Interdits Alimentaires Et Religions:: École Nationale Vétérinaire D'Alfort
Interdits Alimentaires Et Religions:: École Nationale Vétérinaire D'Alfort
Interdits Alimentaires Et Religions:: École Nationale Vétérinaire D'Alfort
Année 2014
THÈSE
Pour le
DOCTORAT VÉTÉRINAIRE
par
JURY
Président : Pr.
Professeur à la Faculté de Médecine de CRÉTEIL
Membres
Directeur : Pr. Jean-Christophe AUGUSTIN
Maître de conférences à l’École Nationale Vétérinaire d’Alfort
Assesseur : Pr. Bénédicte GRIMARD
Professeur à l’École Nationale Vétérinaire d’Alfort
LISTE DES MEMBRES DU CORPS ENSEIGNANT
Directeur : M. le Professeur GOGNY Marc
Directeurs honoraires : MM. les Professeurs : COTARD Jean-Pierre, MIALOT Jean-Paul, MORAILLON Robert, PARODI André-Laurent, PILET Charles,
TOMA Bernard.
Professeurs honoraires : Mme et MM. : BENET Jean-Jacques, BRUGERE Henri, BRUGERE-PICOUX Jeanne, BUSSIERAS Jean, CERF Olivier,
CLERC Bernard,
CRESPEAU François, DEPUTTE Bertrand, MOUTHON Gilbert, MILHAUD Guy, POUCHELON Jean-Louis, ROZIER Jacques.
UNITE D’HYGIENE ET INDUSTRIE DES ALIMENTS D’ORIGINE ANIMALE UNITE DE REPRODUCTION ANIMALE
- M. AUGUSTIN Jean-Christophe, Maître de conférences - Mme CONSTANT Fabienne, Maître de conférences
- M. BOLNOT François, Maître de conférences * - M. DESBOIS Christophe, Maître de conférences (rattaché au DEPEC)
- M. CARLIER Vincent, Professeur - M. FONTBONNE Alain, Maître de conférences (rattaché au DEPEC)
- Mme MAENHOUDT Cindy, Praticien hospitalier
UNITE DES MALADIES CONTAGIEUSES - Mme MASSE-MOREL Gaëlle, Maître de conférences contractuel
- Mme DUFOUR Barbara, Professeur* - M. MAUFFRE Vincent, Assistant d’enseignement et de recherche contractuel
- Mme HADDAD/HOANG-XUAN Nadia, Professeur - M. NUDELMANN Nicolas, Maître de conférences (rattaché au DEPEC)
- Mme PRAUD Anne, Maître de conférences - M. REMY Dominique, Maître de conférences*
- Mme RIVIERE Julie, Maître de conférences contractuel
UNITE DE ZOOTECHNIE, ECONOMIE RURALE
UNITE DE PATHOLOGIE DES ANIMAUX DE PRODUCTION - M. ARNE Pascal, Maître de conférences
- M. ADJOU Karim, Maître de conférences * - M. BOSSE Philippe, Professeur*
- M. BELBIS Guillaume, Assistant d’enseignement et de recherche contractuel - M. COURREAU Jean-François, Professeur
- M. HESKIA Bernard, Professeur contractuel - Mme GRIMARD-BALLIF Bénédicte, Professeur
- M. MILLEMANN Yves, Professeur - Mme LEROY-BARASSIN Isabelle, Maître de conférences
- M. PONTER Andrew, Professeur
* responsable d’unité
REMERCIEMENTS
Au Professeur
Professeur de la faculté de médecine de Créteil,
Qui a bien voulu me faire l’honneur de présider le jury de cette thèse,
Hommage respectueux.
À mes parents,
À Marie et Olivier,
À Thibaut,
À Justine,
À Valentine,
LEXIQUES ............................................................................................................................... 3
LISTE DES FIGURES............................................................................................................. 7
LISTE DES TABLEAUX ........................................................................................................ 9
INTRODUCTION .................................................................................................................. 11
PREMIÈRE PARTIE :
LES LOIS ALIMENTAIRES : INTERDIRE ET PRESCRIRE ....................................... 13
I. Les lois alimentaires dans le Judaïsme........................................................................... 15
A. Origines de la cacherout .......................................................................................................... 15
B. Principes de la cacherout ........................................................................................................ 20
II. LES LOIS ALIMENTAIRES DANS LE CHRISTIANISME.................................... 32
A. Les textes fondateurs ............................................................................................................... 32
B. Les nourritures spirituelles du Christianisme....................................................................... 32
IV. Le symbolisme................................................................................................................ 89
A. Totémisme................................................................................................................................. 89
B. Les lois alimentaires comme allégories des vices et des vertus ............................................ 92
C. Les lois alimentaires judaïques et respect de l’ordre créationnel ........................................ 93
1
2
LEXIQUES
LEXIQUE JUIF
Aggadah (littéralement « récit ») : Désigne les textes narratifs de la Torah qui retracent
l’histoire de l’humanité, et plus particulièrement celle du peuple juif. Il s’agit par exemple du
récit de la Création du monde, ou encore des épisodes relatant la vie des Hébreux en
Égypte…
Bedikah : Examen post-mortem pratiqué par le shohet.
Cacher : Religieusement acceptable pour l’usage approprié.
Cacherout : Appellation sous laquelle sont regroupées toutes les règles alimentaires de la
religion juive.
Chabat : Septième jour de la semaine selon le calendrier juif, jour de repos. Il commence le
vendredi soir au coucher du soleil, et se termine le samedi soir à la tombée de la nuit. Tout
travail est interdit ce jour là.
Guemara (littéralement « terminer, achever, compléter, étudier ») : Partie du Talmud qui
présente les débats et les commentaires de la Michna. L’ensemble Michna et Gemara forment
le Talmud.
Halakhah (littéralement « loi ») : Désigne les textes purement législatifs de la Torah qui
prescrivent ce qu’il faut faire et ne pas faire.
Haleph : Couteau utilisé lors de l’abattage rituel juif.
Hok (pl. Houkkim) : Décrets divins, devant être respectés pour la seule raison qu’ils ont été
ordonnés par Dieu.
H’oumach : Les cinq livres du Pentateuque : la Genèse, l’Exode, le Lévitique, les Nombres,
le Deutéronome.
Kabbalah : Autorisation délivrée à l’issue d’examens théoriques et pratiques, et permettant
de procéder à l’abattage rituel juif.
Midrash : Commentaire rabbinique illustré par un récit ou une métaphore. À la différence de
ceux de la Mishna, les textes du Midrash sont le résultat d’une méthode d’exégèse directe,
c’est-à-dire qu’ils commentent directement le texte biblique en le suivant pas à pas.
Mishna (littéralement « enseignement », « répétition ») : C’est la retranscription écrite de la
Torah Orale, qui a été donnée au Mont Sinaï avec la Torah Ecrite (le Pentateuque). Compilée
par Rabbi Yéhouda haNassi.
Mistva (pl. Mitsvot) (littéralement « ordonner » : Désigne un « commandement » ou
« ordonnance » transmis par la tradition orale et inscrit dans le Pentateuque. La loi juive
comporte un total de 613 mitsvot subdivisées en 248 mitsvot positives et en 365 mitsvot
négatives.
Nevelah (Nebelah): Une nourriture d’origine animale qui a été abattue d’une manière
impropre à la consommation juive, par exemple s’il y aune erreur au moment de l’abattage
rituel (anomalie sur le couteau, déviation de la section, etc.).
Nikkour : Opération consistant en l’extirpation des nerfs et des gros vaisseaux, réalisée par le
boucher.
Rabbin (syn. Rabbi ou Rav, pl. Rabbanim) : Littéralement : « maître » : Autorité religieuse
en matière de loi juive.
3
Responsa : Réponses des Rabbanim aux questions qui leur étaient posées. Ils servent de base
à l’élaboration des codes halakhiques.
Shehita: Abattage rituel juif pratiqué par le shohet.
Shohet : Sacrificateur.
Talmud (littéralement « étude », « enseignement ») : Commentaire oral donné du texte
biblique. Il se compose de deux parties distinctes : la Mishna et la Guemara.
Tanakh : L’ensemble du pentateuque, du Livre des Prophètes et du Livre des Hagiographes.
Terephah : Un animal déchiré par une bête sauvage, et tout animal souffrant d’un trouble
organique, dont la viande est interdite à la consommation cachère après inspection, même si la
bête a été abattue rituellement.
Torah (littéralement « enseignement », « loi »): Au sens strict, la Torah désigne la première
partie de la Bible hébraïque ; c’est-à-dire les cinq premiers livres qui forment le Pentateuque,
à savoir la Genèse (Berechit, « Au commencement »), l’Exode (Shemot, « Les noms »), Le
Lévitique (Vayikra, « Et Il appela »), Les Nombres (BaMidbar, « Dans la nature ») et le
Deutéronome (Devarim, « Les mots »). Au sens large, le terme Torah peut aussi être employé
pour désigner la Bible hébraïque en son entier, et par extension l’intégralité du corpus des
écrits fondateurs du Judaïsme. En ce sens, le texte de la Torah comprend le Pentateuque
(Torah), les Prophètes (Neviim) et les Hagiographes (Ketouvim).
4
LEXIQUE MUSULMAN
Achoura : Dixième jour du premier mois de l’année dans le calendrier hégirien.
Ahl l-kitâb : Ensemble des hommes qui ne disposent pas d’une loi révélée.
Aïd elFitr : Fête qui célèbre la fin du ramadan et au cours de laquelle un mouton est sacrifié.
‘aqr : Technique d’abattage rituel musulman qui consiste à provoquer la mort de l’animal
d’une façon quelconque et revient donc à lui infliger une blessure mortelle.
Charia : Désigne la loi islamique. Directement inspirée du Coran, la charia est la seule loi
civile et pénale pleinement reconnue historiquement par l’islam sunnite majoritaire.
Chawal : Dixième mois de l’année dans le calendrier hégirien.
Coran (littéralement « récitation », « lecture ») : Livre sacré des musulmans, il constitue le
Verbe incréé de Dieu (attribut de Dieu et non création de Dieu). Il contient les paroles de Dieu
révélées à Mahomet par l’intermédiaire de l’archange Gabriel. C’est la première source de la
Loi musulmane. La révélation débute en 611 pour se terminer à la mort de Mahomet en 632.
Le Livre est divisé en 114 chapitres (sourates), et plus de 6000 versets. L’ordre des sourates
n’est pas chronologique mais dépend de leur longueur : les premières sont plus longues
(jusqu’à 286 versets), les plus courtes sont en fin de volume (jusqu’à trois versets).
Dhabh : Technique d’abattage rituel musulman utilisée pour la mise à mort des petits et
moyens quadrupèdes, des bovins, et des oiseaux. Elle consiste en un égorgement de la victime
par une section des artères et veines jugulaires, de la trachée et de l’œsophage. L’animal est
alors couché sur le côté gauche.
Farâ’id : Obligations à respecter lors de la mise à mort rituelle d’un animal.
Fawr : Désigne la rapidité avec laquelle doit être réalisé l’acte de mise à mort.
Fiqh (littéralement « savoir », « compréhension », « intelligence ») : Source de droit
islamique. Le fiqh repose directement sur le Coran et la Sunna et interprète le texte sacré pour
en déduire des principes juridiques et des lois afin d’assurer la régence de l'État musulman.
Fuqahâ' : Jurisconsultes musulmans.
Hadith : Ensemble des « dits » du Prophète et de ses compagnons les plus proches, qui forme
l’essentiel de la tradition (sunna). L’ensemble fut rassemblé et compilé au IXe siècle. Chaque
« dit » ou « récit » est appelé un hadith et se compose de deux parties l’isnad et le matn. La
première partie est la chaîne de transmission du récit (isnad) et énumère notamment les
personnes qui l’ont rapporté. La deuxième partie est le contenu réel (matn) du récit et donc
constitue le corps du hadith. Ces traditions islamiques ont été transmises après le mort du
Prophète par différents témoins, de manière écrite ou orale.
Halal : Désigne ce qui est licite, autorisé.
Hâl l-idtirâr : Règle s’appliquant en cas de force majeur. Elle stipule que dans le cas où le
fidèle craint pour sa vie, il n’est plus tenu à aucune obligation vis-à-vis des lois alimentaires.
Hanafite : L’école hanafite a été créée en Syrie par Abou Hanifa (persan d’origine et juriste
mais non juge). Ses sources sont le Coran, la Sunna, le jugement personnel sous principe
d’analogie (qiyas) (rapprochement avec un cas ancien) et le consensus sans le restreindre aux
docteurs de Médine.
Hanbalite : L’école hanbalite a été fondée par Ahmad ben Hanbal (ancien élève de Chafi’i),
elle s’oppose à toute innovation en se référant uniquement au Coran et à la Sunna.
Haram : Désigne ce qui est illicite, interdit.
Hégire (littéralement « émigration ») : Ère musulmane débutant lors de l’émigration de
Mahomet et ses partisans de La Mecque à Médine. L’an 1 de l’Hégire correspond à l’an 622
5
A.P. J.C., l’an 2000 A.P. J.C étant l’an 1420-1421 de l’Hégire. Les mois du calendrier
musulman sont lunaires.
'ibâdât : Désigne les prescriptions religieuses qui régissent la vie quotidienne des musulmans.
Ijmâ' : Consensus des savants musulmans (oulémas) spécialistes du domaine concerné.
’ijtihâd : Exercice rationnel mis en œuvre par les jurisconsultes (fuqahâ') pour adapter la Loi
tout en restant conforme aux principes édictés dans le Coran et la Sunna.
Islam : Littéralement le terme islam signifie « soumission » à Dieu ou à l’État musulman. À
l’origine, le terme peut signifier « conversion » ou « reddition » et paiement d’un tribut.
Jurisprudence islamique : Elle comprend quatre écoles sunnites (orthodoxes) : l’école
malikite, l’école hanafite, l’école chafi’ite et l’école hanbalite.
Makruh : Désigne ce qui est déconseillé.
Malikite : L’école malikite a été fondée par Malik ben An-Nas, juge de Médine. Ses sources
sont le Coran et la Sunna et en cas de besoin le droit coutumier de Médine voire
l’interprétation personnelle (ray) sous la forme du consensus (ijma’) des docteurs de Médine
(exclusivement) sur une question donnée.
Mayta (littéralement « la bête morte ») : Désigne un animal mort, soit de mort naturelle, soit
par accident.
Mu'amâlât : Désigne les règles du fiqh qui régissent la vie quotidienne des musulmans.
Nahr : Technique d’abattage rituel musulman utilisée pour les bovins et les camelins. Elle
consiste à sectionner la carotide par perforation de la fossette sus-sternal. L’animal est alors
maintenu debout.
Nîya : Littéralement « intention ».
Ouléma : Terme qui désigne celui qui est versé dans le savoir des choses transcendantes, qui
a eu la formation religieuse, la connaissance du texte sacré, qui connaît le Coran, la
jurisprudence islamique. Ils incarnent la « mosquée », la religion, par opposition au « palais »,
à l’État.
Prophète : Messager de la divinité ; il révèle aux hommes des vérités cachées au commun des
mortels, au nom du Dieu qui l’inspire.
Qiyâs : Raisonnement par analogie avec des situations présentes dans le Coran et la Sunna.
Ray : Interprétation personnelle.
Siyâm : Désigne les pratiques du jeûne en Islam.
Sourate : Chapitre du Coran. Le Coran est divisé en 114 sourates.
Sunan : Désigne les bons usages à respecter lors de la mise à mort rituelle d’un animal.
Sunna : Constitue la deuxième partie du discours religieux en Islam. Elle rassemble la Sira,
« vie » de Mahomet élaborée au VIIIe siècle ; et le Hadith.
Tadhkiyah : Saignée.
Takbir « Allahu akbar » (littéralement « Allah est le plus grand ») : Prononciation du nom
de Dieu par le sacrificateur lors de l’égorgement.
Tasmyah « Bismillah » (littéralement « au nom de Dieu ») : Prononciation du nom de Dieu
par le sacrificateur lors de l’égorgement.
Umma : Désigne la communauté des croyants musulmans. Au Moyen Âge, le mot « umma »
prend le sens de « nation », au double sens de communauté de foi et d’entité politique.
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Figure 1 : Répartition des hommes dans la tradition juive (d’après Milgrom, 1990) ........... 101
Figure 2 : Répartition des animaux dans la tradition juive (d’après Milgrom, 1990) ........... 101
Figure 3 : Répartition de l’espace dans la tradition juive (d’après Milgrom, 1990) ............. 102
Figure 4 : Les rationalités alimentaires en finalité (d’après Poulain, 2002) ......................... 151
Figure 5 : Les rationalités alimentaires en valeurs (d’après Poulain, 2002) ........................ 152
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8
Tableau 1 : Les dimensions positives et négatives des trois ambivalences et types d’anxiété
associés. (d’après Poulain, 2002) ................................................................................... 127
Tableau 2 : Les catégories du « non-comestible » (d’après Poulain, 2002) ........................ 147
Tableau 3 : Les catégories du « comestible » (d’après Poulain, 2002) ................................ 148
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10
INTRODUCTION
Face à la succession des crises et des scandales alimentaires, le consommateur
moderne a développé une réelle méfiance, et parfois même une crainte, à l’égard de ses
aliments. Dans ce contexte fortement anxiogène, la santé publique vétérinaire joue un rôle
majeur en assurant la sécurité sanitaire des aliments.
Toutefois, un aliment n’est pas bon à être mangé uniquement parce qu’il est sûr d’un
point de vue sanitaire. Ce comportement montre que la relation de l’homme à son
alimentation échappe à la pure rationalité scientifique. En effet, si la valeur sanitaire de
l’aliment primait, la seule répartition entre le comestible et le toxique suffirait à dicter le choix
des aliments. Or, au sein de toutes les cultures et à toutes les époques, l’homme n’accepte de
manger qu’une partie limitée des nourritures disponibles. En outre, les aliments destinés à la
consommation humaine sont toujours soumis à des normes et des règles édictées par la
société. Si ces règles diffèrent par la marge plus ou moins grande qu’elles laissent aux choix
individuels, elles tendent toutes au même but, à savoir définir quels sont les aliments que
l’homme peut effectivement consommer et par conséquent restreindre le champ du
consommable. À cet égard, les prescriptions alimentaires religieuses se distinguent par leur
caractère inconditionnel.
Mais pourquoi un aliment comestible n’est-il pas nécessairement bon à manger ? Avec
une telle interrogation, il ne s’agit plus de traiter de la valeur nutritionnelle ou sanitaire des
aliments, mais de leur valeur morale. De ce point de vue, l’approche religieuse présente
plusieurs avantages sur l’approche scientifique. Premièrement, du seul point de vue théorique,
elle laisse de côté la question de l’innocuité alimentaire pour se concentrer sur la relation
morale que l’homme entretient avec ses aliments. Elle s’attache particulièrement à
l’importance de l’origine, de la légitimité, du crédit et de la confiance accordés aux aliments
dans la décision alimentaire. En outre, nous sommes les héritiers d’une tradition religieuse qui
a tissé nos représentations et nos convictions en matière d’alimentation. En ce sens, l’étude
des traditions alimentaires religieuses permet de mettre en lumière certains aspects des
modèles alimentaires contemporains, ce qui nous conduit précisément à l’objet de cette thèse.
Au cours de ce travail, nous nous attacherons donc à montrer quel éclairage l’histoire
des lois alimentaires religieuses peut apporter sur les rapports contemporains de l’homme à
son alimentation. Il s’agit d’un vaste sujet et nous nous limiterons à l’étude des trois religions
monothéistes, à savoir le Judaïsme, le Christianisme et l’Islam. Ce choix est motivé par le fait
que ces trois religions sont représentatives du pluralisme religieux de notre société.
La présente étude s’effectuera en trois parties :
La première partie sera consacrée à l’étude des lois alimentaires telles qu’elles sont
édictées dans les textes sacrés. À partir de l’étude de la Bible et du Coran, nous dresserons un
tableau des principaux traits distinctifs des prescriptions alimentaires de chaque
monothéisme ;
La seconde partie abordera la question des fondements des lois alimentaires
religieuses. Les textes sacrés restant silencieux sur les raisons des prescriptions, nous
procéderons à une approche herméneutique. Nous verrons alors comment, au fil du temps, les
différents exégètes ont tenté d’interpréter ces lois alimentaires et quelles significations il est
aujourd’hui possible de leur donner ;
11
12
PREMIÈRE PARTIE :
« Ce n’est pas ce qui entre dans la bouche qui souille l’homme ; c’est ce qui sort de la
bouche : voilà ce qui souille »
Matthieu, VI, 16-18.
13
14
Les pratiques alimentaires juives reposent sur la cacherout ; terme qui désigne
« l’ensemble des règles qui gouvernent la nourriture autorisée à la consommation »
(Wigoder, 1996). Il s’agit du code alimentaire hébraïque qui regroupe, d’une part, les critères
permettant de distinguer les animaux permis des animaux interdits ; et, d’autre part,
l’ensemble des conditions que les animaux autorisés doivent satisfaire pour être consommés
(méthode d’abattage, préparation des aliments…). Un aliment propre à la consommation est
alors dit cacher, c’est-à-dire « conforme aux normes alimentaires du judaïsme » (Bauer,
1996).
Ces prescriptions alimentaires trouvent leurs origines dans la Tradition écrite, la Torah et
ont été par la suite développées par la loi rabbinique dans la Tradition orale, le Talmud.
Les règles alimentaires hébraïques reposent sur les normes de la religion juive édictées
dans les textes de la Torah. Le mot Torah vient de l’hébreu et sa racine signifie
« enseignement », « Loi ». Au sens strict, la Torah désigne la première partie de la Bible
hébraïque ; c’est-à-dire les cinq premiers livres qui forment le Pentateuque, à savoir la Genèse
(Berechit, « Au commencement »), l’Exode (Shemot, « Les noms »), Le Lévitique (Vayikra,
« Et Il appela »), Les Nombres (BaMidbar, « Dans la nature ») et le Deutéronome (Devarim,
« Les mots »). Plus largement, le terme Torah peut aussi être employé pour désigner la Bible
hébraïque en son entier, et par extension l’intégralité du corpus des écrits fondateurs du
Judaïsme. En ce sens, le texte de la Torah comprend le Pentateuque (Torah), les Prophètes
(Neviim) et les Hagiographes (Ketouvim)1.
Un des mots clefs de la Bible est le mot mitsva (mitsvot au pluriel) dont la racine tsavah
signifie ordonner. Il s’agit d’un « commandement » ou « ordonnance » transmis par la
tradition orale et inscrit dans le Pentateuque. La loi juive comporte un total de 613 mitsvot
subdivisées en 248 mitsvot positives et en 365 mitsvot négatives.
En outre, en considérant la Torah au sens large, il est possible de distinguer deux
1
En hébreu le mot Bible n'a pas d'équivalent, on utilise le mot TaNaKH, composé à partir des initiales
des mots Torah, Neviim et Ketouvim.
2
Le Talmud de Jérusalem, rédigé à Tibériade vers 380, est l'œuvre des écoles installées en terre
d'Israël : académies de Séphoris, Tibériade, Césarée et Lydda (Lod). Des deux Talmud c'est donc le
plus ancien. Le commentaire y est moins vaste que dans la version babylonienne, de ce fait il a été
D’une part, il y a la Aggadah (récit) qui désigne les textes narratifs retraçant l’histoire de
l’humanité, et plus particulièrement celle du peuple juif. Il s’agit par exemple du récit de la
Création du monde, ou encore des épisodes relatant la vie des Hébreux en Égypte… D’autre
part, il y a les textes purement législatifs, qui prescrivent ce qu’il faut faire et ne pas faire ;
cette seconde catégorie est dite Halakhah (loi). Ces deux catégories existent également dans le
Midrash et le Talmud et leur distinction est indispensable à la compréhension des textes.
b. La Loi Orale
i. Le Talmud
La Loi Orale constitue le second ensemble des écrits sacrés du Judaïsme. Son corpus est
composé du Talmud, du Midrash et de la Halakhah, regroupant récits et ensemble des lois qui
régissent la vie juive.
Conformément à l’interdit de la consigner par écrit, elle fut, pendant près de deux
millénaires, transmise de bouche à oreille par les maîtres à leurs disciples. Vers le IIIe siècle,
le corpus étant devenu trop volumineux et les persécutions s’amplifiant, le risque de perdre
cet enseignement contraignit les rabbins à lever l’interdiction ; ces derniers entreprirent alors
de l’authentifier et commencèrent à rassembler des écrits : « Dès que les guerres survinrent
et, se prolongeant, troublèrent le repos et la sérénité indispensables aux études ; afin de
sauvegarder la tradition, on se vit obligé de mettre par écrit la Loi Orale, d’abord dans la
Mishna (IIe siècle) puis dans la Guemara (Ve siècle), le tout appelé Talmud » (Weill, 1980).
Le Talmud (de la racine lamèd, « étude » ou « enseignement ») est donc le commentaire
oral donné sur le texte biblique et transmis de génération en génération ; il se compose de
deux parties distinctes : la Mishna et la Guemara.
La Mishna tient son nom du mot chinoun, qui signifie « enseignement » ou « répétition » ;
c’est le texte à proprement dit, c’est-à-dire le rassemblement de toutes les traditions de la Loi
Orale en un livre. La Mishna est organisée comme un code de lois et elle est divisée en six
principaux sédarim (ordres) : le Zraïm (« semences »), le Moed (« la fête »), le Nashim
(« femmes »), le Nezikim (« dommages »), le Kodashim (« lois religieuses ») et le Teharet
(« purification »). Dans le cadre de la thèse, nous nous intéresserons particulièrement à la
cinquième section de la Mishna, Kodashim, puisqu’elle traite des lois diététiques et des
sacrifices à travers le traité Houllin (« choses profanes »).
Par crainte qu’une fois écrite, la Mishna, ne puisse plus répondre aux exigences d’un
monde qui change, elle fut complétée, au cinquième siècle de notre ère, par un recueil, la
Guemara (dont la racine gamar signifie « terminer », « achever », « compléter », « étudier »).
Il s’agit d’un ensemble de leçons incluant les commentaires et les discussions perpétuelles des
Amoraïm (sages talmudiques) sur la Mishna. Cette dernière n’est pas considérée comme un
texte définitif : elle cite plusieurs opinions opposées, parfois même contradictoires, et laisse
les questions en suspens. C’est alors qu’intervient la Guemara, pour reprendre les points
litigieux ; elle achève les discussions commentées en tranchant d’une manière définitive.
16
En outre, il existe deux commentaires différents pour le même texte de la Mishna et donc
deux Talmud. Le premier, élaboré en Terre d’Israël constitue le Talmud de Jérusalem2 ; le
second, provenant de Babylonie, forme le Talmud de Babylone3.
Enfin, aux côtés de la Mishna et de la Guemara, existe une troisième catégorie de
texte, intitulée Midrash. À la différence de ceux de la Mishna, les textes du Midrash sont le
résultat d’une méthode d’exégèse directe, c’est-à-dire qu’ils commentent directement le texte
biblique en le suivant pas à pas.
2
Le Talmud de Jérusalem, rédigé à Tibériade vers 380, est l'œuvre des écoles installées en terre
d'Israël : académies de Séphoris, Tibériade, Césarée et Lydda (Lod). Des deux Talmud c'est donc le
plus ancien. Le commentaire y est moins vaste que dans la version babylonienne, de ce fait il a été
quelque peu négligé par les docteurs médiévaux.
3
Le Talmud de Babylone, deuxième rédaction de la Guemara, émane des écoles de la Babylonie, des
académies de Soura, Néhardéa et Poumbédita. La Guemara babylonienne fut rédigée par Rav Achi
(376-427) et son disciple Ravina (vers 400), puis a été terminée par Rav Yossé aux alentours de 500.
Le commentaire babylonien est plus complet et plus clair que celui de Jérusalem.
4
Le Mishné Torah est également appelé Ha-Yad ha-Hazaka (« la forte poigne »).
17
18
Maïmonide (1190), célèbre rabbin médiéval, voit dans cette nouvelle autorisation une
sorte de récompense attribuée à Noé par Dieu pour avoir sauvé les animaux des eaux du
déluge. Il peut désormais légalement en disposer pour se nourrir. Néanmoins, cette idée est
discutée. Maître Don Isaac Abranavel, dans son commentaire sur ce verset de la Genèse,
conçoit davantage ce droit de manger les animaux comme une concession à la faiblesse de
l’homme. Autrement dit, Dieu reconstitue l’humanité en prenant en considération l’instinct
qui incline l’homme au mal6. En témoigne ce passage de la Genèse dans lequel Dieu dit :
« Jamais plus je ne maudirai le sol à cause de l’homme, car ce que forme le cœur de l’homme
est mauvais dès sa jeunesse, et jamais plus je ne frapperai tous les vivants comme j’ai fait »
Genèse, VIII, 21.
Toutefois, à ce stade du récit biblique, il n’est toujours pas fait mention d’interdit
alimentaire. C’est avec Moïse qu’apparaît un troisième type de régime alimentaire, basé sur la
distinction des animaux purs des animaux impurs. Si l’alliance conclue entre Dieu et Noé
concernait tous les hommes sans exception, cette nouvelle alliance divine avec Moïse n’est
valable que pour un seul peuple, les Hébreux. Selon Soler (1973), cette nouvelle ségrégation
entre les hommes est à corréler à la catégorisation des espèces animales dont ils peuvent se
nourrir. En effet ce nouveau régime alimentaire doit servir aux Hébreux de signe distinctif par
rapport aux autres peuples. Pour appuyer son propos, Soler cite un passage du Lévitique :
« C’est moi Yahvé, votre Dieu, qui vous ai distingués d’entre les peuples. Vous distinguerez
donc entre bête pure et impure, entre oiseau impur et pur, et vous ne vous rendrez pas
immondes par des bêtes, par des oiseaux, par tout ce qui rampe sur le sol, bref, par ce que
j’ai distingué pour vous comme impur »
Lévitique, XX, 24-25.
Bien qu’originellement exclue du régime alimentaire de l’homme, Dieu va autoriser
la consommation de chair animale pour montrer qu’il prend acte de la dégradation des valeurs
morales de l’humanité. Le Mal existe inexorablement chez l’homme et il est dorénavant pris
en considération par l’ordre divin. L’alimentation d’origine animale est donc, au départ,
marquée négativement dans les textes bibliques. Par la suite, elle entre dans la définition du
peuple Juif qui, en suivant des prescriptions alimentaires d’origine divine, va se distinguer
positivement des autres peuples.
6
Cité par Munk (1978).
19
B. Principes de la cacherout
Dès lors
le peuple juif ne peut disposer légitimement de toutes les nourritures. En effet,
le Judaïsme inscrit l’alimentation dans un cadre dont les limites sont fixées par des lois
religieuses. En ce sens, les règles de la cacherout traitent de la manière légale de se nourrir.
Les principes de la cacherout peuvent être divisées en quatre grandes catégories, à
savoir, le choix des espèces animales consommables et leur mode d’abattage ; l’interdiction
de consommer le sang, le nerf sciatique et certaines graisses ; l’interdiction des mélanges
lactés-carnés et enfin la préparation des aliments et des ustensiles. Revenons maintenant sur
chacune de ces catégories.
20
La première catégorie abordée par la Bible est celle des animaux évoluant sur la terre
ferme. Pour être considérés comme « purs » ces derniers devront impérativement répondre à
trois critères : être un ruminant, avoir des sabots et enfin ces derniers doivent être fendus en
deux.
Une liste non exhaustive de dix quadrupèdes réunissant ces critères (et donc considérés
comme « purs ») est donnée par Moïse dans le Deutéronome (XIV, 4-5) : le bœuf, le mouton,
la chèvre, le cerf, la gazelle, le daim, le bouquetin, l’antilope, l’oryx et le mouflon. Tout autre
animal ne répondant qu’à un seul des critères, au lieu des deux prescrits, sera considéré
comme impur et donc impropre à la consommation. La Bible mentionne au total quarante
deux animaux impurs.
Pour de nombreux exégètes, dont l’historien J. Soler (1973), le premier critère donné
par la Bible, à savoir la présence d’un sabot, sert de toute évidence à sélectionner les espèces
herbivores. Le peuple juif a longtemps cherché à établir une relation entre ces deux critères,
autrement dit entre les particularités anatomiques du membre de l’animal et son régime
alimentaire. Le raisonnement est alors le même que celui de Cuvier : « Les animaux à sabots
doivent tous être herbivores, puisqu’ils n’ont aucun moyen de saisir une proie »7. Le sabot
des herbivores s’oppose aux griffes des carnivores qui leur permettent de saisir leurs proies.
Or les carnivores sont tous considérés comme impurs. Le mode alimentaire de l’animal
semble donc être un critère décisif dans la répartition des espèces interdites et autorisées. Dès
lors, seuls les herbivores stricts peuvent prétendre au statut d’espèce « pure ».
7
Cité par Dor (1937).
21
• La rumination
La sélection des espèces strictement herbivores passe donc par l’utilisation d’un
second critère : la rumination. Il est vrai que tout ruminant se nourrit exclusivement
d’aliments d’origine végétale. Néanmoins, ce critère est difficilement observable chez les
animaux sauvages et entraîne des erreurs dans la description biblique de certains animaux, et
plus particulièrement celle du lièvre. En effet, en décrivant ce dernier comme un animal « qui
rumine », la Bible confond la rumination avec la mastication propre aux lagomorphes. Dès
lors, le critère physiologique qu’est la rumination ne suffit plus à opérer une sélection
exclusive des animaux purs.
• L’ongle fendu
À ce stade de la réflexion, il est intéressant de soulever un paradoxe créé par ces trois
critères de sélection bibliques. L’utilisation du critère « ongle fendu » élimine un certain
nombre d’herbivores stricts tels que le cheval, l’âne ou encore le chameau, le daman et le
lièvre. Dès lors, un herbivore strict n’est donc pas obligatoirement un animal pur ; il s’agit
d’une condition nécessaire mais non suffisante.
« Voici les animaux dont vous mangerez parmi tous ceux qui sont dans les eaux. Vous
mangerez de tous ceux qui ont des nageoires et des écailles, et qui sont dans les eaux, soit
dans les mers, soit dans les rivières mais vous aurez en abomination tous ceux qui n’ont pas
de nageoires et des écailles, parmi tout ce qui se meut dans les eaux, tout ce qui est vivant
dans les eaux, soit dans les mers, soit dans les rivières. […] Vous aurez en abomination tous
ceux qui, dans les eaux, n’ont pas de nageoires et des écailles »
Lévitique, XI, 9.
Dès lors, la pureté de tout animal évoluant dans l’eau impose la présence de deux
critères : la présence de nageoires et d’écailles.
8
En tant qu’espèces domestiques, il s’agissait des ruminants dont l’anatomie était la mieux connue.
22
À la différence des mammifères, aucun exemple précis ne vient illustrer cette loi
alimentaire, mais les critères donnés sont suffisamment explicites et entrainent l’exclusion de
tous les crustacés et coquillages ainsi que de nombreux poissons comme le turbot, la raie, la
lotte ou l’anguille dotés de nageoires mais pas d’écailles.
Les auteurs du Talmud tentent de donner d’autres caractères pour distinguer les
poissons prohibés qui sont repris et précisés dans le code de loi Choulhan Harouh (« La Table
dressée »). Les critères anatomiques (outre la présence d’écailles et de nageoires) des poissons
autorisés sont les suivants (Caro, 1575) :
- Présence d’une colonne vertébrale.
- Ecailles même fines mais visibles à la lumière et à l’œil nu.
- Œufs émis au moment du frai non embryonnés.
- Vessie natatoire pointue d’un côté et obtuse de l’autre.
Selon ces critères, la division entre poissons permis et interdits correspond, pour
simplifier, à la division biologique entre poissons osseux et cartilagineux. Les poissons
autorisés sont donc tous des Téléostéens, poisson pourvu d’un squelette complètement ossifié
et dont le corps est recouvert d’écailles (Dor, 1937).
Pour information, le Docteur Rosner (1968), a dressé, sur la base du Talmud, une liste
de poissons interdits à la consommation. Il s’agit alors des Cyclostomes (Lamproie), des
Anguillidés (Anguilles et congres), des Sélaciens (Roussette, raie, requins), des Labridés
(vieille de mer), des Siluroïdés (poisson chat), des Lottes de mer et des Esturgeons.
v Les oiseaux
« Parmi les oiseaux, voici ceux que vous aurez en horreur et dont, par conséquent, vous ne
mangerez pas : l’aigle, le gypaète, l’aigle marin, le milan, les différentes espèces de vautours,
toutes les espèces de corbeaux, l’autruche, la chouette, la mouette, les différentes espèces
d’éperviers, le hibou, le cormoran, le chat-huant, l’effraie, la corneille, le charognard, la
cigogne, les différentes espèces de héron, la huppe et la chauve-souris »
Lévitique XI, 13 à 19.
Contrairement aux autres espèces, le Lévitique ne donne, pour les oiseaux, aucun
critère permettant de faire la distinction entre les créatures pures et impures. La démonstration
s’en tient à l’énumération d’une liste comprenant pas moins de vingt-quatre espèces d’oiseaux
interdites.
Sur ce point, le Talmud tente de trouver des caractères communs aux espèces
prohibées et autorisées par la Bible afin d’en sortir des règles permettant de les distinguer.
En ce qui concerne les oiseaux « purs », le Talmud relève trois critères :
- la présence d’un jabot,
- la présence d’un gésier dont la muqueuse se détache facilement de la musculeuse,
- l’existence d’un doigt supplémentaire ou ergot.
M. Dor (1937) souligne le rapport étroit entre ces trois caractères. La présence d’un
ergot agrandit la base de sustentation de l’oiseau et donc signifie un oiseau marcheur qui aura
besoin d’une alimentation fixe (de type grains, vers, etc.). Il corrèle ensuite ce type
d’alimentation avec la présence d’un jabot et d’un gésier nécessaires à leur digestion. Ces
23
caractères sont retrouvés chez les Columbidés9, les Gallinacés, les Passereaux granivores…
En ce qui concerne les Palmipèdes, il ne sont ni mentionnés dans la Bible, ni dans le Talmud.
C’est plus tard au douzième siècle que Rahi Zecharia les déclare « purs » : « tout oiseau à bec
large et pieds palmés est autorisé à être mangé, puisque ce n’est pas possible qu’il soit un
prédateur »10.
Pour les oiseaux « impurs » et donc prohibés, le Talmud donne un seul caractère
anatomique, indirectement relié à un critère biologique : la zygodactylie11. Ce critère
témoigne d’une facilité de préhension, considérée par le Talmud comme un caractère propre
aux rapaces. Les espèces prohibées sont donc, pour la plupart, des oiseaux qui se nourrissent
d’aliments d’origine animale. Il s’agit des rapaces, des insectivores (Coracidés,
Caprimulgidés), des ichtiophages (Alcedinidés, Steganopodes, Longipennes), et de certains
échassiers.
Aucune zootaxie morphologique ou comportementale ne coïncide parfaitement avec la
division établie entre les catégories pures et impures d’espèces volatiles : la prédation, bien
que récurrente dans les diverses tentatives de classification, ne constitue pas à elle seule un
critère de discrimination légale.
Sur ce point, A. Cohen (1995) déclare : « Les sages tentèrent donc de mettre en
lumière les caractéristiques biologiques susceptibles de les guider sur ce terrain en
recherchant le dénominateur commun des espèce autorisées et en quoi elles se différenciaient
des espèces interdites. Ils trouvèrent diverses caractéristiques extérieures, des différences
anatomiques, des variations de comportement qui leur permirent d’élaborer quelques
classifications biologiques naturelles. Mais il n’en restait pas moins beaucoup de cas
particuliers et les sages avaient clairement conscience du fait qu’une solution parfaite était
hors de leur portée ».
v Les invertébrés
« Tout insecte ailé qui marche sur quatre pattes vous est interdit. Toutefois, de tous les
insectes ailés marchant sur quatre pattes, voici ceux que vous pouvez manger : ceux qui, en
plus des pattes, ont des jambes leur permettant de sauter sur la terre ferme. Voici donc ceux
que vous pouvez manger : l’arbé selon ses espèces, le solam selon ses espèces, le hargol et la
hagal selon leurs espèces »12
Lévitique, XI, 20 à 22.
Les invertébrés, terrestres ou aquatiques, sont strictement prohibés à l’exception de
quatre espèces de sauterelles.
9
Seule espèce exclusivement granivore, considérée comme la plus « pure » dans les textes bibliques et
talmudiques.
10
Cité par Dor (1937).
11
En zoologie, ce terme désigne la disposition des doigts de certains oiseaux : deux vers l’avant et
deux vers l’arrière.
12
Les espèces de sauterelles ou de criquets citées par le Lévitique sont aujourd’hui difficiles à
identifier.
24
Ainsi lorsque le Talmud reprend la question des invertébrés, il donne quatre caractères
communs aux invertébrés autorisés :
- la présence de quatre pattes locomotrices,
- la présence de deux pattes articulées permettant le saut,
- la présence de quatre ailes et les ailes doivent recouvrir la plus grande partie du corps
en longueur et en largeur.
25
« On en apporte en présent, en mets consumé pour le Seigneur, la graisse qui enveloppe les
entrailles, toute celle qui est au-dessus des entrailles et les deux rognons avec la graisse qui y
adhère ainsi qu’aux lombes – quant au lobe du foie, on le détache en plus des rognons- ; puis
le prêtre fait fumer ces morceaux à l’autel ; c’est un aliment consumé, un parfum apaisant.
Toute graisse revient au Seigneur. C’est une loi immuable pour vous d’âge en âge, où que
vous habitiez : tout ce qui est graisse et tout ce qui est sang, vous n’en mangerez pas »
Lévitique, III, 14 à 17.
13
Il s’agit d’une opération délicate, très peu réalisée en pratique. De nombreuses communautés juives
préfèrent ne consommer que le train avant de l’animal (jusqu’à la neuvième côte). Le train arrière,
quant à lui, part dans le circuit commercial normal.
14
Commentaire de Nahmanides (1985) sur le H’oumach.
26
c. Nebelah et Terephah
Il ne suffit pas qu’un animal fasse partie des espèces a priori autorisées pour être
déclaré propre à la consommation. L’animal d’abattage doit satisfaire encore à certaines
conditions lors des examens ante et post mortem. Le cas échéant, l’animal pourra être déclaré
nebelah ou terephah, autrement dit impur.
27
Le Shohet réalise, après abattage, un examen post-mortem (ou bedikah) de l’animal. Les
défauts qui peuvent être détectés sont classés en huit catégories (Wigoder et Goldberg, 1996) :
- Nevukah : perforations de la paroi des organes,
- Pesukah : « conduits » déchirés,
- Netulah : membre manquant,
- Hasera : organes manquants ou défectueux,
- Keru’ah : déchirure d’une paroi, d’une muqueuse ou d’un organe,
- Derusah : introduction d’une substance toxique dans l’organisme, en cas de blessure
par un animal sauvage,
- Nefulah : traumatismes après chute,
- Shevurah : fractures osseuses.
La religion juive considère que toutes ces anomalies physiques, précédemment citées,
auraient conduit à la mort de l’animal en moins d’un an.
Le livre du Lévitique commence avec « Le rituel des sacrifices » où sont exposés les
rites des diverses sortes de sacrifices. Les animaux destinés à une consommation personnelle
sont, quant à eux, passés sous silence : à aucun endroit il n’est fait mention de la manière dont
ceux-ci doivent être abattus. Cette catégorie d’animaux est évoquée par Moïse un peu plus
loin dans la Bible, dans le Deutéronome :
« Si le lieu qu’aura choisi Yahvé, ton Dieu, pour y mettre son Nom, est trop loin de toi,
tu pourras abattre de ton gros et de ton petit bétail que t’aura donné Yahvé, comme je te l’ai
ordonné, et tu en mangeras dans tes Portes suivant tout le désir de ton âme »
Deutéronome, XII, 21.
Ce verset est considéré comme la source biblique du commandement de la shehita.
28
Le point clé est « comme je te l’ai ordonné ». Ainsi le Pentateuque ordonne la mort
rituelle pour tout animal destiné à la consommation mais ne fournit pas de détails
supplémentaires sur sa mise en pratique. Halevi (1240) dans son Sefer Hahinouh tente de
clarifier l’absence d’ordonnance divine sur l’abattage rituel dans les textes bibliques :
« Quand quiconque souhaite manger de la viande d’animal domestique ou sauvage,
ou oiseau, il doit les faire abattre rituellement d’abord. Dans le Midrach Sifre, on trouve que,
de même que les animaux consacrés doivent être abattus de manière rituelle, les animaux non
consacrés aux sacrifices aussi, "comme je t’ai ordonné" : cela nous enseigne que Moïse notre
maître avait été informé des (commandements à propos des) œsophages et trachées [qu’ils
doivent tous deux être sectionnés lors de l’abattage rituel] ».
Les lois régissant l’abattage rituel des animaux appartiennent donc à la tradition orale.
Le déroulement pratique de l’abattage relève d’une tradition postérieure à la rédaction de la
Torah. Il a été discuté et développé dans le Talmud (Traité Houllin du Talmud de Babylone)
et ses commentaires. Le plus détaillé de ces commentaires talmudiques est le Traité Yoreh
Deah du Choulhan Aroukh de J. Caro (1575) qui expose les impératifs techniques de la
shehita.
b. La technique d’abattage
i. La contention de l’animal
Le Judaïsme n’impose aucune règle précise au sujet la contention de l’animal lors sa
mise à mort. Toutefois, cette dernière se montre indispensable pour effectuer l'incision selon
les règles tout en préservant la sécurité des exécutants. Le décubitus dorsal s’avère alors être
la position la plus adaptée : l’animal a le cou tendu, ce qui facilite l’incision, et permet
notamment d’éviter toute pression du couteau sur la gorge (Derassa).
De plus, l’animal doit impérativement être capable de se tenir debout avant l’abattage
(Traité Yoreh Deah, 17,1).
Enfin, l’animal doit être conscient lors de sa mise à mort ; ce principe exclut tout
étourdissement ou anesthésie préalable qui rendent l’animal nevela – impropre à la
consommation.
ii. Le sacrificateur
Le sacrificateur ou Shohet est la personne chargée de la mise à mort de l’animal et de
son inspection post-mortem (bedikah). Il est sélectionné à l’issue d’épreuves théoriques et
pratiques sanctionnées par l’autorité rabbinique compétente. Sont ainsi évaluées ses
connaissances théoriques et sa dextérité technique. L’autorisation qui lui est délivrée
s’appelle la kabbalah.
Tout homme majeur et disposant de facultés intellectuelles intègres peut pratiquer la
shehita (Talmud de Babylone, Traité Houllin 2a). Ne peuvent obtenir le kabbalah les mineurs,
les femmes, les handicapés mentaux ou physiques à un certain degré (ex. : les sourds-muets),
ainsi que les personnes ne remplissant pas toutes les qualités morales nécessaires
(irresponsabilité, tendance à l’alcoolisme, etc.).
Par ailleurs, le shohet doit assister régulièrement aux prières en communauté et
acquérir une bonne connaissance des textes religieux. Même expérimenté, il doit réviser
régulièrement les enseignements théoriques de la shehita. En effet le sacrificateur est
29
régulièrement soumis à des contrôles du Tribunal rabbinique qui peut lui retirer de manière
définitive ou provisoire son droit d’exercer. Ainsi une faute morale entraîne un retrait définitif
de la kabbalah.
iii. Le couteau
Le couteau utilisé pour l’égorgement de l’animal est appelé haleph. Il doit être
impeccablement propre et lisse ; et ne présenter aucun défaut qui serait susceptible de faire
souffrir l’animal. Afin de permettre le mouvement continuel d’aller-retour lors de l’incision,
la longueur de la lame doit être au moins le double de la largeur de la gorge de l’animal ou de
l’oiseau à abattre. L’extrémité du couteau est arrondie ou rectiligne mais ne doit jamais être
en pointe afin d’éviter toute perforation inopinée. Il est en général constitué d’acier trempé,
matériau choisi pour sa solidité.
La loi talmudique impose au Shohet d’entretenir scrupuleusement son couteau et de
vérifier systématiquement celui-ci avant et après chaque mise à mort :
« À l’Ouest, [Palestine], le couteau est examiné à la lumière du soleil (afin de détecter
toute entaille ou ébréchure. À Nehardéa, il est généralement examiné avec de l’eau. Rav
Shesheth avait l’habitude d’examiner son couteau avec le bout de sa langue. Rav Akha B.
Jacob l’examinait avec un cheveu. À Sura il était dit : puisque ce couteau doit servir à couper
de la chair, il doit être examiné avec de la chair. Rav Papa décida : il doit être examiné avec
la chair du doigt et avec l’ongle, et l’examen doit être sur les trois parties du couteau : le fil
de la lame, et les deux faces du fil » (Traité Houllin 17b).
Si la lame présente la moindre imperfection, elle est obligatoirement rendue impropre
à l’utilisation (Traité Houllin, 10a, 17b-18a). De même tout animal abattu avec un couteau
endommagé est impropre à la consommation.
iv. L’incision
v Le geste technique
Le déroulement pratique de l’abattage rituel juif ou shehita est consigné dans les
commentaires du Talmud, et plus précisément dans le traité Yoreh Deah de J. Caro. À cet
égard, les pratiques musulmanes et juives présentent de nombreuses analogies.
Les repères anatomiques pour le lieu d’incision sont le larynx en amont et la
bifurcation trachéo-bronchique en aval (Yoreh Deah, 20, 1). L’incision doit donc être réalisée
au milieu du cou (Yoreh Deah, 20, 3). Après avoir vérifié son instrument et le lieu d’élection,
le shohet maintient la tête de l’animal en extension et réalise l’incision perpendiculairement
au cou avec un mouvement continu d’aller et retour.
L’incision intéresse la peau, l’œsophage, la trachée, les veines jugulaires internes et
externes, les artères carotides, les nerfs vagues, sympathiques et récurrents, et enfin les plans
musculaires. Le sacrificateur ne doit pas toucher les vertèbres cervicales afin notamment de
ne pas endommager son couteau.
Le Traité Houlin (28a) donne également quelques impératifs techniques concernant la
shehita. Ainsi la trachée et l’œsophage doivent être sectionnés en majorité chez les
mammifères et chez les oiseaux, seul un de ces deux organes doit être majoritairement
sectionné.
30
L’opération ne dure qu’une à deux secondes, l’animal est vidé de son sang pendant
environ trois minutes. Des mouvements réflexes sont fréquemment observés après
l’égorgement, il s’agit de contractions musculaires qui peuvent durer cinq à six minutes.
Enfin, le Shohet doit réciter une prière avant de pratiquer la shehita : « Sois loué,
Éternel, roi de l’Univers, qui nous as sanctifié par tes commandements et nous as ordonné la
shehita ».
v Les cinq règles fondamentales de la shehita
Le Traité Yoreh Deah énumère les cinq règles de base que le Shohet se doit de
respecter afin d’éviter toute souffrance à l’animal abattu. La transgression d’une de ces règles
disqualifie la shehita et l’animal devient impropre à la consommation. Ces règles sont
présentées sous formes d’erreurs que le sacrificateur ne doit absolument pas commettre au
risque de rendre l’animal terephah :
- La Shehiya (« la pause »), consiste en l’interruption du mouvement d’aller-retour
(Yoreh Deah, 23-2). Le mouvement d’aller-venir du couteau doit être continu,
- La Derassa (« la pression ») correspond à la pression du couteau sur le coup de
l’animal (Yoreh Dea, 23-11) qui peut alors succomber par étouffement ; la shehita
n’est pas valable,
- Le Halada (« l’enfouissement ») consiste en une perforation par enfouissement de la
pointe de la lame (Yoreh Deah, 24, 7). L’extrémité du couteau ne doit donc pas être
enfoncée dans la chair mais le fil du couteau doit être dirigé en travers de la gorge,
- La Hagrama (« la déviation ») est un glissement du couteau entraînant une erreur de
localisation (Yoreh Deah, 24, 12). L’incision doit être faite perpendiculairement à
l’encolure, non oblique,
- L’Hikkour correspond à l’arrachement de la trachée et du larynx de leur insertion
supérieure (Yoreh Deah, 24, 15). L’animal peut alors mourir par asphyxie ou arrêt
cardiaque, ce qui le rend terephah,
Si l’animal venait à mourir à la suite de souffrances infligées par le sacrificateur ou si
l’une des règles n’était pas respectée, la chair devient aussitôt impure. Ainsi, l’abattage rituel
juif suit des lois rigoureuses témoignant d’une volonté d’exécution rapide et de réduction de
la souffrance animale.
31
La deuxième méthode de cachérisation, le grillage, est utilisée pour les organes riches en
sang, comme le foie, pour lesquels le salage est insuffisant. La viande est grillée jusqu’à arrêt
complet de l’écoulement de sang, le dessus du morceau doit alors être séché. Le grillage ne
doit en aucun se faire dans un récipient fermé qui empêcherait le sang de s’écouler librement.
La viande est ensuite rincée trois fois puis cuisinée ; elle ne peut être consommée simplement
grillée.
Enfin, les ustensiles qui servent à préparer les aliments doivent également être cachérisés.
Un des principes fondamentaux consiste à utiliser une vaisselle différente pour les laitages et
les produits carnés.
« Et une voix lui advint “ Debout ! Pierre, tue et mange.” Pierre dit : “ Non, non, Seigneur,
car jamais je n’ai mangé de souillé ou d’impur ! ” Et de nouveau, une seconde fois, une voix
lui [dit] : “ Ce que Dieu a déclaré pur, toi, ne l’appelle plus souillé ! ” »
Actes des Apôtres, X, 13-15.
Contrairement aux deux autres religions monothéistes, Judaïsme et Islam, le
Christianisme se présente aujourd’hui comme n’ayant aucune prohibition dans le domaine
alimentaire. Le Nouveau Testament se limite simplement à quelques règles de conduite qui
encouragent les fidèles à se détourner des plaisirs charnels – ceux de la table notamment, afin
de les élever vers des joies spirituelles.
Dès son origine, le Christianisme abroge les interdits alimentaires de l’Ancien Testament.
L’absence d’interdits alimentaires chez les chrétiens n’est donc pas le simple fait d’une
absence de mention, mais d’une véritable abolition des lois hébraïques. Selon O. Assouly
(2002), il s’agit d’un acte intentionnel qui témoigne d’une volonté d’opposition au Judaïsme :
le Christianisme devient, en ce sens, une « religion réactive ».
32
33
c. Redéfinition de l’impureté
Malgré l’apparente liberté alimentaire dont il dispose, le chrétien doit conformer son
alimentation à certaines restrictions. Le fidèle doit, autant que ce peut, renoncer aux plaisirs
alimentaires et ne pas se laisser aller à la « goinfrerie, la gourmandise et l’ivrognerie »
dénoncées dans l’Épître aux Galates. Ceci est à replacer dans le contexte de l’éternel combat
34
que se livrent la chair et l’esprit chez les chrétiens, ces privations deviennent alors des
« victoires de l’esprit sur le corps » (Laurioux, 2002).
15
Dans Manger au Moyen-Âge, B. Laurioux (2002) donne quelques exemples d’exactions punies par
le jeûne. Louis Kestelot, pour avoir eu des rapports sexuels avec sa belle sœur, est condamné par
l’officialité de Tournai, à jeûner tous les samedis pendant un an. Baudouin de Sceppere, qui a « connu
charnellement » deux sœurs et la fille de l’une d’entre elles, devra jeûner toute sa vie le jour de la
Saint-Jude.
16
Cité par Laurioux (2002).
35
Le Sermon sur la Montagne rappelle quant à lui que le jeûne doit correspondre à une
discipline intérieure et exclure toute représentation ostentatoire :
« Lorsque vous jeûnez, ne prenez pas un air sombre comme les hypocrites, qui se
défigurent le visage afin de faire figure aux yeux des hommes de gens qui jeûnent. En vérité,
je vous le dis : Ils ont touché leur salaire. Pour toi, quand tu jeûnes, parfume ta tête et lave
ton visage, afin de ne pas laisser voir aux hommes que tu jeûnes, mais [seulement] à ton Père
qui est [présent] dans ce qui est secret ; et ton Père, qui voit dans ce qui est secret, te le
rendra »
Matthieu, VI, 16-18.
Dès lors, la pratique du jeûne par orgueil ou de manière purement formelle, sans aucune
conviction religieuse profonde, invalide l’acte aux yeux de Dieu.
Cette orientation ascétique prend sa source dans les textes bibliques. Le jeûne est une
tradition chrétienne ancienne, héritée du Judaïsme. En effet Moïse a jeûné pendant « quarante
jours et quarante nuits » sur le mont Sinaï, avant de recevoir les tables de la Loi (Exode,
XXIV, 18). Le ministère de Jésus commence, après son baptême par Jean Baptiste, par un
jeûne de quarante jours et quarante nuits « emmené au désert par l’Esprit, pour être tenté par
le diable » (Matthieu, IV, 1-3).
L’autre volet de l’enseignement de Jésus sur le jeûne réside dans sa réponse aux
disciples de Jean-Baptiste, étonnés de ne pas voir les siens jeûner : « viendront des jours où
[…] ils jeûneront » (Matthieu, IX, 15-18). Hormis ces épisodes, les mentions du jeûne restent
rares dans le Nouveau Testament. Ces deux fameuses quarantaines ont permis de fixer la
durée du Carême, dont le nom latin, quadragesima, signifie d’ailleurs « quarante jours ».
Néanmoins les jeûnes de Moïse et de Jésus relèvent de l’exploit et ne sont pas
observables dans la pratique, les fidèles chrétiens ne sauraient être tenus à telles obligations.
Au cours des premiers siècles du Christianisme, l’Église a progressivement instauré des règles
alimentaires plus précises en définissant notamment les périodes de jeûne et les aliments
concernés.
Certains textes de l’Église, parmi les plus anciens, évoquent déjà les jeûnes de la
semaine : il s’agit du mercredi et du vendredi, jours au cours desquels les premiers chrétiens
commémoraient la passion du Christ17. Il y est également fait mention du jeûne de
purification d’une semaine, préparatoire à la fête de Pâques. En 325, le concile de Nicée étend
ce jeûne à quarante jours, en souvenir du jeûne observé par Jésus dans le désert, et donne ainsi
naissance au Carême. Par la suite, l’abstinence s’applique également lors des veilles des
autres fêtes religieuses (les Vigiles), plus ou moins nombreuses selon les diocèses. Enfin au
début de chaque saison, trois jours sont jeûnés, ce jeûne trimestriel est dit des « Quatre
17
Le mercredi étant le jour de la dénonciation du Christ par Judas, et le vendredi, le jour de sa
crucifixion.
36
temps ». Ainsi un total de 100 à 200 jours de jeûnes peut être comptabilisé, soit entre le quart
et la moitié de l’année. Ces pratiques tombèrent peu à peu en désuétude18.
Pour les premiers chrétiens, le jeûne consistait à ne faire qu’un seul repas par jour,
après les vêpres célébrées au coucher du soleil. Durant le Moyen Âge, l’heure du repas se
déplace progressivement vers le milieu de la journée. Elle est avancée à la neuvième heure ou
none (trois heures de l’après-midi, heure de la mort du Christ) au Xe siècle, puis à l’heure de
sexte (midi) au XIIIe siècle (Laurioux, 2002).
37
maigres est « au cœur de l’expérience alimentaire médiévale » (Laurioux, 2002). Les farces
carnavalesques du combat entre Carême et Charnage qui signifie « Jour de Chair » traduisent
bien cette tension en faisant s’affronter les bataillons d’aliments gras et d’aliments maigres.
La plus ancienne de ces batailles remonte au XIIIe siècle où les aliments « gras » victorieux,
exilent Carême pendant toute l’année, sauf durant les six semaines et les trois jours formant la
« quarantaine » (Grinberg et Kinser, 1983).
Les livres de cuisines médiévaux s’adaptent également à ces périodes de restriction
alimentaire et proposent des recettes adaptées aux jours maigres, notamment en proposant des
versions de leurs plats de viande pour les « jours de poisson » ou le carême. Toutefois, l’étude
de ces recettes médiévales montre que les rigueurs du carême sont moindres pour les chrétiens
aisés. En effet, ceux-ci ont élaboré une cuisine extrêmement raffinée à base de produits licites
mais coûteux afin de s’accommoder aux mieux des obligations du Carême. Les plus pauvres
devant quant à eux se contenter « de mets bien moins délicats tels que le hareng fortement
salé, la purée de pois et la souple claire » (Laurioux, 2002).
e. Tourner le Carême
22
Cité par Laurioux (2002).
23
Ecclésiastique gallois du XIIe siècle, cité par Laurioux (2002).
38
Durant des siècles, les chrétiens ont conservé trois grandes prohibitions du Lévitique :
la bête offerte aux idoles, le sang et la bête morte. En témoignent ces paroles des apôtres
destinées aux chrétiens d’Antioche :
« L’Esprit Saint et nous-mêmes avons décidé de ne pas nous imposer d’autres charges que
celles-ci, qui sont indispensables : vous abstenir des viandes immolées aux idoles, du sang,
des chairs étouffées et de l’impudicité »
Actes des apôtres, XV, 28-29.
Ces interdictions, héritées de la tradition juive, sont restées en vigueur pendant près
d’un millénaire en Occident et jusqu’à une époque bien plus récente en Orient.
L’article 63 des Canons apostoliques24 est le plus ancien des décrets chrétiens attestant
de l’application de cette prohibition : « Si un évêque, prêtre ou diacre, ou quelque autre du
rôle sacerdotal, mange de la viande avec le sang, ou la viande d’un animal tué par une bête
sauvage, ou celle d’un animal mort de mort naturelle, qu’il soit déposé. Car la Loi le défend.
Si un laïc fait de même, qu’il soit excommunié ».
Un peu plus tard, au IVe siècle, le deuxième canon du concile de Gangres, « De ceux
qui ont horreur de manger de la viande », mentionne des principes analogues et dénonce, en
outre, le végétarisme : « Si quelqu’un condamne celui qui étant par ailleurs chrétien et pieux,
mange de la chair, à l’exception du sang, des mets immolés aux idoles et des animaux impurs,
comme s’il perdait par cela tout espoir de salut, qu’il soit anathème ».
De même, en 533, le canon 20 du deuxième synode d’Orléans exclu de l’Église tout
fidèle ayant consommé des nourritures offertes aux idoles ou des animaux tués par d’autres
bêtes. Ces dispositions sont réitérées plus tard en 691-692 par le concile Quinisexte in Trullo
qui déclare que « manger du sang vaut à un clerc d’être déposé et à un laïc d’être
excommunié ».
Les Pénitentiels25 attestent également de l’application de ces règles alimentaires
pendant le Haut Moyen Âge. Dans son article, Consommation d’aliments immondes et
24
Collection de lois ecclésiastiques datant du IVe siècle.
25
Listes de péchés accompagnés des tarifs de pénitence.
39
cannibalisme de survie dans l’Occident du haut Moyen Âge, le médiéviste P. Bonassie (1989)
en a analysé trente, datés d’entre le VIe et le XIe siècle et appliqués essentiellement en Gaule
du Nord, en Germanie et dans les îles britanniques. Aux dires de l’auteur, les pénitentiels
choisis « tracent avec une précision souvent maniaque la frontière entre le pur et l’impur ». La
distinction entre le mundus et l’immundus (le pur et l’impur) se base sur les critères
mentionnés à plusieurs reprises dans les Actes des Apôtres, « texte de référence, avec sa
phrase décisive, maintes fois recopiée au haut Moyen Âge : abstinete vos a suffocato et a
sanguine et ab idolis immolato »26. Ces trois principaux interdits sont ensuite associés, dans
les Pénitentiels, de « peines relatives à la mesure des exactions ».
Les morticina, terme désignant les bêtes mortes indépendamment de la volonté de
l’homme, sont les plus fréquemment mentionnées et font l’objet de deux exceptions : les
mammifères marins rejetés sur la plage et les poissons.
D’autres interdits sont également évoqués par ces pénitentiels, comme les aliments
carnés insuffisamment cuits, les animaux ayant mangé de la chair humaine ou ayant bu du
sang humain.
En étudiant un corpus plus vaste de pénitentiels dans l’Europe occidentale, B.
Laurioux (1988) en arrive à la même conclusion que P. Bonassie (1989) : « la viande où le
sang est demeuré a fait l’objet d’un vigoureux et constant interdit durant le haut Moyen Âge
». Ainsi « la quasi-totalité des pénitentiels de l’an 650 à l’an mil rappellent avec netteté les
prescriptions apostoliques en la matière ».
Enfin la dernière prohibition citée dans les Actes des apôtres et reprise par les
pénitentiels du haut Moyen Âge concerne la consommation des animaux offerts aux idoles.
Le maintien de cet interdit est à corréler avec la lutte menée par l’Église contre les rites païens
des peuples du Nord.
Tous ces interdits semblent être tombés en désuétude au milieu du IXe siècle dans
l’Eglise occidentale. Le pape Nicolas 1er (858-867) en atteste dans sa Responsa et consulta
Bulgarorum (n°43) : « On peut manger toutes sortes de viandes, si elles ne sont pas nuisibles
par elles-mêmes ».
26
« Abstenez-vous des viandes étouffées, du sang et de ce qui a été sacrifié aux idoles » (Actes, 15,
20). Notons que cette survivance de pratiques judaïques a sans doute comme but premier de ne pas
heurter les juifs récemment convertis au Christianisme. Ce point est développé par Saint Paul dans son
Epître aux Romains (XIV).
27
Epistola, XIII [PL 89, 951], cité par Laurioux (2002).
40
chrétienne, des choucas, des corneilles et des cigognes. De même, on doit encore davantage
éviter les castors, les lièvres et les chevaux sauvages ».
Ainsi le lièvre (lepus), le geai ou choucas (graniculi), la corneille (corniculae), la
cigogne (ciconiae), le castor (fiber) et le cheval sauvage (Equus salvaticus) sont désormais
prohibés par l’Église. À l’exception du castor, il est tout à fait possible de retrouver l’origine
de ces interdits dans l’Ancien Testament, les oiseaux ici réprouvés et le lièvre sont
effectivement nommément cités par le texte biblique, le cheval quant à lui est indirectement
exclu28.
i. Interdiction du castor
Corrélons maintenant ces interdits à l’étude des pénitentiels (dont la rédaction est
antérieure aux écrits du pape Zacharie) de P. Bonassie (1989).
Parmi tous les pénitentiels étudiés, il n’est jamais fait mention de l’interdiction de la
chair de castor. En ce qui concerne les espèces volatiles, un seul pénitentiel évoque un interdit
frappant les aves immundae. Néanmoins, ne désignant aucune espèce en particulier, ce terme
reste énigmatique, c’est le pape Zacharie qui plus tard précisera les oiseaux concernés.
41
en usage au VIIIe siècle. Isidore de Séville explique par exemple qu’en interdisant de
consommer la chair du lièvre, Dieu a voulu « mettre en accusation les hommes transformés en
femmes »29, autrement dit les homosexuels. En outre, les théologiens de l’époque le
considèrent comme hermaphrodite : « Le lièvre est parfois mâle, parfois femelle, il change de
nature, et tantôt il engrosse comme un mâle, tantôt il donne naissance (à des petits) comme
une femelle »30.
Ainsi l’association du lièvre à la lubricité et à l’homosexualité pourrait justifier son
exclusion par l’Église prompte à éradiquer les « déviances sexuelles » (Flandrin, 2008).
Néanmoins, cet interdit est différemment observé selon les lieux et les époques. Par
exemple, B. Laurioux (2002) constate que de larges secteurs de l’Église restèrent prudents
quant à la mise en œuvre de cette prohibition. En étudiant soixante-sept pénitentiels répartis
entre le VIIe et le Xe siècle, l’historien a relevé seulement dix d’entre eux qui le désignent
comme animal immonde. De même P. Bonassie (1989) remarque qu’aucune de ces sources
n’interdit de consommer la chair de lièvre et, au contraire, la conseille parfois pour ses
prétendues vertus thérapeutiques.
29
Cité par Laurioux (1998).
30
Cité par Laurioux (1998).
31
Cité par Laurioux (2002).
42
Il faut attendre le bas Moyen Âge pour que l’ensemble des interdits alimentaires soit
aboli dans l’Église occidentale. En Orient, l’Église continue au contraire à faire la distinction
entre les aliments purs et impurs ce qui entraînera une rupture importante avec l’Église
catholique. Par exemple, l’interdiction de la viande étouffée est encore mentionnée par des
conciles russes du XVIe et XVIIe siècle (Laurioux, 2002). De même B. Heyberger (2006)
remarque que « la distinction pur/impur, héritée de l’Antiquité juive, s’est en partie
maintenue en Orient : la consommation de viandes étouffées par le sang a été un sujet de
controverse contre les Occidentaux. Elle figure encore […] parmi les « errements » des
Latins, en infraction aux saints canons, énumérés dans les actes du concile de Constantinople
en 722 ».
Enfin l’exemple le plus frappant du maintien des interdits alimentaires dans le
christianisme est celui de l’Église éthiopienne, qui a conservé, de l’Antiquité jusqu’à nos
jours, les interdits alimentaires édictés par l’Ancien Testament. L’Église protestante des
adventistes du septième jour, née au XIXe siècle aux États-Unis, suit à certains égards la
même orientation. Caractérisée par un mouvement hygiéniste, elle a progressivement réactivé
certains interdits alimentaires du Lévitique. Ainsi les fidèles peuvent choisir entre un régime
végétarien ou un régime carné qui respecte les prohibitions du Pentateuque.
4. Protestants et catholiques
L’Islam naît avec le prophète Mahomet, au VIe siècle, sur le versant occidental de
l’Arabie. Né en l’an 570 à La Mecque, Mahomet reçoit à l’âge de quarante ans (en 610) les
premières révélations divines transmises par l’archange Gabriel. Tel Adam, Noé, Abraham,
Moïse et Jésus ; Mahomet s’inscrit dans l’aboutissement de la lignée des prophètes bibliques.
À l’instar de ses prédécesseurs, il s’érige comme porteur de la Loi, envoyé par Dieu pour
appeler les hommes à s’y soumettre. Il devient alors la voix d’une alliance renouvelée entre
Dieu et les hommes ; alliance qui élit les musulmans comme la précédente avait élu les juifs.
En juillet 622, Mahomet, accompagné de son groupe de fidèles, quitte la Mecque pour
la ville de Yathrib, rebaptisée Médine par la communauté musulmane. Cet Exil du Prophète
(hijra, « Hégire ») marque le début de l’ère musulmane, ou ère hégirienne. C’est à Médine
que démarre, avec la fondation de l’État musulman et de la première communauté (umma), le
calendrier musulman.
43
L’Islam, la plus récente des religions du Livre, se fonde sur deux sources au statut
différent : le Coran et la Sunna. C’est à partir de ces textes sacrés que l’Islam a tiré les
principes individuels et collectifs qui régissent la vie de chaque musulman. Les applications
concrètes de ces préceptes sont contenues dans la Loi divine islamique, la charia
(étymologiquement « la voie à suive »), dont les règles, les doctrines et les normes ont été
codifiées par les savants du droit musulman (fiqh).
1. Le Coran
2. La Sunna
La deuxième partie du discours religieux en Islam est la Sunna. Son cœur est constitué
de la Sira, « vie » de Mahomet élaborée au VIIIe siècle ; et du Hadith, ensemble de « dits »
attribués au Prophète et d’informations transmises à son propos par ses compagnons les plus
proches. Rassemblé et compilé au IXe siècle, le Hadith est un recueil de témoignages, d’actes,
de paroles du Prophète dans certains moments de sa vie publique et privée. Chaque « dit » ou
« récit » est appelé un hadith et se compose de deux parties l’isnad et le matn. La première
partie est la chaîne de transmission du récit (isnad) et énumère notamment les personnes qui
l’ont rapporté. La deuxième partie est le contenu réel (matn) du récit et donc constitue le corps
44
du hadith. Ces traditions islamiques ont été transmises après la mort du Prophète par
différents témoins, de manière écrite ou orale.
Il existe aujourd’hui de très nombreuses compilations de hadiths, généralement
classées par thèmes. Chez les sunnites, six grands ouvrages sont considérés comme
intégralement authentiques et bénéficient alors d’une autorité particulière et reconnue auprès
de la communauté musulmane. Le plus connu est celui d’El-Bokhari (810-870).
Coran et Hadith rapportent tous deux des traditions, mais ce qui distingue la loi
coranique des hadiths, c’est que le Coran a été sacré Écriture divine. Il s’agit du livre de Dieu
et par conséquent c’est le livre sacré et le seul pour les musulmans. Le Coran ne se discute pas
à la différence des hadiths, qui du fait de leur transmission humaine, peuvent voir leur validité
et leur authenticité remises en question. En d’autres termes, le Coran c’est le Livre de Dieu
alors que le Hadith c’est le livre des hommes (Bousquet, 1950). Néanmoins, Coran et Hadith
ont partie liée. Les hadiths vont développer, expliciter ou expliquer les textes coraniques qui
étant très souvent purement allusifs, peuvent rester opaques.
Les hadiths constituent alors la deuxième source de législation dans l’Islam :
l’exemple du Prophète Mahomet, par ses paroles ou ses actes, sert à l’interprétation de la loi
coranique et s’y substitue en l’absence de réponse claire du Coran.
Le fiqh (droit canon) comprend cinq domaines parmi lesquels on trouve les prescriptions
religieuses ('ibâdât) et les règles (mu'amâlât) régissant la vie quotidienne de la communauté
musulmane. Il repose directement sur le Coran et la Sunna. Toutefois, le texte coranique
n’offre qu’un nombre restreint de textes à caractère juridique, il fût donc nécessaire
d’interpréter le texte sacré pour en déduire des principes juridiques et des lois afin d’assurer la
régence de l'État musulman. L’ijtihâd correspond à l'exercice rationnel mis en œuvre par les
jurisconsultes (fuqahâ') pour adapter la Loi tout en restant conforme aux principes édictés
dans le Coran et la Sunna. S’ajoutent ensuite deux sources complémentaires, mises en œuvre
pour légiférer en cas de manquement juridique des textes fondateurs : il s’agit d’une part du
qiyâs, raisonnement par analogie avec des situations présentes dans le Coran et la Sunna ; et
d’autre part de l'ijmâ', consensus des savants (oulémas) spécialistes du domaine concerné.
La classification des aliments est basée sur la notion de licéité (ce qui est permis) qui est
étroitement liée à la notion de pureté. À ce propos M. Rodinson (1965) écrit : « Les
interdictions alimentaires se situent dans le vaste système de la déontologie musulmane. À ce
45
titre, on utilise à leur égard les catégories habituelles qui expriment tous les degrés, de
l’obligation à l’interdiction, en passant par la recommandation, la permission indifférente et
la réprobation. On cherche à préciser l’attitude à observer pour tous les cas possibles, même
les plus invraisemblables » (Rodinson, 1965). Ainsi la technique juridique du fiqh, appliquée
à l’alimentation, permet de grader les catégories d’aliments, de l’interdit au permis, tout en
conservant les notions de pureté et d’impureté. En effet, les animaux interdits sont capables de
transmettre leur impureté par simple contact.
En se basant sur la tradition prophétique, les différentes écoles juridiques musulmanes
font la distinction entre les animaux dont la consommation est licite (halâl), illicite (harâm)
ou déconseillée (makrûh). Les écoles s’accordent rarement sur la question de l’alimentation et
il n’existe pas de classification qui fasse l’unanimité32.
Contrairement à la Bible, les interdits alimentaires ne sont pas énumérés dans le Coran
sous forme d’un inventaire détaillé et aucun chapitre précis n’y est pleinement consacré.
L’Islam comprend, à l’origine, seulement quatre grandes règles alimentaires et une seule
espèce animale nommément interdite, le porc. Mais, au fil des siècles, le droit musulman a
considérablement augmenté la quantité d’espèces animales prohibées. Selon certains auteurs,
ce phénomène est à relier à l’expansion de la religion musulmane et à sa conquête de
nouvelles populations aux coutumes alimentaires différentes (Benkheira 1996, Assouly 2002).
C’est alors avec le fiqh que les interdits alimentaires se sont multipliés et que les lois
alimentaires ont, de ce fait, perdu de leur souplesse originelle.
46
Le texte coranique énumère ici les différentes causes pouvant entraîner la mort d’un
animal ; ces prescriptions rejoignent toutes un interdit commun : celui de la bête morte.
v La mayta ou la bête morte
Premièrement, le Coran interdit la consommation de la chair d’une « bête morte ». Dans le
texte saint, cette expression est employée pour désigner un animal mort, soit de mort
naturelle, soit par accident. Il est donc illicite de manger la chair d’un animal dont le décès n’a
pas été intentionnellement (nîya) provoqué par l’homme. En revanche, l’animal agonisant est
toléré, à condition toutefois qu’il soit abattu selon les rites. Dès lors, pour qu’un animal soit
déclaré licite, il est indispensable que l’homme lui ait pris rituellement son dernier souffle de
vie.
Revenons maintenant sur le terme de « bête morte ». Il ne s’agit en fait que d’une
traduction parmi d’autres du terme mayta, utilisé dans le texte coranique pour désigner la
nourriture carnée prohibée, autre que le sang, le porc et l’animal pour lequel un autre nom que
celui de Dieu a été invoqué lors de sa mise à mort. La traduction de ce terme diffère selon les
auteurs : si D. Masson (1967) le traduit par « bête morte », G.H. Bousquet (1950) préfère le
terme de « charogne » tandis que R. Brunschvig choisit de le traduire par « cadavre »33. Or,
pour M.H. Benkheira (1996) toutes ces traductions de la mayta tirent « le sens de la notion
dans une direction trop étroite » et ne sont donc pas satisfaisantes. De plus, toute traduction
du texte coranique est considérée comme une exégèse. De ce fait « les choix dans une
traduction ne sont jamais techniques mais herméneutiques, et impliquent une prise de
position anthropologique par conséquent ». Dans son article « Chairs illicites en Islâm. Essai
d’interprétation anthropologique de la notion de mayta », M.H. Benkheira (1996) a alors
tenté de cerner la signification de la notion de mayta grâce au discours juridique malikite34.
Comme nous le verrons dans la seconde partie, la notion de mayta est indispensable à la
compréhension du système alimentaire musulman.
Pour les auteurs musulmans, il existe deux principales interprétations de la notion de
mayta. La première est à rattacher à G.H. Bousquet (1950) pour lequel la mayta désigne une
« victime non rituelle ». La seconde, principalement défendue par J. Chelhod (1955) fait
référence à la saignée : en d’autres termes, toute victime mise à mort sans qu’il n’y ait eu
effusion de sang est mayta.
Pour M.H. Benkheira (1996), la mayta ne saurait être réduite à ces seules définitions : la
notion juridique de mayta « ne correspond pas aux significations étroites que recouvrent ces
deux traductions les plus courantes ». Suite à l’étude du discours juridique malikite, il va
alors élargir ces interprétations et faire de la mayta un terme classificatoire qui renvoie à
plusieurs types de mort :
1. La mort accidentelle, due à une maladie, à une chute, à une noyade, où à tout autre
cause du même genre. Dans ce cas la mort est due à « un concours de circonstances »
(Benkheira, 1996), elle n’est pas voulue. L’homme n’est pas responsable de cette
mort ;
33
Cité par Benkheira (1996).
34
Dans son article, M.H. Benkheira s’appuie principalement sur les Qwânin l-fiqbiyya de Ibn Juzayy,
juriste malikite andalou.
47
2. La mort donnée par un autre animal, que ce soit un congénère comme pour les bêtes à
cornes, ou un fauve. Dans ce cas il est possible d’identifier l’auteur de la mort, mais ce
dernier est un animal et non un homme ;
Ces deux premiers types de mort ont en commun le fait que l’homme n’est en aucun
responsable de la mort de l’animal.
3. La mort donnée par un sacrificateur illégitime. Par ce terme, M.H. Benkheira entend
tout homme qui ne fait pas partie des ahl l-kitâb, c’est-à-dire qui ne dispose pas d’une
loi révélée ;
4. La mort donnée sans respect du rituel de mise à mort ;
5. La mort donnée à un animal appartenant à une espèce prohibée ;
6. La mort donnée au nom d’un autre que Dieu ou consacrée à un autre que Dieu ;
7. La mort donnée par « le pèlerin en état de sacralisation » (Benkheira, 1996) ;
8. Prélever un morceau de chair sur un animal vivant. Même si l’animal est licite, la
chair ainsi obtenue est mayta. Cet interdit se situe à l’opposé de l’interdiction de
consommer la chair d’un cadavre : il est aussi bien interdit de se nourrir de la chair
d’un animal mort que d’un animal vivant.
La notion de mayta n’est que très peu explicitée dans le Coran. Pour M.H. Benkheira
(1996), celle-ci est à interpréter à la lumière du fiqh, qui offre implicitement la démarche à
suivre face au cadavre d’une bête, a priori licite : « La première question qui se pose est
quelle est la cause de sa mort ? Cette question en entraîne d’autres – a-t-elle été tuée par un
homme, par un animal, par une maladie, ou bien sa mort est-elle due à une tout autre cause ?
S’il s’agit d’un homme, qui est cet homme et dans quelles conditions l’a-t-il tuée ? ».
v Le sang
L’abattage rituel est la condition nécessaire pour qu’un animal soit halal mais ne suffit
pas pour disposer de l’animal dans son intégralité : « Les parties des animaux comestibles et
égorgés canoniquement ne sont pas toutes licites. Ainsi le sang, le chyme et toutes celles qui
sont déterminées impures ne le sont pas » (El Bokhari, 1984).
En interdisant le sang, le Coran inscrit l’Islam dans la continuité des croyances
antéislamiques pour lesquelles le sang était le véhicule de l’âme.
v La viande de porc
Bien souvent, l’interdiction frappant la viande de porc apparaît comme le symbole
élémentaire des règles alimentaires islamiques. Cet interdit trouve son origine dans le texte
coranique où il est cité à quatre reprises (Sourate II, verset 173 ; sourate V, verset 3 ; sourate
VI, verset 145 et sourate XVI, verset 115). À la différence de l’Ancien Testament qui tient le
porc pour une espèce impure parmi tant d’autres, le Coran l’exclut avec insistance et
conviction. Il s’agit d’ailleurs de la seule espèce animale interdite qui soit nommément citée.
48
Or, contrairement à la Bible, le Coran reste silencieux sur les raisons de son exclusion35. En
effet, même si la chair de porc y est qualifiée de « souillure », aucun critère pouvant justifier
cette impureté n’est donné.
v L’absence d’invocation divine
En interdisant la consommation de chair provenant d’un animal qui « a été immolé à un
autre que Dieu » ou « sur des pierres », l’Islam dénonce, à son tour, les pratiques
sacrificielles des tribus païennes. L’invocation divine devient un rempart contre l’idolâtrie où
les animaux sont offerts comme sacrifices à des divinités. Ici, l’animal n’est plus tué pour
Dieu mais en son nom, nom dont l’évocation « transforme une fatalité biologique en un
évènement sacré » (Assouly 2002). Invoquer le nom de Dieu c’est obtenir son consentement
et conférer à la mort de l’animal une justification religieuse.
L’Islam classe les animaux dont la chair est susceptible d’être consommée, en deux
grandes catégories : les animaux marins et les animaux terrestres. Toutefois, bien que la
Tradition et les quatre écoles de pensée islamique s’entendent sur la quintessence des lois
35
Rappelons que dans le Judaïsme, la démarche d’exclusion est basée sur l’établissement de critères
de pureté explicitement donnés par le texte biblique.
36
On entend par boisson enivrante toute boisson issue d’un processus de fermentation à base de raisin,
de datte, d’orge, de maïs, ou encore de miel.
49
alimentaires coraniques, ils étendent, suivant les catégories, les interdits à de nouvelles
espèces.
50
domesticité : l’âne sauvage est halâl pour toutes les écoles, sauf les hanafites ; l’âne
domestique est harâm pour tout le monde à l’exception des hanbalites pour lesquels il est
makruh. Enfin, la consommation de viande de mulet, croisement entre deux espèces dont
l’une (l’âne) est presque toujours illicite, est en général interdite (Pellat, 1979).
Une tradition prophétique interdit la consommation de la chair des carnivores, qu’ils
soient sauvages ou domestiques : « Abou-Tsa’laba rapporte que l’Envoyé de Dieu a défendu
de manger la chair des animaux carnassiers »38. Le critère d’exclusion utilisé est la présence
de crocs car il est associé à un régime alimentaire dépendant de la prédation. La
consommation de viande d’animaux carnassiers est également à l’origine de désaccords au
sein des différentes écoles de jurisprudence islamiques. Bien que tous s’accordent pour bannir
le chat, le chien, le loup et le crocodile ; les opinions divergent sur l’interdiction du chacal, de
la hyène ou encore du chat sauvage. Le cas de l’éléphant, espèce non carnivore mais qui
présente des défenses pouvant être assimilées à des crocs, est également soumis à de
nombreuses discussions.
En résumé, sont licites les ruminants, les chevaux, les ânes sauvages ; et sont illicites
les ânes domestiques, les carnivores, les singes et les bien entendu les suidés.
v Les oiseaux
Le texte coranique ne fait mention d’aucune règle alimentaire concernant les espèces
volatiles. En principe, les oiseaux sont donc tous permis.
Néanmoins, un hadith de Abou Tsa’laba rapporte que le Prophète a défendu de manger
de la chair des animaux carnassiers. Comme pour les mammifères terrestres, le critère
d’exclusion utilisé –la présence de serres- caractérise la prédation. Ainsi les oiseaux de proie
tels que le milan, l’aigle, le faucon ou encore le corbeau, sont donc couramment prohibés,
sauf pour les mâlikites qui en consomment la chair.
« Abou-Mousa-El-Ach’an a dit : “J’ai vu le Prophète manger des poules” »39. Aux
yeux des légistes musulmans, ce hadith atteste du caractère licite des gallinacés. Les oiseaux
tels que les outardes, pigeons, perdrix et passereaux sont également permis. Ces oiseaux
licites doivent, pour que leur chair devienne halal, être abattus selon les rites islamiques.
v Les animaux qui se meuvent sur le sol
Tous les insectes sont illicites à l’exception de la sauterelle. Les petits animaux qui se
déplacent à ras de terre (reptiles, invertébrés et petits mammifères) sont en général réprouvés.
Le lézard constitue un cas particulier. En effet, il est souvent reconnu comme licite en vertu
d’une tradition rapportant que le Prophète ne s’en abstenait que par simple répugnance
personnelle. Là encore certaines écoles font exception : les mâlikites, par exemple,
consomment la chair de certains reptiles même si ceux-ci sont venimeux.
38
Hadith du Prophète cité par El-Bokhari (1984).
39
Hadith du Prophète, cité par El-Bokhari (1984).
51
En dehors des aliments prohibés, l’Islam instaure d’autres règles alimentaires telles
que le jeûne (siyâm). Celui-ci est une tradition héritée des temps préislamiques, comme en
témoigne ce passage du Coran :
« Ô vous qui croyez ! Le jeune vous est prescrit comme il a été prescrit aux générations
qui vous ont précédés »
Coran, II, 183.
40
Dans le cas du lièvre, l’interdiction ne fait pas l’unanimité chez les shiites : il existe un clivage entre
les duodécimains, qui le considèrent comme impur, et les ismaéliens qui en admettent la
consommation.
52
a. Le jeûne du ramadan
Le ramadan est le plus connu des jeûnes musulmans, il porte le nom du neuvième mois
de l’année et constitue le quatrième des cinq piliers obligatoires de l’Islam. Il a été instauré en
l’an 2 de l’hégire, à Médine, pour commémorer la première révélation faite à Mahomet dans
le mois de ramadan. Ce jeûne permet aux fidèles de manifester leur reconnaissance et leur
attachement au Livre Saint ainsi qu’aux lois qu’il renferme :
« Celui qui mange du licite pendant quarante jours, Dieu illuminera son cœur et fera couler
les canaux de la sagesse de son cœur à sa bouche »
Coran, V, 90-91.
Il ne s’agit en aucun cas d’un jeûne d’expiation, il renforce le lien d’appartenance à la
communauté musulmane :
« Ô les croyants ! On vous a prescrit le jeûne comme on l’a prescrit à ceux d’avant vous –
peut-être seriez-vous pieux ! – pendant des jours comptés. Donc quiconque d’entre vous est
malade, ou en voyage, alors, qu’il compte d’autres jours. Mais ceux qui ne pourraient le
supporter, il y a une rançon : la nourriture d’un pauvre. Et si quelqu’un fait plus, c’est bien
pour lui, mais il est mieux pour vous de jeûner, si vous saviez ! C’est dans le mois de
ramadan qu’on a fait descendre le Coran comme guidée pour les gens et en preuve de guidée
et de discernement. Donc quiconque d’entre vous est présent à ce mois, qu’il le jeûne ! »
Coran, II, 179-182.
En Islam, jeûner revient à se priver de nourriture, de boissons, de tabac et de relations
sexuelles dans l’intervalle qui sépare l’aube du crépuscule. La prescription du Coran est la
suivante :
« Mangez et buvez jusqu’à ce que se distingue pour vous le fil blanc du fil noir à l’aube.
Ensuite, faites jeûne complet jusqu’à la nuit »
Coran, II, 183.
Durant tout le mois de ramadan, le fidèle n’est ainsi autorisé à manger qu’au cours de
la nuit, en prenant un premier repas après le coucher du soleil et un second à l’aube, avant la
reprise du jeûne.
Il existe cependant des dispenses :
« Et quiconque est malade ou en voyage, alors qu’il compte d’autres jours ; Dieu veut pour
vous la facilité. Il ne veut pas pour vous la difficulté, mais que vous en accomplissiez bien le
nombre, et proclamiez la grandeur de Dieu pour ce qu’il vous a guidés »
Coran, II, 184-185.
Seules les personnes pubères peuvent faire le ramadan ; et des dispenses sont prévues en
cas de voyage, de maladie ou de grossesse.
53
a. L’abattage rituel
i. L’animal de sacrifice
L’animal de sacrifice doit satisfaire deux critères : il doit appartenir à une espèce non
prohibée et il doit être vivant. Pour la consommation courante, aucune condition de perfection
n’est exigée contrairement au sacrifice religieux. Dans ce dernier cas, l’état général de
l’animal est au contraire primordial : l’animal abattu doit être en parfaite santé, c’est-à-dire ne
présenter aucune trace de blessure ou de lésion acquise ou congénitale et ne présenter aucun
signe d’abattement ou symptôme évocateur de maladie.
Abattre, même rituellement, un animal interdit (comme le porc ou le chien) ou une
bête déjà morte est illicite.
41
Pour M.H. Benkheira (1996), « les deux questions sont aussi peu séparables que les deux faces
d’une même feuille ».
54
effectivement admises par les musulmans à condition que celles-ci ne soient pas en
contradiction avec les lois coraniques :
« La nourriture de ceux auxquels le Livre a été donné vous est permise, et votre nourriture
leur est permise »
Coran, V, 5.
Mahomet reconnaît une autorité religieuse à Abraham et au Christ. De ce fait, les juifs
comme les chrétiens peuvent légitimement mettre à mort l’animal.
La qualité indispensable dont doit disposer celui qui délivre la mort c’est d’être doué
de raison pour être capable de distinguer le bien du mal, le licite de l’illicite.
Pour résumer, le sacrificateur doit se caractériser par trois traits : être musulman ou du
moins scripturaire, être en possession de toutes ses facultés intellectuelles et être majeur.
iii. Le couteau
L’usage d’un instrument tranchant et parfaitement aiguisé est indispensable. « Il est
licite d’égorger avec tout ce qui a un côté tranchant, sauf les dents et les ongles, dont
l’emploi ne rendrait pas la viande permise » (Bousquet, 1949). Ainsi l’Islam permet
l’utilisation d’autres outils que le couteau pour mettre à mort l’animal et n’importe quel
instrument rudimentaire est admis à l’exception toutefois des ongles et des dents. Ces derniers
servaient de couteaux aux Abyssins, ancienne tribu polythéiste. En les prohibant, l’Islam
revendique une fois de plus son opposition aux pratiques païennes.
Toutefois, le couteau avec une lame de fer semble le plus pratique. Il est donc le plus
utilisé. Par ailleurs « On n’égorgera pas avec un couteau émoussé, mais si on le fait, la viande
est permise ».
iv. L’incision
Au sujet de la mise à mort, les auteurs musulmans distinguent deux catégories de
conditions à respecter : les obligations (farâ’id) et les bons usages (sunan). Si une des
obligations est transgressée, la victime devient inéluctablement illicite. Par contre, en cas de
manquement à la seconde catégorie, les bons usages, l’acte de mise à mort n’est pas
systématiquement invalidé.
v Les procédés de mise à mort
L’abattage rituel musulman peut se faire suivant trois techniques de mise à mort.
La première, le dhabh, est employée pour la mise à mort des petits et moyens
quadrupèdes, des bovins, et des oiseaux. Elle consiste en un égorgement de la victime par une
section des artères et veines jugulaires, de la trachée et de l’œsophage. L’animal est alors
couché sur le côté gauche.
Le nahr est une autre technique d’incision lors de laquelle le sacrificateur sectionne la
carotide par perforation de la fossette sus-sternale. L’animal est alors maintenu debout. Ce
procédé de mise à mort est utilisé pour les bovins et les camelins.
55
v Les obligations
Les obligations à respecter lors de l’abattage rituel d’un animal sont au nombre de quatre :
1. L’intention (niyâ) : il s’agit d’un élément fondamental de la mise à mort rituel qui
implique qu’un animal mort accidentellement est illicite.
2. La rapidité (fawr) et la non interruption de l’acte : le sacrificateur ne doit lever la
main qu’une fois l’égorgement achevé, autrement dit la gorge doit être tranchée en
une seule fois.
3. La section des deux jugulaires et de la trachée artère. La section de l’œsophage
n’est pas obligatoire.
42
Citons pour illustrer la mise en pratique de cette technique d’abattage un hadith rapporté par El-
Bokahri (1984) : « Des croyants s’informèrent auprès de Mahomet : « Est-ce que c’est obligatoire que
l’abattage soit fait au niveau de la gorge et la partie supérieure de la poitrine uniquement ? »
Mahomet répondit : « Si tu transperces sa cuisse, ça fera l’affaire ».
43
Parmi les animaux domestiques, seuls les bovins et les camelins peuvent être mis à mort par nahr,
mais ils peuvent l’être également par dhabh ; tandis que les autres animaux domestiques doivent
obligatoirement abattus par dhabh.
56
4. L’égorgement par devant et non par la nuque en prenant garde de ne pas décapiter
l’animal44. Même si la consommation de la chair d’une bête décapitée est
répréhensible elle n’est pas interdite par le malikisme.
v Les usages
Cinq règles de bon usage viennent compléter les obligations :
5. La prononciation du nom de Dieu par le sacrificateur lors de l’égorgement : « Au
nom d’Allah, Allah est le plus grand ». C’est le tasmyiah (« Bismillah », au nom
d’Allah) et le takbir (« Allahu akbar », Allah est le plus grand). Ces paroles
renferment le consentement divin. Toutefois, même si l’invocation du nom de
Dieu est nécessaire, son omission involontaire n’invalide pas pour autant la mise à
mort.
6. L’orientation de la victime vers la qibla, c’est-à-dire vers La Mecque45.
7. La victime doit être couchée sur son flanc gauche
8. L’égorgement doit préférentiellement être réalisé de la main droite.
9. La victime ne doit en aucun cas être brutalisée.
44
Certains auteurs justifient l’interdiction de manger de la chair d’un animal abattu par la nuque par le
fait que la mort dans ce cas survient par la section de la moelle épinière et non des jugulaires : « Celui
qui égorge par la nuque sectionne la moelle épinière avant d’arriver à l’endroit fixé pour
l’égorgement, il aura ainsi tué la bête par section de la moelle épinière, qui est une des parties vitales,
avant de l’égorger à l’endroit de l’immolation » (Bayân III, 284 ; cité par El-Bokhari (1984)).
45
Cette règle n’est pas unanimement considérée comme capitale. Par exemple, pour Ibn Rushd (cité
par El-Bokhari (1984), la seule activité religieuse qui repose sur l’orientation vers la qibla est la prière
(salât).
57
d’autre trace de blessure que celle de ta flèche, tu pourras manger ce gibier » (El-Bokhari,
1984).
Ainsi herbivores et oiseaux sauvages peuvent être chassés et leur chair religieusement
consommée par l’homme même si celui-ci n’a pas mis à mort l’animal, et ce à condition que
l’instrument de chasse réponde à des critères spécifiques.
Prenons l’exemple du chien de chasse : puisque dressé par l’homme et soumis à sa
volonté, il devient un instrument légal dans la mise à mort rituelle du gibier. Il apparaît donc
que ce qui est constitutif de l’instrument légal de la mise à mort est qu’il doit être le produit
du travail humain. Or, les armes, le chien ou même l’oiseau de proie dressés par l’homme
sont tous le résultat de ce travail.
L’ultime étape de préparation des produits est passée sous silence dans les textes
religieux musulmans. En ce qui concerne la manière de cuisiner et d’apprêter les mets, il est
simplement interdit de consommer tout aliment qui a été indirectement souillé. Al-Ghazalî
(1999) déclare à ce propos « N’importe quelle goutte ou quel morceau d’impureté, liquide ou
solide, dans une sauce, une nourriture ou dans une graisse rendent le tout illicite à la
consommation ». Les souillures originelles sont primordiales et il est important d’en préserver
les aliments lors de leur préparation. Cette dernière étape est considérée secondaire et
superflue au regard du mode de sélection et de mise à mort des espèces animales.
Conclusion : Nous venons d’exposer les règles alimentaires des trois grandes religions
monothéistes. Toutefois, précisons qu’il ne s’agit que des grandes lignes directrices
« officielles » des différentes religions et qu’elles ne constituent pas une liste exhaustive des
positions et des pratiques dans l’ensemble de chaque champ religieux. En effet, il ne faut pas
perdre de vue qu’il existe des différences significatives entre courants au sein d’un même
système religieux, c’est par exemple le cas entre sunnites et shiites ou encore entre
Christianisme occidental et oriental.
58
DEUXIÈME PARTIE :
59
60
I. Thèse hygiéniste
De nombreux auteurs, scientifiques ou non, ont cherché à prêter une rationalité sanitaire
aux lois alimentaires religieuses. Il s’agit alors d’une approche physiologique et pathologique
des règles, qui met en avant les effets des aliments sur l’organisme. Les aliments autorisés se
voient ainsi attribuer des vertus thérapeutiques tandis que la consommation de nourriture
prohibée engendre des effets néfastes au corps humain. Au même titre, la pratique du jeûne
devient bénéfique pour la santé.
Dès lors, W. James47 (1906) appelle « matérialisme médical » cette théorie qui veut
imposer l’hygiène comme but premier des lois alimentaires religieuses.
Avant de détailler cette thèse hygiéniste, il est intéressant de revenir sur ses origines.
1. La loi de la pureté
46
Précisons ici que les interdits alimentaires de l’Islam reste un domaine peu exploré contrairement à
ceux du Judaïsme où la documentation disponible sur le sujet est d’une incroyable richesse et d’une
grande variété. En effet, hormis les études poussées de M.H. Benkheira (1996, 1998, 2000) et les
notices de l’Encyclopédie de l’Islam, les publications restent rares.
47
Cité par Douglas (1971).
48
Le Coran évoque la levée des interdits hébraïques pour le peuple musulman. Il ne conserve que
l’interdiction du porc, du sang et de certaines graisses, de la bête morte et l’obligation de saigner
l’animal et de le consacrer à Dieu avant de le consommer ou de le sacrifier.
49
« Ô prophète, dis aux Juifs et aux Chrétiens : « Ô Gens du Livre, ne nous chamaillons pas sur ce
qui est peut-être sujet à controverse, mettons-nous d’accord au moins sur ce qui est reconnu
également par vous et par nous : c’est-à-dire que nous vénérons un seul Dieu » (Coran, III, 64).
61
2. La tradition exégétique
Il est important de signaler que la dimension hygiénique n’est jamais mentionnée dans
les textes sacrés. Ni la Bible, ni le Coran n’évoquent, même implicitement, d’éventuelles
conséquences sanitaires suite à la mise en place d’une réglementation alimentaire.
L’incidence hygiénique des interdits alimentaires n’apparaît qu’après l’écriture des
textes religieux avec la tradition exégétique. L’exégèse ne se contente pas simplement
d’interpréter les textes ou de rétablir leur sens caché, elle cherche dans certains cas à les
rationnaliser afin de leur conférer une certaine autorité scientifique.
Maïmonide (1190), philosophe et médecin andalou, fut peut-être le premier à attribuer
une portée sanitaire aux lois alimentaires : « Je dis donc que tous les aliments que la Loi nous
a défendus forment une nourriture malsaine et est préjudiciable pour le corps ».
Plus tard, en 1841, S.H. Kellog soutient également la thèse du matérialisme médical :
« Il est probable que l’hygiène et l’action sanitaire soient les grands principes déterminants
des lois qui figurent dans ce chapitre. Les notions de maladies parasitaires et infectieuses, qui
ont conquis une place de premier rang dans la pathologie moderne, semblent avoir beaucoup
préoccupé Moïse et dominé toutes ses prescriptions en matière d’hygiène. Sont interdits aux
Hébreux les animaux qui présentent un terrain tout particulièrement favorable aux parasites ;
et puisque c’est dans le sang que circulent les germes ou spores des maladies infectieuses, il
ordonne que ces animaux soient vidés de leur sang avant d’être mangés »50. Les analyses
exégétiques de ce genre sont nombreuses51.
50
Cité par Douglas (1971).
51
Les interdits du Lévitique ont longtemps préoccupé les pharmacologues, M. Douglas (1971) évoque
à ce sujet une expérience des plus originales de D. I. Matcht : « Matcht mélangea des extraits de
muscles de porc, de chien, de lièvre, de lapin (l’équivalent du cochon d’Inde pour les besoins de
l’expérience) et de chameau, et aussi d’oiseaux de proie et de poissons sans nageoires ni écailles. Il
découvrit que le liquide qui se dégageait de cette mixture était toxique. Il examina également des
extraits d’animaux considérés, dans le Lévitique, comme propres et les trouva moins toxiques.
Cependant il estime que ses recherches ne sont pas concluantes quant à la valeur médicale des lois
mosaïques ».
62
a. La viande de porc
52
Cité par Vallancien (1982).
63
53
Commentaire de Nahmanides (1985) sur le H’oumach.
64
d. La viande cadavérique
54
Annexe 1 du règlement (CE) N° 854/2004 du Parlement Européen et du Conseil du 29 avril 2004
fixant les règles spécifiques d’organisation des contrôles officiels concernant les produits d’origine
animale destinés à la consommation humaine.
65
3. À propos du jeûne
La thèse hygiéniste s’attache également à justifier les jeûnes. En plus d’être expiatoire
et méritoire, le jeûne serait bénéfique pour la santé.
Au IVe siècle, Saint Astère, évêque d’Amassée, évoque les bienfaits du jeûne sur
l’organisme : « Ce serait mensonge que de prétendre que le jeûne de quadragésime est source
de maladies. Bien au contraire, il est source de santé. […] En effet, il évacue les graisses,
évite les prises de poids, assouplit les veines gonflées de sang, donne de l’aisance aux
endroits comprimés : en effet, lorsqu’une trop grande quantité d’eau afflue dans les canaux,
ils se rompent, car ils ne peuvent tolérer une pression si violente. La tête reste paisible, sans
palpitations artérielles et sans cette sensation d’opacité que créent dans le cerveau les
vapeurs montantes. Grâce à la continence, l’estomac garde sa liberté : il est en effet libéré de
cet esclavage qui consiste à bouillir comme une chaudière et à peiner pour la digestion. Les
yeux voient clair, sans aucun trouble, grâce à la disparition de toute sensation de brouillard
provoquée par l’excès de nourriture »56.
55
Notons ici que ce sujet a très récemment été sujet à de nombreuses polémiques. P. Dunoyer, chef du
bureau des établissements français d’abattage er de découpe à la Direction générale de l’alimentation,
indique dans le Bulletin de l’Académie vétérinaire de France que l’abattage rituel « peut avoir des
conséquences en termes de salubrité et sécurité des carcasses » (Dunoyer P, 2008). Selon elle, la
section de la trachée et de l’œsophage (conservés intacts lors de l’abattage « classique ») augmenterait
le risque de contamination des viandes par la bactérie Escherichia coli par un « déversement du
contenu gastrique (voire pulmonaire sur les viandes de têtes, de gorge et de poitrine ».
56
Cité par Vallancien (1982).
66
De plus, le jeûne semble accroître la longévité des fidèles qui le pratiquent : « Pendant
le séjour des papes à Avignon, le prieur de Paris fut pressé par l’un d’eux de demander la
permission pour son ordre de faire gras en cas de maladie. Les chartreux, alarmés à cette
nouvelle, envoyèrent une députation pour supplier le souverain pontife de ne point mitiger la
rigueur de l’ancienne discipline sur ce point. Les députés étaient au nombre de vingt-sept : le
plus jeune avait quatre-vingt-huit ans, les autres quatre-vingt-dix, quatre-vingt-treize et
même quatre-vingt-quinze ans. Convaincu par cette preuve expérimentale que la règle des
chartreux n’abrégeait point la vie, le souverain pontife acquiesça à leurs désirs »57. Ainsi, ces
arguments thérapeutiques permettent à l’Église de fournir aux fidèles une raison
supplémentaire de pratiquer le jeûne.
L’Islam à son tour utilise le même genre de raisonnement pour vanter les vertus du
jeûne :
« Ces médecins ont également constaté que la faim et la soif provoquent une sécrétion
d’acides de différentes glandes, entraînant ainsi la destruction de nombreux germes
pathogènes, c’est-à-dire porteurs de maladies. Les statistiques démontrent ainsi qu’on trouve
plus rarement certaines maladies, du système digestif entre autres, chez les sujets accoutumés
à jeûner chaque année. A son tour, dans une étude récente, basée sur de longues recherches
et de nombreuses observations, le Dr Munib Yegin, de la faculté de médecine d’Erzurum
(Turquie), en arrive à la conclusion suivante : « On a trouvé que, dans le jeûne musulman, la
mobilisation des lipides a augmenté à l’intérieur des rangées physiologiques. Les échantillons
de sang prélevés sur les mêmes individus, aussi bien avant le jeûne du ramadan (où le
musulman jeûne le mois entier) que dans la quatrième semaine du jeûne, furent analysés.
Chez les jeûneurs, on a trouvé une augmentation dans les phospholipides et dans les alpha-
lipoprotéines tout comme une diminution dans les triglycérides et les acides gras libres,
cependant qu’il n’y avait aucun changement dans le total de cholestérol lipoprotéines et de
béta-lipoprotéines. Les données suggèrent qu’il n’y avait aucune « faim physiologique » dans
le jeûne musulman. […] On a conclu que la sensation de faim, dans le jeûne musulman, ne
reflète pas une véritable faim, mais un état psychologique » (Hamidullah, 1997).
Dans le passé, les hommes devaient également être confrontés à des préoccupations
d’ordre sanitaire. Préoccupations qui ont probablement pu être intégrées aux croyances et aux
principes religieux de l’époque. C’est en tout cas ce que s’attache à démontrer la thèse
hygiéniste.
La liste des aliments prohibés découlerait donc de mesures préventives prises à
l’époque pour faire face aux risques sanitaires qui sévissaient. Il s’agit bien là de prévention et
non de traitement. Les textes sacrés n’apportent effectivement aucune thérapie pour soigner
les pathologies, ils cherchent davantage à prévenir leur apparition en plaçant l’interdit en
amont de la pathologie. La Bible et le Coran mettent en place une sorte de « principe de
précaution » qui ne saurait être comparé avec celui qui est actuellement en vigueur. En effet,
de nos jours l’application du « principe de précaution » repose sur l’existence
d’infrastructures politiques et scientifiques qui établissent des réseaux capables de prévenir
une maladie avant qu’elle ne se déclare et ne s’étende. Or, les connaissances scientifiques de
57
Cité par Assouly (2002).
67
l’époque sont insuffisantes pour la mise en place d’une telle politique sanitaire et aucune
donnée ne fait mention d’une telle organisation.
L’interdiction de consommer certaines espèces animales est étroitement liée à la
présence de maladies susceptibles d’être inoculées à l’homme. L’exclusion de la viande de
porc serait alors justifiée par le risque de transmission de trichinose à l’homme via un ver
parasite présent dans la viande porcine. De même le lièvre aurait été interdit pour le peuple
hébraïque car la tularémie, zoonose mortelle, sévissait à l’époque en Palestine.
Avec les connaissances des pathologies qui étaient les leurs, les interprètes ont en tous
temps cherché à corroborer et à justifier les interdits alimentaires par des données plus ou
moins scientifiques. Les arguments médicaux fournis se sont précisés avec les progrès de la
médecine. Aujourd’hui encore cette thèse hygiénique fait autorité ; néanmoins elle est
rapidement battue en brèche.
Dans un premier temps, les critères donnés par l’Ancien Testament pour la répartition
des animaux purs et impurs ne permettent pas de faire la différence entre le sain et la malsain,
et par extension entre le physiologique et la pathologique. Il ne s’agit pas de critères médicaux
mais de critères morphologiques d’espèce.
Certes, quelques commentaires évoquent les risques d’intoxication alimentaire liés par
exemple à la consommation de fruits de mer mais aucune raison médicale n’est donnée à
l’exclusion de l’ensemble des poissons sans écailles ni nageoires. Appartenant à cette
catégorie la baudroie est par exemple exclue bien qu’on ne lui connaisse pas de toxicité
particulière hormis celle liée à sa conservation, au même titre que l’ensemble des poissons.
Ce qui peut être à priori exact pour le porc avec la trichinose, ne peut pas être appliqué
à l’ensemble des animaux proscris par les textes sacrés.
Inversement, les espèces prohibées par les textes religieux ne sont pas les seules à être
responsables de zoonose. Les ovins et les bovins, au même titre que les porcins, sont porteurs
de parasites transmissibles à l’homme et potentiellement dangereux (Giardia, Taenia
saginata). Or, grâce à son omniscience Dieu aurait dû en toute logique également prohiber ces
espèces. De plus, en supposant que ces pathologies soient absentes dans le passé ou que leur
survenue soit trop anecdotique pour l’homme la relève, Dieu ne fait-il pas preuve de
clairvoyance et n’aurait-il pas dû prévenir leur apparition ? La thèse hygiéniste montre là une
nouvelle limite. Les espèces autorisées peuvent également faire l’objet de mesure de
prévention sanitaire, en tant que vecteurs potentiels de maladies.
68
Si ces lois alimentaires étaient motivées par des raisons d’ordre sanitaire, pourquoi
celles-ci n’ont-elles pas évoluées au cours de l’histoire ? En effet, pour O. Assouly (2002), en
suivant la logique hygiéniste, les progrès scientifiques et techniques devraient logiquement
conduire à une reconsidération des prescriptions alimentaires. Si certains animaux ont été
interdits dans le passé pour des raisons de sécurité alimentaire, ces dernières tombent peu à
peu en désuétude et la loi alimentaire devrait être amenée à disparaître. Par exemple,
l’évolution des mesures d’hygiène et des moyens de conservation (avec notamment
l’apparition de la réfrigération) permet dorénavant une bonne conservation des viandes et
l’éradication de certaines maladies.
Inversement, l’émergence de nouvelles maladies devrait théoriquement entraîner
l’apparition de nouveaux interdits. Par exemple, pourquoi, lors de l’épisode de la vache folle,
les bovins n’ont-ils pas été interdits par les autorités religieuses ?
Dans ce contexte, O. Assouly (2002) se demande alors « comment peut-on expliquer
l’immobilisme, voire le conservatisme, des autorités religieuses ? ». Pour l’auteur, la réponse
réside dans le principe fondamental de la religion, à savoir « l’intemporalité de la loi divine ».
Or, « prêter une rationalité médicale aux lois alimentaires c’est remettre en question cette
intemporalité ».
Dès lors, pour la tradition religieuse, l’émergence d’une maladie relève de l’accident
et, -même si elle peut atteindre tous les animaux d’une même espèce (comme
l’encéphalopathie spongiforme bovine chez les bovins)-, elle reste une exception. « Les
circonstances pathologiques ne doivent pas être confondues avec le principe de légalité »
(Assouly, 2002). La maladie rend un animal impur, mais son espèce n’en est pas moins pure
puisqu’elle est originellement décrétée comme telle par l’ordre divin.
Dans certains cas, l’interprétation médicale contredit même les raisons explicites
données par les textes religieux.
C’est par exemple le cas de l’interdiction de la consommation de sang. La Genèse
justifie clairement cet interdit par l’interdiction de s’approprier l’âme des vivants en
69
consommant leur sang58. Des médecins comme le Docteur Shapiro (1930) ne tiennent pas
compte de cette justification théologique lui préfèrent une rationalisation scientifique : « Les
composants sanguins subissent des transformations chimiques qui les rendent toxiques :
certains acides aminés, par décarboxylation et fermentation, se transforment en ptomaïnes
très dangereuses, ces substances s’apparentant à des alcaloïdes végétaux tels que la
morphine, la codéine et la strychnine ».
Il en va de même pour l’interdiction des graisses qui est l’une des rares lois
explicitement justifiées dans les textes sacrés. Rappelons effectivement que les graisses ont
été interdites à la consommation humaine en raison de leur place éminente au sein des rituels
sacrés, elles sont réservées à Dieu. Or, les interprètes considèrent que cette interdiction permet
de prévenir l’apparition des complications liées à un excès de consommation de matières
grasses.
À trop vouloir faire réduire les préceptes religieux à une rationalité médicale, on risque
d’oublier les raisons théologiques originelles dictées par les textes sacrés. En déguisant des
mesures sanitaires, les raisons morales ne seraient alors plus qu’un prétexte pour guider les
hommes vers une saine hygiène de vie.
Les écrits canoniques ainsi que la majorité des interprètes religieux restent silencieux
sur l’éventuelle incidence sanitaire des interdits alimentaires, ce qui correspond pour O.
Assouly (2002) à « une fin de non-recevoir ».
58
Rappelons la motivation théologique de cet interdit : « Car l’âme de la chair est dans le sang »
(Lévitique XVII, 11).
70
Par exemple, les commentateurs du Talmud se contentent de discuter sur les modalités
pratiques de l’application des lois divines sans jamais fournir de rationalisation hygiénique
aux prescriptions alimentaires.
De même, El-Bokhari (1984), savant et érudit reconnaît l’autorité des règles
alimentaires coraniques sans jamais tenter de les justifier scientifiquement. Pourtant, il
consacre deux chapitres de son livre, « De la maladie » et « De la médecine » à la santé ; mais
à aucun moment, il n’est fait mention d’éventuelles propriétés thérapeutiques des
prescriptions alimentaires. Les nourritures permises n’ont pas plus de valeur thérapeutique
que les nourritures prohibées n’ont d’effets nocifs sur la santé. De même, El-Bokhari (1984)
n’attribue aucune propriété médicale au jeûne. Selon lui, l’autorité divine surpasse en tout
point la justification rationnelle.
Ces silences des théologiens conduisent à se poser la question de la recevabilité de la
thèse hygiéniste pour l’interprétation des lois alimentaires.
II. L’utilitarisme
Certains auteurs se sont efforcés d’expliquer les lois alimentaires religieuses par
l’utilitarisme59 : les religions interdiraient certaines espèces animales pour des raisons
économiques, écologiques ou encore politiques.
A. Enjeux économiques
71
l’animal sans avoir à subvenir à ses besoins. Toutefois, ce système va se heurter rapidement
au problème de la croissance démographique qui va entraîner la régression des forêts et en
concomitance, celle des troupeaux de porcs. Ainsi pour C.S. Coon (1952), la croissance
démographique associée à la déforestation et à l’instinct de survie du groupe peut expliquer
l’exclusion du porc de la consommation courante.
Plus tard, en 1989, l’anthropologue nord-américain, M. Harris, reprend la thèse de
C.S. Coon pour l’étayer davantage. L’argumentation de M. Harris comprend deux moments
distincts.
Dans un premier temps, l’auteur met en évidence l’existence d’interdépendances entre
la démographie, l’agriculture, l’élevage et l’écosystème. Tout comme C.S. Coon, M. Harris
(1989) soutient que le bétail concurrence l’homme sur le plan des ressources
alimentaires puisqu’ils consomment tous deux les mêmes produits agricoles. Or, « il est bien
plus rentable pour les hommes de manger eux-mêmes les plantes plutôt que d’allonger la
chaîne alimentaire en y intercalant des animaux » (Harris, 1989). Dès lors, M. Harris
généralise la théorie de C.S. Coon en démontrant l’existence d’un antagonisme entre l’élevage
et l’agriculture. Pour l’anthropologue, cet antagonisme apparaît fondamental dans la
compréhension des lois alimentaires.
De plus, M. Harris insiste sur le fait que consommer de la viande coûte très cher à
l’homme. En effet, les espèces domestiques qui « apportent d’autres produits et d’autres
services » sont plus rentables vivantes que mortes. Les produits carnés constituent donc un
mets de luxe et leur consommation va être limitée aux repas sacrificiels ou réservée aux gens
aisés. À ce titre, manger de la viande peut être pénalisé ; en effet l’auteur précise que les
« civilisations ont tendance à imposer des sanctions religieuses pour la consommation de
viande lorsque le rapport entre les bénéfices communautaires et les coûts inhérents à l’usage
d’une espèce particulière se détériore » (Harris, 1989).
Dès lors l’Islam aurait instauré des lois alimentaires en réponse à des problèmes et à
des considérations purement pratiques. Notons toutefois que les institutions musulmanes ne
sont pas les seules visées par cette thèse matérialiste. Par exemple, P. Farb (1985) use de
l’argument économique pour justifier l’interdiction pour les chrétiens de consommer de la
viande de cheval au VIIe siècle : « Avec la croissance rapide de la population tout autour du
bassin méditerranéen, la raréfaction du fourrage rendit extravagant d’exploiter les chevaux
pour la boucherie ».
B. Enjeux écologiques
Outre les enjeux économiques, M. Harris ajoute une dimension écologique à sa théorie
où le porc occupe une position bien particulière. En effet, M. Harris démontre que non
seulement l’élevage du porc est très coûteux, mais encore qu’il est également dangereux pour
l’équilibre du système écologique : « Les restrictions les plus sévères apparaissent
habituellement lorsqu’une espèce précieuse sur le plan nutritionnel ne devient pas seulement
plus coûteuse, mais risque de bouleverser l’écosystème. Le cochon appartient à cette
catégorie-là » (Harris, 1989).
À l’instar de M. Harris (1989), P. Farb (1985), dans son ouvrage Anthropologie des
coutumes alimentaires, présente l’élevage de porc comme une menace pour l’équilibre de
l’écosystème. Selon l’auteur, pour les Juifs comme pour les Musulmans, l’interdiction du porc
était devenue nécessaire en raison « des changements dramatiques, dus à l’élevage et à des
cultures trop intensives ». En effet, s’il s’était maintenu, l’élevage intensif porcin « se serait
72
C. Enjeux politiques
61
Cité par Henninger (1982).
73
chien, était indépendantes des pôles urbains. Ces aliments auraient donc été prohibés par le
Prophète pour soumettre ces populations à son diktat.
Enfin, un raisonnement analogue est utilisé pour justifier l’interdiction des boissons
alcoolisées : ces dernières auraient été interdites, car provenant de Syrie et d’Irak, leur
consommation favoriserait le commerce ennemi.
Certains interdits alimentaires hébraïques ont également été justifiés par des arguments
politiques. C’est par exemple le cas de la viande de porc, pour ce rejet de laquelle M.
Toussaint-Samat (1987) met en évidence des raisons politiques et morales : « Il est possible
que cette réaction très profonde soit le produit des tentatives faites par les Séleucides
d’obliger les juifs à manger et à sacrifier des porcs, il pourrait être aussi dû au fait que l’un
des emblèmes courants des légions romaines, et notamment de celles qui se battirent en
Palestine, était l’image d’un porc ».
Dans le même esprit, le Midrach Vayikra Rabba (13,6) établit une correspondance
entre certains des animaux prohibés et les quatre Empires qui ont asservi Israël au cours de
l’Histoire. Ainsi le chameau, la gerboise, le lièvre et le porc symboliseraient respectivement la
Babylonie, la Perse, la Grèce et Rome (Haddad, 1999).
D. Limites de la thèse
En considérant les arguments de ces interprètes, les Prophètes auraient habilement
travesti leurs décisions politiques et économiques et les auraient présentées aux fidèles sous
forme d’obligations rituelles. Or, les témoignages des proches de Mahomet contredisent cette
thèse en attestant de la signification fondamentalement religieuse des actes et des dires du
Prophète. Néanmoins, les principes religieux de l’Islam n’empêchent pas que son extension
soit étroitement liée à des intrigues politiques et à des motivations économiques.
De plus, la plupart des interprètes se concentrent ici sur la seule interdiction du porc,
que ce soit dans la religion juive ou musulmane. La prohibition des autres espèces animales et
la prescription des pratiques rituelles sont complètement passées sous silence. Il semble alors
qu’il leur est impossible de corréler ces lois alimentaires à des motifs économiques ou
politiques. En se limitant à un seul interdit, cette thèse permet difficilement d’éclairer
l’origine des interdits alimentaires et devient anecdotique, voir sans pertinence dans le cas du
Judaïsme. Rappelons que pour les Juifs, le porc est jugé impur au même titre que de
nombreux mammifères terrestres ; pourquoi l’interprétation écologique ne s’appliquerait qu’à
cette seule espèce animale ? Pour être pertinente, il aurait fallu qu’elle puisse être appliquée à
l’ensemble des animaux terrestres prohibés.
Sous une apparence religieuse, les interdits alimentaires seraient motivés par des
raisons plus matérielles et serviraient des intérêts économiques, politiques voir écologiques.
Or, la motivation économique est catégoriquement rejetée par les religions qui incitent avant
tout leurs fidèles à être charitables. La thèse économique devient à son tour une source de
contradictions et entraîne, à l’instar de la thèse hygiéniste, un retournement des valeurs
morales de la religion.
74
A. Combattre la cruauté
La consommation de denrées alimentaires d’origine animale implique nécessairement la
mise à mort d’êtres vivants. Or, « nul ne peut légitimer le fait de tuer puis de manger des
animaux en se référant tranquillement à la condition carnivore de l’homme » (Assouly,
2002). Dès lors, pour O. Assouly, il devient indispensable de « tenir ensemble le respect dû
aux êtres vivants et le sacrifice des vies animales à des fins alimentaires ». Dans ce contexte,
les lois alimentaires religieuses offrent l’occasion d’une réflexion morale.
Dans la religion juive, l’homme se doit d’être aussi magnanime que possible envers les
animaux, et ce, qu’ils soient purs ou impurs, propres ou impropres à la consommation.
Au même titre que l’homme, l’animal est une créature divine. En effet, selon la Genèse,
ils sont tous deux communément issus de la poussière et ont été animés par le même souffle
divin :
« Dieu façonna l’homme, poussière tirée du sol, il insuffla dans ses narines une haleine de
vie, et l’homme devint un être vivant »
Genèse, II, 7.
Tout acte de cruauté à l’encontre d’un animal constitue donc un préjudice commis envers
Dieu.
Au delà de cette origine commune, l’homme et l’animal partagent de nombreux points
communs. Maïmonide (1190) souligne, par exemple, la ressemblance entre le tempérament de
l’homme et celui de l’animal. Pour cet auteur, ce dernier est un « miroir des sentiments
humains », c’est la raison pour laquelle « on a défendu de le tourmenter, soit en l’égorgeant
mal, soit en lui perçant le bas du cou, soit en lui coupant un membre, comme nous l’avons
exposé. Il a été défendu, de même, d’égorger le même jour la mère et son petit, afin que nous
eussions soin de ne pas égorger le petit sous les yeux de sa mère ; car l’animal éprouverait,
dans ce cas, une trop grande douleur. En effet, il n’y a pas, sous ce rapport, de différences
entre la douleur qu’éprouverait l’homme et celle des autres animaux ; car l’amour et la
tendresse d’une mère pour son enfant ne dépendent pas de la raison, mais de l’action de la
faculté imaginative, que la plupart des animaux possèdent aussi bien que l’homme ».
75
En raison de cette ressemblance, les animaux devront être traités « à la mesure qui
sous-tend leur existence » (Maïmonide, 1190). Dès lors, l’homme doit savoir répondre aux
besoins élémentaires des animaux dont ils disposent :
« Je ferai croître l’herbe dans ton champ pour ton bétail et tu mangeras et seras rassasié »
Deutéronome XI, 15.
Avec ce dernier verset biblique, le Talmud fait remarquer que l’alimentation des
animaux est évoquée dans la Bible avant même celle de l’homme et décrète ainsi qu’un
homme « n’a pas le droit de se mettre à table avant d’avoir donné à manger à ses animaux »
(traité Bérakhot, 40 a).
« Gros ou menu bétail, vous n’égorgerez pas la bête le même jour que son petit »
Lévitique XXII, 28.
62
Aussi appelé « Livre de la Splendeur ». Ouvrage majeur de la Kabbale, exégèse ésotérique et
mystique de la Torah.
63
Antiq., 15, 8, 1, cité par Cohen (1995).
76
Enfin, le Talmud enseigne que non seulement l’homme ne doit pas faire souffrir les
animaux, mais il doit également faire preuve de compassion : « Toute personne qui fait
preuve de compassion face aux créatures, a droit à ce que l’on compatisse avec elle d’en-
Haut » (Guémara Chabbat 151b)64. Ce propos peut être illustré par une célèbre anecdote au
sujet de Rabbi Yéhouda haNassi, guide spirituel du Judaïsme au deuxième siècle et
compilateur de la Michna : « Un jour, Rabbi était près d’un abattoir. Un petit veau s’en
échappa et vint trouver refuge chez lui en gémissant. Mais ce dernier lui dit : « c’est pour
cela que tu as été crée » et il n’eut pas pitié de lui. Le Ciel décréta que, puisque le sage
n’avait pas eu pitié de la bête, il souffrirait de douleurs physiques. Un jour, sa servante, en
nettoyant la maison, chassait des souris avec un balai. Laisse-les ! dit Rabbi, car il est écrit
« Sa compassion s’étend à toutes ses créatures » [Psaumes, 145,9]. Alors le Ciel décréta que
puisqu’il avait eu pitié, on aurait aussi pitié de lui et ses douleurs disparurent… » 65.
Dans la tradition juive, ce principe de protection du règne animal - ou du moins de la
culpabilité constante face au meurtre - est dénommé tzar baalei haïm (la souffrance des
espèces vivantes).
Comme nous venons de le voir, la religion juive accorde une grande importance au
respect de la vie animale. Dès lors, certains exégètes ont cherché à placer l’éthique au
fondement des lois alimentaires hébraïques. Dans cette partie, nous nous intéresserons aux
travaux de J. Milgrom (1990), qui pendant plusieurs années s’est particulièrement attaché à
montrer la dimension éthique qui sous-tend le système alimentaire juif. Le raisonnement de
l’auteur repose sur l’étude de trois lois bibliques : l’interdit du sang, la mise à mort rituelle et
la restriction du nombre d’espèces d’animaux autorisées à la consommation.
En guise de préambule, J. Milgrom (1990) insiste sur le fait que l’homme a été créé
végétarien. Mais constatant l’incapacité de l’homme à se soustraire à son instinct carnivore,
Dieu lui aurait concédé l’autorisation de consommer de la viande. En contre partie, l’homme
doit se soumettre à certaines obligations d’ordre éthique; obligations qui lui sont dictées par
les lois alimentaires. Ainsi, pour Milgrom, les lois alimentaires permettraient à l’homme de se
nourrir légalement de chair animale tout en respectant le précepte fondamental de la vie.
i. L’interdit du sang
J. Milgrom (1990) aborde dans un premier temps la question de l’interdit du sang.
Rappelons, que le sang est le symbole de la vie. Or, toute vie constitue le domaine exclusif de
Dieu et doit lui être impérativement rendue. Ainsi, même si Dieu a concédé aux hommes le
droit de se nourrir de la chair des animaux, ces derniers ne peuvent pas pour autant « prendre
leur vie » : « Le sang humain ne doit jamais être répandu, celui de l’animal ne doit jamais
être consommé… L’humanité a la permission de se nourrir, mais pas de prendre la vie. Le
sang, symbole de la vie, doit donc être drainé, retourné à l’univers, à Dieu ». Selon J.
Milgrom (1990) c’est précisément cette association du sang à la vie qui justifie sa valeur
64
Cité par Haddad (1999).
65
Guémara Baba Metsia 85a, cité par Haddad (1999).
77
rituelle : « L’impureté est le domaine de la mort. Seulement son antonyme, la vie, peut être
son antidote. Le sang, donc, en tant que vie, est ce qui purifie le sanctuaire ».
78
Dans son article, Observations on the Ethical Foundations of the Biblical Dietary
Laws, D.P. Wright (1990) émet quelques réserves sur la thèse éthique soutenue par J.
Milgrom (1990).
Dans un premier temps, D.P. Wright s’accorde avec J. Milgrom pour prêter une
intention éthique à certaines règles alimentaires. En effet, selon lui, l’interdiction de la
consommation de sang est indéniablement liée à une volonté de respecter la vie. Il en va de
même pour l’abattage rituel : si la loi hébraïque octroie à l’homme le droit de tuer des
animaux pour se nourrir, elle impose néanmoins de respecter leur dignité et de limiter leur
souffrance au moment de leur mise à mort. Toutefois, D.P. Wright remarque que cette
motivation d’ordre éthique du choix de la méthode d’abattage n’est à aucun moment
explicitement mentionnée dans l’Ancien Testament. Selon lui, il s’agit surtout de la meilleure
manière de vider l’animal de son sang.
Là où D.P. Wright rentre en complet désaccord avec J. Milgrom c’est sur le caractère
éthique des interdits alimentaires du Lévitique. Il met alors en évidence « une contradiction
symbolique entre la formulation et l’orientation des lois alimentaires et leur éventuelle base
éthique ». D.P. Wright fait remarquer que le texte biblique emploie des termes péjoratifs pour
désigner les animaux interdits à la consommation : en plus d’être « impurs », ils sont qualifiés
d’ « abominables ». Ces animaux, en outre, ne peuvent pas faire l’objet de sacrifices. Pour
l’auteur une telle dévalorisation des animaux interdits est incompatible avec l’idée du respect
de la vie animale.
Enfin D.P. Wright (1990) soulève un dernier problème : « même si les lois
alimentaires restreignent le choix des espèces pouvant être consommées, elles ne limitent en
aucun cas la quantité de viande consommée et le nombre d’animaux tués ». En étant restreint
dans son choix alimentaire, l’homme va effectivement élever de manière intensive les
animaux autorisés plutôt que de diminuer sa consommation de viande. D.P. Wright illustre
son propos avec l’exemple de Noé à qui Dieu ordonne de prendre sur son Arche sept couples
d’animaux purs contre seulement un couple d’animaux impurs.
2. L’Islam et l’éthique
Le porc est le seul animal interdit par le Coran. Décrit dans des termes fortement
dépréciatifs, il est impossible d’interpréter cet interdit à la lumière de la thèse éthique qui veut
que l’interdiction portant sur une espèce ait été instituée pour la protéger de la prédation
humaine (Milgrom, 1990). Seule l’existence d’une éthique du sacrifice rituel peut donc être
envisagée dans le cadre de la législation alimentaire islamique.
Mais avant toute chose, évoquons rapidement la question du rapport de l’homme à
l’animal dans la tradition islamique ; question indispensable pour appréhender les motivations
qui sous-tendent l’instauration d’un rituel de mise à mort.
79
i. L’homme et l’animal
Dans le texte coranique, un verset clé souligne les similitudes qui existent entre le
règne humain et animal :
« Il n'y a pas de bêtes sur la terre ; il n'y a pas d'oiseaux volant de leurs ailes qui ne forment,
comme vous, des communautés. - Nous n'avons rien négligé dans le Livre - Ils seront ensuite
rassemblés vers leur Seigneur »
Coran, VI, 38.
Cela signifie qu’au même titre que les hommes, les animaux bénéficient du statut de
créature divine. En vertu de ce principe, la miséricorde s’étend aussi aux « communautés »
animales qui doivent faire l’objet de soins particuliers.
Mais l’homme et l’animal ne serait être mis sur un pied d’égalité. En effet l’animal n’a
été créé que dans un seul et unique but : servir l’homme. Ce dernier peut donc librement en
tirer profit à la fois pour se nourrir, se vêtir et de déplacer :
« Les troupeaux vous donnent une leçon : nous vous abreuvons de ce que contient leur ventre,
pour vous, ils ont de multiples usages, vous vous en nourrissez ; et vous voyagez sur eux,
comme sur des vaisseaux ».
Coran, XXIII, 21-22.
L’octroi de cette subordination de l’animal à l’homme exige cependant une
contrepartie. En effet, l’homme doit savoir se montrer reconnaissant pour ce don qu’il a reçu
de Dieu ; et pour ce faire, il doit se montrer aussi magnanime que possible envers les espèces
animales dont il dispose. En guise de remerciement, le fidèle va donc se soumettre à des
règles strictes qui interdisent toute forme de cruauté envers les animaux.
80
À travers ces hadiths, nous retrouvons les oppositions conceptuelles classiques entre la
bonne et la mauvaise conduite, et in extenso l’enfer et le paradis. Pour les fidèles bienfaisants
à l’égard des animaux se dessine la promesse de la récompense ultime, l’accès au paradis. À
l’inverse, tout acte de cruauté envers un animal mène le pêcheur vers l’enfer où il sera châtié à
la mesure de ses exactions.
M.H. Benkheira (1998) présente le rituel d’abattage islamique comme « le plus civilisé
parce que le plus compatissant, donc le plus humain ». Pour l’auteur, l’intention éthique qui
sous-tend l’instauration du rituel est révélée par ce célèbre hadith sunnite : « Dieu a
commandé le bien (ihsân) en toute chose. Si vous tuez, faites-le avec bonté, et si vous égorgez,
faites-le [également] avec bonté. Aiguisez votre lame et accordez le repos à la victime »68.
Pour étayer sa thèse, il cite par la suite une série de hadiths qui, selon lui, confirme la
volonté de limiter la souffrance dans la mise à mort des animaux :
- « Le couteau doit être aiguisé à l’abri du regard de la victime. On ne doit pas non
plus égorger une bête devant ses congénères. [Kâfî Vl: 230 ; Mughnî XIII : 305 ;
Qawânîn : 148 ; Sharâ'i' II: 138] ;
- La victime doit être traitée avec mansuétude. On ne doit pas la cogner contre le sol,
ni l'immobiliser en mettant les pieds sur son cou, ni encore la traîner par les pattes.
[Mabsût XII : 4; Mughnî XIII : 305 ; Qawânîn : 148 ; Tuhfa III : 97] ;
66
Un auteur mâlikite du XIVe siècle précise : « II est du devoir du propriétaire des bestiaux (dawâbb)
de leur fournir la subsistance et de veiller sur eux... S'il ne leur donne pas de nourriture, on doit lui
commander de les vendre ou bien de les abattre s'ils sont propres à la consommation » (Cité par
Benkheira, 1998).
67
Cité par Dervieu, 2012
68
Sahîh III : 1548, n° 1955. Cité par Benkheira (1998).
81
- L’abattage rituel du poisson est réprouvable, sauf s’il est de grande taille et qu’il peut
survivre hors de l’eau : il est alors préférable de la mettre à mort par égorgement,
pour lui épargner des maux inutiles [Rawdha III : 239] » (Benkheira, 1998).
La mise à mort des animaux pose le problème de la transgression de l’interdit de tuer et de
l'usage de la violence. Il devient alors difficile d’inscrire le sacrifice dans une société fondée
sur l'exclusion de la violence, ou du moins sur son contrôle. Dans ce contexte, nous venons de
voir que l’instauration d’un rituel de mise à mort devient le moyen privilégié pour concilier
l’obligation de tuer des animaux avec la nécessité de pacifier l’homme ; l’observance de ce
rituel permettrait effectivement de « de procurer à tous – tueurs et mangeurs- l’innocence et
la paix de l’âme » (Benkheira, 1998). En socialisant la mort animale et en contrôlant la
violence humaine, l’abattage rituel réintroduit légitimement l’alimentation carnée et le
sacrifice animal dans la vie sociale.
82
Dès les premiers chapitres de la Bible, il est octroyé à l’homme le droit et même le
devoir de manger :
« Tous les arbres du jardin, tu peux t’en nourrir »
Genèse, II, 16.
Dans un premier temps, Dieu n’interdit pas, au contraire il encourage l’homme à se
nourrir en cultivant la terre et en dominant les espèces animales. Dès lors, l’acte de manger
est normal et légitime ; tout le problème vient du plaisir qu’il suscite.
Or, pour le Dictionnaire de Théologie Catholique, « Jouir d’un certain plaisir lorsque
l’on mange à sa faim et boit à sa soif n’est pas interdit, mais la recherche pour lui-même du
plaisir, voilà ce qui est considéré comme une faute »69. Cette définition relie le plaisir au
péché : l’homme est induit dans le péché quand il cherche à se nourrir non plus par nécessité
mais par plaisir. Il en va de même pour l’activité sexuelle, qui devient luxure lorsqu’elle est
pratiquée uniquement pour le plaisir qu’elle procure. La recherche du plaisir entraîne
inévitablement l’excès, la démesure et la volupté qui à terme sont nuisibles pour l’homme.
Les lois alimentaires viseraient alors à combattre cette tentation.
69
Cité par Houziaux (2011)
83
84
adéquate pour dominer l’animalité consiste à s’en prendre à ses causes (l’excès d’animalité).
C’est pour cela qu’il y a unanimité parmi tous ceux qui désirent voir émerger la nature
angélique de l’homme, comme de voir diminuer les aspects contraires. Il n’y a pas de
différence à cet égard parmi les peuples du monde, en dépit des différences de religions et de
la distance séparant les différents pays »72.
Cette théorie est également partagée par Maïmonide (1190): « Il faut donc que celui
qui veut être un homme véritable, et non pas une bête ayant la figure et les linéaments d’un
homme, fasse tous ces efforts pour diminuer toutes les exigences de la matière concernant la
bonne chère, l’amour physique, la colère et tous les vices résultant de la concupiscence et de
la colère ; il faut qu’il en rougisse et leur impose des limites ». En ce sens, les lois
alimentaires imposent à l’homme de nouvelles barrières, propres à son statut, lui permettant
de résister à l’attraction de la « matière » et in extenso de se distinguer de l’animal, qui lui, ne
connaît aucune limite.
M.H. Benkheira (2000) pousse davantage la réflexion sur le sujet. Pour l’auteur, cette
volonté d’ « humanisation » à travers l’observance des lois alimentaires permettrait également
d’expliquer la répartition des animaux entre espèces licites et illicites. Même si tous les
animaux sont directement liés au concept du corps et du physique, il est cependant possible
d’établir différents degrés d’animalité en tenant compte de la « nature profonde » des espèces.
Ainsi, pour M.H. Benkheira (2000), « les animaux licites sont les moins physiques parce
qu’ils cumulent certains traits qui les éloignent de la forme la plus intense de l’animalité :
étant herbivores, ils ne sont pas violents ; ils ne sont pas non plus sauvages et vivent près de
l’homme alors qu’ils les traitent en bêtes à viande ; ils prolifèrent grâce aux soins humains ;
enfin Dieu a élu le plus parfait d’entre eux (le mouton) ». Inversement, les espèces prohibées
sont celles qui présentent des traits qui vont à l’encontre de l’humanité du consommateur. Il
s’agit classiquement de la lubricité, la violence ou encore la gloutonnerie. En d’autres mots,
« une nourriture est licite soit parce qu’elle ne fait pas obstacle à l’humanisation du
mangeur, soit parce qu’au contraire elle y contribue fortement ; elle est illicite seulement si
elle s’y oppose ou pis encore si elle favorise le processus à rebours ».
L’humanisation de l’homme ne semble donc possible qu’au prix de la négation de son
corps, obtenue grâce au respect des interdits alimentaires. Les lois alimentaires interviennent
donc dans le système religieux comme un processus de libération de l’animalité.
Saint Benoît, s’est essayé à prescrire une unité de mesure qui est rapidement tombée
en désuétude : « Nos constitutions déclarent sagement que puisqu’on ignore ce que
représente la livre de Saint Benoît, on accordera le pain à discrétion »73. Une unité de mesure
72
Cité par M. Hamidullah, 1997
73
Commentaire sur la règle de Saint Benoît, cité par Assouly (2002)
85
74
Apophtegmes des Pères du désert, cité par Regnault (1987).
86
C. Maîtriser l’oralité
Avant d’exposer la théorie d’E. Deutsch (1996), revenons sur la définition du stade
oral (Gueniche, 2011). Ce stade se déroule durant la première année de développement de
l’enfant et correspond à l’étape au cours de laquelle l’enfant va progressivement découvrir le
monde extérieur grâce à sa bouche. En effet, sa première expérience est celle de
l’alimentation : c’est par la bouche que l’enfant ingurgite le lait et donc qu’il fait passer à
l’intérieur de lui quelque chose qui provient de l’extérieur. La zone bucco-labiale représente
donc à ce stade la source pulsionnelle principale.
Ce stade, tel que le décrit Freud, est « anobjectal » : le nourrisson ne connaît pas
encore de limites, il n’a pas conscience de l’existence de l’objet et ne sait pas différencier le
dedans du dehors, le soi du non-soi, l’être de l’avoir. L’enfant considère alors comme faisant
partie de lui-même les objets qui le satisfont : en ce sens la nourriture n’est pas encore perçue
comme une dépendance et le sein maternel devient un prolongement de soi. De l’absence de
ce dernier naît un état de tension qui se traduit par de la douleur voire par de l’angoisse.
L’apport de nourriture permet alors d’apaiser cette tension et l’enfant retrouve son état de
bien-être.
Par la suite, l’expérience du manque permet à l’enfant de passer au stade suivant celui
de la constitution de l’objet75. Petit à petit, l’enfant perçoit que la tension naît en lui-même
alors que la satisfaction (la nourriture) lui parvient du dehors. De là naît l’idée du « bon » qui
correspond à ce qui est familier et du « mauvais » à ce qui est étranger. Dès lors, une fois le
stade oral dépassé, perdurent « les fantasmes inconscients comme un état idéalisé de plénitude
dont besoins et frustrations sont totalement absents. Culturellement, cela correspond à l’âge
d’or, au paradis perdu, au bonheur parfait ». Ainsi, pour E. Deutsch, face aux épisodes de
frustration répétés de la vie adulte, « régresser à ce stade paradisiaque demeure une tentation
puissante et particulièrement dangereuse ».
75
L’enfant prend progressivement conscience de l’existence des objets extérieurs et passe au stade
anaclitique.
87
Ainsi le but premier des lois alimentaires serait de « soumettre l’oralité à la loi ». La
loi se doit d’agir contre les pulsions de l’homme. Or, la plus primitive d’entre elles est la
pulsion orale.
La notion d’interdit alimentaire est présente dès l’épisode de la Genèse : en effet, il est
interdit à Adam et Eve de ne nourrir des fruits de deux arbres (« Tu mangeras de tous les
arbres, mais pas de ces deux là »). Or, c’est Eve, « mère de l’humanité », qui est à l’origine
de la transgression de ce premier interdit alimentaire. Pour E. Deutsch (1996), cet épisode
constitue une première « mise en garde contre le danger de la régression fusionnelle ».
Pour étayer la thèse selon laquelle l’observance des lois alimentaires permet la
maîtrise de l’oralité, les exégètes s’appuient sur l’interdit biblique de mélanger des produits
lactés et carnés. Pour G. Devereux (1979), père de l’ethnopsychiatrie, cet interdit revient
à lutter contre le risque d’établir symboliquement des rapports incestueux entre la mère et le
nourrisson, empêcher le mélange entre aimer et envie d’incorporer. En effet, l’auteur situe
l’origine du problème dans le fait que la femme est à la fois maternelle et sensuelle
contrairement à l’animal chez qui les périodes de maternité alternent. Pour Devereux (1979),
chez la femme, la confusion est donc possible entre amour maternel, amour sexuel et
nourrissage, qui risque à terme d’entraîner des rapports incestueux et fusionnels entre la mère
et son enfant.
E. Deutsch (1996) fait également remarquer que la notion de cuisson rappelle celle de
fusion : « elle symbolise le désir réciproque de la mère et du nourrisson de se réunir, de se
fondre dans un même corps ». Le triple interdit frappant le mélange lacté carné aurait donc
pour but de lutter contre la tentation de « régression symbolique confondant amour et
destruction, tendresse et avidité orale ».
88
consiste le mérite de l’homme juste, et quoique nous appellions Dieu bon, nous ne l’appelons
pas vertueux, parce qu’il n’a pas besoin d’effort pour bien faire » (Rousseau, 1762).
L’homme vertueux est donc celui qui a su gagner sa liberté morale en trouvant la force
suffisante pour vaincre ses propres passions.
En ce sens, l’homme demeure libre aussi longtemps qu’il obéit aux lois alimentaires
puisqu’elles l’empêchent de tomber sous la domination de ses pulsions alimentaires.
IV. Le symbolisme
Les idées abstraites ne sont pas toujours intuitives, et de ce fait ne constituent pas le
meilleur moyen d’influencer le comportement humain. Bien souvent le symbole leur est
préféré. Signe figuratif et concret, il facilite davantage la compréhension d’un concept et la
transmission d’une idée. C’est sur ce postulat que se fondent les prémices de l’interprétation
symbolique des prescriptions alimentaires judaïques, chrétiennes et musulmanes. Bien que de
nombreux exégètes adhérent à cette théorie, ils ne s’accordent pas tous sur le sens du
symbole. Nous tenterons donc dans cette partie d’exposer, de la manière la plus exhaustive
possible, les différentes utilisations de la théorie symbolique pour expliquer les lois
alimentaires.
Évoquons dans un premier temps, la théorie qui s’attache à montrer l’impact du totémisme
sur les religions monothéistes. Nous passerons rapidement sur son exposé, car celle-ci a très
rapidement été discréditée et n’est aujourd’hui plus soutenue.
A. Totémisme
1. Définition du totémisme
76
Pour ces auteurs, l’interdiction de la viande de porc s’expliquerait par exemple par le fait que le porc
et le sanglier faisaient tous deux offices de totems chez les ancêtres des Juifs. L’agneau, quant à lui,
aurait été le « totem d’un clan Cananéen et la Pâque était chez les Cananéens l’offrande d’un agneau
au dieu local » (Frazer, 1898).
89
A. Lods (1969) préfère la notion de tabou à celle de totem pour expliquer les interdits
alimentaires religieux. Toutefois, le concept du tabou est difficile à définir puisqu’il renvoie
en même temps à l’ « impur » et au « sacré », deux notions à priori contradictoires77.
L’auteur choisit alors de donner sa propre définition de l’impureté, appliquée au
champ des lois alimentaires : « est impur, c’est-à-dire impropre au culte d’un certain dieu, ce
qui est pénétré de l’influence d’un autre dieu ou esprit. ». Un animal sacré peut donc être
impur. Lods cite l’exemple du porc qui « était regardé par plusieurs des voisins et congénères
d’Israël comme un animal sacré, c’est-à-dire pénétré d’influences divines […] ».
Un animal est donc exclu du champ alimentaire à partir du moment où il est investi de
« forces spirituelles redoutables », et ce « qu’il fût dieu ou démon ». Dès lors, « les animaux
qu’il fallait se garder de consommer étaient des animaux « spirituels », siège d’un esprit
supérieur à celui de l’homme et qu’il serait, par suite, périlleux de faire pénétrer en soi, que
cet esprit, du reste, fût de nature divine ou démoniaque » (Lods, 1969). Avec la théorie de A.
Lods (1969), les lois alimentaires deviennent « un moyen de se préserver contre des dangers
d’ordre spirituel, contre des périls provenant du monde des esprits ».
Par la suite, A. Lods (1969) utilise un raisonnement analogue pour expliquer les autres
interdits de loi mosaïque. Si le Judaïsme proscrit la consommation de sang c’est parce qu’il
s’agit du « siège de l’âme » ; or il est interdit « d’introduire en soi une âme étrangère ». De
même, s’il est interdit de manger la viande issue d’un bovin qui a tué un homme, c’est « de
crainte soit de s’assimiler à la culpabilité de l’animal, soit de tomber, à son tour, au pouvoir
du démon ou du sorcier qui avait dû obliger la bête à le tuer ».
3. La contagion alimentaire
90
Manger n’est donc pas un acte anodin : la nourriture peut souiller l’âme en
« développant dans les corps certaines dispositions morbides, qui donnent naissance à
certains vices, et par la suite à certains péchés ; ainsi la chair d’un animal voluptueux fera
naître dans l’homme des instincts sensuels, la chair d’un animal vindicatif développera dans
l’homme l’instinct de colère » (Lods, 1969). Des animaux tels que le taureau, le bélier, le
bouc se voient donc autorisés, puisqu’ils transmettraient à l’homme qui les consomme des
propriétés attrayantes comme la puissance et la fougue. Les espèces prohibées, n’apportent,
quant à elles, que des principes nocifs : la saleté, l’hypocrisie, la gloutonnerie pour le porc et
la lubricité pour le lièvre.
Pour le totémisme, le choix des animaux comestibles repose donc sur une croyance en la
transmission de « forces spirituelles » de la chair de l’animal à l’homme qui la consomme.
4. Le totémisme fonctionnaliste
Si la liste des espèces prohibées correspond à celle des espèces vénérées par
d’anciennes tribus, comment expliquer que des animaux, tels que le taureau ou encore le
bélier – qui ont probablement du faire aussi l’objet de culte- soient quant à eux autorisés à la
consommation ? Cette question à elle seule pose les limites de la thèse totémique. En effet
pour C. Lévi-Strauss (1962), « il n’est pour ainsi dire, aucun animal dans la nature, depuis le
scarabée égyptien, jusqu’à l’éléphant de l’Inde, qui n’ait été, en un coin ou l’autre du monde,
adoré comme un Dieu ».
La théorie qui prône le totémisme comme la forme primitive de toute religion et de
toute morale a donc rapidement été remise en question. C. Lévi-Strauss (1962) en est le
principal détracteur, pour lui le totémisme en tant qu’institution autonome et distincte n’existe
pas, il ne s’agit que d’une illusion, d’un « artefact de la recherche ethnographique » : « Le
totémisme est d’abord la projection, hors de notre univers, et comme par un exorcisme,
d’attitudes mentales incompatibles avec l’exigence de la discontinuité entre l’homme et la
nature […] ».
Rapidement discréditée, cette thèse est aujourd’hui tombée en désuétude.
91
Pour certains exégètes les lois alimentaires correspondent à des allégories des vices et
des vertus. Cette tradition remonte aux premiers siècles de l’ère chrétienne avec l’école judéo-
alexandrine, dont le philosophe juif hellénisé, Philon d’Alexandrie est l’un des principaux
représentants. En effet dans son ouvrage De Specialibus Legibus78, il a à de maintes reprises,
recours à l’interprétation allégorique pour justifier l’impureté des animaux dans le Lévitique.
En ce qui concerne les mammifères quadrupèdes, Philon assimile la rumination79 à
une perpétuelle méditation de la parole divine et l’artiodactylie à la faculté de distinction entre
le bien et le mal80. Dans son œuvre, Questions sur le Lévitique, Théodoret, évêque de Cyr
(393-466) donne la même interprétation symbolique aux critères bibliques : « Selon moi,
avoir le pied fourchu signifie le discernement des actions bonnes et de leurs contraires et, par
suite de cela, le fait de vivre non seulement pour la vie présente, mais aussi pour la vie à
venir : attribuer à la première ce qui est nécessaire matériellement, mais tout attribuer à la
seconde, l’âme, le corps et ce qui concerne le corps. La rumination désigne le soin qu’on
prend des oracles de Dieu. De même que le bétail et animaux semblables remâchent
continuellement la nourriture, l’homme bien conditionné et ami de Dieu élève ses cris vers le
Dieu de l’univers »81.
Cette explication par le symbole est également donnée pour les espèces aquatiques :
les poissons dépourvus d’écailles et de nageoires représentent « l’âme amoureuse du plaisir »
car « ils se laissent entraîner par le flux sans pouvoir résister à la violence du courant »
tandis que les poissons autorisés « lui tiennent tête crânement et, dans leur combativité,
s’essaient contre leur adversaire avec une ardeur et une audace invincibles » ; ils
symbolisent de ce fait « l’âme qui aspire à l’endurance et à la maîtrise de soi ». Un exemple
plus récent de la tradition allégorique concernant les espèces aquatiques est donné par
l’évêque de Challoner qui, au début du siècle, écrit dans ses commentaires sur la Bible de
Westminster que « les poissons sans nageoires ni écailles étaient considérés comme impurs :
ce sont les âmes qui ne se sont pas élevées par la prière et qui ne sont pas recouvertes des
écailles de la vertu ».
78
Traduction par Mosès (1970).
79
« En effet, de même que le ruminant, après avoir refoulé dans sa panse la nourriture qu’il a
découpée en morceaux, la fait de nouveau remonter un peu plus tard, la remâche, puis l’expédie dans
l’estomac, de même l’élève qui reçoit de son maître, par le truchement des oreilles, les enseignements
et les principes de la sagesse, prolonge l’acquisition du savoir, car il n’est pas à même de
l’appréhender et de l’empoigner d’emblée avec autorité, jusqu’au moment où, à force de récapituler
dans sa mémoire chaque détail entendu, grâce à de constants exercices – qui sont le ciment des
pensées-, il en grave fermement l’impression dans son âme » (Philon, traduction par Mosès, 1970).
80
« Mais la sûre compréhension des pensées a toutes chances de n’être d’aucune utilité, s’il ne
s’institue pas entre elles une discrimination, un partage, afin que l’on puisse choisir ce qu’il faut et
fuir son contraire ; or c’est cette faculté de discernement que symbolise le pied fourchu » (Philon,
traduction par Mosès, 1970).
81
Cité par Arnaldez (1993).
92
1. L’approche structuraliste
Les structuralistes proposent une nouvelle vision des interdits alimentaires bibliques,
située à l’extrême opposé de la thèse matérialiste : « il ne suffit pas qu’un aliment soit bon à
manger, encore faut-il qu’il soit bon à penser » (Lévi-Strauss, 1962). Les auteurs basent alors
leur analyse sur le système symbolique des interdits bibliques et mettent en relation les
normes de pureté relatives au corps avec les modèles qui structurent la vie sociale.
L’établissement des interdits alimentaires reposerait sur une classification du monde animal
qui fait écho aux tendances plus générales de la société. Les travaux exégétiques dans ce
domaine sont nombreux. Nous nous concentrerons essentiellement dans un premier temps sur
ceux de l’anthropologue britannique M. Douglas (1971) et de l’historien français J. Soler
(1973).
93
complexes. […] Le corps est un symbole de la société… ». Le corps devient donc un outil
précieux pour la compréhension du code de pureté, et par extension des lois alimentaires.
Pour M. Douglas (1971), l’homme tente de construire une classification du monde qui
l’entoure et va de ce fait se heurter à des anomalies. De cette confrontation naît alors la notion
de souillure : « La saleté est le sous-produit d’une organisation et d’une classification de la
matière, dans la mesure où toute mise en ordre entraîne le rejet d’éléments non appropriés.
Cette interprétation de la saleté nous conduit tout droit au domaine du symbolique ». Pour
Douglas, la saleté c’est simplement « quelque chose qui n’est pas à sa place », autrement qui
bouleverse un ordre préalablement établi. Ces idées permettraient alors de comprendre
l’instauration de règles visant à protéger le corps contre toute forme de souillure. Or, et c’est
ce qui nous intéresse de manière plus directe ici, la nourriture, en tant que source potentielle
de pollution, doit absolument être soumise à une réglementation. M. Douglas (1971) va alors
explorer la valeur symbolique des lois alimentaires en les replaçant dans « la structure totale
des classifications de la culture en question ».
Les lois alimentaires hébraïques constituent « une vieille et véritable énigme qui
déconcerte encore aujourd’hui les spécialistes de la Bible » (Douglas, 1971). M. Douglas
estime alors être en mesure de résoudre cette énigme grâce à son approche symbolique. Il en
est de même pour J. Soler (1973) pour qui « l’approche structuraliste paraît la plus
éclairante ».
Dans la première partie, nous avons vu que le premier critère donné par l’Ancien
Testament pour distinguer les mammifères terrestres purs des impurs est la rumination. Or, ce
critère sert avant tout à sélectionner les herbivores.
De même, le régime alimentaire s’avère être discriminant dans la sélection des oiseaux
purs : « La loi de pureté alimentaire des volatiles, suggérée par la liste prohibitive
mentionnée dans le Bible et commentée par le Talmud, reprend le principe omniprésent dans
l’ensemble des règles de la Kashrut : là encore, l’accent est mis sur le régime alimentaire des
animaux, puisqu’on nous indique que les seuls oiseaux comestibles, sont ceux qui, n’étant pas
carnassiers, possèdent jabot, gésier et ergots, soit la physionomie spécifique des volailles
granivores » (Dor, 1937). Les animaux aux régimes alimentaires carnivores sont donc
clairement exclus. Cela nous conduit à nous interroger sur la raison pour laquelle les
herbivores sont considérés comme purs et les carnivores impurs.
Au même titre que celle de l’homme, la question de la nourriture de l’animal est
abordée dès le premier chapitre du premier livre de l’Ancien Testament, la Genèse.
L’alimentation constitue une partie intégrante dans le plan de la Création divine. Or, à
l’origine, le paradis est végétarien pour les hommes mais aussi pour les animaux :
« Et à toute bête sauvage, à tout oiseau du ciel, et à tout ce qui rampe sur la terre et
qui a en lui âme vivante, [je donne] toute herbe verte en nourriture »
Genèse I, 30.
94
Les carnivores n’entrent donc pas dans le plan de la création et sont de ce fait impurs.
De plus J. Soler (1973) déclare : « manger un animal qui a lui-même consommé de la viande
et qui a tué pour cela d’autres animaux […] ce serait être deux fois impur ».
Les animaux purs sont donc végétariens, comme tous les animaux l’étaient aux temps
édéniques. La loi mosaïque tend à restaurer la pureté originelle et va donc se référer au plan
de la Création pour édicter ses lois alimentaires.
i. La taxinomie créationnelle
Pour être purs, les animaux doivent être conformes au plan de la création. Au premier
jour Dieu a crée trois éléments : le ciel, l’eau et la terre et donne ainsi la première grande
classification. Il a ensuite créé trois catégories d’animaux à partir de chaque élément :
« Que les eaux pullulent d’un pullulement d’être vivants, et que des oiseaux volent au-dessus
de la terre à la surface du firmament du ciel »
Genèse I, 20.
« Que la terre fasse sortir des êtres vivants selon leur espèce : bestiaux, reptiles, bêtes
sauvages, selon leur espèce »
Genèse I, 24.
Ainsi, « chaque animal est donc lié à un élément et à un seul » (Soler, 1973). M.
Douglas (1971), dans son ouvrage De la souillure, adopte une analyse analogue.
Cette classification est reprise par les chapitres abordant la question des interdits
alimentaires (le chapitre XI du Lévitique et le chapitre XIV du Deutéronome) ; les animaux y
sont effectivement répartis en trois catégories : les animaux de la terre, de l’eau et de l’air.
À chaque catégorie d’animal est imparti un organe de locomotion qui lui est propre, il
s’agit des pattes pour les animaux terrestres, des nageoires pour les animaux marins et des
ailes pour les animaux du ciel. J. Soler (1973) rappelle que la locomotion permet de distinguer
les animaux des végétaux et constitue de ce fait un critère d’appartenance à la catégorie du
vivant. Or, « tout groupe de créatures non équipées pour le mode de locomotion qui lui est
imparti dans son élément est contraire à la sainteté » (Soler, 1973). Les animaux terrestres
doivent donc marcher, les poissons nager et les oiseaux voler.
L’approche structuraliste des interdits bibliques met ainsi en évidence trois traits
nécessaires à la légalité alimentaire des animaux : la mobilité, la possession de moyens de
locomotion propres à son élément et le fait d’entretenir des relations de subsistance
uniquement avec son environnement.
95
84
Pour être qualifié d’insecte, un animal doit disposer de six pattes, ici l’expression « marcher sur
quatre » renvoie à la manière qu’ont les quadrupèdes de se déplacer.
96
97
85
Deutéronome, VII, 3 : « Tu ne t’allieras point par mariage avec elles […] », « elles » désignent les
sept nations que côtoie le peuple hébreux : « les Hittites, les Guirgachites, les Amorrhéens, les
Cananéens, les Perizites, les Hiwwites et les Jébouséens ».
86
Un être humain est un homme ou une femme il ne saurait être les deux : « Une femme ne portera
pas un costume d’homme et un homme ne revêtira pas un habit de femme […] » (Deutéronome, XXII,
5). Les pratiques homosexuelles sont à quant à elles explicitement prohibées : « Tu ne coucheras pas
avec un homme comme on couche avec une femme […] ». (Lévitique, XVIII, 22).
87
Citons à nouveau ici les passages bibliques concernés :« Lorsqu’un homme, pour acquitter un vœu
ou une offrande volontaire, offrira un sacrifice de paix à Yahvé, qu’il s’agisse de gros ou de petit
98
L’animal doit également être exempt de toute altération, considérée comme une
« tare » temporaire et donc réversible. L’intégrité physique devient alors une composante
indispensable de la pureté88.
Cette explication structuraliste avancée par M. Douglas (1971) a exercé une influence
cruciale sur les études bibliques. Néanmoins, elle va être remise en question et certains
auteurs vont mettre en évidence certaines erreurs et imprécisions dans le domaine exégétique
(Milgrom, 1990 ; Firmage, 1990). Par ailleurs, M. Douglas (2003, 2004) a elle-même
reformulé radicalement certaines de ces théories dans ses essais plus récents.89
Bien que rendant compte de l’esprit des interdits alimentaires bibliques, la thèse
structuraliste ne peut être considérée comme une résolution définitive du problème. En effet,
selon certains auteurs cette approche ne fournit qu’une explication partielle des interdits
alimentaires bibliques et comprend quelques incohérences.
bétail, [l’animal], pour être agréé, devra être sans défaut ; il n’y aura en lui aucune tare. De bête
aveugle, estropiée, mutilée, ou atteinte d’ulcère, de gale ou de dartre, vous n’en offrirez pas à Yahvé,
vous n’en mettrez pas sur l’autel comme sacrifice par le feu pour Yahvé » (Lévitique XXII, 21-23) ;
« Tu ne sacrifieras pas à Yahvé, ton Dieu, un bœuf ou une menue bête qui ait une tare, un défaut
quelconque : c’est une abomination pour Yahvé, ton Dieu » (Deutéronome, XVII, 1).
88
Notons que cette intégrité vaut aussi pour l’homme. Le prêtre, homme pur par essence, doit ne
présenter aucune « anomalie » physique : « L’homme de ta descendance, en quelque génération que ce
soit, qui aura une tare physique, ne s’approchera pas pour offrir la nourriture de son Dieu. Car aucun
homme qui a une tare ne doit s’approcher : un homme aveugle ou boiteux, ou défiguré, ou difforme ;
ou un homme qui a une fracture de la jambe ou du bras, ou un bossu ou un malingre, ou s’il a une
tache à l’œil, ou la gale, ou une dartre, ou un testicule écrasé ». (Lévitique, XXI, 17-20).
89
En effet, suite aux critiques reçues sur son approche symbolique, M. Douglas (2004) a élargit son
interprétation des lois alimentaires hébraïques en établissant une analogie entre la table et l’autel, nous
nous intéresserons plus précisément à cette étude dans la partie suivante.
99
Par exemple, en ce qui concerne les oiseaux, il paraît évident qu’aucun volatil ne peut
rester en permanence dans les airs. Ils sont obligés de quitter leur prétendu territoire originel
pour disposer des subsistances nécessaires sur la terre ferme ou la mer. En outre, certains
oiseaux comme la poule ou le canard sont considérés comme purs alors qu’ils placent le plus
clair de leur temps au sol.
Dès lors, O. Assouly (2002) met en évidence une difficulté majeure à laquelle se
heurte le modèle structuraliste : la diversité et les subtilités de la faune rendent impossible
l’établissement de « critères exhaustifs d’agencement divins ».
Mais pour le philosophe, la principale limite de ce modèle réside dans le fait qu’il
« brouille dangereusement la frontière entre l’ordre moral et l’ordre biologique ». En effet,
une telle thèse sous-entend que la morale s’inscrit dans la continuité de la nature au sens où
« les censures alimentaires redoublent en quelque sorte l’ordre de la nature ». Dans ce
contexte, l’établissement d’une législation religieuse à partir de critères morphologiques rend
toute morale « accessoire et superflue », qui n’est alors plus que « la pâle copie » de l’ordre
naturel. Or, pour l’auteur, l’essence même de la morale c’est d’être séparée de toute naturalité.
Les théories de M. Douglas (1971, 2003) dans les deux versions ont souvent été
discutées aussi bien chez les anthropologues que chez les biblistes. La révision de J. Milgrom
(1990) est considérée comme la plus importante et ouvre de nouvelles perspectives dans
l’approche symbolique des lois alimentaires hébraïques. Nous nous attarderons donc tout
particulièrement sur cette dernière.
i. Redéfinition de la souillure
J. Milgrom (1990) n’adhère pas complètement à la définition que propose M. Douglas
(1971) de la souillure. Il fait remarquer que même si de nombreux phénomènes ne sont pas
« à leur place », seulement certains d’entre eux ont un caractère polluant. Il préfère la
définition donnée par A. S. Meigs (1983) selon laquelle un élément n’est polluant qu’à partir
du moment où il risque d’atteindre le corps d’une personne90.
100
cercles intermédiaires qui englobent le peuple d’Israël et les animaux purs dont la
consommation lui est permise. Enfin les derniers cercles sont les plus vastes : à l’ensemble de
l’humanité correspond l’ensemble du monde animal dont l’homme peut se nourrir en
respectant seulement l’interdit du sang.
Figure 1 : Répartition des hommes dans la tradition juive (d’après Milgrom, 1990)
Figure 2 : Répartition des animaux dans la tradition juive (d’après Milgrom, 1990)
J. Milgrom (1990) fait ensuite correspondre cette topographie à celle de l’espace que
chaque catégorie occupe (cf. figure 3) : la terre dans sa globalité pour l’humanité et le règne
animal, la terre d’Israël pour le peuple hébreu et le sanctuaire pour le prêtre.
101
102
doit jamais être versé, celui de l’animal ne doit jamais être consommé… L’humanité a la
permission de se nourrir mais pas de prendre la vie. Le sang, symbole de vie, doit donc être
drainé, retourné à l’univers, à Dieu » (Milgrom, 1990). Dès lors, aux dires de J. Milgrom
(1990) le sang ne saurait être qualifié de souillure, son exclusion ne se justifie que par le lien
étroit qui unit la vie à Dieu.
v Les viandes et les laitages
En outre, Milgrom (1990) fait remarquer que M. Douglas (1971) passe totalement sous
silence l’interdiction de « faire cuire le chevreau dans le lait de sa mère ». Pour l’auteur, cet
interdit ne s’intègre pas dans la théorie générale de la souillure et de ce fait, rend cette
dernière incomplète et insatisfaisante. J. Milgrom (1990) propose alors de mettre cet interdit
en rapport avec l’opposition binaire vie-mort autour de laquelle s’organise le concept
d’impureté rituelle. En effet, l’auteur explique que « le lait de la mère, l’aliment qui entretient
la vie de son petit, ne doit jamais être associé à sa mort ».
À l’instar de J. Milgrom (1990) pour la religion juive, M.H. Benkheira (1996) tente de
montrer l’organisation binaire vie-mort du code de pureté musulman.
Mourir c’est passer de l’état de vivant à celui de mort. Or, en procédant à l’abattage
rituel, l’homme fait franchir à l’animal la limite entre ces deux états bien distincts. Cette
transition est gérée par l’homme par l’instauration de règles de mise à mort bien précises.
C’est en suivant ce raisonnement que M.H. Benkheira place l’opposition entre la vie et la
mort comme valeur centrale du rituel d’abattage musulman.
Selon l’auteur, elle apparaît d’autant plus fondamentale que le fiqh s’est
particulièrement attaché à définir la limite précise qui sépare les deux états. Pour ce faire, les
juristes ont été amenés à définir deux notions techniques importantes : les signes de la vie
(dalâ’il l-hayât) et les parties vitales (maqâtil).
En ce qui concerne les signes de vie, la victime doit en présenter au moins lors de sa
mise à mort et ils sont au nombre de cinq : écoulement de sang en grande quantité, coups
donnés au sol avec les pattes, clignement des yeux ; mouvements de la queue ; et respiration
(Qawânîn).
À la suite des signes de vie, le fiqh énumère les parties vitales : les veines jugulaires
(awdâj), le cerveau (dimâgh), les viscères (hashwa), les intestins (musrân) et la moelle
épinière (nukhâ). Le terme maqâtil utilisé pour désigner ces parties vitales, signifie
littéralement « les parties par lesquelles on tue l’animal » (Benkheira, 1996). En découle
alors la liste des blessures mortelles, à savoir : la section des veines jugulaires, l’épanchement
de la cervelle et des viscères, la perforation des intestins92, et la section de la moelle épinière.
Seule la première de ces blessures est reconnue comme licite.
92
Au sujet des intestins, le fiqh précise que la perforation doit se faire dans la partie la plus proximale
où circulent les aliments et les boissons, soit l’intestin grêle et non dans le gros intestin où se trouvent
les excréments (raji ‘).
103
M.H. Benkheira (1996) maintient qu’il est indispensable de tenir compte du rituel de
la mise à mort pour comprendre les interdits frappant les produits carnés. En effet le respect
du code du rituel de l’abattage garantit la licéité des viandes en les rendant propres à la
consommation. Or, pour M.H. Benkheira (1996), « l’acte même de définition de la nourriture
carnée licite constitue une opération de séparation ; ce qui est illicite est de ce fait classé
comme mayta. Celle-ci n’est que la part d’ombre, le négatif du rituel ». L’abattage rituel
devient alors un procédé de classification : il permettrait à lui seul de distinguer les viandes
pures des viandes impures.
Une telle interprétation du rite religieux permettrait in extenso de donner une
interprétation de l’interdiction du porc ainsi que des autres interdictions carnées (hormis
néanmoins celle du sang). Ainsi pour M.H. Benkheira (1996) la viande de porc serait illicite
car « le rituel est inefficace à en faire une victime licite » : l’anatomie de l’encolure du porc
fait que cet animal se prête difficilement à l’égorgement. Toutefois, le porc est une espèce
nommément prohibée par le Coran, avant même sa mise à mort. Pour M.H. Benkheira il s’agit
simplement d’une « illusion d’optique si la règle qui sépare les espèces licites et illicites
apparaît comme indépendante de la codification du rituel de l’immolation ».
Même si cette thèse permet de justifier en partie l’interdit du porc et de la mayta en
tant que « chair d’une bête morte non rituellement », elle laisse complètement de côté les
espèces prohibées telles que le singe ou encore le chien qui pourraient pourtant être abattus
rituellement.
a. Le porc
104
De par son ambivalence, le porc peut difficilement prendre place dans les
classifications culturelles islamiques. C’est alors ce qui justifierait son exclusion du système
alimentaire musulman.
b. La mayta
Dans son article « Chair illicites en Islam », M.H. Benkheira (1996) montre qu’à
l’instar de la viande de porc, la consommation de la mayta93 est interdite puisqu’elle constitue
une source de désordre dans l’idéal culturel islamique.
Pour ce faire, M.H. Benkheira (1996) commence par rappeler une des règles
fondamentales du fiqh, celle du cas de force majeur (hâl l-idtirâr) : dans le cas où le fidèle
craint pour sa vie, il n’est plus tenu à aucune obligation vis-à-vis des lois alimentaires : « la
nécessité fait loi ». Cette règle concerne toutes les chairs animales : aussi bien la viande de
porc que la mayta. Pour M.H. Benkheira l’existence d’une telle règle constitue la preuve que
les chairs ne sont pas déclarées illicites « en raison d’une impureté essentielle au règne
animal » mais que l’impureté qui leur est attribuée est directement liée à la manière dont
l’animal est mort. On retrouve ici l’organisation binaire vie-mort chère à M.H. Benkheira.
D’après l’auteur, l’impureté devient dans ces conditions « une manière particulière de
désigner la frontière entre le monde du vivant et le monde de la mort ». L’interdit qui
frapperait la mayta servirait donc à maintenir la division primordiale entre ces deux mondes et
éviter toute confusion possible. Transgresser cet interdit, c’est rompre avec l’ordre divin établi
et en ignorant la limite qui sépare la vie de la mort. Ainsi, le respect de cette opposition
fondamentale entre la vie et la mort est à l’origine de la distinction entre la chair d’un cadavre
et la viande propre à la consommation. Dès lors, « la viande est licite parce qu’instituée :
c’est-à-dire porteuse non de mort et de vie. Elle est également instituante, au sens où elle
introduit les individus à cette séparation fondatrice entre la vie et la mort. Si on ne doit pas
manger la chair d’une mayta ce n’est pas parce qu’elle comporte, un élément néfaste mais
c’est en raison du désordre dont elle est porteuse » (Benkheira, 1996).
93
Rappelons avant toute chose, la définition de mayta donnée par M.H. Benkheira (1996) : « La mayta
désigne un état, qui résulte de l’absence d’une ou de plusieurs conditions du rituel ».
105
de « trouver le principe qui permet d’ordonner et du même coup de donner du sens à ces
listes animalières, à première vue hétéroclites ».
Dans un premier temps, M.H. Benkheira reprend l’étude d’E. Leach (1958) qui
propose de répartir les animaux en trois grandes catégories, en fonction de leur degré de
proximité avec les hommes. Il en conclut que les animaux interdits sont ceux qui sont, soit
trop proches, soit trop éloignés de l’homme. Dès lors, la relation entre l’homme et l’animal
apparaît comme fondamental dans la compréhension des lois alimentaires islamiques.
Cette thèse permettrait d’expliquer l’interdit du porc et de certaines espèces
domestiques.
Comme nous l’avons évoqué dans la première partie, l’Islam interdit toute une famille
d’animaux domestiques indispensables à l’homme. Les ânes domestiques, les chevaux ou
encore les mulets se voient donc exclus de la consommation puisque destinés à servir de
montures. « Tout se passe comme si se nourrir d’un animal domestique, être intime et en
même temps étranger, si proche et foncièrement autre, revenait à assimiler une partie de soi »
(Assouly, 2002). O. Assouly pose alors le problème de « l’ingratitude de l’homme » envers
les animaux qui lui fournissent des services.
Pour comprendre les lois alimentaires islamiques, M.H. Benkheira (2000) propose de
placer l’homme au centre du système. Dans cette perspective, les animaux domestiques
deviennent symbole de l’empreinte de l’homme sur l’animal.
In extenso, l’animal domestique devient la pierre angulaire du modèle alimentaire
islamique puisqu’il porte en son espèce l’empreinte de l’homme. Or, pour M.H. Benkheira
(2000) « le paradoxe est que c’est pour cette raison précisément qu’ils peuvent fournir les
victimes préférentielles dans les sacrifices ». En effet, « sur le plan symbolique, ils jouent
dans le système de rituel musulman le rôle d’un modèle, qui permet de statuer sur les espèces
non domestiques ».
b. L’ambiguïté du porc
106
Au Moyen Âge, les écoles de médecine procèdent à la dissection de la truie ou du verrat pour
enseigner l’anatomie humaine94.
L’idée de cousinage perdure au fil des siècles. Aujourd’hui encore le porc constitue un
modèle scientifique de choix pour l’étude du corps humain. En effet, il est actuellement utilisé
à visée chirurgicale (valves aortiques) et pharmaceutique (production d’héparine, d’insuline).
La parenté anatomique entre l’homme et le porc n’est pas seulement interne ; elle est
aussi externe. En effet, le comportement de ce dernier n’est pas sans rappeler certains traits de
la physionomie humaine : « animal sociable, joueur, éveillé […], capable d’affection et
d’émotion, manifestant ses joies et ses peurs, le cochon se comporte souvent comme l’être
humain ».
Face à cette indéniable proximité, M. Pastoureau (2009) se pose la question de savoir
si « le tabou ne serait-il pas né le jour ou l’homme a découvert que la chair du cochon avait
la même saveur que la chair humaine ? ». Cette « proximité de goût » est confirmée et
soulignée par certains témoignages modernes et contemporains.95
En conclusion, pour M. Pastoureau (2009), « manger du porc c’est, plus ou moins,
être cannibale. Biologiquement et symboliquement, le cochon est un cousin de l’homme. Un
cousin identifié comme tel depuis des époques très anciennes, mais un cousin resté longtemps
mal aimé, rejeté, humilié ».
94
La dissection du corps humain est interdite par l’Église, c’est donc le porc qui le remplace dans un
but pédagogique.
95
M. Pastoureau (2009) évoque le témoignage des « survivants des Andes », seize rescapés d’un
tragique accident d’avion survenu en 1972 dans la cordillère, condamnés à manger la chair de leurs
compagnons décédés pour ne pas mourir de faim.
107
D’après W. Eichrodt (1933), « aucune culture ne peut se créer à partir de rien »96. À
partir de ce postulat, la théorie de l’influence étrangère a été reprise par plusieurs auteurs qui
ont tenté de démontrer que la législation alimentaire hébraïque était en partie constituée
d’emprunts aux populations voisines. Le professeur Hooke et ses collègues (1933) ont, par
exemple, démontré la reprise par la religion juive de certains rites d’adoration des Cananéens.
A. Lods (1969) partage également cet avis et affirme qu’il faut remonter jusqu’à la
période présémitique pour retrouver chez les Cananéens des prohibitions comparables à celles
de la loi juive : « Le porc qui avait été sacrifié et consommé librement aux temps
présémitiques, comme le prouvent de nombreux os trouvés à Guezer, dans la couche
néolithique, était tabou pour les Sémites de Syrie, à l’époque historique. Les uns le tenaient
pour impur, les autres pour sacré ».
De même, il semblerait que certaines prescriptions hébraïques aient déjà été proscrites
par les habitants de l’Égypte ancienne. En effet, pour J. Soler (1971), « il est vraisemblable
que les Hébreux nomades avaient déjà des interdits alimentaires, mais, à s'en tenir à
l'Histoire biblique, c'est seulement après l'Exode, comme s'ils prenaient modèle sur la
civilisation égyptienne, qu'ils font entrer la nourriture dans la définition de leur peuple ».
La question des influences exercées par les courants judéo-chrétiens sur la genèse du
Coran est très controversée et soumise à de nombreuses polémiques. Elle ne sera donc traitée
que de manière superficielle dans cette partie et nous essayerons de dégager les principaux
arguments.
96
Cité par Douglas (1971).
108
Que ce soit par rapport aux rites païens ou à la législation hébraïque, les lois
alimentaires coraniques se veulent plus souples et plus simples. Le Coran ne conserve que
quatre grandes catégories d’aliments prohibés ; et pour trois d’entre elles (à savoir la bête
morte, la bête dédiée aux idoles et la bête qui n’a pas été vidée rituellement de son sang) il
suit essentiellement les orientations chrétiennes de l’époque. L’interdiction du porc
correspond naturellement à la dernière catégorie. La question de l’origine de cet interdit est
vaste et épineuse, de nombreuses thèses ont été soutenues dont celle de l’influence étrangère
qui nous intéresse ici. Pour certains auteurs, la prohibition de la viande de porc aurait été
inspirée part l’interdit biblique. Pour d’autres, il s’agit davantage d’une concession aux
habitudes des Arabes du Hedjaz (Ferrier, 1994). Nous pouvons également ajouter que
l’interdiction du porc se retrouvait dans des communautés judéo-chrétiennes encore existantes
à l’époque, et aussi dans le Christianisme éthiopien, qui selon la tradition islamique, aurait été
en contact avec les premiers musulmans dès le début de la prédication du Prophète (Fabre-
Vassas, 1994). Certains auteurs vont même jusqu’à suggérer que l’interdiction du porc serait
en fait le reflet d’une version originelle du décret apostolique, celle de la porneia.
(Philonenko, 1967).
L’Islam semble donc montrer un certain parallélisme avec les deux autres religions
monothéistes.
b. Musulmans et Christianisme
Dans un premier temps, les chrétiens ne sont jamais perçus comme des antagonistes ou
même une menace lorsqu’il est question des lois alimentaires dans le texte coranique. Au
contraire, le texte semble parfois même s’inscrire dans la continuité du Christianisme. Pour
illustrer cette idée, citons les paroles de Jésus dans le Coran :
« Me voici confirmant ce qui existait avant moi de la Torah et déclarant licite pour vous une
partie de ce qui était interdit »
Coran, III, 50.
De plus, la conception coranique de la nourriture semble faire écho aux principes
pauliniens : à l’exception du porc, tout animal est licite et pour pouvoir être consommé par
l’homme il doit avoir été abattu selon des rites spécifiques. Il existe donc indéniablement des
homologies entre le Christianisme et l’Islam.
La théorie de l’influence étrangère a particulièrement été utilisée pour justifier
l’interdiction du porc dans les religions juive et musulmane. De par son rôle emblématique et
sa forte stigmatisation, de nombreux auteurs se sont penchés sur l’origine de sa prohibition,
l’infléchissant tantôt vers la rupture, tantôt vers la reprise. Cette thèse appliquée à l’interdit du
porc a suscité de nombreuses polémiques et est de fait très largement documentée. Nous
allons, dans la partie qui suit, tenter d’en dégager les principales lignes directrices.
109
i. Situation en Mésopotamie
Bien que largement consommé par les Hittites, les Sumériens et les Babyloniens, le
porc suscite peu à peu au sein de ces communautés des signes de répugnance. L’élevage de
porc est omniprésent dans la Mésopotamie et l’Anatolie du IIe millénaire, il est alors
largement utilisé pour la production de viande et pour les sacrifices. Néanmoins, plusieurs
écrits datant de cette époque montrent que le porc a tendance à se voir attribuer une certaine
impureté, tendance qui va s’accroître au cours du premier millénaire avant notre ère. Un texte
néo-assyrien est évocateur: « Le porc n’est pas pur […] couvrant de boue son derrière,
rendant les rues (mal)odorantes, polluant les maisons. Le porc n’est pas adéquat pour le
temple, manque de sens, n’est pas autorisé à errer sur le pavé, une abomination pour tous les
dieux… »97.
Des prescriptions concernant l’élevage de porc et sa consommation apparaissent alors
progressivement. Citons l’exemple du personnel des temples hittites qui dans leurs
instructions devaient interdire aux porcs l’accès à la cuisine du temple (Mouton, 2004). Dans
certains cas, la consommation de viande de porc semble même avoir été interdite aux prêtres
97
Cité par Villard (2006).
110
(Mouton, 2006). Enfin, en Mésopotamie, la viande de porc fait partie des aliments dont il faut
s’abstenir avant de se rendre au temple les jours de cérémonies religieuses (Van der Toorn,
1898).
111
Dans ce contexte, les prohibitions du Lévitique et du Coran acquièrent une toute autre
signification. Elles se présentent comme une rationalisation et une systématisation d’une
tendance culturelle existante dans la région. La prise en compte du contexte régional permet
d’aborder sous un autre angle les classifications alimentaires biblique et coranique.
Les arguments évoqués pour soutenir cette thèse contrecarrent l’idée que le moteur de
la dépréciation du porc provient d’une ambiguïté classificatoire par rapport à l’ordre
créationnel.
B. Identité et négation
Comme nous l’avons déjà mentionné dans la première partie, le rejet des cultes
polythéistes est omniprésent dans les textes religieux. Certains auteurs ont donc cherché à
relier l’instauration de prohibitions alimentaires à cette volonté de rupture totale avec le
paganisme. Pour ce faire, ils ont étudié les lois alimentaires des religions monothéistes à la
lumière des coutumes païennes en vigueur lors de leur implantation.
112
« Mais voici comment vous agirez avec eux : leurs autels, vous les abattrez ; leurs stèles, vous
les briserez ; leurs pieux sacrés102, vous les trancherez ; et leurs statues, vous les brûlerez par
le feu »
Deutéronome, VII, 5.
La cohabitation entre les deux peuples semble alors impossible : l’éradication du
paganisme implique nécessairement la disparition du peuple qui le pratique. Ainsi le peuple
d’Israël pourra de manière certaine se préserver de la tentation d’oublier Dieu et de suivre
d’autres divinités. Cette méthode radicale permettra à l’avenir d’éviter des résurgences de
cultes fétichistes comme lors de l’épisode du veau d’or103. L’établissement de règles
minutieuses, telles que les règles de la cacherout, qui exigent vigilance et circonspection sont
alors perçues par certains auteurs comme un moyen de lutter contre de telles pratiques illicites
et donc par extension de préserver le peuple juif contre les influences étrangères. Maïmonide
(1190) par exemple adopte la thèse selon laquelle les prescriptions alimentaires ont pour objet
une rupture totale avec la culture païenne. Dans son Guide des Égarés, il explique par
exemple qu’il est interdit aux juifs de cuire le chevreau dans le lait de sa mère puisqu’il
s’agissait en fait d’un rite religieux des Cananéens. En effet, d’après certains écrits
ougaritiques, à Canaan, la cuisson du chevreau dans le lait maternel servait à la préparation de
charmes ainsi qu’à la célébration de la fécondité.
102
Les « pieux sacrés » font référence aux emblèmes d’Achéra (grec : Astarté), déesse cananéenne de
la fécondité et de l’amour.
103
Las d’attendre Moïse qui s’entretient avec Dieu sur le mont Sinaï, le peuple Hébreu, sous la
direction d’Aaron, se fabrique une idole à laquelle il rend un culte. Or, le choix du veau fait écho à la
tradition cananéenne qui avait également comme habitude de prendre cet animal comme
représentation idolâtrique de la divinité.
113
114
i. Le végétarisme monacal
De nombreux moines chez les gnostiques, les manichéens ou encore les Pères du
désert ont pendant longtemps exclu la chair animale de leur régime alimentaire. Ils se
nourrissaient majoritairement de végétaux et exceptionnellement de produits d’origine
animale dérivés (œufs et fromages) ou encore de poissons. Ces moines végétariens
considéraient la viande comme une matière abominable, l’ « ennemi charnel de l’esprit ».
D’ailleurs le mot carnis, la « viande » sert également à désigner le corps. Pour O. Assouly
(2002), ce végétarisme chrétien est ambiguë vis-à-vis du Judaïsme : « il est à la fois rupture et
reprise ». En effet, ce régime rompt avec le régime carné hébraïque dans lequel la
consommation de chair animale- même si elle est règlementée-, est autorisée ; et en même
temps l’exclusion de toute viande du régime chrétien évite toute transgression des lois
alimentaires juives. Ainsi, selon O. Assouly (2002) « sous une apparence de renouveau, le
végétarisme chrétien élargit le cercle des espèces animales proscrites et porte à son comble
ce dont il voulait s’émanciper ».
115
105
Pour les catholiques, la transsubstantiation correspond littéralement, à la conversion d’une
substance en une autre. Sur le plan religieux le terme désigne la conversion réelle du pain et du vin en
Corps et Sang du Christ lors de l’Eucharistie. Ne subsistent alors du pain et du vin que leurs
caractéristiques physiques (texture, goût, odeur).
106
Citons par exemple les propos de R. Scott, protestant anglais, au sujet de l’Eucharistie : « Les
papistes n’ont pas honte de jurer qu’avec leurs mains charnelles ils déchirent sa substance humaine,
la brisant en petits morceaux ; et qu’avec leurs dents ils broient sa peau et ses os (…) finalement à la
fin de leur sacrifice (comme ils disent) ils le mangent cru et avalent jusque dans leurs entrailles
chacun de ses membres et parties ». (Extrait de son ouvrage intitulé The Discoverie of Witchcraft
(1854), cité par Berheim, 1992).
116
biblique sur le sang ne fait plus aucun doute ». Il ajoute qu’en raison de « la virulence de
l’opposition », l’Eucharistie « reflète une volonté si farouche de rupture que le nouveau rituel
semble incapable d’exister en dehors de sa puissance de négation ».
Pour conclure, nous citerons ces propos d’O. Assouly (2002) : « L’identité religieuse
se forge dans une histoire qu’elle s’attache immédiatement à détruire. Son succès –si tant est
que ce terme a ici une quelconque pertinence- se mesure à sa capacité à digérer des pratiques
étrangères sans jamais se compromettre, voire en se consolidant. Aucune religion n’est à
l’abri de ces emprises ou d’une puissance d’envoûtement dont d’autres savent également
jouer. Aucune d’entre elles ne naît sur une terre vierge. Religieux ou pas, les repas servis
résultent de ces métissages. La table est une mosaïque décisivement relative ».
D. Théologie de la séparation
Même si toutes les religions partagent la même volonté de rompre avec les autres
croyances, le Judaïsme occupe une place à part, en ce sens qu’il fait entrer la rupture dans la
définition même de son peuple. De nombreux exégètes se sont penchés sur la question et
défendent la théorie selon laquelle le principe de séparation serait à l’origine, non pas
seulement des lois alimentaires, mais de l’ensemble du système législatif hébraïque.
L’histoire du peuple d’Israël, telle que la raconte l’Ancien Testament, s’est construite
dans la séparation.
La première coupure a lieu sur le mont Sinaï, lorsque Dieu délivre les tables de la Loi
à Moïse. Il s’agit là d’une alliance qui ne vaut que pour un unique peuple, celui des Juifs :
« C’est moi Yahvé, votre Dieu, qui vous ai distingués d’entre les peuples »
Lévitique, XX, 24-25.
Séparé des autres nations par la main de Dieu, le peuple juif devient le peuple élu. Or,
« de la coupure naît la différence, condition de la signification » (Soler, 1973). Pour
conserver leur statut de peuple élu, les Hébreux doivent désormais se distinguer des autres
hommes, qui eux n’ont pas bénéficié de cette élection divine. Dans ce contexte, l’instauration
de lois religieuses constitue le moyen privilégié d’affirmer leur différence, mais surtout de les
séparer ostensiblement du reste des hommes.
117
alimentaires correspondent à une « coupure dans le continuum des animaux créés, qui
s’ajoute à la coupure déjà établie, dans tout animal, entre la chair et le sang, et qui va être
doublée, au sein de chaque espèce décrétée pure, par une coupure entre les premiers-nés,
sacrifiés à Dieu, et les autres, rendus par là plus licites ». À ce sujet, G. Wenham (1979),
théologien chrétien, précise qu’à la différence de la circoncision, qui relève du domaine privé,
les lois alimentaires constituent une pratique visible publiquement. Leur observance était donc
un signe de distinction, et contribuait à renforcer l’attachement des Juifs à leur spécificité.
2. Séparation et sainteté
Nous venons de voir que l’acte de séparer assure le maintien de l’intégrité, l’unicité et
la perfection qui s’érigent désormais en principes fondateurs de la sainteté juive. En ce sens,
la sainteté devient étroitement liée à la séparation. En effet pour M. Douglas (1971), être saint
c’est être capable de « distinguer soigneusement les différentes catégories de la Création,
c’est élaborer des définitions justes, c’est être capable de discrimination et d’ordre ». Le
Lévitique répète d’ailleurs en permanence : « Soyez saints ». Or, saint ou sacré, sont deux
mots qui traduisent un même vocable hébreu, kadosh, dont l’étymologie évoque la coupure et
la séparation. L’injonction biblique sert donc à prescrire la disjonction claire et précise entre
ce qui est saint et ce qui ne l’est pas. La séparation devient une exigence et une nécessité.
3. Un processus de conservation
118
107
Cité par Douglas (1971).
119
l’espace. Cependant, selon O. Assouly (2002), « rien ne permet d’affirmer que les mêmes
causes soient à l’origine des mêmes décisions ». En revanche, « l’accumulation de plusieurs
causes, sans qu’aucune d’entre elles soit plus déterminante que les autres, a dû aggraver la
nature frauduleuse de l’animal et concourir à sa radiation ».
Jusqu’alors, nous avons cherché des justifications rationnelles aux lois alimentaires
religieuses. Toutefois, à trop vouloir recenser les raisons objectives à l’exclusion de certaines
espèces animales, on risque d’en oublier le dessein religieux. À présent, il devient
« fondamental de dissocier la signification des lois alimentaires de leur finalité » (Assouly,
2002). En effet, pour le philosophe, l’observance des lois alimentaires « sert à marquer le
degré de servilité et l’étendue de la sujétion à la parole de Dieu ». En ce sens, la distinction
entre les animaux purs et impurs « sert uniquement à tracer une frontière, à scinder le
domaine alimentaire et à cristalliser pour ainsi dire le degré d’obéissance ».
La compréhension des principes à l’origine de la distinction du pur et de l’impur devient
donc secondaire, voire superflue. Le fidèle peut effectivement mettre en pratique les
différentes prescriptions alimentaires sans même les avoir préalablement comprises. Ce qui
compte avant toute chose c’est la sujétion et l’obéissance aveugle à la loi divine,
car « l’obéissance prime sur ce à quoi il faut obéir » (Assouly, 2002).
« Ce que veut Dieu, l’homme doit l’exécuter sans parlementer ». Les commandements
divins sont en ce sens indiscutables et il devient imprudent de leur chercher une justification
au risque de remettre en question l’autorité divine 108: « tout ce qui confère crédit et autorité
aux lois provient de Dieu : son omnipotence suffit à imposer la décision légale telle quelle,
sans autre développement supplémentaire ni justification superfétatoire » (Assouly, 2002). En
d’autres mots, donner un sens aux lois alimentaires revient en quelque sorte à profaner la
religion. Toutefois, cet avis n’est pas celui de certains commentateurs pour qui la recherche
d’une signification aux lois divines n’est en rien incompatible avec la reconnaissance de
l’autorité divine. Au contraire, dans la tradition juive, les houkim (décrets) sont considérés
comme des « pistes de réflexion » même si elles ne permettent pas de dévoiler intégralement
la signification profonde des commandements (Haddad, 1999). À ce sujet, le célèbre
commentateur Rabbénou Yona (1200-1264) écrit que « seul un homme ayant étudié et
réfléchi au sens profond des commandements les accomplit de manière complète et
exemplaire »109. Dans le même esprit, l’exégète italien Rabbi Ména’hem Récanatti (1223-
1290) enseigne que l’étude de la signification des mitsvot (règles religieuses) est une source
importante de motivation dans leur mise en œuvre ; tout comme le ‘Hida qui précise que « la
108
C’est également l’avis du Rabbin J. Poultorak (1996), pour qui les prescriptions alimentaires sont,
non seulement indiscutables, mais surtout non négociables : « Où a-t-on vu qu'on discute les raisons
d'une religion ? A partir du moment où une religion est révélée, où on demande un effort de maîtrise
de soi, où Dieu nous demande un effort de discipline, va-t-on demander des comptes ? Quand on est
croyant, on sait une chose, c'est qu'on doit se soumettre. Il faut revenir à une mesure des choses en
disant que les interdits alimentaires […] sont d'ordre religieux et donc relèvent de la conscience
religieuse des individus ».
109
Cité par Haddad, 1999.
120
connaissance de la signification des règles religieuses évite que notre pratique ne devienne
routinière, vide de sens et desséchée »110.
Néanmoins, reste à expliquer un fait indéniable : le silence majoritaire des textes religieux
sur le sens des lois alimentaires. Or, pour O. Assouly (2002), si, ni la Bible, ni le Coran ne
mentionnent la nécessité de révéler leur signification, c’est parce que seule importe leur mise
en pratique : « les textes sont muets sur un contenu qu’ils considèrent comme négligeable et,
de l’autre, plus loquaces sur l’obligation de se plier à la législation divine ». Dès lors,
l’application prime sur la compréhension.
Toutefois, une loi ne peut être observée sans contenu, elle doit nécessairement offrir une
« prise à l’obéissance » : « c’est pourquoi la sujétion à la loi se matérialise à travers des
actes concrets, avec un classement des espèces animales sélectif et discriminatoire, à
l’origine de pratiques tangibles et quotidiennes » (Assouly 2002). O. Assouly met ici l’accent
sur un point important, à savoir l’intégration de préceptes religieux dans la sphère quotidienne
des besoins. De cette manière, les religions s’assurent d’une « mainmise sur une aspect
absolument essentiel parce que vital de l’existence humaine ». E. Munk (1978) adopte un
raisonnement analogue : « La nourriture est […] soumise à une réglementation minutieuse,
jusque dans ces moindres détails, mais le réseau de prescriptions crée, en même temps, une
ambiance de pureté sereine qui enveloppe et ennoblit l’instinct de nutrition. C’est ainsi que la
Loi dispense qu’à chaque goutte d’eau qu’il boit, à chaque morceau de pain qu’il mange, à
chaque fleur qu’il respire, l’homme doit se souvenir de Dieu, et lui adresser une fervente
action de prière ».
Dès lors pour O. Assouly (2002), c’est en dissociant la signification des lois
alimentaires de leur finalité que l’on parvient à mettre en évidence le sens
« fondamentalement arbitraire » des lois religieuses. En ce sens, l’incompréhensibilité des
interdits ne serait pas anodine, elle garantirait la primauté de l’application et in extenso la
sujétion aveugle et complète des fidèles a leur Dieu. L’observance des lois alimentaires n’est
autre qu’un gage de confiance envers l’autorité divine. Concluons alors avec ces propos d’O.
Assouly (2002) : « L’intelligibilité des commandements est effectivement accessoire et
secondaire. À supposer qu’on puisse entièrement rendre compte des décrets alimentaires, une
interprétation absolument rationnelle aurait pour funeste conséquence de réduire la foi à une
démonstration logique, à un dessein à la mesure du rationalisme humain, condamnant Dieu
au silence ou à la mort ».
110
Cité par Haddad, 1999
121
122
TROISIÈME PARTIE :
123
124
Au cours de ces deux premières parties, nous avons exploré le rapport entre la religion
et l’alimentation aux travers des trois religions monothéistes. Il s’agit d’un sujet sur lequel de
nombreux historiens, sociologues et anthropologues se sont penchés. La confrontation des
différentes études a montré à quel point les religions ont façonné les mœurs et les habitudes
alimentaires. En effet, à partir de l’analyse des normes, des lois et des codes religieux
alimentaires, les différents auteurs ont en quelque sorte démontré que les nourritures étaient
un moyen privilégié d’analyse des sociétés : « la norme est au cœur tant de la religion que de
l’alimentation ; elle organise les sociétés humaines » (Goody, 2007). Dans cette perspective,
l’étude des lois alimentaires religieuses dépasse la seule contribution historique. Dès lors, quel
éclairage l’étude menée jusqu’ici peut-elle nous apporter sur le rapport de la société
contemporaine avec l’alimentation ?
Nous avons montré dans la deuxième partie que l’analyse et la compréhension des
prescriptions religieuses en matière d’alimentation soulèvent des questions dont la portée
dépasse le strict domaine religieux. En effet, les thèmes abordés, en particulier ceux de
l’éthique et de la morale, concernent l’ensemble des mangeurs, qu’ils soient croyants ou non ;
et se situent aujourd’hui, comme nous le verrons, au cœur des préoccupations alimentaires.
Dès lors, comment le mangeur contemporain gère-t-il ces problématiques ? N’est-il alors pas
possible de retrouver dans la logique alimentaire actuelle des motivations communes aux
législations divines ?
1. Le paradoxe de l’omnivore
L’homme est une espèce omnivore : il tire ses substances nutritives d’une large variété
d’aliments. Cette caractéristique biologique lui offre une grande liberté d’adaptation,
notamment face à son environnement. Toutefois, ce qui se présente de prime abord comme un
avantage, s’avère également être une contrainte. En effet, l’obligation de variété suppose la
consommation d’aliments nouveaux que l’homme peut considérer comme potentiellement
dangereux puisqu’inconnus. L’homme est donc tiraillé entre un besoin de chercher sans cesse
de nouvelles ressources alimentaires (« néophilie alimentaire ») et la peur à l’égard
d’aliments nouveaux (« néophobie alimentaire »). Cette double contrainte correspond à ce
que C. Fischler (2001) et P. Rozin (1994) nomment « le paradoxe de l’omnivore ». En outre,
« au paradoxe de l’omnivore s’attache une angoisse ou une anxiété » (Fischler, 2001).
L’homme a désormais besoin d’être rassuré. Dès lors, il semblerait que les modèles
125
alimentaires111 aient été construits dans cette optique. En effet, de nombreux sociologues et
anthropologues ont montré que ces dispositifs participent à la gestion de l’anxiété alimentaire
en permettant aux individus de se nourrir sans qu’ils aient besoin de se poser trop de questions
(Rozin, 1994 ; Fischler, 2001 ; Lahlou, 1998).
À partir de ce paradoxe, A. Beardsworth (1995)112 distingue trois ambivalences dans la
relation des hommes à leur alimentation : « l’ambivalence du plaisir-déplaisir »,
« l’ambivalence de la santé-maladie » et « l’ambivalence de la vie et de la mort ». Les
dimensions positives et négatives de ces trois ambivalences ainsi que les différentes formes
d’anxiété correspondant à chacune d’entre elles sont récapitulées dans le tableau 1.
2. L’ambivalence du plaisir-déplaisir
Cette ambivalence rend compte du fait que « l’alimentation peut être tout à la fois
source de sensualité, de plénitude, d’intense plaisir sensoriel, mais également susciter toute
une palette de sensations désagréables, allant du simple « déplaisant » jusqu’au dégoût
révulsif capable de provoquer des malaises, voire le vomissement » (Poulain, 2002).
L’anxiété qui s’attache à cette ambivalence est alors d’ordre sensoriel et hédonique.
3. L’ambivalence de la santé-maladie
Cette deuxième ambivalence tient dans le fait que l’alimentation est à la fois une
« source d’énergie, de vitalité, de santé » et un « vecteur d’intoxication, une cause potentielle
de maladies, de troubles » (Poulain, 2002). Les effets de ces troubles peuvent apparaître à
court terme, comme c’est le cas pour les toxi-infections alimentaires ; mais également sur le
moyen terme, voire le long terme. C’est le cas de certaines toxines comme les mycotoxines,
des carences nutritionnelles ou encore de certains agents infectieux, comme le prion
responsable de l’encéphalopathie spongiforme bovine (ESB). Le type d’anxiété qui s’attache
à cette ambivalence est alors d’ordre sanitaire. Pour J.-P. Poulain (2002), elle résulte donc
« de cette contradiction entre ces deux principes qui connectent l’alimentation et la santé, le
premier formulé par Hippocrate, “Des aliments tu feras ta médecine” et le second par cet
adage “l’homme creuse sa tombe avec ses dents” ».
Cette dernière ambivalence réside dans le fait que l’acte alimentaire est « une nécessité
absolue et incontournable pour vivre, mais qu’il implique, la plupart du temps, la mort des
animaux considérés comme comestibles » (Poulain, 2002). Ici l’anxiété naît de ce conflit
moral. Certaines cultures s’affranchissent de cette problématique en prônant le végétalisme,
c’est-à-dire qu’elles interdisent à la consommation tous les aliments qui supposent la mort
d’un animal. Moins radicales, d’autres cultures essayent de gérer au mieux l’anxiété par cette
111
Un modèle alimentaire est un « corps de connaissances accumulées de génération en génération,
qui permet de sélectionner des ressources naturelles dans un espace particulier, de les préparer pour
les transformer en aliments, puis en plats, et de mettre en place des rituels de consommation. C’est en
même temps un ensemble de codes symboliques mettant en scène des systèmes de valeurs d’un groupe
humain et participant à la construction des identités sociales. Il permet la mise en place de processus
de différenciation externes et internes à l’intérieur d’une même culture ». (Poulain, 2002).
112
Cité par Poulain (2002).
126
Tableau 1 : Les dimensions positives et négatives des trois ambivalences et types d’anxiété
associés. (d’après Poulain, 2002)
Type
POSITIF NEGATIF ANXIÉTÉ
d’ambivalence
Plaisir sensoriel (goût, Dégoût, nausées, Hédonique,
Plaisir-déplaisir
odorat) vomissements sensorielle
Maladies aiguës
Sources d’énergie, de (intoxications alimentaires)
Santé-maladie Sanitaire
santé Maladies chroniques
(carence…)
Indispensable au maintien Implique la mort des
Vie-mort Conflit moral
de la vie animaux consommés
Nous passerons rapidement sur la gestion de ce paradoxe qui s’avère être, aux dires de
J.-P. Poulain (2002), le plus aisé à réguler. En effet, le contrôle de l’ambivalence plaisir-
déplaisir est assuré par la cuisine. Par un ensemble de règles à la fois techniques et sociales,
l’art culinaire va permettre de transformer les aliments naturels bruts, en « plats ». En ce sens,
les préparations culinaires, à savoir le mode de cuisson, le mélange avec d’autres ingrédients,
ou encore les assaisonnements, permettent à l’homme d’identifier un aliment inconnu en le
parant d’un goût familier. Dès lors la cuisine est le procédé qui permet de passer d’un aliment
générateur d’angoisse à un aliment rassurant que l’homme peut consommer en toute sérénité.
113
Cité par Poulain (2002).
127
128
sanguin, « pléthorique » devra privilégier les aliments froids. Cette diététique profane s’est
particulièrement développée à la fin du Moyen-Âge en France (Flandrin, 2008).
Enfin, certaines diététiques profanes utilisent une classification à cinq catégories : la
terre, l’air, le feu, l’eau et le métal. Cette diététique est particulièrement appliquée dans la
culture vietnamienne et chinoise.
Depuis l’Antiquité, les diététiques profanes ont cherché à organiser les qualités
physiologiques des hommes (selon le tempérament, l’âge, le climat, la saison, etc.) et les
propriétés des aliments selon des catégories qui vont structurer l’ordre du mangeable. Ces
anciennes diététiques reposaient alors sur l’idée de l’existence d’un lien très fort entre
l’homme et son environnement. Avec le désengagement de l’ordre divin et l’établissement
d’un lien direct entre alimentation et santé, ces diététiques profanes préparent une mutation
radicale du rapport de l’homme à son alimentation et permettent de la sorte l’émergence de la
pensée scientifique. « Le culte de Dieu se referme dorénavant sur le corps et la diététique
constitue le nouvel avatar de la désaffection pour le divin » (Assouly, 2002).
En effet, de nos jours, les avancées scientifiques ont imposé la santé comme lien
fondamental entre l’homme et les aliments qu’il consomme. Les sociologues parlent alors de
« médicalisation de l’alimentation ».
129
130
appelés « alicaments ». Leur définition a été donnée en 1999, par un groupe de scientifiques
européens de l’International Life Sciences Institute : « un aliment fonctionnel est celui qui
contient une substance, nutritive ou non, qui a un effet sélectif sur une ou plusieurs fonctions
de l’organisme, un effet supérieur à sa valeur nutritionnelle et dont les effets positifs justifient
que l’on puisse en revendiquer le caractère fonctionnel ou même bon pour la santé »121. Dès
lors, un aliment n’est plus sélectionné sur ses valeurs nutritives mais sur ses capacités à agir
de manière bénéfique sur la santé du consommateur.
131
- « Un devoir de rationalité. Il faut « être raisonnable », dans tous les sens du terme,
par exemple en sachant exercer des choix éclairés. Il faut connaître les effets des
aliments, éviter le désordre et l’irrationalité. Il faut apprendre à se construire une
« solution » alimentaire personnalisée » ;
C. Fischler (1993) fait remarquer que certains de ces « commandements » font quasiment
l’unanimité chez les mangeurs contemporains, il s’agit par exemple du principe d’équilibre et
de variété. : « L’« équilibre » n’est donc, en fait, guère autre chose qu’une manière de
nommer le bien en matière alimentaire » (Fischler, 1993).
Si la religion a peu à peu perdu de son emprise sur la gestion des mœurs, il semblerait que
parallèlement la médecine se soit imposée comme nouvelle autorité tutélaire. Dès lors, il ne
s’agit plus de manger « saint » mais de manger « juste ». Certes, la médecine n’impose pas de
jours maigres comme a pu le faire l’Église mais prescrit un régime équilibré dans lequel il
convient de s’abstenir de certains aliments, notamment les aliments gras. Dès lors, « la
frugalité conserve ses vertus morales ; simplement, elle n’est plus un impératif religieux mais
une nécessité scientifique » (Fischler, 1994).
132
caractéristique inverse : l'équilibre naît lorsque l'on parvient à contrôler leur consommation,
à la réduire au strict nécessaire » (Fischler, 1993).
Parmi ces deux catégories, certaines familles d’aliments constituent des thèmes
privilégiés pour appréhender l’impact du discours médical sur les représentations mentales du
« bien manger ».
Commençons par les « aliments-plus ». De nos jours, selon C. Fischler (1993), trois
familles sont représentatives de cette catégorie, il s’agit du « poisson », des « laitages » et des
« légumes verts ».
En ce qui concerne le poisson, il semblerait qu’il ait conservé, dans certains cas, une
connotation religieuse : il s’agit d’un aliment maigre qui incarne la privation, et qui en ce
sens, constitue « un substitut peu attirant de la viande » pour certains mangeurs. Pour
d’autres, il s’agit d’un produit « prestigieux, cher et même quelque peu intimidant ».
Toutefois, force est de constater que dans les deux cas les vertus sanitaires du poisson sont
indéniables : « le poisson est bien sain et saint en même temps ».
Les « laitages » et les « légumes verts » occupent une place à part. En effet, pour C.
Fischler (1993), « ce sont de véritables « super-aliments » […].Ils paraissent jouer un rôle
décisif dans la constitution ou le maintien de l'équilibre alimentaire tant recherché […] ». Ils
se situent aux premiers rangs des « aliments-santé », ils sont nécessaires voire indispensables
et ne sont jamais connotés négativement122.
Les « aliments-moins », quant à eux, désignent les aliments dont il faudrait123
idéalement s’abstenir. Il s’agit généralement du « sucre », de la « viande », et des « matières
grasses »124. Nous nous intéresserons plus particulièrement à ces dernières, puisque l’étude
sur l’imaginaire qui les entoure constitue pour Fischler un moyen privilégié « d'approcher la
sensibilité alimentaire contemporaine dans certaines de ses évolutions les plus récentes et les
plus sensibles ».
Depuis la fin du XXe siècle, nous assistons à la montée simultanée de la pression des
modèles d’esthétique corporelle de minceur et des discours de prévention contre l’obésité,
considéré aujourd’hui comme un problème majeur de santé publique. L’influence
grandissante de ces deux phénomènes conduit au développement d’une grande méfiance à
l’égard des matières grasses, à tel point que C. Fischler (1993, 1994, 2001) parle de
« lipophobie ». Or, même si « elle s’argumente souvent sur des connaissances nutritionnelles
122
Toutefois, C. Fischler (1993) relève une différence fondamentale entre les « laitages » et les autres
« aliments-plus ». Pour l’auteur, les « laitages » semblent être «appréciés vraiment », « consommés à
la fois avec plaisir et bonne conscience » et donnés aux enfants « sans arrière-pensées et sans conflits
(comme c'est en revanche le cas pour les légumes verts, universellement boudés par les enfants, et,
dans une certaine mesure, pour le poisson) ».
123
Pour C. Fischler (1993), l’emploi de la formule « il faudrait » est révélateur de l’écart entre l’idéal
alimentaire et les pratiques réelles. Il traduit « une sorte de mauvaise conscience alimentaire,
l’expression d’un sentiment de transgression, d’impuissance et d’anxiété ».
124
Notons toutefois que ces « matières grasses » ont un statut ambigu : il s’agit davantage d’un
ingrédient que d’un aliment. « Elles ont en fait plus un statut culinaire qu’alimentaire » (Poulain,
2008).
133
Dès lors, les représentations contemporaines des matières grasses sont complexes et
variées puisqu’elles mêlent données médicales et représentations symbolique. En effet, de nos
jours, les représentations du « gras » reposent sur des oppositions fondamentales qui révèlent
la complexité et l’ambivalence de cet élément : « Ainsi, le gras est moins périlleux cru que
cuit : les graisses cuites sont fréquemment présentées comme lourdes, indigestes et même
cancérigènes, qu'il s'agisse d'huile ou de beurre. Le gras visible est plus répugnant mais
moins sournois et donc, tout compte fait, moins dangereux que le gras «invisible», «caché».
Le gras, en fin de compte, peut être noble ou ignoble : foie gras, sauces au beurre et à la
crème constituent un gras « riche », gastronomique, d'exception » (Fischler, 1993). Par
ailleurs, aux dichotomies « cru »/ « cuit », « visible » / « caché », « noble » / « ignoble »,
s’ajoute celle entre « animal » et « végétal ». En effet, dans des recherches conduites en
France sur les représentations des matières grasses, Poulain (2008) et Fischler (1993, 1994,
2001) ont montré que dans l’imaginaire des consommateurs les « bonnes graisses » sont
végétales, les « mauvaises graisses » sont animales et entre deux se placent les « matières
grasses laitières ». Or, pour C. Fischler (1993), « Il n'est certes pas exclu que cette faveur
relative du végétal soit liée à la lente et silencieuse émergence d'une tendance nouvelle (c'est
même probable). Mais il convient de ne pas oublier qu'elle constitue aussi une survivance ou
une résurgence de la vieille opposition religieuse entre gras et maigre : c'est précisément ce
qui explique sans doute qu'elle émerge à propos de la notion de gras ».
Enfin, pour C. Fischler (2004), derrière toutes les distinctions établies entre les
« aliments-plus » et les « aliments-moins », le bon et le mauvais, le sain et le malsain, la
question qui se pose est d’ordre moral : « faudra-t-il repenser aussi le bien et le mal ? ».
134
pour quelles raisons. C’est dans ce contexte que s’inscrivent les prescriptions religieuses
relatives à l’alimentation. L’approche symbolique des lois alimentaires des monothéismes a
effectivement montré que ces dernières étaient en grande partie fondées sur des
représentations mentales des aliments.
Religieuses ou non, les cultures alimentaires semblent donc reposer sur des règles
dictées par chaque société pour répondre, non seulement aux besoins biologiques de l’homme,
mais encore à ses besoins symboliques. Dès lors, le matériel et l’imaginaire se trouvent
« combinés de façon inextricable » (Lahlou, 1998), et la prise en considération de ces deux
éléments est indispensable pour la compréhension des représentations mentales qui
déterminent la culture alimentaire aussi bien des religions que de notre société contemporaine.
Une fois de plus, nous pouvons reprendre ici la fameuse formule de C. Lévi-Strauss (1962),
« il ne suffit pas que les choses soient bonnes à manger, il faut encore qu’elles soient bonnes
à penser ».
Si aucun aliment n’échappe totalement à l’emprise des normes, la viande y est depuis
toujours plus étroitement assujettie, puisqu’elle suppose la mise à mort d’animaux; ces êtres
vivants et sensibles doublement proches des humains en raison de leur ressemblance
biologique et des relations particulières qui les unissent. La consommation de viande n’est
donc pas un acte anodin et suscite de nombreuses interrogations chez le consommateur.
Par l’instauration de lois alimentaires, les religions se soustraient habilement à cette
discussion. En effet, comme nous venons de le voir avec le Judaïsme et l’Islam, le droit de
mettre à mort des animaux est octroyé par Dieu, et, à condition d’observer les normes divines,
l’acte de tuer est légitime. À cet égard, le Christianisme constitue l’une des rares exceptions
puisqu’il rejette explicitement toutes formes de sacrifices ou de procédures rituelles de mise à
mort des animaux. Or, les mœurs alimentaires françaises, comme celles de la plupart des pays
européens, sont largement héritées de la tradition chrétienne. À l’image de celui des chrétiens,
le régime carné français ne connaît donc pas de prescriptions ou de normes qui auraient été
édictées par une puissance supérieure garantissant de ce fait sa légitimité. Dès lors que la
religion ne permet plus de justifier la mise à mort d’animaux à des fins alimentaires, comment
l’homme contemporain s’accommode-t-il du « meurtre alimentaire » ? Plus généralement,
quel rapport entretient-il avec la viande ?
135
Toutefois si la viande s’avère être l’un des aliments les plus recherchés par l’homme,
elle est aussi l’un des plus « abhorré » (Fischler, 2001), autrement dit rejeté, détesté.
L’exemple des lois alimentaires religieuses, traité dans les deux premières parties illustre bien
cette aversion pour la chair animale. En effet, nous venons de voir que les produits carnés ont
de tout temps été la cible privilégiée des prohibitions religieuses. Même le Christianisme qui
initialement prônait l’absence d’interdits alimentaires, a eu du mal à s’affranchir
complètement des interdits alimentaires hébraïques portant sur la chair de certains animaux.
Si les religions du Livre ne prescrivent que des restrictions, d’autres religions non évoquées
jusqu’à présent préfèrent bannir complètement la viande. C’est par exemple le cas des
Brahmanes, la caste des prêtres hindouistes qui s’abstiennent en règle générale de consommer
toute viande et poisson. Mais ce végétarisme remonte à des temps plus ancestraux. Dans la
Grèce antique, certaines sectes telles que les pythagoriciens, étaient déjà végétariennes
(Detienne et Vernant, 1979)126.
La plupart des cultures ont donc instauré des restrictions, voire des prohibitions totales
de la consommation de la viande. Au delà de ces interdictions édictées par les religions,
notons qu’il existe également des aversions et des dégoûts individuels. Certes, en raison de
leur caractère individuel n’entrent pas dans le thème ici traité, mais il est toutefois intéressant
de faire remarquer qu’à l’intérieur même des civilisations et des religions consommatrices de
viande, ce sont pratiquement toujours des produits carnés qui suscitent le dégoût (Rozin et
Fallon, 1987 ; Fischler, 2001).
L’attitude de l’homme face à la chair animale est donc contradictoire : « Tantôt il la
recherche avec ardeur, tantôt il se l’interdit avec rigueur ; tantôt elle éveille en lui un appétit
irrépressible, tantôt elle suscite sa répugnance et son dégoût » (Fischler, 2001). Dès lors, la
viande devient l’aliment le plus ambivalent par les réactions diamétralement opposées qu’elle
suscite : à la fois le désir et la répulsion, l’appétit et le dégoût. (Fischler, 2001).
Pour C. Fischler (2001) « on pourrait sans doute voir et l’attrait et la répugnance
comme les deux faces d’une même fascination, subie dans un cas, niée dans l’autre ».
L’auteur émet alors l’hypothèse que « tout se passe comme si toute nourriture d’origine
animale était virtuellement susceptible de susciter le dégoût ». Pour étayer cette thèse, il émet
plusieurs arguments. « Non seulement la plupart des cultures appliquent des interdits ou
éprouvent de la répulsion à l’encontre de certaines espèces animales biologiquement
comestibles, mais encore on compte souvent davantage d’espèces rejetées que d’espèces
consommées ». En effet nous venons de voir que le Judaïsme n’autorise qu’un petit nombre
d’animaux parmi toutes les espèces consommables. De même les Pénitentiels du Haut Moyen
Âge dressent une liste particulièrement longue des immunda, espèces « immondes », à bannir
de la consommation (Bonnassie, 1989), ne laissant plus qu’un nombre très restreint d’espèces
autorisées.
Pour C. Fischler (2001), « la liste des interdits ou des espèces abominables est souvent si
longue qu’on pourrait se demander si la prohibition n’est pas la règle plutôt que l’exception.
Ce serait donc en somme l’animalité en elle-même qui serait le facteur virtuellement
répulsif ».
126
Cité par Fischler (2001)
136
Cette idée de distance « optimale » à respecter entre l’homme et l’animal, nous amène à
revenir dans un premier temps sur le principe de séparation entre ces deux espèces.
137
Fischler (2001) expose alors les deux stratégies élaborées par l’homme pour tenter de régler
de manière différente le même problème qui est posé par l’incorporation. La première
consiste à « construire et […] intérioriser une distinction claire et infranchissable entre
humanité et animalité, en affirmant sans détours une hiérarchie des êtres au sommet de
laquelle figure l’homme » (Fischler, 2001). La seconde est de « dissimuler toutes les
caractéristiques apparentes de l’animalité, de penser la chair comme matière inanimée et non
plus comme partie d’un corps, c’est-à-dire de réifier la viande » (Fischler, 2001).
L’anthropologue N. Vialles (1987) reconnaît également deux logiques dans
l’ambiguïté du rapport de l’homme à la viande et à son incorporation ; elle distingue : « une
logique de “zoophages”, qui aiment à reconnaître le vivant dans ce qu’ils consomment, […]
et une logique que, pour l’homogénéité étymologique, il faudrait appeler de “sarcophages”,
qui ne consentent à consommer qu’une substance abstraite, où rien ne soit identifiable de
l’animal » (Vialles, 1987). Ainsi, la « zoophagie » est la logique « du mangeur d’animaux »,
c’est-à-dire que l’homme ne répugne pas à reconnaître l’animalité dans ce qu’il consomme.
Le « zoophage » n’éprouve aucune gêne à manger des parties entières et identifiables
d’animaux, autrement dit à retrouver dans son assiette tout ou une partie de l’animal tel qu’il
se présente à l’état vivant. À l’inverse, la « sarcophagie » (du grec sarco, « chair ») est une
logique du « mangeur de viande ». En ce sens, la viande devient une matière qui se distingue
de l’animal duquel elle provient, elle doit le moins possible rappeler l’animal vivant. La
viande est alors « désanimalisée » (Vialles, 1987).
À ces deux logiques établies par N. Vialles (1987) il est possible de faire correspondre
les deux stratégies proposées plus haut par C. Fischler (2001). En effet, nous retrouvons chez
Vialles l’alternative chère à C. Fischler entre l’instauration d’une hiérarchie nette séparant
l’homme de l’animal, et la réification129 de ce dernier. La « zoophagie » correspondrait alors à
la première stratégie. En effet, elle « est sans doute plus aisée pour des mangeurs qui ont une
conception claire et certaine de la supériorité humaine, et voient une discontinuité, une
rupture précise et identifiée entre l’homme et l’animal » (Fischler, 2001). Remarquons ici,
que cette première stratégie est celle adoptée par les religions du Livre, où la supériorité de
l’homme sur l’animal est clairement affirmée130. La deuxième stratégie, celle de la
« sarcophagie », revient en fait à « nier ou occulter l’animalité de la viande ». Ces deux
binômes associant chacun une logique de N. Vialles (1987) à la stratégie de C. Fischler
(2001) sont certes opposés mais tendent finalement vers le même objectif : régler le rapport
ambivalent que l’homme entretient avec l’animal par l’intermédiaire de la viande.
138
139
140
être que sujet presque humain ou matière désanimalisée. « Ainsi, au moment où, d’un côté
l’élevage industrialisé chosifie les animaux, la civilisation individualiste les humanise de
l’autre, tandis enfin que la science « réanimalise » l’homme » (Fischler, 2001). Dans ce
contexte où s’entremêlent humanisation et désanimalisation, nous concevons alors que le
mangeur moderne puisse de plus en plus s’interroger sur la légitimité de consommer de la
viande.
i. Le conflit moral
Mais si la question de la légitimité de consommer de la viande se pose, c’est
principalement parce que la transformation de l’animal en substance comestible suppose la
mise à mort d’un être vivant. Dès lors, la viande acquiert une nouvelle ambivalence en se
tenant sur « une ligne d’équilibre fragile entre la vie la mort et la vie des uns et des autres »
(Vialles, 2007). Cette ambivalence vie/mort semble porter à son comble la réprobation qui
pèse sur la consommation des produits carnés en posant le problème de l’acceptation morale
de la mise à mort des animaux. Désormais il s’agit pour l’homme, et plus généralement la
société, de gérer ce conflit moral généré par le « meurtre alimentaire ». Pour le rendre
légitime, certaines cultures vont l’encadrer d’un ensemble de rituels. C’est le cas, comme
nous l’avons vu, des religions sémitiques (Judaïsme et Islam) qui assimilent l’abattage à une
forme de sacrifice, procédé qui va permettre à l’homme de mettre à mort des animaux à des
fins alimentaires tout en se délivrant d’une part de culpabilité. « Tout se passe comme si cette
mise à mort présentait une difficulté ou une gêne, peut-être même une culpabilité. C’est peut-
être pourquoi, sous peine de constituer un meurtre, elle prend pratiquement toujours des
formes rituelles, est dotée d’un sens religieux et se présente fréquemment comme un
sacrifice ». En effet, les Juifs et les Musulmans utilisent l’animal avec l’autorisation de Dieu
et le droit de tuer est explicitement donné par Dieu. On comprend alors que la légitimation
religieuse rende moralement acceptable la mise à mort alimentaire des animaux. Elle lui
donne un sens et lui fixe des limites. En effet, l’abattage rituel sous permission de Dieu
permet à l’homme d’endosser la responsabilité de la mise à mort qui n’est qu’en fait qu’une
délégation divine. L’observance de ces rituels opère une réassurance du mangeur et rend le
meurtre alimentaire non seulement supportable mais surtout acceptable.
Avec le Christianisme, l’abattage des animaux s’est laïcisé et plus aucun contrôle n’est
réalisé par les autorités religieuses. Toutefois, l’absence de contrôle religieux, ne signifie pas
l’absence totale de contrôle. En effet, de nos jours, c’est la science, à travers notamment la
figure du vétérinaire, qui procède à des opérations de contrôle.
Ainsi, non seulement le vétérinaire a une fonction objective puisqu’il assure le
contrôle sanitaire des viandes, mais, à l’image des autorités religieuses, il revêt également une
fonction symbolique en encadrant le meurtre alimentaire de valeurs morales. En effet, le
règlement CE 854/2004 stipule que le vétérinaire officiel à l’abattoir doit s’assurer du respect
du bien-être animal : « Le vétérinaire officiel doit vérifier le respect des règles
communautaires et nationales applicables en matière de bien- être des animaux, notamment
141
142
143
une « denrée politique » (Burgat, 1995). L’acte de mise à mort devient une activité à part
entière, réalisés dans des lieux spécifiques et cachés. Son exécution n’est plus réalisée par des
bouchers ou des éleveurs mais par des « abatteurs » (Vialles, 1987). Cette concentration de
l’activité de la mise à mort favorise par la suite son industrialisation, phénomène qui
parachève le processus de désanimalisation de l’animal
L’instauration de l’étourdissement
Cantonnée aux abattoirs, la mort des animaux de boucherie est de plus en plus
contrôlée par les autorités vétérinaires. À partir du XIXe siècle, les pratiques d’abattage
prennent progressivement en compte la souffrance animale. Il faut désormais procéder à une
mise à mort qui occasionnera le moins de souffrance possible à la victime. Ce souci de
l’animal se concrétise essentiellement dans la seconde moitié du XIXe siècle, parallèlement à
l’essor des mouvements de protection des animaux.
Désormais sensibilisés à la souffrance animale les vétérinaires instaurent
l’étourdissement avant la saignée dans le but d’insensibiliser l’animal avant sa mise à mort.
Pour les grands animaux comme les bovins et les chevaux, la saignée est désormais précédée
de l’assommage à l’aide d’une masse. D. Baldin (2014) cite ce passage écrit par un vétérinaire
décrivant la mise à mort d’un bœuf au cours des années 1870 : « L’assommage consiste à
renverser l’animal, dont la tête est maintenue attachée au sol, par un coup de massue
appliqué soit sur la nuque, soit sur le front, et à compléter le premier étourdissement produit,
par d’autres coups du même genre jusqu’à ce que l’œil du sujet ait perdu toute expression, et
que les mouvements de la tête et des membres soient anéantis ». Toutefois, il est difficile de
prêter une intention humanitaire à ce procédé d’insensibilisation, surtout lorsqu’on lit que
« l’anéantissement ne survient quelquefois qu’après douze ou quinze coup de masse ». Le
terme d’ « assommage » est d’ailleurs significatif : le but premier semble alors, non pas
d’épargner une souffrance aux animaux, mais de les immobiliser sans dangers pour les
opérateurs. Aujourd’hui les textes législatifs n’emploient plus le terme d’« assommage » mais
parlent d’« insensibilisation », d’« étourdissement » ou encore d’« anesthésie », vocabulaire
qui se conforme à l’intention explicite d’éviter la souffrance animale (Vialles, 2007).
Que ce soit pour des raisons technico-économiques (sécurité des opérateurs, efficacité,
rapidité, rendement) ou éthiques (limiter la souffrance des animaux), différentes techniques
visant à insensibiliser l’animal avant sa saignée se succédèrent au fil du temps ; du merlin136
au pistolet à tige perforante ou percutante (1928) en passant par le masque Bruneau137 (1872),
puis l’électronarcose et l’exposition au dioxyde de carbone. Parallèlement, à partir de 1930,
l’étourdissement, initialement réservé aux animaux de grand gabarit, s’est étendu aux petits
animaux. Cette évolution révèle un profond changement dans les mentalités à l’égard des
animaux de boucherie ; il ne s’agit plus seulement de faciliter la pratique d’abattage mais de
136
Le merlin est une masse de fer sous forme d’emporte-pièce d’un côté et de crochet de l’autre.
Après avoir enfoncé l’emporte-pièce au milieu du front de l’animal, l’opérateur utilise une baguette
(aussi appelée jonc) qu’il introduit dans l’orifice pour atteindre la moelle épinière. Il s’agit en quelque
sorte de l’« ancêtre » manuel du pistolet.
137
Le masque Bruneau consiste en un masque de cuir au centre duquel se trouvent une plaque de fer et
un boulon. Le masque est posé sur les yeux et le front de l’animal puis « on frappe avec un maillet en
bois sur la tête de du boulon, qui pénètre de 5 à 6 centimètres dans la cervelle de l’animal » (Baldin,
2014).
144
considérer la sensibilité animale quelle que soit l’espèce. En 1964, la réglementation française
rend obligatoire l’insensibilisation des animaux avant la saignée, et ce, pour toutes les
espèces. Aujourd’hui la dimension éthique qui sous-tend l’instauration de l’étourdissement est
indéniable138. En effet, l’étourdissement semble de nos jours afficher comme but premier le
respect de l’animal. En outre, en veillant à insensibiliser les animaux afin qu’ils souffrent le
moins possible, l’étourdissement respecte aussi les humains en les éloignant au mieux des
occasions de cruauté ou des motifs de culpabilité.
En somme, l’étourdissement vise à légitimer le « meurtre alimentaire ». Notons alors
que cet objectif n’est pas sans rappeler celui de la religion juive et musulmane pour lesquelles
le rituel de la mise à mort n’est autre qu’une procédure de légitimation, respectueuse de tous
les vivants, à savoir ceux qui tuent et ceux qui sont tués.
Questions autour de l’étourdissement
Actuellement en France, l’abattage est donc soumis à une double exigence
réglementaire : tout animal doit obligatoirement être mis à mort par saignée et tout animal
doit obligatoirement être insensibilisé avant d’être saigné139.
Le travail de la mise à mort se fait désormais en deux étapes, clairement séparées dans
le temps et dans l’espace. De nombreux auteurs se sont penchés sur le sens profond de cette
organisation du travail.
Pour N. Vialles (2007), une telle organisation prend rapidement la forme d’un
paradoxe : l’homme doit insensibiliser sans tuer pour ensuite tuer sans atteindre la sensibilité.
« Le bénéfice majeur de l’étourdissement est ainsi de dissocier la vie de la sensibilité, pour
dissocier la mort de la souffrance, et finalement ne pas tuer « vraiment », puisque privé de la
sensibilité un vivant est « comme mort », sauf qu’il ne l’est pas, et que tuer un être insensible
ce n’est pas vraiment tuer, puisqu’il n’est plus un vivant sensible. Dès lors, l’abattage n’est
plus vraiment un meurtre puisqu’il ne tue pas des « animaux en pleine vie » (Vialles, 2007).
Pour l’anthropologue, C. Fischler (2001) cette dissociation traduit davantage « une
sorte de dilution des responsabilités ». En effet, cette division du travail instaure un doute sur
le moment et in extenso sur le responsable véritable de la mise à mort : « est-ce le coup ou la
saignée ? ». Cette idée est également partagée par l’ethnologue N. Vialles (1987) : « Dans ces
gestes décisifs de la mise à mort, on observe donc une dissociation aussi fine que possible
entre les actes, et entre les hommes ; même si elle n’a pas pour but et n’a pas eu pour motif
de la créer, l’obligation de l’insensibilisation préalable a produit effectivement cette
dissociation entre l’effusion de sang et la mise à mort. Qui tue ? Celui qui assomme ? Ou
celui qui saigne ? ». Dès lors, avec l’instauration de l’étourdissement l’homme minimise en
138
En témoigne son inscription dans la directive européenne N° 93/119/CE du Conseil du 22
décembre 1993, sur « la protection des animaux au moment de leur abattage ou de leur mise à mort ».
Plus récemment, les exigences en matière de protection des animaux à l’abattoir ont été renforcées par
la directive N° 1099/2009/CE, entrée en vigeur le 1er janvier 2013. Elle impose la mise en place de
modes opératoires normalisés permettant de s’assurer de la prise en compte de l’obligation de
protection des animaux abattus par les opérateurs.
139
Il existe toutefois des dérogations prévues par la directive européenne N° 93/119/CE. Ces
dérogations concernent les abattages d’urgence, les jeux et les spectacles pratiqués dans une
« tradition locale ininterrompue », et les abattages rituels.
145
quelque sorte sa part de responsabilité dans la mise à mort de l’animal. Cette dernière n’a
donc plus rien de sacrificiel. En effet, en organisant la mise à mort par une succession d’actes
différés dans le temps et dans l’espace, l’intention de donner la mort, qui est au fondement de
l’abattage rituel, disparaît au profit d’un partage des responsabilité.
Ainsi, pour consommer légitimement de la viande, l’homme procède à un travail
symbolique considérable et tente notamment de reconstruire la mise à mort. En effet, « Si la
consommation de la chair est toujours réglée, encadrée, socialisée, ritualisée, rarement ou
jamais libre et illimitée, c’est probablement qu’elle comporte des enjeux considérables, des
enjeux, en fait, qui sont au cœur des interrogations fondamentales qui agitent l’anthropologie
depuis ses origines, et qui portent sur la condition humaine et les fondements religieux de la
socialité » (Fischler, 2001).
L’étude des lois alimentaires de l’Ancien Testament et du Coran a montré que les
modèles alimentaires judaïque et musulman fonctionnaient sur un système classificatoire en
deux catégories : le licite et l’illicite.
Or, pour Lévi-Strauss (1962), ce raisonnement par catégories n’est pas spécifique des
religions. En effet, pour l’auteur, il n’existe aucune culture dont le modèle alimentaire n’est
pas fondé sur un système de catégories et de règles alimentaires. Dès lors, la capacité à
produire des catégories, des taxonomies, des normes et des règles semble relever de la
« nature humaine ». Tyler parle de « la tendance de l’esprit humain à épuiser l’univers au
moyen d’une classification » (« to classify out the universe »)140.La variabilité observée entre
les modèles alimentaires tient au contenu des catégories et non aux catégories elles-mêmes
(Lévi-Strauss, 1962). En effet, selon l’auteur, les catégories et les relations qui les unissent
entre elles sont plus ou moins universelles : « l’activité inconsciente de l’esprit consiste à
imposer des formes à un contenu, et […] ces formes sont fondamentalement les mêmes pour
tous les esprits, anciens et modernes, primitifs et civilisés » (Lévi-Strauss, 1958). Dès lors,
Lévi-Strauss insiste sur l’existence d’une unité dans le fonctionnement cognitif de l’homme et
in extenso dans la manière dont se déploie la raison alimentaire à l’intérieur des différentes
catégories. En ce sens, les modèles religieux ne sont qu’une application d’une tendance plus
générale, voire universelle de l’homme.
Partant du postulat émis par C. Lévi-Strauss, J.-P. Poulain (2002) distingue deux
grands ordres alimentaires immuables à l’intérieur desquels s’organisent des catégories qui
sont quant à elles variables dans le temps et dans l’espace. C’est donc très logiquement que
nous retrouvons la classification entre aliments mangeables et non-mangeables sur laquelle se
sont fondés les modèles monothéistes.
140
Cité par Lévi-Strauss (1962).
146
147
141
Un autre exemple plus récent de changement de catégorie pour la viande de cheval est celui qui
s’est opéré suite au « scandale de la viande de cheval » de février 2013. En effet, le vif émoi observé
chez les consommateurs, suite à la découverte de viande de cheval dans des plats surgelés
officiellement à base de viande de bœufs, est en quelque sorte révélateur du nouveau statut de la
viande de cheval. Il semble progressivement être passé de la catégorie « consommable » à celle de
« consommable problématique » pour dans certains cas changer d’ordre et passer à la catégorie « non-
mangeable dans ma culture ».
142
D’après l’InVS (Institut de Veille Sanitaire), les toxi-infections alimentaires collectives ou TIAC
correspondent à « l’apparition d’au moins deux cas similaires d’une symptomatologie, en général,
gastro-intestinale, dont on peut rapporter la cause à une même origine alimentaire ».
148
Nous venons de le voir : le caractère comestible d’une nourriture n’est pas suffisant
pour la rendre « bonne à manger ». Dès lors il semblerait que la logique alimentaire échappe à
la pure rationalisation. En effet, si la rationalité permettait à elle seule d’expliquer les modèles
alimentaires, ceux-ci s’organiseraient sur la simple distinction entre le comestible et le
toxique. Or, toutes les cultures choisissent parmi toutes les espèces disponibles, un nombre
limité et variable d’animaux « mangeables ». Ce principe ne s’applique pas uniquement dans
le domaine religieux. En témoigne, le rapport que l’homme contemporain entretient avec son
alimentation. En effet, évoluant dans une société laïque, ce denier ne connaît a priori pas de
restrictions religieuses, toutefois, ce n’est pas pour autant qu’il ne connaît pas de limite quand
il s’agit de se nourrir.
Cette question, nous l’avons déjà en partie abordée, lorsque nous avons parlé de
l’importance des représentations sociales dans l’imaginaire des mangeurs, en particulier à
travers la perception des matières grasses. Certains anthropologues vont qualifier cette forme
de pensée, qui s’oppose à la pensée rationnelle, de « magique ». Dès lors, l’homme est un
« penseur mangeur magique » (Fischler, 2001).
La « pensée magique » a été décrite à la fin du XIXe siècle par les premiers
anthropologues (Tylor et Frazer143) et consiste à attribuer des effets à un acte ou à un objet
tout en faisant abstraction des mécanismes de causes à effets (Fischler, 1994). Considérée
dans un premier temps comme une manière de penser spécifique des peuples primitifs puis
comme une étape du développement de l’enfant, la « pensée magique » a finalement été mis
en évidence par anthropologues dans toutes les cultures, y compris chez les plus « civilisées ».
Dès lors, il semblerait que l’homme contemporain soit également un « penseur magique ».
La pensée magique est présente dans tous les domaines de la vie mais est
particulièrement présente dans l’alimentation. Ce lien étroit s’explique par le principe
d’incorporation.
149
les Français, des “Macaronis”, les Français sont, pour les Anglais, des “Frogs”, les nord-
américains appellent les allemands “Krauts” etc. ».
À ce principe d’incorporation, viennent s’ajouter les lois de la pensée magique
définies à la fin du XIXe siècle. Il s’agit de « la loi de similitude »144, selon laquelle l’image
égale l’objet et de « la loi de la contagion »145, selon laquelle les propriétés d’un objet sont
transmissibles par simple contact.
Pour P. Rozin (1994), la pensée magique conduit à une confusion entre la relation de
corrélation et la relation de causalité et peut être en ce sens à l’origine d’« erreurs de
jugement ». Ce point se manifeste notamment par l’incapacité à intégrer la notion de dose
dans le système. La pensée magique fonctionne sur un mode binaire, l’objet est sain ou
malsain, pur ou impur, bon ou mauvais, sacré ou profane. En effet, dans les modèles
alimentaires sémitiques étudiés, un aliment est soit interdit soit autorisé, il n’est jamais
autorisé « à petite dose ». Dès lors, pour l’auteur, la pensée magique permettrait d’expliquer
que, de nos jours, certains aliments soient sacralisés et d’autres maudits (Rozin, 1990).
J.-P. Poulain (2002) s’est également penché sur la question de la décision alimentaire.
L’auteur distingue deux points de vue opposés dans la conception des modèles alimentaires.
D’un côté, il y a les individus qui « pointent le mangeur comme libre, ou presque totalement
libre de ses choix et de ses décisions, et de l’autre ceux qui « au contraire mettent l’accent sur
des phénomènes qui sont les véritables causes des actions du mangeur, mais qui échappent à
la conscience » (Poulain, 2002). J.-P. Poulain (2002) va alors de tenter concilier ces deux
théories et de montrer « comment les mangeurs sont à la fois surdéterminés par leurs modèles
alimentaires mais disposent cependant de marges de liberté dans lesquelles ils déploient
différentes formes de rationalité ».
144
Ce principe de similitude peut être illustré par l’expression « manger du lion » : « Lorsque nous
disons « vous avez mangé du lion ce matin » à qui manifeste un entrain particulier, c’est bien sûr une
façon de parler mais aussi une façon de penser, qui relève d’une logique magique » (Fischler, 1994).
145
Pour illustrer la loi de la contagion, le psychologue américain P. Rozin (1994) évoque une
expérience qu’il a réalisée auprès de ses étudiants en 1994. Dans un premier temps, il leur propose un
verre de jus de fruit dans lequel il a mis une mouche. Les étudiants refusent tous de le boire, la grande
majorité explique ce rejet par des raisons sanitaires. Rozin renouvelle ensuite l’expérience avec, cette
fois, une mouche stérilisée. La réaction des étudiants est identique : le rejet persiste alors que le risque
sanitaire a été écarté. Enfin, le verre de jus de fruit est de nouveau proposé aux étudiants mais cette
fois avec une mouche en plastique. La moitié des étudiants refusent alors de boire le verre. Dès lors
qu’il soit réel, stérilisé ou factice l’insecte provoque toujours une aversion (loi de similitude) et semble
contaminer la boisson (loi de contagion). En outre, Rozin rapporte qu’au cours de ces trois
expériences, les étudiants refusent toujours de boire après que la mouche a été enlevée. Ceci illustre
l’autre aspect de la loi de la contagion qui pourrait se traduire par « une fois en contact, toujours en
contact » (« once in contact, always in contact »).
150
Dès lors, pour J.-P. Poulain (2002), la vision la plus simple serait de considérer le
mangeur comme « un homme de raison ». Dans cette perspective, les décisions alimentaires
sont le « résultat d’un raisonnement en termes de coûts-avantages ». Cette théorie se base sur
« l’hypothèse que, si un individu sait ce qui est bon pour lui (en termes économiques ou
sanitaires), il se comportera en conséquence et prendra des décisions avantageuses en
fonction du poids relatif qu’il accorde aux critères mobilisés dans son analyse coûts-
avantages » (Poulain, 2002). Dès lors, toute décision jugée « inadaptée » ou « irrationnelle »
serait le « résultat d’un déficit d’information » et par conséquent, il suffirait pour les corriger
d’accroître « le stock de connaissances pertinentes pour le mangeur ».
Toutefois, si le mangeur est un être rationnel, pour J.-P. Poulain (2002) « il y a
rationalité et rationalité ». En effet J.-P. Poulain (2002) a repris les grandes formes de
rationalité proposées par M. Weber (1959) et les a adapté au domaine de l’alimentation. Dès
lors l’auteur opère deux grandes distinctions : la « rationalité en finalité » (cf. figure 4) et la
« rationalité en valeurs » (cf. figure 5). Dans la première forme de rationalité, « le but
recherché est censé déterminer les décisions et les actions qui en découlent ». Dans le
domaine de l’alimentation, les objectifs à atteindre peuvent être multiples : faire un bon repas,
être en bonne santé, éviter un risque objectif ou symbolique... 146
146
En effet, pour J.-P. Poulain (2002), « construire une décision en finalité suppose de la part de
l’individu une conscience plus ou moins claire d’un lien entre alimentation et santé, alimentation et
esthétique corporelle, alimentation et état spirituel, alimentation et plaisir, ou l’existence et la
conscience d’une pression sur la part du budget consacrée à l’alimentation ».
151
Le second point de vue exposé par J.-P. Poulain se situe à l’opposé de la conception
rationaliste et pose l’homme comme un individu « surdéterminé ». En d’autres termes, les
mangeurs sont « comme mus par des raisons qui échappent à leur conscience et à leur
volonté. » (Poulain 2002). Dès lors, l’acte alimentaire ne relève plus de l’acte volontaire et les
mangeurs n’ont pas véritablement conscience des causes qui motivent leurs décisions. En ce
sens, « les discours que les individus produisent sur les motifs de leurs choix et de leurs
actions sont alors lus comme des rationalisations, au sens psychanalytique, c’est-à-dire une
justification a posteriori, apparemment rationnelle, relevant d’un ordre logique qui leur
échappe ».
Pour J.-P. Poulain (2002), cette théorie permet de concevoir le mangeur sous trois
aspects différents. Le premier pose la mangeur comme un « être biologique », son
comportement alimentaire serait déclenché par son état physiologique, caractérisé par un
ensemble de paramètres biologiques tels que la glycémie, la présence ou non d’un bol
alimentaire, les rythmes circadiens… Dès lors, « les pratiques alimentaires et les différentes
décisions qui les déclenchent seraient en fait des réponses comportementales à des états
physiologiques de manque » (Poulain, 2002). Toutefois, comme le souligne J.-P. Poulain,
cette conception « universaliste » se heurte rapidement à un écueil puisqu’elle fait totalement
abstraction des particularismes socioculturels. Dès lors, elle ne permet pas, seule, d’expliquer
les décisions alimentaires.
Dans la deuxième conception, le mangeur est un « être sociologique » c’est-à-dire que
ses choix alimentaires sont déterminés par la culture et le groupe social.
Enfin, la dernière conception s’est développée à partir de l’étude des troubles du
comportement alimentaire (anorexie, boulimie, orthorexie) et conçoit le mangeur comme un
« être psychologique ». Dès lors, « l’alimentation s’inscrit dans l’ordre du désir et les mobiles
qui poussent un individu à agir relèvent du psychologique et sont plus ou moins
inconscients » (Poulain, 2002).
Pour J.-P. Poulain (2002), chacune de ces conceptions ne peut être prise séparément
pour justifier les décisions alimentaires. Pour comprendre l’acte alimentaire, il faut les
considérer conjointement sans perdre de vue les influences qu’elles exercent les unes sur les
152
autres. Pour l’auteur le mangeur est donc « à la fois libre et surdéterminé. Surdéterminé par
un ensemble de facteurs socioculturels mais aussi biologiques, et libre parce que ces
surdéterminations ne s’imposent pas de façon implacable et lui laissent un espace de
liberté ». En ce sens, la décision alimentaire est « à la fois le produit d’une surdétermination
sociale et de l’originalité avec laquelle un individu, marqué par une histoire et une
personnalité particulières, réagit à des influences sociales et s’adapte à des contextes
particuliers ». (Poulain, 2002).
1. La vache « folle »
a. De l’ambiguïté à l’anomalie
Dans notre culture, la vache est un animal ambigu dans la mesure où elle peut être
considérée à la fois comme un animal proche de l’homme, car domestique, et à la fois
éloigné, puisqu’il s’agit d’un animal dont l’homme se nourrit. Or, c’est cette ambiguïté qui lui
confère sont statut d’animal « mangeable ». En effet, comme nous l’avons vu plus haut, pour
qu’un animal soit consommable il faut qu’il soit à « bonne distance » de l’homme : « De
notre consommation de viandes sont exclues deux sortes de semblables : les animaux
familiers qui sont, justement, (comme) de la famille, et ainsi humanisés ; et les carnivores qui,
à ce titre, sont semblables à l’homme carnivore […]. On voit que ce choix résulte de la
tension entre deux exigences contraires : d’une part l’exclusion du (trop) semblable à
l’homme, en vertu de l’interdit de l’anthropophagie ; d’autre part la recherche d’une
similitude, pour restaurer au mieux son propre corps » (Vialles, 1998). La vache, cet animal
presque familier mais en même temps pas tout à fait domestique, repose donc sur un équilibre
fragile entre le lointain et le proche, principe d’équilibre qui se trouve au fondement même de
notre régime alimentaire.
Or, pour M. Douglas (1971), comme nous l’avons vu à travers son étude des interdits
du Lévitique, un animal ambigu est particulièrement sujet à devenir un animal anormal, c’est-
à-dire un animal qui « ne s’insère pas dans une série ou un ensemble donné » (Douglas,
1971).
L’exemple de la crise de la « vache folle » illustre précisément ce propos. En effet,
nous allons voir comment l’encéphalopathie spongiforme bovine a symboliquement fait
basculer la vache du statut d’animal ambigu au statut d’animal anormal.
153
Si, sur le plan rationnel, la crise provoquée par l’ESB tient des risques sanitaires
encourus, il semblerait que sur le plan symbolique, l’indignation provienne de l’emploi des
farines animales147. En effet, l’utilisation d’aliments carnés pour nourrir un animal à l’origine
herbivore strict constitue une « transgression majeure » puisqu’elle bouleverse l’ordre de la
nature. De ce fait, elle suscite chez le consommateur une « terreur qui se résout en colère »
(Apfelbaum, 1998).
Par ailleurs, les farines animales en question se sont avérées être issues de
l’équarrissage, c’est-à-dire de « viande morte ». « Nourrir des animaux avec des cadavres
d’autres animaux », qui plus est de la même espèce, constitue la seconde transgression. C’est
ainsi que dans l’imaginaire du mangeur contemporain, la vache devient « cannibale »148
(Apfelbaum, 1998, Kilani 2002).
Ce fait est particulièrement problématique au regard des lois de la pensée magique, qui
semble intervenir plus en moins consciemment chez tous les individus quand il est question
de leur alimentation. En effet, en vertu du principe d’incorporation, consommer de la chair
d’un animal nourri avec des « restes de cadavres » n’est donc pas un acte anodin. Si l’homme
pense devenir ce qu’il mange, manger d’un tel animal reviendrait à se nourrir lui-même de
« charognes ». Or, dans la société contemporaine, il est inconcevable de se nourrir d’animaux
qui n’ont pas été abattus spécifiquement pour la consommation149.
En outre, la crise de « la vache folle » a ébranlé notre mode de gestion du meurtre
alimentaire. Au cours du dernier siècle, l’homme moderne a progressivement refoulé la mise
à mort des animaux hors de la vie sociale et l’abattage industriel est pratiqué à l’abri des
regards. Or, suite à la mise en place du plan sanitaire d’urgence, des cheptels entiers de bovins
sont abattus et ce, à la vue de tous. En effet, les images de cette mise en mort de masse sont
diffusées dans tous les médias, ce qui rappelle au mangeur sarcophage une réalité à laquelle il
préfère habituellement se soustraire, à savoir « pour manger de la viande, il faut tuer des
147
L’origine de l’ESB est encore aujourd’hui discutée. Toutefois, les farines de viande et d’os (FVO)
distribuées aux bovins (majoritairement laitiers) en complément protéique sont fortement suspectées et
leur contamination s’expliquerait par le changement opéré dans les méthodes de séparation graisse-
protéine (abaissement de la température de cuisson et modification du support de l’extraction des
lipides).
148
Le terme de « cannibale » a largement été utilisé par les médias pour désigner les herbivores
soumis au régime des farines animales. Toutefois, l’emploi de ce terme peut prêter à confusion dans
l’esprit du mangeur puisqu’il renvoie à deux définitions différentes. En effet, d’un côté le terme de
« cannibalisme » peut être employé pour caractériser l’acte de manger son « semblable » et peut donc
être appliqué aux animaux qui mangent leur propre espèce (en ce sens, la « vache folle » est
cannibale) ; et de l’autre côté, le « cannibalisme » peut aussi désigner l’anthropophagie, à savoir le fait
pour l’homme de manger de la chair humaine. Dès lors « tout se passe comme si le fait de manger la
vache, désormais perçue comme carnivore et par extension cannibale, induisait une perturbation telle
dans les représentations que le régime de l’homme de carnivore se transforme à son tour en
cannibale, c’est-à-dire en anthropophage » (Kilani, 2002).
149
Ce principe fait en quelque sorte écho à cette injonction du Deutéronome (XIV, 21) : « Vous ne
pourrez manger d’aucune bête crevée ».
154
animaux » (Poulain, 2002). Dès lors, la crise de la « vache folle » et l’hécatombe qu’elle
engendre, ravivent chez le mangeur contemporain la culpabilité et l’angoisse générées par le
meurtre alimentaire.
Ainsi, la « vache folle » bouleverse les catégories et les représentations traditionnelles
du mangeur, elle n’est plus à sa place et devient source d’angoisse, voire même de terreur. Il
semblerait que sur le plan symbolique notre société ne tolère pas plus le désordre que les
instances religieuses, surtout lorsqu’il touche au domaine si intime de l’alimentation.
En 1996, quelque mois après la crise de la « vache folle », éclate celle des organismes
génétiquement modifiés (OGM). Le journal Libération titre « Après la vache folle, le soja
fou... »150.
Dans le cas des nourritures biotechnologiques, l’enjeu sanitaire est encore au centre du
débat. Il est effectivement reconnu par les différents acteurs, que ce soit par les opposants (la
Confédération paysanne, Greenpeace et autres associations), les partisans (les groupes
industriels producteurs de semences, dont la société américaine Monsanto est aujourd’hui
devenue le symbole) et les arbitres (experts scientifiques délégués par les organismes de
sécurité sanitaire).
Toutefois, face à la virulence du débat et des réactions des consommateurs parfois
qualifiées d’« excessives », il semblerait que les craintes générées par les nourritures
technologiques ne relèvent pas uniquement du domaine du rationnel (Assouly 2002). Dès lors,
comment la pensée symbolique peut-elle être utile à la compréhension de ce malaise qui
affecte les consommateurs ?
150
Cité par Poulain (1998).
151
Rappelons que l’Ancien Testament condamne explicitement toute forme d’hybridité.
155
autre, depuis la semence jusqu’au conditionnement final, la plante n’est plus donnée,
rattachée à une origine naturelle, elle est intégralement générée » (Assouly, 2002). Du reste,
il ne s’agit plus comme avec l’industrialisation de faire subir au produit naturel une
transformation extérieure mais de procéder à une modification intrinsèque de l’espèce,
indécelable par le consommateur sur le produit fini. En effet, « la transgénèse est une
opération invisible et illisible, dangereusement discrète » (Assouly, 2002). L’étiquetage du
produit est la seule manière pour le consommateur d’être informé de l’éventuelle présence
d’OGM.
Dès lors, en obligeant le mangeur à reconsidérer les représentations qu’il a de l’origine
et de la nature de ses aliments, les nourritures technologiques deviennent à leur tour une
source de désordre, et par conséquent une source d’angoisse.
Par ailleurs, pour O. Assouly (2002), si les OGM sont si problématiques c’est qu’ils
remettent également en question la place de l’homme au sein de la Création. En effet, avec
l’essor de la biotechnologie, l’homme prend le pas non seulement sur l’ordre divin mais
également sur l’ordre naturel. Il ne se contente plus de cultiver des semences déjà existantes,
il génère ses propres semences. L’homme s’arroge désormais une « prérogative divine et
naturelle » et fait sien « un pouvoir démiurgique ». « Dès lors que les végétaux ne s’offrent
plus spontanément ou par le truchement de l’agriculture, l’homme réinvente la Genèse. Il
refonde la Création, réécrit un épisode majeur de la Bible, et produit à son tour de la vie
suivant ses besoins, ses désirs, sa logique agro-alimentaire et économique » (Assouly, 2002).
Que l’homme puisse désormais créer de la vie ne pose pas problème qu’aux croyants. En
effet, il semblerait que les mouvements d’opposition aux OGM partagent avec la religion
certaines convictions. En effet, bien qu’avançant majoritairement des arguments sanitaires, les
militants prônent également des valeurs morales et symboliques telles que le « respect de la
vie », la « non-appartenance de la vie à l’homme », « l’interdiction de créer artificiellement
de la vie » ou encore « l’obligation de réduire les interventions sur la nature au minimum »
(Assouly, 2002).
156
Après avoir présenté les principaux processus à l’origine de ces « crises de foi »
contemporaines (Assouly, 2002), nous verrons quelles stratégies sont aujourd’hui élaborées
pour tenter de rétablir la confiance entre l’homme et son alimentation. Nous verrons alors, au
terme de cette partie, quel éclairage peut apporter l’étude des modèles alimentaires religieux
aux préoccupations contemporaines.
152
Rappelons que les qualités gustatives d’un aliment restent, pour les Français, le premier critère de
choix d’un produit alimentaire, bien avant ses effets sur la santé.
157
153
Pour illustrer ses propos, J.-P. Poulain (1997) cite l’exemple des films dans lesquels ces animaux
occupent le premier rôle et donnent « des leçons d’éthique naturelle ». Citons par exemple les films du
réalisateur J.-J. Annaud, L’Ours (1988) et Deux Frères (2004).
158
Or, nous avons vu précédemment que l’une des fonctions premières de la préparation
culinaire est de permettre à l’homme d’apprivoiser l’aliment, de le rendre familier et donc de
le consommer sereinement. « En se déplaçant de la cuisine vers l’usine » (Fischler, 1979),
l’étape de préparation perd sa fonction « socialisatrice » (Poulain, 1997) ; l’aliment reste
étranger, inconnu et l’homme se voit déposséder de toute possibilité d’« apprivoisement ». En
effet, « l’apprivoisement des aliments n’est guère efficace que lorsqu’il est opéré par une
main familière et tendre dans des conditions insoupçonnables, purifiées par l’amour ou le
rite. L’industrie fait certes la cuisine, mais c’est une louche cuisine : elle incarne une sorte de
« mauvaise mère » dont le travail relève plus d’obscures manipulations (le chaudron des
sorcières) que d’une alchimie de succulences. En aval de l’usine et du supermarché, il y a
directement des bouches et des ventres, sans médiation culinaire ultime ou presque, alors que
le péril industriel nécessiterait, comme jadis le péril naturel, une série d’opérations
purificatrices, de rites « d’apprivoisement », bref : un accommodement » (Fischler, 1979).
Cette absence de médiation culinaire va directement impacter le statut de l’aliment : il
est devenu « un artefact mystérieux, un OCNI, un « objet comestible non identifié », sans
passé ni origine connus » (Fischler, 2001) et est désormais perçu par le
consommateur « comme manquant d’identité », de « qualité symbolique », comme
« anonyme », « sans âme », « sorti du non-lieu industriel », en un mot « désocialisé »
(Poulain, 1997). Une fois de plus l’exemple de la viande illustre bien ce processus de
« dénaturalisation » de l’aliment. En effet, l’industrie alimentaire transforme la chair de telle
sorte que l’on ne puisse reconnaître l’aspect originel de l’animal dans la préparation finale.
Dans ces conditions, l’homme va développer une réelle méfiance154 à l’égard des
aliments produits et transformés par l’industrie agro-alimentaire155 : « quels traitements leur
fait-on subir, comment les manipule-t-on, qu’y ajoute –t-on ? Que contiennent –ils vraiment ?
Comment détecter les « vices cachés du prêt-à-manger » ? » (Fischler, 2001). Cette méfiance
se cristallise à travers le reproche fait aux industries d’employer des additifs, comme les
colorants, les conservateurs, les agents de texture ou de sapidité156.
À travers ce rejet semble se dessiner la figure moderne de l’impur :
l’artifice (Fischler, 2001). « L’usine, en matière alimentaire, incarne désormais
l’outrecuidance prométhéenne de l’homme, le lieu où celui-ci a décidé imprudemment et
impudemment de contrecarrer, de concurrencer les desseins et les forces obscures de la
Création […] » (Fischler, 2001).
154
Selon C. Fischler (1971, 2001), cette méfiance s’est exacerbée au début des années 1970.
155
J.-P. Poulain (1997) emprunte alors la notion de « fantasme d’incorporation » à la psychanalyse
kleinienne pour rendre compte du malaise généré par l’alimentation industrielle chez le
consommateur. En effet, « l’incorporation, qui est déjà un acte d’une certaine gravité parce que
répondant à des enjeux à la fois vitaux et symboliques, s’accompagne, lorsqu’il s’agit d’un produit
industriel « sans identité », d’une profonde anxiété ».
156
Pour J.-P. Poulain (2004), ces procédés industriels tendent à réduire « les marqueurs gustatifs
propres à certaines cultures en homogénéisant les goûts ». Cet effacement des particularismes
culinaires contribue, pour l’auteur, à l’exacerbation de l’ambivalence de type plaisir-déplaisir.
159
Ces deux structures comportementales peuvent être retrouvées dans des cultures très
différentes. Par exemple, si nous nous replaçons dans le contexte de l’anthropologie
religieuse, le vagabondage peut servir à caractériser le modèle alimentaire de l’Eden où les
nourritures mises à disposition de l’homme sont à volonté. La sortie du paradis marque alors
le passage au commensalisme où l’homme doit désormais « gagner son pain à la sueur de son
157
Les expressions de « commensalisme » et de « vagabondage » ont été établi par cet éthologue suite
à des études menées chez les primates où il constata que des babouins élevés en captivité partageaient
la nourriture reçue (« commensalisme ») alors qu’en liberté, ils se procurent seuls leur nourriture
(« vagabondage »). Pour Bilz ces deux types de comportement se retrouvent également chez l’homme.
Affirmant que le « vagabondage » retrouvé chez les chasseurs-cueilleurs est plus « archaïque » que le
« commensalisme », il adopte une perspective résolument évolutionniste.
158
D’autres termes sont également employés par les anthropologues et les sociologues pour décrire ce
phénomène de « vagabondage alimentaire », il s’agit par exemple du « picorage » ou du
« grignotage » (Corbeau, 1992 ; Fischler, 1979, Poulain, 1998, 2002).
160
159
« C'est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain, jusqu'à ce que tu retournes dans la terre,
d'où tu as été pris; car tu es poussière, et tu retourneras dans la poussière » (Genèse, III, 19).
160
Un autre exemple d’application est celui de l’anthropologie préhistorique selon laquelle les groupes
de chasseurs, d’éleveurs ou d’agriculteurs pratiquaient le commensalisme tandis que les groupes de
cueilleurs pratiquaient le « vagabondage » (Poulain, 1997).
161
Pour C. Fischler (1979), ce « comportement d’errance vagabonde » est manifeste dans les
supermarchés, en effet il s’agit pour l’auteur d’un « lieu réservé par destination à un collecteur
vagabond qui, au grès de sa marche, « cueille » mille trouvailles sur les rayonnages ».
162
Précisons toutefois que certains auteurs préfèrent parler d’une « simplification » plutôt que d’une
« déstructuration » des repas. En effet, comme le précise M. Ologoudou (2004) ces derniers restent
pris « à heure régulière le plus souvent chez soi, en famille, privilégiant une certaine diversité
alimentaire ». Ce à quoi, elle ajoute « au-delà du contenu de nos assiettes, notre culture alimentaire
place surtout le plaisir et la convivialité au cœur de notre rapport à l’alimentation, loi d’une vision
purement fonctionnelle ».
161
(2005) par exemple, ces prises alimentaires de type snacking constituent des « agressions
mettant en péril la famille elle-même ».
Pour C. Fischler (1979, 2001), ce développement des phénomènes de
« grignotage » reflète la « gastro-anomie », autrement dit la dégradation de l’ensemble des
règles, normes et représentations relatives à l’alimentation. Désormais libéré de toutes
contraintes normatives, qu’elles soient familiales, sociétales ou religieuses, l’individu est livré
à lui-même et doit, seul, gérer ses choix et comportements alimentaires. Toutefois, face à cet
isolement, il éprouve une anxiété et une angoisse croissante. C’est le « triomphe et la crise de
l’individualisme » (Fischler, 2001).
En outre, pour J.-P. Poulain (2004), ces mutations des pratiques alimentaires
quotidiennes et la montée de l’individualisme sont souvent vécues par les mangeurs comme
une « déstructuration des principes d’une bonne alimentation » et réactivent en ce sens
l’anxiété de type plaisir-déplaisir.
2. La cacophonie diététique
163
Le concept de « dissonance cognitive » a été abordé pour la première fois dans le cadre de la
cacophonie par L. Festinger, sociologue américain (Tardieu, 2010). Il définit alors la dissonance
cognitive comme « un état de tension désagréable dû à la présence simultanée de deux cognitions
(idées, opinions, comportement) psychologiquement incohérentes ». Dès lors, deux cognitions sont
dissonantes lorsque l’une est le contraire de l’autre.
162
Aspirant à « un sain gouvernement du corps » mais ne parvenant pas à tirer des règles
claires et précises des principes généraux édictés par la société, l’acte alimentaire devient
problématique pour le mangeur contemporain. Dans ce contexte vont s’élaborer différentes
« stratégies individuelles de gouvernement du corps » (Fischler, 1979).
Selon C. Fischler (1979), « la stratégie du compromis » est la stratégie la plus
fréquemment observée: « on cherche le compromis le moins mauvais en compensant un excès
par une surveillance ultérieure, en substituant de « bons » aliments aux « mauvais », en
changeant de techniques culinaires (poêle au Teflon, cuisson à la vapeur), en s'efforçant de
faire du sport ».
Dans certains cas plus rares, les individus adoptent une stratégie beaucoup plus radicale
qui consiste à choisir de manière délibérée un système alimentaire dans lequel des règles
simples, claires et précises sont établies et laissent de ce fait peu ou pas de liberté
d’interprétation. C’est par exemple le cas des religions comme le Judaïsme ou l’Islam où
l’alimentation fait l’objet d’une législation très précise ; mais également dans des
mouvements « profanes » tels que le végétarisme ou la macrobiotique. Par cette conversion
alimentaire, qui constitue pour C. Fischler « à proprement parler un chemin de Damas »,
l’individu parviendrait à supprimer « le tiraillement entre principes et comportement ».
Dès lors nous pouvons constater que l’impact de cette « cacophonie alimentaire » sur le
mangeur contemporain est complexe et varié. Elle semble être « vécue avec des degrés
d’intensité très divers, qui parcourent toutes les gradations entre deux polarités extrêmes : de
l’humour à l’angoisse » (Fischler, 1979). En outre, elle dépendrait du « niveau de
vulnérabilité » des consommateurs. Si la plupart des personnes adoptent des conduites de type
compromis, visant à réduire la « dissonance cognitive », d’autres, plus vulnérables, sont
amenées à développer des comportements plus ou moins radicaux et « visent la
simplification » (Tardieu, 2010).
Dans cette perspective, la cacophonie alimentaire peut avoir des effets particulièrement
délétères sur les consommateurs. L’orthorexie en est un exemple »164.
L’orthorexie est un trouble du comportement alimentaire qui consiste en une obsession de
l’alimentation saine, il devient une pathologie dès lors qu’il complique les relations sociales et
renferme l’individu sur lui-même. Pour les individus atteints d’orthorexie, le corps devient
une sorte de « Temple » sacré. Ainsi, en contrôlant de manière minutieuse leur alimentation,
ils cherchent à préserver leur pureté corporelle.
164
Étymologiquement « manger droit ».
163
L’étude des lois alimentaires des religions monothéistes nous a montré qu’il n’y avait
pas de possibilités alimentaires sans confiance165. Or, il semblerait que cette idée soit aussi
valable pour notre modèle alimentaire contemporain. Si dans les religions, une relation de
confiance s’instaure entre le mangeur et ses nourritures c’est parce qu’il existe au delà une
relation de confiance inébranlable entre l’homme et une puissance transcendantale qui garantit
la légitimité des biens comestibles. Avec l’effacement du divin qui caractérise aujourd’hui
notre société, nous pouvons alors nous poser la question de savoir à qui incombe désormais
cette tâche d’apposer une garantie des origines et de pureté sur les aliments. Face aux « crises
de foi » manifestes à l’égard de l’alimentation, par quels moyens la société peut-elle rétablir la
confiance entre l’homme et ses aliments ?
Nous verrons alors que derrière les pratiques mises en œuvre pour atteindre cet
objectif, se profilent ce qu’O. Assouly (2002) nomme des « avatars du sacré ».
165
Étymologiquement, le mot confiance vient de fides, qui signifie foi en latin.
164
Les crises sanitaires et les scandales alimentaires qui ont éclaté en France depuis une
vingtaine d’années ont fortement ébranlé la confiance du consommateur à l’égard des
nourritures modernes. L’ampleur de ces phénomènes -dont les médias se sont fait largement
l’écho- montre que la sécurité sanitaire des aliments est aujourd’hui une préoccupation
majeure pour les consommateurs. De nos jours, la mission de garantir l’innocuité alimentaire
incombe en premier lieu aux pouvoirs publics. L’État joue donc un rôle majeur dans la
confiance que le mangeur accorde à ses aliments.
166
La sécurité alimentaire et la sécurité sanitaire des aliments sont deux concepts distincts au sens où
le deuxième est inclut dans le premier. En effet, d’après le Comité de la Sécurité Alimentaire
mondiale : « La sécurité alimentaire existe lorsque tous les êtres humains ont, à tout moment, la
possibilité physique, sociale et économique de se procurer une nourriture suffisante, saine et nutritive
leur permettant de satisfaire leurs besoins et préférences alimentaires pour mener une vie saine et
active ». La sécurité alimentaire comprend donc quatre piliers : l’accès, la disponibilité, la qualité et la
stabilité. La sécurité sanitaire des aliments s’intègre donc la partie « qualité » de la sécurité
alimentaire.
167
Le PMS est défini réglementairement dans le cadre de l’arrêté ministériel du 8 juin 2006 relatif à
l’agrément des établissements mettant sur le marché des produits d’origine animale ou des denrées
contenant des produits d’origine animale. Cet arrêté complète l’ensemble des textes réglementaires
communautaires du « Paquet Hygiène ».
165
Dès lors qu’elles assurent la sécurité sanitaire des denrées alimentaires, les procédures
mises en œuvre dans le PMS peuvent être considérées comme de véritables « outils de
confiance ». C’est particulièrement le cas de la démarche de traçabilité du produit.
La traçabilité correspond à « la capacité de retracer, à travers toutes les étapes de la
production, de la transformation et de la distribution, le cheminement d'une denrée
alimentaire, d'un aliment pour animaux, d'un animal producteur de denrées alimentaires ou
d'une substance destinée à être incorporée ou susceptible d'être incorporée dans une denrée
alimentaire ou un aliment pour animaux »168. La traçabilité va donc créer une information
associée à chaque produit (code couleur, numéro d’identification…) sans discontinuité tout au
long de la chaîne alimentaire et renforcer la visibilité et la disponibilité de ces informations
pour le consommateur. Dès lors, en instaurant de la transparence, la traçabilité favorise
l’instauration d’un climat de confiance avec le consommateur.
En effet, pour C. Fischler (2001) cette transparence de l’alimentation permet de
rompre « la barrière symbolique de la cellophane » et de rendre à l’aliment « sinon des
racines, du moins un semblant d’identité » et donc par conséquent de rétablir un rapport de
confiance.
Du reste, en assurant l’innocuité alimentaire, l’État garantit aussi et surtout l’origine,
la légitimité, le crédit, la confiance accordés aux aliments. Il offre à l’individu la possibilité de
manger sereinement. En ce sens, la puissance publique s’est en quelque sorte substituée aux
instances religieuses. C’est donc désormais à cette « puissance à la fois totémique et
tutélaire » qu’incombe « la tâche d’apposer sa garantie de pureté sur le comestible »
(Fischler, 2001).
a. L’imaginaire du terroir
Jusqu’aux années 70-80, la pensée positiviste avait réalisé un clivage entre l’homme et
la nature (cette dernière se devant d’être maîtrisée) et montré une image négative du passé.
Depuis peu, ce discours semble s’être inversé ; nous assistons à ce que Descola (2005) appelle
une « mutation de la pensée naturaliste ». Pour l’auteur, l’individu semble avoir peu à peu
perdu sa foi dans le progrès et se retourne désormais vers les valeurs d’un passé qu’il imagine
être meilleur. Ce phénomène est manifeste dans le domaine de l’alimentation. En témoigne
l’intérêt croissant pour les produits du terroir considérés à la fois comme « traditionnels » et
« naturels ».
Toutefois pour Poulain, cette quête d’authenticité repose sur une vision idyllique et
fictive d’un passé où le mangeur vivait en symbiose avec la nature, sans angoisse, « à l’abri
d’une culture culinaire clairement identifiée et identifiante ». Ainsi, le « terroir » renvoie dans
l’imaginaire du consommateur à « un univers traditionnel, au sens naïf du terme, c’est-à-dire
fondé sur une tradition immuable, par opposition aux cycles des modes de l’économie de
168
Règlement (CE) n°178/2002 du 28 janvier 2002 établissant les principes généraux et les
prescriptions générales de la législation alimentaire, instituant l'Autorité européenne de sécurité des
aliments et fixant des procédures relatives à la sécurité des denrées alimentaires.
166
Dès lors, pour l’auteur, il est « difficile de ne pas de ne pas retrouver, sous une forme
gauche et parfois caricaturale, l’opposition entre le sacré et la profane. N’est pas une façon
de rejouer la distinction religieuse entre aliments licites et illicites ? » (Assouly, 2002).
Les acteurs des industries alimentaires ont bien compris l’intérêt contemporain pour la
tradition. Ils vont alors tenter de réconcilier industrie et tradition en proposant des aliments
« de haute valeur symbolique », accessibles à tous. En effet, « pour être en mesure de
rassasier […] les consommateurs, il faut pouvoir entretenir leurs fantasmes alimentaires »
(Assouly, 2002).
169
Pour J.-P. Poulain (2002) la notion de qualité est ambiguë et risque de conduire à « un formidable
malentendu » : « [la qualité] se définit désormais « comme l’adéquation du produit aux besoins et
usages du consommateur » [norme ISO 8402-2-1]. C’est donc en dernière analyse l’individu et ses
logiques de consommation qui deviennent la ligne de mire de la démarche qualité (....) l’air du temps
est aux normes ISO, à la méthode HACCP, aux autocontrôles, au « management par la
qualité ». Cependant, pour le consommateur, la qualité n’a pas le même sens que pour les experts.
Pour lui, la qualité, c’est simplement et naïvement quand les choses sont bonnes ».
167
à l’incertitude du consommateur quant à l’origine du produit. Par exemple, les labels IGP ou
AOC permettent de rattacher avec certitude un produit à son territoire de production qui est
lui même bien identifié. Ainsi par le jeu des labels et autres appellations, les industries
confèrent une nouvelle identité aux aliments.
Du reste, en garantissant au consommateur le respect d’un cahier des charges strict
dans la production et la transformation des aliments, comme c’est le cas pour le Label Rouge,
ces labels contribuent davantage à la réassurance du mangeur.
ii. La marque
Contrairement aux appellations et labels précédemment cités, la marque
(dénomination, logo…) ne garantit pas officiellement la qualité des produits, au sens où elle
est soumise à un cahier des charges qui n’est pas validé par les pouvoirs publics. Ainsi, la
marque est un signe de reconnaissance pour le consommateur mais ne constitue pas un signe
officiel de qualité. Cependant, à sa manière, elle joue également un rôle important dans la
réassurance du mangeur-consommateur.
Nous l’avons vu, l’industrie agro-alimentaire adopte de plus en plus une logique
marketing basée sur la nostalgie de la ruralité, du passé. Ainsi, dans leur dénomination un
certain nombre de marques rappellent au consommateur une cuisine familiale, traditionnelle,
authentique. C’est le cas par exemple des confitures « Bonne maman », du café « Grand-
mère » ou encore des chips « à l’ancienne ». Ces clichés alimentaires se retrouvent également
dans la communication publicitaire qui va jusqu’à recréer un passé bien souvent fictif pour
donner du « terroir » aux produits. En effet, pour A. Appaduraï (2005) « l’effort pour nous
inculquer la nostalgie est une caractéristique centrale des techniques marchandes modernes.
[…] On a beaucoup écrit sur ces questions. […] Mais ce qui n’a pas été exploré, c’est le fait
qu’une telle nostalgie, du moins en ce qui concerne le marketing de masse, ne cherche pas en
premier lieu à évoquer un sentiment auquel pourraient réagir les consommateurs qui ont
réellement perdu quelque chose. Ces formes de publicité de masse apprennent plutôt au
consommateur à souffrir de la perte des choses qu’il n’a jamais perdues. Autrement dit, elles
créent des expériences de durée, de passage et de perte, qui réécrivent les histoires vécues
des individus, des familles, des groupes ethniques et des classes sociales. Avec ces
expériences de pertes qui n’ont jamais eu lieu, ces publicités créent ce qu’on pourrait appeler
une « nostalgie imaginée » ». Ainsi, l’identification des produits à un terroir fonctionne non
seulement comme un « marqueur géographique » mais aussi comme un « traceur
historique » ; « la géographie se donne comme histoire »170.
Les aliments se voient attribuer des qualités feintes ou réelles pour répondre aux
représentations que le consommateur peut s’en faire. Il ne s’agit donc plus de nourrir sa raison
mais son imagination. De la sorte, « la fonction marketing, le packaging et le logo, opèrent la
séduction nécessaire à la production de la confiance » (Assouly, 2002).
170
Cette tendance à sortir une pratique traditionnelle de son contexte historique et géographique pour
ensuite l’instrumentaliser dans un cadre contemporain correspond à ce qu’A. Giddens appelle le
« fondamentalisme » (Cité par Ascher, 2005). Même si ce concept s’applique en premier lieu aux
pratiques religieuses qualifiées d’ « intégristes », il peut, dans une certaine mesure, servir à désigner
l’instrumentalisation de la tradition par les industries agro-alimentaires.
168
En outre, la marque c’est avant tout un nom, un signe distinctif et par conséquent une
identité à laquelle le consommateur en manque de repère peut se rattacher. En effet, face à la
grande diversité de l’offre dans les grandes surfaces, la marque constitue en quelque sorte une
« valeur refuge » (Poulain, 1998). C’est particulièrement le cas de certaines marques qui
réussissent à fidéliser un grand nombre de consommateurs. Contrairement à d’autres qui
disparaissent et apparaissent au gré des marchés, ces marques semblent invariables,
permanentes ; de cette manière, elles s’ancrent dans une sorte de tradition et entretiennent
l’illusion d’une continuité qualitative pour le mangeur-consommateur. Dès lors, les marques
agrègent autour d’elles « des réseaux de significations tutélaires, totémiques, quasi-
claniques » (Fischler, 2001). Elles font autorité parmi le large choix de produits disponibles,
et la confiance qu’elles suscitent leur confère une aura presque religieuse.
Dans les religions polythéistes, les tabous étaient nombreux et très variés. Il n’existait
pas de règle générale, chaque prescription s’appliquait à un culte particulier et dans des
circonstances bien précises. Ainsi certains animaux étaient interdits, non pas parce que
considérés impurs, mais parce qu’ils étaient associés à une divinité particulière. À l’inverse,
certains animaux jugés impurs pouvaient être consommés.
L’apparition du monothéisme s’accompagne de la mise en place d’un code binaire
séparant le pur de l’impur et par conséquent le licite de l’illicite. Il n’existe plus de nuances
ou de dispositions spécifiques. Les animaux sacrés n’ont plus leur place dans ce code de
pureté. Dès lors, le Judaïsme initie une sorte de « désenchantement » du monde animal. En
abolissant l’ensemble des prescriptions alimentaires, le Christianisme poursuit cette logique
de simplification, d’uniformisation. Comme l’affirme Paul, toutes les nourritures sont
désormais neutres et peuvent être tranquillement consommées. Dès lors le Christianisme met
en place une monochromie du monde animal qui remplace la bichromie juive entre le pur et
l’impur qui, elle-même, avait remplacé la polychromie des bestiaires polythéistes. Le
Christianisme parachève le désenchantement du monde animal inauguré par le Judaïsme. En
ce sens, toutes les nourritures sont devenues profanes, elles ne sont plus habitées par le divin.
De nos jours, le mangeur évolue dans cette monochromie alimentaire instaurée par la
religion chrétienne. La modernisation, et plus particulièrement l’industrialisation, semblent
avoir porté à son comble ce mouvement d’uniformisation en proposant des nourritures
industrialisées, standardisées, coupées de leur origine. Si le Christianisme a privé les
nourritures de toute ascendance spirituelle, l’industrialisation les prive à son tour d’une
ascendance naturelle. Dès lors, n’étant plus crédités par aucune force transcendantale, ces
nourritures ont peu à peu perdu leur légitimité. Or, nous l’avons vu, cet effacement du divin et
de la nature de la sphère alimentaire n’est pas sans conséquence puisqu’il affecte directement
la confiance du mangeur. Le mangeur ne croit plus en ce qu’il mange.
Or, ce besoin qu’a l’homme de croire en ses nourritures, les acteurs de la filière agro-
alimentaire l’ont bien compris. Par le jeu des labels, des appellations et des marques, ils
procèdent en quelque sorte à un réenchantement de l’alimentation. En effet, toutes ces
stratégies ont pour fonction première de différencier un produit et d’en montrer le caractère
unique. Chaque produit se voit alors attribuer des qualités réelles ou fictives pour répondre à
l’imaginaire du consommateur et lui offrir la possibilité de croire de nouveau en ses
nourritures. Sous l’influence de cette logique marketing, le consommateur semble se livrer
désormais à de nouvelles formes de croyances, de nouveaux « cultes placés sous l’égide de
vastes temples alimentaires » (Assouly, 2002). Dans ce contexte, pour O. Assouly (2002), les
169
grands centres de distribution ont symboliquement pris la place des lieux de culte. « Situés à
la périphérie des agglomérations, à l’image des églises jadis implantées au cœur des villes,
ils sont devenus le centre imaginaire d’un espace urbain ». Ils constituent des lieux
d’ « envoûtement » et d’ « enchantement » à l’intérieur desquels se créent « des formes de
fanatisme de type marchand, moins dans l’engouement qu’ils suscitent spontanément que
dans celui qu’ils gérèrent habilement, à force d'études et d’observations de la nature
humaine » (Assouly, 2002). Ainsi pour Hervieu-Léger (2002), la religion est réapparue « sous
la métaphore du supermarché religieux où chacun circule et remplit son caddie en fonction
de ses besoins ».
Dès lors, il semblerait que l’originalité de l’évolution des comportements alimentaires
ne réside pas tant dans « l’abandon des valeurs religieuses » mais plus plutôt dans « les
déplacements discrètement opérés » (Assouly, 2002).
Conclusion : Malgré les divergences indéniables entre les approches religieuse et laïque, il
semblerait que la logique qui sous-tend le modèle alimentaire moderne partage avec la
législation religieuse une motivation commune : celle de garantir la légitimité des aliments.
De ce point de vue, les sociétés traditionnelles religieuses disposent d’un solide atout
puisque cette responsabilité revient à l’ordre divin. En ce sens, les nourritures autorisées par
l’autorité divine se soustraient à toute discussion quant à leur légitimité. Si l’homme croit en
Dieu, il peut croire en ses nourritures.
Dans une société laïcisée, et qui plus est fortement industrialisée, les nourritures ne
sont plus créditées ni par l’ordre divin, ni par l’ordre naturel. C’est désormais à des instances
tutélaires telles que l’État et les industries alimentaires qu’incombe la responsabilité de
légitimer les aliments. Toutefois ces procédures de légitimation ne reposent plus, comme
c’était le cas dans les religions, sur des critères de sélection parfaitement reconnaissables
(sabots fendus, écailles, nageoires). Désormais même l’aspect, le goût et l’origine se suffisent
plus pour discriminer les aliments bons des aliments mauvais, les purs des impurs, les sacrés
des profanes… Le mangeur moderne n’a donc plus d’autres choix que de s’en remettre aux
autorités compétentes pour opérer le tri dans ses aliments. En ce sens, pour croire en ses
nourritures l’homme doit accorder une confiance quasi-aveugle aux acteurs de la filière agro-
alimentaire.
Dans ce contexte, les crises et les scandales alimentaires mettent à mal tout le système
de légitimation et ébranle la confiance du consommateur. Le renforcement des mesures de
sécurité sanitaire et la prolifération des signes de qualité sont, de ce point de vue,
symptomatiques de cette perte de confiance.
170
CONCLUSION
Au cours de cette thèse, nous avons interrogé le lien qui unit l’homme à son
alimentation, et plus particulièrement aux denrées alimentaires d’origine animale.
Nous avons choisi d’aborder ce sujet à partir de l’étude des lois alimentaires des trois
religions monothéistes de notre société, à savoir le Judaïsme, le Christianisme et l’Islam.
Plusieurs raisons ont motivé ce choix d’orientation. Tout d’abord, nous vivons dans un
contexte de pluralisme religieux caractéristique d’une société où pratiques alimentaires juives,
chrétiennes et musulmanes se côtoient. La connaissance des normes religieuses nous éclaire
ainsi sur des questions d’actualité où les modalités rituelles d’abattage des animaux de
boucherie font aujourd’hui débat. En même temps, la culture judéo-chrétienne se trouve au
fondement de la culture occidentale. Que nous soyons croyants ou non, nous sommes les
héritiers d’une tradition alimentaire religieuse.
Notre première approche des lois alimentaires religieuses s’est faite à partir de l’étude
des ouvrages sacrés, à savoir la Bible et le Coran. Cependant, nous avons rapidement été
confrontés au silence majoritaire de ces textes sur les raisons et les fondements des
prescriptions alimentaires divines. Pour cette raison, nous avons prolongé notre étude en
travaillant sur des textes d’exégèse biblique et coranique. Cette approche herméneutique
permet de dépasser le sens littéral des textes sacrés pour retrouver leur sens existentiel et ainsi
dégager des valeurs universelles dans l’histoire de l’humanité. Enfin, pour nous inscrire dans
le prolongement de l’étude religieuse, nous avons abordé le modèle alimentaire contemporain
du point de vue de l’anthropologie.
- à dresser un tableau des principaux traits des codes concernant l’alimentation dans
chacune des trois religions monothéistes ;
Les traditions alimentaires religieuses font partie de notre héritage culturel. Loin de nous
ancrer dans le passé, leur étude nous ouvre sur des horizons autres que ceux décrits par la
science ; et nous conduit ainsi à réfléchir sur le sens profond de cette fonction fondamentale
de la vie. En outre, cette approche nous a permis de traiter de la manière morale de
consommer de la viande et d’appréhender la question du rapport de l’homme contemporain
avec les animaux de rente, question à laquelle le vétérinaire est confronté dans l’exercice de
sa profession.
171
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180
ANNEXE :
LOIS ALIMENTAIRES ET COMMANDEMENTS BIBLIQUES
La tradition juive comporte un total de 613 mitsvot (commandements) dont 248 sont
considérés positifs et 365 négatifs. Le premier chiffre renvoie aux membres du corps humain
tandis que le second correspond aux jours d’une année solaire.
Selon la codification chiffrée, voici les restrictions qui renvoient aux interdits alimentaires :
178 Interdiction de manger les vers qui se développent dans les fruits
181
Selon la codification chiffrée, voici les restrictions qui font référence au bien-être animal :
270 Ne pas voir et donc tolérer que la bête de son prochain s’abatte sur la voie publique
Sources :
182
S’alimenter est un acte biologique essentiel mais c’est aussi et surtout un acte social et
culturel dans lequel se reflètent notre conception des valeurs et nos représentations. Or, dans
notre société occidentale, ces dernières se sont progressivement tissées sous l’influence d’une
histoire religieuse, dont nous sommes aujourd’hui les héritiers.
Dépassant la seule contribution historique, l’étude prend place dans une société
contemporaine, plurielle, où se rencontrent des cultures et des religions différentes. En effet,
interroger le lien entre alimentation et religion c’est aussi comprendre la diversité des
pratiques, des tabous, des modes de mise à mort des animaux, qui caractérise aujourd’hui
notre civilisation.
Jury :
Président : Pr.
SURNAME : GRACIA
Summary
The intake of food is an essential biological act but also and above all a social and
cultural one, as it reflects our value system and our representations of it. As such, it is
important to note that in our western society, these representations were progressively shaped
and influenced by our religious history, of which we have inherited from.
The goal of this thesis is to discover how modern man’s relation to food remains
rooted in a set of values dictated by monotheist religions. This work studies the food codes
established by the Jewish, Christian and Muslim faiths, and then takes a look at the meaning
of food-related laws and examines the persistence of religious heritage in the modern food
industry model.
Jury :
President : Pr.