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LE COUPLE BEAUVOIR-SARTRE DEVANT LA CRITIQUE FÉMINISTE

Éliane Lecarme-Tabone

Gallimard | « Les Temps Modernes »

2002/3 n° 619 | pages 19 à 42


ISSN 0040-3075

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ISBN 9782070766383
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-les-temps-modernes-2002-3-page-19.htm
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Pour citer cet article :


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Éliane Lecarme-Tabone, « Le couple Beauvoir-Sartre devant la critique féministe »,
Les Temps Modernes 2002/3 (n° 619), p. 19-42.
DOI 10.3917/ltm.619.0019
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LE COUPLE BEAUVOIR-SARTRE
DEVANT LA CRITIQUE FÉMINISTE

Erigée en modèle par plusieurs générations, la relation qui unit


Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir pendant un demi-siècle est
devenue l’objet de réinterprétations plus soupçonneuses de la part
des critiques féministes (surtout anglo-saxonnes) depuis le milieu
des années 80. A l’intérieur d’un projet global qui consiste à dénon-
cer l’oppression patriarcale et à réévaluer les œuvres produites par
les femmes, celles-ci ont entrepris de repenser la place de Simone
de Beauvoir dans le couple. Ce débat concerne essentiellement
Simone de Beauvoir philosophe, dont le statut de « disciple » est
remis en question. Il a connu de nouveaux développements avec la
publication posthume d’écrits intimes (Lettres à Sartre et Journal
de guerre, 1990) et l’accès aux « Cahiers de jeunesse » encore
inédits 1. Légitime et salubre dans son principe, cette démarche n’a
pas manqué cependant de tomber, à son tour, dans des excès et des
méconnaissances discutables 2.

« Grande Sartreuse » comme la présentent les journaux au


moment de « l’offensive existentialiste », « disciple et compagne de

1. Quatre « Cahiers de jeunesse » sont consultables à la Bibliothèque


nationale, au département des manuscrits, depuis 1989.
2. Notre survol ne prétend pas à l’exhaustivité, certains ouvrages amé-
ricains tout récents se révélant difficilement accessibles.
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Sartre » selon la définition du Petit Larousse 3, les qualificatifs


réducteurs n’ont pas manqué pour caractériser Simone de Beauvoir
que l’on a souvent taxée de « suivisme ». Cette image se retrouve
même dans un ouvrage de référence comme Sartre et « Les Temps

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Modernes » d’Anna Boschetti pour qui « la trajectoire de Simone
de Beauvoir est plus que toute autre conditionnée par son rapport
avec Sartre 4 ».
Si elle s’est insurgée contre cette vision globalement réduc-
trice, Simone de Beauvoir, elle-même, a favorisé la minoration
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de son travail philosophique, du moins dans certains entretiens.


Interrogée par des chercheurs et, plus particulièrement, des cher-
cheuses féministes, elle dissocie, en effet, son œuvre littéraire
dont elle affirme l’entière autonomie, de sa production philoso-
phique pour laquelle elle accepte le patronage sartrien. C’est ce
qu’elle confie à Margaret A. Simons5, à Michel Sicard6. Elle dit
à Alice Schwarzer, après avoir affirmé la supériorité de Sartre
dans le domaine philosophique : « Donc, en ce qui concerne la phi-
losophie, j’étais en effet disciple de Sartre puisque j’ai adhéré à
l’existentialisme 7. »
L’idée de cette allégeance n’est même pas encore vraiment dis-
cutée par une féministe comme Mary Evans qui dans son livre,
Simone de Beauvoir, a feminist mandarin (1985), critique surtout
l’aspect affectif de cette relation de couple. Mary Evans dénonce,
en effet, tout ce qu’il entre encore de traditionnel dans une formule
qui se veut pourtant novatrice (notamment un dévouement plus
grand de la part de la femme) ; elle montre comment le « pacte »,
c’est-à-dire l’invention des concepts d’« amour nécessaire » et
d’« amours contingentes » — imposé par Sartre à Beauvoir qui l’ac-
cepterait pour maintenir l’intégrité de leur relation —, suscite chez

3. Cette définition, complétée par d’autres éléments, est toujours en


vigueur dans l’édition de 1999.
4. Op. cit., Editions de Minuit, 1985, p. 240.
5. Entretien de 1979, cité dans Margaret A. Simons, « Beauvoir and
Sartre : the Philosophical Relationship », Yale French Studies, no 72, 1986,
p. 168.
6. « Interférences », in Obliques, Sartre, 1978, p. 325.
7. Alice Schwarzer, « Il ne suffit pas d’être femme », 1982, in Simone
de Beauvoir aujourd’hui, Six entretiens, Mercure de France, 1984, p. 113.
La même idée se trouve dans un entretien de 1973, p. 62.
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celle-ci des difficultés plus douloureuses 8. Mary Evans ébauche
cependant l’idée que la valorisation de Sartre comme philosophe
de premier plan minore de façon sexiste l’importante collaboration
critique de Simone de Beauvoir. On trouve, par ailleurs, en germe

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dans son essai l’idée que l’adhésion de Beauvoir à la philosophie
existentialiste a exercé une influence négative sur la formation de
sa pensée féministe. Mary Evans reproche, en effet, à Simone de
Beauvoir d’adhérer à des valeurs considérées comme masculines
(la rationalité, l’activité, l’individualisme) au prix d’un déni de l’ex-
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périence féminine, dont pourtant certaines valeurs mériteraient


d’être sauvegardées (le sens de l’émotion, la solidarité, le don).
Dans cette perspective, la dépendance intellectuelle de Simone de
Beauvoir se trouve, donc, non pas contestée mais dénoncée.
Maurice de Gandillac, condisciple de Sartre à l’Ecole normale,
contribua certainement à la revalorisation philosophique de Simone
de Beauvoir. Interrogé par Annie Cohen-Solal sur l’agrégation de
1929, il raconte que le jury avait longtemps hésité entre elle et
Sartre pour la première place. Il affirme que « tout le monde s’ac-
cordait à reconnaître que LA philosophe, c’était elle 9 ».
Cette réhabilitation s’oriente dans trois directions principales :
certaines critiques féministes dénoncent chez Simone de Beauvoir
une autodépréciation dont elles se proposent avant tout de recher-
cher les causes ; d’autres (mais les précédentes peuvent aussi s’en-
gager dans cette voie) entreprennent de démontrer l’autonomie de
sa pensée par rapport à la théorie sartrienne ; une tendance plus radi-
cale propose un renversement terme à terme des données initiales,
en affirmant la dépendance philosophique de Sartre à l’égard de sa
compagne.
L’analyse du couple Beauvoir-Sartre que mène Michèle Le
Dœuff s’inscrit dans une réflexion plus large sur la difficulté ren-
contrée par les femmes à se dire philosophes. Abordée incidemment
dans un premier article intitulé « Cheveux longs, idées courtes 10 »,

8. C’est aussi le point de vue de Deirdre Bair dans sa biographie :


Simone de Beauvoir, Fayard, 1990, 1991 pour la version française.
9. Annie Cohen-Solal, Sartre, Gallimard, 1985, p. 116. Point de vue
réaffirmé par M. Gandillac dans ses Mémoires : Le Siècle traversé,
Albin Michel, 1998, p. 129. Voir aussi son entretien avec Ingrid Galster,
in Lendemains, 24. Jahrgang, 1999, no 94, pp. 19-26.
10. Voir L’Imaginaire philosophique, Payot, 1980, pp. 135-166.
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l’étude de ce lien se développe et se complexifie dans L’Etude et


le Rouet 11 où l’auteur se pose deux questions qui finissent par se
rejoindre : pourquoi Simone de Beauvoir a-t-elle laissé la philo-
sophie à Sartre alors qu’elle était elle-même si douée ? Quel rôle

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joue l’existentialisme dans Le Deuxième Sexe ? Sa défense de
Simone de Beauvoir s’articule autour de la mise en accusation de
Sartre et de l’affirmation que Simone de Beauvoir a, malgré tout,
réalisé une œuvre philosophique personnelle, mais de biais.
Selon Michèle Le Dœuff, l’abdication de Simone de Beauvoir
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se consomme dès l’origine de sa relation à Sartre, telle qu’elle est


racontée à la fin des Mémoires d’une jeune fille rangée : acceptation
de l’attitude dogmatique de Sartre, abandon d’un projet philoso-
phique personnel et liquidation de son propre passé constituent les
trois facettes de cette capitulation que signifient et symbolisent
des moments ou des phrases clés, minutieusement démontés. C’est
la longue discussion auprès de la fontaine Médicis, au cours de
laquelle Sartre « met en pièces » la morale pluraliste inventée par
Simone de Beauvoir 12, qui signe sa défaite et son retrait philoso-
phique définitif. En lui disant : « A partir de maintenant, je vous
prends en main 13 », « ce mot à la fois banal et terrifiant 14 », Sartre,
qui n’est encore rien, impose cependant à cette brillante étudiante
un rapport de maître à disciple. Michèle Le Dœuff qualifie cette
soumission « théorico-amoureuse » de « complexe d’Héloïse », rap-
prochant ainsi Simone de Beauvoir d’autres femmes philosophes et
amoureuses (l’Héloïse d’Abélard, l’Hipparchia de Cratès, l’Elisa-
beth de Descartes), qui n’ont été admises dans le champ philoso-
phique qu’en devenant les desservantes d’un seul culte. Les Lettres
au Castor, publiées après la mort de Sartre, conforteraient l’image
d’un Sartre dominateur, se posant comme « unique sujet parlant, et
en maître de la circulation du discours 15 ». Dénoncé parce qu’il a
« piégé Simone de Beauvoir en exigeant qu’elle le suive 16 », Sartre
n’est certes que le médiateur de structures sociales qui interdisent

11. Le Seuil, 1989.


12. Mémoires d’une jeune fille rangée, « Folio », p. 480.
13. Ibid., p. 473.
14. L’Etude et le Rouet, op. cit. p. 155.
15. Ibid., p. 204.
16. Ibid., p. 156.
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aux femmes l’accès à la philosophie, mais sa culpabilité indivi-
duelle n’en est pas moins critiquée avec virulence.
Michèle Le Dœuff constate que, cependant, à la différence
d’Héloïse, et malgré ses dénégations, Simone de Beauvoir a accom-

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pli un travail de philosophe en écrivant Le Deuxième Sexe, la vraie
philosophie se définissant non comme un discours d’omnipotence
mais « comme un effort pour faire passer la pensée d’un état à
un autre 17 ». Tout en utilisant les outils conceptuels proposés dans
L’Etre et le Néant — essentiellement l’éthique de l’authenticité —
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Simone de Beauvoir a pu faire œuvre personnelle en les retra-


vaillant et en les repensant. Elle a réussi ce tour de force de
construire une œuvre qui dénonce l’oppression des femmes, à par-
tir d’un système qui, fondé sur la liberté absolue du Sujet, ne peut
penser l’oppression et dont l’imaginaire (perceptible dans les ana-
lyses phénoménologiques) se révèle phallocentrique et misogyne.
Elle a procédé par suppression (des éléments masculinistes) et par
ajout de notions comme celle de « moyens concrets », nécessaires à
la libération des femmes, et de « réciprocité » dans la problématique
du Même et de l’Autre. La tension qui résulte de ce travail porté par
des exigences contradictoires illustre l’intelligence et le courage de
l’entreprise beauvoirienne. Elle confère à son essai, dont on peut
aussi signaler certaines limites d’un point de vue féministe, une
véritable qualité « poétique ». Après lecture des Lettres à Sartre,
Michèle Le Dœuff apportera un correctif à sa thèse de l’unique
référentiel philosophique dans Le Deuxième Sexe, en montrant que
c’est la théorie hégélienne, découverte par Simone de Beauvoir en
1940 (avant Sartre), qui lui a permis de penser le conflit entre les
consciences 18, tout en exacerbant ses déchirements.
L’analyse que propose Toril Moi de la relation Beauvoir-Sartre,
dans Simone de Beauvoir, conflits d’une intellectuelle 19, prolonge la
thèse de Michèle Le Dœuff. Conférant la même importance emblé-
matique à la scène de la fontaine Médicis, Toril Moi approfondit
cependant la notion de « défaite », en analysant les raisons institu-
tionnelles qui expliquent la supériorité réelle de Sartre à ce moment

17. Ibid., p. 188.


18. Voir « Simone de Beauvoir : les ambiguïtés d’un ralliement »,
Magazine Littéraire, no 320, avril 1994, pp. 58-64.
19. Diderot Editeur, Arts et Sciences, 1995, avec une préface de
Pierre Bourdieu (Edition américaine, 1994).
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de leur histoire (une meilleure formation, l’appartenance à l’élite


intellectuelle de l’Ecole normale) et la subordination de Simone de
Beauvoir : il s’agit, comme l’écrit Bourdieu dans sa préface, d’une
« supériorité socialement instituée » qui est acceptée « comme

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une donnée naturelle 20 ». Plutôt qu’une défaite totale, l’abandon de
la philosophie à Sartre et l’intériorisation de son statut de seconde
à l’agrégation apparaissent, à Toril Moi, comme une solution de
compromis : elle permet à Simone de Beauvoir de concilier son
statut d’intellectuelle avec celui de femme désirable entre les-
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quels, dans une société patriarcale, il lui aurait fallu, autrement,


choisir.
Combinant les grilles d’interprétation sociologique et psycha-
nalytique, Toril Moi analyse, par ailleurs, l’adhésion de Beauvoir au
« pacte » que lui impose ensuite Sartre (dans son unique intérêt)
comme la réponse à un besoin vital personnel : elle y voit l’expres-
sion d’un fantasme de fusion, nécessaire à son identité et à son équi-
libre, toujours menacé par l’angoisse devant le vide, la séparation,
l’abandon, la mort. « L’idée de Sartre bonne mère dispensatrice est
certainement l’un des éléments moteurs du fantasme fondateur de
leur couple 21. »
Comme Michèle Le Dœuff, Toril Moi salue l’importance du
Deuxième Sexe, ce livre qui « a littéralement transformé l’existence
de milliers de femmes 22 » et elle admire, elle aussi, l’audace nova-
trice (par rapport à L’Etre et le Néant) qui a permis à Simone de
Beauvoir de montrer qu’une situation sociale, politique ou histo-
rique peut limiter l’exercice de la liberté humaine (en l’occurrence
celle des femmes). Moins axée que celle de Michèle Le Dœuff
sur la comparaison avec la philosophie sartrienne, l’étude de Toril
Moi se montre plus critique, plus encline à traquer les contradic-
tions de Simone de Beauvoir, à souligner ses méconnaissances et à
dénoncer le phallocentrisme de son imaginaire 23.

Résolument positive et constructive, une seconde tendance de


la critique féministe se donne le projet de démontrer l’originalité et

20. Ibid., p. 6.
21. Ibid., p. 352.
22. Ibid., p. 5.
23. Toril Moi semble avoir infléchi sa position dans son nouveau livre
What is a woman ?, Oxford, 1999.
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l’indépendance intellectuelle de Beauvoir par une étude rigoureuse
de son œuvre philosophique. Ainsi, Eva Gothlin propose, dans Sexe
et existence, la philosophie de Simone de Beauvoir 24, un exposé sys-
tématique de cette philosophie. Son analyse détaillée du Deuxième

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Sexe met en évidence d’autres sources que L’Etre et le Néant : si
l’on repère plusieurs maîtres, Simone de Beauvoir n’apparaît plus
comme la disciple d’un seul. Eva Gothlin démontre que Simone de
Beauvoir a infléchi la philosophie existentialiste à laquelle elle se
réfère et qui forme l’ossature de son œuvre, en la combinant, non
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sans tensions parfois, avec l’hégélianisme et le marxisme : Simone


de Beauvoir propose ainsi une synthèse originale de ces trois cou-
rants de pensée en les appliquant à l’analyse de l’oppression des
femmes. Eva Gothlin soutient que l’influence exercée par l’hégé-
lianisme sur Le Deuxième Sexe « n’est pas de second ordre et ne
passe pas par Sartre 25 ». L’interprétation de Hegel (médiatisée
par Kojève 26) que Beauvoir retient se distingue de celle de Sartre,
dans la mesure où elle lui emprunte le thème de la lutte pour la
reconnaissance et l’idée que le conflit des consciences peut être sur-
monté par une « reconnaissance réciproque ». Ecartées de la lutte
pour la reconnaissance, les femmes doivent y accéder pour devenir
des sujets à part entière et conquérir leur liberté. Au jeune Marx,
Beauvoir emprunte le concept de travail. Seule l’activité de pro-
duction — dont Simone de Beauvoir exclut les tâches proprement
féminines de maintien de l’espèce — permet à l’être humain de se
transcender. C’est donc par la participation à un travail productif
que les femmes peuvent et doivent se libérer. C’est également
cette influence marxiste qui permet à Simone de Beauvoir d’arti-
culer, autrement que Sartre, les notions de liberté et de situation,
innocentant par là-même les femmes de leur oppression.
Si originale et féconde que soit la synthèse accomplie par
Simone de Beauvoir, elle n’exclut pas cependant, selon Eva Gothlin,
le maintien de points de vue androcentrés (notamment la déprécia-

24. Première édition suédoise : 1991. Seconde édition (revue)


anglaise : 1996. Traduction française, Editions Michalon, 2001 (c’est à
celle-ci que nous nous référons).
25. Ibid., p. 45.
26. Mais, on l’a vu, Simone de Beauvoir avait lu Hegel directement,
comme le prouvent les Lettres à Sartre (Cf., Lettres des 14 et 16 juillet
1940) mais aussi le récit de La Force de l’âge, « Folio », pp. 526 et 537.
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tion de la biologie féminine et des tâches de reproduction), incons-


ciemment repris, et que la critique dénonce au fur et à mesure qu’elle
développe ses démonstrations. Mais sa conclusion, en replaçant
Simone de Beauvoir dans la situation historique qui fut la sienne,

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rend un vibrant hommage à une œuvre de pionnière qui accomplit
des avancées théoriques décisives pour la pensée féministe.
On retrouve donc, dans ces thèses, des points de vue déjà envi-
sagés par Michèle Le Dœuff, mais dans une mise en perspective
historique plus systématique.
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Sonia Kruks estime, elle aussi, que Simone de Beauvoir ne


pouvait penser l’oppression des femmes et écrire Le Deuxième Sexe
dans les limites de l’existentialisme sartrien 27. Dès 1940, sa propre
conception de la liberté impliquait la prise en compte de limitations
socio-historiques et ses essais, surtout Le Deuxième Sexe, subver-
tissent le concept sartrien de liberté. La spécificité de la position
de Sonia Kruks réside dans le rapprochement qu’elle établit entre
la position de Beauvoir et la notion de « consciences incarnées et
intersubjectives » de Merleau-Ponty, dont Simone de Beauvoir
connaissait bien les théories 28. Or Sartre reconnaît le rôle de Mer-
leau-Ponty sur sa propre évolution de L’Etre et le Néant à La
Critique de la raison dialectique. Sonia Kruks en conclut qu’il faut
prendre en compte également l’influence de Simone de Beauvoir
sur ce point. Elle annonce donc la troisième tendance de la critique
féministe, dont l’effort consiste à mettre en lumière l’antériorité
de certaines idées de Simone de Beauvoir et donc son influence
méconnue sur Sartre 29.

Parmi les premières à combattre pour la réhabilitation philoso-


phique de Simone de Beauvoir, Margaret A. Simons aborde cette

27. Voir « Simone de Beauvoir entre Sartre et Merleau-Ponty », Les


Temps Modernes, no 520, novembre 1989, pp. 81-103, traduit de l’amé-
ricain par A-D-Balmès. Première publication dans Simone de Beauvoir
Studies, vol. V, 1988.
28. Voir le compte rendu qu’elle écrit sur « La Phénoménologie de la
perception » dans Les Temps Modernes, no 2, 1er novembre 1945.
29. Pour une mise en lumière de l’originalité de Simone de Beauvoir
voir aussi Debra Bergoffen, The Philosophy of Simone de Beauvoir : Gen-
dered Phenomenologies, Erotic Generosities, Albany, State University of
New York, 1997.
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question de l’influence d’abord dans un article intitulé « Beauvoir
and Sartre : the Philosophical Relationship 30 ». La réflexion beau-
voirienne lui semble avoir précédé celle de Sartre sur deux points :
le problème de la relation à l’Autre et la question de l’importance

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de l’enfance.
Le problème de la relation à l’Autre hante Simone de Beauvoir
depuis toujours, selon son propre aveu, et se trouve lié non à une
influence philosophique mais à son expérience personnelle. L’un
des aspects de la problématique qu’elle pose concerne la menace
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que représente le regard de l’Autre sur soi. Sartre développera cette


idée dans L’Etre et le Néant (1943) et dans Huis clos (1944), mais
Simone de Beauvoir l’avait déjà abordée dans L’Invitée, roman écrit
entre 1938 et 1941, ce qui, selon Margaret A. Simons, lui confé-
rerait l’antériorité.
Simone de Beauvoir aurait également précédé Sartre dans l’im-
portance accordée à l’enfance, sensible dès ses premiers romans
non publiés. Dans Le Deuxième Sexe, l’enfance est conçue comme
la période au cours de laquelle la famille joue un rôle de média-
tion entre la société et l’individu. Or Sartre n’adoptera une position
comparable qu’à partir de Saint-Genet (1952) et surtout de Ques-
tion de méthode (1960).
L’accès aux « Cahiers de jeunesse », encore inédits, de Simone
de Beauvoir a relancé la recherche de Margaret A. Simons qui pense
avoir découvert dans le journal écrit en 1927 des idées que Sartre
exploitera dans L’Etre et le Néant : le désespoir lié à la perte de la foi,
avec le sentiment de vide et de néant qu’il entraîne, le concept de
mauvaise foi et, de nouveau, l’opposition du Moi et de l’Autre. Dans
cette perspective, le silence de Simone de Beauvoir sur la dette
énorme de Sartre à son égard relèverait du pieux mensonge délibéré 31.

30. In Yale French Studies, no 72, « Simone de Beauvoir : Witness to a


Century », 1986, pp. 165-179. Une partie de cet article avait déjà été
publiée en 1981, dans Eros 8, no 1, pp. 25-42.
31. « The Search for Beauvoir’s early philosophy », Simone de Beauvoir
Studies, vol. 14, 1997. Dans Beauvoir and The Second Sex, Feminism, Race,
and the Origins of Existentialism (Lanham, M.D : Rowman & Littlefield,
1999), M. A. Simons reprend ces arguments mais s’engage, à travers une
analyse très fouillée du journal de 1927, vers deux nouvelles orientations :
l’étude de la formation philosophique de Beauvoir (tendant à diminuer l’in-
fluence sartrienne ultérieure) et l’exploration de sa philosophie de jeunesse.
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28 LES TEMPS MODERNES

La position de Kate et d’Edward Fullbrook s’inscrit dans un


dialogue mené avec Margaret A. Simons qui, après les avoir lancés
sur la piste d’un rééquilibrage des rôles, à son tour s’inspire de leurs
conclusions. Les Fullbrook 32 aboutissent, eux, à un renversement

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radical du rapport d’influence : la philosophie de L’Etre et le Néant
serait sortie tout entière de L’Invitée dont, grâce aux publications
posthumes, on peut retracer la genèse avec précision. Sartre a lu le
manuscrit de L’Invitée, au cours de sa permission de février 1940,
cinq mois avant de commencer L’Etre et le Néant. Les Fullbrook se
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targuent d’accomplir en pionniers une lecture philosophique du


roman de Simone de Beauvoir 33. Ils trouvent dans les premières
pages de L’Invitée, à l’état implicite, toute la théorie de la
conscience et de l’Etre que Sartre développera par la suite. De
même ils déduisent d’un autre passage 34 la théorie du corps que
Sartre adoptera plus tard. A partir d’un rapprochement, il est vrai
troublant, entre la description que fait Simone de Beauvoir de la
main abandonnée d’une femme que son compagnon vient de saisir 35
et l’exemple que donne Sartre de la mauvaise foi dans L’Etre et le
Néant 36, ils attribuent à Beauvoir l’invention de ce concept. Les
Fullbrook montent un scénario noir où Sartre, meurtri par la place
que prend Bost dans le cœur de Beauvoir, se mue en voleur d’idées
— ce que Beauvoir accepterait afin de ménager leur relation et faute
de trouver, dans le contexte socio-historique de l’époque, des faci-
lités de publication philosophique pour une femme.

32. Simone de Beauvoir and Jean-Paul Sartre : the Remaking of a


Twentieth Century Legend, Harvester Wheatshheaf, 1993. Voir aussi :
A Critical Introduction, Oxford-Malden, MA, USA, 1998.
33. Ils ne découvrent l’analyse de Merleau-Ponty, « Le roman et la
métaphysique » que dans leur second livre.
34. L’Invitée, « Folio », pp. 72 et 74.
35. « Elle avait pris le parti d’abandonner son bras nu sur la table et il
reposait là, oublié, ignoré ; la main d’homme étreignait un morceau de
chair qui n’appartenait plus à personne. » Ibid., p. 74.
36. « Mais voici qu’on lui prend la main. [...] On sait ce qui se produit
alors : la jeune femme abandonne sa main, mais ne s’aperçoit pas qu’elle
l’abandonne. [...] Et pendant ce temps, le divorce du corps et de l’âme est
accompli ; la main repose inerte entre les mains chaudes de son partenaire :
ni consentante ni résistante — une chose. » L’Etre et le Néant, « Tel »,
Gallimard, p. 90.
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LE COUPLE BEAUVOIR-SARTRE DEVANT LA CRITIQUE FÉMINISTE 29

II

Mon projet n’est pas de discuter ici sur un plan philosophique

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et dans un débat serré les diverses théories ci-dessus résumées, mais
de m’interroger sur la démarche qui les sous-tend et sur les présup-
posés qu’elles impliquent. Le premier point qui prête à commen-
taire concerne la scène « primitive » de la fontaine Médicis : Beau-
voir a-t-elle abdiqué devant Sartre, se mutilant ainsi elle-même ?
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Telle qu’elle est décrite dans les Mémoires d’une jeune fille rangée,
la « défaite », si cuisante soit-elle, n’a rien de définitif : elle entraîne
un doute salubre sur le plan philosophique, un nouveau programme
de travail, et le désir de progresser. Le journal intime, à l’entrée
du dimanche 21 juillet, atteste la sincérité de ce mouvement à la
fois d’admiration et d’émulation, encore plus clair par sa concision
ramassée : « Révélation d’une richesse de vie incomparable avec
celle du jardin trop fermé où je m’enferme — d’une force de pen-
sée qui exige pour que j’y atteigne le plus sérieux travail, d’une
maturité que j’envie et à laquelle je me promets d’atteindre. »
Dans ses Mémoires comme dans certains entretiens, Simone de
Beauvoir se montre d’ailleurs tout à fait consciente des causes ins-
titutionnelles qui expliquent la supériorité découverte non seule-
ment chez Sartre mais aussi chez tous « les petits camarades » : ils
l’emportent sur le plan de la méthode, de la culture, de la clarté des
perspectives, parce qu’ils sont plus âgés et mieux formés qu’elle.
Reste que Sartre la subjugue par une autorité intellectuelle parti-
culière, que lui reconnaissaient aussi ses condisciples : c’était
« l’homme à la fameuse puissance de travail », celui dont Georges
Canguilhem louait la « puissance intellectuelle formidable », celui
dont Aron pouvait dire : « Toutes les semaines, tous les mois, il avait
une nouvelle théorie, il me la soumettait et je la discutais : c’était lui
qui développait des idées et moi qui les discutais 37. »
En reconnaissant la supériorité de Sartre, Simone de Beauvoir
ne renonce pas, pour autant, à elle-même. Après avoir constaté
l’« emprise intellectuelle si forte, si féconde, si aimée » de Sartre, le
mercredi 7 août 1929 elle conclut dans son carnet : « [...] si quel-
qu’un est l’accès à une vie plus large, plus haute, je suis toute entre
ses mains, capable de terriblement sacrifier pour lui. Ainsi, chéris-

37. Voir Annie Cohen-Solal, op. cit., respectivement pp. 105, 106, 107.
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30 LES TEMPS MODERNES

sant tellement plus le lama 38, c’est à Sartre peut-être que je tiens
le plus incomparablement ; d’autant plus que je me sens pénétrée
par sa pensée. » En choisissant Sartre, c’est bien un accomplis-
sement personnel exigeant qu’elle fait prévaloir, comme elle l’in-

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dique dans les Mémoires d’une jeune fille rangée : il ne s’agit pas
d’une reconstruction rétrospective de l’autobiographie.
Il est possible que la mise en pièces de sa morale pluraliste (ins-
pirée d’ailleurs par Herbaud-Maheu) ait renforcé en Simone de
Beauvoir la vocation littéraire au détriment d’un projet philoso-
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phique, présent dans le journal intime, mais encore tâtonnant et,


parfois, mal distingué du projet littéraire 39. Contrairement au pro-
cès de méconnaissance qu’on a pu lui faire, Simone de Beauvoir
reconnaît avec lucidité que la condition féminine ne favorise pas
la création philosophique, c’est-à-dire « l’entêtement », « l’obstina-
tion » qui poussent de rares esprits à mener à bien « ce délire
concerté qu’est un système 40 ».
Cela ne signifie pas pour autant que la littérature représente un
pis-aller auquel elle se serait résignée faute de mieux. Sa vocation
littéraire est ancienne, on en suit toutes les étapes dans les Mémoires
d’une jeune fille rangée et elle correspond à une motivation pro-
fonde : « [...] les livres, tout le monde les lisait : ils touchaient l’ima-
gination, le cœur ; ils valaient à leur auteur la gloire la plus uni-
verselle et la plus intime 41. » De plus, littérature et philosophie ne
s’opposent pas forcément et n’entrent pas, non plus, dans un rapport
hiérarchique. Le roman se distingue du système théorique, mais il
n’exclut pas la quête de la vérité inhérente à la recherche philoso-
phique, ni pour Sartre ni pour Beauvoir, en ces moments décisifs
de leur rencontre. Sartre, nous dit Beauvoir, « aimait autant Stend-
hal que Spinoza et se refusait à séparer la philosophie de la litté-
rature 42 ». Il le prouvera d’ailleurs avec La Nausée, et dans ses

38. Surnom de Maheu, appelé Herbaud dans les Mémoires d’une jeune
fille rangée.
39. Le 13 mai 1927, elle dit souhaiter : « Ecrire des “essais sur la vie”
qui ne soient pas du roman, mais de la philosophie, en les reliant vague-
ment d’une fiction. »
40. La Force de l’âge, « Folio », p. 254. Voir aussi p. 51.
41. Mémoires d’une jeune fille rangée, p. 197. Voir aussi La Force de
l’âge, p. 417.
42. Mémoires d’une jeune fille rangée, p. 479.
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LE COUPLE BEAUVOIR-SARTRE DEVANT LA CRITIQUE FÉMINISTE 31


Entretiens de 1974 43 il donnera de nouveau la priorité à la littéra-
ture. Dans « Littérature et métaphysique », article écrit en 1946,
Simone de Beauvoir présentera le roman comme « une authentique
aventure spirituelle », susceptible de découvrir des vérités dont

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aucun théoricien ne peut proposer d’équivalents abstraits. N’a-elle
pas, d’ailleurs, avec L’Invitée, réalisé finalement le programme
qu’elle esquissait, en 1927, dans son journal, avec simplement un
déplacement des priorités ? Le choix de la littérature, explicitement
assumé tant de fois par Simone de Beauvoir, ne constitue donc pas
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une défaite.
Sartre semble, certes, manifester parfois quelque condescen-
dance sur le plan philosophique, à l’égard de la jeune fille, comme
le montre un passage des « Cahiers de jeunesse 44 » : ainsi le mer-
credi 17 juillet 1929, Simone écrit : « [...] Il me dit sur moi des
choses si profondes — que je ne suis pas noble, ni morale, mais
généreuse, à bien des points de vue une petite fille, intellectuelle-
ment moins cultivée qu’instruite, et déplaisante quand je parle phi-
losophie, mais un bien cher Castor 45. » Il est bien évident, cepen-
dant, qu’en l’admettant dans le cercle des « petits camarades »
Sartre a reconnu la valeur philosophique de Simone de Beauvoir.
Loin de jouer un rôle d’obstacle à son accomplissement intellec-
tuel, on le voit, plus tard, stimuler son énergie dans les moments
de moindre activité et intervenir positivement comme promoteur
de projets à tous les moments décisifs de sa carrière, notamment
à l’origine de L’Invitée et du Deuxième Sexe. Enfin, comme les
féministes, l’ont souligné, Simone de Beauvoir a su faire entendre
une voix personnelle, malgré les difficultés théoriques rencontrées,
une fois trouvé le sujet que seule elle pouvait traiter.

Le second problème est celui de l’influence exercée par l’un des


deux partenaires sur l’autre. Il est vrai que dans les entretiens
43. Simone de Beauvoir, La Cérémonie des adieux, suivi de Entretiens
avec Jean-Paul Sartre, août-septembre 1974, Gallimard, 1981, pp. 200-
201.
44. Où la fameuse phrase « A partir de maintenant, je vous prends en
main » n’apparaît pas ! Mais l’idée d’un Sartre autoritaire s’y trouve.
Simone de Beauvoir ne s’en plaint d’ailleurs pas.
45. Ce passage a déjà été reproduit en grande partie (sauf la fin)
par Barbara Klaw dans « Simone de Beauvoir, du journal intime aux
Mémoires », in Genèse du « Je », CNRS Editions, 2000, p. 175.
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32 LES TEMPS MODERNES

qu’elle accorde aux chercheurs, Simone de Beauvoir tend à mini-


miser son rôle philosophique auprès de Sartre, tout en affirmant un
équilibre global des échanges. Mais le mot de « disciple » qu’elle a
pu utiliser alors apparaît comme une simplification de ce qu’elle

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dit ailleurs, et notamment dans son autobiographie où elle concède
seulement qu’il lui est arrivé « de consentir, par intermittence, à
jouer ce rôle 46 ». Simone de Beauvoir insiste souvent sur l’âpreté
des discussions littéraires ou philosophiques qui l’opposaient
à Sartre. Elle souligne l’importance de son intervention dans la
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conception de La Nausée (c’est elle qui eut l’idée du « suspense »


philosophique), par exemple, tandis que Sartre rappelle devant
Madeleine Gobeil ou Michel Sicard la violence féconde de sa
réaction négative devant la première version de La Putain respec-
tueuse. L’emploi du « nous » pour décrire leurs recherches intellec-
tuelles durant leurs premières années d’enseignement suppose une
élaboration commune de certaines idées : « Notre effort, pendant
ces années, tendit à en [des schémas] dégager et à en inventer ; ce
fut notre travail quotidien et je crois qu’il nous enrichit plus qu’au-
cune lecture ou qu’aucun apport venu de l’extérieur 47. » C’est alors
que Sartre forge la notion de mauvaise foi, et que Simone apporte
de son côté l’idée de « rôle ». Le problème sur lequel la pensée de
Simone de Beauvoir s’écarte le plus clairement de celle du premier
Sartre concerne, on l’a vu, l’idée de liberté. Or, c’est elle-même
qui signale le désaccord qui l’oppose alors à son compagnon : « Je
soutenais que, du point de vue de la liberté, telle que Sartre la défi-
nissait — non pas résignation stoïcienne mais dépassement actif du
donné —, les situations ne sont pas équivalentes : quel dépassement
est possible à la femme enfermée dans un harem ? [...] Je m’obsti-
nai longtemps et je ne cédai que du bout des lèvres. Au fond j’avais
raison. 48 » C’est elle-même qui évalue lucidement devant Made-
leine Chapsal l’originalité du Deuxième Sexe : « La plupart des syn-
thèses que j’ai proposées, et la perspective d’ensemble, sont des
inventions personnelles 49. »

46. La Force de l’âge, p. 254.


47. Ibid., p. 149.
48. Ibid., pp. 498-499.
49. In C. Francis et F. Gontier, Les Ecrits de Simone de Beauvoir,
p. 386.
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LE COUPLE BEAUVOIR-SARTRE DEVANT LA CRITIQUE FÉMINISTE 33


Quant à Sartre il répond, en 1975, à Michel Contat qui lui
demande s’il n’a jamais découvert sa pensée en la formulant devant
un interlocuteur : « Non. J’ai pu la formuler à un moment où elle
était encore peu solide à Simone de Beauvoir. Je lui ai exposé les

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grandes thèses de l’Etre et le Néant qui n’était pas encore écrit.
C’était pendant la “drôle de guerre”. Je lui ai exposé toutes mes
idées quand elles étaient en voie de formation 50. » Et il ajoute que
c’est leur rapport d’égalité qui permettait cet échange.
Une fois nuancée, par les protagonistes eux-mêmes, l’image
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caricaturale d’une relation de maître à disciple, on peut cependant


reconnaître que dans la gratitude que Sartre exprime à l’égard de
Simone de Beauvoir, c’est surtout son rôle intellectuellement sécu-
risant et sa fonction critique qu’il met en lumière : elle est l’interlo-
cuteur privilégié. Quant à Simone de Beauvoir, elle a tendance,
lorsqu’elle valide ses propres objections aux thèses de Sartre, à en
limiter aussitôt la portée théorique.
Mais comment démêler qui a influencé qui, par-delà les dires
des intéressés ? La tâche se révèle particulièrement ardue à propos
d’un couple qui n’a cessé de dialoguer pendant plus de cinquante
ans. En effet, la succession chronologique des publications ne cor-
respond pas toujours, loin de là, à la succession chronologique de
composition des œuvres. La pratique du journal complique encore
la situation lorsque celui-ci précède la mise en route d’un livre et
qu’il est soumis au partenaire. Le lecteur, de plus, ignore la teneur
des conversations, si importantes, que Simone de Beauvoir et Sartre
ont pu mener avant d’écrire, ou au cours de leur rédaction, ou à pro-
pos d’une situation vécue, reprise ensuite dans un roman (comme
celle du trio).
Si l’on arrive à démontrer que l’un des deux partenaires a for-
mulé une idée avant l’autre, cela signifie, certes, que l’un des deux
a eu raison plus tôt, mais cela ne prouve pas que le premier ait
influencé le second : celui-ci a pu rendre les armes devant une tierce
personne ou devant une influence commune. Dire que l’un a for-
mulé une idée avant de rencontrer l’autre ne veut pas dire, non plus,
forcément que l’autre ne l’avait pas lui aussi découverte de son côté,
car c’était dans l’air du temps, ou parce que tous deux se ressem-
blaient avant de se rencontrer.

50. In Sartre, Situations, X, Gallimard, 1976, p. 190.


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34 LES TEMPS MODERNES

Compte tenu de toutes ces difficultés et des précautions qu’elles


exigent, la position des époux Fullbrook, dans ce qu’elle a d’ex-
trême et de catégorique, paraît d’emblée peu crédible. D’abord pour
des raisons de vraisemblance psychologique : comment imaginer

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une Simone de Beauvoir assez masochiste pour renoncer à un sys-
tème philosophique qu’elle aurait inventé, sans lui faire injure, et
sans remettre arbitrairement en question ses propres valeurs et tout
ce que l’on sait sur son fonctionnement psychologique ?
Ensuite, pour des raisons de méthode : il est clair, tout d’abord,
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que ces critiques interprètent rétrospectivement des fragments de


texte narratif à la lumière d’un savoir théorique postérieur. De plus,
considérer quelques lignes de récit comme la matrice d’une somme
philosophique aussi importante que L’Etre et le Néant, loin de faire
de Sartre un pontifiant plagiaire, soucieux avant tout de carrière et
de gloire, confirmerait, au contraire, l’éloge que lui adresse Simone
de Beauvoir dans les Mémoires d’une jeune fille rangée : elle
admire en Sartre, dit-elle, la capacité qu’il avait de susciter par son
attention un « univers foisonnant » qu’elle oppose au caractère
« étriqué » de son propre monde. « Seuls, ajoute-t-elle, plus tard,
certains fous m’inspirèrent une humilité analogue, qui découvraient
dans un pétale de rose un enchevêtrement d’intrigues téné-
breuses 51. »
Quant au fond de l’argumentation des Fullbrook, il a déjà
trouvé de vigoureux détracteurs qui rappellent que la pensée philo-
sophique de Sartre a commencé à se développer avant L’Invitée et
L’Etre et le Néant 52. En effet, dès 1929, selon Simone de Beauvoir,
les idées sartriennes « sur l’être, l’existence, la nécessité, la liberté »
se trouvent en germe dans ce qu’il appelait sa « théorie de la contin-
gence 53 ». Une défaite (1927) contient déjà, selon Michel Contat et
Michel Rybalka, « une allégorie de la conscience, du pour-autrui, du
regard, de l’existence 54 ». Hazel E. Barnes souligne que les concepts
d’En-Soi et de Pour-Soi sont déjà discernables dans La Transcen-

51. Mémoires d’une jeune fille rangée, op. cit., p. 475.


52. Voir Hazel E. Barnes, « The Question of influence : response to
Margaret A. Simons », Simone de Beauvoir Studies, vol. 15, 1998-1999.
La réponse aux Fullbrook se situe aux pages 42-46.
53. Mémoires d’une jeune fille rangée, p. 479.
54. Jean-Paul Sartre, Ecrits de jeunesse, Gallimard, 1990, p. 198.
La datation d’Une défaite n’est pas tout à fait certaine, selon les auteurs.
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LE COUPLE BEAUVOIR-SARTRE DEVANT LA CRITIQUE FÉMINISTE 35


dance de l’Ego (1937) et dans La Nausée, et que l’article de Sartre,
intitulé « Une idée fondamentale de la phénoménologie de
Husserl : l’intentionnalité », date de janvier 1939. Une bonne partie
des Carnets de la drôle de guerre, écrits de septembre 1939 à

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juin 1940, où l’on voit s’élaborer la théorie de L’Etre et le Néant,
a été rédigée avant la permission de février 1940 au cours de
laquelle Sartre lit le manuscrit de L’Invitée 55. Simone de Beauvoir
avait pris connaissance des carnets déjà composés au début
novembre, puis les 12, 13, et 14 décembre 1939. De plus Sartre en
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résumait parfois des passages à son intention. Elle lui répond


le 19 janvier 1940 : « Vous avez écrit si sagement une si longue
lettre, mon amour ! que cette théorie du Néant me semble donc
aguichante qui résout tous les problèmes, vous seriez donc un
bien grand philosophe, petite bonne tête 56 ? » Céline Léon, qui
développe des arguments comparables, peut écrire : « [...] dès le
1er février 1940, Sartre était prêt 57. »
Axée, elle aussi, sur l’antériorité de certaines idées clés
chez Beauvoir, à partir du Cahier de 1927, la position de Marga-
ret A. Simons, plus nuancée et plus plausible, n’évite pas cepen-
dant, elle aussi, des objections de bon sens. Le désespoir devant
le vide laissé par la mort de Dieu qu’exprime la jeune Simone de
Beauvoir relève d’une expérience commune à toute une génération
(Marcel Arland avait pu parler d’un nouveau mal du siècle) et se
réfère à la lecture de Pascal. De même, l’idée de mauvaise foi, telle
que Simone de Beauvoir la formule, renvoie à toute une littérature
antérieure, connue aussi bien de Sartre que de Beauvoir. Hazel
E. Barnes note de surcroît que les idées de Simone de Beauvoir
se distinguent des futurs concepts sartriens : le « néant » qu’elle
découvre est extérieur, et la mauvaise foi sartrienne ne se résume

55. Sur les quinze carnets écrits par Sartre, six ont été retrouvés et
publiés. La permission de février 1940 se situe vers la fin du Carnet XI. Le
fait que certains carnets n’aient pas été retrouvés rend encore plus aléatoire
la position des Fullbrook.
56. Lettres à Sartre, II, Gallimard, 1990, p. 55. Hazel E. Barnes cite,
dans le même sens, un extrait de la lettre du 14 décembre 1939.
57. « Comptes rendus », Lendemains, op. cit., p. 139. Céline Léon a
également prononcé une communication sur ce sujet en juin 2000, devant
le Groupe d’Etudes sartriennes.
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36 LES TEMPS MODERNES

pas à un simple mensonge à soi-même 58. Sartre se moque d’ailleurs


gentiment de cette attitude passée dans un de ses Carnets 59. Quant
au thème du Moi et de l’Autre, sa présence dans le journal de 1927
confirme, en effet, combien il est enraciné dans l’expérience propre

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de Simone de Beauvoir 60. Mais on le trouve aussi dans Une défaite,
roman de jeunesse de Sartre, sous la forme du regard d’autrui qui
limite la liberté de celui sur lequel il se pose 61. Il s’agit donc plus ici
d’une rencontre que d’une influence.
Que Sartre ait pu, cependant, emprunter à Simone de Beauvoir
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telle idée ponctuelle, telle situation, tel thème, cela n’aurait rien de
surprenant. La publication posthume des Carnets de la drôle de
guerre a permis de mesurer la fécondité philosophique de Sartre au
cours de cette période. Mais leur lecture rend aussi plus sensible
l’importance vitale de Beauvoir pour Sartre et fait mieux comprendre
le rôle intellectuel que celle-ci jouait auprès de lui, comme source
de questions, juge des idées, origine d’objections. Ces textes,
confrontés aux lettres et journaux de Simone de Beauvoir, per-
mettent aussi, dans certains cas, de repérer d’éventuels emprunts.
Il ne s’agit pas pour autant de plagiat mais plutôt d’une politique
d’échanges réciproques, où chacun fait son propre miel de ce qu’il
trouve chez l’autre, avec toujours une incertitude possible sur le
processus d’appropriation.
Il est vrai, par exemple, comme l’ont montré les Fullbrook, que
l’exemple choisi par Sartre pour analyser la mauvaise foi dans le
flirt rappelle de façon troublante la description de la main abandon-
née trouvée dans L’Invitée. Mais, outre que ce rapprochement ne
prouve évidemment en rien que le concept de mauvaise foi (déjà
présent antérieurement dans l’œuvre de Sartre) ait été inventé par
Simone de Beauvoir, le lecteur peut se demander si elle-même n’a
pas subi l’influence de La Nausée, où l’Autodidacte caresse la main

58. Article cité.


59. Les Carnets de la drôle de guerre, Gallimard, 1995, pp. 283-284.
60. Dans son dernier livre, M. A. Simons en souligne d’ailleurs plus
les caractéristiques beauvoiriennes que les aspects « annonciateurs » de
la philosophie sartrienne.
61. « Mais une nouvelle pensée le paralysa : à présent il ne se sentait
plus seul et libre sur la terre, des liens subtils et terribles l’enlaçaient, le
paralysaient : on l’épiait, il comprenait que derrière ce front, derrière ces
yeux, on le jugeait. », Ecrits de jeunesse, op. cit., p. 243.
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LE COUPLE BEAUVOIR-SARTRE DEVANT LA CRITIQUE FÉMINISTE 37


offerte d’un jeune garçon. Il s’agit, ici aussi, d’une situation de
séduction, de mauvaise foi, de dissociation du discours et du geste,
même si l’épisode se distingue des deux autres par l’idée de piège
tendu et d’homosexualité. Il faudrait alors parler d’interaction

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plutôt que d’emprunt simple.
Dans Les Carnets de la drôle de guerre, Sartre s’inspire à deux
reprises, explicitement, d’une notation de Simone de Beauvoir dans
L’Invitée. Au retour de sa fameuse permission il écrit, le 17 février
1940 : « Le Castor m’a, en effet, enseigné quelque chose de neuf :
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dans son roman on voit Elisabeth se plaindre d’être entourée d’ob-


jets dont elle voudrait jouir et qu’elle ne peut pas “réaliser”. »
Regrettant que Beauvoir ait prêté cette réflexion à un personnage
antipathique, ce qui en diminue la portée, il ajoute : « Mais le
Castor voyait plus loin. Elle voulait dire que nous sommes entourés
d’“irréalisables” 62. » Se servant de cette remarque comme d’un
tremplin, Sartre élabore son concept, l’illustre de nombreux
exemples, le corrige le lendemain pour substituer à l’idée d’objet
celle de « situation ». Les Fullbrook, qui ont déjà relevé ce passage,
l’interprètent comme le prototype du mécanisme par lequel Sartre
s’empare impudemment de découvertes faites par Simone de Beau-
voir, en les habillant de rhétorique. Mais, à l’inverse, on pourrait y
discerner à la fois le rôle positif et stimulant de Simone de Beauvoir,
et l’aptitude de Sartre à transformer une intuition en théorie. Un
hommage comparable se retrouve, à propos de la réflexion sur le
temps, dans la lettre au Castor datée du 18 février 1940. Puisque
Sartre reconnaît sur ces points précis l’impulsion qu’il a trouvée
dans le roman de Simone de Beauvoir, pourquoi imaginer qu’il
l’aurait cachée ailleurs ?
Il est tout à fait possible, aussi, que par son rôle d’interlocutrice
privilégiée, Simone de Beauvoir ait contribué à infléchir la pensée
de Sartre sur l’idée de liberté et sur l’importance de l’enfance. Elle
l’a d’ailleurs admis, pour ce second point, dans un entretien avec
Margaret A. Simons 63.
La question de l’influence et des emprunts soulevée par les cri-
tiques féministes a le mérite d’ouvrir l’hypothèse d’une circulation
réciproque des idées et des thèmes. Mais elle demeure si difficile
à trancher, dans le cas qui nous occupe, qu’il est sans doute plus

62. Les Carnets de la drôle de guerre, p. 422.


63. En 1979. Voir Yale French Studies, article cité, p. 178.
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38 LES TEMPS MODERNES

fécond d’explorer de quelle façon l’indépendance intellectuelle de


Simone de Beauvoir s’est manifestée, comme l’ont fait, de façon
différente, Eva Gothlin, Sonia Kruks ou Margaret A. Simons dans
ses premières approches 64. C’est d’ailleurs aussi la piste ouverte par

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Sylvie Le Bon de Beauvoir qui, dans un entretien avec Ursula Tidd,
soulignait l’existence d’une « vision philosophique personnelle » de
Simone de Beauvoir qu’elle invitait à étudier : « Il faudrait analyser
comment, à partir de fondements communs avec Sartre, elle mani-
feste des divergences d’interprétation, touchant des notions philo-
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sophiques essentielles comme celle de liberté, ou de durée, ancrées


dans son vécu propre, ses perceptions, ses expériences fondamen-
tales 65. »

III

La relation qui s’instaure entre Sartre et Simone de Beauvoir


nous semble donc relever non d’un rapport de domination-dépen-
dance, explicable par la différence des sexes au sein d’une société
patriarcale, et maintenue inconsciemment malgré la certitude des
protagonistes d’y avoir échappé (idée qui constitue l’arrière-fond
commun aux positions féministes), mais d’un principe de réparti-
tion des tâches, fondé sur l’optimisation des chances de réussite de
chacun. Une telle perspective nous invite à revenir au mythe gémel-
laire — proposé, on le sait, par Simone de Beauvoir elle-même —
qui, fondé sur le constat d’une réalité, la structure en retour.
Il éclaire sans doute mieux que l’idée d’exploitation « machiste »
le fonctionnement du couple par rapport aux problèmes qui nous
intéressent.
Simone de Beauvoir conclut le récit de leur rencontre, dans les
Mémoires d’une jeune fille rangée, par l’identification de Sartre
comme du « double » en qui elle retrouvait, « portées à l’incan-
descence », toutes ses manies. L’idée de double implique, tout

64. Voir aussi Françoise Rétif, Simone de Beauvoir, L’autre en miroir,


L’Harmattan, 1998. Dans une première partie de son livre, Françoise Rétif
développe, mais sans se revendiquer du féminisme, l’idée d’une vision et
d’une pratique philosophiques originales de Simone de Beauvoir.
65. Entretien avec Sylvie Le Bon de Beauvoir, 30 août 1994, in Simone
de Beauvoir Studies, vol. 12, 1995, p. 13.
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d’abord, une ressemblance antérieure à leur découverte réciproque,
qu’attestent notamment les ébauches d’autobiographie présentes
dans Les Carnets de la drôle de guerre ainsi que le récit d’enfance
et de jeunesse de Simone de Beauvoir. Chez l’un comme chez

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l’autre se manifestent une vocation d’écrivain concrétisée par des
tentatives précoces, le désir d’absolu, la recherche du salut par la lit-
térature, la confiance dans leur valeur et la certitude d’un avenir
hors du commun. Sartre a l’impression (qualifiée d’illusion) de pro-
gresser depuis son adolescence 66, de même que Simone de Beauvoir
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envisage la période racontée dans les Mémoires d’une jeune fille


rangée comme « une ascension ». Tous deux jouissent (au moins
dans ce sens) d’un solide optimisme et peuvent se prévaloir d’un
esprit « constructeur 67 ». On trouve chez tous les deux une curio-
sité insatiable et une volonté de viser le monde dans sa totalité.
Les rapprochent également, bien que selon des modalités diffé-
rentes, une enfance affectivement sécurisante, une éducation puri-
taine, une certaine marginalité à l’intérieur d’un milieu sociale-
ment protecteur, une amitié passionnée pour un premier « alter
ego », que chacun va remplacer par l’autre, après l’avoir perdu
(respectivement Zaza et Nizan). Dans son journal de l’été 1929,
Simone de Beauvoir insiste sur l’idée que Sartre et elle sont de la
« même race », alors que, parfois, Maheu peut lui sembler plus
séduisant.
Ces similitudes profondes, où le générationnel renforce l’indi-
viduel, et que la « transparence », le dialogue permanent, les entre-
prises communes ne peuvent que renforcer, expliquent probable-
ment, mieux que l’idée d’emprunt, à la fois la présence simultanée
de thèmes ou d’obsessions proches dans leurs écrits de jeunesse
et, ensuite, la circulation d’idées d’une œuvre à l’autre. De même,
l’adhésion de Simone de Beauvoir aux positions et aux théories de
Sartre peut trouver une explication ultime dans cette fraternité fon-
damentale. Sans doute source de difficultés affectives plus grandes
pour Beauvoir, le « pacte » proposé par Sartre répondait néanmoins
à des besoins de liberté exprimés par Simone de Beauvoir elle-
même dans son journal de jeunesse : « L’horreur du choix définitif,
c’est qu’on engage non seulement le moi d’aujourd’hui, mais celui

66. Les Carnets de la drôle de guerre, op. cit. p. 126.


67. Ibid., p. 280 et Mémoires d’une jeune fille rangée, p. 452.
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40 LES TEMPS MODERNES

de demain et c’est pourquoi au fond le mariage est immoral 68 »,


écrit-elle en 1927. Son ralliement à la pensée sartrienne correspond
aussi, selon ses propres explications, à des exigences personnelles
anciennes 69.

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C’est sur ce fond de ressemblances que les différences et les
complémentarités se déploient. Surtout, comme dans tous les
couples de jumeaux, il s’instaure entre Sartre et Beauvoir une répar-
tition des rôles et des tâches qui permet un partage harmonieux des
territoires. Dans leurs productions respectives, on remarque un
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double principe d’émulation et de désistement : l’un des deux réali-


sant ce que l’autre n’a fait que projeter ; ou encore chacun laissant à
l’autre un territoire où il donne toute sa mesure, même si lui même
s’y essaie. Ainsi, pendant son service militaire, Sartre entreprend
d’écrire un roman où il projette de raconter la mort de Zaza (thème
beauvoirien s’il en est !), mais il ne dépasse pas le premier chapitre 70
et c’est évidemment Simone qui assumera cette tâche. Sartre com-
mence à travailler à « ses tableautins d’Amérique » qu’il aban-
donne 71 et c’est Simone de Beauvoir qui écrit L’Amérique au jour
le jour.
Ce principe de répartition des tâches joue pour les genres choi-
sis : la philosophie et le théâtre restent le domaine privilégié de
Sartre, ce qui n’empêche pas Les Bouches inutiles ainsi que les dif-
férents essais où Simone de Beauvoir occupe le créneau de la
morale existentialiste, laissé vacant par Sartre. Le Deuxième Sexe,
touchant un domaine que Sartre n’aurait pu légitimement explorer,
prend l’importance que l’on sait. Tous deux écrivent des romans,
mais Sartre n’achèvera jamais Les Chemins de la liberté : le tome
IV prévu se réduisant à un seul épisode achevé et publié en 1950
dans une revue (« Drôle d’amitié »), et à des fragments inédits
reproduits dans l’édition de La Pléiade 72. Avec Les Mandarins
(1954), roman de l’après-guerre, Simone de Beauvoir occupe la

68. « Cahier de jeunesse » inédit, 6 mai 1927, phrase déjà citée par
Barbara Klaw, op. cit., p. 175.
69. La Force de l’âge, p. 628.
70. Ibid., p. 55.
71. La Force des choses, I, p. 111. Mais Situations III propose quelques
tableaux et reportages des Etats-Unis.
72. Jean-Paul Sartre, Œuvres romanesques, éd. établie par M. Contat
et M. Rybalka, pp. 1585-1654.
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place laissée libre. Sartre renoncera au roman pour se réorienter
vers une forme nouvelle de la biographie. Simone de Beauvoir
reviendra à la fiction avec Les Belles Images (1966) et La Femme
rompue (1968). Tous deux écrivent un récit d’enfance autobiogra-

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phique, mais c’est Simone qui mène à bien la somme seulement
envisagée par Sartre. En assumant le récit de leur vie commune,
c’est elle, de plus, qui s’arroge la maîtrise du passé, renversant ainsi
un rapport de « dominance 73 » en sa faveur.
Loin d’engendrer rivalité et frustration, ce type de fonctionne-
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ment apporte des jouissances et des accomplissements par procura-


tion. Pendant la guerre, les lettres permettent à chacun de vivre au
rythme de l’autre : le 6 octobre 1939, Sartre écrit : « Hier la lettre
du Castor, si plaisante, m’avait surexcité [...]. J’ai deux vies. Celle
que je vis ici, celle que je vis là-bas par procuration. Le Castor est
chargé de vivre pour moi et elle le sent. Castor est une perfec-
tion 74. » Transparence qui, dans le domaine érotique, ne va pas sans
provoquer des situations perverses... Alors même que Primauté du
spirituel vient d’être refusé par les éditeurs, Simone de Beauvoir se
réjouit pleinement du succès rencontré par La Nausée, comme si
c’était le sien, et envisage une réussite publique pour elle aussi 75.
Reconnaissant devant Madeleine Gobeil que Simone de Beauvoir
possède un goût de la vie plus ardent, Sartre confesse qu’elle sent
beaucoup de choses pour lui. A l’inverse, Simone de Beauvoir
délègue, approximativement jusqu’en 1952, l’action politique à
Sartre, pour ne pas « doubler » inutilement ses interventions 76.

Dans cette représentation structurante du couple gémellaire,


Simone de Beauvoir retrouve le mythe positif de l’androgyne (sym-
bolisé, dans la tradition romaine, par les figures dédoublées d’un
homme et d’une femme) qui permet de cumuler les forces des prin-
cipes féminins et masculins 77. Concrètement, l’union du couple

73. Selon les psychologues de la gémellité, un jumeau domine toujours


l’autre, mais le rapport de « dominance » peut s’inverser.
74. Les Carnets de la drôle de guerre, pp. 102-103.
75. La Force de l’âge, p. 373.
76. Voir, par exemple, La Force de l’âge, p. 644.
77. Voir sur le sujet Françoise Rétif, Simone de Beauvoir, L’autre en
miroir, op. cit., pp. 97-111. Ce mythe concerne également Simone de
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42 LES TEMPS MODERNES

accroît les potentialités de chacun : sur le plan privé et intellectuel,


par le dialogue et l’entraide qu’il implique ; face aux lecteurs, par
l’image idéalisée qui en est donnée et qui renforce l’audience de
chacun. Si la répartition des rôles s’était faite suivant la division tra-

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ditionnelle des sexes, le succès public et les reconnaissances insti-
tutionnelles (prix Goncourt en 1954 pour Simone de Beauvoir, prix
Nobel pour Sartre dix ans plus tard) n’auraient pas été aussi harmo-
nieusement partagés.
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Éliane LECARME-TABONE

Beauvoir comme individu, puisqu’elle se flatte d’unir en elle « un cœur


de femme, un cerveau d’homme » (Mémoires d’une jeune fille rangée,
p. 143).

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