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Merleau-Ponty - Résumé Du Cours, 1949-1952

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M e r l e a u - P o n t y
à l a S o r b o n n e
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DU MÊME AUTEUR
aux mêmes éditions

Le primat de la perception et ses conséquences philosophiques


(à paraître)
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M e r l e a u - P o n t y

à l a S o r b o n n e

résumé de cours
1949-1952

cynara
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ⓒ by éditions Cynara, 1988

ISBN 2-87722-002-8
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NOTE DE L'ÉDITEUR

Résumé de cours établi par des auditeurs et approuvé par lui-même,


les textes que nous présentons sont ceux de l'enseignement de Maurice
Merleau-Ponty à la Sorbonne (1949-1952) sur la psychologie de l'enfant
et la pédagogie. Le texte de référence est celui du Bulletin de psychologie
(n° 236, tome XVIII 3-6, novembre 1964) que nous avons comparé
à celui qui succède immédiatement le cours proprement dit publié par
le même bulletin (tome III, 1949-50; tome IV, 1950-51 ; tome V,
1951-52).
À ces deux leçons identiques, nous avons confronté le texte imprimé
par le Centre de documentation universitaire en 1951 (première partie
des Relations avec autrui chez l'enfant) et 1952 (Les sciences de l'homme et la
phénoménologie, première partie). Ces deux dernières publications présen-
tent un texte sensiblement différent (ampleur de la phrase, références
développées, etc.) et feront l'objet d'une publication séparée.
De ces consultations, il résulte pour le lecteur d'aujourd'hui d'avoir
accès, dans l'ordre chronologique, à l'intégralité des cours : fin du cours
Psycho-sociologie de l'enfant, non reprise dans l'édition de 1964 ; publica-
tion de celui sur l'Expérience d'autrui (texte établi par M.-A. Raigneau),
également absent du recueil de 1964, dans un texte « vérifié » (le texte-
source — 1949-1952 — a été préféré quant au sens, présentant chaque
fois une leçon plus correcte ; celui de 1964, pour son articulation plus
souple). Enfin, l'appareil de notes, complété et augmenté, a été monté
dans le texte et amené à la date de publication du volume (la lettre de
Husserl à Lévy-Bruhl vient de paraître dans une édition bilingue).
Nous tenons à mentionner les rédacteurs du résumé des cours : Bar-
bier Marie-Claude, Bauh Djania, Chamant Micheline, Deg Eve, Four-
ment Claude, Jacquemin Jacqueline, Joly Geneviève, Lapassade G.,
Lombes Raymond, Mercadier Jacqueline, Meunier J., Michel Gilberte,
Perrin O., Picard Georges, Raigneau M.-A., Richard Jean, Ruat Marie-
Claire, Mlle Simonnet, Thomas L. et Zebus Jean ;
à remercier Madame Suzanne Merleau-Ponty pour l'accueil qu'elle a
réservé au projet et l'amitié qu'elle nous a témoignée.
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La conscience
et l'acquisition du langage

INTRODUCTION

Le problème du langage se situe entre la philosophie et la psy-


chologie.
Selon la tradition philosophique dans la ligne de Descartes,
Kant, etc., on refuse au langage toute signification philosophique
et on en fait un problème uniquement technique.

I) La conception réflexive
Dans la tradition cartésienne, il n'y a pas de rencontre possible
entre conscience et langage. Si on reconnaît, dans la conscience,
un type d'être unique, alors le langage se trouve rejeté hors de la
conscience et analogue aux choses. Il n'y a plus de lien intérieur
entre conscience et langage car la conscience est essentiellement
conscience de soi pour pouvoir être conscience de quelque chose.
La conscience dans cette conception est une activité de synthèse
universelle. Dans cette perspective, autrui n'est que projection
de ce que l'on sait de soi-même : dans le principe de cette philo-
sophie, on ne rencontre pas autrui. Pourtant, elle arrive à éviter le
solipsisme, mais seulement en disant : il n'y a pas de raison de
croire ma conscience unique : en tant qu'êtres nous sommes
isolés, mais par la pensée nous nous élevons à l'universel.
Dans cette perspective, le langage relève de l'ordre des choses,
et non de l'ordre du sujet. Les mots parlés ou écrits sont des phé-
nomènes physiques, un lien accidentel, fortuit et conventionnel
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entre le sens du mot et son aspect. Il ne s'agit pas de communica-


tion de conscience, mes mots donnent simplement l'occasion à
l'esprit d'autrui de se rappeler ce qu'il sait déjà. Le langage est un
message émis, mais sans force de communication effective. Il n'y a
pas de puissance propre du mot. Alors, le meilleur langage sera le
plus neutre, et le meilleur de tous, ce sera le langage scientifique,
l'algorithme. Là, pas d'équivoque possible. (Cf. les projets de
langue universelle, dictionnaire de la pensée humaine englobant
toutes les langues et toutes les pensées.)
Dans cette perspective, on aboutit à dévaloriser le langage, on
ne le considère que comme vêtement de la conscience, revête-
ment de la pensée. Même pour un auteur comme Sartre, qui
pourtant n'ignore pas le problème d'autrui, il est impossible que
le langage apporte quelque chose à la pensée : la « puissance » du
mot n'existe pas, le mot universalise, résume ce qui existe déjà.
La pensée ne doit rien au mot.

2) Nouvelle position du problème


Cette philosophie est complice de la science la plus positive :
elle donne toute licence à la psychologie de traiter le langage
comme objet (cf. l'ancienne conception de l'aphasie : c'est la
perte de l'image des mots).
a) Pourtant l'accord d'une philosophie réflexive et d'une psy-
chologie mécaniste est rompu de part et d'autre par une évolution
qui reconnaît le problème. Sartre dit que le langage n'apporte pas
de drame supplémentaire, mais qu'il montre cependant dans la
formulation, l'origine de nouvelles conduites. (L'exemple de la
Chartreuse de Parme, lorsque le comte redoute le premier mot
d'amour tombé entre le couple qui, pourtant s'aime depuis
longtemps.)
En général : on ne peut plus s'en tenir à fonder le rapport avec
autrui sur la valeur de vérité, on ne peut plus éviter de recon-
naître autrui. La conséquence, en ce qui concerne le langage, est
que c'est à lui de faire la communication entre individus. Le lan-
gage devient alors un élément mystérieux, puisqu'il n'est plus ni
soi, ni chose. La psychologie s'aperçoit que le mot n'est pas une
chose, l'aphasie n'est plus considérée comme la perte des images
verbales. L'aphasique sait encore employer les mots dans un
ensemble. Il ne sait plus dire « rouge », mais encore « rouge-
cerise ». K. Goldstein dit que ce n'est ni la perte du mot, ni la
perte de l'idée, mais de ce qui « rend le mot propre à exprimer ».
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Pour lui, il y a à distinguer le mot plein de son sens et le mot vidé


de son sens (l'allemand « sinnvoll » et « sinnlos ») : il y a à recon-
naître la présence du sens dans le mot.
Cette analyse met en évidence une sorte de puissance signi-
fiante du langage.
b) Apports de l'évolution de la linguistique : pour Saussure (cf.
Cours de linguistique générale, Payot, 1962 ; nouvelle édition,
1972), le langage n'est pas, chez celui qui parle, une pluralité de
mots ou d'idées, non pas une somme de signes correspondant à
une somme d'idées, mais un ensemble unique, où chaque mot
prend sa signification par les autres, une masse en train de se diffé-
rencier progressivement.
Pour le linguiste G. Guillaume, il existe un schème sublin-
guistique tendu sous chaque langue, qui nous renseigne, par
exemple, sur l'architechtonique du temps dans telle ou telle
langue. Pourtant, ce schème n'est pas pensé par les individus : il
n'est ni intérieur à la conscience du sujet, ni réalité extérieure.
Il faut donc trouver au langage un statut, puisqu'il n'est ni chose
ni esprit, que son caractère est obscur et ambigu.
c) Apports de l'expérience littéraire : l'expérience littéraire du
langage confirme ces caractères. Le langage pour les écrivains,
depuis cent ans, est bien autre chose qu' « un revêtement de la
pensée ». Chez l'écrivain classique, il y a une absolue confiance
dans les mots (cf. La Bruyère disant que la bonne expression existe
toujours, même si l'écrivain ne la trouve pas). Au fond, le classique
postule que le langage est déjà dans les choses. J. Paulhan fait l'ana-
lyse de cette illusion : une fois dite, la chose est comme si elle avait
toujours été dite. Le mot réalise l'idée et se fait oublier : langage et
pensée réussis ne font qu'un. Le langage est obscur dans cette fonc-
tion qui est de rendre clair tout le reste. On ne peut l'observer,
seulement l'exercer, il est impossible à saisir directement.

3) Conclusion
Le langage n'est ni chose ni esprit, à la fois immanent et trans-
cendant, son statut reste à trouver. Ce problème sera toujours
présent dans l'étude de l'acquisition du langage. L'examen psy-
chologique du langage nous ramènera à sa fonction éclairante et le
problème psychologique au problème philosophique.

Comme nous l'avons vu, le langage oppose une résistance


invincible à tous les efforts pour le convertir en objet. Mais, de
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toute évidence, il ne se confond pas non plus avec l'esprit : il est


rebelle à la distinction signe-signifié. Nous avons vu la méthode
réflexive impuissante à étudier le langage. Est-ce que la méthode
inductive y réussirait mieux ?

I. —La méthode inductive.


Précisons d'abord la notion d'induction. Brunschvicg, dans
Expérience humaine et causalité physique (Alcan, 1922), analyse cette
méthode et combat la théorie de Stuart Mill, selon laquelle
l'induction est la simple lecture des corrélations naturelles. Mais
la critique de Brunschvicg reste équivoque par une sorte de
contradiction entre les deux parties de l'analyse. Dans la première
partie, il proteste contre la conception empiriste de Stuart Mill,
car, dit-il, le problème n'est pas de noter les corrélations entre les
faits, il s'agit d'abord de définir les variables entre lesquelles sera
établie la connexion causale. Donc, ce premier travail est actif, il
faut une hypothèse et il s'agit-là d'un travail d'intellection, car ce
n'est pas dans la nature qu'on peut trouver des faits.
Dans la seconde partie de son analyse, lorsque Brunschvicg
examine les liens entre hypothèses et faits existants, il vient à dire
que dans l'induction le seul élément vérifié est l'ensemble des
relations numériques existant entre les différentes variables du
phénomène. Ce qui est vérifié, ce n'est pas l'image des faits que
nous donne l'hypothèse, mais seulement l'ensemble des équa-
tions établies entre ces faits. Même si la théorie (l'image des faits)
est démentie par la suite, les équations gardent un sens, à condi-
tion d'être traduites dans le langage de la nouvelle hypothèse.
Donc, d'une part, Brunschvicg montre que l'induction n'est
pas un assemblage de faits donnés, qu'elle est un effort d'intellec-
tion. Mais, dans toute la mesure où elle nous représente l'essence
des phénomènes étudiés, il la donne pour invérifiable.
Dès lors, peut-on espérer avoir notion de la structure du
langage par la méthode inductive ? Nous ne pensons pas que les
relations entre variables puissent nous éclairer sur la nature du
langage, et l'induction ne saurait nous donner autre chose.

II. —Méthode phénoménologique.


Donc, aucune des deux méthodes précédentes ne peut nous
être utile. Pourtant, il y a, en fait, une troisième possibilité
d'approche dans toutes nos connaissances : il s'agit seulement de
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prendre contact avec les faits, de les comprendre en eux-mêmes,


de les lire et de les déchiffrer d'une manière qui leur donne un
sens. Il faudra faire varier le phénomène, afin de dégager de ces
variations une signification commune. Et le critère de cette
méthode ne sera pas la multiplicité des faits servant de preuves
aux hypothèses avancées : ce qui fera preuve, ce sera la fidélité
aux phénomènes, la prise étroite que nous obtiendrons sur les
matériaux employés et, en quelque sorte, la « proximité » de la
description.
Nous trouvons un exemple de cette méthode dans la nouvelle
psychologie animale :
Les observateurs de la conduite animale, après avoir employé
une méthode qui projetait continuellement de la conscience
humaine dans les phénomènes observés, se sont obligés ensuite à
une attitude strictement objective. Mais, bientôt, cette attitude se
révèle insuffisante. Alors Köhler, dans ses expériences très rigou-
reuses sur l'intelligence des singes, emploie une méthode parti-
culière : il ne se contente pas de calculer ce qui est mesurable
(insuffisant pour décrire le phénomène tout entier). Pour décrire
la conduite des singes, il emploie des termes qu'on pourrait
trouver « anthropomorphiques » comme « trouver la solution
par hasard » ou « par bonne erreur », termes de différenciation
qualitative. Comme le résultat objectif (quantitatif) est le même
lorsqu'un singe trouve une solution par compréhension ou par
hasard, on ne peut plus s'en tenir à l'aspect purement quantitatif.
En disant : « le singe résout le problème », Köhler introduit une
sorte d'anthropomorphisme, mais qui est indispensable. Si l'on
sort de l'analyse quantitative, dit-il, c'est parce qu'il y a vraiment
des différences de conduite constatables (la conduite d'une solu-
tion juste est un mouvement continu mélodique ; celui d'une
solution trouvée par hasard a quelque chose de heurté, discon-
tinu, et ainsi de suite). Il nous faut donc être subjectif, puisque la
subjectivité est dans la situation, mais cela ne veut pas dire
arbitraire.
Est-ce que Köhler procède par induction ? Oui, en ce sens
qu'il y a une hypothèse et qu'il fait appel à des faits qu'une hypo-
thèse ne saurait expliquer. Mais, s'il fait entrer dans l'analyse des
caractères intrinsèques du phénomène, c'est à condition de vivre
la conduite animale qu'il observe ; nous ne pouvons faire abstrac-
tion du spectacle qu'offre pour nous l'animal observé, nous ne
pouvons écarter nos vues humaines.
D'autres, comme Koffka, montrent clairement les « concepts
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descriptifs » qui sont à la base de cette méthode et qui, en psycho-


logie, viennent maintenant éclairer les « concepts fonctionnels ».
Koffka et Köhler appellent « phénoménologique » ce recours à
notre expérience de la conduite étudiée. La nouveauté de cette
méthode consiste en ce qu'elle établit que le savoir effectif n'est
pas seulement le savoir mesurable, mais aussi la description quali-
tative. Ce savoir qualitatif n'est pas subjectif, il est inter-
subjectif : il décrit ce qui est observable pour tous.
C'est cette méthode que nous adopterons pour étudier le lan-
gage. Étudier les faits, non pas pour vérifier une hypothèse, qui
les transcende, mais pour donner un sens intérieur à ces faits
même. Seule, la rigueur avec laquelle on embrassera la totalité, et
les détails de certains faits, importera.
C'est la méthode qu'emploie admirablement K. Goldstein
dans l'étude de l'aphasie et de l'agnosie. Au lieu d'étudier le
même symptôme chez beaucoup de sujets, il s'attache à l'analyse
complète d'un seul sujet, s'efforçant d'explorer tous les secteurs
du comportement. C'est une méthode de compréhension, non
moins rigoureuse que l'autre, car, si l'induction cherche la multi-
plicité des faits, la méthode de Goldstein explore à fond et
recoupe à l'intérieur d'un seul cas.
Nous nous proposons, en somme, d'appliquer une méthode
que Bergson a définie, s'il ne l'a guère pratiquée : la philosophie
doit découvrir le sens des phénomènes décrits par le savant. Le
rôle du philosophe est de reconstituer le monde tel que le physi-
cien le voit, mais avec cette « frange » que le savant ne mentionne
pas, et qui est fournie par le contact du physicien avec le monde
qualitatif. (Introduction à la métaphysique, in Œuvres, édition du
centenaire, P.U.F., 1963, pp. 1392-1432, 1537-1539.) Ce pro-
gramme reste valable pour nous : il n'y aura pas de différence
entre psychologie et philosophie : la psychologie est toujours
philosophie implicite, commençante ; la philosophie n'a jamais
fini de prendre contact avec les faits.
Cela étant, nous nous attacherons aux faits suivants pour com-
prendre l'être du langage :
1 — développement psychologique du langage chez l'enfant ;
2 — faits concernant la désintégration du langage ;
3 — vue sur le langage par la linguistique ;
4 — l'expérience que représente la littérature, car devenir
écrivain, c'est apprendre un langage personnel, c'est créer une
langue et un public à soi, c'est donc recommencer, à un niveau
supérieur la création du langage.
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DÉVELOPPEMENT PSYCHOLOGIQUE
DU LANGAGE CHEZ L'ENFANT

Vue d'ensemble. Pendant les premiers mois de sa vie, l'enfant


crie, fait des mouvements expressifs, puis commence à babiller. Il
faut considérer ce babillage comme l'ancêtre du langage : d'abord
il est d'une richesse extraordinaire et comprend des phonèmes
n'existant pas dans la langue qu'on parle autour de l'enfant, et que
lui-même, devenu adulte, devient incapable de reproduire (lors-
qu'il voudra les réacquérir pour les langues étrangères par
exemple). Ce babillage est donc une langue polymorphe : elle est
spontanée par rapport à l'entourage (existant même chez les
enfants sourds-muets, tout en étant peut-être plus pauvre). Il est
cependant fortement mélangé d'imitation : cette imitation arrive
à son point culminant entre 6 et 12 mois, mais elle est rudimen-
taire et elle ne saisit pas le sens de ce qu'elle imite. Il y a le même
rapport entre babillage et langage qu'entre gribouillage et dessin.
Cette imitation concerne aussi bien les mots que la mélodie de
la phrase : l'enfant cherche, si l'on peut dire, à parler « en
général ». W. Stern raconte que sa fille parle pendant un mois
une « langue » étrangère qui ne voulait rien dire, mais sur un ton
de conversation : comme si elle jouait à parler. « L'enfant baigne
dans le langage » (Delacroix), il est attiré, pris dans le mouvement
du dialogue autour de lui, et s'y essaye.
Le langage est le prolongement indissoluble de toute l'activité
physique, et en même temps neuf par rapport à elle : la parole
émerge du « langage total » constitué par des gestes, mimiques,
etc. Mais il transforme. Déjà, il emploie les organes phonatoires
pour un usage qui ne leur est pas naturel : en effet, le langage n'a
pas d'organe, tous les organes qui y contribuent ont déjà une
autre fonction (Sapir). Le langage s'introduit comme une
superstructure : phénomène qui témoigne déjà d'un autre ordre.
Le problème est de savoir comment on passa d'une activité
quasi biologique à une activité non biologique, mais qui suppose
tout un mouvement, une activité, pour s'intégrer au dialogue.
A la période suivante, entre 9 et 18 mois, à 15 mois en
moyenne, commence le langage parlé : l'enfant sait d'abord dire
quelques mots, puis il y a une sorte de stagnation : le fils de Preyer
reste pendant 6 mois avec deux mots, celui de Stern pendant
2 mois avec un seul mot. Moins net, ce phénomène se retrouve
chez la plupart des enfants : il y a une incubation du langage.
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ACQUISITION DU LANGAGE
DURANT LA PREMIÈRE ANNÉE

I) Lespremières semaines.
Les manifestations expressives de l'enfant sont très précoces.
M. Grégoire montre (L'Apprentissage de la parole pendant les deux
premières années de l'enfance, Journal de Psychologie, 1933 ; L'Appren-
tissage du langage, Liège, 1937) que, dès la fin du deuxième mois, le
nourrisson rit et sourit, non seulement pour manifester sa satis-
faction, mais aussi pour répondre aux sourires de l'entourage.
Cela suppose déjà une relation avec autrui : elle précède le
langage qui apparaîtra dans ce contexte.
C'est pourquoi il est artificiel de considérer les premiers mots
comme spontanés : bien avant leur apparition, il y a réponses par
attitudes. M. Grégoire insiste sur le fait que l'activité intellec-
tuelle du nourrisson est bien plus importante qu'on ne pense : on
a tendance à la sous-estimer, puisqu'elle ne s'accompagne pas de
manifestations extérieures. Dès la naissance, il y a une capacité
de relation avec l'extérieur qui ne cesse de croître durant les
premières semaines de la vie : chez l'embryon déjà, l'on peut
provoquer des réflexes conditionnés et, dès la naissance, le
cerveau enregistre certains changements intervenant dans le
milieu ambiant.
La mimique s'enrichit considérablement pendant la première
semaine, ainsi que l'audition et la vision : un enfant de 4 à 7 jours
entend une fois et demie mieux qu'un enfant de 0 à 3 jours. Les
enfants nés avant terme ont un développement intellectuel
normal : ils sont donc capables de rattraper le retard physique
qu'ils ont à la naissance.

2) Le babillage.
Dès 2 mois 1/2 apparaît le babillage, formé principalement de
consonnes (L, R) dont l'acquisition ne saurait s'expliquer par
imitation : ces émissions vocales semblent, en effet, être
communes à tous les bébés, indépendamment de la langue
ambiante. On pourrait expliquer l'emploi de ces phénomènes
d'un point de vue physiologique : la prédominance de l'activité
de succion favoriserait l'apparition des consonnes labiales et
gutturales.
Il semble insoutenable que le babillage de la première période
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soit le fait d'une imitation. Certains auteurs croient à l'imitation


du mouvement des lèvres. Mais Guillaume montre que les
enfants imitent des gutturales invisibles sur les lèvres de la per-
sonne qui parle : s'il y a influence du milieu, c'est l'audition qui
susciterait l'imitation, et non la vision. D'ailleurs, les enfants ne
fixent jamais la bouche, mais les yeux, de celui qui parle. On note
souvent que les enfants ouvrent la bouche en écoutant parler,
mais M. Grégoire dit qu'il s'agit-là d'une sorte de contagion de la
conduite d'autrui (comme le bâillement), et non d'un effort pour
restituer ce qui a été perçu.
Mais la présence du langage de l'adulte excite l'enfant de
manière générale : dès son réveil, l'enfant entend parler ; la plu-
part du temps, le langage s'adresse directement à lui, et cette sen-
sation acoustique provoque l'excitation de ses membres d'abord,
des organes phonatoires (assimilables aux membres) ensuite.
En somme, l'enfant reçoit de l'entourage la « direction » du
langage : l'imitation ne joue aucun rôle à ce stade, mais il faut
souligner l'importance de l'insertion de l'enfant dans la manière
de parler de son entourage (rythme, registre, etc.), tout cela ayant
pour effet une attirance générale vers le langage (cf. Delacroix,
« L'enfant baigne dans le langage »). Wundt dit que le développe-
ment du langage est toujours un développement « prématuré ». Il
est, en effet, impossible de nier une certaine spontanéité, mais
c'est la relation avec l'entourage qui aiguille l'enfant vers le
langage : c'est un développement vers un but défini par l'exté-
rieur, et non préétabli dans l'organisme.

4 mois : De 4 à 10 mois (toujours selon M. Grégoire) a lieu un


développement linguistique et intellectuel important : il nous
est moins sensible, parce qu'à cette époque nous sommes plus
attentifs aux progrès de la motricité. Que signifient les sons émis
à cette période ? L'enfant s'attarde à certains sons, les module, en
varie l'accent et la durée : tout cela traduit déjà une variation
d'énergie et d'humeur. Dès ce moment apparaissent des nuances
appréciables issues du langage des adultes. Buhler, dans sa
Théorie du langage (Sprachtheorie, Fischer, Iéna, 1934 ; un
chapitre : L'onomatopée et la fonction représentative du langage est
repris dans l'ouvrage collectif Essais sur le langage, Éditions de
Minuit, 1988), observe que les enfants allemands mettent au
début l'accent tonique sur la seconde syllabe de leurs émissions
vocales, mais le déplacent rapidement sur la première : ils pren-
nent, pour ainsi dire, « l'accent allemand ». Ainsi, bien avant de
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parler, l'enfant s'approprie le rythme et l'accentuation de sa


langue.
C'est vers cette époque que les enfants réalisent des émissions
vocales d'une richesse extraordinaire, émettant des sons qu'ils
deviennent par la suite incapables de reproduire : il y aura une
sélection, un certain appauvrissement.
7 mois : Vers le septième mois, le gazouillis gratuit semble se
transformer peu à peu en effort volontaire de parler. L'enfant est
encore loin de la parole articulée, mais il fait des essais de pronon-
ciation et devient de plus en plus sensible à ce qu'il entend :
comme si son intention de parler devenait de plus en plus forte.
8 mois : C'est au huitième mois que l'enfant peut commencer à
répéter les vocables, lorsqu'on les lui dit dans l'intention de les
lui faire répéter : il les introduit dans une sorte de phrase, d'imi-
tation de la phrase sous son aspect rythmique : c'est le pseudo-
langage.
12 mois : Du dixième au douzième mois, M. Grégoire observe
une polyphonie de pseudo-mots, des variations à l'infini. Vers
12 mois également, son fils s'amuse à crier plus fort que lui, donc
devient capable de créer des effets quasi linguistiques.

3) Le premier mot.
C'est à ce moment qu'apparaît son premier mot, désignant le
train qui passe devant la maison : un mot particulier affecté à une
seule chose, ou plutôt un seul ensemble de choses (le train, l'émo-
tion déclenchée par son passage, etc.). Il traduit surtout un état
affectif : il y une pluralité de sens : c'est le mot-phrase.
Il serait artificiel de tracer une frontière absolue entre le pre-
mier mot et ce qu'il y avait avant : depuis longtemps, l'enfant
définit des objets (par sa conduite), seulement il ne leur affectait
pas de mot particulier. Pour M. Grégoire, il n'y a pas lieu de dire
que l'apparition du premier mot implique la prise de conscience
du rapport signe-signifié.
Dans un article du Journal de Psychologie (Le langage et la construc-
tion du monde des objets, X X X année, 1933, pp. 18-44 ; repris in
Essais sur le langage, Éditions de Minuit, 1988), Cassirer avait dit
que le premier mot rend possible une synthèse d'impressions et
de faits disparates ; cela suppose une richesse plus grande de
l'expérience non formulée, où le mot vient résumer et élaguer.
Pour Grégoire, au contraire, l'expérience avant le mot est plus
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pauvre, lacunaire : le mot en émerge comme une unité : il n'est


pas une synthèse mais une différenciation.
M. Grégoire s'attache à montrer la continuité du développe-
ment du langage : d'une part, il y a expression et définition
d'objet déjà avant l'apparition du premier mot ; d'autre part,
cette apparition ne met nullement fin au babillage : pendant
longtemps, il accompagne la parole de l'enfant ; et peut-être cer-
tains aspects du langage intérieur, souvent non formulé, de
l'adulte, n'en sont-ils que la continuation. D'une part, dès le
début de la vie, des anticipations de ce qui sera le langage ;
d'autre part, persistance jusque dans l'âge adulte de ce qui fut le
babillage.

Signification du premier mot.

I. Interprétation intellectualiste :
On est tenté de dire avec Delacroix (Le langage et la pensée,
Alcan, 1930), que le signe n'est vraiment « signifiant » que s'il est
« signe mental ». Pour cela, il est nécessaire que des liens s'éta-
blissent entre les mots, qu'un principe logique, une relation for-
melle régisse leur rapport. Le signe fait alors partie du contexte et
sa signification dépend du contexte dans lequel il se trouve
inséré.
Delacroix et W. Stern (Psychologie de la première enfance) parais-
sent d'accord sur la portée du premier mot : il procure à l'enfant
la révélation que chaque chose a un nom, et la volonté
d'apprendre ces noms. L'apparition du premier mot explicite
brusquement le rapport de signe à signifié.
Cette conception s'appuie plus ou moins sur l'exemple
célèbre d'Hellen Keller, sourde-muette aveugle (Sourde, muette,
aveugle. Histoire de ma vie, Payot, 1954), dont l'institutrice réussit
la rééducation par le toucher. Elle-même raconte dans son auto-
biographie que pendant longtemps tous les efforts pour lui
donner la notion du signe furent vains. Mais un jour, en puisant
de l' eau, au moment où le contact de l'eau froide sur sa main
l'impressionnait vivement, l'institutrice lui traça sur l'autre main
un signe conventionnel désignant l'eau : à cet instant, Hellen
Keller eut la révélation brusque du rapport signe-signifié et, dans
l'heure qui suivit, apprit une trentaine de signes.
Cet exemple encouragea la conception du tout ou rien : cons-
cience et compréhension, ou pas de langage du tout.
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. Critique de cette conception :

Est-ce que, réellement, l'apparition du premier mot signifie la


prise de conscience du rapport signe-signifié ? Pour plusieurs
raisons, il semble difficile de l'admettre.
a) S'il en était ainsi, le premier mot serait suivi chez l'enfant
d'un progrès rapide, comme c'était le cas pour Hellen Keller. En
fait, il est suivi la plupart du temps, d'une longue stagnation.
Comment expliquer cette stagnation, si le premier mot procurait
réellement une prise de conscience générale du signe ?
b) Fait admis par Stern lui-même : l'enfant est loin de pos-
séder la notion du signe tel que l'entend l'adulte. Pour l'adulte, le
signe est une convention : pour l'enfant, jusque vers 6 ou 7 ans, il
est une propriété, une qualité de la chose (cf. les observations de
Piaget, notamment dans La représentation du monde chez l'enfant,
P.U.F., 1972). Pour l'enfant, le signe a un rapport quasi
magique, un rapport de participation, de ressemblance intime
avec le signifié. Stern lui-même, rapporte l'exemple de création
de mots par un jeune enfant : le même, interrogé bien plus tard
sur la raison qui inspira ces créations, fit appel à une sorte d'évi-
dence : « parce que la chose avait l'air de s'appeler comme cela ».
c) Les premiers mots sont souvent distincts des mots de
l'adulte : souvent, il s'agit d'onomatopées (donc d'un rapport de
ressemblance). Mais, même si l'enfant se sert du mot de l'adulte le
sens en est toujours plus fuyant : souvent, un seul mot sert à dési-
gner tout un ensemble de choses ayant trait à une situation sem-
blable (« musique » pour musique, musique militaire et soldats).
Ni dans ce cas, ni lorsqu'il semble user de métaphores,
l'enfant ne généralise : il manque de concepts pour cela. L'enfant
possède une vue syncrétique de la situation, ce qui lui fait assi-
miler des choses d'un ordre différent.

Donc, si le mot a pour l'enfant une signification aussi glissante


et confuse, nous ne pouvons plus lui supposer une connaissance
du signe tel que nous le concevons (dans ce cas, sa représentation
serait d'emblée plus cohérente). Pourtant, l'acquisition du pre-
mier mot marque un pas décisif dans l'acquisition du langage. De
quelle manière faut-il le comprendre ?
18 mois à 3 ans : Durant cette période, l'effort de l'enfant porte
surtout sur l'acquisition de plus en plus parfaite de sa langue
maternelle. Le rôle de l'imitation est ici prépondérant, mais il ne
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s'agit que d'une production textuelle, partie par partie, du lan-


gage ambiant. Il faut distinguer entre imitation immédiate et imi-
tation différée (le modèle est incorporé au savoir latent de l'enfant
et n'est utilisé que plus tard). Un exemple célèbre d'imitation
différée : le fils de Stumpf, après l'acquisition de quelques mots et
de plusieurs symboles naturels (onomatopées, interjections, etc.),
reste deux ans sans accroître son vocabulaire, faisant preuve d'une
sorte de résistance passive, de mauvaise volonté à l'égard du lan-
gage, malgré sa compréhension à peu près complète.
Vers 3 ans 3 mois, il abandonne brusquement cette attitude et
parle d'emblée très bien. Il s'agit dans ce cas, comme dans
d'autres moins nets d'une vraie organisation des modèles imités
et jamais de réception et de reproduction pure et simple. (C'est le
problème de l'imitation que nous examinerons par la suite.)
Après 3 ans : Peut-on distinguer d'autres stades par la suite ?
Cela paraît difficile. W. Stern distingue le passage du mot à la
phrase, mais ce n'est pas un stade bien délimité, puisque les pre-
miers mots ont toujours une valeur de phrase : si bien que la
valeur stricte des frontières est contestable.
D'autres distinguent différents stades selon l'accroissement
du vocabulaire et dressent des inventaires du bagage linguistique
de l'enfant à différents âges : il y a eu de nombreuses enquêtes
dans ce sens, aux résultats déconcertants et toujours décevants.
Mme Descœudres a fait un recensement du vocabulaire au milieu
de la troisième année et établi des tests pour éviter ce recensement.
Les résultats sont très variables. (Stern trouve 300 mots à 2 ans ;
Doville 688 ; Major 143). D'où vient la diversité des résultats ?
1) Du manque de définition exacte de ce qui doit compter
pour un mot (deux suffixes pour une racine comptent-ils pour
deux mots, ou un seul mot ? de même pour les flexions, etc.).
2) Pour l'adulte également : le vocabulaire dont il se sert est
bien plus restreint que celui qu'il comprend ou saurait employer,
si la nécessité s'en faisait sentir (Vendryés : c'est le vocabulaire
virtuel impossible à inventorier). On ne peut pas considérer
l'équipement linguistique comme une somme de mots : il s'agit
plutôt de systèmes de variations qui rendent possible une série
ouverte de mots : il est impossible de l'explorer. C'est une tota-
lité avec des secteurs ouverts, donnant des possibilités d'expres-
sion indéfinies. Ainsi lorsque l'enfant s'approprie une nouvelle
signification d'un mot connu faut-il le compter pour un mot
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nouveau ? Oui et non ; nous voyons qu'il s'agit vraiment d'un


ensemble et non d'une somme.
5 ans : Peut-être pourrait-on faire intervenir un nouveau palier
de développement après l'âge de 5 ans, ainsi que le suggère Piaget :
jusqu'alors, l'enfant ne cherche pas tant à communiquer avec autrui
(dialogue) qu'à monologuer. Le langage, en tant que communica-
tion sociale, ne prendrait de l'importance que vers 7 ou 8 ans.
Dans ses expériences au jardin d'enfants du centre J.-
J. Rousseau, Piaget relève une proportion de 46 % de propos non
socialisés (monologues juxtaposés). Mais Mme Müchow, dans un
jardin d'enfants de Hambourg, n'en trouve que 30 %. Cela peut
tenir à la différence du système d'éducation : les enfants du centre
de Piaget sont élevés selon la méthode Montessori, ceux de Ham-
bourg sont davantage habitués à la vie en groupe.
D. Katz, de son côté, note 150 conversations quasi familières de
ses enfants (5 ans et 3 ans et demi) et note de véritables entretiens,
manifestations de curiosité, de sentiments, etc., dans leurs conver-
sations avec les adultes : il constate une activation réelle du langage,
dépassant de loin la conception du langage égocentrique de Piaget.
Il faut donc mettre en garde contre tout découpage artificiel
en « stades successifs » : il apparaît que, dès le début, toutes les
possibilités sont inscrites dans les manifestations expressives de
l'enfant ; il n'y a jamais rien d'absolument neuf, mais des anticipa-
tions, des régressions, des permanences d'éléments archaïques
dans les formes nouvelles. Ce développement, où d'une part tout
est esquissé d'avance, et qui d'autre part procède par une série de
progrès discontinus, dément aussi bien les théories intellectua-
listes qu'empiristes. Les gestaltistes nous font mieux comprendre
le problème en expliquant comment, aux périodes décisives du
développement, l'enfant s'approprie des « Gestalten » linguis-
tiques, des structures générales non par un effort intellectuel, non
plus par une imitation immédiate. Pour éclaircir ce problème,
nous considérerons successivement :
1) le problème de l'acquisition des phonèmes ;
2) le problème de l'imitation.

A) L'ACQUISITION DES PHONÈMES

Lorsqu'on pose le problème de l'acquisition du langage au


niveau du mot, on rencontre une difficulté majeure : le mot se
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réfère à un certain concept, il contient déjà une dualité, la distinc-


tion formelle entre signe et signifié.
Mais il est possible d'aborder le langage au niveau du phonème :
les phonèmes ne se réfèrent à aucun sens, ils sont des éléments du
langage, dépourvus de sens par eux-mêmes, mais qui différen-
cient les mots les uns des autres. Qu'ils n'aient pas de significa-
tion par eux-mêmes ne signifie pas qu'ils soient insignifiants : la
réflexion sur le phonème permet de dépasser l'opposition entre
signe et concept : elle permet de voir de quel ordre (ni d'intelli-
gence, ni l'imitation) est l'acquisition du langage.
Nous suivons l'analyse de Jakobson (étude parue en Suède en
1941 : Langage enfantin, aphasie et lois générales de la structure pho-
nique, in Langage enfantin et aphasie, Editions de Minuit, 1969), qui
se propose de comparer l'acquisition du phonème par l'enfant et
la régression du système phonématique en cas d'aphasie.
Jakobson pense que ce système constitue un ensemble si rigou-
reux, avec des liens de nécessité si forts, que son ordre d'acquisi-
tion et de disparition est un ordre invariable jamais facultatif. (Il
n'y a pas d'objection à faire contre la comparaison entre enfant et
malade, puisqu'elle ne porte que sur le système phonématique et
non sur la totalité du langage.)
Jakobson part de l'opposition de l'esprit particulariste et de
l'esprit unificateur (Saussure), qui contribuent tous les deux à
former une langue et à la maintenir en équilibre. (Cf. enfants refu-
sant longtemps de parler le langage ambiant, le cas de futurs
poètes, où ce refus peut être le signe d'un pouvoir particulier ; le
langage des femmes dans certaines tribus, le langage des amou-
reux.) L'existence d'un esprit particulier est indéniable, mais il
s'absorbe bientôt dans l'esprit d'unification. (Cf. les enfants usant
d'un langage « bébé », mais s'insurgeant contre l'adulte qui lui
fait la concession de parler comme lui.)
Comment faut-il comprendre l'ordre systématique et régulier
d'apparition des phonèmes ? Les physiologistes invoquent
volontiers un « principe de la moindre dépense d'énergie », mais
il n'y a pas de phonème plus facile ou plus difficile en soi. Il faut
expliquer cet ordre par certaines conduites « privilégiées » cons-
tituant les constantes de certaine langue : elles ne sont pas plus
faciles en soi, ne se laissent rattacher à aucun principe, elles sont
les données ultimes de l'ensemble linguistique permettant la réa-
lisation d'un maximum d'efficacité.
Ainsi, le système phonématique paraît comme une réalité irré-
ductible et l'acquisition du langage comme une intégration de
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l'individu dans la structure de sa langue. Ceci apparaît très nette-


ment dans le passage du babillage à l'articulation des mots : il se
produit ce que Jakobson appelle une déflation : brusquement, la
richesse du babillage disparaît, l'enfant perd non seulement les
sons inusités dans sa langue, mais encore plusieurs qui lui seraient
très utiles : ainsi l'enfant qui dans son babil différenciait parfaite-
ment les K et les T en perd tout à coup la possibilité, encore qu'il
les reconnaisse très bien chez l'adulte. Il ne s'agit donc pas de
modèles moteurs ou auditifs qui lui feraient défaut. Tout se passe
comme si l'enfant était obligé de se restreindre, du fait même que
les sons maintenant prennent une signification distinctive : du
moment que les phonèmes servent à différencier les mots,
l'enfant paraît devoir s'approprier leur valeur nouvelle, acquérir
peu à peu leur système d'opposition et de succession original. En
somme, sa capacité de prononcer ne dépend pas de sa capacité
d'articuler (il l'avait au stade du babillage), mais de l'acquisition
des contrastes phonématiques et de leur valeur significative.
L'ordre rigoureux auquel l'enfant s'incorpore lui suggère la pos-
sibilité de sa valeur linguistique : Jakobson définit ainsi ce
phénomène : « le système des oppositions phonématiques tend
vers la signification ».
D'où vient cette « déflation » des manifestations vocales,
constatée par Jakobson ? L'enfant cesse de pouvoir émettre cer-
tains sons lorsqu'il commence à parler, mais ce n'est ni par impos-
sibilité articulatoire, ni parce qu'il cesse de les entendre. C'est en
tant qu'émissions significatives qu'il cesse provisoirement de pou-
voir les prononcer ; c'est parce qu'ils ne font pas encore partie de
son système phonématique signifiant.
Lorsque l'enfant, stimulé par le milieu ambiant, veut parler à
son tour, il aperçoit dans le langage un certain nombre de
« structures » stables, il les identifie et en éprouve la valeur inter-
subjective. Derrière le retour de certains phonèmes, il devine un
sens : il commence à s'en servir comme de « règles d'emploi » de
la voix : cela le prépare à leur donner une signification, d'abord
confuse : signification de situation.
L'originalité de la théorie de Jakobson consiste en ce qu'elle
établit une corrélation étroite entre l'adoption du système phoné-
matique en soi et sa fonction de communication. En somme, la
structure de ce système tel qu'il est employé appelle déjà la
signification : à force d'entendre parler, l'enfant devine qu'il
s'agit de signes, parce que le système phonématique dessine la
signification comme « en creux ».
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Mais Jakobson se préoccupe moins de définir le statut onto-


logique du système phonématique que d'en énumérer les
propriétés : son étude est celle d'un savant plus que d'un philo-
sophe.
Il insiste sur l'autonomie de ce système : sa structure est
rigide, ses règles ne se réfèrent qu'à cette structure elle-même et
non à des conditions physiologiques extérieures à elle. Lors de
l'apparition du langage chez l'enfant, la rigidité du système est
masquée par la persistance du babillage : l'enfant continue à se
servir des onomatopées et d'interjections qui ne sont pas sou-
mises aux règles du système phonématique (et qui parfois contri-
buent à l'enrichir).
Par exemple, un enfant ne sait pas encore prononcer le « R »
dans le cadre du langage, mais l'utilise fort bien pour imiter le
chant des oiseaux : il sait le prononcer à condition que ce ne soit
pas pour parler. (Cf. la rééducation des bègues : on leur donne
l'habitude de prononcer le « R » en imitant, par exemple, le rou-
lement d'un moteur ; par la suite, on essaye de le leur faire inté-
grer dans le langage.)
L'auteur se propose de faire la contre-épreuve de sa théorie en
l'appliquant à l'aphasie ; puisque la possession du langage dépend
de l'intégration des phénomènes, inversement l'aphasie doit
résulter d'une destruction du système phonématique. Chez tous
les aphasiques purs, Jakobson constate une désintégration régu-
lière de ce système, souvent accompagnée d'une rééquilibration
provisoire (il observe un tchèque qui a perdu l'opposition entre
voyelles longues et brèves. Comme la langue tchèque met
l'accent tonique sur la première syllabe, ce malade compense son
incapacité en mettant l'accent tonique sur la pénultième : ainsi il
remplace la différence qualitative entre les voyelles par une accen-
tuation plus énergique du mot).
D'après Jakobson, il subsiste chez les aphasiques un système
de phonèmes, une unité, un ensemble dégradé, mais encore systé-
matique, résultat de cette rééquilibration continuelle. Une ques-
tion se pose : comment ce travail d'équilibration est-il vécu par le
malade ?
Un malade ne peut plus prononcer certains mots, quoiqu'il ne
soit ni agnosique, ni apraxique : ces mots ne sont perdus qu'en
tant qu'ils font partie d'un ensemble. Jakobson emploie ici la
comparaison de Husserl à propos du jeu d'échecs :
On peut considérer les pièces d'un jeu soit quant à leur
matière, soit quant à leur signification dans le jeu : le langage est
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atteint non en tant que phénomène articulatoire, mais en tant


qu'élément du jeu linguistique. Ce n'est pas l'instrument inné
qui est perdu, mais la possibilité de s'en servir dans certains cas.
Ce n'est que dans la seconde partie de son ouvrage que
Jakobson s'attaque à définir le phonème. C'est, dit-il :
l'élément du langage qui distingue un mot de tous les autres mots iden-
tiques à lui en ce qui concerne cephonème. Ce sont des éléments diacritiques
du langage.
Par conséquent, les phonèmes sont des constituants essentiels
des mots, tout en étant dépourvus de sens en eux-mêmes. (Par
exemple, le phonème « an » différencie seul « sang » et « saint »,
mais « an » en soi ne veut rien dire.) Ce sont pour ainsi dire des
signes de première main, ne se rapportant pas aux choses comme
les mots, mais aux mots eux-mêmes.
Mais comme les phonèmes sont l'élément qui différencie les
mots et que les mots se rapportent aux objets, les troubles du sys-
tème phonématique prennent souvent le même aspect que les
troubles du langage proprement dit et ont le même résultat :
l'homonymie. Jakobson prend comme exemple les deux mots
allemands « Rippe » (côte) et « Lippe » (lèvres). Le seul phonème
qui différencie « Rippe » de « Lippe », c'est le « R ». Deux trou-
bles sont possibles :
1° Le malade ne peut plus distinguer le L du R, il est obligé
d'employer le même mot pour les deux choses ;
2° Le malade a perdu le sens des mots : pour lui, ce sont bien
deux mots distincts, mais il ne peut plus faire la différence, puis-
qu'ils n'ont pas de sens pour lui ; l'un des deux finit par tomber
hors d'usage, l'autre sert aux deux. Il y a homonymie dans les
deux cas, soit par destruction du système phonématique, soit par
la disparition du sens des mots.
Mais, dans tous les cas, il s'agit de troubles de la faculté
linguistique : troubles de la formulation ou troubles de la fonc-
tion symbolique. Les phonologues ne restreignent plus la notion
de « fonction symbolique » aux mots ; ils y intègrent tout le sys-
tème phonématique, puisqu'ils constatent le parallélisme étroit
entre phonèmes et mots : les deux sont des éléments de la chaîne
linguistique qui différencient l'ensemble dont ils font partie :
1° Le mot comme le phonème a des propriétés à lui, des
formes constantes ;
2° Les deux produisent des modifications par rapport au voi-
sinage (le phonème modifie les mots, le mot modifie la phrase) ;
3° Les deux trouvent leur place dans l'ensemble à raison des
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propriétés de la série (lois du système phonématique pour le pho-


nème, lois de la syntaxe pour le mot).
Quant au système phonématique, il se compose, d'une part,
d'un système universel, commun à toutes les langues : chez
l'enfant qui commence à parler, il apparaît le premier — et
d'autre part, d'un système particulier à chaque langue qui dis-
tingue les langues les unes des autres, et dans lequel l'enfant se
spécifie après avoir acquis le système élémentaire. (Selon Trou-
betzkoy, il n'y a pas, à la rigueur, de composantes universelles.)
L'ordre de succession des phonèmes est rigoureux et invariable :
— les palatales apparaissent après les dentales (d est remplacé
par k) ;
— la première voyelle est a ;
— viennent ensuite des oppositions de consonnes :
1) P - M
2) P - T
3) M - N
C'est le consonnantisme minimum par lequel débute tout lan-
gage enfantin.
— Ensuite se développe le système des voyelles :
1) a —i ou a —e
2) u o u è.
C'est le vocalisme minimum.
— Les consonnes antérieures apparaissent toujours avant les
consonnes postérieures. Il y aurait donc dans tout langage des élé-
ments fondants et des éléments « fondés », ceux-ci ne pouvant
apparaître avant les premières qui ne peuvent disparaître sans
entraîner l'abolition des éléments « fondés ».
Cet ordre d'apparition est irréversible. L'ordre de disparition
en cas d'aphasie est inverse. Les phonèmes les plus rares dispa-
raissent les premiers.
Dans la suite de l'ouvrage, Jakobson étend sa théorie à deux
applications :
1) Le langage du rêve. — Pour Jakobson le langage dégradé
qu'on emploie en rêve obéit à la même différenciation que le lan-
gage des aphasiques, on peut y observer les mêmes altérations :
les phonèmes rares disparaissent les premiers : finalement, ne
subsistent que les phonèmes les plus élémentaires. Cela explique-
rait l'équivoque de la pensée dans le rêve, qui serait parallèle à
celle du langage, ou qui dériverait d'elle.
2) Application. —C'est encore par les règles du système pho-
nématique que Jakobson explique ce qui se passe lorsqu'on
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cherche un mot : le schème qui demeure dans la mémoire est


incapable de se réaliser en mot, parce que le système phonéma-
tique est, à cet égard du moins, différencié.
Ces deux extensions de la théorie de Jakobson nous éclairent
sur la nature du système phonématique.

I. —Originalité de l'analyse phonologique


L'originalité de l'analyse phonologique (Troubetzkoy [Prin-
cipes de phonologie, Klincksieck, 1949], Jakobson) vient de ce
qu'elle se place sur un plan antérieur au langage, en quelque sorte
au-dessous du langage. Le langage est un système de signes liés à
des significations : la difficulté est de voir le rapport entre le signe
et la signification. Le phonologue, lui, étudie des éléments
vocaux qui sont déjà signes, mais sans signification désignable :
les phonèmes qui par eux-mêmes ne veulent rien dire, mais ser-
vent à distinguer les mots les uns des autres. Le phonologue met
en suspens la langue acquise, il essaye de retrouver les signes dans
leur fonction originaire à l'intérieur de la chaîne verbale, en deçà
de toutes les conventions ou de tous les événements historiques
qui ont finalement assigné à tel mot tel sens. D'après Saussure, la
langue est un système de signes en train de se différencier les uns
des autres. Pour le mot comme le phonème, le phonologue
cherche à trouver les modalités différentielles qui correspondent
à des différences de signification.
Le phonologue étudie le mot en tant qu'il renvoie à la langue,
la règle d'emploi des signes. Le problème est de trouver non
comment des significations s'adjoignent du dehors aux signes,
mais comment les phonèmes s'articulent les uns les autres,
comment le son découpe le monde du sens. L'ensemble des
signes phoniques montre les gesticulations, les mouvements dans
le monde du signifié.
Le langage a une fonction analogue à celle de la langue d'un
écrivain nouveau qui d'abord n'est pas compris, mais peu à peu se
rend compréhensible, enseigne aux gens à le comprendre. Les
gestes faits par lui semblent montrer des directions inexistantes,
puis peu à peu des notions finissent par s'articuler qui sont un
foyer virtuel de ces gestes. De même, le langage finit par s'animer
pour l'enfant. Il existe un moment où cet ensemble d'indications
qui attirent vers un but indéterminé, suscite une concentration et
une reprise du sens par l'enfant. La structure interne de la langue
porte avec elle sa signification. La langue est un système d'unités
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en nombre limité servant à exprimer un nombre illimité de


choses. Il y a donc dépassement du signifiant vers le signifié. La
totalité du sens n'est jamais pleinement rendue : il y a une masse
immense de sous-entendus, même dans les langues les plus expli-
cites, ou plutôt rien n'est jamais tout à fait exprimé, rien ne
dispense le sujet qui écoute de prendre l'initiative d'une inter-
prétation.
Troubetzkoy montre que les phonèmes ne sont pas des
atomes. Il étudie moins les phénomènes en eux-mêmes que leurs
oppositions. Les mots par rapport aux phonèmes sont compara-
bles à des mélodies par rapport à la « gamme ». Ce sont des
modulations du système phonématique.
La langue, dit-il encore, est un crible « utilisé » par tous ceux
qui parlent cette langue. Par exemple, un Russe parlant allemand
transforme l'allemand selon la structure du système phonéma-
tique russe.
Alors que la phonétique est l'étude des sons tels qu'ils sont
produits au dehors, la phonologie est un effort pour remonter à la
raison immanente selon laquelle ils s'organisent dans une langue.
La phonologie étudie en même temps que les phonèmes tous les
signes distinctifs d'une langue : rapports prosodiques, accentua-
tions, les langues qui comptent les syllabes, celles qui ne les
comptent pas. Le langage a une triple fonction :
1° Fonction représentative ;
2° Fonction expressive ;
3° Fonction d'appel à autrui.
La phonologie étudie les valeurs dont les sons sont valables
sous ces trois rapports. Le phonème n'est pas une réalité phy-
sique, ni psychologique, mais une valeur, grandeur abstraite et
fictive, comparable à une monnaie. Les phonèmes rendent pos-
sible l'existence de la langue.

II. — Comment le système phonématique peut-il être acquis par


l'enfant ?
Jakobson essaye de faire comprendre cette appropriation du
système phonématique par l'enfant et comment pour l'enfant
« l'autosuffisance des sensations isolées, sans lien, se transforme
en distribution conceptuelle des mêmes éléments ».
Dans l'esprit de l'enfant se produirait une distribution
conceptuelle, l'enfant comprendrait et répartirait les phénomènes
vocaux, à l'origine non coordonnés. Le système phonétique doit
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être réinventé par l'enfant, comme il a été inventé par la collecti-


vité. En réalité, Jakobson compromet ce qu'il y a d'aussi originel
dans l'analyse phonologique en traitant le système phonématique
comme un système conceptuel. Il compare lui-même l'acquisi-
tion de ce système avec l'acquisition du système des couleurs. Or
(infra : Structure et conflits de la conscience enfantine) le progrès dans la
perception des couleurs n'est pas celui d'une analyse intellec-
tuelle, mais d'une articulation ou « gestaltung » des perceptions
elles-mêmes. De la même manière, l'acquisition du système pho-
nématique ne peut pas résulter d'un classement intellectuel :
l'enfant assume la gamme phonématique, immanente au langage
qu'il entend, comme il assume les structures du monde perçu.

III. —Conclusion
L'interprétation de Jakobson serait acceptable si la langue
n'avait qu'une fonction représentative. Mais, nous l'avons dit
avec K. Bühler (Sprachtheorie), la langue est indissolublement :
1) Représentation ;
2) Expression de soi-même ;
3) Appel à autrui.
Le mouvement de l'enfant vers la parole est un appel constant à
autrui. L'enfant reconnaît dans autrui un autre lui-même. Le lan-
gage est le moyen de réaliser une réciprocité avec lui. Il s'agit là
d'une opération pour ainsi dire vitale, et non d'un acte intellectuel
seulement. La fonction représentative est un moment de l'acte
total par lequel nous entrons en communication avec autrui.
On pourrait résumer dans la notion de style ce qu'il y a de plus
neuf dans l'analyse phonologique. Le système phonématique est
un style du langage. Le style n'est défini ni par les mots, ni par les
idées, il ne possède pas de signification directe, mais une signifi-
cation oblique. Il permet de caractériser le système phonématique
d'une langue, comme de caractériser un écrivain.

B) LE PHÉNOMÈNE DE L'IMITATION

Après l'acquisition du système phonématique et des premiers


mots, l'enfant, dit-on, développe son langage par imitation. Nous
étudierons le problème de l'imitation en général avant de l'appli-
quer à l'acquisition du langage.
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I. —Conception classique

Le problème de l'imitation serait le suivant : comment après


avoir vu un geste, entendu une parole, l'enfant parvient-il à pro-
duire un geste ou une parole équivalente, en prenant ce geste,
cette parole pour modèle ? Cela semble supposer un double
travail : pour traduire une conduite visuelle en langage moteur, il
faut d'abord comprendre par quoi est provoquée la conduite
d'autrui et, ensuite, la reproduire. En réalité, cette double tra-
duction n'existe pas. Il est impossible à l'enfant de remonter aux
causes motrices et musculaires du geste chez autrui, puis de
reproduire ces conditions. Nous avons déjà vu que le système
phonématique n'est nullement acquis par ce double mouvement
de l'effet à la cause et de la cause à l'effet. Il est, comme nous
l'avons vu, pour l'enfant, comme un registre de gammes. Par
conséquent, ce que l'enfant entend et reproduit n'est pas un spec-
tacle perceptif, mais un certain usage fait par l'entourage des pos-
sibilités phonétiques. S'il s'agit vraiment de gammes (Trou-
betzkoy) l'enfant les reproduit sans les analyser : l'analyse est un
travail beaucoup plus tardif. Donc l'imitation ne peut être ce tra-
vail de double traduction.

II. —Le problème de l'imitation selon M. Guillaume


Dans sa thèse sur l'imitation (L'Imitation chez l'enfant, P.U.F.,
1969), Guillaume dépasse la conception classique.
Il commence par une remarque décisive : avant de faire un
mouvement, nous ne nous représentons pas ce mouvement lui-
même, nous n'envisageons pas les contractions musculaires
nécessaires pour l'effectuer (la représentation préalable du mou-
vement pour faciliter sa mise en route est un symptôme patholo-
gique dans certains cas de parésie, par exemple).
Il y a plutôt une certaine attirance exercée par l'objet, par le
but que nous nous fixons. Nous ne nous représentons pas le mou-
vement vers l'objet, mais l'objet désiré lui-même. De même pour
parler, nous ne nous représentons pas la phrase avant de la
prononcer : ce sont les paroles de l'interlocuteur ou nos propres
paroles qui appellent les paroles suivantes. D'ailleurs même si
l'on voulait se représenter la succession de ces mouvements, on
ne le pourrait pas : la conscience ignore « l'agencement des
muscles ». À plus forte raison, chez l'enfant, dont l'ignorance de
l'anatomie est totale.
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Ainsi, incapables de nous représenter nos propres mouve-


ments, comment pourrions-nous y arriver pour autrui ? Nous
présumons donc dès maintenant que l'imitation de soi (répétition)
ou d'autrui est fondée sur autre chose que cette représentation de
mouvements. Cependant, quel est l'intermédiaire entre la percep-
tion que nous avons de nous-mêmes et la perception visuelle
d'autrui, si ce n'est cette représentation de mouvements ?
La psychologie classique nous a mis en présence d'une relation
à quatre termes dont deux sont manquants (la perception visuelle
de nous-mêmes et la perception kinesthésique d'autrui). Elle
essaye de montrer comment nous y suppléons. Quant à la percep-
tion visuelle de nous-mêmes, une expérience très simple de Guil-
laume montre combien elle est lacunaire : il trace quelques signes
avec son doigt sur la nuque de son enfant : l'enfant parvient à les
reproduire correctement, mais tracés sur son front, l'enfant les
reproduit en miroir. L'interprétation classique de l'imitation
suppose une analyse par moi des conditions motrices des gestes
d'autrui et se fonde sur une identification préalable de ses atti-
tudes et des miennes. Guillaume propose de renverser le
problème : ce qui est pour les psychologues classiques condition
préalable n'est pour lui que conséquence : au lieu de dire que
l'identification du corps d'autrui et du mien, à travers leur double
aspect kinesthésique et visuel, produit l'imitation, Guillaume dit
que l'enfant imite d'abord le résultat de l'action par ses propres
moyens et se trouve par là produire les mêmes mouvements que
le modèle.
Le troisième terme entre autrui et moi sera le monde exté-
rieur, les objets auxquels s'adressent l'action d'autrui comme la
mienne.
Idée profonde et féconde : nous n'avons pas conscience de
notre corps d'abord, mais des choses : il y a une quasi-ignorance
des modalités de l'action, mais le corps se meut vers les choses.
L'imitation ne se comprend que comme rencontre de deux
actions autour du même objet : imiter ce n'est pas faire comme
autrui, mais arriver au même résultat. A 9 mois et 21 j o u r s ,
l'enfant de Guillaume saisit le crayon à l'envers et s'en sert pour
frapper sur la table, mais au bout de quelques essais il retourne le
crayon pour poser la pointe sur le papier : il ne s'agit pas pour
l'enfant de reproduire la gesticulation du père, mais d'obtenir le
même résultat que lui (position du crayon par rapport au papier).
Quelques semaines plus tard, l'enfant ne se sert plus du crayon
pour frapper, mais pour tracer des traits sur le papier : là encore il
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n'imite pas les gestes du père, mais bien le résultat. Il en est de


même pour tous les actes que l'enfant voit accomplir autour de
lui : d'où la ressemblance seulement approximative et imparfaite
de son geste.
Cela veut dire que l'imitation est « éminente », elle vise le
résultat global et non pas le détail du geste. L'imitation des gestes
surgit seulement peu à peu de cette conduite orientée vers les
choses. C'est le cas, par exemple, lorsque les enfants (et même les
chiens habitués à leur maître) tournent le regard du même côté
que l'adulte : à l'origine de cette conduite, il y avait peut-être le
fait qu'alors son regard tombait toujours sur quelque chose
d'intéressant. Mais bientôt le parallélisme des deux actions se
détache du but, et systématiquement l'enfant regarde du même
côté que l'adulte : en aucun cas cette imitation ne peut s'expli-
quer par l'imitation kinesthésique : lorsque l'enfant tourne les
yeux du même côté que l'adulte, son mouvement est différent de
celui de l'adulte, vu leur position différente par rapport au même
objet. Il paraît impossible que l'enfant fasse la transposition. Le
phénomène s'explique si l'on admet que pour l'enfant le regard
de l'adulte indique un but et qu'il adopte ce but à son tour.
En somme, on dispose de son propre corps non pas comme
d'une masse de sensations, doublée d'une image kinesthésique,
mais comme d'un moyen systématique d'aller vers les objets (et du
regard comme d'un moyen d'inspecter les objets). L'imitation
s'explique en tant qu'autrui utilise les mêmes moyens que
nous pour atteindre le même but ; et elle ne peut s'expliquer
autrement. Guillaume signale que l'imitation est fondée sur une
communauté de buts, d'objets. C'est à partir de cette imitation
des résultats que devient ensuite possible l'imitation des autres.
Peu à peu l'adulte devient ce qu'il y a de plus imposant au monde,
la mesure de toutes choses ; il représente pour les enfants leur
moi le plus essentiel. Par la suite, l'enfant reprend à son compte,
par des imitations partielles, des représentations particulières :
ces imitations partielles sont signe qu'il reconnaît autrui en lui.
Autrui est l'intermédiaire universel entre le monde et l'enfant.
Il y a un contraste entre les imitations involontaires du début
et l'imitation explicite de plus tard. Guillaume observe un enfant
de neuf mois qui sait se servir correctement d'une brosse à che-
veux pour se peigner et peigner les autres. Mais vingt jours plus
tard, le même enfant est incapable d'imiter sans objet le geste
d'élever la main à la tête : il est encore imperméable au geste non
concret et sans but. (Par cette observation, Guillaume anticipe ou
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rejoint les analyses de Goldstein et sa distinction entre conduite


concrète et conduite catégoriale.)
Guillaume observe également un enfant de 32 mois à qui l'on
demande d'imiter le mouvement de tourner les yeux d'un côté et
de l'autre. L'enfant commence par tourner toute la tête. Ce fait
prouve bien que l'enfant imite le résultat et non les moyens par
lesquels le modèle obtient ces résultats.
L'imitation telle qu'on la comprend d'habitude (c'est-à-dire
dessiner intentionnellement un geste avec son corps) est une
fonction tardive, parce qu'elle ne met pas en cause l'objet lui-
même, mais un signe, une expression de l'objet.
Autrui dans l'imitation, n'est pas considéré d'abord en tant
que corps mais en tant que comportement.

III. —Application au langage


L'imitation vocale est un cas particulier de l'imitation en géné-
ral. Mais elle a l'avantage de pouvoir être exactement contrôlée
par l'ouïe : on est toujours témoin de sa propre parole. En ce qui
concerne donc l'imitation de la parole, on se trouve en possession
de ce double don kinesthésique qui fait défaut dans l'imitation des
gestes. Cela donne une fausse simplicité au problème de l'acquisi-
tion du langage par l'imitation, mais en réalité le problème est
bien tel que nous l'avons posé pour l'imitation en général.
Il s'agit toujours de l'imitation du geste articulatoire : et il y a
lieu de remarquer que l'enfant reproduit les sons nouveaux en les
assimilant à ceux qu'il dit déjà. L'imitation, ici aussi, signifie se
porter par ses propres moyens vers le but (la parole entendue).
L'enfant imite comme il dessine non pas en suivant le modèle
point par point ; mais en se portant vers un résultat global.

PROLONGEMENTS DE LA THÉORIE DE GUILLAUME

Avant d'imiter autrui, l'enfant imite les actes d'autrui. Cette


première imitation suppose que l'enfant saisit d'emblée le corps
d'autrui comme porteur de conduites structurées et qu'il éprouve
son propre corps comme un pouvoir permanent et global de réa-
liser des gestes doués d'un certain sens. Ceci veut dire que l'imi-
tation suppose l'appréhension d'un comportement en autrui et,
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du côté du moi, un sujet non contemplatif, mais moteur ; un « je


peux » (Husserl).
Perception d'un comportement en autrui, perception du corps
propre par un schéma corporel global sont deux aspects d'une seule
organisation qui réalise l'identification du moi et d'autrui.
1. —Rôle de l'identification. Ce rôle est primordial. En effet :
le moi et autrui sont des entités que l'enfant ne dissocie que
tardivement ; il débute par une identification totale avec autrui.
Comment, à partir de cette identification primitive avec
autrui, parvient-il à réaliser son moi et son aptitude à reproduire
les comportements ? Comment expliquer l'avènement de la cons-
cience d'imiter ? et, en général : comment expliquer le passage de
l'identification à la distinction du moi et d'autrui ?
Guillaume ne répond jamais directement à cette question,
mais il est constamment amené à l'aborder de biais :
L'imitation enfantine se développe sur un terrain d'égocen-
trisme inconscient. L'enfant est tout entier tourné vers autrui et
vers les choses et se confond avec eux : dans son intérêt exclusif
pour le monde extérieur, il prend pour réalité cela-même qui
n'existe que pour lui.
C'est l'imitation qui l'aidera à sortir de cette indistinction et
rendra possible la formation d'un moi représenté.
En somme, Guillaume renverse le problème classique des rap-
ports entre moi et autrui. Problème classique : comment passer
de la conscience de soi à autrui ?
Pour Guillaume : comment construire à partir d'autrui, un
moi représentatif ? En effet, pour l'enfant c'est autrui qui
occupe la place principale : l'enfant lui-même ne se considère
que comme un « autre autre », le centre de son intérêt est autrui.
La conscience d'un moi unique « incomparable » (Malraux)
n'existe pas chez l'enfant. Ce moi est certainement vécu par lui,
mais en tous cas n'est pas thématiquement saisi. Autrui est pour
l'enfant l'essentiel, le miroir de lui-même auquel son moi est
accroché. (Le moi s'ignore tant qu'il est le centre du monde, Guil-
laume.)
Pour confirmer cette thèse, Guillaume invoque le témoignage
du langage.
2. — Confirmation par le langage. L'égocentrisme enfantin se
reflète dans le développement du langage chez l'enfant : la confu-
sion des pronoms, la prépondérance du nom d'autrui sur le sien,
etc. Il y a une indivision totale entre soi et autrui, mais si l'un des
termes avait une signification privilégiée, ce serait plutôt autrui :
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a) Les premiers mots de l'enfant concernent autrui, autant


et plus que lui-même, et prouvent que sa conscience n'est pas
conscience pour soi, mais avec autrui (l'expression « a plus »,
employée par tous les enfants signifie : je n'en veux plus — il n'en
veut plus — il n'y en a plus, etc.). Même des expressions affec-
tives telles que « bobo » servent avant tout à exprimer des réalités
objectives.
b) De même l'apparition tardive du nom propre prouve
l'importance primordiale d'autrui : il est employé plus tard que
les noms des personnes de son entourage, et lorsqu'il finit par
s'en servir, c'est surtout pour marquer sa place à côté des autres
(dans une distribution par exemple). L'évolution des pronoms est
également tardive, marquant la persistance de la confusion entre
moi et autrui : « je » est employé bien après « tu » , et « il » est
remplacé par le prénom qui n'est abandonné que vers la fin de la
seconde année.
Est-ce que l'acquisition de ces mots joue le rôle d'effet ou de
cause par rapport à la conscience d'un moi ? Il y a évidemment
action réciproque, le mot précise la notion. Mais l'enfant ne sau-
rait comprendre le sens des pronoms si son expérience ne com-
portait déjà la réciprocité avec autrui.
Le langage n'est qu'un cas particulier de l'imitation. Guil-
laume compare l'acquisition d'un mot nouveau avec l'adoption
d'un rôle : emprunter une nouvelle expression, comme
emprunter un costume, c'est une conduite.
3. — Analyse de l'imitation affective. Son intérêt consiste en
ce qu'elle est bien plus tournée vers autrui que vers l'acte : l'imi-
tation des sentiments, émotions, etc. est presque aussi précoce
que celle des actes. Ainsi elle constitue une sorte de pierre
d'achoppement pour la théorie de Guillaume et cette analyse lui
permet de corriger quelque peu ses conceptions : s'il est vrai que
les deux sont aussi précoces, l'imitation des actes doit comporter
une composante humaine autre que l'intérêt pour l'objet seul.
Il y a chez l'enfant un intérêt pour les sentiments d'autrui. Il
ne s'agit pas de la contagion des émotions, l'invasion en nous des
émotions d'autrui existant aussi chez les animaux. C'est là une
sorte de sympathie égocentrique, une participation de l'enfant
aux sentiments d'autrui, jamais irrésistible : elle l'occupe un ins-
tant pleinement, mais l'enfant s'en détache aussi vite, avec une
sorte d'indifférence qui étonne l'adulte. La sympathie vraie n'est
pas cette contagion, c'est plutôt un élargissement momentané de
sa propre vie : elle consiste à vivre pour un moment en autrui, et
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non pas seulement à vivre pour son compte la même chose


qu'autrui. Ainsi, l'enfant voyant battre sa bonne, pleure et cherche
refuge auprès d'elle ; c'est sur lui-même qu'il s'apitoie. La sympa-
thie vraie est investissement momentané d'autrui au point d'y
englober autrui. Il faudra que l'enfant passe de la sympathie pri-
mitive à la sympathie réelle par un mouvement analogue à celui
qui le conduit de l'imitation des actes ou des résultats à l'imitation
proprement dite, c'est-à-dire à l'imitation des hommes.
Pour Guillaume, ce passage s'opère par le jeu. C'est la fonction
par laquelle l'enfant et les parents échangent leur rôle pour la pre-
mière fois. L'enfant change de perspective. Par là il apprend à dis-
tinguer autrui de soi. Guillaume cite l'auteur scandinave Finbo-
gason, qui avait publié en 1914 un livre sur l'intelligence imita-
trice. L'idée principale est celle de l'accommodation, qui permet
l'imitation véritable : lorsqu'on imite partiellement la conduite
d'autrui, on est obligé, par une sorte d'induction, de prendre
l'attitude totale correspondant à cette conduite (par exemple, l'on
prend automatiquement la voix de celui dont on imite les gestes).
Lorsqu'on adopte un aspect de la conduite d'autrui, la totalité de la
conscience prend le « style » de la personne imitée. Autrement dit :
l'imitation vraie diffuse au-delà des limites conscientes et devient
globale : une fois accommodée, l'imitation se dépasse elle-même.
C'est un dépassement de ce genre qui permet l'appropriation de
structures nouvelles et par exemple, l'acquisition du langage.
Dans sa thèse sur l'imitation, Guillaume fait usage de deux
notions très importantes, mais qu'il refuse d'analyser davantage.
Ce sont :
1) La notion d'un pré-soi, d'un moi latent qui reste dans
l'ignorance de lui-même, parce qu'il n'a pas encore rencontré
dans autrui une limite à soi ; notion selon lui inaccessible à l'ana-
lyse, à cause de l'indistinction propre à ce stade du développe-
ment de la conscience.
2) Le mouvement qui porte l'enfant vers autrui et qui le fait
passer de l'imitation des actes à l'imitation des personnes. Guil-
laume n'explique ce passage que par le « transfert » (notion asso-
ciationniste et qui transforme ce déplacement en illusion).
Nous ne pouvons pas éviter l'analyse de ces notions, qui
impliquent tout le problème d'autrui. La relation avec autrui,
telle que Guillaume la conçoit dans l'imitation, suppose :
— un rapport quasi magique avec notre corps propre ;
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— les actes d'autrui perçus comme totalités mélodiques par


nous, en tant que nous avons les mêmes capacités.
Ce sont ces notions que la phénoménologie avec Husserl et Scheler a
essayé de soumettre à un éclaircissementphilosophique.

LE PROBLÈME DE L'EXISTENCE D'AUTRUI


D'APRÈS HUSSERL
(Cinquième méditation, in Méditations cartésiennes, Vrin, 1953)

I. — Position du problème : impossibilité apparente de concevoir


autrui
Le « cogito » cartésien pose le problème de moi et d'autrui en
termes qui rendent, semble-t-il, sa solution impossible : en effet,
si l'esprit ou le moi se définit par son contact avec lui-même,
comment la représentation d'autrui serait-elle possible ? Le moi
n'a de signification qu'en tant qu'il est cette conscience de soi :
tout peut être douteux pour lui sauf le fait qu'il pense ; tout ce
qu'il voit peut être douteux sauf le fait qu'il voit, etc. Toute expé-
rience présuppose le contact avec soi-même, tout savoir n'est
possible que par ce premier savoir. Autrui serait un moi qui
m'apparaît du dehors, ce qui est contradictoire.
Il répugne par définition à n'être que la conscience que j'ai de
lui, puisqu'il est pour soi ce que je suis pour moi, et pour cette
raison je ne puis accéder à lui. Puisque autrui n'est pas pour moi
ce qu'il est pour soi, je n'ai pas d'expérience d'autrui. Même si je
voulais, par une sorte de sacrifice spirituel, renoncer à mon
« cogito » pour poser autrui, ce serait encore de moi qu'il tiendrait
cette existence, et par là il serait encore mon phénomène.
Le rapport de moi à autrui paraît donc être un rapport
d'exclusion réciproque, et le problème paraît insoluble.

II. —Existence du phénomène d'autrui


Pourtant le phénomène d'autrui est irrécusable et un grand
nombre de nos attitudes et conduites ne se comprennent qu'en
fonction d'autrui : nous avons l'expérience d'autrui, même si elle
n'est pas certaine à la manière de notre expérience de nous-même
(un certain solipsisme est insurmontable, dit Husserl). Le pro-
blème est donc qu'il faut poser autrui (ce qui semble logiquement
impossible), puisque pratiquement autrui existe.
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La solution : transformer ce rapport d'exclusion en relation


vivante.
Les données du problème sont :
— il faut admettre une certaine présence d'autrui, mais une
présence indirecte, puisque la seule présence indubitable, c'est
moi-même (exigence du « cogito »).
Husserl cherche plusieurs moyens d'atteindre à la perception
d'autrui :
a) Perception « latérale » : Autrui n'existe jamais en face de
moi, à la manière des objets, mais implique toujours une certaine
« orientation », une référence par rapport à moi : il est l'alter ego,
une sorte de reflet pour moi. Il s'agit de concevoir non une série
de « pour-soi », mais une communauté d'alter ego, existant les uns
pour les autres. Autrui tire son origine toujours, d'une certaine
façon, de moi.
b) Perception d'une « lacune » : Nous percevons autrui, en
même temps comme reflet et comme lacune par rapport à nous-
mêmes. En effet, il est comme une zone interdite à notre expé-
rience.
Il s'agit bien d'une perception réelle d'autrui (dans le sens
d'expérience irrécusable, autrui est présent « en personne »),
mais ce n'est pas une perception du genre de celle des objets :
pour les objets, ce qui ne m'en est pas donné actuellement pour-
rait toujours l'être virtuellement (d'un autre point de vue, au
microscope, etc.). Pour autrui, il nous sera toujours impossible
de le percevoir dans sa totalité, tel qu'il se perçoit lui-même.
La présence « en chair et en os » a une limite : nous ne
sommes jamais à la place exacte d'autrui ; par définition, si nous
étions à sa place, nous serions lui-même (distinction entre notre
position « hic » et la sienne « illic »).
Mais tout ceci, perception latérale, perception d'une lacune,
ne pose pas encore réellement autrui ; il faut aller au-delà, péné-
trer vraiment dans son champ, si je veux pleinement affirmer
l'existence d'autrui.
c) Perception de la conduite d'autrui : Ici, l'analyse de Husserl est
tout à fait parallèle à celle de Guillaume : quand j'assiste au
commencement des conduites d'autrui, mon corps devient
moyen de les comprendre, ma corporéité devient puissance de
compréhension de la corporéité d'autrui. Je ressaisis le sens final
(le « Zwecksinn ») de la conduite d'autrui, parce que mon corps
est capable des mêmes buts. Là intervient la notion de style : le
style de mes gestes et des gestes d'autrui, parce qu'il est le même,
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fait que ce qui est vrai pour moi l'est aussi pour autrui. Le
« style » n'est pas un concept, une idée : c'est « une manière »
que j'appréhende et puis imite, si je suis hors d'état de la définir.
d) La « transgression intentionnelle » : Mais l'opération de con-
cevoir l'existence d'autrui est plus qu'une perception de son
style. Il faut qu'elle soit comme un accouplement (« Paarung ») :
un corps rencontrant dans un autre corps sa contre-partie qui réa-
lise ses propres intentions et qui suggère des intentions nouvelles
au moi lui-même. La perception d'autrui est l'assomption d'un
organisme par un autre. Husserl donne plusieurs noms à cette
opération vitale qui nous donne l'expérience d'autrui en trans-
cendant notre propre moi : il l'appelle « transgression intention-
nelle », ou « transposition aperceptive », en insistant toujours sur
le fait qu'il ne s'agit pas d'une opération logique (« kein Schluss,
kein Denkakt »), mais vitale. Le comportement d'autrui se prête à
tel point à mes propres intentions et dessine une conduite qui a
tant de sens pour moi qu'il est comme assumé par moi.

POSITION DE HUSSERL

Dans quelle mesure Husserl trouve-t-il une solution au pro-


blème de l'existence d'autrui dans le cadre d'une philosophie
intuitive ? Il y a, nous l'avons dit et il l'a dit, une contradiction
fondamentale : l'expérience d'autrui nous est donnée, mais nous
ne pouvons la poser logiquement. Il s'agit d'expliciter l'existence
d'autrui, ce qui semble impossible étant donné la condition pri-
mordiale que Husserl n'entend pas abandonner, qu'il rappelle au
contraire à chaque fois qu'on le croirait près d'une solution. Cette
condition, c'est la conception cartésienne du « cogito » : la
conscience est essentiellement conscience de soi. Et l'expérience
d'autrui doit être conçue comme un autre moi. Sans alter ego, dit
Husserl, pas d'autre organisme.
Par là, il s'interdit la pseudo-solution qui consisterait à
conclure à l'existence de la conscience d'autrui en partant de la
mienne et en constatant la similitude de nos comportements.
L'on se heurte ici à la dichotomie de l'étendue et de la pensée
posée par Descartes : comment passer de l'une à l'autre ? C'est la
difficulté du passage de l'ordre de l'en-soi à l'ordre du pour-soi.
Autrui est un pour-soi qui m'apparaît dans les choses, à travers un
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corps, donc dans l'en-soi. Pour concevoir ce passage, il faudrait


élaborer une notion mixte, impensable pour Descartes. Husserl
lui aussi refuse de dépasser la contradiction constitutive de la per-
ception d'autrui : je ne puis admettre de me réduire à l'image
qu'autrui se fait de moi ; donc, puisque je ne réussis pas à me
poser moi-même dans la perspective d'autrui, je ne peux pas non
plus prétendre poser autrui.
Ayant démontré l'impossibilité de surmonter cette contradic-
tion et l'impossibilité d'une synthèse, Husserl ajoute que cette
synthèse n'est pas à faire et que le problème est mal posé : la diffé-
rence de mon point de vue et le point de vue d'autrui n'existe
précisément qu'après que l'on a fait l'expérience d'autrui, elle en
est une conséquence : il ne faut pas, dit-il, poser cette distinction
au départ et l'opposer à toute conception de l'expérience
d'autrui. Mais avec cette remarque Husserl semble vouloir
renoncer à obtenir l'expérience d'autrui en partant de la
conscience de soi, et semble s'orienter dans une autre direction.
Il y a donc deux tendances dans son œuvre :
1° Tentative pour accéder à autrui en partant du « cogito », de
la « sphère d'appartenance ».
2° Refus de ce problème et une orientation vers « l'intersub-
jectivité », c'est-à-dire la possibilité de partir sans poser le « cogito »
primordial, à partir d'une conscience qui n'est ni moi ni autrui.
Mais tout en envisageant cette seconde possibilité, Husserl
montre bien qu'elle ne saurait le satisfaire, qu'elle ne lui masque
pas les difficultés du problème qui restent intactes pour lui. Ainsi,
au bord d'une conception intersubjective, Husserl se maintient en
fin de compte dans une subjectivité transcendentale intégrale.
Plus tard, Husserl a été mieux conscient du problème et en est
venu à affirmer simultanément les deux exigences : quand il dit
par exemple dans ses inédits que la subjectivité transcendentale
est intersubjectivité (l'expérience qu'autrui a de moi m'apprend
valablement ce que je suis), mais il n'arrive pas à les concilier.

CONCEPTION DE MAX SCHELER


( C f . N a t u r e et f o r m e s de l a s y m p a t h i e , P a y o t , 1 9 2 8 . )

Scheler, élève de Husserl, essaye de trouver une solution au


problème et d'obtenir la perception d'autrui en renonçant
complètement au point de départ du « cogito » (c'est-à-dire en aban-
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donnant le postulat cartésien que la conscience est premièrement


conscience de soi). Il part explicitement de l' indifférenciation totale
entre moi et autrui.
Il généralise la notion de « perception interne » (la perception
des sentiments, par exemple), qui porte autant sur autrui que sur
soi-même :
— d'une part, la perception de mon propre corps ou de ma
propre conduite est aussi extérieure que la perception des objets
et pas plus immédiate ;
— d'autre part, on voit, on perçoit les sentiments d'autrui
(non seulement leur expression), on les perçoit avec la même
certitude que les siens propres. Les différences entre les divers
sentiments sont fournies par la perception elle-même (il est
impossible, par exemple, de confondre chez autrui le rouge de la
honte avec celui de la colère, de l'échauffement, etc.). La per-
ception va très loin dans la compréhension d'autrui (cf. Proust :
le discernement du mensonge chez Albertine). Il y a également
perception de la volonté d'autrui ; on la perçoit même quelque-
fois comme sa volonté propre, etc. Il faudrait parler d'un
« courant d'expérience psychique indifférencié », un mélange de
soi et d'autrui, la conscience primitive dans une sorte de généra-
lité, d'état « d'hystérie » permanent (dans le sens d'indistinction
entre ce qui est vécu et ce qui n'est qu'imaginé entre moi et
autrui).
Comment la conscience de soi émerge-t-elle de cette indiffé-
renciation ? Scheler dit qu'on n'a conscience de soi que par
l'expression (actes, réactions, etc.), on prend connaissance de soi
comme d'autrui. De même les intentions ne sont connues qu'une
fois réalisées (cf. Alain, Propos sur la peinture).
Ainsi il n'y a pas de privilège à donner à la conscience de soi,
elle est impossible sans la conscience d'autrui, elle est du même
type. Comme toute expérience, l'expérience de soi n'existe que
comme figure sur un fond (la perception d'autrui est comme le
fond sur lequel se détache la perception de soi), l'on se voit par
l'intermédiaire d'autrui.
Mais un problème reste : pour Husserl, le problème est de
passer de la conscience de soi à celle d'autrui. Dans les concep-
tions de Scheler, il s'agit de comprendre comment la conscience
de soi et d'autrui peuvent surgir sur ce fond d'indifférenciation
primitive.
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DISCUSSION DE SCHELER

Pour Max Scheler, la conscience est inséparable de son expression


(par conséquent de l'ensemble culturel de son milieu) et il n'y a pas
de différence radicale entre conscience de soi et conscience d'autrui.
Mais cela fait-il comprendre comment le sujet en vient à poser
autrui ? Comment il y a un isolement et une pluralité des
consciences ?
À cela Scheler répond : les consciences ne sont séparées que
par leur corporéité, par l'ensemble des instruments dont elles se
servent : la « corporéité », c'est en quelque sorte la matière sen-
sible à l'aide de laquelle on appréhende soi-même ou autrui. Mais
le sensible pur dans un sentiment ne constitue qu'une faible
couche de celui-ci. Tout le reste : son contenu, son intention, peut
être partagé par autrui. Ainsi pour une brûlure : seul le sujet qui
se brûle peut ressentir l'acuité sensible de la douleur. Mais tout ce
que la brûlure représente : menace du feu, danger pour l'intégrité
du corps, la signification de la douleur peut être communiqué à
autrui et ressenti par autrui : c'est alors la même forme, le même
contenu du sentiment qui est vécu à travers une autre matière. La
signification, l'intention du sentiment (ce qui en constitue
l'essentiel) est pareil pour les deux consciences : il y a isolement
du senti, mais non isolement des consciences.
Scheler introduit la notion « d'évidence émotionnelle » : on ne
peut pas réellement devenir autrui, mais on peut le devenir inten-
tionnellement, on peut atteindre autrui à travers toutes les mani-
festations expressives, par lesquelles il se donne à nous. Il n'y a
pas de bipartition dans notre conscience d'autrui (perception des
manifestations d'autrui entraînant une hypothèse quant à sa
conscience — par analogie avec notre conscience produisant des
manifestations semblables). Chez autrui comme chez nous la
conscience et ses manifestations ne font qu'un.
Husserl avait posé le problème en termes de conscience : c'est
ce qui l'avait rendu insoluble. Scheler essaie de poser le problème
en termes d' individualité.
L'apport essentiel de Scheler, c'est la notion d'expression : il
n'y a pas de conscience derrière les manifestations, celles-ci sont
inhérentes à la conscience, elles sont la conscience. C'est parce
qu'autrui est tout entier dans ses manifestations, que je peux
le poser : par son existence même, et non par un raisonnement
analogique.
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Pour rendre possible la conscience d'autrui, Scheler minimise


la conscience de soi et la réduit à un simple contact avec soi,
contact qui se réalise peu à peu à travers l'expérience, et qui n'est
jamais achevé, ne devient jamais pleine possession de soi. Dans
cette conception, le « cogito » prend une importance générali-
sable, applicable à autrui comme à soi. Le cogito au sens cartésien
est indéniablement une conquête de la culture, puisqu'il a donné
lieu à une prise de conscience, il n'est pas primordial, puisqu'il
était subordonné à toute une série de conditions culturelles qui
ont permis cette prise de conscience de soi : il est expression, au
même titre que toute conscience.
Chez Husserl, il y avait déjà une tendance à réviser la notion
du cogito (l'incarnation du moi en ses expressions), mais elle se
heurtait à sa définition même d'une conscience pure : chez
Scheler, la conscience est opaque, tout entière investie dans ses
expressions. Mais de cette façon ne rend-il pas impossible la prise
de conscience de soi et aussi celle d'autrui comme alter ego ? Ne
nivelle-t-il pas la conscience de soi et celle d'autrui au niveau
d'un psychisme neutre qui n'est ni l'un, ni l'autre ? Même avec
l'introduction de « l'évidence émotionnelle », on ne saisit que
des conduites, mais non des personnes. Dans la douleur par
exemple, on ne perçoit pas autrui, tant qu'on ne s'est pas repré-
senté sa douleur matérielle et sensible : l'élément intentionnel du
sentiment n'est que généralité par rapport au sentiment vrai.
L'on n'a pas l'expérience réelle d'autrui, tant qu'on n'a pas lié les
significations d'un sentiment au fait même de vivre ces significa-
tions. La conception de Scheler côtoie une sorte de pan-psy-
chisme, au sein duquel il n'y a pas individuation des consciences.
Comment un sujet qui ne serait pas conscience de soi (au sens
husserlien du terme), pourrait-il émerger comme sujet de ce cou-
rant commun ?

CONCLUSIONS

En minimisant la conscience de soi, Scheler compromet égale-


ment la conscience d'autrui. Husserl, par contre, voulant main-
tenir l'originalité de l'ego ne peut introduire autrui que comme
destructeur de cet ego. Cher Husserl comme chez Scheler, ego et
autrui sont liés par le même rapport dialectique : tout en sem-
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blant s'exclure, ils sont bizarrement apparentés, il s'avère impos-


sible de sauver l'un aux dépens de l'autre : tous les deux varient
dans le même sens (cf. le rapport de maître à esclave dans la dialec-
tique hegelienne).
Donc, pour résoudre le problème, il ne faut pas supprimer
l'opposition initiale. Théoriquement elle est insurmontable. Mais
comme il ne s'agit pas d'un rapport logique, mais d'un rapport
d'existence, le moi pourra rejoindre autrui en approfondissant
l' expérience vécue : il faut rendre le moi solidaire de certaines
situations : il faut lier la notion même d'ipséité à celle de
situation : l'ego devrait être défini comme identique à l'acte dans
lequel il se projette. Moi et autrui, nous sommes conscients l'un
de l'autre, dans une situation commune : c'est dans ce sens
qu'il faut préciser les conceptions de Scheler et la notion
d' « accouplement » de Husserl. Il s'agit d'une rencontre dans la
même orientation. Mais du même coup il n'y a possibilité de
compréhension que dans le présent (sorte de lieu géométrique de
moi et d'autrui) et dans une réalité assignable.
Malraux disant « On meurt seul, donc on vit seul » fait une déduc-
tion fausse : la vie, en fait, dépasse radicalement les individua-
lités, et il est impossible de la juger par rapport à la mort qui en
est l'échec individuel.

La conception de la conscience dans la perspective de Scheler


et même de certains passages de Husserl, nous renvoie nous
l'avons vu, à l'expression, qui est considérée comme l'acte même
par lequel se réalise la conscience. Il semble que nous ayons ainsi
accompli une sorte de cercle : pour comprendre l'acquisition du lan-
gage nous avons étudié l'imitation, pour découvrir à la suite de Guillaume
que l'imitation n'est pas précédée par la prise de conscience d'autrui et
l'identification avec lui : qu'elle est au contraire l'acte par lequel se
produit l'identification avec lui. Ceci nous a amené à rechercher ce
quepeut être la conscience —de soi et d'autrui qui accomplit cet acte —
c'est alors que nous nous sommes trouvés ramenés à la notion
d'expression.
Mais en fait, cette notion n'est plus exactement celle dont
nous étions parti : elle s'est enrichie. Au départ, nous avons
considéré le langage comme une opération intellectuelle de
déchiffrage de la pensée d'autrui, comme un intermédiaire entre
celui qui parle et celui qui écoute. Mais dans cette conception le
sujet qui apprend à parler ne peut trouver dans le langage que les
concepts qu'il possède déjà, le langage ne saurait rien lui apporter
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de nouveau, puisqu'il suppose la pensée. Pourtant l'expérience


montre que le langage influe autant sur la pensée que l'inverse : la
notion classique du langage ne peut donc pas rendre compte de
son apprentissage.
Au contraire, à la lumière des conceptions de Husserl et
Scheler nous ne pouvons plus considérer l'acquisition du lan-
gage comme l'opération intellectuelle de reconstitution d'un
sens, nous ne sommes plus en présence de deux entités (l'expres-
sion et le sens) dont la seconde serait cachée derrière la pre-
mière. Le langage en tant que phénomène d'expression est consti-
tutif de la conscience. Apprendre à parler, dans cette perspec-
tive, c'est coexister de plus en plus avec le milieu. Vivre dans ce
milieu est pour l'enfant l'incitation à reprendre pour son compte
langage et pensée. Ainsi l'acquisition ne ressemble plus au
déchiffrage d'un texte dont on posséderait par devers soi le code
et la clé, mais plutôt à un « décryptement » (le déchiffrer sans
connaître la clé du code). Le décrypteur s'aide de deux moyens
convergents :
— critique interne du texte (fréquence de certains signes, leur
disposition, mots en clair s'il y en a), sa structure ;
— critique externe (lieu et heure de son émission, situation de
l'émetteur, etc.). L'expérience montre que jusqu'ici n'importe
quel texte a été décrypté. Or il intervient toujours dans cette opé-
ration un élément intuitif, puisque les données du problème ne
suffisent jamais à le déterminer logiquement. C'est une opération
de création, comparable à l'apprentissage du langage par l'enfant
en ce sens que, à un moment donné, le décrypteur comme
l'enfant devra dépasser les éléments donnés pour saisir la signifi-
cation de l'ensemble : c'est le moment où l'ensemble des signes,
le style du texte ne peut plus vouloir dire qu'une seule chose, où,
comme disait Jakobson à propos du système phonématique, il
« tend vers » la signification.
Entre la période où l'enfant ne comprend pas et l'instant où il
comprend, il y a une discontinuité impossible à masquer. La psy-
chologie classique, en affirmant que la pensée précède l'expres-
sion, veut masquer ce hiatus, mais du même coup enlève tout son
sens au phénomène du langage. En fait, de même que l'enfant
apprend à se connaître par autrui, tout autant qu'autrui par soi, il
apprend aussi à parler parce que le langage ambiant appelle sa
pensée, qu'il est sollicité par son style, jusqu'à ce qu'un seul sens
émerge de l'ensemble. C'est pourquoi Ombredane a pu appeler le
langage une « gesticulation séméiologique », voulant dire que le
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sens est immanent à la parole vivante comme il est immanent aux


gestes par lesquels nous montrons les objets.
Il faut comparer ce processus aux recherches de Wolf concer-
nant l'appréhension du « style » d'un individu : Wolf montre à
des sujets nullement initiés aux disciplines scientifiques, des
photos de différents personnages. Il leur soumet d'autre part
signatures, silhouettes et disques avec voix enregistrées des
mêmes personnages et il leur demande d'appareiller tout ce maté-
riel. La proportion d'appareillages justes (70 % environ) est
remarquable, sans que les sujets puissent préciser ce qui les a guidés
dans cet assemblage. Il faut admettre que la perception saisit chez
autrui une structure unique dont participent toutes ses expres-
sions, voix, écriture, etc. Wolf met donc en évidence l'existence
de signification fluente, non thématisée. C'est d'une signification
de ce genre que le langage est prégnant pour l'enfant lorsqu'il
l'entend employer autour de lui. Floue d'abord, elle s'articule et
devient de plus en plus précise. Il ne s'agit pas là d'un phénomène
de l'ordre de la pensée pure, ou de l'entendement. C'est sa valeur
d'emploi qui définit le langage : l'usage instrumental précède la
signification proprement dite. Il n'en va pas autrement même au
niveau de la langue la plus élaborée, par exemple dans l'introduc-
tion d'un concept nouveau dans le langage philosophique : c'est
par son usage que l'auteur fait accepter le sens dans lequel il
emploie un nouveau terme, la signification qu'il propose est donc
une signification ouverte, sans quoi il n'y aurait pas d'acquisitions
dans l'ordre de la pensée. Un langage entièrement défini (un algo-
rithme comme celui auquel pense le « logical positivism ») serait
stérile.

Jusqu'à présent, nous n'avons considéré l'acquisition du lan-


gage qu'en ce qui concerne les premiers mots de l'enfant :
l'enfant a acquis le moyen de désigner les objets en leur absence ;
mais il ne s'est encore agi que d'objets qui peuvent s'offrir à son
expérience sensible.
Le même problème se pose de nouveau au niveau des
« pensées », lorsqu'il a été résolu au niveau du sensible. C'est ce
que Piaget appelle le « décalage » : c'est-à-dire que toute acquisi-
tion faite à un certain niveau doit être recommencée à un niveau
supérieur. En ce qui concerne par exemple l'égocentrisme
enfantin : il sera dépassé depuis longtemps au niveau de la per-
ception lorsque l'enfant devra de nouveau le dépasser sur le plan
intellectuel et logique. D'ailleurs, même pour l'adulte, l'expres-
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sion de ce qu'il y a de plus sien dans son expérience sera toujours à


parfaire : c'est dans ce sens que Malraux (Psychologie de l'Art, édi-
tion en 3 volumes, Skira, 1947-1950) peut dire : « Combien
d'années faut-il à un artiste pour parler enfin avec sa propre
voix ».
Il s'en faut donc que l'acquisition du langage se limite aux pre-
mières années : elle est co-extensive à l'exercice même du lan-
gage.

L'ÉVOLUTION DU LANGAGE JUSQU'À 7 ANS

Nous reprenons l'étude du langage au point où l'enfant a


appris à désigner les objets du monde sensible. Pour suivre l'évo-
lution ultérieure du langage, nous nous inspirerons de l'ouvrage
de Piaget : Le langage et la pensée chez l'enfant (Denoël, coll.
« Médiations »).
Jusque vers sept ans, le langage est pour l'enfant plutôt un
moyen d'expression de soi que de communication avec autrui :
c'est le langage égocentrique. Une de ses manifestations est :

I ) Le phénomène d'écholalie.
C'est la répétition indéfinie du même mot, justement caracté-
risée par Piaget d'activité de jeu : l'enfant se plaît à faire appa-
raître ou à vérifier la signification du mot en le répétant. Comme
le jeu en général — qui consiste à adopter différents rôles — le
langage en tant que jeu permet à l'enfant d'accéder à des situa-
tions de plus en plus nombreuses. Par la répétition du mot
l'enfant étend sa conduite : il se plaît à exercer le langage comme
manifestation de vie imaginaire.
Il se pose ici, comme pour tout jeu, le problème de savoir dans
quelle mesure l'enfant croit à la réalité de ces situations
imaginaires ? (cf. Diderot dans son Paradoxe sur le comédien :
l'acteur croit-il être le personnage qu'il représente — ou ment-
il ?). Mais Sartre (L'imaginaire) montre qu'il s'agit-là d'un faux
problème : l'enfant comme l'acteur ni ne feint ni n'est dans
l'illusion : il quitte le plan de vie habituel pour une vie onirique
qu'il vit réellement. Il s'irréalise dans le rôle.
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2) Le monologue.

Un autre aspect du « langage égocentrique » est le mono-


logue, et, en présence d'autrui le « monologue collectif » : deux
ou plusieurs enfants, tout en paraissant se donner la réplique, ne
font en réalité que poursuivre leur monologue, sans tenir compte
des réactions des autres.
L'on s'est posé la question suivante : est-ce que le monologue
précède la parole à autrui ou est-ce l'inverse ? Piaget répond :
pour l'enfant il n'y a pas de différence entre moi et autrui (c'est
précisément son « égocentrisme »), il croit que ses pensées et sen-
timents sont universels : sa façon de s'exprimer est donc imper-
sonnelle, anonyme (c'est « on » s'adressant à « x ») : l'enfant est
possédé par le langage, plus qu'il ne le possède. Ainsi il est en
même temps moins enfermé en lui que l'adulte qui a pris cons-
cience de sa personnalité et en même temps moins socialisé que
l'adulte, qui sachant se trouver en présence d'autres individua-
lités, s'efforce vraiment de communiquer avec elles, et pense
selon autrui même quand il est seul. Donc le dépassement de
l'égocentrisme enfantin sera caractérisé, non par une « sortie hors
de soi » (l'enfant ignore le moi individuel), mais par un remanie-
ment des relations du moi à autrui.

3) Le passage du monologue au dialogue.


Entre 5 et 6 ans, Piaget relève dans le langage de l'enfant 5 à
15 % de propos égocentriques. À partir de là il distingue deux
stades successifs, lorsqu'il y a accord des opinions :
— une phase intermédiaire où l'interlocuteur est associé à
l'action, sans qu'il y ait collaboration ; un peu plus tard à la même
phase il y a collaboration restreinte, concernant des faits ou sou-
venirs précis ;
— après 7 ans, dialogue réel, discussion et recherche d'une
explication.
Lorsqu'il y a désaccord des opinions :
— dispute pure et simple, ou choc d'affirmations non
motivées ;
— après 7 ans environ : choc d'affirmations motivées et dis-
cussion rationnelle.
Mais l'interprétation de Piaget est-elle légitime ? Il élimine
toutes les réponses des enfants aux adultes comme n'étant pas
spontanées (de 14 à 18 % avant 7 ans). Mais qu'entend-il par
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« spontanées » ? C'est un fait que l'enfant a un langage différent


quand il s'adresse à l'adulte, mais est-il moins spontané ? Les anti-
cipations, brusque passage à un niveau supérieur, sont peut-être
caractéristiques de l'enfance tout au long du développement
(cf. la notion de « prématuration » caractérisant selon Lacan son
développement psychologique). Piaget écarte peut-être comme
non « spontané » un élément essentiel du langage enfantin,
d'autant plus que l'enfant, ainsi qu'il le note, s'intéresse silen-
cieusement à des notions abstraites bien avant 7 ans. Si l'on ne
devait mettre au compte de l'enfant comme « spontanées » que
des réactions à l'égard d'autres enfants, on disposerait arbitraire-
ment le tableau de l'enfance.
Mais cette conception du langage de l'enfant correspond chez
Piaget à sa conception générale de l'enfance : il l'envisage uni-
quement sous son aspect provisoire, donc négatif. Sa conception
du langage adulte, idéal que l'enfant doit atteindre, paraît
étroite : Piaget ne lui attribue qu'une fonction de communication
(pour Bühler, dans sa Sprachtheorie (ouvrage cité), le langage est
autant fonction d'expression de soi et fonction d'appel à autrui
que communication de vérités). L'étroitesse de ses conceptions se
reflète dans le rôle qu'il attribue à la discussion : pour lui, où il y a
discussion, il y a possibilité de dégager une vérité objective.
Mais il ne faut pas oublier qu'il y a d'autres conceptions possibles
de la discussion. La discussion politique par exemple intervient
justement là où il s'agit d'appliquer à des faits ambigus une
conception générale de l'histoire, là où, en conséquence, il n'y a
pas de vérité objective. Même dans les dialogues de Platon la dis-
cussion a une fonction différente de celle que Piaget lui assigne :
elle contribue à former la vérité, c'est elle qui donne son sens à la
conclusion, elle est un chemin vers une vérité qui n'a de sens que
dans ce mouvement, qui donc n'est pas objective au sens de
Piaget.
Piaget élimine donc du langage adulte tout ce qui est expres-
sion de soi et appel à autrui. Pourtant même la puissance d'un
écrivain réside bien plus dans son « style » que dans la communi-
cation de vérités objectives : elle réside dans sa manière de pro-
poser des significations sans les limiter, de leur prêter une cer-
taine voix, dont elles ne peuvent se priver. Il s'agit alors de savoir
si l'objectivité proposée comme modèle par Piaget peut servir de
mesure aux données du langage humain ?
Mais il est évident que le style de l'écrivain n'est pas le même
que le langage égocentrique enfantin. Celui-ci doit être dépassé,
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l'enfant doit passer par un stade d'expression objective, même si


plus tard le langage poétique doit ressembler au langage
enfantin : il s'agit comme pour le dessin enfantin, de distinguer
un plan infrarationnel d'un plan surrationnel : pour le dessin
comme pour l'expression verbale l'enfant n'est pas un artiste.
Mais si l'on admet ce langage métaobjectif alors l'enfant et
l'adulte sont moins étrangers l'un à l'autre qu'il ne peut sembler
d'abord. Et le passage au langage objectif peut être considéré éga-
lement comme appauvrissement : quand on va de l'enfance à l'âge
adulte, il ne s'agirait pas seulement d'un passage de l'ignorance
à la connaissance, mais après une phase de polymorphisme qui
contenait toutes les possibilités, du passage à un langage épuré,
plus défini, mais plus pauvre.

COMMUNICATION ENTRE ENFANTS


AU-DESSUS DE 7 ANS

L'expérience de Piaget consiste à contrôler la transmission


d'une histoire ou l'explication d'un mécanisme d'un enfant à
l'autre : d'après un texte établi l'adulte raconte une histoire ou
explique le fonctionnement d'une machine (robinet, seringue) à
un premier enfant (appelé « l'explicateur »). L'explicateur
transmet à un second enfant « le reproducteur » qui doit repro-
duire à l'adulte ce qu'il a compris.
Deux procédés :
— L'explicateur redit son explication une première fois à
l'adulte avant de transmettre au second enfant (avantage de pou-
voir contrôler l'explication ; mais inconvénient : sa seconde
explication au reproducteur est moins bonne, l'enfant est
fatigué). Ou :
— le premier enfant va trouver le second immédiatement et
celui-ci reviendra transmettre à l'adulte ce qu'il a compris.
Piaget établit 4 coefficients caractérisant la totalité des rap-
ports entre expression et compréhension :
1. Ce que le reproducteur a compris — par rapport à ce que
l'explicateur a compris ;
2. Ce que le reproducteur a compris — par rapport à ce que
l'explicateur a exprimé ;
3. Ce que l'explicateur a compris — par rapport à ce que
l'adulte a exprimé ;
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4. Ce que l'explicateur a exprimé —par rapport à ce que, lui,


l'explicateur a compris.

Résultats :
— L'explication des mécanismes physiques est mieux
comprise que celle des histoires ;
— pour les histoires : l'enfant comprend mieux l'adulte, les
enfants se comprennent mal entre eux, mais s'expriment bien ;
— pour l'explication d'un dispositif mécanique : le phéno-
mène est mieux compris que l'histoire, mais plus mal exprimé ;
— le second enfant comprend mieux le premier que le pre-
mier enfant n'a compris l'adulte, malgré l'expresion mauvaise.

Interprétation :
Pour Piaget la meilleure compréhension en ce qui concerne
l'explication d'un dispositif, tient au fait qu'il ne s'agit pas d'une
communication vraie : le second enfant comprend le premier
parce qu'on laisse le dispositif en question (ou un dessin) sous ses
yeux ; il regarde l'objet plutôt qu'il n'écoute l'explicateur. Tout
se passe comme si le premier enfant croyait avoir compris plus
qu'il n'a compris en réalité et si le second savait d'avance ce que le
premier lui explique. Les mots dont ils se servent ne sont que des
signaux qui éveillent dans l'auditeur les schèmes qu'il possédait
déjà. En fait il y a donc moins bonne communication que pour les
histoires mais le résultat est globalement meilleur, parce que le
processus n'est fondé qu'en partie sur la transmission verbale.
Piaget conclut qu'il n'y a pas de véritable communication entre
enfants : de façon générale l'un croit expliquer, tout en négligeant
les détails, l'autre comprend par rapport à ce qu'il savait déjà et
croit tout comprendre. Il est rare que l'enfant ait conscience de ne pas
avoir compris (5 %). Il arrive que l'enfant qui explique un méca-
nisme ne spécifie même pas de quel mécanisme il s'agit (robinet,
seringue). Il bouleverse l'ordre logique, causal et temporel, il va
droit aux faits sans rechercher les causes : il y a renversement du
« parce que », l'enfant l'emploie pour rattacher la cause à l'effet et
non l'inverse. Tout cela fait partie du « syncrétisme verbal » (saisie
globale du phénomène, la description ne fait que tourner autour),
à rapprocher de « l'incapacité synthétique » que Luquet révèle dans
le dessin enfantin.
Piaget caractérise cette pensée comme étant d'ordre autistique :
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l'enfant ne cherche pas vraiment la compréhension, il lie de façon


quasi-magique les causes aux effets. Pour l'adulte il y a conviction
d'avoir compris lorsqu'il pense pouvoir reproduire la chaîne
allant des causes aux effets : pour l'enfant et le malade autistique
et en général dans toute émotion cela n'est pas nécessaire, il est
persuadé d'avoir compris d'emblée et sans suivre la chaîne cau-
sale. Pour l'enfant il n'y a de logique que dans l'enchaînement de
ses propres pensées, l'appel du dehors n'est qu'activation de
schémas acquis antérieurement. Un détail fortuit peut en changer
le cours (l'enfant entend que « Niobé » est attachée au roc,
comprend qu'elle « a taché » — tache, nettoyage — et raconte
qu'elle a « lavé un caillou »). L'enfant procède par phrases
entières sans les analyser.

EXAMEN DES CONCEPTIONS DE PIAGET

Tout ce que dit Piaget est exact, mais devons-nous insister sur
les mêmes aspects que lui (le caractère transitoire de cette pensée).
Cette pensée égocentrique, autistique, syncrétique ne se
retrouve-t-elle pas chez l'adulte dès que sa pensée doit dépasser le
domaine de l'acquis pour exprimer des notions nouvelles ? La
notion de langage égocentrique se modifie complètement, si l'on
admet qu'il existe, et légitimement chez l'adulte, et qu'il peut
avoir valeur de connaissance : en effet, une notion nouvelle ne peut
être expliquée clairement d'emblée, les termes n'en peuvent pas
être définis d'avance puisqu'ils ne seront pleinement définis que
par l'usage qu'on en fera. Dès lors l'ordre idéal ou logique ne
peut être que renversé, comme chez l'enfant, et l'adulte se sert de
la « méthode directe » qui consiste précisément à supposer connu ce
qui est inconnu (le professeur de philosophie par exemple est
obligé à son premier cours — tous les termes étant encore
inconnus — d'employer des termes que les élèves ne compren-
dront pleinement qu'au bout du dixième cours).
On peut rapprocher cette illusion d'un langage pleinement
défini de la notion du « sous-entendu » en matière de linguistique,
discutée par Saussure : nous appelons « sous-entendu » dans une
autre langue ce qui n'y est pas exprimé tandis qu'il l'est dans la
nôtre (par exemple pour l'anglais « the man I love » nous disons
que le relatif est sous-entendu). Mais c'est artificiel puisque cette
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notion dans l'autre langue n'existe réellement pas pour ceux qui
l'emploient. En réalité, il n'y a jamais de « pleinement exprimé »,
mais des lacunes, des discontinuités dont, dans sa propre langue,
on n'a pas conscience, parce que la compréhension entre indi-
vidus parlant la même langue n'en n'est pas affectée.
En ce sens le langage de l'enfant n'est pas sans valeur de
communication et en tout cas il ne peut être apprécié par rapport
à la prétendue notion du « pleinement exprimé ». Les enfants
quelquefois s'entendent entre eux, comme ils comprennent par
exemple qu'un cube dessiné par un autre enfant en « rabat-
tement » (cf. cours sur Le dessin de l'enfant), figure réellement un
cube. Dès qu'un mode d'expression est compris par le partenaire,
il doit être tenu pour valable à ce niveau particulier. Par son lan-
gage global l'enfant se fait comprendre par l'autre qui plonge
dans sa conscience et saisit à travers l'ordre rationnel de ses
paroles la totalité du phénomène : cela vient de ce que, comme en
matière de dessin ils ne projettent pas l'objet à représenter sur un
plan unique, de même en matière de langage, ils ne projettent pas
la signification sur le plan unique de la parole logique. Il faudrait
étudier le langage à l'état vivant, non pas le langage du logicien,
mais celui par lequel se fait comprendre l'orateur, l'écrivain et le
savant lui-même. On verrait alors qu'à certains égards le langage
ne peut manquer d'être « égocentrique ». Si Piaget est passé à
côté de ce fait, c'est que les deux exemples choisis par lui (histoire
ou mécanisme), sont des extrêmes, dans lesquels il y a trop ou
trop peu de logique : tout enfant au-dessus de 7 ans comprendra
le mécanisme du robinet par son expérience antérieure et le dessin
joint à l'explication, sans avoir à écouter ce qu'on lui dit. Par
contre, si un épisode est supprimé dans l'histoire de « Niobé »,
aucune intuition pourra venir suppléer à cette lacune.
C'est que la notion de compréhension comporte deux
aspects : l'un qui consiste à saisir le sens d'un concept en principe
totalement exprimé — et l'autre qui est reprise, découverte d'un
sens, à partir de traces verbales, ce que Stendhal appelait « de
petits faits vrais » significatifs de l'ensemble. (Par exemple à tra-
vers un tableau on peut saisir tout l'univers de l'artiste.)
Au total, Piaget voit bien le fait du langage égocentrique, mais
il ne le définit que négativement, n'ayant pas eu affaire aux cas
intermédiaires avec toutes leurs nuances : c'est ce qui arrive sou-
vent en psychologie, où pour simplifier ne sont retenues que des
activités périphériques et impersonnelles. Même les travaux des
gestaltistes sur la perception par exemple fondés sur les résultats
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du laboratoire, manquent ce qu'il y a de plus personnel et de plus


significatif dans l'exercice de la perception.
De même pour le langage : le langage logique a un relatif pri-
vilège d'exactitude. Mais on perd de vue qu'il n'est qu'un élé-
ment, et un élément mort du langage total.

LA PATHOLOGIE DU LANGAGE

Il ressort de ce qui précède que le langage est un dépassement


opéré par le sujet, des significations dont il dispose, sous l'incitation de
l'usage que l'on fait des mots autour de lui. Le langage est un acte
de transcender. On ne peut donc le considérer simplement
comme une enveloppe de la pensée ; il faut voir en lui un instru-
ment de conquête du moi par contact avec autrui.
Nous allons tenter maintenant une contre-épreuve de ces
affirmations en nous appuyant sur des exemples empruntés à la
pathologie.
Il est impossible de savoir a priori quel sera l'apport de la
pathologie. Seul l'examen des faits sera susceptible de nous
révéler les rapports possibles existant entre le normal et le patho-
logique. Néanmoins, nous pouvons d'emblée écarter deux
conceptions :
a) Identité absolue entre le normal et le pathologique : conception
des positivistes de la fin du XIX siècle, selon laquelle les activités
humaines sont déterminées par des lois naturelles invariables,
comme une machine, même déréglée, obéit toujours aux lois de la
physique. Mais, comme le fait remarquer Husserl, si une machine
déréglée observe toujours les lois de la physique, elle n'observe
plus les lois des mathématiques. Cependant, dira-t-on, nous ne
pouvons assimiler le corps à une machine construite en vue d'une
fin. Mais qui dit comportement dit activité orientée : dans la
mesure où la conduite manque un but précis nous pouvons alors
parler d'échec, voire de conduite pathologique, et affirmer l'exis-
tence d'une distinction entre le normal et le pathologique.
b) Altérité absolue : conception également inacceptable. La
conduite pathologique a aussi un sens. La maladie est une auto-
régulation, il y a établissement d'équilibre à un niveau autre que
le niveau normal, mais il ne s'agit pas là d'un phénomène totale-
ment incompréhensible. Blondel ne se trompait pas en accusant le
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caractère ineffable de la conscience morbide immédiate, mais la


structure de cette conscience reste pénétrable. Le normal et le patholo-
gique pourront s'enrichir considérablement au contact l'un de
l'autre.
Le médecin devra adopter devant le malade l'attitude définie
par Minkowski (Le temps vécu, Delachaux et Niestlé, 1968) :
l'observation du malade est en réalité un dialogue au cours
duquel se différencient et se définissent respectivement ce qui est
« normal » et ce qui est « pathologique ». Il faut rejeter les atti-
tudes dogmatiques : c'est une constatation de fait qu'il nous est
possible de comprendre les maladies mentales comme maladies.
Nous étudierons d'une part le phénomène de la parole dans
l'hallucination verbale et, d'autre part, la désintégration du lan-
gage dans l'aphasie.

I. - L'HALLUCINATION VERBALE

(Cf. Lagache : Les hallucinations verbales et la parole, in Œuvres,


tome I, P.U.F., 1977).
L'accès à l'étude de cette maladie est resté pendant longtemps
masqué par toute une série de préjugés. L'ontologie classique
fondée sur la distinction absolue entre le corps matériel, l'âme
située à l'intérieur de ce corps et le milieu extérieur jouant le rôle
de stimulus eut en effet pour résultat de détourner les savants de
l'étude de l'hallucination verbale. À partir du moment où il était
admis que toute perception n'était que le retentissement dans la
conscience d'une excitation sensorielle, on se trouvait dans l'obli-
gation de supposer dans le cas de l'hallucination, à défaut d'exci-
tation vraie, une auto-excitation du centre nerveux. De là l'idée
que l'hallucination est la reviviscence d'une perception plus
faible. D'autre part, dans cette conception, la connaissance d'une
langue se ramenait à disposer d'un certain nombre d'engrammes
tracés dans le cerveau ; la conscience évoquait l'image du mot, et
celle-ci, par un processus inverse de celui que l'on supposait dans
la perception, déclenchait l'influx nerveux qui, au niveau du
centre moteur, allait donner naissance à l'acte moteur, c'est-à-
dire à la parole.
Toute une neurologie, voire toute une psychologie étaient
sorties de la position ontologique initiale. Mais les faits ont
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prouvé depuis que ni cette neurologie, ni cette psychologie


n'étaient valables.
Première remarque : Le malade lui-même étant conscient de la
différence entre l'hallucination et la perception, il devient impos-
sible de réduire l'un à l'autre et d'expliquer l'hallucination par
une simple excitation du centre nerveux intéressé. D'autre part,
dans l'hypothèse d'une identité de nature entre les deux phéno-
mènes, il était impossible de pénétrer le sens du phénomène
pathologique ; on pouvait tout au plus plaindre celui qui perce-
vait sans qu'il y eut d'objet extérieur à sa perception. Mais il n'y
aurait, dans l'hallucination, rien à comprendre. En fait, il y a tant
à comprendre que les descriptions mêmes du malade sont déjà en
elles-mêmes interprétation.
Deuxième remarque : L'hallucination s'accompagne de mouve-
ments de l'appareil de phonation, mouvements soit latents, soit
ébauchés, soit même visibles. L'hallucination serait donc fondée
sur la parole propre.
Il s'agit alors de comprendre le mécanisme selon lequel la
parole propre est saisie par le sujet comme venant d'autrui.
L'originalité du phénomène par rapport aux phénomènes
« sensoriels » n'apparaîtra qu'après confrontation avec d'autres
troubles. Suivant l'analyse de D. Lagache nous comparons l'hal-
lucination verbale vraie avec les phénomènes suivants :
1) l'impulsion verbale. C'est un vertige du mot s'imposant au
sujet de façon obsédante au moment le moins adéquat. Le sujet
serait forcé d'émettre le mot comme on crache un noyau de cerise
pour se débarrasser d'un corps gênant.
Dans l'hallucination verbale nous retrouverons ce caractère
du « malgré soi ». Il constitue le côté négatif de la maladie.
Mais celle-ci va plus loin puisque la parole sera attribuée à
autrui.

2) L'hallucination motrice verbale complète. Accompagnée de


mouvements commençants, elle apparaît comme un cas de transi-
tion entre le cas où le sujet considère ses paroles comme venant de
lui et celui où il les considère comme venant d'autrui.
3) L'hallucination kinesthésique verbale. Les paroles n'émanent
ni du sujet, ni d'autrui ; le sujet a l'impression d'être immergé
dans un courant de paroles anonymes. Il entend par exemple les
cris d'oiseaux comme paroles et ceci directement : il ne s'agit pas
d'une interprétation délirante.
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