Karl Marx Manuscrits de 1844 1

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MANUSCRITS DE 1 844

Dans la même collection

MALTHUS, Essai sur le principe de population.

MARX & ENGELS, Manifeste du Parti Communiste.

QUESNAY, Physiocratie.

RICARDO, Principes de /'économie politique et de l'impôt.

SAY, Cours d'économie politique et autres essais.

SMITH, La richesse des nations.


KARL MARX

MANUSCRITS DE 1844,>'i��
Traduction inédite
de
Jacques-Pierre GoUGEON

Introduction, notes, bibliographie


et chronologie
de
Jean SALEM

GF Flammarion
© Flammarion, Paris, 1996.
ISBN: 2-08-070789-2
INTRODUCTION

En qualité d'œuvre de jeunesse de Marx, les Manus­


crits de 1 844 présentent l'aspect de ce singulier
objet qu'exhibait Jarry: le« crâne de Voltaire enfant•.
Leur auteur y a consigné, fixé, ce qui, pour l'his­
toire, ne sera jamais qu'un moment de son évo­
lution théorique. Pour une autre raison encore, la
double inspiration des Manuscrits tentative de
-

rencontrer le fondement d'une nouvelle organisation


sociale et présupposition d'un idéal abstrait de
l'homme - n'est nullement celle d'un ouvrage hors
du temps. De Hegel, Marx reprend l'idée du deve­
nir historique de l'homme ; de Feuerbach, la critique
de la philosophie spéculative et le rapport
homme / homme comme principe de base de la
théorie. Sans être une svnthèse ni une compilation,
ces Manuscrits se présentent donc, aussi bien, comme
un résultat 1• Ils posent, à ce titre, deux difficultés prin­
cipales.
La première tient à ce qu'apparaissent, dès 1 844,
des thèmes qui seront inévitablement repris dans
les œuvres de la maturité. A cette époque, dira­
t-on, Marx ne « voit • pas encore telle vérité, il a
déjà pris conscience de telle autre réalité. Il s'agira

1. É. Bottigelli, Présentation da Manuscrits de 1844 de Karl Marx,


Paris, Éd. sociales, 1972, p. XL.
8 MANUSCRITS DE 1844
donc de déterminer si « le jeune Marx appartient
au marxisme 2 •, ou si, tout à l'inverse, ces Manuscrits
sont plus proches de l'hégélianisme que du marxisme
tel qu'il se présente à l'état achevé.
Seconde difficulté : quel est le sens des Manuscrits ?
Nous verrons comment ce sens est manifesté par
l'usage que fait Marx de la catégorie de travail, qui
est la plus fondamentale des trois qu'il emploie le
plus f.:équemment dans ses textes de jeunesse : travail,
propriété, aliénation. Car, pour échapper aux
mécanismes explicatifs de Hegel, fondés sur le mou­
vement du concept, tout en restant dans le cadre
d'une pensée spéculative, c'est ce thème d'un pro­
cessus prélogique désignant une activité matérielle
orientée vers un projet qui lui parut le plus appro­
prié 3• Et c'est, précisément, grâce à l'analyse de ce
que Marx déclare dans ces Manuscrits au sujet du
travail, que nous serons à même de reformuler correc­
tement la question initiale : sommes-nous en pré­
sence d'une problématique hégélienne qui tente
d'opérer le strict « renversement •.. . de l'idéalisme
hégélien 4, ou tenons-nous le « point crucial du
tournant opéré par Marx en matière de sciences so­
ciales 5 ,. ?

1. SCIENCE ALIÉNÉE, MONDE AllÉNÉ

La voie d'accès à l'étude du travail est l'analyse


des symptômes de sa perversion. Il s'agira donc de
décrire l'aliénation dans ses formes idéologiques
pour remonter à ses formes concrètes, à son ori-

2. Recherches Internationales, XIX 1960, n• 5-6 [Sur k jeune


,

Marx], Présentation non signée, p. 3-9.


3. J. A. Giannotti, Origines de la dialectique du travail, Paris,
Aubier, 1971, p. 30.
4. L. Althusser, Pour Marx, Paris, Maspéro, 1965, p. 27.
5. L. Pajitnov, � Les Manuscrits économico-philosophiques de
1844 •, in Recherches Internationales, XIX 1960, n• 5-6 [Sur k jeune
,

Marx], p. 80-117 (cit., p. 1 1 7).


INTRODUCTION 9

gine : le travail aliéné. Déjà employé, notamment, par


Hegel (qui désignait par là une activité propre de
l'idée absolue, posant à l'extérieur de soi la Nature
comme moment de son devenir), ce terme d'« alié­
nation » recouvre chez Ludwig Feuerbach (1804-
1872) l'extériorisation par l'homme de ses qua­
lités essentielles en un Dieu totalement fantasma­
tique 6•
Nombre de jeunes-hégéliens, tout en voulant sau­
vegarder cette critique de la religion, soulignèrent son
caractère partiel. « L'aliénation a été dénoncée sur le
plan théorique, disait Koeppen, mais non abolie dans
la pratique 7• » Sous l'influence de Moses Hess 8, qui
depuis la Triarchie européenne soulignait que le pro­
blème capital n'était pas tant politique que social,
Marx considéra, à son tour, que l'aliénation ressor­
tissait moins à la religion qu'à l'État et à la société.
Il s'agit, écrivait-il dès 1843, de critiquer « la vallée
de larmes dont l'auréole est la rdigion 9 ». L'aliénation
religieuse ne se passant que dans la conscience, c'est
donc presque naturellement que l'aliénation écono­
mique est clairement désignée, en 1844, comme celle
de la vie réelle 1 0 • La misère résulte de l'essence du
travail actuel 1 1 • Marx n'en étudie pas moins, dans unl
premier temps, sa reproduction idéologique, c'est­
à-dire l'économie politique classique, laquelle passe,
à ses yeux indignés, pour une discipline hypocrite,
inhumaine et toujours soucieuse de s'en tenir à la
complaisante description du donné le plus immédiat.

6. Cf. L. Feuerbach., L'Essence du christianisme [1841], trad.


J.-P. Osier, Paris, Maspéro, 1973.
7. Fr. Koeppen, Compte rendu de l'ouvrage de Schlosser: His­
toire du XVIJJ• siècle jusqu'à la chute de l'Empire français, in Annales
allemandes, 4, 5 et 7 janvier 1842.
8. Cf. A. Cornu, Karl Marx et Friedrich Engels, t. II, Paris, PUF,
1955-1970, p. 137, n. 2; et ibid., p. 325.
9. K. Marx Contribution à la critique de la philosophie du droit de
,

Hegel, trad. M. Simon, Paris, Aubier, 1971, p. 53.


IO. Cf. ci-dessous: K. Marx Manuscrits de 1844, p. 145.
,

1 1. Ibid., p. 63.
10 MANUSCRITS DE 1844
1. Critique de l'économie politique 12

a) Hypocrisie
Le point de départ nécessaire de la critique de l'éco­
nomie politique, c'est la contradiction flagrante entre
la pauvreté et la richesse dans le régime de la propriété
privée u. Une pléiade d'auteurs l'ont dénoncée, parmi
lesquels Hegel lui-même qui écrit : l'accumulation des
richesses augmente d'une part, mais d'autre part toute
une classe d'hommes, pour qui le travail n'est qu'une
corvée, est livrée à la pauvreté par les incessantes
variations du marché 14• On découvre soudain, ren­
chérit Moses Hess, qu'il y a encore au xixe siècle des
ilotes 1'. De même que se sont opposés autrefois le
maître et l'esclave, plus tard le patricien et le plébéien,
ensuite le suzerain et le vassal, on voit s'opposer
aujourd'hui l'oisif et le travailleur, écrit Gans 16• Ainsi,
ce qui s'oppose à l'émancipation de l'humanité, c'est
l'inégalité sociale qui dresse les hommes les uns contre
les autres 1 7 •
Car la réalité est celle-ci : s'il est vrai que le travail
produit des merveilles pour les riches, il produit le
1 2. Tous les auteurs cités par Marx dans ces Manuscrits ne sont
pas, loin de là, mis sur le même plan. La critique vise l'économie
politique classique dont les principaux représentants sont : Smith,
Say, Ricardo, Malthus, Mac Culloch. Sismondi et Buret (sociali­
sants), Pecqueur (partisan de la socialisation des moyens de pro­
duction) illustrent plus souvent un développement qu'ils ne sont
matière à critique. Schulz (1797-1860), enfin, a une place à part :
son • matérialisme historique • sera l'une des sources essentielles de
L'idéologie allema nde; sa critique des économistes et des catégories
qu'ils emploient inspire assez largement Marx dans les Manuscrits ck
1844.
13. J. A. Giannotti, Origines ck la dialeczi4ue du travail, op. cit.,
p. 91.
14. G. W. F. Hegel, Principes ck la philosophie d u droit (1821),
§ 243, trad. A. Kaan, Paris, Gallimard, 1940, p. 261.
15. Th. Zlocisti, Moses Hess. Sozialistische Aufsiitze (1844-1847),
Berlin, Welt-Verlag, 1921, p. 33.
16. E. Gans, Rückblicke au/ Personen und Zustiinde, Berlin, Veit,
1836, p. 100-101. Marx suivit les leçons de ce Gans en 1836-1837,
à Berlin.
17. Cf. M. Hess, Die europâische Trian:hie, Leipzig, O. Wigand,
1841, p. 173.
INTRODUCTION 11
dénuement pour l'ouvrier 18. Smith affirme qu'à l'ori­
gine « le produit entier du travail appartient à
l'ouvrier 19 •. Mais il reconnaît en même temps que
c'est la partie la plus petite et strictement indispen­
sable du produit qui lui revient 20. L'économiste dit en
même temps que tout s'achète avec du travail, et que
les prolétaires sont contraints de se vendre au jour le
jour 2 1• Dans le cas d'un appauvrissement général,
l'ouvrier souffre dans son existence (misère croissante
de l'ouvrier) 22, le capitaliste « dans le profit de son
veau d'or inerte 23 •· Si la richesse de la société aug­
mente, au contraire, une crise de surproduction sur­
vient bientôt, qui entraîne la concurrence la plus
acharnée entre les petits capitalistes ruinés, tombés
dans le prolétariat, et leurs anciens employés (compli­
cation de la misère) 24• Au plus haut niveau de la
richesse, le capitaliste n'est plus poussé à investir;
c'est l'état où le salaire est maintenu au plus bas
(misère stationnaire) 2 5• Aussi, tandis que, d'après les
économistes, l'intérêt de l'ouvrier ne s'oppose jamais à
l'intérêt de la société, la société s'oppose toujours et
nécessairement à l'intérêt de l'ouvrier 26•
Les économistes enseignent également que le salaire
est déterminé par le libre accord entre ouvrier et
patron. Mais ils confessent que la seule issue pour
l'ouvrier est d'accepter le salaire le plus bas possible!
C'est que, pour que le contrat de travail ne fût point
un simple camouflage verbal, il faudrait qu'il fût passé
entre égaux ! Mais le monde du négoce est le monde
pratique de l'illusion et du mensonge. Enfin, le

18.Manuscrits de 1844, p. 1 1 1.
19. A. Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des
nations [1776), 1, VIU, trad. G. Garnier [revue par A. Blanqui],
Paris, GF-Flammarion, 199 1 , t. 1, p. 135.
20.Manuscrits de 1844, p. 61.
21. lbid.
22. Ibid., p. 60.
23. Ibid., p. 57.
24. Ibid., p. 58-59.
25. Ibid., p. 60.
26. lbid. , p. 62.
12 MANUSCRITS DE 1844
capital, l'économie politique l'admet elle-même, c'est
du travail accumulé 27, du travail amassé et mis en
réserve 28• La richesse sociale se décompose donc
ainsi : « (•••] travail accumulé ou propriété privée
d'une part, travail réel d'autre part 29 [•••] •; travail
vivant et travail mort ; travail rémunéré et travail volé.

b) Inhumanité
Les économistes reprennent à leur compte l'axiome
qu'Augustin Thierry voulait appliquer à l'histoire et
au droit : « Is fecit qui prodest 30• ,. Chez Smith, chaque
individu était engagé par sa nature à poursuivre son
intérêt propre ; mais il existait une harmonie prééta­
blie entre les intérêts individuels 31• Les « vices
privés », pour reprendre le sous-titre du célèbre
ouvrage de Mandeville, étaient en même temps des
« bienfaits publics » 32• Cette récupération fort opti­
miste d'un égoïsme postulé dans la nature humaine
(hypocrisie) a fait place, selon Marx, à une attitude
plus féroce : la morale de l'économie Politique consiste
désormais en ce qu 'elk fait. .. l'économie de la morale.
L'hypocrisie (Heuchelei), qui fait qu'elle semble recon­
naître le travail comme la propriété active de
l'homme 33, a fait place insensiblement à la franche
inhumanité, au cynisme 34• C'est l'abjection de la réa­
lité qui, finalement, se réfléchit tout entière dans la
théorie - laquelle n'est rien autre chose que la réalité
de la propriété privée devenue sujet (ais selbst) 35 .

27. Manuscrits de 1844, p. 58 et p. 192.


28. A. Smith, Recherches , op. cit., t. 1, p. 357.
••.

29. K. Marx et F. Engels, L'idéologie allemande (1845], trad.


G. Badia, Paris, Éd. sociales, 1968, p. 101.
30. A. Thierry, ŒUtJreS complires, t. ill, Lettres sur l'histoire de
France. Dix ans d'études historiques, Paris, Fume, 1859, p. 348.
31. Cf. à ce propos G. Gusdorf, L'Avènement des sciences humaines
au siècle des Lumières, Paris, Payot, 1973, p. 559.
32. B. Mandeville, La Fabk des Abeilles [1714), trad. L et P. Car-
rive, Paris, Vrin, 1974.
33. Ibid., p. 61.
34. Ibid., p. 137.
35. Ibid., p. 135.
INTRODUCTION 13

Marx aborde donc l'économie politique, science de


l'enrichissement, en humaniste, posant à chaque ins­
tant la question : que fait-elle de l'homme 36 ? Partant,
à l'instar de la Déclaration des droits de l'homme et du
citoyen de 1793, d'une conception de l'homme comme
* monade isolée, repliée sur elle-même », celle-ci

reconnaît comme son fondement le bellum omnium


contra omnes, la guerre de· tous contre tous. Cette
guerre, écrit Buret, s'appelle fa concurrence 37• Par un
même mouvement de pensée, l'économie politique
s'est donné les moyens de ne pas reconnaître l'aliéna­
tion dans le travail. Son objectivité de façade entérine,
consacre, l'aliénation des hommes. Elle ne se préoc­
cupe pas de leur vie, et c'est bien là son infamie. Ne
considérant le prolétaire que comme ouvrier 38, ne
voyant dans l'homme qu'une machine à consommer
et à produire, qu'une bête de somme 39, considérant la
vie humaine comme un capital 40, abandonnant
l'homme dans le temps où il ne travaille pas au
médecin, au juge, au fossoyeur, et au prévôt des men­
diants 41, elle dit à l'ouvrier : si d'aventure tu n'as pas
de travail, donc pas de salaire - comme tu n'as pas
d'existence pour moi en tant qu'homme, mais seule­
ment en tant qu'ouvrier -, tu peux te faire enterrer,
mourir de faim 42• La catégorie de salaire recouvre,
pour l'économiste, celle de minimum : minimum vital
pour l'ouvrier et sa famille, minimum pour que la race
des ouvriers ne s'éteigne pas 4 3 . Cette indifférence des
théoriciens à l'égard des hommes réels trouve un par­
fait symbole dans le modèle de la loterie proposé par
Smith 44 : « Dans une loterie parfaitement égale, ceux
36. É. Bottigelli, op. cit. , p. XXXIII.
37. A. E. Buret, De la misère des classes laborieuses en Angleterre et en
France, t. I, Paris, Paulin, 1840, p. 23.
38. Manuscrits de 1844, p. 63.
39. Ibid., p. 85.
40. Ibid. ; cf. p. 69 et 192.
41. Ibid., p. 126 ; cf. p. 63.
42. Ibid., p. 126.
43. Ibid., p. 56.
44. Ibid., p. 89.
14 MANUSCRITS DE 1844
qui tirent les billets gagnants doivent gagner tout ce
que perdent ceux qui tirent les billets blancs. Dans
une profession où vingt personnes échouent pour une
qui réussit, celle-ci doit gagner tout ce qui aurait pu
être gagné par les vingt qui échouent (that one ought to
gain ail that should have been gained by the unsuccessful.
twenty) 45• »
Le malheur de la société est donc le but de l'éco­
nomie politique 46• Dismal science !, disait Carlyle à son
propos -• science de malheur ! » Les économistes ne
sont jamais, par rapport aux hommes d'affaires empi­
riques, que leur mea culpa et leur existence scientifi­
que 47 : la perversion idéologique n'est que le néces­
saire reflet, dans la science, d'une réalité elle-même
pervertie.

c) L'économie politique repose sur un fait sans nécessité


La raison pratique de l'inhumanité des économistes,
c'est qu'ils représentent de fait dans la théorie les inté­
rêts concrets d'hommes concrets. La raison théorique de
cette inhumanité vient de ce que l'économiste prend
telle quelle, comme un absolu, sans la critiquer, la
réalité économique qu'il a sous les yeux, dans l'évidence
d'un donné. • Tous les développements de l'économie
politique supposent la propriété privée 4s. » Donc, tout
entière, elle• repose sur un fait sans nécessité (Die ganze
NationalOkonomie beruht also au/ einem Faktum ohne
Notwendigkeit) 4 9 ». Engels soulignait déjà dans son
article intitulé Esquisse d'une critique de l'économie poli­
tique ( 1 843) que tous les systèmes économiques,

45. A. Smith, Recherches... , 1, x, 1...., section : • Des inégalités qui


procèdent de la nature même des emplois•, op. cit., t. 1, p. 180 (éd.
anglaise, vol. 1, p. 129).
46. Manuscrits de 1844, p. 61.
41. Ibid., p . 188.
48. K. Marx et F. Engels, LJ Sainte Famille (1845], trad.
É. Cogniot, Paris, Éd. sociales, 1972, p. 42.
49. K. Marx, Histonsch-okonomische Studien (Panser Hefte -
1844). Aus Jean-Baptiste Say : Traité d'économie politique, in
Marx-Engels-Gesamtausgabe [MEGA 2), Berlin, Dietz Verlag, 1975,
IV. 2, p. 301-327 (cit., p. 319).
INTRODUCTION 15
du mercantilisme au libéralisme, étaient fondés sur ce
même principe : la propriété privée 50• Car la science
économique est vouée à n'être j�ais que la phénomé­
nologie d'une réalité aliénée 5 1• Elle wit ce qui apparait,
répétera Le Capital 52• Marx objecte, mutatis mutandis, à
la procédure qu'elle emploie, ce qu'il avait antérieure­
ment reproché à l'école historique du Droit:« Chaque
existence lui vaut comme une autorité ; chaque autorité lui
vaut comme unfondement 53• •
L'économie politique opère donc un renversement
des notions (Verkehrung der Begriffe in der Nationa/Oko­
nomie), en ne considérant jamais les objets que dans
leur être-possédé. L'homme devient, dans son dis­
cours idéologique, ce qu'il est dans la réalité de la
société bourgeoise : « l'essence opposée à elle-même
de la propriété privée 54 &.

2. Le Dieu-Argent

Avec Hess, Marx comprend l'égoïsme comme un


produit nécessaire de la société bourgeoise 55• Le tra­
vail est avili par l'argent 56• Que devons-nous, en effet,
inférer de l'existence de l'argent? L'existence de
l'esclavage, car il est lui-même le signe de l'escla-

50. F. Engels, Umrisse zu einer Kritik des Nationalôkonomie


[Esquisse d'une critique de l'économie politique, 1843), in
MEGA 1, 1. 2, Glashütten im Taunus, Verlag Detlev Auvermann
KG, 1970, p. 379-404 (cit., p. 380). Nous dirons désormais :
Umrisse...
51. Cf. É. Bottigelli, op. cit. , p. XU.
52. Cf. K. Marx, Le Capital, 1. m, t. II, chap. XXXIV, Paris, Éd.
sociales, 1959, p. 208.
53. K. Marx, Das philosophische Manijest der historischen Rechts­
schule, MEGA 2, 1. 1, 1975, p. 193 : • Jede Existenz gilt ihmfür eine
Autoritdt, jede Autoritiit gilt ihm für einen Grund. •
54. Manuscrits de 1844, p. 136.
55. G. Lukacs, • Moses Hess und die Probleme der idealistischen
Dialektik •, Archiv /ür die Geschichu des Sozialismus und der Arbeitel"­
bewegung, XII, 1926, p. 105-155 (cit., p. 125).
56. Cf. F. Engels, Die Lage Englands. Past and Present by Thomas
Carlyle [la Situation de l'Angleterre. Le Passé et le présent, de
Thomas Carlyle, 1843), in MEGA 1, 1. 2, Glashütten im Taunus,
Verlag Detlev Auvermann KG, 1970, p. 405-431 (cit., p. 421).
16 MANUSCRITS DE 1844
vage 57• Produit du monde de l'aliénation, l'argent
est défini comme l'humain tout entier se transformant
en un moyen général de reconnaissance. Fonctionnel­
lement analogue au Christ de la religion chrétienne
qui extériorise Dieu, mais qui n'est rien d'autre que
Dieu lui-même, l'argent joue donc un rôle dialectique
de manifestation et de déplacement de l'essence
humaine 58• Il est l'essence générique aliénée des hom­
mes 59• C'est bien d'un • dieu visible » qu'il s'agit
là 60.
Puissance vraie du monde aliéné, l'argent est le
but unique de l'homme aliéné 61• « 'O îrÀOÙToç,
av0pwmmŒ, TOiç cro<f>oiç 0i;6ç », lit-on déjà chez Euri­
pide 62• L'amour, la considération: tout est vénal dans
un monde où la satisfaction d'un besoin passe néces­
sairement par un paiement 63• L'argent transforme les
vœux de son possesseur d'êtres de la représentation en
existence sensible, réelle 64• Seul lien de l'homme et de
la vie humaine, il est, selon les paroles de Shakes­
peare, l'entremetteur unique qui fait fraterniser les
contraires, il est la « force chimique universelle de la
société 65 ». Mais le rapport vraiment humain dont,
par exemple, l'amour vénal est la forme aliénée, c'est
celui de l'amour à l'amour. Alors, si homme aimant,
tu n'es pas homme aimé, ton amour est impuissant, et
aucune chose matérielle ne peut le satisfaire 66• Car la
richesse proprement humaine ne se thésaurise pas :

57. M. Hess, • Questions et Réponses - Le travail et le plaisir.


L'argent et la servitude•, in Vorwarts, n• 104, 28 décembre 1844, p. 3.
58. K. Marx, Historisch-Okonomische Studien (Pariser Hefte -
1844). Aus James Mill : Éléments d'économie politique, in
MEGA 2, IV. 2, 1975, p. 428-470 (cit., p. 448). Nous dirons
dorénavant : Notes sur James Mill.
59. Manuscrits de 1844, p. 210. Cf. également : La Question juive
(1843), trad. M. Simon, Paris, Aubier, 1971, p. 137.
60. W. Shakespeare, Timon d'Athènes, acte IV, scène m: flisiblegod.
6 1 . Manuscrits de 1844, p. 195.
62. Euripide, Le Cyc/ope, vers 316 : • la richesse, homoncule, est
un dieu pour les sages •.
63. Manuscrits de 1844, p. 209.
64. Ibid., p. 210.
65. lbid.
66. lbid., p. 2 1 2.
INTRODUCTION 17
elle est au contraire tension, besoin de la manifesta­
tion vitale, de l'autre 67• Elle est désir de reconnais­
sance, désir du désir. « Seul l'être nécessiteux est l'être
nécessaire •, écrivait Feuerbach en ce sens 68•
Le règne de l'argent se manifeste, en outre, par la
prolifération anarchique des besoins, sans aucun rap­
pon avec les exigences naturelles de l'homme. La socia­
bilité essentielle est exploitée systématiquement : tout
produit est un appât avec lequel on tâche d'attirer à soi
l'être de l'autre, son argent 69• Ignorant les besoins et les
ressources, chacun produit ce qu'il veut, comme il veut,
quand il veut, où il veut. Vous produisez sur la foi d'un
goût, vous êtes prêt à livrer, la fantaisie a passé 70• La
concurrence aidant, les crises de surproduction revien­
nent aussi régulièrement que les comètes 71• Le mouve­
ment de la réalité économique n'en a pas moins un sens
nécessaire : l'irrationalité de la production, génératrice
de crises, augmente, en rejetant dans le prolétariat les
capitalistes ruinés 72, la classe de gens qui ne vivent que
de leur travail, ce qui amènera finalement une inéluc­
table révolution sociale 7 3 .

3. Du caractère nécessaire d u développement histo­


rique et des idéologies qui l'expriment

a) Le mouvement de la société
L'aliénation n'est pas une malédiction : c'est la
société qui prend nécessairement, mais historique­
ment, une forme aliénée. La propriété privée a une

67. Ibid., p. 155.


68. L Feuerbach, Thèses provisoires Pour la réforme de la philoso­
phie, [1842], § 43, trad. L Althusser, in Manifestes philosophiques,
Paris, PUF, 1960, p. 115.
69 Manuscrits de 1844, p. 186.
70. C. Pecqueur, Théorie nouvelle d'économie sociale et politique, ou
Études sur l'organisation des sociétés, Paris, Capelle, 1842, p. 414-416.
71. F. Engels, Umrisse , op. cit., p. 395.
•..

72. W. Schulz, Die Bewegung der Produktion, Zürich und Win­


thertur, Verlag des literarischen Comptoirs, 1843, p. 59. Cf.
Manuscrits de 1844, p. 59.
73. F. Engels, Umrisse... , op. cit., p. 395.
18 MANUSCRITS DE 1844
histoire, et le premier axiome qui guide Marx dans les
brèves ébauches qu'il en donne pourrait ainsi se for­
muler : tout, dans le mouvein�nt de l'histoire, est
nécessaire. Le règne de la propriété privée commence
avec la propriété foncière féodale 74• Le rapport du
seigneur à ceux qui cultivent son sol y a encore, dit
Marx, « un côté sentimental •. Aussi la propriété fon­
cière doit-elle perdre cette apparence, devenir une
marchandise à part entière, dont on essaie de tirer le
plus grand avantage possible et par tous les moyens
- ce que ne recherchait pas le seigneur 75• cc Du cours
réel de l'évolution [...] découle nécessairement la vic­
toire du capitaliste, c'est-à-dire de la propriété privée
développée sur la propriété bâtarde et arriérée, sur le
propriétaire foncier 76• • Mignet disait de la même façon,
à propos de l'ancienne féodalité : « C'était dans les
besoins avant d'être dans les faits, première époque ;
et elle a été ensuite le fait en cessant d'être dans les
besoins, seconde époque ; ce qui a fini par la faire
sortir du fait 11. »
De même que la propriété foncière a accru la force
du capital, son ennemi, en jetant dans ses bras une
foule de pauvres, contraints de rejoindre les villes et
de s'y prolétariser 78, aujourd'hui le développement de
l'industrie et même la simple procréation accroissent
le nombre des miséreux 79, le nombre de ceux qui ont
intérêt à abolir la propriété privée. L'inégalité « creuse
à elle-même sa propre tombe •, écrivait Hess 80 . Le
prolétariat exécutera le jugement que, par la produc-

74. Manuscrits de 1844, p. 101.


15. Ibid., p. 102.
76. Ibid., p. 132.
77. F. A. H. Mignet, De la/éodaliU, des institutions de Saint-Louis
et de l'influena de la législation de ce prince, Paris, L'Huillier, 1827,
p. 77-78.
78. Manuscrits de 1844, p. 105.
79. K. Marx et F. Engels, Correspondance, t. 1, Paris, Éd. sociales,
1971, p. 296 : Lettre de K. Marx à A. Ruge, mai 1843.
80. M. Hess, Die heilige Geschichte der Menschheit. Von einem
Jünger Spinozas [L'Histoire sacrée de l'humanité, par un disciple de
Spinoza], Stuttgart, Hallberger, 1837, p. 267.
INTRODUCTION 19
tion d u prolétariat, l a propriété privée prononce
contre elle-même 81.
On aboutit donc aux deux résultats que voici :
1) Au terme de ce développement historique, la pro­
priété privée a porté à leur achèvement les contradic­
tions qu'elle portait en elle. À ce titre, elle fournit les
termes de leur solution.
2) Le • stade de l'économie•, le capitalisme, est celui
qui révèle le mieux la nature profonde et la nécessité
historique de la propriété privée.
b) L 'idéologie comme reflet
Puis Marx met en œuvre un nouvel axiome pour
analyser le succession historique des systèmes d�o-
11omie politique : la conscience théorique d'une
époque est précisément tributaire de l'époque où elle
a pris corps. Concernant l'État, il avait, de même,
ébauché, dans son article polémique contre Ruge,
rédigé à l'époque où il achevait les Manuscrits, cet te
thèse qui deviendra classique : l'État est un instru­
ment de domination aux mains des possédants 82•
Mais jamais encore, il n'en était venu à envisager dans
une telle optique, la succession des divers systèmes
d'économie politique; bien plus, il conçoit ici toutes
les formes sociales non économiques (droit, mais
aussi : morale, sciences, art, etc.) comme des • modes
particuliers de la production [qui] tombent sous la loi
générale 83 ,., autrement dit, comme des superstructures.
Engels avait déjà voulu voir une nécessité dans la
succession des diverses doctrines économiques. Mais
il limitait le caractère progressif de cette évolution de
la théorie, à ce qu'elle rend toujours plus éclatante,
donc plus odieuse, l'hypocrisie qui est son point de
départ. • Notre jugement sera d'autant plus sévère,
81. K. Marx et F. Engels, La Sainte Famille, op. cir., p. 47.
82. K. Marx, Kritische Randg/ossen zu dem Artikel : « Der Kônig
von Preu13en und die Sozialrefonn. Von einem Preuf3en •, 7 et
10 août 1844, in MEGA 2, 1. 2, 1975, p. 445-467 (cit., p. 455-
456).
83. Manuscrits � 1844, p. 145.
20 MANUSCRITS DE 1844
écrivait-il, que les économistes que nous avons à juger
se rapprochent de nous [... ]. Ricardo est plus cou­
pable que Smith, Mac Culloch et Mill le sont plus que
Ricardo 84• • Marx ne répugne pas, lui non plus, à
brandir l'anathème : « L'économie politique devient
de plus en plus cynique, écrit-il, au fur et à mesure que
l'on passe de Smith à Say, à Ricardo, à Mill, etc. 85• •
Il souligne cependant beaucoup plus énergiquement
qu'Engels, que ce développement de l'économie poli­
tique est en même temps une constante accentuation
de son caractère scientifique. C'est, notamment, un
haut fait de l'économie anglaise moderne, que d'avoir
montré que le salaire et les intérêts du capital sont en
raison inverse l'un de l'autre 86 ! Le but avoué des
Principes de Ricardo est, d'ailleurs, de le démontrer :
« There can be no rise in the value of labour without a fall
of profits 87• »
L'historique des systèmes économiques auquel se
livre Marx suivant ce fil directeur recoupe celui de
Schulz : mercantilistes - physiocrates - Adam
Smith 88• Petty, qui sera tenu plus tard pour le fonda­
teur de l'économie politique 89, n'est même pas men­
tionné. Ricardo n'est considéré en rien comme nova­
teur relativement à Smith - sinon par la franchise de
son cynisme 90 ; et Marx ne le cite guère que lorsque
Engels s'en inspire. Tout se passe comme s'il nous
était donné d'assister à l'avènement progressif à la
84. F. Engels, Umrisse..., op. cit., p. 381 :• Darum ist z. B. Ricardo
schuldiger als Adam Smith und Mac Culloch und MiU schu/diger als
Ricardo. •
85. Manuscrits de 1844, p. 137.
86. Ibid., p. 127.
87. D. Ricardo, Des principes de l'économie politique et de l'impôt
[1817], 1, 4 , trad. P. Constancio et A. Ponteyraud, Paris, Flamma­
rion, 1971, p. 44 : • toute augmentation de salaire entraîne néces­
sairement une baisse dans les profits• (cf. The Works and Correspon­
dance of David Ricardo, vol. 1, edit. by Piero Sraffa, with the collab.
of M. H. Dobb, Cambridge University Press, 1951-1955, p. 35).
88. Cf. W. Schulz, Die Bewegung der Produktion, op. cit., p. 1 15.
89. Cf. K. Marx, Le Capital, 1. 1, t. 1, chap. I , op. cit., p. 83, n. (cf.
dans la traduction du livre 1 du Capital donnée sous la responsabi­
lité de J.-P. Lefebvre, Paris, Éd. sociales, 1983, p. 93, n. 32).
90. Manuscrits de 1844, p. 85.
INTRODUCTION 21
conscience de cette vérité que le travail humain est la
source de la valeur. La première étape de ce dévelop­
pement est le système mercantiliste, selon lequel la
richesse d'un pays se mesure à l'accumulation de
métal précieux. « Les pays riches, dit Law, sont
ceux où il existe beaucoup de monnaie91• • Cette
thèse, selon laquelle la valeur est comme une qualité,
un noyau situé dans l'être inanimé de l'argent, parut
fétichiste aux yeux d'Adam Smith. Tout le rapport
antérieur de l'homme à son être-extérieur-à-soi, Smith
l'a donc transféré dans la subjectivité; du même
coup, l'aliénation scinde maintenant l'homme en lui­
même : il peut désormais en prendre conscience.
Même si le travail envisagé est purement abstrait,
acquisitif, un pas décisif est franchi : la valeur de ce
que l'homme possède ne vient jamais que d'un travail
humain.
Le passage du mercantilisme à Adam Smith, le
chaînon intermédiaire, selon Marx, c'est la physiocra­
tie 92. Elle mérite examen, car, à l'originalité du trai­
tement général auquel il soumet les idéologies écono­
miques, Marx joint ici l'originalité du jugement qu'il
porte à l'égard des« Économistes• - ainsi qu'on les
nommait au XVIIIe siècle. Alors que le système mer­
cantiliste reconnaît dans le métal noble l'existence de la
richesse, chez les physiocrates, « la terre n'est pour
l'homme que par le travail, l'agriculture. [ . ] Mais, en
. .

même temps, l'agriculture est considérée comme le


seul travail productif93. ,.
Pour le physiocrate,« la terre est l'unique source de
richesses », et« c'est l'agriculture qui les multiplie94 ».
Au fond, celle-ci est un art d'institution divine, l'art
91. Cf. J. Law, Mémoire au Parlement d'Écosse. Considérations sur la
monnaie et le com merce (1705], chap. V, in Œuvres complètes, t. 1,
Paris, Librairie du Recueil Sirey, 1934, p. 81-83 et passim.
92. Manuscrits de 1844, p. 137.
93. lbid., p. 138.
94. F. Quesnay, Maximes générales du gouvernement économique
d'un royaume agricole, ill [1767], in Physiocratie (éd. J. Cartelier),
Paris, GF-Flammarion, 1991, p. 238. Cf. également : D. Diderot,
article « Agriculture • de l'Ency<:lopédù.
22 MANUSCRITS DE 1844
universel 95• Et la seule classe véritablement produc­
tive est celle des cultivateurs, parce que le produit
du travail agricole est le seul qui surpasse les frais de
production, qui donne un revenu net 96• Les consé­
quences politiques de l'affirmation de la supériorité
économique de la grande culture, l'idée (déjà ana­
chronique pour leur époque) selon laquelle l'industrie
ne donne pas normalement de bénéfice (produit
net) 97, et jusqu'à leur dévotion à l'égard de la per­
sonne de Sully, tout cela fait du système des physio­
crates une doctrine ambiguë, strictement adéquate à
l'étape de transition historique dont il constitue le
brillant témoignage : aussi Marx indique-t-il à
ce propos que la physiocratie - trop longtemps assi­
milée sans nuance au vaste courant des Lumières
- ne fut pas tant un avant-poste de l'idéologie écono­
mique bourgeoise (qui a culminé avec Smith) que le
combat d'arrière-garde d'une féodalité empruntant,
comme elle le pouvait, la forme du discours écono­
mique 98 .
On parvient donc à ces deux conclusions provi­
soires :
1 ) L'économie politique exprime dans la condition
de l'ouvrier la négation de l'homme. Mais cette
infamie n'est jamais que dérivée. La réalité déchirée
95. V. de Riqueti, marquis de Mirabeau, L'Ami des Hommes, t. 1,
1.. part., chap. vm, Avignon, 1756-1760, p. 174-175.
96. Cf. G. Weulersse, Le Mouwment physiocratique en France, t. 1,
Paris, Alcan, 1910, p. 261-262 ; rééd. Mouton, 1958.
97. Diderot écrit dans !'Encyclopédie (article• Laboureur•) : • Les
manufactures ne produisent que très peu au-delà du salaire des
hommes qu'elles occupent. •
98. Manuscrits tk 1844, p. 138. Louis Althusser a fait valoir de
façon assez convaincante que c'est un malentendu du même genre
qui nous fait voir chez Montesquieu une théorie de la stricte sépa­
ration des pouvoirs là où il y a, en vérité, interférence des pouvoirs
au profit tk la noblesse : Montesquieu réserve un droit de wto à son
roi (empiètement de l'exécutif sur le législatif) ; les nobles, selon lui,
devront êtte jugés par leurs pairs de la Chambre haute (empiète­
ment du législatif sur le judiciaire). La postérité • révolutionnaire •
de Montesquieu relèverait, par conséquent, elle aussi, d'une sone
d'illusion rétrospective ; cf. L Althusser, Montesquieu, la politique et
l'histoire, Paris, PUF, 1959, notamment p. 100-102 et 121 -122.
1NrKUUUG11UN 23
de l'industrie confirme le principe déchiré en soi des
économistes. « Leur principe est, en effet, le principe
de ce déchirement 99 •.
2) La propriété privée, bien qu'elle n'ait pas l'éter­
nité pour elle - contrairement à ce que ne cessent de
prétendre les économistes -, n'en pas moins été his­
toriquement nécessaire, avec toutes ses étapes. Et l'évo­
lution de l'économie politique, en faisant signe vers le
lieu de naissance de l'aliénation, incite à rechercher le
pourquoi de sa réalité, le comment de sa résorption
prochaine.

Il. DU DESSAISISSEMENT A IA COMMUNAUTÉ

1 . Le travail aliéné

a) Origine de l'aliénation
A l'état de barbarie et de sauvagerie, l'homme ne
produit pas plus que ce dont il a besoin immédiatement.
La limite de son besoin est celle même de sa produc­
tion 1 00• Peu à peu, cependant, mon travail donne lieu à
une « surproduction raffinée •, dit Marx 101, et puis, c'est
tout le produit qui devient un objet qui ne m'intéresse
plus que dans la mesure où il représente un équivalent du
produit d'autrui. La propriété privée est, précisément,
le résultat de l'activité ainsi aliénée 1 02• L'effon de pro­
duction n'est plus stimulé que par la pré-jouissance du
travail d'autrui. Aussi le rappon social et la complémen­
tarité du Moi et du Toi ne deviennent-ils qu'une pure
apparence (bloj3er Schein); et c'est la rouerie mutuelle
qui préside désormais à l'échange 1 03.
Dans la valeur d'échange, diront les Grundrisse, le
rappon social des personnes se transforme en une

99. Manuscrits de 1844, p. 137.


100. K. Marx, Notes sur James Mill, op. cit., p. 462.
101. lbid., p. 463.
102. Manuscrits de 1844, p. 121.
103. K. Marx, Notes sur James Mill, op. cit., p . 463.
24 MANUSCRITS DE 1844
relation sociale entre choses 104• « Le seul langage
intelligible que nous employons les uns avec les autres
est le langage des objets dans leur rapport mutuel 105. ,.
Toutefois, le désir du produit d'autrui, la capacité de
produire l'objet de son désir, la faculté même de
s'opposer à l'autre comme possesseur de la matière de
son besoin prouvent que les individus se comportent
les uns vis-à-vis des autres comme des hommes, et
que leur essence générique collective (gemeinschaftli­
ches Gattungswesen) est connue de tous 106• L'homme
a donc à conquérir son essence, et « ce n'est que par
l'industrie développée, c'est-à-dire par la médiation de
la propriété privée, que l'essence ontologique de la
passion humaine atteint et sa towité et son. huma­
nité 107 •>. L'aliénation aura eu, par conséquent, la
vertu de réaliser par des voies indirectes les potentia,.
lités humaines primitives.
b) Aliénation du produit, de l'acte de travail et de la vie
générü/.ue
Si le travail n'apparaît donc, dans le discours des
économistes, que sous la forme de l'activité en vue
d'un gain 108, c'est que l'ouvrier, au « stade de l'éco­
nomie », ne met plus sa vie en action que pour
acquérir les moyens de subsister. Si l'ouvrier ne se
sent auprès de lui-même (bei sich) qu'en dehors du
travail 109, c'est qu'il n'y voit qu'un moyen transitif en
vue de la jouissance, et non l'imminence même de la
jouissance. Pour le dire en termes kantiens, la syn­
thèse a priori du travail et du plaisir devient sous le
capitalisme necessitas problematica, impératif hypothé­
tique: si tu veux manger, travaille ! C'est que le travail
y a atteint le degré suprême de l'aliénation : les ins-
104. K. Marx, Grundrisse [Manuscrits de 1857-1858), t. 1,
chap. de l'argent, Paris, Éd. sociales, 1980, p. 164-165.
105. K. Marx, Notes sur James Mill, ap. cit., p. 464.
106. Cf. K. Marx, Grundrisse [Manuscrits de 1857-1858), ap. cit.,
t. 1, chap. du capital, p. 183.
107. Manuscrits de 1844, p. 207.
108. Ibid., p. 63.
109. lbid., p. 112.
INTRODUCTION 25

truments du travail eux-mêmes sont la propriété d'un


autre. Aussi l'objet du travail est-il indifférent à
l'ouvrier, car celui-ci s'en voit spolié par l'autre
homme, par le capitaliste, qui le domine comme un
dieu son serviteur, au moment même où les miracles
des dieux sont rendus superflus par le travail
humain 110• Ce qui compte pour le travailleur, c'est la
rémunération en argent que consentira le capitaliste
après l'opération de production.
Comme dans la religion, plus l'ouvrier s'extériorise
dans l'objet de son travail, plus le monde objectif
devient puissant en face de lui, et plus il s'appauvrit
lui-même. Si le gain est la finalité du travail, cette
finalité, loin de laisser intact l'acte qui la poursuit,
exprime au contraire sa perversion, la soumission du
sujet à la matière qu'il devrait, en droit, s'approprier.
L'aliénation de l'objet du travail n'est donc que le
résumé de l'aliénation, du dessaisissement, dans l'acti­
vité du travail elle-même m . Comme l'ouvrier est de
plus en plus dépendant d'un labeur unilatéral, méca­
nique 112, ce travail ne maintient sa vie qu'en l'étiolant
et a perdu chez lui toute apparence de manifestation
de soi 113• C'est son labeur tout entier qui est exté­
rieur, étranger à l'ouvrier, puisqu'il n'y réalise pas son
essence, mais s'y nie au contraire, dit Marx, qui
reprend probablement chez Hess la critique d'inspira­
tion fouriériste dénonçant le régime capitaliste en tant
que le travail y est une corvée pour l'ouvrier, et non
point jouissance de la vie, plaisir 114•
·

Le besoin social et le besoin humain n'ayant plus


rien de commun, l'individu est, en troisième lieu, tota­
lement coupé de la vie générique. Aliénant la nature
objective, le travail lucratif aliène, détruit aussi la
Iilitûrëële l'homme, c'est-à-dire son être-sociable 115•
1 10. Ibid. p. 1 18.
,

1 1 1 . Ibid., p. 1 12.
1 12. Ibid. p. 58.
,

1 13. K. Marx et F. Engels, L'idéologie allemande, oP· cit., p. 102.


1 14. Cf. à ce propos : A. Cornu, oP· cit., t. 1, p. 26.
1 15. Manuscrits de 1844, p. 1 15.
26 MANUSCRITS DE 1844
Le travail, la vie, a été ramené à un moyen de sur­
vie 116 : l'essence de l'homme est ainsi devenue le
moyen de son existence 117• Le divorce que dénonce
Marx, dans ces Manuscrits, n'est donc plus, comme
c'était encore le cas dans La Question juive, celui du
citoyen abstrait et de l'homme individuel réel, mais
celui de l'Homme défini abstraitement et de l'ouvrier
salarié : « La communauté dont l'ouvrier est isolé est
une communauté tout autre et bien plus considérable
que la communauté politique, écrit-il à la même
époque. La communauté dont l'isole son propre tra­
vail est sa vie même, [... ] la moralité humaine, l'acti­
vité humaine, les plaisirs humains, en un mot, tout
l'être humain 118• »

2. Le travail humain

Pour penser la catégorie de travail comme un pro­


cessus vital unissant le sujet à l'universel, il faut en
quelque manière, écrivait J. A. Giannotti, que le sujet
soit apprêté depuis le début en vue de cette fin 119• Ce
sujet « sur mesure», c'est l'homme pourvu d'une uni­
versalité naturelle (Gattungswesen), le genre (die Gat­
tung) - qui constitue, selon Hegel, l'endroit de la
réalisation de l'« universel concret». Dans son sens le
plus courant, l'expression « être générique » signifie,
dans les Manuscrits, la concordance au modèle de
l'homme défini comme être social 120• L'objet du tra­
vail est l'objectivation de la vie générique 121 ; et
l'industrie constitue la « révélation exotérique », le

1 16. M. Hess, • Über das Geldwesen •, Rheinische Jahrbücher zur


gesellschaftlichen Reform, t. 1, Darmstadt, p. 164-165.
1 17. Manuscrits de 1844, p. 1 15.
1 18. K. Marx, Kritische Randglossen... , op. cit., MEGA 2, IV. 2,
1975, p. 462.
1 19. J. A. Giannotti, Origines de la dialectique du traflail, op. cit.,
p. 30-31.
120. Cf. A. Schaff, Le Marxisme et l'indi'IJÜlu, Paris, Armand
Colin, 1968, p. 94-96.
121. Manuscrits de 1844, p. 1 16.
INTRODUCTION 27
« livre ouvert »
des forces humaines essentielles 122 .
Alors que l'animal (abeille, fourmi ou castor) n'en
finit pas d'adhérer à l'objet qu'il modifie instinctive­
ment 123, l'homme affronte librement son produit, éla­
bore l'être-autre selon sa propre volonté 124• On ne
rencontre guère aujourd'hui d'objet p urement
naturel : l'activité humaine est « la base de tout le
monde sensible tel qu'il existe de nos jours 12 5 •. Et la
nature, dans son entier, apparaît comme le corps non
organique de l'homme 26 .
1
Étant rendu étranger au produit de son travail, à son
activité vitale et à son être générique, l'homme est rendu
étranger à l'autre homme 127 • L'autre est une puissance
hostile ou, au mieux, un objet que l'on peut utiliser pour
satisfaire des intérêts égoïstes. Le capitalisme mène
ainsi à son terme la réification des rapports sociaux, la
domination de la matière inerte sur les hommes 2s,
1
l'aliénation définie comme règne de la«puissance inhu­
maine 129 ». « Ce qui était tout d'abord domination de
l'homme sur l'homme [Herrschaft der Persan über die
Persan] devient domination générale des choses sur la
personne humaine [die allgemeine Herrschaft der Sache
über die Persan]. 130 • Il faut donc rendre à la nature et à
l'homme lui-même leur sens humain 13 1, pour sup­
primer, selon l'expression de Lukàcs, la«domination de
1
l'économie sur la société 32 ».
Mais le travail - même bâtard parce qu'aliéné -
renferme en lui comme une noblesse éternelle. Si avili

122. Ibid., p. 152 et p. 153


123. Cf. H. Bergson écrivant que, dans l'instinct,• la représenta­
tion est bouchée par l'action• (L'Évoluzion créatrice (1907), chap. n,
Paris, PUF, 1962, p. 145).
124. Manuscrits de 1844, p. 1 16.
125. K. Marx et F. Engels, L 'idéologie allemande, op. cit., p. 56.
126. Manuscrits de 1844, p. 1 14.
127. Ibid. p. 1 17.
,

128. Ibid. p. 103.


,

129. Ibid. p. 196.


,

130. K. Marx, Notes sur James Mill, op. cit., p. 456.


131. Manuscrits de 1844, p. 151.
132. G. Lukàcs, Histoire et conscience de classe (1923], trad.
K. Axelos et J. Bois, Paris, Éd. de Minuit, 1960, p. 289.
28 MANUSCRITS DE 1844
qu'il soit, il est toujours le lien de l'homme avec la
nature (Verbindung mit der Natur) 133• Le travail joue
ainsi, sur le mode historique, un rôle fonctionnelle­
ment analogue à la « sociabilité naturelle • de Feuer­
bach, donnée pour toujours avec ses conditions de
possibilité. Hegel lui-même, à la différence des auteurs
anglais, inscrivait d'ailleurs la guerre de tous contre
tous sur un fond d'universalité. Transaction, métabo­
lisme qui s'effectue entre l'homme et la nature 134,
l'activité visant à produire un objet qui satisfera un
besoin humain est, pour le jeune Marx, l'acte ontolo­
gique par excellence 135, une véritable symbiose qui
s'achève par l'humanisation du produit et l'effectiva­
tion de l'agent. Le paradoxe de ces Manuscrits consiste
ainsi en ce qu'ils font coexister un thème à résonnance
essentialiste avec une pensée qui se veut délibérément
historique, puisqu'elle entend mettre à son principe
l'homme se produisant lui-même et produisant sa
propre vérité, c'est-à-dire un être dont, en quelque
façon, l'existence précède l'essence 136, dont la nature
se crée dans l'histoire. Dans l'histoire du rapport hylé­
morphique de l'homme à l'objet (le travail est dona­
tion de forme), la puissance poétique de l'homme, en
s'exerçant, se dispose à mieux s'exercer. C'est pourquoi
l'homme est tout autant le« résultat• que le« point de
départ du mouvement 137 •. C'est le développement
historique qui, après avoir permis d'accéder à la tota­
lité des forces productives, favorise l'apparition de
l'homme total, de l'individu complet 138• L'appropria­
tion de l'objet est appropriation de la réalité humaine.

133. F. Engels, La Situalion de l'Angkrm-e. Past and Present, de


Th. Carlyle, op. cit., p. 421 .
134. K. Marx, Le Capital, 1. 1, t. 1, section III, chap. VD, op. cit.,
p. 180 (dans la ttad. de J.-P. Lefebvre et alii, op. cit., p. 199).
135. J. A. Giannotti, Origines de la dialectique du travaù, op. cit.,
p. 171.
136. Marx dit lui-même que l'appropriation par l'homme de sa
nature, dans la société communiste, est en même temps un retour
total de l'homme à lui-même en tant qu'être social (Manuscrits de
1844, p. 1 1 4).
131. Manuscrits de 1844, p. 1 46.
138. K. Marx et F. Engels, L 'idéologie allemande, op. cit., p. 104.
INTRODUCTION 29

3. Le communisme

a) Importance de la théorie et stade suprême


de l'aliénation
La réforme de la conscience, en expliquant au
monde ses propres actions 139, adjoint à l'oppression la
conscience de l'oppression 140 • En montrant que le
travail abstrait et la production de l'objet de l'activité
humaine s'opposent d'une contradiction qui en est
arrivée à son comble 141, elle montre que l'accumula­
tion du travail par le capital est telle qu'il suffit que sa
possession devienne collective pour que le règne de la
particularité fasse place à l'universalité concrète du
socialisme. Marx tend parfois à épaissir les traits du
tableau qu'il donne de la société, pour mieux faire
ressortir l'imminence de l'échéance révolutionnaire ; il
tente de prouver que la classe ouvrière incarnant
désormais une « pauvreté absolue 142 », la « pene totale
de l'homme 143 » (stade qui devait être atteint afin
qu'on pût le dépasser 144) , ne peut pas ne pas, n 'a plus
qu 'à abolir la propriété privée pour créer les condi­
tions d'une société vraiment humaine 145 • L'idée que
le stade actuel est un sommet, un maximum, le para­
chèvement de l'aliénation, cette idée « catastrophiste »
est panout présente dans les Manuscrits.
Et cette outrance, qui consiste à fixer arbitrairement
à l'aliénation un maximum que, censément, elle ne

139. K. Marx et F. Engels, Correspmidance, op. cit., t. 1, p. 300 :


Lettre de K. Marx à A. Ruge, septembre 1843.
140. K. Marx, Contribution à la crilique de la philosophie du droit de
Hegel, op. cit., p. 63.
141. Manuscrits de 1844, p. 128.
142. lbid. , p. 149.
143. K. Marx, Contribution à la crilique de la philosophie du droit de
Hegel, op. cil., p. 101.
1 44. Cf. F. Engels, Umrisse... , op. cit., p. 381.
1 45. Alors qu'il croit encore que cette société humaine est la
• vraie démocratie •, il écrit à Ruge : • Vous ne direz pas que je
surestime le monde présent ; si, cependant, je ne désespère pas de
lui, c'est que précisément sa situation désespérée me remplit
d'espoir. • ; cf. K. Marx et F. Engels, Correspondance, op. cil., t. I,
p. 296 : Lettre de K. Marx à A. Ruge, mai 1843.
30 MANUSCRITS DE 1844

pourrait plus dépasser doit être saisie à travers l'appel


sans cesse renouvelé à l'action réelle sur le monde qui
est l'objet de la critique : car ces Manuscrits ne sont
pas exempts, loin s'en faut, d'une pointe antithéori­
ciste et anti-utopique.
b) Antithéoricisme
Le dépassement des formes objectives de la société
bourgeoise ne peut être un simple mouvement de pen­
sée : il doit les supprimer en pratique, en tant que
formes de la vie de la société. Alors que pour un
Feuerbach, le malheur des sociétés est résolu dès lors
que l'on a trouvé que la religion est un reflet compen­
satoire (la solution du problème social dépendant fina­
lement de la reconnaissance de l'homo homini deus), un
auteur tel que Moses Hess souligne que, quelle que
soit notre libération théorique, nous devrons aliéner
notre essence tant que nous ne nous libérerons pas
pratiquement de ce monde 146 • A sa suite, Marx,
dénonçant maintenant la critique des jeunes-hégéliens
qui croient que la suppression spirituelle d'un être est
sa suppression effective, que « l'activité sociale se
réduit à l'activité cérébrale147 •, s'est progressivement
convaincu de ce que l'émancipation de l'homme n'est
possible que par la transformation radicale des bases
de la société civile. Après avoir indiqué, dans les
Annales franco-allemandes, les insuffisances de ce qu'il
appelait le « parti politique théorique 148 •, il paraît
acquis, dans ces Manuscrits, à l'idée que « ce n'est pas
la critique mais le prolétariat qui est la force motrice
de la révolution 149 •. Exiger la transformation de la
seule conscience, prôner l'affranchissement des caté-
1 46. M. Hess, • Über das Geldwesen •, op. cit., t. 1, p. 126.
147. K. Marx et F. Engels, La Sainte Familk, op. cit., p. 109.
Cf. G. W. F. Hegel, Correspondance (trad. J. Carrère), vol. 1, Paris,
Gallimard, 1 962, p. 228 : Lettre à Niethammer, 28 octobre 1808 :
• Si le domaine des idées est révolutionné, la réalité ne peut pas
demeurer telle qu'elle est. •
1 48. K. Marx, Contribution à la critique de la philosophie du droit de
Hegel, op. cit., p. 75.
149. K. Marx et F. Engels, L'idéologie allemande, op. cit., p. 70.
INTRODUCTION 31
gories de l a possession et d e la non-possession avec
Bauer 150, par exemple, revient, en effet, à interpréter
différemment ce qui existe, c'est-à-dire à l'accepter au
moyen d'une interprétation différente 151 •
c) Anti-utopisme
D'autre part, l'entreprise qui consiste à « dégager
des principes mêmes du monde les nouveaux princi­
pes 152 • implique aussi que l'on distingue radicale­
ment philosophie et imagination m. A l'inverse des
utopistes, Marx n'entre pas dans le détail de l'organi­
sation de la société communiste : le communisme
n'est pas un idéal sur lequel on devra régler la réali­
té 154 • Le prolétariat n 'a pas d'idéal,, écrira Lukàcs, en
ce sens 155 : car le communisme n'est ni un modèle
définitif ni une configuration statique de la vie sociale
à venir, mais la forme nécessaire et le principe éner­
gétique du futur prochain (die notwendige Gestalt und
das energische Prinzip der niichsten Zukunft) 156 • Quant à
la justification par référence à quelque époque passée
de l'humanité, elle choque a priori le jeune Marx dans
son hégélianisme : cherchant une preuve dans un ima­
ginaire état originel, toute • robinsonnade • se détruit
elle-même, car si un tel état a jamais existé, son être
passé réfute précisément sa prétention à l'essence 157 •

150. K. Marx et F. Engels, La Sainte Familk, op. cit., p. 53.


151. K. Marx et F. Engels, L'idéologie allemande, op. cit., p. 44.
152. K. Marx et F. Engels, Correspondance, op. cit., t. 1, p. 299 :
Lettre de K. Marx à A. Ruge, septembre 1843.
153. Cf. K. Marx, • Die Zentralisationsfrage in bezug auf sich
selbst und in bezug auf das Bleibatt der Rheinischen Zeitung zu
Nr. 137, Dienstag, 17. Mai 1842 •, in MEGA 2, 1. 1, p. 171 : « Die
phi/.osophie mu.P ernsdich dagegen protestiren, wenn man sie mit der
Imagination tJerWeChselt. •
154. K. Marx et F. Engels, L'idéologie allemande, op. cit., p. 64.
155. G. Lukàcs, Histoire et conscience de classe, op. cit., p. 220.
Cf. G. W. F. Hegel, Principes de la phi/.osophie du droit, op. cit.,
Préface, p. 41 : « La philosophie étant l'étude du rationnel doit
saisir ce qui est présent et réel, et non poser un idéal existant Dieu
sait où. •
156. Manuscrits de 1844, p. 157.
157. Ibid., p. 144.
32 MANUSCRITS DE 1844

Sur de telles bases, certains communistes tentent,


tels le « prophète • Albrecht se référant à la Bible, de
justifier la polygamie ou la communauté des fem­
mes 158• Puisque la voie de la désaliénation suit le
chemin inverse de celui de l'aliénation 159, il était fatal
que le communisme primitif ne vît en l'homme que ce
qu'en a fait la propriété privée. Marx dénonce ce type
de collectivisme, qui exprime, selon lui, la soif de
richesses, l'envie d'avoir - et rien de plus 16 0 : « 0\
1roÀÀ.oi voµiÇooow [ . ) l>iKatov EÎvat TO foov
. .

€')(Etv 161. » Cabet et, surtout, Babeuf illustrent bien


dans sa pensée cette attitude de ressentiment, cette posi­
tion niveleuse, égalitaire, « partageuse 162 » . Préconi­
sant, de fait, un retour à la simplicité de la barbarie 163,
elle signale pourtant, par son existence même, le com­
mencement de la fin de la préhistoire sociale.
d) Le rôle du prolétariat
Rejet du théoricisme et refus de toute utopie se
manifestent le plus nettement dans la doctrine du
rôle du prolétariat, doctrine dont Marx, dès les années
1 843-1 844, a forgé les linéaments. Celui-ci est, en effet,
à la fois, le mouvement réel que doit rencontrer toute
théorie sous peine d'être stérile 164 et le produit
éminemment nécessaire d'une richesse à laquelle il
s'oppose et qu'il doit renverser. Cette classe dont les
chaînes sont radicales t6s, déclarera La Sainte Famille,
n'ayant rien à sauvegarder qui lui appartienne 166, a
1 58. Cf. à ce propos la mise au point à laquelle se livrent K. Marx
et F. Engels dans le Manifeste du Parti communiste (1847], Paris, Éd.
sociales, 1972, p. 79 sq.
1 59. Manuscrits de 1844, p. 140.
160. lbid. , p. 142.
1 6 1 . Platon, Gorgias, 483c : • La foule croit que la justice consiste
à panager. •
162. Cf. K. Marx et F. Engels, La Sainte Famille, op. cit., p. 1 58.
163. Manuscrits de 1844, p. 141.
164. K. Marx, Contribution à la critique de la philosophie du droit de
Hegel, op. cit., p. 85.
165. Ibid., p. 99.
166. K. Marx et F. Engels, Manifeste du Parti communiste, op. cit.,
p. 63.
INTRODUCTION 33
intérêt à un bouleversement total des rapports sociaux,
lequel en la libérant libérera tous les hommes 167 tous -

les rapports de servitude n'étant que des variantes ou


des conséquences du rapport de l'ouvrier à sa produc­
tion l 6s . La misère ayant son principe dans l'essence du
travail actuel 169, ce n'est pas l'amélioration dans l'orga­
nisation du travail, réclamée par la plupart des doctri­
naires socialistes, pas plus que l'augmentation ou l'éga­
lisation des salaires - telle que la préconisent Proudhon
et autres « réformateurs en détail l70 » qui peuvent
-

extirper du monde la servitude. Un relèvement du


salaire ne constituerait jamais qu'une meilleure rétribu­
tion des esclaves 1 7 1 . Une autre organisation du travail
suppose un autre régime que celui de la propriété pri­
vée 172 •
Certes, toute classe, pour légitimer son existence et
ses actes hist.oriques, doit « donner à ses pensées la
forme de l'universalité 173 ». Mais il ne s'agit plus
aujourd'hui de substituer une élite sociale à une autre
- ce qu'annonçait, en d'autres temps, un Guizot :
« Je sais », écrivait-il en 1 820, « que la révolution [...]
produira naturellement et nécessairement sa propre
aristocratie qui prendra la tête de la société ; mais
cette aristocratie sera d'une autre sorte et tout autre­
ment constituée que celle dont nous voyons les
débris 174• » Incarnant la perte totale de l'homme, la
classe ouvrière ne peut se reconquérir elle-même que

167. K. Marx et F. Engels, La Sainte Famille, op. cit., p. 48.


168. Manuscrits de 1844, p. 1 2 1 .
169. Ibid., p . 63.
170. Ibid., p. 63 et p. 1 2 1 . Marx tenait cependant Qu'est-ce que la
propriété ? pour le meilleur ouvrage du socialisme français (cf. Cor­
respondance, op. cit., t. 1, p. 299 : Lettre à Ruge, septembre 1 843).
Cette estime, bien qu'atténuée, subsiste dans La Sainte Famille (cf.,
en particulier, p. 32-67).
1 7 1 . Manuscrits de 1844, p. 120.
172. F. Engels, La Situation de l'Angleterre. Past and Present, de
Th. Carlyle, op. cit., p. 429-430.
1 73. K. Marx et F. Engels, L'idéologie allemande, op. cit., p. 77.
Cf. La Sainte Famille, op. cit., p. 1 03.
1 74. F. Guizot, Du Gouvernement de la France depuis la Restaura­
tion et du ministère actuel, Paris, Ladvocat, 1 820, p. 108.
34 MANUSCRITS DE 1 844

par une reconquête totale de l'homme 175, que par une


suppression définitive de l'aliénation : or, la condition
d'une telle suppression est l'abolition radicale de la
propriété privée - abolition dont le communisme sera
l'expression positive 11 6.

m. LE SENS DES MANUSCRITS

Demandons-nous maintenant quel est le sens général


de ces Manuscrits. On aura déjà suffisamment remarqué
que ces textes sont imprégnés du vocabulaire et des
formules de Feuerbach et que Marx est nourri de sa
pensée. Il reprend la formule humanisme naturalisme •

et réunit le communisme aux deux termes de l'équa­


tion 171 ; il affirme que Feuerbach fut le vrai vainqueur
de l'« ancienne philosophie $ (celle de Hegel) 118 ; il
entend traiter la pensée comme le prédicat et l'être
comme le sujet 179 • En août 1844, il déclare même à
l'auteur des Principes de la philosophie de l'avenir : « Vous
avez [...] donné dans ces écrits un fondement philoso­
phique au socialisme 180• • Cependant, comme il ne
situe plus l'origine de l'aliénation dans l'humanité
socialement indifférenciée mais dans la praxis concrète
de l'ouvrier, Marx définit simultanément l'homme
comme essentiellement actifet rejoint ainsi l'inspiration
fichtéenne de Hess, qui, situant cette activité dans le

17 5. K. Marx, Contribution à la critique de la philosophie du droit de


Hegel, op. cit., p. 101.
176. Manuscrits de 1844, p. 141.
177. Ibid., p. 144.
178. Ibid., p. 160.
179. Cf. L Feurbach, Principes de la philosophie de l'avenir, § 53,
in Manifestes philosophiques, op. cit., p. 120.
180. K. Marx et F. Engels, Correspondance, op. cit., t. 1, p. 323 :
Lettre de K. Marx à L Feuerbach, 1 1 août 1844. Les • écrits • en
question sont les Principes de la philosophie de l'avenir et La nature
de la foi selon Luther. Au contraire, L Idéologie allemande affirmera
'

que Feuerbach a bien ton de se proclamer communiste et de


transformer ce nom en un prédicat de • l'homme •, alors qu'il
désigne en réalité l'adhérent d'un pani politique déterminé (op. cit.,
p. 73-74).
INTRODUCTION 35
travail, offrait sur ce chapitre une alternative matéria­
liste au volontarisme des jeunes-hégéliens.
Si nous poursuivions notre recension association­
niste, nous verrions que les réminiscences kantiennes
ne font pas défaut, elles non plus, dans ces Manuscrits.
Le pathologique ne consiste-t-il pas, d'après notre
texte, dans la réduction, sous le régime de la propriété
privée, du « but-en-soi •, qui est le travail, à un pur et
simple moyen ? Dans l'échange aliéné, ce qui nous
confère de la dignité mutuelle, notre valeur respective
(unser wechselseitiger Wert), c'est la valeur de nos objets
respectifs 181, alors que la richesse la plus grande est
en réalité l'autre homme 182• Et, s'il était permis
d'invoquer, en outre, les articles des Annales franco­
allemandes, rédigés l'année précédente, on constaterait
que Marx y parlait de 1'« impératif catégorique » qui
commande de renverser les conditions au sein des­
quelles l'homme est un être asservi 183, qu'il y présen­
tait la critique de la religion en termes de révolution
copernicienne 184 et qu'il y définissait la vraie loi
comme celle que l'homme se donne à soi-même,
c'est-à-dire comme autonomie les .
Mais il est grand temps d'éviter l'écueil d'une
méthode qui réduirait notre texte à la somme de ses
éléments. Car l'inspiration fondamentale des Manus­
crits de 1844 est celle d'une œuvre profondément hégé­
lienne, et ce jusque dans la fréquente reprise de
thèmes empruntés à ce qu'Althusser appelait le
« pseudo-matérialisme de Feuerbach 186 ».
1 8 1 . K. Marx Nous sur James Mill, op. cil., p. 465.
,

182. Manuscrits de 1844, p. 1 55.


183. K. Marx Contribution à la critique de la philosophie du droit de
,

Hegel, op. cit., p. 8 1 .


184. Ibid., p . 5 5 : • La religion n'est que le soleil illusoire, qui se
meut autour de l'homme, tant qu'il ne se meut pas autour de lui­
même. • Cf. L Feuerbach, L 'Essence du christianisme, op. cit., Ire partie,
chap. XVII, p. 326-327, où la même image est déjà employée.
185. K. Marx La Question juive, op. cit., p. 139-141.
,

186. L Althusser, Pour Marx, op. cil., p. 27. Louis Althusser


écrivait simultanément que • le jeune Marx n'a jamais été hégélien •
et que la problématique hégélienne... inspire un texte, certes
unique : les Manuscrits de 1844 (ibid., p. 27).
36 MANUSCRITS DE 1844

1 . Grandeur et misère de la dialectique hégélienne

a) L'idéalisme de Hegel
La critique de Marx, d'autant plus pénétrante
qu'elle est écrite alors que les écrits d� jeunesse de
Hegel ne sont pas publiés, aboutit à la conclusion que
la praxis humaine - quoique mystifiée - est bien
présente chez celui-ci. Étudiant la Phénoménologie,
« source véritable et secret de la philosophie de
Hegel 187 », Marx y découvre deux tares essentielles
qui expliquent cette mystification : d'une part,
l'homme étant synonyme de la conscience de soi,
l'aliénation aussi bien que sa reprise se situent à l'inté­
rieur de la pensée 1 88 ; d'autre part, cette suppression
n'est elle-même qu'un subterfuge théorique, puisque
la négation de la négation aboutit à la confirmation de
l'être aliéné par son exhaussement à la dignité philo­
sophique 189•
Hegel n'a connu que le travail abstrait de
l'esprit 190• Le terme d'aliénation, qu'il a emprunté aux
économistes et au Contrat social de Rousseau, a,
d'ailleurs, supplanté chez lui (à partir de la période de
Francfort) celui de « positivité », qui disait plus fran­
chement son nom : or le positif, comme le rappelait
J. Hyppolite, c'est « ce qui paraît s'imposer de l'exté­
rieur à la raison » ; c'est, autrement dit, « le
donné » 191 • La dialectique est donc l'idée se dévelop­
pant elle-même, qui s 'aliène en se transformant en
nature 192 • « La nature [...] n'existe, somme toute, que
grâce à la condescendance de l'idée 193• » L'aliénation,

187. Manuscrits de 1844, p. 161. Cf. La Sainte Familk, op. cit.,


p. 226-227.
188. Ibid., p. 161.
189. Ibid., p. 178.
190. Ibid., p. 166.
191. J. Hyppolite, I'!troduction à la philosophie de l'histoire de Hegel,
Paris, M. Rivière et c•e, 1968, p. 43.
192. F. Engels, Ludwig Feuerbach et la fin de la phùosophie classique
allemande [1888], Paris, Ed. sociales, 1966, p. 59.
193. Ibid., p. 22.
INTRODUCTION 37

la faute, l'infirmité, c'est l'extériorité 194 , et c'est le


caractère objectif de l'objet (sein gegenstiindlicher Cha­
rakter) qui est, pour la conscience de soi, incongruité
et dessaissement 195 • D'où l'on doit conclure que la
négation de la négation, la suppression de l'être-autre,
sera la suppression de l'objectivité l 96.
En histoire, les vrais sujets (les hommes histori­
ques), réduits à n'être que des « noms • donnés à
l'idée 197, sont ramenés, ainsi que l'avait noté Ruge, à
des catégories logiques 198• « La philosophie ne consi­
dère pas les déterminations inessentielles 199 •, et « ce
qui impone, c'est de reconnaître dans l'apparence . du
temporel et du passager la substance qui est imma­
nente et l'éternel qui est présent », annonçait
Hegel 200 • La réalité concrète transformée en un
moment de l'absolu, Hegel l'a convertie en une réalité
que dirige une nécessité occulte ayant pour fonction
d'unifier des moments apparemment dispersés.
L'humanité n'est plus qu'une masse qui est le véhicule
plus ou moins conscient de l'Esprit de l'histoire 20 1 .
En outre, le dépassement de l'aliénation, parce qu'il
se veut suppression de l'objectivité et qu'il ne consti­
tue le dépassement que de l'être pensé, réintègre
l'objet que la pensée s'est fictivement opposé à l'inté­
rieur d'elle-même ; celui-ci est maintenant devenu son
moment et a maintenant valeur d'autoconfirma-

194. Manuscrits de 1844, p. 184.


195. Ibid., p. 1 73.
196. Ibid., p. 167. C'est pour mieux suivre une démarche simi­
laire que la critique néglige... de critiquer Hegel (ibid., p. 1 58). Ce
que Bauer combat, en effet, dans la substance, ce n'est pas tant
l'illusion métaphysique que la matiére, la nature telle qu'elle existe
en dehors de l'homme (La Sainte Famille, op. cit., p. 1 70).
197. K. Marx, Crjtjque du droit politique hégélien [1843], trad.
A. Baraquin, Paris, Éd. sociales, 1975, p. 45.
198. A. Ruge • La philosophie du droit de Hegel et la politique
actuelle •, Annales allemandes, août 1 842, p. 763.
199. G. W. F. Hegel, Phénoménologie de l'esprit, Préface, m, 3,
trad. J. Hyppolite, Paris, Aubier-Montaigne, 1939-1941, t. 1, p. 40.
200. G. W. F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, op. cit.,
Préface, p. 42.
201 . K. Marx, La Sainte Famille, op. cit., p. 107.
38 MANUSCRITS DE 1 844

tion 202 : c'est là le second vice de la spéculation. Non


seulement l'Esprit ne connaît rien en dehors de lui,
mais encore cette fuite dans la libre idéalité s'accom­
pagne de la donation d'un fondement à l'aliénation. Si
les contradictions ne sont que la manifestation d'une
médiation que l'idée réelle exécute derrière le rideau,
loin de chercher à les extirper du monde, il faut expli­
quer leur apparition dans le développement de l'infini.
Et leur radiation, parce que formelle, abstraite, se
change en leur consécration 203• La conscience de soi
se retrouvant « auprès d'elle-même dans son être-autre
en tant que tel (in seinem Anderssein ais solchem bei
sich) 204 •, la reprise de l'aliénation n'est donc qu'une
restauration à un niveau supérieur de ce qu'il s'agit de
supprimer. C'est là que gît « la racine du faux positi­
visme de Hegel et de son criticisme qui n'est qu'appa­
rent 2os ».
On le voit, il n'est plus question pour Marx
d'accentuer les traits incontestablement révolution­
naires de la pensée de Hegel - comme lors de sa
collaboration, d'ailleurs fort modeste, à la Trompette du
Jugement dernier de Bauer ( 1 841). Les « concessions »
du Maître, affirme-t-il désormais, relèvent d'une
insuffisance de principe 206 : la justification du statu quo
allemand ne tient pas à une inconséquence, à ce que
la méthode - par amour du système - est infidèle à
elle-même 207, mais à ce mélange d'empirisme banal
et de spéculation abstraite qui permet à Hegel d'abso­
lutiser les contradictions.
b) La grandeur de Hegel
Concevant l'histoire comme l'Esprit aliéné au
'
temps, la philosophie hégélienne se devait d'intégrer, \

202. Manuscrits de 1844, p. 177.


203. Ibid. p. 167-168.
,

204. Ibid., p. 168.


205. Ibid. p. 174-175.
,

206. Ibid. p. 175.


,

207. F. Engels, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique


allemande, op. cit., p. 35 ; cf. également, p. 16-18.
INTRODUCTION 39
autant que faire se pouvait, les contradictions
concrètes. Aussi la logique spéculative considère-t-elle
méritoirement chaque forme aliénée de la pensée
comme un résultat nécessaire du développement histo­
rique 208 . Là réside la grandeur de la Phénoménolo­
gie 209,
Hegel a saisi l'essence du travail humain 2 1 0 : il a
montré que transformer la nature en la façonnant
pour lui imposer l'empreinte humaine, c'est faire
passer le sujet dans l'objet. Certes, ce n'en est pas
moins à l'intérieur de l'abstraction que Hegel découvre
la vérité de l'homme 2 1 1 • La négation de la négation,
c'est l'aliénation qui prétend éliminer l'aliénation. Car
la pensée hégélienne reflète un réel aliéné 212 • Et de
même que Marx a pu caractériser l'économie poli­
tique comme une phénoménologie du monde de la pro­
priété privée 2 13, il peut écrire d'un même mouvement
que « Hegel se situe du point de vue de l'économie
politique moderne 2 14 • : Hegel a repris, en effet, à
Smith sa conception du travail comme élément créa­
teur de richesses 2 15, mais il s'est borné à traduire spé­
culativement une réalité qu'il accepte telle quelle chez
les économistes. La « société civile • n'est jamais
qu'une sublimation de l'État du libéralisme économi­
que 2 1 6 ; et une fois la propriété considérée comme réa­
lisation de la nécessité qu'a la personne de se donner
une sphère extérieure pour sa liberté 2 17, la réalité de
l'idée morale se manifeste finalement . . . comme reli­
gion de la propriété privée 2 1 8 .

208. Manuscrits de 1844, p. 180.


209. Ibid., p. 165.
210. Ibid.
2 1 1 . Ibid., p. 178.
212. É. Bottigelli, op. cit., p. LXV.
213. Cf. ci-dessus, p. 1 5.
214. Manuscrits de 1844, p. 166.
215. A. Cornu, op. cit., t. m, p. 142.
216. J. Hyppolite, op. cit., p. 1 16.
217. G. W. F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, § 41,
op. cit., p. 88.
218. K. Marx, Critique du droit politique hégélien, op. cit., p. 163.
40 MANUSCRITS DE 1844

2. L'aliénation n'est pas l'exploitation

Il reste que, dans les Manuscrits, la déduction va


de la philosophie à l'économie, en démontrant que la
vie économique est la négation de l'universalité origi­
naire de l'homme 2 1 9 • Qu'est-ce, en effet, selon notre
texte, que la propriété privée ? Ce n'est rien autre
chose que la conséquence de l'aliénation du travail, son
résultat 220.
Le travailleur, seul à affronter l'objet naturel, est,
dans ces Manuscrits, la matrice des relations sociales.
Si le producteur s'aliène par son activité, le non-ouvrier
qui ne travaille pas est eo ipso étranger à la nature de
l'homme qui est précisément de produire. L'activité
de dessaisissement chez l'ouvrier apparaît chez le non­
ouvrier comme état de dessaisissement 22 1 • La caté­
gorie d'« homme aliéné ,. atténuant, voilant les oppo­
sitions et les luttes de classes, Marx retrouve ainsi un
topos qui fut socratique, puis chrétien, un cliché
d'ailleurs partagé par nombre de théoriciens révolu­
tionnaires : l'agent du mal est aussi une victime du
mal. Le bourgeois est lui-mime souillé par l'aliénation.
L'esclavage de l'argent soumet aussi les exploiteurs,
écrivait ainsi Moses Hess 222• Quant à Becker, il décla­
rait, non sans une désarmante candeur : « Ce qu'il y a
de lamentable dans le système de l'argent, c'est qu'il
ne profite même pas à ceux auxquels il semble destiné
à profiter. Les riches aussi sont malheureux 223• & « La
classe possédante et la classe ouvrière représentent la
même aliénation humaine •, lira-t-on dans La Sainte
219. Cf. J. A. Giannotti, Origines de la dialectiqu4 du travail, op.
cit., p. 142.
220. Manuscnis de 1844, p. 1 19.
221. Ibid., p. 123. Dans la dialectique idéaliste de Hegel, de
même, l'attitude du Maître est une impasse existentielle. L'exis­
tence du Maître est • justifiée • en tant qu'il transforme - par la
lutte - des animaux conscients en esclaves qui deviendront un jour
des hommes libres ; cf. A. Kojéve, Introduction à la lecture de Hegel,
Paris, Gallimard, 1947, p. 55.
222. M. Hess, • Über das Geldwesen •, op. cit., p. 176.
223. A. Becker, Que veulent les communistes ?, Lausanne, 1844,
p. 4.
INTRODUCTION 41
Famille 224• L'inhumain se rencontre également dans
la classe dominante, répétera L 'Idéologie allemande 225 .
On s'aperçoit donc, en un mot, que le concept d'alié­
nation n'est pas synonyme, loin s'en faut, de celui
d'exploitation.

3. Critique de la méthode mathématique et récusa­


tion du concept de travail abstrait

a) Reprise de la suspicion hégélienne à l'égard des sciences


abstraites
L'hégélianisme et, plus largement, la tournure phi­
losoPhique des écrits du jeune Marx se manifestent
enfin dans ce qu'on pourrait appeler la critique de la
méthode mathématique qui est à l'œuvre d'un bout à
l'autre des Manuscrits. On remarquera, tout d'abord, à
quel point le capital efface toute détermination natu­
relle et sociale de l'objet 226• Ainsi, celui qui fait com­
merce de minéraux ne voit-il que la valeur mercantile,
comptable, mais non la beauté ou la nature propre du
minéral 227 • L'argent est « la valeur humaine exprimée
en chiffres, le prix d'achat ou la valeur d'échange de
notre vie 228 •. Quant à l'économiste, il calcule la vie la
plus indigente possible comme norme pour
l'ouvrier 229 • À lire les Manuscrits, le seul emploi du
calcul pour mesurer la vie des hommes recèle un vice,
une inhumanité profonde - celle dont fait preuve un
Ricardo pour qui les hommes ne sont rien et le pro­
duit tout, pour qui, par conséquent, « les lois écono­
miques régissent aveuglément le monde 230 •. Marx
laisse parler Schulz qui dénonce les calculs de moyennes

224. K. Marx et F. Engels, La Sainte Familk, op. cit., p. 47.


225. K. Marx et F. Engels, L'idéologie allemande, op. cit., p. 475.
226. Manuscrits de 1844, p. 128.
221. lbid., p. 1 5 1 .
228. M . Hess, • Questions et Réponses - Le travail et le plaisir.
L'argent et la servitude •, in Vorwdns, n• 104, 28 décembre 1844,
p. 3. Cf. K. Marx, La Question juive, op. cit., p. 137.
229. Manuscrits de 1844, p. 188.
230. Ibid., p. 85.
42 MANUSCRITS DE 1844

des revenus des habitants d'une nation, calculs qui


autorisent le philistin (rien, décidément, n'a changé !) à
se leurrer sur la condition réelle de la classe la plus
nombreuse de la population 231• Il s'insurge, ainsi qu'on
l'a dit, contre les pseudo-modèles, qui, tels la loterie
d'Adam Smith, prétendent justifier l'existence du capi­
talisme 232 • On tient là les signes les plus apparents
d'une conception des sciences mathématiques qui, de
Hegel jusqu'au jeune Marx, récuse celles-ci parce
qu'abstraites, c'est-à-dire surimposées à l'objet, extrin­
sèques à la réalité de la vie concrète. La critique que leur
adressait la Phénoménologie tenait tout entière dans cette
irrévocable sentence : • Le mouvement de la démons­
tration mathématique n'appartient pas au contenu de
l'objet, mais est une opération extérieure à la chose 233• •
b) Les présupposés phùosophiques de l'analyse du travaù
On doit constater, dans cet ordre d'idées, que le
concept de travaù abstrait est rejeté comme appartenant
de droit à l'économie politique bourgeoise. Indifférent à
l'activité individuelle réelle 234, le capital a transformé le
travail en une activité abstraite. L'économiste fait de
l'activité de l'homme la pure abstraction de toute acti­
vité 235 et peut ainsi <c considérer le travail abstrait
comme une chose », selon l'expression de Buret 236 ; il
cache, du même coup, l'aliénation du travail réel 237 •
231 . Cf. W. Schulz, Die Bewegung der Produktion, op. cit., p. 65.
232. Manuscrits de 1844, p. 89.
233. G. W. F. Hegel, Phénoménologie de l'esprit, Préface, m, 2, op.
cit., p. 36. Dans les œuvres que Marx rédigea du temps de sa prime
jeunesse, on trouve quelques passages fort critiques à l'égard des
sciences exactes et des mathématiques en particulier ; celles-ci, écri­
vait alors Marx, éliminent l'élément spirituel du monde et réduisent
tout à des processus mécaniques ou à des formules algébriques,
plutôt que de considérer la réalité vivante dans son développement
organique. Cf. Mathematikenoeisheit [1837], in MEGA 2, 1. 1,
p. 677 ; cf. en outre, la critique de la chimie, in : Scorpion und Felix
[1837], chap. XXXI, ibid. , p. 697-698.
234. Manuscrits de 1844, p. 57.
235. Ibid., p. 188.
236. A. E. Buret, De la misère des classes laborieuses en Angleterre et
en France, op. cit., t. 1, p. 42.
237. Manuscrits de 1844, p. 1 1 1 .
INTRODUCTION 43

Refuser d'entrer dans le jeu de l'économie politique


consistera donc ici à refuser de calculer le � prix naturel
du travailleur • en se référant au coût de sa subsis­
tance 238 - calcul qui sera, pourtant, dans Le Capital.. . .
u n des fondements d e l a théorie de l a plus-value.
Cette récusation du concept de travail abstrait se
double, en toute logique, d'une conception utilitaire de
la valeur. Marx, à la suite des Umrisse de son ami
Engels, reprend dans toute sa vigueur, l'opposition
inaugurée par Smith 239 entre la valeur d'usage et la
valeur d'échange d'un objet : l'homonymie consti­
tuant le seul trait commun de ces deux entités 240 •
Dans son universalité première, le travail aboutit, en
effet, à la production d'une valeur d'usage destinée à
satisfaire un besoin humain. A l'opposé, la valeur
d'échange est le résultat immédiat de la propriété
privée, la traduction économique de la mise en rap­
port des propriétaires poussés par l'intention de
frauder. Ainsi que le soulignait J. A. Giannotti, alors
que, dans Le Capital, l'analyse de la marchandise trai­
tera la valeur d'usage et la valeur d'échange comme
des catégories simultanées et contradictoires - le pro­
duit perdant ses qualités naturelles pour se trans­
former exclusivement en travail objectivé -, en 1 844,
l'objet d'usage est défini, en premier lieu, en vue
de la satisfaction humaine personnelle, sans aucune
référence à une relation mercantile possible 241 • Marx

238. K. Marx, Historisch-Okonomische Szudien (Pariser Heju). Aus


David Ricardo : Des principes de l'économie politique et de l'impôt,
in MEGA 2, IV. 2, 1975, p. 392-427 (cit., p. 406-407).
239. Cf. A. Smith, Recherches.. ., 1, IV, op. cit., t. 1, p. 96-97.
240. F. Engels, Umrisse... , op. cit., p. 385.
241 . J. A. Giannotti, Origines de la dialectique du travail, op. cit.,
p. 1 5 1 . On a là, finalement, le défaut que Marx dénoncera ultérieu­
rement chez Aristote (cf. sa Contribution à la critique de l'économie
politique, Paris, Éd. sociales, 1 857, p. 42, n.) : ne voyant pas ce qu'il
pourrait y avoir de commun entre l'utilité d'une maison et celle de
cinq lits (Éthique à Nicomaque, V, 8), Aristote tombe dans l'illusion
selon laquelle c'est le caractère échangeable des marchandises qui
leur confère leur commensurabilité, alors que c'est le contraire qui
est vrai- une marchandise représentant toujours déjà un quantum
de travail déterminé.
44 MANUSCRITS DE 1 844

semble même souscrire à cette thèse engelsienne,


contenue dans les Umrisse, selon laquelle,
dans le cadre de l'aliénation, la valeur, le prix
naturel, exprime, sinon la moralité, du moins l'égalité
entre les objets échangés ; alors que le prix du
marché dénature ce reste de reconnaissance réci­
proque 242 • Et nous aurions, par ordre d'immoralité
croissante : la valeur d'usage, la 11aleur d'échange
et le prix du marché - la première seule correspon­
dant véritablement au besoin humain non cor­
rompu 243 .
Il y a lieu, autrement dit, de relever cette évidente
hésitation de Marx autour des éléments qui, plus tard,
seront au principe de la théorie de la valeur-travail. De
fait, il est déjà acquis, on l'a vu, à l'idée que le travail
est la seule source de la richesse. Mais il se refuse à
admettre l'importance théorique des hésitations de
Ricardo qui ne sait pas s'il faut dire du travail qu'il est
le « fondement », la « cause » ou la « mesure » de la
valeur du produit. S'il vient à citer tel passage dans
lequel Adam Smith mesure la fécondité d'une mine à
la quantité de travail nécessaire pour extraire une
quantité de minerai déterminée 244, cela n'a pas plus
d'incidence chez lui que chez Smith. Il se refuse à
considérer le travail humain tel qu'il se présente dans
la valeur d'échange, comme travail en général.. Pour
l'auteur du Capital., au contraire, donner un fonde­
ment scientifique à l a théorie de la valeur de

242. F. Engels, Umrisse... , op. cit., p. 388.


243. Pour Engels (Umrisse. . . , op. cit., p. 387), la valeur est
primitivement le rapport des frais de production et de l'utilité
(das Verhdltnis der Produktionskosten zur Brauchbarkeit). Cette
définition, dit-il, n'est pas applicable en régime capitaliste, où la
valeur s'exprime par le prix qui varie suivant i'offre et la deman­
de. Or, l'élévation à la dignité théorique de la complète impos­
sibilité d'appliquer la théorie en régime capitaliste se retrouve
chez Marx : « La véritable loi de l'économie politique, écrit-il, est le
hasard, dont nous, les savants, fixons arbitrairement quelques
moments sous forme de loi. • (Notes sur James Mill, op. cit.,
p. 447).
244. A. Smith, Recherches... , 1, XI, section 2, op. cit., t. 1, p. 244
sq. (cité in Manuscrits de 1844, p. 99).
INTRODUCTION 45

Ricardo 245 consistera, au premier chef, à figer la caté­


gorie de travail abstrait à un moment de l'exposé théo­
rique, pour constater, « la valeur d'usage une fois mise
de côté 246 $' que le caractère commun des marchan­
dises réside, précisément, dans le travail abstrait
qu'elles incorporent, lequel peut être conçu sous
forme de quantum, en termes de temps de travail
moyen, et non dans un travail concret déterminé.
C'est que l'idée de l'échange aliéné implique la
non-équivalence des produits échangés et fait finale­
ment apparaître le vol, l'aliénation, comme le résultat
des opérations de circulation, alors que le concept
d'exploitation naît, lui, sur le sol de la production 247• Le
capitalisme, dans les Manuscrits de 1844, c'est le règne
du mauvais échange consacré par le droit positif - le
vol organisé. A l'inverse, la théorie de la valeur-travail
impliquant l'équivalence dans l'échange, la plus-value
devra provenir d'une sphère antérieure à la circula­
tion 248 • Le propriétaire d'argent devra avoir la chance
de rencontrer une marchandise dont la valeur d'usage
possède la vertu d'être source de valeur, dont la
consommation soit objectivation de travail. « Et notre
homme trouve effectivement sur le marché une mar­
chandise douée de cette vertu spécifique ; elle
s'appelle puissance de travail ou force de travail 249 . $
Dans la logique du Capital, la spoliation du produit
du travail dont est victime l'ouvrier ne sera donc
jamais que le phénomène de l'acquisition gratuite par le
capitaliste d'un certain temps de travail productif ;
l'obtention de la plus-value ne tirera pas son origine

245. Cf. à ce sujet : V. 1. Lénine, Les Trois Sources et les trois parties
constitutives du marxisme [ 1 9 1 3), Œuvres, Paris-Moscou, Éd.
sociales / Éd. en langues étrangères, 1967, t. XIX, p. 15-16.
246. K. Marx, Le Capital, l. 1, t. 1, 1,. section, chap. I, op. cit.,
p. 54 (dans la traduction de J.-P. Lefebvre et alii, p. 42).
247. Cf. J. A. Giannotti, Origines de la dialectique du travail, op.
cit., p. 109 : « Le jeune Marx imagine que le profit vient de la
circulation. •
248. K. Marx, Le Capital, l. 1, t. 1, 2• section, chap. V, op. cit.,
p. 164.
249. Ibid., l. 1, t. 1, 2• section, chap. VI, op. cit., p. 170.
46 MANUSCRITS DE 1844

d'une quelconque tromperie quant à l'estimation de la


valeur d'échange de quoi que ce soit : elle proviendra
de ce que la force de travail a le pouvoir exceptionnel
de produire de la valeur bien au-delà de sa propre
valeur d'échange. La cc tromperie » résidera, désormais,
en ceci que le capitaliste débourse ce qui est stricte­
ment nécessaire pour entretenir la force de travail de
l'ouvrier, au moment même où il déclare rémunérer
équitablement son travail : la marchandise rémunérée
(la force de travail) n'est pas la même que celle qu'il
prétend acheter (le travail).

CONCLUSION

Prendre la vie comme point de départ, renverser la


logique, ne signifie donc pas nécessairement se libérer
des mécanismes explicatifs de la Phénoménologie,
fondés sur le mouvement du concept, et n'exclut pas
l'omniprésence de la forte armature hégélienne. Tout
comme Feuerbach, Marx souligne, bien entendu, que
l'homme est « un être naturel, en chair et en os 250 »,
qu'il ne peut manifester sa vie qu'à l'aide d'objets
réels ; il ne laisse jamais entrevoir pour autant la pos­
sibilité de la nature sans l'homme et le travail humain.
Dans les Manuscrits, la nature elle-même n'existe pour
nous que dans l'expérience et dans la pratique
humaines.
Si, d'autre part, l'aliénation n'est pas l'exploitation,
c'est que le travail, tel qu'il est analysé dans les
Manuscrits, est une catégorie philosophique, non his­
torique. Il n'est pas déterminé par un mode de produc­
tion, bien que la description des diverses étapes de la
propriété privée annonce, semble-t-il, ce dernier
concept. La même aliénation d'un travail répondant à
la nature profonde de l'homme et toujours conçu
selon le schéma du travail artisanal ne cesse de
s'accentuer. Une fois commis le péché d'aliénation, sa

250. Manuscrits de 1844, p. 170.


INTRODUCTION 47

forme reste inaltérable jusqu'à ce que le communisme


vienne la détruire radicalement. C'est le même prin­
cipe et la même opposition, chaque fois plus tranchée,
qui expliquent - de l'Égypte à Wall Street - toutes
les formes intermédiaires. L'histoire se divise ainsi en
deux grandes périodes : l'aliénation, puis la réhuma­
nisation. Tout se ramène à un immense effort de
l'homme pour surmonter l'opposition naturelle.
Last but not least, l'idée fort ambiguë de travail
aliéné oblitère considérablement la réalité de la lutte
des classes ; aussi les Manuscrits ne débouchent-ils sur
aucun programme d'action. Ils ne proposent pas de
stratégie de la lutte de classes : ils prêchent l'inéluc­
table - la suppression de l'aliénation - et rien
d'autre. Ils indiquent par là même Oa belle et bonne
traduction que nous propose Jacques-Pierre Gougeon
le fait ressortir avec évidence) que la rupture de Marx
avec la philosophie classique s'effectue, en 1 844, dans
le cadre de la philosophie. Ils tendent ainsi à confirmer
cette vérité que leur auteur se plut à répéter plus tard :
« La première critique de toute science est forcément
prisonnière de certaines présuppositions de la science
qu'elle combat 2 5 1 • »
Jean SALEM.

25 1. K. Marx et F. Engels, La Sainre Famille, op. cit., p. 41.


CRITIQUE DE L'ÉCONOMIE POLITIQUE
MANUSCRITS DE 1 844
PRÉFACE 1

J'ai déjà annoncé dans les Annales franco-allemandes


la critique de la science du droit et de la science poli­
tique sous la forme d'une critique de la philosophie du
droit de Hegel 2• Lors de la préparation de ce travail
en vue de l'édition, il apparut tout à fait inopportun
de mêler la critique dirigée seulement contre la philo­
sophie spéculative à celle visant les diverses matières
elles-mêmes, au risque d'entraver l'exposé et d'en
rendre la compréhension délicate. De surcroît, la
richesse et la diversité des sujets à traiter n'auraient
permis de les condenser en un seul texte que sous la
forme d'aphorismes, ce qui aurait donné l'apparence
d'une systématisation arbitraire. C'est pourquoi,
j'aborderai successivement, dans des brochures dis­
tinctes, la critique du droit, de la morale, de la poli­
tique, etc., et, pour terminer, je tenterai de présenter,
dans un travail particulier, l'enchaînement de
l'ensemble, le rapport des diverses parties entre elles ;
pour finir, j'analyserai de manière critique les études
de la philosophie spéculative sur ces sujets 3• Les liens
entre l'économie politique et l'État, le droit, la morale,
la vie civile, etc., ne seront donc traités dans cet
ouvrage que dans la mesure où l'économie politique
elle-même touche à ces sujets ex professa.
Il est de prime abord superflu d'assurer le lecteur
familiarisé avec l'économie politique que mes conclu-
52 MANUSCRITS DE 1844

sions sont le fruit d'une analyse tout à fait empirique,


fondée sur une étude critique consciencieuse de l'éco­
nomie politique.
Il va de soi qu'outre les travaux des socialistes fran­
çais et anglais, j'ai aussi utilisé ceux des socialistes
allemands. Toutefois, hormis les écrits de Weitling 4,
les travaux allemands substantiels et originaux dans ce
domaine se réduisent aux articles de Moses Hess
publiés dans les Vingt et une feuùles 5 et à l'Esquisse
d'une cntique de l'économie politique d'Engels dans les
Annales franco-allemandes 6, revue où j'ai également
exposé les premiers éléments de la présente étude.
En outre, la critique de l'économie politique,
comme la critique positive en général, doit son véri­
table fondement aux découvertes de Feuerbach. C'est
seulement de Feuerbach que date la critique huma­
niste et naturaliste positive. Ses écrits, les seuls depuis
la Phénoménologie et la Logique de Hegel à contenir une
véritable révolution théorique, ont une influence
d'autant plus sûre, profonde, étendue et durable
qu'elle s'exercera sans tapage 7•
J'ai considéré que le dernier chapitre du présent
ouvrage était, comme l'analyse critique de la dialec­
tique de Hegel et de sa philosophie en général, abso­
lument nécessaire puisque les théologiens critiques 8
de notre époque n'ont ni accompli ce travail ni
reconnu sa nécessité, ce qui révèle un manque de
sérieux inévitable ; car même critique, le théologien
reste théologien et doit donc partir de postulats déter­
minés de la philosophie comme d'une autorité ou
bien, si, au coûrs de la critique et du fait des décou­
vertes d'autrui, il doute de ses postulats philosophi­
ques, il les abandonne lâchement et injustement, il en
fait abstraction, il ne manifeste plus que de manière
négative, sophistique et sans conscience son assujettis­
sement à leur égard et le dépit qui en résulte. À y
regarder de près, la théologie critique - tout en ayant
été au début du mouvement un véritable moment du
progrès - n'est en dernière analyse rien d'autre que
l'extrémité et la conséquence logique poussées jusqu'à
PRÉFACE 53

la caricature théologique de la vieille transcendance de


la philosophie, plus exactement de la philosophie
hégélienne. Dans une autre occasion, je mettrai en
évidence, avec précision, cette justice intéressante de
l'histoire, cette Némésis historique, qui destine la
théologie, depuis toujours le rebut pourri de la philo­
sophie, à représenter aussi en soi la dissolution néga­
tive de la philosophie, c'est-à-dire le processus de sa
décomposition.
PREMIER MANUSCRIT

SAI.AIRE

1 1 1 Le salaire est déterminé par la lune âpre entre


capitaliste et ouvrier. La victoire appartient nécessai­
rement au capitaliste. Le capitaliste peut vivre plus
longtemps sans l'ouvrier que l'ouvrier sans le capita­
liste. L'union entre capitalistes est habituelle et effi­
cace, celle entre ouvriers interdite et lourde de consé­
quences pour eux 9 • De surcroît, le propriétaire foncier
et le capitaliste peuvent ajouter à leurs revenus des
gains provenant de l'industrie, tandis que l'ouvrier ne
peut ajouter à son revenu issu de l'industrie ni rente
foncière ni intérêts de capitaux. D'où l'intensité de la
concurrence entre ouvriers. La séparation du capital,
de la rente foncière et du travail, n'est donc néces­
saire, essentielle et nuisible que pour l'ouvrier. Le
capital et la propriété foncière peuvent très bien ne
pas rester dans les limites de cette abstraction, mais le
travail de l'ouvrier ne peut, lui, en sortir.
Donc, pour l'ouvrier, la séparation du capital, de la
rente foncière et du travail est mortelle.
Le taux minimum du salaire, le seul tenu pour
nécessaire, est celui qui assure la subsistance de
l'ouvrier pendant le travail, lui permet de nourrir une
56 MANUSCRITS DE 1 844

famille, pour que la race des ouvriers ne s'éteigne pas.


Le salaire ordinaire est, d'après Smith, le plus bas qui
soit compatible avec la simple humanité, c'est-à-dire
avec une existence animale.
La demande en hommes règle nécessairement la
production des hommes comme de toute autre mar­
chandise. (Adam Smith, Recherches sur la nature et les
causes de la richesse des nations, traduction de Germain
Garnier, Paris, 1802, tome 1, page 138) . Si l'offre est
plus grande que la demande, une partie des ouvriers
tombe dans la mendicité ou la famine. L'existence de
l'ouvrier est donc réduite au même état que celui de
toute autre marchandise. L'ouvrier est devenu une
marchandise, et c'est pour lui une chance quand il
arrive à se faire embaucher. Et la demande, dont
dépend la vie de l'ouvrier, dépend de l'humeur du
riche et du capitaliste. Si la quantité de l'offre dépasse
la demande, un des éléments constitutifs du prix, le
profit, la rente, le salaire, sera payé au-dessous du
prix, une partie de ces facteurs n'est pas utilisée, et
ainsi le prix du marché gravite autour de son centre, le
prix naturel 1 0 • Mais 1) quand la division du travail
atteint un niveau élevé, l'ouvrier a le plus grand mal à
donner une orientation différente à son travail, 2)
étant donné son rapport de subordination au capita­
liste, c'est lui qui en pâtira le premier.
Du fait de la gravitation du prix du marché autour
du prix naturel, c'est l'ouvrier qui perd le plus et qui
perd nécessairement. Et précisément la possibilité
qu'a le capitaliste d'employer autrement son capital a
pour conséquence ou bien de priver de pain l'ouvrier a
limité à une branche professionnelle ou bien de le
contraindre à se soumettre à toutes les exigences de ce
capitaliste.
1 II 1 Les fluctuations fortuites et soudaines du prix
du marché affectent moins la rente foncière que la
partie du prix qui se résout en profit et en salaires,
mais elles affectent moins le profit que le salaire. La
a. En français dans le texte (N. D. T.).
PREMIER MANUSCRIT 57

plupart du temps, pour un salaire qui augmente, il


s'en trouve un qui reste stationnaire et un qui
diminue.
L'ouvrier ne gagne pas nécessairement lorsque le
capitaliste gagne, mais il perd nécessairement avec lui.
Ainsi l'ouvrier ne gagne pas lorsque le capitaliste grâce
au secret de fabrication ou au secret commercial,
grâce au monopole ou à la situation favorable de sa
propriété, maintient le prix du marché au-dessus du
prix naturel.
En outre : les prix du travail sont beaucoup plus
stables que les prix des moyens de subsistance. Souvent,
ils sont en rapport inverse. Dans une année où la vie est
chère, le salaire est diminué à cause de la réduction de la
demande, augmenté à cause de la hausse des denrées. Il
existe donc un équilibre. En tout cas, un grand nombre
d'ouvriers est privé de pain. Dans les années où les prix
sont bas, le salaire est augmenté du fait de la croissance
de la demande, mais diminué à cause des prix des
denrées. Il existe donc un équilibre.
Autre désavantage pour l'ouvrier :
Les prix du travail des diverses catégories d'ouvriers
sont beaucoup plus variés que les gains des diverses
branches où le capital est investi. Dans le travail se
manifeste toute la diversité naturelle, intellectuelle et
sociale de l'activité individuelle qui est rémunérée dif­
féremment, tandis que le capital inerte marche tou­
jours au même rythme et est indifférent à l'activité
individuelle réelle.
D'une manière générale, il faut remarquer que,
lorsque l'ouvrier et le capitaliste souffrent pareille­
ment, l'ouvrier souffre dans son existence tandis que
le capitaliste ne perd que le profit de son veau d'or.
L'ouvrier ne doit pas seulement lutter pour subvenir
physiquement, il doit aussi lutter pour trouver du tra­
vail, c'est-à-dire pour se donner la possibilité et les
moyens de réaliser son activité.
Prenons les trois états principaux dans lesquels peut
se trouver la société et considérons la situation de
l'ouvrier.
58 MANUSCRITS DE 1 844

1 ) Si la richesse de la société décline, c'est l'ouvrier


qui souffre le plus, car : bien que la classe ouvrière ne
puisse pas gagner autant que celle des propriétaires
dans l'état de prospérité de la société, aucune ne souffre
aussi cruellement de son déclin que la classe des ouvriers.
(Smith, tome II, page 1 62).
1 III 1 2) Prenons maintenant une société dans
laquelle la richesse progresse. Cet état est le seul favo­
rable à l'ouvrier. Là s'instaure la concurrence entre les
capitalistes. La demande d'ouvriers dépasse l'offre.
Mais :
D'une part, l'augmentation du salaire entraîne
l'excès de travail parmi les ouvriers. Plus ils veulent
gagner d'argent, plus ils doivent sacrifier leur temps
et, abandonnant toute liberté, accomplir un travail
d'esclave au service de la cupidité. Ce faisant, ils abrè­
gent la durée de leur vie. Ce raccourcissement de la
durée de leur vie est une circonstance favorable pour
la classe ouvrière dans son ensemble, parce qu'elle
rend sans cesse nécessaire un apport nouveau. Cette
classe doit toujours sacrifier une part d'elle-même
pour ne pas périr dans sa totalité.
De plus : Quand une société se trouve-t-elle dans
un processus d'enrichissement croissant ? Quand les
capitaux et les revenus augmentent. Mais ceci n'est
possible que A) si beaucoup de travail est accumulé,
car le capital est du travail accumulé ; donc si une
partie toujours plus grande de ses produits est retirée à
l'ouvrier, si son propre travail s'oppose de plus en plus
à lui en tant que propriété d'autrui, et si ses moyens
d'existence et d'activité sont de plus en plus concen­
trés entre les mains du capitaliste. B) L'accumulation
du capital accroît la division du travail, la division du
travail accroît le nombre des ouvriers, accentue la divi­
sion du travail, tout comme la division du travail
accroît l'accumulation des capitaux. Du fait de l'accu­
mulation du travail d'une part et de l'accumulation
des capitaux d'autre part, l'ouvrier est de plus en plus
dépendant du seul travail, d'un travail déterminé, très
unilatéral, mécanique 1 1 • Abaissé intellectuellement et
PREMIER MANUSCRIT 59
physiquement au rang de machine, déshum�sé et
réduit_à__ug_�_jlc!!_yité abstraiteetaun . vei!tre, l'ouvrier
est de plus en plus dépendant de toutes-les fluctua­
tions du prix du marché, de l'utilisation des capitaux
et de l'humeur des riches. L'accroissement de la classe
d'hommes ne vivant que de leur travail 1 IV 1 augmente
tout autant la concurrence entre les ouvriers et abaisse
leur prix. C'est dans le système des fabriques que cette
situation de l'ouvrier atteint son paroxysme.
C) Dans une société de plus en plus prospère, seuls
les plus riches peuvent vivre des intérêts rapportés par
l'argent. Tous les autres doivent investir leur capital
ou le placer dans le commerce. De ce fait, la concur­
rence entre les capitaux s'accroît, la concentration des
capitaux s'accentue, les grands capitalistes ruinent les
petits, et une partie des anciens capitalistes tombe
dans la classe des ouvriers qui, du fait de cet apport,
subit pour une part une nouvelle réduction du salaire
et se trouve dans une dépendance plus grande encore
à l'égard des quelques grands capitalistes. Le nombre
des grands capitalistes ayant diminué, la concurrence
dans la recherche des ouvriers n'existe pratiquement
plus et, le nombre des ouvriers ayant augmenté, la
concurrence entre eux est devenue d'autant plus
grande, plus contraire à la nature et plus violente 1 2•
Une partie de la classe ouvrière tombe donc dans
l'état de mendicité ou de famine en vertu de la même
nécessité par laquelle une partie des capitalistes
moyens tombe dans la classe ouvrière.
Donc, même l'état de la société le plus favorable à
l'ouvrier signifie nécessairement pour celui-ci l'excès
de travail et la mort précoce, l'abaissement au rang de
machine, d'esclave du capital qui s'accumule dange­
reusement face à lui, une concurrence toujours nou­
velle, la mort d'inanition ou la mendicité d'une partie
des ouvriers.
1 V 1 La hausse du salaire excite chez l'ouvrier la soif
d'enrichissement du capitaliste, mais il ne peut la
satisfaire qu'en sacrifiant son esprit et son corps.
L'augmentation du salaire suppose l'accumulation du
60 MANUSCRITS DE 1844

capital et la provoque ; elle oppose donc le produit du


travail et l'ouvrier, de plus en plus étrangers l'un à
l'autre. De même, la division du travail limite
l'horizon de l'ouvrier et accroît sa dépendance, tout
comme elle entraîne la concurrence non seulement
des hommes, mais aussi des machines. Comme
l'ouvrier est abaissé au rang de machine, la machine
lui fait concurrence. Enfin, l'accumulation du capital
accroît le potentiel industriel et le nombre des
ouvriers, tout comme la même quantité de travail
industriel produit, du fait de cette accumulation, une
plus grande quantité d'ouvrage, laquelle se transforme
en surproduction et a pour résultat final soit de priver
de leur emploi une grande partie des ouvriers, soit de
réduire leur salaire au minimum le plus misérable.
Telles sont les conséquences d'un état social qui est
le plus favorable à l'ouvrier, à savoir l'état de la
richesse croissante et progressive.
Mais enfin cet état de croissance doit finir par
atteindre son point culminant. Quelle est alors la
situation de l'ouvrier ?
3) � Dans un pays qui aurait atteint le dernier degré
possible de sa richesse, le salaire et l'intérêt du capital
seraient tous deux très bas. La concurrence entre les
ouvrieI'!l pour obtenir de l'occupation serait nécessai­
rement telle que les salaires y seraient réduits à ce qui
est purement suffisant pour maintenir le même
nombre d'ouvriers, et, le pays étant déjà pleinement
peuplé, ce nombre ne pourrait jamais augmenter. »
(Smith, tome 1, page 193). Les hommes en surnombre
devraient mourir.
Donc dans l'état de déclin de la société, misère
croissante de l'ouvrier, dans l'état de prospérité crois­
sante, complication de la misère, dans l'état de pleine
prospérité, misère stationnaire.
1 VI 1 Comme, d'après Smith, une société ne peut
être considérée comme heureuse quand la majorité de
ses membres souffre, comme l'accumulation de la
richesse de la société entraîne cette souffrance de la
majorité et comme l'économie politique (la société de
PREMIER MANUSCRIT 61

l'intérêt privé en général) conduit à cet état de


richesse extrême, le malheur de la société est le but de
l'économie politique.
Quant au rapport entre ouvrier et capitaliste, il faut
encore remarquer que l'élévation du salaire est plus
que compensée pour le capitaliste par la diminution
de la quantité de temps de travail 1 3 et que la hausse
du salaire et celle de l'intérêt du capital agissent sur le
prix de la marchandise comme l'intérêt simple et
l'intérêt composé.
Faisons entièrement nôtre le point de vue de l'éco­
nomiste et comparons, après lui, les exigences théori­
ques et pratiques des ouvriers.
Il nous dit qu'à l'origine, et selon son concept
même, le produit entier du travail appartient à
l'ouvrier. Mais il nous dit en même temps qu'en réa­
lité c'est la partie la plus petite et strictement indis­
pensable du produit qui revient à l'ouvrier ; juste ce
qui est nécessaire, non pas pour qu'il existe en tant
qu'homme, non pas pour qu'il perpétue l'humanité,
mais pour qu'il perpétue la classe esclave des ouvriers.
L'économiste nous dit que tout s'achète avec du
travail et que le capital n'est que du travail accumulé.
Mais il nous dit en même temps que l'ouvrier, loin de
pouvoir tout acheter, est obligé de se vendre lui-même
et de vendre sa qualité d'homme 14.
Tandis que la rente foncière du propriétaire foncier
paresseux s'élève la plupart du temps au tiers du pro­
duit de la terre et que le profit du capitaliste actif
atteint même le double de l'intérêt de l'argent,
l'ouvrier gagne au meilleur cas un surplus juste suffi­
sant pour que de ses quatre enfants deux soient
condamnés à avoir faim et à mourir.
1 VII 1 Tandis que, d'après l'économiste, c'est seule­
ment grâce au travail que l'homme augmente la valeur
des produits de la nature, tandis que le travail est sa
propriété active, le propriétaire foncier et le capitaliste,
qui ne sont que des dieux privilégiés et oisifs, sont,
d'après la même économie politique, partout supé­
rieurs à l'ouvrier et lui prescrivent des lois.
62 MANUSCRITS DE 1 844

Tandis que d'après l'économiste le travail est le seul


prix constant des choses, rien n'est plus contingent
que le prix du travail, rien n'est exposé à de plus
grandes fluctuations.
Tandis que la division du travail augmente la force
productive, la richesse et le raffinement de la société,
elle appauvrit l'ouvrier jusqu'à le réduire à l'état de
machine. Tandis que le travail entraîne l'accumula­
tion des capitaux et par suite la prospérité croissante
de la société, il rend l'ouvrier de plus en plus dépen­
dant du capitaliste, le jette dans une concurrence
accrue, le pousse dans la course effrénée de la surpro­
duction, à laquelle fait suite un marasme tout aussi
profond.
Tandis que, d'après l'économiste, l'intérêt de
l'ouvrier ne s'oppose jamais à l'intérêt de la société, la
société, elle, s'oppose toujours et nécessairement à
l'intérêt de l'ouvrier.
D'après l'économiste, l'intérêt de l'ouvrier ne
s'oppose jamais à celui de la société : 1) parce que
l'augmentation du salaire est plus que compensée par
la diminution de la quantité de temps de travail, en
plus des conséquences exposées précédemment ; et
2) parce que, par rappon à la société, tout le produit
brut est un produit net et que celui-ci n'a de sens que
par rappon à l'individu privé.
Selon moi, le travail lui-même est nuisible et
funeste non seulement dans les conditions présentes,
mais en général, dans la mesure où son but est le
simple accroissement de la richesse 15 ; c'est ce qui
resson des développements de l'économiste sans qu'il
le sache.
D'après leur concept même, la rente foncière et le
profit tiré du capital sont des prélèvements sur le
salaire. Mais en réalité, le salaire est une retenue que
la terre et le capital attribuent à l'ouvrier, une conces­
sion que le produit du travail accorde à l'ouvrier, au
travail.
C'est dans l'état de déclin de la société que l'ouvrier
souffre le plus. Il doit la dureté spécifique de son son
PREMIER MANUSCRIT 63

à sa condition d'ouvrier, mais il doit ce son en tant


que tel à la situation de la société.
Mais dans l'état progressif de la société, la ruine et
l'appauvrissement de l'ouvrier sont le produit de son
travail et de la richesse qu'il crée. La misère résulte
donc de l'essence du travail actuel.
L'état le plus prospère de la société, idéal qui n'est
jamais atteint qu'approximativement et qui est tout au
moins le but de l'économie politique comme de la
société bourgeoise, signifie la misère stationnaire pour
les ouvriers.
Il va de soi que l'économie politique ne considère le
prolétaire, c'est-à-dire celui qui, sans capital ni rente
foncière, vit uniquement du travail, d'un travail unila­
téral et abstrait, que comme ouvrier. Elle peut donc
établir en principe que l'ouvrier, tel un cheval, doit
gagner assez pour pouvoir travailler 16• Elle ne le
considère pas dans le temps où il ne travaille pas, en
tant qu'homme, mais elle en laisse le soin à la justice
criminelle, aux médecins, à la religion, aux tableaux
statistiques, à la politique et à la charité publique.
Élevons-nous maintenant au-dessus du niveau de
l'économie politique et cherchons, d'après ce qui pré­
cède et qui a été formulé dans les termes mêmes de
l'économiste, à répondre à deux questions.
1) Quel sens prend dans le développement de
l'humanité le fait que la plus grande panie des
hommes est réduite au travail abstrait ?
2) Quelle faute commettent les réformateurs en
détaù qui, ou bien veulent élever le salaire et améliorer
ainsi la situation de la classe ouvrière, ou bien consi­
dèrent (comme Proudhon) l'égalité du salaire comme
le but de la révolution sociale 17 ?
Le travail n'apparaît en économie politique que
sous la forme de l'activité pratiquée dans le but
d'obtenir un gain.
1 VIII 1 o On peut affirmer que des occupations qui
supposent des dispositions spécifiques ou une forma­
tion plus longue sont dans l'ensemble devenues plus
avantageuses ; tandis que le salaire relatif pour une
64 MANUSCRITS DE 1844

activité mécanique et uniforme à laquelle n'importe


qui peut être facilement et rapidement formé a baissé
à mesure que la concurrence augmentait et devait
nécessairement baisser. Et c'est précisément ce genre
de travail qui, dans l'état présent de l'organisation du
travail, est encore de loin le plus fréquent. Si donc un
ouvrier de la première catégorie gagne maintenant
sept fois plus et un autre de la deuxième autant qu'il y
a, disons, cinquante ans, tous deux gagnent certes en
moyenne quatre fois plus. Mais si, dans un pays, la
première catégorie de travail n'occupe plus que 1 000
hommes et la seconde 1 000 000, 999 000 ne s'en
trouvent pas mieux qu'il y a cinquante ans, et ils s'en
trouvent plus mal si, en même temps, les prix des
denrées de première nécessité ont augmenté. C'est
avec de tels calculs superficiels établissant des
moyennes qu'on veut se leurrer sur la classe la plus
nombreuse de la population. En outre, le niveau du
salaire n'est qu'un facteur dans l'appréciation du
revenu de l'ouvrier, car, pour mesurer ce dernier, il est
encore essentiel de tenir compte de la durée assurée
de celui-ci, ce dont toutefois il ne peut être question
dans l'anarchie de ce que l'on appelle la libre concur­
rence, avec ses fluctuations et ses périodes de réces­
sion récurrentes. Enfin, il faut également envisager le
temps de travail habituel, auparavant et maintenant.
Or, pour les ouvriers anglais de l'industrie cotonnière,
depuis vingt-cinq ans, c'est-à-dire précisément depuis
l'introduction des machines économisant le travail, le
temps de travail journalier a, du fait de la soif de gain
des entrepreneurs 1 IX b augmenté pour atteindre de
douze à seize heures. Un tel allongement du temps de
travail dans un pays et dans une branche de l'industrie
devait plus ou moins se faire sentir ailleurs, car
l'exploitation sans bornes des pauvres par les riches
est un droit partout reconnu. » (Wilhelm Schulz 18,
Mouvement de la production, 1 843, page 65).
« Mais même s'il était aussi vrai qu'il est faux que le

revenu moyen de toutes les classes de la société a


augmenté, les différences et les écarts relatifs du
PREMIER MANUSCRIT

revenu peuvent néanmoins s'être creusés et, par suite,


les contrastes de la richesse et de la pauvreté se mani­
fester avec plus de force. Car, du fait précisément que
la production globale augmente et dans la mesure
même où elle augmente, les besoins, les désirs et les
exigences augmentent aussi et la pauvreté relative peut
donc augmenter, tandis que la pauvreté absolue
diminue. Le Samoyède 1 9 n'est pas pauvre avec son
huile de baleine et ses poissons rances parce que, dans
sa société fermée, tous ont les mêmes besoins. Mais
dans un État qui va de l'avant et qui, au cours d'une
dizaine d'années par exemple, a augmenté sa produc­
tion totale d'un tiers par rapport à la société, l'ouvrier
qui gagne autant au début et à la fin des dix ans n'est
pas resté aussi prospère, mais s'est appauvri d'un
tiers. • (Ibid., pages 65, 66).
Mais l'économie politique ne connaît l'ouvrier que
comme bête de travail, comme un animal réduit aux
besoins vitaux les plus élémentaires.
« Pour qu'un peuple puisse se développer plus libre­

ment d'un point de vue intellectuel, il ne doit plus être


l'esclave de ses besoins physiques, le serf de son corps.
Il doit donc avant tout disposer du temps pour pou­
voir créer intellectuellement et goûter les joies de
l'esprit. Les progrès réalisés dans l'organisation du tra­
vail gagnent ce temps. Avec les forces motrices nou­
velles et l'amélioration des machines, un seul ouvrier
dans les fabriques de coton n'exécute-t-il pas souvent
l'ouvrage de 1 00, voire de 250 à 350 ouvriers d'autre­
fois ? Conséquences semblables dans toutes les bran­
ches de la production, parce que les forces extérieures
de la nature sont de plus en plus contraintes 1 X 1 à
participer au travail humain. Si, pour satisfaire une
certaine quantité de besoins matériels, il fallait autre­
fois une dépense de temps et de force humaine, qui,
ensuite, a été réduite de moitié, la marge de temps
nécessaire à la création et à la jouissance intellectuelle
a été du même coup augmentée d'autant, sans que le
bien-être physique en ait souffert. [.. ] Mais même le
.

partage du butin que nous gagnons sur le vieux


66 MANUSCRITS DE 1 844

Chronos lui-même dans son propre domaine se fait


encore par le jeu de dés du hasard aveugle et injuste.
On a calculé en France qu'au niveau actuel de la pro­
duction un temps moyen de travail de cinq heures par
jour, réparti entre tous ceux qui sont aptes à travailler,
suffirait à satisfaire tous les intérêts matériels de la
société 20• [ ] Sans tenir compte des économies de
•••

temps réalisées grâce au perfectionnement des


machines, la durée du travail d'esclave dans les fabri­
ques n'a fait qu'augmenter pour une grande partie de
la population. » (Ibid., pages 67, 68).
« Le passage du travail manuel complexe [au travail
mécanique] suppose sa décomposition en ses opéra­
tions simples. Au début ce n'est qu'une partie des
opérations uniformément répétées qui incombe aux
machines, tandis que le reste échoit aux hommes.
D'après la nature même de la chose et d'après le
résultat concordant des expériences, une telle activité
continûment uniforme est aussi néfaste pour l'esprit
que pour le corps ; ainsi cette union du machinisme
avec la simple division du travail entre des mains plus
nombreuses fait nécessairement transparaître tous les
désavantages de cette dernière. Ces désavantages se
manifestent entre autres dans l'accroissement de la
mortalité des ouvriers 1 XI 1 de fabriques. [. . .] On n'a
pas tenu compte de l'énorme différence qui existe
entre une situation dans laquelle les hommes tra­
vaillent à l'aide de machines et celle où ils travaillent
en tant que machines. » (Ibid., page 69).
« Mais dans l'avenir de la vie des peuples, les forces
naturelles privées de raison qui agissent dans les
machines seront nos esclaves et nos serfs. » (Ibid.,
page 74).
« Les filatures anglaises emploient seulement
1 58 8 1 8 hommes contre 1 96 8 1 8 femmes. Pour
1 OO ouvriers dans les fabriques de coton du comité de
Lancaster, on trouve 1 03 ouvrières, et, en Écosse, on
en trouve même 209. Dans les fabriques anglaises de
chanvre de Leeds, on comptait pour 1 OO ouvriers
hommes 1 47 femmes. À Druden, et sur la côte orien-
J:'.KHMllil< MAN U :SCfill- 01

tale de l'Écosse, on en comptait même 280. Dans les


fabriques de soierie anglaises, il y a beaucoup
d'ouvrières ; dans les fabriques de lainage qui exigent
une plus grande force de travail, on trouve plus
d'hommes. Même dans les fabriques de coton d'Amé­
rique du Nord, il n'y avait, en 1 833, pas moins de
38 927 femmes employées pour 1 8 593 hommes. Du
fait des transformations survenues dans l'organisation
du travail, un champ plus vaste d'activité rémunérée
s'est présenté au sexe féminin. [. . .] Les femmes se
trouvent dans une position économique plus indépen­
dante. [. . .] Les situations sociales des deux sexes se
sont rapprochées. » (Ibid., pages 7 1 , 72).
« Dans les filatures anglaises marchant à la vapeur et
à la force hydraulique travaillaient en 1 83 5 :
205 558 enfants entre huit et douze ans ; 35 867 entre
douze et treize ans et enfin 108 208 entre treize et
dix-huit ans. [. . .] Certes, les progrès ultérieurs de la
mécanisation, en enlevant de plus en plus aux
hommes toutes les occupations uniformes, tendent à
éliminer peu à peu cette anomalie 1 XII 1. Mais à ces
progrès assez rapides s'oppose précisément le fait que
les capitalistes peuvent, très facilement et à très peu de
frais, s'approprier l'énergie des classes inférieures,
jusqu'à celle de leurs enfants, pour les employer à la
place des auxiliaires mécaniques et en abuser. » (Ibid.,
pages 70, 7 1 ) .
« Dans un appel aux ouvriers, Lord Brougham dit :
"Devenez capitalistes ! [. . .] " . Le mal c'est que des
millions d'hommes ne peuvent gagner chichement
leur vie que par un travail astreignant, qui les
mine physiquement et qui les diminue moralement
et intellectuellement, qu'ils doivent même s'esti­
mer heureux d'avoir trouvé un tel travail. » (Ibid.,
page 60) .
« Pour vivre donc, les non-propriétaires sont obligés
de se mettre directement ou indirectement au service
des propriétaires, c'est-à-dire sous leur dépendance. »
(Constantin Pecqueur 21, Théorie nouvelle d'économie
sociale et politique, 1 842, page 409) .
MANUSCRITS lJ� 1844

Domestiques - gages ; ouvriers - salaires ; employés -


traitement ou émoluments. (Ibid., pages 409, 4 1 0).
« Louer son travail •, « prêter son travail à l'intérêt »,
« travailler à la place d'autrui ».
« Louer la matière du travail •, « prêter la matière du
travail à l'intérêt •, « faire travailler autrui à sa place ».
(Ibid., page 4 1 1).
1 XII 1 « Cette constitution économique condamne
des hommes à des métiers tellement abjects, à une
dégradation tellement désolante et amère, que la sau­
vagerie apparaît, en comparaison, comme une royale
condition. •(Ibid., pages 4 1 7, 4 1 8).
« La prostitution de la chair non propriétaire sous toutes
les formes. • (Ibid., page 421 sq.). Chiffonniers.
Ch. Loudon 22 dans son ouvrage Solution du pro­
blème de la population (Paris, 1 842) estime le nombre
de prostituées en Angleterre à 60 ou 70 000. Le
nombre de femmes d'une vertu douteuse serait tout
aussi grand. (Ibid., page 228).
« La moyenne de vie de ces infortunées créatures
sur le pavé, après qu'elles sont entrées dans la carrière
du vice, est d'environ six ou sept ans. De manière que
pour maintenir le nombre de 60 à 70 000 prostituées,
il doit y avoir, dans les trois royaumes, au moins 8 à
9 000 femmes qui se vouent à cet infâme métier
chaque année, ou environ 24 nouvelles victimes par
jour, ce qui est la moyenne d'une par heure ; et consé­
quemment, si la même proportion a lieu sur toute la
surface du globe, il doit y avoir constamment un mil­
lion et demi de ces malheureuses. • (Ibid., page 229).
« La population des misérables croît avec leur
misère et c'est à la limite extrême du dénuement que
les êtres humains se pressent en plus grand nombre
pour se disputer le droit de souffrir. [...] En 1 82 1 , la
population de l'Irlande était de 6 801 827. En 1 83 1 ,
elle s'était élevée à 7 764 0 1 0 ; c'est 1 4 % d'augmen­
tation en dix ans. Dans le Leinster, province où il y a
le plus d'aisance, la population n'a augmenté que de
8 %, tandis que, dans le Connaught, province la plus
misérable, l'augmentation s'est élevée à 2 1 % (Extraits
PREMIBR MANUSCRIT o.,,

des enquêtes publiées en Angleterre sur l'Irlande,


Vienne, 1 840) . » (Antoine Eugène Buret 23, De la
misère des classes laborieuses en AngleterTe et en France,
tome 1, Paris, 1 840, pages 36, 37) . L'économie poli­
tique considère le travail abstraitement comme une
chose ; le travail est une marchandise : si le prix en est
élevé, c'est que la marchandise est très demandée ; si,
au contraire, il est très bas, c'est que l'offre en est très
importante ; comme marchandise, le travail doit de plus
en plus baisser de prix : soit la concurrence entre le
capitaliste, soit la concurrence entre ouvriers y oblige ;
« [ ] La population ouvrière, marchande de travail, est
•••

forcément réduite à la plus faible part du produit. [. ..] La


théorie du travail marchandise est-elle autre chose qu 'une
théorie de servitude déguisée ? » (Ibid., page 43) . « Pour­
quoi donc n 'avoir vu dans le travail qu 'une valeur
d'échange ? » (Ibid., page 44). Les grands ateliers pré­
fèrent acheter le travail des femmes et des enfants,
parce qu'il coûte moins cher que celui des hommes.
(Ibid. ) . « Le travailleur n 'est point vis-à-vis de celui
qui l'emploie dans la Position d'un libre vendeur. {. ..] Le
capitaliste est toujours libre d'employer le travail, et
l'ouvrier est toujours forcé de le vendre. La valeur du tra­
vail est complètement détruite, s'il n 'est pas vendu à
chaque instant. Le travail n 'est susceptible, ni d'accumu­
lation, ni même d'épargne, à la différence des véritables
[marchandises]. 1 XIV 1 Le travail, c'est la vie, et si la vie
ne s'échange pas chaque jour contre des aliments, elle
souffre et périt bientôt. Pour que la vie de l'homme soit une
marchandise, il faut donc admettre l'esclavage. » (Ibid.,
pages 49, 50).
Si donc le travail est une marchandise, il est une
marchandise aux propriétés les plus funestes. Mais
même d'après les principes d'économie politique, il ne
l'est pas, car il n'est pas le libre résultat d'un libre
marché. Le régime économique actuel abaisse à la fois
et le prix et la rémunération du travail ; il perfectionne
l'ouvrier et dégrade l'homme. (Ibid., pages 52, 53) .
« L'industrie est devenue une guerre et le commerce
un jeu. » (Ibid., page 62).
70 MANUSCRITS DE 1844

Les machines à travailler le coton (en Angleterre)


représentent à elles seules 84 millions d'artisans.
L'industrie se trouvait jusqu'ici dans l'état de la
guerre de conquête : « Elle a prodigué la vie des hommes
qui composaient son armée avec autant d'indifférence que
les grands conquérants. Son but était la possession de la
richesse et non le bonheur des hommes. » (Buret, op. cit. . ,
page 20). « Ces intérêts (c'est-à-dire économiques) libre­
ment abandonnés à eux-mêmes [. ..] doivent nécessaire­
ment entrer en conflit ; ils n 'ont d'autre arbitre que la
guerre, et les décisions de la guerre donnent aux uns la
défaite et la mort, pour donner aux autres la victoire. [. ..]
C'est dans le conflit des forces opposées que la science
cherche l'ordre et l'équilibre : la guerre perpétuelle est selon
elle le seul moyen d'obtenir la paix ; cette guerre s'appelle la
concurrence. » (Ibid., page 23).
La guerre industrielle exige, pour être conduite avec
succès, des armées nombreuses qu'elle puisse entasser
dans le même lieu et décimer largement. Et ce n'est
ni par dévouement ni par devoir que les so.dats de
cette armée supportent les fatigues qu'on leur impose ;
c'est uniquement pour échapper à la dure nécessité de
la faim. Ils n'ont ni affection ni reconnaissance pour
leurs chefs ; les chefs ne tiennent à leurs subordonnés
par aucun sentiment de bienveillance ; ils ne les
connaissent pas comme hommes, mais seulement
comme des instruments de production qui doivent
rapporter le plus possible en dépensant le moins pos­
sible. Ces populations de travailleurs de plus en plus
pressées n'ont même pas l'assurance d'être toujours
employées ; l'industrie qui les a convoquées ne les
fait vivre que quand elle a besoin d'elles, et, sitôt
qu'elle peut s'en passer, elles les abandonne sans le
moindre souci ; et les ouvriers sont forcés d'offrir leur
personne et leur force pour le prix qu'on veut bien
leur accorder 24• Plus le travail qu'on leur donne est
long, pénible et fastidieux, moins ils sont rétribués ;
on en voit qui, avec seize jours d'efforts continus,
achètent à peine le droit de ne pas mourir (Ibid.,
pages 68, 69).
PREMIER MANUSCRIT 71

1 XV 1 « Nous avons la conviction [. . .] partagée par les


commissaires chargés de l'enquête sur la condition des tis­
serands à la main, que les grandes villes industrielles per­
draient, en peu de temps, leur population de travailleurs, si
elles ne recevaient à chaque instant des campagnes voisines
des recrues continuelles d'hommes sains, de sang nou­
veau. » (Ibid., page 362).

PROFIT DU CAPITAL

111 1 - Le capital

1) Sur quoi repose le capital, c'est-à-dire la pro­


priété privée des produits du travail d'autrui ?
« En supposant même que le capital ne soit le fruit
d'aucune spoliation, il faut encore le concours de la
législation pour en consacrer l'hérédité. » Gean­
Baptiste Say, Traité d'économie politique, tome 1, Paris,
1 8 1 7, page 136, note).
Comment devient-on propriétaire de fonds produc­
tifs ? Comment devient-on propriétaire des produits
qui sont créés à l'aide de ces fonds ?
Grâce au droit positif 25• (Say, tome II, page 4).
Qu'acquiert-on avec le capital, en héritant d'une
grande fortune, par exemple ?
« Celui qui acquiert une grande fortune ou qui l'a
par héritage n'acquiert pas par là nécessairement de
pouvoir politique. (. . .] Le genre de pouvoir que cette
possession lui transmet immédiatement et directe­
ment, c'est le pouvoir d'acl.eter ; c'est un droit de
commandement sur tout le travail d'autrui ou sur tout
le produit de ce travail existant alors au marché. »
(Smith, tome 1, page 6 1).
Le pouvoir est donc le pouvoir de gouverner le tra­
vail et ses produits. Le capitaliste possède ce pouvoir
non pas en raison de ses qualités personnelles ou
72 MANUSCRITS DE 1 844
humaines, mais en tant que propriétaire du capital.
Son pouvoir, c'est le pouvoir d'achat de son capital
auquel rien ne peut résister.
Nous verrons plus loin, d'abord comment le capita­
liste exerce son pouvoir de gouvernement sur le travail
au moyen du capital, puis le pouvoir de gouvernement
du capital sur le capitaliste lui-même.
Qu'est-ce que le capital ?
« Une certaine quantité de travail amassé et mis en
réserve. • (Smith, tome II, page 3 1 2).
Le capital est du travail amassé.
2) Fonds, stock signifie tout amas de produits de la
terre ou des manufactures. Il ne prend le nom de
capital que lorsqu'il rapporte à son propriétaire un
revenu ou profit. (Smith, tome II, page 1 9 1 ) .

2 Le profit du capital
-

Le profit ou gain du capital est tout à fait diffé­


rent du salaire. Cette différence apparaît d'une
double manière. D'une part, les gains du capital « se
règlent en entier sur la valeur du capital employé •,
quoique le travail d'inspection et de direction puisse
être le même pour des capitaux différents. A cela
s'ajoute que, dans de grandes fabriques, « tout le tra­
vail de ce genre est confié à un principal commis •
dont le salaire n'est en rapport aucun avec le capital
1 II 1 dont il surveille la régie. Quoique, ici, le travail
du propriétaire se réduise à peu près à rien, « il
n'en compte pas moins que ses profits seront en pro­
portion réglée avec son capital •. (Smith, tome 1,
pages 97-99).
Pourquoi le capitaliste réclame-t-il cette proportion
entre gain et capital ?
Il n'aurait pas d'intérêt à employer ces ouvriers s'il
n'attendait pas de la vente de leur ouvrage quelque
chose de plus que ce qu'il fallait pour remplacer ses
fonds avancés pour le salaire, et il n'aurait pas
d'intérêt à utiliser une importante somme de fonds
plutôt qu'une petite, si ses profits ne gardaient pas
PREMIER MANUSCRIT 73
quelque proportion avec l'ampleur des fonds utilisés.
(Smith, tome 1, page 97) .
Le capitaliste tire donc un gain : primo, des salaires,
secundo, des matières premières avancées.
Or quel est le rappon du gain au capital ?
S'il est déjà difficile de déterminer quel est le taux
moyen des salaires du travail en un lieu et dans un
temps déterminés, il est encore plus difficile de déter­
miner celui des profits de capitaux. Ce profit se res­
sent non seulement de chaque variation qui survient
dans les prix des marchandises sur lesquelles il com­
merce, mais encore de la bonne ou mauvaise fonune
de ses rivaux et de ses pratiques, et de mille autres
accidents auxquels les marchandises sont exposées,
soit dans leur transfen par terre ou par mer, soit
même quand on les tient en magasin. Il varie donc
non seulement d'une année à l'autre, mais même d'un
jour à l'autre et presque d'heure en heure. (Smith,
tome 1, pages 1 79, 1 80).
Mais quoiqu'il soit peut-être impossible de déter­
miner avec quelque précision quels sont ou quels ont
été les profits moyens des capitaux, on peut cependant
s'en faire quelque idée d'après l'intérêt de l'argent.
Panout où l'on pourra faire beaucoup de profits par le
moyen de l'argent, on donnera communément beau­
coup pour avoir la faculté de s'en servir ; et on don­
nera en général moins quand il n'y aura que peu de
profits à faire par son moyen. (Smith, tome 1,
pages 1 80, 1 8 1) . La proportion que le taux ordinaire
de l'intérêt doit garder avec le taux du profit net varie
nécessairement selon que le profit augmente ou
diminue. En Grande-Bretagne, on pone au double de
l'intérêt ce que les commerçants appellent un profit
honnête, modéré, raisonnable. Toutes expressions qui ne
signifient pas autre chose qu'un profit commun, usuel.
(Smith, tome 1, page 1 98).
Quel est le taux le plus bas du profit ? Quel est le
plus haut ?
Le taux le plus bas des profits ordinaires des capi­
taux doit toujours être quelque chose se situant au-
74 MANUSCRITS DE 1844

delà de ce qu'il faut, pour compenser les pertes acci­


dentelles auxquelles est exposé chaque emploi de
capital. Il n'y a que ce surplus qui constitue vraiment
le profit ou le bénéfice net. Il en va de même pour le
taux le plus bas de l'intérêt. (Smith, tome 1,
page 1 96).
1 m 1 Le taux le plus élevé auquel puissent monter
les profits ordinaires est celui qui, dans la plus grande
partie des marchandises, emporte la totalité de ce qui
devrait aller à la rente de la terre et laisse seulement ce
qui est nécessaire pour salarier le travail au taux le
plus bas auquel le travail puisse jamais être payé,
c'est-à-dire la simple subsistance de l'ouvrier. Il faut
toujours que, d'une manière ou d'une autre, l'ouvrier
ait été nourri aussi longtemps qu'il est employé à un
ouvrage. Il peut alors très bien ne pas y avoir de rente
foncière. Exemple : au Bengale, les gens de la Com­
pagnie de commerce des Indes. (Smith, tome 1, pages
197, 198).
Outre tous les avantages d'une concurrence réduite
que le capitaliste est en droit d'exploiter dans ce cas, il
peut d'une manière honnête maintenir le prix du
marché au-dessus du prix naturel.
D'une pan, par le secret commercial, si le marché
est à une grande distance de ceux qui le fournissent :
notamment en tenant secrets les changements de
prix, en élevant celui-ci au-dessus de l'état naturel.
Ce secret a pour résultat que d'autres capitalistes
ne placent pas également leur capital dans cette
branche.
Ensuite par le secret de fabrication, qui permet au
capitaliste de livrer, avec des coûts de production
moindres, sa marchandise au même prix ou même à
des prix plus bas que ses concurrents, avec plus de
profit. (La tromperie par maintien du secret n'est-elle
pas immorale ? Commerce de la Bourse.) En outre, là
où la production est liée à une localité déterminée
(comme par exemple un vin précieux) et où la
demande effective ne peut jamais être satisfaite. Enfin,
par des monopoles d'individus ou de compagnies. Le
PREMIER MANUSCRIT 75
prix d e monopole est aussi élevé que possible. (Smith,
tome I, pages 1 20, 1 24) .
Autres causes éventuelles qui peuvent augmenter le
profit du capital :
L'acquisition de territoires nouveaux ou de nou­
velles branches de commerce accroît souvent, même
dans un pays riche, le profit des capitaux parce qu'elle
retire aux anciennes branches commerciales une partie
des capitaux, diminue la concurrence, fait approvi­
sionner le marché avec moins de marchandises, dont
les prix montent alors ; les négociants de ces branches
peuvent alors payer l'argent prêté à un taux plus élevé.
(Smith, tome I, page 190).
Plus une marchandise est travaillée et devient objet
manufacturé, plus la partie du prix qui se résout en
salaires et en profits devient grande par rapport à celle
qui se résout en rente. Dans le progrès que fait la main
d'œuvre sur cette marchandise, non seulement le
nombre des profits augmente, mais chaque profit sub­
séquent est plus grand que le précédent parce que le
capital 1 IV i dont il est l'émanation est toujours plus
important. Le capital qui fournit l'ouvrage aux tisse­
rands, par exemple, e�t nécessairement plus important
que celui qui fait travailler les fileurs, parce que non
seulement il remplace ce dernier capital avec ses pro­
fits, mais il paie en outre les salaires des tisserands ; et
il faut toujours que les profits soient en quelque sorte
proportionnels au capital. (Smith, tome I, pages 1 02,
1 03) .
Donc le progrès que le travail humain réalise sur le
produit naturel et le produit naturel transformé n'aug­
mente pas le salaire, mais soit le nombre de capitaux
qui rapportent du profit, soit le rapport aux précé­
dents des capitaux subséquents.
Nous reviendrons ultérieurement sur le profit que le
capitaliste tire de la division du travail.
Il tire un double profit, premièrement de la division
du travail, deuxièmement en général du progrès que le
travail humain fait sur le produit naturel. Plus est
grande la part de l'activité humaine dans la produc-
76 MANUSCRITS DE 1844

tion d'une marchandise, plus le profit du capital


immobile est grand 26.
Dans une seule et même société, le taux moyen des
profits du capital est beaucoup plus proche d'un
même niveau que le salaire des diverses espèces de
travail. (Smith, tome 1, page 228). Dans les divers
emplois de capitaux, le taux ordinaire du profit varie
en fonction du degré de certitude des rentrées. Le
taux du profit augmente toujours plus ou moins avec
le risque, sans le compenser totalement. (Smith,
tome 1, pages 226, 227).
Il va de soi que les profits du capital augmentent
aussi avec l'allègement ou le moindre coût des moyens
de circulation.

3 - La domination du capital sur le travail et les motifs du


capitaliste

Le seul motif qui détermine le possesseur de capital


à l'employer plutôt dans l'agriculture ou dans les
manufactures, ou dans quelque branche particulière
du commerce en gros ou en détail, c'est le point de
vue guidé par son propre profit. Il ne lui vient jamais
à l'esprit de calculer combien chacun de ces différents
genres de placements mettra de travail productif en
activité 1 V 1 ou ajoutera de valeur au produit annuel
des terres et du travail de son pays. (Smith, tome II,
pages 400, 40 1).
L'utilisation de capital la plus avantageuse pour le
capitaliste est celle qui, à sûreté égale, lui rapporte le
plus gros profit ; mais cette utilisation peut ne pas être
la plus avantageuse pour la société. Tous les capitaux
utilisés pour tirer parti des forces productives de la
nature sont les plus avantageusement utilisés. (Say,
tome II, pages 1 30, 1 3 1).
Les opérations les plus importantes du travail sont
réglées d'après les plans et les spéculations de ceux qui
utilisent les capitaux ; et le but qu'ils se fixent dans
tous ces plans, c'est le profit. Mais, contrairement aux
rentes et aux salaires, le taux du profit n'augmente pas
PREMIER MANUSCRIT 77
avec la prospérité dans la société et ne décline pas
avec sa décadence. Au contraire, ce taux est naturel­
lement bas dans les pays riches, et élevé dans les pays
pauvres ; et jamais il n'est aussi élevé que dans ceux
qui se précipitent le plus rapidement vers leur ruine.
L'intérêt de cette classe n'a donc pas le même lien que
celui des deux autres avec l'intérêt général de la
société. L'intérêt de ceux qui exercent dans une
branche particulière du commerce ou de la manufac­
ture est toujours, à quelques égards, différent et même
contraire à celui du public. L'intérêt du marchand est
toujours d'agrandir le marché et de restreindre la
concurrence des vendeurs. C'est là une classe de gens
dont l'intérêt ne saurait jamais être exactement le
même que l'intérêt de la société, et qui ont, en
général, intérêt à tromper le public et à le surcharger.
(Smith, tome II, pages 1 63- 1 65).

4 - L'accumulation des capitaux et la concurrence entre les


capitalistes

L'accroissement des capitaux, qui augmente le


salaire, tend à abaisser les profits des capitalistes par la
concurrence entre eux. (Smith, tome 1, page 1 79).
« Quand, par exemple, le capital nécessaire au com­
merce d'épicerie d'une ville se trouve partagé entre
deux épiciers différents, la concurrence fera que
chacun d'eux vendra à meilleur marché que si le
capital eût été fixé dans les mains d'un seul ; et s'il est
divisé entre vingt 1 VI 1, la concurrence en sera précisé­
ment d'autant plus active, et il y aura d'autant moins
de chance qu'ils puissent se concerter entre eux pour
hausser le prix de leurs marchandises. � (Smith,
tome II, pages 372, 373).
Comme nous savons déjà que les prix de monopole
sont aussi élevés que possible, que l'intérêt des capi­
talistes, même du point de vue de l'économie poli­
tique commune, est opposé à la société, que l'aug­
mentation du profit du capital agit sur le prix de la
marchandise comme l'intérêt composé (Smith,
MANUSCRl

tome 1, page 201), la concurrence est le se


contre les capitalistes qui, d'après les de
l'économie politique, agit d'une façon auss
sante sur l'augmentation du salaire que sur
tère bon marché des marchandises, au p
consommateurs.
Mais la concurrence n'est possible que si .
taux augmentent tout en se trouvant en d
bre-uses mains. La naissance de capitaux no
n'es;. possible que par accumulation multil
étant donné que le capital en général ne naît l
accumulation, et l'accumulation multilatét
convertit nécessairement en accumulation u
raie 27• La concurrence entre les capitaux aug
l'accumulation des capitaux. L'accumulation, s
régime de la propriété privée, est concentrati<
capital en peu de mains ; d'une manière générait
est une conséquence nécessaire de l'évolution �
tanée des capitaux ; et c'est précisément la coi
rence qui ouvre vraiment la voie à cette destim
naturelle du capital.
On nous a dit que le profit du capital est pro1
tionnel à sa grandeur. Abstraction faite tout d'ab
de la concurrence intentionnelle, un grand cap
s'accumule donc, relativement à sa grandeur, plus '
qu'un petit capital.
1 VIII 1 En conséquence, même abstraction faite
la concurrence, l'accumulation du grand capital t
beaucoup plus rapide que celle du petit. Mais pou
suivons-en la marche.
A mesure que les capitaux augmentent, du fait de l
concurrence, leurs profits diminuent. Donc le peti
capitaliste est le premier à souffrir.
L'augmentation des capitaux et un grand nombre
de capitaux supposent en outre la progression de la
richesse du pays.
« Dans un pays qui est parvenu au comble de sa
mesure de richesse, comme le taux ordinaire du profit
net sera très petit, il s'ensuivra que le taux de l'intérêt
ordinaire que ce profit pourra suffire à payer sera trop
PREMIER MANUSCRIT 79
bas pour qu'il soit possible, à d'autres qu'aux gens
riches, de vivre de l'intérêt de leur argent. Tous les
gens de fortune bornée ou médiocre seront obligés de
diriger par leurs mains l'emploi de leurs capitaux. Il
faudra absolument que tout homme à peu près soit
dans les affaires ou intéressé dans quelque genre de
commerce. » (Smith, tome 1, pages 196, 197).
Cet état est l'état préféré de l'éconpmie politique.
« C'est la proportion existante entre la somme des
capitaux et celle des revenus qui détermine partout la
proportion dans laquelle se trouveront l'industrie et la
fainéantise ; panout où les capitaux l'emponent, c'est
l'industrie qui domine ; partout où ce sont les revenus,
la fainéantise prévaut. » (Smith, tome II, page 325).
Qu'en est-il donc de l'utilisation du capital dans
cette concurrence accrue ?
« À mesure que les capitaux se multiplient, la quan­
tité des fonds à prêter à intérêt devient successivement
plus grande. À mesure que la quantité des fonds à
intérêt vient à augmenter, l'intérêt va nécessairement
en diminuant, non seulement parce que le prix de
vente de toutes choses diminue à mesure que la quan­
tité de ces choses augmente, mais encore parce que, à
mesure que les capitaux se multiplient dans un pays,
le profit qu'on peut faire en les employant diminue
nécessairement ; il devient successivement de plus en
plus difficile de trouver dans ce pays une manière pro­
fitable d'employer un nouveau capital. En consé­
quence, il s'élève une concurrence entre les différents
capitaux, le possesseur d'un capital faisant tous ses
effons pour s'emparer de l'emploi qui se trouve
occupé par un autre. Mais le plus souvent, il ne peut
espérer débusquer de son emploi cet autre capital,
sinon par des offres de traiter à de meilleures condi­
tions. Il se trouve obligé non seulement de vendre la
chose meilleur marché, mais encore, pour trouver
occasion de la vendre, il est quelquefois aussi obligé
de l'acheter plus cher. Le fonds destiné à l'entretien
du travail productif grossissant de jour en jour, la
demande qu'on fait de ce travail devient aussi de jour
80 MANUSCRITS DE 1844

en jour plus grande : les ouvriers trouvent aisément de


l'emploi, 1 IX 1 mais les possesseurs de capitaux ont de
la difficulté à trouver des ouvriers à employer. La
concurrence des capitalistes fait hausser les salaires du
travail et fait baisser les profits. » (Smith, tome II,
page 358, 359).
Le petit capitaliste a donc le choix : 1) ou bien de
manger son capital, puisqu'il ne peut plus vivre des
intérêts, donc de cesser d'être capitaliste ; ou bien
2) d'ouvrir lui-même une affaire, de vendre sa mar­
chandise moins cher et d'acheter plus cher que le
capitaliste plus riche, et de payer un salaire élevé ;
donc, comme le prix du marché est déjà très bas du
fait qu'on suppose une forte concurrence, de se
ruiner. En revanche, si le grand capitaliste veut débus­
quer le petit, il a vis-à-vis de lui tous les avantages que
le capitaliste a, en tant que capitaliste, vis-à-vis de
l'ouvrier. Les profits moindres sont compensés pour
lui par la masse plus grande de son capital, et il peut
même supporter des pertes momentanées, jusqu'à ce
que le capitaliste plus petit soit ruiné et qu'il se voit
délivré de cette concurrence. Ainsi, il accumule à son
propre profit les gains du petit capitaliste.
En outre : le grand capitaliste achète toujours
meilleur marché que le petit, puisqu'il achète par
quantités plus grandes. Il peut donc sans dommage
vendre meilleur marché.
Mais si la chute du taux de l'argent transforme les
capitalistes moyens de rentiers en hommes d'affaires,
inversement l'augmentation des capitaux investis dans
les affaires et la diminution du profit qui en résulte
entraînent la chute du taux de l'intérêt.
« Du fait que le bénéfice que l'on peut tirer de
l'usage d'un capital diminue, le prix que l'on peut
payer pour l'usage de ce capital diminue nécessaire­
ment. » (Smith, tome II, page 359).
« À mesure de l'augmentation des richesses, de
l'industrie et de la population, l'intérêt de l'argent,
donc le profit des capitalistes, diminue, mais les capi­
taux eux-mêmes n'en augmentent pas moins ; ils
PREMIER MANUSCRIT 81
continuent même à augmenter bien plus vite encore
qu'auparavant. Un gros capital, quoique avec de petits
profits, augmente en général plus promptement qu'un
petit capital avec de gros profits. L'argent fait l'argent,
dit le proverbe. » (Smith, tome 1, page 1 89).
Si donc à ce grand capital s'opposent maintenant de
petits capitaux avec de petits profits, comme c'est le
cas dans l'état de forte concurrence de notre hypo­
thèse, il les écrase entièrement.
La conséquence nécessaire de cette concurrence
est donc la baisse générale de la qualité des mar­
chandises, la falsification, la contrefaçon, l'empoi­
sonnement général tel qu'on le voit dans les grandes
villes 28 •
1 X 1 Une circonstance importante dans la concur­
rence des capitaux grands et petits est, en outre, le
rapport du capi.tal. fixe au capi.tal circulant 29•
« Le capi.tal circulant est un capital qui est utilisé
dans la production ou l'achat de biens et leur revente.
Le capital employé de cette manière ne peut rendre à
son maître de revenu ou de profit tant qu'il reste en sa
possession ou tant qu'il continue à rester sous la
même forme. Il sort continuellement de ses mains
sous une forme pour y rentrer sous une autre, et ce
n'est qu'au moyen de cette circulation ou de ces
échanges successifs qu'il peut lui rendre quelque
profit. Le capi.tal fixe se compose du capital employé à
améliorer des terres ou à acheter des machines utiles
et des instruments de métier ou d'autres choses sem­
blables. » (Smith, pages 1 97, 1 98) .
« Toute épargne dans la dépense d'entretien du
capi.tal fixe est une bonification du revenu net de la
société. La totalité du capital de l'entrepreneur d'un
ouvrage quelconque est nécessairement partagée entre
son capi.tal. fixe et son capi.tal circulant. Tant que son
capital reste le même, plus l'une des deux parts est
petite, plus l'autre sera nécessairement grande. C'est
le capi.tal circulant qui fournit les matières et les salaires
du travail et qui met l'industrie en activité. Ainsi toute
épargne du capi.tal fixe, qui ne diminue pas dans le
MANU:SCKrns lJh 11:144

travail la puissance productive, doit augmenter le


fonds. » (Smith, tome Il, page 226).
De prime abord, on voit que le rapport entre capital
fixe et capital circulant est bien plus favorable au grand
capitaliste qu'au petit. Un très grand banquier n'a
besoin que de manière insignifiante d'un capital fixe
plus important que le petit. Leur capitalfixe se limite à
leur bureau. L'équipement d'un grand propriétaire
foncier n'augmente pas en proportion de la grandeur
de sa propriété. De même le crédit dont dispose un
grand capitaliste comparativement à un petit repré­
sente pour lui une économie d'autant plus grande de
capital fixe, c'est-à-dire de l'argent qu'il doit toujours
avoir à portée de la main. Enfin, il va de soi que, là où
le travail industriel a atteint un haut degré de dévelop­
pement, où donc presque tout le travail manuel s'est
transformé en travail d'usine, tout son capital ne suffit
pas au petit capitaliste pour posséder le capital fixe
nécessaire. On sait que les travaux de la grande culture
n'occupent habituellement qu 'un petit nombre de bras.
Généralement, l'accumulation des capitaux entraîne
une concentration et une simplification relatives du
capital fixe par rapport aux petits capitalistes. Le
grand capitaliste introduit pour lui une certaine forme
1 XI 1 d'organisation des instruments du travail.
« De même, dans le domaine de l'industrie, toute
manufacture, comme toute fabrique, est déjà l'union
assez large d'une assez grande fortune matérielle avec
des facultés intellectuelles et des habiletés techniques
nombreuses et variées dans un but commun de pro­
duction. [ . ] Là où la législation maintient de vastes
. .

propriétés foncières, l'excédent d'une population


croissante se presse vers les industries, et c'est donc
principalement dans l'industrie, comme en Grande­
Bretagne, que se concentre la masse la plus grande des
prolétaires. Mais là où la législation autorise le partage
continu de la terre, on voit, comme en France, aug­
menter le nombre des petits propriétaires endettés qui
sont jetés, par la progression du morcellement conti­
nuel, dans la classe des indigents et des mécontents. Si
PREMIER MANUSCRIT 83
enfin le morcellement et le surendettement sont
poussés à un niveau plus élevé, la grande propriété
absorbe à nouveau la petite, comme la grande indus­
trie anéantit la petite ; et comme de grands ensembles
de biens fonciers se reconstituent, la masse des
ouvriers non propriétaires qui n'est pas strictement
indispensable à la culture du sol est de nouveau
poussée vers l'industrie. » (Schulz, Mouvement de la
production, pages 58, 59).
« Les marchandises de même sorte changent de
caractère du fait des modifications dans le mode de
production et en particulier de l'utilisation des
machines. Ce n'est qu'en écartant la force humaine
qu'il est devenu possible de filer, à l'aide d'une livre
de coton d'une valeur de 3 shillings 8 pence,
350 écheveaux d'une longueur de 1 67 milles anglais,
c'est-à-dire 36 milles allemands, et d'une valeur com­
merciale de 25 guinées. • (Ibid., page 62).
« En moyenne, les prix des cotonnades ont baissé en
Angleterre depuis quarante-cinq ans des l l/12e, et,
d'après les calculs de Marshall 3°, la même quantité de
produits fabriqués pour laquelle on payait en 1 8 14
1 6 shillings est livrée maintenant pour 1 shilling
10 pence. Le moindre prix des produits industriels a
augmenté et la consommation à l'intérieur et le
marché étranger ; et à cela est lié le fait qu'en Grande­
Bretagne, non seulement le nombre des ouvriers de
l'industrie cotonnière n'a pas diminué après l'intro­
duction des machines, mais qu'il est passé de 40 000 à
1 500 000. 1 XII 1 En ce qui concerne maintenant le
gain des entrepreneurs et des ouvriers de l'industrie, le
profit de ceux-ci a, du fait de la concurrence crois­
sante entre propriétaires de fabriques, nécessairement
diminué relativement à la quantité de produits qu'ils
livrent. Entre 1 820 et 1 833, le bénéfice brut du fabri­
cant à Manchester est tombé pour une pièce de calicot
de 4 shillings 1 1/3 pence à 1 shilling 9 pence. Mais,
pour compenser cette perte, le volume de la fabrica­
tion a été augmenté d'autant. La conséquence en est
que diverses branches de l'industrie connaissent par
84 MANUSCRITS DE 1844

moment une certaine surproduction, que de nom­


breuses banqueroutes se produisent, qui ébranlent la
propriété, à l'intérieur de la classe des capitalistes et
des maîtres de travail, ce qui a pour effet de rejeter
dans le prolétariat une partie de ceux qui ont été éco­
nomiquement ruinés ; que, souvent et brutalement,
un arrêt ou une diminution du travail devient néces­
saire, dont la classe des salariés ressent toujours
amèrement le préjudice. » (Ibid., page 63).
« Louer son travail, c 'est commencer son esclavage ;
louer la matière du travail, c'est constituer la liberté. [. ..]
Le travail est l'homme. La matière au contraire n 'est rien
de l'homme. » (Pecqueur, Théorie nouvelle d'économie
sociale, pages 4 1 1, 4 1 2).
« L'élément matière, qui ne peut rien pour la création
de la richesse sans l'autre élément travail, reçoit la
vertu magique d'être fécond pour eux comme s 'ils y
avaient mis, de leur propre fait, cet indispensable élément. »
(Ibid.).
« En supposant que le travail quotidien d'un ouvrier lui
rapporte en moyenne 400 F par an, et que cette somme
suffise à chaque adulte pour vivre d'une vie grossière, tout
propriétaire de 2 000 F, de rente, de fermage, de loyer,
etc., force donc indirectement 5 hommes à travailler pour
lui ; 1 OO 000 F de rente représentent le travail de
250 hommes, et 1 000 000 le travail de 2 500 individus. »
(Donc 300 millions (Louis-Philippe) le travail de
750 000 ouvriers.) (Ibid., pages 4 1 2, 4 1 3).
« Les propriétaires ont reçu de la loi des hommes le droit
d'user et d'abuser, c'est-à-dire de faire ce qu'ils veulent de
la matière de tout travail [. ..] ils ne sont nullement obligés
par la loi de fournir à propos et toujours du travail aux
non-propriétaires, ni de leur payer un salaire toujours suf­
fisant, etc. » (Ibid., page 4 1 3) . « Liberté entière, quant à
la nature, à la quantité, à la qualité, à l'opportunité de la
production, à l'usage, à la consommation des richesses, à
la disposition de la matière de tout travail. Chacun est libre
d'échanger sa chose comme il l'entend sans autre considé­
ration que son propre intérêt d'individu. » (Ibid. ,
page 4 1 3) .
PREMIER MANUSCRIT 85

« La concurrence n 'exprime pas autre chose que


l'échange facultatif, qui lui-même est la conséquence pro­
chaine et logique du droit individuel d'user et d'abuser des
instruments de toute production. Ces trois moments écono­
miques, lesquels n 'en/ont qu 'un, le droit d'user et d'abuser,
la liberté d'échanges et la concurrence arbitraire, entraînent
les conséquences suivantes : chacun produit ce qu'il veut,
comme il veut, quand il veut, où il veut ; produire bien ou
produire mal, trop ou pas assez, trop tôt ou trop tard, trop
cher ou à trop bas prix ; chacun ignore s'il vendra, à qui il
vendra, où il vendra ; et il en est de même quant aux
achats 1 XIII 1. Le producteur ignore les besoins et les res­
sources, les demandes et les offres. Il vend quand il veut,
quand il peut, où il veut, à qui il veut. Et il achète de
même. En tout cela, il est toujours le jouet du hasard,
l'esdave de la loi du plus fort, du moins pressé, du plus
riche. [. . .] Tandis que, sur un point, il y a disette d'une
richesse, sur l'autre, il y a trop-plein et gaspillage. Tandis
qu 'un producteur vend beaucoup ou très cher, et à bénéfice
énorme, l'autre ne vend rien ou vend à perte. [. . .] L'offre
ignore la demande et la demande ignore l'offre. Vous pro­
duisez sur la foi d'un goût, d'une mode qui se manifeste
dans le public des consommateurs ; mais déjà, lorsque vous
êtes prêt à livrer la marchandise, la fantaisie a passé et
s'est fixée sur un autre genre de produit [. . .] conséquences
infaillibles, la permanence et l'universalisation des banque­
routes, les mécomptes, les ruines subites et les fortunes
improvisées ; les crises commerciales, les chômages, les
encombrements ou les disettes périodiques ; l'instabilité et
l'avilissement des salaires et des profits ; la déperdition ou
le gaspillage énorme des richesses, de temps et d'efforts dans
l'arène d'une concurrence acharnée. � (Ibid., pages 4 14-
4 1 6) .
Ricardo, dans son livre ( La rente foncière) : les
nations ne sont que des ateliers de production.
L'homme est une machine à consommer et à pro­
duire ; la vie humaine est un capital ; les lois écono­
miques régissent aveuglément le monde . Pour
Ricardo, les hommes ne sont rien, le produit est tout.
Dans le chapitre XXVI de la traduction française, il est
86 MANUSCRITS DE 1 844

dit : « Il serait tout à fait indifférent, pour une personne,


qui sur un capital de 20 000 F ferait 2 000 F par an de
profit, que son capital employât cent hommes ou milk. [. ..]
L'intérêt réel d'une nation n 'est-il pas le même i' Pourvu
que son revenu net et réel et que ses fermages et ses profits
soient les mêmes, qu'importe qu 'elle se compose de dix ou
de douze millions d'individus i' » [David Ricardo, Des
principes de l'économie politique et de l'impôt, traduit de
l'anglais par F. S. Constancio, 2e édition, tome II,
Paris, 1 835, pages 1 94, 1 95) 8 • « En vérité, dit
M. de Sismondi (Jean Charles Léonard de Sismondi 31 ,
Nouveaux Principes d'économie politique, tome Il, Paris,
1 8 1 9, page 33 1), il ne reste plus qu 'à désirer que le roi,
demeuré tout seul dans 1'île, en tournant constamment une
manivelle, fasse accomplir par des automates tout
l'ouvrage de l'Angleterre. »
« Le maître, qui achète le travail de l'ouvrier à un prix
si bas qu 'il suffit à peine aux besoins les plus pressants,
n'est responsable ni de l'insuffisance des salaires ni de la
trop longue durée du travail : il subit lui-même la loi qu 'il
impose [. . .] ce n 'est pas tant des hommes que vient la
misère, que de la puissance des choses. » (Buret, op. cit.,
page 82).
« Il y a beaucoup d'endroits en Angleterre où les
habitants n'ont pas de capitaux suffisants pour cultiver
et améliorer leurs terres. La laine des provinces du
midi de l'Écosse vient, en grande partie, faire un long
voyage par terre sur de fort mauvaises routes pour être
manufacturée dans le comté de York, faute de capital
pour être manufacturée sur les lieux. Il y a, en Angle­
terre, plusieurs petites villes de fabriques, dont les
habitants manquent de capitaux suffisants pour trans­
porter le produit de leur propre industrie à ces mar­
chés éloignés où ils trouvent des demandes et des
consommateurs. Si on y voit quelques marchands, ce
ne sont 1 XIV 1 proprement que les agents de mar­
chands plus riches qui résident dans quelques-unes
des grandes villes commerçantes. » (Smith, tome II,
a. Ajouté par le traducteur.
PREMIER MANUSCRIT 87
page 382). « Pour augmenter la valeur du produit
annuel de la terre et du travail, il n'y a pas d'autres
moyens que d'augmenter, quant à la puissance, la
faculté productive des ouvriers précédemment
employés. [. . .] Dans l'un et dans l'autre cas, il faut
presque toujours un surcroît de capital. » (Smith,
tome II, page 338).
« Puisque donc, dans la nature des choses, l'accu­
mulation d'un capital est un préalable nécessaire à la
division du travail, le travail ne peut recevoir de sub­
divisions ultérieures qu'à proportion que les capitaux
se sont préalablement accumulés de plus en plus. À
mesure que le travail vient à se subdiviser, la quantité
de matières qu'un même nombre de personnes peut
mettre en œuvre augmente dans une grande propor­
tion ; et comme la tâche de chaque ouvrier se trouve
successivement réduite à un plus grand degré de sim­
plicité, il arrive qu'on invente une foule de nouvelles
machines pour faciliter et abréger ces tâches. À
mesure donc que la division du travail va en s'éten­
dant, il faut, pour qu'un même nombre d'ouvriers soit
constamment occupé, qu'on accumule d'avance une
égale provision de vivres et une provision de matières
et d'outils plus forte que celle qui aurait été nécessaire
dans un état de choses moins avancé. Or, le nombre
des ouvriers augmente en général dans chaque
branche d'ouvrage, en même temps qu'y augmente la
division du travail, ou plutôt c'est l'augmentation de
leur nombre qui les met à la portée de se classer et de
se subdiviser de cette manière. » (Smith, tome II,
pages 1 93, 1 94).
« De même que le travail ne peut acquérir cette
grande extension de puissance productive sans une
accumulation préalable des capitaux, de même l'accu­
mulation des capitaux amène naturellement cette
extension. Le capitaliste veut en effet par son capital
produire la quantité la plus grande possible d'ouvrage.
Il tâche donc à la fois d'établir entre ses ouvriers la
distribution de travail la plus convenable possible et
de leur fournir les meilleures machines qu'il puisse
88 MANUSCRITS DE 1844

imaginer ou qu'il soit à même de se procurer. Ses


moyens pour réussir dans ces deux objets 1 XV 1 sont
proportionnés en général à l'étendue de son capital ou
au nombre de gens que ce capital peut tenir occupés.
Ainsi, non seulement la quantité d'industrie augmente
dans un pays à mesure de l'accroissement du capital
qui la met en activité, mais encore par suite de cet
accroissement, cette même quantité d'industrie pro­
duit une bien plus grande quantité d'ouvrage. »
(Smith, tome Il, pages 1 94, 195) . Donc surproduc­
tion.
« Combinaisons plus vastes des forces productives
[ . .] dans l'industrie et le commerce par la réunion de
.

forces humaines et de forces naturelles plus nom­


breuses et plus diverses, en vue d'entreprises à plus
grande échelle. Çà et là aussi, liaison déjà plus étroite
des branches principales de la production entre elles.
Ainsi de grands fabricants chercheront en même
temps à acquérir de grandes propriétés foncières pour
ne pas dépendre des autres au moins pour une partie
des matières premières nécessaires à leur industrie ; ou
bien ils combineront leur industrie avec une entreprise
commerciale, non seulement pour vendre leurs pro­
pres produits, mais aussi pour acheter des produits
d'autre sorte et pour les vendre à leurs ouvriers. En
Angleterre, où certains patrons de fabriques sont quel­
quefois à la tête de 10 000 à 12 000 ouvriers [ . . . ] de
telles réunions de branches de production différentes
sous la direction d'une seule intelligence directrice, de
tels petits États ou provinces dans l'État ne sont pas
rares. Ainsi, ces derniers temps les propriétaires de
mines de Birmingham prennent à leur compte tout le
processus de fabrication du fer, qui se répartissait
autrefois entre différents entrepreneurs et différents
propriétaires. Voir « Le district de Birmingham », dans
Deutsche Vierteljahresschrift, 3, 1 838. Enfin, nous
voyons, dans les grandes entreprises par actions deve­
nues si nombreuses, de vastes combinaisons des res­
sources financières de nombreux participants avec
les connaissances et l'expérience scientifiques et tech-
PREMIER MANUSCRIT 89
niques d'autres personnes auxquelles est confiée l'exé­
cution du travail. Les capitalistes peuvent ainsi utili­
ser leurs économies plus diversement et aussi simul­
tanément dans la production agricole, industrielle et
commerciale, ce qui élargit en même temps le cercle
de leurs intérêts, 1 XVI 1 adoucit et fait disparaître les
oppositions entre les intérêts de l'agriculture, de
l'industrie et du commerce. Mais même cette possibi­
lité accrue de rendre le capital producteur de la
manière la plus diverse doit accentuer l'opposition
entre les classes aisées et les classes pauvres. » (Schulz,
op. cit., pages 40, 41).
Énorme profit que les propriétaires d'immeubles
tirent de la misère. Le loyer est inversement propor­
tionnel à la misère industrielle.
Il en va de même des profits tirés des vices des
prolétaires ruinés (prostitution, ivrognerie, prêteur sur
gages) 32.
L'accumulation des capitaux augmente et leur
concurrence diminue du fait que le capital et la
propriété foncière se trouvent en une seule main, et
aussi parce que le capital, par son ampleur, a la pos­
sibilité de combiner des branches de production diffé­
rentes.
Indifférence à l'égard des hommes. Les vingt billets
de la loterie de Smith 33•
Revenu net et brut de Say.

RENTE FONCIÈRE

1 1 1 Le droit des propriétaires fonciers tire son ori­


gine de la spoliation (Say, tome 1, page 1 36, note).
Les propriétaires fonciers, comme tous les autres
hommes, aiment à récolter où ils n'ont pas semé et ils
demandent une rente même pour le produit de la
terre. (Smith, tome 1, page 99) .
90 MANUSCRITS DE 1844

« On pourrait se figurer que la rente foncière n'est


souvent autre chose qu'un profit du capital que le
propriétaire a employé à l'amélioration de la terre. [...]
Il y a des circonstances où la rente pourrait être
regardée comme telle en partie [ . .] mais le proprié­
.

taire exige 1) une rente même pour la terre non amé­


liorée, et ce qu'on pourrait supposer être intérêt ou
profit des dépenses d'amélioration n'est en général
qu'une addition à cette rente primitive ; 2) d'ailleurs
ces améliorations ne sont pas toujours faites avec les
fonds du propriétaire, mais quelquefois avec ceux du
fermier ; cependant, quand il s'agit de renouveler le
bail, le propriétaire exige ordinairement la même aug­
mentation de rente que si toutes ces améliorations
eussent été faites de ses propres fonds ; 3) il exige
quelquefois une rente pour ce qui est tout à fait inca­
pable d'être amélioré par la main des hommes. »
(Smith, tome 1, pages 300, 30 1 ) .
Smith donne comme exemple de ce dernier cas la
salicorne, espèce de plante marine qui fournit, quand
elle est brûlée, un sel alcalin dont on se sert pour faire
du verre, du savon, etc. Elle pousse en Grande­
Bretagne, p articulièrement en différents lieux
d'Écosse, mais seulement sur des rochers situés au­
dessous de la haute marée, qui sont deux fois par jour
couverts par les eaux de la mer, et dont le produit, par
conséquent, n'a jamais été augmenté par l'industrie
des hommes. Cependant, le propriétaire d'une terre
où pousse ce genre de plante en exige une rente, tout
aussi bien que de ses terres à blé. Dans le voisinage
des îles Shetland, la mer est extraordinairement abon­
dante en poisson. Une grande partie des habitants
1 II 1 vivent de la pêche. Mais pour tirer parti du pro­
duit de la mer, il faut avoir une habitation sur la terre
voisine. La rente du propriétaire est en proportion non
de ce que le fermier peut faire avec la terre mais de ce
qu'il peut faire avec la terre et la mer ensemble. »
(Smith, tome 1, pages 30 1, 302).
« On peut considérer cette rente comme le produit
de cette puissance de la nature, dont le propriétaire
PREMIER MANUSCRIT 91
prête l'usage au fermier. Ce produit est plus ou moins
grand, selon qu'on suppose à cette puissance plus ou
moins d'étendue ou, en d'autres termes, selon qu'on
suppose à la terre plus ou moins de fertilité naturelle
ou artificielle. C'est l'œuvre de la nature qui reste
après qu'on a fait la déduction ou la balance de tout
ce qu'on peut regarder comme l'œuvre de l'homme. •
(Smith, tome Il, pages 377, 378).
« La rente de la terre, considérée comme le prix
payé pour l'usage de la terre, est donc naturellement
un prix de monopole. Elle n'est nullement en propor­
tion de ce que le propriétaire peut avoir placé sur sa
terre en améliorations, ou de ce qu'il lui suffirait de
prendre pour ne pas perdre, mais bien de ce que le
fermier peut suffire à donner sans perdre. • (Smith,
tome 1, page 302).
« Des trois classes productives, celle des proprié­
taires fonciers est la seule à laquelle son revenu ne
coûte ni travail ni souci, mais à laquelle il vient pour
ainsi dire de lui-même, et sans qu'elle y apporte aucun
dessein ni plan quelconque. • (Smith, tome II,
page 1 6 1 ) .
Nous savons déjà que le niveau de la rente foncière
dépend de la fertilité proportionnelle du sol.
Un autre facteur de sa détermination est la situa­
tion.
« La rente varie selon la fertilité de la terre, quel que
soit son produit, et selon sa situation, quelle que soit
sa fertilité. » (Smith, tome 1, page 306).
« En supposant des terres, des mines et des pêche­
ries, d'une égale fécondité, le produit qu'elles ren­
dront sera en proportion de l'étendue des capitaux
qu'on emploiera à leur culture et exploitation, et de la
manière plus ou moins convenable 1 m 1 dont ces capi­
taux seront appliqués. En supposant des capitaux
égaux et également bien appliqués, ce produit sera en
proportion de la fécondité naturelle des terres, des
mines et des pêcheries. • (Smith, tome Il, page 2 1 0).
Ces paroles de Smith sont importantes parce que, à
frais de production et à étendue égaux, elles réduisent
92 MANUSCRITS DE 1844

la rente foncière à la fertilité plus ou moins grande de


la terre. Elles mettent donc à nu le renversement des
notions en économie politique, laquelle transforme la
fertilité de la terre en une qualité du propriétaire fon­
cier 34•
Mais considérons maintenant la rente foncière sous
la forme qu'elle prend dans la vie réelle.
La rente foncière est fixée par la lune entre fermier
et propriétaire foncier. Partout, en économie, nous
trouvons l'opposition ouverte des intérêts, la lune, la
guerre, reconnues comme le fondement de l'organisa­
tion sociale.
Voyons maintenant quels sont les rapports de pro­
priétaires à fermiers.
« Le propriétaire, lors de la stipulation des clauses
du bail, tâche, autant qu'il peut, de ne pas lui laisser
dans le produit une portion plus forte que ce qu'il faut
pour remplacer le capital qui fournit la semence, paie
le travail, achète et entretient les bestiaux et autres
instruments de labourage, et pour lui donner en outre
les profits ordinaires que rendent les autres fermes
dans le canton. Cette portion est évidemment la plus
petite dont le fermier puisse se contenter sans être en
perte, et le propriétaire est rarement d'avis de lui en
laisser davantage. Tout ce qui reste du produit ou de
son prix au-delà de cette portion, quel que puisse être
ce reste, le propriétaire tâche de se le réserver comme
rente de sa terre ; ce qui est évidemment la plus forte
rente que le fermier puisse suffire à payer, dans l'état
actuel 1 IV 1 de la terre. [ ...] Ce surplus peut toujours
être regardé comme la rente naturelle de la terre ou la
rente moyennant laquelle on peut naturellement
penser que sont louées la plupart des terres. » (Smith,
tome 1, pages 299, 300).
« Les propriétaires terriens, dit Say, exercent une
espèce de monopole envers les fermiers. La demande
de leur denrée, qui est le terrain, peut s'étendre sans
cesse ; mais la quantité de leur denrée ne s'étend que
jusqu'à un certain point. [ . . . ] Le marché qui se
conclut entre le propriétaire et le fermier est toujours
PREMIER MANUSCRIT 93
aussi avantageux qu'il peut l'être pour le premier. [...]
Outre cet avantage que le propriétaire tient de la
nature des choses, il en tire un autre de sa position,
qui d'ordinaire lui donne sur le fermier l'ascendant
d'une fortune plus grande et, quelquefois, celui du
crédit et des places ; mais le premier de ces avantages
suffit pour qu'il soit toujours à même de profiter seul
des circonstances favorables aux profits de la terre.
L'ouverture d'un canal, un chemin, les progrès de la
population et de l'aisance d'un canton élèvent tou­
jours le prix des fermages. [...] Le fermier lui-même
peut certes améliorer le fonds à ses frais ; mais c'est un
capital dont il ne tire les intérêts que pendant la durée
de son bail, et qui, à l'expiration de ce bail, ne pou­
vant être emporté, demeure au propriétaire ; dès ce
moment, celui-ci en retire les intérêts sans en avoir fait
les avances, car le loyer monte en proportion. » (Say,
tome II, pages 1 42, 143).
« La rente, considérée comme le prix payé pour
l'usage de la terre, est naturellement le prix le plus
haut que le fermier soit en état de payer, dans les
circonstances où se trouve la terre pour le moment. •
(Smith, tome 1, page 299).
« La rente d'un bien à la surface de la terre s'élève
communément à ce qu'on suppose être le tiers du
produit total, et c'est pour l'ordinaire une rente fixe et
indépendante des variations accidentelles 1 V 1 de la
récolte. » (Smith, tome 1, page 351). « C'est rarement
moins du quart du produit total. » (Smith, tome II,
page 378).
La rente foncière ne peut pas être payée pour toutes
les marchandises. Par exemple, dans beaucoup de
régions, on ne paie pas de rente foncière pour les
pierres.
« On ne peut porter ordinairement au marché que
ces parties seulement du produit de la terre dont le
prix ordinaire est suffisant pour remplacer le capital
qu'il faut employer pour les y porter et les profits ordi­
naires de ce capital. Si le prix ordinaire est plus que
suffisant, le surplus en ira naturellement à la rente de
94 MANUSCRITS DE 1844
la terre. S'il ·n'est juste que suffisant, la marchandise
pourra bien être portée au marché, mais elle ne peut
suffire à payer une rente au propriétaire. Le prix sera­
t-il ou ne sera-t-il pas plus que suffisant ? C 'est ce qui
dépend de la demande. • (Smith, tome 1, pages 302,
303).
« La rente foncière entre dans la composition du
prix des marchandises, d'une autre manière que n'y
entrent les salaires et les profits. Le taux haut ou bas
des salaires et des profits est la cause du haut ou bas
prix des marchandises ; le taux haut ou bas de la rente
est l'effet du prix. • (Smith, tome 1, page 303).
La nourriture fait partie des produits qui toujours
rapportent une rente foncière.
« Les hommes, comme toutes les autres espèces ani­
males, se multipliant naturellement en proportion des
moyens de leur subsistance, il y a toujours plus ou
moins demande de nourriture. Toujours, la nourriture
pourra acheter 1 VI 1 une quantité plus ou moins grande
de travail et, toujours, il se trouvera quelqu'un disposé
à faire quelque chose pour la gagner. À la vérité, ce
qu'elle peut acheter de travail n'est pas toujours égal à
ce qu'elle pourrait faire subsister d'individus si elle
était distribuée de la manière la plus économique, et
cela à cause des forts salaires qui sont quelquefois
donnés au travail. Mais la nourriture peut toujours
acheter autant de travail qu'elle peut en entretenir, au
taux auquel ce genre de travail est communément
entretenu dans le pays. La terre, dans presque toutes
les situations possibles, produit plus de nourriture que
ce qu'il faut pour faire subsister tout le travail qui
concourt à mettre cette nourriture au marché. Le sur­
plus de cette nourriture est aussi toujours plus que
suffisant pour remplacer avec profit le capital qui fait
mouvoir ce travail. Ainsi il reste toujours quelque
chose pour donner une rente au propriétaire. • (Smith,
tome 1, pages 305, 306).
« Non seulement c'est de la nourriture que la rente
tire sa première origine, mais encore si quelque autre
partie du produit de la terre vient aussi par la suite à
PREMIER MANUSCRIT 95

rapporter une rente, elle doit cette addition de valeur


à l'accroissement de puissance qu'a acquis le travail
pour produire la nourriture, au moyen de la culture et
de l'amélioration de la terre. » (Smith, tome 1,
page 345). « La nourriture de l'homme fournit tou­
jours de quoi payer une rente quelconque au proprié­
taire. » (Smith, tome 1, page 337). « Les pays ne se
peuplent pas en proportion du nombre que leur pro­
duit peut vêtir et loger, mais en raison de celui que ce
produit peut nourrir. » (Smith, tome 1, page 342).
« Les deux plus grands besoins de l'homme après la
nourriture sont le vètement, le logement, le chauffage.
Ils rapportent la plupart du temps une rente foncière,
mais pas toujours obligatoirement. » (Smith, tome 1,
pages 337, 338).
1 VIII 1 Voyons maintenant comment le propriétaire
foncier exploite tous les avantages de la société.
1) « La reote foncière augmente avec la popula­
tion. » (Smith, tome 1, page 335).
2) Nous savons déjà par Say comment la rente fon­
cière augmente avec les chemins de fer, etc., avec
l'amélioration de la sécurité et la multiplication des
moyens de communications.
3) « Toute amélioration qui se fait dans l'état de la
société tend, d'une manière directe ou indirecte, à
faire monter la rente réelle de la terre, à augmenter la
richesse réelle du propriétaire, c'est-à-dire son pouvoir
d'acheter le travail d'autrui ou le produit du travail
d'autrui. [ . . .] L'extension de l'amélioration des terres
et de la culture y tend d'une manière directe. La part
du propriétaire dans le produit augmente nécessaire­
ment à mesure que le produit augmente. La hausse
qui survient dans le prix réel de ces sortes de produits
bruts, la hausse, par exemple, du prix du bétail, tend
aussi à élever, d'une manière directe, la rente du pro­
priétaire, et dans une proportion encore plus forte.
Non seulement la valeur réelle de la part du proprié­
taire et le pouvoir réel que cette part lui donne sur le
travail d'autrui augmentent avec la valeur réelle du
produit, mais encore la proportion de cette part, rela-
96 MANUSCRITS DE 1844
tivement au produit total, augmente aussi avec cette
valeur. Ce produit, après avoir augrr.enté dans son
prix réel, n'exige pas plus de travail, pour être recueilli
et pour suffire à remplacer le capital qui fait mouvoir
ce travail ainsi que les profits ordinaires de ce capital.
La portion restante du produit, qui est la part du pro­
priétaire, sera donc plus grande, relativement au tout,
qu'elle ne l'était auparavant. » (Smith, tome II,
pages 1 57- 1 59).
1 IX I L'accroissement de la demande de produits
bruts et par conséquent l'élévation de la valeur peu­
vent résulter, en partie, de l'augmentation de la popu­
lation et de l'augmentation de ses besoins. Mais toute
invention nouvelle, tout usage nouveau que fait la
manufacture d'une matière première jusqu'alors
encore peu utilisée accroît la rente foncière. Ainsi, par
exemple, la rente des mines de charbon a énormément
augmenté avec les chemins de fer, les bateaux à
vapeur, etc.
Outre cet avantage que le propriétaire foncier tire
de la manufacture, des inventions, du travail, il en
existe un autre que nous allons voir immédiatement.
4) * Ces sortes d'améliorations dans la puissance
productive du travail, qui tendent directement à
réduire le prix réel des ouvrages de manufacture, ten­
dent indirectement à élever la rente réelle de la terre.
C'est contre du produit manufacturé que le proprié­
taire échange cette partie de son produit brut, qui
excède sa consommation personnelle, ou le prix de
cette partie. Tout ce qui réduit le prix réel de ce pre­
mier genre de produit élève le prix réel du second ;
une même quantité de ce produit brut répond dès lors
à une plus grande quantité de ce produit manufacturé,
et le propriétaire se trouve à portée d'acheter une plus
grande quantité de choses de commodité, d'ornement
ou de luxe, qu'il désire se procurer. » (Smith, tome II,
page 1 59) .
Mais il serait stupide de conclure, ainsi que le fait
Smith (tome II, page 1 6 1) 1 X 1, que, du fait que le
propriétaire foncier exploite tous les avantages de la
PREMIER MANUSCRIT 97
société, son intérêt est toujours identique à celui de la
société. Dans le système économique, sous le régime
de la propriété privée, l'intérêt que quelqu'un peut
porter à la société est en proportion exactement
inverse de l'intérêt que la société peut lui porter, de
même que l'intérêt que l'usurier porte au dissipateur
n'est absolument pas identique à l'intérêt de ce der­
nier.
Nous ne mentionnerons qu'en passant la soif de
monopole du propriétaire foncier à l'égard de la pro­
priété foncière des pays étrangers ; c'est de cette soif
que, par exemple, les lois sur les blés tirent leur ori­
gine 35• De même, nous ne parlerons pas ici du ser­
vage moyenâgeux, de l'esclavage aux colonies, de la
misère des journaliers agricoles en Grande-Br\!tagne.
Tenons-nous en aux thèses de l'économie politique
elle-même.
1 ) Dire que le propriétaire foncier est intéressé au
bien de la société revient à dire, d'après les principes
de l'économie politique, qu'il est intéressé à la pro­
gression de sa population, de sa production artistique,
à l'augmentation de ses besoins, en un mot à la crois­
sance de la richesse. Or, d'après ce que nous avons
vu jusqu'ici, cette croissance va de pair avec la crois­
sance de la misère et de l'esclavage. Le rapport entre
l'accroissement du loyer et celui de la misère est
un exemple de l'intérêt que le propriétaire foncier
porte à la société, car, avec le loyer, la rente foncière,
l'intérêt du sol sur lequel est bâtie la maison, aug­
mente.
2) D'après les économistes eux-mêmes, l'intérêt du
propriétaire foncier est le contraire direct de celui du
fermier ; donc déjà d'une partie importante de la
société.
1 XI 1 3) Comme le propriétaire foncier peut exiger
d'autant plus de rente du fermier que celui-ci paie
moins de salaire, et comme le fermier baisse d'autant
plus le salaire que le propriétaire exige plus de rente
foncière, l'intérêt du propriétaire est tout aussi opposé
à l'intérêt des travailleurs agricoles que celui des
98 MANUSCRITS DE 1 844
patrons de manufacture l'est à celui de leurs ouvriers.
Il réduit également le salaire à un minimum.
4) Comme la baisse réelle du prix des produits
manufacturés augmente la rente de la terre, le proprié­
taire foncier a un intérêt direct à l'abaissement du
salaire des ouvriers de manufacture, à la concurrence
entre capitalistes, à la surproduction, à toute la misère
qu'engendre la manufacture.
5) Si donc l'intérêt du propriétaire foncier, loin
d'être identique à l'intérêt de la société, est le
contraire direct de l'intérêt des fermiers, des tra­
vailleurs agricoles, des ouvriers des manufactures et
des capitalistes, l'intérêt d'un propriétaire n'est même
pas identique à celui d'un autre du fait de la concur­
rence que nous allons maintenant considérer.
Déjà, d'une manière générale, la grande propriété fon­
cière est à la petite, ce que le grand capital l'est au petit.
Mais il s'y ajoute encore des circonstances spéciales
qui engendrent obligatoirement l'accumulation de la
grande propriété et l'absorption de la petite par celle-ci.
1 XII 1 1 ) Nulle part le nombre relatif des ouvriers et
des instruments ne diminue davantage avec la gran­
deur des fonds que dans le cas de la propriété fon­
cière. De même, nulle part la possibilité de l'exploita­
tion sous toutes les formes, l'économie des frais de
production et la division habile du travail n'augmen­
tent plus avec la grandeur des fonds que dans le cas de
la propriété foncière. Si petit que soit un champ, les
instruments qu'il exige comme la charrue, la scie, etc.,
atteignent un certain seuil au-dessous duquel on ne
peut plus descendre, tandis que la petite taille de la
propriété peut dépasser de beaucoup ce seuil.
2) La grande propriété foncière accumule à son
profit les intérêts du capital que le fermier a employé
pour l'amélioration du sol. La petite propriété foncière
doit utiliser son propre capital. Tout ce profit est donc
perdu pour elle.
3) Alors que toute amélioration sociale sert la
grande propriété foncière, elle nuit à la petite, parce
qu'elle exige d'elle toujours plus d'argent liquide.
PREMIER MANUSCRIT 99

4) Deux lois importantes pour cette concurrence


sont encore à considérer :
A) La rente des terres cultivées pour produire la
nourriture des hommes règle la rente de la plupart des
autres terres cultivées (Smith, tome 1, page 33 1 ) .
Les moyens d e subsistance comme le bétail, etc., ne
peuvent, en dernière analyse, être produits que par la
grande propriété. C'est donc elle qui règle la rente des
autres terres ; elle peut la réduire à un minimum.
Le petit propriétaire foncier qui travaille lui-même
se trouve alors, vis-à-vis du grand propriétaire, dans le
rapport d'un artisan qui possède son propre instru­
ment vis-à-vis du patron de fabrique. La petite pro­
priété est devenue un simple instrument de travail
1 XVI 1. La rente foncière disparaît entièrement pour
le petit propriétaire, il lui reste tout au plus l'intérêt
de son capital et son salaire, car la concurrence peut
amener la rente foncière à n'être plus que l'intérêt
du capital que le propriétaire n'a pas lui-même
investi.
B) Nous avons d'ailleurs déjà vu que, à fertilité
égale et à habileté égale d'exploitation des terres,
mines et pêcheries, le produit est proportionnel à
l'extension des capitaux. D'où la"victoire de la grande
propriété foncière. De même, à égalité de capitaux, le
produit est proportionnel à la fertilité. Donc à égalité
de capitaux, c'est le propriétaire du sol le plus fertile
qui gagne.
C) � On peut dire d'une mine, en général, qu'elle
est féconde ou qu'elle est stérile selon que la quantité
de minerai est plus ou moins grande que celle qu'une
même quantité de travail tirerait de la plupart des
autres mines de la même espèce. • (Smith, tome 1,
pages 345, 346). « Le prix de la mine de charbon la
plus féconde règle le prix du charbon pour toutes les
autres mines de son voisinage. Le propriétaire et
l'entrepreneur trouvent tous deux qu'ils pourront se
faire l'un une plus forte rente, l'autre un plus gros
profit, en vendant à un prix un peu inférieur à celui de
leurs voisins. Les voisins sont bientôt obligés de
1 00 MANUSCRITS DE 1844
vendre au même prix, quoiqu'ils soient moins en état
d'y suffire et quoique ce prix aille toujours en dimi­
nuant et leur enlève même quelquefois toute leur
rente et tout leur profit. Quelques exploitations se
trouvent alors entièrement abandonnées, d'autres ne
rapportent plus de rente et ne peuvent plus être conti­
nuées que par le propriétaire de la mine. & (Smith,
tome I, page 350). « Après la découverte des mines du
Pérou, les mines d'argent d'Europe furent pour la plu­
part abandonnées. [ ... ] La même chose arriva à l'égard
des mines de Cuba et de Saint-Dominique, et même à
l'égard des anciennes mines du Pérou, après la décou­
verte de celles du Potosi. & (Smith, tome I, page 353).
Tout ce que Smith dit ici des mines s'applique plus ou
moins à la propriété foncière en général.
D) « Il est à remarquer que partout le prix courant
des terres dépend du taux courant de l'intérêt [ . . . ] si la
rente de la terre tombait très au-dessous de l'intérêt de
l'argent, personne ne voudrait acheter de terres, ce qui
réduirait bientôt leur prix courant. Au contraire, si les
avantages faisaient beaucoup plus que compenser la
différence, tout le monde voudrait acheter des terres ;
ce qui en relèverait encore bientôt le prix courant. •
(Smith, tome II, pages 367, 368). De ce rapport entre
la rente foncière et le taux de l'argent il résulte que la
rente foncière doit tomber de plus en plus, de sorte
qu'en fin de compte, il n'y aura plus que les gens les
plus riches qui pourront vivre de la rente foncière.
Donc concurrence toujours plus grande entre les pro­
priétaires fonciers qui n'afferment pas. Ruine d'une
partie d'entre eux. Nouvelle accumulation de la
grande propriété foncière.
1 XVII 1 Cette concurrence a en outre comme consé­
quence qu'une grande partie de la propriété foncière
tombe entre les mains des capitalistes et que les capi­
talistes deviennent ainsi en même temps propriétaires
fonciers, de même que, somme toute, les petits pro­
priétaires ne sont déjà plus que des capitalistes. De
même, une partie de la grande propriété foncière
devient en même temps industrielle.
PREMIER MANUSCRIT 101

La conséquence dernière est donc l'abolition de la


différence entre capitaliste et propriétaire foncier, de
sorte que, dans l'ensemble, il n'y a plus que deux
classes de la population : la classe ouvrière et la classe
des capitalistes. Cette commercialisation de la pro­
priété foncière, cette transformation de la propriété
foncière en marchandise, est la chute finale de
l'ancienne aristocratie et l'avènement définitif de
l'aristocratie de l'argent.
1) Nous ne partageons pas les larmes sentimentales
que le romantisme verse à ce sujet. Il confond
l'infamie qu'il y a à trafiquer de la terre avec la logique
tout à fait rationnelle, souhaitable et nécessaire dans le
cadre de la propriété privée de la terre, telle que
l'implique la commercialisation de la propriété privée.
Tout d'abord, la propriété foncière féodale est déjà,
par nature, la terre trafiquée, étrangère à l'homme, et
donc s'opposant à lui en la personne de quelques
grands seigneurs.
Déjà, la propriété féodale comporte la domination
de la terre sur les hommes en tant que puissance qui
leur est étrangère. Le serf est l'accessoire de la terre.
De même, le seigneur d'un fief héréditaire, son fils
aîné appartiennent à la terre. C'est elle qui le reçoit en
héritage. D'une manière générale, le règne de la pro­
priété privée commence avec la propriété foncière, elle
en est le fondement. Mais dans la propriété foncière
féodale, le seigneur apparaît tout au moins comme le
roi du bien foncier. De même, il existe encore l'appa­
rence d'un rapport plus intime que celui de la simple
richesse matérielle entre le possesseur et la terre. La
terre s'individualise avec son maître, elle a son rang,
elle est baronnie ou comté avec lui, elle a ses privi­
lèges, sa juridiction, ses relations politiques, etc. Elle
apparaît comme le corps inorganique de son maître.
D'où le proverbe : nulle terre sans maître, qui exprime
la fusion entre la seigneurie et la propriété foncière.
De même, le règne de la propriété foncière n'apparaît
pas directement comme le règne du simple capital.
Ses détenteurs sont plutôt, vis-à-vis d'elle, comme vis-
102 MANUSCRITS DE 1844
à-vis de leur patrie. C'est un type de nationalité
limitée.
1 XVIII 1 De même, la propriété foncière féodale
donne son nom à son maître, comme le royaume le
donne à son roi. L'histoire de sa famille, l'histoire de
sa maison, etc., tout cela individualise pour lui la pro­
priété foncière et en fait formellement sa maison, en
fait une personne. De même, ceux qui cultivent la
propriété foncière ne sont pas dans la situation de
journaliers salariés, ou bien ils sont eux-mêmes sa pro­
priété comme les serfs, ou bien ils sont vis-à-vis de lui
dans un rapport d'allégeance, de sujétion et d'obliga­
tion. Sa position vis-à-vis d'eux est donc directement
politique et elle a également un côté intime. Les
mœurs, le caractère, etc., changent d'un domaine à
l'autre et semblent ne faire qu'un avec la terre, tandis
que, plus tard, ce n'est plus son caractère ou son indi­
vidualité qui lie l'homme avec la terre, mais seulement
sa bourse. Enfin, il ne cherche pas à tirer le plus grand
avantage possible de sa propriété foncière. Au
contraire, il consomme ce qui est sur place et laisse
tranquillement le soin de procurer le nécessaire au serf
et au fermier. C'est la condition noble de la propriété
foncière, qui confère à son maître une auréole roman­
tique 36•
Il est nécessaire que cette apparence soit suppri­
mée ; que la propriété foncière, racine de la propriété
privée, soit entraînée tout entière dans le mouvement
de celle-ci et devienne une marchandise ; que la
suprématie du propriétaire apparaisse comme la pure
suprématie de la propriété privée, du capital,
dépouillée de toute teinture politique ; que le rapport
de propriétaire à ouvrier se réduise au rapport écono­
mique d'exploiteur à exploité ; que tout rapport per­
sonnel du propriétaire à sa propriété disparaisse et que
celle-ci devienne seulement la richesse matérielle
objective ; que le mariage d'intérêt se substitue au
mariage d'honneur avec la terre et que, tout autant
que l'homme, la terre soit ramenée à une valeur com­
merciale. Il est nécessaire que ce qui est la racine de la
PREMIER MANUSCRIT 1 03

propriété foncière, la cupidité sordide, apparaisse éga­


lement sous sa forme cynique. Il est nécessaire que le
monopole immobile se convertisse en monopole
mobile et saisi par l'agitation, en concurrence ; que la
jouissance oisive de la sueur et du sang d'autrui se
change en trafic commercial fiévreux de cette sueur et
de ce sang. Il est enfin nécessaire que, dans cette
concurrence, la propriété, sous forme de capital,
manifeste sa domination tant sur la classe ouvrière que
sur les propriétaires eux-mêmes, tantôt ruinés, tantôt
enrichis par les lois du mouvement du capital. Alors, à
la place de l'adage médiéval : nulle terre sans seigneur,
apparaît le proverbe moderne : l'argent n 'a pas de
maître, où s'exprime la totale domination de la matière
inerte sur les hommes.
1 XIX 1 2) Quant à la querelle au sujet de la division
ou de la non-division de la propriété foncière, il
convient de faire les remarques suivantes.
La division de la propriété nie le grand monopole
de la propriété foncière, elle l'abolit, mais seulement
en le généralisant. Elle ne supprime pas le fondement
du monopole, la propriété privée. Elle s'attaque à
l'existence du monopole, mais non à son essence. Il en
résulte qu'elle tombe sous le coup des lois de la pro­
priété privée. La division de la propriété privée corres­
pond en effet au mouvement de la concurrence dans
le domaine de l'industrie. Outre les désavantages éco­
nomiques de cette division des instruments et de cet
isolement du travail de chacun (qu'il faut bien distin­
guer de la division du travail : le travail n'est pas
réparti entre beaucoup d'individus, mais le même tra­
vail est réalisé chacun pour soi, c'est une multiplica­
tion du même travail), ce morcellement, comme
ailleurs la concurrence, se convertit nécessairement en
accumulation.
Donc, là où se produit la division de la propriété
foncière, il ne reste rien d'autre à faire que de revenir
au monopole sous une forme encore plus abjecte ou
de nier, voire d'abolir, la division même de la pro­
priété. Mais cela ne signifie pas le retour à la propriété
1 04 MANUSCRITS DE 1844
féodale, mais au contraire l'abolition de la propriété
privée du sol en général. La première abolition du
monopole est toujours sa généralisation, l'extension de
son existence. L'abolition du monopole qui a atteint
son existence la plus large et la plus vaste possible est
sa destruction complète. L'association appliquée au
sol partage, d'un point de vue économique, les avan­
tages de la grande propriété foncière et c'est elle qui
réalise la tendance primitive du partage, c'est-à-dire
l'égalité même ; elle rétablit d'une manière rationnelle,
et non plus par la médiation de la servitude, le rapport
sentimental de l'homme à la terre. La terre cesse
d'être un objet de trafic et, par le travail et la jouis­
sance libres, elle redevient la véritable propriété per­
sonnelle de l'homme. Un grand avantage de la divi­
sion est que la masse qui ne peut plus se résoudre à la
servitude est broyée par la propriété et ceci d'une tout
autre manière que dans l'industrie.
En ce qui concerne la grande propriété foncière, ses
défenseurs ont toujours identifié d'une manière
sophistique les avantages économiques qu'offre l'agri­
culture à grande échelle avec la grande propriété ter­
rienne, comme si ce n'était pas l'abolition de la pro­
priété qui commençait précisément à donner à ces
avantages 1 XX 1 soit leur extension maximale soit leur
utilité sociale. De même, ils ont attaqué l'esprit mer­
cantile de la propriété foncière comme si la grande
propriété, même déjà sous sa forme féodale, n'incluait
pas le trafic de façon latente, sans parler de la forme
anglaise moderne qui allie le féodalisme du proprié­
taire et l'esprit mercantile du fermier, répandu dans
l'industrie.
De même que la grande propriété foncière peut uti­
liser contre la division le reproche de monopole
qu'elle lui fait, car le partage est lui aussi fondé sur le
monopole de la propriété privée, de même la division
de la propriété foncière peut retourner contre la
grande propriété le reproche de division, car là aussi
celle-ci règne, mais sous une forme rigide, figée. En
général, la propriété privée repose bien sur la division.
PREMIER MANUSCRIT 1 05
D'ailleurs, de même que la division de la propriété
foncière ramène à la grande propriété sous la forme de
richesse capitaliste, de même la propriété féodale doit
nécessairement conduire à la division ou tout au
moins tomber entre les mains des capitalistes, quoi
qu'elle fasse.
Car la grande propriété foncière, comme en Angle­
terre, pousse la majorité écrasante de la population
dans les bras de l'industrie et réduit ses propres
ouvriers à la misère complète. Elle engendre et accroît
donc la force de ses ennemis, le capital, l'industrie, en
jetant des pauvres et toute une activité du pays dans
l'autre camp. Elle pousse vers l'industrie la majorité
du pays, en fait donc l'adversaire de la grande pro­
priété foncière. Si l'industrie a atteint une grande
puissance, comme c'est aujourd'hui le cas en Angle­
terre, elle arrache peu à peu à la grande propriété ses
monopoles contre les pays étrangers et les jette dans la
concurrence avec la propriété foncière de l'étranger.
Sous le règne de l'industrie, la propriété foncière ne
pouvait, en effet, assurer sa grandeur féodale que par
des monopoles vis-à-vis de l'étranger pour se protéger
contre les lois générales du commerce qui sont
contraires à sa nature féodale. Une fois jetée dans la
concurrence, elle en suit les lois, à l'instar de toute
autre marchandise qui y est soumise. Elle subit les
mêmes fluctuations, augmentations ou diminutions,
passages d'une main à l'autre, et aucune loi ne peut
plus la maintenir dans quelques mains prédestinées.
1 XXI 1 La conséquence directe est l'éparpillement en
de nombreuses mains ; en tout cas, elle se retrouve
soumise au pouvoir des capitaux industriels.
Enfin, la grande propriété foncière, qui s'est ainsi
maintenue par la force et qui a fait naître auprès d'elle
une industrie redoutable, conduit plus rapidement
encore à la crise que la division de la propriété fon­
cière, auprès de laquelle la puissance de l'industrie
reste toujours de second ordre.
La grande propriété foncière a, comme nous le
voyons en Angleterre, déjà perdu son caractère féodal
1 06 MANUSCRITS DE 1 844
et pris un caractère individuel dans la mesure où elle
veut rapporter le plus d'argent possible. Elle fournit
au propriétaire la rente foncière la plus élevée pos­
sible, au fermier le profit de son capital le plus impor­
tant possible. Les ouvriers agricoles sont de ce fait
déjà réduits au minimum et, à l'intérieur de la pro­
priété foncière, la classe des fermiers représente déjà la
puissance de l'industrie et du capital. Du fait de la
concurrence avec l'étranger, la rente foncière cesse
pour la plus grande part de pouvoir constituer un
revenu indépendant. Une grande partie des proprié­
taires fonciers prend nécessairement la place des
fermiers qui, de cette manière, sombrent dans le pro­
létariat. D'autre part, beaucoup de fermiers s'empare­
ront aussi de la propriété foncière ; car les grands pro­
priétaires, avec leurs revenus faciles, se sont en
majorité adonnés au gaspillage et sont pour la plupart
inaptes à diriger l'agriculture à grande échelle ; quel­
quefois, ils ne possèdent ni le capital ni les capacités
nécessaires pour exploiter le sol. Donc une partie de
cette classe est entièrement ruinée. Enfin, le salaire,
réduit déjà à un minimum, doit être réduit davantage
encore pour faire face à la concurrence. Cela conduit
alors nécessairement à la révolution.
Il fallait que la propriété foncière se développât de
chacune des deux manières pour connaître en l'une et
en l'autre son déclin nécessaire, de même que l'indus­
trie devait aussi se ruiner sous la forme du monopole
et sous celle de la concurrence pour apprendre à
croire en l'homme.

TRAVAIL ALlÉNÉ ET PROPRIÉTÉ PRIVÉE

LXXII 1 Nous sommes partis des prémisses de l'éco­


nomie politique. Nous avons admis son langage et ses
lois. Nous avons supposé la propriété privée, la sépa-
PREMIER MANUSCRIT 1 07

ration du travail, du capital et de la terre, ainsi que


celle du salaire, du profit capitaliste et de la rente
foncière, tout comme la division du travail, la concur­
rence, la notion de valeur d'échange, etc. En partant
de l'économie politique elle-même, en utilisant ses
propres termes, nous avons montré que l'ouvrier est
ravalé au rang de marchandise, et de la marchandise la
plus misérable, que la misère de l'ouvrier est en raison
inverse de la puissance et de l'ampleur de sa produc­
tion, que le résultat nécessaire de la concurrence est
l'accumulation du capital en un petit nombre de
mains, donc la restauration encore plus terrible du
monopole ; qu'enfin la distinction entre capitaliste et
propriétaire foncier, comme celle entre paysan et
ouvrier de manufacture, disparaît et que toute la
société doit se diviser en deux classes, celle des pro­
priétaires et celle des ouvriers non propriétaires.
L'économie politique part du fait de la propriété
privée. Elle ne nous l'explique pas. Elle exprime le
processus matériel que décrit en réalité la propriété
privée, en formules générales et abstraites, qui ont
ensuite pour elle valeur de lois. Elle ne saisit pas ces
lois, c'est-à-dire qu'elle ne montre pas comment elles
résultent de l'essence de la propriété privée 37• L'éco­
nomie politique ne nous fournit aucune explication
sur la raison de la séparation du travail et du capital,
du capital et de la terre. Quand elle détermine par
exemple le rappon du salaire au profit du capital, ce
qui est pour elle la raison dernière, c'est l'intérêt des
capitalistes ; c'est-à-dire qu'elle présuppose ce qui doit
résulter de son développement. De même, la concur­
rence intervient partout ; elle s'explique par des cir­
constances extérieures. Dans quelle mesure ces cir­
constances extérieures, apparemment contingentes, ne
sont que l'expression d'un développement nécessaire,
l'économie politique ne nous l'apprend pas. Nous
avons vu comment l'échange lui-même lui apparaît
comme un fait du hasard. Les seuls mobiles que l'éco­
nomiste mette en mouvement sont la soif de richesses
et la guerre des cupidités, la concurrence.
1 08 MANUSCRITS DE 1844
C'est précisément parce que l'économie politique
ne saisit pas l'enchaînement du mouvement que, par
exemple, la théorie de la concurrence a pu s'opposer à
celle du monopole, la théorie de la liberté individuelle
à celle de la corporation, la théorie de la division de la
propriété foncière à celle de la grande propriété ter­
rienne, car la concurrence, la liberté industrielle, la
division de la propriété foncière étaient développées et
comprises comme des conséquences de la contin­
gence, de l'intention ou de la violence, et non pas
comme les effets nécessaires, inéluctables et naturels,
du monopole, de la corporation et de la propriété féo­
dale.
Nous devons maintenant saisir le lien essentiel qui
unit la propriété privée, la soif de richesses et la sépa­
ration du travail, du capital et de la propriété, celle de
l'échange et de la concurrence, de la valeur et de la
dévalorisation de l'homme, du monopole et de la
concurrence, etc., bref le lien entre toute cette aliéna­
tion et le système de l'argent.
Ne faisons pas comme l'économiste qui, lorsqu'il
veut expliquer quelque chose, se transporte dans un
état originel fictif. Un tel état originel n'explique rien.
Il ne fait que repousser la question dans les brumes
confuses et lointaines. L'économiste suppose comme
un fait, comme un événement, ce qu'il doit déduire, à
savoir le rapport nécessaire entre deux choses, par
exemple entre la division du travail et l'échange. Ainsi
le théologien explique l'origine du mal par le péché
originel, posant comme un fait, comme un événement
historique, ce qu'il doit lui-même expliquer.
Nous partons d'un fait économique actuel.
L'ouvrier devient d'autant plus pauvre qu'il produit
plus de richesse, que sa production croît en puissance
et en volume. L'ouvrier devient une marchandise au
prix d'autant plus bas qu'il crée plus de marchandises.
La dévalorisation du monde humain va de pair avec la
mise en valeur du monde matériel 38 • Le travail ne
produit pas seulement des marchandises ; il se produit
lui-même ainsi que l'ouvrier comme une marchandise
PREMIER MANUSCRIT 1 09
dans la mesure où il produit des marchandises en
général.
Ce fait n'exprime rien d'autre que ceci : l'objet que
le travail produit, son produit, se dresse devant lui
comme un être étranger, comme une puissance indé­
pendante du producteur. Le produit du travail est le
travail qui s'est fixé, matérialisé dans un objet, il est
l'objectivation du travail. La réalisation du travail est
son objectivation. Dans le monde de l'économie poli­
tique, cette réalisation du travail apparaît comme la
perte pour l'ouvrier de sa réalité, l'objectivation
comme la perte de l'objet ou l 'asservissement à
celui-ci, l'appropriation comme l'aliénation, le dessai­
sissement.
La réalisation du travail se révèle être à tel point une
perte de réalité que l'ouvrier perd sa réalité jusqu'à en
mourir de faim. L'objectivation se révèle à tel point
être la perte de l'objet que l'ouvrier est spolié non
seulement des objets les plus indispensables à la vie,
mais encore des objets du travail. Oui, le travail lui­
même devient un objet dont il ne peut s'emparer
qu'en faisant le plus grand effort et avec les interrup­
tions les plus irrégulières. L'appropriation de l'objet se
révèle à tel point être une aliénation que, plus l'ouvrier
produit d'objets, moins il peut posséder et plus il
tombe sous la domination de son propre produit, le
capital.
Toutes ces conséquences découlent du fait que, par
définition, l'ouvrier se trouve devant le produit de son
propre travail dans le même rapport qu'à l'égard d'un
objet étranger. S 'il en est ainsi, il est évident que, plus
l'ouvrier se dépense au travail, plus le monde ét'1lnger,
objectif, qu'il crée en face de lui devient puissant, plus
il s'appauvrit lui-même et plus son monde intérieur
devient pauvre, moins il possède en propre. C'est la
même chose avec la religion. Plus l'homme projette de
choses en Dieu, moins il en garde en lui-même.
L'ouvrier place sa vie dans l'objet. Mais alors celle-ci
ne lui appartient plus, elle appartient à l'objet. Plus
cette activité est grande, plus l'ouvrier est privé
1 10 MANUSCRITS DE 1844
d'objets. Il n'est pas ce qu'il produit par son travail.
Plus ce produit gagne en substance, moins l'ouvrier
est lui-même. L'aliénation de l'ouvrier dans son pro­
duit signifie non seulement que son travail devient un
objet, une réalité extérieure, mais que son travail
existe en dehors de lui, indépendamment de lui,
étranger à lui, et devient une puissance autonome face
à lui, que la vie qu'il a prêtée à l'objet s'oppose à lui,
hostile et étrangère.
1 XXIII 1 Examinons de plus près l'objectivation, la
production de l'ouvrier et, en elle, l'aliénation, la perte
de l'objet, de son produit.
L'ouvrier ne peut plus rien créer sans la nature, sans
le monde extérieur sensible. Elle est la matière dans
laquelle son travail se réalise, au sein de laquelle il
s'exerce, à partir de laquelle et au moyen de laquelle il
produit.
Mais, de même que la nature offre au travail les
moyens de subsistance, dans ce sens que le travail ne
peut pas vivre sans objets sur lesquels il s'exerce, de
même elle fournit des moyens de subsistance au sens
restreint, c'est-à-dire les moyens de subsistance phy­
sique de l'ouvrier lui-même.
Plus l'ouvrier s'approprie par son travail le monde
extérieur, la nature sensible, plus il se prive de moyens
de subsistance et cela doublement : premièrement, le
monde extérieur sensible cesse de plus en plus d'être
un objet appartenant à son travail, un moyen de sub­
sistance de son travail ; deuxièmement, il cesse de plus
en plus d'être un moyen de subsistance au sens immé­
diat, c'est-à-dire il cesse d'être un moyen pour la sub­
sistance physique de l'ouvrier.
De ce double point de vue, l'ouvrier devient donc
un esclave de son objet : premièrement, il reçoit un
objet de travail, c'est-à-dire du travail, et, deuxième­
ment, il reçoit des moyens de subsistance. Il lui doit
donc la possibilité d'exister premièrement en tant
qu'ouvrier et deuxièmement en tant que sujet phy­
sique. Le comble de cette servitude est que seule sa
qualité d'ouvrier lui permet de se conserver encore en
PREMIER MANUSCRIT 111
tant que sujet physique, et que ce n'est plus qu'en tant
que sujet physique qu'il est ouvrier.
(L'aliénation de l'ouvrier dans son objet s'exprime,
selon les lois de l'économie, de la façon suivante : plus
l'ouvrier produit, moins il a à consommer ; plus il crée
de valeurs, plus il se déprécie et perd en dignité ; plus
son produit a de forme, plus l'ouvrier est difforme ;
plus son objet est civilisé, plus l'ouvrier est barbare ;
plus le travail est puissant, plus l'ouvrier est impuis­
sant ; plus l'ouvrier s'est abruti et est devenu un
esclave de la nature.)
L'économie politique dissimule l'aliénation dans
l'essence du travail par le fait qu'elle ne considère pas
le rapport direct entre l'ouvrier (le travail) et la pro­
duction. Certes, le travail produit des merveilles pour
les riches, mais il produit le dénuement pour l'ouvrier.
Il produit des palais, mais des taudis pour l'ouvrier. Il
produit la beauté, mais l'infirmité pour l'ouvrier. Il
remplace le travail par des machines, mais il rejette
une partie des ouvriers dans un travail barbare et
transforme l'autre partie en machines. Il produit
l'esprit, mais, pour l'ouvrier, il produit l'abêtissement,
le crétinisme.
Le rapport immédiat du travail à ses produits est
le rapport de l'ouvrier aux objets de sa production. Le
rapport de l'homme qui a de la fortune aux objets
de la production et à la production elle-même
n'est qu'une conséquence de ce premier rapport. Et
il le confirme. Nous examinerons cet autre aspect
plus tard. Si donc nous posons la question : quel
est le rapport essentiel du travail, nous posons la
question du rapport essentiel de l'ouvrier à la produc­
tion.
Nous n'avons considéré jusqu'ici l'aliénation, le
dépouillement de l'ouvrier, que sous un seul aspect,
celui de son rapport aux produits de son travail. Or,
l'aliénation n'apparaît pas seulement dans le résultat,
mais aussi dans l'acte même de la production, à l'inté­
rieur de l'activité productive elle-même. Comment le
produit ne serait-il pas étranger à l'ouvrier si celui-ci,
1 12 MANUSCRITS DE 1 844
dans l'acte même de la production, ne devenait pas
étranger à lui-même ? Le produit n'est que le résumé
de l'activité, de la production. Si le produit du travail
est le dépouillement, la production elle-même doit
être le dépouillement en acte, le dépouillement de
l'activité, l'activité du dépouillement. L'aliénation de
l'objet du travail n'est que le résumé de l'aliénation,
du dépouillement 39 , dans l'activité du travail elle­
même.
En quoi consiste l'aliénation du travail ?
D'abord dans le fait que le travail est extérieur à
l'ouvrier, c'est-à-dire qu'il n'appartient pas à son
essence, que donc, dans son travail, l'ouvrier ne
s'affirme pas, mais se nie, ne se sent pas à l'aise, mais
malheureux ; il n'y déploie pas une libre activité phy­
sique et intellectuelle, mais mortifie son corps et ruine
son esprit. En conséquence, l'ouvrier ne se sent lui­
même qu'en dehors du travail et dans le travail il se
sent extérieur à lui-même. Il est à l'aise quand il ne
travaille pas et, quand il travaille, il ne se sent pas à
l'aise. Son travail n'est donc pas volontaire, mais
contraint, c'est du travail forcé. Il n'est donc pas la
satisfaction d'un besoin, mais seulement un moyen de
satisfaire des besoins en dehors du travail. Le carac­
tère du travail apparaît nettement dans le fait que, dès
qu'il n'existe pas de contrainte physique ou autre, le
travail est fui comme la peste. Le travail extérieur à
l'homme, dans lequel il se dépouille, est un travail de
sacrifice de soi, de mortification. Enfin le caractère
extérieur à l'ouvrier du travail apparaît dans le fait
qu'il n'est pas son bien propre, mais celui d'un autre,
qu'il ne lui appartient pas, que dans le travail l'ouvrier
ne s'appartient pas lui-même, mais appartient à un
autre. De même que, dans la religion, l'activité propre
de l'imagination humaine, du cerveau humain et du
cœur humain, agit sur l'individu indépendamment de
lui, c'est-à-dire comme une activité étrangère, divine
ou diabolique, de même l'activité de l'ouvrier n'est
pas son activité propre. Elle appartient à un autre, elle
est la perte de soi-même.
PREMIER MANUSCRIT 1 13
On en vient donc à ce résultat que l'homme
(l'ouvrier) se sent agir librement seulement dans ses
fonctions animales : manger, boire et procréer, ou
encore, tout au plus, dans le choix de sa maison, de
son habillement, etc. ; en revanche, il se sent animal
dans ses fonctions proprement humaines. Ce qui est
animal devient humain, et ce qui est humain devient
animal.
Manger, boire, procréer, etc., sont certes aussi des
fonctions authentiquement humaines. Mais séparées
abstraitement du reste du champ des activités
humaines et devenues ainsi la fin dernière et unique,
elles ne sont plus que des fonctions animales.
Nous avons considéré l'acte d'aliénation de l'acti­
vité humaine pratique, le travail, sous deux aspects.
1) Le rapport de l'ouvrier au produit du travail en tant
qu'objet étranger qui le tient sous sa domination. Ce
rapport est en même temps le rapport au monde exté­
rieur sensible, aux objets de la nature, monde qui lui
est à la fois étranger et hostile. 2) Le rapport entre le
travail et l'acte de production à l'intérieur du travail.
Ce rapport est le rapport de l'ouvrier à sa propre acti­
vité en tant qu'activité étrangère qui ne lui appartient
pas, c'est l'activité qui est passivité, la force qui est
impuissance, la procréation qui est castration. C'est
l'énergie physique et intellectuelle de l'ouvrier, sa vie
personnelle - car qu'est-ce que la vie sinon l'acti­
vité ? - qui est transformée en activité dirigée contre
lui-même, indépendante de lui, ne lui appartenant
pas. C'est l'aliénation de soi comme, plus haut, l'alié­
nation de la chose.
1 XXIV 1 De ces deux déterminations du travail
aliéné, nous devons en tirer une troisième.
L'homme est un être générique. Non seulement
parce que, sur le plan pratique et théorique, il fait de
l'espèce, la sienne propre aussi bien que celle de toute
chose, son objet, mais encore - et ceci n'est qu'une
autre façon d'exprimer la même chose - parce qu'il
se comporte vis-à-vis de lui-même comme vis-à-vis
d'une espèce réelle, vivante, parce qu'il se comporte
1 14 MANUSCRITS DE 1 844
vis-à-vis de lui-même comme vis-à-vis d'un être uni­
versel, donc libre 40 •
La vie générique, aussi bien chez l'homme que chez
l'animal, consiste d'abord, au point de vue physique,
dans le fait que l'homme (comme l'animal) vit de la
nature non organique ; et plus l'homme est universel
comparé à l'animal, plus est universel le champ de la
nature non organique dont il vit. Les plantes, les ani­
maux, les pierres, l'air, la lumière, etc., constituent du
point de vue théorique une partie de la conscience
humaine, soit en tant qu'objets de la science de la
nature, soit en tant qu'objets de l'art : ils constituent
sa nature spirituelle non organique et sont les moyens
spirituels de subsistance que l'homme doit d'abord
préparer pour en jouir et les assimiler. De même, au
point de vue pratique, ils constituent une part de la vie
et de l'activité humaines. Physiquement, l'homme ne
vit que de ces produits naturels, qu'ils apparaissent
sous forme de nourriture, de chauffage, de vêtements,
d'habitation, etc. L'universalité de l'homme apparaît
en pratique précisément dans l'universalité qui fait de
la nature entière son corps non organique, dans la
mesure où elle est : 1) un moyen de subsistance
immédiat, et 2) la matière, l'objet et l'outil de son
activité vitale. La nature, c'est-à-dire la nature qui
n'est pas elle-même le corps humain, est le corps non
organique de l'homme. L'homme vit de la nature
signifie : la nature est son corps avec lequel il doit
rester constamment en contact pour ne pas mourir.
Dire que la vie physique et intellectuelle de l'homme
est indissolublement liée à la nature ne signifie pas
autre chose sinon que la nature est liée à elle-même,
car l'homme est une partie de la nature.
Tandis que le travail aliéné rend étrangers à
l'homme 1) la nature et 2) lui-même, sa propre fonc­
tion active, son activité vitale, il rend aussi l'espèce
humaine étrangère à l'homme : il fait pour lui de la vie
générique le moyen de la vie individuelle. Première­
ment, il rend étrangères la vie générique et la vie indi­
viduelle et, deuxièmement, il fait de cette dernière,
PREMIER MANUSCRIT 1 15
réduite à l'abstraction, le but de la première, qui est
également prise sous sa forme abstraite et aliénée.
Car, premièrement, le travail, l'activité vitale, la vie
productive n'apparaissent eux-mêmes à l'homme que
comme un moyen de satisfaire un besoin, le besoin de
conservation de l'existence physique. Mais la vie pro­
ductive est la vie générique. C'est la vie engendrant la
vie. Le mode d'activité vitale renferme tout le carac­
tère d'une espèce, son caractère générique, et l'activité
libre, consciente, est le caractère générique de
l'homme. La vie elle-même n'apparaît que comme
moyen de subsistance.
L'animal se confond immédiatement avec son acti­
vité vitale. Il ne se distingue pas d'elle. Il est cette
activité. L'homme fait de son activité vitale elle-même
l'objet de sa volonté et de sa conscience. Il a une
activité vitale consciente ; elle n'est pas une détermi­
nation avec laquelle il se confond immédiatement.
L'activité vitale consciente distingue directement
l'homme de l'activité vitale de l'animal. C'est seule­
ment par là qu'il est un être générique. Ou bien il est
seulement un être conscient, autrement dit sa vie
propre est pour lui un objet, précisément parce qu'il
est un être générique. C'est pour cela seulement que
son activité est activité libre. Le travail aliéné renverse
ce rapport en ce sens que l'homme, du fait qu'il est un
être conscient, ne fait de son activité vitale, de son
essence, qu'un moyen de son existence.
Par la production pratique d'un monde objectif, le
façonnement de la nature non organique, l'homme
s'affirme comme un être générique conscient, c'est­
à-dire comme un être qui se comporte à l'égard de
l'espèce humaine comme il se comporte à l'égard de
sa propre essence, ou à l'égard de soi en tant qu'être
générique 41 • Certes, l'animal aussi produit. Il se cons­
truit un nid, des habitations, comme l'abeille, le
castor, la fourmi, etc. Mais il ne produit que ce dont il
a immédiatement besoin pour lui ou pour son petit ; il
produit d'une façon unilatérale, tandis que l'homme
produit d'une façon universelle ; il ne produit que
1 16 MANUSCRITS DE 1844
sous l'emprise du besoin physique immédiat, tandis
que l'homme produit même lorsqu'il est libéré de tout
besoin physique et ne produit vraiment que lorsqu'il
en est vraiment libéré. L'animal ne produit que lui­
même, tandis que l'homme reproduit la nature tout
entière ; le produit de l'animal fait directement partie
de son corps physique, tandis que l'homme affronte
librement son produit. L'animal ne façonne que selon
la mesure et selon les besoins de l'espèce à laquelle il
appartient, tandis que l'homme sait produire à la
mesure de toute espèce et sait appliquer partout à
l'objet sa nature inhérente 42 • C'est pourquoi l'homme
façonne aussi d'après les lois de la beauté.
C'est précisément en façonnant le monde objectif
que l'homme s'affirme réellement comme un être
générique. Cette production est sa vie générique
active. Grâce à cette production, la nature apparaît
comme son œuvre et sa réalité. L'objet du travail est
donc l'objectivation de la vie générique de l'homme,
car il ne se dédouble pas lui-même de façon seulement
intellectuelle, comme c'est le cas dans la conscience,
mais activement, réellement, et il se contemple ainsi
dans un monde qu'il a lui-même créé. Ainsi tandis
que le travail aliéné arrache à l'homme l'objet de sa
production, il lui arrache sa vie générique, sa véritable
objectivité générique, et transforme sa supériorité sur
l'animal en infériorité, puisque son corps non orga­
nique, la nature, lui est dérobé.
De même, en dégradant au rang de moyen l'activité
propre, la libre activité, le travail aliéné fait de la vie
générique de l'homme le moyen de son existence phy­
sique.
Le travail aliéné conduit donc aux résultats suivants :
3) L'être générique de l'homme, sa nature, aussi
bien que ses facultés intellectuelles génériques, sont
transformés en un être qui lui est étranger, en moyen
de son existence individuelle. Le travail aliéné rend
l'homme étranger à son propre corps, au monde exté­
rieur aussi bien qu'à son essence spirituelle, à son
essence humaine.
PREMIER MANUSCRIT 1 17
4) L'aliénation de l'homme par rappon à l'homme
apparaît comme une conséquence immédiate du fait
que l'homme est rendu étranger au produit de son
travail, à son activité vitale, à son être générique.
L'homme s'oppose à lui-même, il s'oppose aussi à
autrui. Ce qui est vrai du rappon de l'homme à son
travail, au produit de son travail et à lui-même, est
vrai du rappon de l'homme à l'autre ainsi qu'au tra­
vail et à l'objet du travail de l'autre.
D'une manière générale, dire que l'homme est
étranger à son être générique, c'est dire que les
hommes sont devenus étrangers les uns aux autres et
que chacun d'eux est devenu étranger à l'essence
humaine.
L'aliénation de l'homme, plus généralement son
rappon à lui-même, se réalise et se reflète dans son
rappon à autrui.
Donc, pris dans le rappon du travail aliéné, chaque
homme considère autrui selon les critères et les condi­
tions de sa propre situation en tant qu'ouvrier.
1 XXV 1 Nous sommes panis d'un fait économique,
l'aliénation de l'ouvrier et de sa production. Nous
avons énoncé le concept qui s'y rattache : c'est celui
du travail aliéné, du travail rendu étranger à l'homme.
Nous avons analysé ce concept, donc seulement ana­
lysé un fait économique.
Voyons maintenant comment le concept du travail
aliéné, du travail rendu étranger à l'homme, doit
s'exprimer et se présenter dans la réalité.
Si le produit du travail m'est étranger, m'affronte
comme une puissance étrangère, à qui appanient-il
alors ? •

Si ma propre activité ne m'appanient pas, si elle est


une activité étrangère, forcée, à qui appanient-elle
alors ?
À un être autre que moi.
Qui est cet être ?
Les dieux ? Cenes, dans les premiers temps, la pro­
duction principale, par exemple la construction des
temples, etc., en Égypte, aux Indes, au Mexique, est
1 18 MANUSCRITS DE 1844
effectuée apparemment au service des dieux, lesquels
sont également les propriétaires du produit. Mais les
dieux seuls n'ont jamais été maîtres du travail. La
nature, tout aussi peu. Alors qu'aujourd'hui la nature
est de plus en plus soumise au travail humain, que les
miracles de l'industrie rendent de plus en plus super­
flus les miracles des dieux, il serait bien contradictoire
que, par amour pour ces puissances (divines ou natu­
relles), l'homme dût renoncer à la joie de la produc­
tion et à la jouissance.
L'être étranger auquel appartient le travail et le pro­
duit du travail, l'être étranger que le travail doit servir,
au service duquel se trouve le travail et à la jouissance
duquel sont destinés les produits du travail, ne peut
être que l'homme lui-même.
Si le produit du travail n'appartient pas à l'ouvrier,
s'il est une puissance étrangère en face de lui, cela
n'est possible que parce qu'il appartient à un autre
homme en dehors de l'ouvrier. Si l'activité de l'ouvrier
est pour celui-ci un tourment, elle doit être la jouis­
sance et la joie de vivre d'un autre. Ce ne sont ni les
dieux ni la nature, c'est seulement l'homme lui-même
qui peut être cette puissance étrangère au-dessus de
l'homme.
Réfléchissons encore à la proposition énoncée pré­
cédemment : le rapport de l'homme avec lui-même ne
devient objectif et réel que par son rapport à autrui.
Si, dans son rapport avec le produit du travail, de son
travail objectivé, il se trouve placé devant un objet
étranger, hostile, puissant et indépendant de lui, cela
signifie que son propre rapport à lui-même est tel
qu'un autre homme - un homme étranger, hostile,
puissant et indépendant de lui - est le maître de cet
objet. Si son rapport à l'égard de son activité est celui
entretenu à l'égard d'une activité non libre, c'est parce
que cette activité est au service d'un autre homme, se
place sous sa domination, sa contrainte et son joug.
L'auto-aliénation de l'homme à l'égard de lui­
même et de la nature se manifeste dans le rapport
qu'il établit entre lui-même et la nature et les autres
120 MANUSCRITS DE 1844
résultat du mouvement de la propriété privée. Mais de
l'analyse de ce concept, il ressort que, si la propriété
privée apparaît comme la raison, la cause du travail
aliéné, elle est bien plutôt une conséquence de
celui-ci, de même que les dieux à l'origine ne sont pas
la cause, mais l'effet de l'aberration de l'entendement
humain. Plus tard, ce rapport se change en action
réciproque.
Ce n'est qu'au point culminant du développement
de la propriété privée que ce mystère qui lui est propre
réapparaît, à savoir d'une part qu'elle est le produit du
travail aliéné et d'autre part qu'elle est le moyen par
lequel le travail s'aliène, qu'elle est la réalisation de
cette aliénation.
Ce développement met aussitôt diverses oppositions
non encore dépassées en lumière.
1) L'économie politique part de l'idée que le travail
est l'âme proprement dite de la production, et pour­
tant elle n'accorde rien au travail et tout à la propriété
privée. Proudhon a, en partant de cette contradiction,
conclu en faveur du travail contre la propriété privee.
Mais nous voyons que cette apparente contradiction
est la contradiction du travail aliéné avec lui-même et
que l'économie politique n'a exprimé que les lois du
travail aliéné.
Nous prenons par conséquent conscience que le
salaire et la propriété privée sont identiques : car le
salaire, dans lequel le produit, l'objet du travail, rému­
nère le travail lui-même, n'est qu'une conséquence
nécessaire de l'aliénation du travail, et dans le salaire
le travail n'apparaît pas non plus comme le but en soi,
mais comme au service du salaire. Nous développe­
rons ceci plus tard et nous n'en tirons seulement pour
l'instant que quelques conséquences !:XXVI 1.
Une augmentation brutale du salaire (abstraction
faite de toutes les autres difficultés, abstraction faite
de ce que, étant une anomalie, il ne pourrait être éga­
lement maintenu que par la force) ne serait donc rien
d'autre qu'une meilleure rétribution des esclaves et
n'entraînerait ni pour l'ouvrier ni pour le travail la
PREMIER MANUSCRIT 1 19
hommes distincts de lui. C'est pourquoi l'auto­
aliénation religieuse se manifeste nécessairement dans
le rapport entre le laïc et le prêtre ou, puisqu'il s'agit
ici du monde intellectuel, entre l'homme et le média­
teur, etc. Dans le monde réel, pratique, l'aliénation de
soi ne peut se manifester que dans le rapport réel
pratique à l'égard d'autres hommes. Le moyen par
lequel s'opère l'aliénation est lui-même un moyen pra­
tique. Par le travail aliéné, l'homme ne crée donc pas
seulement un rapport entre lui-même, l'objet et l'acte
de production en tant que puissances étrangères et
hostiles ; il crée aussi un rapport entre les autres et sa
propre production, son propre produit, de même qu'il
établit un rapport entre lui-même et les autres. De
même qu'il engendre à partir de sa propre production
sa propre irréalité, sa punition, et à partir de son
propre produit une perte, un produit qui ne lui appar­
tient pas, de même il crée la domination de celui qui
ne produit pas sur la production et sur le produit. De
même qu'il se rend étranger à sa propre activité, de
même il attribue à l'étranger l'activité qui ne lui est
pas propre.
Nous n'avons considéré jusqu'ici le rapport que du
point de vue de l'ouvrier, et nous l'examinerons par la
suite aussi du point de vue du non-ouvrier.
Donc, par le travail qui lui est devenu étranger, par le
travail aliéné, l'ouvrier crée un rapport entre le travail et
un homme qui lui est étranger et se trouve extérieur à
lui. Le rapport de l'ouvrier au travail engendre le rap­
port entre le maître du travail - peu importe qu'on
l'appelle capitaliste ou autrement - et le travail. La
propriété privée est donc le produit, le résultat, la consé­
quence nécessaire du travail aliéné, du rapport extérieur
de l'ouvrier à la nature et à lui-même.
La propriété résulte donc, par analyse, du concept
de travail aliéné, c'est-à-dire d'homme aliéné, de tra­
vail devenu étranger, de vie devenue étrangère à
l'homme, d'homme devenu étranger à lui-même.
Nous avons certes tiré le concept de travail aliéné
(de vie aliénée) de l'économie politique comme
PREMIER MANUSCRIT 121
conquête de leur destination et de leur dignité
humaines.
L'égalité du salaire elle-même, telle que la reven­
dique Proudhon, ne fait que transformer le rapport de
l'ouvrier actuel à son travail en rapport qu'entretien­
nent tous les hommes avec le travail. La société est
alors conçue comme un capitaliste abstrait.
Le salaire est une conséquence directe du travail
aliéné et le travail aliéné est la cause directe de la
propriété privée. En conséquence, la disparition d'un
des termes entraîne aussi celle de l'autre.
2) De ce rapport du travail aliéné à la propriété
privée, il résulte en outre que l'émancipation de la
société de la propriété privée, etc., de la servitude,
s'exprime sous la forme politique de l'émancipation
des ouvriers, non pas comme s'il s'agissait seulement
de leur émancipation, mais parce que celle-ci implique
l'émancipation universelle de l'homme ; or, celle-ci y
est incluse parce que tout l'asservissement de l'homme
est impliqué dans le rapport de l'ouvrier à la produc­
tion et que tous les rapports de servitude ne sont que
des variantes et des conséquences de ce rapport 43•
Du concept de travail aliéné, travail rendu étranger
à son auteur, nous avons tiré par analyse le concept de
propriété privée ; de même on peut exposer, à l'aide
de ces deux facteurs, toutes les catégories de l'éco­
nomie politique. Dans chaque catégorie, comme par
exemple le trafic, la concurrence, le capital, l'argent,
nous ne retrouverons qu'une expression déterminée et
développée de ces premiers fondements.
Toutefois, avant de considérer cette évolution, cher­
chons à résoudre deux problèmes :
1 ) Déterminer l'essence générale de la propriété
privée telle qu'elle apparaît comme résultat aliéné
dans son rapport à la propriété véritablement humaine
et sociale.
2) Nous avons admis comme un fait l'aliénation du
travail, le fait qu'il devienne extérieur à l'ouvrier, et
nous avons analysé ce fait. Comment, demandons­
nous maintenant, l'homme en vient-il à aliéner son
122 MANUSCRITS DE 1844
travail, à le rendre étranger à lui-même ? Comment
cette aliénation est-elle fondée dans l'essence du déve­
loppement humain ? Nous avons déjà beaucoup
avancé vers la solution de ce problème en transfor­
mant la question de l'origine de la propriété privée en
celle du rapport du travail aliéné à la marche du déve­
loppement de l'humanité. Car, lorsqu'on parle de la
propriété privée, on croit avoir affaire à une chose
extérieure à l'homme, tandis que, lorsqu'on parle du
travail, on a directement affaire à l'homme lui-même.
Cette nouvelle façon de poser la question comporte
déjà la solution.
À propos du premier point : essence générale de la
propriété privée et son rapport à la propriété vraiment
humaine.
Le travail aliéné s'est résolu pour nous en deux élé­
ments qui se conditionnent réciproquement ou qui ne
sont que des expressions différentes d'un seul et
même rapport. L'appropriation apparaît comme alié­
nation, dessaisissement, et le dessaisissement comme
appropriation, l'aliénation comme la vraie accession
au droit de cité.
Nous avons considéré un seul aspect, le travail
aliéné par rapport à l'ouvrier lui-même, autrement dit
le rapport du travail aliéné à lui-même. Nous avons
trouvé comme produit, comme résultat nécessaire de
ce rapport, le rapport de propriété du non-ouvrier à
l'ouvrier et au travail. La propriété privée, expression
matérielle résumée du travail aliéné, embrasse les
deux rapports, le rapport de l'ouvrier au travail et au
produit de son travail ainsi qu'au non-ouvrier, et le
rapport du non-ouvrier à l'ouvrier et au produit du
travail de celui-ci.
Or, si nous avons vu que, par rapport à l'ouvrier qui
s'approprie la nature par le travail, l'appropriation
apparaît comme aliénation, l'activité propre comme
activité pour un autre et comme activité d'un autre, la
vitalité comme sacrifice de la vie, la production de
l'objet comme perte de l'objet au profit d'une puis­
sance étrangère, d'un homme étranger, considérons
PREMIER MANUSCRIT 1 23
maintenant le rapport de cet homme étranger avec le
travail et son objet.
Il convient d'abord de remarquer que ce qui appa­
raît chez l'ouvrier comme l'activité de dessaisissement,
d'aliénation, apparaît chez le non-ouvrier comme état
de dessaisissement, d'aliénation.
Deuxièmement, le comportement pratique réel de
l'ouvrier dans la production et à l'égard du produit
- son état d'âme - apparaît chez le non-ouvrier qui
lui fait face comme comportement théorique.
1 XXVII 1 Troisièmement, le non-ouvrier fait contre
l'ouvrier tout ce que l'ouvrier fait contre lui-même,
mais il ne fait pas à l'égard de soi-même ce qu'il fait
contre l'ouvrier.
Considérons de plus près ces trois rapports.
DEUXIÈME MANUSCRIT

1 XL 1 lLe salaire] a constitue les intérêts de son


capital. A travers la personne de l'ouvrier se mani­
feste de manière subjective le fait que le capital est
l'homme qui s'est complètement perdu lui-même,
comme dans le capital se manifeste de manière sub­
jectiv� le fait que le travail est l'homme qui s'est
complètement perdu lui-même. Mais l'ouvrier a le
malheur d'être un capital vivant, qui a donc des
besoins et qui, à chaque instant qu'il ne travaille pas,
perd ses intérêts et, de ce fait, son existence. En tant
que capital, la valeur de l'ouvrier monte selon la
demande et l'offre. Même physiquement, son exis­
tence, sa vie sont considérées, chacun le sait, comme
une offre de marchandise analogue à toute autre
marchandise. L'ouvrier produit le capital, le capital le
produit ; il se produit donc lui-même, et l'homme, en
tant qu'ouvrier, en tant que marchandise, est le pro­
duit de tout le mouvement. Pour l'homme qui n'est
plus qu'ouvrier - et en tant qu'ouvrier -, ses qua­
lités d'homme ne sont là que dans la mesure où elles

a. Ajouté par le traducteur.


1 26 MANUSCRITS DE 1 844
sont là pour le capital qui lui est étranger. Mais
comme le capital et l'homme sont étrangers l'un à
l'autre, donc sont dans un rapport indifférent, exté­
rieur et contingent, ce caractère étranger doit aussi
apparaître comme réel. Donc dès que le capital
s'avise - que l'idée soit nécessaire ou arbitraire -
de ne plus exister pour l'ouvrier, celui-ci n'existe plus
pour lui-même, il n'a pas de travail, donc pas de
salaire, et comme il n'a pas d'existence en tant
qu'homme mais en tant qu'ouvrier, il n'a plus qu'à
se faire enterrer, à mourir de faim, etc. L'ouvrier
n'existe comme ouvrier qu'à partir du moment où il
existe pour soi en tant que capital et il n'existe en
tant que capital qu'à partir du moment où un capital
existe pour lui. L'existence du capital est son exis­
tence, sa vie, et celui-ci détermine le contenu de sa
vie d'une manière qui lui est indifférente. L'économie
politique ne connaît donc pas l'ouvrier sans emploi,
l'homme de travail, lorsqu'il se trouve en dehors de
cette sphère des rapports de travail. Le coquin,
l'escroc, le mendiant, le travailleur sans emploi qui
meurt de faim, qui est misérable et criminel, sont des
personnages qui n'existent pas pour elle, mais seu­
lement pour d'autres yeux, pour ceux du médecin,
du juge, du fossoyeur et du prévôt des mendiants,
etc. Hors du domaine de l'économie, ce sont des
fantômes. Les besoins de l'ouvrier ne sont donc pour
l'économie que le besoin de l'entretenir pendant le
travail et seulement dans le but d'empêcher que la
race des ouvriers ne s'éteigne. Le salaire a donc la
même signification que l'entretien, le maintien en
ordre de marche de tout autre outil de production,
que la consommation du capital en général, dont
celui-ci a besoin pour se reproduire avec intérêts, que
l'huile que l'on verse sur les rouages pour les main­
tenir en mouvement. Le salaire fait donc partie des
frais nécessaires du capital et du capitaliste et ne doit
pas dépasser le seuil imposé par cette nécessité. Les
industriels anglais avaient donc une attitude consé­
quente lorsque, avant l'amendement de 1 834 44, ils
DEUXIÈME MANUSCRIT 127
déduisaient du salaire de l'ouvrier les aumônes publi­
ques que celui-ci recevait par l'intermédiaire de la
taxe des pauvres et les considéraient comme une
partie intégrante de la rémunération.
La production ne produit pas l'homme seulement
en tant que marchandise, marchandise humaine,
homme défini comme marchandise ; elle le produit,
conformément à cette définition, comme un être
déshumanisé aussi bien intellectuellement que physi­
quement - immoralité, dégénérescence, abrutisse­
ment des ouvriers et des capitalistes. Son produit est
la marchandise douée d'une conscience de soi et
d'une activité autonome, ... la marchandise humaine . . .
Le grand progrès qu'ont réalisé Ricardo, Mill, etc.;,
par rapport à Smith et à Say, c'est qu'ils déclarent
l'existence de l'homme - la productivité humaine
plus ou moins grande de la marchandise - indiffé­
rente et même nuisible. Le but véritable de la produc­
tion ne serait pas le nombre des ouvriers qu'un capital
entretient, mais le niveau des intérêts qu'il rapporte, la
somme des économies annuelles. L'économie poli­
tique anglaise moderne 1 XLl 1 a réalisé également
un grand progrès lorsque - tout en faisant du travail
le principe unique de l'économie - elle a expliqué
avec une grande clarté que le salaire et les intérêts
du capital sont en rapport inverse l'un de l'autre et
que, généralement, le capitaliste ne pouvait gagner
qu'en comprimant le salaire et réciproquement. Ce
n'est pas l'exploitation du consommateur, mais le
fait pour le capitaliste et l'ouvrier de chercher à
s'exploiter réciproquement qui, selon elle, est le rap­
port normal.
Le rapport de la propriété privée implique, de façon
latente, le rapport de la propriété privée en tant que
travail, ainsi que le rapport de celle-ci en tant que
capital et la relation réciproque de l'un à l'autre.
C'est, d'une part, la production de l'activité humaine
en tant que travail, c'est-à-dire en tant qu'activité
totalement étrangère à elle-même, à l'homme et à la
nature, donc à la conscience et à la manifestation de la
128 MANUSCRITS DE 1844
vie, l'existence abstraite de l'homme conçu seulement
en tant que travailleur, qui peut donc chaque jour être
précipité de son néant comblé dans le néant absolu,
dans sa non-existence sociale et par conséquent réelle.
C'est, d'autre part, la production de l'objet de l'acti­
vité humaine en tant que capital où toute détermina­
tion naturelle et sociale de l'objet est effacée, où la
propriété privée a perdu sa qualité naturelle et sociale
(elle a donc perdu toutes les illusions politiques et
sociales et elle n'est plus mêlée à aucune situation
apparemment humaine), où, aussi, le même capital
reste le même dans l'existence naturelle et sociale la
plus diverse, où il est tout à fait indifférent à son
contenu réel. Cette opposition poussée à son comble
constitue nécessairement l'expression dernière, le
sommet et la fin de tout le rapport de la propriété
privée. Ainsi, c'est encore un mérite de l'économie
anglaise moderne d'avoir défini la rente foncière
comme la différence entre les intérêts du sol le plus
mauvais affecté à la culture et ceux de la meilleure
terre cultivée et d'avoir mis en lumière les illusions
romantiques du propriétaire foncier - son impor­
tance prétendument sociale et l'identité de son intérêt
avec celui de la société, identité qu'Adam Smith
affirme encore après les physiocrates. Elle a aussi anti­
cipé et préparé le mouvement réel qui transformera
le propriétaire foncier en un capitaliste tout à fait
ordinaire et prosaïque, simplifiera l'opposition entre
capital et travail, la portera à son comble et précipitera
ainsi sa suppression. La terre en tant que terre, la
rente foncière en tant que rente foncière perdent
leurs titres de noblesse et deviennent le capital et
l'intérêt, qui ne disent rien ou plutôt ne parlent que
d'argent.
La différence entre capital et terre, profit et rente
foncière, de même que la différence entre eux et le
salaire ou la différence entre industrie et agriculture,
propriété immobilière et mobilière, est une différence
historique qui n'est pas fondée sur l'essence même de
la chose, un moment qui s'est cristallisé à partir de
DEUXIEME MANUSCRIT 1 29
la genèse de l'opposition entre capital et travail. Dans
l'industrie, etc., par contraste avec la propriété
immobilière, ne s'expriment que le mode d'appari­
tion de l'industrie et l'opposition dans laquelle elle
s'est développée par rapport à l'agriculture. Cette dif­
férence ne subsiste comme espèce particulière du tra­
vail, différence essentielle, importante et embrassant
la vie, qu'aussi longtemps que l'industrie (la vie cita­
dine) se constitue en se dressant contre la propriété
rurale (la vie féodale noble) et porte encore en elle
le caractère féodal de son contraire dans la forme du
monopole, de la jurande, de la guilde, de la corpo­
ration, etc. Sous ces formes, le travail a encore un
sens apparemment social, il signifie encore la com­
munauté réelle et n'est pas encore devenu indifférent
à son contenu ; il n'a pas encore atteint le stade de
l'être-pour-soi, c'est-à-dire l'abstraction de tout autre
être ; il n'est pas non plus devenu encore le capital
affranchi. 1 XLII 1 Mais le développement nécessaire
du travail signifie l'industrie affranchie, constituée
pour elle-même comme industrie, et le capital
affranchi. La puissance de l'industrie sur son
contraire apparaît aussitôt dans la transformation de
l'agriculture en industrie réelle, tandis qu'auparavant
la propriété foncière laissait l'essentiel du travail à la
terre et à l'esclave de cette terre qui la cultivait. Avec
la transformation de l'esclave en ouvrier libre, c'est­
à-dire en mercenaire, le seigneur foncier se méta­
morphose en maître d'industrie, métamorphose qui a
lieu tout d'abord par la médiation du fermier. Mais
le fermier est le représentant, le mystère révélé du
propriétaire foncier ; ce n'est que par lui qu'il existe
économiquement, qu'il existe en tant que propriétaire
privé - car la rente de sa terre n'existe que du fait
de la concurrence des fermiers. En la personne du
fermier, le propriétaire foncier s'est déjà transformé
en capitaliste ordinaire. Cette transformation doit
aussi s'accomplir dans la réalité, puisque ou bien le
capitaliste pratiquant l'agriculture - c'est-à-dire le
fermier - deviendra propriétaire foncier ou bien
1 30 MANUSCRITS DE 1 844
c'est l'inverse. Le trafic industriel du fermier est celui
du propriétaire foncier, car l'être du premier pose
l'être du second.
Mais ils se souviennent de leurs origines contraires,
de leur généalogie. Le propriétaire foncier connaît le
capitaliste comme son esclave présomptueux et
affranchi, un ancien esclave enrichi qui le menace en
tant que capitaliste ; de même le capitaliste connaît
le propriétaire foncier comme le maître oisif, cruel et
. égoïste d'hier 45• Il sait que celui-ci lui porte préju­
dice en tant que capitaliste, mais il sait en même
temps que le propriétaire foncier doit à l'industrie
toute son impottance sociale actuelle, ses biens et ses
plaisirs. Il voit �n lui le contraire de l'industrie libre
et du capital libre, indépendant de toute détermina­
tion naturelle. Cette opposition contient beaucoup
d'amertume, et les deux parties se disent récipro­
quement ce qu'elles ont sur le cœur. On n'a qu'à lire
les attaques de la propriété immobilière contre la
propriété mobilière, et inversement, pour se faire un
tableau suggestif de leur indignité respective. Le pro­
priétaire foncier met en avant la noblesse de nais­
sance de sa propriété, les souvenirs féodaux, les rémi­
ni sc en ces, l a poésie du souvenir, s a nature
romantique, son importance politique, etc. Exprimé
dans la langue de l'économie, cela signifie que seule
l'agriculture est productive. En même temps, il décrit
son adversaire comme un fourbe, sans honneur, sans
principe, sans poésie, sans substance, sans rien,
comme un être rusé, avide, vénal, trompeur, faisant
commerce de tout, dénigrant tout, comme un être
porté à la rébellion, dépourvu de cœur et d'esprit, qui
est devenu étranger à la communauté et en fait trafic.
Usurier, entremetteur, esclave, trompeur habile, c'est
un homme sec, responsable de la concurrence, du
paupérisme et du crime - un homme qui provoque,
entretient et flatte la dissolution de tous les liens
sociaux. (Voir entre autres le physiocrate Bergasse
que Camille Desmoulins fustige déjà dans son jour­
nal : Les Révolutions de France et de Brabant ; voir
DEUXIEME MANUSCRIT 131

von Vincke, Lancizolle, Haller, Leo, Kosegarten a ;


voir aussi Sismondi 46.)
De son côté, la propriété mobilière montre les mer­
veilles de l'industrie et du mouvement ; elle est
l'enfant de l'époque moderne, sa fille légitime ; elle
plaint son adversaire, esprit faible, qui n'est pas éclairé
sur sa propre nature (et c'est tout à fait juste), qui
voudrait remplacer la moralité du capital et la liberté
du travail par la violence brutale et immorale et par le
servage. Elle le décrit comme un Don Quichotte qui,
sous l'apparence de la droiture, de l'honnêteté, de
l'intérêt général, de la permanence, cache son impossi­
bilité à se mouvoir, son avidité de plaisir, son égoïsme,
son intérêt particulier, ses mauvaises intentions. Elle le
traite de monopoliste rusé ; ses réminiscences, sa
poésie, son enthousiasme, elle les tempère par une
énumération historique et sarcastique de l'abjection,
de la cruauté, de l'avilissement, de l'anarchie, de la
révolte, dont les châteaux romantiques furent les offi­
cines. 1 XLIII 1 La propriété mobilière aurait donné aux
peuples la liberté politique, brisé les chaînes de la
société civile, réuni les mondes entre eux, créé le com­
merce philanthropique, la morale pure, la culture et
ses agréments ; au lieu de ses anciens besoins gros­
siers, elle aurait procuré au peuple des besoins civilisés
et les moyens de les satisfaire, tandis que le proprié­
taire foncier - cet accapareur de blé, ce paresseux, ce
gêneur - augmenterait les prix des moyens de subsis­
tance élémentaire du peuple, obligeant par là le capi­
taliste à élever le salaire sans pouvoir augmenter les
forces productives. Il entraverait ainsi la croissance du
revenu annuel de la nation, l'accumulation des capi­
taux, donc la possibilité de procurer du travail au
a. Voir le théologien bouffi d'orgueil, le vieil-hégélien Funke qui,
d'après Leo, racontait les larmes aux yeux comment, lors de l'abo­
lition du servage, un serf refusait de ne plus être une propriété
noble... Voir aussi les Fantaisies patrioriques de Justus Moeser qui se
distinguent en ceci qu'elles ne dépassent pas un seul instant
l'horizon borné, ordinaire, casanier, petit-bourgeois du philistin et
qu'elles sont pourtant de pures fantaisies. C'est cette contradiction
qui les a rendues si attrayantes pour l'âme allemande.
132 MANUSCRITS DE 1844
peuple et de la richesse au pays pour, en fin de
compte, les supprimer complètement ; il provoquerait
un déclin général et exploiterait en usurier tous les
avantages de la civilisation moderne sans faire la
moindre chose pour elle, et même sans rien céder de
ses préjugés féodaux. Enfin - lui pour qui l'agricul­
ture et la terre elle-même n'existent que comme une
source d'argent qu'il a reçue en cadeau -, il n'aurait
qu'à regarder son fermier et dire si ce n'est pas un
coquin madré, astucieux et plein d'imagination, qui
dans son cœur et dans la réalité appartient depuis
longtemps corps et âme à l'industrie libre et à un com­
merce bien-aimé, et cela malgré ses protestations, ses
souvenirs historiques et les fins morales et politiques
qu'il évoque. Tout ce qu'il alléguerait réellement en sa
faveur ne serait vrai que pour l'agriculteur (le capita­
liste et les journaliers), dont l'ennemi serait bien
davantage le propriétaire foncier ; il apporterait donc
des preuves contre lui-même. Sans capital, la pro­
priété foncière serait de la matière inerte et sans
valeur. La victoire du capital, victoire digne de la civi­
lisation, serait précisément d'avoir découvert et créé
une source de la richesse qui n'est pas la matière
morte mais le travail humain. (Voir Paul-Louis
Courier, Saint-Simon, Ganilh, Ricardo, Mill, Mac
Culloch, Destutt de Tracy et Michel Chevalier 47 .)
Du cours réel de l'évolution (à insérer ici) découle
nécessairement la victoire du capitaliste, c'est-à-dire
de la propriété privée développée sur la propriété
bâtarde et arriérée, sur le propriétaire foncier. De
même qu'en général le mouvement doit l'emporter sur
l'immobilité, la bassesse franche et consciente sur la
bassesse cachée et inconsciente et la cupidité sur le
goût de la jouissance, de même l'égoïsme effréné et
multiforme des Lumières doit vaincre l'égoïsme
borné, bonasse, paresseux et fantaisiste de la supersti­
tion. De même l'argent doit triompher de toute autre
forme de propriété privée.
Les États qui pressentent le danger de l'industrie
totalement libre, de la morale entièrement pure et du
DEUXIÈME MANUSCRIT 1 33

commerce pleinement philanthropique, essaient


- mais en vain - d'arrêter la capitalisation de la
propriété foncière.
La propriété foncière, à la différence du capital, est
la propriété privée, le capital encore entaché de pré­
jugés locaux et politiques, le capital inachevé qui ne
s'est pas encore dégagé entièrement de son enchevê­
trement avec le monde pour parvenir à lui-même. Au
cours de son développement et de son expansion dans
le monde entier, il doit arriver à son expression abs­
traite, c'est-à-dire pure. Le rapport de la propriété
privée est travail, capital et la relation de l'un à l'autre.
Le mouvement que ces éléments doivent parcourir
est :
Premièrement 8 : unité immédiate ou médiatisée de
l'un et de l'autre.
Le capital et le travail d'abord encore réunis,
ensuite certes séparés et aliénés, mais s'élevant et se
stimulant réciproquement comme conditions posi­
tives.
Deuxièmement b : opposition de l'un et de l'autre.
Ils s'excluent réciproquement ; l'ouvrier connaît le
capitaliste comme sa non-existence et inversement ;
chacun cherche à retirer à l'autre son existence.
Troisièmement : opposition de chacun à soi-même.
Capital travail accumulé travail. En tant que tel, le
• •

travail se décompose en soi et en intérêts propres,


comme ceux-ci se décomposent à leur tour en intérêts
et en profit. Entier sacrifice du capitaliste. Il tombe
dans la classe ouvrière comme l'ouvrier devient
- exceptionnellement - capitaliste. Travail comme
élément du capital, comme coûts de celui-ci. Donc le
salaire est une victime du capital.
Le travail se décompose en soi et en salaire.
L'ouvrier lui-même est un capital, une marchandise.
Opposition réciproque hostile.

a.Ajouté par le traducteur.


b. Ajouté par le traducteur.
TROISIÈME MANUSCRIT

PROPRIÉTÉ PRIVÉE ET TRAVAIL

1 1 1 A propos de la page XXXVI 48• L'essence sub­


jective de la propriété privée, la propriété privée
comme activité pour soi, comme sujet, comme per­
sonne, est le travail. On comprend donc que seule
l'économie politique, qui, avec Adam Smith, a
reconnu le travail comme son principe et a cessé de
voir dans la propriété un simple état de choses exté­
rieur à l'homme, doit être considérée, d'une part,
comme un produit du mouvement dynamique réel de
la propriété privée 8, comme un produit de l'industrie
moderne, et, d'autre part, comme une force qui a elle­
même accéléré et célébré le dynamisme et le dévelop­
pement de cette industrie et en a fait une force de la
conscience. Aux yeux de cette économie politique
éclairée, qui a découvert - à l'intérieur de la propriété
privée - l'essence subjective de la richesse, les parti­
sans du système monétaire et du mercantilisme appa­
raissent comme des vénérateurs de fétiches, comme
des catholiques, puisqu'ils considèrent la propriété
a. Elle est le mouvement indépendant de la propriété privée
devenu pour soi dans la conscience, l'industrie moderne en tant que
sujet autonome.
136 MANUSCRITS DE 1844
privée comme une essence seulement objective pour
l'homme. Engels a donc eu raison de qualifier Adam
Smith de Luther de l'économie politique. De même
que Luther reconnaissait la religion, la foi, comme
l'essence du monde réel et s'opposait donc au paga­
nisme catholique, de même qu'il abolissait la religio­
sité extérieure en faisant de la religiosité l'essence inté­
rieure de l'homme, de même qu'il niait les prêtres
existant en dehors du laïc, parce qu'il transférait le
prêtre dans le cœur du laïc, de même la richesse exté­
rieure à l'homme et indépendante de lui - qui ne
peut donc être conservée et affirmée que d'une
manière extérieure - est abolie ; son objectivité exté­
rieure privée de pensée est supprimée du fait que la
propriété privée s'enracine désormais dans l'homme
lui-même et que celui-ci est reconnu comme son
essence. Mais, en conséquence, l'homme est lui­
même défini par rapport à la propriété privée, comme
chez Luther il est défini dans son rapport à la religion.
Sous couleur d'une reconnaissance de l'homme, l'éco­
nomie politique, qui se fonde sur le principe du tra­
vail, ne fait donc au contraire qu'accomplir le renie­
ment de l'homme, car il n'est plus lui-même dans un
rapport de tension externe avec l'essence extérieure de
la propriété privée, mais il est devenu lui-même cette
essence opposée à elle-même de la propriété privée 49 •
Ce qui était autrefois l'être-extérieur-à-soi, l'aliénation
réelle de l'homme, n'est devenu que l'acte d'aliéna­
tion, l'aliénation de soi. Si donc cette économie poli­
tique semble initialement reconnaître l'homme, son
indépendance, son activité propre, etc., et si, quand
elle transfère la propriété privée dans l'essence même
de l'homme, elle ne se laisse plus conditionner par les
déterminations locales, nationales, etc., de la propriété
privée en tant qu'essence existant en dehors d'elle, si
donc elle développe une énergie cosmopolite, univer­
selle, qui renverse toute barrière et tout lien pour s'y
substituer et se poser elle-même comme la seule poli­
tique, la seule universalité, la seule barrière et le seul
lien, il faudra au cours de son développement ultérieur
TROISIBME MANUSCRIT 1 37

qu'elle rejette cette hypothèse et apparaisse dans tout


son cynisme. C 'est ce qu'elle fait sans se soucier de
toutes les contradictions apparentes où l'entraîne cette
doctrine. D'une part, elle montre d'une façon de plus
en plus exclusive, de plus en plus nette et consé­
quente, que le travail est l'unique essence de la
richesse. D'autre part, elle démontre, en contredisant
sa conception initiale, que les conséquences de cette
doctrine sont hostiles à l'homme. Finalement, elle
donne le coup de grâce à la rente foncière, c'est-à-dire
à la dernière forme d'existence de la propriété privée,
individuelle, naturelle, indépendante du mouvement
du travail, et à la dernière source de richesse. Expres­
sion de la propriété féodale, la rente foncière est déjà
devenue une valeur économique et est donc incapable
de résister à l'économie politique (école de Ricardo) .
Si l'économie politique devient de plus en plus
cynique au fur et à mesure que l'on passe de Smith à
Say, à Ricardo, à Mill, etc., ce n'est pas seulement
parce que les effets de l'industrie apparaissent aux
économistes les plus récents de manière plus déve­
loppée et plus contradictoire, mais aussi parce que, de
manière positive, ils vont toujours et consciemment
plus loin que leurs prédécesseurs dans l'exploration de
l'aliénation dont l'homme est victime, et, aussi, parce
que leur science se développe avec plus de consé­
quence et de vérité. Du fait qu'ils font de la propriété
privée sous sa forme active le sujet, que du même
coup ils font de l'homme (de cet homme qu'ils rédui­
sent à un non-être) l'essence même de la propriété
privée, la contradiction de la réalité correspond plei­
nement à l'essence contradictoire qu'ils ont reconnue
comme principe. La réalité 1 II 1 déchirée de l'industrie,
loin de le réfuter, confirme leur principe déchiré en
soi. Leur principe est en effet le principe de ce déchi­
rement.
La doctrine physiocratique du docteur Quesnay
constitue la transition entre le mercantilisme et Adam
Smith. En économie politique, la physiocratie exprime
directement la décomposition de la propriété féodale.
MANUSCRITS DE 1844
Mais elle exprime de ce fait tout aussi immédiatement
la transformation économique et la restauration de
cette forme de propriété, à ceci près qu'elle ne parle
plus le langage de la féodalité, mais celui de l'éco­
nomie. Toute richesse se résout en terre et en agricul­
ture. La terre n'est pas encore le capital, elle en est
encore un mode d'existence particulier dont la validité
réside dans sa particularité naturelle et découle d'elle.
Mais la terre est un élément naturel, universel, tandis
que le mercantilisme ne reconnaît que le métal pré­
cieux comme incarnation de la richesse. L'objet de la
richesse, sa matière, reçoit ainsi la plus haute univer­
salité concevable à l'intérieur des limites de la nature
- dans la mesure où, en tant que nature, elle est aussi
la richesse immédiatement objective. Et la terre
n'existe pour l'homme que par le travail, l'agriculture.
L'essence subjective de la richesse est ainsi déjà trans­
férée dans le travail. Mais, en même temps, l'agricul­
ture est considérée comme le seul travail productif 50 •
Donc le travail n'est pas encore saisi dans son univer­
salité et son abstraction ; il est encore lié à un élément
naturel particulier, à sa matière, il n'est donc encore
reconnu que sous un mode d'existence particulier
déterminé par la nature. Il n'est encore qu'une aliéna­
tion déterminée, particulière, de l'homme, de même
que son produit n'est encore conçu que comme une
richesse déterminée, qui relève de la nature plutôt que
du travail. Considérée comme une réalité naturelle,
indépendante de l'homme, la terre n'est pas encore
reconnue comme capital, c'est-à-dire comme un
moment du travail lui-même. C'est plutôt le travail
qui apparaît comme un moment de la terre. Il n'est
pas moins vrai que le fétichisme de l'ancienne richesse
extérieure - de la richesse comprise uniquement
comme chose - est réduit désormais à un élément
naturel très simple et que l'essence de la richesse est
ramenée, ne fût-ce que partiellement et d'une manière
particulière, à son existence subjective. Le nécessaire
progrès se traduira par le fait que sera reconnue
l'essence universelle de la richesse : lorsque le travail,
TROISIÈME MANUSCRIT 139
le travail dans son absolu achevé, c'est-à-dire son abs­
traction, sera érigé en principe. Il sera démontré à la
physiocratie que l'agriculture, du point de vue de
l'économie, le seul fondé en droit, n'est différente
d'aucune autre industrie ; que donc l'essence de la
richesse n'est pas un travail déterminé, lié à un élé­
ment particulier, une forme particulière du travail,
mais le travail en général.
La physiocratie nie la richesse particulière, exté­
rieure, seulement objective, en déclarant que le travail
en est l'essence. Mais, tout d'abord, le travail n'est
pour elle que l'essence subjective de la propriété fon­
cière (elle part de la forme de propriété qui apparaît
historiquement comme l'espèce dominante, recon­
nue) . L'homme aliéné, elle ne le voit que dans la pro­
priété foncière. Elle abolit son caractère féodal en
déclarant que l'industrie (l'agriculture) est l'essence
de la propriété foncière ; mais son attitude à l'égard du
monde de l'industrie est négative, elle reconnaît la
féodalité en déclarant que l'agriculture est la seule
industrie.
Il est évident que, dès que l'on saisit l'essence sub­
jective de l'industrie qui se constitue en s'opposant à
la propriété foncière, c'est-à-dire comme industrie,
cette essence est à la fois celle de l'industrie et de son
contraire. Car de même que l'industrie englobe la pro­
priété foncière abolie, de même son essence subjective
englobe l'essence subjective de la propriété foncière.
La propriété foncière est la première forme de la
propriété privée ; l'industrie ne s'oppose à elle tout
d'abord historiquement que comme une forme parti­
culière de propriété - elle est plutôt l'esclave
affranchi de la propriété foncière. Il en va de même
lorsque l'on saisit de manière scientifique l'essence
subjective de la propriété privée, le travail. Celui-ci
n'apparaît d'abord que comme travail agricole, mais il
est ensuite reconnu comme travail en général 51 • 1 m 1
Toute richesse s'est transformée en richesse indus­
trielle, en richesse du travail, et l'industrie est le travail
sous sa forme achevée, de même que le système de la
140 MANUSCRITS DE 1844
fabrique est la forme achevée de l'industrie, c'est­
à-dire du travail. Le capital industriel est la forme
objective achevée de la propriété privée. Nous voyons
comment la propriété privée peut achever seulement
maintenant sa domination sur l'homme et, sous sa
forme la plus universelle, devenir une puissance histo­
rique d'importance mondiale.

PROPRIÉTÉ PRIVÉE ET COMMUNISME

À propos de la page XXXIX. Mais l'opposition


entre la non-propriété et la propriété est une opposi­
tion encore indifférente, qui n'est pas saisie dans sa
relation agissante, dans sa structure interne, qui n'est
pas encore saisie comme contradiction, tant qu'elle
n'est pas comprise comme l'opposition du travail et
du capital. Là où le mouvement de la propriété privée
ne s'est pas encore développé, comme dans la Rome
antique, en Turquie, etc., cette opposition peut
s'exprimer sous sa première forme. Ainsi elle n'appa­
raît pas encore comme posée par la propriété privée
elle-même. Mais le travail, à la fois essence subjective
de la propriété privée et exclusion de celle-ci, et le
capital, à la fois travail objectivé et exclusion du tra­
vail, constituent la propriété privée en tant que forme
développée de cette contradiction - forme dyna­
mi9ue qui pousse à la solution de cette contradiction.
A propos de la même page. La suppression de l'alié­
nation de soi emprunte la même voie que l'aliénation
de soi. Tout d'abord, la propriété privée n'est consi­
dérée que sous son aspect objectif, mais le travail est
cependant considéré comme son essence. Sa forme
d'existence est donc le capital qui doit être supprimé
� en tant que tel » (Proudhon) . Selon un autre point

de vue, la nocivité de la propriété privée et de son


existence étrangère à l'homme découle d'un certain
TROISIÈME MANUSCRIT 141
mode particulier du travail : le travail nivelé, parcel­
laire et donc non libre. Ainsi, par exemple, Fourier
pense avec les physiocrates que le travail agricole est le
travail par excellence, tandis que Saint-Simon déclare
au contraire que l'essentiel est le travail industriel en
tant que tel et réclame de surcroît la domination
exclusive des industriels et l'amélioration du son des
ouvriers. Enfin, le communisme est l'expression posi­
tive de la propriété privée abolie, et il se présente tout
d'abord comme la propriété privée généralisée. En
généralisant le système de la propriété privée, le com­
munisme 1) n'est, sous sa première forme, que la
généralisation et l'achèvement de ce système. En ce
sens, il apparaît sous un double visage : la domination
de la propriété matérielle est si grande vis-à-vis de lui
qu'il veut anéantir tout ce qui n'est pas susceptible
d'être possédé par tous comme propriété privée. De
force, il veut faire abstraction du talent, etc. La pos­
session physique directe est pour lui l'unique but de la
vie et de l'existence ; la condition du travailleur n'est
pas supprimée mais étendue à tous les hommes ; le
rappon de la propriété privée reste le rappon de la
communauté au monde des choses. Enfin, le mouve­
ment qui consiste à opposer à la propriété privée la
propriété privée généralisée s'exprime sous une forme
bestiale selon laquelle on oppose au mariage (qui est
cenes une forme de propriété privée exclusive) la
communauté des femmes où la femme devient une
propriété collective et commune. On peut dire que
cette idée de la communauté des femmes est le secret
avoué de ce communisme encore très grossier et stu­
pide 5 2• De même que la femme passe du mariage à la
prostitution générale 8, de même tout le monde de la
richesse, c 'est-à-dire de l ' essence objective de
l'homme, passe du mariage exclusif avec le proprié-
a. La prostitution n'est qu'une expression particulière de la pros­
titution générale de l'ouvrier, et, comme la prostitution est un rap­
port qui implique non seulement le prostitué mais aussi celui qui
prostitue - et qui de ce fait est encore plus abject -, le capitaliste,
etc., tombe aussi dans cette catégorie.
142 MANUSCRITS DE 1844
taire privé à la prostitution générale avec la commu­
nauté. Ce communisme - en niant partout la person­
nalité de l 'homme - n'est précisément que
l'expression conséquente de la propriété privée, qui
est elle-même cette négation. L'envie générale érigée
en puissance est la forme cachée de la restauration de
la cupidité qui ne fait désormais que se satisfaire d'une
autre manière. L'idée de toute propriété privée en tant
que telle est - pour le moins - l'hostilité à l'égard de
la propriété privée plus riche et se manifeste par
l'envie et le désir de nivellement, de sorte que ces
derniers constituent l'essence même de la concur­
rence. Le communisme grossier n'est que l'achève­
ment de cette envie et de ce nivellement en partant de
la représentation d'un minimum. Il a une mesure pré­
cise, limitée. Cette abolition de la propriété privée est
si peu une appropriation réelle ; la preuve en est pré­
cisément apportée par la négation abstraite de toute
culture et de toute civilisation, par le retour à la sim­
plicité 1 IV 1 contraire à la nature de i'homme pauvre et
sans besoin, qui non seulement n'a pas dépassé le
stade de la propriété privée, mais qui n'y est pas
encore parvenu.
Cette communauté ne signifie que communauté du
travail et égalité du salaire que paie le capital collectif,
la communauté en tant que capitaliste en général. Les
deux aspects du système sont élevés à une généralité
imaginaire, le travail en tant que fonction assignée à
tous, et le capital en tant qu'universalité et puissance
reconnue de la communauté.
C'est dans le rapport à l'égard de la femme, proie et
servante de la volupté collective, que s'exprime
l'infinie dégradation dans laquelle se trouve l'homme
vis-à-vis de lui-même. En effet, le secret de ce rapport
entre l'homme et lui-même trouve son expression non
équivoque, nette, manifeste, dévoilée dans le rapport
de l'homme à la femme et dans la manière dont est
compris le rapport générique naturel et immédiat 53•
Le rapport immédiat, naturel, nécessaire, de l'homme
à l'homme se confond avec le rapport de l'homme à la
TROISIÈME MANUSCRIT 1 43

femme. Dans ce rapport générique naturel, le rapport


de l'homme à la nature est immédiatement son propre
rapport à l'homme, de même que le rapport à
l'homme est directement son rapport à la nature, sa
propre détermination naturelle. Dans ce rapport appa­
raît donc de façon sensible, comme un fait concret, à
quel point l'essence humaine est devenue naturelle
pour l'homme, à quel point la nature est devenue
l'essence humaine de l'homme. En partant de ce rap­
port, on peut donc juger le niveau culturel de
l'homme. Du caractère de ce rapport résulte la mesure
dans laquelle l'homme est devenu pour lui-même être
générique, homme, et s'est compris comme tel ; le
rapport de l'homme à la femme est le rapport le plus
naturel de l'homme à l'homme. On y voit donc
jusqu'à quel point le comportement naturel de
l'homme est devenu humain, jusqu'à quel point
l'essence humaine est devenue pour lui essence natu­
relle, jusqu'à quel point sa nature humaine est
devenue pour lui-même nature. Dans ce rapport
apparaît aussi dans quelle mesure le besoin de
l'homme est devenu un besoin humain, donc dans
quelle mesure l'autre homme en tant que tel est
devenu un besoin pour l'homme, dans quelle mesure
l'homme dans son existence la plus individuelle est en
même temps un être social.
La première abolition positive de la propriété
privée, le communisme grossier, n'est donc qu'une
forme de manifestation de l'ignominie de la propriété
privée qui veut se poser comme la communauté posi­
tive.
2) C'est le communisme a) qui conserve un carac­
tère politique, démocratique ou despotique ; ou b) le
communisme qui supprime l'État mais qui n'a pas
encore pleinement développé son être et reste sous
l'emprise de la propriété privée, c'est-à-dire de l'alié­
nation de l'homme. Sous ces deux formes, le commu­
nisme sait déjà qu'il est la réintégration ou le retour de
l'homme à lui-même, la suppression de l'aliénation
humaine. Mais du fait qu'il n'a pas encore saisi
144 MANUSCRITS DE 1 844
l'essence positive de la propriété privée et qu'il a tout
aussi peu compris la nature humaine du besoin, il est
encore entravé et contaminé par la propriété privée. Il
a certes saisi son concept, mais non encore son
essence.
3) Le communisme est, en tant qu'abolition posi­
tive de la propriété privée (elle-même aliénation
humaine de soi), appropriation réelle de l'essence
humaine par l'homme et pour l'homme. C'est le
retour complet de l'homme à lui-même en tant
qu'être pour soi, c'est-à-dire en tant qu'être social,
humain, retour conscient et qui s'accomplit en conser­
vant toute la richesse du développement antérieur. En
tant que naturalisme achevé, ce communisme est
humanisme ; en tant qu 'humanisme achevé, il est
naturalisme. Il est la vraie solution de l'antagonisme
entre l'homme et la nature, entre l'homme et
l'homme, la vraie solution du conflit entre l'existence
et l'essence, entre l'objectivation et l'affirmation de
soi, entre la liberté et la nécessité, entre l'individu et
l'espèce. Il est l'énigme résolue de l'histoire et il en est
conscient.
1 V 1 Le mouvement historique de l'histoire dans sa
totalité est donc, d'une part, l'acte de naissance de
ce communisme - l'acte de naissance de son exis­
tence empirique - et, d'autre part, il est pour sa
conscience pensante, le mouvement compris et
connu de son devenir. En revanche, ce communisme
encore inachevé se cherche une justification histo­
rique dans les formations historiques passées qui
contredisent la propriété privée. Il cherche aussi cette
justification dans ce qui existe, et, en mettant en évi­
dence quelques moments isolés de l 'évolution
(Cabet, Villegardelle, etc. 54, ont en particulier
enfourché ce dada), il croit prouver ses titres de
noblesse historique. Ce faisant, il fait ressortir que
l'histoire dans sa majeure partie s'inscrit en faux
contre ses affirmations et il démontre que, si ce com­
munisme a jamais existé, son existence passée réfute
précisément sa prétention d'être.
TROISIÈME MANUSCRIT 1 45
On comprend aisément la nécessité pour tout le
mouvement révolutionnaire à trouver son fondement
tant empirique que théorique dans le mouvement de
la propriété privée, de l'économie.
Cette propriété privée matérielle, immédiatement
sensible, est l'expression matérielle sensible de la vie
humaine aliénée. Son mouvement - la production et
la consommation - est la révélation sensible du mou­
vement de toute la production passée, c'est-à-dire
qu'il est la réalisation ou la réalité de l'homme. La
religion, la famille, l'État, le droit, la morale, la
science, l'art, etc., ne sont que des modes particuliers
de la production et tombent sous la loi générale. La
suppression positive de la propriété privée, l'appro­
priation donc de la vie humaine, signifie par consé­
quent la suppression positive de toute aliénation, le
retour de l'homme hors de la religion, de la famille, de
l'État, etc., à son existence humaine, c'est-à-dire
sociale. L'aliénation religieuse en tant que telle ne se
passe que dans le domaine de la conscience, du for
intérieur de l'homme, mais l'aliénation économique
est celle de la vie réelle - sa suppression embrasse
donc les deux aspects. Il est évident que chez les dif­
férents peuples le début du mouvement diffère selon
que la vraie vie reconnue du peuple se déroule davan­
tage dans la conscience ou dans le monde extérieur,
qu'elle est plus la vie idéale ou réelle. Le communisme
commence immédiatement (Owen) avec l'athéisme.
L'athéisme est au début encore bien loin d'être le
communisme, de même que cet athéisme est plutôt
encore une abstraction. La philanthropie de l'athéisme
n'est donc au début qu'une philanthropie philoso­
phique abstraite, celle du communisme est immédia­
tement réelle et directement tendue vers l'action.
Nous avons vu comment, dans l'hypothèse de
l'abolition positive de la propriété privée, l'homme
produit l'homme, se produit lui-même et produit
l'autre homme ; comment l'objet qui est l'activité
immédiate de son individualité est en même temps
son existence pour autrui, la propre existence d'autrui
146 MANUSCRITS DE 1844
et son existence pour lui. De même, le matériel du
travail aussi bien que l'homme en tant que sujet appa­
raissent à la fois comme le résultat et comme le point
de départ du mouvement (et la nécessité historique de
la propriété privée réside précisément dans le fait
qu'ils doivent être ce point de départ). Le caractère
général de tout le mouvement est donc social : de
même que la société produit l'homme en tant
qu'homme, de même elle est produite par lui. Tant
par leur contenu que par leur mode d'existence, l'acti­
vité et la jouissance sont d'essence sociale; elles sont
activité sociale et jouissance sociale. L'essence
humaine de la nature n'est là que pour l'homme
social, car c'est seulement dans la société que la
nature existe pour lui comme lien avec l'homme,
comme existence de lui-même pour l'autre et de
l'autre pour lui, ainsi que comme élément vital de la
réalité humaine. Ce n'est qu'ainsi qu'elle est pour lui
le fondement de sa propre existence humaine. C'est
seulement ainsi que son existence naturelle est pour
lui son existencç humaine et que la nature est devenue
pour lui l'homme. Donc la société est l'achèvement de
l'unité de l'essence humaine avec la nature, la véri­
table résurrection de la nature, le naturalisme
accompli de l'homme et l'humanisme accompli de la
nature.
1 VI 1 L'activité et la jouissance sociales n'existent
nullement sous la seule forme d'une activité et d'une
jouissance immédiatement collectives, bien que l'acti­
vité collective et la jouissance collective, c'est-à-dire
celles qui s'expriment et s'affirment directement dans
la société réelle avec les autres, aient lieu partout où
l'expression immédiate de cette sociabilité se fonde
sur leur contenu spécifique et correspond à la nature
de celui-ci.
Mais même si mon activité est d'ordre scientifique,
etc., et quoique que je puisse rarement m'y livrer en
communauté directe avec d'autres, je suis un être
social parce que j'agis en tant qu'homme. Non seule­
ment le matériel de mon activité - par exemple, le
TROISIÈME MANUSCRIT 1 47

langage grâce auquel le penseur fait son travail


- m'est donné comme un produit social, mais ma
propre existence est activité sociale. En conséquence,
ce que je fais de moi, je le fais pour la société,
conscient d'être moi-même un être social.
Ma conscience universelle n'est que la forme théo­
rique de ce dont la communauté réelle, l'organisation
sociale, est la forme vivante, tandis que, de nos jours,
la conscience universelle est une abstraction de la vie
réelle et, à ce titre, s'oppose à elle en ennemie. Donc,
l'activité de ma conscience universelle - en tant que
telle - est aussi mon existence théorique en tant
qu'être social.
Il faut surtout éviter de fixer de nouveau la
« société * comme une abstraction en face de l'indi­

vidu. L'individu est l'être social 55• La manifestation


de sa vie - même si elle n'apparaît pas sous la forme
immédiate d'une manifestation collective de la vie,
accomplie avec d'autres et en même temps qu'eux
- est donc une manifestation et donc une affirmation
de la vie sociale. La vie individuelle et la vie générique
de l'homme ne sont pas différentes, bien que le mode
d'existence de la vie individuelle soit nécessairement
un mode plus particulier ou plus général de la vie
générique ou que la vie générique soit une vie indivi­
duelle plus particulière ou plus générale.
En tant que conscience générique, l'homme affirme
sa vie sociale réelle et ne fait que répéter dans la
pensée son existence réelle ; de même qu'inversement
l'être générique s'affirme dans la conscience générique
et qu'il est pour soi, dans son universalité, en tant
qu'être pensant.
L'homme - à quelque degré qu'il soit un individu
particulier, et sa particularité en fait précisément un
individu et un être social individuel réel - est donc
tout autant la totalité, la totalité idéale, l'existence
subjective pour soi de la société pensée et sentie. Dans
la réalité, il existe soit comme contemplation et
comme jouissance réelle de l'existence sociale soit
comme totalité de manifestations humaines de la vie.
148 MANUSCRITS DE 1844

Penser et être sont certes distincts, mais, en même


temps, ils sont unis l'un à l'autre.
La mon apparaît comme une dure victoire de
l'espèce sur l'individu déterminé et semble contredire
leur unité ; mais l'individu déterminé n'est qu'un être
générique déterminé : c'est en tant que tel qu'il est
mortel.
4) De même que la propriété privée n'est que
l'expression sensible du fait que l'homme devient à la
fois objectif pour lui-même et, en même temps, au
contraire un objet étranger à lui-même et non humain,
que la manifestation de sa vie est l'aliénation de sa vie,
que sa réalisation est sa privation de réalité, une réalité
étrangère, de même l'abolition positive de la propriété
privée, c'est-à-dire l'appropriation sensible pour les
hommes et par les hommes de la vie et de l'essence
humaines, des hommes objectifs, des œuvres
humaines, ne doit pas être comprise seulement dans le
sens de la jouissance immédiate, exclusive, dans le
sens de la possession, de l'avoir. L'homme s'approprie
son être universel d'une manière universelle, donc en
tant qu'homme total. Chacun de ses rapports humains
avec le monde, la vue, l'ouïe, l'odorat, le goût, le tou­
cher, la pensée, la contemplation, le sentiment, la
volonté, l'activité, l'amour, bref tous les organes de
son individualité - de même que ceux qui, dans leur
forme, sont immédiatement des organes sociaux -,
1 VII 1 sont dans leur comportement objectif ou dans
leur rapport à l'objet l'appropriation de celui-ci.
L'appropriation de la réalité humaine, leur rapport à
l'objet est la manifestation de la réalité humaine a ;
c'est l'activité humaine et la souffrance humaine car,
comprise d'une manière humaine, la souffrance est
une jouissance que l'homme a de soi.
La propriété privée nous a rendus tellement sots et
bornés qu'un objet est nôtre uniquement quand nous
l'avons, quand il existe donc pour nous comme capital
a. Elle est donc aussi multiple que le sont les déterminations
essentielles et les activités de l'homme.
TROISIÈME MANUSCRIT 149

ou quand il est immédiatement possédé, mangé, bu,


porté sur notre corps, habité par nous, etc., bref
quand il est utilisé par nous, bien que la propriété
privée ne saisisse à son tour toutes ces réalisations
directes de la possession elle-même que comme des
moyens de subsistance. La vie, à laquelle elles servent
de moyens, est la vie de la propriété privée, le travail
et la capitalisation.
À la place de tous les sens physiques et intellectuels
est donc apparue la simple aliénation de tous ces sens,
le sens de l'avoir. L'être humain devait être réduit à
cette pauvreté absolue pour pouvoir engendrer sa
richesse intérieure en partant de lui-même. (Sur la
catégorie de l'avoir, voir Hess dans les Vingt et une
feuilles) .
L'abolition de la propriété privée est donc l'éman­
cipation totale de· tous les sens et de toutes les qualités
humaines ; mais elle est cette émancipation précisé­
ment parce que ces sens et ces qualités sont devenus
humains, tant subjectivement qu'objectivement. L'œil
est devenu l'œil humain de même que son objet est
devenu un objet social, humain, un objet venant de
l'homme et destiné à l'homme. Les sens sont donc
devenus directement dans leur praxis des théoriciens.
Ils se rapportent à la chose pour la chose, mais la
chose elle-même est un rapport humain objectif à elle­
même et à l'homme a et inversement. Le besoin ou la
jouissance ont, de ce fait, perdu leur nature égoïste, et
la nature a perdu sa simple utilité, car l'utilité est
devenue l'utilité humaine.
De même, les sens et la jouissance des autres hommes
sont devenus miens. En dehors de ces organes immé­
diats se constituent donc des organes sociaux sous la
forme de la société. Ainsi, par exemple, l'activité direc­
tement en société avec d'autres, etc., est devenue un
organe de la manifestation de ma vie et un mode
d'appropriation de la vie humaine.

a. Je ne puis me rapporter humainement à la chose que si la chose


se rapporte humainement à l'homme.
1 50 MANUSCRITS DE 1844
Il va de soi que l'œil humain jouit autrement que
l'œil grossier non humain ; l'oreille humaine autre­
ment que l'oreille grossière, etc. 56
Ainsi que nous l'avons vu, l'homme ne se perd pas
dans son objet à la seule condition que celui-ci
devienne pour lui objet humain ou homme objectif.
Cela n'est possible que si l'objet devient pour lui un
objet social, que s'il devient lui-même pour soi un être
social, que si la société devient pour lui un être pré­
sent dans cet objet.
D'une part, partout dans la société, la réalité objec­
tive devient pour l'homme la réalité des forces
humaines essentielles, réalité humaine et, par consé­
quent, réalité de ses propres forces essentielles. Tous
les objets deviennent ainsi pour lui l'objectivation de
lui-même, des objets qui confirment et réalisent son
individualité. Il s'agit de ses objets, c'est-à-dire qu'il
devient lui-même objet. La manière dont ils devien­
nent siens dépend de la nature de l'objet et de la
nature de la force essentielle qui lui correspond. C'est
précisément la spécificité de ce rapport qui détermine
le mode particulier, réel, d'affirmation. Pour l'œil, un
objet est perçu autrement que pour l'oreille, et l'objet
de l'œil est autre que celui de l'oreille. La spécificité
de chaque force essentielle, son essence spécifique, se
manifeste précisément dans la manière spécifique de
s'objectiver, dans sa manière spécifique de vivre et
d'exister objectivement et réellement. Ce n'est pas
seulement dans la pensée 1 VIII 1, c'est avec tous ses
sens que l'homme s'affirme dans le monde objectif.
D'autre part, d'un point de vue subjectif : c'est
d'abord la musique qui éveille le sens musical de
l'homme ; pour l'oreille qui n'est pas musicienne, la
musique la plus belle n'a aucun sens 57, n'est pas un
objet, car mon objet ne peut être que la confirmation
d'une de mes forces essentielles. Ce qu'il est pour moi
dépend de ce que ma force essentielle est pour moi en
tant que faculté subjective, car un objet n'a de signi­
fication que pour un sens qui lui correspond, et le sens
d'un objet pour moi s'étend exactement aussi loin que
TROISIÈME MANUSCRIT 151
s'étend mon sens. Voilà pourquoi les sens de l'homme
social sont autres que ceux de l'homme non social.
C'est seulement grâce à la richesse objectivée de
l'essence humaine que se .crée et se forme la richesse
de la sensibilité subjective de l'homme, qu'une oreille
devient musicienne, qu'un œil perçoit la beauté de la
forme, bref que les sens deviennent capables de jouis­
sance humaine, deviennent des sens qui s'affirment
comme des forces essentielles de l'homme 5 8 • Car non
seulement les cinq sens, mais aussi les sens dits spiri­
tuels, les sens pratiques (volonté, amour, etc.), en un
mot le sens humain, l'humanité des sens, ne se for­
ment que grâce à l'existence de leur objet, grâce à la
nature humanisée.
La culture des cinq sens est l'œuvre de toute l'his­
toire passée. Le sens qui est encore prisonnier du
besoin pratique grossier n'a qu'une signification
limitée. Pour l'homme qui meurt de faim, la nourri­
ture n'existe pas sous sa forme humaine ; seule
compte son existence abstraite en tant que nourriture ;
elle pourrait se présenter à lui sous sa forme la plus
grossière et l'on ne saurait dire en quoi son activité
nutritive se distinguerait de celle des animaux.
L'homme qui est dans le souci et dans le besoin n'a
pas de sens pour le plus beau spectacle ; celui qui
fait commerce de minéraux ne voit que la valeur mer­
cantile, mais non la beauté ou la nature propre du
minéral ; il n'a pas le sens minéralogique. Donc
l'objectivation de l'essence humaine est, tant au
point de vue théorique que pratique, nécessaire
aussi bien pour rendre humain le sens de l'homme
que pour créer le sens humain qui correspond à
toute la richesse de l'essence de l'homme et de la
nature.
De même que, par le mouvement de la propriété
privée et de sa richesse comme de sa misère - de la
richesse et de la misère matérielles et spirituelles -, la
société naissante trouve tout le matériel nécessaire à
cette culture, de même la société constituée produit .
comme sa réalité constante l'homme avec toute cette
1 52 MANUSCRITS DE 1 844
richesse de son être, l'homme riche, l'homme doué de
sens universels et profondément développés.
On voit que c'est seulement dans l'état de société
que le subjectivisme et l'objectivisme, le spiritualisme
et le matérialisme, l'activité et la passivité cessent de
s'opposer et d'exister en tant que contraires. On voit
que les oppositions théoriques elles-mêmes ne peu­
vent être résolues que d'une manière pratique, par
l'énergie pratique de l'homme. On voit donc que leur
solution n'est aucunement la tâche exclusive de la
connaissance, mais une tâche réelle de la vie que la
philosophie n'a pas pu résoudre précisément parce
qu'elle l'a conçue comme une tâche seulement théo­
rique.
On voit que l'histoire de l'industrie et l'existence
objective de l'industrie sont le livre ouvert des forces
essentielles de l'homme, la psychologie humaine
matérialisée que, jusqu'à présent, on ne concevait pas
dans son lien avec l'essence de l'homme, mais tou­
jours uniquement du point de vue de quelque relation
extérieure utilitaire. C'est que, se mouvant à l'inté­
rieur de l'aliénation, on réduisait la réalité des forces
essentielles de l'homme et son activité générique à
l'existence universelle de l'homme, la religion ou l'his­
toire dans son essence abstraite universelle : la poli­
tique, l'art, la littérature, etc. 1 IX 1 On peut considérer
l'industrie matérielle courante comme une partie du
mouvement général, de même que l'on peut consi­
dérer ce mouvement lui-même comme un aspect par­
ticulier de l'industrie, puisque toute activité humaine a
été jusqu'ici travail, donc industrie, activité aliénée à
elle-même. Nous avons devant nous, sous la forme
d'objets concrets, étrangers, utiles, sous la forme de
l'aliénation, les forces essentielles de l'homme objecti­
vées. Une psychologie pour laquelle ce livre, c'est-à­
dire précisément la partie la plus matériellement pré­
sente, la plus accessible de l'histoire, reste fermé ne
peut devenir une science réelle, vraiment riche de
contenu. Que doit-on penser somme toute d'une
science qui, en se donnant de grands airs, fait abstrac-
TROISIEME MANUSCRIT
tion de cette grande partie du travail humain et qui
n'a pas le sentiment de ses lacunes tant que toute
cette richesse déployée de l'activité humaine ne lui dit
rien, sinon peut-être ce que l'on peut dire d'un seul
mot : « besoin », « besoin vulgaire » ?
Les sciences de la nature ont déployé une énorme
activité et se sont approprié une matière sans cesse
grandissante. Cependant, la philosophie leur est restée
tout aussi étrangère qu'elles sont elles-mêmes restées
étrangères à la philosophie. Leur union momentanée
n'était qu'une illusion de l'imagination 59 • La volonté
était là, mais la capacité à accomplir l'acte faisait
défaut. L'historiographie elle-même n'a d'égards vis­
à-vis des sciences de la nature que secondairement, et
elle n'y voit qu'un aspect du rationalisme des
Lumières, un facteur d'utilité, qu'illustrent quelques
grandes découvertes. Mais, par la médiation de
l'industrie, les sciences de la nature sont intervenues
pratiquement dans la vie humaine. Elles l'ont trans­
formée et ont préparé l'émancipation humaine tout
en entraînant dans l'immédiat une complète déshu­
manisation. L'industrie est le vrai rapport historique
de la nature, donc des sciences de la nature, à
l'homme. Si donc on conçoit l'industrie comme la
révélation exotérique des forces essentielles de
l'homme, on comprend également l'essence humaine
de la nature ou l'essence naturelle de l'homme 60 • En
conséquence, les sciences de la nature perdront
leur orientation abstraitement matérielle ou plutôt
idéaliste et deviendront le fondement de la science
humaine, de la même manière qu'elles sont déjà deve­
nues - quoique sous une forme aliénée - la base
de la vie réellement humaine. Dire qu'il y a une base
pour la vie et une autre pour la science est de prime
abord un mensonge. La nature en devenir dans
l'histoire humaine - acte de naissance de la société
humaine - est la nature réelle de l'homme. La
nature telle que l'industrie la fait est donc - quoique
sous une forme aliénée - la vraie nature anthropo­
logique.
1 54 MANUSCRITS DE 1 844
Le monde sensible (voir Feuerbach) doit être la
base de toute science. Celle-ci ne devient science
réelle que si elle pan de la réalité sensible sous sa
double forme de conscience sensible et de besoin sen­
sible - donc si elle pan de la nature. L'histoire tout
entière a servi à préparer, à rendre progressivement
possible, la transformation de « l'homme » en objet de
la conscience sensible, à faire du besoin de « l'homme
en tant qu'homme » un besoin sensible. L'histoire est
elle-même une panie réelle de l'histoire de la nature,
du processus de transformation de la nature en
homme. Les sciences de la nature engloberont plus
tard la science de l'homme, tout comme la science de
l'homme englobera les sciences de la nature : il n'y
aura plus qu'une seule science. 1 X 1 L'homme est
l'objet immédiat des sciences de la nature ; car la
nature sensible immédiate pour l'homme et la réalité
sensible humaine (c'est une expression identique) sont
immédiatement les mêmes choses. La nature est
immédiatement autrui qui existe pour lui-même de
manière sensible ; car son propre monde sensible
n'existe comme réalité sensible que grâce à autrui.
Mais la nature est l'objet immédiat de la science de
l'homme. Le premier objet de l'homme - l'hom­
me - est nature, monde sensible. Les forces essen­
tielles paniculières et concrètes de l'homme, ne trou­
vant leur réalisation objective que dans les objets
naturels, ne peuvent parvenir à la connaissance de soi
que dans la science de la nature en général. L'élément
de la pensée elle-même, l'élément de la manifestation
vitale de la pensée, le langage, est de nature sensible.
La réalité sociale de la nature, la science naturelle
humaine ou la science naturelle de l'homme sont des
expressions identiques.
On voit comment l'homme riche et le besoin
humain riche prennent la place de la richesse et de la
misère de l'économie politique. L'homme riche est en
même temps celui qui a besoin d'une totalité de mani­
festations de la vie humaine, l'homme chez qui sa
propre réalisation est une nécessité intérieure, un
TROISIÈME MANUSCRIT 155

besoin. Non seulement l a richesse, mais aussi l a pau­


vreté de l'homme reçoivent également - sous le
socialisme - une signification humaine et par consé­
quent sociale. La pauvreté est le lien passif qui fait
ressentir aux hommes le besoin de la richesse la plus
grande : l'autre homme. La domination de l'être
objectif en moi, le jaillissement sensible de mon acti­
vité essentielle est la passion qui devient par là l'acti­
vité de mon être 6 1 .
5) Un être ne commence à se tenir pour indépen­
dant que dès qu'il est son propre maître, et il n'est son
propre maître que lorsqu'il n'est redevable qu'à lui­
même de sa propre existence. Un homme qui vit de la
grâce d'un autre se considère comme un être dépen­
dant. Mais je vis entièrement de la grâce d'un autre si
non seulement je lui dois l'entretien de ma vie, mais
encore si, en outre, il a créé ma vie, s'il en est la
source, et ma vie a nécessairement un tel fondement
en dehors d'elle-même si elle n'est pas ma propre
création. C'est pourquoi, la création est une idée très
difficile à chasser de la conscience populaire. Le fait
que la nature et l'homme existent par eux-mêmes lui
est incompréhensible, parce qu'il contredit toutes les
évidences de la vie pratique.
L'idée de la création de la terre a été puissamment
ébranlée par la géognosie, c'est-à-dire par la science
qui représente la formation du globe, le devenir de la
terre, comme un processus, un autoengendrement. La
génération spontanée est la seule réfutation pratique
de la théorie de la création.
Or, il est certes facile de dire à l'individu ce qu'Aris­
tote dit déjà : « Tu es engendré par ton père et ta
mère, c'est donc l'accouplement de deux hommes,
c'est donc un acte générique qui a produit en toi
l'homme. Tu vois donc que même physiquement
l'homme doit son existence à l'homme. Tu ne dois
donc pas envisager un seul aspect, la progression à
l'infini, au sujet de laquelle tu continues à poser des
questions : qui a engendré mon père, qui a engendré
son grand-père, etc. ? Ce que tu dois considérer, c'est
156 MANUSCRITS DE 1844

également le mouvement cyclique qui est concrète­


ment visible dans cette progression et qui fait que
l'homme dans la procréation se répète lui-même, donc
que l'homme reste toujours sujet. • Mais tu répon­
dras : « Si je t'accorde ce mouvement cyclique, accor­
de-moi la progression qui me fait remonter de plus en
plus haut jusqu'à ce que je pose la question : qui a
engendré le premier homme et la nature en général ? •
Je ne peux que te répondre : « Ta question est elle­
même un produit de l'abstraction. Demande-toi com­
ment tu en arrives à cette question ; demande-toi si ta
question n'est pas posée en partant d'un point de vue
auquel je ne peux répondre, parce qu'il est absurde ?
Demande-toi si cette progression existe en tant que
telle pour une pensée raisonnable. Si tu poses la ques­
tion de la création de la nature et de l'homme, tu fais
donc abstraction de l'homme et de la nature. Tu les
poses comme n'existant pas et tu veux pourtant que je
te démontre qu'ils existent. Je te dis alors : abandonne
ton abstraction et tu abandonneras aussi ta question,
ou bien si tu veux t'en tenir à ton abstraction, sois
conséquent. Si, bien que tu penses l'homme et la
nature comme n'étant pas, 1 XI 1 tu penses tout de
même, alors pense-toi toi-même comme n'étant pas
puisque aussi bien tu es nature et homme. Ne pense
pas, ne m'interroge pas, car dès que tu penses et que
tu m'interroges, ta manière de faire abstraction de
l'être de la nature et de l'homme n'a plus aucun sens.
Ou bien es-tu à ce point égoïste que tu poses tout
comme néant et que tu veuilles être toi-même ? •
Tu peux me répliquer : « Je ne . veux pas poser le
néant de la nature, etc. ; je pose la question de l'acte
de sa naissance comme j'interroge l'anatomiste sur les
formations des os, etc. •
Mais, pour l'homme socialiste, ce qu'on appelle
l'histoire universelle n'est rien d'autre que la produc­
tion de l'homme par le travail humain, que le devenir
de la nature pour l'homme. Il a donc la preuve évi­
dente, irréfutable, de sa naissance par lui-même ainsi
que du processus de sa naissance. L'essentialité de
TROISIÈME MANUSCRIT 1 57
l'homme et de la nature est devenue évidente, car
l'homme humanisé en tant que présence concrète de
la nature et la nature humanisée en tant que présence
concrète de l'homme sont devenus des faits pratique­
ment, matériellement, perceptibles. Dès lors, il est
pratiquement impossible de se demander s'il existe un
être étranger au-dessus de la nature et de l'homme.
En effet, une telle question impliquerait l'inessentialité
de la nature et de l'homme. L'athéisme, dans la
mesure où il nie cette inessentialité, n'a plus de sens,
car l'athéisme est une négation de Dieu et, par cette
négation, il pose l'existence de l'homme. Mais le
socialisme en tant que tel n'a plus besoin d'une telle
médiation. Il part de la conscience théoriquement et
pratiquement sensible de l'homme et de la nature
comme de l'essence. Il est la conscience de soi positive
de l'homme, non médiatisée par la suppression de la
religion. De même, la vie réelle est devenue la réalité
humaine d'une manière positive qui n'a plus besoin de
la médiation du communisme, c'est-à-dire de la sup­
pression de la propriété privée. Le communisme pose
le positif comme négation de la négation. Il est donc le
moment réel de l'émancipation et de la reconquête de
l'homme, un moment nécessaire pour le développe­
ment futur de l'histoire. Le communisme est la forme
nécessaire et le principe dynamique de l'avenir immé­
diat, mais le communisme n'est en tant que tel ni le
but du développement humain ni la forme de la
société humaine 62.

CRITIQUE DE LA DIALECTIQUE DE HEGEL


ET DE SA PHil..OSOPHIE EN GÉNÉRAL

6) Voici peut-être le moment et le lieu où, pour


expliquer ce qui vient d'être dit, il conviendrait de
donner quelques indications sur la dialectique hégé-
1 58 MANUSCRITS DE 1844

lienne en général, telle qu'elle est exposée dans la Phé­


noménologie de l'esprit et dans la Logique, et de dire
aussi quelques mots sur la situation du mouvement
critique moderne.
La critique allemande moderne s'est tellement
occupée du vieux monde, elle s'est tellement empêtrée
dans son sujet et son développement a été si puissant
qu'il en a résulté une absence totale d'attitude critique
à l'égard de la méthode de la critique et une incons­
cience totale à l'égard de la question apparemment
formelle, mais réellement essentielle : où en sommes­
nous avec la dialectique de Hegel ? L'inconscience au
sujet des rapports de la critique moderne avec la phi­
losophie de Hegel en général et avec la dialectique en
particulier était si grande que des critiques comme
Strauss 63 et Bruno Bauer sont encore, du moins en
puissance, entièrement prisonniers de la logique hégé­
lienne : le premier totalement, le second dans ses
Synoptiques (où, en opposition avec Strauss, il rem­
place la substance de la « nature abstraite • par la
« conscience de soi • de l'homme abstrait) et même
encore dans Le Chn"stianisme dévoilé . Ainsi par
exemple, nous lisons dans cet ouvrage : « En posant le
monde, en posant la différence, la conscience de soi se
produit elle-même dans ce qu'elle produit, puisqu'elle
supprime à nouveau la différence entre ce qu'elle pro­
duit et elle-même et n'est que dans cette production et
dans ce mouvement ; elle ne peut donc avoir une fina­
lité qu'à l'intérieur de ce mouvement [. . . ] 64• • Ou
bien : « Les matérialistes français n'ont pas encore pu
s'apercevoir que le mouvement de l'univers n'est
devenu réel pour soi qu'en tant que mouvement de la
conscience de soi et s'est confondu avec lui 65• • Ces
expressions ne diffèrent même pas par le vocabulaire
de la conception hégélienne, mais �u contraire la répè­
tent littéralement.
1 XII 1 Dans leur travail (par exemple Bauer dans ses
Synoptiques), ces critiques n'avaient guère conscience
de leurs rapports avec la dialectique hégélienne.
Même une fois accompli leur travail critique, cette
TROISIEME MANUSCRIT 1 59

prise de conscience ne s'est pas réalisée. Bauer le


montre lorsque, dans sa Bonne Cause de la liberté, il
écarte la question indiscrète de M. Gruppe : « Qu'en
est-il de la Logique ? •, en le renvoyant aux critiques
futurs.
Feuerbach - tant dans ses Thèses publiées dans les
Anekdota, que de manière détaillée dans la Philosophie
de l'avenir - a renversé radicalement la vieille dialec­
tique et la vieille philosophie. En revanche, cette
fameuse critique, incapable d'accomplir cet acte, mais
l'ayant vu accompli, s'est proclamée <• critique pure,
résolue, absolue, claire sur elle-même �, et, dans son
orgueil spiritualiste, elle a ramené tout le mouvement
de l'histoire à son rapport avec le reste du monde -
qui face à elle tombe dans la catégorie de la « masse •.
Elle a résolu toutes les oppositions dogmatiques en la
seule opposition entre sa propre sagesse et la sottise
du monde, entre le Christ et l'humanité en tant que
« foule *· Après avoir fait, jour après jour, la preuve de
sa propre excellence en démontrant la pauvreté
d'esprit de la masse, elle a annoncé le Jugement dernier
critique en déclarant que le jour approchait où toute
l'humanité décadente se rassemblerait en face d'elle
pour être répartie en groupes dont chacun se verrait
attribuer son certificat d'indigence. Après avoir rendu
publique son élévation au-dessus des sentiments
humains, au-dessus du monde sur lequel, trônant
dans une sublime solitude, elle laisse seulement
retentir de temps à autre du haut de ses lèvres sarcas­
tiques le rire des dieux de l'Olympe, après toute cette
réjouissante comédie de l'idéalisme agonisant sous la
forme de la critique, celle-ci n'a même pas soupçonné
la nécessité d'une explication critique avec sa propre
mère, la dialectique hégélienne. Elle n'a même rien su
indiquer sur son attitude critique à l'égard de la dia­
lectique de Feuerbach. Voilà un comportement com­
plètement dénué de critique vis-à-vis de soi-même.
Feuerbach est le seul qui ait eu une attitude
sérieuse, critique à l'égard de la dialectique hégé­
lienne, le seul qui ait fait de véritables découvertes
1 60 MANUSCRITS DE 1844
dans ce domaine ; il est en somme celui qui a vrai­
ment dépassé l'ancienne philosophie. La grandeur de
son œuvre et la simplicité avec laquelle il l'a livrée au
monde constituent un contraste surprenant avec l'atti­
tude inverse des autres.
La grande action de Feuerbach est d'avoir :
1) démontré que la philosophie n'est rien d'autre que
la religion transposée dans la pensée 66 ; qu'elle est
donc également condamnable en tant que forme et
mode d'existence de l'aliénation humaine.
2) Fondé le vrai matérialisme et la science réelle en
érigeant le rapport social de « l'homme à l'homme * en
principe fondamental de la théorie.
3) Opposé le positif qui repose sur soi-même et qui
est positivement fondé sur soi-même à la négation de
la négation qui prétend être le positif absolu 67•
Voici comment Feuerbach explique la dialectique
de Hegel et fonde ainsi la nécessité de partir du
positif, de la certitude sensible.
Le point de départ de Hegel est l'aliénation de la
substance, l'abstraction absolue et immobile. Pour
parler le langage de sa Logique, il part de l'infini, de
l'universel abstrait - en termes ordinaires, il part de
la religion et de la théologie.
Deuxièmement : il supprime l'infini, pose ce qui est
réel, sensible, concret, fini, particulier (c'est la philo­
sophie, suppression de la religion et de la théologie).
Troisièmement : il supprime à son tour le positif ;
rétablit l'abstraction, l'infini. Rétablissement de la reli­
gion et de la théologie.
Pour Feuerbach, la négation de la négation n'est
donc que la contradiction de la philosophie avec elle­
même, la philosophie qui affirme la théologie (trans­
cendance, etc.) après l'avoir niée, donc l'affirme en
opposition avec elle-même.
La position ou affirmation de soi et confirmation de
soi, qui est contenue dans la négation, est conçue
comme n'étant pas encore sûre d'elle-même, donc
affectée de son contraire, doutant d'elle-même, donc
ayant besoin de se prouver à elle-même, car incapable
TROISIÈME MANUSCRIT 161

de se prouver par sa propre existence et de s'avouer


comme telle 1 XIII 1 8• C'est pourquoi, Feuerbach lui
oppose directement et sans médiation l'affirmation
positive fondée sur elle-même, matériellement cer­
taine d'elle-même.
Sous son aspect positif, la négation de la négation
chez Hegel apparaît comme le seul positif véritable ;
sous son aspect négatif, elle apparaît comme le seul
acte véritable et comme le seul acte d'affirmation de
soi de tout être. Ce faisant, Hegel a trouvé l'expres­
sion abstraite, logique, spéculative du mouvement
de l'histoire, mais cette histoire-là n'est pas encore
l'histoire réelle de l'homme en tant que sujet pré­
sumé ; elle n'est que l'acte de la création de l'homme,
l'histoire de sa naissance. Nous expliquerons et la
forme abstraite de ce mouvement chez Hegel et la
différence qui lui est propre et l'oppose à la critique
moderne, à la manière dont Feuerbach expose ce
même processus dans L 'Essence du christianisme. Nous
étudierons plutôt qu'elle est la forme critique de ce
mouvement que Hegel conçoit encore d'une manière
non critique.
Jetons un regard sur le système de Hegel. Il faut
commencer par la Phénoménologie, source véritable et
secret de la philosophie de Hegel.

Phénoménologie 68

A. La Conscience de soi.
1. Conscience. a) La certitude sensible : l'objet
immédiat et l'opinion. b) La perception : la chose et
l'illusion. c) La force et l'entendement : le phénomène
et le monde suprasensible.
II. Conscience de soi. La vérité de la certitude de
soi-même. a) Indépendance et dépendance de la cons­
cience de soi, domination et servitude. b) Liberté de la
a. Feuerbach conçoit encore la négation de la négation, le
concept concret, comme la pensée qui se dépasse elle-même dans la
pensée et qui, en tant que pensée, veut être immédiatement intui­
tion, nature, réalité.
1 62 MANUSCRITS DE 1844
conscience de soi. Le stoïcisme, le scepticisme, la
conscience malheureuse.
III . Raison. Certitude et vérité de la raison. a) Raison
observante. Observation de la nature et de la conscience
de soi. b) Réalisation de la conscience de soi rationnelle
par sa propre activité. Le plaisir et la nécessité. La loi du
cœur et le délire de la présomption. La vertu et le cours
du monde. c) L'individualité qui se sait elle-même
réelle en soi et pour soi-même. Le règne animal de
l'esprit et la tromperie ou la chose-même. La raison
législatrice. La raison examinant les lois.
B. L'Esprit.
1. L'esprit vrai ; l'ordre éthique.
II. L'esprit devenu étranger à lui-même, la culture.
III . L'esprit certain de soi-même : la moralité.
C. La Religion. Religion naturelle. Religion esthé­
tique. Religion révélée.
D. Le Savoir absolu.

L'Encyclopédie de Hegel commence par la Logique,


par la pensée spéculative pure et finit par le savoir
absolu, l'Esprit philosophique ou absolu, c'est-à-dire
surhumain et abstrait, devenu conscient de soi et se
saisissant soi-même. Ainsi l' Encyclopédie tout entière
n'est-elle que le déploiement de l'essence de l'esprit
philosophique, son auto-objectivation ; l'esprit philo­
sophique n'est rien d'autre que l'esprit aliéné du
monde pensant à l'intérieur de sa propre aliénation,
c'est-à-dire se saisissant de manière abstraite. La
Logique, c'est l'argent de l'esprit, la valeur pensée,
spéculative, de l'homme et de la nature, leur essence
devenue irréelle parce que complètement indifférente
à toute détermination réelle. C'est la pensée aliénée,
qui doit nécessairement faire abstraction de la nature
et de l'homme réel : la pensée abstraite. L'extériorité
de cette pensée abstraite ... la nature telle qu'elle se
présente pour cette pensée abstraite. La nature lui est
extérieure ; elle constitue sa perte de soi. C'est pour­
quoi elle ne peut saisir la nature qu'extérieurement :
elle n'y voit justement qu'une pensée abstraite aliénée.
TROISIBME MANUSCRIT 1 63
Enfin, l'Esprit, cette pensée qui revient à sa propre
source, qui sous la forme de l'esprit anthropologique,
phénoménologique, psychologique, moral, artistique,
religieux, n'estime pas avoir atteint l'être pour soi ;
elle ne l'atteint que lorsqu'elle parvient enfin à
s'affirmer elle-même comme savoir absolu, comme
Esprit absolu, c'est-à-dire abstrait. C'est alors qu'elle
acquiert une existence consciente, correspondant à sa
nature, car son existence réelle est l'abstraction.
Double erreur chez Hegel :
La première apparaît le plus clairement dans la Phé­
noménologie, source originelle de la philosophie de
Hegel. Quand, par exemple, Hegel appréhende la
richesse, la puissance de l'État, etc., comme des
essences devenues étrangères à l'être humain, il ne les
prend que dans leur forme abstraite . . . Elles sont des
êtres pensés - donc seulement une aliénation de la
pensée philosophique pure, c'est-à-dire abstraite.
C'est pourquoi tout le mouvement se termine par
l'aboutissement au savoir absolu. Ce dont ces objets
sont l'aliénation et ce qu'ils affrontent en prétendant à
la réalité, c'est précisément la pensée abstraite. Le phi­
losophe - lui-même forme abstraite de l'homme
aliéné - se donne lui-même pour la mesure du
monde aliéné. Toute l'histoire de l'aliénation et de la
reprise de cette aliénation n'est donc rien d'autre que
l'histoire de la production de la pensée abstraite ou
absolue, 1 XVII 1 de la pensée logique spéculative.
L'aliénation, qui est au centre de ce processus de des­
saisissement et de sa suppression, est, à l'intérieur de
la pensée elle-même, l'opposition de l'En Soi et du
Pour Soi, de la conscience et de la conscience de soi,
de l'objet et du sujet, c'est-à-dire l'opposition de la
pensée abstraite et de la réalité abstraite et de la réalité
sensible ou du sensible réel 69 • Toutes les autres oppo­
sitions et leur mouvement ne sont que l'apparence,
l'enveloppe extérieure, l'apparition exotérique de ces
oppositions qui seules importent et donnent leur sens
aux oppositions profanes. Ce n'est pas le fait que
l'essence humaine s'objective de façon inhumaine et
1 64 MANUSCRITS DE 1844
en s'opposant à elle-même, c'est le fait qu'elle s'objec­
tive d'une manière différente et opposée à la pensée
abstraite, qui est censé être l'essence de l'aliénation et
la raison pour laquelle on doit la supprimer.
1 XVIII 1 L'appropriation des forces essentielles de
l'homme, devenues des objets étrangers, se présente
ainsi d'abord comme une appropriation des objets en
tant qu'idées et mouvements d'idées. C'est pourquoi,
malgré son aspect tout à fait négatif et critique, et
malgré la critique qu'elle contient réellement en elle et
qui souvent anticipe largement le développement ulté­
rieur, la Phénoménologie contient déjà à l'état latent, en
germe, en puissance, comme un secret, tout le positi­
visme non critique et l'idéalisme pareillement non cri­
tique de l'œuvre ultérieure de Hegel - cette dissolution
et cette restauration philosophiques de la réalité empi­
rique existante. Deuxièmement, revendiquer le monde
objectif pour l'homme, c'est reconnaître que la cons­
cience sensible n'est pas une conscience sensible abs­
traite, mais une conscience sensible humaine, ou bien
reconnaître que la religion, la richesse, etc., ne sont que
la réalité aliénée de l'objectivation humaine, et, qu'étant
la réalité aliénée des forces essentielles humaines
actives, elles ne sont qu'un moyen d'accéder à la vraie
réalité humaine. Cette appropriation ou l'intelligence
de ce processus apparaît donc chez Hegel de telle façon
que le monde sensible, la religion, le pouvoir de l'État,
etc., sont des essences spirituelles, car seul l'esprit est
l'essence véritable de l'homme et la forme vraie de
l'esprit est l'esprit pensant, l'esprit logique spéculatif.
Le caractère humain de la nature et de la nature engen­
drée par l'histoire, le caractère humain des produits de
l'homme apparaît en ceci qu'ils sont des produits de
l'esprit, des moments de l'Esprit, des entités créées par
la pensée. En ce sens, la Phénoménologie est la critique
cachée, encore obscure à elle-même et mystifiante.
Mais dans la mesure où elle retient l'aliénation de
l'homme - même si l'homme n'apparaît que sous la
figure de l'Esprit -, on trouve cachés en elle tous les
éléments de la critique, qui sont souvent préparés et
TROISIEME MANUSCRIT 1 65
élaborés d'une manière qui dépasse de loin le point
de vue hégélien. La « conscience malheureuse ,., la
« conscience honnête •, la lutte de la « conscience noble
et de la conscience vile •, etc., chacun de ces chapitres
contient - bien qu'encore sous une forme aliénée - les
éléments de la critique de domaines entiers comme la
religion, l'État, la vie civile, etc. Et de même que
l'essence, l'objet, est toujours pour lui essence pensée,
de même le sujet apparaît toujours comme conscience
ou conscience de soi, ou plutôt l'objet n'apparaît que
comme conscience abstraite et l'homme comme
conscience de soi. De même que la conscience abstraite
- forme sous laquelle on appréhende l'objet - n'est en
soi qu'un moment de différenciation de la conscience
de soi, de même on obtient comme résultat du mouve­
ment l'identité de la conscience de soi et de la
conscience, le savoir absolu, le mouvement de la pensée
abstraite qui ne s'effectue plus en direction de l'exté­
rieur, mais seulement au-dedans d'elle-même. Cela
revient à dire qu'on obtient pour résultat la dialectique
de la pensée pure.
1 XXII 1 La grandeur de la Phénoménologie et de son
résultat final, à savoir la dialectique de la négativité
comme principe moteur et créateur, consiste donc,
d'une part, en ceci, que Hegel saisit la production de
l'homme par lui-même comme un processus, l'objec­
tivation comme désobjectivation, comme aliénation et
suppression de cette aliénation ; en ceci donc qu'il
saisit l'essence du travail et conçoit l'homme objectif,
véritable car réel, comme le résultat de son propre
travail. En effet, le rapport réel actif de l'homme à
lui-même en tant qu'être générique, autrement dit
l'affirmation de son être en tant qu'être générique réel,
en tant qu'être humain, ne deviendra possible que si,
d'une part, l'homme réalise effectivement la totalité de
ses forces génériques - ce qui présuppose l'action
commune des hommes en tant que résultat de l'his­
toire - et si, d'autre pan, ces forces se présentent face
à lui comme des objets, ce qui à son tour n'est pos­
sible que sur la base de l'aliénation.
166 MANUSCRITS DE 1 844
Nous exposerons dans le détail ce qu'il y a d'unila­
téral et d'étroit chez Hegel en étudiant le dernier cha­
pitre de la Phénoménologie - le savoir absolu -, cha­
pitre qui résume à la fois l'esprit condensé de la
Phénoménologie, son rapport à la dialectique spécula­
tive, et également la conscience que Hegel a de l'un et
de l'autre et de leurs rapports réciproques.
Provisoirement, nous ne dirons plus pour anticiper
que ceci : Hegel se situe du point de vue de l'éco­
nomie politique moderne. Il appréhende le travail
commun comme l'essence, comme l'essence avérée de
l'homme ; il voit seulement le côté positif du travail et
non son côté négatif. Le travail est le devenir pour soi
de l'homme à l'intérieur de l'aliénation ou en tant
qu'homme aliéné. Le seul travail que connaisse et
reconnaisse Hegel est le travail abstrait de l'esprit. Ce
qui, en somme, constitue donc l'essence de la philo­
sophie, l'aliénation de l'homme qui a la connaissance
de soi, ou la science aliénée qui se pense elle-même,
Hegel le saisit comme l'essence du travail. C'est pour­
quoi il peut, face à la philosophie antérieure, rassem­
bler ses divers moments et présenter sa philosophie
comme la Philosophie. Ce que les autres philosophes
ont fait - concevoir divers moments de la nature et de
la vie humaine comme des moments de la conscience
de soi et, qui plus est, de la conscience de soi abstraite
- Hegel l'appréhende comme l'action de la philoso­
phie. C'est pourquoi sa science est absolue.
Passons maintenant à notre sujet.
Le savoir absolu, dernier chapitre de la Phénoméno­
logie.
L'idée essentielle est que l'objet de la conscience
n'est rien d'autre que la conscience de soi ou que
l'objet n'est que la conscience de soi objectivée, la
conscience de soi en tant qu'objet. (Poser l'homme •
conscience de soi.)
Il faut donc dépasser l'objet de la conscience.
L'objectivité en tant que telle est conçue comme une
situation d'aliénation de l'homme qui ne correspond
pas à l'essence humaine, à la conscience de soi. La
TROISIÈME MANUSCRIT 1 67

réappropriation de l'essence objective de l'homme,


telle qu'elle a été produite sous la détermination de
l'aliénation et telle qu'elle se présente comme une
objectivité étrangère, ne signifie pas seulement la
suppression de l'aliénation, elle signifie aussi la
suppression de l'objectivité. C'est-à-dire que l'homme
est considéré comme un être non objectif, spiritua­
liste.
Voici comment Hegel décrit le mouvement de
dépassement de l'objet de la conscience :
L'objet n'apparaît pas seulement (et c'est, d'après
Hegel, la conception unilatérale - qui n'appréhende
donc qu'un des aspects - de ce mouvement) comme
retournant dans le Soi. L'homme est posé comme égal
au Soi. Mais le Soi n'est que l'homme saisi abstraite­
ment et engendré par abstraction. L'homme est de la
nature du Soi. Son œil, son oreille, etc., sont de la nature
du Soi. Chacune de ses forces essentielles a en lui la
qualité du Soi. Mais, de ce fait, il est tout à fait faux de
dire : la conscience de soi a des yeux, des oreilles,
des forces essentielles. C'est plutôt la conscience
de soi qui est un attribut de la nature humaine, de
l'œil humain, etc., et non la nature humaine qui est un
attribut de la conscience 1 XXIV 1 de soi.
Le Soi abstrait et fixé pour soi est l'homme en tant
qu'égoïste abstrait, l'égoïsme élevé à sa pure abstrac­
tion, à la pensée. (Nous y reviendrons.)
Pour Hegel, l'essence humaine, l'homme, s'identifie
à la conscience de soi. Toute aliénation de l'essence
humaine n'est donc rien d'autre que l'aliénation de la
conscience de soi. L'aliénation de la conscience de soi
n'est pas l'expression, qui se réfléchit dans la pensée et
le savoir, de l'aliénation réelle de l'essence humaine.
Au contraire, l'aliénation réelle, se manifestant
concrètement, n'est d'après son essence intime et
cachée, révélée par la seule philosophie, rien d'autre
que la manifestation de l'aliénation de l'essence
humaine réelle, de l'aliénation de la conscience de soi.
C'est pourquoi la science qui conçoit cela s'appelle la
Phénoménologie. Toute réappropriation de l'essence
168 MANUSCRITS DE 1 844
objective aliénée apparaît donc comme une intégra­
tion dans la conscience de soi. L'homme qui se rend
maître de son essence n'est que la conscience de soi
qui se rend maîtresse de l'essence objective. Le retour
de l'objet dans le Soi est donc la réappropriation de
l'objet.
Exprimé de manière universelle, le dépassement de
l'objet de la conscience consiste en ceci :
1 ) L'objet en tant que tel se présente à la conscience
sur le point de disparaître ; 2) c'est l'aliénation de la
conscience de soi qui pose la choséité ; 3) cette alié­
nation a une signification non seulement négative,
mais positive ; 4) elle ne l'a pas seulement pour nous
ou en soi, mais encore pour elle-même ; 5) ce qu'il y a
de négatif dans l'objet, c'est-à-dire le fait qu'il se sup­
prime lui-même, a une signification positive pour la
conscience de soi ; ce qui veut dire : la conscience de
soi sait la nullité de l'objet. Elle le sait parce que c'est
elle-même qui s'aliène ; car dans cette aliénation elle
se pose elle-même en tant qu'objet, ou, en vertu de
l'unité indivisible de l'Être-pour-soi, elle pose l'objet
comme étant elle-même. 6) D'autre part, cela
implique en même temps qu'elle a supprimé et repris
en elle-même cette aliénation et cette objectivité,
qu'elle demeure donc auprès d'elle-même dans son
être-autre en tant que tel. 7) Tel est le mouvement de
la conscience ; et celle-ci est, dans ce mouvement, la
totalité de ses moments. 8) La conscience doit se
comporter de la même manière �nvers l'objet, selon la
totalité de ses déterminations ; et elle doit l'avoir
conçu ainsi selon chacune de ses déterminations.
Cette totalité de ses déterminations de l'objet fait de
lui une entité spirituelle. Il le devient pour la
conscience dans la mesure où celle-ci se comporte spi­
rituellement envers lui de la manière précédemment
mentionnée, c'est-à-dire dans la mesure où elle saisit
chacune des déterminations de l'objet comme étant
des déterminations du Soi.
À propos du point 1). Le fait que l'objet en tant que
tel se présente à la conscience sur le point de dispa-
TROISIEME MANUSCRIT 1 ()9

raître est le retour mentionné ci-dessus d� l'objet dans


le Soi.
À propos du point 2) . L'aliénation de la conscience
de soi pose la choséité. Comme l'homme est identifié
à la conscience de soi, son essence objective aliénée, la
choséité est donc identique à la conscience de soi
aliénée. Car la choséité, c'est ce qui est objet pour
l'homme ; or un objet ne peut exister vraiment pour
lui que dans la mesure où il est essentiel, dans la
mesure donc où il est son être objectif. Ce n'est ni
l'homme réel en tant que tel ni la nature - l'homme
n'est pas autre chose que la nature humaine - qui
sont posés ici comme sujets, mais seulement l'abstrac­
tion de l'homme, la conscience de soi. Ainsi la cho­
séité ne peut être que la conscience de soi aliénée. La
choséité apparaît comme posée par l'aliénation. Il est
tout à fait naturel qu'un être vivant, naturel, doué et
pourvu de forces essentielles objectives, c'est-à-dire
matérielles, ait des objets réels et naturels de son être,
et aussi que son aliénation de soi pose un monde
d'objets réels, mais extérieurs à lui, n'appartenant
donc pas à une essence et le dominant. Il n'y a là rien
d'incompréhensible ni d'énigmatique. C 'est le
contraire qui le serait. Mais il est tout aussi évident
qu'en s'aliénant la conscience de soi ne peut poser que
la choséité, c'est-à-dire une chose elle-même abstraite,
une chose de l'abstraction, et non pas une chose
réelle. Il est 1 XXVI 1 en outre évident que vis-à-vis de
la conscience de soi, cette choséité ne possède aucune
autonomie, aucune essentialité, et qu'elle se présente
comme une simple créature, comme quelque chose
qui a été posé par la conscience 70• Au lieu de
s'affirmer elle-même, la choséité ne fait que confirmer
l'acte qui l'a posée et qui a servi, pour un instant, à
cristalliser l'énergie de la conscience en un produit
doté en apparence - pour un instant seulement - du
rôle d'un être réel et autonome.
Quand l'homme réel, en chair et en os, campé sur
la terre solide et bien ronde, l'homme en communion
avec toutes les forces de la nature, pose en s'aliénant
1 70 MANUSCRITS DE 1844
ses forces essentielles, objectives, réelles comme des
objets étrangers, ce n'est pas le fait de poser qui est
sujet. Loin d'être le sujet, cet acte de poser n'est ici
que le côté subjectif de forces essentielles objectives
dont l'action doit être également objective. L'être
objectif agit d'une manière objective et il n'agirait pas
objectivement si l'objectivité n'était pas incluse dans la
définition même de son essence. Il ne crée et ne pose
d'objets que parce qu'il est posé lui-même par les
objets, parce que, par son origine, il est nature. L'acte
de poser ne signifie pas une dégradation de son acti­
vité pure, une chute dans la création de l'objet, bien
au contraire, son produit objectif ne fait que confirmer
son activité objective, son activité en tant qu'être
objectif naturel.
Nous voyons ici que le naturalisme développé ou
humanisme se distingue aussi bien de l'idéalisme que
du matérialisme et qu'il est en même temps leur vérité
qui les unit. Nous voyons par la même occasion que
seul le naturalisme est capable de comprendre l'acte
de l'histoire universelle.
L'homme est immédiatement un être naturel. En
tant qu'être naturel et être naturel vivant, il est d'une
part doué de forces naturelles, de forces vitales ; il est
un être naturel actif ; ces forces existent en lui sous la
forme de dispositions et d'aptitudes, d'impulsions.
D'autre part, en tant qu'être naturel, en chair et en os,
sensible, objectif, il est un être souffrant, dépendant et
limité, tout comme la plante et l'animal. Autrement
dit, les objets de ses impulsions existent en dehors de
lui comme objets indépendants de lui ; mais ces objets
sont objets de ses besoins ; ce sont des objets indis­
pensables, essentiels, pour la manifestation et l'affir­
mation de ses forces essentielles. Dire que l'homme
est un être en chair et en os, doué de forces naturelles,
vivant, réel, sensible, objectif, c'est dire qu'il a pour
objet de son être, de la manifestation de sa vie, des
objets réels, sensibles, et qu'il ne peut manifester sa
vie qu'en des objets réels, sensibles. Être objectif,
naturel, sensible ; avoir un objet, une nature, un être
TROISIÈME MANUSCRIT 171
sensible, en dehors de soi-même ; être soi-même
objet, nature, un être sensible, en dehors de soi­
même ; être soi-même objet, nature, être sensible,
pour un tiers, tout cela est la même chose. La faim est
un besoin naturel ; pour se satisfaire, pour s'apaiser,
elle a besoin de la nature, d'un objet extérieur. La
faim est un besoin matériel de mon corps, le besoin
qu'il éprouve d'un objet situé hors de lui, qui est
nécessaire pour le compléter et manifester son être. Le
soleil est l'objet de la plante, un objet qui lui est indis­
pensable et qui confirme sa vie ; de même, la plante
est l'objet du soleil en tant qu'elle manifeste la force
vivifiante du soleil, la force essentielle objective du
soleil.
Un être qui n'a pas sa nature en dehors de lui­
même n'est pas un être naturel, il ne participe pas à
l'être de la nature. Un être qui n'a aucun objet en
dehors de lui-même n'est pas un être objectif. Un être
qui n'est pas lui-même objet pour un autre est un être
qui n'a aucun être pour objet ; autrement dit, c'est un
être qui ne se trouve pas dans des rapports objectifs et
dont l'être n'est pas quelque chose d'objectif.
1 XXVII 1 Un être non objectif est un non-être.
Supposez un être qui n'est pas objet lui-même et
qui n'a pas d'objet. Un tel être serait, premièrement,
être unique ; en dehors de lui il n'y aurait aucun être,
il existerait seul et dans la solitude. Car dès que des
objets existent en dehors de moi, dès que je ne suis
pas seul, je suis un autre, une autre réalité que lui,
c'est-à-dire que je suis son objet. Un être qui n'est pas
l'objet d'un autre suppose donc qu'il n'existe aucun
être objectif. Dès que j'ai un objet, cet objet m'a
comme objet. Mais un être non objectif, c'est un être
non réel, non sensible, mais seulement pensé, c'est-à­
dire seulement imaginé, un être d'abstraction. Être
matériellement sensible, c'est-à-dire être réel, c'est
être objet des sens, objet matériellement sensible ;
c'est donc avoir en dehors de soi des objets sensibles,
des objets de ses sens. Être matériellement sensible
signifie souffrir.
172 MANUSCRITS DE 1844
L'homme, en tant qu'être objectif sensible, est donc
un être qui souffre, et, comme il est un être qui res­
sent sa souffrance, il est un être passionné. La passion
est la force essentielle de l'homme qui tend énergique­
ment vers son objet n .
Mais l'homme n'est pas seulement un être naturel,
il est aussi un être naturel humain, c'est-à-dire un être
existant pour soi, donc un être générique, qui doit
s'affirmer et se manifester en tant que tel dans son
existence et dans son savoir. Il s'ensuit que les objets
naturels tels qu'ils se donnent immédiatement ne sont
pas des objets humains. De même les sens humains
tels qui sont immédiatement, objectivement, ne consti­
tuent pas un monde sensible humain, une objectivité
humaine. Ni la nature au sens objectif ni la nature au
sens subjectif n'existent immédiatement d'une ma­
nière adéquate à l'être humain. Et de même que tout
ce qui est naturel doit naître, de même l'homme est le
produit d'un processus d'enfantement qui est l'his­
toire. Mais étant donné que l'histoire est consciente,
étant donné que ce processus naturel d'enfantement
est effectué consciemment, il se supprime lui-même
en tant que processus naturel. La véritable histoire
naturelle de l'homme est l'histoire (il faudra y reve­
nir) .
Troisièmement, comme le fait de poser la choséité
n'est lui-même qu'une apparence, un acte qui
contredit l'essence de l'activité pure, il doit à son tour
être supprimé ; la choséité doit être niée.
Sur les points 3), 4), 5), 6). 3) Cette aliénation de la
conscience a une signification non seulement négative
mais aussi positive. 4) Elle a cette signification positive
non seulement pour nous ou en Soi, mais aussi pour
elle-même, pour la conscience. 5) Pour elle, ce qu'il y
a de négatif dans l'objet, c'est-à-dire son autosuppres­
sion, a une signification positive pour la conscience de
soi. Cela veut dire que la conscience de soi sait la
nullité de l'objet. Elle le sait parce que c'est elle-même
qui s'aliène ; car dans cette aliénation elle se pose elle­
même en tant qu'objet ; en raison de l'unité indivisible
TROISIÈME MANUSCRIT 1 73
de l'Être-pour-soi, l'objet est posé comme étant elle-­
même. 6) D'autre part, cela implique qu'elle a sup­
primé et repris elle-même cette aliénation et cette
objectivité, qu'elle demeure donc auprès d'elle-même
dans son être-autre en tant que tel.
Comme nous l'avons vu, l'appropriation de l'être
objectif aliéné ou la suppression de l'objectivité telle
qu'elle est déterminée par l'aliénation - laquelle va
nécessairement de l'étrangeté indifférente jusqu'à
l'aliénation hostile réelle - signifie chez Hegel en
même temps, ou même principalement, la suppression
de l'objectivité parce que ce n'est pas le caractère
déterminé de l'objet mais son caractère objectif qui est
pour la conscience de soi scandaleux et aliénant. Ainsi
l'objet est quelque chose de négatif, quelque chose qui
se supprime soi-même, une nullité. Cette nullité de
l'objet a pour la conscience un sens non seulement
négatif, mais un sens positif, car cette nullité de l'objet
est précisément l 'autoconfirmation de la non­
objectivité de celw-ci, de 1 XXVIll 1 son abstraction.
Pour la conscience elle-même, la nullité de l'objet a
une signification positive parce qu'elle connaît cette
nullité, l'être objectif comme son aliénation de soi,
qu'elle sait que celui-ci n'existe que par cette aliéna­
tion d'elle-même ...
La façon d'exister de la conscience, la façon
d'exister des objets pour la conscience est le savoir. Le
savoir est l'unique acte qu'elle accomplisse. Un objet
n'existe pour la conscience que dans la mesure où elle
le connaît. Le savoir est son unique comportement
objectif. Or la conscience sait la nullité de l'objet,
c'est-à-dire que l'objet ne se distingue pas d'elle ; elle
sait le non-être de l'objet pour lui-même, parce qu'elle
sait que l'objet est sa propre aliénation. Autrement dit,
le savoir comme objet se connaît lui-même dans la
mesure où il sait que l'objet n'est que l'apparence
d'un objet, qu'un mirage, dont l'essence n'est rien
d'autre que le savoir lui-même qui s'oppose à soi­
même et qui a donc posé devant lui-même une nullité,
quelque chose qui n'a aucune objectivité en dehors du
174 MANUSCRITS DE 1 844
savoir. En d'autres termes, le savoir sait que, lorsqu'il
se rapporte à un objet, il ne fait que s'aliéner et
devenir extérieur à soi-même ; que lui-même ne fait
que se donner l'apparence d'un objet, ou bien que ce
qui lui apparaît comme objet n'est en réalité que lui­
même.
D'autre part, dit Hegel, cela implique en même
temps que la conscience de soi a supprimé et repris en
elle-même cette aliénation et cette objectivité et
qu'elle demeure donc auprès d'elle-même dans son
être-autre en tant que tel.
Dans ce raisonnement, nous trouvons réunies
toutes les illusions de la spéculation.
Premièrement. La conscience, la conscience de soi se
trouve auprès d'elle-même dans son être-autre en tant
que tel. Faisons abstraction de l'abstraction hégélienne
et mettons à la place de la conscience de soi la cons­
cience de soi de l'homme. Cela revient à dire que la
conscience de soi se trouve auprès de soi dans son être­
autre en tant que tel. Cela signifie que la conscience
- le savoir en tant que savoir, la pensée en tant que
pensée - prétend être immédiatement l'autre de soi­
même, le monde sensible, la réalité, la vie. C'est la pensée
qui renchérit sur elle-même dans la pensée (Feuer­
bach). Cet aspect est impliqué ici dans la mesure où la
conscience en tant que conscience seulement ne se scan­
dalise pas de l'objectivité aliénée, mais de l'objectivité
en tant que telle.
Deuxièmement. Cela implique que l'homme
conscient de soi, qui s'est reconnu comme aliéné dans
le monde spirituel - dans la réalité spirituelle univer­
selle de son monde - et qui l'a supprimé en tant que
tel, réaffirme cependant ce monde sous sa forme
aliénée, le donne pour son existence véritable, le réta­
blisse, prétende que l'homme se trouve auprès de soi
dans son être-autre en tant que tel. Et ainsi, après
avoir supprimé, par exemple, la religion, après avoir
reconnu en elle un produit de l'aliénation de soi, il
trouve cependant sa confirmation dans la religion en
en tant que religion. C'est là qu'est la racine du faux
TROISIÈME MANUSCRIT 175
positivisme de Hegel et de son cnt1c1sme qui n'est
qu'apparent. C'est ce que Feuerbach appelle poser,
nier et rétablir la religion et la théologie, mais qu'on
peut saisir d'une manière plus générale. La raison se
trouve ainsi auprès d'elle-même dans la déraison en
tant que déraison. L'homme qui, en droit, en poli­
tique, etc., a reconnu qu'il menait une vie aliénée
mène cette vie aliénée en tant que telle comme sa
vraie vie humaine. L'affirmation de soi, la confirma­
tion de soi, en contradiction avec soi-même, tant avec
le savoir qu'avec l'essence de l'objet : tels seraient
donc le vrai savoir et la vraie vie.
Ainsi, il ne peut même plus être question de conces­
sion faite par Hegel à la religion d'État, etc., car ce
mensonge est le mensonge même de son principe.
1 XXIX 1 Si je sais que la religion est la conscience
de soi aliénée de l'homme, je sais donc que, dans là
religion en tant que telle, ce n'est pas ma conscience
de soi, mais ma conscience de soi aliénée qui trouve sa
confirmation. Donc je sais alors que ma conscience de
soi qui relève d'elle-même, de son essence, s'affirme
non dans la religion, mais au contraire dans la religion
anéantie, abolie.
Il s'ensuit que chez Hegel la négation de la négation
n'est pas l'affirmation de l'être véritable, précisément
par la négation de l'essence illusoire, mais la confir­
mation de l'essence illusoire ou de l'essence aliénée à
soi dans la négation, ou encore la négation de cette
essence illusoire en tant qu'essence objective, résidant
en dehors de l'homme et indépendante de lui, et sa
transformation en sujet.
C'est un donc un rôle spécifique que joue le dépas­
sement dialectique 72 dans lequel sont liées la négation
et la conservation, l'affirmation.
Ainsi par exemple dans la Philosophie du droit de
Hegel, le droit privé dépassé équivaut à la morale, la
morale dépassée à la famille, la famille dépassée à la
société civile, l'État dépassé à l'histoire universelle.
Dans la réalité, le droit privé, la morale, la famille, la
société civile, l'État, etc., demeurent, mais ils sont
176 MANUSCRITS DE 1844
devenus des moments, des formes d'existence et des
modes d'être de l'homme, qui n'ont pas de valeur pris
isolément, qui se dissolvent et s'engendrent l'un
l'autre. Ce sont des moments du mouvement.
Dans leur existence réelle, leur essence mobile est
cachée. Celle-ci n'apparaît, ne se révèle que dans la
pensée, la philosophie, et c'est pourquoi ma vraie exis­
tence religieuse est celle de la philosophie de la reli­
gion ; ma vraie existence politique est celle de la phi­
losophie du droit ; ma vraie existence naturelle est
celle de la philosophie de la nature ; ma vraie exis­
tence artistique est celle de la philosophie de l'art ; ma
vraie existence humaine est celle de la philosophie. De
même, la vraie réalité de la religion, de l'État, de la
nature, de l'art, c'est la philosophie de la religion, la
philosophie de la nature, la philosophie de l'Etat, la
philosophie de l'art. Or si la philosophie de la religion
constitue pour moi la seule vraie réalité de la religion,
je ne suis vraiment religieux qu'en tant que philosophe
de la religion, ce qui me conduit à nier la religiosité
réelle et l'homme réellement religieux. Mais en même
temps, je les confirme aussi, soit à l'intérieur de ma
propre existence, soit par celle d'autrui que je leur
oppose, car celle-ci n'est que leur expression philoso­
phique ; soit dans leur forme primitive propre, car ils
ont pour moi valeur de l'�tre-autre seulement appa­
rent, d'allégories, de figures cachées sous des enve­
loppes sensibles de leur propre existence vraie, c'est­
à-dire de mon existence philosophique.
De même, la qualité dépassée égale la quantité, la
quantité dépassée égale la mesure, la mesure dépassée
égale l'essence, l'essence dépassée égale le phéno­
mène, le phénomène dépassé égale la réalité, la réalité
dépassée égale le concept, le concept dépassé égale
l'objectivité, l'objectivité dépassée égale l'idée absolue,
l'idée absolue dépassée égale la nature, la nature
dépassée égale l'esprit subjectif, l'esprit subjectif
dépassé égale l'esprit moral, objectif, l'esprit moral
dépassé égale l'art, l'art dépassé égale la religion, la
religion dépassée égale le savoir absolu 73•
TROISIÈME MANUSCRIT 1 77
D'une part, ce dépassement est un dépassement de
l'être pensé ; donc la propriété privée pensée se
dépasse dans l'idée de la morale. Et comme la pensée
s'imagine qu'elle est immédiatement l'autre de soi­
même, à savoir la réalité sensible, comme par consé­
quent elle s'imagine que son action est une action
réelle sensible, elle croit aussi avoir effectivement
dépassé ce qu'elle a dépassé par la pensée tandis qu'en
fait ce dépassement laisse son objet intact. D'autre
part, comme cet objet est devenu pour la pensée un
moment d'un processus idéal, sa réalité apparaît aux
yeux de la pensée comme une autoconfirmation
d'elle-même, comme une autoconfirmation de la
conscience de soi, de l'abstraction.
1 XXX 1 D'un côté, cette existence que Hegel
dépasse dialectiquement dans et par la philosophie
n'est donc ni la religion réelle, ni l'État réel, ni la
nature réelle, mais la religion déjà en qualité d'objet
du savoir, la dogmatique, la jurisprudence, la science
politique, la science de la nature. Hegel s'oppose donc
aussi bien à la réalité qu'à la science non philoso­
phique immédiate ainsi qu'aux concepts non philoso­
phiques de cet être. Il contredit ainsi les concepts cou­
rants.
D'autre part, l'homme religieux, etc., peut trouver
chez Hegel sa confirmation ultime.
Considérons maintenant ce que la dialectique pré­
sente de positif, à l'intérieur de la détermination de
l'aliénation.
a) Le dépassement dialectique, mouvement objectif
reprenant en lui l'aliénation. C'est, exprimée à l'inté­
rieur de l'aliénation, l'idée de l'appropriation de l'être
objectif par la suppression de son aliénation. C'est la
compréhension aliénée de l'objectivation réelle de
l'homme, de l'appropriation réelle de son essence
objective par l'anéantissement de la détermination
aliénée du monde objectif, par sa suppression dans
son existence aliénée. De la même manière,
l'athéisme, suppression de Dieu, est le devenir de
l'humanisme théorique, tout comme le communisme,
1 78 MANUSCRITS DE 1844
abolition de la propriété privée qui revendique la vie
humaine réelle comme sa propriété, est le devenir de
l'humanisme pratique. Comme l'athéisme est l'huma­
nisme médiatisé par la suppression de la religion, le
communisme est l'humanisme médiatisé par l'aboli­
tion de la propriété privée. C'est seulement par la sup­
pression de cette médiation - qui est toutefois une
prédisposition nécessaire - que naît l'humanisme qui
part positivement de lui-même, l'humanisme positif.
Mais l'athéisme et le communisme ne sont nulle­
ment une fuite, une abstraction, une perte du monde
objectif produit par l'homme, une perte de ses forces
essentielles qui ont pris une forme objective. Ce n'est
pas la pauvreté qui retourne à la simplicité contre
nature, non encore développée. L'athéisme et le com­
munisme sont davantage le devenir réel, la réalisation
devenue réelle pour l'homme de son essence, et de
son essence en tant qu'essence réelle.
Dans la mesure où il saisit le sens positif de la néga­
tion rapportée à elle-même - bien que d'une manière
encore aliénée -, Hegel comprend donc l'aliénation
de soi, l'aliénation de l'essence humaine, la perte
d'objectivité et de réalité de l'homme comme
conquête de soi, manifestation, réalisation et objecti­
vation de l'essence humaine. En un mot, il comprend
- à l'intérieur de l'abstraction - que le travail est
l'acte d'auto-engendrement de l'homme, que le rap­
port à soi-même comme à un être étranger et l'affir­
mation de soi en tant qu'être étranger sont la
conscience générique et la vie générique en devenir.
b) Mais chez Hegel - abstraction faite de l'absur­
dité que nous avons déjà décrite, ou plutôt à cause
d'elle - cet acte apparaît d'abord comme un acte
purement formel parce qu'abstrait, car l'être humain
lui-même n'y est considéré que comme un être pen­
sant, abstrait, comme conscience de soi ; et deuxième­
ment, comme la conception en est formelle et abs­
traite, la suppression de l'aliénation se change en
confirmation de l'aliénation. Autrement dit, pour
Hegel, ce mouvement d'engendrement de soi,
TROISIÈME MANUSCRIT 1 79
d'objectivation de soi, en tant qu'aliénation et dessai­
sissement de soi, est la manifestation absolue de la vie �,.,.
. . .

humaine, et par conséquent la dernière, celle qui est


son propre but et qui est apaisée en elle-même, qui est
parvenue à son essence.
Sous sa forme 1 XXXI 1 abstraite, en tant que dialec­
tique, ce mouvement passe donc pour la vie véritable­
ment humaine, et comme elle est tout de même une
abstraction, une aliénation de la vie humaine, elle
passe pour le processus divin, mais pour le processus
divin de l'homme - processus par lequel passe son
essence différente de lui, abstraite, pure, absolue.
Troisièmement : il faut que ce processus ait un
agent, un sujet ; mais ce sujet n'apparaît que comme
résultat ; c'est pourquoi ce résultat, le sujet qui se
connaît lui-même comme la conscience de soi
absolue, est Dieu, l'Esprit absolu, l'idée qui se connaît
et se manifeste. L'homme réel et la nature réelle
deviennent de simples prédicats, des symboles de cet
homme irréel caché et de cette nature irréelle. Sujet et
prédicat sont donc dans un rapport d'inversion
absolue à l'égard l'un de l'autre 74 ; c'est le sujet-objet
mystique ou la subjectivité qui déborde l'objet, le sujet
absolu en tant que processus (le sujet s'aliène, revient
à lui-même du fond de cette aliénation, mais la
reprend en même temps en lui-même) et le sujet en
tant que processus ; c'est le mouvement circulaire en
soi, pur, incessant.
Premier point. Conception formelle, abstraite de
l'acte d'auto-engendrement et d'auto-objectivation de
l'homme.
Puisque Hegel pose l'homme comme égal à la
conscience de soi, l'objet devenu étranger, l'essence
de l'homme aliénée ne sont pour lui rien d'autre que
la conscience, que l'idée d'aliénation, l'expression abs­
traite et par conséquent vide et irréelle, la négation. La
suppression de l'aliénation n'est donc elle aussi
qu'une suppression abstraite et vide de cette abstrac­
tion vide : c'est la négation de la négation. L'activité
substantielle, vivante, sensible, concrète, de l'objecti-
1 80 MANUSCRITS DE 1844
vation de soi devient donc sa pure abstraction, la
négativité absolue, abstraction qui, à son tour, est
fixée comme telle et qui est pensée comme une acti­
vité indépendante, comme l'activité à l'état pur. Or,
du fait que cette prétendue négativité n'est rien
d'autre que la forme abstraite et vide de l'acte vivant
et réel de l'objectivation de soi, son contenu ne peut
être qu'un simple contenu formel, produit par l'abs­
traction de tout contenu. Ce contenu ne se constitue
donc que de formes générales et abstraites de l'abs­
traction, propres à tout contenu et donc à la fois indif­
férentes et applicables à tout contenu. Ce sont les
formes de la pensée, les catégories logiques, détachées
de l'esprit réel et de la nature réelle. (Nous dévelop­
perons plus loin le contenu logique de la négativité
absolue.)
Ce que Hegel a réalisé de positif - dans sa Logique
spéculative - c'est d'avoir fait des concepts déter­
minés, des formes universelles de la pensée, immua­
bles et indépendantes de la nature et de l'esprit, le
résultat nécessaire de l'aliénation générale de l'essence
humaine, donc aussi de la pensée de l'homme, et les
avoir en conséquence présentés et groupés comme des
moments du processus d'abstraction. Par exemple,
l'être dépassé est l'essence, l'essence dépassée est le
concept, le concept dépassé . . . l'Idée absolue. Mais
qu'est-ce que l'idée absolue ? Si elle ne veut pas par­
courir à nouveau depuis le début le cycle entier de
l'abstraction et se contenter d'être une totalité d'abs­
tractions ou l'abstraction qui se saisit elle-même, elle
doit se dépasser elle-même à son tour. Mais l'abstrac­
tion qui se saisit elle-même comme abi;traction se
connaît comme néant ; elle doit donc renoncer à elle­
même, abandonner l'abstraction, et ainsi elle aboutit à
un être qui est précisément son contraire : à la nature.
La Logique tout entière est donc la preuve que la
pensée abstraite n'est rien pour elle-même, que l'idée
absolue n'est également rien pour elle-même, que
seule la nature est quelque chose. 1 XXXII 1 L'idée
absolue, l 'Idée abstraite, qui « considérée selon son
TROISIÈME MANUSCRIT 181

unité avec elle-même est contemplation ,. (Hegel,


Encyclopédie, 3e édition, page 222), qui <1 dans la vérité
absolue d'elle-même, décide de faire sortir librement
d'elle-même le moment de sa particularité, c'est-à­
dire de sa première détermination et de son altérité, à
savoir l'idée immédiate en tant que son propre reflet,
décide donc de sortir librement d'elle-même et de se
poser comme nature ,., cette Idée, qui se comporte
d'une façon si étrange et si baroque et qui a donné
aux hégéliens de terribles maux de tête, n'est absolu­
ment rien d'autre que l'abstraction, c'est-à-dire le
penseur abstrait. Instruite par l'expérience et éclairée
sur sa propre vérité, elle se décide sous de multiples
conditions - fausses et encore abstraites elles-mêmes
- à renoncer à elle et à poser son être-autre, le par­
ticulier, le déterminé, à la place de son être-auprès-de­
soi, de son non-être, de son universalité et de son
indétermination ; elle se décide à faire sortir librement
d'elle-même la nature, qu'elle ne cachait en elle que
comme une simple abstraction, comme idée ; en
d'autres termes, elle décide d'abandonner l'abstrac­
tion et de regarder la nature telle qu'elle est indépèn­
damment d'elle. L'idée abstraite, qui devient immé­
diatement contemplation, n'est pas autre chose que la
pensée abstraite qui renonce à elle-même et se résout
à la contemplation. Tout ce passage de la Logique à la
Philosophie de la nature n'est pas autre chose que le
passage - si difficile à réaliser pour le penseur abstrait
et par suite décrit par lui de manière si extravagante
- de l'abstraction à la contemplation. Le sentiment
mystique, qui pousse le philosophe à quitter la pensée
abstraite pour la contemplation, est l'ennui, la nos­
talgie d'un contenu.
L'homme devenu étranger à lui-même est aussi le
penseur devenu étranger à son essence, c'est-à-dire à
l'essence naturelle et humaine. C'est pourquoi ses
idées sont des esprits figés qui résident en dehors de la
nature et de l'homme. Dans sa Logique, Hegel a ras­
semblé et enfermé tous ces esprits figés et a considéré
chacun d'eux, d'abord comme négation, c'est-à-dire
1 82 MANUSCRITS DE 1 844

comme aliénation de la pensée de l'homme, puis


comme négation de la négation, c'est-à-dire comme
suppression de cette aliénation, comme manifestation
réelle de la pensée humaine ; mais - comme il est
encore lui-même prisonnier de l'aliénation - cette
négation de la négation est soit le rétablissement de
ces esprits figés dans leur aliénation soit le fait de
s'arrêter au dernier acte, de se rapporter à soi-même
dans l'aliénation qui est l'existence vraie de ces esprits
figés a ; soit encore, dans la mesure où cette abstrac­
tion se saisit elle-même et ressent un ennui infini de
soi-même, l'abandon de la pensée abstraite qui se
meut seulement dans la pensée, qui n'a ni œil, ni dent,
ni oreille, ni rien, rejet qui apparaît chez Hegel comme
la décision de reconnaître la nature en tant que
qu'essence et de se consacrer à la contemplation.
1 XXXIII 1 Mais même la nature, prise abstraite­
ment, séparée de l'homme et transformée en une
entité figée existant pour soi, n'est rien pour l'homme.
Il est évident que le penseur abstrait qui s'est décidé à
la contemplation la contemple abstraitement. Comme
la nature était enfermée par le penseur dans sa propre
personne qui lui était encore cachée et énigmatique,
sous forme d'idée absolue, de chose pensée, il a en
vérité, en la libérant de soi, fait seulement sortir de lui
cette nature abstraite, cette pure abstraction de la
Nature - avec maintenant ce sens qu'elle est l'Être­
autre de la pensée, qu'elle est la nature réelle contem­
plée, distincte de la pensée abstraite. Ou bien, pour
a. C'est-à-dire que Hegel remplace ces abstractions figées par
l'acte de l'abstraction tournant en cercle en lui-même ; en cela, il a
évidemment le mérite d'avoir montré la source de tous ces concepts
inadéquats qui, d'après leur date d'origine, sont propres à divers
philosophes, de les avoir rassemblés et d'avoir créé comme objet de
la critique au lieu d'une abstraction déterminée l'abstraction com­
plète, dans toute son extension (nous verrons plus loin pourquoi
Hegel sépare la pensée du sujet ; mais, dès maintenant, il est évident
que si l'homme n'est pas, la manifestation de son essence ne peut
pas être humaine non plus ; donc la pensée ne pouvait pas non plus
être conçue comme la manifestation de l'essence de l'homme en
tant qu'il est un sujet humain et naturel, doué d'yeux, d'oreilles,
etc., vivant dans la société, le monde et la nature). (Note de Marx.)
TROISIÈME MANUSCRIT 1 83
parler un langage humain, dans sa contemplation de
la nature, le penseur abstrait apprend que les êtres,
que dans la dialectique divine il pensait créer à partir
du néant, de l'abstraction pure comme de purs pro­
duits du travail de la pensée tournant seulement en
elle-même sans référence à la réalité, ne sont rien
d'autre que des abstractions tirées de déterminations
naturelles. La nature entière ne fait donc que répéter
pour lui, sous une forme sensible extérieure, les abs­
tractions logiques. Il analyse la nature, puis de nou­
veau ces abstractions. Lorsqu'il regarde la nature, il ne
fait que confirmer l'abstraction qu'il a tirée de la
contemplation de la nature, le processus de produc­
tion de ses propres abstractions qu'il répète consciem­
ment. Par exemple, le temps est identique à la néga­
tivité qui se réfère abstraitement à elle-même (Hegel,
op. cit., page 238) 75• Au devenir supprimé en tant
qu'existence correspond - sous sa forme naturelle
- le mouvement supprimé en tant que matière. La
lumière est... la forme naturelle... de la réflexion en
soi. Le corps en tant que lune et comète... est la forme
naturelle de... l'opposition qui, d'après la Logique, est
constituée d'une part par la positivité reposant sur
elle-même, d'autre part par la négativité reposant sur
elle-même. La terre est la forme naturelle du fonde­
ment logique, en tant qu'unité négative de l'opposi­
tion, etc.
La nature en tant que nature, c'est-à-dire dans la
mesure où elle se distingue encore concrètement de ce
sens secret qui est caché en elle, la nature séparée et
distincte de ces abstractions, est le néant, un néant qui
se vérifie comme néant ; elle n'a pas de sens ou,
plutôt, elle n'a que le sens de son extériorité qui doit
être supprimée.
« Le point de vue de la téléologie finie implique la
supposition juste que la nature ne renferme pas en elle
la fin absolue. • (Ibid., page 225) 76• Son but est la
confirmation de l'abstraction. « La nature s'est révélée
comme l'idée dans la forme de l'Être-autre. Comme
l'idée est ainsi le négatif d'elle-même, autrement dit
1 84 MANUSCRITS DE 1 844
comme elle est extérieure à elle-même, la nature n'est
pas extérieure relativement à cette idée, mais l'extério­
rité constitue la détermination dans laquelle elle est
comme nature. » (Ibid., page 227) 11 .
L'extériorité ne doit pas être comprise ici comme le
monde sensible qui s'extériorise et s'ouvre à la
lumière, à l'homme doué de sens. Il faut la prendre ici
au sens de l'aliénation, d'une faute, d'une infirmité
qui ne doit pas être. Car la vérité reste toujours l'idée.
La nature n'est que la forme de son Être-autre. Et
comme la pensée abstraite est l'essence, ce qui lui est
extérieur n'est, par son essence, que quelque chose
d'extérieur. Le penseur abstrait reconnaît en même
temps que le monde sensible est l'essence de la
nature, l'extériorité en opposition avec la pensée qui
tourne en rond en elle-même. Mais, en même temps,
il exprime cette opposition de telle sorte que cette
extériorité de la nature, son opposition à la pensée, est
son défaut et que, dans la mesure où elle se distingue
de l'abstraction, elle est un être imparfait.
1 XXXIV 1 Un être qui n'est pas seulement imparfait
pour moi, à mes yeux, mais qui l'est en soi, a en
dehors de lui ce qui lui fait défaut. C'est-à-dire que
son essence est quelque chose d'autre que lui-même.
C'est pourquoi la nature doit, pour le penseur abs­
trait, se dépasser elle-même, car il l'a déjà posée
comme un être dépassé en puissance.
« L'Esprit présuppose pour nous, la nature : il est sa
vérité et par là ce qui, en elle, est absolument premier.
Dans cette vérité, la nature a disparu et l'Esprit s'est
révélé être l'idée qui a atteint son Être-pour-soi dont
le concept est à la fois le sujet et l'objet. Cette identité
est négativité absolue, car dans la nature le concept a
son objectivité extérieure achevée, mais il a dépassé
cette aliénation de lui-même et il est en elle devenu
identique à lui-même. Aussi n'est-il cette identité
qu'en tant qu'il sort de la nature et revient vers lui­
même. » (Ibid., page 392) 1s.
« La manifestation, qui comme idée abstraite est
passage immédiat, devenir de la nature, est en tant
TROISIÈME MANUSCRIT 1 85
que manifestation de l'Esprit libre le fait de poser la
nature comme son monde ; position qui, en tant que
réflexion, est en même temps présupposition du
monde comme nature indépendante. La manifestation
dans le concept est création de la nature comme être
de celui-ci, dans lequel il se donne la confirmation et
la vérité de sa liberté. . . L'Absolu est l'Esprit, telle est
la plus haute définition de l'Absolu 79. •

PROPRIÉTÉ PRIVÉE ET BESOINS

1 XIV 1 7) Nous avons vu quelle signification prend


sous le socialisme la richesse des besoins humains et,
par suite, la création d'un nouveau mode de pro­
duction et d'un nouvel objet de la production : c'est
une manifestation nouvelle de la force essentielle de
l'homme et un enrichissement nouveau de l'essence
humaine. Sous le régime de la propriété privée, c'est
l'inverse. Chacun s'applique à susciter chez autrui un
besoin nouveau pour le contraindre à un nouveau
sacrifice, pour le placer dans une nouvelle dépen­
dance et le pousser à un nouveau mode de jouis­
sance, donc de ruine économique. Chacun cherche à
créer une force essentielle étrangère dominant les
autres hommes pour en tirer la satisfaction de son
propre besoin égoïste. Avec la masse des objets aug­
mente donc l'empire des êtres étrangers auxquels
l'homme est soumis. Tout produit nouveau renforce
encore la tromperie réciproque et le pillage mutuel ;
l'homme devient de plus en plus pauvre en tant
qu'homme ; il a de plus en plus besoin d'argent pour
s'emparer de l'être hostile, et la puissance de son
argent diminue en raison inverse de l'accroissement
du volume de la production. Autrement dit, son indi­
gence augmente à mesure que croît la puissance de
l'argent.
186 MANUSCRITS DE 1 844
Le besoin d'argent est donc le vrai et unique besoin
suscité par l'économie politique. la quantité devient
de plus en plus l'unique et puissante propriété de
l'argent. De même qu'il réduit tout être à une abstrac­
tion, de même il se réduit lui-même, dans son propre
mouvement, à un être quantitatif. la démesure,
l'excès deviennent sa véritable mesure.
Sur le plan subjectif même, cela se manifeste d'une
part en ceci que l'extension des produits et des
besoins devient l'esclave inventif et rusé d'appétits
inhumains, raffinés, contraires à la nature et imagi­
naires. la propriété privée ne sait pas transformer le
besoin élémentaire en besoin humain. Son idéalisme,
c'est la fantaisie, l'arbitraire et le caprice ; nul
eunuque n'a flatté avec plus de bassesse son maître et
n'a cherché à exciter ses facultés émoussées de jouis­
sance pour capter une faveur avec des moyens plus
infâmes que ceux qu'emploie l'eunuque industriel, le
fabricant, pour subtiliser quelques pièces d'or de la
poche de son voisin très chrétiennement aimé. (fout
produit est un appât avec lequel on tâche d'attirer à
soi l'être d'autrui, son argent. Tout besoin réel ou
virtuel est une faiblesse qui attirera la mouche dans la
glu : c'est l'exploitation universelle de l'essence sociale
de l'homme. De même, chacune de ses imperfections
est un lien avec le ciel, côté par lequel son cœur est
accessible au prêtre. Tout besoin est une occasion
pour s'approcher du voisin avec l'air le plus aimable et
lui dire : cher ami, je te donnerai ce qui t'est néces­
saire ; mais tu connais la condition sine qua non, tu sais
de quelle encre tu dois signer le pacte qui te lie à moi :
je t'étrille en te procurant une jouissance) . Il se plie
aux caprices les plus infâmes de l'homme, joue le rôle
d'entremetteur entre lui et ses besoins, excite en lui
des appétits maladifs, guette la moindre de ses fai­
blesses pour lui demander ensuite le salaire de ses
bons offices.
Cette aliénation produit, d'un côté, le raffinement
des besoins et des moyens de les satisfaire, de l'autre
le retour à une sauvagerie bestiale, la simplicité totale,
TROISIÈME MANUSCRIT 1 87

grossière et abstraite du besoin ; ou plutôt elle ne fait


que se reproduire elle-même en tant que contradic­
tion. Même le besoin de grand air cesse d'être un
besoin pour l'ouvrier. L'homme retourne à sa caverne,
mais elle est maintenant empestée par le souffle pesti­
lentiel et méphitique de la civilisation, si bien qu'il ne
l'habite plus que d'une façon précaire, comme une
puissance étrangère qui peut chaque jour se dérober à
lui, dont il peut chaque jour être 1 XV 1 expulsé s'il ne
paie pas. La demeure lumineuse, que, dans Eschyle,
Prométhée désigne comme l'un des grands cadeaux
grâce auxquels il a transformé les sauvages en hom­
mes 80, cesse d'exister pour l'ouvrier. La lumière, l'air,
etc., la propreté animale la plus élémentaire cessent
d'être un besoin pour l'homme. La crasse, cette
débauche, cette putréfaction de l'homme, ce cloaque
(au sens littéral) de la civilisation, l'incurie totale et
contraire à la nature, la nature putride deviennent
l'élément où il vit. Aucun de ses sens n'existe plus,
non seulement sous son aspect humain, mais aussi
sous son aspect inhumain, c'est-à-dire pire qu'animai.
On voit réapparaître les modes et les instruments les
plus primitifs du travail humain : la meule des esclaves
romains est devenue le mode de production, le mode
d'existence pour beaucoup d'ouvriers anglais. Non
seulement les besoins humains, mais aussi les besoins
animaux ont disparu. L'irlandais ne connaît plus le
besoin de manger, et, qui plus est, seulement de
manger des pommes de terre, voire des pommes de
terre à cochon, celles de la pire espèce. Mais l'Angle­
terre et la France possèdent déjà dans chaque ville
industrielle une petite Irlande. Le sauvage, l'animal
ressentent au moins le besoin de la chasse, du mou­
vement, etc., de la société. Mais la simplification du
travail par la machine est utilisée pour transformer les
enfants, c'est-à-dire des hommes en voie de forma­
tion, encore en développement, en ouvriers, et les
ouvriers en enfants laissés à l'abandon. La machine
profite de la faiblesse de l'homme pour réduire
l'homme faible à une machine.
1 88 MANUSCRITS DE 1844
De quelle manière l'augmentation des besoins et
des moyens de les satisfaire engendre-t-elle l'absence
de besoins et de moyens ? Voici la démonstration de
l'économiste (et du capitaliste : en général, nous par­
lons toujours des hommes d'affaires empiriques
lorsque nous recourons aux économistes qui ne font
que formuler scientifiquement la réalité et les aveux
des capitalistes) . 1 ) Ayant réduit les besoins de
l'ouvrier à l'entretien le plus élémentaire, le plus misé­
rable de la vie physique ; ayant réduit l'activité de
l'ouvrier au mouvement mécanique le plus abstrait, il
proclame que l'homme n'a pas d'autres besoins et
n'aspire à aucune activité ou jouissance : même cette
vie-là, il la proclame vie et existence humaines.
2) D'après ses calculs, la vie la plus indigente possible
est la norme universelle valable pour la masse des
hommes ; il fait donc de l'ouvrier un être dépourvu de
sens et de besoins, comme il fait de son activité une
pure abstraction de toute activité. Le moindre luxe
chez l'ouvrier lui paraît condamnable et tout ce qui
dépasse le besoin le plus abstrait - fût-ce une jouis­
sance passive ou une quelconque manifestation d'acti­
vité - lui semble un luxe. L'économie politique,
science de la richesse, est donc en même temps
science du renoncement, des privations, de l'épargne,
et elle réussit réellement à épargner à l'homme même
le besoin d'air pur ou de mouvement physique. Cette
science de la merveilleuse industrie est en même
temps la science de l'ascétisme, et son véritable idéal
est l'avare ascétique, mais usurier, et l'esclave ascé­
tique, mais producteur. Son idéal moral est l'ouvrier
qui porte à la Caisse d'épargne une partie de son
salaire. Dans l'intérêt de cette lubie, elle a même
trouvé' un art servile, le théâtre, qui l'a présentée de
manière sentimentale. Malgré ses airs laïcs et volup­
tueux, l'économie est donc une science vraiment
morale, la plus morale des sciences. Sa thèse princi­
pale, c'est l'abnégation, le renoncement à la vie et à
tous les besoins humains. Moins tu manges, bois,
achètes de livres, moins tu vas au théâtre, au bal, au
TROISIÈME MANUSCRIT 1 89

cabaret, moins tu penses, aimes, réfléchis, moins tu


chantes, moins tu peins, moins tu fais de l'escrime,
etc., plus tu épargnes, plus tu augmentes ton trésor
que ne mangeront ni les mites ni la poussière, ton
capital. Moins tu es, moins tu manifestes ta vie, plus
tu possèdes, plus ta vie aliénée grandit, plus tu accu­
mules des éléments de ton être aliéné. Tout 1 XVI 1 ce
que l'économiste t'enlève de vie et d'humanité, il le
remplace par de l'argent et de la richesse, et tout ce
que tu ne peux pas faire, ton argent le peut : il peut
manger, boire, aller au bal, au théâtre ; il connaît l'art,
l'érudition, les curiosités historiques, le pouvoir politi­
que ; il peut voyager, il peut t'attribuer tout cela ; il
peut acheter tout cela ; il est la vraie capacité. Mais lui
qui est tout cela, il n'a d'autre possibilité que de se
créer lui-même, de s'acheter lui-même, car tout le
reste est son esclave. Si je possède le maître, je pos­
sède aussi son esclave, et je n'ai pas besoin de ce
dernier. Toutes les passions et toute activité doivent
donc sombrer dans la soif de richesse. L'ouvrier doit
avoir juste assez pour vouloir vivre et ne doit vouloir
vivre que pour posséder.
Certes, une controverse surgit maintenant en éco­
nomie politique. Les uns (Lauderdale, Malthus 8 1,
etc.) recommandent le luxe et honnissent l'épargne ;
les autres (Say, Ricardo, etc . ) recommandent
l'épargne et honnissent le luxe. Mais les premiers
avouent qu'ils veulent le luxe pour produire du travail
(c'est-à-dire l'épargne absolue) ; les autres confessent
qu'ils préconisent l'épargne pour produire de la
richesse, c'est-à-dire le luxe. Les premiers ont l'illu­
sion romantique que ce n'est pas la seule soif du gain
qui doit déterminer la consommation des riches et ils
contredisent leurs propres lois quand ils considèrent
directement la prodigalité comme un moyen d'enri­
chissement ; et les autres leur démontrent longuement
et avec gravité que, par la prodigalité, l'avoir diminue
au lieu d'augmenter. Les seconds ont l'hypocrisie de
ne pas avouer que la production est précisément
déterminée par le caprice et l'intuition ; ils oublient les
1 90 MANUSCRITS DE 1844

« besoins raffinés », ils oublient que sans consomma­


tion il n'y aurait pas de production ; ils oublient que,
par la concurrence, la production doit devenir de plus
en plus variée et luxueuse ; ils oublient qu'à leurs
yeux, c'est l'usage qui détermine la valeur des choses
et que c'est la mode qui détermine l'usage. Ils souhai­
tent que la production se limite à « l'utile », mais ils
oublient que la production de trop d'objets utiles pro­
duit un excès de population inutile. Les uns et les
autres oublient que le gaspillage et l'épargne, le luxe et
le dénuement, la richesse et la pauvreté s'équivalent.
Si tu veux te conformer aux enseignements de l'éco­
nomie, si tu ne veux pas périr à cause de tes illusions,
tu ne dois pas seulement être économe de tes désirs
immédiats, par exemple l'envie de manger, etc., tu
dois aussi t'épargner de t'intéresser aux questions
générales, d'avoir pitié, confiance, etc.
Tout ce qui t'appartient, tu dois le rendre vénal,
c'est-à-dire utile. Si je demande à l'économiste : est-ce
que j'obéis aux lois économiques quand je tire profit
de l'abandon, de la vente de mon corps à la volupté
- d'autrui (en France, les ouvriers d'usine appellent la
prostitution de leurs femmes et de leurs filles l'heure
de travail supplémentaire, ce qui est littéralement
exact), ou bien est-ce que je n'agis pas conformément
à l'économie lorsque je vends mon ami aux Marocains
(et la vente directe des hommes sous la forme du com­
merce des recrues, etc., se pratique dans tous les pays
civilisés), l'économiste me répond : tu n'agis pas à
l'encontre de mes lois ; mais prends garde à ce que
disent mes cousines, la morale et la religion ; ma
morale et ma religion économiques n'ont rien à
t'objecter, mais. . . Mais qui dois-je croire, l'économie
politique ou la morale ? La morale de l'économie poli­
tique, c'est le gain, le travail et l'épargne, la sobriété...
mais l'économie politique me promet de satisfaire mes
besoins. L'économie politique de la morale, c'est la
bonne conscience, la vertu, etc., mais comment
puis-je être vertueux si je ne suis rien, comment
puis-je avoir une bonne conscience si je ne sais rien ?
TROISIÈME MANUSCRIT 191

Tout ceci est fondé dans l'essence de l'aliénation :


chaque sphère me suggère un critère différent et
opposé aux autres, le critère de la morale étant autre
que celui de l'économie parce que chacune est une
aliénation particulière de l'homme 1 XVII 1 et que cha­
cune représente une sphère particulière de l'activité
aliénée, chaque sphère d'aliénation étant elle-même
étrangère à l'autre. C'est ainsi que Michel Chevalier 82
reproche à Ricardo de faire abstraction de la morale.
Mais Ricardo laisse l'économie parler son propre lan­
gage. Si celui-ci n'est pas moral, Ricardo n'y peut
rien. Michel Chevalier fait abstraction de l'économie
dans la mesure où il moralise, mais il fait nécessaire­
ment et réellement abstraction de la morale dans la
mesure où il fait de l'économie politique. La relation
de l'économie à la morale, si elle n'est pas arbitraire,
contingente, et donc sans fondement et sans caractère
scientifique, si on n'en fait pas état seulement pour
paraître, mais -iu'on la considère comme essentielle,
ne peut être que la relation des lois économiques à la
morale : si tel n'est pas le cas ou si c'est le contraire,
en quoi Ricardo est-il responsable ? D'ailleurs l'oppo­
sition entre l'économie et la morale n'est qu'une appa­
rence et, s'il y a une opposition, ce n'en est pas une.
L'économie politique ne fait qu'exprimer à sa manière
les lois morales.
L'extinction de besoins comme principe de l'éco­
nomie se montre de la manière la plus éclatante dans
sa théorie de la population. Il y a trop d'hommes.
Même l'existence des hommes est un pur luxe et si
l'ouvrier est « moral » (Mill propose que l'on félicite
publiquement ceux qui se montrent abstinents au
point de vue sexuel, et que l'on blâme publiquement
ceux qui pèchent contre cette stérilité du mariage 83 •••

N'est-ce pas moral, n'est-ce pas la doctrine de l'ascé­


tisme ?), il sera économe dans la procréation. La pro­
duction de l'homme apparaît comme une calamité
publique.
Le sens que la production a pour les riches apparaît
ouvertement dans le sens qu'elle a pour les pauvres.
1 92 MANUSCRITS DE 1844
Sa signification pour ceux d'en haut s'exprime tou­
jours d'une manière subtile, déguisée, ambiguë : c'est
l'apparence. Pour ceux d'en bas, elle s'exprime d'une
manière grossière, directe, sincère : c'est l'essence. Les
besoins élémentaires de l'ouvrier sont une source bien
plus grande de profit que les besoins raffinés du riche.
Les sous-sols de Londres rapportent à leurs proprié­
taires bien plus que les palais ; ils constituent donc
pour ces derniers une richesse plus grande ou, pour
employer le langage des économistes, une plus grande
richesse sociale.
Et tout comme l'industrie spécule sur le raffinement
des besoins, elle spécule sur leur grossièreté, mais sur
leur grossièreté provoquée artificiellement. La véri­
table joie que procurent ce' _ .!soins grossiers réside
donc dans l'étourdissement : satisfaction illusoire des
besoins, l'étourdissement représente la civilisation à
l'intérieur de la barbarie sauvage des besoins. C'est
pourquoi les estaminets anglais constituent une illus­
tration symbolique de la propriété privée. Leur luxe
montre le véritable rapport entre l'homme et le luxe et
la richesse de l'industrie. Aussi sont-ils à juste titre les
seules réjouissances dominicales du peuple qui soient
traitées avec quelque douceur par la police anglaise.
1 XVIII 1 Nous avons donc vu ·comment l'écono­
miste pose de façon diverse l'unité du capital et du
travail. 1) Le capital est du travail accumulé. 2) La
détermination du capital à l'intérieur de la production,
soit la reproduction du capital avec profit, soit le
capital comme matière première (matière du travail),
soit comme instrument travaillant lui-même (la
machine est le capital posé immédiatement comme
identique avec le travail), est le travail prodµctif.
3) L'ouvrier est un capital. 4) Le salaire fait partie des
frais du capital. 5) En ce qui concerne l'ouvrier, le
travail est la reproduction de son capital vital. 6) En ce
qui concerne le capitaliste, il est un facteur d'activité
de son capital.
Enfin, 7) l'économie suppose l'unité primitive de
l'un et de l'autre, comme l'unité du capitaliste et de
TROISIÈME MANUSCRIT 1 93

l'ouvrier. C'est l'état primitif paradisiaque. Comme


ces deux aspects qu'incarnent deux personnes 1 XIX 1
se sautent à la gorge l'un de l'autre, cela est pour
l'économiste un événement contingent et par suite qui
ne peut s'expliquer que de l'extérieur (voir Mill) .
Les nations qui sont encore aveuglées par l'éclat
sensible des métaux précieux et qui sont donc encore
des fétichistes de l'argent en métal ne sont pas encore
les nations d'argent achevées. Opposition entre la
France et l'Angleterre. À propos du fétichisme par
exemple, on voit combien la solution des énigmes
théoriques est une tâche de la praxis et s'effectue par
son entremise et combien la praxis vraie est la condi­
tion d'une théorie réelle et positive. La conscience
sensible du fétichiste est différente de celle du Grec,
parce que son existence sensible est aussi différente.
L'hostilité abstraite entre sensibilité et esprit est néces­
saire tant que le sens de l'homme pour la nature, le
sens humain de la nature, donc aussi le sens naturel
de l'homme n'est pas encore produit par le travail
propre de l'homme.
L'égalité n'est rien d'autre que le moi • moi alle­
mand, traduit en français 84, c'est-à-dire le moi sous la
forme politique. L'égalité comme fondement du com­
munisme en est la justification politique. La même
chose se produit lorsque l'Allemand fonde son com­
munisme en affirmant sa conception de l'homme
comme conscience de soi universelle. Il va de soi que
l'abolition de l'aliénation part toujours de la forme de
l'aliénation qui est la puissance dominante, en Alle­
magne la conscience de soi, en France l'égalité, du fait
même de la politique, en Angleterre le besoin réel
matériel et pratique qui ne se mesure qu'à l'aune de
lui-même. C'est de là qu'il faut partir pour critiquer et
apprécier Proudhon.
Le communisme en tant que négation de la néga­
tion est une appropriation de l'essence humaine
médiatisée par la négation de la propriété privée. C'est
pourquoi, nous le considérons comme une positivité
non encore vraie puisqu'elle ne part pas d'elle-même
1 94 MANUSCRITS DE 1844
mais de la propriété privée. [N'utilisons] a pas
l'ancienne manière allemande - celle de la Phénomé­
nologie de l'esprit - [et ne croyons pas que l'idée de la]
suppression [de la propriété privée fait de celle-ci] un
moment aboli parce que dépassé. On pourrait se
contenter de l'avoir supprimé dans la conscience. Or
[l'aliénation] de l'essence ne [peut être supprimée]
que par [une action] réelle. L'idée de la propriété
privée [peut être supprimée par la pensée] . Mais [la
propriété privée demeure] et avec elle demeure l'alié­
nation réelle de la vie humaine - aliénation d'autant
plus grande que l'on en est plus conscient. [La sup­
pression de l'aliénation réelle] ne peut être accomplie
que par le communisme mis en pratique. Pour sup­
primer l'idée de la propriété privée, l'idée même de
communisme suffit entièrement. Pour abolir la pro­
priété privée réelle, il faut une action communiste
réelle. L'histoire la fournira. Nous savons déjà en
pensée que ce mouvement porte en lui-même son
propre dépassement ; mais dans la réalité, il devra
passer par un processus très dur et très long. Néan­
moins, nous devons considérer comme un réel progrès
le fait que, de prime abord, nous ayons acquis une
conscience non seulement du but du mouvement his­
torique mais aussi de sa limitation et de ce qui le
dépasse.
Lorsque les ouvriers communistes se réunissent,
c'est d'abord en vue de se saisir de la doctrine, de la
propagande, etc. Mais en même temps, ils acquièrent
par là un besoin nouveau, le besoin de la société, et ce
qui semble être le moyen est devenu le but. On peut
observer les plus brillants résultats de ce mouvement
pratique, lorsqu'on voit réunis des ouvriers socialistes
français. Fumer, boire, manger, etc., ne sont plus là
comme des moyens de se réunir, comme des moyens
de s'unir. La société leur suffit ; les réunions et les
divertissements ne visent qu'à créer cette société.

a. A cet endroit, le manuscrit est très endommagé. Les passages


entre tirets [...] ont été ajoutés par le traducteur.
TROISIÈME MANUSCRIT 195

Chez eux, l a fraternité humaine n'est pas une phrase


mais une vérité, et la noblesse de l'humanité brille sur
ces figures endurcies par le travail.
1 XX 1 Si l'économie politique affirme que la
demande et l'offre se couvrent toujours l'une l'autre,
elle oublie aussitôt que, d'après ses propres affirma­
tions, l'offre en hommes (théorie de la population)
dépasse toujours la demande, que le résultat essentiel
de toute la production - l'existence de l'homme -
fait donc apparaître de la façon la plus nette la dispro­
portion entre la demande et l'offre.
À quel point l'argent, qui à l'origine n'est qu'un
moyen, est devenu la vraie puissance et le but unique
- à quel point, en général, le moyen qui fait de moi
un être, qui fait mien l'être objectif, étranger, devient
un but en soi.. . on peut le voir à la façon dont la
propriété foncière, là où la terre est la source de vie,
de même que le cheval et l'épée, là où ils sont les vrais
moyens de subsistance, sont aussi reconnus comme
les vraies puissances politiques dominantes de la vie.
Au Moyen Âge, une classe est émancipée dès qu'elle a
le droit de porter l'épée. Dans les populations
nomades, c'est le cheval qui fait de moi un homme
libre, un membre de la communauté.
Nous avons dit précédemment que l'homme
retourne aux cavernes, etc., mais qu'il les retrouve
étrangères à lui, hostiles. Le sauvage dans sa
caverne - cet élément de la nature qui s'offre immé­
diatement à lui pour qu'il en jouisse et qu'il y trouve
abri - ne s'y sent nullement étranger, il s'y sent aussi
à l'aise que le poisson dans l'eau. Mais le sous-sol où
loge le pauvre est quelque chose d'hostile ; c'est une
maison hantée par * une puissance étrangère qui ne se
donne à lui que s'il lui donne sa sueur et son sang •,
qu'il ne peut considérer comme son propre foyer où il
pourrait enfin dire : ici, je suis chez moi. Il se trouve
plutôt dans la maison d'un autre, dans la maison d'un
étranger qui, chaque jour, le guette pour le jeter à la
porte s'il ne paie pas le loyer. De même au point de
vue de la qualité, il sait que son logement est le
1 96 MANUSCRITS DE 1844
contraire du logement vraiment humain qui est, lui,
situé dans l'au-delà, au ciel de la richesse.
L'aliénation transparaît tout autant à travers le fait
que mes moyens de subsistance appartiennent à un
autre, que ce qui est mon désir est la possession inac­
cessible d'un autre, qu'à travers le fait que toute chose
est elle-même autre qu'elle-même, que mon activité
est autre chose, qu'enfin - et ceci est vrai aussi pour
le capitalisme - c'est somme toute la puissance inhu­
maine qui règne.
Définition de la richesse inactive, dissipatrice,
adonnée seulement à la jouissance : d'une part, celui
qui en jouit se conduit, cettes, comme un individu
seulement éphémère, abandonné à la frénésie, consi­
dérant également le travail d'esclave d'autrui, la sueur
et le sang des hommes, comme la proie de son désir ;
c'est pourquoi il ne voit dans l'homme, et donc dans
lui-même, qu'un être sacrifié, réduit au néant. Son
mépris des hommes se manifeste sous la forme d'une
frénésie, du gaspillage de ce qui pourrait faire vivre
cent hommes, ou bien sous la forme de l'illusion
inî ame que sa prodigalité effrénée et sa consommation
démesurée et improductive est la condition dont
dépend le travail et la subsistance des autres. La réa­
lisation des forces essentielles de l'homme, il ne la
connaît que comme la réalisation de son néant, de son
caprice, de ses lubies arbitraires et bizarres. Mais
d'autre pan, cette richesse-là perçoit la richesse
comme un simple moyen, comme une chose qui ne
mérite que d'être détruite. Elle est donc à la fois
maître et esclave, à la fois généreuse et abjecte, capri­
cieuse, infatuée, vaniteuse et raffinée, cultivée, intelli­
gente. Cette richesse n'a pas encore fait l'expérience
de la richesse comme d'une puissance totalement
étrangère qui la domine ; elle voit plutôt en elle sa
propre puissance ; ce n'est pas la richesse, mais la
jouissance qui est la fin dernière. 1 XXI 1 À cette
conception illusoire, brillante et comme aveuglée par
l'apparence sensible, l'essence de la richesse, s'oppose
l'industriel travailleur, sobre, prosaïque, qui connaît
TROISIÈME MANUSCRIT 1 97

l'économie et a des idées éclairées sur l'essence de la


richesse. Il procure à l'appétit du gaspilleur un champ
de jouissance plus vaste, et il le courtise avec ses pro­
duits qu'il lui offre et qui flattent bassement ses appé­
tits. Mais en même temps, il connaît la manière -
d'ailleurs la seule utile - de s'approprier la puissance
qui cesse désormais d'appartenir au jouisseur gas­
pilleur. La richesse industrielle apparaît d'abord
comme le résultat de la richesse dissipatrice, fantai­
siste, mais au cours de son évolution, elle finit par
l'écarter activement, en vertu d'un mouvement qui lui
est propre. La baisse du taux de l'intérêt est, en effet,
une conséquence et un résultat nécessaire du mouve­
ment industriel. Les moyens du rentier dépensier
diminuent chaque jour, exactement en raison inverse
de l'augmentation des moyens de jouissance et de
leurs pièges. Il doit donc ou bien dépenser lui-même
son capital, donc se ruiner, ou bien se transformer
lui-même en capitaliste industriel.. . D'autre part, le
mouvement industriel favorise la hausse continue de
la rente foncière, mais - nous l'avons vu - il vient
nécessairement un moment où la propriété foncière
doit tomber comme toute autre propriété dans la caté­
gorie du capital qui se reproduit avec profit. Et c'est
ce même mouvement industriel qui doit aboutir à ce
résultat. Donc, le propriétaire foncier dissipateur doit,
lui aussi, ou bien dépenser son capital et se
condamner à la ruine... ou bien devenir lui-même le
fermier de sa propre terre - un industriel pratiquant·

l'agriculture.
La diminution de l'intérêt de l'argent - que
Proudhon considère comme la suppression du capital
et comme la tendance à la socialisation du capital -
est donc plutôt un symptôme direct de la victoire
complète du capital actif sur la richesse oisive. Elle
signifie la transformation de toute propriété privée en
capital industriel, la victoire complète de la propriété
privée sur toutes ses qualités apparemment humaines
et l'assujettissement total du propriétaire privé à
l'essence de la propriété privée : le travail.
198 MANUSCRITS DE 1844
Certes, le capitaliste industriel est lui aussi un jouis­
seur. Il ne retourne nullement à une frugalité contre
nature, mais sa jouissance n'est qu'une chose secon­
daire, un délassement subordonné à la production. En
même temps, il s'agit d'une jouissance calculée, donc
conforme à l'économie politique. L'ayant ajoutée aux
frais du capital, il fait de sorte que le coût de ses
dépenses soit compensé avec profit par la reproduc­
tion du capital. La jouissance est donc subordonnée
au capital et, contrairement à ce qui se faisait aupara­
vant, le jouisseur est désormais subordonné à celui qui
accumule du capital. La diminution de l'intérêt n'est
donc un symptôme de l'abolition du capital que dans
la mesure où elle est un symptôme de sa domination
en voie d'achèvement, donc de l'aliénation qui, en
devenant totale, se hâte vers sa suppression. C'est en
somme l'unique manière par laquelle l'ordre existant
confirme son contraire.
La querelle des économistes à propos du luxe et de
l'épargne s5 n'est par conséquent que la querelle entre
l'économie politique qui a acquis une claire conscience
de l'essence de la richesse et celle qui est encore enta­
chée de souvenirs romantiques, anti-industriels. Mais
aucune des deux parties ne sait ramener l'objet de la
querelle à son expression simple. En conséquence,
elles n'arrivent pas à venir à bout l'une de l'autre.
1 XXXIV 1 La rente foncière fut en outre renversée
en tant que rente foncière - car à l'opposé de l'argu­
ment des physiocrates qui faisaient du propriétaire
foncier le seul vrai producteur, l'économie politique
moderne a démontré au contraire qu'il était en tant
que propriétaire foncier le seul rentier totalement
improductif. L'agriculture serait l'affaire du capitaliste
qui donnerait cet emploi à son capital s'il avait à en
attendre le profit habituel. Le principe posé par les
physiocrates - que la propriété foncière étant la seule
propriété productrice devrait seule payer l'impôt
d'État, devrait aussi seule décider de cet impôt et
prendre part à la gestion de l'État - se change donc
en définition inverse : l'impôt sur la rente foncière est
TROISIÈME MANUSCRIT 199

le seul impôt sur un revenu improductif et, par suite,


le seul qui ne soit pas nuisible à la production natio­
nale. Il est évident que, selon cette conception, le pri­
vilège politique des propriétaires fonciers ne résulte
plus du fait qu'ils portent le poids principal de
l'impôt.
Tout ce que Proudhon considère comme mouve­
ment du travail contre le capital n'est que le mouve­
ment du travail en tant que capital, capital industriel,
contre le capital qui ne se consomme pas en tant que
capital, c'est-à-dire d'une façon industrielle. Ce mou­
vement suit sa voie victorieuse, la voie de la victoire
du capital industriel. Ce n'est donc qu'en considérant
le travail comme l'essence de la propriété privée que
l'on parvient à saisir le mouvement économique en
tant que tel dans sa véritable nature.

lA DMSION DU TRAVAIL

La société, telle qu'elle apparaît à l'économiste, est


la société bourgeoise où chaque individu est un
ensemble de besoins et où tous les individus n'existent
les uns pour les autres 1 XXXV 1 que dans la mesure où
ils deviennent chacun un moyen pour les autres.
L'économiste - tout comme la politique dans ses
droits de l'homme - réduit tout à l'homme, c'est­
à-dire à l'individu qu'il dépouille de toute détermina­
tion pour le fixer comme capitaliste ou bien comme
ouvrier.
La division du travail est l'expression économique
du caractère social du travail à l'intérieur de l'aliéna­
tion. Or, le travail n'est qu'une expression de l'activité
humaine à l'intérieur de l'aliénation, une manifesta­
tion vitale transformée en aliénation de la vie. Il en
résulte que la division du travail n'est elle-même pas
autre chose que le fait de poser, d'une manière étran-
200 MANUSCRITS DE 1844
gère et aliénée, l'activité humaine comme une activité
générique réelle ou comme l'activité de l'homme en
tant qu'être générique.
La division du travail devait naturellement être
conçue comme un facteur essentiel de la production
de la richesse dès l'instant où le travail était reconnu
comme l'essence de la propriété privée. En revanche,
les avis des économistes sur l'essence du travail -
cette forme étrangère et aliénée de l'activité humaine
en tant qu'activité générique - sont très obscurs et
contradictoires.
Adam Smith : « Cette division du travail ne doit pas
être regardée dans son origine comme l'effet d'une
sagesse humaine. Elle est la conséquence nécessaire,
lente et graduelle, de ce penchant à trafiquer, à faire
des trocs et des échanges d'une chose pour une autre.
Ce penchant au commerce est probablement une
conséquence nécessaire de l'usage du raisonnement et
de la parole. Il est commun à tous les hommes, et on
ne l'aperçoit dans aucune autre espèce d'animaux
[ . . . ] . Dans presque toutes les autres espèces d'ani­
maux, chaque individu, quand il est parvenu à sa
pleine croissance, est tout à fait indépendant. . . Mais
l'homme a presque continuellement besoin du secours
de ses semblables, et c'est en vain qu'il l'attendrait de
leur seule bienveillance. Il sera bien plus sûr de son
fait en s'adressant à leur intérêt personnel et en les
persuadant qu'il y va de leur propre avantage de faire
ce qu'il souhaite d'eux. Nous ne nous adressons pas à
leur humanité, mais à leur égoïsme ; et ce n'est jamais
de nos besoins que nous leur parlons, c'est toujours de
leur avantage. Comme c'est ainsi par traité, par troc et
par achat, que nous obtenons des autres la plupan de
ces bons offices qui nous sont mutuellement néces­
saires, c'est cette même disposition à trafiquer qui a,
dans l'origine, donné lieu à la division du travail. Par
exemple, dans une tribu de chasseurs ou de bergers,
un particulier fait des arcs et des flèches avec plus de
célérité et d'adresse qu'un autre. Il troque souvent
avec ses compagnons ces sortes d'ouvrages contre du
TROISIÈME MANUSCRIT 20 1

bétail ou du gibier, et il s'aperçoit bientôt que par ce


moyen il peut se procurer plus de bétail et de gibier
que s'il se mettait lui-même en campagne pour en
avoir. Par calcul d'intérêt donc, il fait sa principale
affaire de fabriquer des arcs et des flèches. La diffé­
rence des talents naturels entre les individus n'est pas
tant la cause que l'effet de la division du travail [...] .
Sans la disposition des hommes à trafiquer et à
échanger, chacun aurait été obligé de se procurer à
soi-même toutes les nécessités et commodités de la
vie. Chacun aurait eu la même tâche à remplir et le
même ouvrage à faire, et cette grande différence
d'occupations, qui seule peut donner naissance à une
grande différence de talents, n'aurait pas eu lieu.
Comme c'est ce penchant à troquer qui donne lieu à
cette diversité de talents, si remarquable entre
hommes de différentes professions, c'est aussi ce
même penchant qui rend cette diversité utile. Beau­
coup de races d'animaux, qu'on reconnaît pour être
de la même espèce, ont reçu de la nature des signes
distinctifs, quant à leurs dispositions, beaucoup plus
remarquables que ceux qu'on pourrait observer entre
les hommes, antérieurement à l'effet des habitudes et
de l'éducation. Par nature, un philosophe n'est pas de
moitié aussi différent d'un portefaix, en talent et en
intelligence, qu'un mâtin l'est d'un lévrier, un lévrier
d'un épagneul, et celui-ci d'un chien de berger. Tou­
tefois, ces différentes races d'animaux, quoique de
même espèce, ne sont presque d'aucune utilité les
unes pour les autres. Le mâtin ne peut pas ajouter aux
avantages 1 XXXVI 1 de sa force en s'aidant de la légè­
reté du lévrier [. . .] . Les effets de ces différents talents
ou degrés d'intelligence, faute d'une faculté ou d'un
penchant au commerce ou à l'échange, ne peuvent
être mis en commun, et ne peuvent le moins du
monde contribuer à l'avantage ou à la commodité
commune de l'espèce. Chaque animal est toujours
obligé de s'entretenir et de se défendre lui-même à
part et indépendamment des autres, et il ne peut
retirer la moindre utilité de cette variété de talents que
202 MANUSCRITS DE 1844
la nature a répartis entre ses pareils. Parmi les
hommes, au contraire, les talents les plus disparates
sont utiles les uns aux autres, parce que les différents
produits de chacune de leurs diverses sortes d'indus­
trie respective, au moyen de ce penchant universel à
troquer et à commencer, se trouvent mis, pour ainsi
dire, en une masse commune où chaque homme peut
aller acheter, suivant ses besoins, une portion quel­
conque du produit de l'industrie des autres. Puisque
c'est la faculté d'échanger qui donne lieu à la division
du travail, l'accroissement de cette division doit par
conséquent toujours être limité par l'étendue de la
faculté d'échanger ou, en d'autres termes, par
l'étendue du marché. Si le marché est très petit, per­
sonne ne sera encouragé à s'adonner entièrement à
une seule occupation, faute de pouvoir trouver à
échanger tout ce surplus du produit de son travail qui
excédera sa propre consommation, contre un pareil
surplus du produit du travail d'autrui qu'il voudrait se
procurer. . » (Smith, tome 1, pages 34-37) . Dans l'état
.

avancé : « Ainsi chaque homme subsiste d'échanges ou


devient une espèce de marchand, et la société elle­
même est proprement une société commerçante. »
(Voir Destutt de Tracy : « La société est [...] une série
continuelle d'échanges, le commerce est toute la
société 86• ») « L'accumulation des capitaux augmente
avec la division du travail et réciproquement. » (Ibid.,
page 46).
Voilà pour Adam Smith.
« Si chaque famille produisait la totalité des objets
de sa consommation, la société pourrait marcher ainsi,
quoiqu'il ne s'y fit aucune espèce d'échanges ; je sais
que, sans être fondamentaux, ils sont indispensables
dans l'état avancé de nos sociétés. On peut dire que la
séparation des travaux est un habile emploi des forces
de l'homme, qu'elle accroît en conséquence les pro­
duits de la société, c'est-à-dire sa puissance et ses
jouissances, mais qu'elle ôte quelque chose à la capa­
cité de chaque homme pris individuellement. La pro­
duction ne peut avoir lieu sans échange. »
TROISIÈME MANUSCRIT 203
Ce sont les mots de J.-B. Say 87.
« Les forces inhérentes à l'homme sont : son intelli­
gence et son aptitude physique au travail. Celles qui
dérivent de l'état de société consistent : dans la faculté
de diviser et de répartir parmi les hommes les divers
travaux [...) et dans la faculté d'échanger les services
mutuels et les produits qui constituent ces moyens [. . .] .
Les motifs pour lesquels il consent à vouer ses services à
autrui [...] sont l'égoïsme - l'homme exige une récom­
pense pour les services rendus à autrui. L'existence du
droit de propriété exclusive est donc indispensable pour
que l'échange puisse s'établir parmi les hommes.
Influence réciproque de la division d'industrie sur
l'échange et de l'échange sur cette division. »
C'est ce que dit Skarbek 88 (Théorie des richesses
sociales, Paris, 1 829).
Mill présente l'échange développé, le commerce,
comme une conséquence de la division du travail.
« L'action de l'homme peut être ramenée à de très
simples éléments. Il ne peut, en effet, rien faire de plus
que de produire du mouvement ; il peut mouvoir les
choses pour les approcher 1 XXXVII 1 ou les éloigner
les unes des autres ; les propriétés de la matière font
tout le reste. Dans l'emploi du travail et des machines,
on trouve souvent que les effets peuvent être aug­
mentés en séparant toutes les opérations qui ont une
tendance à se contrarier, et en réunissant toutes celles
qui peuvent, de quelque manière que ce soit, se faci­
liter les unes les autres. Comme en général les
hommes ne peuvent exécuter beaucoup d'opérations
différentes avec la même vitesse et la même dextérité
qu'ils parviennent, par l'habitude, à en exécuter un
petit nombre, il est toujours avantageux de limiter
autant que possible le nombre d'opérations confiées à
chaque individu. Pour diviser le travail et distribuer les
forces des hommes et des machines de la manière la
plus avantageuse, il est nécessaire, dans une foule de
cas, d'opérer sur une grande échelle, ou, en d'autres
termes, de produire les richesses par grandes masses.
C'est cet avantage qui donne naissance aux grandes
204 MANUSCRITS DE 1844
manufactures. Un petit nombre de ces manufactures
placées dans les positions les plus convenables appro­
visionnent quelquefois non pas un seul, mais plusieurs
pays, de la quantité qu'on y désire de l'objet qu'elles
·

produisent. •
Voilà ce que dit Mill (Éléments d'économie politique,
Paris, 1 823).
Toutefois, l'économie politique moderne dans son
ensemble s'accorde sur le fait que division du travail et
richesse de la production, division du travail et accu­
mulation d'un capital se conditionnent réciproque­
ment, ainsi que sur le fait que seule la propriété privée
affranchie, laissée à elle-même, est à même de pro­
duire la division du travail la plus utile et la plus
étendue.
On peut résumer ainsi le développement d'Adam
Smith : la division du travail confère au travail une
capacité infinie de production. Elle est fondée sur la
disposition à l'échange et au trafic, disposition spéci­
fiquement humaine qui n'est vraisemblablement pas
fortuite_. mais conditionnée par l'usage de la raison et
du langage. Le mobile de celui qui pratique l'échange
n'est pas l'humanité, mais l'égoïsme s9 • La diversité
des talents humains est l'effet plutôt que la cause de la
division du travail, c'est-à-dire l'échange. C'est aussi
ce dernier seulement qui rend utile cette diversité. Les
qualités particulières des diverses races d'une espèce
animale sont par nature plus fortement marquées que
la diversité des dons et de l'activité humaine. Mais
comme les animaux ne peuvent pas échanger, la pro­
priété différente d'un animal de la même espèce mais
de race différente ne sert à aucun autre animal. Les
animaux ne peuvent pas additionner les qualités diffé­
rentes de leur espèce. Ils ne peuvent en rien contri­
buer à l'avantage ou à la commodité communes de
leur espèce. Il en va différemment pour l'homme chez
qui les talents et les modes d'activité les plus dispa­
rates sont utiles les uns aux autres parce qu'ils peuvent
rassembler leurs divers produits en une masse com­
mune où chacun peut acheter. De même que la divi-
TROISIÈME MANUSCRIT 205

sion du travail naît de la disposition à l'échange, du


marché, elle s'accroît, elle est limitée du fait de
l'étendue de l'échange et du marché. Dans l'état
avancé, chaque homme est commerçant, la société est
une société de commerce. Say considère l'échange
comme fortuit et non fondamental. La société pourrait
subsister sans lui. Il devient indispensable dans l'état
avancé de la société. Cependant, la production ne peut
avoir lieu sans lui. La division du travail est un moyen
commode et utile, une habile utilisation des forces
humaines pour la richesse sociale, mais elle diminue la
capacité de chaque homme pris individuellement. Cette
dernière remarque de Say est un progrès.
Skarbek distingue les forces individuelles inhérentes
à l'homme, l'intelligence et la disposition physique au
travail, des forces dérivées de la société, l'échange et
l'emploi qui se conditionnent réciproquement. Mais la
condition nécessaire de l'échange est la propriété
privée. Skarbek exprime ici, sous une forme objective,
ce que Smith, Say, Ricardo, etc., disent lorsqu'ils font
de l'égoïsme, de l'intérêt privé, le fondement de
l'échange, ou du trafic la forme essentielle et adéquate
de l'échange.
Mill présente le commerce comme la conséquence
de la division du travail. L'activité humaine se réduit
pour lui à un mouvement mécanique. La division du
travail et l'utilisation des machines font progresser la
richesse de la production. On doit confier à chaque
homme un cercle aussi réduit que possible d'opéra­
tions. De leur côté, la division du travail et l'utilisation
des machines conditionnent la production de la
richesse en masse, donc du produit. C'est le fonde­
ment des grandes manufactures 90•
1 XXX.Vlll 1 L'examen de la division du travail et de
l'échange est du plus haut intérêt, parce qu'ils sont
l'expression visiblement aliénée de l'activité et de la
force essentielle de l'homme en tant qu'activité et
force essentielle génériques.
Dire que la division du travail et l'échange reposent
sur la propriété privée n'est pas autre chose
206 MANUSCRITS DE 1 844
qu'affirmer que le travail est l'essence de la propriété
privée, affirmation que l'économiste ne peut pas
prouver et que nous allons prouver pour lui. Dans le
fait précisément que division du travail et échange
sont des formes de la propriété privée réside la double
preuve que, d'une part, la vie humaine avait besoin de
la propriété privée pour se réaliser, et que, d'autre
part, elle a maintenant besoin de l'abolition de la pro­
priété privée.
Division du travail et échange sont les deux phéno­
mènes sur lesquels s'appuie l'économiste pour démon­
trer le caractère social de sa science. Mais lorsqu'il
affirme en même temps que la société se fonde sur
l'intérêt privé asocial, il exprime, inconsciemment,
d'une seule haleine la contradiction de sa science.
Les aspects que nous avons à examiner sont les sui­
vants : d'une part, la disposition à l'échange - dont le
motif est trouvé dans l'égoïsme - est considérée
comme la cause ou l'effet en retour de la division du
travail. Say estime que l'échange n'est pas fonda­
mental et essentiel à la société. La richesse, la produc­
tion est expliquée par la division du travail et
l'échange. On admet que la division du travail pro­
voque l'appauvrissement et la dégradation de l'activité
individuelle. L'échange et la division du travail sont
reconnus comme les producteurs de la grande diver­
sité des talents humains, diversité qui retrouve son
utilité grâce à l'échange. Skarbek divise les formes de
production ou les forces essentielles productives de
l'homme en deux parties : 1) les forces individuelles
qui lui sont inhérentes, c'est-à-dire son intelligence et
sa disposition ou aptitude particulière au travail ;
2) celles qui sont dérivées de la société - non de
l'individu réel - c'est-à-dire la division du travail et
l'échange. En outre, la division du travail est limitée
par le marché. Le travail humain est un simple mou­
vement mécanique. L'essentiel est fait par les pro­
priétés matérielles des objets. Il faut attribuer à un
individu le moins d'opérations possible 91• Morcelle­
ment du travail et concentration du capital ; insigni-
TROISIÈME MANUSCRIT 207

fiance de la production individuelle et production de


la richesse en masse. Comprendre le rôle de la pro­
priété privée libre dans la division du travail.

L'ARGENT

1 XLI 1 Si les sensations, les passions, etc., de


l'homme ne sont pas seulement des déterminations
anthropologiques au sens propre, mais sont vraiment
des affirmations ontologiques essentielles (naturelles)
- et si elles ne s'affirment réellement que par le fait
que leur objet est sensible pour elles, il est évident
1) que le mode de leur affirmation n'est absolument
pas un seul et même mode, mais qu'au contraire, la
façon distincte dont elles s'affirment constitue le
caractère propre de leur existence, de leur vie ; la
façon dont l'objet existe pour elles constitue le carac­
tère propre de chaque jouissance spécifique ; 2) là où
l'affirmation sensible est suppression directe de l'objet
sous sa forme indépendante (manger, boire, façon­
nage de l'objet, etc.), c'est l'affirmation de l'objet ;
3) dans la mesure où l'homme est humain, où donc sa
sensation, etc., aussi est humaine, l'affirmation de
l'objet par un autre est également sa propre jouis­
sance ; 4) ce n'est que par l'industrie développée,
c'est-à-dire par la médiation de la propriété privée,
que l'essence ontologique de la passion humaine
atteint et sa totalité et son humanité ; la science de
l'homme est donc elle-même un produit de la mani­
festation pratique de soi par l'homme ; 5) le sens de la
propriété privée - détachée de son aliénation - est
l'existence des objets essentiels pour l'homme tant
comme objets de jouissance que comme objets d'acti­
vité.
L'argent, du fait qu'il possède la qualité de tout
acheter et de s'approprier tous les objets, est l'objet
208 MANUSCRITS DE 1844
dont la possession est la plus éminente de toutes.
L'universalité de sa qualité est la toute-puissance de
son essence. Il passe donc pour tout-puissant . . .
L'argent est l'entremetteur entre le besoin et l'objet,
entre la vie et le moyen de subsistance de l'homme.
Mais ce qui sert de médiateur à ma vie sert aussi de
médiateur à l'existence des autres hommes pour moi.
Pour moi, l'argent c'est l'autre homme.
« Que diantre ! il est clair que tes mains et tes
[pieds
Et ta tête et ton derrière sont à toi ;
Mais tout ce dont je jouis allègrement
M'en appartient-il moins ?
Si je puis me payer six étalons,
Leurs forces ne sont-elles pas miennes ?
Je mène bon train et suis un gros monsieur,
Tout comme si j'avais vingt-quatre pattes. •
Goethe, Faust (Méphistophélès) 92
Shakespeare dans Timon d'Athènes :
« De l'or ! De l'or jaune, étincelant, précieux ! Non,
dieux du ciel, je ne suis pas un soupirant frivole. Ce
peu d'or suffirait à rendre blanc le noir, beau le laid,
juste l'injuste, jeune le vieux, noble l'infâme. Cet or
écartera de vos autels vos prêtres et vos serviteurs ; il
arrachera l'oreiller de dessous la tête des mourants ;
cet esclave jaune garantira et rompra les serments,
bénira les maudits, fera adorer la lèpre livide, donnera
aux voleurs place, titre, hommage et louange sur le
banc des sénateurs ; c'est lui qui pousse à se remarier
la veuve éplorée. Celle qui ferait lever la gorge à un
hôpital de plaies hideuses, l'or l'embaume, la par­
fume, en fait de nouveau un jour d'avril. Allons, métal
maudit, putain commune à toute l'humanité, toi qui
mets la discorde parmi la foule des nations [...] 93• •
Et plus loin :
« Ô toi, doux régicide, cher agent de divorce entre le
fils et le père, brillant profanateur du lit le plus pur
d'Hymen, vaillant Mars, séducteur toujours jeune,
frais, délicat et aimé, toi dont la splendeur fait fondre
TROISIÈME MANUSCRIT 209

la neige sacrée qui couvre le giron de Diane, toi, dieu


visible qui soudes ensemble les incompatibles et les
fais se baiser, toi qui parles par toutes les bouches
1 XLII 1 et dans tous les sens, pierre de touche des
cœurs, traite en rebelle l'humanité, ton esclave, et par
ta vertu jette-la en des querelles qui la détruisent, afin
que les bêtes aient l'empire du monde 94• *
Shakespeare décrit parfaitement l'essence de
l'argent. Pour le comprendre, commençons d'abord
par expliquer le passage de Goethe.
Ce que je peux m'approprier grâce à l'argent, ce que
je peux payer, c'est-à-dire ce que l'argent peut acheter,
je le suis moi-même, moi le possesseur de l'argent. Ma
force est tout aussi grande qu'est la
force de l'argent. Les qualités de l'argent sont mes
qualités et mes forces essentielles en tant que possesseur
de l'argent. Ce que je suis et ce que je puis
n'est donc nullement déterminé par mon individualité.
Je suis laid, mais je peux m'acheter la plus belle femme.
Donc je ne suis pas laid, car l'effet de la laideur, sa force
repoussante, est annulé par l'argent. De par mon indi­
vidualité, je suis perclus, mais l'argent me procure
vingt-quatre jambes ; je ne suis donc pas perclus. Je suis
méchant, malhonnête, sans conscience, sans esprit,
mais l'argent est vénéré, donc aussi son possesseur.
L'argent est le bien suprême, donc son possesseur est
bon ; l'argent m'évite en outre d'être malhonnête et l'on
me présume honnête. Je n'ai pas d'esprit, mais l'argent
est l'esprit réel de toute chose ; comment son possesseur
pourrait-il ne pas avoir d'esprit ? De plus, il peut
s'acheter les gens spirituels et celui qui possède la puis­
sance sur les gens d'esprit n'est-il pas plus spirituel que
l'homme d'esprit ? Moi qui par l'argent peut avoir tout
ce que désire un cœur humain, ne suis-je pas en posses­
sion de tous les pouvoirs humains ? Mon argent ne
transforme-t-il pas toutes mes impuissances en leur
contraire ?
Si l'argent est le lien qui me lie à la vie humaine, à
la société, à la nature et à l'homme, l'argent n'est-il
pas le lien de tous les liens ? Ne peut-il pas nouer et
210 MANUSCRITS D E 1 844
dénouer tous les liens ? N'est-il pas non plus de ce fait
le moyen universel de séparation ? Il est la vraie mon­
naie divisionnaire, comme le vrai moyen d'union, la
force chimique universelle de la société.
Shakespeare souligne surtout deux propriétés de
l'argent :
1) Il est la divinité visible, la transformation de
toutes les qualités humaines et naturelles en leur
contraire, la confusion et la perversion universelle des
choses ; il fait fraterniser les impossibilités.
2) Il est la courtisane universelle, l'entremetteur
universel des hommes et des peuples.
La perversion et la confusion de toutes les qualités
humaines et naturelles, la fraternisation des impossi­
bilités - la force divine - de l'argent sont impliquées
dans son essence en tant qu'essence générique aliénée,
aliénante et s'aliénant, des hommes. Il est la puissance
aliénée de l'humanité.
Ce que je ne puis en tant qu'homme, donc ce que
ne peuvent toutes mes forces essentielles d'individu, je
le puis grâce à l'argent. L'argent fait donc de chacune
de ces forces essentielles ce qu'elle n'est pas en soi ;
c'est-à-dire qu'il en fait son contraire.
Si j'ai envie d'un mets ou si je veux utiliser la dili­
gence parce que je ne suis pas assez fort pour faire le
trajet à pied, l'argent me procure le mets et la dili­
gence, c'est-à-dîre qu'il transforme mes désirs en fai­
sant passer leurs objets de la sphère de l'imagination,
de la représentation, de la pensée et de la volonté, à
l'existence sensible réelle, à la vie, à l'être réel. En tant
que cette médiation, l'argent est la force vraiment
créatrice.
La demande existe bel et bien pour celui qui n'a pas
d'argent, mais sa demande est un pur être de la repré­
sentation qui sur moi, sur un tiers, sur les autres
1 XLlII 1, n'a pas d'effet, n'a pas d'existence, donc reste
pour moi-même irréel, sans objet 95• La différence
entre la demande effective, fondée sur l'argent, et la
demande sans effet, fondée sur mon besoin, ma pas­
sion, mon désir, etc., est la différence entre l'Être et la
TROISIÈME MANUSCRIT 211

Pensée, entre la simple représentation existant en moi


et la représentation telle qu'elle est pour moi en
dehors de moi en tant qu'objet réel.
Si je n'ai pas d'argent pour voyager, je n'ai pas le
besoin de voyager, c'est-à-dire un besoin réel, se tra­
duisant en acte. Si j'ai la vocation d'étudier mais que
je n'ai pas l'argent pour le faire, je n'ai pas de vocation
d'étudier, c'est-à-dire de vocation active véritable. En
revanche, si je n'ai réellement pas de vocation d'étu­
dier, mais si j'en ai la volonté et l'argent, j'ai aussi une
vocation effective. L'argent est le moyen et le pouvoir
universels. Tout en étant extérieurs, sans rapport ni
avec l'homme en tant qu'homme ni avec la société en
tant que société, ils ne permettent pas moins de trans­
former la représentation en réalité et la réalité en
simple représentation. L'argent transforme les forces
essentielles réelles de l'homme et de la nature en
représentations purement abstraites et par suite en
imperfections, en chimères et tourments, d'autre part,
il transforme les imperfections et chimères réelles, les
forces essentielles réellement impuissantes qui n'exis­
tent que dans l'imagination de l'individu, en forces
essentielles réelles et en pouvoir. Déjà, d'après cette
définition, il est donc la perversion générale des indi­
vidualités, lesquelles sont changées en leur contraire et
se voient conférer des qualités qui contredisent leurs
·

qualités propres.
C'est aussi comme force de perversion qu'il se
manifeste lorsqu'il se dresse contre l'individu et contre
les liens sociaux, etc., qui prétendent être des essences
pour soi. Il transforme la fidélité en infidélité, l'amour
en haine, la haine en amour, la vertu en vice, le vice
en vertu, le valet en maître, le maître en valet, l'idiotie
en intelligence, l'intelligence en idiotie.
Traduction active du concept de la valeur dans la
réalité, l'argent confond et échange toutes choses, il
est la confusion et la permutation universelles de
toutes choses : c'est le monde à l'envers, la confusion
et la permutation de toutes les propriétés naturelles et
humaines.
212 MANUSCRITS DE 1 844
Qui peut acheter le courage est courageux, même
s'il est lâche. Comme l'argent ne s'échange pas contre
une qualité déterminée, contre une chose déterminée,
contre des forces essentielles de l'homme, mais contre
tout le monde objectif de l'homme et de la nature, il
échange donc - du point de vue de son possesseur
- toute qualité contre toute autre, ainsi que sa qualité
et son objet contraires ; il est la fraternisation des
impossibilités. Il force les contraires à s'embrasser.
Si tu supposes que l'homme devient humain et que
son rapport au monde devient un rapport humain, tu
ne peux échanger que l'amour contre l'amour, la
confiance contre la confiance, etc. Si tu veux jouir de
l'art, il te faudra être un homme ayant une culture
artistique ; si tu veux exercer de l'influence sur
d'autres hommes, il te faudra être un homme pouvant
agir d'une manière réellement incitative et stimulante
sur les autres hommes. Chacun de tes rapports à
l'homme - et à la nature - devra être une manifes­
tation déterminée, répondant à l'objet de ta volonté,
de ta vie individuelle réelle. Si tu aimes sans susciter
d'amour réciproque, c'est-à-dire si ton amour, en tant
qu'amour, ne suscite pas l'amour réciproque, si par ta
manifestation vitale en tant qu'homme aimant tu ne te
transformes pas en homme aimé, ton amour est
impuissant et c'est un malheur.
NOTES
1. La présente traduction, qui est due à Jacques-Pierre Gougeon,
a été faite sur le texte de la dernière édition allemande des Manus­
crits économico-phi/osophiques (Marx-Enge/s-Gesamtausgabe [Nouvelle
MEGA], t. 1. 2 ; Berlin, Dietz Verlag, 1982). On trouve, à dire vrai,
deux versions des Manuscrits dans l'édition en question, car l'ordre
des diverses parties du texte ne peut pas être déterminé avec une
absolue certitude. C'est l'ordre de la • seconde version • figurant
dans cette édition (cf. t. 1. 2 : p. 323 à 438) qui a été suivi ici-même.
2. Marx fait ici allusion à son article paru, en 1843, dans les
Annales franco-allemandes (cf. n. 6, ci-dessous) : Contribution à la
critique de la philosophie du droit de Hegel. Introduction.
3. On peut considèrer que La Sainte Famille et L'Idéologie alle­
mande constituent, à peu de choses prés, l'aboutissement des
recherches annoncées ici.
4. Wilhelm Weitling (1808-1871). Tailleur de son état, il avait
écrit, en 1838, à Paris (et ce, à la demande de la Ligue des Justes)
le premier ouvrage communiste allemand de quelque importance :
L'Humaniû relle qu'elle est et telle qu'elle devrait être (Die Menschheit
wie sie ist und wie sie sein solhe) ; cette œuvre de Weitling fut réim­
primée in : Sammlung gese/Jschaftswissenschaftlicher Aufsiitze, hrgb.
von E. Fuchs, Munich, G. Heft, 1895 ; rééd. Munich-Vienne­
Zurich, 1949. Influencé par Fourier et Lamennais, Weitling voyait
dans le christianisme primitif la forme première et comme le modèle
du communisme à réaliser. En décembre 1 842, il publia son
ouvrage capital : les Garanties de l'harmonie et de la liberté (Garantien
der Harmonie und Freiheit), qui fut fon apprécié par Feuerbach (cf.
la lettre que celui-ci adressa à Fr. Kapp, le 1 5 octobre 1844) et par
Marx lui-même.
5. Les Vingt et une feuilles (Einundzwanzig Bogen aus der
Schweiz), qui avaient été éditées en 1843, à Zurich, par le poète
Georg Herwegh, contenaient trois articles de Moses Hess : • Phi­
losophie de l'action •, • Socialisme et communisme • et • La liberté
considérée dans son unité et sa totalité •. Ce titre singulier (Vingt
et une feuùles) sonnait comme un défi à la censure prussienne :
216 MANUSCRITS DE 1844

seuls, en effet, les auteurs d'ouvrages de plus de vingt feuilles


étaient dispensés de soumettre leurs écrits â son vigilant examen.
6. Nous avons déjà évoqué, dans notre introduction, le très inté­
ressant article d'Engels intitulé : Ur11rises zu einer Kritik des National­
okonmnie [Esquisse d'une critique de l'économie politique, 1843).
Les présents Manuscrits lui doivent, assurément, beaucoup.
L'unique numéro des Annales franco-allemandes, revue libérale
fondée â l'initiative d'Arnold Ruge (1802-1880), parut â Paris, â la
fin février 1 844. Il contenait, entre autres contributions, l'article
d'Engels qu'on vient de citer, ainsi que deux articles de Marx : La
Question juifJe, et la Contribution à la critique de la philosophie du droit
de Hegel.
7. La Phénoménologie de l'esprit et la Logique de Hegel datent res­
pectivement de 1807 et 1812. Les écrits de Feuerbach intitulés
Thèses prwisoires pour la réforme de la philosophie et Principes de la
philosophie de l'avenir datent, quant â eux, de 1842 et 1843 ; cf.
Ludwig Feuerbach, Manifestes philosophiques. Textes choisis (1839-
1845), trad. L Althusser, Paris, PUF, 196 1 .
8 . Marx désigne ainsi ses anciens amis de la gauche hégélienne, et
notamment Bruno Bauer. La commune caractéristique de tous ces
• critiques •, c'est, selon Marx, leur croyance en la toute-puissance
des idées. Ce sont, affirme L 'Idéologie allemande, Paris, Éd. sociales,
1968, p. 39, des • moutons qui se prennent et qu'on prend pour des
loups • : abolissant tout en paroles, ils ne touchent strictement â
rien dans le monde réel.
On se rappellera que La Sainte Famille (1844) porte le sous-titre
ironique de Kritik der kritischen Kritik [Critique de la critique criti­
que].
9. En Allemagne, â l'initiative du gouvernement de Saxe,
l'Assemblée confédérale avait promulgué un décret, le 15 janvier
1835, interdisant les réunions et les associations de compagnons.
Longtemps, c'est surtout de Suisse, puis de Paris ou de Londres,
que réfugiés et bannis tâcheront d'organiser un mouvement ouvrier
en Allemagne.
10. Dans chaque société, dans chaque localité, il existe un taux
moyen et ordinaire pour les profits, pour les fermages et pour
les salaires, écrit Adam Smith. Ce taux se réglant • naturelle­
ment •, notamment par les circonstances dans lesquelles se trouve
la société, on peut l'appeler taux naturel du salaire, du profit
et du fermage. • Lorsque le prix d'une marchandise n'est ni plus
ni moins que ce qu'il faut pour payer, suivant leurs taux naturels,
et le fermage de la terre, et les salaires du travail, et les profits
du capital employé â produire cette denrée, la préparer et la
conduire au marché, alors cette marchandise est vendue ce qu'on
peut appeler son prix naturel. • (Recherches sur la nature et les causes
de la richesse des nations (1776), 1, vn, trad. G. Garnier [revue par
A. Blanqui], Paris, GF-Flammarion, 1991, t. 1, p. 125).
• Le prix actuel auquel une marchandise se vend communément
est ce qu'on appelle son prix de marché. Il peut être ou au-dessus, ou
au-dessous, ou précisément au niveau du prix naturel •, écrit égale­
ment Adam Smith. (Ibid., t. 1, p. 126).
1 1 . Adam Smith a relaté avec une admiration sans réserves la
NOTES 217
visite qu'il a faite d'une manufacture d'épingles, dans laquelle
• l'imponant travail de faire une épingle est divisé en dix-huit opé­
rations distinctes • (Recherches sur la natuni et les causes .. ., 1, I, op.
cit., t. 1, p. 72). • _Un ouvrier, écrit-il, tini le fil à la bobine, un autre
le dresse, un troisième coupe la dressée, un quatrième empointe, un
cinquième est employé à émoudre le bout qui doit recevoir la tête.
Cette tête est elle-même l'objet de deux ou trois opérations sépa­
rées : la frapper est une besogne particulière ; blanchir les aiguilles en
est une autre ; c'est même un métier distinct et séparé que de piquer
les papiers et d'y bo!tter les épingles [ ... ]. • (Ibid., t. 1, p. 72).
De la sorte : 1) l'accroissement de l'habileté de l'ouvrier aug­
mente la quantité d'ouvrage qu'il peut accomplir ; 2) on épargne le
temps qui se perd communèment en passant d'une sorte d'ouvrage
à un autre ; 3) • l'attention de chaque homme est naturellement
fixée tout entière sur un objet très simple. • Le travail en est donc
abrégé et facilité. (Ibid., t. 1, p. 75-76).
12. L'idée d'Engels selon laquelle la œncurnince constitue la loi
essentielle de la sphère économique prévaudra longtemps chez
Marx La concurrence s'exerce entre capitalistes : le possesseur d'un
.

capital fait tous ses efforts pour s'emparer de l'emploi qui se trouve
occupé par un autre. La portion attribuée au fermier par le proprié­
taire foncier est la plus petite dont celui-ci puisse se contenter sans
être en perte (cf., ici-même, p. 92). Le salaire est déterminé par la
lutte ouverte entre capitaliste et ouvrier (ibid., p. 55). Il est inverse­
ment proportionnel aux intérêts du capital (ibid., p. 127). Partout,
en économie, la lutte est reconnue comme le fondement (ibid.,
p. 92).
13. Marx parlera plus tard, dans Le Capital, de • plus-value rela­
tive • à propos du gain supplémentaire qu'occasionne pour le capi­
taliste tout progrés dans les procédés de fabrication. L'augmenta­
tion de la productivité du travail, parce qu'elle entraîne une
diminution du temps socialement nécessaire à la production des
marchandises fabriquées, permet au capitaliste de tirer un plus
grand profit de cette partie de la journée de l'ouvrier que celui-ci lui
concède gratuitement ; cf. à ce propos, Karl Marx Le Capital, 1. 1,
,

chap. XII (• La plus-value relative •), Paris, Éd. Sociales, 1948, t. II,
p. I l et passim (trad. J.-P. Lefebvre et alii, 1983, p. 357).
14. • La masse entière du peuple •, déclarait Lorenz von Stein
(1815-1890), personnage ambigu, que le gouvernement prussien
avait chargé d'aller étudier les doctrines socialistes et communistes à
Paris, • est divisée entre possédants et non-possédants, entre ceux
qui joignent à la force de travail un capital et ceux qui ne sont que
des ouvriers. [...] Le peuple, lui, a comme seule richesse sa force de
travail, c'est ce qui le caractérise. • (Socialismus und Communismus
tks heutigen Frankreichs, Leipzig, Otto Wigand, 1 842, p. 73).
1 5. Le travail lucratif implique dans son concept, que l'ouvrier
ne soit pas ce qu'est le produit de son travail, répétera Marx à la ,

p. 1 10. • Si le travail, déclarait semblablement Hess, [ ] s'effectue


.•.

sous l'effet d'une impulsion externe, il constitue un fardeau qui


opprime et avilit la nature humaine, un vice engendré par l'appât du
lucre, un travail salarié, un travail d'esclave. • (« Questions et
Réponses - Le travail et le plaisir. L'argent et la servitude •, in
218 MANUSCRITS DE 1844

Vonoans, n° 104, 28 décembre 1844, p. 3). • L'objet de l'activité


apparait comme réellement un autre •, écrivait-il dans un autre
article, intitulé : • Philosophie de l'action • (in Vingt et une feuil/es,
1843 ; cf. Philosophische und sozialistische Schriften, 1837-1850, hrgb.
von A. Cornu und W. Mônke, Berlin, Akademie-Verlag, 1961,
p. 219). Il s'effectue, en effet, comme Marx l'écrira lui-même dans
L 'Idéologie allemande, oP· cit., p. 63, une • pétrification • (Konsolida­
tùm) du produit de l'ouvrier en une puissance étrangère qui le
domine.
16. Concession du produit du travail au travail, le salaire est
défini par l'économie classique comme le maintien en ordre de
marche d'un instrument productif parmi d'autres : l'ouvrier
(Manus�Tiu, p. 1 26) ; c'est • la somme des moyens de subsistance
nécessaires pour maintenir en vie l'ouvrier en tant qu'ouvrier, {die
Summe der Lebensmittel, die notwendig sind, um den Arbeiter ais
Arbeiter am Leben zu erhalten], comme le dira le Manifeste du Parti
communiste, Paris, Éd. sociales, 1966, p. 57. L'économiste réduit
ainsi les besoins du travailleur à l'entretien le plus indispensable
pour qu'il conserve sa vie misérable (Manuscrits, p. 1 88) : car dans
ce monde, le travail est un élément des frais du capital (cf. ibid. ,
p. 133 et 192).
17. Cf. Pierre Joseph Proudhon, Qu'est-ce que la propriété ?
(1840], chap. m, § 6, titre : • Que dans la société tous les salaires
sont égaux •, Paris, GF-Flammarion, 1966, p. 1 59. • En tant
qu'associés, écrivait Proudhon dans le même paragraphe, les tra­
vailleurs sont égaux, et il implique contradiction que l'un soit payé
plus que l'autre. [...] Oui, la vie est un combat : mais ce combat
n'est point de l'homme contre l'homme, il est de l'homme contre la
nature, et chacun de nous doit y payer de sa personne. [...] La
capacité donnée à tous d'accomplir une tâche sociale, c'est-à-dire
une tâche égale, et l'impossibilité de payer un travailleur autrement
que par le produit d'un autre justifient l'égalité des émoluments •.
(Qu'est-ce que la propriété ?, oP· cit., p. 161-164).
18. Wilhelm Schulz-Bodmer (1797-1860). Journaliste démo­
crate, membre en 1848 du Parlement de Francfon. Économiste
allemand. Il montre dans son ouvrage intitulé Le Mouvement tk la
production (Die Bewegung der Produktion, Zurich - Winterthur,
Comptoir littéraire, 1 843), que le développement historique est
conditionné par celui des besoins et de la production, et que le
développement de la production détermine la transformation de
l'État, de la législation et de la société tout entière. Sur Schulz, cf.
ci-dessus, dans notre Introduction, n. 12, p. 10.
19. Les Samoyèdes sont un peuple mongol, de langue finno­
ougrienne. Ils habitent les régions du cours inférieur de !'Ob et la
presqu'île de Taïmyr. Ce sont des éleveurs de rennes.
20. La réduction de la journée de travail fut une revendication
constante des esprits de progrès : six heures suffisent, chaque jour,
aux Utopiens de Thomas More (1516) ; Campanella, dans sa Cité
du Soleil, parue en 1620, fait travailler les deux sexes quatre heures
par jour. Morelly, dans son Cotk tk la nature (1755), prévoit des
séances de travail assez counes, assorties d'un repos tous les cinq
jours. Le gendre de Marx, Paul Lafargue (1842-191 1), réclama,
NOTES 2 19
pour sa part, une • réduction légale de la journée de travail à trois
heures •. (Le Droit à la paresse (1880), Paris, Maspéro, 1975,
p. 143).
21. Constantin Pecqueur (1801-1887). Économiste français, qui
réclama la socialisation de la terre et des intruments de production.
Ses vues s'inspirent, principalement, de celles de Saint-Simon et de
celles de Fourier. Sa � nouvelle d'économie sociak et politique
date de 1842.
22. Charles Loudon (né en 1 808). Médecin. Il avait fait paraître,
en 1842, une Solution du problème de la population et de la subsistance,
soumise à un médecin dans une série de lettres, Paris, Girard frères.
23. Antoine Eugène Buret (1810-1842). Économiste français.
Disciple de Sismondi. Son mémoire, intitulé De la misère des classes
laborieuses en France et en Angleterre (1840), décrit les conditions de
vie des ouvriers dans les grandes métropoles industrielles, et tient
pour responsable de leur misère la concurrence illimitée que se
livrent les propriétaires de fabriques.
24. Sous l'apparence de la propriété absolue assurée à tous les
individus, ce sont, en fait, toutes les richesses qui leur sont enle­
vées ; sous l'apparence d'une liberté universelle, c'est l'esclavage
généralisé (Moses Hess, • Über das Geldwesen • [• Sur l'essence de
l'argent •], article paru dans les Rheinische Jahrbücher zur geseUschaft­
lichen Reform, 1845 ; repris in Theodor Zlocisti, Moses Hess. Sozia­
listische Aufsiitze, 1844-1847, Berlin, Welt-Verlag, 1921, p. 87-97).
Ainsi, l'illusion de la plus grande liberté, écrira Marx dans La Sainte
Famille Paris, Éd. sociales, 1972, p. 142, correspond-elle à l'escla­
vage réel dans la société bourgeoise.
25. Voici le texte de Say auquel Marx fait ici rapidement allu­
sion : • Comment est-on propriétaire de ces fonds productifs ? et par
suite comment est-on propriétaire de produits qui peuvent en sor­
tir ? Ici le droit positif est venu ajouter sa sanction au droit naturel. •
(Traité d'économie politique (1803], 3• éd., Paris, 1817, t. II, p. 4).
Dès l'époque de ses articles sur les vols de bois mort, que la Diète
rhénane venait de transformer en un délit de vol qualifié, passible
des travaux forcés (octobre 1 842), et sur la situation des vignerons
de la Moselle (janvier 1 843), Marx était parvenu à cette conclusion
que • l'état de servitude implique un droit fondé sur celle-ci •.
(• Débats sur la loi sur les vols de bois •, in MEGA 2, I. 1, p. 205 :
• Der Weltzustand der Unfreiheit wrlangt Rechte der Unfreiheit. ») .
26. Et c'est pourquoi Marx fera état, dans Le Capital (1. m, chap.
XIII) , d'une • baisse tendancielle du taux de profit •. Il est, en effet,
bien connu qu'avec le développement des techniques industrielles,
la quantité de capital investie dans les installations (bâtiments et
outillages) augmente beaucoup plus rapidement que la quantité de
capital investie dans les salaires, c'est-à-dire dans la force de travail
humaine, qui, seule, est génératrice de la plus-value. En outre,
l'introduction de nouvelles machines remplace généralement le tra­
vail d'un certain nombre d'ouvriers.
27. Le mouvement de toute la société tend ainsi à la diviser en
deux classes : celle des propriétaires et celle des ouvriers non­
propriétaires (cf. Manuscrits de 1844, p. 107). Jusqu'au moment,
comme dit Engels (Umrisse..., op. cit., p. 401-402), où le monde
220 MANUSCRITS DE 1844

sera panagé en millionnaires et en pauvres (« [. ] bis die Welt in


.•

Millionare und Paupers geteüt ist. •). Inéluctablement, selon la célèbre


fonnule du Manifeste du Parti communiste, Paris, Éd. sociales, 1972,
p. 67, le capitalisme produit • ses propres fossoyeurs •.
28. Sur • les grandes villes industrielles modernes, qui ont poussé
comme des champignons • du fait de la grande industrie, voir Karl
Marx et Friedrich Engels, L'idéologie allemande, op. cit., p. 90 et
passim.
Voir également ibid., p. 81-82 : • L'exode des serfs vers les villes
se poursuivit sans interruption à ttavers tout le Moyen Âge. [ ...] La
nécessité du ttavail à la journée dans les villes créa la plèbe. •
29. Le capital circulant, comme va le confirmer la citation tirée
d'Adam Smith qu'on va lire aussitôt après, est celui dont la valeur
disparaît rapidement au cours du processus de production : c'est le
capital investi en matières premières, en matières auxiliaires et en
salaires. Le capitalfixe, au conttaire, comprend les moyens de ttavail
dont la valeur ne se transmet que très lentement aux produits : il
s'agit donc, essentiellement, du capital investi dans les machines et
les bâtiments.
30. John Marshall (1783-1841). Statisticien britannique. Il avait
notamment publié un Abrégé de tous les comptes concernant la popula­
tion, les productions, les revenus, les opérations financières, les manufac­
tures, la navigation, les colonies et le commerce du Royaume-Uni (1833).
31. Jean Charles Léonard Simonde de Sismondi (1773-1842).
Historien et économiste suisse. D'abord influencé par Adam Smith,
il finit par critiquer le libéralisme économique et par fonnuler un
programme d'intervention de l'État destiné à la protection de la
classe ouvrière. Il publia notamment des Nouveaux principes d'éco­
nomie politique, Paris, Delaunay, 1 819. C'est lui, notamment, que
vise Marx lorsqu'il parle (par exemple, dans le Manifeste du Parti
,

Communiste, op. cit., p. 95) de • socialisme petit-bourgeois •.


32. Dans ses Lettres de la vallée de la Wupper, écrites en mars-avril
1839, Friedrich Engels avait déjà imputé l'ivrognerie, l'immoralité
et l'abrutissement des ouvriers aux effroyables conditions de ttavail
que leur réservaient les propriétaires de fabriques (MEGA 1, 1, t. II,
p. 25-26).
33. Voyez ci-dessus, dans notre Introduction, les p. 13-14 et la
n. 45 de la page 14.
34. L'économie politique ne considère jamais les objets que dans
leur être-possédé ; comme l'univers balzacien qu'analyse
Alain Robbe-Grillet (cf. son ouvrage Pour un nouveau roman, Paris,
Éd. de Minuit, 1963, p. 1 19), elle établit une « constante identité
entre ces objets et leur propriétaire •.
35. Marx fait ici allusion aux lois anglaises sur le blé de 1815. Il
écrira, à ce sujet, dans le livre m du Capital (op. cit., t. vm, chap.
xxxvn, p. 18) : • Elles instituaient une taxe sur le pain, qui, de
l'aveu des législateurs, fut imposée au pays pour assurer aux pro­
priétaires fonciers oisifs la pèrennité de leurs rentes qui s'étaient
anonnalement accrues pendant les guerres contre les Jacobins. •
Engels avait montré, pour sa part, dans ses Lettres d'Angleterre,
comment l'aristocratie s'était révélée soucieuse de ses seuls intérêts
NOTES 22 1
égoïstes, lors d'une querelle qui survint au sujet de la diminution
des droits d'entrée sur les blés ; cf. Friedrich Engels, MEGA 1, 1. 2,
Brie/e aus England (1842-1843), • Die Korngesetze ., p. 364.
36. C'est le lieu de rappeler l'éloge paradoxal que Marx fera de la
bourgeoisie, dans le Manifeste du Parti communiste : • La bourgeoisie
a joué dans l'histoire un rôle émiriemment révolutionnaire. Partout
où elle a conquis le pouvoir, elle a détruit les relations féodales,
patriarcales et idylliques [alk jeudakn, patriarchalischen, idyllischen
Verhiiltnisse]. Tous les liens variés qui unissent l'homme féodal à ses
.;·.ipérieurs naturels, elle les a brisés sans pitié pour ne laisser sub­
sii.ter d'autre lien, entre l'homme et l'homme, que le froid intérêt,
les dures exigences du "paiement au comptant" [bar Zahlung]. Elle
a noyé les frissons sacrés de l'extase religieuse, de l'enthousiasme
chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux
glacées du calcul égoïste. Elle a supprimé la dignité de l'individu
devenu simple valeur d'échange ; aux innombrables libertés dûment
garanties et si chèrement conquises, elle a substitué l'unique et
impitoyable liberté de commerce. En un mot, à l'exploitation que
masquaient les illusions religieuses et politiques, elle a substitué une
exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale. • (Manifeste... , op.
cit., p. 39).
37. La propriété constitue l'axiome caché des doctrines des éco­
nomistes. C'est donc tout naturellement que la science économique
a abouti à l'apologie de la propriété privée (cf. La Sainte Famille,
Paris, Éd. sociales, 1972, p. 45).
Ce qui est contigent, parce que relatif à la propriété privée, voire
à une de ses formes, l'économie politique bourgeoise le tient pour
absolu, nécessaire : dès ses articles de rédacteur de la Gazette Rhé­
nane, Marx dénonçait le caractère naturel, inéluctable, sous lequel on
voulait présenter, en l'occurrence, la disparition progressive des
vignerons pauvres (Gazette Rhénane, 1 5-20 janvier 1843, • Justifica­
tion du correspondant de la Moselle •, in MEGA 2, II. 1, p. 296-
323). Inversement, ce qui est nécessaire parce que découlant ex
hypothesi du fait de la propriété privée paraît contingent à l'éco­
nomie politique : ainsi les juristes tiennent-ils le fait que des indi­
vidus passent un contrat entre eux, puis y souscrivent ou non, pour
un fait de hasard (L'idéologie alkmande, op. cit., p. 107).
38. Voyez ce qu'écrivait Wilhem Weitling (Die Menschheit wie sie
ist und wie sie sein sollte, in Sammlung gesellschaftswissenschajùicher
Aujsâtze, op. cit., p. 1 5) : • La dépréciation du monde des hommes
augmente en raison directe de la mise en valeur du monde des
choses. •
39. Comme on le voit, Jacques-Pierre Gougeon a traduit le
terme allemand Entfremdung par le français • aliénation • ; mais il a
jugé nécessaire de rendre Entâusserung, selon le contexte, soit par
• dessaisissement •, soit par • dépouillement •.
40. L'anthropologie feuerbachienne définissait également
l'homme par sa capacité particulière à avoir sa propre espèce pour
objet.
La conscience, écrit Feuerbach, c'est l'être-objet-à-soi-même­
d'une-essence (sich-selbst-Gegenstand-Sein-eines-Wesen). Cf. Ludwig
Feuerbach, L 'Essence du christianisme, Introduction, trad. J.-P.
222 MANUSCRITS DE 1 844

Osier, Paris, Maspéro, 1968, p. 122. Cf. également, ibid. , p. 1 17 :


• cette différence essentielle de l'homme et de l'animal, [c'est la]
conscience. [. . .] Mais la conscience au sens le plus strict n'existe
que là où un être a pour objet son genre [Gattung], son essentialité
[Wesenheit]. •
41. Voyez ce qu'avait déclaré Ludwig Feuerbach, dans l'intro­
duction à son Essence du christianisme (1841) : • Seul un être qui a
pour objet son propre genre, son essentialité, peut constituer en
objets, conformément à leur nature essentielle, d'autres choses ou
êtres. Aussi l'animal n'a qu'une vie simple, mais l'homme une vie
double : chez l'animal la vie intérieure ne fait qu'un avec la vie
extérieure ; l'homme a une vie intérieure et une vie extérieure. • (op.
cit., p. 1 17-1 18).
42. Un beau texte de Cicéron (Des Devoirs, II, IV, 14-15) nous
paraît, par-delà les siècles, susceptible d'éclairer le présent passage :
• Pense encore aux aqueducs, à la dérivation des cours d'eau, à
l'irrigation de la campagne, aux digues contre les inondations, aux
ports construits de nos mains ; comment tout cela serait-il possible
sans le travail des hommes ? Par ces exemples, entre bien d'autres,
il est clair que le profit et l'utilité que nous retirons des choses
inanimées n'auraient pu être atteints autrement que par les bras
et le travail des hommes. Quant aux profits et aux avantages que
nous tirons des bêtes, qui aurait pu nous les procurer, si des
hommes n'étaient venus à notre aide ? Car les premiers qui ont
découven la manière dont nous pouvions employer chaque espèce
de bêtes ont été cenainement des hommes ; dès cette époque, on
n'aurait pu sans le travail des hommes ni faire paître les bêtes, ni
les domestiquer, ni les abriter, ni en tirer les profits en temps
utile, ni davantage exterminer les bêtes nuisibles, ni s'emparer de
celles qui peuvent servir à notre usage. [...] C'est par là seulement
que la civilisation humaine se distingue de la manière de vivre
des bêtes. • (trad. É. Bréhier, revue par P.-M. Schuhl, in Les Stoï­
ciens, Paris, Gallimard, • Bibliothèque de la Pléiade t, 1962,
p. 556-557).
43. Une révolution partielle, comme le fut la révolution bour­
geoise, consiste précisément en ceci qu'• une partie de la société
civile s'émancipe et parvient à la domination générale, en partant de
sa situation particulière • (Contribution à la critique de la phüosophie du
droit de Hegel, trad. M. Simon, Paris, Aubier, 1971, p. 91).
Désigné encore d'une manière assez romantique dans les Annales
franco-allemandes, comme le seul véhicule possible du socialisme, le
prolétariat est ici clairement défini comme l'ensemble de ceux qui
n'ont rien à perdre que leurs chaînes et qui, pour cette raison,
libéreront, en s'émancipant eux-mêmes, l'ensemble de l'humanité.
44. Marx, déclare ÉiDile Bottjgelli, dans une note à sa traduction
des Manuscrits de 1844 (Paris, Ed. sociales, 1972, p. 72), fait trés
cenainement allusion ici à la New Pour Law votée en 1834 par le
Parlement britannique. • Cette loi célèbre, ajoute-t-il, qui créa les
work-houses modifiait la loi sur le pau�sme qui datait de 1601,
quarante-troisième année du règne d�abeth. C'est sans doute
pourquoi il emploie l'expression impropre d'Amendment Bill qui
signifie proposition d'amendement. •
NOTES 223
45. C'est précisément cette opposition qu'illustre à merveille le
célèbre Gattopardo (Le Guépard, trad. F. Pézard, Paris, Seuil, 1959)
de Giuseppe Tomasi di Lampedusa, qui, en 1963, fut porté à
l'écran par Luchino Visconti.
46. Friedrich Ludwig Wilhelm von Vincke (1774-1844) : homme
politique et économiste allemand. Karl Wilhelm von Deleuze de
Lancizolle (1796-1871) : historien du droit allemand. Karl Ludwig
von Haller (1768-1854) : partisan de l'absolutisme, disciple de
Joseph de Maistre et du vicomte de Bonald. Heinrich Leo (1799-
1 878), hégélien orthodoxe, conservateur. Wilhelm Kosegarten
(1792-1868), publiciste réactionnaire.
47. Paul-Louis Courier (1772-1825) : écrivain français, auteur
de pamphlets dirigés contre la Restauration. Claude Henri, comte
de Saint-Simon (1760-1825) : philosophe et économiste français.
Charles Gani1h (1756-1836) : économiste français. David Ricardo
(1772-1 823) : le dernier des grands économistes • classiques • .
James Mill ( 1 773-1836) : historien, philosophe et économiste
anglais, continuateur de Hume et de Bentham. John Ramsay Mac
Culloch (1789-1864) : économiste anglais, disciple de Ricardo.
Antoine Louis Claude Destutt de Tracy (1754-1836) : philosophe
français ; l'un des principaux représentants de ceux qu'on appelle
les « Idéologues •. Auteur d'un Traité d'économie politique (1822).
Michel Chevalier (1806-1879) : économiste français, disciple de
Saint-Simon.
48. Le troisième de ces Manuscrits est constitué par un cahier de
17 feuilles in-folio pliées en deux, soit 68 pages. Il commence par
deux addenda aux pages 36 et 39 du deuxième manuscrit (de ce
deuxième manuscrit, ne nous restent que les quatre courtes pages
qu'on a lues).
49. Cf. Friedrich Engels, Esquisse d'une critique de l'économie poli­
tique [1843], in MEGA 1, 1. 2, p. 383 : • Ais aber der ôkonomische
Luther, Adam Smith, die bisherige ôkonomie kritisierte, hatten sich die
Sachen sehr geândert. • Voir également, Karl Marx, Contribution à la
critique de la philosophie du droit de Hegel, op. cit., p. 81-83 : Luther
• a vaincu la servitude par dévotion, parce qu'il a mis à sa place la
servitude par conviction. Il a brisé la croyance en l'autorité, parce
qu'il a restauré l'autorité de la croyance. Il a transformé les clercs en
laïcs, parce qu'il a transformé les laïcs en clercs. Il a libéré l'homme
de la religiosité extérieure, parce qu'il a fait de la religiosité l'homme
intérieur. •
50. L'agriculture est le seul travail humain auquel le ciel
concourt sans cesse et qui soit une création perpétuelle, déclare le
physiocrate Pierre Samuel Dupont de Nemours (De l'exponation et
de l'imponation des grains, Soissons et Paris, P.-G. Simon, 1764,
p. 9-10, note).
51. Jean-Baptiste Say tenait l'étude de l'économie pour inutile,
parce que tous les économistes, jusqu'à Adam Smith, avaient prôné
des théories fausses. Pour un hégélien, au contraire (et Marx, quoi
qu'il en ait, est ici fortement influencé par l'hégélianisme), chaque
système est éminemment vrai relativement à son temps : « La der­
nière venue des philosophies est le résultat de toutes les précé­
dentes, et doit contenir par conséquent les principes de toutes les
224 MANUSCRITS DE 1844

autres •, déclarait Hegel, dans 1'Encyclopédie (Précis de l'encyclopédie


des sciences philosophiques, Introduction, § 13, trad. J. Gibelin, Paris,
Vrin, 1952, p. 38).
52. N'oublions pas, en lisant ce passage, que Marx déclarait
encore, en septembre 1843, tenir le communisme... pour une • abs­
traction dogmatique • · cf. Karl Marx et Friedrich Engels, COl'TflS­
pondance, t. 1, Paris, éd. sociales, 1971, p. 296 : Lettre de Karl
Marx à Arnold Ruge, septembre 1843, t. 1, p. 298.
53. Marx considère, avec Fourier, que le degré de l'émancipation
humaine est indiqué dans le degré d'émancipation de la femme (cf.
La Sainte Famille, op. cit., p. 231).
54. Étienne Cabet (1788-1856) : socialiste utopique français ;
c'est en 1842 qu'il avait publié son Voyage en Icarie. François Ville­
gardelle (1810-1856) : disciple de Fourier, auteur de plusieurs
ouvrages, parmi lesquels Les Besoins des Communes, Paris, au bureau
de • La Phalange •, 1835, et L 'Accord des intérêrs dans /'Association,
Paris, au bureau central, 1836.
55. Voyez ce que Marx écrira en 1845, dans la sixième de ses
Thèses sur Feuerbach : • L'essence humaine n'est pas une abstraction
inhérente à l'individu pris à part. Dans sa réalité, c'est l'ensemble
des rappons sociaux [In seiner Wirklichkeit ist es das ensembk der
gesellschaftlichen Verhâltnisse]. •
56. Émile Bottigelli commente ainsi ce passage : • La civilisation
est le résultat de la production des hommes. Elle témoigne non
seulement de l'infinie multiplicité des biens qu'ils ont su produire,
mais aussi de la richesse et de l'universalité des besoins humains.
L'homme, produit de l'histoire, a des sens autrement affinés, des
goûts autrement diversifiés que l'homme primitif. • (Manuscrits de
1844, Présentation, op. cit., p. 11).
57. Cf. Ludwig Feuerbach, L 'Essence du christianisme, op. cit., p.
125 : • Si tu n'as aucun sens, aucun sentiment pour la musique,
dans la plus belle musique tu ne perçois rien de plus que dans le
vent qui bruisse à tes oreilles, le ruisseau qui bruisse à tes pieds. •
58. Cf. Feuerbach, ibid., p. 121 : • C'est par l'objet donc que
l'homme devient conscient de lui-même : la conscience de l'objet est
la conscience de soi de l'homme. A partir de l'objet tu connais
l'homme ; en lui t'apparaît son essence : l'objet est son essence
manifeste, son Ego véritabk, objectif [objekti'Ves /ch]. Et ceci ne vaut
pas seulement pour les objets [Gegenstiinde} spirituels, mais même
aussi pour les objets sensibks. Même les objets les plus éloignés de
l'homme, parce que et en tant qu'ils lui sont objets, sont des mani­
festations de l'essence humaine. •
59. Allusion à la philosophie hégélienne de la nature, dont il sera
plus amplement question par la suite. Cf. ci-dessous, p. 157 sq.
60. Car, comme le disait Feuerbach, dans le § 7 des Principes de
la philosophie de l'avenir [1843], • c'est à son objet qu'on reconnaît la
nature d'un être ; l'objet auquel se rappone nécessairement un être
n'est rien d'autre que la réoélation de son essence. [ ..] Celui qui
.

laboure la terre est un laboureur ; celui qui fait de la chasse l'objet


[Object} de son activité est un chasseur ; celui qui pêche des pois­
sons, un pêcheur, etc. •, in Manifestes philosophiques. Textes choisis
(1839-1845), op. cit., p. 132-133.
NOTES 225
61. Cf. Ludwig Feuerbach, Thèses provisoires pour la réforme de la
philosophie (1842], n° 43, in Manifestes philosophiques, op. cit., p.
1 15 : • Sans limiu, temps, ni souffrance, il n 'est non plus ni qualité, ni
énergie, ni esprit, ni flamme, ni amour. Seul l'être nécessiteux est néces­
saire. Une existence sans besoin est une existence supeeflue. Celui qui
est dépourvu de tout besoin en général n'éprouve pas non plus le
besoin d'exister. [ ... ] Seul mérite d'exister celui qui peut souffrir.
Seul l'être douloureux est un être difJin. Un être sans affection est un être
sans être. Un être sans affection n'est rien d'autre qu'un être sans
sensibilité, sans matière. •
62. Le communisme n'est donc nullement, dans l'esprit de
Marx, ce • modèle dans le ciel • dont parlent, depuis Platon (cf. la
République, IX, 592b), les faiseurs d'utopies. C'est, bien plutôt, ce
dont est grosse la présente société, le terme vers lequel la font tendre
les contradictions qui la minent, et, tout à la fois, le moteur de
l'histoire contemporaine.
63. David Friedrich Strauss (1808-1874). Théologien. Les polé­
miques que souleva sa Vie de Jésus (1835) déterminèrent la forma­
tion d'une gauche hégélienne. Strauss en venait, en effet, à nier
l'historicité de Jésus et rompait ainsi la belle harmonie que Hegel
s'était efforcé d'établir entre religion et philosophie. Ce n'est pas le
Christ, selon Strauss, qui constitue la révélation totale de !'Esprit
divin : c'est l'humanité tout entière qui donne, au cours de son
développement, une image complète de Dieu.
64. Citation tirée de l'ouvrage de Bruno Bauer (1809-1882), Das
entdeckte Christentum. Eine Erinnerung an das achtzehnte Jahrhunden
und ein Beitrag zur Krisis des neunzehnten [Le Christianisme dévoilé.
Un souvenir du xvm• siècle et une contribution à la crise du xix•],
Zurich - Winterthur, Comptoir littéraire, 1843, p. 1 13.
65. Ibid., p. 1 14 sq.
66. Cf. Ludwig Feuerbach, Principes de la philosophie de l'avenir,
§ 5, in Manifestes philosophiques. Textes choisis (1839-1845), op. cit.,
p. 129 : • L'essence de la philosophie spéculative n'est rien d'autre
que l'essence de Dieu rationalisée, réalisée et actualisée. La philosophie
spéculative est la religion vraie, conséquente et rationnelle. •
67. Cf. Ludwig Feuerbach, ibid., § 38, p. 182-183 : • C'est de la
scolastique que de faire de la médiation une nécessité divine et un
caractère essentiel de la vérité. [...] La vérité qui se médiatise est la
vérité encore entachée de son contraire. On commence par le
contraire ; mais ensuite on le supprime. Mais s'il faut le supprimer
et le nier, pourquoi commencer par lui, au lieu de commencer
immédiatement par sa négation ? [...] Mais pourquoi donc ne pas
commencer tout de suite par le concret ? Pourquoi donc ce qui doit
sa certitude et sa garantie à soi-même ne serait-il pas supérieur à ce
qui doit sa certitude à la nullité de son contraire ? •
68. On reconnaîtra ici une table des matières très sommaire de la
Phénoménologie de l'esprit de Hegel (1807] .
69. En cherchant la libération comme un prolongement de la
philosophie de Hegel (cf. L'idéologie allemande, op. cit., p. 39), en
considérant que le négatif disparaît sous l'action de la critique
(comme l'affirme encore Engels, dans l'article qu'il consacre en
1842 à Alexandre Jung [MEGA l , 1. 2, p. 332]), en feignant de
226 MANUSCRITS DE 1844

croire que le raisonnement cnnque amènera la fin de l'état de


choses existant (L'idéologie allemande, op. cit., p. 40, n. 2), les jeunes­
hégéliens, à l'instar de Hegel lui-même, ne suppriment donc, dans
la double négation, qu'une simple idée, l'idée de l'aliénation. Or,
penser la réalité, selon Marx, n'est jamais qu'un adjuvant pour la
transformer (cf. ses Thèses sur Feurbach, thèse 1 1).
Un bon exemple du dérisoire et de la fatuité de la critique menée
par les jeunes-hégéliens est donné par ce passage, d'autant plus
savoureux que c'est le jeune Engels qui en fut l'auteur : • Si vous
demandez maintenant à Berlin à n'importe quel homme ayant,
même à un faible degré, conscience de la puissance que l'esprit
exerce s\ir le monde, où se trouve l'endroit où se livre la lutte
d'influence sur l'opinion publique dans le domaine de la politique et
de la religion qui doit décider du sort de l'Allemagne, il vous dira,
écrivait Engels en 1841, qu'il se trouve à l'Université, et, plus pré­
cisément, dans la salle n° 6, où Schelling fait son cours sur la phi­
losophie de la révélation. • (< Critique de Hegel par Schelling •,
décembre 1 84 1 , in MEGA 1 , 1. 2, p. 173).
70. Cf. notre Introduction, p. 36-37.
7 1 . Cf. n. 6 1, ci-dessus.
72. Le texte allemand évoque ici la fameuse Aufhebung hégé­
lienne. L'Aujhebung ou • dépassement dialectique • est, à la fois,
suppression et conservation. Dans l'Addition au § 96 de la troisième
édition [ 1830) de sa Science th la Logique, Hegel écrit ceci : • Il y a
ici à rappeler la double signification de notre terme allemand
aufheben. Par aujheben, nous entendons d'abord la même chose
que par hinwegrâumen [abroger] , negieren [nier], et nous disons en
conséquence, par exemple, qu'une loi, une disposition, etc., sont
aufgehoben [abrogées] . Mais, en outre, aujheben signifie aussi la
même chose que aufbewahren [conserver], et nous disons en ce sens,
que quelque chose est wohl aufgehoben [bien conservé] . Cette ambi­
guïté dans l'usage de la langue, suivant laquelle le même mot a
une signification négative et une signification positive, on ne
peut la regarder comme accidentelle et l'on ne peut absolument
pas aller faire à la langue le reproche de prêter à confusion, mais
on a à reconnaître ici l'esprit spéculatif de notre langue, qui
va au-delà du simple "ou bien - ou bien" propre à l'entende­
ment. • (Science th la logique, trad. B. Bourgeois, Paris, Vrin, 1970,
p. 530).
73. Marx retrace ici l'enchaînement des concepts qui est celui de
l'Encyclopédie hégélienne. L'ouvrage, dont l'essentiel date de 1 8 1 7
(rééditions augmentées en 1 827 et 1 830), se divise, en effet, en trois
parties, dont les titres sont respectivement : 1 . • La Science de la
Logique • (cette sorte de condensé de l'ouvrage homonyme est
souvent appelé Petite Logique par les commentateurs) ; 2. • Philoso­
phie de la nature • ; 3. • Philosophie de l'esprit •.
74. Cf. Ludwig Feuerbach, Thèses provisoires pour la réforme th la
philosophie [ 1 842), n° 5 1 , in Manifestes philosophiques, op. cit.,
p. 1 20 : • Chez Hegel la pensée est l'être ; la pensée est le sujet, l'être
est le prédicat. La Logique est la pensée dans l'élément de la pensée,
ou la pensée qui se pense elle-même, la pensée comme sujet sans
prédicat. •
NOTES 227
75. Cf. Ludwig Feuerbach, ibid. p. 1 19-120 : • La philosophie de
Hegel est la suppression de la contradiction de la pensée et de l'être,
exprimée tout particuliérement par Kant, mais prenons-y garde !
elle n'est que la suppression de cette contradiction à l'intérieur de la
contradiction, à l'intérieur d'un seul et même élément, à l'intérieur de la
pensée. [ ... ] La pensée dans l'élément de la pensée est encore chose
abstraite ; c'est pourquoi elle se réalise et s'aliène [entiiussene]. Cette
pensée réalisée et aliénée [entiiussene] est la nature, le réel en
général, l'être. Mais quel est le vrai réel dans ce réel ? C'est la
pensée - qui ne se dépouille du prédicat de la réalité que pour
produire dans son manque de prédicat son essence vraie. [...] Hegel
s'est contenté de penser les objets comme prédicats de la pensée qui
se pense elle-même. •
76. Citation de Georg Wilhem Friedrich Hegel, Précis de l'ency-
clopédie des sciences philosophÎIJ.ues op. cit., p. 137.
77. Ibid., § 247 ; p. 138.
78. Ibid., § 381 ; p. 2 1 6.
79. Ibid., § 384 ; Remarque, p. 217.
80. Cf. Eschyle, Prométhée enchaîné, vers 442-444 et 447-453 :
• Écoutez plutôt les misères des mortels, et comment des enfants
qu'ils étaient auparavant j'ai fait des êtres doués de raison et de
réflexion. [ ...] Autrefois ils voyaient sans voir, écoutaient sans
entendre et, semblables aux formes des songes, ils brouillaient tout
au hasard tout le long de leur vie ; ils ne connaissaient pas les maisons
de briques ensoleil/ks ; ils ne savaient point travailler le bois ; ils
vivaient enfouis comme les fourmis agiles au fond d'antres sans
soleil. • (trad. É. Chambry, Paris, GF-Flammarion, 1 964, p. 1 12).
8 1 . James Maitland Lauderdale (1759-1839) : homme politique
et économiste anglais, qui rallia le parti tory (conservateur) après un
début libéral. Thomas Robert Malthus (1766-1834) : auteur d'un
Essai sur le principe de la population (1798), dans lequel il présentait
l'augmentation de la population comme un danger pour la subsis­
tance du monde et recommandait une restriction des naissances.
82. Cf. ci-dessus, n. 47.
83. Cf. James Mill, Éléments d'économie politique trad. J.-T.
Parisot, Paris, Bossange frères, 1 823, p. 10 sq.
84. Marx a fréquemment souligné le retard politique de l'Alle­
magne sur les autres grandes nations de l'Europe. • En politique,
écrit-il dans sa Contribution à la critique de la philosophie du droit de
Hegel, les Allemands ont conçu ce que les autres peuples ont fait. •
(op. cit., p. 77). Aussi le • caractère abstrait et présomptueux • de la
pensée allemande (ibid. , p. 79 : • die Abstraktion und Überhebung
seines Denkens •) se manifeste-t-il jusque dans le lexique adopté par
les publicistes allemands les plus radicaux. A l'inverse, un théoricien
français comme Proudhon, qui écrit cinquante ans après que la
Révolution française a instauré l'égalité juridique de tous les Fran­
çais, peut revendiquer (de façon bien moins rhétorique) une égalité
politique véritable, laquelle suppose (selon Proudhon) la • négation
de la propriété • (cf. son ouvrage : Qu'est-ce que la propriété ?, op.
cil., chap. I, p. 79).
85. Cf. ci-dessus, p. 189-190.
228 MANUSCRITS DE 1 844

86. Antoine Louis Claude Destutt de Tracy, Éléments d'idéologie,


IV• et V• parties [1815) : • Traité de la volonté et de ses effets •,
Paris, Mme Lévi, 1 826, p. 68 et 78 (cf. ci-dessus, n. 47).
87. Jean-Baptiste Say, Traité d'économie politique, ou Simple Expo­
sition de la manière dont se forment, se distribuent, et se consomment les
richesses [1803), 1. 1, chap. vm, 3• éd., Paris, Deterville, 1 8 1 7,
p. 76-77.
88. Fryderyk Skarbek (1792-1866) : publiciste et économiste
polonais. Sa Théorie des richesses sociales date de 1829.
89. Celui qui propose à un autre un marché quelconque, déclare
également Adam Smith au début de sa Richesse des nations [1776],
lui tient, généralement, à peu près ce langage : donnez-moi ce dont
j'ai besoin, et vous aurez de moi, en échange, ce dont vous avez
besoin vous-même. • Ce n'est donc pas, conclut Smith, de la bien­
veillance du boucher, du marchand de bière ou du boulanger, que
nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu'ils apportent à
leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à
leur égoïsme. • (op. cii., t. 1, p. 82).
90. Platon (V"-IV" siècle av. J.-C.) remarquait déjà, dans le livre II
de la République (370c), que l'• on produit toutes choses en plus
grand nombre, mieux et plus facilement, lorsque chacun, selon ses
aptitudes et dans le temps convenable, se livre à un seul travail,
étant dispensé de tous les autres •. Mais ce que les économistes
contemporains de l'avènement de la grande industrie - Adam
Smith (1723-1790), Jean-Baptiste Say (1767-1832), David Ricardo
(1772-1823), Mill (1773-1836) - ont remarqué plus que tout,
c'est que la division du travail permet d'augmenter la quantité des
produits du travail, le rendement du travailleur.
Ainsi la division du travail apparaissait-elle d'abord, aux yeux des
théoriciens de l'Antiquité, comme une garantie de la qualité des
objets fabriqués ; pour les économistes classiques, elle constitue
essentiellement un gage de leur quanlité.
9 1 . La possibilité d'accroitre par là la quantité de matières qu'un
même nombre de personnes peut mettre en œuvre, • the quanliiy of
maurials which the same number of people can work up •, comme dit
Smith (op. cit., t. 1, p. 354), pousse le capitaliste à décomposer le
travail en opérations simples, à attribuer à chaque individu le moins
d'opérations possible (voir ci-dessus, notre n. 1 1, p. 2 1 6-217).
Le travail, limité à une branche d'activité déterminée, n'est plus
qu'un mouvement mécanique dépendant des objets. Ce • travail en
miettes ., Hegel l'avait déjà dénoncé, non sans faire observer qu'il
est • d'autant plus parfait qu'il est plus monotone • (Realphüosophie,
1805, XX, p. 231). Cf. à ce propos, Jean Hyppolite, lnlr04uction à
la phüosophie de l'histoire de Hegel, Paris, Marcel Rivière et cie, 1 968,
p. 1 19-120.
92. Johann Wolfgang Goethe, Faust, 1.. partie [ 1808), trad.
G. de Nerval, Paris, GF-Flammarion, 1964, p. 80.
93. William Shakespeare, La Vie de Timon d'Athènes, acte IV,
scène m, in Les Tragédies, trad. P. Messiaen, Paris, Gallimard,
• Bibliothèque de la Pléiade •, 1941, p. 1035 sq. : • Come, damned
earth, / Thou common whore of mankind, lhal pui'sl odJis / Among the
rout of nations... •
NOTES 229

94. Ibid., p. 1046. • La mise en équation de ce qui est dissem­


blable : c'est ainsi que Shakespeare conçoit fon joliment l'argent •,
répétera Marx, dans les Grundrisse (Manuscrits de 1857-1858), t. 1,
chap. de l'argent, Paris, Éd. sociales, 1980 (dir. J.-P. Lefebvre),
p. 99.
95. Ainsi le capitalisme, c'est la Mahagonny de Brecht : c'est une
ville où tout est permis - sauf de ne pas avoir d'argent... Cf.
Benold Brecht, Grandeur et décadence de la fJi/Je de Mahagonny (Aufs­
tieg und Pail der Stadt Mahagonny), texte français de J.-C. Hémery,
Paris, L'Arche, 1983.
BIBUOGRAPHIE
1. LE TEXTE DES MANUSCRITS

a) Texte allemand
Ôkonomisch-philosophische Manuskripte, in Marx-Engels­
Gesamtausgabe [Nouvelle MEGA], t. 1. 2 Berlin, Dietz
Verlag, 1 982 : p. 323 à 438.

N. B. : Pour ce qui est des Œuvres complètes de Marx,


on doit savoir distinguer trois entreprises éditoriales diffé­
rentes :
- MEGA 1 : Marx-Engels-Gesamtausgabe [Première
MEGA], sous la direction de D. Riazanov, Berlin-Moscou­
Francfort, Éditions Marx-Engels. Seuls sept volumes ont été
publiés de 1 927 à 1 935 ; ils furent réimprimés par la suite.
- Marx-Engels-Werke [MEW], 29 volumes, Berlin, Dietz
Verlag. Parution à partir de 1 956.

- MEGA 2 : Marx-Engels-Gesamtausgabe [Seconde MEGA


ou encore Nouvelle MEGA], 1 00 volumes prévus, Berlin,
Dietz Verlag, paraissant depuis 1 975. La publication est loin
d'être achevée. Chaque volume comporte deux tomes, le
second regroupant l'apparat critique (notices éditoriales,
variantes, notes, index, etc.) des textes édités dans le pre­
mier tome.
Nos propres références renvoient par privilège à la
Seconde MEGA et, à défaut, à la Première MEGA.
234 MANUSCRITS DE 1844

b) Traductions françaises
Trad. J. Molitor, in K. MARx, Œuvres philosophiques, t. VI,
Paris, A. Costes, 1 937, p. 9-1 35.
Trad. É. Bottigelli, in K. MARx, Manuscrits de 1844 : Éco­
nomie politique et philosophie, Paris, Éd. Sociales, 1 962.
Trad. M. Rubel, in K. MARx, Manuscrits parisiens, in Karl
Marx. Philosophie, Paris, Gallimard, 1 968 ; rééd. 1 994,
p. 135 à 222.
Trad. K. Papaioannou, in K. MARx, Critique de l'économie
politique, Paris, Union générale d'éditions, • 1 0- 1 8 •,
1 972, p. 65-301 (rééd. sous le titre : Écrits de jeunesse,
Paris, Quai Voltaire, 1 994).
On trouve également, dans ce même ouvrage (p. 29-64),
une traduction de l'article d'Engels : Esquisse d'une critique
de l'économie politique.

II. SUR LES OUVRAGES DE JEUNESSE DE MARX


ET, PLUS PARTICULIÈREMENT, SUR
LES MANUSCRITS DE 1844

L. ALTHUSSER, Pour Marx, Paris, Maspéro, 1 965 ; en par­


ticulier les p. 23-32, dans la Préface, ainsi que les deux
textes intitulés : • Sur le jeune Marx •, p. 45-83, et • Les
Manuscrits de 1844 de Karl Marx •, p. 1 53-1 60.
A. CORNU, Karl Marx et Friedrich Engels, Paris, PUF, 1 955-
1 970 (4 vol.). Cf. notamment, aux p. 87- 1 77 du t. ID
(1961), le chap. II, intitulé : • Les Manuscrits d'économie
politique et de philosophie ».
J. A. GIANNOTII, Origines de la dialectique du travail, Paris,
Aubier, 1 97 1 .
G. LANGE, • Ludwig Feuerbach und der junge Marx •, in
1,.. FEUERBACH, Klei.ne Philosophische Schriften, Leipzig,
Felix Meiner, 1 950.
G. LuKAcs, • Zur philosophischen Entwicklung des jungen
Marx (1 840-1 844) •, Deutsche Zeitschrift für Philosophie,
Jg. 2 1 954, p. 288-343.
F. MEHRING, Vie de Karl Marx : mai 1818-février 1848
[1918].l. �d. franç., notes et avant-propos de G. Bloch,
Paris, hd. Pie, 1 984.
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BIBLIOGRAPHIE 235

Sur le jeune Marx. Recueil de dix études consacrées au jeune


Marx (concernant les Manuscrits, cf. notamment celles
dues à V. Brouchlinski, L. Pajitnov, W. Jahn et A. Schaft),
in Recherches Internationales à la lumière du marxisme,
n° 19, V-VI, juin-juillet 1 960.

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K. AxELOS, Marx penseur de la technique, Paris, Éd. de


Minuit, 1 96 1 .
G . BENSUSSAN, Moses Hess, la philosophie, le socialisme
(1836-1845), Paris, PUF, 1 985.
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zu Hegel [L'Évolution philosophique de Marx, son rap­
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J. D'HONDT, De Hegel à Marx, Paris, PUF, 1 972.
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1844. Contribution à l'étude de la naissance du marxisme,
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M. HENRY, Marx. /. Une philosophie de la réalité. Il. Une
philosophie de l'économie, Paris, Gallimard, 1 976.
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et sa dissolution chez Marx et Kierkegaard, Paris, Boivin,
1 935.
A. SCHMIDT , Le Concept de nature chez Marx, Paris, PUF,
1 994.
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occidentale depuis 1 9 1 7 •, in Histoire de la Philosophie,
t. m, Paris, Gallimard, « Encyclopédie de la Pléiade •,
1 974, t. m, p. 902-1 045.
M. VADÉE, Marx, penseur du possible, Paris, Méridiens
Klincksieck, 1 992.

* *
CHRONOLOGIE
1818 : Naissance de Karl Marx, à Trèves, en Rhénanie, le
5 mai. Son père, Hirschel Marx, est issu d'une famille de
rabbins, mais s'est converti au protestantisme en 1 8 1 6,
afin de ne pas être contraint de renoncer à sa carrière de
juriste.

1830-1835 : Études secondaires au lycée de Trèves.


1835 : Karl Marx arrive à l'université de Bonn, centre intel­
lectuel de la Rhénanie. Il y suit des cours de droit, mais
aussi de littérature. Il fréquente un club de
jeunes poètes. Il mène une vie joyeuse et quelque
peu dissipée (duel dans lequel il est légèrement blessé,
brève incarcération pour ivresse et tapage nocturne,
etc.).

1836 : Marx quitte Bonn pour Berlin. Il y suit les cours de


Savigny, grand romaniste de l'école historique du Droit,
et de Gans, disciple libéral de Hegel, gagné à la doctrine
saint-simonienne.

1837 : Marx compose le premier acte d'un sombre drame


(Oulanem), ainsi qu'un roman satirique (Scorpion et Félix)
et des poésies.
Il fréquente le Doktorklub, rassemblement de jeunes­
hégéliens faisant profession d'athéisme et acquis aux idées
libèrales. Il y côtoie A. Rutenberg, K. F. Koeppen, ainsi
que B. Bauer, professeur de théologie.

1838 : Mort du père de Marx, au mois de mai.


j]érence de la philosophie de la nature chez Démocrite et
1841 : Di
chez Éj,;cure : c'est sa thèse de doctorat en Philosophie,
soutenue à Iéna. Marx y oppose la rencontre • détermi-
240 MANUSCRITS DE 1844

niste et forcée des atomes • démocritéens à la déviation


spontanée (dinamen) qu'Épicure a (judicieusement, selon
lui) accordée aux atomes.

1842 : Marx est rédacteur en chef de la Gazette rhénane,


fondée à Cologne par des bourgeois libéraux (parmi les­
quels Rutenberg) . Il y publie nombre d'articles, dont les
plus connus portent sur les vols de bois, sur la censure,
etc.

1843 : Interdiction de la Gazette rhénane, le 2 1 janvier 1843.


Marx épouse Jenny von Westphalen, une amie d'enfance,
fille d'aristocrates. Départ pour Paris. De mars à août, il
rédige une Critique du droit politique hélégien, qui demeu­
rera inédite jusqu'en 1 927.
En décembre 43 et janvier 44 : collaboration aux
Annales franco-aOemandes, éditées par Arnold Ruge ; Marx
y fait paraître deux textes : La Question juive, et la Contri­
bution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, pre­
mier ouvrage dans lequel il lie le thème de l'émancipation
humaine à celui de la lutte de classe du prolétariat.

1844 : Rédaction des Manuscrits d'économie politÜJ.ue et de


-philosophie ou Manuscrits de 1844 (qui ne furent publiés
qu'en 1 932).
Fin août, Friedrich Engels (1 820-1 895), qui avait signé
naguère quelques articles dans la Gazette rhénane, vient
rendre visite à Marx à Paris. Deux mois plus tard, ils ont
achevé la rédaction de La Sainte Famille, ouvrage polé­
mique « à quatre mains •, dirigé contre les frères Bauer et
autres révolutionnaires en paroles. Début d'une collabo­
ration qui durera quarante ans.

1845-1846 : A la demande de Humboldt, l'ambassadeur de


Prusse, Marx est expulsé de France à compter du
5 février 1845. Il se rend alors Bruxelles, où il rédige avec
Engels, L 'Idéologie alkmande, ouvrage dans lequel sont
jetées les bases du « matérialisme historique •.

1847 : Misère de la philosophie (réponse à l'ouvrage que


Proudhon avait fait paraître l'année précédente, sous le
titre : Contradictions économiques, ou Philosophie de la
misère).

1848 : Publication du Manifeste du Parti communiste, que Karl


Marx et Friedrich Engels avaient rédigé dès la fin de l'année
1 84 7, afin de répondre à la demande d'une société ouvrière
internationale : la Ligue des Communistes.
CHRONOLOGIE 24 1
1848 : Année de révolutions en Europe. Marx rejoint l'Alle­
magne. À Cologne, il fonde la Nouvelle Gazette rhénane,
qui disparaîtra dès mai 1 849, après l'écrasement du sou­
lèvement des provinces rhénanes.
Alors qu'il se trouvait encore à Bruxelles (en janvier),
Marx a prononcé quelques conférences lconnues sous le
titre : Travail salarié et capital), dans lesquelles sont pré­
sentés les linéaments de la théorie de la plus-value.

1849 : De juin à août, Marx se réfugie d'abord à Paris (d'où


il est de nouveau expulsé), puis à Londres, où, désormais,
il demeurera presque constamment. Grandes difficultés
matérielles.

1850 : Mise au net des Luttes de classes en France (1848-


1850), qui ne parurent sous forme de brochure qu'en
1 895 ; il s'agit d'une suite d'articles, consacrés à la révo­
lution de juin 1 848 et à son écrasement par les troupes du
général Cavaignac.
Intense travail à la salle de lecture du British Museum,
où Marx étudie une énorme masse d'ouvrages consacrés à
l'économie.

1852 : Dans l'Europe entière, triomphe de la réaction après


le séisme ; l'absolutisme l'emporte en Italie ; état de siège
à Vienne, en Bohême, en Hongrie, etc. De janvier à mars,
Marx rédige pour une revue, paraissant à New York, sept
articles consacrés au coup d'Etat du 2 décembre 1 85 1 et
aux conditions qui avaient favorisé l'arrivée du futur
Napoléon ID aux affaires. Cela donnera ultérieurement la
brochure connue sous le titre : Le 18 Brumaire de Louis­
Napoléon Bonapane.
Années noires pour la famille. Dénuement extrême.
Mort de sa fillette Franziska, en avril ; entre 1 850 et 1 855,
Karl et Jenny Marx ont perdu trois autres des sept enfants
qu'ils avaient eus jusqu'ici.

1857 (octobre) -jusqu'à mars 1858 : Premières ébau­


ches du Capital (« Je travaille comme un fou, toutes les
nuits, à faire la synthèse de mes études économiques, afin
d'avoir mis au clair au moins les grandes lignes avant le
déluge &, écrit-il à Friedrich Engels, le 8 décembre 1 857).
Marx rédige de volumineux manuscrits, qui ne seront
publiés qu'en 1 939- 1 94 1 . Il s'agit des Grundrisse der
Kritik der politischen Ôkonomie [Fondements de la critique
de l'économie politique], lesquels comportent deux
grandes parties : le chapitre de l'argent et le chapitre du
capital.
242 MANUSCRITS DE 1 844

fin 1858-début 1859 : Composition de la Contribution à la


critique de l'économie politique. Le livre paraît au début du
mois de juin 59 (• Je ne crois pas, confiait-il le 2 1 janvier
de la même année à Engels, qu'on ait jamais écrit sur
/'Argent en en manquant à ce point ! •).

1864 : Fondation à Londres, le 28 septembre, de 1'Associa­


tion internationale des travailleurs (Jre Internationale) .
Marx prend une part active aux activités de 1 'Association
(manifestes, messages, vaste correspondance, etc.) . Des
divergences apparaîtront bientôt entre partisans de Marx
et adeptes des idées proudhoniennes ; à cela, s'ajoutera, à
partir de 1 868, la querelle consécutive à l'adhésion de
l'anarchiste Michel Bakounine et de ses amis à l'A. 1. T.

1865 : Présentation d'un rapport, devant le conseil général


de l'Internationale, qui sera publié, plus tard, sous le
titre : Salaire, prix et profit.

1867 : Publication du livre 1 du Capital, chez Meissner, à


Hambourg. Après la mort de Karl Marx, c'est Friedrich
Engels qui publiera les livres Il et ID de l'ouvrage : le livre
Il, en 1 885, le livre m, en 1 894.

1871 : La Gum-e civile en France (1871), recueil constitué


par trois Adresses rédigées par Marx, au nom du conseil
général de 1 'Association internationale des travailleurs.
Dans la troisième de ces Adresses (datée du 30 mai 1 871),
Marx exalte l'œuvre des communards parisiens et tâche
de rendre compte des causes de leur défaite.
(• Tu sais, écrit-il en juin à son ami Kugelmann, que
pendant tout le temps de la dernière révolution pari­
sienne, j'ai été dénoncé comme le grand chef de l'Interna­
tionale par les feuilles versaillaises et par répercussion par les
journalistes d'ici. [. . .] Et maintenant, en sus, l'Adresse.
[...] Elle fait un bruit du diable et j'ai l'honneur d'être en
ce moment, l'homme le plus calomnié et le plus menacé
de Londres. •)

1872 : Début d'une irréversible dégradation de l'état de


santé de Marx .

1875 : Critique du programme de Gotha, dénonçant ce que


Marx tient pour des revendications très floues (par
exemple, celle d'une • journée normale de travail t), voire
mesquines (ainsi celle d'une • réglementation du travail
dans les prisons •, destinée à épargner aux ouvriers
• libres •. . . la concurrence des prisonniers !).
CHRONOLOGIB 243

1881: Jenny Marx, sa femme, meurt d'un cancer, le 2


décembre.
1882 : Après ce décés et les derniers effets de sa propre
faiblesse pulmonaire, il gagne l'Algérie, aux cieux plus
cléments. Il y demeure trois mois, jusqu'en mai.

1883 : Décès à Paris de sa fille Jenny, qui avait épousé le


socialiste français Charles Longuet (une autre de ses filles,
Laura, s'était unie, de son côté, à Paul Lafargue, l'auteur
du Droit à la paresse) .
Rechutes : bronchites, abcés pulmonaire. Il meurt pen­
dant son sommeil, le 1 4 mars ; on l'enterre le 1 7, au
cimetière londonien de Highgate.
TABLE

Introduction ................... ........... ....... .............. 7

MANUSCRITS DE 1 844 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 49
Préface . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 51
Premier manuscrit . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 55
Deuxième manuscrit . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 25
Troisième manuscrit . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 35

Notes ................. ......................................... 213


Bibliographie .•. ............................................ .. 231
Chronologie •.................................................. 237
ANSELME DE CANTORBERY DESCARTES
Proslogion (717) Correspondance avec Élisabeth et
ARISTOTE autres lettres (5 1 3)
De l'âme (71 1 ) Discours de la méthode ( 1 09 1 )
Éthique d e Nicomaque (43) Lettre-préface des Principes de
Parties des animaux, livre 1 (784) la philosophie (975)
Petits traités d'histoire naturelle (979) Méditations métaphysiques (328)
Physique (887) Les Passions de l'âme (865)
Les Politiques (490) DIDEROT
AUFKLÀRUNG. LES LUMIÈRES ALLEMANDES
Entretien entre d'Alembert et Diderot.
(793)
Lettre sur les aveugles. Lettre sur les sourds
ALLEMANDE (793) et muets ( 1 08 1 )
SAINT AUGUSTIN Le Rêve d e d'Alembert. ( 1 1 34)
Les Confessions (2 1 ) Supplément au Voyage de Bougainville.
AVERROÈS Pensées philosophiques. Additions aux
Discours décisif (bilingue) (87 1 ) Pensées philosophiques. Lettre sur
L:lntelligence et l a pensée (Sur le les aveugles. Additions à la Lettre
De Anima) (974) sur les aveugles (252)
BACON DIDEROT/D'ALEMBERT
La Nouvelle Atlantide (770) Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné
BECCARIA des Sciences, des Arts et des Métiers
Des délits et des peines (633) (2 vol., 426 et 448)
BERKELEY DIOGÈNE LAËRCE
Principes de la connaissance humaine Vie, doctrines et sentences des
(637) philosophes illustres (2 vol., 56 et 77)
Trois dialogues entre Hylas et Philonous
MAÎTRE ECKHART
(990)
Traités et sermons (703)
BICHAT
Recherches physiologiques sur la vie et la ÉPICTÈTE
mort (808) Manuel (797)
BOÈCE ÉRASME
Traités théologiques (876) Éloge de la folie (36)
LE BOUDDHA FICHTE
Dhammapada (849) La Destination de l'homme (869)
COMTE GALIEN
Leçons de sociologie (864) Traités philosophiques et logiques (880)
Discours sur l'ensemble du positivisme GRADUS PHILOSOPHIQUE (773)
(99 1 )
HEGEL
CONDORCET Préface de la Phénoménologie
Cinq mémoires sur l'instruction de l'esprit (bilingue) (953)
publique (783) Principes de la philosophie du droit (664)
Esquisse d'un tableau historique des
HÉRACLITE
progrès de l'esprit humain (484)
Fragments ( 1 097)
CONFUCIUS
Entretiens avec ses disciples (799) HERDER
Histoires et cultures ( 1 056)
CONSTANT
De l'esprit de la conquête et
de l'usurpation HIPPOCRATE
dans leurs rapports avec la civilisation L:Art de la médecine (838)
européenne (456) HOBBES
CUVIER Le Citoyen (385)
Recherches sur les ossements fossiles de HUME
quadrupèdes (63 1 ) Enquête sur l'entendement humain (343)
DARWIN Enquête sur les principes de la morale
L:origine des espèces (685) (654)
humaine, livre 1 (70 1 ) Pensées pour moi-même suivies du
Essais esthétiques ( 1 096) Manuel d'Épictète ( 1 6)
Les Passions. Traité de la nature humaine, MARX
livre Il (557) Manuscrits de 1 844 (789)
La Morale. Traité de la nature humaine, MARX & ENGELS
livre Ill (702) Manifeste du parti communiste ( 1 002)
KANT MONTAIGNE
Anthropologie (665) Apologie de Raymond Sebond ( 1 054)
Critique de la faculté de juger ( 1 088) Essais (3 vol., 2 1 0, 2 1 1 et 2 1 2)
Critique de la raison pure ( 1 1 42) MONTESQUIEU
Essai sur les maladies de la tête. Considérations sur les causes de
Observations sur le sentiment du Beau la grandeur des Romains et de leur
et du Sublime (57 1 ) décadence ( 1 86)
Métaphysique des mœurs ( 2 vol. . 7 1 5 et De l'esprit des lois (2 vol., 325 et 326)
7 1 6) Lettres persanes ( 1 9)
Opuscules sur l'histoire (522) MORE
Théorie et Pratique (689) L'Utopie (460)
Vers la paix perpétuelle. Qu'est-ce que NIETZSCHE
les lumières 1 Que signifie s'orienter Ainsi parlait Zarathoustra (88 1 )
dans la pensée 1 (573) L'Antéchrist (753)
KIERKEGAARD Le Crépuscule des idoles. Le Cas
La Reprise (5 1 2) Wagner (42 1 )
LA BOÉTIE Ecce Homo. Nietzsche contre Wagner
Discours de la servitude volontaire (394) (572)
Le Gai Savoir (718)
LAMARCK
Généalogie de la morale (754)
Philosophie zoologique (707) Le Livre du philosophe (660)
LA ROCHEFOUCAULD Par-delà bien et mal ( 1 057)
Maximes et réflexions diverses (288) Seconde considération intempestive (483)
LEIBNIZ PASCAL
Discours de métaphysique ( 1 028) Pensées (266)
Essais de Théodicée (209) De l'esprit géométrique. Écrits sur
Nouveaux essais sur l'entendement la grâce et autres textes (436)
humain (582) PASTEUR
Principes de la nature et de la grâce. Écrits scientifiques et médicaux (825)
Monadologie et autres textes (863) PENSEURS GRECS AVANT SOCRATE (3 1 )
Système nouveau de la nature et de la
PLATON
communication des substances (774)
Alcibiade (988)
LOCKE Apologie de Socrate. Criton (848)
Lettre sur la tolérance et autres textes Le Banquet. (987)
(686) Cratyle (954)
Traité du gouvernement civil (408) Euthydème (492)
LONG & SEDLEY Gorgias (465)
Les Philosophes hellénistiques (64 1 -643, Ion (529)
3 vol. sous coffret 1 1 47) Lachès. Euthyphron (652)
Lettres (466)
LUCRÉCE Ménon (49 1 )
De la nature (30) Parménide (688)0
De la nature (bilingue) (993) Phédon (489)
MACHIAVEL Phèdre (488)
L'Art de la guerre (6 1 5) Philèbe (705)
Le Prince (3 1 7) Platon par lui-même (785)
Le Politique ( 1 1 56)
MALEBRANCHE
Premiers dialogues : Second Alcibiade.
Traité de morale (837)
Hippias mineur. Euthyphron. Lachès.
MALTHUS Charmide. Lysis. Hippias majeur. Ion ( 1 29)
Essai sur le principe de population Protagoras (76 1 )
(2 vol., 708 et 722) Protagoras. Euthydème. Gorgias.
La République (653) Sur la religion (794)
Sophiste (687) SÉNÈQUE
Sophiste. Politique. Philèbe. Timée. De la providence De la constance du
Critias (203) sage. De la tranquilité de l'âme. Du loisir
Théétète (493) ( 1 089)
Théétète. Parménide ( 1 63) Lettres à Lucilius ( 1 -29) (599)
Timée. Critias (6 1 8) SMITH
PLOTIN La Richesse des nations (2 vol., 598 et
Traités ( 1 1 55) 626)
Traités 7-2 1 ( 1 1 64) SPINOZA
Œuvres : 1 - Court traité.Traité de
QUESNAY la réforme de l'entendement. Principes
Physiocratie (655) de la philosophie de Descartes. Pensées
RAZI métaphysiques (34)
La Médecine spirituelle ( 1 1 36) Il - Traité théologico-politique (50)
Ill - Éthique (57)
RICARDO IV - Traité politique. Lettres ( 1 08)
Principes de l'économie politique et de THOMAS D'AQUIN
l'impôt (663) Contre Averroès (bilingue) (7 1 3)
ROUSSEAU Somme contre les Gentils ( 1 045- 1 048, 4
Considérations sur le gouvernement de vol. sous coffret 1 049)
Pologne. L:Économie politique. Projet de TOCQUEVILLE
constitution pour la Corse (574) De la démocratie en Amérique (2 vol.,
Du contrat social ( 1 058) 353 et 3S4)
Dialogues. Le Lévite d'Éphraïm ( 1 02 1 ) L:Ancien Régime et la Révolution (500)
Discours sur l'origine et les fondements TURGOT
de l'inégalité parmi les hommes. Discours Formation et distribution des richesses
sur les sciences et les arts (243) (983)
Émile ou de léducation ( 1 1 7) VICO
Essai sur lorigine des langues et autres De l'antique sagesse de l'Italie (742)
textes sur la musique (682) VOLTAIRE
Lettre à M. d'Alembert sur son article Dictionnaire philosophique (28)
Genève ( 1 60) Lettres philosophiques ( 1 5)
Profession de foi du vicaire savoyard (883) Traité sur la tolérance (552)
SAY WITTGENSTEIN
Cours d'économie politique (879) Remarques mêlées (815)

G F- C O R P U S

L:Âme (300 1 ) Les Mathématiques (30 1 9)


L:Amitié (3054) La Matière (3020)
L'Amour (30 1 0) La Métaphysique (3037)
Autrui (305 1 ) La Morale (30 1 8)
Le Citoyen (3044) La Nature (3009)
Le Corps (3055) Le Nihilisme (301 1 )
La Démocratie (3007) L'Œuvre d'art (3024)
Le Désir (3015)
La Paix (3026)
Dieu (3008)
Les Passions (3053)
Le Droit (3046)
Le Pouvoir (3002)
L:État (3003)
La Religion (3040)
L:Expérience (3049)
L:Histoire (302 1 ) Le Scepticisme (30 1 4)
L:ldentité (3030) La Sensation (3005)
L:lllusion (3035) La Société (304 1 )
L:lmage (3036) L e Temps (3006)
La justice (3050) La Tolérance (3004)
Le Langage (3027) Le Travail (3025)
Le Libéralisme (30 1 6) L:Utopie (3029)
La Liberté (3023) La Vie (3045)
La Loi (3056) La Violence (3042)
1 .... M.. l t'Jnt.7\ 1 - \1-•--·.l t'>n 1 "\\
GF Flammarion

05/ 10/ 1 1 7256-X-2005 - Impr. MAURY Eurolivres, 45300 Manchecourt.


N° d'édition FG078905. - Septembre 1996. - Printed in France.
Achevé d' imprimer sur rotative
par !'Imprimerie Darantiere à Dijon-Quetigny
en janvier 2005

Dépôt légal : janvier 2005


N° d'impression : 24- 1620

Imprimé en France

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