Pur 49548
Pur 49548
Pur 49548
Frédéric Chauvaud
DOI : 10.4000/books.pur.49548
Éditeur : Presses universitaires de Rennes
Année d'édition : 2014
Date de mise en ligne : 11 juillet 2019
Collection : Histoire
ISBN électronique : 9782753559530
http://books.openedition.org
Édition imprimée
ISBN : 9782753533332
Nombre de pages : 336
Référence électronique
CHAUVAUD, Frédéric. Histoire de la haine : Une passion funeste 1830-1930. Nouvelle édition [en ligne].
Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2014 (généré le 10 décembre 2020). Disponible sur
Internet : <http://books.openedition.org/pur/49548>. ISBN : 9782753559530. DOI : https://doi.org/
10.4000/books.pur.49548.
Histoire de la haine
lyser, il convient de croiser les ressources documentaires et historiographiques
afin de se demander comment la haine naît, se manifeste, se développe et parfois
▲
il importe d’écouter les hommes et des femmes du passé afin de restituer des
ISBN 978-2-7535-3333-2
21 € PRESSES U N I V E R S I TA I R E S D E RENNES
Histoire de la haine
Collection « Histoire »
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Frédéric CHAUVAUD
Histoire de la haine
Une passion funeste 1830-1930
Collection « Histoire »
ISBN 978-2-7535-3333-2
ISSN 1255-2364
Dépôt légal : 1er semestre 2014
À Lydie, Céleste et Caroline,
bien qu’elles soient très éloignées de la passion funeste,
du sentiment noir ou des pensées fielleuses.
Introduction
En 1870, Jules Verne met un point final aux premières aventures trépi-
dantes du capitaine Nemo. L’écrivain abandonne son sombre héros aux
soins de son éditeur et à la curiosité de ses lecteurs. À bord du Nautilus,
il parcourt les mers, s’aventure dans les bas-fonds sous-marins, ourdit des
plans machiavéliques. Est-il un naufrageur ? Un prédateur ? Un être coupé
de son milieu, un visionnaire dévoyé ? Non, il est bien davantage, c’est
un « archange de la haine 1 ». Le narrateur, le professeur Aronnax, retenu
prisonnier, souligne que c’est « un implacable ennemi de ses semblables
auxquels il avait dû vouer une impérissable haine ». Cette passion funeste
n’est pas dirigée contre un individu, peut-être l’est-elle contre une nation,
mais elle la dépasse : « Cette haine qu’il avait vouée à l’humanité, cette
haine qui cherchait peut-être des vengeances terribles, qui l’avait provo-
quée ? » Se demande encore le savant captif ? Peu importe finalement 2.
La correspondance de Jules Vernes avec son éditeur Hetzel montre qu’il
pouvait s’agir aussi bien de la Russie oppressant la Pologne que de la
Grande-Bretagne faisant la conquête de l’Inde, responsable du massacre
de la famille du héros de Vingt mille lieues sous les mers. Au-delà de l’aven-
ture de la science, de la découverte des abysses, de l’inventaire des dangers
océaniques, le roman suggère qu’il existe autre chose : une énergie consi-
dérable qui fait mouvoir un personnage tel que le capitaine Nemo. La
haine lui donne un élan presque infini. Sans elle, il ne se serait pas lancé
à la conquête du monde sous la surface des eaux. Dans un univers imagi-
naire et rationnel, il subsistera toujours un territoire inconnu, non pas
le globe terrestre arpenté de mille manières, mais les ressorts informels,
tout ce qui fait mouvoir les individus, en particulier les plus prompts à
se lancer dans l’aventure. Au-delà de l’univers romanesque, dans l’exis-
tence tangible de millions d’hommes et de femmes, existe bien sûr une
1. Voir en particulier Jules VERNE, Voyages extraordinaires, édité par Jean-Luc Steinmetz, Paris,
Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2012, 2 vol.
2. Idem, p. 104 et p. 160.
9
HISTOIRE DE LA HAINE
3. Outre les considérations bien connues de Robert Mandrou ou de Lucien Febvre, voir Nathalie
RICHARD, « L’histoire comme problème psychologique. Taine et la “psychologie du jacobin” »,
Mil Neuf Cent, no 20-1, 2002, p. 153-172.
4. Notamment pour l’étude de la période contemporaine, en particulier le XIXe siècle, voir cependant
Fabrice WILHELM (dir.), L’Envie et ses figurations littéraires, Dijon, EUD, coll. « Écritures », 2005,
259 p. ; du même auteur : L’Envie, une passion démocratique au XIXe siècle, Paris, Presses de l’université
Paris-Sorbonne, 2012, 450 p. ; et Antoine GRANDJEAN et Florent GUÉRARD, Le ressentiment, passion
sociale, Rennes, PUR, coll. « Philosophica », 2012, 236 p. ; pour une mise au point, voir Jérôme
KAGAN, What is Emotion? History, Measures, and Meanings, New Haven, Yale University Press, 2007,
271 p. ; Barbara H. ROSENWEIN, « Problem and Methods in the History of Emotions », Passions in
context, International journal for the History and Theory of Emotions, no 1, 2010, p. 1-32.
5. Michel DE CERTEAU, Histoire et psychanalyse entre science et fiction, Paris, Gallimard, coll. « Folio
essais », 1987, p. 24.
6. Catherine LUTZ et Geoffrey M. WHITE, « The Anthropology of Emotions », Annual Review of
Anthropology, vol. 15, 1986, p. 405-436 ; Catherine LUTZ et Lila ABU-LUGHOD (ed.), Language and
the Politics of Emotion, Cambridge, Cambridge University Press, 1990, 228 p. ; voir aussi « Émotion »,
Terrain, no 22, 22 mars 1994, 176 p.
7. Paul EKMAN et Richard J. DAVIDSON, The nature of emotion: Fundamental questions, New York,
Oxford University Press, 1994, 496 p. ; voir aussi Vinciane DESPRET, Ces émotions qui nous fabri-
quent, ethnopsychologie de l’authenticité, Le Plessis-Robinson, Institut Synthélabo pour le progrès de
la connaissance, 1999, 359 p. ; et François LELORD et Claude ANDRÉ, La force des émotions, Paris,
Odile Jacob, 2001, 396 p.
8. Olivier LUMINET, Psychologie des émotions. Confrontation et évitement, Bruxelles, De Boeck & Larcier,
2002, 254 p. ; voir aussi, dans une autre perspective, Rafael MANDRESI, « Le temps profond et le
temps perdu. Usage des neurosciences et des sciences cognitives en histoire », Wolf FEVERHAHN et
Rafael MANDRESI (éd.), Revue d’histoire des sciences humaines, no 25 : « Les Sciences de l’homme à
l’âge du neurone », 2011, p. 165-202.
10
INTRODUCTION
11
HISTOIRE DE LA HAINE
elle est visible à l’intérieur d’une même collectivité ; tantôt elle se manifeste
contre un vagabond, contre des journaliers belges ou des travailleurs italiens ;
tantôt encore elle est au cœur de conflits sociaux ou exerce des ravages entre
formations politiques. En elle, il y a bien plus qu’un mouvement d’humeur
ou une réaction à une situation émotionnelle. Aussi convient-il d’emblée de
se demander de quoi la haine est-elle le nom ? Que désigne-t-elle ? Comment
a-t-on parlé d’elle et comment peut-on entrer en elle ? Quelles traces les
sentiments haineux ont-ils laissées ? Il faudrait encore se demander de quelle
manière est-il possible de les saisir et à partir de quelles sources ? S’il en
existe des milliers d’indices, ils sont cependant ténus, à peine plus consis-
tants qu’une vague impression qui ne parvient pas à se dévoiler. Si presque
tout le monde la remarque, seules, le plus souvent, quelques allusions ou
de brèves annotations la fixent sur le papier comme si elle était ravalée au
rang des monstruosités humaines ou des bizarreries superstitieuses. Pour
nombre d’auteurs, de romanciers ou d’essayistes, elle semble transformer la
personnalité et donne le sentiment que le haineux est hypnotisé ou victime
d’une sorte d’enchantement maléfique. En effet, dans la littérature populaire,
la haine est souvent comparée à une sorte d’envoûtement qui obscurcit la
conscience et la volonté : « Il ne se possédait plus : un esprit satanique
habitait en lui. Il était comme envoûté et incapable d’éloigner les tentations
funestes 10. » Mais pour l’étudier, il faut battre en brèche un certain nombre
de préjugés. Car la haine, sentiment et énergie dévastatrice, existe à l’état
latent, et régit parfois les relations entre les individus, les groupes sociaux et
les classes sociales. S’il suffit d’un rien pour qu’elle se déclare, une fois instru-
mentalisée, elle devient une force terrifiante et parfois incontrôlable. Étudier
la haine, c’est comprendre comment l’on passe d’une échelle individuelle à
une échelle sociétale. La période qui va des Trois Glorieuses aux années 1930
donne l’impression d’avoir expérimenté toutes les formes haineuses. Dans
le même temps, elle est l’objet d’un certain nombre de discours qui s’en
inquiètent tandis que d’autres lui trouvent d’indéniables vertus. Si la haine
constitue une sorte de « fond commun », se situant entre la peur, l’inquié-
tude et l’agressivité, nul doute qu’une histoire anthropologique de la haine
permet de lui donner du sens et de mieux comprendre les sociétés du passé
comme celles d’aujourd’hui.
Insaisissable et indésirable
L’idée d’étudier la haine n’est pas neuve mais elle n’a pas trouvé une large
audience auprès des chercheurs. Son étude est souvent disqualifiée pour des
raisons diverses. Généralement, elle est un sentiment que l’on ne s’auto-
rise pas. Les multiples annotations figurant dans les journaux intimes, les
12
INTRODUCTION
11. COMTESSE D’AGOULT, Mémoires, souvenirs et journaux, Paris, Mercure de France, coll. « Le Temps
retrouvé », 2007 [1877-1927], p. 526.
12. Sigmund FREUD, « Pulsions et destins des pulsions », Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968
[1915], p. 40. Voir aussi Alain FINE, Félicie MAYROU et Georges PRAGIER (dir.), La haine de soi,
haine de l’autre, haine dans la culture, Paris, PUF, 2005, p. 12.
13. Sigmund FREUD, Pulsions et destins des pulsions, traduction inédite d’Olivier Mannoni, Paris, Payot,
coll. « Petite bibliothèque », 2012, p. 101.
14. Philippe IVERNEL, « Préface », Günther ANDERS, La haine, p. 10.
15. Jacques RANCIÈRE, La haine de la démocratie, Paris, La fabrique éditions, 2005, p. 19.
13
HISTOIRE DE LA HAINE
14
INTRODUCTION
23. Voir Jean ZIEGLER, La haine de l’Occident, Paris, Albin Michel, 2008, 302 p.
24. Cornelius CASTORIADIS, « Les racines psychiques et sociales de la haine », Figures du pensable, t. 6 :
Les carrefours du labyrinthe, Paris, Éditions du Seuil, 1999, p. 221-237.
25. Nathalie KUPERMAN, Petit éloge de la haine, Paris, Gallimard, 2008, p. 11.
26. Pierre LAROUSSE, Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, t. IX, Paris, Administration du Grand
Dictionnaire universel, 1873, p. 23.
27. Véronique NAHOUM-GRAPPE, Du rêve de vengeance à la haine politique, Paris, Buchet-Chastel, coll.
« Au fait », 2003, 181 p. Voir aussi bien sûr les propos répétés de Madame DE GIRARDIN, Lettres
parisiennes du vicomte de Launay, Paris, Mercure de France, coll. « Le Temps retrouvé », 1986
[1860], 2 vol., notamment ce qu’elle écrivait de manière caustique, en 1845, à propos de deux
personnages en vue : « leur haine est aussi fragile que leur alliance ; ils se haïssent en attendant
qu’ils s’allient ; ils se combattent jusqu’au jour où ils se coalisent ; ils se détestent aujourd’hui, mais
il faut peu de chose pour qu’ils s’entendent demain… Oh ! presque rien… un troisième personnage
à détester ensemble », t. II, p. 374.
15
HISTOIRE DE LA HAINE
Restituer et comprendre
La haine possède bien de multiples visages, mais le plus souvent ce
sont les auteurs de fiction qui ont tenté de l’ausculter, mettant en scène
la dramaturgie du réel. Il faut signaler quelques écrivains appartenant à la
grande famille de la littérature populaire, à l’instar de Théodore Cahu qui
signe en 1905 Sous la haine, de Jules Bella, auteur de Haine de femme, en
1913, d’Albert Salmon qui livre dans la collection « Les maîtres du roman
populaire » en 1929, un Vainqueur de la haine, ou encore de Paul Dargens
qui offre aux lecteurs La haine sans pardon. Pour l’éprouver, suggère un
narrateur, il suffit de se promener : « Des nuits entières, il allait au hasard,
cherchant des débris d’âme et promenant son émotion comme une lanterne
sourde sur le pavé de la ville assoupie 29. »
Dans de rares correspondances et dans quelques paragraphes imprimés
la haine transparaît. Les uns veulent aller au-delà des « chromos histo-
riques », les autres ne veulent pas se contenter d’une explication rationnelle
mais qui manque de sincérité. Au-dessus ou en dessous des événements
rapportés, il manque quelque chose : une sorte de « logique incohérente »
qui permettrait de mieux comprendre les hommes et les femmes du passé
et les sociétés contemporaines. Pierre Drieu La Rochelle publiait en 1921,
bien avant son Socialisme fasciste (1934) et juste un an avant La Mesure de
la France, préfacée par Daniel Halevy, un petit livre qui renouvelait le genre
autobiographique de l’enfance. Il s’agit d’État civil. Il y écrivait : « J’ai vécu
de douze à quinze ans, graveleux, braillard, ricaneur et révolté. Nous étions
possédés par l’esprit de subversion. Nous méprisions et haïssions les gens
âgés. Nous étions aveugles et violents 30. » Dans ses souvenirs, rien ne justifie
l’état d’esprit de ce petit groupe, rien ne permet de l’expliquer.
Reste que la haine est bien une « forme agissante », ignorée ou mépri-
sée. Et pourtant n’est-elle pas une clé d’interprétation des conduites et des
aspirations humaines ? Certes on ne saurait en faire la force souterraine et
occulte qui commanderait aux hommes et aux femmes du passé et permet-
trait de comprendre les drames personnels et les soubresauts collectifs,
allant des empoignades individuelles aux conflits armés entre nations. Et
pourtant, l’abbé Mugnier, dans les dernières années de son Journal, lui qui
28. Paul AUGÉ (dir.), Larousse du XXe siècle, tome troisième, Paris, Librairie Larousse, 1930, p. 940-941.
29. Victor BARRUCAND, Avec le feu, Paris, Phébus, 2005 [1900], p. 82.
30. Pierre DRIEU LA ROCHELLE, État civil, Paris, Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 1921, p. 102.
16
INTRODUCTION
17
HISTOIRE DE LA HAINE
36. Pierre JANNET, L’amour et la haine, notes de cours recueillies et rédigées par M. Miran Epsein, Paris,
Norbert Maloine, 1932, p. 12.
37. Joan RIVIÈRE, « La haine, le désir de possession et l’agressivité », Mélanie KLEIN et Joan RIVIÈRE,
L’amour et la haine. Étude psychanalytique, Paris, Payot, 1969, p. 12
38. Mélanie KLEIN, « L’amour, la culpabilité et le besoin de réparation », Mélanie KLEIN et Joan RIVIÈRE,
op. cit., p. 75.
39. Ruwen OGIEN souligne que « le terme haine n’est pas purement descriptif » et parmi les quatre
propositions qu’il donne, il indique que « les expériences affectives de souffrance ou de joie,
d’emportement ou d’excitation agressive ne sont ni des conditions suffisantes ni des conditions
nécessaires à l’identification de la haine », Un portrait moral et logique de la haine, Combas, Éditions
de l’éclat, coll. « Tiré à part », 1993, p. 7.
40. Sur les émotions en histoire, se reporter aux deux premières livraisons de la revue Écrire l’histoire,
voir en particulier « Entretien avec Alain Corbin », Écrire l’histoire, no 2, automne 2008, p. 109-114.
Voir aussi William REDDY, « Historical Research on the Self and Emotions », Emotion Review, vol.
1, no 4, 2009, p. 302-315 ; du même auteur, The navigation of Feeling. A Framework for the History
of Emotions, Cambridge, Cambridge University Press, 2001, 380 p.
41. Selon le psychanalyste Paul DENIS, il existerait dans la haine, un « affect particulier » qui serait une
« force enivrante », « S’exalter dans la haine », Alain FINE, Félicien NAYROU, Georges PRAGIER,
Alain FINE, Félicie MAYROU et Georges PRAGIER (dir.), La haine de soi, haine de l’autre, haine dans
la culture, Paris, PUF, 2005, p. 86.
42. Georges BATAILLE, La Part Maudite, Paris, Éditions de Minuit, 2011 [1949], p. 148
43. Henri BERGSON, La perception du changement, Paris, PUF, coll. « Quadrige », p. 22.
44. Alain FINE, Félicie MAYROU et Georges PRAGIER (dir.), op. cit., p. 8.
45. Olivier LE COUR GRANDMAISON, Haine(s). Philosophie et politique, Paris, PUF, 2002.
18
INTRODUCTION
Parcourir et arpenter
Objet historique complexe, la haine nécessite que l’on multiplie les
analyses sans prétendre à une impossible exhaustivité. L’histoire des sensi-
bilités qui s’évertue à saisir les systèmes de représentations et les pratiques
sociales constitue une approche importante 49. Mais il s’agit aussi de se
situer dans une perspective d’anthropologie politique, au sens large, c’est-
à-dire d’étudier une société comme un « espace irréductiblement discon-
tinu 50 ». De la sorte, s’il faut prendre en compte des textes et des discours,
46. Voir les très célèbres livres de Norbert ELIAS, La Civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 1973
et La Dynamique de l’Occident, Paris, Calmann-Lévy, 1975. Voir aussi la thèse également célèbre
de George L. MOSSE, De la Grande Guerre au totalitarisme. La brutalisation des sociétés européennes,
préface de Stéphane Audoin-Rouzeau, Paris, Hachette Littératures, coll. « Histoire », 1999 [1990],
p. 181.
47. Charles FOURIER, Théories des quatre mouvements et des destinées générales, t. 1, Paris, Éditions
Anthropos, 1966 [1841], p. 8.
48. Jean-Baptiste PONTALIS, « La haine illégitime », COLLECTIF, « L’amour de la haine », op. cit., p. 279.
49. Voir en particulier, Lucien FEBVRE, « La sensibilité et l’histoire : comment reconstituer la vie affec-
tive d’autrefois ? », Annales d’histoire sociale, vol. 3, 1941, p. 221-238 ; Alain CORBIN, Historien du
sensible, entretiens avec Gilles Heuré, Paris, La Découverte, 2000, 201 p.
50. Miguel ABENSOUR (dir.), L’esprit des lois sauvages. Pierre Clastres ou une nouvelle anthropologie
politique, Paris, Éditions du Seuil, 1987, p. 15.
19
HISTOIRE DE LA HAINE
20
INTRODUCTION
21
HISTOIRE DE LA HAINE
mettre à l’écoute des hommes et des femmes du passé pour restituer des
pratiques et des horizons d’attente, il s’agit aussi, sur un tel sujet, d’explorer
les interstices.
Le présent ouvrage est un essai historique. Sa forme, son rythme, les
sources utilisées et la focale retenue peuvent changer en fonction de la
démonstration. Sur un tel sujet, il est impossible de tout traiter. Il s’agit
en effet de prendre le risque de croiser plusieurs niveaux d’interprétation
afin de « relier le collectif et l’individuel, le voulu et le subi, le perçu et
l’impensé 60 ». Aussi les pages qui suivent sont le résultat de choix réguliers
délaissant certains aspects mais permettant de saisir la haine à l’œuvre qui
a tous les attributs, de nos jours, d’un tabou majeur. Il convenait en effet
de garder ouverte la question des haines sans chercher à les placer dans des
catégories figées. Il ne s’agissait pas non plus de céder à la tentation de la
fresque. La « passion funeste » – l’expression se retrouve à maintes reprises
sous la plume de romanciers populaires, de publicistes, de journalistes
comme de spécialistes de l’esprit et des états d’âme – prend parfois l’aspect
de la synthèse afin de proposer une narration explicative, mais le présent
livre peut aussi s’arrêter plus longuement sur une situation ; il peut encore
hasarder une hypothèse vraisemblable, porter l’éclairage sur une période
limitée ou au contraire s’attacher à une séquence beaucoup plus large. Il
peut encore privilégier à un moment donné une source presque unique,
ou au contraire croiser les ressources documentaires et historiographiques.
Si l’approche est parfois fragmentée, d’autre fois continue, il s’agit avant
tout de proposer une histoire compréhensive d’un sentiment qui peut se
muer, dans de nombreux domaines et aspects de la vie psychique, à l’échelle
individuelle ou collective, en « passion implacable et indéracinable 61 ».
Aussi la haine est-elle sans doute d’abord une violence émotionnelle ou plus
sûrement une violence psychique qui peut s’apparenter au meurtre 62, mais
arrimée au corps 63, que nous retrouverons dans les chapitres qui suivent.
Sans doute faut-il s’interroger sur les mécanismes, les logiques et les
effets de la haine. Pour cela, il convient tout d’abord de s’attacher aux
« lectures » de la haine, de repérer quelques figures haïssables, puis d’ana-
lyser les langages de la haine afin de se demander ce que « vivre la haine »
signifiait. Il importe également de réfléchir au gouvernement de la haine,
consistant à instrumentaliser la « passion funeste », car si elle apparaît
comme un « instinct de conservation », elle est bien « un sentiment destruc-
teur de joie et un artisan de souffrance. C’est elle qui sème la discorde entre
60. Christophe CHARLE, Homo historicus, Réflexions sur l’histoire, les historiens et les sciences sociales, Paris,
Armand Colin, coll. « Le temps des idées », 2013, 320 p.
61. Philippe BRAUD, Petit traité des émotions, sentiments et passions politiques, Paris, Armand Colin,
2007, p. 164.
62. Harold SEARLES, L’effort pour rendre l’autre fou, Paris, Gallimard, 1977, p. 163.
63. Jan Philipp REEMTSMA, Confiance et violence. Essai sur une configuration particulière de la modernité,
Paris, Gallimard, coll. « NRF Essais », 2011, p. 116-120.
22
INTRODUCTION
les cœurs, divise les familles et les peuples et précipite les nations dans les
fureurs de la guerre 64 ». Étudier la « passion funeste » c’est donc s’interroger
sur ce qu’elle apporte à la compréhension des sociétés contemporaines, et
aux hommes et aux femmes du passé qui l’ont éprouvée, qui l’ont observée
ou encore qui en ont été les victimes.
23
Première partie
DÉCRYPTER
L es « personnes haineuses » ne passent pas nécessairement à l’acte. La
haine ne se manifeste donc pas forcément par des éclats ou des mouve-
ments destructeurs que l’on pourrait enregistrer et comptabiliser. Souvent
décrite comme souterraine, « louvoyante », voir comme une « cascade
enfouie » ou comme un « feu sourd », le chercheur doit accepter de n’en
saisir qu’une infime partie. La haine, parfois « brûlante » parfois « glaciale »
ne peut guère, à l’échelle individuelle, s’exprimer sur la place publique. Il
faut alors la retenir, quitte à la vomir : « Tristesse ! Tristesse, je ne puis rien
supporter, j’ai en moi la haine de l’homme, l’instinct unique de la défense,
de la fuite et de l’injure. Tout en eux me semble grossier et ridicule, j’ai
la haine de leur chair, de leur sexe, de leur désir. » Ainsi Mireille Havet,
couche-t-elle sur le papier, dans son journal, un cahier rouge, à la date du
24 janvier 1919, ses sentiments tumultueux. Celle qui fut appelée « la petite
poyètesse » par Apollinaire, poursuit : « J’ai la haine de l’homme ! Ah ! le
crier bien haut ! le hurler dans la rue, le hurler jusqu’à ce que les fragiles
et nerveuses cordes de mon cou se rompent, et que j’en meure, puisque je
suis, de par mon instinct même, préposé à l’ironie, au blasphème, à ce que
l’on croit le vice, et que je scandalise la morale établie de nos sociétés 1. » La
haine, ici, focalisée sur un objet, apparaît presque nécessaire, comme une
forme de survie. Toutefois, elle se laisse rarement attraper de la sorte. Le
plus souvent, il n’en reste pas de trace, à peine un indice, voire un souffle.
Il faudrait pouvoir entrer dans l’intimité des individus, des couples, des
familles ou des groupes plus larges pour la percevoir, en saisir l’intensité et
deviner contre qui elle est dirigée. Aussi, il importe d’abord de s’attacher
aux haines léguées par la génération qui a fait la Révolution, puis à la
manière dont les savants, psychologues et philosophes, et les hommes de
lettres l’ont pensée et l’ont présentée.
Ces travaux tentent de donner forme aux haines individuelles comme
aux haines collectives. Ils ne proposent pas de restituer des évolutions sauf à
1. Mireille HAVET, Journal. 1918-1919, Paris, Éditions Claire Paulhan, 2003, p. 76.
27
DÉCRYPTER
dire que jadis, au début du XIXe siècle, les haines sont dispersées. Les haines
publiques notamment s’avéraient particulièrement protéiformes. À partir
schématiquement des années 1880 elles se sont en quelque sorte rassem-
blées, devenant des haines de masse dirigées contre quelques cibles seule-
ment. De la sorte, c’est toute une société qui se met en ordre de marche.
Or les modalités de construction de la haine glissent d’une certaine manière
d’images et de représentations littéraires dont les plus importantes datent
des années 1840 à de rares analyses politiques et à de nouvelles clés de
lecture proposées par la psychologie et la psychanalyse entre 1910 et 1930.
Pour les uns et pour les autres, il n’est pas véritablement question d’histo-
riciser la haine ni non plus de la naturaliser. Il s’agit d’abord et avant tout
de montrer qu’elle n’est pas une simple formule, mais qu’elle existe et qu’il
convient d’en comprendre les logiques. Tous les efforts sont déployés pour
prouver son existence et faire la démonstration de sa nocivité. La mise
en forme de cette émotion ou de cette « passion funeste » devient donc
une nécessité. Il faut, pour ces auteurs, éclairer leurs contemporains et les
alerter : la haine qui détruit des familles, des groupes plus ou moins vastes,
menace l’existence même de la société.
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Chapitre I
Interroger
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pinceaux du célèbre David » et qu’elle soit exposée « dans toutes les écoles
primaires ». Quelques jours plus tard, c’est le citoyen Moline, secrétaire-
greffier attaché à la Convention nationale, qui propose l’épitaphe officielle.
Le jeune Barra est sensiblement rajeuni et l’orthographe de son nom est
rétrécie, il perd un « r » :
« Ici gît, de Bara, la cendre fortunée !
Pour conserver l’éclat de sa belle action
le peuple dans ce temple a consacré son nom.
Il n’était point encore à sa douzième année,
Lorsque prêt à tomber sous le fer des brigands,
Aux rois ayant voués sa haine
Il préférera la mort certaine
Plutôt que d’obéir à l’ordre des tyrans 12. »
Ceux qui l’ont tué ne sont que des « brigands » au service des tyrans.
Ce sont des ennemis indistincts voués à l’extermination. En 1880, les
républicains majoritaires dans les diverses chambres et instances du nouveau
régime entendent à leur manière célébrer le culte des héros de la Révolution
et de la République. Joseph Bara est une figure manifestement consensuelle.
En 1880, l’huile sur toile présente une scène dramatique, comme un instant
figé. Le jeune républicain est saisi en pleine action, juste avant son trépas.
Le corps cabré, comme tiré en arrière, il tient à la main droite les rennes
d’un cheval, dressé sur ses pattes arrières et qui semble être le double du
jeune garçon, engoncé dans son uniforme de tambour. Un autre cheval, à
la robe blanche, placé au centre du tableau ajoute une intensité dramatique
à la scène. La composition, le mouvement suspendu, les personnages sont
faits pour frapper l’imagination. Deux Vendéens sont derrière Joseph Bara,
l’un à une baïonnette près de l’épaule, un autre a levé son sabre qu’il tient à
deux mains. Devant lui deux autres Vendéens. L’un le menace directement
de son arme et la lame semble devoir l’éventrer, un quatrième pointe l’index
dans sa direction. Le jeune Bara semble déjà mort comme s’il venait d’être
fauché par le projectile d’une arme à feu. Les yeux levés vers le ciel, il pousse
un cri muet. Le spectateur averti sait qu’il s’agit de « Vive la République »
selon la version colportée dès la fin de l’année 1793. Les quatre personnages
apparaissent comme particulièrement exécrables. Ils sont en train de tuer
un jeune garçon, sans que le spectateur sache qui va porter le coup mortel.
Composition essentielle des imaginaires sociaux, cette représentation pictu-
rale illustre une de ses guerres « franco-française » terribles, fondatrices de
l’époque contemporaine 13. Les « bleus » incarnent le courage et l’héroïsme,
les « blancs » tout ce qui relève du mal, de l’obscurantisme et de la cruauté.
12. Idem, p. 514.
13. Sur les guerres franco-françaises voir Michel WINOCK, La fièvre hexagonale : les grandes crises
politiques de 1871 à 1968, Paris, Calmann-Lévy, 1986, 428 p. Il n’existe pas l’équivalent pour la
période allant de la Révolution de 1789 à la Commune.
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Ces derniers sont fourbes, sales, lâches et affreux. Par contraste avec la
mort glorieuse du garçon, donnée en exemple, les Vendéens ont des allures
de brutes paysannes primitives, et sont des figures de la détestation. La
haine vient d’un passé qui ne passe pas 14 et s’apparente à une catastrophe
irrémédiable. Mais toutes les frustrations et les souffrances, toutes les formes
de haines individuelles, sociales et culturelles peuvent alors converger, se
transformer en désir de vengeance, pour envahir le domaine du politique.
La décimation de l’ennemi
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17. Serge BERSTEIN, Les Cultures politiques en France, Paris, Éditions du Seuil, 1999 ; Serge BERSTEIN et
Michel WINOCK (dir.), Histoire de la France politique, t. 3 : L’Invention de la démocratie, 1789-1914,
Paris, Éditions du Seuil, 2002, 630 p.
18. Voir toutefois Gabriel TARDE, « Les crimes de haine », Archives d’anthropologie criminelle, de crimi-
nologie et de psychopathologie normale et pathologique, 1894, p. 241-251. Voir les chapitres « L’Autre,
cet errant » et « Les haines froides » du présent ouvrage.
19. Michel-Joseph DE GAND, De la condamnation du serment de haine à la royauté et ses preuves, Bruges,
1800, 83 p. Voir aussi, Marc DELAPLACE, « Peut-on fonder la République sur la haine ? Une inter-
rogation sur la république directoriale (1795-1799) », Frédéric CHAUVAUD et Ludovic GAUSSOT
(dir.), La haine, Histoire et actualité, Rennes, PUR, 2008, p. 199-208.
20. Maurice AGULHON, « Conflits et contradictions dans la France d’aujourd’hui », Annales E.S.C.,
mai-juin 1987, p. 604-608 ; Alain CORBIN, « Histoire de la violence dans les campagnes française
au XIXe siècle. Esquisse d’un bilan », Ethnologie française, no XXI, « Violence, brutalité, barbarie »,
1991/3, p. 224-234.
21. Madame DE GIRARDIN, Lettres parisiennes du vicomte de Launay, Paris, Mercure de France, coll.
« Le Temps retrouvé », 1986, p. 253-254.
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est portée par une génération qui a vécu les mêmes événements, a partagé
les mêmes croyances et a structuré un même espace public.
Il reste que les perceptions de la Grande Terreur de 1793, des guerres
de Vendée qui se poursuivent jusqu’au début des années 1830, celles de la
Terreur Blanche qui sévit dans certains départements en 1815 ont durable-
ment marqué les esprits et construit des identités politiques pendant deux
siècles 22. Nul ne peut se déprendre des images forgées alors et transmises
d’une génération à la suivante. La Révolution, l’Empire et le retour des
Bourbons ont sédimenté les haines politiques. Elles ont imposé aussi pour
des générations un ensemble de références nées dans le feu de l’action puis
dans le souvenir. Victor Hugo, dans Quatre-vingt-treize, roman presque
baroque, met en scène trois personnages principaux. L’un, est marquis, au
service du roi ; le deuxième se confond avec la révolution intransigeante ; le
troisième, Gauvain, neveu du premier, aristocrate traître à sa caste, rallié à
la cause de la République, est sous les ordres du deuxième. C’est un « être
double », déchiré entre des attaches familiales et ses idéaux au point qu’il ne
peut résister aux « tremblements d’âme » provoqués par les circonstances.
Partagé entre son passé et ses convictions, il saisit sa tête entre ses mains
et est menacé d’effondrement intérieur. Il fait un choix douloureux qui le
conduira à l’échafaud mais qui représente la « victoire de l’humanité sur
l’homme », il ne cède pas aux haines : « En pleine guerre sociale, en pleine
conflagration de toutes les inimitiés et de toutes les vengeances, au moment
le plus obscur et le plus furieux du tumulte, à l’heure où le crime donnait
toutes sa flamme et la haine toutes ses ténèbres 23… » Mais il fait un choix
qui lui sera funeste. Gauvain préfère se sacrifier plutôt que de céder aux
eaux troubles et noires de son âme. Sa mort, regardée en face, qu’il affronte
avec bravoure, suscite le respect. Il n’est pas traîné pantelant et suppliant au
pied de l’échafaud. En donnant sa vie pour ses idées mais sans renier son
passé, il s’affranchit de la passion haineuse. Son martyr fait de lui une sorte
de saint laïque, un contre modèle de l’homme politique froid et implacable
ou emporté par la passion au milieu des cris.
Dans la culture politique des premières années de la Révolution comme
par la suite, deux camps irréconciliables qui ne visent pas moins l’anéan-
tissement de l’autre se font face. Jules Michelet, dans sa volumineuse
Histoire de France qui s’arrête à la fin de l’Ancien Régime consacre quelques
pages nerveuses, écrites à la fin du Second Empire, à l’année 1789. Dans
le cadre de la convocation des États généraux, l’assemblée de Provence
exprime contre Mirabeau une fureur sans limite qui « dépasse toute haine
politique ». La haine des uns alimente la haine des autres. Et l’auteur de
poser, en ayant l’air de rien, une clé explicative des antagonismes profonds :
22. Voir par exemple, Jean-Louis ORMIÈRES, « Les rouges et les blancs », Pierre NORA, op. cit., vol. 1 :
Conflits et partages, p. 232-273.
23. Victor HUGO, Quatre-vingt-treize, Paris, Gallimard, 1979 [1874], p. 429.
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24. Jules MICHELET, Histoire de la France, t. 19, Paris, Lacroix et Cie, 1877 [1867], p. 413.
25. Jean-Clément MARTIN, « La Révolution française et la figure de l’ennemi », op. cit., p. 57.
26. Voir Bronislaw BACZKO, Comment sortir de la Terreur. Thermidor et la Révolution, Paris, Gallimard,
coll. « NRF Essais », 1989, p. 103.
27. Voir en particulier Jean-Clément MARTIN, op. cit., 285 p.
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nu des conflits et des haines accumulés pendant la Terreur mais qui étaient
demeurés étouffés par elle 33 ». Lorsque l’étau semble se desserrer et que la
menace extérieure recule, les sentiments hostiles peuvent alors se déployer
ouvertement et parfois laisser libre cours à toutes sortes de rêves vengeurs.
Dans le même temps, rumeurs et fantasmes continuent de courir, prenant
parfois prétexte d’un cas attesté pour l’exemplifier et le généraliser. Les
ennemis tannent la peau des cadavres pour en faire un usage inavouable,
ils se livrent à des actes de cannibalisme, ils émasculent leurs prisonniers, ils
brûlent vivants les malheureux tombés entre leurs mains 34… Les partisans
les plus engagés n’ignorent pas ces représentations outrancières en circu-
lation, ils ne les démentent pas, elles accompagnent comme un discours
invisible la période, attisant les haines latentes contre de tels monstres.
La haine ne disparaît donc pas. Elle reste tapie et éclate de temps à
autre. Les époques de règlements de compte et d’épurations constituent
des moments privilégiés pour l’observer. L’effroi comprimé et les rancœurs
accumulés ne connaissent plus de retenue. Entre juin et novembre 1815,
une « explosion de haine », à laquelle on donnera le nom de Terreur blanche
surprend les nouvelles autorités 35. Dans le Midi, à Marseille, à Toulouse, à
Nîmes, à Avignon, des soldats, des bourgeois, des protestants sont bruta-
lisés, voire assassinés. Le 7 octobre, le roi ouvre la session de la nouvelle
chambre, dite « Chambre introuvable » car peuplée de royalistes « ardents ».
Les Archives parlementaires restituent les débats et insèrent des discours
prononcés qui ne figurent pas dans Le Moniteur et font resurgir la haine
dans les débats 36. À l’ordre du jour plusieurs projets de loi portent sur les
pouvoirs de police et les mesures judiciaires à prendre pour tourner la page
napoléonienne et établir durablement le régime. Un orateur se demande
quels sont les « effets de la haine et des passions » ; un autre souligne que
les « passions sont si déchaînées » qu’une maladresse pourrait susciter « la
haine du gouvernement » ; un troisième s’interroge sur « la haine juste et
injuste » indiquant que de « vieilles réminiscences, sur les dénonciations
hasardées, calomnieuses, vindicatives, qui laisseront, après elles des haines
de famille, des haines de parti, des haines de canton et jusqu’à des germes
de sédition ». À la fin du mois d’octobre, tandis qu’est adoptée la loi dite
de sûreté générale, première des quatre lois formant le cadre juridique de
la « Terreur blanche légale », le garde des Sceaux indique qu’il n’a « d’autre
haine que celle du crime » ; un autre orateur évoque la « haine aux rebelles »,
tandis que le comte de la Bourdonnaye traite de « la haine contre la légiti-
mité » et de l’impuissante rage d’une certaine « faction ». À la Chambre des
33. Idem, p. 69.
34. Sur ce premier aspect, voir l’étude de Jean-Clément-MARTIN, Un détail inutile : le dossier des peaux
tannées, Vendée, 1794, Paris, Vendémiaire, 2013, 154 p.
35. Par exemple, Brian FITZPATRICK, Catholic royalism in the departement of the Gard, 1814-1852,
Cambridge/Londres/New York, Cambridge University press, 1983, 216 p.
36. Archives parlementaires, t. XV, 8 juillet 1815-6 janvier 1816, p. 87-220.
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la haine, il faut d’abord partir d’un constat : « les hommes sont souvent
moins ardents à venger leurs griefs réels que des griefs imaginaires, ou
traditionnels et collectifs. » Si les maux sont invérifiables et si l’oppression
n’est pas certaine, peu importe car il est toujours possible de « rendre nos
adversaires responsables d’une multitude de méfaits ». Massacres, crimes
de toutes sortes, tromperies et dissimulations ne manquent pas. Il est aisé
de les attribuer à tel ou tel ennemi. La meilleure solution consiste à faire
« un habile usage » des ressources infinies qu’offre l’histoire. Les événe-
ments du passé présentent l’immense avantage d’évoquer « les spectres des
victimes ». L’essayiste souligne, cyniquement, que « les spectres sont fort
utiles en politique ». La mémoire n’est jamais certaine et elle a tendance à
changer les couleurs du passé et les perceptions du présent. Pour illustrer
son propos, il donne l’exemple d’un gentilhomme à qui on ne peut rien
reprocher, mais chacun ne le regarde pas tel qu’il est mais tel qu’il se l’ima-
gine. Sa demeure n’est pas une villa mais une forteresse entourée d’un large
fossé et dominée par un donjon. Il va lever toutes sortes d’impôts iniques,
chevaucher à travers champ, piétiner les récoltes. La haine vient donc du
désir de vengeance, non pas contre un individu en particulier mais contre le
groupe qu’il est censé représenter : « C’est ainsi que tous les royalistes sont
responsables des méfaits de tous les rois, tous les républicains du sang versé
par la Terreur, tous les bonapartistes du 2 décembre et de Sedan, tous les
catholiques de l’inquisition et du massacre des Albigeois. » Ces représen-
tations pour simplistes qu’elles soient s’avèrent redoutables. Elles semblent
relever du sens commun et sont immédiatement compréhensibles par tous.
Elles fixent des systèmes de référence et sont assurées de rencontrer un vif
succès, quasi immédiat. L’évocation remplace avantageusement l’éloquence
et la rhétorique. Elle a les couleurs et la puissance de la vérité. Les historiens
ne sont en rien responsables de cette vision du monde. Ils enseignent que
« les francs scélérats sont aussi rares que les héros sans tache », mais comme
« on prend ses armes où l’on veut » chacun choisit des événements, des
personnages ou des situations en fonction de ses besoins ou de ses objec-
tifs. De la sorte, les lecteurs, présentés comme ignorants ou inattentifs,
« finissent par ne voir et ne savoir que ce qui flatte leur passion, que ce qui
entretient leur haine 47 ». Le procédé psychologique consiste donc à écarter
ce qui contredit sa vision du monde pour ne plus conserver que ce qui la
conforte. Au bout du compte, dans cette construction du passé, l’histoire
est instrumentalisée, non pas qu’on lui demande de donner une vérité mais
elle est utilisée comme un « arsenal ». L’histoire ne sert pas à comprendre
le présent ni à éclairer le passé. Elle sert à conforter des points de vue et à
légitimer des actions politiques.
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50. Louis PROAL, La criminalité politique, Paris, Félix Alcan, 1895, p. 101.
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“Tout concitoyen est ton frère, il faut l’aimer”, mais la politique lui crie :
“Ce concitoyen est ton adversaire, il faut le haïr, le persécuter”. » Au gré des
régimes, des cris sauvages se font entendre contre l’ennemi du moment :
« On fait des émeutes ou des lois d’exception contre “l’ennemi”, on le
combat à coups de décrets ou à coups de fusil 51. » Mais pire encore, « les
haines politiques ne respectent rien, pas même les tombeaux ». La paix
des cimetières ne s’applique pas. Les tombes peuvent être retournées, les
cercueils éventrés, les cadavres exhumés et la mémoire des morts souillée
pour justifier un anéantissement total.
Par la suite, cette vision dualiste de la politique sera régulièrement
renouvelée : l’ennemi change au gré des alliances, des situations et des
moments : les socialistes, les rouges, les nationalistes, les anarchistes,
les communistes, les ligueurs… chaque groupe puisant dans l’histoire
un ensemble de références reçues comme un héritage précieux. L’avenir
politique est lu à l’aune de la Bastille, de la guillotine, de la répression
contre les réfractaires ou de tel ou tel autre épisode funeste. Chaque grande
famille politique s’appuie sur une sorte de scolastique, avec un contenu, des
valeurs, des croyances et des prophètes. Chacune fait référence à des idéaux
et des crimes qui servent autant à renforcer les convictions de son camp qu’à
construire l’image de l’ennemi insupportable ou du rival absolu.
L’esprit de parti
Pour les contemporains, comme l’ont souligné Raoul Frary et Louis
Proal, l’esprit de parti ne vise pas à rassembler les citoyens raisonnables.
Il consiste à diviser le monde en deux camps, celui des amis et celui des
ennemis. Encore faut-il ne pas se tromper comme le souligne Lupicin Paget
en 1861 affirmant qu’il est toujours possible de tomber sur l’ennemi, de
le combattre, de le vaincre et de l’anéantir, mais à condition de ne pas
faire d’erreur car, écrit-il, bien souvent « nous luttons contre des fantômes
et nous passons à côté de l’ennemi 52 ». Il se rencontre plus particulière-
ment à l’intérieur des hémicycles, et ce dès les monarchies censitaires, à un
moment où les forces politiques ne sont pas véritablement structurées 53. Ce
ne sont que des « factions », des « coteries », des « sociétés » secrètes, voire
des clubs, des salons ou des chambrées. Au mieux, ce sont des « sociétés
d’action politique 54 ». Il est vrai que le Code pénal napoléonien de 1810
interdit l’existence de sociétés politiques et que la loi du 10 avril 1834
51. Idem, p. 97.
52. Lucipin PAGET, L’Ennemi ! L’ennemi !, Paris, A.-E. Rochette, 1861, p. 2.
53. Raymond HUARD, La naissance du parti politique en France, Paris, PFNSP, 1996, 383 p. et
Michel OFFERLÉ, « Qu’est-ce qu’un parti politique en France au XIXe siècle ? », Anne-Marie SAINT-
GILLES (dir.), Cultures politiques et partis au XIXe et XXe siècles, Paris, PUF, 2000, 272 p.
54. Gabriel PERREUX, Au temps des sociétés secrètes. La propagande républicaine au début de la monarchie
de Juillet, 1830-1835, Paris, Hachette, 1931.
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lutter contre la haine, il faut que chacun accepte de vivre dans son époque,
plus particulièrement dans le moment présent. C’est une façon, peut-être
la seule, de mettre un terme à l’escalade vindicatoire entre partis et de
rejeter les discours de guerre civile, comme les appels à faire couler des flots
de sang. Même si la vie parlementaire peut connaître « des haines et des
rancunes », un des collaborateurs de la revue, dans une rubrique intitulée
« Bulletin », suggère que le suffrage censitaire, depuis que le corps électo-
ral a été élargi 59, discrédite les « passions trop vives et trop ardentes » et
condamne le recours à la violence et aux conspirations. Les temps ont bien
changé et 1830 marque une rupture décisive. Désormais, il devient possible
et nécessaire de refermer tout à la fois la Révolution violente, l’Empire
dévoreur d’hommes et la Restauration revancharde et intransigeante. Il
importe donc de rompre avec l’imaginaire du complot et des sociétés
secrètes. Ni la charbonnerie prête à allumer l’étincelle de l’insurrection ni
l’internationale « noire » à laquelle concourent les légitimistes français après
l’effondrement de la monarchie traditionnelle : « il n’est plus guère possible
de se figurer que l’on va régénérer l’univers parce que l’on fabrique des
cartouches en petit comité 60. » D’autant que la confiance dans le Droit et
les lois s’accroît rendant plus intolérable encore l’usage de la force brutale.
Le Moment Guizot 61 consistait bien à gouverner autrement, à écarter ceux
qui n’étaient pas mus par la raison, à pacifier la société, à ancrer le régime
parlementaire et à s’assurer du soutien de toutes les sensibilités et forces qui
avaient concouru à abattre le régime honni de Charles X, sans pour autant
leur donner accès à la citoyenneté, réservée à l’infime minorité de ceux qui
disposent du droit de vote. Il reste malgré tout, comme s’en inquiète les
rédacteurs de La Revue des Deux mondes que la « haine instinctive » perdure
et qu’elle constitue une véritable force contre laquelle on ne peut pratique-
ment rien : « cette redoutable énergie de la haine [est] la plus envenimée et
la plus funeste des armes politiques 62. » Mais contrairement au fusil ou à
la harangue incendiaire, elle n’est ni directement visible ni immédiatement
audible.
La haine irrigue la vie politique et ce que l’on appelle communément
« l’esprit de parti » simplifie, grossit le trait jusqu’à la caricature, parfois
hideuse et repoussante. Les « mouvements d’humeur » de la scène politique
correspondent souvent à des scandales et constituent des moments de
crispation ou de crise 63. Pour certains, c’est une malédiction car ils suscitent
59. Voir par exemple Christophe VOILLIOT (dir.), « L’ordre électoral : savoir et pratiques », Revue
d’histoire du XIXe siècle, no 43, 2011/2.
60. Idem, p. 151.
61. Pierre ROSANVALLON, Le Moment Guizot, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des Sciences
humaines », 1985, 414 p.
62. Revue des Deux Mondes, mars 1841, p. 687.
63. Jürgen HABERMAS, L’espace public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la
société bourgeoise, Paris, Payot, 1993 [1962], 324 p. et Écrits politiques, droit, histoire, Paris, Éditions
du Cerf, 1990, 263 p.
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des ripostes hargneuses entraînant tout le monde dans une spirale vindica-
tive, interdisant tout débat serein ; pour d’autres, c’est une chance, car c’est
une façon de conforter l’homme politique viril dans ses convictions à un
moment où les lieux de l’entre-soi masculin connaissent un fort dévelop-
pement et où triomphe la virilité 64. Des divisions bien tranchées obligent
chacun à rallier un camp. De la sorte, à la fin de la monarchie de Juillet, on
pouvait écrire que « les hommes acceptent franchement la responsabilité
de leurs opinions, et les trahisons individuelles ne sont pas possibles 65 ».
Dans cette optique, les modérés, incapables de haïr, seraient des mièvres
promptes à se vendre ou à se rallier à l’adversaire d’hier. Pusillanimes,
couards, pleutres, ils sont méprisés et rejetés. D’aucuns écrivent que les
modérés se reconnaissent aisément. Un peu grassouillets, le compliment
à la bouche, ils ont adopté un costume qui les distingue : ils sont les plus
simplement vêtus, arborent un sourire perpétuel aux lèvres, et face à un
adversaire qui les a insultés la veille, à la tribune ou dans un journal, ils se
montrent enjoués, prêts à glisser le bras sous celui de son « plus acharné
ennemi ». Dans les rangs des forces minoritaires, on guette les défections.
Dans ceux de la majorité, on se montre réservé et c’est sans enthousiasme
qu’on reçoit ceux qui sont parfois considérés comme des renégats. Lors des
joutes parlementaires, les extrêmes occupent une grande partie de l’espace
sonore, les parlementaires placés au centre parviennent difficilement à
faire entendre leur voix dans le fracas provoqué par les plus exaltés 66. Le
jeune Victor Hugo voulait imiter Chateaubriand, son aîné et son modèle.
Il rejoint l’opposition royaliste en 1824, mais, au grand dam d’anciens
compagnons de route, il accueille, favorablement la révolution de 1830 et
devient pair de France en 1845 67. L’année suivante, la chambre des pairs est
réunie pour juger un homme d’une cinquantaine d’années, auteur vraisem-
blable d’une action contre le roi. Au-delà de la personne concrète c’est
l’esprit de parti qui est incriminé. D’emblée l’accusé affirme ne pas avoir de
haine pour Louis-Philippe. Son physique, son âge, sa manière de parler ne
correspondent pas au portrait d’un adversaire redoutable, tout entier porté
par ses convictions, prêt à les défendre avec hargne. Son regard ne semble
pas voir les choses mais un point situé derrière ceux qui l’observent. Au
cœur du procès, une interrogation : est-il animé par l’esprit de parti ? Lui,
affirme qu’il n’appartient à aucune coterie ou faction et les cent soixante-
quatre pairs de France présents pour le juger et prononcer une peine le
croient 68. Échappant à la peine de mort, condamné aux travaux forcés à
64. Alain CORBIN (dir.), Histoire de la virilité, t. 2 : Le triomphe de la virilité, le XIXe siècle, Paris, Éditions
du Seuil, 2011, 504 p.
65. Revue de Paris, 1843, p. 163.
66. Voir Michel BIARD, Bernard GAINOT, Paul PASTEUR et Pierre SERNA (dir.), « Extrême » ? Identités
partisanes et stigmatisation des gauches en Europe (XVIIIe-XXe siècle), Rennes, PUR, 2012, 371 p.
67. Victor HUGO, Actes et paroles I, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1985, p. 50-194.
68. Victor HUGO, Choses vues, 1830-1846, Paris, Gallimard, 1972, p. 367-390.
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perpétuité, il est l’antithèse du partisan haineux prêt à tout pour faire périr
le souverain.
L’esprit de parti n’est pas le propre des régimes censitaires. La Seconde
République et l’Empire en ont connu divers avatars. Les deux régimes ont,
en 1848 et en 1868, élargi le droit de réunion, laissé des comités électoraux
se mettre en place et se multiplier, émoussant pour un temps les rivalités
trop vives, mais les lois constitutionnelles de 1875 ont réorganisé la vie
parlementaire et imposé des reclassements qui seront visibles lorsque les
républicains deviennent majoritaires à la suite des élections législatives de
1877 et surtout sénatoriales de 1879. Une véritable fièvre organisation-
nelle semble s’être emparée des uns et des autres qui se traduit par des
tentatives de créer des structures partisanes permanentes, de la part des
républicains, des bonapartistes, des monarchistes et des catholiques, sans
compter le Congrès ouvrier qui tente de rassembler une Fédération du parti
des travailleurs socialistes de France. Selon les contemporains, une nouvelle
figure est apparue et s’impose : le politicien. Le mot, récemment intro-
duit, vient de la démocratie américaine. Il désigne un homme politique,
souvent distinct de l’homme d’État qui entre dans la carrière politique
moins par conviction que pour se faire connaître. Lui et ses semblables
se « font un type », c’est-à-dire qu’ils choisissent une posture parmi cinq
possibilités : le modéré, l’homme qui reste cantonné à la sphère sereine des
principes, l’homme à l’esprit pratique, l’austère, le galantin et le violent.
Cette typologie, établie par Georges Lachaud en 1879, entend croquer,
au-delà des appartenances politiques, le nouveau personnel parlementaire,
dont les membres sont prêts à changer de bord. Le violent serait donc
devenu très fréquent. Il est opportuniste et pourtant « il s’est placé parmi
les plus ardents de son parti 69 ». De la sorte, s’il ne peut pas être classé dans
la catégorie des authentiques tribuns, il contribue à rendre plus aiguës les
rivalités et les affrontements, il attise les haines. Pour se faire reconnaître
comme violent, il use de stratagèmes. Le premier consiste à désigner une
personnalité par un qualificatif pour le moins énergique : il évoque ainsi
cette canaille de X, ce coquin de Y ou encore ce brigand de Z. Le deuxième
vise aussi à décrédibiliser l’orateur spécialiste d’un domaine : ainsi de celui
qui se pique de compétence en matière de finance il suggérera qu’il a l’habi-
tude de ramener avec lui les couverts en argent d’un dîner en ville ; d’un
spécialiste militaire il fera croire que ce n’est qu’un couard. Les procédés
utilisés, s’ils sont moralement condamnables, s’avèrent néanmoins d’une
efficacité incontestable. Il n’hésite pas à lancer des accusations, à donner du
traître et de l’assassin ou bien du fripon et de l’escroc. Dans l’arène parle-
mentaire, grâce à son outrance, il occupe l’une des premières places. Ses
principaux adversaires sont les politiciens violents des autres bords. Il peut
69. Georges LACHAUD, Nos politiques. Voyage au pays des blagueurs, Paris, E. Dentu, 1879, p. 209.
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bien sûr exciter les passions car s’il n’est que la parodie d’un tribun, mais
il est assurément populaire. Ses discours enfiévrés rencontrent immédiate-
ment un écho favorable et peu importe que les services rendus à la collecti-
vité s’avèrent rares : « C’est qu’il faut bien le dire : les foules aiment mieux
qu’on serve leurs haines que leurs intérêts 70. » Un tel tableau n’est pas
forcément conforme aux ambitions des uns et aux motivations des autres,
mais peu importe car il révèle une opinion partagée par une partie de la
société française vis-à-vis du régime représentatif. La désacralisation des
institutions est à l’œuvre dès les années 1880. Pourtant, dix ans plus tard,
la plupart des hommes politiques et un fort courant d’opinion se montrent
favorables à la création de structures politiques permanentes qui présente-
raient l’avantage d’assurer le suivi électoral, de favoriser le débat, de réduire
« l’esprit de parti ». À droite, la création des ligues est une réponse en soi,
elles se situeront à la marge de la vie parlementaire et se tiendront à l’écart
des institutions représentatives 71.
Par la suite, au lendemain de la Première Guerre mondiale, le Parlement
de l’éloquence 72 pourra connaître son âge d’or, montrant toutefois que les
députés ne veulent pas se laisser enfermer dans des partis. Dans l’immé-
diat, à la Belle Époque, les débats ne restent pourtant pas confinés au
domaine des seules idées et des échanges courtois 73. La mobilisation des
affects est régulièrement observée et joue le rôle d’une sorte de miroir
magique qui renvoie le reflet des tensions et des haines qui traversent la
représentation nationale, en insistant sur les différences et en accentuant
les contrastes. Se pose alors, pour un certain nombre de parlementaires
et de sensibilités politiques, une question embarrassante : comment sur
« les débris des anciens partis » construits sur des éléments « qui n’ont plus
de raison d’être », justifier une haine persistante ? Tandis que Rochefort,
l’ancien communard, évadé de Nouvelle-Calédonie, apporte son soutien
au général Boulanger ancien ministre de la Guerre qui rêve d’accéder à la
magistrature suprême, le parti des « honnêtes gens » tente de s’organiser
et de s’imposer, ce qui suppose aussi de dépasser le clivage droite/gauche.
En effet, sur de nombreux points, les modérés des deux camps semblent
d’accord, à l’exception de la question religieuse et de la forme du régime,
et partage une même vision de l’avenir 74. En 1887, une partie des droites
est engagée dans un « pré-ralliement » à la République 75 et d’aucuns de
70. Idem, p. 214.
71. Par exemple, Jean-Pierre RIOUX, Nationalisme et Conservatisme. La ligue de la Patrie française,
1899-1904, Paris, Beauchesne, 1977, 117 p.
72. Nicolas ROUSSELIER, Le Parlement de l’éloquence, Paris, PFNSP, 1997, 298 p.
73. Jean EL GAMMAL, Être parlementaire de la Révolution à nos jours, Paris, Armand Colin, 2013, 221 p.
74. Voir les ouvrages de synthèse de Madeleine RÉBÉRIOUX, Jean-Marie MAYEUR, Jean-Yves MOLLIER,
Vincent DUCLERC et de Marion FONTAINE, Frédéric MONIER et Christophe PROCHASSON.
75. Jean-François SIRINELLI, Les Droites en France, Paris, Gallimard, 1992 ; Jean EL GAMMAL, Gilles
LE BÉGUEC et François ROTH (dir.), Les modérés dans la vie politique française (1870-1965), Nancy,
Presses universitaires de Nancy, 2000, 532 p.
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76. Jean-Yves MOLLIER et Jocelyne GEORGE, La plus longue des Républiques, 1870-1940, Paris, Fayard,
1994, p. 106 ; Maurice AGULHON, « Dix années fondatrices (1879-1889) », La République,
1880-1932, t. I, Paris, Hachette, coll. « Pluriel », 1992 [1990], p. 23-88.
77. Hervé FAYAT, « Bien se tenir à la Chambre. L’invention de la discipline parlementaire », Cahiers
Jaurès, no 153 : Face à la violence politique, juillet-septembre 1999, p. 61-89.
78. Madeleine REBÉRIOUX « Introduction », « Le Parlement et l’affaire Dreyfus, 1894-1906. Douze
années pour la vérité », Jean Jaurès. Cahiers trimestriels, no 147, 1998, p. 7.
79. Zeev STERNHELL, La Droite révolutionnaire (1885-1914). Les origines françaises du fascisme, Paris,
Gallimard, coll. « Folio histoire », 1997 [1977], 603 p.
80. Sur cette affaire, voir aussi la belle contribution de Thomas BOUCHET, « La haine générale. L’insulte
au cœur de l’affaire Dreyfus », qui s’appuie sur la presse d’opinion et le Journal officiel, op. cit.,
p. 128-148.
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existe plusieurs partis n’est pas non plus un gage d’ouverture et de maturité.
Simone Weil se montre d’une sévérité terrible : « Si une seule passion collec-
tive saisit tout un pays, le pays entier est unanime dans le crime. Si deux
ou quatre ou cinq ou dix passions collectives le partagent, il est divisé en
plusieurs bandes de criminels. » Elle souligne sans ambiguïté que dans ce
dernier cas, les « passions divergentes ne se neutralisent pas », au contraire
« elles se heurtent avec un bruit vraiment infernal 93 ». Et il ne reste plus
dans les sociétés des années 1930 qu’un « esprit de parti aveugle ». Chacun,
sans plus réfléchir, est sommé de prendre position et si on avait confié au
« diable » l’organisation de la vie publique, il ne s’y serait pas pris autrement.
il n’y a pas de libre association, de « jeu naturel et mouvant des associa-
tions », mais une « cristallisation artificielle » notamment au Parlement
qui empêche toute fluidité. Il faudrait donc supprimer l’esprit de parti
qui est comme une « lèpre » et organiser la vie publique sur le modèle des
revues où tel ou tel collaborateur peuvent se retrouver sur un point mais pas
nécessairement sur un autre 94. Alain qui commente le texte y retrouve un
« climat », y voit un espoir et une inquiétude : « la République va pouvoir
recommencer comme elle l’était au temps de Waldeck, de Combes et de
Pelletan 95. » Les haines parlementaires ne résument pas toutes les haines
politiques, tant les processus de politisation s’avèrent divers à partir des
années 1830, partant, dans telle région, des chambrées ou des clubs ; dans
telle autre, de l’apprentissage de la citoyenneté dans le cadre des élections
municipales ou des votes dans la Gardes nationale, sans compter tous les
mouvements de politiques informelles 96.
Le bouc émissaire est un ennemi idéal, constant, que l’on prend plaisir
à combattre ou à tourmenter. Si la peur face à un ennemi supposé est une
composante essentielle des conduites humaines, grossissant les dangers au
point de rendre les alarmes imaginaires beaucoup plus terrifiantes que les
menaces réelles, les haines politiques s’avèrent plus terre-à-terre. Elles sont
généralement dirigées contre une « cible », un individu ou une « force
politique », objet d’un « harcèlement » plus ou moins haineux. L’adversaire
politique n’a pas l’apparence d’une brebis timorée que l’on peut vouer à un
sacrifice salvateur pour le plus grand bien de sa propre famille politique.
Celui que l’on considère comme un ennemi ne se laisse pas faire, mais il
a un rôle à jouer : c’est à lui que l’on impute la responsabilité d’une situa-
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tion, c’est lui qui doit assumer les fautes de la société commises dans le
passé ou dans le présent, c’est lui qui incarne la menace, c’est lui que l’on
peut haïr durablement. Ainsi, sous la monarchie de Juillet, assiste-on au
« meurtre politique » du député Manuel. Dans un discours prononcé à la
Chambre, il aurait, affirme une majorité, injurié le Roi. Personnage désor-
mais indésirable et haïssable, il est expulsé de l’enceinte parlementaire. Au
cours des années incertaines, presque sans nom, situées entre la chute du
Second Empire et les débuts de la IIIe République, un observateur privilé-
gié, Anatole Claveau, qui fut chef des secrétaires rédacteurs de la chambre
des députés, décrit une atmosphère : « on s’aperçut que certaines manifes-
tations qui s’étaient produites pendant les derniers mois avaient encore
envenimé les rancunes et aigri les ressentiments 97. » L’euphémisation et la
prudence des mots permettent malgré tout de jauger de l’intensité de la
haine perçue et éprouvée. Beaucoup plus tard, en 1929, tandis que Maurice
Sarraut, le « patron » de La Dépêche de Toulouse accusait le communisme
de nier le suffrage universel, Édouard Daladier, le « taureau du Vaucluse »
à la tête du parti radical, se prépare à donner un nouveau cours aux débats
politiques. Il s’agit de promouvoir un « parlementarisme de combat » et de
commencer d’abord par les députés de son propre camp qui ne respectent
pas la discipline du parti 98. Par la suite, il s’agira de viser plus particulière-
ment les petites formations situées entre la gauche et la droite, et les députés
inscrits auprès de plusieurs groupes parlementaires qui peuvent défaire les
majorités. Dans les deux camps, on les soupçonne de se complaire dans
l’instabilité, de se réjouir de la chute des gouvernements et d’attendre avec
avidité un secrétariat d’État ou un ministère. Les personnages qui se livrent
aux manœuvres et aux intrigues, de la rumeur malveillante à la confidence
fielleuse, sont donc l’objet de fortes aversions qui peuvent basculer dans
la haine.
On peut donc haïr ceux du camp adverse mais aussi ceux qui pourraient
se rallier ou rejoindre « l’autre bord ». Au XIXe siècle, Émile Ollivier incarne
aux yeux des républicains, la figure du traître. Porte-parole de la République
à Marseille, dès le 29 février 1848, soit cinq jours après la formation du
gouvernement provisoire, il est alors considéré comme le « plus lamartinien
des commissaires » diligenté par le nouvel exécutif. Préfet des Bouches-du-
Rhône en juin 1848, il est en première ligne pour faire face à l’insurrection,
dont il donnera une description des combats de rues, des corridors creusés
pour circuler entre les maisons et entre les étages. Modéré dans la répression,
il est nommé préfet de la Haute-Marne. Et puis progressivement, bien que
fils de proscrit et député, il prend ses distances avec le « parti républicain »,
97. Anatole CLAVEAU, Souvenirs politiques et parlementaires d’un témoin, t. 2 : Le principal de M. Thiers,
1871-1873, Paris, Plon, 1914, p. 350.
98. Jean-Abel MIQUEL, Daladier et le radicalisme à la barre, Paris, Éditions Métropolis, 1933, 336 p.
Voir aussi Élisabeth DU RÉAU, Édouard Daladier, Paris, Fayard, 1993, 581 p.
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ce qu’attestent ces notes écrites en 1855 dans son journal. En 1861, son
ralliement au régime impérial né du coup d’État de décembre 1851 devient
manifeste et, le 27 décembre 1869, il est choisi par Napoléon III comme
chef du futur ministère. Chantre de l’empire libéral, il préside aux destinées
du pays jusqu’à la guerre de 1870 avec la Prusse qu’il accepte d’un « cœur
léger ». Sans doute, fut-il l’un des hommes les plus détestés de son temps
pour avoir renié ses idées et rejoint le camp adverse dont il prit la tête 99.
Il envoie la troupe au Creusot pour réprimer les grèves, jette Rochefort
en prison au lendemain des funérailles du journaliste républicain Victor
Noir, dissout l’Internationale et emprisonne ses principaux dirigeants. Les
moments de crise obligent à prendre position, provoquent également des
reniements et des exclusions. Celui qui a « retourné sa veste » semble devoir
se justifier sans cesse ou plus fortement que ceux qui n’ont pas changé de
bord et dont la fidélité est intacte. Tout se passe en effet comme si celui qui
avait abandonné ses amis et ses idées d’antan se devait de rompre de plus en
plus fortement ses liens, s’enfonçant, pour ses détracteurs, dans l’abjection
la plus méprisable. Le traître, en effet, n’a pas seulement rejoint le camp
opposé, il en devient l’un des plus ardents propagandistes, redoublant de
zèle comme pour faire oublier ses origines et mieux se faire pardonner une
jeunesse égarée. Les différents partis et forces politiques ont ainsi leur traître
qui a été exclu ou qui a quitté leurs rangs. L’invention du « social-traître »
lors de la « bolchevisation » du Parti communiste constitue un nouvel avatar
de la figure du félon qui est déloyal, prêt à sacrifier ses anciens amis pour
se hisser au-dessus de la mêlée ou à trahir la classe ouvrière par convic-
tion ou pour en retirer un avantage personnel. À droite comme à gauche,
des députés et des hommes politiques sont l’objet de flèches acerbes. Les
aventures personnelles et les errements idéologiques favorisent une sorte
d’abaissement de la vie politique et d’atmosphère de guerre civile, d’impuis-
sance ou d’abandon.
L’esprit de parti consiste encore à retenir ses coups et à les diriger, peut-
être avec plus de virulence, contre ceux qui appartiennent à son camp,
droite ou gauche, voire à sa propre famille politique. Philippe Braud souli-
gnait que « les conflits d’égos » ne sont jamais valorisés. Bien au contraire,
chacun s’évertue à les dissimuler, voire à les enrober ou à leur donner du
lustre. Ils sont alors camouflés dans des grands discours ou tout simplement
niés. Et pourtant « à l’insu des intéressés, la haine suinte encore dans les
fausses réconciliations, soigneusement mises en scène ». En effet, ces heurts
de personnalités peuvent s’avérer désastreux au point de compromettre une
politique ou des élections. Il convient donc de prendre en compte le fait que
« la convoitise du pouvoir que tout obstacle exaspère engendre ces haines
personnelles qui constituent parfois une clé majeure pour comprendre
99. Sur la personnalité complexe d’Émile Ollivier, voir en particulier Anne TROISIER DE DIAZ et alii,
Regards sur Émile Ollivier, Paris, Publications de la Sorbonne, 1995, 364 p.
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100. Philippe BRAUD, Petit traité des émotions, sentiments et passions politiques, Paris, Armand Colin,
2007, p. 165.
101. Madame DE GIRARDIN, Lettres parisiennes du vicomte de Launay, t. I, Paris, Mercure de France,
coll. « Le Temps retrouvé », 1986, 30 novembre 1836, p. 48.
102. Madame DE GIRARDIN, op. cit., t. II, p. 374.
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les radicaux, mais ils ne sont pas les seuls bien sûr, offrent de multiples
exemples où la hargne et l’hostilité finissent par l’emporter.
Quelques personnalités ont donc fait l’objet d’une haine farouche,
mais sans doute que Joseph Caillaux fut l’un des plus exécrés. On a
du mal à imaginer l’intensité des réactions qu’il suscita. Déjà en 1914,
lorsque sa deuxième femme tua de plusieurs coups de revolver le direc-
teur du Figaro, son attitude jugée dominatrice indispose considérable-
ment 103. Un individu plein de morgue et de suffisance, s’enhardissaient
à dire quelques députés à l’adresse de journalistes avides de recueillir
des éléments à charge. Lui-même lors du procès en cour d’assises de
son épouse à beau évoquer « Ah parbleu on se laisse emporter par la
haine 104 !… », il est comparé à un « Tyran » que l’on voudrait bien renver-
ser. Pendant la Grande Guerre, comme quelques autres, il avait voulu
nouer des contacts avec des interlocuteurs allemands afin d’envisager de
possibles négociations. Cette attitude fut parfois taxée de trahison ou de
demi-trahison. Lorsque Clemenceau, nommé par Poincaré, devient le
chef du gouvernement de guerre en 1917, il déclare qu’il ne fera preuve
d’aucune indulgence à l’égard des traîtres, personnages particulièrement
haïssable, à l’instar des pacifistes Jean-Louis Malvy et Joseph Caillaux,
accusé de forfaiture ou de trahison ouverte. D’autres personnalités encore
furent l’objet d’une détestation sans borne. Le congrès de Tours attisa
à gauche des conflits personnels et idéologiques, en 1920, au moment
de la scission, puis ensuite surtout à partir de 1927, date à laquelle le
programme de classe contre classe désigna la SFIO comme l’ennemi de
classe. Les 26 élus du PCF mènent la vie dure, dans l’hémicycle, comme
dans L’Humanité, aux députés de la vieille maison socialiste. D’autres
personnalités et formations politiques ont été l’objet de traits vipérins et
de lazzis haineux. Les paroles d’outrages sont régulièrement les révélateurs
d’un climat, mais elles indiquent aussi que l’on change d’époque et que
les injures qui sont lancées n’auraient pas été compréhensibles quelques
années plus tôt. Les cris publics se sont fait entendre pas seulement dans
la rue ou sur les estrades mais aussi à l’intérieur du Palais Bourbon. Pour
l’essentiel, les haines politiques, quelles que soient leurs formes et leurs
expressions, telles qu’elles prennent corps parmi les parlementaires, sont
masculines.
103. Jean-Yves LE NAOUR, Meurtre au Figaro. L’affaire Caillaux, Paris, Larousse, coll. « L’histoire comme
un roman », 2007, 255 p.
104. René BENJAMIN, La Cour d’assises, ses pompes et ses œuvres, Paris, Arthème Fayard, coll. « Le Livre
de demain », 1931, p. 91.
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La « malveillance généralisée »
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femmes, les droits civils. Pour autant, la question du suffrage féminin n’est
pas absente. À la fin du mois de mars, dans un article retentissant, Jeanne
Deroin demande ce qu’est une citoyenne qui ne vote pas 105. En avril, les
premières élections doivent avoir lieu. La candidature de George Sand est
proposée par Eugénie Niboyet, à l’origine de la création de La Voix des
femmes, présentée comme un « journal socialiste et politique, organe des
intérêts de toutes ». Proche de la duchesse d’Orléans avant que n’éclate
la révolution de février 1848, venant du saint-simonisme et influencée
par le fouriérisme, elle ne semblait pas devoir jouer le rôle d’une « figure
critique du pouvoir » 106. Début avril, le périodique précise sa stratégie :
« En appelant Sand à l’Assemblée, les hommes croiront faire une exception :
ils consacreront le principe et la règle 107. » Autrement dit, il suffit qu’une
femme soit élue pour créer un précédent. Mais George Sand romancière
célèbre qui participe activement aux Bulletins de la République se montre
hostile. Elle condamne avec une ironie mordante le « journal rédigé par
des dames ». Non seulement elle refuse d’être « l’enseigne d’un cénacle
féminin », mais, pour elle, le jour n’est pas proche où les femmes pourront
« participer […] à la vie politique ». L’affranchissement de la femme ne
doit pas et ne peut pas « commencer par où l’on doit finir » 108. Dans le
même temps, diverses associations et clubs sont créés : le Comité des Droits
de la femme, le Club d’émancipation des femmes, le Club de l’éducation
mutuelle des femmes. Mais les « femmes en 1848 », pour reprendre l’expres-
sion d’Édith Thomas 109, si elles connaissent un véritable succès, doivent
faire face à des sentiments haineux allant du dénigrement au mépris en
passant par le rejet. Lors de réunions, les clubs connaissent du « vacarme »,
du « tapage » et du « tumulte » et pas seulement lors de discussions sur le
droit de vote. Maxime Du Camp veut témoigner à propos du Club des
femmes qui se réunissait dans le sous-sol des galeries Bonne-Nouvelle : « il
y avait aussi des sibylles et des pythonisses qui, juchées sur le trépied des
Droits de la femme, glapissaient comme des paons avant la pluie […]. Un
soir, quelques gardes nationaux facétieux fessèrent ces dames, et le club eut
vécu 110. » Un journal comme le Charivari livre une véritable charge. La
peur et la haine entremêlées s’y expriment et des journalistes brandissent
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est à l’origine de La ligue en faveur des droits des femmes. En 1869, elle avait
publié un essai, d’abord paru en articles dans La voix des femmes qui porte
pour titre La femme et les mœurs. Monarchie ou Liberté 124. Romancière,
polémiste, journaliste, exilée à plusieurs reprises, Communarde, elle suscite
des réactions mesquines, une hostilité rampante et une malveillance ouverte,
comme si elle était l’une des grandes prêtresses de la cause des femmes 125.
Une dizaine de jours plus tard, le 13 février 1881, Hubertine Auclert qui
veut ardemment que les femmes puissent être inscrites sur les listes électo-
rales, lance un nouveau journal. Il a pour titre La Citoyenne. Elle s’était fait
connaître en 1878 à l’occasion du premier congrès international du droit
des femmes, organisé à la faveur de l’Exposition universelle, lorsqu’elle
avait évoqué « la Question qui n’est pas traitée », c’est-à-dire celle du
suffrage féminin. Le 14 juillet de la même année, tandis que les drapeaux,
les bannières et les oriflammes ondoient sous le vent qui apporte un peu
de fraîcheur 126, une manifestation de femmes avec à sa tête Hubertine
Auclert reprend à son compte une tradition carnavalesque et organise en
marge du défilé officiel une procession relative à « l’enterrement du droit
des femmes » 127. La plupart des grands journaux n’en diront pas un mot
mais la bataille pour l’émancipation est relancée. Toujours en 1881, les
élections municipales sont l’occasion d’essayer de présenter au moins une
candidate sur les listes électorales. Les protestations ne se font pas attendre
et certaines ont des accents haineux qui ressemblent à ceux réservés aux
femmes entrées en politique. Lorsque Louise Michel revient de Nouvelle
Calédonie, elle qui avait été qualifiée de « Louve sanglante » dit qu’elle est
désormais anarchiste, mais lorsqu’elle écrit ses souvenirs de la Commune,
publiés en 1898, elle a une phrase désabusée : « il est vrai peut-être que les
femmes aiment la révolte. Nous ne valons pas mieux que les hommes, mais
le pouvoir ne nous a pas encore corrompues 128. » Toujours est-il qu’elle
est l’objet de portraits haineux qui s’attachent moins à ses idées qu’à son
physique. En 1893, Louise Michel est de nouveau traduite devant la justice.
Le chroniqueur du Figaro la dénigre en usant de considérations misogynes
et revanchardes. Il présente son engagement politique comme le résultat
de la misère affective et sexuelle d’une vieille fille : « Louise Michel, qui
est communarde parce qu’elle n’est pas belle et qu’elle n’a jamais été aimée
par aucun homme, dédaigne les vaines supercheries de l’élégance. » En
quelques mots, tous les clichés se retrouvent placés dans une phrase unique
124. André LÉO, La Femme et les mœurs. Monarchie ou Liberté, Tusson, Du Lérot éditeur, 1990 [1869],
382 p.
125. Sur André Léo, voir en particulier Fernanda CASTELDELLO, André Léo, Quel socialisme ? Thèse de
l’Univeristé de Padoue, 1979 ; Alain DALOTEL, La Junon de la Commune, Chauvigny, APC éditions,
coll. « cahiers du Pays chauvinois », 2004, 199 p.
126. Le Petit Journal, 15 juillet 1881.
127. Hubertine Auclert, pionnière du féminisme, textes choisis par Geneviève Fraisse, Clamecy,
Bleu autour, 2007, 233 p.
128. Louise MICHEL, La Commune. Histoire et souvenirs, Paris, Stock éditeur, 1898, p. 177.
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Le mot féministe accrédité en 1872 n’a pas alors l’acception qu’il aura
par la suite. Hubertine Auclerc le reprend à son compte en 1882 et désigne
ainsi le mouvement des femmes qui prônent des réformes dans tous les
domaines 130. Du côté des hommes, les attitudes sont très diverses. Une
poignée épouse la cause des femmes, mais la plupart ne cachent pas leur
animosité usant de tous les registres 131 y compris le plus agressif. Le pério-
dique La Caricature par exemple raille « sa majesté la femme », distingue
« le sexe qui vote » de l’autre 132, invente un compte rendu de meeting,
au cours duquel une oratrice vient réclamer un nouveau droit : « on a
demandé le droit de voter. […] Citoyennes ! on avait oublié quelque chose :
Je réclame pour la femme le droit à la folichonnade 133. » Le dénigrement,
l’avilissement, le détournement sont des procédés rhétoriques qui disent le
mépris et la haine. Le journal Le Matin, l’un des quatre grands de la presse,
illustre la réaction masculine. Par exemple en 1898, un article signé Solness,
évoque « les déséquilibrées qui rédigent les manifestes féministes » et fait
part de « cet inquiétant avènement du féminisme que préconisait un tas
de vieilles folles, se jetant sur le tard, comme tant d’autres dans la religion,
dans l’apostolat des droits de la femme », mais il y a bien un domaine qui
129. Albert BATAILLE, Causes mondaines et criminelles de l’année 1893, Paris, E. Dentu, 1894,
p. 329-332.
130. Sur l’histoire du féminisme, parmi une production de grande qualité, voire en particulier les
synthèses de Michelle PERROT, Yannick RIPA, Michèle RIOT-SARCEY, Christine BARD et Michelle
ZANCARINI-FOURNEL. Voir aussi bien sûr le livre collectif dirigé par Christine BARD, Un siècle
d’antiféminisme, Paris, Fayard, 1999, 481 p.
131. Voir par exemple Émile MORLOT, De la capacité électorale. Exposé de la doctrine et de la jurispru-
dence sur les questions relatives aux conditions requises pour jouir du droit de vote et l’exercer, Paris,
E. Capiomot et V. Renault, 1884, 158 p.
132. La Caricature, 25 août 1883.
133. La Caricature, 20 décembre 1884.
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tion et les divers événements que les individus et les groupes cherchent
à inscrire dans une filiation pour leur donner du sens. Malgré tout, des
années 1830 aux années 1930, la question du pouvoir occupe une place
centrale puisqu’il s’agit d’inventer la démocratie et d’adopter un modèle
républicain durable. Dans cette quête, il n’y a rien de linéaire et de déter-
miné. Les acteurs ne savent pas quelle sera la marche de « l’advenir » ni la
portée des décisions prises. Ce qu’ils vivent et ce qu’ils ont vécu sont l’objet
d’interprétations et de réévaluations, faisant appel à des grilles de lectures
plus ou moins élaborées. Mais une absente demeure empêchant d’avoir
accès à une compréhension plus globale : il s’agit de la haine qui affleure
parfois dans les analyses réfléchies, dans les anathèmes adressés à tel ou tel
adversaire, dans les discussions collectives et les pensées personnelles, mais
elle est vite refoulée. Intériorisée, presque sans explication consciente, elle
répond pourtant à un programme. Elle est tout d’abord une réponse à la
crainte ou à l’effroi que l’autre peut provoquer : le blanc menace le bleu, le
républicain alarme le royaliste, la suffragiste met en péril les hommes. Dans
ce dernier cas, pour reprendre une formule célèbre, si le genre est bien « une
façon première de signifier des rapports de pouvoir » 161, la réaction mascu-
line s’apparente à un mécanisme de défense guidé par l’hostilité radicale. La
figure de l’ennemi, dont on cherche à se venger, même si on parvient à le
repousser, est bien sûr celle du révolutionnaire et du contre-révolutionnaire,
issus d’un passé proche, celle du partisan actuel, en 1830 ou en 1930, mais
aussi celle de la future électrice. Toutes les consciences individuelles ne sont
pas traversées par des bouffées haineuses, mais suffisamment fortes, ces
dernières contribuent à un état psychologique collectif. Une culture de la
haine qui ne dit pas son nom, transversale aux groupes sociaux, prend une
forme particulière à la veille de la grande crise, plurielle et complexe, des
années 1930. Avant qu’elle n’éclate, d’autres tentatives de lire et de décrire
la haine s’inscrivent dans le sillage de la culture de masse dont la première
grande poussée se manifeste entre 1860 et 1930 162 et que les penseurs de
la haine permettent de retracer dans les pages qui suivent.
161. Joan SCOTT, « Genre : une catégorie utile d’analyse historique », Les Cahiers du Grif, no 37/38,
1988 [1986].
162. Dominique KALIFA, La culture de masse en France, 1860-1930, Paris, La Découverte, coll.
« Repères », 2001, 123 p.
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Chapitre II
Penser
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DÉCRYPTER
La grande menace
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PENSER
8. Sigmund FREUD, Malaise dans la culture, op. cit., p. 54. Voir aussi Malaise dans la civilisation, préface
de Laurie Laufer, Paris, Payot & Rivages, 2010, 175 p. ; voir enfin Sigmund FREUD, Anthropologie
de la guerre. Le malaise des fils dans la civilisation contemporaine, Paris, Fayard, 2010, 370 p.
9. Sigmund FREUD, Malaise dans la culture, p. 88.
10. Le livre de Freud fut disponible en 1929, même si l’édition mentionne l’année 1930 comme date
de publication. Pour une mise en perspective globale, voir Élisabeth ROUDINESCO, Histoire de la
psychanalyse en France, Paris, Fayard, 1982-1986, 2 vol.
11. Voir par exemple, Pierre JANET, La psychanalyse de Freud, Paris, L’Harmattan, 2004 [1913], 147 p.
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DÉCRYPTER
spécialistes 12. Malaise dans la civilisation qui a failli s’appeler Malheur dans
la culture, ne sera traduit en français qu’en 1943. Pour autant, les corres-
pondances de Sigmund Freud avec nombre d’intellectuels montrent que
les notions freudiennes de Malaise dans la civilisation où il examine succes-
sivement le moi, le narcissisme puis la haine circulent en France. Dans
certains comptes rendus de procès d’assises, Sigmund Freud est cité, attes-
tant d’une médiatisation de ses conceptions. Géo London, journaliste de
renom, surnommé le prince du reportage est le plus important chroniqueur
judiciaire de l’entre-deux-guerres. Ses confrères, mais aussi des juges et des
avocats de son temps, l’ont métamorphosé en « juré idéal ». À plusieurs
reprises, Géo London écrit que le docteur Freud aurait pu nous éclairer 13.
Reste que le rayonnement du livre fut tellement extraordinaire qu’il a fini
par écraser d’autres tentatives de penser et de comprendre la haine. On sait
qu’Adler avait voulu faire de l’agressivité une pulsion autonome. En 1929,
après avoir émis de fortes réserves, Sigmund Freud finit par adopter le
point de vue selon lequel le penchant à l’agression est « une prédisposition
pulsionnelle et originelle et autonome de l’homme 14 ». Il s’en explique :
personne ne peut en effet accepter de gaieté de cœur de mentionner « le
penchant inné de l’homme au mal, à l’agression, à la destruction et par là
aussi à la cruauté ». Ces hypothèses, il les a formulées en partie en 1911
et 1915, puis il les a abandonnées, avant de les reprendre. Pour les contem-
porains qui n’ont pas forcément saisi toutes les nuances et toutes les étapes
d’une œuvre maîtresse disponible seulement en allemand, il reste une idée-
force : la haine est une émanation du moi qui ne se limite pas à l’individu
puisqu’elle peut prendre la forme de « haines territoriales ». Pour le grand
public et les lecteurs des journaux à fort tirage, les théories freudiennes sont
simplifiées, déformées, mais il n’en reste pas moins que la haine gouverne le
monde et qu’elle peut précipiter dans l’abyme les sociétés contemporaines 15.
Au-delà du cercle viennois et des proches de Sigmund Freud, des
recherches diverses ont tenté de définir la haine et de s’interroger sur sa
portée. Dans le domaine de la philosophie, de manière cloisonnée, sans
circulation apparente des idées et sans faire référence aux travaux menés
dans d’autres disciplines, René Mathis rédige le seul livre sur le sujet. Il tente
d’explorer les sentiments haineux en proposant un inventaire des « mobiles
de la haine ». Précisons que, pour lui, dans sa thèse complémentaire, la
haine s’apparente à la fois à une défaite et à un mouvement dynamique,
impossible à contrôler ou à réguler. Sous sa plume, elle ressemble à un virus
12. Sur les problèmes particuliers que pose la réception, voir Pascale GOETSCHEL, François JOST et
Myriam TSIKOUNAS (dir.), Lire, voir, entendre. La réception des objets médiatiques, Paris, Publications
de la Sorbonne, coll. « Histoire contemporaine », 2010, 400 p.
13. Voir en particulier Frédéric CHAUVAUD, La chair des prétoires. Histoire sensible de la cour d’assises,
1880-1932, Rennes, PUR, 2010, p. 67-73.
14. Pour un débat plus proche, voir COLLECTIF, La pulsion de mort, Paris, PUF, 1986, 99 p.
15. Sigmund Freud, Malaise dans la culture, op. cit., p. 89.
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PENSER
16. René MATHIS, La haine, Nancy, Société d’impression typographique, 1927, p. 17. Sa thèse princi-
pale portait sur La loi des trois états (1924).
17. Idem, p. 18-19.
18. Idem, p. 23.
19. Idem, p. 31.
20. Idem, p. 37.
21. Idem, p. 45.
79
DÉCRYPTER
22. Pierre JANET, L’évolution psychologique de la personnalité, Paris, A. Chahine, 1929, 584 p.
23. Pierre JANET, L’amour et la haine, notes de cours recueillies et rédigées par M. Miron Epstein, Paris,
Norbert Maloine, 1932, 308 p.
24. Pierre JANET, L’amour et la haine, op. cit., p. 10, et Cours sur l’évolution psychologique de la personnalité.
25. Gabriel TARDE, Les lois de l’imitation : étude sociologique, Paris, Félix Alcan, 1890, 431 p.
26. Voir aussi Pierre JANET, De l’angoisse à l’extase. Les sentiments fondamentaux : études sur les croyances
et les sentiments, Paris, Félix Alcan, 1928, 697 p.
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PENSER
Au total, les haines sont souvent une forme de réaction non seulement à
l’égard du réel mais vis-à-vis de ses propres émotions. Si avec le siècle, elles
sont peut-être moins « féroces », il n’en reste pas moins qu’elles sont des
conduites sociales régulées par des sentiments sociaux affectifs. La psycho-
logie sociale de Pierre Janet n’a cependant pas été l’objet de « transfert de
concepts » vers d’autres disciplines ou d’autres chercheurs même si elle a
marqué une génération. Ses cours du Collège de France 38 sur Les stades de
l’évolution psychologique (1926) ou sur La pensée intérieure et ses troubles
(1927) sont vites épuisés et donnent une grille de lecture des conduites
individuelles et du monde social.
38. Soulignons que Serge Nicolas a entrepris depuis 2003 la réédition des œuvres de Pierre Janet, chez
l’Harmattan, dans la collection « Encyclopédie psychologique ».
39. Jacques BOUVERESSE, La connaissance de l’écrivain. Sur la littérature, la vérité et la vie, Marseille,
Agone, 2008, 237 p. Voir aussi la livraison des Annales d’histoire et sciences sociales, no 2, mars-avril
2010, en particulier la contribution de Patrick BOUCHERON, « Toute littérature est assaut contre
la frontière », p. 441-467.
40. Pour s’en convaincre, il faudrait s’attacher aux emprunts que psychologues, psychiatres et psycha-
nalystes font au roman ou à l’écriture épistolaire, voir par exemple Marie-Magdelaine LESSANA,
Entre mère et fille : un ravage, Paris, Hachette, coll. « Pluriel », 2000.
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DÉCRYPTER
La haine romantique
41. Théophile GAUTHIER, Mademoiselle de Maupin, Paris, Gallimard, 2004 [1835], p. 41.
42. Georges POULET, « Théophile Gauthier », Étude sur le temps humain, Paris, Plon, 1952, p. 316-345.
43. Voir aussi, pour une mise en perspective, la biographie que vient de lui consacrer Stéphane GUÉGAN,
Théophile Gauthier, Paris, Gallimard, 2011, 700 p.
84
PENSER
état violent à cause de lui ; c’est y penser le jour et y rêver la nuit. » Passion
destructrice, la haine recompose à l’échelle d’un individu ses préoccupations
et fixe de nouvelles hiérarchies. La fortune, la réputation, les valeurs, les
forces physiques lui sont inféodées.
La haine donne aux choses un aspect rectiligne et étincelant. Elle offre
à une existence un horizon, même si elle doit se terminer dans le désastre
et le sang. Toutefois, une haine non utilisée, incapable de se fixer, peut
se montrer destructrice pour celui qui éprouve un sentiment « confus et
général ». D’Albert se confie : « J’ai en moi un trésor de haine et d’amour
dont je ne sais que faire et qui me pèse horriblement. Si je ne trouve à les
répandre l’un ou l’autre ou tous les deux, je crèverai, et je me romprais
comme ces sacs trop bourrés d’argent qui s’éventrent et se décousent. » La
haine s’apparente donc à une sorte d’énergie que l’on voudrait canaliser
mais que l’on ne peut contrôler. La vie psychique échappe à la rationalité.
Elle se laisse presque toute entière guidée par les affects. Le trop-plein doit
s’écouler au point de proclamer son désir de haine.
Dans le roman de Théophile Gauthier, la haine est liée à l’amour,
l’une éclairant l’autre ou se substituant à lui. Les sensations que la haine
procure peuvent amener à renoncer à l’amour : « Oh ! si je pouvais abhorrer
quelqu’un, si l’un de ces hommes stupides avec qui je vis pouvait m’insul-
ter de façon à faire bouillonner dans mes veines glacées mon vieux sang
de vipère, et me faire sortir de cette morne somnolence où je croupis 44. »
La haine n’est pas rampante. Elle n’est ni refusée ni étouffée. Il s’agit de
l’appeler et de se laisser porter par elle. Le narrateur se persuade qu’elle lui
procurera toutes les joies qui lui ont été, jusqu’à présent, refusées. Elle vise
à la satisfaction de ses propres désirs, sans se préoccuper d’une quelconque
justification sociale plus large. D’Albert se réjouirait du « dernier batte-
ment du cœur d’un ennemi se tordant sous mon pied » ; il se délecte-
rait des « étreintes mortelles, morsures de tigre, enlacement de boa, pieds
d’éléphant posés sur une poitrine qui craque et s’aplatit, queue acérée du
scorpion, jus laiteux de l’euphorbe, kriss ondulé du Javan, larmes qui brillez
dans la nuit, et vous éteignez dans le sang 45 ». La joie ressentie peut-être
éphémère, remplacée par un intense sentiment de culpabilité, et par une
série de questions troublantes : « Quel effroyable travail s’est-il donc fait
dans mon âme depuis ces derniers temps ? qui a donc fait tourner mon
sang et l’a changé en venin ? » La haine est considérée comme néfaste. Nul
doute que celui qui est métamorphosé par elle, n’a plus conscience de son
caractère funeste. Si l’amour ne peut exister sans une certaine quotité de
haine, la haine est présentée en usant du registre du venin ou du poison.
Substance toxique, elle ne tarde pas à produire ses effets : « Ma haine toute
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DÉCRYPTER
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PENSER
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DÉCRYPTER
qui les asphyxie, n’est donc ni la violence, ni la force mais bien la haine.
C’est elle qui se trouve au point de départ du roman, déborde le livre et
s’adresse à des millions de lecteurs. Certes, chacun peut y puiser ce qu’il
souhaite, mais des années 1860 à la fin des années 1930 le best-seller, sans
rival, de la littérature française donne un espoir et un programme. Pour
Jean Valjean, rattrapé parfois par l’obscurité à force de malheurs, d’évasions
ratées, de rêveries relatives à des « splendeurs lointaines » et inaccessibles, il
ne lui reste plus qu’à souffrir et à haïr « dans les ténèbres », en attendant de
sortir du bagne, après dix-neuf ans d’enfermement. Inaperçue ou ignorée
des critiques, la haine est pourtant, au-delà des débats sur le bien et le mal,
ou sur la part de divin qu’une âme peut contenir, ce qui fait mouvoir le
sombre héros de Victor Hugo. C’est elle qui entraînera par la suite, dans
une sarabande tragique, la plupart des personnages du roman, pris à leur
tour dans les rets de haines diverses. L’« état de l’âme » de Jean Valjean, au
moment de retrouver la liberté, ne fait aucun doute. C’est une sorte de bloc
haineux recouvert par une enveloppe humaine :
« Le point de départ comme le point d’arrivée de toutes ses pensées était
la haine de la loi humaine ; cette haine qui, si elle n’est arrêtée dans son
développement par quelque incident providentiel, devient dans un temps
donné, la haine de la société, puis la haine du genre humain, puis la haine
de la création, et se traduit par un vague et incessant et brutal désir de nuire,
n’importe à qui, à un être vivant quelconque 53. »
Toute sa puissance, toute sa volonté, toute sa détermination viennent de là.
D’autres romans, dont on ne peut prendre la mesure du « degré de
réussite 54 », et qu’on ne peut tous présenter traitent de la haine 55, notam-
ment Madame Bovary ou Marianne qui explorent la société provinciale.
Dans le secret des alcôves ou des amitiés, la haine, même involontaire,
peut avoir des effets désastreux et borner l’horizon d’une vie. L’héroïne
de Gustave Flaubert, lorsqu’elle se donne la mort en s’empoisonnant, peu
avant de perdre conscience, ne perçoit plus le monde extérieur dans son
entier. Ramenée à l’intérieur de soi, Emma « en avait fini, songeait-elle,
avec toutes les trahisons, les bassesses et les innombrables convoitises qui la
torturaient. Elle ne haïssait personne maintenant 56 ». André Léo renouvelle
l’approche des sentiments haineux. Romancière, communarde, journaliste,
exilée, polémiste, essayiste, auteure de feuilletons, elle offre aux lecteurs
en 1877 un roman essentiel, intitulé Marianne. Le livre ne se présente
pas seulement comme une fiction, il entend restituer les haines observées
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PENSER
dans une ville de province, de taille moyenne. Le portrait, peu flatteur, est
assez sombre, mais il ne s’agit pas d’un long règlement de compte. Dans
la capitale du Poitou, on ne vit « ni d’art, ni de littérature, ni de plaisirs
mondains, on y vit de haine contre l’esprit nouveau ». La passion funeste est
ici un ciment, liant ensemble les différents groupes et quartiers. Selon André
Léo dont les idées républicaines sont solidement affirmées, il existerait donc
trois classes séparées chacune par d’infranchissables barrières : « l’aristocratie
légitimiste », la « vieille bourgeoisie de souche poitevine » et enfin « la classe
ouvrière indigène ». Ces mondes se détestent et s’ignorent. Mais il arrivait
que ces trois classes se retrouvent, oubliant momentanément ce qui les
divisait : « les vrais commérages, ceux qu’envenime la dévotion haineuse,
les bons coups de dents, les flèches les mieux aiguisées, sont réservées pour
les hérétiques, parpaillots et fils du siècle, qu’on appelle la colonie. » Cette
dernière est constituée de tous « les fonctionnaires de passage envoyé par
l’autorité ». Autrement dit, tous les « horsains », comprenant les militaires,
du soldat au lieutenant de garnison, les magistrats du parquet, mais aussi
le préfet, sans oublier « l’employé des finances », appartiennent à cette
catégorie qui focalise les critiques et les haines ordinaires. Pour autant, ces
fonctionnaires ne sont pas soudés, ils ne présentent pas de front uni. À leur
tour, ils se laissent emporter, voir enivrer par la haine qui d’une certaine
manière constitue le seul horizon qui se présente à eux 57. Plus tôt dans
le siècle, Hippolyte Taine qui n’avait pu se présenter à l’agrégation est en
poste à Poitiers, pendant deux ans. Il a mal vécu sa nomination et le petit
monde qu’il est obligé de fréquenter. En effet, écrit-il, les « petits fonction-
naires vivent comme chiens et chats ; faute de débouchés, toutes les piqûres
s’aigrissent. J’ai entendu, d’amis intimes à amis intimes des cancans atroces.
D’ailleurs pour qu’un récit soit intéressant, on le rend littéraire, on exagère,
on met en saillie, et plus on frappe fort, plus on est amusant 58 ». Haines
individuelles, haines dans le couple, haines collectives dessinent quelques-
uns des cercles haineux présentés aux lecteurs, comme autant de miroirs
des troubles de la société contemporaine.
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DÉCRYPTER
Vivre la haine, c’est d’abord être attrapé par elle. Elle peut être soudaine
ou au contraire issue d’un long mûrissement, comme si elle avait fait partie
des premiers apprentissages de l’existence. Un fils confie ainsi à son père,
dans un roman publié en 1842 : « J’ai une haine au cœur… une haine
profonde, – une haine, premier sentiment, premier mobile qui ait impres-
sionné ma vie, et qui à présent me fait agir… Faut-il donc prononcer le
nom que je hais, que j’exècre… Oui, car je le vois, vous ne voulez ni me
deviner ni me comprendre 61. »
Cette littérature dont les auteurs sont aujourd’hui, pour la plupart,
inconnus, donne nombre de renseignements sur la manière dont on devient
haineux, attestant ainsi de la présence de personnalités « méchantes 62 ». Ici,
c’est d’abord un « chaos d’idées et de pensées » ; là une « macédoine d’impres-
sions tumultueuses » ; ailleurs encore « une bouffée de rage sans frein bouil-
lonnante, comme une vapeur surchauffée, dans le crâne du vieillard ». La
haine naît parfois d’une transformation de l’amour 63. Le passage d’un senti-
ment à un autre menace tous les couples nés de la passion amoureuse comme
l’atteste le roman à succès de Rachilde ou le « grand roman d’amour inédit »
de Félix Léonnec 64. Les sentiments tendres se transforment sans que l’on
comprenne pourquoi ; d’autres fois c’est la déception, des défauts compri-
més devenant visibles, des conceptions divergentes, l’existence au quotidien
qui suffisent 65. Mais il y a bien dans l’apparition de la haine des individus
qui semble prédisposés à l’accueillir, à l’instar des héros de Léo Gestelys 66.
59. Jacques MIGOZZI (dir.), De l’Écrit à l’écran. Littératures populaires : mutations génériques, mutations
médiatiques, Limoges, PULIM, coll. « Littératures en marge », 2000, 870 p.
60. Jean-Claude VAREILLE, Le Roman populaire français (1789-1914). Idéologies et pratiques, Limoges/
Québec, PULIM-Nuit blanche, coll. « Littérature en marge », 1994, 343 p.
61. Une haine en province, Lyon, Imprimerie d’Isidore Deleuze, 1842, p. 9.
62. Henriette LANGLADE, De l’amour à la haine, Paris, Jules Tallandier, 1930, p. 121.
63. Jean BUIS, Haine et amour, roman inédit, J. Ferenczi, 1913, 128 p.
64. RACHILDE, La haine amoureuse, Paris, Flammarion, 1924, 285 p. et Félix LÉONNEC, De l’amour
à la haine, Paris, Éditions S.E.T., 1927, 96 p.
65. Marthe DORANNE, Quand vient la haine, roman sentimental inédit, Paris, J. Ferenczi et fils, 1935,
32 p.
66. Léo GESTELYS, L’homme de la haine, Paris, J. Ferenczi et fils, 1937, 32 p. ou Le Cœur plein de haine,
Paris, J. Ferenczi, 1939, 96 p.
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DÉCRYPTER
74. Hippolyte VALLÉE, Madame de Brévanne, ou La Haine dans l’amour, Paris, Charles Lechapelle
éditeur, 1846, p. 215.
75. Eugène SCRIBE, La haine d’une femme ou le jeune homme à marier, Œuvres choisies, vol. II, 1845,
p. 73.
76. Théodore CAHU et Paul DE SÉMANT, Sous la Haine, Paris, Flammarion, 1905, p. 27.
77. Pierre ADAM, L’œuvre de la haine, Paris, éditions J. Ferenczi, collection hebdomadaire, 1930,
p. 66-67.
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La haine profonde
Le haineux ne passe pas nécessairement à l’acte. C’est dans son sein qu’il
nourrit la haine, essayant de la dissimuler à ses proches et de la camoufler
à tous les autres. De la sorte, elle contribue à une dissociation de l’individu
qui, pour un observateur extérieur, apparaît comme quelqu’un de prévenant
et d’aimable, alors qu’intérieurement, il bouillonne, près à exploser :
« Combien sa haine réelle, profonde, plus envenimée que jamais ne s’en
accrut-elle pas ? Elle ne pouvait plus se satisfaire que sourdement par des
détours ; il se soumit à cette sorte de torture morale, ayant toujours aux
lèvres et dans ses manières des paroles d’affection, d’amitié dévouée et
sainte, et au cœur le poison brûlant et corrosif qui s’augmentait de tous ses
efforts à le céder 80. »
Un tel dédoublement se prolonge parfois pendant des mois, voir des
années, provoquant des changements qui ne sont pas qu’intérieurs. En
effet, des « signes cliniques » illustrent les transformations physiques 81.
Au début du XXe siècle, dans un roman presque lacrymal, Rose Bonheur,
dont l’action se situe, en Seine-et-Oise, une haine sourde puis ouverte est
déclarée entre fermiers et châtelains, métamorphosant les expressions et les
visages : « sous les sourcils froncés un éclair avait traversé ses yeux bleus 82. »
Dans un autre récit, qui a pour cadre la Bourgogne, le même mouvement
est observé : « surpris de voir les sourcils si d’ordinaire légèrement arqués,
presque joints, malgré le rire sardonique qui errait sur ses lèvres pâlies
par une sensation violente 83. » Toutefois, c’est sans doute dans un roman
publié en 1892, intitulé sobrement La haine, que se trouve la description
la plus expressive : « Le cri de la haine ressemble à un râle. Françoise était
78. Raoul LE JEUNE, Malgré la haine. Roman d’amour inédit, Paris, Éditions modernes, 1927, p. 4.
79. Louis DES MÈZES et Noëlle HERBLAY, La haine, Paris, Henri Jouve, 1892, p. 54.
80. Claude MONTORGE, op. cit., p. 4.
81. Émile RICHEBOURG, Une haine de femme, Paris, Flammarion, 1899, 391 p.
82. Théodore CAHU et Paul DE SÉMANT, Rose bonheur, Paris, Flammarion, 1905, p. 15.
83. Une haine en province, op. cit., p. 11.
93
DÉCRYPTER
répugnante ainsi. Ses yeux, traversés de minces filets de sang, roulaient dans
leurs orbites avec une effrayante expression. Elle avait l’air d’une bête fauve,
prête à s’élancer sur sa proie. Son visage prenait une teinte jaune, ses dents
grimaçaient, une colère folle lui montait au cerveau 84. » En 1930, dans la
collection « Romans célèbres de drame et d’amour », Henriette Langlade
donne encore le portrait plus sobre d’un garde-chasse : « sous les paupières
lourdes, un regard incolore, gros ou bleu, on ne savait, vacillait, cherchant
sans cesse à se dérober 85… » De la sorte, il est proposé aux lecteurs deux
grandes catégories de personnages haineux. L’individu glacial, calculateur,
impassible relève de la première. L’être dont la chevelure est en désordre,
dont les traits sont contractés ou mobiles, les yeux enfoncés dans les orbites
ou, au contraire, donnant l’impression de s’en extraire, agité et se déplaçant
sans cesse, appartient à la seconde 86.
La haine dure-t-elle toujours ? À cette question des romanciers
répondent de manière différente. Pour certains, elle peut s’éteindre
brusquement ou perdre progressivement de son intensité. Pour d’autres,
elle peut être remplacée par une nouvelle haine. Pour quelques-uns,
elle semble presque éternelle, survivant même à la mort de la personne
haïe 87. Dans un roman publié chez Fayard, dans la collection « Le Livre
populaire », un personnage féminin hait sans retenue une de ses parentes.
La haine ne pourra disparaître qu’après son trépas car elle a mis en place
une machination machiavélique. Elle a assassiné son propre mari, un
banquier, pour faire porter les soupçons sur le fiancé de celle qu’elle
déteste. Après plusieurs mois, confondue, elle ne cherche plus à dissimu-
ler : « Eh ! bien oui, avoua-t-elle farouchement ! J’ai tué. » Après un instant
d’hésitation, elle poursuit sa confession : « Mon serment de vengeance me
brûlait ! Je n’ai pu résister à ma haine violente, impérieuse. Peut-être ne
serai-je pas aller jusqu’au crime 88. » Le personnage de Cordelia, inventé
au début de la IIIe République par Victorien Sardou dans un drame en
cinq actes, rêve aussi d’une vengeance terrible qui pourtant ne sera pas.
Victime d’un viol, elle ne peut pardonner et elle rêve d’un corps concassé,
émietté, dispersé jusqu’à ce qu’il ne reste plus le moindre fragment anato-
mique : « Je veux qu’on le trouve !… Qu’on le tue ! Qu’on le broie ! Qu’on
l’anéantisse ! Et qu’il ne reste rien de lui, rien ! rien !… que son âme pour
l’enfer !… Et c’est encore une malédiction, celle-là, qu’on ne puisse pas
l’exterminer avec le reste 89. »
84. Louis DES MÈZES et Noëlle HERBLAY, op. cit., p. 54.
85. Henriette LANGLADE, De l’Amour à la Haine, Paris, Éditions Tallandier, coll. « Collection hebdo-
madaire du livre national », 1930, p. 84.
86. Voir par exemple, Fernand PEYRE, Haine Farouche, Paris, éditions J. Ferenczi, 1917, p. 49.
87. Jules BELLAN, Haine de femme, Paris, J. Férenczi, 1913, 158 p. ; Charles MÉROUVEL, Haine éternelle,
roman dramatique, Paris, Tallandier, 1931, 223 p. et Paul DARGENS, La haine sans pardon, Paris,
J. Ferenczi et fils, 1938, 63 p.
88. Jean CLAIRSANGE, Sous la haine implacable, Paris, Fayard, coll. « Le Livre populaire », 1906.
89. Victorien SARDOU, La Haine, Paris, Michel Lévy frères, 1875, p. 46.
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PENSER
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PENSER
femmes et de les engloutir. À travers ces écrits, la haine est donc souvent
présentée comme une substance vitale mais extrêmement dangereuse. Elle
donne du sens à des rivalités interpersonnelles comme à des massacres ou
à des affrontements collectifs. Elle ne laisse personne intact, ni les haineux
ni leurs victimes qui, à leur tour, pour se défendre, peuvent se transformer
en personnages pleins de colère vipérine et d’esprit vindicatif. Elle est bien
une clé de compréhension des sociétés humaines qui peut être relue à la
lumière de travaux savants comme des œuvres de fiction.
97
Deuxième partie
REJETER
R ejeter l’autre, c’est d’abord construire des figures haïssables. Ni effigie,
ni portrait, une figure est une construction imaginée d’une réalité
sociale. La figure n’est jamais isolée. Il faut qu’elle représente, au-delà de
l’individu, un groupe singulier, une catégorie ou une communauté précise.
Un avocat général prenant la parole lors de l’audience solennelle de rentrée
de la cour d’appel de Pau, en 1863, a une phrase aux allures de formule,
il évoque « l’identité du type qui leur est propre 1 ». Chaque société s’est
inventée des figures détestables qui se définissent par des traits communs
– allure, origine supposée, conduite unanimement réprouvée, traits répul-
sifs, vêtements, coiffure – et par l’usage d’un vocabulaire discriminant
donnant à chacune d’elle des caractéristiques propres : « hideux aspect »,
« débris », « farouche », « sournois », « horrible », « impunité », « nature
avide », « désinvolture hypocrite et caressante », « félin », « cupidité »,
« bégayant et hébété », « maudite », « allures équivoques », « aspect inquiet
et mystérieux », « l’air hagard », « famille indigne », « infâme »… Nombre
d’auteurs ont, des années 1830 aux années 1930, tenté de prendre de la
hauteur, de généraliser et de proposer toutes sortes de théories sociales,
sexuelles ou raciales visant à séparer et à exclure. L’indigence de la démons-
tration s’accompagnant souvent d’une virulence parfois extraordinaire,
masquant ainsi la vacuité des arguments.
Pour autant, tout se passe comme si la haine, à moins de se retour-
ner contre soi 2, avait besoin de ces « mauvais sujets », c’est-à-dire de ces
« mauvaises figures » que l’on aperçoit dans le monde élégant ou dans les
bas-fonds. Il lui faut en effet des « cibles 3 », c’est-à-dire des figures contre
lesquelles l’individu ou le groupe haineux pourra libérer toute son énergie.
Ceux qui n’y parviennent pas se condamnent eux-mêmes à l’instar des
« remueurs d’idées » ou des « ruminants ». Sans cesse, ces derniers passent en
1. Herbert LESPINASSE, Les bohémiens du Pays Basque, Pau, impr. et lithographie de E. Vignancour,
1863, p. 14.
2. Beck T. AARON, Prisonniers de la haine : les racines de la violence, Paris, Masson, 2002, p. 14.
3. La notion de « cible » a été l’objet de travaux de spécialistes du crime.
101
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revue les mêmes pensées, les font défiler comme pour la parade dans un flot
incessant, ou s’arrêtent longuement sur l’une d’elle, croient que le monde
entier leur en veut, mais, ne sachant pas contre qui diriger leur animo-
sité, ils finissent par s’effondrer, tel est du moins l’avis, des années 1880
à la fin des années 1920, de médecins aliénistes et d’experts psychiatres 4.
Dans une perspective similaire, mais avec un décrochement chronologique,
des enquêteurs sociaux qui observent la société française, à la manière des
ethnographes, notent également que dans les campagnes les bagarres et les
rixes entre jeunes sont nombreuses, au moins jusqu’en 1870. Quelques-unes
sont ritualisées et sont une façon de prouver sa virilité 5, d’autres glissent
de l’affrontement à l’hostilité totale. En effet, il n’est pas rare qu’un groupe
juvénile d’un village affronte avec brutalité la jeunesse d’un autre village,
lui donnant dans la Bretagne, le Hurepoix, le Quercy, le Queyras ou la
Thiérache un surnom collectif afin de mieux le haïr 6. Dans le département
de la Meuse, comme ailleurs, ce sont des figures collectives qui structurent
les imaginaires sociaux et les animosités. Ainsi à Hannovelle, on ne trouve
que « Pute velle/Putes gens, Pute nation d’afans 7 ». Dans les communes
rurales où aucun affrontement n’est possible pour des raisons diverses, il
faut haïr plus fortement les représentants de l’État, les gardes forestiers, les
gendarmes ou les percepteurs. Lors de mouvements divers des cris se font
entendre, des menaces sont proférées à l’encontre des forces du maintien
de l’ordre, mais aussi des édiles : « Il faut le tuer, il faut le pendre, il faut le
brûler », entend-on ici ou là 8. En 1921, le drame de Vandélicourt, village
de la région de Compiègne, survenu en 1914 et redécouvert après-guerre,
occupe une place importante dans la presse. L’Action française, Le Petit
Journal, Le Petit parisien et bien d’autres en rendent compte. Un jeune
homme, au physique impressionnant, employé par le maire avait menacé
ce dernier. Lorsqu’un incendie éclate, il est suspecté d’en être l’auteur.
Figure immédiatement haïssable, il subit un sort cruel. Après l’avoir lynché,
rapporte un journaliste de L’Écho de Paris, « on le crucifia sur une herse.
Mais Caron était trop grand. Ses bras dépassaient. Pour pouvoir mieux
l’enclouer, on lui coupa les avant-bras ! Et quand il ne fit qu’un avec la herse
sanglante, on poussa le tout dans le brasier 9 ».
4. Voir par exemple Emmanuel RÉGIS, Précis de Psychiatrie, Paris, O. Doin, coll. « Testut », 1909,
p. 21-185.
5. Voir en particulier le livre pionnier de Georges L. MOSSE, L’image de l’homme : l’invention de la
virilité moderne, Paris, éditions Abbeville, 1997.
6. Voir sur les jeunesses villageoises Jean-Claude FARCY, La jeunesse rurale dans la France du XIXe siècle,
Paris, Éditions Christian, coll. « Vivre l’histoire », 2004, 220 p.
7. H. LABOURASSE, Ancien us… du département de la Meuse, Bar-le-Duc, impr. Contant-Laguerre,
1903, p. 22.
8. Voir en particulier Alain CORBIN, Le village des cannibales, Paris, Aubier, 1990, 204 p.
9. L’Écho de Paris, 15 juin 1921, cité par Édouard LYNCH, « Faits divers et violences rurales au lendemain
de la Première Guerre mondiale : les ambivalences de la représentation paysanne », ARF/Frédéric
CHAUVAUD et Jean-Luc MAYAUD (dir.), Les violences rurales au quotidien, Paris, La Boutique de
l’histoire, 2005, p. 236-242.
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INTRODUCTION
10. Jean-Claude FARCY, « Société rurale et violence dans un département réputé calme : l’Eure-et-Loir
(XIXe-XXe siècle) », Sociétés & Représentations, p. 77-95. Ephraïm GRENADOU et Alain PRÉVOST,
Grenadou, paysan français, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points Histoire », p. 178.
11. Paris-Soir, 7 mars 1933.
12. Le Mémorial des Deux-Sèvres, 28 septembre 1922.
13. René GIRARD, Le Bouc émissaire, Paris, Grasset, 1982, 298 p. Voir aussi Frédéric CHAUVAUD,
Jean-Claude GARDES, Christian MONCELET et Solange VERNOIS (dir.), Boucs émissaires, têtes de
turcs et souffre-douleur, Rennes, PUR, coll. « Essais », 2012.
14. Dans la société française, le juif constitue une des figures majeures de la haine, mais surtout à partir
des années 1880 où l’antisémitisme prend une dimension politique. Voir le dernier chapitre « De
la haine sainte à la haine nécessaire ».
15. Anne STEINER, « Le goût de l’émeute », Manifestations et violences de rue dans Paris et sa banlieue à la
« Belle Époque », Montreuil, L’Échappée, coll. « Dans le feu de l’action », 2012, 208 p.
103
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semblent innombrables, mais ne produisent pas toutes les mêmes effets 16.
Ni individus pittoresques, ni personnages folklorisés, ni héros négatifs, elles
ont, sur la toile de l’imaginaire social, une place imprécise. Mais ces figures
haïssables ont comme point commun de constituer, pour les individus ou
les groupes, un obstacle à la réalisation de leurs projets, d’être « en trop » ou
encore d’incarner ce que l’on déteste le plus, au point de vouloir leur dispa-
rition ou leur anéantissement. En elles, s’incarne le « désir de vengeance 17 ».
S’intéresser d’abord aux figures rejetées, ce n’est pas d’abord rechercher un
angle mort 18, mais c’est s’attacher au plus visible afin de jeter un peu de
clarté sur « l’obscurité du monde ». Car construire des figures haïssables et
rejeter l’autre, c’est parfois adhérer au consensus social ; d’autres fois, c’est
y contribuer en favorisant des « paniques morales 19 » qui se cristallisent
autour d’un bouc émissaire 20.
Nul doute que l’une des principales sources de la haine de la psyché
humaine vient de la tendance à rejeter et à haïr « ce qui n’est pas elle-
même 21 ». Aussi importe-t-il, dans une perspective d’histoire anthropo-
logique, de retrouver des figures qui sont des « catégories de l’entende-
ment ». La première d’entre elle concerne la moitié d’une société, celle
que constituent les femmes, très largement dominées, méprisées et souvent
haïes. Malheureusement nulle statistique ne permet de donner un ordre
de grandeur ni de préciser quelles sont les catégories masculines les plus
hostiles aux femmes. La seconde catégorie est celle de la mobilité. Pour
que le ressentiment diffus puisse trouver une sorte d’exutoire, il faut que
les hommes et les femmes du passé puissent rejeter des figures collectives,
à l’instar des « malheureux errants » ou des bohémiens que l’on a jamais
vus mais qui « inspirent la répulsion ». La haine est « une maladie », dit
un personnage de roman populaire 22. Il ne faut pas la laisser s’emparer de
vous, sinon elle vous transformera. Elle donnera au monde extérieur une
sorte d’opacité triste et inquiète, formant un brouillard permanent, d’où
des silhouettes menaçantes émergent de temps à autre.
16. Dans le seul domaine de la politique teintée de haine, Jean-Clément Martin soulignait que « s’il
est facile de prendre ses distances avec ces haines du juif, du capitaliste ou du communiste, il est
manifestement moins aisé d’en faire autant avec le contre-révolutionnaire… », Marc DELEPLACE
(éd.), Les discours de la haine. Récits et figures de la passion dans la Cité, Villeneuve-d’Asq, Presses
universitaires du Septentrion, 2009, p. 346.
17. Véronique NAHOUM-GRAPPE, Du rêve de vengeance à la haine politique, Paris, Buchet-Chastel, coll.
« Au fait », 2003, p. 14.
18. Voir l’analyse fine de Marc-Henry SOULET, « L’angle mort de la logique de la découverte chez
Howard S. Becker », Daniel MERCURE (dir.), L’analyse du social. Les modes d’explication, Québec,
Presses de l’université Laval, 2005, p. 75-99.
19. Voir Stanley COHEN, Folk devils and moral panics: the creation and the mods and rockers, Oxford,
Basil Blackwell, 1990 [1972], 235 p.
20. Frédéric CHAUVAUD, Jean-Claude GARDES, Christian MONCELET et Solange VERNOIS (dir.), op. cit.,
337 p.
21. Cornelius CASTORIADIS, « Les racines psychiques et sociales de la haine », Figures du pensable, Paris,
Éditions du Seuil, 1999, p. 222.
22. Jean CLAIRSANGE, Sous la haine implacable, Paris, Fayard, coll. « Le Livre populaire », 1927, p. 196.
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Chapitre III
Femmes exécrées, femmes massacrées
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son enfant pour suivre un bandit 11 ». Contre elles, la retenue n’est pas de
mise. Avec la complicité du plus grand nombre, et le silence des autres, un
véritable raz-de-marée de haine déferle sans rencontrer la moindre digue.
Mais, en dehors de périodes particulières, une rage incandescente subsiste
qui n’épuise pas l’énergie destructive disponible.
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15. Géo LONDON, Les grands procès de l’année 1928, Paris, Éditions de France, 1929, p. 238-239.
16. Athénaïs MICHELET, Mémoires d’une enfant, Paris, Mercure de France, coll. « Le Temps retrouvé »,
2004 [1866], p. 37.
17. Madeleine PLAULT, Journal d’une petite fille heureuse. 1930-1939, Paris, Éditions du Panthéon,
2003, p. 42.
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18. Archives départementales des Yvelines, U, cour d’assises, dossiers de procédures, 1856, 2e session.
19. Annick TILLIER, Des criminelles au village. Femmes infanticides en Bretagne (1825-1865), Rennes,
PUR, 2001, 447 p.
20. Gazette des tribunaux, 24 août 1895.
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21. Le périodique consacre d’ailleurs un numéro spécial aux Filles-Mères, confié à Couturier,
11 décembre 1902.
22. Gaston COUTÉ, « Les p’tits chats », La chanson d’un gâs qu’a mal tourné, vol. 3, Saint-Denis, Le vent
du ch’min, 1977, p. 20.
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REJETER
que l’on devine : « Vous auriez peut-être mieux aimé ma mère ! » Un autre
dessin à pour légende : « C’est pas pour te flatter, mais t’épates maman ! »
La scène représente un monsieur ventripotent, chapeau haut de forme et
canne posée à même le sol. Il est assis sur un fauteuil, presque couché, les
yeux mi-clos. Derrière une table de toilette. À côté de lui, à genoux, une
fillette, en chemise de nuit. Une autre vignette encore, parmi d’autres,
fait entrer le lecteur dans un intérieur. Une femme au tour de taille assez
imposante, avec une crinoline sous sa robe et un tablier, tient nonchalam-
ment un balai. Près d’elle, un homme en habit et pardessus. Elle lui dit :
« Ah ! Monsieur le comte, jusqu’à quelle heure avez-vous gâté notre Nini ! La
voilà qui rate encore son Conservatoire. » Derrière une gamine encore, en
chemise de nuit, la bretelle a glissé et l’on aperçoit l’épaule, elle est en train
de se recoiffer 23. Une dernière a pour légende : « Venez donc plus souvent
voir ma fille… je ne suis pas toujours là. » Toutes ces vignettes mettent
en scène, derrière le rire grivois et cynique, des figures haïssables de mères
monnayant les charmes de leur enfant. Francisque Poulbot aussi, à la même
époque, dans le journal Le Rire traite, dans de nombreuses livraisons, plus
particulièrement entre 1902 et 1905, de situations identiques. Un de ses
dessins représente une pièce unique dans laquelle vit à Ménilmontant une
famille modeste. La mère dit à sa fille : « À ton âge, ta sœur nous rapportait
vingt-cinq francs par semaine, et y avait longtemps qu’elle travaillait plus. »
Une autre caricature s’intitule « Leurs mères ». Une jeune fille, dans un
atelier d’artiste, est entièrement nue et sanglote. Sa mère se met à crier : « Y
a pas de mal à ça ! y a pas de mal à ça !… Vieux polisson ! Une enfant qui
s’enrhume d’un rien ! » Le rire a ici une valeur documentaire. Il renseigne
sur l’atmosphère d’une époque et il devient le seul biais pour montrer,
dénoncer et faire partager l’indignation ressentie face à des personnages
maternels exécrables qui incarnent ainsi le destin sombre des femmes du
peuple dont elles sont les porte-parole repoussants.
Une fois qu’elles ont commis l’irréparable, à condition, bien sûr, que
l’acte soit découvert, ce sont les mères infanticides qui suscitent l’opprobre
collectif. Quelques-unes, pour tuer leur nouveau-né, ne se contentent pas
de le lancer dans un puits, de l’étrangler ou de l’étouffer. Elles accomplissent
des actes d’une cruauté inouïe. Ainsi dans le Poitou, il arrive que des corps
martyrisés relèvent d’une « barbarie sans exemple » disent les juges et les
journalistes qui assistent aux audiences. Retrouvé dans un « toit à chèvres »,
un corps minuscule n’est plus qu’une masse sanguinolente, selon le rapport
médico-légal recopié en partie par le magistrat instructeur, reporté dans
23. Jean-Louis FORAIN, Les Maîtres humoristes, no 10, Paris, Société d’édition et de publication, 1905.
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FEMMES EXÉCRÉES, FEMMES MASSACRÉES
l’acte d’accusation et diffusé dans la presse régionale : « la bouche avait été
coupée, la mâchoire inférieure brisée ; la langue avait été tranchée, la gorge
avait été fouillée avec des ciseaux 24… » Les « désespérées » qui se retournent
contre le corps du nourrisson sont à leur tour l’objet d’une haine unanime.
Ces criminelles, qui ne sont pas toujours des domestiques de ferme ou
des femmes à la journée, ont fait preuve d’un véritable acharnement. La
cruauté déployée permet une condamnation morale et pénale sans appel.
Elles semblent d’autant plus haïssables lorsqu’elles ont essayé de faire dispa-
raître la moindre trace. Le geste apparaît horrible et repoussant mais ni les
aliénistes, ni les journalistes ne parlent de ses logiques, comme si le contexte
n’avait aucune importance et qu’il était dans la nature de certaines femmes
de commettre des actes épouvantables.
À partir de 1863, correspondant à la naissance du Petit Journal puis
de l’essor de presse populaire au « tirage fantastique », les faits divers ont
proliféré, envahissant les pages intérieures, la une et la dernière page du
journal, mais les récits d’infanticide restent rares. Autant le beau crime
sanglant est l’objet de multiples commentaires, au point, parfois, d’accéder
au rang de « Belle affaire » 25 ; autant l’infanticide est ignoré par les grands
« tribunaliers » et chroniqueurs judiciaires. La presse spécialisée toutefois
continue à donner d’horribles détails qui ne peuvent que susciter un senti-
ment de répulsion et de haine quand les lecteurs de la Gazette des tribu-
naux découvrent qu’une jeune mère a été arrêtée « avec les jambes coupées
du nouveau-né dans les poches de sa jupe 26 ». Certaines, malgré le geste
épouvantable, sont l’objet de la compassion des juges populaires. En 1912,
André Gide est juré, et même « chef » du jury de la cour d’assises de Rouen
et ne parvient pas à haïr l’accusée, domestique de ferme âgée de 17 ans, qui
a aussi utilisé une paire de ciseaux portés à la « gorge de l’enfant », car « la
pauvre fille paraît à peu près stupide 27 ». Mais il existe une autre catégorie
plus haïssable : celles des mères qui ne tuent pas à la naissance, mais plus
tardivement, parfois lorsque leur enfant a atteint l’âge de raison et qu’elles
veulent donner à leur existence un autre cours. Leur fille ou leur garçon
est considéré comme une entrave. Elles ne peuvent mener la vie qu’elles
souhaitent et décident de s’en débarrasser.
Ces affaires ne sont pas les plus nombreuses, mais exemplifiées et ampli-
fiées, elles provoquent une sorte de secousse collective. Avec elles l’indi-
gnation est à son comble. C’est ainsi qu’à proximité du palais de justice de
la cour d’assises des Hautes-Pyrénées, le public est décrit comme d’abord
hostile puis haineux. Les journalistes parviennent à montrer la gradation
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FEMMES EXÉCRÉES, FEMMES MASSACRÉES
31. Françoise THÉBAUD, « Le mouvement nataliste dans la France de l’entre-deux-guerres : l’Alliance
nationale pour l’accroissement de la population française », Revue d’histoire moderne et contempo-
raine, juillet-septembre 1985, p. 267-301.
32. Géo LONDON, Les grands procès de l’année 1928, op. cit., p. 284.
33. Géo LONDON, Les grands procès de l’année 1933, Paris, Éditions de France, 1934, p. 148.
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Justiciables et rivales
Au-delà du cercle conjugal ou familial, le monde du travail est traversé
par des rivalités, des jalousies et des haines. Il n’est plus besoin de rappeler
que dans la vie privée comme dans le travail, les femmes qui prennent leur
essor sont souvent considérées comme une menace. Dans les représenta-
tions majoritaires, les femmes n’exercent pas un métier. Leurs activités,
restées « invisibles », consistent à prodiguer des soins aux enfants et à assurer
l’entretien du foyer domestique. Or, elles ont depuis toujours travaillé,
effectuant parfois les travaux les plus pénibles comme porteuses de charges
d’eau sans bénéficier de la reconnaissance sociale. À partir des années 1830,
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FEMMES EXÉCRÉES, FEMMES MASSACRÉES
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41. Géo LONDON, La justice en rose, Paris, Éditions de France, 1935, p. 133.
42. TIMON, « La cour d’assises », Léon CURMER (éd.), Les Français peints par eux-mêmes. Encyclopédie
morale du XIXe siècle, Paris, Omnibus, 2003, p. 117-188.
43. Géo LONDON, Les grands procès de l’année 1927, Paris, Éditions de France, 1928, p. 249.
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FEMMES EXÉCRÉES, FEMMES MASSACRÉES
52. Le Petit Journal du 23 décembre 1900 consacre une page illustrée à la prestation de serment du
6 décembre.
53. Maria VÉRONE, La femme et la loi, Paris, Librairie Larousse, 1920, et Raymond HESS et
Lionel NASTORG, Leur manière : plaidoirie à la façon de… Maria Vérone, Paris, Grasset, 1925, 212 p.
54. Henry BÉNAZET, Dix ans chez les avocats, Paris, Éditions Montaigne, 1929, p. 266.
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REJETER
de l’intérêt des avocates que ne fussent pas trop nombreuses les petites
émancipées se destinant maintenant au Barreau comme on allait autrefois
au Conservatoire, et qui, encombrant une profession déjà encombrée, y
développent avec excès le fléau de l’amateurisme poudrerizé 55. » À travers
ces lignes, c’est une sorte d’aversion tempérée qui transparaît. En effet, cette
animosité guère subtile correspond aux mentalités du temps. Dans certaines
circonstances, il n’est pas possible de haïr avec excès. Aussi, sans forcé-
ment en être conscient, car il épouse les préjugés de son époque, un autre
avocat, Henry Bénazet écrit, également en 1929, que certaines avocates
se montrent provocantes : « Une blonde minaudière, étudiant un dossier
de très près avec un substitut, éveilla en ce magistrat barbu un faune qui,
oublieux de l’avocate, serra la femme dans ses bras 56. » Et quand elle n’est
pas blonde, il s’agit d’une « brune piquante ». Aucune d’elle, ajoute-t-il,
n’est parvenue sur le plan professionnel à s’imposer « au premier plan ». En
effet commente-t-il « beaucoup demeurent au palais quelques mois, font
comme les marionnettes, trois petits tours dans la Galerie Marchande et
puis s’en vont. On ne les revoit jamais ». Si, pour les hommes, le barreau
est une sorte d’antichambre les menant à la politique, pour les femmes, il
constitue aussi une sorte de sas, mais pour une toute autre destination qui
les mène au mariage pour se faire une situation dans le monde ou au théâtre
pour y faire carrière. La plupart cependant voient dans la profession d’avo-
cate un moyen de s’émanciper de la tutelle maternelle, et finalement, pour
leurs confrères, tandis qu’elles jouent sur le registre de la séduction « leurs
cheveux ondulés, leurs ravissants cols fantaisie, leurs doubles robes, très
courtes, laissant admirer de fines jambes gainées de soie », elles ne songent
qu’à une chose, comme les jeunes filles lisant des contes de fée : « dans un
nuage odorant et poudrerizé, elles rêvent à la découverte plus commode de
galants ou de maris 57. » Mais il y a davantage encore. Restituant un « duel
oratoire » de 1924 entre deux avocates, un auteur souligne que celle de la
partie civile et celle de la défense s’empoignaient verbalement, annonçant
une querelle magnifique, digne des grands moments judiciaires. L’ouvrage
qui s’adresse à un large public, poursuit en affirmant que le duel oratoire
« ne convient pas aux dames ». En effet, ce n’est plus l’éloquence en action,
des échanges sonores fracassants, mais des « cris aigus, perçants, de plus en
plus éraillés et incompréhensibles ». Les deux « pauvres avocates » n’avaient
pas d’organes sonores suffisamment développés et ne pouvaient être « fortes
en gueules ». Autrement, dit, conclut l’auteur qui propose une sorte de fable
édifiante à ses contemporains : « elles avaient été trahies par leurs moyens
physiques, par une impossibilité congénitale 58. »
55. Pierre LOEWEL, Tableau du Palais, Paris, Gallimard, coll. « Les Documents bleus », 1929, p. 67.
56. Henry BÉNAZET, Dix ans chez les avocats, Paris, Éditions Montaigne, 1929, p. 262.
57. Idem, p. 263.
58. Géo LONDON, Le Palais des mille et un ennuis, Paris, Raoul Solar, 1949, p. 64-65.
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FEMMES EXÉCRÉES, FEMMES MASSACRÉES
Ces stéréotypes de genre ne sont pas anodins. Partagés par des hommes et
des femmes, colportés par les uns et les unes, ils expriment bien la haine des
femmes qui sortent de leur condition, comme si on leur reprochait de perdre
une partie de leur « nature » et de mettre en péril les rôles sociaux. Ils illustrent
aussi le fait que les rapports sociaux qui construisent une société se recom-
posent. Les revendications pour l’égalité des sexes se glissent ici et contribuent
à la naissance d’un « sujet professionnel » qui n’est plus réservé à l’homme 59.
En 1931 encore, dans un livre d’humeur, au détour d’un paragraphe, le
lecteur apprend ainsi que telle avocate « a été sèche, raisonneuse, haineuse,
attaquant le sexe fort pour sauver le sexe faible, à la manière de presque
toutes ces féministes qui confondent la colère et le raisonnement 60 ». La
caricature, le dessin de presse et aussi la photographie satirique illustrent
bien la misogynie ambiante qui n’a besoin que d’un public conquis pour
alimenter la haine des femmes présentées comme jouant tantôt de la séduc-
tion, tantôt d’attitudes maternelles, tantôt encore de conduites dominatrices,
entrant parfois dans des colères inexplicables, tempêtant, mais parfois aussi
indifférentes, prêtes à se transformer en « femmes hommasses » et autoritaires,
épouses d’hommes frêles qu’elles peuvent dominer et imposant leur autorité
auprès de leurs confrères et dans l’enceinte des palais de justice. Le bâtonnier
Émile de Saint-Auban avait exprimé, de manière ouverte, toute la haine que
« l’avocate, cet hermaphrodite, intellectuel et plastique, du progrès social… »
lui inspirait 61. D’autres femmes, dans des professions en plein essor, comme
celles des médecins, des ingénieurs et dans une moindre mesure des institu-
teurs et des professeurs, ont été marquées, avant comme après la Première
Guerre mondiale, par une « adversité terrible ». Toutes sortes de coups leur
ont été portés et même les plus aguerries n’étaient pas à l’abri de critiques
malveillantes et de rancœurs générales se transformant en hostilité haineuse.
Mais un domaine est encore plus préservé dans lequel le ressentiment agressif
se combine avec les préjugés solidement enracinés : dans l’arène publique les
femmes ne sont pas des citoyennes.
La hargne masculine
Au-delà de l’espace du travail et de la scène publique, d’autres lieux,
rares, apparaissent comme un concentré de haines masculines. Dans le
domaine du saccage des corps, il y a bien une ligne de partage social qui
distingue les sexes et les conduites criminelles. Les procès d’assises offrent
presque toute la gamme des conduites cruelles qui défient la logique et
59. Maurice GODELIER, Métamorphose de la parenté, Paris, Fayard, 2004, p. 352.
60. René BENJAMIN, La Cour d’assises, Paris, Arthème Fayard, coll. « Le Livre de demain », 1931, p. 54.
61. Propos rapportés par un autre bâtonnier, Albert BRUNOIS, Nous les avocats, Paris, Plon, 1958, p. 164.
La fibre antiféministe se poursuit au-delà de la Seconde Guerre mondiale. Stephen HECQUET,
avocat, se demande : Faut-il réduire les femmes en esclavage ?, Paris, La Table ronde, 1955, affirmant
que « la justice exige l’unité de sexe ».
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REJETER
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FEMMES EXÉCRÉES, FEMMES MASSACRÉES
66. Affaire Dumollard, l’assassin des servantes. Assassinats et viols sur des filles domestiques attirées dans les
bois, Lyon, Impr. Porte et Boisson et tous les libraires, 1862, 84 p.
67. Antoine-François CLAUDE, Mémoires de Monsieur Claude, Paris, Jules Rouff éditeur, 1881-1885,
p. 1546. On le sait, le chef de la Sûreté n’était pas le véritable auteur de ses mémoires mais leur
inspirateur ; Pierre BOUCHARDON, Dumollard, le tueur de bonnes, Paris, Albin Michel, 1936, 254 p.
68. Complainte sur Dumollard de Dagneux, département de l’Ain, l’assassin des servantes, condamné par
les assises à la peine de mort, Clermont, impr. de P. Veysset, 1862, p. 1.
69. Pierre BOUCHARDON, Dumollard, op. cit., p. 175.
125
REJETER
126
FEMMES EXÉCRÉES, FEMMES MASSACRÉES
127
REJETER
d’appeler de l’aide, mais les témoins n’ont pas compris la scène, pensant
qu’il s’agissait d’une querelle d’ivrognes. Plus tard, sur la scène du crime,
le médecin constate « cinq plaies à la face, plusieurs blessures à la poitrine
et aux jambes » mais « c’était au cou que les plaies étaient plus profondes ;
les incisions en avaient coupé les artères, et elles avaient occasionné la
mort » 77. Les cadavres des victimes de la rue Sainte-Marguerite, de la rue
de la Ville-l’Évêque ou encore de la rue d’Erfurt font songer à une horrible
vengeance, mais l’assassin ne connaissait pas ses victimes. Il les tuait pour
ce qu’elles représentaient pour lui. Le tueur bénéficie malgré tout d’un
certain prestige. Ce n’est pas un empoisonneur mais un criminel viril. Les
lexiques de la chasse et de la guerre s’entremêlent pour mieux en rendre
compte. Accusé reconnu coupable, il est néanmoins grandi. Par rapport à
ses victimes présentées comme du « gibier », lui se voit doter de caractéris-
tiques et d’adjuvants virils.
En 1872, à Paris, les journaux évoquent des cadavres repêchés du côté
du Pont de Flandre, qui enjambe la Seine, dans le quartier de la Villette. Les
corps n’ont pas subi le même traitement. Ceux des femmes sont affreusement
maltraités. L’enquête policière permet de déterminer qu’il s’agit de méfaits
des assassins de la rue de la Vierge. L’homme était surnommé la Hyène, la
femme la Cyclope, car victime de la petite vérole, elle avait perdu un œil très
tôt, et l’autre qui lui restait « s’avançait d’une façon étrange, épouvantable, par
l’effet des convulsions du jeune âge, jusqu’au centre du front ». L’homme se
chargeait des passants, sa compagne des passantes : « la rage contre son sexe,
dont la Cyclope n’avait ni le charme ni la beauté, la poussait à défigurer ses
victimes, à exercer contre elles des outrages barbares, obscènes, inhumains.
Ces outrages ne pouvaient entrer que dans le cerveau d’un monstre comme
la Cyclope 78 ». Ces existences si obscures semblent pour les journalistes surgir
du fond des temps. Ainsi se dessine une expérience ou l’inadmissible se mêle
à l’incompréhension : d’où vient la possibilité de tels gestes ? Mais en même
temps ce massacre ne suscite pas de campagne publique.
D’autres tueurs de femmes se sont illustrés et ont fait leur apparition
dans les annales du crime, mais le ressort était parfois différent. L’affaire
Pranzini, sans doute la plus célèbre de la fin du XIXe siècle, commence par le
massacre de deux femmes et d’une enfant dans un immeuble parisien. Mais
le ressort du geste fut d’abord vénal, il s’agissait de s’emparer des bijoux
et de l’argent d’une demi-mondaine 79. Le mobile crapuleux n’explique
pas pour autant la violence inouïe avec laquelle les trois malheureuses
furent presque décapitées à l’arme blanche. Le 25 novembre 1901, il en va
autrement. À Nice, Henri Vidal accoste une fille galante vers deux heures
128
FEMMES EXÉCRÉES, FEMMES MASSACRÉES
du matin, et se fait conduire chez elle. Et, tandis que Joséphine Moréno
cherche à éclairer sa chambre, il la poignarde. La jeune femme hurle et
Vidal s’enfuit. Le 6 décembre, Henri Vidal est à Marseille, il choisit une
nouvelle victime et répète les mêmes gestes. Lorsque dans sa chambre,
Louise Guinard allume sa lampe : « elle reçoit deux coups de couteau. »
À peine quelques jours plus tard, le 10 décembre, à Toulon, Vidal propose
vingt francs pour « coucher avec la demoiselle Brusselin », passe la nuit
chez elle et lui fixe rendez-vous dans un lieu écarté. Là, il la poignarde
dans le dos et s’empare de ses bijoux. Toujours au mois de décembre, le 22,
Henri Vidal sur la ligne de Nice à Menton, pénètre dans le comparti-
ment d’un « wagon » dans lequel Gertrude Hirschbrunner, « demoiselle
de magasin » est seule. Près d’Eze, il « se précipite sur elle, l’égorge, jette
son corps sur la voie, se précipite derrière lui, le transporte sur le talus, puis
revient à pied jusqu’à Nice ». Il s’empare d’une montre, de bijoux et d’une
somme d’argent. Enfin, le 28 décembre, il commet un vol dans un hôtel de
Saint-Raphaël, et s’enfuit par la fenêtre, en se laissant glisser le long d’une
corde. Le lendemain, il est arrêté pour vol et effraction. Le Petit Journal,
qui dépasse les 500 000 exemplaires au moment de l’affaire Troppmann et
atteint le million à la fin du XIXe siècle, tient en haleine son public pendant
près d’un mois. La première mention date du 31 décembre 1901. Vidal
est présenté comme « L’auteur du crime d’Eze », formule qui sert de titre
à l’article. Le mercredi 1er janvier, la rumeur et les journalistes pensent que
Vidal est sans doute responsable du crime de Cannes relaté en détail peu de
temps auparavant dans les colonnes du Petit Journal. On lui attribue aussi
celui de Marseille, et d’une manière générale tous les crimes sanglants et
mystérieux commis le long du littoral. Les lecteurs apprennent aussi que le
« monstre » a fait des aveux : il reconnaît la paternité du crime d’Eze et celui
de la rue Saint-Siagne contre Joséphine Moréno. Le 4 et le 6 janvier, jour où
le journal passe de 4 à 6 pages, les titres sont toujours identiques. Le 7 et le
8 janvier, pas de modification. En revanche le jeudi 9, changement de titre :
« L’assassin des femmes » remplace « L’auteur du crime d’Eze ». Mais la
formule ne semble pas assez pertinente, la rédaction tâtonne, et finalement
le lendemain, le surnom définitif est trouvé : Vidal devient « Le tueur de
femmes ». Ici s’entrecroisent discours savant et discours journalistique 80 ;
public cultivé et public populaire sont fascinés par les mêmes faits. Les
journaux, les études médico-légales et même le musée Grévin deviennent
d’une certaine manière les conservatoires de l’abjection ou les registres de
la monstruosité humaine 81. La cruauté et la haine, des autres ou de soi,
80. Sur l’affaire Vidal, voir Philippe ARTIÈRES et Dominique KALIFA, Vidal, le tueur de femmes, Paris,
Perrin, 2001, 271 p.
81. En 1891, une campagne publicitaire, affiches et encarts dans les journaux, met l’accent sur les
principales attractions du Musée : « La rue du Caire ; Les Javanais ; Buffalo Bill ; Assassinat de
Gouffé ; Orchestre hongrois ».
129
REJETER
s’avèrent sans doute salutaires, elles conduisent les lecteurs et les spécialistes
au bord du gouffre. Pour autant, les tueurs de femmes ne disparaissent pas
à l’orée de la Belle Époque. L’affaire Lesteven, moins connue assurément
que l’affaire Jacques Vacher 82, l’illustre. Elle se situe aussi dans la mouvance
des interrogations d’une époque pour la violence extrême et incompré-
hensible. En effet, pour décrire le comportement de l’assassin et évoquer,
à l’aide d’une formule, son mode opératoire, Albert Bataille parle « d’accès
de fureur sadique ». Or la catégorie de crimes sadique est tout juste en
gestation. En effet, les vifs émois et les ferveurs amoureuses exubérantes,
l’appétence tantôt continue tantôt discontinue pour la sensualité agressive
ont permis d’évoquer la dépravation de certains instincts, le délire obscur,
les passions trop vives. Mais de semblables observations, souvent confinées
et réduites à quelques notes et remarques impressionnistes, sont disjointes
du « domaine sexuel » et ne conduisent pas à l’invention de catégories
spécifiques. Ils sont dissimulés au sein de la foule des auteurs de violences
contre les personnes 83. Toujours est-il que lors du procès, le président de la
cour d’assises de la Seine remonte au mois de juin 1888 où il effraye une
« fille » avec un couteau, lui disant qu’il allait l’éventrer. En 1890, le même
scénario se répète ; en 1891, une autre « fille », se jette par une fenêtre peu
élevée « d’un bouge de la Lavieuville » où il l’avait entraînée. En 1892, « il
roue de coups une fille Lambert » lui disant que « sa passion est de battre
les femmes ». La même année, il menace une « fille Galtigny » de son
couteau, il assomme la « fille Brouët » à coups de poing et de talon de botte,
à laquelle il casse trois dents et qu’il renvoie presque nue après avoir mis
ses vêtements en lambeaux. En 1893, ses plaisirs de la cruauté connaissent
une escalade : il essaie de précipiter par la fenêtre « une fille Rampoumat »
qui refuse de se prêter à « d’infâmes complaisances ». Une semaine plus
tard, il « racole » une bonne sans place aux Halles, il l’enferme dans son
garni 84 de la rue Lepic et, pendant une semaine, il « se livre sur elle aux plus
épouvantables violences, la mordant, la bâillonnant avec ses cheveux, lui
arrachant les dents et les poils », et la menace de la défenestrer. La liste des
victimes n’est toujours pas close. En avril 1893, il attire chez lui une autre
bonne, la frappe violemment et ajoute aux coups l’humiliation. En effet,
il la force pendant deux heures « à lui rapporter sa chaussure, comme un
chien ». Une « dernière scène de sadisme », sorte de sinistre engrenage, se
déroule le 10 juin 1893. Elle prend place dans une nouvelle montée de la
violence qui dépasse les seuils atteints jusqu’à présent. Elle a été martyrisée
82. Pierre BOUCHARDON, Vacher l’éventreur, Paris, Albin Michel, 1939, 253 p.
83. Selon la division classique de l’infraction pénale, contre les biens, les personnes et la chose publique.
Voir en particulier, Pierre LASCOUMES, Pierrette PONCELA et Pierre LENOËL, Les grandes phases
d’incrimination. Les mouvements de la législation pénale, GAPP-CNRS-PARIS X/Ministère de la
Justice, 1992, 218 p.
84. Voir notamment Alain FAURE et Claire LÉVY-VROELANT, Une chambre en ville. Hôtels meublés et
garnis à Paris, 1860-1990, Paris, Créaphis, 2007, 640 p.
130
FEMMES EXÉCRÉES, FEMMES MASSACRÉES
pendant plus d’une heure avant de recevoir deux projectiles tirés d’une
arme à feu qui ont « contourné le front » sans pénétrer dans le crâne. La
malheureuse, défenestrée, a survécu et a témoigné. Le procès est l’occasion
d’interrogations sans réponse, dont la principale consiste à se demander si le
crime de haine contre les femmes ne prend pas la forme du crime sadique.
S’approprier le corps de l’autre, faire souffrir sa victime donne au criminel
sadique une satisfaction incomparable. Il faut que sa victime puisse avoir
conscience de sa vulnérabilité et de la possibilité où elle se trouve de mourir.
Après la Grande Guerre le mystère reste entier. Pourquoi des hommes
s’emparent-ils de la vie de femmes qu’ils ne connaissent pas ? Que signi-
fie l’expérience du crime haineux ? Quel désastre représente-t-il ? Certes
la psychiatrie donne des éléments centrés sur la personnalité individuelle
mais rien n’est dit sur la manière de penser en termes historiques l’appari-
tion et la médiatisation de semblables crimes qui à la fin des années vingt
désertent les colonnes des journaux comme si un cycle prenait fin. Les
auteurs sont des figures démoniaques que chacun s’empresse de renvoyer
dans le néant en les oubliant. Et pourtant ces crimes contre les femmes
sont bien des « féminicides » – le mot ne sera véritablement employé que
dans le dernier tiers du XXe siècle 85. Des femmes sont tuées non pas pour ce
qu’elles sont mais pour ce qu’elles représentent. Des hommes en disposent à
leur guise dans une relation de domination totale. Manifestations extrêmes
et avancées, elles incarnent l’absence de rationalité si ce n’est la volonté de
détruire l’autre et les moyens déployés pour parvenir à cet objectif. De la
sorte, il existe bien pour les contemporains tout un territoire obscur des
conduites humaines qu’il importe d’identifier, non pour l’explorer mais
pour ne pas s’y aventurer.
•
La haine des femmes peut aller du pamphlet jusqu’au crime en série.
Elle est en effet une pensée de mort et une tendance à la destruction qui
n’adopte pas nécessairement les solutions les plus extrêmes. Elle prend aussi,
surtout à la Belle Époque, et lors des Années folles, la forme d’une lutte
antiféministe, acerbe, intransigeante et revancharde comme s’il s’agissait
de gommer les conquêtes timides du siècle et de faire oublier les discours
contestant la domination masculine 86. Ces attitudes dessinent plusieurs
strates du monde des hommes. Une majorité d’entre eux est arc-boutée sur
des privilèges et des représentations ; d’autres vivent la montée en puissance
professionnelle des femmes comme une sourde menace, annonciatrice de
bouleversements plus radicaux encore, susceptibles de faire trembler les
citadelles masculines, voire de provoquer leur effondrement. La haine
85. Karen STOUT, « Intimade feminicide: An ecological analysis », Journal of Sociology and Social Welfare,
vol. 19, no 3, 1992, p. 29-50.
86. Voir par exemple, Michelle PERROT, Mon histoire des femmes, Paris, Éditions du Seuil, 2006, 251 p.
131
REJETER
renseigne en partie sur les haineux qui semblent vivre dans un monde
immobile. Il importe que tout reste à sa place à l’instar du maniaque qui
ne supporte pas qu’un objet soit déplacé ou qu’un rituel soit modifié. Les
réactions des hommes traversent les appartenances sociales et les sensibi-
lités politiques. Toutefois, des propos particulièrement haineux touchent
des militantes comme Louise Michel 87 et des femmes s’émancipant par le
travail. Il reste que les figures de femmes exécrées sont construites sur une
négation. Elles sont perçues comme n’étant pas à la hauteur de leur rôle, à
l’instar des mauvaises mères, ou au contraire, comme trop envahissantes,
trop dangereuses et dans une certaine mesure trop transgressives – ce sont
les rivales ou les concurrentes – ou enfin comme des objets qu’il convient
de détruire. Ici nul doute que la haine a une « fonction discriminante ». Il
s’agit bien de rejeter au-delà de la société civile ou de l’existence humaine
des femmes fort différentes. L’ostracisme peut engendrer le monstrueux.
Ces quatre catégories sont en quelque sorte des femmes « en trop » qu’il
convient de faire disparaître, par un renforcement des normes et un châti-
ment exemplaire, par de multiples embûches pour les décourager tout en
faisant appel à un modèle imaginaire de femme, soit encore en les dépos-
sédant de leur vie. Mères déviantes, femmes émancipées, femmes revendi-
catrices et victimes sont dénigrées et presque « excommuniées ». La haine
des femmes s’exprime ici en terme d’agressivité pouvant aller jusqu’à la
« destructivité sourde 88 ». Elle relève enfin, bien sûr, de l’histoire du genre.
Elle est indispensable pour comprendre certaines relations entre les hommes
et les femmes, saisir les formes du machisme et celles de la virilité exacerbée.
Comme en politique, la haine des femmes construit deux groupes, celui des
amis et celui des ennemies. Elle peut se porter sur toutes les femmes ou bien
choisir une cible plus précise. Dans les deux cas il y a bien une sorte d’alté-
rité radicale. Les femmes haïes sont comme des étrangères, elles apparaissent
incompréhensibles, inassimilables et dangereuses. Face à elles, les hommes,
dans tous les milieux sociaux, ont bien établi des « mécanismes de défense »
qui n’ont rien d’un sentiment irrationnel. Menacés, il s’agit pour eux de se
défendre sans cesse. Tantôt les haines s’expriment sans retenue ; tantôt, en
revanche, elles se manifestent avec un certain embarra. Et plus la société
se transforme, s’ouvre et plus les crispations et la haine s’exacerbent. Les
plaisanteries de corps de garde derrière lesquelles se cachent les haines
inquiètes et les attitudes hostiles épousent les grandes évolutions écono-
miques et sociales, mais les haines sont aussi renouvelées, reproduites d’une
génération à l’autre, par un incessant travail de transmission qui appartient
à l’histoire.
87. Albert BATAILLE, Causes criminelles et mondaines de 1885, Paris, E. Dentu, 1886, p. 135 et suivantes.
88. Expression empruntée à Roger DOREY, « L’amour au travers de la haine », Nouvelle Revue de psycha-
nalyse, 1986, no 33, p. 83.
132
FEMMES EXÉCRÉES, FEMMES MASSACRÉES
89. Pierre BOURDIEU, « Sur le pouvoir symbolique », Annales ESC, no 3, mai-juin 1977, p. 405-411.
90. En matière de suffrage, il en est autrement car il s’agit de refuser totalement la citoyenneté aux
femmes. De nombreux hommes, à l’instar de la majorité des sénateurs, veulent diriger la conduite
d’épouses, d’employées ou de membres de professions libérales et les maintenir dans un certain état,
voir le chapitre premier du présent ouvrage.
91. Michel FOUCAULT, « Le sujet et le pouvoir (1982) », Dits et écrit, t. IV, Paris, Gallimard, 1994,
p. 222-243.
133
Chapitre IV
L’Autre, cet « errant »
135
REJETER
n’en est pas resté là. À des époques différentes, quelques individus ont rempli
le rôle de bouc émissaire permettant de désigner des catégories méprisables
et haïssables, autorisant ainsi de poursuivre et de condamner ceux qui leur
ressemblaient ou du moins qui étaient présentés comme tels. Ainsi, le procès
de l’assassin du président de la République Paul Doumer est-il l’occasion de
présenter un « personnage protéiforme », à la fois « vagabond spécial, Russe
tour à tour blanc, rouge… et vert, ayant vécu on ne sait trop comment à
Paris, à Prague et à Monaco 5 ». À l’audience du 25 juillet, il est apparu pour
la première fois devant le jury et les journalistes. D’emblée, il fait l’unani-
mité contre lui. Il est en même temps « lourd d’orgueil, de vanité blessée,
de prétention ». En effet, le président des assises l’a laissé parler longtemps
sans l’interrompre 6. Parmi la centaine de journalistes présents, quelques-uns
suggèrent qu’il aurait mérité d’être lynché par une foule indignée.
L’autre, c’est donc pêle-mêle le vagabond, le misérable qui se déplace, le
migrant et l’étranger, voir le berger que l’on aperçoit de temps à autre et qui
pourrait être « un squale fait homme 7 », bref tous ceux qui appartiennent
au monde de l’errance. Avec eux, le réel est souvent évacué au profit de ses
apparences. Le Juif errant à qui Eugène Sue a donné une nouvelle vitalité en
1844, le « traîneux » aux roulements d’yeux effrayants, ou le bohémien qui
s’empare d’un jeune enfant pour un usage inavouable, sont des personnages
fictionnels ou fantasmés mais qui semblent « aller de soi ». Ils disposent
d’une signification suffisante et donnent du sens aux changements du
monde contemporain ouvert par la Révolution et l’Empire, puis, à partir
de 1830, par les industrialisations successives.
Vagabonds et maraudeurs
Depuis l’époque médiévale, le vagabondage comme phénomène social,
fait peur, car dans l’imaginaire collectif chacun se représente des hordes
menaçantes, des groupes sans scrupules ou des bandits prêts à toutes les
exactions. Sur la longue période, il existe bien un état affectif durable
des populations sédentaires qui se caractérise par une hostilité latente et
générale à l’égard de ceux qui se déplacent 8. Cette disposition qui relève
de la psychologie collective contribue à donner une sorte de fond commun
sur lequel pourra surgir de brusques « bouffées de haine ». Au lendemain
de la Révolution et de l’Empire, le vagabondage redevient une sombre
menace. Les circulaires et les correspondances des préfets et des sous-préfets
attestent de cette angoisse grandissante. Dès 1802, les Annales de statistiques
5. Géo LONDON, Les grands procès de l’année 1932, Paris, Éditions de France, 1933, p. 86.
6. Idem, p. 87.
7. Antoine-François CLAUDE, Mémoires de Monsieur Claude, Paris, Jules Rouff éditeur, 1881, t. II,
p. 1640.
8. Voir COLLECTIF, Les Marginaux et les exclus dans l’histoire, Paris, UGE, 1979, 439 p.
136
L’AUTRE, CET « ERRANT »
Les mendiants tout d’abord ne sont pas des vagabonds, ce sont des
malheureux qui n’ont d’autres ressources que de demander la charité. Le
législateur a précisé les contours des uns et des autres : le mendiant qui
peut recevoir des soins à domicile est un indigent qui ne va pas au-delà de
sa commune ; le vagabond est le plus souvent un inconnu qui se déplace
sans autorisation d’un village à l’autre. Aux yeux des autorités, il incarne
le « mauvais pauvre », voir un délinquant ou un criminel. L’article 270
du Code pénal napoléonien précise que le vagabondage est un délit et les
« vagabonds ou gens sans aveu sont ceux qui n’ont ni domicile certain,
ni moyen de subsistance, et qui n’exercent habituellement ni métier, ni
profession ». Le 18 avril 1832, une loi prévoit que les vagabonds mineurs,
du moins ceux qui ont moins de seize ans, pourront être condamnés sauf
s’ils s’engagent dans l’armée de terre ou dans la marine. Sous la monarchie
de juillet, les observateurs sociaux comme Buret et Frégier corroborent les
images négatives et inquiétantes de ces « ouvriers nomades » ou bien de ces
« étrangers à la localité ». Ce sont les indésirables du siècle. Dès l’adoption
du suffrage universel, la question du domicile suscite de vifs débats. Pour
être électeur, précise une loi du 31 mai 1850, il faut avoir un domicile
fixe depuis trois ans. Le législateur, par cette disposition, expulse ainsi du
droit de vote nombre d’électeurs. Par la suite, la « race des dépaysés » et les
« déclassés en rupture de ban » s’imposent dans les discours politiques, dans
les essais et dans la presse. Mais les habitants des villes et des campagnes
n’aperçoivent pas des bandes se déplaçant, ils voient des individus isolés
qui suscitent le plus souvent la méfiance ou la hargne silencieuse. Trois
itinéraires individuels permettent de l’illustrer.
Presque hagarde, échevelée, une robe froissée, un manteau élimé, une
très jeune femme, à la démarche hâtive et hésitante, recherche l’ombre des
arbres et des murs. Elle a perdu son père, mort d’une maladie de poitrine,
probablement de tuberculose. Elle a également perdu sa mère, décédée,
9. Jacques-Guy PETIT, Ces peines obscures. La prison pénale en France (1780-1875), Paris, Fayard, 1990,
p. 156.
137
REJETER
après avoir craché du sang. Avec son jeune frère, elle a quitté l’Est de la
France et est partie vers la capitale, à la recherche d’une situation. En route,
elle a également perdu son frère, mort d’épuisement et de maladie. Elle se
retrouve seule au cours de l’été 1860, en Seine-et-Oise, l’un des plus vastes
départements français. Ses souvenirs semblent « tomber en poussière » et
il ne lui reste plus qu’un sentiment de vide, celui que procure « des yeux
en moins », ceux de ses proches qu’elle ne reverra plus jamais. Parvenue
aux confins de la Beauce, malgré son visage avenant, elle ne suscite guère la
compassion, elle ne parvient pas à se louer, ou juste pour quelques journées.
C’est une étrangère aux « pays » qu’elle traverse. Elle vole un mouchoir,
derrière une haie, puis de quoi manger, puis encore de quoi se nourrir.
Si elle n’a pas mendié et si elle n’a pas tarifé ses charmes, elle est regardée
comme une vagabonde ne pouvant justifier d’un domicile. Sans famille
désormais, elle est seule. Âgée de 19 ans, elle est déjà considérée comme
une récidiviste. N’a-t-elle pas porté atteinte à la propriété plusieurs fois,
comme le dit le Code d’instruction criminelle ? C’est une jeune femme
« inéprouvée » et pourtant elle incarne la figure de l’Autre, de celle qui n’est
pas comme vous et que le malheur a attrapé la rendant encore plus étran-
gère. Sa condition est une menace pour tous ceux qui vivent une existence
précaire. En effet, entre elle et eux, la distance est courte, ne risquent-ils
pas de basculer dans l’indigence la plus hideuse, de perdre le peu qu’ils
possèdent et de lui ressembler ? C’est un oiseau de mauvais augure que l’on
voudrait bien lapider, comme si en la faisant disparaître, c’était une façon
de tenir la misère à distance 10. La pauvreté n’est donc pas perçue comme
un état, mais bien comme un risque qu’il faudrait conjurer 11.
Ailleurs, dans les Deux-Sèvres, en 1890, une silhouette hirsute, barbe
en éventail et cheveux emmêlés suscite d’emblée l’animosité. Il porte un
chapeau informe. Ses pantalons, trop courts, sombres et tachés, laissent
apercevoir des pièces rapportées. Il a des « yeux gris », en mouvement perpé-
tuel. Ses lèvres sont blafardes et son visage, que l’on devine plus qu’on ne
le voit, semble « rusé et rouge », tout en étant « terreux ». C’est un pauvre
chemineux qui parcourt la campagne à la recherche d’un endroit pour
dormir et de quelques pièces d’un sou, mais la rumeur colporte que des
habitants de Niort se sont faits tirer les cartes et voient en lui le porte-parole
du malheur, n’ont-ils pas retourné un as, un huit et un dix de pique annon-
çant une mort prochaine 12 ? Il est donc ramené à une forme vide, entre le
spectre et le parasite, misérable parmi les misérables, mais se nourrissant
de l’existence d’autrui. Ceux qui sont mis dans la confidence voudraient
se débarrasser au plus vite de ce personnage considéré comme repoussant
138
L’AUTRE, CET « ERRANT »
139
REJETER
vient d’être nommé : « Mais voilà, je ne suis pas cauchois, je n’ai pas vu le
jour sur le plateau, comme ma mère. Je monte de la grande ville que j’ai
quittée ce matin. Je suis un horsain : un étranger 17. » Avec les errants, il ne
s’agit pas d’une haine à distance mais de proximité. La plupart du temps les
habitants ne les connaissent pas mais ils les aperçoivent et échangent parfois
un regard ou une parole. Le rejet et la méfiance n’entraînent pas forcément
des sentiments plus forts, mais ils contribuent à entretenir une disposition
d’esprit. Dans ce face à face se glisse la possibilité de dérapages. La brutalité
de quelques individus repose sans doute sur des blessures psychiques mais
trouve ainsi l’occasion de s’exprimer sur une scène publique, de canaliser ce
sentiment diffus contre une cible que l’on peut haïr. Des rixes, des bouscu-
lades et des passages à tabac en sont les manifestations les plus visibles 18.
Les attitudes peuvent être tout à fait différentes et il ne faudrait pas
ignorer les conduites altruistes. Toutefois les gestes d’hospitalité ne
témoignent pas toujours d’un esprit charitable. Derrière eux se dissi-
mule parfois une grande lâcheté. Dans les villages, les écarts et les fermes,
lorsque des « individus » demandent à passer une nuit, ils indisposent et
ils inquiètent. Dans certaines campagnes, le souvenir des « chauffeurs »,
brigands qui sillonnaient les campagnes et plaçaient leurs victimes dans
l’âtre de la cheminée pour leur faire dire où ils cachaient leur argent,
reste dans les mémoires particulièrement vivant. Aussi lorsqu’une « âme
errante » frappe à la porte, quémande un morceau de pain ou le gîte, le
premier mouvement est bien souvent de refuser, puis on se ravise, non pas
par compassion, mais par crainte d’une vengeance. On prête à l’autre des
sentiments haineux. La rumeur colporte que certains incendies de récoltes,
voire même de maisons habitées, auraient pour origine le refus d’aider un
misérable déguenillé. Plus tard encore, on dira d’eux : « Je ne les aime pas. »
L’expression permet d’affirmer une hostilité radicale sans pour autant dire
qu’on les hait. Le procédé d’euphémisation s’avère particulièrement efficace.
En 1931, les populations craignent encore dans l’Oise les errants assimilés
à des « bandits de grand chemin 19 ». De la sorte, le vagabond s’inscrit dans
un dispositif qui intègre à la fois « la dangerosité » supposée et la réaction
sociale qu’il suscite.
Ces « hommes de trop 20 » n’ont pas échappé aux hommes de lettres et
aux chansonniers. Jules Renard, Jean Richepin, et bien d’autres évoquent les
baladins, les « trimardeux » ou les nouveaux « gueux ». Guy de Maupassant,
dans une nouvelle, restitue l’itinéraire d’un charpentier qui se trouve au
chômage depuis plus de deux mois. Son livret est visé régulièrement, ses
17. Bernard ALEXANDRE, Le Horsain. Vivre et survivre en Pays de Caux, Paris, Plon, coll. « Terre
humaine », 1988, p. 9-10.
18. Le Matin, Le Petit Journal, Le Journal.
19. Géo LONDON, Les grands procès de l’année 1931, Paris, Éditions de France, 1932, p. 234.
20. Julie DAMON, Des hommes en trop. Essais sur le vagabondage et la mendicité, La Tour-d’Aigues,
Éditions de l’Aube, 1996, 132 p.
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L’AUTRE, CET « ERRANT »
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REJETER
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L’AUTRE, CET « ERRANT »
29. Jean-François WAGNIART, Le vagabond à la fin du XIXe siècle, Paris, Belin, coll. « Socio-Histoires »,
1999, p. 115-142 et André GUESLIN, D’ailleurs et de nulle part. Mendiants, vagabonds, clochards,
SDF en France depuis le Moyen-Âge, Paris, Fayard, coll. « Histoire », 2013, 520 p.
30. Géo LONDON, Les grands procès de l’année 1930, Paris, Éditions de France, 1931, p. 221-257.
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L’AUTRE, CET « ERRANT »
Si le cas des ouvriers paysans, notamment des mineurs-paysans est connu 34,
il existe encore de nombreuses autres situations. Patrick Fridenson donne
l’exemple d’une usine de produits en caoutchouc dans le Loiret : à partir
de 1922 « 55 % des ouvriers s’en vont au cours de la première année
suivant leur embauche, 67 % avant deux ans et 80 % avant cinq ans ».
De la sorte, quelle que soit la manière de lire les chiffres obtenus, il s’avère
bien qu’à l’usine de Chalette « l’instabilité des ouvriers étrangers est plus
grande encore que celle des Français 35 ». Ce groupe, composite et variable,
se confond souvent avec les « trimardeurs » et les « baladins ». Un peu
partout, ils sont l’objet d’une admiration secrète ou d’un rejet haineux car
ils refusent de partager les valeurs dominantes. Ils ont adopté un mode
de vie qui est l’opposé de celui de la majorité. On les retrouve dans les
chansons, dans les vignettes de la presse satirique, dans les colonnes de la
presse populaire, mais aussi bien sûr dans les livraisons de revues savantes.
Parmi les premiers, on trouve ceux qui ne veulent pas travailler et adoptent
l’attitude du lézard : « Ej’ j’suis libe, ej’nage / Au dehors, / Ej’ vas sous les
aspins, aux buttes, / Là j’allonge’ mes flûtes / Et j’m’endors 36. » Les oisifs, les
paresseux, les vicieux qui ne travaillent pas sont mis à l’index.
Le trimardeur incarne la posture du refus. Quand il est jeune, il fait
« horreur » 37 et le vagabondage juvénile, celui des filles comme celui des
garçons, occupe une place de plus en plus grande dans le discours public et
les politiques pénales 38. En 1851, Édouard Ducpétiaux est sans le doute le
premier à s’intéresser au vagabondage des enfants dans six pays européens.
Par la suite, Gabriel d’Haussonville s’intéresse à la crise de l’apprentissage
industriel (1878) et au vagabondage des garçons, tandis qu’en 1899, Jean
Hélie est le premier à soutenir une thèse sur le vagabondage des enfants 39. Il
faut les enfermer et les rééduquer, dans des colonies pénitentiaires que l’on
qualifiera de bagnes pour enfants dans les campagnes de presse de l’entre-
deux-guerres. La loi du 24 mars 1921 traite du vagabondage des mineurs et
donne lieu à une abondante production discursive de la part de juristes et
34. Rolande TREMPÉ, Les mineurs de Carmaux, 1848-1914, Paris, Éditions ouvrières, 1971, t. I, 503 p.
et t. II, 1 002 p.
35. Patrick FRIDENSON, « Le conflit social », André BURGUIÈRE et Jacques REVEL (dir.), Histoire
de France, volume dirigé par Jacques JULLIARD, L’État et les conflits, Paris, Éditions du Seuil, 1990,
p. 372-373.
36. Aristide BRUANT, « Lézard », Dans la rue : chansons et monologues, dessins de Steinlen, Paris, Aristide
Bruant, p. 201
37. Michelle PERROT, « La fin des vagabonds », L’Histoire, no 3, juillet-août 1978, repris dans Les ombres
de l’histoire, Paris, Flammarion, 2001, p. 332.
38. Pour une mise en perspective, voir notamment Jean-Jacques YVOREL, « Vagabondage des mineurs
et politique pénale en France de la Restauration à la République des Ducs », Jean-Claude CARON,
Annie STORA-LAMARRE et Jean-Jacques YVOREL (dir.), Les âmes mal nées. Jeunesse et délinquance
urbaine en France et en Europe, XIXe-XXIe siècles, Besançon, Presses universitaire de Franche-Comté,
2008, p. 63-83.
39. Jean HÉLIE, Le vagabondage des mineurs, thèse de doctorat, Droit, Paris, Soudée et Colin, 1899,
352 p.
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L’AUTRE, CET « ERRANT »
Migrants et immigrants
À la fin des années 1880, on assiste à un changement important. La
question de l’immigration surgit sur la scène nationale comme l’ont montré
Gérard Noiriel puis Vincent Viet 48. La figure de l’étranger n’était pas
absente du débat, elle a même occupé une place non négligeable dans les
débats de la Révolution française, mais le migrant étranger prend désormais
une place singulière. Les perceptions des hommes et des femmes du passé
sont parfois éloignées des résultats auxquelles parviennent les recherches les
plus récentes. En effet, ces dernières constatent des phénomènes d’hybrida-
tion, une présence féminine importante à partir du XIXe siècle, des dépla-
cements d’étudiants et de commerçants, donc une immigration variée et
complexe. Mais dans l’ensemble, les perceptions sont différentes, du moins
telles qu’elles apparaissent dans les conversations, les confidences recueil-
lies, les témoignages, la littérature et la presse. En effet, l’ébranlement des
campagnes, les débuts de l’industrialisation, l’accélération de l’urbanisa-
tion imposent sur la scène nationale la figure du migrant qui relève bien
de la construction d’un imaginaire social. Il est à la fois un « type » et
une réalité historique. Des observateurs le présentent volontiers le visage
ravagé, sillonné de rides profondes, tant l’étude d’un individu passe par la
description d’un homme marqué, en désaccord avec le monde ambiant.
Aussi ouvriers belges et italiens sollicités lorsque l’agriculture commence à
manquer bras ne sont pas l’objet d’une hostilité particulière, ils sont fondus
dans la catégorie des ouvriers migrants en quête de travail. Au mitan du
XIXe siècle, un marchand de vin établi dans les grandes plaines de l’Île-de-
France, déclare : « Je vis entrer dans mon cabaret onze individus que je
connaissais de vue seulement comme ayant l’habitude de les voir chaque
année 49. » Il s’agit d’ouvriers belges en quête d’ouvrage pendant l’été et qui
47. Léon WERTH, « Correctionnelle », Cour d’assises, Paris, Éditions Rieder, 1932, p. 15.
48. Gérard NOIRIEL, Immigration en France, antisémitisme et racisme en France (XIXe-XXe siècle). Discours
publics, humiliations privées, Paris, Fayard, 2007, 717 p.
49. Archives départementales des Yvelines, 16 M 40 et 3 U 0473.
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L’AUTRE, CET « ERRANT »
Pour Henri Joly, qui intitule une de ses études « Les étrangers chez
nous », nul doute que le portrait type correspond à celui d’un ouvrier vénal,
peu sympathique par nature et qui provoque des inimitiés et des jalousies :
« ils vont d’un chantier de travail dans un autre, d’un atelier dans un autre,
uniquement guidés par la préoccupation toute individuelle de gagner de
l’argent ou d’échapper à des reproches qui les inquiètent. Au lieu d’avoir
deux centres de ralliement, ils n’en ont plus du tout. Ils ont quitté l’ancienne
patrie, et ils n’aiment pas encore la nouvelle où leur accroissement prodi-
gieux et les conditions de travail qu’ils acceptent, soulèvent depuis quelque
temps contre eux les défiances et même les haines 55. »
Une présence massive, l’acceptation de salaires plus bas, de journées plus
longues, de travaux plus pénibles, tout cela en ferait ainsi des personnages
peu recommandables. Sans le dire la haine change de registre, elle n’est
plus celle d’un ensemble de population confrontée à la mobilité, mais celle
des travailleurs entrés en concurrence sur le marché du travail. À partir des
années 1880 la xénophobie connaît un important mouvement d’intensi-
fication. Les ouvriers étrangers représentent le tiers de la classe ouvrière,
mais désormais les liens, parfois fraternels, peuvent aussi se tendre et laisser
la place à une sourde hostilité, voire à une « haine ordinaire » comme à
Ravières, dans l’Yonne, en 1880 entre ouvriers français et italiens 56.
La xénophobie, composante du mouvement ouvrier prend des « formes
graves », c’est-à-dire que sur les lieux de travail des violences hostiles mobili-
sant des groupes importants contre des travailleurs étrangers souvent sans
grande qualification 57. Le massacre d’Aigues-Mortes, en 1893, symbolise la
tendance lourde qui se manifeste. Sans doute, pour la restituer, importe-t-il
de reprendre les comptes-rendus du procès qui ont largement contribué à
54. Voir, pour le tournant « 1900 », Gérard NOIRIEL, Gens d’ici venus d’ailleurs : la France de l’immigra-
tion, 1900 à nos jours, Paris, Éditions du Chêne, 2004, 294 p.
55. Henri JOLY, « Les étrangers chez nous », La France criminelle, Paris, Librairie Léopold Cerf, 1889,
p. 63-64.
56. Laurent DORNEL, « Chronique de la haine ordinaire. Une rixe entre ouvriers français et ouvriers
italien, à Ravières (Yonne), en 1880 », Diasporas, no 10, 2007, p. 105-111.
57. Voir Laurent DORNEL, La France hostile. Socio-histoire de la xénophobie (1870-1914), Paris, Hachette
Littérature, 2004.
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REJETER
les populariser auprès de l’opinion publique formée par les lecteurs 58. La
Compagnie des Salins du Midi employait environ 1 200 ouvriers pour battre
et transporter le sel. Elle exploitait deux salins à environ cinq kilomètres
d’Aigues-Morte, la Fangouse et la Gourjouse, éloignée d’un kilomètre.
Les ouvriers étaient soit des journaliers, payés donc à la journée, soit du
personnel recruté par un chef de chantier qui recevait de la compagnie une
somme forfaitaire qu’elle partageait ensuite entre les hommes d’une même
« bricole », c’est-à-dire d’un même chantier. Les rémunérations étaient
élevées et l’on parle de « haute paye ». Albert Bataille précise en 1893, pour
ce travail particulièrement pénible et qui ne dure que quelques semaines,
qu’« on embauche une foule de journaliers sans emploi, venus de tous
les coins de la régions, qu’on appelle dans le pays des trimardeurs. C’est
une population peu recommandable 59 ». Le 15 août, reproches, irritations,
récriminations prennent une vive tournure au sein d’une « bricole », et
opposent ouvriers français et italiens au sujet de la part effective de chacun
à un travail dont « le produit doit être réparti par tête ». Le ramassage de
sel était considéré comme plus facile que le transport de sel. Il fallait en
effet charger des brouettes de 100 kg sur une longue distance, mais les
ouvriers français se voyaient reprocher de charger moins lourdement les
brouettes tout en gagnant la même somme, car le « partage des bénéfices »
était le même pour tous. Toutefois, lors du procès d’autres « causes » seront
évoquées. Un ouvrier italien relate que « l’échauffourée » a commencé parce
que « deux de ses compatriotes » auraient lavé du linge dans un tonneau
d’eau potable. Un autre vient confier que c’est parce que l’un aurait été
« heurté méchamment avec une brouette ».
Pendant la sieste, des ouvriers italiens se retrouvent, discutent et
décident de « tomber » sur les Français. Conduits par Giovani Giordino,
armés de pelles et de couteaux, ils poursuivent une vingtaine d’ouvriers
français jusqu’à Aigues-Mortes. Cinq ou sept d’entre eux, blessés à coups de
bâton ou de pierre, sont les témoins vivants de l’algarade. Dans la ville, le
bruit qui coure circule dans les quartiers et les cafés et le soir « des clameurs
de vengeance s’élevèrent de toutes parts ». À leur tour, les ouvriers italiens,
présents dans la cité sont « pourchassés », les gendarmes et les douaniers
assurent leur protection et tentent de contenir « l’exaspération de la foule ».
Le lendemain, le 17, le préfet du Gard donne des gages pour rétablir le
calme. Dans la ville, place Saint-Louis, trente-cinq Italiens, relate le juge
de paix, étaient enfermés depuis la veille dans une boulangerie. Le jour
venu, « à l’arrivée du préfet, nous parvînmes enfin à [les] faire sortir et à les
conduire douze par douze dans de grands omnibus à la gare ». Toutefois,
58. Le très beau livre de Gérard NOIRIEL, Le massacre des Italiens : Aigues-Mortes, 17 août 1893, Paris,
Fayard, 2009, 294 p., n’utilise pas cette source, permettant à l’analyse ci-dessous de proposer un
angle inédit.
59. Albert BATAILLE, Causes criminelles et mondaines de l’année 1893, Paris, E. Dentu, 1894, p. 452-453.
150
L’AUTRE, CET « ERRANT »
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REJETER
Kroumir a ainsi assommés râlaient déjà, le sang leur sortait par le nez et les
oreilles. Pour moi, le Kroumir n’avait qu’une pensée : les achever ! »
La haine horizontale
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L’AUTRE, CET « ERRANT »
nables attentats du 17 août. Une fois l’élan donné, elle a suivi avec la
cruauté sauvage des foules qui flairent le sang 66 ». Au-delà de l’émotion
provoquée sur les scènes nationale et internationale, la dimension raciste
disparaît et la réflexion sur l’assassinat haineux se trouve à son tour volati-
lisée. Personne, en effet, ne semble véritablement s’étonner. Les commen-
tateurs donnent le sentiment d’accepter cet « accès de violence » sans trop
poser de question 67. Gabriel Tarde, toutefois, y voit une illustration de
la haine horizontale puisque « ici et là on voit des ouvriers se haïr entre
eux autant et plus qu’ils haïssent leurs patrons ». Cette haine, il l’aperçoit
fréquemment entre « ouvriers syndiqués et ouvriers non syndiqués, entre
grévistes et non grévistes », ou bien entre « ouvriers de nationalité diffé-
rentes » 68. Le massacre est donc un crime de foule, assemblage de passions
surexistées. Chaque personne prise séparément n’aurait rien commis, mais
réunies, elles forment une « tourbe » prête à se saisir du moindre prétexte
pour commettre un « carnage lâche et féroce ».
À la fin du XIXe siècle, tandis que la crise économique devient effec-
tive, les tensions, les insultes et des gestes à caractère xénophobes se multi-
plient 69, débordent les frontières du monde ouvrier, connaissent une
traduction sociale et deviennent une composante du débat parlementaire
qui s’exprime par des lois et des décrets, notamment l’obligation faite aux
étrangers de s’inscrire dès 1893 sur un registre spécial, mais pour l’essentiel,
comme pendant l’entre-deux-guerres, le migrant reste donc le trimardeur,
le « baladeur » ou encore le rôdeur venant grossir les rangs des citadins
et qui n’a pas « l’droit d’sasseoir » ou « d’roupiller » où cela lui plaît. Au
début du XXe siècle, poètes et dessinateurs insistent sur le fait que la société
est devenue particulièrement sévère avec les miséreux en circulation.
Des poèmes, des contes et des dessins mettent en scène « l’trimardeuur
galiléen », c’est-à-dire « l’Homm’Bleu qui marchait su’ la mer », autrement
dit Jésus. Revenu parmi les hommes, il ne serait pas reconnu, trouverait
que le monde n’a guère connu d’amélioration et qu’il serait emprisonné ou
se laisserait dépérir de dégoût 70. Dans les années vingt, si des conflits, des
gestes et des paroles hostiles peuvent être enregistrés, ils n’ont pas la même
intensité 71. Toutefois, au tournant des années 1930, tandis que la France
devient le premier pays d’immigration, quelques ouvrages s’attardent sur
153
REJETER
Bohémiens et romanichels
Parmi les itinérants qui parcourent la France ou qui « essaiment »,
une catégorie a été l’objet d’une forte réaction de rejet, unissant parfois
des populations locales aux autorités dans un mouvement haineux visant
à les contrôler, à les parquer, voire à les envoyer au-delà des frontières :
les bohémiens. Ils remplissent le rôle de bouc émissaire et cristallisent les
ressentiments. Ils sont aussi une cible commode permettant d’extério-
riser des peurs diverses à l’aide de fantasmes. En contrepoint, seules les
Bohémiennes, transformées en mythes, trouvent grâce auprès des lecteurs
par l’entremise de Carmen et d’Esméralda 74.
154
L’AUTRE, CET « ERRANT »
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REJETER
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L’AUTRE, CET « ERRANT »
84. Pierre LAROUSSE, Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, t. 2, Paris, Larousse, 1867, p. 868.
85. Francisque MICHEL, Histoire des races maudites de la France et de l’Espagne, Paris, A. Franch, 1847,
p. 2.
86. Arthur DE GOBINEAU, 1855.
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REJETER
87. F. LOMET, « Un document inédit sur les bohémiens du Pays Basque du XIXe siècle », Bulletin du
Musée basque, février 1934, p. 24-37, cité par Jean-François SOULET, Les Pyrénées au XIXe siècle, t. I,
Toulouse, Eché, 1987, p. 142.
88. Jean-François SOULET, op. cit., p. 139.
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L’AUTRE, CET « ERRANT »
89. José CUBERO, Histoire du vagabondage du Moyen-Âge à nos jours, Paris, Imago, 1998, p. 262.
90. Antoine-François CLAUDE, op. cit., p. 1680.
91. Jean-François SOULET, op. cit., p. 140-142.
92. Antoine-François CLAUDE, op. cit., p. 1680-1685.
93. Voir en particulier les travaux d’Henriette ASSÉO et d’Emmanuel FILHOL.
159
REJETER
un bel enfant tout nu, si vigoureux qu’il paraissait avoir deux ans. D’abord,
on soupçonna une bohémienne venue dans le village et qui montrait un
ours 94. » Puis l’enquête bifurqua, mais cette déclaration faite par un spécia-
liste diligenté par la justice qui ne se contente pas de donner les éléments
relatifs à l’autopsie, mais fait part des premiers pas de l’enquête, est, dans sa
naïveté terrible, révélatrice de la défiance et de la haine ordinaire. Il semble
normal de désigner comme coupable potentielle une jeune femme à partir
du moment où elle est bohémienne.
•
Les figures de l’Autre évoquées ci-dessus ne suscitent pas immédiate-
ment de la haine, mais de la répulsion ou de la désapprobation. Et pourtant,
si la haine consiste bien à vouloir supprimer l’objet d’un « déplaisir » alors
ces représentants de l’Autre sont bien des êtres en trop que l’on voudrait
voir disparaître. La « passion froide » désigne la haine et du côté des autori-
tés, il se manifeste bien contre certaines catégories, et en particulier les
bohémiens, une sorte d’« hostilité radicale », comme nous l’avons vu, qui
s’inscrit dans la durée, avec des « moments » plus intenses que traduisent
la réglementation, les circulaires, les consignes données et les carnets
anthropométriques. Ces dispositifs ne sont pas anodins et constituent une
politique de ségrégation et d’exclusion. Face à elle, chacun réagit différem-
ment et les réponses morales apportées, qui sont une traduction des affects,
sont diverses. En général, les dispositions prises contre les errants et les
nomades suscitent l’adhésion, parfois l’indifférence et plus rarement encore
l’indignation 95, sans provoquer de vastes mouvements de protestation. La
peur et la haine de l’univers de l’errance se retrouvent à différents niveaux et
à différentes échelles. Les existences des vagabonds, des migrants étrangers
et des bohémiens sont bien des « vies fragiles », mais pour la majorité des
contemporains, de la fin du Première Empire à la grande crise de 1929,
tout se passe comme si ces existences n’avaient pas vraiment d’importance
et ne méritaient pas d’être prises en considération. Elles semblent passer
dans les mailles de la volonté protectrice de l’État qui s’étend aux fous, aux
enfants, aux malades et aux vieux travailleurs. Les discours universalistes
les oublient, les pratiques punitives s’en préoccupent. Henri Joly, une fois
de plus, résume à sa manière la question de l’errance devenue un problème
de criminalité : « Le vagabondage et la mendicité sont des états liés à la
récidive : la récidive en part et elle y retourne 96. » Ce que les autorités et
les populations fixées détestent chez l’autre, c’est à la fois son étrangeté et
l’excès du malheur. À ces aspects s’ajoute une conception raciale qui se met
160
L’AUTRE, CET « ERRANT »
97. Cornelius CASTORIADIS, Figures du pensable. Les carrefours du labyrinthe, Paris, Éditions du Seuil,
1999, p. 232.
161
Troisième partie
EXPÉRIMENTER
L e 15 avril 1840, la pièce de George Sand, Cosima ou la haine dans
l’amour est jouée devant un parterre élégant. Dans la salle, se trouve
Charles-Augustin Sainte-Beuve qui signera un long compte-rendu bienveil-
lant 1. Plus tard, une fois le texte publié, l’auteure souligne, dans une
« Préface », qu’elle a voulu mettre en scène « l’intérieur d’un ménage ». Son
héroïne est une jeune femme de Florence, mariée à Alvise, mari « délicat de
sentiment », courtisé par Ordonio, jeune vénitien. Après diverses péripéties,
Ordonio, à l’acte IV, lui déclare : « Notre amour s’est changé en haine,
madame, c’en est assez. » Plus loin, les didascalies renseignent sur l’état
d’esprit de Cosima : « s’éloignant de lui avec une aversion insurmontable 2. »
La haine n’est pas véritablement explorée, mais associée à l’amour 3, elle
est présentée comme un de ses avatars possibles devenue une passion
monstrueuse. Dans le public, nombreux sont les spectateurs à se dire que
l’expérience de la haine est partagée par le plus grand nombre et pas seule-
ment dans le domaine amoureux. Au début des années 1930, c’est un autre
public qui s’attarde place Maubeuge. Le film et les actualités cinématogra-
phiques comptent moins que les discussions sur les « usines habitées » et les
relations entre patrons et ouvriers. Jean Coutrat, voulant tirer les leçons des
grandes grèves qui virent parfois un véritable climat de haine rêve à l’avène-
ment d’une autre société où les rivalités entre classes dominantes et classes
dominées seraient atténuées et remplacées par une forme nouvelle d’harmo-
nie dans laquelle « la primauté de la personne humaine sur les mécanismes
abstraits du libéralisme traditionnel et du matérialisme marxiste prendrait
enfin figure de réalité 4 ».
1. Charles-Augustin SAINTE-BEUVE, Premiers lundis, t. 2, Paris, Michel Lévy frères, 1874, p. 213-218.
2. George SAND, Cosima ou la Haine dans l’amour, Leipzig, Cans et Cie, 1840, p. 7, 114 et 124.
3. Mélanie KLEIN et Joan RIVIÈRE, L’amour et la haine. Étude psychanalytique, Paris, Payot, coll. « PBP »,
1969, 155 p. ; voir aussi Philippe CHARDIN, L’amour dans la haine ou La jalousie dans la littéra-
ture moderne, Genève, Droz, 1990, 206 p.
4. Jean COUTRAT, Les leçons de juin 1936 : l’Humanisme économique, Paris, Centre polytechnicien
d’études économiques, 1936, p. 16.
165
EXPÉRIMENTER
5. René MATHIS, La haine, thèse complémentaire, Nancy, Société d’impressions typographiques, 1927,
p. 12.
6. Dominique KALIFA, Philippe RÉGNIER, Marie-Ève THÉRENTY et Alian VAILLANT, La civilisation
du journal. Histoire culturelle et littéraire de la presse française au XIXe siècle, Paris, Nouveau Monde
édition, 2011, 1762 p. ; et Christophe CHARLE, Le siècle de la presse, Paris, Éditions du Seuil, coll.
« L’Univers historique », 2004, 411 p.
7. Catherine POZZI, Journal, 1913-1934, Paris, Phébus, coll. « Libretto », p. 613.
8. Voir Reinhart KOSELLECK, L’expérience de l’histoire, Paris, Gallimard/Éditions du Seuil, coll. « Hautes
Études », 1997, p. 207.
166
INTRODUCTION
il restitue ses révoltes et ses états d’âme. Selon lui, pour comprendre la haine
ou un état psychologique quelconque, il faut beaucoup aimer et beaucoup
haïr. En effet, il s’avère indispensable que « l’âme ait souffert ou éprouvé
de la jouissance ». La haine devient ainsi une sorte d’énergie salutaire qui
apporte de l’ardeur. Pour haïr davantage, sans vouloir perpétrer des actes
effroyables, mais pour s’immerger dans « le champ désolé de la haine », il se
rend dans les lieux clos : les casernes, les églises et les tribunaux. Jaillissant
des premières, il en ressort « saoul de haine ». Quittant les deuxièmes, il
en ressort cette fois dans un état presque second car en voyant le peuple
courber la tête, il a empli son cœur de haine et son cerveau est prêt d’écla-
ter : « Je hais les ministres du fantôme tout puissant, je hais ces bourgeois
et ces catins aristocratiques venant exhiber leur incommensurable sottise. »
Sortant des troisièmes, il fait appel à toute sa raison pour ne pas commettre
un geste épouvantable contre le premier venu. Il y a vu des « juges servants
de l’Iniquité » et fait part de son expérience douloureuse : « J’écoute atten-
tif, la haine entrer dans mon âme comme l’eau d’une source en la rivière.
Je ressens le cri des enfants auxquels on a ravi le père, le cri de la mère à la
condamnation du fils, la voix aigre et purulente de mépris des témoins à
charge. » Il a assisté a un horrible spectacle. La justice semble être un théâtre
de la cruauté. Le représentant du parquet, porte-parole de l’accusation,
prononce des réquisitoires qui lui semblent abjects : « les stupides, féroces,
sanguinaires emportements oratoires de l’avocat-général. » Quant aux
autres acteurs du procès, jurés, président, avocat, il lui sont apparus « plus
stupides, plus féroces, plus sanguinaires encore ». Il a l’impression de vivre
un véritable enfer et d’être enfermé dans quelque salle obscure où il serait
livré lui-même à la question : « fers rouges qui labourent ma chair ! fange
bouillante qui me tombe sur le crâne ! Qui vais-je immoler à ma haine 9 ? »
En 1930, Sigmund Freud reviendra, en tâtonnant, et sans prétendre
donner une vérité impériale, sur l’existence d’une pulsion agressive qui
serait le propre de l’homme : « au début je n’avais défendu les conceptions
développées qu’à titre expérimental », écrit-il, mais progressivement son
« hypothèse de la pulsion de mort ou de destruction » est devenue une
certitude 10. Et plus loin d’ajouter que « même là où elle survient sans visée
sexuelle, y compris dans la rage de destruction la plus aveugle, on ne peut
méconnaître que sa satisfaction est connectée à une jouissance narcissique
extraordinairement élevée, du fait qu’elle fait voir au moi ses anciennes
qualités de toute-puissance accomplie ». De la sorte, « le penchant à l’agres-
sion » est bien « une prédisposition pulsionnelle originelle et autonome de
9. Valentin COURAUD, « Quelques réflexions sur la force sociale de la haine pour le déterminisme »,
L’Humanité nouvelle. Revue internationale. Sciences, Lettres et Arts, IIe année, t. II, vol. V, 1898,
p. 434-435.
10. Sigmund FREUD, Malaise dans la culture, Paris, PUF, œuvres complètes/psychanalyse, coll.
« Quadrige », préface de Jacques André, 2010, p. 64.
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EXPÉRIMENTER
11. Voir aussi l’édition publiée par Garnier-Flammarion, 2010, 218 p., avec une présentation de Pierre
Pellegrin.
12. Voir notamment Pierre KARLI, L’homme agressif, Paris, Odile Jacob, 1996 [1987], 470 p. ; et Peter
GAY, La culture de la haine, Paris, Plon, coll. « Civilisation et mentalités », 1998, 558 p.
13. Norbert ELIAS, La société des individus, Paris, Fayard, 1991, 301 p.
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Chapitre V
Les haines entre soi
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Sa joie est de brouiller les ménages, de troubler les familles ». Un crime est
commis et elle écrit à la préfecture une lettre de dénonciation désignant le
futur beau-frère d’une de ses camarades de magasin comme étant l’auteur
du drame sanglant. Le fiancé d’une de ses voisines reçoit à son tour des
lettres anonymes injurieuses menaçant ainsi le mariage projeté. En 1901,
caressant des rêves d’avenir, elle se décide à franchir le pas et rencontre à
plusieurs reprises, dans un café, un marchand qui lui fait, mais sans plus,
quelques « promesses matrimoniales polies et vagues ». Les relations en
restent là, même s’il reçoit par la suite quelques lettres anonymes qui ne
le perturbent guère. Ensuite, pendant des années, Marie « va le suivre pas
à pas, en silence dans l’ombre, l’épier, au courant des moindres faits de sa
vie, ruminant une vengeance contre cet homme ». En 1907, elle écrit à
nouveau, en signant de son nom, au jeune marchand, devenu un homme
marié, disant qu’elle voudrait le voir. Il accepte de la recevoir dans son
magasin, ne se souvenant pas de son nom et lui demande de ne plus lui
écrire ni de le rencontrer. En 1909, il habite au Vésinet et reçoit par la poste
un paquet, puis un deuxième, puis un troisième. À l’intérieur, mélangés à
des chocolats, de la strychnine et de l’arsenic. Arrêtée, Marie est jugée en
juillet 1909. A-t-elle commis un crime de dépit qui se caractériserait par
des dénonciations anonymes et des homicides ?
Avant l’ouverture du procès, Georges Claretie s’interroge : « Verrons-
nous une vieille fille farouche et haineuse, une de ces vieilles filles sinistres
dont parlait Vallès avec rage dans Jacques Vingtras 10 ? » À l’audience, elle
déplaît, car « elle est laide, plus que laide, de cette laideur désagréable,
hostile, que ne parvient même pas à éclairer de temps à autre le rire. Car
elle rit largement, lourdement, mais ce rire sonne faux ; il irrite ». Tout
dans ses manières indispose et dessine un portrait peu flatteur d’une femme
qui pendant dix ans a poursuivi de sa haine un homme qui l’ignorait.
Elle a caché ses fioles comme elle a dissimulé son âme et ses haines, écrit
encore Georges Claretie. Son avocat plaidera, mais en vain, l’absence de
mobile. L’accusation retiendra la haine 11. Ni catégorie juridique ni catégorie
médicale, elle est malgré tout invoquée. Dans les prétoires, la haine n’excuse
en rien le geste mais offre une explication. Par la suite, le crime de colère
ou le crime de haine figurera dans les actes d’accusation. Modestement,
presque par effraction, la justice pénale invente ainsi, de manière pragma-
tique, une infraction psychologique. Le passage à l’acte ne reste pas énigma-
tique. Il a une logique. Manifestement, il y a une pathologie particulière
mais il s’agit bien de nuire à autrui, sans aucun refoulement ou répression
mentale, jusqu’à sa destruction. La haine interindividuelle est une œuvre
composite où se mêle désir et affect. Marie, l’employée du magasin, recons-
10. Georges CLARETIE, Drames et comédies judiciaires. Chroniques du palais. Deuxième année, 1910,
Paris, Berger-Levrault, 1911, p. 260.
11. Idem, p. 252-272.
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couteau. » Lorsque le corps fut retiré d’un fossé, ceux qui firent cette décou-
verte macabre furent épouvantés. Le cadavre en effet avait la « figure tailla-
dée » de coups de couteau, la tête fracassée à coups de gourdin et le corps
avait en plus subi « une mutilation horrible ». Au-delà du contexte, de la
nature des rapports entretenus par les époux, pour les habitants, seule la
haine avait pu produire un tel résultat 21. Si le corps mort avait été découvert
dans un autre état, ils auraient pu croire à la fable d’un crime de maraudeur,
mais les violences exercées et visibles constituent une signature. Le crime de
haine possède bien, dans ses manifestations, une singularité. Il se caractérise
par des gestes d’une extrême violence. L’acharnement contre la dépouille
mortelle est la marque d’une rage cruelle.
Malgré les apparences, et les drames relatés par la presse, les observateurs
venant d’horizons divers soulignent que la vie matrimoniale offre plutôt une
protection, ou du moins donne aux « gens mariés » une certaine immunité
contre la haine. Toutefois, « le mariage est plutôt pour l’homme un modéra-
teur de haine. Il est loin d’en être ainsi chez la femme 22 ». Cette dernière
subit, du simple fait d’avoir contracté une union, « une sorte de déprécia-
tion morale dont la rancœur peut être vive 23 ». En effet, en particulier dans
les milieux où l’épouse ne travaille pas, enfermée dans la vie domestique,
même si elle tient salon, elle « profite » moins du mariage que son mari.
Il existe donc, pour un certain nombre de contemporains, une inégalité
structurelle qui expliquerait certaines manifestations de la haine. Le propos
est assez proche de celui qui sert d’argument au célèbre ouvrage de Engels
sur L’origine de la famille publié à la fin du XIXe siècle où le lecteur décou-
vrait que, dans le cadre du mariage conjugal d’aujourd’hui, « la femme se
rebelle contre la domination de l’homme », ce qui ne peut pas être sans
conséquence 24. En effet, écrit-on encore en 1920, « la part de l’épouse est
la plus lourde, la moins attirante ; aussi toujours par le fait de sa sensibilité
excessive, se regarde-t-elle comme un esclave et prend-elle tout ce qui lui
vient de désobligeant de la part de son mari pour des vexations voulues 25 ».
Pour les lecteurs de plus en plus nombreux, les comptes-rendus de
procès montrent, au civil, que les dissensions judiciarisées touchent les
couples aisés et ne sont donc pas réservés aux classes populaires. En 1909,
un mari reçoit une gifle de sa femme 26. Après diverses péripéties l’affaire
est portée devant la Cour de cassation. Cette querelle domestique a-t-elle
bien sa place dans les prétoires ? S’agit-il d’un simple différend privé ou
21. Albert BATAILLE, Causes criminelles et mondaines de 1890, Paris, E. Dentu, 1891, p. 210-212.
22. René MATHIS, La haine, Nancy, Société d’impression typographique, 1927, p. 26.
23. Idem, p. 27.
24. Friedrich ENGELS, « La famille monogamique », L’origine de la famille, de la propriété privée et
de l’État [1884], et préface de 1891, Paris, Coste, 1936, 239 p.
25. René MATHIS, op. cit., p. 28.
26. Plus tard, en 1934, un président d’assises déclare : « Si toutes les épouses giflées par leur mari
devaient le tuer, il n’y aurait plus un homme sur terre. (Rires.) », Géo LONDON, Les grands procès de
l’année 1934, Paris, Éditions de France, 1935, p. 171.
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bien d’un geste brutal et haineux ? Les magistrats de la plus haute juridic-
tion renvoient le dossier devant un tribunal correctionnel 27. Au civil, tout
se passe donc comme si on en venait à « briser le code 28 » en étalant en
plein jour la gamme des haines conjugales, d’autant que la correspondance
des uns et des autres, les billets reçus et les missives envoyées peuvent être
lues à voix haute. Les griefs, les ressentiments et les haines sont alors étalés
en public. Dans les milieux populaires, les demandes en séparation de
corps concernent, dans 80 % des cas, des coups et mauvais traitement 29.
Toutefois, c’est la violence brutale qui est incriminée, la haine disparaît
le plus souvent derrière elle. La justice ne s’intéressant qu’aux faits et aux
marques corporelles.
Sans se livrer à tels expédients, les haineux dans le couple qui renoncent
à la violence physique optent pour une très longue « maussaderie ». Le
silence, pesant, presque interminable s’avère une arme invisible et redou-
table. Ne pas adresser la parole à son conjoint, faire part de son mépris,
détourner le regard, faire semblant de ne pas l’apercevoir, n’est pas nécessai-
rement la marque de la timidité, de l’indifférence ou de la morgue. C’est en
effet une façon de manifester sa haine en rejetant l’autre hors de sa propre
vie. Mais en même temps la haine devient une sorte de ciment qui assure la
longévité d’un couple bien mieux que n’aurait pu le faire l’amour. Il arrive
ainsi qu’un couple, invité à une fête brillante, danse sous les lumières des
lustres, mais ne partage presque plus rien. Pendant toute la soirée, aucun
mot ne sera échangé 30. Si le divorce a été rétabli, il est réservé à certaines
situations. Mais défaire ce qui apparaît comme des chaînes conjugales
n’apparaît possible qu’à une faible minorité et chacun caresse l’espoir de
retrouver sa liberté sans pouvoir entreprendre une demande de divorce,
subordonnée à l’existence d’une faute. Toutefois, ce silence haineux se
trouve brisé de temps à autre. Le couple, prisonnier des conventions sociales
veut tout de même faire bonne figure. Aussi, en public, devant un parterre,
ils échangent quelques mots pour donner le change. Mais une fois seuls, où
à l’abri des oreilles indiscrètes, ils se taisent à nouveau et s’enfoncent dans
un profond silence. D’autres fois, à la suite d’une brouille ou d’un diffé-
rend, des amants, des maris et femmes se haïssent brusquement, jurent de
ne jamais pardonner et de ne plus adresser la parole à la personne honnie.
Plutôt que d’utiliser le couteau, le revolver ou le vitriol, on entre dans le
domaine des haines recuites ou chacun semble tenir une comptabilité des
griefs dérisoires pour obtenir un silence haineux et persistant.
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relancer, pour l’atteindre à sa guise, à son heure, pour atteindre ceux qui
vivent avec lui, pour affoler les parents, crée une atmosphère d’inquiétude,
d’angoisse 35. » Le crime passionnel n’est donc au bout du compte qu’un
paravent masquant l’instinct de propriété ou la détermination haineuse. Il
s’agit de détruire l’autre et d’en retirer une vive satisfaction.
Il reste une dernière catégorie qui consiste à se venger non pas directe-
ment, mais par l’entremise d’une victime de substitution, devenue souffre-
douleur. Il s’agit, comme lors de certains massacres, mais à une échelle
individuelle, de se venger et de faire en sorte que le souvenir du crime
haineux ne s’efface pas. Il doit continuer à hanter les survivants qui ne
pourront plus jamais l’oublier. Dans un milieu pauvre, un charretier, venant
d’Auvergne, établi à Paris, était connu pour sa violence, ayant déjà tiré un
coup de revolver en direction d’une de ses maîtresses. En 1890, la femme
avait qui il vivait, mère d’une petite fille, de condition modeste, elle était
balayeuse, lui annonce la fin de leur liaison et le met à la porte. Lui ne
le supporte pas. Horriblement vexé, il annonce à une voisine « qu’il se
vengerait bientôt sur ce que son ancienne maîtresse avait de plus cher ».
Quelques jours après, il entre dans l’appartement, étrangle et viole la fillette,
âgée d’une douzaine d’années. Lors du procès, il se montre gouailleur et
impassible, semblant narguer l’auditoire au point, qu’en retour, il ne suscite
que des sentiments haineux. Un tribunalier, chargé de la chronique des
tribunaux, plutôt réservé, ne peut s’empêcher d’écrire que l’accusé « est
une sorte d’avorton à la mine ignoble et vile. Les sentiments les plus bas se
lisent sur cette tête de chacal. Son attitude à l’audience a été révoltante 36 ».
Celui qui occupe le banc des accusés apparaît dans la chronique judiciaire
non pas comme un sadique qui rechercherait la cruauté mais comme un
être pervers et véritablement méchant. Le haineux trouve une vive satisfac-
tion à la fois dans la profanation et la destruction. L’amour contrarié s’est
transformé en son contraire et sert de justificatif. Il s’agit désormais de faire
le mal pour le mal.
Le désir de vengeance qui relève à la fois de relations de genre, d’une
« économie émotionnelle » et de la volonté de détruire s’illustre encore dans
le quartier Mouffetard. Une danseuse, remariée, divorcée, entretenant une
liaison avec un amant attitré, mère d’une petite fille de huit ans, s’assoit sur
le banc de la partie civile. Sa fille a été tuée, le crâne écrasé à l’aide d’un pavé
et le corps retrouvé, enveloppé dans une couverture rouge. Le geste n’est pas
celui d’un prédateur sexuel mais d’un amoureux éconduit qui aurait voulu
« exercer la plus inhumaine des vengeances contre sa mère 37 ». Dans le box,
se trouve un garçon placide, à la bonne grosse figure ronde qui ne ressemble
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En famille
De Balzac à André Gide, sans oublier Paul de Kock, des roman-
ciers ont souligné de façon brève, comme s’ils étaient certains de se faire
comprendre de leurs lecteurs, sans avoir besoin d’exposer longuement une
situation, que les meilleures haines étaient les haines familiales. C’est ainsi
qu’en 1871, tandis que les Versaillais lancent l’attaque contre le Paris de
la Commune, deux personnages gardent une petite barricade, devisant en
attendant la mort. Pour l’un des deux compagnons d’infortune, la seule
guerre admissible est la guerre civile car « voilà une sotte idée de vouloir
tuer des gens si lointains qu’ils ne purent jamais vous faire ni bien ni mal ;
et il n’y a de raisonnables guerres, en vérité, si féroces qu’elles soient, que
les guerres en la même cité, comme il n’y a de haines concevables que les
haines de famille 39 ». Dans les représentations collectives, nul doute que
les liens du sang, la familiarité, le quotidien, la proximité, l’univers réduit à
quelques personnes, favorisent l’expression de sentiments exacerbés. Dans
Les Nourritures terrestres, le célèbre cri : « Familles je vous hais », dénonce
le repli sur soi, les bonheurs égoïstes, les « foyers clos » et les « portes refer-
mées » 40. Ces dissentiments et aversions ne sont pas étalés, ils font partie des
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54. Maurice GARÇON, Histoire de la Justice sous la IIIe République, Paris, Arthème Fayard, 1957, 3 vol.
55. Albert BATAILLE, Causes criminelles et mondaines de 1890, Paris, E. Dentu, 1890, p. 283-340.
56. Albert BATAILLE, Causes criminelles et mondaines de 1886, Paris, E. Dentu, 1887, p. 380.
57. Idem, p. 397.
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blasphèmes ». Dès qu’il les aperçoit dans la salle des assises, assis derrière
le Banc, le chroniqueur note : « L’homme à l’air d’un vieux loup pris au
piège, la femme d’une hyène féroce et lâche. » La haine s’impose à tous. Elle
devient presque palpable permettant à chacun de se faire une idée sur son
intensité. Dans cette affaire se mêlent à la fois l’envie, « sœur de la haine »
et la haine elle-même. Si la première porte sur un bien ou un avantage, la
seconde concerne la personne. Les deux se trouvent ici réunies. Mais en
même temps transparaît une inquiétude à peine formulée : dans d’autres
circonstances et à une autre échelle de quoi de tels individus seraient-ils
capables ? Ne sont-ils pas l’armée de réserve disponible en cas de troubles
civils ? Quel sort funeste ne réserveraient-ils pas à leur adversaire si leur
haine était dirigée au-delà de la sphère privée ? Les Furies de l’imagination
ne risquent-elles pas de se déverser dans le monde réel ? Toutefois, ce qui
apparaît presque rassurant, pour les contemporains, réside dans le fait que
les affaires similaires semblent disparaître, attestant ainsi des changements
d’une époque, de l’essor des villes dont les habitants dépassent ceux des
champs en 1930. Les campagnes mises en scène apparaissent bien comme
des « terres sanglantes » où vivent des populations aux mœurs rudes, non
encore intégrées au pays global mais en voie de disparition. Quelques
observateurs se demandent si cette évolution presque invisible reflète les
mutations d’une société ou la transformation du sujet.
La banalité de la haine
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66. Henri CLAUDE, Psychiatrie médico-légale, op. cit., p. 137 ; voir aussi Maximilian MITEELMAN,
Le parricide et son étiologie, thèse de médecine, Paris, Picart, 1936, 52 p.
67. Voir Anne-Emmanuelle DEMARTINI, « L’affaire Nozière. La parole sur l’inceste et sa réception sociale
dans la France des années 1930 », RHMC, 2009/4, no 54-4, p. 190-214, et du même auteur, avec
Agnès FONTVIEILLE, « Le crime du sexe. La justice, l’opinion publique et les surréalistes : regards
croisés sur Violette Nozière », Christine BARD, Frédéric CHAUVAUD, Michelle PERROT et Jacques-
Guy PETIT (dir.), Femmes et justice pénale, XIXe-XXe siècle, Rennes, PUR, 2002, p. 243-252.
68. Géo LONDON, Les grands procès de l’année 1934, Paris, Éditions de France, 1935, p. 163.
69. Géo LONDON, Les grands procès de l’année 1928, Paris, Éditions de France, 1929, p. 288.
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Proches et voisins
Troisième cercle des haines entre soi, après le couple et la famille, celui
de la proximité que les dossiers de procédure permettent de restituer en
partie. Dès que l’on côtoie une ou plusieurs personnes parce qu’on habite
le même village ou le même quartier, que l’on travaille ensemble, de façon
épisodique ou permanente, que l’on fréquente les mêmes milieux et les
mêmes personnes, la confrontation avec l’autre peut glisser vers la haine.
Plus des personnes sont proches et plus la haine peut s’enrichir, connaître
des épisodes différents, être sans cesse enflammée. Le contact régulier, les
paroles échangées, les rires, les rumeurs, les ragots et potins de toutes sortes,
les gestes sournois et des écrits peuvent rendre invivables une existence.
Dans la plupart des communautés réduites, où chacun connaît les faits
et gestes des autres, il convient de maintenir une certaine distance. Bien
souvent la transparence – il est difficile d’ignorer quelque chose – s’asso-
cie avec la réputation ou le respect. Mais l’anonymat est pratiquement
impossible. D’une telle, on dit « elle se livrait à l’inconduite, elle s’amusait
trop avec les hommes », de telle autre « travailleuse et honnête, on n’a rien
entendu dire sur elle », ou de tel autre « il mangeait trop, ses affaires péricli-
74. Expression empruntée à Alfred ADLER, Le sens de la vie. Étude de psychologie individuelle, Paris, Payot
& Rivages, 2002 [1933], p. 261.
75. Idem, p. 32-33.
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tèrent jusqu’à la faillite », et de tel autre encore « un honnête ouvrier aux
usines d’Imphy », un dernier « il appartient à une famille honorable ». La
connaissance des faits et gestes est une forme de régulation sociale. Celui ou
celle dont la conduite est stigmatisée peut devenir un souffre-douleur, objet
constant de railleries. Le groupe peut aussi ne pas se contenter d’ostraciser
l’un des membres de la communauté mais décider, sans forcément en avoir
une intention délibérée, de le persécuter et de le haïr. À son tour, il ou elle
peut aussi vouer une haine terrible à ses tourmenteurs. Un accusé déclare
ainsi « tout le monde me détestait » ; « j’ai voulu me venger » 76.
La haine en partage
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82. Du moins les incendies poursuivis comme crimes, et non les incendies criminels constatés ou attri-
bués à la malveillance. Émile DUCHÉ, Le Crime d’incendie, thèse de droit, Paris, Giard et Brière,
1913, p. 25-33.
83. Archives départementales des Yvelines, 6Q 491, an II-1830.
84. Voir aussi une perspective plus politique Jean-Claude CARON, Les feux de la discorde : conflits et
incendies dans la France du XIXe siècle, Paris, Hachette, 2006, 355 p.
85. Le Matin, 5 octobre 1920.
86. Raymond SALEILLES, L’individualisation de la peine, Paris, 1898.
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maire de son village a refusé une sépulture décente à son épouse décédée.
Au marché, dans les cabarets, dans les lieux publics, dans les conversa-
tions, il ne manque pas de raconter la même histoire qu’il a imaginée.
La tombe de sa malheureuse femme apparaît dépouillée à l’extrême, sans
aucun ornement, comme s’il s’agissait de la punir au-delà de la mort pour
des méfaits abominables. Le veuf interpelle le maire à plusieurs reprises :
« Monstre, scélérat, crapule, voilà encore que tu exerces tes vengeances en
empêchant que je pose une croix sur la tombe de ma femme. » Le diffé-
rend qualifié d’« outrage par parole » est finalement dévolu au tribunal de
police correctionnelle. Pour prendre un avantage sur le premier édile de
la commune, le cultivateur nie avoir tenu des propos blessants et paye un
journalier pour qu’il vienne témoigner et dire que le maire a inventé tout
cela et que jamais il n’a porté de telles accusations 94. Dans cette affaire le
veuf et le faux témoin sont démasqués mais dans nombre de communes
rurales et urbaines, les médisances sont nombreuses. Chacun trouvant une
certaine satisfaction dans le fait de dire du mal ou de rapporter un propos
entendu. En 1893, un citadin s’insurge : « Tout ça c’est des mensonges
inventés par Bricou et sa maîtresse. Ils veulent se venger de moi. Jamais je
n’ai envoyé la femme Telange chercher des effets chez moi. C’est une femme
qui ne cherche qu’à désorganiser les ménages. Elle en veut à la mienne et
voilà pourquoi elle a inventé tout ce qu’elle raconte 95 ! » La haine n’est donc
pas que pure réactivité et instantanéité. Elle est bien une stratégie visant
à nuire, dans des couches populaires mais aussi aisées, quelqu’un présenté
comme un adversaire.
Les personnalités haineuses considèrent souvent qu’elles connaissent le
malheur à cause d’un persécuteur qu’il faut dénoncer. Une des formes parti-
culières de la haine informelle réside assurément dans les lettres anonymes
ou les billets non signés, glissés, ici ou là, dont les chroniqueurs judiciaires
ont connaissance et qu’ils restituent à leurs lecteurs. Ils peuvent en effet jeter
des noms en pâture et provoquer une sorte de scandale silencieux. La lettre
de délation, la feuille de papier repliée et laissée à un endroit susceptible
d’être retrouvé, les mots griffonnés à la hâte sur un mur, une affiche placar-
dée nuitamment sont sans aucun doute des actes d’une grande lâcheté et
dotés d’un pouvoir de nuisance extrêmement fort. L’un d’eux, parvenu à la
rédaction d’un journal est qualifié d’« infernal écrit, qui semblait tracé avec
du fiel et du sang 96 ». Il peut provoquer un véritable « désastre » personnel
si quiconque accorde un peu de crédit aux faits consignés. Certes les lettres
anonymes peuvent répondre à des logiques différentes, éclairées par des
contextes variés, mais le plus souvent elles correspondent à des mouvements
de jalousie, d’envie, de volonté de faire du mal. Quelques-unes s’avèrent
94. Archives départementales des Yvelines, 1854, 2e session, du 20 au 23 mai.
95. Albert BATAILLE, Causes criminelles et mondaines de 1893, Paris, E. Dentu, 1894, p. 386.
96. Le Phare de la Loire, 4 juillet 1869.
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redoutables car elles se présentent comme une lettre de délation pour que
la vérité éclate enfin en plein jour, même de nombreuses années plus tard.
Une de ces missives est constituée par des lettres découpées dans un journal
et qui affirmait que « la femme Lejeune, de Montigny, n’a pas tué, mais elle
a fait tuer par ses fils 97 ». La dénonciation, terrible, impose une enquête et
provoque de grands désagréments aux personnes détestées qui sont obligées
de répondre à des questions, de se justifier et surtout de braver le regard des
autres qui pensent qu’« il n’y a pas de fumée sans feu ». Le désir de nuire
est manifeste. L’affaire de Malestroit, restée méconnue, notamment par
rapport à l’affaire Laval restituée par Jean-Yves Le Naour 98, mérite quelques
précisions. Des lettres anonymes, une quarantaine, correspondant à un
« véritable flot pestilentiel », sont distribuées dans la région de Malestroit,
dans le Morbihan. Elles circulent à l’intérieur de la noblesse, « ces aristo-
crates qui frayent peu avec le “vulgaire” » dans leur souci de vivre retranchés
du monde, dans leur « glorieux isolement ». Depuis 1925, un mal secret,
tel un « chancre », ronge « la quiétude de tous ces gens du monde ». Un
chroniqueur judiciaire confie avoir été « douloureusement ému » par cette
affaire des lettres qu’il a suivie du banc de la presse « contenant les unes des
injures, des calomnies, des insinuations sur les uns et sur les autres, d’autres
des menaces parvenaient à des familles “des plus collets montés”, semant, ici
la colère, là l’indignation, ailleurs la peur, éveillant les soupçons de certains,
versant le poison du doute dans l’esprit des maris, la désolation dans le
cœur des épouses 99 ». Chacun se tait et si quelques signes sont échangés
montrant que l’on est aussi victime d’une haine anonyme, personne ne
réagit publiquement. Prévenir la police ou le parquet de Ploërmel revenait
à « s’exposer à l’invasion bruyante et indiscrète des envoyés spéciaux » ; aussi
« mieux valait continuer à souffrir en silence ». Finalement un marquis
alerte la justice, le juge d’instruction associe à son enquête le baron de
Beaudrap, le châtelain de Ker-Maria, qui désigne le coupable. L’auteur serait
un peintre en bâtiment, qui possède sa boutique et qui était apprécié par
tous. Le baron affirme que Rozé s’est confessé à lui et a avoué. Il écrivait,
sous la dictée de la femme d’un conseiller général, des lettres « perfides »
et « cruelles ». Arrêté, Rozé, confondu par un expert en écriture, meurt
presque aussitôt.
Après la réforme Poincaré de 1926 qui réorganise la carte judiciaire et
fait de Vannes le chef-lieu, un nouveau juge d’instruction est nommé. Il
procède à une contre-expertise. Les experts qu’il a diligentés innocentent
le malheureux Rozé et relèvent des expressions comme « mettre au pain »,
peu usitée, et qui veut dire « réduire à la misère ». Finalement, l’auteur des
97. Géo LONDON, Les grands procès de 1931, Paris, Éditions de France, 1932, p. 199.
98. Jean-Yves LE NAOUR, Le corbeau. Histoire vraie d’une rumeur, Paris, Hachette, coll. « Littératures »,
2006, 210 p.
99. Géo LONDON, Erreurs judiciaires, Paris, SEPE, 1948, p. 101.
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108. Michel WIEVORKA, « Pour comprendre la violence : L’hypothèse du sujet », op. cit., p. 105-106.
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Chapitre VI
Le monde désassemblé
1. La catégorie classe sociale a donné lieu à une littérature extrêmement abondante qu’il ne s’agit pas de
discuter ici. Soulignons simplement que si on adopte le point de vue de nombre de contemporains,
l’expression est couramment utilisée, au singulier ou au pluriel, à la fois pour signifier une identité
« la classe à laquelle ce tonnelier appartient » et pour marquer une différence « la classe des déshérités
de la fortune », par exemple.
2. Voir Christophe CHARLE, Histoire sociale de la France au XIXe siècle, Paris, Éditions du Seuil, coll.
« Points Histoire », 1991, 399 p. ; et du même auteur La crise des sociétés impériales. Allemagne,
France, Grande-Bretagne, 1900-1940. Essais d’histoire sociale comparée, Paris, Éditions du Seuil, coll.
« L’Univers historique », 2001, p. 82-119 et p. 228-233, et p. 358-414.
3. Comme l’attestent des synthèses récentes sur la IIIe République : Vincent DUCLERT, La République
imaginée (1870-1914), Paris, Belin, 2010, 861 p. ; et Marion FONTAINE, Frédéric MONIER et
Christophe PROCHASSON (dir.), Une contre-histoire de la IIIe République, Paris, La Découverte, coll.
« Cahiers libres », 2013, 400 p.
4. L’Humanité, 12 mars 1906.
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EXPÉRIMENTER
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LE MONDE DÉSASSEMBLÉ
La haine autodestructive
À l’échelle individuelle la haine provoquée par des difficultés profession-
nelles ou le désenchantement social peut se retourner contre soi ou l’un de
ses proches. Chacun puise dans le « réservoir haineux » qu’il possède. Le
retournement de la violence prend parfois des formes extrêmes : suicide,
meurtre de l’un de ses proches, « drame familial » qui consiste à s’approprier
la vie de ses enfants et de son conjoint. Le plus souvent ces événements,
minuscules et tragiques, alimentent la chronique des faits divers et sont
aussi vite oubliés qu’ils sont apparus. À une autre échelle, la force destruc-
tive de la haine obscurcit un certain nombre de collectivités. Elle les fait
entrer dans une spirale qui consume ses membres. Elle tient en échec la
« civilisation des mœurs ». L’autocontrôle cède en effet devant la poussée
d’une pulsion destructive qui est une force constante et dont le but est
d’obtenir satisfaction 11 : à savoir, ici, l’anéantissement, réel ou symbolique,
de « rivaux » métamorphosés en ennemis, quitte à être soi-même menacé
de disparition.
Haines de métiers
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LE MONDE DÉSASSEMBLÉ
sidérurgie, des contremaîtres considèrent que les plus jeunes n’ont pas de
droit si ce n’est celui de travailler et de les détester. Mais Agricol Perdiguier
ne se montre pas docile et demande à son père de prévenir le maître menui-
sier qu’il ne resterait plus. Ce dernier ne le supporte pas et éprouve une
haine pour le père et le fils. Il ne leur adresse plus la parole, fait courir
toutes sortes de bruits au point que le père a l’impression d’être victime
de « cette rancune inexplicable et si tenace, ces procédés dénués de toute
raison, de tout esprit de justice, de toute honnêteté […]. Depuis, il a pu
se plaindre de moi, de nous, mentir, calomnier, médire ; cela convient à sa
haineuse nature ; il ne sait faire autre chose 22 ». Ce maître faisait partie des
« dévorants » ou « devoirants », autrement dit des Compagnons du devoir.
Celui qui l’emploie désormais fait partie des « gavots » ou Compagnons
du devoir de liberté, mais Agricol Perdiguier reste lié aux dévorants. Le
vocabulaire compagnonnique traduit de très fortes rivalités. Lorsque les
gavots et les dévorants se rencontraient, ils pouvaient en venir aux mains,
voir user d’un bâton ferré, après avoir lancé des défis et des contre-défis sous
la forme de chansons :
« Nous fîmes des boudins / Du sang des Gavots »
ou
« Dans un an, dans un an, / Il n’y aura plus de Dévorants 23. »
Agricol Perdiguier entreprend un tour de France. Il devient compagnon
du devoir, d’abord comme affilié en acceptant de se soumettre au règlement
de la société qui consiste notamment à participer aux frais, à être « respec-
tueux envers la mère », c’est-à-dire la « petite patrie » des compagnons, à
faire preuve de politesse, à ne pas paraître dans une tenue négligée. Un
jour, relate-t-il, un Nantais, aspirant, veut changer de société, et s’adresse au
premier compagnon des dévorants. Celui-ci charge « le rouleur » de s’infor-
mer et va prendre ses renseignements auprès des gavots qui disent qu’il n’a
pas de dettes mais ils « accusent son caractère ». Le Nantais rétorque que
« c’était par haine, par dépit de se voir abandonner qu’ils parlaient de la
sorte ». Aussi, entre les deux, les relations s’enveniment. Agricol Perdiguier
souligne et rapporte que « les deux sociétés s’aigrirent l’une contre l’autre ;
des voies de fait eurent lieu ». L’antagonisme prend des proportions considé-
rables au point que « la nuit, les deux partis ennemis faisaient des patrouilles,
des reconnaissances, escamouchaient 24 ». Le Nantais est fait prisonnier.
Les compagnons tentent de le délivrer et saccagent « la mère ». Le lende-
main, les dévorants de « tous les métiers » se mobilisent pour « porter la
destruction chez les gavots ». Chacun semble se préparer à se défendre ou
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EXPÉRIMENTER
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LE MONDE DÉSASSEMBLÉ
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EXPÉRIMENTER
Selon lui, les compagnons sont alors aveuglés, ils encensent les « batail-
leurs », leur rendent un culte, assurent leur gloire et donnent à la force
physique toutes les vertus. La maîtrise du métier, la capacité à produire un
chef-d’œuvre se confond avec une virilité affirmée et tapageuse. Elle devient
un marqueur essentiel de l’identité compagnonnique non seulement dans
les représentations mais aussi dans les pratiques sociales. D’une certaine
manière, le vrai compagnon est perçu comme un guerrier qui doit assumer
son statut et ses obligations.
Pour Agricol Perdiguier, devenu Avignonnais la Vertu, il faut mettre fin
à ces « innombrables crimes » et aux haines intestines. À sa mort, en 1875,
il sera considéré comme le « pacificateur du compagnonnage ». L’âge d’or
des Compagnons correspond sans doute à la période du Second Empire,
mais les rivalités et les haines entre sociétés sont assurément vécues comme
déchirant l’âme du compagnonnage. Les haines définissent les êtres sociaux
en leur donnant leur identité, tout en étant une passion dominante et
destructrice, dévoreuse d’énergie, empêchant les Compagnons de s’engager
dans d’autres combats collectifs assurant la défense de la cause compa-
gnonnique dans la société française en pleine mutation. Ils seraient passés
de 100 000 à 10 000 compagnons. Haïr les dévorants ou les gavots donne
raison à l’adage qui dit que haïr les autres, c’est se haïr soi-même. À une
échelle collective se retrouvent nombre de caractéristiques du haineux
individuel. Les compagnons imitent le haineux isolé qui cherche à couvrir
sa passion d’un motif honorable. Comme lui, ils tiennent à passer quand ils
frappent, « pour le bras exécuteur d’une juste cause 34 ». Le pardon et l’oubli
s’avèrent impossibles. Il faut vivre et entretenir le rêve de vengeance jusqu’à
son accomplissement. La haine n’est pas le seul facteur mais elle permet de
donner du sens à une tendance autodestructrice. L’autre est parfois trop
semblable, aussi il convient de le transformer, en usant d’un processus de
défiguration faisant des gavots ou des dévorants des ennemis irréductibles.
Haines professionnelles
34. René MATHIS, La haine, Nancy, Société d’impression typographique, 1927, p. 15.
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LE MONDE DÉSASSEMBLÉ
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« l’avocat sans affaire qui, pourvu de quelques rentes, hante chaque jour le
Palais, revêtu de sa robe et, traînant une serviette bourrée d’imprimés 40 ».
On trouve encore le « grotesque anodin » et le « grotesque canaille », plus
particulièrement devant les juridictions correctionnelles. Ce dernier a tout
d’une « gouape » et ressemble finalement aux apaches qui hantaient les
« fortifs ». Le représentant de ce type est « un être écœurant de vulgarité,
traînant ses souliers tel un rôdeur de barrière, symbolise la prostitution
du barreau dans ce qu’elle a de plus misérable ». Se rapprochant de lui
pour mieux l’examiner et le décrire, il voit « sur cette face blême, au nez
cassé », et veut lire dans son esprit pour y trouver « la bassesse, la jalousie, la
haine, toutes les sales passions. La bouche ne s’ouvre que pour éructer des
obscénités, au point qu’on se demande si ce n’est pas un toucheur de bétail
endimanché qui a troqué sa blouse bleue contre une noire 41 ». La critique
doucereuse et l’animosité à l’égard des « accapareurs de la corporation »,
c’est-à-dire de tous ceux qui une fois arrivés, ne supportent pas « l’afflux des
jeunes », prêts à tout pour défendre leur position. Ainsi dans le champ des
professions juridiques, de façon souterraine, la haine ordinaire se manifeste
de mille manières. Elle correspond à une concurrence entre pairs pour
obtenir notoriété, clientèle et, éventuellement, servir de marchepied pour
accéder à d’autres fonctions.
Reste, pour les contemporains, une dernière grande variété de haines
professionnelles. En effet, « certaines haines offrent ce caractère bizarre de
n’être liées ni à la durée, ni à la puissance […] ces haines négatives à première
vue, sont souvent l’apanage des écrivains 42 ». Écrites en 1927, ces lignes ont
trouvé depuis d’autres prolongements 43. Sans pouvoir présenter une vue
d’ensemble, il suffit de lire au hasard telle rubrique, telle correspondance ou
telle critique pour en prendre la mesure. En 1847, par exemple, une chroni-
queuse mondaine de La Presse prend la défense d’un des maréchaux de la
littérature, Alexandre Dumas, dont les « origines africaines », la « facilité
d’écriture », la « profusion des récits » ont suscité toutes sortes de jalousie et
de haine 44. Le Journal des Goncourt, ces mémoires de la vie littéraires, est à
lui seul un recueil exemplaire, plein de cynisme, de persiflage, de mépris, de
jalousie, de vanité et de haines savoureuses. Émile de Girardin fait l’objet,
en 1871, d’un commentaire peu amène : « Faut-il que la France soit un
peuple de gogos pour avoir gobé cet homme à idées sans idées, ce suffiste
40. Idem, p. 162.
41. Idem, p. 168-169.
42. René MATHIS, op. cit., p. 14.
43. Dans les années 1990, Philippe CHARDIN avait signé L’amour dans la haine ou la jalousie dans la
littérature moderne, Genève, Droz, 206 p. et depuis Anne B OQUEL et Étienne KERN ont signé
Une histoire des haines d’écrivains de Chateaubriand à Proust, Paris, Flammarion, 2009, 329 p. ; voir
aussi Marianne BURY et Hélène LAPLACE-CLAVERIE (dir.), Le miel et le fiel. La critique théâtrale en
France au XIXe siècle, Paris, PUPS, 2008, 347 p.
44. Madame DE GIRARDIN, Lettres parisiennes du vicomte de Launay [21 février 1847], t. II, Paris,
Mercure de France, coll. « Le Temps retrouvé », 1986, p. 407.
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LE MONDE DÉSASSEMBLÉ
d’antithèses 45 ! » George Sand n’est guère mieux traitée : elle fait son entrée
« en robe de pêcher, une toilette d’amour, que je soupçonnais mise avec
l’intention de violer Flaubert 46 ». De même que Paul Bourget, qualifié de
« nullité de génie », car il vient de publier Le Disciple : « C’est bien le singe
qui a débuté en littérature en prenant du café noir à l’instar de Balzac et
croyant attraper un peu de son talent en absorbant le même nombre de
demi-tasses 47. » Ceux qui sont férocement jaloux, ceux qui éreintent par
principe, comme Léon Bloy, ceux qui attaquent leurs confrères pour leurs
positions publiques ou pour leurs mœurs dessinent les contours d’une arène
où parfois tous les coups sont permis. Rivalités et jalousies ne prennent
pas forcément des formes extrêmes, mais les ressorts haineux sont bien
identiques.
Les haines ont de multiples effets mais ont en commun la même visée
qui consiste à dominer l’autre d’une manière ou d’une autre. Elles ternissent
une réputation, vident une corporation de ses forces, dressent les individus
les uns contre les autres. Souvent les rancœurs sont trop tenaces pour être
oubliées et les haines trop vives pour s’effacer et laisser la place au pardon
ou à la réconciliation. Tout se passe comme si les Compagnons, mais aussi
d’autres collectivités étaient animés par un impérieux besoin que rien ne
vient freiner : celui de haïr autrui au point de s’y perdre. À leurs yeux, une
seule chose trouve grâce : leur propre haine. Si, dans certaines situations, la
tendance à l’autodestruction l’emporte ; dans d’autres, les haines, en partie
retenues, octroient du lustre à des individus, confortent des convictions
et donnent du sens à des conduites individuelles. Le dénigrement et le
fiel sont, au même titre que la brutalité, des manières de se mouvoir dans
le monde social et d’affirmer une position. Dans les deux cas les haines
structurent des identités.
211
EXPÉRIMENTER
La classe honnie
50. Voir par exemple, Jacques DUPÂQUIER et Denis KESSLER, La société française au XIXe siècle, Paris,
Fayard, 1992, 529 p.
51. Voir par exemple un livre sans équivalent en français, Patrick JOYCE, Vision of the People. Industrial
England and the Question of Class, 1848-1914, Cambridge, Cambridge University Press, 1991,
449 p.
52. Nancy L. GREEN, « Classe et ethnicité, des catégories caduques de l’histoire sociale ? », Bernard
LEPETIT (dir.), Les formes de l’expérience. Une autre histoire sociale, Paris, Albin Michel, 1995, p. 165.
53. Voir Edmond GOBLOT, La barrière et le niveau, Étude sociologique sur la bourgeoisie française moderne,
Paris, F. Alcan, 1925, p. 1-16 et 153-160.
54. Esprit, 3 décembre 1938, p. 295.
55. Le Père Peinard, 6 octobre 1889.
56. L’Humanité, 22 octobre 1933.
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LE MONDE DÉSASSEMBLÉ
gent 57 ». Toutefois, les discours les plus nombreux sont ceux qui visent les
nantis, présentés comme indifférents à la misère du monde.
Pour saisir l’intensité des perceptions, il convient d’explorer partiellement
la mouvance libertaire de la fin du XIXe siècle qui traduit à sa manière une
exaspération diffuse. Elle déborde très largement les seules forces politiques 58
et constitue une véritable culture partagée par des artisans, des artistes,
des militants, des représentants des bas-fonds 59. À certaines époques, un
individu ou une sensibilité sont parfois, à leurs corps défendant, les porte-
parole d’une partie significative de la population. Dans les coulisses de la
presse à grand tirage, se manifeste une parole déliée qui n’hésite pas à affir-
mer une aversion radicale pour un certain nombre de personnages de la
scène sociale. Les « richards », les « exploiteurs », les « épicemards », les
« singes » et les « grands singes », les « proprio », les « rupins », les « grosses
légumes », les « richards », les « aristo », les « capitalos », la « cochonnerie
bourgeoise », les « dégouttantes crapules », les « inutiles », les « ventrus » sont
des patrons et des bourgeois exécrés. Le Père Peinard 60, publié entre 1889
et 1900, relève souvent d’une sorte de populisme gouailleur. Il s’élève contre
« la sale bande de capitalistes et de gouvernants qui nous grugent », mais il
a aussi une forte dimension sociale dénonçant le sort fait aux « miséreux »
et aux « turbineurs ». Il n’est certes pas le seul périodique anarchiste, mais
il est assurément le plus expressif. La « morale bourgeoise » revient à « tuer
les pauvres bougres tant que vous voulez, mais ne violez pas la propriété des
riches 61 ». Régulièrement est dénoncée « notre garce de société qui laisse ses
meilleurs et ses plus utiles enfants crever la misère ». Et lorsqu’une prosti-
tuée est assassinée, « surinée par un marlou », les vrais responsables sont les
« richards » car ils tiennent sous leur coupe les « bons bougres », c’est-à-dire
tous ceux qui appartiennent au peuple.
Pendant une dizaine d’années, la même idée est martelée par la plume
mais aussi par le dessin : « Nous sommes de chair et d’os comme les richards,
et pourquoi qu’ils ont tout à gogo, tandis que souvent nous n’avons pas de
quoi fiche à bouffer à la marmaille ? La vraie question qui nous intéresse,
c’est celle du ventre 62. » La situation des uns est comparée à celle des autres
et la métaphore du corps occupe une place centrale. La bourgeoisie cruelle
et détestée devient un ogre dévorant les êtres humains réduits en esclavage
pour satisfaire ses envies : « les riches mangent les pauvres », ces derniers
sont de la « chair à travail » ou de la « viande à plaisir », de la sorte, « les
57. Émile VEYRIN, La Pâque socialiste, Conflans-Sainte-Honorine, Éditions de l’Idée libre, 1927, p. 1.
58. Gaetano MANFREDONIA, « Persistance et actualité de la culture politique libertaire », Serge BERSTEIN
(dir.), Les cultures politiques en France, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Univers historique », 407 p.
59. Dominique KALIFA, Les Bas-Fonds, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Univers historique », Paris, 2013.
60. Voir en particulier Xose Ulla QUIBEN, Émile Pouget. La plume rouge et noir du Père Peinard, Éditions
libertaires, 2006, 400 p. et Émile POUGET, Le Père Peinard. Journal « espatrouillant » (1889-1900),
Paris, Les Nuits rouges, 2006, 4 007 p.
61. Le Père Peinard, 21 avril 1889.
62. Le Père Peinard, 24 mars 1899.
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EXPÉRIMENTER
prolos sont obligés de crever pour engraisser les richards » 63, aussi bien dans
les bagnes parisiens, qu’à Saint-Nazaire. En effet, « Chair à canon, chair à
turbin, chair à plaisir ! C’est notre vie à nous autres prolos. C’est triste à
dire, nom de dieu, mais c’est comme ça 64 ». Les images et des arguments
ne sont pas très variés mais leur force réside dans leur répétition. Assénés
régulièrement, ils emportent la conviction et sont un appel à la mobilisation
contre les « endormeurs ». Ceux qui se résignent, voire ceux qui se rangent
du côté de leur patron, ne seront bientôt plus que des charognes délaissées
par les « vautours » pour une proie plus fraîche. Lorsque vient l’hiver, les
« déchards » qui ne trouvent pas à s’employer n’ont plus la possibilité,
comme en été, d’« oublier le ventre en l’air qu’ils ont les tripes vides » 65.
L’hiver, il leur faut attendre de la « charité bourgeoise » une maigre pitance,
patientant dans la file leur tour de prendre un bol de soupe et un quignon
de pain. Mais ce n’est pas tout, car ce qui rend les riches encore plus
haïssables ce sont leurs commentaires face au spectacle de la misère : « Ces
salops de richards rengainent qu’il n’y a que les feignasses qui crèvent de
faim. Infectes fripouilles ! Non contents d’exploiter les pauvres diables, vous
les insultez. » Un fait divers est l’occasion de s’indigner et d’entretenir la
haine des exploiteurs. À Paris, rue des Pyramides, un charretier, conduisant
un tombeau, s’écroule subitement. Emmené dans une pharmacie, personne
ne parvient à le ranimer et il meurt sur place. Un médecin arrive et déclare
qu’il est mort de faim 66. La misère la plus brutale devient le prétexte à
dénoncer la compassion hypocrite et la cruauté des rapports sociaux. Le
patron est le maître et quand il n’obtient pas ce qu’il veut, il se venge : « quel
meilleur moyen pour prouver sa royauté bourgeoise que de jeter dans la
désolation des tas de familles 67. » En effet, pour s’assurer de son emprise,
pour satisfaire un caprice ou encore pour s’assurer des faveurs d’une jeune
fille qui se refuse à lui, il peut licencier à tour de bras. Il peut aussi faire
appel à l’armée pour réprimer les grèves ou compter sur les manœuvres
d’hommes politiques appartenant à différentes formations.
Émile Pouget, futur secrétaire adjoint de la CGT et rédacteur de son
organe la Voix du Peuple, use dans le Père Peinard de la « langue de l’ate-
lier ». Pour le journaliste, les « bons bougres » ont une part de responsa-
bilité, acceptant une situation de fait, faisant preuve trop souvent d’apa-
thie ou de résignation. L’ambition de son journal est de contribuer à la
combativité des ouvriers. Il entend secouer la torpeur de tous les dominés.
Il croit en la pédagogie de l’exemple. Il cite la lutte, en mars 1892, des
« bonnes bougresses de Trélazé », c’est-à-dire des ouvrières en allumettes
qui ont mis à la porte de l’usine un contremaître connu pour son extrême
63. Le Père Peinard, 22 décembre 1889, 3 novembre 1889, 15 juillet 1889.
64. Le Père Peinard, 24 janvier 1892.
65. Le Père Peinard, 6 décembre 1889.
66. Le Père Peinard, 8 décembre 1889.
67. Le Père Peinard, 6 octobre 1899.
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LE MONDE DÉSASSEMBLÉ
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EXPÉRIMENTER
Secouer la torpeur
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LE MONDE DÉSASSEMBLÉ
« Justement parce que j’étais d’une autre nature, j’ai ressenti plus doulou-
reusement que lui les laideurs, l’injustice et la méchanceté, et comme j’étais,
je crois, doué d’un certain tempérament, au lieu de me borner à gémir, j’ai
voué une haine inexorable et active à ce qui me paraissait haïssable […]. Je
crois, en effet, que la haine des déshérités et non le baiser hypocrite des castes
antagonistes pourra amener l’effondrement d’une société abominable 77. »
Pour lui, les différences entre les classes, loin de s’estomper se creusent. Dans
un avenir proche, il imagine même une différenciation anthropologique
entre elles. En effet, les miséreux n’ont pour eux que « la fatigue organique »,
« l’excès de travail » et l’« insuffisance d’alimentation ». À cela s’ajoutent les
maladies sociales comme la tuberculose qui affecte plus particulièrement
les ouvriers et les ouvrières du textile. De la sorte, ils subissent une impor-
tante transformation corporelle. Aussi nul doute que si rien n’est fait, on
assistera à « la lente et progressive différenciation de type physique chez les
diverses classes sociales », ce qui sera une « chose fatalement logique 78 ».
Charles Malato, auteur d’un roman social, est aussi l’auteur d’un livre sur
Les classes sociales au point de vue de l’évolution zoologique dans lequel il
décrit deux classes antagonistes. Du côté de la bourgeoisie, les femmes, à
cause de leur éducation, deviennent de véritables « monstres ». Quant aux
hommes, lorsqu’ils se livrent à des opérations financières, commerciales ou
encore industrielles, ils font preuve d’une « rapacité ignorée des “Apaches” ».
Ils adoptent les mêmes manières et la même posture, au point de donner
naissance à un type : « Figé dans une correction glaciale de langage et
d’allures, il a extirpé de son être toute envolée, toute passion, tout restant
d’humanité 79. » Mais ce n’est pas tout, même si Charles Malato, fils de
deux communards, déporté à l’âge 17 ans, peut apparaître comme une
personnalité hybride. Ni « transfuge » ni renégat à une classe, il est parfois
regardé avec suspicion. Il ne se considère pas comme une personnalité
« réclamière » et dénonce la froideur haineuse de la bourgeoisie masculine :
« Quelquefois ses gants et ses bottines vernies sont éclaboussés de sang :
féroces défenseurs d’une société qui les entretient dans le bien-être et l’oisi-
veté ; on a vu souvent les beaux Messieurs sonner l’hallali aux tueries de
prolétaires et, dans les triomphes de l’ordre, sabler le champagne à la santé
des fusilleurs 80. » Cette haine n’est pas seulement une construction, elle
est née d’une trajectoire personnelle. Elle n’est pas non plus un appel à la
vengeance, mais plutôt une sorte de rêve qui permet de sortir de la torpeur
ambiante et aspire à la justice sociale.
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LE MONDE DÉSASSEMBLÉ
Dans les villes comme dans les campagnes, certaines émeutes relèvent
de la haine sociale à l’instar de la « jacquerie de Buzançais 91 ». Il s’agit
86. Esprit, 1er novembre 1936, p. 368.
87. Voir par exemple, Alain CORBIN, « Histoire de la violence dans les campagnes française au XIXe siècle.
Esquisse d’un bilan », Ethnologie française, t. 21, 1991-3, juillet-septembre, p. 224-236.
88. Journal des débats, 8 décembre 1831.
89. Le Courrier de Lyon, 7 avril 1834.
90. François DOSSE, Renaissance de l’événement. Un défi pour l’historien : entre sphinx et phénix, Paris,
PUF, coll. « Le Nœud gordien », 2010, p. 297.
91. Outre les notes suivantes, voir Yvon Bionnier, Les Jacqueries de 1847 en Bas-Berry, Châteauroux,
La Bouinotte, 1979, 158 p.
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LE MONDE DÉSASSEMBLÉ
94. Jules VALLÈS, Les Blouses : la famine à Buzançais (1847), Tusson, Éditions du Lérot, 1986, 187 p.
95. Jean-François OUDOUL, curé-doyen de Buzançais, Souvenirs, vie et mort, Paris/Poitiers, Lagny frères
et Henry Oudin, 1851, p. 31-33.
96. Cour d’assises de l’Indre. Affaire des troubles de Buzançais, Châteauroux, Impr. de Mignet, 1847, p. 22.
97. Cité par Philippe VIGIER, La vie quotidienne en province et à Paris pendant les journées de 1848, Paris,
Hachette, coll. « La Vie quotidienne », 1982, p. 43.
98. Factum. Affaire de Buzançais. 26 accusés. Pillage, assassiant, tentatives d’assassinat. Acte d’accusation.
Extrait de La Gazette des tribunaux, Paris, Impr. Chassaignon, 1847, 22 p.
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EXPÉRIMENTER
sans prendre des formes aussi brutales. Pour autant, elle n’est pas masquée,
des mots, des cris, des slogans, des gestes l’illustrent. Mais à Buzançais les
corps haïs assurent, pour un temps, le triomphe des haineux. Mais la haine
qui a dépassé le seuil de l’acceptable se retournera contre eux.
Pendant la guerre de 1870 le thème des profiteurs de guerre réapparaît.
Des fortunes ne se sont-elles pas bâties sur la spéculation et les détourne-
ments et des connivences avec l’ennemi ? Mais les mouvements d’aver-
sion restent le plus souvent cantonnés aux conversations. En revanche, à
Buzançais, un an avant les révolutions de février et juin 1848, la haine des
bourgeois et l’extrême violence de la répression sociale qui suivie contre
la « paysannerie » témoignent de l’impossibilité de trouver un cadre pour
exprimer un conflit. Les craintes du petit peuple sont ignorées, ses attentes
et ses demandes ne sont pas entendues, aussi il ne reste plus que la force
comme moyen de se faire entendre. La haine se trouve ici à l’intersec-
tion de l’angoisse des populations rurales et du déni des autorités qui ne
perçoivent pas le désarroi des premières. George Sand écrit le 7 février
que les émeutiers du Berry « ont montré un rare discernement dans leurs
vengeances ». La cour d’assises, se réunit très rapidement. L’instruction a
demandé au plus un mois. Les audiences sont présidées par Claude-Denis
Mater, président de la cour d’appel et député du Cher. Lors du procès, le
procureur général assure que « le dessein homicide a été formé à l’avance ».
Me Prothade-Martinet, l’avocat qui assure la défense de deux des accusés
revient sur les « scènes horribles », et dit aux jurés qu’« il faut les mettre
à leur place ». Il affirme qu’il n’y a pas eu de calcul puisqu’entre le coup
de fusil qui provoqua la mort de Venin et le début du massacre du fils
Chamber, cinq minutes se sont peut-être écoulées. De la sorte, il s’agit
d’un mouvement de colère, de frénésie et de haine mais pas davantage. On
ne saurait donc parler de préméditation. À l’inverse, le châtiment pénal
apparaît particulièrement sévère et, pour quelques observateurs, il s’agit
d’une vengeance sociale. Le 17 avril, les bois de justice sont acheminés,
et la guillotine est dressée à Buzançais. Des vingt-six accusés, trois sont
condamnés à la peine capitale. Leur grâce ayant été rejetée, le « couperet
sanglant » s’abat à trois reprises. Nul doute, pour une partie de l’opinion
publique, que les « nouveaux septembriseurs », les acteurs d’« une guerre
d’affamée », les victimes de la « misère cruelle », le petit peuple cerné par
le désespoir et la faim ont été très durement punis. Plus tard, pour Elias
Regnault, l’exécution qui s’est déroulée dans un profond et morne silence
n’a pas eu l’effet escompté car « des haines profondes contre les propriétaires
succédèrent, dans le cœur des villageois, au drame de Buzançais 99 ».
99. Elias REGNAULT, Histoire de huit ans, 1840-48, t. 3, Paris, Germer-Baillier, 1878, p. 204.
222
LE MONDE DÉSASSEMBLÉ
100. Voir en particulier Rolande TREMPÉ, Les mineurs de Carmaux, Paris, Éditions ouvrières, 1971,
2 vol.
101. Robert CASTEL, Les métamorphoses de la question sociale, Paris, Gallimard/Fayard, 1995, p. 521.
102. Anne STEINER, Le goût de l’émeute, manifestations et violences de rue dans Paris et sa banlieue à la
« Belle Époque », Montreuil, L’Échappée, coll. « Dans le feu de l’action », 2012, 208 p.
103. Le Cri du peuple, 27 janvier 1886.
104. Henri VONOVEN, « Drames de grèves », La Belle Affaire, Paris, Gallimard, coll. « Les Documents
bleus », 1925, p. 137.
223
EXPÉRIMENTER
224
LE MONDE DÉSASSEMBLÉ
225
EXPÉRIMENTER
114. Léon-Charles RENAULT, Cour d’assises de l’Aveyron. Affaire Watrin, Paris, Impr. Chaix, 1886, p. 22.
115. Serge BOUFFANGE et Pascale MOISDON (dir.), Regards sur le patrimoine industriel, Cahiers du
Patrimoine, no 91, La Crèche, Geste éditions, 2008, p. 254-273.
116. Supplément au « Journal de l’Aveyron », Cour d’assises de l’Aveyron, 15 juin 1886.
117. Albert BATAILLE, Causes criminelles et mondaine de 1886, op. cit., p. 167.
118. Scipio SIGHELE, op. cit., p. 113.
119. Michelle PERROT, Jeunesse de la grève. France, 1871-1890, Paris, Éditions du Seuil, coll. « L’Univers
historique », 1984, 350 p.
120. Scipio SIGHELE, op. cit., p. 252.
121. Henri VONOVEN, « La grève de Decazeville », La Belle Affaire, Paris, 1925, Gallimard, p. 131.
226
LE MONDE DÉSASSEMBLÉ
•
Comment la haine peut-elle passer d’un individu singulier à un
groupe social ? De quelle manière des individus abdiquent-ils en partie
leur individualité et se transforment en foule prête à commettre des actes
qu’un individu isolé n’aurait jamais esquissés ? Cet effet d’entraînement
est l’objet d’interrogations multiples à la veille de la Première Guerre
mondiale, sans pour autant essayer de transformer le social en phénomènes
pathologiques 122. Les haines sociales, et certaines haines politiques, sont
tantôt individuelles, tantôt collectives, tantôt elles constituent une sorte de
« panachage » des deux. Les rivalités à l’intérieur d’un même groupe peuvent
conduire à l’autodestruction à l’image des Compagnons. Un groupe profes-
sionnel est pratiquement menacé d’anéantissement par ses propres forces
et réagit trop tardivement pour qu’un nouveau cours puisse être pris. Les
rivalités peuvent aussi être moins expressives et plus individuelles, mais
l’agressivité haineuse entre pairs n’en est pas moins profonde et durable.
Les blessures d’amour-propre, moins spectaculaires, peuvent à leur tour
s’avérer terribles et ne disparaître qu’avec la mort d’un des protagonistes.
L’humiliation peut être le point de départ d’une haine inextinguible qui
prend pour cible d’abord une personne concrète pour ensuite se déplacer,
se dilater et englober toute une catégorie. À la fin du Second Empire, un
journaliste trouve les mots pour l’exprimer : « d’un outrage près duquel les
chaînes, les coups qu’on donne à un esclave ne sont rien, d’un affront qui
renfermait tant d’ingratitude, de bassesse, de froide cruauté, qu’il ne suffisait
plus d’y répondre par la haine d’un seul homme, il fallait haïr, poursuivre
sa caste tout entièr 123. » Le procédé s’avère essentiel. Le haineux passe ainsi
de la perception d’un individu concret à un personnage abstrait qui est une
construction psychique et sociale. L’aversion radicale envers les Gros, les
patrons et les bourgeois constitue une sorte de fond commun partagé par
une grande partie de la population qui peut l’exprimer de manière diffé-
rente. En fonction des circonstances et des contextes, il arrive qu’elle ne
reste pas souterraine et se manifeste violemment, comme une sorte « d’excès
haineux ».
Il ne faut pas écarter non plus l’idée que la haine peut être, à un moment
donné, pour des acteurs sociaux, une condition de survie. De la sorte, elle
apparaît nécessaire. Un autre observateur de son époque, déjà convié à
plusieurs reprises, s’inscrit dans la continuité des propos de Vonoven. Il
observe la société française à la fin des années 1920, et il ne fait aucun doute
pour lui que « les haines de classes ont tendance à croître 124 ». Toutefois,
pour les contemporains, les haines sociales profondes s’expriment de
122. Idem, « la haine peut “être infusée” par un individu à une foule », p. 179.
123. Le Phare de la Loire, 17 juin 1869.
124. René MATHIS, op. cit., p. 37.
227
EXPÉRIMENTER
228
Quatrième partie
INSTRUMENTALISER
T rès tôt, la question de la sécurité publique dont l’État se porte garant
a pris des formes diverses. Après la Révolution française, le Premier
Empire et la Terreur Blanche, il s’agit de garantir la quiétude publique,
de mettre un terme aux haines politiques, d’enrayer le brigandage et de
faire en sorte que le premier quidam venu ne puisse pas être détroussé.
Toutefois, les autorités sont persuadées qu’il ne suffit pas d’agir et qu’il faut
avoir une idée précise de la quantité et de la nature des crimes commis.
D’une certaine manière, il s’agit de rompre avec des perceptions presque
chamaniques pour chercher une rationalité plus profonde. Si l’on peut
haïr des criminels effroyables comme Papavoine, la fille Cormier ou encore
Léger, si l’on peut éprouver l’aversion la plus grande pour les forçats et les
récidivistes dont de sinistres portraits sont proposés, cela ne suffit pas 1. Il
importe de prendre la mesure des infractions haineuses et donc d’inventer
un nouvel instrument capable de donner une vision claire et panoramique
de la délinquance et de la criminalité. Le Compte général de l’administration
de la justice criminelle remplit ce rôle. Il donne régulièrement, depuis 1827,
des informations quantitatives sur la place du crime. Année par année,
un état des lieux du rythme d’activité des tribunaux est dressé. Les gardes
des Sceaux qui les introduisent, ou du moins signent la présentation de la
statistique officielle, évoquent parfois la haine lorsqu’il s’agit de comprendre
les « causes apparentes des crimes 2 ».
S’ils veulent donner de la « concrétude » aux affaires criminelles, les
rédacteurs, malgré toutes les précautions prises, font entrer une part d’ima-
ginaire. Dans la première livraison, celle de 1827, la haine a un caractère
nettement politique. Dans les tableaux de chiffres, elle est insérée dans
la catégorie générale des troubles à la paix publique. L’année suivante, le
Compte se complexifie, s’ouvre à d’autres domaines et rubriques. La haine
1. De même, il n’est pas possible de se contenter des rapports des préfets et des sous-préfets ou de ceux
des procureurs généraux.
2. Compte général de l’administration de la Justice criminelle pour l’année 1849, Paris, Imprimerie natio-
nale, 1851, p. VIII.
231
INSTRUMENTALISER
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INTRODUCTION
3. Compte général de l’administration de la justice criminelle pour l’année 1882, Paris, Imprimerie natio-
nale, 1884, p. XV.
4. Adolphe PRINS, La criminologie et l’état social, Bruxelles, Berqueman, 1890, p. 3.
5. Henri JOLY, Le crime étude sociale, Paris, Librairie Léopold Cerf, 1888, p. 48.
6. Idem, p. 167.
7. Idem, p. 200.
8. Compte général de l’administration de la justice criminelle pour l’année 1900, Paris, Imprimerie natio-
nale, 1901, p. X, p. XXXII, p. XXXVII et p. XXXVIII.
233
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234
INTRODUCTION
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Chapitre VII
Les haines froides
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LES HAINES FROIDES
Le déni du peuple
Le plus souvent, chaque émeute, chaque révolution, chaque guerre
civile, est décrite, par les autorités ou la plupart des observateurs sociaux,
soit comme l’aboutissement de mouvements souterrains animés par des
conspirateurs, soit comme l’effet d’une ébullition sourde attendue avec
impatience par un groupe d’hommes, de femmes et d’enfants, formant la
lie de la société, cantonné dans les cloaques sordides et délétères des villes,
guettant l’occasion de se répandre dans les rues. Dès la Révolution française,
on rencontre « d’horribles personnages dans les troubles politiques 12 ». Un
siècle plus tard, étudiant leur époque, des criminologues reprennent la
même analyse : « Voyez […] à quel point de pareils êtres sont préparés
au rôle qu’ils se réservent dans les moments d’émeutes ou dans les préli-
minaires d’élections plus passionnées ou plus bruyantes que les autres 13. »
L’interprétation à rebours joue bien le rôle de vérification et sert à valider,
par l’accumulation d’exemples, l’existence d’un groupe situé en dehors de
la société 14 et vis-à-vis duquel il ne saurait y avoir le moindre scrupule.
Pour justifier le mépris ou les massacres commis, avec une haine froide,
au nom de la civilisation, il faut que l’adversaire perde son identité, que les
hommes et les femmes concrets soient transformés en une sorte de tourbe
sans importance dont on cherche à se débarrasser au plus vite. Pour y
parvenir, il importe de fabriquer un ennemi contre lequel il faut faire justice
non par l’entremise d’une « rage brûlante » mais par le biais d’une animo-
sité glaciale, réfléchie et systématique. Contre lui, toute transaction s’avère
inenvisageable. Puisqu’on ne peut négocier, le rêve de vengeance devient
action au service d’une politique du pire 15, mais auparavant il faut bien
construire un ennemi collectif en lui donnant une forme reconnaissable,
hideuse et repoussante qui passe par un dispositif visant à faire disparaître
le peuple.
239
INSTRUMENTALISER
16. Louise DE BOIGNE, Mémoires de la comtesse de Boigne, Paris, Mercure de France, 1999, p. 308.
17. Louise DE BOIGNE, op. cit., vol. II : De 1820 à 1840, Paris, Mercure de France, 1999, p. 672.
18. Voir Nathalie JACOBOWICZ, 1830 : le Peuple de Paris. Révolution et représentations sociales, Rennes,
PUR, coll. « Histoire », 2009, 369 p.
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LES HAINES FROIDES
les plus folles circulent. L’eau des fontaines n’est-elle pas empoisonnée ?
Le pouvoir n’a-t-il pas envoyé des agents versant des substances toxiques
pour se débarrasser d’une partie de la population turbulente ? Dans les
représentations, les femmes misérables se sont éclipsées. À leur place des
harpies monstrueuses. Ce sont elles qui s’emparent d’un malheureux, le
traînant, le frappant avec des sabots, lui arrachant des cheveux par poignée,
laissant son cadavre ensanglanté et mutilé, pour se mettre à la recherche
d’une autre victime. Henri Heine est témoin du massacre et de ses acteurs
redoutables 19. Il a un mouvement instantané de répulsion pour ces êtres
abominables. À quelques jours près, le « convoi Lamarque » produit égale-
ment une intense émotion collective à Paris. Les funérailles du général
Lamarque, héros de l’Empire, opposant déclaré au régime, attirent une
foule nombreuse. Près de 100 000 personnes suivent le char mortuaire. Les
premiers heurs éclatent le 5 juin en fin d’après-midi, des barricades sont
dressées, peut-être deux cent, les combats font près de trois cents victimes,
mais la foule qui suivait le cercueil, révélatrice de la « France des larmes 20 »,
s’est dispersée. Sur place, pendant la guerre des rues, il ne reste plus qu’un
millier de combattants, des hommes jeunes et célibataires pour la plupart,
le plus souvent ouvriers et artisans. Pour le pouvoir, l’enterrement s’est
transformé en émeute. Les hommes venant d’horizons différents, allant des
légitimistes aux républicains, se sont également transformés, à l’instar des
mégères du choléra, en émeutiers professionnels. L’annonce du décès avait
« vivement ému le peuple 21 » qui s’était effacé au profit de « conjurés ».
Pour le préfet de police Gisquet qui témoigne au procès, les accusés sont des
membres de sociétés secrètes qui ont cherché à ameuter la populace, et n’ont
que des sentiments hostiles pour le gouvernement. Parmi eux des factieux
et quelques illuminés qu’il faut vigoureusement détruire 22. Cette minorité
agissante tantôt décrite comme politique tantôt comme n’appartenant à
aucune coterie peut tout au plus être intimidée, mais il est impossible de
lui tenir un autre langage que celui de la force, soit pour la tenir à distance,
soit pour la réprimer. À son endroit, la seule réponse possible est celle de la
haine nécessaire et d’un appel à l’extermination. En juin 1832, les moments
de l’émeute avaient été qualifiés de « folies noyées dans le sang », comme si
la formule suffisait à reconnaître l’existence d’un massacre sans avoir besoin
d’en dire plus 23. En effet, la formule concise suggère que ce n’est pas le
peuple qui s’est attroupé et insurgé, mais un groupe de « furieux » qui s’est
19. Henri HEINE, De la France, Paris, Michel Lévy frères, 1873, p. 139.
20. Emmanuel FUREIX, La France des larmes : deuils politiques à l’âge romantique, Seysel, Champ Vallon,
2009, 501 p.
21. François GUIZOT, Mémoire pour servir à l’histoire de mon temps, tome deuxième, Paris, Michel
Lévy frères, 1858-1867, p. 342.
22. Henri GISQUET, Mémoires, vol. 2, Paris, Marchant, 1840, 489 p. et, du même auteur, Rapport sur
les événements des 5 et 6 juin 1832, P. Baudrier, 1977 [19 juin 1832], 10 p.
23. Voir notamment, Thomas BOUCHET, Le roi et les barricades, Paris, Seli Arslan, 2000, 221 p.
241
INSTRUMENTALISER
24. Ce « groupe » est donc plus réduit que celui des « classes dangereuses » étudiées par Louis Chevalier.
25. Pierre ROSANVALLON, Le peuple introuvable, Paris, Gallimard, 1998, 379 p.
26. Alexis DE TOCQUEVILLE, Souvenirs, Paris, Gallimard, 1972 [1893], p. 184.
27. Idem, p. 191 et p. 208.
242
LES HAINES FROIDES
28. Alain CORBIN, Le miasme et la jonquille, Paris, Aubier, coll. « Historique », 1982, 335 p. ;
Georges VIGARELLO, Le Propre et le sale, Paris, Éditions du Seuil, coll. « L’Univers historique »,
1985, p. 207-216.
29. Victor HUGO, Choses vues, Paris, Gallimard, 1972, p. 336.
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Le choix de l’intransigeance
30. Pierre LAROUSSE, Grand Dictionnaire du XIXe siècle, tome troisième, Paris, Larousse et Boyer, 1867,
p. 243.
31. Madame DE GIRARDIN, Lettres parisiennes du vicomte de Launay, t. II, Paris, Mercure de France,
coll. « Le Temps retrouvé », 1986, p. 484.
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LES HAINES FROIDES
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41. Le Petit Journal, 28 mai 1871. Le 31 mai, ils sont présentés comme « semblables à des bêtes fauves ».
42. Le Petit Journal, 7 juin 1871.
43. La Liberté, 4 juin 1871.
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LES HAINES FROIDES
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INSTRUMENTALISER
bien d’un événement monstre qui ne peut être comparé qu’à quelques
épisodes terribles de l’histoire de France. Pour Louis Ménard, par exemple,
habitant dans une ruelle proche de la rue Saint-André-des-Arts, observateur
direct, les massacres auxquels il assiste en juin 1848 ne peuvent se comparer
qu’aux dragonnades contre les huguenots et qu’à la Saint-Barthélemy 47. La
politique de l’oubli mise en œuvre par les parlementaires et le gouverne-
ment se caractérise par une stratégie d’effacement presque complet, non
dans l’intention de favoriser la vie collective future qui impose de surmonter
les divisions d’hier mais plus radicalement d’occulter l’intensité du massacre
et ses ressorts haineux.
Vingt ans plus tard, en mai 1871, un officier dont les paroles sont
rapportées par un journaliste du Gaulois, confie, un peu à la manière de
Tocqueville, que la présence et la vue des cadavres ne lui fait plus grand-
chose et qu’il s’est même surpris à donner des coups de pied à un blessé 48.
Quelques mois après la Semaine sanglante, Benoît Malon s’interroge non
pas sur ses propres dispositions et sentiments, mais sur ceux des massa-
creurs : « On se demande comment il a pu se trouver des soldats pour
consommer tant de massacres et se jeter comme des bêtes fauves contre des
hommes, des femmes et des enfants, et l’on se sent pris de vertige en voyant
à quelle férocité peuvent descendre des êtres humains 49. » Quand les prison-
niers sont emmenés à Versailles, ils sont l’objet de gestes, d’injures, de jets de
pierre, mais ce sont surtout les mots qui ont frappé Élisée Reclus : « Quelle
férocité dans les paroles de haine. “À la mitrailleuse ! Au moulin à café !
À la guillotine 50 !” » Les façons de tuer renseignent sur la psychologie des
forces engagées et sur les mentalités des donneurs d’ordre. Les techniques
de mise à mort ne sont pas neutres, des actes perpétrés confinent parfois
au sadisme, défini en France pour la première fois en 1896 51. La notion
de crime sadique, parfois appelé folie meurtrière, devient une « lumière »
permettant de comprendre autrement le passé. Louise Michel, et quelques
autres rescapés, la tient pour une clé explicative. Les exilés essayent de
comprendre non pas les raisons de la répression, mais sa brutalité et l’achar-
nement des massacreurs. Pour esquisser une explication, ils ne vont ni
chercher dans les grands systèmes politiques, ni revenir sur les antagonismes
sociaux, mais puiser dans les écrits psychiatriques disponibles après coup.
Ses Souvenirs de la Commune, appartiennent au registre des témoignages de
survivants, sont publiés deux ans après l’adoption de la définition médico-
légale du crime sadique : « En lisant l’incroyable affaire du tueur de bergers,
47. Louis MÉNARD, Prologue d’une révolution, février-juin 1848, Paris, La Fabrique éditions, 2007
[1848-1849], p. 269.
48. Le Gaulois, 26 mai 1871.
49. Benoît MALON, op. cit., p. 342.
50. Élisée RECLUS, L’évolution, la Révolution et l’idéal anarchique, Paris, Stock, 1897, p. 51.
51. Voir Alexandre LACASSAGNE, Vacher l’éventreur et les crimes sadiques, Lyon, A. Storck, 1899,
p. 239-244.
250
LES HAINES FROIDES
La haine « génocidaire »
251
INSTRUMENTALISER
des signes avant-coureurs de l’ère moderne des génocides 59 ». En effet, les
dispositions haineuses des individus engagés dans l’action convergent avec
la haine froide des chefs politiques, relayée par nombre de commentateurs.
Le 25 mai, de manière détachée, Thiers se contente de souligner l’ampleur
de la répression comme un fait acquis et évident. Il déclare ainsi : « le sol de
Paris est jonché de leurs cadavres. Ce spectacle affreux servira de leçon […].
La justice du reste, satisfera bientôt la conscience humaine 60. » Suspendre le
Droit sous prétexte que la cause est juste et la situation exceptionnelle relève
d’une rhétorique qui s’est étoffée au XIXe siècle et qui connaîtra d’autres
développements au XXe siècle.
Le lendemain, Le Gaulois rapporte que les cadavres sont trop nombreux,
on se contente de les empiler, avant de faire disparaître les traces 61. Le
nombre de tués restera sans doute inconnu. Entre 15 000 et 35 000 si l’on
procède à une addition macabre comprenant les morts aux combats, les
fusillés en masse et les victimes des transports à Versailles, ceux des camps,
comme Satory ou des pontons. Toutes les estimations attestent de l’ampleur
du massacre. Le 2 juin, alors que les tueries continuent, le Gaulois évalue
déjà à 14 000 le nombre des « individus » tués derrière les barricades ou
fusillés 62. Prosper-Olivier Lissagaray, dans son grand livre publié dans sa
version définitive en 1896, avance le chiffre de 20 000 hommes, femmes
et enfants tués à Paris 63. Élisée Reclus évoque 35 000 morts, Benoît Malon
donne une estimation plus nuancée. Selon lui, lors de la « troisième défaite
du prolétariat français », les combats auraient fait, du côté des défenseurs
des barricades, environ 3 000 victimes, mais le plus grand nombre vient du
« massacre à froid », au « moins 20 000 personnes, sur lesquelles 400 femmes
et enfants, ont été fusillées ou mitraillées, ce qui, avec les pertes des barri-
cades, porterait le chiffre des morts à près de 25 000 64 ». Indépendamment
des chiffres précis, l’ampleur du massacre est attestée. Comme pour se
dédouaner, un général de l’armée versaillaise écrit, au moment de rédiger
ses mémoires, que le chiffre de 35 000 lui semblait très exagéré 65. Quelle
que soit la manière de décompter et les résultats obtenus, l’ampleur du
massacre apparaît effroyable, le nombre de morts dépassant le nombre des
communards 66. La démesure répressive a pour complices la honte et le
silence et pour aiguillon la haine. Le nombre des victimes montre bien
qu’il s’agit d’un « carnage » organisé. La « pacification », le mot est utilisé
par les uns et les autres, passe par l’extermination de toute une partie de la
59. Robert TOMBS, La guerre contre Paris, op. cit., p. 346.
60. Cité dans Le Petit Journal, 28 mai 1871.
61. Le Gaulois, 26 mai 1871.
62. Le Gaulois, 2 juin 1871.
63. Prosper-Olivier LISSAGARAY, op. cit., p. 464.
64. Benoît MALON, op. cit., p. 473-474.
65. Général DU BARAIL, Mes souvenirs, t. 3 : 1864-1879, Paris, Plon-Nourrit, 1898, p. 263.
66. Robert TOMBS, « Victimes et bourreaux de la Semaine sanglante », Revue d’histoire du XIXe siècle,
1848 révolutions et mutations au XIXe siècle, no 10, 1994, p. 81-96.
252
LES HAINES FROIDES
population parisienne. Les cadavres empilés les uns sur les autres frappent
l’imagination et attisent l’anxiété. Ils sont les témoins muets de la haine des
vainqueurs. Arthur Arnould a conservé intact, dans l’exil, l’image des corps
qui « jonchaient les rues, emplissaient les carrefours, se dressaient comme
des murailles le long des boulevards 67 ! » En 1877, une chanson entend
perpétuer le souvenir macabre. Elle s’intitule « Dans le tas ! » Elle fait part
de « l’horrible boucherie ». Un monceau de cadavres se présente à la vue
d’un enfant qui recherche son père : « Ils étaient là, couchés à terre / Troués,
sabrés, haché, en tas 68. » De la sorte la haine en action et le spectacle de ses
effets relèvent d’un dispositif : il s’agit non pas de valoriser les acteurs mais
de mettre en scène des cadavres, que nul ne pourra venger, qui marqueront
pendant des décennies les esprits.
Les tueries en masse constituent indéniablement une des caractéristiques
de la répression versaillaise. La mort massive donnée dans les souterrains
des Tuileries ou de la prison Saint-Lazare en juin 1848 69 n’égale pas, si
l’on peut faire une comparaison, les « assassinats prévôtaux » commis à la
caserne Lobau, à la caserne Dupleix, dans la cour de l’École polytechnique,
au Jardin des plantes et dans les gares en 1871. Elle suit les évolutions
techniques et se transforme en haine industrielle. En effet, fusillé au cas par
cas s’avère trop lent. De nouveaux procédés de mise à mort doivent être
expérimentés. L’exécution de la canaille ne saurait être individualisée. Il
faut tuer par fournées entières : « Dès le premier jour, les Versaillais avaient
trouvé que la fusillade ordinaire n’allait pas assez vite. On avait d’abord
inventé la fusillade à bout portant, où chaque fusil abattait son homme,
puis la fusillade par rangée de 6, de 10, de 12 ou de 20, mais tout cela ne
suffisait pas ; ils inventèrent la mitraillade 70. » Des journalistes provinciaux
et étrangers ont apporté leur témoignage. Prosper-Olivier Lissagaray a, de
son côté, recueilli, vérifié, recoupé nombre d’informations pour attester des
« massacres en masse », souvent minimisés par la suite, ou remplacés non
par le déni, mais par un silence persistant. On n’en parle pas, la haine satis-
faite n’a pas besoin d’éloquence. Il a consigné le récit d’un jeune professeur,
« pris dans une razzia » qui s’exprimait sans l’accent des faubourgs, avait des
habits propres et des papiers. Il est conduit à la Roquette, d’abord placé à
gauche pour être fusillé, il est ensuite placé à droite grâce à l’intervention
d’un sergent qui plaide sa cause. Il y reste tout le dimanche et la nuit. Le
lendemain matin, on vient chercher cinquante d’entre eux : « Sur une
étendue qui nous parut sans fin, nous vîmes des tas de cadavres. “Ramassez
tous ces salauds, nous dit le sergent et mettez-les dans ces tapissières”. Nous
relevâmes ces corps gluants de sang et de boue […]. Nous mîmes dans ces
253
INSTRUMENTALISER
tapissières dix-neuf cent sept corps 71. » Faire disparaître les cadavres parti-
cipe d’une volonté d’effacer les traces matérielles et mentales. Retirer de la
scène les témoins muets du carnage contribue à rendre invisible ce qui s’est
passé. La place est faite à l’incertitude. Sans éléments concrets, il ne reste
plus que des suppositions et nul ne s’interrogera sur les ressorts psycho-
logiques qui ont rendu possible le massacre d’une partie de la population
parisienne.
Les tueries pendant les combats puis après le 28 mai auraient pu être
improvisés, les soldats inquiets auraient pu être pris d’une sorte de fréné-
sie. La peur mêlée à la haine aurait pu expliquer la tuerie sans fin. C’est
un peu la thèse d’Adolphe Thiers qu’il tente de faire passer à la postérité, à
destination des historiens du futur. Il leur fournit un texte interprétatif aux
allures de chronique. Dans ses Notes et souvenirs, il se contente de souligner
que « l’armée, recevant à bout portant des coups sans pouvoir les rendre
avant d’avoir franchi les barricades se vengeait avec fureur sur les vaincus
dès qu’ils étaient à sa porté 72 ». La version donnée est partagée par nombre
de contemporains, elle se présente sobrement, sans effets de style, et veut
imposer l’idée qu’il n’y a pas d’autres lectures possibles de l’événement.
Gaston Da Costa, à la suite d’autres acteurs, affirme que la riposte spontanée
de soldats menacés est dans l’ensemble une explication erronée, voir falsifiée
car le massacre des Parisiens était prémédité. Plutôt que de s’emparer trop
rapidement de Paris, il fallait adopter un « plan d’égorgeurs » qui fasse durer
les combats afin de mieux pouvoir réprimer. Toujours est-il que la « haine
stupide » que les chefs militaires et les soldats nourrissaient était bien dirigée
contre Paris. Cette armée démoralisée, battue avait pour cible le « repaire de
bandits ». Mais surtout il montre bien que « au fur et à mesure que l’armée
de Versailles avancerait, l’ancienne police impériale, passée maintenant aux
ordres de Thiers et assistée par les bandes immondes des brassards tricolores,
guiderait les soldats dans les perquisitions 73 ». Autrement dit, il y a bien la
volonté de procéder à un ratissage derrière la ligne de front des barricades
puis de nouveau dans une grande partie des quartiers. En effet, tandis que
« la troupe était guidée dans les maisons par les porte-brassards tricolores, les
commissaires de police, les agents de police, les dénonciateurs volontaires,
empoignaient les hommes suspects 74 ». Après les combats, ce sont donc
des opérations de police, parfois des rafles 75, appelées aussi « razzias », qui
sont menées. Il s’agit officiellement de désarmer la population, de fouiller
les immeubles, de visiter les appartements, parfois les caves et les combles.
Le général Vinoy ne parvient pas à dissimuler la situation et l’état d’esprit
71. Prosper-Olivier LISSAGARAY, op. cit., annexe XXV, p. 495-496.
72. Adolphe THIERS, op. cit., p. 166.
73. Gaston DA COSTA, Mémoire d’un communard, Paris, Larousse, 2009 [1903-1905], p. 264-266.
74. Idem, p. 280.
75. Le mot est utilisé par Henri DABOT, Griffonnages quotidiens d’un bourgeois du Quartier latin (1869-
1871), Paris, Mercure de France, coll. « Le Temps retrouvé », 2010, p. 240.
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des populations s’étonnant de ne pas être accueilli à bras ouverts alors qu’il
venait « délivrer » les habitants de la dictature communarde : « la lutte avait
partout cessé, mais les haines résultant de l’exaspération de la défaite étaient
loin d’être apaisées. Une certaine partie de la population qui avait pactisé
avec l’émeute, se soumettait difficilement et son hostilité se manifestait en
toute occasion 76. » Les perquisitions massives durent au moins jusqu’au
7 juin.
Quant aux prisonniers pris les armes à la main, ils sont fusillés sur place ;
les autres regroupés en certains points pour y être jugés. Ulysse Parent,
membre de la Commune, a laissé à Camille Pelletan 77, en mars 1877, un
témoignage essentiel sur l’existence de cours prévôtales qui n’ont pas été
spontanées. Il restitue de mémoire la déclaration du prévôt du 7e arron-
dissement devant le 3e conseil de guerre siégeant à Versailles : « Il déclara
que les cours prévôtales avaient été instituées, vers la fin de la Commune
par le gouvernement de Versailles, en vue de l’entrée prochaine des troupes
dans Paris ; que le nombre et le siège de ces tribunaux exceptionnels
avaient été désignés par avance ; ainsi que les limites topographiques de
leur juridiction 78. »
Cette armée de Versailles, contrairement aux idées reçues, et colportées
dans nombre d’ouvrages sur la Commune, n’était pas « une armée d’Afri-
cains », rompue à la pacification des populations algériennes qui auraient
transposé leurs manières de faire du village colonial à la capitale. Pour
Benoît Malon, en exil mais qui écrit presque sur le vif, « l’horrible guerre
de tigres » ne peut s’expliquer que par la férocité de soldats entraînés à
massacrer des tribus 79. Or, le général Vinoy lui-même, dans son récit de la
campagne de 1870-1871, donne un autre portrait en présentant « l’armée
de réserve » engagée dans la « lutte sanguinaire de maison à maison » 80,
elle n’était pas « expérimentée ». Robert Tombs a bien montré que cette
armée de Versailles était « pour l’essentiel composée de jeunes conscrits
des armées de la Défense nationale, échantillon représentatif de la jeunesse
française 81 ». C’est donc la haine contre la capitale et contre les commu-
nards que l’on retrouve dans la presse régionale, comme un écho tantôt
assourdi tantôt amplifié, mais surtout constant pendant l’année terrible.
La violence et la haine, entretenues, sont canalisées. La responsabilité
en incombe aux « chefs versaillais » et aux officiers supérieurs. Pour Benoît
Malon, « cette haine pour les vaincus, dépasse les limites de la rage ». Le
24 mai, lorsque « les débris de la Commune » se réunissent à la mairie du
11e arrondissement, Paul Rastoul, membre du conseil de la Commune,
76. Général VINOY, Campagne de 1870-1871, Paris, Plon, 1872, p. 352.
77. Camille PELLETAN, La Semaine de mai, Paris, M. Dreyfous, 1880, 412 p.
78. Témoignage rapporté par Prosper-Olivier LISSAGARAY, op. cit., annexe XXVI, p. 496-497.
79. Benoît MALON, op. cit., p. 485-486.
80. Général VINOY, op. cit., p. 293-352.
81. Robert TOMBS, La guerre contre Paris, op. cit., p. 337.
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L’événement épouvantable
Louis Proal, magistrat devenu conseiller à la cour d’appel d’Aix, en donne
sans doute l’interprétation la plus désabusée. Il s’interroge, à l’orée de la Belle
Époque, sur l’assassinat politique et le tyrannicide. Pour lui, indépendamment
des contextes et des justifications, le principal ressort se trouve dans l’homme
capable de tous les excès et de citer Bossuet pour légitimer son analyse : « Il n’y
a rien de plus brutal, ni de plus sanguinaire que l’homme. » Et puis il ajoute
un commentaire personnel, sorte de synthèse désespérée entre Machiavel et
Hobbes, à destination de ses lecteurs : « Les loups ne se mangent pas entre
eux ; mais les hommes se mangent entre eux 105 ! » Dans cette perspective, il
n’y a pas vraiment d’enchaînement causal ni de changement significatif. La
nature humaine et la culture se confondent et font de l’homme un prédateur
solitaire sans égal. Pour d’autres analystes, le contexte joue un rôle essentiel.
La question est sans doute plus complexe, tout le monde ne passe pas à l’acte
et il faut pour cela que diverses conditions soient réunies 106.
101. Gabriel TARDE, Essais et mélanges, Paris, Storck et Masson, 1895, p. 251.
102. Gilles PICQ, Laurent Tailhade ou De la provocation considérée comme un art de vivre, Paris,
Maisonneuve et Larose, 2002, 828 p.
103. Voir sur l’attentat de Louvel qui poignarda le duc de Berry le 13 février 1820, Gilles MALANDAIN,
L’introuvable complot. Attentat, enquête et rumeur dans la France de la Restauration, Paris, EHESS
éditions, coll. « En temps & lieux », 2011, 334 p.
104. Laurent TAILHADE, Discours Civiques, Paris, P. V. Stock, 1902, p. 277.
105. Louis PROAL, La criminalité politique, Paris, F. Alcan, 1895, p. 87.
106. Henri VONOVEN, De Ravachol à Caserio (notes d’audience), Paris, Garnier frères, 1895 ;
Alexandre BÉRARD, Documents d’études sociales sur l’anarchie. Les mystiques de l’anarchie, les hommes
et les théories de l’anarchie, le crime anarchiste, Lyon, Storck, 1897.
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115. Louis CANLER, Mémoires de Canler, ancien chef du service de Sûreté (1797-1865), Paris, Mercure
de France, coll. « Le Temps retrouvé », 1986 [1862], p. 314.
116. Gazette des tribunaux, 2 février 1836.
117. Attentat du 28 juillet 1835, procès de Fieschi, Morey, Pépin, Boireau et Bescher, Verfun, La Motte-
Servolex, Impr. Lippman, 1835, p. 103.
118. Karine SALOMÉ, op. cit., p. 154.
119. Maxime DU CAMP, Les ancêtres de la Commune. L’attentat de Fieschi, Paris, Charpentier, 1877,
p. 11, 41, 79 et 283.
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125. Adrien DANSETTE, L’attentat d’Orsini, Paris, Éditions Mondiales, 1964, 223 p.
126. Edmond LOCARD, Le crime inutile (affaire Caserio), Paris, Éditions de la Flamme d’Or, coll.
« Causes célèbres », 1954, p. 96-128.
127. Cité par Gabriel TARDE, « Les crimes de haine », Archives d’Anthropologie criminelle, de criminologie
et de psychopathologie normale et pathologique, 1894, p. 244.
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haine des hommes, des riches et de la société. Ravachol, arrêté en 1892 128,
est accusé de plusieurs crimes et soupçonné d’en avoir commis d’autres,
dont des assassinats, des vols, des attentats contre deux magistrats, l’un
avait présidé les assises de la Seine en 1891, l’autre avait occupé, dans le
même procès contre deux anarchistes, la fonction de ministère public. L’acte
d’accusation contre Ravachol, lu le 27 avril 1892, insiste sur le fait que
« pour tuer ces magistrats par l’explosion d’un engin dans l’immeuble par
eux habités, il était nécessaire de vouer aussi à la mort les autres locataires
de la maison, quels qu’ils fussent 129 ». Ils se sont désolés, dit-on encore,
qu’aucun cadavre n’ait été trouvé dans les décombres de la première explo-
sion ; ils se sont réjouis, en revanche, que des victimes aient enfin été
dénombrées dans le second. Le geste inaugure l’attentat à la dynamite. En
novembre Le Père Peinard titre « Encore la dynamite, nom de Dieu 130 ! »
Auguste Vaillant a donné lieu à une véritable « vaillantolâtrie », combattue
âprement par la presse à grand tirage. Lors de son procès, en janvier 1894,
il est présenté comme un « apôtre », mais surtout, par le procureur général
Bertrand, et par d’autres, comme « un assassin vulgaire. Sa bombe en poche,
l’anarchiste blesse et tue dans le tas. Il fait le mal comme un cataclysme de
la nature, sans choisir ses victimes 131 ».
Haine de la misère, haine de la société, haine du bourgeois se téles-
copent. Léauthier, jeune ouvrier cordonnier marseillais, âgé de vingt ans,
venu à Paris, est l’assassin d’un client pris au hasard, qu’il frappe à l’aide
d’un tranchet, dans un restaurant, près de l’avenue de l’Opéra. Une des
lettres de Léauthier, rédigée juste avant le crime, est lue en cour d’assises, en
février 1894. Il y annonçait son geste : « puisque je n’ai pas les moyens de
faire un grand coup comme le sublime compagnon Ravachol, je frapperai
du moins avec mon outils de travail un infâme bourgeois 132. » Son choix
se porte sur un client qui se disposant à sortir a toutes les apparences du
représentant parfait de la bourgeoisie : costume élégant, pardessus confor-
table, décoration à la boutonnière. À son tour, Émile Henry, lui dont le
père fut fusillé pendant la Semaine sanglante, voulait se venger dès l’âge
de 16 ans de la société, et dépose une marmite piégée à l’intérieur du café
Terminus 133. Jugé en avril 1894, surnommé le « dandy de l’anarchisme »,
il fait une longue déclaration apprise par cœur dans laquelle il souligne :
« J’ai apporté dans la lutte une haine profonde, chaque jour avivée par le
spectacle révoltant de cette société, où tout est bas, tout est louche, tout est
128. Jean MAITRON, Ravachol et les anarchistes, Paris, Julliard, 1964, 216 p. Voir aussi, pour une étude
des réseaux, Vivien BOUHEY, Les Anarchistes contre la République, Rennes, PUR, 2008, 491 p.
129. Albert BATAILLE, Causes criminelles et mondaines de 1893, Paris, E. Dentu, 1894, p. 9.
130. Le Père Peinard, 13 novembre 1892.
131. Albert BATAILLE, Causes criminelles et mondaines de 1894, Les procès anarchistes, Paris, E. Dentu,
1895, p. 19.
132. Idem, p. 29.
133. Voir en particulier John MERRIMAN, Dynamite club. L’invention du terrorisme à Paris, Paris,
Tallandier, 2009, 255 p.
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•
Si la haine froide trouve des résonances chez tel ou tel individu, au sens
de Norbert Elias 154, elle est aussi, pour nombre d’acteurs et d’observateurs,
le résultat des transformations de la société. Gabriel Tarde, plusieurs fois cité,
y voit le résultat de la désagrégation de la société et des divisions des indivi-
dus les uns par rapports aux autres. Dans l’entre-deux-guerres, des auteurs
nombreux feront aussi le procès de l’individualisation. De la sorte, chacun
semble constater que se produit un affaissement du lien social. Les anciennes
solidarités défaites n’ont pas été remplacées par d’autres. La constitution de
syndicats, de partis politiques et d’associations diverses n’ont pas suffi, en
temps de paix, sauf pour de courtes périodes, à constituer une société toute
entière partageant un même idéal. Pour Gabriel Tarde, mais aussi pour de
nombreux porte-parole de formations syndicales ou politiques, il y a bien
« 1o chez les satisfaits ou ceux qui espèrent l’être bientôt, l’égoïsme ; chez
les mécontents et les désespérés, la haine 155 ». Pour d’autres, la période qui
s’étend de 1815 à 1930 a connu toutes sortes de haines politiques, au point
d’être ballottée entre la terreur tricolore et la terreur noire 156. Pour une
poignée d’observateurs, les acteurs de la haine doivent être examinés d’un
point de vue psychiatrique 157. Il reste que toutes les haines ne se valent pas.
Elles ne sont pas équivalentes et ne sont pas interchangeables. Les plus grands
massacres sont des « vengeances d’État » commis au nom de la défense de
la civilisation contre « ceux d’en bas » ou contre « l’adversaire politique ».
Il importe aussi de souligner que ceux qui président aux massacres ou aux
attentats ne sont pas interchangeables avec leurs victimes. Si, pendant la
Semaine sanglante, ce sont des hommes mûrs qui prennent les décisions,
ce sont des jeunes hommes qui perpétuent le carnage civil. De même, les
anarchistes des années 1880-1890 appartiennent à une même classe d’âge,
ils ont tous une vingtaine d’années. Bras armés de la haine froide, les uns et
les autres semblent donner raison à Clive Emsley et Robert Muchembled qui
voient dans les adolescents mâles et célibataires ou dans les jeunes adultes 158
le ressort principal de la violence, essentiellement masculine 159. Mais tandis
qu’elle était, dans des affrontements divers, essentiellement dirigée contre des
pairs, la haine froide autorise de changer de cibles et de tuer des Parisiens,
des communards, des bourgeois ou des représentants de l’État.
154. Norbert ELIAS, La société des individus, Paris, Fayard, 1991 [1939], p. 37-108.
155. Gabriel TARDE, « Les crimes de haine », Archives d’Anthropologie criminelle, de criminologie et de
psychopathologie normale et pathologique, 1894, p. 245.
156. André SALMON, La Terreur noire, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1959, p. 2-18.
157. Emmanuel RÉGIS, Les Régicides dans l’histoire et dans le présent. Étude médico-psychologique, Paris,
A. Maloine, 1890 ; Marcel ROUGEAN, L’Attentat d’Orsini. Étude de psycho-pathologie historique,
Paris, Le François, 1934.
158. Clive EMSLEY, Hard men. Violence in England since 1750, Londres/New York, Hambledon Press,
2005, p. 15-36.
159. Robert MUCHEMBLED, Une histoire de la violence, Paris, Éditions du Seuil, coll. « L’Univers histo-
rique », 2008, 502 p.
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Chapitre VIII
De la haine sainte à la haine nécessaire
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4. Albert O. HIRSCHMAN, Deux siècles de rhétorique réactionnaire, Paris, Fayard, coll. « L’Espace du
politique », 1991, 294 p.
5. Sur le procédé lui-même, voir Roland BARTHES « Une technique de la parole feinte sur l’existence
d’un certain vraisemblable » [1966], Œuvres, t. II, Paris, Éditions du Seuil, 2002, p. 762.
6. Anne-Claude AMBROISE-RENDU et Christian DELPORTE (dir.), L’indignation. Histoire d’une émotion
politique et morale, XIXe-XXe siècle, Paris, Nouveau Monde éditions, 2008, p. 5-19.
7. Louis-Désiré VÉRON, La Revue de Paris, 1837, p. 261.
8. V. LACROIX, Au peuple. La haine sainte, Paris, Impr. A. Henry, 1844, p. 12-14.
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DE LA HAINE SAINTE À LA HAINE NÉCESSAIRE
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est apparu entre les partis, entre les coteries, entre le pouvoir et l’opposition,
une figure qui s’est élevée dans sa simplicité et dans sa force, la figure même
de la France 16. »
Prononcé en 1911, ce discours de Marc Sangnier, dont le mouvement a été
condamné par le Pape en août 1910, montre bien que, au-delà des circons-
tances particulières et des contentieux, c’est « l’entité France 17 » qui devient
la valeur dominante 18. Et s’il existe des « déchirements dans la Nation », il
importe de se retrouver. Le mythe de l’Unité, dans la sphère de la représen-
tation politique, se trouve réactivé. La volonté de rassembler et de donner
l’image d’une société homogène partageant sur des points saillants la même
lecture du passé magnifié et la même vision d’avenir tente de s’imposer. Il
s’agit de célébrer l’œuvre d’unification accompli sur le plan territorial depuis
l’époque médiévale mais aussi d’annoncer un monde nouveau meilleur,
presque indivisible et réuni autour de la France, de la Nation et de la Patrie.
Jean Jaurès, qui fut aussi lecteur de Michelet et d’Auguste Comte, dans des
textes célèbres et des discours fracassants, veut combattre un certain nationa-
lisme, en particulier celui de Maurice Barrès 19, et la réaction, mais il ajoute
qu’il croit à l’existence de patries à l’échelle européenne. Celle dont il prend
la défense n’est pas « enfermée dans le cadre étroit d’une propriété de classe.
Elle a bien plus de profondeur organique et bien plus de hauteur idéale. Elle
tient ses racines au fond même de la vie humaine et, si l’on peut dire, à la
physiologie de l’homme 20 ». Certes, il faudrait distinguer la patrie des formes
sociales qui se sont développées au cours de l’histoire en elle, il n’empêche
que si l’homme est un loup pour l’homme, poursuit Jean Jaurès en citant
Hobbes, ce n’est pas dans la société civile que la question se pose mais « dans
les relations des peuples que [l’on] retrouve cette survivance de sauvageries,
le règne de l’état de nature, c’est dans la vie internationale que l’homme est
resté un loup pour l’homme 21 ». À l’intérieur le rêve d’unité ou du moins
d’une société apaisée peut s’accomplir. À l’extérieur, il en est tout autrement.
Le désir de misoxénie
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DE LA HAINE SAINTE À LA HAINE NÉCESSAIRE
23. Zeev STERNHELL, La droite révolutionnaire, 1885-1914. Les origines du fascisme, Paris, Gallimard,
coll. « Folio histoire », 1997 [1977], p. 541-562.
24. Henri BOSSANNE, Le Franc-Maçon, Vienne, 1880, E.-J. Savigné, p. 7-10.
25. « L’encyclique Humanum genus », Le Petit Parisien, 20 et 29 avril 1884.
26. Voir Eugen WEBER, « Présentation », Satan, franc-maçon. La Mystification de Léo Taxil, Paris, Julliard,
1964, 240 p.
27. Voir par exemple « Çà et là chez les Francs-Maçons. Haines et vengeances maçonniques », La Revue
mensuelle, religieuse, politique, scientifique, no 36, décembre 1896, p. 229 et Édouard DRUMONT,
La tyrannie maçonnique, Paris, Librairie antisémite, 1889.
28. Voir en particulier, parmi une abondante production, Marie-France ROUART, L’antisémitisme dans
la littérature populaire, Paris, Berg international, 2001, 127 p.
29. Voir note 58.
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DE LA HAINE SAINTE À LA HAINE NÉCESSAIRE
36. Édouard DRUMONT, La France juive : essai d’histoire contemporaine, Paris, C. Marpon et E. Flammarion,
1886, vol. 1, p. 342.
37. Idem, p. 106.
38. Idem, vol. 1, p. 160-161.
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DE LA HAINE SAINTE À LA HAINE NÉCESSAIRE
vous savez. » Et puis, comme s’il avait recours à une sorte de physiognomo-
nie sociale, il interpelle ses lecteurs et leur demande « d’examiner le spéci-
men qui domine à Paris ». Au-delà des professions et des fonctions, ils sont
consumés par « l’anémie ». Le portrait de groupe proposé ne laisse guère de
doute : « les yeux qui roulent fiévreux dans des pupilles couleur pain grillé,
dénotent les maladies hépatiques ; le Juif, en effet, a sur le foie la sécrétion
que produit une haine de dix-huit cents ans 47. » Le récit national n’est
donc pas celui enseigné dans les écoles de la République. La France juive
se présente comme une contre-histoire. Elle prétend donner une vision du
monde lucide et véridique, nécessitant d’agencer autrement les événements,
les faits et les personnages du passé.
Au final, Le Juif, titre du livre premier, est partout. L’histoire de France
peut donc être lue comme une succession d’exploits malveillants et de
complots plus ou moins aboutis. C’est ainsi qu’après 1789 la mort de la
famille royale est le résultat non du peuple soulevé et souverain mais d’« une
haine de race ». Mirabeau était l’homme des juifs, Marat a poursuivi la
famille régnante de sa haine inextinguible. D’ailleurs ajoute Drumont, ce
n’était pas son vrai nom. Sa famille s’appelait Mara et « ne pouvant s’avouer
ouvertement juive, elle s’est faite protestante 48 ». Ceux qui « ont fait la
Révolution » sont ceux qui « on fait la République juive », nom donné à la
Troisième République 49. Gambetta est taxé d’empereur juif, il a failli réussir
à livrer la France aux juifs, et il s’en est fallu d’un miracle que cette sombre
conspiration, d’une ambition sans limite, ne parvienne à aboutir. Le très
célèbre discours prononcé par Gambetta sur « les nouvelles couches » a été
mal interprété, poursuit Drumont. En vérité, ce n’est pas l’élargissement et
l’ascension de la classe moyenne qu’il fallait comprendre, mais le fait que
« la nouvelle couche se composait de beaucoup de juifs, avec un appoint
de Francs-Maçons, pour lesquels le mot de conscience n’avait pas de signi-
fication » ; Crémieux est présenté comme l’instigateur de l’alliance israélite
universelle et donc le chef d’orchestre de la diaspora juive ; Paris n’est plus
indépendante, la capitale est entre les mains des « Juifs de haute volée »
et la haine qu’ils manifestent « vient en droite ligne de Jérusalem ». Au
total, francs-maçons et juifs marchent main dans la main, ce sont d’ailleurs
« les Juifs [qui] dirigent la Maçonnerie ». Cette dernière haït la société de
manière particulière, « comme une venimeuse envie 50 ». La grande force
du livre réside dans le fait de raconter une histoire, d’inventer une fable
avec des personnages monstrueux, à ce point abominables qu’ils masquent
l’inconsistance de l’argumentation. Mais la fable est tellement séduisante
que les lecteurs ont envie d’y croire, d’adopter l’idée du complot orchestré
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L’idéologie haineuse
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presque toujours sollicité par les auditeurs est tout à fait passionnant. Je
l’ai constaté ». Ces quatre mots scandés sont non un programme mais bien
un cri de ralliement. Pour Barrès, le peuple est las des phrases grandilo-
quentes et des promesses fumeuses, il lui faut se mobiliser autour d’idées
simples. De la sorte « À bas les Juifs ! », « c’est tout ce qu’il a de plus neuf
en politique ». Reste que ce cri peut-être interprété de manière différente et
c’est plutôt « “À bas les inégalités sociales” qu’il faut comprendre ». En effet,
toujours pour Barrès 57, l’antisémitisme n’est qu’un prétexte : « Voyons-y
clair. Au fond des cœurs, juif n’est qu’un adjectif désignant les usuriers, les
accapareurs, les joueurs de Bourse, tout ceux qui abusent de l’omnipotence
de l’argent 58. » Si l’antisémitisme peut être considéré, à un certain moment,
comme un code culturel, Drumont, Barrès et Maurras lui donnent une
dimension éminemment politique qui le transforment et en font une
« idéologie profane » et une arme de guerre 59. Pour une partie des lecteurs
et de l’auditoire de Neuilly, « c’est de la haine, simplement de la haine qu’on
voit tout d’abord au fond de cette formule anti-juive ». Et la haine est bien
un des ressorts essentiels des passions de son époque : « La haine en effet
est un des sentiments les plus vigoureux que produit notre civilisation,
nos grandes villes. Nos oppositions violentes de haut luxe et de misère la
crient et la fortifient à toute heure. Elle ne fera jamais défaut aux partis qui
voudront l’exploiter. » S’il critique en partie les agissements de Drumont,
c’est qu’il s’inquiète de la récupération possible par le « socialisme » des idées
avancées et des impulsions qu’elles provoqueront à l’avenir : « Vous mettez
en mouvement des forces considérables : à quel parti profiteront-elles 60 ? »
Si, par exemple, le journal Le Temps raille les « anabaptistes de l’antisémi-
tisme 61 », ramenés au statut d’apôtres de « doctrines drolatiques », comme
les monologuistes, les spirites ou les prêtres de Bouddha, il n’en reste pas
moins que la haine a pris des couleurs nouvelles, offrant au mécontente-
ment grandissant des boucs émissaires. Maurice Barrès écrit encore que
« cette intensité de haine est un merveilleux signe de vitalité pour l’anti-
sémitisme 62 ». Charles Maurras ne dira pas autre chose, en mars 1911,
lorsqu’il confie que l’anti-sémitisme est presque une divine surprise ou du
moins une « providence ». Il se propose de mettre fin à la « juiverie d’État »,
se réjouit de pouvoir entendre, lorsque tous les juifs auront été exclus des
57. Voir aussi dans une perspective plus globale, Zeev STERNHELL, Maurice Barrès et le nationa-
lisme français, Bruxelles, Complexe, 1985 [1972], 399 p.
58. Dans le Père Peinard, Émile Puget insiste sur le fait que les mots changent de signification et il écrit
le 20 avril 1890 dans un article intitulé « Youtres et jésuites » que « de religion, de race il n’en est
plus question. Le youtre, c’est l’exploiteur, le mangeur de prolos : on peut être youtre tout en étant
chrétien ou protestant ».
59. Jan Philippe REEMTSMA, Confiance et violence. Essais sur une configuration particulière de la modernité,
Paris, Gallimard, coll. « NRF Essais », p. 350-352 et p. 376-383.
60. Le Figaro, 22 février 1890.
61. Le Temps, 20 avril 1890.
62. Le Figaro, 22 février 1890.
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99. Paul BARBIER, La haine anticléricale, Paris, Thielleux, libraire-éditeur, 1907, p. 55.
100. Idem, p. 7 et p. 49.
101. Jean BAUBÉROT et Valentine ZUBER, op. cit., p. 193.
102. Anatole LEROY-BEAULIEU, op. cit., p. 16-17.
103. Voir aussi bien sûr le livre monument de Joseph REINACH, Histoire de l’affaire Dreyfus, Paris,
Éditions de la Revue blanche, puis à partir du t. 2, E. Fasquelle, 1901-1909, 7 tomes.
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La haine légitime
Après les défaites napoléoniennes, les soldats de la coalition alliée qui
occupent 61 départements, deviennent des figures haïssables de l’ennemi.
Parmi elles, les cosaques 104 mais surtout les Prussiens qui ne quitteront le
territoire qu’en 1818, administrent et se livrent à toutes sortes d’exactions
qui sèment l’effroi. Une littérature de la revanche perpétue le souvenir et
donne des raisons de continuer à haïr l’ennemi d’hier. Dans les veillées
villageoises, les réquisitions et les méfaits sont évoqués bien longtemps après
les combats et le départ des troupes d’occupation 105.
L’Évangile du massacre
104. Jacques HANTRAY, Les cosaques aux Champs-Elysées. L’occupation de la France après la chute
de Napoléon, Paris, Belin, 2005, 301 p.
105. Alain CORBIN, Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot : sur les traces d’un inconnu, 1798-1876,
Paris, Flammarion, 1998, 343 p.
106. Alain CORBIN, Le village des cannibales, Paris, Aubier, 1990, 204 p.
107. Revue des Deux Mondes, 15 septembre 1870.
108. Michael JEISMANN, La Patrie de l’ennemi. La notion d’ennemi national et la représentation de la
nation en France et en Allemagne de 1792 à 1918, Paris, éditions du CNRS, 1997.
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s’est affaissé sur lui-même, les coups de sabre lui ont fendu le crâne en
quatre ou cinq parties, et les derniers coups ont à peu près séparé la tête du
tronc 114. » Les barbares prussiens « rendent au centuple épouvante pour
épouvante ». Dans les représentations construites, les Prussiens, eux, ne
transforment pas leurs ennemis en autre chose, animal ou démon, pour
pouvoir les torturer et les massacrer. Ils prennent plaisir à faire souffrir leurs
semblables et connaissent une sorte de volupté à dispenser la souffrance et
la mort. Ils se réjouissent à la fois des supplices infligés et du spectacle de
ces derniers.
À une autre échelle, celle des villages de l’Île-de-France, la présence des
envahisseurs est vécue de manière différente, comme le restitue la presse
locale. En Seine-et-Oise, les habitants découvrent l’existence du servage
moderne, celui que connaissent des paysans mis au service de l’occupant à
Versailles et objets d’une brutalité constante : « injuriés, roués de coups de
crosse, de coups de pied, de coups de poings, souffletés », les « vêtements
en lambeaux », « ils savaient à peine dire d’où ils venaient, ce qui leur
était arrivé » 115. La correspondance privée restitue pour d’autres régions
la haine du Prussien. Il faudrait pouvoir cerner l’opinion publique, non
pas celle saisie par les mailles des missives préfectorales ou officielles, mais
celle que reflètent les lettres échangées entre proches. À Dijon par exemple,
dans une lettre datée de février 1871, un magistrat s’adresse à son fils,
médecin militaire. Il y est question des atrocités innommables commises en
Bourgogne. Dans un village, écrit-il, ce sont des médecins et des infirmiers
qui sont massacrés alors qu’ils portaient bien un brassard ; ailleurs, poursuit-
il, aux portes de la ville, c’est un officier franc-tireur qui a été brûlé vif 116.
Nul doute que de semblables récits sont colportés un peu partout et veulent
souligner que la réalité de la guerre repousse les limites de l’imagination.
La haine c’est donc ce qui va déplacer les repères usuels et rendre palpable
l’horreur.
Le Prussien est bien une des figures centrales de l’altérité et de
l’ennemi 117. Presque tout semble y contribuer : la prononciation, les
affiches retranscrites, les goûts alimentaires étranges, le vin, le champagne
et les conséquences de l’alcool. Le buveur prussien étanche sa soif avec du
« Champagne et sang ! » D’autres traits contribuent à parachever le portrait
de l’occupant : le monnayeur allemand, les convictions religieuses, le type
germanique, qui va de la grâce tudesque des « Yankee de l’Allemagne »
au « petit bonhomme maigrelet » qui n’était autre que le prince Adalbert
114. Édouard FOURNIER, Les Prussiens chez nous, Paris, Dentu, 1871, p. 5-42.
115. Jean-Pierre CALVIGNAC, op. cit., p. 341.
116. Jean-François TANGUY (éd.), Ton père et ami dévoué. Lettres de Jules Lelorrain, magistrat, à son
fils Édouard, médecin militaire, janvier 1867-septembre 1871, Rennes, PUR, coll. « Mémoire
commune », 2013, p. 434.
117. Voir par exemple, dans une perspective plus globale, Reinhard JOHLER, Freddy RAPHAËL et
Patrick SCHMOLL (dir.), La construction de l’ennemi, Strasbourg, Néothéque, 2009, 324 p.
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– le juif allemand 118. L’heure est à la multiplication des portraits à charge.
Le Prussien incarne bien souvent à la fois les Allemands du Nord et les
Allemands du Sud, les Bavarois et, dans une moindre mesure, les Badois 119.
Après la guerre, lorsqu’en 1877 est édifié à Champigny-la-Bataille, dans
le département de Seine-et-Oise, un mémorial regroupant les corps de
15 000 fantassins des deux côtés, deux tiers de dépouilles française et un
tiers d’Allemands, l’apaisement voulu est de courte durée. L’ossuaire ne
représente pas la paix et le pardon des anciens combattants, il devient le
symbole de revanche comme Paul Déroulède, le président de la Ligue des
Patriotes, le proclama à plusieurs reprises 120, notamment en décembre 1908
dans un discours célèbre, prononcé sur place, et dans lequel il annonce la
guerre future, la guerre inévitable, même si pour l’instant, regrette-t-il, la
Nation française ne sait pas encore haïr, mais cela viendra. Son auditoire
gagné par la prophétie haineuse songe que l’heure de la vengeance contre
les Prussiens et les Allemands sonnera bientôt 121.
Le Prussien est donc cruel et lâche car il a souvent peur. Dans les
pamphlets et les libelles, aux allures de cris d’impuissance, il est encore
affirmé que l’ennemi ne respecte ni le droit ni les lois de la guerre. La
réception de ces multiples écrits et paroles rapportées, foisonnants et variés
dans l’espace, atteste d’une grande variété, mais converge, avec de multiples
nuances et réserves vers la « haine nécessaire ». Dès le 4 août 1914, la terreur
suscitée par l’invasion lui donne raison. Il est vrai que lors des trois premiers
mois de la guerre, comme l’ont montré John Horne et Alan Kramer, près de
6 500 civils, Belges et Français ont trouvé la mort, volontairement exécutés,
parfois dans des conditions affreuses 122.
L’abondante littérature, mais aussi cartes postales et dessins, sur les
atrocités allemandes et les crimes des boches suffisent à l’illustrer 123. Jean
Richepin, souvent cité pendant le conflit, avait écrit dès 1914 que les
soudards qui ont commis toutes sortes d’horreurs sont dépassés par des
écrivains, des philosophes, des professeurs qui « approuvent ces tortion-
naires ». Avec leurs propres armes, ils rendent un culte à l’« Évangile du
massacre 124 ». Le seul recensement des écrits de dénonciation donnerait une
liste considérable entre les « poèmes de guerre », les « simples histoires »,
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couronné par l’Académie, La liberté dans l’ordre intellectuel et moral 129, il est
professeur de philosophie à Paris, au Lycée Charlemagne. La première partie
de son ouvrage sur La guerre étrangère et la guerre civile en 1870 et 1871 est
une étude sur la haine nationale entre la France et l’Allemagne qu’il faut lire
la plume à la main. C’est un essai sans équivalent. Plongeant dans le passé,
il examine les haines traditionnelles. Vis-à-vis de l’Allemagne, il ne voit rien,
à peine de « petites différences 130 ». L’animosité durable et particulière qui
échappe à la sphère de la « haine générale » est celle qui vise l’Angleterre et
ses habitants au point que « la haine que nous leur portions semblait faire
partie de notre patriotisme 131 ». La thèse présentée et développée, reprise
également par d’autres auteurs, dont Ernest Lavisse, est celle d’une passion
extrême et cachée, révélée par la guerre qui jette les masques à terre. La
guerre, indépendamment de la conjoncture, vient d’une immense haine que
l’Allemagne éprouvait pour la France, haine qu’elle a laissé gonfler, qu’elle
a encouragée et qui s’est étendue à toute la société allemande. L’Allemagne
est donc responsable de la guerre et n’attendait que le moment favorable
pour déclencher les hostilités.
Pour ses lecteurs, pour lui-même et pour l’avenir, Émile Beaussire, qui
fut considéré comme un esprit ardent, indépendant, talentueux et profond,
un des fondateurs de l’École libre des sciences politiques en 1872 132, entre-
prend d’abord de rechercher l’« origine de la haine des Allemands contre les
Français ». Mais, pour retracer cette généalogie, il importe d’aiguiser son
esprit critique et de se méfier de la manière dont, en 1871, les « savants de
Berlin » revisitent le passé pour reconstruire l’histoire au point d’introduire
désormais des « souvenirs », qui n’en sont pas, d’une animosité durable,
de conflits, de ressentiments, de massacres appelant vengeance, de rivali-
tés d’ambition. En réalité, c’est seulement au milieu du XVIIIe siècle que
« se sont produits les premiers germes de la haine dont nous ressentons
aujourd’hui les effets 133 ». Pour Émile Beaussire, c’est la littérature qui
est responsable de cette naissance. Les hommes de lettres ont ourdi un
véritable complot visant à retourner l’opinion publique. Ils ont construit un
système de représentations, diffusé dans l’ensemble de la société et devenu
en quelques années hégémoniques.
Tandis que le « goût français régnait sans partage » au siècle des
Lumières, un auteur comme Gotthold Ephraim Lessing, à la fois essayiste,
dramaturge et fabuliste, se livrait à une véritable entreprise de sape. Il
129. Émile BEAUSSIRE, La liberté dans l’ordre intellectuel et moral : études de droit naturel, Paris,
A. Durand et Pedone-Lauriel, 1866, 500 p.
130. Sur cet aspect du « narcissisme des petites différences » entre nations, voir Sigmund FREUD, Malaise
dans la culture, Paris, Garnier-Flammarion, 2010 [1930], chap. V et VI.
131. Émile BEAUSSIRE, La guerre étrangère et la guerre civile en 1870 et en 1871, Paris, Libr. Germer-
Baillière, 1871, p. 3.
132. Funérailles de M. Beaussire, Discours de M. Boutmy, Paris, Impr. Firmin-Didot et Cie, 1889, p. 1.
133. Émile BEAUSSIRE, op. cit., p. 7.
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tous nos sentiments » 136. Reste que, élevée et magnifiée, elle est considérée
comme une promesse pour l’avenir et s’avère ainsi nécessaire et légitime.
D’autres écrits donneront des versions complémentaires ou dissemblables,
mais le récit de voyage au pays des milliards de Victor Tissot est sans doute le
plus significatif. Manifestement, il a inspiré Ernest Lavisse. Les Allemands se
sont préparés à l’invasion, ils ont parcouru la France, « épiant partout ». Avec
le type de guerre qu’ils ont conduit, ils ont perdu une part de leur humanité
car l’Allemagne a abandonné ce qui faisait sa grandeur. Elle est « sortie de
sa voie civilisatrice et humaine » pour revenir en barbarie. Désormais, elle
ne croit plus qu’au « triomphe suprême du canon ». Lorsqu’il traverse le
Rhin, Victor Tissot constate que les Francfortois ne supportent pas les défilés
des casques à pointe mais qu’ils éprouvent une « haine farouche et loyale à
l’égard de la Prusse ». Rendu sur place, il découvre, notamment à Leipzig,
que la guerre n’a rien réglée car « les souvenirs, les monuments, les fêtes
populaires, tout entretient ici la haine contre la France, “l’erhfeind” comme
on l’appelle, l’ennemi héréditaire 137 ». Plus loin, il n’aperçoit aucun signe
d’apaisement. Bien au contraire, il a l’impression que partout il s’agit de
« maintenir au même degré de calorique la haine contre le vaincu 138 ». Au
bout du compte, indépendamment des sensibilités et des lectures, le princi-
pal responsable de la guerre est bien la haine allemande, rancunière, âpre,
hautaine furieuse, profonde, hostile, inassouvie 139. Tout concourt à renforcer
l’image de l’ennemi national allemand, qui se construit en miroir par rapport
à l’autre, l’ennemi national allemand 140.
Pour autant, lorsque la République est solidement installée, lorsque la
situation internationale devient de plus en plus tendue, lorsque le coup
d’Agadir au Maroc, en 1905, met sur le devant de la scène des inquiétudes
anciennes, l’immense majorité de la population et des partis ne prédisent
pas un retour du bellicisme. Avant le 1er août 1914, les rassemblements
patriotiques ne font guère recette 141. La résignation plus que l’enthousiasme
l’emporte même lors de la déclaration de guerre : « La ville était paisible
et un peu solennelle […]. La tristesse qui était au fond de tous les cœurs
ne s’étalait point 142. » Et l’impression dominante, comme en 1870-1871,
est bien que la France est victime d’une agression imméritée. Dès lors, les
Annales de la haine vont pouvoir se noircir. Le récit des atrocités allemandes
remplace celui des atrocités prussiennes. Prenant essentiellement appui
136. Idem, p. 41-49.
137. Victor TISSOT, Voyage au pays des milliards, Paris, E. Dentu, 1875 (6e éd), p. 125.
138. Idem, p. 330.
139. Plus tard, Henri GIRARD précisera qu’il s’agit de « la vieille haine conçue contre nous par la Prusse
féodale », Histoire illustrée de la IIIe République, Paris, Librairie contemporaine, 1884, p. 83.
140. Michael JEISMANN, op. cit., p. 5-30.
141. Jean-Jacques BECKER, Comment les Français sont entrés dans la guerre, contribution à l’étude de
l’opinion publique printemps-été 1914, Paris, PFNSP, 1977, 637 p.
142. Marc BLOCH, Souvenirs de guerre, dans L’Histoire, la Guerre, la Résistance, Paris, Gallimard, 2006,
coll. « Quarto », p. 120.
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•
Les haines saintes, légitimes, nécessaires sont une manière de dire que
l’histoire n’a pas été prise en considération. Chacun a vécu dans l’instant
présent sans se pencher sur le passé. De la sorte, leurs porte-parole affirment
que la généalogie historique prise en compte jusqu’à aujourd’hui n’est pas
la bonne et qu’il faut revisiter l’histoire, accorder de l’importance à tel
événement oublié et donner un nouvel éclairage aux faits, aux situations
et aux personnages du passé. Il ne s’agit pas de commémorer, mais de
mise en récit pour comprendre le temps présent : l’agression de la Prusse,
l’attaque allemande, le complot maçonnique ou protestant, le péril juif
ou la conspiration cléricale sont tous nés de sentiments haineux inaperçus
ou négligés. Dans le silence, une passion ardente, presque incandescente,
s’était développée.
La haine figure dans les discours, elle devient une énergie historique
permettant de comprendre à la fois les forces à l’œuvre et la réalité vivante.
Dans cette perspective, et en fonction des contextes, la haine, au niveau
individuel ou collectif, n’est pas perçue comme un débordement condam-
nable moralement, mais comme une force motrice indispensable. La haine
devient salutaire. Une fois épuisée, elle reflue mais ne disparaît pas, prêtre à
renaître avec une nouvelle vitalité. Les haines collectives qui veulent parler
au nom de la France ou de la nation française entendent proposer un idéal
supérieur : exclure pour secouer un joug ou préparer une revanche. Ce n’est
plus toutefois le discours de la guerre civile, mais un appel au sursaut pour
retrouver une sorte d’âge d’or.
Dans le même temps, quelques observateurs et acteurs prennent
conscience de la puissance de la haine lorsqu’elle est dirigée vers un objectif
clairement désigné. La haine qui entraîne des foules et fédère les passions
dispersées s’avère un terreau fertile. Il y a bien une tentative de captation
et de réhabilitation de la haine afin de regrouper et de faire accepter une
situation insupportable comme la guerre. La haine fait donc une entrée
fracassante. Pour la comprendre, l’« échelle d’efficacité 157 » est celle des
grands groupes humains ou des mouvements d’opinion d’ampleur, mais
les mécanismes qui la mettent en branle restent ceux que l’on observe à
l’égard des individus ou des groupes sociaux identifiés. Pour les contempo-
rains, du moins une partie d’entre eux, la haine mérite d’être chevauchée,
domestiquée, mise au service d’une cause comme l’illustre le bouillon-
nement de la société française et internationale après la Grande Guerre.
Cette période a pu être vécue comme un moment intense de soulagement
et de liesse. Mais l’éclat de la victoire a bien souvent un goût amer 158.
157. Paul RICOEUR, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Éditions du Seuil, 2000, p. 280.
158. Rémy CAZALS (dir.), 500 témoins de la Grande Guerre, Moyenmoutiers/Portet-sur-Garonne,
Éditions Midi-Pyrénéenne/Edhisto, 2013, 496 p.
305
INSTRUMENTALISER
Pour quelques observateurs, l’armistice puis les traités de paix excluent les
vaincus et augurent mal d’une société mondiale des nations. Pour autant,
les carcans de l’ancien monde semblent s’être desserrés au point d’être foulés
et réduits en morceaux épars. Quelques hommes et femmes célèbrent les
temps nouveaux et captent l’attention. Ils s’étourdissent, veulent profiter
d’une liberté inespérée et semblent bouleverser les normes vestimentaires
et culturelles. L’après-guerre connaît des haines nouvelles focalisées sur les
« fascistes italiens » et les « bolchévistes russes » 159, mais aussi sur les peintres,
les musiciens, les artistes sans oublier les « garçonnes », qui ne respectent
pas les codes et alimentent parfois les fantasmes. Ces dernières ont pris la
relève, dans l’imaginaire collectif, des « idoles de la perversité 160 ». Elles
deviennent, pour quelques auteurs, des objets de railleries haineuses. Ce
ne sont plus des femmes soumises et des anges du foyer, mais des figures
masculines, des inverties et des « affranchies » 161.
Si une minorité, placée sous les feux de l’actualité, semble traverser un
monde virevoltant, « empli de soleil », le plus grand nombre, cependant,
donne l’impression de vivre dans un monde pesant qui s’épaissit d’année
en année, malgré quelques embellies. Le cataclysme de la guerre semble
insurmontable. Jean-Jacques Becker, tout jeune alors, grandi à l’ombre de
la Grande Guerre, puisque son père y avait participé, souligne fortement
que l’« on se rend mal compte aujourd’hui quand on fait l’histoire de cette
période, mais la guerre est alors partout, ne serait-ce que par les gueules
cassées que l’on rencontre souvent. Tous les hommes assez jeunes encore
sont des anciens combattants 162 ». Un roman comme celui de Marguerite
Audoux, qui fut couturière, travailla à la cartoucherie de Vincennes et exerça
différents emplois 163, l’illustre en partie. Le lecteur de 1920 de L’atelier de
Marie-Claire pouvait lire que « deux races se disputent le monde : l’une est
celle d’Abel ; l’autre, celle de Caïn le fratricide, le premier homme qui sentit
la haine bouillonner dans son sein 164… » Pour les contemporains, cette
vision du monde était assurément partagée. Elle pouvait être lue au premier
degré, un peu à la manière de certaines thèses anthropologiques ou crimino-
logiques, ou au second degré, comme une manière commode de décrypter
des personnalités que l’on pouvait rattacher à une famille. Le trait dominant
159. David CAUTE, Le Communisme et les intellectuels français, 1914-1966, Paris, Gallimard, 1967,
474 p. et Romain DUCOULOMBIER, La naissance du parti communiste en France, Paris, Perrin,
2010, 430 p.
160. Bram DIJKSTRA, Les Idoles de la Perversité. Figures de la femme fatale dans la culture fin de siècle,
Paris, Éditions du Seuil, 1992 [1986], 478 p.
161. Le célèbre roman de Victor Margueritte publié en 1922 a provoqué un énorme scandale et affûté
bien des traits vipérins. Voir Christine BARD, Les Garçonnes. Modes et fantasmes des Années folles,
Paris, Flammarion, 1998, 160 p.
162. Évelyne COHEN et Pascale GOETSCHEN, « Annette et Jean-Jacques Becker, deux regards sur la
Grande Guerre », Sociétés & Représentations, no 32, décembre 2011, p. 196-197.
163. Voir en particulier, Bernard-Marie GARREAU, Marguerite Audoux, La couturière des lettres, Paris,
Tallandier, 1991, 287 p.
164. Marguerite AUDOUX, L’atelier de Marie-Claire, Paris, Grasset, 1920, p. 159.
306
DE LA HAINE SAINTE À LA HAINE NÉCESSAIRE
qui a frappé les observateurs est sans conteste la haine non d’un individu
mais d’un phénomène massif : la guerre. Le caporal Louis Barthas, notait
dans son huitième cahier rédigé entre le 15 novembre 1915 et le 29 février
1916 : « Qui sait ! peut-être un jour sur ce coin de l’Artois on élèvera un
monument pour commémorer cet élan de fraternité entre des hommes qui
avaient l’horreur de la guerre et qu’on obligeait à s’entre-tuer malgré leur
volonté 165. » Cette haine de la guerre change d’intensité et de nature. À la
fin du conflit, comme des milliers, voire comme des millions, il l’éprouve
viscéralement, mais il désigne des responsables. Dans son dernier cahier qui
s’achève le 14 février 1919, il reçoit sa feuille de libération et commente :
« J’étais libre après cinquante-quatre mois d’esclavage ! J’échappais enfin
des griffes du militarisme à qui je vouais une haine farouche. » Et l’ancien
tonnelier, d’ajouter : « Cette haine je chercherai à l’inculquer à mes enfants,
à mes amis, à mes proches. Je leur dirai que la Patrie, la Gloire, l’honneur
militaire, les lauriers ne sont que de vains mots destinés à masquer ce que la
guerre a d’effroyablement horrible, laid et cruel 166. » L’expérience débouche
ici sur un pacifisme intransigeant qui bien que minoritaire sera actif 167.
La sensibilité « anti-guerrière » pouvant aller d’un « pacifisme martial »,
à un « pacifisme vulgaire », à un « pacifisme mystique », sans oublier un
« pacifisme à prétention patriotique » 168.
Eugen Weber qui connaît si bien la France des années 1930 169 citait
le polytechnicien Raymond Abellio né en 1907 qui faisait part de son
impossibilité de faire partager son expérience et les sentiments qui affec-
taient les « survivants » du conflit : « Nul aujourd’hui, ne peut prendre
la mesure de la virulence de nos haines et de nos rejets : le patriotisme
nous apparaissait comme le “mal absolu” 170. » Dans Ma dernière mémoire,
il ajoute à la haine des champs de bataille, du saccage des corps et de la
dévastation des esprits, la haine du patriotisme, assimilé à un chauvinisme
belliciste 171. L’expérience de la guerre, au front ou à l’arrière, marque à
jamais plusieurs générations, comme des « cicatrices rouges 172 ». Si nombre
d’hommes et de femmes meurtris ne veulent plus se laisser berner, nul
doute que la société française voit se côtoyer plusieurs générations qui ne
se parlent pas et qui ne parviennent pas à transmettre quelque chose à la
165. Louis BARTHAS, Les carnets de guerre, Paris, La Découverte/Poche, 1997 [1978], p. 216.
166. Idem, p. 551.
167. ERMENONVILLE, « Les munitions du pacifisme contre la guerre », La brochure mensuelle, janvier-
février 1933, 65 p.
168. Norman INGRAM (dir.), The politics of dissent: pacifism in France, 1919-1939, Oxford, Clarendon
Press, 1991, 366 p.
169. Eugen WEBER, La France des années 30. Tourments et perplexités, Paris, Fayard, 1995, 421 p.
170. Raymond ABELLIO, Ma dernière mémoire, t. I : Un faubourg de Toulouse (1907-1927), Paris,
Gallimard, 1971, p. 30.
171. Raymond ABELLIO, op. cit., 220 p. ; et Ma dernière mémoire, t. II : Les militants (1927-1939), Paris,
Gallimard, 1975 (1940), 315 p.
172. Annette BECKER, Les cicatrices rouges : 14-18, France et Belgique occupées, Paris, Fayard, 2010,
373 p.
307
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173. François MENTRÉ, Les Générations sociales, Paris, Bossard, 1920, 472 p.
174. Sophie DELAPORTE, Les Gueules cassées : les blessés de la face de la Grande Guerre, Paris, Noêsis,
1996, 230 p.
175. Antoine PROST, Les Anciens combattants et la société française, 1914-1939, Mentalités et idéologie,
op. cit., t. 3.
308
Conclusion
1. François MAURIAC, La Paix des cimes, Paris, Éditions Bartillat, coll. « Omnia », 2000-2010, p. 84.
2. Jan Philipp REEMTSMA, Confiance et violence. Essai sur une configuration particulière de la modernité,
Paris, Gallimard, coll. « NRF Essais », 2011 [2008], p. 63.
309
HISTOIRE DE LA HAINE
Retrouver la haine
La haine ne dispose pas d’un territoire ferme qu’affectionnent les histo-
riens. Elle ne bénéficie pas davantage d’un atelier observant les affronte-
ments hostiles, comptabilisant les rages incandescentes, recueillant les récits
de personnalités animées du besoin impérieux de haïr et les souvenirs de
celles dont l’existence s’est trouvée bouleversée. Les hommes et les femmes
n’ont guère pris soin de la faire parler, y compris les poètes et les psychiatres,
contrairement à la joie ou même l’ennui 3.
Les pages précédentes étaient guidées par quelques questions simples :
peut-on retrouver la haine ? sous quelle forme ? Comment peut-on l’inter-
préter et qu’apporte-t-elle, si on ne la réduit pas à son étymologie, à la
compréhension des sociétés ? Avant de revenir sur ce questionnement, sans
doute faut-il évoquer, partiellement, une atmosphère, celle des années 1920
commençantes. Elles constituent, de manière inversée, une sorte de modèle
d’intelligibilité du fait haineux rendu possible par l’examen de ce que les
historiens appellent le grand XIXe siècle. Le 14 juillet 1919, sous l’arc de
Triomphe, Joseph Kessel fait son premier reportage. Il est frappé par la
foule populaire, immense, admirable et calme, il partage avec elle la joie
de vivre concentrée en une journée 4. Nul doute que si certaines périodes
connaissent une succession de « grandes joies », d’autres connaissent de
« grandes haines ». Mais comment faire le récit du « sentiment noir 5 », si ce
n’est par l’entremise des hommes et des femmes du passé ? L’anthropologie
bouscule parfois les historiens et dessine d’impérieuses limites à la narration
explicative : « On pourrait dire – le paradoxe a ses vertus – que, par l’exer-
cice certes légitime et indispensable de la critique historique, nous engen-
drons un récit neutre et objectif qui est, à certains égards, moins “vrai”,
puisqu’il est par définition tel qu’aucun des acteurs ne l’a énoncé ni n’a pu
l’énoncer 6. » Sans doute existe-t-il un nœud épistémologique indépassable
entre l’attention portée aux discours, aux gestes et aux émotions des prota-
gonistes du passé que l’on veut étudier et la restitution par un tiers extérieur
d’une séquence particulière comme une guerre ou d’une émotion durable
comme la haine. De 1830 à 1930, l’individualisation et les exigences en
3. Voir le beau livre collectif de Pascale GOETSCHEL, Christophe GRANGER, Nathalie RICHARD et
Sylvain VENAYRE (dir.), L’ennui. Histoire d’un état d’âme (XIXe-XXe siècle), Paris, Publications de la
Sorbonne, 2013, 317 p.
4. Joseph KESSEL, Reportages, Romans, présentation de Gilles Heuré, Paris, Gallimard, coll. « Quarto »,
2010, p. 263.
5. Expression de Jean-Paul SARTRE dans L’Être et le néant, publié en 1943. Elle est utilisée aussi comme
synonyme de haine par Théophile Gauthier comme nous l’avons vue dans le prologue du présent
livre « Penser et comprendre ».
6. Jean BAZIN, Des clous dans la Joconde. L’anthropologie autrement, Toulouse, Anacharisis, 2008, p. 294.
Voir aussi Alban BENSA, La fin de l’exotisme. Essais d’anthropologie critique, Toulouse, Anacharis,
2006, p. 357.
310
CONCLUSION
311
HISTOIRE DE LA HAINE
11. Carlos GINZBURG, « Traces, racines d’un paradigme indiciaire », Mythes, emblèmes, traces, Paris,
Flammarion, 1989, p. 139-180.
12. ALAIN, Propos, 1906-1936, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1956, p. 3.
13. Cornelius CASTORIADIS, « Les racines psychiques et sociales de la haine », Figures du pensable.
Les carrefours du labyrinthe, t. 6, Paris, Éditions du Seuil, 1999, p. 236.
14. Antonio DAMASIO, L’erreur de Descartes : la raison des émotions, Paris, Odile Jacob, 2010 [1995],
396 p.
15. Henriette LANGLADE, De l’Amour à la haine, Paris, Tallandier, 1930, p. 103.
312
CONCLUSION
ne laisse parfois pas d’autres possibilités que de haïr à son tour et d’être
happé dans une spirale funeste.
Elle offre aussi, à l’instar de l’événement, mais sans forcément son
« retentissement », une pluralité de sens 16. Bien souvent les sentiments et les
émotions sont ressentis, parfois partagés sous la forme d’une communion,
mais rarement mis en écrit. Ils se devinent dans les scories des textes, dans
les blancs des matériaux narratifs, dans les couleurs d’une argumentation,
dans les vides ou les excès des témoignages. Sans doute peut-on considérer
que la haine, du moins à son premier stade, est un « événement muet 17 »
qui, par la suite, se manifeste par des pensées, des actions, des déclarations
plus ou moins tonitruantes.
Un instrument de régulation
S’il est donc possible de retrouver la haine, de lui redonner un rôle et
un sens, il est, en revanche, plus difficile, d’adopter une mise en intrigue 18.
Comment la raconter, quelles approches et niveaux convenait-il de retenir ?
Le premier éclairage était celui des figures haïssables. Mais on peut se
demander, au-delà de celles examinées au début du présent ouvrage, si
les « ventres mous », les modérés, ceux qui, discrets et falots, se tiennent à
l’écart peuvent aussi être l’objet de la haine, sentiment particulièrement fort.
Dans la première moitié du XIXe siècle, les propos peu amènes sur le juste
milieu ou les « bons pères de famille » peuvent prendre la forme de plaisan-
teries ou d’insultes. À la Belle Époque, mais aussi dans les années 1920,
les indécis, les modérés et les « neutres » ne sont pas toujours épargnés
car considérés comme des complices de la situation existante. Georges
Darien, dans L’ennemi du peuple, le dit à sa manière. Pour lui, la neutralité
et l’innocence n’existent pas, tout le monde a sa part de responsabilité et
ceux qui n’entrent pas dans la mêlée, acceptent leur sort, sont méprisables
et haïssables, en deux mots : le peuple, c’est-à-dire « cette partie de l’espèce
humaine qui n’est pas libre, pourrait l’être, et ne veut pas l’être ; qui vit
opprimée, avec des douleurs imbéciles ; ou en opprimant, avec des joies
idiotes ; et toujours respectueuses des conventions sociales 19 ». Sont désignés
ainsi « la presque totalité des Pauvres, et la presque totalité des Riches. C’est
le troupeau des moutons et le troupeau des bergers ». Plus personne ne peut
16. François DOSSE, Renaissance de l’événement. Un défi pour l’historien : entre sphinx et phénix, Paris,
PUF, 2010, p. 317-322.
17. Vincent DESCOMBES, Le même et l’autre, Paris, Éditions de Minuit, 1979, p. 216.
18. Parmi une production abondante, voir bien sûr Paul RICOEUR, Temps et récit, t. 1 : L’intrigue et le
récit historique, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Essais », 1983, 406 p. ; Antoine PROST, Douze leçons
sur l’histoire, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points », 1996, 341 p. ; et le récent bilan historiogra-
phique, Christian DELACROIX, François DOSSE, Patrick GARCIA et Nicolas OFFENSTADT (dir.),
Historiographie I et II, Paris, Gallimard, coll. « Folio histoire », 2010, 1 325 p.
19. Georges DARIEN, L’ennemi du Peuple, no 9, 1er-15 décembre 1903, repris dans L’ennemi du Peuple,
Lausanne, L’Âge d’Homme, 2009, p. 122.
313
HISTOIRE DE LA HAINE
314
CONCLUSION
Régime et tonalité
Sans doute existe-t-il des « régimes haineux » au même titre que des
« régimes d’émotions », c’est-à-dire des moments particuliers, souvent
instables, qui surviennent une fois, et sont dominés par une impression
partagée 22. À côté des « régimes haineux », de façon simultanée et parfois
confondue, se mettent en place des « configurations haineuses » propres à
une poignée d’individus, à un groupe, ou encore à une situation. Souvent,
si elle semble s’assoupir, voire se fossiliser, la haine ne disparaît jamais totale-
ment. Elle a beau être construite, « artificielle », elle peut être rallumée et
devient alors à la fois troublante et inquiétante « parce qu’elle laisse entre-
voir d’exceptionnels mais terrifiants débordements » 23. Chaque action et
chaque émotion impliquent tout un monde. La période 1830-1930, même
si elle est traversée par deux grandes révolutions écrasées dans le sang et
par deux conflits armés, possède une unité ou du moins une cohérence.
Les transformations économiques, la construction de partis politiques, la
généralisation du salariat, le désenclavement des villes et des campagnes,
l’essor de la presse, l’affirmation d’une culture de masse et bien d’autres
aspects structurants lui donnent en effet une particularité. Les façons de
sentir, de s’émouvoir et surtout de haïr ne sont pas restées identiques même
si les mots pour la dire ont pu conserver une apparence semblable. La haine
ne saurait donc être qualifiée d’éternelle et être présentée comme décon-
textualisée. Mais davantage que les manières de faire ce sont les structu-
rations des haines publiques qui sont les plus marquantes pour saisir leur
historicité.
Julien Benda est aujourd’hui connu pour un livre, La trahison des clercs,
souvent vite lu et dont on ne retient le plus souvent que le titre. Et pourtant,
21. Jacques HASSOUM, Cet obscur objet de la haine, Paris, Aubier, coll. « Psychanalyse », 1997, 129 p.
22. Les régimes d’émotions n’ont pas donné lieu à une analyse globale, il convient toutefois de s’ins-
pirer des travaux de François HARTOG, en particulier Régimes d’historicité. Présentisme et expérience
du temps, Paris, Éditions du Seuil, 2003 et Évidences de l’histoire, Paris, Galaade, 2005. Voir toutefois
le livre pionnier de William REDDY qui évoque les régimes émotionnels, The Navigation of Feeling.
A Framework of Emotions, Cambridge, Cambridge University Press, 2001, 380 p. Voir aussi du
même auteur « Emotional Liberty: Politics and History in the Anthropology of Emotions », Cultural
Anthropology, vol. 14, 1999, p. 256-288.
23. Véronique NAHOUM-GRAPPE, Du rêve de vengeance à la haine politique, Paris, Buchet-Chastel, coll.
« Au fait », 2003, p. 29.
315
HISTOIRE DE LA HAINE
l’ouvrage est sans doute le livre le plus politique que l’on ait rédigé sur la
haine. Il est une sorte de grille de lecture lucide permettant de décrypter les
événements. Il ne s’agit pas d’un guide d’action, mais d’une sorte de posture
morale. Dans son autobiographie, il s’en explique à plusieurs reprises 24.
Publié pour la première fois en 1927, au moment où l’insouciance des
années 1920 s’estompe, voire s’est figée dans un passé presque révolu, le
livre semble prémonitoire et annonce un avant-guerre qui est difficilement
perceptible. En 1946, il sera réédité, précédé d’une préface substantielle qui
entend donner du sens à la période qui vient de s’achever mais qui n’était
que la poursuite des divisions, des conflits et des aversions, des égoïsmes des
années 1930. Si les clercs, c’est-à-dire « tous ceux dont l’activité, par essence
ne poursuit pas de fins pratiques 25 », ont trahi ce n’est pas seulement parce
qu’ils ont opté pour les honneurs et ont tiré de leur position des avantages
matériels. Pour comprendre l’ampleur et l’importance de la trahison, il faut
d’abord revenir aux passions politiques. C’est d’elles dont il est question
dès la première page. D’emblée, elles sont considérées comme négatives
car c’est par elles que « des hommes se dressent contre d’autres hommes
et dont les principales sont les passions de race, les passions de classes, les
passions nationales 26 ». Elles ne restent ni inchangées ni immobiles et, de
toutes parts, à l’échelle du monde, les hommes et les femmes « s’éveillent
aux haines sociales, au régime des partis, à l’esprit national ». Dans la société
française, la haine était jusqu’alors plutôt éparse, parfois dispersée et hétéro-
gène. Désormais, souligne Julien Benda, la haine a changé de caractère :
elle est devenue tout d’abord cohérente. Un siècle plus tôt, dans les années
1830, les « adeptes d’une même haine politique » ne parlaient pas d’une
voix, chacun ressentait et s’exprimait à sa manière. Dorénavant, les hommes
et les femmes ne haïssent plus « en ordre dispersé », ils forment « une masse
passionnelle compacte, dont chaque élément se sent en liaison avec l’infinité
des autres » au point de pouvoir constituer « un tissu de haine si serré 27 ».
En effet, la société est dorénavant formée de grands agrégats qui sont de
véritables « blocs de haine », prêts à entrer en collision les uns avec les
autres. On assiste donc à un processus dans lequel la passion d’un individu
rejoint « des milliers de passions » semblables à la sienne. De la sorte,
l’observateur attentif peut constater à la fois un mouvement de « cohérence
de surface » mais de « cohérence en nature », comme si chaque « bloc de
haine » se solidifiait et se densifiait. Et Julien Benda, qui adopte la posture
de l’observateur surplombant, se dit frappé par le fait que les « ennemis
du régime démocratique (je parle de la masse, non des cimes) manifestent
24. Julien BENDA, La jeunesse d’un clerc, Paris, Gallimard, 1936, 222 p.
25. Julien BENDA, La Trahison des clercs, Paris, Grasset, coll. « Les Cahiers Rouges », 1975 [1927],
p. 333, p. 166.
26. Idem, p. 135.
27. Idem, p. 136.
316
CONCLUSION
317
HISTOIRE DE LA HAINE
Noirceur psychique
À lire les articles, les reportages de la presse d’opinion, et les correspon-
dances privées, nul doute que des malheureux sont menacés, pressurés ou
broyés par un adversaire impitoyable et égoïste. En 1928, Bertrand Russel
s’interroge sur le besoin de scepticisme. Pour lui, l’existence offre également
de multiples exemples du besoin de haïr : « Nous n’aimons pas être privés
d’un ennemi ; nous avons besoin de haïr quelqu’un quand nous souffrons. »
31. Jean ZAY, Souvenirs et solitude, introduction d’Antoine Prost, Paris, Belin, 2010 [1946], p. 447-448.
32. Jacques HASSOUN, Les passions intraitables, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 2000 [1993],
142 p.
33. Marcel MAUSS, Manuel d’ethnographie, Paris, Payot, 1947 [1926], p. 202.
318
CONCLUSION
34. Bertrand RUSSEL, Essais sceptiques, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Le Goût des idées », 2011 [1928],
p. 145.
35. Idem, p. 147.
36. Esprit, 1932/10, p. 265.
319
HISTOIRE DE LA HAINE
320
CONCLUSION
321
HISTOIRE DE LA HAINE
mais le leur. C’est à leurs propres yeux qu’ils doivent conserver l’estime de
soi. Les haineux ne se remettent pas en cause, ils justifient toujours leur
aversion et rejettent la faute sur l’autre. Dans le couple, la haine conjugale
est vue comme le résultat de brouilles et de disputes permanentes, d’humi-
liations et de coups incessants ; sur la scène publique, Drumont ou Maurras
affirment que l’antisémitisme n’est que la juste réponse à la haine des juifs ;
Thiers que la répression sanglante n’est que le châtiment approprié à l’égard
des mesures haineuses prises par les membres de la Commune. Dans la
sphère politique comme dans l’univers social se déploient des discours de
justification qui n’évoquent pas la haine des vainqueurs ou de ceux qui
en sont à l’origine, mais la nécessité de défendre l’emploi, l’ordre social
menacé, la France éternelle ou la civilisation. Ces arguments se retrouvent
aussi sur la scène internationale. Chacun, à son échelle et en fonction des
circonstances, réduit l’autre à un type, lui-même ramené à l’état d’ennemi,
selon un processus restitué par Georg Simmel 42.
Or, dépassant les individus pour s’emparer d’une collectivité, il arrive
que l’esprit haineux finisse par l’emporter, balayant presque tout sur
son passage. La noirceur psychique constitue assurément un événement
historique 43, legs du XIXe siècle qui a donné aux affrontements sociaux
et politiques une couleur sombre, montrant aussi que l’on pouvait, par
la violence la plus extrême, régler les dissensions et les différends et faire
porter le poids de la culpabilité sur les épaules des vaincus ou des plus
vulnérables. Sans doute faut-il insister encore sur le fait qu’il existe des
déplacements parfois presque imperceptibles, difficiles « à objectiver », mais
qui attestent, à des moments particuliers, de la « hausse du degré d’hos-
tilité diffuse et dénuée de contenu précis, la valorisation d’une esthétique
de l’agressivité cynique sans objet – mais qui en cherche – », une couleur
sombre de l’humeur collective, pourraient se transformer en fossés insidieux
entre les uns et les autres, entre soi et la « société 44 ». Sous l’apparence de
l’harmonie sociale courent à la fois des discours subalternes, qui relèvent
de l’infra-politique 45, et des sentiments hostiles dont la haine, cette passion
froide qui exige l’anéantissement.
42. Voir de Georg SIMMEL, nombreuses remarques en particulier dans Sociologie, études sur les formes
de socialisation, Paris, PUF, 1999, 756 p., Le conflit, Paris, Circé, 1992, 162 p., Philosophie de la
modernité 2, Paris, Payot, 1990, 309 p.
43. Voir pour la situation contemporaine, Arlette FARGE, « L’essoufflement de la France est un événe-
ment historique », Le Monde, 30 mars 2010.
44. Véronique NAHOUM-GRAPPE, Du rêve de vengeance à la haine politique, Paris, Buchet-Chastel, coll.
« Au fait », 2003, p. 29.
45. James C. SCOTT, La Domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne, Paris,
Éditions Amsterdam, 2009, 272 p.
322
CONCLUSION
Présence de la haine
La haine possède une charge émotionnelle considérable. Elle est une
force de changement tout en étant l’une des réactions possibles et envelop-
pantes face aux mutations trop lentes, trop brusques ou trop incertaines.
Pour autant, il n’existe pas de modèle théorique de la haine 46 ni de lecture
unique. La haine c’est à la fois le refus du changement, ce qui contribue à
donner davantage de relief et d’épaisseurs aux présupposés sociaux et cultu-
rels, et ce qui échappe au polissage des mœurs et à la culture des sentiments.
Portée par des individus ou des groupes sociaux, la haine déliée et errante
poursuit son chemin en quête d’une issue 47, faisant partie des éléments
constitutifs de la personnalité et de la civilisation 48. Sans doute, tout un
chacun est capable de ressentir une bouffée de haine ou d’être l’objet d’un
mouvement haineux. Sans aucun doute, dans l’inconscient collectif, existe
un mécontentement diffus et confus. Mais, inscrite dans l’histoire person-
nelle des individus et des groupes, elle peut, en fonction des situations,
basculer du côté de l’excès 49. L’énergie haineuse s’avère redoutable, elle peut
être stagnante puis se métamorphoser et devenir incandescente. Le haineux,
à l’échelle individuelle ou collective, s’affranchit, lorsqu’il passe à l’acte, des
préceptes moraux ou des règles de droit. Si la haine constitue la véritable
part sombre de l’humanité 50, ce sont bien des hommes et des femmes
concrets qui, en fonction des circonstances, peuvent passer à l’acte, dénon-
cer, condamner moralement, se réjouir du malheur d’autrui, se dissimuler,
mais aussi se pavaner. La haine utilisée à des effets immédiats. Implacable et
enivrante, elle conforte les personnalités haineuses, elle provoque des dégâts
mentaux auprès d’individus et de groupes enfermés dans un processus de
victimisation. À plus longue échéance, elle contribue à distendre les liens
sociaux voire à les détruire.
Jouer sur les peurs, les envies et les frustrations est une manière de
parvenir à ses fins, de faire la conquête de l’opinion ou de se lancer dans
des aventures politiques. Toutefois, s’il faut construire une figure outran-
cière de l’autre, que l’on tient souvent pour vraie, préférant la créature
imaginée au personnage réel, grossir le trait par la mise en discours, il
n’y a pas souvent de passage à l’acte physique. Mais la haine publique est
46. Le schéma proposé par Robert J. STERNBERG n’apparaît guère efficient. Dans The nature of hate,
publié en 2008, il propose un modèle théorique en forme de triangle : « Negation of Intimacy, Anger/
Fear et Devaluation/Diminution », p. 60.
47. Nicole JEAMMET, La haine nécessaire, Paris, PUF, coll. « Fait psychanalytique », 1989, 144 p.
48. A. GREEN, « Culture et Civilisation(s), malaise ou maladie », Revue française de psychanalyse, 1993,
no 4, « Malaise dans la civilisation », p. 1029-1056.
49. Micheline ENRIQUEZ, Aux carrefours de la haine, Paris, Épi, 1984, p. 22.
50. « Au cœur des ténèbres de la haine, là où celle-ci est persistante, implacable, là où elle se nourrit
d’elle-même et devient le seul objet d’une passion sans mesure », Jean-Baptiste PONTALIS, « La haine
illégitime », L’Amour de la haine, Nouvelle Revue de psychanalyse, n° 33, printemps 1986, Gallimard,
p. 275.
323
HISTOIRE DE LA HAINE
51. Octave MIRBEAU, Les 21 jours d’un neurasthénique, Talence, L’Arbre vengeur, 2010 [1901],
p. 244-245.
52. Charles TILLY, La France conteste de 1600 à nos jours, Paris, Fayard, coll. « L’Espace du politique »,
1986, p. 541-547.
324
CONCLUSION
53. Sophie WAHNICH, « De l’économie émotive de la Terreur », Annales, HSS, no 4, p. 889-913 et
Les émotions, la Révolution française et le présent. Exercices pratiques de conscience historique, Paris,
Éditions du CNRS, 2009.
54. Philippe SALTEL, « Haïr la haine ? », Les philosophes de la haine, Paris, Ellipses, 2001, p. 7-12. Et,
du même auteur, Une odieuse passion : analyse philosophique de la haine, Paris, L’Harmattan, 2007,
364 p.
325
Table des matières
Introduction. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9
Première partie
DÉCRYPTER
Introduction ........................................................................ 27
Chapitre I
Interroger . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 29
La haine politique en héritage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30
La décimation de l’ennemi. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 32
La mise en intrigue de la haine politique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 40
L’esprit de parti .................................................................... 45
La « plus funeste des armes politiques ». . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 46
Les boucs émissaires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 56
La politique sans les femmes : de l’oubli à la haine. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 61
La « malveillance généralisée » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 61
Les antisuffragistes contre les hoministes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 67
Chapitre II
Penser . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 75
Les penseurs des sentiments haineux. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 75
La grande menace . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 76
La haine sous l’œil du Collège de France . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 80
Les romans d’apprentissage. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 83
La haine romantique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 84
Une énergie redoutable et libératrice . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 86
L’écriture à bas bruit . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 89
L’actualité de la passion funeste . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 90
La haine profonde . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 93
327
HISTOIRE DE LA HAINE
Deuxième partie
REJETER
Introduction ...................................................................... 101
Chapitre III
Femmes exécrées, femmes massacrées . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 105
Les abominables mères . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 107
Images sociales et littéraires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 108
La haine dans les prétoires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 112
Justiciables et rivales . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 116
« La désapprobation brutale » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 117
L’avocate : cette « hermaphrodite du progrès social » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 120
La hargne masculine . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 123
Le Barbe bleue des servantes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 124
Les tueurs de femmes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 127
Chapitre IV
L’Autre, cet « errant » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 135
Vagabonds et maraudeurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 136
La construction d’une sourde hostilité contre les « sans domicile certains » . . . . . . . . . . 137
Les cibles de la haine . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 144
Migrants et immigrants . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 147
Le « massacre lâche » des étrangers . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 149
La haine horizontale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 152
Bohémiens et romanichels. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 154
« Un vif sentiment de répulsion » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 154
Une haine qui vient de loin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 158
Troisième partie
EXPÉRIMENTER
Introduction ...................................................................... 165
Chapitre V
Les haines entre soi . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 169
Les impossibles ménages. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 171
La haine simple des « êtres malfaisants » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 171
Les couples haineux connaissent une fin tragique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 174
En famille . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 180
Frères et sœurs ennemis . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 181
La banalité de la haine . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 185
328
TABLE DES MATIÈRES
Chapitre VI
Le monde désassemblé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 201
Quatrième partie
INSTRUMENTALISER
Introduction ...................................................................... 231
Chapitre VII
Les haines froides . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 237
Le déni du peuple. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 239
Les « hors société » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 239
Le choix de l’intransigeance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 244
« En tas ! » : la haine méthodique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 248
La logique des massacreurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 248
La haine « génocidaire » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 251
Le « guet-apens » moderne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 260
L’événement épouvantable . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 260
La haine des anges . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 265
Chapitre VIII
De la haine sainte à la haine nécessaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 273
L’invention d’une nouvelle croisade . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 274
Le désir de misoxénie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 276
L’idéologie haineuse. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 282
Le triomphe des « anti » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 286
La glorification de la « haine féconde » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 287
La solidarité des haines . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 290
329
HISTOIRE DE LA HAINE
Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 309
330
H I S T O I R E
▲
Frédéric CHAUVAUD
Histoire de la haine
Une passion funeste 1830-1930
▼
J
E ne l’aime pas, je le déteste, je l’abhorre, je le hais, je voudrais le voir mort,
j’exige que le souvenir même de son existence soit effacé à jamais… autant
d’expressions et de pensées, longtemps enfouies, disant le rejet, l’appel à la
vengeance et le rêve de destruction. Les discours et les gestes haineux prolifèrent
aujourd’hui. Ils ont pour cible une conjointe, un voisin, un adversaire politique,
une ministre, une communauté… Souvent appelée la passion funeste, la haine a
toujours existé mais elle possède une histoire. Ses expressions, ses modalités, ses
logiques, ses objets et ses effets ne sont ni identiques ni immuables.
Pour en rendre compte, il s’avère essentiel de retenir une séquence histo-
rique « moyenne » située entre deux paroxysmes, la Révolution et Vichy, plus
précisément entre 1830 et 1930. Pour la caractériser, la fiction et les discours
savants se sont mis à la recherche de formules : sentiment destructeur, pulsion
puissante, émotion impérieuse, énergie libératrice et redoutable… Pour l’ana-
lyser, il convient de croiser les ressources documentaires et historiographiques
afin de se demander comment la haine naît, se manifeste, se développe et parfois
est instrumentalisée, à une échelle interpersonnelle ou bien collective. Pour la
▲
comprendre, dans une perspective d’histoire des émotions et d’histoire sensible,
il importe d’écouter les hommes et des femmes du passé afin de restituer des
paroles, des pratiques et des horizons d’attente.
Le présent ouvrage est un essai qui replace la passion funeste dans son époque
et cerne ses raisons évoquées par les contemporains. Si la haine est à sa manière
une forme de rationalité permettant de se mouvoir dans l’univers social, elle est
une « figure du pensable » et un ressort psychologique déterminant, donnant la
possibilité de comprendre ce qui anime les individus et les sociétés.
Frédéric CHAUVAUD, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Poitiers,
responsable de l’axe « Sociétés conflictuelles » du Criham (EA : 4270), est un spécia-
liste de la violence, du corps brutalisé et de la Justice. Auteur de nombreux ouvrages,
il a notamment publié ou dirigé Boucs émissaires, têtes de Turcs et souffre-douleur
(2012), Le droit de punir (2012), Clameur publique et émotions judiciaires (2014),
Au voleur ! (2014).