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Histoire de la haine

Une passion funeste 1830-1930

Frédéric Chauvaud

DOI : 10.4000/books.pur.49548
Éditeur : Presses universitaires de Rennes
Année d'édition : 2014
Date de mise en ligne : 11 juillet 2019
Collection : Histoire
ISBN électronique : 9782753559530

http://books.openedition.org

Édition imprimée
ISBN : 9782753533332
Nombre de pages : 336
 

Référence électronique
CHAUVAUD, Frédéric. Histoire de la haine : Une passion funeste 1830-1930. Nouvelle édition [en ligne].
Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2014 (généré le 10 décembre 2020). Disponible sur
Internet : <http://books.openedition.org/pur/49548>. ISBN : 9782753559530. DOI : https://doi.org/
10.4000/books.pur.49548.

© Presses universitaires de Rennes, 2014


Conditions d’utilisation :
http://www.openedition.org/6540
H I S T O I R E

rique « moyenne » située entre deux paroxysmes, la Révolution et Vichy, plus


précisément entre 1830 et 1930. Pour la caractériser, la fiction et les discours
savants se sont mis à la recherche de formules : sentiment destructeur, pulsion

Histoire de la haine
lyser, il convient de croiser les ressources documentaires et historiographiques
afin de se demander comment la haine naît, se manifeste, se développe et parfois


il importe d’écouter les hommes et des femmes du passé afin de restituer des

Une passion funeste 1830-1930


une « figure du pensable » et un ressort psychologique déterminant, donnant la
Frédéric CHAUVAUD
responsable de l’axe « Sociétés conflictuelles » du Criham (EA : 4270), est un spécia-
liste de la violence, du corps brutalisé et de la Justice. Auteur de nombreux ouvrages,
il a notamment publié ou dirigé
(2012), (2012), (2014),
(2014).

ISBN 978-2-7535-3333-2
21 € PRESSES U N I V E R S I TA I R E S D E RENNES
Histoire de la haine
Collection « Histoire »
Dirigée par Frédéric Chauvaud, Florian Mazel,
Cédric Michon et Jacqueline Sainclivier

Série « Justice et Déviance »


Dirigée par Frédéric Chauvaud

Dernières parutions
Frédéric Chauvaud et Pierre Prétou (dir.),
Clameur publique et émotions judiciaires. De l’Antiquité à nos jours, 2014, 320 p.
Silvia Liebel,
Les Médées modernes. La cruauté féminine d’après les canards imprimés (1574-1651), 2013,
226 p.
Valérie Sottocasa (dir.),
Les brigands. Criminalité et protestation politique (1750-1850), 2013, 248 p.
Claire Dolan,
Les procureurs du Midi sous l’Ancien Régime, 2012, 288 p.
Frédéric Chauvaud (dir.),
Le droit de punir du siècle des Lumières à nos jours, 2012, 202 p.
Hervé Laly,
Crime et justice en Savoie. L’élaboration du pacte social, 1559-1750, 2012, 252 p.
Bruno Lemesle et Michel Nassiet (dir.),
Valeurs et justice. Écarts et proximités entre société et monde judiciaire du Moyen Âge au
XVIIIe siècle, 2011, 198 p.
Frédéric Chauvaud, Yves Jean et Laurent Willemez (dir.),
Justice et sociétés rurales du XVIe siècle à nos jours, 2011, 380 p.
Isabelle Le Boulanger,
L’abandon d’enfants. L’exemple des Côtes-du-Nord au XIXe siècle, 2011, 368 p.
Isabelle Mathieu,
Les justices seigneuriales en Anjou et dans le Maine à la fin du Moyen Âge, 2011, 394 p.
Sophie Victorien,
Jeunesses malheureuses, jeunesses dangereuses. L’éducation spécialisée en Seine-Maritime depuis
1945, 2011, 318 p.
Jean-Pierre Allinne et Mathieu Soula (dir.),
Les récidivistes. Représentations et traitements de la récidive, XIXe-XXIe siècle, 2010, 288 p.
Pierre Prétou,
Crime et justice en Gascogne à la fin du Moyen Âge, 2010, 368 p.
Frédéric Chauvaud,
La chair des prétoires. Histoire sensible de la cour d’assises, 1881-1932, 2010, 384 p.
Alain Berbouche,
Marine et Justice. La justice criminelle de la Marine française sous l’Ancien Régime, 2010,
284 p.
Céline Regnard-Drouot,
Marseille la violente. Criminalité, industrialisation et société (1851-1914), 2009, 366 p.
Frédéric CHAUVAUD

Histoire de la haine
Une passion funeste 1830-1930

Collection « Histoire »

PRESSES UNIVERSITAIRES DE RENNES


n couverture : L’Adoration du veau, peinture de Francis Picabia, 1941, Paris, musée national
d’Art moderne – Centre Georges Pompidou, © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-
Grand Palais / Philippe, ADAGP.

© PRESSES UNIVERSITAIRES DE RENNES


UHB Rennes 2 – Campus de La Harpe
2, rue du doyen Denis-Leroy
35044 Rennes Cedex
www.pur-editions.fr

Mise en page par Gwenoline Lemonnier

ISBN 978-2-7535-3333-2
ISSN 1255-2364
Dépôt légal : 1er semestre 2014
À Lydie, Céleste et Caroline,
bien qu’elles soient très éloignées de la passion funeste,
du sentiment noir ou des pensées fielleuses.
Introduction

En 1870, Jules Verne met un point final aux premières aventures trépi-
dantes du capitaine Nemo. L’écrivain abandonne son sombre héros aux
soins de son éditeur et à la curiosité de ses lecteurs. À bord du Nautilus,
il parcourt les mers, s’aventure dans les bas-fonds sous-marins, ourdit des
plans machiavéliques. Est-il un naufrageur ? Un prédateur ? Un être coupé
de son milieu, un visionnaire dévoyé ? Non, il est bien davantage, c’est
un « archange de la haine 1 ». Le narrateur, le professeur Aronnax, retenu
prisonnier, souligne que c’est « un implacable ennemi de ses semblables
auxquels il avait dû vouer une impérissable haine ». Cette passion funeste
n’est pas dirigée contre un individu, peut-être l’est-elle contre une nation,
mais elle la dépasse : « Cette haine qu’il avait vouée à l’humanité, cette
haine qui cherchait peut-être des vengeances terribles, qui l’avait provo-
quée ? » Se demande encore le savant captif ? Peu importe finalement 2.
La correspondance de Jules Vernes avec son éditeur Hetzel montre qu’il
pouvait s’agir aussi bien de la Russie oppressant la Pologne que de la
Grande-Bretagne faisant la conquête de l’Inde, responsable du massacre
de la famille du héros de Vingt mille lieues sous les mers. Au-delà de l’aven-
ture de la science, de la découverte des abysses, de l’inventaire des dangers
océaniques, le roman suggère qu’il existe autre chose : une énergie consi-
dérable qui fait mouvoir un personnage tel que le capitaine Nemo. La
haine lui donne un élan presque infini. Sans elle, il ne se serait pas lancé
à la conquête du monde sous la surface des eaux. Dans un univers imagi-
naire et rationnel, il subsistera toujours un territoire inconnu, non pas
le globe terrestre arpenté de mille manières, mais les ressorts informels,
tout ce qui fait mouvoir les individus, en particulier les plus prompts à
se lancer dans l’aventure. Au-delà de l’univers romanesque, dans l’exis-
tence tangible de millions d’hommes et de femmes, existe bien sûr une

1. Voir en particulier Jules VERNE, Voyages extraordinaires, édité par Jean-Luc Steinmetz, Paris,
Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2012, 2 vol.
2. Idem, p. 104 et p. 160.

9
HISTOIRE DE LA HAINE

question de « psychologie historique 3 ». Tout ce qui relève des sentiments


et des émotions, comme la haine, échappe le plus souvent à l’investiga-
tion historique 4. Ils semblent difficiles d’accès, déroutants et en même
temps fascinants. D’une certaine manière, pour parler comme Michel de
Certeau, ils sont une hétéronomie tenant à distance la compréhension
immédiate. Ils constituent une limite empêchant de saisir une société et
de comprendre une époque. L’hétéronomie peut être définie comme la
« blessure d’un rationalisme 5 ». Les émotions sont des processus complexes
qui ne se laissent pas réduire à quelques traits simplifiés et qui ne sont pas
toujours immédiatement accessibles 6. Et pourtant, individuelles ou collec-
tives, elles sont à l’origine de prises de décision, elles sont un guide pour
l’action 7, permettant de prendre une décision et de choisir, dans nombre
de cas, entre l’évitement et la confrontation 8.
Au lendemain de la Première Guerre, dans un autre registre, la haine
s’invite à nouveau. Elle ne suscite pas la délectation du lecteur mais une
sourde inquiétude, faisant resurgir des croyances qui semblaient appar-
tenir à une autre époque. Dans des villages d’Auvergne, de Bretagne ou
du Morvan, nombre d’habitants hâtent le pas, tentent de s’écarter ou se
terrent lorsqu’ils perçoivent des « vibrations funestes ». Produites par la
colère véhémente d’un sorcier ou d’une sorcière, elles signalent un danger
imminent. Le promeneur risque d’être pris dans une tentative d’envoûte-
ment. Le XIXe siècle qui se veut rationnel, a défini l’envoûtement comme un

3. Outre les considérations bien connues de Robert Mandrou ou de Lucien Febvre, voir Nathalie
RICHARD, « L’histoire comme problème psychologique. Taine et la “psychologie du jacobin” »,
Mil Neuf Cent, no 20-1, 2002, p. 153-172.
4. Notamment pour l’étude de la période contemporaine, en particulier le XIXe siècle, voir cependant
Fabrice WILHELM (dir.), L’Envie et ses figurations littéraires, Dijon, EUD, coll. « Écritures », 2005,
259 p. ; du même auteur : L’Envie, une passion démocratique au XIXe siècle, Paris, Presses de l’université
Paris-Sorbonne, 2012, 450 p. ; et Antoine GRANDJEAN et Florent GUÉRARD, Le ressentiment, passion
sociale, Rennes, PUR, coll. « Philosophica », 2012, 236 p. ; pour une mise au point, voir Jérôme
KAGAN, What is Emotion? History, Measures, and Meanings, New Haven, Yale University Press, 2007,
271 p. ; Barbara H. ROSENWEIN, « Problem and Methods in the History of Emotions », Passions in
context, International journal for the History and Theory of Emotions, no 1, 2010, p. 1-32.
5. Michel DE CERTEAU, Histoire et psychanalyse entre science et fiction, Paris, Gallimard, coll. « Folio
essais », 1987, p. 24.
6. Catherine LUTZ et Geoffrey M. WHITE, « The Anthropology of Emotions », Annual Review of
Anthropology, vol. 15, 1986, p. 405-436 ; Catherine LUTZ et Lila ABU-LUGHOD (ed.), Language and
the Politics of Emotion, Cambridge, Cambridge University Press, 1990, 228 p. ; voir aussi « Émotion »,
Terrain, no 22, 22 mars 1994, 176 p.
7. Paul EKMAN et Richard J. DAVIDSON, The nature of emotion: Fundamental questions, New York,
Oxford University Press, 1994, 496 p. ; voir aussi Vinciane DESPRET, Ces émotions qui nous fabri-
quent, ethnopsychologie de l’authenticité, Le Plessis-Robinson, Institut Synthélabo pour le progrès de
la connaissance, 1999, 359 p. ; et François LELORD et Claude ANDRÉ, La force des émotions, Paris,
Odile Jacob, 2001, 396 p.
8. Olivier LUMINET, Psychologie des émotions. Confrontation et évitement, Bruxelles, De Boeck & Larcier,
2002, 254 p. ; voir aussi, dans une autre perspective, Rafael MANDRESI, « Le temps profond et le
temps perdu. Usage des neurosciences et des sciences cognitives en histoire », Wolf FEVERHAHN et
Rafael MANDRESI (éd.), Revue d’histoire des sciences humaines, no 25 : « Les Sciences de l’homme à
l’âge du neurone », 2011, p. 165-202.

10
INTRODUCTION

« fait expérimental ». Il s’agit d’attenter à la vie ou à la santé de quelqu’un


que l’on hait. Pour cela, il convient soit de fabriquer une petite statuette de
cire, amalgamée de cheveux, d’ongles, de déjections de la personne exécrée,
et de lambeaux de vêtements ; soit de prendre un crapaud vivant, baptisé et
emmailloté « avec des fragments des habits de la victime ». Puis, muni de sa
statuette ou du batracien, il faut maudire son ennemi à l’aide d’« affreuses
formules imprécatoires ». Ensuite, le fétiche doit être dissimulé à proximité
d’une habitation ou d’un lieu de passage, tandis que l’animal doit être
enterré vivant, de préférence sous la pierre du seuil de la maison où réside
l’envoûté. L’homme éduqué de la ville se gausse de semblables histoires. Ce
sont des fadaises tout juste bonnes à faire frémir les enfants en bas âge ou
les simples d’esprit. Mais au lendemain de la Grande Guerre, A. Villeneuve,
auteur d’une étude sur les envoûtements de haine, les prend au sérieux. Les
forces mystérieuses qui rôdent autour des destinées humaines doivent être
l’objet d’investigations scrupuleuses, sans dédain ni scepticisme exagéré.
Car les « funestes poupées » sont faites avec art. Physiquement ressem-
blantes, elles doivent surtout être « substantiellement aussi voisines que
possible de son être ». L’action exercée doit agir sur le physique comme sur
le moral. Pour les hommes et les femmes qui en ont été la proie, il n’y a
rien de risible. En effet, relate-t-il, « une femme très bien portante fut prise
subitement de douleurs aiguës dans le ventre. Elle éprouvait, disait-elle,
comme des coups de couteau. Une voyante affirma que l’on se trouvait en
présence d’un sort et que la “charge” de ce sort – lisez l’objet qui avait servi
d’accumulateur à la volonté mauvaise – était enterré à tel endroit 9 ». Une
fois ce lieu découvert, la figurine fut déterrée, et si, par bien des aspects,
elle était grossière, la victime était « reconnaissable ». Les coups avaient été
provoqués par des piqûres d’épingle restées dans le corps de la poupée qu’il
fallut enlever, mais de la sorte la sorcière ressentit à son tour de très vives
douleurs comme si une arme blanche lui avait perforé, à plusieurs reprises,
le corps. Une fois la statuette disparue dans les flammes, celle qui l’avait
confectionnée, pour se venger et poursuivre de sa haine la jeune femme,
dépérit et ne fut bientôt plus qu’une moribonde.
Les agissements du capitaine Nemo et les envoûtements de haine, bien
que situés sur des plans différents, attestent que la haine est bien présence de
diverses manières et qu’elle constitue l’un des ressorts essentiels des conduites
humaines. Il existe même un véritable foisonnement de sentiments et d’atti-
tudes. Les observateurs et les chroniqueurs signalent sa présence un peu
partout ; les mémorialistes et les journalistes l’aperçoivent sur les champs de
bataille et dans les combats de rue ; les commissaires de police et les magis-
trats instructeurs la scrutent dans les couples et dans les familles, l’observent
dans les rues et dans les champs, dans les centres urbains et les écarts. Tantôt
9. A. VILLENEUVE, Les envoûtements de haine et d’amour, Paris, Hector et Henri Durville éditeurs, coll.
« Psychic », 1919, p. 3.

11
HISTOIRE DE LA HAINE

elle est visible à l’intérieur d’une même collectivité ; tantôt elle se manifeste
contre un vagabond, contre des journaliers belges ou des travailleurs italiens ;
tantôt encore elle est au cœur de conflits sociaux ou exerce des ravages entre
formations politiques. En elle, il y a bien plus qu’un mouvement d’humeur
ou une réaction à une situation émotionnelle. Aussi convient-il d’emblée de
se demander de quoi la haine est-elle le nom ? Que désigne-t-elle ? Comment
a-t-on parlé d’elle et comment peut-on entrer en elle ? Quelles traces les
sentiments haineux ont-ils laissées ? Il faudrait encore se demander de quelle
manière est-il possible de les saisir et à partir de quelles sources ? S’il en
existe des milliers d’indices, ils sont cependant ténus, à peine plus consis-
tants qu’une vague impression qui ne parvient pas à se dévoiler. Si presque
tout le monde la remarque, seules, le plus souvent, quelques allusions ou
de brèves annotations la fixent sur le papier comme si elle était ravalée au
rang des monstruosités humaines ou des bizarreries superstitieuses. Pour
nombre d’auteurs, de romanciers ou d’essayistes, elle semble transformer la
personnalité et donne le sentiment que le haineux est hypnotisé ou victime
d’une sorte d’enchantement maléfique. En effet, dans la littérature populaire,
la haine est souvent comparée à une sorte d’envoûtement qui obscurcit la
conscience et la volonté : « Il ne se possédait plus : un esprit satanique
habitait en lui. Il était comme envoûté et incapable d’éloigner les tentations
funestes 10. » Mais pour l’étudier, il faut battre en brèche un certain nombre
de préjugés. Car la haine, sentiment et énergie dévastatrice, existe à l’état
latent, et régit parfois les relations entre les individus, les groupes sociaux et
les classes sociales. S’il suffit d’un rien pour qu’elle se déclare, une fois instru-
mentalisée, elle devient une force terrifiante et parfois incontrôlable. Étudier
la haine, c’est comprendre comment l’on passe d’une échelle individuelle à
une échelle sociétale. La période qui va des Trois Glorieuses aux années 1930
donne l’impression d’avoir expérimenté toutes les formes haineuses. Dans
le même temps, elle est l’objet d’un certain nombre de discours qui s’en
inquiètent tandis que d’autres lui trouvent d’indéniables vertus. Si la haine
constitue une sorte de « fond commun », se situant entre la peur, l’inquié-
tude et l’agressivité, nul doute qu’une histoire anthropologique de la haine
permet de lui donner du sens et de mieux comprendre les sociétés du passé
comme celles d’aujourd’hui.

Insaisissable et indésirable
L’idée d’étudier la haine n’est pas neuve mais elle n’a pas trouvé une large
audience auprès des chercheurs. Son étude est souvent disqualifiée pour des
raisons diverses. Généralement, elle est un sentiment que l’on ne s’auto-
rise pas. Les multiples annotations figurant dans les journaux intimes, les

10. Claude MONTORGUE, Les Martyrs de la haine, s. l. n. d., p. 4.

12
INTRODUCTION

remarques dispersées dans les correspondances, les impressions qui affleurent


dans les confessions rapportées l’illustrent. Il en est ainsi du journal de la
comtesse d’Agoult. En fonction de son milieu, de son éducation, de ses
croyances, il lui faut arrêter certaines pensées à la bordure de son esprit, et
tenter de se purifier « comme la force interne du glacier rejette au-dehors tous
les objets impurs qui viennent le souiller 11 ». La remarque est précieuse car
dans les écritures de soi, il existe en effet très peu d’aveux relatifs à des senti-
ments haineux. On peut avouer des pensées impures, confier ses obsessions
ou ses penchants, mais l’introspection ne va pas en général jusqu’à recon-
naître que l’on déteste sans limites quelqu’un au point de se réjouir de son
avilissement ou de rêver à sa mort. Plus tard, en 1915, dans une contribution
importante mais alors confidentielle, Sigmund Freud s’interrogeait sur le
« destin des pulsions ». Il écrivait que « le Moi hait, exècre, persécute, avec
des intentions destructrices, tous les objets qui deviennent pour lui sources
de déplaisir ». Plus loin, il ajoutait, comme s’il fallait lever les ambiguïtés,
que « les prototypes véritables de relation de haine ne sont pas issus de la vie
sexuelle mais de la lutte du Moi pour sa conservation et son affirmation 12 ».
Et puis comme si cela ne suffisait pas, et qu’il fallait expliciter pour ses futurs
lecteurs la question, il concluait pratiquement en insistant sur le fait que dans
sa relation à l’objet, « la haine est plus ancienne que l’amour 13 ». La haine
toutefois n’est pas unique. Il existe ainsi, au gré des interprétations, des haines
d’envie, des haines de rage, voire des haines d’amour 14.
Si l’étude de la haine semble parfois pertinente pour examiner les
émotions privées et les relations interpersonnelles, elle ne le serait plus dès
lors que l’on change d’échelle. La haine est alors réduite à une formule
incantatoire qui ne résout rien. Parler de la haine empêcherait même d’aller
au-delà du simple constat, mettant ainsi un terme aux analyses approfondies
et aux études de contexte. Selon Jacques Rancière, appliquée à la démocra-
tie, la haine est « un processus de défiguration » récent qui se déploie plus
particulièrement à partir des années 1980 15. Pour Véronique Nahoum-
Grappe, la haine peut se décomposer en deux grandes configurations : d’un
côté, « la haine tragique » qui se confond avec le désir de vengeance contre
un ennemi identifié ; de l’autre côté, la haine politique qui prend pour

11. COMTESSE D’AGOULT, Mémoires, souvenirs et journaux, Paris, Mercure de France, coll. « Le Temps
retrouvé », 2007 [1877-1927], p. 526.
12. Sigmund FREUD, « Pulsions et destins des pulsions », Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968
[1915], p. 40. Voir aussi Alain FINE, Félicie MAYROU et Georges PRAGIER (dir.), La haine de soi,
haine de l’autre, haine dans la culture, Paris, PUF, 2005, p. 12.
13. Sigmund FREUD, Pulsions et destins des pulsions, traduction inédite d’Olivier Mannoni, Paris, Payot,
coll. « Petite bibliothèque », 2012, p. 101.
14. Philippe IVERNEL, « Préface », Günther ANDERS, La haine, p. 10.
15. Jacques RANCIÈRE, La haine de la démocratie, Paris, La fabrique éditions, 2005, p. 19.

13
HISTOIRE DE LA HAINE

cible non un ennemi en particulier mais un adversaire « multiplié » dont


on souhaite l’anéantissement le plus prompt 16.
Avec la haine, il n’y a pas de territoire solidement balisé, mais un espace
en friche, mouvant, que les chercheurs 17 ont du mal à mettre en mots et
les artistes à fixer sur une toile. Du côté des historiens, les perspectives
de recherche ont à peine été esquissées, allant de la présentation panora-
mique à l’éclairage resserré 18, portant plus particulièrement la focale sur
la haine politique 19. Les recommandations de Lucien Febvre et de Robert
Mandrou ouvraient la voie, suggérant qu’il faudrait retracer ses grandes
phases et saisir les mentalités d’une époque mais elles sont restées lettres
mortes. Alain Corbin a lui aussi plaidé pour l’ouverture de ce chantier que
l’on ne pouvait laisser à l’état de lieu désolé, sombre et broussailleux 20.
L’universitaire américain Peter Gay, bien connu pour ses travaux sur Freud,
adopte le mot, mais traite de l’agressivité de la société victorienne, consi-
dérée comme l’expression de la bourgeoisie européenne au XIXe siècle, de
son goût pour les duels 21, de l’utilisation d’une force répressive pour régler
les questions sociales, de son désir de conquêtes territoriales et coloniales,
et enfin de la marche à la guerre dont elle est responsable 22. Par la suite,
des essayistes s’en sont emparés, la plaçant dans une perspective globale,
lui attribuant au XXe siècle et au début du XXIe siècle, un rôle moteur dans
16. Véronique NAHOUM-GRAPPE, Du rêve de vengeance à la haine politique, Paris, Buchet-Chastel,
2003, 179 p. Voir aussi Olivier LE COUR GRANDMAISON, Haine(s) : philosophie et politique, Paris,
PUF, 2002, p. 3-25.
17. Voir toutefois Carol Zisowitz STEARNS et Peter N. STEARNS (ed.), Emotion and Social Change:
Toward a New Psychohistory, New York, Holmes and Meier, 1988, 244 p.
18. Voir par exemple les contributions des historiens conviés au volume collectif, « L’amour de la
haine », Nouvelle Revue de psychanalyse, no 33, printemps 1986, Gallimard, 339 p. ; Christophe
PROCHASSON, « Haïr », Vincent DUCLERT et Christophe PROCHASSON (dir.), Dictionnaire critique
de la République, Paris, Flammarion, 2002, p.  1051-1057 ; Frédéric CHAUVAUD et Ludovic
GAUSSOT (dir.), La haine, Histoire et actualité, Rennes, PUR, 2008, 312 p. ; Marc DELEPLACE (dir.),
Les discours de la haine. récits et figures de la passion dans la Cité, Villeneuve-d’Ascq, Presses universi-
taires du Septentrion, 2009, 347 p., voir en particulier les remarques conclusives de Jean-Clément
Martin, p. 343-347. Fabrice VIRGILI, « En temps de guerre : une haine sur commande ? », Jacques
ANDRÉ et Isée BERNATEAU (dir.), Les Territoires de la haine, coll. « Petite bibliothèque de psycha-
nalyse », PUF, 2014, p. 69-88.
19. Thomas BOUCHET, «  La haine générale. L’insulte au cœur de l’affaire Dreyfus (1898)  »,
Noms d’oiseaux. L’insulte en politique de la Restauration à nos jours, Paris, Stock éditeur, 2010,
p. 128-148. Bronislaw BACZKO, « Terreur : Haines et oubli », Politiques de la Révolution française,
Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2008, p. 133-226.
20. Voir notes suivantes et Lucien FEBVRE, « Comment reconstituer la vie affective d’autrefois ? La
sensibilité et l’histoire », Annales d’histoire sociale, no III, 1941, repris dans Combats pour l’histoire,
Paris, Armand Colin, 1992, p. 221-238. Voir aussi entretien avec Alain CORBIN, « Du massacre à
la quête de l’inaperçu », Violences, Sociétés & Représentations, no 6, juin 1998, p. 367 et 371. Voir
enfin Alain CORBIN, « Préface » au livre de Juliette COURMONT, L’odeur de l’ennemi, 1914-1918,
Paris, Armand Colin, 2010, p. 7-11.
21. Sur le duel, deux études récentes ont renouvelé pour la période contemporaine le thème : Jean-Noël
JEANNENEY, Le Duel, une passion française, 1789-1914, Paris, Éditions du Seuil, 2004, 229 p. et
François GUILLET, La mort en face. Histoire du duel de la Révolution à nos jours, Paris, Aubier, coll.
« Historique », 429 p.
22. Peter GAY, La culture de la haine. Hypocrisies et fantasme de la bourgeoisie de Victoria à Freud, Paris,
Plon, coll. « Civilisations et mentalités », 1997, 559 p.

14
INTRODUCTION

« le choc des civilisations », le heurt des grandes idéologies et l’affrontement


entre l’Occident et l’Orient 23.
Or il faut bien convenir que la haine se trouve souvent réduite à une
«  catégorie  » trop floue. «  Est-elle même une figure du pensable ?  », se
demandait Cornelius Castoriadis 24. À la fois sentiment et émotion un peu
honteuse, pour lesquels chacun éprouve un certain dégoût, elle échappe à
la raison. Souvent invoquée, elle donne l’impression d’être à l’origine de
nombreuses actions humaines et pourtant elle est le plus souvent tenue à
distance, à l’écart des études scientifiques, comme si elle était trop irration-
nelle ou comme si toute tentative pour l’examiner présentait le risque d’être
souillée par elle. Nathalie Kuperman, romancière, trouve une formule pour
l’exprimer : « Moi, écrire un éloge de la haine ? Impossible ! La haine, le mot
même me fait froid dans le dos 25. »
Souvent considérée comme un affect qui gouverne l’âme et l’intelligence,
elle est généralement définie comme le « plus haut degré de l’aversion 26 ».
Nul doute que la haine relève de facteurs psychologiques, mais également
sociaux, culturels et politiques 27. Elle est aussi présentée comme un senti-
ment qui s’inscrit dans la durée, c’est-à-dire une «  émotion durable  »,
comme si elle ne pouvait pas être immédiate et éphémère. De la sorte, la
plupart des lexicographes distinguent la colère, intense mais provisoire,
de la haine qui, si elle peut être discontinue, s’avère permanente. Tout se
passe donc comme si elle ne pouvait s’effacer, tant elle apparaît tenace. La
première édition du Larousse du XXe siècle, offerte aux lecteurs avec une
couverture rouge, donne en 1930 une définition courte : « Action de haïr,
vive inimitié à l’égard de quelqu’un » et une définition plus longue, presque
encyclopédique qui appartient au registre de la psychologie :
« Lorsqu’un objet, une personne ou un acte est, a été, ou paraît à notre
imagination être pour nous cause d’impressions pénibles, nous sommes
disposés à les éviter et à les écarter de nous. Cette disposition s’appelle,
suivant les cas, l’aversion ou l’antipathie. Qu’elle devienne très violente,

23. Voir Jean ZIEGLER, La haine de l’Occident, Paris, Albin Michel, 2008, 302 p.
24. Cornelius CASTORIADIS, « Les racines psychiques et sociales de la haine », Figures du pensable, t. 6 :
Les carrefours du labyrinthe, Paris, Éditions du Seuil, 1999, p. 221-237.
25. Nathalie KUPERMAN, Petit éloge de la haine, Paris, Gallimard, 2008, p. 11.
26. Pierre LAROUSSE, Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, t. IX, Paris, Administration du Grand
Dictionnaire universel, 1873, p. 23.
27. Véronique NAHOUM-GRAPPE, Du rêve de vengeance à la haine politique, Paris, Buchet-Chastel, coll.
« Au fait », 2003, 181 p. Voir aussi bien sûr les propos répétés de Madame DE GIRARDIN, Lettres
parisiennes du vicomte de Launay, Paris, Mercure de France, coll. « Le Temps retrouvé », 1986
[1860], 2 vol., notamment ce qu’elle écrivait de manière caustique, en 1845, à propos de deux
personnages en vue : « leur haine est aussi fragile que leur alliance ; ils se haïssent en attendant
qu’ils s’allient ; ils se combattent jusqu’au jour où ils se coalisent ; ils se détestent aujourd’hui, mais
il faut peu de chose pour qu’ils s’entendent demain… Oh ! presque rien… un troisième personnage
à détester ensemble », t. II, p. 374.

15
HISTOIRE DE LA HAINE

qu’elle s’accompagne d’une idée fixe, qu’elle se manifeste par un besoin de


faire du mal ou de détruire, et nous avons la haine 28. »
S’il est possible de l’observer, si nous pouvons la ressentir, il reste à se
demander comment la restituer. Contrairement à la bataille ou même aux
massacres, la haine n’est pas une figure du récit, comment alors la raconter ?

Restituer et comprendre
La haine possède bien de multiples visages, mais le plus souvent ce
sont les auteurs de fiction qui ont tenté de l’ausculter, mettant en scène
la dramaturgie du réel. Il faut signaler quelques écrivains appartenant à la
grande famille de la littérature populaire, à l’instar de Théodore Cahu qui
signe en 1905 Sous la haine, de Jules Bella, auteur de Haine de femme, en
1913, d’Albert Salmon qui livre dans la collection « Les maîtres du roman
populaire » en 1929, un Vainqueur de la haine, ou encore de Paul Dargens
qui offre aux lecteurs La haine sans pardon. Pour l’éprouver, suggère un
narrateur, il suffit de se promener : « Des nuits entières, il allait au hasard,
cherchant des débris d’âme et promenant son émotion comme une lanterne
sourde sur le pavé de la ville assoupie 29. »
Dans de rares correspondances et dans quelques paragraphes imprimés
la haine transparaît. Les uns veulent aller au-delà des « chromos histo-
riques », les autres ne veulent pas se contenter d’une explication rationnelle
mais qui manque de sincérité. Au-dessus ou en dessous des événements
rapportés, il manque quelque chose : une sorte de « logique incohérente »
qui permettrait de mieux comprendre les hommes et les femmes du passé
et les sociétés contemporaines. Pierre Drieu La Rochelle publiait en 1921,
bien avant son Socialisme fasciste (1934) et juste un an avant La Mesure de
la France, préfacée par Daniel Halevy, un petit livre qui renouvelait le genre
autobiographique de l’enfance. Il s’agit d’État civil. Il y écrivait : « J’ai vécu
de douze à quinze ans, graveleux, braillard, ricaneur et révolté. Nous étions
possédés par l’esprit de subversion. Nous méprisions et haïssions les gens
âgés. Nous étions aveugles et violents 30. » Dans ses souvenirs, rien ne justifie
l’état d’esprit de ce petit groupe, rien ne permet de l’expliquer.
Reste que la haine est bien une « forme agissante », ignorée ou mépri-
sée. Et pourtant n’est-elle pas une clé d’interprétation des conduites et des
aspirations humaines ? Certes on ne saurait en faire la force souterraine et
occulte qui commanderait aux hommes et aux femmes du passé et permet-
trait de comprendre les drames personnels et les soubresauts collectifs,
allant des empoignades individuelles aux conflits armés entre nations. Et
pourtant, l’abbé Mugnier, dans les dernières années de son Journal, lui qui
28. Paul AUGÉ (dir.), Larousse du XXe siècle, tome troisième, Paris, Librairie Larousse, 1930, p. 940-941.
29. Victor BARRUCAND, Avec le feu, Paris, Phébus, 2005 [1900], p. 82.
30. Pierre DRIEU LA ROCHELLE, État civil, Paris, Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 1921, p. 102.

16
INTRODUCTION

a connu Proust, Huymans, Gide, Claudel et combien d’autres, écrivait :


« Haines contre les juifs, haines contre les Allemands, haines politiques,
haines sociales, haines familiales, nous mourons de tout cela 31. »
Pour comprendre les sociétés du passé, il est aujourd’hui communé-
ment admis que l’on ne peut négliger l’étude de la violence sous toutes ses
formes 32, de même il s’avère impossible d’ignorer la haine, même s’il n’est
pas toujours possible de l’expliquer, de lui trouver un sens ou de la resituer
dans un contexte qui l’éclairerait 33. D’où des objections qui consistent à
dire : « À quoi bon ? » Puisque parfois l’on trouve aucune logique aux senti-
ments haineux. La haine n’est-elle pas un invariant des sociétés ? N’a-t-elle pas
toujours existé et elle disparaîtra avec le dernier homme et la dernière femme ?

« Ce qu’il y a de plus vivant dans le réel »


Le mal, la violence, la cruauté, le sadisme ont fait l’objet de travaux
importants et de réflexions hardies bien avant la Seconde Guerre mondiale,
mais seule la thèse complémentaire du philosophe René Mathis, intitulée
sobrement La haine, soutenue en 1927 à Nancy, entend lui donner un
caractère actuel, même s’il s’agit d’une sorte de promenade réflexive. Il
insiste sur le sens du mot qui marque parfois « une tendance contraire à
la nature propre de ce sentiment. Il s’agit en l’espèce, de la répugnance
que l’on éprouve pour une chose vile ou un acte coupable ». Il souligne
encore que « la haine est plus facile à pratiquer et à satisfaire, malgré le
souci constant qu’elle exige, que l’amour ou l’amitié. En effet, elle apporte
toujours aux sacrifices qu’elle réclame une certaine compensation, immorale
sans doute, mais bien humaine, dans la joie de nuire 34 ». Pour autant,
la thèse est presque immédiatement oubliée. Les travaux de Sigmund
Freud qui commencent à être diffusés en français lui donnent davantage
de hauteur et entendent lier ensemble la psychologie individuelle et la
psychologie sociale, comme l’attestent ses réflexions sur la foule. La haine
n’est pas seulement un legs du passé, une survivance archaïque affectant le
psychisme des contemporains. Pour la psychanalyse naissante, elle modifie
les perceptions des individus, reconstruit les relations aux autres, exprime
le Malaise dans la civilisation 35.
31. Abbé MUGNIER, Journal de l’abbé Mugnier, Paris, Mercure de France, coll. « Le Temps retrouvé »,
20 novembre 1936, p. 571-572.
32. Le sujet est évidemment immense. Pour une mise au point synthétique voir Robert MUCHEMBLED,
Une histoire de la violence, Paris, Éditions du Seuil, 2008, 502 p. ; et pour une mise au point
méthodologique se reporter à Frédéric CHAUVAUD, avec la collaboration de Jean-Claude BOURDIN,
Ludovic GAUSSOT et Pascal-Henri KELLER, La dynamique de la violence. Approches pluridisciplinaires,
Rennes, PUR, coll. « Essais », 2010, 240 p.
33. Voir en particulier Roy DILLEY (dir.), The problem of the context, New York/Oxford, Bergham
Books, 1999, p. 1-46.
34. René MATHIS, La haine, Nancy, Société d’impression typographique, 1927, p. 12 et 13.
35. Voir dans le présent ouvrage les développements relatifs aux « Penseurs des sentiments haineux ».

17
HISTOIRE DE LA HAINE

Dans le sillage de Pierre Janet, et de ses célèbres leçons au Collège de


France en 1924-1925, quelques auteurs affirment que l’amour et la haine
ont été de tout temps les « passions dominantes de l’humanité 36 ». La haine
serait ainsi une « émotion impérieuse » difficile à contrôler 37, un ensemble
de « pulsions puissantes 38 ». Peut-être faudrait-il préciser davantage ? La
haine relève-t-elle plutôt des émotions 39, des états émotifs, des pulsions,
des passions, des tempéraments, des instincts, de l’humeur, voire des sensa-
tions, sans oublier les effusions ? Nul doute que l’on pourrait discourir
presque infiniment jusqu’à une sorte d’inanité alimentée par d’incessantes
précisions, indépendamment de l’expérience des hommes et des femmes
du passé. Sans doute la difficulté vient-elle du langage lui-même, faisant
régner ambiguïté et confusion. Inversement, il est possible de dire ce qu’elle
n’est pas, et du coup de ne pas la classer parmi les affects, présentés plutôt
comme des émotions positives 40. Mais on pourrait aussi prétendre le
contraire 41, affirmer que la haine est avant tout un sentiment social rendant
intelligible le monde qui nous entoure, le couple, la famille, les voisins, le
village, le quartier, la nation. Il est encore possible de prétendre, comme
Georges Bataille, que la haine relève des « sentiments simples » opposés aux
sentiments confus et mouvants 42. De la sorte, traiter de la haine consiste à
s’éloigner de « l’histoire spéculative » pour se rapprocher de « ce qu’il a de
plus vivant dans le réel » 43. Elle peut aussi, de manière plus sommaire, mais
aussi plus efficace, être considérée comme un « sentiment violent » ou un
« phénomène passionnel » 44 ou encore, de manière tautologique, comme
une « passion haineuse 45 ».

36. Pierre JANNET, L’amour et la haine, notes de cours recueillies et rédigées par M. Miran Epsein, Paris,
Norbert Maloine, 1932, p. 12.
37. Joan RIVIÈRE, « La haine, le désir de possession et l’agressivité », Mélanie KLEIN et Joan RIVIÈRE,
L’amour et la haine. Étude psychanalytique, Paris, Payot, 1969, p. 12
38. Mélanie KLEIN, « L’amour, la culpabilité et le besoin de réparation », Mélanie KLEIN et Joan RIVIÈRE,
op. cit., p. 75.
39. Ruwen OGIEN souligne que « le terme haine n’est pas purement descriptif » et parmi les quatre
propositions qu’il donne, il indique que «  les expériences affectives de souffrance ou de joie,
d’emportement ou d’excitation agressive ne sont ni des conditions suffisantes ni des conditions
nécessaires à l’identification de la haine », Un portrait moral et logique de la haine, Combas, Éditions
de l’éclat, coll. « Tiré à part », 1993, p. 7.
40. Sur les émotions en histoire, se reporter aux deux premières livraisons de la revue Écrire l’histoire,
voir en particulier « Entretien avec Alain Corbin », Écrire l’histoire, no 2, automne 2008, p. 109-114.
Voir aussi William REDDY, « Historical Research on the Self and Emotions », Emotion Review, vol.
1, no 4, 2009, p. 302-315 ; du même auteur, The navigation of Feeling. A Framework for the History
of Emotions, Cambridge, Cambridge University Press, 2001, 380 p.
41. Selon le psychanalyste Paul DENIS, il existerait dans la haine, un « affect particulier » qui serait une
« force enivrante », « S’exalter dans la haine », Alain FINE, Félicien NAYROU, Georges PRAGIER,
Alain FINE, Félicie MAYROU et Georges PRAGIER (dir.), La haine de soi, haine de l’autre, haine dans
la culture, Paris, PUF, 2005, p. 86.
42. Georges BATAILLE, La Part Maudite, Paris, Éditions de Minuit, 2011 [1949], p. 148
43. Henri BERGSON, La perception du changement, Paris, PUF, coll. « Quadrige », p. 22.
44. Alain FINE, Félicie MAYROU et Georges PRAGIER (dir.), op. cit., p. 8.
45. Olivier LE COUR GRANDMAISON, Haine(s). Philosophie et politique, Paris, PUF, 2002.

18
INTRODUCTION

La violence extrême, la cruauté sans raison, les brutalités innommables


donnent le vertige. Commises sur des hommes, des femmes et des enfants,
en temps de paix comme en temps de guerre, elles réduisent en bouillie
sanguinolente des corps devenus méconnaissables, elles dispersent les
membres et les entrailles, elles enfouissent les restes humains. De semblables
fantasmes ou agissements n’ont guère de sens, ils échappent à la raison
utilitaire et ne font qu’exprimer la part sombre de l’humanité capable de
commettre toutes sortes d’horreurs. De même la haine échappe au polissage
des mœurs, aux autocontraintes de la société des individus et aux exigences
des temps contemporains 46. La haine n’est qu’un « sentiment bas », a-t-on
parfois écrit, presque « primitif 47 », et le plus souvent refoulé. À la limite,
admettent les publicistes et les penseurs d’une époque, la haine collective
peut être la réaction de tout un groupe voire d’une nation. Elle possède
alors quelque grandeur car elle exprime le sursaut de tout un peuple contre
la tyrannie ou l’oppression d’une puissance occupante. Cependant, même
ainsi, dans un mouvement de libération, il n’est pas possible de laisser libre
cours à la haine, qui va alors « réveiller les penchants les plus bestiaux »
et se livrer à toutes sortes d’exactions. Et pourtant, suggèrent quelques
auteurs, la haine peut être canalisée, détournée de son cours et être dirigée
vers un individu ou un groupe. Elle peut aussi se donner des raisons qui
n’existent pas mais donnent l’impression d’être vraisemblables. Revisitant
une nouvelle de Conrad, Le Duel, Jean-Baptiste Pontalis y voit « une haine
qui ignore ses motifs et les ignorera toujours davantage 48 ».

Parcourir et arpenter
Objet historique complexe, la haine nécessite que l’on multiplie les
analyses sans prétendre à une impossible exhaustivité. L’histoire des sensi-
bilités qui s’évertue à saisir les systèmes de représentations et les pratiques
sociales constitue une approche importante 49. Mais il s’agit aussi de se
situer dans une perspective d’anthropologie politique, au sens large, c’est-
à-dire d’étudier une société comme un « espace irréductiblement discon-
tinu 50 ». De la sorte, s’il faut prendre en compte des textes et des discours,
46. Voir les très célèbres livres de Norbert ELIAS, La Civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 1973
et La Dynamique de l’Occident, Paris, Calmann-Lévy, 1975. Voir aussi la thèse également célèbre
de George L. MOSSE, De la Grande Guerre au totalitarisme. La brutalisation des sociétés européennes,
préface de Stéphane Audoin-Rouzeau, Paris, Hachette Littératures, coll. « Histoire », 1999 [1990],
p. 181.
47. Charles FOURIER, Théories des quatre mouvements et des destinées générales, t. 1, Paris, Éditions
Anthropos, 1966 [1841], p. 8.
48. Jean-Baptiste PONTALIS, « La haine illégitime », COLLECTIF, « L’amour de la haine », op. cit., p. 279.
49. Voir en particulier, Lucien FEBVRE, « La sensibilité et l’histoire : comment reconstituer la vie affec-
tive d’autrefois ? », Annales d’histoire sociale, vol. 3, 1941, p. 221-238 ; Alain CORBIN, Historien du
sensible, entretiens avec Gilles Heuré, Paris, La Découverte, 2000, 201 p.
50. Miguel ABENSOUR (dir.), L’esprit des lois sauvages. Pierre Clastres ou une nouvelle anthropologie
politique, Paris, Éditions du Seuil, 1987, p. 15.

19
HISTOIRE DE LA HAINE

s’attacher à leur circulation et à leur appropriation, il convient également


de s’arrêter sur une situation, voire sur « l’innocence d’un geste à demi
esquissé ». Toutefois, pour mener à bien l’enquête, il convient de retenir une
période à la fois brève et ample, allant schématiquement de 1830 à 1930.
En effet, il semble préférable de ne pas réexaminer la violence révolution-
naire de 1789, ni celle de la fin de la IIIe République et du régime de
Vichy. Il est évident cependant que le souvenir des guerres de religion, les
récits de la Terreur, les témoignages des soldats et des civils jouent le rôle
« d’ombres portées ». Les événements ou les situations du temps présent
sont lus à l’aune du passé 51. Les visions d’avenir et certaines « théories
destructives 52 » rationalisent parfois les dissentiments. Elles donnent un
sens aux « excès d’aversion » qui se trouvent ainsi justifiés. Retenir la période
1830-1930 permet donc d’élargir le champ des recherches et de traiter des
haines ordinaires et des haines exceptionnelles, des haines interpersonnelles
et des haines collectives. Pour les contemporains, la révolution des Trois
Glorieuses semble une césure essentielle. Les souvenirs de 1793 apparaissent
lointains et désormais il devient possible d’étudier plus sereinement la
Révolution française. Toutefois, il existe une sorte de « décalage » chrono-
logique qu’il faut bien prendre en compte. Le siècle des massacres civils est
assurément le XIXe siècle. Rien n’est comparable à la répression des journées
de juin 1848, de décembre 1851 ou plus sûrement encore de mai-juin
1871. Quant aux guerres sur le territoire national, celle de 1870 et surtout
celle de 1914-1918, elles ont été particulièrement meurtrières et trauma-
tiques. Pourtant, en dehors de quelques textes politiques, la période n’a
produit aucune thèse ni aucun essai sur la haine. Il faut attendre la fin des
années 1920 pour que le siècle antérieur, auquel les penseurs du moment
accolent la Première Guerre mondiale, soit examiné. Walter Benjamin avait
écrit que certains sujets arrivent à leur heure, ils sont alors en correspon-
dance avec une époque. Pour lui, par exemple, l’étude des barricades du
XIXe siècle ne pouvait se faire que dans les années 1920-1930 puisque les
contemporains s’interrogeant sur le moment présent revisitent en partie le
passé 53. De la sorte, il convient de se demander quels sont les éléments qui
permettent ce regard rétrospectif. Pour la haine, nul doute que ce sont les
thèses sur l’inconscient et la psychologie collective qui l’autorisent. Leur
production et leur succès indiquent qu’elles cristallisent un ensemble d’idées
et de représentations préexistantes. S’il y a toujours des continuités et des
ruptures, les premières l’emportant sans aucun doute sur les secondes, il
51. Sur les usages et les perceptions du passé, parmi une importante production historiographique,
voire plus particulièrement François HARTOG et Jacques REVEL (dir.), Les usages politiques du passé,
no 1, Éditions de l’EHESS, coll. « Enquête », 2001, 208 p. et Alain CORBIN, Le monde retrouvé de
Louis-françois Pinagot. Sur les traces d’un inconnu, Paris, Flammarion, 1998, 341 p.
52. Alexis DE TOCQUEVILLE, L’Ancien Régime et la révolution, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1964
[1856-1859], p. 261.
53. Walter BENJAMIN, Le Livre des passages, Paris, Éditions du Cerf, 1989, p. 145-171.

20
INTRODUCTION

existe des moments particuliers, dont les bornes chronologiques peuvent


toujours être déplacées, mais qui apparaissent bien comme des fragments
d’intelligibilité. Aussi la période 1830-1930, qui ne correspond pas à un
découpage hérité, selon la formule d’Antoine Prost, mais à une « période
vive 54 », fait assurément partie de ces derniers. Augustin Challamel qui fut
un hugolâtre célèbre écrivait, dans une sorte de cri, que personne ne peut
nier qu’« en politique, en littérature, en science, en art la génération de
1830, comprenant tous les Français, vivant en ce temps-là, ou à peu près,
a fait majestueusement son œuvre 55 ». Un siècle plus tard, pour Benjamin
Crémieux qui écrit, entre 1926 et 1930, de petits essais subtiles, pleins de
finesse et de précisions, il y avait avant la Grande Guerre un théâtre de
comportement qui consistait à se demander comment agir ? Après le conflit
se produit une tragédie de la connaissance portant sur la nature de l’exis-
tence humaine qui s’accompagne d’une crise de l’universalisme, ouverte en
1918 et qui s’achève en 1930 56. Dans un autre registre, celui des mouve-
ments sociaux, dont Michel Pigenet et Danielle Tartakowsy ont entrepris
de retracer l’histoire, la césure de 1930 apparaît assez nette. Avant le social
va à la rencontre du politique ce qui permet d’observer un phénomène de
nationalisation des mobilisations, après se met en place une autre configu-
ration 57. De même l’histoire des mouvements xénophobes connaît-elle un
tournant majeur en 1930-1931 inaugurant une autre période 58.
Objet-carrefour, la haine nécessiterait de brasser jusqu’au vertige une
documentation monumentale, mais plutôt que de choisir à l’intérieur un
secteur documentaire, un champ archivistique ou un corpus restreint, il
a semblé préférable de croiser les sources, tout en les situant, un peu à la
manière des historiens du culturel qui s’aventurent sur d’autres territoires.
Car il y a aussi un « défi » qualitatif. L’approche historique ne peut se
limiter à la mise en forme commentée d’une belle série. De manière un
peu provocatrice l’auteur de L’histoire des avant-dernières choses soulignait
que « l’exactitude dans l’approximatif peut dépasser en précision les raffi-
nements statistiques 59 ». Le questionnement, l’objet, les sources, le choix
de la période doivent entrer en correspondance. S’il s’agit parfois de se
54. Antoine PROST, Douze leçons sur l’histoire, Paris, Éditions du Seuil, 1996, p. 116.
55. Augustin CHALLAMEL, Souvenirs d’un hugolâtre, portrait d’une génération, Paris, Jules Lévy, 1885,
p. 1-2 et 357-358.
56. Benjamin CRÉMIEUX, « Une “période” : 1918-1930 » et « La crise de l’universalisme », Inquiétude et
reconstruction, Paris, Gallimard, coll. « Les Cahiers de la NRF », 2011 [1931], p. 23-44.
57. Michel PIGENET et Danielle TARTAKOWSKY (dir.), Histoire des mouvements sociaux en France de 1814
à nos jours, Paris, La Découverte, 2012, p. 181-196 et 337-355.
58. Laurent DORNEL, «  Les mouvements xénophobes (années 1880-1930)  », Michel PIGENET et
Danielle TARTAKOWSKY (dir.), op. cit., p. 301.
59. « J’ai expliqué dans mon article “The Challenge of Qualitative Content Analysis” (“Le défi de l’ana-
lyse de contenu qualitative”), que la rigueur méthodologique pseudo-scientifique que se permettent
souvent les chercheurs en sciences sociales se montre souvent moins adéquate à leur objet particu-
lier que la démarche “impressionniste” qu’ils décrient », écrit Siegfried KRACAUER dans son livre
posthume L’Histoire. Des Avant dernières choses, Paris, Stock éditeur, 2006, p. 288.

21
HISTOIRE DE LA HAINE

mettre à l’écoute des hommes et des femmes du passé pour restituer des
pratiques et des horizons d’attente, il s’agit aussi, sur un tel sujet, d’explorer
les interstices.
Le présent ouvrage est un essai historique. Sa forme, son rythme, les
sources utilisées et la focale retenue peuvent changer en fonction de la
démonstration. Sur un tel sujet, il est impossible de tout traiter. Il s’agit
en effet de prendre le risque de croiser plusieurs niveaux d’interprétation
afin de « relier le collectif et l’individuel, le voulu et le subi, le perçu et
l’impensé 60 ». Aussi les pages qui suivent sont le résultat de choix réguliers
délaissant certains aspects mais permettant de saisir la haine à l’œuvre qui
a tous les attributs, de nos jours, d’un tabou majeur. Il convenait en effet
de garder ouverte la question des haines sans chercher à les placer dans des
catégories figées. Il ne s’agissait pas non plus de céder à la tentation de la
fresque. La « passion funeste » – l’expression se retrouve à maintes reprises
sous la plume de romanciers populaires, de publicistes, de journalistes
comme de spécialistes de l’esprit et des états d’âme – prend parfois l’aspect
de la synthèse afin de proposer une narration explicative, mais le présent
livre peut aussi s’arrêter plus longuement sur une situation ; il peut encore
hasarder une hypothèse vraisemblable, porter l’éclairage sur une période
limitée ou au contraire s’attacher à une séquence beaucoup plus large. Il
peut encore privilégier à un moment donné une source presque unique,
ou au contraire croiser les ressources documentaires et historiographiques.
Si l’approche est parfois fragmentée, d’autre fois continue, il s’agit avant
tout de proposer une histoire compréhensive d’un sentiment qui peut se
muer, dans de nombreux domaines et aspects de la vie psychique, à l’échelle
individuelle ou collective, en « passion implacable et indéracinable 61 ».
Aussi la haine est-elle sans doute d’abord une violence émotionnelle ou plus
sûrement une violence psychique qui peut s’apparenter au meurtre 62, mais
arrimée au corps 63, que nous retrouverons dans les chapitres qui suivent.
Sans doute faut-il s’interroger sur les mécanismes, les logiques et les
effets de la haine. Pour cela, il convient tout d’abord de s’attacher aux
« lectures » de la haine, de repérer quelques figures haïssables, puis d’ana-
lyser les langages de la haine afin de se demander ce que « vivre la haine »
signifiait. Il importe également de réfléchir au gouvernement de la haine,
consistant à instrumentaliser la «  passion funeste  », car si elle apparaît
comme un « instinct de conservation », elle est bien « un sentiment destruc-
teur de joie et un artisan de souffrance. C’est elle qui sème la discorde entre
60. Christophe CHARLE, Homo historicus, Réflexions sur l’histoire, les historiens et les sciences sociales, Paris,
Armand Colin, coll. « Le temps des idées », 2013, 320 p.
61. Philippe BRAUD, Petit traité des émotions, sentiments et passions politiques, Paris, Armand Colin,
2007, p. 164.
62. Harold SEARLES, L’effort pour rendre l’autre fou, Paris, Gallimard, 1977, p. 163.
63. Jan Philipp REEMTSMA, Confiance et violence. Essai sur une configuration particulière de la modernité,
Paris, Gallimard, coll. « NRF Essais », 2011, p. 116-120.

22
INTRODUCTION

les cœurs, divise les familles et les peuples et précipite les nations dans les
fureurs de la guerre 64 ». Étudier la « passion funeste » c’est donc s’interroger
sur ce qu’elle apporte à la compréhension des sociétés contemporaines, et
aux hommes et aux femmes du passé qui l’ont éprouvée, qui l’ont observée
ou encore qui en ont été les victimes.

64. René MATHIS, op. cit., p. 7.

23
Première partie
DÉCRYPTER
L es « personnes haineuses » ne passent pas nécessairement à l’acte. La
haine ne se manifeste donc pas forcément par des éclats ou des mouve-
ments destructeurs que l’on pourrait enregistrer et comptabiliser. Souvent
décrite comme souterraine, « louvoyante », voir comme une « cascade
enfouie » ou comme un « feu sourd », le chercheur doit accepter de n’en
saisir qu’une infime partie. La haine, parfois « brûlante » parfois « glaciale »
ne peut guère, à l’échelle individuelle, s’exprimer sur la place publique. Il
faut alors la retenir, quitte à la vomir : « Tristesse ! Tristesse, je ne puis rien
supporter, j’ai en moi la haine de l’homme, l’instinct unique de la défense,
de la fuite et de l’injure. Tout en eux me semble grossier et ridicule, j’ai
la haine de leur chair, de leur sexe, de leur désir. » Ainsi Mireille Havet,
couche-t-elle sur le papier, dans son journal, un cahier rouge, à la date du
24 janvier 1919, ses sentiments tumultueux. Celle qui fut appelée « la petite
poyètesse » par Apollinaire, poursuit : « J’ai la haine de l’homme ! Ah ! le
crier bien haut ! le hurler dans la rue, le hurler jusqu’à ce que les fragiles
et nerveuses cordes de mon cou se rompent, et que j’en meure, puisque je
suis, de par mon instinct même, préposé à l’ironie, au blasphème, à ce que
l’on croit le vice, et que je scandalise la morale établie de nos sociétés 1. » La
haine, ici, focalisée sur un objet, apparaît presque nécessaire, comme une
forme de survie. Toutefois, elle se laisse rarement attraper de la sorte. Le
plus souvent, il n’en reste pas de trace, à peine un indice, voire un souffle.
Il faudrait pouvoir entrer dans l’intimité des individus, des couples, des
familles ou des groupes plus larges pour la percevoir, en saisir l’intensité et
deviner contre qui elle est dirigée. Aussi, il importe d’abord de s’attacher
aux haines léguées par la génération qui a fait la Révolution, puis à la
manière dont les savants, psychologues et philosophes, et les hommes de
lettres l’ont pensée et l’ont présentée.
Ces travaux tentent de donner forme aux haines individuelles comme
aux haines collectives. Ils ne proposent pas de restituer des évolutions sauf à

1. Mireille HAVET, Journal. 1918-1919, Paris, Éditions Claire Paulhan, 2003, p. 76.

27
DÉCRYPTER

dire que jadis, au début du XIXe siècle, les haines sont dispersées. Les haines
publiques notamment s’avéraient particulièrement protéiformes. À partir
schématiquement des années 1880 elles se sont en quelque sorte rassem-
blées, devenant des haines de masse dirigées contre quelques cibles seule-
ment. De la sorte, c’est toute une société qui se met en ordre de marche.
Or les modalités de construction de la haine glissent d’une certaine manière
d’images et de représentations littéraires dont les plus importantes datent
des années 1840 à de rares analyses politiques et à de nouvelles clés de
lecture proposées par la psychologie et la psychanalyse entre 1910 et 1930.
Pour les uns et pour les autres, il n’est pas véritablement question d’histo-
riciser la haine ni non plus de la naturaliser. Il s’agit d’abord et avant tout
de montrer qu’elle n’est pas une simple formule, mais qu’elle existe et qu’il
convient d’en comprendre les logiques. Tous les efforts sont déployés pour
prouver son existence et faire la démonstration de sa nocivité. La mise
en forme de cette émotion ou de cette « passion funeste » devient donc
une nécessité. Il faut, pour ces auteurs, éclairer leurs contemporains et les
alerter : la haine qui détruit des familles, des groupes plus ou moins vastes,
menace l’existence même de la société.

28
Chapitre I
Interroger

L’action politique, depuis l’héritage des Lumières, a créé un espace


public laïc et une façon d’interroger le monde, bien au-delà de la seule
question du pouvoir politique 1. Replacer dans ses contextes, la politi-
sation peut-être lue comme un moyen de transformer progressivement
des sujets en citoyens, puis à exprimer en termes électoraux un certain
nombre de propositions. La politique est encore une façon de tenir à
distance la violence et d’œuvrer à la construction d’un État modernisé
et d’une société apaisée en modifiant le répertoire de l’action politique.
Le droit de vote, étendu à presque tous les citoyens de sexe masculin,
dont le principe est adopté dès le début du mois de mars 1848, devait
rendre illégitime l’usage de la force. La tension entre la culture électorale
et le recours à la violence politique, dont nul ne se résout à faire le deuil,
caractérise en grande partie l’histoire contemporaine et laisse peu de place
à la conciliation, voire à la réconciliation 2. Mais au-delà de la peur de la
guerre civile 3 et des multiples discours dont elle a été l’objet, il existe une
autre dimension qui relève d’une sorte d’impensé du politique : la haine
que les forces politiques se refusent à examiner 4. La haine est proche
de la guerre civile. Comme elle, elle représente la « part maudite » des
sociétés et entraîne le malheur et la destruction. Comme elle, elle peut
être examinée à partir de quatre aspects : « l’exclusion de l’adversaire, la
politique vécue selon le rapport ennemi/ami, la couverture idéologique
des vengeances, la mise en cause de la légitimité de la violence 5 » auxquels
1. Georges BALANDIER, Anthropologie politique, Paris, PUF, 1967, p. 28-59.
2. Jean-Claude CARON, Frédéric CHAUVAUD, Emmanuel FUREIX et Jean-Noël LUC (dir.), Entre violence
et conciliation. La résolution des conflits sociopolitiques en Europe au XIXe siècle, Rennes, PUR, 2008,
363 p.
3. Jean-Claude CARON, Frères de sang. La guerre civile en France au XIXe siècle, Paris, Champ Vallon, coll.
« La chose publique », 2009, 309 p.
4. Christophe PROCHASSON, « Haïr », Vincent DUCLERC et Christophe PROCHASSON (dir.), Dictionnaire
critique de la République, Paris, Flammarion, 2002, p. 1054 ; Véronique NAHOUM-GRAPPE, Du rêve
de vengeance à la haine politique, Paris, Buchet-Chastel, 2003, 181 p.
5. Jean-Clément MARTIN, « “La guerre civile” : une notion explicative en histoire ? », Espaces Temps,
no 71/72/73, 1999, p. 84-99, repris dans La Vendée et la Révolution, Paris, Perrin, coll. « Tempus »,
2007, p. 108-133.

29
DÉCRYPTER

il faudrait ajouter la peur de l’autre 6. Mais la haine est d’abord un legs


qui va structurer les imaginaires collectifs. Elle n’est alors ni la rage sociale
des déshérités, ni la hargne des possédants, ni une poussée identitaire,
religieuse, régionale, sociale ou culturelle, mais une référence à un passé
proche que l’on peut déplorer mais qu’il est impossible de changer. De la
sorte, c’est bien un système d’images implicites qui se met en place et le
rêve de vengeance « prend ses sources en dehors du politique pour mieux
le dénaturer » mais aussi pour y revenir 7.

La haine politique en héritage


En 1880, un an après les cérémonies du centenaire de la Révolution
française, le tableau peint par Jean-Joseph Weerts fait sensation 8. Il a choisi
un sujet historique : la mort de Barra, jeune tambour de l’armée républi-
caine tué par les Vendéens en 1793. Il n’est pas le premier à représenter cet
épisode de la Révolution. En 1794, David, puis un de ses élèves qui avait
reproduit son œuvre, avait fait figurer un corps juvénile, couché sur le côté,
tenant contre sa poitrine une cocarde et un feuillet manuscrit dissimulé
en grande partie 9. Le visage poupin montre qu’il s’agit bien d’un enfant
même si le corps, entièrement nu, allongé, presque étiré, donne l’impression
d’appartenir à un adolescent ou à un jeune homme. Les longs cheveux qui
encadrent le visage, les traits arrondis, la blancheur de la peau confèrent au
cadavre toutes les caractéristiques physiques de l’innocence. La tête, comme
suspendue en l’air, appuyée contre une paroi rocheuse, donne l’impres-
sion d’appartenir à un être céleste. Le jeune Barra, fils du garde-chasse
de l’ancien seigneur de Palaisseau, avait 13 ans lorsqu’il trouva la mort et
devint aussitôt un martyr de la Révolution, ses assassins sont forcément
haïssables. Le 18 frimaire an II, le citoyen Desmarres, commandant de la
division de Bressuire, envoie à la Convention une lettre écrite de Cholet.
Il y fait le récit, avec une vive émotion contenue, de cette mort tragique
et magnifique 10. Trop jeune pour faire partie des troupes combattantes,
Joseph Barra, « équipé en hussard », l’a accompagné pendant plus d’un an.
Le 8 nivôse (le 28 décembre 1793), Robespierre prend la parole 11. Il n’est
pas possible, dit-il, de « choisir un plus bel exemple » parmi les « belles
actions qui se sont passées dans la Vendée ». Il demande que les honneurs
du Panthéon lui soient décernés et que « David soit spécialement chargé
de prêter ses talents » à cette cérémonie. Barère intervient à son tour, il
demande que l’« image » du jeune garçon soit « tracée par les célèbres
6. Voir Michel VIEGNES (dir.), La peur et ses miroirs, Paris, Imago, 2009, 380 p.
7. Véronique NAHOUM-GRAPPE, op. cit., p. 11.
8. Conservé au musée d’Orsay.
9. La mort de Bara, catalogue de l’exposition du musée Calvet, Avignon, 1989.
10. Archives parlementaires, t. 82, séance du 25 frimaire, p. 490.
11. Moniteur universel, 10 nivôse an II, et Archives parlementaires, t. 82, p. 430.

30
INTERROGER

pinceaux du célèbre David » et qu’elle soit exposée « dans toutes les écoles
primaires ». Quelques jours plus tard, c’est le citoyen Moline, secrétaire-
greffier attaché à la Convention nationale, qui propose l’épitaphe officielle.
Le jeune Barra est sensiblement rajeuni et l’orthographe de son nom est
rétrécie, il perd un « r » :
« Ici gît, de Bara, la cendre fortunée !
Pour conserver l’éclat de sa belle action
le peuple dans ce temple a consacré son nom.
Il n’était point encore à sa douzième année,
Lorsque prêt à tomber sous le fer des brigands,
Aux rois ayant voués sa haine
Il préférera la mort certaine
Plutôt que d’obéir à l’ordre des tyrans 12. »
Ceux qui l’ont tué ne sont que des « brigands » au service des tyrans.
Ce sont des ennemis indistincts voués à l’extermination. En 1880, les
républicains majoritaires dans les diverses chambres et instances du nouveau
régime entendent à leur manière célébrer le culte des héros de la Révolution
et de la République. Joseph Bara est une figure manifestement consensuelle.
En 1880, l’huile sur toile présente une scène dramatique, comme un instant
figé. Le jeune républicain est saisi en pleine action, juste avant son trépas.
Le corps cabré, comme tiré en arrière, il tient à la main droite les rennes
d’un cheval, dressé sur ses pattes arrières et qui semble être le double du
jeune garçon, engoncé dans son uniforme de tambour. Un autre cheval, à
la robe blanche, placé au centre du tableau ajoute une intensité dramatique
à la scène. La composition, le mouvement suspendu, les personnages sont
faits pour frapper l’imagination. Deux Vendéens sont derrière Joseph Bara,
l’un à une baïonnette près de l’épaule, un autre a levé son sabre qu’il tient à
deux mains. Devant lui deux autres Vendéens. L’un le menace directement
de son arme et la lame semble devoir l’éventrer, un quatrième pointe l’index
dans sa direction. Le jeune Bara semble déjà mort comme s’il venait d’être
fauché par le projectile d’une arme à feu. Les yeux levés vers le ciel, il pousse
un cri muet. Le spectateur averti sait qu’il s’agit de « Vive la République »
selon la version colportée dès la fin de l’année 1793. Les quatre personnages
apparaissent comme particulièrement exécrables. Ils sont en train de tuer
un jeune garçon, sans que le spectateur sache qui va porter le coup mortel.
Composition essentielle des imaginaires sociaux, cette représentation pictu-
rale illustre une de ses guerres « franco-française » terribles, fondatrices de
l’époque contemporaine 13. Les « bleus » incarnent le courage et l’héroïsme,
les « blancs » tout ce qui relève du mal, de l’obscurantisme et de la cruauté.
12. Idem, p. 514.
13. Sur les guerres franco-françaises voir Michel WINOCK, La fièvre hexagonale  : les grandes crises
politiques de 1871 à 1968, Paris, Calmann-Lévy, 1986, 428 p. Il n’existe pas l’équivalent pour la
période allant de la Révolution de 1789 à la Commune.

31
DÉCRYPTER

Ces derniers sont fourbes, sales, lâches et affreux. Par contraste avec la
mort glorieuse du garçon, donnée en exemple, les Vendéens ont des allures
de brutes paysannes primitives, et sont des figures de la détestation. La
haine vient d’un passé qui ne passe pas 14 et s’apparente à une catastrophe
irrémédiable. Mais toutes les frustrations et les souffrances, toutes les formes
de haines individuelles, sociales et culturelles peuvent alors converger, se
transformer en désir de vengeance, pour envahir le domaine du politique.

La décimation de l’ennemi

Avec la Révolution prend naissance la figure de l’ennemi inflexible.


Avec lui, il est impossible de pactiser ou de transiger. Seule son élimination
physique est à l’horizon. S’il n’est pas possible de l’anéantir dans l’instant,
tôt ou tard sa disparition devient inéluctable. La gauche et la droite, au-delà
de leur diversité, naissent pendant l’été 1789 et transforment presque
immédiatement l’opposant ou le contradicteur en ennemi qui n’a rien d’un
adversaire honorable 15. Chacun est sommé de choisir son camp. Les réalités
sont plus complexes mais peu importe car tous semblent y trouver leur
compte. Les choix se font par adhésion mais aussi par refus ou par rejet de
l’autre. Les sentiments glissent rapidement et passent de la simple antipathie
à l’animosité la plus extrême. Dans cette perspective, les hommes d’action,
devenus guides et visionnaires autoproclamés sont tous entiers tendus vers
un avenir proche, nouveaux et radieux pour les uns, renouant avec un
passé idéalisé pour les autres. Toute la grammaire de l’hostilité, de l’inimitié
spontanée à l’aversion persistante, prend rapidement forme. La politisa-
tion de la haine que chacun peut observer ne répond pas à un programme
mais à des actions continues ou discontinues. Les projets politiques qui
s’affirment et s’affichent mettent sur le devant de la scène le recours aux
armes et l’emploi de la violence contre les ennemis du moment. La haine
n’est jamais considérée comme un principe métapolitique surplombant
la scène des affrontements. Elle relève plutôt de processus infrapolitiques
qui accompagnent la violence des « factions », qu’elles soient à la tête de
l’État ou dans le camp des opposants. Ce qui prévaut c’est bien l’hostilité
irréductible placée au cœur de l’action. Il n’y a pas de place pour le conflit
négocié 16 qui suppose que les uns et les autres se reconnaissent comme des
14. Pour d’autres périodes, voir Jean EL GAMMAL, Politique et poids du passé dans la France fin de siècle,
Limoges, PULIM, 1999, 789 p. et Éric CONAN et Henri ROUSSO, Vichy, un passé qui ne passe pas,
Paris, Fayard, 1994, 327 p.
15. Voir par exemple les nombreuses remarques de Maurice AGULHON, Histoire vagabonde, Paris,
Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 1988-1996, 3 tomes. Voir aussi Marcel GAUCHET,
«  La droite et la gauche  », Pierre NORA (dir.), Les lieux de mémoire, t.  III  : Les France, Paris,
Gallimard, coll. « Bibliothèque illustrée des histoires », 1992, p. 392-467.
16. Sur l’opposition violence et conflit voir Michel WIEVIORKA, « Pour comprendre la violence : l’hypo-
thèse du sujet », les XXXVIIes rencontres internationales de Genève : Violences d’aujourd’hui, violence
de toujours, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2000, p. 87-111.

32
INTERROGER

interlocuteurs valables ni pour la réflexion sur la place de la haine et de


la violence. Le compromis semble impensable ou inacceptable. Les trois
grandes cultures politiques 17 que sont schématiquement le traditionalisme,
le libéralisme et la démocratie n’envisagent pas de pactiser avec le régime
ou le gouvernement en place.
Au début du XIXe siècle, les hommes d’action comme les observateurs de
la société ont beau chercher, fouiller les étagères des bibliothèques, scruter
de plus près les colonnes de livres, ils ne peuvent trouver des travaux sur la
haine. Nul ne s’y est essayé y compris parmi ceux qui se sentent orphelins
de la Monarchie absolue, de la Révolution ou de l’Empire 18. Les débats
relatifs au serment de haine contre la monarchie se sont taris à la fin du
XVIIIe siècle 19. Les futurs lieux de mémoire de la République procèdent
au réagencement des divisions politiques, les simplifient et contribuent à
faire du conflit intransigeant une référence majeure 20. La haine est bien
une composante de la vie politique mais qui n’a pas donné lieu à publica-
tion. Il n’y a pas de descriptions trépidantes, de formules assassines, d’élans
lyriques, de récits aux allures d’épopées portés par la mémoire collective et
l’imaginaire politique.
La division en deux groupes antagonistes serait une spécificité française
comme aime à le souligner, sur un mode ironique, le vicomte de Launay
dans une chronique du 21 octobre 1837 publiée dans La Presse : « Chacun
de nous a bâti un système de division pour classer, selon leurs goûts, leurs
vertus et leurs vices, les différentes branches de la grande famille qu’on
nomme l’humanité. » Il y a dans la société « deux grandes sociétés qui se font
la guerre sans relâche, qui se haïssent et se méprisent, et qui se haïront et se
mépriserons éternellement 21 ». S’ils peuvent se haïr pour des motifs futiles,
pour des raisons plus importantes visant des projets de gouvernement ou
de société, aucune conciliation ne semble envisageable. Finalement, dans
les imaginaires politiques, la seule question qui vaille est de savoir si l’on
peut haïr sans désemparer ou si la haine finit par s’émousser, même si elle

17. Serge BERSTEIN, Les Cultures politiques en France, Paris, Éditions du Seuil, 1999 ; Serge BERSTEIN et
Michel WINOCK (dir.), Histoire de la France politique, t. 3 : L’Invention de la démocratie, 1789-1914,
Paris, Éditions du Seuil, 2002, 630 p.
18. Voir toutefois Gabriel TARDE, « Les crimes de haine », Archives d’anthropologie criminelle, de crimi-
nologie et de psychopathologie normale et pathologique, 1894, p. 241-251. Voir les chapitres « L’Autre,
cet errant » et « Les haines froides » du présent ouvrage.
19. Michel-Joseph DE GAND, De la condamnation du serment de haine à la royauté et ses preuves, Bruges,
1800, 83 p. Voir aussi, Marc DELAPLACE, « Peut-on fonder la République sur la haine ? Une inter-
rogation sur la république directoriale (1795-1799) », Frédéric CHAUVAUD et Ludovic GAUSSOT
(dir.), La haine, Histoire et actualité, Rennes, PUR, 2008, p. 199-208.
20. Maurice AGULHON, « Conflits et contradictions dans la France d’aujourd’hui », Annales E.S.C.,
mai-juin 1987, p. 604-608 ; Alain CORBIN, « Histoire de la violence dans les campagnes française
au XIXe siècle. Esquisse d’un bilan », Ethnologie française, no XXI, « Violence, brutalité, barbarie »,
1991/3, p. 224-234.
21. Madame DE GIRARDIN, Lettres parisiennes du vicomte de Launay, Paris, Mercure de France, coll.
« Le Temps retrouvé », 1986, p. 253-254.

33
DÉCRYPTER

est portée par une génération qui a vécu les mêmes événements, a partagé
les mêmes croyances et a structuré un même espace public.
Il reste que les perceptions de la Grande Terreur de 1793, des guerres
de Vendée qui se poursuivent jusqu’au début des années 1830, celles de la
Terreur Blanche qui sévit dans certains départements en 1815 ont durable-
ment marqué les esprits et construit des identités politiques pendant deux
siècles 22. Nul ne peut se déprendre des images forgées alors et transmises
d’une génération à la suivante. La Révolution, l’Empire et le retour des
Bourbons ont sédimenté les haines politiques. Elles ont imposé aussi pour
des générations un ensemble de références nées dans le feu de l’action puis
dans le souvenir. Victor Hugo, dans Quatre-vingt-treize, roman presque
baroque, met en scène trois personnages principaux. L’un, est marquis, au
service du roi ; le deuxième se confond avec la révolution intransigeante ; le
troisième, Gauvain, neveu du premier, aristocrate traître à sa caste, rallié à
la cause de la République, est sous les ordres du deuxième. C’est un « être
double », déchiré entre des attaches familiales et ses idéaux au point qu’il ne
peut résister aux « tremblements d’âme » provoqués par les circonstances.
Partagé entre son passé et ses convictions, il saisit sa tête entre ses mains
et est menacé d’effondrement intérieur. Il fait un choix douloureux qui le
conduira à l’échafaud mais qui représente la « victoire de l’humanité sur
l’homme », il ne cède pas aux haines : « En pleine guerre sociale, en pleine
conflagration de toutes les inimitiés et de toutes les vengeances, au moment
le plus obscur et le plus furieux du tumulte, à l’heure où le crime donnait
toutes sa flamme et la haine toutes ses ténèbres 23… » Mais il fait un choix
qui lui sera funeste. Gauvain préfère se sacrifier plutôt que de céder aux
eaux troubles et noires de son âme. Sa mort, regardée en face, qu’il affronte
avec bravoure, suscite le respect. Il n’est pas traîné pantelant et suppliant au
pied de l’échafaud. En donnant sa vie pour ses idées mais sans renier son
passé, il s’affranchit de la passion haineuse. Son martyr fait de lui une sorte
de saint laïque, un contre modèle de l’homme politique froid et implacable
ou emporté par la passion au milieu des cris.
Dans la culture politique des premières années de la Révolution comme
par la suite, deux camps irréconciliables qui ne visent pas moins l’anéan-
tissement de l’autre se font face. Jules Michelet, dans sa volumineuse
Histoire de France qui s’arrête à la fin de l’Ancien Régime consacre quelques
pages nerveuses, écrites à la fin du Second Empire, à l’année 1789. Dans
le cadre de la convocation des États généraux, l’assemblée de Provence
exprime contre Mirabeau une fureur sans limite qui « dépasse toute haine
politique ». La haine des uns alimente la haine des autres. Et l’auteur de
poser, en ayant l’air de rien, une clé explicative des antagonismes profonds :
22. Voir par exemple, Jean-Louis ORMIÈRES, « Les rouges et les blancs », Pierre NORA, op. cit., vol. 1 :
Conflits et partages, p. 232-273.
23. Victor HUGO, Quatre-vingt-treize, Paris, Gallimard, 1979 [1874], p. 429.

34
INTERROGER

«  On parle de la Terreur judiciaire de 93. On ne parle pas assez de la


fantasque Terreur qu’exerçait cette Noblesse sous l’Ancien Régime, et les
furieux royalistes de 89 à 92. » Ces quelques lignes sont essentielles car
elles suggèrent que la Terreur de 1793, presque unanimement condam-
née, ne fut pas pire que celle exercée par les nobles du Midi. Elle en était,
d’une certaine manière, le reflet inversé 24. Et, reprenant le dossier pour une
autre région, Jean-Clément Martin d’ajouter que « les haines qui pouvaient
être à l’œuvre entre de nombreux groupes sociaux et régionaux avant la
Révolution ont été travaillées politiquement, se sont révélées et ont trouvé
de nouvelles raisons de durer, éventuellement jusqu’à nos jours 25 ». Ceux
qui envisagent une voie moyenne et prônent la réconciliation sont quali-
fiés, de naïfs, de lâches ou d’hypocrites. Ils suscitent des sarcasmes et des
huées, voir la méfiance, comme au lendemain du 9 thermidor lorsque le
« modérantisme » relève la tête 26. Certes il se produit des recompositions,
des situations nouvelles et des hommes nouveaux, mais pour les contem-
porains la vie politique tourne toujours autour de deux pôles, animés par
les plus « avancés » ou les plus « intransigeants ».
Pour autant, il n’existe pas un grand livre ou un bréviaire de la haine
qui ferait autorité et dans lequel chacun puiserait des arguments ou de
quoi justifier des actions en cours. Ce qui importe ce sont moins les
discours structurés que les messages épars qui donnent une sorte d’humeur
sombre persistante. Les années 1789-1817 ont donné lieu, dans l’instant
ou plus tardivement lorsqu’il s’agissait de revisiter le passé, à toute une
série de chansons, de pamphlets, de récits, de comptes rendus, de carica-
tures, d’images variées et d’analyses rétrospectives. Tous ont durablement
marqué les perceptions de la vie politique. Dans un cas, les uns diabolisent
le « génie sanguinaire » de Robespierre, de Carrier ou de Fouquier-Tinville ;
dans un autre des voix s’élèvent pour fustiger les abominations des rois ;
dans un troisième, il s’agit de vilipender la « passion dévorante de l’ogre »,
c’est-à-dire de Napoléon ; dans un quatrième, il convient de condamner les
« bandes » vendéennes 27.
L’ensemble de ses discours constitue une sorte d’idéologie sans nom
et sans livre fondateur, éparpillée dans telle missive, dans telle brochure,
dans tel chapitre, dans telle harangue. À cause de cette dispersion, elle est
difficilement saisissable mais son message s’avère relativement simple. Les
discours de haine de cette époque posent comme principe que l’on peut
mourir pour ses convictions et pour cela il convient de diaboliser l’autre
et de le haïr. La Révolution est perçue comme un commencement absolu

24. Jules MICHELET, Histoire de la France, t. 19, Paris, Lacroix et Cie, 1877 [1867], p. 413.
25. Jean-Clément MARTIN, « La Révolution française et la figure de l’ennemi », op. cit., p. 57.
26. Voir Bronislaw BACZKO, Comment sortir de la Terreur. Thermidor et la Révolution, Paris, Gallimard,
coll. « NRF Essais », 1989, p. 103.
27. Voir en particulier Jean-Clément MARTIN, op. cit., 285 p.

35
DÉCRYPTER

et selon son camp, comme pleine d’espoir ou de promesses de vengeance.


À la fin de l’automne 1791, tandis que l’Assemblée législative s’est ouverte
le 1er octobre, la haine s’invite dans les débats. Les mots, les périphrases, les
exemples ne sont pas anodins. Sont évoqués les « brandons du fanatisme »,
les « grands coupables » ou encore la « fureur active ». Ils donnent, pour le
seul mois d’octobre 28, tout un ensemble de références qui vont alimenter
les débats politiques pendant plus d’un siècle. Lorsque les pétitionnaires
sont autorisés à s’adresser à l’assemblée, un orateur, Palloy, citoyen de Paris,
encense la « haine de l’esclavage et l’amour de la Constitution » provoquant
une salve d’applaudissements. La haine de la tyrannie ou la haine invétérée
du despotisme comme la haine contre les « ennemis de la Révolution »
sont présentes.
Les mots utilisés dessinent ainsi un espace public particulier, presque
clos sur lequel pèsent toutes sortes de menaces. En moins d’un mois défilent
les émigrants qui dans les cours d’Allemagne « promènent leur haine et
leurs bassesses », les « cohortes d’abbés » rangés en ordre de bataille et
cherchant à « provoquer la haine du peuple », les princes dont le « cœur est
endurci dès la naissance », la menace étrangère réelle, car la déclaration de
Pillnitz que l’on peut présenter comme une mise en garde des « Puissances »
contre la Révolution date de la fin du mois d’août et fait dire le 20 octobre
à propos de questions sur la frontière que « la peur et la haine ont des
ailes ». Ce premier mois d’existence de l’Assemblée législative s’avère donc
important pour de multiples raisons, les oppositions sont évidemment
moins tranchées, un relatif consensus règne alors, les questions n’ont pas
encore acquis une urgence irrépressible. Pour autant, la Constitution, la
Nation et la Révolution sont présentées comme menacées par la « haine
de pareils ennemis ». Il existe des complots à l’intérieur. À l’extérieur, des
émigrants forment au moins trois « classes » et les membres de l’Assemblée
doivent « haine et châtiments » aux deux premières constituées par ceux qui
prennent les armes et par ceux qui cherchent à recruter d’autres membres.
Ces ennemis éprouvent de la « haine pour notre Révolution » et pour « la
Constitution ». Seul « l’esprit de haine et de vertige les anime ». À l’assem-
blée, le 24 octobre, les « troubles d’Avignon » qui virent l’assassinat du
patriote Lecuyer par des conjurés royalistes puis en réponse le « massacre
de la Glacière » s’invitent. Le président de l’Assemblée, le doyen d’âge, lit
une lettre de M. Rovère, député extraordinaire d’Avignon et du Comtat
Venaissin. Le ton est alarmiste et le thème de la conspiration comme expli-
cation s’impose : « les habitants des départements méridionaux sont en
danger […] on souffle l’esprit de discorde et de haine pour les porter à
s’entre-tuer 29. » La révolution semble ainsi se radicaliser, la contre-révolu-
28. Archives parlementaires, Assemblée nationale législative, série 1, t. 34, 1er octobre-30 octobre 1791,
p. 114-421
29. Idem, p. 371.

36
INTERROGER

tion s’étendre et s’organiser. La haine devenue levier puissant se généralise.


Personne ne songe à la définir. Elle existe et cela suffit. Elle est mise au
rang des passions qui exaltent les têtes. Se mettent en place des légendes
servant de réservoir aux haines présentes et futures, comme des sortes de
citernes ou de jarres géantes qui se remplissent régulièrement d’eau de pluie
et conservent ainsi une quantité inépuisable. Massacres, intrigues, conspi-
rations et complots nourrissent les soupçons et la volonté de purifier la
société. La vie politique tumultueuse ne peut véritablement contenir la
haine. L’autre est perçu comme un ennemi et non comme un adversaire.
Ce dernier mérite que l’on prête attention à ses arguments, que l’on tienne
compte de son opinion, de sa culture. L’ennemi, lui, doit être anéanti, le
plus souvent avec une sorte de passion haineuse.
Le procès du roi et son exécution, la chute de Robespierre, l’abdication
et l’exil de Napoléon sont des occasions de condamner les vaincus et de
laisser s’exprimer les haines. Bronislaw Baczko s’est attaché en particulier à
saisir le déploiement des passions et le contexte émotionnel de la Révolution
française le jour de la mort de Robespierre, dont le récit constitue le point de
départ de la légende noire thermidorienne. Il cite Des Essarts qui, en l’an V,
dans Les crimes de Robespierre et de ses principaux complices, notait : « Plus la
haine que l’on portait à ce scélérat avait été comprimée, plus l’explosion en
était bruyante 30. » La mort horrible de Robespierre telle qu’elle fut restituée,
sa tête exhibée, sorte de masse sanglante atteste du tournant. Pour les uns,
il faut marquer une pause et consolider les acquis de la Révolution. Pour
d’autres, il s’agit d’utiliser la violence révolutionnaire pour servir ses propres
desseins 31. La France semble sortir d’un rêve éveillé. Redevenue lucide, elle
se déclare presque unanimement anti-robespierriste comme l’attestent les
700 adresses envoyées à la Convention au lendemain du 9 thermidor 32.
Les « infâmes mémoires » de Robespierre et ses complices doivent être,
selon la société populaire d’Inzière, « vouées à l’exécration universelle de
tous les peuples de la terre ! » En fonction des circonstances, on imagine
mal en effet des textes qui puissent dire autre chose. Ceux qui naguère
encensaient Robespierre et ses « complices » en font désormais, comme les
citoyens de Traignac-la-Montagne dans le département de la Corrèze « des
monstres que la nature avait enfanté pour le malheur des peuples ». Mais
désormais, toutes les conditions sont réunies pour en finir avec l’unanimité
imposée par la Terreur : « la sortie de la Terreur s’amorce avec un langage,
des comportements politiques et des imaginaires sociaux moulés pendant la
Terreur et légués par celle-ci », mais en même temps on assiste à « la mise à
30. Bronislaw BACZKO, Politiques de la Révolution française, Paris, Gallimard, coll. « Folio histoire »,
p. 134.
31. Voir aussi Jean-Clément MARTIN, Violence et Révolution, Paris, Éditions du Seuil, coll. « L’Univers
historique », 2006, 338 p.
32. Bronislaw BACZKO, Comment sortir de la Terreur. Thermidor et la Révolution, Paris, Gallimard, coll.
« NRF Essais », 1989, p. 61-69.

37
DÉCRYPTER

nu des conflits et des haines accumulés pendant la Terreur mais qui étaient
demeurés étouffés par elle 33 ». Lorsque l’étau semble se desserrer et que la
menace extérieure recule, les sentiments hostiles peuvent alors se déployer
ouvertement et parfois laisser libre cours à toutes sortes de rêves vengeurs.
Dans le même temps, rumeurs et fantasmes continuent de courir, prenant
parfois prétexte d’un cas attesté pour l’exemplifier et le généraliser. Les
ennemis tannent la peau des cadavres pour en faire un usage inavouable,
ils se livrent à des actes de cannibalisme, ils émasculent leurs prisonniers, ils
brûlent vivants les malheureux tombés entre leurs mains 34… Les partisans
les plus engagés n’ignorent pas ces représentations outrancières en circu-
lation, ils ne les démentent pas, elles accompagnent comme un discours
invisible la période, attisant les haines latentes contre de tels monstres.
La haine ne disparaît donc pas. Elle reste tapie et éclate de temps à
autre. Les époques de règlements de compte et d’épurations constituent
des moments privilégiés pour l’observer. L’effroi comprimé et les rancœurs
accumulés ne connaissent plus de retenue. Entre juin et novembre 1815,
une « explosion de haine », à laquelle on donnera le nom de Terreur blanche
surprend les nouvelles autorités 35. Dans le Midi, à Marseille, à Toulouse, à
Nîmes, à Avignon, des soldats, des bourgeois, des protestants sont bruta-
lisés, voire assassinés. Le 7 octobre, le roi ouvre la session de la nouvelle
chambre, dite « Chambre introuvable » car peuplée de royalistes « ardents ».
Les Archives parlementaires restituent les débats et insèrent des discours
prononcés qui ne figurent pas dans Le Moniteur et font resurgir la haine
dans les débats 36. À l’ordre du jour plusieurs projets de loi portent sur les
pouvoirs de police et les mesures judiciaires à prendre pour tourner la page
napoléonienne et établir durablement le régime. Un orateur se demande
quels sont les « effets de la haine et des passions » ; un autre souligne que
les « passions sont si déchaînées » qu’une maladresse pourrait susciter « la
haine du gouvernement » ; un troisième s’interroge sur « la haine juste et
injuste » indiquant que de « vieilles réminiscences, sur les dénonciations
hasardées, calomnieuses, vindicatives, qui laisseront, après elles des haines
de famille, des haines de parti, des haines de canton et jusqu’à des germes
de sédition ». À la fin du mois d’octobre, tandis qu’est adoptée la loi dite
de sûreté générale, première des quatre lois formant le cadre juridique de
la « Terreur blanche légale », le garde des Sceaux indique qu’il n’a « d’autre
haine que celle du crime » ; un autre orateur évoque la « haine aux rebelles »,
tandis que le comte de la Bourdonnaye traite de « la haine contre la légiti-
mité » et de l’impuissante rage d’une certaine « faction ». À la Chambre des
33. Idem, p. 69.
34. Sur ce premier aspect, voir l’étude de Jean-Clément-MARTIN, Un détail inutile : le dossier des peaux
tannées, Vendée, 1794, Paris, Vendémiaire, 2013, 154 p.
35. Par exemple, Brian FITZPATRICK, Catholic royalism in the departement of the Gard, 1814-1852,
Cambridge/Londres/New York, Cambridge University press, 1983, 216 p.
36. Archives parlementaires, t. XV, 8 juillet 1815-6 janvier 1816, p. 87-220.

38
INTERROGER

pairs d’autres interventions insistent sur la nécessité de contenir le « mouve-


ment impétueux des passions » et de réprimer sévèrement le « sentiment
de vengeance et de haine ». Début décembre, toujours à la chambre des
pairs, s’ouvre le procès du Maréchal Ney. Son avocat, Berryer, s’interroge
d’emblée sur le « vertige » ou « l’impulsion soudaine » qui s’est emparé de
« ce guerrier jusque-là inébranlable dans sa foi 37 ». Il s’agit de résoudre une
énigme : « comment il a passé précipitamment de cet état moral, qui était
l’amour du Roi, la haine de Bonaparte, à l’état tout contraire ? » Le mois de
janvier est réservé à la discussion d’une loi d’amnistie. La « haine contre de
détestables oppresseurs », les « passions fougueuses », la « haine exaltée »,
la malignité et les « bruits inventés par la haine », la « haine et malédiction
aux exécrables auteurs du forfait du 21 janvier » font partie des arguments
mis en avant 38. Si la haine accède au langage, elle est aussi un bloc inexpli-
qué. Lorsqu’elle est vécue, parce qu’un membre de sa famille, ou un proche
ont trouvé la mort, elle s’accompagne aussi de silence, car la douleur et le
deuil se traduisent rarement en mots. Mais dans la vie parlementaire de
ces années-là, elle se constitue en infradiscours politique. L’évoquer sans
l’expliquer s’avère légitime. Elle possède une force considérable et joue le
rôle d’un argument que nul ne cherche à contester.
Reste que les discours de guerre civile 39 peuvent se déployer. Ils reposent
sur une opposition simple mais redoutable. Il n’existe que deux camps :
celui des amis et celui des ennemis. Chateaubriand l’écrit à sa manière.
Selon lui « l’horreur de l’usurpateur est dans tous les cœurs. Il inspire tant
de haine, qu’il a balancé chez un peuple guerrier ce qu’il y a de dur dans
la présence d’un ennemi », insistant ainsi sur le fait que la « juste haine »
préfère s’accommoder de la présence d’une force d’occupation 40, autre-
ment dit, pour paraphraser une formule célèbre, l’ennemi de l’intérieur
est pire que l’ennemi de l’extérieur. L’ensemble de ces prises de position
contribue à fabriquer un surcroît de haine et un message : il n’y a pas de
conciliation possible. Les attachements au sol et à la Nation sont brouillés,
les distinctions du bien et du mal ne s’appliquent pas à l’ennemi qu’il faut,
au-delà de toute morale, écraser. Dans ses analyses et ses prises de position,
Chateaubriand est le porte-parole des ultras, il offre une vision du monde
dans laquelle l’imaginaire de la violence se confond avec la réalité et autorise
toutes sortes d’exactions et de sentiments haineux qui se trouvent justi-
fiés. Dans cette perspective toutefois, la haine n’est pas un fait de nature
mais bien une construction politique. Les adversaires honnis des guerres de
religion ne sont pas ceux qui ont présidé à la mise en place de la Terreur ou

37. Idem, p. 401.


38. Idem, p. 646-787.
39. Sur les discours de haine civile tout au long du XIXe siècle, voir Jean-Claude CARON, op. cit. Voir
aussi Ninon GRANGÉ, De la guerre civile, Paris, Armand Colin, 2009, 320 p.
40. François-René DE CHATEAUBRIAND, Écrits politiques, vol. 7, Genève, Droz, 2002, p. 88.

39
DÉCRYPTER

du système impérial. Ils appartiennent à une époque particulière. Contre


eux il n’y a plus besoin de contrôler ses « pulsions ». La pacification des
mœurs vaut pour l’ensemble de la société à l’exclusion de ces ennemis de
l’intérieur et de leurs descendants. Pour autant, la « décharge émotion-
nelle 41 » escomptée n’est pas brouillonne, éclatant un peu n’importe quand,
à n’importe quel moment, contre des adversaires indistincts. Au contraire,
elle est canalisée et si elle procure un intense plaisir devant l’annonce de
l’anéantissement de l’autre, elle doit être précisément dirigée. La haine
« juste » ne peut s’accommoder avec les débordements violents et désor-
donnés. Elle peut être cruelle à condition de ne pas se tromper de « cible ».
Dans l’immédiat, aucun lieu ne permet de résorber cette contradiction.

La mise en intrigue de la haine politique

De la Révolution de juillet 1830 à la grande crise des années 1930,


la haine politique n’est donc pas l’objet d’un traité particulier, même si
les cris de haine retentissent, parfois avec fracas. La guerre civile larvée
sert de trame et d’épouvantail. Sans entreprendre un récit linéaire, et pour
s’arrêter au début des années 1830 42, à Paris et dans l’Ouest, puis à Lyon et
encore dans la capitale, la répression des émeutes et des tentatives d’insur-
rections, mi-politiques mi-sociales, suscitent l’adhésion, le désespoir ou la
haine. Aucune place n’est laissée à une solution négociée. Deux ans après les
Trois Glorieuses, le temps de la désillusion semble définitivement venu 43.
La brutalité et les émotions d’hostilité qu’elles provoquent ont, seules, droit
de cité, ne laissant la place, dans l’arène publique, qu’aux « sociétés » les plus
avancées ou aux factions les plus « enragées ». Le régime entend réprimer
à la fois les légitimistes regroupés derrière la duchesse de Berry, frapper les
émeutiers de l’été 1832, s’assurer qu’Auguste Blanqui et les partisans de
l’insurrection soient désavoués et durement châtiés. Plus tard, en 1866
par exemple, Louis-Antoine Garnier-Pagès, ancien ministre des Finances
du Gouvernement provisoire, revisite la révolution de 1848, il y voit à
l’œuvre « les haines des partis extrêmes », un « choc entre deux courants
de haine et de colère ». D’un côté, les « niveleurs acharnés » qui veulent
ressusciter la Terreur ; de l’autre, les « ultra-réactionnaires ». Dès qu’un
épisode sanglant se referme « la haine en fait ses récits » rendant impos-
sible de restituer une histoire neutre et détachée au milieu de « cortèges de
haine » 44. S’il n’existe pas un grand texte théorique élaboré par un auteur
41. Norbert ELIAS, La civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 1973 [1939], p. 281.
42. Voir Sylvie APRIL, Jean-Claude CARON et Emmanuel FUREIX (dir.), La liberté guidant les peuples, les
révolutions de 1830 en Europe, Paris, Champ Vallon, 2013, 380 p.
43. Voir Patrick HARISMENDY (dir.), La France des années 1830 et l’esprit de réforme, Rennes, PUR, coll.
« Carnot », 2006, 309 p.
44. Louis-Antoine GARNIER-PAGÈS, Histoire de la Révolution de 1848, Paris, Pagnerre, 1866, t. I, p. 321,
297, 370 et t. II, p. 255.

40
INTERROGER

majeur mettant en pleine lumière la haine avec son pouvoir destructeur,


ni des récits empiriques qui illustreraient un épisode de la vie publique, les
écrits qui lui offrent un espace de consécration ne sont pourtant pas totale-
ment absents, mais il faut aller les chercher dans les marges des analyses et
discours politiques. En effet, en 1880, tandis que triomphe la République
parlementaire, les républicains élaborent une vision du passé et offrent un
grand récit national dans lequel la raison et le progrès donnent du sens à
l’évolution de l’humanité, ils présentent la Révolution française comme
point de départ de la modernité, et justifient les combats du temps présent
contre les obscurantistes monarchistes et les archaïsmes cléricaux. L’heure
est à la pédagogie de masse, aux Lumières contemporaines, au sacre des
individus éclairés et du peuple souverain. Aussi la haine n’y a guère de place.
Au début de la IIIe République, Raoul Frary, normalien puis journaliste,
propose à un vaste public un Manuel du démagogue. Le livre rencontra un
indéniable succès. Son auteur s’était déjà fait connaître par Le péril national,
couronné par l’Académie française. Il a collaboré au Courrier de France,
à XIXe siècle, à la Revue Bleue, et surtout au Soir et au National dirigé par
Hector Pessard. Son manuel consacre un chapitre aux passions mauvaises
et un autre à la haine, présentée comme « un des plus puissants ressorts des
choses humaines ». En effet, complète-t-il, « elle est courageuse et patiente ;
elle brave le péril et elle sait attendre. Elle naît plus vite et plus facilement
dans les âmes que l’amour ». Et puis, une fois installée, elle semble impos-
sible à déloger. Elle se montre rétive à la raison comme aux sentiments
altruistes. Mais surtout, elle possède une caractéristique essentielle. Raoul
Frary affirme en effet qu’« elle n’a pas besoin d’un objet précis, car elle
s’attaque volontiers aux masses. On aime quelques hommes ; on en hait des
milliers, une race, un peuple, un parti, une église 45 ». Son objet peut être
anonyme sans jamais prendre une forme concrète. Le publiciste des passions
sombres propose ensuite, en quelques paragraphes ramassés, une fresque
historique de 2000 ans d’histoire. Dans sa démonstration, il se montre
plus proche des historiens que des philosophes tout en ayant l’ambition de
transmettre des vérités universelles. Il convient que peu de guerres ont été
aussi atroces que celle de la Vendée : « les blancs avaient pour emblèmes
le cœur de celui qui priait pour ses bourreaux ; les bleus ne rêvaient que
le bonheur de l’espèce humaine. » Malgré l’horreur de l’affrontement, « il
n’y avait que le triomphe des instincts profonds sur les croyances superfi-
cielles, du fond permanent sur la forme changeante, de l’animal sur l’esprit,
et c’était l’esprit qui déchaînait l’animal, la croyance qui surexcitait l’ins-
tinct 46 ». Le Manuel du démagogue s’adresse aux hommes politiques, il leur
livre quelques analyses et leur donne quelques recettes. Pour comprendre
45. Raoul FRARY, « La haine », Manuel du démagogue, chap. V, Paris, Librairie Léopold Cerf, 1884,
p. 127.
46. Idem, p. 128.

41
DÉCRYPTER

la haine, il faut d’abord partir d’un constat : « les hommes sont souvent
moins ardents à venger leurs griefs réels que des griefs imaginaires, ou
traditionnels et collectifs. » Si les maux sont invérifiables et si l’oppression
n’est pas certaine, peu importe car il est toujours possible de « rendre nos
adversaires responsables d’une multitude de méfaits ». Massacres, crimes
de toutes sortes, tromperies et dissimulations ne manquent pas. Il est aisé
de les attribuer à tel ou tel ennemi. La meilleure solution consiste à faire
« un habile usage » des ressources infinies qu’offre l’histoire. Les événe-
ments du passé présentent l’immense avantage d’évoquer « les spectres des
victimes ». L’essayiste souligne, cyniquement, que « les spectres sont fort
utiles en politique ». La mémoire n’est jamais certaine et elle a tendance à
changer les couleurs du passé et les perceptions du présent. Pour illustrer
son propos, il donne l’exemple d’un gentilhomme à qui on ne peut rien
reprocher, mais chacun ne le regarde pas tel qu’il est mais tel qu’il se l’ima-
gine. Sa demeure n’est pas une villa mais une forteresse entourée d’un large
fossé et dominée par un donjon. Il va lever toutes sortes d’impôts iniques,
chevaucher à travers champ, piétiner les récoltes. La haine vient donc du
désir de vengeance, non pas contre un individu en particulier mais contre le
groupe qu’il est censé représenter : « C’est ainsi que tous les royalistes sont
responsables des méfaits de tous les rois, tous les républicains du sang versé
par la Terreur, tous les bonapartistes du 2 décembre et de Sedan, tous les
catholiques de l’inquisition et du massacre des Albigeois. » Ces représen-
tations pour simplistes qu’elles soient s’avèrent redoutables. Elles semblent
relever du sens commun et sont immédiatement compréhensibles par tous.
Elles fixent des systèmes de référence et sont assurées de rencontrer un vif
succès, quasi immédiat. L’évocation remplace avantageusement l’éloquence
et la rhétorique. Elle a les couleurs et la puissance de la vérité. Les historiens
ne sont en rien responsables de cette vision du monde. Ils enseignent que
« les francs scélérats sont aussi rares que les héros sans tache », mais comme
« on prend ses armes où l’on veut » chacun choisit des événements, des
personnages ou des situations en fonction de ses besoins ou de ses objec-
tifs. De la sorte, les lecteurs, présentés comme ignorants ou inattentifs,
« finissent par ne voir et ne savoir que ce qui flatte leur passion, que ce qui
entretient leur haine 47 ». Le procédé psychologique consiste donc à écarter
ce qui contredit sa vision du monde pour ne plus conserver que ce qui la
conforte. Au bout du compte, dans cette construction du passé, l’histoire
est instrumentalisée, non pas qu’on lui demande de donner une vérité mais
elle est utilisée comme un « arsenal ». L’histoire ne sert pas à comprendre
le présent ni à éclairer le passé. Elle sert à conforter des points de vue et à
légitimer des actions politiques.

47. Idem, p. 135.

42
INTERROGER

Pour Raoul Frary, au terme de son analyse, « deux choses favorisent en


France le développement et l’exploitation de la haine : l’absence d’un public
neutre, et la séparation absolue des partis 48 ». Il n’existe pas de culture
politique commune et les parlementaires comme les hommes d’action ne
parviennent pas à établir un consensus, à mettre en avant ce qu’ils partagent
et à discuter, après les avoir recensés, les questions qui les opposent. La
division presque totale des forces et des organisations constitue une sorte
d’immaturité politique. Aucun arbitre ne peut être sollicité ou mobilisé
pour jouer le rôle d’un tiers extérieur capable de ramener la vie politique et
les arguments haineux à des proportions raisonnables. Comme personne ne
peut réfréner la haine, il importe de la conforter, de la noircir et de la revêtir
d’habits plus grands qu’elle : « nous ne jugeons nos adversaires que sur des
caricatures. Les raisonnables et les modérés sont suspects chez eux, inconnus
au dehors ; de loin on ne voit que les violents. » Il s’agit donc de construire
la figure de l’ennemi sombre, machiavélique et cruel. Pour la circonstance,
Raoul Frary invente un aphorisme : « En vérité, la politique serait une idylle
si l’on n’était haï que pour le mal qu’on a fait 49. » Il faut donc accepter
d’endosser toute une série de forfaits et de faire porter sur le dos de son
ennemi le poids d’ignominies, d’exactions et d’atrocités insupportables.
À chaque fois, d’infranchissables frontières sont dressées : « il y a un
fossé, un mur, une montagne. » La haine est une énergie dont il est impos-
sible de mesurer la puissance. Elle peut être utilisée comme une « force
contenue, régularisée, canalisée, comme de la vapeur ». De la sorte, c’est
la porte ouverte à toutes les formes de populisme, même si le mot n’existe
pas encore, car un démagogue habile peut tirer un immense profit de la
haine. En effet, si les hommes sont menés par l’intérêt, ils n’abdiquent
pas leur libre arbitre. En revanche, dans un groupe ou dans une foule, ils
abandonnent leur individualité et se laissent porter à des actions qu’ils
auraient sans doute désapprouvées s’ils avaient été seuls, sans personne pour
les entraîner dans une voie dangereuse pour tous. L’essayiste se demande
quelles peuvent être les bénéfices et les effets négatifs de leurs décisions.
Mais dès lors qu’« on les conduit par la haine, ils n’aperçoivent plus que
l’objet immédiat de leur antipathie ; ils ne craignent ni d’être injustes, ni
d’être imprudents, ni de blesser, ni de se livrer. Ils ne réfléchissent pas, ne
marchandent pas, ne comparent pas le sacrifice qu’on leur demande au
plaisir qu’on leur offre ; il n’y a pas de commune mesure entre la vengeance
et le prix qu’elle coûte ? » Enivrés par la soif du pouvoir, aventuriers de
la politique et tribuns ambitieux pourraient donc puiser dans ce manuel
des manières de conduire un peuple. De leur côté, des observateurs de la
vie politique pourraient y voir une grille de lecture pour comprendre les
lignes de force qui traversent la vie politique. Ils bénéficieraient ainsi d’une
48. Idem, p. 137.
49. Idem, p. 133.

43
DÉCRYPTER

vision prophétique annonçant la fin de la République opportuniste, la crise


boulangiste, les deux France mise à jour par l’affaire Dreyfus, la montée des
extrêmes de l’après-guerre mondiale. Mais de la sorte, suggère l’essayiste,
après avoir exposé des faits et mobilisé des affects, il existe bien une culture
de la haine, le plus souvent souterraine, qui est une spécificité de la vie
politique française.
Quelques années plus tard, un second texte s’intéresse plus particulière-
ment, de manière détachée, aux haines politiques. Son auteur, après avoir
sondé les âmes dans les juridictions répressives, entend étudier la haine dont
il recherche les continuités cachées. Louis Proal, conseiller à la cour d’appel
d’Aix, lauréat de l’Institut, adopte la posture de l’observateur scientifique. Il
réfléchit, en quelques paragraphes denses, à la criminalité politique et donc
à la haine politique. Pour prendre la mesure de l’intensité de cette dernière,
rien ne vaut une émeute, une insurrection ou une révolution. La crise
politique est un révélateur. Dès lors les masques tombent, les personnalités
se dévoilent et les « partis s’entr’égorgeaient comme des gladiateurs dans
un cirque ». L’image forte n’est pas de circonstance. Selon lui, l’homme ne
supporte pas celui qui lui est sensiblement différent et hait « celui qui diffère
de lui » car il ne partage pas ses convictions. L’analyse se présente comme
une sorte de constat désabusé. Il n’y a rien à faire. La haine est une forme
de sadisme : « les haines politiques sont si intenses, que la proscription d’un
adversaire devient une jouissance. L’homme haineux éprouve du plaisir à
voir souffrir sa victime 50. » Face à la joie mauvaise de la haine l’impuissance
règne. Les personnalités haineuses et violentes de chaque camp, qui sont
dans l’excès et la surcharge, imposent leur point de vue, bénéficiant en
cela de l’indifférence, de l’apathie, voire de la peur des « honnêtes gens ».
Dès que les circonstances le permettent, les discours « pleins de fiel, de
fureur et de rage » peuvent se transformer en actes, parfois épouvantables.
Cohérente, la haine partagée par un groupe délimité est plus qu’une force
ou une énergie. Elle est une sorte d’idéologie systématisant des représen-
tations, au départ diffuses et vagues. Après une confrontation sanglante, il
arrive que les victimes soient tentées de pardonner mais, de leur côté, « les
bourreaux ne pardonnent jamais aux victimes ». Elles sont les témoins de
ce qu’elles ont subi et leurs existences condamnent leurs tourmenteurs,
réduits au statut de personnages vils et odieux. Par leurs seules présences, les
victimes rappellent ces moments singuliers et horribles. Aussi, les person-
nalités haineuses et cruelles préfèrent-elles œuvrer à la disparition de leur
adversaire pour empêcher tout témoignage muet. Dans cette démonstration
presque tout est dit et la réconciliation entre groupes rivaux apparaît ainsi
inenvisageable. Les haines de parti ne connaissant aucune borne ni dans
l’espace ni dans le temps : « La raison et la religion disaient à l’homme :

50. Louis PROAL, La criminalité politique, Paris, Félix Alcan, 1895, p. 101.

44
INTERROGER

“Tout concitoyen est ton frère, il faut l’aimer”, mais la politique lui crie :
“Ce concitoyen est ton adversaire, il faut le haïr, le persécuter”. » Au gré des
régimes, des cris sauvages se font entendre contre l’ennemi du moment :
« On fait des émeutes ou des lois d’exception contre “l’ennemi”, on le
combat à coups de décrets ou à coups de fusil 51. » Mais pire encore, « les
haines politiques ne respectent rien, pas même les tombeaux ». La paix
des cimetières ne s’applique pas. Les tombes peuvent être retournées, les
cercueils éventrés, les cadavres exhumés et la mémoire des morts souillée
pour justifier un anéantissement total.
Par la suite, cette vision dualiste de la politique sera régulièrement
renouvelée : l’ennemi change au gré des alliances, des situations et des
moments  : les socialistes, les rouges, les nationalistes, les anarchistes,
les communistes, les ligueurs… chaque groupe puisant dans l’histoire
un ensemble de références reçues comme un héritage précieux. L’avenir
politique est lu à l’aune de la Bastille, de la guillotine, de la répression
contre les réfractaires ou de tel ou tel autre épisode funeste. Chaque grande
famille politique s’appuie sur une sorte de scolastique, avec un contenu, des
valeurs, des croyances et des prophètes. Chacune fait référence à des idéaux
et des crimes qui servent autant à renforcer les convictions de son camp qu’à
construire l’image de l’ennemi insupportable ou du rival absolu.

L’esprit de parti
Pour les contemporains, comme l’ont souligné Raoul Frary et Louis
Proal, l’esprit de parti ne vise pas à rassembler les citoyens raisonnables.
Il consiste à diviser le monde en deux camps, celui des amis et celui des
ennemis. Encore faut-il ne pas se tromper comme le souligne Lupicin Paget
en 1861 affirmant qu’il est toujours possible de tomber sur l’ennemi, de
le combattre, de le vaincre et de l’anéantir, mais à condition de ne pas
faire d’erreur car, écrit-il, bien souvent « nous luttons contre des fantômes
et nous passons à côté de l’ennemi 52 ». Il se rencontre plus particulière-
ment à l’intérieur des hémicycles, et ce dès les monarchies censitaires, à un
moment où les forces politiques ne sont pas véritablement structurées 53. Ce
ne sont que des « factions », des « coteries », des « sociétés » secrètes, voire
des clubs, des salons ou des chambrées. Au mieux, ce sont des « sociétés
d’action politique 54 ». Il est vrai que le Code pénal napoléonien de 1810
interdit l’existence de sociétés politiques et que la loi du 10 avril 1834
51. Idem, p. 97.
52. Lucipin PAGET, L’Ennemi ! L’ennemi !, Paris, A.-E. Rochette, 1861, p. 2.
53. Raymond HUARD, La naissance du parti politique en France, Paris, PFNSP, 1996, 383 p. et
Michel OFFERLÉ, « Qu’est-ce qu’un parti politique en France au XIXe siècle ? », Anne-Marie SAINT-
GILLES (dir.), Cultures politiques et partis au XIXe et XXe siècles, Paris, PUF, 2000, 272 p.
54. Gabriel PERREUX, Au temps des sociétés secrètes. La propagande républicaine au début de la monarchie
de Juillet, 1830-1835, Paris, Hachette, 1931.

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DÉCRYPTER

autorise les sociétés de plus de vingt personnes sous certaines conditions.


François Guizot, dans ses mémoires, soulignait que les empoignades orales
ne dépassent pas certaines limites car les deux oppositions de l’époque,
l’une monarchique et dynastique, l’autre libérale et parfois républicaine,
parviennent à souder leur rang et à se rejoindre pour maintenir « dans
l’arène parlementaire, leur travail à la fois concentrique et distinct 55 ». Et
pourtant, rien n’est jamais définitif et les parlementaires peuvent à leur
tour être entraînés dans une spirale où la mesure des opinions et le respect
d’autrui sont très vite abandonnés. Toutefois, il ne s’agit ici que des impres-
sions de personnalités disposant d’une position, dans une assemblée parle-
mentaire ou dans un journal, qui en restitue les débats. Elles bénéficient
d’une culture politique réelle et maîtrisent une rhétorique capable d’expri-
mer un point de vue ou de traduire l’émotion d’un moment. L’hémicycle
devient une caisse de résonance de haines anciennes et nouvelles. Chacun
s’évertue à reconstruire le réel, à simplifier, à donner à l’autre une assigna-
tion identitaire. L’esprit de parti n’est pourtant pas assimilable à la culture de
l’émeute ou du soulèvement qui se déploie à l’extérieur du cadre institution-
nel, à l’instar de l’insurrection de 1839, préparés par la société Les Saisons,
animés par Auguste Blanqui et Barbès qui fit 94 morts dont les deux tiers
parmi les insurgés 56.

La « plus funeste des armes politiques »

En 1840, tandis que le savant républicain François Arago lance à


Perpignan, puis dans une partie du Midi, la campagne des banquets 57 en
faveur de la réforme électorale, La Revue de Paris revient sur la vie publique
et les débats parlementaires : « Nous ne connaissons que trop, par ce que
nous avons vu depuis dix ans, jusqu’à quels excès peuvent conduire les
haines politiques 58. » Le danger est identifié et l’agressivité entre groupes et
personnalités ne bénéficie d’aucune complaisance. L’analyse qui n’est pas
forcément partagée par toutes les forces politiques est importante car elle
constitue une rupture publique avec un sentiment inexprimé. Il existe une
situation faite de dissensions, d’aversions, d’images valorisant une certaine
esthétique de la violence qu’il faut combattre. En effet, il importe que les
conflits politiques ne prennent pas place dans des récits avec un début,
datant de la fin de l’Ancien Régime, et une fin qui n’appartient pas au
temps présent, mais est situé dans un avenir plus ou moins lointain. Pour
55. François GUIZOT, Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps, Clermont-Ferrand, Paleo, 2003,
p. 157.
56. Claude LATTA, « L’insurrection de 1839 », SOCIÉTÉ D’HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848 ET DES
RÉVOLUTIONS DU XIXE SIÈCLE (dir.), Blanqui et les Blanquistes, Paris, Sedes, 1986, p. 292.
57. Voir Vincent ROBERT, Le temps des banquets. Politique et symbolique d’une génération (1818-1848),
Paris, Publications de la Sorbonne, 2010, 431 p.
58. « Bulletin », Revue de Paris, t. 15, 1840, p. 362.

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INTERROGER

lutter contre la haine, il faut que chacun accepte de vivre dans son époque,
plus particulièrement dans le moment présent. C’est une façon, peut-être
la seule, de mettre un terme à l’escalade vindicatoire entre partis et de
rejeter les discours de guerre civile, comme les appels à faire couler des flots
de sang. Même si la vie parlementaire peut connaître « des haines et des
rancunes », un des collaborateurs de la revue, dans une rubrique intitulée
« Bulletin », suggère que le suffrage censitaire, depuis que le corps électo-
ral a été élargi 59, discrédite les « passions trop vives et trop ardentes » et
condamne le recours à la violence et aux conspirations. Les temps ont bien
changé et 1830 marque une rupture décisive. Désormais, il devient possible
et nécessaire de refermer tout à la fois la Révolution violente, l’Empire
dévoreur d’hommes et la Restauration revancharde et intransigeante. Il
importe donc de rompre avec l’imaginaire du complot et des sociétés
secrètes. Ni la charbonnerie prête à allumer l’étincelle de l’insurrection ni
l’internationale « noire » à laquelle concourent les légitimistes français après
l’effondrement de la monarchie traditionnelle : « il n’est plus guère possible
de se figurer que l’on va régénérer l’univers parce que l’on fabrique des
cartouches en petit comité 60. » D’autant que la confiance dans le Droit et
les lois s’accroît rendant plus intolérable encore l’usage de la force brutale.
Le Moment Guizot 61 consistait bien à gouverner autrement, à écarter ceux
qui n’étaient pas mus par la raison, à pacifier la société, à ancrer le régime
parlementaire et à s’assurer du soutien de toutes les sensibilités et forces qui
avaient concouru à abattre le régime honni de Charles X, sans pour autant
leur donner accès à la citoyenneté, réservée à l’infime minorité de ceux qui
disposent du droit de vote. Il reste malgré tout, comme s’en inquiète les
rédacteurs de La Revue des Deux mondes que la « haine instinctive » perdure
et qu’elle constitue une véritable force contre laquelle on ne peut pratique-
ment rien : « cette redoutable énergie de la haine [est] la plus envenimée et
la plus funeste des armes politiques 62. » Mais contrairement au fusil ou à
la harangue incendiaire, elle n’est ni directement visible ni immédiatement
audible.
La haine irrigue la vie politique et ce que l’on appelle communément
« l’esprit de parti » simplifie, grossit le trait jusqu’à la caricature, parfois
hideuse et repoussante. Les « mouvements d’humeur » de la scène politique
correspondent souvent à des scandales et constituent des moments de
crispation ou de crise 63. Pour certains, c’est une malédiction car ils suscitent
59. Voir par exemple Christophe VOILLIOT (dir.), « L’ordre électoral : savoir et pratiques », Revue
d’histoire du XIXe siècle, no 43, 2011/2.
60. Idem, p. 151.
61. Pierre ROSANVALLON, Le Moment Guizot, Paris, Gallimard, coll. «  Bibliothèque des Sciences
humaines », 1985, 414 p.
62. Revue des Deux Mondes, mars 1841, p. 687.
63. Jürgen HABERMAS, L’espace public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la
société bourgeoise, Paris, Payot, 1993 [1962], 324 p. et Écrits politiques, droit, histoire, Paris, Éditions
du Cerf, 1990, 263 p.

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DÉCRYPTER

des ripostes hargneuses entraînant tout le monde dans une spirale vindica-
tive, interdisant tout débat serein ; pour d’autres, c’est une chance, car c’est
une façon de conforter l’homme politique viril dans ses convictions à un
moment où les lieux de l’entre-soi masculin connaissent un fort dévelop-
pement et où triomphe la virilité 64. Des divisions bien tranchées obligent
chacun à rallier un camp. De la sorte, à la fin de la monarchie de Juillet, on
pouvait écrire que « les hommes acceptent franchement la responsabilité
de leurs opinions, et les trahisons individuelles ne sont pas possibles 65 ».
Dans cette optique, les modérés, incapables de haïr, seraient des mièvres
promptes à se vendre ou à se rallier à l’adversaire d’hier. Pusillanimes,
couards, pleutres, ils sont méprisés et rejetés. D’aucuns écrivent que les
modérés se reconnaissent aisément. Un peu grassouillets, le compliment
à la bouche, ils ont adopté un costume qui les distingue : ils sont les plus
simplement vêtus, arborent un sourire perpétuel aux lèvres, et face à un
adversaire qui les a insultés la veille, à la tribune ou dans un journal, ils se
montrent enjoués, prêts à glisser le bras sous celui de son « plus acharné
ennemi ». Dans les rangs des forces minoritaires, on guette les défections.
Dans ceux de la majorité, on se montre réservé et c’est sans enthousiasme
qu’on reçoit ceux qui sont parfois considérés comme des renégats. Lors des
joutes parlementaires, les extrêmes occupent une grande partie de l’espace
sonore, les parlementaires placés au centre parviennent difficilement à
faire entendre leur voix dans le fracas provoqué par les plus exaltés 66. Le
jeune Victor Hugo voulait imiter Chateaubriand, son aîné et son modèle.
Il rejoint l’opposition royaliste en 1824, mais, au grand dam d’anciens
compagnons de route, il accueille, favorablement la révolution de 1830 et
devient pair de France en 1845 67. L’année suivante, la chambre des pairs est
réunie pour juger un homme d’une cinquantaine d’années, auteur vraisem-
blable d’une action contre le roi. Au-delà de la personne concrète c’est
l’esprit de parti qui est incriminé. D’emblée l’accusé affirme ne pas avoir de
haine pour Louis-Philippe. Son physique, son âge, sa manière de parler ne
correspondent pas au portrait d’un adversaire redoutable, tout entier porté
par ses convictions, prêt à les défendre avec hargne. Son regard ne semble
pas voir les choses mais un point situé derrière ceux qui l’observent. Au
cœur du procès, une interrogation : est-il animé par l’esprit de parti ? Lui,
affirme qu’il n’appartient à aucune coterie ou faction et les cent soixante-
quatre pairs de France présents pour le juger et prononcer une peine le
croient 68. Échappant à la peine de mort, condamné aux travaux forcés à
64. Alain CORBIN (dir.), Histoire de la virilité, t. 2 : Le triomphe de la virilité, le XIXe siècle, Paris, Éditions
du Seuil, 2011, 504 p.
65. Revue de Paris, 1843, p. 163.
66. Voir Michel BIARD, Bernard GAINOT, Paul PASTEUR et Pierre SERNA (dir.), « Extrême » ? Identités
partisanes et stigmatisation des gauches en Europe (XVIIIe-XXe siècle), Rennes, PUR, 2012, 371 p.
67. Victor HUGO, Actes et paroles I, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1985, p. 50-194.
68. Victor HUGO, Choses vues, 1830-1846, Paris, Gallimard, 1972, p. 367-390.

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INTERROGER

perpétuité, il est l’antithèse du partisan haineux prêt à tout pour faire périr
le souverain.
L’esprit de parti n’est pas le propre des régimes censitaires. La Seconde
République et l’Empire en ont connu divers avatars. Les deux régimes ont,
en 1848 et en 1868, élargi le droit de réunion, laissé des comités électoraux
se mettre en place et se multiplier, émoussant pour un temps les rivalités
trop vives, mais les lois constitutionnelles de 1875 ont réorganisé la vie
parlementaire et imposé des reclassements qui seront visibles lorsque les
républicains deviennent majoritaires à la suite des élections législatives de
1877 et surtout sénatoriales de 1879. Une véritable fièvre organisation-
nelle semble s’être emparée des uns et des autres qui se traduit par des
tentatives de créer des structures partisanes permanentes, de la part des
républicains, des bonapartistes, des monarchistes et des catholiques, sans
compter le Congrès ouvrier qui tente de rassembler une Fédération du parti
des travailleurs socialistes de France. Selon les contemporains, une nouvelle
figure est apparue et s’impose : le politicien. Le mot, récemment intro-
duit, vient de la démocratie américaine. Il désigne un homme politique,
souvent distinct de l’homme d’État qui entre dans la carrière politique
moins par conviction que pour se faire connaître. Lui et ses semblables
se « font un type », c’est-à-dire qu’ils choisissent une posture parmi cinq
possibilités : le modéré, l’homme qui reste cantonné à la sphère sereine des
principes, l’homme à l’esprit pratique, l’austère, le galantin et le violent.
Cette typologie, établie par Georges Lachaud en 1879, entend croquer,
au-delà des appartenances politiques, le nouveau personnel parlementaire,
dont les membres sont prêts à changer de bord. Le violent serait donc
devenu très fréquent. Il est opportuniste et pourtant « il s’est placé parmi
les plus ardents de son parti 69 ». De la sorte, s’il ne peut pas être classé dans
la catégorie des authentiques tribuns, il contribue à rendre plus aiguës les
rivalités et les affrontements, il attise les haines. Pour se faire reconnaître
comme violent, il use de stratagèmes. Le premier consiste à désigner une
personnalité par un qualificatif pour le moins énergique : il évoque ainsi
cette canaille de X, ce coquin de Y ou encore ce brigand de Z. Le deuxième
vise aussi à décrédibiliser l’orateur spécialiste d’un domaine : ainsi de celui
qui se pique de compétence en matière de finance il suggérera qu’il a l’habi-
tude de ramener avec lui les couverts en argent d’un dîner en ville ; d’un
spécialiste militaire il fera croire que ce n’est qu’un couard. Les procédés
utilisés, s’ils sont moralement condamnables, s’avèrent néanmoins d’une
efficacité incontestable. Il n’hésite pas à lancer des accusations, à donner du
traître et de l’assassin ou bien du fripon et de l’escroc. Dans l’arène parle-
mentaire, grâce à son outrance, il occupe l’une des premières places. Ses
principaux adversaires sont les politiciens violents des autres bords. Il peut

69. Georges LACHAUD, Nos politiques. Voyage au pays des blagueurs, Paris, E. Dentu, 1879, p. 209.

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DÉCRYPTER

bien sûr exciter les passions car s’il n’est que la parodie d’un tribun, mais
il est assurément populaire. Ses discours enfiévrés rencontrent immédiate-
ment un écho favorable et peu importe que les services rendus à la collecti-
vité s’avèrent rares : « C’est qu’il faut bien le dire : les foules aiment mieux
qu’on serve leurs haines que leurs intérêts 70. » Un tel tableau n’est pas
forcément conforme aux ambitions des uns et aux motivations des autres,
mais peu importe car il révèle une opinion partagée par une partie de la
société française vis-à-vis du régime représentatif. La désacralisation des
institutions est à l’œuvre dès les années 1880. Pourtant, dix ans plus tard,
la plupart des hommes politiques et un fort courant d’opinion se montrent
favorables à la création de structures politiques permanentes qui présente-
raient l’avantage d’assurer le suivi électoral, de favoriser le débat, de réduire
« l’esprit de parti ». À droite, la création des ligues est une réponse en soi,
elles se situeront à la marge de la vie parlementaire et se tiendront à l’écart
des institutions représentatives 71.
Par la suite, au lendemain de la Première Guerre mondiale, le Parlement
de l’éloquence 72 pourra connaître son âge d’or, montrant toutefois que les
députés ne veulent pas se laisser enfermer dans des partis. Dans l’immé-
diat, à la Belle Époque, les débats ne restent pourtant pas confinés au
domaine des seules idées et des échanges courtois 73. La mobilisation des
affects est régulièrement observée et joue le rôle d’une sorte de miroir
magique qui renvoie le reflet des tensions et des haines qui traversent la
représentation nationale, en insistant sur les différences et en accentuant
les contrastes. Se pose alors, pour un certain nombre de parlementaires
et de sensibilités politiques, une question embarrassante : comment sur
« les débris des anciens partis » construits sur des éléments « qui n’ont plus
de raison d’être », justifier une haine persistante ? Tandis que Rochefort,
l’ancien communard, évadé de Nouvelle-Calédonie, apporte son soutien
au général Boulanger ancien ministre de la Guerre qui rêve d’accéder à la
magistrature suprême, le parti des « honnêtes gens » tente de s’organiser
et de s’imposer, ce qui suppose aussi de dépasser le clivage droite/gauche.
En effet, sur de nombreux points, les modérés des deux camps semblent
d’accord, à l’exception de la question religieuse et de la forme du régime,
et partage une même vision de l’avenir 74. En 1887, une partie des droites
est engagée dans un « pré-ralliement » à la République 75 et d’aucuns de
70. Idem, p. 214.
71. Par exemple, Jean-Pierre RIOUX, Nationalisme et Conservatisme. La ligue de la Patrie française,
1899-1904, Paris, Beauchesne, 1977, 117 p.
72. Nicolas ROUSSELIER, Le Parlement de l’éloquence, Paris, PFNSP, 1997, 298 p.
73. Jean EL GAMMAL, Être parlementaire de la Révolution à nos jours, Paris, Armand Colin, 2013, 221 p.
74. Voir les ouvrages de synthèse de Madeleine RÉBÉRIOUX, Jean-Marie MAYEUR, Jean-Yves MOLLIER,
Vincent DUCLERC et de Marion FONTAINE, Frédéric MONIER et Christophe PROCHASSON.
75. Jean-François SIRINELLI, Les Droites en France, Paris, Gallimard, 1992 ; Jean EL GAMMAL, Gilles
LE BÉGUEC et François ROTH (dir.), Les modérés dans la vie politique française (1870-1965), Nancy,
Presses universitaires de Nancy, 2000, 532 p.

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INTERROGER

se demander comment résoudre « un des problèmes du temps, le raidis-


sement des députés sur des positions qui ne convenaient plus mais que
le poids de la tradition contribuait à maintenir en vie » 76. De la sorte,
le Parlement peut devenir une scène où se jouent insultes et agressions
physiques contre l’adversaire. Si chacun s’évertue à maîtriser ses émotions
et à réfréner les mouvements haineux, ce n’est pas toujours le cas. Les
comptes-rendus des débats parlementaires illustrent les divisions au sein
du parti républicain, les animosités extrêmes lors de la crise boulangiste
de 1886-1889, la frustration et les sentiments haineux au moment de la
chute du premier cabinet radical en 1896. Les exigences de la courtoisie,
le respect de la bienséance sont l’objet d’une attention permanente. Il
s’agit d’inventer la discipline parlementaire 77. Mais la volonté de bien se
tenir à la Chambre se trouve contrebalancée par les « incivilités » parfois
haineuses des élus 78.
L’exemple le plus célèbre est sans doute celui du 22 janvier 1898. Dans
la mémoire collective, il est devenu un épisode faisant partie de l’épopée
socialiste, dont le mouvement est alors divisé entre quatre partis. Ce jour-là,
un samedi, Jean Jaurès est interrompu par M. de Bernis, député de Nîmes,
siégeant sur les bancs de la droite, elle aussi fortement divisée entre une
droite traditionnelle comportant plusieurs familles et une droite révolu-
tionnaire 79. Interpellé par Jaurès, le député rétorque de manière fielleuse
et insultante. Un député de la SFIO se déplace prestement et vient donner
une gifle à M. de Bernis. En soi, l’épisode est déjà remarquable, mais
il est édulcoré. La scène a été beaucoup plus violente et haineuse. Pour
les « quatre grands » de la presse populaire, il s’agit d’abord d’un événe-
ment hors norme qui augure mal du climat politique, devenu délétère.
Pour Le Matin : « Jamais depuis que le régime parlementaire fonctionne
en France on avait assisté à pareille séance. » Le Petit Parisien surenchérit
précisant qu’il ne s’était « jamais produit dans une Chambre française de
tels incidents ». Quant au Journal et au Petit Journal, ils soulignent qu’il
n’existe « pas de précédent dans notre histoire parlementaire depuis le début
du siècle 80 ». La scène est qualifiée de « tumulte violent », de « passions
violemment déchaînées », de « scandaleuse ». Les « quatre grands » resti-

76. Jean-Yves MOLLIER et Jocelyne GEORGE, La plus longue des Républiques, 1870-1940, Paris, Fayard,
1994, p.  106 ; Maurice AGULHON, «  Dix années fondatrices (1879-1889)  », La République,
1880-1932, t. I, Paris, Hachette, coll. « Pluriel », 1992 [1990], p. 23-88.
77. Hervé FAYAT, « Bien se tenir à la Chambre. L’invention de la discipline parlementaire », Cahiers
Jaurès, no 153 : Face à la violence politique, juillet-septembre 1999, p. 61-89.
78. Madeleine REBÉRIOUX « Introduction », « Le Parlement et l’affaire Dreyfus, 1894-1906. Douze
années pour la vérité », Jean Jaurès. Cahiers trimestriels, no 147, 1998, p. 7.
79. Zeev STERNHELL, La Droite révolutionnaire (1885-1914). Les origines françaises du fascisme, Paris,
Gallimard, coll. « Folio histoire », 1997 [1977], 603 p.
80. Sur cette affaire, voir aussi la belle contribution de Thomas BOUCHET, « La haine générale. L’insulte
au cœur de l’affaire Dreyfus », qui s’appuie sur la presse d’opinion et le Journal officiel, op. cit.,
p. 128-148.

51
DÉCRYPTER

tuent de manière à peu près identique la chronologie d’un moment qui


s’inscrit dans la tension ouverte par l’Affaire Dreyfus. Jules Méline est alors
à la tête du gouvernement. Son cabinet formé en avril 1896 fait preuve
pour les contemporains d’une longévité étonnante. En décembre 1897,
le ministre de la guerre avait déclaré qu’« il n’y a pas d’affaire Dreyfus ».
Lui-même le martèlera à plusieurs reprises. Il est vrai que « l’affaire » se situe
encore hors des « sphères traditionnelles » de la vie politique et d’ailleurs
les élections législatives d’avril 1898 la délaisseront. Et pourtant le coup
de tonnerre que représente le « J’accuse » d’Émile Zola, date du 13 janvier
1898 et le célèbre dessin de Caran d’Ache, comportant deux vignettes, la
première ayant pour légende « Surtout ne parlez pas de l’Affaire Dreyfus »
et la seconde « Ils en ont parlé », montrant une famille désunie, les convives
sur le sol, la soupière renversée, la hargne palpable, est publié dans l’édi-
tion du Figaro du 13 février 1898. À la chambre des députés, le 22 janvier
qui se situe donc entre le manifeste intellectuel et le dessin de presse, que
s’est-il exactement passé ? Parmi les «  quatre grands  », c’est sans doute
Le Matin qui retranscrit le plus longuement les différentes péripéties. Le
journal a construit sa réputation sur le scandale et parfois le chantage 81,
mais ici, il évoque une « séance honteuse » soulignant que « les députés se
battent à coup de poing ». Au point de départ, l’interpellation de Godefroy
Cavaignac l’ancien ministre de la Guerre, antidreyfusard qui retrouvera son
portefeuille, et sera à l’origine, en juillet, de la découverte du « faux Henry »
en lisant publiquement trois pièces extraites du dossier ; puis un « beau
discours » de Méline qui change de sujet, et enfin les paroles de Jaurès qui
à la tribune lance : « Ce dont nous souffrons, ce dont nous mourrons tous,
c’est de vos équivoques, de vos mensonges et de vos lâchetés. Oui, c’est une
lâcheté d’exercer des poursuites contre M. Zola 82 », condamné, un mois
plus tard à un an de prison ferme. Il est interrompu à plusieurs reprises et,
des bancs de la droite, de Bernis lance une phrase blessante. Jaurès lui fait
répéter et il s’exécute en disant : « Je dis que vous devez être du syndicat
car vous êtes probablement l’avocat du syndicat. » Jaurès rétorque verte-
ment en quelques mots : « Vous êtes un misérable et un lâche. » Dans le
tumulte général qui suivit, Gérault Richard quitte les bancs de la gauche,
traverse l’hémicycle et, planté devant « l’insulteur », lui dit : « Vous êtes
un gredin » ensuite « en un clin d’œil un coup de poing formidable s’abat
sur la figure du député de Nîmes ». D’autres députés comme Coutant,
Chauvin et Viviani se mettent, selon les observateurs de la presse écrite,
à le rouer de coups. Mais « l’incident » ne s’arrête pas là. Le président de
l’Assemblée est incapable de ramener le calme. Il a, écrit un journaliste peu
charitable, « complètement perdu la tête ». Il s’occupe de son chapeau avant
81. Dominique PINSOLLE, Le Matin (1844-1944). Une presse d’argent et de chantage, Rennes, PUR,
2012, 353 p.
82. Le Matin, 22 janvier 1898.

52
INTERROGER

de quitter sa place et d’abandonner la salle des séances. Dans l’intervalle,


de Bernis, escalade les degrés et se précipite sur Jean Jaurès qui s’apprête à
quitter la tribune et, « avant que personne ait pu intervenir, il le frappe par
derrière d’un coup de poing sur la nuque, en même temps qu’il lance au
député socialiste, un coup de pied dans les jambes ». Selon Le Petit Parisien
« des combats singuliers s’engagèrent ; on ne voit que des poings levés ».
Dans son édition du lundi, le quotidien revient sur le « Palais Bourbon »
et indique que le « tumulte violent » avait gagné aussi les coulisses et « le
salon de la Paix » 83. La contagion émotionnelle de la haine, qui glisse de
la Chambre pour aller vers d’autres lieux constitue un moment essentiel
qui explique en partie l’écho rencontré et l’intensité de l’épisode. Des
poursuites sont engagées contre Gérault-Richard et de Bernis. L’épisode
qui mêle agressions physiques et insultes apparaît ainsi comme un tournant,
voire comme la scène inaugurale qui annonce les passions violentes qui
vont diviser la France : les haines qui révèlent un « antijudaïsme colonial »
et un antisémitisme « ordinaire », les haines antidreyfusardes, les haines
cléricales et anti-cléricales, les haines nationalistes, bref les haines multiples,
faites d’angoisses, de ressentiments, de conservatisme, traversant les partis
et l’opinion publique. Mais en janvier 1898, l’affaire Dreyfus change aussi
de nature, elle devient véritablement politique et porte désormais en elle
les éléments d’une résolution et du reclassement des partis politiques qui
deviendront flagrants à partir du ministère Waldeck-Rousseau. À l’orée
du XXe siècle, on assiste, entre 1901 et 1902, à la création de l’Alliance
démocratique, à la fondation du parti radical et radical socialiste, à l’Action
libérale populaire, au parti socialiste français… Les partis politiques, certes
incomplètement achevés, représentés à la Chambre ont désormais des
ressources, constituées de structures, de militants, de clientèles électorales et
pour chacun d’un adversaire, ou mieux d’un ennemi, clairement désigné 84.
D’autres moments de tensions restèrent perceptibles et Christophe
Prochasson de noter qu’une autre gifle fit sensation au moment du Bloc
des gauches, celle du 4 novembre 1904, assénée par le député nationaliste
Syveton au général André 85, désignée comme «  un général félon  », se
pavanant dans une « Assemblée asservie » 86. Les échauffourées publiques, en
particulier la gifle reçue par Aristide Briand lors d’une cérémonie publique
discrédite le parlementarisme et suscite parfois rancœur et haine vis-à-vis
83. Le Petit Parisien, 24 janvier 1898.
84. Michel OFFERLÉ, « Le nombre de voix. Électeurs, partis et électorat socialiste à la fin du XIXe siècle
en France », Actes de la recherche en sciences sociales, no 71-72, 1988.
85. Christophe PROCHASSON, «  Haïr  », Vincent DUCLERC et Christophe PROCHASSON (dir.), op.
cit., p. 1054 et « Le socialisme des indignés. Contribution à l’histoire des émotions politiques »,
Anne-Claude AMBROISE-RENDU et Christian DELPORTE, L’indignation. Histoire d’une émotion
politique et morale, XIXe-XXe siècles, Paris, Nouveau monde éditions, 2008, p. 173-190.
86. Vincent DUCLERC (dir.), « Le Parlement et l’affaire Dreyfus, 1894-1906. Douze années pour la
vérité », Jean Jaurès. Cahiers trimestriels, no 147, 1998, p. 78 et Christophe PROCHASSON, « Le socia-
lisme des indignés », Anne-Claude AMBROISE-RENDU et Christian DELPORTE, op. cit. p. 174-175.

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DÉCRYPTER

de la représentation nationales. Des scandales traumatiques à répétition


– l’Union Générale, Panama – ont nourri un antiparlementarisme latent,
divers dans ses sensibilités et ses expressions. La «  théorie de la guerre
civile » prônée par l’Action française, l’activisme des Camelots du Roi, les
tactiques d’intimidation et de rupture avec la légalité républicaine y ont
pour beaucoup contribué.
Après la Première Guerre mondiale, le système parlementaire français
est reconduit à l’identique. Le vent de réforme qui souffle au début des
années 1920 ne parvient pas à changer le fonctionnement du Parlement.
À  l’époque du Bloc national puis de l’union nationale, voulue par
Raymond Poincaré qui démissionne en 1929 consacrant la «  fin d’un
monde politique », qui ne sera plus jamais le même, gronde de plus en
plus fortement un antiparlementarisme varié. À l’intérieur de l’hémicycle, le
cauchemar fasciste et le péril communiste aiguisent plus particulièrement les
sarcasmes, les gestes hostiles et les paroles haineuses. Pour autant, à l’esprit de
parti est plutôt associé, du moins pendant longtemps, des valeurs positives. Il
permet de structurer le débat, de mettre en forme des aspirations, d’élaborer
un programme, de confronter des idées, de conduire une politique collective,
d’asseoir la démocratie, de faire face à des troubles et à les surmonter.
Mais une fois la République solidement installée, les institutions stabi-
lisées, les crises traversées, la guerre terminée, le mode de fonctionnement
des partis n’apparaît plus nécessairement comme un idéal voir même leur
existence comme légitime. Quelques personnalités exhument le livre de
Moisey Ostrogosky qui avait sensation auprès d’un cercle restreint en
1903. Il soulignait le rôle joué par les professionnels de la politique dans la
désignation des candidats et la conduite des partis politiques eux-mêmes.
La critique portait sur la démocratie américaine, miroir déformant de la
démocratie républicaine française 87. Georges Guy Grand, souvent cité,
dans l’immédiat après-guerre s’interroge dès 1911 sur la démocratie. Après
avoir proposé, la même année, à la curiosité des lecteurs un ouvrage sur la
philosophie nationaliste, il ferraille et fait mouche contre Maurras, mais
aussi Sorel. Il s’interroge sur « l’esprit de parti ». Pour lui, à ce stade du
régime républicain, ils sont nécessaires. Ils correspondent à un « esprit de
classe » s’opposant à un autre esprit de classe. Mais en soi les partis ne sont
pas dotés de toutes les vertus car ils sont en même temps « admirables et
hideux ». Lors de certaines occasions, en particulier lors des moments de
crise, il faudrait pouvoir se placer au-dessus de la « querelle des partis »
en faisant appel à « tous les hommes compétents moralement » 88. Dans
l’avenir, il conviendrait d’organiser la démocratie selon ce modèle. En effet
précise-t-il, les partis « sont ce qui nous sépare et ce qui nous unit le plus ».
87. Moisey OSTROGOSKY, La Démocratie et l’Organisation des partis politiques, Paris, Calmann-Lévy,
1903.
88. Georges GUY-GRAND, Le procès de la démocratie, Paris, Armand Colin, 1911, p. 209, 213 et 217.

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INTERROGER

Du côté de l’extrême droite, on continue à s’en prendre à la « Gueuse »,


c’est-à-dire à la République, et à ceux qui la soutiennent. À gauche, malgré
la diversité des opinions et l’existence de familles « extrêmes 89 », la parti-
cipation à la vie parlementaire apparaît nécessaire et les partis politiques
indispensables. Ce consensus fissuré par la Grande Guerre est malmené
ensuite et trouvera son aboutissement avec « l’esprit des années 1930 90 ».
Quelques voix discordantes, et non des moindres, ont remis en cause l’exis-
tence même des partis politiques qui se sont structurés avec difficulté à la
veille de la Grande Guerre et ont poursuivi, après l’armistice, mais sur le
moment elles seront presque inaudibles. Elles se feront entendre beaucoup
plus tardivement, comme une sorte de cri d’outre-tombe qui renseigne
sur un état d’esprit. Les partis politiques, une fois la Défense républicaine
couronnée de succès et la poussée démocratique réalisée sont-ils encore
nécessaires ? Georges Guy-Grand précise sa pensée, la démocratie qui
correspond à une tendance universelle est en crise, elle ressemble à une
maison ouverte. Il ne s’agit pas d’écouter les mouvements hostiles et de la
répudier, mais au contraire de l’étendre bien au-delà de la vie politique qui
reste à démocratiser, ce qui suppose de s’appuyer sur d’autres forces que les
partis 91, mais c’est la note posthume de Simone Weil sur « la suppression
générale des partis politiques » illustre un tel courant d’opinion dont il
est difficile de prendre la mesure mais qui s’est affirmé plus nettement à la
veille et après la Première Guerre mondiale et qui s’est poursuivi, avec plus
ou moins d’échos bien au-delà. Selon elle, les partis modernes ont deux
origines : ils sont un legs de la Terreur qui obligea les cercles de discussion
à se transformer et ils sont aussi une transposition du modèle anglais. Les
partis agissent au nom de la « volonté générale » mais ce sont des machines
à fabriquer de la « passion collective » qui ne suivent finalement qu’un seul
but : celui de leur propre croissance. Or la haine fait partie de la « passion
collective ». De la sorte, argumente la philosophe, les partis politiques sont
totalitaires puisqu’ils visent à modeler les esprits, à les fondre dans une
masse et à exacerber la lutte contre les autres partis politiques, obligeant
chacun à se ranger sous une bannière. Avec eux, il n’y a plus d’esprit de
nuance. On est pour ou contre. Au lieu finalement de servir le bien public,
les partis empêchent quiconque d’intervenir efficacement dans « les affaires
publiques ». Au bout du compte, en changeant d’échelle et en prenant de
la hauteur, il faut convenir que les principales mesures prises par les partis
s’avèrent « contraires au bien public, à la justice et à la vérité 92 ». Le fait qu’il
89. Voir Michel BIARD, Bernard GAINOT, Paul PASTEUR et Pierre SERNA (dir.), op. cit.
90. Jean TOUCHARD, « L’esprit des années 1930 : une tentative de renouvellement de la pensée politique
française », Tendances politiques dans la vie politique française depuis 1789, Paris, Hachette, 1960.
91. Georges GUY-GRAND, La Démocratie et l’après-guerre, Paris, Garnier, 1922, 278 p. et L’avenir de la
démocratie, Paris, Marcel Rivière, coll. « Bibliothèque d’information sociale », 1928, 216 p.
92. Simone WEIL, Note sur la suppression générale des partis politiques, Paris, Éditions Climats, 1957
[1950], p. 55.

55
DÉCRYPTER

existe plusieurs partis n’est pas non plus un gage d’ouverture et de maturité.
Simone Weil se montre d’une sévérité terrible : « Si une seule passion collec-
tive saisit tout un pays, le pays entier est unanime dans le crime. Si deux
ou quatre ou cinq ou dix passions collectives le partagent, il est divisé en
plusieurs bandes de criminels. » Elle souligne sans ambiguïté que dans ce
dernier cas, les « passions divergentes ne se neutralisent pas », au contraire
« elles se heurtent avec un bruit vraiment infernal 93 ». Et il ne reste plus
dans les sociétés des années 1930 qu’un « esprit de parti aveugle ». Chacun,
sans plus réfléchir, est sommé de prendre position et si on avait confié au
« diable » l’organisation de la vie publique, il ne s’y serait pas pris autrement.
il n’y a pas de libre association, de « jeu naturel et mouvant des associa-
tions », mais une « cristallisation artificielle » notamment au Parlement
qui empêche toute fluidité. Il faudrait donc supprimer l’esprit de parti
qui est comme une « lèpre » et organiser la vie publique sur le modèle des
revues où tel ou tel collaborateur peuvent se retrouver sur un point mais pas
nécessairement sur un autre 94. Alain qui commente le texte y retrouve un
« climat », y voit un espoir et une inquiétude : « la République va pouvoir
recommencer comme elle l’était au temps de Waldeck, de Combes et de
Pelletan 95. » Les haines parlementaires ne résument pas toutes les haines
politiques, tant les processus de politisation s’avèrent divers à partir des
années 1830, partant, dans telle région, des chambrées ou des clubs ; dans
telle autre, de l’apprentissage de la citoyenneté dans le cadre des élections
municipales ou des votes dans la Gardes nationale, sans compter tous les
mouvements de politiques informelles 96.

Les boucs émissaires

Le bouc émissaire est un ennemi idéal, constant, que l’on prend plaisir
à combattre ou à tourmenter. Si la peur face à un ennemi supposé est une
composante essentielle des conduites humaines, grossissant les dangers au
point de rendre les alarmes imaginaires beaucoup plus terrifiantes que les
menaces réelles, les haines politiques s’avèrent plus terre-à-terre. Elles sont
généralement dirigées contre une « cible », un individu ou une « force
politique », objet d’un « harcèlement » plus ou moins haineux. L’adversaire
politique n’a pas l’apparence d’une brebis timorée que l’on peut vouer à un
sacrifice salvateur pour le plus grand bien de sa propre famille politique.
Celui que l’on considère comme un ennemi ne se laisse pas faire, mais il
a un rôle à jouer : c’est à lui que l’on impute la responsabilité d’une situa-

93. Idem, p. 31.


94. Idem, p. 62.
95. Idem, p. 8.
96. Laurent LE GALL, Michel OFFERLÉ et François PLOUX (dir.), La politique sans en avoir l’air : aspects
de la politique informelle, XIXe-XXe siècle, Rennes, PUR, 2012, 415 p.

56
INTERROGER

tion, c’est lui qui doit assumer les fautes de la société commises dans le
passé ou dans le présent, c’est lui qui incarne la menace, c’est lui que l’on
peut haïr durablement. Ainsi, sous la monarchie de Juillet, assiste-on au
« meurtre politique » du député Manuel. Dans un discours prononcé à la
Chambre, il aurait, affirme une majorité, injurié le Roi. Personnage désor-
mais indésirable et haïssable, il est expulsé de l’enceinte parlementaire. Au
cours des années incertaines, presque sans nom, situées entre la chute du
Second Empire et les débuts de la IIIe République, un observateur privilé-
gié, Anatole Claveau, qui fut chef des secrétaires rédacteurs de la chambre
des députés, décrit une atmosphère : « on s’aperçut que certaines manifes-
tations qui s’étaient produites pendant les derniers mois avaient encore
envenimé les rancunes et aigri les ressentiments 97. » L’euphémisation et la
prudence des mots permettent malgré tout de jauger de l’intensité de la
haine perçue et éprouvée. Beaucoup plus tard, en 1929, tandis que Maurice
Sarraut, le « patron » de La Dépêche de Toulouse accusait le communisme
de nier le suffrage universel, Édouard Daladier, le « taureau du Vaucluse »
à la tête du parti radical, se prépare à donner un nouveau cours aux débats
politiques. Il s’agit de promouvoir un « parlementarisme de combat » et de
commencer d’abord par les députés de son propre camp qui ne respectent
pas la discipline du parti 98. Par la suite, il s’agira de viser plus particulière-
ment les petites formations situées entre la gauche et la droite, et les députés
inscrits auprès de plusieurs groupes parlementaires qui peuvent défaire les
majorités. Dans les deux camps, on les soupçonne de se complaire dans
l’instabilité, de se réjouir de la chute des gouvernements et d’attendre avec
avidité un secrétariat d’État ou un ministère. Les personnages qui se livrent
aux manœuvres et aux intrigues, de la rumeur malveillante à la confidence
fielleuse, sont donc l’objet de fortes aversions qui peuvent basculer dans
la haine.
On peut donc haïr ceux du camp adverse mais aussi ceux qui pourraient
se rallier ou rejoindre « l’autre bord ». Au XIXe siècle, Émile Ollivier incarne
aux yeux des républicains, la figure du traître. Porte-parole de la République
à Marseille, dès le 29 février 1848, soit cinq jours après la formation du
gouvernement provisoire, il est alors considéré comme le « plus lamartinien
des commissaires » diligenté par le nouvel exécutif. Préfet des Bouches-du-
Rhône en juin 1848, il est en première ligne pour faire face à l’insurrection,
dont il donnera une description des combats de rues, des corridors creusés
pour circuler entre les maisons et entre les étages. Modéré dans la répression,
il est nommé préfet de la Haute-Marne. Et puis progressivement, bien que
fils de proscrit et député, il prend ses distances avec le « parti républicain »,

97. Anatole CLAVEAU, Souvenirs politiques et parlementaires d’un témoin, t. 2 : Le principal de M. Thiers,
1871-1873, Paris, Plon, 1914, p. 350.
98. Jean-Abel MIQUEL, Daladier et le radicalisme à la barre, Paris, Éditions Métropolis, 1933, 336 p.
Voir aussi Élisabeth DU RÉAU, Édouard Daladier, Paris, Fayard, 1993, 581 p.

57
DÉCRYPTER

ce qu’attestent ces notes écrites en 1855 dans son journal. En 1861, son
ralliement au régime impérial né du coup d’État de décembre 1851 devient
manifeste et, le 27 décembre 1869, il est choisi par Napoléon III comme
chef du futur ministère. Chantre de l’empire libéral, il préside aux destinées
du pays jusqu’à la guerre de 1870 avec la Prusse qu’il accepte d’un « cœur
léger ». Sans doute, fut-il l’un des hommes les plus détestés de son temps
pour avoir renié ses idées et rejoint le camp adverse dont il prit la tête 99.
Il envoie la troupe au Creusot pour réprimer les grèves, jette Rochefort
en prison au lendemain des funérailles du journaliste républicain Victor
Noir, dissout l’Internationale et emprisonne ses principaux dirigeants. Les
moments de crise obligent à prendre position, provoquent également des
reniements et des exclusions. Celui qui a « retourné sa veste » semble devoir
se justifier sans cesse ou plus fortement que ceux qui n’ont pas changé de
bord et dont la fidélité est intacte. Tout se passe en effet comme si celui qui
avait abandonné ses amis et ses idées d’antan se devait de rompre de plus en
plus fortement ses liens, s’enfonçant, pour ses détracteurs, dans l’abjection
la plus méprisable. Le traître, en effet, n’a pas seulement rejoint le camp
opposé, il en devient l’un des plus ardents propagandistes, redoublant de
zèle comme pour faire oublier ses origines et mieux se faire pardonner une
jeunesse égarée. Les différents partis et forces politiques ont ainsi leur traître
qui a été exclu ou qui a quitté leurs rangs. L’invention du « social-traître »
lors de la « bolchevisation » du Parti communiste constitue un nouvel avatar
de la figure du félon qui est déloyal, prêt à sacrifier ses anciens amis pour
se hisser au-dessus de la mêlée ou à trahir la classe ouvrière par convic-
tion ou pour en retirer un avantage personnel. À droite comme à gauche,
des députés et des hommes politiques sont l’objet de flèches acerbes. Les
aventures personnelles et les errements idéologiques favorisent une sorte
d’abaissement de la vie politique et d’atmosphère de guerre civile, d’impuis-
sance ou d’abandon.
L’esprit de parti consiste encore à retenir ses coups et à les diriger, peut-
être avec plus de virulence, contre ceux qui appartiennent à son camp,
droite ou gauche, voire à sa propre famille politique. Philippe Braud souli-
gnait que « les conflits d’égos » ne sont jamais valorisés. Bien au contraire,
chacun s’évertue à les dissimuler, voire à les enrober ou à leur donner du
lustre. Ils sont alors camouflés dans des grands discours ou tout simplement
niés. Et pourtant « à l’insu des intéressés, la haine suinte encore dans les
fausses réconciliations, soigneusement mises en scène ». En effet, ces heurts
de personnalités peuvent s’avérer désastreux au point de compromettre une
politique ou des élections. Il convient donc de prendre en compte le fait que
« la convoitise du pouvoir que tout obstacle exaspère engendre ces haines
personnelles qui constituent parfois une clé majeure pour comprendre
99. Sur la personnalité complexe d’Émile Ollivier, voir en particulier Anne TROISIER DE DIAZ et alii,
Regards sur Émile Ollivier, Paris, Publications de la Sorbonne, 1995, 364 p.

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INTERROGER

des clivages présentés comme purement politiques ou stratégiques 100 ».


Au début du XIXe siècle, il est possible de se moquer de ces haines et de
différencier les grandes haines ou les haines revendiquées à l’égard des partis
adverses, et les « petites haines », ou les haines mesquines, réservées à ses
alliés et parfois à ses propres amis politiques. Sous la monarchie de Juillet,
dans une chronique irrévérencieuse et perspicace, se plaisant à souligner
que « le bavardage ne plaît que par sa fraîcheur », le vicomte de Launay
change de registre et prend pour cible un groupe de personnalités malfai-
santes préparant les séances des Chambres : « les grands exploiteurs de
petites haines font déjà leurs préparatifs : déjà les hostilités commencent,
grâce à leurs soins ; ils courent chez M. Guizot ; Thiers, disent-ils, va vous
attaquer vigoureusement.  » Et le chroniqueur du journal La Presse, de
noter : « Et c’est pitié de voir la supériorité de deux hommes de talent que
des circonstances passagères ont pu séparer un moment […] exploitée par
les médiocrités les plus obscures 101. » La vie politique ne se réduit pas à
l’opposition entre partisans. Il y a donc aussi des amitiés « frelatées », c’est-
à-dire des « répugnances » à l’intérieur de chaque grande famille. Ces haines
ne peuvent parfois s’éteindre et ont la durée d’une existence humaine,
même si il y peut y avoir des « raccommodements » de façade destinés
à la galerie. Toujours pour s’en gausser, le vicomte de Launay invente la
notion de « haines politiques intermittentes ». Dans les chambres, les uns
se détestent le premier jour de la semaine et le dernier jour ils donnent
l’impression de s’être réconciliés. Du coup, faut-il prendre leur « courroux »
au sérieux, se demande l’observateur extérieur ? En effet, « leur haine est
aussi fragile que leur alliance ; ils se haïssent en attendant qu’ils s’allient ;
ils se combattent jusqu’au jour où ils se coalisent ». De la sorte, les haines
intermittentes n’ont pas le droit d’être implacables, ce serait une prétention
par trop ridicule ; il faut être juste, il faut être prudent aussi, songez donc
que dans les luttes constitutionnelles tout est caprice, revirement, chassés-
croisés ; il peut arriver telle circonstance où l’on pourrait en faire un associé
puissant et un complice terrible. « Ô volage et tortueuse constitutionnalité,
tu ne permets pas même dans la haine la constance et la naïveté 102… »
D’une certaine manière, il est affirmé que la vie politique, du moins dans
le cadre du travail parlementaire, glisse vers l’apaisement des passions. Les
ressentiments haineux ne peuvent s’exprimer ouvertement par la violence
et si l’ordre démocratique n’est pas encore établi, il convient au moins de
maîtriser les pulsions qui ailleurs, notamment dans la rue, « gangrènent
le corps social » et constituent une force de dissolution. À partir de 1901,

100. Philippe BRAUD, Petit traité des émotions, sentiments et passions politiques, Paris, Armand Colin,
2007, p. 165.
101. Madame DE GIRARDIN, Lettres parisiennes du vicomte de Launay, t. I, Paris, Mercure de France,
coll. « Le Temps retrouvé », 1986, 30 novembre 1836, p. 48.
102. Madame DE GIRARDIN, op. cit., t. II, p. 374.

59
DÉCRYPTER

les radicaux, mais ils ne sont pas les seuls bien sûr, offrent de multiples
exemples où la hargne et l’hostilité finissent par l’emporter.
Quelques personnalités ont donc fait l’objet d’une haine farouche,
mais sans doute que Joseph Caillaux fut l’un des plus exécrés. On a
du mal à imaginer l’intensité des réactions qu’il suscita. Déjà en 1914,
lorsque sa deuxième femme tua de plusieurs coups de revolver le direc-
teur du Figaro, son attitude jugée dominatrice indispose considérable-
ment 103. Un individu plein de morgue et de suffisance, s’enhardissaient
à dire quelques députés à l’adresse de journalistes avides de recueillir
des éléments à charge. Lui-même lors du procès en cour d’assises de
son épouse à beau évoquer «  Ah parbleu on se laisse emporter par la
haine 104 !… », il est comparé à un « Tyran » que l’on voudrait bien renver-
ser. Pendant la Grande Guerre, comme quelques autres, il avait voulu
nouer des contacts avec des interlocuteurs allemands afin d’envisager de
possibles négociations. Cette attitude fut parfois taxée de trahison ou de
demi-trahison. Lorsque Clemenceau, nommé par Poincaré, devient le
chef du gouvernement de guerre en 1917, il déclare qu’il ne fera preuve
d’aucune indulgence à l’égard des traîtres, personnages particulièrement
haïssable, à l’instar des pacifistes Jean-Louis Malvy et Joseph Caillaux,
accusé de forfaiture ou de trahison ouverte. D’autres personnalités encore
furent l’objet d’une détestation sans borne. Le congrès de Tours attisa
à gauche des conflits personnels et idéologiques, en 1920, au moment
de la scission, puis ensuite surtout à partir de 1927, date à laquelle le
programme de classe contre classe désigna la SFIO comme l’ennemi de
classe. Les 26 élus du PCF mènent la vie dure, dans l’hémicycle, comme
dans L’Humanité, aux députés de la vieille maison socialiste. D’autres
personnalités et formations politiques ont été l’objet de traits vipérins et
de lazzis haineux. Les paroles d’outrages sont régulièrement les révélateurs
d’un climat, mais elles indiquent aussi que l’on change d’époque et que
les injures qui sont lancées n’auraient pas été compréhensibles quelques
années plus tôt. Les cris publics se sont fait entendre pas seulement dans
la rue ou sur les estrades mais aussi à l’intérieur du Palais Bourbon. Pour
l’essentiel, les haines politiques, quelles que soient leurs formes et leurs
expressions, telles qu’elles prennent corps parmi les parlementaires, sont
masculines.

103. Jean-Yves LE NAOUR, Meurtre au Figaro. L’affaire Caillaux, Paris, Larousse, coll. « L’histoire comme
un roman », 2007, 255 p.
104. René BENJAMIN, La Cour d’assises, ses pompes et ses œuvres, Paris, Arthème Fayard, coll. « Le Livre
de demain », 1931, p. 91.

60
INTERROGER

La politique sans les femmes : de l’oubli à la haine


Si le peuple est resté longtemps introuvable, les femmes le sont plus
encore. Citadelle masculine et bastion imprenable, la vie politique ne
saurait être partagée. Puisque les femmes ne sont pas électrices nul n’envi-
sage qu’elles puissent un jour être candidate ou entrer dans un gouverne-
ment. Toutefois, l’hostilité à l’égard des femmes qui entendent jouer un
rôle important dans l’espace public prend des formes tantôt subtiles tantôt
brutales mais toujours intransigeantes. Dans les interactions entre les diffé-
rents actrices et acteurs se lisent aussi bien le refus que la peur de perdre ses
prérogatives et sa position dominante. La haine à l’égard de toutes celles et
de tous ceux qui menacent l’ordre du monde présenté comme naturel prend
des formes variées. Toutefois la perception de la femme en politique connaît
des transformations successives. La « trame textuelle » disponible montre
que l’on passe sans doute d’un système de représentations dans lequel, au
début du XIXe siècle, la femme apparaît grotesque à un autre où, à la fin des
années 1920, elle est devenue dangereuse, menaçant l’identité de l’homme
viril qui, obligé de composer avec elle, se transformerait et, à son insu,
adopterait des caractéristiques féminines. À ce stade, il convient de proposer
une hypothèse : admettre les femmes en politique ce n’est pas seulement
concourir à leur émancipation, ouvrant la voie à d’autres conquêtes sur
d’autres terrains, c’est aussi modifier en profondeur la psychologie d’une
société. De la sorte, devant l’ampleur du changement envisagé, les réflexes
de défense et de crispation haineuses ne peuvent que s’exacerber. Ce n’est
pas seulement une entrée dans la modernité mais un véritable bouleverse-
ment, sans équivalent, qui s’esquisse et s’affirme.

La « malveillance généralisée »

En 1848, tandis qu’une grande figure de la Révolution de 1789, comme


Olympe de Gouges est redécouverte, que la République est annoncée le
24 février à l’Hôtel de Ville de Paris, que le suffrage universel masculin
est proclamé le 2 mars, mettant ainsi un terme à la question de la réforme
électorale qui avait dominée la vie politique, que des clubs sont ouverts,
que des journaux sont lancés, quelques voix se font entendre pour deman-
der l’extension du droit de vote aux femmes. Une nouvelle génération de
féministes semble pouvoir prendre son envol. Le gouvernement provisoire,
l’épisode est bien connu, renvoie la question, par l’entremise d’Armand
Marrast, à la future Assemblée constitutionnelle. Une brochure en circu-
lation Femmes électeurs et éligibles semble lui apporter une réponse. Les
femmes ne souhaitent pas attendre. Un report consacrerait la fin de tous
les espoirs d’obtenir des droits civiques. La période est celle de l’efferves-
cence des débats portant plus particulièrement sur l’éducation, le travail des

61
DÉCRYPTER

femmes, les droits civils. Pour autant, la question du suffrage féminin n’est
pas absente. À la fin du mois de mars, dans un article retentissant, Jeanne
Deroin demande ce qu’est une citoyenne qui ne vote pas 105. En avril, les
premières élections doivent avoir lieu. La candidature de George Sand est
proposée par Eugénie Niboyet, à l’origine de la création de La Voix des
femmes, présentée comme un « journal socialiste et politique, organe des
intérêts de toutes ». Proche de la duchesse d’Orléans avant que n’éclate
la révolution de février 1848, venant du saint-simonisme et influencée
par le fouriérisme, elle ne semblait pas devoir jouer le rôle d’une « figure
critique du pouvoir » 106. Début avril, le périodique précise sa stratégie :
« En appelant Sand à l’Assemblée, les hommes croiront faire une exception :
ils consacreront le principe et la règle 107. » Autrement dit, il suffit qu’une
femme soit élue pour créer un précédent. Mais George Sand romancière
célèbre qui participe activement aux Bulletins de la République se montre
hostile. Elle condamne avec une ironie mordante le « journal rédigé par
des dames ». Non seulement elle refuse d’être « l’enseigne d’un cénacle
féminin », mais, pour elle, le jour n’est pas proche où les femmes pourront
« participer […] à la vie politique ». L’affranchissement de la femme ne
doit pas et ne peut pas « commencer par où l’on doit finir » 108. Dans le
même temps, diverses associations et clubs sont créés : le Comité des Droits
de la femme, le Club d’émancipation des femmes, le Club de l’éducation
mutuelle des femmes. Mais les « femmes en 1848 », pour reprendre l’expres-
sion d’Édith Thomas 109, si elles connaissent un véritable succès, doivent
faire face à des sentiments haineux allant du dénigrement au mépris en
passant par le rejet. Lors de réunions, les clubs connaissent du « vacarme »,
du « tapage » et du « tumulte » et pas seulement lors de discussions sur le
droit de vote. Maxime Du Camp veut témoigner à propos du Club des
femmes qui se réunissait dans le sous-sol des galeries Bonne-Nouvelle : « il
y avait aussi des sibylles et des pythonisses qui, juchées sur le trépied des
Droits de la femme, glapissaient comme des paons avant la pluie […]. Un
soir, quelques gardes nationaux facétieux fessèrent ces dames, et le club eut
vécu 110. » Un journal comme le Charivari livre une véritable charge. La
peur et la haine entremêlées s’y expriment et des journalistes brandissent

105. La Voix des femmes, 27 mars 1848.


106. Michèle RIOT-SARCEY, La Démocratie à l’épreuve des femmes, trois figures critiques du pouvoir,
1830-1848, Paris, Albin Michel, 1994, 365 p. ; Geneviève FRAISSE, « Les femmes libres de 1848.
Moralisme et féminisme », Révoltes logiques, no 1, hiver 1975, repris dans Les Femmes et leur histoire,
Paris, Gallimard, coll. « Folio histoire », 1998, p. 333-380.
107. La Voix des femmes, 6 avril 1848.
108. George SAND, Correspondance (juillet 1847-décembre 1848), t. VIII, Paris, Classiques Garniers,
1971, « Au rédacteur de la Réforme, au rédacteur de La vrai République », p. 391-392 ; « Aux
membres du Comité central », p. 400-408.
109. Édith THOMAS, Les Femmes en 1848, Paris, PUF, 1948, 78 p.
110. Maxime DU CAMP, Souvenirs d’un demi-siècle. Au temps de Louis-Philippe et de Napoléon III,
1830-1870, Paris, Hachette, 1948 [1882], p. 95-96.

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INTERROGER

le spectre de la guerre des sexes qui prendrait la forme d’une «  Saint-


Barthélemy des hommes » 111. Ces derniers prêtent donc aux femmes des
intentions haineuses que l’on ne trouve pas dans la presse féminine et les
discussions publiques. Des hommes venant d’horizon divers vont de l’hos-
tilité railleuse à la haine sans retenue. La menace qui pèserait sur l’identité
masculine et la peur de la « virilisation » des femmes sont à l’origine de
réactions brutales. Et pourtant, les femmes de 1848 se présentent comme
des citoyennes paradoxales, non pas l’égales des hommes mais comme des
électrices qui connaissent les « saintes obligations » de la famille et de la
sorte, elles apporteront aux opérations électorales un point de vue que les
hommes ne sont pas en mesure de donner 112. Il est possible de discerner
un antiféminisme, même si le mot n’existe pas encore, ordinaire et un
autre, plus militant, qui se manifeste par la caricature ou par l’écrit. En
1839 déjà, un dessinateur comme Henri Gérard-Fontallard s’était gaussé
du « Congrès masculino-foemino-littéraire ». On y voyait cinq person-
nages, quatre femmes et un homme. Un seul était débout : George Sand,
en costume, en train de fumer un cigare 113. Il n’était pas alors question de
droits politiques.
Une décennie plus tard, tandis que l’idée d’un suffrage universel étendu
aux femmes est en passe d’être abandonnée, le dessinateur Cham se gausse
non pas du « Congrès » mais du Club des femmes. Le Charivari, périodique
satirique est en première ligne. Dans ses colonnes et ses caricatures sont
brocardées, notamment par Édouard de Beaumont, de jeunes républicaines
en uniforme : les « Vésuviennes » qui relève d’une construction fantasma-
gorique 114. Toutefois, dans ses souvenirs, un auteur note : « Non seule-
ment on demandait des droits politiques, mais l’on réclamait le droit aux
armes et l’on parlait de former des bataillons féminins […]. Vésuviennes ?
Vénusiennes eût été mieux 115. » Du côté des hommes, du moins d’une
large majorité d’entre eux, le droit de vote accordé aux femmes est impen-
sable. Il consacrerait l’indifférenciation sexuelle, l’entrée dans la décadence
et la fin de la civilisation. Pour cette majorité masculine, la question est
tout simplement absurde. Une femme ne sera jamais l’égal de l’homme
et sa place est fixée par la tradition, elle est avant tout « l’ange du foyer ».
Celles qui se mettent en avant sont exécrables. La misogynie est présen-
tée sommairement comme « l’aversion pour les femmes » et le misogyne
comme «  l’homme qui hait les femmes  » 116. L’année 1848 permet de
vérifier par l’entremise de véritables campagnes de presse. Des journalistes
111. Voir en particulier Michelle PERROT, Mon histoire des femmes, Paris, Éditions du Seuil, 2006,
p. 183-222.
112. Jean SCOTT, La Citoyenne paradoxale, Paris, Albin Michel, 1991, p. 92.
113. Aujourd’hui, journal des ridicules, 15 octobre 1839.
114. En 1871, les « Pétroleuses » sont un avatar des « Vésuviennes ».
115. Maxime DU CAMP, op. cit., p. 95.
116. Pierre LAROUSSE, Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, tome onzième, Paris, 1874, p. 335-336.

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DÉCRYPTER

du Charivari, mais aussi du Constitutionnel et d’autres périodiques font


au club une énorme réclame tapageuse et véhémente. Elle a pour effet
de discréditer durablement et d’étouffer sous le sarcasme les revendica-
tions relatives au suffrage. Il existe plusieurs sortes de rires, certains sont
innocents et jovials mais d’autres sont malveillants et destructeurs. Parmi
la grande variété des rires, sans aucun doute il faut retenir la saillie haineuse
et le trait vipérin. Il s’agit à la fois d’exclure et d’humilier, voire d’anéantir.
Le Constitutionnel souligne que « le vaudeville vient de mitrailler à outrance
ces orateurs en cotillon 117 ». Nul doute que ces rires masculins s’inscrivent
dans un contexte de grandes tensions, celui de la répression de juin 1848
et de ses lendemains. Après les massacres, le législateur consacre l’efface-
ment des femmes de la vie publique : à partir du 26 juillet elles ne peuvent
plus assister à une réunion ni être membre d’un club. Un déferlement de
propos hostiles prenant parfois l’aspect de la vieille gauloiserie française
résonne alors avec fracas. Les clubs de femmes puis les quelques banquets
républicains organisés par des femmes à la fin de l’année et au début de
1849, au cours desquels Jeanne Deroin évoque « l’égalité […] politique
de la femme » ont suscité un déchaînement de passions dans la rue mais
surtout au théâtre. Au cours de la saison 1848-1849 étudiée par Francis
Ronsin, des pièces appartenant au registre du « théâtre réac » s’en donnent à
cœur joie 118. Les Femmes saucialistes est la plus « expressive », mais elle n’est
pas unique. Jouée le 21 avril 1849 sur les planches du théâtre Montansier,
elle est l’œuvre de trois auteurs de vaudeville, dont Charles Voirin et Roger
de Beauvoir qui se déchaînent pour la circonstance. Trois personnages
féminins sont présentés comme des championnes de la cause des femmes :
Madame Giboyet, Madame Consuelo et la comtesse du Lansquenet. Le
public n’a aucune peine à retrouver leur identité : la première est Eugénie
Niboyet ; la deuxième George Sand auteur du roman Consuelo et la dernière
ressemble à une de ses « Vénusiennes » raillée, mais pour le public, c’est
Lola Montès dont les frasques avec Louis de Bavière avaient défrayé la
chronique. Rassemblées dans un club, les « femmes saucialistes » veulent
mettre au point un nouveau Code et chacune de participer à sa rédaction.
C’est Madame Consuelo qui formule l’article 2 : « Toutes les femmes sont
éligibles 119. » La pièce ne reçoit pas le succès escompté : sa grossièreté,
ses ficelles trop visibles, sa charge trop frontale ne suffissent pas à séduire
longtemps le public espéré. Mais la réaction hostile ne vient pas que des
rangs conservateurs, Proudhon en est l’exemple le plus connu. Dans divers
organes, dont le Peuple, le penseur socialiste s’est opposé en 1848 au suffrage

117. Le Constitutionnel, 12 juin 1848.


118. Francis RONSIN, « Les Femmes “saucialistes” », Alain CORBIN, Jacqueline LALOUETTE et Michèle
RIOT-SARCEY (dir.), Femmes dans la Cité, 1815-1871, Grâne, Céaphis, 1997, p. 515-529.
119. Charles VOIRIN et Roger DE BEAUVOIR, Les Femmes saucialistes, à propos mêlé de couplets, Paris,
Beck, 1849, 15 p.

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INTERROGER

des femmes 120. Dans plusieurs publications et dans un ouvrage posthume, il


s’en explique. Pour les femmes, écrit-il, « je ne veux pas de politique, parce
que la politique c’est la guerre » puis il ajoute que le règne de la femme est
dans la famille car « la sphère de son rayonnement est le domicile conju-
gal ». Quant au vote des femmes, dans un avenir incertain, il n’est guère
possible d’envisager qu’une épouse soit nominativement consultée car si
elle ne porte pas son choix sur le même candidat que son mari, le geste
sera la première étape du divorce et surtout ce serait « aller contre le vœu
de la nature et dégrader la virilité 121 ». La misogynie qui n’est pas encore
perçue comme une des manifestations les plus virulentes de l’antiféminisme
parvient à souder autour du rejet du vote une grande partie du sexe fort et
à conforter sans état d’âme sa domination.
En 1881, la République semble désormais solidement installée et les
temps semblent favorables pour prendre en compte plus largement la parole
des femmes. Le suffrage universel masculin s’est imposé, la démocratie
électorale ne saurait faire marche arrière, et pour l’enraciner davantage
encore, il conviendrait de l’élargir au-delà « d’un universel de poche » et
de l’étendre enfin aux femmes, ces « 9 millions d’esclaves » 122. Un pério-
dique comme La Tribune des femmes voit le jour, le 5  février. Eugénie
Cheminat signe un éditorial aux allures de manifeste. Elle fait part de trois
grandes revendications. La dernière est celle « des droits politiques que
peu comprennent, et que beaucoup blâment avant de nous avoir enten-
dues ». Aussi s’en explique-t-elle en se faisant la porte-parole d’un courant
en train de se structurer : « ce que nous demandons en revendiquant des
droits politiques, c’est de pouvoir nommer provisoirement des délégués qui
représenteraient nos intérêts. » Elle ajoute encore que « chacun sait qu’en ce
moment, les postes d’État ne sont accessibles qu’aux intrigantes ; tout se fait
par l’influence de la femme qui ne travaille pas mais qui courtise 123… » Les
femmes de pouvoir sont ici non pas celle qui ont une légitimité, désignées
par leurs paires, mais celle qui tiennent salons et œuvrent dans l’anti-
chambre des commissions et des ministères, et dans l’ombre des « grands
hommes ». Les égéries discréditent la cause des femmes. Dans la même
livraison, André Léo signe un article intitulé « La Citoyenne » dans lequel
les droits politiques sont au cœur de la démonstration. De son vrai nom
Léodile Béra, André Léo est une figure majeure du XIXe siècle. En 1868,
elle avait rédigé un manifeste de la « Société de revendication des droits de
la femme », avec notamment Louise Michel et Maria Deraisme. Ce texte
120. Le Peuple, 27 décembre 1848, 12 avril 1849.
121. Pierre-Joseph PROUDHON, La pornocratie, ou les femmes dans les temps modernes, p. 8, 12 et 59.
122. Raymond HUARD, « Le vote des femmes », Le suffrage universel en France, 1848-1946, Paris,
Aubier, coll. « Historique », 1991, p. 188-210 ; voir aussi Steven C. HAUSE et Ann R. KENNEY,
Women’s Suffrage and Social Politics in the French Thierd Republic, Princetown, Princetown
University Press, 1984, 382 p.
123. La Tribune des femmes, 5 février 1881.

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DÉCRYPTER

est à l’origine de La ligue en faveur des droits des femmes. En 1869, elle avait
publié un essai, d’abord paru en articles dans La voix des femmes qui porte
pour titre La femme et les mœurs. Monarchie ou Liberté 124. Romancière,
polémiste, journaliste, exilée à plusieurs reprises, Communarde, elle suscite
des réactions mesquines, une hostilité rampante et une malveillance ouverte,
comme si elle était l’une des grandes prêtresses de la cause des femmes 125.
Une dizaine de jours plus tard, le 13 février 1881, Hubertine Auclert qui
veut ardemment que les femmes puissent être inscrites sur les listes électo-
rales, lance un nouveau journal. Il a pour titre La Citoyenne. Elle s’était fait
connaître en 1878 à l’occasion du premier congrès international du droit
des femmes, organisé à la faveur de l’Exposition universelle, lorsqu’elle
avait évoqué «  la Question qui n’est pas traitée  », c’est-à-dire celle du
suffrage féminin. Le 14 juillet de la même année, tandis que les drapeaux,
les bannières et les oriflammes ondoient sous le vent qui apporte un peu
de fraîcheur 126, une manifestation de femmes avec à sa tête Hubertine
Auclert reprend à son compte une tradition carnavalesque et organise en
marge du défilé officiel une procession relative à « l’enterrement du droit
des femmes » 127. La plupart des grands journaux n’en diront pas un mot
mais la bataille pour l’émancipation est relancée. Toujours en 1881, les
élections municipales sont l’occasion d’essayer de présenter au moins une
candidate sur les listes électorales. Les protestations ne se font pas attendre
et certaines ont des accents haineux qui ressemblent à ceux réservés aux
femmes entrées en politique. Lorsque Louise Michel revient de Nouvelle
Calédonie, elle qui avait été qualifiée de « Louve sanglante » dit qu’elle est
désormais anarchiste, mais lorsqu’elle écrit ses souvenirs de la Commune,
publiés en 1898, elle a une phrase désabusée : « il est vrai peut-être que les
femmes aiment la révolte. Nous ne valons pas mieux que les hommes, mais
le pouvoir ne nous a pas encore corrompues 128. » Toujours est-il qu’elle
est l’objet de portraits haineux qui s’attachent moins à ses idées qu’à son
physique. En 1893, Louise Michel est de nouveau traduite devant la justice.
Le chroniqueur du Figaro la dénigre en usant de considérations misogynes
et revanchardes. Il présente son engagement politique comme le résultat
de la misère affective et sexuelle d’une vieille fille : « Louise Michel, qui
est communarde parce qu’elle n’est pas belle et qu’elle n’a jamais été aimée
par aucun homme, dédaigne les vaines supercheries de l’élégance. » En
quelques mots, tous les clichés se retrouvent placés dans une phrase unique
124. André LÉO, La Femme et les mœurs. Monarchie ou Liberté, Tusson, Du Lérot éditeur, 1990 [1869],
382 p.
125. Sur André Léo, voir en particulier Fernanda CASTELDELLO, André Léo, Quel socialisme ? Thèse de
l’Univeristé de Padoue, 1979 ; Alain DALOTEL, La Junon de la Commune, Chauvigny, APC éditions,
coll. « cahiers du Pays chauvinois », 2004, 199 p.
126. Le Petit Journal, 15 juillet 1881.
127. Hubertine Auclert, pionnière du féminisme, textes choisis par Geneviève Fraisse, Clamecy,
Bleu autour, 2007, 233 p.
128. Louise MICHEL, La Commune. Histoire et souvenirs, Paris, Stock éditeur, 1898, p. 177.

66
INTERROGER

et l’auteur escompte bien se situer sur le terrain de la complicité immédiate


avec ses lecteurs. Mais il lui faut encore la discréditer, définitivement cette
fois-ci : « Regardée dans son propre parti comme une manière de raseuse
larmoyante et insupportable, elle a eu hier cette humiliation suprême de
ne plus faire un sou en Cour d’assises. En dehors de quelques stagiaires,
personne n’est venu la voir juger 129. » Le procédé consistant à passer de la
dangerosité au ridicule s’avère particulièrement efficace. Ainsi il n’y aurait
nulle grandeur ni élévation de pensée dans le combat de Louise Michel,
mais une sorte de pathologie qui affecte certaines femmes mues par la
seule « monomanie » de la contestation. Les lazzis prennent pour cibles des
figures qui sortent des rangs. Il est en effet plus facile de poursuivre d’une
haine implacable et presque ordinaire quelques femmes remarquées comme
Sophie Poirier ou Paule Minck que des anonymes.

Les antisuffragistes contre les hoministes

Le mot féministe accrédité en 1872 n’a pas alors l’acception qu’il aura
par la suite. Hubertine Auclerc le reprend à son compte en 1882 et désigne
ainsi le mouvement des femmes qui prônent des réformes dans tous les
domaines 130. Du côté des hommes, les attitudes sont très diverses. Une
poignée épouse la cause des femmes, mais la plupart ne cachent pas leur
animosité usant de tous les registres 131 y compris le plus agressif. Le pério-
dique La Caricature par exemple raille « sa majesté la femme », distingue
« le sexe qui vote » de l’autre 132, invente un compte rendu de meeting,
au cours duquel une oratrice vient réclamer un nouveau droit : « on a
demandé le droit de voter. […] Citoyennes ! on avait oublié quelque chose :
Je réclame pour la femme le droit à la folichonnade 133. » Le dénigrement,
l’avilissement, le détournement sont des procédés rhétoriques qui disent le
mépris et la haine. Le journal Le Matin, l’un des quatre grands de la presse,
illustre la réaction masculine. Par exemple en 1898, un article signé Solness,
évoque « les déséquilibrées qui rédigent les manifestes féministes » et fait
part de « cet inquiétant avènement du féminisme que préconisait un tas
de vieilles folles, se jetant sur le tard, comme tant d’autres dans la religion,
dans l’apostolat des droits de la femme », mais il y a bien un domaine qui
129. Albert BATAILLE, Causes mondaines et criminelles de l’année 1893, Paris, E.  Dentu, 1894,
p. 329-332.
130. Sur l’histoire du féminisme, parmi une production de grande qualité, voire en particulier les
synthèses de Michelle PERROT, Yannick RIPA, Michèle RIOT-SARCEY, Christine BARD et Michelle
ZANCARINI-FOURNEL. Voir aussi bien sûr le livre collectif dirigé par Christine BARD, Un siècle
d’antiféminisme, Paris, Fayard, 1999, 481 p.
131. Voir par exemple Émile MORLOT, De la capacité électorale. Exposé de la doctrine et de la jurispru-
dence sur les questions relatives aux conditions requises pour jouir du droit de vote et l’exercer, Paris,
E. Capiomot et V. Renault, 1884, 158 p.
132. La Caricature, 25 août 1883.
133. La Caricature, 20 décembre 1884.

67
DÉCRYPTER

assure la crispation : « l’immense majorité féminine a l’effroi, le dégoût ou


l’inconscience de tout ce qui est politique 134. » Toutefois, à la veille de la
Première Guerre mondiale, l’hostilité change de ton comme s’il n’était plus
possible désormais de s’exprimer avec la même hargne. L’une des manières
les plus subtiles est de reconnaître l’existence de mouvements féministes,
mais de les catégoriser et de distinguer différentes variétés. Ainsi même le
juriste Charles Turgeon, que l’on ne peut pas suspecter d’antiféminisme,
partisan de « l’émancipation électorale des femmes » – il s’est prononcé sans
ambiguïté, dans un vibrant plaidoyer, « en faveur de la femme électrice » –,
fustige néanmoins « l’inconséquence du féminisme radical » 135. Dans le
Figaro, on pouvait lire qu’« il y a féminisme et féminisme, comme il y a
fagots et fagots ». Une fois le féminisme décomposé, chacun de ses courants
se trouve évalué, doté d’un label de respectabilité ou totalement disqua-
lifié. Pour Le Matin, il y a celui qui « fait du bon féminisme », celui qui
incarne le « féminisme bourgeois » et celui qui est le chantre du « féminisme
intégral » 136. Ce dernier est inacceptable. À la une du Matin, un professeur
de lycée s’inquiète des femmes qui « empiètent sur les domaines qui, par
essence et au nom du bon sens, sont réservés aux hommes » et comme pour
se disculper il trouve un argument considéré comme indiscutable : « Il ne
s’agit nullement d’un antiféministe, je supplie de le croire. Je suis féministe
comme un autre 137. » Toutefois, le plus vindicatif est sans conteste Clément
Vautel. Dans Le Matin, il signe un billet d’humeur « Propos d’un parisien ».
En 1913, il semble se rengorger d’avoir « une très mauvaise presse » dans
les journaux féministes, ajoutant « et cela me fait bigrement plaisir », il
condamne le féminisme qui veut « faire de la femme une espèce d’homme
raté !… », puis il livre à ses lecteurs sa propre définition : « J’admirerais et
j’aimerais un féminisme dont le but serait de développer la femme dans
le cadre naturel de son sexe 138. » Il se gausse des revendications visant au
droit et il se moque par exemple des femmes qui réclament « le droit au
revolver » 139.
Et pourtant depuis 1908, le mouvement suffragiste se fait davantage
entendre. Hubertine Auclert fait paraître une nouvelle revue La Suffragiste
à laquelle collabore Madeleine Pelletier. En 1909, l’Union française pour
le suffrage des femmes voit enfin le jour, fédérant plusieurs courants. Mais
cette même année Théodore Joran, le chantre de l’antiféminisme fait
paraître La Trouée féministe 140. S’il n’apporte rien de nouveau par rapport
134. Le Matin, 28 mars 1898.
135. Charles TURGEON, Le féminisme français, Paris, Larose, 1910, vol. 2, 500 p. Il établit également
une distinction entre le « féminisme parisien » et « l’antiféminisme provincial ».
136. Le Matin, 30 octobre 1911, Le Matin, 14 janvier 1914.
137. Le Matin, 23 janvier 1911.
138. Le Matin, 24 juillet 1913.
139. Le Matin, 14 janvier 1914.
140. Théodore JORAN, La Trouée féministe, Paris, A. Savaète, 1909, 256 p., étude-préface de Gabriel
Abray.

68
INTERROGER

à ces précédents ouvrages, il enfonce le clou et donne un vernis savant


aux thèses antiféministes, citant aussi bien Madame de Staël que George
Sand. Professeur, auteur de Université et enseignement libre (1905) et d’un
Plaidoyer pour les langues anciennes (1905), il s’était fait connaître la même
année pour un livre intitulé Le Mensonge du féminisme qui sera couronné
par l’Académie française. Son secrétaire perpétuel, Frédéric Masson,
spécialiste des études napoléoniennes, préfacera un de ses livres 141. Dans
Le Mensonge du féminisme, il avance masqué. Le livre est présenté comme la
mise en forme de notes éparses, d’un journal inachevé, de sentences et d’un
traité plus abouti laissé par un de ses amis, Léon H., mort prématurément.
Il était donc de son devoir de le faire connaître aux lecteurs. Il souligne
qu’il s’agit des « confessions d’un anti-féministe » qui donnent un certain
nombre de « formules » qui exposent et justifient dogmatiquement « l’hos-
tilité contre le féminisme ». Pour lui, le « féminisme politique » aboutirait
à l’anarchie et au socialisme. La doctrine féministe est funeste, elle n’est
qu’une « rivalité d’influence » encouragée par tous ceux qui comme Émile
Faguet, sont des féministes honteux « qui n’ont pas résolument le courage
d’être antiféministe » 142. L’année suivante, il récidive. Autour du féminisme
creuse les mêmes sillons mais ajoute un élément alarmiste : le Féminisme,
avec une majuscule, menace la société toute entière. Si certains ferment les
yeux ou se bercent d’illusions, le péril est là. Le danger est plus grand encore
que l’année précédente et il convient de réagir immédiatement. En effet,
écrit-il, « je vis le Féminisme florissant et plus audacieux que jamais ». Il le
vit aussi se réunir en Congrès international et surtout sur la voie publique
à l’occasion du renouvellement à la chambre des députés en mai 1906 :
« Plus furieux, plus impétueux que jamais retentirent les cris féminins :
“À nous le Vote ! À nous la tribune ! Place aux femmes !” » Pour ceux qui sont
lucides le Féminisme a des « devises arrogantes », il devient plus « agressif »
et « d’humeur batailleuse ». Théodore Jourdan, malgré son outrance est
le porte-parole d’une élite intellectuelle et d’une communauté masculine
jugée trop « timorée ». Profitant de cette faiblesse, le Féminisme, dit-il, se
fait plus insistant, n’hésitant pas désormais à être « offensif et meurtrier ».
Au début du XXe siècle, le Féminisme est « plus violent que jamais ». Il écrit
encore qu’« il leur faut aujourd’hui du sang et des victimes ». Si Le Mensonge
du féminisme était « un livre de combat », Autour du féminisme est un livre
salutaire car il faut arrêter « l’effervescence des revendicatrices » et mettre
un terme à « la turbulence des “suffragettes” ». La guerre des sexes a lieu et
les antiféministes ne sont pas certains de la victoire s’ils restent attentistes,
d’autant que la « féministe qui se respecte » a compris que l’ennemi, c’était
« le mâle » et qu’elle pouvait le terrasser.
141. Théodore JORAN, Au cœur du féminisme, Paris, A. Savaète, 1908, 210 p., préface de Frédéric
Masson.
142. Théodore JORAN, Le mensonge du féminisme, Paris, Henri Jouve, 1905, p. 2-4, 419, 423, 437.

69
DÉCRYPTER

Si Théodore Joran représente le camp conservateur et catholique, les


antiféministes se retrouvent un peu partout sur l’échiquier politique. Les plus
ardents se recrutent aux extrêmes. Du côté de l’Action française, Léon de
Montesquiou use à la veille de la Première Guerre mondiale d’une formule
sans ambiguïté à l’égard des suffragettes : « Leur mouvement nous incline
vers la barbarie », c’est-à-dire d’« un état social où il n’y a que la force qui
existe 143 ». Florence Rochefort a bien montré qu’à la Belle Époque « du côté
de la gauche et de l’extrême gauche, les positions de principe ne sont parfois
guère plus progressistes qu’à droite 144 ». La difficulté consiste à mesurer dans
les différentes formations et organisations syndicales le poids de l’antifémi-
nisme et l’intensité de l’hostilité à l’égard du vote des femmes 145. L’Assiette
au Beurre, journal volontiers libertaire, anticapitaliste et anticolonialiste
propose aux lecteurs un numéro intitulé Quand les femmes voteront confié
à Grandjouan. Si la plupart des planches sont antisuffragistes comme celle
intitulée « Cuisine électorale » ou une femme dans son intérieur est en train
de rédiger un manifeste, quelques vignettes insistent sur les différences de
classe ou de statut 146. L’autre grand magazine satirique, Le Rire, comme pour
ne pas être en reste, offre à ses lecteurs, trois semaines plus tard, un dessin
de Carlège. L’hebdomadaire tire à un peu plus de 100 000 exemplaires et
touche donc un important lectorat. La scène se passe dans une chambre à
coucher. Une jeune femme entièrement nue se recoiffe devant une armoire,
elle se tourne vers son amant, un monsieur qui a l’allure d’un politicien
d’un certain âge, assis sur le lit en train de remettre ses pantalons. Elle lui
demande : « Pourquoi les femmes ne voteraient-elles pas ? Va ! Elles sont
aussi sérieuses que les hommes ! » Et comme pour contredire cette affirma-
tion et insister sur la futilité de la gent féminine, le caricaturiste complète
sa question ainsi : « Passe-moi mon fer à friser ; là, à côté de toi ; sur la
table de nuit 147. » À peu près à la même époque, Henry Somm, collabora-
teur du périodique lyonnais La cravache, puis de La Chronique parisienne,
sans oublier Frou-Frou, joue sur les deux tableaux : chaque lecteur pouvant
l’interpréter comme une charge contre les antiféministes ou au contraire
comme un trait d’esprit contre les revendications suffragistes. Sous le titre
« Simplement odieux », un homme assis et une femme debout. Au mur le
portrait du président Fallières. Elle : « Les femmes, certainement, pourraient
aussi bien voter que vous. Croyez-vous que beaucoup d’entre nous ne sont
pas de puissantes cervelles ? » Lui : « Des femmes de méninges !… » 148.

143. L’Action française, 9 juin 1914.


144. Florence ROCHEFORT, « L’antiféminisme à la Belle Époque », Christine BARD (dir.), op. cit., Paris,
Fayard, 1999, p. 137.
145. Voir Anne-Sarah BOUGLÉ-MOALIC, Le vote des Françaises, Cent ans de débats, 1848-1944, Rennes,
PUR, coll. « Archives du féminisme », 2012, 362 p.
146. L’Assiette au Beurre, 6 juin 1908.
147. Le Rire, 20 juin 1908.
148. Les Maîtres Humoristes, no 14, Paris, Société d’édition et de publications, s. d.

70
INTERROGER

La presse veut se faire l’écho du recul de l’antiféminisme comme du


féminisme, mais ne parvient pas à occulter qu’une dizaine de pays, et
non des moindres, ont accordé entre 1913 et 1920, le droit de vote aux
femmes ou l’ont étendu. En France, l’Assemblée nationale l’a voté à une
très large majorité en 1919 et attend le vote du Sénat. Lorsque les sénateurs
le rejettent, le cri de déception de Maria Vérone, « Vive la République
quand même », et le nouveau répertoire d’action collective des féministes,
en particulier de la Ligue d’action féministe pour le suffrage des femmes,
suscitent un regain d’antiféminisme 149. Clément Vautel est passé du Matin
au Journal qui glisse de plus en plus vers une droite nationaliste. Aux
yeux de beaucoup, il est devenu « notre chroniqueur national », aussi son
influence est-elle grande 150. Il est aussi l’un des principaux collaborateurs
de Cyrano, hebdomadaire satirique fondé en juin 1924. Clément Vautel,
de son vrai nom Clément Vaulet, auteur de romans comme Madame ne
veut pas d’enfant, Le bouif chez le curé, L’amour à la parisienne, évoque tout à
tour le féminisme intégral, le « féministe sans travail mais sans conviction »
ou encore « ces dames et ces demoiselles » qui voudraient tous les quatre
ans mettre « un morceau de papier dans une enveloppe ». Il transforme
la rubrique qu’il tient, intitulée « Autour et alentour », en un manifeste
contre « le féminisme intégral ». Il s’ouvre par une observation. À Paris, sur
les panneaux électoraux, certains candidats laissent à des représentantes de
« la ligue féministe » une place pour qu’elles puissent afficher un slogan :
«  LA FEMME VEUT VOTER ». Si ces placards suscitent des commentaires et
font parler d’eux, il faut convenir, écrit encore Clément Vautel, que les
Françaises se moquent des revendications féministes : « Elles s’en soucient
comme de leur première combinaison. » D’où vient alors cette agitation ?
demande à haute voix le chroniqueur ? D’un minuscule « contingent »
formé de «  grandes dames  » et «  d’excitées du pacifisme, de l’interna-
tionalisme, du socialo-communisme ». En vérité, ajoute-t-il encore, « le
féminisme est, en France, une opinion, ou une attitude d’avocates, – juives
pour la plupart – de doctoresses, de bas bleus, d’intellectuelles qui, au fond,
sont humiliées d’être femmes ». La thématique des avocates juives à l’origine
du féminisme est donc lancée 151.
Derrière le refus du droit de vote et la haine des femmes émancipées se
cachent la peur de la masculinisation des femmes et celle de la perte de la
virilité des hommes. Dans une livraison plus tardive de Cyrano, Clément
Vautel consacre deux pages aux « sexes à l’envers ». Il rappelle que dans
l’espace public, sauf au théâtre, il n’est pas possible aux femmes de s’habiller
149. Devenue presque aussitôt, « l’apôtre du féminisme sage et ardent », préface, Maria VÉRONE,
La femme et la loi, Paris, Larousse, 1920. Voir aussi Maria VÉRONE, Pourquoi les femmes
veulent voter, Paris, 1923, 16 p.
150. Revue des lectures, 15 juillet 1931, p. 263.
151. Elle sera reprise, mais en changeant de registre et d’intensité, par l’extrême droite avec davantage
de virulence en 1934 comme sous le Front Populaire.

71
DÉCRYPTER

en hommes et inversement. Il se demande alors « pourquoi il y a encore des


femmes disposées à s’installer dans un pantalon masculin ? » Et après avoir
passé en revue divers arguments, il trouve une réponse : « Ce sont là, en
effet, les manifestations toujours plus ridicules d’un féminisme qui devrait
plutôt s’appeler “hominisme”, car ses adeptes renient leur sexe pour imiter,
singer servilement l’homme à la fois détesté et admiré. » C’est donc tout
l’équilibre de la société qui se trouve menacé, car la « femme à la page »,
telle qu’elle sera dans le futur, sera nécessairement un personnage haïssable.
Avec « ses muscles sportifs et son complet veston », elle ne s’arrêtera pas
là et elle provoquera la féminisation des hommes qui porteront la robe et
achèteront bientôt des « produits de beauté » 152.
Pour prendre la mesure de l’antiféminisme banal, avatar dans bien des
cas de la haine ordinaire ou d’une misogynie présentée comme naturelle, il
faudrait relire l’ensemble de la presse écrite et de la production romanesque.
Un exemple, parmi une multitude, illustre comment, sous des dehors
progressistes, il insiste sur la vielle idée que la raison appartient aux hommes
et que les émotions sont l’apanage des femmes. En 1926, tandis que Suzanne
de Callias publie un Florilège de l’antiféminisme 153, que Suzanne Grinberg
propose un Historique du mouvement suffragiste en France 154, le Mercure
de France accueille un roman de Marcel Rouffe, publié par épisodes, dans
lequel on aperçoit un lord anglais, un délégué danois, un représentant de
Mussolini, un ancien mineur polonais et le légat de la République chinoise.
Il s’agit de membres de la SDN. Jean Morchaud, jeune homme ambitieux,
étoile montante, auteur d’un rapport remarquable et remarqué, apparte-
nant à la délégation française, a en charge le Protocole, activité obscure en
apparence, mais essentielle. Lorsque Quai Wilson, le siège de la SDN à
Genève est déserté, Jean Morchaud reçoit la visite d’une présidente d’une
œuvre de Coopératives féministe qui s’adresse à lui en ces termes : « bien
que vous sachant antiféministe  ». S’ensuit un dialogue duquel émerge
les conceptions du principal personnage qui d’emblée déclare : « Je suis
féministe, mais d’une autre façon que vous. » Puis, dans la conversation,
il précise que « le foyer à plus à gagner à la sensibilité qu’au cerveau. C’est
pour cela que je suis partisan des droits civils, de tous les droits civils à la
femme ». Quant aux droits civiques, il n’en est pas question. Si la femme a
droit à « toutes les charges, tous les postes », il existe un domaine réservé :
« La conduite de l’État est pure affaire intellectuelle, ce qui fait que je ne
suis pas partisan pour elle des droits politiques 155. » le roman est aussi
exemplaire de la manière dont les uns et les autres ont intégré et accepté des

152. Cyrano, 2 mars 1930.


153. Suzanne DE CALLIAS, Florilège de l’antiféminisme, Paris, Librairie féministe et féminine, 1926, 32 p.
154. Suzanne GRINBERG, Historique du mouvement suffragiste en France, Paris, Henri Goulot, 213 p.
155. Florence ROCHEFORT, « L’antiféminisme à la Belle Époque », Christine BARD (dir.), op. cit., Paris,
Fayard, 1999, p. 137.

72
INTERROGER

normes communautaires assignant à chacun des sexes, malgré des aména-


gements, une place non négociable. Même si les mots utilisés ne désignent
pas la domination masculine, celle-ci s’impose à tous et poursuit de son
animosité celles qui la contestent.
Cette peur du suffrage féminin est sans doute l’expression d’un profond
malaise 156 sur lequel il faut revenir. Il y a bien sûr la peur de partager
le pouvoir sur la scène publique comme à l’intérieur du foyer, la crainte
ancienne que les femmes votent pour des partis cléricaux, menaçant ainsi
la laïcité française, mais il y a aussi un certain effroi face à l’avenir qui se
traduit par l’aversion pour le suffrage féminin et une haine rentrée pour les
porte-parole les plus avancés de l’égalité politique. Le sénateur radical du
département de la Vienne, Raymond Duplantier semble résumer un siècle
d’anti-féminisme lorsqu’il prend la parole le 29 juin 1932 : « Au contact
des femmes dans les luttes électorales, le caractère des hommes […] perdra
de son énergie et de sa virilité et le vœu d’un journal féministe de 1848,
La Voix des femmes se trouvera réalisé. » Ce vœu ne correspond pas aux
articles du périodique, il s’agit d’un fantasme mais peu importe, l’argument,
parmi d’autres, porte et il traverse les frontières partisanes. Ce programme
peut être formulé ainsi : « la femme ne doit pas s’émanciper en se faisant
homme ; elle doit émanciper l’homme en le faisant femme 157. » En 1925,
comme en 1932, le Sénat se transforme en instance de blocage, faisant ainsi
barrage au vote des femmes. La montée de l’extrême droite et la diffusion
de ses thèses jouent aussi un rôle dans le reflux des féminismes vouant une
haine profonde au « féminisme, fléau d’importation étrangère 158 » et à la
république féminisée 159.

La vie politique n’est pas unique, limitée à l’exécutif et aux assem-
blées législatives, au partage ou à la contestation du pouvoir par les diffé-
rentes forces politiques et courants d’opinion. Il existe toute une série de
micro-pouvoirs, de dispositifs, d’interactions individuelles et collectives.
La politique au sens large ne se limite pas à la « pensée organisée 160 » et
aux actions rationnelles, construites logiquement. Dans son épaisseur, mais
aussi dans son ambivalence, elle interroge la vie en société, son organisa-
156. Laurence KLEJMAN et Florence ROCHEFORT, L’égalité en marche, le féminisme sous la IIIe République,
Paris, PFNSP, 1989, 356 p. Voir aussi Julia-Pauline LAROSE, Le suffragisme au village, mémoire de
Master 2, Poitiers, Université de Poitiers, 2013, 320 p.
157. Cité par François DUBASQUE, « Les débats parlementaires sur le suffrage féminin dans l’entre-
deux-guerres », Frédéric CHAUVAUD (dir.), L’ennemie intime. La peur : perceptions, expressions, effets,
Rennes, PUR, coll. « Histoire », 2011, p. 268.
158. Robert TEUTSCH, Le féminisme, Paris, Société française d’éditions littéraires et techniques, 1934,
p. 3.
159. Du côté de l’Action française une personnalité comme Marthe Borélyse veut organiser dès 1919 un
« contre-féminisme », voir Christine BARD, Les Filles de Marianne, Paris, Fayard, 1995, p. 404-412.
160. Raoul GIRARDET, Mythes et mythologies politiques, Paris, Éditions du Seuil, 1986, p. 9.

73
DÉCRYPTER

tion et les divers événements que les individus et les groupes cherchent
à inscrire dans une filiation pour leur donner du sens. Malgré tout, des
années 1830 aux années 1930, la question du pouvoir occupe une place
centrale puisqu’il s’agit d’inventer la démocratie et d’adopter un modèle
républicain durable. Dans cette quête, il n’y a rien de linéaire et de déter-
miné. Les acteurs ne savent pas quelle sera la marche de « l’advenir » ni la
portée des décisions prises. Ce qu’ils vivent et ce qu’ils ont vécu sont l’objet
d’interprétations et de réévaluations, faisant appel à des grilles de lectures
plus ou moins élaborées. Mais une absente demeure empêchant d’avoir
accès à une compréhension plus globale : il s’agit de la haine qui affleure
parfois dans les analyses réfléchies, dans les anathèmes adressés à tel ou tel
adversaire, dans les discussions collectives et les pensées personnelles, mais
elle est vite refoulée. Intériorisée, presque sans explication consciente, elle
répond pourtant à un programme. Elle est tout d’abord une réponse à la
crainte ou à l’effroi que l’autre peut provoquer : le blanc menace le bleu, le
républicain alarme le royaliste, la suffragiste met en péril les hommes. Dans
ce dernier cas, pour reprendre une formule célèbre, si le genre est bien « une
façon première de signifier des rapports de pouvoir » 161, la réaction mascu-
line s’apparente à un mécanisme de défense guidé par l’hostilité radicale. La
figure de l’ennemi, dont on cherche à se venger, même si on parvient à le
repousser, est bien sûr celle du révolutionnaire et du contre-révolutionnaire,
issus d’un passé proche, celle du partisan actuel, en 1830 ou en 1930, mais
aussi celle de la future électrice. Toutes les consciences individuelles ne sont
pas traversées par des bouffées haineuses, mais suffisamment fortes, ces
dernières contribuent à un état psychologique collectif. Une culture de la
haine qui ne dit pas son nom, transversale aux groupes sociaux, prend une
forme particulière à la veille de la grande crise, plurielle et complexe, des
années 1930. Avant qu’elle n’éclate, d’autres tentatives de lire et de décrire
la haine s’inscrivent dans le sillage de la culture de masse dont la première
grande poussée se manifeste entre 1860 et 1930 162 et que les penseurs de
la haine permettent de retracer dans les pages qui suivent.

161. Joan SCOTT, « Genre : une catégorie utile d’analyse historique », Les Cahiers du Grif, no 37/38,
1988 [1986].
162. Dominique KALIFA, La culture de masse en France, 1860-1930, Paris, La Découverte, coll.
« Repères », 2001, 123 p.

74
Chapitre II
Penser

La violence et le mal sont l’objet de discours, de réflexions, d’usages


divers, mais la haine, même sous la forme d’un « calice de fiel », n’est pas
l’objet d’une analyse d’ensemble. Les penseurs du monde social ne veulent
pas s’aventurer dans les « replis tortueux » des sociétés et se limitent à l’étude
de la violence. Les annotations sur les haines de classe ne sont souvent que
fugitives 1. Quant aux aliénistes et autres spécialistes de l’esprit, ils s’écartent
des « décombres des vieilles passions » pour s’attacher aux manies morbides,
aux pensées des dégénérés ou encore aux impulsions ou idées fixes, mais
les sentiments haineux ne sont pas retenus, ou de manière exceptionnelle 2.
Les textes qui en parlent, essais ou romans, relèvent des récits de l’insu : ils
donnent de cette passion funeste, originairement muette, une existence.
Et si la littérature est une fable 3 qui dit autre chose que ce qu’elle annonce,
un signe et une distance, et si certaines des œuvres fortes de la psychologie
et de la psychanalyse, comme Malaise dans la civilisation, sont des contes
philosophiques, 4 elles sont les seules à offrir une sorte de corps à corps avec
la haine, prenant le risque de se brûler afin de proposer une interprétation
de ce qui fait mouvoir les hommes et les femmes.

Les penseurs des sentiments haineux


Dans les sermons, comme dans les instructions pastorales, si la haine
est évoquée, c’est pour mieux la prohiber. Dans un contexte particulier,
1. Karl MARX, Les luttes de classes en France (1848-1850), introduction de Friedrich Engels, suivies par
Les journées de juin 1848 de Friedrich ENGELS, Paris, Éditions sociales internationales, 1935, 189 p. ;
Karl MARX, La Commune de Paris : La guerre civile en France, préface de Friedrich Engels, Paris,
Savelli, coll. « Culture critique », 1976 [1872], préface de Michaël Lowy, 123 p. ; Georges SOREL,
Réflexions sur la violence, Paris, Librairie de « Pages Libres », 1908, 257 p. ; Victor GRIFFUELHES et
Louis NIEL, Les objectifs de nos luttes de classes, Paris, La publication sociale, 1909, 64 p. Préface de
Georges Sorel.
2. Voir chapitre suivant.
3. Michel FOUCAULT, La grande étrangère. À propos de littérature, Paris, éditions EHESS, coll.
« Audiographie », 2013, p. 75-104.
4. Michel DE CERTEAU, L’invention du quotidien, vol. 1 : Arts de faire, Paris, Union générale d’éditions,
1980, p. 17.

75
DÉCRYPTER

l’évêque de Digne met en garde, en 1877, contre les fauteurs de haine :


«  Recueillons, Nos Très Chers Frères, ses divines paroles. Parlant à ses
apôtres, il leur dit : “Vous serez haïs de tous à cause de moi” (Math., X,
22). “Si le monde vous hait, sachez qu’il m’a haï avant vous. Si vous étiez
du monde, le monde aimerait ce qui serait à lui, mais parce que vous n’êtes
pas du monde, c’est pour cela que le monde vous hait” (Joan, XVI, 18) 5. »
La haine est alors un prétexte pour affirmer une identité, pour faire face à
l’adversité ou bien, plus généralement, pour condamner moralement ceux
qui haïssent. Par principe la haine est mauvaise. La religion et la morale
ont inculqué qu’il était mal de haïr, et qu’il fallait répondre à la haine par
de l’amour. Ce « précepte » a été l’objet de controverses et certains auteurs
le prendront comme point de discussion. Est-ce si sûr se demandent-ils ?
Peut-on pardonner aux gens qui nous haïssent et « à quel prix pourrez-
vous réaliser ce miracle 6 ? » Car détester quelqu’un c’est bien le considérer
comme un ennemi. Ne s’agit-il pas d’un « escamotage » ? d’une recomman-
dation 7 impossible à suivre ? Mais au bout du compte ni la science ni la
religion ne dissertent sur la haine.

La grande menace

Après la Première Guerre mondiale, les sciences de l’homme prennent


de sombres couleurs. Le conflit armé, aux allures d’hécatombe, autorise des
ruptures dans la pensée. Les représentations de la société changent, et si la
guerre de 1870 et la Commune de 1871 n’ont pas permis de se retourner et
de réfléchir, désormais, après 1918, il semble possible de se livrer à d’autres
investigations intellectuelles. Les beaux semblants de la pensée positiviste,
déjà malmenés, se sont effondrés. Les doctrines politiques aménagent
parfois une arrière-cour pour leur faire une place, mais la haine « ignoble »
n’est considérée que comme une « exagération bouffonne », ne méritant pas
qu’on s’y arrête longuement.
Au milieu des années 1920, du côté de la psychologie et de la philo-
sophie, la haine, échappée de «  sombres rêveries  », devient un terrain
d’enquête. D’aucuns cherchent les « racines fibreuses » ; d’autres s’attachent
à l’étude de l’esprit humain. Les motivations conscientes des uns, les
ressorts inconscients des autres sont examinées. Ceux qui mènent ce genre
de recherches sont peu nombreux et changent parfois d’échelle, s’inté-
ressant aussi bien à l’individu isolé qu’aux hommes regroupés en société.
5. Instruction pastorale de Monseigneur l’évêque de Digne sur la haine du monde pour l’Église, s. l., 1877,
p. 2.
6. Pierre JANET, L’amour et la haine, notes de cours recueillies et rédigées par M. Miron Epsien, Paris,
Norbert Maloine, 1932, p. 226.
7. Voir sur ce point les remarques de Sigmund FREUD, Malaise dans la culture, Paris, PUF, œuvres
complètes/psychanalyse, coll. « Quadrige », 1995 [1929], p. 51-52. Voir aussi Jean-Albert MEYNARD,
Le complexe de Barbe-Bleue. Psychologie de la méchanceté et de la haine, Paris, L’Archipel, 2006, 283 p.

76
PENSER

En l’espace de quelques années, « l’état de l’âme » se retrouve au cœur


d’analyses variées, dont certaines vont bouleverser les savoirs sur le genre
humain pendant plusieurs décennies. L’essentiel se joue peut-être dans une
rue fortement inclinée, dans un quartier assez cossu, une porte, plutôt
discrète, donne accès à une petite entrée. Un escalier en pierre, avec une
balustrade métallique, dont les formes évoquent l’art nouveau, conduit aux
étages supérieurs. Au premier, le cabinet du docteur Freud. Là il écrit que
l’homme n’est pas un être doux. En effet, souligne-t-il, « il compte aussi à
juste titre parmi ses aptitudes pulsionnelles une très forte part de penchant à
l’agression ». Revisitant l’histoire de l’humanité depuis les grandes invasions
jusqu’à la Grande Guerre, il précise sa pensée : l’homme est un loup pour
l’homme, ce qui explique que le « prochain » est « une tentation, celle de
satisfaire sur lui son agression, d’exploiter sans dédommagement sa force
de travail, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier
ce qu’il possède, de l’humilier, de lui causer des douleurs, de le martyriser
et de le tuer 8 ». L’homme naturellement bon, solidaire et prêt à aider son
prochain, n’est qu’une fiction nostalgique. Il entend contenter ses désirs
et combler ses besoins en utilisant la force brute ou en faisant usage de la
cruauté la plus raffinée. Ce penchant à l’agression, chacun peut le ressentir
en lui-même. Et il faut parfois beaucoup de force morale ou d’auto-contrôle
pour le maîtriser. L’histoire des sociétés peut donc être lue comme une
tentative, le plus souvent réussie, de limiter ce dernier. De la sorte, les
institutions humaines se révèlent fragiles, car perpétuellement en équilibre.
En effet, « par la suite de cette hostilité primaire des hommes les uns envers
les autres, la société de la culture est constamment menacée de désagré-
gation 9 ». La vision d’une évolution linéaire, solidement appuyée sur des
strates solidifiées, déposées par les générations successives animées du même
objectif n’est plus à l’ordre du jour. La stabilité supposée a donc été balayée
par les émeutes et les révolutions du XIXe siècle, et par les deux dernières
guerres, celles de 1870 et de 1914-1918.
Publiées en 1929 10, ces idées ont été, à plusieurs reprises, énoncées
et reformulées. Elles inaugurent de nouvelles manières de penser mais
surtout elles proposent une histoire à rebours, éclairant d’un jour nouveau,
et souvent cru, la période précédente. Sous une forme ou sous une autre,
elles ont été diffusées et discutées depuis le début du XXe siècle 11. Il s’avère
difficile d’en saisir la réception en France et son impact au-delà du cercle des

8. Sigmund FREUD, Malaise dans la culture, op. cit., p. 54. Voir aussi Malaise dans la civilisation, préface
de Laurie Laufer, Paris, Payot & Rivages, 2010, 175 p. ; voir enfin Sigmund FREUD, Anthropologie
de la guerre. Le malaise des fils dans la civilisation contemporaine, Paris, Fayard, 2010, 370 p.
9. Sigmund FREUD, Malaise dans la culture, p. 88.
10. Le livre de Freud fut disponible en 1929, même si l’édition mentionne l’année 1930 comme date
de publication. Pour une mise en perspective globale, voir Élisabeth ROUDINESCO, Histoire de la
psychanalyse en France, Paris, Fayard, 1982-1986, 2 vol.
11. Voir par exemple, Pierre JANET, La psychanalyse de Freud, Paris, L’Harmattan, 2004 [1913], 147 p.

77
DÉCRYPTER

spécialistes 12. Malaise dans la civilisation qui a failli s’appeler Malheur dans
la culture, ne sera traduit en français qu’en 1943. Pour autant, les corres-
pondances de Sigmund Freud avec nombre d’intellectuels montrent que
les notions freudiennes de Malaise dans la civilisation où il examine succes-
sivement le moi, le narcissisme puis la haine circulent en France. Dans
certains comptes rendus de procès d’assises, Sigmund Freud est cité, attes-
tant d’une médiatisation de ses conceptions. Géo London, journaliste de
renom, surnommé le prince du reportage est le plus important chroniqueur
judiciaire de l’entre-deux-guerres. Ses confrères, mais aussi des juges et des
avocats de son temps, l’ont métamorphosé en « juré idéal ». À plusieurs
reprises, Géo London écrit que le docteur Freud aurait pu nous éclairer 13.
Reste que le rayonnement du livre fut tellement extraordinaire qu’il a fini
par écraser d’autres tentatives de penser et de comprendre la haine. On sait
qu’Adler avait voulu faire de l’agressivité une pulsion autonome. En 1929,
après avoir émis de fortes réserves, Sigmund Freud finit par adopter le
point de vue selon lequel le penchant à l’agression est « une prédisposition
pulsionnelle et originelle et autonome de l’homme 14 ». Il s’en explique :
personne ne peut en effet accepter de gaieté de cœur de mentionner « le
penchant inné de l’homme au mal, à l’agression, à la destruction et par là
aussi à la cruauté ». Ces hypothèses, il les a formulées en partie en 1911
et 1915, puis il les a abandonnées, avant de les reprendre. Pour les contem-
porains qui n’ont pas forcément saisi toutes les nuances et toutes les étapes
d’une œuvre maîtresse disponible seulement en allemand, il reste une idée-
force : la haine est une émanation du moi qui ne se limite pas à l’individu
puisqu’elle peut prendre la forme de « haines territoriales ». Pour le grand
public et les lecteurs des journaux à fort tirage, les théories freudiennes sont
simplifiées, déformées, mais il n’en reste pas moins que la haine gouverne le
monde et qu’elle peut précipiter dans l’abyme les sociétés contemporaines 15.
Au-delà du cercle viennois et des proches de Sigmund Freud, des
recherches diverses ont tenté de définir la haine et de s’interroger sur sa
portée. Dans le domaine de la philosophie, de manière cloisonnée, sans
circulation apparente des idées et sans faire référence aux travaux menés
dans d’autres disciplines, René Mathis rédige le seul livre sur le sujet. Il tente
d’explorer les sentiments haineux en proposant un inventaire des « mobiles
de la haine ». Précisons que, pour lui, dans sa thèse complémentaire, la
haine s’apparente à la fois à une défaite et à un mouvement dynamique,
impossible à contrôler ou à réguler. Sous sa plume, elle ressemble à un virus
12. Sur les problèmes particuliers que pose la réception, voir Pascale GOETSCHEL, François JOST et
Myriam TSIKOUNAS (dir.), Lire, voir, entendre. La réception des objets médiatiques, Paris, Publications
de la Sorbonne, coll. « Histoire contemporaine », 2010, 400 p.
13. Voir en particulier Frédéric CHAUVAUD, La chair des prétoires. Histoire sensible de la cour d’assises,
1880-1932, Rennes, PUR, 2010, p. 67-73.
14. Pour un débat plus proche, voir COLLECTIF, La pulsion de mort, Paris, PUF, 1986, 99 p.
15. Sigmund Freud, Malaise dans la culture, op. cit., p. 89.

78
PENSER

qui modifie la personnalité : « lorsque la haine s’empare de nous, on ignore


jusqu’à quel point elle affectera notre moi ; de façon générale il n’y a jamais
gain, mais toujours perte de moralité 16. » Il s’intéresse aussi bien aux haines
familiales qu’aux haines internationales. Les principaux « attributs » de la
haine sont, selon lui, la durée, la puissance d’action allant jusqu’à la cruauté
et « l’écœurement intérieur dont souffre le haineux » qui se traduit souvent
« extérieurement », donnant à sa physionomie des caractéristiques propres
et reconnaissables. Quant aux mobiles de la haine, il en existe un grand
nombre, mais « on hait souvent sans trop distinguer le motif, par parti pris,
c’est-à-dire en cédant à une poussée instinctive et sans essayer d’en vérifier
le bien fondé ». Il est également possible de haïr « par ambiance ». Dans ce
cas, « l’esprit adopte l’opinion courante sans chercher à déterminer si elle
est conforme à la justice. Cette habitude conduit à un automatisme dange-
reux pour la moralité de l’individu 17 ». L’instinct, la sensibilité, l’éducation
président aux haines individuelles qui peuvent se présenter séparément ou
se combiner entre elles : si elles peuvent offrir des variétés à l’infini « ce qui
les caractérise toutes, c’est leur manque de valeur morale 18 ». Quant aux
haines familiales, elles présentent la même diversité, mais il faut apporter
un plus grand intérêt aux raisons d’ordre sentimental, aux raisons d’ordre
moral qui ont pour résultat d’« endurcir les cœurs, détruire toute affection
naturelle, restreinte le dévouement et le sentiment de solidarité […] enfin
briser le lien du sang et ruiner l’esprit de famille 19 ». Il reste les haines collec-
tives. Les haines sociales, politiques et religieuses connaissent une sorte de
croissance, cela s’explique par l’activité de plus en plus grande avec laquelle
« chaque individu veut participer à la vie de la société moderne 20 ». La haine
suit donc le mouvement de la civilisation. Le fait qu’elle se développe n’est
pas considéré comme négatif car elle traduit l’élargissement des horizons,
des curiosités et des implications et la faible croyance en l’existence d’une
« compensation » dans l’au-delà. Il en va tout autrement de la haine inter-
nationale qui « poussée à l’excès » se traduit par la guerre. Sous la plume de
René Mathis elle est la forme la plus hideuse et exécrable d’autant qu’elle
est aujourd’hui dépouillée de tous les artifices littéraires et qu’elle apparaît
en plein jour dans ses manifestations les plus crues : « la guerre est un retour
à l’antique barbarie, avec ses circonstances aggravantes qu’elle est devenue
plus désastreuse et que les motifs qui pouvaient la justifier aux yeux de nos
lointaines ancêtres ont cessé d’exister 21. »

16. René MATHIS, La haine, Nancy, Société d’impression typographique, 1927, p. 17. Sa thèse princi-
pale portait sur La loi des trois états (1924).
17. Idem, p. 18-19.
18. Idem, p. 23.
19. Idem, p. 31.
20. Idem, p. 37.
21. Idem, p. 45.

79
DÉCRYPTER

La haine sous l’œil du Collège de France

En France, Pierre Janet, titulaire de la chaire de Psychologie expérimen-


tale et comparée, avait pour ambition d’étudier les sentiments dans leurs
relations avec la personnalité 22, ajoutant qu’il était possible d’aller plus loin
et de s’attacher à la combinaison des sentiments avec les conduites sociales.
En 1924-1925, ses leçons au Collège de France portent sur l’amour et la
haine 23. Comme Freud, même s’il n’utilise pas un vocabulaire identique,
il considère qu’il faut tenir compte du narcissisme  : la personnalité se
développe en effet en grande partie par les sentiments, notamment pour
l’affection ou l’admiration qu’on a pour soi-même, ce qui n’a rien d’excep-
tionnel 24. Mais selon Pierre Janet, la psychologie peut être définie d’abord
comme « l’étude de l’action ». Cette notion, plus large que celle d’imitation
proposée par Gabriel Tarde 25, serait donc le phénomène social essentiel à
étudier. Elle permet de relier l’individu et la société.
Les êtres sociaux accomplissent des actes par eux-mêmes, mais en liaison
constante avec les actions des autres individus. De la sorte, les êtres vivant
en société constituent une « communauté dans l’action ». Formulé autre-
ment, cela revient à dire que « l’humanité est en quelque sorte un tissu
infiniment compliqué, dont nous ne sommes que des fibres imperceptibles,
inextricablement enchevêtrées ». À ce stade, l’étude des sentiments affectifs
et en particulier la haine doit être comprise comme une observation de la
« régulation des stimulations extérieures », mais aussi comme une régula-
tion interne de nos actions. En effet, si on considère qu’il existe bien des
sentiments élémentaires 26, il devient possible de les regrouper en quelques
catégories – le sentiment du vide, le sentiment de l’effort, le sentiment de
la fatigue, le sentiment de l’angoisse, le sentiment du triomphe – et de les
combiner avec les conduites sociales auxquelles elles se rapportent.
Une fois cette opération effectuée, une nouvelle étape s’ouvre désormais :
celle de l’étude des sentiments affectifs permettant d’explorer la haine. En
effet, parmi les sentiments affectifs, Pierre Janet distingue l’antipathie et la
haine, la sympathie et l’amour. Les sentiments forts ne se limitent pas au
registre des émotions, ce sont bien « des actes, des conduites, des manières
de réagir ». Bref, ces sentiments peuvent être considérés comme « proprio-
ceptifs  », c’est-à-dire que «  quelle que soit l’action que nous faisions,
nous avons toujours une réaction qui l’accélère ou qui la modère, qui la
suspend ou qui la termine ». Dans cette perspective, la haine représente une

22. Pierre JANET, L’évolution psychologique de la personnalité, Paris, A. Chahine, 1929, 584 p.
23. Pierre JANET, L’amour et la haine, notes de cours recueillies et rédigées par M. Miron Epstein, Paris,
Norbert Maloine, 1932, 308 p.
24. Pierre JANET, L’amour et la haine, op. cit., p. 10, et Cours sur l’évolution psychologique de la personnalité.
25. Gabriel TARDE, Les lois de l’imitation : étude sociologique, Paris, Félix Alcan, 1890, 431 p.
26. Voir aussi Pierre JANET, De l’angoisse à l’extase. Les sentiments fondamentaux : études sur les croyances
et les sentiments, Paris, Félix Alcan, 1928, 697 p.

80
PENSER

« augmentation » ou une transformation d’un sentiment plus humble, en


particulier l’antipathie qui est « une sorte de petite haine » 27. Pierre Janet
cite ici Ribot qui, en 1910, avait livré des Notions de psychologie affective 28,
mais il prolonge la réflexion. L’antipathie, dont les mécanismes restent mal
connus, est assez partagée et il suffit que la personne qui a déclenché cette
réaction s’éloigne pour que le désagrément cesse. En revanche, avec la haine,
cela ne suffit pas : « On veut écarter, non seulement la présence, mais l’exis-
tence même de la personne, car son souvenir, sa pensée seule suffit à nous
faire souffrir, et on ne peut supprimer la pensée relative à cette personne,
qu’en supprimant la personne elle-même 29. »
Reste que, si l’on suit la démonstration, la haine n’est jamais présen-
tée comme irrationnelle, elle est un sentiment social et, à ce titre, elle
relève «  des régulations des conduites qui unissent les hommes 30  ». La
haine individuelle ne se limite jamais à un individu isolé : « il y a entre
les hommes une interdépendance qui nous resserre par bien des procédés
et donne naissance aux sentiments. » Toutefois, pour aller plus loin, pour
cerner les personnalités haineuses, Pierre Janet abandonne les considérations
plus générales pour s’attacher à l’étude de cas pathologiques, relevant des
formes les plus exagérées dont la principale est le délire de persécution. On
rencontre manifestement plusieurs catégories qui peuvent être étudiées à
partir d’une grille de lecture commune consistant à retenir le contenu,
la forme et le mécanisme psychologique. Le délire de persécution porte
« sur les relations humaines et renferme une idée particulière, l’idée de
l’ennemi 31 ». On le voit, de telles analyses, déplacées, avec prudence, à
d’autres échelles, permettent, dans certaines situations, de donner des inter-
prétations efficientes à des tensions sociales, des antagonismes politiques
ou encore à des conflits armés. Pour l’heure, Pierre Janet se contente de
recueillir les mots des persécutés, en particulier de ceux qui haïssent leurs
ennemis car ils sont responsables de tourments physiques abominables :
« Certaines personnes croient être la proie d’un escalopeur, qui leur découpe
à tout instant des escalopes de chair ; d’autres celle d’un démufleur, qui leur
enlève le nez, leur bouche ; d’autres celle d’un étripeur d’entrailles 32. » Ces
délires corporels cèdent, chez certains malades, la place à des persécutions
verbales, injures et insultes souvent murmurées à l’oreille par des ennemis,
ou à des persécutions psychologiques, dans ce cas les « ennemis changent le
fonctionnement de son esprit ». Proche du terme de son enquête psycholo-
gique, après s’être arrêté sur le « délire rétrospectif », qui consiste à expliquer
27. Pierre JANET, L’amour et la haine, op. cit., p. 133 et 147.
28. Voir notamment Serge NICOLAS, Théodule Ribot, philosophe breton, Paris, L’Harmattan, coll.
« Encyclopédie psychologique », 2005, p. 2-56.
29. Pierre JANET, L’amour et la haine, op. cit., p. 147.
30. Idem, p. 187.
31. Idem, p. 217.
32. Idem, p. 218.

81
DÉCRYPTER

les événements du jour en faisant appel à ce qui s’est passé il y a quelques


semaines ou quelques années, Pierre Janet prend ses distances avec des
aliénistes renommées comme Esquirol ou Lasègue. Écoutons-le  : «  En
réalité, nous venons de voir qu’il faut observer à l’intérieur des malades,
examiner leurs propres conduites. Je n’appellerai pas ce délire un délire de
persécution : je l’appellerai le délire de la haine 33. »
Au terme de ce parcours, et devant son auditoire, le professeur au
Collègue de France affirme que la persécution n’est que « la forme objective
de la haine » mais alors, poursuit-il, « qu’est-ce que la haine ? » La réponse
est presque immédiate : « La haine est donc une tendance à la disparition, à
la mort, à la destruction d’une personne. Bien entendu, ce n’est pas toujours
vrai d’une façon absolue sous cette forme rigoureuse : il y a des degrés. On
peut souhaiter une mort à moitié. Mais toute espèce de haine contient
cette pensée de mort 34. » Reste alors à étudier le mécanisme même de la
haine dans une dernière leçon qui lui est consacrée avant d’aborder l’amour.
D’emblée, il souligne que la haine est en quelque sorte réversible, elle n’est
pas à sens unique : « Telle est l’idée sur laquelle je n’avais pas eu suffisam-
ment le temps d’insister à la fin de la dernière leçon : ces malades s’efforcent
de démontrer que leurs ennemis les détestent afin de prouver, et aussi de
justifier, le fait qu’ils les détestent eux-mêmes 35. » Ensuite, pénétrant à
l’intérieur des personnes haineuses pour en saisir les ressorts, il rejette la
thèse de l’hypertrophie du moi, qu’avait énoncé Henri Wallon en 1909.
Il écarte également l’hypothèse de la personnalité exagérée. Pour lui, nul
doute « ce sont des personnalités très petites, qui se désagrègent chaque jour
davantage, des personnalités faibles et fragiles ». De la sorte, la haine perd de
son mystère. Il ne s’agit plus d’un sentiment inexplicable ni d’un sentiment
irrationnel : la haine « est une plainte, c’est-à-dire un appel à la protection ».
Le haineux se trouve donc dans la posture de celui qui se sentant menacé se
défend sans cesse. Finalement, au commencement de tout figure « l’attitude
de défense qui traite les gens en ennemis. La haine n’est que l’accumulation
des délires de défense ». Le haineux se sent le plus souvent impuissant, ayant
peur, presque paralysé, dans l’incapacité d’agir. Au final, « le haineux a des
sentiments d’angoisse. Et nous savons que l’angoisse est la plus forte, la plus
douloureuse des régulations sentimentales. C’est un trouble de l’action 36 ».
Le haineux est donc, d’une certaine manière, désavantagé, surtout lorsqu’il
se compare avec les autres individus. Son désespoir peut atteindre des degrés
ignorés par d’autres, d’autant qu’il ne peut s’extraire du monde car « les
actions sociales remplissent les trois quarts de la vie 37 ».

33. Idem, p. 225.


34. Idem, p. 226.
35. Idem, p. 230.
36. Idem, p. 233 et p. 235.
37. Idem, p. 238.

82
PENSER

Au total, les haines sont souvent une forme de réaction non seulement à
l’égard du réel mais vis-à-vis de ses propres émotions. Si avec le siècle, elles
sont peut-être moins « féroces », il n’en reste pas moins qu’elles sont des
conduites sociales régulées par des sentiments sociaux affectifs. La psycho-
logie sociale de Pierre Janet n’a cependant pas été l’objet de « transfert de
concepts » vers d’autres disciplines ou d’autres chercheurs même si elle a
marqué une génération. Ses cours du Collège de France 38 sur Les stades de
l’évolution psychologique (1926) ou sur La pensée intérieure et ses troubles
(1927) sont vites épuisés et donnent une grille de lecture des conduites
individuelles et du monde social.

Les romans d’apprentissage


Romans feuilletons, romans initiatiques, romans sociaux romans à
clefs… sont des pourvoyeurs de représentations et d’images variées. Peu
importe ici leur part de fiction et de leurs emprunts à la société de leur
temps, l’essentiel réside dans leur force d’évocation et dans leur capacité à
explorer les univers sociaux comme les psychologies individuelles et collec-
tives. Les fragilités, les failles, les blessures sociales et psychiques, les aspira-
tions, les ressorts, la détresse, l’humiliation… et bien d’autres aspects sont
visités, mis en scène et en récit. Sans doute peut-on aussi affirmer que « la
littérature est probablement le moyen le plus approprié pour exprimer, sans
la falsifier, […] la vie morale 39 ». Davantage que les psychologues ou les
enquêteurs sociaux, certains romanciers sont des observateurs exceptionnels
des mouvements de l’âme 40 et des sentiments. Les romanciers ne proposent
pas qu’une « typisation ». Les plongées effectuées au fond d’eux-mêmes ou
de ceux qu’ils côtoient ne relèvent pas seulement de l’auto-analyse ou de
l’exploration du moi d’un personnage. Ils touchent parfois à l’universel,
écrasant sous leurs descriptions affûtées les dissertations savantes. Ils sont
aussi les prometteurs d’une philosophie pratique et d’une éthique. Parmi
une production abondante, seules quelques œuvres peuvent être considérées
comme des romans de la haine.

38. Soulignons que Serge Nicolas a entrepris depuis 2003 la réédition des œuvres de Pierre Janet, chez
l’Harmattan, dans la collection « Encyclopédie psychologique ».
39. Jacques BOUVERESSE, La connaissance de l’écrivain. Sur la littérature, la vérité et la vie, Marseille,
Agone, 2008, 237 p. Voir aussi la livraison des Annales d’histoire et sciences sociales, no 2, mars-avril
2010, en particulier la contribution de Patrick BOUCHERON, « Toute littérature est assaut contre
la frontière », p. 441-467.
40. Pour s’en convaincre, il faudrait s’attacher aux emprunts que psychologues, psychiatres et psycha-
nalystes font au roman ou à l’écriture épistolaire, voir par exemple Marie-Magdelaine LESSANA,
Entre mère et fille : un ravage, Paris, Hachette, coll. « Pluriel », 2000.

83
DÉCRYPTER

La haine romantique

Mademoiselle de Maupin est l’un d’eux, assurément le principal. Le livre


de Théophile Gauthier, publié en feuilleton en 1835, fut qualifié de dange-
reux par une partie de la critique considérant qu’il faisait l’apologie du vice
et qu’il illustrait le « dévergondage romantique » dans ce qu’il a de plus
abject. Il a suscité tantôt l’indifférence tantôt des critiques assassines de la
part, suggère son auteur, de jaloux ou d’envieux. En effet, dans une longue
préface, il présente l’envie comme une des expressions de la haine : « c’est
elle qui va rampant et serpentant à travers toutes ses paternes homélies » ;
on dirait un serpent dont on aperçoit, de temps en temps, la « petite tête de
vipère » ; et si on se montre attentif, « on la surprend à lécher de sa langue
fourchue ses lèvres toutes bleues de venin, on l’entend siffloter tout douce-
ment à l’ombre d’une épithète insidieuse 41 ». Mais le roman de Théophile
Gautier dépasse sa réception. Il est en soi, au-delà de l’intrigue principale,
des personnages, de son écriture, de sa « religion du beau 42 », un roman de
la haine qui n’a pas été étudié en tant que telle. Certes elle apparaît tardi-
vement dans le livre, n’est présente que dans quelques passages, mais les
lignes qui lui sont consacrées, lorsqu’elle a les honneurs de la narration, sont
éblouissantes. Certains propos glissés dans le récit se retrouvent presque
sous la plume d’un Barrès ou de manière plus « clinique » sous la plume de
psychologues ou de philosophes d’aujourd’hui 43.
La haine, dit en substance d’Albert, le principal personnage, jeune oisif
qui écrit à un ami, n’a pas besoin d’un objet précis. Il est possible de haïr
ses semblables et de trouver dans ce « sentiment noir » une sorte de volupté
à trahir ses amis ou de « pousser du pied dans un précipice les gens qui
me gênent ». L’un des narrateurs du roman s’interroge : « Ô monde, que
m’as-tu fait pour que je te haïsse ainsi ? Qui m’a donc enfiellé de la sorte
contre toi ? Qu’attendais-je donc de toi pour te conserver tant de rancœur
de m’avoir trompé ? » Si l’on peut haïr le monde entier, ne pas accorder
beaucoup d’importance à la vie d’autrui, la haine sans être une passion
exclusive, peut aussi s’arrêter sur quelques figures.
Il faut donc lire d’Albert, l’un des épistoliers du roman qui, dans une
longue missive adressée à Silvio, son ami d’enfance, écrit : « J’abhorre tout
le monde en masse, et, parmi tout ce tas, j’en juge à peine un ou deux
dignes d’être haïs spécialement. » Dans ce cas, la haine change de densité
et le personnage haineux se transforme aussi, tout occupé désormais à haïr
quelqu’un en particulier : « Haïr quelqu’un, c’est s’en inquiéter autant que
si on l’aimait ; – c’est le distinguer, l’isoler de la foule ; c’est être dans un

41. Théophile GAUTHIER, Mademoiselle de Maupin, Paris, Gallimard, 2004 [1835], p. 41.
42. Georges POULET, « Théophile Gauthier », Étude sur le temps humain, Paris, Plon, 1952, p. 316-345.
43. Voir aussi, pour une mise en perspective, la biographie que vient de lui consacrer Stéphane GUÉGAN,
Théophile Gauthier, Paris, Gallimard, 2011, 700 p.

84
PENSER

état violent à cause de lui ; c’est y penser le jour et y rêver la nuit. » Passion
destructrice, la haine recompose à l’échelle d’un individu ses préoccupations
et fixe de nouvelles hiérarchies. La fortune, la réputation, les valeurs, les
forces physiques lui sont inféodées.
La haine donne aux choses un aspect rectiligne et étincelant. Elle offre
à une existence un horizon, même si elle doit se terminer dans le désastre
et le sang. Toutefois, une haine non utilisée, incapable de se fixer, peut
se montrer destructrice pour celui qui éprouve un sentiment « confus et
général ». D’Albert se confie : « J’ai en moi un trésor de haine et d’amour
dont je ne sais que faire et qui me pèse horriblement. Si je ne trouve à les
répandre l’un ou l’autre ou tous les deux, je crèverai, et je me romprais
comme ces sacs trop bourrés d’argent qui s’éventrent et se décousent. » La
haine s’apparente donc à une sorte d’énergie que l’on voudrait canaliser
mais que l’on ne peut contrôler. La vie psychique échappe à la rationalité.
Elle se laisse presque toute entière guidée par les affects. Le trop-plein doit
s’écouler au point de proclamer son désir de haine.
Dans le roman de Théophile Gauthier, la haine est liée à l’amour,
l’une éclairant l’autre ou se substituant à lui. Les sensations que la haine
procure peuvent amener à renoncer à l’amour : « Oh ! si je pouvais abhorrer
quelqu’un, si l’un de ces hommes stupides avec qui je vis pouvait m’insul-
ter de façon à faire bouillonner dans mes veines glacées mon vieux sang
de vipère, et me faire sortir de cette morne somnolence où je croupis 44. »
La haine n’est pas rampante. Elle n’est ni refusée ni étouffée. Il s’agit de
l’appeler et de se laisser porter par elle. Le narrateur se persuade qu’elle lui
procurera toutes les joies qui lui ont été, jusqu’à présent, refusées. Elle vise
à la satisfaction de ses propres désirs, sans se préoccuper d’une quelconque
justification sociale plus large. D’Albert se réjouirait du « dernier batte-
ment du cœur d’un ennemi se tordant sous mon pied  » ; il se délecte-
rait des « étreintes mortelles, morsures de tigre, enlacement de boa, pieds
d’éléphant posés sur une poitrine qui craque et s’aplatit, queue acérée du
scorpion, jus laiteux de l’euphorbe, kriss ondulé du Javan, larmes qui brillez
dans la nuit, et vous éteignez dans le sang 45 ». La joie ressentie peut-être
éphémère, remplacée par un intense sentiment de culpabilité, et par une
série de questions troublantes : « Quel effroyable travail s’est-il donc fait
dans mon âme depuis ces derniers temps ? qui a donc fait tourner mon
sang et l’a changé en venin ? » La haine est considérée comme néfaste. Nul
doute que celui qui est métamorphosé par elle, n’a plus conscience de son
caractère funeste. Si l’amour ne peut exister sans une certaine quotité de
haine, la haine est présentée en usant du registre du venin ou du poison.
Substance toxique, elle ne tarde pas à produire ses effets : « Ma haine toute

44. Idem, p. 214-215.


45. Idem, p. 218.

85
DÉCRYPTER

bouffie de poison, entortille en nœuds inextricables ses replis écaillés, et se


traîne longuement dans les ornières et les ravins 46. »
Explorer son propre esprit constitue alors une épreuve. Au premier
abord, il ressemble à « un pays florissant et splendide en apparence, mais
plus saturé de miasmes putrides et délétères que le pays de Batavia ». Mais
les personnalités haineuses ne s’embarrassent guère d’une telle introspec-
tion. Pour elles, leur âme ne ressemble pas à un cloaque et leur haine ne
saurait être mauvaise puisqu’elle justifie leurs manières de penser ou leur
engagement, car on ne saurait trouver d’objection à « une aversion aussi
bien fondée 47 ». La haine peut donc être justifiée et dépasser les seules
relations individuelles : « Quel sort que celui du pauvre à la porte du riche !
Quelle ironie sanglante qu’un palais en face d’une cabane, que l’idéal en
face du réel […] ! Quelle haine enracinée doit tordre les nœuds au fond du
cœur des misérables ! Quels grincements de dents doivent retentit la nuit
sur leur grabat. » Pour le plus grand nombre, la haine est un sentiment ;
pour quelques-uns, elle est devenue une action. Pour tous, elle est bien une
« proposition de sens » qui informe sur le réel.

Une énergie redoutable et libératrice

Melmoth réconcilié, nouvelle méconnue de l’auteur de La Comédie


Humaine l’illustre en partie. Un caissier a commis un vol, puis un faux en
écriture. Il fait une singulière rencontre, se rend au théâtre, voit une pièce
différente de celle que les autres spectateurs regardent pourtant en même
temps que lui. Sur la scène, c’est lui qui joue le premier rôle. Assis dans une
loge, à la fois observateur et acteur, personnalité devenue double, il revit
son forfait, voit son présent, et distingue son avenir. Plus tard, à la sortie
du spectacle, investi d’un savoir neuf, maître de la richesse et du pouvoir,
il éprouve alors « cette horrible mélancolie de la suprême puissance », mais
il n’a pas encore « l’inextinguible puissance de haïr et de mal faire ; il se
sentait démon, mais démon à venir » 48. Dans un autre registre, Raphaël, le
personnage de La peau de chagrin de Balzac, volume appartenant au cercle
des études philosophiques, donne plusieurs aspects de la haine qui n’est
pas statique et qui n’est pas prête de disparaître. À une femme qu’il aime
éperdument et qui exerce sur lui une sorte de fascination magnétique, le
héros du livre voudrait mobiliser le corps, l’âme et la raison qui agissent
toujours ensemble. Mais Raphaël n’est pas aimé en retour par elle. Il a
beau la flatter, l’écouter, s’épancher, il comprend que jamais elle ne pourra
aimer un homme ou un être de chair pour lesquels elle n’a que du dégoût.
Il se persuade qu’elle est atteinte d’une sorte de desséchement intérieur.
46. Idem, p. 278.
47. Idem, p. 82.
48. Honoré DE BALZAC, Melmoth réconcilié, Paris, Garnier classique, 2008 [1835], p. 322.

86
PENSER

Racontant avec fougue ses malheurs, il parvient malgré tout à la faire


pleurer, mais il comprend que « ses larmes étaient le fruit de cette émotion
factice achetée cent sous à la porte d’un théâtre ». Comprenant qu’il n’est
pas dupe, elle veut appeler, saisir le cordon de la sonnette. Devinant son
intention et prévenant son geste, il lui dit : « N’appelez pas. Je vous laisserai
paisiblement achever votre vie. Ce serait mal entendre la haine que de
vous tuer 49 ! » À travers ces quelques exemples, l’œuvre de Balzac a une
valeur cognitive impossible à restituer en quelques lignes, mais elles laissent
entrevoir un « système de pensée » et une cartographie des sentiments 50.
Certes le personnage possède un caractère exceptionnel, la fiction empor-
tant les lecteurs dans un univers trouble et angoissant, pour autant c’est
bien de la destinée humaine dont il est question. La fable s’apparente aux
contes philosophiques des Lumières et montre la puissance de la haine.
Toutefois, et c’est sans doute l’enseignement majeur proposé aux lecteurs,
cette dernière a besoin de peu de chose pour naître et croître. Un fait
minuscule, un geste vexatoire, un refus ou mille petits riens suffisent. Elle
trouve son origine dans de « petites vanités froissées ». En effet « le crime
gît toujours dans une invisible blessure faite à l’amour-propre 51 ».
Les Misérables, le plus important succès de librairie du siècle, donne à
la haine la force d’une énergie psychique capable de transformer un destin
et de bouleverser le monde. Lorsque Jean Valjean entre en scène, le lecteur
est presque aussitôt convié à un examen de passage. Il lui faut plonger dans
« le dedans du désespoir » du forçat, comprendre de quelle façon, de son
cachot ou de son lit, il construisit sa représentation du monde et s’érigea
en tribunal. Il se forge une certitude : la « société humaine », considérée
comme impitoyable, exorbitante et inique, doit être châtiée. De la sorte, « il
la condamna à sa haine ». Ses réflexions revenant sans cesse, il construit un
système clôt et redoutable, alimenté par son irritation, puis son indignation,
puis sa colère et enfin par sa haine. Lui qui était ignorant se rend à l’école. Il
se montre assidu : « Il sentit que fortifier son intelligence s’était fortifier sa
haine. » Émotion puissante, cette dernière permet aussi d’éclairer le monde
et de lui donner du sens : « il arriva peu à peu à cette conviction que la vie
était une guerre ; et que dans cette guerre il était le vaincu. Il n’avait d’autres
armes que sa haine. Il résolut de l’aiguiser au bagne et de l’emporter en s’en
allant. » Placées au début du livre premier consacré à Fantine, ces quelques
passages donnent une clé de lecture. L’énergie redoutable et libératrice qui
permettrait aux prolétaires dégradés, aux femmes déchues et aux enfants
atrophiés 52 de se libérer de leurs chaînes ou du moins de desserrer l’étau
49. Idem, p. 155.
50. Boris LYON-CAEN, Balzac et la comédie des signes. Essai sur une expérience de pensée, Paris, PUV, 2006,
295 p. ; Albert BÉGUIN, Balzac lu et relu, Paris, Éditions du Seuil, 1965, 252 p.
51. Théophile GAUTHIER, op. cit., p. 235-236.
52. Voir la célèbre « notice » placée par Victor HUGO en ouverture du roman et datée du 1er janvier 1862,
Les Misérables, Paris, LGF, 1985 [1862], Notes et présentation, Nicole Savy et Guy Rosa, p. XVI.

87
DÉCRYPTER

qui les asphyxie, n’est donc ni la violence, ni la force mais bien la haine.
C’est elle qui se trouve au point de départ du roman, déborde le livre et
s’adresse à des millions de lecteurs. Certes, chacun peut y puiser ce qu’il
souhaite, mais des années 1860 à la fin des années 1930 le best-seller, sans
rival, de la littérature française donne un espoir et un programme. Pour
Jean Valjean, rattrapé parfois par l’obscurité à force de malheurs, d’évasions
ratées, de rêveries relatives à des « splendeurs lointaines » et inaccessibles, il
ne lui reste plus qu’à souffrir et à haïr « dans les ténèbres », en attendant de
sortir du bagne, après dix-neuf ans d’enfermement. Inaperçue ou ignorée
des critiques, la haine est pourtant, au-delà des débats sur le bien et le mal,
ou sur la part de divin qu’une âme peut contenir, ce qui fait mouvoir le
sombre héros de Victor Hugo. C’est elle qui entraînera par la suite, dans
une sarabande tragique, la plupart des personnages du roman, pris à leur
tour dans les rets de haines diverses. L’« état de l’âme » de Jean Valjean, au
moment de retrouver la liberté, ne fait aucun doute. C’est une sorte de bloc
haineux recouvert par une enveloppe humaine :
« Le point de départ comme le point d’arrivée de toutes ses pensées était
la haine de la loi humaine ; cette haine qui, si elle n’est arrêtée dans son
développement par quelque incident providentiel, devient dans un temps
donné, la haine de la société, puis la haine du genre humain, puis la haine
de la création, et se traduit par un vague et incessant et brutal désir de nuire,
n’importe à qui, à un être vivant quelconque 53. »
Toute sa puissance, toute sa volonté, toute sa détermination viennent de là.
D’autres romans, dont on ne peut prendre la mesure du « degré de
réussite 54 », et qu’on ne peut tous présenter traitent de la haine 55, notam-
ment Madame Bovary ou Marianne qui explorent la société provinciale.
Dans le secret des alcôves ou des amitiés, la haine, même involontaire,
peut avoir des effets désastreux et borner l’horizon d’une vie. L’héroïne
de Gustave Flaubert, lorsqu’elle se donne la mort en s’empoisonnant, peu
avant de perdre conscience, ne perçoit plus le monde extérieur dans son
entier. Ramenée à l’intérieur de soi, Emma « en avait fini, songeait-elle,
avec toutes les trahisons, les bassesses et les innombrables convoitises qui la
torturaient. Elle ne haïssait personne maintenant 56 ». André Léo renouvelle
l’approche des sentiments haineux. Romancière, communarde, journaliste,
exilée, polémiste, essayiste, auteure de feuilletons, elle offre aux lecteurs
en 1877 un roman essentiel, intitulé Marianne. Le livre ne se présente
pas seulement comme une fiction, il entend restituer les haines observées

53. Victor HUGO, Les Misérables, op. cit., p. 98.


54. Rainer ROCHLITZ et Christian BOUCHINDHOMME (dir.), L’Art sans compas, redéfinition de l’esthé-
tique, Paris, Éditions du Cerf, coll. « Procope », 1992, p. 8.
55. Il n’est pas possible dans les limites de la présente étude de les présenter. Certaines œuvres
d’Émile Zola, d’Octave Mirbeau ou de Jules Vallès sont évoquées dans les chapitres suivants.
56. Gustave FLAUBERT, Madame Bovary, Paris, LGF, 1972, p. 374.

88
PENSER

dans une ville de province, de taille moyenne. Le portrait, peu flatteur, est
assez sombre, mais il ne s’agit pas d’un long règlement de compte. Dans
la capitale du Poitou, on ne vit « ni d’art, ni de littérature, ni de plaisirs
mondains, on y vit de haine contre l’esprit nouveau ». La passion funeste est
ici un ciment, liant ensemble les différents groupes et quartiers. Selon André
Léo dont les idées républicaines sont solidement affirmées, il existerait donc
trois classes séparées chacune par d’infranchissables barrières : « l’aristocratie
légitimiste », la « vieille bourgeoisie de souche poitevine » et enfin « la classe
ouvrière indigène ». Ces mondes se détestent et s’ignorent. Mais il arrivait
que ces trois classes se retrouvent, oubliant momentanément ce qui les
divisait : « les vrais commérages, ceux qu’envenime la dévotion haineuse,
les bons coups de dents, les flèches les mieux aiguisées, sont réservées pour
les hérétiques, parpaillots et fils du siècle, qu’on appelle la colonie. » Cette
dernière est constituée de tous « les fonctionnaires de passage envoyé par
l’autorité ». Autrement dit, tous les « horsains », comprenant les militaires,
du soldat au lieutenant de garnison, les magistrats du parquet, mais aussi
le préfet, sans oublier « l’employé des finances », appartiennent à cette
catégorie qui focalise les critiques et les haines ordinaires. Pour autant, ces
fonctionnaires ne sont pas soudés, ils ne présentent pas de front uni. À leur
tour, ils se laissent emporter, voir enivrer par la haine qui d’une certaine
manière constitue le seul horizon qui se présente à eux 57. Plus tôt dans
le siècle, Hippolyte Taine qui n’avait pu se présenter à l’agrégation est en
poste à Poitiers, pendant deux ans. Il a mal vécu sa nomination et le petit
monde qu’il est obligé de fréquenter. En effet, écrit-il, les « petits fonction-
naires vivent comme chiens et chats ; faute de débouchés, toutes les piqûres
s’aigrissent. J’ai entendu, d’amis intimes à amis intimes des cancans atroces.
D’ailleurs pour qu’un récit soit intéressant, on le rend littéraire, on exagère,
on met en saillie, et plus on frappe fort, plus on est amusant 58 ». Haines
individuelles, haines dans le couple, haines collectives dessinent quelques-
uns des cercles haineux présentés aux lecteurs, comme autant de miroirs
des troubles de la société contemporaine.

L’écriture à bas bruit


Nul doute, il faut retenir ici la littérature populaire, ou paralittérature,
méprisée le plus souvent par les élites, parfois vite écrite et vite lue, diffu-
sée en feuilleton, en fascicules, en format des halls de gare. Si les auteurs,
rémunérés « à la toise » et écrivant « à la vapeur » restent parfois méconnus,
cette littérature populaire a joué un rôle majeur, contribuant à construire
un imaginaire collectif au sein duquel les frontières régionales, sociales et

57. André LÉO, Marianne, Paris, Bureaux du « Siècle », 1877, p. 207-208.


58. Hippolyte TAINE, Carnets de voyages : notes sur la province, Paris, Hachette, 1897, p. 54-58.

89
DÉCRYPTER

de sexes se sont progressivement fondues 59. La culture médiatique, qui


s’affirme ainsi à partir de 1836, offre, au-delà d’une « poétique spécifique »,
des modèles de comportement et un répertoire de sentiments 60. La matière
est immense, d’autant qu’il faudrait aussi y ajouter les vaudevilles, quelques
drames et comédies, mais lecteurs et public populaires y découvrent les
multiples facettes de la haine. Il s’agit d’une écriture à bas bruit qui ne fait
guère parler d’elle et qui s’avère pourtant d’une richesse extraordinaire, loin
des stéréotypes dans lesquels elle est parfois enfermée.

L’actualité de la passion funeste

Vivre la haine, c’est d’abord être attrapé par elle. Elle peut être soudaine
ou au contraire issue d’un long mûrissement, comme si elle avait fait partie
des premiers apprentissages de l’existence. Un fils confie ainsi à son père,
dans un roman publié en 1842 : « J’ai une haine au cœur… une haine
profonde, – une haine, premier sentiment, premier mobile qui ait impres-
sionné ma vie, et qui à présent me fait agir… Faut-il donc prononcer le
nom que je hais, que j’exècre… Oui, car je le vois, vous ne voulez ni me
deviner ni me comprendre 61. »
Cette littérature dont les auteurs sont aujourd’hui, pour la plupart,
inconnus, donne nombre de renseignements sur la manière dont on devient
haineux, attestant ainsi de la présence de personnalités « méchantes 62 ». Ici,
c’est d’abord un « chaos d’idées et de pensées » ; là une « macédoine d’impres-
sions tumultueuses » ; ailleurs encore « une bouffée de rage sans frein bouil-
lonnante, comme une vapeur surchauffée, dans le crâne du vieillard ». La
haine naît parfois d’une transformation de l’amour 63. Le passage d’un senti-
ment à un autre menace tous les couples nés de la passion amoureuse comme
l’atteste le roman à succès de Rachilde ou le « grand roman d’amour inédit »
de Félix Léonnec 64. Les sentiments tendres se transforment sans que l’on
comprenne pourquoi ; d’autres fois c’est la déception, des défauts compri-
més devenant visibles, des conceptions divergentes, l’existence au quotidien
qui suffisent 65. Mais il y a bien dans l’apparition de la haine des individus
qui semble prédisposés à l’accueillir, à l’instar des héros de Léo Gestelys 66.
59. Jacques MIGOZZI (dir.), De l’Écrit à l’écran. Littératures populaires : mutations génériques, mutations
médiatiques, Limoges, PULIM, coll. « Littératures en marge », 2000, 870 p.
60. Jean-Claude VAREILLE, Le Roman populaire français (1789-1914). Idéologies et pratiques, Limoges/
Québec, PULIM-Nuit blanche, coll. « Littérature en marge », 1994, 343 p.
61. Une haine en province, Lyon, Imprimerie d’Isidore Deleuze, 1842, p. 9.
62. Henriette LANGLADE, De l’amour à la haine, Paris, Jules Tallandier, 1930, p. 121.
63. Jean BUIS, Haine et amour, roman inédit, J. Ferenczi, 1913, 128 p.
64. RACHILDE, La haine amoureuse, Paris, Flammarion, 1924, 285 p. et Félix LÉONNEC, De l’amour
à la haine, Paris, Éditions S.E.T., 1927, 96 p.
65. Marthe DORANNE, Quand vient la haine, roman sentimental inédit, Paris, J. Ferenczi et fils, 1935,
32 p.
66. Léo GESTELYS, L’homme de la haine, Paris, J. Ferenczi et fils, 1937, 32 p. ou Le Cœur plein de haine,
Paris, J. Ferenczi, 1939, 96 p.

90
PENSER

Il faudrait également ajouter ceux et celle qui détestent l’amour au point


de l’exécrer 67. L’éveil de la haine est encore donné à lire, notamment dans
un « roman d’aventure et d’amour, romanesque et sentimental, mystérieux
et tragique de 16 000 lignes, pouvant être lu par tous 68 ».
Si la passion funeste bénéficie de prédispositions chez les uns et les autres,
elle surgit parfois sans crier gare, remplaçant l’ancienne personnalité par une
nouvelle : « D’infernales suggestions s’imposèrent à son esprit et il n’eut pas
la force de les repousser. Il se sentit résolu à oublier toutes les conventions
qui avaient été spécifiées, à se montrer immodérément brutal, à figer ce
sourire béat qu’il voyait, ce sourire qui le défiait, qui triomphait, qui l’outra-
geait 69… » Dans ces romans, la haine peut venir d’un simple regard, d’une
remarque désobligeante, d’une parole cinglante, d’une humiliation publique,
d’une conversation surprise, d’échecs répétés dans sa propre existence, de
la peur, de l’envie ou encore de la jalousie lorsqu’elle concerne un rival en
particulier : « Au fond de son être une jalousie féroce s’éveilla, semblable à
ces fauves somnolents que les dompteurs, dans leurs cages de fer, harcèlent
et rendent furieux avec des barres de fer rougies au feu 70. » La haine peut
venir aussi de l’enfance, elle est portée avec soi, sans en avoir forcément
conscience : « Charles, confiant, bon, noble, loyal, ne se rappelant plus
leurs petits démêlés d’enfance 71. » Elle est aussi, à une autre échelle, lovée
dans le cœur de chacun. Ainsi dans Les Rôdeurs de frontières, l’action se situe
dans le Nouveau Monde, là où nombre de Canadiens français n’avaient
jamais admis le changement de nationalité que les Anglais avaient voulu leur
imposer : « Dans les premiers temps de la conquête, cette répulsion (nous
n’osons dire haine) était tellement prononcée entre les deux races, que les
Canadiens émigrèrent en masse plutôt que de subir le joug flétrissant qu’on
prétendait leur imposer 72. » Si la haine demande parfois du temps pour s’ins-
taller, prendre possession de quelqu’un ou d’un groupe, il lui suffit parfois
d’un instant pour s’imposer, comme le suggère l’auteur de Rocambole : « Ils
se regardèrent l’espace d’une minute, silencieux et immobiles tous deux, et
de ce regard échangé jaillit une haine aussi violente qu’instantanée. Les yeux
de ces deux hommes s’étaient croisés comme deux lames d’épée, et ils étaient
ennemis irréconciliables déjà avant de s’être porté le premier coup 73. » La
haine peut donc être immédiate et mortelle.
Une fois que la haine est là, des rêves éveillés de massacres, des songes
de saccages et d’anéantissements bercent la personnalité haineuse : elle fait

67. André PAUL, Haine d’aimer, Bruxelles, G. Balat, 1898, 45 p.


68. Claude MONTORGE, Martyrs de la haine, Dijon, Imprimerie Jobard, 1925, p. 1.
69. Idem, p. 4.
70. Idem, p. 5.
71. Une haine en province, op. cit., p. 11.
72. Gustave AIMARD, Les Rôdeurs de frontières, Paris, Arthème Fayard, 1938 [1861], p. 4.
73. Pierre-Alexis DE PONSON DU TERRAIL, Les drames de Paris, Rocambole, t. 1, Paris, Jules Rouff éditeur,
1859-1884, p. 58.

91
DÉCRYPTER

défiler des images de corps embrochés, de crânes éclatés, de souffrances


inextinguibles. Ces romans confortent aussi l’idée que la haine s’inscrit dans
la durée. L’un des protagonistes de Haine et amour y consacre de longues
années : « il se borna à avoir de la puissance. Malheur à ses ennemis ; à
ceux qui l’avaient été ou qui le devenaient : leur mort était résolue 74. »
La haine n’est donc pas si éloignée de la vengeance. Le rôle de l’imagi-
nation apparaît aussi essentiel. Ceux que l’on hait – personne privée ou
collectivité – sont, comme dans l’amour, parés de traits exacerbés. Dans
une comédie-vaudeville représentée pour la première fois à Paris en 1824
au théâtre du Gymnase, une jeune femme découvre qu’on lui prête des
sentiments violents et s’exclame : « Moi, de la haine ! » Son interlocuteur
lui propose une explication : « Je sais bien que ce n’est pas vrai ; mais il a
une imagination qui exagère tout 75. » Les personnages de papier peuvent
être meurtris par un mot que nul n’a remarqué, être torturés des nuits
entières par l’évocation d’une mimique ou d’un geste. L’imagination peut
tout transformer et donner au réel une couleur fuligineuse. Ces pensées
ne restent pas dans l’esprit et conduisent à des actions épouvantables où le
corps haï ressemble au corps imaginé :
« il s’était redressé sur un coude, en poussant d’effroyables cris. Son visage
était hideux : c’était un paquet de chairs saignantes au milieu desquelles le
globe de l’œil apparaissait terrifiant ! La lèvre supérieure pendait, coupée,
laissant voir les dents serrées !… le sang coulait comme d’une source et
formait déjà sur l’herbe une large flaque rouge 76. »
En 1930, un roman dramatique inédit, présente un personnage aux
allures de brute. Il est accosté par une maîtresse abandonnée, une actrice,
qui cherche à se venger de son ancien amant et de Huguette, sa nouvelle
maîtresse et ancienne compagne de la brute. La jeune femme, prénommée
Clady, cherche à attiser la haine de celui qui ignorait son infortune mais
veut d’abord tester sa résolution. Elle est vite rassurée lorsqu’il lui dit :
« Moi, j’y passerai deux ans, trois ans, dix ans, s’il le faut, mais je vous
garantis que je cognerai dans le tas. » Une fois la résolution prise plus rien
ne saurait constituer un obstacle : « Les Assises, je les gazouille ! Le bagne,
je m’assois dessus ! Quand j’aurai descendu tout le monde, je me descendrai
après, mais ils ne resteront pas ensemble, c’est moi qui vous le dis 77. » Le
haineux peut également prendre plaisir à caresser l’idée de se venger ou de
faire du mal. Ainsi dans la série « Les bons romans populaires », publiés

74. Hippolyte VALLÉE, Madame de Brévanne, ou La Haine dans l’amour, Paris, Charles Lechapelle
éditeur, 1846, p. 215.
75. Eugène SCRIBE, La haine d’une femme ou le jeune homme à marier, Œuvres choisies, vol. II, 1845,
p. 73.
76. Théodore CAHU et Paul DE SÉMANT, Sous la Haine, Paris, Flammarion, 1905, p. 27.
77. Pierre ADAM, L’œuvre de la haine, Paris, éditions J. Ferenczi, collection hebdomadaire, 1930,
p. 66-67.

92
PENSER

après la Première Guerre mondiale, un personnage jaloux, envieux et


sournois a soudain « un éclair de méchante satisfaction » qui brille dans son
regard lorsqu’il découvre une photographie 78. Ces personnages de papier
qui ont des modèles dans l’existence réelle, comme l’attestent les audiences
des tribunaux, se réjouissent à l’avance du mal qu’ils vont faire : « Je me
ruinerais jusqu’à la dernière maille, j’userais toutes mes forces jusqu’à ce que
j’en meure, plutôt que de n’avoir pas un jour le plaisir de la voir malheu-
reuse… de la voir ramper à mes pieds en me demandant pardon… – Ah !
que je la déteste 79 ! » D’autres personnages se délectent à l’avance, parfois
pendant des journées entières, des souffrances qu’ils vont provoquer.

La haine profonde

Le haineux ne passe pas nécessairement à l’acte. C’est dans son sein qu’il
nourrit la haine, essayant de la dissimuler à ses proches et de la camoufler
à tous les autres. De la sorte, elle contribue à une dissociation de l’individu
qui, pour un observateur extérieur, apparaît comme quelqu’un de prévenant
et d’aimable, alors qu’intérieurement, il bouillonne, près à exploser :
« Combien sa haine réelle, profonde, plus envenimée que jamais ne s’en
accrut-elle pas ? Elle ne pouvait plus se satisfaire que sourdement par des
détours ; il se soumit à cette sorte de torture morale, ayant toujours aux
lèvres et dans ses manières des paroles d’affection, d’amitié dévouée et
sainte, et au cœur le poison brûlant et corrosif qui s’augmentait de tous ses
efforts à le céder 80. »
Un tel dédoublement se prolonge parfois pendant des mois, voir des
années, provoquant des changements qui ne sont pas qu’intérieurs. En
effet, des « signes cliniques » illustrent les transformations physiques 81.
Au début du XXe siècle, dans un roman presque lacrymal, Rose Bonheur,
dont l’action se situe, en Seine-et-Oise, une haine sourde puis ouverte est
déclarée entre fermiers et châtelains, métamorphosant les expressions et les
visages : « sous les sourcils froncés un éclair avait traversé ses yeux bleus 82. »
Dans un autre récit, qui a pour cadre la Bourgogne, le même mouvement
est observé : « surpris de voir les sourcils si d’ordinaire légèrement arqués,
presque joints, malgré le rire sardonique qui errait sur ses lèvres pâlies
par une sensation violente 83. » Toutefois, c’est sans doute dans un roman
publié en 1892, intitulé sobrement La haine, que se trouve la description
la plus expressive : « Le cri de la haine ressemble à un râle. Françoise était

78. Raoul LE JEUNE, Malgré la haine. Roman d’amour inédit, Paris, Éditions modernes, 1927, p. 4.
79. Louis DES MÈZES et Noëlle HERBLAY, La haine, Paris, Henri Jouve, 1892, p. 54.
80. Claude MONTORGE, op. cit., p. 4.
81. Émile RICHEBOURG, Une haine de femme, Paris, Flammarion, 1899, 391 p.
82. Théodore CAHU et Paul DE SÉMANT, Rose bonheur, Paris, Flammarion, 1905, p. 15.
83. Une haine en province, op. cit., p. 11.

93
DÉCRYPTER

répugnante ainsi. Ses yeux, traversés de minces filets de sang, roulaient dans
leurs orbites avec une effrayante expression. Elle avait l’air d’une bête fauve,
prête à s’élancer sur sa proie. Son visage prenait une teinte jaune, ses dents
grimaçaient, une colère folle lui montait au cerveau 84. » En 1930, dans la
collection « Romans célèbres de drame et d’amour », Henriette Langlade
donne encore le portrait plus sobre d’un garde-chasse : « sous les paupières
lourdes, un regard incolore, gros ou bleu, on ne savait, vacillait, cherchant
sans cesse à se dérober 85… » De la sorte, il est proposé aux lecteurs deux
grandes catégories de personnages haineux. L’individu glacial, calculateur,
impassible relève de la première. L’être dont la chevelure est en désordre,
dont les traits sont contractés ou mobiles, les yeux enfoncés dans les orbites
ou, au contraire, donnant l’impression de s’en extraire, agité et se déplaçant
sans cesse, appartient à la seconde 86.
La haine dure-t-elle toujours ? À cette question des romanciers
répondent de manière différente. Pour certains, elle peut s’éteindre
brusquement ou perdre progressivement de son intensité. Pour d’autres,
elle peut être remplacée par une nouvelle haine. Pour quelques-uns,
elle semble presque éternelle, survivant même à la mort de la personne
haïe 87. Dans un roman publié chez Fayard, dans la collection « Le Livre
populaire », un personnage féminin hait sans retenue une de ses parentes.
La haine ne pourra disparaître qu’après son trépas car elle a mis en place
une machination machiavélique. Elle a assassiné son propre mari, un
banquier, pour faire porter les soupçons sur le fiancé de celle qu’elle
déteste. Après plusieurs mois, confondue, elle ne cherche plus à dissimu-
ler : « Eh ! bien oui, avoua-t-elle farouchement ! J’ai tué. » Après un instant
d’hésitation, elle poursuit sa confession : « Mon serment de vengeance me
brûlait ! Je n’ai pu résister à ma haine violente, impérieuse. Peut-être ne
serai-je pas aller jusqu’au crime 88. » Le personnage de Cordelia, inventé
au début de la IIIe République par Victorien Sardou dans un drame en
cinq actes, rêve aussi d’une vengeance terrible qui pourtant ne sera pas.
Victime d’un viol, elle ne peut pardonner et elle rêve d’un corps concassé,
émietté, dispersé jusqu’à ce qu’il ne reste plus le moindre fragment anato-
mique : « Je veux qu’on le trouve !… Qu’on le tue ! Qu’on le broie ! Qu’on
l’anéantisse ! Et qu’il ne reste rien de lui, rien ! rien !… que son âme pour
l’enfer !… Et c’est encore une malédiction, celle-là, qu’on ne puisse pas
l’exterminer avec le reste 89. »
84. Louis DES MÈZES et Noëlle HERBLAY, op. cit., p. 54.
85. Henriette LANGLADE, De l’Amour à la Haine, Paris, Éditions Tallandier, coll. « Collection hebdo-
madaire du livre national », 1930, p. 84.
86. Voir par exemple, Fernand PEYRE, Haine Farouche, Paris, éditions J. Ferenczi, 1917, p. 49.
87. Jules BELLAN, Haine de femme, Paris, J. Férenczi, 1913, 158 p. ; Charles MÉROUVEL, Haine éternelle,
roman dramatique, Paris, Tallandier, 1931, 223 p. et Paul DARGENS, La haine sans pardon, Paris,
J. Ferenczi et fils, 1938, 63 p.
88. Jean CLAIRSANGE, Sous la haine implacable, Paris, Fayard, coll. « Le Livre populaire », 1906.
89. Victorien SARDOU, La Haine, Paris, Michel Lévy frères, 1875, p. 46.

94
PENSER

Pour une dernière petite poignée d’auteurs, il s’avère possible de ne


pas succomber totalement à la haine, de parvenir à la maîtriser et d’en
sortir grandi 90. Reste enfin un dernier aspect. La haine possède une
dimension lucrative car c’est une activité économique rentable, comme
l’illustre en 1920 des ouvrages à épisodes d’un genre nouveau proposés
par la Renaissance du Livre et publié tous les jeudis, chacun regroupant
un épisode complet, et prenant place dans la collection des « Romans-
Cinéma » illustrés par les films célèbres. On y trouve aussi bien Les Mystères
de New York, Le Comte de Monte-Christo que La Nouvelle Mission de Judex.
Le grand roman cinématographique adapté par Guy Teramond s’intitule
La Maison de la haine et comporte douze volumes illustrés par des photos
des films Pathé frères. L’un des personnages est la fille d’un riche indus-
triel promise à un bel avenir car son père voudrait la placer à la tête de
l’entreprise familiale, même si parmi cette « race puissante d’industriels »
aucune femme n’avait jusqu’à présent dirigé la « maison Waldon ». Laissée
seule, Pearl, l’héritière songe et soupire : « Dire que ce sont les Waldon
qui fabriquent ces engins de mort qui font pleurer tant de mères et entre-
tiennent dans l’univers la haine des peuples entre eux, en leur permettant
de satisfaire leurs ambitions 91 !… » Les marchands d’armes se mettent au
service des gouvernements belliqueux, mais, dans l’histoire contée, l’héroïne
est menacée. Dans le troisième épisode, intitulé « Haine et jalousie », elle est
poursuivie par un homme encagoulé qui, la tenant fermement au poignet,
lève sur elle une masse d’arme ensanglantée venant de fracasser le crâne
d’un détective. Le temps semble soudain suspendu. L’agresseur masqué
la regarde : « il semblait jouir silencieusement, au fond de lui-même, de
cette minute attendue depuis si longtemps, qui allait le débarrasser d’une
ennemie haïe, qui jusqu’alors avait pu échapper à ses coups 92. » La scène se
passe dans un huis clos : la chambre noire destinée au développement des
photographies. D’autres auteurs ont choisi un espace confiné, un salon,
une pièce, une chambre à coucher, mais un seul retient un lieu plus resserré
encore. Il s’en explique dans l’introduction à la 3e édition : il a voulu suivre
et faire sentir comment la haine naissait, se développait et connaissait toutes
sortes de péripéties car une Haine à bord diffère d’une haine moins compri-
mée par l’espace, par la discipline, par la présence continuelle de témoins,
chefs, égaux ou subalternes, les uns indifférents, les autres intéressés, et
« telle qu’elle a des analogies avec les haines de ménage, de régiment, de
couvent ou de prison, sans jamais leur être identique 93 ». L’espace clos
permet de faire vivre la haine, de l’observer attentivement dans ses dévelop-

90. Albert SALMON, Vainqueur de la haine, Paris, Arthème Fayard, 1929, 64 p.


91. Guy DE TERAMOND, La maison de la haine, Premier épisode Le vautour et la colombe, Paris,
La Renaissance du livre, 1920, p. 3.
92. Guy DE TERAMOND, La maison de la haine, Troisième épisode Haine et jalousie, op. cit., p. 49.
93. Gabrielle DE LA LANDELLE, Une haine à bord, Paris, Michel Lévy frères, 1862, p. II.

95
DÉCRYPTER

pements, de cerner la passion funeste, d’en tirer un langage propre, trans-


férable à d’autres lieux.

Si la théorie est un discours sur d’autres discours, elle ne parvient pas à
se saisir de la passion funeste. En revanche, les approches psychologiques
et psychanalytiques, à partir de cas ou d’une réflexion sur l’inconscient,
postulent et confirment la présence de la haine à travers l’histoire. Pour elles,
la haine apparaît à la fois anhistorique et historique. Comme la libido ou
l’instinct de mort, elle reste inchangée sans être identique car ses objets ne
sont jamais les mêmes, mais surtout ce qui apparaît nouveau c’est sa percep-
tion et les discours sur elle. S’il n’y a pas surabondance d’interprétations et
d’interprètes, la lecture proposée insiste, avec une sorte de fausse évidence,
sur son actualité et sur le fait que personne n’y échappe. La haine n’est
pas l’apanage des hommes ou des femmes, des paysans ou des bourgeois,
des artistes ou des industriels. Tout le monde peut, à un moment ou à un
autre, éprouver de la haine. La philosophie ou la littérature viennent au
secours de la psychologie et s’accordent à le dire, mais chacune précise à
sa manière que tout le monde n’est pas capable d’entretenir une « grande
haine persistante 94 ». Exaltation violente des sentiments, elle ne peut pas
se maintenir en permanence à ce niveau sous peine de se consumer. Mais,
lorsqu’elle faiblit, « c’est comme si on prenait un serpent pour frapper son
ennemi, et que ce serpent revint s’enlacer autour de votre bras pour ne plus
vous quitter. La vie s’épuise douloureusement dans un mal où il n’y a ni
plainte possible, ni espérance permise 95 ».
Les grands romans des haines sont du XIXe siècle tandis que les écrits
majeurs de la psychologie et de la psychanalyse datent des années 1920.
La littérature populaire 96, elle, ne cesse de s’y intéresser. Ces analyses et ces
récits donnent les symptômes d’une époque, décryptent les forces souter-
raines à l’œuvre, conjurent la menace, veulent comprendre les ressorts des
conduites individuelles et collectives. La haine, même si elle peut sembler
irrationnelle, possède bien une fonction. Elle fait écho aux horizons
d’attente des observateurs les plus perspicaces. La haine correspond ainsi à
un sentiment d’insécurité, à un besoin de protection, à une énergie vitale
qui serait le propre de l’être humain et qui peut l’amener vers l’autodes-
truction ou l’anéantissement mutuel. La haine laisse ouvert l’avenir des
possibles, allant jusqu’au drame, mais elle représente une menace perpé-
tuelle. Si, sous une forme ou une autre, elle sert d’aiguillon aux actions
humaines, elle fait courir le risque de se retourner contre les hommes et les

94. Pierre JANET, L’amour et la haine, op. cit., p. 300.


95. Clémence ROBERT, « Un mariage de haine », Le Phare de la Loire, 21 juin 1869.
96. Voir Jacques MIGOZZI (dir.), Le Roman Populaire en Question(s), Actes du colloque international
de mai 1995 à Limoges, Limoges, PULIM, 1997, 613 p.

96
PENSER

femmes et de les engloutir. À travers ces écrits, la haine est donc souvent
présentée comme une substance vitale mais extrêmement dangereuse. Elle
donne du sens à des rivalités interpersonnelles comme à des massacres ou
à des affrontements collectifs. Elle ne laisse personne intact, ni les haineux
ni leurs victimes qui, à leur tour, pour se défendre, peuvent se transformer
en personnages pleins de colère vipérine et d’esprit vindicatif. Elle est bien
une clé de compréhension des sociétés humaines qui peut être relue à la
lumière de travaux savants comme des œuvres de fiction.

97
Deuxième partie
REJETER
R ejeter l’autre, c’est d’abord construire des figures haïssables. Ni effigie,
ni portrait, une figure est une construction imaginée d’une réalité
sociale. La figure n’est jamais isolée. Il faut qu’elle représente, au-delà de
l’individu, un groupe singulier, une catégorie ou une communauté précise.
Un avocat général prenant la parole lors de l’audience solennelle de rentrée
de la cour d’appel de Pau, en 1863, a une phrase aux allures de formule,
il évoque « l’identité du type qui leur est propre 1 ». Chaque société s’est
inventée des figures détestables qui se définissent par des traits communs
– allure, origine supposée, conduite unanimement réprouvée, traits répul-
sifs, vêtements, coiffure – et par l’usage d’un vocabulaire discriminant
donnant à chacune d’elle des caractéristiques propres : « hideux aspect »,
« débris », « farouche », « sournois », « horrible », « impunité », « nature
avide », « désinvolture hypocrite et caressante », « félin », « cupidité »,
« bégayant et hébété », « maudite », « allures équivoques », « aspect inquiet
et mystérieux », « l’air hagard », « famille indigne », « infâme »… Nombre
d’auteurs ont, des années 1830 aux années 1930, tenté de prendre de la
hauteur, de généraliser et de proposer toutes sortes de théories sociales,
sexuelles ou raciales visant à séparer et à exclure. L’indigence de la démons-
tration s’accompagnant souvent d’une virulence parfois extraordinaire,
masquant ainsi la vacuité des arguments.
Pour autant, tout se passe comme si la haine, à moins de se retour-
ner contre soi 2, avait besoin de ces « mauvais sujets », c’est-à-dire de ces
« mauvaises figures » que l’on aperçoit dans le monde élégant ou dans les
bas-fonds. Il lui faut en effet des « cibles 3 », c’est-à-dire des figures contre
lesquelles l’individu ou le groupe haineux pourra libérer toute son énergie.
Ceux qui n’y parviennent pas se condamnent eux-mêmes à l’instar des
« remueurs d’idées » ou des « ruminants ». Sans cesse, ces derniers passent en

1. Herbert LESPINASSE, Les bohémiens du Pays Basque, Pau, impr. et lithographie de E. Vignancour,
1863, p. 14.
2. Beck T. AARON, Prisonniers de la haine : les racines de la violence, Paris, Masson, 2002, p. 14.
3. La notion de « cible » a été l’objet de travaux de spécialistes du crime.

101
REJETER

revue les mêmes pensées, les font défiler comme pour la parade dans un flot
incessant, ou s’arrêtent longuement sur l’une d’elle, croient que le monde
entier leur en veut, mais, ne sachant pas contre qui diriger leur animo-
sité, ils finissent par s’effondrer, tel est du moins l’avis, des années 1880
à la fin des années 1920, de médecins aliénistes et d’experts psychiatres 4.
Dans une perspective similaire, mais avec un décrochement chronologique,
des enquêteurs sociaux qui observent la société française, à la manière des
ethnographes, notent également que dans les campagnes les bagarres et les
rixes entre jeunes sont nombreuses, au moins jusqu’en 1870. Quelques-unes
sont ritualisées et sont une façon de prouver sa virilité 5, d’autres glissent
de l’affrontement à l’hostilité totale. En effet, il n’est pas rare qu’un groupe
juvénile d’un village affronte avec brutalité la jeunesse d’un autre village,
lui donnant dans la Bretagne, le Hurepoix, le Quercy, le Queyras ou la
Thiérache un surnom collectif afin de mieux le haïr 6. Dans le département
de la Meuse, comme ailleurs, ce sont des figures collectives qui structurent
les imaginaires sociaux et les animosités. Ainsi à Hannovelle, on ne trouve
que « Pute velle/Putes gens, Pute nation d’afans 7 ». Dans les communes
rurales où aucun affrontement n’est possible pour des raisons diverses, il
faut haïr plus fortement les représentants de l’État, les gardes forestiers, les
gendarmes ou les percepteurs. Lors de mouvements divers des cris se font
entendre, des menaces sont proférées à l’encontre des forces du maintien
de l’ordre, mais aussi des édiles : « Il faut le tuer, il faut le pendre, il faut le
brûler », entend-on ici ou là 8. En 1921, le drame de Vandélicourt, village
de la région de Compiègne, survenu en 1914 et redécouvert après-guerre,
occupe une place importante dans la presse. L’Action française, Le Petit
Journal, Le Petit parisien et bien d’autres en rendent compte. Un jeune
homme, au physique impressionnant, employé par le maire avait menacé
ce dernier. Lorsqu’un incendie éclate, il est suspecté d’en être l’auteur.
Figure immédiatement haïssable, il subit un sort cruel. Après l’avoir lynché,
rapporte un journaliste de L’Écho de Paris, « on le crucifia sur une herse.
Mais Caron était trop grand. Ses bras dépassaient. Pour pouvoir mieux
l’enclouer, on lui coupa les avant-bras ! Et quand il ne fit qu’un avec la herse
sanglante, on poussa le tout dans le brasier 9 ».
4. Voir par exemple Emmanuel RÉGIS, Précis de Psychiatrie, Paris, O. Doin, coll. « Testut », 1909,
p. 21-185.
5. Voir en particulier le livre pionnier de Georges L. MOSSE, L’image de l’homme : l’invention de la
virilité moderne, Paris, éditions Abbeville, 1997.
6. Voir sur les jeunesses villageoises Jean-Claude FARCY, La jeunesse rurale dans la France du XIXe siècle,
Paris, Éditions Christian, coll. « Vivre l’histoire », 2004, 220 p.
7. H. LABOURASSE, Ancien us… du département de la Meuse, Bar-le-Duc, impr. Contant-Laguerre,
1903, p. 22.
8. Voir en particulier Alain CORBIN, Le village des cannibales, Paris, Aubier, 1990, 204 p.
9. L’Écho de Paris, 15 juin 1921, cité par Édouard LYNCH, « Faits divers et violences rurales au lendemain
de la Première Guerre mondiale : les ambivalences de la représentation paysanne », ARF/Frédéric
CHAUVAUD et Jean-Luc MAYAUD (dir.), Les violences rurales au quotidien, Paris, La Boutique de
l’histoire, 2005, p. 236-242.

102
INTRODUCTION

Dans la Beauce, au tout début des années trente, à l’occasion de la chute


du cours du blé amorcé l’année précédente, de nombreux maires démis-
sionnent. À Chartres, le préfet qui refuse de faire une déclaration, voit les
portes de son bureau forcées par des fermiers, des valets de ferme et des
journaliers. Pour autant ce n’est plus un représentant abstrait et lointain du
pouvoir central : « Monsieur Jouve était blanc comme un linge. Il hochait la
tête et il répondait “oui”. » Ephraïm Grenadou restitue la scène :
« Il fallait que ceux qui avaient commencé ce mouvement-là parlent
au préfet. Ils sont passés par-dessus la tête des bonhommes et des bonnes
femmes et ils ont atterri devant le bureau :
— “Monsieur le Préfet, vous êtes prisonnier.”
— “ Oui, oui.”
— “Vous allez téléphoner au ministère de l’Intérieur que vous êtes prison-
nier des cultivateurs et que vous êtes un con 10.” »
Au-delà des personnalités de ses serviteurs de l’État, c’est bien le représen-
tant des pouvoirs publics qui est visé. Contre lui un mélange de rancœur et
de colère puis de haine, même si elle ne prend pas la forme d’un « mouton-
nement de fumée visqueuse et noire » 11.
Les figures haïssables varient selon les contextes, les individus et les
groupes sociaux et professionnels. Elles sont rarement strictement person-
nelles à l’instar d’un voisin : « Il ne mourra que de mes mains », confie ainsi
un fermier en 1922. Elle n’existe ici que pour une poignée d’habitants,
même si une villageoise déclare : « Il était détesté de tout le monde 12. »
Les figures exécrées sont communes à un grand nombre de personnes.
Quelques-unes, sans être identiques, connaissent des évolutions notoires ;
d’autres, en revanche, semblent figées dans un présent presque immuable.
Entre le profiteur de guerre, le ravisseur d’enfants, le traître, la femme
moderne, l’anarchiste, l’ouvrier italien, le confrère, le voisin, le « lovelace »
de village qui abandonne ses conquêtes engrossées, le patron qui présure
les miséreux, les prêtres, le fourbe, l’escroc 13, le jeune, le juif 14 ou le récidi-
viste, le « flic », la « mouche » ou « l’indic 15 » et combien d’autres, elles

10. Jean-Claude FARCY, « Société rurale et violence dans un département réputé calme : l’Eure-et-Loir
(XIXe-XXe siècle) », Sociétés & Représentations, p. 77-95. Ephraïm GRENADOU et Alain PRÉVOST,
Grenadou, paysan français, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points Histoire », p. 178.
11. Paris-Soir, 7 mars 1933.
12. Le Mémorial des Deux-Sèvres, 28 septembre 1922.
13. René GIRARD, Le Bouc émissaire, Paris, Grasset, 1982, 298 p. Voir aussi Frédéric CHAUVAUD,
Jean-Claude GARDES, Christian MONCELET et Solange VERNOIS (dir.), Boucs émissaires, têtes de
turcs et souffre-douleur, Rennes, PUR, coll. « Essais », 2012.
14. Dans la société française, le juif constitue une des figures majeures de la haine, mais surtout à partir
des années 1880 où l’antisémitisme prend une dimension politique. Voir le dernier chapitre « De
la haine sainte à la haine nécessaire ».
15. Anne STEINER, « Le goût de l’émeute », Manifestations et violences de rue dans Paris et sa banlieue à la
« Belle Époque », Montreuil, L’Échappée, coll. « Dans le feu de l’action », 2012, 208 p.

103
REJETER

semblent innombrables, mais ne produisent pas toutes les mêmes effets 16.
Ni individus pittoresques, ni personnages folklorisés, ni héros négatifs, elles
ont, sur la toile de l’imaginaire social, une place imprécise. Mais ces figures
haïssables ont comme point commun de constituer, pour les individus ou
les groupes, un obstacle à la réalisation de leurs projets, d’être « en trop » ou
encore d’incarner ce que l’on déteste le plus, au point de vouloir leur dispa-
rition ou leur anéantissement. En elles, s’incarne le « désir de vengeance 17 ».
S’intéresser d’abord aux figures rejetées, ce n’est pas d’abord rechercher un
angle mort 18, mais c’est s’attacher au plus visible afin de jeter un peu de
clarté sur « l’obscurité du monde ». Car construire des figures haïssables et
rejeter l’autre, c’est parfois adhérer au consensus social ; d’autres fois, c’est
y contribuer en favorisant des « paniques morales 19 » qui se cristallisent
autour d’un bouc émissaire 20.
Nul doute que l’une des principales sources de la haine de la psyché
humaine vient de la tendance à rejeter et à haïr « ce qui n’est pas elle-
même 21 ». Aussi importe-t-il, dans une perspective d’histoire anthropo-
logique, de retrouver des figures qui sont des « catégories de l’entende-
ment ». La première d’entre elle concerne la moitié d’une société, celle
que constituent les femmes, très largement dominées, méprisées et souvent
haïes. Malheureusement nulle statistique ne permet de donner un ordre
de grandeur ni de préciser quelles sont les catégories masculines les plus
hostiles aux femmes. La seconde catégorie est celle de la mobilité. Pour
que le ressentiment diffus puisse trouver une sorte d’exutoire, il faut que
les hommes et les femmes du passé puissent rejeter des figures collectives,
à l’instar des « malheureux errants » ou des bohémiens que l’on a jamais
vus mais qui « inspirent la répulsion ». La haine est « une maladie », dit
un personnage de roman populaire 22. Il ne faut pas la laisser s’emparer de
vous, sinon elle vous transformera. Elle donnera au monde extérieur une
sorte d’opacité triste et inquiète, formant un brouillard permanent, d’où
des silhouettes menaçantes émergent de temps à autre.
16. Dans le seul domaine de la politique teintée de haine, Jean-Clément Martin soulignait que « s’il
est facile de prendre ses distances avec ces haines du juif, du capitaliste ou du communiste, il est
manifestement moins aisé d’en faire autant avec le contre-révolutionnaire… », Marc DELEPLACE
(éd.), Les discours de la haine. Récits et figures de la passion dans la Cité, Villeneuve-d’Asq, Presses
universitaires du Septentrion, 2009, p. 346.
17. Véronique NAHOUM-GRAPPE, Du rêve de vengeance à la haine politique, Paris, Buchet-Chastel, coll.
« Au fait », 2003, p. 14.
18. Voir l’analyse fine de Marc-Henry SOULET, « L’angle mort de la logique de la découverte chez
Howard S. Becker », Daniel MERCURE (dir.), L’analyse du social. Les modes d’explication, Québec,
Presses de l’université Laval, 2005, p. 75-99.
19. Voir Stanley COHEN, Folk devils and moral panics: the creation and the mods and rockers, Oxford,
Basil Blackwell, 1990 [1972], 235 p.
20. Frédéric CHAUVAUD, Jean-Claude GARDES, Christian MONCELET et Solange VERNOIS (dir.), op. cit.,
337 p.
21. Cornelius CASTORIADIS, « Les racines psychiques et sociales de la haine », Figures du pensable, Paris,
Éditions du Seuil, 1999, p. 222.
22. Jean CLAIRSANGE, Sous la haine implacable, Paris, Fayard, coll. « Le Livre populaire », 1927, p. 196.

104
Chapitre III
Femmes exécrées, femmes massacrées

« Viande avariée », « vieille putain », « wagon déraillé », « pouliche de


harem » sont quelques-unes des insultes enregistrées par la gendarmerie et la
justice 1. Si les expressions varient, de la plus triviale à la plus élaborée, elles
disent toutes la même chose. Le mépris et la haine des femmes réduites à leur
dimension sexuelle. Même des vieilles femmes en châles noirs chuchotant à
voix basse peuvent être l’objet de sarcasmes grossiers ou d’injures obscènes.
Soupçonnées d’accorder aisément leurs faveurs, ou de tarifer leurs charmes,
d’être atteintes de maladies vénériennes, elles seraient ainsi dépravées et
vicieuses. Les gestes lascifs, les propos orduriers et les chansons obscènes
l’attesteraient. Elles ne rêveraient que de «  roulements d’ignominie  »
et de « vilenies odieuses » des « filles de bohême ». En comparaison, les
paroles injurieuses adressées aux hommes, par d’autres hommes ou par des
femmes, visent non leurs caractéristiques sexuelles, mais leur statut social,
un trait de caractère ou un défaut physique présumé. Entre hommes et
femmes, il n’existe pas, pour reprendre une notion de Luc Boltanski, l’un
des promoteurs de la sociologie de la dispute, « de principes d’équiva-
lence 2 ». Les mots en situation traduiraient ainsi une « Guerre des Sexes 3 »
déclenchée et poursuivie par le genre masculin, ou du moins la haine d’un
groupe d’hommes, sans doute majoritaire, pour les femmes. Pour quelques
romanciers qui tentent de décrypter les relations entre les hommes et les
femmes, le vice de ces dernières serait la seule réponse donnée à la brutalité
des premiers 4. D’autres auteurs construisent et imposent le personnage de
la femme fourbe, aux intentions « dissimulées », prête à toutes les trahisons.
Alexandre Dumas invente en 1844 avec Milady, même s’il la situe à l’époque
de Richelieu et des manigances anglaises, l’héroïne malfaisante et haïssable
qui mène une guerre sournoise et occupe d’emblée, dans l’imaginaire collec-
tif, l’une des premières places. N’a-t-elle pas trompé tout le monde, ourdi
1. Voir en particulier les séries U et M des archives départementales qui en regorgent.
2. Luc BOLTANSKI, L’Amour et la Justice comme compétences. Trois essais de sociologie de l’action, Paris,
Métaillé, 1990, p. 15-27 et 78-95.
3. SÉVERINE, Gil Blas, 12 juillet 1892.
4. Voir Joris-Karl HUYSMANS, Marthe, Paris, UGE, 1975 [1876], p. 140.

105
REJETER

de sombres complots, projeté des crimes effroyables, commis des assassinats


répugnants ? Milady de Winter qui a empoisonné Mme Bonacieux ne peut
qu’être haïe et nul lecteur ne peut éprouver de compassion lorsque la lame
de l’épée du bourreau s’abat sur son cou. Par la suite, les descriptions de
Mata Hari empruntent beaucoup aux caractéristiques de Milady.
Certes il existe aussi d’autres perceptions et représentations, allant de
la jeune enfant, à la jeune fille, de l’épouse vertueuse à la mère dévouée et
admirable, mais celles qui s’imposent, par la force de leurs images, sont
celles des femmes haïssables, minorité agissante, allant des clubistes c’est-
à-dire des membres du Club des femmes présidé par Eugénie Niboyet 5
aux femmes pacifistes de 1917, jugées pour « défaitisme » comme Hélène
Brion, sans oublier, plus tardivement, les suffragettes réunies autour du
journal La femme nouvelle décidées à frapper l’opinion publique. L’époque
en invente successivement plusieurs visages : la mauvaise mère, la femme
trop libre de mœurs, la femme émancipée, concurrençant les hommes sur
leur terrain, l’avorteuse, « l’amazone », l’espionne, la pétroleuse et enfin la
féministe, voire la suffragiste 6. Chacune des figures haïssables demanderait
un portrait complet, aussi seuls quelques aspects seront ici présentés, mais
toutes sont, à des degrés divers, des formes de la misogynie 7. Ces figures, en
effet, ne constituent pas une simple juxtaposition. Ce qui les relie c’est bien,
en fonction des périodes, une même aversion pour les femmes. Certaines
figures suscitent une désapprobation morale largement partagée, à l’instar
de la mauvaise mère ; d’autres, en revanche, nécessitent une argumenta-
tion et viennent de cercles éclairés qui peuvent prendre la plume pour
développer leurs thèses. La misogynie vient en partie de la peur de perdre
sa position et d’être remis en cause. Elle se construit et se renforce par de
multiples biais : la famille, le groupe des pairs, la presse et le répertoire
théâtral. Mais surtout la misogynie est présente partout. Elle justifie les
différences sexuelles biologiques et leur donne une traduction sociale, elle
présente enfin comme naturelle la domination masculine. Il importe de
repérer différents niveaux et de montrer la gradation de la haine pour les
femmes, de la plus acceptable à l’encontre des mauvaises mères à celle qui
est presque unanimement désapprouvée et qui s’exerce contre des femmes
isolées, prostituées, servantes de ferme, bonnes urbaines. Il convient égale-
ment, pour saisir les évolutions qui sont propres à une époque, de s’attacher
aux femmes qui travaillent et à celles qui militent pour leur émancipation
professionnelle. Le lien qui uni ces différentes figures est celui de la haine
5. Édith THOMAS, Les femmes de 1848, Paris, PUF, coll. « Centenaire de la Révolution de 1848 »,
1948, 78 p.
6. Voir l’ouvrage collectif dirigé par Christine BARD, Un siècle d’antiféminisme, Paris, Fayard, 1999,
481 p.
7. Le Grand Dictionnaire universel ne dit pratiquement rien à l’article misogynie. Quant à celui consacré
aux misogynes, il fait référence aux Athéniens présentés comme les inventeurs du mot, t. 11, 1874,
p. 335.

106
FEMMES EXÉCRÉES, FEMMES MASSACRÉES

commune, ce fameux « réservoir de haine ». Mais si la misogynie est le plus


souvent canalisée, l’époque lui permet de ne plus être contenu et de viser,
au gré des circonstances, et avec une intensité variable, des cibles féminines
différentes.

Les abominables mères


Un tremblement de tête, des mains ridées et grassouillettes, des
petits yeux bleus malicieux, une lèvre inférieure, qui a quelque chose de
gourmand et de suppliant, désignent, pour les adeptes de la physiognomo-
nie, la mauvaise mère 8. Celle qui a abandonné ses enfants, celle qui n’a pas
su les élever, celle qui les a occis dès la naissance ou pire celle qui a négocié
les charmes d’une de ses filles pour en retirer un profit non négligeable,
sont, pour les hommes et les femmes du passé, des avatars particulièrement
repoussants. Les procès-verbaux des hospices, les comptes-rendus de tribu-
naux, mais aussi la caricature ou le roman, livrent à la curiosité publique de
minces portraits de la mauvaise mère, stigmatisée jusqu’à devenir haïssable.
Elles suscitent en effet, un mouvement d’effroi, de rejet et d’indignation.
Dans les discours dominants et dans les représentations communes, la mère
est un personnage presque sacré que l’on retrouve dans tous les milieux
sociaux et les sensibilités politiques. Il n’est plus besoin de rappeler les textes
de Michelet, de Léon Bloy, de Jules Simon ni même les motions votées
lors du congrès de Genève par les délégués de l’Internationale ouvrière.
Accéder à l’état de mère de famille, se conformer à son rôle et remplir ses
obligations constituent une sorte d’idéal indépassable devant primer sur
tout le reste. Elle doit avoir une voix qui correspond à sa physionomie, des
préoccupations qui coïncident avec celle de la société toute entière. Femme
du monde élégant ou fille du peuple, la mère, personnage admirable, est
dévouée corps et âme aux siens, leur confectionnant des vêtements et leur
apprenant les petites actions qui leur permettront d’avoir «  des cœurs
ouverts et aimants 9 ». La Commune de Paris devient l’occasion à plusieurs
reprises, de la part de vainqueurs, journalistes, militaires ou romanciers de
faire le procès des pétroleuses 10, des communardes et des mauvaises mères,
présentées aussi comme de « mauvaises épouses ». Ainsi, le 4 et 5 septembre
1871, le 4e conseil de guerre juge en « grande pompe », cinq femmes dont
« la femme Bocquin, profitant de l’absence de son mari, qui avait voulu
payer sa dette au pays en allant combattre l’étranger, commettait l’adultère,
au grand jour, avec un cynisme révoltant, et, mère dénaturée, abandonnait
8. Myriam TSIKOUNAS (dir.), Éternelles coupables, Paris, Autrement, 2008, p. 64-89.
9. Baronne STAFFE, Usages du monde. Règle du savoir-vivre dans la société moderne, Paris, Tallandier,
coll. « Texto », 2007 [1891], p. 317.
10. Voir Robert TOMBS, « Les communeuses », Sociétés & représentations, juin 1998, no 6, p. 47-65.
Voir aussi Quentin DELUERMOZ, «  Des communardes sur les barricades  », Coline CARDI et
Geneviève PRUVOST (dir.), Penser la violence des femmes, Paris, La Découverte, 2012, p. 106-119.

107
REJETER

son enfant pour suivre un bandit 11 ». Contre elles, la retenue n’est pas de
mise. Avec la complicité du plus grand nombre, et le silence des autres, un
véritable raz-de-marée de haine déferle sans rencontrer la moindre digue.
Mais, en dehors de périodes particulières, une rage incandescente subsiste
qui n’épuise pas l’énergie destructive disponible.

Images sociales et littéraires

La mauvaise mère est donc celle qui ne se conforme pas au modèle


dominant. Le trouble des sens met en péril l’âme, le couple, la famille, la
société. Celles qui semblent se précipiter vers leur chute morale en voulant
« s’émanciper » provoquent malaise, confusion et réprobation. Elles brisent
les codes 12 et remettent en cause la domination masculine puisqu’elles ne se
conforment pas aux règles tacites et aux exigences de la vie sociale. D’autres
femmes sont presque unanimement blâmées : ce sont les filles-mères qui
abandonnent leurs enfants. La condamnation de ces dernières par la société
et ses élites – les notables, le clergé, les autorités – et par les communautés
villageoises ou de quartier est d’autant plus forte que « la faute » repose
uniquement sur la mère et jamais sur le géniteur 13. De nombreuses voix
s’élèvent pour dire que ce sont des parents dénaturés mais que la misère peut
excuser en partie. Dans les Côtes-d’Armor, au XIXe siècle, sur 1 286 mères
enregistrées, 98 % étaient célibataires et 15 % d’entre elles avaient déjà un
autre enfant. Elles ont majoritairement entre 20 et 30 ans ; toutefois, dans
certaines communes, comme à Loudéac, quelques femmes qui abandonnent
leur enfant sont nettement plus âgées. Les perceptions de ces mères
misérables sont restituées par un questionnaire dont le titre seul résume le
contenu : les « mères indignes 14 ». En revanche, lorsque des enfants sont
abandonnés, alors qu’ils sont issus de milieux aisés qui ne sont pas à l’abri
du scandale mais protégés, les réactions sont extrêmement vives. En 1928,
par exemple, l’indifférence maternelle devient particulièrement haïssable. Un
inspecteur de l’assistance publique en témoigne : « Je fus frappé de la beauté,
de la splendeur de cet enfant, de ses vêtements coquets. C’est inhabituel.
Jamais je n’ai vu abandonner un enfant si beau, aussi joli, aussi exempt de
tares. » De la sorte, la mère ne peut être qu’un personnage méprisable et
haïssable d’autant que, confie-t-il encore : « Je dois dire que je n’avais vu
11. Cité par Jacques ROUGERIE, Procès des communards, Paris, Gallimard, coll. « Archives », 1978,
p. 117.
12. Ann-Louise SHAPIRO, Breaking the codes. Female Criminality in Fin-de-Siècle Paris, Stanford,
Stanford University Press, 1996, 265 p.
13. Toutefois une loi de 1912 autorise, de manière très encadrée, la recherche en paternité.
14. Isabelle LE BOULANGER, L’Abandon d’enfants. L’exemple des Côtes-du-Nord au XIXe siècle, Rennes,
PUR, 2011, 368 p. Voir aussi Ivan JABLONKA, Ni père, ni mère. Histoire des enfants de l’Assistance
publique (1874-1939), Paris, Éditions du Seuil, 2010, 368 p. et Catherine ROLLET, « Les enfants
abandonnés : d’une histoire institutionnelle aux trajectoires individuelles », Annales de démographie
historique, t. 114, no 2, 2007, p. 7-12.

108
FEMMES EXÉCRÉES, FEMMES MASSACRÉES

une femme apportant à l’Assistance publique, faire preuve d’autant d’indif-


férence 15. » Ces appréciations qui semblent trempées dans de l‘encre vipérine
font apparaître un portrait particulièrement détestable d’une personnalité
égotiste, dont l’instinct maternel, tellement loué dans la société de l’entre-
deux-guerres, ne s’est jamais développé. La presse de l’entre-deux-guerres
poursuit en effet l’œuvre de moralisation qui consiste à présenter la femme
indifférente à ses enfants comme un « monstre » ou une paria.
La bonne mère offre un contraste saisissant. L’image sociale construite à
partir de représentations et de destins réels, amplifiés, caricaturés et large-
ment diffusés, est l’objet de nombreux discours et tient une place centrale
dans les apprentissages familiaux. Les « premières impressions » d’Athénaïs
Michelet, restituées en 1866, mettent en scène l’image de la bonne mère
tout en soulignant l’ambivalence d’une éducation trop rigide. Elle regrette
d’avoir été en partie privée des caresses de l’enfance car sa mère « quoique
jeune, nous imposait, nous tenait à distance. À la voir aller et venir, noble,
sévère silencieuse, cela faisait songer, rentrer en soi. On devait s’observer,
ne pas être pris en défaut 16 ». La bonne mère ne correspond pas nécessaire-
ment à des stéréotypes. Magdeleine Plaut, relate ainsi qu’en 1930, sa mère
qu’elle adule et qui se confond, dans son esprit, avec sainte Germaine, est
aussi la deuxième femme du village de Lavauceau, dans la Vienne rurale, à
s’être fait couper les cheveux : « Une révolution ! Une mère de famille ! Une
femme jusque-là bien considérée par tous ! Et la voilà qui ose montrer ses
oreilles et son cou ! Les femmes convenables, elles ont gardé leur chignon. »
Puis d’ajouter, avec ironie : « Comment des enfants peuvent-ils reconnaître
cette effrontée aux cheveux courts 17 ? » Le spectre de la « Garçonne », du
moins la perception que l’on pouvait en avoir dans une petite commune
rurale, surgit ainsi de manière inattendue. Quant à la mauvaise mère, elle
n’a guère suscité l’inflation des écrits de toutes sortes. Quelques mots, un
paragraphe, des paroles allusives, de rares dessins de presse lui sont consacrés
et pourtant c’est un personnage repoussoir dont on ne parle pas, comme
si on avait honte d’évoquer une telle figure. Aussi nombreux sont ceux et
celles qui rêvent de la voir disparaître.
Les mauvaises mères les plus nombreuses, affirment les acteurs de la
justice puis les journalistes qui contribuent à diffuser ces appréciations,
habitent à la campagne. La mauvaise mère est l’objet de vives discussions
au lavoir ou à la fontaine. Dans les campagnes, les « langues du monde »
visitent l’intérieur des ménages et se chargent d’écorner les réputations et
de faire l’inventaire des conduites scandaleuses et condamnables. Au centre

15. Géo LONDON, Les grands procès de l’année 1928, Paris, Éditions de France, 1929, p. 238-239.
16. Athénaïs MICHELET, Mémoires d’une enfant, Paris, Mercure de France, coll. « Le Temps retrouvé »,
2004 [1866], p. 37.
17. Madeleine PLAULT, Journal d’une petite fille heureuse. 1930-1939, Paris, Éditions du Panthéon,
2003, p. 42.

109
REJETER

des ragots et des médisances : la paresseuse, la gourmande, la femme de


mauvaise vie et la mauvaise mère. Celle qui toute jeune abandonne son
enfant pour aller danser, prodigue des taloches trop sonores, fait passer la
nuit dehors à l’un de ses enfants, place l’un de ses petits en nourrice pour
l’éloigner et qu’il ne puisse témoigner d’une vie passée un peu dissolue.
Si on se moque de telle ou telle inconduite notoire, la mauvaise mère qui
a rendu boiteux son petit garçon qui traite sa fille comme un animal de
ferme est l’objet d’un rejet hostile. Même si elles suscitent un mouvement
de réprobation, toutes les mauvaises mères ne sont pas mises sur un pied
d’égalité. Il existe bien sûr des degrés. La mère infanticide occupe une place
à part. Dans les représentations collectives, elle incarne celle qui refuse, pour
des raisons différentes, la maternité. En Seine-et-Oise, un juge d’instruction
interroge une journalière. Il commence par la sermonner : « Comment se
fait-il que malgré la faute que vous aviez faite, la vue de votre enfant n’ait
pas ranimé en vous les sentiments de mère, que vous ne lui ayez pas prodi-
gué les premiers soins et que vous l’ayez placé sous des matelas 18 ? » Une des
seules études d’ensemble disponible porte sur la Bretagne. Annick Tillier a
bien montré qu’au XIXe siècle la justice faisait preuve, en la matière, d’une
grande célérité, interrogeant peu de témoins, bouclant presque hâtivement
l’instruction. Tout se passe comme si « la justice répugnait à pénétrer dans
la sphère privée », et lorsque l’affaire est jugée, les jurés bretons font preuve
d’indulgence pour les coupables. La jeune fille ou la jeune femme infanti-
cide apparaît ainsi davantage comme une victime que comme une crimi-
nelle. Nul doute qu’elle ne mérite pas les sanctions prévues par le législateur.
Davantage que pour d’autres crimes, l’infanticide est le geste de femmes
le plus souvent exclues du mariage. Sur 581 procès bretons d’infanticide
concernant 636 accusés, la peine de mort est prononcée dans moins de 2 %
des cas et les acquittements représentent près de 38 % des verdicts 19. Les
magistrats occasionnels que sont les jurés et les magistrats professionnels
qui décident de l’application de la peine ne sont pas les seuls à juger les
femmes infanticides.
En effet, dans les communautés villageoises et dans les quartiers anciens
ou les faubourgs, la fille-mère est celle qui est l’objet du mépris ou de
l’hostilité générale. En 1895, un chroniqueur de la Gazette des tribunaux,
le périodique judiciaire de référence, écrira que l’on ne sera jamais trop
sévère à leur égard, qu’elles méritent un châtiment rigoureux et exemplaire
car finalement « au lieu d’entourer de soins et de tendresse ce petit être
auquel ils viennent de donner le jour [elles] n’ont qu’une pensée : attendre
l’heure de sa naissance pour s’en débarrasser en le tuant 20 ». De semblables

18. Archives départementales des Yvelines, U, cour d’assises, dossiers de procédures, 1856, 2e session.
19. Annick TILLIER, Des criminelles au village. Femmes infanticides en Bretagne (1825-1865), Rennes,
PUR, 2001, 447 p.
20. Gazette des tribunaux, 24 août 1895.

110
FEMMES EXÉCRÉES, FEMMES MASSACRÉES

appréciations ont parfois des allures de raz-de-marée. De manière constante,


elles prennent place dans la plupart des journaux, et pas seulement les
périodiques spécialisés, avec, malgré tout, deux moments plus intenses : l’un
après la guerre de 1870, l’autre après la Grande Guerre lorsque la revanche
est à l’ordre du jour, que les politiques natalistes s’affirment et que l’angoisse
d’une « dépopulation » gagne du terrain. Dans la presse régionale de l’entre-
deux-guerres, de multiples mentions sur les « remords » ont une valeur
pédagogique. Mais les journalistes ne tendent pas à minimiser le geste, il
est au contraire amplifié afin de mieux illustrer sa gravité.
Les journaux satiriques traitent autrement du sujet. L’Assiette au Beurre
publie ainsi une vignette montrant une fille-mère chassée de sa commune.
Au premier plan, un curé, derrière lui une foule compacte et haineuse 21.
La fille-mère ternit la renommée du village. Aussi, au-delà de la caricature,
chacun s’ingénie à scruter les marques de la grossesse, à surveiller un tour
de taille, à guetter des traces suspectes sur du linge. La mauvaise réputation
qui rejaillirait sur tous sera encore plus sombre si la grossesse dissimu-
lée se termine par un accouchement secret puis par un infanticide. Mais
pour nombre de femmes isolées, un nouveau-né n’est pas tout à fait une
personne. Un chansonnier le dit à sa manière. Il compare les enfants de
« peineuses » à des chatons dont on se débarrasse en les noyant :
« Tu voués : l’étang est à deux pas.
Eh ! bien, si tôt qu’ton p’quiot vinera,
Pauv’fill’, envoueill’ le r’trouver mes p’tits chats 22 ! »
Au début du XXe siècle, qui constitue un moment charnière, des pério-
diques comme Le Rire, Gil Blas, Frou-Frou, Don Quichotte, Le Chat noir et
quelques autres traitent du thème des mères maquerelles qui prostituent
leurs filles pour en retirer des avantages matériels ou pécuniaires importants.
Les dessins d’enfants et de jeunes filles prostituées par leur mère ne sont
pas isolés. Mais chaque caricature présentée au public peut se lire seule,
tout en étant reliée par une chaîne complexe à un ensemble plus vaste qui
oriente sa réception. Elles peuvent apparaître inattendues, incongrues tout
en appartenant, d’une certaine manière, à une lignée. Si la caricature contri-
bue à renforcer ou à créer des stéréotypes, elle surgit aussi à un moment
particulier entre 1880 et la veille de la Grande Guerre. Jean-Louis Forain,
regroupe plusieurs de ses dessins dans une série intitulée « L’amour à Paris ».
Il montre une gamine, en chemise de nuit, la jambe gauche recouverte d’un
bas, l’autre dénudée, les cheveux flottants, assise sur un lit, dépassant à peine
les oreillers et murmurant à un interlocuteur que l’on ne voit pas mais

21. Le périodique consacre d’ailleurs un numéro spécial aux Filles-Mères, confié à Couturier,
11 décembre 1902.
22. Gaston COUTÉ, « Les p’tits chats », La chanson d’un gâs qu’a mal tourné, vol. 3, Saint-Denis, Le vent
du ch’min, 1977, p. 20.

111
REJETER

que l’on devine : « Vous auriez peut-être mieux aimé ma mère ! » Un autre
dessin à pour légende : « C’est pas pour te flatter, mais t’épates maman ! »
La scène représente un monsieur ventripotent, chapeau haut de forme et
canne posée à même le sol. Il est assis sur un fauteuil, presque couché, les
yeux mi-clos. Derrière une table de toilette. À côté de lui, à genoux, une
fillette, en chemise de nuit. Une autre vignette encore, parmi d’autres,
fait entrer le lecteur dans un intérieur. Une femme au tour de taille assez
imposante, avec une crinoline sous sa robe et un tablier, tient nonchalam-
ment un balai. Près d’elle, un homme en habit et pardessus. Elle lui dit :
« Ah ! Monsieur le comte, jusqu’à quelle heure avez-vous gâté notre Nini ! La
voilà qui rate encore son Conservatoire. » Derrière une gamine encore, en
chemise de nuit, la bretelle a glissé et l’on aperçoit l’épaule, elle est en train
de se recoiffer 23. Une dernière a pour légende : « Venez donc plus souvent
voir ma fille… je ne suis pas toujours là. » Toutes ces vignettes mettent
en scène, derrière le rire grivois et cynique, des figures haïssables de mères
monnayant les charmes de leur enfant. Francisque Poulbot aussi, à la même
époque, dans le journal Le Rire traite, dans de nombreuses livraisons, plus
particulièrement entre 1902 et 1905, de situations identiques. Un de ses
dessins représente une pièce unique dans laquelle vit à Ménilmontant une
famille modeste. La mère dit à sa fille : « À ton âge, ta sœur nous rapportait
vingt-cinq francs par semaine, et y avait longtemps qu’elle travaillait plus. »
Une autre caricature s’intitule « Leurs mères ». Une jeune fille, dans un
atelier d’artiste, est entièrement nue et sanglote. Sa mère se met à crier : « Y
a pas de mal à ça ! y a pas de mal à ça !… Vieux polisson ! Une enfant qui
s’enrhume d’un rien ! » Le rire a ici une valeur documentaire. Il renseigne
sur l’atmosphère d’une époque et il devient le seul biais pour montrer,
dénoncer et faire partager l’indignation ressentie face à des personnages
maternels exécrables qui incarnent ainsi le destin sombre des femmes du
peuple dont elles sont les porte-parole repoussants.

La haine dans les prétoires

Une fois qu’elles ont commis l’irréparable, à condition, bien sûr, que
l’acte soit découvert, ce sont les mères infanticides qui suscitent l’opprobre
collectif. Quelques-unes, pour tuer leur nouveau-né, ne se contentent pas
de le lancer dans un puits, de l’étrangler ou de l’étouffer. Elles accomplissent
des actes d’une cruauté inouïe. Ainsi dans le Poitou, il arrive que des corps
martyrisés relèvent d’une « barbarie sans exemple » disent les juges et les
journalistes qui assistent aux audiences. Retrouvé dans un « toit à chèvres »,
un corps minuscule n’est plus qu’une masse sanguinolente, selon le rapport
médico-légal recopié en partie par le magistrat instructeur, reporté dans

23. Jean-Louis FORAIN, Les Maîtres humoristes, no 10, Paris, Société d’édition et de publication, 1905.

112
FEMMES EXÉCRÉES, FEMMES MASSACRÉES

l’acte d’accusation et diffusé dans la presse régionale : « la bouche avait été
coupée, la mâchoire inférieure brisée ; la langue avait été tranchée, la gorge
avait été fouillée avec des ciseaux 24… » Les « désespérées » qui se retournent
contre le corps du nourrisson sont à leur tour l’objet d’une haine unanime.
Ces criminelles, qui ne sont pas toujours des domestiques de ferme ou
des femmes à la journée, ont fait preuve d’un véritable acharnement. La
cruauté déployée permet une condamnation morale et pénale sans appel.
Elles semblent d’autant plus haïssables lorsqu’elles ont essayé de faire dispa-
raître la moindre trace. Le geste apparaît horrible et repoussant mais ni les
aliénistes, ni les journalistes ne parlent de ses logiques, comme si le contexte
n’avait aucune importance et qu’il était dans la nature de certaines femmes
de commettre des actes épouvantables.
À partir de 1863, correspondant à la naissance du Petit Journal puis
de l’essor de presse populaire au « tirage fantastique », les faits divers ont
proliféré, envahissant les pages intérieures, la une et la dernière page du
journal, mais les récits d’infanticide restent rares. Autant le beau crime
sanglant est l’objet de multiples commentaires, au point, parfois, d’accéder
au rang de « Belle affaire » 25 ; autant l’infanticide est ignoré par les grands
« tribunaliers » et chroniqueurs judiciaires. La presse spécialisée toutefois
continue à donner d’horribles détails qui ne peuvent que susciter un senti-
ment de répulsion et de haine quand les lecteurs de la Gazette des tribu-
naux découvrent qu’une jeune mère a été arrêtée « avec les jambes coupées
du nouveau-né dans les poches de sa jupe 26 ». Certaines, malgré le geste
épouvantable, sont l’objet de la compassion des juges populaires. En 1912,
André Gide est juré, et même « chef » du jury de la cour d’assises de Rouen
et ne parvient pas à haïr l’accusée, domestique de ferme âgée de 17 ans, qui
a aussi utilisé une paire de ciseaux portés à la « gorge de l’enfant », car « la
pauvre fille paraît à peu près stupide 27 ». Mais il existe une autre catégorie
plus haïssable : celles des mères qui ne tuent pas à la naissance, mais plus
tardivement, parfois lorsque leur enfant a atteint l’âge de raison et qu’elles
veulent donner à leur existence un autre cours. Leur fille ou leur garçon
est considéré comme une entrave. Elles ne peuvent mener la vie qu’elles
souhaitent et décident de s’en débarrasser.
Ces affaires ne sont pas les plus nombreuses, mais exemplifiées et ampli-
fiées, elles provoquent une sorte de secousse collective. Avec elles l’indi-
gnation est à son comble. C’est ainsi qu’à proximité du palais de justice de
la cour d’assises des Hautes-Pyrénées, le public est décrit comme d’abord
hostile puis haineux. Les journalistes parviennent à montrer la gradation

24. Archives départementales de la Vienne, 2 U 1672, 1867.


25. André RAUCH et Myriam TSIKOUNAS (dir.), L’historien, le juge et l’assassin, Paris, Publications de
la Sorbonne, Paris, 2012, 285 p.
26. Gazette des tribunaux, 4 juin 1905.
27. André GIDE, Souvenirs de la cour d’assises, Paris, Gallimard, 1924, p. 65.

113
REJETER

des sentiments et les lecteurs ont l’impression d’assister à cette transforma-


tion émotionnelle. Le crime jugé a « excité une vive émotion de la région
pyrénéenne qui s’étend de Tarbes à Pau ; ils forment en effet, un violent
contraste avec les mœurs de ce pays qui a su conserver les traditions primi-
tives d’une vie simple et foncièrement honnête  ». Au-delà des clichés,
rapportés par les chroniqueurs judiciaires pour mieux souligner l’horreur
du geste, l’opinion publique s’est mobilisée. Lorsque l’audience s’ouvre à
midi, en mars 1887, une foule nombreuse se presse au palais de justice.
Le public des grands jours a fait le déplacement au point que la « salle des
assises est complètement remplie. On n’y peut trouver aucune place libre.
Toutes les notabilités du pays sont présentes dans la salle d’audience ».
L’accusée, sortant de la voiture cellulaire, tente de se cacher  : «  On ne
peut voir sa figure, qu’elle s’efforce de dérober aux regards de la foule. Des
gendarmes l’entourent, repoussent quelques femmes qui se précipitent vers
elle, avec l’intention de la frapper et en proférant des cris de menace et de
haine. » Lorsqu’elle prend place sur le banc des accusées, le président lui
demande de découvrir son visage. Aussitôt des voix fusent : « À mort la
gueuse ! » L’accusée, ancienne domestique, demeurant à Tarbes, avait eu
un enfant. Son amant lui avait promis le mariage. L’enfant avait été placé
chez ses parents. Elle était venue rechercher sa petite fille, mais ses parents
voulaient la garder. Elle raconte que, arrivée à Pau, « j’ai fermé la porte et
les contrevents […] j’ai appuyé les deux pouces sur le cou en enfonçant la
tête de l’enfant sous l’oreiller ». Dans la salle, le public fait entendre des
cris de menace et des murmures haineux 28. Souvent, dans ce type d’affaires,
malgré les mises en garde et les menaces d’expulsion, le public qui a pu
entrer à l’intérieur de la salle d’assises manifeste son hostilité. Quant à celui
qui, faute de place, n’a pu être admis, il reste à l’extérieur du palais, sans se
disperser. Sa présence ressemble fort à une foule haineuse qui ne se serait
pas mise en mouvement.
Dans cette catégorie de criminelles se retrouvent aussi toutes les mères
qui martyrisent leurs propres enfants. Un criminologue le souligne avec une
sorte d’effarement. L’instinct maternel, écrit-il, n’est pas le seul. En effet,
« il y a aussi la haine maternelle, il y a les mères qui martyrisent leur enfant
avec une cruauté qui fait frémir 29 ». Entre 1891 et 1910, le thème devient
dominant, et s’impose plus particulièrement en 1898 avec l’adoption de la
loi du 21 avril sur la répression des attentats commis envers les enfants. Les
grands journaux traitent de l’enfant martyr et racontent des scènes épouvan-
tables où une malheureuse est frappée à l’aide d’un tisonnier, une autre avec
un fer à repasser jusqu’à ce que la mort survienne, une autre encore est
attaché au-dessus de la porte 30. Après la Première Guerre mondiale, l’enfant
28. Gazette des tribunaux, 10 mars 1887.
29. Scipio SIGHELE, La foule criminelle. Essai de psychologie collective, Paris, F. Alcan, 1901 [1892], p. 98.
30. Le Matin, 21 avril 1898, Le Petit Journal, 23 août 1898.

114
FEMMES EXÉCRÉES, FEMMES MASSACRÉES

ou plus exactement la natalité devient un thème central, envahissant les


discours parlementaires et la presse. Crée en 1920, un Conseil supérieur de
la natalité l’atteste 31. La stigmatisation de la mauvaise mère se trouve renfor-
cée à tous les niveaux, d’autant que la plupart des mouvements féministes
ne remettent pas en cause la maternité qui définit la condition des femmes
et défendent la loi de 1928 permettant le remboursement d’une grande
partie des frais occasionnés par la maternité. Les femmes au foyer pouvant
par ailleurs bénéficier d’une assurance spécifique.
La mauvaise mère est aussi la marâtre qui tue les enfants du premier lit
de son mari pour des raisons complexes et différentes, mais la justice ne
retient pas, en règle générale, la psychologie des meurtrières mais s’arrête
à leur acte. Ainsi une belle-mère qui a tué son beau-fils de dix coups
de couteaux incarne-t-elle le « monstre en jupon ». Elle a fait subir à sa
victime un « supplice affreux : elle l’a tué de dix coups de couteau au cou ;
lui tranchant la carotide en cinq endroits… cela se passait le jour de la
mi-carême ». Cruelle et méchante, elle a entouré son crime « d’ignobles
précautions 32 ». Les crimes de ce genre semblent particulièrement odieux
et les chroniqueurs judiciaires ne se privent pas de le souligner, insistant sur
les femmes qui ont franchi une limite et se sont laissé aller à un mouvement
de pure violence.
Au tout début des années 1930, c’est une mère qui fait l’unanimité
contre elle. Elle pénètre dans le palais de justice « suant de honte et de
peur, cette ogresse, cette mère hors l’humanité » qui a tué sa fillette de
huit ans. La foule, nombreuse, massée au fond de la cour d’assises du Rhône
connaît un même frémissement : «  Les braves gendarmes qui l’accom-
pagnent dans le box des accusés s’écartent d’elle instinctivement, comme
saisis par le sentiment d’horreur et de répulsion qui étreint tous ceux qui
se trouvent dans cette salle 33. » Ancienne servante, fille-mère, elle épouse
un riche vigneron, sans lui dire qu’elle est déjà mère. Avec son mari, elle a
un deuxième enfant, une petite fille. En 1931, elle devient veuve, songe à
se remarier mais sa fille aînée reste pour elle une tache indélébile. Elle va la
retirer, au lendemain de sa première communion, de chez les sœurs de la
Providence. Elle la ramène avec elle, dans la ferme, soulève « de ses mains
robustes » une dalle de cinquante kilos qui obturait une citerne, précipite à
l’intérieur la fillette et remet en place le lourd couvercle. Marie-Louise a été
jeté vivante et la meurtrière l’a entendu sangloter. Pendant quatorze mois
le petit corps reste « mariner » dans la citerne. Avec l’eau, sa mère arrose
les légumes de son potager. Tous ces détails « effarants » contribuent à la

31. Françoise THÉBAUD, « Le mouvement nataliste dans la France de l’entre-deux-guerres : l’Alliance
nationale pour l’accroissement de la population française », Revue d’histoire moderne et contempo-
raine, juillet-septembre 1985, p. 267-301.
32. Géo LONDON, Les grands procès de l’année 1928, op. cit., p. 284.
33. Géo LONDON, Les grands procès de l’année 1933, Paris, Éditions de France, 1934, p. 148.

115
REJETER

construction de l’« ogresse », figure ultime et épouvantable de la mauvaise


mère. La scène de la découverte du cadavre contribue encore à rehausser
l’horreur. À l’annonce de la découverte du corps, elle offre la goutte à ceux
qui viennent la prévenir. Pour les tribunaliers qui suivent le procès, il ne
s’agit pas, malgré les apparences, de verser dans le sensationnalisme, mais
de donner tous les éléments qui en font un monstre haïssable. Condamnée
à la peine de mort, il faut à la sortie du Palais de justice, tenir à distance la
foule haineuse qui crie « À mort 34 ! » Pour contenir cette dernière, il faut
parfois faire appel à l’armée. Trois cordons ne sont pas de trop pour faire
face au déchaînement de la passion funeste.
Les mères qui contribuent à la souillure de leurs enfants apparaissent
plus odieuses encore que les auteures de crimes de sang. Dans un mémoire
inédit, Anne-Claude Ambroise-Rendu consacre un chapitre à un sujet à
la fois inédit et tabou : celui des femmes pédophiles. Malgré le très faible
nombre de dossiers judiciaires concernant des femmes, ces dernières ont,
bien souvent, un rôle méconnu, allant de la passivité à la complicité active.
Il s’agit, selon Henri Joly, de la «  part occulte  » des femmes 35. Malgré
quelques procès et quelques lignes dans la presse, le crime sexuel féminin est
bien de l’ordre de l’impensé. Sans doute peut-on affirmer que le déni social
est particulièrement fort et lorsqu’il ne parvient pas à faire écran, il cède la
place à la haine irrépressible 36. La mauvaise mère s’apparente à l’étranger
honni que les autorités ne cherchent pas à assimiler dans le creuset français,
il s’agit avec ce dernier, comme avec la mauvaise mère, de les stigmatiser et
de les rejeter. Les schèmes de perception et d’appréciation à leur encontre
sont partagés par la plupart des hommes mais aussi par les femmes qui
adoptent largement le point de vue de ces derniers.

Justiciables et rivales
Au-delà du cercle conjugal ou familial, le monde du travail est traversé
par des rivalités, des jalousies et des haines. Il n’est plus besoin de rappeler
que dans la vie privée comme dans le travail, les femmes qui prennent leur
essor sont souvent considérées comme une menace. Dans les représenta-
tions majoritaires, les femmes n’exercent pas un métier. Leurs activités,
restées « invisibles », consistent à prodiguer des soins aux enfants et à assurer
l’entretien du foyer domestique. Or, elles ont depuis toujours travaillé,
effectuant parfois les travaux les plus pénibles comme porteuses de charges
d’eau sans bénéficier de la reconnaissance sociale. À partir des années 1830,

34. Idem, p. 154.


35. Henri JOLY, Le crime : étude sociale, Paris, Librairie Léopold Cerf, 1888, p. 250-277.
36. Anne-Claude AMBROISE-RENDU, Enfants violés. Une histoire des sensibilités. XIXe-XXe siècle, Centre
d’histoire culturelle des sociétés contemporaines, Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines,
2010, 700 p.

116
FEMMES EXÉCRÉES, FEMMES MASSACRÉES

l’affirmation de la société industrielle brouille les codes anciens. La généra-


lisation du salariat fait entrer les femmes dans les usines ou bien transforme
le travail à domicile. Nombre de paysannes sont enrôlées pour fournir à
l’industrie textile la main-d’œuvre dont elle a besoin. Dans les villes, les
faubourgs et les banlieues, les ouvrières sont apparues assez vite comme
des concurrentes, parfois méprisées souvent redoutées. Michelet se fait le
porte-parole des idées dominantes. L’ouvrier, écrit-il, qui est resté quinze
heures debout redevient un « homme une heure par jour » lorsqu’il rentre
chez lui : « Chose sainte ! lui, il apporte le pain à la maison, et une fois
arrivé, il se repose, il n’est plus rien, il se remet, comme un enfant, à la
femme. Nourrie par lui, elle le nourrit et le réchauffe 37. » Dans les faits, les
choses se déroulent rarement ainsi. Les femmes travaillent et sont parfois
assimilées à une « armée de réserve ». Des hommes y voient le signe d’une
transformation en profondeur de la société, certains s’en réjouissent, mais
le plus grand nombre s’en inquiète. Séverine, souvent présentée comme
la première femme journaliste, le souligne fortement. Elle se demande à
plusieurs reprises « pourquoi cette animosité de garçons jeunes envers une
jeune fille ? », elle s’interroge : « D’où vient cette malveillance que rien ne
justifie, que rien n’explique, sinon le préjugé des pères, que les fils auraient
vraiment tort de reprendre pour compte 38 ? »

« La désapprobation brutale 39 »

Quelques hommes, sans qu’il soit possible de les quantifier, éprouvent


une véritable répulsion pour toutes les femmes, d’autres pour celles qui
s’émancipent par leur travail ou leur manière de vivre. Il faudrait analyser
et suivre chaque profession et chaque catégorie, analyser les discours et les
conduites qui traduisent assurément la peur criante de perdre ses positions,
le refus d’une société plus démocratique où les rôles seraient redéfinis et les
tâches distribuées autrement à l’intérieur de la société, voire de la famille.
Le monde judiciaire constitue un terrain d’analyse particulièrement efficient
pour en prendre, en partie, la mesure.
Le mépris et la haine des femmes sont parfois confondus et s’expriment
pendant les audiences. Un magistrat s’exclame à propos d’une affaire jugée
par la cour d’assises de la Seine : « Nous sommes en présence d’un crime
qui sent bien la femme 40 ! » Les commentaires, les questions posées et la
conception de la société révèlent sans trop de fard les mentalités dominantes
d’une époque. Les chroniqueurs judiciaires sont à la fois des observateurs
des juridictions et des témoins de leur temps. Ils reflètent au gré de leurs

37. Jules MICHELET, Le Peuple, Paris, Hachette, 1846, p. 107.


38. SÉVERINE, « Les Affranchies », Gil Blas, 12 juillet 1892.
39. Idem.
40. Albert BATAILLE, Causes criminelles et mondaines de 1890, Paris, E. Dentu, 1891, p. 31.

117
REJETER

articles une atmosphère collective dans laquelle les hommes se gaussent


des femmes qui sont souvent rabaissées. Leurs griefs prêtent à faire sourire
suggèrent les journalistes de la presse judiciaire : « Mlle Léocadie Solasse a
brisé son manche à balai sur la tête de Mme Lortaille, sa voisine. Vous voyez
qu’il est bon que certaines chambres correctionnelles siègent durant les
vacances. Où irions-nous grands dieux ! si de tels méfaits tardaient à être
châtiés comme il convient 41 ? »
Enregistrant la moquerie, le mépris, le rire et la haine, les prétoires sont
assurément des lieux particuliers. Le public de cours d’assises est l’objet
depuis les physionomies du milieu du XIXe siècle de remarques nombreuses
et acerbes. On raille le public féminin. Les élégantes exprimeraient au
moment des procès leur véritable nature. Ces mondaines viendraient pour
y vivre des sensations fortes et guetteraient, tels des charognards, la réaction
des accusés lorsque la peine capitale est prononcée : « Il faut qu’elle entende
et le coup de sonnette du dernier jugement, et la sentence de mort, et le râle
de cet homme dont la face se décompose, et dont la vie intérieure se brise et
se déchire en lambeaux 42. » Et l’auteur de l’article de l’Encyclopédie morale
du XIXe siècle de confier à ses lecteurs que s’il était président de cour d’assises,
il prendrait des mesures énergiques. Il interdirait aux femmes l’accès aux
palais de justice, les renvoyant dans leur cuisine ou à leurs travaux domes-
tiques, surveillant les tapis et le lustre des parquets, bref « la cour d’assises
n’est point la place de la plus belle moitié du genre humain ». Les opinions
plus tardives des membres de la société judiciaire ne changent guère, du
moins concernant les juridictions répressives. Les femmes désœuvrées conti-
nuent à se rendre dans les temples de la justice. Ce sont elles qui, majoritai-
rement, composent les foules qui se pressent et se bousculent : « Cette fois,
la salle des assises de Melun est une sorte d’immense wagon de métro, dans
lequel il serait impossible de faire entrer une personne de plus. Les curieux,
et surtout les curieuses sont venus de tous les points du département, de
Paris, de Versailles 43. »
Les interrogatoires et les débats laissent aussi filtrer toute la gamme des
passions funestes, en particulier celles qui se traduisent par des violences
conjugales restent souvent inaperçues. Lorsqu’un époux répond à quelqu’un
qui lui dit que sa femme vient d’une famille très honorable, il répond
« pas du tout, c’est une poule qui avait fait la noce ». Qu’un mari enferme
sa femme dans un cagibi, la roue de coups et la laisse inanimée dans une
grange ne laissent guère que des traces ténues dans l’opinion publique. La
plupart du temps, ce type d’affaires ne dépasse pas le cadre de la plainte,
parfois de l’instruction ou encore de l’enceinte du palais de justice. Les

41. Géo LONDON, La justice en rose, Paris, Éditions de France, 1935, p. 133.
42. TIMON, « La cour d’assises », Léon CURMER (éd.), Les Français peints par eux-mêmes. Encyclopédie
morale du XIXe siècle, Paris, Omnibus, 2003, p. 117-188.
43. Géo LONDON, Les grands procès de l’année 1927, Paris, Éditions de France, 1928, p. 249.

118
FEMMES EXÉCRÉES, FEMMES MASSACRÉES

chroniqueurs judiciaires s’en désintéressent, sauf si la brutalité a dépassé un


certain seuil. Et pourtant les crimes commis contre les femmes peuvent être
l’œuvre d’esprits singuliers, à l’instar de celui qui voulait à Paris, défenestrer
des jeunes bonnes, mais aussi d’hommes ordinaires qui refusent qu’une
épouse ou une compagne les quitte. Désamour, instinct de propriétaire,
mais aussi haine éprouvée par le mari à l’égard de celle qui tente d’échap-
per à sa tutelle. Une fois le divorce rétabli, de nombreux observateurs et
chroniqueurs judiciaires soulignent que la loi n’a pas apaisé les conduites
et que régulièrement du «  sang dans le prétoire  » se retrouve dans la
rubrique des faits divers et parfois à la une. Ainsi en 1930, un hobereau
du limousin Marie-Jean-Alexandre-Alfred Lof de Lafabrie de Cassagne de
Peyronnenc tue à Paris, de trois balles de revolver, dans l’enceinte du palais
de justice, à l’audience de la 12e chambre de la cour d’appel, son épouse.
Déjà condamné six fois pour abandon de famille, il ne supportait pas de
devoir verser la totalité des sommes dues, d’un montant de 120 000 francs.
Ici nulle passion ni jalousie, mais un sentiment de dépossession, qu’il refuse
avec une extrême véhémence. Une autre fois, convoqué pour une concilia-
tion, il s’exclame : « Je ne dois rien à cette femme qui était une fille publique
quand je l’ai épousée 44. » Mépris et violence verbale sont l’expression visible
de sa haine. En cour d’assises, un substitut qui occupait le siège du minis-
tère public témoigne de la terrible agressivité de l’accusé. Le magistrat confie
qu’il a été saisi et presque tétanisé par « la violence de ton et d’attitude » de
celui qui se trouve désormais dans le box des accusés 45. La haine pour les
femmes relève bien de la domination masculine, mais seule une minorité
passe à l’acte lorsque les carcans du vieux monde sont en train de craquer.
Il n’en reste pas moins que hier comme aujourd’hui ce sont les femmes qui
sont principalement des victimes des violences conjugales 46. Peu importe
les ressorts du geste haineux, l’appropriation du corps reste une logique
masculine 47, comme l’illustre aussi un roman : « les tessons qu’il saisissait
à pleines mains pour les jeter à sa femme lui lacéraient les paumes, ensan-
glantaient ses projectiles qui laissaient des traces rouges sur la robe blanche
de Thérèse 48. » Dans une affaire jugée également en 1930, un mari, fondé
de pouvoir dans une banque parisienne, refuse que sa femme se sépare de
lui et se montre parfois violent. Quatre ans après le divorce, il veut toujours
44. Géo LONDON, Les grands procès de l’année 1930, Paris, Éditions de France, 1931, p. 100-191.
45. Idem, p. 192.
46. Voir par exemple, Marie-José GRIHOM et Michel GROLLIER (dir.), Femmes victimes de violences
conjugales. Une approche clinique, Rennes, PUR, coll. « Clinique psychanalytique et psychopatho-
logie », 2012, 173 p.
47. Voir par exemple, pour la période très contemporaine, Dominique FOUGEYROLLAS-SCHWEBEL
(« Représentations de la violence. Mesurer les violences envers les femmes ») et Annie L ÉCHENET et
Maïtena CHALMETTE (« Éléments pour conceptualiser les violences conjugales faites aux femmes »,
Frédéric CHAUVAUD et alii [dir.], La dynamique de la violence. Approches pluridisciplinaires, Rennes,
PUR, 2010, coll. « Essais », p. 37-43 et p. 45-55).
48. Roman anonyme, vers 1890, p. 84.

119
REJETER

que sa femme lui revienne. Il déteste son indépendance et ne supporte pas


l’idée qu’elle puisse un jour se mettre en ménage avec quelqu’un d’autre.
Sur le plan professionnel, il se laisse aller, et au moment du crime il vit à la
limite de la misère, faisant la plonge dans une caserne. Un soir, il achète un
marteau et frappe avec son ancienne épouse qu’il attendait devant la maison
où elle était sténodactylographe 49. La mort de la jeune femme ne peut être
inscrite dans la catégorie des crimes passionnels qu’affectionne la presse à
grand tirage. Son assassinat comme celui d’autres victimes relève de logiques
différentes inscrites en partie dans le déclassement social. C’est parce que le
rapport social s’est trouvé ébranlé, voire inversé que l’épouse devient la seule
responsable de la déchéance ou du malheur. C’est donc elle qu’il faut bruta-
liser ou anéantir. À l’inverse, les hommes sont beaucoup moins exposés aux
représailles physiques. Dans les couples, la réussite professionnelle, même
modeste des femmes, est souvent mal vécue. Employées, vendeuses, dacty-
lographes, demoiselles du téléphone rendent vulnérables les hommes dans
l’espace du travail et dans celui de l’intimité. La haine latente peut alors se
déverser.

L’avocate : cette « hermaphrodite du progrès social »

Le dénigrement puis l’hostilité radicale envers les femmes sont parfois


présentés comme des évidences ne souffrant pas la discussion. La haine
est alors un singulier ferment. Elle soude des communautés masculines
arc-boutées sur des privilèges et des représentations des rôles sexuels.
Rarement les femmes auront suscité autant de flèches vipérines que les
avocates. Si les magistrates sont mieux connues 50, il n’en est pas de même
pour celles qui choisissent le barreau. On le sait, Jeanne Chauvin a tenté
à plusieurs reprises de faire valoir ses droits, et en particulier le « droit à la
robe », mais en vain. Le député René Viviani, ancien secrétaire de la confé-
rence des avocats de Paris, défenseur des grévistes de Carmaux, rédacteur
en chef de La Petite République, fit trembler les « vieux Bâtonniers » et
quelques jeunes avocats arpentant la salle des Pas perdus 51. Il contribua
de manière décisive, au changement des mœurs et préjugés, introduisant
49. Géo LONDON, Les grands procès de l’année 1930, Paris, Éditions de France, 1931, p. 44-46.
50. Voir en particulier, Anne BOIGEOL, «  L’exercice de la justice au prisme du genre  : un
non-objet ? », Loïc CADIET, Frédéric CHAUVAUD, Claude GAUVARD, Pauline SCHMITT-PANTEL et
Myriam TSIKOUNAS (dir.), Figures de femmes criminelles, de l’Antiquité à nos jours, Paris, Publications
de la Sorbonne, 2010, p. 330-342 et « Les femmes et les cours. La difficile mise en œuvre de l’égalité
des sexes dans l’accès à la magistrature », Genèses, no 22, 1996, p. 107-129. Voir aussi Anne-Laure
CATINAT, « La féminisation du barreau de Paris, de 1900 à 1939 », Christine BARD, Frédéric
CHAUVAUD, Michelle PERROT et Jacques-Guy PETIT (dir.), Femmes et justice pénale, PUR, coll.
« Histoire », 2002, p. 353-362.
51. Benoît YVERT (dir.), Premiers ministres et présidents du Conseil. Histoire et dictionnaire raisonné
des chefs du gouvernement en France (1815-2007), Paris, Perrin, 2007, 917 p. ; René VIVIANI,
Henri ROBERT et Albert MEURÉ, Cinquante ans de féminisme, Paris, Éditions de la ligue française
pour le droit des femmes, 1921, 152 p.

120
FEMMES EXÉCRÉES, FEMMES MASSACRÉES

le débat au Parlement. Le 1er décembre 1900, fut promulguée la loi qui


autorisa les femmes licenciées en droit à prêter serment. Toutefois, ce fut
Olga Balchowski-Petit qui devint la première avocate inscrite au barreau 52,
puis Jeanne Chauvin quelques jours après. En 1912, Maria Vérone, avocate
en 1908, fondatrice de l’Union des avocates de France, est la première
femme à plaider en cour d’assises 53. Mais dans l’imaginaire des avocats, les
avocates ne pourront jamais être de véritables « rivales » pour les hommes
qui considèrent qu’elles auront toujours un triple handicap : elles sont
dépourvues d’autorité naturelle ; lors des audiences, elles se montrent
trop fragiles face à l’adversité et enfin leurs arguments sont présentés sans
rigueur, de façon fantaisiste car ils ne sont pas « coordonnés selon les règles
de la plus saine logique 54 ». La disqualification, le dénigrement ou le mépris
sont des procédés proches qui contribuent à alimenter la défiance et la haine
qui apparaît presque à visage découvert.
Pour prendre la mesure de l’hostilité, plutôt que de retenir des pamphlets
vindicatifs ou des brûlots, il est préférable de s’attacher à des récits plus
sobres, comme les ouvrages généraux rédigés par des avocats présentant la
situation du barreau du temps présent ou publiant des souvenirs de leur
activité professionnelle. L’un d’entre eux prend pour cadre d’observation le
palais de justice de Paris, soulignant qu’en 1929 la présence d’une femme
revêtue de la robe noire n’est plus un « grand événement ». En effet, écrit-il,
« aujourd’hui ce n’est même plus un accident. Ces dames et ces demoiselles
arrivent en formations épaisses, par trains spéciaux, et on en voit même qui
parfois ont l’air de descendre d’un train de plaisir ». Le thème de l’invasion,
de la horde prête à s’abattre ou du flot tumultueux, de la frivolité consubs-
tantielle de celles qu’il ne peut appeler ses consœurs sont révélateurs d’une
atmosphère et de sentiments partagés par les ténors du barreau. Il évoque
toutefois une autre époque : « Mais au temps dont je parle, c’est-à-dire
avant la guerre, cet envahissement pacifique ou, pour emprunter la tactique
des partis d’avant-garde, un terme définitif, ce “noyautage” de l’élément
mâle par l’élément féminin ne s’était pas encore produit. » Sous des aspects
parfois doucereux, jamais frontaux, il s’agit d’un discours de combat. Le
propos se présente aussi comme une sorte de réflexion détachée, telle que
pourrait la formuler un vieux sage parvenu au sommet de la carrière, qui
se moque des honneurs et qui n’a plus rien à attendre de ses contempo-
rains, mais très vite le discours bascule. Astucieusement agencé, il mêle
les louanges apparentes et les critiques mordantes, placées sous le sceau
du sens commun et de l’observation participante : « Il serait cependant

52. Le Petit Journal du 23 décembre 1900 consacre une page illustrée à la prestation de serment du
6 décembre.
53. Maria VÉRONE, La femme et la loi, Paris, Librairie Larousse, 1920, et Raymond HESS et
Lionel NASTORG, Leur manière : plaidoirie à la façon de… Maria Vérone, Paris, Grasset, 1925, 212 p.
54. Henry BÉNAZET, Dix ans chez les avocats, Paris, Éditions Montaigne, 1929, p. 266.

121
REJETER

de l’intérêt des avocates que ne fussent pas trop nombreuses les petites
émancipées se destinant maintenant au Barreau comme on allait autrefois
au Conservatoire, et qui, encombrant une profession déjà encombrée, y
développent avec excès le fléau de l’amateurisme poudrerizé 55. » À travers
ces lignes, c’est une sorte d’aversion tempérée qui transparaît. En effet, cette
animosité guère subtile correspond aux mentalités du temps. Dans certaines
circonstances, il n’est pas possible de haïr avec excès. Aussi, sans forcé-
ment en être conscient, car il épouse les préjugés de son époque, un autre
avocat, Henry Bénazet écrit, également en 1929, que certaines avocates
se montrent provocantes : « Une blonde minaudière, étudiant un dossier
de très près avec un substitut, éveilla en ce magistrat barbu un faune qui,
oublieux de l’avocate, serra la femme dans ses bras 56. » Et quand elle n’est
pas blonde, il s’agit d’une « brune piquante ». Aucune d’elle, ajoute-t-il,
n’est parvenue sur le plan professionnel à s’imposer « au premier plan ». En
effet commente-t-il « beaucoup demeurent au palais quelques mois, font
comme les marionnettes, trois petits tours dans la Galerie Marchande et
puis s’en vont. On ne les revoit jamais ». Si, pour les hommes, le barreau
est une sorte d’antichambre les menant à la politique, pour les femmes, il
constitue aussi une sorte de sas, mais pour une toute autre destination qui
les mène au mariage pour se faire une situation dans le monde ou au théâtre
pour y faire carrière. La plupart cependant voient dans la profession d’avo-
cate un moyen de s’émanciper de la tutelle maternelle, et finalement, pour
leurs confrères, tandis qu’elles jouent sur le registre de la séduction « leurs
cheveux ondulés, leurs ravissants cols fantaisie, leurs doubles robes, très
courtes, laissant admirer de fines jambes gainées de soie », elles ne songent
qu’à une chose, comme les jeunes filles lisant des contes de fée : « dans un
nuage odorant et poudrerizé, elles rêvent à la découverte plus commode de
galants ou de maris 57. » Mais il y a davantage encore. Restituant un « duel
oratoire » de 1924 entre deux avocates, un auteur souligne que celle de la
partie civile et celle de la défense s’empoignaient verbalement, annonçant
une querelle magnifique, digne des grands moments judiciaires. L’ouvrage
qui s’adresse à un large public, poursuit en affirmant que le duel oratoire
« ne convient pas aux dames ». En effet, ce n’est plus l’éloquence en action,
des échanges sonores fracassants, mais des « cris aigus, perçants, de plus en
plus éraillés et incompréhensibles ». Les deux « pauvres avocates » n’avaient
pas d’organes sonores suffisamment développés et ne pouvaient être « fortes
en gueules ». Autrement, dit, conclut l’auteur qui propose une sorte de fable
édifiante à ses contemporains : « elles avaient été trahies par leurs moyens
physiques, par une impossibilité congénitale 58. »

55. Pierre LOEWEL, Tableau du Palais, Paris, Gallimard, coll. « Les Documents bleus », 1929, p. 67.
56. Henry BÉNAZET, Dix ans chez les avocats, Paris, Éditions Montaigne, 1929, p. 262.
57. Idem, p. 263.
58. Géo LONDON, Le Palais des mille et un ennuis, Paris, Raoul Solar, 1949, p. 64-65.

122
FEMMES EXÉCRÉES, FEMMES MASSACRÉES

Ces stéréotypes de genre ne sont pas anodins. Partagés par des hommes et
des femmes, colportés par les uns et les unes, ils expriment bien la haine des
femmes qui sortent de leur condition, comme si on leur reprochait de perdre
une partie de leur « nature » et de mettre en péril les rôles sociaux. Ils illustrent
aussi le fait que les rapports sociaux qui construisent une société se recom-
posent. Les revendications pour l’égalité des sexes se glissent ici et contribuent
à la naissance d’un « sujet professionnel » qui n’est plus réservé à l’homme 59.
En 1931 encore, dans un livre d’humeur, au détour d’un paragraphe, le
lecteur apprend ainsi que telle avocate « a été sèche, raisonneuse, haineuse,
attaquant le sexe fort pour sauver le sexe faible, à la manière de presque
toutes ces féministes qui confondent la colère et le raisonnement 60 ». La
caricature, le dessin de presse et aussi la photographie satirique illustrent
bien la misogynie ambiante qui n’a besoin que d’un public conquis pour
alimenter la haine des femmes présentées comme jouant tantôt de la séduc-
tion, tantôt d’attitudes maternelles, tantôt encore de conduites dominatrices,
entrant parfois dans des colères inexplicables, tempêtant, mais parfois aussi
indifférentes, prêtes à se transformer en « femmes hommasses » et autoritaires,
épouses d’hommes frêles qu’elles peuvent dominer et imposant leur autorité
auprès de leurs confrères et dans l’enceinte des palais de justice. Le bâtonnier
Émile de Saint-Auban avait exprimé, de manière ouverte, toute la haine que
« l’avocate, cet hermaphrodite, intellectuel et plastique, du progrès social… »
lui inspirait 61. D’autres femmes, dans des professions en plein essor, comme
celles des médecins, des ingénieurs et dans une moindre mesure des institu-
teurs et des professeurs, ont été marquées, avant comme après la Première
Guerre mondiale, par une « adversité terrible ». Toutes sortes de coups leur
ont été portés et même les plus aguerries n’étaient pas à l’abri de critiques
malveillantes et de rancœurs générales se transformant en hostilité haineuse.
Mais un domaine est encore plus préservé dans lequel le ressentiment agressif
se combine avec les préjugés solidement enracinés : dans l’arène publique les
femmes ne sont pas des citoyennes.

La hargne masculine
Au-delà de l’espace du travail et de la scène publique, d’autres lieux,
rares, apparaissent comme un concentré de haines masculines. Dans le
domaine du saccage des corps, il y a bien une ligne de partage social qui
distingue les sexes et les conduites criminelles. Les procès d’assises offrent
presque toute la gamme des conduites cruelles qui défient la logique et
59. Maurice GODELIER, Métamorphose de la parenté, Paris, Fayard, 2004, p. 352.
60. René BENJAMIN, La Cour d’assises, Paris, Arthème Fayard, coll. « Le Livre de demain », 1931, p. 54.
61. Propos rapportés par un autre bâtonnier, Albert BRUNOIS, Nous les avocats, Paris, Plon, 1958, p. 164.
La fibre antiféministe se poursuit au-delà de la Seconde Guerre mondiale. Stephen HECQUET,
avocat, se demande : Faut-il réduire les femmes en esclavage ?, Paris, La Table ronde, 1955, affirmant
que « la justice exige l’unité de sexe ».

123
REJETER

échappent à la raison utilitaire. Les pratiques de la cruauté, et l’indifférence


affichée à l’égard des victimes, ont pour point commun de transformer
l’autre en objet. La personnalité humaine devient une ombre du décor ou
un simple instrument pour assouvir un désir. Rappelons que d’une année
sur l’autre, les femmes ne représentent que quinze pour cent des criminels.
En revanche, dans les drames passionnels ou dans les premiers crimes en
série, bien avant que l’expression et la catégorie existent, elles sont le plus
souvent des victimes. La statistique judiciaire 62 ne tient pas une compta-
bilité de celles et ceux qui ont trouvé la mort. Ce qui intéresse les services
de la chancellerie, c’est le rythme d’activité des tribunaux. Le ressort, ou la
logique, de ceux qui s’emparent de la vie d’autrui est toujours complexe, et
ne saurait être ramené à des explications simplistes. Pour autant, le dépit,
l’envie, la frustration et la jalousie sont des ferments essentiels de la haine.
Si des crimes particulièrement affreux voient des femmes succomber sous
les coups d’hommes, ce sont le plus souvent des maris, des frères, des amants.
Le fait divers le plus célèbre, celui qui, dit-on, est à l’origine de la révolution
de février 1848 qui emporta la monarchie, est l’assassinat de la duchesse de
Praslin 63. Son mari lui porta dans la nuit plus d’une dizaine de coups de
couteau. Elle essaya d’échapper à sa haine, voulu se dégager, courir, mais
en vain. Lorsqu’au matin, on découvrit le corps, le spectacle de la scène de
crime était horrible et témoignait d’un drame effroyable : la chambre était
ensanglantée, le sol, les tapis, les murs étaient éclaboussés de rouge 64. Témoins
muets, les traces morbides attestaient de l’intensité des émotions.
Les maris qui tuent leur épouse sont mus par des mobiles parfois diffé-
rents, mais le geste traduit bien souvent la haine d’une femme que l’on
connaît et avec qui on a partagé, parfois, de nombreuses années. Mais il
existe une catégorie particulière d’assassins qui remplace l’ogre cannibale :
celle des tueurs de femmes.

Le Barbe bleue des servantes

Incarnant la monstruosité contemporaine, des assassins d’un nouveau


style donnent à la hargne masculine une forme tangible qui aurait fait pâlir
Andersen, Grimm, Perrault ou Eugène Sue. Pour autant, nul journaliste
ou expert psychiatrique n’a inventé une catégorie pour les désigner ; les
criminologues n’ont pas davantage proposé de définition pour les étudier 65.
62. Sur la manière dont la statistique judiciaire enregistre la haine, voir les pages « Instrumentaliser »
dans le présent ouvrage.
63. Armand PRAVAILE, L’égorgement de la Duchesse de Praslin, Paris, Éditions de France, coll. « Secrets
d’Autrefois », 1934, 241 p. et Anne MARTIN-FUGIER, Une nymphomane vertueuse. L’assassinat de la
duchesse de Praslin, Paris, Fayard, 2009, 176 p.
64. Affreux assassinat commis sur la personne de Madame la duchesse de Choiseul-Praslin…, Paris,
Impr. Chassaignon, 1847, p. II-VIII.
65. La notion de féminicide désigne le meurtre d’une femme parce qu’elle en est une n’apparaît qu’à
la fin du XXe siècle et fait son entrée dans le Code pénal de plusieurs pays au début du XXIe siècle.

124
FEMMES EXÉCRÉES, FEMMES MASSACRÉES

Le premier d’entre eux est assurément Martin Dumollard, exécuté en


1862 et transformé en personnage de papier et en objet d’étude. Dans la
région lyonnaise, il a tué nombre de servantes qu’il venait chercher, leur
faisant miroiter une place avantageuse et des gages inespérés 66. Tantôt il
se présente comme un riche propriétaire, tantôt comme un homme au
service de maîtres riches et affairés, trop occupés pour « louer » eux-mêmes
les services d’une domestique. « Quel était ce Dumollard ? » se demandent
les auteurs des « Causes célèbres », un policier qui a suivi de près l’enquête,
un magistrat qui a réexaminé le dossier soixante ans plus tard ? Le fils d’un
supplicié qui « tenait à déguiser son véritable nom 67 ». De la sorte, le fils ne
peut que marcher dans les traces laissées par son père. Sa mère, Raymonde
la mendiante, ne lui a pas été d’un grand secours. Souvent chassée à coup de
pierres des villages, elle est sans doute pour lui une illustration de la haine
des hommes pour les misérables. N’a-t-il pas, dès lors songé à se venger
de ses semblables ? Une vignette le représente : il n’y a plus aucun doute,
Dumollard fils est bien un monstre, un « meurtrier d’origine ». Une sorte
d’entité hideuse à mi-chemin de Quasimodo et du loup-garou. Un artiste a
montré la main gauche posée à côté du pied gauche, les orteils et les doigts
ressemblent à des griffes presque aussi effilées que le poignard tenu dans la
main droite. C’est « l’homme le plus criminel du 19e siècle 68 ».
À la « foire aux domestiques », avec celle qui s’est laissée séduire par
ses paroles, il prend une voiture publique ou le train jusqu’à Neuville, à
moins qu’il ne l’entraîne à pied à travers les faubourgs. Mais en général,
ils descendent à la gare de Montuel. Ensuite, à travers les taillis et les bois,
s’ensuit une « longue course ». Tantôt, ils se rapprochent de la forêt de
Montaverne, tantôt des bois des Allées ou de Montmain. Dumollard, le
tueur de bonnes, aurait « à son actif six servantes assassinées et dix tentatives
de meurtres ». L’instruction dressa pour la période 1855-1861 une liste
minimale de douze victimes, mais « l’œuvre de la justice demeura inache-
vée 69 ». Dans le voisinage, il suscite l’effroi et les « langues » rapportent qu’il
« devait avoir un cimetière quelque part ». Pendant sept ans, quittant réguliè-
rement la commune de Dagneux pour Lyon, il « racole » les jeunes femmes,
les entraînant dans les bois. Sur elles, il assouvit « sa brutale passion », les
tue, les enterre, et ramène chez lui leurs « dépouilles ensanglantées ». C’est
le geste brut qui caractérise le monstre. L’acte glace littéralement le sang de
ceux qui se sont rendus sur les lieux du crime ou de ceux qui ont pu aperce-

66. Affaire Dumollard, l’assassin des servantes. Assassinats et viols sur des filles domestiques attirées dans les
bois, Lyon, Impr. Porte et Boisson et tous les libraires, 1862, 84 p.
67. Antoine-François CLAUDE, Mémoires de Monsieur Claude, Paris, Jules Rouff éditeur, 1881-1885,
p. 1546. On le sait, le chef de la Sûreté n’était pas le véritable auteur de ses mémoires mais leur
inspirateur ; Pierre BOUCHARDON, Dumollard, le tueur de bonnes, Paris, Albin Michel, 1936, 254 p.
68. Complainte sur Dumollard de Dagneux, département de l’Ain, l’assassin des servantes, condamné par
les assises à la peine de mort, Clermont, impr. de P. Veysset, 1862, p. 1.
69. Pierre BOUCHARDON, Dumollard, op. cit., p. 175.

125
REJETER

voir le corps des victimes. Dumollard a adopté le costume des paysans de la


Bresse. Sa femme, originaire de la région, est sa complice. C’est elle qui lave
le linge ensanglanté. Il lui lance les hardes en disant : « Je viens encore de tuer
une fille, tiens, prends son linge et lave-le. » Mais c’est le sort réservé à Marie-
Eulalie Bussod qui illustre le crime hors du commun que seul un monstre,
animé par un cynisme extraordinaire et une haine inextinguible peut perpé-
trer. La manière dont la malheureuse a trouvé la mort suscite l’épouvante,
car elle correspond à l’une des peurs les plus terribles des hommes et des
femmes du XIXe siècle. Le 26 février 1861, elle quitte Lyon en compagnie
de Dumollard qui lui a fait miroiter une place de domestique à Genève. Le
cadavre est découvert au fond d’une fosse creusée au Bois de la commune.
Un procès-verbal, dressé sur place, précise que l’on découvrit le corps d’une
femme dépouillée de ses vêtements, portant plusieurs blessures à la tête mais
n’ayant provoqué que des contusions, les lobules des oreilles entièrement
déchirées et tenant dans sa main droite crispée « quelques fragments de la
terre sous laquelle, vivante encore, elle a été ensevelie ». Non seulement elle
a été violée, « odieusement outragée », mais elle a bien été enterrée vivante 70.
L’assassin étant pressé de partir. L’étrange « détermination » reste pour les
contemporains en partie énigmatique, mais pour nombre d’entre eux à quoi
bon trouver des explications 71. Face à un monstre froid, cupide, lubrique
et haineux de l’humanité, il faut l’abattre comme un animal atteint de la
rage sans se poser de question. La seule réponse à apporter est celle d’une
justice prompte et définitive. Tout au plus, s’est demandée la cour comment
peut-on ajouter un « supplément d’expiation ». Sur le chemin qui le conduit
de sa prison au lieu d’exécution, soit près de 50 kilomètres parcourus la nuit,
des curieux veillaient et chaque fois que la voiture cellulaire s’arrêtait, ils
s’approchaient pour apercevoir le monstre à la lueur de lanterne. Le mystère
Dumollard reste entier pour les contemporains. Avec lui la haine change
de registre, d’ordinaire elle devient effroyable. Le sort réservé aux femmes
montre jusqu’à quelles extrémités un homme peut aller. Il est un tueur rustre
et féroce. Les tentatives faites pour essayer de qualifier son état émotionnel
ne vont pas de soi. Il va de la rage impuissante quand une de ces proies, pour
des raisons diverses, s’échappe, à la haine brûlante qui consiste à frapper et
à faire éclater un crâne en morceaux. Mais une telle qualification ne fait pas
l’unanimité 72. La femme de Dumollard n’a-t-elle pas vécu dans une abjecte
domination d’un monstre au regard vitreux qui grogne de plaisir lorsqu’en
prison on lui apporte à manger. Aussi ne vaudrait-il pas mieux parler de
haine frustre ou primitive 73 ?
70. Idem, p. 127-130.
71. La plus longue, la plus vraie et la plus bête des complaintes sur Dumollard, Lyon, Impr. de Porte et
Boisson, 1862 et Th. R…, Nouvelle complainte sur la vie de Dumollard, ses crimes, sa condamnation,
son supplice, Paris, Impr. de G.-A. Pinard, 1862.
72. Gazette des tribunaux, 31 janvier 1862.
73. Gazette des tribunaux, 2 février 1862.

126
FEMMES EXÉCRÉES, FEMMES MASSACRÉES

Les tueurs de femmes

À peu près à la même époque, l’assassin Philippe est un précurseur de


Jack l’Éventreur 74. Comme lui, il « ne recherchait que les prostituées » et
sa plus grande joie était « de jouir de leur agonie ». Homme à la journée
ou homme de peine, employé la plupart du temps pour des travaux de
force, il bénéficiait d’une excellente réputation. Mais derrière cette façade
respectable se cachait un monstre qui avait « l’hystérie du sang ». En effet,
« comme le marquis de Sade, il ne mettait aucun frein à ses fougueuses
passions. Pour les assouvir, il les poussait jusqu’à provoquer chez ses victimes
les spasmes de la mort ». Si Philippe est le criminel le plus connu, dont
Maxime Du Camp donna aussi un récit du procès 75, il n’est pas le seul de
son espèce. Il a des devanciers et il fit des émules, au point que de 1860
à 1866, il exista non seulement un mouvement d’effroi parmi les « filles
soumises » mais aussi une véritable « Saint-Barthélemy ». Monsieur Claude
qui fut le chef de la Sûreté sous le Second Empire propose une sorte de
typologie et distingue trois types de tueurs de filles. Le premier est incarné
par « Gugusse dit la cravate » qui tuait des prostituées pour s’emparer de leur
argent ; le second est représenté par « Ernest Bouda, dit la belle Ernestine
ou la belle Bordelaise » qui avait la particularité de ne « sacrifier les filles »
que « guidé par l’aversion qu’elles lui inspiraient » et puis Philippe, dont
« la rage homicide » débuta en 1864. Une fille qui échappa de peu à la
mort en donna une description remise en forme par les journalistes ou les
mémorialistes afin de ne pas choquer la bienséance : tandis qu’il est dans la
chambre, qu’il se déshabille et se glisse dans le lit, elle ne le rejoint pas car
elle a peur de lui. Elle ne sait pas que c’est un « égorgeur » qui se prépare
à « immoler sa victime », mais elle voit bien qu’il a changé d’attitude, ses
traits semblent s’être métamorphosés et sa physionomie a « une expression
farouche ». En effet, « il ne déguisait plus ses sentiments féroces, sa figure
au teint sombre, un peu grêlée, marquée d’une cicatrice ». Mais surtout, elle
fut terrorisée en apercevant un tatouage : une fleur avec ces mots : « “Né
sous une mauvaise…” et une étoile pour achever la phrase 76. » Elle pense
qu’il s’agit d’un ancien forçat, trouve un prétexte pour s’absenter quelques
instants et ne revient pas. Philippe au bout d’un certain temps, se relève,
erre dans la maison, trouve une autre prostituée avec son enfant et les tue
tous les deux avec une grande brutalité. À chaque fois, c’était le même
mode opératoire. Les gestes disent assez la haine. Il étranglait les victimes
avant de leur « couper le cou ». Mais cette fois la malheureuse jeune femme
ne s’est pas laissée faire, elle s’est débattue, a ouvert la fenêtre, a essayé
74. Grande complainte sur l’assassin Philippe, quatre assassinats, vols et tentatives d’assassinat, Paris,
P. Tralin, 1866, p. II.
75. Maxime DU CAMP, Paris, ses organes, ses fonctions et sa vie jusqu’en 1870, Monaco, G. Rondeau
[1869-1875], 1993, p. 292.
76. Antoine-François CLAUDE, op. cit., p. 621.

127
REJETER

d’appeler de l’aide, mais les témoins n’ont pas compris la scène, pensant
qu’il s’agissait d’une querelle d’ivrognes. Plus tard, sur la scène du crime,
le médecin constate « cinq plaies à la face, plusieurs blessures à la poitrine
et aux jambes » mais « c’était au cou que les plaies étaient plus profondes ;
les incisions en avaient coupé les artères, et elles avaient occasionné la
mort » 77. Les cadavres des victimes de la rue Sainte-Marguerite, de la rue
de la Ville-l’Évêque ou encore de la rue d’Erfurt font songer à une horrible
vengeance, mais l’assassin ne connaissait pas ses victimes. Il les tuait pour
ce qu’elles représentaient pour lui. Le tueur bénéficie malgré tout d’un
certain prestige. Ce n’est pas un empoisonneur mais un criminel viril. Les
lexiques de la chasse et de la guerre s’entremêlent pour mieux en rendre
compte. Accusé reconnu coupable, il est néanmoins grandi. Par rapport à
ses victimes présentées comme du « gibier », lui se voit doter de caractéris-
tiques et d’adjuvants virils.
En 1872, à Paris, les journaux évoquent des cadavres repêchés du côté
du Pont de Flandre, qui enjambe la Seine, dans le quartier de la Villette. Les
corps n’ont pas subi le même traitement. Ceux des femmes sont affreusement
maltraités. L’enquête policière permet de déterminer qu’il s’agit de méfaits
des assassins de la rue de la Vierge. L’homme était surnommé la Hyène, la
femme la Cyclope, car victime de la petite vérole, elle avait perdu un œil très
tôt, et l’autre qui lui restait « s’avançait d’une façon étrange, épouvantable, par
l’effet des convulsions du jeune âge, jusqu’au centre du front ». L’homme se
chargeait des passants, sa compagne des passantes : « la rage contre son sexe,
dont la Cyclope n’avait ni le charme ni la beauté, la poussait à défigurer ses
victimes, à exercer contre elles des outrages barbares, obscènes, inhumains.
Ces outrages ne pouvaient entrer que dans le cerveau d’un monstre comme
la Cyclope 78 ». Ces existences si obscures semblent pour les journalistes surgir
du fond des temps. Ainsi se dessine une expérience ou l’inadmissible se mêle
à l’incompréhension : d’où vient la possibilité de tels gestes ? Mais en même
temps ce massacre ne suscite pas de campagne publique.
D’autres tueurs de femmes se sont illustrés et ont fait leur apparition
dans les annales du crime, mais le ressort était parfois différent. L’affaire
Pranzini, sans doute la plus célèbre de la fin du XIXe siècle, commence par le
massacre de deux femmes et d’une enfant dans un immeuble parisien. Mais
le ressort du geste fut d’abord vénal, il s’agissait de s’emparer des bijoux
et de l’argent d’une demi-mondaine 79. Le mobile crapuleux n’explique
pas pour autant la violence inouïe avec laquelle les trois malheureuses
furent presque décapitées à l’arme blanche. Le 25 novembre 1901, il en va
autrement. À Nice, Henri Vidal accoste une fille galante vers deux heures

77. Idem, p. 620.


78. Idem, p. 941.
79. Frédéric CHAUVAUD, « Le triple assassinat de la rue Montaigne : le sacre du fait divers », Le fait divers
en province, ABPO, t. 116, no 1, 2009, p. 13-28.

128
FEMMES EXÉCRÉES, FEMMES MASSACRÉES

du matin, et se fait conduire chez elle. Et, tandis que Joséphine Moréno
cherche à éclairer sa chambre, il la poignarde. La jeune femme hurle et
Vidal s’enfuit. Le 6 décembre, Henri Vidal est à Marseille, il choisit une
nouvelle victime et répète les mêmes gestes. Lorsque dans sa chambre,
Louise Guinard allume sa lampe : « elle reçoit deux coups de couteau. »
À peine quelques jours plus tard, le 10 décembre, à Toulon, Vidal propose
vingt francs pour « coucher avec la demoiselle Brusselin », passe la nuit
chez elle et lui fixe rendez-vous dans un lieu écarté. Là, il la poignarde
dans le dos et s’empare de ses bijoux. Toujours au mois de décembre, le 22,
Henri Vidal sur la ligne de Nice à Menton, pénètre dans le comparti-
ment d’un « wagon » dans lequel Gertrude Hirschbrunner, « demoiselle
de magasin » est seule. Près d’Eze, il « se précipite sur elle, l’égorge, jette
son corps sur la voie, se précipite derrière lui, le transporte sur le talus, puis
revient à pied jusqu’à Nice ». Il s’empare d’une montre, de bijoux et d’une
somme d’argent. Enfin, le 28 décembre, il commet un vol dans un hôtel de
Saint-Raphaël, et s’enfuit par la fenêtre, en se laissant glisser le long d’une
corde. Le lendemain, il est arrêté pour vol et effraction. Le Petit Journal,
qui dépasse les 500 000 exemplaires au moment de l’affaire Troppmann et
atteint le million à la fin du XIXe siècle, tient en haleine son public pendant
près d’un mois. La première mention date du 31 décembre 1901. Vidal
est présenté comme « L’auteur du crime d’Eze », formule qui sert de titre
à l’article. Le mercredi 1er janvier, la rumeur et les journalistes pensent que
Vidal est sans doute responsable du crime de Cannes relaté en détail peu de
temps auparavant dans les colonnes du Petit Journal. On lui attribue aussi
celui de Marseille, et d’une manière générale tous les crimes sanglants et
mystérieux commis le long du littoral. Les lecteurs apprennent aussi que le
« monstre » a fait des aveux : il reconnaît la paternité du crime d’Eze et celui
de la rue Saint-Siagne contre Joséphine Moréno. Le 4 et le 6 janvier, jour où
le journal passe de 4 à 6 pages, les titres sont toujours identiques. Le 7 et le
8 janvier, pas de modification. En revanche le jeudi 9, changement de titre :
« L’assassin des femmes » remplace « L’auteur du crime d’Eze ». Mais la
formule ne semble pas assez pertinente, la rédaction tâtonne, et finalement
le lendemain, le surnom définitif est trouvé : Vidal devient « Le tueur de
femmes ». Ici s’entrecroisent discours savant et discours journalistique 80 ;
public cultivé et public populaire sont fascinés par les mêmes faits. Les
journaux, les études médico-légales et même le musée Grévin deviennent
d’une certaine manière les conservatoires de l’abjection ou les registres de
la monstruosité humaine 81. La cruauté et la haine, des autres ou de soi,

80. Sur l’affaire Vidal, voir Philippe ARTIÈRES et Dominique KALIFA, Vidal, le tueur de femmes, Paris,
Perrin, 2001, 271 p.
81. En 1891, une campagne publicitaire, affiches et encarts dans les journaux, met l’accent sur les
principales attractions du Musée : « La rue du Caire ; Les Javanais ; Buffalo Bill ; Assassinat de
Gouffé ; Orchestre hongrois ».

129
REJETER

s’avèrent sans doute salutaires, elles conduisent les lecteurs et les spécialistes
au bord du gouffre. Pour autant, les tueurs de femmes ne disparaissent pas
à l’orée de la Belle Époque. L’affaire Lesteven, moins connue assurément
que l’affaire Jacques Vacher 82, l’illustre. Elle se situe aussi dans la mouvance
des interrogations d’une époque pour la violence extrême et incompré-
hensible. En effet, pour décrire le comportement de l’assassin et évoquer,
à l’aide d’une formule, son mode opératoire, Albert Bataille parle « d’accès
de fureur sadique ». Or la catégorie de crimes sadique est tout juste en
gestation. En effet, les vifs émois et les ferveurs amoureuses exubérantes,
l’appétence tantôt continue tantôt discontinue pour la sensualité agressive
ont permis d’évoquer la dépravation de certains instincts, le délire obscur,
les passions trop vives. Mais de semblables observations, souvent confinées
et réduites à quelques notes et remarques impressionnistes, sont disjointes
du « domaine sexuel » et ne conduisent pas à l’invention de catégories
spécifiques. Ils sont dissimulés au sein de la foule des auteurs de violences
contre les personnes 83. Toujours est-il que lors du procès, le président de la
cour d’assises de la Seine remonte au mois de juin 1888 où il effraye une
« fille » avec un couteau, lui disant qu’il allait l’éventrer. En 1890, le même
scénario se répète ; en 1891, une autre « fille », se jette par une fenêtre peu
élevée « d’un bouge de la Lavieuville » où il l’avait entraînée. En 1892, « il
roue de coups une fille Lambert » lui disant que « sa passion est de battre
les femmes ». La même année, il menace une « fille Galtigny » de son
couteau, il assomme la « fille Brouët » à coups de poing et de talon de botte,
à laquelle il casse trois dents et qu’il renvoie presque nue après avoir mis
ses vêtements en lambeaux. En 1893, ses plaisirs de la cruauté connaissent
une escalade : il essaie de précipiter par la fenêtre « une fille Rampoumat »
qui refuse de se prêter à « d’infâmes complaisances ». Une semaine plus
tard, il « racole » une bonne sans place aux Halles, il l’enferme dans son
garni 84 de la rue Lepic et, pendant une semaine, il « se livre sur elle aux plus
épouvantables violences, la mordant, la bâillonnant avec ses cheveux, lui
arrachant les dents et les poils », et la menace de la défenestrer. La liste des
victimes n’est toujours pas close. En avril 1893, il attire chez lui une autre
bonne, la frappe violemment et ajoute aux coups l’humiliation. En effet,
il la force pendant deux heures « à lui rapporter sa chaussure, comme un
chien ». Une « dernière scène de sadisme », sorte de sinistre engrenage, se
déroule le 10 juin 1893. Elle prend place dans une nouvelle montée de la
violence qui dépasse les seuils atteints jusqu’à présent. Elle a été martyrisée
82. Pierre BOUCHARDON, Vacher l’éventreur, Paris, Albin Michel, 1939, 253 p.
83. Selon la division classique de l’infraction pénale, contre les biens, les personnes et la chose publique.
Voir en particulier, Pierre LASCOUMES, Pierrette PONCELA et Pierre LENOËL, Les grandes phases
d’incrimination. Les mouvements de la législation pénale, GAPP-CNRS-PARIS X/Ministère de la
Justice, 1992, 218 p.
84. Voir notamment Alain FAURE et Claire LÉVY-VROELANT, Une chambre en ville. Hôtels meublés et
garnis à Paris, 1860-1990, Paris, Créaphis, 2007, 640 p.

130
FEMMES EXÉCRÉES, FEMMES MASSACRÉES

pendant plus d’une heure avant de recevoir deux projectiles tirés d’une
arme à feu qui ont « contourné le front » sans pénétrer dans le crâne. La
malheureuse, défenestrée, a survécu et a témoigné. Le procès est l’occasion
d’interrogations sans réponse, dont la principale consiste à se demander si le
crime de haine contre les femmes ne prend pas la forme du crime sadique.
S’approprier le corps de l’autre, faire souffrir sa victime donne au criminel
sadique une satisfaction incomparable. Il faut que sa victime puisse avoir
conscience de sa vulnérabilité et de la possibilité où elle se trouve de mourir.
Après la Grande Guerre le mystère reste entier. Pourquoi des hommes
s’emparent-ils de la vie de femmes qu’ils ne connaissent pas ? Que signi-
fie l’expérience du crime haineux ? Quel désastre représente-t-il ? Certes
la psychiatrie donne des éléments centrés sur la personnalité individuelle
mais rien n’est dit sur la manière de penser en termes historiques l’appari-
tion et la médiatisation de semblables crimes qui à la fin des années vingt
désertent les colonnes des journaux comme si un cycle prenait fin. Les
auteurs sont des figures démoniaques que chacun s’empresse de renvoyer
dans le néant en les oubliant. Et pourtant ces crimes contre les femmes
sont bien des « féminicides » – le mot ne sera véritablement employé que
dans le dernier tiers du XXe siècle 85. Des femmes sont tuées non pas pour ce
qu’elles sont mais pour ce qu’elles représentent. Des hommes en disposent à
leur guise dans une relation de domination totale. Manifestations extrêmes
et avancées, elles incarnent l’absence de rationalité si ce n’est la volonté de
détruire l’autre et les moyens déployés pour parvenir à cet objectif. De la
sorte, il existe bien pour les contemporains tout un territoire obscur des
conduites humaines qu’il importe d’identifier, non pour l’explorer mais
pour ne pas s’y aventurer.

La haine des femmes peut aller du pamphlet jusqu’au crime en série.
Elle est en effet une pensée de mort et une tendance à la destruction qui
n’adopte pas nécessairement les solutions les plus extrêmes. Elle prend aussi,
surtout à la Belle Époque, et lors des Années folles, la forme d’une lutte
antiféministe, acerbe, intransigeante et revancharde comme s’il s’agissait
de gommer les conquêtes timides du siècle et de faire oublier les discours
contestant la domination masculine 86. Ces attitudes dessinent plusieurs
strates du monde des hommes. Une majorité d’entre eux est arc-boutée sur
des privilèges et des représentations ; d’autres vivent la montée en puissance
professionnelle des femmes comme une sourde menace, annonciatrice de
bouleversements plus radicaux encore, susceptibles de faire trembler les
citadelles masculines, voire de provoquer leur effondrement. La haine
85. Karen STOUT, « Intimade feminicide: An ecological analysis », Journal of Sociology and Social Welfare,
vol. 19, no 3, 1992, p. 29-50.
86. Voir par exemple, Michelle PERROT, Mon histoire des femmes, Paris, Éditions du Seuil, 2006, 251 p.

131
REJETER

renseigne en partie sur les haineux qui semblent vivre dans un monde
immobile. Il importe que tout reste à sa place à l’instar du maniaque qui
ne supporte pas qu’un objet soit déplacé ou qu’un rituel soit modifié. Les
réactions des hommes traversent les appartenances sociales et les sensibi-
lités politiques. Toutefois, des propos particulièrement haineux touchent
des militantes comme Louise Michel 87 et des femmes s’émancipant par le
travail. Il reste que les figures de femmes exécrées sont construites sur une
négation. Elles sont perçues comme n’étant pas à la hauteur de leur rôle, à
l’instar des mauvaises mères, ou au contraire, comme trop envahissantes,
trop dangereuses et dans une certaine mesure trop transgressives – ce sont
les rivales ou les concurrentes – ou enfin comme des objets qu’il convient
de détruire. Ici nul doute que la haine a une « fonction discriminante ». Il
s’agit bien de rejeter au-delà de la société civile ou de l’existence humaine
des femmes fort différentes. L’ostracisme peut engendrer le monstrueux.
Ces quatre catégories sont en quelque sorte des femmes « en trop » qu’il
convient de faire disparaître, par un renforcement des normes et un châti-
ment exemplaire, par de multiples embûches pour les décourager tout en
faisant appel à un modèle imaginaire de femme, soit encore en les dépos-
sédant de leur vie. Mères déviantes, femmes émancipées, femmes revendi-
catrices et victimes sont dénigrées et presque « excommuniées ». La haine
des femmes s’exprime ici en terme d’agressivité pouvant aller jusqu’à la
« destructivité sourde 88 ». Elle relève enfin, bien sûr, de l’histoire du genre.
Elle est indispensable pour comprendre certaines relations entre les hommes
et les femmes, saisir les formes du machisme et celles de la virilité exacerbée.
Comme en politique, la haine des femmes construit deux groupes, celui des
amis et celui des ennemies. Elle peut se porter sur toutes les femmes ou bien
choisir une cible plus précise. Dans les deux cas il y a bien une sorte d’alté-
rité radicale. Les femmes haïes sont comme des étrangères, elles apparaissent
incompréhensibles, inassimilables et dangereuses. Face à elles, les hommes,
dans tous les milieux sociaux, ont bien établi des « mécanismes de défense »
qui n’ont rien d’un sentiment irrationnel. Menacés, il s’agit pour eux de se
défendre sans cesse. Tantôt les haines s’expriment sans retenue ; tantôt, en
revanche, elles se manifestent avec un certain embarra. Et plus la société
se transforme, s’ouvre et plus les crispations et la haine s’exacerbent. Les
plaisanteries de corps de garde derrière lesquelles se cachent les haines
inquiètes et les attitudes hostiles épousent les grandes évolutions écono-
miques et sociales, mais les haines sont aussi renouvelées, reproduites d’une
génération à l’autre, par un incessant travail de transmission qui appartient
à l’histoire.

87. Albert BATAILLE, Causes criminelles et mondaines de 1885, Paris, E. Dentu, 1886, p. 135 et suivantes.
88. Expression empruntée à Roger DOREY, « L’amour au travers de la haine », Nouvelle Revue de psycha-
nalyse, 1986, no 33, p. 83.

132
FEMMES EXÉCRÉES, FEMMES MASSACRÉES

De la même manière que la violence symbolique est à prendre en


compte, la haine symbolique serait aussi à préciser 89. Les images de dévalori-
sation et de dénigrement circulent en abondance. Forcément moins brutales
et visibles que les haines qui font usage de la force musculaire, elles ont des
effets redoutables puisqu’elles semblent presque aller de soi sans être l’objet
d’une réprobation unanime. L’égalité dans le couple n’est pas à l’ordre du
jour, même si une autre répartition des rôles peut être d’actualité, mais il
s’agit alors d’un arrangement conjugal et non d’une disposition sociétale.
Les images en circulation de la mauvaise mère confortent les représenta-
tions de la bonne mère et du modèle de la famille patriarcale idéale. L’accès
des femmes à certaines professions n’a pas seulement des répercussions
sur l’emploi et la vie économique mais aussi sur les discours légitimant la
place des hommes 90. La haine exprimée vient aussi de relations de pouvoir
contrariées. Michel Foucault nous avait appris que ces dernières ne sont pas
figées et qu’elles sont nécessairement instables, laissant ouverte la gamme
des attitudes et des émotions 91.

89. Pierre BOURDIEU, « Sur le pouvoir symbolique », Annales ESC, no 3, mai-juin 1977, p. 405-411.
90. En matière de suffrage, il en est autrement car il s’agit de refuser totalement la citoyenneté aux
femmes. De nombreux hommes, à l’instar de la majorité des sénateurs, veulent diriger la conduite
d’épouses, d’employées ou de membres de professions libérales et les maintenir dans un certain état,
voir le chapitre premier du présent ouvrage.
91. Michel FOUCAULT, « Le sujet et le pouvoir (1982) », Dits et écrit, t. IV, Paris, Gallimard, 1994,
p. 222-243.

133
Chapitre IV
L’Autre, cet « errant »

Visage grimaçant destiné à provoquer l’épouvante ; physionomie glaciale


de celui qui s’apprête à faire périr des innocents ; traits fatigués et recouverts
par une barbe sale laissant apparaître « le noir brillant de ses prunelles »,
mettant mal à l’aise et suscitant une sorte de terreur inexpliquée ; anciens
condamnés, qualifiés de « chevaux de retour », immergés dans la société
et constituant un danger souterrain, sont quelques-uns des visages de
l’autre suscitant rejet, peur et haine. Tous incarnent une forme d’altérité
radicale, même celui qui n’a rien d’impressionnant à partir du moment où
il appartient à l’univers nomade. Malingre, chétif, à l’aspect souffreteux,
le visage livide, « les yeux éteints », l’un d’eux présente une « physionomie
commune et impassible », sans une trace d’émotion et peut pourtant se
révéler particulièrement redoutable 1. D’emblée, les hommes et les femmes
du passé semblent éprouver un mouvement d’aversion qui se donne comme
instinctif et relève de préjugés solidement enracinés. Mais pour la plupart
des observateurs, ces portraits hâtifs correspondent à des êtres réels dont la
présence met en péril leur existence familière.
L’autre constitue une menace haïssable et lointaine avec lequel il n’y a
guère d’identification possible. Il est presque totalement étranger à soi-même
au point que la population installée se demande, un peu à la manière de
Balzac, s’il s’agit vraiment de son semblable, puisque tout semble l’éloigner
d’elle et qu’ils ne partagent rien en commun 2. De la sorte, la passion funeste
a sans doute une « valeur réorganisatrice 3 » car elle permet de conforter une
vision du monde menacé par un mauvais objet, c’est-à-dire un être un peu
mystérieux et effrayant qui se glisse à la lisière du monde vécu. Sa fonction
serait alors de rassembler le plus grand nombre et de dissocier une minorité
que l’on peut haïr, autrement dit de séparer le bon grain de l’ivraie 4. Mais on
1. Gazette des tribunaux, 1861.
2. Honoré DE BALZAC, Les paysans, Paris, Gallimard, 1975 [1844], préface de Louis Chevalier, p. 124.
Voir aussi Cornelius CASTORIADIS, Le monde morcelé, Paris, Éditions du Seuil, 1990, p. 29.
3. Alain FINE, Félicie NAYROU et Georges PRAGIER (dir.), Haine, Paris, PUF, 2005, p. 9.
4. Voir notamment, Philippe RYGIEL, Le bon grain et l’ivraie. La sélection des migrants en Occident,
1880-1939, La Courneuve, Aux lieux d’être, 2006, 272 p.

135
REJETER

n’en est pas resté là. À des époques différentes, quelques individus ont rempli
le rôle de bouc émissaire permettant de désigner des catégories méprisables
et haïssables, autorisant ainsi de poursuivre et de condamner ceux qui leur
ressemblaient ou du moins qui étaient présentés comme tels. Ainsi, le procès
de l’assassin du président de la République Paul Doumer est-il l’occasion de
présenter un « personnage protéiforme », à la fois « vagabond spécial, Russe
tour à tour blanc, rouge… et vert, ayant vécu on ne sait trop comment à
Paris, à Prague et à Monaco 5 ». À l’audience du 25 juillet, il est apparu pour
la première fois devant le jury et les journalistes. D’emblée, il fait l’unani-
mité contre lui. Il est en même temps « lourd d’orgueil, de vanité blessée,
de prétention ». En effet, le président des assises l’a laissé parler longtemps
sans l’interrompre 6. Parmi la centaine de journalistes présents, quelques-uns
suggèrent qu’il aurait mérité d’être lynché par une foule indignée.
L’autre, c’est donc pêle-mêle le vagabond, le misérable qui se déplace, le
migrant et l’étranger, voir le berger que l’on aperçoit de temps à autre et qui
pourrait être « un squale fait homme 7 », bref tous ceux qui appartiennent
au monde de l’errance. Avec eux, le réel est souvent évacué au profit de ses
apparences. Le Juif errant à qui Eugène Sue a donné une nouvelle vitalité en
1844, le « traîneux » aux roulements d’yeux effrayants, ou le bohémien qui
s’empare d’un jeune enfant pour un usage inavouable, sont des personnages
fictionnels ou fantasmés mais qui semblent « aller de soi ». Ils disposent
d’une signification suffisante et donnent du sens aux changements du
monde contemporain ouvert par la Révolution et l’Empire, puis, à partir
de 1830, par les industrialisations successives.

Vagabonds et maraudeurs
Depuis l’époque médiévale, le vagabondage comme phénomène social,
fait peur, car dans l’imaginaire collectif chacun se représente des hordes
menaçantes, des groupes sans scrupules ou des bandits prêts à toutes les
exactions. Sur la longue période, il existe bien un état affectif durable
des populations sédentaires qui se caractérise par une hostilité latente et
générale à l’égard de ceux qui se déplacent 8. Cette disposition qui relève
de la psychologie collective contribue à donner une sorte de fond commun
sur lequel pourra surgir de brusques « bouffées de haine ». Au lendemain
de la Révolution et de l’Empire, le vagabondage redevient une sombre
menace. Les circulaires et les correspondances des préfets et des sous-préfets
attestent de cette angoisse grandissante. Dès 1802, les Annales de statistiques

5. Géo LONDON, Les grands procès de l’année 1932, Paris, Éditions de France, 1933, p. 86.
6. Idem, p. 87.
7. Antoine-François CLAUDE, Mémoires de Monsieur Claude, Paris, Jules Rouff éditeur, 1881, t. II,
p. 1640.
8. Voir COLLECTIF, Les Marginaux et les exclus dans l’histoire, Paris, UGE, 1979, 439 p.

136
L’AUTRE, CET « ERRANT »

renseignent sur la volonté du pouvoir de tout mettre en œuvre pour


assurer « l’extinction de la mendicité et du vagabondage 9 ». Les chiffres
mis à disposition varient considérablement, certains prennent en compte
les indigents, d’autres fondent dans une même catégorie les mendiants et les
vagabonds. Toutefois, les alarmes publiques suffisent à souligner l’ampleur
du phénomène, la panique qu’il peut provoquer et les haines que les figures
de vagabonds suscitent. Les seules exceptions étaient les compagnons et les
colporteurs qui représentaient des figures familières.

La construction d’une sourde hostilité


contre les « sans domicile certains »

Les mendiants tout d’abord ne sont pas des vagabonds, ce sont des
malheureux qui n’ont d’autres ressources que de demander la charité. Le
législateur a précisé les contours des uns et des autres : le mendiant qui
peut recevoir des soins à domicile est un indigent qui ne va pas au-delà de
sa commune ; le vagabond est le plus souvent un inconnu qui se déplace
sans autorisation d’un village à l’autre. Aux yeux des autorités, il incarne
le « mauvais pauvre », voir un délinquant ou un criminel. L’article 270
du Code pénal napoléonien précise que le vagabondage est un délit et les
« vagabonds ou gens sans aveu sont ceux qui n’ont ni domicile certain,
ni moyen de subsistance, et qui n’exercent habituellement ni métier, ni
profession ». Le 18 avril 1832, une loi prévoit que les vagabonds mineurs,
du moins ceux qui ont moins de seize ans, pourront être condamnés sauf
s’ils s’engagent dans l’armée de terre ou dans la marine. Sous la monarchie
de juillet, les observateurs sociaux comme Buret et Frégier corroborent les
images négatives et inquiétantes de ces « ouvriers nomades » ou bien de ces
« étrangers à la localité ». Ce sont les indésirables du siècle. Dès l’adoption
du suffrage universel, la question du domicile suscite de vifs débats. Pour
être électeur, précise une loi du 31 mai 1850, il faut avoir un domicile
fixe depuis trois ans. Le législateur, par cette disposition, expulse ainsi du
droit de vote nombre d’électeurs. Par la suite, la « race des dépaysés » et les
« déclassés en rupture de ban » s’imposent dans les discours politiques, dans
les essais et dans la presse. Mais les habitants des villes et des campagnes
n’aperçoivent pas des bandes se déplaçant, ils voient des individus isolés
qui suscitent le plus souvent la méfiance ou la hargne silencieuse. Trois
itinéraires individuels permettent de l’illustrer.
Presque hagarde, échevelée, une robe froissée, un manteau élimé, une
très jeune femme, à la démarche hâtive et hésitante, recherche l’ombre des
arbres et des murs. Elle a perdu son père, mort d’une maladie de poitrine,
probablement de tuberculose. Elle a également perdu sa mère, décédée,
9. Jacques-Guy PETIT, Ces peines obscures. La prison pénale en France (1780-1875), Paris, Fayard, 1990,
p. 156.

137
REJETER

après avoir craché du sang. Avec son jeune frère, elle a quitté l’Est de la
France et est partie vers la capitale, à la recherche d’une situation. En route,
elle a également perdu son frère, mort d’épuisement et de maladie. Elle se
retrouve seule au cours de l’été 1860, en Seine-et-Oise, l’un des plus vastes
départements français. Ses souvenirs semblent « tomber en poussière » et
il ne lui reste plus qu’un sentiment de vide, celui que procure « des yeux
en moins », ceux de ses proches qu’elle ne reverra plus jamais. Parvenue
aux confins de la Beauce, malgré son visage avenant, elle ne suscite guère la
compassion, elle ne parvient pas à se louer, ou juste pour quelques journées.
C’est une étrangère aux « pays » qu’elle traverse. Elle vole un mouchoir,
derrière une haie, puis de quoi manger, puis encore de quoi se nourrir.
Si elle n’a pas mendié et si elle n’a pas tarifé ses charmes, elle est regardée
comme une vagabonde ne pouvant justifier d’un domicile. Sans famille
désormais, elle est seule. Âgée de 19 ans, elle est déjà considérée comme
une récidiviste. N’a-t-elle pas porté atteinte à la propriété plusieurs fois,
comme le dit le Code d’instruction criminelle ? C’est une jeune femme
« inéprouvée » et pourtant elle incarne la figure de l’Autre, de celle qui n’est
pas comme vous et que le malheur a attrapé la rendant encore plus étran-
gère. Sa condition est une menace pour tous ceux qui vivent une existence
précaire. En effet, entre elle et eux, la distance est courte, ne risquent-ils
pas de basculer dans l’indigence la plus hideuse, de perdre le peu qu’ils
possèdent et de lui ressembler ? C’est un oiseau de mauvais augure que l’on
voudrait bien lapider, comme si en la faisant disparaître, c’était une façon
de tenir la misère à distance 10. La pauvreté n’est donc pas perçue comme
un état, mais bien comme un risque qu’il faudrait conjurer 11.
Ailleurs, dans les Deux-Sèvres, en 1890, une silhouette hirsute, barbe
en éventail et cheveux emmêlés suscite d’emblée l’animosité. Il porte un
chapeau informe. Ses pantalons, trop courts, sombres et tachés, laissent
apercevoir des pièces rapportées. Il a des « yeux gris », en mouvement perpé-
tuel. Ses lèvres sont blafardes et son visage, que l’on devine plus qu’on ne
le voit, semble « rusé et rouge », tout en étant « terreux ». C’est un pauvre
chemineux qui parcourt la campagne à la recherche d’un endroit pour
dormir et de quelques pièces d’un sou, mais la rumeur colporte que des
habitants de Niort se sont faits tirer les cartes et voient en lui le porte-parole
du malheur, n’ont-ils pas retourné un as, un huit et un dix de pique annon-
çant une mort prochaine 12 ? Il est donc ramené à une forme vide, entre le
spectre et le parasite, misérable parmi les misérables, mais se nourrissant
de l’existence d’autrui. Ceux qui sont mis dans la confidence voudraient
se débarrasser au plus vite de ce personnage considéré comme repoussant

10. Archives départementales des Yvelines, URA 426.


11. Laurence FONTAINE, L’économie morale. Pauvreté, crédit et confiance dans l’Europe préindustrielle,
Paris, Gallimard, 2008, 437 p.
12. Mémorial des Deux-Sèvres, 4 mai 1890.

138
L’AUTRE, CET « ERRANT »

et maléfique. Ailleurs encore, dans la capitale, en 1910, un petit homme,


au veston noir de suie, arrête poliment les passants pour leur demander
timidement, mais avec « une voix de faubourg », s’ils ont une cheminée à
ramoner. Son nez cassé, sa « tête d’ivrogne » et son air trop malheureux font
hésiter. Il ressemble davantage à un vagabond professionnel ou à un voleur
qui cherche à s’introduire chez vous. Lui aussi est à part. Un misérable
qui a peut-être une « vie de crapule » et que l’on préfère tenir à l’écart 13.
L’absence de renseignements suffit à présumer de sa culpabilité à venir et à
le rendre détestable.
Ces trois trajectoires ne sont pas isolées, des milliers d’hommes et de
femmes ont connu des destins similaires. Ils sont à la fois transparents et
trop présents. Dans nombre de foyers, on les redoute et on les hait. Ceux
qui ne sont pas du « pays », qui n’appartiennent pas au quartier, qui errent
ou vagabondent, représentent une menace potentielle. Le rejet de ces trois
figures vient d’abord de rencontres. Tel habitant les a croisés ou bien en a
entendu parler par un voisin ou un proche. La presse, les procès, la littéra-
ture populaire, voire des gravures 14, peuvent contribuer à les grossir et à les
diffuser mais c’est d’abord dans le cadre des conversations interpersonnelles
qu’elles prennent formes. Vis-à-vis des nomades ou des voyageurs itinérants,
l’hostilité est plus fréquente que l’hospitalité ou l’indifférence. Tout se passe
comme si chacun était revêtu d’une armure transparente, permettant de
se protéger des « êtres en perdition », en les tenant à distance 15. Cette
enveloppe invisible a la consistance d’une carapace donnant à l’Autre un
caractère grossier, exagéré, brut, en dehors des grandes évolutions sociales
et politiques. L’autre est simplement celui qui n’appartient pas à sa « petite
patrie ». Dans le petit canton de Wassigny, situé dans l’ancienne Thiérache,
devenue en partie le département de l’Aisne, le village de Mennevret, peuplé
d’habitants misérables, vivant de la forêt et du tissage, a une « réputation
détestable  ». Avant 1848, pendant le mois d’août, «  ils émigraient par
centaines, hommes, femmes et enfants, pour aller faire la moisson “en
France”, c’est-à-dire dans les environs de Paris 16 ». La perception des itiné-
rants ou des errants est le résultat d’un ensemble d’apprentissages. À une
époque où, en dehors des circuits bien balisés de migrations intérieures,
la mobilité reste rare, « trois lieux semblent une distance considérable ».
L’Autre est bien souvent une sorte d’épouvantail, à la fois un itinérant et
un étranger. Pendant fort longtemps l’étranger, c’est tout simplement le
horsain, celui qui n’habite pas la commune et dont on se méfie. En 1945,
dans le pays de Caux, la situation n’a pas changé pour un jeune curé qui

13. Le Figaro, 27 février 1910.


14. Par exemple le XIXe siècle affectionne les représentations de personnages mi-voleurs, mi-nomades.
15. Edward T. HALL, La dimension cachée, Paris, Éditions du Seuil, 1971, p. 143-158 et du même
auteur, Au-delà de la culture, Paris, Éditions du Seuil, 1979, p. 169.
16. Ernest LAVISSE, Souvenirs, Paris, Calmann-Lévy, 1988 [1912], p. 83.

139
REJETER

vient d’être nommé : « Mais voilà, je ne suis pas cauchois, je n’ai pas vu le
jour sur le plateau, comme ma mère. Je monte de la grande ville que j’ai
quittée ce matin. Je suis un horsain : un étranger 17. » Avec les errants, il ne
s’agit pas d’une haine à distance mais de proximité. La plupart du temps les
habitants ne les connaissent pas mais ils les aperçoivent et échangent parfois
un regard ou une parole. Le rejet et la méfiance n’entraînent pas forcément
des sentiments plus forts, mais ils contribuent à entretenir une disposition
d’esprit. Dans ce face à face se glisse la possibilité de dérapages. La brutalité
de quelques individus repose sans doute sur des blessures psychiques mais
trouve ainsi l’occasion de s’exprimer sur une scène publique, de canaliser ce
sentiment diffus contre une cible que l’on peut haïr. Des rixes, des bouscu-
lades et des passages à tabac en sont les manifestations les plus visibles 18.
Les attitudes peuvent être tout à fait différentes et il ne faudrait pas
ignorer les conduites altruistes. Toutefois les gestes d’hospitalité ne
témoignent pas toujours d’un esprit charitable. Derrière eux se dissi-
mule parfois une grande lâcheté. Dans les villages, les écarts et les fermes,
lorsque des « individus » demandent à passer une nuit, ils indisposent et
ils inquiètent. Dans certaines campagnes, le souvenir des « chauffeurs »,
brigands qui sillonnaient les campagnes et plaçaient leurs victimes dans
l’âtre de la cheminée pour leur faire dire où ils cachaient leur argent,
reste dans les mémoires particulièrement vivant. Aussi lorsqu’une « âme
errante » frappe à la porte, quémande un morceau de pain ou le gîte, le
premier mouvement est bien souvent de refuser, puis on se ravise, non pas
par compassion, mais par crainte d’une vengeance. On prête à l’autre des
sentiments haineux. La rumeur colporte que certains incendies de récoltes,
voire même de maisons habitées, auraient pour origine le refus d’aider un
misérable déguenillé. Plus tard encore, on dira d’eux : « Je ne les aime pas. »
L’expression permet d’affirmer une hostilité radicale sans pour autant dire
qu’on les hait. Le procédé d’euphémisation s’avère particulièrement efficace.
En 1931, les populations craignent encore dans l’Oise les errants assimilés
à des « bandits de grand chemin 19 ». De la sorte, le vagabond s’inscrit dans
un dispositif qui intègre à la fois « la dangerosité » supposée et la réaction
sociale qu’il suscite.
Ces « hommes de trop 20 » n’ont pas échappé aux hommes de lettres et
aux chansonniers. Jules Renard, Jean Richepin, et bien d’autres évoquent les
baladins, les « trimardeux » ou les nouveaux « gueux ». Guy de Maupassant,
dans une nouvelle, restitue l’itinéraire d’un charpentier qui se trouve au
chômage depuis plus de deux mois. Son livret est visé régulièrement, ses
17. Bernard ALEXANDRE, Le Horsain. Vivre et survivre en Pays de Caux, Paris, Plon, coll. «  Terre
humaine », 1988, p. 9-10.
18. Le Matin, Le Petit Journal, Le Journal.
19. Géo LONDON, Les grands procès de l’année 1931, Paris, Éditions de France, 1932, p. 234.
20. Julie DAMON, Des hommes en trop. Essais sur le vagabondage et la mendicité, La Tour-d’Aigues,
Éditions de l’Aube, 1996, 132 p.

140
L’AUTRE, CET « ERRANT »

papiers sont en règle et ses références sont bonnes, mais impossible de


se faire embaucher. Avant de commettre un vol pour manger, lorsque le
charpentier cherchait de l’ouvrage, il est suspect et est emmené par deux
gendarmes à la mairie d’un village pour n’avoir pas d’argent sur lui. Il a les
traits d’un voyageur loqueteux en quête de travail qui ne peut-être qu’un
misérable, un mendiant, un vagabond et un voleur. En effet, arrêté, alors
qu’il n’a encore rien fait, il suscite « une haine allumée dans les yeux et
une envie de lui jeter des pierres, de lui arracher la peau avec les ongles, de
l’écraser sous leurs pieds. On se demandait s’il avait volé et s’il avait tué 21 ».
Tandis que Maurice Hallé donne ses lettres de noblesse à ceux qui
parcourent « la grand’route et les chemins creux ». Gaston Couté, le poète
beauceron qui se fera connaître à Montmartre, restitue les « crève-de-faim »
et les « va-nu-pieds du grand chemin » 22. Mais le plus souvent c’est la
peur des « chemineux » qui domine, d’autant qu’ils sont aussi considérés
comme des prédateurs sexuels, attendant de faire une rencontre pour passer
à l’acte. Une chanson de la fin du XIXe siècle qui adopte le point de vue du
chemineux l’illustre :
« Et quoiqu’ j’soy pas appétissant
Quand qu’on m’voit coumm’ça, en passant,
Dans ma p’plur’ qu’est pus qu’eun’ guenille,
Ej’men fous… à d’main coumme à d’main,
Et gare aux fill’s, le long du ch’min…
Faura que j’mang’ pisque j’ai faim ;
J’veux eun’ fille 23 ! »
Régulièrement, les régimes successifs ont voulu dénombrer, réduire,
voire éradiquer le vagabondage et limiter la circulation des plus miséreux.
En 1845, par exemple, un préfet décide de mettre un terme soudain, à
partir du 1er mai à la « déambulation chronique 24 ». Toutefois, du côté des
autorités, il s’agissait sans doute non pas de contenir la mobilité et de fixer
des populations mais d’enregistrer des groupes potentiellement dangereux :
les chemineaux, les traîneux, et autres catégories devenues aujourd’hui les
marginaux 25. La marginalité sociale, même si l’expression n’existe pas
encore, fait peur. Elle apparaît hideuse et repoussante. Elle est redécou-
verte régulièrement par les romanciers et les enquêteurs sociaux à la lisière
des villes, dans les faubourgs ou les banlieues, dans les caves, les garnis, les
passages, les milieux malfamés, échappant au contrôle des autorités, dans
21. Guy DE MAUPASSANT, « Le vagabond », Le Horla, Paris, Albin Michel, [1887], p. 221-240.
22. Gaston COUTÉ, La chanson d’un gâs qu’a mal tourné, Saint-Denis, Le vent du ch’min, 1976-1980
[1928], 5 vol.
23. Gaston COUTÉ, « La chanson de printemps du chemineux », La chanson d’un gâs qu’a mal tourné,
Œuvres complètes, premier volume, Saint-Denis, Le vent du ch’min, 1976, p. 63.
24. Archives départementales des Yvelines, URA 15. Voir aussi pour 1855 et 1865, AN BB/30/384.
25. Les marginaux et les autres, présenté par Maurice Agulhon, Mentalités. Histoire des cultures et des sociétés,
no 4, 1990, 164 p.

141
REJETER

leur double dimension sociale et spatiale. Toutefois, l’univers de la marge est


celui de l’errance, des déplacements intermittents, des existences nomades
opposées pendant très longtemps au monde fixe, rassurant et familier des
sédentaires.
Dans les représentations collectives qui conditionnent les conduites
à adopter, les errants, sont donc perçus comme des vagabonds prêts à
commettre toutes sortes de méfaits. Leur état les prédispose à devenir des
malfaiteurs et à s’engager dans la voie du crime. La « détestation » à leur
égard vient le plus souvent de gestes minuscules : jardin potager en partie
saccagé, disparition d’une chemise séchant sur une corde, poule enlevée de
main d’homme, carreaux cassés, excréments laissés sur le pas de la porte,
actes divers commis par des maraudeurs. Mais quand un crime surgit et
qu’il est médiatisé, il bénéficie d’un impact considérable. Il semble donner
raison aux sentiments hostiles. En 1868, le rapporteur du Compte général
de l’Administration de la justice criminelle s’inquiète du nombre de délits
associés à l’errance : la rupture de ban, la maraude et le vagabondage ont
augmenté de près de 20 %. En 1871, des notables sont saisis d’effroi, les
vagabonds aperçus ne sont-ils pas ces communards honnis qui viennent
chercher refuge et se préparent à commettre toutes sortes d’exactions ? La
même année, dans le bocage du Perche-Gouët, deux femmes sont assassi-
nées, deux ans plus tard une autre femme et un enfant trouvent une mort
violente dans le département d’Eure-et-Loir. Les soupçons se portent sur
les vagabonds entraperçus qui sont soupçonnés et inquiétés. Les témoi-
gnages recueillis signalent des rôdeurs. Une simple remarque suffit à les
envoyer en prison 26. La justice semblait avoir trouvé des coupables idéals.
Du côté des publications savantes, la Revue pénitentiaire et de droit pénal
s’intéresse, à plusieurs reprises, au vagabondage dans les campagnes, notam-
ment en 1895, 1896 et 1898. Dans le sillage de ces travaux, Émile Fourquet
consacre, lui, en 1908, une étude entière aux vagabonds criminels 27.
L’aversion pour le vagabond isolé menaçant des enfants se trouve ainsi
justifiée. Une caution savante est donnée aux préjugés. Vacher l’éventreur
en 1896 ou Soleihand en 1907, sont les auteurs d’épouvantables crimes
sexuels. Ce sont véritablement pour les experts psychiatres et l’opinion
publique des « êtres sataniques » ou des individus déclarés responsables mais
guidés par « un impérieux appétit de la jouissance », que l’on repousse de
toute son âme. L’amalgame avec l’ensemble des vagabonds des campagnes
est fait 28. Tous les vagabonds ne sont-ils pas en puissance des « anarchistes
de Dieu  » ? auteurs de crimes abominables, faisant subir toutes sortes
26. Jean-Claude FARCY, Meurtre au Bocage. L’affaire Poirier (1871-1874), Chartres, Société archéolo-
gique d’Eure-et-Loir, 2013, p. 146-159.
27. Émile FOURQUET, Les vagabonds. Les vagabonds criminels. Le Problème du vagabondage, Paris,
Marchal et Billard, 1908.
28. A. BEPARD, alors député de l’Ain, signe une contribution intitulée « Le vagabondage en France »,
Alexandre LACASSAGNE, Vacher l’éventreur et les crimes sadiques, Lyon, 1899, p. 152-166.

142
L’AUTRE, CET « ERRANT »

d’horreurs à leur victime ? Vacher est à l’origine de la définition du crime


sadique. Soleihand met un coup d’arrêt à la campagne des abolitionnistes.
Tous les deux sont des monstres sociaux. Dans ce contexte, les autorités,
avec la caution de médecins et de juristes, ont pu procéder plus aisément
à une sorte de grand enfermement des vagabonds entre 1880 et 1910.
Les effets d’annonce – des chiffres fantastiques sont parfois lancés dans la
presse – et les arrestations se multiplient, donnant ainsi une visibilité aux
fauteurs potentiels de troubles. La presse à grand tirage, mais aussi une
livraison de la revue Le Droit du 5 octobre 1899 soulignent son ampleur,
entre 400 000 et un million de « déracinés » ou d’errants. Certains sont des
« soldats du désespoir », des « réfractaires », des « êtres dégradés » descendus
au dernier degré de l’abjection et prêt à commettre toutes sortes d’infrac-
tions avec leurs « souliers qui baillent », leurs vêtements « luisant de crasse
et d’usure ». À plusieurs reprises des arrestations massives ont lieu 29. En
1907, il s’agit d’une véritable rafle.
Après la Grande Guerre, les crimes commis contre les enfants dont les
vagabonds sont tenus responsables sont plus discrets dans les colonnes de
la presse populaire. Toutefois, en 1930, le « martyre de la petite Nicole
Marescot » fait l’objet d’un traitement journalistique important. Le procès
s’ouvre en 1930 dans l’enceinte de la cour d’assises de la Haute-Marne et
suscite une émotion considérable. À Chaumont, un public impressionnant
s’est déplacé pour voir juger celui qui « désœuvré, traînant la savate, à l’affût
d’une aubaine » est l’auteur d’un crime innommable. L’accusé déjà connu
n’a-t-il pas des « yeux sournois » qui laissent filtrer des « éclairs furtifs » ?
N’aperçoit-on pas sur ses lèvres un « irritant sourire de supériorité » ? Les
soixante-quatorze témoins entendus, dont des fillettes et des médecins
légistes, les débats qui voisinent avec le huis clos, la foule à l’extérieur du
palais qui reste calme mais dont la présence donne une atmosphère singu-
lière aux débats contribuent à rendre de plus en plus haïssable le jeune
homme qui ne ressemble pas à un monstre. Et pourtant, arrêté le lendemain
de la disparition de la fillette « plusieurs témoins l’ont vu emmener l’enfant ;
l’un d’eux l’a aperçu vers quatre heures de l’après-midi, la conduisant dans
le vallon boisé de la Suze. Ensuite, il ne fut plus revu qu’à cinq heures et
demie, mais seul, de l’autre côté de la vallée 30 ». À lui seul, il représente tous
les « sans domicile certain ». À travers lui l’inquiétude diffuse peut se fixer
sur une figure haïssable et condamner les itinérants. Le procès n’apporte
pas la satisfaction souhaitée car malgré le verdict une partie de l’opinion
voudrait davantage, elle rêve de supplices interminables qui feraient expier
dans la douleur le coupable. Pour elle, la sanction sera toujours trop douce

29. Jean-François WAGNIART, Le vagabond à la fin du XIXe siècle, Paris, Belin, coll. « Socio-Histoires »,
1999, p. 115-142 et André GUESLIN, D’ailleurs et de nulle part. Mendiants, vagabonds, clochards,
SDF en France depuis le Moyen-Âge, Paris, Fayard, coll. « Histoire », 2013, 520 p.
30. Géo LONDON, Les grands procès de l’année 1930, Paris, Éditions de France, 1931, p. 221-257.

143
REJETER

et quelques-uns rêve de se venger sur les prochains itinérants qui payeront


pour ce crime et pour tous les autres à venir.
Rares sont les vagabonds à se retrouver dans le box des accusés. Ils
fréquentent plutôt le banc de la correctionnelle ou celui du tribunal
de simple police, mais peu importe. Les opinions publiques voient en
lui depuis le début du XIXe siècle un être imprévisible, perpétuellement
engourdi, incapable de la moindre initiative, mais susceptible de provoquer
le désespoir des familles. Si les discours médicaux de la Belle Époque en
font des malades du cerveau, atteints d’automatisme ambulatoire, ou des
vagabonds impulsifs 31, ils restent des individus répugnants. Ils font peur
et sont haïs à cause de cela. Dans l’Ouest, et en particulier en Bretagne,
les voyageurs observent depuis longtemps une cohue de mendiants et de
vagabonds. Un visiteur alsacien, sur la route de Morlaix ne voit qu’une
« foule de malingreux couverts de guenilles 32 ». Les témoignages semblables
et le simple spectacle de la grande pauvreté qui se lit dans les physionomies
et les vêtements suffisent à provoquer un mouvement de rejet. Ceux qui
font cette expérience n’éprouvent ni émerveillement ni admiration, mais
une sorte de malaise. L’autre, par sa simple présence, devient détestable.

Les cibles de la haine

La dimension politique du vagabond se retrouve plutôt chez les jeunes


hommes qui refusent la discipline du « bagne industriel » ou qui ne veulent
pas travailler. La IIIe République, montre une forme de conflit qui consiste à
« protester avec ses pieds ». Dans certaines professions, notamment l’impri-
merie parisienne, le phénomène qui concerne un personnel jeune et qualifié
a pris de l’ampleur. À la fin du XIXe siècle, le philosophe Alfred Fouillée,
auteur d’un livre sur la Psychologie du peuple français, s’attache, dans une
enquête postérieure, à restituer l’itinéraire d’un jeune ouvrier compositeur
qui travaille dans une grande imprimerie parisienne. Il y reste huit jours,
demande son « bordereau » pour prendre part « à une fête quelconque ».
Comme il loge en garni, il déménage aussitôt, puis au bout de quelques
jours, il vient à nouveau proposer ses services dans une autre imprimerie qui
a vraiment besoin de ses compétences et souhaiterait se l’attacher. Mais le
jeune ouvrier cherche avant tout « sa liberté 33 » et dans l’immédiat n’envi-
sage pas une autre existence. Cette mobilité permanente ou saisonnière,
cette rotation des effectifs se retrouve aussi dans d’autres secteurs d’activité.
31. Henri-Barthélémy G ÉHIN , Automatisme ambulatoire, thèse de médecine, Bordeaux,
A. de Lanefranque, 1892, 106 p. Voir aussi Jean-Claude BEAUNE, Le vagabond et la machine. Essai
sur l’automatisme ambulatoire, médecine, technique et société (1880-1910), Paris, Champ Vallon,
1983, 397 p.
32. Cité par Guy HAUDEBOURG, Mendiants et vagabonds en Bretagne au XIXe siècle, Rennes, PUR,
1998, p. 61.
33. Henri JOLY, La France criminelle, Paris, Librairie Léopold Cerf, 1889, p. 312-313.

144
L’AUTRE, CET « ERRANT »

Si le cas des ouvriers paysans, notamment des mineurs-paysans est connu 34,
il existe encore de nombreuses autres situations. Patrick Fridenson donne
l’exemple d’une usine de produits en caoutchouc dans le Loiret : à partir
de 1922 «  55  % des ouvriers s’en vont au cours de la première année
suivant leur embauche, 67 % avant deux ans et 80 % avant cinq ans ».
De la sorte, quelle que soit la manière de lire les chiffres obtenus, il s’avère
bien qu’à l’usine de Chalette « l’instabilité des ouvriers étrangers est plus
grande encore que celle des Français 35 ». Ce groupe, composite et variable,
se confond souvent avec les « trimardeurs » et les « baladins ». Un peu
partout, ils sont l’objet d’une admiration secrète ou d’un rejet haineux car
ils refusent de partager les valeurs dominantes. Ils ont adopté un mode
de vie qui est l’opposé de celui de la majorité. On les retrouve dans les
chansons, dans les vignettes de la presse satirique, dans les colonnes de la
presse populaire, mais aussi bien sûr dans les livraisons de revues savantes.
Parmi les premiers, on trouve ceux qui ne veulent pas travailler et adoptent
l’attitude du lézard : « Ej’ j’suis libe, ej’nage / Au dehors, / Ej’ vas sous les
aspins, aux buttes, / Là j’allonge’ mes flûtes / Et j’m’endors 36. » Les oisifs, les
paresseux, les vicieux qui ne travaillent pas sont mis à l’index.
Le trimardeur incarne la posture du refus. Quand il est jeune, il fait
« horreur » 37 et le vagabondage juvénile, celui des filles comme celui des
garçons, occupe une place de plus en plus grande dans le discours public et
les politiques pénales 38. En 1851, Édouard Ducpétiaux est sans le doute le
premier à s’intéresser au vagabondage des enfants dans six pays européens.
Par la suite, Gabriel d’Haussonville s’intéresse à la crise de l’apprentissage
industriel (1878) et au vagabondage des garçons, tandis qu’en 1899, Jean
Hélie est le premier à soutenir une thèse sur le vagabondage des enfants 39. Il
faut les enfermer et les rééduquer, dans des colonies pénitentiaires que l’on
qualifiera de bagnes pour enfants dans les campagnes de presse de l’entre-
deux-guerres. La loi du 24 mars 1921 traite du vagabondage des mineurs et
donne lieu à une abondante production discursive de la part de juristes et

34. Rolande TREMPÉ, Les mineurs de Carmaux, 1848-1914, Paris, Éditions ouvrières, 1971, t. I, 503 p.
et t. II, 1 002 p.
35. Patrick FRIDENSON, «  Le conflit social  », André BURGUIÈRE et Jacques REVEL (dir.), Histoire
de France, volume dirigé par Jacques JULLIARD, L’État et les conflits, Paris, Éditions du Seuil, 1990,
p. 372-373.
36. Aristide BRUANT, « Lézard », Dans la rue : chansons et monologues, dessins de Steinlen, Paris, Aristide
Bruant, p. 201
37. Michelle PERROT, « La fin des vagabonds », L’Histoire, no 3, juillet-août 1978, repris dans Les ombres
de l’histoire, Paris, Flammarion, 2001, p. 332.
38. Pour une mise en perspective, voir notamment Jean-Jacques YVOREL, « Vagabondage des mineurs
et politique pénale en France de la Restauration à la République des Ducs », Jean-Claude CARON,
Annie STORA-LAMARRE et Jean-Jacques YVOREL (dir.), Les âmes mal nées. Jeunesse et délinquance
urbaine en France et en Europe, XIXe-XXIe siècles, Besançon, Presses universitaire de Franche-Comté,
2008, p. 63-83.
39. Jean HÉLIE, Le vagabondage des mineurs, thèse de doctorat, Droit, Paris, Soudée et Colin, 1899,
352 p.

145
REJETER

de médecins 40. Dissertations théoriques et pratiques, commentaires, contri-


butions, analyses, thèses, se succèdent. Elles abordent la prostitution des
jeunes vagabonds, la question du travail de la clinique de neuropsychiatrie
et portent un intérêt particulier à l’enfance coupable. Le jeune vagabond
cristallise désormais l’attention. Quelques-uns voudraient rendre un jeune
homme et un citoyen à la société en prenant des mesures appropriées,
d’autres voudraient les soigner, quelques-uns pensent que rien n’est possible
et qu’ils n’ont que le sort qu’ils méritent en suscitant l’hostilité et des senti-
ments de vengeance. La presse spécialisée et la caricature se mettent à l’unis-
son et construisent, en deçà des statistiques disponibles, des personnages
souffreteux, désarmant de cynisme et particulièrement haïssables, car ils
sont capables de tuer et de supplicier des inconnus. Un dessinateur montre
ainsi, en 1912, dans le journal Le Rire, deux gamins, l’un est dressé sur
une borne kilométrique, un long couteau effilé dans une main, attendant
en compagnie d’un camarade, le prochain passant pour le « seriner » et
s’emparer de son argent.
Quant au vagabond adulte, il perd progressivement de son importance.
Si Fernand Chanteau en fait en 1899 une « plaie sociale », Armand Pagnier
en 1906 un « déchet social 41 », Fernand Dubief en 1911 un « problème
social 42  », il est, globalement, sauf exception notoire et effrayante, de
moins en moins perçu comme animé par un esprit de violence et d’aven-
ture. Dans cette abondante littérature, il devient après la Première Guerre
mondiale le « clochard 43 ». En 1929, la première édition du Larousse du
XXe siècle en six volumes, sous la direction de Paul Augé, le définit rapide-
ment. Le clochard a droit à deux lignes. Présenté comme « celui qui va
clochant, clopin-clopant », il est bien « celui qui erre sans feu ni lieu » 44.
Le clochard, c’est aussi un personnage de la littérature prolétarienne qui au
port de charbon de la Villette côtoie les débardeurs et les poissonnières 45.
Le clochard, c’est encore le « mangeux d’pain » : « Hé ben, voui, c’est moué,
l’Saint-Feignant / Qu’ia jamais ren foutu d’sa vie, / Et qui ; j’vous l’jure, a pas
envie / D’commencer d’travailler maint’nant. / Qu’j’aill’, par la grand’route
ou les rottes / J’mange et j’marche, sans méchigner ; / Dam’, moué, j’suis
l’mangeux d’pain gangné / Par les autres 46. » Le personnage du clochard
n’inspire ni la pitié ni la peur. Il est détesté pour une autre raison, car il ne
40. Voir par exemple, Albert DUSSENTY, Le vagabondage des mineurs, thèse de doctorat, Droit, Toulouse,
Impr. Régionale, 1938, 160 p.
41. Alexandre PAGNIER, Du vagabondage et des vagabonds, étude psychologique, sociologique et médico-
légale, thèse de médecine, Lyon, A. Storck, 1906, 227 p.
42. Fernand DUBIEF, La question du vagabondage, Paris, Fasquelles, 1911, 338 p.
43. La thèse d’Alexandre VEXIARD, Introduction à la sociologie du vagabondage, est plus tardive, Paris,
M. Rivière, 1956, 247 p.
44. Pierre LAROUSSE, Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, t. 2, Paris, Larousse, 1865, p. 307.
45. Tristan RÉMY, Sainte-Marie-des-Flots, Paris, Valois, 1932, 271 p.
46. Maurice HALLÉ, «  L’mangeux d’pain Gangné  », Par la grand’route et les chemins creux, Paris-
Montmartre, Éditions de la Vache enragée, 1921, p. 71.

146
L’AUTRE, CET « ERRANT »

s’échine pas à travailler. Il ressemble aux embusqués de la Première Guerre


mondiale, restés à l’arrière du front et profitant des avantages que l’exis-
tence peut procurer. Il semble se moquer de tous ceux qui sont astreints à
gagner leur vie, qu’ils soient ouvriers d’usine, employés, crieurs de journaux,
domestiques de ferme. Mais lorsqu’il se retrouve dans le « box des captifs »,
il est plus proche du vieux mendiant qui semble hésiter entre la prison et
l’asile de nuit que du jeune révolté qui ne vit qu’en se cachant, préférant
mener une existence libre et erratique. Jugés par groupe, placé « en chapelet,
en brochette » parmi d’autres justiciables, on le reconnaît presque aussitôt :
« un vagabond barbu qui fait penser à Tolstoï et à Gorki 47 ».

Migrants et immigrants
À la fin des années 1880, on assiste à un changement important. La
question de l’immigration surgit sur la scène nationale comme l’ont montré
Gérard Noiriel puis Vincent Viet 48. La figure de l’étranger n’était pas
absente du débat, elle a même occupé une place non négligeable dans les
débats de la Révolution française, mais le migrant étranger prend désormais
une place singulière. Les perceptions des hommes et des femmes du passé
sont parfois éloignées des résultats auxquelles parviennent les recherches les
plus récentes. En effet, ces dernières constatent des phénomènes d’hybrida-
tion, une présence féminine importante à partir du XIXe siècle, des dépla-
cements d’étudiants et de commerçants, donc une immigration variée et
complexe. Mais dans l’ensemble, les perceptions sont différentes, du moins
telles qu’elles apparaissent dans les conversations, les confidences recueil-
lies, les témoignages, la littérature et la presse. En effet, l’ébranlement des
campagnes, les débuts de l’industrialisation, l’accélération de l’urbanisa-
tion imposent sur la scène nationale la figure du migrant qui relève bien
de la construction d’un imaginaire social. Il est à la fois un « type » et
une réalité historique. Des observateurs le présentent volontiers le visage
ravagé, sillonné de rides profondes, tant l’étude d’un individu passe par la
description d’un homme marqué, en désaccord avec le monde ambiant.
Aussi ouvriers belges et italiens sollicités lorsque l’agriculture commence à
manquer bras ne sont pas l’objet d’une hostilité particulière, ils sont fondus
dans la catégorie des ouvriers migrants en quête de travail. Au mitan du
XIXe siècle, un marchand de vin établi dans les grandes plaines de l’Île-de-
France, déclare : « Je vis entrer dans mon cabaret onze individus que je
connaissais de vue seulement comme ayant l’habitude de les voir chaque
année 49. » Il s’agit d’ouvriers belges en quête d’ouvrage pendant l’été et qui

47. Léon WERTH, « Correctionnelle », Cour d’assises, Paris, Éditions Rieder, 1932, p. 15.
48. Gérard NOIRIEL, Immigration en France, antisémitisme et racisme en France (XIXe-XXe siècle). Discours
publics, humiliations privées, Paris, Fayard, 2007, 717 p.
49. Archives départementales des Yvelines, 16 M 40 et 3 U 0473.

147
REJETER

reviennent régulièrement. Si le recensement de 1851 comptabilise un peu


plus de 380 000 personnes nées à l’extérieur des frontières, elles ne sont pas
en soi l’objet d’un ostracisme particulier.
L’étranger, c’est avant tout celui qui n’est pas du village ou du quartier,
peu importe d’où il vient. À partir du Second Empire, au temps de la
prospérité retrouvée, les fermiers ont recours plus fréquemment à une
main-d’œuvre étrangère à qui l’on reproche de ne pas maîtriser la langue
ou de s’exprimer de manière singulière. Par exemple, dans l’arrondisse-
ment de Mantes, les Belges et les Bretons sont employés aux travaux de
la moisson, quelques Suisses trouvent de l’embauche comme vachers, les
bineurs viennent du Nord, du Pas-de-Calais, de la Sarthe ou encore de
la Mayenne 50, mais ce sont aussi les plus organisés. En août 1854, vingt-
six ouvriers belges embauchés dans le canton de Boissy-Saint-léger refusent
« d’exécuter les travaux » et demandent une augmentation de salaire ; ailleurs
d’autres refusent de « couper les grains ». Une telle attitude provoque ici
ou là, de la part de gros fermiers, des mouvements d’humeur portés par
un sentiment haineux à leurs égards. Pris par l’urgence, ils ne peuvent faire
autrement que de les écouter alors qu’ils ne songent qu’à faire intervenir la
gendarmerie. Un fermier important et respectable se laisse aller, il voudrait
conduire les « cochons baladeurs » à l’abattoir 51.
Abel Châtelain avait donné un schéma simplifié des déplacements de
population résumant ainsi des années d’enquête : « Avant le milieu du
XIXe siècle : les migrations saisonnières freinent l’exode. Milieu du XIXe siècle-
milieu du XXe siècle : les migrations ne peuvent rien contre l’exode 52. »
Tandis que les villages se dépeuplent, les migrants côtoient les immigrants.
Dans le même temps, les enquêtes enregistrent les langues et les patois. Les
résultats étonnent et inquiètent. Près de 25 % de la population ne parle-
raient pas français, on y entendrait des « langues à foison ». Et puis, par
glissement progressif on en vient à dire que les migrants de toutes régions
et de toutes nationalités sont davantage délinquants que les sédentaires.
En 1886, tandis que le recensement indique que l’immigration étrangère
a triplé, Yvernès le responsable du Compte général de l’administration de la
justice criminelle donne des statistiques par nationalité. La réception s’avère
discrète, l’étude ne suscite guère de réaction et le tableau donné n’est pas
l’objet de critiques, de la part des spécialistes, sur la méthode et les catégo-
ries retenues. Selon lui, « parmi les étrangers immigrés, la criminalité est
quatre fois plus forte que chez nos nationaux 53 ». En 1888, des chiffres sont
50. Henri BAUDRILLART, La Population de la France, Paris, Guillaumin et Cie, 1888, p. 575.
51. Ronald HUBSCHER et Jean-Claude FARCY (dir.), La Moisson des Autres, Paris, Créaphis, coll.
« Rencontres à Royaumont », 1996, p. 238.
52. Abel CHÂTELAIN, Les migrants temporaires en France de 1800 à 1914. Histoire économique et sociale
des migrants temporaires des campagnes française au XIXe siècle et au début du XXe siècle, Lyon, PUL,
p. 1105.
53. Bulletin de l’Institut international de statistique, Rome, 1888, p. 77.

148
L’AUTRE, CET « ERRANT »

lancés, on trouverait plus de criminels chez les Espagnols, dans la propor-


tion de vingt-trois pour mille, puis viennent les Suisses, les Italiens et enfin
les Belges. Ils ne sont pas bien sûr des vagabonds, même s’ils fournissent
aussi un contingent à l’errance, mais désormais le regard porté sur l’étranger
change en profondeur 54. Ils sont à leur tour l’objet d’une sourde hostilité,
presque à bas bruit et inaperçu. Ils suscitent les mêmes sentiments que les
vagabonds et provoquent, une sorte de « prévention populaire ».

Le « massacre lâche » des étrangers

Pour Henri Joly, qui intitule une de ses études « Les étrangers chez
nous », nul doute que le portrait type correspond à celui d’un ouvrier vénal,
peu sympathique par nature et qui provoque des inimitiés et des jalousies :
« ils vont d’un chantier de travail dans un autre, d’un atelier dans un autre,
uniquement guidés par la préoccupation toute individuelle de gagner de
l’argent ou d’échapper à des reproches qui les inquiètent. Au lieu d’avoir
deux centres de ralliement, ils n’en ont plus du tout. Ils ont quitté l’ancienne
patrie, et ils n’aiment pas encore la nouvelle où leur accroissement prodi-
gieux et les conditions de travail qu’ils acceptent, soulèvent depuis quelque
temps contre eux les défiances et même les haines 55. »
Une présence massive, l’acceptation de salaires plus bas, de journées plus
longues, de travaux plus pénibles, tout cela en ferait ainsi des personnages
peu recommandables. Sans le dire la haine change de registre, elle n’est
plus celle d’un ensemble de population confrontée à la mobilité, mais celle
des travailleurs entrés en concurrence sur le marché du travail. À partir des
années 1880 la xénophobie connaît un important mouvement d’intensi-
fication. Les ouvriers étrangers représentent le tiers de la classe ouvrière,
mais désormais les liens, parfois fraternels, peuvent aussi se tendre et laisser
la place à une sourde hostilité, voire à une « haine ordinaire » comme à
Ravières, dans l’Yonne, en 1880 entre ouvriers français et italiens 56.
La xénophobie, composante du mouvement ouvrier prend des « formes
graves », c’est-à-dire que sur les lieux de travail des violences hostiles mobili-
sant des groupes importants contre des travailleurs étrangers souvent sans
grande qualification 57. Le massacre d’Aigues-Mortes, en 1893, symbolise la
tendance lourde qui se manifeste. Sans doute, pour la restituer, importe-t-il
de reprendre les comptes-rendus du procès qui ont largement contribué à
54. Voir, pour le tournant « 1900 », Gérard NOIRIEL, Gens d’ici venus d’ailleurs : la France de l’immigra-
tion, 1900 à nos jours, Paris, Éditions du Chêne, 2004, 294 p.
55. Henri JOLY, « Les étrangers chez nous », La France criminelle, Paris, Librairie Léopold Cerf, 1889,
p. 63-64.
56. Laurent DORNEL, « Chronique de la haine ordinaire. Une rixe entre ouvriers français et ouvriers
italien, à Ravières (Yonne), en 1880 », Diasporas, no 10, 2007, p. 105-111.
57. Voir Laurent DORNEL, La France hostile. Socio-histoire de la xénophobie (1870-1914), Paris, Hachette
Littérature, 2004.

149
REJETER

les populariser auprès de l’opinion publique formée par les lecteurs 58. La
Compagnie des Salins du Midi employait environ 1 200 ouvriers pour battre
et transporter le sel. Elle exploitait deux salins à environ cinq kilomètres
d’Aigues-Morte, la Fangouse et la Gourjouse, éloignée d’un kilomètre.
Les ouvriers étaient soit des journaliers, payés donc à la journée, soit du
personnel recruté par un chef de chantier qui recevait de la compagnie une
somme forfaitaire qu’elle partageait ensuite entre les hommes d’une même
« bricole », c’est-à-dire d’un même chantier. Les rémunérations étaient
élevées et l’on parle de « haute paye ». Albert Bataille précise en 1893, pour
ce travail particulièrement pénible et qui ne dure que quelques semaines,
qu’« on embauche une foule de journaliers sans emploi, venus de tous
les coins de la régions, qu’on appelle dans le pays des trimardeurs. C’est
une population peu recommandable 59 ». Le 15 août, reproches, irritations,
récriminations prennent une vive tournure au sein d’une « bricole », et
opposent ouvriers français et italiens au sujet de la part effective de chacun
à un travail dont « le produit doit être réparti par tête ». Le ramassage de
sel était considéré comme plus facile que le transport de sel. Il fallait en
effet charger des brouettes de 100 kg sur une longue distance, mais les
ouvriers français se voyaient reprocher de charger moins lourdement les
brouettes tout en gagnant la même somme, car le « partage des bénéfices »
était le même pour tous. Toutefois, lors du procès d’autres « causes » seront
évoquées. Un ouvrier italien relate que « l’échauffourée » a commencé parce
que « deux de ses compatriotes » auraient lavé du linge dans un tonneau
d’eau potable. Un autre vient confier que c’est parce que l’un aurait été
« heurté méchamment avec une brouette ».
Pendant la sieste, des ouvriers italiens se retrouvent, discutent et
décident de « tomber » sur les Français. Conduits par Giovani Giordino,
armés de pelles et de couteaux, ils poursuivent une vingtaine d’ouvriers
français jusqu’à Aigues-Mortes. Cinq ou sept d’entre eux, blessés à coups de
bâton ou de pierre, sont les témoins vivants de l’algarade. Dans la ville, le
bruit qui coure circule dans les quartiers et les cafés et le soir « des clameurs
de vengeance s’élevèrent de toutes parts ». À leur tour, les ouvriers italiens,
présents dans la cité sont « pourchassés », les gendarmes et les douaniers
assurent leur protection et tentent de contenir « l’exaspération de la foule ».
Le lendemain, le 17, le préfet du Gard donne des gages pour rétablir le
calme. Dans la ville, place Saint-Louis, trente-cinq Italiens, relate le juge
de paix, étaient enfermés depuis la veille dans une boulangerie. Le jour
venu, « à l’arrivée du préfet, nous parvînmes enfin à [les] faire sortir et à les
conduire douze par douze dans de grands omnibus à la gare ». Toutefois,

58. Le très beau livre de Gérard NOIRIEL, Le massacre des Italiens : Aigues-Mortes, 17 août 1893, Paris,
Fayard, 2009, 294 p., n’utilise pas cette source, permettant à l’analyse ci-dessous de proposer un
angle inédit.
59. Albert BATAILLE, Causes criminelles et mondaines de l’année 1893, Paris, E. Dentu, 1894, p. 452-453.

150
L’AUTRE, CET « ERRANT »

tandis que la gendarmerie conduit quatre-vingt ouvriers italiens de la


Fangouse vers la gare « une bande de trois cents individus, armés de pelles,
de bâtons, de branches d’arbres » arrivent à mi chemin et les encercle. Les
gendarmes les font entrer dans une maison aussitôt assiégée. La foule brise
les fenêtres « à coups de pavés », puis démolit littéralement le toit en faisant
tomber « une grêle de pierres et de tuiles ». Après une accalmie, le capitaine
obtient une sorte de paix provisoire, reprend la route mais parvenu presque
sous les remparts de la cité, une « nouvelle bande » qui s’était formée dans
la ville, également armée, de fusils, de fourches, de pelles, précédée d’un
drapeau rouge et d’un tambour, se rue à leur rencontre.
La troupe prise des deux côtés est assaillie, débordée, emportée et « ce
fut un véritable massacre ! À chaque pas de nouveaux blessés tombaient
ensanglantés ». Le préfet, les gendarmes et les Italiens trouvent refuge dans
la tour de Constance, puis tandis que des renforts arrivent, une batterie
d’artillerie et 250 hommes d’infanterie, les ouvriers italiens valides sont
mis dans un train à destination de Marseille. Sur le terrain, la comptabi-
lité macabre peut commencer : huit morts et vingt blessés. Mais lors de
l’instruction comme lors du procès, il était impossible de poursuivre et de
juger toute la foule 60. Les prises de position dans l’espace public ne sont
pas unanimes. Dans un cas, il s’agit d’une « collision sanglante », dans un
autre d’une « bagarre », dans un troisième d’une « chasse à l’homme », dans
un quatrième d’« une épouvantable rixe », dans un cinquième d’« effroy-
ables représailles  ». Au-delà des appréciations et des récits, un élément
transparaît : il s’agit bien d’une sorte de défoulement collectif guidé par
la haine. Allumée par un prétexte dérisoire, cette dernière connaît une
véritable « flambée ». Et pendant deux jours les esprits sont « embrasés ».
Les récits de la mise à mort sont terribles. Le juge de paix décrit de manière
minimaliste la scène : « les gendarmes faisant aux Italiens restés debout un
rempart de leur corps », mais « un Italien fut assommé, il est mort quinze
jours plus tard de tétanos. D’autres furent tués à coups de fusil ou noyés ».
Un témoin, étudiant, loue l’action des gendarmes tout en se demandant
ce qu’ils pouvaient faire contre le nombre ? et d’ajouter : « J’ai vu plusieurs
Italiens tombés ensanglantés, frappés de coups de feu à la tête. Il y avait
parmi ces assassins, un grand individu porteur d’une chemise rouge et coiffé
d’un chapeau à larges bords. Celui-ci était un étranger à Aigues-Mortes ;
personne ne le connaissait. Après avoir tiré, il a disparu dans la foule 61. »
Dans un autre récit des événements sanglants, une nouvelle figure s’impose,
celle d’un sinistre personnage ; débraillé, le pantalon tombant en loques, se
faisant appeler Kroumir, armé d’un énorme gourdin : « C’était un manche
de pelle gros comme le poignet, une arme terrible ! Les deux Italiens que le
60. Scipio SIGHELE, La foule criminelle : essai de psychologie collective, Paris, F. Alcan, 1901 (2 e éd.),
p. 230.
61. Albert BATAILLE, Causes criminelles et mondaines de l’année 1893, op. cit., p. 462

151
REJETER

Kroumir a ainsi assommés râlaient déjà, le sang leur sortait par le nez et les
oreilles. Pour moi, le Kroumir n’avait qu’une pensée : les achever ! »

La haine horizontale

Le portrait des accusés au nombre de dix-sept, seize Français et un


Italien, jugés par la cour d’assises de la Charente, dessine un monde inter-
lope, inquiétant et particulièrement haïssable. Pour la plupart, ce sont « des
individus de mauvaise mine, débraillées, avec des chemises de couleur et
des vestons de velours à côtes ». Quelques-uns avaient déjà été condam-
nés ; douze n’avaient pas de domicile fixe. À de multiples reprises, il est
affirmé que ceux qui se retrouvent dans le box des accusés sont des gens
sans aveu, un repris de justice condamné pour outrage public à la pudeur,
mendicité et vagabondage, on trouve aussi « un gamin de Paris », c’est-à-
dire un adolescent « à la figure éveillée et mutine » qui la nuit excitait la
foule, disant qu’il fallait enfoncer la porte et égorger les prisonniers 62. Le
verdict fit scandale. Sans doute terrorisés, les douze jurés qui ont délibéré
à Angoulême, ont acquitté l’ensemble de ceux qui avaient fait preuve de
« sauvagerie », qui avait « abaissé et relevé alternativement un marteau »,
frappant des blessés à l’aide de matraque, les précipitant dans des fossés.
Une partie de l’assistance semble tétanisée par l’annonce de cette décision
« stupéfiante », tandis que « quelques voyous applaudissent au fond de
l’auditoire ». Rares cependant sont ceux qui osent affirmer publiquement
qu’il s’agit d’un « verdict injustifiable 63 ». Le massacre reste donc impuni,
mais seuls les jurés, du moins dans la plupart des périodiques, portent la
responsabilité de cette décision incompréhensible et « déplorable 64 ».
Au total, s’il s’agit bien d’un crime de haine, celui-ci est dû à une
figure collective, celle des « meneurs de l’émeute » qui se sont présentés
comme les « vengeurs des intérêts français », alors que ce n’étaient que
des « vagabonds » qui ont obéi à leur « instinct du mal ». De la sorte,
« ils n’ont aucun droit à invoquer, comme excuse, la concurrence inter-
nationale du travail ! » En effet, « cette bande d’individus qui ne vivent
d’ordinaire que de rapines ne l’a jamais eue 65 ! » Dans la plupart des prises
de position, le massacre, aussi horrible soit-il, devient lumineux, il s’agit
d’une action conduite par un petit groupe de « rôdeurs de route » qui
fracassent des crânes, assomment mortellement des malheureux. Cette
version majoritaire permet de dédouaner la «  véritable population  »
d’Aigues-Mortes qui ne peut être tenue pour responsable des « abomi-
62. Idem, p. 452-464.
63. Gabriel TARDE, « Les crimes de haine », Archives d’Anthropologie criminelle, de criminologie et de
psychopathologie normale et pathologique, Lyon, p. 248.
64. Voir aussi José CUBÉRO, Nationalistes et Étrangers. Le Massacre d’Aigues-Mortes (1893), Paris, Imago,
1996, 254 p.
65. Albert BATAILLE, Causes criminelles et mondaines de l’année 1893, op. cit., p. 473.

152
L’AUTRE, CET « ERRANT »

nables attentats du 17 août. Une fois l’élan donné, elle a suivi avec la
cruauté sauvage des foules qui flairent le sang 66 ». Au-delà de l’émotion
provoquée sur les scènes nationale et internationale, la dimension raciste
disparaît et la réflexion sur l’assassinat haineux se trouve à son tour volati-
lisée. Personne, en effet, ne semble véritablement s’étonner. Les commen-
tateurs donnent le sentiment d’accepter cet « accès de violence » sans trop
poser de question 67. Gabriel Tarde, toutefois, y voit une illustration de
la haine horizontale puisque « ici et là on voit des ouvriers se haïr entre
eux autant et plus qu’ils haïssent leurs patrons ». Cette haine, il l’aperçoit
fréquemment entre « ouvriers syndiqués et ouvriers non syndiqués, entre
grévistes et non grévistes », ou bien entre « ouvriers de nationalité diffé-
rentes » 68. Le massacre est donc un crime de foule, assemblage de passions
surexistées. Chaque personne prise séparément n’aurait rien commis, mais
réunies, elles forment une « tourbe » prête à se saisir du moindre prétexte
pour commettre un « carnage lâche et féroce ».
À la fin du XIXe siècle, tandis que la crise économique devient effec-
tive, les tensions, les insultes et des gestes à caractère xénophobes se multi-
plient 69, débordent les frontières du monde ouvrier, connaissent une
traduction sociale et deviennent une composante du débat parlementaire
qui s’exprime par des lois et des décrets, notamment l’obligation faite aux
étrangers de s’inscrire dès 1893 sur un registre spécial, mais pour l’essentiel,
comme pendant l’entre-deux-guerres, le migrant reste donc le trimardeur,
le « baladeur » ou encore le rôdeur venant grossir les rangs des citadins
et qui n’a pas « l’droit d’sasseoir » ou « d’roupiller » où cela lui plaît. Au
début du XXe siècle, poètes et dessinateurs insistent sur le fait que la société
est devenue particulièrement sévère avec les miséreux en circulation.
Des poèmes, des contes et des dessins mettent en scène « l’trimardeuur
galiléen », c’est-à-dire « l’Homm’Bleu qui marchait su’ la mer », autrement
dit Jésus. Revenu parmi les hommes, il ne serait pas reconnu, trouverait
que le monde n’a guère connu d’amélioration et qu’il serait emprisonné ou
se laisserait dépérir de dégoût 70. Dans les années vingt, si des conflits, des
gestes et des paroles hostiles peuvent être enregistrés, ils n’ont pas la même
intensité 71. Toutefois, au tournant des années 1930, tandis que la France
devient le premier pays d’immigration, quelques ouvrages s’attardent sur

66. Idem, p. 463.


67. José CUBÉRO, « Du massacre d’Aigues-Mortes au procès d’Angoulême (1893) », Revue de la Société
internationale d’histoire de la profession d’avocat, 1996, no 8, p. 65-95.
68. Gabriel TARDE, « Les crimes de haine », op. cit., p. 245-246.
69. Nous reviendrons sur ces aspects plus loin lorsque sera abordée la question de l’instrumentalisation
des sentiments haineux.
70. Voir par exemple, Jehan RICTUS, « Le revenant », Les Soliloques du pauvre, Paris, Eugène Rey, 1903,
p. 93-146.
71. Laurent DORNEL, «  Les mouvements xénophobes (années 1880-1930)  », Michel PIGENET et
Danielle TARTAKOWSKY (dir.), Histoire des mouvements sociaux en France, de 1814 à nos jours, Paris,
La Découverte, 2012, p. 302.

153
REJETER

la délinquance des étrangers. Et comme Yvernes à la fin du XIXe siècle, les


producteurs de statistiques affirment qu’elle se situe à un très haut niveau,
elle serait trois fois supérieure à la moyenne. La thèse de Georges Mauco,
distinguée par Candide est symptomatique d’une autre façon de stigmati-
ser, voire de contribuer à susciter des mouvements agressifs d’hostilité. Un
chapitre est consacré à la délinquance des étrangers. Si la haine a besoin
de mûrir, écrits et statistiques lui donnent une caution, distinguant, plus
tardivement, les réfugiés et les étrangers, introduisant des différences entre
l’immigration recherchée et celle qui s’est invitée et imposée 72. Pour autant,
un autre sentiment haineux, plus diffus, prend pour cibles les « avantages »
dont profitent les étrangers, privant ainsi les « nationaux » de ressources
alors que la crise les frappe de plus en plus durement 73.

Bohémiens et romanichels
Parmi les itinérants qui parcourent la France ou qui «  essaiment  »,
une catégorie a été l’objet d’une forte réaction de rejet, unissant parfois
des populations locales aux autorités dans un mouvement haineux visant
à les contrôler, à les parquer, voire à les envoyer au-delà des frontières :
les bohémiens. Ils remplissent le rôle de bouc émissaire et cristallisent les
ressentiments. Ils sont aussi une cible commode permettant d’extério-
riser des peurs diverses à l’aide de fantasmes. En contrepoint, seules les
Bohémiennes, transformées en mythes, trouvent grâce auprès des lecteurs
par l’entremise de Carmen et d’Esméralda 74.

« Un vif sentiment de répulsion »


Parfois désignés par les autorités comme une menace, d’autre fois objets
d’une haine diffuse et ordinaire, les bohémiens sont pratiquement exhibés
et désignés à la vindicte publique. Victimes de la circulation d’un ensemble
d’images, ils suscitent toutes sortes d’affects négatifs. Les clichés vipérins
colportés sur eux, sont repris et amplifiés par tous les supports écrits dispo-
nibles, et par les conversations. Ils incarnent les autres parmi les autres.
Sur leur compte, toutes sortes de rumeurs sont donc propagées, de la plus
étonnante à la plus terrifiante. Même si Alexandre Dumas écrit en 1845
dans un de ses romans, très largement diffusé, que « toutes ces histoires de
bohémiens qui enlèvent les enfants n’ont plus de vogue chez nous 75 », ils
72. Voir en particulier Patrick WEIL, « Racisme et discriminations dans la politique française de l’immi-
gration : 1938-1945/1974-1995 », Vingtième siècle, juillet-septembre, 1995, p. 74-99.
73. Voir notamment les contributions de Claudine PIERRE, d’Yves FREY, Philippe RYGIEL et
Mary D. LEWIS, dans Philippe RYGIEL (dir.), op. cit., p. 149-262.
74. Sarga MOUSSA (dir.), Le mythe des Bohémiens dans la littérature et les arts en Europe, Paris,
L’Harmattan, 2008, p. 5.
75. Alexandre DUMAS, Le Comte de Monte-Cristo, chapitre LV « Le Major Cavalcanti », Paris, Pétion,
1845-1846.

154
L’AUTRE, CET « ERRANT »

provoquent des sentiments d’inquiétude et d’angoisse. Ils sont précédés par


leur réputation et rien ne semble pouvoir changer les perceptions figées dans
un passé historique. Chacun peut rapporter des ragots, des bribes d’élé-
ments puisés dans les bruits qui courent et tenus pour vrais. Dans une lettre
adressée à George Sand, Flaubert a réussi, en quelques, mots à montrer le
climat d’animosité, fait de malveillance et d’agressivité, à leur rencontre qui
ne repose sur aucun fait tangible, mais sur des préjugés solidement ancrés.
Dans son courrier, il relate l’arrivée de bohémiens, près de Rouen. Il parle
avec admiration de leur campement, et témoigne des sentiments hostiles
qu’ils inspirent auprès des notables de la ville alors que lui-même se déclare
défenseur, par principe, de toutes les minorités. La haine qu’ils éprouvent,
confie-t-il, est mêlée de peur. Pour lui, « cette haine-là tient à quelque chose
de très profond et de complexe » qui est partagée par les bourgeois et les
gens d’ordre 76. Ceux qui ne se conforment pas aux règles usuelles, qui ne
sont pas du « pays » ou de la « ville », qui ressemblent à des « bédouins »,
sans attaches, représentent bien une sourde menace. Davantage qu’avec les
vagabonds existe une disposition d’esprit qui n’a rien de rationnelle. Elle
est régulièrement entretenue par une pièce de théâtre, un article, un roman,
un dessin, une gravure, une remarque ou un propos plus appuyé. Elle
s’attache souvent à un détail qui est amplifié : la robe d’une bohémienne,
un feu de camp, un cheval tirant une roulotte qui identifie les « déracinés »
professionnels. Avec une économie de moyen, une chanson rend compte
des sentiments qu’ils inspirent :
« Les Bohémiens, les mauvais gas
Se sont am’nés dans leu’ roulotte 77. »
Cette dernière, objet de représentations et de fantasmes, devient l’expres-
sion tangible du péril tsigane. Davantage que les fiacres, diligences et autres
voitures, la roulotte représente à la fois un espace clos, où toutes sortes de
choses mystérieuses sont à l’œuvre, et le signe visible du nomadisme. Elle
ressemble à une masure mobile « où s’échappent des miasmes fétides qui
trahissent la tanière d’une bête fauve 78 ». L’un n’allant pas sans l’autre.
Cette représentation s’avère tellement forte qu’au début de la Première
Guerre mondiale, le recueil Sirey stipule que le nomade n’est pas seule-
ment « un roulottier 79 ». Les « véhicules des nomades », selon l’expression
consacrée, fait l’objet d’une réglementation spécifique. Le 30 mai 1851, au
moment de la république finissante, le législateur prévoit qu’elles doivent
être munies d’une plaque. La disposition sera par la suite complétée, notam-
ment par la loi du 16 juillet 1912 donnant des dimensions très précises :
76. Gustave FLAUBERT, Correspondance, Lettre à George Sand du 12  juin 1867, Paris, Gallimard,
Bibliothèque de la Pléiade, t. V, 1991, p. 653-657.
77. Gaston COUTÉ, « Les Bohémiens », op. cit., premier volume, p. 29
78. Herbert LESPINASSE, op. cit., 1863, p. 28.
79. Recueil Sirey, 1916, Toulouse, 14 mai 1914.

155
REJETER

18 centimètres de haut sur 36 de large. Sur la plaque devra figurer un


numéro d’ordre, chaque chiffre devant à son tour mesurer 10 cm de haut.
Deux décrets, l’un du 31 décembre 1922, l’autre du 7 juillet 1926, appor-
teront des compléments. Les roulottes ne sont pas les seules à devoir être
identifiées et contrôlées.
Les circulaires, décrets, règlements et lois témoignent de l’hostilité
radicale des autorités contre les nomades considérés comme des bohémiens.
À leur tour, ces derniers sont confondus avec les vagabonds. En 1860, dans
le pays basque, « l’idée d’une expulsion générale » est abandonnée, mais
« 85 bohémiens repris de justice » sont « transférés » dans « les départe-
ments du centre de la France » 80. Entre cette date et 1912, des maires, des
préfets, des ministres de l’Intérieur, des parlementaires ont voulu recenser
le nombre exact de « nomades et bohémiens » et avoir la possibilité de les
reconduire à la limite du département où ils ont été contrôlés, voire au-delà
des frontières nationales. En 1907, George Clemenceau demande même
que les « romanichels » puissent être fixés sur le papier grâce à des portraits
photographiques 81.
La loi du 16 juillet 1912 institue le carnet anthropométrique d’identité,
obligatoire pour « les nomades venant de l’étranger », dès l’instant où ils
sont âgés de plus de quatorze ans 82. Les carnets doivent être visés, au gré
des déplacements, par le commissaire, les gendarmes et autres officiers de
police judiciaire 83. Ils peuvent être considérés comme une rupture majeure.
Désormais les bohémiens sont systématiquement « racialisés ». Ce ne sont
plus seulement des nomades mais bien une race vagabonde dont les membres
peuvent être identifiés par des traits physiques, une couleur de peau, des
cheveux, des yeux… Plus tardivement, le décret du 7 juillet 1926 revient
sur les mentions qui doivent y figurer, ainsi que les empreintes digitales et
deux photographies de face et de profil. Mais ce n’est pas tout, si le carnet
anthropométrique d’identité est individuel, il existe aussi un carnet collectif,
moins connu Il est délivré au chef de famille ou de groupe avec « l’énuméra-
tion » de toutes les personnes qui l’accompagnent. Il contient également le
numéro de la plaque de la voiture et les empreintes digitales des enfants qui
n’ont pas treize ans révolus. En 1912, les infractions sont punies des peines
édictées contre le vagabondage ; en 1926, il est précisé que si le carnet n’est
pas présenté « l’étranger doit quitter sans délai le territoire français ». Les
80. Herbert LESPINASSE, op. cit., 1863, p. 25.
81. François VAUX DE FOLETIER, Les Bohémiens en France au XIXe siècle, Paris, Jean-Claude Latès, 1981,
p. 157-185.
82. Voir Emmanuel FILHOL, « La loi de 1912 sur la circulation des nomades (tsiganes) en France »,
Revue européenne des migrations internationales, 2007, vol. 34, no 2, p. 135-158. Du même auteur,
Le contrôle des Tsiganes en France (1912-1969), Paris, Karthala, coll. « Hommes et sociétés », 2013,
278 p.
83. Voir sur le contrôle des gendarmes Jean-François WAGNIART, « La gendarmerie et les gendarmes
face à la question du vagabondage (1870-1914) », Jean-Noël LUC (dir.), Gendarmerie, État et société
au XIXe siècle, Paris, Publications de la Sorbonne, 2002, p. 289-299.

156
L’AUTRE, CET « ERRANT »

bohémiens sont donc considérés comme des étrangers indésirables, même


si les enquêtes sur les nomades concluent que la plupart sont de nationalité
française, les résultats semblent n’avoir aucun effet, sont généralement ignorés
et ne modifient en rien les représentations usuelles. Tout se passe comme si on
occultait les données disponibles afin de rendre visibles et haïssables les figures
de bohémiens. Pour mieux comprendre comment ces dernières prennent
forme, comment elles sont définies puis adoptées par l’immense majorité de
la population, cela nécessite de faire un bref détour par les dictionnaires qui
figent les conceptions communes à un moment donné.
En 1867, tandis que l’idée d’inégalité entre les races s’est imposée dans
des ouvrages et dans des revues diverses dont la lecture nourrit les auteurs
d’articles de dictionnaire, un lexicographe écrit ainsi que « cette race étrange
à laquelle en France, on a donné le nom de bohémiens, parce qu’on a cru que
c’étaient des hussites chassés de leur patrie, est appelée aussi tsiganes, gitanos
en Espagne ; zingari en Italie ; gypsies en Angleterre 84… » Peut-être l’auteur
de l’article s’est-il inspiré du livre de Francisque Michel publié vingt ans
plus tôt et intitulé Histoire des races maudites de la France et de l’Espagne
dans lequel il est précisément souligné que les bohémiens ont « excité un
vif sentiment de répulsion 85 ». Le même rédacteur du Dictionnaire universel
ajoute qu’en France le nom est donné à des « vagabonds » qui parcourent
les villes et les campagnes, qu’ils répugnent aux travaux d’agriculture, mais
qu’en revanche ils pratiquent la chiromancie, disent la bonne aventure et
peuvent guérir des bestiaux malades à l’aide d’amulettes. Et puis, il ne
peut s’empêcher de souligner que « les bohémiens n’ont pas des principes
irréprochables sous le rapport de la probité. Ils ont l’instinct naïf du vol ».
Ensuite, presque deux colonnes sont consacrées à la langue des bohémiens
dont l’origine ne fait pas l’unanimité. Des spécialistes fourbissent leurs
armes et l’article du dictionnaire restitue les hypothèses et les controverses.
Présentée comme un idiome indien, la langue actuelle « contient forcément
un nombre considérable de termes étrangers », est-il précisé. De la sorte,
comme dans la presse, les stéréotypes sont certifiés et l’image dégradée des
nomades véhiculée. Les bohémiens jouent ainsi le rôle de confirmation du
monde extérieur étranger. À leur égard, la haine s’avère « utile » car elle
conforte une vision de la société.
La figuration de l’autre révèle les groupes plus que les individus assignés
à la marginalité errante, à laquelle s’ajoute une racialisation progressive
des différences et des identités. À la conception plus ancienne de Victor
Courtet de l’Isle (1838), s’ajoute celle d’Arthur de Gobineau et de leurs
disciples 86. Les races humaines sont inégales claironnent-ils, elles possèdent

84. Pierre LAROUSSE, Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, t. 2, Paris, Larousse, 1867, p. 868.
85. Francisque MICHEL, Histoire des races maudites de la France et de l’Espagne, Paris, A. Franch, 1847,
p. 2.
86. Arthur DE GOBINEAU, 1855.

157
REJETER

des caractéristiques physiques qui leur sont propres, disposent de qualités


morales différentes et de capacités intellectuelles disparates. Les collabora-
teurs des grands dictionnaires républicains du XIXe siècle et du début du
XXe contribuent à donner à ces thèses toute leur vitalité, alors que dans
le même temps, elles s’essoufflent pour rendre compte de l’histoire de la
nation française. Mais comme il s’agit de la race bohémienne, qui se recon-
naît immédiatement par son « aspect extérieur », elles gardent toute leur
valeur, elles n’ont pas besoin d’être revisitées, tout au plus confortées.

Une haine qui vient de loin

Dès le début du Premier Empire, les bohémiens ont suscité la haine


d’une partie de la population et des autorités qui voient en eux des fauteurs
de troubles et les responsables d’une situation difficile. Des rumeurs fantas-
matiques sur la paresse incroyable, les vols permanents, les mœurs de nécro-
phages – ne mangent-ils pas des cadavres ? – les accompagnent. Sans doute,
ici ou là, la situation économique a constitué un terreau favorable. Au début
du XIXe siècle, un adjudant l’écrit : « Il est probable que ces haines et ces
préventions ne sont réveillées que par esprit de jalousie ou de concurrence
d’industrie de la part des autres habitants 87. »
Dans les Pyrénées, la haine connaît une ampleur et une virulence inéga-
lée. Non seulement les bohémiens constituent une menace, mais tout se
passe comme s’ils avaient, par leur seule présence, outragé les commu-
nautés villageoises et les petites collectivités urbaines. Un général, nommé
préfet des Basses-Pyrénées, entend enfermer les bohémiens qui constituent
à ses yeux une « caste nomade ». Il reprend à son compte des clichés plus
anciens parfois formulés au moment du prêche, comme celui du curé
d’Urrugue dénonçant la « race maudite que Dieu réprouve 88 ». Pour le
préfet, les criminels les plus dangereux sont les bohémiens qui constituent
de véritables « hordes malfaisantes ». Les effets du discours ne restent pas
sans conséquences. Une « battue » est organisée pour les rassembler. Des
« commissaires » sont désignés pour arrêter les hommes, les femmes et
les enfants. Près de cinq cents sont faits prisonniers, regrouper afin de les
diriger vers le port de Rochefort où ils devaient prendre la mer pour être
déportés en Louisiane. Deux ans après, ils sont toujours parqués sur place,
dans des conditions invraisemblables avant d’être dispersés, les uns dans
l’armée, d’autres dans des dépôts de mendicité, d’autre encore affectés à la
réalisation de grands travaux. Cette haine des bohémiens selon François
Vaux de Foletier reste vivace au Pays basque au point qu’en 1836 les journa-

87. F. LOMET, « Un document inédit sur les bohémiens du Pays Basque du XIXe siècle », Bulletin du
Musée basque, février 1934, p. 24-37, cité par Jean-François SOULET, Les Pyrénées au XIXe siècle, t. I,
Toulouse, Eché, 1987, p. 142.
88. Jean-François SOULET, op. cit., p. 139.

158
L’AUTRE, CET « ERRANT »

listes du Mémorial des Pyrénées dénoncent les « Bohémiens [qui] sont en


guerre perpétuelle contre la société ». En effet, « ils ne font pas plus partie
de la nation française que le gui parasite ne fait partie du chêne dont il
suce la substance 89 ». En 1867, Le Droit, périodique judiciaire qui tente de
supplanter La gazette des tribunaux, publie un article à caractère historique
sur les romanichels. Cette année-là, ils sont assez nombreux à se présenter
aux portes de la capitale. Quant au chef de la police de sûreté en donne
un portrait ahurissant : « Ils sont venus d’abord en 1867, ces bohémiens à
face cuivrée, aux yeux noirs, pleins de convoitise, aux cheveux crépus, aux
mains crochues 90. » Après la guerre de 1870, moins de six cents Tsiganes
dispersés dans seize communes des arrondissements de Bayonne et Mauléon
sont toujours l’objet d’une hostilité d’une rare intensité 91. Leur errance
continuelle en fait, aux yeux de notables, de simples paysans et des autorités
administratives, des êtres humains à part. Ce ne sont pas nos semblables,
semblent dire une grande partie de la population. Ils ressemblent à des
« animaux nuisibles » dont il faudrait se débarrasser. Pendant la Commune
et aussitôt après la Semaine sanglante, ils cristallisent les peurs et les haines.
Davantage que les Prussiens ou les communards, ils sont présentés comme
des charognards qui n’ont pas le courage de se battre mais viennent dépecer
les cadavres. En effet, « ces bandes de bohémiens qui, du nord au midi et
dans les temps néfastes, viennent s’abattre comme des oiseaux de proie aux
portes de la capitale pour en convoiter les dépouilles ». Parmi eux, on trouve
des « meurtriers épouvantables », des « plastrons de cette armée » car « en
révolution, ces parias toujours en guerre contre la société forment légions ».
De la sorte, rien d’étonnant à ce qu’on ait vu, au cours de cette période
troublée, « ces gens sans aveu et sans patrie comme pour nous prédire par
l’aspect de leur misère nos prochains désastres 92 ».
Progressivement pourtant, la haine s’exprime moins ouvertement. Si
elle continue à couver, elle reste presque souterraine et n’est plus relayée,
ou exceptionnellement par la presse régionale. Toutefois, le Moniteur du
Puy-de Dôme en 1882 ou le Mémorial des Vosges en 1894 dénoncent, comme
au début du siècle, la « race » des bohémiens. Dans l’entre-deux-guerres,
Le Petit Journal, Le Matin, Paris-Soir et d’autres organes de presse traitent
de vols, évoquent la vie nomade, donnent des articles présentant des êtres
dégradés, vicieux et mystérieux. Les bohémiens sont donc bien une catégo-
rie discriminée et jouent le rôle d’ennemis de l’intérieur 93. En 1928, par
exemple, des passants aperçoivent et retirent des eaux du canal du midi, le
cadavre d’un enfant. Le jour du procès le médecin légiste déclare : « C’était

89. José CUBERO, Histoire du vagabondage du Moyen-Âge à nos jours, Paris, Imago, 1998, p. 262.
90. Antoine-François CLAUDE, op. cit., p. 1680.
91. Jean-François SOULET, op. cit., p. 140-142.
92. Antoine-François CLAUDE, op. cit., p. 1680-1685.
93. Voir en particulier les travaux d’Henriette ASSÉO et d’Emmanuel FILHOL.

159
REJETER

un bel enfant tout nu, si vigoureux qu’il paraissait avoir deux ans. D’abord,
on soupçonna une bohémienne venue dans le village et qui montrait un
ours 94. » Puis l’enquête bifurqua, mais cette déclaration faite par un spécia-
liste diligenté par la justice qui ne se contente pas de donner les éléments
relatifs à l’autopsie, mais fait part des premiers pas de l’enquête, est, dans sa
naïveté terrible, révélatrice de la défiance et de la haine ordinaire. Il semble
normal de désigner comme coupable potentielle une jeune femme à partir
du moment où elle est bohémienne.

Les figures de l’Autre évoquées ci-dessus ne suscitent pas immédiate-
ment de la haine, mais de la répulsion ou de la désapprobation. Et pourtant,
si la haine consiste bien à vouloir supprimer l’objet d’un « déplaisir » alors
ces représentants de l’Autre sont bien des êtres en trop que l’on voudrait
voir disparaître. La « passion froide » désigne la haine et du côté des autori-
tés, il se manifeste bien contre certaines catégories, et en particulier les
bohémiens, une sorte d’« hostilité radicale », comme nous l’avons vu, qui
s’inscrit dans la durée, avec des « moments » plus intenses que traduisent
la réglementation, les circulaires, les consignes données et les carnets
anthropométriques. Ces dispositifs ne sont pas anodins et constituent une
politique de ségrégation et d’exclusion. Face à elle, chacun réagit différem-
ment et les réponses morales apportées, qui sont une traduction des affects,
sont diverses. En général, les dispositions prises contre les errants et les
nomades suscitent l’adhésion, parfois l’indifférence et plus rarement encore
l’indignation 95, sans provoquer de vastes mouvements de protestation. La
peur et la haine de l’univers de l’errance se retrouvent à différents niveaux et
à différentes échelles. Les existences des vagabonds, des migrants étrangers
et des bohémiens sont bien des « vies fragiles », mais pour la majorité des
contemporains, de la fin du Première Empire à la grande crise de 1929,
tout se passe comme si ces existences n’avaient pas vraiment d’importance
et ne méritaient pas d’être prises en considération. Elles semblent passer
dans les mailles de la volonté protectrice de l’État qui s’étend aux fous, aux
enfants, aux malades et aux vieux travailleurs. Les discours universalistes
les oublient, les pratiques punitives s’en préoccupent. Henri Joly, une fois
de plus, résume à sa manière la question de l’errance devenue un problème
de criminalité : « Le vagabondage et la mendicité sont des états liés à la
récidive : la récidive en part et elle y retourne 96. » Ce que les autorités et
les populations fixées détestent chez l’autre, c’est à la fois son étrangeté et
l’excès du malheur. À ces aspects s’ajoute une conception raciale qui se met

94. Le Journal, 27 octobre 1928.


95. Anne-Claude AMBROISE-RENDU et Christian DELPORTE (dir.), L’indignation. Histoire d’une émotion
politique et morale, XIX-XXe siècles, Paris, Nouveau monde, 2008, p. 5-19.
96. Henri JOLY, La lutte contre le crime, Paris, Librairie Léopold Cerf, 1888, p. 340.

160
L’AUTRE, CET « ERRANT »

progressivement en place. Il existerait des groupes humains qui ne peuvent


se fixer, des « races nomades » dont les enfants sont « élevés dans la haine
de la société » et qui à leur tour doivent être haïs, non pas dans des discours
ou des fables, mais dans un mouvement collectif, presque atemporel, mais
d’une actualité de plus en plus pressante. Impossible pour autant de l’enfer-
mer dans un récit linéaire, il faut accepter le discontinu.
La haine a bien une fonction discriminante essentielle. L’autre n’est
pas perçu comme différent, mais comme inférieur. Il convient donc de le
« pétrifier » et de le « détruire » dans ce qu’il représente. La haine de l’autre
est une constante qui fait partie du « réservoir de haine 97 », mais elle connaît
aussi des évolutions lentes, parfois minuscules que l’on peut retrouver dans
les décisions de tel préfet ou de telle loi, dans telle chanson ou bien encore
dans tel journal. Ces images de l’autre sont construites comme nous l’avons
entraperçu plus haut par l’entremise de mille canaux. Si « la civilisation du
journal » y contribue, les ouvrages savants, les dispositions réglementaires
et législatives, les chansons, les dictionnaires et surtout le « bruissement »
de millions de conversations s’avèrent essentiels : les racines psychiques
individuelles de la haine y rencontrent les racines sociales.
Comme les femmes, les errants sont des êtres de peu qui n’ont pas la
même consistance que les hommes établis. Tous les deux sont parfois aussi
des figures de l’ennemi intérieur et représentent une sourde menace. Avec
eux chacun peut se rendre compte que la haine est une disposition mais
aussi un projet qui consiste à anéantir ou à détruire l’autre de multiples
façons : symboliquement, culturellement, socialement, politiquement et,
dans certains cas, physiquement.

97. Cornelius CASTORIADIS, Figures du pensable. Les carrefours du labyrinthe, Paris, Éditions du Seuil,
1999, p. 232.

161
Troisième partie
EXPÉRIMENTER
L e 15 avril 1840, la pièce de George Sand, Cosima ou la haine dans
l’amour est jouée devant un parterre élégant. Dans la salle, se trouve
Charles-Augustin Sainte-Beuve qui signera un long compte-rendu bienveil-
lant 1. Plus tard, une fois le texte publié, l’auteure souligne, dans une
« Préface », qu’elle a voulu mettre en scène « l’intérieur d’un ménage ». Son
héroïne est une jeune femme de Florence, mariée à Alvise, mari « délicat de
sentiment », courtisé par Ordonio, jeune vénitien. Après diverses péripéties,
Ordonio, à l’acte IV, lui déclare : « Notre amour s’est changé en haine,
madame, c’en est assez. » Plus loin, les didascalies renseignent sur l’état
d’esprit de Cosima : « s’éloignant de lui avec une aversion insurmontable 2. »
La haine n’est pas véritablement explorée, mais associée à l’amour 3, elle
est présentée comme un de ses avatars possibles devenue une passion
monstrueuse. Dans le public, nombreux sont les spectateurs à se dire que
l’expérience de la haine est partagée par le plus grand nombre et pas seule-
ment dans le domaine amoureux. Au début des années 1930, c’est un autre
public qui s’attarde place Maubeuge. Le film et les actualités cinématogra-
phiques comptent moins que les discussions sur les « usines habitées » et les
relations entre patrons et ouvriers. Jean Coutrat, voulant tirer les leçons des
grandes grèves qui virent parfois un véritable climat de haine rêve à l’avène-
ment d’une autre société où les rivalités entre classes dominantes et classes
dominées seraient atténuées et remplacées par une forme nouvelle d’harmo-
nie dans laquelle « la primauté de la personne humaine sur les mécanismes
abstraits du libéralisme traditionnel et du matérialisme marxiste prendrait
enfin figure de réalité 4 ».

1. Charles-Augustin SAINTE-BEUVE, Premiers lundis, t. 2, Paris, Michel Lévy frères, 1874, p. 213-218.
2. George SAND, Cosima ou la Haine dans l’amour, Leipzig, Cans et Cie, 1840, p. 7, 114 et 124.
3. Mélanie KLEIN et Joan RIVIÈRE, L’amour et la haine. Étude psychanalytique, Paris, Payot, coll. « PBP »,
1969, 155 p. ; voir aussi Philippe CHARDIN, L’amour dans la haine ou La jalousie dans la littéra-
ture moderne, Genève, Droz, 1990, 206 p.
4. Jean COUTRAT, Les leçons de juin 1936 : l’Humanisme économique, Paris, Centre polytechnicien
d’études économiques, 1936, p. 16.

165
EXPÉRIMENTER

Située au carrefour d’émotions et de sentiments très divers – la peur, la


mélancolie, la détresse, l’apathie, le masochisme moral, la jalousie – la haine
ne se laisse guère enfermer dans des catégories. Elle se retrouve dans « tous
ses états » sous la plume de journalistes, d’envoyés spéciaux ou de corres-
pondants. Parfois, elle se démonétise et devient la « rage », la « rancune »,
la « jalousie », l’« envie », le « dépit », l’« ardeur maléfique », l’« ivresse », le
« vertige ». D’un journal à l’autre, des impressions prennent corps. Deux
ou trois mots suffisent parfois à la cerner : la « vanité », la « ruse » et la
« force ». Selon les circonstances, elle serait « insinuante » ou « violente »,
rejoignant en cela, en les confirmant, des analyses plus tardives 5. Mais
dans le Petit Journal de la fin du XIXe siècle ou dans Paris-Soir du début
du XXe siècle la haine surgit longuement ou, au contraire, furtivement au
détour d’une phrase. Ces grands quotidiens qui appartiennent à la « civilisa-
tion du journal 6 » montrent que dans l’existence intime comme dans la vie
sociale ordinaire chacun peut le vérifier, mêlant son expérience personnelle
aux perceptions des transformations de la société et des relations sociales.
Le journal intime de Catherine Pozzi l’illustre en grande partie. On y lit
la détestation de soi, mais aussi des révoltes et un cri de haine, presque
suicidaire, contre le « monde parisien » et les milieux qu’elle a fréquentés.
Le 29 mars 1931, dimanche des Rameaux, elle écrit :
« Les ouvriers mineurs ont obtenu qu’on ne diminuât pas leurs salaires
parce que les patrons gagnent un peu moins (chemins de fer, étranger).
Claude, il y a deux ans, à l’usine, disait : “Il faut d’abord payer beaucoup
plus les ouvriers…” Je hais la bourgeoisie étayée sur cette politique, et
bêlant à cette littérature. Je hais les salons, je hais au-dessus de tous les
vivants, les mondains et daines, leurs égoïsmes, leurs sottises, leurs calculs
qui réussissent toujours. »
Et d’ajouter encore « La France étant “cela”, je ne me sens plus française,
je ne me sens d’aucun pays 7… » Ici se télescopent à la fois une expérience
sensible, faite de perception et de jugement, et ses effets sur la diariste. Pour
comprendre la haine, il faut donc l’éprouver soi-même et la consigner, mais
nombre d’observateurs et protagonistes ne sont pas capables de prendre la
distance suffisante pour en rendre compte 8. Certains subissent la haine ;
d’autres la recherchent pour conforter des convictions. Rares sont les confi-
dences. Toutefois, Valentin Couraud publie ses « réflexions » dans lesquelles

5. René MATHIS, La haine, thèse complémentaire, Nancy, Société d’impressions typographiques, 1927,
p. 12.
6. Dominique KALIFA, Philippe RÉGNIER, Marie-Ève THÉRENTY et Alian VAILLANT, La civilisation
du journal. Histoire culturelle et littéraire de la presse française au XIXe siècle, Paris, Nouveau Monde
édition, 2011, 1762 p. ; et Christophe CHARLE, Le siècle de la presse, Paris, Éditions du Seuil, coll.
« L’Univers historique », 2004, 411 p.
7. Catherine POZZI, Journal, 1913-1934, Paris, Phébus, coll. « Libretto », p. 613.
8. Voir Reinhart KOSELLECK, L’expérience de l’histoire, Paris, Gallimard/Éditions du Seuil, coll. « Hautes
Études », 1997, p. 207.

166
INTRODUCTION

il restitue ses révoltes et ses états d’âme. Selon lui, pour comprendre la haine
ou un état psychologique quelconque, il faut beaucoup aimer et beaucoup
haïr. En effet, il s’avère indispensable que « l’âme ait souffert ou éprouvé
de la jouissance ». La haine devient ainsi une sorte d’énergie salutaire qui
apporte de l’ardeur. Pour haïr davantage, sans vouloir perpétrer des actes
effroyables, mais pour s’immerger dans « le champ désolé de la haine », il se
rend dans les lieux clos : les casernes, les églises et les tribunaux. Jaillissant
des premières, il en ressort « saoul de haine ». Quittant les deuxièmes, il
en ressort cette fois dans un état presque second car en voyant le peuple
courber la tête, il a empli son cœur de haine et son cerveau est prêt d’écla-
ter : « Je hais les ministres du fantôme tout puissant, je hais ces bourgeois
et ces catins aristocratiques venant exhiber leur incommensurable sottise. »
Sortant des troisièmes, il fait appel à toute sa raison pour ne pas commettre
un geste épouvantable contre le premier venu. Il y a vu des « juges servants
de l’Iniquité » et fait part de son expérience douloureuse : « J’écoute atten-
tif, la haine entrer dans mon âme comme l’eau d’une source en la rivière.
Je ressens le cri des enfants auxquels on a ravi le père, le cri de la mère à la
condamnation du fils, la voix aigre et purulente de mépris des témoins à
charge. » Il a assisté a un horrible spectacle. La justice semble être un théâtre
de la cruauté. Le représentant du parquet, porte-parole de l’accusation,
prononce des réquisitoires qui lui semblent abjects : « les stupides, féroces,
sanguinaires emportements oratoires de l’avocat-général.  » Quant aux
autres acteurs du procès, jurés, président, avocat, il lui sont apparus « plus
stupides, plus féroces, plus sanguinaires encore ». Il a l’impression de vivre
un véritable enfer et d’être enfermé dans quelque salle obscure où il serait
livré lui-même à la question : « fers rouges qui labourent ma chair ! fange
bouillante qui me tombe sur le crâne ! Qui vais-je immoler à ma haine 9 ? »
En 1930, Sigmund Freud reviendra, en tâtonnant, et sans prétendre
donner une vérité impériale, sur l’existence d’une pulsion agressive qui
serait le propre de l’homme : « au début je n’avais défendu les conceptions
développées qu’à titre expérimental », écrit-il, mais progressivement son
« hypothèse de la pulsion de mort ou de destruction » est devenue une
certitude 10. Et plus loin d’ajouter que « même là où elle survient sans visée
sexuelle, y compris dans la rage de destruction la plus aveugle, on ne peut
méconnaître que sa satisfaction est connectée à une jouissance narcissique
extraordinairement élevée, du fait qu’elle fait voir au moi ses anciennes
qualités de toute-puissance accomplie ». De la sorte, « le penchant à l’agres-
sion » est bien « une prédisposition pulsionnelle originelle et autonome de

9. Valentin COURAUD, « Quelques réflexions sur la force sociale de la haine pour le déterminisme »,
L’Humanité nouvelle. Revue internationale. Sciences, Lettres et Arts, IIe année, t. II, vol. V, 1898,
p. 434-435.
10. Sigmund FREUD, Malaise dans la culture, Paris, PUF, œuvres complètes/psychanalyse, coll.
« Quadrige », préface de Jacques André, 2010, p. 64.

167
EXPÉRIMENTER

l’homme 11 ». À ce stade, nous nous contenterons de souligner, que tout se


passe comme si la haine relevait de cette tendance à l’agression 12, mais la
plupart des individus et des sociétés dressent des garde-fous ou des barrières
morales pour ne pas être emportés. Pour les briser ou les abattre, il faut des
circonstances particulières, voir un faisceau d’événements, à l’échelle d’une
personne, d’un groupe familial ou sociétal. Mais globalement, les « déshé-
rités de la fortune », les « êtres vils » et les « femmes méprisées » n’ont pas
l’impression d’appartenir au « peuple souverain ».
Sans doute convient-il d’abord de s’approcher au plus près des hommes
et des femmes et de leurs obscurs remous, même si le plus souvent, au sein
du couple ou dans les familles, la haine est niée, occultée ou euphémisée.
Ensuite, à une autre échelle, il importe d’examiner la manière dont la haine
se fraye un passage dans le champ du social. La « société des individus 13 »
étant davantage que les haines de chacun.

11. Voir aussi l’édition publiée par Garnier-Flammarion, 2010, 218 p., avec une présentation de Pierre
Pellegrin.
12. Voir notamment Pierre KARLI, L’homme agressif, Paris, Odile Jacob, 1996 [1987], 470 p. ; et Peter
GAY, La culture de la haine, Paris, Plon, coll. « Civilisation et mentalités », 1998, 558 p.
13. Norbert ELIAS, La société des individus, Paris, Fayard, 1991, 301 p.

168
Chapitre V
Les haines entre soi

Pour les observateurs du fonctionnement des tribunaux, les haines


entre soi n’ont rien d’une action mystérieuse. Les gestes « féroces » ou
« écœurants » peuvent émouvoir ou révolter, mais ne surprennent guère,
sauf si l’accusé ne correspond pas aux attentes. L’un d’eux, dans le box de
la cour d’assises des Alpes-Maritimes, capable de parler d’une voix vibrante
et hargneuse, suscite l’étonnement : « l’attitude du docteur Brengues est
vraiment déconcertante. Rarement on vit un accusé plus impassible. Cet
homme, qu’on nous a représenté comme violent, vindicatif, haineux, qui,
s’il est coupable, aurait tué pour se venger de la perte d’un procès, écoute
les témoins qui le chargent et ne leur répond rien 1. » Même si chacun
s’en défend, tout se passe comme si les personnalités haineuses devaient
ressembler à leur geste. Les « âmes desséchées » ou « exaltées » fournissent
donc les contingents à la haine 2 qui peut aussi se retourner contre soi : « En
vérité, je ne comprends pas pourquoi j’ai tué mon mari. C’est moi que je
voulais tuer 3. »
Après les philosophes, les psychologues et les psychanalystes, les
représentants de la psychiatrie médico-légale se sont exprimés au début
des années 1930. La société médico-psychologique a consacré plusieurs
séances à la question de « l’état passionnel », dont l’état haineux, et Joseph
Lévy-Valensi donne au congrès de médecine légale de 1931 le point de vue
des médecins psychiatres diligentés par la justice 4. Le crime passionnel est
une catégorie ambivalente, mais la passion qui peut ressembler à l’idée fixe
et obsédante, est présentée comme « exclusive de tout autre sentiment ». On
trouve bien sûr des états passionnels qui sont pathologiques et d’autres qui
ne le sont pas, mais parfois à la limite de la folie. Henri Claude, psychiatre
1. Georges CLARETIE, Drames et comédies judiciaires. Chroniques du Palais, 1910, Paris, Berger-Levrault,
1911, p. 381.
2. Paris-Soir, 3 février 1933.
3. Cour d’assises des Alpes maritimes, Géo LONDON, Les grands procès de l’année 1929, Paris, Éditions
de France, 1930, p. 218.
4. Joseph LÉVY-VALENSI est l’auteur d’un Précis de psychiatrie, Paris, Jean-B. Baillière et fils, 1939,
512 p. ; et d’un autre ouvrage en collaboration avec Henri CLAUDE sur Les états anxieux, Paris,
Maloine, 1938, 432 p. Il meurt à Auschwitz en 1943.

169
EXPÉRIMENTER

renommé, membre de l’Académie de médecine et professeur de clinique


des maladies mentales à la Faculté de médecine de Paris revisite les écrits
des criminologues. Il souscrit à la thèse de Ferry comme quoi il existe des
passions antisociales comme la vengeance, la colère et la haine, mais les
plus importantes, écrit-il, sont « les crimes de haine » qui contiennent
tous les autres 5. Il ajoute que tous les cas ne relèvent pas, loin s’en faut,
de la psychiatrie médico-légale et il se demande « dans quelles mesures
les revendications de ces personnes sont-elles fondées, à quel moment le
comportement de celles-ci prend-il un caractère pathologique ? Tel est le
point délicat de la tâche du psychiatre 6 », à condition qu’il soit sollicité
par la justice. Dans la plupart des cas, les experts judiciaires concluent à la
responsabilité entière ou à peine atténuée des justiciables.
Les haines entre soi, les plus « abondantes », sont les plus difficilement
perceptibles car elles relèvent bien souvent de « destinées silencieuses » 7,
engluées dans les cercles d’obligations faisant que l’on garde enfoui ses
sentiments, quitte à retourner contre soi la « passion funeste ». Malgré
l’absence d’enquête, la haine semble faire partie du quotidien au point
que chacun connaît, parmi ses voisins, ses fréquentations ou à l’intérieur
de sa propre famille, des personnalités haineuses et des haines englouties.
Une infime minorité en a pris connaissance à l’école. Bossuet, Corneille,
Descartes, Racine et Spinoza leur permettent de confronter le monde qu’ils
connaissent de celui qu’ils ont appris. Le plus grand nombre découvre ces
états d’esprits et ces conduites vindicatives autour d’une table ou à l’occa-
sion de réunions familiales. Quelques observateurs vont plus loin et affir-
ment que les haines entre soi débordent la sphère des liens du sang et des
alliances matrimoniales. Comprendre les haines entre proches permet aussi
de mieux saisir les mécanismes qui sont à l’œuvre dans d’autres sphères,
car indépendamment de leurs ressorts, elles aboutissent à nier ou à détruire
l’autre. Mais les haines entre soi n’ont guère envahi le champ fictionnel et
le champ journalistique si ce n’est, et encore avec parcimonie, la chronique
judiciaire. Elles nous sont donc connues par l’entremise des « courriéristes
des tribunaux » qui suivent nombre de procès. Ils n’ont pas l’intention de
raconter une histoire générale mais des haines particulières. Un peu comme
les psychiatres et autres spécialistes de l’aliénation, ils s’intéressent à des
cas. C’est à eux que sont dévolus le dévoilement de comportements tus
ou occultés et la mise en spectacle de la haine au cœur de l’espace privé.
L’examen des haines entre soi s’avère indispensable pour donner du sens aux
diverses facettes de la haine, car en portant attention aux acteurs individuels
5. Henri CLAUDE, « Crimes de haine », Psychiatrie médico-légale, G. Doin et Cie, 1932, p. 136-141.
6. Idem, p. 140.
7. Voir par exemple l’ouvrage de J. H. BLESS, Traité de psychiatrie. Phsycho-pathologie morale, Bruges/
Paris, Ch. Beyaert et P. Leythielleux, 1938 (2e édition), 232 p. L’ouvrage représente le point de vue
de la « psychiatrie catholique » dans lequel on entend « le cœur compatissant du prêtre », ancien
directeur de l’Institut psychiatrique Voorburg.

170
LES HAINES ENTRE SOI

de la violence, c’est une façon de se rapprocher de personnalités qui, d’une


certaine manière, se sont égarées et ont renoncé à se constituer en sujets.
Cet abandon, provisoire ou définitif, est riche d’enseignement pour saisir
ensuite les mêmes processus à une échelle plus vaste.

Les impossibles ménages


Les « faux ménages » des classes ouvrières, dont se plaignent quelques
moralistes, observateurs des mœurs et magistrats 8, ainsi que les unions
légitimes consacrées par le maire ou le curé, semblent condamner le
célibat. Même s’il est une réalité, ce dernier n’a pas bonne presse. Souvent
synonyme de solitude et de misère, il ne fait guère rêver. En effet, écrit-on,
les êtres immatures et infirmes, les pervers et les immoraux, les égoïstes et
les vindicatifs se complaisent dans le célibat. Les « vies muettes », qui ne
connaissent qu’une « existence monotone et morose » s’y résignent 9. Si
chacun aspire au mariage qui lui convient, presque personne n’envisage de
rester seul. Les vieilles filles et les vieux garçons aux habitudes bien réglées
et sans fantaisie n’attirent guère, si ce n’est quelques dandys mis en scène par
la littérature. La pression sociale et les normes culturelles sont évidements
plus fortes à l’égard des femmes seules, célibataires ou jeunes veuves, que
des hommes. Celles qui ne vivent pas en couple n’ont pas une existence
qui mérite véritablement d’être vécue, dit la morale dominante, fabriquant
ainsi des personnalités aigries et parfois haineuses.

La haine simple des « êtres malfaisants »

De quelles ressources haineuses un être humain peut-il disposer, se


demandent à plusieurs reprises les spécialistes de la psyché et les chroni-
queurs judiciaires, devenus des professionnels des passions hostiles. En
l’absence de statistiques, il reste des études de cas dans lesquels la subjectivité
du sujet haineux donne nombre de pistes et permet de mieux comprendre
des trajectoires et des situations. Marie, une jeune employée du Louvre,
sans famille, disposait de son salaire et de quelques rentes. À trente ans,
elle avait fêté, avec ses « camarades de magasin », la Sainte-Catherine, dans
une atmosphère plutôt joyeuse qui « met de la couleur aux joues, des rires
sur les lèvres et du soleil dans les yeux des midinettes ». Dans les faits, elle
ne partageait pas l’insouciance de ses compagnes, car « sous ses apparences
de calme » et ses horaires invariables, elle « cachait une âme de jalouse
haineuse ». Elle parle peu, mais elle écrit beaucoup. En effet, « tous ceux
qui la connaissent reçoivent des lettres anonymes méchantes et ordurières.
8. Anatole BÉRARD DES GLAJEUX, Souvenirs d’un président d’assises, vol. 2, Paris, E. Plon-Nourrit, 1893,
p. 61. Gazette des tribunaux, 20 janvier 1901.
9. Le Figaro, 1er novembre 1909.

171
EXPÉRIMENTER

Sa joie est de brouiller les ménages, de troubler les familles ». Un crime est
commis et elle écrit à la préfecture une lettre de dénonciation désignant le
futur beau-frère d’une de ses camarades de magasin comme étant l’auteur
du drame sanglant. Le fiancé d’une de ses voisines reçoit à son tour des
lettres anonymes injurieuses menaçant ainsi le mariage projeté. En 1901,
caressant des rêves d’avenir, elle se décide à franchir le pas et rencontre à
plusieurs reprises, dans un café, un marchand qui lui fait, mais sans plus,
quelques « promesses matrimoniales polies et vagues ». Les relations en
restent là, même s’il reçoit par la suite quelques lettres anonymes qui ne
le perturbent guère. Ensuite, pendant des années, Marie « va le suivre pas
à pas, en silence dans l’ombre, l’épier, au courant des moindres faits de sa
vie, ruminant une vengeance contre cet homme ». En 1907, elle écrit à
nouveau, en signant de son nom, au jeune marchand, devenu un homme
marié, disant qu’elle voudrait le voir. Il accepte de la recevoir dans son
magasin, ne se souvenant pas de son nom et lui demande de ne plus lui
écrire ni de le rencontrer. En 1909, il habite au Vésinet et reçoit par la poste
un paquet, puis un deuxième, puis un troisième. À l’intérieur, mélangés à
des chocolats, de la strychnine et de l’arsenic. Arrêtée, Marie est jugée en
juillet 1909. A-t-elle commis un crime de dépit qui se caractériserait par
des dénonciations anonymes et des homicides ?
Avant l’ouverture du procès, Georges Claretie s’interroge : « Verrons-
nous une vieille fille farouche et haineuse, une de ces vieilles filles sinistres
dont parlait Vallès avec rage dans Jacques Vingtras 10 ? » À l’audience, elle
déplaît, car « elle est laide, plus que laide, de cette laideur désagréable,
hostile, que ne parvient même pas à éclairer de temps à autre le rire. Car
elle rit largement, lourdement, mais ce rire sonne faux ; il irrite ». Tout
dans ses manières indispose et dessine un portrait peu flatteur d’une femme
qui pendant dix ans a poursuivi de sa haine un homme qui l’ignorait.
Elle a caché ses fioles comme elle a dissimulé son âme et ses haines, écrit
encore Georges Claretie. Son avocat plaidera, mais en vain, l’absence de
mobile. L’accusation retiendra la haine 11. Ni catégorie juridique ni catégorie
médicale, elle est malgré tout invoquée. Dans les prétoires, la haine n’excuse
en rien le geste mais offre une explication. Par la suite, le crime de colère
ou le crime de haine figurera dans les actes d’accusation. Modestement,
presque par effraction, la justice pénale invente ainsi, de manière pragma-
tique, une infraction psychologique. Le passage à l’acte ne reste pas énigma-
tique. Il a une logique. Manifestement, il y a une pathologie particulière
mais il s’agit bien de nuire à autrui, sans aucun refoulement ou répression
mentale, jusqu’à sa destruction. La haine interindividuelle est une œuvre
composite où se mêle désir et affect. Marie, l’employée du magasin, recons-
10. Georges CLARETIE, Drames et comédies judiciaires. Chroniques du palais. Deuxième année, 1910,
Paris, Berger-Levrault, 1911, p. 260.
11. Idem, p. 252-272.

172
LES HAINES ENTRE SOI

truit le monde extérieur à partir de soi. D’une certaine manière, après le


désenchantement d’un amour idéalisé, il ne reste plus que la haine du
monde réel à qui elle donne le même visage.
La même année, une autre affaire suscite un certain brouhaha à la fois
sur les boulevards, mais aussi dans la presse, car « on vit rarement haine
de femme plus féroce, plus tenace que celle de Mme Dallemagne. Rien ne
l’apaisa, ni une première comparution en cour d’assises, ni le temps qui
panse bien des plaies ». Ancienne artiste dramatique qui avait joué briève-
ment sur les planches de l’Odéon, elle a « une voix plutôt doucereuse que
douce » et surtout « outre la haine et le désir de vengeance, un incommen-
surable orgueil ». En 1906, elle avait essayé de tuer M. Merlou, son ancien
amant et ancien ministre des Finances. Elle est acquittée par le jury, tandis
que M. Merlou est nommé ministre plénipotentiaire au Pérou. Dès lors,
« de part et d’autre, on devait pouvoir vivre sans haine ». Mais en 1909, elle
tente cette fois de tuer celle qu’elle considérait comme sa « rivale » et blesse
grièvement, de plusieurs coups de revolver, une amie de cette dernière 12.
Pour l’opinion publique, la vengeance s’impose comme l’expression de la
haine qui conduit à une sorte d’aveuglement. Tout disparaît au service
d’une seule idée. Mais en même temps, dans la presse 13, se dessine l’idée
que les liaisons intermittentes ou irrégulières sont à l’origine de haines
entêtées que l’on ne cherche pas à décrypter mais seulement à constater. La
haine semble aussi la réponse la plus extrême au brouillage des mœurs. Il est
essentiel que les relations entre les sexes soient clarifiées. La haine, « passion
simple », devient ainsi une passion complexe.
Si les personnalités haineuses s’avèrent nombreuses, certaines s’affirment
plus nettement. Dans une affaire jugée à huis clos, un des protagonistes est
l’auteur d’un petit roman qui se termine par la déclaration d’un personnage,
ressemblant à des Esseintes, le héros de À rebours, qui, après avoir connu la
« fièvre chaude de la luxure », les états morbides les plus terrifiants et l’épui-
sement d’un esprit qui a pataugé dans les replis les plus « fangeux », s’écrie :
« Le refuge ? C’est peut-être la famille, le mariage ? » L’auteur, veuf, a une
liaison avec une couturière, divorcée. Six semaines après, c’est la rupture.
Lui ne le supporte pas, mais comme il a de l’argent et une position sociale, il
décide de se venger par tous les moyens. Il écrit un autre petit livre, intitulé
Bars et tripots qu’il signe du nom de son ancienne maîtresse. Comme cela
ne suffit pas, il prend la direction d’un journal, Fin de siècle, dans lequel
il la traîne dans la boue à tel point que le périodique est condamné pour
outrages aux mœurs. Ses sentiments haineux restent aussi vifs et il écrit
des lettres ordurières envoyées un peu partout, y compris au proviseur du
collège où le fils de la malheureuse était en pension. N’y tenant plus, après
de multiples péripéties, elle fait l’acquisition d’un revolver et tire dans sa
12. Idem, p. 9-24.
13. Le Figaro, 19 janvier 1910.

173
EXPÉRIMENTER

direction deux balles qui le blessent. Lors du procès, il se fait représenter


mais n’assiste pas aux débats. L’avocat général demande, pour la couturière,
un « verdict d’acquittement » – et il sera suivi. Puis il entreprend le procès
de la victime, présenté par lui comme « un détraqué ». Quant à la défense,
elle soulignera que ce dernier, enfermé dans sa haine, après avoir mené de
véritables « campagnes » de harcèlement, n’a le droit à aucune considéra-
tion, précisant que « quand on a abattu un chien enragé, on regrette qu’un
vétérinaire ne l’ait pas soigné à temps ; mais on se félicite que le chien n’ait
pas mordu davantage 14 ». Par sa conduite, il s’est condamné lui-même et
mérite les coups de revolver reçus. Le haineux est donc un être malfai-
sant dont il conviendrait de se débarrasser. Les avocats, les magistrats, les
journalistes et l’opinion publique donnent raison à la couturière, et, dans
un mouvement unanime, approuvent son geste.
Les chroniqueurs judiciaires célèbres, qui appartiennent pour nombre
d’entre eux à l’Association de la presse judiciaire considèrent que les accusés
haineux sont identiques d’une époque à une autre. Le progrès matériel fait
que leurs crimes ne se ressemblent pas, mais indépendamment des lieux
– la maison, l’immeuble, la porte cochère, la forêt, le fiacre, le train et la
voiture – du mode opératoire utilisé et des circonstances, les constantes
l’emportent sur les évolutions. La haine tragique est un état affectif durable
qui conduit au désastre. Les responsables ne sauraient susciter la moindre
compassion. Pour les familiers du fonctionnement de l’institution judiciaire,
soucieux du sens dévolu à une sanction pénale, il ne fait aucun doute que
les haineux ne peuvent s’amender et qu’ils ne sauraient être réintégrés dans
la société des hommes. Leur haine qu’ils ne partagent avec personne les met
d’emblée à l’écart de la communauté émotionnelle des justiciables.

Les couples haineux connaissent une fin tragique

Avec la suspension du divorce en 1816, les troubles haineux à l’intérieur


des ménages ne pouvaient pas connaître de solutions. Nombre de coups,
de blessures parfois mortelles trouvent ainsi une explication commode. Les
animosités réchauffées et les rancœurs macérées expliqueraient nombre de
tragédies domestiques. Toutefois, avec la loi Naquet, comme le rappelle
avec ironie un « tribunalier », le législateur de la Troisième République a
donné aux couples la possibilité d’apaiser les tensions en mettant fin au
contrat qui les unissait : « les auteurs dramatiques demandaient au nom de
la morale que le mariage ne fût plus indissoluble et réclamaient le divorce.
Dumas fils nous émut, Sardou nous fit sourire et le théâtre fit voter la loi
de 1884. Dès lors, disait-on, plus de crimes passionnels, plus de meurtres,
le divorce allait être la paix du foyer. Il n’en fut rien 15. » L’adultère n’a pas
14. Le Figaro, 26 janvier 1910.
15. Le Figaro, 29 décembre 1909.

174
LES HAINES ENTRE SOI

disparu et entraîne la jalousie, puis la colère, puis la haine à l’origine de


drames sanglants 16. La « profanation du lit conjugal » et la « violation de la
foi conjugale » ne sont pas des « inventions sociales », affirment les uns, et
sont le résultat d’une fièvre morale 17 ; il faut débarrasser les codes de tous
les articles relatifs à l’adultère affirment les autres 18. La Gazette des tribu-
naux est remplie d’affaires de divorce qui se terminent mal et de « mauvais
mariages » qui se terminent également de manière dramatique.
Les couples mal assortis ou improbables sont donc ceux qui ne sont
pas parvenus à trouver un équilibre et entrent dans la voie de la « vie infer-
nale ». Aussi, indépendamment du point de départ, se créait une situation
intolérable où l’un des deux supporte, avec patience et résignation, une
cohabitation douloureuse. Dans tous les milieux sociaux, le couple, en
particulier sans enfant, est un terreau favorable à la naissance de la haine.
Emmanuel Regis souligne que se met progressivement en place une atmos-
phère irrespirable 19. De la sorte, « on conçoit que ces sujets, sous l’influence
de leurs sentiments de haine sourde, deviennent de véritables bourreaux
domestiques qui, parfois se transforment en criminels 20  ». Ainsi, non
loin de Montpellier, un mari soumis, à la tête d’une exploitation agricole,
depuis une vingtaine d’années, retrouve « un semblant d’énergie » en 1890.
Ce changement ne le rehausse pas dans l’estime de son épouse. Bien au
contraire, il finit par « lui devenir insupportable ». L’état de son cadavre
témoigne de « la débauche de coups » qui semble incompréhensible si le
corps martyrisé n’avait pas été l’objet d’une haine intense. En effet, âgée de
37 ans, elle parlait de son mari comme d’un « lapin » qu’il fallait assom-
mer. La déshumanisation et l’animalisation sont des « techniques » bien
connues permettant, sur d’autres terrains et à d’autres échelles, de perpétrer
des massacres. Certains répondent à une sorte de logique glaciale, d’autres
semblent directement inspirés par la haine. Ici, au niveau de deux indivi-
dus, la haine comprimée explose brutalement. Sur un chemin, à l’écart
des maisons d’habitation, prétextant que sa chaussure était délacée, elle
demande à son mari de renouer les liens. Il s’agenouille devant elle pour
attraper les lacets. Sa femme choisit cette posture un peu humiliante, en
tout cas de subordination, pour lui tirer deux coups de revolver en plein
visage. Mais cela n’est pas suffisant : « Ne pouvant assez assouvir sa rage,
cette mégère tira sur le mort les quatre dernières balles de son revolver ;
puis elle trépigna sur la cadavre et ouvrit la gorge d’un dernier coup de
16. Joëlle GUILLAIS, La Chair de l’autre : le crime passionnel au XIXe siècle, Paris, Olivier Orban, 1986,
346 p.
17. Louis HOLTZ, Les Crimes passionnels, thèse pour le doctorat, Châteroux/Paris, Impr. A. Mellotée,
1904, p. 12.
18. Henri COULON, Le Divorce et l’adultère, Paris, Marchal et Billard, 1892, p. 1 ; R. LE NORMANT,
« Exposé des motifs d’un projet de loi sur la suppression des peines de l’adultère », Bulletin de la
Société d’études législatives, no 3, 1905, p. 253.
19. Emmanuel RÉGIS, Précis de psychiatrie, Paris, Octave Doin et fils, coll. « Testut », 1909, p. 35 et 91.
20. Emmanuel RÉGIS, ibid. ; Henri CLAUDE, Psychiatrie médico-légale, op. cit., p. 138.

175
EXPÉRIMENTER

couteau. » Lorsque le corps fut retiré d’un fossé, ceux qui firent cette décou-
verte macabre furent épouvantés. Le cadavre en effet avait la « figure tailla-
dée » de coups de couteau, la tête fracassée à coups de gourdin et le corps
avait en plus subi « une mutilation horrible ». Au-delà du contexte, de la
nature des rapports entretenus par les époux, pour les habitants, seule la
haine avait pu produire un tel résultat 21. Si le corps mort avait été découvert
dans un autre état, ils auraient pu croire à la fable d’un crime de maraudeur,
mais les violences exercées et visibles constituent une signature. Le crime de
haine possède bien, dans ses manifestations, une singularité. Il se caractérise
par des gestes d’une extrême violence. L’acharnement contre la dépouille
mortelle est la marque d’une rage cruelle.
Malgré les apparences, et les drames relatés par la presse, les observateurs
venant d’horizons divers soulignent que la vie matrimoniale offre plutôt une
protection, ou du moins donne aux « gens mariés » une certaine immunité
contre la haine. Toutefois, « le mariage est plutôt pour l’homme un modéra-
teur de haine. Il est loin d’en être ainsi chez la femme 22 ». Cette dernière
subit, du simple fait d’avoir contracté une union, « une sorte de déprécia-
tion morale dont la rancœur peut être vive 23 ». En effet, en particulier dans
les milieux où l’épouse ne travaille pas, enfermée dans la vie domestique,
même si elle tient salon, elle « profite » moins du mariage que son mari.
Il existe donc, pour un certain nombre de contemporains, une inégalité
structurelle qui expliquerait certaines manifestations de la haine. Le propos
est assez proche de celui qui sert d’argument au célèbre ouvrage de Engels
sur L’origine de la famille publié à la fin du XIXe siècle où le lecteur décou-
vrait que, dans le cadre du mariage conjugal d’aujourd’hui, « la femme se
rebelle contre la domination de l’homme », ce qui ne peut pas être sans
conséquence 24. En effet, écrit-on encore en 1920, « la part de l’épouse est
la plus lourde, la moins attirante ; aussi toujours par le fait de sa sensibilité
excessive, se regarde-t-elle comme un esclave et prend-elle tout ce qui lui
vient de désobligeant de la part de son mari pour des vexations voulues 25 ».
Pour les lecteurs de plus en plus nombreux, les comptes-rendus de
procès montrent, au civil, que les dissensions judiciarisées touchent les
couples aisés et ne sont donc pas réservés aux classes populaires. En 1909,
un mari reçoit une gifle de sa femme 26. Après diverses péripéties l’affaire
est portée devant la Cour de cassation. Cette querelle domestique a-t-elle
bien sa place dans les prétoires ? S’agit-il d’un simple différend privé ou
21. Albert BATAILLE, Causes criminelles et mondaines de 1890, Paris, E. Dentu, 1891, p. 210-212.
22. René MATHIS, La haine, Nancy, Société d’impression typographique, 1927, p. 26.
23. Idem, p. 27.
24. Friedrich ENGELS, « La famille monogamique », L’origine de la famille, de la propriété privée et
de l’État [1884], et préface de 1891, Paris, Coste, 1936, 239 p.
25. René MATHIS, op. cit., p. 28.
26. Plus tard, en 1934, un président d’assises déclare : « Si toutes les épouses giflées par leur mari
devaient le tuer, il n’y aurait plus un homme sur terre. (Rires.) », Géo LONDON, Les grands procès de
l’année 1934, Paris, Éditions de France, 1935, p. 171.

176
LES HAINES ENTRE SOI

bien d’un geste brutal et haineux ? Les magistrats de la plus haute juridic-
tion renvoient le dossier devant un tribunal correctionnel 27. Au civil, tout
se passe donc comme si on en venait à « briser le code 28 » en étalant en
plein jour la gamme des haines conjugales, d’autant que la correspondance
des uns et des autres, les billets reçus et les missives envoyées peuvent être
lues à voix haute. Les griefs, les ressentiments et les haines sont alors étalés
en public. Dans les milieux populaires, les demandes en séparation de
corps concernent, dans 80 % des cas, des coups et mauvais traitement 29.
Toutefois, c’est la violence brutale qui est incriminée, la haine disparaît
le plus souvent derrière elle. La justice ne s’intéressant qu’aux faits et aux
marques corporelles.
Sans se livrer à tels expédients, les haineux dans le couple qui renoncent
à la violence physique optent pour une très longue « maussaderie ». Le
silence, pesant, presque interminable s’avère une arme invisible et redou-
table. Ne pas adresser la parole à son conjoint, faire part de son mépris,
détourner le regard, faire semblant de ne pas l’apercevoir, n’est pas nécessai-
rement la marque de la timidité, de l’indifférence ou de la morgue. C’est en
effet une façon de manifester sa haine en rejetant l’autre hors de sa propre
vie. Mais en même temps la haine devient une sorte de ciment qui assure la
longévité d’un couple bien mieux que n’aurait pu le faire l’amour. Il arrive
ainsi qu’un couple, invité à une fête brillante, danse sous les lumières des
lustres, mais ne partage presque plus rien. Pendant toute la soirée, aucun
mot ne sera échangé 30. Si le divorce a été rétabli, il est réservé à certaines
situations. Mais défaire ce qui apparaît comme des chaînes conjugales
n’apparaît possible qu’à une faible minorité et chacun caresse l’espoir de
retrouver sa liberté sans pouvoir entreprendre une demande de divorce,
subordonnée à l’existence d’une faute. Toutefois, ce silence haineux se
trouve brisé de temps à autre. Le couple, prisonnier des conventions sociales
veut tout de même faire bonne figure. Aussi, en public, devant un parterre,
ils échangent quelques mots pour donner le change. Mais une fois seuls, où
à l’abri des oreilles indiscrètes, ils se taisent à nouveau et s’enfoncent dans
un profond silence. D’autres fois, à la suite d’une brouille ou d’un diffé-
rend, des amants, des maris et femmes se haïssent brusquement, jurent de
ne jamais pardonner et de ne plus adresser la parole à la personne honnie.
Plutôt que d’utiliser le couteau, le revolver ou le vitriol, on entre dans le
domaine des haines recuites ou chacun semble tenir une comptabilité des
griefs dérisoires pour obtenir un silence haineux et persistant.

27. Gazette des tribunaux, 3 novembre 1909.


28. William M. REDDY, The invisible code. Honor and Sentiment in Posrevolutionnary France, Berkeley/
Los Angeles/Londres, University of Califiornia Press, 1997, 258 p.
29. Michelle PERROT (dir.), Histoire de la vie privée, Paris, Éditions du Seuil, 1995, p. 277.
30. Le Figaro, 27 novembre 1911.

177
EXPÉRIMENTER

Les archives de la haine livrent au final une immense collection d’études


de cas. Les plus fréquents correspondent aux différends qui peuvent se
transformer en crime passionnel ou en assassinat haineux, faisant intervenir
une tierce personne. Les avocats généraux ou les procureurs qui parlent au
nom de la société, mais aussi les présidents d’assises, récusent la passion
amoureuse alors que les jurés se montrent plutôt indulgents. Les soi-disant
crimes d’amour ne sont souvent que des assassinats sans grandeur. Pour
l’avocat général Cruppi, l’un des parquetiers les plus célèbres de la fin du
XIXe siècle, « il n’y a pas de crimes passionnels. Il n’y a que des crimes 31 ».
En 1892, dans un réquisitoire relatif à un procès qui fit grand bruit, une
« Belle affaire », il se montre particulièrement sévère à l’égard des gens du
monde. Il rabaisse une cause célèbre à une question de vanité et de rivalité :
« Mme Lassimonne était plus belle que Mme Reymond, voilà le secret de
la haine de cette femme qui depuis plusieurs mois savait qu’elle était
trompée. » Puis il ajoute, s’adressant à la fois aux douze jurés et aux chroni-
queurs judiciaires qui toucheront un vaste public en rapportant ses propos :
« Au dénouement, nous voyons Mme Reymond sauver en avare son bien,
garder ce qu’elle aime, son mari, frapper avec férocité, celle qu’elle hait.
Il ne s’agit pas ici d’un drame du cœur, mais d’un drame de la haine 32 ! »
L’année suivante, dans un livre de souvenirs, un président d’assises, familier
des chroniques judiciaires, n’écrira pas autre chose. Les crimes passionnels
ne sont pas, dans l’immense majorité des cas, ce qu’ils prétendent être. Le
plus souvent c’est le dépit et « l’amour-propre froissé » qui sont en jeu 33.
Après la Grande Guerre, en 1931, dans une affaire jugée par la cour
d’assises de Seine-et-Oise, un président évoque la figure d’une « maîtresse
commanditaire » qui menaça de tuer tour à tour son amant ou sa femme,
la « rivale abhorrée 34 ». En 1931 encore, l’assassinat d’un jeune diamantaire
de la rue Lafayette par une reine de mi-carême du 13e arrondissement de
Paris et ancienne mannequin fait lui aussi grand bruit. Détective, le premier
hebdomadaire de faits divers, titre « Couronne de carton… Bijou d’acier ».
La victime avait été l’amant de l’accusée pendant cinq mois, ils s’étaient
séparés et deux ans plus tard, celui-ci s’était marié et était devenu père.
Au moment du procès où des ténors du barreau s’affrontent, Me de Morio-
Giafferi pour la partie civile et Me Berthon pour la défense, évoquent « la
rage mauvaise » et le « harcèlement venimeux » pendant de longs mois. Le
rédacteur fait un choix délibéré pour faire sentir et transmettre les émotions
qu’il a lui-même éprouvées. Au cours des débats, un objet technique, mis
au service de la persécution haineuse est mentionné : « le téléphone est
un instrument excellent pour déloger l’adversaire de son trou, pour le

31. Jean CRUPPI, La Cour d’assises, Paris, Calmann-Lévy, 1898, p. 42.


32. Albert BATAILLE, Causes criminelles et mondaines de 1892, Paris, E. Dentu, 1893, p. 264-265.
33. Anatole BÉRARD DES GLAJEUX, op. cit., vol. 2, p. 60.
34. Géo LONDON, Les grands procès de l’année 1931, Paris, Éditions de France, 1932, p. 12.

178
LES HAINES ENTRE SOI

relancer, pour l’atteindre à sa guise, à son heure, pour atteindre ceux qui
vivent avec lui, pour affoler les parents, crée une atmosphère d’inquiétude,
d’angoisse 35. » Le crime passionnel n’est donc au bout du compte qu’un
paravent masquant l’instinct de propriété ou la détermination haineuse. Il
s’agit de détruire l’autre et d’en retirer une vive satisfaction.
Il reste une dernière catégorie qui consiste à se venger non pas directe-
ment, mais par l’entremise d’une victime de substitution, devenue souffre-
douleur. Il s’agit, comme lors de certains massacres, mais à une échelle
individuelle, de se venger et de faire en sorte que le souvenir du crime
haineux ne s’efface pas. Il doit continuer à hanter les survivants qui ne
pourront plus jamais l’oublier. Dans un milieu pauvre, un charretier, venant
d’Auvergne, établi à Paris, était connu pour sa violence, ayant déjà tiré un
coup de revolver en direction d’une de ses maîtresses. En 1890, la femme
avait qui il vivait, mère d’une petite fille, de condition modeste, elle était
balayeuse, lui annonce la fin de leur liaison et le met à la porte. Lui ne
le supporte pas. Horriblement vexé, il annonce à une voisine « qu’il se
vengerait bientôt sur ce que son ancienne maîtresse avait de plus cher ».
Quelques jours après, il entre dans l’appartement, étrangle et viole la fillette,
âgée d’une douzaine d’années. Lors du procès, il se montre gouailleur et
impassible, semblant narguer l’auditoire au point, qu’en retour, il ne suscite
que des sentiments haineux. Un tribunalier, chargé de la chronique des
tribunaux, plutôt réservé, ne peut s’empêcher d’écrire que l’accusé « est
une sorte d’avorton à la mine ignoble et vile. Les sentiments les plus bas se
lisent sur cette tête de chacal. Son attitude à l’audience a été révoltante 36 ».
Celui qui occupe le banc des accusés apparaît dans la chronique judiciaire
non pas comme un sadique qui rechercherait la cruauté mais comme un
être pervers et véritablement méchant. Le haineux trouve une vive satisfac-
tion à la fois dans la profanation et la destruction. L’amour contrarié s’est
transformé en son contraire et sert de justificatif. Il s’agit désormais de faire
le mal pour le mal.
Le désir de vengeance qui relève à la fois de relations de genre, d’une
« économie émotionnelle » et de la volonté de détruire s’illustre encore dans
le quartier Mouffetard. Une danseuse, remariée, divorcée, entretenant une
liaison avec un amant attitré, mère d’une petite fille de huit ans, s’assoit sur
le banc de la partie civile. Sa fille a été tuée, le crâne écrasé à l’aide d’un pavé
et le corps retrouvé, enveloppé dans une couverture rouge. Le geste n’est pas
celui d’un prédateur sexuel mais d’un amoureux éconduit qui aurait voulu
« exercer la plus inhumaine des vengeances contre sa mère 37 ». Dans le box,
se trouve un garçon placide, à la bonne grosse figure ronde qui ne ressemble

35. Jean MORIÈRES, Détective, 2 avril 1931.


36. Albert BATAILLE, Causes mondaines et criminelles de 1890, Paris, E. Dentu, 1891, p. 292.
37. Géo LONDON, « L’affreuse mort de la petite reine », Les grands procès de l’année 1936, Paris, Éditions
de France, 1937, p. 181-186.

179
EXPÉRIMENTER

pas à son crime. Et pourtant la jalousie haineuse s’avère manifeste, d’autant


qu’il a déjà été condamné pour violences et coups, ce qui donne à ses
sentiments un tout autre relief. À elle et son amant, l’accusé aurait fait une
scène peu de temps avant le drame : « Vous n’êtes plus mes amis, vous êtes
mes ennemis. » Une autre fois, il lui dit qu’il la « crèverait 38 ». La haine,
parfois désignée par le mot « rancune » lors du procès devient véritablement
palpable. Elle donne l’impression de s’être matérialisée, au point que l’on
puisse non seulement la deviner mais aussi la toucher. Pour tous, nul doute
que la passion funeste, au-delà des mots, existe bien et qu’elle peut, pour
s’assouvir, s’exercer contre un tiers. La petite fille n’est pas alors simple-
ment une victime de remplacement, mais l’objet d’une vengeance décuplée,
destinée à provoquer la plus intense des douleurs, voire l’effondrement
psychique de la mère. Le geste terrible relève de la manipulation affective :
l’emprise sur l’autre doit être totale et définitive.
La société, par le biais des journalistes spécialisés, semble désemparée.
Il ne s’agit pas seulement de décrire les gestes épouvantables et de présenter
les passions unanimement réprouvées, mais de s’inquiéter des ressources
que chaque être humain possède et qui peuvent être libérées conduisant au
malheur et au chaos.

En famille
De Balzac à André Gide, sans oublier Paul de Kock, des roman-
ciers ont souligné de façon brève, comme s’ils étaient certains de se faire
comprendre de leurs lecteurs, sans avoir besoin d’exposer longuement une
situation, que les meilleures haines étaient les haines familiales. C’est ainsi
qu’en 1871, tandis que les Versaillais lancent l’attaque contre le Paris de
la Commune, deux personnages gardent une petite barricade, devisant en
attendant la mort. Pour l’un des deux compagnons d’infortune, la seule
guerre admissible est la guerre civile car « voilà une sotte idée de vouloir
tuer des gens si lointains qu’ils ne purent jamais vous faire ni bien ni mal ;
et il n’y a de raisonnables guerres, en vérité, si féroces qu’elles soient, que
les guerres en la même cité, comme il n’y a de haines concevables que les
haines de famille 39 ». Dans les représentations collectives, nul doute que
les liens du sang, la familiarité, le quotidien, la proximité, l’univers réduit à
quelques personnes, favorisent l’expression de sentiments exacerbés. Dans
Les Nourritures terrestres, le célèbre cri : « Familles je vous hais », dénonce
le repli sur soi, les bonheurs égoïstes, les « foyers clos » et les « portes refer-
mées » 40. Ces dissentiments et aversions ne sont pas étalés, ils font partie des

38. Idem, p. 184.


39. Catulle MENDÈS, « Le chercheur de tares [1898] », Guy DUCREY (éd.), Romans Fin-de-siècles,
1880-1890, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1999, p. 442.
40. André GIDE, Les Nourritures terrestres, Paris, Claude Aveline éditeur, 1927 [1897], p. 174.

180
LES HAINES ENTRE SOI

« secrets de famille » dont se moquent humoristes et auteurs de comédie,


comme pour mieux les tenir à distance 41. Dans le même temps, entre 1870
et 1914, puis entre le milieu des années vingt et 1940, le thème de la famille
prend dans le discours public une acuité plus grande. Face aux dangers
extérieurs, certains rêvent à un nouveau code de la famille 42 ; d’autres,
voudraient retrancher les femmes du travail industriel et les renvoyer dans
leur foyer 43. De la sorte, le thème familial devient sensible et le plus grand
nombre s’attache à en gommer les aspérités, à minimiser les dysfonction-
nements et à censurer les aspects les plus sombres. Mais les successions et
les testaments remis en cause témoignent parfois des conflits ouverts et des
haines sourdes entre enfants et héritiers 44.

Frères et sœurs ennemis

Dans les archives policières et judiciaires, la haine familiale est parfois


présentée comme « un fléau dévastateur » capable d’anéantir une lignée.
En effet, la famille peut être le creuset d’abominations effroyables où la
haine, passion aveugle, ne connaît plus aucune limite 45. Dans les familles
vertueuses, convenables et austères, elle peut brusquement métamorphoser
ses membres qui, oubliant toute éducation, perdent le sentiment de leur
dignité, vocifèrent, injurient, lancent des paroles cinglantes au point de
provoquer un tapage nocturne ou de conduire au crime. Dans les familles
pieuses, lorsqu’elle se manifeste on a l’impression d’entendre « la voix du
démon », tellement sa force désorganisatrice apparaît puissante 46. D’une
façon générale, la haine fait craqueler le vernis pris au contact du monde,
parfois aussi le polissage des mœurs acquis par plusieurs générations. Il y
a bien sûr un effet de sources. La documentation disponible délaisse les
inimitiés mesquines et souterraines, privilégie les animosités les plus specta-
culaires. C’est donc toute une humanité hideuse et brinquebalante qui
transparaît le plus souvent, bien éloignée des considérations sur l’harmonie
familiale. La haine apparaît donc comme une force dissolvante, capable de
dissoudre les ciments les plus solides et de défaire les liens les plus serrés.
Rien ne lui résiste. Du côté de la psychiatrie judiciaire, sont souvent mises
41. Par exemple Alfred CAPUS, La petite fonctionnaire, comédie en trois actes (théâtre des Nouveautés,
25 avril 1901), Théâtre complet, Paris, Arthème Fayard, 1910, p. 155-292.
42. Voir par exemple les propositions de loi qui entre 1935 et 1937 visent à promouvoir « l’esprit
familial ». Pour un prolongement de ces débats, se reporter à Cyril OLIVIER, Le vice ou la vertu. Vichy
et les politiques de la sexualité, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2005, 311 p.
43. Mathilde DECOUVEKAERE, Le travail industriel des femmes mariées, thèse de droit, Lille, Rousseau,
1934, 423 p. ; Magdeleine CAUNES, Des mesures juridiques propres à faciliter la présence de la mère
au foyer ouvrier, thèse de droit, Paris, A. Pedone, 1938, 212 p.
44. Pour un aperçu, voir Henri LEGRAND DU SAULLE, Étude médico-légale sur les testaments contestés pour
cause de folie, Paris, Adrien Delahaye, 1879, 624 p.
45. Henri CLAUDE et Gilbert MORIN, Les haines familiales morbides, Paris, L. Maretheux, Masson
et Cie, 1926, 16 p.
46. La Croix, 15 septembre 1926.

181
EXPÉRIMENTER

en relation les structures familiales, l’histoire récente de ses membres et


l’étude de la personnalité de chacun :
« Ces haines familiales se traduisent par exemple, par le crime de la femme
unie à son époux ivrogne et brutal qui lui a imposé un joug avilissant. Plus
dramatique encore sont les haines du père pour le fils, de la mère pour la
fille, basées sur toutes sortes de sentiments complexes de jalousies motivées
par des choix affectifs, ou le besoin de domination des individus les uns à
l’égard des autres 47. »
Entre frères et sœurs ne règnent pas toujours l’amour fraternel. Les
vexations et les jalousies venues de l’enfance se muent à l’adolescence 48
ou au début de l’âge adulte en haine véritable. Rares sont les auteurs qui
l’abordent et ils multiplient souvent les précautions discursives, traitant le
thème en quelques lignes : « Son inexpérience de la vie et son intelligence
peu développée font de l’enfant un être insatiable, égoïste, et, par cela même
prédisposé à la haine. » Lorsqu’il grandit, il peut se raisonner et l’adulte
oublie les traits enfantins de son caractère. Pour autant, les sensations
vives peuvent perdurer, renforcées par l’existence quotidienne : « la haine
alors prend une forme des plus violentes, car on se déteste jamais autant
qu’entre frères 49. » Les journaux intimes mais surtout les comptes rendus
de procès donnent, de temps à autre, des exemples de « bouffées de haine »
ou d’« explosion d’une colère persistante ». En Corse, deux frères vivaient
depuis longtemps « en mésintelligence » au point que tout le village pouvait
tenir une comptabilité de la relation haineuse. Un jour, c’est l’escalade, ils
en viennent aux mains, mais cette fois l’un tue l’autre. L’acte d’accusation,
lu en janvier 1887, se contente de souligner laconiquement que c’était « par
suite de questions d’intérêt qui les divisaient 50 ». Le mois suivant, un autre
procès de « fratricide » s’ouvre, cette fois devant la cour d’assises de la Seine.
Lors d’une réunion de famille, comme le relate un témoin, le futur accusé
« a répété devant moi plus de 5 000 fois en cinq minutes : je le tuerai ! Je le
tuerai 51 ». La haine s’invite donc dans les prétoires. Qu’elle prenne l’aspect
d’une obsession destructrice ou d’un instant rageur, elle a, sous la plume
des uns des autres, toutes les allures d’une énergie occulte qui échappe à la
raison et que l’on ne veut pas véritablement ausculter car il faudrait s’inter-
roger, sans avoir les éléments de réponse, sur la nature humaine.
En 1892, l’une des affaires les plus expressives vient en jugement. Anaïs
Dubois a tué sa sœur et reporte sur la morte la responsabilité du drame.

47. Henri CLAUDE, Psychiatrie médico-légale, op. cit., p. 138.


48. Sur l’adolescence, voir Agnès THIERCÉ, Histoire de l’adolescence : 1850-1914, Paris, Belin, 1999,
329 p. ; voir aussi, dans un autre registre, Hava SUSSMANN, Balzac et les débuts dans la vie : étude sur
l’adolescence dans « La Comédie humaine », Paris, A.-G. Nizet, 1978, 96 p.
49. René MATHIS, op. cit., p. 29.
50. Gazette des tribunaux, 8 janvier 1887.
51. Gazette des tribunaux, 11 février 1887.

182
LES HAINES ENTRE SOI

Albert Bataille, le plus célèbre chroniqueur judiciaire « Fin de siècle », en


rend compte. Anaïs « n’avait pas pu pardonner à sa sœur ses toilettes, sa vie
facile, sa petite fortune, car Lucie Dubois passait dans le monde de la galan-
terie pour avoir une soixantaine de mille francs ». Anaïs avait été bonne au
service de plusieurs employeurs, mais elle avait été renvoyée à chaque fois.
Quittant l’Est de la France, elle avait trouvé refuge chez l’une de ses sœurs
qui, demi-mondaine, vivait confortablement. Elle accueillait régulièrement
sa sœur qui semblait incapable de garder une place et qui rêvait d’épouser
un vieux monsieur célibataire. Mais cette situation ne se présenta pas. Aussi,
elle ne supporte pas d’aller voir sa sœur pour lui demander de l’héberger
pour quelques jours ou, le plus souvent, quelques semaines. En effet, « ce
qu’elle lui pardonnait moins encore, c’était l’hospitalité offerte de mauvais
gré pendant les semaines de chômage, l’état de quasi-domesticité auquel
elle l’avait réduite, et l’envie avait grandi dans son cœur, grandi pendant des
années 52 ». Il est vrai que pour la faire dormir, il avait fallu aménager un lit
dans la salle à manger. Et le président, lors de l’interrogatoire qui ouvre les
débats, de l’interpeller : « Vous êtes devenue aigrie, ulcérée, ombrageuse.
Avec cela, vous êtes coquette, vous aimez l’argent. » Une autre de ses sœurs,
Amélie Dubois, « restée au pays » la décrit également comme une personna-
lité irascible et évoque ses « emportements » et ses « haines ». Anaïs devait
également de l’argent à sa sœur qui lui reprochait de ne pas « savoir gagner
sa vie » et d’être à sa charge. Le jour du procès « toute la physionomie de
cette fille respire la haine : le teint est bilieux, la parole amère, l’attitude
presque menaçante ». Ce type de crime est aussi un crime d’amour-propre,
il lui arrivait de « faire la bonne » pour sa sœur, de manger des « morceaux
de carcasses de poulet » et de porter des vêtements élimés, et une mantille
« en loques ». Dans les prétoires, la haine vient donc de la comparaison,
du passé commun et de l’avenir qui se présente sous un jour tout à fait
différent. La haine, c’est bien ici l’histoire d’une jalousie singulière. Dans
les coulisses, quelques observateurs se demandent si les sentiments éprouvés
ne dépasseraient pas l’individu et s’étendraient aux catégories sociales. Les
domestiques ne jalouseraient-elles pas leurs employeuses ? Mais le débat est
à peine amorcé, chacun préférant rester à une échelle individuelle. En 1908
pourtant, une première étude sur le crime des servantes est publiée, mais
l’optique choisie est celle de la criminologie professionnelle 53.
La désaffection pour les crimes ruraux est celle d’une époque.
Journalistes, criminologues, moralistes et observateurs sociaux privilé-
gient à partir des années 1880, les homicides urbains et les belles affaires,
le vitriolage et les coups de revolver, les crimes de femmes et les affaires
mystérieuses. Ils délaissent le crime dans les espaces ruraux, comme s’il ne
52. Albert BATAILLE, Causes criminelles et mondaines de 1892, Paris, E. Dentu, 1893, p. 355-364.
53. Raymond de RYCKÈRE, La servante criminelle, étude de criminologie professionnelle, publiée en 1908,
Bibliothèque criminologique, 1909, 258 p.

183
EXPÉRIMENTER

présentait guère d’intérêt, car résiduel. Condamné à disparaître, il n’inté-


resserait plus les lecteurs et ne permettrait pas de comprendre les socié-
tés contemporaines. Les récits dramatiques qui émeuvent sont ceux qui
concernent les crimes odieux ou de mœurs. Maurice Garçon, avocat de
renom et académicien, retient en quelques centaines de pages, dans une
étude consacrée à la IIIe République, trois grandes catégories de crimes : les
crapuleux, les passionnels et les politiques. Très peu concerne des ruraux 54.
De temps à autre pourtant, un compte-rendu d’assises évoque la haine
dans les campagnes. Quelques régions sont placées sur la sellette, sans
qu’une interprétation plausible puisse s’imposer. Les choix portent généra-
lement sur la Bretagne, la Corrèze la Normandie, le Périgord, les Pyrénées
et la Sologne. Avec une certaine commisération, le chroniqueur judiciaire,
Albert Bataille, provincial monté à Paris, dresse un portrait épouvantable du
monde rural à partir d’un crime perpétré dans les Cévennes. Il procède de
la sorte à plusieurs reprises, notamment dans une « série » ou il a regroupé
plusieurs procès sous le titre « Drames ruraux 55 ». Une des façons de rendre
le crime plus acceptable ou plus intéressant pour le public de la presse
populaire consiste à le dépouiller de ses traits ruraux pour lui donner une
allure universelle car les campagnes sont présentées comme un conser-
vatoire de mœurs archaïques, d’étroitesse d’esprit, de mobiles sordides :
« C’étaient deux frères ennemis, et depuis des années ils passaient l’un
à côté de l’autre sans détourner la tête, sans même se donner le bonjour
matinal où le Dieu vous garde du couvre-feu. » Autant le premier est décrit
comme « économe, rangé, bien tenu en sa vie comme en sa personne » ;
autant son frère, le benjamin, « était déconsidéré, taré, toujours aux abois
pour la question d’argent ». Le plus jeune des frères avait épousé « cette fille
Rosine Planchet ». L’aîné, le chef de la famille, s’était vainement opposé à
cette « mésalliance ». Aussi, une fois « Rosine Plancher, devenue épouse
légitime », elle « n’avait point pardonné à son beau-frère un tel affront. Sa
haine avait grandi avec les années, elle s’était irritée de tout le respect qu’on
témoignait à Claude et tout le mépris qui s’attachait à Jean, son mari 56 ».
La haine dure des années et, à soixante ans, l’aîné, devenu veuf, songe à
rédiger son testament. Il ne veut rien laisser à son frère et entend bien léguer
toute sa fortune à une de ses voisines. Apprenant la nouvelle, son frère et sa
femme ne décolèrent pas, leur haine semble redoubler et un voisin entend
l’un des deux, probablement l’épouse, menacer avec un fusil : « Il faut
que je voie tes tripes ou que tu voies les miennes 57 ! » Une nuit, le couple
finit par égorger le frère aîné, puis il débite le corps pour le faire dispa-
raître. Pendant l’opération macabre, « sa haine se traduisait par d’horribles

54. Maurice GARÇON, Histoire de la Justice sous la IIIe République, Paris, Arthème Fayard, 1957, 3 vol.
55. Albert BATAILLE, Causes criminelles et mondaines de 1890, Paris, E. Dentu, 1890, p. 283-340.
56. Albert BATAILLE, Causes criminelles et mondaines de 1886, Paris, E. Dentu, 1887, p. 380.
57. Idem, p. 397.

184
LES HAINES ENTRE SOI

blasphèmes ». Dès qu’il les aperçoit dans la salle des assises, assis derrière
le Banc, le chroniqueur note : « L’homme à l’air d’un vieux loup pris au
piège, la femme d’une hyène féroce et lâche. » La haine s’impose à tous. Elle
devient presque palpable permettant à chacun de se faire une idée sur son
intensité. Dans cette affaire se mêlent à la fois l’envie, « sœur de la haine »
et la haine elle-même. Si la première porte sur un bien ou un avantage, la
seconde concerne la personne. Les deux se trouvent ici réunies. Mais en
même temps transparaît une inquiétude à peine formulée : dans d’autres
circonstances et à une autre échelle de quoi de tels individus seraient-ils
capables ? Ne sont-ils pas l’armée de réserve disponible en cas de troubles
civils ? Quel sort funeste ne réserveraient-ils pas à leur adversaire si leur
haine était dirigée au-delà de la sphère privée ? Les Furies de l’imagination
ne risquent-elles pas de se déverser dans le monde réel ? Toutefois, ce qui
apparaît presque rassurant, pour les contemporains, réside dans le fait que
les affaires similaires semblent disparaître, attestant ainsi des changements
d’une époque, de l’essor des villes dont les habitants dépassent ceux des
champs en 1930. Les campagnes mises en scène apparaissent bien comme
des « terres sanglantes » où vivent des populations aux mœurs rudes, non
encore intégrées au pays global mais en voie de disparition. Quelques
observateurs se demandent si cette évolution presque invisible reflète les
mutations d’une société ou la transformation du sujet.

La banalité de la haine

Jusqu’aux années 1930 le parricide est considéré, d’un point de vue


moral, comme le pire des crimes. Au dessus de lui se trouve le régicide
puis l’attentat contre le chef de l’État. Pour punir ses auteurs, le législateur
a prévu au début du XIXe siècle une mise en scène particulière. En effet,
la tête couverte d’un voile noir, le parricide ne pouvait apercevoir la foule
venue assister à son exécution. Avant de lui glisser la tête dans la lunette de
la guillotine, le bourreau lui sectionnait le poignet droit. À partir des années
1927-1930, le crime commis contre les enfants le supplante et devient à son
tour le crime le plus épouvantable qui puisse être perpétré.
Les affaires de parricides sont complexes et il s’avère souvent difficile
de démêler les logiques du crime. La parole des protagonistes, celle de
l’auteur et des témoins, permet parfois de s’approcher au plus prêt de la
« macération » haineuse et de comprendre en partie les logiques du geste.
En 1833, dans la Seine-Inférieure, un fils qui a tué son père retourne l’accu-
sation déclarant que c’était ce dernier qui « l’avait toujours poursuivi de sa
haine 58 ». Dans une famille reconstituée, une veuve avait trois filles d’un
premier lit, elle se remarie. Son nouvel époux se révèle violent, paresseux

58. Gazette des tribunaux, 6 janvier 1833.

185
EXPÉRIMENTER

et débauché. Très vite, il devient la « terreur de sa femme et de ses belles-


filles ». Si l’aînée s’enfuit, les deux autres sœurs « continuèrent à souffrir sans
se plaindre ». Despote domestique, il devient l’objet d’une haine grandis-
sante. Le crime s’impose comme la seule solution 59. Sous le Second Empire,
en 1854, c’est presque une scène de massacre familial qui transparaît. Un
tisserand à domicile tue d’abord son frère puis sa mère. L’accusation use
d’une verve un peu ampoulée pour restituer le drame : « Caïn, jaloux de son
frère, n’avait tué que son frère ; L., jaloux comme Caïn, mais plus pervers
que lui, vint aussi de tuer son frère, et il va immoler à sa jalouse fureur la
mère qui l’a porté dans ses flancs. » Il est jugé et condamné à mort. La
haine est mentionnée, mais sa capacité destructrice n’est pas analysée 60, pas
plus que les structures familiales 61 ou le sentiment d’impatience 62. Pour
les observateurs des tribunaux, la cupidité est un ressort essentiel. Celui
qui passe à l’acte n’est pas en but à l’hostilité du milieu familial, il veut se
débarrasser d’une bouche inutile ou bénéficier plus rapidement des biens
de ses parents 63. Mais certains parricides sont parfois des crimes d’amour
pour l’un de ses parents et de haine pour l’autre. Untel tue son père qu’il
exècre pour protéger sa mère 64 ; tel autre tire sur sa mère plusieurs coups
de revolver de peur d’être dépossédé de son affection. Sans doute haïssait-il
celui qu’elle voulait épouser, mais c’est elle qui meurt : « La cour d’assises
va juger aujourd’hui la plus effroyable tragédie domestique que l’on puisse
rêver : un fils a tué sa mère parce qu’elle voulait se remarier ? Il se pose en
vengeur de la famille qui aurait été outragé par cette nouvelle union. » La
victime était veuve depuis 1894, elle demeurait dans « un bel appartement »
parisien. Au-delà de l’affaire, la question porte sur le fait de déterminer si,
quinze ans après, « une mère veuve, libre, ayant de grands enfants, peut
“vivre sa vie”, se remarier à sa guise ; a-t-elle encore des comptes à rendre
aux siens, est-elle forcée de prendre leur avis 65 ? »
Il convient de noter que dans l’entre-deux-guerres, certains psychiatres
hésitent à qualifier le parricide de crime émotionnel. Tuer un de ses parents
serait moins un crime de haine qu’un crime impulsif. Certes, il peut exister
depuis longtemps une sorte de « rumination obsédante », mais pour ceux
qui ont en charge les investigations médico-judiciaires, la vérité du crime
de haine, du moins après la Première Guerre mondiale, serait à rechercher
59. Archives départementales des Yvelines, 2U, Cour d’assises de Seine-et-Oise, 1858, 4e session, du
15 au 20 mai.
60. La Gazette des tribunaux, 20 janvier 1854.
61. Voir sur ce point les conclusions de Sylvie LAPALUS, La mort du vieux. Une histoire du parricide au
XIXe siècle, Paris, Tallandier, 2004, 633 p.
62. Louis SMYERS, Les parricides, notes d’un simple observateur, Nice, Impr. de Barès-Camous, 1888,
p. 85.
63. Voir Elisabeth CULLERRE, Du parricide en pathologie mentale, au point de vue nosologique, Paris,
Librairie Louis Arnette, 1925, p. 8.
64. Gazette des tribunaux, 7 novembre 1909.
65. Georges CLARETIE, op. cit., p. 390.

186
LES HAINES ENTRE SOI

du côté des « conditions pathologiques du sujet 66 ». Dans les quelques


comptes-rendus de procès, les auteurs de parricide – qui n’est plus consi-
déré comme le crime des crimes – sont presque excusés. Le geste s’inscrirait
davantage dans l’histoire d’une famille que dans celle des relations père/fils.
Le crime qui constitue une délivrance est pardonné par les mères et veuves.
Il s’agit d’un geste à la fois meurtrier et libérateur dirigé contre un véritable
tyran domestique. En 1933, l’affaire Violette Nozière en constitue presque
le contre-exemple 67. Si Violette trouve grâce aux yeux des journalistes de
L’Humanité qui voient dans la famille petite-bourgeoise un carcan étouffant
et aliénant, si elle fascine le lectorat et les surréalistes, elle n’est pas absoute
par l’opinion publique, mais au bout du compte, si elle a tué son père et
si, après le crime, lors de l’instruction, elle l’a accusé d’oublier qu’elle était
sa fille, elle n’est pas une personnalité haineuse. Un de ses avocats dira le
12 octobre 1934, juste avant qu’elle ne soit condamnée à la peine du parri-
cide, « conduite pieds nus, la tête recouverte d’un voile noir, sur une place
publique pour y être exécutée », que c’est une « désaxée », ou encore : « une
“décentrée”, un être monstrueux et anormal ? Ceux qui la contemplent sont
saisis de stupeur plutôt que de haine 68. »
Dans la plupart de ces procès, rapportés par les chroniqueurs judiciaires
célèbres, peu d’aliénistes sont consultés. Lorsqu’ils le sont, même s’ils recon-
naissent qu’il existe préalablement une sorte de « terrain » donnant parfois
un « caractère prévalent », les prévenus et les accusés sont considérés comme
responsables de leurs actes. Leurs passions sont « dites normales » même s’il
existe des « éléments d’appréciation » qu’il convient de prendre en compte.
La haine peut donc apparaître comme une passion presque banale, un
sentiment quasiment ordinaire. Il n’y a « que des troubles du caractère 69 ».
Toutefois, dans les haines familiales, l’alcool est de plus en plus mentionné.
L’ivrogne, le dipsomane ou l’alcoolique chronique entretiennent un climat
délétère, ce sont eux qui raniment de façon continue « la haine qui s’était
développée peu à peu ». Souvent un des membres de la famille, parfois
plusieurs, sont transformés en souffre-douleur. Certains, fatalistes et
résignés, ne disent rien et attendent l’issue dramatique ; d’autres souffrent
quotidiennement, victimes de « violences, de cruauté, d’abjection » et ne
peuvent, à un moment donné, comprimer toute la haine qu’ils ont accumu-
lée en eux. La presse en rend compte souvent de façon sommaire : « Encore

66. Henri CLAUDE, Psychiatrie médico-légale, op. cit., p.  137 ; voir aussi Maximilian MITEELMAN,
Le parricide et son étiologie, thèse de médecine, Paris, Picart, 1936, 52 p.
67. Voir Anne-Emmanuelle DEMARTINI, « L’affaire Nozière. La parole sur l’inceste et sa réception sociale
dans la France des années 1930 », RHMC, 2009/4, no 54-4, p. 190-214, et du même auteur, avec
Agnès FONTVIEILLE, « Le crime du sexe. La justice, l’opinion publique et les surréalistes : regards
croisés sur Violette Nozière », Christine BARD, Frédéric CHAUVAUD, Michelle PERROT et Jacques-
Guy PETIT (dir.), Femmes et justice pénale, XIXe-XXe siècle, Rennes, PUR, 2002, p. 243-252.
68. Géo LONDON, Les grands procès de l’année 1934, Paris, Éditions de France, 1935, p. 163.
69. Géo LONDON, Les grands procès de l’année 1928, Paris, Éditions de France, 1929, p. 288.

187
EXPÉRIMENTER

un drame de l’alcool » ou « Les drames de l’ivresse » 70. Quelques éléments


de description sont donnés : « quadragénaire maigrichon, il a l’air tout
simplement d’un poivrot ahuri 71 », mais d’une façon générale ces aspects
n’intéressent guère les salles de rédaction qui préfèrent les beaux crimes à
coup de browning ou les affaires mystérieuses.
Reste alors quelques affaires de haines familiales qui, par leur nouveauté
apparente et leur rareté, se trouvent placées sur le devant de la scène par les
journalistes spécialisés. Souvent, elles sont le prétexte à commentaires. Si
elles sont rares, elles saturent néanmoins pour quelques jours ou quelques
semaines l’espace médiatique. La société change, les cadres et les valeurs
d’antan disparaissent, la course à la vitesse, la recherche des plaisirs et des
joies égoïstes guident le monde, écrit-on en substance 72. Le père tueur de
ses propres enfants fait partie de cette dernière catégorie. À travers lui et
au-delà, c’est aussi une nouvelle page des sensibilités aux crimes familiaux
qui s’écrit. Tout se passe comme si désormais, on était passé du parricide,
crime le plus odieux et le plus haïssable, au crime contre les enfants, promu
comme le crime majeur des sociétés contemporaines. Si de malheureuses
silhouettes apparaissent plus comme des ombres que comme des anges,
des hommes pour des raisons différentes, ont pris en aversion leur progé-
niture. L’affaire la plus célèbre, la plus « horrible » et la plus « émouvante »
est jugée en 1928 par la cour d’assises de Toulouse. Le père assassin plaide
l’affolement, mais presque personne n’ajoute foi à ses propos. N’a-t-il pas de
« sang-froid », dans son automobile, déshabillé « méthodiquement » l’enfant
qu’il venait d’aller chercher, et qu’il avait eu avec la servante de sa mère,
avant de le noyer dans le canal du Midi. Un psychiatre prévient d’emblée :
« Malheureusement nous n’avons trouvé aucun incident d’ordre patholo-
gique susceptible d’atténuer la responsabilité de l’accusé. » Rien ne vient
« diminuer aux yeux des jurés l’horreur du plus lâche, du plus inhumain des
crimes d’un cerveau qui, jusqu’ici, nous paraît solidement organisé ». Ce
« Don Juan diabolique », jeune marié, méprisait la domestique qu’il avait
engrossée et haïssait l’enfant de dix-sept mois 73.
Les haines familiales, telles qu’elles sont présentées dans les tribunaux
semblent plutôt ressortir de l’exceptionnel, toutefois elles ne le sont que
parce qu’elles ont dépassé un certain seuil. Les brouilles permanentes, les
animosités perpétuelles, les frustrations et les jalousies, les bousculades et
certaines violences corporelles peuvent se déployer pendant des décennies
sans conduire nécessairement devant une juridiction répressive. Toutes les
personnalités haineuses ne font pas couler le sang, mais à chaque fois, se

70. Gazette des tribunaux, 13 février 1901.


71. Géo LONDON, Les grands procès de l’année 1932, Paris, Éditions de France, 1933, p. 48.
72. Gilbert ROBIN, Les haines familiales, Paris, Gallimard, 1926, p. 248-256.
73. Géo LONDON, Les grands procès de l’année 1928, Paris, Éditions de France, 1929, p. 235-236.

188
LES HAINES ENTRE SOI

produit comme des « défauts du sentiment social 74 ». La haine l’emporte


sur le reste, la perception de soi-même et de sa famille, sans parler de
l’esprit de coopération de l’humanité vers lequel chacun devrait tendre.
Manifestement, l’individu a abdiqué ses « responsabilités sociales ». Et si
chacun porte sur soi et sur les problèmes de l’existence une « opinion » ou
une « représentation », sans doute peut-on arguer du fait que « l’opinion
erronée d’un être humain sur lui-même et les problèmes de la vie se heurte
tôt ou tard à l’opposition inexorable de la réalité, qui exige des solutions
dans le sens du sentiment social ». Mais de la sorte, « ce qui se passe à
l’occasion de ce heurt peut être comparé à un effet de choc 75 ». Pour y
répondre, les personnalités haineuses ne reconsidèrent pas leurs concep-
tions mais choisissent plutôt la fuite dans l’action. Malgré la récurrence
de la haine, les observateurs des tribunaux ont l’impression que la justice
répressive contribue à modifier ce qui n’est pas encore appelé « l’écono-
mie psychique » des individus, comme si les personnalités haineuses se
montraient plus perméables au mouvement de désapprobation de la société
toute entière. Le déplacement des seuils de tolérance de diverses collectivités
ne dissuadent sans doute pas beaucoup les auteurs d’agissements haineux
mais les obligent certainement à être plus diserts et à présenter un récit
justificatif de leur crime.

Proches et voisins
Troisième cercle des haines entre soi, après le couple et la famille, celui
de la proximité que les dossiers de procédure permettent de restituer en
partie. Dès que l’on côtoie une ou plusieurs personnes parce qu’on habite
le même village ou le même quartier, que l’on travaille ensemble, de façon
épisodique ou permanente, que l’on fréquente les mêmes milieux et les
mêmes personnes, la confrontation avec l’autre peut glisser vers la haine.
Plus des personnes sont proches et plus la haine peut s’enrichir, connaître
des épisodes différents, être sans cesse enflammée. Le contact régulier, les
paroles échangées, les rires, les rumeurs, les ragots et potins de toutes sortes,
les gestes sournois et des écrits peuvent rendre invivables une existence.
Dans la plupart des communautés réduites, où chacun connaît les faits
et gestes des autres, il convient de maintenir une certaine distance. Bien
souvent la transparence – il est difficile d’ignorer quelque chose – s’asso-
cie avec la réputation ou le respect. Mais l’anonymat est pratiquement
impossible. D’une telle, on dit « elle se livrait à l’inconduite, elle s’amusait
trop avec les hommes », de telle autre « travailleuse et honnête, on n’a rien
entendu dire sur elle », ou de tel autre « il mangeait trop, ses affaires péricli-
74. Expression empruntée à Alfred ADLER, Le sens de la vie. Étude de psychologie individuelle, Paris, Payot
& Rivages, 2002 [1933], p. 261.
75. Idem, p. 32-33.

189
EXPÉRIMENTER

tèrent jusqu’à la faillite », et de tel autre encore « un honnête ouvrier aux
usines d’Imphy », un dernier « il appartient à une famille honorable ». La
connaissance des faits et gestes est une forme de régulation sociale. Celui ou
celle dont la conduite est stigmatisée peut devenir un souffre-douleur, objet
constant de railleries. Le groupe peut aussi ne pas se contenter d’ostraciser
l’un des membres de la communauté mais décider, sans forcément en avoir
une intention délibérée, de le persécuter et de le haïr. À son tour, il ou elle
peut aussi vouer une haine terrible à ses tourmenteurs. Un accusé déclare
ainsi « tout le monde me détestait » ; « j’ai voulu me venger » 76.

La haine en partage

Dans les relations de voisinage, une seule personne a la possibilité de


«  causer beaucoup de mécontentement  » et d’affecter de la sorte toute
une collectivité. Socialement partagée, la passion funeste devient conta-
gieuse. Un rien peut, parfois, sur un fond de haine permanente, susciter
le passage à l’acte individuel. C’est ainsi qu’en 1847, un cultivateur battait
des haricots dans son grenier. La poussière soulevée est emportée et vient
se déposer sur le linge en train de sécher de son voisin, vigneron à Sannois,
occupé « à tailler sa soupe sur le bord d’une table ». De part et d’autres
plaintes, reproches, paroles peu amènes sont échangés et se font entendre.
La poussière continue à voltiger. Le vigneron menace son voisin de venir lui
donner un coup de couteau. L’autre répond que ce n’est pas la peine qu’il se
dérange car il arrive. Le vigneron, armé d’« un couteau long et effilé » lui en
porte un coup et sa victime décède deux semaines après. Le prétexte futile
et dérisoire en apparence révèle à la fois des tensions de longues durées, des
problèmes complexes de mitoyenneté mais aussi des caractères vindicatifs 77.
Ce meurtre s’inscrit bien dans une logique de personnes qui se connaissent
depuis longtemps, qui ont partagé des expériences communes. Le drame
n’est pas seulement individuel, désormais tout un village est pris dans les
rets de la justice et est condamné à être divisé durablement.
Le voisin irascible et haineux peut aussi se rencontrer dans les lieux de
sociabilité, au cabaret, à l’auberge, dans l’estaminet ou au bar. Sans aucun
doute « la puissance des liqueurs vinicoles 78 » joue-t-elle un rôle essen-
tiel. L’absorption de boissons fortes désinhibe et laisse plus facilement les
sentiments s’exprimer et se traduire en acte, comme le souligne tristement
le témoin d’un drame : « Il y a des destinées que la passion envenime et
qu’un instant plonge dans une fatalité extrême. » Dans les affaires de ce
type, les victimes sont rarement de parfaits inconnus. Le goût du défi et la
volonté de faire respecter les normes du groupe n’ont rien d’exceptionnels
76. Archives départementales de la Vienne, 2U, 1584, 1887.
77. Archives départementales des Yvelines, 2 U, 1847, 3e session, 10 au 16 août.
78. Idem.

190
LES HAINES ENTRE SOI

et se retrouvent aussi bien au milieu du XIXe siècle, qu’à la Belle Époque ou


que dans la France « malade de la guerre », après le conflit de 1914-1918.
La haine n’est pas productrice de hiérarchie mais différencie des groupes
ou des individus au point d’entraîner mort d’homme. Dans ces espaces,
chacun se voit assigner une place. Si l’un se sent défier, il doit réagir s’il ne
veut pas perdre la face. En fonction des situations, la haine, déjà présente,
aggrave la réaction. Des personnalités se sentent humiliées et emportées
non pas par la colère mais bien par une « bouffée de haine ». C’est ainsi
qu’en 1850, dans le canton d’Etampes, le lendemain d’une fête de hameau,
vers 10 heures du soir, plusieurs jeunes gens étaient attablés dans la salle
de billard. L’un offre à un de ses camarades un verre de vin, mais « le plus
grand nombre refusa de lui faire place parce qu’il n’avait pas voulu prendre
part à la fête ». Le journalier s’assoit à l’écart, ressasse et profite du fait
que le cabaretier soit revenu et se met en colère car « on avait répandu sur
le drap du billard des miettes de gâteau ». Il désigne immédiatement « le
Gâtinais », c’est-à-dire celui qui avait été le plus hostile envers lui. Une rixe
s’ensuit et « le Gâtinais » reçoit trois coups de couteau, dont « le coup de la
mort ». Il décède le lendemain matin. Replacé dans le contexte des diffé-
rends, l’épisode n’est pas unique, il est le dernier maillon d’une chaîne qui
en comporte un grand nombre 79. Ici, rivalités, ressentiments, provocations,
haine président aux relations de proximité à l’intérieur du groupe des jeunes
adultes dans une commune rurale 80. Dans les faubourgs, les banlieues ou
le cœur des villes de semblables conduites peuvent être repérées. D’une
certaine manière, il s’agit d’une haine d’interconnaissance qui résulte d’une
construction sociale. L’implication psychique du groupe permet de mieux
comprendre le déroulement de rixes similaires dont le sens échappe le plus
souvent aux observateurs extérieurs qui n’ont pas partagé l’expérience d’un
moment haineux.
Si un sentiment s’inscrit dans la durée, il possède, lors du passage à l’acte
haineux, sa « fulgurance du moment », un passé proche, une actualité et
souvent une interprétation postérieure. L’incendie criminel qui est parfois
l’ultime recours d’une personnalité haineuse l’illustre en partie. Si d’aucuns
affirment que le feu ensauvagé est un moyen d’éveiller l’idée du sublime,
à l’instar d’une « mer de feu dont la vue horrible et majestueuse agit si
violemment sur l’imagination 81 », il est aussi le geste de voisins contre un
autre, honni depuis longtemps. La haine qui s’inscrit dans une relation
d’action possède une histoire dont il est possible de restituer les principales
étapes. À partir de 1855, la statistique indique que, à l’échelle nationale, les
79. Archives départementales des Yvelines-Seine-et-Oise, 1850, 3e session, du 22 au 30 août.
80. Sur le groupe des jeunes adultes, voir la thèse de Robert MUCHEMBLED, Une histoire de la
violence. De la fin du Moyen Âge à nos jours, Paris, Éditions du Seuil, 2008, 502 p. ; voir aussi
Jean-Claude FARCY, La jeunesse rurale dans la France du XIXe siècle, Paris, Éditions Christian, coll.
« Vivre l’histoire », 2004, 220 p.
81. Maxime PETIT, Les Grands incendies, Paris, Hachette, 1882, p. 209.

191
EXPÉRIMENTER

crimes d’incendie commencent à refluer 82. Le désir de vengeance et la haine


sont à l’origine d’un certain nombre d’entre eux. Le plus souvent, ce sont
les meules laissées en plein air, les granges gorgées de fourrage et attenantes
aux habitations qui sont l’objet de la malignité. Parfois, lorsque le cadre et
les circonstances s’y prêtent, les produits de la forêt sont introduits dans
les villages pour embraser toute une maisonnée. Ainsi à Angervilliers, dans
l’arrondissement de Rambouillet, un chaudronnier quinquagénaire vit en
mauvaise intelligence avec sa femme et sa fille depuis de nombreuses années.
En 1856, son épouse fuit le domicile conjugal et se réfugie avec sa fille
« chez la veuve Michelet ». Le mari va chercher des « fagots de bruyères
du carrefour » qu’il entrepose à proximité. La nuit, il jette des genêts à
l’intérieur du cellier, place deux bottes contre l’armoire du même cellier et
« met le feu ». Un autre veut se venger de tout un village et cinq foyers se
déclarent, empêchant toute intervention efficace 83. Le geste s’apparente à
une vengeance sociale 84. À partir des années 1880, les incendies criminels
sont nettement en recul et n’ont plus guère les honneurs de la chronique,
ils trouvent place en revanche dans la presse à grand tirage qui se demande
régulièrement, en 1910 comme en 1920, quelle haine a pu s’emparer d’un
esprit pour commettre pareil forfait 85.
Vers 1900, la justice répressive connaît un changement important qui
sera réaffirmé à la fin des années 1920. Il importe désormais de prêter atten-
tion à la personnalité d’un criminel, de suivre avec précision sa trajectoire,
de comprendre ce qui dans son histoire et dans des circonstances précises
ont conduit au drame et au procès d’assises 86. De la sorte, la peine sera
modulée en fonction d’un caractère et d’un passé individuel. Dans le même
temps, les haineux posent alors des problèmes éthiques et presque insur-
montables. Leurs conduites contribuent à la dissolution du droit puisqu’ils
agissent en dehors de l’institution judiciaire. Ils n’ont pas recours à la
justice officielle pour obtenir réparation. Ils ont une exigence qui dépasse
toute compensation. Bien souvent, ils considèrent que leur situation est
unique. Les torts qui leur ont été infligés ne sauraient être réparés par
une décision de justice. Ils adoptent la posture du vengeur qui refuse de
se considérer comme une victime. Les personnalités haineuses ne veulent
pas d’une sanction qui serait proportionnelle aux « atteintes » subies, ils
désirent davantage : que l’honneur, la dignité, la position sociale, voire la
vie de celui qu’ils haïssent soient réduits à néant. Ils deviennent inacces-

82. Du moins les incendies poursuivis comme crimes, et non les incendies criminels constatés ou attri-
bués à la malveillance. Émile DUCHÉ, Le Crime d’incendie, thèse de droit, Paris, Giard et Brière,
1913, p. 25-33.
83. Archives départementales des Yvelines, 6Q 491, an II-1830.
84. Voir aussi une perspective plus politique Jean-Claude CARON, Les feux de la discorde : conflits et
incendies dans la France du XIXe siècle, Paris, Hachette, 2006, 355 p.
85. Le Matin, 5 octobre 1920.
86. Raymond SALEILLES, L’individualisation de la peine, Paris, 1898.

192
LES HAINES ENTRE SOI

sibles à la raison et aux exigences de la justice publique. La cour d’assises de


l’Oise, en 1886 87, connaît une singulière affaire qui illustre comment une
personnalité haineuse entend bien détruire la source de son mal. L’accusé,
ancien notaire, agréé au tribunal de commerce de Gournay, est le maire
de la commune de Pisselen. Tentant de verbaliser un ivrogne dans un
cabaret, il l’aurait fait sortir dehors, puis lui aurait tiré dessus quatre coups
de revolver. Le blessé connaîtra une longue agonie et décédera un mois
plus tard. Les débats toutefois changent l’éclairage et montrent une autre
situation. La victime n’était pas un inconnu pour le maire et « la mésintel-
ligence existait depuis longtemps entre eux ». Il avait été son fermier. Les
différends entre les deux hommes étaient devenus tellement forts, que le
jeune homme avait « cessé d’occuper les terres » et depuis lors, « en toutes
circonstances il méprisait l’autorité du maire, ce qui irritait vivement ce
dernier ». C’est donc l’histoire d’une haine qui est « réanimée » à chaque
fois dans l’espace public et devant des témoins. Chacun pouvant tenir le
compte des différends et des points marqués par l’un ou par l’autre. L’auteur
du crime, notable « bien au-dessus des gens que nous avons l’habitude de
voir à votre place », comme le soulignera le président, est presque absous
dans ces paroles, comme il le sera par les douze jurés, tirés au sort sur une
liste comportant également des notables 88. La dimension des sentiments
malveillants inscrite dans la durée est pratiquement gommée, la vengeance
froide est également écartée pour ne plus retenir que le crime de l’instant. Il
reste que pour nombre de témoins, c’est bien le « ferment de haine » qui a
armé le bras du maire. D’aucuns songent qu’à une autre échelle le processus
pourrait être semblable.
Ailleurs encore, la haine fonctionne aussi par cycle et semble sans fin.
Elle s’apparente à la vendetta. Un affront ne peut rester sans réponse, mais
ici, la scène se passe dans un immeuble de la Rosenwald, dans le quartier
de Vaugirard, à Paris. Le propriétaire ou plus précisément le « locataire
principal », natif du Périgord, vivait « en mauvais terme avec un de ses
sous-locataires ». Fils d’un avocat, chef de service dans un grand magasin de
nouveautés, il était plutôt considéré comme un brave « homme ». À deux
reprises, ils « s’étaient affrontés devant le juge de paix du 15e arrondisse-
ment » et le locataire principal avait, les deux fois, perdu son procès. Mais
la décision judiciaire ne suffit pas à l’apaiser. Au contraire, la décision de
justice alimente le ressentiment et souvent, se promenant avec un volumi-
neux dossier, il répète qu’il a été injustement condamné. De cette situation,
« il en concevait un dépit qui se mua bientôt en haine », puis, en juin 1931,
en drame. Les enfants du chef de service jettent des papiers dans la cour,
des mots et des injures sont échangés, puis le locataire principal tire un
coup de revolver presque à bout portant sur son «  sous-locataire  » qui
87. Gazette des tribunaux, 23 décembre 1886.
88. Idem.

193
EXPÉRIMENTER

décède peu après à l’hôpital et la cour condamnera à huit ans de prison


le meurtrier 89. La réception de ce type de procès s’avère difficile à saisir,
néanmoins à travers quelques articles, une opinion commune prend forme
et il est vraisemblable de supposer que le lectorat la partage. La contempo-
ranéité, c’est-à-dire le sentiment de vivre ensemble à un moment déterminé
ne peut, en 1930, s’accommoder de ces conduites : dans les relations inter-
personnelles, en particulier dans certains milieux favorisés par l’éducation,
il n’est plus possible d’être aveuglé par le but que l’on s’est fixé, de dominer
autrui et de se faire justice soi-même. Il est temps de changer d’époque et
de vivre pleinement dans la sienne 90.

Les haines clandestines : rumeurs ordinaires et billets anonymes

Les rumeurs et la calomnie sont des instruments redoutables mis au


service de la haine. Bien souvent, la rumeur nationale ou régionale est
une réponse à une peur et correspond au besoin de savoir. Mais le bruit
qui court, à une échelle plus réduite, est aussi une façon de faire partager
un ressentiment personnel, de désigner un bouc émissaire ou d’attribuer à
quelqu’un des intentions malveillantes. Non loin de Mantes, au lavoir, des
haines dissimulées deviennent publiques et se concrétisent par des coups
et blessures attribués à une femme dont « les emportements de caractère »
et les paroles haineuses étaient connus 91. Sans doute les heurts physiques
entre femmes sont-ils moins nombreux mais aussi moins souvent dénoncés
aux autorités 92. Un magistrat instructeur parle toutefois d’un « combat
entre femmes » et surtout d’une « haine invétérée » 93. Plus tardivement,
un autre évoque les « médisances » fielleuses et les « haines de lavoir »
qui naissent et se consolident par l’entremise de propos rapportés, souvent
grossis et inventés dans l’intention évidente de nuire. La « méchanceté » est
considérée comme l’équivalent de la passion funeste. Ces quelques paroles
captives, figurant dans les interrogatoires ou les procès-verbaux d’audition
renseignent sur les cercles haineux, les modes de diffusion et le travail souter-
rain de la malveillance. C’est ainsi que, dans une commune d’Île-de-France,
un cultivateur de 61 ans, connu pour ses haines, fait courir le bruit que le
89. Géo LONDON, Les grands procès de l’année 1931, Paris, E. Dentu, 1932, p. 245-248.
90. Louis PICARD, La théorie de la vengeance à travers les âges et ses survivances aux temps modernes,
Rennes, Impr. Édoneur, 1934, 29 p.
91. Archives départementales des Yvelines, U 1848, 4e session, du 3 au 10 décembre.
92. Dans les émeutes frumentaires de la première moitié du XIXe siècle ou dans les grèves de la Belle
Époque, leur présence est signalée, leurs noms sont donnés, mais les femmes sont, par rapport aux
hommes, beaucoup plus rarement traduites en justice. Voir en particulier Alain CORBIN, Jacqueline
LALOUETTE et Michelle RIOT-SARCEY (dir.), Femmes dans la cité, 1815-1871, Grâne, Créaphis,
1997, 574 p ; voir aussi François JARRIGE, « L’émeute en jupons des découpeuses de Châles (Paris,
1931) : femmes victimes ou femmes déviantes ? », Frédéric CHAUVAUD et Gilles MALANDAIN (dir.),
Impossibles victimes, impossibles coupables. Les femmes devant la justice (XIXe-XXe siècles), Rennes, PUR,
2009, p. 121-132.
93. Archives départementales des Yvelines, 1838, 1re session, du 19 au 28 février.

194
LES HAINES ENTRE SOI

maire de son village a refusé une sépulture décente à son épouse décédée.
Au marché, dans les cabarets, dans les lieux publics, dans les conversa-
tions, il ne manque pas de raconter la même histoire qu’il a imaginée.
La tombe de sa malheureuse femme apparaît dépouillée à l’extrême, sans
aucun ornement, comme s’il s’agissait de la punir au-delà de la mort pour
des méfaits abominables. Le veuf interpelle le maire à plusieurs reprises :
« Monstre, scélérat, crapule, voilà encore que tu exerces tes vengeances en
empêchant que je pose une croix sur la tombe de ma femme. » Le diffé-
rend qualifié d’« outrage par parole » est finalement dévolu au tribunal de
police correctionnelle. Pour prendre un avantage sur le premier édile de
la commune, le cultivateur nie avoir tenu des propos blessants et paye un
journalier pour qu’il vienne témoigner et dire que le maire a inventé tout
cela et que jamais il n’a porté de telles accusations 94. Dans cette affaire le
veuf et le faux témoin sont démasqués mais dans nombre de communes
rurales et urbaines, les médisances sont nombreuses. Chacun trouvant une
certaine satisfaction dans le fait de dire du mal ou de rapporter un propos
entendu. En 1893, un citadin s’insurge : « Tout ça c’est des mensonges
inventés par Bricou et sa maîtresse. Ils veulent se venger de moi. Jamais je
n’ai envoyé la femme Telange chercher des effets chez moi. C’est une femme
qui ne cherche qu’à désorganiser les ménages. Elle en veut à la mienne et
voilà pourquoi elle a inventé tout ce qu’elle raconte 95 ! » La haine n’est donc
pas que pure réactivité et instantanéité. Elle est bien une stratégie visant
à nuire, dans des couches populaires mais aussi aisées, quelqu’un présenté
comme un adversaire.
Les personnalités haineuses considèrent souvent qu’elles connaissent le
malheur à cause d’un persécuteur qu’il faut dénoncer. Une des formes parti-
culières de la haine informelle réside assurément dans les lettres anonymes
ou les billets non signés, glissés, ici ou là, dont les chroniqueurs judiciaires
ont connaissance et qu’ils restituent à leurs lecteurs. Ils peuvent en effet jeter
des noms en pâture et provoquer une sorte de scandale silencieux. La lettre
de délation, la feuille de papier repliée et laissée à un endroit susceptible
d’être retrouvé, les mots griffonnés à la hâte sur un mur, une affiche placar-
dée nuitamment sont sans aucun doute des actes d’une grande lâcheté et
dotés d’un pouvoir de nuisance extrêmement fort. L’un d’eux, parvenu à la
rédaction d’un journal est qualifié d’« infernal écrit, qui semblait tracé avec
du fiel et du sang 96 ». Il peut provoquer un véritable « désastre » personnel
si quiconque accorde un peu de crédit aux faits consignés. Certes les lettres
anonymes peuvent répondre à des logiques différentes, éclairées par des
contextes variés, mais le plus souvent elles correspondent à des mouvements
de jalousie, d’envie, de volonté de faire du mal. Quelques-unes s’avèrent
94. Archives départementales des Yvelines, 1854, 2e session, du 20 au 23 mai.
95. Albert BATAILLE, Causes criminelles et mondaines de 1893, Paris, E. Dentu, 1894, p. 386.
96. Le Phare de la Loire, 4 juillet 1869.

195
EXPÉRIMENTER

redoutables car elles se présentent comme une lettre de délation pour que
la vérité éclate enfin en plein jour, même de nombreuses années plus tard.
Une de ces missives est constituée par des lettres découpées dans un journal
et qui affirmait que « la femme Lejeune, de Montigny, n’a pas tué, mais elle
a fait tuer par ses fils 97 ». La dénonciation, terrible, impose une enquête et
provoque de grands désagréments aux personnes détestées qui sont obligées
de répondre à des questions, de se justifier et surtout de braver le regard des
autres qui pensent qu’« il n’y a pas de fumée sans feu ». Le désir de nuire
est manifeste. L’affaire de Malestroit, restée méconnue, notamment par
rapport à l’affaire Laval restituée par Jean-Yves Le Naour 98, mérite quelques
précisions. Des lettres anonymes, une quarantaine, correspondant à un
« véritable flot pestilentiel », sont distribuées dans la région de Malestroit,
dans le Morbihan. Elles circulent à l’intérieur de la noblesse, « ces aristo-
crates qui frayent peu avec le “vulgaire” » dans leur souci de vivre retranchés
du monde, dans leur « glorieux isolement ». Depuis 1925, un mal secret,
tel un « chancre », ronge « la quiétude de tous ces gens du monde ». Un
chroniqueur judiciaire confie avoir été « douloureusement ému » par cette
affaire des lettres qu’il a suivie du banc de la presse « contenant les unes des
injures, des calomnies, des insinuations sur les uns et sur les autres, d’autres
des menaces parvenaient à des familles “des plus collets montés”, semant, ici
la colère, là l’indignation, ailleurs la peur, éveillant les soupçons de certains,
versant le poison du doute dans l’esprit des maris, la désolation dans le
cœur des épouses 99 ». Chacun se tait et si quelques signes sont échangés
montrant que l’on est aussi victime d’une haine anonyme, personne ne
réagit publiquement. Prévenir la police ou le parquet de Ploërmel revenait
à « s’exposer à l’invasion bruyante et indiscrète des envoyés spéciaux » ; aussi
« mieux valait continuer à souffrir en silence ». Finalement un marquis
alerte la justice, le juge d’instruction associe à son enquête le baron de
Beaudrap, le châtelain de Ker-Maria, qui désigne le coupable. L’auteur serait
un peintre en bâtiment, qui possède sa boutique et qui était apprécié par
tous. Le baron affirme que Rozé s’est confessé à lui et a avoué. Il écrivait,
sous la dictée de la femme d’un conseiller général, des lettres « perfides »
et « cruelles ». Arrêté, Rozé, confondu par un expert en écriture, meurt
presque aussitôt.
Après la réforme Poincaré de 1926 qui réorganise la carte judiciaire et
fait de Vannes le chef-lieu, un nouveau juge d’instruction est nommé. Il
procède à une contre-expertise. Les experts qu’il a diligentés innocentent
le malheureux Rozé et relèvent des expressions comme « mettre au pain »,
peu usitée, et qui veut dire « réduire à la misère ». Finalement, l’auteur des

97. Géo LONDON, Les grands procès de 1931, Paris, Éditions de France, 1932, p. 199.
98. Jean-Yves LE NAOUR, Le corbeau. Histoire vraie d’une rumeur, Paris, Hachette, coll. « Littératures »,
2006, 210 p.
99. Géo LONDON, Erreurs judiciaires, Paris, SEPE, 1948, p. 101.

196
LES HAINES ENTRE SOI

« missives empoisonnées » s’avère être le baron de Beaudrap lui-même, bien


qu’aristocrate il n’était pas breton et haïssait la « fine fleur » de l’aristocra-
tie de Malestroit et de la région de Ploërmel. En 1928, lorsque le procès
s’ouvre, un observateur voit surgir « peu à peu des tacots de toutes marques,
de tous calibres et pourrait-on dire de toutes les époques, à croire qu’on
avait organisé à Vannes un défilé rétrospectif à la manière de celui qui se
déroule à Paris, au moment du Salon de l’automobile 100 ». Dans la salle des
assises, « les messieurs s’interpellaient allégrement : “Bonjour, marquis…
Ah, comte, je ne vous savais pas ici”. On baisait les mains des dames. On
papotait ». L’un des conseils de la partie civile, Me Gauthier-Rougeville,
est un avocat parisien célèbre, mais d’origine bretonne. Il ne peut s’empê-
cher de provoquer le parterre de nobles réunis, suspectés d’avoir conservé
toutes leurs sympathies monarchistes : « Grâce à la justice républicaine,
vous pouvez aujourd’hui offrir un cierge à Sainte-Anne, la bonne patronne
de notre chère Bretagne 101. » Dans cette affaire, se trouvent un dessein et
une stratégie de manipulation. La haine instrumentalisée doit permettre
d’assouvir une rancœur, d’assurer sa propre promotion dans un espace social
singulier. D’une façon plus générale, quand elle reste longtemps confinée
dans un même milieu social ou dans un même quartier, la lettre anonyme
apparaît bien comme une souillure contre laquelle on ne peut lutter. Le
destinataire sait qu’il est l’objet d’une haine sournoise mais ne peut pas
réagir. Dans certains milieux, lorsqu’une parole cinglante et haineuse est
dite, il est toujours possible d’avoir recours au duel 102. Mais avec l’écrit sans
nom chacun se sent donc sali, calomnié, humilié et démuni. Les victimes
peuvent, à leur tour, éprouver de la haine pour l’auteur de ces missives mais,
impuissantes, elles ne savent pas contre qui la diriger.

Les violences conjugales, la haine au sein du couple et la détestation entre
voisins font partie des impensés du XIXe siècle et du début du XXe siècle.
Les chroniqueurs et les experts psychiatres qui en parlent ne cherchent pas
à restituer une histoire linéaire, avec des inflexions, des retours en arrière,
des accélérations. Leur ambition est de proposer une typologie permettant
de classer tel type de violences haineuses dans une catégorie. Le temps qui
passe est mis à profit non pas pour cerner une évolution mais pour ajouter
une nouvelle variété, afin d’enrichir les connaissances. Ils sont des produc-
teurs de récits dans lesquels la diversité des situations l’emporte sur la mise
en perspective temporelle.

100. Idem, p. 112.


101. Idem, p. 114.
102. Jean-Noël JEANNENEY, Le Duel, une passion française, 1789-1914, Paris, Éditions du Seuil, 2004,
229 p. et François GUILLET, La mort en face. Histoire du duel de la Révolution à nos jours, Paris,
Aubier, coll. « Historique », 429 p.

197
EXPÉRIMENTER

Si la haine relève des structures familiales et des liens sociaux de proxi-


mité, la plupart des observateurs font intervenir la personnalité ou le
« tempérament » : « quand la haine domine un tempérament il est bien
difficile sinon impossible de s’en débarrasser 103. » En 1931, dans La France
Judiciaire, Jean Ernest-Charles y voit un mystère qui est à l’origine de
l’humanité : « On ne nous a pas tout dit sur la haine de Caïn et d’Abel,
j’ai même le sentiment qu’on nous a caché systématiquement quelque
chose 104… » Mais la haine ne relève pas seulement de l’instinct ou de la
pulsion, presque chacun lui donne du sens, en fonction des protagonistes
et des contextes. Elle devient ainsi une forme de résolution des conflits et
un mode de régulation des passions individuelles, familiales et de voisi-
nage, ou plutôt elle est l’énergie destructrice qui conduit à une solution
le plus souvent terrible. Gabriel Tarde, de son côté, s’intéresse plus parti-
culièrement à une catégorie, mais de la sorte, il regrette presque certaines
conduites et sentiments du passé : « Une haine de famille, après tout, est
une dette paternelle. La préoccupation du mal futur à éviter plus que celle
du mal passé à venger est un sentiment très utilitaire, mais peu esthétique,
où se montre bien le progrès du désir du bien-être. On est plus calculé,
voilà tout 105. » En effet, s’il existe encore des « bouffées haineuses », pour
reprendre l’expression d’un magistrat instructeur. La haine a tendance
à s’adoucir. Elle ne disparaît pas, mais elle se manifeste de façon moins
violente, comme si elle aussi participait au mouvement de polissage des
mœurs et d’autocontrôle des pulsions, au contact des autres et des normes.
Pour autant, lorsqu’elle éclate, elle ressemble aux mouvements d’un gant de
crin qui frotte, rabote, épure et dévoile un corps dur sans les couches qui le
dissimulait. Les personnes qui trop ouvertement affichent leur haine sèment
le trouble, car la détermination des haineux bafoue les normes et les lois.
Les haines privées sont riches d’enseignement car elles permettent de
comprendre en partie les haines publiques. Ici, dans l’espace intime, l’indi-
vidu haineux se place au-dessus de la société. Le Code pénal et l’exercice
du droit de punir encadré par les législateurs des régimes successifs ne le
concernent pas. Si son acharnement apparaît légitime contre toutes les
règles, et parfois sans l’once d’un remords ou « l’ombre d’un regret », c’est
uniquement à ses propres yeux 106. Chez lui, une fois le passage à l’acte
réalisé, existe une vraie satisfaction. Il peut éprouver une sorte de volupté
froide. La rage contre autrui s’exprime à la fois dans un acte et se traduit
aussi par le spectacle de la souffrance, de l’agonie ou du corps meurtri ou
mort. Par la suite, il peut également se délecter de ses souvenirs, revivre
autant de fois qu’il le souhaite la scène tragique. D’autre fois, au contraire,

103. René MATHIS, op. cit., p. 14.


104. Jean ERNEST-CHARLES, « La haine », La France judiciaire, 18 octobre 1931, p. 34.
105. Gabriel TARDE, La criminalité comparée, Paris, Félix Alcan, 1890 (2e éd.), p. 184.
106. Géo LONDON, Les grands procès de l’année 1931, op. cit., p. 246.

198
LES HAINES ENTRE SOI

l’acte violent met un terme à la haine en faisant disparaître le « mauvais


objet », et des personnalités haineuses, privées de ce qui les faisait agir, ne
supportent pas leur propre image. Ils éprouvent, en examinant leur geste,
une sorte de honte sociale, qui ne fait guère de place à leurs victimes, mais
est centrée sur eux-mêmes. Dans les deux cas, il ne s’agit pas pour eux, d’un
acte gratuit mais d’une action nécessaire, voire pour quelques-uns d’une
justification naturelle.
Dans l’espace public, les haineux font également fi des normes et de la
morale. L’épouse, le voisin ou un groupe plus large incarnent bien l’ennemi.
Contre lui chacun caresse des rêves de vengeance, allant de l’humiliation à
la mort. Ce n’est ni l’arrangement, ni la négociation, ni la conciliation qui
sont recherchés. L’épouse, le père, l’enfant, le voisin ont perdu leur indivi-
dualité réelle. Ils ne sont pas comme l’individu haineux, aussi contre eux
tout est permis. À une échelle plus collective, il en est de même. La cible
change mais en règle générale il s’agit plutôt d’une communauté comme
les juifs ou les bohémiens, ou bien d’une classe sociale comme les ouvriers
ou les bourgeois. Si on les hait, c’est qu’ils sont différents et qu’il faudrait
alors tout faire pour les exterminer.
Les rubriques judiciaires des journaux et les études restituées par les
psychiatres dessinent une culture où le plus fort, investi du droit marital,
du droit paternel ou du droit de propriétaire impose son point de vue et
cède à la haine. Le désir de domination apparaît essentiel. Les uns et les
autres délivrent aussi des messages. Le premier consiste à dire que la haine
semble atemporelle. Elle apparaît comme une énergie liquide contenue
dans un réceptacle. En fonction des contextes, des itinéraires individuels
ou des trajectoires collectives, elle ne demande qu’à déborder. La seconde,
pour ceux qui veulent l’entendre, c’est que la haine est présente partout
et qu’elle n’est pas le privilège d’un milieu. On la rencontre, disent les
chroniqueurs judiciaires et les experts, aussi bien chez des aristocrates que
chez des employés. De la sorte, il n’y a pas de hiérarchie proposée, mais une
sourde inquiétude à l’égard des haines privées et surtout conjugales à une
époque, ou, particulièrement après 1880, les exigences en matière de vie
privée et d’attention à l’autre deviennent plus importantes et concernent
toutes les catégories sociales 107. Certes les affaires judiciaires retenues se
passent rarement parmi les charbonniers ou les chiffonniers. Les milieux les
plus aisés ou ceux de la moyenne bourgeoisie ont les honneurs de la presse
et des comptes rendus psychiatriques, mais la portée se veut universaliste.
Au-delà de la singularité de tous les procès, journalistes et médecins
proposent, à la manière des ethnologues, une plongée dans la société et
tentent d’établir une description spécifique. Les circonstances, les profes-
sions, les attentes appartiennent à l’histoire ; la haine tragique à la psycho-
107. Philippe ARIÈS et Georges DUBY (dir.), Histoire de la vie privée. t. 4 ; Michelle PERROT (dir.), De la
Révolution à la Grande Guerre, Paris, Éditions du Seuil, 1987, 639 p.

199
EXPÉRIMENTER

logie humaine. Mais la dimension tragique de l’existence, et son archive,


donnent nombre d’informations sur les personnalités haineuses, guère sur
leurs victimes, qu’il convient de prendre en compte car nul doute que « la
subjectivité n’est pas une sorte de quantité qui diminuerait au fil des étapes
dans la trajectoire de tel ou tel acteur, elle est plutôt ce qui se transforme, se
pervertit 108 ». Les acteurs de la haine, dans la sphère de l’intimité ou de la
proximité, ont le choix des modes d’expression et des modalités d’action. La
haine a le sens qu’ils leur donnent, elle ne leur est pas proposée ou imposée
de l’extérieur. Lorsqu’ils s’affranchissent des interdits pour aller jusqu’au
meurtre, sans autre caution que leur propre conscience, ou bien lorsqu’ils
canalisent leurs sentiments, ils sont des sujets agissants et autonomes. Mus
par la jalousie, la frustration, l’envie, le désespoir… ils peuvent aussi se
mettre au service d’une autre haine dans le monde social, une haine hétéro-
nome dirigée contre un ennemi collectif précisément désigné.

108. Michel WIEVORKA, « Pour comprendre la violence : L’hypothèse du sujet », op. cit., p. 105-106.

200
Chapitre VI
Le monde désassemblé

À la fois individuelles et collectives, les haines sociales constituent un


élément majeur de la vie collective. On les retrouve à l’intérieur de groupes
sociaux autonomes, mais aussi entre catégories et classes sociales 1 différentes.
Elles sont tantôt des prétextes, tantôt des justifications d’affrontements vifs
ou sanglants. Le système de domination des notables du XIXe siècle, excluant
la plus grande partie de la population de la vie publique, a cédé la place,
vers 1880, à un nouveau système d’encadrement, celui de la « méritocratie »,
reposant sur la compétence et la capacité, qui s’affirme plus nettement au
XXe siècle 2. D’une certaine manière, il propose un pacte social inédit, où les
relations sont davantage apaisées. Pour autant, la haine ne disparaît pas 3.
C’est sans détour qu’elle se manifeste parfois, prenant la forme de dénon-
ciation, vilipendant « l’enfer » que vivent les domestiques dans les familles
bourgeoises, l’insécurité au travail d’une ouvrière déchiquetée par l’explo-
sion d’une chaudière ou d’un ouvrier tué par la chute d’une charpente.
En 1906, la catastrophe de Courrières, à Lens, illustre « la société maudite
où nous vivons », écrit Albert Thomas dans L’Humanité. Journal socialiste
quotidien 4. Les « navrants détails » et les berlines remontées du fond du
puits avec « leur amoncellement de chairs informes » témoignent qu’il ne
s’agit pas d’un simple accident. Le drame épouvantable est une catastrophe
due à « l’imprévoyance capitaliste » qui fit plus de 1 100 victimes. Pour

1. La catégorie classe sociale a donné lieu à une littérature extrêmement abondante qu’il ne s’agit pas de
discuter ici. Soulignons simplement que si on adopte le point de vue de nombre de contemporains,
l’expression est couramment utilisée, au singulier ou au pluriel, à la fois pour signifier une identité
« la classe à laquelle ce tonnelier appartient » et pour marquer une différence « la classe des déshérités
de la fortune », par exemple.
2. Voir Christophe CHARLE, Histoire sociale de la France au XIXe siècle, Paris, Éditions du Seuil, coll.
« Points Histoire », 1991, 399 p. ; et du même auteur La crise des sociétés impériales. Allemagne,
France, Grande-Bretagne, 1900-1940. Essais d’histoire sociale comparée, Paris, Éditions du Seuil, coll.
« L’Univers historique », 2001, p. 82-119 et p. 228-233, et p. 358-414.
3. Comme l’attestent des synthèses récentes sur la IIIe République : Vincent DUCLERT, La République
imaginée (1870-1914), Paris, Belin, 2010, 861  p. ; et Marion FONTAINE, Frédéric MONIER et
Christophe PROCHASSON (dir.), Une contre-histoire de la IIIe République, Paris, La Découverte, coll.
« Cahiers libres », 2013, 400 p.
4. L’Humanité, 12 mars 1906.

201
EXPÉRIMENTER

d’autres, dont Benoît Broutchoux, rédacteur de L’Action syndicale et qui


joue un rôle très actif dans la Fédération syndicale des mineurs du Pas-de-
Calais, il faudrait parler de crime dû à la « voracité capitaliste » 5.
Ces «  accidents sanglants  » observés et parfois dénoncés aux XIXe
et  XXe  siècles laissent supposer que nombre de malheureux sont des
« victimes de l’exploitation 6 ». Aussi, rien d’étonnant si, de temps à autre,
la servitude ou le malheur provoquent d’horribles réactions individuelles
et que « la haine pousse au plus hallucinant des forfaits ». En effet, quand
les miséreux, à force d’être exploités, ressemblent à « des fantômes de l’au-
delà », lorsqu’ils sont isolés et ne peuvent compter sur personne, alors la
haine, née parfois dans l’enfance, ne peut que grandir dans le monde social.
Un journaliste de Détective, diligenté sur les lieux d’un crime sanglant,
décrit « la terrible haine qui ne devait que croître en leur âmes, comme
une plante vénéneuse et mortelle ». Ceux qui d’habitude ploient l’échine
et laissent la révolte gronder à l’intérieur d’eux-mêmes, ont fini par passer
à l’acte 7. Il s’agit alors d’une haine du peuple 8 contre la bourgeoisie, d’une
haine de classe à l’état brut, et le vocabulaire employé a toute son impor-
tance. Mais le plus souvent la haine prend des formes atténuées comme
l’envie, la jalousie, l’exaspération, le ressentiment, la peur, la frustration.
Elle est tributaire de conditions d’existence, d’une vision du monde et
d’imaginaires sociaux 9.
On la retrouve, à des degrés divers, dans tous les milieux sociaux et
professionnels. Elle construit également un monde binaire. La rivalité de
deux bergers, le conflit violent qui éclate entre deux musiciens ou encore
l’antagonisme entre un mécanicien et un chauffeur de locomotive suffi-
raient à l’illustrer. Les haines professionnelles correspondent à celles d’une
collectivité réduite 10. L’adresse, la force, la puissance créatrice, la capacité
de travail, le charisme, la renommée, le prestige sont autant d’éléments qui
peuvent entraîner une haine instantanée et durable. La haine entre cordon-
niers ou celle qui semble déchirer des ingénieurs ou opposer des profes-
seurs de médecine et des universitaires appartiennent à ce registre. Connues
en leur temps de presque tous, ces dernières ne laissent pourtant guère
de traces et restent dissimulées sous l’apparence de controverses savantes.
Mais il y a plus : la haine correspond à une sorte de besoin absolu qui se
5. Le Réveil du Nord, 13 mars 1906.
6. L’Humanité, 30 septembre 1933.
7. Détective, 1933. Il s’agit de l’affaire des sœurs Papin qui vit aussi l’invention du Crime de haine
sociale, voir sur ce point notre ouvrage L’effroyable crime des sœurs Papin, Paris, Larousse, coll.
« Histoire comme un roman », 2010, 239 p.
8. Voir en particulier, Jean-Louis ROBERT et Danielle TARTAKOWSKY (dir.), Le peuple dans tous ses états,
Sociétés & Représentations, no 8, février, 2000, 378 p.
9. Voir la contribution d’Alain CORBIN, dans Christian DELPORTE, Jean-Yves MOLLIER et
Jean-François SIRINELLI (dir.), Dictionnaire d’histoire culturelle de la France contemporaine, Paris,
PUF, coll. « Quadrige », 2010, p. 426-430.
10. Christophe CHARLE, op. cit., p. 34-40.

202
LE MONDE DÉSASSEMBLÉ

manifeste généralement par l’appropriation du corps de l’autre. Entre celui


qui est haï et celui qui haït s’établit un lien particulier. La violence physique,
ou sa tentation, sans être exclusive occupe une place essentielle. Sans aucun
doute, à défaut d’évolution trop marquée, est-il préférable de mettre en
relief des configurations. Leur étude est une manière de percevoir, non pas
l’envers des sociétés contemporaines, mais leurs interstices.

La haine autodestructive
À l’échelle individuelle la haine provoquée par des difficultés profession-
nelles ou le désenchantement social peut se retourner contre soi ou l’un de
ses proches. Chacun puise dans le « réservoir haineux » qu’il possède. Le
retournement de la violence prend parfois des formes extrêmes : suicide,
meurtre de l’un de ses proches, « drame familial » qui consiste à s’approprier
la vie de ses enfants et de son conjoint. Le plus souvent ces événements,
minuscules et tragiques, alimentent la chronique des faits divers et sont
aussi vite oubliés qu’ils sont apparus. À une autre échelle, la force destruc-
tive de la haine obscurcit un certain nombre de collectivités. Elle les fait
entrer dans une spirale qui consume ses membres. Elle tient en échec la
« civilisation des mœurs ». L’autocontrôle cède en effet devant la poussée
d’une pulsion destructive qui est une force constante et dont le but est
d’obtenir satisfaction 11 : à savoir, ici, l’anéantissement, réel ou symbolique,
de « rivaux » métamorphosés en ennemis, quitte à être soi-même menacé
de disparition.

Haines de métiers

Les « gens de métiers » seraient en voie de disparition, écrit-on vers 1830.


Ils ne seraient plus qu’une catégorie presque fossilisée héritée de l’Ancien
Régime 12. Les anciennes communautés, les corps, les confréries appar-
tiennent à un passé presque révolu. De même que la foule est remplacée
par le public 13, le métier s’effacerait devant la profession. En 1842, Édouard
Charton publie le premier dictionnaire des professions 14 donnant ainsi
une autre dimension à l’univers du travail. La professionnalisation peut
être présentée comme « l’une des voies de la démocratisation des rapports
sociaux 15 ». Elle apparaît le plus souvent comme une invention des sociétés
11. Sigmund FREUD, « Pulsions et destins des pulsions » (1915), Métapsychologie, Paris, Gallimard,
1968, p. 14-19.
12. William H. SEWELL, Gens de métier et révolutions. Le langage du travail de l’Ancien Régime à 1848,
Paris, Aubier, 1983, 425 p.
13. Susanna BARROWS, Miroirs déformants, Paris, Aubier, 1990, 226 p.
14. Édouard CHARTON, Guide pour le choix d’un état ou dictionnaire des professions, Paris, F. Chamerot,
1851 [1842], 380 p.
15. Pierre GUILLAUME (dir.), La professionnalisation des classes moyennes, Talence, Maison des sciences
de l’homme d’Aquitaine, 1996, p. 10.

203
EXPÉRIMENTER

contemporaines, liée à l’alphabétisation, à l’ouverture d’horizons nouveaux,


à l’industrialisation et à l’urbanisation. Elle accompagne donc une société
en mouvement et transforme de manière essentielle les identités de chacun.
Pendant longtemps, le nom et le lieu suffisaient à caractériser quelqu’un.
Pour se présenter on se contentait de dire comment on s’appelait et où on
habitait, mais désormais, « dans la civilisation bourgeoise et industrieuse,
on se situe en donnant sa position professionnelle : “Je suis notaire, paysan,
ajusteur ou ingénieur” 16 ». Il existe bien sûr d’autres modes de désignation
de soi, mais dorénavant les catégories professionnelles prolifèrent dans les
enquêtes et dans les aspirations 17.
Pour les contemporains du début du XIXe siècle, la haine sociale prend
d’abord l’aspect de rivalités entre pairs à l’intérieur des métiers organisés.
Dans les représentations collectives, comme dans les observations directes,
les compagnons du tour de France, que nous avons précédemment entra-
perçus, les incarnent. Divisés en de multiples sociétés qui se jalousent 18,
les compagnons, notamment du bâtiment, se livrent parfois à de véritables
combats. En effet, ils avaient, pour reprendre la formulation de Maurice
Agulhon, « l’insupportable tare de l’esprit de corps poussé jusqu’à la haine
du groupe voisin le plus proche 19 ». Les Mémoires d’un compagnon d’Agricol
Perdiguier les restituent en partie. L’auteur a déjà publié en 1841, l’année
même où George Sand créé le personnage de Pierre Huguenin, dit l’Ami
du trait, compagnon du devoir, le Livre du compagnonnage qui lui a donné
une grande notoriété. Les Mémoires, livre de témoignage et de réflexion, sont
édités en 1854-1855, pendant les années d’exil, et réédités par Daniel Halévy
en 1914. Sous la Restauration, Agricol Perdiguier entre comme menuisier
dans l’atelier de son père, à Morières, et parvient à faire tout seul une croisée.
À seize ans et demi, il est engagé dans un atelier d’Avignon, situé à « une
lieu et demie » de son village natal, avec l’accord de son père. Mais celui qui
devait lui apprendre le métier se comporte comme « un maître égoïste qui
spécule, et qui tient avec intention un jeune homme dans l’ignorance 20 ». Le
jeune homme n’est pas payé, travaille parfois la nuit, est astreint aux tâches
les plus ingrates. Il lui est dévolu de fendre le bois, de corroyer, d’effectuer le
travail le plus grossier. La question générationnelle est ici importante.
Il existe des tensions et des conflits, le plus souvent inaperçus, qui
peuvent glisser vers le ressentiment et l’aversion des adultes égoïstes et sans
probité 21. Au-delà de la sphère des métiers, dans l’industrie textile ou la
16. Henri MENDRAS, La Seconde Révolution française, Paris, Gallimard, 1988, p. 32.
17. Louis REYBAUD, Jérôme Paturot à la recherche d’une position sociale, Paris, Paulin, 1842, 349 p.
18. Voir l’ouvrier serrurier Pierre MOREAU, De la réforme des abus du compagnonnage, Auxerre/Paris,
Maillefer/Prévost, 1843, 172 p.
19. Maurice AGULHON, «  Présentation  », Agricol PERDIGUIER, Mémoire d’un compagnon, Paris,
Imprimerie nationale, coll. « Acteurs de l’Histoire », 1992 [1854-1855], p. 7.
20. Idem, p. 95.
21. Voir aussi Étienne MARTIN SAINT-LÉON, Le Compagnonnage, son histoire, ses coutumes, Paris,
Imprimerie du Compagnonnage, 1977 [1901], 371 p.

204
LE MONDE DÉSASSEMBLÉ

sidérurgie, des contremaîtres considèrent que les plus jeunes n’ont pas de
droit si ce n’est celui de travailler et de les détester. Mais Agricol Perdiguier
ne se montre pas docile et demande à son père de prévenir le maître menui-
sier qu’il ne resterait plus. Ce dernier ne le supporte pas et éprouve une
haine pour le père et le fils. Il ne leur adresse plus la parole, fait courir
toutes sortes de bruits au point que le père a l’impression d’être victime
de « cette rancune inexplicable et si tenace, ces procédés dénués de toute
raison, de tout esprit de justice, de toute honnêteté […]. Depuis, il a pu
se plaindre de moi, de nous, mentir, calomnier, médire ; cela convient à sa
haineuse nature ; il ne sait faire autre chose 22 ». Ce maître faisait partie des
« dévorants » ou « devoirants », autrement dit des Compagnons du devoir.
Celui qui l’emploie désormais fait partie des « gavots » ou Compagnons
du devoir de liberté, mais Agricol Perdiguier reste lié aux dévorants. Le
vocabulaire compagnonnique traduit de très fortes rivalités. Lorsque les
gavots et les dévorants se rencontraient, ils pouvaient en venir aux mains,
voir user d’un bâton ferré, après avoir lancé des défis et des contre-défis sous
la forme de chansons :
« Nous fîmes des boudins / Du sang des Gavots »
ou
« Dans un an, dans un an, / Il n’y aura plus de Dévorants 23. »
Agricol Perdiguier entreprend un tour de France. Il devient compagnon
du devoir, d’abord comme affilié en acceptant de se soumettre au règlement
de la société qui consiste notamment à participer aux frais, à être « respec-
tueux envers la mère », c’est-à-dire la « petite patrie » des compagnons, à
faire preuve de politesse, à ne pas paraître dans une tenue négligée. Un
jour, relate-t-il, un Nantais, aspirant, veut changer de société, et s’adresse au
premier compagnon des dévorants. Celui-ci charge « le rouleur » de s’infor-
mer et va prendre ses renseignements auprès des gavots qui disent qu’il n’a
pas de dettes mais ils « accusent son caractère ». Le Nantais rétorque que
« c’était par haine, par dépit de se voir abandonner qu’ils parlaient de la
sorte ». Aussi, entre les deux, les relations s’enveniment. Agricol Perdiguier
souligne et rapporte que « les deux sociétés s’aigrirent l’une contre l’autre ;
des voies de fait eurent lieu ». L’antagonisme prend des proportions considé-
rables au point que « la nuit, les deux partis ennemis faisaient des patrouilles,
des reconnaissances, escamouchaient 24 ». Le Nantais est fait prisonnier.
Les compagnons tentent de le délivrer et saccagent « la mère ». Le lende-
main, les dévorants de « tous les métiers » se mobilisent pour « porter la
destruction chez les gavots ». Chacun semble se préparer à se défendre ou

22. Agricol PERDIGUIER, Mémoire d’un compagnon, op. cit., p. 96.


23. Agricol PERDIGUIER, Le Livre du compagnonnage, t. I, Paris, Perdiguier, 1857, p. 75 et Claude-
Gabriel SIMON, Étude du compagnonnage, Nîmes, C. Lacour, 1853, p. 66.
24. Idem, p. 105-106.

205
EXPÉRIMENTER

à passer à l’offensive : « chacun était décidé de mêler à son propre sang le


sang d’un ennemi. Tous étaient sur le qui-vive, prêtant l’oreille, s’armant
au moindre bruit 25. » Les autorités interviennent pour empêcher l’escalade
et éviter un affrontement mortel. Dans les colonnes du périodique nantais
Le Breton, un rédacteur notait que déjà en 1833, en marge du printemps
ouvrier, les compagnons de confréries différentes s’étaient empoignés à
propos de « couleurs », c’est-à-dire de rubans de taille et de formes variées,
avec « fanatisme » et « férocité révoltante 26 ». Il avait fallu les séparer et
arrêter une quinzaine de protagonistes pour rétablir un semblant de calme.
À Bordeaux une rixe oppose trois cents artisans, deux cadavres gisent sur le
sol 27. Les anecdotes livrées par Agricol Perdiguier restituent, elles aussi, une
atmosphère et sont révélatrices d’un univers brutal où des jeunes gens, mais
aussi des hommes faits, sont engagés dans une « hostilité rituelle ». Chacun
doit reconnaître l’autre comme un égal, sinon il y aurait une dissymétrie
insupportable. Un compagnon n’imagine pas en venir aux mains avec un
manouvrier ou un journalier. La construction de la figure de l’ennemi passe
par l’identification. L’autre est particulièrement exécrable parce qu’on le
reconnaît comme un de ses pairs. Les stéréotypes du gavot et du dévorant
se construisent ensemble, l’un renforçant l’autre.
Plus tardivement, Agricol Perdiguier prône la réconciliation, voudrait
unifier tous les compagnons et assurer la pacification des mœurs 28. Car si
les règles de vies sont nobles et les aspirations élevées, il existe pourtant,
écrit-il, une part obscure : « une ombre sombre, noire, épouvantable », celle
de l’aversion constante pour l’autre compagnie. À Montpellier, les tensions
et les haines lui semblent plus fortes et « le fanatisme triomphait partout ».
Lui-même, au moment de rédiger ses mémoires, retrouve l’intensité des
émotions ressenties, il lui était arrivé aussi de partager « l’état d’esprit de
la classe ouvrière » et par « haïr même par moments des adversaires que je
savais capable de m’assassiner 29 ». Entre sociétés rivales, il y a eu de véritables
batailles rangées. Les affrontements n’ont plus rien de ludique, il s’agit de
faire la démonstration de sa force virile sans se soucier des conséquences :
« Les hommes luttaient avec fureur ; c’était un contre un, plusieurs contre
plusieurs. » Lorsque l’un tombe à terre, l’affrontement ne cesse pas pour
autant : « au moment que l’un terrassait son adversaire, un autre arrivait et
l’assommait d’un coup de bâton ou de pierre sur la tête. » Au bout de peu
de temps, il s’agit d’une véritable mêlée et les règles d’honneur énoncées
25. Idem, p. 106.
26. Jean-Claude COZIE, Des hommes de caractère. Nantes 1833 : le printemps ouvrier, Nantes, éditions
du Centre d’histoire du travail, 2013, p. 122-123.
27. Charles TILLY, « Collective violence in European perspective », H. D. GRAHAM et R. GURR (éd.),
Violence in America. Historical and Comparative Perspectives, York, Bantam, 1969, p. 14.
28. Des compagnons l’avaient même mis en chanson : Luce PISSOT, dit Angoumois-le-courageux,
Chanson du tour de France, dédiée aux amis de la réforme des abus du compagnonnage, Paris, Impr.
de Dondey-Dupré, 1847, 3 p.
29. Agricol PERDIGUIER, Le Livre du compagnonnage, op. cit., t. I, p. 154.

206
LE MONDE DÉSASSEMBLÉ

par la morale compagnonnique sont partiellement oubliées dans l’ardeur du


corps à corps : « Ils se frappaient avec le poing, le pied, le bâton ; le compas
même fut tiré de la poche et se plongea dans les chairs. Ils se renversaient,
se trépignaient sur le corps, se traînaient par les jambes, les bras, les cheveux
sur le pavé. On entendait des cris, des hurlements. Le sang coulait 30. » Les
meurtrissures, les blessures, les dépouilles mortelles ne peuvent s’effacer.
Elles donnent raison aux haines et les alimentent pour des raisons souvent
futiles ou liées au prestige d’une société vis-à-vis d’une autre. La violence et
la haine ne peuvent s’arrêter, elles appellent la réciprocité. La vengeance 31
devient une façon de clore provisoirement la haine, mais la satisfaction
éprouvée par les « vainqueurs » du moment est nécessairement provisoire.
Les vaincus ne peuvent que désirer rendre des coups et des blessures et, à
leur tour, saccager le corps de leurs adversaires. Le cycle vindicatoire n’a
aucune raison de s’arrêter 32.
Dans l’imaginaire compagnonnique, il aurait existé trois fondateurs :
Salomon, Maître Jacques et le père Soubise qui auraient récompensé, pour
leurs travaux, des compagnons, les auraient « unis fraternellement dans
l’enceinte du temple » et leur auraient donné un devoir. Les « gavots »,
c’est-à-dire les menuisiers et serruriers du devoir de liberté, mais aussi les
« loups » qui sont des tailleurs de pierre reconnaissent Salomon. Du côté des
enfants de Maître Jacques, on rencontre aussi des tailleurs de pierre, mais
appelés les « loups-garous », quant aux « dévorants » ce sont des menuisiers
et serruriers du devoir. Au départ, il n’y avait que trois corps et chacun s’est
donné des « auxiliaires », par exemple les serruriers ont reçu les vitriers, puis
il a fallu ajouter les ferblantiers, les couteliers, les sabotiers et bien d’autres.
En 1823, se créait une nouvelle société, appelée tantôt la Société de l’indé-
pendance, tantôt la Société de l’Union, mais qualifiée par les dévorants de
Société des révoltés. Quelques années après, Agricol Perdiguier assiste à une
scène qui l’a profondément marqué et qui s’apparente au tableau qu’aurait
pu faire un observateur après la bataille :
« J’étais sur le pont. Je vis venir des ouvriers en désordre, déchirés, pâles :
quatre d’entre eux portaient, sur un brancard improvisé avec des branchages,
un cadavre […]. Le sang dégouttait encore de ses blessures… je ne puis dire
combien je fus frappé, affecté à la vue d’un tel spectacle… J’avais des larmes
dans les yeux et dans le cœur 33. »

30. Idem, p. 155.


31. Jean-Claude BOURDIN et alii, Faire justice soi-même. Études sur la vengeance, Rennes, PUR, coll.
« Essais », 2010, 318 p.
32. Raymond VERDIER, « Le système vindicatoire : esquisse théorique », La vengeance, vol. 1, Paris,
Cujas, 1981, p. 1-142, et du même auteur « La vengeance civilisée : du vindicatif au vindicatoire »,
Stanford French Review, vol. 16, no 1, 1992, p. 45-53.
33. Agricol PERDIGUIER, Le Livre du compagnonnage, op. cit., p. 200.

207
EXPÉRIMENTER

Selon lui, les compagnons sont alors aveuglés, ils encensent les « batail-
leurs », leur rendent un culte, assurent leur gloire et donnent à la force
physique toutes les vertus. La maîtrise du métier, la capacité à produire un
chef-d’œuvre se confond avec une virilité affirmée et tapageuse. Elle devient
un marqueur essentiel de l’identité compagnonnique non seulement dans
les représentations mais aussi dans les pratiques sociales. D’une certaine
manière, le vrai compagnon est perçu comme un guerrier qui doit assumer
son statut et ses obligations.
Pour Agricol Perdiguier, devenu Avignonnais la Vertu, il faut mettre fin
à ces « innombrables crimes » et aux haines intestines. À sa mort, en 1875,
il sera considéré comme le « pacificateur du compagnonnage ». L’âge d’or
des Compagnons correspond sans doute à la période du Second Empire,
mais les rivalités et les haines entre sociétés sont assurément vécues comme
déchirant l’âme du compagnonnage. Les haines définissent les êtres sociaux
en leur donnant leur identité, tout en étant une passion dominante et
destructrice, dévoreuse d’énergie, empêchant les Compagnons de s’engager
dans d’autres combats collectifs assurant la défense de la cause compa-
gnonnique dans la société française en pleine mutation. Ils seraient passés
de 100 000 à 10 000 compagnons. Haïr les dévorants ou les gavots donne
raison à l’adage qui dit que haïr les autres, c’est se haïr soi-même. À une
échelle collective se retrouvent nombre de caractéristiques du haineux
individuel. Les compagnons imitent le haineux isolé qui cherche à couvrir
sa passion d’un motif honorable. Comme lui, ils tiennent à passer quand ils
frappent, « pour le bras exécuteur d’une juste cause 34 ». Le pardon et l’oubli
s’avèrent impossibles. Il faut vivre et entretenir le rêve de vengeance jusqu’à
son accomplissement. La haine n’est pas le seul facteur mais elle permet de
donner du sens à une tendance autodestructrice. L’autre est parfois trop
semblable, aussi il convient de le transformer, en usant d’un processus de
défiguration faisant des gavots ou des dévorants des ennemis irréductibles.

Haines professionnelles

Dans d’autres milieux sociaux et professionnels, les haines sont souvent


inaudibles, souterraines et presque sans archives. Malgré tout, les haines
les plus visibles, à cause de la position sociale et politique des acteurs, sont
sans doute celles des avocats qui ont fourni à la République une partie
de ses élites. Après la Première Guerre mondiale, quelques reportages et
témoignages évoquent les avocats pressés d’en découdre, comme ceux qui,
par exemple, au barreau de Lille entreprennent, à la veille de la réforme
administrative de 1926, voulue par Poincaré, consistant à réduire des chefs-
lieux, des prisons et des tribunaux, en supprimant l’échelon administratif

34. René MATHIS, La haine, Nancy, Société d’impression typographique, 1927, p. 15.

208
LE MONDE DÉSASSEMBLÉ

de l’arrondissement, situé entre le canton et le département. Ils mènent


« une bataille héroï-comique contre les agréés des tribunaux de Tourcoing
et de Dunkerque » ; ceux du Midi, prennent la plume et par l’entremise de
« gazettes rivales » règlent toutes sortes de comptes et « poursuivent, sous
de prudents anonymats, la lutte ébauchée dans les prétoires et se trans-
percent de ces traits perfides que seul peut forger l’esprit d’un avocat » 35.
Dans un livre pamphlétaire 36, un avocat dresse un tableau particulière-
ment sombre, il dénonce « les haines petites et venimeuses, les ambitieux
du bâtonnat prêts à tout et qui gardent intacte leur rancune à l’égard de
tel ou tel confrère », l’ambiance étouffante et l’atmosphère presque fétide,
l’indignité du plus grand nombre. Untel possède l’art de terrasser la jalousie
de ses confrères, tel autre les entraîne « dans les bas-fonds de l’obscurité »,
tel autre encore apparaît comme le produit composite et détestable de la
« chapelle municipale » et des dîners en ville. Son avènement au bâtonnat
serait la consécration de la « médiocrité criante ». Son successeur partage la
même médiocrité, aussi tente-il de se rattraper par les réceptions fastueuses
qu’il donne. Au total, les bâtonniers d’après-guerre sont « chétifs et débiles,
pontifes et pacotille ».
Quant à tous les autres, l’avocat Henry Bénazet ne dissimule pas ses
sentiments haineux à leurs égards, même s’il s’en défend. Pour lui, « le métier
d’avocat forme un réceptacle pour tous les ratés de l’existence : pour ceux
que les autres milieux ont lassés, maltraités ou vomis 37 ». Le palais de justice
n’est donc que « la basilique des robins » qui se livre au racolage. Ils ne sont
pas les défenseurs désintéressés des opprimés et leur conscience est élastique,
quand à ceux qui, dans quelques villes seulement, parviennent à se faire
connaître, ils se « surveillent mutuellement ». Henry Bénazet se propose
ensuite de donner un portrait de ces grotesques, cette vingtaine d’avocats
qui en France, se retrouvent dans les colonnes des grands journaux. Il y
a celui qui a la distinction d’un garçon boucher endimanché fumant un
gros cigare, et celui qui aux assises a des plaidoiries qui « font la fausse
à purin de l’éloquence française 38 ». On trouve encore l’avocat dont la
péroraison est un « artifice qui sent le théâtre et le culte excessif du moi »,
ou celui qui a « une familiarité indécente » et donne « des citations latines
tirées des feuilles roses du Larousse des familles », ou encore celui dont « la
plaidoirie décousue, débraillée, en manches de chemise tient du boniment
de tréteaux 39 ». Au civil, se trouve encore toute une galerie de grotesques
« à côté de ces râpés conscients de leur insignifiance et satisfaits des miettes
qu’on leur laisse grignoter, fleurit une engeance plus fortunée », il s’agit de

35. Le Petit Journal, 10 mars 1926.


36. Henry BÉNAZET, Dix ans chez les Avocats, Paris, Éditions Montaigne, 1929, 283 p.
37. Idem, p. 259.
38. Idem, p. 103.
39. Idem, p. 116-117.

209
EXPÉRIMENTER

« l’avocat sans affaire qui, pourvu de quelques rentes, hante chaque jour le
Palais, revêtu de sa robe et, traînant une serviette bourrée d’imprimés 40 ».
On trouve encore le « grotesque anodin » et le « grotesque canaille », plus
particulièrement devant les juridictions correctionnelles. Ce dernier a tout
d’une « gouape » et ressemble finalement aux apaches qui hantaient les
« fortifs ». Le représentant de ce type est « un être écœurant de vulgarité,
traînant ses souliers tel un rôdeur de barrière, symbolise la prostitution
du barreau dans ce qu’elle a de plus misérable ». Se rapprochant de lui
pour mieux l’examiner et le décrire, il voit « sur cette face blême, au nez
cassé », et veut lire dans son esprit pour y trouver « la bassesse, la jalousie, la
haine, toutes les sales passions. La bouche ne s’ouvre que pour éructer des
obscénités, au point qu’on se demande si ce n’est pas un toucheur de bétail
endimanché qui a troqué sa blouse bleue contre une noire 41 ». La critique
doucereuse et l’animosité à l’égard des « accapareurs de la corporation »,
c’est-à-dire de tous ceux qui une fois arrivés, ne supportent pas « l’afflux des
jeunes », prêts à tout pour défendre leur position. Ainsi dans le champ des
professions juridiques, de façon souterraine, la haine ordinaire se manifeste
de mille manières. Elle correspond à une concurrence entre pairs pour
obtenir notoriété, clientèle et, éventuellement, servir de marchepied pour
accéder à d’autres fonctions.
Reste, pour les contemporains, une dernière grande variété de haines
professionnelles. En effet, « certaines haines offrent ce caractère bizarre de
n’être liées ni à la durée, ni à la puissance […] ces haines négatives à première
vue, sont souvent l’apanage des écrivains 42 ». Écrites en 1927, ces lignes ont
trouvé depuis d’autres prolongements 43. Sans pouvoir présenter une vue
d’ensemble, il suffit de lire au hasard telle rubrique, telle correspondance ou
telle critique pour en prendre la mesure. En 1847, par exemple, une chroni-
queuse mondaine de La Presse prend la défense d’un des maréchaux de la
littérature, Alexandre Dumas, dont les « origines africaines », la « facilité
d’écriture », la « profusion des récits » ont suscité toutes sortes de jalousie et
de haine 44. Le Journal des Goncourt, ces mémoires de la vie littéraires, est à
lui seul un recueil exemplaire, plein de cynisme, de persiflage, de mépris, de
jalousie, de vanité et de haines savoureuses. Émile de Girardin fait l’objet,
en 1871, d’un commentaire peu amène : « Faut-il que la France soit un
peuple de gogos pour avoir gobé cet homme à idées sans idées, ce suffiste
40. Idem, p. 162.
41. Idem, p. 168-169.
42. René MATHIS, op. cit., p. 14.
43. Dans les années 1990, Philippe CHARDIN avait signé L’amour dans la haine ou la jalousie dans la
littérature moderne, Genève, Droz, 206 p. et depuis Anne B OQUEL et Étienne KERN ont signé
Une histoire des haines d’écrivains de Chateaubriand à Proust, Paris, Flammarion, 2009, 329 p. ; voir
aussi Marianne BURY et Hélène LAPLACE-CLAVERIE (dir.), Le miel et le fiel. La critique théâtrale en
France au XIXe siècle, Paris, PUPS, 2008, 347 p.
44. Madame DE GIRARDIN, Lettres parisiennes du vicomte de Launay [21 février 1847], t. II, Paris,
Mercure de France, coll. « Le Temps retrouvé », 1986, p. 407.

210
LE MONDE DÉSASSEMBLÉ

d’antithèses 45 ! » George Sand n’est guère mieux traitée : elle fait son entrée
« en robe de pêcher, une toilette d’amour, que je soupçonnais mise avec
l’intention de violer Flaubert 46 ». De même que Paul Bourget, qualifié de
« nullité de génie », car il vient de publier Le Disciple : « C’est bien le singe
qui a débuté en littérature en prenant du café noir à l’instar de Balzac et
croyant attraper un peu de son talent en absorbant le même nombre de
demi-tasses 47. » Ceux qui sont férocement jaloux, ceux qui éreintent par
principe, comme Léon Bloy, ceux qui attaquent leurs confrères pour leurs
positions publiques ou pour leurs mœurs dessinent les contours d’une arène
où parfois tous les coups sont permis. Rivalités et jalousies ne prennent
pas forcément des formes extrêmes, mais les ressorts haineux sont bien
identiques.
Les haines ont de multiples effets mais ont en commun la même visée
qui consiste à dominer l’autre d’une manière ou d’une autre. Elles ternissent
une réputation, vident une corporation de ses forces, dressent les individus
les uns contre les autres. Souvent les rancœurs sont trop tenaces pour être
oubliées et les haines trop vives pour s’effacer et laisser la place au pardon
ou à la réconciliation. Tout se passe comme si les Compagnons, mais aussi
d’autres collectivités étaient animés par un impérieux besoin que rien ne
vient freiner : celui de haïr autrui au point de s’y perdre. À leurs yeux, une
seule chose trouve grâce : leur propre haine. Si, dans certaines situations, la
tendance à l’autodestruction l’emporte ; dans d’autres, les haines, en partie
retenues, octroient du lustre à des individus, confortent des convictions
et donnent du sens à des conduites individuelles. Le dénigrement et le
fiel sont, au même titre que la brutalité, des manières de se mouvoir dans
le monde social et d’affirmer une position. Dans les deux cas les haines
structurent des identités.

La haine rêvée des parias


Le monde social est un univers complexe. On a beau y chercher un sens
porteur d’avenir ou des lois souterraines qui permettraient de comprendre
ce qui fait tenir ensemble les sociétés, le plus souvent, c’est une sorte de
fouillis « d’événements particuliers 48 » qui s’impose à l’observateur. Toute
société est assurément un « assemblage » instable 49. La haine, qu’elle vienne
45. Edmond et Jules DE GONCOURT, Journal, 7  mai 1871, vol. 2, Paris, Robert Laffont, coll.
« Bouquins », 1989, p. 432.
46. Idem, 21 mai 1866, vol. 2, p. 22.
47. Idem, 1er juillet 1889, vol. 3, p. 288.
48. Paul Oskar KRISTELLER, « Some Problems of Historical Knowledge », The Journal of Philosophy,
vol.  LVIII, no  4, 16  février 1961, p.  87, cité par Siegfried KRACAUER, L’Histoire des avant-
dernières choses, Paris, Stock éditeur, coll. « Un ordre d’idées », 2006, p. 103.
49. Voir Alain CORBIN, Pierre GEORGEL, Stéphane GUÉGAN, Stéphane MICHAUD, Max MILNER et
Nicole SAVY (dir.), L’invention du XIXe siècle. Le XIXe siècle par lui-même : littérature, histoire, société,
Paris, Klincksieck/Presse de la Sorbonne nouvelle, 1999, 383 p.

211
EXPÉRIMENTER

des « profondeurs cachées » ou qu’elle accompagne « une rupture radicale »,


y joue un rôle souvent majeur. Elle offre à des individus, à des groupes ou
à des classes, la possibilité de se situer les uns par rapport aux autres et de
construire une identité collective. À partir de la Révolution française, l’ima-
ginaire social donne le plus souvent une vision binaire de la société. D’un
côté, le peuple, rassemblant dans sa diversité ceux qui travaillent – ouvriers,
artisans, employés et plus rarement paysans – ; de l’autre, ceux qui profitent
de leurs rentes ou qui ne sont pas obligés de travailler, du moins avec leurs
mains. Cette représentation dominante a permis de décrypter le monde
social, elle a donné lieu aussi à des enquêtes multiples, à des raffinements
d’analyses, tout en satisfaisant le plus grand nombre qui voit d’un côté les
Gros et de l’autre les Petits, et peu importe si la réalité du monde social
était beaucoup plus nuancée et complexe 50. Les uns haïssent les premiers
qui le leur rendent bien.

La classe honnie

Si les classes sociales 51 sont peut-être une catégorie caduque de l’histoire


sociale 52, il n’en reste pas moins que, pour les contemporains, elles s’avèrent
pertinentes. Il n’est pas besoin de rappeler les analyses de Guizot ou celles
de Marx. Pour nombre d’auteurs, venant d’horizons différents, il va de soi
qu’une « guerre de classes » se livre dans la société. Et si les représentations
ne sont pas statiques, connaissant des réajustements permanents 53, il existe
bien une classe honnie, plus particulièrement dans la presse libertaire de la
fin du XIXe siècle, dans les journaux communistes de la fin des années 1920
mais aussi dans des revues savantes des années 1930 qui dénoncent « les
classes égoïstes et aveugles 54 ». Il s’agit des deux cents familles, des « cinq ou
six cents roitelets 55 », ou encore de la « classe des capitalistes 56 ». En 1927,
Émile Veyrin se présente non comme un libre-penseur mais comme un
partisan de la libre-pensée. Il évoque l’excommunication de la pauvreté,
car selon lui rien n’a changé depuis les débuts de l’industrialisation. De la
sorte, « la caractéristique du monde contemporain de la société bourgeoise,
capitaliste et bien pensante, c’est la haine du pauvre, l’exécration de l’indi-

50. Voir par exemple, Jacques DUPÂQUIER et Denis KESSLER, La société française au XIXe siècle, Paris,
Fayard, 1992, 529 p.
51. Voir par exemple un livre sans équivalent en français, Patrick JOYCE, Vision of the People. Industrial
England and the Question of Class, 1848-1914, Cambridge, Cambridge University Press, 1991,
449 p.
52. Nancy L. GREEN, « Classe et ethnicité, des catégories caduques de l’histoire sociale ? », Bernard
LEPETIT (dir.), Les formes de l’expérience. Une autre histoire sociale, Paris, Albin Michel, 1995, p. 165.
53. Voir Edmond GOBLOT, La barrière et le niveau, Étude sociologique sur la bourgeoisie française moderne,
Paris, F. Alcan, 1925, p. 1-16 et 153-160.
54. Esprit, 3 décembre 1938, p. 295.
55. Le Père Peinard, 6 octobre 1889.
56. L’Humanité, 22 octobre 1933.

212
LE MONDE DÉSASSEMBLÉ

gent 57 ». Toutefois, les discours les plus nombreux sont ceux qui visent les
nantis, présentés comme indifférents à la misère du monde.
Pour saisir l’intensité des perceptions, il convient d’explorer partiellement
la mouvance libertaire de la fin du XIXe siècle qui traduit à sa manière une
exaspération diffuse. Elle déborde très largement les seules forces politiques 58
et constitue une véritable culture partagée par des artisans, des artistes,
des militants, des représentants des bas-fonds 59. À certaines époques, un
individu ou une sensibilité sont parfois, à leurs corps défendant, les porte-
parole d’une partie significative de la population. Dans les coulisses de la
presse à grand tirage, se manifeste une parole déliée qui n’hésite pas à affir-
mer une aversion radicale pour un certain nombre de personnages de la
scène sociale. Les « richards », les « exploiteurs », les « épicemards », les
« singes » et les « grands singes », les « proprio », les « rupins », les « grosses
légumes », les « richards », les « aristo », les « capitalos », la « cochonnerie
bourgeoise », les « dégouttantes crapules », les « inutiles », les « ventrus » sont
des patrons et des bourgeois exécrés. Le Père Peinard 60, publié entre 1889
et 1900, relève souvent d’une sorte de populisme gouailleur. Il s’élève contre
« la sale bande de capitalistes et de gouvernants qui nous grugent », mais il
a aussi une forte dimension sociale dénonçant le sort fait aux « miséreux »
et aux « turbineurs ». Il n’est certes pas le seul périodique anarchiste, mais
il est assurément le plus expressif. La « morale bourgeoise » revient à « tuer
les pauvres bougres tant que vous voulez, mais ne violez pas la propriété des
riches 61 ». Régulièrement est dénoncée « notre garce de société qui laisse ses
meilleurs et ses plus utiles enfants crever la misère ». Et lorsqu’une prosti-
tuée est assassinée, « surinée par un marlou », les vrais responsables sont les
« richards » car ils tiennent sous leur coupe les « bons bougres », c’est-à-dire
tous ceux qui appartiennent au peuple.
Pendant une dizaine d’années, la même idée est martelée par la plume
mais aussi par le dessin : « Nous sommes de chair et d’os comme les richards,
et pourquoi qu’ils ont tout à gogo, tandis que souvent nous n’avons pas de
quoi fiche à bouffer à la marmaille ? La vraie question qui nous intéresse,
c’est celle du ventre 62. » La situation des uns est comparée à celle des autres
et la métaphore du corps occupe une place centrale. La bourgeoisie cruelle
et détestée devient un ogre dévorant les êtres humains réduits en esclavage
pour satisfaire ses envies : « les riches mangent les pauvres », ces derniers
sont de la « chair à travail » ou de la « viande à plaisir », de la sorte, « les
57. Émile VEYRIN, La Pâque socialiste, Conflans-Sainte-Honorine, Éditions de l’Idée libre, 1927, p. 1.
58. Gaetano MANFREDONIA, « Persistance et actualité de la culture politique libertaire », Serge BERSTEIN
(dir.), Les cultures politiques en France, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Univers historique », 407 p.
59. Dominique KALIFA, Les Bas-Fonds, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Univers historique », Paris, 2013.
60. Voir en particulier Xose Ulla QUIBEN, Émile Pouget. La plume rouge et noir du Père Peinard, Éditions
libertaires, 2006, 400 p. et Émile POUGET, Le Père Peinard. Journal « espatrouillant » (1889-1900),
Paris, Les Nuits rouges, 2006, 4 007 p.
61. Le Père Peinard, 21 avril 1889.
62. Le Père Peinard, 24 mars 1899.

213
EXPÉRIMENTER

prolos sont obligés de crever pour engraisser les richards » 63, aussi bien dans
les bagnes parisiens, qu’à Saint-Nazaire. En effet, « Chair à canon, chair à
turbin, chair à plaisir ! C’est notre vie à nous autres prolos. C’est triste à
dire, nom de dieu, mais c’est comme ça 64 ». Les images et des arguments
ne sont pas très variés mais leur force réside dans leur répétition. Assénés
régulièrement, ils emportent la conviction et sont un appel à la mobilisation
contre les « endormeurs ». Ceux qui se résignent, voire ceux qui se rangent
du côté de leur patron, ne seront bientôt plus que des charognes délaissées
par les « vautours » pour une proie plus fraîche. Lorsque vient l’hiver, les
« déchards » qui ne trouvent pas à s’employer n’ont plus la possibilité,
comme en été, d’« oublier le ventre en l’air qu’ils ont les tripes vides » 65.
L’hiver, il leur faut attendre de la « charité bourgeoise » une maigre pitance,
patientant dans la file leur tour de prendre un bol de soupe et un quignon
de pain. Mais ce n’est pas tout, car ce qui rend les riches encore plus
haïssables ce sont leurs commentaires face au spectacle de la misère : « Ces
salops de richards rengainent qu’il n’y a que les feignasses qui crèvent de
faim. Infectes fripouilles ! Non contents d’exploiter les pauvres diables, vous
les insultez. » Un fait divers est l’occasion de s’indigner et d’entretenir la
haine des exploiteurs. À Paris, rue des Pyramides, un charretier, conduisant
un tombeau, s’écroule subitement. Emmené dans une pharmacie, personne
ne parvient à le ranimer et il meurt sur place. Un médecin arrive et déclare
qu’il est mort de faim 66. La misère la plus brutale devient le prétexte à
dénoncer la compassion hypocrite et la cruauté des rapports sociaux. Le
patron est le maître et quand il n’obtient pas ce qu’il veut, il se venge : « quel
meilleur moyen pour prouver sa royauté bourgeoise que de jeter dans la
désolation des tas de familles 67. » En effet, pour s’assurer de son emprise,
pour satisfaire un caprice ou encore pour s’assurer des faveurs d’une jeune
fille qui se refuse à lui, il peut licencier à tour de bras. Il peut aussi faire
appel à l’armée pour réprimer les grèves ou compter sur les manœuvres
d’hommes politiques appartenant à différentes formations.
Émile Pouget, futur secrétaire adjoint de la CGT et rédacteur de son
organe la Voix du Peuple, use dans le Père Peinard de la « langue de l’ate-
lier ». Pour le journaliste, les « bons bougres » ont une part de responsa-
bilité, acceptant une situation de fait, faisant preuve trop souvent d’apa-
thie ou de résignation. L’ambition de son journal est de contribuer à la
combativité des ouvriers. Il entend secouer la torpeur de tous les dominés.
Il croit en la pédagogie de l’exemple. Il cite la lutte, en mars 1892, des
« bonnes bougresses de Trélazé », c’est-à-dire des ouvrières en allumettes
qui ont mis à la porte de l’usine un contremaître connu pour son extrême
63. Le Père Peinard, 22 décembre 1889, 3 novembre 1889, 15 juillet 1889.
64. Le Père Peinard, 24 janvier 1892.
65. Le Père Peinard, 6 décembre 1889.
66. Le Père Peinard, 8 décembre 1889.
67. Le Père Peinard, 6 octobre 1899.

214
LE MONDE DÉSASSEMBLÉ

sévérité. Unissant leurs efforts, plusieurs d’entre elles se sont emparées de


lui, l’ont traîné à travers les ateliers, suivies par un rassemblement de plus
en plus nombreux, et l’ont laissé sur le trottoir, devant l’établissement.
Le Père Peinard le raconte à sa manière : « Eh ceux du sesque fort, qui avez
du biceps comme des pommes de terre, je ne vous gourre pas : oui, nom
de dieu, ce que j’ai dit est bien dit ! Les bonnes bougresses ont agriché le
contre-coup par la gargamelle, et l’ont sorti, kif-kif un paquet de linge
sale 68. » L’événement est mentionné à la une du numéro 155. La haine,
pour le patronat, pour la bourgeoisie et pour ceux qui les servent, prend
des proportions et des formes fort différentes, mais nul doute qu’elle consti-
tue un fond commun qui ne demande qu’à s’exprimer lors de situations
tendues ou au contraire lorsque la conjoncture apparaît plus favorable,
permettant alors de peser de façon plus offensive sur les salaires ou les
conditions de travail. La haine devient une sorte de sursaut, un mouvement
d’indignation morale et nécessaire.
Au début du XXe siècle, un journal comme La Guerre sociale ou surtout
un périodique illustré comme L’Assiette au Beurre reprennent des thèmes
publiés dans Le Père Peinard. Par l’image, il s’agit d’une véritable charge
contre les gros, les affameurs, les tueries d’ouvriers, la société répressive
qui écrasent sans état d’âme les plus faibles. Après la Première Guerre
mondiale, la perception d’une bourgeoisie patronale ne méritant le plus
souvent que la haine reste extrêmement diffuse. Un périodique de faits
divers suffit à l’illustrer lorsqu’il rend compte du destin récent d’Alexandre
Marius Jacob, condamné, qui revient du bagne de Guyane le 30 décembre
1927. Dix ans plus tard, les frères Kessel qui avaient déjà été à l’initiative
de Détective, donnent, dans un autre hebdomadaire, Confessions, la parole
au directeur du bagne des îles du Salut. Le commandant Michel connais-
sait les bagnards par leur numéro de matricule et s’intéresse plus particu-
lièrement au numéro 34777, c’est-à-dire à Alexandre Jacob. Il relate que,
avant guerre, chef des Travailleurs de la nuit, « il s’érigeait en punisseur
des riches. Après son passage, on trouvait dans les demeures cambriolées,
des billets signés “Attila”, dans lesquels il blâmait les propriétaires de leur
richesse excessive. Et parfois Attila brûlait les villas dans lesquelles il était
passé 69. » Les plus beaux fleurons de la « civilisation du journal » qui se
poursuit dans l’entre-deux-guerres se situent sur un autre terrain. La ligne
éditoriale délaisse la dénonciation des égoïsmes de la « classe honnie ». Dans
la presse à charge, ses membres sont rarement individualisés. Elle existe en
soi, s’avère vorace, ne songe qu’à elle et poursuit des buts mortifères pour
les travailleurs condamnés à être des parias.

68. Le Père Peinard, 6 mars 1892.


69. Pour la première fois un directeur du bagne, le commandant Michel, évoque : « Mes Bagnards !
Pendant quinze ans, à Cayenne, j’ai maté 15 000 fortes têtes  », Annexe  VIII, dans Alexandre
Marius JACOB, Écrits, nouvelle édition augmentée, Montreuil, L’Insomniaque, 2004, p. 785-786.

215
EXPÉRIMENTER

Secouer la torpeur

La haine ne se traduit pas nécessairement par des gestes ou des paroles.


L’oubli de soi et l’écriture relèvent aussi de dispositions haineuses. Les condi-
tions d’existence des serruriers, des cordonniers, des tailleurs, des ouvriers
d’industrie provoquent, au début du XIXe siècle, une sorte d’engourdisse-
ment, le désir de rechercher une certaine ivresse dans le travail ou la volonté
de prendre une revanche en devenant une sorte d’« esclave insurgé ». En
effet, plus particulièrement entre 1830 et 1848, la haine pour l’oppres-
seur ou pour le maître peut prendre la forme d’un refuge : « il travaille
en forcené : mécanique vivante, il gagne au profit de son patron ce qu’il
perd au dépend de sa force. » L’ouvrier, s’il ne peut se révolter, laisse son
« âme » vagabonder, mais de temps à autre son esprit le ramène à l’atelier
et le monde extérieur retrouve sa consistance, dans un face-à-face avec
celui qui l’emploie. De la sorte, « ces deux bêtes humaines qu’animalise le
renversement des choses et qu’ulcèrent la méfiance et la haine se montrent
les dents devant les parts inégales de leur proie, sans s’attaquer pourtant,
l’un retenu par sa chaîne, l’autre par des pressentiments funèbres 70 ». Dans
cet impossible face-à-face réside le secret de la servitude acceptée.
À peu près au même moment, l’introduction de «  mécaniques  », de
machines remplaçant le travail de plusieurs hommes valides, suscite des
mouvements divers. Des machines sont brisées ou détruites par le feu. La
liesse de ces instants ne parvient pas à faire reculer les incertitudes face à
l’avenir, aussi « la grande faucheuse » est-elle l’objet d’une aversion irrépres-
sible car elle représente la disparition d’un monde social 71. Des observateurs
comme Eugène Buret constatent que « le plus grand nombre des fonctions
industrielles ne constituent pas des métiers 72 ». Les ouvriers sans qualifica-
tion, vulnérables, sombrent dans « la torpeur de la conscience 73 » ou bien il
leur reste, comme le souligne Le Tocsin des travailleurs daté du 16 juin 1848,
à s’insurger : « Ce damné s’indigne de cette sorte d’inquisition qu’exerce le
regard du maître et se sent remué par un bond de haine jusqu’au fond des
os 74. »
Le rêve des prolétaires s’arrête parfois à « la porte de l’enfer 75 » mais se
poursuit au-delà des années 1890. En 1905, Charles Malato, militant, mais
aussi auteur d’un roman connu intitulé La grande grève retraçant les luttes
des mineurs de Montceau en 1899 76, l’exprime à sa manière :
70. Cité par Jacques RANCIÈRE, La Nuit des prolétaires. Archives du rêve ouvrier, Paris, Fayard, 1981, p. 71.
71. François JARRIGE, Au temps des tueuses de bras : les bris de machines à l’aube de l’ère industrielle,
1780-1860, Rennes, PUR, 2009, 368 p.
72. Eugène BURET, De la misère des classes laborieuses en France et en Angleterre, t. II, Paris, 1840, p. 25.
73. Vers 1865, Robert CASTEL, Les métamorphoses de la question sociale, Paris, Fayard, 1995, p. 355.
74. Cité par Jacques RANCIÈRE, La Nuit des prolétaires, op. cit., p. 74.
75. Idem, p. 16.
76. Charles MALATO, La Grande grève, préface de Rolande Trempé, Le Caractère en marche, coll.
« La Mère en gueule », 1999 [1905], 278 p.

216
LE MONDE DÉSASSEMBLÉ

« Justement parce que j’étais d’une autre nature, j’ai ressenti plus doulou-
reusement que lui les laideurs, l’injustice et la méchanceté, et comme j’étais,
je crois, doué d’un certain tempérament, au lieu de me borner à gémir, j’ai
voué une haine inexorable et active à ce qui me paraissait haïssable […]. Je
crois, en effet, que la haine des déshérités et non le baiser hypocrite des castes
antagonistes pourra amener l’effondrement d’une société abominable 77. »
Pour lui, les différences entre les classes, loin de s’estomper se creusent. Dans
un avenir proche, il imagine même une différenciation anthropologique
entre elles. En effet, les miséreux n’ont pour eux que « la fatigue organique »,
« l’excès de travail » et l’« insuffisance d’alimentation ». À cela s’ajoutent les
maladies sociales comme la tuberculose qui affecte plus particulièrement
les ouvriers et les ouvrières du textile. De la sorte, ils subissent une impor-
tante transformation corporelle. Aussi nul doute que si rien n’est fait, on
assistera à « la lente et progressive différenciation de type physique chez les
diverses classes sociales », ce qui sera une « chose fatalement logique 78 ».
Charles Malato, auteur d’un roman social, est aussi l’auteur d’un livre sur
Les classes sociales au point de vue de l’évolution zoologique dans lequel il
décrit deux classes antagonistes. Du côté de la bourgeoisie, les femmes, à
cause de leur éducation, deviennent de véritables « monstres ». Quant aux
hommes, lorsqu’ils se livrent à des opérations financières, commerciales ou
encore industrielles, ils font preuve d’une « rapacité ignorée des “Apaches” ».
Ils adoptent les mêmes manières et la même posture, au point de donner
naissance à un type  : «  Figé dans une correction glaciale de langage et
d’allures, il a extirpé de son être toute envolée, toute passion, tout restant
d’humanité 79. » Mais ce n’est pas tout, même si Charles Malato, fils de
deux communards, déporté à l’âge 17 ans, peut apparaître comme une
personnalité hybride. Ni « transfuge » ni renégat à une classe, il est parfois
regardé avec suspicion. Il ne se considère pas comme une personnalité
« réclamière » et dénonce la froideur haineuse de la bourgeoisie masculine :
« Quelquefois ses gants et ses bottines vernies sont éclaboussés de sang :
féroces défenseurs d’une société qui les entretient dans le bien-être et l’oisi-
veté ; on a vu souvent les beaux Messieurs sonner l’hallali aux tueries de
prolétaires et, dans les triomphes de l’ordre, sabler le champagne à la santé
des fusilleurs 80. » Cette haine n’est pas seulement une construction, elle
est née d’une trajectoire personnelle. Elle n’est pas non plus un appel à la
vengeance, mais plutôt une sorte de rêve qui permet de sortir de la torpeur
ambiante et aspire à la justice sociale.

77. Charles MALATO, L’ennemi du peuple, 15-31 décembre 1903.


78. Charles MALATO, Les classes sociales au point de vue de l’évolution zoologique, Paris, V. Giard et
E. Brière, 1907, p. 125.
79. Idem, p. 134.
80. Idem, p. 140.

217
EXPÉRIMENTER

Toutefois, c’est sans doute dans la littérature du peuple 81 de l’entre-


deux-guerres que se trouve le mieux, au-delà des textes politiques et syndi-
caux, les aspirations, les déchirements, les révoltes et les haines rentrées. Si
une École populiste a récompensé certains auteurs, dont Eugène Dabit, qui
accède à une certaine notoriété avec ses Faubourgs de Paris (1933), et Tristan
Rémy, auteur de Sainte-Marie des Flots (1932), l’École prolétarienne a fédéré
les écrivains issus du peuple, autour d’Henry Poulaille, dont la mère était
canneuse de chaise et le père charpentier. La revue qu’il fonde au début des
années 1930, Nouvel Âge, accueille des auteurs venus de la paysannerie, de
l’artisanat ou de l’univers des employés et bien sûr de celui des ouvriers 82.
La plupart seront ignorés ou écrasés par le mépris des élites, arguant du fait
qu’il n’existe pas plusieurs littératures correspondant à des catégories sociales
mais seulement une bonne et une mauvaise. Si un auteur comme Charles-
Louis Philippe est mort en 1909, son livre phare Bubu de Montparnasse
ne sera publié, dans sa version intégrale, qu’en 1927. Écrivant : « J’ai une
impression de classe. Les écrivains qui m’ont précédé sont tous de classe
bourgeoise », il porte une grande attention aux déclassés ou à tous ceux
qui n’appartiennent plus à leur milieu d’origine, comme les « ratés » et les
« retardataires ». « Un homme qui marche, dit un de ses personnages, porte
toutes les choses de sa vie et les remue dans sa tête. » Plusieurs d’entre eux
éprouvent ou connaissent une vive souffrance, mais sont souvent incapables
de haïr. Observateurs privilégiés, ils reconnaissent toutefois chez les autres
la haine qui couve. L’un voit dans le regard d’un chanteur de rue « passer
des étincelles et du sang » ; un autre aperçoit, des « yeux comme une bête
mauvaise » 83. Parmi ces écrivains, Pierre Hamp, occupe une place un peu
à part. Ses romans, comme Les métiers blessés ou Notre pain quotidien, font
partie d’une vaste série intitulée « La Peine des hommes 84 ». Il ambitionne
aussi de se faire l’historien-reporter des métiers, des pâtissiers aux Gueules
noires. Il constate qu’à son époque subsiste « l’esclavage physique » qui lui
n’a pas été aboli en 1848. Il préface ainsi un livre plus engagé en 1935,
celui de Charles Péan, intitulé Le Salut des parias 85. La haine des bourgeois
n’apparaît pas comme une solution, mais elle semble rôder, prête à éclater.
Au moment du Front populaire, une revue comme Esprit, au-delà des
appartenances politique, propose une explication attristée. La presse serait
responsable de cette atonie et la haine souterraine qui ne débouche sur
rien. Il faut écouter Edmond Humeau : « Comment s’étonner que l’ouvrier
absorbant le matin son Huma et à la bouche des métros le Paris-Soir qui
calfeutre sa journée, ne soit pas amené dans la vie quotidienne au bourrage
81. Michel RAGON, Les écrivains du peuple, préface de Lucien Descaves, Paris, Jean Vigneau, 1947,
300 p.
82. Henry POULAILLE, Nouvel âge littéraire, Paris, Librairie Valois, 1930, 448 p.
83. Charles-Louis PHILIPPE, Bubu de Montparnasse, Paris, Eugène Fasquelle, 1927, p. 14 et p. 42.
84. Publiés chez Gallimard, plusieurs sont réédités en 1937.
85. Charles PÉAN, Le salut des parias, Paris, Gallimard, 1935, 220 p.

218
LE MONDE DÉSASSEMBLÉ

de crâne ? » Et le chroniqueur du monde ouvrier et syndical de poursuivre :


« La suggestion effroyable des journaux dirige à coup sûr vers une hargne
résignée 86. »

Les haines ensauvagées


Au début du XIXe siècle, dans une société largement bloquée, l’immense
majorité des hommes et des femmes étaient des sujets car ils n’avaient
guère la possibilité de se faire entendre. La seule façon de s’exprimer était le
recours à la violence qui visait les symboles de l’autorité et de la fiscalité 87.
La haine vient du peuple. Elle est instinctive et ne sait pas comment se
canaliser, écrit-on ici ou là. Aussi les « protestations sociales » ressemblent-
elles, sous la monarchie de Juillet, à des grèves émeutes. Chacun puisant
dans l’arsenal qu’il peut connaître : bris de machine, saccages des bâtiments,
heurts physiques. Les révoltes contre les notables et les affameurs sont
parfois perçues comme des « retours en barbarie » par les élites. On connaît
la célèbre formule de Saint-Marc Girardin qui dans la Revue des débats
affirmait, après la première révolte des canuts, que « la sédition de Lyon a
révélé un grave secret, celui de la lutte intestine qui a lieu dans la société
entre la classe qui possède et celle qui ne possède pas ». Pour lui, la « plaie »
des sociétés contemporaines est représentée par les ouvriers et il précisait :
« Les barbares qui menacent la société ne sont point au Caucase ni dans les
steppes de la Tartarie : ils sont dans les faubourgs de nos villes manufac-
turières 88. » Il condamne aussi les classes égoïstes qui ne font rien et ne
tendent pas la main aux plus déshérités. Lors de la deuxième révolte des
canuts, le Courrier de Lyon, organe bien pensant, ne dissimule pas sa haine
et parle de « la tourbe des révoltés 89 ». Deux « moments » particuliers
illustrent la « haine ensauvagée » des paysans et des ouvriers qui, compri-
mée, éclate brusquement. Ils sont les repères identitaires 90 de collectivités
et de la société toute entière. Chacun d’eux résonne d’un écho persistant
qui ne cesse qu’avec les années 1930.

Buzançais : « la horde des cannibales »

Dans les villes comme dans les campagnes, certaines émeutes relèvent
de la haine sociale à l’instar de la « jacquerie de Buzançais 91 ». Il s’agit
86. Esprit, 1er novembre 1936, p. 368.
87. Voir par exemple, Alain CORBIN, « Histoire de la violence dans les campagnes française au XIXe siècle.
Esquisse d’un bilan », Ethnologie française, t. 21, 1991-3, juillet-septembre, p. 224-236.
88. Journal des débats, 8 décembre 1831.
89. Le Courrier de Lyon, 7 avril 1834.
90. François DOSSE, Renaissance de l’événement. Un défi pour l’historien : entre sphinx et phénix, Paris,
PUF, coll. « Le Nœud gordien », 2010, p. 297.
91. Outre les notes suivantes, voir Yvon Bionnier, Les Jacqueries de 1847 en Bas-Berry, Châteauroux,
La Bouinotte, 1979, 158 p.

219
EXPÉRIMENTER

sans doute du mouvement de protestation sociale le plus important du


XIXe siècle, celui qui voit le passage des révoltes d’Ancien Régime aux formes
de contestation plus contemporaine. L’événement annonce aussi les révolu-
tions de 1848 et le mouvement de protestation des paysans contre le coup
d’État du prince-président en décembre 1851. Il préfigure également le
massacre commis dans le village des cannibales en 1870 92. Buzançais est
donc à la fois un « moment » particulier et un laboratoire exceptionnel pour
étudier la « furie populaire ». L’« aveuglement », la « haine » et la « fureur »
sont les mots colportés pour expliquer le geste des paysans berrichons.
Buzançais se trouve à une vingtaine de kilomètres de Châteauroux. Tout
commence en 1845. À cause des conditions climatiques, la récolte s’avère
mauvaise. L’année suivante ressemble à la précédente, mais cette fois il n’y
a plus de réserve. Le blé, le froment et la farine viennent à manquer. Le
prix des denrées est à la hausse et les marchés ne sont pas approvisionnés.
Les mesures prises par les autorités s’avèrent insuffisantes et les rumeurs
colportent toutes sortes de nouvelles funestes. Comme lors d’autres
périodes, notamment en 1792, le bruit qui court accuse les marchands
de spéculer, de cacher le blé, d’affamer le peuple et de réserver les sacs de
grains à l’étranger qui les achète à prix d’or. La pénurie est l’œuvre des Gros,
sans scrupule, qui s’enrichissent sur la misère du monde. De la sorte, des
troubles et des pillages secouent la société française.
Dans le département de l’Indre, à Levroux et à Issoudun, des troubles
sont signalés, des troupes sont diligentées, le préfet lui-même se déplace.
À Buzançais, malgré l’ouverture d’un atelier de charité, les « pauvres gens »
s’excitaient à la haine : « Tous ces bourgeois voudraient nous faire mourir
de faim. On les pendra aux marronniers 93. » Au marché, le ton monte
et plusieurs journaliers passent aux menaces. L’un, Baptiste Bienvenu,
murmure : « Prenez garde. J’ai une cognée toute neuve. Elle me servira
à enfoncer les portes de bourgeois.  » Un autre confie  : «  J’ai déjà vu
trois révolutions. Qu’on en fasse une encore. Je mets ma faux à l’envers, et
nous verrons. » Les Petits veulent que le pain soit taxé. Les « ménagères »,
porte-parole des artisans, des ouvriers, des domestiques, en un mot des
Blouses, le demandent et ensemble ils représentent plus de 70 % de la
population de ce gros bourg des bords de l’Indre. La peur de la famine, le
spectre du manque, la haine sans frein et quelques événements minuscules
provoquent le drame. Le brigadier de gendarmerie est parti le 13 janvier
1847 pour la journée. Un convoi de deux voitures et de deux carrioles
chargées d’une centaine d’hectolitres de blé s’arrêtent devant l’auberge d’un
des faubourgs et y reste longuement, la foule s’assemble progressivement et
grossit. Elle veut que les sacs soient ouverts et leur contenu distribué. Il est
décidé que le partage des grains des voitures remisées dans une dépendance
92. Alain CORBIN, Le village des cannibales, Paris, Aubier, 1990, 204 p.
93. Dossier d’instruction, cité par Pierre BOUCHARDON, Crimes d’autrefois, Paris, Perrin, 1926, p. 74.

220
LE MONDE DÉSASSEMBLÉ

de la mairie se ferait le lendemain. Au matin, le tocsin se fait entendre,


faisant converger vers Buzançais des villageois des communes voisines. Et
puis, sans restituer ici, l’ensemble des péripéties, les Blouses 94 ou les Petits se
rendent maîtres du gros bourg, les membres du Conseil municipal acceptent
que le blé soit vendu moins cher et le font savoir au son du tambour, ils
acceptent encore que les protestataires devenus des émeutiers fassent signer
aux notables un engagement sur le prix du double décalitre de blé qui ne
pourra dépasser 3 francs : « Les propriétaires soussignés s’engagent à fournir
le blé au peuple jusqu’à la moisson. » Dans le même temps, un moulin
est pris d’assaut, les meubles sont fracassés, les machines détruites ; une
maison bourgeoise est à son tour saccagée, porte, fenêtres, mobilier ; puis
c’est le tour d’une petite épicerie ; puis la maison d’un autre propriétaire
est l’objet d’un pillage en règle, la demeure est comme « éventrée ». Le curé
évoquera les « insensés » et la « horde de cannibales » 95. Lors du procès,
l’accusation insistera sur la destruction d’un piano, incarnation du mode
de vie bourgeois et représentant plus de 2 000 journées de travail d’un
journalier 96.
Pour l’heure, pour un certain nombre de protagonistes, il s’agit bien
d’en découdre, la haine latente demandant à s’extérioriser. Le journalier
Lucas accepte de marcher avec les émeutiers à condition de faire « enrager
les bourgeois 97 ». L’un des chefs émeutiers, le journalier Venin, est tué d’un
coup de fusil, tiré à bout portant par le fils Chamber, habitant dans une
riche demeure avec sa mère. C’est la guerre des Blouses contre les Habits.
Il s’ensuit dans la maison une course effrénée. L’acte d’accusation fait foi
de la cruauté et de la haine 98. Déjà blessé, frappé à la tête par une hache, le
fils Chamber sort de sa maison, est rattrapé et c’est le massacre. Sur la tête
et sur le corps, il reçoit de multiples coups, est roué à l’aide d’une masse
en fer prise au moulin, d’une autre masse de cantonnier et puis l’un des
protagonistes lui « plante dans la poitrine la fourche qu’il a transformée en
pique ». Un autre « essaye de lui percer le ventre avec une autre fourche,
mais elle pénètre mal. Il fouille alors la tête ». Mais ce n’est pas tout, chacun
semble-t-il veut frapper l’homme à terre au point que « tous frappaient
comme sur un bœuf », déclare l’un des témoins. De la sorte, la responsabi-
lité ne peut être individuelle. Si tous ont porté un coup, la collectivité toute
entière doit être incriminée. Après 1848, la peur de la disette se fige dans
un passé historique, mais la haine des accapareurs ressurgit régulièrement,

94. Jules VALLÈS, Les Blouses : la famine à Buzançais (1847), Tusson, Éditions du Lérot, 1986, 187 p.
95. Jean-François OUDOUL, curé-doyen de Buzançais, Souvenirs, vie et mort, Paris/Poitiers, Lagny frères
et Henry Oudin, 1851, p. 31-33.
96. Cour d’assises de l’Indre. Affaire des troubles de Buzançais, Châteauroux, Impr. de Mignet, 1847, p. 22.
97. Cité par Philippe VIGIER, La vie quotidienne en province et à Paris pendant les journées de 1848, Paris,
Hachette, coll. « La Vie quotidienne », 1982, p. 43.
98. Factum. Affaire de Buzançais. 26 accusés. Pillage, assassiant, tentatives d’assassinat. Acte d’accusation.
Extrait de La Gazette des tribunaux, Paris, Impr. Chassaignon, 1847, 22 p.

221
EXPÉRIMENTER

sans prendre des formes aussi brutales. Pour autant, elle n’est pas masquée,
des mots, des cris, des slogans, des gestes l’illustrent. Mais à Buzançais les
corps haïs assurent, pour un temps, le triomphe des haineux. Mais la haine
qui a dépassé le seuil de l’acceptable se retournera contre eux.
Pendant la guerre de 1870 le thème des profiteurs de guerre réapparaît.
Des fortunes ne se sont-elles pas bâties sur la spéculation et les détourne-
ments et des connivences avec l’ennemi ? Mais les mouvements d’aver-
sion restent le plus souvent cantonnés aux conversations. En revanche, à
Buzançais, un an avant les révolutions de février et juin 1848, la haine des
bourgeois et l’extrême violence de la répression sociale qui suivie contre
la « paysannerie » témoignent de l’impossibilité de trouver un cadre pour
exprimer un conflit. Les craintes du petit peuple sont ignorées, ses attentes
et ses demandes ne sont pas entendues, aussi il ne reste plus que la force
comme moyen de se faire entendre. La haine se trouve ici à l’intersec-
tion de l’angoisse des populations rurales et du déni des autorités qui ne
perçoivent pas le désarroi des premières. George Sand écrit le 7 février
que les émeutiers du Berry « ont montré un rare discernement dans leurs
vengeances ». La cour d’assises, se réunit très rapidement. L’instruction a
demandé au plus un mois. Les audiences sont présidées par Claude-Denis
Mater, président de la cour d’appel et député du Cher. Lors du procès, le
procureur général assure que « le dessein homicide a été formé à l’avance ».
Me Prothade-Martinet, l’avocat qui assure la défense de deux des accusés
revient sur les « scènes horribles », et dit aux jurés qu’« il faut les mettre
à leur place ». Il affirme qu’il n’y a pas eu de calcul puisqu’entre le coup
de fusil qui provoqua la mort de Venin et le début du massacre du fils
Chamber, cinq minutes se sont peut-être écoulées. De la sorte, il s’agit
d’un mouvement de colère, de frénésie et de haine mais pas davantage. On
ne saurait donc parler de préméditation. À l’inverse, le châtiment pénal
apparaît particulièrement sévère et, pour quelques observateurs, il s’agit
d’une vengeance sociale. Le 17 avril, les bois de justice sont acheminés,
et la guillotine est dressée à Buzançais. Des vingt-six accusés, trois sont
condamnés à la peine capitale. Leur grâce ayant été rejetée, le « couperet
sanglant » s’abat à trois reprises. Nul doute, pour une partie de l’opinion
publique, que les « nouveaux septembriseurs », les acteurs d’« une guerre
d’affamée », les victimes de la « misère cruelle », le petit peuple cerné par
le désespoir et la faim ont été très durement punis. Plus tard, pour Elias
Regnault, l’exécution qui s’est déroulée dans un profond et morne silence
n’a pas eu l’effet escompté car « des haines profondes contre les propriétaires
succédèrent, dans le cœur des villageois, au drame de Buzançais 99 ».

99. Elias REGNAULT, Histoire de huit ans, 1840-48, t. 3, Paris, Germer-Baillier, 1878, p. 204.

222
LE MONDE DÉSASSEMBLÉ

Decazeville : la jacquerie industrielle

La haine ensauvagée peut aussi être observée dans le secteur industriel.


Pour les contemporains, de la fin du Premier Empire à la veille de la crise de
1929, le cas emblématique est celui de Decazeville, en 1886, qui eut « un
retentissement sans pareil » et met au premier plan les mineurs responsables
d’une scène d’une « atrocité sans pareille ». En effet, les « milliers d’ouvriers
du fond » sont les « véritables damnés de l’enfer, non plus seulement social
mais géologiques ». Aussi se montrent-ils capables d’accès de colère ou de
mouvements haineux. Les transformations sociales constituent vers 1880
une rupture essentielle qui se traduit par la sédentarisation des « ouvriers-
paysans ». À Carmaux, à Ronchamp, dans le Nord-Pas-de-Calais et ailleurs,
les mineurs rompent leurs liens avec la société rurale, se fixent autour des
puits. Certaines compagnies minières prennent en charge le logement et
président aux destinées de coopératives d’alimentation ou d’habillement,
contrôlent en partie ou en totalité les caisses de secours 100. Les salaires,
payés une fois par semaine, rétribuent des « tâches d’exécution 101 ». Ils
contribuent à l’augmentation de produits de consommation jusque-là
presque inaccessibles.
Dans ce contexte, l’assassinat de l’ingénieur Watrin, dont il existe
plusieurs lectures et versions faites par les contemporains, apparaît comme
un acte extraordinaire. Il illustre, à l’orée de la Belle Époque, qui se carac-
térise aussi par le goût de l’émeute 102, le crime de haine sociale. Buzançais
était celui des paysans, Decazeville devient celui des ouvriers. Pour Jules
Guesde, Watrin est l’homme de la compagnie, l’exécuteur brutal des
ordres de la Société des houillières de l’Aveyron, c’est lui qui a réduit les
salaires, obligé les mineurs à se fournir à l’économat de la compagnie, il
a donc joué « depuis trop longtemps avec les colères et les haines proléta-
riennes 103 ». En janvier 1886, à Decazeville, Watrin remplaçait le direc-
teur de la Société minière, absent. Il est le promoteur du paternalisme
social, à l’origine d’épiceries, de boulangeries et de boucheries coopéra-
tives. Louée par les uns, cette organisation sera aussi qualifiée par les autres
de « féodalité industrielle 104 ». De la sorte, Watrin s’était attiré l’hostilité
non des mineurs, disent plusieurs observateurs, mais des boutiquiers qui
voyaient leur commerce progressivement déserté. Aussi, lorsque la grève
de Decazeville éclate, elle ne ressemble pas à un conflit classique opposant

100. Voir en particulier Rolande TREMPÉ, Les mineurs de Carmaux, Paris, Éditions ouvrières, 1971,
2 vol.
101. Robert CASTEL, Les métamorphoses de la question sociale, Paris, Gallimard/Fayard, 1995, p. 521.
102. Anne STEINER, Le goût de l’émeute, manifestations et violences de rue dans Paris et sa banlieue à la
« Belle Époque », Montreuil, L’Échappée, coll. « Dans le feu de l’action », 2012, 208 p.
103. Le Cri du peuple, 27 janvier 1886.
104. Henri VONOVEN, « Drames de grèves », La Belle Affaire, Paris, Gallimard, coll. « Les Documents
bleus », 1925, p. 137.

223
EXPÉRIMENTER

les mineurs au patronat des compagnies minières. Surnommé par Albert


Bataille « la Jacquerie industrielle 105 », le mouvement n’a pas été, écrit-il, « la
revanche des déshérités sur les riches, mais la revanche des patentés ». Du
28 au 31 janvier, la plupart des journaux dépêchent un envoyé spécial 106.
Ils découvrent que l’ingénieur faisait l’objet d’une haine farouche au point
qu’une main anonyme avait annoncée sa mort : « Les amis de M. Watrin
sont invités à son enterrement avant le 1er février. »
Dans le courant du mois de mars 1885, des rumeurs circulent, des
graffitis apparaissent sur les murs. On pouvait lire, en lettres blanches,
« Watrin est condamné ». Toujours selon le chroniqueur Albert Bataille,
« il y avait longtemps déjà que la haine contre l’ingénieur était entretenue
par les intéressés dans le cœur des ouvriers ». Le 26 janvier 1886, la grève
surgit et s’étend immédiatement à plusieurs puits. Les « mutins » se rendent
dans le bureau de Watrin, font part de leurs revendications et le conduisent
à la mairie. Là, malgré l’hostilité de quelques-uns disant : « C’est la peau de
Watrin qu’il nous faut. À l’eau, le Prussien ! Il ne nous échappera pas ! », des
délégués sont désignés et se réunissent avec les membres présents du conseil
municipal. Un jeune mineur de 23 ans, renvoyé pour vol de briquettes,
condamné la veille du drame à six jours de prison, s’écrie : « Lâches, vous
l’avez ! Étranglez-le ! Il faut le promener par la ville », mais n’est pas suivi.
Les revendications portent sur le minimum salarial, la réduction du temps
de travail, le « réembauchage des ouvriers renvoyés », la non-poursuite des
grévistes et enfin la démission de M. Watrin. Le sous-directeur refuse ce
dernier point.
La scène qui suit est une scène de massacre illustrant la « Jacquerie
industrielle ». Elle relève d’un ensemble de circonstances enchevêtrées et
a bien pour ressort la haine sociale. Sortant de la mairie en compagnie
de deux ingénieurs, Watrin aperçoit un immense rassemblement, entre
1 500 et 1 800 personnes. Les trois hommes se trouvent entourés, pressés,
menacés. Dans la foule, des femmes crient : « Il a fait assez de misère, il
faut qu’il crève. » Les trois ingénieurs se réfugient dans un petit bâtiment et
prennent place au premier. De l’extérieur parvient un grand tumulte. Une
échelle est posée contre le mur, faisant voler en éclats les fenêtres. À l’inté-
rieur, les trois hommes, réfugiés dans un bureau, entendent des pas préci-
pités et une bousculade dans l’escalier. Watrin ouvre la porte. Le premier
assaillant est un mineur de 37 ans qui tient à la main une embarre. Plus
tard, il sera présenté comme celui qui « vociférait à la tête des grévistes » et
suivait Watrin « comme une proie ». Il porte un coup sur la tête du sous-
directeur, lui fracasse l’os frontal et frappe avec son énorme pièce en bois
les deux autres ingénieurs. Un deuxième « émeutier » arrache la porte et
la projette dans la direction des ingénieurs. Le maire pénètre à son tour
105. Albert BATAILLE, Causes criminelles et mondaines de l’année 1886, Paris, E. Dentu, 1887, p. 136.
106. Voir plus particulièrement Le Petit Journal, Le Gaulois, Le Siècle.

224
LE MONDE DÉSASSEMBLÉ

sur place. Il demande instamment à Watrin de signer sa démission, ce


qu’il accepte, mais cela ne suffit plus. La volonté du massacre et la haine
sont à leur comble. Le maire se contente de dire « cela se corse » et finit
par abandonner les lieux, scellant le sort du sous-directeur. Il y a bien une
atmosphère haineuse contre les conditions de travail, contre le sort réservé
aux uns et aux autres et, selon une alchimie complexe contre Watrin, parfois
appelé « le prussien 107 » puisqu’il venait de Lorraine qu’il avait quittée après
l’annexion par l’Allemagne au lendemain de la guerre de 1870. Il incarne
la figure haïssable de l’exploiteur. Un jeune mineur de dix-huit ans s’écrit
ainsi à plusieurs reprises : « Je ne veux pas perdre la fleur de mon âge, la
perdre à travailler sans rien gagner. Il faut que Watrin crève, il a fait assez
de mal dans le pays 108. »
Le moindre incident peut ainsi le transformer en bouc émissaire. Saisi
par trois mineurs, il est précipité du haut de la fenêtre et jeté dans le vide.
En bas, « l’infâme multitude l’entoure, la piétine, lui arrache les cheveux,
lacère ses habits ; des femmes avec des cris de bêtes fauves, lui écrasent à
coup de talon la figure, et marquent leurs sabots dans le sang 109 ». Un
journaliste du Gaulois souligne que les lampes des mineurs s’abattirent aussi
sur lui 110. Le spectacle sanglant rappelle d’autres scènes de mise à mort
comme lors des émeutes de 1832 quand des femmes achevèrent à coup de
sabots des malheureux suspectés d’avoir empoisonné l’eau des fontaines 111.
Il rappelle aussi le roman de Zola, Germinal. Des chroniqueurs judiciaires
et des analystes du monde social le souligneront parfois longuement 112.
Une fois l’ingénieur massacré, l’un des participants aurait dit : « C’est
bien ! maintenant il nous en faut un autre ! » Mais, ici, il s’agit bien d’un
crime de haine sociale provoqué en partie par l’inquiétude face aux change-
ments, par le refus de la discipline industrielle, mais aussi par le rejet
d’une prise en charge du quotidien par la direction de la mine. Dans cette
« équation victimaire 113 », la foule, un petit groupe d’individus, les autorités
défaillantes – en particulier celle du premier édile de la commune – jouent
un rôle essentiel. La défenestration de Watrin apparaît presque aussitôt
comme un geste archaïque appartenant à une autre époque. C’est le retour
furtif de la barbarie et des monstres sociaux que sont « les Jacques » du
XVIIe  siècle s’attaquant aux châteaux les paysans berrichons pillant les
maisons bourgeoises de Buzançais. À Decazeville, celles et ceux qui ont
107. Henri VONOVEN, « Drames de grèves », op. cit., p. 131.
108. Albert BATAILLE, Causes criminelles et mondaine de 1886, op. cit., p. 138.
109. Idem, p. 142-143.
110. Le Gaulois, 28 janvier 1886.
111. Henri HEINE, De la France, Genève, Slatkine, 1980 [1857], p. 139.
112. Voir Scipio SIGHELE, La foule criminelle. Essai de psychologie collective, Paris, F.  Alcan, coll.
« Bibliothèque de philosophie contemporaine », 1901 [1892], p. 20-82.
113. Voir Alain CORBIN, Le village des cannibales, op. cit. ; Philippe VIGIER, « Buzançais, le 13 janvier
1847 », La vie quotidienne en province et à Paris pendant les journées de 1848, Paris, Hachette,
1982, p. 35-53.

225
EXPÉRIMENTER

participé à l’action n’étaient pas armés, tout au plus avaient-ils en leur


possession des cordes et des outils, mais ils ont laissé couler « un flot de
haine », selon l’un des avocats de la partie civile 114.
Globalement, dans les conflits sociaux, les personnes sont rarement
l’objet de violences physiques, même si dans telle grève des pierres sont
jetées contre un chef de chantier ou dans tel autre conflit un contremaître
reçoit un coup de couteau 115. Lors du procès des émeutiers de Decazeville,
neuf personnes se retrouvent dans le box des accusés. Cinq seront modéré-
ment condamnés, quatre acquittés 116. Pendant les débats judiciaires la haine
s’invite à plusieurs reprises dans les déclarations des uns et des autres. Le
directeur de la compagnie apportant son témoignage dira sans détours que
« les mineurs avaient eu l’esprit monté par le petit commerce, et les haines
s’étaient portées contre M. Watrin 117 ». L’ingénieur apparaît bien comme
une victime expiatoire. Pour Scipio Sighele, auteur d’un essai à succès sur
la foule criminelle, à Decazeville « la foule non contente d’avoir tué celui
qu’elle haïssait, commet les infamies les plus cruelles contre le cadavre 118 ».
Le supplicier revenait à prendre une revanche sur l’existence, à exorciser
sa peur du présent et de l’avenir, à donner à son malheur un corps et un
visage sur lesquels reporter sa haine. La justice toutefois ne peut retenir la
qualification de haine collective et y voit le dernier soubresaut de conflits
sociaux enfin négociés et apaisés 119. Toutefois pour les criminologues qui
s’aventurent dans le domaine du social, il ne saurait y avoir de responsabilité
collective, mais il existe bien une responsabilité individuelle de ceux qui s’y
trouvent. Dès lors, c’est la question de « redoutabilité » de personnalités
haineuses qu’il convient de prendre en compte 120.
En 1925, Henri Vonoven, qui fut chroniqueur judiciaire, personnalité
engagée aussi, dénonçant les erreurs judiciaires, prêt également à donner des
conseils aux jeunes journalistes, propose une mise en perspective de diffé-
rentes affaires criminelles et s’arrête sur les « drames de grèves ». Decazeville
occupe la première place : « Ce n’était pas l’homme qu’on voulait viser
en l’ingénieur Watrin. C’était le sous-directeur de la Compagnie minière.
Il apparaissait comme le symbole de la puissance à détruire, et le crime
perpétré contre lui était, si l’on peut dire, un crime de classe. C’était aussi
un crime de foule 121 » et en dernier ressort le crime de haine par excellence.

114. Léon-Charles RENAULT, Cour d’assises de l’Aveyron. Affaire Watrin, Paris, Impr. Chaix, 1886, p. 22.
115. Serge BOUFFANGE et Pascale MOISDON (dir.), Regards sur le patrimoine industriel, Cahiers du
Patrimoine, no 91, La Crèche, Geste éditions, 2008, p. 254-273.
116. Supplément au « Journal de l’Aveyron », Cour d’assises de l’Aveyron, 15 juin 1886.
117. Albert BATAILLE, Causes criminelles et mondaine de 1886, op. cit., p. 167.
118. Scipio SIGHELE, op. cit., p. 113.
119. Michelle PERROT, Jeunesse de la grève. France, 1871-1890, Paris, Éditions du Seuil, coll. « L’Univers
historique », 1984, 350 p.
120. Scipio SIGHELE, op. cit., p. 252.
121. Henri VONOVEN, « La grève de Decazeville », La Belle Affaire, Paris, 1925, Gallimard, p. 131.

226
LE MONDE DÉSASSEMBLÉ


Comment la haine peut-elle passer d’un individu singulier à un
groupe social ? De quelle manière des individus abdiquent-ils en partie
leur individualité et se transforment en foule prête à commettre des actes
qu’un individu isolé n’aurait jamais esquissés ? Cet effet d’entraînement
est l’objet d’interrogations multiples à la veille de la Première Guerre
mondiale, sans pour autant essayer de transformer le social en phénomènes
pathologiques 122. Les haines sociales, et certaines haines politiques, sont
tantôt individuelles, tantôt collectives, tantôt elles constituent une sorte de
« panachage » des deux. Les rivalités à l’intérieur d’un même groupe peuvent
conduire à l’autodestruction à l’image des Compagnons. Un groupe profes-
sionnel est pratiquement menacé d’anéantissement par ses propres forces
et réagit trop tardivement pour qu’un nouveau cours puisse être pris. Les
rivalités peuvent aussi être moins expressives et plus individuelles, mais
l’agressivité haineuse entre pairs n’en est pas moins profonde et durable.
Les blessures d’amour-propre, moins spectaculaires, peuvent à leur tour
s’avérer terribles et ne disparaître qu’avec la mort d’un des protagonistes.
L’humiliation peut être le point de départ d’une haine inextinguible qui
prend pour cible d’abord une personne concrète pour ensuite se déplacer,
se dilater et englober toute une catégorie. À la fin du Second Empire, un
journaliste trouve les mots pour l’exprimer : « d’un outrage près duquel les
chaînes, les coups qu’on donne à un esclave ne sont rien, d’un affront qui
renfermait tant d’ingratitude, de bassesse, de froide cruauté, qu’il ne suffisait
plus d’y répondre par la haine d’un seul homme, il fallait haïr, poursuivre
sa caste tout entièr 123. » Le procédé s’avère essentiel. Le haineux passe ainsi
de la perception d’un individu concret à un personnage abstrait qui est une
construction psychique et sociale. L’aversion radicale envers les Gros, les
patrons et les bourgeois constitue une sorte de fond commun partagé par
une grande partie de la population qui peut l’exprimer de manière diffé-
rente. En fonction des circonstances et des contextes, il arrive qu’elle ne
reste pas souterraine et se manifeste violemment, comme une sorte « d’excès
haineux ».
Il ne faut pas écarter non plus l’idée que la haine peut être, à un moment
donné, pour des acteurs sociaux, une condition de survie. De la sorte, elle
apparaît nécessaire. Un autre observateur de son époque, déjà convié à
plusieurs reprises, s’inscrit dans la continuité des propos de Vonoven. Il
observe la société française à la fin des années 1920, et il ne fait aucun doute
pour lui que « les haines de classes ont tendance à croître 124 ». Toutefois,
pour les contemporains, les haines sociales profondes s’expriment de

122. Idem, « la haine peut “être infusée” par un individu à une foule », p. 179.
123. Le Phare de la Loire, 17 juin 1869.
124. René MATHIS, op. cit., p. 37.

227
EXPÉRIMENTER

manière moins brutale, comme si les protagonistes ne pouvaient pas leur


accorder une légitimité et leur avaient abandonné d’autres terrains. Sans
doute alors, faut-il envisager l’hypothèse d’une migration de la haine vers
d’autres domaines sociétaux où elle rencontre une « brutalisation » des
esprits.
La haine occupe donc une place centrale dans la manière dont chacun
perçoit la relation aux autres et à soi-même. Lorsque l’on hait quelqu’un
dans l’univers social, c’est aussi une façon d’exprimer un désir, celui de
s’approprier l’autre pour le détruire. La satisfaction peut-être immédiate ou
différée. D’une certaine manière, avec la haine chacun accède à sa propre
identité sociale. L’autre n’est pas inventé mais se trouve diabolisé. L’intensité
dramatique de l’affrontement montre que l’on passe constamment de la
cible individuelle à la cible collective. L’ennemi social est parfois précisé-
ment individualisé et joue le rôle d’un bouc émissaire, d’autres fois il est
transformé en être collectif abject.
Enfin, se pose aussi la question du passage à l’acte et de ce qui l’a
rendu possible. Nul doute qu’il existe bien une équation haineuse entre un
contexte et la force destructrice de personnalités. Pour une grande partie
des protagonistes, les propos haineux et les crimes commis ne semblent
ni arbitraires ni injustes. Ils prennent place dans un récit édifiant et une
vision sociale du monde qui justifient la passion funeste, les écrits et gestes
vindicatifs et les événements tragiques.

228
Quatrième partie
INSTRUMENTALISER
T rès tôt, la question de la sécurité publique dont l’État se porte garant
a pris des formes diverses. Après la Révolution française, le Premier
Empire et la Terreur Blanche, il s’agit de garantir la quiétude publique,
de mettre un terme aux haines politiques, d’enrayer le brigandage et de
faire en sorte que le premier quidam venu ne puisse pas être détroussé.
Toutefois, les autorités sont persuadées qu’il ne suffit pas d’agir et qu’il faut
avoir une idée précise de la quantité et de la nature des crimes commis.
D’une certaine manière, il s’agit de rompre avec des perceptions presque
chamaniques pour chercher une rationalité plus profonde. Si l’on peut
haïr des criminels effroyables comme Papavoine, la fille Cormier ou encore
Léger, si l’on peut éprouver l’aversion la plus grande pour les forçats et les
récidivistes dont de sinistres portraits sont proposés, cela ne suffit pas 1. Il
importe de prendre la mesure des infractions haineuses et donc d’inventer
un nouvel instrument capable de donner une vision claire et panoramique
de la délinquance et de la criminalité. Le Compte général de l’administration
de la justice criminelle remplit ce rôle. Il donne régulièrement, depuis 1827,
des informations quantitatives sur la place du crime. Année par année,
un état des lieux du rythme d’activité des tribunaux est dressé. Les gardes
des Sceaux qui les introduisent, ou du moins signent la présentation de la
statistique officielle, évoquent parfois la haine lorsqu’il s’agit de comprendre
les « causes apparentes des crimes 2 ».
S’ils veulent donner de la « concrétude » aux affaires criminelles, les
rédacteurs, malgré toutes les précautions prises, font entrer une part d’ima-
ginaire. Dans la première livraison, celle de 1827, la haine a un caractère
nettement politique. Dans les tableaux de chiffres, elle est insérée dans
la catégorie générale des troubles à la paix publique. L’année suivante, le
Compte se complexifie, s’ouvre à d’autres domaines et rubriques. La haine

1. De même, il n’est pas possible de se contenter des rapports des préfets et des sous-préfets ou de ceux
des procureurs généraux.
2. Compte général de l’administration de la Justice criminelle pour l’année 1849, Paris, Imprimerie natio-
nale, 1851, p. VIII.

231
INSTRUMENTALISER

se retrouve dans la catégorie des coups et blessures volontaires donnés « à


un témoin, en haine de sa déposition ». Mais on la retrouve aussi dans
d’autres tableaux. Par exemple, celui qui est consacré à l’empoisonnement
s’intéresse aux mobiles et enregistre à part ceux qui ont été causés « par
haine et vengeance ». Le « Tableau LXIV » s’attache, lui, aux meurtres et
distingue nettement, d’un côté la jalousie et les dissensions domestiques et,
de l’autre, tout ce qui relève « de la vengeance et de la haine », inventant
pour l’occasion des sous-catégories qui permettraient de mieux cerner la
logique du passage à l’acte haineux. En effet, pour les responsables de la
statistique, « la haine » c’est tout à la fois le « meurtre de gardes, gendarmes,
préposés dans l’exercice de leurs fonctions », le « ressentiment de coups
reçus  », le «  ressentiment de discours ou imputations injurieuses  », les
« discussions de voisinage », les « autres discussions d’intérêt » ou encore les
« rivalités de communes, de professions ». Au total, quinze rubriques pour
préciser ce que sont les crimes de haine, dont une réservée aux duels, une
autre, aux contours flous, la plus importante, intitulée « Autres querelles,
rencontres fortuites ». Selon le parti pris taxinomique des rédacteurs du
Compte général, les meurtres de haine représenteraient, en 1828, 79 % de
l’ensemble des meurtres. Un autre tableau, consacré cette fois aux assassi-
nats, tente aussi, de manière plus imparfaite, d’identifier la haine et retient
la « haine entre parents », la « haine et ressentiment provenant de la jalou-
sie » et la « vengeance haine ». Cette dernière représente près de la moitié
des mobiles d’assassinats. Le lecteur découvre ainsi qu’il existe des haines
nées du fonctionnement de l’institution judiciaire comme le « ressentiment
de poursuites ou débats judiciaires », le « ressentiment de plaintes et dénon-
ciations portées » ; il se rend compte également que « l’aversion contre un
enfant d’un autre lit », mais aussi les « haines pour divers motifs non connus
ou non constatés » sont prises en considération. La sous-catégorie la plus
importante est celle des « querelles et rixes antérieures » soulignant ainsi que
la haine s’inscrit dans la durée et fait partie d’un cycle. On retrouve aussi,
jugés en correctionnel, « l’outrage à un témoin en haine de sa déposition »
et puis encore, concernant la presse, l’infraction d’« excitation au mépris et
à la haine d’une classe de personne ».
Pour autant, si la haine figure dans les tableaux, elle ne fait guère l’objet
de commentaires prolixes. Elle n’est pas définie. Elle est juste mention-
née. Un peu plus tard, le Compte de 1830 retranche des rubriques mais
en ajoute d’autres, avec le souci évident d’être le plus précis possible et
d’épouser les formes de la criminalité observée et jugée, presque au cas par
cas, comme la « haine d’un berger qui avait empêché plusieurs fois l’accusé
et sa fille de dévaster les propriétés de son maître » ou encore, un peu à la
manière d’une énumération oulipienne : une « haine de marâtre », la « haine
entre familles (vendetta) », l’« assassinat d’un homme qui avait tué un chat
sur lequel l’accusé avait concentré ses affections », « incendie de sa propre

232
INTRODUCTION

maison par l’accusé, en haine de sa femme adultère et de son complice qui


le maltraitaient ». Quant aux délits de presse, ils enregistrent une véritable
inflation. La colonne qui leur est réservée s’élargit pour accueillir toutes
sortes « d’excitations à la haine et au mépris » envers « le gouvernement du
roi », d’une « classe de personnes (le clergé) », des « fonctionnaires publics »
ou encore à l’égard des lois.
Le Compte général de 1851 constitue un « rapport rétrospectif », c’est-
à-dire qu’il veut embrasser l’activité des juridictions répressives depuis un
demi-siècle, mais la haine y apparaît moins présente, en partie effacée. Elle
figure toutefois dans un cas d’assassinat « inspiré par une haine héréditaire »
ou lors d’une tentative d’empoisonnement de la part d’une domestique
qui, congédiée, voulait se venger de ses maîtres. En 1882, le rapporteur
souligne que « les crimes contre les personnes sont presque toujours inspirés
par des sentiments irréfléchis de haine ou de vengeance dérivant de relations
personnelles 3 ». Ainsi, il n’est pas besoin d’apporter des précisions supplé-
mentaires dans les tableaux eux-mêmes, comme cela se faisait dans la
première moitié du XIXe siècle. Si les chiffres donnés et commentés ont
fait l’objet de débats parfois âpres et de controverses érudites, ils s’avèrent
salutaires : « Ces statistiques ont soufflé sur nos illusions, elles nous ont
montré que les hommes ne sont pas uniquement gouvernés par la raison.
Les passions, les instincts, les intérêts, les appétits, l’imagination, les circons-
tances elles-mêmes ont leur part dans la vie 4. » Quelques années après,
Henri Joly, dans un livre devenu célèbre, Le crime étude sociale faisait remar-
quer que les statistiques françaises sont des indices des passions criminelles
et « sur 100 assassinats […] 22 viennent de la haine, du ressentiment et de
l’esprit de vengeance 5 ». Pour lui, nombre de criminels pensent au crime
avant de le commettre et cette idée criminelle avec laquelle ils vivent, après
l’avoir accueillie et lui avoir fait une place, transforme l’individu lui-même.
Tout chez lui « devient haine, violence impitoyable ou tromperie, amour
du désordre ou de la destruction 6 ». S’intéressant aux chroniques judiciaires
de son temps qui donnent de la chair aux tableaux statistiques, il y trouve
confirmation de ses intuitions. Dans chaque criminel existe « au départ »
une « passion prédominante », le plus souvent la haine 7.
En 1900, l’auteur du rapport annuel note que « les sentiments de haine
et de vengeance sont provoqués le plus souvent par des motifs les plus
futiles 8 ». Joseph Maxwell réunit la double particularité d’être magistrat, il

3. Compte général de l’administration de la justice criminelle pour l’année 1882, Paris, Imprimerie natio-
nale, 1884, p. XV.
4. Adolphe PRINS, La criminologie et l’état social, Bruxelles, Berqueman, 1890, p. 3.
5. Henri JOLY, Le crime étude sociale, Paris, Librairie Léopold Cerf, 1888, p. 48.
6. Idem, p. 167.
7. Idem, p. 200.
8. Compte général de l’administration de la justice criminelle pour l’année 1900, Paris, Imprimerie natio-
nale, 1901, p. X, p. XXXII, p. XXXVII et p. XXXVIII.

233
INSTRUMENTALISER

est conseillé à la Cour d’appel, et d’être médecin. Il est aussi un artisan de


la première défense sociale. Il distingue quatre « classifications » en fonction
des « actions » des criminels dont les actions des sentiments psychosociaux
comprenant l’honneur, la religion, la superstition et la criminalité politique
et enfin les actions des états émotifs auxquelles appartiennent la colère, la
vengeance et la haine 9. Selon lui, cette dernière s’avère « ingénieuse dans
ses combinaisons 10 » et il se désole du fait que les juridictions répressives
sont disposées à considérer comme une circonstance atténuante l’existence
d’« un motif légitime de haine 11 ».
Après la Première Guerre mondiale, la statistique judiciaire s’amenuise.
Le Compte général de l’administration de la justice criminelle fusionne avec
le Compte général de l’administration de la justice civile et commerciale. Dans
la livraison de 1920, l’auteur pointe « la pénurie des crédits », se désole et
constate le retard pris, il est vrai qu’il n’est publié qu’en 1926. Le retard ne
sera pas comblé, le Compte de 1923 est disponible en 1928, celui de 1936
en 1942. Analyse globale, il fait disparaître toutes les nuances et toutes les
tentatives pour cerner le « ressentiment » ou les « motifs de haine », tout au
plus évoque-t-on, à un moment donné, la « haine de l’autorité ».
Toutefois, tandis que la nomenclature s’appauvrit et que les chiffres
donnés s’avèrent de plus en plus généraux, la presse à grand tirage multiplie
les exemples. Elle livre à la curiosité publique des affaires suscitant l’indi-
gnation et la répulsion. Scipio Sighele le souligne lorsqu’il écrit que « dans
la presse, si l’on veut vraiment éveiller l’intérêt du public, il faut lui créer
non pas un objet d’amour, un objet de haine 12 ». Loin de la presse populaire
de la Belle Époque 13, un périodique comme le Journal des Débats s’insurge
en août 1912, non pas contre ses confrères mais contre les mœurs de son
temps. Un rédacteur écrit à la une « Trop de sang ! » Sa chronique entend
alerter les autorités publiques : « C’est la semaine des assassinats », signale-
t-il et pour en apporter la preuve, il multiplie les exemples :
« Avant-hier, dans le bois de Vincennes, un rôdeur poursuivi par les
agents, tira sur un jardinier qui voulait lui barrer la route et le blessa mortel-
lement ; un ouvrier tua sa femme et sa fille. Hier, à Taverny, un malfaiteur
tua un gendarme qui allait l’arrêter ; une femme va trouver la maîtresse de
son mari et l’abat à coups de revolver. »

9. Joseph MAXWELL, Le Crime et la Société, Paris, Flammarion, 1924 [1909], p. 184-231.


10. Idem, p. 208.
11. Idem, p. 208-209.
12. Scipio SIGHELE, La foule criminelle, Paris, F. Alcan, coll. « Bibliothèquede philosophie contempo-
raine », 1901 [1892], p. 245-246.
13. Étudiée par Dominique KALIFA, L’encre et le sang. récits de crime et société à la Belle Époque, Paris,
Fayard, 1995, 351 p. ; Anne-Claude AMBROISE-RENDU, Petis récits des désordes ordinaires. Les faits
divers dans la presse française des débuts de la IIIe République à la Grande Guerre, Paris, Seli Arla,
2004, 332 p. ; Marine M’SILI, Le fait divers en République. Histoire sociale de 1870 à nos jours, Paris,
CNRS Éditions, 2000, 311 p.

234
INTRODUCTION

Pour l’auteur de cette petite chronique sanglante il y a bien, comme


l’écrivent les criminologues, une sorte d’épidémie, ou plus exactement un
phénomène d’imitation : « C’est ainsi comme une contagion de violence
qui sévit sur des êtres de toutes conditions, la vie humaine ne compte
exactement pour rien. » Tout se passe comme si les assassins accomplis-
saient une sorte d’« acte mécanique » qui n’était pas le reflet d’habitude
enracinée, mais l’expression d’une haine qui ne serait plus refrénée 14. Le
docteur Aubry l’avait écrit et Gabriel Tarde y voit une pathologie du monde
contemporain. Pour lui « les crimes de haine se mettent à pulluler » et les
douze jurés ne rendent pas justice. Ils se prononcent sur des émotions : « ils
trouvent naturel que, pour une piqûre d’amour-propre, le premier venu
condamne à mort son voisin et l’exécute lui-même. » De la sorte, nulle
surprise : « la haine individuelle, qui, naturellement, dans ces conditions,
ne se gêne pas pour éclater, et, moins comprimée, se développe 15. »
Mais, au-delà des conduites haineuses criminalisées, sanctionnées
pénalement et moralement, d’autres états émotifs sont valorisés. À l’orée
du XXe siècle, un auteur écrit : « Savoir dominer et orienter sa haine, voilà,
semble-t-il, pour l’homme d’action, ce qui est important et nécessaire 16. »
Dans le même temps, un magistrat qui s’est intéressé aux haines politiques
se désole et dresse un constat amer : « Est-ce bien la bonté qui fait le fond du
cœur de l’homme ? On est porté à en douter, lorsqu’on voit tant de haines
entre les hommes. » Pour lui, elles sont presque innombrables et permettent
de comprendre aussi comment l’espace public se trouve organisé puisque
l’on trouve presque à chaque instant des « haines religieuses, haines théolo-
giques, haines nationales, haines sociales, haines réciproques des praticiens
contre les plébéiens et des plébéiens contre les praticiens, des riches contre
les pauvres et des pauvres contre les riches, haines de races, motivées par des
différences d’idées, de sentiments et de couleur 17 ». Ces haines publiques
prennent à partir du XIXe siècle des couleurs singulières et annoncent des
haines renforcées, mais surtout elles sont instrumentalisées. Elles deviennent
des techniques de domination sans égales et se parent aussi d’un vernis
théorique ou du moins intellectuel visant à exclure des groupes, à abattre
des adversaires à l’intérieur ou situés au-delà des frontières. La haine qui peut
aller jusqu’au massacre de l’ennemi proche ou à l’écrasement de l’adversaire
extérieur est bien un dispositif de « gouvernementalité ». S’il s’avère extraor-
dinaire, il n’est pas pour autant exceptionnel et, au gré des circonstances, les
vainqueurs des troubles civils et les vaincus des conflits militaires qui rêvent
de revanche sont prêts à faire entendre les voix de la haine.

14. Journal des Débats, 2 août 1912.


15. Gabriel TARDE, « Les crimes de haine », Archives d’Anthropologie criminelle, de criminologie et de
psychopathologie normale et pathologique, 1894, p. 244.
16. Idem, p. 440.
17. Louis PROAL, La criminalité politique, Paris, F. Alcan, 1895, p. 87.

235
Chapitre VII
Les haines froides

À Paris, le dimanche 21 mai 1871, la Commune vit ses derniers jours.


Les troupes levées par Versailles sont là, derrière les « remparts » et les
« travaux considérables », édifiés depuis le siège 1. La porte de Saint-Cloud
vient d’être « réduite en miettes », les soldats s’introduisent nuitamment
dans la capitale, une colonne se dirige vers Passy, une autre s’empare du
Trocadéro. Adolphe Thiers écrit : « Nous vîmes comme deux longs serpents
noirs 2. » Pendant ce temps, une grande partie des Parisiens ignore ce qui
passe. Les rues, selon la plupart des témoignages, sont animées. Dans l’une
d’elle, Maxime Du Camp, l’ami de Flaubert, qui deviendra le chantre des
anticommunards, se promène. Il entend un chanteur sans parvenir à distin-
guer précisément les paroles. Autour de lui, les badauds s’arrêtent, leurs
rangs grossissent, et chacun dans la foule assemblée semble s’oublier un
instant, bercé par l’air entraînant, ému par le sort des laboureurs, des débar-
deurs et des ouvriers d’usine. Maxime Du Camp s’interroge : « Mais que
chantait-il ? C’était une sorte d’appel à la haine : les mots Dieu, ouvriers,
peuple revenaient sans cesse. » Il demande au chanteur de recommencer,
rentre chez lui et recopie les paroles. Plus tard, il se rendra compte que
la chanson entendue s’appelle La Prolétarienne et qu’elle est l’œuvre du
cordonnier Savinien Lapointe. Plus tard encore, lorsqu’il rédige une histoire
de la Commune, il note : « Cette chanson m’a beaucoup frappé, et j’y ai
insisté parce qu’elle eût pu servir de “chant national à la Commune”, qui
fut, quoi qu’on en ait pu dire, un acte de guerre sociale. La politique n’y a
été pour rien, pas plus qu’elle n’a été pour quelque chose dans l’insurrection
de juin 1848. Ça a été une œuvre de haine 3. » Et en effet, quel que soit le
qualificatif adopté « guerre de classe », « guerre sociale », « guerre absolue »,
« guerre d’anéantissement », « guerre furieuse », « guerre infernale », la
violence haineuse permet d’aller jusqu’à l’« horrible abattage humain » 4.
1. Jacques-Henry PARADIS, Journal du siège de Paris, septembre 1870-janvier 1871, Tallandier, 2008
[1872], p. 44.
2. Adolphe THIERS, Notes et souvenirs, 1870-1877, Paris, Calmann-Lévy, 1903, p. 162.
3. Maxime DU CAMP, Les convulsions de Paris, tome deuxième, Paris, Hachette, 1880, p. 251-253.
4. Benoît MALON, La Troisième défaite du prolétariat français, Neuchâtel, G. Guillaume, 1871, p. 406.

237
INSTRUMENTALISER

Contrairement au conflit qui structure les antagonismes, donne à l’autre


une identité, permet de fixer un cadre à d’éventuelles négociations 5, la
guerre civile transforme l’adversaire en ennemi irréductible. Lui et ses
semblables sont les « hors sociétés » qu’il faut promptement exécuter et
livrer au « massacre en bloc » 6. Mais il n’y a pas que « la guerre d’extermi-
nation » ou « guerre contre-nature » 7. D’autres conflits, grèves, manifesta-
tions, défilés ont été l’occasion d’exercer une vengeance froide, mais limitée,
contre l’ouvrier gréviste, avatar de la « canaille » ou du « bandit » 8. Une
fois, la haine énoncée et entretenue, il suffit de construire une figure de
l’altérité radicale. Pour les contemporains, dans le domaine du crime, il
existe des monstres chauds et des monstres froids. Les premiers passent à
l’acte, emportés par la colère, un tempérament vif et « bouillonnant ». Ils se
montrent capables, dans l’instant, de tuer plusieurs personnes ; les seconds,
cyniques et réfléchis, ont dépassé le stade de l’emportement, ils peuvent
être mus par le ressentiment, le désir de vengeance, en un mot par la haine.
Derrière elle, se trouvent des coulisses inexplorées, remplies d’orgueil
blessé, d’amour-propre brisé, de jalousies rentrées, de peur inexprimée, de
frustration inavouable. Nul doute qu’il existe aussi, à une autre échelle, des
« violences froides 9 » et des « haines froides ». Ces dernières n’ont pas fait
l’objet d’études d’ensemble. À leur place des études fines sur la guerre civile,
sur les pratiques du massacre, sur les discours relatifs aux luttes intestines
ou encore sur les manières de sortir des guerres fratricides, sans oublier les
travaux portant sur l’attentat politique 10.
Mais il existe également des tueries plus « ordinaires », accomplies sans
état d’âme, et sans remords. De 1830 à 1930, bien d’autres aversions ou
formes d’hostilité sont déployées, mais la haine, souvent évoquée par les
acteurs et les témoins eux-mêmes, reste cependant à l’extérieur de l’histo-
riographie, et pourtant elle « déborde » dans une partie de la presse et dans
nombre d’ouvrages écrits peu de temps après les émeutes populaires et les
guerres civiles. Cette haine est plus paradoxale qu’il n’y semble au premier
abord, car elle a une fonction qui vise moins à désagréger la société qu’à la
renforcer. La philosophie et l’anthropologie du lien social raisonnent sur
ce qui permet à une société de tenir et à ses membres de vivre ensemble,
insistant sur l’échange et la réciprocité 11. Or le choix haineux contredit ce
5. Michel WIEVIORKA, « Pour comprendre la violence », Violences d’aujourd’hui, violences de toujours,
XXXVIIe rencontres internationales de Genève, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2000, p. 87-111.
6. Prosper-Olivier LISAGARAY, Histoire de la Commune de 1871, Paris, François Maspero, 1972 [1876
et 1896], p. 324.
7. Le Figaro, 31 mai 1871.
8. Voir en particulier la fusillade de la Ricamarie, Léon HECKISS, « La catastrophe de la Ricamarie »,
Les Drames de la politique, Paris, Lachaud, 1869, p. 41-70.
9. Michel WIEVORKA, « Expressivité et instrumentalité », La violence, Paris, Hachette, 2005, p. 204-209.
10. Citons plus particulièrement, Jean-Claude CARON, Frères de sang. La guerre civile en France au
XIXe siècle, Paris, Champ Vallon, coll. « La Chose publique », 2010, 309 p.
11. Pierre CLASTRES, La société contre l’État, Paris, Éditions de Minuit, 1974, p.  40-42. Claude
LÉVY-STRAUSS, Les structures élémentaires de la parenté, Paris/La Haye, Mouton, 1967 [1947].

238
LES HAINES FROIDES

modèle : il s’agit de souder un groupe dominant qui a vocation à devenir


majoritaire contre une minorité que les membres du premier entendent
présenter comme la plus réduite possible.

Le déni du peuple
Le plus souvent, chaque émeute, chaque révolution, chaque guerre
civile, est décrite, par les autorités ou la plupart des observateurs sociaux,
soit comme l’aboutissement de mouvements souterrains animés par des
conspirateurs, soit comme l’effet d’une ébullition sourde attendue avec
impatience par un groupe d’hommes, de femmes et d’enfants, formant la
lie de la société, cantonné dans les cloaques sordides et délétères des villes,
guettant l’occasion de se répandre dans les rues. Dès la Révolution française,
on rencontre « d’horribles personnages dans les troubles politiques 12 ». Un
siècle plus tard, étudiant leur époque, des criminologues reprennent la
même analyse : « Voyez […] à quel point de pareils êtres sont préparés
au rôle qu’ils se réservent dans les moments d’émeutes ou dans les préli-
minaires d’élections plus passionnées ou plus bruyantes que les autres 13. »
L’interprétation à rebours joue bien le rôle de vérification et sert à valider,
par l’accumulation d’exemples, l’existence d’un groupe situé en dehors de
la société 14 et vis-à-vis duquel il ne saurait y avoir le moindre scrupule.

Les « hors société »

Pour justifier le mépris ou les massacres commis, avec une haine froide,
au nom de la civilisation, il faut que l’adversaire perde son identité, que les
hommes et les femmes concrets soient transformés en une sorte de tourbe
sans importance dont on cherche à se débarrasser au plus vite. Pour y
parvenir, il importe de fabriquer un ennemi contre lequel il faut faire justice
non par l’entremise d’une « rage brûlante » mais par le biais d’une animo-
sité glaciale, réfléchie et systématique. Contre lui, toute transaction s’avère
inenvisageable. Puisqu’on ne peut négocier, le rêve de vengeance devient
action au service d’une politique du pire 15, mais auparavant il faut bien
construire un ennemi collectif en lui donnant une forme reconnaissable,
hideuse et repoussante qui passe par un dispositif visant à faire disparaître
le peuple.

12. Voir notamment SOCIÉTÉ D’HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848 ET DES RÉVOLUTIONS DU


XIXe SIÈCLE, Le XIXe siècle et la Révolution française, Paris, Créaphis, 1992, 430 p.
13. Henri JOLY, La France criminelle, Paris, Éditions du Cerf, 1889, p. 409.
14. Voir aussi Scipio SIGHELE, La foule criminelle, Paris, F. Alcan, coll. « Bibliothèque de philosophie
contemporaine », 1901 [1892], p. 16-54.
15. Véronique NAHOUM-GRAPPE, Du rêve de vengeance à la haine politique, Paris, Buchet-Chastel, coll.
« Au fait », 2003, p. 15.

239
INSTRUMENTALISER

Les témoignages directs, les journaux personnels et les mémoires


de catégories privilégiées restituent cette alchimie singulière aux effets
ravageurs. Les moments de crise permettent de le vérifier et de coucher sur
le papier ses impressions et ses observations. Par exemple, le 30 juillet 1830,
la comtesse de Boigne relate que les ouvriers qui travaillaient chez elle
reviennent après les combats. Elle constate que les ateliers ouvrent à
nouveau, mais que les « défenseurs des barricades restaient à leur poste ».
Toutefois, le 31, elle observe « un flot de populace ». La foule qui passe
devant elle « était laide à voir, ses cris étaient effrayants, de hideuses femmes
y étaient mêlées. Ce n’étaient déjà plus mes amis des barricades 16 ». Comme
une entomologiste, attentive à tous les mouvements et désireuse de donner
toutes les caractéristiques de l’espèce observée pour pouvoir la reconnaître
ailleurs, dans d’autres lieux ou à d’autres moments, elle s’évertue à être le
plus précis possible. Elle prend des notes, elle raconte ce qu’elle voit, elle
livre des informations sur leur allure, leur déplacement, leur fonctionne-
ment, leur impact  : «  C’était une foule de bandits atroces, de mégères
échevelées et moitié nues échappées de Saint-Lazare, dont le peuple avait
forcé les portes, et escortant, avec des vociférations infâmes, une troupe de
cavalier sans armes, la plupart, tête nue, tandis que les gamins déguenillés
portaient leurs carabines et leurs coiffures 17. » Ce type de récits retraçant
sur le vif les journées de juillet 1830 ne veut rien expliquer, juste constater,
marquer la distance sociale et culturelle, et donner une lumière crue sur des
conduites mystérieuses et effrayantes. On y trouve avant l’heure la « trinité »
des barricades, source d’étonnement et d’effroi : la figure de la prostituée,
celle de l’enfant, futur Gavroche, et enfin celle du hors-la-loi, prêt à tout et
redoutable. Ce qui deviendra un ensemble de stéréotypes est déjà en place,
la fille de noces trouvant la mort derrière la barricade dépeinte par Flaubert,
le jeune garçon tué sur les Boulevards en 1851 et transformé en person-
nage littéraire par Victor Hugo. Seul le brigand sans scrupule est rarement
devenu un type littéraire mais est resté un protagoniste politique et social.
Le peuple romantique 18 s’est bien évaporé pour laisser la place à un
groupe inquiétant fait d’individus horribles qui semblent disponibles pour
commettre toutes sortes d’exactions. Ne ressemblent-ils pas aux massacreurs
de septembre 1792 qui s’étaient emparés des prisonniers enfermés, leur
faisant connaître non seulement un sort funeste mais se livrant sur leur corps
à toutes sortes d’actes horribles et cruels ? Deux ans après la Révolution de
juillet 1830, la capitale devient une scène multiple où la transformation du
peuple en autre chose se vérifie à nouveau. En 1832, tandis que le choléra
a fait son entrée et que la mort bleue s’abat sur la capitale, les rumeurs

16. Louise DE BOIGNE, Mémoires de la comtesse de Boigne, Paris, Mercure de France, 1999, p. 308.
17. Louise DE BOIGNE, op. cit., vol. II : De 1820 à 1840, Paris, Mercure de France, 1999, p. 672.
18. Voir Nathalie JACOBOWICZ, 1830 : le Peuple de Paris. Révolution et représentations sociales, Rennes,
PUR, coll. « Histoire », 2009, 369 p.

240
LES HAINES FROIDES

les plus folles circulent. L’eau des fontaines n’est-elle pas empoisonnée ?
Le pouvoir n’a-t-il pas envoyé des agents versant des substances toxiques
pour se débarrasser d’une partie de la population turbulente ? Dans les
représentations, les femmes misérables se sont éclipsées. À leur place des
harpies monstrueuses. Ce sont elles qui s’emparent d’un malheureux, le
traînant, le frappant avec des sabots, lui arrachant des cheveux par poignée,
laissant son cadavre ensanglanté et mutilé, pour se mettre à la recherche
d’une autre victime. Henri Heine est témoin du massacre et de ses acteurs
redoutables 19. Il a un mouvement instantané de répulsion pour ces êtres
abominables. À quelques jours près, le « convoi Lamarque » produit égale-
ment une intense émotion collective à Paris. Les funérailles du général
Lamarque, héros de l’Empire, opposant déclaré au régime, attirent une
foule nombreuse. Près de 100 000 personnes suivent le char mortuaire. Les
premiers heurs éclatent le 5 juin en fin d’après-midi, des barricades sont
dressées, peut-être deux cent, les combats font près de trois cents victimes,
mais la foule qui suivait le cercueil, révélatrice de la « France des larmes 20 »,
s’est dispersée. Sur place, pendant la guerre des rues, il ne reste plus qu’un
millier de combattants, des hommes jeunes et célibataires pour la plupart,
le plus souvent ouvriers et artisans. Pour le pouvoir, l’enterrement s’est
transformé en émeute. Les hommes venant d’horizons différents, allant des
légitimistes aux républicains, se sont également transformés, à l’instar des
mégères du choléra, en émeutiers professionnels. L’annonce du décès avait
« vivement ému le peuple 21 » qui s’était effacé au profit de « conjurés ».
Pour le préfet de police Gisquet qui témoigne au procès, les accusés sont des
membres de sociétés secrètes qui ont cherché à ameuter la populace, et n’ont
que des sentiments hostiles pour le gouvernement. Parmi eux des factieux
et quelques illuminés qu’il faut vigoureusement détruire 22. Cette minorité
agissante tantôt décrite comme politique tantôt comme n’appartenant à
aucune coterie peut tout au plus être intimidée, mais il est impossible de
lui tenir un autre langage que celui de la force, soit pour la tenir à distance,
soit pour la réprimer. À son endroit, la seule réponse possible est celle de la
haine nécessaire et d’un appel à l’extermination. En juin 1832, les moments
de l’émeute avaient été qualifiés de « folies noyées dans le sang », comme si
la formule suffisait à reconnaître l’existence d’un massacre sans avoir besoin
d’en dire plus 23. En effet, la formule concise suggère que ce n’est pas le
peuple qui s’est attroupé et insurgé, mais un groupe de « furieux » qui s’est

19. Henri HEINE, De la France, Paris, Michel Lévy frères, 1873, p. 139.
20. Emmanuel FUREIX, La France des larmes : deuils politiques à l’âge romantique, Seysel, Champ Vallon,
2009, 501 p.
21. François GUIZOT, Mémoire pour servir à l’histoire de mon temps, tome deuxième, Paris, Michel
Lévy frères, 1858-1867, p. 342.
22. Henri GISQUET, Mémoires, vol. 2, Paris, Marchant, 1840, 489 p. et, du même auteur, Rapport sur
les événements des 5 et 6 juin 1832, P. Baudrier, 1977 [19 juin 1832], 10 p.
23. Voir notamment, Thomas BOUCHET, Le roi et les barricades, Paris, Seli Arslan, 2000, 221 p.

241
INSTRUMENTALISER

livré à ces débordements. Ce groupe est qualifié, au gré des événements et


des prises de paroles, de « canaille » ou de « bandits » 24. Il s’agit d’une fiction
formidable et d’une grande plasticité. Elle permet, à plusieurs reprises, de
ne pas s’indigner et de s’accommoder de la violence d’État la plus brutale
sans heurter le modèle général de la commisération à l’égard des victimes.
L’affirmation identitaire de la canaille et du groupe des bandits, en partie
essentialiste en partie constructiviste, répond bien à des logiques sociales et
à des raisons politiques : écrasons les gredins qui ne méritent ni apitoiement
ni publicité.
En juin 1848, le peuple est une nouvelle fois décrété introuvable 25.
Il semble s’être dissout. À sa place, une sorte d’engeance qu’une partie
des élites ne reconnaît pas et qu’il faut haïr par instinct. Même chez soi,
il semble désormais s’être volatilisé. Les propos célèbres de Tocqueville
suffisent à l’illustrer : « les lieux mêmes où nous nous croyions les maîtres
fourmillaient d’ennemis domestiques ; c’était comme une atmosphère de
guerre civile 26. » Ce qui compte, en juin 1848, c’est la perception de l’autre.
Le soir, tandis qu’il regarde son concierge d’une autre façon, Tocqueville
soupçonne un traquenard. L’homme familier qu’il connaissait est métamor-
phosé par une disposition haineuse. Le matin encore, il était un personnage
proche avec qui il était possible d’échanger quelques mots, de lui confier son
courrier ou une autre mission. Gardien de l’immeuble, il lui était dévolu de
surveiller les relations entre le monde de l’extérieur et le monde de l’inté-
rieur qu’il fallait protéger. Au cours de la journée, il a perdu son statut et son
rôle, les circonstances l’ont subitement transformé en adversaire potentiel.
Tocqueville garde dans ses poches deux pistolets : « Je le suivis donc, mais
sans perdre un de ses mouvements de vue et bien résolu à le tuer comme un
chien au premier signe qui m’annoncerait un mauvais dessein 27. » L’ennemi
n’est plus un individu interchangeable qui se fond dans une masse grise et
indistincte. Sorti de l’anonymat, il devient possible de le détailler précisé-
ment, de lui donner un visage, de le voir se déplacer, de l’entendre. Pour
autant, la distance s’est accrue car le concierge est devenu un adversaire
politique potentiel qu’il faut au besoin se résoudre à anéantir, il est le porte-
parole d’une collectivité haïssable. De la sorte, dans les discours et représen-
tations des uns et des autres, le Peuple est réduit à une ses composantes. Ce
phénomène de rétrécissement permet de diriger sa haine et de justifier les
violences les plus inadmissibles et les plus extrêmes. Dans le même temps,
se met aussi en place une rhétorique spécifique d’élargissement et d’amal-
game. Le peuple encanaillé devient la populace, la multitude des faubourgs,
dénoncée par Thiers en 1850, ou encore la « vile multitude », la « multitude

24. Ce « groupe » est donc plus réduit que celui des « classes dangereuses » étudiées par Louis Chevalier.
25. Pierre ROSANVALLON, Le peuple introuvable, Paris, Gallimard, 1998, 379 p.
26. Alexis DE TOCQUEVILLE, Souvenirs, Paris, Gallimard, 1972 [1893], p. 184.
27. Idem, p. 191 et p. 208.

242
LES HAINES FROIDES

confuse » et « remuante » qu’il s’agit de contrôler et, si on ne peut le faire,


de massacrer. De la sorte, c’est bien un phénomène d’escamotage qui est
à l’œuvre. Il n’y a plus de boutiquiers, de commerçants, d’artisans, d’étu-
diants, voire d’écrivains publics, de journalistes, de couturières, de lingères,
mais une sorte de masse grouillante, comme un rassemblement d’insectes
urbains qu’il faut écraser.
Reste que, d’une révolution à l’autre, le peuple, auparavant ardent
et admirable, semble méconnaissable. Depuis la révolution française, et
plus particulièrement depuis 1830, les projets visant à le civiliser se sont
multipliés. S’il faut porter attention à ses mœurs, il faut aussi le décras-
ser et le désodoriser 28. Désormais, il est envieux et menaçant. Victor
Hugo le souligne fortement à plusieurs reprises. Autant la révolution de
février  1848 était belle, autant celle de juin est «  hideuse  ». Quant au
peuple, qui était grand et noble, il est devenu « amer, mécontent, injuste
défiant, presque haineux. En quatre mois de fainéantise, on a fait du brave
ouvrier un flâneur hostile auquel la civilisation est suspecte 29 ». Les morts
de février 1848 sont des héros à l’instar des victimes de juillet 1830. Ils
méritent l’hommage du nouveau régime et la reconnaissance de la nation.
Les cadavres de juin 1848, du moins ceux des insurgés, n’ont plus rien de
glorieux. Ce point de vue, le futur auteur des Misérables n’est pas le seul à
le défendre. Nombreux sont ceux qui le partagent, avec d’infinies nuances,
élargissant les impressions, mais ne changeant rien sur l’essentiel. Certains
morts suscitent la tristesse, l’indignation, le respect ; d’autres, considérés
comme de simples scories de la guerre civile, ne provoquent qu’une certaine
gêne, un haussement d’épaule, voire une véritable satisfaction pouvant aller
jusqu’à la jubilation. Peu de témoignages viennent offrir un contrepoint,
tant il est vrai que ce sont les vainqueurs qui donnent leur interpréta-
tion et façonnent la mémoire collective à partir de leur expérience, de leur
perception et de leurs souvenirs personnels. De la sorte, les images négatives
peuvent se déployer sans rencontrer d’autres représentations, ou très peu,
qui auraient pu les contrecarrer. Dans la presse, la littérature et les discours
politiques, elles convergent, circulent et s’imposent auprès d’une grande
partie de la population prête à accepter la version dominante qu’on veut
bien lui donner. Le peuple en armes appartient au champ de l’illusion, la
canaille à celui de la vérité.
Le phénomène de réduction que nous avons aperçu conduit à désigner
un bouc émissaire collectif : les hors-sociétés, c’est-à-dire la canaille. Se
construit ainsi une scène sociale minuscule où la parole de l’autre n’est
jamais entendue. Il y a une sorte d’indétermination entretenue permettant

28. Alain CORBIN, Le miasme et la jonquille, Paris, Aubier, coll. «  Historique  », 1982, 335 p. ;
Georges VIGARELLO, Le Propre et le sale, Paris, Éditions du Seuil, coll. « L’Univers historique »,
1985, p. 207-216.
29. Victor HUGO, Choses vues, Paris, Gallimard, 1972, p. 336.

243
INSTRUMENTALISER

de construire un espace dramatique où se jouera nécessairement de terribles


scènes. Dans la partie encyclopédique du Grand Dictionnaire universel du
XIXe siècle de Pierre Larousse, le lexicographe précise que tantôt la canaille
se dit pour évoquer le « bas peuple », mais sans connotation péjorative,
tantôt un « tas de gens digne de mépris ». Avant de refermer l’explication,
l’auteur de l’article qui trouve place dans un des volumes publiés à la fin
du Second Empire, donne à ses lecteurs quelques compléments : « On a
singulièrement abusé du mot canaille quand on a appliqué cette qualifica-
tion. » Nul doute, en effet, que le mot cherche à dénigrer : « trop souvent,
aux yeux de l’aristocratie, la canaille, c’est ce qui est attaché à la glèbe, c’est
ce qui travaille, ce qui produit, ce qui sue, ce qui a les mains calleuses ; c’est
la chair à canon, c’est la vile multitude ; ce sont les faubourgs […] en un
mot c’est la blouse 30. » L’imaginaire social exprimé dans ces lignes donne
au groupe des contours mouvants, plus ou moins élastiques en fonction
des circonstances et des périodes. Êtres à part, les canailles et les bandits
semblent presque insaisissables. Tapis dans les anfractuosités de la ville, ils
n’apparaissent en plein jour que lors des moments de crises civiles, plus
particulièrement en juin 1848 et en mai 1871. Contre eux, il faut préparer
une riposte, la plus vive possible.

Le choix de l’intransigeance

Vis-à-vis de la canaille, il s’agit pour les pouvoirs de susciter une réaction


de rejet en insistant sur le fait qu’il n’y a aucune discussion possible avec
elle. L’effet recherché s’inscrit dans un discours assumé de guerre civile
qui parvient à s’imposer comme une évidence. Le vicomte de Launay,
pseudonyme de Madame de Girardin, dans l’une de ses toutes dernières
chroniques, écrites à chaud en 1848, le dénonce avec ironie : « Les uns
ont un mot charmant qu’ils affectionnent, qui résume toute leur pensée :
Fusiller, fusiller ! Les autres ont aussi leur mot favori, également affectueux,
qui dévoile tout leur système : Guillotiner, guillotiner 31. » Pour autant, les
acteurs victorieux de 1848, dans l’instant, et plus tard dans les reconsti-
tutions des scènes et des prises de décision, arguent du fait qu’il n’y avait
pas d’autres solutions. Le choix répressif est présenté, dans toute une série
de textes, comme une nécessité. Pour répondre à la haine des insurgés, il
faut momentanément oublier ses principes et ses anciennes habitudes pour
faire son devoir, est-il martelé. En effet, Tocqueville encore écrit à propos
des journées de juin : « Mais l’insurrection fut de telle nature que toute
transaction avec elle parut sur le champ impossible et qu’elle ne laisse, dès

30. Pierre LAROUSSE, Grand Dictionnaire du XIXe siècle, tome troisième, Paris, Larousse et Boyer, 1867,
p. 243.
31. Madame DE GIRARDIN, Lettres parisiennes du vicomte de Launay, t. II, Paris, Mercure de France,
coll. « Le Temps retrouvé », 1986, p. 484.

244
LES HAINES FROIDES

le premier moment, d’autre alternative que de vaincre ou de périr 32. » Le


refus de négocier, voire même d’envisager une médiation partielle s’ins-
crit pourtant dans un cadre particulier, celui de la grande ville moderne.
Nous l’avons précédemment observé, dans les années 1830-1848, artisans
et ouvriers participent à une effervescence intellectuelle, luttent et écrivent
pour obtenir le droit à la dignité, un peu comme si, renouant avec le peuple
parisien de la fin de l’Ancien Régime, ils avaient voulu mettre en place une
culture politique métropolitaine 33 neuve qui leur était refusée. Certes les
combattants de juin ne se divisent pas entre d’un côté les ouvriers, de l’autre
les bourgeois. Les clivages sont beaucoup plus complexes et le fait de se
retrouver dans un camp plutôt que dans l’autre tient parfois du hasard 34. Il
n’en reste pas moins que les vaincus sont apparentés à des ouvriers désœu-
vrés, des paresseux trop contents d’être secourus dans les Ateliers nationaux
et qui n’ont pas acceptés d’être dépossédés de leurs privilèges octroyés par le
gouvernement, des misérables sans ressources qui jalousent tout le monde.
Les insurgés ne sont pas le peuple unanime des trois journées révolution-
naires de février 1848. Ce déni, sur le long terme, contribue à accroître le
mépris, source de haine, pour ceux dont la parole n’est pas légitime et dont
les aspirations sont perçues comme des chimères arrogantes et mortifères.
Les hors sociétés sont donc à la fois des canailles et des bandits de bas
étage mais aussi parfois « leurs frères des classes supérieurs », c’est-à-dire
« tous les déclassés, tous les ratés de la politique, du barreau et des lettres » 35.
L’argument n’est pas nouveau, mais il est remis au goût du jour. Maxime
du camp, dont les analyses et la haine anticommunarde sont bien connues,
concède qu’« un groupe d’ambitieux déclassés, d’ignorants vaniteux, de
cuistres rongés d’envie […] poussèrent à tous les crimes une population
devenue peut-être inconsciente de ses propres forfaits 36 ». Dans cette analyse
où l’éructation le dispute à l’effroi, la plus virulente du siècle, l’auteur recon-
naît malgré tout que le peuple, s’il s’est livré à toutes sortes d’exaction, a été
guidé, poussé, encouragé. Il faut donc anéantir la fraction du peuple qui
s’est laissé séduire et entraîner par un petit groupe de factieux ou de gredins.
Et contre les auxiliaires de l’émeute, tout est possible. Ce sont à la fois des
insurgés, des bandits et des loups, c’est la « seconde couche d’émeutiers ».
Contre eux, les cris de haine fusent : « À mort ! Fusillez les brigands. » Un
témoin rapporte qu’à Versailles, « l’exaspération contre Paris » était à son
comble. La capitale, « c’est un repère de bandits, dit-on autour de moi, et
il faut qu’on nous débarrasse de tous ceux qui y sont restés. Qu’on détruise
32. Alexis DE TOCQUEVILLE, Souvenirs, op. cit., p. 193.
33. Concernant cette notion, voir David GARRIOCH, La Fabrique du Paris révolutionnaire, Paris,
La Découverte, 2013, 386 p.
34. Louis HINCKER, Citoyens-Combattants à Paris, 1848-1851, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires
du Septentrion, 2007, 350 p.
35. Idem, p. 257.
36. Maxime DU CAMP, Les convulsions de Paris, t. I, Paris, Hachette, 1878, p. 470.

245
INSTRUMENTALISER

partout le loup, la louve et les louveteaux, et la tranquillité renaîtra pour


longtemps 37 ». Les insurgés sont donc bel et bien criminalisés et animalisés,
dans la presse, dans les témoignages mis par écrit, dans les récits des événe-
ments destinés à un large public. La double qualification possède une force
considérable au service d’une stratégie de disqualification. Les communards
jouent le rôle de croquemitaines modernes dont les aventures ne sont pas
destinées aux enfants mais bien au monde des adultes qui ne les prennent
pas pour des fables. En 1885, bien après l’amnistie 38, Ernest Bottard se
présente comme un ancien élève de l’École polytechnique. Il signe un petit
livre au titre sans ambiguïté : Guerre aux barbares. Les communards, écrit-
il, étaient non seulement des « gredins ignorants, stupides » mais aussi,
ironise-t-il, des « nobles descendants des chimpanzés, car ma foi, il y a des
moments où l’on est tenté d’admettre la doctrine de Darwin » 39. Face à
de tels adversaires, il faut se comporter comme avec les « nuisibles », c’est-
à-dire les animaux particulièrement détestables qui sortent de la forêt et
saccagent les cultures.
En mai 1871, la haine versaillaise, sociale, politique et culturelle, est
dirigée à la fois contre les « chefs communards », contre le menu fretin des
fédérés, mais aussi, plus globalement, contre les habitants de Paris. Ainsi un
soldat, appartenant aux troupes régulières et non aux volontaires, invective,
au pied de Montmartre, les « Canailles de Parisiens, fainéants, propres à
rien ». Pour clore sa harangue, il a une phrase lapidaire et terrible : « Vous
ne braillez plus maintenant 40. » Lorsque les premiers incendies se déclarent
à Paris, ils servent de catalyseur. Désormais, les flammes qui envahissent
le ciel et se reflètent dans les eaux de la Seine, donnant l’impression d’un
brasier plus gigantesque encore, servent de preuve. Elles jouent le même
rôle que les indices matériels exhibés sur la table des pièces à conviction
lors d’un procès en cours d’assises. D’ailleurs, les grands crimes dont les
communards sont accusés, les infâmes saturnales qu’ils auraient organisées
ou encore les orgies monstrueuses dans lesquelles ils se seraient vautrés
n’ont jamais été précisés. Ce sont toujours des abstractions et personne
ne semble capable de donner un exemple concret. Mais Paris en feu et,
dans une moindre mesure, la fusillade des otages permettent de diaboliser
l’adversaire, de criminaliser l’insurrection et de lui vouer ouvertement une
« haine farouche ». Les futurs vainqueurs prêtent à l’ennemi communard
des visées imprécises mais odieuses. Plus les intentions qu’on leur attribue
s’avèrent horribles et plus la riposte devra être effroyable pour être à la
hauteur de l’adversaire. Ce point s’avère essentiel car c’est avec lui que se
37. Rapporté par Benoît MALON, op. cit., p. 424.
38. Stéphane GACON, L’amnisitie. De la Commune à la guerre d’Algérie, Paris, Éditions du Seuil, 2001,
404 p.
39. Ernest BOTTARD, Guerre aux barbares, Châteauroux, Impr. de A. Majesté, 1885, p. 6 et 8.
40. SuTTER-LAUMANN, Histoire d’un trente sous, Paris, A. Savine, 1891, cité par Robert TOMBS, La guerre
contre Paris, Paris, Aubier, 1997, p. 288.

246
LES HAINES FROIDES

reconfigurent les haines et se légitime le carnage civil. Avant, la plupart


des journaux et des Versaillais se contentaient de formules haineuses, mais
vagues sur les bandits, les brigands et les canailles. Les incendies offrent la
possibilité d’un déchaînement verbal. Ils justifient les massacres passés, en
cours et futurs. Ils sont, en raccourci, l’âme des émeutes, des insurrections
et des révolutions qui ne visent qu’à allumer un gigantesque brasier et à
faire disparaître dans les flammes la civilisation.
Pour haïr l’autre, il faut lui prêter des intentions sataniques, celles des
pétroleuses et des incendiaires, et le réduire à une sorte de chose infâme.
Le 28 mai 1871, tandis que la dernière barricade de Belleville est prise,
Le Petit Journal, après quelques jours d’interruption, reparaît. Les commu-
nards sont décrits comme des «  fous furieux  », des «  êtres indignes du
nom d’hommes  », des «  bandits qui font regretter les Vandales  ». À la
une, un véritable déchaînement haineux se donne libre cours, comme si
désormais plus rien n’entravait l’expression de sentiments rentrés. L’action
de la Commune, c’est « tout ce que la bête féroce a de plus révoltant dans
sa rage imbécile, recel de fiel dans ses flancs, de bave et de venin sur la
bouche et au cœur ; un amoncellement de toutes les turpitudes, de toutes les
haines 41 ». Le 31 mai, une rubrique nouvelle fait son apparition. Intitulée
« Arrestations et exécutions », elle figure jusqu’au 7 juin, date à laquelle un
journaliste signale qu’une foule nombreuse, mue par une curiosité morbide,
composée de « provinciaux et d’étrangers » se répand à travers les « ruines
de l’insurrection ». Dans le même numéro, un journaliste souligne que des
« commissions mixtes » sont en place et qu’elles ont pour mission de séparer
le « mauvais grain », du « grain passable » et surtout du « grain complète-
ment avarié » 42. En catégorisant un groupe dangereux, puis en poussant le
peuple vers la canaille, il devient alors possible de les fondre momentané-
ment. Cette alchimie de la pensée, dans un siècle qui vante la rationalité
judiciaire et la pensée scientifique, offre ainsi un espace où la haine et la
violence d’État peuvent s’exercer sans susciter de vastes débats moraux. Au
début du mois de juin, alors que l’on sépare les prisonniers en deux groupes,
ceux qui se trouvaient à gauche étant destinés à être fusillés, un périodique
rapporte que « tous ces monstres avaient des figures de bandits 43 ».
L’émotion collective justifie la répression à outrance, présentée après
coup, dans la plupart des organes de presse, non seulement comme néces-
saire mais aussi comme juste. Il s’agit d’accomplir le rêve de vengeance qui
ne pourra se réaliser qu’avec l’extermination de l’ennemi fédéré.

41. Le Petit Journal, 28 mai 1871. Le 31 mai, ils sont présentés comme « semblables à des bêtes fauves ».
42. Le Petit Journal, 7 juin 1871.
43. La Liberté, 4 juin 1871.

247
INSTRUMENTALISER

« En tas ! » : la haine méthodique


À plusieurs reprises, les contemporains, puis les historiens et les militants
de la génération suivante, se sont demandés comment des hommes et des
femmes pouvaient accepter les massacres, les applaudir, voir les organiser ?
Est-il possible, s’interrogent-ils encore, de garder le silence face aux bruta-
lités répressives ? Faut-il partager la haine des vainqueurs pour accepter de
se taire ? Au début de la Belle Époque, après avoir scruté le crime à travers
les siècles et les départements, Henri Joly semble interpeller ses lecteurs à
voix haute :
« Pourquoi les gens paisibles ont-ils tant applaudi à la sanglante répres-
sion des journées de juin ? Pourquoi, fait plus étonnant, s’est-il trouvé
tant d’hommes élevés dans le respect de la loi pour excuser le coup d’État
de 1851 ? Pourquoi ces mêmes hommes ont-ils protesté contre l’amnis-
tie générale des condamnés de la Commune ? Pourquoi ont-ils si peu
approuvé les pensions données par la Troisième République aux victimes
du 2 décembre 44 ? »
La détermination froide et la haine constante représentent à ses yeux à la
fois un mobile explicatif et une énigme essentielle. Les victimes des affron-
tements civils n’étaient-elles que de canailles ? Nombre d’auteurs les ont
transformées en descendants des hommes et des femmes de 1793. Derrière
les insurgés et les émeutiers du XIXe siècle, ils apercevaient des sans-culottes
détestables et des tricoteuses haïssables. Les récits proposés gardent bien sûr
la trace d’événements réels, mais ils sont recomposés pour susciter un désir
de représailles et justifier à bon compte les pratiques haineuses du passé
comme celle du présent.

La logique des massacreurs

Pour comprendre les conduites humaines, il faudrait pouvoir pénétrer


à l’intérieur de la haine, dépeinte comme un territoire inconnu. Tout le
monde l’évoque, mais personne ne sait à quoi elle correspond exactement.
Tocqueville, dans ses Souvenirs qui n’étaient pas destinés à être divulgués
dans le feu de l’action, ni même immédiatement après, donne en partie
les réponses. Le deuxième jour de l’insurrection de juin 1848, il croise des
gardes nationaux transfigurés et, confie-t-il : « Je remarquai en causant
avec eux, avec quelle effrayante rapidité, même au milieu d’un siècle aussi
civilisé que le nôtre, les âmes les plus pacifiques se mettent pour ainsi dire
à l’unisson des guerres civiles, et comme le goût de la violence et le mépris
de la vie humaine s’y répandent tout à coup en ces temps malheureux. »
Selon lui, la métamorphose subite ne connaît plus de freins. En effet, les

44. Henri JOLY, La France criminelle, op. cit., p. 410.

248
LES HAINES FROIDES

artisans qu’ils connaissaient, qui se « tenaient plus éloignés de la cruauté


que de l’héroïsme », veulent prendre des mesures extrêmes « et ne voulaient
plus faire de quartier à personne ». Ces changements qu’il observe chez les
autres, il les reconnaît aussi à l’intérieur de lui. Il s’entend dire
« qu’il fallait tuer sur le champ tout ce qui faisait mine de se défendre. Je
laissai mes gens un peu plus tranquilles et, en continuant mon chemin,
je ne pouvais m’empêcher de faire un retour sur moi, et de m’étonner de
la nature des arguments dont je venais d’user et de la promptitude avec
laquelle je me familiarisais moi-même en deux jours avec ces idées d’inexo-
rable destruction 45 ».
Un rescapé des journées de juin 1848 restitue, pour les avoir vécus, les
événements tels qu’il les percevait à son échelle, un peu comme Fabrice à
Waterloo qui, de la bataille, discernait une atmosphère, des bruits et des
odeurs, des mouvements proches, mais était incapable de se représenter
un dessein d’ensemble. Mais François Pardigon donne aussi de multiples
exemples où, après le combat, la haine s’associe avec la joie sadique. Il
raconte que, place du Panthéon, des soldats de ligne avaient arrêté un
ouvrier dont les poches contenaient des cartouches. Ses gardiens croisent
des «  mobiles  » passablement avinés et dont «  le sens moral […] était
momentanément disparu ». Ils avaient flairé « au loin la chair morte ». Ils
avaient décidé, simplement pour s’amuser, « de tirer à la course au milieu
de la place un prisonnier éperdu, pantelant, traqué  ». Ils font feu une
première fois, l’homme s’écroule mais, tout ensanglanté, se relève. Il veut
fuir, est rattrapé par un pan de sa blouse par un mobile qui veut le ramener
devant les fusils, mais les soldats, impatients et excités, n’attendent pas, ils
ne cherchent pas à les séparer et font feu une deuxième fois. Deux corps
s’écroulent sur le sol 46. Le crime reste sans sanction. Il ne sera suivi ni de
sentiment de culpabilité morale ni d’un procès judiciaire dont la fonction
aurait été d’établir les faits et de fixer les responsabilités. Le soulagement
d’avoir écrasé les insurgés rejette la honte sur les vaincus qui ont survécu.
L’épisode, parmi une multitude d’autres, contient, au moment où il se
produit, une promesse d’impunité.
Pour un autre acteur, la volonté répressive emportée par la haine ne
connaît ni la recherche d’une conciliation ni la pitié. Après les combats,
lorsque Caussidière s’adresse aux membres de l’Assemblée, il leur dit
qu’il faut s’« élever au-dessus de la haine et de la vengeance et respecter
la justice », mais il est conspué et interrompu. De la sorte, ici, c’est la
volonté de gommer la mémoire de la répression et d’effacer les logiques
haineuses qui l’ont rendu possible qui l’emportent. Et pourtant, il s’agit

45. Alexis DE TOCQUEVILLE, Souvenirs, op. cit., p. 217 et 218.


46. François PARDIGON, Épisodes des journées de juin 1848, Paris, La Fabrique éditions, 2008 [1849-
1852], p. 156-157.

249
INSTRUMENTALISER

bien d’un événement monstre qui ne peut être comparé qu’à quelques
épisodes terribles de l’histoire de France. Pour Louis Ménard, par exemple,
habitant dans une ruelle proche de la rue Saint-André-des-Arts, observateur
direct, les massacres auxquels il assiste en juin 1848 ne peuvent se comparer
qu’aux dragonnades contre les huguenots et qu’à la Saint-Barthélemy 47. La
politique de l’oubli mise en œuvre par les parlementaires et le gouverne-
ment se caractérise par une stratégie d’effacement presque complet, non
dans l’intention de favoriser la vie collective future qui impose de surmonter
les divisions d’hier mais plus radicalement d’occulter l’intensité du massacre
et ses ressorts haineux.
Vingt ans plus tard, en mai  1871, un officier dont les paroles sont
rapportées par un journaliste du Gaulois, confie, un peu à la manière de
Tocqueville, que la présence et la vue des cadavres ne lui fait plus grand-
chose et qu’il s’est même surpris à donner des coups de pied à un blessé 48.
Quelques mois après la Semaine sanglante, Benoît Malon s’interroge non
pas sur ses propres dispositions et sentiments, mais sur ceux des massa-
creurs : « On se demande comment il a pu se trouver des soldats pour
consommer tant de massacres et se jeter comme des bêtes fauves contre des
hommes, des femmes et des enfants, et l’on se sent pris de vertige en voyant
à quelle férocité peuvent descendre des êtres humains 49. » Quand les prison-
niers sont emmenés à Versailles, ils sont l’objet de gestes, d’injures, de jets de
pierre, mais ce sont surtout les mots qui ont frappé Élisée Reclus : « Quelle
férocité dans les paroles de haine. “À la mitrailleuse ! Au moulin à café !
À la guillotine 50 !” » Les façons de tuer renseignent sur la psychologie des
forces engagées et sur les mentalités des donneurs d’ordre. Les techniques
de mise à mort ne sont pas neutres, des actes perpétrés confinent parfois
au sadisme, défini en France pour la première fois en 1896 51. La notion
de crime sadique, parfois appelé folie meurtrière, devient une « lumière »
permettant de comprendre autrement le passé. Louise Michel, et quelques
autres rescapés, la tient pour une clé explicative. Les exilés essayent de
comprendre non pas les raisons de la répression, mais sa brutalité et l’achar-
nement des massacreurs. Pour esquisser une explication, ils ne vont ni
chercher dans les grands systèmes politiques, ni revenir sur les antagonismes
sociaux, mais puiser dans les écrits psychiatriques disponibles après coup.
Ses Souvenirs de la Commune, appartiennent au registre des témoignages de
survivants, sont publiés deux ans après l’adoption de la définition médico-
légale du crime sadique : « En lisant l’incroyable affaire du tueur de bergers,
47. Louis MÉNARD, Prologue d’une révolution, février-juin 1848, Paris, La Fabrique éditions, 2007
[1848-1849], p. 269.
48. Le Gaulois, 26 mai 1871.
49. Benoît MALON, op. cit., p. 342.
50. Élisée RECLUS, L’évolution, la Révolution et l’idéal anarchique, Paris, Stock, 1897, p. 51.
51. Voir Alexandre LACASSAGNE, Vacher l’éventreur et les crimes sadiques, Lyon, A.  Storck, 1899,
p. 239-244.

250
LES HAINES FROIDES

on se rend compte de la rage de tuerie, qui tient parfois un être, parfois


une collection d’êtres ; ainsi enragée de sang fut l’armée de Versailles 52. »
Le tueur de bergers et de bergères, c’est Vacher l’éventreur, à qui la solda-
tesque est comparée. S’ils ont tué, ce n’est pas seulement pour obéir, c’est
aussi par plaisir. Prosper-Olivier Lissagaray parle, lui, de « raffinements de
sauvagerie 53 ». Arthur Arnould veut donner un exemple significatif qui lui
a été rapporté de vive voix. Il relate une scène, « parmi mille », de Versaillais
entrant dans un hôpital. Un chirurgien « achevait le pansement d’une canti-
nière de dix-huit ans, à qui on venait de couper le bras. L’officier versaillais
laissa terminer le pansement, puis il fit descendre la fille dans la cour, où on
la fusilla sous ses yeux ! Il y avait du marquis de Sade chez les sauveurs de
la société et de la famille 54 ». Et pourtant la démesure répressive n’a guère
suscité de réflexion, ni de la part des vainqueurs ni la part des vaincus. Karl
Marx ne s’intéresse guère aux massacres, à leur intensité, à leur fonction.
Engels parlera de la « furie de la classe dirigeante 55 ». Comme pour 1848,
« il s’était fait dans l’opinion lassée une sorte d’accord pour affaiblir, voiler,
excuser ou se dissimuler entre soi la réalité de la catastrophe 56 ». Il s’agit
donc de minimiser et d’effacer les traces.

La haine « génocidaire »

La répression versaillaise connaît une ampleur sans équivalent au cours


de l’histoire contemporaine. Wolfang Sofsky soulignait que « si l’on veut
comprendre la pratique et le déroulement du massacre, il faut donc s’atta-
cher à la façon dont il est perpétré, et non aux buts qu’il peut viser 57 ».
Mais il conviendrait également de s’attacher à l’état d’esprit des massa-
creurs 58. Pour l’historien Robert Tombs, elle est en grande partie l’œuvre
des généraux et elle « doit être considérée non seulement comme une explo-
sion de haine des soldats paysans de l’armée des versaillais qui frappa sans
discrimination la population parisienne mais aussi comme une épuration
organisée ». Sans doute est-il possible de suggérer que « si l’écrasement de
la Commune a marqué en France la fin de l’ère des révolutions, il a été un
52. Louise MICHEL, La Commune et souvenirs, Paris, La Découverte, 1999 [1898], p. 206.
53. Prosper-Olivier LISSAGARAY, op. cit., p. 378.
54. Arthur ARNOULD, Histoire populaire et parlementaire de la Commune de Paris, Respublica éditeur,
2009 [1978], p. 267.
55. Friedrich ENGELS, « Préface », Karl MARX, La guerre civile en France, Paris, Savelli, 1976, p. 11.
56. Daniel H ALÉVY, «  Préface  » à Louis Ménard [1904], citée par Filippo B ENFANTE et
Maurizio GRIBAUDI, « Présentation », Louis MÉNARD, op. cit., p. 22.
57. Wolfang SOFSKY, Traité de la violence, Paris, Gallimard, 1996, p. 163.
58. Selon Jacques SÉMELIN, les massacres et les massacreurs répondent au moins à deux logiques, la
première est celle, hiérarchique, qui consiste à obéir à l’ordre d’un supérieur, quelle que soit la nature
de ce qui est ordonné ; la seconde est celle du groupe, c’est la pression et l’effet d’entraînement des
pairs qui sont alors à l’origine de l’anéantissement de prisonniers et de civils, Purifier et détruire.
Usages politiques des massacres et génocides, Paris, Éditions du Seuil, coll. « La Couleur des idées »,
2005, 485 p.

251
INSTRUMENTALISER

des signes avant-coureurs de l’ère moderne des génocides 59 ». En effet, les
dispositions haineuses des individus engagés dans l’action convergent avec
la haine froide des chefs politiques, relayée par nombre de commentateurs.
Le 25 mai, de manière détachée, Thiers se contente de souligner l’ampleur
de la répression comme un fait acquis et évident. Il déclare ainsi : « le sol de
Paris est jonché de leurs cadavres. Ce spectacle affreux servira de leçon […].
La justice du reste, satisfera bientôt la conscience humaine 60. » Suspendre le
Droit sous prétexte que la cause est juste et la situation exceptionnelle relève
d’une rhétorique qui s’est étoffée au XIXe siècle et qui connaîtra d’autres
développements au XXe siècle.
Le lendemain, Le Gaulois rapporte que les cadavres sont trop nombreux,
on se contente de les empiler, avant de faire disparaître les traces 61. Le
nombre de tués restera sans doute inconnu. Entre 15 000 et 35 000 si l’on
procède à une addition macabre comprenant les morts aux combats, les
fusillés en masse et les victimes des transports à Versailles, ceux des camps,
comme Satory ou des pontons. Toutes les estimations attestent de l’ampleur
du massacre. Le 2 juin, alors que les tueries continuent, le Gaulois évalue
déjà à 14 000 le nombre des « individus » tués derrière les barricades ou
fusillés 62. Prosper-Olivier Lissagaray, dans son grand livre publié dans sa
version définitive en 1896, avance le chiffre de 20 000 hommes, femmes
et enfants tués à Paris 63. Élisée Reclus évoque 35 000 morts, Benoît Malon
donne une estimation plus nuancée. Selon lui, lors de la « troisième défaite
du prolétariat français », les combats auraient fait, du côté des défenseurs
des barricades, environ 3 000 victimes, mais le plus grand nombre vient du
« massacre à froid », au « moins 20 000 personnes, sur lesquelles 400 femmes
et enfants, ont été fusillées ou mitraillées, ce qui, avec les pertes des barri-
cades, porterait le chiffre des morts à près de 25 000 64 ». Indépendamment
des chiffres précis, l’ampleur du massacre est attestée. Comme pour se
dédouaner, un général de l’armée versaillaise écrit, au moment de rédiger
ses mémoires, que le chiffre de 35 000 lui semblait très exagéré 65. Quelle
que soit la manière de décompter et les résultats obtenus, l’ampleur du
massacre apparaît effroyable, le nombre de morts dépassant le nombre des
communards 66. La démesure répressive a pour complices la honte et le
silence et pour aiguillon la haine. Le nombre des victimes montre bien
qu’il s’agit d’un « carnage » organisé. La « pacification », le mot est utilisé
par les uns et les autres, passe par l’extermination de toute une partie de la
59. Robert TOMBS, La guerre contre Paris, op. cit., p. 346.
60. Cité dans Le Petit Journal, 28 mai 1871.
61. Le Gaulois, 26 mai 1871.
62. Le Gaulois, 2 juin 1871.
63. Prosper-Olivier LISSAGARAY, op. cit., p. 464.
64. Benoît MALON, op. cit., p. 473-474.
65. Général DU BARAIL, Mes souvenirs, t. 3 : 1864-1879, Paris, Plon-Nourrit, 1898, p. 263.
66. Robert TOMBS, « Victimes et bourreaux de la Semaine sanglante », Revue d’histoire du XIXe siècle,
1848 révolutions et mutations au XIXe siècle, no 10, 1994, p. 81-96.

252
LES HAINES FROIDES

population parisienne. Les cadavres empilés les uns sur les autres frappent
l’imagination et attisent l’anxiété. Ils sont les témoins muets de la haine des
vainqueurs. Arthur Arnould a conservé intact, dans l’exil, l’image des corps
qui « jonchaient les rues, emplissaient les carrefours, se dressaient comme
des murailles le long des boulevards 67 ! » En 1877, une chanson entend
perpétuer le souvenir macabre. Elle s’intitule « Dans le tas ! » Elle fait part
de « l’horrible boucherie ». Un monceau de cadavres se présente à la vue
d’un enfant qui recherche son père : « Ils étaient là, couchés à terre / Troués,
sabrés, haché, en tas 68. » De la sorte la haine en action et le spectacle de ses
effets relèvent d’un dispositif : il s’agit non pas de valoriser les acteurs mais
de mettre en scène des cadavres, que nul ne pourra venger, qui marqueront
pendant des décennies les esprits.
Les tueries en masse constituent indéniablement une des caractéristiques
de la répression versaillaise. La mort massive donnée dans les souterrains
des Tuileries ou de la prison Saint-Lazare en juin 1848 69 n’égale pas, si
l’on peut faire une comparaison, les « assassinats prévôtaux » commis à la
caserne Lobau, à la caserne Dupleix, dans la cour de l’École polytechnique,
au Jardin des plantes et dans les gares en 1871. Elle suit les évolutions
techniques et se transforme en haine industrielle. En effet, fusillé au cas par
cas s’avère trop lent. De nouveaux procédés de mise à mort doivent être
expérimentés. L’exécution de la canaille ne saurait être individualisée. Il
faut tuer par fournées entières : « Dès le premier jour, les Versaillais avaient
trouvé que la fusillade ordinaire n’allait pas assez vite. On avait d’abord
inventé la fusillade à bout portant, où chaque fusil abattait son homme,
puis la fusillade par rangée de 6, de 10, de 12 ou de 20, mais tout cela ne
suffisait pas ; ils inventèrent la mitraillade 70. » Des journalistes provinciaux
et étrangers ont apporté leur témoignage. Prosper-Olivier Lissagaray a, de
son côté, recueilli, vérifié, recoupé nombre d’informations pour attester des
« massacres en masse », souvent minimisés par la suite, ou remplacés non
par le déni, mais par un silence persistant. On n’en parle pas, la haine satis-
faite n’a pas besoin d’éloquence. Il a consigné le récit d’un jeune professeur,
« pris dans une razzia » qui s’exprimait sans l’accent des faubourgs, avait des
habits propres et des papiers. Il est conduit à la Roquette, d’abord placé à
gauche pour être fusillé, il est ensuite placé à droite grâce à l’intervention
d’un sergent qui plaide sa cause. Il y reste tout le dimanche et la nuit. Le
lendemain matin, on vient chercher cinquante d’entre eux : « Sur une
étendue qui nous parut sans fin, nous vîmes des tas de cadavres. “Ramassez
tous ces salauds, nous dit le sergent et mettez-les dans ces tapissières”. Nous
relevâmes ces corps gluants de sang et de boue […]. Nous mîmes dans ces

67. Arthur ARNOULD, op. cit., p. 266.


68. Savinien LAPOINTE, « Dans le tas ! », La chanson libre, Paris, H. Guérard, 1877, p. 17.
69. Odilon BARROT, Mémoires, vol. II, Paris, P. Charpentier, 1875, p. 274.
70. Benoît MALON, op. cit., p. 426.

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INSTRUMENTALISER

tapissières dix-neuf cent sept corps 71. » Faire disparaître les cadavres parti-
cipe d’une volonté d’effacer les traces matérielles et mentales. Retirer de la
scène les témoins muets du carnage contribue à rendre invisible ce qui s’est
passé. La place est faite à l’incertitude. Sans éléments concrets, il ne reste
plus que des suppositions et nul ne s’interrogera sur les ressorts psycho-
logiques qui ont rendu possible le massacre d’une partie de la population
parisienne.
Les tueries pendant les combats puis après le 28 mai auraient pu être
improvisés, les soldats inquiets auraient pu être pris d’une sorte de fréné-
sie. La peur mêlée à la haine aurait pu expliquer la tuerie sans fin. C’est
un peu la thèse d’Adolphe Thiers qu’il tente de faire passer à la postérité, à
destination des historiens du futur. Il leur fournit un texte interprétatif aux
allures de chronique. Dans ses Notes et souvenirs, il se contente de souligner
que « l’armée, recevant à bout portant des coups sans pouvoir les rendre
avant d’avoir franchi les barricades se vengeait avec fureur sur les vaincus
dès qu’ils étaient à sa porté 72 ». La version donnée est partagée par nombre
de contemporains, elle se présente sobrement, sans effets de style, et veut
imposer l’idée qu’il n’y a pas d’autres lectures possibles de l’événement.
Gaston Da Costa, à la suite d’autres acteurs, affirme que la riposte spontanée
de soldats menacés est dans l’ensemble une explication erronée, voir falsifiée
car le massacre des Parisiens était prémédité. Plutôt que de s’emparer trop
rapidement de Paris, il fallait adopter un « plan d’égorgeurs » qui fasse durer
les combats afin de mieux pouvoir réprimer. Toujours est-il que la « haine
stupide » que les chefs militaires et les soldats nourrissaient était bien dirigée
contre Paris. Cette armée démoralisée, battue avait pour cible le « repaire de
bandits ». Mais surtout il montre bien que « au fur et à mesure que l’armée
de Versailles avancerait, l’ancienne police impériale, passée maintenant aux
ordres de Thiers et assistée par les bandes immondes des brassards tricolores,
guiderait les soldats dans les perquisitions 73 ». Autrement dit, il y a bien la
volonté de procéder à un ratissage derrière la ligne de front des barricades
puis de nouveau dans une grande partie des quartiers. En effet, tandis que
« la troupe était guidée dans les maisons par les porte-brassards tricolores, les
commissaires de police, les agents de police, les dénonciateurs volontaires,
empoignaient les hommes suspects 74 ». Après les combats, ce sont donc
des opérations de police, parfois des rafles 75, appelées aussi « razzias », qui
sont menées. Il s’agit officiellement de désarmer la population, de fouiller
les immeubles, de visiter les appartements, parfois les caves et les combles.
Le général Vinoy ne parvient pas à dissimuler la situation et l’état d’esprit
71. Prosper-Olivier LISSAGARAY, op. cit., annexe XXV, p. 495-496.
72. Adolphe THIERS, op. cit., p. 166.
73. Gaston DA COSTA, Mémoire d’un communard, Paris, Larousse, 2009 [1903-1905], p. 264-266.
74. Idem, p. 280.
75. Le mot est utilisé par Henri DABOT, Griffonnages quotidiens d’un bourgeois du Quartier latin (1869-
1871), Paris, Mercure de France, coll. « Le Temps retrouvé », 2010, p. 240.

254
LES HAINES FROIDES

des populations s’étonnant de ne pas être accueilli à bras ouverts alors qu’il
venait « délivrer » les habitants de la dictature communarde : « la lutte avait
partout cessé, mais les haines résultant de l’exaspération de la défaite étaient
loin d’être apaisées. Une certaine partie de la population qui avait pactisé
avec l’émeute, se soumettait difficilement et son hostilité se manifestait en
toute occasion 76. » Les perquisitions massives durent au moins jusqu’au
7 juin.
Quant aux prisonniers pris les armes à la main, ils sont fusillés sur place ;
les autres regroupés en certains points pour y être jugés. Ulysse Parent,
membre de la Commune, a laissé à Camille Pelletan 77, en mars 1877, un
témoignage essentiel sur l’existence de cours prévôtales qui n’ont pas été
spontanées. Il restitue de mémoire la déclaration du prévôt du 7e arron-
dissement devant le 3e conseil de guerre siégeant à Versailles : « Il déclara
que les cours prévôtales avaient été instituées, vers la fin de la Commune
par le gouvernement de Versailles, en vue de l’entrée prochaine des troupes
dans Paris ; que le nombre et le siège de ces tribunaux exceptionnels
avaient été désignés par avance ; ainsi que les limites topographiques de
leur juridiction 78. »
Cette armée de Versailles, contrairement aux idées reçues, et colportées
dans nombre d’ouvrages sur la Commune, n’était pas « une armée d’Afri-
cains », rompue à la pacification des populations algériennes qui auraient
transposé leurs manières de faire du village colonial à la capitale. Pour
Benoît Malon, en exil mais qui écrit presque sur le vif, « l’horrible guerre
de tigres » ne peut s’expliquer que par la férocité de soldats entraînés à
massacrer des tribus 79. Or, le général Vinoy lui-même, dans son récit de la
campagne de 1870-1871, donne un autre portrait en présentant « l’armée
de réserve » engagée dans la « lutte sanguinaire de maison à maison » 80,
elle n’était pas « expérimentée ». Robert Tombs a bien montré que cette
armée de Versailles était « pour l’essentiel composée de jeunes conscrits
des armées de la Défense nationale, échantillon représentatif de la jeunesse
française 81 ». C’est donc la haine contre la capitale et contre les commu-
nards que l’on retrouve dans la presse régionale, comme un écho tantôt
assourdi tantôt amplifié, mais surtout constant pendant l’année terrible.
La violence et la haine, entretenues, sont canalisées. La responsabilité
en incombe aux « chefs versaillais » et aux officiers supérieurs. Pour Benoît
Malon, « cette haine pour les vaincus, dépasse les limites de la rage ». Le
24 mai, lorsque « les débris de la Commune » se réunissent à la mairie du
11e arrondissement, Paul Rastoul, membre du conseil de la Commune,
76. Général VINOY, Campagne de 1870-1871, Paris, Plon, 1872, p. 352.
77. Camille PELLETAN, La Semaine de mai, Paris, M. Dreyfous, 1880, 412 p.
78. Témoignage rapporté par Prosper-Olivier LISSAGARAY, op. cit., annexe XXVI, p. 496-497.
79. Benoît MALON, op. cit., p. 485-486.
80. Général VINOY, op. cit., p. 293-352.
81. Robert TOMBS, La guerre contre Paris, op. cit., p. 337.

255
INSTRUMENTALISER

élu par le 10e arrondissement, constatant que : « Nous sommes l’objet de


la haine particulière des gens de Versailles » fait une suggestion jugée trop
naïve. Il propose que tous ensemble, ils se rendent au quartier général de
l’armée de Versailles, revêtus de leur écharpe : « Disons à nos ennemis :
Nous voici, fusillez-nous ; mais arrêtez les massacres 82. » Mais rien n’y fait.
Un avocat habitant le Quartier latin revient chez lui, le 31 mai, il recueille
les témoignages des uns et des autres, note sur le vif ses impressions, se
relit beaucoup plus tard et publie en 1895 son journal annoté. Le 24 mai,
« tous les défenseurs de la barricade de la rue Cujas ont été tués, aussi un
amoncellement de corps morts s’accote au théâtre de Cluny » ; le même jour,
tout autour de la basilique Sainte-Geneviève, on aperçoit « une sanglante
ceinture de cadavres ». Près de la place du Panthéon, rue Soufflot, une porte
« regorgeait de ces morts depuis le sol jusqu’à la voûte de l’énorme allée qui
reliait la porte sur la rue à celle sur le jardin ; ils y étaient étagés en rangs
pressés comme en un vaste colombarium ». À la date du jeudi 25 mai, les
exécutions ont lieu dans le jardin du Luxembourg et terrorisent Marguerite,
sa cuisinière : « le bruit de la fusillade était perçu par elle dans toute son
horreur. » Il y avait aussi des exécutions nocturnes « éclairées d’un côté par
la lune à son premier quartier, de l’autre par l’incendie 83 ». Pour autant,
avec une certaine bonne conscience, il reconnaît que certaines exécutions
sont tristes, comme celle d’un enfant de quinze ans cherchant refuge dans
les jupes de sa cuisinière, rattrapée par la troupe et fusillée, c’était malgré
tout, écrit-il, « nécessaire », car « il avait mérité son sort 84 ».
Les massacres sont donc organisés, préparés et exécutés par les chefs de
l’armée de Versailles, tandis que des dirigeants politiques laissent faire, se
détournent, attendent. Adolphe Thiers, aux portes de Paris, souligne que ce
n’est désormais plus qu’une guerre de barricades et s’en retourne à Versailles
attendant l’annonce de la fin des combats 85. Sur le terrain, les généraux ont
donc une grande latitude. Le général Du Barail, d’abord commandant de la
1re division de cavalerie, puis commandant du 3e corps d’armée, avait pour
mission, lors de la « conquête de Paris » de rester à l’écart, sur les hauteurs
et d’empêcher les communards de s’échapper. Toutefois, il reconnaît que
la « répression sanglante » n’a pas été égale comme si, indépendamment de
l’énergie déployée pendant les combats, c’était les dispositions haineuses des
chefs militaires qui permettent de comprendre les écarts considérables du
nombre d’insurgés tués. En effet, confie-t-il, « les troupes les plus clémentes
furent celles du 5e corps, général Clinchant. Leur chef avait donné à cet
égard des ordres très précis ». En revanche, là où les chefs militaires sont
emportés par la passion haineuse et veulent aller au-delà de la prise des

82. Benoît MALON, op. cit., p. 423 et p. 454.


83. Henri DABOT, op. cit., p. 213-215.
84. Idem, p. 213.
85. Adolphe THIERS, op. cit., p. 164.

256
LES HAINES FROIDES

barricades et du retour à l’ordre, le massacre est beaucoup plus grand. Le


général Du Barail explique en partie la « sévérité de la répression » par le
spectacle de l’incendie de Paris qui plonge les observateurs impuissants dans
« un profond sentiment de désespoir et de terreur », mais il souligne, malgré
tout, « qu’il est certain aussi que la répression ne fut pas uniforme. Le
nombre des insurgés exécutés fut très élevé surtout dans la sphère d’action
du 4e corps, général Douay, et du 2e, général de Cissey 86 ». Le 31 mai,
un article anonyme du journal Le Siècle indique qu’il n’y a presque plus
de prisonniers, précisant que « nos soldats ont tué presque tous ceux qui
étaient entre leurs mains ». Ainsi, quels que soient les témoignages et les
analyses, il apparaît que l’armée réunie par Thiers était la « mieux appro-
priée » pour conduire un massacre haineux organisé méthodiquement. De
la sorte, dans cette armée « chefs et soldats s’y valaient par la haine stupide
qu’ils nourrissaient contre Paris 87 ». Mais la répression se poursuit encore,
au point que l’on peut parler de « Terreur tricolore » selon l’expression
inventée par Louis Malon dès 1871.
Les « chefs de la Commune » sont poursuivis. Des « cibles » ont bien été
désignées. Un général souligne : « On avait remis à tous les commandants
de corps un certain nombre de photographies représentant les gens qu’il
importait de ne pas laisser échapper 88. » Des malheureux, confondus avec
Victorine Boucher, Billioray, Jules Vallès, André Léo, Courbet, Ulysse Parent
furent fusillés. Les méprises n’empêchent pas les exécutions immédiates et
rapides comme celle de Daniel Rigault 89 ou mise en scène avec l’intention
d’humilier et de frapper de stupeur les contemporains et les générations
futures : Millière obligé de s’agenouiller, tué à bout portant, « un chasse-
pot lui emportant le crâne » ; ou Eugène Varlin, conduit à travers les rues,
énucléé en partie et exécuté 90. Le Figaro est sans doute le quotidien qui a
adopté la ligne éditoriale la plus haineuse : « L’expiation – trop douce – a
été faite séance tenante. Partout, les membres et affiliés de la Commune,
traqués comme des bêtes fauves, ont été passés par les armes dès qu’ils ont été
vus ou signalées 91. » Il donne, comme un tableau de chasse, les noms et les
circonstances de ceux qui sont passés par les armes : Tony Mollin, Duval…
La peur des vainqueurs et le sentiment d’impunité ont libéré la haine
et favorisé les exactions. Mais une fois la Commune réprimée, les traces
des barricades et des incendies effacées, les stigmates des bombardements
gommés, il s’agit alors d’exécuter une seconde fois les communards car la
haine ne peut s’arrêter. Dans l’instant, les récits se multiplient et ont pour
86. Général DU BARAIL, op. cit., t. 3, p. 290.
87. Gaston DA COSTA, op. cit., p. 265.
88. Général DU BARAIL, op. cit., t. 3, p. 290.
89. Maxime VUILLAUME, Mes Cahiers rouges au temps de la Commune : mémoires, Arles, Actes Sud,
1998 [1908-1914], p. 189.
90. Le Petit Journal, 31 mai 1871.
91. Le Figaro, 30 mai 1871.

257
INSTRUMENTALISER

fonction d’intensifier la brutalité des combats et de favoriser les pratiques


de la cruauté devenues acceptables. Parmi la multitude des publications
et des entreprises mémorielles, L’Histoire de la Révolution de 1870-71 de
Jules Claretie et l’entreprise en trois volumes sur Les Convulsions de Paris
de Maxime Du Camp, qui contribua à le propulser à l’Académie française,
jouent assurément un rôle majeur. Le premier, par sa tonalité plus pondérée,
nie les massacres en masse, reconnaît des « erreurs effroyables » et souligne
que les exécutions sommaires sont liées à « la frénésie de la lutte » 92. Le
second, par son outrance, peut être lu comme une tentative de légitimer
et de glorifier la haine des vainqueurs opposée à la haine des vaincus. Les
communards exècrent l’Église, la culture, la civilisation, ils haïssent tout ce
qui leur rappelle leur condition, car ce sont des déclassés. Ils parviennent
encore, par l’entremise de leurs discours, de leurs journaux et de leur propa-
gande à « pénétrer les esprits incultes, s’y graver, mettant les haines en
ébullition 93 ». La Commune ce n’est donc pas seulement la guerre civile, la
guerre des rues, mais bien la guerre haineuse.
S’arrêter sur quelques portraits individuels autorise la construction d’une
figure collective. Le souci d’identification, voire l’information biographique
autorise la généralisation. Si parmi les otages fusillés, on rencontre Gustave
Chaudey, ex-adjoint au maire de Paris qui avait donné l’ordre de tirer sur la
foule en janvier 1871, c’est parce que Raoul Rigault lui vouait une « haine
secrète », n’hésitant pas à déclarer qu’« entre Troppmann et Chaudey, je ne
fais point de différence ». Rigault lui-même est présenté comme un person-
nage taillé d’une pièce. Il ne cherche nullement à se dissimuler ou à masquer
ses sentiments. En effet, « il montrait orgueilleusement l’eczéma de haine
qui le brûlait 94 ». Louis Rossel, colonel de l’armée française et délégué à la
guerre de la Commune, lui donne l’impression d’être cantonné dans une
certaine médiocrité obscure, aussi est-il « pris de haine pour les gouverne-
ments ». Tel autre est envahi tout entier par la haine qu’il éprouve contre
« la religion catholique » ; tel autre encore, comme Augustin Ravier, le
directeur de Sainte-Pélagie, est sous l’influence de son frère et il finit, à son
tour, par « se pénétrer de la haine sociale dont celui-ci était dévoré ». C’est la
haine globale qui « dévore » également le directeur de la Grande Roquette,
quant à Jean-Baptiste Millière, journaliste, avocat et député de la Seine,
ses sentiments prennent une teinte sensiblement différente : « Il s’est laissé
séduire par le vice sans merci, par la haine envieuse 95. » Au fil des pages
et des volumes, il apparaît bien que la haine, individuelle et sociale, avec
toutes ses nuances et toutes ses cibles, guide les actions de la Commune.
92. Jules CLARETIE, Histoire de la Révolution de 1870-71, Paris, Aux bureaux du journal l’Éclipse, 1872,
2 vol., p. 686 et p. 684
93. Maxime DU CAMP, Les convulsions de Paris, tome premier : Les prisons pendant la Commune, vol. 1,
Paris, Hachette, 1883, p. 40.
94. Idem, p. 81, 143, 160 et 49.
95. Idem, p. 221, 246.

258
LES HAINES FROIDES

Le mouvement du 18 mars, la marche sur Versailles, les otages fusillés,


tout s’éclaire et tout s’explique ainsi. La Commune représente « la haine
sociale dans le but qu’elle poursuit 96 », et celui-ci n’est pas la construction
d’une nouvelle société, mais l’anéantissement de celle qui existe sans la
remplacer par quoique ce soit. Dans le volume Épisodes de la Commune,
les incendies qui se déclarent deviennent un « embrasement ». Le feu, les
tourbillons de flammes, les immeubles qui menacent de s’effondrer, les
silhouettes éventrées de bâtiments léchés par des flammèches puis des
vagues de feu veulent démontrer que la commune est irrationnelle. Ses
membres ne se sont pas projetés dans l’avenir, ils s’inscrivent dans l’instant
et se précipitent vers le désastre : « on n’aperçoit aucun but stratégique ;
on détruisit pour détruire, en haine d’une civilisation que l’on ne pouvait
saccager à son aise 97. » La conclusion de cette démonstration qui contient
la plupart des analyses de l’époque en une formule unique est bien celle de
la « haine de la civilisation ». Dans cette perspective, c’est donc une sorte
d’instinct de destruction qui anime les chefs de la commune. Le propos sert
de clôture. Il n’y a nul besoin d’aller au-delà. Il suffit à lui-même et offre la
seule clé explicative possible.
De la sorte, seules des mesures régulières et à grande échelle peuvent
en venir à bout. Dans les récits réflexifs, le lecteur peut avoir le sentiment
de découvrir des considérations cynégétiques. Lorsque le gibier est trop
abondant pour la forêt qui l’héberge, il faut organiser une battue pour
ramener cette population à des proportions raisonnables. Par la suite, l’aîné
des frères Goncourt écrit dans son Journal : « Enfin, la saignée a été une
saignée à blanc […]. C’est vingt ans de repos que l’ancienne société a devant
elle 98. » Avec une sorte de cynisme désarmant Gustave le Bon, présenté
comme l’inventeur de la psychologie des foules, affirme à son tour qu’il n’y
a que deux attitudes possibles : soit les décimer périodiquement, soit les
éduquer. Nul doute qu’il y a bien un processus de brutalisation acceptée
à l’égard des « ennemis-nés des pouvoirs centraux », pour reprendre une
expression de 1899 99. La « haine perspicace 100 » rejoint ainsi l’idée de scari-
fication nécessaire, malgré son coût humain, du corps social. Les vainqueurs
ont l’impression partagée de vivre, ou de revivre, un épisode déjà connu,
même si les circonstances sont différentes ; les vaincus ont le sentiment
d’avoir traversé un moment inédit, sans équivalent et qui dans l’histoire
jouera le rôle d’un moment fondateur et unique. Mais dans l’immédiat, en
grande partie à cause de sa démesure, l’événement est figé et ne laisse de
place qu’à la célébration.

96. Idem, p. 270.


97. Maxime DU CAMP, Les convulsions de Paris, op. cit., tome deuxième, p. 93.
98. Edmond et Jules DE GONCOURT, op. cit., p. 453.
99. Célestin BOUGLÉ, Les idées égalitaires, Paris, Félix Alcan, 1899, p. 235.
100. Maxime DU CAMP, Les convulsions de Paris, op. cit., tome deuxième, p. 174.

259
INSTRUMENTALISER

Le « guet-apens 101 » moderne


Pour nombre de contemporains, les haines froides correspondent parfois
aux « guets-apens » modernes, c’est-à-dire aux attentats préparés dans l’ombre
et perpétrés en pleine lumière, car au bout du compte : « Qu’importe les
victimes si le geste est beau ? » La phrase de Laurent Tailhade, publiée par
Le Journal, au lendemain de l’attentat commis par Vaillant en 1894, est
restée célèbre 102. Cultivant la provocation, son auteur se demande encore,
plus tardivement, ce que sont devenus les tueurs de rois ? Sont-ils morts à
leur tour : « Le sublime Louvel 103, Caserio n’ont-ils plus d’héritiers 104 ? » Le
premier avait poignardé le duc de Berry, le second avait plongé son couteau
dans le corps du président Carnot qui expira à Lyon. D’autres attentats
suivront pourtant, mais pour les autorités, les criminologues, les spécialistes
de la violence politique, il ne fait aucun doute qu’ils ne correspondent pas à
un mouvement soudain, à une bouffée de colère ou à une impulsion irrésis-
tible, mais à une haine sourde. Dans le même temps, l’idée de successivité
s’impose car les attentats peuvent être dénombrés et mis en perspective. Ils
deviennent une nouvelle catégorie pour penser la violence politique.

L’événement épouvantable
Louis Proal, magistrat devenu conseiller à la cour d’appel d’Aix, en donne
sans doute l’interprétation la plus désabusée. Il s’interroge, à l’orée de la Belle
Époque, sur l’assassinat politique et le tyrannicide. Pour lui, indépendamment
des contextes et des justifications, le principal ressort se trouve dans l’homme
capable de tous les excès et de citer Bossuet pour légitimer son analyse : « Il n’y
a rien de plus brutal, ni de plus sanguinaire que l’homme. » Et puis il ajoute
un commentaire personnel, sorte de synthèse désespérée entre Machiavel et
Hobbes, à destination de ses lecteurs : « Les loups ne se mangent pas entre
eux ; mais les hommes se mangent entre eux 105 ! » Dans cette perspective, il
n’y a pas vraiment d’enchaînement causal ni de changement significatif. La
nature humaine et la culture se confondent et font de l’homme un prédateur
solitaire sans égal. Pour d’autres analystes, le contexte joue un rôle essentiel.
La question est sans doute plus complexe, tout le monde ne passe pas à l’acte
et il faut pour cela que diverses conditions soient réunies 106.
101. Gabriel TARDE, Essais et mélanges, Paris, Storck et Masson, 1895, p. 251.
102. Gilles PICQ, Laurent Tailhade ou De la provocation considérée comme un art de vivre, Paris,
Maisonneuve et Larose, 2002, 828 p.
103. Voir sur l’attentat de Louvel qui poignarda le duc de Berry le 13 février 1820, Gilles MALANDAIN,
L’introuvable complot. Attentat, enquête et rumeur dans la France de la Restauration, Paris, EHESS
éditions, coll. « En temps & lieux », 2011, 334 p.
104. Laurent TAILHADE, Discours Civiques, Paris, P. V. Stock, 1902, p. 277.
105. Louis PROAL, La criminalité politique, Paris, F. Alcan, 1895, p. 87.
106. Henri VONOVEN, De Ravachol à Caserio (notes d’audience), Paris, Garnier frères, 1895 ;
Alexandre BÉRARD, Documents d’études sociales sur l’anarchie. Les mystiques de l’anarchie, les hommes
et les théories de l’anarchie, le crime anarchiste, Lyon, Storck, 1897.

260
LES HAINES FROIDES

L’attentat a désormais une histoire restituée par Karelle Vincent et Karine


Salomé 107. Celui de la rue Saint-Nicaise contre Bonaparte est le premier
du genre 108. En usant, le 3 nivôse an IX, d’une technique de destruction
aveugle, il inaugure un cycle 109. Pendant deux siècles, un grand nombre
d’attentats ont été commis ou tentés contre des rois, des empereurs, des
chefs d’État, des membres de la famille au pouvoir, des hommes politiques
en vue mais aussi des ministres et des personnalités étrangères. Certains ont
été commis à l’arme blanche, d’autres à coup de revolver, d’autres encore
à l’aide d’une bombe, inaugurant la « terreur spectacle 110 ». Peut-on leur
donner un sens ? S’il s’agit d’actes spectaculaires sont-ils pour autant des
gestes traduisant l’aversion la plus radicale du siècle ? Cette dimension a
été le plus souvent négligée par la recherche et pourtant si tous les atten-
tats n’ont pas pour ressort la haine, ils entretiennent avec elle des rapports
certains, parfois directs parfois éloignés. Le crime contre le chef de l’État
est une catégorie spécifique puisqu’elle vise une figure particulière permet-
tant de glisser du régicide au « présicide 111 ». Pour autant l’émoi provoqué
ne reste pas identique entre 1830 et 1930. Au début du XIXe siècle, dans
La Presse, le Vicomte de Launay évoque la manie des attentats, puis en
1837, il revient sur le thème : « Louis-Philippe disait chaque jour : “Pourvu
qu’ils me laissent le temps de finir cela !” ILS, c’étaient les assassins ; toute
la stabilité du trône moderne n’est-elle pas aussi dans ce mot ? » Pour le
chroniqueur, dans tout ce qu’il entreprend, le roi-citoyen doit désormais
se situer « entre la machine infernale de la veille et les coups de pistolet
du lendemain 112 ». Dans ses Mémoires, la comtesse de Boigne évoque, elle
aussi, « la manie du régicide » obligeant le roi à prendre des précautions et
à se méfier lorsqu’il parait en public 113. Beaucoup plus tard, en 1929, dans
un ouvrage prospectif, Pierre Jacomet se livre, lui, à un relevé systématique :
« la monarchie de Juillet compte presque autant d’attentats contre le roi
que d’années du règne 114. »
La « machine infernale » de Giuseppe Fieschi, le « bandit corse », faite de
canons de fusil, qui explose le 27 juillet 1835 est l’attentat le plus célèbre.
La machine a été fabriquée pour provoquer le « désastre » le plus complet
107. Karine SALOMÉ, L’ouragan Homicide. L’attentat politique en France au XIXe siècle, Champ Vallon,
coll. « Époques », 2010, 322 p.
108. « L’attentat de la rue Saint-Nicaise », Liaisons. Bulletin d’information de la préfecture de police,
no 161, juillet 1969, p. 15-19.
109. Karelle VINCENT, Le Régicide de Saint-Réjant à Gorguloff (1800-1932). Perceptions et représentations,
thèse de doctorat, Dijon, Université de Bourgogne, 2000, 2 vol.
110. Expression empruntée à Daniel DAYAN (dir.), La Terreur spectacle. Terrorisme et télévision, Bruxelles,
De Boeck, 2006, p. 4.
111. Karelle VINCENT, « Le régicide en République », Crime, Histoire et Sociétés, vol. 3, no 2, 1999,
p. 86.
112. Madame DE GIRARDIN, Lettres parisiennes du vicomte de Launay (21 juin 1837), Paris, Mercure
de France, coll. « Le Temps retrouvé », 1986, p. 169-170.
113. Louise DE BOIGNE, op. cit., p. 472.
114. Pierre JACOMET, Les drames judiciaires du XIXe siècle, Paris, Payot, 1929, p. 31

261
INSTRUMENTALISER

en atteignant le plus grand nombre possible de personnes. Désormais, il ne


s’agit plus d’un simple assassinat comme à l’époque d’Henri IV, mais bien
d’une mort aveugle et épouvantable. La douzaine de morts et la trentaine
de blessés jettent l’effroi. Les corps projetés et disloqués, le sang et les débris
urbains épouvantent. Peut-être, se demande-t-on, y a-t-il eu des comman-
ditaires ? La haine d’une poignée d’hommes suffit-elle à expliquer le grand
nombre de morts et de blessés ? Le complot n’a-t-il pas « un double-fond » ?
Une puissance étrangère et haineuse n’aurait-elle pas encouragé et financé
l’acte effroyable ? Canler, ancien chef du service de Sûreté n’en dit pratique-
ment pas un mot dans ses mémoires, et se contente d’évoquer la répugnance
et la haine que la maîtresse de Fieschi éprouvait pour lui 115. L’enquête,
le procès et l’exécution de Fieschi et de deux de ses complices suscitent
bien des interprétations. Adulé par les uns, célébré par les autres qui lui
consacrent lithographies, gravures et autres images, il est aussi l’objet d’un
rejet total et persistant. Les comptes rendus du procès publiés, ici où là, sont
le prétexte pour parler de la « haine violente », de « l’épouvantable événe-
ment » du boulevard du temple et du fanatisme. C’est l’occasion encore
d’évoquer la « haine farouche 116 ». C’est également une manière d’insister
sur les sociétés secrètes, notamment celles du Faubourd Saint-Antoine, où
« on y jure haine à la royauté » et que fréquentait Fieschi 117. Fieschi, le
« bandit corse », est bien mu par « une rage altière » 118. L’acte d’accusation
rapporte que « la pensée du crime lui était familière ». Pour une majorité,
Giuseppe Fieschi est un monstre haineux ; pour une minorité, il est adulé
et devient une sorte d’icône.
En 1877, Maxime du Camp consacre un volume aux ancêtres de la
Commune et à l’attentat de Fieschi. Sans surprise, il évoque les hommes qui
rêvent de se saisir brutalement du pouvoir « afin de combattre plus facile-
ment la société qu’ils ont en haine ». Sous sa plume, Fieschi et ses émules
veulent arrêter l’histoire, revenir en arrière et se retrouver à la veille du
9 thermidor. Pour mener à bien leur action, ils doivent lever le « ferment de
haine » que l’on trouve dans la population émeutière, il leur faut « allumer
la haine ». Mais Maxime Du Camp transforme les régicides à la cervelle
tourmentée en sujets pathologiques qui pour autant ne sont pas des fous.
Les idées d’attentats sont une sorte de mal dont on souffre et qui est « fait
de haine et d’envie ». La machine infernale ne serait donc que l’expression
de « l’Évangile des temps futurs 119 ».

115. Louis CANLER, Mémoires de Canler, ancien chef du service de Sûreté (1797-1865), Paris, Mercure
de France, coll. « Le Temps retrouvé », 1986 [1862], p. 314.
116. Gazette des tribunaux, 2 février 1836.
117. Attentat du 28 juillet 1835, procès de Fieschi, Morey, Pépin, Boireau et Bescher, Verfun, La Motte-
Servolex, Impr. Lippman, 1835, p. 103.
118. Karine SALOMÉ, op. cit., p. 154.
119. Maxime DU CAMP, Les ancêtres de la Commune. L’attentat de Fieschi, Paris, Charpentier, 1877,
p. 11, 41, 79 et 283.

262
LES HAINES FROIDES

Depuis Fieschi, d’autres attentats ont été préparés et présentent de fortes


similitudes. Chacun peut les investir d’une signification symbolique ou
émotionnelle particulière. Mais l’attentat n’est pas spontané, commis dans
le feu de l’action. Il y a une sorte d’inadéquation entre sa préparation,
lente et minutieuse, et sa réalisation, spectaculaire et frappant l’imaginaire
d’une époque qui ne pourra plus se déprendre des images d’explosion, de
corps projetés, de cris et de mouvements de panique. Le 1er janvier 1852,
la Gazette des tribunaux, le plus célèbre des périodiques judiciaires agrandit
son format, pour accueillir plus complètement, disent quelques mauvaises
langues, l’annonce de complots ou d’attentats politiques à venir : ceux des
Voraces ou de la Marianne, ceux encore des coups de pistolet de l’italien
Pianori en 1855 contre Napoléon III. Il reste que pour les uns, les atten-
tats sont une manière d’attirer l’attention, de secouer le joug de puissances
européennes, de mener un combat pour la liberté. Pour les autres, ce sont
des actes qui relèvent d’une haine et d’un mépris de l’existence humaine.
Le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle de Pierre Larousse précise
qu’un attentat est « une attaque violente dirigée contre l’ordre politique
ou social 120 ». Régicide, quasi-régicide, attentat contre le chef de l’État se
succèdent, mais tous n’ont donc pas la même signification.
Celui d’Orsini est lu comme un geste d’une incroyable arrogance pour
des vies innocentes, mais il n’est pas perçu comme un acte de haine dirigé
contre l’empereur. Au lendemain de l’attentat, commis en 1858, on pourra
écrire qu’il s’agit de « la catastrophe la plus épouvantable que puisse rêver
un conspirateur 121 ». Il faut hanter le sommeil des contemporains, occuper
la première place dans les conversations. Officiellement cent cinquante-six
victimes sont dénombrées, dont huit succombèrent 122. Le décompte des
morts n’est pas seulement affaire de comptabilité macabre. En effet, l’esca-
lade de l’horreur inaugure de nouvelles manières de faire dans lesquelles la
vie humaine des promeneurs et des passantes n’a plus guère d’importance.
Au moment où la voiture impériale se dirige vers l’entrée principale,
trois violentes explosions se font entendre. Entre chaque déflagration
presque pas d’intervalle, quelques secondes à peine. Les contemporains
ont noté les éléments de la « catastrophe sanglante » : les becs de gaz qui
éclairent la façade s’éteignant subitement, les yeux éblouis par la lueur
éclatante des détonations, « plongés dans la nuit la plus profonde ». Les
chevaux s’abattent. La voiture impériale, criblée d’éclats et de projectiles,
s’affaisse sur le trottoir. Le mouvement de la foule, la fuite éperdue, les
cris de terreur qui se mêlent aux plaintes des blessés et des mourants se
mêlent dans un épouvantable tumulte. Le tableau lugubre qui s’offre aux
regards frappe l’imagination. C’est à la lumière des torches qui creuse les
120. Pierre LAROUSSE, op. cit., t. 1, 1866, p. 890.
121. Antoine CLAUDE, op. cit., p. 119.
122. Gazette des tribunaux, 27 février 1858.

263
INSTRUMENTALISER

visages que Napoléon III sort de la voiture et que l’on aperçoit la robe


blanche et le manteau éclaboussé de sang de l’impératrice. Les Mémoires
de Monsieur Claude qu’il n’a pas lui-même rédigé, faisant appel à une sorte
de double pour donner un récit vraisemblable et livrer une conception
du monde, renforcent l’intensité dramatique de la scène. Ils donnent une
description proche de celle de La  Gazette des tribunaux, le périodique
judiciaire le plus célèbre du XIXe siècle. M. Claude, chef de la police de la
Sûreté qui joua un rôle essentiel dans l’arrestation des coupables, insiste
sur la saturation du paysage sonore, sur le regard qui semble se colorer de
pourpre 123 :
« des gerbes de feu éclatèrent sur le pavé, en répandant partout des projec-
tiles meurtriers […] Dans cette nuit, se firent entendre le fracas causé par
les vitres du péristyle volant en éclats, les piaffements des chevaux effarés, les
cris déchirants des blessés, des agonisants dont le sang inonda la chaussée.
Durant ces trois explosions causées par cet ouragan homicide s’éparpillant
sur la voiture de l’Empereur, ce ne fut qu’une pluie de fer et de feu ; elle
jaillit du pavé sur le rempart vivant qui entourait l’empereur. »
À l’intensité dramatique du récit s’ajoute le temps des déflagrations faisant
entrer la guerre et le bombardement dans la cité :
« Les chevaux de l’escorte bondirent au hasard autour de la voiture en
piétinant sur place des blessés et des cadavres. La marquise de fer du péris-
tyle retentit sous le coup de cette grêle infernale ; les fenêtres des maisons
voisines répondirent par un fracas aussi sinistre à ces explosions épouvan-
tables […] Le sang ruisselait sur le pavé ; les affiches, sur les murs, en étaient
éclaboussées 124. »
Pour les contemporains, nul doute qu’un tel criminel, s’il a agi pour
attirer l’attention sur la situation italienne, alors sous la domination de
l’Autriche, ne peut susciter qu’un mouvement de rejet haineux. Parvenir
à tuer un chef d’État ou à rougir le trottoir du sang des badauds néces-
site d’inscrire l’acte dans la durée pour obtenir un tel résultat. Une fois le
projet adopté, il faut le mettre en œuvre. Ce qui suppose une logistique,
des complicités et une résolution inscrite dans le temps. Il ne s’agit pas
d’une vague pensée homicide éphémère. La persévérance dans le crime
renforce les perceptions de l’odieuse résolution d’Orsini. À aucun moment,
sa volonté ne connaîtra de fléchissement. L’idée que des victimes innocentes
seront « immolées » ne constituera pas davantage un frein. Après diverses
péripéties, à Londres, le choix d’Orsini s’arrête sur des bombes. Il donne à
Bernard, un français réfugié, la description de la bombe qu’il a imaginée :

123. Antoine CLAUDE, op. cit., p. 124.


124. Idem, p. 129. Voir aussi Frédéric CHAUVAUD, « Le mystique et le conspirateur, ou l’invention du
fanatique. Deux lectures du criminel politique au XIXe siècle », Falk BRETESCHNEIDER (Hrsg.),
Der Kriminelle. Deutsch-französische Perspektiven, Leipzig, Leipziger Universitätsverlag, 2007, p. 91.

264
LES HAINES FROIDES

un cylindre creux en fer fondu composé de deux parties réunies par un


pas de vis pratiqué dans les parois. La partie inférieure serait armée de
cheminées traversant toute l’épaisseur des parois et disposées de manière
à faire converger le feu des capsules sur la charge placée dans l’intérieur.
C’est un ingénieur de Birmingham, Taylor qui livre les six bombes. Leur
acheminement entretient « l’imagerie » de conspiration et de la main de
l’étranger. Comment est-il possible de transporter de telles machines de
mort, de traverser les frontières, de s’installer le plus tranquillement du
monde à Paris, se demande-t-on ? Orsini organisa une véritable filière, il fit
passer les bombes par la Belgique, elles y furent apportées par un garçon
de café à qui il avait dit qu’il s’agissait d’appareil de gaz. Orsini les récep-
tionne dans un hôtel parisien, puis s’installe dans un appartement meublé,
rue Monthabor. Il s’agit bien d’une haine froide dirigée contre la puissance
autrichienne et méprisant les vies innocentes 125. Pour un certain nombre
d’observateurs de la vie publique, ces agissements sont donc des révélateurs
de la nature humaine. L’être humain semble capable de tout subordonner
à la haine et d’user de moyens d’action que la modernité peut fournir : une
logistique, des réseaux, des techniques et des savoir-faire. L’attentat n’est
plus un fait unique. Désormais, il ne peut plus être ravalé au rang d’un
accident de la vie sociale et politique. Destiné à être répété, mais dans un
contexte à chaque fois différent, les contemporains se demandent quelle
forme il prendra dans l’avenir.

La haine des anges

Les parlementaires de la IIIe République adoptent, en juillet 1894, un


mois après l’assassinat du président Carnot à Lyon, les lois « scélérates »,
devenues un moyen de régler la question des troubles politiques et du
« crime inutile 126 ». Il est vrai que les attentats anarchistes, entre 1882
et 1894, ont suscité l’indignation, la peur et la haine entremêlées. Ils sont
considérés par quelques-uns comme un acte individuel et héroïque, par
quelques autres comme un geste plein de vanité qui ne fera que renforcer
la répression et restreindre les libertés, par d’autres encore comme un geste
épouvantable qui n’est pas sans susciter une certaine séduction : « C’est
beau tout de même, cette horreur ! Et puis, il n’y a pas à dire, quels griefs
énormes supposent une haine si atroce 127 ! »
Majoritairement, l’auteur d’un attentat anarchiste n’est pas présenté
comme un criminel politique, mais comme un criminel vulgaire mu par la

125. Adrien DANSETTE, L’attentat d’Orsini, Paris, Éditions Mondiales, 1964, 223 p.
126. Edmond LOCARD, Le crime inutile (affaire Caserio), Paris, Éditions de la Flamme d’Or, coll.
« Causes célèbres », 1954, p. 96-128.
127. Cité par Gabriel TARDE, « Les crimes de haine », Archives d’Anthropologie criminelle, de criminologie
et de psychopathologie normale et pathologique, 1894, p. 244.

265
INSTRUMENTALISER

haine des hommes, des riches et de la société. Ravachol, arrêté en 1892 128,
est accusé de plusieurs crimes et soupçonné d’en avoir commis d’autres,
dont des assassinats, des vols, des attentats contre deux magistrats, l’un
avait présidé les assises de la Seine en 1891, l’autre avait occupé, dans le
même procès contre deux anarchistes, la fonction de ministère public. L’acte
d’accusation contre Ravachol, lu le 27 avril 1892, insiste sur le fait que
« pour tuer ces magistrats par l’explosion d’un engin dans l’immeuble par
eux habités, il était nécessaire de vouer aussi à la mort les autres locataires
de la maison, quels qu’ils fussent 129 ». Ils se sont désolés, dit-on encore,
qu’aucun cadavre n’ait été trouvé dans les décombres de la première explo-
sion ; ils se sont réjouis, en revanche, que des victimes aient enfin été
dénombrées dans le second. Le geste inaugure l’attentat à la dynamite. En
novembre Le Père Peinard titre « Encore la dynamite, nom de Dieu 130 ! »
Auguste Vaillant a donné lieu à une véritable « vaillantolâtrie », combattue
âprement par la presse à grand tirage. Lors de son procès, en janvier 1894,
il est présenté comme un « apôtre », mais surtout, par le procureur général
Bertrand, et par d’autres, comme « un assassin vulgaire. Sa bombe en poche,
l’anarchiste blesse et tue dans le tas. Il fait le mal comme un cataclysme de
la nature, sans choisir ses victimes 131 ».
Haine de la misère, haine de la société, haine du bourgeois se téles-
copent. Léauthier, jeune ouvrier cordonnier marseillais, âgé de vingt ans,
venu à Paris, est l’assassin d’un client pris au hasard, qu’il frappe à l’aide
d’un tranchet, dans un restaurant, près de l’avenue de l’Opéra. Une des
lettres de Léauthier, rédigée juste avant le crime, est lue en cour d’assises, en
février 1894. Il y annonçait son geste : « puisque je n’ai pas les moyens de
faire un grand coup comme le sublime compagnon Ravachol, je frapperai
du moins avec mon outils de travail un infâme bourgeois 132. » Son choix
se porte sur un client qui se disposant à sortir a toutes les apparences du
représentant parfait de la bourgeoisie : costume élégant, pardessus confor-
table, décoration à la boutonnière. À son tour, Émile Henry, lui dont le
père fut fusillé pendant la Semaine sanglante, voulait se venger dès l’âge
de 16 ans de la société, et dépose une marmite piégée à l’intérieur du café
Terminus 133. Jugé en avril 1894, surnommé le « dandy de l’anarchisme »,
il fait une longue déclaration apprise par cœur dans laquelle il souligne :
« J’ai apporté dans la lutte une haine profonde, chaque jour avivée par le
spectacle révoltant de cette société, où tout est bas, tout est louche, tout est
128. Jean MAITRON, Ravachol et les anarchistes, Paris, Julliard, 1964, 216 p. Voir aussi, pour une étude
des réseaux, Vivien BOUHEY, Les Anarchistes contre la République, Rennes, PUR, 2008, 491 p.
129. Albert BATAILLE, Causes criminelles et mondaines de 1893, Paris, E. Dentu, 1894, p. 9.
130. Le Père Peinard, 13 novembre 1892.
131. Albert BATAILLE, Causes criminelles et mondaines de 1894, Les procès anarchistes, Paris, E. Dentu,
1895, p. 19.
132. Idem, p. 29.
133. Voir en particulier John MERRIMAN, Dynamite club. L’invention du terrorisme à Paris, Paris,
Tallandier, 2009, 255 p.

266
LES HAINES FROIDES

laid. » À une autre occasion, il s’exclame : « Les bourgeois ne sont jamais


des innocents 134. » Les appels à la vengeance résonnent et seront écoutés.
Santo Casério assassine à l’arme blanche le président de la République. Lui
aussi est un tout jeune homme, vingt ans tout au plus. Ce sont, écrit-on, les
exécutions de Vaillant et d’Henry qui ont mis chez Caserio « la rage au cœur
et font germer dans son cerveau des idées de haine et de vengeance 135 ».
Lors de son procès, dont l’audience est ouverte le 2 août par le président
Breuillac, son avocat tente de montrer qu’il était une âme simple, désar-
mée devant la vie, qu’il était pieux et modeste et que son malheur lui vient
d’avoir quitté son village pour Milan, c’est là qu’il a rencontré l’avocat
Gori. De la sorte, « ses haines contre la société, il les a sucées à sa triste
école 136 ». L’assassinat de Sadi Carnot à Lyon et l’exécution de Caserio
assurent la clôture d’un cycle. Désormais, une fois la « contagion » des
attentats anarchistes figée dans un passé proche, le temps de la réflexion
et des interrogations sur la haine, dans des revues spécialisées ou dans des
ouvrages savants, est venu.
Sur eux, les textes de toutes sortes sont abondants 137. Victor Barrucand,
qui écrivit dans La Revue Blanche, publie en 1900 un roman majeur.
Avec  le  feu restitue une époque et un milieu. Le personnage principal,
Robert, est tiraillé entre des aspirations contraires. Il voudrait prolonger
le « rêve étoilé de Vaillant », mais en même temps il est sensible à l’argu-
ment d’un autre personnage qui affirme que « l’oppression est anonyme,
consentie par tous », de la sorte à quoi bon tuer telle ou telle personna-
lité ? Mais en même temps, âgé de vingt ans, il reste distant : « il détes-
tait le monde médiocre d’une haine d’ange et n’avait aucun goût pour
le bonheur 138. » D’une façon générale, les contemporains ont largement
condamné et disqualifié les gestes devant illustrer « la propagande par le
fait ». Gabriel Tarde, dans plusieurs articles, donne une lecture essentielle.
Il ne s’est pas intéressé seulement aux foules et aux sectes criminelles 139, il a
voulu réfléchir aux transformations de la société dans une longue période.
Pour lui, les attentats anarchistes illustrent « le crime de haine » par excel-
lence de l’époque contemporaine. Ils sont en fait « une explosion de sauva-
gerie savante au milieu de nos plus belles cités » et viennent du début du
XIXe siècle. Pour les comprendre et les analyser, il fait un détour conséquent
par l’œuvre d’Auguste Conte qui prédisait le développement de « ces senti-
ments de haine et même d’envie contre toute supériorité sociale ». De cette
façon, par de multiples canaux, s’est constituée « une sorte d’état de rage
134. Albert BATAILLE, Causes criminelles et mondaines de 1893, op. cit., p. 85 et p. 56.
135. Edmond LOCARD, op. cit., p. 71.
136. Albert BATAILLE, Causes criminelles et mondaines de 1894, op. cit., p. 142.
137. Voir notamment Alexandre LACASSAGNE, L’assassinat du président Carnot, Lyon, A. Stock, 1894,
111 p.
138. Victor BARRUCAND, Avec le feu, Paris, Phébus, 2005 [1900], p. 31.
139. Gabriel TARDE, « Foules et sectes au point de vue criminel », Revue des Deux mondes, 15 novembre
1893, p. 349.

267
INSTRUMENTALISER

chronique, très commun de nos jours 140 ». La politique révolutionnaire


vient parfois d’hommes aux pensées élevées qui sont indignés par le sort
fait aux plus miséreux et qui rêvent de transformer la société actuelle, sans
toujours préciser qu’elle sera celle de l’avenir. Le commun des hommes
ne partage pas ces rêves mais il a, avec les premiers, une haine identique,
grandissante, menaçant de tout emporter dans un avenir proche.
Reste que la civilisation industrielle et matérielle ne s’est pas conten-
tée de renforcer les égoïsmes, elle a aussi permis « une autre progression,
plus profonde et plus dangereuse encore, celle de la haine et de l’envie
furieuse dans certains milieux ». En effet, écrit Gabriel Tarde, tandis que
l’égoïsme, individuel ou collectif, ne cesse de s’étendre, « la haine monte,
monte très vite, déborde déjà, dans la horde grandissante des déclassés
de toute origine ». Si les hommes et les femmes continuent de se haïr et
à se tuer comme l’atteste l’activité des tribunaux, c’est un autre phéno-
mène, qui inquiète et menace, « c’est la haine collective surtout, la haine
de masse, anonyme et impersonnelle, la haine d’inconnus innombrables,
d’autant plus exécrés que plus inconnus, qui donne à présent le spectacle
d’une formidable éruption 141 ». À lire ces passages, le lecteur peut avoir
le sentiment qu’il s’agit presque de l’œuvre d’un géographe, le sentiment
haineux ressemble à un fleuve qui sort de son lit ou équivaut à une force
magmatique en action. Il s’agit bien d’« une lugubre énergie ». Dans la
Revue des Deux-Mondes, en 1893 142, donc avant l’attentat qui devait coûter
la vie à Sadi Carnot, il avait, publié une longue étude, reprise ensuite 143,
dans laquelle il analysait le phénomène Ravachol et la « secte anarchiste
pratiquante ». Selon lui, si l’indignation devant les conditions d’existence
et le sort réservé à une fraction de la population s’avère justifiée, il arrive
que l’« on passe fatalement à la colère qui maudit les bénéficiaires de cette
injustice, et à la haine qui les tue ; n’y a-t-il pas des gens qui naissent avec le
besoin irrésistible de haïr quelque chose ou quelqu’un ? » Pour répondre à
cette interrogation, il aurait pu louvoyer, mais il suggère que la réponse est
positive et il la complète : « Leur haine un jour ou l’autre se fait son objet,
qu’elle incarne vite en une tête à frapper par la plume ou par le fer, par la
diffamation ou par l’assassinat 144. » S’ils haïssent la société, ils sont à leur
tour moralement haïssable et Gabriel Tarde de construire une argumenta-
tion serrée sur ce point. Au début du XXe siècle, dans les Archives d’anthro-
pologie criminelle, dirigées par Alexandre Lacassagne, il s’attache à la crimi-
nalité nouvelle introduite par les anarchistes 145.

140. Gabriel TARDE, « Les crimes de haine », op. cit., p. 242.


141. Idem, p. 243-244.
142. Gabriel TARDE, « Foules et sectes au point de vue criminel », Revue des Deux Mondes, op. cit.,
p. 349-387.
143. Gabriel TARDE, Essais et mélanges sociologiques, Lyon/Paris, Storck/Masson, 1895, 442 p.
144. Gabriel TARDE, L’opinion et la foule, Paris, F. Alcan, 1901, p. 180.
145. Gabriel TARDE, « Les crimes de haine », op. cit., p. 241-254.

268
LES HAINES FROIDES

Pour le professeur au Collège de France, l’attentat est, au final, une


forme de régression judiciaire. Il fait reculer de plusieurs siècles le règlement
des conflits, car l’attentat consiste à renouer avec les « vendettas primitives ».
Il s’en explique. L’anarchisme désigne une victime expiatoire responsable
de toute une collectivité, il s’en prend à un bourgeois pris au hasard, et de
la sorte il se montre plus abject que le « militarisme », dans ce qu’il a « de
plus odieux » lorsqu’il organise des représailles. Les anarchistes ont donc
remis en vigueur le « très vieux dogme du péché collectif, transmissible
solidairement d’homme à homme ». Or, dans l’histoire du droit de punir,
le stade historique de la vendetta a été abandonné depuis longtemps. Mais
Ravachol, Vaillant, François et les autres ne font que mettre en pratique la
« théorie de la solidarité pénale ». Tandis que la société pour se défendre s’y
refuse pour l’instant, mais n’est-elle pas menacée dans un avenir incertain
de « rétrograder » en adoptant d’autres pratiques pénales qui consisteraient
à envoyer à l’échafaud des anarchistes qui ne seraient en rien responsables
d’un acte terroriste mais qui seraient coupables d’être anarchistes ? Dans
l’immédiat, malgré « l’épidémie des crimes », les anarchistes sont donc
punis individuellement, en fonction de la gravité de l’acte, des circonstances
et de leur personnalité. Mais avec ces derniers, il n’y a pas de clémence ni
d’individualisation, mais une régression en barbarie : « Ils ressuscitent en
l’amplifiant ce préjugé sanglant du passé. En vertu de ce passé préhisto-
rique exhumé de l’âge des cavernes, ils condamnent à mort des milliers
de “bourgeois”, c’est-à-dire, en majorité d’ouvriers et de paysans parve-
nus, pour expier les péchés de quelques patrons d’usines ou de quelques
banquiers israélites ou autres 146.  » Au final, la nouveauté de l’attentat
anarchiste n’est pas de poursuivre l’œuvre de mort de leurs prédécesseurs,
il n’est pas non plus d’annoncer un autre siècle qui sera peut-être celui
des terroristes. À une époque où il n’y pas plus « d’idéal », ou du moins
une insuffisance d’idéal qui se caractérise par la montée des égoïsmes et le
« progrès des haines », il réside dans le fait d’avoir donné à la haine froide
un prolongement monstrueux.
Par la suite, d’autres hommes et femmes périrent ou furent gravement
blessés dans des attentats où la haine est partiellement ou totalement
rendue responsable. Jean Jaurès 147, Jules Ferry, présenté comme un des
hommes d’État « les plus constamment haïs 148 », mais aussi Clemenceau.
Dans La mêlée sociale, livre publié en 1907, ce dernier s’était intéressé aux
déclassés et aux anarchistes, examinant la dynamite, la bombe, le droit
de tuer, l’épidémie, Vaillant, Henry. Il se désolait : « Quel être vraiment
effroyable que l’homme. » Il s’indignait aussi contre ceux qui broyaient

146. Idem, p. 252.


147. Voir Yves BILLARD, « Zévaes, avocat de Villain, paroxysme d’une controverse à épisodes et à trans-
formation », Jean Jaurès. Cahiers Trimestriels, 1997, no 145, p. 63-72.
148. Mona OZOUF, Jules Ferry, Paris, Bayard, 2009, 69 p.

269
INSTRUMENTALISER

« des malheureux en dehors de la bataille » et concluait qu’en la matière


se manifestait surtout « le besoin du meurtre pour le meurtre et du sang
pour le sang » 149. En février 1920, il est à son tour victime d’un attentat
alors qu’il sortait de son domicile personnel et que sa voiture était déjà
engagée dans la rue Franklin. Caché dans une vespasienne, un homme tire
sur lui et le blesse. Dans Le Populaire, l’attentat est appelé « l’événement »,
dans Le Matin « Le drame » ; Le Petit Journal indique que neuf coups de
revolver ont été tirés et que ce n’est pas seulement l’omoplate droite qui a
été touchée mais le poumon. L’Ouest-Éclair parle d’« attentat anarchiste »
et souligne que son auteur songeait depuis sept mois à tuer Clemenceau
considéré comme « le plus grand ennemi de l’humanité ». La presse indique
que le criminel, surnommé « Milou », est né en 1896, qu’il faisait partie
de la Fédération communiste et que des perquisitions ont eu lieu dans
« les milieux anarchistes » 150. Malgré une conjoncture différente, l’attentat
semble abolir le temps. Au-delà de l’horreur événementielle, il révèle des
niveaux profonds de signification dans lesquels la haine, jamais véritable-
ment pensée, joue pourtant le rôle essentiel.
D’autres attentats ont suscité l’émotion des contemporains et corres-
pondent au crime de haine analysé par Gabriel Tarde. Après la Première
Guerre mondiale des femmes entreront à leur tour dans le cycle des
violences publiques au point que pour certains journalistes, le spectre
de Charlotte Corday resurgit. Laure Grouvelle ou Germaine Berton
deviennent des héroïnes de l’attentat 151. Dans un autre registre, le procès
Gorguloff 152 réactualise le « préciside ». Le réquisitoire du procureur général
Donnat-Guigne en fait un portrait peu reluisant : « Blanc ? Rouge ? Vert ?
Un médecin marron voilà tout : sensuel, jouisseur, bestial, invalide d’esprit,
à prétentions littéraires, bigame, avarié, amant robuste qui mange la dot
de ses femmes et les économies de ses maîtresses. » Reprenant son souffle
et enchaînant : « Égoïste, haineux et cruel, qui déchire ses vieux vêtements
pour que les pauvres ne les aient pas ; débauché, ivrogne et galant ;
Raspoutine de l’émigration 153. » Pour nombre de contemporains le passé
et le présent apparaissent comme un abyme dans lequel la société toute
entière risque d’être précipitée à cause des « sectataires » de la haine froide.
Si les contextes se renouvellent, le geste et le péril semblent identiques.
149. Georges CLEMENCEAU, La mêlée sociale, Paris, G. Charpentier et E. Fasquelle, 1907, p. 417 et
p. 353.
150. Le Petit Journal, 20, 21 et 22 février 1920 ; Le Matin, 20 et 21 février 1920 ; Le Populaire, 20 février
1920 ; L’Ouest-Éclair, 20 et 21 février 1920.
151. Karine SALOMÉ, « La terroriste : une nouvelle figure de la femme criminelle ? Laure Grouvelle,
Germaine Berton », Loïc CADIET, Frédéric CHAUVAUD, Claude GAUVARD, Pauline SCHMITT-
PANTEL et Myriam TSIKOUNAS (dir.), Figures de femmes criminelles, Paris, Publications de la
Sorbonne, 2010, p. 57-66.
152. Sophie COEURÉ et Frédéric MONIER, « Paul Gorgulof, assassin de Paul Doumer », Vingtième siècle,
no 65, janvier-mars 2000, p. 35-46.
153. Maurice GARÇON, Histoire de la justice sous la IIIe République, t. III, Paris, Fayard, 1957, p. 158.

270
LES HAINES FROIDES


Si la haine froide trouve des résonances chez tel ou tel individu, au sens
de Norbert Elias 154, elle est aussi, pour nombre d’acteurs et d’observateurs,
le résultat des transformations de la société. Gabriel Tarde, plusieurs fois cité,
y voit le résultat de la désagrégation de la société et des divisions des indivi-
dus les uns par rapports aux autres. Dans l’entre-deux-guerres, des auteurs
nombreux feront aussi le procès de l’individualisation. De la sorte, chacun
semble constater que se produit un affaissement du lien social. Les anciennes
solidarités défaites n’ont pas été remplacées par d’autres. La constitution de
syndicats, de partis politiques et d’associations diverses n’ont pas suffi, en
temps de paix, sauf pour de courtes périodes, à constituer une société toute
entière partageant un même idéal. Pour Gabriel Tarde, mais aussi pour de
nombreux porte-parole de formations syndicales ou politiques, il y a bien
« 1o chez les satisfaits ou ceux qui espèrent l’être bientôt, l’égoïsme ; chez
les mécontents et les désespérés, la haine 155 ». Pour d’autres, la période qui
s’étend de 1815 à 1930 a connu toutes sortes de haines politiques, au point
d’être ballottée entre la terreur tricolore et la terreur noire 156. Pour une
poignée d’observateurs, les acteurs de la haine doivent être examinés d’un
point de vue psychiatrique 157. Il reste que toutes les haines ne se valent pas.
Elles ne sont pas équivalentes et ne sont pas interchangeables. Les plus grands
massacres sont des « vengeances d’État » commis au nom de la défense de
la civilisation contre « ceux d’en bas » ou contre « l’adversaire politique ».
Il importe aussi de souligner que ceux qui président aux massacres ou aux
attentats ne sont pas interchangeables avec leurs victimes. Si, pendant la
Semaine sanglante, ce sont des hommes mûrs qui prennent les décisions,
ce sont des jeunes hommes qui perpétuent le carnage civil. De même, les
anarchistes des années 1880-1890 appartiennent à une même classe d’âge,
ils ont tous une vingtaine d’années. Bras armés de la haine froide, les uns et
les autres semblent donner raison à Clive Emsley et Robert Muchembled qui
voient dans les adolescents mâles et célibataires ou dans les jeunes adultes 158
le ressort principal de la violence, essentiellement masculine 159. Mais tandis
qu’elle était, dans des affrontements divers, essentiellement dirigée contre des
pairs, la haine froide autorise de changer de cibles et de tuer des Parisiens,
des communards, des bourgeois ou des représentants de l’État.
154. Norbert ELIAS, La société des individus, Paris, Fayard, 1991 [1939], p. 37-108.
155. Gabriel TARDE, « Les crimes de haine », Archives d’Anthropologie criminelle, de criminologie et de
psychopathologie normale et pathologique, 1894, p. 245.
156. André SALMON, La Terreur noire, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1959, p. 2-18.
157. Emmanuel RÉGIS, Les Régicides dans l’histoire et dans le présent. Étude médico-psychologique, Paris,
A. Maloine, 1890 ; Marcel ROUGEAN, L’Attentat d’Orsini. Étude de psycho-pathologie historique,
Paris, Le François, 1934.
158. Clive EMSLEY, Hard men. Violence in England since 1750, Londres/New York, Hambledon Press,
2005, p. 15-36.
159. Robert MUCHEMBLED, Une histoire de la violence, Paris, Éditions du Seuil, coll. « L’Univers histo-
rique », 2008, 502 p.

271
Chapitre VIII
De la haine sainte à la haine nécessaire

Au début du XIXe siècle, du moins après les journées révolutionnaires de


juillet 1830, presque tout le monde s’accorde à reconnaître qu’il ne peut pas
y avoir de haine bonne. Même celle dirigée contre un pouvoir tyrannique
ou despotique est l’objet de controverses qui disent assez les hésitations et
les doutes. Elle semble toujours négative, voir « répugnante », pleine de
fureur, de virulence mauvaise, de passion dévastatrice. Malgré tout, il existe
des exceptions. La « haine sainte » en fait partie. Elle s’apparente parfois à
une sorte de croisade, d’autre fois à une posture. La haine contre le Prussien,
accessoirement l’Anglais 1 et surtout contre le boche devient une valeur
positive. De même haïr ses adversaires politiques n’est pas nécessairement
considéré comme un manque de retenue, trahissant un esprit vindicatif
et intolérant, mais comme une force de caractère. Il s’agit d’afficher ses
convictions, quitte à rejeter son adversaire hors de la société. La haine n’est
donc plus perçue comme un sentiment strictement personnel et intime,
mais comme un sentiment collectif. Elle n’est pas l’expression d’individus
épars mais de grands agrégats, à l’instar de la foule que psychologues et
sociologues découvrent à la fin du XIXe siècle 2. Un membre de l’Institut se
désole, au début du XXe siècle, dans une conférence faite à l’École des hautes
études sociales : « Haïssez-vous et supprimez-vous les uns les autres, semble,
aujourd’hui, la maxime de trop de nos concitoyens 3. » S’il est possible
d’en évaluer l’ampleur et l’intensité, impossible d’en mesurer la courbe.
L’existence contemporaine donne des raisons de haïr et il faut s’en saisir. Elle
devient, selon les écrits de quelques-uns, une protestation contre le mal qui
prend plus particulièrement l’aspect de la menace intérieure. Celle-ci est de
moins en moins le « rouge », le « partageux », l’homme de 1848, l’insurgé
de 1851, le membre d’une société secrète, l’anarchiste. C’est avant tout celui
qui, depuis des siècles, ourdit dans l’ombre toutes sortes de machinations.
Les discours, et dans une moindre mesure les « contre-discours », plus que
1. Voir en particulier Robert et Isabelle TOMBS, The Sweet enemy. Britain and France: The History of a
Love-Hate Relationship, New York, Vintage Books edition, 2008 [2006], p. 305-527.
2. Voir chapitre précédent.
3. Anatole LEROY-BEAULIEU, Les doctrines de haine, Paris, Calmann-Lévy, 1902, p. 9.

273
INSTRUMENTALISER

les pratiques, permettent de saisir les intentions et les volontés de transfor-


mer le monde ramené à un groupe fermé. Une rhétorique réactionnaire s’est
imposée depuis deux siècles autour de trois arguments : « l’effet pervers »
de tout changement qui se transforme en son contraire, « l’inanité » de
tout projet de réforme incapable de s’opposer aux forces historiques et
enfin la « mise en péril », c’est-à-dire la probabilité de voir disparaître les
acquis positifs mis en place depuis longtemps 4. Nul doute qu’il existe aussi
une rhétorique haineuse. Souvent, elle se présente comme une œuvre de
vérité dévoilant les choses cachées 5 parfois depuis les débuts de l’histoire
de France. Mais la haine comme langage s’éloigne généralement des textes
longs et littéraires. Elle mobilise le plus souvent des images simples mais
fortes au service d’un discours idéologique.

L’invention d’une nouvelle croisade


Dans la première moitié du XIXe  siècle, la haine a toutes les allures
d’un sentiment moral proche de l’indignation. Si les sentiments haineux
semblent honteux, au point que chacun cherche à les dissimuler, l’indi-
gnation relève d’un mouvement noble, d’un sursaut face à une situation
intolérable ou à un comportement inacceptable. Elle peut se dire et s’écrire,
voire s’afficher car elle exprime des valeurs et une protestation contre ce qui
est indigne et dégradant 6. Sous la monarchie de Juillet, Louis-Désiré Véron,
médecin, journaliste, directeur de l’Opéra de Paris, futur auteur des
Mémoires d’un bourgeois de Paris, écrit ainsi que « la haine qu’il nourrit
contre l’injustice ne saurait déplaire au juge suprême ; c’est une haine sainte,
un devoir ». De la sorte, il s’agit de tout mettre en œuvre pour la préserver.
Son existence atteste que l’on n’est pas indifférent au sort du monde, au
destin des miséreux, à l’avenir du royaume. Aussi, faut-il se garder « d’en
laisser échapper la moindre étincelle ». Il faut l’attiser « comme un foyer
dont la flamme doit bientôt jaillir 7 ». La « haine sainte » peut désigner aussi
un ennemi héréditaire, c’est ainsi que V. Lacroix, en 1844, signe un long
texte en vers dans lequel l’Angleterre est personnifiée par un tigre, la France
par un lion. Il s’agit d’annoncer qu’une revanche sera prise et que personne
n’a oublié « les captifs dans les fers » qu’il avait fallu racheter pour les libérer
de leur geôle 8. Plus tard, pour Émile Zola, dans un de ses écrits de jeunesse,
la haine est également « sainte » car « elle est l’indignation des cœurs forts

4. Albert O. HIRSCHMAN, Deux siècles de rhétorique réactionnaire, Paris, Fayard, coll. « L’Espace du
politique », 1991, 294 p.
5. Sur le procédé lui-même, voir Roland BARTHES « Une technique de la parole feinte sur l’existence
d’un certain vraisemblable » [1966], Œuvres, t. II, Paris, Éditions du Seuil, 2002, p. 762.
6. Anne-Claude AMBROISE-RENDU et Christian DELPORTE (dir.), L’indignation. Histoire d’une émotion
politique et morale, XIXe-XXe siècle, Paris, Nouveau Monde éditions, 2008, p. 5-19.
7. Louis-Désiré VÉRON, La Revue de Paris, 1837, p. 261.
8. V. LACROIX, Au peuple. La haine sainte, Paris, Impr. A. Henry, 1844, p. 12-14.

274
DE LA HAINE SAINTE À LA HAINE NÉCESSAIRE

et puissants, le dédain militant de ceux que fâchent la médiocrité et la


sottise 9 ». Selon lui, elle ne rabaisse pas, bien au contraire car : « Haïr c’est
aimer, c’est sentir son âme chaude et généreuse, c’est vivre largement du
mépris des choses honteuses et bêtes. La haine soulage, la haine fait justice,
la haine grandit 10. » Sous la plume d’autres auteurs, la haine devient une
sorte de nécessité, une protestation contre le mal ou un combat contre les
injustices ou les fauteurs de désordre. Et puis, progressivement, la haine
sainte se retrouve dans la littérature. À la fin du Second Empire, un auteur
comme Anatole de Montesquiou en fait presque un synonyme de la sainte
colère de Dieu 11, tandis qu’Edmond de Goncourt la transforme en une
« monstrueuse victoire dénaturée sur le sang, la dernière et suprême victoire
de la Religion 12 ». Après la guerre de 1870, la haine sainte se transforme,
prend une autre valeur et se confond avec la revanche et le juste assaut
contre la nouvelle Allemagne, responsable de l’affreuse défaite de Sedan
et de la capitulation honteuse. Mais, dans le même temps, les « passions
politiques » et les « passions françaises » se diluent parfois dans un natio-
nalisme de combat. L’exaltation de la Nation renvoie à plusieurs formes de
nationalisme, simultanées et diverses dans le temps 13. Le 14 juillet 1886,
la foule assemblée rend un hommage vibrant au général Boulanger dont les
positions vis-à-vis de l’Allemagne s’étaient caractérisées par leur fermeté 14.
Toutefois, malgré le désir d’en découdre, la majorité pense que la France
n’est pas prête à se lancer dans des préparatifs de guerre dont l’issue apparaît
hasardeuse. Néanmoins, la « France », la « nation française », la « Patrie »
apparaissent, pour de multiples raisons – le ralliement, la laïcisation d’une
partie de la droite française influencée par Taine, l’identification de l’État à
la République – comme un ensemble « valeurs » indépassables 15. Désormais,
la scène publique semble avoir changé.
En effet, comme le souligne plus tardivement et dans un autre contexte
Marc Sangnier, fondateur du Sillon, avatar de la Démocratie chrétienne qui
entend combattre l’anticléricalisme militant et se rapprocher des ouvriers :
« jusqu’alors les partis se faisaient la guerre avec l’acharnement que vous
savez ; les vieilles luttes renaissaient sans cesse de leur cendres mal éteintes ;
et l’indifférence du grand nombre les détournait de la politique militante
qui apparaissait de plus en plus comme un vilain métier […]. Or voilà qu’il
9. Émile Zola, « Mes haines », Mes haines. Causeries littéraires et artistiques, Paris, Eugène Fasquelle
éditeur, coll. « Bibliothèque Charpentier », 1923, p. 2.
10. Idem, p. 1.
11. Anatole DE MONTESQUIOU, Moïse, Paris, C. Vanier, 1864, p. 129.
12. Edmond DE GONCOURT, Madame Gervaisais, Paris, A. Lacroix, 1869, p. 345.
13. Michel WINOCK, Nationalisme, Antisémitisme et Fascisme en France, Paris, Éditions du Seuil, coll.
« Points Histoire », 1990, p. 10-40.
14. Philippe LEVILLAIN, Boulanger, fossoyeur de la monarchie, Paris, Flammarion, 1982, 224 p. et
Jean GARRIGUES, Le Général Boulanger, Paris, Olivier Orban, 1991, 378 p.
15. Voir Jean-Claude CARON et Michel VERNUS, L’Europe au XIXe siècle. Des nations aux nationalismes
(1815-1914), Paris, Armand Colin, 2011, p. 315-346.

275
INSTRUMENTALISER

est apparu entre les partis, entre les coteries, entre le pouvoir et l’opposition,
une figure qui s’est élevée dans sa simplicité et dans sa force, la figure même
de la France 16. »
Prononcé en 1911, ce discours de Marc Sangnier, dont le mouvement a été
condamné par le Pape en août 1910, montre bien que, au-delà des circons-
tances particulières et des contentieux, c’est « l’entité France 17 » qui devient
la valeur dominante 18. Et s’il existe des « déchirements dans la Nation », il
importe de se retrouver. Le mythe de l’Unité, dans la sphère de la représen-
tation politique, se trouve réactivé. La volonté de rassembler et de donner
l’image d’une société homogène partageant sur des points saillants la même
lecture du passé magnifié et la même vision d’avenir tente de s’imposer. Il
s’agit de célébrer l’œuvre d’unification accompli sur le plan territorial depuis
l’époque médiévale mais aussi d’annoncer un monde nouveau meilleur,
presque indivisible et réuni autour de la France, de la Nation et de la Patrie.
Jean Jaurès, qui fut aussi lecteur de Michelet et d’Auguste Comte, dans des
textes célèbres et des discours fracassants, veut combattre un certain nationa-
lisme, en particulier celui de Maurice Barrès 19, et la réaction, mais il ajoute
qu’il croit à l’existence de patries à l’échelle européenne. Celle dont il prend
la défense n’est pas « enfermée dans le cadre étroit d’une propriété de classe.
Elle a bien plus de profondeur organique et bien plus de hauteur idéale. Elle
tient ses racines au fond même de la vie humaine et, si l’on peut dire, à la
physiologie de l’homme 20 ». Certes, il faudrait distinguer la patrie des formes
sociales qui se sont développées au cours de l’histoire en elle, il n’empêche
que si l’homme est un loup pour l’homme, poursuit Jean Jaurès en citant
Hobbes, ce n’est pas dans la société civile que la question se pose mais « dans
les relations des peuples que [l’on] retrouve cette survivance de sauvageries,
le règne de l’état de nature, c’est dans la vie internationale que l’homme est
resté un loup pour l’homme 21 ». À l’intérieur le rêve d’unité ou du moins
d’une société apaisée peut s’accomplir. À l’extérieur, il en est tout autrement.

Le désir de misoxénie

S’il existe plusieurs patriotismes et plusieurs nationalismes 22, une


forme nouvelle prend corps, venant d’horizons différents et leur donne des
16. Marc SANGNIER, Discours prononcé aux sociétés savantes, le 21 novembre 1911, Paris, Éditions de la
démocratie, 1911, p. 5.
17. Maurice AGULHON, La République, 1880-1932, t. I, Paris, Hachette, 1990, p. 120.
18. Pierre NORA, « Présentation », Les lieux de mémoire, vol. III : Les France, chap. 1 : Conflits et partages,
Paris, Gallimard, 1992, p. 35-38.
19. Maurice BARRÈS, Scènes et doctrines du nationalisme, Paris, 1902, Félix Juven éditeur, 532 p.
20. Jean JAURÈS, « Internationalisme et patrie » [1911], Rallumer tous les soleils, textes présentés par
Jean-Pierre Rioux, Paris, Omnibus, 2006, p. 807.
21. Idem, p. 810.
22. Raoul GIRARDET, Le nationalisme français. Anthologie, 1871-1914, Paris, Éditions du Seuil, 1983
[1966], 280 p.

276
DE LA HAINE SAINTE À LA HAINE NÉCESSAIRE

couleurs singulières, c’est « le nationalisme anti-républicain », composante


majeure de la vie politique française, hanté par l’idée du déclin, de la dégéné-
rescence, et de la dissolution. Il est moins dirigé contre l’ennemi extérieur
que contre la menace intérieure. Zeev Sternhell y verra le creuset d’un
mouvement d’ampleur menant le combat contre l’héritage des Lumières et
de la Révolution, mais aussi contre la démocratie parlementaire 23. En effet,
à partir des années 1880, dans les discours, le nouveau Satan des sociétés
contemporaines prend davantage de consistance et s’éloigne du Rhin. S’il
n’oublie pas Bismarck et Guillaume II, ils se préoccupent de l’ennemi le
plus proche qui a le plus souvent deux visages : la franc-maçonnerie et la
« juiverie ». Contre elles, il importe de mener une action persistante. Il n’est
pas besoin de rappeler que les francs-maçons sont l’objet de vives critiques
et parfois d’une hostilité radicale. On les accuse de vouer une haine terrible
au catholicisme et en particulier aux « noirs chevaliers du goupillon ». Ne
sont-ils pas, disent les nationalistes regroupés derrière la bannière déployée
par Charles Maurras, les promotteurs et les bénéficiaires de la République
parlementaire. En retour, il apparaît nécessaire de les haïr, voire de les
persécuter jusqu’à ce qu’ils disparaissent. Henri Bossanne, dans une petite
brochure écrite en vers, prend la plume également en 1880. Il quitte sa table
de travail pour livrer à l’imprimeur ses remarques et se fait le défenseur de
la franc-maçonnerie. Il désigne tout d’abord tous ceux qui ont lutté contre
les francs-maçons au point de vouloir les « exterminer ». Pêle-mêle, on
trouve le prêtre du veau d’or, la vestale impudique, l’usurier à gros ventre,
le diacre cynique, le jésuite infernal, les traîtres démasqués, les rois et les
faux prophètes. Tous sont des « trafiquants infâmes », des « fous de haine
et de lâchetés » 24. En 1884, Le Petit Parisien se fait l’écho de la nouvelle
encyclique que le pape Léon XIII vient de lancer contre les Francs-Maçons
qu’il convient de « démasquer » 25. Après tout, Satan 26 n’était-il pas franc-
maçon ? Aussi rien d’étonnant à ce qu’il exerce une tyrannie implacable 27.
Toutefois, ce sont les juifs qui sont l’objet de toutes les haines 28. Il ne
s’agit pas de xénophobie mais bien de misoxénie. L’antisémitisme, du moins
une de ses composantes 29, consiste à dire que les juifs constituent une race
à part qui ne peut donc se fondre dans le creuset français. Ce sont des

23. Zeev STERNHELL, La droite révolutionnaire, 1885-1914. Les origines du fascisme, Paris, Gallimard,
coll. « Folio histoire », 1997 [1977], p. 541-562.
24. Henri BOSSANNE, Le Franc-Maçon, Vienne, 1880, E.-J. Savigné, p. 7-10.
25. « L’encyclique Humanum genus », Le Petit Parisien, 20 et 29 avril 1884.
26. Voir Eugen WEBER, « Présentation », Satan, franc-maçon. La Mystification de Léo Taxil, Paris, Julliard,
1964, 240 p.
27. Voir par exemple « Çà et là chez les Francs-Maçons. Haines et vengeances maçonniques », La Revue
mensuelle, religieuse, politique, scientifique, no 36, décembre 1896, p. 229 et Édouard DRUMONT,
La tyrannie maçonnique, Paris, Librairie antisémite, 1889.
28. Voir en particulier, parmi une abondante production, Marie-France ROUART, L’antisémitisme dans
la littérature populaire, Paris, Berg international, 2001, 127 p.
29. Voir note 58.

277
INSTRUMENTALISER

étrangers de l’intérieur. Venant d’horizon divers des personnalités, comme


Georges Vacher de Lapouge 30, l’un des inventeurs du darwinisme social qui
signa en 1896 Les sélections sociales, ou comme Jules Soury 31, professeur de
psychologie physiologique, auteur de travaux sur les fonctions du cerveau,
d’études historiques consacrées à Jésus et la religion d’Israël, et même d’une
théorie des émotions, assurent, à la fin des années 1890, la promotion du
caractère racial, lui donnant une valeur scientifique. Faisant de la race la clé
explicative de l’évolution des sociétés humaines, ils marqueront durable-
ment toute une génération intellectuelle, allant de Paul Valéry à Charles
Maurras. Mais presque dix ans plus tôt, c’est un « vulgarisateur » qui se
lance dans la mêlée. En avril 1886, Édouard Drumont, journaliste pratique-
ment inconnu 32, jette un pavé dans la mare. Son ouvrage, La France juive :
essais d’histoire contemporaine, s’arrache. Il ne reste pas cantonné au domaine
des idées et, construction intellectuelle, il s’infiltre partout, donne du sens à
une situation et constitue assurément une réponse à un besoin émotionnel.
Si le livre est aujourd’hui bien connu, il est rarement lu et mérite que l’on
réexamine le lexique utilisé et sa logique interne. En effet, les paroles de
haine prennent le plus souvent la forme d’invectives, de formules cinglantes
et ramassées aux allures de slogans. Le langage et la haine ne semblent pas
liés, un peu comme si la haine était presque muette, s’exprimant par des
gestes et des postures. Or le seul grand texte sur la haine, tissant des liens
étroits entre l’imprimé et la passion funeste, au point de les rendre inextri-
cables, est le livre de Drumont. Il constitue le « modèle » de la propagande
haineuse et les ressorts d’un racisme nouveau.
Les éditions se succèdent, les lecteurs en redemandent, les antisémites
pavoisent et ont trouvé leur porte-parole et leur phare. S’il est possible de
faire plusieurs interprétations des six livres qui composent La France juive,
il importe de porter une grande attention aux expressions de haine qu’ils
renferment. Une lecture serrée montre que l’un des fils directeurs, peut-être
le principal, consiste à affirmer que les juifs sont haïssables par nature et
ce dès les origines, car ils ont lancé la « haine juive », insatiable, à l’assaut
du monde. Certes Drumont n’a pas tout inventé, il capte à son profit
des courants hostiles divers 33 et rend grâce à Alphonse Toussenel, auteur
fouriériste qui avait publié en 1845 Les Juifs, rois de l’époque 34, dans lequel
« la féodalité mercantile s’avance » pendant que les ministres « vendent
la France aux juifs » 35. En effet, écrit Édouard Drumont, qui a besoin
30. Voir la biographie que lui a consacré Jean-Marie AUGUSTIN, Georges Vacher de Lapouge (1854-1936),
juriste, sociologue et eugéniste, Toulouse, Presses de l’université de Toulouse 1, Capitole, 2011, 540 p.
31. Se reporter à Jules SOURY, Campagne nationaliste, 1894-1901, Paris, L. Maretheux, 1902, 308 p.
32. Voir Grégoire KAUFFMANN, Édouard Drumont, Paris, Perrin, 2008, p. 31-81.
33. Voir Michel WINOCK, Édouard Drumont et Cie : antisémitisme et fascisme en France, Paris, Éditions
du Seuil, 1982, 218 p.
34. Alphonse TOUSSENEL, Les Juifs, rois de l’époque : histoire de la féodalité financière, Paris, Librairie de
l’école sociétaire, 1845, 341 p.
35. Idem, p. 3 et 4.

278
DE LA HAINE SAINTE À LA HAINE NÉCESSAIRE

d’une filiation pour ne pas apparaître comme l’inventeur inconsidéré d’une


théorie nouvelle et délétère, son devancier est le premier à avoir rassemblé
en une doctrine cohérente « la haine des coquins, des exploiteurs, des trafi-
quants de chair humaine 36 ». Cinquante ans plus tard, il tente à son tour de
rassembler un vaste corpus pour démontrer qu’il faut haïr les juifs, tout en
se demandant d’où vient cette hostilité à leur endroit ? Comment peut-on
expliquer qu’ils soient exécrés de tous ? De telles assertions ne sont pas à
démontrer pour l’auteur de La France juive car chacun peut le constater.
Pour répondre aux questions posées, il propose donc un exposé systéma-
tique, peut-être un peu long, mais qui répond, selon lui, à un effort néces-
saire de vulgarisation afin de se mettre à la portée de tous. Le texte n’est
pas finement cousu, sa trame est un assemblable de fragments rapiécés,
néanmoins tenus par des points à la régularité constante.
C’est dans le « livre deuxième » qu’Édouard Drumont donne une expli-
cation à ce qu’il présente comme un mouvement unanime de rejet. Le
procédé qui vise à mettre à l’écart puis à exclure est bien une composante
de la haine, si ce n’est la première. Selon lui, dans le discours au premier
niveau qu’il livre aux lecteurs, c’est Saint-Louis qui serait à l’origine de cette
découverte car il a voulu « savoir enfin quel était le principe mauvais qui
déterminait les juifs à se rendre l’objet de la haine de tous 37… » L’énigme
peut être aisément résolue. Le mystère, confie-t-il, se trouve dans le Talmud.
L’écriture semble changer de ton pour laisser la place à un chuchotement,
annonciateur d’une abominable révélation. Une fois traduit devant le
roi, chacun comprend qu’il contenait « des prescriptions contraires non
seulement à toutes sociétés chrétiennes, mais à toutes sociétés civilisées ».
L’affirmation n’est pas très explicite. Aussi, afin d’éclairer ses lecteurs,
et provoquer chez eux l’effroi et la stupeur, Drumont insiste sur ce que
contiennent les compilations des doctrines et préceptes enseignés par les
juifs. Il laisse libre cours à son style, à sa rancœur et à ses fantasmes que
s’approprieront certains de ses lecteurs : « On y vit, non sans horreur, que
Jésus-Christ est plongé dans l’enfer, dans la boue toujours bouillante, que la
Sainte Vierge a engendré son divin Fils à la suite d’un adultère commis avec
un soldat nommé Pandara, que les églises sont des cloaques, les prédicateurs
des chiens aboyeurs 38. » Drumont se veut un auteur moderne dont la visée
est de dénoncer une situation nouvelle par son ampleur. Selon la doctrine
haineuse de Drumont, Judas a vendu un Dieu et depuis cette «  haine
naturelle », celle du Christ, constitue « leur point de ralliement à tous ». Elle
est donc dirigée « contre l’Église ». C’est une « haine de la religion » dont le
sentiment dominant s’avère être « la haine du crucifix ». Ils haïssent encore

36. Édouard DRUMONT, La France juive : essai d’histoire contemporaine, Paris, C. Marpon et E. Flammarion,
1886, vol. 1, p. 342.
37. Idem, p. 106.
38. Idem, vol. 1, p. 160-161.

279
INSTRUMENTALISER

Marie-Antoinette, les Papes, les chrétiens ; le goy, le Nouveau Testament,


tout cela c’est « la vieille haine contre le christianisme 39 ». Un autre auteur,
adepte immédiat des thèses de Drumont, Arsène Guérin, fait semblant
de s’interroger : « quel mal ont donc fait aux Juifs, les Catholiques, les
Religieux, les Sœurs, les malades et les enfants si cruellement atteints par
la haine juive 40 ? » Si les juifs sont haïs, c’est donc d’abord, selon ce schéma
de pensée, parce que la haine se retourne contre eux, écrit encore Arsène
Guérin : « C’est la haine de la lutte de la race sémitique, représentée par les
juifs, contre la race aryenne, représentée par nous, qui traverse et remplit
ainsi d’un bout à l’autre l’œuvre de M. E. Drumont 41. » Dans cette optique,
il s’agit donc d’une guerre souterraine et implacable faite par les juifs. Elle
s’avère particulièrement sauvage et impitoyable. Le « péril juif », c’est donc
d’abord le complot juif, aux ramifications internationales 42.
Drumont, dans son livre, affirme encore que la haine des juifs ne
connaît aucune limite, sans cesse il lui faut quelque chose de plus. Ogresse
insatiable, elle dévore de nouveaux objets, sans oublier « les objets inanimés
eux-mêmes qui représentent des idées chrétiennes ». Les juifs haïssent aussi
le journaliste consciencieux, l’écrivain, et les « intelligents », sans oublier
l’ouvrier parisien, habile plein d’entrain et surtout patriote, les vieilles
gloires françaises et le drapeau tricolore. Cette haine que les juifs éprouvent
est héréditaire, elle est « fidèlement transmise des pères aux enfants par la
tradition orale 43 ». Ce sentiment funeste et ancestral est aussi traité en ayant
recours à un vocabulaire psychiatrique « au point de vue de l’hérédité et
de transmission de la névrose juive ! », ou encore il évoque « cette haine de
Dieu arrive à la monomanie » 44. Or, accuser l’autre d’éprouver de la haine
est une des caractéristiques des personnalités et des discours haineux. Dans
sa construction fantasmatique, Édouard Drumont distingue deux grandes
catégories de juifs, les lettrés « déjà décrassés, polis, civilisés, humanisés » et
les autres. Parmi ces derniers, on rencontre « le Juif le plus rampant, le plus
longtemps honni 45 ». Avec lui « cette haine du chrétien se traduit sous la
forme du mouvement brutal, c’est l’impulsion irrésistible dont parlent les
aliénistes 46 ». Les thèses de Magnan sur la folie héréditaire et la dégénéres-
cence se retrouvent à la fin du dernier des six livres : « Le germe de haine
juive se développe, le fils du musicien aimable devient le frénétique que
39. Idem, vol. 1, p. 39, 11, 134, 148, 154, 183, 187, 227, 23 et vol. 2, p. 67, 194, 301, 506.
40. Arsène GUÉRIN, À propos de la France juive, Paris, Librairie catholique internationale de l’œuvre
de Saint Paul, 1886, p. 50.
41. Édouard DRUMONT, La France juive, op. cit., p. 8.
42. Parmi les « réponses », voir Alexandre WEILL, La France catholique et athée, Paris, E. Dentu, 1886,
dans lequel Drumont est présenté comme un « orfèvre ultramontain », p. 1.
43. Idem, vol. 2, p. 320, 412 ; vol. 1, p. 294, 148 ; vol. 2, p. 194 ; vol. 1, p. 527.
44. Dix ans plus tard, dans De l’Or, de la boue, du sang. Du Panama à l’anarchie, publié chez Flammarion,
il écrit « ces gens-là n’ont vraiment pas le cerveau conformé comme nous », p. 77.
45. Idem, vol. 1, p. 68 et p. 39.
46. Idem, vol. 2, p. 415.

280
DE LA HAINE SAINTE À LA HAINE NÉCESSAIRE

vous savez. » Et puis, comme s’il avait recours à une sorte de physiognomo-
nie sociale, il interpelle ses lecteurs et leur demande « d’examiner le spéci-
men qui domine à Paris ». Au-delà des professions et des fonctions, ils sont
consumés par « l’anémie ». Le portrait de groupe proposé ne laisse guère de
doute : « les yeux qui roulent fiévreux dans des pupilles couleur pain grillé,
dénotent les maladies hépatiques ; le Juif, en effet, a sur le foie la sécrétion
que produit une haine de dix-huit cents ans 47. » Le récit national n’est
donc pas celui enseigné dans les écoles de la République. La France juive
se présente comme une contre-histoire. Elle prétend donner une vision du
monde lucide et véridique, nécessitant d’agencer autrement les événements,
les faits et les personnages du passé.
Au final, Le Juif, titre du livre premier, est partout. L’histoire de France
peut donc être lue comme une succession d’exploits malveillants et de
complots plus ou moins aboutis. C’est ainsi qu’après 1789 la mort de la
famille royale est le résultat non du peuple soulevé et souverain mais d’« une
haine de race ». Mirabeau était l’homme des juifs, Marat a poursuivi la
famille régnante de sa haine inextinguible. D’ailleurs ajoute Drumont, ce
n’était pas son vrai nom. Sa famille s’appelait Mara et « ne pouvant s’avouer
ouvertement juive, elle s’est faite protestante 48 ». Ceux qui « ont fait la
Révolution » sont ceux qui « on fait la République juive », nom donné à la
Troisième République 49. Gambetta est taxé d’empereur juif, il a failli réussir
à livrer la France aux juifs, et il s’en est fallu d’un miracle que cette sombre
conspiration, d’une ambition sans limite, ne parvienne à aboutir. Le très
célèbre discours prononcé par Gambetta sur « les nouvelles couches » a été
mal interprété, poursuit Drumont. En vérité, ce n’est pas l’élargissement et
l’ascension de la classe moyenne qu’il fallait comprendre, mais le fait que
« la nouvelle couche se composait de beaucoup de juifs, avec un appoint
de Francs-Maçons, pour lesquels le mot de conscience n’avait pas de signi-
fication » ; Crémieux est présenté comme l’instigateur de l’alliance israélite
universelle et donc le chef d’orchestre de la diaspora juive ; Paris n’est plus
indépendante, la capitale est entre les mains des « Juifs de haute volée »
et la haine qu’ils manifestent « vient en droite ligne de Jérusalem ». Au
total, francs-maçons et juifs marchent main dans la main, ce sont d’ailleurs
« les Juifs [qui] dirigent la Maçonnerie ». Cette dernière haït la société de
manière particulière, « comme une venimeuse envie 50 ». La grande force
du livre réside dans le fait de raconter une histoire, d’inventer une fable
avec des personnages monstrueux, à ce point abominables qu’ils masquent
l’inconsistance de l’argumentation. Mais la fable est tellement séduisante
que les lecteurs ont envie d’y croire, d’adopter l’idée du complot orchestré

47. Idem, vol. 2, p. 425 et vol. 1, p. 122.


48. Idem, vol. 1, p. 292.
49. Idem, vol. 1, I, 275.
50. Idem, vol. 1, p. 540, 404 et 254 ; vol. 2, p. 346.

281
INSTRUMENTALISER

par un groupe occulte aux ramifications innombrables, et de partager la


misoxénie à l’égard d’une cible collective clairement désignée. La logique du
texte est mise au service d’un projet visant à lutter contre la désagrégation
de la société.

L’idéologie haineuse

La France juive ne veut pas seulement exprimer un dégoût absolu.


Son auteur entend transfigurer son propos, dépasser sa dénonciation d’un
groupe clandestin et grouillant, proposer un sursaut collectif, lancer un
appel aux nouveaux héros des temps modernes qui sauront trouver l’énergie
pour s’opposer aux menées des juifs. Au-delà des clichés sur leur barbe, sur
leur amour de l’argent, sur leurs manières de monétiser tout ce qui est beau
pour en faire des valeurs marchandes, sur leur goût pour la dissimulation et
l’entretien d’une rancœur séculaire, sur leur œuvre de démolition, sur leurs
crimes les plus divers, il restait deux points à traiter pour fonder une idéolo-
gie haineuse appelant à prendre des mesures antijuives. Le premier portait
sur les enfants et le sort que leur réservent les juifs ; le second traitait des
sacrifices sanglants. Les retenir et les intégrer à la démonstration présentait
un risque énorme, car la ficelle étant trop grosse, elle pouvait anéantir toute
la construction, mais elle pouvait aussi conforter des préjugés ambiants
et donner, par l’énormité du propos, davantage de force à l’ensemble des
1 000 pages de La France juive. À plusieurs reprises, il est répété que « les
enfants, ces candidats et charmantes créatures dans l’âme desquelles se
reflète la pureté du ciel, ont toujours été l’objet de la haine juive 51 ». Les
enfants torturés, sacrifiés, voire cloués sur une croix, font partie des grandes
rumeurs antisémites 52. Drumont atteste de leur existence à l’époque médié-
vale, multiplie les exemples et les références comme pour mieux souligner
que ces pratiques ont existé mais appartiennent désormais au passé. Tout se
passe donc aujourd’hui, suggère-t-il, comme si après avoir chassé le Christ
de l’école « par haine de race », les juifs s’étaient emparés des commandes
de l’école, mais au lieu d’exercer des sévices sur les corps, ils s’apprêtent
désormais à supplicier les âmes des écoliers dans les locaux scolaires de la
République juive.
Il restait alors l’argument décisif, celui qui allait définitivement diaboliser
les juifs. En guise d’ouverture, Drumont entend briser le silence hypocrite
et commence par citer Ernest Renan qui, dans la Revue des Études juives,
avait écrit que « parmi les calomnies engendrées par la haine et le fanatisme,
il n’y en a certes pas plus absurde que celle qui affirme que les juifs versent
le sang à l’occasion de leurs fêtes religieuses. Croire de pareilles histoires
51. Idem, vol. 1, p. 158.
52. Léon POLIAKOV, Histoire de l’antisémitisme, t. 3 : De Voltaire à Wagner, Paris, Calmann-Lévy, 1968,
551 p.

282
DE LA HAINE SAINTE À LA HAINE NÉCESSAIRE

n’est rien moins qu’une folie monstrueuse ». La cause semble entendue, il


ne s’agit que d’inventions délirantes confirmées par l’auteur de Qu’est-ce
qu’une nation ? et de Le Judaïsme comme race et comme religion, publiés
respectivement en  1882 et  1883 53. Le sujet ne semble pas susciter de
discussion, tellement semblent aberrants les éléments rapportés. C’est bien
un « non-sens ». Mais pour Drumont, ce ne sont pas des élucubrations,
aussi incroyables que les faits rapportés pourraient le laisser supposer. Il
écarte, de manière méprisante, le démenti du professeur au Collège de
France, ramené à une simple appréciation personnelle, d’autant qu’elle est
publiée dans une revue qui ne saurait trouver le moindre mérite à ses yeux.
Drumont commence par se demander est-ce si sûr ? et s’empresse d’ajouter
« par malheur d’innombrables faits contredisent le témoignage fort suspect
de Renan » et de donner trois pages d’exemples présentés comme certi-
fiés 54. Tout l’argument réside dans le « fort suspect » laissant entrevoir de
sombres connivences, des arrangements occultes ou des complicités actives
ignorées de la plupart des lecteurs. Discréditer Renan dans ses affinités ou
ses attaches supposées revient non pas à rejeter mais à ignorer, ou mieux,
à nier toute portée à l’article incriminé. Le long texte de Drumont, avec
son apparente simplicité, grâce à ses flottements et à ses contradictions,
apparaît comme une œuvre de vérité tout entière consacrée à dénoncer
quelque chose qui n’est pas encore advenue mais qui est train de s’accom-
plir. Désormais nul ne peut ignorer la menace et c’est bien dans la sphère
politique que la question doit être désormais posée.
Si l’auteur de La France juive fonde le journal La Libre parole, qui joue
un rôle essentiel dans l’affaire du scandale de Panama et l’affaire Dreyfus,
s’il devient un éphémère député « antijuif » d’Alger, avant de disparaître
de la scène nationale, il est bien l’inventeur de la « belle haine » 55. Joseph
de Magdeleine et d’autres, reprendront et compléteront les thèses de
Drumont : « Jacobins, Partageux, Niveleurs – tristes épaves émergées un
peu de partout, mais principalement de la Judée et des loges 56 ». L’anti-
républicanisme se trouve ainsi conforté. La voie est ouverte à d’autres
courants qui parviendront à fédérer monarchisme et nationalisme. Pour
l’heure, dans Le Figaro du 22 février 1890, Maurice Barrès signe un célèbre
article présenté à la une sur trois colonnes, intitulé « La formule antijuive ».
Il se présente tout d’abord comme un compte rendu d’une réunion de
Neuilly organisée le 18 juillet par Drumont et le marquis de Mores. Il
insiste sur «  ce cri  : “À  bas les Juifs !”, rarement osé par les orateurs et
53. Ernest RENAN, Le Judaïsme comme race et comme religion, Paris, Calmann-Lévy, 1883, 29 p.
54. Idem, vol. 2, p. 381-382.
55. Voir la contribution de Laurent JOLY et de Grégoire KAUFFMANN, « Le nationalisme français des
années 1880-1900 et l’exaltation de la haine “légitime”, “saine”, “populaire”, contre le juif », Marc
DELEPLACE (dir.), Les discours de la haine. Récits et figures de la passion dans la Cité, Villeneuve-
d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2009, p. 235-244.
56. Joseph DE MAGDELEINE, La France catholique et la France juive, Paris, L. Vicès, 1888, vol. 1, p. 10.

283
INSTRUMENTALISER

presque toujours sollicité par les auditeurs est tout à fait passionnant. Je
l’ai constaté ». Ces quatre mots scandés sont non un programme mais bien
un cri de ralliement. Pour Barrès, le peuple est las des phrases grandilo-
quentes et des promesses fumeuses, il lui faut se mobiliser autour d’idées
simples. De la sorte « À bas les Juifs ! », « c’est tout ce qu’il a de plus neuf
en politique ». Reste que ce cri peut-être interprété de manière différente et
c’est plutôt « “À bas les inégalités sociales” qu’il faut comprendre ». En effet,
toujours pour Barrès 57, l’antisémitisme n’est qu’un prétexte : « Voyons-y
clair. Au fond des cœurs, juif n’est qu’un adjectif désignant les usuriers, les
accapareurs, les joueurs de Bourse, tout ceux qui abusent de l’omnipotence
de l’argent 58. » Si l’antisémitisme peut être considéré, à un certain moment,
comme un code culturel, Drumont, Barrès et Maurras lui donnent une
dimension éminemment politique qui le transforment et en font une
« idéologie profane » et une arme de guerre 59. Pour une partie des lecteurs
et de l’auditoire de Neuilly, « c’est de la haine, simplement de la haine qu’on
voit tout d’abord au fond de cette formule anti-juive ». Et la haine est bien
un des ressorts essentiels des passions de son époque : « La haine en effet
est un des sentiments les plus vigoureux que produit notre civilisation,
nos grandes villes. Nos oppositions violentes de haut luxe et de misère la
crient et la fortifient à toute heure. Elle ne fera jamais défaut aux partis qui
voudront l’exploiter. » S’il critique en partie les agissements de Drumont,
c’est qu’il s’inquiète de la récupération possible par le « socialisme » des idées
avancées et des impulsions qu’elles provoqueront à l’avenir : « Vous mettez
en mouvement des forces considérables : à quel parti profiteront-elles 60 ? »
Si, par exemple, le journal Le Temps raille les « anabaptistes de l’antisémi-
tisme 61 », ramenés au statut d’apôtres de « doctrines drolatiques », comme
les monologuistes, les spirites ou les prêtres de Bouddha, il n’en reste pas
moins que la haine a pris des couleurs nouvelles, offrant au mécontente-
ment grandissant des boucs émissaires. Maurice Barrès écrit encore que
« cette intensité de haine est un merveilleux signe de vitalité pour l’anti-
sémitisme 62 ». Charles Maurras ne dira pas autre chose, en mars 1911,
lorsqu’il confie que l’anti-sémitisme est presque une divine surprise ou du
moins une « providence ». Il se propose de mettre fin à la « juiverie d’État »,
se réjouit de pouvoir entendre, lorsque tous les juifs auront été exclus des
57. Voir aussi dans une perspective plus globale, Zeev STERNHELL, Maurice Barrès et le nationa-
lisme français, Bruxelles, Complexe, 1985 [1972], 399 p.
58. Dans le Père Peinard, Émile Puget insiste sur le fait que les mots changent de signification et il écrit
le 20 avril 1890 dans un article intitulé « Youtres et jésuites » que « de religion, de race il n’en est
plus question. Le youtre, c’est l’exploiteur, le mangeur de prolos : on peut être youtre tout en étant
chrétien ou protestant ».
59. Jan Philippe REEMTSMA, Confiance et violence. Essais sur une configuration particulière de la modernité,
Paris, Gallimard, coll. « NRF Essais », p. 350-352 et p. 376-383.
60. Le Figaro, 22 février 1890.
61. Le Temps, 20 avril 1890.
62. Le Figaro, 22 février 1890.

284
DE LA HAINE SAINTE À LA HAINE NÉCESSAIRE

emplois publics et en particulier de l’armée, le bruit des « centaines d’épées


et de sabres qui tomberont en sonnant sur la terre de la patrie ». Tout
cela est rendu possible grâce à l’antisémitisme, de la sorte « tout s’arrange,
s’aplanit et se simplifie » 63. La haine contre les juifs devient l’axe central
d’un programme au service de toutes les haines nationalistes qui veulent
que la France reste aux Français. Avec ces projets se produit une sorte de
révolution copernicienne car la haine est non seulement sciemment instru-
mentalisée, mais elle est revendiquée. Les porteurs de haine espèrent en
recueillir les fruits, immédiatement ou plus tardivement.
Pierre Birbaum avait souligné que certains moments historiques
pouvaient provoquer de véritables « explosions de haine 64 ». Nul doute
qu’il existe bien des périodes où « la passion politique et la haine raciale
recouvrent les esprits 65 », d’autres où ce sont les hostilités interperson-
nelles qui dirigent les conduites. La lecture de nombre de périodiques
des premières années de l’entre-deux-guerres, du courrier des lecteurs aux
éditoriaux, montre que les « marchands de haine » contribuent à alourdir
l’atmosphère, à envenimer le débat public et à lui donner des traits haineux,
dont l’intensité varie en fonction des contextes et des organes de presse.
Dès les années 1920, Le Pince-sans-rire qui se présente comme la chronique
hebdomadaire de la vie nantaise, est à cet égard révélateur, davantage que
ne le ferait un des grands quotidiens de la presse nationale ou parisienne.
Les journalistes donnent ici le sentiment non pas de s’adresser à l’ensemble
du lectorat, mais à une famille. On est entre-nous, suggèrent-ils, et nous
allons vous rapporter des histoires authentiques, des faits vrais, mais le
plus souvent censurés non par une instance de contrôle, mais par la morale
des bien-pensants. Il ne s’agit pas d’un périodique très connu, sans doute
aussi peut-on trouver de multiples autres feuilles presque semblables dans
de nombreuses villes. On y lit une haine nauséabonde et constante. En
mars 1920, il présente une sorte de fable xénophobe : « Un Français est
assassiné par un arabe, notre bon jury acquitte l’arabe. Un Français tue un
nègre, il est condamné aux travaux forcés à perpétuité. En vérité, bientôt,
pour oser affronter la justice française, il faudra être étranger. » Huit mois
plus tard, c’est un candidat qui se trouve au cœur d’attaques de toutes
sortes : « juif persévérant doublé d’un franc-maçon sectaire, et l’écrivain
d’un parti qui entretient dans le pays l’anarchie, la division et la haine. »
Quelques jours après, il est dépeint comme le « chevalier ténébreux de
la calotte jaune ». Le périodique ne se lasse pas, le rejet et la dénoncia-
tion constituent le fond constant de sa ligne éditoriale 66. Le trait le plus

63. L’Action française, 28 mars 1911.


64. Pierre BIRNBAUM, La France aux Français : histoire des haines nationalistes, Paris, Éditions du Seuil,
2006 [1993], p. 17.
65. François MAURIAC, La paix des cimes. Chroniques, 1948-1955, Paris, Éditions Bertillat, 2000, p. 11.
66. Le Pince-sans-rire, 19 mars 1920, 20 novembre 1920 et 27 novembre 1920.

285
INSTRUMENTALISER

saillant est celui de la banalisation du racisme et de l’antisémitisme, l’un


et l’autre présentés comme naturels et allant de soi. La haine s’est transfor-
mée, elle a parfois gagné en intensité, a pénétré la vie politique et a redéfini
ses cibles. Les discours de haine ont donc ressurgi, se sont glissés un peu
partout, colonisant les esprits sans qu’une prise de conscience collective se
manifeste. L’antisémitisme, l’antiparlementarisme, la xénophobie, la haine
des deux cents familles, l’aversion contre les prolétaires, le rejet des étrangers
prolifèrent.
En 1922, toujours dans Le Pince-sans-rire, à propos cette fois du sénateur
Debierre, une plume anonyme écrit « vieux franc-maçon recuit dans toutes
les turpitudes d’un régime d’hypocrites, de concussionnaires et de voleurs »,
puis un de ses confrères ajoute, la semaine suivante : « Par quelque fatalité
intérieure ou extérieure, le Juif n’a jamais été aimé des hommes. La haine
contre le Juif est aussi ancienne que le Juif… » Le lecteur a le sentiment
de relire Drumont 67. D’autres journaux, régionaux, parisiens ou natio-
naux, relevant de la droite nationale, de l’extrême droite, mais aussi de la
presse à grand tirage, creusent le même filon, avec plus ou moins de hargne
et d’intensité 68. L’Almanach de l’Action française publié en 1929 contient
à la fois un témoignage de Maurice Pujo, rédacteur en chef de l’organe
du nationalisme intégral, qu’un poème d’Albert Pestour dédié à Charles
Maurras qui ne désire pas « que la haine se lasse » car « Tu sais que le fiel
des coquins est le ciment / Qu’il faut aux grandes œuvres / Et tu ris quand se
tord l’Envie en écumant 69… », et des textes divers dans lesquels la « haine-
caméléon 70 » se déploie.

Le triomphe des « anti »


Il existe bien un moment particulier entre les années 1880 et la Première
Guerre mondiale, dominée par l’affaire Dreyfus 71. Entre la République
rêvée et la République réelle, l’époque semble la proie des divisions, des
dissensions et de l’hostilité radicale contre un groupe, une religion, une
sensibilité. Les essais contemporains sur la haine sont rares et ne retiennent
généralement qu’une « catégorie ». Ils apparaissent un peu comme des
grimoires, rescapés de destruction et conservés dans une crypte abandon-
née. Paul Barbier ne prend en compte que la haine anticléricale, étudiant
son objet, son passé, sa « grossièreté » et surtout son développement dans la

67. Le Pince-sans-rire, 14 avril 1922, 22 avril 1922.


68. Claude BELLANGE, Jacques GODECHOT, Pierre GUIRAL et Fernand TERROU (dir.), Histoire générale
de la presse française, 1871-1940, t. 3, Paris, PUF, 1972, 687 p.
69. Almanach de l’Action française, 1929, p. 62-64.
70. Expression empruntée à Serge Moati, dans Serge MOATI et Jean-Claude RASPIENGEAS, La haine
antisémite, Paris, Flammarion, 1991, 247 p.
71. Sur l’affaire Dreyfus, voir Vincent DUCLERT, Quand la justice éclaire la République, Toulouse, Privat,
2010, 540 p. et La République imaginée (1870-1914), Paris, Belin, 2010, 861 p.

286
DE LA HAINE SAINTE À LA HAINE NÉCESSAIRE

presse considérée comme une « arme anticléricale », où il relève le « niveau


de cette haine » à travers toutes sortes de qualificatifs : « les ensoutanés », les
« monstres en soutanes », la « frocardaille », les « curaillons », les « forbans »,
les « entrepreneurs de sorcellerie », les « bondieusards », les « calotins », les
« théophages » et même les « apaches de sacristies » 72.

La glorification de la « haine féconde »

Seul Anatole Leroy-Beaulieu, professeur d’histoire et des affaires


d’Orient à l’École libre des sciences politiques depuis 1880, prend le
risque d’en proposer, sur le plan politique, une étude complète, distin-
guant l’antisémitisme, l’antiprotestantisme et l’anticléricalisme. Pour lui,
qui se présente comme un authentique libéral, c’est-à-dire comme celui
qui veut la liberté pour tous, un « vent de haine » souffle depuis l’affaire
Dreyfus, devenue l’Affaire. Pour retrouver une telle situation, il faut sans
doute, écrit-il, remonter à la révolution de 1789. Depuis peu, la France
est coupée en deux. La ligne de séparation n’a rien à voir avec la fameuse
ligne Saint-Malo – Genève. Il s’agit bien d’une division idéologique aux
barrières pratiquement infranchissables et qui ne cessent de se renforcer,
de s’épaissir et de gagner en hauteur. Dans une longue introduction, avant
de procéder à l’examen minutieux des « trois anti » majeurs – car il existe
aussi un antiparlementarisme, un antipatriotisme, un antimilitarisme, un
anticapitalisme – il commence par disqualifier l’antisémitisme et le natio-
nalisme d’une part, et l’anticléricalisme et le socialisme d’autre part. Si les
deux premiers ne peuvent être confondus, ils présentent néanmoins de
nombreux aspects communs, au point que l’on ne peut parfois les démêler.
De même, les seconds ne se confondent pas toujours mais se rejoignent
souvent. Ce qui les caractérisent, au-delà des étiquettes, c’est l’annonce
d’un bouleversement inéluctable de la société, chacun professe qu’il possède
le remède pour résoudre les graves problèmes de l’heure en proposant une
« solution chirurgicale » portant des noms divers : « révision, révolution ou
coup d’État 73. » Au-delà de l’objectif affiché, ils rivalisent « d’exclusivisme
et d’injustice ». Le débat public a été remplacé par l’invective, les « fureurs
aveugles » et les « colères ineptes ». De la sorte, il ne faut pas s’étonner si
l’adversaire est transformé en ennemi qu’il faut « maudire » et « proscrire ».
Les artisans de cette haine sont les « meneurs de l’opinion », ils veulent
supprimer toutes libertés, sauf une : « la liberté de l’injure et de la calom-
nie ». Le tableau proposé est particulièrement sombre car « la haine semble
devenue l’âme de la politique […] elle prête à nos luttes et à nos polémiques
une âpreté nouvelle 74 ». Mais ce n’est pas tout, cette haine virulente ne reste
72. Paul BARBIER, La haine anticléricale, Paris, P. Lethielleux, 1907, p. 34-45.
73. Anatole LEROY-BEAULIEU, Les doctrines de haine, Paris, Calmann-Lévy, 1902, p. 8.
74. Idem, p. 4-5.

287
INSTRUMENTALISER

pas circonscrite à quelques cénacles ou réunions publiques, elle s’adresse


directement aux foules que l’on encourage à pousser des vivats ou à piétiner
l’adversaire et à déchirer ses croyances abominables. De la sorte, le texte
d’Anatole Leroy-Beaulieu peut être considéré comme une condamnation
de l’intolérance, mais aussi des « populismes » avant l’heure, aussi bien celui
qui fait appel aux masses, lui faisant miroiter un avenir radieux après avoir
exclu une partie de la population, que celui qui fait « appel aux antipathies
et aux préjugés du peuple » pour faire triompher sa cause.
Les « trois “anti” » correspondent à l’esprit de haine et de violence du
moment 75. Anatole Leroy-Beaulieu se demande si les antipathies et les
inimitiés ont « érigé la haine en principe ? » La réponse fuse aussitôt : « C’est
là, hélas ! un des plus inquiétants phénomènes de notre époque moralement
troublée. La haine a été glorifiée, la haine a eu ses apôtres et ses panégyristes,
en plusieurs partis et jusqu’en des camps opposés. » Symptôme d’une crise
profonde, l’intensité de la haine est donc historiquement datée. Il ne s’agit
pas d’une phase singulière appartenant à un cycle, mais d’une séquence
tourmentée de l’histoire de France dont personne ne peut prévoir l’issue.
L’horizon s’assombrit d’autant que « nous avons entendu, de divers côtés,
au nom même de forces qui semblaient faites pour rapprocher les hommes,
au nom de la foi religieuse, au nom de la patrie, au nom de la société future,
faire appel à la “Haine créatrice”, à la “Haine féconde” 76 ». Comme la
violence, mais mieux qu’elle, la haine s’apparente donc à une force capable
d’écarter les superstitions, d’assurer l’émancipation des exploités ou la
régénération de la nation.
L’affaire Dreyfus a eu pour effet de donner « dans chaque groupe,
l’ascendant aux violents », entraînant, par « une force fatale », l’ensemble
de la société « vers les doctrines ou les partis extrêmes » 77. Depuis, la vie
publique se situe à deux niveaux géologiques. Au dessus, le plus visible et
le plus rassurant, l’activité des partis politiques, avec leurs responsables,
leurs idéaux, leurs programmes, leurs députés. Mais au-dessous, comme
en eaux profondes, se trouvent des courants souterrains difficilement
maîtrisables correspondant à « des groupements confus aux aspirations
vagues, qui débordent de tous côtés », ce sont « des courants et des contre-
courants violents qui menacent de tout entraîner avec eux, et qui, en se
rencontrant et se heurtant, font comme des remous en tous sens » 78. La
puissance de l’océan, suggérée par la métaphore, laisse entrevoir l’ampleur
d’une catastrophe possible et constitue une mise en garde contre les forces
75. Voir aussi Jean BAUBÉROT et Valentine ZUBER, Une haine oubliée ? L’antiprotestantisme avant le
« pacte laïque » (1870-1905), Paris, Albin Michel, coll. « Sciences des religions », 2000, 334 p. ;
René RÉMOND, L’Anticléricalisme en France de 1815 à nos jours, Paris, [1976] ; Léon POLIAKOV,
Histoire de l’antisémitisme, Paris, Calmann-Lévy, 1977, t. 3 et 4.
76. Anatole LEROY-BEAULIEU, op. cit., p. 58.
77. Idem, p. 6.
78. Idem, p. 7.

288
DE LA HAINE SAINTE À LA HAINE NÉCESSAIRE

titanesques insoupçonnées qui peuvent se frôler ou se heurter frontale-


ment et précipiter dans l’abyme la civilisation. Toutefois, il ne s’agit pas
seulement de courants marins, mais bien de courants de pensées. Les
acteurs de ces mouvements « anti » entendent « ériger leurs doctrines
en dogme, et leurs griefs en articles de foi ; et, comme ils constituent,
pour leurs adeptes, une sorte de religion, ils ont la foi ardente, le zèle
brûlant d’une Église et, trop souvent aussi, l’intolérance et le fanatisme
d’une secte ». Ennemis de la tolérance, dangers pour la démocratie, ils se
comportent comme des religieux factieux, exaltés et intransigeants prêt
à renouer avec l’inquisition, à excommunier et à dresser des bûchers :
« Chacun d’eux s’arroge la mission de sauver la France et, pour la sauver,
professe que tout est permis, lois d’exception et tyrannie légale, émeutes
de la rue ou coups de force de l’armée 79. »
Les «  anti  » veulent exclure. De toutes parts, écrit Anatole Leroy-
Beaulieu en 1902, « comme aux plus tristes époques de notre histoire,
on réclame des proscriptions ; ce sont des catégories entières de Français
que l’on veut mettre hors la loi sous prétexte de salut public 80 ». L’esprit
de haine ressemble donc à un spectre. L’intolérance nouvelle a en effet
réveillé «  des revenants d’un passé évanoui  ». Pour Anatole Leroy-
Beaulieu, la haine a désormais fait la conquête de l’espace public. Le
préfixe « anti » pourrait la résumer « comme si la religion et la raison
elles-mêmes consistaient à maudire et à proscrire 81  ». L’auteur de ces
lignes, catholique, ayant à son actif des publications aussi diverses que
L’antisémitisme (1885), Les catholiques libéraux, l’Église et le libéralisme
(1897) ou encore La papauté, le socialisme et la démocratie (1892) est le
premier à considérer qu’il existe des doctrines de haine qui se caracté-
risent par leur manque de « tolérance et d’humaine sympathie 82 ». Elles
ne sont pas pour autant désincarnées et ne se limitent pas au discours,
car, à cause d’elles, « la France est en état de guerre civile morale 83 ».
Soulignons toutefois qu’aucun auteur n’est cité, mais le lecteur attentif
peut toutefois reconnaître des thèses de Drumont mentionnées plus haut ;
des développements de Jules Lermina qui s’écriait « Haine et mépris à
l’église sanglante 84 », ou encore des passages d’Ernest Renauld s’attaquant
au « Péril protestant 85 ».
79. Idem, p. 8.
80. Idem, p. 4 et p. 59.
81. Idem, p. 5.
82. Idem, p. 58. Une doctrine de haine peut se définir par son appel à l’intolérance. Encore aujourd’hui,
elles sont parfois difficilement identifiables et sont l’objet de sanction à condition qu’elles n’entravent
pas la liberté d’expression. Voir Anne WEBER, Le discours de haine, Strasbourg, Éditions du Conseil
de l’Europe, 2009, 97 p.
83. Anatole LEROY-BEAULIEU, op. cit., p. 9.
84. Jules LERMINA, Les crimes du cléricalisme, I.  L’Église sanglante, II. L’Église ignorante, Journal
« Le Radical », Tolra, 1899, 571 p., Paris, 1900, p. 10.
85. Ernest RENAULD, Le Péril protestant. Essai d’histoire contemporaine, Paris, Retaux, 1900, 104 p.

289
INSTRUMENTALISER

La solidarité des haines

Au-delà de leurs différences, les trois principaux « anti » présentent


de fortes ressemblances. Nul doute qu’ils sont construits selon le même
schéma, qu’ils possèdent une armature identique et qu’ils martèlent les
mêmes arguments. Une analyse structurale permet de les dévêtir et une fois
mis à nu leur ressemblance saute aux yeux. En effet, « les trois “anti” sont
comme une image renversée l’un de l’autre 86 ». À condition de les exami-
ner avec un minimum d’attention, n’importe qui peut constater « qu’ils se
ressemblent comme des frères, nés et nourris de haines et de passions analo-
gues ; ce sont des frères ennemis qui, dans leurs inimitiés même, gardent
un air de famille. Ils ont, tous les trois, le même tempérament, les mêmes
colères et les mêmes violences ». S’ils présentent des particularités propres,
il faut bien convenir qu’ils ne diffèrent guère, au fond, « que par l’objet de
leur antipathie et leurs emportements ; parce que, avec les mêmes instincts
d’intolérance et les mêmes habitudes d’exclusivisme, ils ont été à des écoles
opposées et ont appris, de maîtres ennemis, des doctrines contraires 87 ».
Les écarts différentiels sont donc minimes et l’organisation de ces discours
donne un même système de sens.
L’antisémitisme, l’antiprotestantisme et l’anticléricalisme se combattent
et s’annulent souvent par leurs outrances, mais tous les trois contribuent
à ébranler l’opinion publique. Les trois « périls » dénoncés à longueur de
temps mettent sur le devant de la scène un danger bien plus grand et réel :
celui des trois « anti » dont la vogue ne cesse de s’étendre, obligeant les
uns et les autres à réagir tout en leur donnant d’abord un crédit certain
puis une légitimité. Ce sont donc bien des « doctrines de haine » et « s’ils
ne proviennent pas uniquement de la haine, ils aboutissent fatalement à
la haine et la division, en même temps qu’ils fomentent l’esprit de secte
et de fanatisme ». Si Anatole Leroy-Beaulieu ironise parfois, demandant
comment il est possible de courir autant de dangers à la fois, il est le premier
à s’alarmer et à proposer une grille de lecture de ces « doctrines immorales et
antisociales ». Non seulement elles tentent de semer le trouble et d’épouvan-
ter, mais elles font croire que « le principe des maux de notre société serait
tout extérieur ; il serait dans le virus juif, le virus protestant, le virus clérical,
que nous n’aurions qu’à éliminer ; il serait dans un corps étranger que nous
n’aurions qu’à extirper, pour recouvrer une parfaite santé morale 88 ». Dans
chacun des trois grands discours, on trouve à peu près les mêmes séquences
qui possèdent les mêmes fonctions : il s’agit d’abord de constater que la
France est menacée d’asservissement par un acteur collectif qui, depuis
des siècles, prépare un vaste complot avec l’aide de congénères restés à

86. Anatole LEROY-BEAULIEU, op. cit., p. 77.


87. Idem, p. 60.
88. Idem, p. 78.

290
DE LA HAINE SAINTE À LA HAINE NÉCESSAIRE

l’extérieur des frontières ; il s’agit ensuite de résoudre la grande énigme du


malheur des temps présents.
Un des points communs des trois « anti » consiste à faire appel aux pages
sombres de l’histoire ; pour le premier, c’est l’exclusivisme médiéval ; pour
le deuxième, c’est la célébration de la politique qui a conduit à la révoca-
tion de l’édit de Nantes, pour le troisième c’est un retour aux « maximes et
procédés des plus sombres jours de la Révolution 89 ». Les trois « anti » usent
des mêmes ingrédients classés et hiérarchisés par Anatole Leroy-Beaulieu
en quatre catégories.
Tout d’abord, «  les antipathies religieuses ou irréligieuses  », qui se
confondent avec « les passions sectaires » et aboutissent à « la prétention
d’user de la loi et de la puissance publique, contre ceux qui ne pensent
point comme nous ». Ces aspects se retrouvent dans chacun des mouve-
ments « anti » et pourraient donner lieu à une traduction concrète, citant
des lieux, des personnes, des événements pour illustrer le propos général.
En deuxième lieu, viennent « les antipathies de races ou les préjugés natio-
naux », ce qui correspond à « un nationalisme jaloux, qui accuse les divers
groupes confessionnels de dénaturer l’esprit français, de compromettre
l’unité nationale ou l’unité morale du pays ».
Ensuite, l’auteur évoque « les rivalités et les rancunes économiques ; la
concurrence vitale et la lutte pour la richesse ; le désir d’évincer des concur-
rents gênants ; l’accusation réciproque de tenir trop de place dans le pays et
d’accaparer une trop grande part de la fortune nationale ». Mais la liste des
griefs n’est pas close, s’ajoutent aux « antipathies et rancunes politiques »,
la passion du pouvoir qui se traduit notamment par la volonté d’écarter
ses adversaires honnis tout en les accusant de vouloir accaparer les postes
importants et les emplois publics, préparant ainsi « l’asservissement du pays
et de l’État 90 ».
La rhétorique des « anti » présente donc de fortes analogies et dans
chaque déclaration ou discours des similitudes apparaissent 91. Ces trois
doctrines arguent d’abord du fait qu’elles ne sont pas intolérantes, qu’elles
ne veulent pas détruire la religion catholique, la Réforme ou les synago-
gues, mais simplement lutter contre l’envahissement des uns et des autres.
L’intolérance religieuse et antireligieuse se caractérise par le recours à des
« armes déloyales », à des réécritures de l’histoire et à des falsifications
diverses. On va donc puiser dans les Monita secreta des Jésuites un libelle
calomnieux, dans le Talmud un fait imaginaire, chez un casuiste ancien un
paragraphe douteux. Pour étayer la démonstration et lui donner le parfum

89. Idem, p. 60.


90. Idem, p. 60-61.
91. Voir aussi, sur deux des « anti », Patrick CABANEL, « Antisémitisme et anticléricalisme selon Anatole
Leroy-Beaulieu  : un essai d’approche structuraliste de l’extrémisme politique (1893-1902)  »,
Jean Jaurès, Cahiers trimestriels, no 142, octobre-décembre 1996.

291
INSTRUMENTALISER

de l’authenticité, la plupart des doctrinaires haineux saupoudrent leurs


récits de mots empruntés à l’autre pour faire croire à l’étendue de leur
savoir et se donner la posture du savant, alors que leur érudition vient
d’une page lue au hasard. Derrière les protestants se dissimule la menace
de « germaniser l’âme française » ; derrière les juifs le danger de « judaïser la
France » et derrière les catholiques le risque de romaniser la France. Leurs
attaches ou leur patrie sont ailleurs : Rome, Berlin, Genève, Jérusalem…
Voici donc le cœur de l’argumentation des « anti ». Chacune des catégories
haïes est donc victime d’un nationalisme « jaloux » et étriqué. Ils sont jetés
en pâture au « naïf patriotisme des foules » et sont présentés comme les
« instruments de la dénationalisation » 92. Évidemment, ce « grief national »
ne tient pas, ironise l’auteur. À ce compte, il ne resterait plus beaucoup
de Français et, ajoute-t-il, à quoi ressemblerait la France si elle écartait et
rejetait les héritages des siècles antérieurs.
Les trois « anti » affirment encore que soit les juifs, soit les protestants,
soit les catholiques forment « un corps ennemi, un “État dans l’État”, qui
obéit en un mot d’ordre de l’étranger ». Ce type d’arguments, usant de la
peur et de la haine, donnant chair à l’idée d’une internationale occulte,
tirant dans l’ombre les ficelles pour instaurer la pire des servitudes, est
promis à un bel avenir. Au bout du compte, après avoir fait un inventaire
des griefs de toutes sortes, les « trois “anti” nous montrent, chacun, un
bouc émissaire sur lequel ils se plaisent à entasser tous nos péchés et à faire
retomber la responsabilité de tous nos maux 93 ». La victimisation de soi et
la diabolisation de l’autre doivent susciter l’ire collective et provoquer un
vaste mouvement de rejet.
Ils se présentent aussi comme des mouvements qui veulent émanciper
ou libérer le peuple du joug des juifs, des protestants ou des catholiques.
De la sorte, paradant de manière avantageuse comme des forces qui libèrent
de l’esclavage contemporain, ils se dépeignent comme des promoteurs de
« doctrines d’affranchissement 94 » et non comme des doctrinaires haineux.
Sans avancer masqués, car ils sont souvent de bonne foi, éloquents et
convaincus, persuadés de la justesse de leur cause, ils ne sont pas des forces
d’avenir, mais bien des forces archaïques ou rétrogrades. En effet, analyse
Anatole Leroy-Beaulieu au terme de sa démonstration, les trois « anti » sont
avant tout des antimodernes. À plusieurs reprises, il souligne que si on les
suivait il faudrait renouer avec l’Ancien Régime. Ils prétendent « légiférer
contre une doctrine et au profit d’une doctrine ». De l’Ancien Régime,
ils ne craignent pas d’emprunter sa conception de la souveraineté et des
droits de l’État « avec tous les abus de la raison d’État 95 ». Chacun étant

92. Anatole LEROY-BEAULIEU, op. cit., p. 69.


93. Idem, p. 78.
94. Idem, 185.
95. Idem, p. 293.

292
DE LA HAINE SAINTE À LA HAINE NÉCESSAIRE

prêt à demander contre ses adversaires honnis des « incapacités civiles et


politiques ».
Enfin, les trois « anti » ont formé une solidarité structurelle, au point
que l’on ne saurait détacher l’un de l’autre. Pour les comprendre et saisir
les implications pour la société contemporaine, il importe de les traiter
ensemble. En effet, lorsque l’anti-protestantisme et l’antisémitisme
connaissent une nouvelle ardeur, ils stimulent l’anticléricalisme. Entre eux
se manifeste un mouvement de vases communicants et une solidarité de
fait. Autrement dit, l’essor d’un mouvement « anti » met en branle un
ensemble de forces et de courants qui interagissent les uns sur les autres :
« L’intolérance appelle l’intolérance 96. »
L’essai de 1902 est aussi une sorte de plaidoyer en faveur de la respon-
sabilité individuelle. Ceux qui se taisent, ceux qui acquiescent malgré eux,
ceux qui se montrent trop prudents, se contentant de condamner les seuls
excès, encouragent les doctrines de haine. Même s’il règne un climat de
défiance généralisée, même si les « anti » parviennent, à tour de rôle ou tous
ensemble, à faire régner une sorte de terreur, anesthésiant les consciences
qui n’osent protester et préfèrent garder le silence, il s’agit de défendre
« l’égalité dans la liberté », c’est-à-dire « l’esprit moderne ». Certes Anatole
Leroy-Beaulieu, dans son essai, défend une conception d’un État moderne
bienveillant et d’une France républicaine idéale dans laquelle les différends
se régleraient par la discussion sensée et argumentée et qui serait parvenue,
sans violence, à bannir les doctrines de haine, afin d’assurer « la pacifica-
tion de la France et la réconciliation nationale 97 ». Nul doute que les anti-
républicains ne peuvent entendre, eux qui vouent une haine inextinguible
au régime républicain, un discours d’apaisement.
Reste que désormais le livre fait date, offre une grille de lecture contre
les ignorances, les anathèmes et les exclusions. On ne peut opposer une
doctrine à une autre, il s’agit de comprendre les rouages des «  anti  »,
au-delà de ce que chacun peut avoir de plus hideux et de plus pathétique.
Pour autant, si la haine est ainsi décortiquée, ramener au rang d’un conte
politique, social ou religieux, cela ne supprime par la démesure et les mysti-
fications des doctrinaires. Les différents « anti » tentent avec plus ou moins
de bonheur de mobiliser les passions populaires. Peu de temps après, la
loi de séparation de l’Église et de l’État, la politique combiste et l’affaire
des inventaires qui dura moins de deux mois en 1906 ont donné lieu à
des formes variées de résistances, d’édification de barricades catholiques,
de mouvements divers, d’invectives et de coups 98. Mais une fois passée la
fin du mois de mars 1906, pour la plupart des contemporains, ces actes

96. Idem, p. 276.


97. Idem, p. 303.
98. Jean-Marie MAYEUR, « Géographie de la résistance aux Inventaires », Annales ESC, novembre-
décembre 1966, p. 223.

293
INSTRUMENTALISER

de « violences » et de « persécutions » ont rarement été lus à l’aune de la


haine. Paul Barbier fait exception. Son petit livre sur la haine anticléricale
dénonce la haine aveugle et iconoclaste qui cherche à proscrire « jusqu’à la
beauté ». Mais surtout il tente de montrer qu’il ne suffit pas aux « hommes
de haine, d’insulter l’Église et ses fidèles ; il faut qu’ils opposent une doctrine
à une doctrine, et c’est dans cette entreprise que leur haine apparaît comme
encore plus aveugle et plus folle 99 ». Mais, selon lui, elle reste « rationnelle-
ment inexplicable » sauf à déceler une certaine « inspiration satanique ». Elle
prend des formes variées, possède un langage propre et a pour cible aussi
bien les prêtres que la croix ou les cloches car pour les « fanatiques anticlé-
ricaux » ces dernières sont des « instruments de torture » qui peuvent aigrir
les boisons, troubler le sommeil et surtout illustre le fait que la République
n’a pas le courage « d’étouffer tout ce tapage clérical 100 ! » Toutefois, conclut
l’auteur, la haine anti-cléricale est finalement utile car un grand nombre de
journalistes ainsi que les hommes de gouvernement ont besoin de souffre-
douleur pour vendre de la copie et asseoir leur pouvoir.
Quant à l’antiprotestantisme, il a souvent été « partiel et occasionnel 101 »
et semble disparaître pratiquement après 1905. Reste l’antisémitisme
promis, lui, à toutes sortes de renforcements et de renouveaux. Anatole
Leroy-Beaulieu le prophétisait à sa manière. Ce courant est en effet « le
faisceau de toutes les rancunes et de toutes les jalousies » : citadins apeurés,
grands propriétaires menacés, châtelains désargentés, petits bourgeois,
foules peureuses, petits boutiquiers se retrouvent pour projeter tous leurs
mécontentements sur un ennemi commode car « le bourgeois, c’est un être
vague, mal défini ; on ne sait trop où il commence ; le bourgeois, c’est vous
ou moi ; s’en prendre à lui peut être dangereux pour vous ». Alors que le juif
offre toutes les garanties : « c’est précis, c’est limité ; cela désigne un groupe
fermé, une manière de caste, tout comme pendant la Révolution, le noble
ou le prêtre. » Au final, l’antisémitisme est bien « une façon de canaliser les
haines sociales 102 » et d’assurer la stabilité de la société en quête d’un bouc
émissaire 103. Le rejet de l’autre et sa transformation en une figure collective
idéal-typique, en qui s’incarnent les vices et les dangers, permettent d’assu-
rer la « cimentation » sociale, politique et culturelle, en promettant aux
inquiets, aux malheureux, aux désarçonnés, aux désespérés, aux envieux et
aux insatisfaits des jours fastes à une échéance proche.
Après Guerre, la haine n’est pas une doctrine affichée mais les « anti »
connaissent en partie de nouvelles cibles, s’adaptent à la situation nouvelle :

99. Paul BARBIER, La haine anticléricale, Paris, Thielleux, libraire-éditeur, 1907, p. 55.
100. Idem, p. 7 et p. 49.
101. Jean BAUBÉROT et Valentine ZUBER, op. cit., p. 193.
102. Anatole LEROY-BEAULIEU, op. cit., p. 16-17.
103. Voir aussi bien sûr le livre monument de Joseph REINACH, Histoire de l’affaire Dreyfus, Paris,
Éditions de la Revue blanche, puis à partir du t. 2, E. Fasquelle, 1901-1909, 7 tomes.

294
DE LA HAINE SAINTE À LA HAINE NÉCESSAIRE

l’antimilitarisme, l’anticommunisme et l’antifascisme en seront les manifes-


tations les plus dynamiques.

La haine légitime
Après les défaites napoléoniennes, les soldats de la coalition alliée qui
occupent 61 départements, deviennent des figures haïssables de l’ennemi.
Parmi elles, les cosaques 104 mais surtout les Prussiens qui ne quitteront le
territoire qu’en 1818, administrent et se livrent à toutes sortes d’exactions
qui sèment l’effroi. Une littérature de la revanche perpétue le souvenir et
donne des raisons de continuer à haïr l’ennemi d’hier. Dans les veillées
villageoises, les réquisitions et les méfaits sont évoqués bien longtemps après
les combats et le départ des troupes d’occupation 105.

L’Évangile du massacre

Pendant l’été 1870, le mépris, la curiosité, la peur puis la haine des


Prussiens provoquent des sentiments divers et tumultueux, et toutes sortes
de débordements 106. Les Uhlans retiennent le plus souvent l’attention.
Dans Paris-Journal une longue description les présente comme des merce-
naires qui « ne se battent que pour le profit », ce sont « des corsaires de
terre ferme ». Et même si le mot n’est pas prononcé, ils s’apparentent à des
charognards, détroussant des cadavres.
Ernest Renan, dans une livraison de la Revue des Deux Mondes, datée
de septembre 1870, offre un article profond, écrit sur le vif, pendant l’été,
d’un pessimisme désespéré et lucide : le conflit armé, écrit-il, c’est « le
plus grand malheur qui peut arriver à la civilisation ». En effet, la guerre
commencée «  aura semé une haine violente entre les deux portions de
la race européenne dont l’union importait le plus au progrès de l’esprit
humain 107 ». La stupeur, le malheur et la haine envahissent les esprits.
Après Sedan et l’entrevue de Ferrières, tandis que les combats continuent,
la haine naissante a changé de nature, écrit-on, ici ou là. L’agression contre
l’intégrité du territoire national la transforme en « haine légitime » contre
la patrie de l’ennemi et son bras armée 108.
Le Prussien devient donc un pilleur, âpre à s’emparer de tous les biens,
sans morale et sans honneur. Qui plus est, il est souvent ivre. Ernest

104. Jacques HANTRAY, Les cosaques aux Champs-Elysées. L’occupation de la France après la chute
de Napoléon, Paris, Belin, 2005, 301 p.
105. Alain CORBIN, Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot : sur les traces d’un inconnu, 1798-1876,
Paris, Flammarion, 1998, 343 p.
106. Alain CORBIN, Le village des cannibales, Paris, Aubier, 1990, 204 p.
107. Revue des Deux Mondes, 15 septembre 1870.
108. Michael JEISMANN, La Patrie de l’ennemi. La notion d’ennemi national et la représentation de la
nation en France et en Allemagne de 1792 à 1918, Paris, éditions du CNRS, 1997.

295
INSTRUMENTALISER

Lavisse lui-même, comme le rappelle François Roth, souligne qu’il sent


mauvais, près de lui on respire la crasse et la transpiration 109. Il y a bien
une agression olfactive 110 qui vient s’ajouter à l’attaque armée. La puanteur
prussienne, faite d’un mélange d’éléments âcres et immondes, associée aux
dépôts d’ordures et aux immondices militaires contribuent à désigner « un
vainqueur qui n’a pas mérité sa victoire 111 ». Mais c’est bien sûr le thème des
cruautés innommables et des sévices abominables commis sur les soldats,
mais surtout sur les civils et les francs-tireurs qui envahissent les conversa-
tions et les représentations collectives. Les récits de représailles, de crimes
gratuits et de massacres prussiens constituent un traumatisme pour une
génération qui rêve déjà de revanche. Dès 1871, se multiplient brochures,
chansons et récits de toutes sortes. Les uns, parfois publiés sous des titres
différents, constituent un appel à la vengeance, mais la plupart se présentent
comme des œuvres de dénonciation présentant un constat terrible qui à lui
seul doit susciter l’indignation et la haine pour le « soudard farouche 112 ».
Si parfois quelques-uns se demandent quelle est la part d’exagération, nul
ne remet en cause la réalité de nombre de « cruautés prussiennes ». Parmi
elles, le traitement des prisonniers de guerre. Hector de Condé souligne
que « jamais je n’ai rien vu d’aussi barbare 113 ». Némesis évoque les femmes
violées, les habitants d’un obscur village victimes d’une décharge de coup
de fusils, les édiles d’un village roués de cinquante coups de bâton, un curé
battu à mort. Édouard Fournier, fournit dès 1871, chez un éditeur reconnu,
E. Dentu, un inventaire des crimes et exactions. À chaque fois, il cite ses
sources, pour l’essentiel des lettres ou des témoignages publiés dans la presse
régionale. C’est un tour de France d’un genre particulier qu’il propose.
L’ensemble des éléments mis bout à bout constitue un parcours halluci-
nant. Dans l’Est, ce sont les « larrons allemands », les « commandites de la
rapine » et les « lanceurs de bombes ». À Strasbourg, une habitante déclare
ainsi « Ah ! que nous aimions l’Allemagne et combien nous la haïssons
pour jamais à l’heure qu’il est ! » Dans l’Ouest, ce sont des boucles d’oreilles
arrachées, des tirs à bout portant dans la tête, des prises d’otage. Dans le
département de l’Ain, un récit permet de souligner que ce sont les francs-
tireurs qui sont l’objet de véritables tortures. Ainsi en novembre 1870, à
Chaux, un jeune franc-tireur est supplicié comme le rapporte un supérieur
des Missionnaires : « Ils l’ont mis entre deux baïonnettes et l’on percé de
manière à ce que les baïonnettes se croisassent dans ses flancs ; puis lorsqu’il
109. François ROTH, La guerre de 1870, Paris, Hachette, coll. « Pluriel », 1993 [1990], p. 611.
110. Voir pour la période de la Première Guerre mondiale, Juliette COURMONT, L’odeur de l’ennemi,
1914-1918, Paris, Armand Colin, 2010, 181 p.
111. Jean-Pierre CALVIGNAC, Les Habitants d’Île-de-France devant l’invasion étrangère, 1870-1871, thèse
de doctorat, Paris, Université de Paris 1, 2010, p. 151-159.
112. TIMON III, La vengeance, Bruxelles, Tous les libraires, 1871, p. 2 ; J.-B., Mensonge et tyrannie.
L’occupation prussienne en France, Lille, Bureau, 1871, p. 16.
113. Hector DE CONDÉ, La Prusse au pilori de la civilisation, crimes et forfaits des Prussiens en France,
Bruxelles, Devillé, 1871, p. 26.

296
DE LA HAINE SAINTE À LA HAINE NÉCESSAIRE

s’est affaissé sur lui-même, les coups de sabre lui ont fendu le crâne en
quatre ou cinq parties, et les derniers coups ont à peu près séparé la tête du
tronc 114. » Les barbares prussiens « rendent au centuple épouvante pour
épouvante ». Dans les représentations construites, les Prussiens, eux, ne
transforment pas leurs ennemis en autre chose, animal ou démon, pour
pouvoir les torturer et les massacrer. Ils prennent plaisir à faire souffrir leurs
semblables et connaissent une sorte de volupté à dispenser la souffrance et
la mort. Ils se réjouissent à la fois des supplices infligés et du spectacle de
ces derniers.
À une autre échelle, celle des villages de l’Île-de-France, la présence des
envahisseurs est vécue de manière différente, comme le restitue la presse
locale. En Seine-et-Oise, les habitants découvrent l’existence du servage
moderne, celui que connaissent des paysans mis au service de l’occupant à
Versailles et objets d’une brutalité constante : « injuriés, roués de coups de
crosse, de coups de pied, de coups de poings, souffletés », les « vêtements
en lambeaux », « ils savaient à peine dire d’où ils venaient, ce qui leur
était arrivé » 115. La correspondance privée restitue pour d’autres régions
la haine du Prussien. Il faudrait pouvoir cerner l’opinion publique, non
pas celle saisie par les mailles des missives préfectorales ou officielles, mais
celle que reflètent les lettres échangées entre proches. À Dijon par exemple,
dans une lettre datée de février 1871, un magistrat s’adresse à son fils,
médecin militaire. Il y est question des atrocités innommables commises en
Bourgogne. Dans un village, écrit-il, ce sont des médecins et des infirmiers
qui sont massacrés alors qu’ils portaient bien un brassard ; ailleurs, poursuit-
il, aux portes de la ville, c’est un officier franc-tireur qui a été brûlé vif 116.
Nul doute que de semblables récits sont colportés un peu partout et veulent
souligner que la réalité de la guerre repousse les limites de l’imagination.
La haine c’est donc ce qui va déplacer les repères usuels et rendre palpable
l’horreur.
Le Prussien est bien une des figures centrales de l’altérité et de
l’ennemi 117. Presque tout semble y contribuer  : la prononciation, les
affiches retranscrites, les goûts alimentaires étranges, le vin, le champagne
et les conséquences de l’alcool. Le buveur prussien étanche sa soif avec du
« Champagne et sang ! » D’autres traits contribuent à parachever le portrait
de l’occupant : le monnayeur allemand, les convictions religieuses, le type
germanique, qui va de la grâce tudesque des « Yankee de l’Allemagne »
au « petit bonhomme maigrelet » qui n’était autre que le prince Adalbert
114. Édouard FOURNIER, Les Prussiens chez nous, Paris, Dentu, 1871, p. 5-42.
115. Jean-Pierre CALVIGNAC, op. cit., p. 341.
116. Jean-François TANGUY (éd.), Ton père et ami dévoué. Lettres de Jules Lelorrain, magistrat, à son
fils Édouard, médecin militaire, janvier  1867-septembre 1871, Rennes, PUR, coll. «  Mémoire
commune », 2013, p. 434.
117. Voir par exemple, dans une perspective plus globale, Reinhard JOHLER, Freddy RAPHAËL et
Patrick SCHMOLL (dir.), La construction de l’ennemi, Strasbourg, Néothéque, 2009, 324 p.

297
INSTRUMENTALISER

– le juif allemand 118. L’heure est à la multiplication des portraits à charge.
Le Prussien incarne bien souvent à la fois les Allemands du Nord et les
Allemands du Sud, les Bavarois et, dans une moindre mesure, les Badois 119.
Après la guerre, lorsqu’en 1877 est édifié à Champigny-la-Bataille, dans
le département de Seine-et-Oise, un mémorial regroupant les corps de
15 000 fantassins des deux côtés, deux tiers de dépouilles française et un
tiers d’Allemands, l’apaisement voulu est de courte durée. L’ossuaire ne
représente pas la paix et le pardon des anciens combattants, il devient le
symbole de revanche comme Paul Déroulède, le président de la Ligue des
Patriotes, le proclama à plusieurs reprises 120, notamment en décembre 1908
dans un discours célèbre, prononcé sur place, et dans lequel il annonce la
guerre future, la guerre inévitable, même si pour l’instant, regrette-t-il, la
Nation française ne sait pas encore haïr, mais cela viendra. Son auditoire
gagné par la prophétie haineuse songe que l’heure de la vengeance contre
les Prussiens et les Allemands sonnera bientôt 121.
Le Prussien est donc cruel et lâche car il a souvent peur. Dans les
pamphlets et les libelles, aux allures de cris d’impuissance, il est encore
affirmé que l’ennemi ne respecte ni le droit ni les lois de la guerre. La
réception de ces multiples écrits et paroles rapportées, foisonnants et variés
dans l’espace, atteste d’une grande variété, mais converge, avec de multiples
nuances et réserves vers la « haine nécessaire ». Dès le 4 août 1914, la terreur
suscitée par l’invasion lui donne raison. Il est vrai que lors des trois premiers
mois de la guerre, comme l’ont montré John Horne et Alan Kramer, près de
6 500 civils, Belges et Français ont trouvé la mort, volontairement exécutés,
parfois dans des conditions affreuses 122.
L’abondante littérature, mais aussi cartes postales et dessins, sur les
atrocités allemandes et les crimes des boches suffisent à l’illustrer 123. Jean
Richepin, souvent cité pendant le conflit, avait écrit dès 1914 que les
soudards qui ont commis toutes sortes d’horreurs sont dépassés par des
écrivains, des philosophes, des professeurs qui « approuvent ces tortion-
naires ». Avec leurs propres armes, ils rendent un culte à l’« Évangile du
massacre 124 ». Le seul recensement des écrits de dénonciation donnerait une
liste considérable entre les « poèmes de guerre », les « simples histoires »,

118. Jean-Pierre CALVIGNAC, op. cit., p. 354.


119. Édouard FOURNIER, op. cit., p. 7 et p. 60.
120. Le Petit Parisien, 4 décembre 1892.
121. Paul DÉROULÈDE, Champigny-la-Bataille, Propagandes, 1882-1912, Paris, Bureau de la Ligue et
du drapeau, s. d., p. 48 et p. 81.
122. John HORNE et Alan KRAMER, 1914. Les Atrocités allemandes. La vérité sur les crimes de guerre en
France et en Belgique, Paris, Tallandier, coll. « Texto », 2011, 674 p.
123. Outre le livre de John Horne et Alan Kramer, cité à l’instant, voir Christophe PROCHASSON, « Sur
les “atrocités allemandes” : la guerre comme représentation », 14-18. Retours d’expériences, Paris,
Tallandier, coll. « Texto », 2008, p. 97-121 ; et Stéphane AUDOIN-ROUZEAU, L’Enfant de l’ennemi
(1914-1918). Viol, avortement, infanticide pendant la Grande Guerre, Paris, Aubier, 1995, 222 p.
124. Jean RICHEPIN, « La Haine », Le Petit Journal, 13 octobre 1914.

298
DE LA HAINE SAINTE À LA HAINE NÉCESSAIRE

les monographies régionales, les témoignages recueillis. Il existe bien un


genre particulier, hybride qui ne relève pas tout à fait de la propagande. Le
petit livre de Mgr Hersher sur l’Alsace en constitue un bon exemple. Les
atrocités allemandes se multiplient quasiment « à l’infini », entre une petite
fille tuée sans raison, si ce n’est pas « la joie de faire le mal », les concours
de cruauté où ils vont « pouvoir satisfaire leur haine et leur soif » comme
jeter des braises dans la plaie ouverte d’un malheureux. La visée ici consiste
à dénoncer les atrocités et les cruautés afin qu’il « en soit fait état au jour de
la reddition des comptes et du châtiment suprême 125 ». Les souvenirs du
lieutenant Jacques Péricard, Debouts les morts !, confirment cet état d’esprit
dans lequel l’émotion et l’indignation suffisent comme horizon de la haine.
Quand un « boche » est abattu la « joie dilate nos fibres ». Les boches sont
bien les agresseurs, ils mènent une guerre « inhumaine, horrible, brutale,
carnassière ». Au final, « si les Boches savaient quels trésors de haine nous
accumulons pour eux dans nos cœurs, ils seraient épouvantés par leur
opulence 126 ». Par la suite, certains romans peuvent être considérés non
comme reflétant la haine des Allemands mais comme illustrant la haine
de la guerre elle-même. Si la violence affleure, parfois euphémisée, la haine
semble absente. Elle est de temps à autre remplacée par un rejet ou d’une
aversion pour les cocardiers, les va-t-en-guerre, les nationalistes et les idéolo-
gies belliqueuses 127.

D’où vient la haine : la construction d’une archéologie

En 1871, à côté des textes présentés comme des témoignages, d’autres,


moins nombreux, analytiques et réflexifs, voient le jour. Théodor Fontane,
un des rédacteurs de La Gazette de la croix, auteur d’un livre de souvenirs,
donne cette année-là le point de vue du prisonnier de guerre à Domrémy,
cité dans d’autres ouvrages un peu plus tardifs qui cherchent à étayer la
thèse de la haine secrète des Allemands pour la France et les Français 128.
Toutefois, l’ouvrage le plus important est sans doute celui d’Émile
Beaussire, condisciple de Renan, membre de l’Assemblée nationale, il sera
député de Vendée de 1871 à 1881 et membre de l’Académie des sciences
morales et politiques à partir de 1880. En 1871 donc, connu pour son livre

125. Mgr HERSCHER, À la Gloire de l’Alsace, Paris, Lethielleux, 1916, p. 71.


126. Jacques PÉRICARD, Debout les morts ! Souvenirs et impressions d’un soldat de la Grande Guerre, Paris,
Payot, 1918, p. 56 et p. 87.
127. Maurice RIEUNEAU, Guerre et révolution dans le roman français de 1919 à 1939, Paris, Klincksieck,
coll. « Bibliothèque du XXe siècle », 1974, 627 p. Voir aussi Jen KAEMPFTER, Poétique du récit
de guerre, Paris, José Corti, 1998, 292 p. Voir encore Nancy Sloan GOLDBERG, En l’honneur de
la juste parole : la poésie française contre la Grande Guerre, New York/San Francisco/Paris, 1993,
412 p. Voir encore bien sûr Antoine PROST, Les Anciens combattants et la société française, t. 3 :
Mentalités et idéologie 1914-1939, Paris, PFNSP, 1977, 3 vol.
128. Victor TISSOT, Voyage au pays des milliards, Paris, E. Dentu, 1875 (6e éd.), p. 334.

299
INSTRUMENTALISER

couronné par l’Académie, La liberté dans l’ordre intellectuel et moral 129, il est
professeur de philosophie à Paris, au Lycée Charlemagne. La première partie
de son ouvrage sur La guerre étrangère et la guerre civile en 1870 et 1871 est
une étude sur la haine nationale entre la France et l’Allemagne qu’il faut lire
la plume à la main. C’est un essai sans équivalent. Plongeant dans le passé,
il examine les haines traditionnelles. Vis-à-vis de l’Allemagne, il ne voit rien,
à peine de « petites différences 130 ». L’animosité durable et particulière qui
échappe à la sphère de la « haine générale » est celle qui vise l’Angleterre et
ses habitants au point que « la haine que nous leur portions semblait faire
partie de notre patriotisme 131 ». La thèse présentée et développée, reprise
également par d’autres auteurs, dont Ernest Lavisse, est celle d’une passion
extrême et cachée, révélée par la guerre qui jette les masques à terre. La
guerre, indépendamment de la conjoncture, vient d’une immense haine que
l’Allemagne éprouvait pour la France, haine qu’elle a laissé gonfler, qu’elle
a encouragée et qui s’est étendue à toute la société allemande. L’Allemagne
est donc responsable de la guerre et n’attendait que le moment favorable
pour déclencher les hostilités.
Pour ses lecteurs, pour lui-même et pour l’avenir, Émile Beaussire, qui
fut considéré comme un esprit ardent, indépendant, talentueux et profond,
un des fondateurs de l’École libre des sciences politiques en 1872 132, entre-
prend d’abord de rechercher l’« origine de la haine des Allemands contre les
Français ». Mais, pour retracer cette généalogie, il importe d’aiguiser son
esprit critique et de se méfier de la manière dont, en 1871, les « savants de
Berlin » revisitent le passé pour reconstruire l’histoire au point d’introduire
désormais des « souvenirs », qui n’en sont pas, d’une animosité durable,
de conflits, de ressentiments, de massacres appelant vengeance, de rivali-
tés d’ambition. En réalité, c’est seulement au milieu du XVIIIe siècle que
« se sont produits les premiers germes de la haine dont nous ressentons
aujourd’hui les effets 133 ». Pour Émile Beaussire, c’est la littérature qui
est responsable de cette naissance. Les hommes de lettres ont ourdi un
véritable complot visant à retourner l’opinion publique. Ils ont construit un
système de représentations, diffusé dans l’ensemble de la société et devenu
en quelques années hégémoniques.
Tandis que le «  goût français régnait sans partage  » au siècle des
Lumières, un auteur comme Gotthold Ephraim Lessing, à la fois essayiste,
dramaturge et fabuliste, se livrait à une véritable entreprise de sape. Il

129. Émile BEAUSSIRE, La liberté dans l’ordre intellectuel et moral  : études de droit naturel, Paris,
A. Durand et Pedone-Lauriel, 1866, 500 p.
130. Sur cet aspect du « narcissisme des petites différences » entre nations, voir Sigmund FREUD, Malaise
dans la culture, Paris, Garnier-Flammarion, 2010 [1930], chap. V et VI.
131. Émile BEAUSSIRE, La guerre étrangère et la guerre civile en 1870 et en 1871, Paris, Libr. Germer-
Baillière, 1871, p. 3.
132. Funérailles de M. Beaussire, Discours de M. Boutmy, Paris, Impr. Firmin-Didot et Cie, 1889, p. 1.
133. Émile BEAUSSIRE, op. cit., p. 7.

300
DE LA HAINE SAINTE À LA HAINE NÉCESSAIRE

raillait la médiocrité des romans français, entendait déboulonner Corneille


et détrôner Voltaire. Toutefois, si le terrain fut préparé, cela ne suffisait
pas. C’est avec la Révolution française que s’est accomplie « la transforma-
tion d’une haine littéraire en une haine nationale ». Pour la comprendre,
écrit-il, il faut lire Goethe qui, dans Hermann et Dorothée, se fait le porte-
parole d’un sentiment collectif. Avec la Révolution et l’Empire, toutes les
promesses et toutes les espérances ont été bafouées au point que « les chefs
se jettent sur nous et nous pillent en grand, les inférieurs nous ravagent
et nous pillent en détail ». De la sorte, personne ne les entend, et dans le
silence, les sentiments connaissent une transformation profonde : « Alors la
douleur et la colère emplirent les âmes les plus calmes ; chacun n’eut qu’une
pensée, tous jurèrent de venger l’injure commune et la perte amère de nos
espérances doublement trompées. » Depuis, la haine couve, renforcée par
les uns et les autres, espérant une explosion sans savoir qu’elle forme elle
pourra prendre. Au bout de compte, la France apparaît bien comme une
victime, elle qui pendant tout ce temps n’a pas haï l’Allemagne. Aussi, c’est
bien cette dernière qui « seule portera devant l’histoire la responsabilité
de la haine continue et croissante qu’elle nous a gardée depuis la chute
de Napoléon Ier 134 ». Par l’entremise de plusieurs canaux, dont la littéra-
ture et la philosophie, la haine ne cesse de progresser et s’appuie sur trois
affirmations : la supériorité de « la race germanique » sur toutes « les races
européennes » ; la supériorité de la nation allemande sur toutes les nations
d’origine germanique » ; et « la consécration de cette double supériorité ».
Martelées pendant plus de cinquante ans, elles ont permis, en donnant le
vrai pouvoir aux militaristes, de « discipliner la nation dans la haine de la
France 135 ». Désormais, il n’est plus possible de revenir en arrière. La haine
est là et « elle légitime nos souvenirs de deuil et d’humiliation ». Elle reste
malgré tout difficile à glorifier, surtout sous la plume d’un philosophe à la
personnalité bien affirmée, doux et presque timide, mais d’une conviction
inébranlable, qui est resté à Paris, pendant le siège. Aussi Émile Beaussire
trouve-t-il un argument imparable qu’il étoffe, développe, répète, mais se
trouve énoncé en une phrase : « La haine, disent les philosophes, est fille
de l’amour : lorsqu’elle prend naissance dans l’amour de la patrie, elle est
ennoblie par son origine. » Sentiment vil et misérable, elle est donc trans-
figurée par le patriotisme. Elle devient « l’âme d’une nation ». Il est donc
possible de l’accueillir, de lui faire une place et de s’y abandonner car elle
n’est ni mesquine ni envieuse. D’autant que la haine patriotique n’est que
la riposte à la haine agressive et brutale de la haine des Allemands. Et c’est
donc, ajoute l’essayiste, malgré nous qu’elle « est entrée dans nos cœurs »
et c’est encore, malgré nous, qu’elle « s’y maintient en faisant violence à

134. Idem, p. 16-17.


135. Idem, p. 27-36.

301
INSTRUMENTALISER

tous nos sentiments » 136. Reste que, élevée et magnifiée, elle est considérée
comme une promesse pour l’avenir et s’avère ainsi nécessaire et légitime.
D’autres écrits donneront des versions complémentaires ou dissemblables,
mais le récit de voyage au pays des milliards de Victor Tissot est sans doute le
plus significatif. Manifestement, il a inspiré Ernest Lavisse. Les Allemands se
sont préparés à l’invasion, ils ont parcouru la France, « épiant partout ». Avec
le type de guerre qu’ils ont conduit, ils ont perdu une part de leur humanité
car l’Allemagne a abandonné ce qui faisait sa grandeur. Elle est « sortie de
sa voie civilisatrice et humaine » pour revenir en barbarie. Désormais, elle
ne croit plus qu’au « triomphe suprême du canon ». Lorsqu’il traverse le
Rhin, Victor Tissot constate que les Francfortois ne supportent pas les défilés
des casques à pointe mais qu’ils éprouvent une « haine farouche et loyale à
l’égard de la Prusse ». Rendu sur place, il découvre, notamment à Leipzig,
que la guerre n’a rien réglée car « les souvenirs, les monuments, les fêtes
populaires, tout entretient ici la haine contre la France, “l’erhfeind” comme
on l’appelle, l’ennemi héréditaire 137 ». Plus loin, il n’aperçoit aucun signe
d’apaisement. Bien au contraire, il a l’impression que partout il s’agit de
« maintenir au même degré de calorique la haine contre le vaincu 138 ». Au
bout du compte, indépendamment des sensibilités et des lectures, le princi-
pal responsable de la guerre est bien la haine allemande, rancunière, âpre,
hautaine furieuse, profonde, hostile, inassouvie 139. Tout concourt à renforcer
l’image de l’ennemi national allemand, qui se construit en miroir par rapport
à l’autre, l’ennemi national allemand 140.
Pour autant, lorsque la République est solidement installée, lorsque la
situation internationale devient de plus en plus tendue, lorsque le coup
d’Agadir au Maroc, en 1905, met sur le devant de la scène des inquiétudes
anciennes, l’immense majorité de la population et des partis ne prédisent
pas un retour du bellicisme. Avant le 1er août 1914, les rassemblements
patriotiques ne font guère recette 141. La résignation plus que l’enthousiasme
l’emporte même lors de la déclaration de guerre : « La ville était paisible
et un peu solennelle […]. La tristesse qui était au fond de tous les cœurs
ne s’étalait point 142. » Et l’impression dominante, comme en 1870-1871,
est bien que la France est victime d’une agression imméritée. Dès lors, les
Annales de la haine vont pouvoir se noircir. Le récit des atrocités allemandes
remplace celui des atrocités prussiennes. Prenant essentiellement appui
136. Idem, p. 41-49.
137. Victor TISSOT, Voyage au pays des milliards, Paris, E. Dentu, 1875 (6e éd), p. 125.
138. Idem, p. 330.
139. Plus tard, Henri GIRARD précisera qu’il s’agit de « la vieille haine conçue contre nous par la Prusse
féodale », Histoire illustrée de la IIIe République, Paris, Librairie contemporaine, 1884, p. 83.
140. Michael JEISMANN, op. cit., p. 5-30.
141. Jean-Jacques BECKER, Comment les Français sont entrés dans la guerre, contribution à l’étude de
l’opinion publique printemps-été 1914, Paris, PFNSP, 1977, 637 p.
142. Marc BLOCH, Souvenirs de guerre, dans L’Histoire, la Guerre, la Résistance, Paris, Gallimard, 2006,
coll. « Quarto », p. 120.

302
DE LA HAINE SAINTE À LA HAINE NÉCESSAIRE

sur la période courte qui s’échelonne d’août à octobre 1914, il se nourrit


d’autres exactions et de la perpétuation du traumatisme des trois premiers
mois de la guerre 143. Les représentations, par les mots et l’iconographie, des
viols, des mutilations et surtout des mains coupées vont se déployer avec
une très forte charge émotive, consolidant le « sentiment noir » à l’égard
des barbares sans visage 144. Si quelques voix se demandent quelle est à
nouveau la part de l’exagération, de l’invention et du « bourrage de crâne »
afin de mieux faire haïr son ennemi, peu importe. Dans les représentations
collectives, avec certes des différences dans le temps et dans l’espace, sur le
front et à l’arrière, le « boche » devient très largement une figure haïssable
et un ennemi immonde et cruel 145.
En 1918, Édouard Poulin dénonce les « vendus de l’encrier » tout en
précisant qu’il n’est pas lui-même un « bourreur de crâne ». S’il prend la
plume c’est pour mettre en garde contre les « pièges de la bocherie 146 ». De
son côté, le commandant Henri Carré publie La Haine nécessaire, préfacée
par Jean Richepin : « Tant que le Boche restera le Boche, c’est-à-dire jusqu’à
ce que la Terre refroidisse, sa haine contre le monde entier demeurera
éternelle 147. » Bref, en 1918, « l’Allemand hait par instinct, par atavisme,
par éducation, par culture 148 ». La haine chez « cette race maudite » est
partout, envahissante, à l’école, dans les sermons, dans les chants, dans
les images, et même dans les choses. L’Allemagne est un bloc de haine.
Seul un sentiment aussi profond et tenace peut lui être opposé. Il faut
donc apprendre à haïr, à encourager la haine universelle contre l’agresseur
et surtout se montrer capable de pérenniser la haine française car « notre
haine a lancé des étincelles brillantes, des lueurs vives mais courtes, feu
de sarments à la durée de météore, et non flamme sacrée qu’entretient
l’huile pieuse du souvenir 149 ». L’ouvrage reprend nombre d’arguments
déployés depuis 1870. La haine de l’Allemagne s’avère inexpiable et seule
une vendetta nationale ou un assemblage des haines internationales pourra
la contenir. Progressivement, d’autres voix se feront entendre et les discours
de haine, même « clairvoyante », se raréfieront.
Mais pour René Mathis qui écrit au début des années 1920, dans un
développement pondéré et réflexif, ce sont bien les excès du patriotisme
allemand qui sont à l’origine de l’intensification des haines internationales.
En effet, écrit-il, la guerre met aux prises des soldats qui ont bénéficié d’une
éducation particulière, renforçant à l’aide du « bourrage de crâne » des
143. John HORNE et Alan KRAMER, op. cit., p. 605.
144. Idem, p. 298-336.
145. Voir par exemple, « La mobilisation Civile en Bochie », L’Anti-Cafard, Revue antiboche publiée
très irrégulièrement, no 27, 5 décembre 1916.
146. Édouard POULAIN, Aux Poilus ! Contre la démoralisation, Champagnole (Jura), Chez l’auteur,
1918, p. 26.
147. Henri CARRÉ, La haine nécessaire, Paris, Maréchal éditeur, 1918, p. 42.
148. Idem, p. 43.
149. Idem, p. 75.

303
INSTRUMENTALISER

prédispositions belliqueuses : « La mentalité allemande de 1914 a montré


notamment combien un patriotisme peu libéral et volontairement déformé
et passionné pouvait avoir de résultats pernicieux 150.  » D’une certaine
manière, pour l’auteur qui a connu le conflit, il y avait à l’œuvre, bien
avant la déclaration de guerre, un processus de « brutalisation » des esprits
qui n’a pas disparu 151. En effet, « journaux et revues rivalisaient d’orgueil,
d’envie, de brutalité et de sadisme. La haine était regardée comme une arme
et une force, on lui vouait un culte 152 ». De la sorte, elle se transforme,
devient presque invisible, mais se développe constamment. Pour un obser-
vateur extérieur à la société allemande, le polissage des mœurs, la marche
du progrès matériel, la mise en place d’un État providence, les progrès du
syndicalisme, l’essor de la presse ne sont que des leurres. Le vocabulaire
atteste que l’on est bien passé dans une autre configuration. De la sorte,
le développement de la civilisation, telle que décrite par Norbert Elias
s’accompagne aussi d’un mouvement de brutalisation larvée, préparant les
esprits à toutes sortes d’exactions : « La langue allemande alla même jusqu’à
composer, en prévision des délices de la guerre future, un mot nouveau
et révoltant, la Schadenfreude ou joie de nuire. La poésie et la musique se
firent une gloire de créer des chants de haine 153. » Après guerre, du côté
français, la propagande outrancière au service de l’état-major sera niée ou
minimisée. En revanche, on insistera sur les mensonges allemands, preuves
d’une duplicité haineuse. Aussi le « boche » occupe-t-il une place à part
comme le « pays boche » ou le « crabe austro-boche » 154. Celui qui s’est
compromis devient plus haïssable encore. Lors d’un procès, un accusé qui
fut condamné à mort par contumace en 1919 par le 3e conseil de guerre
de Paris, est jugé beaucoup plus tard, en 1933. L’un des témoins, devenu
commerçant, était pendant le conflit armé, attaché militaire à l’ambassade
de France à Berne, déclare que celui qui se trouve dans le box des accusés
« ne possédait pas un ami qui fût un Français de bon teint ou un Suisse
francophile », puis se tournant vers lui : « Vous savez bien comment les
soldats français de passage à Genève vous appelaient, monsieur Guilbeaux.
Ils vous appelaient Guilboche. (sensation) 155. » Dans le procès des sœurs
Schmidt, jugé la même année, l’une des accusées, Philomène, à la suite de la
déclaration d’un témoin, se lève, furieuse. Elle s’écrie : « Jamais, je ne parle
de la Vierge. Mais ça ne fait rien, je suis la Boche ; tapez sur elle, allez-y 156. »
150. René MATHIS, La haine, Nancy, Société d’impression typographique, 1927, p. 43.
151. Sur la brutalisation, George MOSSE, De la Grande Guerre au totalitarisme : la brutalisation des
sociétés européennes, préface de Stéphane Audoin-Rouzeau, Paris, Hachette, 1999, 291 p. Voir aussi,
pour certains développements, André RAUCH, « Violence, brutalité, barbarie », Ethnologie française,
t. XXI, 1991, p. 221-349.
152. René MATHIS, op. cit., p. 45.
153. Henri CARRÉ, op. cit., p. 76.
154. Maurice BARRÈS, Le suffrage des morts, Paris, Émile-Paul frères, 1919, p. 259 et p. 285.
155. Géo LONDON, Les grands procès de l’année 1933, Paris, Éditions de France, 1934, p. 10.
156. Idem, p. 269.

304
DE LA HAINE SAINTE À LA HAINE NÉCESSAIRE


Les haines saintes, légitimes, nécessaires sont une manière de dire que
l’histoire n’a pas été prise en considération. Chacun a vécu dans l’instant
présent sans se pencher sur le passé. De la sorte, leurs porte-parole affirment
que la généalogie historique prise en compte jusqu’à aujourd’hui n’est pas
la bonne et qu’il faut revisiter l’histoire, accorder de l’importance à tel
événement oublié et donner un nouvel éclairage aux faits, aux situations
et aux personnages du passé. Il ne s’agit pas de commémorer, mais de
mise en récit pour comprendre le temps présent : l’agression de la Prusse,
l’attaque allemande, le complot maçonnique ou protestant, le péril juif
ou la conspiration cléricale sont tous nés de sentiments haineux inaperçus
ou négligés. Dans le silence, une passion ardente, presque incandescente,
s’était développée.
La haine figure dans les discours, elle devient une énergie historique
permettant de comprendre à la fois les forces à l’œuvre et la réalité vivante.
Dans cette perspective, et en fonction des contextes, la haine, au niveau
individuel ou collectif, n’est pas perçue comme un débordement condam-
nable moralement, mais comme une force motrice indispensable. La haine
devient salutaire. Une fois épuisée, elle reflue mais ne disparaît pas, prêtre à
renaître avec une nouvelle vitalité. Les haines collectives qui veulent parler
au nom de la France ou de la nation française entendent proposer un idéal
supérieur : exclure pour secouer un joug ou préparer une revanche. Ce n’est
plus toutefois le discours de la guerre civile, mais un appel au sursaut pour
retrouver une sorte d’âge d’or.
Dans le même temps, quelques observateurs et acteurs prennent
conscience de la puissance de la haine lorsqu’elle est dirigée vers un objectif
clairement désigné. La haine qui entraîne des foules et fédère les passions
dispersées s’avère un terreau fertile. Il y a bien une tentative de captation
et de réhabilitation de la haine afin de regrouper et de faire accepter une
situation insupportable comme la guerre. La haine fait donc une entrée
fracassante. Pour la comprendre, l’« échelle d’efficacité 157 » est celle des
grands groupes humains ou des mouvements d’opinion d’ampleur, mais
les mécanismes qui la mettent en branle restent ceux que l’on observe à
l’égard des individus ou des groupes sociaux identifiés. Pour les contempo-
rains, du moins une partie d’entre eux, la haine mérite d’être chevauchée,
domestiquée, mise au service d’une cause comme l’illustre le bouillon-
nement de la société française et internationale après la Grande Guerre.
Cette période a pu être vécue comme un moment intense de soulagement
et de liesse. Mais l’éclat de la victoire a bien souvent un goût amer 158.

157. Paul RICOEUR, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Éditions du Seuil, 2000, p. 280.
158. Rémy CAZALS (dir.), 500 témoins de la Grande Guerre, Moyenmoutiers/Portet-sur-Garonne,
Éditions Midi-Pyrénéenne/Edhisto, 2013, 496 p.

305
INSTRUMENTALISER

Pour quelques observateurs, l’armistice puis les traités de paix excluent les
vaincus et augurent mal d’une société mondiale des nations. Pour autant,
les carcans de l’ancien monde semblent s’être desserrés au point d’être foulés
et réduits en morceaux épars. Quelques hommes et femmes célèbrent les
temps nouveaux et captent l’attention. Ils s’étourdissent, veulent profiter
d’une liberté inespérée et semblent bouleverser les normes vestimentaires
et culturelles. L’après-guerre connaît des haines nouvelles focalisées sur les
« fascistes italiens » et les « bolchévistes russes » 159, mais aussi sur les peintres,
les musiciens, les artistes sans oublier les « garçonnes », qui ne respectent
pas les codes et alimentent parfois les fantasmes. Ces dernières ont pris la
relève, dans l’imaginaire collectif, des « idoles de la perversité 160 ». Elles
deviennent, pour quelques auteurs, des objets de railleries haineuses. Ce
ne sont plus des femmes soumises et des anges du foyer, mais des figures
masculines, des inverties et des « affranchies » 161.
Si une minorité, placée sous les feux de l’actualité, semble traverser un
monde virevoltant, « empli de soleil », le plus grand nombre, cependant,
donne l’impression de vivre dans un monde pesant qui s’épaissit d’année
en année, malgré quelques embellies. Le cataclysme de la guerre semble
insurmontable. Jean-Jacques Becker, tout jeune alors, grandi à l’ombre de
la Grande Guerre, puisque son père y avait participé, souligne fortement
que l’« on se rend mal compte aujourd’hui quand on fait l’histoire de cette
période, mais la guerre est alors partout, ne serait-ce que par les gueules
cassées que l’on rencontre souvent. Tous les hommes assez jeunes encore
sont des anciens combattants 162 ». Un roman comme celui de Marguerite
Audoux, qui fut couturière, travailla à la cartoucherie de Vincennes et exerça
différents emplois 163, l’illustre en partie. Le lecteur de 1920 de L’atelier de
Marie-Claire pouvait lire que « deux races se disputent le monde : l’une est
celle d’Abel ; l’autre, celle de Caïn le fratricide, le premier homme qui sentit
la haine bouillonner dans son sein 164… » Pour les contemporains, cette
vision du monde était assurément partagée. Elle pouvait être lue au premier
degré, un peu à la manière de certaines thèses anthropologiques ou crimino-
logiques, ou au second degré, comme une manière commode de décrypter
des personnalités que l’on pouvait rattacher à une famille. Le trait dominant
159. David CAUTE, Le Communisme et les intellectuels français, 1914-1966, Paris, Gallimard, 1967,
474 p. et Romain DUCOULOMBIER, La naissance du parti communiste en France, Paris, Perrin,
2010, 430 p.
160. Bram DIJKSTRA, Les Idoles de la Perversité. Figures de la femme fatale dans la culture fin de siècle,
Paris, Éditions du Seuil, 1992 [1986], 478 p.
161. Le célèbre roman de Victor Margueritte publié en 1922 a provoqué un énorme scandale et affûté
bien des traits vipérins. Voir Christine BARD, Les Garçonnes. Modes et fantasmes des Années folles,
Paris, Flammarion, 1998, 160 p.
162. Évelyne COHEN et Pascale GOETSCHEN, « Annette et Jean-Jacques Becker, deux regards sur la
Grande Guerre », Sociétés & Représentations, no 32, décembre 2011, p. 196-197.
163. Voir en particulier, Bernard-Marie GARREAU, Marguerite Audoux, La couturière des lettres, Paris,
Tallandier, 1991, 287 p.
164. Marguerite AUDOUX, L’atelier de Marie-Claire, Paris, Grasset, 1920, p. 159.

306
DE LA HAINE SAINTE À LA HAINE NÉCESSAIRE

qui a frappé les observateurs est sans conteste la haine non d’un individu
mais d’un phénomène massif : la guerre. Le caporal Louis Barthas, notait
dans son huitième cahier rédigé entre le 15 novembre 1915 et le 29 février
1916 : « Qui sait ! peut-être un jour sur ce coin de l’Artois on élèvera un
monument pour commémorer cet élan de fraternité entre des hommes qui
avaient l’horreur de la guerre et qu’on obligeait à s’entre-tuer malgré leur
volonté 165. » Cette haine de la guerre change d’intensité et de nature. À la
fin du conflit, comme des milliers, voire comme des millions, il l’éprouve
viscéralement, mais il désigne des responsables. Dans son dernier cahier qui
s’achève le 14 février 1919, il reçoit sa feuille de libération et commente :
« J’étais libre après cinquante-quatre mois d’esclavage ! J’échappais enfin
des griffes du militarisme à qui je vouais une haine farouche. » Et l’ancien
tonnelier, d’ajouter : « Cette haine je chercherai à l’inculquer à mes enfants,
à mes amis, à mes proches. Je leur dirai que la Patrie, la Gloire, l’honneur
militaire, les lauriers ne sont que de vains mots destinés à masquer ce que la
guerre a d’effroyablement horrible, laid et cruel 166. » L’expérience débouche
ici sur un pacifisme intransigeant qui bien que minoritaire sera actif 167.
La sensibilité « anti-guerrière » pouvant aller d’un « pacifisme martial »,
à un « pacifisme vulgaire », à un « pacifisme mystique », sans oublier un
« pacifisme à prétention patriotique » 168.
Eugen Weber qui connaît si bien la France des années 1930 169 citait
le polytechnicien Raymond Abellio né en 1907 qui faisait part de son
impossibilité de faire partager son expérience et les sentiments qui affec-
taient les « survivants » du conflit : « Nul aujourd’hui, ne peut prendre
la mesure de la virulence de nos haines et de nos rejets : le patriotisme
nous apparaissait comme le “mal absolu” 170. » Dans Ma dernière mémoire,
il ajoute à la haine des champs de bataille, du saccage des corps et de la
dévastation des esprits, la haine du patriotisme, assimilé à un chauvinisme
belliciste 171. L’expérience de la guerre, au front ou à l’arrière, marque à
jamais plusieurs générations, comme des « cicatrices rouges 172 ». Si nombre
d’hommes et de femmes meurtris ne veulent plus se laisser berner, nul
doute que la société française voit se côtoyer plusieurs générations qui ne
se parlent pas et qui ne parviennent pas à transmettre quelque chose à la
165. Louis BARTHAS, Les carnets de guerre, Paris, La Découverte/Poche, 1997 [1978], p. 216.
166. Idem, p. 551.
167. ERMENONVILLE, « Les munitions du pacifisme contre la guerre », La brochure mensuelle, janvier-
février 1933, 65 p.
168. Norman INGRAM (dir.), The politics of dissent: pacifism in France, 1919-1939, Oxford, Clarendon
Press, 1991, 366 p.
169. Eugen WEBER, La France des années 30. Tourments et perplexités, Paris, Fayard, 1995, 421 p.
170. Raymond ABELLIO, Ma dernière mémoire, t. I : Un faubourg de Toulouse (1907-1927), Paris,
Gallimard, 1971, p. 30.
171. Raymond ABELLIO, op. cit., 220 p. ; et Ma dernière mémoire, t. II : Les militants (1927-1939), Paris,
Gallimard, 1975 (1940), 315 p.
172. Annette BECKER, Les cicatrices rouges : 14-18, France et Belgique occupées, Paris, Fayard, 2010,
373 p.

307
INSTRUMENTALISER

suivante. Après la Première Guerre mondiale, si la question de la génération


marque autant les esprits c’est au regard de l’hécatombe de certaines classes
d’âge. L’écho que rencontre le livre de François Mentré sur les Générations
sociales 173 l’explique en partie. Déjà, un siècle plus tôt, Victor Hugo insistait
sur l’aspect générationnel. Les jeunes qui entrent en politique rencontrent
toutes sortes d’obstacles dressées par leurs aînés qui ne veulent ni s’effacer
ni leur faire de la place. Mais avec la Grande Guerre, le contexte est autre
car ils sont beaucoup moins nombreux. Ce sont les hommes nés entre 1891
et 1897 qui sont les plus touchés. La coupe sanglante est effroyable. Un
homme sur quatre n’a pas survécu, 300 000 sont mutilés et parmi eux
près de 15 000 gueules cassées se terrent ou exhibent un visage partielle-
ment reconstitué 174. Ceux qui auraient eu autour de trente ans en 1930
manquent souvent à l’appel. Il y a bien un abyme entre la génération qui
a connu la guerre de 1870, celle qui a été mobilisé en 1914 et celle qui
aura vingt ans en 1934. De surcroît, à partir de la fin des années 1920, la
place des Anciens combattants 175, le poids des mouvements pacifistes, les
idéologies xénophobes et les courants autoritaires se mettent en marche et
inaugurent une autre période, ou plus exactement un autre cycle.

173. François MENTRÉ, Les Générations sociales, Paris, Bossard, 1920, 472 p.
174. Sophie DELAPORTE, Les Gueules cassées : les blessés de la face de la Grande Guerre, Paris, Noêsis,
1996, 230 p.
175. Antoine PROST, Les Anciens combattants et la société française, 1914-1939, Mentalités et idéologie,
op. cit., t. 3.

308
Conclusion

Les sentiments haineux ont généralement besoin de temps. Ils doivent


s’inscrire dans la durée. Certains restent presque identiques, en intensité, et
à l’encontre du même objet. D’autres peuvent connaître des réagencements,
voire des déplacements. Ils s’inscrivent parfois à l’échelle d’une existence et
disparaissent alors avec le trépas des protagonistes. Ils peuvent aussi aller
au-delà de la mort. François Mauriac a été à la fois le romancier des haines
provinciales, mais aussi une sorte de directeur de conscience de son milieu
et de ses contemporains et le souligne à sa manière : « Il n’y a plus qu’à
attendre, désormais que la haine s’épuise ; comme elle est transmissible aux
enfants, une génération n’y suffira pas 1. » Portée par des hommes et des
femmes, la haine est le plus souvent une réponse à une situation perçue
comme menaçante ou inextricable. Elle est une adaptation à une crise qui
menace le couple, le groupe, le village, le quartier, la ville, la région, la
profession, la classe, le genre ou la nation. Ces différents acteurs, du plus
individuel au plus collectif, ont tenté d’apporter des réponses à la situation
qu’ils vivaient dans une société à la fois ouverte et instable. Sans doute
la haine relève-t-elle aussi d’une perte de confiance, pouvant être définie
comme un contrat et un ensemble de croyance. La haine devient alors une
stratégie permettant de « naviguer dans un monde où on se sent dépassé 2 ».
D’autres choix ou réponses émotionnelles étaient bien sûr possibles, mais
tandis que la haine est généralement présentée comme irrationnelle – c’est
le sentiment noir que l’on ne peut maîtriser et dont la finalité échappe à la
raison – elle est une réaction intentionnelle. La force des émotions consiste
bien à proposer, parfois intuitivement, une solution.

1. François MAURIAC, La Paix des cimes, Paris, Éditions Bartillat, coll. « Omnia », 2000-2010, p. 84.
2. Jan Philipp REEMTSMA, Confiance et violence. Essai sur une configuration particulière de la modernité,
Paris, Gallimard, coll. « NRF Essais », 2011 [2008], p. 63.

309
HISTOIRE DE LA HAINE

Retrouver la haine
La haine ne dispose pas d’un territoire ferme qu’affectionnent les histo-
riens. Elle ne bénéficie pas davantage d’un atelier observant les affronte-
ments hostiles, comptabilisant les rages incandescentes, recueillant les récits
de personnalités animées du besoin impérieux de haïr et les souvenirs de
celles dont l’existence s’est trouvée bouleversée. Les hommes et les femmes
n’ont guère pris soin de la faire parler, y compris les poètes et les psychiatres,
contrairement à la joie ou même l’ennui 3.
Les pages précédentes étaient guidées par quelques questions simples :
peut-on retrouver la haine ? sous quelle forme ? Comment peut-on l’inter-
préter et qu’apporte-t-elle, si on ne la réduit pas à son étymologie, à la
compréhension des sociétés ? Avant de revenir sur ce questionnement, sans
doute faut-il évoquer, partiellement, une atmosphère, celle des années 1920
commençantes. Elles constituent, de manière inversée, une sorte de modèle
d’intelligibilité du fait haineux rendu possible par l’examen de ce que les
historiens appellent le grand XIXe siècle. Le 14 juillet 1919, sous l’arc de
Triomphe, Joseph Kessel fait son premier reportage. Il est frappé par la
foule populaire, immense, admirable et calme, il partage avec elle la joie
de vivre concentrée en une journée 4. Nul doute que si certaines périodes
connaissent une succession de « grandes joies », d’autres connaissent de
« grandes haines ». Mais comment faire le récit du « sentiment noir 5 », si ce
n’est par l’entremise des hommes et des femmes du passé ? L’anthropologie
bouscule parfois les historiens et dessine d’impérieuses limites à la narration
explicative : « On pourrait dire – le paradoxe a ses vertus – que, par l’exer-
cice certes légitime et indispensable de la critique historique, nous engen-
drons un récit neutre et objectif qui est, à certains égards, moins “vrai”,
puisqu’il est par définition tel qu’aucun des acteurs ne l’a énoncé ni n’a pu
l’énoncer 6. » Sans doute existe-t-il un nœud épistémologique indépassable
entre l’attention portée aux discours, aux gestes et aux émotions des prota-
gonistes du passé que l’on veut étudier et la restitution par un tiers extérieur
d’une séquence particulière comme une guerre ou d’une émotion durable
comme la haine. De 1830 à 1930, l’individualisation et les exigences en

3. Voir le beau livre collectif de Pascale GOETSCHEL, Christophe GRANGER, Nathalie RICHARD et
Sylvain VENAYRE (dir.), L’ennui. Histoire d’un état d’âme (XIXe-XXe siècle), Paris, Publications de la
Sorbonne, 2013, 317 p.
4. Joseph KESSEL, Reportages, Romans, présentation de Gilles Heuré, Paris, Gallimard, coll. « Quarto »,
2010, p. 263.
5. Expression de Jean-Paul SARTRE dans L’Être et le néant, publié en 1943. Elle est utilisée aussi comme
synonyme de haine par Théophile Gauthier comme nous l’avons vue dans le prologue du présent
livre « Penser et comprendre ».
6. Jean BAZIN, Des clous dans la Joconde. L’anthropologie autrement, Toulouse, Anacharisis, 2008, p. 294.
Voir aussi Alban BENSA, La fin de l’exotisme. Essais d’anthropologie critique, Toulouse, Anacharis,
2006, p. 357.

310
CONCLUSION

matière de « privacy » s’accroissent dans tous les milieux 7, le je, ou le nous


restreint, l’emportant sur le nous élargi. Les autobiographies, les témoi-
gnages, les correspondances privées progressent à un rythme soutenu 8. Elles
prennent aussi la forme d’une stigmatisation du nom et parfois d’un déni
de l’identité 9. Mais les haines apparaissent rarement à visage découvert, le
plus souvent, elles sont dépourvues de discours de légitimation. La plupart
d’entre elles n’ont laissé que des traces édulcorées ou des impressions, des
mots qui veulent dire autre chose ou des expressions qui, sans la nommer,
en parlent.
Les haines ordinaires et individuelles jouent un rôle dans la circula-
tion et l’acception d’une haine qui les dépasse. Aussi, est-elle bien une
force désorganisatrice à l’image des métiers compagnonniques ; une force
de destruction implacable à l’instar du sort réservé aux Communards ; une
forme d’impuissance lors de la défaite de 1870 et de « jubilation » comme
en 1918. Elle construit aussi des figures haïssables comme celles des femmes
exclues de la citoyenneté et tenues à l’écart de nombre d’emplois et de
responsabilités. La méfiance et l’hostilité envers les étrangers, les juifs et
les « rouges » permettent de donner à la hargne diffuse la possibilité de
se «  décharger  » contre un bouc émissaire tenu pour responsable de la
souffrance et des malheurs du temps, et de se débarrasser de tensions et
d’inquiétudes devenues intolérables. Dans tous les cas, les haines servent de
ciment, soit pour consolider des convictions, soit pour souder des groupes
plus ou moins larges. Elles font une large place aux affabulations et aux
reconstructions afin de se donner le beau rôle et, dans tous les cas, accordent
une large place aux pensées de destruction d’un objet qu’ils ne contrôlent
pas. Les haineux désirant mettre en pièces, par l’imagination ou par des
actions concrètes, un ennemi intime ou quasiment inconnu.
Des contemporains ont voulu l’instrumentaliser, désigner un ennemi
à haïr et donner un cours nouveau accepté par le plus grand nombre. Les
discours haineux, en circulation, repris et réactualisés, sont à leur tour
appropriés par un nombre grandissant d’hommes et de femmes sans que
la recherche puisse bénéficier de « retours d’expériences 10 », car il est diffi-
cile de rendre compte du volatile, du fugace de l’impalpable, même s’ils
sont vécus, ressentis et partagés par un très grand nombre d’hommes et de
7. Alain CORBIN, « Le secret de l’individu », Philippe ARIÈS et Georges DUBY (dir.), Histoire de la
vie privée, t. 4 sous la direction de Michelle PERROT, De la Révolution à la Grande Guerre, Paris,
Éditions du Seuil, 1985, p. 419-503.
8. Denis BERTHOLET, Les Français par eux-mêmes, 1815-1885, Paris, Olivier Orban, 1991, 362 p. ;
Roger CHARTIER (dir.), La correspondance. Les usages de la lettre au XIXe siècle, Paris, Fayard, 1991,
462 p.
9. Bruno BERTHERAT, « Liberté, égalité, identité : l’identification républicaine », Marion FONTAINE,
Frédéric MONNIER et Christophe PROCHASSON (dir.), Une contre histoire de la IIIe République, Paris,
La Découverte, 2013, p. 304-306.
10. Expression empruntée à Christophe PROCHASSON, 14-18. Retours d’expériences, Paris, Tallandier,
coll. « Texto », 2008, 431 p.

311
HISTOIRE DE LA HAINE

femmes du passé. Disséminées dans les souvenirs individuels ou la mémoire


collective, il n’en subsiste que des traces mnésiques, rendant improbable
la construction d’un paradigme indiciaire 11. Quelques rares sentinelles,
souvent éloignées de la mêlée, tentent de la saisir, de la décrire, d’en rendre
compte non pas pour en faire usage, mais pour la comprendre et, dans une
certaine mesure, la combattre. En mai 1927, Alain invente une fable. Un
personnage anonyme déclare avoir un terrible ennemi, qui lui ressemble
au point d’esquisser les mêmes gestes et sans doute les mêmes pensées. La
situation devient intenable, il ne dort plus, devient obnubilé par l’autre,
guettant une attaque, prélude à une guerre sans merci : « Il me craint, je le
vois bien, et, comme je sais ce que c’est que craindre, je sais qu’il me hait. »
À son interlocuteur, il finit par désigner l’homme qui le persécute ainsi.
Le narrateur ne peut contenir sa stupéfaction. Il s’agit tout simplement de
son ombre 12. S’il ne peut y avoir de mise à mort de soi dans cette scène,
à moins d’imaginer son propre suicide, le conte met en avant la détresse,
l’angoisse de celui qui est pris dans les rets de l’hostilité, l’insupportable de
la situation, mais aussi, par l’entremise de la chute de l’histoire, la question
de l’inachèvement de chaque être humain et, pour certains, leur amour de
la haine. Cornelius Castoriadis avait écrit qu’il faudrait que « nous soyons
capables de reconnaître et d’estimer correctement l’extraordinaire quantité
de haine contenue dans le réservoir psychique, que l’institution sociale n’a
pas pu, ou n’a pas voulu, canaliser vers d’autres objets 13 ». Cette haine,
ce besoin de haïr, ce « mimétisme haineux », nous les avons rencontrés à
tous les niveaux, dans la vie intime, dans l’existence privée mais aussi sur
les scènes nationales et européennes. La haine, sentiment, pulsion ou état
émotif, s’avère d’une plasticité presque infinie. Elle s’apparente bien à une
énergie psychique presque débridée mais ne peut se comprendre que dans
des contextes particuliers car, à chaque fois, elle prend une forme précise
dans une situation concrète. Passion ou sentiment, elle se caractérise aussi
par des signaux physiques émotionnels, comme l’indiquent des travaux
récents des neurosciences 14, mais également des fictions plus anciennes :
« une sueur d’angoisse pâlissait son front que sa main tremblante effleu-
rait d’un geste machinal 15. » Reste qu’elle constitue bien souvent un piège
mortel. Le haineux, réduit à un individu ou à un groupe, fait de sa haine
une arme, oblige l’autre à réagir, à composer, voire à surenchérir. La haine

11. Carlos GINZBURG, « Traces, racines d’un paradigme indiciaire », Mythes, emblèmes, traces, Paris,
Flammarion, 1989, p. 139-180.
12. ALAIN, Propos, 1906-1936, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1956, p. 3.
13. Cornelius CASTORIADIS, « Les racines psychiques et sociales de la haine », Figures du pensable.
Les carrefours du labyrinthe, t. 6, Paris, Éditions du Seuil, 1999, p. 236.
14. Antonio DAMASIO, L’erreur de Descartes : la raison des émotions, Paris, Odile Jacob, 2010 [1995],
396 p.
15. Henriette LANGLADE, De l’Amour à la haine, Paris, Tallandier, 1930, p. 103.

312
CONCLUSION

ne laisse parfois pas d’autres possibilités que de haïr à son tour et d’être
happé dans une spirale funeste.
Elle offre aussi, à l’instar de l’événement, mais sans forcément son
« retentissement », une pluralité de sens 16. Bien souvent les sentiments et les
émotions sont ressentis, parfois partagés sous la forme d’une communion,
mais rarement mis en écrit. Ils se devinent dans les scories des textes, dans
les blancs des matériaux narratifs, dans les couleurs d’une argumentation,
dans les vides ou les excès des témoignages. Sans doute peut-on considérer
que la haine, du moins à son premier stade, est un « événement muet 17 »
qui, par la suite, se manifeste par des pensées, des actions, des déclarations
plus ou moins tonitruantes.

Un instrument de régulation
S’il est donc possible de retrouver la haine, de lui redonner un rôle et
un sens, il est, en revanche, plus difficile, d’adopter une mise en intrigue 18.
Comment la raconter, quelles approches et niveaux convenait-il de retenir ?
Le premier éclairage était celui des figures haïssables. Mais on peut se
demander, au-delà de celles examinées au début du présent ouvrage, si
les « ventres mous », les modérés, ceux qui, discrets et falots, se tiennent à
l’écart peuvent aussi être l’objet de la haine, sentiment particulièrement fort.
Dans la première moitié du XIXe siècle, les propos peu amènes sur le juste
milieu ou les « bons pères de famille » peuvent prendre la forme de plaisan-
teries ou d’insultes. À la Belle Époque, mais aussi dans les années 1920,
les indécis, les modérés et les « neutres » ne sont pas toujours épargnés
car considérés comme des complices de la situation existante. Georges
Darien, dans L’ennemi du peuple, le dit à sa manière. Pour lui, la neutralité
et l’innocence n’existent pas, tout le monde a sa part de responsabilité et
ceux qui n’entrent pas dans la mêlée, acceptent leur sort, sont méprisables
et haïssables, en deux mots : le peuple, c’est-à-dire « cette partie de l’espèce
humaine qui n’est pas libre, pourrait l’être, et ne veut pas l’être ; qui vit
opprimée, avec des douleurs imbéciles ; ou en opprimant, avec des joies
idiotes ; et toujours respectueuses des conventions sociales 19 ». Sont désignés
ainsi « la presque totalité des Pauvres, et la presque totalité des Riches. C’est
le troupeau des moutons et le troupeau des bergers ». Plus personne ne peut
16. François DOSSE, Renaissance de l’événement. Un défi pour l’historien : entre sphinx et phénix, Paris,
PUF, 2010, p. 317-322.
17. Vincent DESCOMBES, Le même et l’autre, Paris, Éditions de Minuit, 1979, p. 216.
18. Parmi une production abondante, voir bien sûr Paul RICOEUR, Temps et récit, t. 1 : L’intrigue et le
récit historique, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Essais », 1983, 406 p. ; Antoine PROST, Douze leçons
sur l’histoire, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points », 1996, 341 p. ; et le récent bilan historiogra-
phique, Christian DELACROIX, François DOSSE, Patrick GARCIA et Nicolas OFFENSTADT (dir.),
Historiographie I et II, Paris, Gallimard, coll. « Folio histoire », 2010, 1 325 p.
19. Georges DARIEN, L’ennemi du Peuple, no 9, 1er-15 décembre 1903, repris dans L’ennemi du Peuple,
Lausanne, L’Âge d’Homme, 2009, p. 122.

313
HISTOIRE DE LA HAINE

être dupe du « mensonge social ». Aussi, grâce à quelques individualités


seulement, l’être humain conserve « la faculté de haïr ». Mais « dès qu’un
être sait haïr, il cesse d’appartenir au Peuple 20 ». Dans cette démonstration,
la haine, ambivalente, serait à la fois le propre du genre humain, ce qui
lui permet de conserver sa dignité, mais n’est destinée qu’à une élite au
caractère trempé et à la qualité d’âme solidement forgée. Au total, personne
n’échappe à la haine, même si certaines figures sont plus systématiquement
et plus vivement l’objet d’une aversion radicale.
L’expérience de la haine permet d’examiner l’individuel et le social, et
de suivre, non pas forcément les interactions, mais les mécanismes haineux
qui, eux, présentent des traits communs et renseignent sur la psychologie
humaine. L’instrumentalisation de la haine ouvre un autre registre. Il ne
s’agit plus simplement de raconter, même sommairement, des relations
sociales conflictuelles, où la peur et la haine de l’autre dominent dans
certaines occasions, mais de saisir comment la manipulation et la propa-
gande haineuse se transforment en « gouvernance », assujettie à des fins
xénophobes et à des visées revanchardes. De la sorte, traiter de la haine ce
n’est pas procéder à une sorte de réification mentaliste, mais bien proposer
une approche de ce qui fait mouvoir les individus. La haine se présente
parfois aussi comme le seul choix possible. Pour ne pas être invisible ou
sombrer dans l’indifférence, sans doute est-il préférable de haïr. La haine
devient alors une ressource, une manière d’être au monde et une façon
d’avoir une emprise sur les autres
Certes, il existe d’autres ressorts et il ne s’agit pas de noircir le tableau
d’une humanité incorrigible et agressive, mais bien d’entrer dans des
univers mentaux et sociaux. Les étudier nécessite de prendre en compte un
autre effet de distorsion venant d’une impression de familiarité. L’actualité
immédiate en fournit de multiples exemples, allant de faits divers médiatisés
à des guerres civiles effroyables. À cause de cette familiarité apparente, elle ne
semble pas poser de problème d’interprétation puisqu’elle s’impose comme
une évidence. Mais il s’agit d’un effet d’optique, car la haine se comprend
dans un ensemble de contextes, celui de la famille déchirée, du voisinage,
de divisions politiques, de « discordes sociales »… Pour autant, toutes les
haines, au-delà des situations et des discours sur elles, se rejoignent sur un
point. Toutes dénient à l’autre un droit à la différence ou à une existence
autonome ; toutes veulent que l’autre soit confiné, rejeté ou anéanti. La
haine est bien la négation de ce qui fait l’identité d’autrui : le mari haineux
qui tue sa femme, l’habitant acariâtre qui ne supporte pas la présence de son
voisin, un avocat qui ne peut tolérer qu’une femme soit un confrère plus
habile, un patron pour qui un ouvrier est un ennemi mortel et qui le lui
rend bien, un publiciste qui théorise l’exclusion, un politique qui s’en saisit

20. Idem, p. 123.

314
CONCLUSION

pour proposer un nouveau modèle de société… La haine possède sa propre


logique et pourtant, à l’échelle d’un individu ou d’une nation, elle est un
« désastre intérieur 21 ». Mais force de désagrégation, elle est également, pour
un temps, un levier de cohésion et une forme de régulation sociale prenant
parfois la forme du désir de revanche, de la volonté de lutter contre une
menace, de conserver son identité, d’être préservé face aux bouleversements
annoncés, d’imposer son point de vue, d’exercer sa domination.

Régime et tonalité
Sans doute existe-t-il des « régimes haineux » au même titre que des
«  régimes d’émotions  », c’est-à-dire des moments particuliers, souvent
instables, qui surviennent une fois, et sont dominés par une impression
partagée 22. À côté des « régimes haineux », de façon simultanée et parfois
confondue, se mettent en place des « configurations haineuses » propres à
une poignée d’individus, à un groupe, ou encore à une situation. Souvent,
si elle semble s’assoupir, voire se fossiliser, la haine ne disparaît jamais totale-
ment. Elle a beau être construite, « artificielle », elle peut être rallumée et
devient alors à la fois troublante et inquiétante « parce qu’elle laisse entre-
voir d’exceptionnels mais terrifiants débordements » 23. Chaque action et
chaque émotion impliquent tout un monde. La période 1830-1930, même
si elle est traversée par deux grandes révolutions écrasées dans le sang et
par deux conflits armés, possède une unité ou du moins une cohérence.
Les transformations économiques, la construction de partis politiques, la
généralisation du salariat, le désenclavement des villes et des campagnes,
l’essor de la presse, l’affirmation d’une culture de masse et bien d’autres
aspects structurants lui donnent en effet une particularité. Les façons de
sentir, de s’émouvoir et surtout de haïr ne sont pas restées identiques même
si les mots pour la dire ont pu conserver une apparence semblable. La haine
ne saurait donc être qualifiée d’éternelle et être présentée comme décon-
textualisée. Mais davantage que les manières de faire ce sont les structu-
rations des haines publiques qui sont les plus marquantes pour saisir leur
historicité.
Julien Benda est aujourd’hui connu pour un livre, La trahison des clercs,
souvent vite lu et dont on ne retient le plus souvent que le titre. Et pourtant,
21. Jacques HASSOUM, Cet obscur objet de la haine, Paris, Aubier, coll. « Psychanalyse », 1997, 129 p.
22. Les régimes d’émotions n’ont pas donné lieu à une analyse globale, il convient toutefois de s’ins-
pirer des travaux de François HARTOG, en particulier Régimes d’historicité. Présentisme et expérience
du temps, Paris, Éditions du Seuil, 2003 et Évidences de l’histoire, Paris, Galaade, 2005. Voir toutefois
le livre pionnier de William REDDY qui évoque les régimes émotionnels, The Navigation of Feeling.
A Framework of Emotions, Cambridge, Cambridge University Press, 2001, 380 p. Voir aussi du
même auteur « Emotional Liberty: Politics and History in the Anthropology of Emotions », Cultural
Anthropology, vol. 14, 1999, p. 256-288.
23. Véronique NAHOUM-GRAPPE, Du rêve de vengeance à la haine politique, Paris, Buchet-Chastel, coll.
« Au fait », 2003, p. 29.

315
HISTOIRE DE LA HAINE

l’ouvrage est sans doute le livre le plus politique que l’on ait rédigé sur la
haine. Il est une sorte de grille de lecture lucide permettant de décrypter les
événements. Il ne s’agit pas d’un guide d’action, mais d’une sorte de posture
morale. Dans son autobiographie, il s’en explique à plusieurs reprises 24.
Publié pour la première fois en 1927, au moment où l’insouciance des
années 1920 s’estompe, voire s’est figée dans un passé presque révolu, le
livre semble prémonitoire et annonce un avant-guerre qui est difficilement
perceptible. En 1946, il sera réédité, précédé d’une préface substantielle qui
entend donner du sens à la période qui vient de s’achever mais qui n’était
que la poursuite des divisions, des conflits et des aversions, des égoïsmes des
années 1930. Si les clercs, c’est-à-dire « tous ceux dont l’activité, par essence
ne poursuit pas de fins pratiques 25 », ont trahi ce n’est pas seulement parce
qu’ils ont opté pour les honneurs et ont tiré de leur position des avantages
matériels. Pour comprendre l’ampleur et l’importance de la trahison, il faut
d’abord revenir aux passions politiques. C’est d’elles dont il est question
dès la première page. D’emblée, elles sont considérées comme négatives
car c’est par elles que « des hommes se dressent contre d’autres hommes
et dont les principales sont les passions de race, les passions de classes, les
passions nationales 26 ». Elles ne restent ni inchangées ni immobiles et, de
toutes parts, à l’échelle du monde, les hommes et les femmes « s’éveillent
aux haines sociales, au régime des partis, à l’esprit national ». Dans la société
française, la haine était jusqu’alors plutôt éparse, parfois dispersée et hétéro-
gène. Désormais, souligne Julien Benda, la haine a changé de caractère :
elle est devenue tout d’abord cohérente. Un siècle plus tôt, dans les années
1830, les « adeptes d’une même haine politique » ne parlaient pas d’une
voix, chacun ressentait et s’exprimait à sa manière. Dorénavant, les hommes
et les femmes ne haïssent plus « en ordre dispersé », ils forment « une masse
passionnelle compacte, dont chaque élément se sent en liaison avec l’infinité
des autres » au point de pouvoir constituer « un tissu de haine si serré 27 ».
En effet, la société est dorénavant formée de grands agrégats qui sont de
véritables « blocs de haine », prêts à entrer en collision les uns avec les
autres. On assiste donc à un processus dans lequel la passion d’un individu
rejoint «  des milliers de passions  » semblables à la sienne. De la sorte,
l’observateur attentif peut constater à la fois un mouvement de « cohérence
de surface » mais de « cohérence en nature », comme si chaque « bloc de
haine » se solidifiait et se densifiait. Et Julien Benda, qui adopte la posture
de l’observateur surplombant, se dit frappé par le fait que les « ennemis
du régime démocratique (je parle de la masse, non des cimes) manifestent

24. Julien BENDA, La jeunesse d’un clerc, Paris, Gallimard, 1936, 222 p.
25. Julien BENDA, La Trahison des clercs, Paris, Grasset, coll. « Les Cahiers Rouges », 1975 [1927],
p. 333, p. 166.
26. Idem, p. 135.
27. Idem, p. 136.

316
CONCLUSION

aujourd’hui une passion peu variée ». En effet, cette dernière se présente


bien comme un bloc de haine « peu affaibli par des manières personnelles
et originales de haïr ; combien les émotions dites antisémitisme, anticlérica-
lisme, socialisme, malgré les formes multiples de cette dernière, présentent
plus d’uniformité qu’il y a cent ans 28 ». Les tendances lourdes aboutissent
donc à un accroissement d’homogénéité et chaque bloc ainsi renforcé gagne
en virulence, au point que nul ne peut contester qu’une haine, en se préci-
sant, devient plus forte. Mais si le fond de haine est constant, solidement
établi, il existe aussi des périodes d’accalmies entrecoupées « d’explosions »,
assurément terribles et nombreuses. L’époque contemporaine, du moins
de 1830 à 1930, se caractérise donc par la disparition des haines vagues
et partielles au profit de quelques haines générales. Pour l’observateur des
siècles passés, le mouvement tendanciel apparaît net, tant il est vrai que des
haines ancestrales se sont évanouies : « la condensation des haines politiques
en un petit nombre de haines très simples et qui tiennent aux racines les
plus profondes du cœur humain est une conquête de l’âge moderne », mais
l’un des traits les plus originaux de la période contemporaine est bien « la
haine des possédants pour la classe ouvrière 29 ». Le texte est évidemment
à lire en fonction des préoccupations d’une époque mais il propose bien
une lecture dynamique. Après 1930, les observateurs peuvent constater
une montée de la xénophobie, la cristallisation de haines politiques qui
changent d’intensité même si les contemporains ne perçoivent pas encore
toutes les implications 30. Ce n’est parfois qu’a posteriori qu’il est possible
d’en prendre la mesure. Manifestement, il y a bien transformation d’une
émotion, voire basculement, qui s’accompagne aussi de codes narratifs
différents pour la coucher sur le papier.
Des « régimes haineux », et sans doute à l’intérieur des « sous-régimes »
ou des moments particuliers, peuvent s’imposer en plein jour, presque dans
l’instant, ou n’être révélés qu’en fonction de circonstances particulières.
Quelques personnalités ont eu le sentiment d’être des hommes charnières,
de vivre une transition entre deux périodes plus affirmées, ou bien d’avoir
vécu un moment révolu pendant lequel des sentiments et des émotions
profondes n’osaient pas se manifester au grand jour. Jean Zay, qui fut

28. Idem, p. 137.


29. Idem, p. 139.
30. L’année 1930 peut donc apparaître comme une année charnière. Les références à 1914 ou à 1918
sont rejetées ou oubliées. À la haine de la guerre, si prégnante, se sont substituées d’autres haines.
Presque partout des barrières invisibles semblent se dresser au point que chaque « communauté trace
ses limites et ne les laisse franchir à personne sans un passeport en règle, passeport de race, de classe
ou de parti », notait Benjamin CRÉMIEUX, dans Inquiétude et reconstruction (Paris, Gallimard, 2011
[1931], p. 38). La littérature se fait l’écho des grandes idéologies et du désabusement généralisé.
Des auteurs comme Jean Guéhenno, Emmanuel Berl ou André Malraux illustrent le dégoût, le
scepticisme, le cynisme, voire la « haine du monde », tant il semble évident que « le communisme
exclut le bourgeois du paradis prolétarien. Le fasciste répudie le libéral. Le bourgeois s’affirme en
tant que bourgeois ».

317
HISTOIRE DE LA HAINE

député radical-socialiste, puis ministre de l’Éducation nationale et des


Beaux-Arts du Front populaire, s’avère être un observateur remarquable.
Véritable écrivain, il donne pour lui-même et ses lecteurs des signes clairs
Dans Souvenirs et solitude, il évoque, à un moment donné, la faune secrète
qui correspond à un autre régime émotionnel que celui retenu pour le
présent ouvrage, mais illustre sa clôture :
«  Les hommes que nous étions en 1940 gardaient enfouis très loin en
eux-mêmes leurs sentiments essentiels, comme ces poissons énormes des
grandes profondeurs invisibles de la surface et dont on ne soupçonnait pas
l’existence. La tempête a semé l’agitation dans les eaux les plus calmes ; elle
a fait remonter au grand jour tout ce qui dormait dans les ténèbres : chacun
exhibe sa faune sous-marine. »
Un peu comme Michelet qui décrivit une tempête qui bouleversa le narra-
teur et le monde, Jean Zay, vit une épreuve et connaît une expérience de
dévoilement : « Quels spectacles inattendus se sont offerts aux yeux ! Que
de monstres hideux se dissimulaient sous les apparences de l’amitié, du
dévouement, de la loyauté, du patriotisme 31 ! » Parfois qualifiée de « passion
intraitable 32 », la haine peut donc, avant d’éclater, être totalement silen-
cieuse au point de sidérer ceux qui en sont les cibles ou les témoins, impuis-
sants ou complaisants. Aussi, un « régime haineux » particulier équivau-
drait à un moment singulier où des haines diverses convergeraient, mêlant
les rancœurs et les aversions individuelles aux exécrations collectives. De
la sorte, comme Marcel Mauss l’avait suggéré en 1926, dans la première
mouture destinée à ses étudiants de son célèbre manuel, se dessine une
« tonalité morale 33 » propre à une société, mais aussi à une époque. Pour
comprendre les sociétés du passé et celles du temps présent, il importe
de se mettre à l’écoute des plaintes journalières, des mots récurrents, des
perspectives du quotidien, des inquiétudes, des objets de détestation, des
aspirations, des promesses, des espoirs, en un mot d’une psychologie collec-
tive qui constitue une atmosphère.

Noirceur psychique
À lire les articles, les reportages de la presse d’opinion, et les correspon-
dances privées, nul doute que des malheureux sont menacés, pressurés ou
broyés par un adversaire impitoyable et égoïste. En 1928, Bertrand Russel
s’interroge sur le besoin de scepticisme. Pour lui, l’existence offre également
de multiples exemples du besoin de haïr : « Nous n’aimons pas être privés
d’un ennemi ; nous avons besoin de haïr quelqu’un quand nous souffrons. »
31. Jean ZAY, Souvenirs et solitude, introduction d’Antoine Prost, Paris, Belin, 2010 [1946], p. 447-448.
32. Jacques HASSOUN, Les passions intraitables, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 2000 [1993],
142 p.
33. Marcel MAUSS, Manuel d’ethnographie, Paris, Payot, 1947 [1926], p. 202.

318
CONCLUSION

Et d’ajouter : « Il est si déprimant de penser que nous souffrons parce


que nous sommes des imbéciles ; pourtant, si l’on considère la masse de
l’humanité, c’est cela la vérité. » Puis il poursuit, s’attachant plus particuliè-
rement à la vie politique et donnant l’exemple du traité de Versailles, au fait
qu’« aucun parti politique ne peut acquérir une forte influence sans exciter
la haine ; il doit toujours avoir quelqu’un à réprouver 34 ». Relisant le Capital
de Karl Marx, il y voit, en fonction de l’ordre des chapitres, une construc-
tion visant à exister une haine terrible et à « stimuler l’ardeur martiale
contre l’ennemi 35 ». De 1830 à 1930, la haine sans être interdite – il n’y
a pas de règles éthiques, de préceptes religieux ou d’instruction civique
qui la proscrivent ouvertement – n’est pas non plus librement autorisée.
Elle garde quelque chose de honteux. Ce n’est qu’à partir des années 1930
qu’elle change à la fois de registre et d’intensité.
Mais il existe encore, loin de la scène politique, d’autres haines qui ne
demandent qu’à se rencontrer, s’affronter, se vivifier, y compris entre généra-
tions, opposant les modernes et les anciens. Pour des personnages instal-
lés, tout ce qui apparaît nouveau constitue une menace, dérangeant des
habitudes, mettant en cause des certitudes : « Nous voyons chaque jour des
gens qui défendent communément l’esprit confondre l’éternel et le ranci,
et donner une haine méchante, agressive, diabolique, une haine de vieux à
tout ce qui naît et porte la promesse de demain 36. » Reproches, ressentiment,
aigreur, nourrissent les haines variées, interpersonnelles ou collectives.
La haine, indépendamment de son objet, apparaît souvent comme une
conviction qui entre en résonance avec les affects du moment. Le point de
départ consiste à décréter l’existence d’un problème : la « question conju-
gale », « la question sociale », la « question juive », la « question féministe »,
la « question bohémienne », la « question communarde », la « question
prussienne »… et d’organiser autour de chacune une riposte. Le problème
dévoilé est présenté comme objectif : il existe et il n’est pas besoin de le
démontrer. À partir de là, le monde peut être réorienté et chacun se trouve
conforté dans ses convictions qui ont alors des allures de croyances. Plus
elles sont fortes et plus elles se montrent imperméables à toute critique. La
logique n’a pas de prise et les raisonnements ne parviennent pas ébranler
les convictions. Les personnes haineuses présentent de fortes ressemblances
avec les fanatiques. Elles ne doutent pas. Leurs cibles, tantôt personnali-
sées, un ennemi nominal, tantôt diluée, une communauté vague comme
les bohémiens que les haineux ne sont pas capables de désigner par leur
nom, sont pourtant certaines. Les fanatiques, disent les lexicographes, sont
emportés dans un zèle outré, ils s’apparentent également aux paranoïaques

34. Bertrand RUSSEL, Essais sceptiques, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Le Goût des idées », 2011 [1928],
p. 145.
35. Idem, p. 147.
36. Esprit, 1932/10, p. 265.

319
HISTOIRE DE LA HAINE

que la psychiatrie découvre en 1930. L’état pathologique de ces derniers


ne saute pas aux yeux, car, écrit Henri Claude, ils sont capables de réunir
une foule d’arguments judicieusement choisis et peuvent faire preuve de
capacités intellectuelles remarquables dans nombre de domaines. Mais au
moins l’un deux aboutit, malgré un raisonnement particulièrement serré, à
des aberrations, du fait qu’il repose au départ sur « des prémisses fausses 37 ».
Certes tous les haineux ne souffrent pas de troubles psychiatriques, mais
la maladie avec ses délires et ses troubles du comportement renseigne sur
des dispositions et des façons de raisonner poussées à l’extrême. D’une
certaine manière, elle souligne, en les épaississant, des traits de caractère
qui deviennent ainsi plus visibles. Mais pour les haineux, au-delà de toute
tentative de pathologisation, ceux qu’ils exècrent sont des êtres mauvais. De
la sorte, il n’y a guère de place pour la culpabilité. Ils rêvent d’en devenir
les maîtres absolus, soit en les humiliant et en les maintenant dans cette
position, soit en les rejetant hors du cercle des semblables, en les condam-
nant en quelque sorte à l’exil intérieur ou en les contraignant au départ
au-delà des frontières, soit encore en les tuant ou en les maintenant vivant
mais en les faisant disparaître du cercle des proches ou de la vie publique.
La haine est aussi une rhétorique du trop. Il y a trop de vagabonds, trop
de suffragistes, trop de juifs, trop de jeunes, trop de permissivité, trop
de laxisme… Les personnes haineuses sont persuadées d’être dans leurs
droits, leur acharnement est légitime et la haine leur donne aussi la certi-
tude d’exister. De l’autre côté, comme dans un miroir mais sans récipro-
cité, les personnes haïes, sont transformées par leur persécuteur. Elles ne
peuvent l’ignorer et, dans certaines circonstances, sont obligées de changer
de manière de vivre et voient leurs représentations du monde bouleversées
à jamais. La haine est bien, pour celui ou celle qui en est l’objet à l’origine
d’un traumatisme psychique 38.
Face à ce sentiment destructeur, il n’existe pratiquement pas de discours
de délégitimation, comme si la haine ne pouvait pas faire partie du réper-
toire émotionnel. La haine apparaît ainsi comme une violence psychique, à
la fois pour celui qui l’éprouve, sortant d’une certaine manière de lui-même,
et pour la personne ou le groupe visé. Elle est une menace, parfois suivie
d’effets, de s’en prendre à l’intégrité physique d’autrui. Les images de
dépeçage et de massacres inscrites dans la mémoire collective ne laissent
guère de place au doute sur le sort réservé aux victimes de la haine si les
haineux venaient à l’emporter et accomplissaient leurs desseins.
Vivre la haine revient souvent à demeurer en arrière, à ressasser des
griefs, à comptabiliser des affronts, à enregistrer des malheurs, à revivre des
frustrations, à refaire aussi l’histoire de soi et de la France. À l’aigreur du
37. Henri CLAUDE, Psychiatrie médico-légale, Paris, G. Doin et Cie, 1932, p. 206.
38. Claude BARROIS, « Action du traumatisme, traumatisme en action, action sur le traumatisme »,
Nouvelle Revue de Psychanalyse, 1985, no 31, p. 239-257.

320
CONCLUSION

passé s’ajoute aussi l’inquiétude face à l’avenir. Les haineux s’effrayent de ce


qu’ils devinent ou bien de ce qu’ils ne connaissent pas. Les projections dans
un futur proche s’avèrent angoissantes. L’avenir est perçu comme hostile,
chargé de dangers dont on entend les grondements. Rien ne semble vouloir
apaiser les souffrances issues du passé ou promises dans les prochaines
années, si ce n’est le recours à la violence psychique, qu’elle vienne de soi ou
qu’elle soit proposée de l’extérieur. La haine permet de supporter une situa-
tion, elle éclaire l’avenir, et donne une direction. En effet, dirigée contre une
cible, puis fixée sur un individu ou une communauté, elle offre une perspec-
tive à ceux qui sont désemparés ou qui ont besoin d’explications simplistes
pour eux-mêmes ou pour mobiliser partisans et affidés. Pour lui résister, il
faut vivre dans le présent et accepter la complexité de la société, mais les
gains psychiques apportés par la haine sont, dans l’immédiat, importants
car elle donne une raison d’exister, une clé de compréhension de son entou-
rage, une explication du monde tel qu’il est perçu, et elle apparaît comme
une promesse de vengeance.
Personne ne revendique ouvertement le droit à la haine ce qui serait
contraire à la culture dans laquelle chacun évolue, de la sorte se produit
bien une « dissonance cognitive 39 », même si des individus et des groupes
bénéficient dans leur capital psychique, de dispositions « méchantes 40 ».
En effet, par rapport à sa formation, à sa famille, aux valeurs du groupe,
aux préceptes moraux et religieux, il faut pouvoir justifier des pensées, des
paroles et des actes. Le grand écart entre des représentations initiales et des
pratiques n’est pas insurmontable. Pour mettre en conformités les unes avec
les autres, il suffit d’exclure du groupe des semblables celui que l’on exècre
transformé en ennemi. Il doit être rabaissé, métamorphosé en quelque
chose d’insignifiant pour faire la démonstration de sa propre grandeur.
Dans cette perspective, la haine élève celui qui l’éprouve. Les personnalités
et les groupes haineux qui finissent par s’imposer, soit brutalement soit
insidieusement, et à faire partager leurs émotions à d’autres, soulèvent une
série de questions. Certaines relèvent de la construction d’un sujet et d’une
trajectoire individualisée ; d’autres de la psychologie collective. Les haineux,
rappelons-le, suspendent les règles juridiques et les obligations morales. Ils
s’autorisent ce que l’éducation leur a interdit. Presque tout doit tourner
autour d’eux ou de leurs conceptions, il leur faut vaincre un ennemi, en
triompher, le fouler au pied. Sans aucun doute les haineux présentent des
traits communs avec les tortionnaires et les auteurs de massacres qualifiés
d’hommes ordinaires 41. Ce n’est pas le regard de la victime qui leur importe,
39. Leon FESTINGER, A Theory of Cognitive dissonance, Stanford, Stanford University Press, 1962 [1957],
291 p. ; et pour une actualisation de la notion, David VAIDIS, La Dissonance cognitive : approches
classiques et développements contemporains, Paris, Dunod, 2011, 218 p.
40. Robert STOLLER, La Perversion : forme érotique de la haine, Paris, Payot, 1978, 230 p.
41. Soulignons que pour la période 1830-1930 il n’existe pas de travaux similaires à ceux portant sur
la Seconde Guerre mondiale, une étude des « massacreurs » reste à faire.

321
HISTOIRE DE LA HAINE

mais le leur. C’est à leurs propres yeux qu’ils doivent conserver l’estime de
soi. Les haineux ne se remettent pas en cause, ils justifient toujours leur
aversion et rejettent la faute sur l’autre. Dans le couple, la haine conjugale
est vue comme le résultat de brouilles et de disputes permanentes, d’humi-
liations et de coups incessants ; sur la scène publique, Drumont ou Maurras
affirment que l’antisémitisme n’est que la juste réponse à la haine des juifs ;
Thiers que la répression sanglante n’est que le châtiment approprié à l’égard
des mesures haineuses prises par les membres de la Commune. Dans la
sphère politique comme dans l’univers social se déploient des discours de
justification qui n’évoquent pas la haine des vainqueurs ou de ceux qui
en sont à l’origine, mais la nécessité de défendre l’emploi, l’ordre social
menacé, la France éternelle ou la civilisation. Ces arguments se retrouvent
aussi sur la scène internationale. Chacun, à son échelle et en fonction des
circonstances, réduit l’autre à un type, lui-même ramené à l’état d’ennemi,
selon un processus restitué par Georg Simmel 42.
Or, dépassant les individus pour s’emparer d’une collectivité, il arrive
que l’esprit haineux finisse par l’emporter, balayant presque tout sur
son passage. La noirceur psychique constitue assurément un événement
historique 43, legs du XIXe siècle qui a donné aux affrontements sociaux
et politiques une couleur sombre, montrant aussi que l’on pouvait, par
la violence la plus extrême, régler les dissensions et les différends et faire
porter le poids de la culpabilité sur les épaules des vaincus ou des plus
vulnérables. Sans doute faut-il insister encore sur le fait qu’il existe des
déplacements parfois presque imperceptibles, difficiles « à objectiver », mais
qui attestent, à des moments particuliers, de la « hausse du degré d’hos-
tilité diffuse et dénuée de contenu précis, la valorisation d’une esthétique
de l’agressivité cynique sans objet – mais qui en cherche – », une couleur
sombre de l’humeur collective, pourraient se transformer en fossés insidieux
entre les uns et les autres, entre soi et la « société 44 ». Sous l’apparence de
l’harmonie sociale courent à la fois des discours subalternes, qui relèvent
de l’infra-politique 45, et des sentiments hostiles dont la haine, cette passion
froide qui exige l’anéantissement.

42. Voir de Georg SIMMEL, nombreuses remarques en particulier dans Sociologie, études sur les formes
de socialisation, Paris, PUF, 1999, 756 p., Le conflit, Paris, Circé, 1992, 162 p., Philosophie de la
modernité 2, Paris, Payot, 1990, 309 p.
43. Voir pour la situation contemporaine, Arlette FARGE, « L’essoufflement de la France est un événe-
ment historique », Le Monde, 30 mars 2010.
44. Véronique NAHOUM-GRAPPE, Du rêve de vengeance à la haine politique, Paris, Buchet-Chastel, coll.
« Au fait », 2003, p. 29.
45. James C. SCOTT, La Domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne, Paris,
Éditions Amsterdam, 2009, 272 p.

322
CONCLUSION

Présence de la haine
La haine possède une charge émotionnelle considérable. Elle est une
force de changement tout en étant l’une des réactions possibles et envelop-
pantes face aux mutations trop lentes, trop brusques ou trop incertaines.
Pour autant, il n’existe pas de modèle théorique de la haine 46 ni de lecture
unique. La haine c’est à la fois le refus du changement, ce qui contribue à
donner davantage de relief et d’épaisseurs aux présupposés sociaux et cultu-
rels, et ce qui échappe au polissage des mœurs et à la culture des sentiments.
Portée par des individus ou des groupes sociaux, la haine déliée et errante
poursuit son chemin en quête d’une issue 47, faisant partie des éléments
constitutifs de la personnalité et de la civilisation 48. Sans doute, tout un
chacun est capable de ressentir une bouffée de haine ou d’être l’objet d’un
mouvement haineux. Sans aucun doute, dans l’inconscient collectif, existe
un mécontentement diffus et confus. Mais, inscrite dans l’histoire person-
nelle des individus et des groupes, elle peut, en fonction des situations,
basculer du côté de l’excès 49. L’énergie haineuse s’avère redoutable, elle peut
être stagnante puis se métamorphoser et devenir incandescente. Le haineux,
à l’échelle individuelle ou collective, s’affranchit, lorsqu’il passe à l’acte, des
préceptes moraux ou des règles de droit. Si la haine constitue la véritable
part sombre de l’humanité 50, ce sont bien des hommes et des femmes
concrets qui, en fonction des circonstances, peuvent passer à l’acte, dénon-
cer, condamner moralement, se réjouir du malheur d’autrui, se dissimuler,
mais aussi se pavaner. La haine utilisée à des effets immédiats. Implacable et
enivrante, elle conforte les personnalités haineuses, elle provoque des dégâts
mentaux auprès d’individus et de groupes enfermés dans un processus de
victimisation. À plus longue échéance, elle contribue à distendre les liens
sociaux voire à les détruire.
Jouer sur les peurs, les envies et les frustrations est une manière de
parvenir à ses fins, de faire la conquête de l’opinion ou de se lancer dans
des aventures politiques. Toutefois, s’il faut construire une figure outran-
cière de l’autre, que l’on tient souvent pour vraie, préférant la créature
imaginée au personnage réel, grossir le trait par la mise en discours, il
n’y a pas souvent de passage à l’acte physique. Mais la haine publique est

46. Le schéma proposé par Robert J. STERNBERG n’apparaît guère efficient. Dans The nature of hate,
publié en 2008, il propose un modèle théorique en forme de triangle : « Negation of Intimacy, Anger/
Fear et Devaluation/Diminution », p. 60.
47. Nicole JEAMMET, La haine nécessaire, Paris, PUF, coll. « Fait psychanalytique », 1989, 144 p.
48. A. GREEN, « Culture et Civilisation(s), malaise ou maladie », Revue française de psychanalyse, 1993,
no 4, « Malaise dans la civilisation », p. 1029-1056.
49. Micheline ENRIQUEZ, Aux carrefours de la haine, Paris, Épi, 1984, p. 22.
50. « Au cœur des ténèbres de la haine, là où celle-ci est persistante, implacable, là où elle se nourrit
d’elle-même et devient le seul objet d’une passion sans mesure », Jean-Baptiste PONTALIS, « La haine
illégitime », L’Amour de la haine, Nouvelle Revue de psychanalyse, n° 33, printemps 1986, Gallimard,
p. 275.

323
HISTOIRE DE LA HAINE

un instrument efficace. En 1922, les Cahiers d’aujourd’hui rendent justice


au caractère novateur d’un roman d’Octave Mirbeau. Dans Les 21 jours
d’un neurasthénique on y découvrait toute sorte d’histoires dont celle d’une
mainmise de l’opinion villageoise grâce à la haine. Le récit n’est pas anecdo-
tique et pourrait servir de modèle relatif à l’art de la manipulation. Un
ancien instituteur se présente aux élections législatives contre un marquis,
sans cesse réélu. Devant deux cents « cultivateurs » normands, le candidat
socialiste est ridiculisé non sur son programme mais sur sa mise, il a sorti
ses plus beaux habits, et ne comprend pas « l’explosion de haine » soudaine
à son endroit. Il a suffi d’une remarque pour susciter la haine méprisante et
ricanante : « Est-ce que les vrais amis du peuple s’habillent en redingote…
comme les étrangers… les rastaquouères, les juifs 51 ? » Il est présenté comme
venant de l’extérieur. Lui qui prétend lutter contre les injustices n’est-il pas
un privilégié, au service des nantis qui ne travaillent pas véritablement et
dont la fortune tirée du négoce ou de l’usure est suspecte. Ici se retrouve
en grande partie le programme du nationalisme fermé qui exclu l’autre et
désigne des cibles. L’affirmation du marquis ne lui est pas propre, il s’agit
de déstabiliser son adversaire, d’affirmer que l’on vit dans un monde certes
clos mais à l’abri des menaces du monde moderne. Or dans la haine, se lit
bien souvent une demande de protection. Le besoin de sécurité n’est pas
si éloigné de la notion de pulsion d’autoconservation. Pour écarter ce qui
peut provoquer le déplaisir ou menacer le moi, les hommes et les femmes
peuvent mobiliser des ressources émotionnelles.
La haine est sans doute, avant tout, une forme de désarroi psychique en
quête de réponses simples contre un autre qui prend des visages différents :
une épouse, un étranger, un partageux, un protestant, un juif, un Prussien,
un adversaire politique. Elle est bien souvent une opération de réduction.
Avec elle et ses porte-parole, le monde perd de sa subtilité, de sa texture et
de ses nuances. Il faut qu’il soit ramené à quelques grandes catégories. Le
ressassement qui l’accompagne y contribue, embastillant dans les esprits
une haine persistante que des circonstances peuvent amplifier et des person-
nalités instrumentaliser et libérer. La haine, passion funeste, est bien, même
si elle n’est pas la seule, une force transformatrice majeure. Enfin la haine
participe d’un répertoire émotionnel de l’action. Concernant la contesta-
tion ou la protestation collective, Charles Tilly avait naguère proposé de les
regrouper en cinq grandes catégories à partir des formes que l’on pouvait
repérer 52. Nul doute que les haines froides, les haines ensauvagées et les
haines instrumentalisées que nous avons observées appartiennent au registre
de la mobilisation et sont les composantes d’un répertoire émotionnel en

51. Octave MIRBEAU, Les 21 jours d’un neurasthénique, Talence, L’Arbre vengeur, 2010 [1901],
p. 244-245.
52. Charles TILLY, La France conteste de 1600 à nos jours, Paris, Fayard, coll. « L’Espace du politique »,
1986, p. 541-547.

324
CONCLUSION

grande partie illisible qui commence seulement à prendre davantage de


relief 53.
En fonction de l’angle d’observation, la haine possède ses héros et ses
anti-héros que sont les figures de la détestation absolue. Elle est aussi parfois
une sorte de baume, permettant d’apaiser les inquiétudes face à l’avenir
et les peurs de perdre sa position. Elle donne du sens à une insatisfaction
chronique, que ce soit dans le couple, à la ville ou encore dans la société.
Qu’elle soit viscérale, bridée, épisodique, elle ne peut être réduite à un état
irrationnel. Certes les antipathies peuvent être spontanées et se transformer
parfois en sentiments plus forts et durables, mais la haine donne aussi la
capacité de se mouvoir dans l’espace social, culturel et politique. Même si
elle est détestable et condamnable 54, souvent classée parmi les « laideurs
morales », elle est bien une forme d’intelligence sensible faisant appel à
la fois aux émotions et à la raison. Elle permet de se situer dans l’univers
familial, professionnel et dans la cité. Comprendre les inimitiés, saisir les
logiques de l’hostilité, éviter les envieux et les jaloux, se méfier des adver-
saires intimes ou des ennemis plus impersonnels, sont autant de disposi-
tions relevant de l’intelligence du social et offre une lecture complémentaire
et nécessaire de ce qui fait fonctionner les sociétés. Si la haine est bien
une unité anthropologique et un phénomène psychique, les motivations
profondes des individus et des groupes, les manières de haïr, les haineux et
les figures haïssables appartiennent à une époque qui tient en suspicion la
passion funeste mais en fait aussi, en contrepoint des lectures historiques
et politiques, l’énergie motrice de la civilisation.

53. Sophie WAHNICH, « De l’économie émotive de la Terreur », Annales, HSS, no 4, p. 889-913 et
Les émotions, la Révolution française et le présent. Exercices pratiques de conscience historique, Paris,
Éditions du CNRS, 2009.
54. Philippe SALTEL, « Haïr la haine ? », Les philosophes de la haine, Paris, Ellipses, 2001, p. 7-12. Et,
du même auteur, Une odieuse passion : analyse philosophique de la haine, Paris, L’Harmattan, 2007,
364 p.

325
Table des matières

Introduction. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9

Première partie
DÉCRYPTER
Introduction ........................................................................ 27

Chapitre I
Interroger . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 29
La haine politique en héritage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30
La décimation de l’ennemi. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 32
La mise en intrigue de la haine politique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 40
L’esprit de parti .................................................................... 45
La « plus funeste des armes politiques ». . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 46
Les boucs émissaires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 56
La politique sans les femmes : de l’oubli à la haine. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 61
La « malveillance généralisée » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 61
Les antisuffragistes contre les hoministes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 67

Chapitre II
Penser . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 75
Les penseurs des sentiments haineux. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 75
La grande menace . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 76
La haine sous l’œil du Collège de France . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 80
Les romans d’apprentissage. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 83
La haine romantique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 84
Une énergie redoutable et libératrice . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 86
L’écriture à bas bruit . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 89
L’actualité de la passion funeste . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 90
La haine profonde . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 93

327
HISTOIRE DE LA HAINE

Deuxième partie
REJETER
Introduction ...................................................................... 101

Chapitre III
Femmes exécrées, femmes massacrées . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 105
Les abominables mères . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 107
Images sociales et littéraires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 108
La haine dans les prétoires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 112
Justiciables et rivales . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 116
« La désapprobation brutale » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 117
L’avocate : cette « hermaphrodite du progrès social » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 120
La hargne masculine . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 123
Le Barbe bleue des servantes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 124
Les tueurs de femmes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 127

Chapitre IV
L’Autre, cet « errant » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 135
Vagabonds et maraudeurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 136
La construction d’une sourde hostilité contre les « sans domicile certains » . . . . . . . . . . 137
Les cibles de la haine . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 144
Migrants et immigrants . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 147
Le « massacre lâche » des étrangers . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 149
La haine horizontale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 152
Bohémiens et romanichels. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 154
« Un vif sentiment de répulsion » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 154
Une haine qui vient de loin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 158

Troisième partie
EXPÉRIMENTER
Introduction ...................................................................... 165

Chapitre V
Les haines entre soi . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 169
Les impossibles ménages. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 171
La haine simple des « êtres malfaisants » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 171
Les couples haineux connaissent une fin tragique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 174
En famille . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 180
Frères et sœurs ennemis . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 181
La banalité de la haine . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 185

328
TABLE DES MATIÈRES

Proches et voisins . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 189


La haine en partage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 190
Les haines clandestines : rumeurs ordinaires et billets anonymes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 194

Chapitre VI
Le monde désassemblé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 201

La haine autodestructive. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 203


Haines de métiers. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 203
Haines professionnelles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 208
La haine rêvée des parias. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 211
La classe honnie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 212
Secouer la torpeur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 216
Les haines ensauvagées. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 219
Buzançais : « la horde des cannibales » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 219
Decazeville : la jacquerie industrielle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 223

Quatrième partie
INSTRUMENTALISER
Introduction ...................................................................... 231

Chapitre VII
Les haines froides . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 237
Le déni du peuple. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 239
Les « hors société » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 239
Le choix de l’intransigeance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 244
« En tas ! » : la haine méthodique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 248
La logique des massacreurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 248
La haine « génocidaire » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 251
Le « guet-apens » moderne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 260
L’événement épouvantable . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 260
La haine des anges . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 265

Chapitre VIII
De la haine sainte à la haine nécessaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 273
L’invention d’une nouvelle croisade . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 274
Le désir de misoxénie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 276
L’idéologie haineuse. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 282
Le triomphe des « anti » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 286
La glorification de la « haine féconde » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 287
La solidarité des haines . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 290

329
HISTOIRE DE LA HAINE

La haine légitime. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 295


L’Évangile du massacre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 295
D’où vient la haine : la construction d’une archéologie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 299

Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 309

330
H I S T O I R E

Frédéric CHAUVAUD

Histoire de la haine
Une passion funeste 1830-1930

J
E ne l’aime pas, je le déteste, je l’abhorre, je le hais, je voudrais le voir mort,
j’exige que le souvenir même de son existence soit effacé à jamais… autant
d’expressions et de pensées, longtemps enfouies, disant le rejet, l’appel à la
vengeance et le rêve de destruction. Les discours et les gestes haineux prolifèrent
aujourd’hui. Ils ont pour cible une conjointe, un voisin, un adversaire politique,
une ministre, une communauté… Souvent appelée la passion funeste, la haine a
toujours existé mais elle possède une histoire. Ses expressions, ses modalités, ses
logiques, ses objets et ses effets ne sont ni identiques ni immuables.
Pour en rendre compte, il s’avère essentiel de retenir une séquence histo-
rique « moyenne » située entre deux paroxysmes, la Révolution et Vichy, plus
précisément entre 1830 et 1930. Pour la caractériser, la fiction et les discours
savants se sont mis à la recherche de formules : sentiment destructeur, pulsion
puissante, émotion impérieuse, énergie libératrice et redoutable… Pour l’ana-
lyser, il convient de croiser les ressources documentaires et historiographiques
afin de se demander comment la haine naît, se manifeste, se développe et parfois
est instrumentalisée, à une échelle interpersonnelle ou bien collective. Pour la


comprendre, dans une perspective d’histoire des émotions et d’histoire sensible,
il importe d’écouter les hommes et des femmes du passé afin de restituer des
paroles, des pratiques et des horizons d’attente.
Le présent ouvrage est un essai qui replace la passion funeste dans son époque
et cerne ses raisons évoquées par les contemporains. Si la haine est à sa manière
une forme de rationalité permettant de se mouvoir dans l’univers social, elle est
une « figure du pensable » et un ressort psychologique déterminant, donnant la
possibilité de comprendre ce qui anime les individus et les sociétés.
Frédéric CHAUVAUD, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Poitiers,
responsable de l’axe « Sociétés conflictuelles » du Criham (EA : 4270), est un spécia-
liste de la violence, du corps brutalisé et de la Justice. Auteur de nombreux ouvrages,
il a notamment publié ou dirigé Boucs émissaires, têtes de Turcs et souffre-douleur
(2012), Le droit de punir (2012), Clameur publique et émotions judiciaires (2014),
Au voleur ! (2014).

Publié avec le soutien de


l’université de Poitiers
ISBN 978-2-7535-3333-2
www.pur-editions.fr 21 €

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