Le Rêve Du Réveil Jam
Le Rêve Du Réveil Jam
Le Rêve Du Réveil Jam
Jacques-Alain Miller
© L'École de la Cause freudienne | Téléchargé le 22/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)
DOI 10.3917/lcdd.104.0013
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-la-cause-du-desir-2020-1-page-13.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.
© L'École de la Cause freudienne | Téléchargé le 22/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)
perplexité qu’au début. Il faudra que je lise mon cours de cette année pour y
comprendre quelque chose du Séminaire de Jacques Lacan. Comment suis-je arrivé
jusque-là ? Je ne sais plus, mais je m’en félicite. Alors, une fois encore, la dernière, je
m’y remets. Est-ce la même perplexité ? Je voudrais toujours retrouver le fil de Lacan
dans des leçons qui apparaissent parfois décousues. Je conserve l’hypothèse que des
idées intermédiaires ne sont pas dites et qui, si on les découvrait, rendraient compte
du passage d’un énoncé à l’autre. J’en donnerai l’exemple tout à l’heure, l’exemple
d’un progrès que j’ai fait. Enfin, pour faire court, il faut choisir un fil et voilà celui que
j’ai choisi de tirer.
Quoi que Lacan dise contre la logique, et Dieu sait s’il dit beaucoup contre la
logique dans son tout dernier enseignement – non pas en étendue, il s’agit seulement
de quelques phrases, mais en intensité –, c’est pourtant à la logique qu’il recourt pour
situer celui-ci, puisqu’il l’a mis sous le chef du « Moment de conclure ».
Sur le moment de conclure, sur cette expression et son concept, qui sont de lui, il
ne dit rien dans son Séminaire XXV, sinon qu’il en fait son titre, après avoir confié à
ses auditeurs, pour commencer l’année, qu’il n’avait pas la moindre envie de s’ex-
primer et qu’il aurait pu saisir le prétexte d’un incident – on ne sait plus lequel, une
grève, une coupure de courant… – pour ne pas le faire. Il s’esbaudit sur la gentillesse
de ceux qui viennent suivre ce qu’il a à dire, qu’il place sous le titre du « Moment de
conclure », et nous laisse rêver là-dessus.
* Leçon du 6 juin 2007 du cours de J.-A. Miller « L’orientation lacanienne. Le tout dernier Lacan », enseignement
prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII.
Version établie par Pascale Fari. Texte oral non relu par l’auteur et publié avec son aimable autorisation.
Ce n’est pas un simple C’est fini, même si c’est ainsi que je l’avais entendu quelques
jours avant le début de cette année-là, quand il m’avait confié ce titre en me regardant
dans les yeux, m’avait-il alors semblé. Ce n’est pas un simple C’est fini, c’est une réfé-
rence à une élaboration sur le temps qui date d’avant le commencement de son ensei-
gnement proprement dit. Vous la trouvez dans le volume des Écrits sous le titre « Le
temps logique et l’assertion de certitude anticipée ». Lacan a apparemment élucubré
ce texte pendant la dernière guerre et, ayant décidé de s’abstenir de toute publication
durant cette période, il a publié ces pages à la Libération. Le temps, cela l’occupe dans
la première leçon du « Moment de conclure ». J’ai déjà eu l’occasion de citer et d’uti-
liser le passage, mais permettez-moi de le relire comme je l’ai fait pour moi-même.
L’analyse dit quelque chose. On peut se demander s’il n’aurait pas fallu transcrire ou
établir l’analyste, mais la phrase précédente, qui se termine sur le mot l’analyse, pousse
à conserver le terme. L’analyse dit quelque chose. Qu’est-ce que ça veut dire, dire ? Dire
© L'École de la Cause freudienne | Téléchargé le 22/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)
© L'École de la Cause freudienne | Téléchargé le 22/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)
a quelque chose à faire avec le temps. L’absence de temps est une chose qu’on rêve, c’est ce
qu’on appelle l’éternité, et ce rêve consiste à imaginer qu’on se réveille. Là, j’ai placé un
paragraphe, dans le rythme que je donne à ces énoncés – On passe son temps à rêver.
On ne rêve pas seulement quand on dort. L’inconscient, c’est très exactement l’hypothèse
qu’on ne rêve pas seulement quand on dort.
Je l’ai souligné, l’éternité occupe le dernier Lacan. On trouve sur ce mot tel
passage que je vous ai resservi du Séminaire XXIII, Le Sinthome. Les termes sont
chaque fois les mêmes : la récusation de l’éternité 1. Cette récusation prend ici la
forme de définir l’éternité comme un rêve, et précisément le rêve du réveil. Cette
jolie assonance m’a conduit à vérifier l’étymologie de ces deux mots pour m’aperce-
voir que, si cela sonne bien à notre oreille dans la langue française, leurs étymolo-
gies n’en sont pas moins hétérogènes : « rêve » viendrait – selon Le Robert, que je me
suis contenté de consulter 2 – du verbe gallo-romain esvo. Ce verbe voulant dire
« vagabond » procédait du latin populaire exvagus. Tandis que « réveil » procède
d’« éveiller », qui vient de exvigilare, avec la mention qu’il s’agit d’un verbe du latin
populaire – « veiller sur ou s’éveiller ». Voilà deux mots qui n’ont apparemment rien
à voir ensemble et qui, dans ce passage de Lacan, se trouvent poétiquement associés
dans la langue.
Définir l’éternité comme le rêve d’un réveil ne va pas de soi. L’éternité, ce pourrait
être la continuation indéfinie du temps. Or l’indication donnée par Lacan est qu’il
s’agit du rêve d’une sortie du temps, une sortie hors du temps. À le dire ainsi, dans le
contexte culturel que nous partageons tout de même avec Lacan, cela s’associe avec la
notion de contemplation, du vrai, du pour toujours. Il y a là une note platonicienne.
1. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 148.
2. Cf. Dictionnaire historique de la langue française (s/dir. A. Rey), Paris, Le Robert, 2012.
14
LCD 104 V7.qxp_70 09/03/2020 15:09 Page 15
De toute éternité
© L'École de la Cause freudienne | Téléchargé le 22/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)
a montrée très jeune pour L’Éthique de Spinoza est un fait connu, publié, de sa biogra-
phie ; vers ses 13-14 ans, il aurait essayé de dresser la cartographie qui lie entre elles
les propositions. Il faut se représenter ça, Lacan avec le plan total de L’Éthique de
Spinoza, comme on représente Paul Flechsig avec un cerveau agrandi. Et Lacan avait
choisi comme exergue de sa thèse une proposition du Livre III de L’Éthique dont j’avais
jadis commenté la pertinence à cette place.
Rien de plus naturel à ce que l’éternité qui hante Lacan au « Moment de conclure »
soit l’éternité de Spinoza, celle dans laquelle on entre, ou plutôt celle dans laquelle on
s’aperçoit qu’on était déjà lorsque l’âme se considère elle-même – je cite Spinoza – sans
relation à l’existence du corps, ce qui a toujours paru aux exégètes une difficulté à fran-
chir, puisque l’âme est par ailleurs définie par Spinoza comme l’idée d’un corps.
Pour parvenir à ce point de vue où l’on considère l’âme sans relation avec l’existence
du corps, il faut toute une propédeutique que Spinoza détaille dans la première partie
du Livre V où l’on voit l’âme, rationnelle, s’employer à réguler, à contrôler l’affectivité
et à élargir ainsi le domaine de la raison. C’est une façon d’inviter l’âme à s’y retrouver,
à discerner ce dans quoi elle s’empêtre. Spinoza a l’idée que si l’âme apprend à former
des idées claires de ses affects – c’est-à-dire à se faire une idée de leur cause –, ces affects
cesseront d’être des passions, elle cessera d’en pâtir. C’est une invitation à s’y retrouver
dans son fonctionnement mental, à saisir enfin comment les affects se forment à partir
de certaines causes et, par là, à prendre de la distance à l’endroit des affects dont elle
pâtit. Il pense cela possible, par la bonne volonté, en lisant L’Éthique. Bon.
Nous, pour parvenir à cela, nous avons une voie plus compliquée, plus dialogique
et qui dure plus longtemps sans doute. Mais voilà qui n’est pas sans écho pour nous.
Spinoza propose en quelque sorte d’élever l’affect à la dignité de la connaissance, à la
dignité de la connaissance des causes, tout en restant sous ce qu’il appelle ratio temporis,
la règle du temps. Il dégage la ratio temporis qui ordonne la vie affective – c’est comme
l’entreprise, il est pour le moins difficile de la contrôler –, il isole la ratio temporis parce
qu’il a l’idée qu’on peut s’esbigner.
Or, il ne le dit pas ainsi, mais après la proposition XX, il pousse une porte avec
l’idée que l’âme peut être soustraite à la ratio temporis, à la règle du temps et à l’exis-
tence du corps. Sans doute est-ce une conquête, mais qui nous ramène à ce qu’il y a de
plus réel en nous – dirions-nous dans notre langage… Avec la proposition XXIII, Spinoza
est capable de formuler cet énoncé qui n’a pas cessé de rouler à travers les siècles avec
un accent de culot, de culot spinoziste – nous sentons et nous expérimentons que nous
sommes éternels. C’est donc un scandale de placer cela au niveau du vécu, alors que
nous sommes submergés par le chaos des affects, qui est précisément là pour recouvrir,
voiler, faire oublier que l’éternité est en chacun ou que chacun est aussi dans l’éternité.
De la géométrie à la topologie
Il est en effet une expérience qui, pour Spinoza, nous fait nous sentir éternels, même
© L'École de la Cause freudienne | Téléchargé le 22/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)
© L'École de la Cause freudienne | Téléchargé le 22/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)
si on ne s’en aperçoit pas. Pour le dire plus franchement que cela ne figure dans
L’Éthique, c’est l’expérience de la démonstration géométrique. Ah ! Quand vous avez
commencé à faire de la géométrie euclidienne en classe de sixième, vous êtes-vous
sentis éternels ? Sans doute pas, car c’était passé dans la routine de l’enseignement.
Mais au temps où cela a impacté Spinoza, tout comme Hobbes, ce dernier a témoigné
de son émotion de faire de la géométrie après avoir été gavé de rhétorique et d’histoire,
je crois l’avoir évoqué jadis. Là, en effet, vous pouvez avoir le sentiment d’accéder à un
autre ordre de réalité, à une nécessité ne varietur – c’est pour toujours comme ça. Nous
avons accès à ce pour toujours. Il faut donc que quelque chose en nous soit homogène
au pour toujours : c’est notre intellect. Tel est le sens à donner, me semble-t-il, à
l’énoncé qui figure dans la scholie de la proposition XXIII. Les yeux de l’âme – mentis
enim oculi –, ce sont les démonstrations elles-mêmes.
Dès lors, l’existence de l’âme ne peut pas se définir par le temps, c’est-à-dire s’ex-
pliquer par la durée, dit Spinoza, mais il faut la considérer sub æternitatis specie, du
point de vue ou sous l’angle de l’éternité. Le sub æternitatis specie s’appuie, se fonde sur
les démonstrations nécessaires de la géométrie euclidienne, où l’on voit se conjoindre
le rationnel, le géométrique, l’éternel et le nécessaire.
- Rationnel
- Géométrique
- Éternel
- Nécessaire
16
LCD 104 V7.qxp_70 09/03/2020 15:09 Page 17
Lacan évoque précisément la géométrie – La géométrie euclidienne a tous les caractères
du fantasme. Cela semble disjoint à la lecture du Séminaire. D’abord, il parle de l’éter-
nité, ensuite, il arrive à la géométrie qui serait fantasme. Mais ce n’est décousu que si
vous n’avez pas trouvé le fil que je viens de vous indiquer et que je suis très content
d’avoir trouvé. On peut relire cela de très nombreuses fois, on peut même l’écrire, et
puis, seulement à la fin, cela s’éclaire. C’est d’ailleurs cohérent avec ce que Lacan évoque
déjà dans le Séminaire XXIV, « L’insu que sait… », à savoir que la géométrie, c’est pour
les anges, c’est-à-dire pour ce qui n’a pas de corps, pour l’âme sans relation avec l’exis-
tence du corps. Dans « Le moment de conclure », Lacan se félicite qu’on en soit sorti
et qu’on ait tout de même une topologie, c’est-à-dire une géométrie qui a un corps.
Corrélativement, on comprend que le culte de l’éternel soit récusé et que ce soit au
contraire – que va-t-on dire ? – le temporel, le tempestif, qui prévaut, dont il faut
préserver l’instance.
© L'École de la Cause freudienne | Téléchargé le 22/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)
© L'École de la Cause freudienne | Téléchargé le 22/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)
Et à la primauté du nécessaire Lacan oppose la promotion constante du contingent.
- Rationnel Raisonnable
- Géométrique Topologie
- Éternel Temporel
- Nécessaire Contingent
Autrement dit, « Le moment de conclure » est placé sous le patronage de Spinoza,
c’est-à-dire de ce qui fut, dans l’ordre intellectuel, l’instant de voir de Lacan, ce qui a vrai-
ment eu pour lui de la résonance. Tout ce que Lacan déploie du mos topologicus dans son
tout dernier enseignement tend à manifester la sortie hors de la géométrie euclidienne.
Chez Spinoza, tout cela converge vers cet amour de Dieu qu’il appelle « l’amour
intellectuel de Dieu » : l’âme baigne dans la joie, dans la jouissance, dans une sérénité
qui va jusqu’à la béatitude. Cet ensemble est induit par l’intangible vérité nécessaire
de la démonstration euclidienne ; delectamur, dit-il, nous nous délectons. Certains
voudraient que je sois ainsi. Je m’efforce de les satisfaire, mais je traîne dernière moi
le tout dernier Lacan, qui met l’inhibition à la place de la béatitude. Ce n’est pas l’apai-
sement, mais le souci qui donne sa note fondamentale, sa Stimmung à ce tout dernier
enseignement. C’est le je me casse la tête que lance Lacan, ajoutant et je ne sais même
pas sur quoi 3, qui restitue bien cet accent, cette tonalité fondamentale. Alors, je ne
vous fais peut-être pas assez rire, mais au moins je ne vous fais pas pleurer !
C’est par rapport à Spinoza qu’on saisit le rappel par Lacan qu’il ne faut pas penser
sans le corps. Il ne faut pas que la pensée pense sans relation avec le corps, mais ce, de
la bonne façon, c’est-à-dire en ne se modelant pas sur l’image du corps. Ne pas penser
3. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre », leçon du 10 mai 1977,
inédit.
© L'École de la Cause freudienne | Téléchargé le 22/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)
corps de – corde
L’instant de voir spinoziste de Lacan, l’instant de voir spinoziste tout court, c’est
la primauté du mos geometricus, de la façon, de la manière géométrique – c’est la
conception de la démonstration comme œil de l’âme.
L’instant de voir lacanien, après son moment spinoziste, est évidemment celui dont
témoigne sa conférence sur le symbolique, l’imaginaire et le réel, publiée depuis lors 4
et développée dans son texte « Fonction et champ de la parole et du langage… » De
cet instant de voir, deux thèses fondamentales peuvent être distinguées. La première
est celle de la triplicité du symbolique, de l’imaginaire et du réel ; la seconde thèse est
celle de la primauté du symbolique qui fait du signifiant le ressort déterminant qui
intéresse l’imaginaire et domine le réel.
En revanche, à l’autre bout, « Le moment de conclure » – et plus largement le dernier
enseignement de Lacan – conserve la première thèse et sacrifie la seconde. Au début du
« Moment de conclure », Lacan fait un sort à la proposition le mot fait la chose, il la
récuse précisément. C’était aussi la proposition qui permettait de dire que la logique est
la science du réel, comme cela lui est arrivé. Voilà ce qu’il a abandonné derrière lui.
Pour avoir une idée de l’instant de voir lacanien dans « Fonction et champ… »,
voyez la page 276 des Écrits, où Lacan redit à peu près la même chose trois fois de
suite : le concept engendre la chose – le texte complet est le concept, sauvant la durée de
ce qui passe, engendre la chose. Voilà le goût du premier Lacan pour l’éternité : le concept
sauve la durée de ce qui passe. Deuxième formulation : l’univers des choses vient se ranger
4. Cf. Lacan J., « Le symbolique, l’imaginaire et le réel », in Des Noms-du-Père, texte établi par J.-A. Miller, Paris,
Seuil, 2005.
18
LCD 104 V7.qxp_70 09/03/2020 15:09 Page 19
dans l’univers de sens d’une langue. Vous voyez donc la langue, son supposé univers de
sens – comme s’il y avait là un univers – et puis les choses, qui viennent ainsi se mettre
juste à leur place. Cela dessine un monde de cohérence et d’harmonie, sans doute défait
à d’autres endroits du texte, mais qui prédomine, pour se terminer par Da da da, la
voix du tonnerre. C’est la fin de « Fonction et champ… » Troisième formulation : C’est
le monde des mots qui crée le monde des choses. Ces trois énoncés sont les formulations les
plus élémentaires et très philosophiques de la seconde thèse, dont je ne crois pas excessif
de marquer le ridicule au regard du tout dernier enseignement de Lacan. Ce n’est pas
l’hôpital qui se moque de la charité, mais Lacan qui se moque de Lacan !
Le dernier énoncé se rallonge : le monde des choses, d’abord confondues dans l’hic et
nunc du tout en devenir. Voyez la dépréciation à l’œuvre : les choses sont confondues, elles
sont dans le chaos quand on ne les repère que sur l’ici et maintenant du devenir. Cet anti-
héraclitéisme du premier Lacan est un essentialisme, puisqu’il dit que le monde des mots
© L'École de la Cause freudienne | Téléchargé le 22/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)
© L'École de la Cause freudienne | Téléchargé le 22/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)
donne son être concret à l’essence des choses. C’est aussi un point de vue hégélien. Par
le mot, ce qui est transitoire, ce qui meurt accède à son essence éternelle – Lacan ajoute
donne sa place partout à ce qui est de toujours. Pour fixer l’esprit du lecteur sur cette gloire
de l’éternité conceptuelle et linguistique, illustrée dans le Séminaire I par le mot éléphant
qui subsiste même si les éléphants se dirigent vers le cimetière – par le mot, ils durent.
Pour fixer encore pour le lecteur cette postulation vers l’éternité et la rendre inoubliable,
Lacan sort du grec kτῆµα ἐς ἀεί, ktèma es aéï. J’ai retrouvé cette citation dans Thucydide :
es aéï veut dire pour toujours, et ktèma, c’est quelque chose comme agalma, c’est d’abord
le bien en tant que propriété, c’est ensuite passé à désigner la chose précieuse, le trésor,
l’objet désirable. Donc ktèma es aéï, c’est trésor pour toujours. Voilà ce qu’est, pour le
premier Lacan, le concept, le mot : l’agalma, l’agalma de l’éternité. Il faut ce rappel pour
comprendre l’air que Lacan tape sur son tambour, dans « Le moment de conclure », à
propos de l’éternité, bien loin de ce trésor pour toujours. Cette phrase de Thucydide est
très spinozienne, le Livre V de L’Éthique se dirige vers le trésor pour toujours.
Le temps dont on ne sort pas est, pour le dire vite, un réel, du réel – non pas le
temps symbolique qu’est le temps compté, numérisé, non pas le temps imaginaire
qu’est le temps vécu, mais le temps comme réel, c’est-à-dire celui qui ne peut pas être
surmonté par le pour toujours. « Le moment de conclure » s’oppose à ce pour toujours.
Cela requiert de prendre avec des pincettes la référence au temps logique que
comporte le titre du « Moment de conclure ». Sans doute, le temps presse pour
Lacan, mais il presse autant par les nécessités du corps vivant que par l’urgence du
mouvement logique.
Y a-t-il une assertion de certitude anticipée dans « Le moment de conclure » ? L’as-
sertion de certitude anticipée demande d’abord une certitude, qui se dérobe dans « Le
moment de conclure ». Dans ce Séminaire, il n’y a pas d’autre certitude que le doute, la
tentative, l’essai. Et s’il faut un acte pour engendrer la certitude, cet acte est ici suspendu,
pourrait-on dire. C’est ce que Lacan appelle l’anticipation. L’assertion de certitude renvoie
à un acte qui va créer les conditions de vérification de l’assertion. C’est un acte par rapport
auquel la vérité n’est pas préalable, un acte qui pose une assertion et qui, ce faisant, pose
en même temps les conditions pour qu’elle soit vérifiée, c’est-à-dire faite de vrai.
Telle était la valeur secrète de la phrase de Picasso reprise à son compte par Lacan
– je ne cherche pas, je trouve. Cela voulait dire je trouve d’abord, dans l’acte d’anticipa-
tion, et je cherche ensuite. Nous avons toujours vu Lacan procéder ainsi – trouver
d’abord et explorer ensuite les conséquences et les entours de la trouvaille. Il fait cepen-
dant quelque chose de cet ordre dans la mesure où, appelant à un signifiant nouveau
qui n’aurait aucune espèce de sens à la fin du Séminaire XXIV, il est clair que son asser-
tion de certitude est que celle-ci est à trouver du côté de la topologie. Sur la base de
cette assertion, il cherche, sans trouver cette fois. Néanmoins, il a trouvé d’abord que
© L'École de la Cause freudienne | Téléchargé le 22/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)
© L'École de la Cause freudienne | Téléchargé le 22/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)
c’était du côté de la topologie et il cherche ensuite ce qui peut ici servir, être utile à s’y
retrouver dans l’expérience analytique.
Deux choses sont à mettre en valeur à propos de cette topologie : la fonction temps et
la fonction corps. Il faut tout de même que je justifie pourquoi la topologie est de ce côté-
là, du côté du temps et non pas de l’éternité, à la différence de la géométrie euclidienne.
Dans la topologie – Lacan se plaît à le montrer à de multiples reprises –, il y a tout
un problème de reconnaissance des formes. En effet, dans la géométrie euclidienne, les
figures sont raides, elles sont passées à l’amidon, elles sont invariables. Vous pouvez
prendre le cube, le poser sur une face ou une autre, voire l’imaginer sur une pointe, c’est
le même. Cela vous donne l’image d’une forme éternelle. Qui plus est, vous savez que
même si vous changez la longueur du côté, vous retrouverez des relations identiques
entre les différents termes. Tandis qu’en topologie, vous avez des déformations – autre-
ment dit, vous êtes tout le temps à vous demander est-ce le même ou n’est-ce pas le
même ? Ces déformations et reformations que vous essayez d’identifier sont nécessai-
rement temporelles. Le cube ou les autres entités euclidiennes, vous les déplacez, mais
le déplacement n’est pas la déformation. Le déplacement reste extérieur à la chose
même, alors que la déformation suppose un processus temporel – faire des trous et
faire passer par des trous. Vous distinguez un temps, un autre, vous tirez sur des ficelles.
Vous avez un petit nœud borroméen bien reconnaissable, déjà fiché, bien rangé à sa
place dans l’univers des sens. Puis vous tirez sur les ficelles et vous arrivez à produire
un embrouillamini extraordinaire qui n’en reste pas moins le nœud borroméen. Il va
vous falloir du temps, tirant sur les ficelles, imaginant tel ou tel ordre, pour lui
retrouver une forme, pour redonner une forme humaine, si je puis dire, au nœud
borroméen. La fonction temps est là inéliminable et la topologie respecte le réel de la
fonction temps, qui est évacuée par l’abstraction euclidienne.
Quant à la fonction corps, dont Lacan ne cesse pas de parler, toujours brièvement,
dans cette matière topologique, elle est précisément le tissu, l’étoffe, à distinguer des
lignes métriques dans l’espace euclidien, qui sont de pures créatures du symbolique,
20
LCD 104 V7.qxp_70 09/03/2020 15:09 Page 21
des créatures fantasmatiques, fantomatiques – alors que dans la topologie le tissu fait
matière. Je retrouve là le mot d’esprit de Lacan qui, dans « L’insu que sait… », invite
à écrire l’âme-à-tiers. Précisément, la matière est le contraire de l’âme spinozienne qui,
dénouée du corps, est géométrisée.
© L'École de la Cause freudienne | Téléchargé le 22/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)
« Moment de conclure », c’est Lacan sortant de la prison du lacanisme. Telle est la valeur,
très sérieuse, à donner à son énoncé je ne suis pas lacanien, qu’il fera entendre trois ans
plus tard. Il n’est pas lacanien et il en donne témoignage avec ce qu’il articule dans son
« Moment de conclure ». Il est vrai qu’il a aussi dit je suis freudien. D’une part, c’est un
leurre – pour être quelque chose – ; d’autre part, c’est sa référence à Freud comme étant
celui qui a inventé la façon de faire dont nous avons pris l’habitude. En cela, nous
sommes freudiens, nous procédons de l’art freudien de la psychanalyse.
La thèse de ce « Moment de conclure » est que la psychanalyse est un art. En tout
cas, Lacan dit que ce n’est pas une science et, précisément, sa première thèse est que
la psychanalyse est une pratique. C’est une des thèses positives du « Moment de
conclure ». Et ce, au point que Lacan réduit le sujet supposé savoir à supposer savoir
comment opérer – du moins l’évoque-t-il.
Proférer la psychanalyse est une pratique, quand on a vingt-quatre Séminaires derrière
soi, il faut bien le dire, c’est une mise à plat de la psychanalyse. Il n’y a pas de doute,
Lacan aplatit la psychanalyse, là où au contraire, jadis, il faisait montre de ses rapports
à la transcendance – la transcendance du signifiant bien entendu. Là où il y avait trans-
cendance, il y a désormais mise à plat. On gagne toujours à mettre à plat, dit le tout
dernier Lacan.
Il propose des réflexions sur la pratique. La clinique, quand il l’évoque, procède
intégralement de la pratique ; la théorie, il n’en fait qu’une élucubration, donnant à
la manipulation des tores et des nœuds un autre statut que celui de la théorie. Dans
théorie, il y a toujours contemplation. Ici, il s’agit au contraire de manipulations, ce qui
fait déjà une différence.
Deuxièmement, il définit la psychanalyse comme une pratique qui durera ce qu’elle
durera. Ce n’est pas fait pour nous surprendre, et pas seulement comme une notation
banale : cela signifie précisément que la psychanalyse ne s’inscrit pas du côté gauche,
elle ne vaut pas sub specie æternitatis. Dans son anticipation, Lacan la regarde aussi déjà
sous l’angle où elle disparaîtra.
S
© L'École de la Cause freudienne | Téléchargé le 22/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)
© L'École de la Cause freudienne | Téléchargé le 22/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)
I
Cela fait glisser tout naturellement nos élucubrations vers le fantasme, la poésie ou
le délire, à quoi il oppose, je l’ai déjà dit, imaginer le réel, ce qu’on pourrait traduire
par le réellement imaginaire – le terme ne se trouve pas dans le texte de Lacan.
L’imaginaire inclus dans le réel, voilà qui explique tel ou tel passage où Lacan mêle
imaginaire et réel. Par exemple, parlant du tissu dans sa dernière leçon du « Moment
de conclure », il dit à l’occasion c’est l’imaginaire, mais aussi c’est le réel. Je crois que ceci
est à entendre à partir de ce schéma élémentaire, à savoir qu’il y a un imaginaire inclus
dans le réel – en tout cas, s’il y a une assertion de certitude anticipée dans « Le moment
de conclure », c’est celle-là.
Je voudrais également relever ce passage – que j’ai déjà évoqué à un autre propos –
où, vers la fin du Séminaire, Lacan évoque Freud dans des termes surprenants. Freud
avait pris la précaution d’être fou d’amour pour ce que l’on appelle une femme. Il faut le
dire, c’est une bizarrerie, une étrangeté. Pourquoi le désir passe-t-il à l’amour ? J’ai fait un
sort à la phrase – Les faits ne permettent pas de l’expliquer, il y a sans doute des effets de
prestige, etc. 5 Freud était-il religieux ? Il est certain qu’il faut se poser la question. Il est
5. Cf. Miller J.-A., « Les trumains », leçon du 2 mai 2007 du cours « L’orientation lacanienne. Le tout dernier
Lacan », disponible en ligne sur le site du XIIe congrès de l’AMP.
22
LCD 104 V7.qxp_70 09/03/2020 15:09 Page 23
tout de même curieux qu’il y ait quelque chose qui s’appelle la mystique, la mystique est un
fléau comme le prouvent bien tous ceux qui tombent dedans.
Comment lire ces propositions et leur enchaînement ? Eh bien, à partir, me semble-
t-il, de ce mot d’amour qui y figure. J’y vois encore un écho anti-spinoziste. En effet,
l’éthique de Freud n’ouvre pas sur l’amour intellectuel de Dieu, mais au contraire sur
l’amour pour une femme. Voilà pourquoi Lacan donne à cet amour la valeur d’une
précaution. L’amour pour une femme est une précaution qui évite de tomber dans
l’amour de Dieu. Ainsi, juste après, il demande Freud est-il religieux ? Autrement dit,
outre son amour pour une femme, avait-il la notion de l’amour de Dieu sous les espèces
de la mystique dont certains échos se font entendre, en particulier dans les passages sur
la béatitude, dans le Livre V de L’Éthique ?
À cela, Lacan oppose : Mettre à plat quelque chose, quoi que ce soit, ça sert toujours.
Et ça doit s’entendre par rapport à cela.
© L'École de la Cause freudienne | Téléchargé le 22/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)
© L'École de la Cause freudienne | Téléchargé le 22/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)
Exfoliation
Oh ! Mais j’avais encore des choses à dire ! Il faut que je les dise… Ah non ! je ne
les conserverai pas pour l’année prochaine, je passe à ma conclusion qui, d’abord,
exploite un mot qui figure dans le Séminaire, à la fin de la première leçon – et qui
figure d’ailleurs aussi dans le texte du « Temps logique… » : exfolier. Dans « Le moment
de conclure », Lacan formule – pour que l’imaginaire s’exfolie, il n’y a qu’à le réduire au
fantasme. Vous savez ce que veut dire « exfolier » : exfolier une plante, c’est faire tomber
ses feuilles ; en médecine, cela qualifie aussi la chute des parties nécrosées comme les
ongles ; s’exfolier, c’est se détacher par feuilles, par parcelles. Ce mot me faisait penser
que « Le moment de conclure » ouvrait à une exfoliation de l’enseignement de Lacan,
son détachement par parcelles ; ainsi faudra-t-il le mettre à profit dans l’avenir.
« Le moment de conclure » est quelque chose comme Lacan juge de Jacques Lacan,
pour rappeler le titre de Jean-Jacques Rousseau. Et Lacan juge de Jacques Lacan le
condamne, ou du moins prend ses distances. On ne peut pas se défendre de l’idée que
ce Séminaire ultime est animé chez Lacan d’un transfert négatif à son propre endroit,
si je puis dire. Il s’était vanté de son transfert négatif à Freud, mais on ne peut mécon-
naître ici un transfert négatif à Lacan lui-même, un transfert négatif à l’endroit de son
savoir. Faut-il rémunérer ce défaut d’amour intellectuel en célébrant à sa place la
majesté, l’utilité de sa construction ?
Tout ce que je sais au moment où je vous parle c’est que, au moins pour moi,
Lacan ne sera plus jamais le même après ce cours. Il demande à être exfolié.
Au-delà de ce que nous ne savons pas, l’analyse ne sera plus jamais l’analyse qu’elle
a été. Nous en avons tous les jours l’expérience. C’est ce qui laisse toute la place pour
qu’elle vienne à l’invention.