comme on nous l'assure constamment,
que la preuve du néant du monde en face de l'ordre di-
vin du monde?
Grâce à Dieu nous connaissons quelque chose de meil-
leur. Le monde et les hommes n'ont pas besoin d'être
sans valeur et sans nature, car ils peuvent parfaite-
ment exister d'une manière honorable. Dans tous les
cas. l'ordredu monde sera sauf, et toujours l'histoire
se terminera d'une manière satisfaisante. Que l'homme
se soumette à la Providence bienveillante de Dieu, qu'il
succombe sous sa justice violée, toujours la vérité, le
droit, la beauté, finiront par remporter la victoire. Mais
quel honneur pour l'homme, si, au service de son Sei-
gneur, il soutient la lutte avec le monstre hideux qu'on
appelle puissance du péché ! Il ne lutte pas comme un
valet enrôlé de force ; il ne sert pas comme un merce-
naire stipendié ; il ne se précipite pas comme un aven-
turier dans des entreprises qui ne le concernent point.
Il pourrait même, s'il le voulait, se placer du côté de
l'ennemi. Mais non ! Libre par fidélité au devoir, par
sentiment noble et chevaleresque, il préfère combattre à
la place de son Seigneur et lui épargner la lutte. Quelle
élévation pour lui, lorsque tout sanglant, il reste de-
bout, ferme comme un mur, persuadé que le criminel
290 LE RETOUR DE l'hUMANISME A INHUMANITÉ
envers' Dieu n'avancera que sur son cadavre, et que,
dans cet assaut contre Tordre du monde, le mal se bri-
sera contre lui! Quel triomphe, quand il pourra célé-
brer la fête de la victoire de Dieu comme étant sa pro-
pre fête !

9. -com- Il est donc évident que le péché contribue à la beauté


ment le mal x L

contribue à la
beauté de 1 en-
QU tout.
semble.
Naturellement, il ne peut être question, comme Leib-
nitz l'a dit-on prétendu, que le mal soit la condition
inévitable pour rendre le monde meilleur (1). Nous di-
sons : dit-on prétendu, car nous avons de la peine à
croire que ce grand esprit ait exagéré aussi démesuré-
ment un fond de vérité. C'est à l'esthétique moderne
qu'il était réservé de dire qu'il n'y a que la saleté et le
vice qui procurent la véritable jouissance artistique.
Mais jamais ce qui est laid, ne pourra être considéré
comme la cause du beau. Personne ne prétendra que
pour être belle, la musique a besoin de ces dissonan-
ces criardes, de ces complications semblables à des ser-
pents, de ces violences qui nous donnent sur les nerfs,
et avec lesquelles nous torture aujourd'hui. Pour
elle

pouvoir jouir pendant une seconde, avec satisfaction,


d'un accord, il ne faut pourtant pas que nous nous lais-
sions fouetter pendant une heure entière, par toutes les
furies d'une rage digne de celle d'Achille, d'unedémence
de bacchantes et d'un désespoir ugolinique. C'est pré-
cisément dans la musique la plus simple, dans la chan-
son populaire, dans les tons simples et graves de la
vraie musique d'église, que chacun peut faire l'expé-
rience que la musique est d'autant plus capable de sa-
tisfaire l'esprit et de l'élever, qu'elle contient moins
d'artifices et de surexcitation. La Sixtine de Raphaël, le

Paradis Couronnement de la Madone de Fra-Ange-


et le
lico ne nous montrentquedes images pleines de dévotion
et de pureté, d'une grâce et d'une dignité sereines. Est-

(1) Zeller, Gèschichte der deutschen Philosophie, 172 sq.


LE GOUVERNEMENT DE DIEU DANS LE MONDE 291

ce que l'énigme de la beauté n'y est pas résolue? Com-


ment donc quelqu'un peut-il prétendre que la disso-
nance et la laideur soient indispensables à la beauté?
Cependant, il est juste qu'un maître sage emploie
également la dissonance pour favoriser ses desseins (1),
et que la réflexion dans la conduite des affaires appa-

raisse le plus clairement quand surviennent des obs-


tacles.La patience, l'amour, la toute-puissance deDieu,
n'ont pas besoin du péché pour se glorifier devant les
hommes, mais incontestablement ces qualités brillent
devant nous d'un nouvel nous le voyons enfinéclat, si

triompher du mal conjuré contre lui. Les navigateurs


savent que la resplendissante étoile delà mer ne subit
aucun changement, par suite des tempêtes qui la déro-
bent quelque temps à leurs yeux. Néanmoins cette étoile
est doublement agréable à celui qui est dans l'angoisse,
quand elle perce victorieuse à travers les nuages. Plus
haut encore que les étoiles, Dieu plane au-dessus des
tempêtes du péché. Il n'a pas besoin du pécheur, et il
n'a pas non plus à le redouter. Le mal ne lui sert pas
plus qu'il ne peut lui nuire. Toute sa rage ne saurait
l'atteindre. Plus le tumulte est grand, plus les vagues
font rage, plus l'écume jaillit vers le ciel, plus la terre
tressaille par son choc, plus son sifflement s'évanouit
et retombe impuissant sur lui-même. Ainsi, c'est dans
la tempête que la puissance de Dieu se montre dans tout
son éclat. Aucune perfidie ne saurait vaincre sa fidélité,

aucune impureté ne saurait altérer sa beauté, aucun


combat ne saurait troubler sa paix.
Si Dieu n'a rien à redouter de la part du mal, il n'a
di
t i •
i

i


*~~^~~~,r*
i
avantage besoin du secours de ceux qui se consa-
m, i. •
i

i-v* i i '
10 ._con-
descendance
incompréhen-
sible de Dieu,
crentauservicedu bien. iSeanmoinsDieu, dans sa Donte, et honneur
. . , , pour l'homme
aime à exécuter ses œuvres pari intermédiaire des créa-1
en ce que ce -
.
lui-ci peut
tires, abstraction faite de quelques rares cas mira- P^ggJJ^ " 1

aMV *
Ul1CUA des plans
Dieu.
de

(1) August., Civ.Dei, il, 23, 1.


292 LE RETOUR DE L'HUMANISME A INHUMANITÉ
Nous appelons évidemment miracle seulement ce qui
se produit par l'intervention directe de Dieu, à rencon-
tre de la marche ordinaire des événements. Mais si nous
examinons la chose de plus près, la disposition la plus
curieuse de la part de Dieu, est que son gouvernement
dans le monde exécute nous qui som-
ses desseins par
mes des instruments très imparfaits. Car si nous consi-
dérons la manière regrettable dont nous entravons les
plans de Dieu par nos fautes, le nombre de fois que Dieu
doit recevoir la honte, la calomnie, à cause de nous, qui
sommes ses collaborateurs, jamais nous ne saurons
assez admirer sa condescendance, sa patience, nous
dirions presque son humilité.
Or si faible que soit l'homme, Dieu lui fait pourtant
l'honneur de se mettre à ses côtés, dans la lutte qui a
lieupour sauvegarder son ordre. Comme nous compre-
nons peu notre honneur, lorsque nous gémissons sur le
mal qui nous opprime en ce monde, quand nous nous
plaignons que Dieu nous a placés au milieu de tenta-
tions si nombreuses Heureusement pour nous qu'il en
!

est ainsi. C'est un signe que nous sommes avec Dieu,


que nous avons fait cause commune avec lui pour réa-
liser ses desseins, qu'il a daigné nous faire participer
à ce qu'il y a de plus sacré, à la réalisationde ses projets
dans le monde et de ses intentions de salut. 11 n'y a que
les nous atteignent.
projectiles dirigés contre lui qui
Quel lâche combattant que celui qui lutte pour une
cause si sainte, en poussant des lamentations et en ma-
nifestant de la peur? Qui ne saura pas plutôt gré à son
Seigneur de lui accorder sa confiance, et de le mettre à
la place d'honneur, au poste le plus dangereux ? Qui
n'éprouvera pas une joie intense quand il rencontrera
l'occasion de prouver une fois sa fidélité à son maître
par l'action (1)? Au lieu de nous lamenter, nous de-
vrions avoir conscience de la dignité de la place que

(1) Augustin., DeGencsi ad lit., il, 7, 9 ; 10, 14 ; 2?, 29.


LE GOUVERNEMENT DE DIEU DANS LE MONDE 293
nous occupons à ses côtés. Au lieu d'hésiter, nous fe-
rions mieux d'être ravis d'admiration en présence de
la puissance de Dieu qui non seulement triomphe avec
calme de tous les obstacles, et transforme la plus grande
résistance des créatures en moyens pour atteindre ses
fins divines, mais qui fait en outre réaliser cette victoire
par des auxiliaires qu'on ne saurait se représenter plus
insensés et plus défectueux.
La marche de l'histoire universelle tout entière, la m. - u
gouvernement
guerre infructueuse des méchants, la lutte entreprise à
hommes de bien, l'imperfection mettent
f
le
e
^ da n
de e sJ
salut de ce
moitié par les dernier.

clairement en relief une vérité, base fondamentale de


toute la philosophie de l'histoire, c'est-à-dire la grande
vérité que le monde n'existe et ne continue d'exister

que parla puissance et la sagesse de Dieu. Dans le prin-


cipe du Pessimisme, il y a un fond de vérité, c'est que
le monde va mal, qu'il va toujours en déclinant, et qu'on
doit s'étonner qu'il puisse allersi longtemps de ce train.

Il y a en effet longtemps tombé en ruine, si


qu'il serait

le pasteur des peuples l'avait abandonné à Lui-même.


Si malgré cela, l'histoire ne montre pas un recul
continuel dans les choses terrestres, mais parfois des
époques d'un progrès évident, nous le devons unique-
mentau gouvernement de Dieu danslemonde, qu'aucune
ingratitude ne détermine à retirer sa main de lui.
Nous devrions rendre à cause de cela de sincères ac-
tions de grâce à la Providence divine, nous pour qui ce
mystère brille sans cesse d'un éclat consolateur à tra-
vers les sombres nuages du doute et du découragement.
C'est à elle seule que nous devons de vivre, et de ne pas
voirie monde s'effondrer par suite de notre folie. Il y a
une profonde vérité cachée au fond de ce vieux proverbe :

La sagesse de Dieu et la folie des hommes gouvernent le


monde (1).

(1) Kœrte, Sprichwœrter der Dculschen, (2) 2958.Wander, Sprichwœr-


ter-Lexikon, II, oo, 1313.
294 LE RETOUR DE L'HUMANISME A L'HUMANITÉ
Qu'est-ce que l'homme aurait fait de lui et du monde
s'il en avait été le maître ? Mais tout a été réglé dès l'é-

ternité parune sagesse supérieure à sa folie. Toujours


sur nous veille un œil qui voit tout et ne dort jamais.
Toujours nous sommes guidés par un amour auquel la
moindre chose ne semble pas trop petite. Au milieu
de toute confusion et de toutedestruction, Dieu reste tou-
jours l'Immuable. La que sa grâce a créée et qu'elle
loi

a laissée sous la sauvegarde de la toute-puissance est


éternelle et inébranlable. Dans cet ordre de choses, rien
ne change, rien ne se corrompt, rien ne change de place
et rien n'est retiré, car rien d'imprévu n'arrive à celui
qui sait tout, la vérité n'est jamais trompée, la toute-
puissance est toujours victorieuse. En lui, qui veille sur
tout, se trouve sagesse et force ; à lui, appartient le con-
seil et l'intelligence (1). Il n'a pas besoin des hommes
puissants, puisque lui-même il est le Puissant (2). Mais
il n'a rien à craindre non plus de leur arrogance. S'ils
se précipitent contre lui en plein jour ils courent dans
les ténèbres ; à midi, ils marchent à tâtons comme à mi-
nuit (3). Contre lui, il n'y a ni sagesse ni prudence, ni
conseil (4). Quand même les hommes méditent du mal,
il le tourne en bien (5). Ils ne troublent pas l'ordre établi
par lui ; n'en favorisent que la victoire (6).
ils

11 pourrait jouir de cet honneur pour lui seul ; mais


son amour l'a déterminé à partager avec notre faiblesse
non seulement la lutte mais aussi l'honneur de la vic-
toire. Dans le combat, il augmente nos forces, il nous
enseigne sa sagesse et terrasse l'ennemi à nos pieds. 11

veut et dirige les choses de telle sorte que tout, même


le mal, même nos blessures, même notre propre per-
fidie servent non seulement à son honneur, mais aussi à
notre bonheur (7).

(1) Job, XII, 13. — (2) Job, XXXVI, 5.

(3) Job, V, 14. — (4) Prov., XXI, 30.


(5) Gènes., L, 20.
(6) Augustin., Conf., 12, 11, 11.
(7) Rom., VIII, 28. Augustin., Corrept. et gratia, 9, 23; Nat. et gr.,
LE GOUVERNEMENT DE DIEU DANS LE MONDE 295
Donc tout vient de lui, et tout retourne à lui. L'accord
le plus parfait sera le résultat de toutes ces dissonan-
ces. Labeauté de l'ordre sera rehaussée par tous ces trou-
bles. Ainsi la marche des temps et du monde devient
une grande et merveilleuse harmonie. Celui qui est assez
insensé pour s'exclure de ce rythme doit accepter d'en-
tendre les accords dissonants qu'il a aidé à préparer.
Celuiqui dans la mesure de ses forces se joint à la grande
masse, verra les petites choses qu'il a faites pour accom-
plir les grandes, récompensées par rémunérateur gé-le

néreux, non d'après la petitesse de ses actions, mais


d'après la valeur du grand tout. Ainsi va le monde. Ainsi
se termine l'histoire.
Tandis que dans la vallée, la bataille fait rage, le gé- 12.- l'Ms-

néral se tient sur la montagne. De pâles brouillards en- seiïl ësTTû


veloppent les armées et les champs, bont-us nuages ou ijataiiie.

poussière ? personne ne le sait. Le ciel est ébranlé, l'air

siffle, la terre tressaille sous les coups de canon l'écho ;

revient terrible des hauteurs tremblantes. Toutes les fu-


reurs de l'enfer semblent être déchaînées ; le regard ne
reconnaît la marche de la bataille que parles éclairs des
bouches à feu, le rapprochement ou l'éloignement des
détonations, du crépitement de la fusillade et la couleur
des vapeurs sombres. Les cœurs battent d'angoisse.
Tous les soldats écoutent les paroles du chef, suivent
les mouvements de sa physionomie avec une bouche
muette et des yeux scrutateurs. Dans sa main, il tient
l'honneur et la liberté de la patrie ; d'un coup d'œil, d'un
signe de lui dépendent la vie de milliers d'hommes et le

sort de millions de personnes, et lui seul apparaît comme


insensible et sans vie au milieu de cette lutte terrible.
Tout dépend qu'il ne perde pas une minute le sang-froid
et la circonspection. Tant que les siens voient son calme
imperturbable, ils considéreraient toute question, tout
doute, comme une insulte faite à lui. 11 se tait, il dirige

28, 32. Greg. Mag., Mor., 2, 78,70, Bernard., Dlv. S., 1,6 ; 38,1,2.
Thom., 1, 2, q. 79, a. 4. Blosius, Conclave animœ fidelis, G, 4.
296 LE RETOUR DE L'HUMANISME A INHUMANITÉ
et ils exécutentavec confiance et fidélité ses ordres brefs.
Et lorsque le soir arrive, l'honneur, la liberté et la vie
sont saufs ; la victoire est remportée et la paix est
faite (1).
Pour celui devant qui mille années sont comme un
seul jour, toute l'histoire de l'humanité est comme un
jour de bataille. Il n'y a pas un seul homme qui n'y
prenne part. Tous nous combattons pour la liberté, la
Dans cette bataille, il s'agit de la loi
patrie et l'éternité.
de Dieu, de Tordre du monde, du sort de tout ce qui
est grand, sublime et sacré. L'honneur de l'éternel, le
triomphe du bien, le vrai et éternel bonheur de l'huma-
nité, tel est notre cri de guerre. Silencieux, dans un
calme que rien ne trouble, invisible à ses guerriers,
mais pourtant au milieu deux, il dirige en personne,
depuis son trône, lui le grand généralissime, le souve-
rain maître de la guerre, la marche de
pour l'é- la lutte

ternité. Tout combattant considéreraitcomme une honte


ineffaçable le moindre doute contre l'habileté de ce chef.
Pour lui, il s'assure auprès de chacun de ses preux, que
tout signe qu'il donne est exécuté ponctuellement par
le sacrifice du sang et de la vie. Que le triomphe de sa
cause et de la nôtre soit certain, nous l'espérons, nou&
le croyons, — non ! nous le savons tous.

(1)Psalm.,LXXXIX, 4.
VINGTIÈME CONFÉRENCE

EGCE AGNUS DEI.

1. Laocoon l'image du paganisme. —


2. Ruine de la religion par
l'éloignement de Dieu. —
3. Décadence des mœurs par suite des

dieux inventés par les hommes. —


4. Décadence delà vie publi-

que comme conséquence nécessaire de l'Humanisme. —


5. Ef-
forts grandioses que le paganisme a faits pour se sauver. —
6. Dé-
sespoir de l'humanité à la fin du monde ancien. —
7. Résurrection

des anciennes espérances de rédemption à l'époque du Christ. —


8. La plénitude des temps. —
9. Lumière nouvelle, surnaturelle
sortant des ténèbres. —
10. La rédemption comme doctrine,
exemple, salut. La divinité de la rédemption manifestée par sa
vertu guérissante. —
11. Ce qui était nécessaire pour que Fhu-
manité fût sauvée. —
12. Ecce Agnus Dei. —
13. La lutte entre
la vie et la mort. —
14. Le fruit de la rédemption. —
15. Le
pendant du Laocoon.

Comme le dit déjà Pline, l'antiquité a produit une i._ Lao-


n e
merveille de Fart dans le chef-d'œuvre du rhodien Age- du° P aganl-

sander et Polydoreet Athénodore, le grand


de ses fils

groupe de Laocoon (1). Le jugement de la postérité est


d'accord avec celui de Pline. Dans cette création, l'art
antique a, pour ainsi dire, atteint son plus haut point.
Ce serait une exagération, comme l'est toujours cette'
expression, si l'on disait que l'ancien monde s'est sur-
passé dans cette œuvre, mais la vérité est qu'en l'exécu-
tant, il a tracé un fidèle portrait de lui-même.
La douleur qui se manifeste dans tous les muscles et

les tendons de ce corps noble et vigoureux, ses efforts


puissants, l'impuissance à laquelle le réduisent les replis
toujours augmentant des serpents, l'œil vague que la
victime lève vers le ciel et qui semble prier et désespé-
rer à la fois, tout cela est une image de l'esprit, de la

vie, de l'histoire de l'antiquité.

(1) Plinius, Hlst. nat., 36, 4t(5),24.


Il 20

I
298 LE RETOUR DE L'HUMANISME A INHUMANITÉ
La victime longtemps défendue avec héroïsme
s'est
contre les monstres que la divinité lui a envoyés, à lui le
prêtre infidèle, pour punir sa désobéissance. De même
que le taureau sauvage fait voler loin de lui, en mugis-
sant, la hache avec laquelle le sacrificateur Ta frappé de-
vant l'autel, de même Laocoon a d'abord secoué avec
une arrogance inflexible ses chaînes glissantes, puis a
fait monter vers les étoiles son cri dé douleur et de ma-

lédiction (1 ). Il voit maintenantqueseseffortssont vains,


mais c'est en résistant qu'il se soumet au sort inévita-
ble. Avec un soupir à moitié comprimé par les tourments
mortels et infinis qu'il endure, un cri de miséricorde
qu'il profère à peine, s'élève de sa bouche rigide vers le

ciel.

Ainsi nous voyons devant nous. 11 y a encore un


le

reste de vie en lui; ce cri, pour implorer du secours,


sera-t-iLentendu là-haut? Nous ne savons mais ce que ;

nous savons, c'est que le criminel qui expie maintenant


ses désobéissances, ne peut revendiquer le droit d'êlre
exaucé. Il est bien certain dans ce moment, un
que si,

rayon de salut lui apparaît encore, c'est une grâce non


méritée.
«
z. —
{ -

Riu-
. Par son infidélité, '
sa désobéissance envers Dieu,
gfonVaViï l'humanité elle aussi s'est attiré la destinée qui l'ei
joignementde
b rasse de ses replis de serpent. Le premier pas que
l'homme a osé faire dans son orgueil a consisté à se dé-
tacher de Dieu (2). La fin qu'il avait en vue et qu'il a de
nouveau en vue à chaque péché qu'il commet, est de
pouvoir se sentir affranchi de Dieu.
Cette fin, il dû naturellement ex-
l'a atteinte, mais il a
pier sa faute en se sentant lui-même étranger et ennemi
par rapport à Dieu, et en voyant dans Dieu un étranger
et un ennemi par rapport à lui. Mais se savoir irrité, et

comme punition se savoir sur pied de guerre contre la

puissance et la majesté d'un Dieu éternel dont il s'est

(1) Virgil., Aen., II, 222-225. — (2) Eccli., X, 14.


ECCE AGNUS DEI 299
détaché criminellement, voilà qui est de nature à l'écra-
ser. Il ne pouvait rester dans cet état. Une fois le pre-
mier pas fait, le second était nécessaire. Se voir l'ennemi
d'un Dieu tout-puissant, infini, saint, incorruptible et
juste, voilà ce que -le pécheur ne peut supporter. De cette
manière, il en arriva bientôt à le rejeter complètement,
et à se procurer à sa place des dieux selon sa fantaisie.
Il espérait s'en trouver mieux.
Mais rien ne châtie plus, Fhomme que de suivre les

inspirations de son orgueil. Au lieu d'un seul Dieu of-


fensé qui, tout en étant sévère, n'oublie jamais la charité
et la justice envers ceux qu'il a créés à son image,
l'homme innom-
eut désormais contre lui une multitude
brable de divinités qu.il s'était faites lui-même à son image
et à sa ressemblance, des dieux altérés de sang, enflam-
més de haine contre les hommes, Kali, Civa, Ahriman,
Moloch. Au lieu d'une Providence pleine de bonté, il

ne connut plus rien au-dessus de que le hasard lui

aveugle ou une destinée de fer, sans cœur, sans amour,


sans justice. La pensée à des dieux pleins de jalousie,
un malin plaisirde nuire, pesait même comme
se faisant
un cauchemar horrible sur les Grecs dont la sérénité
est pourtant proverbiale (1).
Que devait devenir la religion sous l'influence de ces
idées ? C'est tout clair. Chez le Grec frivole, elle alla
jusqu'à la légère cleisidémonie, ou encore jusqu'à la

moquerie blasphématoire contre la divinité (2). Chez


les Romains sérieux, elle devint la sombre supersti-
tion (3), c'est-à-dire un vague malaise de peur (4), le
sentiment d'une certitude pénible sur les intentions et
les desseins, sur la grâce et la disgrâce des êtres sinis-
tres dont l'autre monde est le séjour.
De là les efforts faits pour se rendre favorables, par

(1) Plutarch., De superstit., 2.


(2) Petron., 137.
(3) Gicero, Inv., 2, "64.
(4) Theophrast., Charact., 16.
300 LE RETOUR DE L'HUMANISME A INHUMANITÉ
tous les moyens imaginables, ces esprits heureux de
nuire, malicieux, sur lesquels on ne pouvait compter.
Ainsi nous comprenons comment Pline a pu dire que
le monde ancien tout entier s'était consacré à la magie,
quelque évidente que fût la tromperie contenue dans
cette farce (1).
La première manifestation de la raison humaine, la
plus saine et la plus conforme à la nature, car c'est —
là la religion, — devint, sous la pression d'une sembla-
ble manière de voir, comme Plutarque le dit avec raison,
une disposition malsaine et fiévreuse (2). Ce qui jadis
avait élevé l'homme au-dessus delà terre, au-dessus de
lui, dans le domaine de l'idéal le plus sublime, la foi à
quelque chose de plus élevé, à Dieu, devint désormais,
comme cela a toujours lieu chez le pécheur qui ne veut
pas se convertir, une charge qui, d'après l'expression
du même auteur, menaça de l'écraser (3).
Les effets d'un tel égarement ne pouvaient être autres
que les plus tristes qu'on puisse imaginer. Presque toute
autre passion se transforme en un aiguillon qui excite
Tâme à exercer ses forces, et en une pierre qui aiguise
l'esprit, mais une peur non justifiée et exagérée pèse
comme un poids de plomb sur l'esprit et sur toutes les
forces de l'homme (4). Ce que les hommes avaient fait

de la religion était, comme les Grecs l'ont déjà dit, une


confusion, une gêne de l'esprit, qui paralysait leur in-
telligence, troublait leur repos, enchaînait leurs for-
ces (5). Ce sont là les propres paroles d'un des Grecs
les plus savants, d'un des admirateurs les plus enthou-
siastes de l'antiquité. En les exprimant, Plutarque
avait-il devant les yeux l'image de Laocoon ? Comme fa-
vori de Trajan et d'Hadrien, il ne lui était pas difficile

d'avoir accès dans le palais de Titus, aux Esquilies,


(l)Plin., 30, 1,1.
(2) Plutarch., De superstit., 1.

(3) Plutarch., /. c, 2.

(4) Thom., 1, 2, q. 44, a. 3,4.


(5) Plutarch., /. c, 3.
ECCE AGNUS DEI 301

où se trouvait sa statue. Nous serions presque tentés de


croire qu'il a écrit ce jugement sur la religion païenne
en face du prêtre païen aux prises avec la mort.
Mais depuis longtemps la peur qu'on éprouvait en face 3. -Déca-
de dieux, n'était pas ce qu'il y avait de pire, beau-
tels mœurs pa?

coup s'en faut (1 ). Elle ne faisait que paralyser et acca- inventés par
il T»/r*ii i î t •
-ni
^ es nommes •

bler. Mais 1 exemple des dieux,


1

les passionsquel homme


leur attribuait abaissaient bien au-dessous de l'animal
l'homme qui les honorait.
Ce qu'on attribue aux dieux en fait de perfidie, de
manie de se quereller, de haine les uns contre les au-
tres, dépasse toutes les bornes de l'impertinence, dit
Pline. y a même certaines divinités qui accordent une
Il

protection spéciale au vol et à des crimes vulgaires (2).


On ne sait pas quel serait le meilleur pour l'humanité,
ou de ne croire à aucune divinité, ou de croire à une
divinité dont on doit rougir (3). N'est-ce pas embraser
nos vices que de les attribuer aux dieux, dit Sénè-
que?(4)
Il arriva qu'en croyant à de semblables divinités, les
hommes perdirent toute honte pour le péché (5). De
cette manière, comme impos-
la vertu devait apparaître
sible, et les efforts pour y arriver comme une chose in-

sensée le vice lui aussi devait apparaître comme vertu


;

et comme le seul moyen de devenir semblable et cher à


la divinité.

Les philosophes, il est vrai, luttaient contre cette


corruption avec un courage auquel il faut rendre justice.
Les trois plus grands esprits des écoles philosophiques
de la Grèce, Socrate, Platon et Aristote, avaient demandé
qu'on chassât du pays, ou qu'on punît sévèrement les
poètes, les artistes et les acteurs qui introduisent dans

(1) Plutarch., De saperstit., 2 ; Lucret., I, 63 sq.


(2) Plinius, Hist. nat. f 2, 5 (7), 4.
(3) Ibid., 2, 5 (7), 6.
(4) Seneca, Debrevit. vitœ, 16, 5.
(5) Seneca, De vita beata, 26, 6.
302 LE RETOUR DE L'HUMANISME A L'HUMANITÉ
le peuple de exemples de séduction (1). Mais leurs
tels

réclamations furent vaines. L'exemple et la séduction


ont une force tellement surhumaine, que c'est à peine
si-la puissance divine pourrait faire disparaître leur
action dévastatrice.
Or les vices que les dieux pratiquaient eux-mêmes,
s'associaient avec la puissance séductrice des hommes.
Comment alors l'humanité n'eût pas succombé? Les
philosophes qui s'y opposaient en paroles, succombaient
aussi sous cette puissance écrasante. Le sage Socrate,
le savant Aristote, le moraliste de fer, Caton, ne furent
pas plus capables de résister à cet exemple que le jeune
homme léger d'Athènes et de Rome. Ils regardaient
comme une dot inévitable de la faiblesse humaine les
péchés que nous pouvons seulement considérer comme
les égarements extrêmes d'une vie perdue. Aucune sa-
gesse, aucune sévérité, ne pouvait les sauver de ces piè-
ges. Leur intelligence, leur nature bonne regimbait un
instant là contre, mais ils succombaient bientôt, peut-
être avec dégoût au début, mais à la fin, ils brisaient les
liens de serpent dans les replis desquels ils étouffaient.
Or ces hommes sont, comme le dit Platon, non seule-
4. — Déca- , ,

dèiace de ia ment leur ruine à eux, à cause de leur incrédulité, mais


vie publique <
comme ji s son [ aussi la ruine du bien commun, quand même ils
con-
séquence ne- 'T.

j'Humanisme.
ne font pas précisément du mal par suite d'une dispo-
sition naturelle moins mauvaise. C'est encore pire, dit-
il, si ces hommes ne se contentent pas de penser en in-
crédules, pour ce qui les concerne, mais si, de plus, leur
incrédulité les encourage encore à faire le mal, et, par
le fait même, à donner publiquement le mauvais exem-
ple (2). Que penser alors de l'influence pernicieuse de

ceux qui croient à des dieux tels que ceux qu'enseignait


le paganisme? De tels hommes doivent presque consi-
dérer comme un honneur d'imiter leurs modèles crimi-
nels et de donner droit de cité sur terre à leurs mauvai-
ses actions. On ne saurait s'imaginer une peste plus con-

(1) Augustin., Civ. Dei, 2, 7. — (2) Plato, Leges, 10, 15, p. 908, c.
ECCE AGNUS DEI 303
tagieuse pour faire commettre le péché, une école plus
favorable à la corruption morale publique, que ne l'était
la croyance aux anciens dieux.
Quand une fois on en est venu à ce point que la reli-
gion publique elle-même est devenue la pépinière des
vices publics, alors tous les biens intellectuels et mo-
'
raux qui ennoblissent la vie et luidonnent delà valeur
sont dissipés, alors, les fondements de l'ordre public
sont ébranlés, car la religion, les excellentes lois et les
bonnes mœurs sont les bases sur lesquelles repose toute
communauté (1). Sans elles, aucun état ne saurait exis-
ter, aucune vie publique ne saurait prospérer. Ainsi par-
lent Platon et Polybe.
Comme c'est tout naturel, le monde moderne contre-
dit opiniâtrement cette conclusion. Quand même il ad-
met, pour la vie privée, la nécessité delà religion et l'u-
nion de la religion et de la morale, il nie catégorique ment
ces deux choses dès qu'il s'agit de la vie publique, et
c'est précisément l'état ancien qui doit fournir la preuve
que la foi peut manquer, et que pourtant le salut public
peut être en bonne voie. Car, comme tout ce que l'an-
tiquité a produit, sa vie d'état est considérée comme la
conquête la plus élevée de la civilisation humaine,
comme la fleur de la véritable humanité.
Le témoignage de l'histoire tient cependant un autre
langage (2). Et pourtant, d'après les considérations que
nous venons de faire, nous sommes obligés de dire que
ce n'est pas hasard, mais nécessité, si cette commu-
nauté d'Athènes, de Sparte et de Rome, fondée au prix
de tantde sacrifices, d'héroïsme et d'efforts intellectuels,
est devenue la victime d'une telle dégénérescence.
C'eût déjà été mauvais, si, comme on dit ordinaire-
ment, les anciennes religions n'avaient pas possédé de
contenu moral, et n'avaient pas inculqué d'idées mo-

(1) Plato, Leg., 10, 13, p. 905, d. sq. ; 16, 909, d. sq. Polyb., 6, 47,
1, 6, 56,8-12.
(2) Vol. I, Conf. XI, 10.
304 LE RETOUR DE L'HUMANISME A INHUMANITÉ
raies. Dans ce seulement inutiles
cas, elles eussent été
pour la vie. Mais voilà qu'au contraire, elles ont enlevé
aux hommes tout contenu et tout point d'appui moral,
leur ont inculqué les idées les plus immorales et ont
contribué, en s'autorisant de l'exemple des dieux, à
rendre publiques les convoitises les plus honteuses.
Alors les peuples ne pouvaient que dégénérer, et leurs
meilleures créations ne pouvaient que périr.
C'est pourquoi il fut inévitable que, par suite des vices
publics,l'état romain devîntun désert augmentantchaque
jour (1), quoiqu'on inventât des remèdes artificiels (2),

qu'on obligeât au mariage par des punitions, et qu'on


dirigeât vers le cœur de l'empire des hommes venant de
pays lointains. Les choses durent en arriver à ce point
que le sang de loup, que le Romain avait fait passer
dans ses veines, rendit d'une sauvagerie atroce le carac-
tère du peuple tout entier, comme le prouventles guerres
civiles et l'époque impériale. Il ne pouvait se faire
autrement que Grec élevé aux pieds de ses dieux sen-
le

suels, voluptueux, rusés, finît par devenir le résumé de


tous les vices (3) et que son nom passât en proverbe
pour exprimer toute espèce de bassesse méprisable (4).
Le torrent de la corruption grossit sans qu'on pût l'arrê-
ter, et emporta avec lui les récalcitrants eux-mêmes.
On peut facilement se représenter quelle douleur dut
remplir le cœur des anciens témoins de ces choses, puis-
que la vie publique était le seul bien qu'ils connussent, le
seul bien à cause duquel l'existence semblait avoir quel-
que valeur. De là la haine contre les hommes ou la raille-
rie amère par laquelle ils dégonflaient leur cœur op-
pressé. Le suicide, les assassinats en masse, les meur-

(1) Polyb., 37, 4. Horat., Ep., 2, 2, 81. Seneca, Tranq.,2, 13. Pausa-
nias, 10, 4, 1 ; 32, 10 8, 33. Mommsen, Rœm. Gesch., (6) III, 530 sq.
;

(2) Tacit.,' Annal., 14, 27.


(3) Plinius, Hist. nat. , 15, 5 (4) : Grœci vitiorum omnium genito-
res.
(4) Cic, De orat., 1, 22, 102. Pro Flacco, 4. Juv., 3, 76-78. Tacitus,
De orat., 3. Lucian., Demercede condactis, 17, 40.
ECCE AGNUS DE] 305
très commis par pur plaisir pour l'horrible, par ennui
ou par besoin de surexcitation, devinrent une affaire de
mode. L'humanité était devenue on ne peut plus indiffé-
rente, et la vie sans valeur.
Mais moins le monde extérieur donnait de satisfac- 5.- Efforts

tion, plus on ressentait amèrement le vide intérieur, qle ie pa ga -


nisme a faits
rtt r • r in • '

précisément pour cette raison que 1 homme en de-


i
G est pour se sau-
ver.

saccord avec lui-même dans son intérieur s'enfuyait


dans l'extériorité, pour échapper à lamine insupporta-
ble qu'il ressentait au fond de lui-même. Mais que cette
extériorité vienne aussi à le repousser, il sera rejeté en
lui-même avec une force d'autant plus grande.
Ceux-là connaissent bien mal l'antiquité qui croient
ou veulent faire croire qu'à cette époque les hommes
poursuivaient tranquillement leurs vices sans éprouver
de remords de conscience. La nature humaine a été
profondément ébranlée par le péché, mais la bonté qui
est innée en elle ne peut jamais être complètement dé-
truite. A travers toutes les atrocités et les abominations
qui chemin du paganisme, passe un trait
marquent le

de profonde mélancolie et dé mécontentement de l'hom-


me contre lui-même. Aucun jugement juste ne refuse
aux païens d'avoir éprouvé une douleur pour un infinie

bien perdu qu'ils ne connaissaient pas, d'avoir livré une


lutte immense pour arriver à quelque chose de meilleur.
S'ils aggravent leur responsabilité en se jetant de nou-

veau dans les anciens péchés pour étourdir leur cons-


cience (1), c'est aussi une raison qui montre qu'ils n'ont
jamais perdu complètement la capacité d'être sauvés.
C'est là qu'a pris naissance la partie la plus énigma-
tique de l'ancienne religion, nous voulons dire les mys-
tères. On pensera ce que l'on voudra sur leur significa-

tion, mais il y a une chose qu'on admet généralement,


c'estqu'ilsdoiventleur origine au besoin de purification

Livius, 39, 9. Ovid., Met., X, 434. Tibull., 1, 3, 26


(1) ; 2, 1, 11 sq.

Wachsmuth, Hellen. Alterthumskunde, (1) II, 2, 237.


306 LE RETOUR DE L'HUMANISME A INHUMANITÉ

et d'expiation, et que c'est ce sentiment qui leur a donné


une vie si tenace et des adhérents si nombreux.
Mais la crainte sacrée qu'inspiraient les mystères
semblait être à l'humanité un moyen trop facile pour
suffire à sa soif de pénitence. Elle se sentait coupable;
elle savait que la faute ne serait effacée que par la péni-
tence ;
que la pénitence doit être un travail
elle savait

amer et pénible pour avoir delà valeur et du succès, et,


comme il n'y avait personne pour lui dire que la divinité
offensée était désormais satisfaite, et que la pénitence
était acceptée, elle inventait sans cesse de nouvelles ex-
piations.
De là proviennent les jeûnes et les abstinences qui
faisaient plus ou moins partie de chaque sacrifice (1).

De là la mortification constante des Pythagoriciens, de


là les pratiques de pénitence à faire dresser les cheveux
des Hindous, les flagellations des Spartiates, les huttes
à suer des Indiens, les sacrifices volontaires faits soit
en se précipitant du haut d'un rocher (2), soit en se
noyant, soit en se brûlant à petit feu (3). Et comme si

tout cela n'avait pas encore pénétré assez profondément


dans le cœur et déchiré les entrailles, ils prenaient leurs
premiers-nés et les immolaient devant l'autel, sous le
couteau sacrificateur. C'est ainsi qu'ils mettaient entre
les bras de leurs idoles chauffées au rouge leurs enfants
uniques et les forçaient à faire joyeuse mine. Laocoon est
trop occupé de sa propre misère. Que lui importent ses
pourvu qu'il sauve sa propre vie ? C'est ainsi que le
fils,

païen lui non plus ne s'inquiète pas de ses enfants, ni


de sa propre vie. Une seule pensée domine chez lui,

(1) Catlin, Manners and customs of the North American Indians, I,


97 sq. Wuttke, Gesch. des Heidenthums, I, 135.Waitz, Anthropologie der
Nalurvœlker, III, 418, 206, 217, 384; IV, 129, 152 sq., 363.
(2) Ritter, Erdkunde, IV, 2, 595 sq.
(3) Strabo, 15, 1, 65, 68. Plinius, Hist. nat., 6, 22 (19), 2. Curtius,
8, 9. Bohlen, Das alte Indien, I, 278 sq., 286 sq. Kiïlb, Gesch. des Mis-
sionsreisen, III, 126 sq., 173 sq. Wuttke, Gesch. des Heidenthums, II,
362 sq.
ECCE AGNUS DEI 307
celle de se défaire des étreintes étouffantes de la cons-
cience de la culpabilité. Il sacrifie volontiers, au milieu
des plus grandes douleurs, sa vie, ses enfants, ses biens,
son sang et ce qui lui est cher et sacré, uniquement pour
pouvoir s'affranchir du joug intolérable du péché.
Mais plus il fait d'efforts, plus ce monstre l'enlace de 6.-Déses-

ses replis.
1
lui-même qui 1 a appelé e f maintenant
G est manité à ia fa
'

# .
du monde an-
il sera une cause de mort pour lui. Longtemps il a lutté cieD -

avec désespoir contre lui. Enfin avec le dernier effort


s'évanouit la dernière espérance de se sauver lui-même.
Si une puissance supérieure ne l'aide pas à sortir de sa
situation, voué à la ruine. Mais une telle puissance
il est
existe-t-elle ? Depuis longtemps il ne croit plus aux dieux
qu'il a inventés lui-même. Mais y a-t-il un Dieu qui n'ait
pas été inventé par les hommes ? Y un Dieu vérita-
a-t-il

ble? Si oui, qui a le droit de lui demander du secours?


Qui a le courage de fonder ses espérances sur lui, après
que toute l'humanité l'a mis si longtemps de côté ?
Ici, nous avons devant nous, dans la triste situation

de Laocoon, le monde ancien tout entier. L'homme tel

que nous le trouvons dans les derniers jours du paga-


nisme a compté, réglé son compte avec la vie, l'huma-
nité et lui-même. Il n'espère plus rien de la terre. C'est
ce que nous dit ce regard désespéré qui se détourne de
ce monde pour regarder le ciel. Cet œil qui s'éteint croit
encore apercevoir là-haut un dernier rayon de lumière.
Peut-être est-ce encore une illusion, mais si non, il
faut que le secours arrive promptement, autrement il
serait trop tard.
du monde au moment où Auguste
C'était la situation
fermait pour la troisième fois les portes du temple de
Janus. La corruption du temps et du monde avaitatteint
son point le plus élevé. Ce n'est pas seulement l'amer
jugement de Juvénal (1), mais c'est aussi celui du froid
Tacite (2), qui reconnaît encore beaucoup de bien en

(1) Juvenal., I, 149 : Omne in prœcipiti vitium stetit.

(2) Tacit., Hist.> 2, 37 : Corruptissimo sœculo.


308 LE RETOUR DE L'HUMANISME A INHUMANITÉ
elle (1 ). Ecrasé par la douleur, dit-il, notre cœur s'est
fatigué au milieu de la paix (2) C'est ainsi qu'il s'exprime r .

l'âme brisée de douleur, en face des atrocités qui aug-


mentaient chaque jour. Plus on considère l'histoire de
l'humanité dans les temps anciens et dans les temps
modernes, plus on se convainc que tout n'est qu'illusion
et farce (3). S'il y a des dieux (4), il est certain qu'ils
nous ont retiré leur protection (5) et qu'ils font peser
leur colère très lourdement sur nous (6). Tite-Live tient
le même langage dans l'introduction de son histoire.
Nous ne pouvons plus supporter nos fautes, dit-il, etles
remèdes que nous pourrions peut-être appliquer contre
elles sont tout aussi insupportables (7).

Sénèque dépeint la situation de son temps sous de»


couleurs encore plus noires (8). Mais quand on lui de-
mande si, humainement parlant, il y a encore espoir de
salut, il fait la réponse désolante : « Nous faisons projet
sur projet, nous nous attachons tantôt à celui-ci, tan-
tôt à celui-là, puis nous le rejetons et nous retombons
dans nos perplexités. C'est une véritable folie. Mais qui
nous dira quand ou comment nous pourrons nous en
défaire ? Personne n'est assez fort pour se tirer lui-même
du marécage dans lequel nous sommes tombés. Nous
avons besoin de quelqu'un de plus fort qui nous tende
la main et nous sorte » (9).
Maisqui espère trouver cet homme parmi leshommes?
Ah ! s'écrie Cicéron, quelle joie ce serait pour le monde,
s'il pouvait un jour vi)ir la vertu parfaite, d'une manière
vivante! Mais il n'y faut pas penser (10). Platon déjà
écarte cette idée, à moins qu'il n'arrive un docteur de la
Révélation qui ait la force de nous découvrir à nouveau

(1) Ibid., 1, 3. — (2) Tacit., Annal, 16, 16. — (3) Ibid., 3, 18.
(4) Ibid., 6, 22 ; 14,12 ; 16, 33 ; Hist., 1, 3.

(5) Tacit., Annal., 14, 12. — (6) Ibid., 4, 1 ; 16, 16.


(7) Liv., Prœf. Nec vitia nostra, nec remédia pati possumus.
:

(8) Seneca, Ira, 2, 8.


(9) Seneca, Ep., 52,2,
(10) Cicero, Fin., 5, 24, 69.
ECCE AGNUS DEI 309
ce trésor perdu (1). C'est ainsi que nous sommes ballot-
tés dans une barque fragile au milieu des flots en fureur,
et toujours en péril de mort. Si Dieu ne nous envoie pas
son Verbe, jamais nous ne trouverons la nef de salut qui
nous mettra en sécurité au milieu de tels dangers (2).
Ces sentences, et autres semblables dont le nombre
abonde (3), nous démontrent que l'ancien monde, à la
fin de son développement, était plongé dans laperplexité,

le dénûment complet, et même dans un véritable déses-


poir.
Dans cette détresse extrême, l'humanité s'est de nou- 7.— ^^
rec lion des an-
veau souvenue de ses anciennes légendes. Elle les avait
considerees
• » t .

comme j r» ri *

des tables vaines, quand, éloignée


j'i*' rances de ré-
dempiion a

de Dieu, elle croyait pouvoir compter sur sa force et se christ.

plongeait dans la jouissance du moment pour s'étourdir


et oublier son malaise. Alors, comme le dit Tite-Live,
le présent était devenu insupportable aux hommes et

l'avenir.sans espoir, alors, la seule consolation qui pou-


vait les préserver du désespoir, c'était de s'occuper du
passé.
C'est alors qu'ils pressentirent que les prophéties des
premiers temps, qu'ils retrouvèrent en jetant les regards
sur des jours passés meilleurs, pouvaient contenir plus
qu'une simple illusion. Désormais, ils comprirent que
s'il y avait encore de l'espoir et une possibilité de salut,
ils devaient être annoncés dans ces vieux livres de l'ori-
gine desquels ils ne pouvaient plus douter, ayant été as-
sagis par la misère : Puisses-tu rompre lescieux et des-
cendre, s'.était écrié depuis longtemps le prophète, en s'a-

dressantà Dieu au nom des générations futures. Tu es


irrité, parce que nousavons péché et quenous nous som-
mes endurcis dans notre péché. Le salut est-il encore
possible pour nous? Cependant, ô Seigneur, tu es notre

(1) Plato, Politicus, 16, p. 272, d. Cf. Seneca, Qaœst. nat., 3, 30, 8.
(2) Plato, Phdedon, c. 35, p. 80, c. d. Xenoph., Memorabl., 4, 4, 2o ;
3,16.
(3) Stoba3us, Eclog.,2, 1 (Meineke, II, 1-5) (5). Livius, Prœfatio.
310 LE RETOUR DE L'HUMANISME A INHUMANITÉ
père, lu nous as créés, et nous sommes tous l'ouvrage de
tes mains. Ne sois pas irrité, Seigneur, et ne te souviens
plus de nos iniquités. En face d'une telle misère, ton
cœur peut-il se fermer? Peux-tu ne pas venir à notre
secours? (1).
Depuis les temps les plus anciens, dit Suétone, tout
l'Orient était plein du bruit de cette antique et cons-
tante opinion, qu'il était dans les destins que, vers cette
époque, on allait voir sortir de Judée ceux qui régiraient
l'univers (2).
Cette foi, la conviction du plus grand nombre, comme
dit Tacite (3), était alors plus vivante que jamais. C'était,

disait-on, le moment où elle allait se réaliser (4). - •

Ce cri retentit aussi jusqu'en Occident, et on le remar-


qua tellement que les historiens romains du siècle que
nous venons de citer, se virent obligés d'enregistrer ce
fait dans leurs livres. 11 n'y a rien d'étonnant à cela, puis-

que l'attente personnelleetles désirs des peuples allaient


au-devant de cette opinion.
Nous savons par Hésiode et par Ovide, que les poètes
ont puisé dans les traditions les plus reculées et tou-
jours vivantes de l'humanité, le principe que les mœurs
avaient été jadis plus pures et les temps plus heureux.
En effet, c'était la croyance répandue dans tous les pays
d'Orient et d'Occident, qu'avant cette époque d'airain,
un âge d'or, d'innocence et de paix avait régné, et que la

domination du mal qui maintenant lient le sceptre ici-


bas n'est pas l'état primitif. On croyait également que le
péché n'avait fait son apparition que plus tard sur terre,
et en avait chassé ces jours de bonheur qui devaient re-
venir dans la suite.
C'est pourquoi l'humanité ne perdit jamais complète-
ment l'espoir que le péché ne durerait pas éternellement.

x
l) Is., LXIV, 1, 5, 8, 9, 12.

(2) Sueton., Vespasian., 4 Vêtus et constans opinio esse in fatis.


:

Cf. Jos. Flav., Bell.jud., 6, 5 (31), 4.

(3) Tacit., Hist., 5, 13 Pluribus persuasio inerat.


:

(4) Sueton. loc. cit.


, Eo tempore. Tacit., loc. cit. Eo ipso tempore
: :
ECCE AGNUS DEI 311
Une langue unique et une union pacifique et bienheureuse
devaient grouper tous les hommes là où ils ne se com-
prenaient plus. Telle était la croyance des Perses (1).
D'après les légendes grecques, Prométhée lui-même
s'attendait, selon un antique oracle, à voir sa punition
cesser (2). Seulement, il lui avait été prédit qu'il reste-
raitdans sa misère jusqu'à ce qu'une divinité descendît
dans les enfers pour le remplacer et se charger de sa
peine pour lui (3).
Le moment où tout cela allait s'accomplir semblait
être venu. C'est maintenant ou jamais que doit avoir
lieu la transformation du monde, croyait et disait cha-
cun. Les devins étrusques déclaraient déjà sous Sylla
qu'une transformation complète du monde et un nouvel
ordre de choses étaient imminents. Il fallait que la vie et
les* .nœurs changeassent, et que leurs rapports avec la
divinité devinssent tout autres (4).
Mais à partir d'Auguste, cette espérance devint si vi-
vante, que, peut-être sans s'en douter, comme le fait
se produit souvent aux époques d'attente, les hommes
prophétisaient. Tout le monde connaît les vers par les-
quels Virgile exprime la situation de son époque. Les
temps nouveaux dont les Sibylles avaient parlé, les
temps où l'ordre du monde disparu devait apparaître de
nouveau, où les derniers restes de notre culpabilité de-
vaient être effacés, où la justice jusqu'alors bannie de la
terre devait y revenir, et où une nouvelle génération née
du ciel devait rendre le monde heureux, étaient arrivés:
« Il est venu cet âge prédit par la Sibylle, chante-t-il ;

l'âge d'or renaît dans le monde entier (5). Le grand or-


dre des siècles épuisés recommence. Déjà revient Astrée
et avec elle le règne de Saturne ; déjà du haut des cieux
descend une race nouvelle. Heureux temps ! Lesderniè-

(i) Plutarch., De Iside et Osiri, 47.


(2) YËschylus., Prometh., 873 sq.
,"
(3) I6iJ. 1026 sq. Apollodor., 2, 5,4, 6.

(4) Plutarch.,Sw//a, 7, 7,8.


(5) Virgil., Eclog., IV, 8-9.
312 LE RETOUR DE L'HUMANISME A INHUMANITÉ
res traces de nos crimes, s'il en reste encore, seront effa-
cées pour toujours et affranchiront la terre d'une éter-
nelle frayeur » (1).

Sénèque tient le même langage : « L'ancien ordre re-


chaque être va de nouveau renaître, la terre
vient, dit-il,
va voir paraître un homme qui ne connaît rien du péché,
un homme dont la naissance sera due à une faveur di-
vine » (2).

Sans doute les auteurs cités ne se rendaient pas plus


compte de la valeur de leurs paroles enthousiastes que
leurs contemporains ne se rendaient compte du sens de
leur attente. Pour le monde qui est si heureux d'en avoir
vu l'accomplissement, ces expressions disent plus qu'à
leurs auteurs. Malgré cela, elles sont une preuve irré-
futable, que le désir ardent de la venue d'un Sauveur
excitait et occupait sérieusement l'humanité tout entière,
lors de l'accomplissement des temps.
8.-Lapié- C'est facile à comprendre. Les hommes avaient vidé
U e
tem P s, jusqu'à la coupe du péché, et comblé jusqu'à
lie la ,

la faire déborder, la coupe de ses suites, la coupe de la


misère du dénûment. Périr par la faute propre, ou
et

naître à une vie nouvelle, et ne pouvoir arriver à celle-


ci que par la vertu divine, mais non par la puissance

humaine, telle était la seule alternative qui restait au


monde.
Celui-ci était usé. Les peuples dépérissaient, deve-
naient paralytiques et disparaissaient de la terre. Les
essais de restaurer leur force vitale par l'infusion d'un
sang nouveau et étranger, n'avaient fait qu'augmenter
la ruine dans des proportions gigantesques (3). L'hu-
manité reconnaissait qu'elle était destinée à disparaître

de la terre et qu'elle était condamnée à mort (4). Sa force

(1) Virgil.,
Eclog., IV, 4 sq., 13 sq.

(2) Seneca, Qusest. nat., 3, 30, 7, 8.


3, 60 sq. Tacit., Ann., 14, 20. Seneca, Consol. ad
(3) Juvenal.,
Helv., 6, 2 7, 10.
;

(4) Polyb., 37,4,


4 (éd., Dubner, Paris, 1859), II, 1339. Dœllinger,
Judenthum und Heldenthum, 691 sq.
ECCE AGNUS DEI 313
intellectuelle était éteinte. Science, poésie, langue, dé-
clinaient chaque jour de plus en plus profondément. La
productivité des provinces s'était épuisée. L'Italie et la

Grèce jadis si fertiles étaient devenues des déserts. Le


charme de la vie était mort. Morts étaient aussi le pou-
voir de s'amuser, le plaisir de vivre, la foi à l'humanité,
qui s'était regardée pendant de si longs siècles comme
capable de se suffire à elle-même, et comme divine.
Les temps étaient accomplis.
Lorsque la plénitude des temps fut arrivée, alors
Dieu envoya son fils pour affranchir ceux qui gémis-
saient sous le joug du péché qu'ils s'étaient fabriqué à
eux-mêmes (1).

donna ainsi réponse à la question de savoir com-


Il

ment il avait pu voir si longtemps, sans intervenir, le


mal exercer sur terre une domination incontesta-
ble (2).
Dieu n'avait pas abandonné la vertu ; il n'avait pas
donné toute liberté au péché. Mais il fallait que le mal
mûrît et fît ensuite goûter ses âpres fruits. Il fallait que
lemonde apprît d'abord à comprendre combien il est
mer d'avoir abandonné son Seigneur et son Dieu (3).
1 fallait que l'orgueil du monde connût sa complète
mpuissance, que sa dureté de cœur s'amollît, que sa
résomption l'égarât avant de recevoir la visite du
médecin divin, avant d'entendre les paroles du maître
céleste et d'apprécier ses exemples.
Jamais Dieu n'aurait laissé au péché une carrière
ussi libre, s'il n'avait pas eu tout prêt, longtemps à
'avance, un moyen efficace pour réparer ses ravages,
t les contrebalancer. Le péché, c'est vrai, semblait
voir dépassé toute mesure, et pourtant la grâce prouva
ue sa mesure était encore plus abondante (4).
Les ténèbres couvraient la terre, et l'obscurité enve-
oppait
rr les peuples
r i
(5).
v
/
La nuit devenait de plus en rplus
i
re nouvelle,
surnaturelle,

(1) Gai., IV, 4, 5. — (2) Epist. ad Diognetum, 0.— (3) Jer., II, 19. nèbrcs.

(4) Rom., V, 20. — (S) Is. , LX, 2.


II 21
314 LE RETOUR DE L HUMANISME A L 'HUMANITÉ
sombre. L'obscurité était effrayante, il était minuit, les

ténèbres étaient complètes.


C'est ce moment que la grâce divine avait attendu.
Alors, comme un éclair dans l'obscurité d'un nuage et

visible sur la terre tout entière, le Verbe tout-puissant


arriva du ciel descendant du trône du roi des peu-
ples (1).
Quand Laocoon, désespérant de pouvoir se soustraire
aux étreintes du serpent, était déjàsur le point de s'en-
dormir du sommeil de la mort, une voix puissante lui
cria ces paroles qui le ranimèrent Dormeur, éveille- :

toi, lève-toi, vois ta lumière, le Christ (2) ! Et le mou-


rant leva sa tête alourdie par la mort, et il ouvrit son
œil près de s'éteindre. surprise ! Quel spectacle ! 11

avait fermé ses yeux à la lumière ; il croyait déjà que


c'étaitpour toujours, et lorsqu'il les ouvrait, tout était
resplendissant de lumière autour de lui. Une grande
lumière s'était levée pour le peuple qui avait langui à
l'ombre delà mort (3).
Laocoon n'avait jamais vu pareille lumière. Il ne sa-
vait s'il rêvait ou s'il était en état de veille. Pourtant,
aucune lumière terrestre n'avait cet éclat. L'astre du
jour lui-même ne brille pas comme brillait cette lumière
éclatante. Pauvre malade encore engourdi par le som-
meil de la mort, tu ne sais pas ce que tu bégaies. Ouvre
les yeux, et frotte-les jusqu'à ce qu'ils voient bien, et
regarde autour de toi. Sans doute ce n'est pas une lu-

mière comme on a coutume d'en voir sur terre. Ne vois-


tu pas comme les étoiles pâlissent devant elle, et comme
le soleil lui-même perd de son éclat? Le Seigneur s'est

levé et sa magnificence t'a apparu. Comment peux-tu


rêver encore d'une lumière terrestre (4)?
Mais qu'as-tu donc? Tu n'es pas capable de contem-
pler cet éclat tu détournes les yeux, tu cries avec effroi
;

(1) Sap., XVIII, 14, 15. —(2) Eph., V, 14.

(3) Is:, IX, 2. Matth., IV, 16.

(4) Is., LX, 2.


ECCE AGNUS DEI 315

que cette lumière est trop vive pour eux et qu'elle te


rendra complètement aveugle.
C'est à ceci que tu pourras reconnaître toute la gra-
vité de la maladie. Tu as réclamé la lumière, la voilà
devant toi, et tu ne peux en supporter l'éclat. Tu es sur
le point de périr parce que nulle part tu n'as trouvé la
sagesse ; tu as soif (1). Tu es près de rendre le dernier
soupir," parce que tu ne peux pas vivre sans la vérité,

et voilà que tu as devant toi celui en qui sont cachés


tous les trésors de la sagesse et de la science (2), et tu
dis que tu ne vois rien ! En pleine lumière tu es dans
l'obscurité !

Comprends-tu l'homme naturel ne puisse


alors que
saisir ce qui est de l'esprit de Dieu (3) ? Ne vois-tu pas
quel préjudice tu as porté à tes yeux? Comprends-tu
maintenant la gravité de ta maladie, et combien l'acuité
de ta vue est compromise?
Donc, il n'eût servi de rien à l'humanité mourante, îo.-Laré

—,..
au contraire c'eût été augmenter son mal, — si comme doc-

celui qui
,,
aétél attente
, i/\idepuis•!•
des peuples les jours(4),
trine, exemple

^j *£
J? .

du commencement, eût apparu au milieu d'eux seule- ^mS'iTar


"
ment avec la lumière de l'enseignement et de ses exem- Jssvanr eU gué t

pies. L'œil malade qui se fermait à la lumière du cré-


puscule eût été perdu sans retour par l'éclat subit du
plein jour. De cette manière, l'enseignement que Dieu
nous a envoyé pour reconquérir sur terre le droit de
cité à la vérité, n'aurait fait que nous repousser, et

l'exemple d'une vertu achevée eût été inutile aux mé-


chants avec les œuvres desquels il est en contradiction.

I Il eût même été une honte pour eux. Le seul aspect d'une

telle lumière devrait être insupportable au pécheur (5),

si, par cette lumière, un autre secours plus étendu n'é-


aux hommes.
iait offert
Avant que l'éclat de la vertu parfaite ait pu produire
dans le cœur des hommes, ce sentiment de félicité dont

(1) I Cor., I, 22. — (2) Col., II, 3. — (3) I Cor., II, 14.

(4) Gen., XLIX, 10. — (5) Sap., II, 12,15.


316 LE RETOUR DE L'HUMANISME A L'HUMANITÉ
parle Cicéron, il a fallu qu'ils fussent soumis à une pu-
rification complète. Pour qu'ils puissent supporter la
nouvelle lumière, et reconnaître dans ce maître l'en-
voyé de Dieu que Socrate avait réclamé, il a fallu que
cetenvoyé devînt d'abord leur médecin.
Dans sa sagesse, celui qui apparut enfin sur terre
pour exaucer la prière des hommes réclamant le salut,
tint compte de ce besoin. C'est pourquoi il se présenta
avec ces paroles : L'esprit du Seigneur est sur moi, parce
qu'il ma consacré par son onction m'a envoyé pour
; il

guérir ceux qui ont le cœur brisé (1). C'est avec une
telle condescendance qu'il s'occupa précisément des pé-
cheurs les plus tombés, dételle sorte que la haine et
l'orgueil lui en firent un reproche. Celui-là, disaient
les Pharisiens, ne peut être de Dieu, car il saurait quelle
estlafemmequile touche, et quec'estune pécheresse (2);
un ami des pécheurs (3), un homme qui accueille les
pécheurs (4), n'a rien de commun avec Dieu. Une doc-
trine qui s'adresse la plupart du temps aux pécheurs
ne peut être divine, disent également les philosophes
grecs (5).
Voilà une sagesse digne de la folie humaine. En tout
temps, les hommes donné beaucoup de mal
se sont
pour les pécheurs. Beaucoup les ont écrasés par mépris
et par colère (6); beaucoup ont dévoilé au monde leurs
hontes et leurs faiblesses, non pour les corriger, mail
uniquement parce qu'ils trouvaient du plaisir dans la
laideur, beaucoup les ont confondus devant le monde
entier, quand ils auraient dû avouer qu'eux-mêmes, ils
avaient commis des fautes plus grandes (7). En agissant
. ainsi, de quelle utilité ont-ils été à l'humanité malade?
Ont-ils relevé un seul pécheur? En ont-ils corrigé un
seul? Nous connaissons beaucoup de moralistes, decri-

(1) Luc, IV, 18. Is., LXI, 1. —


(2) Luc, VII, 39.

(3) Luc, VII, 34. -- (4) Luc, XV, 2.


(5) Celse apud Orig., Contra Celsum, 3, 59, 78; cf. 3, 59-79 et Augus-
tin., Ps., CI, 1, 10 ; Sermo 352, 9.

(6) Juvenal., I. 79. — (7) Horat., Sat., I, 3, 20.


ECCE AGNUS DEI 317
tiques, de railleurs, de satiriques mais où en trouver
;

un seul qui ait été en même temps le médecin et l'ami


des pécheurs?
C'est seulement de la profondeur de la sagesse divine

que pouvait sortir cette parole : Venez à moi, vous tous


qui êtes fatigués et ployez sous le fardeau, et je vous
soulagerai (1). purement humain se serait fait
Tout zèle
une gloire d'éteindre la mèche qui fume encore et de
briser le roseau plié (2). C'est seulement dans le cœur
d'un Dieu qu'il peut y avoir une justice qui proclame
ces paroles Ce ne sont pas ceux qui sont en bonne santé
:

qui ont besoin de médecin, mais ceux qui sont malades;


je ne suis pas venu appeler les justes à la pénitence,
mais les pécheurs (3). Seule, l'immensité de Dieu était
capable de pénétrer dans l'abîme sans fond où le péché
avait précipité l'homme et l'humanité. Seule, une main
toute puissante possédait la force de relever ceux qui
avaient été engloutis dans cette chute.
Mais un médecin qui honneur à son nom ne se
fait n._cequi
ai nécessai-
était
contente pas de faire disparaître le mal extérieurement. re pour que
nicherche a le
-,
, i , .
1
guenr dans sa source, dans son origine,
, . . l'humanité fût
sauvée.

Le péché, le mal del'homme, de l'humanité, du monde


tout entier, c'est l'impiété. La description la plus ef-
frayante reste toujours loin de la terrible vérité qui se
résume dans cette courte phrase : Le péché est la sépa-
ration d'avec la vie, c'est l'apostasie de Dieu. La sépara-
tion d'avec la vie, c'est la mort, et pour la mort, il n'y a
pas de remède humain. La séparation d'avec l'infini ou-
vre un abîme infini, immense, aussi infini que l'abîme
qui est entre la mort et la vie. Des milliers de fois après
cette première défection, l'humanité a essayé de se faire
des ailes pour diriger son vol vers le ciel mais chaque ;

fois, elle est tombée à terre, comme Icare, brûlé parles


ardeurs du soleil et brisé sur le sol. Chaque tentative de
cette sorte, a confirmé une fois de plus la parole de ré-

Matth., XI, 28.


(1) — (2) Is., XLII, 3. Matth., XII, 20.
(3) Luc, V, 30, 31.
318 LE RETOUR DE L'HUMANISME A INHUMANITÉ
probation : Entre nous et vous, il y a pour toujours un
grand abîme, afin que ceux qui voudraient passer d'ici

vers vous ne le puissent, et qu'il soit impossible de


passer du lieu où vous êtes (1).
ici

La mort, abîme immense, sépare la terre de Dieu. Si


la vie, si l'incommensurable ne se met dans cet abîme
pour le combler, alors c'en est fait de la vie et de l'espé-
rance et du monde.
Gomment l'homme, avec sa petitesse immense, pour-
ra-t-il combler le gouffre insondable que son péché a
creusé?Comment celui qui est devenu la proie de la mort
compensera-t-il la mort avec la vie? Celui-là seul peut
donner la vie à la place de la mort, qui lui-même ne Ta
pas compromise par sa propre faute. Celui qui a des pé-
chés sur la conscience est la proie de la mort, et tout
homme est pécheur.
Parmi tous hommes, il n'y en a qu'un seul qui ait
les
pu crier au monde tout entier cette parole Qui de vous :

m'accusera de péché 2) ? Mais par bonheur c'était préci-


(

sément celui qui seul parmi tous pouvait se risquer à


dire cette autre parole: Personne ne me ravit la vie;
mais je la donne de moi-même ;
j'ai le pouvoir de la

donner et le pouvoir de la reprendre : tel est l'ordre que


j'ai mon père
reçu de (3).
Un homme comme les autres ne pouvait apporter le

salut aux hommes. Néanmoins, il devait être un homme


comme les autres si les hommes devaient être sauvés.
C'est une loi éternellement juste et immuable que celui
qui s'est chargé delà faute doit aussi l'effacer (4). Celui
qui a creusé l'abîme infini doit aussi le refermer.
C'est l'homme qui a péché, c'est l'homme qui doitex-
pier le péché.
Mais la grandeur de l'expiation doit répondre à l'im-
portance du crime. Si la faute est infinie, alors, il n'y a

(1) Luc, XVI, 26.


(2) Joan., VIII, 46. — (3) Joan., X, 18.
(4) Exod.,XXXII, 33. Ezech., XVIII, 4.
ECCE AGNUS DEI 319

que l'infini, Dieu, qui puisse offrir delà satisfaction pour


cette faute. Jamais un homme ne peut expier pour lui-

même, et les paroles suivantes de Dante ne sont que


trop vraies : L'homme, dans sa situation, ne pouvait
jamais donner de satisfaction, parce qu'il ne pouvait pas
faire par son humble obéissance autant qu'il avait fait

par son indocilité (1).


Et il n'y a que la pénitence complète et réelle qui
puisse expier la faute de l'humanité. Seule la plus grande
de toutes du sang et de
les pénitences, seul le sacrifice

la vie humaine peut effacer la plus grande de toutes les


fautes. Sacrifice, sang et mort d'un homme innocent,
d'un homme qui lui-même n'a pas mérité la mort, d'un
homme qui est en même temps l'homme infini, tout cela
réuni est le seul moyen pour compenser le péché.
C'est donc dans le cas où l'humanité pourra offrir à
la divinité offensée quelqu'un pris dans son sein, quel-

qu'un portant et sa nature son péché, quelqu'un qui


et
uni t la faiblesse de l'homme à la force et à la grandeur de
l'être sans fin, quelqu'un qui est au-dessus de l'huma-
nité, qui peut verser son sang et souffrir sa mort, quel-
qu'un qui n'est pas sous le coup ni de son péché, ni de
sa punition, que le péché cessera, que l'abîme creusé
par lui sera comblé, que la vie et Dieu seront regagnés.
De même qu'Abraham offrit le bélier à la place de son 12 _ Etve
a ^ nusDei1
fils, de même les hommes avaient jusqu'alors sacrifié à
leur place des taureaux et des brebis. Mais ils comprirent
eux-mêmes que le péché ne pouvait pas être effacé par
le sang des animaux (2). Si, à un moment donné, ils

avaient eu conscience que leur péché était supprimé, ils

auraient mis fin à ces terribles effusions de sang (3).


Mais ces sacrifices ininterrompus n'apportaient aucu-
ne guérison à la faute; au contraire, ils leur rappelaient
continuellement qu'ils étaient des pécheurs, et que leur

(1) Dante, Parad., VII, 97-100.


(2) Hebr., X, 4.
(3) Hebr., X, 2.
320 LE RETOUR DE L'HUMANISME A INHUMANITÉ
péché n'était pas encore effacé (1). Ils faisaient couler
dans cet abîme où ils mers de sang,
étaient plongés, des
et même des torrents de sang humain. Ils faisaient
monter vers le ciel qui leur était fermé des nuages de
fumée expiatoire.
C'était en vain. Le sang ne comblait pas l'abîme et
ne les en retirait pas. Les nuages de fumée ne faisaient
que cacher le ciel, et retombaient de nouveau sur la
terre, où ils suffoquaient les pauvres humains. La faute
n'était pas effacée. Malgré le sang et les sacrifices, ils
sentaient peser sur eux un poids immense, absolument
comme auparavant. L'humanité comprit alors qu'il n'y
avait pas de salut pour elle, si un envoyé de Dieu ne
venaitpasà son secours, un envoyé de Dieu qui ignore-
rait le péché et qui néanmoins le porterait, un envoyé
qui serait un plénipotentiaire de Dieu et en même temps
son remplaçant auprès de nous, un envoyé qui se substi-
tuerait à nous par son sacrifice, qui expierait et souf-
frirait à notre place (2).
Enfin parut le Désiré des nations. Il venait du ciel,
du sein de Dieu, mais il portait notre nature.
A son entrée dans le monde il prononça la parole de
délivrance : Vous n'avez voulu ni sacrifice ni offrande,
mais vous m'avez formé un corps ; vous n'avez agréé ni
holocaustes ni sacrifices pour le péché. Alors j'ai dit:

Voici que je viens, ô Dieu, pour faire votre volonté (3).


Ce corps, cette vie, ce sang, doivent être sacrifiés pour
leshommes. Ce que les peuples ont espéré dès le début,
ce que le monde a imploré avec du sang et des lar-
mes pendant des milliers d'années ce pourquoi l'hu- ;

manité a offert dans le sang et dans les douleurs des


sacrifices sans nombre comme sans résultat, je m'en
chargerai.
Et Dieu se laissa toucher par cette offre. Par compas-
sion, il oublia la miséricorde, ferma son cœur de père à

(1) Hebr., X, 3. — (2) V. plus haut, 6, 7.


(3) Hebr., X, 5-7.
EGCE AGNUS DEI 321

son fils, par grâce pour le pécheur. Un jour, sur le mont


Moria, le père des croyants avait descendu de l'autel
son fils sur le point d'être immolé, et avait mis à sa
place un animal sur le bûcher. Et voilà que le Père
éternel a enlevé de l'autel les animaux qui servaient de
victimes, et a mis son propre fils à leur place sur le bois
du nos crimes, poids ter-
sacrifice(l).Il a pris sur lui tous
rible, infini, mortel. Ecce agnus Dei Voici l'agneau de !

Dieu (2) qui porte lui-même nos péchés en son corps,


sur le bois (3).
Tous les autres hommes n'ont que leur propre far-
deau à porter (4). Le Fils de Dieu n'a pas de fardeau
personnel à porter, et pourtant il porte le fardeau le
plus hideux, le plus grand les péchés du monde tout
:

entier (5), fardeau même trop écrasant pour lui. Ce Fils


qui est le reflet de la gloire de son Père, l'empreinte de
sa substance, soutient toutes choses par la parole de sa
puissance (6), mais ce poids l'accable, sa force divine
succombe sous lui, et il défaille de faiblesse (7).
~
Jusqu'à ce moment, la mort avait régné sans conteste Y J*- lre \l
vieetlamort
sur la terre. Voici que entre en lutte contre -

la vie

elle.

Ce une lutte curieuse, lorsque la mort combattait


fut
avec la vie pour la vie, et lorsque la vie combattait avec
la mort pour la mort. Ce fut une victoire bizarre, inouïe,

que celle où la vie succomba sous la mort et où la mort


succomba sous la vie. La mort fut absorbée dans la vic-
toire. Mort, où est maintenant ton aiguillon? L'aiguil-
lon de la mort, c'était le péché (8). Le péché a été tué,
et la mort a disparu avec lui.
Jusqu'alors,
*
il y avait un abîme infini entre nous et
J
, *.*• - Le
,
fruitde la re-
demption.
Dieu. Jamais quelqu'un d'ici n'est arrivé vers Dieu ja- ;

mais personne n'est venu de Dieu vers nous, tant que


l'abîme est resté ouvert. Or, voici que l'infini s'est mis

(1) Is.,LIII, 6. — (2) Joan.,I, 36. — (3) I Petr., II, 24.


(4) Galat., VI, — 5. (5) Joan,, 1,29. —
(6) Hebr., I, 3.

(7) Is., LUI, 10. — (8) I Corinth., XV, 54-56.


322 LE RETOUR DE L'HUMANISME A INHUMANITÉ
dans cet abîme, et en a comblé la profondeur. Là où ja-
dis il y avait un gouffre béant,
y a maintenant un che- il

min praticable. Cequijadis était raboteux estdevenu uni;


ce qui était impraticable est devenu un sentier com-
mode Personne n'arrive à Dieu sinon par celui qui
(1).

. estdevenu notre réconciliateur et notre médiateur (2).


C'est par lui que, pleins de confiance, nous avons accès
près de celui qui, de Dieu irrité qu'il était, est devenu

notre père (3). Par lui, le premier des morts, la vie a

été récupérée (4), la paix a été faite entre le ciel et la


terre (5), tout a été réconcilié (6) : Dieu' réconcilié avec
l'homme, l'homme réconcilié avec lui-même, réconcilié
avec la souffrance, réconcilié avec la vie, réconcilié avec
le monde.
i5. -Le Donc à peu près au même moment que dans la capi-
pendant du , , . . . ,
Laocoon. taie du monde, le paganisme représentait avec une fidé-
lité si incomparable, son agonie dans la statue de Lao-
coon, ce prêtre royal sur qui la divinité manifestait sa
justice punissante, le roi de gloire, le pontife éternel
était aux prises avec les angoisses de la mort sous les

oliviers de Gethsémani.
C'est avec ces paroles significatives : «Je me sanctifie

pour eux » (7), qu'il est entré dans cette arène; il s'est of-

fertlui-même comme représentantderhumanité, comme


victime expiatoire pour elle. Voilà maintenant que la

fautedu monde tout entier pèse sur lui l'ancien ser- ;

pent darde avec une rage farouche son aiguillon autour


de lui. Lui seul, il veut devenir sa proie à la place d'un
monde qui semblait déjà être sa victime. Ce monstre
l'enlace de ses nombreux replis. Il frissonne ; sa force est
paralysée.
Il tombe parLe sang sort par tous ses pores. Lui
terre.

aussi est homme quand même il appelle Dieu son père.


Lui aussi éprouve comme n'importe quel homme ce que

(1) Luc, III, 5.1s., XL, 3. — (2) Joan., XIV, 6.


(3) Eph., II, 18; III, 12. — (4) I Cor., XV, 20. — (5) Col., I, 18.
(6ï Col.,I, 20. — (7) Joan., XVII, 19.
ECCE AGNUS DEI 323
sont la douleur elles angoisses ; il l'éprouve même plus
que tous hommes, car jamais l'ombre du pé-
les autres

ché n'a souillé son cœur ni émoussé son sentiment. Père,


s'écrie-t-il du fond de son cœur à la fois divin et humain,

s'il que ce calice passe loin de moi (1).


est possible
Mais le Père ne peut avoir pitié du Fils. Si le pécheur
doit trouver miséricorde, l'un des deux doit mourir. Si
le Père accorde la grâce au Fils, alors il ne peut plus
pardonner au révolté.
Encore un moment et le Fils sera aux prises avec la

mort. Déjà les chaînes du péché enserrent sa poitrine.


Et voilà que, dans sa détresse extrême, il ouvre pour la
seconde fois son œil éteint et s'écrie d'une voix mou-
rante : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous
abandonné (2).

A cette parole, le monde a tressailli jusque dans ses


plus intimes profondeurs. Il que son sort se décide
sait
en ce moment et que si, à ce moment suprême, le Père
rompait les liens de son Fils, ceux-ci l'enserreraient de
nouveau et l'étoufferaient.

Mais le ciel reste sourd à la prière de son Seigneur.


Le soleil lui refuse sa lumière et l'obscurité s'étend sur
la terre. Père, pardonnez-leur (3), murmure la victime,
de ses lèvres mourantes. Et quand les ténèbres se furent
enfuies, quand le ciel eut apparu, le soleil éclaira alors

le Dieu immortel tué parle péché, ainsi que l'humanité


condamnée, mais sauvée par sa mort.

(1) Matth., XXVI, 39. - (2) Matth., XXVII, 49.— (3) Luc, XXIII, 34.
VINGT ET UNIÈME CONFERENCE

LA SOURCE DE TOUT PÉCHÉ.

1. Il n'y a de vraie philosophie de l'histoire que là où l'on tient éga-

lement compte de la liberté humaine et de la puissance divine,


du naturel et du surnaturel. —
2. Le salut de l'homme n'est
possible que par sa coopération avec les desseins de Dieu concer-
nant le salut. —
3. L'orgueil est la cause de la chute et l'obsta-

cle au salut. —
4. L'orgueil commencement du péché, parce que
la plupart des péchés en dépendent. —
5. Parce qu'il en est la

source. —
6. Et parce qu'il tire de lui toute sa force. 7. L'or- —
gueil va jusqu'à l'idolâtrie personnelle et à l'exclusion de Dieu.
— 8. Comment le péché peut devenir infini et éternel. 9. Le —
péché ne meurt pas par lui-même. — 10. Il n'y a que la grâce
qui puisse nous sauver de nous-mêmes.

i.- ii n'y Aux tâches les plus difficiles que l'esprit ose entre-
a V Ph
ioso phie d e" prendre, appartient la philosophie de l'histoire, ou,
l'histoire que ,. . ,,. .

là oùion
également
tient comme on dit auiourd nui en termes moins impropres,
, i • j i i i j f„ .
compte de îa } a psychologie des peuples, ou la morale dans 1 his-

m ne de
toire. Représenter le développement de l'humanité en
ius nce di-
vine.
grand, de même que tous les progrès et tous les reculs
individuels importants, qui ont eu lieu sur cette
immense manière à donner aux faits la place
voie, de
qui leur est due, et à faire voir leur ensemble sans leur
faire violence, comme formant un tout homogène, de fa-
çon à justifier les événements extérieurs et à démontrer
clairement leurs raisons cachées ainsi que les dernières

fins réaliséesou non, voilà ce qui demande un grand


amour de la vérité et de la fidélité, un vaste coup d'œil,
un jugement impartial, un esprit également doué au
point de vue historique et philosophique, et un cœur
capable d'accorder de l'amour aux plus petits et une
reconnaissance enthousiaste aux plus grands.
y ait si peu d'hommes qui aient traité cette
Qu'il
matière grandiose d'une manière satisfaisante, il ne
LA SOURCE DE TOUT PÉCHÉ 325
faut pas s'en étonner. Pour être complètement dans le

vrai,on ne peut accorder cette gloire sans restriction


qu'à trois esprits marquants Saint Augustin, Dante et
:

Bossuet. Il y a encore, c'est vrai, beaucoup d'hommes


distingués qui ont suivi avec un sérieux qu'on doit
reconnaître, la voie indiquée par ces trois génies ;

mais ils ont amoindri leurs succès, ou en traitant les


faits d'une façon trop arbitraire, ou en accordante la
liberté humaine un jeu insuffisant relativement à la
toute-puissance divine.
D'autres, au contraire, interprétant encore plus ar-
bitrairement la réalité, n'ont pas fait attention à l'inter-
vention d'une puissance plus élevée, et ont fait de l'his-

toire le théâtre de l'arbitraire humain, ou un champ


sur lequel s'exercent d'irrésistibles forces naturelles.
Les principaux représentants de cette soi-disant philo-
sophie de l'histoire sont Voltaire, Montesquieu, Her-
:

der, Schelling et Hegel.


Celui-là seul peut répondre à la question posée ici,

qui tient compte à la fois de la liberté humaine et de la


puissance divine, qui ne sacrifie pas le terrestre à l'in-

visible, et qui ne trouve pas dans le naturel une cause


d'oubli du surnaturel.
Pour celui qui, comme le viveur irréfléchi, prend les
choses telles qu'elles sont, pour celui qui dit, avec Hegel,
que ce qui est doit être ce qui est pour celui qui, d'a-
;

près Montesquieu, croit pouvoir expliquer l'histoire de


l'humanité par la géographie et le climat, d'après
Bûchner, Vogt et Moleschott, par la nourriture et la ma-
nière de vivre, pour celui-là, le mot de philosophie de
l'histoire n'a pas de sens. Mais celui-là aussi arrivera à
des résultats peu satisfaisants qui ne voit rien autre
chose dans les événements que le résultat de la méchan-
ceté, de la sagesse et de la fragilité humaines.
Ceci ne veut pas dire que quelqu'un résoudra la ques-
tion d'une manière certaine, lorsqu'en toutes choses,
il voit l'intervention extraordinaire de Dieu, comme si
326 LE RETOUR DE L'HUMANISME A INHUMANITÉ
celui-ci faisait exercer aux hommes leurs forces unique-
ment pour la montre, pendant quelque temps, et que
tout à coup, il renverse tout, comme l'enfant qui laisse
marcher le hanneton jusqu'à ce qu'il lui plaise de reti-
rer le fil par lequel il le tient attaché.
Tout cela est de l'exclusivisme qui ne mène à rien.
L'histoire ne doit pas être une sèche énumération de
faits et d'anecdotes mais elle ne doit pas être non plus
;

un amalgame arbitraire et un emploi maladroit de vé-


rités conformes à l'expérience, fait selon des inspirations
personnelles. Celui-là commet une erreur, qui voit
dans la marche des choses une raillerie continuelle des
efforts humains, mais celui-là se trompe aussi, qui con-
çoit la liberté personnelle comme une faculté créa-
trice tout à fait indépendante. Le monde n'est pas un

autel de sacrifice, sur lequel Dieu immole l'homme pour


sauver ses projets dès que celui-ci ose faire un pas indé-
pendant. Mais il n'est pas non plus un royaume rebelle
qui s'est rendu tellement indépendant que le roi légitime
n'a plus un seul mot à dire.
Ici, comme toujours d'ailleurs, la vérité est au mi-
lieu. L'homme propose et Dieu dispose (1) ; ainsi parle
l'Esprit Saint dans l'antique sagesse du proverbe, ainsi
parle la seule vraie philosophie de l'histoire. Sans que
la liberté humaine soit lésée en rien, c'est Dieu qui di-

rige tout ce qui arrive pour atteindre ses fins. C'est


pourquoi il n'est pas du tout nécessaire que, pour sau-
ver l'honneur de Dieu, quelqu'un porte préjudice à
celui de l'homme, ou fasse violence aux événements. Au
contraire, on trouvera toujours que celui-là reconnaît
le plus impartialement les grandes actions humaines,

et rend témoignage à la vérité, quelle qu'elle soit, qui a

la foi la plus vivante en la toute-puissance divine, et

que, par contre, personne n'est aussi disposé à voir


une puissance supérieure présidant à la conduite de nos

(1) Prov., XIV, 12 ; XVI, 2, 25 ; XX, 24 ; XXI, i , 2.


LA SOURCE DE TOUT PÉCHÉ 327
destinées, que celui qui possède une connaissance pro-
fonde du monde réel et de l'histoire. Tout cela reste
inattaquable même par le péché. Bien loin d'anéantir 2.-Lesa-

le règne de Dieu, ou de 1 obliger a changer ses desseins, me n'est pos-


. .
sible que par
il doit précisément
r contribuer à assurer d'une manière sacoopération
avec les des-
t
d
plus glorieuse l'accomplissement de ses projets dans c5ncer nan°ue
e
salut.
lesquels il entre de toute éternité. Parle mal, il ne perd
pas moindre chose de son influence et de sa puis-
la

sance. Et, en ce qui nous concerne, il a préparé de toute


éternité, dans sa sagesse et dans sa bonté, par le décret
de la Rédemption, un moyen par lequel les suites amè-
res de notre révolte contre sa majesté sont supprimées,
et peuvent être transformées en une source de salut.
Donc l'infidélité de l'humanité n'a non seulement rien
enlevé à la Providence de Dieu qui gouverne le monde,
et sans laquelle l'histoire reste incompréhensible, mais
elle lui a plutôt procuré une gloire plus grande.
Or, le mystère de la réparation où apparaît de la ma-
nière la plus éclatante la plénitude de la miséricorde di-
vine, n'a fait qu'être ressuscité par l'anéantissement cri-
minel de l'ordre divin et de la félicité humaine, ou du
moins est devenu une révélation.
Par conséquent, Dieu n'a rien perdu par le péché, il
a plutôt, si l'expression est permise, gagné une nouvelle
glorification de la part de ses créatures. Sans doute,
l'homme a perdu énormément par sa juste punition,
mais il a au moins conservé ceci, c'est qu'après comme
avant, il est toujours le maître de ses destinées.
D'après cela, il ne peut être suffisant que Dieu de son
côté ait tout disposé pour le mieux, dans l'intention de
maintenir ses idées de salut ; mais l'homme doit aussi
payer de sa personne pour s'approprier le salut qui lui

est offert, pour sortir de la corruption dans laquelle il


est tombé lui-même. Dieu afait assez, plus qu'assez pour
retirer le genre humain du précipice. Mais le minimum
que celui-ci doit faire de son côté, c'est de saisir la plan-

che de salut qui lui est offerte. Donc, le relèvement de


328 LE RETOUR DE L'HUMANISME A INHUMANITÉ
l'homme de sa chute profonde ne peut avoir lieu qu'à
la condition que celui-ci coopère lui-même librement et
spontanément aux dispositions de Dieu relatives au
salut. Les grâces de Dieu et les mérites du Rédempteur
ne profilent à personne, à moins qu'on en devienne par-
ticipant, et personne n'y participera qu'à la condition
de se les médecin a beau préparer
approprier. Ainsi, le

le remède le plus énergique, ce remède ne guérira pas

le malade s'il ne le prend pas. Sans doute ce n'est pas

parce qu'on prend la médecine qu'on recouvre la santé,


car la guérison ne se produit que par l'efficacité du re-
mède lui-même. Mais la force qu'il possède n'arrivera
pas à ce résultat si on ne peut déterminer le patient à
se laisser secourir.
3. — L'or- Or c'est précisément en cela que se trouve la difficulté.
gueil est la • • • •
iv»
cause de la
chute et lobs-
Nous avons affaire ici à un curieux malade, qui *
met à 7
t
tacie au salut,
l'épreuve aussi bien l'habileté que la patience du méde-
cin céleste.
Il y a des malades qui fatiguent tout le monde de leurs
plaintes. Ils ne peuvent'pas dormir; aucune nourriture
n'est à leur goût; ils n'ont pas une seule place sur le
corps où il ne leur manque quelque chose. Mais malheur
à celui qui leur indique la cause de leur maladie ! Ce-
pendant avec quelle facilité ils pourraient recouvrer la
santé, en supprimant cette cause !

L'humanité est un malade de cette espèce. Depuis


longtemps, la terre est lasse de ses éternelles lamenta-
tions. C'est pourquoi, si elle envoie ses soupirs à tous
les vents, jusqu'aux étoiles, et le plus souvent dans la
lune, dont Pope dit, dans sa satire très fine intitulée :

Le vol des boucles de cheveux, qu'on y conserve tout ce


qui ne vaut plus rien sur terre beaux esprits inutiles, :

âmes héroïques mécontentes, larmes des héritiers, sou-


pirs des amoureux, promesses des courtisans, serments
des politiques, et promesses faites au lit de mort. Mais
si quelqu'un s'aventure à tâter le pouls à ce malade, et
va jusqu'à attirer son attention sur le siège du mal,.
;

LA SOURCE DE TOUT PÉCHÉ 329

alors il s'impatiente, et ses lamentations n'en finissent


plus. Qu'on amène la question sur la chute, jamais il
n'y aura eu quelque chose d'aussi sain que l'homme et
d'aussi complet que lui.
Mais s'il fallait encore une preuve que l'homme se
trouve mal à l'aise, ce double langage le montrerait
parfaitement.
Cette manière de parler nous indique précisément
le véritable siège de la maladie. Si nous rencontrons un
enfant qui ne peut venir à bout de faire son travail, et
qui ne veut absolument pas qu'on l'aide ; si nous trou-
vons un mendiant chez qui la misère regarde par cent
trous, mais qui jette avec colère, à nos pieds, l'aumône
que nous lui avons donnée, et réclame comme un droit
qu'on lui vienne en aide ; si nous entendons gémir toute
la nuit dans son lit un malade, qui, par ses propres fau-

tes, s'est attiré ces souffrances, mais qui nous répond


d'une manière repoussante et même blessante, quand
nous lui demandons s'il a besoin de quelque chose, alors
nous ne doutons pas longtemps à quelle maladie d'âme
nous avons affaire. C'est uniquement l'orgueil qui les
empêche tous d'avouer leur misère.
11 en est de même avec l'humanité. C'est par orgueil
qu'elle est tombée ; c'est par orgueil qu'elle nie la chute.

L'orgueil est la cause de sa maladie, l'obstacle à sa gué-


rison.
C'est pourquoi l'Esprit de Dieu dit avec raison que h. — L'or-
gueil com-
l'orgueil est le commencement de tout péché (1). C'est mencement du
péché parce
que la plupart
une de ces paroles que l'humanité pardonne le moins à «Îps péchés en
dépendent.
la Révélation. C'est tout naturel; elle ne peut la nier.
Cette susceptibilité est précisément la meilleure preuve
qu'elle est vraie.
Nous ne dirons pas que
tout péché soi t de l'orgueil 2) (

mais une chose que nous sommes obligés de dire, c'est


que chaque péché a plus ou moins affaire avec l'or-
(J) Eccli.,X, 15. Tob.,IV, 14.
(2) Augustin., Naturaet grafia,XXIX, 33.
II 22
330 LE RETOUR DE L'HUMANISME A INHUMANITÉ
gueil (1). Ou il peut être ramené à l'orgueil, ou il sort
de l'orgueil, ou il puise du moins sa force dans l'or-
gueil.
Les anciens disaient, avec une profonde sagesse, que
la présomption est la racine de toutes les hérésies (2).

Oui, toujours une erreur dont on a conscience et qu'on


soutient avec opiniâtreté, a eu la présomption pour t

mère ou pour sœur (3). L'orgueil est l'esprit de l'héré-


sie. Quelque diverses que soient les erreurs, elles s'ac-
cordent pourtant sur un point, savoir sur l'orgueil de
l'esprit, et la plupart du temps aussi, sur l'orgueil de

la volonté (4). Il n'y a pas d'ami de la vérité qui soit


orgueilleux. Même
où l'orgueil l'accompagne, il se

cramponne à elle, non parce que c'est la vérité, mais


parce que c'est sa propre opinion (5). Mais il ne reste
pas longtemps près d'elle. Son vêtement est trop sim-
ple pour lui ; elle le flatte trop peu ; dans ce que tous
acceptent, il ne trouve rien qui lui convienne. Mais s'il

lui faut se ou régler sa manière de voir


soumettre à elle

sur son enseignement, alors sa ligne de conduite est


bien vite arrêtée. C'est pourquoi l'orgueil ne peut pas
croire. La doctrine simple de celui qui s'est abaissé lui-
même si profondément répugne à toute sa nature (6).
Et tel il traite la vérité, tel il traite tout ce qui a seule-

ment un trait de ressemblance avec elle, savoir la droi-


ture de parole, la simplicité de conduite, la modéra-
tion, la pauvreté, et le renoncement. Là où les yeux
sont voilés par la présomption, aucune lumière n'y

(1) Augustin., Peccal. mer. et remiss., II, 17, 27 ; Nat. et grat. y


XXIX, 33 ps., XVIII, 2, 15. Julian. Pomer. (Prosper), Vita contem-
;

plât., III, 2. Greg. Mag., Mor., XIV, 64 XXXIII, 4 XXXIV, 48. Thom.,
; ;

1, 2, q. 84, a. 2; 2, 2, q. 162, a. 7 q. 163, a. 1. Joan. Saresber.,


;

Polycr., III, 3. Thomasin von Zerklaere, 11903-12002.


(2) Sailer, Weisheit aufder Gasse (G. W., 1819, XX, 1, 84).
(3) August., Gen. contra Manich., II, 8, il.
(4) August, Sermo XLIV, 8, 18. Bernard., Cant., LXV, 2.
(5) August., Confess., XII, 25, 34.
(6) August., Sermo GXV, 2 GLX, 3 ;Xiv. Del, IX, 29, 2.
;
LA SOURCE DE TOUT PÉCHÉ 331

peut entrer (1). Là où le cœur est obstrué par elle, rien


de bon n'y pénètre.
Dans ce cas, le mal trouve avec d'autant plus d'em-
pressement place et justification. Ce n'est pas de l'or-
gueil, de ce que quelqu'un aime des tables bien garnies,
mais très souvent, c'est quelque chose d'inhérent à l'or-

gueil.Lorsque nous exhortons un viveur à mener une


vie plus sobre, il s'indigne peut-être de ce que nous
avons cru qu'il était un serviteur du ventre mais il re- ;

tranche son amour pour la bonne chère derrière la soi-

disant nécessité de sauvegarder la dignité de son étal,


et de montrer qu'il a de la fortune. Il est tout aussi facile
de trouver les fils tantôt fins, tantôt grossiers, par les-
quels la prodigalité et le luxe, la dissimulation, la ruse,
les intrigues, l'impatience, la dureté dans les jugements,
les calomnies, le manque de charité, l'entêtement, la
rébellion à toute espèce d'enseignement, et beaucoup
d'autres défauts sont étroitement liés à l'orgueil.
Mais plus nombreux encore sont les défauts dont il g^ifcûm-"
1
est la source.Personne ne prendra pour autre chose ^TpaJc /
U n e

que pour des conséquences de l'orgueil, la curiosité de ? urce


l'esprit, le laisser-aller dans la conduite, le dérèglement
dans le langage, l'amour des singularités, la vantardise,
l'ambition, la présomption, la manie de faire la sourde
oreille, l'opiniâtreté, la froideur du cœur, l'indifférence
pour le bonheur et le malheur d'autrui, la manie des
discussions, la mésintelligence, l'intolérance, l'ambi-
tion, la jactance et l'amour des distinctions.
Mais d'autres choses qui ne sont pas précisément des
péchés, et dont l'origine est plus cachée, proviennent
encore de la même source. Il y a des moments où la
contrainte et le vide de nos relations, la bouffissure de
nos mœurs publiques, nous dégoûtent tellement, que
nous voudrions être à cent lieues de cette société dans
laquelle nous vivons. Alors nous commençons à nous

(1) Kœrte, Sprlchvœrter der Deulschen (2), 1192.


332 LE RETOUR DE L'HUMANISME A L'HUMANITÉ
rendre compte à quel degré l'orgueil a empoisonné
toute notre vie. En réalité, une grande partie de ces
pratiques n'est guère plus que l'expression naturelle de
l'orgueil, puisque l'orgueil est la tendance à paraître ce
qu'on n'est pas (1). C'est pourquoi ses signes distinctifs

sont la dissimulation, la boursouflure et la manie arti-

ficielle de vouloir paraître sans posséder de vraie va-


leur. S'il ne se sentait pas lui-même si vide intérieure-
ment, il ne se donnerait pas tant de peine pour faire
ressortir l'éclat et l'autorité qu'il n'a pas (2). Mais c'est
toujours un chancre malsain et, c'est pour cette raison
que tout ce qui sort de lui est si peu naturel et si exa-
géré, si contre nature, et si faux (3). Par là s'expliquent
maint usage et mainte formalité que nous avons cru
devoir introduire pour témoigner aux autres de la po-
litesse, mais en beaucoup plus pour nous faire
réalité

valoir à leurs yeux, et leur faire concevoir une opinion


avantageuse de nous. C'est pourquoi il est compréhen-
sible que parfois ils nous contentent si peu, qu'ils nous
remplissent même d'une certaine confusion en face de
nous-mêmes.
Ce n'est donc pas une exagération , mais une pro-
fonde vérité psychologique, si les hommes éclairés par
l'esprit de Dieu reconnaissent dans le mal un effet de
l'orgueil. De cette manière, tous les péchés ne sont pas
rendus également grands et également abominables.
Qu'une faute soit grave, une autre petite, peu importe,
la raison de cette faute est toujours dans l'éloignement
de l'intelligence relativement à Dieu, éloignement qui,
dans le péché mortel, est un éloignement complet, et
qui, dans le péché véniel, heureusement, est incom-
plet (4). Or se détourner de Dieu et s'établir sur soi-,

même, c'est de l'orgueil (5). Par conséquent, celui-ci

(i) August., Gen. contra Manich., II, 5,6.


(2) August., Ps., XCV, 9,
(3) August., Ps., CXXI, 8 GXXXIX, 13. ;

(4) Thomas, 2, d. 42, q. 1, a. 3 ad 5 ; 3, q. 88, a. \.

(5) Id., 1, 2, q. 84, a. 2 ; 2, 2, q. 162, a. 7.


,

LA SOURCE DE TOUT PÉCHÉ 333


ouvre la voie à chaque péché, détourne le cœur de Dieu
ou le partage au moins de telle manière qu'il se donne
à Dieu seulement à moitié et faiblement, et le rend ca-
pable de commettre le péché quand même il ne le com-
met pas en réalité.
C'est pourquoi quelqu'un a dit jadis de l'orgueil avec
un sens profond, dans une description moitié sérieuse,
moitié plaisante, que nous nous permettons de corriger
un peu par égard pour la vérité Quand une fois l'or- :

gueil est sur le trône, il fait bientôt de l'arrogance son


chancelier, du plaisir pour le crime son conseiller d'état,
de la faiblesse et du découragement son chambellan, de
la colère et del'aigrissement du caractère ses juges, du
papillonnage et de la légèreté ses fous, et de la maussa-
derie son bouffon et son lecteur. Quant à la douceur, à
la générosité et à la franchise, elles doivent quitter la
cour.
Un exemple encore plus frappant est ce qu'en dit un
des plus grands connaisseurs d'âmes, Grégoire le Grand :

On reconnaît vite que quelqu'un est bouffi d'orgueil, à


son ton de voix peu modeste, à son silence amer, à sa
immodérée, à la violence de ses affections, à sa dé-
joie
marche pleine de hauteur, à ses réponses piquantes.
Un tel homme est capable de toute espèce d'offense,
mais il est incapable d'en supporter une. 11 est pares-
seux pour obéir, plein d'impétuosité, lorsqu'il s'agit de
faire du mal aux autres. A-t-on besoin de lui? 11 est
impossible d'utiliser ses services. Mais par contre il est
toujours prêt là où on n'a pas besoin de lui. Ce qu'il ne
fait pas volontairement lui-même, aucune exhortation

ne peut l'y amener mais quand une fois, il s'est mis


;

quelque chose dans la tête, il sait bien s'arranger pour


qu'on le force à l'exécuter, car pour ne pas perdre ses
droits, et pour éviter l'apparence de demander cela lui-
même, il accepte même qu'extérieurement on semble
faire violence à sa volonté (1).

(1) Greg. Mag., Moral., 34, 52.


334 LE RETOUR DE L'HUMANISME A INHUMANITÉ
6.
ïueil
-L'or-
coin-
L'orgueil
e s'insinue
'
même tellement dans les rpéchés
? u * nont rien d e
"pé?hTparc e
dU
commun avec lui, que c'est précisé-
fitelïïK ment en 1 U1 qu'ils puisent leur puissance séductrice. Que
personne ne dise donc Qu'est-ce que l'orgueil a à faire :

avec l'ivrognerie, l'immoralité, et la passion du jeu? On


ne peut donner de réponse à ce sujet. Car allez deman-
der de la logique à la vanité, à l'entêtement, et à l'or-
gueil ! Tous les jours on peut observer chez les person-
nes hystériques, ces victimes de la plus sotte espèce
d'orgueil, que leur amour-propre est d'autant plus satis-
fait,que par leurs bonds, leurs contradictions, leurs ri-
dicules, elles mettent les personnes sensées dans l'im-
possibilité de les suivre.
Mais l'orgueil est toujours ainsi, quand même il ne se
montre pas aussi enfantin et aussi malicieux. Lors mê-
me qu'il peut se renier lui-même et feindre pour attein-
dre plus sévèrement ses desseins, par une fausse humi-
lité, par l'abaissement et la flatterie, il est également

capable de s'intéresser à des choses qui, en apparence,


lui sont aussiétrangèresetaussicontraires que possible.
C'est ainsi que le poète païen étonné fait ces réflexions :

« Ah ! moment, je m'aperçois
quelle indignité ! Pour le

qu'elle est une scélérate, et moi un malheureux. Je


meurs de honte et je brûle d'amour je sens, je connais, :

je vois que je péris, et je nesaisquel parti prendre »(1).


La réponse pouvaitsembler impossible aux païens, mais
celui qui jette un regard sur son âme, à la lumière dans
laquelle nous marchons, nous chrétiens, résoudra l'é-
nigme sans difficulté. C'est ce que fait en ces termes
une illustre poétesse chrétienne :

« Oui, le trop grand amour, »


« Depuis première mère, jusqu'au dernier
la fils, »

« A toujours donné à notre ennemi »


<( Des armes pour nous nuire (2). »

Personne ne peut comprendre comment un jeune


homme doué de riches qualités intellectuelles, peut
(1) Terent., Eunuch., I, 1, 25 sq.
(2) Vittoria Colonna, Sonnets, II, 49.
LA SOURCE DE TOUT PÉCHÉ 335
perdre le meilleur temps de sa vie et toute sa vigueur
dans la société de viveurs vulgaires, et comment il peut
trouver un amusement dans leurs grossières plaisan-
semble être contre nature que quelqu'un qui
teries. Il

vient d'avouer avec horreur son penchant à l'intempé-


rance retourne au verre, un instant après. Il est incom-
préhensible que celui à qui le mensonge ou la fanfaron-
nade ont attiré déjà très souvent de la confusion la plus
sensible, ne puisse pas s'en défaire. Et cependant tout
cela n'est pas difficile à comprendre. Si l'orgueil ne s'en
mêlait pas, il aucun de ces malheureux
ne coûterait à
de s'affranchir du péché, mais c'est l'argent stupide qui
suggère au jeune homme de jouer au fanfaron, pour se
battre, pour boire et pour montrer dans des grossière-
tés la force et l'indépendance que son âge semble lui
permettre, puisqu'il n'est pas encore mûr pour des
actes véritablement sérieux. C'est par orgueil qu'il joue
au libre-penseur, bien qu'il méprise lui-même son ba-
vardage insensé. C'est par orgueil qu'il transgresse les
commandements de Dieu, de l'Eglise, et de la société,
c'est par orgueil qu'il met enjeu son avenir, sa vie pro-
pre et la vie d 'autrui ; c'est par orgueil qu'il se mêle à
la société la plus dangereuse et la plus dégoûtante, uni-
quement pour pouvoir dire, que lui aussi, il en a fait
partie, uniquement pour montrer qu'il n'a pas peur,
pour prouver ne se laisse persuader par
qu'il rien, pour
faire le fanfaron avec le péché.
C'est pourquoi saint Augustin dit avec beaucoup.. de
vérité : « Un peu de levain corrompt toute la pâte. Cette
parole de l'Ecriture s'applique particulièrement à la con-
tagion causée par l'orgueil. Depuis le péché du premier
homme, qui lui-même est tombé par orgueil, notre
esprit est comme saturé de cet orgueil, et sous son in-
fluence, un grand cas de son péché propre, du
il fait

péché d'autrui, et finit par trouver son honneur dans le


crime » (1).

(1) August., C. epist. Parmen., 3, 2, 5.


336 LE RETOUR DE L'HUMANISME A INHUMANITÉ
nous avons pu le voir
Qu'il en soit ainsi, en réalité,
dans ce qui précède, par des exemples effrayants. Nos
savants et nos auteurs humanistes regardent comme un
fait extraordinaire et comme une preuve de dispositions
géniales chez un homme, la tendance à considérer l'in-

fraction des lois divines comme son droit le plus pro-


pre et à créer lui-même des lois à sa guise (1). Mais on
en vient nécessairement là, lorsque l'orgueil poursuit
son chemin avec persévérance. Sa nature, c'est la pré-
somption ; sa fin, c'est d'atteindre un honneur qui ne
lui est pas dû. Tous les moyens lui sont bons pour en
arriver là pourvu qu'il réussisse. Il est donc inévitable,
s'il ne rebrousse pas chemin, qu'il se heurtera tout d'a-
bord aux lois de Dieu, qui délimitent notre voie, à la fin

et à Dieu lui-même qui se trouve derrière ces limi-


tes (2).
7 - L'or- Après
A
ceci, 7
nous n'avons pas besoin de nous étonner
l
gueil va jus-
qu'à ridoiâtrie
personnelle et
si l'idée de se mettre à la place
r de Dieu n'effraie pas
r
dusion
de Dieu
l'homme orgueilleux, mais l'attire plutôt avec un char-
me tout particulier. L'histoire nous en offre des centai-
nes d'exemples incroyables.
Où cet égarement nous apparaît le plus compréhen-
sible, c'est chez ceux qui possèdent la puissance terres-
tre, qui sont corrompus par les flatteurs et les trompeurs,
et qui sont possédés de la folie de se croire plus que des
hommes. Les flatteurs d'un infâme hypocrite dont les
Druses tiennent leur religion (3) poussèrent si loin le

Fatime Hakin, à qui les historiens attribuent la gloire

d'avoir été un autre Néron par des scélératesses de tout


genre (4), qu'il se faisait donner en pleine rue toutes

les marques d'honneurs divins, et saluer en ces termes :

Salut à toi, ô le seul, l'unique, qui donnes la vie et la

(1) V. III, Conf. XI.


(2) Thomas, 4, 2, q. 84, a. 2 ; 2, 2, q. 132, a. 4 ; 162, a. 1.
(3) Wetzer und Weltes, Kirchenlexicon, (2) III, 2082 (1) III, 312 sq. ;

(4) Hammer-Purgstall, Gemxldesaal de Lebenschreibungen grosser


moslimischer Herrscher, III, 227 sq.
LA SOURCE DE TOUT PÉCHÉ 337

mort ! Le fanatique persécuteur des chrétiens Yezde-


(1 )

gerd II (2), le perfide et cruel Ptolémée Epiphane ne


trouvaient pas assez monstrueuse la coutume de leurs
ancêtres, les rois perses (3) et égyptiens (4), de se faire
considérer comme des êtres divins. Tous les deux exi-
geaient pour eux la même adoration que celle qu'on
rend à la divinité. Ptolémée se fit bâtir des temples de
son vivant ; il fit célébrer des fêtes en son honneur ; il

avait à son service des prêtres chargés de porter sa sta-


tue dans les processions (5). Une chose curieuse, c'est
que ce sont précisément les tyrans les plus grands, et
les pires caricatures de princes, qui devinrent le plus
souvent les victimes de cet égarement : Caligula (6), Do-
mitien (7), Hérode Agrippa I (8), Dioclétien (9), Com-
mode (10), qui se faisait offrir des sacrifices comme à un
dieu, Héliogabale, qui non seulement voulait être un
dieu semblable aux autres, mais qui voulait être le seul

dieu, à l'exclusion de tous les autres (11). Dans cette


catégorie, il faut encore citer Nabuchodonosor (12),
Alexandre César (14), comme preuve de la me-
(13) et
sure dans laquelle l'orgueil peut corrompre les grands
esprits.
Mais l'homme n'a pas besoin d'un trône royal ou de
dispositions d'esprit extraordinaires, pour se complaire
dans cette croyance qu'il est son propre roi et seigneur,

(1) Weil, Gesch. der islamitischen Vœlker,32i.


(2) Spiegel, Eran. Alterthumskunde, III, 600,609 sq.
(3) (Aristot.) De mundo, c. 6 (Par. III, 637, 29). Spiegel, loc. cit., III,
601. Esther, 1, 19 VIII, 8. Dan., VI, 8, 12, 15. Diodor., XVII, 30, 6.
;

(4) Diodor., I, 90, 3.


(5) Uhlemann, /Egyptische Alterthumskunde, II, 51.
(6) Sueton,, Galigida, 22.
(7) Sueton., Domitian., 13.
(8) Act. Ap., XII, 22. Joseph., Antiquité XIX, 8, 2.
(9) Prosper, Chronicon (Venet., 1744), 1,419. Eutropius, 9, 26. Cas-
siodor., Chronicon (Bibl. max. PP., XI, 4364, h).
(10) JE\. Lampridius, Çommod.,9.
(11) /El. Lampridius, Heliogab., 6.
(12) Judith., III, 13 , V, 29 ; VI, 2. Dan., IV, 27 ; V, 20.
(13) Arrian., VII, 20, 1 ; XXIX, 3.
(14) Appian., Bell, civ., II, 106. Sueton., Cœsar, 76.
338 LE RETOUR DE L'HUMANISME A INHUMANITÉ
qu'il est le seul dieu devant qui tout genou doit fléchir.
Au contraire, plus il est misérable, plus il aime à s'éle-
ver vers le dehors. Il ne faut pas toujours chercheries
plus grands tyrans sur les sommets de la société ; mais
le plus souvent on les trouve dans les sphères les plus
étroites, dans un bureau ou dans un corps de garde,
dans la chambre de famille ou dans la chambre des do-
mestiques. Ce sont précisément les plus petits esprits,
qui succombent le plus facilement à la tentation de dire :

Je veux m'élever jusqu'au ciel, sur les hauteurs des


nues. Je veux ressembler au plus haut (1 ).
L'opinion exagérée de son savoir qui, avec l'orgueil de
la vertu, est sans contredit la plus grave des maladies
humaines, est surtout exposée à ce danger. Parmi tous
les instincts de l'homme, un des plus nobles, et pour
cette raison aussi un des plus irrésistibles, est la soif de
savoir. L'instinct de la convoitise sensuelle est puissant
aussi, c'est vrai ; sous sa poussée, des héros de fer
plient comme des brins d'herbe sous les sabots des che-
vaux. Cependant sa force d'impulsion ne saurait être
comparée à la soif de science, car celle-ci est innée dans
l'esprit (2). Si une fois elle se détourne de la bonne voie,
la chute est d'autant plus certaine que sa force est liée

d'une manière plus invincible et plus vivante avec la


partie principale de notre être. Plus un don est grand,
plus la présomption est facile, et plus son abus est fu-
neste.
Mais qu'on ne croie pas que les savants seuls soient
exposés à ce danger. Dieu a donné à chaque homme un
don si que la tentation de se révolter contre
excellent,
lui, constitue un danger pour tous sans exception nous ;

voulons parler de la liberté de la volonté. Etre maître


de son propre sort, pouvoir devenir soi-même le créa-
teur de sa perfection et de sa félicité est une capacité si

sublime et si puissante, qu'en réalité elle est un reflet de

(1) Is., XIV, 13, 14.


(2) Aristot., Metaph., 1,1,1.
LA SOURCE DE TOUT PÉCHÉ 339

la puissance divine. Si l'homme était capable de faire


usage de sa liberté, d'une manière autonome, alors sa
perfection serait presque infinie, et lui-même pourrait
être appelé donc seulement
un être divin. 11 s'agissait

de faire faire à l'homme un pas, qui pour lui, vu sa


puissance, le tentât d'employer sa force indépendam-
ment de tout autre commandement supérieur et de tout
guide, d'aspirer pour lui seul à sa perfection, et le

crime de vouloir se rendre égal à Dieu serait accom-


pii(i).
Or ce crime a été commis par des hommes mortels, et

à la lettre. Les anciens racontaient du Salmonée roi

qu'il voulait faire croire sérieusement aux hommes que


le tonnerre et l'éclair étaient à son service (2). Quel-
ques guérisons heureuses avaient tellement tourné la

tête au médecin Ménécrates, qu'il croyait être Jupiter.


11 se vêtait comme lui, et forçait les malheureux qu'il

avait sauvé de la mort à former sa cour céleste, dans le

costume d'Apollon et d'Hercule comme compensa-


(3),
tion des frais de guérison. Il adressa même une lettre
gracieuse au roi Agésilaûs, dans laquelle il jouait au
Jupiter Apion,le savant, ou mieux ditl'érudit, que
(4).

Tibère appelle par dérision le Cymbalum mundï, et


Pline la trompette de sa propre louange, parvint pres-
que à les égaler sur ce point. Il était si infatué de lui-
même, qu'il félicita sa ville natale, Alexandrie, de lui
avoir donné le jour, et qu'il assura l'immortalité à qui-
conque il avait donné quelques lignes écrites de sa pro-
pre main (5).
Malheureusement des exemples d'une telle folie ne se
bornent pas aux anciens temps païens. Celui qui veut se

August., Enchirid., XIII, 15 Civ. Dei,lk, 13, 1 Lèvera relig.,


(1) ; ;

13, 26 Gen. ad lit., H, 30, 39. Thomas, 2, 2, q. 163, a. 2.


;

(2) Apollodor., 1, 9, 7. Virgil., Mn. VI, 585. y

(3) Bato Sinop., Fraym. Ephes., 1. Hegesander Delph., Fragm., V


(Millier, Hlst. Grsec, IV, 348, 414).

(4) Plutarch., AgesiL, 21, 7, Lacon. apophth., 59 Imperat. apo- ;

phth. Ag., 5. /Elian., Var., 12, 51.


(o) Plin., I, 20. Aulus-Gell., V, 14.
340 LE RETOUR DE L'HUMANISME A L HUMANITÉ
convaincre que de telles énormités doivent être prises à
la lettre, n'a qu'à se rendre à Rockford, dans l'illinois.

Là, il trouvera le fondateur d'une nouvelle religion, Mon-


sieurGeorges Jacob Schweinfurth, qui se fait passer pour
leSauveur crucifié ressuscité, et qui dit de lui, avec la
plus grande assurance: Je suis Dieu, une puis-
et j'ai
sance illimitée. Je puis faire des miracles, mais j'en fais
rarement, puisque je puis sans cela amener le monde a
connaître la vérité (1). Un auteur dit de Bilderdijk, le

plus fêté des poètes néerlandais modernes : Pour lui,

le monde n'avait qu'un seul centre, et ce centre était un


moi, une volonté, et ce moi c'était Bilderdijk lui-
même (2).
On pourrait dire la même chose de Constantin et de
er
Napoléon I ,etencoredebeaucoupd'autresdenosgrands
et petits hommes. Le même esprit de vertige a conduit
également Schopenhauer, Feuerbach, Proudhon, Re-
nan, Carduca, Rapisardi, etc.... à parler de Dieu aVec
compassion, mépris, ou en termes blasphématoires et
à faire de l'homme l'épanouissement de la véritable di-
vinité (3). De ce même sentiment est sortie cette [théo-
logie plus que blasphématoire de Sallet :

« Librement tu te crées ton Dieu ;


»

<( Tu l'honores tant que tu le trouves digne de toi. »

« Tu le brises dès qu'il te déplaît »


(i Et qu'il ne t'accorde plus de satisfactions personnelles (4). »

Gœthe puise à la même source les horribles vers sui-


vants :

« Il n'y a que l'homme »


« Qui soit capable de faire l'impossible (5). »

<( Je ne connais rien de plus pitoyable »


« Sur la terre que vos dieux. »
« C'est à grand'peine que vous alimentez »

(1) E. P. Evans (Allg Zeitung, 1889, Bell. 328). Gottlieb, Christ


.

oder Antichrist, (2) II, 663 sq.


(2) Jonckbloet, Gesch. der niederlœnd. Literat. (Deutsch von, Berg,
11,596).
(3) Sallet, Ecce homo (Ges. Gedichte, 293).
(4) Sallet, Ecce homo (Ges. Gedichte, 293).
.(5) Gœthe, Bas Gœttliche (Werke, Stuttgart, 1853), II, 68.
LA SOURCE DE TOUT PÉCHÉ 341
« Vos majestés, avec des impôts de Pâques »

« Et avec le souffle de la prière .»


« Vous seriez dans le plus complet dénûment »

« Si les enfants et les mendiants »

« N'étaient pas des insensés pleins d'espoir (1) ».

Nous admettons sans doute qu'un tel orgueil soit une


exception rare parmi les hommes. Mais quand même
on accorde également à d'autres phénomènes qui en
résultent des noms plus bénins, et qu'on les excuse
plus facilement, est-ce une raison pour qu'ils ne pro-
viennent pas de lui ? Chez le sexe faible on les appelle
nervosité ou hystérie, et chez le sexe fort, énergie, force
de volonté inflexible, sentitnent personnel très accen-
tué. Nous n'avons rien à objecter contre ces dénomina-
tions. Seulement, qu'on ne se laisse pas tromper sur la
vérité que ce qu'on veut faire voir en beau, sous de sem-
blables désignations, n'est éloigné que de quelques de-
grés seulement de l'égoïsme complet, son plus proche
parent. En un acheminement vers lui.
tout cas, c'est
Celui qui connaît le monde ne niera pas que l'amour
propre est capable d'un développement qui progresse
jusqu'à mépriser et à rejeter Dieu (2). Et celui qui se
connaît lui-même ne doutera certainement pas que le

souvenir de bien des fautes personnelles lui est rappelé


par la parole : Vous serez comme des dieux. Alors, on
pourra toujours dire : Ah ! ce n'était qu'un sentiment
personnel un peu fort, un peu d'entêtement. C'est bien
suffisant. Que la chose ne soit pas allée plus loin, il faut
l'attribuer àune préservation clémente de la part de
Dieu. Car nous nous sommes convaincus que l'amour
propre peut devenir mauvais, et même tout ce qu'il y a
de plus mauvais.
C'est pourquoi Platon dit avec une profonde vérité :

Il y a un mal, le plus grand de tous les maux qui est inné


chez la plupart des hommes. Chacun se le pardonne, et

(1) Gœthe, Prometheus (ibid., Il, 62 sq.).


(2) August., Civ. Dei, 14, 28.
342 LE RETOUR DE L'HUMANISME A INHUMANITÉ
personne ne peut se résoudre à le chasser de chez lui :

C'est l'amour propre. C'est lui qui persuade aux hom-


mes qu'il est parfaitement autorisé, et que les choses
doivent se passer ainsi. Mais en réalité son excès est
chaque fois la cause proprement dite de la chute dans le

péché, car l'amour rend toujours aveugle envers ceux


qu'on aime. C'est pourquoi celui que l'amour propre a
aveuglé croit avoir le droit de préférer son avantage à ce
qui est juste et bon. A ce point de vue, un jugement
juste sur ce qui est juste et beau n'est pas possible. Et
pourtant quelqu'un qui vise à devenir grand et bon ne
devrait pas avoir en vue son avantage, mais ce qui est
juste, peu importe que ce soit profitable à lui ou à un au-
tre. Or c'est précisément en cela que se trouve la cause
proprement dite du péché. C'est au sujet de cette cause
que nous nous flattons de tout savoir quoique nous ne
sachions rien. C'est à propos d'elle que nous en empê-
chons d'autres d'accomplir ce que nous né comprenons
pas nous-mêmes, que nous portons même notre pro-
chain au péché. C'est pourquoi il est du devoir de cha-
cun de se mettre en garde de toutes ses forces contre
l'amour propre (1 ). Ainsi parle le philosophe païen.
8.- com- Sidonc l'amour-propremal entendu est la cause pro-
ment le péché .
'

,
peut devenir prement
r dite de tous les pèches, nous comprenons aussi
infini et éter- . .
nel -
la plus terrible de toutes les vérités, la vérité que le pé-
ché avec ses suites peut devenir infini et éternel. Ce
du pé-
n'est pas le fait extérieur qui décide de la malice
ché, et ce n'est pas d'après l'objet du péché seul que
s'évalue la gravité de la faute. Souvent le moyen est
très indifférent au pécheur. Il en prend tout aussi bien
un autre quand il croit y trouver son compte. Mais qu'il
manifeste ses mauvaises intentions, aujourd'hui par
une action et demain par une autre, une chose restera
toujours la même, tant qu'il ne se transformera pas
complètement: c'est que la volonté intérieure mauvaise

(i) Plato, Leg., 5, 4, p. 731, e — 732, b.


LA SOURCE DE TOUT PÉCHÉ 343
décide précisément si chaque action, grande ou petite,

est un péché. Or, ce qui rend la volonté mauvaise, c'est


l'amour propre, c'est l'orgueil du cœur.
Si l'on admet ceci, on voit quelle erreur c'est de par-
ler avec Fichte le jeune, d'une nature transitoire du
mal(l). Une telle expression montre que quelqu'un mé-
connaît complètement la manière d'agir des hommes.
Quand on commet le mal, on ne pense ordinairement
qu'à l'action de courte durée qu'on accomplit une fois ;

mais très souvent le péché n'est pas même dans celle-

ci, très souvent l'acte extérieur est sans importance.


De que parfois une seule et même action est
là vient

permise à l'un et défendue à l'autre, qu'elle est une


faute légère pour celui-ci, et qu'elle peut devenir un
crime chez celui-là.
Le péché n'est donc pas tout d'abord dans l'acte qu'on
commet, mais dans le cœur. Si l'intention est mauvaise,
une chose bonne en elle-même devient mauvaise.
L'acte passe c'est vrai, mais l'intention demeure. La
parole séductrice, l'action honteuse disparaissentcomme
la fumée dans l'air la mauvaise pensée ne laisse pas
;

plus de trace derrière elle que l'oiseau qui s'enfuit, mais


cela ne veut pas dire qu'on ait fait disparaître le péché
du monde. Nous ne parlons pas ici des effets du péché.
L'histoire peut raconter quels fruits amers une seule
parole menteuse, traîtresse, corruptrice des mœurs,
porte encore des années après qu'elle a été prononcée.
Mais ici, il s'agit de ce qui a rendu péché l'acte de la
pensée, de la volonté mauvaise, de l'orgueil révolté. Et,
envisagé de ce côté, le péché a, comme toute herbe
mauvaise, La mauvaise action est vite
la vie très dure.
accomplie, et vite passée, mais ce qui la rend péché, —
l'orgueil et la mauvaise volonté animée par lui, exis- —
taient avant elle, et resteront longtemps après qu'elle
aura disparu. L'acte seul a passé ; le péché est resté. Cette

(1) J. H. Fichte, Ethik, 11,1, lui.


344 LE RETOUR DE L'HUMANISME A INHUMANITE
action est peut-être oubliée depuis longtemps, oubliée
par le monde, par celui qui Ta commise, mais le péché
n'est pas pardonné.
Alors celui quia péché une fois n'a donc plus d'espoir
d'être pardonné ? Ce nous ne pouvons
serait une erreur ;

pas assez insister sur ce point. Non seulement il peut


espérer son pardon, mais il peut aussi espérer retrou-
ver son état antérieur. Il n'a qu'à éloigner de son cœur
le motif ou la cause du péché, qu'à briser l'orgueil, hu-
milier la présomption, et tout est de nouveau en ordre
autant que cela dépend de lui. Mais sans la soumission
à Dieu tout autre moyen est inutile.
Nous avons ainsi touché l'endroit le plus sensible.
Soumission ! humiliation ! paroles intolérables. Ah oui!
si ce n'était pas l'orgueil à qui on impose cette tâche.
Mais celui-ci peut-il se suicider ? On comprend alors la
révolte que cette parole de retour provoque dans l'es-
prit : « Mais quand il me serait possible de me repentir,
d'obtenir ma grâce, et de rentrer dans mon premier
état, combien la hauteur du rang promptement
ferait

renaître la hauteur des pensées ! Combien promptement


serait rétracté ce qu'une feinte soumission aurait juré !

Une fois délivré des tourments, je désavouerais comme


nuls des vœux arrachés par la violence et prononcés
dans la douleur. Jamais une réconciliation sincère ne
peut naître où les blessures d'une haine mortelle ont

pénétra si profondément. Cela ne me conduirait donc


qu'à une plus grande infidélité et à une chute plus fu-
neste. C'est acheter trop cher une si courte trêve que
de la payer par un redoublement de supplices (1) ».
Moi, m 'humilier Moi me livrer moi-même Non
! Je ! !

reste ce que je suis, et je veux le rester éternellement.


Si Dieu ne s'accorde pas avec moi, alors qu'il m'anéan-
tisse. Mais me jeter lâchement à ses pieds Reconnaître !

sa loi au-dessus de moi Voilà une chose que je ne ferai


!

jamais. Tel est le langage de l'orgueil.

(1) Milton, Paradis perdu, IV, 81 sq.,93sq.


LA SOURCE DE TOUT PÉCHÉ 345
Non Par le ciel !
;>

« Qu'il possède, parFabîme et l'immensité »


« Des mondes et de la vie, que je possède avec lui, »
« Non Je reconnais en lui un vainqueur, mais non un maître.
!
»

« Il reçut les hommages de toutes les créatures excepté de moi. »

« Je continuerai -à lutter contre lui, comme je Fai fait »

« Là-haut dans les cieux. A travers l'éternité tout entière »

« A travers l'abîme insondable de l'enfer, »

« Et l'immensité des âges sans fin, »

« Je ne cesserai de le combattre. Et monde par monde, »

<( Etoile par étoile, univers par univers »

« Trembleront dans la balance, jusqu'à ce que le »


« Grand conflit cesse, si jamais il doit cesser. »
<( Or il ne cessera jamais tant que lui ou moi existerons, »

« Car qui pourrait nous enlever l'immortalité? »


« Qui pourrait éteindre notre haine mutuelle et irrévocable ? » (1)

Tant que du cœur n'est pas brisé, il ne faut


l'orgueil
pas penser au repentir ni à un retour quelconque. Or,
« on ne peut absoudre celui qui ne se repent pas. Il est

impossible de vouloir le péché et de s'en repentir à la


fois : il y a contradiction dans cette proposition (2) ».
Si on considère ceci, on doit comprendre y a qu'il
un péché éternel, et, pour cette raison aussi, une puni-
tion éternelle.
que nous savons apprécier quand le senti-
C'est ce
ment de chacun se révolte à la pensée d'une punition
éternelle. L'homme le plus indifférent s'émeut à cette
parole. Elle irrite même celui qui joue avec le vice et
avec le crime, parce qu'elle est la plus choquante qui
soit jamais sortie des lèvres humaines. Ceci prouve que
la nature de l'homme ne peut être anéantie. On peut
caresser le péché et entasser péché sur péché; on peut
agir contre la raison et contre la conscience ; en d'autres
termes, contre la nature ; mais il est impossible de sup-
primer celle-ci complètement. Ici elle se fraie un chemin
par la violence même de son dégoût.
Malheureusement, elle est seulement irritée contre
les conséquences du péché et non contre ses causes.

(1) Byron, Caïn, 193 sq. Cf. Dante, Infcrno, XIV, 46, T2.
(2) Dante, Inferno, XXVII, 118-120.
Il 23
346 LE RETOUR DE L'HUMANISME A INHUMANITÉ
Elle ne devrait cependant pas méconnaître qu'ici l'effet
répond à la cause. Si le péché est de l'orgueil, il faut
alors le considérer comme un éloigneraient de Dieu. Si
l'orgueil reste inflexible, alors rien ne fera disparaître la
séparation. Dieu et des idoles à côté de lui ne pourront
jamais s'accorder. Celui qui est du côté des idoles n'a
pas le droit de se plaindre, si Dieu ne veut pas aller avec
lui. Qu'il soit irrité contre la réprobation éternelle, il

en a le droit ; mais qu'il s'irrite aussi contre celui qui la


rend éternelle, et celui-là n'est autre que la première de
toutes les idoles : l'orgueil du pécheur.
Dieu ne peut pas plus abolir l'enfer qu'il ne l'a créé.

L'orgueil a créé le péché et l'enfer ; l'orgueil rend le

péché et la punition éternels. L'orgueil seul peut les


abolir de nouveau. Si l'orgueil prend sur lui de se
soumettre à Dieu, alors c'en est fait du péché et de
l'enfer.

chénT ïï La mauvaise action est l'œuvre d'un moment. Comme


par lm ~
même l'éclair qui jaillit du nuage sombre, ainsi elle sort du

fond d'un cœur corrompu et lance la flamme et la mort


sinon sur de paisibles frères, du moins dans l'âme pro-
pre. Mais en la commettant, le cœur ne s'est nullement
dégagé de la corruption 'où elle a puisé sa puissance dé-
vastatrice. Le péché est commis et il y reste. Il est sorti
du cœur, mais il pèse sur lui, ou plutôt il continue de
vivre en lui, et il ne disparaîtra pas tant que la source
où il a pris naissance ne sera pas fermée.
11 serait inutile d'attendre que cette cause de notre
peccabilité perdît d'elle-même sa force d'impulsion et sa
vie. La passion sensuelle se refroidit en même temps que
la chaleur de la vie ; la colère s'évanouit lorsque l'offen-
seur disparaît de la mémoire il n'y a que l'orgueil que
;

le temps ne vainque pas. La décadence des forces vita-


les ne lui enlève pas sa puissance mortelle. Le raisonner
c'est le rendre plus acharné. Est-il vainqueur? Son au-
dace augmente. Est-il humilié? Sa colère s'accroît.
Donc l'amour propre ne meurt pas de lui-même. Si
LA SOURCE DE TOUT PÉCHÉ 347

nous ne le tuons pas dans une lutte à mort, il vivra éter-


nellement. Et que pourrons-nous faire contre lui? L'a-
mour et la vie ne peuvent pas plus être détruits que no-
tre propre moi. Si moi propre, l'ennemi que nous
le

voulons vaincre, si sa vie est notre vie, et si son arme


est l'amour que nous nous portons, comment espérer
pouvoir vaincre danscette lutte, si nous sommes réduits
à nos propres forces ?

Ni la sagesse, ni la puissance humaine ne peuvent to.-iu'y

donc rien contre l'orgueil, car la prudence et la force qui puisse


nous sauver
sont sa mère et sa nourrice. Pour le dompter,
A
il faut '
de nous-mê-
mac
mes.
une puissance au-dessus de nos forces. S'il est vrai que
l'orgueil soit la racine du péché, la maladie du genre
humain, alors il n'y a pas de doute que jamais le monde
ne se guérisse, à moins qu'une puissance surhumaine
ne s'incline vers nous dans sa miséricorde. Notre puis-
sance est juste assez grande pour nous terrasser. Il est
inévitable que l'homme tombe aussitôt qu'il croit avoir
plus de force qu'il n'en a. Mais il est impossible qu'il
se relève de sa ch ute sans une puissance plus élevée, et
cette puissance, — pour la première fois,
c'est ici que,

nous trouvons le mot qui désormais nous accompagnera


partout, et qui, espérons-le, noussauvera, — ce secours
'
supérieur est la grâce miséricordieuse de Dieu.
VINGT-DEUXIÈME CONFÉRENCE

LE REPENTIR.

1. La maladie de l'exagération. — 2. La seule matière dans laquelle


l'exagération n'est pas facile. —
Le fardeau qu'impose la con-
3.
viction d'une justice pénale divine. —
4. Le plus grand tourment
et la plus grande punition du pécheur se trouvent dans l'incapacité
d'anéantir sa propre nature. —
5. Le péché, la plus grave des
illusions, et le plus grand malheur. —
6. L'unique et bref moyen

de s'affranchir de ce poids. —
7. L'esprit du monde et le repen-
tir.— 8. Le repentir comme destruction de l'orgueil sous ses
deux faces. —
9. Le repentir impossible sans la foi à la miséri-
corde de Dieu. —
10. Le repentir comme anéantissement des
propres actions mauvaises. —
11. Le plus grand et le plus diffi-
cile des triomphes. —
12. Dieu a partagé sa toute-puissance avec
le repentir.

i.- Lama- Une des maladies les plus répandues, et une des
e ex
2éraùo n. moins nuisibles, nous l'admettons Volontiers, mais qui
pourtant est une maladie, est la tendance à exagérer.
Dans une famille se trouve un jeune homme qui fait des
progrès modérés dans les études. On peut'-espérer qu'il

passera ses examens. Il mieux à la danse et au


réussit
patinage ; il a été aussi quelquefois au manège et il n'est
pas tombé de cheval. Ce qu'il a de mieux, c'est sonex-j
térieur. 11 est presque aussi grand que papa, et un lé-

ger duvet ombrage déjà ses joues ; avec cela il a des


manières parfaites. 11 venu au monde avec un esprit
est
semblable à celui de sa mère, et, dans son excessive
modestie, ne trouve pas d'obstacle à le faire valoir à
il

propos ou non. Cela suffit pour que ses tantes, dames


qui sont déjà arrivées à l'âge où elles sentent le besoin
d'exercer une tutelle maternelle, entretiennent sans
cesse leurs connaissances du jeune Salomon qui grandit
auprès La sœur plus
d'elles. petite réussit moins bien.

Elle a un excellent cœur elle ; est modeste, pieuse, obéis-

sante, mais, comme cela sied si bien à une jeune fille,


LE REPENTIR 349
sesmanièressontun peu timides en présence des étran-
gers, et, pour cette raison, il lui faut entendre chaque
soir avant d'aller se coucher, d'amers reproches sur sa
niaiserie et sa sottise. On lui dit même qu'elle est in-
supportable.
Dans l'état normal, nous ne parlons qu'au superlatif.
Qu'est-ce alors quand une chose nous jette dans l'ex-
tase ? C'est par ce moyen qu'ont été mises en circula-
tion ces expressions ridicules de degrés de comparai-
son et de renfort, à la stupidité desquelles nous ne fai-

sons plus attention, tellement elles sont fréquentes. La


femme de ménage se plaint de ce que le boulanger fait

des pains énormément petits. L'enthousiasme pour l'art

est hors de lui en face d'un tableau d'une beauté dégoû-


tante, ou quand la voix terriblement belle d'une prima
dona se fait entendre. La dame nerveuse ne peut souf-
frir la pendule dans sa chambre, parce qu'elle fait un
bruit horrible. Le neveu qui reçoit la visite de sa tante
ne peut assez s'étonner des progrès qu'a faits le petit

criard joufflu depuis la dernière visite : il le trouve


gigantesquement grand. Le petit Fritz a commencé seu-
lement depuis huit jours ses premiers essais sur le vio-
lon. S'il peut, comme aux temps antiques, attendrir les
pierres et rendre les hommes fous, sa grand'mère ne se
lasse pas de raconter partout qu'il joue déjà à ravir.
Toutes ces exagérations ne sont pas des péchés, mais
des faiblesses humaines assez innocentes. Il suffit que
l'impatience, la susceptibilité, l'ambition ou la fanfa-
ronnade s'unissent à cette tendance, alors ce qui était
une faiblesse devient facilement une faute et parfois une
faute grave. Le savant qui a proposé un nouveau genre
de lecture, le poète qui a mis quelques vers dans un
journal, l'artiste tailleur qui a inventé un moyen ingé-
nieux de coudre des boutons, et a pris un brevet pour
cette découverte, sont convaincus, chacun pour leur
part, qu'ils ont accompli une des plus grandes choses
350 LE RETOUR DE L'HUMANISME A L'HUMANITÉ
dont l'esprit humain soit capable, une chose dont l'in-
fluence sur la civilisation est incalculable.
Par contre, tout chagrin, toute offense, toute douleur
qui nous atteint est tout ce qu'il peut arriver de plus
grave à un homme. Nous admettons que les autres ont
aussi à porter le poids de leurs souffrances, mais nous
sommes persuadés que dans le monde tout entier per-
sonne n'est plus malheureux que nous. Eh bien oui,
chacun est opprimé par son propre mal et il est tout ;

clair qu'il le ressent plus amèrement qu'il ne ressenti-


rait un mal étranger. Mais n'avons-nous pas éprouvé

sur nous-mêmes, une fois ou l'autre, qu'il y a encore


des fardeaux à traîner auxquels ne se comparent pas
ceux qui pèsent actuellement sur nous ?
2. - La il n 'vj a qu'une
u seule souffrance à propos
r r de laquelle
u
seule matière
e
0Ii l" sse approuver que quelqu'un se serve de fortes
1?xa4rXn P
pas fa-
n'est
expressions. Même ici, comme nous le verrons, on peut
faire des exagérations ; mais nous devons admettre
qu'elles ne sont pas précisément faciles. Il s'agit de ce
ver qui ne meurt jamais ; la conscience de notre faute
dans laquelle l'esprit vengeur de l'ordre divin a en nous
un allié si terrible parce qu'il est inévitable et immor-
tel. Se souvenant de ses actions, l'esprit se tourmente
par toutes les tortures d'un bourreau ingénieux à in-
venter des cruautés ; et avec tout cela, il ne voit pas la

fin de ses tortures. Ce qui l'effraie le plus avec cela, c'est


la pensée qu'après une vie pleine de tourments, ces
mêmes angoisses continueront et augmenteront en-
core (\).
Beaucoup croient dire quelque chose de grand,
quand ils se moquent de cela comme d'une folie et le
méprisent comme une lâcheté (2). Mais ce n'est d'au-
cune consolation pour celui qui souffre ces peines. On
ne fait qu'augmenter son amertume, si on se moque de
lui parce qu'il ne peut mépriser de telles faiblesses.

(1) Lucretius, III, 1031-1035.— (2) ld., III, 1036.


LE REPENTIR 351

Le poète nous dépeint avec une vérité sans égale l'état


d'un des scélérats les plus endurcis, dans le passage sui-
vant: « lâche conscience, comme tu me tourmentes !

Une sueur froide couvre mon corps tremblant. Que


erains-tu donc ? Moi-même ? Il n'y a ici que moi seul.
Y a-t-il ici quelque meurtrier? Non. — Oui, moi. Ma
conscience a mille voix, et chaque voix accuse un forfait,

et chaque forfait me condamne et me démontre scélérat.

Le parjure, le parjure au plus haut degré Le meurtre,


!

le meurtre féroce-, au degré le plus abominable tous !

les crimes divers, tous commis sous toutes les formes,


s'attroupent au tribunal de ma conscience et me crient
tous ensemble,: Coupable ! coupable ! » (1)

Aucune raillerie, aucune bravade ne peuvent rien 3._Lefar-

contre ce sentiment qu'il est encore plus difficile de nier, pose con-

Le pécheur ne sait que


,.,..
trop bien qu y a une au- il
,

loi
.
ia
viction d'une
justice pénale
1 x l i j
t
. divine.
dessus de lui. 11 sait qu'il ne se l'est pas donnée lui-
même. Il sait que son interprétation et la manière de
la suivre ne sont pas laissées à sa fantaisie. Cette loi, il Ta
transgressée, mais ce n'est pas une loi morte ; c'est
une loi pleine de vie et de force. A peine est-elle trans-
gressée qu'elle se lève pour se venger de celui qui l'a

transgressée.
L'imagination des peuples a enveloppé cette convic-
tion dans les légendes des terribles esprits vengeurs
extra-naturels qui sont connus sous le nom d'Erynnies,
Furies, Larves. D'après ces légendes de l'humanité,
ces fantômes qui voient tout, entendent tout, flagellent
avec des serpents chaque coupable qui leur est livré
comme proie, et le poursuivent avec des arcs et des
flèches, jusqu'à ce qu'il ait cédé à leur ténacité infatiga-
ble, à leur vitesse rapide, se tiennent dans tous les coins
guettant leur proie.
Ce ne sont pas là de simples convictions personnel-
les, ou des préjugés inculqués par l'éducation; mais dans

(1) Shakespeare, Richard, tll, V, 3.


352 LE RETOUR DE L HUMANISME A L HUMANITÉ
ces idées se trouve exprimée la croyance du genre hu-
main qu'il existe une loi plus élevée, indépendante du
caprice humain, laquelle ne se laisse jamais transgres-
ser impunément (1). Même les Stoïciens qui représen-
enseignement orgueilleux que l'homme
taient le plus cet
est à lui-même sa loi, reconnurent dans les Furies les
bourreaux dont Dieu se sert pour punir les transgres-
seurs de ses lois (2).

Si les païens ne purent pas se défaire de cette manière


de voir, eux qui croyaient à des dieux sans sainteté,
pleins de partialité, si faciles à corrompre et à tromper,
comment alors un pécheur peut-il éprouver du calme,
lui qui sait parfaitement qu'il viole une loi placée au-
dessus de lui, laquelle loi ne fait qu'un avec la volonté
du Dieu tout-puissant et saint? Et ce Dieu est éternel ;

il ne change pas (3) ; et ce Dieu est juste ; il ne fait ac-

ception de personne, et ne reçoit aucun présent (4) ; et


ce Dieu est saint ; il ne peut souffrir le mal (5). Qu'est-
ce qui pourra consoler le pécheur, tant qu'il n'aura pas
apaisé ce Dieu? Serait-ce par hasard le délai dans la

punition? Mais il sait que son Dieu est éternel, et que


pour cette raison il peut attendre. S'il y a une chose qui
puisse rendre insupportable le tourment du pécheur,
c'est bien la patience de Dieu. L'enfant qui a profondé-
ment affligé son père et qui ne doute nullement de sa
justice sévère souffre un double martyre tant que le père
garde le silence. La plus grande éruption de la colère

n'équivaudrait pas à la moitié de la peine causée par


cette attente anxieuse et muette.
Se déroberait-il au tribunal parla fuite? Mais où et
devant qui fuir? Devant Dieu? Mais la raison lui dit:
Où fuir pour éviter ta face ? Si je m'élance vers le ciel,

je t'y rencontre ; si je descends dans les profondeurs de

(1) Preller-Plew, Griech. Mytholog., (3) I, 686. Nœgelsbach-Auten-


rieth, Homerische Theolog., (2) 264.
(2) Plutarch., Qnœst. roman., 51.
(3) Mal., III, 6. —(4) Deut., X, 17. ,

(5) Hab., 1,13.


,

LE REPENTIR 353
la terre, je t'y trouve encore ; si je prends mon vol dès
l'aurore et que je m'enfuie jusqu'aux extrémités de la
mer, c'est encore ta main qui m'y conduit et m'y re-
tient (1).
Et à quoi servirait au pécheur de fuir, quand même ^7 „ nd
il pourrait le faire, tant qu'il lui serait impossible de se ^JJs^nnde
d
fuir lui-même? Quitte-t-il sa maison? Le bourreau se JSu? se
tr a
précipite sur ses pas (2). Rentre-t-il chez lui? Ce même Spacit r
, j i ' "
/ o \ n
Comme 1 y
d'anéantir sa
bourreau ly précède (S). quelqu un qui ne propre faute.

trouve que discorde et désunion à son foyer, il s'évite

lui-même ; il se jette dans tout ce dont il peut espérer


quelques distractions (4). Mais la joie qu'il prend aux
vanités terrestres, le plaisir qu'il trouve dans la beauté
et dansla jouissance sensuelle ne rassasient pas son âme.
Et quand même,
y jetterait des montagnes, elles ne
il

combleraient pas le vide que l'infini y a laissé lorsqu'il


lui a fallu la quitter. Quelles que soient les choses passa-
gères qu'on présente à l'âme, elles n'arrêtent pas son
tourment, sinon pour un moment. Mais après cela, elle

devient d'autant plus affamée et d'autant plus sembla-


ble à des loups qui poursuivent leur proie, qu'elle se voit
plus déçue dans ses espérances.
Mais tout serait tolérable, la colère de Dieu, la propre
infélicité, la malédiction des hommes et la haine de
Dieu si la nature l'approuvait. Mais si le pécheur dit :

Je n'ai pas besoin de félicité ni de satisfaction, je puis


parfaitement bien vivre sans bonheur, alors sa nature
ne cesse de lui crier : Tu mens Tu mens !et lors- !

qu'il accuse Dieu d'être cause par ses commandements


de toute la misère qu'il supporte, et dans laquelle il

croit périr, alors c'est de nouveau sa propre nature


qui se révolte à cause de ces blasphèmes.
La malédiction du pécheur consiste en ce qu'il ne peut

(l)Ps., CXXXVIII, 7 sq.


(2) August., Joan. tract., 41, 4.
(3) August., Ps. 45, en. 3.
(i)Ibid., 33,2, 8.
354 LE RETOUR DE [/HUMANISME A INHUMANITÉ
jamais détruire sanature, prend toujours
et que celle-ci
parti pour Dieu et pour sa loi. Il est aussi impossible de
nier la nature d'une façon durable que d'empêcher l'eau
de couler vers le bas. On peut arrêter pendant quelque
temps le torrent qui coule de la montagne ; mais il n'en
brisera que plus irrésistiblement toutes les digues. Sans
doute on cherche à se tranquilliser, en se disant qu'il
s'agit seulement de préjugés, de conséquences d'une
éducation fausse, de résultats d'époques ténébreuses,
de déformations delanature. Peine inutile ! Personne ne
dira que l'architecte qui a réglé le cours du fleuve a
donné à l'eau ce penchant à couler vers le bas ; elle l'a

de par la nature, et c'est pourquoi aucune puissance ne


saurait la lui enlever. Aussi naturel est le malaise que
le pécheur éprouve. Il a beau faire tout ce que la pers-
picacité de la mauvaise conscience lui inspire, il trou-
vera toujours confirmée dans son cœur la parole de l'E-
criture : Ceux qui agissent mal sont leurs propres enne-
mis (1). Un pécheur repentant l'a attesté par de belles
paroles que lui a inspirées sa propre expérience :

<( Je me du Seigneur »
suis éloigné
(( Lui qui m'a sauvé au milieu des opprobres. »

« Je me suis trompé moi-même »


<( Parce que j'ai été infidèle (2). »

ché,' la plus pécheur recevait quelque gain de sa


Si seulement le
grave des il-
lusions, et le
conduite! Le monde promet
l
beaucoup et donne peu.
L L
plus grand t
malheur.
L e péché au contraire promet tout et ne donne rien.
Que possède le pécheur dès que son action est com-
mise? En disant rien, nous n'avons pas dit la vérité.
Combien s'estimeraient heureux, s'ils n'avaient rien,
s'ils n'étaient rien C'est une chose amère que la décep-
!

tion. Ne rien trouver là où Ton espérait tout, voilà qui


vous brise. Avoir perdu de grands et magnifiques biens
pour acquérir quelque chose de meilleur voir ensuite ;

les premiers perdus et puis être ensuite trompé par les

(1) Tob., XII, 10. Prov., VIII, 36.


(2) Ulrich von Singenberg, 28, 1 (Hagen, Minnesinger, 1,289).
LE REPENTIR 355

autres, voilà qui est intolérable. Mais avoir échangé


contre cette perte le tourment le plus amer, des repro-
ches ineffaçables, une inquiétude que rien ne saurait
apaiser, voilà qui dépasse beaucoup tout le reste. Et
c'est la situation dans laquelle se trouve le pécheur.
La colère de Dieu s'arme contre lui ;
sa propre
nature est profanée ; sa conscience l'accuse, sa raison
l'injurie et le traite d'insensé parce qu'il a rejeté ce qu'il
y a de meilleur, son repos, son honneur, parce qu'il a
dissipé sa vie, et il ne serait pas tenté de désespoir? Le
ciel est fermé au-dessus de sa tête, l'abîme béant s'en-
tr'ouvre sous lui ; dans son intérieur, il porte, selon
l'expression si juste de Bœhm, le ver, la chambre de
tortures. Ne doit-il pas alors éprouver le même senti-

ment que malheureux dont il est parlé dans le récit


ce
de la caverne aux serpents, que nous connaissons tous.
Un ancien poète anglais à qui la cécité physique a
lame, Thomas Blacklock, dépeint
éclairé l'œil de cette
disposition du cœur dans les beaux vers suivants :

x Comme le criminel tressaille de peur, »

« Le visage pâle et sillonné par les chagrins » !

« C'est en vain que la lumière du soleil l'éclairé ; •»

« La campagne ne lui offre pas de charmes, »


« Les montagnes et les vallées pas de consolation. »

« Le murmure de la forêt est un tourment pour lui ;


»

« Pour lui les prairies se couvrent de ileurs sans parfums. »

« L'air ne lui donne pas de fraîcheur. »


« Il voit le ciel plein de nuages, »
« Et toute' beauté lui semble fanée. »
« Si la nuit le surprend solitaire, *»
« Comme les fantômes l'effraient » !

« Le sol chancelle sous ses pas » ;

« Il croit entendre sortir un soupir de chaque feuille, »

« Et dans la nuit ténébreuse où elle est plongée, »


« Son âme voit autour d'elle danser des esprits » (1).

Ce ne sont pas là des exagérations, pas des descrip-


tions inventéesou imaginées à plaisir par ceux qui se
dépeignent l'état du pécheur seulement d'après l'idée
qu'ils s'en font ; mais ce sont des descriptions qui cor-

(1) Chambers, Cyclopœdia of english lit., (4)1, 696.


356 LE RETOUR DE L'HUMANISME A INHUMANITÉ
respoodent à l'amère réalité. 11 faudrait que quelqu'un
fûtun saintetn'eûtjamais commis de faute, s'ilne trouvait
pas vrais en se les appliquant à lui-même les proverbes :

On fait vite ce dont on se repent longtemps (1); ce


qu'on boit avec délices se paie avec amertume (2) ; joie
ivre, regrets cuisants (3) ; les péchés entrent en riant,
et s'en vont en pleurant (4).Tout juge d'instruction qui
est tant soit peu à la hauteur de sa tâche, sait que son
meilleur moyen d'information est l'état intérieur du cri-

minel ; le malfaiteur même le plus endurci n'agit jamais


d'une manière normale après le crime. Si on ne peut
pas le découvrir à cette marque infaillible, dans la plu-

part des cas, c'est la seule ignorance de l'art de con-


naître les hommes qui fait son salut. Ici nous ne par-
lons pas même des plus grands criminels, des assassins,
des parjures, des profanateurs de temples. Même ce
péché que Dante place dans le premier et le plus sup-
portable des cercles de l'enfer, ce péché qui semble
donner le plus de plaisir et de douceur à la vie, rend
celle-ci intolérable. Ces malheureuses victimes du plai-
sir sensuel ne peuvent plus supporter leur nom désho-
noré, le dernier souvenir de leur mère, les vœux de
leur jeunesse, les jours heureux de leur innocence. La
moitié d'entre elles, d'après les évaluations de la sta-

tistique, se donnent chaque année un faux nom. Elles


n'osent plus mettre le pied sur le lieu qui a été témoin de
leur péché, absolument comme si elles craignaient qu'il
témoigne contre elles. Elles n'osent plus respirer l'air

dans lequel elles ont jeté leur plus grand, peut-être leur
unique bien, leur innocence. C'est comme si elles
croyaient l'avoir empesté par leur action. Elles changent
de domicile jusqu'à vingt fois dans la même année ; 25 à
30 pour cent ne peuvent même plus supporter la vie.

(1) Kœrte, Sprichwœrter der Deutschen, (2) 5084.


(2) Wander, Sprichivœrter-Lexikon, IV, 981, 11.
(3) Graf unb Dietherr, Deutsche Rechtssprichwcèrter, 7, 581.
(4) Duringsfeld-Reinsberg, Sprichwœrter der roman, und german.
Sprachen, II, 231, n° 414. Kœrte (2), 7263.
LE REPENTIR 357

Par des tentatives de suicide sans cesse renouvelées,


elles cherchent à se délivrer d'une existence que leur
crime a rendue plus horrible que l'anéantissement (1 ).

Ce sont là des fruits du mal qui n'ont pas été inven-


tés par des moralistes, mais que le péché a mûris en
réalité, fruits qu'on peut prouver el que l'aride statisti-

que a calculés par des chiffres. Quelles misères intérieu-


res doit alors renfermer le cœur misères qu'aucun re-
!

gard ne peut pénétrer, que celui-là seul connaît qui les a

éprouvées lui-même. C'estainsi qu'on dit d'un criminel


qu'il n'a pu dormir pendant quatorze nuits, quoiqu'il
eût pris quarante doses d'opium (2). Qui niera qu'un
tel état finisse par conduire à la démence ?

C'était une exagération, quand d'accord avec l'esprit


insensible du paganisme, les anciens concevaient cha-
que cas de démence, et particulièrement la plus terrible
forme de folie intellectuelle, le suicide, comme une pu-
nition divine pour un péché commis (3). Mais il est in-
contestablement vrai, et cela peut être prouve par n'im-
porte quelle statistique, que très souvent le péché finit

dans l'abîme de la démence Tout pé-


et du suicide. «

cheur, dit le proverbe, est son propre bourreau (4) ».


Alors, avons-nous tort d'appeler contre nature une illu-
sion qui par elle-même finit presque toujours dans la
démence ?

Le péché est une illusion ; celui qui le sait le mieux


c'est le pécheur, dont il comble les attentes par la trom-
perie. Mais une illusion qui pèse sur l'homme jusqu'à
l'anéantissement de la vie est contre nature, meur-
trière, destructive. Or le péché est cette illusion. Si une
montagne tombait sur le pécheur, elle ne pourrait faire
autrement que de l'écraser.
Mais ce qui est incontestable, que l'homme ne c'est
saurait longtemps surmonter de grandes souffrances de ES^de*
poids.
(i) OEttingen, Moralstatistik, (1)479-482.
(2) Schubert, Gesch. der Seele, (4) I, 345.
(3) Hartung, Religion der Rœmer, I, 68-71.
(4) Graf und Dielherr, Deutsche Rechtssprichwœrter, 7, 2 Ici.
358 LE RETOUR DE L'HUMANISME A INHUMANITÉ
l'âme. On peut supporter des douleurs extérieures si

l'intérieur est en paix, et si ces douleurs aident à obte-


nir et à favoriser le calme
du cœur, ce qui a toujours —
lieu quand on les utilise pour la purification de Tinté-
rieur, —
ou si elles servent à témoigner de l'amour et
de la bienveillance envers quelqu'un qu'on aime. Dans
ce cas elles semblent douces ; au lieu de permettre qu'on
nous nous les rechercherions plutôt avec avi-
les enlève

dité ; mais aimer des tourments de l'âme est aussi im-


possible que haïr sa propre félicité, caries deux choses
n'en forment qu'une. C'est pourquoi elles ne laissent
pas d'autre alternative que de nous faire succomber ou
de nous imposer la tâche la plus lourde, si on ne nous
indique pas un moyen sûr de nous en délivrer.
Donc, si les peines de la conscience sont les plus gran-
des de toutes les peines, aucune action ne saurait être
trop pénible, aucun sacrifice ne saurait être trop grand
pour nous en délivrer.
Eh bien, voici que précisément pour atteindre cette
fin, nous une voie qui ne pourrait être plus
est indiquée
simple. Cette voie ne demande pas une vigueur extraor-
dinaire ; elle ne conduit pas aune distance considérable
que ceux-là seuls qui disposent de riches moyens se dé-
cident à franchir. Cette voie est à la portée de chacun.
Elle est si près de nous est si naturelle, que
nous ; elle
la partie bonne de notre nature nous pousse involontai-
rement vers elle au milieu des ténèbres dune vie sen-
suelle (1). Mais elle est également si indispensable, que
sans elle, un retour à la bonté perdue, une délivrance
des angoisses de l'âme, une nouvelle obtention de la paix
intérieure est impossible. Pour le dire en peu de mots,
cette voie s'appelle le repentir.

pr?td7mVndê ^e m °t es t un de ceux qui produisent la plus profonde


et îe repentir,
émotion dans le cœur. Les uns ne l'entendent prononcer
qu'avec terreur, les autres s'en détournent avec dégoût ;

(1) August., De duabus animabus, 14, 22.


LE REPENTIR 359
personne n'y reste indifférent, double signe que per-
sonne n'est sain et que nous sommes en présence d'un
bon remède. Tout remède vigoureux produit tout d'a-
bord une puissante transformation dans l'intérieur, et il
n'y a que ceux qui ont une nature très saine, forte, ou
ceux sur qui aucun femède humain n'a d'efficacité, qui
n'en ressentent aucune influence. Mais c'est précisément
cette révolte qui est le signe caractéristique que la vertu

guérissante se fait sentir. Que ce soit avec ou sans ré-


sultat, c'est ce qu'on verra.
Mais que le simple mot de repentir produise une im-
pression aussi désagréable, c'est facile à comprendre,
vu la maladie dont Thommesouffre. Comme nous l'avons
vu dans ce qui précède, le repentir est dans une telle
contradiction avec la cause de tout péché, l'orgueil, que
l'esprit humain, par peur d'être obligé de pénétrer trop
profondément dans son intérieur, veut à peine entendre
ce mot.
Mais puisque les hommes ne veulent s'occuper sérieu-
sement de lui ni en pensées, ni en œuvres, alors on en
est venu à ce point qu'ils ne savent presque plus ce que
c'est que le repentir. De là vient qu'on s'en fait les
idées les plus fausses. Schiller entend par repentir un
degré plus profond de désespoir. « On ne saurait,
imaginer quelque chose de plus sublime et de plus
dit-il,

héroïque que l'acte par lequel quelqu'un sentant réson-


ner dans son intérieur la voix du juge incorruptible la
trouve tellement intolérable, que, de désespoir, il foule
aux pieds tous les biens de la vie et la vie elle-même.
Que l'homme vertueux sacrifie volontairement sa vie
pour défendre l'innocence, ou que le criminel la dé-
truise volontairement, parce qu'il ne peut pas supporter
ses remords de conscience, c'est également grandiose.
Même dans le cas où le repentir porte le pécheur à se
suicider, c'est encore une morale plus sublime que lors-
qu'un martyr verse son sang pour la vertu. En agissant
ainsi, l'homme juste a au moins la conscience que sa
360 LE RETOUR DE L'HUMANISME A L'HUMANITÉ
vertu l'approuve. Mais sans cette pensée réconfortante,
complètement désintéressée, le pécheur sacrifie ce qu'il
a de plus cher au repentir et au désespoir, c'est-à-dire à
la vie(l) ».
Alors c'est cela qu'on appelle repentir ! Dans ce cas,
Cicéron avait raison de dire que c'était la puissance du
repentir qui poussa Alexandre à se suicider après l'as-
sassinat de son ami (2). Mais qui croira qu'un tel déses-
poir irréfléchi, provenant de l'orgueil, puisse être une
expiation ou même un remède pour le péché? Les an-
ciens, dans leur ignorance de l'intérieur, de la vie de
l'âme, ne connaissaient qu'un seul moyen de modérer
l'excès de présomption dans lequel ils voyaient la vraie
grandeur de l'homme, à savoir un excès d'abaissement.
Ils n'avaient de mesure en rien. Nous ne prendrons
pourtant pas pour du repentir et de la pénitence l'acte
par lequel OEdipe, dans son désespoir, se creva les yeux y
Phèdre furieuse se pendit, Hélène, dans un abaissement
démesuré, s'appelle une chienne (3), et quand presque
tous les anciens héros tragiques finissent par se suici-
der!
Non Une! absence de mesure n'est pas un chan-
telle

gement de l'orgueil c'est seulement l'expression de la


;

colère provenant de ce qu'il a rendu de mauvais servi-


ces.Ce n'est pas une correction du faux amour-propre,
mais c'est une éruption nouvelle et plus farouche de ce
défaut. Ces meurtriers d'eux-mêmes veulent d'abord se
montrer grands en commettant des crimes ensuite ils ;

désespèrent, parce que leur mauvaise intention n'a pas


eu de succès, ou n'a été qu'une honte pour eux.
Cependant, le repentir doit conduire à la guérison et
à la guérison de la maladie fondamentale du cœur, de
l'orgueil. C'est pour cette raison que personne ne doit

(1) Schiller, Ueber den Grund des Vergnùgens an (ragischen Gegens-


tsenden (1836), XI, 522 sq.
(2) Cicero, ftisc.,4-, 37, 79.
(3) Homer., IL, III, 180 ; Od., IV, 145.
LE REPENTIR 361

parler de repentir lorsque l'orgueil se révolte jusqu'à la


folie furieuse. Il n'y a qu'une douleur réfléchie, résignée,
une douleur qui rend l'âme douce, tendre, humble, qui
montre que le cœur est revenu à des sentiments meil-
leurs, que le bien a trouvé accès près de lui.
Donc toute amertume n'est pas repentir. Il y a une
tristesse douce, modérée qu'une pénitence constante
rend salutaire, et c'est le repentir, et il y a une tristesse
démesurée, dure, qui produit la mort (1) mais celle-ci ;

n'a rien de commun avec le repentir.


Cependant pourquoi nous étonner que les anciens
n'aient pas connu le secret du repentir ? Est-ce que par
hasard les modernes l'ont toujours mieux compris? En
quoi ces amères condamnations de la conduite person-
nelle, se distinguent-elles de la manière d'agir d'Hélène ?
En quoi les pénitences des Jansénistes et des Méthodis-
tes diffèrent-elles des agissements d'OEdipe? Si le pro-
fesseur Ebrard, dans sa polémique contre la comtesse
Ida Hahn-Hahn, dit de sa coreligionnaire, qu'elle seule,
— qu'on nous pardonne ces expressions choquantes,
— possède secret de le la pénitence la plus écrasante,
ne sommes-nous pas alors obligés de dire que le doux
enseignement du Christianisme, le doux esprit de Jésus-
Christ, la vérité de l'Evangile, sont venus inutilement
dans le monde?
Mais nous ne devons plus en vouloir aux philosophes
modernes s'ils jugent si dédaigneusement le repentir,

s'ils vont même jusqu'à le rayer de la liste des prati-


ques de vertu, et à le flétrir comme condamnable. C'est
ainsi que Kant prétend qu'il est seulement un dépit de
l'amour propre quia honte d'avoir fait preuve de fai-
blesse devant les autres (2). Ainsi parle également Adam
Smith (3), et même Steinbart (4), un professeur de théo-

(1) II Cor., VII, 10.


(2) KunoFischer, Gesch.der nenern Philos., (1) IV, 406.
(3) J. H. Fichte, Die philosoph. Lehren von Recht, Staat und Sitte
seit Mitte des XVIII Jahrh., (Ethik I) 556.

(4) Rittschl, Recht fertigung , und Versœhnung, I, 383-385.


n 24
362 LE RETOUR DE L'HUMANISME A INHUMANITÉ
logie protestant. Qu'il puisse devenir cela par suite d'un
orgueil inflexible, et qu'en réalité il le devienne très sou-
vent, c'est ce que nous venons de dire. Cette douleur
poignante qui décourage tant et écrase, cette amertume
du cœur qui se dégonfle dans des expressions outrées,
sans rendre plus résolu, plus vigilant, plus humble,
du repentir, mais seulement un orgueil
n'est en effet pas
blessé. Aussi à quK viendrait-il à l'idée d'appeler un tel
défaut repentir? On pourrait croire que ce n'est pas pos-
sible, et pourtant nos philosophes le font. C'est ainsi

que Hartmann dit que le repentir n'est pas autre chose


que le désir absurde de faire que ce qui est arrivé ne
soit pas arrivé 1 ). Le système de la nature ne reconna t
(

en lui que le chagrin relatif aux conséquences mauvai-


ses de nos actions (2). Et Nietzsche, grossier comme
toujours, l'appellela morsure du chien surla pierre qu'on
lui a jetée..., une stupidité (3). Ce sont de tristes preu-
ves de la manière dont les savants connaissent le vérita-
comprendre comment Spinoza
ble repentir, et elles font
a pu enseigner que celui qui se repent d'une mauvaise
action est déraisonnable, parce qu'il se rend deux fois
plus malheureux dans une seule et même chose (4).
Après les philosophes, comme toujours d'ailleurs,
les écrivains populaires se sont chargés de définir
le repentir. Celui qui suit la littérature moderne sera
effrayé de voir qu'on y présente par principe et cons-
tamment le repentir comme une folie. Prêcher au peu-
ple ces deux Le péché est un droit et le
principes :

repentir une faiblesse de l'homme, doit produire un


effet démoralisateur. Or ces deux principes se retrou-

vent sans cesse dans la littérature. Qu'on ouvre les poè-


tes ou les romanciers, n'importe lesquels, presque tou-
jours on y trouvera le principe que Grabbe a revêtu de

(\) Hartmann, Phénoménologie des sittl. Bewusstseins, 189 sq.


(2) Erdmann, Gesch. der
neuern Philosopha II, 1, 301, Anhang
GXXIV. Stœudlin, Gcsch. der neuern Moralphilos., 671.
(3) Nietzsche, Menschliches, Allzumenschliches, II, 2, 40, n° 38.

(4) Spinoza, Eth., 4, prop. 54.


LE REPENTIR 363
ces paroles : « Inutile de se repentir d'une chose qui est
arrivée (1) Comme nous sommes tombés bas aujour-
».

d'hui, et comme nous rabaissons les hommes infini-


ment plus que les anciens païens ne l'ont fait Même !

au temps de la décadence romaine, Plaute enseignait


aii peuple cette maxime :

« J'ai de grands torts, ma faute est grave, je le sais ; »


« Et je viens te demander ton indulgence et mon pardon (2) ».

Mais le prince Pûckler-Muskau prêche à notre géné-


ration que le repentir est la plus impardonnable des fai-

blesses, une chose qui fait pitié, une chose avec laquelle
on peut parader devant les autres, mais avec laquelle
on ne fait rien de sérieux (3). Bœrne n'hésite pas à
attribuer aux scélérats les plus endurcis et à Satan le
premier, la gloire de la plus haute sagesse, en écrivant
cette parole honteuse : Ne pas se repentir, voilà le com-
mencement de toute sagesse (4).

D'où viennent ces blasphèmes contre le repentir? pe nù7commë


10
D'où vient qu'on se moque tant de lui? Pourquoi y en
S
ro rgaea »oas
sesdeuxfaces *
a-t-il tant qui préfèrent rester dans l'infélicité plutôt
que de s'accommoder au repentir ? Qu'est-ce qui a
rendu une chose si simple en apparence si difficile pour
l'homme ? Pourquoi montre-t-on un véritable intérêt à
vouloir faire passer le repentir pour quelque chose
d'impossible?
Si les docteurs du Christianisme concevaient le repen-
tir comme ces précurseurs de la Réforme et du Jansé-
nisme, qui le représentent comme l'écrasement de
l'homme, ou même comme ces penseurs modernes qui
exigent de lui l'anéantissement de la vie, alors ce dé-
goût se comprendrait. Mais qui est-ce qui ignore que la
charité chrétienne n'a rien à faire avec ces extravagan-
ces ? D'ailleurs tout dérèglement est si éloigné de l'es-

(1) Grabbe, Herzog Theodor von Gothland, 3, 1.


(2) Plautus, Aulul., IV, 10, 789 sq.
(3) Janssen, Zeit und Lebensbilder, (2) 111.
(4) Bœrne, Aphorismen, 202 (G. W. J868, VII, 78).
364 LE RETOUR DE L'HUMANISME A INHUMANITÉ
prit de l'Evangile, qu'on peut dire avec assurance que
n'importe où il y a une exagération, la vérité de la Ré-
vélation y est ou bien niée, ou bien représentée d'une
manière erronée. Celui qui n'éteint pas complètement
la mèche qui fume encore et qui ne rompt pas entière-

ment le roseau brisé (1), est certainement très éloigné

au fond de son cœur miséricordieux, d'exiger que le

repentir écrase complètement le pauvre pécheur.


Néanmoins, il est facile de comprendre d'où provient
cette crainte du repentir. S'il exigeait quelque chose
d'exagéré de notre part, nous pourrions l'écarter de
nous, et notre cœur serait en repos contre lui. Mais il

ne demande que ce qui va de soi, et nous ne pouvons


pas nier Ce n'est pas le
qu'il ait le droit d'exiger cela.

cœur que nous devons écraser, mais seulement la cause


du péché que nous avons posée dans le cœur, savoir la
présomption de l'amour propre. Ce ne sont pas les lar-
mes ce n'est pas une douleur amère sensible (2) ce
; ;

ne sont pas les éruptions sauvages du désespoir qui


forment la nature du repentir ce n'est pas une colère ;

impuissante, mais c'est seulement l'humiliation (3).


C'est pourquoi la façon dont Caïn s'accusait n'était point
un repentir, quand il disait : « Mon péché est trop grand
pour qu'il puisse être pardonné » (4). Il pouvait ainsi
persister dans son arrogance contre Dieu, et l'accuser de
le punir un jour. De cette manière le repentir n'existe
nullement tant que le pécheur considère comme une
chose inouïe de frapper sa poitrine et de tomber à ge-
noux devant son Seigneur dans une confusion légitime,
mais dont l'amertume est adoucie par l'espoir du par-
don, et de dire : « Seigneur, soyez-moi propice à moi,
pauvre pécheur ».

C'est pourquoi une condition indispensable au véri-

(l)Matth., XII, 20.


(2)Thomas, In Ps., 37, 18; 4dJ7, q. 2, a. 3, sol. (.

(3) August ,
ps., 146, eu. 5. Chrysost., Uebr., 31, 3.

(4) Gea., IV, 13, 14.


LE REPENTIR 365

table repentir est que nous brisions tout d'abord l'or-


gueil de notre esprit en reconnaissant et en avouant
avoir mal agi. Reconnaître sa faute n'est pas du repen-
tir.Le repentir consiste encore moins, comme dit Scho-
penhauer, en ce que quelqu'un avoue qu'il a failli (1).
Ceci est malheureusement une manière de voir très ré-
pandue, que Tertullien combat déjà (2). Ce n'est pas
dans la simple constatation qu'il faut chercher le repen-
tir. En agissant ainsi, l'orgueil pourrait y trouver son
compte et l'homme deviendrait d'autant mieux la vic-
time de cet ennemi héréditaire. Mais néanmoins la con-
viction et l'aveu qu'on a manqué sont nécessaires pour
le repentir. Là où l'orgueil de l'esprit n'est pas brisé, là

où l'esprit ne reconnaît pas et ne regrette pas avec la


douleur la plus vive d'avoir commis la plus grande folie
en s'élevant trop haut par la présomption, et en violant
la loi divine (3), là il n'a pas fait le premier pas vers le
repentir.
Mais l'orgueil n'est pas seulement dans l'intelligence ;

il est aussi dans la volonté ; et c'est aussi de là qu'il doit


être chassé par le repentir.Schopenhauernie que le re-
pentir puisse naître de la volonté par changement (4).
Ceci démontre clairement que la volonté n'est pas très
bien disposée à entreprendre son amélioration. Et pour-
tant, c'est précisément son devoir le plus propre. Non
seulement elle peut mais elle doit changer. C'est dans
la volonté que se trouve le péché. Tant qu'elle ne se dé-
tourne pas de lui, et ne se tourne pas vers le bien, il ne
peut être question d'amélioration. Or voilà ce que doit
produire le repentir si toutefois il est vrai. Celui qui,
avec Hartmann, cherche en un abaissement ou même lui

un anéantissement de l'amour propre moral (5), ne le


connaît pas du tout. La véritable pierre de touche à la-

(1) Schopenhauer, Welt als Wille iind Vorstellung, (3) I, 349.


(2) Tertull., De pœnit., 1.
(3) Thomas, 4, d. 17, q. 2, a. 3, sol. 2.
(4) Schopenhauer, loc. cit.

(5) Conc. Trid.ySess. 14, cap. 4.


.

366 LE RETOUR DE L'HUMANISME A INHUMANITÉ


quelle on le reconnaît sûrement, c'est qu'il trempe l'âme
et renouvelle la force physique.
C'est pourquoi, outre la douleur, deux autres choses
sont nécessaires pour qu'il y ait vraiment repentir. Il
faut tout d'abord l'horreur en vertu de laquelle la vo-
lonté s'éloigne du péché commis, et ensuite le ferme
propos, par lequel elle prévient pour l'avenir, autant
que cela dépend d'elle, tout retour vers le péché.
Donc il ne faut pas que la douleur qu'on éprouve pour
le péché soit une douleur du sentiment. La douleur de

l'intelligence suffit . Le dégoût


ferme propos et le

n'ont pas besoin de se manifester d'une manière sensi-


ble, il suffît que la volonté produise sérieusement les
effets que nous venons dénommer. L'intelligence fait

pénitence parla douleur, la volonté parle dégoût et le

ferme propos ; car la douleur est une humiliation de


l'intelligence, et le dégoût ainsi que le ferme propos
une humiliation de la volonté. De cette manière, les

deux facultés de l'âme ont réparé le mal qu'elles ont


commis. A ce repentir s'applique ce que le proverbe dit :

« Repentir, médecine du cœur ».

9.-Lere- Nous commettrions cependant


L
une injustice
°
envers
pentir impos- .
?
sibie sans ja
foi a la misé-
1 homme, 7
si nous voulions considérer l'orgueil
° comme
rde de
Dieu°.
l'unique obstacle qui lui rend si pénibles le repentir et
la pénitence. Nous reconnaissons volontiers qu'il trouve
une difficulté peut-être aussi grande, dans la crainte
que toute la peine qu'il pourrait se donner soit peut-être
inutile (1).
C'est déjà pour cette raison qu'avant Jésus-Christ, le
repentir, et par le fait même le salut, était si difficile à
l'humanité. Sans la condescendance de Dieu, elle sen-
tait que le pardon ne lui était pas possible.
Dans les temps postérieurs du paganisme , elle ne
pensait sans doute plus qu'elle avait besoin de pardon,
parce que, à cette époque, elle avait rejeté toute pensée

(1) Bernard., In Nativ. Do?n., s. 2, 1


LE REPENTIR 367
de ce genre, et, dans son désespoir aveugle, s'était pré-

cipitée dans tous les vices (1). Mais même dans les

temps les plus anciens, où la conscience religieuse


s'étaitmaintenue relativement pure chez les païens,
chez Homère, par exemple, c'est tout au plus s'ils
osaient espérer la possibilité du pardon jamais ils ;

n'auraient espéré sa réalité (2).

Mais pourquoi parler des païens? Même après que la

miséricorde et la bénignité de Dieu eurent apparu sur


terre (3), il s'est trouvé des chrétiens qui ont cru de-
voir mettre des limites à l'idée d'une miséricorde divine
inépuisable. Cette sévérité fut peut-être parfois dictée
par de bonnes intentions, — nous voulons bien l'admet-
tre comme excuse, — celle, par exemple, de ne pas
laisser disparaître du cœur le souvenir à la justice ven-
geresse de Dieu ; mais elle résultait parfois aussi d'une
certaine arrogance de l'orgueil qui voulait s'épargner
l'humiliation du retour à Dieu, par le prétexte que l'in-
justice,une fois commise, ne se laisse plus réparer. En
tout cas, un obstacle insurmontable a été créé par là,
au repentir et à la pénitence. La conscience qu'on a du
péché est déjà assez accablante par elle-même, quand
l'homme égaré croit qu'il y a au-dessus de lui un Dieu
prêt à la réconciliation. Fallait-il encore lui ravir ce
dernier motif d'encouragement, et le précipiter ainsi
dans l'abîme du désespoir et de l'endurcissement !

Donc, un repentir qui n'est pas tempéré par l'espoir


du pardon doit conduire au désespoir (4). Or celui-ci
est pire que le péché lui-même ; il rend la faute com-
mise incurable et en fait la source de crimes toujours
nouveaux. Personne ne pèche d'une manière plus irré-
fléchieque celui qui a rejeté tout espoir. Tant qu'il y a
encore une étincelle de courage et de confiance dans

(1) Eph.,IV, 9.
(2) Naegelsbach, Homer. Theolog., (1) 307, 325.
(3) Tit., III, 4.
(4) Ambros., Pœnit., 1, 1 (G. nemo potest 50, de pœn.).
368 LE RETOUR DE L'HUMANISME A INHUMANITÉ
l'homme, il se maintiendra au-dessus de ce qu'il y a de
plus profond dans la débauche. Mais s'il finit par per-
dre la dernière pensée au pardon, il peut dire avec Ho-
race : « Audacieuse à tout entreprendre, la race hu -

maine se précipite avec fureur surtout ce qui lui a été


interdit (1) ». L'insolence est toujours la du déses- fille

poir. C'est pourquoi le découragement devient souven t


une ruine plus grande que le crime qui lui a servi de
prétexte. Caïu aurait pu obtenir le pardon pour son fra-
tricide. Mais lorsque, dans un désespoir orgueilleux,

il semit à blasphémer contre la bonté de Dieu, en di-

sant Mon crime est trop grand pour qu'il puisse


:

mériter du pardon (2), il s'enfuit de devant la face de


Dieu.
D'après ce que nous avons dit, il est facile d'expli-

quer pourquoi le repentir coûte tant à ceux qui vivent


en dehors de l'Evangile. Nous ne pouvons par nous-mê-
mes nous faire aucune idée d'une miséricorde aux yeux
de laquelle trouvent grâce les crimes les plus graves,

d'une patience que mille abus n'épuisent pas, d'une


justice qui se retire avec joie devant la charité. La chose
la plus élevée que nous autres hommes nous connais-
un amour faible qui manque de justice. Et
sions, c'est
comme celui-ci est lui-même vite épuisé Mais une jus- !

tice unie à la charité nous semble presque impossible.


Ou point de justice, ou une justice, ou unejustice cruelle,
inexorable, voilà le résultat de nos expériences dans ce
monde. Si donc quelqu'un voulait se représenter Dieu
d'après les impressions que les hommes produisent sur
lui, le tourment provenant de la conscience qu'il a d'a-
voir commis le péché, pourrait bien l'écraser, mais le

repentir serait impossible. Jamais l'orgueil ne pliera


devant une sévérité inflexible. Celle-ci ne fait qu'exciter
à la légèreté ou réveille l'arrogance. Voilà le résultat au-
quel arrive toujours un rigorisme exagéré. Donc sans la

(1) Horat., Carm., I, 3, 25 sq. — (2) Gen., IV, 13.


LE REPENTIR 369
grâce, sans l'enseignement et le secours de Celui qui
nous a fait connaître Dieu comme charité et comme jus-
tice tout à la fois, sans Jésus-Christ, le repentir est im-
possible (1 ). Comme les hommes qui ne connaissent pas
ce Dieu de l'Evangile, ce Dieu si bon et si miséricor-
dieux sont donc pauvres! Même le repentir, l'unique
salut de l'homme leur paraît impossible (2).

Mais nous chrétiens, nous connaissons la vérité qu'il


vaut mieux tomber entre les mains du Seigneur, qu'en-
tre celles des hommes (3) . Les hommes sont inexorables
envers les faibles et les innocents ; le Seigneur, au con-
traire, est prêt à épargner les coupables. De même
qu'un père use de pitié envers ses enfants, de même
Dieu a pitié de ceux qui le craignent ; sa miséricorde
surpasse de beaucoup la distance qui sépare le ciel de la
terre (4). Nous regardons comme impossible qu'une
mère oublie son enfant, et n'aime pas le fils qu'elle a
porté dans son sein. Néanmoins quand même cette im-
possibilité se réaliserait, notre Dieu nous a assuré que
nous ne devions pas perdre espoir à la miséricorde de
son cœur (5). Il ne peut pas nous rejeter il l'a juré. Au- ;

cun péché n'est si grand que son amour ne le surpasse ;

aucune malice n'est si insondable que sa grâce ne le soit

tout autant, et lorsque le scélérat a abusé des milliers


de fois de sa patience, sa consolation est toujours d'avoir
commis un crime contre une miséricorde qui est im-
mense. Et quand il a bravé pendant une longue vie sa
bonté, il ne saurait être perdu, pourvu qu'il se rende
enfin à elle, puisqu'elle existe de toute éternité. 11 peut
se faire que, pendant des années, le pécheur marche
loin de Dieu sur des terrains mouvants; la fidélité de
Dieu ne change pas. Comme le père assis sur le seuil

de sa porte attend le retour de son fils, ainsi Dieu attend

(1) Justin., Cohortatio, 25. — (2) Justin., Cohortatio, 25.


(3) IlReg.,XXlV, 14.
(4) Ps., Cil, 11, 13.
(5) Is., XLIX, 15.
370 LE RETOUR DE L HUMANISME A L HUMANITÉ
sans se fatiguer l'enfant prodigue, lui tend les bras (1),
l'appelle, l'assure de l'accueil le plus aimable aussitôt
qu'il rentrera à la maison. Il n'attend pas même le re-

tour de celui qui s'est enfui ; il court à sa rencontre, et


regarde s'il ne s'est pas fait de mal dans ses égarements.
Il cherche le pauvre fugitif à travers les pierres et le dé-

sert aride, partout où il y a un abîme. Dans les angoisses

que la détresse de l'enfant prodigue lui inspire, il ne


fait pas attention s'il meurtrit lui-même ses pieds aux
pierres et aux épines du chemin. Quand il Ta enfin
trouvé, sa joie est grande. Pas une parole dure, pas un
reproche, rien que de la pitié et des caresses. C'est sur
ses propres épaules qu'il rapporte à la maison pater-
nelle celui qu'il a retrouvé. « Et alors il y a plus de joie
dans pour un seul pécheur qui fait pénitence, que
le ciel

pour quatre-vingt dix-neuf justes qui n'ont pas besoin


de pénitence (2) ».

Que le repentir apparaisse au cœur du pécheur qui


ne connaît pas ce Dieu, comme une exigence insurmon-
table, c'est facile à comprendre. Mais que quelqu'un
puisse entendre ces assurances et néanmoins
s'écarter
du chemin delà pénitence, voilà qui semble être incom-
préhensible. C'est encore une preuve y a des véri- qu'il

tés qu'on peut voir, et pourtant ne pas voir, qu'on peut


entendre et pourtant ne pas comprendre (3), à moins
qu'on ne soit aidé par un secours particulier qui rend
facile l'impossible, c'est-à-dire par la grâce.

îo.-Lere- Un exemple connu dans nous montre ce l'histoire


pentir comme .

.

anéantisse- que
J
le repentir exiee de nous. Lorsque Clovis, vaincu
ment des pro- . . . . ,
près actions
mauvaises.
parla force victorieuse du vrai Dieu, descendit dans
r 7

l'eau baptismale, saint Rémi lui adressa ces paroles :

« Courbe ton front, fier Sicambre, brûle ce que tu as

adoré et adore ce que tu as brûlé (4) ».

(1) Is., LXV,2.


(2) Luc, XV, 4-7.
(3) Matth., XIII, 13.
(4) Gregor. Turon., Hist. Francor.,2, 31. Flodoard., 1, 13
LE REPENTIR 371

Voilà ce qu'exige de quiconque a péché le précepte


du repentir et de la pénitence. En d'autres termes, il

dit à chacun : Détruis ce que tu as élevé, et relève ce que


tu as détruit. Hais ceque tu as aimé jusqu'à présent, et
aime ce que tu as haï (1 ). Ce ne sont pas seulement les
actes extérieurs qui doivent désormais changer. Le re-
tour doit avant tout atteindre le cœur, et du cœur pro-
duire son influence sur la manière de penser et d'agir.
Exigence difficile. Je dois omettre, fuir, haïr ce à quoi
m'attachent toutes les fibres de mon cœur . Je dois
avouer que ce qui naguère faisait mon orgueil, a été une
apostasie de moi-même. Tandis que des enfants ont
presque atteint moi je ne fais que commencer à
la fin,

me diriger vers elle. Peu importe, quand même c'est


dur, il faut que cela se fasse. Dans ma démence, j'ai dé-
truit la forteresse de mon cœur je dois la reconstruire. ;

J'ai barré mon chemin avec des murs gigantesques

qu'il faut démolir.


C'est une action glorieuse
° que de défendre les mu- plus
T-
41 — Le ,
-
,
grand et

railles et les portes delà patrie contre l'ennemi mais ^s"^-^! ;


16

phes
c'est encore plus magnifique de renverser, malgré la ré-
-

sislance des adversaires, les défenses qu'ils ont élevées


pour troubler la paix de la patrie. 11 est incomparable-
ment plus glorieux de protéger la forteresse du propre
cœur contre toute attaque mais ce qui demande le plus
;

de courage, c'est de faire sauter les murs du donjon, dans


lequel nous nous sommes nous-mêmes renfermés (2).
Un peuple qui rase les forteresses grâce auxquelles un
oppresseur ruine sa liberté, remporte une victoire ma-
gnifique. Mais le tyran qui lui-même le terrasse de nou-
veau remporte une double victoire, l'une sur la tyran-
nie et une autre plus grande sur lui-même. Alexandre
lui aussi trouva dans remporta sur lui-
la victoire qu'il

même une preuve plus magnifique de grandeur royale

(1) Tertull., Nat., 1, 1 ; Apolog., \

(2) Xenophon, Agesilaus, 8, 8. .


372 LE RETOUR DE L HUMANISME A INHUMANITÉ
que dans la peine relativement petite de mettre en dé-
route les armées du roi de Perse (1).
Or aucune victoire ne se remporte sans combat et
sans peine. Mais autant la victoire qu'on remporte sur
soi dépasse en grandeur celle qu'on remporte sur cha-
que ennemi extérieur, autant elle demande de sueurs et
de combats (2). Il n'est donc pas étonnant qu'il y en ait
si peu qui l'obtiennent. Des hommes qui auraient honte
de prononcer le mot de peur, peuvent faire partie des
lâches fuyards dès qu'il s'agit d'entreprendre de se vain-
cre soi-même. Nous n'avons qu'à rappeler le terrible
Clovis dont il a été question tout à l'heure. Aucun enne-
mi ne pouvait résister à son épée ; il démolissait toutes
les forteresses ; seulement il ne savait pas se vaincre
lui-même. Il n'avait pas même le courage d'essayer sé-
rieusement de se soustraire à la tyrannie du mal, de bri-
ser les chaînes d'esclave avec lesquelles il s'était lié.

Donc le plus faible a ici un terrain sur lequel il lui

est possible de dépasser en vraie gloire héroïque les


plus fêtés. Mais il a aussi, grâce au secours de Dieu, à
chaque instant la force nécessaire pour remporter la
plus belle de toutes les victoires.

a pa'rûgf'sa
Dieu a partagé sa toute-puissance avec le repentir. Il
U U Ssa
c°e lv"ec /e re- n 'y a <l
lie Dieu qui puisse pardonner les péchés. Mais il
pentir.
a cédé ce pouvoir au repentir. Ce qu'aucune eau ne
lave, aucun feu ne purifie ; ce qu'aucun temps ne peut
faire oublier, le repentir l'efface à l'instant même. Le
péché fond en sa présence comme la cire en présence
du feu, serait-il égal en grandeur et en âge aux mon-
tagnes éternelles.
Sans notre coopération, il est même impossible à
Dieu de supprimer notre faute. Mais il transforme
immédiatement en amour et en grâce le plus grand de
tous les contrastes, l'inimitié infinie du péché. Que le

(i) Plutarch., Alex., 21, 3. Xenophon., I. cit., 10, 2.

(2) Valerius Maximus, 4, 1, 2.


LE REPENTIR 373
repentir produise la grâce, et que ce repentir soit véri-
table, ce sont deux qualités qui ne relèvent ni de la puis-
sance ni de l'invention des hommes ; elles sont dues à
la grâce merveilleuse de Dieu (1).

(1) August., Enchirid., 22, 82.


VINGT-TROISIEME CONFERENCE

LA CONFESSION.

1. La partie la plus amusante de


l'histoire de la maladie de l'huma-
nité. — de la mode comme preuve de la chute de
2. L'histoire
l'homme. —
3. Le sentiment de la pudeur est un reste du vête-
ment d'innocence. —
4. Corruption du sentiment de la pudeur
en faisant illusion aux autres et en nous faisant illusion à nous-
mêmes sur notre véritable situation. —
5. D'où vient la difficulté
de se connaître soi-même ? —
6. Confesser sa faute est encore plus
difficile. —
7. La confession doit être universelle, sincère et pleine
de sentiments de componction. —
8. Elle doit renfermer la honte
d'avoir péché. —
9. L'humilité. —
10. La confession est une exi-
gence de la raison naturelle. —
H. D'où vient la répulsion qu'on
éprouve pour la confession. —
12. Elle n'est possible que par la
grâce de Dieu.

1. — La
Un ouvrage qui se propose de dépeindre la maladie

ïmi^nte^de du genre humain, ne doit pas omettre de dire un mot


&
malade de des principaux symptômes de cette maladie : les modes
l'humanité. ,
-,

et les parures.
Les hommes les plus incrédules avoueront peut-être
qu'en cette matière, ils sont portés à admettre l'exis-
tence du péché héréditaire. Mais que les femmes conti-
nuent leur lecture en paix ; elles aussi ont raison, si à
cela elles répondent qu'elles sont convaincues de l'exis-

tence du péché héréditaire parce qu'on dit depuis long-


temps sur les hommes. Assurément, nous avons tous
peu de chose à nous reprocher sous le rapport de la fai-
blesse c'est pourquoi nous ne voulons pas blesser les
;

femmes ici, pas plus que nous n'avons l'intention de


flatter quelqu'un. Nous déclarons donc qu'en ce qui
concerne cette question, les hommes sont beaucoup
trop disposés aux reproches et aux railleries contre les
femmes mais nous disons également, avec
; toute l'éner-
gie dont nous sommes capables, que le sexe féminin,
s'il considère la responsabilité dont il se charge sous ce
LA CONFESSION 375
rapport, devrait trouver assez de motifs pour accepter,
avec un calme plus grand et avec un peu d'esprit de
pénitence, de telles accusations venant de la part des
hommes et des prédicateurs.
Ce n'est pas la flatterie envers les femmes, mais c'est
la vérité qui nous ordonne de prétendre que les hom-

mes ne sont pas si exempts de fautes envers elles qu'ils


le paraissent (1 ). Nous n'exemptons pas les femmes de
Nous disons seulement que, sur ce sujet, les
la faute.

hommes en ont aussi leur bonne part. Les philosophes


grecs (2) et nos ancêtres allemands (3), n'ont certaine-
ment pas passé moins de temps à soigner leur barbe et
leur chevelure ondoyante comme la crinière du lion que ,

lesdames grecques, les dames romaines (4) et les da-

mes du moyen âge (5) n'en ont employé à leur chi-


gnon (6). Les Thraces (7), les lllyriens (8) et les Bre-
tons (9) considéraient, comme aujourd'hui encore les
Indiens et les membres de la haute aristocratie en An-
gleterre, le tatouage artistique comme la plus grande
parure d'un gentleman et d'une lady distinguée. Inutile
d'entrer dans plus de détails sur le temps et le soin que
nos compagnons de vie et de misères ont consacrés à
préparer un fard agréable.
Les sauvages Celtes se montraient tout aussi chargés

(1) Clem. Alex., Pxdag., 3, 3. Tertull., Cuit, fem., 2, 8.

(2) Plutarch., Is. et Osir., 3. L u cian., Demonax. (37) 13. Aul. Gell.,
9 2.

(3) Silius Italie, 5, 132-134. Tacitus, Gerrn., 38. Seneca, Ira, 3, 26.
Forbiger, Alte Géographie, III, 339 f.

(4) Juv., 6, 120, 502. Statius, Sylv., 1, 2, 114. Martial., 14, oO.Valer.
Max., 2, 1, 5. Tertull., Cuit, fem., 2, 6, 7. Becker-Rein, Gallus, (2)
Ht, 150-153.
(5) Peraldus, Summa, 2, 6, 3, J4 (Venet., 1571, II, 380 sq.). Lecoy
de la Marche, La Société au XIII* siècle, 213.
Galiendrum, caliandrum (Horat., Sat., 1, 8, 48. Arnob., 6, 26)
(6) ;

galericulum (us) (Sueton., Othon, 12. Martial., Ep. 14, 50).


(1) Cfcero, Off., 2, 7, 25. Valer. Max., 9, 13,3(notœ Threicei).
(8) Strabo, 7, 5, 4. Herodot., 5, 6. Becker-Hermann, Charikles, (2)
I, 297-300.
(9) Ccesar, Bell.GalL,S, 14. Mêla, 3, 6. Forbiger, AlteGeogr., III, 273.
376 LE RETOUR DE L'HUMANISME A L'HUMANITÉ
de bijoux que leurs femmes (1) ;
ils ne pouvaient même
pas s'en séparer dans la bataille (2). Chez les auteurs
du moyen âge, nous lisons des choses merveilleuses sur
les vêtements à queue (3), avec lesquels les parisien-
nes du XIII e siècle faisaient le service de balayeuses dans
les rues mal entretenues et sans luxe de la capitale, au
grand dépit des moralistes et aux frais de leurs maris.
Mais probablement que leur attirail gigantesque était
encore beaucoup plus modeste que les manches longues
de cinq aunes des habits à queue des géants normands,
que les vaillants vikings pouvaient seulement porter
roulées quand ils voulaient marcher (4).
Le bon Strabon trouve, en sa qualité de Grec à tête
nue, et en se plaçant à son point de vue barbare et in-
sensé, que les belles dames espagnoles croyaient aug-
menter fortement leur beauté quand elles mettaient sur
leur tête un grand tambour (5). Comme le brave homme
laisserait libre cours à son admiration, s'il voyait nos
Messieurs civilisés, qui n'ont pas bonheurde pouvoir
le

parader en uniforme, et qui néanmoins voudraient dé-


passer le peuple ordinaire, comme Saul, se pavaner
dans les grandes solennités, pleins du sentiment d'eux-
mêmes, avec cette même parure si sublime dans sa
simplicité !

2. — L'his- Ne nous arrêtons pas trop longtemps sur ce sujet,


toire de la
modo comme car il aurait vite fait de nous conduire à des choses ri-
preuve de la
chute de dicules et peu convenables, pour ne pas dire à des cho-
l'homme.
ses mauvaises. Pourtant, l'histoire delà morale ne doit
pas une explication relativement à cette maladie. Nous
disons à dessein histoire delà morale, et non histoire de
la civilisation pour éviter tout malentendu. Nous consi-
dérons la mode et cent choses analogues, comme des
moyens par lesquels on peut sans doute juger les mœurs

(1) Diodor., 5, 27, 3. —


(2) Livius, 7, 10.

(3) Peraldus, L c, II, 376, 382. Lecoy de la Marche, loc. cit.

(4) Weinhold, Altnordisches Leben, 171.


(5) Strabo, 3, 4, 17.
LA CONFESSION 377

des hommes, mais qui ont peu affaire avec la civilisation,


c'est-à-dire avec la formation du genre humain. S'il n'y
avait eu qu'un Caligula (1 ), un Othon (2), un Frédéric II
et un Voltaire qui eussent éprouvé le besoin d'embellir

leur personne par une grande perruque et une queue si, ;

en définitive, des époques civilisées à l'excès s'étaient


laissé prescrire la mode d'une Théodora et d'une Pom-
padour, elles seraient pardonnables en supposant qu'on
veuille tenir compte du costume et de la parure comme
marque de civilisation. Mais ces productions artistiques
ne sont pas du tout le privilège de sphères et d'époques
civilisées, car les coiffures les plus extravagantes des
Celtes barbares (3), l'art bizarre avec lequel les Papouas
anthropophages et les redoutables Zoulous Cafres arran-
gent leurs cheveux (4) ne le cèdent en rien comme inven-
tion au toupet de la du Barry.
Chez les Latukas, dans le centre de l'Afrique, les hom-
mes ont poussé le soin de leurs cheveux à un degré tel
qu'il faut 8 ou 10 ans avant que leur coiffure soit termi-
née (5). N'y a-t-il pas de quoi couvrir nos dames de con-
fusion ? Mais peut-être aussi nos historiens de la civili-
sation sont dans le même
eux qui n'ont jamaiscas,
voulu se convaincre qu'un raffinement de mœurs exté-
rieures et de culture sont des choses tout à fait différen-
tes.Sous ce rapport, les anciens voyaient plus clair que
nous. Quel que soit le degré où les Grecs plaçaient au-
dessous d'eux les Scythes inhumains, ils admettaient
volontiers que ceux-ci occupent le premier rang parmi
tous les peuples dans l'art de faire la cuisine comme
dans l'art de la toilette(6).

Donc les anciens avaient très bien compris que de

(1) SuetorL, Calig., H.


(2) Id., Otho, 12.

(3) Diodor., 5,28,2.


(4) Kœrner, Sùdafrika, (2) 182.
(5) Baker-Martin, Albert Nyanza, (3) 146.
(6) Clearchus Sol., Vit., fragm., 8 (Mùller, Hist. Grœc, II, 306).
Neumann, Die Hellenen im Skythenlande, I, 295.
II 25
378 LE RETOUR DE L'HUMANISME A INHUMANITÉ
telles inventions ont très peu affaire avec la vraie civili-

sation. En cela nous devons les approuver sans réserve,


et croire qu'ils avaient sur la civilisation des idées plus
nobles que nos savants qui admettent comme échelle
de civilisation l'usage du savon et de la parfumerie, et
qui considèrent comme le plus instruit celui qui mange
de la manière la plus scientifique.

Le luxe ne prouve par conséquent pas la civilisation,


mais seulement la morale d'une époque. Sans aucun
doute ceux-là vont trop loin aussi qui ne voient en lui
pas autre chose que des caprices et des défauts person-
nels.Nous ne voulons pas nier que souvent la vanité hu-
maine s'étale ici. Les femmes polonaises du moyen âge
chargeaient de tant de bijoux leurs faibles corps, qu'elles
étaient obligées de se faire porter par des domestiques,
pour ne pas succomber sous le fardeau (1) la reine ;

Isabeau, de triste mémoire, ne pouvait passer qu'avec


peine par les portes de son palais, si énorme était la pa-
rure qu'elle avait entassée sur sa tête (2) le vizir Sâhib ;

ïbn Abbâd n'avait pas moins de 28.000 turbans en satin


pour son usage personnel (3). De telles choses ne peu-
vent évidemment s'expliquer que par la fanfaronnade la

plus déraisonnable.
Mais personne ne peut nier que même des caractères
nobles se montrent souvent très faibles sous ce rapport.
Nous devons même admettre que beaucoup suivent en
soupirant et à contre cœur la contrainte publique à la-
quelle ils voudraient bien se soustraire, si c'était possi-
ble. Celui qui ne veut pas admettre cette conception fon-
damentale sur laquelle repose l'enseignement chrétien
de l'humanité celui qui n'admet pas que les défauts de
;

l'individu ne sont souvent que les défauts de l'ensemble,


et que celui-ci vaut moins que beaucoup d'individus,

(1) Wachsmuth, Europœische Sittengeschichte, II, 397.


(2) Ibicl, IV, 277.
(3) Kremer, Culturgeschichte des Orients, II, 223.
LA CONFESSION 379

que la plupart de ses membres, n'a qu'à étudier l'his-


toire de la mode.
D'après cela, il est facile de comprendre qu'il ne suf-
fît pas de s'en rapporter à la vanité personnelle, à la sen-
sualité, à l'art raffiné de séduction pour avoir une ex-
plication de tout ceci. nous faut donc chercher une
Il

meilleure solution à notre question, et c'est seulement


la situation morale de l'humanité prise en général qui

la donne.
L'homme sait qu'il n'est pas comme il doit être ; il ne
peut se laisser voir tel qu'il est en réalité ; il en aurait
honte à mourir. Il faut qu'il s'enveloppe de quelque
chose afin que sa véritable nature reste cachée au pu-
blic. 11 sent la nécessité d'une parure pour se procurer
au moins extérieurement aux yeux du monde quelques
perfections qui lui manquent. L'histoire de l'habillement
et des modes est l'aveu très explicite de cette vérité.
Tant que les Romains eurent conscience de leur puis-
sance, depuis le premier Africain jusqu'à Adrien, avec
qui commença la complète décadence de l'empire, ils se
firent raser. A partir de cette époque, ils jugèrent néces-
saire de cacher la décadence de leur courage et de leur
force derrière un fort rempart de barbe (1).

Il en fut ainsi au moyen âge. Lorsque la chevalerie


était dans toute sa fleur, on ne portait point de
barbe (2). Lorsque sous Frédéric II, l'empire courait
à sa ruine, les barbes furent mises à la mode. Au
e
XIV siècle, elles furent introduites d'une manière
générale, aussi bien en Allemagne (3) qu'en France (4).
C'est un signe très caractéristique. La conscience
d'une véritable valeur dédaigne toute espèce de mas-
ques. Le sentinlent de la propre beauté n'a pas be-

(1) Becker-Rein, Gallus, (2)111, 135-137. Pauly, Real-Encyklo-


V.
pxdie, (2) I, 2263-2265.
(2) Br. Werner, 3, 1 (Hagen, Minnesinger, III, 17).
(3) Gœtzinger, Real-Lexicon der deutschen Altert humer, (2) 51,
(4) Gheruel, Dict. hist. de la France, (6) 1, 65.
.

380 LE RETOUR DE L'HUMANISME A INHUMANITÉ


soin de parure (1). Parmi toutes les jeunes filles qui fu-
rent conduites au roi de Perse comme aspirantes au
trône, Esther seule osa dédaigner toute parure exté-
rieure. Elle était certaine de plaire au roi par sa beauté
naturelle (2). Toutes les autres sentaient qu'elles avaient
besoin d'ornements. C'est seulement de cette manière
que nous pouvons expliquer le penchant du genre hu-
main tout entier à s'embellir artificiellement : l'état

naturel dans lequel il est maintenant lui fait honte ; il ne


se trouve pas convenable.

3 La
Donc personne n'ose se montrer devant le monde tel
SmiïailL^de (
ï
u ^ est en réalité. 11 ne pourrait pas supporter le sen-
i?maiadiede timent de sa honte. La pudeur doit être considérée
comme un reste cher et sacré de notre nature autrefois
meilleure. C'est une preuve que nous sommes corrom-
pus et aussi une preuve que nous ne sommes pas entiè-
rement corrompus (3). C'est un héritage que nous a lé-

gué cette heure funeste où nos ancêtres prirent des feuil-


les de figuier pour cacher leur nudité. Celui qui est tel
qu'il doit être, n'a pas besoin d'avoir honte La honte
(i).

que nous éprouvons est donc une punition pour le pé-


ché, et une preuve de notre culpabilité (5). Mais c'est
aussi une raison de croire que nous ne sommes pas per-
dus sans retour. Si quelqu'un a désappris à rougir, alors
il devenu ou animal ou satanique. Il s'est dépouillé
est
du reste de nature dont nous avions hérité de nos pre-
miers parents ; il a rejeté sa prétention à l'espérance qui
lesaccompagna quand ils quittèrent le Paradis pour
prendre le chemin de l'exil.
L'humanité sait rarement apprécier quel bien sacré
elle possède dans la pudeur. Sans doute, celle-ci est sous

sa forme actuelle une punition du péché, mais c'est une

(1) Isidor., Pelusiota, 2, Ep., 53.


(2) Esther, 2, 45. — (3) Thom., 2, 2, q. 444, a. 4, ad 4

(4) Aristot., Eth., 4, 9 (15).


(a) August., De nuptiis et concupisc> 2, 13, 26. Thomas, 1, q. 95 r
a. 3; 2, 2, q. 144, a. 4.
LA CONFESSION 381

punition honorable. Elle n'eût pas été convenable dans


l'état d'innocence devenue louable dans
; mais elle est

l'état de péché (1), car elle est un aveu que le péché a

profané la sainteté primitive, la sainteté du paradis elle ;

est le dernier reste de ce vêtement magnifique que les


esprits du ciel auraient pu envier à l'homme. Sans
doute, les perles dont il était orné, sa pureté imma-
culée lui ont été enlevées ; mais malgré cela, ce peu que
nous avons sauvé de notre parure d'autrefois est encore
pour nous un lambeau protecteur. C'est pourquoi le
sentiment de délicatesse et de pudeur est propre à ceux
qui ont le plus besoin de protection étant les plus fai-

bles et les plus délicats, savoir à la jeunesse et au sexe


féminin (2).

Donc, tant que quelqu'un conserve ce reste sacré de


notre nature jadis intacte, cet héritage du Paradis, il
y
a une lueur de bien qui fait espérer et facilite une amé-
lioration, même dans une décadence profonde (3).
C'est pourquoi, lorsque nous considérons les agisse-
ments de l'époque, où tout conspire pour enlever toute
pudeur à la jeunesse d'aussi bonne heure que possible,
nous ne pouvons nous empêcher de croire que les hom-
mes ne savent pas quel joyau inestimable ils possèdent
dans ce sentiment sans ; cela, ils l'estimeraient davantage
et le soigneraient comme leur propre vie.
Cependant, qu'est-ce que l'homme ne profane pas ? 4. — cor-

On dirait qu'il ne peut se dispenser d'abuser pour sa senSment de


, ,.. , ... . . , . la pudeur en
ruine de ce qu il v a de meilleur en lui, et de briser sa disant îiiu-
- ,
.
sion aux au-
dernière planche de salut. La pudeur peut lui épargner e en
Sg an\ X!
la confusion auprès de ses semblables. Dieu, devant t°Ll JHZ
1
S
^
sUl 110™ '
Hit. Illcîs

qui il est honteux, lui a laissé ce qui était nécessaire sïLtiôt!


^ 16 1

pour ménager son honneur, en face du prochain. Mais


par là, il ne voulait nullement lui donner motif de s'ar-
roger des honneurs qu'il ne mérite pas, ni le placer

(1) Greg. Mag., In Ezechiel, 1. 10, 17.


(2) Thomas, In 1 Timoth., c. 2, lect. 2.

(3) Thomas, In Ps., 6, 11.


382 LE RETOUR DE L'HUMANISME A INHUMANITÉ
dans un jour meilleur que celui qui répond à la réalité,
pour tromper les autres avec l'apparence du bien qu'il
n'a pas en lui. Dieu n'impose à personne la pénitence
de découvrir ses défauts devant tout le monde. Chacun
a le droit de cacher ses plaies à des yeux indiscrets.
Mais ce qui n'est jamais juste, c'est lorsqu'on invente des
qualités personnelles destinées à se faire monter dans
l'opinion des autres plus haut qu'on n'est en réalité (1).
Ne serions-nous pas presque obligés d'écrire une his-
toire complète de la vie sociale, si nous voulions prou-
ver combien de fois le sentiment de honte que l'homme
éprouve de sa situation Ta conduit au mensonge? Nos
formules de politesse sont-elles autre chose que la ten-
tative de provoquer une impression favorable, au moins
dans la vie publique et dans les relations avec les étran-
gers ? La langue n'est-elle pas considérée comme un
moyen de cacher les pensées ? N'y a-t-il pas beaucoup
de gens chez qui ce don merveilleux ne semble remplir
aucun autre but que celui d'induire les autres en
erreur? En face de ces abus, l'illusion qui consiste à
tromperies autres par la parure et le vêtement est d'une
importance secondaire. Mais peu importe, c'est une
faute, et ce n'est pas le dernier des artifices vains par
lesquels l'homme veut cacher la honte qu'il éprouve de
la situation dans laquelle il se trouve en réalité.
Mais il n'a pas seulement honte devant les étrangers.
Il a même honte devant lui-même. Presque personne
n'a la volonté sérieuse ou seulement le courage de se
donner en face de soi pour tel qu'on est en réalité. Pour-
quoi donc l'homme se fuit-il lui-même avec tant de
précipitation ? Pourquoi redoute-t-il le commencement
de la connaissance de soi-même, la source de pensées
sinon toujours grandes, du moins toujours vraies, la
solitude ? Pourquoi est-ce devenu aujourd'hui une
maladie contagieuse d'étouffer dans la jouissance de

(1) Thomas, 2, 2, q. 111, a. 1, ad 4 ; q. 68, a. 3 ad 2.


LA CONFESSION 383
boissons enivrantes et de parfums narcotiques chaque
minute qu'on passe seul, ou dans une société où peu
d'occupations se présentent à l'esprit? Pourquoi? sinon
pour endormir l'esprit. Pourquoi ? sinon pour s'empê-
cher de jeter une fois par hasard un regard dans son
intérieur, ne serait-ce que par ennui?
De cette manière le monde est devenu un tel labyrin-
the d'illusions que nous passons tout notre temps en
recherches. Ce ne sont pas seulement les enfants, mais
aussi les adultes qui aiment à vivre dans l'atmosphère
des contes et des fables. La grande foule désire ce flot
de romans et de poésies dont le monde est inondé cha-
que jour, non par goût pour l'art, mais par un pen-
chant maladif à s'oublier soi-même Tout le monde.

sait que des productions réellement importantes dans


la littérature sérieuse ont peu de chances de succès,
tandis que la marchandise la plus légère en fait d'écrits

jouit du plus grand succès. Mais il va de soi que les


moyens d'amusement qui plaisent le plus sont ceux qui,
semblables aux narcotiques, favorisent le mieux les
rêves et la fuite de nous-mêmes. En définitive, le cœur
berné vit dans un véritable monde enchanteur.
Ceci s'applique aux grands comme aux petits. Le
père rit de l'enfant qui veut s'exiler de la patrie pour
chercher l'or et l'escarboucle que l'oiseau Greïl garde
sur la montagne. Et lui aussi éprouve dans son intérieur
du plaisir pour ces illusions enfantines, et croit qu'on
peut se rendre honorable et vertueux devant les autres
avec de belles paroles. N'agissons-nous pas nous-mêmes
devant Dieu, qui pourtant connaît tous les secrets de
notre cœur, avec une confiance telle que nous n'oserions
pas le nous ne nous trompions pas sur notre
faire si
vraie situation, et si nous ne croyions pas que Dieu nous
juge comme nous désirons nous-mêmes être jugés?
De là provient que nous éprouvons une répugnance si 5. — D'où
vient la dif-
de se
grande contre le commencement de toute amélioration, ficulté
connaître soi-
même?
à savoir contre la connaissance de nous-mêmes. Nous
384 LE RETOUR DE L'HUMANISME A INHUMANITÉ
sommes éternellement en route ; nous n'avons nulle
part de patrie, et pourtant nous sommes partout plus
chez nous que chez nous (1). Nous comprenons que
c'est une injure de parler de tant de choses et de ne pas
nous connaître nous-mêmes. Nous comprenons que
cette dernière chose est indispensable si nous voulons
travailler à notre félicité. Les docteurs païens eux-
mêmes (2), Zoroastre (3), Thaïes (4), Pythagore (5),
Platon (6), Cicéron (7), Sénèque Epictète (9), Marc-
(8),
Aurèle (10), Plutarque (1 1
), ont enseigné à leurs disci-
ples que la vigilance continuelle sur soi et l'examen de
son intérieur sont toujours les premiers et les plus né-
cessaires des exercices pour celui qui aspire à la vérita-
ble sagesse.
D'où provient donc cette fuite de nous-mêmes ? Nous
nous plaignons de ne pas nous connaître, nous désirons
apprendre à nous connaître, néanmoins nous ne vou- et
lons pas apprendre à nous connaître. Sans doute, nous
ne nous sentons pas à notre aise de nous ignorer ainsi
personnellement, mais nous sentons néanmoinsque nous
nous rendrions complètement insupportables à nous-
mêmes, si une fois nous pouvions entrevoir toute notre
situation. Nous savons d'avance que la vérité sur notre
compte mettrait au jour des faits fort peu réjouissants.
A cela vient s'ajouter, comme on le comprend, que cette
maladie de l'âme d'où découlent nos maux, l'orgueil,
montre ici son efficacité d'une manière loutepartieulière.

(1) Marc-Aurel., 2, 13.

(2) I, 316-335). Hauthaler, Mo-


Stobseus, Florileg, Ht. 21 (Meineke,
ralphilosophie des klassischen Altherthums, 98-101.
(3) Spiegel, Eranische Alterthumskunde, III, 691.
(4) Diogen. Laert., 1, i, 40.
(5) Pythagoras, Carmen aur., 40 sq. Hierocles, Comment. (Mùl-
lach, Fragm. phil. Gr., I, 460 sq.). Uiog. Laert., 8, 1, 22.
(6) Plato, Alcibiades, I, c. 26, p. 131, a.
(7) Gicero, Tusc, 1, 22. Leg., 1, 22, 23 ; Senect., 11.

(8) Seneca, Ira, 3, 36, 1 ; Ep., 28, 9, 10.


(9) Epictet, 3, 10, 1 sq. ; 25, 1 sq. ; 4, 6, 32 sq.
(10) Marc-Aurel., 4, 13 ; 7, 28, 59.

(11) Plutarch., Superslit., 7.


.

LA CONFESSION 385
C'est lui surtout qui nous rend amer le travail d'explo-

ration au fond de nous-mêmes. 11 ne sent que trop bien


qu'il a tout intérêt à nous maintenir dans l'ignorance de
notre intérieur, et cela lui est d'autant plus facile que
la connaissance de nous-mêmes demande des efforts,

comme l'acquisition de n'importe quelle autre science,


et même davantage encore.
L'homme est pourtant la plus profonde de toutes les
énigmes. Rien ne lui est devenu si étranger, si éloigné,
si incompréhensible que son propre intérieur. C'est ce
qui nous montre le mieux dans quelle décadence il est
tombé.
Mais, s'il est déjà difficile de se connaître soi-même, 6. — Con-
sser sa
il est encore plus difficile de s'avouer coupable. Quand esfeïcS/pïus
tencon
difficile
on n'enchaîne le serpent que par la fixité pénétrante du
regard, il reste tranquille ; mais dès qu'on veut le for-

cer à vider le poison contenu dans ses dents, sa colère


éclate à l'instant même. C'est ainsi que la corruption de
l'homme se manifeste de la manière la plus complète,
là où il s'agit d'éloigner, par l'aveu, le poison dé son in-
térieur. C'est là alors qu'on voit combien il est tombé
'
profondément dans l'erreur et dans la dissimulation.
Lorsque la loi et la conscience voulaient lui barrer le
chemin pour l'empêcher de commettre le mal, il se ré-
voltait en disant qu'il n'était pas un enfant, et qu'il vou-
laitmarcher avec les esprits forts. Maintenant qu'il doit
avouer qu'il a commis un crime, il ne sait pas assez se
plaindre delà faiblesse de la chair, de la volonté, et de
la nature. Si on l'avait accusé d'irréflexion avant d'avoir
commis l'action, il eût considéré cela comme une grave
offense. A peine cette action est-elle accomplie, qu'il
donne lui-même l'irréflexion comme excuse. Si on lui
avait reproché auparavant, qu'il était l'instrument sans
énergie de ses passions, que tout flatteur rusé le maî-
que lui qui n'est pas maître de lui, il eût
trise, qu'il n'y a

éprouvé un grand chagrin, et voilà qu'il trouve une con-


solation facile pour sa faute dans cette parole que l'oc-
386 LE RETOUR DE L'HUMANISME A INHUMANITÉ
casion, la surprise, la séduction, la colère, de faux amis
l'y avaient porté, qu'il n'a pas été maître de lui, et qu'il

s'est laissé mener trop facilement par des influences


étrangères.
Ce donc pas assez de commettre cette faute?
n'était
Faut-il encore l'augmenter et la commettre une seconde
fois, et en quelque sorte la rendre inexpiable par cette

excuse? Sans doute c'est plus mauvais d'excuser l'ac-


tion mauvaise que de commettre (1), et vouloir met-
la
tre la faute sur d'autres n'est pas moins condamnable
qu'induire ceux-ci dans le péché mais celui-là pourra
;

le moins être pardonné qui ne veut pas faire droit à la

vérité en avouant qu'il a failli (2).


7. - La Et, quand quelqu'un admettra en général qu'il est pé-
doitêtre uni- cheur, comme tout le monde, il n'a rien fait de décisif. Ce
verselle, sin-
cère et pleine
n'est qu'une moitié d'aveu. Or, une moitié d'aveu n'est
de sentiments -1 '

cornponc "
uon. P as un av ^u. Celui qui ne détruit pas sincèrement et
complètement les derniers restes du mal qu'il a dans son
cœur, n'a fait que préparer au péché un repaire plus
secret. Le proverbe dit Une porte de derrière perd la
:

maison et il parle d'après l'expérience (3).


;

Par conséquent, la sincérité elle-même n'est pas en-


core une garantie que le seul aveu soit le salut. Il faut
que cet aveu provienne d'un cœur sincèrement contrit.
Beaucoup avouent leurs fautes, dont il est dit Ils se :

réjouissent quand ils ont fait du mal et se vantent de


leur méchanceté (4). Or ceci ne s'appelle pas avouer,
mais seulement enrôler des compagnons pour commet-
tre le crime. De cette manière le péché n'est pas révo-
qué, mais il est inoculé à d'autres. Un tel aveu démon-
tre non seulement l'impudence, mais aussi la perte de

la pudeur publique.

(1) Ghrysostom .
, bips., 140, n. 7. August., Civ. Dei, 14, 14. Greg.
Mag.,itf ora/., 22, 30.
(2) August., In ps. , 7, en. 19.

(3) Sailer, Weisheit auf der Gasse (G. W. [1819] XX, 1, 123).
(4) Prov., 2, 14.
,

LA CONFESSION 387
Dans ces paroles se trouve une grave accusation
contre une partie de notre littérature qui est la plus lue.
Le plus grand esprit de l'antiquité chrétienne a écrit
l'histoire de ses égarements dans un livre qui est devenu
un des plus magnifiques de la littérature universelle. 11
l'a fait après que la grâce eût triomphé de ses faiblesses
qu'il dépeint sous des couleurs si vives (1), et l'eût guéri
de ses égarements. Comme il le dit lui-même, il tenta
l'entreprise seulement parce qu'il voulait apprendre à
rougir de lui-même et à se déplaire. Et parce qu'il savait
que les hommes aiment mieux sonder une vie étrangère
que leur propre vie, il espérait qu'ils apprendraient à se
connaître par lui (2), et qu'ils puiseraient dans son sa-
lutl'espérance d'être pardonnes (3). Celivre merveilleux,
profond, de sa confession personnelle, et qui devient
d'autant plus intéressant et attrayant qu'on le lit plus
souvent, a été imité des centaines de fois, et cependant
on ne l'a jamais égalé. Il est resté seul dans son genre.
Grand Dieu ! Quelles imitations ! Quels esprits se pla-
cent à côté de ce saint !

Nous voulons parler des auteurs de ce déluge de li-

vres qui, sous le titre de confessions, de correspondance


et qui sait quels noms encore, inondent le monde.
Vraiment, s'ils ne contenaient pas tant de choses qui
cœur qui n'est pas corrompu, il
font frémir tout faudrait
recommander au monde de les étudier pour qu'il ap-
prenne à croire qu'il ne se connaît pas. S'il a besoin
d'une preuve que moins connu que son
rien ne lui est
intérieur, ces confessions et ces monographies la don-
nent suffisamment. Comme sans-gêne dans la descrip-
tion d'aventures personnelles, on ne trouve personne
qui ressemble à Mme de Genlis. Rien n'y est oublié.
On y lit la couleur de ses bottines dans telle ou telle cir-

(1) August. Confess., 5, 14, 25; 6, 6, 9; 11,18-20; 16, 26; 7, 17,23;


20, 26 ; 8, 1, 2 5, 10-12
; ; 8, 19, 20 ; 9, 21.

(2) Ibid., 10, 2, 2.


3) Ibid., 10, 3, 3, 4.
388 LE RETOUR DE l'hUMANISME A INHUMANITÉ
constance, jusqu'où allait sa robe dans telle aven-
ture (1). Mme Roland excelle a faire paraître sous le

jour le plus brillant sa perspicacité d'esprit et sa gran-


deur d'âme. Sur l'échafaud, elle voulut encore écrire les
pensées extraordinaires qu'elle avait éprouvées en mar-
chant à la mort que le monde sût quel trésor il per-
afin

dait en elle. Mais qu'apprenons-nous par le bavardage


de dames heureuses d'écrire sur la véritable situation
de leur intérieur? Pas une parole digne de foi.
Ceci ne veut pas dire que les autobiographes mascu-
lins fassent mieux. Quel naïf prendrait pour du bon ar-
gent ce que Lamartine raconte sur sa nature supra-an-
gélique? Tous ces écrivains de mémoires nous disent
seulement comment ils voudraient que nous les vissions,
ou aussi comme ils se voient eux-mêmes avec assez de
vanité ; mais jamais ils ne nous disent ce qu'ils sont en
réalité.Le simple acte d'écrire son journal pour son
usage personnel, doit donner à réfléchir quand on fait
entrer son propre intérieur dans le cercle des annota-
tions. Car y en a très peu qui soient assez forts pour
il

qu'à la pensée que des yeux étrangers liront ces lignes,


ils ne fassent de cette habitude une école de mensonges,
et d'illusions personnelles. Combien plus grand est par
conséquent le danger quand on a l'intention d'écrire sa
vie pour le monde tout entier ! C'est pourquoi Stolberg
avertit avec raison de bien se garder de noter les inci-
dents de sa Ce n'est que sur l'ordre exprès de Dieu,
vie.

croit-il, qu'un Augustin ou une Thérèse ont osé faire

cela mais en dehors de ce cas, ceci peut offrir un danger


;

moral (2). Le père Faber aussi conseille avec instance


de ne pas le faire. Cela, dit-il, conduit à des rêveries,
cela peut même conduire quelqu'un jusqu'à commettre
des folies uniquement pour pouvoir les noter plus tard.
Si l'on veut savoir combien l'usage de tenir un journal
est étroitement lié à chaque racine et à chaque fibre de

(1) Memoiren der Frau von Genlis (deutsch von Faurax), I, 16 f.

(2) Janssen, Stolberg selt seiner Rùckkehr, 447 s.


LA CONFESSION 389
l'amour-propre, on n'a qu'à jeter celui-ci dans le feu et

on le verra (1).

11 résulte de tout ceci qu'un aveu personnel n'est


moralement admissible que lorsqu'il est un moyen de
sauver l'honneur de la vertu violée ou en péril. Il y a
peu d'œuvres pour lesquelles la question de savoir si

les seuls droits de la vérité en justifient la publication,


soit plus douteuse que pour Mémoires. Augustin
les

pouvait dire la vérité, car quand même ses égarements


n'étaient pas petits, ils n'étaient néanmoins pas de

telle sorte qu'on ne pouvait les raconter. Guibert de


Nogent, qui se rapproche le plus de lui sous ce rapport,
doit avouer lui-même qu'il n'ose pas tout dire, pour ne
pas rendre le lecteur encore plus mauvais (2). Com-
ment donc approuver que beaucoup disent la vérité

sur leur vie avec une franchise si vexatoire, qu'ils nui-


sent non seulement à la vertu, mais qu'ils nuisent
même à la foi en elle !

Nous voulons parler avant tout de Rousseau. Incapa-


ble de continuer dans sa vieillesse les égarements de
ses jeunes années, il voulait au moins en rafraîchir le

souvenir, et jouir encore une fois en esprit de ce qu'il


avait vu et fait. En cela, il avait presque raison de dire
que son livre était sans exemple (3). Avant Cardanus,
jamais personne n'avait écrit sa vie de cette manière.
Malheureusement il fut suivi par des hommes pour
qui la vérité ne paraissait pas encore assez effrayante,
quelque choquante qu'elle fût parfois. Ils jugèrent
nécessaire de faire encore plus par la poésie. Il est
superflu de dire que nous voulons parler de Gœthe.
Or tous ces aveux ruinent la morale générale ; ils ne
sont pas une accusation du péché ; ils en sont une justi-
fication. L'homme pénitent n'agit pas ainsi. C'est com-
battre comme un préjugé l'opinion de la société que la

(1) Faber, Altarssacrament, 2, 7, 5.


(2) Guibert. de Novig., De vitd sud, 2, 3.

(3) Rousseau, Confess., 1,1.


390 LE RETOUR DE L'HUMANISME A INHUMANITÉ
vertu est vertu et le vice vice, c'est-à-dire faire des amis
et des admirateurs au péché.
8. _ E iieLa réprobation de cet aveu est évidente. Celui qui
doit renfermer
îa honte
ii ' f » j
dv parle du pèche sans pudeur, le terait-il comme prédica-
i_ 1 1 • i • 1 ' •

teur, démolit la dernière digue de la conscience contre


le mal.
Que les artistes et les poètes prennent bonne note de
ceci. S'ils croient avoir le droit mai dans de dépeindre le

sa nudité, ils sont dans une grande erreur. Le mal n'a


pas le droit de se montrer à découvert. Donc l'écrivain
pas plus que le peintre n'a le droit d'offenser les senti-
ments de délicatesse des bons, en représentant le péché
d'une manière réaliste ou naturaliste, comme on dit, et
d'enlever aux méchants le dernier reste de pudeur.
Ceci s'applique aussi à la description des propres
égarements. Elle est toujours condamnable si elle n'est

pas accompagnée d'une pudeur modérée, sérieuse, sin-


cère. 11 n'y a qu'un tel aveu qui corrige celui qui avoue
avoir failli, qu'il soit auditeur ou acteur.
Donc nous voulons entreprendre de nous corriger,
si

le déplaisir contre nous-mêmes ne doit premièrement

pas s'arrêter à la douleur de nous être abaissés. Il doit


deuxièmement comprendre la honte de notre état, et

troisièmement le désir ardent de retrouver ce que nous


avons perdu. A cela doit s'ajouter en quatrième lieu la
volonté de retourner à notre nature bonne que nous
avons reniée, cinquièmement la conviction qu'il n'y a
et

d'autre moyen de pouvoir nous ressembler à nouveau


que de redevenir semblables à Dieu.
Or la condition la plus importante pour cela est de
considérer, comme Dieu le fait, l'horreur de notre si-

tuation, et de nous déplaire à nous-mêmes pour l'amour


de Lui (1). Donc nous devons avouer le mal parce que
nous le détestons. Mais nous devons le détester parce
que Dieu le déteste. Par conséquent l'aveu doit avoir lieu

(1) August., Sermo, 19, 4.


LA CONFESSION 391

dans vue de détruire par une honte sacrée la racine


la

du mal en nous, l'orgueil, en d'autres termes l'intention


de nous guérir par l'humiliation (1 ).
Or c'est précisément en cela que se trouve la difficul- _9 ~ :
uim-
milité.

té proprement dite de l'aveu. L'aveu n'atteint pas le pé-


ché sans humiliation. Celui qui frappe sa poitrine et n'a
pas ce sentiment dans son cœur ne l'anéantit pas. 11
ne que l'enfoncer plus profondément dans son in-
fait

térieur (2). Mais un tel aveu hypocrite doit plutôt être


considéré comme une excuse ou une sommation de la
part de ceux qui l'entendent, pour dédommager par
des louanges (3), celui qui confesse sa faute, et même
le faire admirer comme un Rousseau démon-
héros (4).

tre qu'il en est ainsi réellement, que l'orgueil le plus


répugnant peut précisément s'établir dans la confession
hypocrite des péchés (5). 11 avait tellement perdu toute
pudeur, qu'il ne rougit pas de dire qu'il écrit son livre
pour se présenter avec lui devant Dieu au jour du juge-
ment, et défier toute l'humanité réunie de lui opposer
un seul homme qui ose lui dire Je suis meilleur que :

toi (6).

Nous avons ici devant nous un de ces exemples qu'on


rencontre fréquemment. y a des gens qui feignent de
Il

s'humilier, mais leur intérieur est plein de ruse (7).


Qui ne connaît ces personnes qui, les yeux baissés et

les paroles bouche, parlent toujours de


onctueuses à la

leurs défauts, etse rendent plus mauvaises qu'elles ne


sont? Mais qui fait cas de leurs paroles et de leurs gri-
maces?
Essayons une fois de les prendre au sérieux. Voici

(1) Gregor. Mag., Mor., 22, 30. Maximus Gonf., (Econ. cap.devir-
tut. et vit., 3, 62.
(2) August., Disciplina Christ., 10, 11 Sermo, 82,
; H, 14.
(3) August., Inps., 31, 2, 16. Greg. Mag., Mor., 8, 37.
(4) Greg. Mag., Mor., 22/ 33; 24, 22.
(5) Bernard., Grad humilit. 5, 18.
. ,

(6) Rousseau, Confess., 1, 1.

(7) Eccli., 19, 23.


392 LE RETOUR DE L'HUMANISME A INHUMANITÉ
quelqu'un qui nous fait un aveu et vient à nous parler
d'un défaut que nous aurions voulu blâmer depuis long-
temps. L'occasion est bonne; maintenant il est dans
la disposition d'esprit de supporter à ce sujet une pa-
role d'ami bien intentionné. Quelle déception ! Lui qui
vient de s'accuser à l'instant dans les termes les plus
exagérés ne finit pas de trouver des excuses. Nous
n'avons pas besoin de le laisser parler longtemps, pour
nous prouver, comme Rousseau, que ses défauts sont
des vertus, et que nous devrions précisément admirer
ce à cause de quoi il s'est humilié. Voilà le véritable
orgueil stupide que Socrate voyait à travers tous les
trous du manteau d'Antisthène (1), cet aveuglement qui
détermina Philippe IV à accepter le nom de grand après
avoir perdu le Portugal et la Catalogne, le Roussillon et
la Jamaïque, de sorte que pour se moquer de lui, on lui
donnait comme emblème une fosse avec l'inscription :

plus on en ôte, plus elle grandit (2).


Sans doute de telles excroissances de l'orgueil sont si

évidentes qu'elles ne peuvent échapper à personne.


Néanmoins Rousseau n'aurait pas eu si tort s'il nous
avait crié à nous tous avec plus de modestie : Que celui
qui sous ce rapport se sait sans péché me jette la pre-

mière pierre. En une accusation qui est unie à


effet

une véritable humilité est beaucoup plus rare et plus


difficile que nous le croyons ordinairement. Même ceux

qui pensent pouvoir dire qu'ils prennent au sérieux leur


confession, ont tout motif de s'examiner consciencieu-
sement pour savoir si réellement leur accusation est le

résultat de cette humilité sans laquelle le péché ne sera


pas déraciné du cœur.
Nous avons une exhortation instructive dans
à ce sujet
la description de la mort de Frédéric Guillaume 1 .

Les crimes atroces que ceprince s'était permis contrela


liberté des personnes et le droit des peuples, la sévérité

(1) Diogen. Laert., 2, 36; 6, 8. yElian., Var.,9, 35.


(2) Biographie générale, XXXIX, 965.
LA CONFESSION 393
barbare avec laquelle il sévissait contre ce qu'il considé-
rait comme une injustice, — et il avait de singulières
idées, — de fureur dans lesquels il entrait,
les accès

auraient fait de cet homme bizarre un des plus grands


despotes de l'histoire, s'il n'avait pas eu à côté de cela
d'excellentes qualités. Mais la pureté de ses mœurs, —
chose qu'à cette époque, on ignorait presque à la
cour, —
son cœur sincèrement croyant réconciliaient
ses sujets avec lui, quand même il faisait subir de ru-
des épreuves à leur patience. Sa dernière heure arriva
enfin au milieu des prières, des blasphèmes, des coups
et de la fumée. Comme chrétien fidèle, lorsqu'il sentit la
mort approcher, il appela près de lui le chanoine Roloff,
afin que celui-ci le réconciliât avec Dieu. Il confessa ses
péchés devant un grand nombre d'assistants. La série
en était longue, et comme s'il eût commandé l'exer-
cice à ses longues perches de recrues, il parlait avec
tant de force que Roloff lui ordonna de se modérer.
Mais, dès que le chanoine l'eût invité au repentir, sa
vieille tête de fer entra en ébullition, et il s'écria furieux :

« Toute ma vie j'ai bien agi et j'ai tout fait pour la


gloire de Dieu ». Le chanoine lui dit qu'il avait pronon-
cé de terribles condamnations à mort, commandé des
exécutions injustes, conduit beaucoup de sujets à la
mendicité. Tout cela le roi ne le prit pas mal il avoua ;

volontiers ces crimes qu'on lui reprochait il ordonna ;

même à Roloff de revenir tous les jours, mais il persista


à dire qu'il n'avait jamais mal agi. Il fallut plus de trois
mois pour qu'on pût le déterminer à s'avouer coupable
de ce qu'il avait avoué cent fois, et si la mort, avec ses
terreurs n'avait pas aidé les exhortations du chanoine,
celles-ci auraient sans doute eu un mince effet (1).

On voit par cela, quand même on ne le saurait pas 10. - La

par soi-même, qu'un aveu salutaire du péché offre les une exigence
j en 1•

plus grandes dithcultes.


1 '

Nous disons un aveu sala- :
de la raison
^tureiie.

(1) Stenzel, Geschichte des preuszischen Staates, III, 687 s.


II 26
394 LE RETOUR DE L'HUMANISME A INHUMANITÉ
taire. Un aveu en général n'est pas aussi difficile. C'est
même une nécessité et un soulagement du cœur. Que
l'homme regimbe tant qu'il voudra là contre, il avouera
d'autant mieux que chez lui tout n'est pas comme cela
devrait être. Mais avec cela, il n'a encore rien fait pour
son salut. Celui-là seul revient justifié qui fait une con-
fession entière en frappant sa poitrine, et en disant avec
un cœur repentant : Seigneur, soyez-moi miséricor-
dieux (1 ).

Mais c'est ici qu'est la plus grande difficulté. Les


sons les plus difficiles à émettre dans toutes les lan-

gues sont les paroles: Moi, pauvre pécheur. Et pour


nous arracher ces quelques mots, il nous faut plus
qu'une force humaine. La mort elle-même ne peut pas
toujours remporter cette victoire sur l'orgueil endurci.
Pourtant il n'y a rien qui ne se comprenne mieux,
qui soit si naturel, si nécessaire que cet aveu. Ce serait
une idée erronée que de croire que c'est seulement le

christianisme qui a imposé le précepte de la confes-


sion.
Ce n'est pas la Révélation ; mais c'est la nature de la

chose, la raison qui fait que l'aveu est pour l'homme


une obligation qu'il ne peut pas refuser.
Bien longtemps avant que Dieu ne l'ait exigée, nous
trouvons la confession des péchés en usage parmi les
hommes. Les Lithuaniens païens se confessaient dans
les fêtes de sacrifices (2). Dans le Bouddhisme, la con-
fession des péchés est considérée comme la condition
de la rémission des péchés (3). La religion éranienne
enseigne que sans confession, il n'y a pas de possibilité
de pardon. Le Mazdayaçna, le Parsi croyant, doit se
choisir un confesseur quand il atteint l'âge de sept ans.
11 doit lui confesser toutes ses fautes. Il doit suivre sans

(1) Luc, 18, 13.


(2) Mone, Gesch. des Hddenthums un nœrdl. Europa, I, 90.

(3) Lassen, Ind. Atterthamsk., (2) II, 452 sq. Schlîiginweit, Sitzangs-
berichte der bayerischen Âkademie der Wissenscha/ten, 1863, 1,81-99;
II. 149 152.
LA CONFESSION 395
réserve la direction qu'il lui donne. dépend sonDe lui

sort pour le temps et pour l'éternité (1). Chez les Mexi-


cains, chacun était obligé de confesser au moins une
fois dans sa vie ses péchés, au prêtre (2). Cette même
loi existait aussi au Nicaragua (3) et au Yucatan (4).

Pour cela une communication divine n'était pas né-

cessaire (5). C'était plutôt sa propre intelligence qui


dictait cela au peuple. Chacun cherche une excuse quand
il a péché. En agissant ainsi, il admet que le péché est
une faute dont il ne veut pas se charger. Mais comme
ce poids pèse malheureusement sur lui, il doit se déli-
vrer. ne peut pas s'en affranchir par des purifications
11

extérieures. Il n'y a qu'une action libre de l'âme qui


enlève cette tache. Ce que quelqu'un a laissé entrer par
aveuglement dans son intérieur, il doit l'en chasser par
un effort qui change son intérieur.
C'est pourquoi il n'y a pas de repos pour le pécheur,
tant qu'il ne s'est pas défait de l'injustice qui pèse sur
lui. Un éclat de bois dans la plaie, une flèche dans le

côté, un aliment nuisible dans l'estomac doivent être


enlevés si l'on veut espérer de la guérison. Si on ne
réussit pas à l'aire évacuer le poison que quelqu'un a
avalé, il est perdu. C'est seulement lorsqu'il l'a rejeté

qu'il se sent mieux. Le pécheur sait cela par ce qu'il a


vu lui-même cent fois. Aucun prédicateur n'a besoin de
lui dire qu'il n'aura jamais une heure de repos, s'il n'é-

loigne pas de lui le péché par la confession. Il n'y a que


le bienfait de l'aveu qui chemin vers la con-
lui fraie le
solation et la santé (6). Raconter son rêve est un signe
qu'on est éveillé. Avouer sa faute n'est pourtant nulle-
ment, comme Sénèque le croit, une marque de guérir

(4) SpiefceJ, Eran. Alterthumsk., III, 578, 696, 700 sq. (Trad. de
TAvesta, II, XXII). Fischer, Heidenthum nnd Offenb., 147 sq.
(2) Waitz, Anthropologie der Naturvœlker, (1864) IV, 129 cf. 180 ;

sq. Peschel, Vœlkerkunde, (1)470-472.


(3) Waitz, loc. cit., IV, 279. —
(4) Ibid., IV, 307.
(5) De Maistre, Du pape, 3, 3, 1.
(6) Chrysost., Ad Theodor. lapsum, 1, 15.
396 LE RETOUR DE L'HUMANISME A L'HUMANITÉ
son (1), car malheureusement le péché est infiniment
plus qu'un rêve pénible qu'on a fait, quoiqu'il en soit
un ; mais au moins l'aveu est un réveil du lourd som-
meil de l'étourdi peureux, la condition préliminaire in-
dispensable pour quelemédecin puisse nous sauver (2).

vient* wé- ^ tout cela est aussi clair pour nous que pour les
q
ep^ pour païens ; si nous devons avouer que ce n'est pas seule-
conession.
men j j e christianisme qui a inventé cette manière de
voir, mais que nous la trouvons fondée dans notre pro-
pre nature raisonnable, comment expliquer alors que
notre nature regimbe si fort contre l'exigence de l'aveu ?

Nous comprenons que le péché seul et non l'aveu, est


une honte (3). Nous comprenons que la plaie ouverte
est plus laide et plus dangereuse que celle qui est pan-
sée Pourquoi préférons-nous malgré cela porter
(4).

en nous le sentiment écrasant de notre honte, même


au risque de mourir par suite de notre blessure, plutôt
que de la montrer au médecin. Le besoin inéluctable
de notre nature est devenu pour nous une terreur. Nous
restons dans le trouble, parce que nous craignons la
consolation. Nous mourons parce que nous détestons
la guérison. Nouvelle contradiction dans laquelle nous
implique le péché, nouvelle preuve combien la nature
est corrompue et retournée dans son contraire.
Si, en vérité, le péché est tel que nous l'avons reconnu,
savoir amour propre et présomption, alors ces contra-
dictions s'expliquent. Personne ne s'étonnera que l'a-

mour propre trouve pénible de condamner des actions


qui souvent nous ont coûté tant de peines. Il est trop
compréhensible que l'orgueil regimbe contre le sacrifice

que leur impose l'exigence de rompre avec ce qu'il a

entrepris follement en se vantant de sa magnificence


personnelle. Donc ce qui nous rend le salut si difficile

(1) Seneca, Ep., 53, 8.


(2) Chrysost., In Matth. hom., 14, 4.
(3) Chrysost., Hom. non esse ad gratiam concionandum, n. 3 (Mei-
gne, II, 658, 6).

(4) August., Inps., 50. en. 7.


LA CONFESSION 397

c'est la nature particulière et bizarre de notre maladie.


Mais du médecin céleste a disposé le remède
la sagesse
de telle sorte que si nous le prenons courageusement,
le mal sera détruit de fond en comble.
d2
Quand un malade est dans un tel état qu'il n'y a n
.
est
-
-jjjjj

qu'un seul remède qui puisse le guérir, et que sa na- gJâce de Diiu.
ture se révolte contre lui, le médecin ne doit pas laisser
à lui seul le soin de le prendre. Ainsi Dieu ne serait pas
non plus le doux médecin qu'il est, s'il nous montrait
seulement le remède qui peut nous sauver, et s'il nous
laissait seuls le soin de retrouver en nous la force d'en
faire usage. L'homme tel qu'il est ne peut pas tenir
tête àl'amertume et à l'humiliation qui exigent un aveu
qui doit conduire au salut. Aucune simple considéra-
tion de raison ne nous engage à nous charger de cette
pénitence. Nous voudrions obéir à notre conviction,
mais nous ne sommes pas capables de l'exécuter de fait.
Aucune exhortation étrangère ne nous est de quelque
utilité en cela. 11 est possible que nous approuvions ce-
lui qui nous exhorte ; mais nous ne suivrons pas sa pa-
role. Ceque dans une force supérieure, dansla grâce
n'est
du Tout-Puissant, que nous pouvons puiser du courage
pour ce sacrifice. Or la bonté du médecin la met à notre
disposition quand nous voulons. C'est lui qui a préparé
le remède ; il le présente à nos lèvres ; il nous soulève
de notre couche pour que nous puissions boire plus fa-

cilement ; il nous le verse avec précaution. Qui ne pren-


drait pas avec joie la médecine venant de telles mains
et donnée de cette façon I C'est pourquoi le poète dit en
termes si justes : « Le bandeau fatal est toujours sur tes
yeux ; ton âme est toujours plongée dans la fange d'un
monde corrompu, et toutes les eaux du du Gange et
Nil,
de l'Océan, ne pourraient lui rendre sa pureté. Le ciel
seul effacera les traces honteuses de tes faiblesses.
Saintement humilié, implore sa clémence, dévoile tes
fautes secrètes, verse des larmes avec des prières (1 )
».

(1) Tasse, Jérusalem délivrée, XVII, 8.


VINGT-QUATRIÈME CONFÉRENCE

PÉNITENCE ET SATISFACTION.

1. Trois pas difficiles à faire et par lesquels il faut cependant com-


mencer. —
2. L'obligation de satisfaire à Dieu est une exigence de

la raison naturelle. —
3. D'où vient l'aiguillon qui blesse dans l'ap-

pel chrétien à la pénitence. —


4. D'après la conviction générale
de l'humanité, l'homme ne peut s'absoudre lui-même. 5. Sa- —
lut de la vertu, de la justice et de l'ordre moral du monde par la
pénitence. —
6. L'obligation de la pénitence est celle qui est le

moins pratiquée, parce que nous n'apprécions pas notre hon-


neur et notre liberté. —
7. Au désir de faire pénitence, appartient
la foi à une église et à une autorité divines. —
8. La pénitence
n'est pas seulement une punition; elle est aussi une purification et
un salut pour l'àme. —
9. Difficulté de faire pénitence et de chan-
ger de sentiment. —
10. Nécessité et force de la grâce.

4. —Trois
pas âïfficuès
Dans son voyage à travers le lieu de la purification,
et nécessaires.
rj
an t e arriva près d'une haute muraille de rochers.
Maintenant, lui dit son compagnon qui le voyait pâlir,
maintenant, déploie toute ton énergie, montre que tu
es un homme, et mets la crainte de côté, car tu es
arrivé à l'endroit où l'on se défait du péché (I).

Trois marches formidables conduisaient à cet endroit,


et les franchir était chose difficile. La plus basse était

blanche comme le marbre, et brillante comme un cris-

tal taillé. Celui qui la franchissait se voyait en elle


tel qu'il était, image de la connaissance qu'on acquiert
de soi-même par l'examen de conscience, condition
première pour sortir du péché. La pierre de la seconde
marche était brute, et avait la couleur d'un cadavre;
elle était comme brûlée par l'odeur du feu et crevassée
dans toutes les directions, image des qualités et des
effets que le repentir doit avoir pour conduire le
pécheur au bien. La dernière marche, tout en haut, était

(1) Dante, Purgat., XI, 41-50.


PÉNITENCE ET SATISFACTION 399
en porphyre rouge comme du sang fraîchement versé,
car, quand même
cœur palpite et saigne, quand
le

même la confusion fait monter la rougeur au front, il


faut que la plaie soit mise à nu devant le médecin, si le
malade veut être guéri.
De cette manière sont indiqués les trois pas difficiles
mais nécessaires pour le rétablissement de l'homme
tombé. Ces trois pas ne sont cependant qu'un com-
mencement. Après une chute si grave que celle qu'il
a faite, l'homme ne pourrait se relever par un moyen
aussi bref. Cette tâche demande beaucoup de temps, de
courage et de persévérance ; c'est pourquoi chez Dante,
un ange de Dieu, assis sur la dernière marche, et tenant
dans ses mains une épée flamboyante, examine les bles-
sures et la volonté de quiconque monte jusqu'à lui ;

puis il n'ouvre les portes de diamant qui ferment ce


mur qu'à celui chez qui il trouve l'intention inébran-
lable d'achever la purification qu'il a commencée.
Alors le pénitent entre dans ces champs sacrés où les
pécheurs expient leurs fautes et guérissent les blessu-
resque le péché avait faites à leur âme (1).
Le sentiment de la justice naturelle dit à l'homme 2. — L'o-
bligation de
satisfaire à
qu'il faut satisfaire à celui à qui du tort. Celui Dieu
on a fait
est une
Ce e
qui voudrait se dérober à cette exigence pour ce qui le Son natu!
concerne, la reconnaît immédiatement comme légitime,
dès que c'est lui qui est la victime d'une injustice. C'est
sur cette exigence que tous les législateurs ont basé
leurs présomptions, convaincus que d'elle dépend
l'existence d'une société bien réglée.
Aucun faux prétexte ne vaut contre ce principe, et
aucun ne vaudra jamais, tant que l'offensé et l'offen-
seur seront des hommes qui se ressemblent. Mais c'est
une toute autre chose quand c'est Dieu qui est l'offensé.
C'est tout différent. Reimarus, et après lui Strauss,
croient que, même dans cette hypothèse, l'obligation

(i) Dante, loc. cit., 76-132.


400 LE RETOUR DE i/hUMANISME A L HUMANITÉ
pour l'homme de faire pénitence est une manière de
voir fausse de la part du Christianisme. Par le péché T
disent-ils, l'homme s'est porté préjudice exclusivement
à lui-même, et Dieu reste sain et sauf au point de vue de
l'offense (1).

Dans ce cas, comme toujours, le mensonge emprunte


à la foi un morceau de vérité pour tuer celle-ci. Mais elle
ne fait que se frapper elle-même. Il y a évidemment
une certaine vérité au fond de ce que nous venons de
dire. L'Ecriture Sainte elle aussi nous dit: Quel préju-
dice causes-tu à Dieu, quand tu pèches ? Et quand tu
agis bien, que reçoit-il de toi (2)? Mais qui conclura de
là, qu'il n'y a pas d'offense faite à Dieu dans le péché ?
Ce serait prétendre qu'une offense n'a lieu que lorsqu'on
réussit à fairedu tort à quelqu'un. D'après cela, un
mauvais drôle que son père a enfermé pourrait se per-
mettre toute espèce d'insultes contre celui-ci, parce
qu'il ne peut rien lui faire.

Mais pour tout cœur noble, il y a des offenses qui


sont plus douloureuses que des insultes extérieures.
Assurément le père sent l'ingratitude de l'enfant et
l'inutilité de ses efforts, plus amèrement que toutes les
dépenses que les débauches de celui-ci lui causent. C'est
ainsi que pour Dieu le trouble de l'ordre sacré qu'il a
créé avec tant de sagesse (3), le mépris de sa majesté r
constituent une offense assez grande (4). Il a donné à
l'homme l'usage de ses forces, mais il ne l'en a pas rendu
le maître absolu. Et voilà que celui-ci s'en sert pour
faire ce que la folie et l'arrogance lui inspirent. Un tel

abus de ses facultés est un crime commis contre les


dons de Dieu (5). Or, c'est ce que contient chaque pé-
ché. Il contient plus encore. Et cela n'est pas une offense
envers Dieu ?

(1) Strauss, H. S. Reimarus, 261 sq.


(2) Job, XXXV, 6, 7. Gregor. Mag., Moral., 26, 20. Thom., 1,

2, q. 73, a. 8, ad 2.
(3) Thom., 1, 2, q. 21, a. 4, ad 1.

(4) Id., i, 2, q. 47, a. 1, ad 1. — (5) Aug., Sermo, 278, 8.


PÉNITENCE ET SATISFACTION 401

Supposons que le péché ne soit pas autre chose qu'une


violation delà dignité personnelle, même dans ce cas,
il serait une injure faite à Dieu. En péchant, l'homme
agit contre la loi de sa conscience, contre sa nature rai-
sonnable. Or, ce précepte n'est pas une invention de
l'homme ; il est de Dieu ; cette nature est son image (1)
et sa propriété. Ainsi le pécheur ne nuit pas à Dieu ;

mais en se nuisant à lui-même, il blesse les droits et


l'honneur de Dieu, et pour cela, d'après toutes les règles
de la justice, il doit donner satisfaction.
C'estlà un enseignement que le Christianisme n'avait
pas besoin d'inventer, puisqu'il est fondé sur la raison.
Partout où restèrent de petits vestiges de religion on
n'oublia pas la vérité que l'humanité, de même que
chaque homme en particulier, doit satisfaire à Dieu,
parce que le péché pèse sur tous. Cette pensée traverse
comme un fil rouge les systèmes religieux des Hindous
et des Perses. Le Bouddhisme repose uniquement sur
le principe que chaque péché doit être expié. Pour

parler plus exactement, tout le système bouddhiste


lui-même n'est pas autre chose que ce principe. Parmi
tous les systèmes de religion, il n'en est aucun qui soit
plus énigmatique que celui-ci. Il fait qu'on s'étonne à
juste titre comment une religion aussi vide que celle-ci
a pu avoir une telle extension et une telle durée. Mais il

y a une chose qui explique tout. C'est qu'aucun système


religieux n'a exprimé, d'une manière aussi vivante que
leBouddhisme, le sentiment de la culpabilité générale.
La conscience de la faute et la conviction de l'obligation
de faire pénitence sont tellement enracinées dans les
cœurs, qu'une doctrine peut avoir des adhérents parla
seule raison qu'elle en parle, lors même qu'elle ne con-
tiendrait pas une vérité supérieure. Cette pensée est
gravée d'une manière indélébile dans le cœur de tous les
hommes. Même les Grecs qui faisaient tous leurs efforts

(1) August., Sermo, 9, 9, 15.


402 LE RETOUR DE L'HUMANISME A INHUMANITÉ
pour oublier la faute et se soustraire à l'obligation de
faire pénitence, ne parviennent jamais à se défaire com-
plètement de cette pensée gênante. Non seulement ils

appliquent presque à la lettre (1), à toute injustice


commise contre le prochain, le terrible principe de la loi

judaïque : œil pour œil, dent pour dent (2), mais ils éten-
dent l'obligation de satisfaire à tout péché sans distinc-
tion, quand même le péché n'a fait de tort à personne.
De même qu'ils reconnaissent l'obligation de satisfaire
pour chaque crime commis contre le droit d'un tiers, de
même ils admettent aussi qu'on doit subir une punition
pour toute faute commise envers la divinité. Leur tra-
gédie repose sur ce principe si souvent exprimé dans
Eschyle et dans Sophocle « Il convient que celui qui :

commet le mal l'expie (3) ». Cette pensée leur apparaît


si étroitement liée avec la croyance aune divinité (4),

qu'ils disent qu'une religion serait fausse, s'il lui man-


quait l'obligation de satisfaire (5).
vient riguil- Le Christianisme n'avait donc pas besoin d'inventer
Ion qui blesse . -, , . ,. .. „ .

dans rappel cet enseignement. Celui qu une satisfait pas se trompe,


chrétien à la . . ï
pénitence. s il dirige sa mauvaise humeur contre la Révélation. Il

ferait mieux de juger ceci avec la saine raison, et avec ce


quelaconviction del'humanité considère partout comme
la base fondamentale de toute manifestation religieuse.
Nous disons la conviction, non la pratique. La dif-

férence qu'il y a entre ces deux choses est malheureu-


sement connue de tout le monde. Les hommes étaient
convaincus et exprimaient souvent leur foi que pour eux,
le chemin ne conduit à la vie qu'en passant parla porte
de la pénitence. Mais ils avaient tellement perdu l'es-

pérance à la vie, et avaient tellement appris à envisa-


ger la mort comme leur sort naturel, que c'est le plus

^Eschylos, Choeph., (Ahrens) 309-314.


(1)

(2) Exod., XXI, 24, Num., XXIV, 20. Deuter., XIX, 21.
(3) iEschylos, Agamemn., 1564; Fragm., 321 Supplie, 436. So- ;

phocles, Fragm., (Ahrens) 148.


(4) Homer., Od., XXIV, 351, 352. Sophocl., CEdip. Col., 623.

(5) Sophocl., Electra, 824-826; (Ed. Rex, 883-905.


PÉNITENCE ET SATISFACTION 403
petit nombre seulement qui osait frapper à cette porte
par laquelle on revient du péché à la vie. Lorsqu'elle
s'ouvrit devant Dante, elle grinçait si fort que le son
strident qu'elle rendit le pénétra jusqu'aux moelles. On
l'ouvrait si peu souvent que ses gonds étaient rouil-
les (1).
C'est ce qui fait qu'il restait ici à la Révélation une
grande tâche à résoudre, bien que cette vérité se trou-
vât déjà sur terre. Les forces naturelles de l'homme ne
se monlrent jalouses de leur propre puissance que là où
elles peuvent faire quelque chose pour leur honneur et

leur commodité. Mais là où elles croient ne pas trou-


ver leur compte, elles font comme la mère faible qui

craindrait de mal agir avec ses enfants gâtés, si elle

remplissait elle-même son devoir. Dans ce cas, elle se


contente de menacer de l'instiluteur ou du curé. C'est
ainsi que l'intelligence et la volonté se déclarent inca-

pables là où il s'agit d'accomplir des tâches désagréa-


bles, et abandonnent au Christianisme ce qu'elles de-
vraient accomplir en toute justice. Nous en avons un
nouvel exemple ici.
C'est pourquoi la haine de tous ceux à qui les mots
de satisfaction et de pénitence semblent trop durs, ne
tombe pas sur la nature et sur la raison qui ne nous
font jamais oublier leur nécessité. Elle ne tombe pas
non plus sur la volonté, dont l'infidélité nous a chargés
de ce fardeau d'après toutes les exigences de la justice,
mais sur l'ennemi qu'on prétend être le plus grand de
la raison et de la nature : la doctrine du Christ.
Dès le commencement, celle-ci s'est présentée avec
celte exigence ; Faites pénitence (2) ! Mais sa voix n'était
qu'un écho et un rafraîchissement de la grave exhorta-
tion que la raison fait si haut depuis les débuts de l'his-

toire de l'humanité, et que le cœur corrompu a cherché


à oublier avec tant d'opiniâtreté. Mais ce qui rend bles-

(1) Dante, Purgat., 9, 133-139; 10, 2.

(2) Matth., III, 2 VI, 17. Marc, I,


; 4, 15. Luc, III, 3.
404 LE RETOUR DE L'HUMANISME A INHUMANITÉ
santé la doctrine du Christianisme sur la pénitence,
c'est qu'elle produit au fond de notre conscience un
écho si vivant. Il est inutile de regimber là contre. Toute
résistance fait entrer encore plus profondément dans la
chair la pointe de cet aiguillon. Plus l'homme cherche
à se soustraire à l'appel de cette voix, plus son intelli-
gence lui dit : Celui qui se révolte contre Dieu doit lui
rendre à nouveau l'honneur qu'il voulait lui refuser (1).
Lemalqu'ilaseméenlui doit être extirpé parla pénitence.
Aucun péché ne saurait rester sans punition. Si le pé-
ché plus grave mérite un châtiment plus considérable,
lepéché moindre ne peut manquer d'être puni (2). Seu-
lement Dieu ne punit pas deux fois le même péché. Ou
c'est nous-mêmes qui le punissons, ou c'est lui qui
donne la pénitence. Mais il vaut mieux l'expier soi-
même que de tomber entre les mains du Dieu qui pu-
nit (3). Donc il est préférable que nous vengions sur

nous-mêmes l'injustice que nous avons commise; de


cette manière la punition divine nous est épargnée (4).
4. - D'à- Mais nous ne voulons pas
l
dire *par que nous ayons là
près la con-
^
.

C g * e c ^°^ x de re pénitence ou non. Quelqu'un pourrait


ra ie°de rhu-

rhomme
té,
ne
bien encore in terpréter ceci, dans ce sens qu'il est en
S
notre pouvoir de nous délivrer nous-mêmes du péché
l

SS iai -môme"
et de ses suites. Rien ne saurait être plus erroné que
cette idée. L'homme ajuste la force suffisante pour se
rendre malade ; mais là où il s'agit de guérison, il y a peu
de chose à attendre de Le proverbe dit avec une
lui.

très grande sagesse Aucun médecin ne peut se guérir


:

lui-même personne ne peut se conseiller soi-même et


;
;

le poète ajoute avec non moins de justesse:

« Il n'est pas difficile de donner des conseils aux autres; »


« Mais il est d'autant plus difficile d« conseiller »

(1) Anselm., Cur Deux homo, 1,11.


(2) Gennadius, Eccles. dogm., 24 (al. 54).

(3) Basil., Hom. de (Attende tibi), 4 (II, 19, c).


div., 3

(4) Hebr., X, 31. (5) —


August., Sermo, 29, 6 In ps., 58, ; 1, 13.
Prosper., Sent., 211 (al. 210). Bernard., In ps. 90, 8, 12.
PÉNITENCE ET SATISFACTION 405
« Quel remède il faut à la maladie, »
« Car être malade est autre chose que d'être médecin (1). »

Malgré cela , notre temps a cru devoir attribuer à


Thomme ce pouvoir. De même qu'il s'est fait son propre
législateur, de même il s'est fait son propre médecin.
« Lors même, dit Jules Frœbel, que quelqu'un aurait
souillé sa nature dans la fange de la corruption, il saura
bien se purifier tout seul dans l'élément clair et limpide
de la conscience personnelle, comme le cygne le fait
dans Tonde où il se plonge. Cette conscience personnelle
peut se donner l'absolution sans recourir à l'Eglise, et
nous élève nous-mêmes au-dessus de nos mauvaises
actions » (2).

En vérité voilà des paroles pleines d'orgueil et de lé-


gèreté. C'est une action de peu de durée que celle par
laquelle le criminel souille sa noble nature et assassine
peut-être la vertu d'un autre ; mais cette action a de
terribles résultats : bonheur de la vie troublé, inno-
cence détruite, paix anéantie, famille ébranlée , cœurs
brisés, autant de choses qui crient vengeance vers le
ciel. Mais lui, il se plonge
majestueusement dans sa
propre conscience personnelle, et pur il s'élève bien au-
dessus des suites de son crime. Voilà qui s'appelle s'af-
franchir commodément d'une charge qui a déjà écrasé
des milliers de personnes, ou plutôt pour dire la vérité,
— car la vérité n'a pas besoin de fard, — voilà ce qui
s'appelle s'illusionner soi-même
tromper audacieu- et
sementle monde. C'est ainsi qu'après le meurtre du roi,
lady Macbeth disait plus froidement encore et plus cyni-
quement que nos penseurs modernes : « Un peu d'eau
lavera le crime (3) ». Mais elle se trompait. Peu de
temps après elle errait comme une folle et se lavait les
mains pendant des heures entières, en disant : « Dispa-

(1) Philemon Sicul., Fragm., 1 (Didot, p. 115).


(2)Jul. Frœbel, System der socialen
Politik, Bd. I, B. 2, Ch. 5
(dans Ehrlich, Apologet. Ergœnzungen zut Fundàmentaltheologic, 81).
(3) Shakespeare, Macbeth, II, 2.
406 LE RETOUR DE L'HUMANISME A INHUMANITÉ
rais donc exécrable Mais qui aurait cru que
tache... le

vieillard eût encore tant de sang dans les veines ? » (1 )

Oui, si le pardon pouvait s'obtenir avec aussi peu de


peine, dans l'antiquité et plus tard, leshommes auraient
pu se délivrer à meilleur compte et beaucoup plus agréa-
blement des angoisses qui leur torturaient l'âme.
Les pénitences que s'infligent les brahmanes sont
parfois si horribles que notre cœur se révolte en les en-
tendant raconter. Ils vont jusqu'à se laisser brûlera
petit feu sur un lit de fer ardent (2). Ce sont des inven-
tions déraisonnables, inhumaines, nous dit-on. Nous
aussi nous le disons ; mais dans leur démence ils don-
nent la preuve que l'homme considère comme indispen-
sable la pénitence dans tout ce qu'elle a de plus sérieux.
La religion perse est également pleine de sévérité dans
ses punilions, puisque pour certains crimes elle impose
deux mille coups, ordonne de mettre à mort pour
et

l'expiation de certains péchés 7.000 animaux nuisibles,


ou de bâtir trente ponts(3). Les autres religions de l'Asie
se rapprochent de la religion hindoue par les pratiques

de pénitence les plus exagérées, comme se flageller, se


brûler, brûler ses propres enfants. De tous les peuples,
les Grecs légers étaient ceux à qui la pensée de la péni-
tence était devenue la plus étrangère. Aussi Ovide leur
fait ce reproche : « Tout crime, toute trace du mal, sont
effacés par l'expiation; ainsi le croyaient nos aïeux.
Cette opinion vint de la Grèce, où le criminel, après les
cérémonies de lustration, semble dépouiller son forfait.
Aveuglement fatal Croyez-vous donc mortels qu'un peu
!

d'eau efface la trace sanglante du meurtre ? » (4)


Mais ce serait commettre uneinjustice^si on n'avouait
pas que même les Grecs n'avaient pas oublié complète-
ment l'obligation de la pénitence personnelle. Ils

croyaient ne pouvoir commencer dignement les grandes

(1) Ibid., V, i.
(2) Wuttke, Gesch. des Heidenthums, II, 379, 480 sq., 496 sq.
(3) Vendiclad, 18, 136-148. Spiegel, Avesta, I, 293 sq. II, LIX. ;

(4) Ovid., Fast., 11,36 sq.


PÉNITENCE ET SATISFACTION 407

fêtes, comme les Thesmophories (1), et les plus saintes


de leurs pratiques religieuses, les mystères (2), que par
le jeûne manière de voir qu'on rencon-
et l'abstinence,

tre égalementen,Egypte(3),etmêmeen Chine (4). Quand


même œuvres extérieures, ce sont
ce ne sont que des
toujours des œuvres de pénitence. En tout cas, Platon
a sauvegardé l'honneur de son peuple, en lui enseignant
qu'il n'y a qu'un seul moyen de délivrer les âmes de la

tache que le péché a faite en elles, savoir la pénitence


acceptée volontairement (5).

Les Romains d'ailleurs plus sérieux et plus religieux

étaient aussi, sous ce rapport, plus près de la vérité. Ils

regardaient chaque malheur public comme une puni-


tion du ciel, et comme les Ninivites (6), ils cherchaient
à détourner d'eux cette punition par une rigoureuse pé-
nitence commune. Les matrones et les vierges les plus

illustres gravissaient pieds-nus et les cheveux en dé-


sordre, chemin qui conduisait au Capitole (7). Elles
le

étaient suivies du Sénat et de tout le corps des prêtres,


portant de précieuses offrandes. Venait ensuite le reste
du peuple. À cette occasion, la population des campa-
gnes était même invitée dans la ville (8). Ensuite la

foule se dispersait dans tous les temples et dans tous


les sanctuaires,où elle implorait à haute voix la miséri-
corde des dieux. Etendues sur la terre nue, les femmes
accompagnaient leurs prières d'abondantes larmes, et
balayaient le sol avec leur chevelure (9).

Nous pouvons donc dire que la conviction de la né-


cessité de faire pénitence est quelque chose d'univer-
sellement humain. Nous admettons que cette conviction

(1) Plutarch., Demosth., 30,3.


(2) Porphyr., De abstin., 4, 16.
(3) Herodot., 2, 40, 3.
(4) Mémoires concernant l'histoire des Chinois, IV, 131.
(5) Plato, Gorgias, 36, p. 480, 6.
(6) Jon., III, 6-8.

(7) Tertull., Jejun., 16 ; Apolofj., 40. Silius Italicus, 3, 28. Petro-


nius, 44.
(8) LiviiiF, 10, 23 ; 22, 10; 27, 37; 31, 12. — (9) RI, 3, 7.
408 LE RETOUR DE I/HUMANISME A INHUMANITÉ
n'est suivie la plupartdu temps de Faction que dans le
cas d'une grande détresse. Mais la nécessité apprend à
prier et le malheur à réfléchir. Ce que la légèreté em-
pêche de remarquer dans le bonheur, le malheur le fait
comprendre. Il ne faut qu'un malheur pour amener
quelqu'un à faire un retour sur lui-même. Alors il com-
prend immédiatement que c'est une illusion de croire
qu'il peut se déclarer affranchi de toute culpabilité et
de toute punition, sans satisfaire, après avoir péché.
Alors il commence à s'apercevoir que, comme le dit

Sénèque, personne ne peut s'absoudre soi-même (1).


Alors il comprend qu'il accomplit sur lui-même la pé-
nitence non en vertu d'une puissance arbitraire propre,
libre, mais au nom de Dieu lui-même, et qu'en faisant
cela, il agit au nom et à la place de Dieu lui-même.
b.- saïut une chose si grande,
C'est pourquoi la satisfaction est
de la vertu. . . «
de la justice
C'est un mauvais signe o quand nous croyons
j
que fairej. j.
et de l'ordre
ora 1 d u mo
1

5e ar 1a
^- pénitence et prier est bon pour des gens qui ne peuvent
nitence.
p ag fa re au [ re chose. Le Winsbeke tient un tout autre
j

langage :

(( Ce n'est certes pas un jeu d'enfant, »

a Si l'homme veut faire pénitence »

« Comme il faut pour son péché (2). »

On devrait regarder chaque pénitent comme un être

sacré. 11 un instrument de Dieu, et un ins-


est en effet

trument conscient et libre pour rétablir la justice violée


parle péché, et par ce moyen le bien commun. Caria
justice est la base fondamentale de l'ordre du monde,
le rempart de la vertu, la consolation de ceux qui souf-
frent, la vie des peuples. Toute société doit tomber en
ruines aussitôt que le principe à chacun ce qui lui est
:

dû, cesse d'exister. Quand une fois le monde ne croit

plus à l'honneur et à l'obéissance envers Dieu, à la fidé-


lité à la conscience, au respect de la loi, à une récom-
pense pour l'homme juste, au salut de l'opprimé, à. la

(1) Seneca, Ira, 1,14.


{2)Der Winsbeke, 64, 8 sq.
PÉNITENCE ET SATISFACTION 409
punition du méchant, et au rétablissement de Tordre
troublé, c'en est fait de lui. Alors la vertu disparaît, le
vice devient effronté, et la séduction a un attrait irré-
sistible.

C'est pourquoi nous ne pouvons faire autrement que


d'être saisis d'effroi en voyant que le monde est si faci-
lement disposé à mépriser les exemples sévères de pé-
nitence que nous offre la vie des Saints, et à tourner en
ridicule les termes dans lesquels les prédicateurs chré-
tiens prêchent la stricte obligation défaire pénitence. Il

s'accuse lui-même ou d'un grand manque de réflexion ou


d'une absence regrettable du sentiment de la justice.

Ce n'est que justice que quelqu'un soit puni par où il a


péché (1). C'est de la justice toute pure que quelqu'un
doit endurer autant de tourments et de souffrances qu'il
a eu de présomption, et qu'il s'est complu dans les dé-
lices (2). Dante voit dans le Purgatoire des hommes
qui expient leur orgueil sous de lourds blocs de ro-
chers ; ils sont presque courbés jusqu'à terre (3). Les
paresseux devenus tièdes dans le bien courent sans
cesse, s'excitant les uns les autres à l'activité (4). Les
gourmands sont assis mourant de faim et de soif autour
d'un arbre où pendent des fruits d'une douceur exquise,
et près d'une source d'eau vive, apprenant ainsi à se
déshabituer de leur péché favori (5).
Lors même que la poésie contribue beaucoup à orner
de telles idées (6), il faut en tout cas, admettre qu'elles
font preuve d'un vivant sentiment de justice. Il n'y a
pas de doute qu'en tenant toujours ce sentiment en éveil
dans les cœurs, et en exhortant ses adhérents à rétablir
par la pénitence au moins la justice qu'ils n'ont pas ac-
complie envers Dieu et envers lemonde, le Christianisme
a bien mérité de la vertu et du monde.

(1) Sap., XI, 17. —


(2) Apoc, XVIII, 7.

(3) Dante, Purgat., X, 115-119.


(4) Ibid. 18, 88-107.
f

(5) Ibid., 22, 131,141.


(6) Imitât. Christi, I, 24, 3.
II 27
410 LE RETOUR DE L'HUMANISME A INHUMANITÉ
L bl
gau'cm d°e !â La sévérité de l'antique discipline de l'Eglise à ce su-
le
Se quî est jet, étai tconsidérée comme un grand bienfait pour l'hu-
le moins pra- '
.
T , , , •
i • . 1 , .

tiquée, parce manite. Les reproches qui lui sont adresses couram ment
que nous n'ap- ,
ne ftoiit qu
,
precions pas
x
attester que
x
nous avons perdu 1 amour de la
notre honneur '

,re H us ^ ce e ^ même le sentiment que nous devrions avoir


berté° ,l

pour elle. Nous ne comprenons peut-être pas quel té-


moignage nous portons contre nous-mêmes, lorsque nous
accusons l'Eglise de tyrannie, et que nous décrions ses
loissur la pénitence comme un abaissement de l'homme.
L'Eglise s'est précisément acquis un grand mérite en
exhortant l'homme à rétablir par la pénitence la justice
aussi bien envers lui qu'envers Dieu. En agissant ainsi,
elle s'est non seulement montrée comme la protectrice
de l'ordre violé, mais, ce qui est incomparablement plus
grand, elle a relevé le pécheur lui-même de sa chute,
et l'a fait monter à une hauteur admirable d'énergie
morale. Car que peut-on imaginer de plus grand que le
retour à de meilleurs sentiments de la part de celui qui
vient d'ébranler par son péché les colonnes du monde,
le devoir et la loi? Qu'y a-t-il de plus beau que le réta-

blissement de ces colonnes par les propres mains de


celui qui les avait ébranlées, que cet acte qui fait de lui
un exemple lumineux pour tous, un bienfaiteur de l'hu-
manité, un imitateur, un collaborateur, un soldat de
Dieu ? Or c'est ce que contientla pénitence.
Celui qui ne trouve pas cela grandiose, n'a pas le

sentiment de l'honneur. Mais celui qui ne sait pas esti-

mer la vérité, et qui n'aime pas la justice, ne connaît


pas l'honneur lui non
Malheureusement nous
plus.
avons perdu ce sentiment à un degré tel que nous ne
trouvons plus rien de déshonorant à nous laisser tirer
de notre coin, après avoir commis un crime envers
la justice de Dieu et à nous laisser châtier comme un es-
clave tremblant. Nos ancêtres chrétiens agissaient au-
trement. Dans leur confusion d'avoir eu le malheur de
déserter le drapeau, ils se faisaient un honneur, dans la
prochaine bataille, de se mettre au premier rang, l'é-
PÉNITENCE ET SATISFACTION 411
tendard à la main, et d'attaquer les
premiers l'ennemi.
Aujourd'hui l'Eglise obligée de céder aux circons-
tances a laissé de côté, c'est vrai, beaucoup de ses exi-
gences sévères concernant la pénitence. Les anciennes
assemblées qui imposaientdes pénitences de dix, quinze,
et même vingt ans, avec jeûne et autres mortifications,

pour certains crimes, n'appartiennent plus qu'au sou-


venir, et chose regrettable, elles ont même disparu de
celui-ci. Mais avec ces prescriptions, laloi de la satisfac-

tion n'est pas supprimée.


Par contre, on a donné libre carrière à la liberté. La
puissance dont disposent les tribunaux du monde
n'existe pas dans ce domaine. Et quand même il serait
possible de l'appliquer, à quoi cela servirait-il à la jus-
tice, et quelle utilité les hommes en retireraient-ils si

nous accomplissions notre devoir uniquement par con-


trainte ? La pénitence et la correction acceptées par
contrainte perdent au moins la moitié de leur valeur. Il

n'y a que la punitionpersonnelle qu'on s'inflige libre-


ment et joyeusement, ou l'acceptation empressée d'un
mal comme punition, qui remplace ce que le pécheur
doit faire devant Dieu (1). La volonté libre doit aussi
bien engager le pécheur à se punir qu'elle l'a poussé au
péché (2). Et plus on tient compte de sa liberté, plus
l'obligation qui pèse sur lui est grande, plus il a de res-
ponsabilité s'il n'y satisfait pas.
Or, c'est précisément en cela qu'il faut chercher la
cause, pour laquelle la satisfaction devient un fardeau
si pénible. Personne ne nous contraint de faire péni-

tence. C'est notre proprenous de savoir ap-


affaire à
précier l'honneur que Dieu nous fait en nous abandon-
nant le soin de sauvegarder les droits de la justice
violée, soitque nous nous imposions volontairement
une pénitence à nous-mêmes, au lieu d'attendre que
Dieu s'en charge, soit que nous transformions les souf-

(1 Ghrysost., Sacerd., 2, 3.
(2) Dante, Purgat., 21, 66.
412 LE RETOUR DE L'HUMANISME A L'HUMANITÉ
frances qui sont notre lot à tous, en pratiques de péni-
tence méritoires, par l'acceptation résignée d'un sort
auquel nous ne pouvons nous soustraire. Mais il ne
faudrait pas que l'homme
peu soucieux de son
fût si
honneur qu'il l'est la plupart du temps, pour ne pas
sentir tout le poids de cette confiance. Notre liberté,
semble-t-il, se croit plus souvent appelée à détruire le
bien, à profaner le beau, et à éviter le grand, qu'à nous
déterminer vers ce que nous reconnaissons comme no-
tre avantage. Ah ! comme les choses iraient mieux pour
nous, nous étions sous une discipline sévère au lieu
si

d'être abandonnés à nous-mêmes. Mais dans la péni-


tence, nous voyons seulement des choses pénibles et
non la dignité de la représentation divine, de même
que dans les exigences de la justice et dans l'occasion de
nous corriger, nous ne voyons qu'une dure punition à la-
quelle nous nous soumettons uniquement parce que
nous ne pouvons pas faire autrement, et que nous exé-
cutons en murmurant et en nous lamentant. C'est pour-
quoi on comprend facilement que de tous nos devoirs r
c'est celui de la moins pratiqué.
pénitence qui est le

D'après cela, la pénitence est devenue en réalité ce


principe qu'on attribue bien à tort à Ménandre, un
moyen de reconnaître quels sont les hommes qui com-
prennent leur honneur, et quels sont ceux qui n'ont pas
l'amour delà vérité et le sentiment de la justice (1).

7.- au dé- Comme excuse pour un grand nombre, nous admet-


a
pénitence, àp- tons qu'il y a encore une autre chose qui nous rend la
partient la . , .. ,
loi à une pénitence
*
si pénible.
Eglise et à
une autorité
Notre sentiment naturel pour l'équité nous dit que si
nousnous jugeons nous-mêmes avec une justice sévère,
Dieu non plus ne nous condamnera pas, etl'Ecriture con-
firme ce témoignage (2). Pourtant nous ne pouvons nous
affranchir d'un certain nombre de doutes qui nous tien-
nent dans l'anxiété à ce sujet. Notre pénitence peut-

(1) Menandri, Gnomœ, supplem. (Didot, p. 101).


(2)1 Corinth., XI, 31.
PÉNITENCE ET SATISFACTION 413

elle réellement compenser la punition que Dieu nous


ferait subir? Qui donc nous assure qu'il l'acceptera?
Qui nous dit dans quelle mesure, comment et quand
nous devons faire pénitence? Qui nous dit quand il yen
a assez ? Comment oserions-nous commencer à marcher
dans la voie pénible de la pénitence, devant laquelle
recule la nature corrompue, s'il n'y a pas une puissance
qui nous y conduit, une puissance qui ait plein pou-
voir pour nous dire, au nom du Dieu offensé, la manière
de faire pénitence, une puissance qui pourra nous cer-
tifier que Dieu sera réconcilié avec nous, dès que nous

aurons satisfait aux exigences de lajustice violée?


Ne soyons donc pas injustes. Les hommes qui n'ont
pas le bonheur de connaître une Eglise fondée par Dieu,
ne se familiariseront jamais avec la pénitence. L'exhor-
tation du Sauveur à de signification que
la pénitence n'a
là où des hommes investis d'une puissance surnatu-

relle, des prêtres ayant tout pouvoir, se tiennent entre

les hommes et Dieu, poussant d'un côté, au nom de

Dieu, l'hommeà faire pénitence et acceptant, d'un autre


côté, au nom de Dieu, la pénitence de l'homme.
8 La p
Mais même pour ceux qui admettent le sacerdoce, la
7 n t;
nit en e
.
e

satisfaction offrira toujours des difficultés, c'est-à-dire JS^S??


que la pénitence n'est pas seulement une punition. Elle une^urS-
doit encore revêtir deux caractères. Elle doit d'abord lut pourrâ-
me.
être un moyen de purification pour l'âme. C'est ce qui
fait que la plupart du temps l'homme n'apprend que
par elle combien le mal est étroitement lié à sa nature.
C'est seulement lorsqu'on veut arracher la mauvaise
herbe qu'on voit combien profondément et soli-
elle est
dement enracinée dans le sol. Rarement elle cède à un
premier effort, et toujours elle laisse dans la terre des
racines qui pousseront bientôt à nouveau (1 ), car les fila-
ments qui l'attachent à la glèbe qu'elle chérit tant sont
trop nombreux. 11 n'y a rien d'étonnant que le cœur

(1) Tauler, 103, Pred. (Hamberger, II, 282).


414 LE RETOUR DE L'HUMANISME A INHUMANITÉ
regimbe contre l'aiguillon de la pénitence, et qu'il op-
pose les mêmes résistances qu'un arbre qu'on voudrait
arracher d'un sol où il tient fortement.
Outre cela, la satisfaction est encore un moyen de
salut. Elle doit aider à fermer les plaies que le péché a
faites à la nature. Elle doit faire mourir peu à peu les
racines qui l'attachent à l'âme, et grâce auxquelles il

puise toujours une nouvelle force vitale. Elle doit gué-


rir la faiblesse de la volonté, même de la partie sensible,
effet inévitable de la maladie mortelle,
D Voilà ce qui explique la difficulté de remplir cette
cufté Te fairê

dfchïngerde obligation. Le cœur s'en effraie comme un enfant qui


n'est pas habitué au travail, qui a grandi dans le bien-
être, et qu'on place sur le bord d'un ruisseau garni d'é-
pais buissons d'épines. A proprement parler, l'habitude
ne devient jamais nature, mais elle s'enracine néan-
moins si solidement, que toute nature s'assimile à ce
qu'ellenous a inculqué (1). C'est pourquoi on l'appelle
avec raison une seconde nature (2). Aussi agit-elle sur
nous avec la force qui est propre à la nature (3). Sans
doute, on peut s'en défaire, car il n'y a que la nature
dont nous ne puissions pas nous défaire, mais il faut des
efforts puissants pour la maîtriser (4). Comme pour
l'arbre tordu depuis des années et qu'on veut redresser,
chacune de nos fibres gémit jusqu'à ce que le travail ait
réussi. Le cœur, l'intelligence, la volonté, la sensibilité
doivent se défaire de ce dans quoi ils ont vécu jusqu'à
présent, et qui par suite de l'habitude leur est devenu
indispensable ! Est-ce que l'ivrogne pourra vivre sans
vin? l'esclave du plaisir sans ses passions? 11 le peut,
oui, mais non sans sacrifices pénibles. Il n'est pas éton-
nant que tout son être tressaille à cette simple pensée.

(1) Aristot., Rhetor., 1, 11, 3 ; De memoria etreminisc, 2 (Paris, III,

498, 3) ; Magn. moral., 2, 6, 40.


(2) August., Musica, 6, 7, 19 ; Opus imperfect., 1,11.
(3) Thomas, Contra Gent., 1, 11. August. Op. imperf.,l, 91 ; Contra
Fortunat., 2, 22.
(4) Aristot,. Eth., 7, 10 (11), 4 ; Magna moral., 2, 6, 40.
PÉNITENCE ET SATISFACTION 415
Ce que les espions rapportèrent aux fils d'Israël du
pays dans lequel ils avaient l'intention de s'établir, la
nature corrompue, avec la ruse qui la caractérise, le

dépeint sous des images effrayantes au pénitent dont le

cœur est angoissé : c'estun pays qui dévore ses habi-


tants, et qui est le séjour de monstres horribles (1) et ;

tu voudrais essayer d'entrer dans ce pays. Tu n'en con-


nais pas les chemins. Tu n'as pas une idée des luttes
qui t'y attendent. Tu n'es pas habitué au genre de vie
qu'on y mène. Tu ne fais que débuter et déjà tout t'est
pénible. N'éprouves-tu pas la même impression que
David sous l'armure de Saiil ? Il ne pouvait pas marcher,
car il n'était pas habitué à la porter (2).
Tandis que le pauvre homme est dans des angoisses
de cœur très pénibles, tandis que le doute s'empare de
lui, ses passions commencent à former une tempête ter-
rible dans son intérieur. Jamais il ne les avait ressenties
telles qu'elles sont maintenant . Il croyait les avoir
terrassées, et voilà qu'elles se lèvent contre lui plus fu-
rieuses que jamais (3). Son courage menace de faillir.
Jamais le péché ne s'était encore montré à ce degré
chez Sans doute il y vivait déjà, mais comme il
lui.

chancelait semblable à un ivrogne, il ne l'avait jamais


remarqué aussi douloureusement. Tant qu'il l'a laissé
dormir tranquillement au fond de son cœur, le traître se

gardait bien de faire voir sa nature de serpent. Mais


voilà qu'il l'a irrité. Le monstre élève alors sa tête me-
naçante et laisse apparaître ce que sa rage peut faire.

Le malheureux perd courage ; il croit de nouveau être


sa proie. Au milieu de tous ces assauts, il ose à peine
croire que c'est un signe d'amélioration si le mal se dé-
fend en face des efforts faits pou rie déraciner.
C'est ainsi qu'il est ballotté sur les vagues de l'incerti-
tude, dans une détresse pénible. Ici c'est l'amour d'une
vie meilleure qui l'attire ; là ce sont ses anciennes

(1) Deuteron., XVI, 33, 34. —


(2) Reg.,XVII, 39.
(3) Greg. Mag., Moral., 24, 27, 29, 30.
416 LE RETOUR DE L'HUMANISME A INHUMANITÉ
habitudes qui tendent à le faire tomber de nouveau dans
l'ornière qu'il a suivie jadis. Dans sa partie supérieure,
brûle le feu du désir qui le fait aspirer au sublime ;

dans sa partie inférieure, il est consumé par flamme


la

de la sensualité (1 ). 11 lui semble qu'il sort d'un som-


meil lourd et pénible. 11 est fatigué d'être resté couché
là si longtemps, privé de ses sens et de la lumière.
Mais la puissance qui l'étreint ne le lâche pas et il ne
sait pas opposer une véritable force au doux empire
qu'elle exerce sur lui. Tout à l'heure ! Tout à l'heure !

Encore un instant ! dit-il. Et ce tout à l'heure, ce petit


instant n'a pas de fin (2). Tandis qu'il hésite entre la
faiblesse et le désir sérieux, le plaisir se réveille en lui
avec une force nouvelle, et son énergie disparaît. Déjà il

se pose la question si ses habitudes invétérées sont de-


venues pour lui des bourreaux qu'il ne pourra jamais
éviter, ou s'il doit accueillir ces esprits nouvellement
nés qui le tourmentent, comme les compagnons des plai-
sirs auxquels il était depuis longtemps habitué. Doit-il
se croire perdu après avoir fait tant de sacrifices, après
avoir vaincu tant de difficultés ? N'y a-t-il donc pas
moyen d'extirper le péché? Est-il donc impossible de
se corriger?
C'est comme une amère raillerie pour l'homme dont
les mains sont tout ensanglantées par du laborieux suite
travail qu'il a entrepris d'extirper de son cœur les épi-
nes du mal, quand la froide philosophie du monde qui
Ta déjà trompé tant de fois, ne lui laisse pas même de
repos ici. A cette heure encore, — pourla dernière fois,

espérons-le, — elle s'avance vers lui, et lui crie de se


tranquilliser, de laisser les choses aller leur train. A
quoi bon tant de peines ? La nature du mal, dit Fichte
le Jeune, s'accordant en cela d'une manière curieuse avec
l'enseignement des Pharisiens (3), n'est qu'un événe-

{{) Ibid., 24, 26.


(2) August., Confess., 8, 5, 42.
(3) Langen, Judenthum in Palœstina, 378 sq.
PÉNITENCE ET SATISFACTION 417
ment passager. Le bien reste toujours dans le pécheur
avec une force qui n'a pas subi de diminution. 11 ne
tient qu'à lui de rétablir la marche normale de son dé-
veloppement. Pour cela, il n'a besoin que de réveiller
sa puissance qui se trouve en lui (1). Et supposé qu'il
ne puisse pas se délivrer du mal dans ses pensées et
dans ses souvenirs, il n'a qu'à s'oublier lui-même.
S'il réussit à se défaire de lui-même, alors il sera délivré
du péché (2).
C'est pourquoi, tout est bon pour que celui qui ne
peut pas se défaire de ses péchés, oublie tout simple-
ment ce qu'il est, ce qu'il a fait, et comment il est devenu
ce qu'il se plaint d'être m aintenant. Si ce n'était pas plus
difficile que cela, comme l'humanité se servirait volon-
tiers d'un moyen si commode Avec ! quel zèle, elle s'est
toujours efforcée de l'appliquer ! Mais sa longue expé-
rience nous dit quels succès il faut attendre de tout cela.
Comment celui-là peut-iloubliersaculpabilité quilasent
se débattre avec une telle violence au fond de son cœur?
Mais d'un autre côté, à quoi lui sert-il de s'en ac-
cuser, s'il éprouve comme auparavant ses atteintes
corruptrices ? 11 importe donc maintenant qu'il se cor-
rige. Mais son propre passé Un dit que ce n'est pas l'ou-
bli de soi, ni la légèreté qui peuvent le sauver de sa si-

tuation. Ce sont précisément deux voies sur les- les


quelles il s'est égaré. S'il continue sa route, il pourra
bien tomber plus bas, mais il ne se corrigera jamais.
Donc ce n'est pas l'oubli de soi, mais c'est la réflexion
personnelle, qui doit le sauver ; son salut n'est pas dans
mais dans un retour décidé. Tant qu'il
le laisser-aller,

n'a pas transformé la colère en douceur; tant qu'il n'a


pas remplacé les désirs immodérés parla retenue tant ;

qu'il n'a pas vaincu la paresse et la mollesse par l'abné-


gation personnelle, il ne peut se considérer comme

{{) J.H. Fichte, Ethik, II, 1, 151.


{2)IbicL, II, 2, 493; II, 1, 183.
418 LE RETOUR DE L'HUMANISME A INHUMANITÉ
amélioré (1). 11 faut qu'il puisse se dire en vérité : Non
sum :

« C'était moi, ce n'est plusmoi. »


« Je ne rougis point de vous avouer ce que je fus, »
« Depuis que mon cœur changé me fait trouver »
« Tant de douceur à être ce que je suis à présent (2). »

C'est seulement quand il trouve son cœur complète-


ment transformé ; c'est seulement quand étrangère lui
jusqu'alors, il est revenu à lui-même, selon la belle ex-
pression de Xénophon (3) ; c'est seulement quand, après
avoir été éloigné de lui par le péché, il se ressemble de
nouveau à lui-même, pour nous exprimer comme Tha-
ïes (4), qu'il peut parler d'amélioration et de conversion.
Mais les paroles vaines et la simple bonne volonté ne
sont pas suffisantes pour cela. Cette fin ne s'acquiert pas
d'un bond. Sans doute le courage et l'activité sont d'un
grand secours ; mais seuls ils ne conduisent pas à la fin

désirée. C'est pourquoi il fait pénitence et encore plus


que cela.

Autre chose est de faire pénitence, autre chose sont


les fruits de la pénitence, et autre chose encore sont de
dignes fruits de pénitence (5). Or, ce qu'il faut ici, ce
sont de dignes fruits de pénitence (6).
Sans œuvres, sans effort, sans triomphes remportés
sur soi d'une manière constante, les racines du mal ne
seront pas plus extirpées que les germes du bien ne
croîtront en plantes vigoureuses. On ne corrige une ha-
bitude qu'en mettant une autre habitude à sa place (7).
Mais quiconque connaît l'habitude pardonnera à celui
qui, considérant la faiblesse de ses mains et de ses épau-
les, se demande avec une sorte d'hésitation : Qui ôtera

(1) Basilius, InEsai. comment., n. 34.


(2) Shakespeare, Comme vous l'aimez, IV, 3.

(3) Xénophon, Anab., 1, 5, 17 : 'Ev éaurfi) gyivsro.

(4) "Oixotoç (Têaurw yt'vou (MùlJach, Fragm. phil. Grsec, I, 216).


(5) Greg. Mag., In evangel., 1, 20, 8. Basilius, Moral., 1,4; Epist.,
22, 3.
(6) Matth., 111,8.
(7) Aristot., Magna moral. ,2, 6,42.
PÉNITENCE ET SATISFACTION 419
cette pierre qui se trouve à l'entrée de moi-même (1)?
Celui qui considère tout cela saura apprécier pourquoi
il ya si peu d'hommes qui parviennent à changer de sen-
timent. y en a beaucoup trop à qui s'appliquent les
Il

paroles du poète :

« C'est à trente ans »


« Que l'homme commence à sentir qu'il est un insensé. »

« A quarante, il le comprend et veut se corriger. »


« A cinquante, il est irrité contre lui d'avoir tant tardé. »
« Sa velléité première se change alors en résolution ;
»

(( Puis les résolutions se renouvellent sans cesse, »


« Et il finit par mourir comme il a toujours vécu, »
« Plein de bonnes intentions (2). »

Il n'y a que quelqu'un qui ne connaît pas l'homme, c J^~ t ^


cedela ^ râce -
quelqu'un qui n'a jamais essayé de suivre la voie sur
laquelle s'ouvre la porte de la pénitence, qui puisse s'é-
tonner comment Dante pouvait déjà attribuer à la grâce
le passage de cette porte (3). Mais celui qui n'a travaillé
qu'un jour sérieusement à sa correction, comprend la
profonde vérité de cette parole. C'est la grâce qui fait

frapper quelqu'un à cette porte, la grâce qui la lui fait

ouvrir, la grâce qui la lui ouvre si, dans les campagnes


arides où il se trouve, il persiste dans le travail saint
mais pénible de la pénitence, de la satisfaction et de
l'amélioration.
Dans les nuits tourmentées pendant lesquelles Cy-
prien luttait contre lui-même, pour savoir s'il devait
frapper à cette porte ou s'il devait abandonner toutespoir
et toute pensée de vie, il comme une
était barque fra-
gile battue par les flots. Comment une telle transforma-
lui-même ? Comment
tion est-elle possible se disait-il en
pourrai-je me défaire de cequi est devenu pour moi une
seconde nature, et ce dans quoi j'ai blanchi? Aban-
donne cet espoir mon passé est trop enraciné en moi.
;

Quelqu'un qui est habitué à bien vivre ne sait plus se

(1) Bernard., In temp. resurrect., 2, 42.


(2) Young, The compl., \, 416-421.

(3) Dante, Purgat., 9, 88.


420 LE RETOUR DE L'HUMANISME A INHUMANITÉ
priver. Est-ceque quelqu'un qui a toujours tenu aux
honneurs pourrait jamais consentir à subir des humi-
liations? Quelqu'un qui est habitué à vivre au milieu de
la société, et à recevoir toutes sortes d'hommages con-
sidère la retraite comme insupportable. Les chaînes
dont tu t'es chargé sont trop lourdes, pour que tu puis-
ses espérer que jamais l'ambition perde son empire sur
toi, que l'avarice ne te vainque plus, que la sensualité
ne te terrasse plus (1).
Heureusement pour lui qu'au milieu de ces hésita-
tions, une puissance invisible le saisit et le poussa dou-
cement en avant. Il frappa en tremblant à la porte tant
redoutée de la pénitence. Elle s'ouvrit aussitôt. Il y en-
tra plein d'un saint frémissement. Et, ô merveille, ce qui
lui avaitsemblé auparavant être une impossibilité, était
devenu pour lui un reconfort. Là où il n'avait vu que
des obstacles, il trouvait de magnifiques routes. Les
doutes s'étaient changés en confiance. Au lieu des té-
nèbres, ce fut la lumière du jour qui le reçut. Un chan-
gement si considérable s'était opéré en lui, qu'il n'osait
pas en parler, afin de ne pas violer la modestie (2). 11
n'y a qu'une chose qu'il ne pouvait pas cacher, c'est
qu'une force était venue à son secours et lui avait rendu
facile ce qui était le plus difficile.

homme, ce même souci s'empare peut-être aussi


de toi :

« Je voudrais être mort ; >>

« Mais un autre moi vit »


<( Caché au fond de mon être; »
<( Celui-ci ne veut pas se laisser »
« Ni opprimer, ni diminuer. »
« C'est mon cœur orgueilleux qui le crée ;
»

« Pendant que je m'estime très haut, »


<( Je reste tel que je suis (3). »

J'ai fait cette tentative des milliers de fois. Je voulais

(l)Cyprian., Ad Donatum epist. de gratia Dei (Pamel., Ep. 2; Baluze,


Ep., 1) n. 3 (1) (Goldhorn, II, 2).
(2) Cyprian., Ad Donatum ep. de gratia Dei, n. 4(2).
(3) Greith, Die deutsche Mystik im Prediger-Orden, 327.
J

PÉNITENCE ET SATISFACTION 42
devenir autre, et je suis encore ce que j'étais. Je le vois,

mes forces ne sont pas suffisantes. Il vaut mieux que je


renonce à cette peine.
Avant d'agir ainsi, réfléchis encore un instant. Tu as
déjà traversé un verger en hiver. Qu'y as-tu vu? Des
troncs secs, des branches chauves, pas trace de vie.
Quelques semaines s'écoulent, et voilà que tu repasses
par le même chemin. Ce sont les mêmes arbres, c'est le
même verger, et, ô surprise, les troncs commencent à
bourgeonner sous l'abondance de la sève ; ces branches
plient jusqu'à terre sous le poids des fleurs qui les

couvrent. Partout la vie et les douces senteurs font


battre ton cœur. Qui a pu réaliser cela ? Ce changement
est l'effet de la main du Tout-Puissant (1 ).

O arbre sec, endurci dans le péché, laisse-toi toucher


par cette main, et tu sentiras de nouveau la vie passer
en toi. Rends-toi seulement à la grâce de Dieu. Ce qui
est impossible pour toi lui est facile.

(1) Psalm., LXXVI, 11.


VINGT-CINQUIÈME CONFÉRENCE

L ANCIEN ADAM ET LE NOUVEL ADAM.

1 . L'arbre de la mort et l'arbre de la vie comme point final où


aboutit la philosophie de l'histoire. —
2. Profondeur de la chute
de l'homme. —
3. Cependant l'homme n'est pas corrompu dans
l'essence de sa nature. —
4. Pourquoi les efforts grandioses
que les hommes ont faits pour se sauver n'ont pas été aidés par
Dieu. —
5. Inutilité des efforts des hommes pour embellir l'exis-
tence et la rendre agréable. —
6. L'humanité apprend à deman-
der du secours et à chercher le vrai médecin. —
7. Ce qui finale-
ment poussa Phumanité vers Dieu. 8. Le salut—n'était possible
que par l'effusion du sang humain de Dieu. —
9. L'ancien Adam
transformé en nouvel Adam sur l'arbre de la croix.

i.-Larbre Semblables aux dédales du Labyrinthe, et labyrinthe


de la mort et . , .

rarbre deia
vie comme
très sinueux elles-mêmes, les voies des hommes fuient

aboutiua
aI
hi-
e ^ s'entrecroisent dans une curieuse confusion. Cepen-
de
teSre. dant e ^ es on t deux issuesoù sont plantés les deux
,

grands arbres du monde, poteaux indicateurs de l'his-


toire. Le premier est son point de départ, le second

son point d'arrivée. Aucun homme, aucun peuple, au-


cun état, aucune civilisation ne peuvent les éviter.
Tous vont chercher près d'eux ce qu'ils ont choisi pour
être à jamais leur propriété, soit la vie, soit la mort.
De l'un de ces arbres provient la misère sous laquelle
gémit l'humanité ; de l'autre la bénédiction que la grâce
de Dieu lui offre. Le premier est l'arbre de la jouissance,
le second est l'arbre de la pénitence. D'un côté l'homme
s'est perdu en s'élevant orgueilleusement au-dessus de
lui-même, d'un autre, il a appris à se retrouveren s'hu-
miliant jusqu'à faire le sacrifice de sa personne. C'est
par l'arbre de la vie qu'elle doit finir si elle veut donner
des résultats qui méritent d'être appelés des acquisitions
fructueuses et durables.
Au commencement de toute chronologie , nous
L'ANCIEN ADAM ET LE NOUVEL ADAM 423
voyons cet arbre qui, d'après la sage décision de Dieu,
devait faire reconnaître le bien et le mal ; mais, par la
folie de l'homme, il n'a servi qu'à faire connaître le mal.
C'est ainsi qu'il est devenu un arbre de misère, et en
dernier lieu de mort. Voilà ce que nous devons au pre-
mier Adam et à cette femme qui a donné la vie aux hom-
mes. Ils auraient dû choisir le bien et nous le transmettre
en héritage mais ils ont préféré connaître le mal et l'en-
;

seigner à leurs descendants. Le premier Adam est ainsi


devenu le père du péché pour ses enfants, et la mère des
vivants est devenue la cause de la mort.
Dans la plénitude des temps, au milieu de l'histoire,
se trouve également un arbre sur lequel nous pouvons
voir quels fruits le péché fait mûrir. Dans l'espace de
temps qui sépare l'apparition du premier arbre de
l'apparition du second, ce même péché s'est usé, et l'hu-
manité est lombée d'épuisement sous les conséquences
de son orgueil. C'est pourquoi un autre Adam apparaît
pour lui inoculer une vie nouvelle et la sauver de la

mort. Cet Adam formé du limon de la terre,


n'a pas été
mais il ressemble tout à fait au vieil Adam. Ce que le
premier Adam a détruit en lui et dans l'humanité, savoir
'obéissance envers Dieu, la santé de l'âme, la vérité et
la vie, le second veut le rétablir. N'aurait-il pas semblé,
que la race du vieil Adam dût l'accueillir avec des trans-
ports de joie?
Mais si nous voulons savoir combien le genre humain
a décliné profondément, nous n'avons qu'à lever les
yeux vers le sommet du second arbre. Cet arbre, il l'a

élevé comme bois d'opprobre et de tourment pour l'in-

nocence chassée de son sein, parce qu'il ne la trouvait


pas égale à sa corruption. Du haut de ce bois, la vie

couverte de douleur et de dérision, lutte avec la colère

de Dieu, et avec son fruit : la mort.


Au pied de cet arbre, nous voyons également une
femme, à qui n'est pas donné le faux espoir de devenir
l'égale de Dieu et immortelle. Au contraire, on lui en-
424 LE RETOUR DE L'HUMANISME A INHUMANITÉ
lève Dieu et la vie. Comme compensation amère, le Dieu
mourant lui offre toute l'humanité tombée.
Quel échange ! quelle lutte ! quel combat pour la
mère de la vie ! 11 lui faut sacrifier le saint et accepter
le pécheur. Il lui faut livrer Dieu à la mort et recevoir

en retour l'homme mortel. Comme la première femme,


va-t-elle choisir elle aussi le mal à la place du bien ? Si,

sur les balances de Dieu, l'humanité pèse plus que la


viede son propre fils, va-t-elle la luipréférer?Silencieuse,
et le cœur percé de sept glaives, elle prend ce qui lui est
offert.

Ainsi s'accomplit un mystère dont le ciel seul peut


sonder la profondeur. Ainsi la mère du mourant est de-
venue la médiatrice de la vie. Ainsi la croix est deve-
nue l'arbre de la vie. Ainsi le second Adam est devenu
par la mort la vraie vie de l'homme.
2. — Pro- Parcourons lechemin qui sépare la mort du premier
fondeur de la

l'homme
de
Adam de celle du second. On l'appelle histoire de l'hu-
manité,— nom orgueilleux qui caractérise bien l'esprit

du pécheur qui ne veut pas pénitence, — histoire


faire

des civilisations. L'homme s'illusionne si volontiers sur


le sens de ces mots, qu'il lui est absolument nécessaire
de s'en faire une notion claire et précise. C'est pourquoi
la philosophie de l'histoire compte au nombre des oc-
cupations les plus utiles de l'homme.
La chute primitive a déjà causé un préjudice immen-
sément grand aux hommes. Far la désobéissance dans
une chose si facile à observer, ils ont rejeté la justice.
Avec leur opiniâlreté à s'excuser ils ont complètement
opprimé celle-ci, et fait que Dieu ne pouvait la leur
rendre, puisqu'ils ne voulaient pas lui donner accès chez
eux par l'aveu de leur faute et par le repentir.
Mais lorsqu'une fois la base fondamentale de la vertu,
c'est-à-dire la justice, eût été arrachée de leur cœur, les
autres biens qui ornaient leur âme n'eurent plus de va-
leur à leurs yeux. Dans leur fol orgueil, ils méprisèrent
les maux qui les menaçaient, eux et leurs enfants. En-
L'ANCIEN ADAM ET LE NOUVEL ADAM 425
suite ils rejetèrent la faute l'un sur l'autre, signe que la
charité et la miséricorde avaient disparu de chez eux.
Leur cœur s'était déjà détourné de la vérité quand ils

entrèrent en relation avec démon. Ils s'en séparèrent


le

complètement en niant la faute. La concupiscence, l'or-


gueil et le doute contre Dieu achevèrent de ravager
leur âme (1).

Comme il fallut peu de temps, pour que les hommes


ne se ressemblassent plus C'est à peine ! si le Seigneur
pût encore reconnaître ses créatures.
Or les enfants ont continué ce que leurs ancêtres
avaient commencé. Nous n'avons pas le nous
droit de
plaindre de nos premiers parents. Il n'y a personne sur
terre, quand même on lui donne le nom de juste, qui
fasse le bien pur et ne pèche pas souvent (2). Oui, nous
péchons en beaucoup de choses (3). Si nous disons que
nous n'avons pas de péchés, nous nous trompons nous-
mêmes, et la vérité n'est pas en nous (4). Une chose in-
signifiante suffit pour renverser l'homme le plus fort, et
il ne se passe presque pas de jour où nous ne payions

tri but à notre faiblesse. Et quand une fois le premier

p as est fait, nous déclinons rapidement. L'amour pro-


p re nous aveugle de telle sorte, que nous ne voyons pas
e n nous ce dont les autres se plaignent le plus amère-
ment et avec raison.
Celui qui se connaît quelque peu, sait à quelles in-
fluences il comment ces influences sont pour
est livré,
lui un danger continuel, et comment aussi il a vite fait

de succomber. Chacun est homme, et personne n'a be-


soin d'apprendre par les autres combien il est faible.
C'est par lui-même qu'il l'apprend le mieux. Personne
n'a le droit de dire sans s'attirer le reproche d'être fai-
ble et insensé, et sans s'exposer au danger : Je suis trop
vieux pour éprouver cette faiblesse ;
je suis désormais

(1) Bernard, In annunt .B. M. V. 1,8.


(2) Eccl., VII, 21. — (3) Jac, III, 2.
<4)I Joan., I, 8.
h 28
426 LE RETOUR DE L'HUMANISME A INHUMANITÉ
exemplde commettre cette folie; je n'ai plus rien à redou-
ter d'un tel danger. Tant que quelqu'un reste homme, la
moindre chose suffît pour le terrasser misérablement. 11
n'y a que l'insensé qui méprise les petits ennemis; mais
il expie sa témérité par une grande et pénible chute.
Pourtant, les dangers extérieurs ne sont pas les pires,
beaucoup s'en faut. Ce qu'il y a de plus terrible, c'est
que les plus grands dangers proviennent de notre inté-
rieur. Chacun porte son ennemi en lui-même. Des en-
nemis extérieurs peuvent bien nous livrer des assauts,
mais il n'y a que l'ennemi intérieur qui nous terrasse.
Si les ennemis du dehors ne savaient pas qu'ils ont
à compter sur un traître dans notre intérieur, ils n'o-
seraient pas nous attaquer avec autant d'assurance
qu'ils le font, et ne renouvelleraient pas sans cesse leurs
assauts quand même ils sont toujours repoussés.
C'est ce qui fait que nous n'avons pas plus de paix ni
plus de recueillement que nos ennemis jurés. Nous ne
sommes pas capables de conserver une âme égale pen-
dant une heure. Nous connaissons si peu le repos, que
le changement éternel nous apparaît comme le seul
moyen de rendre notre existence supportable. Nous
nous mouvons continuellement dans la contradiction,
et nous ne sortons jamais des angoisses du cœur. Dans
une même heure, nous nions ce que nous avons pro-
mis nous haïssons ce qui vient de nous ravir d'en-
et
thousiasme. Comme il est rare que nous soyons sûrs
de ce que nous croyons vrai ! Quand sommes-nous réel-
lement contents de notre entourage, pour ne pas parler
de nous-mêmes.
Est-ce qu'avec un tel manque de stabilité, la chute
finale dans la mort ne se comprend pas d'elle-même ?

N'est-elle pas comme une délivrance ? A quoi puis-je


mieux comparer l'humanité qu'à un champ de blé ?
Même par un ciel serein, tout y est dans une inquiétude
bruyante. Un coup de vent, une pluie violente arrive,
renverse tout, et un amas de débris informes est tout ce
L'ANCIEN ADAM ET LE NOUVEL ADAM 427
qui reste de la belle moisson des jours précédents. Enfin
le peu qui reste encore debout tombe sous la faucille.
Mais s'il honteux de voir le degré de déca-
est déjà
dence où nous sommes tombés, c'est encore plus hu-
miliant lorsque nous considérons avec quelle ténacité
nous nous cramponnons à notre misère. Il est mauvais
que nous soyions en désaccord avec le monde il est plus ;

mauvais que nous soyons mécontents de nous, et plus


mauvais encore que nous n'en cherchions jamais la
faute en nous-mêmes, et que nous la rejetions toujours
sur d'autres. Mais le pire de tout, c'est que nous défen-
dions cela et que nous l'appellions même avec orgueil
une chose excellente.
Si c'est un malheur d'être séparés de nous-mêmes, la
corruption que contient cet état augmente encore,
parce que nous ne nous rendons pas compte de la gra-
vité de notre chute. Mais ce qui rend comble la mesure
du mal, c'est que nous aimons mieux nous fuir, plutôt
que d'apprendre à connaître la complète profondeur de
notre misère, et que nous nous endurcissons dans notre
chute, moitié par une ignorance coupable, moitié par
un aveuglement dû à l'amour propre.
ïl semblerait que la vérité sur notre situation devrait 3— cepen-
dant l'homme
par
r elle-même assez toucher le cœur, pour
r rendre toute ^^v^çot-
7
rompu dans
de
exagération superflue. Malgré cela, il y a des gens qui if^e
ne sauraient assez pour abaisser l'homme encore
faire

plus profondément qu'il n'est tombé en réalité. Ils n'ont


pas de repos tant qu'ils ne Font pas rendu épouvanta-
blement mauvais et inaccessible à tout espoir de correc-
tion. Ils prennent cette exagération tellement au sérieux,
au Christianisme, ou, disons-le tout de suite,
qu'ils font
à l'enseignement de l'Eglise catholique, un reproche de
sa modération qui reconnaît encore quelque chose de
bon dans l'homme, et qui ne le considère pas comme
absolument mauvais (I).

(1) Dorner, Gesch. der protest. Théologie, 39.


428 LE RETOUR DE L'HUMANISME A L HUMANITÉ
On ne saurait assez se mettre en garde contre ces
excès, car leurs suites sont, comme nous l'avons vu, non
moins pernicieuses que la négation de la chute elle-
même.
Si l'homme était aussi corrompu dans sa nature que
l'admet cette erreur, parler de correction et de perfec-
tion n'aurait pas de sens. Il ne lui resterait plus qu'à
se résigner dans sa ruine et à se rendre aussi supporta-
ble que possible la courte durée de la vie.
Or cette doctrine est fausse, si fausse, qu'il n'y a pas
de mensonge qui le soit davantage. L'homme est tombé,
mais sa décadence n'est pas complète. Il est devenu pé-
cheur, mais il est resté homme. Il a corrompu sa na-
ture, mais il ne l'a pas ruinée sans retour (1). La nature
n'est plus ce qu'elle a été, ni ce qu'elle doit être (2) ;

nous disons même qu'elle est devenue mauvaise mais ;

il devenue mauvaise elle-


est faux de dire qu'elle soit
même (3). Les paroles qui expriment le mieux cette
vérité sont celles-ci Actuellement la nature est encore
:

bonne en elle-même, mais le mal l'a pénétrée (4).


Ce serait un mensonge et une injustice de méconnaî-
treque Thistoire de l'humanité tombée contient beau-
coup de traits où le juge le plus sévère peut lui-même
trouver nombre de choses édifiantes et admirables.
Quel acharnement, quel honteux manque de bonne foi

envers tout ce qui est grand et noble il faudrait pour


noircir comme vices les grandes actions que nous lisons
des païens (5) ! A
aucune époque de l'histoire, le mal
n'a été si puissant, qu'il n'y ait jamais eu de bien à côté
de lui. Même dans le grand déluge, il y eut des hommes
qui furent sauvés à côté de ceux qui furent engloutis (6).

'

v
l) August., Nat. ctgrat., 19, 21 20, 22. Thomas, 1, 2, q. 85, a. 2.
;

(2) August., Op. imper f., 6, 27 3, 215. ;

(3) Natura mala, non malum (August, loc. cit., 3, 188, 190, 192).
(4) Natura bonum, sed inest ei malum (August., Op. imper f., 3,
144).
(5) Vol. II, Conf. XIV, il sq.

(6) l Petr., III, 19, 20.


L'ANCIEN ADAM ET LE NOUVEL ADAM 429
De même, il n'y a jamais eu d'homme qui ait réussi
à étouffer toutes lesbonnes impulsions de sa nature, par
des jouissances sensuelles. Quelqu'un peut s'étourdir
dans l'ivrognerie, mais chaque état d'ébriété est suivi d'en-
nui. Pour prévenir celui-ci, il cherche à s'étourdir conti-
nuellement maislaforce;
finit parlui manquer; ilne peut
plus s'enivrer. Et alors que fait-il? Il retrouve ce qu'il a
essayé de fuir, sa propre nature meilleure. Qu'est-ce que
ce ver qui, selon la paroledu Seigneur, ne meurt jamais
dans les hommes corrompus? Pas autre chose que l'in-
clination vers le bien et son contraire, le dégoût du
mal (1), qui tous les deux restent dans la nature.
Si, même chez les damnés, la nature n'est pas essen-

tiellement mauvaise, à plus forte raison elle ne l'est pas


chez les hommes vivant sur terre, qui sont toujours ca-
pables de se corriger. Un signe de ceci, ce sont les an-
goisses du cœur qui troublent le sommeil du pécheur
par la peur des spectres, c'est cette avidité de débau-
ches éternellement nouvelles, ce malaise qu'on rencontre
au milieu de toutes les distractions, ce remords qui ronge
la conscience, preuves que la nature n'est pas encore
complètement corrompue, tant s'en faut. Pourquoi le
pécheur craint-il Dieu? Parce qu'il ne réussit pas à se
défaire de lui. Si Dieu l'avait abandonné, il pourrait
l'oublier, et il jouirait du repos. Pourquoi est-il une
charge pour lui-même? Pourquoi évite-t-il-avec tant de
soin de se trouver seul avec lui seul? Parce qu'il sait
qu'en lui, il rencontrera toujours la loi de Dieu qu'il
s'efforce d'éviter. A-t-il encore besoin d'autres témoi-
gnages que, malgré toute corruption, il est non seule-
ment uni à Dieu, mais qu'il se sent aussi comme lié à
lui?
La preuve la plus convaincante que la nature de 4 :- Pour -
r r .
- 1 quoi les ef-

l'homme est meilleure que sa volonté, malgré toute cor- SosesqKs


ruption, nous est fournie par son histoire. Il ne peut STÔw °&
sauver n'oni
pas été aidés
par Dieu.
(1) Thomas, 1, 2, q. 85, a. 2 ad 3.
430 LE RETOUR DE L'HUMANISME A INHUMANITÉ
rester d'une manière durable en repos dans le péché
qu il a choisi lui-même. autrement que
Il ne peut faire
de tout essayer moitié involontairement, moitié de bon
cœur, pour se délivrer du péché et de ses suites.
Il n'y a qu'un cœur de pierre, qui pourrait voir sans
la plus profonde affliction, les efforts grandioses que
l'Humanisme a faits pour Chaque
sortir de sa misère.
année, les païens traînaient dans une angoisse de cœur
indescriptible, aux pieds de la divinité offensée, tout ce
qu'ils avaient de plus cher et de plus précieux. Chaque
année, ils poussaient des troupeaux de bœufs vers les
autels. Le sang des victimes coulait à torrents, mais
c'était en vain. Ils sentaient eux-mêmes que ce n'était

pas cela qui pouvait les aider. Ils dirigèrent alors le cou-
teau du sacrifice vers leur propre sang; les serviteurs
deBellone, de Cybèle, de Rhéa, de Ma, de Baal se dé-
chirèrent, dans un désespoir insensé. Les peuples les
plus civilisés sacrifièrent leurs semblables pour calmer
ces angoisses. Les mères prirent leurs propres enfants,
et les précipitèrent en riant dans les flammes. C'est un
spectacle qu'on peut à peine supporter.
En considérant du
ces efforts faits pour se délivrer
péché, il nous semble être sur un rocher escarpé au
bord delà mer. Celle-ci mugit furieuse la tempête fait ;

rage contre un navire qu'on aperçoit au loin, en train


de faire naufrage sur un récif. Les matelots ont fait ce
qu'ils pouvaient pour sauver leur vie en danger. Ils ont
jeté à la mer toute la précieuse cargaison que renfer-
mait le navire, pour essayer de le remettre à flot, et de
le pousser vers le rivage. Mais tout est inutile. Le déses-

poir s'empare alors de ces malheureux, et le désespoir


rompt tous les liens de la discipline. Le père met son fils
à mort, le frère lance par-dessus bord son frère plus
faible que lui. Mais la mer veut avoir sa victime et il lui

faudra ce qu'il y a de meilleur pour épargner ce qu'il


y a de pire. Tout à coup le vaisseau désemparé se
brise avec fracas ; tous les naufragés flottent au gré
i

LANCIEN ADAM ET LE NOUVEL ADAM 43

des vagues, personne ne peut leur porter secours.


et

Mais pourquoi celui qui seul a le pouvoir de les sau-


ver ne vient-il pas à leur aide? Dieu, où est ta miséri-
corde accoutumée (1 ) ? Notre cœur se brise à ce specta-
cle, et tu restesimmobile !

Point de réponse. Et pourtantnous comprenons ce que


ce silence veut dire. De même que la patience de Dieu est
notre consolation, de même son silence est un reproche
à notre adresse. Il peut bien se croire dispensé de ne
pas répondre à la question de savoir s'il a fait ce qu'il
pouvait pour sauver les hommes du naufrage. Est-ce sa
faute s'ils se perdent? Ce sont eux qui l'ont rejeté, mais
lui ne les a jamais abandonnés. Dans tous les égare-
ments, il leur a toujours tendu un bras sauveur. Ils n'a-
vaient qu'à le saisir ; or, ils l'ont toujours repoussé; ils

ont préféré périr, plutôt que quelqu'un puisse dire d'eux


qu'ils ne se sont pas sauvés eux-mêmes.
Quelque nombreux que soient les exemples de sen-
ti ments nobles, et les traces d'efforts enthousiastes aux-
quels l'histoire nous fait assister, il est malgré cela, dif-

ficile parmi tous ces efforts il en est un seul


de dire si

qui mérite d'être appelé un effort véritable, dans toute


l'acception du mot. Ils nous rappellent la conduite de la
diligente fourmi. Elle a essayé cent fois de grimper sur
le tronc d'un arbre, et cent fois elle est retombée, mais
sans jamais abandonner son dessein d'atteindre le som-
met. 11 faut qu'elle arrive au doux fruit qu'elle suppose
être là-haut.
Bel exemple de ténacité et digne d'être imité par nous,
pourrait-on croire. Sans aucun doute ; seulement gar-
dez-vous de la prendre en pitié. A peine l'aurez-vous
prise dans votre main, et l'aurez-vous posée contre l'ar-
bre, qu'elle se laissera retomber. Elle veut avoir la gloire
d'arriver au sommet par ses propres forces; elle ne
veut pas l'atteindre par l'intermédiaire d'un secours
étranger.

(i) Ps., LXXXVIII, 50.


432 LE RETOUR DE L'HUMANISME A INHUMANITÉ
Il en est de même des hommes. Dans leur pauvreté,
ils aiment leur impuissance d'une façon incroyable . Ils

préféreraient périr sans secours, plutôt que de se faire


aider par celui à qui ils ne veulent rien devoir. Toujours
le vieil Adam se manifeste à travers les efforts généreux
de l'humanité. Celle-ci s'épuise, et les efforts qu'elle fait
ne sont pourtant que des moitiés d'effort. Elle grimpe,
aspire, gémit, et malgré toutes ses sueurs, elle n'atteint

pas ce qu'elle pourrait atteindre facilement, car elle


considère comme indigne d'elle la condition du salut
qui consiste dans la soumission envers Dieu. La vie lui
paraît achetée trop chèrement au prix de l'obéissance
et de l'humiliation.
Dans ces conditions, il ne restait plus rien, sinon que
Dieu abandonnât l'humanité à elle-même. Si le malade
ne veut pas vivre, aucun talent ne peut le secourir. On
n'exige pas beaucoup du malade atteint de la fièvre ;

mais ce qui est indispensable, c'est que par sa confiance


il facilite la sollicitude du médecin et se soumette do-

cilement à ses ordres. Si le médecin ne peut obtenir


cela, il n'a plus qu'à se retirer, car autrement il mettrait
en jeu son honneur et sa réputation. De même Dieu,
quand les hommes eurent méprisé ses voies, dut les
laisser poursuivre les idées insensées de leur esprit, les
convoitises mauvaises de leur cœur. Ils pouvaient alors
marcher à leur guise (1), ils étaient libres ;
ils pouvaient
essayer de faire leur bonheur.
5.— innti- Si l'on veut punir l'homme de son entêtement, on
des Sommes n'a qu'à le laisser agir selon sa propre volonté. Si on
6
rexistence et veut confondre par l'humiliation son orgueil et son
agréable. insubordination, le meilleur moyen est de l'abandon-

ner à sa propre prudence et à ses propres forces. L'hu-


manité a également fait cette expérience. Elle a repoussé
le médecin qui voulait lui apporter la guérison, le seul

qui pouvait l'aider. En déclarant que son état était si cri-

(1) Ps., LXXX, 12, 13. Rom., I, 28. Act. Ap., XIV, 15.
L'ANCIEN ADAM ET LE NOUVEL ADAM 433
tique, il avait blessé son orgueil. Elle ne pouvait le re-
connaître aussi critique qu'il le lui disait. Elle croyait
souffrir d'une légère indisposition, et pensait que son
mal passerait sans du médecin. Elle
l'intervention
croyait pouvoir s'en tirer elle-même. Mais le médecin
avait de l'expérience, et il avait jugé juste. Des humeurs
corrompues se mirent à suinter par tous les pores.
Le grand malade voyait son mal augmenter chaque
jour.
Mais la nécessité rend inventif. Le sentiment de la

douleur joint au sentiment de honte lui fournissait tou-


jours de nouveaux moyens pour embellir ses perspec-
tives et rendre son existence plus tolérable. Telle est,
au témoignage de l'histoire, l'origine de ces inventions
et de ces arts qui augmentaient chaque jour, rien que
dans le but de cacher le véritable état intérieur de l'hu-
manité, et d'adoucir l'amertume de ses souffrances.
Mais elle se trompait foncièrement, si elle croyait
par ce moyen voiler la corruption qui l'avait pénétrée
dans son intérieur. Celui qui juge le plus à propos de se
charger de parure, est en somme celui qui ose le moins
se montrer tel qu'il est en réalité. Mais le sens grossier
de l'homme se trahit toujours même sous le plus beau
masque. L'élégance, la distinction dans le maintien font
ressentir d'autant plus douloureusement l'absence deno-
blesse dans le cœur. Elles ne servent qu'à rendre plus sé-
ductrice la malice de l'âme qui se cache derrière elles. La
même chose s'applique également en grand à l'histoire
de la civilisation. On ne peut nier que l'art, la poésie et
toutes les inventions qu'on entend ordinairement sous
le nom de civilisation aient le plus prospéré, précisément
chez les peuples aux époques où la sensualité et le
et

sentiment pour les choses du monde étaient dans tout


leur épanouissement. Mais on a vu que c'était là un ar-
gument très mauvais pour nier la corruption intérieure
du cœur. Ce n'était en somme qu'un moyen très effi-
cace pour présenter sous des couleurs flatteuses, et ren-
434 LE RETOUR DE L'HUMANISME A INHUMANITÉ
dre contagieuse la maladie cachée sous cetle belle en-
veloppe.
L'humanité se trompait également quand elle croyait

se procurer la guérison ou au moins du soulagement


par des inventions dues à sa sagesse et à son art. La
phtisique peut se faire illusion devant une glace, grâce
au fard qu'elle met sur ses joues creuses, et croire
qu'elle a encore de nombreuses années à vivre; mais
ses jours sont comptés. Le malade atteint de la fièvre,
qui ne tient plus dans son lit par suite d'une agitation
intérieure qui le dévore, croira peut-être trouver du re-
pos en changeant d'air, ou en se rendant dans quelque
société, mais n'importe où il aille, il porte sa maladie
avec lui . C'est ainsi que les hommes se sont donné
beaucoup de peine, pour faire disparaître leur état de
malaise par l'embellissement de la vie et les plaisirs.
Mais à quoi leur orgueil scientifique leur a-t-il servi ? A
quoi leur ont servi les richesses et les beaux-arts au
milieu desquels ils ont grandi? Ils marchaient dans des
sentiers arides et pénibles , et leurs pieds se fati-

guaient (1). Comme résultat, ils sont parvenus unique-


ment à faire l'expérience que leur misère leur semblait
d'autant plus amère que leur sens artistique devenait
plus que la certitude de la mort pesait d'autant
fin, et

plus lourdement sur eux, qu'ils s'étaient rendu la vie plus


agréable (2). C'est une triste vérité à dire, mais plus
triste encore est la parole de l'éternelle vérité : Les peu-
ples s'épuisent pour des riens. La peine de l'humanité
tout entière s'évanouit en fumée (3).
e.- L'hu-
manité ap-
A une époque *
où le monde se berçait encore des
l

P n illusions d'une jeunesse inexpérimentée, espérait faire


mander du"
h
chercher 1e de l a terre un paradis, 700 ans avant Jésus-Christ, un
rai médecin.
des plus grands représentants de la philosophie de l'his-

toire, le prophète lsaïe, a prononcé ces paroles en signe

(1) Sap., V, 8, 7.

(2) Sap., 1,12.


(3) Jerem., LI, 58. Hab.,11, 13.
L ANCIEN ADAM ET LE NOUVEL ADAM 435
d'avertissement à l'humanité : « Tu as travaillé dans la
multitude de tes voies, et tu n'as pas dit: Je vais me re-
poser. Tu as trouvé la vie par toi-même, c'est pour-
quoi tu n'as pas prié (1) ».
11 était encore trop tôt à cette époque ; le monde n'y
crut pas. Il voulut courir la chance.
Mais le temps de la réalisation arriva comme il vient
pour toute parole sortie des lèvres de la Vérité. La force
de l'homme n'est pas considérable, quand même il est
en bonne santé ;
celle du malade dure encore moins
longtemps. Le monde avait cru pouvoir s'aider lui-
même, mais bientôt ses forces l'abandonnèrent. Enfin
l'homme apprit à prier et à implorer un secours étran-
ger.
Mais nous connaissons l'homme. Si un jour il lui
faut le médecin, celui-ci doit être selon ses goûts. Avant
de s'adresser à celui qui pourrait le guérir, il laisse gâ-
ter ce qu'il a encore de sain par premier charlatan le

venu. C'est doublement compréhensible dans notre cas :

Le médecin qu'il fallait n'était pas autre que le grand


Dieu vivant au nom et au voisinage de qui malade ne
le

pensait qu'avec effroi, et c'était précisément en péchant


contre lui qu'il s'était attiré ces souffrances. Malgré ce
crime, ce Dieu s'était depuis longtemps offert à lui pour
le guérir. Mais lorgueil du malade avait refusé. Et
maintenant il lui faudrait demander du secours à celui-là
même qu'il avait blessé ? Jamais ! 11 y a encore d'autres
médecins, se dit-il : essayons près d'eux.
Il y avait en effet assez de médecins. Ils arrivèrent
en foule chacun avec son remède. L'un guérissaitparle
feu, l'autre par le fer, un troisième avec un poison
rongeur. Tous semblaient être d'accord sur un point :

choisir ce qu'il y avait de plus douloureux. Tous s'ac-


cordaient également sur la manière de traiter le malade,
c'est-à-dire qu'ils le traitaient avec autant de dédain et

(\) Is., LVII, 10.


436 LE RETOUR DE L HUMANISME A L HUMANITÉ
aussi peu d'égards, qu'on peut traiter un condamné à
mort, sur lequel on expérimente l'effet de remèdes nou-
veaux. ne songèrent à ménager ni sa pudeur ni sa
Ils

faiblesse. Et lorsqu'après leur traitement, pour ne pas


dire leur mauvais traitement, ils eurent réclamé un sa-
laire de sang, — car en cela aussi ils furent unanimes,
— ils disparurent et abandonnèrent le malade à son mal-
heur. Il était un degré plus près de la mort, et il était
plus riche d'une déception.
A qui désormais s'adressera-t-il ? Il a essayé tous les
médecins ; il a demandé le secours des philosophes, des
tyrans, des législateurs et des généraux. Tous l'ont
traité ; tous ont fait empirer son état. Doit-il désespérer
maintenant ? Doit-il en toute humilité et confusion re-
tourner comme un suppliant vers le seul médecin dont
il se soit détourné avec dédain? Mais s'il désespère, la
mort est certaine (1 ), et c'est précisément la mort qu'il
cherche à éviter.
Cette crainte de la mort est aussi un des restes de
jours anciens meilleurs, qu'il n'avait pas compris jus-
qu'alors. Cette impuissance à anéantir sa nature tout
entière, avec toutes les impulsions d'autrefois qu'elle
avait conservées, lui semblait jadis dans son orgueil
un tourment insupportable. Il ne comprend pas encore
cela mais il sent déjà que c'est en elle qu'il y a un point
;

d'attache pour son salut. C'est triste qu'il ait laissé aller
les choses aussi loin. Pourvu que le dernier remède ait
encore quelque efficacité.

C'est ainsi que la peur de la ruine complète devient


pour lui le commencement du salut. Si c'était possible,

il préférerait la mort à la honte et à l'humiliation aux-


quelles il lui faut se soumettre maintenant, s'il veut
être sauvé. Heureusement pour lui, l'anéantissement
se trouve entre le péché et le désespoir. C'est cette pensée
qui l'empêche de rendre incurable le péché par le dé-
sespoir.

(i) August., Inps. 50, en. 8.


L'ANCIEN ADAM ET LE NOUVEL ADAM 437
1
Savoir qu'on est incurable est plus terrible que de nùâemM
p
voir la mort devant soi. Une mort courte est un bienfait 31é ver»
Dieu.
en comparaison d'une consomption sans espoir de gué-
rison.
Par son obstination à ne pas faire pénitence, l'homme
était sur une voie excellente pour rendre le péché incu-

rable. Lui-même il ne comprenait pas cela, mais il se


sentait dans une situation où la mort était plus désirable
que la vie.

La maladie du suicide, qui menaçait de faire périr


l'humanité, lui fît enfin pressentir le danger de sa situa-
tion. L'homme se résigne à la mort, mais il ne se rési-
gne jamais à se considérer comme absolument incu-
rable.
C'est ainsi qu'il se releva encore une fois. Incurable !

se dit-il à lui-même. L'homme ne saurait être incura-


ble. Non ! Dieu a fait les peuples guérissables. La rai-
son et la nature nous le disent. L'Ecriture Sainte tient
le même langage (1).
L'homme se trompait en croyant qu'il n'est pas si

difficile de se guérir soi-même, puisque la nature nous


donne un vigoureux concours, si toutefois nous voulons
nous laisser guérir (2). Comment, après l'avoir rendue
si malade, la nature peut encore posséder la force de
guérir notre maladie?
Pour ce qui est de l'espoir d'être guéri par d'autres
qui ont la même nature et les mêmes faiblesses que nous,
elle n'a qu'à jeter un regard sur eux et sur nous. Com-
ment obtiendrons-nous jamais un secours efficace delà
part d'hommes qui ne peuvent pas plus se porter secours
à eux-mêmes, que nous ne le pouvons nous-mêmes.
C'est une belle pensée que les hommes forment tous un
magnifique ensemble. Aux heures de détresse et d'a-
bandon, ce qui nous donne du courage, c'est la consi-
dération que nous sommes les parties d'un tout où cha-

(1) Sap., 1, 14.

(2) J. H. Fichte, Ethik, II, 2, 494.


438 LE RETOUR DE L'HUMANISME A INHUMANITÉ
cun porte une part de la faute el de la pénitence com-
munes et que, par ce moyen, nous pouvons expier cha-
cun pour nous, et revendiquer dans les mérites du
tout, une part pour ce que nous ne pouvons pas faire.
Or, ce sont là des idées que seule la Révélation a ap-
portées. Dans l'antiquité, où chacun ne savait où cher-
cher du secours, personne ne pensait à de telles cho-
ses. Porte ton fardeau ; il ne faut pas que tu aies un sort
meilleur que celui des autres. Voilà quelle était toute la
consolation qu'on savait donnera cette époque. Ajouter
son propre fardeau au fardeau du tout, voilà quelle était
l'idée que les païens se formaient delà solidarité du
genre humain. « La guérison par les hommes est im-
possible », dit le poète païen (1).

Le malade finit parle comprendre. Le malheur ou-


vre les yeux (2). S'il les avait tenus fermés si longtemps
c'étaituniquement pour n'être pas obligé de voir celui
qui était constamment à ses côtés, lise voyait aban-
donné de tous les consolateurs qui n'avaient pas mission
de le guérir, de tous les faux amis, de tous les méde-
cins incapables qui l'avaient trompé jusqu'alors, et qui
l'avaient abandonné à son triste sort au moment où ils
le croyaient près de sa fin. Seulement, celui qu'il n'a-
vait jamais voulu admettre se tenait près de lui, dan&
sa fidélité éternelle.
L'entêtement du malade était vaincu. Il ne pouvait
résister à une telle misère, et à tant d'amour de la part
de Dieu. Oh ! s'il y a encore du secours pour moi, c'est
chez vous seul qu'il est. Tous les miens m'ont aban-
donné ; ils m'ont trompé ; ils se sont moqués de moi.
Qui me reste encore, sinon vous ? Seigneur, sauvez-
moi, je péris (3). Vous qui régnez dans le ciel, c'est
vers vous que je lève les yeux. Mon âme est remplie

(1) Menander, Sacerdos frag., I (Didot, p. 24),


(2) Is., XXVIII, 19.
(3) Matth., VII, 25. (4) Psalm., CXXII, 1, 4.
L'ANCIEN ADAM ET LE NOUVEL ADAM 439
d'angoisses. Faites de moi ce que vous voudrez pourvu
que je trouve le salut.

C'était la seule chose que la miséricorde de Dieu atten- 8.- Le sa -


, ., . , . , i rr lut n'était
tous ces maux ne seraientl pas
,
dait depuis des siècles, possible que
.... , . par l'effusion
arrives, suhomme s était avoue pauvre pécheur, et '
du sang nu-
main de Dieu.
\

s'était jeté aux pieds du seul médecin capable de le gué-


rir. Toutes ces terribles tentatives de guérison qui lui

ont coûté tant de sang et de douleurs sans lui profiter,


il aurait pu se les épargner, s'il avait compris plus tôt son
impuissance à se guérir lui-même. Alors la fièvre dis-

parut. Le malade sur lequel la mort avait déjà étendu


sa main devint accessible à la guérison.
Mais il n'était pas encore guéri. La honte, la confu-
sion, le repentir, l'humiliation, la pénitence ne suffi-
saient pas pour le sauver. C'est seulement lorsque la
guérison s'est faite qu'il a vu combien le mal était grand
et combien le danger était extrême. Plus le salut est dé-

sespéré, plus on voit la grandeur du péril. Le principe


que l'humanité n'a jamais oublié Sans effusion de sang :

point de pardon du péché (1), n'est que trop vrai. Le


péché avait livré l'homme à la mort ce n'est que par le ;

sang qu'il pouvait récupérer la vie, car c'est dans le sang


que se trouve la vie (2). Or le sang des animaux ne
pouvait être d'aucun secours à l'homme mourant le ;

sang humain lui-même ne pouvait pas lui rendre la


vie non plus, puisqu'il était tout aussi empoisonné que
celui de l'humanité tout entière.
Seul un sang pur et sain, infusé dans ses veines, pou-
vait lui donner une vie nouvelle. Mais où trouver ce
sang Ce n'était évidemment pas sur terre.
?

Tout à coup le Fils de Dieu se lève du trône de la


magnificence éternelle. Donnez-moi votre sang, dit-il ;

en le faisant couler dans mes veines, je veux le rendre


pur et sain. Puis vous le reprendrez, et vous le verse-

(1) Hebr., IX, 22.


(2) Exod., XVH, 11.
440 LE RETOUR DE L'HUMANISME A INHUMANITÉ
rez ànouveau dans vos veines. Vous ne m'aurez pas in-
voqué en vain.
C'est à peine si l'humanité osa croire cette parole.
C'est à peine si quelqu'un consent à mourir pour un
juste (1), et tu veux mourir pour nous pécheurs, toi,
le Dieu éternel, toi l'amour blessé? Personne ne mani-
festemieux son amour qu'en donnant sa vie pour ses
amis (2) mais nous, ne sommes-nous pas tes ennemis?
;

Or Dieu est fidèle à sa parole. C'est précisément à


cela que vous pouvez reconnaître que ce n'est pas un
homme qui va pour vous à la mort. Dieu est charité. La
charité ne fait pas attention à la vie s'il s'agit de sauver
des malheureux. Pécheurs ou ennemis, peu importe;
il suffit que sans moi vous seriez perdus. Eh bien don-
nez-moi de votre sang, et vous verrez ce que l'amour
est capable de faire.
Une vierge offre timidement à Dieu le sang de son
cœur. D'ailleurs, il ne l'eût pas accepté d'une autre. Il

le prend, il le sanctifie dans ses veines, puis après il le

met sous le pressoir. Semblable aux quatre fleuves du


Paradis, il se répand de ses blessures surle monde tout
entier : l'humanité est sauvée. L'orgueil avait été la
cause de sa chute, l'arrogance la cause de sa mort.
Avec l'humiliation a commencé son relèvement ; le sa-

crifice de l'amour devient sa vie.

9. _ L'an- Une feuille détachée de l'arbre voilà le vieil Adam (3).


iraimél L'arbre dont elle s'est détachée était jadis dans le Para-
nouvel Adam , . . .

sur l'arbre de OIS (4).


au commencement des temps. Avec un plaisir
C'était
insensé, la première mère, la mère de la non-miséri-
corde avait effeuillé l'arbre sacré, et voilà que feuille
abattue, l'homme gisait à terre impuissant. Chaque
c oup de vent le faisait rouler çà etjà. Les sucs nourri-

(1) Rom., V. 7.
(2) Joan.,XV, 13.
(3) Job. XIII, 25, Homer., IL, VI, 146. Musœus
dans Clem. Alex.,
Strom., VI, 2, 5. Cf. Mùllach, Fragm. phil. Grsec, I, 161.
(4) Greg. Mag., Moral., XI, 60.
L'ANCIEN ADAM ET LE NOUVEL ADAM 441
ciers qu'il puisait jadis dans le sol sacré de l'Eden se
dessèchent de plus en plus dans ses veines.
Pendant des siècles, les tempêtes le ballottèrent sans
qu'il pût se défendre, sans qu'il vît luire une étincelle
d'espérance. Enfin un coup de vent heureux le porta sur
une montagne rocailleuse. Sur cette montagne, il y a
une femme plongée dans la douleur, au pied d'un ar-
bre. Mais cet arbre est sec comme la mort, chauve
comme l'arbre du Paradis depuis le jour fatal où la
femme l'avait dépouillé de ses feuilles. C'est l'arbre de
la Croix. La vie vient de lutter avec la mort. La mère
dtï douleurs ne peut plus supporter l'aspect de son fils

mourant ; elle incline la tête vers la terre. Alors son


Regard lAombe sur la pauvre feuille que le vent vient de
porter toute frissonnante à ses pieds. Feuille sèche,
chassée par le vent, dit-elle, tu viens bien à propos. Tu
n'auras pas été apportée inutilement vers moi à cette
heure qui est amère de ma vie. Alors mère de
la plus
miséricorde, elle ramassa cette feuille et la plaça d'une
main tremblante dans une fissure du bois de la Croix. A
ce moment, le mourant qui était suspendu sur cette
croix éleva la voix Tout est consommé, dit-il, puis il
:

inclina la tête: La vie était morte. Alors son sang se


répandit sur la terre une vie nouvelle passa dans l'ar-
;

bre de la mort; il reverdit. La feuille sèche reverdit


aussi. Le pécheur était racheté. Le nouvel Adam était
né.

2'J
%
TABLE DES MATIÈRES

Pages

TREIZIÈME CONFÉRENCE. — Le culte du diable . . . 5-40

1. Le principe « Dans le monde avec le diable » sauve l'honneur de


:

l'humanité. —2. Le moyen âge et les époques de foi sur la puis-


sance de Satan. —
3. Sorcellerie et magie depuis la victoire de
l'Rtmanisme. —
4. Le monde comme théâtre de démons depuis la
Réforme.— 5. Négation de Satan. —
6. La vraie doctrine sur l'in-
fluence de l'esprit mauvais. —
7. Jugement sur l'humanité et son
histoire d'après les races régnantes, relativement à une puissance
mauvaise en dehors du monde. —
8. Remplir le rôle du diable,
dernier degré de dégénérescence de l'Humanisme. 9. OEuvres —
démoniaques et hommes. —
10. Malheur au monde à cause des
scandales.

Appendice. — Y a-t-il en réalité une adoration du diable 41-71


1. L'existence du diable n'est niée par personne. — Les légendes 2.
des peuples concernant un esprit mauvais. — Les religions 3.

dualistes et les sectes. — 4. Le culte du diable au moyen âge et


dans les temps modernes. — La franc-maçonnerie. —
5. Le 6.
diable dans la littérature moderne.

TROISIÈME PARTIE
HISTOIRE DE LA CIVILISATION DE L'HUMANISME

QUATORZIÈME CONFÉRENCE. — L'esprit de la civi-


lisation humaniste 73-99

1. Contradiction et manque de sincérité de l'homme dans les juge-


ments qu'il porte sur lui. — faut reconnaître un progrès,
2. Il

mais un progrès limité. — Faust et le Juif-Errant sont les mo-


3.
dèles du progrès moderne. — L'esprit du progrès moderne. —
4.
5. Esprit de la littérature ancienne et de littérature moderne.
la
— 6. La civilisation humaniste est malsaine. — Les moyens 7.
d'attraction dont nous avons besoin dans la vie et dans la littéra-
ture. — D'où vient
8. manque de consistance et le manque de
le
but de la littérature humaniste — Insuccès de la civilisation
? 9.
humaniste provenant du manque d'amour de la vérité.
444 TABLE DES MATIÈRES

QUINZIÈME CONFÉRENCE. — Les moyens de la civi-


lisation humaniste 100-132

1. Les deux moyens de s'acquérir un grand nom et la reconnais-


sance de l'humanité. —
2. Le principe que la fin sanctifie les
moyens, comme principe de l'Humanisme. 3. Machiavel. — —
4. Ses imitateurs. —
5. La fable des abeilles. 6. Le témoi- —
gnage de l'histoire sur les effets des passions et du mal. 7. —
Pourquoi les états et les civilisations s'effondrent. 8. Les civi- —
lisations et les états qui durent ne ileurissent que sur la vérité et
la justice. —
9. Faux jugement de la foule sur le bonheur et la
civilisation de l'humanité. —
10. La civilisation humaniste et la
description d'une civilisation qui ne s'écarte pas de Dieu. 11. —
Diversité de jugements sur la civilisation et la grandeur. 12. D< —
mauvais moyens ne conduisent ni l'homme ni l'humanité ^
fin.

SEIZIEME CONFÉRENCE. — La fin de la civilisation


humaniste 133

1. Tout a sa fin marquée par Dieu la nature, l'homme, l'huri


:

nité. — Cependant cela n'a pas de fin qui ne sert pas la fin Ut
2.
plus élevée. —
3. Dans quelle mesure la fin dernière est la féli-
cité ; différence du point de vue de l'Humanisme et de celui de
l'Humanité. —
4. La négation de la fin suprême est la déclaration
de banqueroute de l'Humanisme. —
5. Les ressorts de toute his-
toire et de tout mouvement de civilisation. — 6. Les différentes
vues sur la félicité comme thermomètre de la valeur des civilisa-
tions. — Le vrai chemin de la, félicité.
7. — 8. Physionomie et con-
ception de la vie d'après la philosophie et la civilisation modernes.
— 9. Les trois conceptions du monde essentiellement différentes.
— 10. La vie comme course immense.

DIX-SEPTIÈME CONFÉRENCE. — L'histoire de la civi-


lisation humaniste 159-236

1. Les contradictions qui existent parmi les adversaires de la doc-


trine chrétienne sont favorables à notre cause. 2. La doctrine —
du progrès constant. —
3. La question du progrès ou du recul ne
peut être résolue que sur le territoire historique. 4. De quoi —
s'agit-il quand il est question de progrès humain ? 5. L'histoire —
des religions humaines est une preuve du recul de la civilisation.
— 6. Il en est de même de l'histoire du luxe. 7. L'histoire —
ancienne enseigne aussi la même chose. 8. L'histoire —
du ma-
riage est une preuve de la décadence des peuples. 9. Il en est —
de même du traitement des enfants. —
10. Du traitement des
esclaves. —
11. Des serviteurs libres. —
12. Du système de castes.
— 13. Les prétendus états de nature. —
14. La persuasion géné-
rale et ancienne que l'Humanité a de son recul. 15. Courte —
notion de la véritable histoire de la civilisation.
TABLE DES MATIÈRES 445

DIX-HUITIÈME CONFÉRENCE. — Le résultat final de la


civilisation humaniste 237-269

1. Caractère de Timon haïsseur des hommes.


le —
2. Le mépris des

hommes et du monde conse'quence nécessaire de l'humanisme.


.— 3. Le Pessimisme comme maladie intellectuelle de l'Humanité'.
— 4. L'éloignement de Dieu en est la première cause. 5. La —
vie réelle et les agissements du monde. —6. Le dogme fonda-
mental de l'Humanisme comme seconde cause du mépris des
hommes. — 7. La troisième cause est la dépréciation personnelle
et le manque d'estime qu'on a pour soi. —
8. La quatrième cause

est le sentiment qu'on n'a pas de fin, accompagné du manque de


foi en Dieu. — 9. Histoire du Pessimisme. —
10. Résultat final
de l'Humanisme.

QUATRIÈME PARTIE
LE RETOUR DE L'HUMANISME A L'HUMANITÉ
DIX-NEUVIÈME CONFÉRENCE. — Le gouvernement
de Dieu dans le monde 271-296

4. Les plaintes contre la Providence divine. —


2. Aussi peu il y a

de beauté digne de Dieu dans le monde, autant il y a de laideur.


— 3. Le mal n'est pas une perturbation de la beauté générale
parce qu'il est compris dans les plans de Dieu. —
4. La volonté
de Dieu s'accomplit en tout temps. —
5. La justice vengeresse de
Dieu est la preuve que malgré le péché, Dieu n'a pas laissé le
monde à lui-même et ne l'a pas abandonné. —
6. Le bonheur de
l'homme et l'honneur de Dieu sont une seule et même chose les ;

punitions iniligées par Dieu sont le salut du inonde. 7. Le —


tragique dans l'Humanisme. —
8. Dans le Christianisme. 9. —
Comment le mal contribue à la beauté de l'ensemble. 10. Con-—
descendance incompréhensible de Dieu, et honneur pour l'homme
en ce que celui-ci peut participer à la réalisation des plans de
Dieu. — 11. Le gouvernement de Dieu dans le monde est le salut
de ce dernier. —12. L'histoire universelle est un grand jour de
bataille.

VINGTIÈME CONFÉRENCE. — Ecce Agnus Dei . . . 297-323

1. Laocoon l'image du paganisme. —


2. Ruine de la religion par
l'éloignement de Dieu. —
3. Décadence des mœurs par suite des
dieux inventés par les hommes. —
4. Décadence delà vie publi-
que comme conséquence nécessaire de l'Humanisme. 5. Ef- —
forts grandioses que le paganisme a faits pour se sauver. 6. Dé- —
sespoir de l'humanitéà la lin du monde ancien. —
7. Résurrection
des anciennes espérances de rédemption à l'époque du Christ. —
8. La plénitude des temps. —
9. Lumière nouvelle, surnaturelle
sortant des ténèbres. —
10. La rédemption comme doctrine,
exemple, salut. La divinité de la rédemption manifestée par sa
446 TABLE DES MATIÈRES
vertu guérissante. — 11. Ce qui était nécessaire pour que l'hu-
manité fût sauvée. — 12. Ecce Agnus Dei. —
13. La lutte entre
la vie et la mort. — 14. Le fruit de la rédemption. 15. Le —
pendant du Laocoon.

VINGT ET UNIÈME CONFÉRENCE. — La source de tout


péché , 324-347

1. Il n'y a de vraie philosophie de l'histoire que là où l'on tient éga-

lement compte de la liberté humaine et de la puissance divine,


du naturel et du surnaturel. —
2. Le salut de l'homme n'est
possible que par sa coopération avec les desseins de Dieu concer-
nant le salut. —
3. L'orgueil est la cause de la chute et l'obsta-
cle au salut. 4. —
L'orgueil commencement du péché, parce que
la plupart des péchés en dépendent. —
5. Parce qu'il en est la
source. —
6. Et parce qu'il tire de lui toute sa force. 7. L'or- —
gueil va jusqu'à l'idolâtrie personnelle et à l'exclusion de Dieu.
— 8. Comment péché peut devenir infini et éternel.
le — 9. Le
péché ne meurt pas par lui-même. 10. Il n'y a que — la grâce
qui puisse nous sauver de nous-mêmes.

VINGT-DEUXIÈME CONFÉRENCE. — Le repentir . . . 348-373

1. La maladie de l'exagération. — 2. La seule matière dans laquelle


l'exagération n'est pas facile. —
3. Le fardeau qu'impose la con-
viction d'une justice pénale divine. —
4. Le plus grand tourment
et la plus grande punition du pécheur se trouvent dans l'incapacité
d'anéantir sa propre nature. —
5. Le péché, la plus grave des

illusions, et le plus grand malheur. —


6. L'unique et bref moyen

de s'affranchir de ce poids. —
7. L'esprit du monde et le repen-
tir. — 8. Le repentir comme destruction de l'orgueil sous ses
deux faces. —
9. Le repentir impossible sans la foi à la miséri-
corde de Dieu. —
10. Le repentir comme anéantissement des
propres actions mauvaises. —
11. Le plus grand et le plus diffi-
cile des triomphes. —
12. Dieu a partagé sa toute-puissance avec
le repentir.

VINGT-TROISIÈME CONFÉRENCE. — La confession. . 374-397

1. La partie la plus l'histoire de la maladie de l'huma-


amusante de
nité. — 2. de la mode comme preuve de la chute de
L'histoire
l'homme. —
3. Le sentiment de la pudeur est un reste du vête-
ment d'innocence. —
4. Corruption du sentiment de la pudeur
en faisant illusion aux autres et en nous faisant illusion à nous-
mêmes sur notre véritable situation. —
5. D'où vient la difficulté
de se connaître soi-même ? —
6. Confesser sa faute est encore plus
difficile. —
7. La confession doit être universelle, sincère et pleine
de sentiments de componction. —
8. Elle doit renfermer la honte

d'avoir péché. —
9. L'humilité. —
10. La confession est une exi-
gence de la raison naturelle. —
11. D'où vient la répulsion qu'on
éprouve pour la confession. —
12. Elle n'est possible que par la
grâce de Dieu.
TABLE DES MATIÈRES 447

VINGT-QUATRIÈME CONFÉRENCE. — Pénitence et sa-


tisfaction 398-421

1. Trois pas difficiles à faire et par lesquels il faut cependant com-


mencer. —
2. L'obligation de satisfaire à Dieu est une exigence de
la raison naturelle. —
3. D'où vient l'aiguillon qui blesse dans l'ap-
pel chrétien à la pénitence. —
4. D'après la conviction générale
de l'humanité, l'homme ne peut s'absoudre lui-même. 5. Sa- —
lut de la vertu, de la justice et de l'ordre moral du monde par la
pénitence. —
6. L'obligation de la pénitence est celle qui est le
moins pratiquée, parce que nous n'apprécions pas notre hon-
neur et notre liberté. —
7. Au désir de faire pénitence, appartient

la foi à une église et à une autorité divines. 8. La pénitence —


n'est pas seulement une punition; elle est aussi une purification et
un salut pour rame. — 9. Difficulté de faire pénitence et de chan-
ger de sentiment. — 10. Nécessité et force de la grâce.

VINGT-CINQUIÈME CONFÉRENCE. -- L'ancien Adam


et le nouvel Adam 422-441

1. L'arbre de la mort et l'arbre de la vie comme point final où


aboutit la philosophie de l'histoire. —
2. Profondeur de la chute
de l'homme. —
3. Cependant l'homme n'est pas corrompu dans
Fessence de sa nature. —
4. Pourquoi les efforts grandioses
que les hommes ont faits pour se sauver n'ont pas été aidés par
Dieu. — 5. Inutilité des efforts des hommes pour embellir l'exis-
tence et la rendre agréable. —
6. L'humanité apprend à deman-
der du secours et à chercher le vrai médecin. 7. Ce qui finale- —
ment poussa l'humanité vers Dieu. —
8. Le salut n'était possible
que par l'effusion du sang humain de Dieu. 9. L'ancien Adam —
transformé en nouvel Adam sur l'arbre de la croix.

Imp. G. Saint-Aubin et Thevenot. — J. Tlievenot, successeur, Saint-Dizier (Hte-Marne)


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